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Full text of "Revue des questions scientifiques"

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REVUE 


DES 


OUESTONS  SCIENTIFIOIIBS 


PUBLIEE 


PAR     LA  SOCIETE    SCIENTIFIQUE    DE    BRUXELLES 


Nulla  iinquain  inler  fldein  et  rationem 
vera  dissensio  esse  potesl. 
Const.  de  Fid.  cath.,  c.  nr. 


TROISIÈME  SÉRIE 
TOME     IX     —     20     JANVIER     1906 

(TRKNTIÈME  ÀffNÉB;  TOME  MX  DE  I.A  COLLECTION) 


LOUVAIN 

SECRÉTARIAT  DE  LA   SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE 

(M.  J.  Thirion) 

II,    RUE   DES   RÉ  COLLETS,    ii 

1906 


LE  CHANOINE  NICOLAS  JEAN  BOULAY 


La  Société   scientifique  vient  de  faire  une  perte  bien 
grande  et  bien  douloureuse  en  la  personne  de  M.  le  Cha- 
noine Boulay,  doj-en  de  la  Faculté  des  sciences  à  rUuiver- 
siiê  ôaiholiquo  de  Lille,  décédé  le  19  octobre,  à  Vkge  de 
69 an^^.  Les  qualités  éminentes  de  notre  regretté  confrère, 
la  pan  active  qu'il  a  prise  à  nos  travaux,  sa  haute  science, 
8&  grande   modestie  nous  font  un  devoir  de  lui  adresser 
un  suprême  adieu  et  de  consacrer  à  sa  mémoire  un  sou- 
venir recou  naissant. 

M.  le  Chanoine  Nicolas  Jean  Boulay  naquit  en  iSSy  à 
Vaguey.  non  loin  de  Rerairemont  dans  les  Vosges.  11  se 
fil  remarquer  de  bonne  heure  par  la  fermeté  de  son  carac- 
tère et  par  la  précision  de  son  esprit.  Ses  études  en  lit- 
léraiure,  en  philosophie  et  en  théologie  furent  des  plus 
brillantes  ;  mais  ce  fut  surtout  vers  les  sciences  naturelles 
que  sa  vocation  scientifique  se  dessina.  Tout  jeune  encore 
il  s'occupa  des  ronces  de  la  Lorraine  ;  il  était  encore 
étudiant  au  séminaire,  lorsqu'il  entra  en  relation  avec  le 
«avant  professeur  Godron  de  Nancy.  Celui-ci  encouragea 
le  jeune  abbé  dans  ses  études  et  le  poussa  a  publier,  en 
1864,  son  premier  travail  sur  ce  groupe  important  de 
Tégétanx. 

Nommé  quelque  temps  vicaire  au  sortir  de  sa  théologie, 
H.  Boulay  fut  bien  vite,  à  la  demande  de  ses  anciens 
maîtres,  rappelé  comme  professeur  au  séminaire  de  St-Dié 


b  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

par  Téminent  cardinal  Caverot  qui    avait  apprécié  ses 
talents  et  deviné  son  avenir. 

Si  Ton  veut  savoir  quel  fut  son  enseignement  dans  ce 
milieu  choisi,  on  na  qu'à  visiter  le  diocèse  de  St-Dié. 
Tous  ceux  qui  eurent  l'avantage  d'être  ses  disciples 
redisent  avec  émotion  quel  zèle  il  apportait  dans  ses  fonc- 
tions, combien  il  passionnait  le  jeune  clergé  pour  les 
sciences  et  quelles  belles  excursions  il  lui  procurait  dans  les 
montagnes  qui  encadrent  si  gracieusement  la  ville.  Tout 
lui  était  également  familier  :  la  botanique,  la  zoologie,  la 
géologie,  la  physiqu(\  la  chimie  ;  et,  de  ses  connaissances 
si  variées,  il  savait  toujours  tirer  une  conclusion  philo- 
sophique qui  élevait  Tâme  de  ses  élèves  vers  Dieu  et  les 
armait  pour  les  combats  de  l'avenir. 

Cependant,  c'était  vers  la  liberté  de  l'enseignement 
supérieur  catholique  qu'allaient  ses  préférences.  Aussi, 
lorsque  le  R.  P.  d'Alzon  annonça  qu'il  allait  fonder  une 
Université  catholique  à  Nîmes,  M.  Boulay  fut  des  premiers 
à  donner  son  concours.  Si  les  projets  du  R.  P.  d'Alzon 
n'aboutirent  pas,  du  moins  les  quelques  aniiées  que  notre 
savant  confrère  passa  à  Niraes  et  à  Marseille  ne  furent  pas 
sans  résultat.  11  eut  le  talent  et  le  courage,  en  dépit  d'un 
enseignement  chargé,  de  préparer  seul  et  de  conquérir 
avec  succès  le  grade  de  licencié  es  sciences  naturelles. 

L'heure  était  venue  oi\,  dans  la  capitale  du  Nord  de  la 
France,  des  catholiques  intelligents  et  généreux  songèrent, 
cette  fois  pratiquement,  à  constituer  une  véritable  Univer- 
sité catholique.  L'appel  qu'ils  firent  à  M.  Boulay  fut 
entendu  et  le  savant  botaniste  vint  des  premiers  à  Lille 
avec  de  belles  collections  de  zoologie,  de  botanique  et  de 
géologie  qu'il  avait  en  grande  partie  recueillies  lui-même. 

La  chaire  qu'il  devait  occuper  était  celle  de  botanique, 
sa  science  préférée;  mais,  comme  il  se  trouvait  presque 
seul  au  début,  il  dut  à  la  fois  pourvoir  à  l'enseignement 
complet  des  sciences  naturelles,  créer  un  jardin  botanique, 
classer  les  collections  et  contribuer  à  l'organisation  du 


LE    CHANOINB    NICOLAS    JEAN    BOULAY.  7 

cabinet  de  physique  aussi  bien  que  des  laboratoires  de 
chimie.  Tout  autre  aurait  succombé  sous  une  si  lourde 
lâche  :  loin  d'en  sentir  le  poids,  M.  Boulay  trouva  encore 
le  lemps  de  préparer  et  de  soutenir,  en  1876,  devant  la 
Fa:uité  des  sciences  de  Caen,  deux  belles  thèses  qui  lui 
T8icrf»nt  le  grade  de  docteur  es  sciences.  La  première 
iraii  pour  objet  :  Les  principes  généraux  de  la  distribution 
its  mousses  ;  la  seconde  :  Le  terrain  houiller  du  No7\i  de 
la  France. 

Depuis  cette  date,  ses  publications  ne  cessèrent  point.  Il 
mena  tout  de  front  :  la  botanique  descriptive,  la  paléonto- 
logie végétale,  les  discussions  philosophiques,  la  péda- 
gogie scientifique  ou  l'enseignement  des  sciences  dans  les 
peiits elles  grands  séminaires,  Tanthropologie,  la  socio- 
logie le  développement  des  collections,  la  nouvelle  orga- 
nisation du  jardin  botanique,  la  fondation  d'une  société 
pour  l'étude  des  ronces,  la  fondation  d'une  société  sem- 
blable pour  l'étude  des  mousses,  la  création  de  la  Rkvue 
DE  Lille,  l'organisation,  à  TUniversité,  de  conférences 
d'anthropologie,  et,  par  dessus  tout,  la  préparation  tou- 
jours parfaite^  toujours  méthodique  des  étudiants  au 
grades!  difficile  de  la  licence. 

Nos  Annales  et  notre  Revue  des  Questions  scienti- 
fiques sont  remplies  de  ses  travaux  :  Analyse  du  beau 
travail  de  M.  Grand  Eury  sur  le  Bassifi  houiller  de  la  Loire 
(1877)  ;  Recherches  de  paléontologie  végétale  sur  le  Bassin 
kmller  du  Not^d  de  la  France  (1879)  ;  Notices  sur  les 
Moraines  pj'of ondes  des  anciens  glaciei\s  dans  les  hautes 
Talléesdes  Vosges  (1882)  ;  Théorie  de  f  Évolution  en  Bota- 
^ue  (1893)  ;  Flore  fossile  de  Gergovie,  etc.,  etc. 

La  Revub  db  Lille,  dont  il  fut  l'un  des  pi-incipaux 
fondateurs  et  à  laquelle  il  collabora  si  activement,  s'honore 
«lavoir  enregistré  dans  ses  numéros  :  ses  études  sur  les 
Sciences  naturelles  et  la  Bible  (1893)  ;  ses  publications  sur 
^Transformisme  (1890-1891)  ;  ses  aperçus  sur  \ Ancien- 


8  RBVUB   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

"neté  de  t homme  (1894);  ses  observations  sur  la  Formation 
scientifique  des  professeurs  ecclésiastiques  (  1894)  ;  sa 
critique  des  Se^vnons  laïcs  d^ Huxlei/ (\Sg^)  ;  ses  remarques 
sur  le  Congrès  scietitifique  international  des  catholiques 
(1894)  :  son  travail  sur  V(hngine  de  C espèce  htcmaine, 
etc.,  etc. 

A  Colmar,  il  publia  une  belle  étude  sur  la  Paléontologie 
végétale  du  Terrain  houiller  des  Vosges [x^j^  ;  à  Marseille, 
des  annotations  sur  quelques  Mousses  de  la  région  médi- 
terranéenne  (1881)  ;  à  Lille,  un  aperçu  général  sur  les 
Ar&r^i- (1888),  \q?^  Premiei*s  Joiu^s  de  la  Genèse  (1890), 
la  Flore  pliocène  de  Thézier  (Gardj  (1890),  un  Traité 
d'anthropologie  (  1 896) . 

Mais  son  grand  travail,  celui  qui  fait  l'honneur  de  sa 
vie,  est  son  savant  T)*aité  des  Muscinées,  La  première 
édition  en  un  volume  avait  été  saluée  du  titre  à'opus 
pj^aestantissimum  \)ar  les  Allemands.  Il  le  développa  depuis 
et  fit  paraître  le  premier  volume  d'une  seconde  édition 
en  i883.  Le  second  volume  avait  été  édité  en  1904  ;  il 
était  occupé  à  la  rédaction  du  troisième,  lorsque  la  mort 
vint  le  frapper  sur  la  brèche.  Nous  espérons  qu'il  se 
rencontrera  quelqu'un  pour  achever  ce  travail  monumental 
où  l'on  ne  sait  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer,  de  l'érudition 
ou  de  la  précision  scientifique  de  l'auteur. 

Dans  son  deuil  notre  Société  scientifique  est  fière  d'avoir 
compté  M.  Boulay  dans  son  sein,  de  l'avoir  appelé  depuis 
longtemps  à  la  présidence  de  la  troisième  section  et  tout 
dernièrement  à  la  présidence  générale.  lion  nombre 
d'autres  sociétés  s'honorèrent  de  le  compter  parmi  leurs 
membres  :  les  Sociétés  scientifiques  de  Colmar,  de  Mar- 
seille, de  Besançon,  et  surtout  les  deux  grandes  Sociétés 
géologique  et  botanique  de  France.  Cette  dernière  fut 
unanime  en  1898  à  l'appeler  à  la  vice-présidence,  malgré 
son  éloignement  de  Paris. 


LE    CHANOINE    NICOLAS   JEAN    BOULAY.  9 

Tant  de  travaux,  tant  de  science  méritaient  des  récom- 
penses. Par  deux  fois  les  suffrages  des  collègues  de 
M.  Boulay  et  la  confiance  des  évéques  rappelèrent  au 
décanat  :  Monseigneur  de  Saint-Dié  lui  conféra  le  titre 
de  Chanoine  honoraire  de  sa  cathédrale  et  Monseigneur 
de  Cambrai  lui  envoya  pareille  distinction,  heureux 
daiiacher  à  son  église  métropolitaine  un  prêtre  d'un  tel 
mérite.  Inutile  de  dire  que  ces  honneurs  ne  changèrent 
rienauï  habitudes  de  modestie  et  de  travail  de  M.Boulay. 

Beaucoup  d'autres  distinctions  lui  seraient  encore 
arrivées,  s'il  avait  été  de  renseignement  officiel  ;  mais  ce 
siini  prêtre  était  au-dessus  de  toutes  les  récompenses 
liiinaifles.  Sa  grande  satisfaction  était  de  faire  mieux 
coonaitre  Je  Dieu  des  sciences  et  de  mieux  faire  estimer 
SM Église.  Nous  espérons  que  Dieu  lui  a  accordé  là  Haut 
lacoQîempIation  de  cette  vérité  qu  il  aimait  tant,  et  nous 
swk'ions  pour  l'Église  d'avoir  toujours  des  nuiîtres  tels 
îwJf.ie  Chanoine  Boulay. 

Chanoine  Bourgeat. 


\ 


LES  OBSERVATOIRES 


DE 


LA  COMPAGNIE  DE  JESUS 

AU  DÉBUT  DU  XXe  SIÈCLE 


A  la  fin  du  xyiii**  siècle,  au  moment  de  la  suppression 
de  leur  Ordre,  les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  étaient 
à  la  tête  de  3 o  observatoires,  sur  i3o  environ  qui  exis- 
taient à  cette  époque.  De  ces  3o  observatoires,  les  uns 
cessèrent  d'exister,  les  autres  passèrent  en  de  nouvelles 
mains. 

Fidèle  à  son  passé  et  aux  grandes  idées  qui  avaient  fait 
sa  gloire,  la  Compagnie  de  Jésus  renaissante,  au  fur  et  à 
mesure  de  ses  moyens,  reprit  les  travaux  scientifiques 
interrompus.  Dix  ans  à  peine  après  son  rétablissement, 
elle  rentrait  en  possession  de  l'Observatoire  du  Collège 
Romain,  en  1824.  L'Observatoire  de  Georgetown  se 
fondait  en  1842,  celui  de  Stonyhurst  en  1844  ;  d'autres 
suivirent  bientôt. 

Au  début  du  xx""  siècle,  moins  de  cent  ans  après  son 
rétablissement,  les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus 
dirigent  plus  de  vingt  observatoires.  Deux  pourtant 
leur  ont  été  enlevés  :  celui  du  Collège  Romain,  et  celui  de 
Quito  ;  c'étaient  les  deux  seuls  qui  fussent  régulièrement 
subventionnés  par  des  gouvernements.  La  Compagnie  doit 


LBS    OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAQNIE   DE   JÉSUS.      1  1 

suffire,  à  peu  près  seule,  aux  dépenses  de  tous  les  autres, 
à  rexception  de  celui  de  Manille. 

De  ces  observatoires,  tous,  évidemment,  n'ont  pas  la 

même  impoi^tance  :   ceux  de  Georgetown,   Stonyhurst, 

Manille,  Zi-ka-wci,  Kalocsa  et  Tananarive,  classés  ainsi 

par  ordre  de  date  de  fondation,  concentrent,  à  l'heure  ([u'il 

esi.  la  majeure  partie  de  Tactivité  scientifique  et  sont  uni- 

ver>elleinent  connus.  D'autres,  tout  en  étant  des  observa- 

loires  de  recherches,  sont  plus  récents  ou  ont  une  moindre 

renommée  ;  d'autres  enfin  sont  plutôt  des  observatoires  de 

collèges  et  en   complètent  heureusement  renseignement. 

\\  nous  a  semblé  intéressant  de  fixer  la  physionomie  des 

observatoires  actuellement  existants,  en  réunissant,  dans 

une  série  de  notices,  les  étapes  de  leur  histoire  et  les 

détails  de  leur   fonctionnement.  Ce  sera,  du  même  coup, 

réunir  et  classer  des  documents  trop  épars. 

L'histoire  des  anciens  observatoires  de  la  Compagnie  de 
Jè>us  méi'iterait  d'être  écrite  ;  elle  nécessite  de  longues  et 
minutieuses  recherches  que  nous  esi)érons  pourtant  mener 
à  l)ien.  A  cette  histoire  pourront  être  adjointes,  (X)mme 
traits  d'union  avec  les  notices  suivantes,  des  notices  sur 
quelques  observatoires,  fondés,  puis  supi)rimés,  dnns  le 
courant  du  xix®  siècle  :  ainsi  l'Observatoire  de  Quito, 
dirigé  par  les  Jésuites  de  1870  à  1875,  celui  de  l'Univer- 
sité St-Louis  (États-Unis),  fondé  en  i855,  supprimé  en 
1888,  d'autres  encore.  L'Observatoire  du  Collège  Romain, 
malgré  le  renom  que  lui  ont  donné,  de  1824  à  1879,  ses 
illu.Nires  directeurs,  ne  doit  pas  cependant  être  séparé  de 
ses  jumeaux  du  xvii"  siècle  ;  son  histoire,  pour  être  com- 
prise, ne  doit  pas  être  fragmentée. 

Bien  que  renfermant  quelques  détails  biographiques,  les 

figes  qui  suivent  contiennent  surtout  des  monographies 

Jb/jservatoires.     Ennemis,   amis,   membres  même  de  la 

Compagnie  de  Jésus,  y  verront  comment  elle  comprend, 

ienos  jours  encore,  l'apostolat  de  la  science. 


12  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


OBSERVATOIRE  DE  GEORGETOWN  (i) 


HISTORIQUE 

Fondation.  —  Le  collège  de  la  Compagnie  de  Jésus  à 
Georgetown  est  le  plus  ancien  des  États-Unis  ;  il  fut  fondé 
en  1789  par  le  Père  Jean  Carroll,  quelque  temps  avant 
son  élévation  à  Tépiscopat.  L'Observatoire  de  Georgetown 
est  lui-même  Tun  des  premiers  de  la  République  Améri- 
caine, car  il  date  de  1842-43.  Il  est  par  conséquent  con- 
temporain de  l'Observatoire  Naval  de  Washington,  son 
puissant  voisin  d'aujourd'hui,  et  de  sept  ans  seulement  plus 
jeune  que  l'Observatoire  de  Williams  Collège,  le  plus 
ancien  des  États-Unis. 

L'Observatoire  de  Georgetown  fut  construit  et  organisé 
par  le  Père  Jacques  Curley.  Né  le  25  octobre  1796,  dans 
le  comté  de  Roscommon,en  Irlande,  Jacques  Curley  arriva 
à  Philadelphie  en  1817.  11  n'avait  fait  encore  que  des 
études  primaires,  mais  montrait  déjà  certaines  aptitudes 
pour  les  sciences  exactes.  Après  avoir,  durant  neuf  ans, 
exercé  de  petits  emplois  de  teneur  de  livres  et  de  profes- 
seur d'arithmétique,  à  l'âge  de  3o  ans  il  commença  ses 
études  de  latin  au  séminaire  de  Washington.  En  1827  il 
entrait  au  noviciat  de  la  Compagnie  deJésus  à  Georgetown  ; 
son  noviciat  terminé,  il  était  nommé  professeur  de  sciences 
au  Collège  de  cette  ville  ;  il  devait  occuper  cette  chaire 
pendant  quarante-huit  ans. 

En  1841,  sous  le  rectorat  du  Père  Thomas  Jenkins,  on 
décida  d'annexer  au  Collège  de  Georgetown  un  observa- 
it) c;eorgetown  Collège  Observalory.  Georgetown  (D.  C).  Éiats-Unis. 


I^  OBSERVATOIRES    DE   LA   COMPAGNIE   DE   JÉSUS.      l3 

roire  destiné  à  compléter  renseignement  des  sciences.  Le 
Père  Je/i'kins  et  le  Père  Charles  Stonestreet  réunirent  les 
fonds  Jieoessaires  ;  le  Père  Curley  choisit  remplacement, 
dftïsina  Jes  plans  et  réussit,  au  bout  de  peu  de  temps,  à 
rèuDir  une  série  d'instruments  de  premier  ordre,  dont 
pbidirs,  aujourd'hui,  fournissent  encore  un  bon  usage. 
CiifjLy  un  instrument  méridien  d'Ertcl,  de  Munich,  monté 
efl  1S44,  un  équatorial  de  Troughton  et  Simms,  de 
Lûijilres,  morjté  en  1840,  deux  pendules  sidérales  de 
Molvijt'ux. 

Proliuml  des  instants  de  loisir  que  lui  laissait  son 
enseigneraeiit  au  collège,  le  Père  Curley  se  mil  au  travail. 
Aièv:  le  concours  de  Sir  0.  B.  Airy,  Astronome  Royal 
AGn^uwich,  il  commença,  par  une  suite  de  mesures  de 
culmlnaiions  d'étoiles  circumpolaires,  à  déterminer  la 
lâiimJe  du  nouvel  observatoire,  puis  sa  longitude,  au 
aiûveiidune  suite  d'observations  d'occultations  d  étoiles 
pat  la  lune.  L/opéralion  fut  si  bien  menée  qu'une  nou- 
velle deierminat  ion,  faite  plus  tard  par  la  méthode  télé- 
graplûv^ue,  indiqua  une  erreur  d'à  peine  trois  dixièmes  de 
Mcoode. 

Le  Père  Curley  corrigea  également  les  calculs  faits  pour 
la dètermiiiation  du  méridien  de  Washington  ;  les  obser- 
vations qu'il  rit  dans  ce  but  ont  été,  plus  d'un  demi-siècle 
après,  reconnues  fort  exactes  par  les  astronomes  officiels 
d«  gouvernement  des  Etats-Unis. 

La  révolution  de  1848,  en  exilant  les  Jésuii.es  italiens, 

fournit  des  assistants  au  Père  Curley.  Le  célèbre  Père  de 

Vico,  directeur  de  1  Observatoire  du  Collège  Romain,  et 

surnommé  le  Chasseur  ae  comètes,  passa  quelques  mois  à 

Georgetown,  mais  revint  mourir  à  Londres,  à  43  ans  à 

pooe.  Le  Père  Sestini,  élève  du  Père  de  Vico,  et  qui  avait 

Pallié  déjà  à  Romô  un  mémoire  sur  les  couleurs  des  étoiles, 

^rii  à  Georgetown  ses  observations.  En  i85o,  il  entre- 

pntune  étude  suivie  des  taches  du  Soleil  et  la  poursuivit 

journellement ,  pondant  près  de  deux  mois  ;  les  magnifiques 


14  RBVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

dessins  qu  il  en  fit  furent  lithographies  et  publiés  par  le 
Naval  Observatory.  Le  Père  Sestini  composa  en  outre  un<» 
série  d'ouvrages  de  mathématiques. 

Le  Père  Secchi,  chassé  lui  aussi  d'Italie,  où  il  était 
professeur  de  physique,  à  Lorette,  alla  passer  quelque 
temps  à  l'Observatoire  de  Stonyhurst,  puis  vint  à  George- 
town. Il  y  resta  un  an  et  y  composa  un  traité  sur  la 
mesure  des  résistances  électriques,  qui  fut  publié  en  i852 
dans  les  Smithsonian  Contributions  to  Knowledge  ;  c'est 
le  premier  ouvrage  sorti  de  son  infatigable  plume.  —  S'il 
ne  coopéra  pas  directement  aux  travaux  des  Pères  Curley 
et  Sestini,  on  peut  penser  qu'il  profita  du  moins  de  leur 
savoir,  car  en  1849  il  était  rappelé  pour  recevoir  à  Rome 
la  succession  du  Père  de  Vico  :  la  direction  de  l'Observa- 
toire et  la  chaire  d'astronomie  à  l'Université  Grégorienne. 

En  i852,  le  Père  Curley,  dans  un  volume  de  2i5  pages 
in-quarto,  intitulé  Annals  of  the  Observatory  of  Geor- 
getown Collège,  résumait  les  travaux  des  dix  années  pré- 
cédentes. Ce  volume  marquait  la  fin  de  la  première  étape 
de  la  vie  de  l'Observatoire.  La  guerre  civile  qui  survint 
à  cette  époque,  puis  la  reconstruction  complète  du  Col- 
lège de  Georgetown,  firent  oublier  durant  plusieurs  années 
les  travaux  astronomiques.  Le  Père  Curley  exerça  alors 
pendant  dix  ans  les  fonctions  de  Socius  de  trois  Provin- 
ciaux, les  Pères  Brocard,  Stonestreet  et  Villiger,  et  celles 
de  Procureur  de  Province,  qui  lui  prirent  une  grande 
partie  de  son  temps. 

En  187g,  le  Père  cessait  de  professer  la  physique.  Le 
Père  Ryan,  son  successeur,  prenait  part,  la  même  année, 
à  une  expédition  scientifique  organisée  par  le  Père  Sestini 
pour  observer  l'éclipsé  de  Soleil  du  29  juillet. 

En  1889,  le  Collège  de  Georgetown  célébrait  de  grandes 
fêtes  à  l'occasion  du  centenaire  de  sa  fondation.  Le  Père 
Curley,  qui  y  résidait  depuis  58  ans,  put  prendre  encore 
part  à  ces  solennités,  puis,  comme  s'il  n'eût  attendu  que 
cela  pour  mourir,  il  s'éteignit  doucement  le  24  juillet,  à 


LBi»   OBSERVATOIRES    DE    LA   COMPAQNIE    DE   JÉSUS.      l5 

l'âge  de  93  ans.  Sa  calme  et  longue  vie,  tout  entière 
dévouée  à  l'étude  et  à  renseignement  de  l'astronomie  et  de 
la  physique,  sciences  auxquelles,  vers  la  fin,  il  ajouta  la 
botanique,  a  laissé  dans  l'esprit  de  tous  ceux  qui  Font 
connu,  une  impression  d'unité  grandiose  et  de  délicieuse 
harmonie. 

Réorgnnisafton .  — Le  Collège  de  Georgetown  complète- 
ment reconstruit  et  agrandi,  on  s'occupa  sans  tarder  de 
son  important  auxiliaire,  l'Observatoire  ;  il  avait  jus- 
qu'alors bien  rempli  son  rôle  d'observatoire  de  maison 
d'éducation  ;  on  décida  de  le  consacrer  à  de  hautes  recher- 
ches scientifiques.  Dès  1888,  le  Père  J.  G.  Hagen  en  fut 
Domuié  le  second  directeur.  Sous  sa  direction,  TObserva- 
loire  fut  remanié  de  fond  en  comble  en  1889  et  mis  à  la 
hauteur  de  son  nouveau  rôle.  C'est  aujourd'hui  un  obser- 
vatoire astronomique  de  premier  drdre. 

Le  Père  Hagen  s'est  surtout  consacré  à  dos  études  de 
photométrie  stellaire.  Les  nombreux  travaux  qu'il  a 
poMiés  sur  ce  sujet,  son  grand  Atlas  des  étoiles  variables, 
an  ouvrage  désormais  classique,  témoignent  de  ses  con- 
MÎssances  techniques  et  de  s^  remarquable  activité.  Nous 
en  reparlerons  bientôt  en  détail. 

En  1890.  le  Père  Fargis  était  nommé  assistant  du 
Père  Hagen,  et,  depuis,  s'employait  à  perfectionner  le 
photocbronographe  ;  la  même  année,  le  Père  William 
Rigge,  le  directeur  actuel  de  l'Observatoire  de  Creighton 
(Omaha),  venait  passer  un  an  à  Georgetown  pour  étudier 
les  étoiles  variables. 

En  1891,  le  Père  Hedrick  est  venu,  à  son  tour,  com- 
pléter le  brillant  personnel  de  l'Observatoire  de  George- 
town, et  s'adonner  tout  entier,  lui  aussi,  à  l'observation 
des  étoiles. 

En  i8g3  enfin,  le  Père  Algue,  le  savant  directeur  de 
rObservatoire  de  Manille,  venait,  durant  deux  ans, 
apporter  à  Georgetown  le  concours  de  son  esprit  inventif 
et  coopérer  aux  intéressants  travaux  qui  s'y  exécutent. 


l6  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


II 


TECHNIQUE 

Bâtiments  et  instimments ,  —  L'Observatoire  de  George- 
town, dans  son  état  actuel,  se  compose  d'un  bâtiment  cen- 
tral, à  trois  fenêtres  de  façade,  et  de  deux  ailes  (PI.  I, 
fig.  i).  Le  bâtiment  central  a  trois  étages  :  le  premier 
contient  quatre  pendules  et  les  appareils  électriques  ;  le 
second  renferme  la  bibliothèque,  très  complète  ;  le  troi- 
sième supporte  la  coupole  et  abrite  un  équatorial  Fauth 
avec  une  lentille  de  3o  centimètres.  Les  deux  ailes  ren- 
ferment, l'une  un  instrument  des  passages,  de  1 1,25  cen- 
timètres, signé  d'Ertel,  l'autre  une  lunette  photographique 
de  transit,  de  22,5  centimètres,  due  à  Saegmiiller.  Une 
annexe  située  à  l'est  contient  un  télescope  zénithal  de  i5 
centimètres,  servant  à  la  photographie,  et  un  petit  dôme 
abrite  l'équatorial  de  12  centimètres  qui  se  trouvait  primi- 
tivement,  du  temps  du  Père  J.  Curley,  sous  la  coupole 
centrale. 

L'Observatoire  possède  un  assez  grand  nombre  d'autres 
instruments  de  moindre  importance  ;  signalons  un  chrono- 
graphe  de  Fauth,  plusieurs  horloges,  dont  une  de  Rielier, 
marchant  dans  une  enceinte  où  l'on  a  fait  un  vide  partiel. 
Le  cercle  méridien  de  Troughton  et  Simms  avec  lunette 
de  10  centimètres,  qui  servit  de  longues  années  dans  l'aile 
orientale,  a  été  échangé  pour  la  lunette  méridienne  photo- 
graphique. 

Un  fil  relie  l'Observatoire  au  Western  Union  Telegraph 
et  lui  permet  de  recevoir  ainsi  les  signaux  quotidiens  du 
Naval  Observatory. 

Inventions  et  travaux,  —  Nous  avons  mentionné  les 
travaux  exécutés  à  Georg€ftown  par  les  Pères  Sestini  et 
Curley  sur  les  taches  solaires.  Les  travaux  faits  depuis 
1889  peuvent  se  ranger  dans  deux  catégories  :  étude  des 


PL  ASCII  E  I 


Fie.   1.  —  Observatoire  de  Georgetown. 


Fie.  2. Passage  de  Smius,  photographié  au  moyen  du  iiiotochronographe. 


^t 


LES    OBSERVATOIRES    DB   LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      I7 

éioiles   variables,    applications  de  la  photographie  aux 
passages  d'astres. 

Sans  être  le  créateur  d'une  branche  nouvelle  de  Tastro- 
ûomie,  comme  l'a  été  le  Père  Secchi,  le  Père  Hagen  a 
I      ce[>eiidunt  le  mérite  d'avoir  aiguillé  dans  un  sens  complè- 
tement nouveau  l'étude  deS'étoiles  variables.  A  la  suite  de 
longues  et  patientes  recherches,  il  a  commencé,  en  1899, 
la   publication     d'un     Atlcis   Stellarum    variabilzum,   qui 
vient  combler  une  lacune  souvent  déplorée  et  donner  aux 
ob-ervateurs  une  base  solide  et  un  point  de  départ  sûr 
de  leurs  travaux.  L'atlas  se  compose  de  25o  cartes  ;  il  y 
a  une  carte  pour  chaque  étoile,  à  moins  que  la  position 
ircs  rapprochée  de  deux  ou  trois  d  entre  elles  ne  permette 
(le  les  grouper  ensemble.  L  étoile  en  observation  occupe 
le  centre  de  la  carte  ;  tout  autour  un  carré,    dans    une 
étendue  d'un  demi-degré,   comprend   toutes   les   étoiles 
jusqu  a  la    1  3*  grandeur,  utilisables  pour  Tidentification 
ou  la  comparaison  des  variations  d'éclat  de  la  première. 
Ces  étoiles,  termes  de  comparaison,  sont  portées  sur  la 
carte  avec  une  rigoureuse  exactitude.  Un  second  carré, 
circonscrit  au  premier,  et  s'étendant  sur  un  espace  de  un 
de^Té,  donne  les  étoiles  avoisinantes,  dont  les  positions 
ont  été  copiées  sur  les  cartes  de  Bonn. 
L'Atlas  Siella^nÀm  vaviabilium  comprendra  cinq  séries. 
Série    I.  Étoiles  comprises  entre  les  déclinaisons  de 
0"  et  de  —  25"*  et  qui,  à  leur  minima  declat,  deviennent 
\A\\s  faibles  que  la  lo**  grandeur  (44  cartes). 

Série  1 1 .  Étoiles  de  même  nature,  comprises  entre  les 
parallèles  de  o**  et  de  +  25°  (46  cartes). 

fiérie  III.   Étoiles  de  même  nature,  comprises  entre  les 
pâraJJéles  de  +  25**  et  +  90°  (87  cartes). 

Série    IV.   Étoiles  comprises  entre  —  25''  et  +  90**  et 
gui,  à  leur  minima,  ne  deviennent  pas  plus  faibles  que  la 
/o*  grandeur  (96  cartes). 
Série  V.  Étoilescomprises  entre  les  parallèles  de  —  25*" 
il/e.sÊBfE.  X-  IX.  2 


l8  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

et  -}-  90*"  ôt  qui,  à  leur  minima,  sont  plus  brillantes  que  la 
7®  grandeur  (17  cartes).  —  Sous  presse. 

Cet  Atlas  des  Étoiles  variables  a  déjà  rendu  de  grands 
services  :  en  mars  1900,  par  exemple,  la  carte  du  Père 
Hagen  pour  la  Nova  Persei,  permit  de  contrôler  et  de 
discuter  d'une  façon  fort  précise  les  observations  qui 
en  furent  faites. 

Le  Professeur  E.  C.  Pickering,  de  l'Observatoire  de 
Harvard  Collège,  s'intéiessait  tellement  à  la  publication 
de  cet  ouvrage  qu'il  obtint  de  Miss  Catherine  Bruce,  la 
grande  bienfaitrice  des  astronomes,  une  riche  mise  de 
fonds,  grâce  à  laquelle  l'éditeur  put  se  mettre  à  l'œuvre. 
Orâce  également  à  ces  deux  amis  de  la  science,  le  Père 
E.  Gœtz  sera  bientôt  en  possession  d'un  équatorial  de  3o 
centimètres,  qui  lui  permettra  de  compléter  à  Buluwayo, 
dans  la  Rhodesia,  au  sud  de  l'Afrique,  l'œuvre  du  Père 
Hagen,  en  dressant  la  carte  des  étoiles  variables  de  l'hémi- 
sphère austral. 

Parallèlement  à  cet  Atlas,  et  en  collaboration  avec  les 
Pères  E.  Gœtz  et  R.  Martin,  le  Père  Hagen  a  publié  en 
1 9o3  les  observations  d  étoiles  variables  faites  par  Edouard 
Heis  de  1840  à  1877,  et  par  Adalbert  Kriiger  de  i853  à 
1892.  S'attachant  à  les  classer  et  à  les  calculer  sous 
la  forme  et  d'après  les  formules  adoptées  aujourd'hui,  il 
les  a  rendues  plus  accessibles  aux  astronomes,  dont  il  a 
mérité  ainsi  la  vive  reconnaissance. 

Une  seconde  catégorie  de  travaux  exécutés  à  l'Obser- 
vatoire de  Georgetown  consiste  dans  la  recherche  de 
moyens  propres  à  éliminer  ce  qu'en  termes  techniques  on 
appelle  ^  l'équation  personnelle  >».  On  sait  que  lorsqu'un 
astronome  observe  le  passage  d'une  étoile  devant  le  réti- 
cule d'une  lunette  et  pointe  l'heure  de  ce  passage,  il 
s'écoule  un  «  temps  perdu  »»  appréciable  entre  l'observa- 
tion et  le  pointage.  Ce  «  temps  perdu  >»,  qui  constitue 
-«  l'équation  personnelle  »>  de  l'astronome,  varie  d'un  indi- 
vidu à  l'autre,  peut  même  varier  d'un  jour  à  l'autre  pour 


LES    OBSERVATOIRES    DE   LA   COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      I9 

un  même  individu.  On  a  donc  intérêt  à  éliminer  cette 
source  d'erreur. 

Deux  Jésuites  se  sont  attaqués  à  ce  problème  :  le  Père 
Charles  Braun,  ancien  directeur  de  l'Observatoire  Hay- 
nald,  à  Kalocsa  —  nous  parlons  de  sa  méthode  dans  la 
cniice  de  cet  Observatoire  —  et  le  Père  Fargis,  aidé  des 
Pires  Algue,  Hedrick  et  Rigge,  à  Georgetown. 

Une  plaque  photographique  de  sensibilité  constante, 
sur  laquelle  Tétoile  trace  son  image,  est  évidemment 
le  meilleur  enregistreur  possible  et  réduit  au  minimum 
Terreur  et  par  suite  la  correction.  D'ailleurs  cette  correc- 
tion est  toute  mécanique,  et  peut  être  facilement  déter- 
minée. Les  premières  expériences  faites  dans  ce  sens 
sont  dues  au  Professeur  E.  C.  Pickeriug,  en  1886.  Elles 
furent  reprises  en  1 889,  à  Georgetown  même,  par  M.  Bige- 
lov  et  M-  SaegmûUer,  aidés  du  Père  Hagen.  La  même 
année,  le  Père  Fargis  arrivait  à  l'Observatoire  et,  peu  à 
pe-.i,  inventait  et  perfectionnait  le  Pholochronographe, 
Voici  le  principe  de  sa  méthode. 

t)n  remplace   le   réticule  par  une  lame  de  verre  sur 

laquelle  est  gravé  un  trait  coïncidant  avec  la  méridienne 

de  !a  lunette  ;  derrière  ce  réticule  simplifié  on  met  une 

plaque  photographique.  Les  rayons  provenant  de  l'étoile 

dont  on  va  observer  le  passage  devraient  en  donner  une 

image  sur  la  plaque  ;  ils  sont  interceptés  par  une  mince 

et  légère    languette    de   métal,  fixée  à  l'armature  d'un 

électro-aimant.  A  chaque  seconde,  une  horloge  h  contact 

électrique  ouvre  ou  ferme  le  circuit,  et  déplaçant  ainsi  la 

languette  pendant  un  dixième  de  seconde,  laisse  la  plaque 

s'impressionner  librement.  De  plus,  à  chaque  miimte,  la 

'anguetie,   maintenue  au  repos  pendant   deux  ou  trois 

î^ondes,  produit  des  interruptions  d'image  qui  servent 

^  repères.    Le    passage  terminé,  une  lampe  électrique, 

«Bumée  devant  Tobjectif  de  la  lunette,  donne  sur  la  plaque 

de    la    ligne  méridienne  de  l'instrument.   On  a 

isur  cette  plaq^®  ^^  trace  de  cette  méridienne,  une 


20 


REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


série  d'images  de  l'étoile  séparées  par  un  intervalle  de  neuf 
dixièmes  de  seconde,  et,  toutes  les  minutes,  par  un  inter- 
valle de  deux  ou  trois  secondes  (PI.  I,  fig.  2).  On  n'a  plus 
qu'à  mesurer  au  microscope  les  positions  relatives  des 
images  et  de  la  ligne  méridienne,  pour  calculer  iinmé- 


Fig.  3.  —  Floating  Zenith  Télescope. 

diatement  l'heure  du  passage  de  l'étoile  dans   le  plan 
méridien  de  la  lunette. 

Cette  application  du  photochronographe  a  réalisé  tout 
ce  qu'on  en  avait  espéré.  On  peut  s'en  convaincre  pni  la 
discussion  complète  des  passages  de  161  étoiles  qu'a  laite 
le  Père  Hedrick  dans  une  brochure  intitulée  :  Photo- 
graphie  Transits  of  161  Stars  (Washington,  1896). 


LES   OBSERVATOIRES   DE   LA   COMPAGNIE   DE   JÉSUS.     31 


Perfectionné,  le  photochronographe  du  Père  Fargis  a 

permis  depuis  la  détermina- 
tion exacte    des   latitudes. 

On  la.  dans  ce  but,  utilisé 

à  l'Observatoire  de  George- 
town,   sous    trois    formes 

différentes . 

La  première   forme,  in- 
ventée en  1 89 1 ,  par  le  Pore 

Fargis.  consiste  à  adapter 

lephoïK-hronographe  à  ime 

luîietff»     zénithale    flottant 

sur  un    bain    de    mercure 

^Floîiiing  Zenith  Télescope 

fîg.  3.;. 
DàMs   la    seconde  forme 

iRtiÛeoiing  Zenith  Télescope 

îîg.4i,due  au  Père  J. Algue, 

directeur  de  l'Observatoire 

de  Manille,  qui  la  combina 

a    Georgetown    en     iSgS, 

deux  lunettes  sont  montées 

bojt  a  bout,  de  façon  à  ce 

que  leurs    deux    objectifs 

soient  aux  deux  extrémités 

opposées,     et     que     leurs 

foFers  cofncident.  Au  foyer 

coffliDun  se  trouve  une  pel- 
licule photographique.  Les 
objectifs  reçoivent  respecti- 
vement les    rayons  émanés 
de  deux  étoiles    situées  de 
pan  et  d'autre    du  zénith, 
f"»   directement,    l'autre 


Pig.  4.—  Reflecting  Zenith  Télescope. 


Vrtj  réâoxio^  sur  un  bain  de  mercure,  et  forment  de  ces 


22  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

deux  étoiles  des  images  sur  la  pellicule.  Chaque  seconde, 
l'arrivée  des  rayons  est  périodiquement  interrompue  au 
moyen  dun  disque  tournant  à  secteurs  alternativement 
pleins  et  évidés.  Les  passages  effectués,  on  détermine 
sur  la  pellicule  les  deux  points  où  les  traces  des  étoiles 
coupent  le  plan  méridien  du  lieu  :  la  somme  des  distances 
de  ces  points  à  Taxe  de  collimation  de  l'instrument  donne 
la  différence  des  distances  zénithales  des  deux  étoiles,  et 
par  suite  la  position  du  zénith. 

Enfin,  dans  le  troisième  procédé  (Photographie  Zenith 
Télescope  fig.  5),  on  utilise  simplement  une  lunette  zéni- 
thale ordinaire,  dans  laquelle  une  plaque  sensible  vient 
remplacer  le  micromètre  oculaire  employé  habituellement. 
Avec  cet  instrument,  le  Père  William  Rigge  a  commencé 
en  1895  une  série  complète  d'observations  sur  les  variations 
de  latitude  des  étoiles,  série  continuée  depuis  par  le  Père 
Hedrick. 

Grâce  à  ces  différentes  inventions,  on  peut  donc,  à 
l'heure  qu'il  est,  déterminer  photographiquement  longi- 
tudes et  latitudes,  et  calculer  les  variations  de  ces  der- 
nières avec  la  plus  complète  précision,  sans  avoir  à  tenir 
compte  de  l'équation  personnelle  des  observateurs  ;  toutes 
les  observations  sont,  par  suite,  comparables. 

Ajoutons  que  le  photochronographe  peut  rendre  égale- 
ment de  grands  services  pour  les  mesures  concernant  les 
étoiles  doubles  et  les  planètes.  A  l'Observatoire  de  George- 
town, on  l'a  déjà,  depuis  plusieurs  années,  employé  à  cet 
usage. 

Ces  quelques  lignes  suffiront  sans  doute  à  montrer  l'in* 
térét  des  recherches  scientifiques  exécutées  à  l'Observa- 
toire de  Georgetown. 

Notons,  en  terminant,  que  l'on  doit  encore  au  Père 
Hagen  un  ouvrage  en  quatre  volumes  in-quarto  intitulé  : 
Synopsis  ofHigher  Mathematics.  •«  L'œuvre  entreprise  par 
le  R.  P.  Hagen,  écrivait  le  Professeur  Gilbert,  de  l'Uni- 
versité de  Louvain,  dans  un  compte  rendu  du  premier 


LES    OBSERVATOIRES   DE   LA   COMPAONIB   DE   JÉSUS.     23 

volume  de  la  Synopsis^  esc  à  la  fois  colossale  dans  le  tra- 
vail quelle  réclame,  d'une  importance  considérable  par 
son  utilité  indiscutable,  enfin  véritablement  neuve  comme 
conception.  »  Cette  savante  encyclopédie  a  été  analysée 


Fig.  5.  —  Photographie  Zenilh  Télescope. 

dans  cette  Revue  :  nous  renvoyons  le  lecteur  aux  articles 
de  MM.  P.  Mansionet  J.  Neuberg(i).  Mentionnons  aussi 
une  œuvre  bibliographique  de  premier  ordre,  due  égale- 
il)  Retdx  des  Qout.  ScmrnnQUBS,  t.  XXXH,  p.  894  ei  t.  xxxvii,  p.  S96. 


I 


24  RBVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ment  au  R.  P.  Hagen,  Y  Index  opei*um  Leonardi  EuleHi 
(Berlin,  F.  L.  Dames,  1896). 


OBSERVATOIRE  DE  STONYHURST  (1). 


HISTORIQUE 

Fondation.  —  Faire  Thistorique  du  Collège  de  Stony- 
hurst  serait  sortir  complètement  de  notre  sujet.  Rappelons 
simplement  qu'en  1592,  afin  d'éviter  la  persécution  qui 
sévissait  alors  en  Angleterre,  les  Jésuites  anglais  fondèrent 
un  Collège  à  St-Omer.  En  1762,  la  guerre,  menée  par  le 
Parlement  contre  la  Compagnie,  les  obligea  à  le  trans- 
férer à  Bruges.  En  1773,  date  de  la  suppression  par 
Clément  XIV,  Bruges  fermait  ses  portes,  mais,  grâce 
au  prince-évêque  de  Liège,  Monseigneur  Wellbruck,  des 
Jésuites  pouvaient  continuer  à  mener  entre  eux  dans 
cette  ville  la  vie  de  communauté  et  à  y  diriger  un  collège 
florissant.  Enfin,  chassés  par  les  armées  de  la  Révolution 
en  1794,  maîtres  et  élèves  se  transportèrent  à  Stonyhurst, 
dans  le  Lancashire,  où  Sir  Thomas  Weld,  ancien  élève 
de  Bruges,  leur  offrait  un  antique  domaine  qui  lui  venait 
de  la  famille  Shireburn  (PI.  II,  fig.  6). 

Au  travers  de  difficultés  diverses,  le  nouvel  établisse- 
ment se  développa  d'abord  assez  lentement  ;  mais  la 
période  de  1830-1840  vint  hâter  sa  prospérité.  En  i838, 
se  fondait  l'Université  de  Londres  avec  examens  et  grades 
accessibles  à  tous  :  Stonyhurst,  décidé  à  y  présenter  ses 
élèves,  voulut  se  mettre  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  Entre 

(1)  Stonybunt  Collège  Observatory,  Blackburn,  Angleterre. 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.      2!) 

autres  améliorations,  durant  cette  année  i838,  un  Obser- 
vatoire séleva  au  milieu  du  jardin. 

Cet  Observatoire  fut  construit  sur  les  dessins  de 
M.  Tuack,  de  Preston,  d'après  les  données  du  Père 
Charles  Irvine,  maître  scientifique  du  collège  à  cette 
époque.  Les  bâtiments  consistent  en  une  salle  centrale 
octogonale,  accolée  de  quatre  ailes.  La  salle  centrale, 
surmontée  d'un  dôme  cylindrique,  devait  servir  à  installer 
un  équatorial. 

Le  plus  gros  était  fait  ;  mais  il  fallut  attendre  jusqu'en 
1844  pour  se  procurer  les  instruments  météorologiques 
essentiels,  et  c'est  seulement  en  1845  que  Téquatorial  de 
12  cm.,  construit  par  Jones,  fut  mis  en  place. 

Pourtant,  dès  1842,  nous  trouvons  le  Père  Henri  Mac 
Cann  nommé  directeur  de  l'Observatoire,  et  il  occupe  ce 
poste  ou,  du  moins,  garde  ce  titre  pendant  deux  ans,  car 
on  ne  saisit  pas  bien  en  quoi  pouvaient  consister  j^es 
fonctions. 

En  1844  et  1845,  nul  ne  lui  succède,  mais  en  1846,  le 
Père  Joseph  Howell  est  envoyé  comme  directeur  et  reste 
à  la  tête  de  l'Observatoire  j usqu  en  i85i.  Les  Pères  Adam 
Laing-Meason,  Georges  Porter  et  Alfred  Weld  l'aidont 
dans  ses  travaux. 

En  1848,  Stonyhurst  reçoit  des  hôtes  illustres  déjà  ou 
destinés  à  le  devenir  bientôt  :  les  Pères  Secchi  et  de  Vico, 
chassés  d'Italie  par  la  révolution,  et  dont  nous  aurons 
l'occasion  de  parler  longuement  ailleurs. 

Kn  i85i,  le  Père  Jamos  Clare  succède  au  Père  Howell. 
n  est  remplacé  lui-môme  en  i856  par  le  Père  Weld, 
sortant  de  théologie.  Ce  dernier  se  met  à  l'œuvre  avec 
ardeur  et  donne  à  l'Observatoire  d'importants  développe- 
ments. En  i858,  à  la  suite  d'une  visite  que  fait  à  Stony- 
hurst le  général  Sir  Edouard  Sabine,  membre  de  la 
Société  Royale  de  Londres,  le  Père  Weld  reçoit  des 
instruments  pour  la  mesure  des  éléments  magnétiques 


26  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

terrestres,  et  inaugure  la  série,  dès  lors  ininterrompue, 
des  observations  magnétiques  (PI.  II,  fig.  7). 

Le  Père  Weld  quitta  Stonyhurst  en  1860  ;  il  fut  rem- 
placé d'abord  par  le  Père  Stephen- Joseph  Perry  pendant 
deux  ans,  puis  par  le  Père  Jean  Moore,  auquel  succéda 
le  Père  Walter  Sidgreaves. 

C'est  au  Père  Sidgreaves  que  Ion  doit  le  premier  Bul- 
letin d'observations  magnétiques  de  Stonyhurst.  Le  général 
Sabine  voulut  .bien  se  charger  de  le  présenter  à  la  Société 
Royale  de  Londres  et  en  profita  pour  demander  qu  une 
avance  de  fonds  permit  à  l'Observatoire  de  faire  des  obser- 
vations continues.  La  requête  fut  favorablement  accueillie 
et  bientôt  Stonyhurst  put  installer  des  enregistreurs 
magnétiques.  A  peu  près  à  la  même  époque,  et  égale- 
ment sur  les  instances  du  général  Sabine,  le  *«  Board  of 
Trade  »  choisissait  Stonyhurst  pour  être  Tune  des  sept 
stations  météorologiques  de  i*  classe,  et  tous  les  en- 
registreurs météorologiques  usités  dans  ce  but  y  étaient 
installés.  D'autre  part,  le  Collège  de  Stonyhurst  lui-même, 
jaloux  de  mettre  la  section  astronomique  de  l'Observa- 
toire à  la  hauteur  des  autres,  fit  l'acquisition  d'un  nouveau 
télescope  de  20  centimètres  d'ouverture,  construit  par 
Careypour  un  amateur,  M.  Peters,  et  dont  celui-ci  ne  s'était 
pas  servi.  Consulté  sur  sa  valeur.  Sir  George  Airy,  Astro- 
nome Royal,  déclara  que  la  monture  métallique  était 
excellente,  et  que,  l'objectif  seul  laissant  à  désirer,  il  serait 
facile,  en  le  changeant,  d'avoir  un  télescope  de  premier 
ordre. 

Les  améliorations  se  succédaient  donc  à  l'Observatoire 
de  Stonyhurst.  Mais  plusieurs  étaient  incompatibles  avec 
son  organisation  d'alors.  Ainsi  la  monture  de  fer  du 
télescope  nouvellement  acquis  ne  pouvait  guère  voisiner 
avec  les  instruments  magnétiques.  On  se  résolut  donc 
à  des  agrandissements  considérables. 

Organisation.  —  Une  nouvelle  construction  avec  dôme 
métallique  fut  élevée  dans  le  parc,  consacrée  à  l'astro- 


PLANCHE  II 


FiG.  6.  -—  Le  Collège  de  Stonyhurst,  vu  de  l'Observatoire. 


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Fie.  7.  —  Observatoire  de  Stonyhurst.  Pavillo.v  météorologique. 


FiG.  8.  —  Observatoire  de  Stonyhurst,  vu  du  Collège. 


.^ 


LES    OBSBRVATOIRES   DE   LA   COMPAGNIE    DE   JÉSUS.     27 

noinie,  et  le  télescope  y  fut  installé  par  M.  Beck  en  1867 
(PL  II,  fig.  8). L'ancien  observatoire  fut  attribué  tout  entier 
à  la  météorologie.  Enfin  une  salle  souterraine,  creusée  à 
côté,  devint  la  salle  des  observations  magnétiques. 

Complètement  équipé,  TObservatoire  de  Stonyhurst  ne 
cessera  plus  de  fonctionner  régulièrement.  Pendant 
plusieurs  années  il  continua  à  être  subventionné  en  qualité 
de  station  officielle  du  «  Board  of  Trade  »».  Puis,  le 
nombre  des  stations  ayant  été  diminué,  la  subvention  fut 
supprimée,  et  le  collège  prit  toutes  les  dépenses  à  sa 
charge. 

En  1868,  le  Père  Perry  reprenait  la  direction  :  il  la 
gardera  jusqu'à  sa  mort.  Nous  parlerons  plus  loin  de  ses 
travaux  ;  disons  ici  un  mot  de  l'homme  et  de  sa  vie  (fig.  9). 

Né  à  Londres  le  26  août  i838,  Stephen- Joseph  Perry 
fit  ses  études  au  Collège  des  Bénédictins  de  Douai  où  il 
passa  sept  ans.  Ses  dispositions  pour  les  sciences  l'y  firent 
remarquer.  Il  se  destinait  à  la  prêtrise  et  alla  com- 
mencer à  Rome,  au  Collège  Anglais,  ses  études  de  philo- 
sophie. La  lecture  de  la  vie  de  saint  Ignace  de  Loyola 
décida  de  sa  vocation,  et,  le  14  novembre  i853,  il  entrait 
au  noviciat  de  la  Compagnie  de  Jésus  à  Hodder,  près  de 
Stonyhurst.  Ses  études  de  rhétorique  et  de  philosophie 
le  conduisirent  ensuite  à  St-Acheul,  près  d'Amiens,  et  à 
Stonyhurst.  Puis  ses  supérieurs  l'envoyèrent  en  i858  à 
Londres  et  en  1859  à  Paris,  pour  se  perfectionner  dans 
les  diflerentes  branches  des  sciences.  Dans  cette  dernière 
ville,  il  eut  le  bonheur  d'avoir  pour  maîtres  Bertrand, 
Delaunay,  Cauchy. 

En  1860,  nous  retrouvons  le  Père  Perry  à  Stonyhurst, 
professeur  de  physique  et  de  mathématiques  au  collège 
et  en  même  temps  directeur  de  l'Observatoire.  Il  y  reste 
trois  ans,  puis  va  à  St-Beuno's  faire  sa  théologie.  Ordonné 
prêtre  le  23  septembre  1866,  il  fait  à  Laon  la  troisième 


28 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


année  de  probation  que  la  Compagnie  de  Jésus  impose  à 
tous  ses  enfants,  et  revient  à  Stonyhurst  prendre  la  direc- 
tion de  rObservatoire. 

Religieux  d'une  vertu  à  toute  épreuve,  d'une  douceur 
et  d'une  égalité  de  caractère  proverbiales,  le  Père  Perry 


Fijç.  9.  —  Le  Père  Slephen  Perry. 

fut  encore  un  travailleur  acharné.  Dès  Tété  de  1868,  à 
peine  installé  directeur  de  l'Observatoire,  il  entreprenait, 
avec  le  Père  Sidgreaves,  un  voyage  d'exploration  magné- 
tique dans  Touest  de  la  France.  En  186g,  il  faisait  la  môme 
chose  dans  Test.  En  1871 ,  en  compagnie  du  Frère  Carlislev 


LES   OBSERVATOIRES   DE   LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.      2g 

il  explorait  de  môme  la  Belgique.  En  1870,  il  avait  été 
envoyé  à  Cadix,  en  mission  ofiScielle,  pour  observer,  une 
éclipse  totale  de  Soleil.  En  1874,  il  fait  partie  de  l'expédi- 
tion anglaise  chargée  d'aller  observer,  dans  Tile  de  Ker- 
guelen,  au  sud  de  l'Afrique,  le  passage  de  Vénus  sur  le 
Soleil.  Il  y  occupe  ses  loisirs  à  faire  des  observations 
météorologiques  et  magnétiques.  En  1882,  il  est  de  nou- 
veau envoyé  par  le  gouvernement  anglais  à  Madagascar 
avec  le  Père  Sidgreaves,  pour  observer  un  second 
passage  de  Vénus.  En  1886,  il  va  observer  une  éclipse 
de  Soleil  à  Carriacou,  dans  les  Petites  Antilles;  en  1887, 
une  seconde  éclipse  à  Pogost,  sur  le  Volga;  et  en  1889, 
une  troisième  dans  la  Guyane,  à  l'île  insalubre,  assez  déri- 
soirement  nommée  ««  Ile  du  Salut  ».  Il  contracta  dans  cette 
dernière  station  une  dysenterie  pernicieuse  dont  il  mourut 
en  mer,  le  27  décembre  1889,  en  face  des  côtes  de  la 
Guyane  française.  Il  fut  enterré  à  Demerara. 

Sous  la  direction  du  Père  Perry,  l'Observatoire  de  Sto- 
nyhurst,  dont  il  s'occupait  activement  malgré  ses  nom- 
breuses absences,  fit  des  progrès  considérables.  Les 
travaux  en  furent  surtout  orientés  du  côté  de  l'étude  des 
taches  solaires.  Des  observations  quotidiennes  de  la 
chromosphère,  de  nombreux  dessins  des  taches  fournirent 
de  précieux  documents  sur  leur  forme  et  leur  mouvement 
de  rotation.  L'étude  du  spectre  solaire,  mise  en  honneur» 
comme  l'on  sait,  par  le  Père  Secchi,  fut  aussi  activement 
poussée. 

Le  passage  du  Père  Perry  à  l'Observatoire  marque  une 
étape  notable  en  avant. 

Le  retour  du  Père  Sidgreaves  au  poste  de  Directeur,  en 
1889,  ^^  ^^^  travaux  si  appréciés  sur  les  spectres  stellaires, 
en  marquent  une  autre  non  moins  remarquable,  dont  nous 
allons  reparler  en  détail. 

En  1890,  un  grand  «  meeting  »  se  réunissait  à  Londres 
pour  célébrer  la  mémoire  du  Père  Perry.  Sur  la  pro- 
position de  Mgr  Vaughan,   évêque  de  Salford,   depuis 


30  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

cardinal-archevêque  de  Westminster,  on  décidait  d'offrir  à 
l'Observatoire  de  Stonyhurst,  en  souvenir  de  ce  mort 
illustre,  un  objectif  de  premier  ordre,  destiné  à  compléter 
le  grand  télescope  acheté  en  1867.  L'objectif,  construit 
par  Sir  Howard  Grubb,  de  Dublin,  fut  monté  et  mis  en 
place  en  1893  ;  il  a  permis  de  faire  depuis  des  photogra- 
phies admirables.  La  lentille,  de  38  centimètres  d'ouver- 
ture, n'a  pas  coûté  moins  de  65o  livres  (16  25o  fr.). 


II 


TECHNIQUE 

Bâtiments  et  insti^ments,  —  Les  bâtiments  de  l'Obser- 
vatoire de  Stonyhurst  sont  situés  dans  le  jardin  qui  se 
trouve  au  sud-est  du  collège  ;  ils  comportent  trois  parties 
principales  :  un  pavillon  météorologique,  un  pavillon 
astronomique  et  une  salle  magnétique  souterraine. 

Le  pavillon  météorologique,  on  l'a  vu  plus  haut,  n'est 
autre  que  l'observatoire  primitif.  11  se  compose  d'une  salle 
centrale  éclairée  par  quatre  fenêtres  et  par  un  vitrage 
cylindrique  surmontant  le  toit.  Le  toit  qui  couvre  ce 
vitrage  supporte  girouette  et  anémomètres.  Quatre  ailes 
en  croix  sont  accolées  à  la  salle  centrale  ;  l'une  soutient 
Tabri  des  thermomètres  ;  deux  autres  portent  des  fenêtres 
longues  spéciales,  permettant  des  observations  à  la  lunette 
méridienne.  La  salle  centrale  contient  les  instruments 
météorologiques  ordinaires.  Une  pelouse  s'étend  tout 
autour  du  pavillon  ;  on  y  a  ménagé  des  espaces  appro- 
priés pour  les  abris  contenant  les  instruments,  et  pour 
différents  piliers  de  maçonnerie  servant  aux  observations 
avec  visées.  Parmi  les  instruments,  signalons  spéciale- 
ment un  barographe  et  un  thermographe  à  enregistrement 
photographique,  automatiquement  effectué  par  un  rayon 


PLANCHE  111 


Fio.  10.  —  Observatoire  de  Stonthurst.  Equatorial. 


(5 


^NJl 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS.      3l 

lumineux  rasant  la  surface  de  la  colonne  de  mercure,  et 
un  pluviomètre  à  déversement  automatique. 

La  pelouse  qui  entoure  le  pavillon  météorologique 
s'incline  en  talus  du  côté  opposé  au  collège  ;  ce  talus, 
coupé  en  son  milieu,  donne  accès  à  la  salle  souterraine 
des  instruments  magnétiques.  Un  magnétographe  complet 
en  occupe  le  centre  et  enregistre,  d'une  façon  continue, 
les  variations  de  la  déclinaison,  de  l'inclinaison  et  de 
rintensité.  Une  cabane  contient  un  peu  plus  loin  les  instru- 
ments qui,  tous  les  mois,  servent  à  faire  des  mesures  de 
valeurs  absolues.  L'un  d'eux,  une  boussole  d'inclinaison 
<le  Barrow,  vient  récemment  de  passer  au  nombre  des 
reliques  de  TObservatoire  ;  cette  boussole  servait  aux 
mesures  mensuelles  depuis  i863  ;  c'est  elle  qui  servit  au 
Père  Porry  dans  ses  voyages  d'exploration  magnétique  en 
France,  en  Belgique,  et  dans  ses  expéditions  lointaines  de 
1874  et  de  1882.  Elle  a  été  remplacée  par  une  boussole 
de  Dover,  offerte  à  l'Observatoire  par  la  Société  Royale 
de  Londres. 

Plus  bas,  à  l'angle  sud-est  du  jardin,  s'élève  le  pavillon 
astronomique  :  construction  massive,  surmontée  d'un 
dôme  (PI.  II,  fig.  8).  C'est  là  qu'est  installé  le  grand 
équatorial  dont  nous  avons  parlé  plus  haut  (PI.  III, 
fig.  10).  L'instrument  primitif  a  été  modifié  :  au  tube 
solide  porté  par  Taxe  de  déclinaison  ont  été  adaptés  un 
nouvel  oculaire  et  un  nouveau  tube  objectif  beaucoup 
plus  large  que  l'ancien,  et  qui  contient  la  belle  lentille 
de  38  centimètres,  offerte  en  mémoire  du  Père  Perry. 
L'adaptation  de  cette  lourde  pièce  n'était  point  des  plus 
faciles  :  elle  a  été  réussie  d'une  façon  fort  satisfaisante, 
comme  en  témoignent  les  beaux  résultats  obtenus  depuis 
par  le  Père  Sidgreaves. 

En  1903,  les  instruments  astronomiques  dont  s'était 
servi  M.  le  Colonel  Cross  à  son  observatoire  de  Redscar, 
furent  offerts  par  son  fils  à  Stonyhurst.  Une  lunette  de 
10  centimètres  avec  prisme  photographique,  provenant 


32  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

de  ce  don,  fut  montée  sur  un  pied  équatorial,  construit 
primitivement  pour  un  télescope  de  Newton.  Elle  sert 
aux  observations  spectrales. 

Le  reste  de  l'équipement  astronomique  comprend  :  une 
lunette  de  12,5  centimètres  par  Clarke,  un  altazimuth  de 
24  centimètres  par  Cassegrain,  un  télescope  Newton  de 
18  centimètres,  deux  lunettes  méridiennes,  deux  horloges 
sidérales,  un  chronomètre,  un  héiiostat,  deux  spectro- 
scopes  à  vision  directe, l'un  de  Browning,  l'autre  de  Hilger 
(PL  IV,  fig.  1 1),  un  grand  spectroscope  à  quatre  prismes 
de  Troughton  et  Simms,  un  spectroscope  Browning  à  six 
prismçs,  un  prisme  circulaire  de  10  centimètres,  et  un 
spectroscope  photographique  de  Hilger  avec  réseau 
Rowland.  Le  réseau  a  8  centimètres  de  long  et  ne  contient 
pas  moins  de  5o  000  traits  ;  il  a  été  gravé  en  1887  à 
Baltimore,  à  la  John  Hopkins  University. 

Inventions  et  ti^avauœ.  —  Ce  qui  précède  montre  quels 
sont  les  points  sur  lesquels  portent  spécialement  les  travaux 
des  observateurs  de  Stonyhurst  :  magnétisme  et  astro- 
physique. —  Nous  ne  dirons  rien  de  spécial  des  observa- 
tions météorologiques  qui  sont  consignées,  depuis  1860,. 
dans  un  bulletin  annuel. 

Les  premières  observations  magnétiques  faites  à  Stony- 
hurst datent  de  i858.  Le  Père  Weld  fit  à  cette  époque 
la  détermination  des  éléments  magnétiques  absolus.  Les 
observations  mensuelles  de  déclinaison,  inclinaison  et 
intensité  commencèrent  en  1 863  sous  le  Père  Sidgreaves  : 
ces  observations  n'étaient  point,  à  beaucoup  près,  à  cette 
époque,  aussi  répandues  quelles  le  sont  aujourd'hui,  et 
Stonyhurst  faisait  preuve  d'une  forte  avance  sur  bien 
d'autres  observatoires.  Peu  de  temps  après,  des  enre- 
gistreurs magnétiques  permettaient  d'avoir  des  observa- 
tions continues.  Leurs  indications,  précieuses  par  leui^ 
continuité  même,  permirent,  dès  i883,  au  Père  Perry,  de 
faire  ressortir,  dans  différents  mémoires,  les  liens  qui 
existaient  entre  les  troubles  magnétiques   et   plusieurs 


p^ 


PLANCHE  IV 


I 
1 


FiG.    11.  —  SpECTROSCOPE    HlLCER   AVEC   RÉSEAU  ROWLAKD, 

EMPLOYÉS  A  l'Observatoire  de  Stonyhurst. 


K 


H 


(I)       iH()n| 


(2) 


Vf  II 


I 


(3) 


(4) 


IIIM:I 


liJi 


FlG.   12.   —   PORTIOHS  DU  SPECTRE  SOLAIRE 
OBTIHUES  AD  MOYEN  d'uN  RÉSEAU  RoWLAKD,  A  l'ObSERVATOIRK  DE  StOHTHURST. 


-  •  .V.; 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      33 

catégories  de  phénomènes  :  maxima  d'activité  solaire, 
rendus  apparents  par  le  nombre  et  l'étendue  des  taches  du 
disque,  tremblements  de  terre,  aurores  boréales,  éruptions 
de  volcans,  variations  de  la  quantité  de  pluie.  Si  les 
liens  de  causalité  de  ces  phénomènes  n'étaient  pas  complè- 
tement élucidés  —  ils  ne  le  sont  pas  encore  —  du  moins 
les  documents  et  les  moyennes  discutés  par  le  Père  Perry 
offraient  de  précieuses  indications.  Ces  documents  et 
ces  moyennes  mettaient  d'ailleurs  en  évidence  les  varia- 
tions magnétiques  séculaires,  annuelles  et  quotidiennes, 
si  importantes  pour  la  correction  des  calculs  d'observa- 
tions ;  on  les  a  bien  souvent  utilisés. 

Une  autre  gloire  de  Stonyhurst,  ce  sont  les  voyages 
d'ex^doration  magnétique  faits  par  les  Pères  Perry  et 
Sidgreaves.  Bien  que  l'on  connaisse  depuis  assez  long- 
temps la  direction  générale  des  lijçnes  isodynamiques, 
isogones  et  isoclines  à  la  surface  de  la  terre,  leurs  fré- 
quentes anomalies  exigent  une  étude  longue  et  minutieuse, 
et  nécessitent  une  série  de  déterminations  en  des  stations 
aussi  rapprochées  que  possible,  permettant  d'enserrer  le 
globe  dans  un  réseau  à  mailles  étroites.  Ce  travail,  qui  se 
complète  de  jour  en  jour,  n'en  était  qu'à  ses  débuts  en  1 868. 

Durant  l'été  de  cette  année,  profitant  du  temps  que  lui 
laissaient  les  vacances,  le  Père  Perry,  en  compagnie  du 
Père  Sidgreaves,  vint  explorer  l'ouest  de  la  France.  Les 
stations  furent  Paris,  Laval,  Brest,  Vannes,  Angers, 
Poitiers,  Bordeaux,  Abbadie,  Loyola,  Bayonne,  Pau, 
Toulouse,  Périgueux,  Bourges,  Amiens.  Les  résultats 
des  observations,  compaiés  à  ceux  obtenus  par  le 
D*^  Lamont  dix  ans  auparavant,  permirent  de  donner  une 
valeur  de  la  variation  séculaire.  Une  carte  magnétique 
approximative  put  être  dressée. 

L'année  suivante,  les  deux  Pères  exploraieijt  l'est  de  la 
France  en  21  stations  :  Paris,  Reims,  Metz,  Strasbourg, 
Issenheim,  Dôle,  Mont  Roland,  Dijon,  Lyon,  Avignon, 
Marseille,    Monaco,    Montpellier,    Grenoble,    N.-D.    de 

m*  SÉRIE.  T.  IX.  3 


34  REVUE    DJES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Myans  (près  Chambéry),  Villefranche,  St-Étienne,  Cler- 
mont,  Moulins,  Douai,  Boulogne. 

En  1871,  le  Père  Perry  repartait  pour  la  Belgique  en 
compagnie  du  Frère  W.  Carlisle,  assistant  à  l'Observa- 
toire de  Stonyhurst.  Il  fit  des  observations  en  20  stations. 
Les  résultats  obtenus  corrigèrent  à  peu  près  totalement 
les  chiffres  publiés  auparavant  par  le  D""  Lamont,  et  per- 
mirent de  rétablir  la  direction  vraie  des  lignes  magné- 
tiques dans  ce  pays. 

Le  Père  Perry  profita  également  de  ses  différentes 
missions  scientifiques  pour  mesurer  les  valeurs  magné- 
tiques au  Cap,  à  Bombay,  Aden,  Port-Saïd,  Malte,  Pa- 
lerme,  Rome,  Naples,  Florence,  au  Canada,  etc..  Il  a 
publié  sur  le  magnétisme,  dans  diverses  revues  ou 
feuilles  savantes,  des  articles  appréciés. 

Les  travaux  d'astrophysique,  exécutés  à  l'Observatoire 
de  Stonyhurst,  comprennent  des  recherches  sur  la  photo- 
sphère et  la  chromosphère  du  Soleil  et  sur  la  spectro- 
scopie  stellaire. 

Bien  que  la  curiosité  scientificjue  du  Père  Perry  Tait 
poussé  à  explorer  un  peu  dans  tous  les  sens  les  richesses 
du  monde  céleste,  et  que  son  esprit  fécond  ait  su  mettre  au 
jour  des  travaux  variés  sur  les  comètes,  les  satellites  de 
Jupiter,  les  passages  de  Vénus,  différentes  éclipses,  sur 
de  nouvelles  étoiles  de  la  constellation  d'Andromède, 
c'est  surtout  à  la  physique  solaire  qu'il  consacra  ses  soins 
et  son  temps.  A  lui  et  à  ses  assistants,  il  avait  donné 
comme  programme  de  suivre  pas  à  pas  le  Soleil  dans 
toutes  les  phases  de  sa  vie  mouvementée.  Protubérances, 
taches,  facules,  leur  forme,  leur  mouvement,  devaient  être 
étudiées  en  détail.  Elles  le  furent  dès  1880.  On  ne 
s'adressa  pourtant  pas  à  la  photographie  pour  les  repré- 
senter, mais  bien  au  dessin.  Cela  n'alla  pas  au  début  sans 
quelques  diflBcultés  :  on  arrivait  bien  à  tracer  une  esquisse 
du  bord  des  parties  les  plus  brillantes,  mais  quand  il 
s'agissait  des  détails,  à  l'intérieur  des  taches,  c'était  autre 


PLANCHE  V 


2  3  4:56  7    g  9 


Fie.  13.  —  Spectres  de  o  de  la  Baleine  et  de  a  d'Hercule, 

PHOTOGRAPHIÉS  A   l'ObsERVATOIRE  DE  StONYHURST. 


FiG.  14.  —  Spectres  de  o  de  la  Baleine  obtenus  les  29  novembre, 
11  ET  19  décembre  1807  a  l*Observatoire  db  Stonyhurst 

ET    montrant   L*Lf version    DES    RADIATIONS   BLEUES    ET    JAUNES. 


(- 


36  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

On  sait  Tutilité  de  ces  études  spectrales.  A  des  billions 
de  kilomètres  de  distance,  elles  révèlent  bien  des  secrets 
de  la  vie  des  astres  ;  la  nature  et  la  position  des  lignes 
du  spectre  font  connaître  la  nature  des  matières  incan- 
descentes de  Tétoile  ;  Téclat  des  raies  indique  une  masse 
portée  à  une  haute  température  ;  puis  les  raies  d'absorp- 
tion deviennent  de  plus  en  plus  nombreuses  :  la  masse 
incandescente  s'est  vaporisée  ;  enfin  de  larges  bandes 
apparaissent,  mêlées  à  des  raies  d'absorption  :  la  masse  a 
passé  à  l'état  gazeux  et  s'est  dissociée.  On  connaît  d'ail- 
leurs, au  moins  de  nom,  ces  étoiles  nouvelles,  la  Nova 
Persei,  la  Nova  Aurigse,  qui,  dans  ces  dernières  années, 
ont  occupé  si  vivement  les  astronomes.  En  un  point  du 
ciel  où  nulle  étoile  ne  brillait,  tout  à  coup  un  point  lumi- 
neux apparaît,  rapidement  il  prend  de  l'éclat,  puis  lente- 
ment s'éteint  et  disparaît,  pour  toujours  quelquefois, 
parfois  pour  reprendre,  quelque  temps  après,  un  regain  de 
vie  et  d'éclat.  C'est  quelque  astre  obscur  et  glacé,  qui, 
subitement  arrêté  dans  sa  course,  par  un  choc  sans  doute, 
ou  échauffé  par  un  passage  trop  rapproché  d'un  autre 
astre,  ou  par  une  course  trop  rapide  à  travers  une  région 
semée  de  matière  cosmique,  est  rapidement  porté  à  l'état 
incandescent  et  repasse  par  toute  une  série  de  convulsions. 

Les  deux  «  Nova  ^  que  nous  venons  de  nommer  ont  été 
étudiées  d'une  façon  très  complète  par  le  Père  Sidgreaves 
(PI.  VII,  fig.  16  et  17).  Il  a  fait  de  plus  une  monographie 
spectrale  de  p  de  la  Lyre,  enrichie  d'une  collection  de 
photographies  d'un  grand  intérêt. 

Pour  ces  observations,  le  Père  Sidgreaves  se  sert 
tantôt  du  spectrographe  Hilger  à  réseau Rowland, installé, 
avec  un  héliostat,  dans  une  des  salles  du  pavillon  météoro- 
logique, tantôt  concurremment  du  polyprisme  de  Hilger 
monté  sur  l'équatorial  Perry,  pour  les  régions  bleue  et 
jaune  du  spectre,  et  d'un  prisme  de  22^5  de  Thorp,  monté 
sur  l'équatorial  Cross  de  10  centimètres,  pour  les  régions 
violette  et   ultra- violette.   Une   méthode  à  lui  consiste 


LES   OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      35 

chose.  Pourtant,  au  bout  de  quelque  temps,  Texpérience 
apprit  au  dessinateur,  le  Frère  W.  M'Keon,  le  curieux 
effet  produit  par  le  mouvement  sur  une  image  floue  :  en 
projetant  sur  un  papier  blanc  l'image  à  dessiner  et  en 
remuant  légèrement  le  papier,  l'image  acquiert  plus  de 
netteté,  les  détails  se  tranchent  ;  la  ligne  de  partage  des 
facules  et  de  la  photosphère  devenait  de  cette  façon  très 
visible  et  pouvait  être  exactement  représentée.  Cette 
méthode,  depuis  lors,  n'a  pas  cessé  d'être  employée  à 
Stonyhurst.  Grâce  à  elle,  grâce  aussi  à  un  perfectionne- 
ment, suggéré  en  i883  par  Sir  G.  Stokes,  et  qui  consiste 
à  représenter  les  facules  en  rouge,  couleur  très  parlante 
à  l'œil,  l'Observatoire  fut,  au  bout  de  quelques  années, 
en  possession  d'une  précieuse  collection.  Ces  dessins  ont 
été  utilisés,  à  diverses  reprises,  par  le  Père  Perry  et  le 
Père  Sidgreaves,  pour  des  rapports  et  des  communications 
aux  sociétés  savantes.  L'année  même  de  sa  mort,  le  Père 
Perry  songeait  à  mettre  en  parallèle,  dans  une  môme 
publication,  l'ensemble  de  ses  observations  magnétiques 
et  solaires,  afin  de  faire  ressortir  leur  étroite  connexion. 
Le  Père  Sidgreaves  fit  ce  travail  dix  ans  plus  tard  ;  appuyé 
sur  les  chiffres  recueillis  durant  dix-sept  années,  il  crut 
pouvoir  conclure  que  le  lien  était  certain  entre  les  maxima 
de  taches  solaires  et  les  grandes  perturbations  magné- 
tiques, mais  que  ces  deux  ordres  de  phénomènes,  sans 
s'influencer  l'un  l'autre,  obéissaient  dans  leurs  variations 
à  une  cause  commune,  à  une  même  source  d'énergie. 

Sans  négliger  l'observation  des  taches  solaires,  comme 
on  vient  de  le  voir,  le  Père  Sidgreaves,  successeur  du 
Père  Perry,  s'est  plus  spécialement  dévoué  à  la  spectro- 
scopie  (PL  IV,  fig.  12).  Il  a  étudié  les  spectres  de  diffé- 
rentes parties  de  la  surface  solaire,  des  taches  et  des 
facules,  et  il  en  a  obtenu  des  photographies  remarquables. 
Mais  ce  sont  surtout  les  spectres  des  étoiles  qui  lui  ont 
permis  de  faire  les  communications  les  plus  intéressantes 
(PL  V,  fig.  i3et  14;  PL  VI,  fig.  i5). 


i 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      Sy 

à  ne  pas  employer  de  fente,  mais  à  faire  suivre  à  Tétoile 
une  direction  parallèle  aux  arêtes  réfringentes  du  prisme  : 
la  pose  est  plus  courte  et  les  résultats  excellents. 

Conclusion.  —  Si  TObservatoire  de  Stonyhurst  n'a  point 
eu  IVxistenco  mouvementée  de  quelques-uns  de  ses  frères, 
il  a  su  du  moins  profiter  de  la  paix  pour  sélever  en  peu 
d'années  à  la  hauteur  des  espérances  qu'on  en  avait  conçues  : 
c'est  aujourd'hui  l'un  des  meilleurs  centres  scientifiques 
de  la  Compagnie  de  Jésus,  et  de  l'Angleterre,  pourrions- 
nous  ajouter.  Les  travaux  qu'on  y  exécute,  au  double 
point  de  vue  magnétique  et  astrophysique,  sont  de  ceux 
qui  ne  sont  pas  oubliés. 

Si  celte  célébrité  tient  en  grande  partie  à  des  hommes 
éminents  comme  les  Pères  Perry  et  Sidgreaves,  honorés 
plusieurs  fois  de  la  confiance  du  gouvernement  anglais, 
membres  de  la  Société  Royale  astronomique  de  Londres 
et  de  plusieurs  autres  sociétés  savantes,  nous  n'aurons 
garde  d'oublier  qu'elle  est  due  aussi  aux  labeurs  de  cher- 
cheuis  plus  modestes,  comme  le  Père  A.  L.  Cortie, 
depuis  près  de  quinze  ans  assistant  à  l'Observatoire,  et 
auteur,  lui  aussi,  d'intéressantes  communications  (i). 

Pourtant,  au  Père  Cortie,  comme  au  Père  Sidgreaves, 
au  Père  Perry  et  à  plusieurs  de  leurs  prédécesseurs,  les 
loisirs  furent  parcimonieusement  mesurés  :  tous  durent 
cumuler  leur  charge  de  directeur  ou  d'assistant  avec  celle 
de  professeur  de  physique  au  Collège,  avec  d'autres 
encore,  non  moins  absorbantes. 

Enfin,  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres  gloires  de 
l'Observatoire  dont  nous  venons  d'esquisser  la  vie,  Stony- 
hurst a  initié  aux  études  scientifiques  des  hommes  dont 

(i)  Le  Père  Corlie,  à  la  léte  d'une  mission  anglaise,  observait  Téclipse  de 
soleil  du  30  août  i905,  à  Vinaroz,  sur  la  côte  est  de  l'Espagne.  Six  belles 
photographies  de  la  couronne,  donnant  une  image  du  soleil  de  53  millimètres 
de  diamètre,  ont  été  obtenues  à  Taide  d*une  lunette  de  5  mètres  de  distance 
focale,  munie  d'une  lenUUe  de  10  centimètres,  instrument  appartenant  à 
rAcadcmie  royale  d'Irlande. 

La  mission  a,  en  outre,  pris  des  photographies  du  spectre  de  la  couronne. 


38  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

les  uns  sont  célèbres,  comme  le  Père  Secchi,  et  dont  les 
autres,  les  Pères  Algue,  Dechevrens,  Cirera,  Mûller, 
Gangoiti,  de  Beaurepaire.  Goëtz,  etc.,  etc.,  bien  connus 
dans  le  monde  scientifique,  seront  nommés  dans  ces 
pages. 


OBSERVATOIRE  DE  BELEN  (i) 


HISTORIQUE 

Fondation.  —  En  i854,  les  Pères  de  la  Compagnie  de 
Jésus  fondaient  à  la  Havane  le  Collège  Royal  de  Belen. 
Quatre  ans  ne  s'étaient  pas  encore  écoulés  que  déjà  ils 
songeaient  à  compléter  leur  œuvre  par  la  création  d'un 
observatoire. 

On  sait  combien  terribles  sont  les  cyclones  qui  viennent 
périodiquement  dévaster  les  Antilles  et  causer  dans  les 
mers  si  fréquentées  de  cette  région  de  nombreux  naufrages. 
Les  prévoir  à  échéance  aussi  longue  que  possible,  deviner 
leur  direction  probable, les  signaler  sur  tout  leur  parcours, 
c'était  là  une  tâche  qui,  pour  être  dilEcile,  valait  au  moins 
qu'on  tentât  de  la  mener  à  bien;  et  si,  sur  la  surface  du 
globe,  un  observatoire  valait  la  peine  d'être  établi,  c'était 
sans  nul  doute  à  la  Havane. 

A  cette  époque,  d'ailleurs,  la  science  météorologique 
s'organisait  de  plus  en  plus,  les  méthodes  se  perfection- 
naient ;  elle  était,  dès  lors,  en  mesure  de  rendre  les  ser- 
vices eu  vue  desquels  on  l'avait  créée. 

Vers  la  fin  de  iSSy,  le  Collège  de  Belen  commença  donc 
la  construction   d'un   observatoire  météorologique  ;   en 

(i)  Observatorio  del  Colegio  de  Belen,  Habana,  Cuba. 


\ 


PLANCHE  VU 


Fc  28 


Mr    3 


16 


25 


\\  1    1 


i^j«i   I 


FUJ.    10.    —   SPKCinES   DIVERS   DE   LA   NoVA  PeRSEI 
OBTENUS    A   L'OBSEnVATOlIlE   DE  StONYHURST. 


FiG.  17.  —  Alternatives  de  variations  dans  le  spectre 
DE  la  Nova  Persei. 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      3g 

i858  il  était  achevé  et,  en  mars  de  cette  année,  on  y 
commençait  des  observations  régulières.  Le  premier 
Directeur  fut  le  Père  Antoine  Cabré  (1829-1883),  alors 
professeur  de  physique  et  de  mathématiques. 

Un  des  buts  de  la  nouvelle  création  était  évidemment 
de  compléter  renseignement  scientifique  donné  aux  élèves, 
en  les  familiarisant  avec  les  instruments  météorologiques  ; 
la  première  publication  de  l'Observatoire,  en  1859,  ^e 
présente  pourtant  déjà  comme  une  étude  très  complète  et 
raisonnée  des  éléments  climatologiques  de  la  Havane,  et, 
dès  le  début,  s'amassèrent,  grâce  à  des  prodiges  de  travail, 
les  données  précieuses  si  bien  utilisées  dans  la  suite. 

En  1860,  le  Père  Cabré  regagnait  TEspagne  ;  le  Père 
François  Butina  lui  succéda,  remplacé  lui-même  en  1862 
par  le  Père  Félix  Ciampi.  Durant  cette  année  l'Observa- 
toire s'enrichissait  d'instruments  magnétiques  :  déclino- 
mètre,  magnétomètre  bifilaire  et  inagnétomètre  à  balance, 
qui  furent  aussitôt  mis  en  place. 

En  i863,  le  Père  Ciampi  était  rappelé  en  Italie.  Durant 
un  an,  les  Pères  Butina  et  Reynal  pourvurent  à  ce  que 
les  observations  ne  fussent  pas  interrompues  ;  de  1864  ^ 
1867,  le  Père  Joseph  Reynal  prit  la  direction,  remplacé 
de  1867  à  1868  par  le  Père  François  Pons,  et  en  1869 
par  le  Père  José-Maria  Vêlez.  Durant  ces  années  l'Obser- 
vatoire connut  des  jours  critiques  :  accablés  de  besogne 
dans  les  nombreuses  charges  qu'ils  remplissaient  au 
Collège,  alors  très  pauvre  de  personnel,  ces  Pères  durent 
faire  souvent  des  prodiges  d'activité  et  de  dévouement  pour 
mener  à  bien  ce  surcroît  de  besogne,  dépouiller  et  classer 
les  observations,  et  les  publier  dans  des  résumés  mensuels 
et  des  bulletins  annuels  que  l'on  réclamait  à  grands  cris. 

En  1870  enfin,  le  Père  Benoît  Vifies  prenait  la  direc- 
tion de  l'Observatoire  de  Belen  ;  il  la  devait  garder  durant 
vingt-trois  ans. 

Né  à  Poboleda  (Tarragone)  le  19  septembre  1837, 
entré  dans  la  Compagnie  de  Jésus  en  i856,  le  Père  Vifies 


40  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

montra  toujours  des  dispositions  remarquables  pour  les 
sciences  exactes;  durant  sept  ans  il  enseigna  la  physique, 
la  chimie  et  les  mathématiques  supérieures  au  Séminaire 
de  Salamanque.  Tout  le  reste  de  sa  vie  se  passa  à  la 
Havane.  Homme  d'une  application  inouïe  au  travail  et 
d'une  énergie  peu  commune  à  poursuivre  une  idée,  il  a 
fait  preuve  d'une  pénétratioîi  profonde  en  résolvant  le 
problème  si  complexe  de  la  formation  et  de  la  marche  des 
cyclones  des  Antilles. 

Dès  son  arrivée  à  Cuba,  le  Père  Vines  se  préoccupa  de 
classer  les  données  de  ce  problème  ;  les  observations  des 
douze  années  précédentes,  soigneusement  revues  par  lui 
et  comparées  entre  elles,  lui  permirent  de  sérieuses  études 
préliminaires.  En  même  temps,  il  accrut  la  précision  et 
lexactitude  des  observations  faites  sous  ses  ordres,  afin 
de  déterminer  les  moindres  particularités  météorologiques. 
Cest  dans  ce  but  que,  en  1873,  il  faisait  Tacquisition  d'un 
météorographe  Secchi,  cette  merveille  tant  admirée  à 
TExpositiou  de  1867  ^  Paris,  et  qui  avait  valu  à  son 
inventeur  les  plus  hautes  récompenses. 

Au  bout  de  cinq  années  d'un  labeur  assidu,  le  Père 
Vines  possédait  la  plupart  des  éléments  de  la  question  des 
cyclones  ;  toujours  poursuivi  de  la  pensée  de  sauver  des 
vies  humaines  et  d'éviter  à  l'île  de  Cuba  d'irréparables 
désastres,  il  s'était  déjà  avancé  plusieurs  fois  à  annoncer 
l'approche  probable  du  fléau  ;  en  1875  et  1876,  il  pro- 
nostiquait enfin  officiellement  et  faisait  connaître  aux 
intéressés,  coup  sur  coup,  l'arrivée  et  la  trajectoire  de 
trois  cyclones.  Ses  avis  furent  écoutés  ;  le  vapeur  Liberty, 
qui  crut  pouvoir  ptisser  outre  aux  avertissements  donnés, 
se  perdit  corps  et  biens. 

En  1876,  le  Père  Vifios  envoyait  à  l'Exposition  de 
Philadelphie  la  collection  des  publications  de  l'Observa- 
toire de  B^len  ;  elles  furetit  récompensées  d'un  diplôme 
d'honneur. 

En  1877,  le  Père  entreprit,  sous  les  auspices  de  l'Aca- 


\ 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      4I 

demie  des  Sciences  de  la  Havane,  deux  voyages  d  explo- 
ration scientifique  à  travers  les  îles  de  Cuba  et  de  Porto- 
Rico.  Il  s  était  donné  pour  mission  d  étudier  les  cyclones 
sur  le  théâtre  même  de  leur  action,  d'interroger  les  traces 
de  lenv  passage  et  de  recueillir,  de  la  bouche  de  témoins 
autorisés,  des  détails  nombreux  et  circonstanciés  sur  la 
naissance,  la  marche  et  les  effets  de  ces  météores.  Cette 
mission,  on  le  savait,  avait  un  but  d'utilité  commune;  on 
savait  également  qu'elle  était  confiée  à  un  homme  capable 
de  11  mener  à  bonne  fin  ;  aussi  le  Père Vinos  fut-il  accueilli 
partout  avec  la  bienveillance  la  jdus  cordiale;  tous  mirent 
à  son  service  leurs  ressources  et  leur  influence.  A  son 
retour,  il  fit,  devant  ses  collègues  de  l'Académie,  l'histoire 
de  ces  deux  voyages,  avec  l'exposé  et  la  discussion  des 
faits  observés  et  des  documents  rassemblés.  Le  tout  fut 
publié  en  un  volume  :  Apuntes  relaiivos  a  los  huracanes 
de  las  Aniillas  en  sefiembre  y  octubre  de  1875  y  1876, 
que  nous  aurons  à  analyser  plus  loin. 

La  même  année,  l'Observatoire  de  Belen  était  associé 
au  service  d'informations  météorologiques  internationales, 
décidé  en  1873  au  Congrès  de  Vienne,  et  qui,  jusqu'en 
1887, publia  une  remarquable  collection  de  cartes  météoro- 
logiques internationales,  enlaçant  dans  un  vaste  réseau 
tout  l'hémisphère  boréal. 

L'année  suivante  (1878),  l'Observatoire  recevait  un 
diplôme  et  une  médaille  à  l'Exposition  de  Paris. 

En  1880,  le  Père  Vines,  à  l'occasion  des  tremblements 
de  terre  qui  s'étaient  fût  sentir  dans  la  partie  ouest  de 
Cuba  les  22  et  23  janvier,  faisait  dans  cette  région,  en 
compagnie  d'un  ingénieur-inspecteur  des  mines,  un  voyage 
d'exploration  géologique  et  volcanique,  qui  lui  fournit 
l'occasion  d'un  intéressant  mémoire. 

En  1882,  désireux  de  se  mettre  au  courant  des  derniers 
progrès  de  la  science  et  d'étudier  sur  place  les  perfection- 
nements apportés  aux  instruments  et  aux  observations,  le 
Père  Vin-îs  partait  pour  l'Europe.  Il  visita  successivement 


42  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

les  observatoires  les  mieux  installés  d'Espagne,  de  France, 
de  Belgique,  d'Angleterre.  A  Stonyhurst,  il  profita  avec 
plaisir  des  conseils  et  de  l'expérience  du  célèbre  Père 
Perry  et,  grâce  à  lui,  put  acquérir  et  faire  déterminer  les 
constantes  de  plusieurs  instruments  précieux.  La  sphère 
d'action  de  l'Observatoire  de  Belen  s'étendait  tous  les 
jours  ;  il  fallait  s'efforcer  de  le  mettre  à  la  hauteur  de  sa 
tâche. 

Cette  année  même,  le  passage  de  Vénus  sur  le  Soleil 
préoccupait  l'attention  des  savants  ;  pour  l'observer  on 
monta  au  Collège  de  Belen  un  magnifique  équatorial  de 
Kooke.  Une  Commission  polaire  internationale  organisait 
au  pôle  nord  une  série  d'expéditions  destinées  à  étudier 
la  géographie  et  la  physique  de  cette  intéressante  partie 
du  globe  ;  simultanément  des  observations  météoro- 
logiques et  magnétiques  devaient  se  faire  à  toutes  les 
latitudes  en  des  lieux  spécialement  choisis.  L'Observatoire 
de  Belen  fut  invité  oflSciellement  à  prêter  son  concours 
et  à  faire  ces  observations. 

En  1888,  les  travaux  importants  publiés  jusqu'alors  par 
ses  directeurs  étaient  récompensés  d'une  médaille  d'or  à 
l'Exposition  Universelle  de  Barcelone. 

Mais  ces  voyages,  ces  récompenses  ne  faisaient  point 
oublier  au  Père  Vines  le  but  principal  qu'il  s'était  pro- 
posé dès  le  début  :  l'organisation  d'un  service  complet 
d'informations  sur  les  cyclones.  Les  succès  obtenus  par 
semblables  services  dans  les  Observatoires  de  Manille  et 
de  Zi-ka-Wei  stimulaient  son  zèle.  Les  mémoires  divers, 
les  appendices  aux  Bulletins  de  l'Observatoire  publiés  par 
lui,  montraient  sa  profonde  connaissance  des  lois  du  phé- 
nomène ;  autre  chose  était  de  prédire  d'avance  sa  marche 
et  son  parcours.  11  lui  fallait  pour  cela  être  aidé  par 
d'autres  observateurs,  être  renseigné  sur  l'existence  des 
moindres  signes  avant-coureurs  de  la  tempête. 

Les  vaisseaux  de  la  marine  de  guerre  espagnole,  répartis 
un  peu  sur  tous  les  points  de  Cuba  ta  de  Porto-Rico, 


LBS  OBSERVATOIRES  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS.   48 

furent  les  premiers  à  offrir  leur  coopération,  intéressés 
qu'ils  étaient  à  la  chose  ;  des  observateurs  de  bonne  volonté, 
placés  dans  la  partie  orientale  de  Tile  ou  dans  les  Petites 
Antilles,  prêtèrent  leur  concours  ;  ces  observations,  trans- 
mises au  Père  Vines  par  la  Conimandance  de  la  marine  et 
la  Direction  du  port,  lui  permettaient  de  tirer  immédia- 
tement des  conclusions,  aussitôt  communiquées  au  public, 
aux  compagnies  de  navigation.  Dès  1875  et  1876,  le  ser- 
vice fonctionnait,  au  moins  sommairement. 

Le  côté  le  plus  embarrassant  de  la  question,  on  s'en 
aperçut  vite,  était  le  côté  financier.  Fort  heureusement, 
les  diverses  compagnies  de  câbles  et  de  télégraphes  auto- 
risèrent la  transmission  des  dépêches  météorologiques,  soit 
complètement  gratis,  soit  du  moins  avec  de  fortes  réduc- 
tions. Jusqu'en  1886  pourtant,  ce  service  d'informations 
souffrit  d'assez  nombreuses  irrégularités.  A  cette  époque, 
l'utilité  incontestable  d'un  service  régulier  finissant  par 
s'imposer,  on  songea  à  une  organisation  permanente  et 
complète. 

Sur  l'initiative  du  Père  Vines,  la  Junta  General  de 
Comercio  de  la  Havane  et  différentes  autres  administra- 
tions s'entendirent  pour  supporter  les  frais  d'un  service 
régulier  de  télégrammes,  centralisant  à  la  Havane  les 
nouvelles  météorologiques.  Le  précieux  concours  de 
M.  Ramsden,  consul  d'Angleterre  à  Santiago  de  Cuba, 
permit  bientôt  d'étendre  ce  service  et  de  recevoir  des 
dépèches  régulières  des  Antilles  anglaises.  Les  Com- 
pagnies de  câbles  tinrent  à  coopérer  à  cette  œuvre  d'in- 
térêt général  ;  si  bien  qu'en  1887,  sept  stations  d'infor- 
mations fonctionnaient  régulièrement  aux  points  suivants  : 
la  Trinité,  la  Barbade,  la  Martinique,  Antigua,  Mayagùez 
(Porto-Rico),  la  Jamaïque,  Santiago  de  Cuba.  D'autres 
également  envoyaient  de  temps  en  temps  des  observa- 
tions :  St-Thomas,  St-Christophe,  la  Guadeloupe,  la 
Domitiique,  Ste-Lucie,  Grenade.  De  Cienfuegos,  le  Père 
L.  Gangoiti,  futur  successeur  du  Père  Vines,  et  alors  pro- 


44  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

fesseur  au  Collège  de  N.-D.  de  Montserrat,  télégraphiait 
également  de  précieuses  informations.  A  ces  stations  aux- 
quelles d'autres  se  joignirent  dans  la  suite,  il  faut  ajouter 
les  stations  flottantes  formées  par  les  navires  de  guerre 
et  qui,  par  ordre  supérieur,  envoyaient  périodiquement 
leurs  observations  à  la  Havane. 

Muni  de  tous  ces  documents,  le  Père  Vines  put,  durant 
de  longues  années  et  à  maintes  reprises, signaler  rapproche 
et  tracer  la  marche  des  cyclones.  Nul  ne  pourrait  dire 
le  nombre  de  vies  humaines  et  la  somme  de  richesses 
qui,  grâce  à  lui,  ont  échappé  au  fléau. 

Le  Père  eût  désiré  pourtant  quelque  chose  de  plus 
stable  qu'une  organisation  reposant,  en  somme,  sur  des 
bonnes  volontés  privées  et  des  intérêts  un  peu  personnels. 
En  1890,  il  put  espérer  un  moment  voir  ses  espérances  réa- 
lisées. A  cette  époque  en  effet,  le  gouvernement  espagnol 
ayant  décidé  d'établir  à  la  Havane  un  observatoire  météo- 
rologique, l'Académie  des  Sciences  de  cette  ville,  con- 
sultée par  le  gouverneur  général  de  Cuba,  déclara  à 
l'unanimité  que  la  Havane  devait  être  dotée  d'un  obser- 
vatoire central  de  première  classe,  et  que,  si  cela  ne  se 
pouvait  faire,  il  était  à  désirer  que  l'Observatoire  du 
Collège  de  Belen  devînt  le  centre  d'un  service  régulier 
d'informations,  recueillies  et  transmises  par  des  stations 
oflBcielles,  distribuées  à  Cuba  même,  St-Dominique, 
Puerto-Rico  et  dans  les  Petites  Antilles.  Malheureuse- 
ment, ni  l'un  ni  Tautre  de  ces  souhaits  ne  fut  exaucé  :  on 
créa,  sous  la  dépendance  de  la  Commandance  de  la  marine 
à  la  Havane,  un  petit  observatoire,  qui,  loin  d'améliorer 
la  situation,  la  compliqua  encore  davantage.  D'une  part, 
ses  directeurs  étaient  loin,  malgré  leur  bonne  volonté, 
d'avoir  la  compétence  que  donnait  au  Père  Vines  sa  vieille 
expérience  de  vingt  ans  ;  d'autre  part,  les  informations 
qu'il  transmit  ou  reçut  furent  loin  d'être  régulières  et 
firent  souvent  défaut  au  moment  opportun.  —  Le  Signal 
Sercice  des  États-Unis    qui  recevait  les  câblogrammes 


V 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      ^5 

de  cet  observatoire,  et  auquel  le  Père  Vines  continuait  h 
envoyer  ses  prévisions,  fut  plus  d'une  fois  dans  une  cruelle 
perplexité,  en  présence  d'informations  contradictoires 
émanées  de  ces  deux  sources,  et  ne  put  s'empêcher  de 
donner  raison  à  son  officieux  mais  savant  correspondant. 
Et  le  public  et  les  journaux,  faisant  semblables  constata- 
tions, continuaient  à  consulter  le  Père  et  à  célébrer  l'exac- 
titude de  ses  prédictions. 

Malgré  tout,  le  coup  fut  sensible  au  Père  Vines.  Était-ce 
donc  ainsi  qu'on  le  payait  des  inappréciables  services 
rendus  pendant  vingt  ans,  et  des  labeurs  inouïs  auxquc  Is 
il  s'était  livré  ?  Alors  que  le  gouvernement  anglais  témoi- 
gnait la  plus  grande  faveur  à  l'Observatoire  des  Jésuites 
de  wStonyhurst,  alors  que  les  États-Unis  confiaient  à  ces 
mêmes  Jésuites  le  service  météorologique  des  Philippines, 
alors  que,  grâce  à  la  faveur  de  différents  gouvernements, 
les  Jésuites  pouvaient,  à  Zi-ka-Wei,  organiser  un  S(n*vice 
d'informations  modèle,  le  seul  Observatoire  du  Collège  de 
Belen,  non  seulement  ne  recevait  aucune  subvention,  mais 
avait  encore  à  payer  au  gouvernement  espagnol  des 
droits  de  douane  de  33  7o  P^^^^'  des  instruments  déjà  très 
cheis  et  au  moyen  desquels  il  avait  pu  faire,  durar  t  de 
longues  années,  des  annonces  absolument  gratuites  ! 

H  ne  restait  plus  au  Père  Vines  que  quelques  années 
à  vivre.  Comme  s'il  eût  eu  le  pressentiment  de  sa  fin  pro- 
chaine, il  se  multiplia  pour  consigner  dans  ses  derniers 
écrits  les  résultats  de  ses  observations  et  de  ses  études 
sur  les  cyclones.  Son  infatigable  plume  ne  s'arrêta  plus,  et 
Tannée  même  de  sa  mort,  en  1893,  sollicité  par  la  com- 
mission do  l'Exposition  de  Chicago  d'envoyer  quelque 
nouveau  travail,  il  composa  ses  Investigaciones  relativas 
à  la  Circulaciôn  y  Traslaciôn  Ciclôyxica,  en  quelque 
sorte  son  testament  scientifique,  œuvre  d'une  précision  et 
d'une  étendue  de  vues  étonnantes. 

Le  23  juillet  1893,  le  Père  Benoît  Vines  allait  dans  un 


46  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

monde  meilleur,  jouir  d'un  repos  bien  mérité,  loin  des 
mesquineries  d'ici-bas. 

De  1873  à  1874,  il  avait  été  aidé  dans  sa  lourde  tâche 
par  le  Père  Thomas  Ipina,  de  j5  à  77  par  le  Père  Boni- 
face  F.  Valladares,  de  78  à  80  par  le  Père  Maurice  Cid, 
en  81  et  82  par  le  Père  Pierre  Oroso,  en  83  et  84  de 
nouveau  par  le  Père  Valladares.  A  partir  de  i885, 
M.  Joseph  Albertilui  servit  d'assistant. 

La  succession  du  Père  Vines  était  lourde  ;  tous  le  sen- 
taient, et  on  se  demandait,  non  sans  inquiétude,  qui  ose- 
rait assumer  la  responsabilité  de  prédire  les  cyclones  des 
Antilles,  avec  la  sûreté  et  la  maîtrise  qui  avaient  caracté- 
risé ses  informations.  La  tâche  échut  au  Père  Laurent 
Gangoiti,  dès  longtemps  en  relation  avec  le  Père  Vines, 
et  au  courant  du  fonctionnement  d'un  observatoire.  Le 
29  août  1893,  il  prenait  la  direction  de  celui  de  Belen. 

Le  public,  malin  autant  qu'intéressé,  l'attendait  à 
l'œuvre  :  le  cyclone  de  septembre  1894  fut  annoncé  et 
décrit  par  le  nouveau  directeur  avec  une  exactitude  qui 
rassura  pleinement  les  craintifs  et  provoqua,  dans  toute 
la  presse,  une  explosion  de  joie.  On  reporta  aussitôt  sur 
lui  la  confiance  que  Ton  avait  eue  en  son  prédécesseur. 

L'un  des  premiers  soucis  du  Père  Gangôiti  fut  de 
mettre  en  ordre  et  de  publier  les  observations  des  trois 
dernières  années,  ce  que  le  Père  Vines  n'avait  pu  faire, 
surchargé  comme  il  Tétait  d'occupations.  Puis,  de  con- 
cert avec  le  Père  Recteur  du  Collège,  le  R.  P.  José- 
Maria  Palacio,  il  s'occupa  de  mettre  le  local  même  de 
l'Observatoire  plus  en  rapport  avec  les  accroissements 
successifs  qu'avaient  pris  ses  services,  et  la  haute  qualité 
des  personnages  qui  y  faisaient  de  fréquentes  visites,  car, 
jusqu'alors,  la  pauvreté  de  l'installation  avait  étrangement 
contrasté  avec  la  célébrité  de  l'institution  et  l'idée  gran- 
diose qu'on  s'en  faisait,  d'après  ses  succès.  On  éleva 
donc,  sur  l'une  des  parties  de  la  façade  du  collège,  une 
gracieuse  construction  destinée  à  abriter  les  instruments  ; 


LES   OBSERTATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      47 

de  plus,  une  subvention  annuelle  fixe  fut  attribuée  à 
Tobservatoire  rajeuni. 

Durant  plusieurs  années,  sous  la  direction  du  Père 
Gangoiti,  l'Observatoire  de  Belen,  tout  en  restant  un 
observatoire  strictement  privé,  continua  de  son  mieux  à 
remplir  le  rôle  à  la  fois  scientifique  et  humanitaire  qu'il 
s'était  fixé,  subvenant  seul  à  ses  dépenses.  Plusieurs 
fois  le  Père  Vifies  avait  eu  à  lutter  pour  lui  garder  ce 
caractère  privé  qui  faisait  une  pî^rtie  de  son  mérite  ;  il 
avait  refusé  la  subvention  que  lui  offraient  les  États-Unis 
s'il  voulait  se  laisser  incorporer  au  Signal  Service  ; 
il  avait  refusé  de  le  laisser  transformer  par  le  gouverne- 
ment espagnol  en  observatoire  de  l'État.  En  iSgS, 
les  dépenses  grandissant  toujours,  il  fallut  pourtant 
prendre  un  parti.  D'aucuns,  et  non  sans  raison,  s'éton- 
naient que  l'Espagne  ne  voulût  point  aider  pécuniaire- 
ment une  œuvre  qui,  depuis  plus  de  quarante  années, 
avait  rendu  de  si  éminents  services.  Le  Père  Gangoiti  se 
décida  à  rappeler  ces  services  dans  une  supplique  au 
ministre  des  Colonies  et  à  demander  un  crédit  d'une 
centaine  de  mille  francs.  La  supplique  fut  appuyée  par 
les  premières  autorités  cubaines,  et  en  mai  1896,  le 
marquis  de  Palmerola  annonçait  que  la  subvention  était 
accordée,  à  prendre  sur  l'exercice  1896-97. 

Sur  ces  entrefaites,  la  guerre  séparatiste  éclatait  à  Cuba, 
suivie  bientôt  de  la  guerre  hispano-américaine,  et  la 
grande  île  changeait  de  maître.  Les  États-Unis  instal- 
lèrent, à  la  Havane  et  dans  les  Antilles,  des  stations 
relevant  du  Weather  Bureau,  Ils  voulurent  un  instant 
imposer  à  l'Observatoire  même  de  Belen,  gardant  direc- 
teur et  assistants,  de  devenir  une  station  officielle  ;  c'eût 
été  enlever  à  l'œuvre  toute  sa  valeur  et  tout  son  mérite. 

Obéissant  à  certaines  inspirations  venues  de  Washington , 
les  autorités  américaines  enlevèrent  aux  Pères  de  l'Obser- 
vatoire le  libre  usage  des  lignes  télégraphiques,  pour  les 


48  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

réserver  au  seul  Weather  Bureau;  Tordre,  il  est  vrai,  ne 
tarda  pas  à  être  révoqué. 

Pas  un  instant,  au  milieu  de  toutes  ces  complications, 
ne  s'éclipsa  la  faveur  dont  était  entouré  l'Observatoire  de 
Belen.  Répondant  à  d'universelles  sollicitations,  il  conli- 
nue  à  rendre  les  mêmes  services  que  par  le  passé,  à  côté 
du  Weathe7'  Bureau  et  presque  comme  si  ce  dernier 
n'existait  point,  mais  consulté  pourtant  par  lui,  à  diffé- 
rentes reprises,  et  vivant  avec  lui  en  bonne  intelligence. 
L'Observatoire  n'a,  du  reste,  d'autres  moyens  d'existence 
que  ceux  dont  il  a  toujours  vécu  :  les  subsides  octroyés 
par  le  collège  et  la  bienveillance  de  ceux  qui  utilisent  ses 
avertissements  et  ses  travaux. 


II 

TECHNIQUE 

Bâtiments  et  instruments,  —  L'Observatoire  du  collège 
de  Belen  est  situé  sur  une  partie  des  bâtiments  du  collège 
dont  il  forme  un  second  étage  ;  il  comprend  dix  fenêtres 
de  façade.  Au  centre,  une  grande  bibliothèque  de  1  i^.SS 
sur  7"", 65  renferme  différentes  publications  provenant 
des  observatoires  nombreux  avec  lesquels  celui  de 
Belen  est  en  relation  ;  au  sud  et  au  nord,  des  apparte- 
ments pour  le  directeur,  le  sous-direcieur  et  les  assistants. 
A  l'extrémité  nord,  dans  une  salle  spéciale,  sont  installés 
sur  de  solides  colonnes  les  instruments  magnétiques 
fixes.  Dans  l'un  des  angles  de  la  terrasse  qui  surmonte 
l'étage  de  l'Observatoire,  une  tour  carrée,  fort  élégante, 
contient  la  salle  des  instruments  météorologiques  ;  à  la 
hauteur  de  plus  de  vingt  mètres  où  ils  sont  installés,  ils 
sont  parfaitement  dégagés  ei  i)lacés  en  bonne  situation. 
La  t(  rrasse  de  la  tour  elle  même  supporte  les  anémo- 
mètres.   Un   abri   ordinaire    renferme    thermomètres   et 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.     49 

psychromètres  ;  un  solide  pilier  de  marbre,  fixé  sur  l'un 
des  gros  murs  du  collège,  sert  aux  mesures  magnétiques 
absolues. 

Au  point  de  vue  astronomique,  l'Observatoire  possède 
une  lunette  équatoriale  de  Kooke  de  dix  centimètres 
d'ouverture,  munie  d'un  appareil  de  projection  pour  l'ob- 
servation des  taches  solaires,  d'un  spectroscope  de  Hilger 
et  d'un  autre  de  Browning.  Ce  bel  instrument  a  servi  à 
observer  l'éclipsé  de  soleil  du  28  mai  1900;  mais,  faute 
de  re^ources,  on  n'a  pu  encore  l'installer  dans  un  local 
approprié.  On  espère  pouvoir  un  jour  lui  construire  une 
cor. pôle  à  l'extrémité  septentrionale  de  la  terrasse  de 
l'Observatoire.  Signalons  également  un  théodolite  de 
Troughton  permi^tiant  d'npprécier  les  3o",  un  théodolite 
de  mines,  modèle  Combes,  un  théodolite  répétiteur  con- 
struit par  Abraham,  de  Livcrpool,  un  sextant  de  Jones 
donnant  les  10"  ave(*  deux  horizons  artificiels,  un 
beau  j)endule  conij)ensatPur  à  mercure  avi-c  contacts 
électri(jues,  construit  par  Howard  et  C'*",  de  Boston,  et 
pouvant  servir  de  chi-onographe,  enfin  un  chronomètre 
d'isaac. 

La  section  magnétique  comprend  un  magnétomètre 
de  Urubb,  de  Dublin,  composé  d'un  déclinomètre,  d'un 
magnétomètre  bifilaire  et  d'un  magnétomètre  à  balance 
avec  théodolite  pour  les  lectures.  Un  magnétomètre  uni- 
filaire  d'EUiot,  un  inclinomètre  de  Casella  servent  aux 
mesures  magnétiques  en  voyage  ;  leuis  constantes  ont  été 
déterminées  à  l'Observatoire  de  Kew. 

La  section  météorologique  est  très  complètement  équi- 
pée :  4  baromètres  à  mercure  de  divers  types,  thermo- 
mètres et  psychromètres,  deux  pluviomètres,  hygromètres, 
évaporoniètre  de  Piche,  deux  anémomètres  Robinson, 
girouette  peifectionnée,  système  Friez,  de  Baltimoie, 
sept  néphoscopes  divers,  enfin  un  cyclonoscopc  et  un 
cj'clonephoscope  de  l'invention  du  Père  Vines  et  que 
nous  décrirons  tout  à  l'heure. 

in«sÉRiii:.  T.  IX.  4 


5o  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Parmi  les  instruments  enregistreurs,  citons  d'abord. le 
météorographe  du  Père  Secchi  ;  il  marche  depuis  plus 
de  trente  ans  sans  la  moindre  irrégularité.  Puis  viennent 
un  barographe  Richard,  un  psjchrographe  Casella,  et  le 
Univo'sal  Siinshine  Recorder  de  Lecky,  instrument  dont 
l'ingéniosité  est  connue. 

Une  chose  à  noter,  c'est  que  l'Observatoire  possède  un 
atelier  lithographique  et  imprime  lui-même  tous  les 
papiers  quadrillés  de  ses  enregistreurs. 

Inventions  et  travatuc,  —  Comme  on  a  pu  le  voir  par  les 
lignes  qui  précèdent,  c'est  surtout  à  Tétude  des  terribles 
cyclones  des  mers  des  Antilles  qu'on  s'est  appliqué  à 
l'Observatoire  de  Belen.  Grâce  aux  documents  amassés 
par  lui  et  ses  prédécesseurs,  grâce  à  vingt  ans  d'un  tra- 
vail continu,  le  Père  Vifies  a  pu,  le  premier,  pénétrer  le 
terrible  phénomène,  le  comprendre  dans  ses  détails,  et 
formuler  les  lois  de  sa  formation  et  de  sa  marche.  C'est 
justice  de  nous  arrêter  quelque  peu  à  exposer  ses  décou- 
vertes. Elles  sont  contenues  dans  plusieurs  des  notices 
ajoutées  par  lui  aux  Bulletins  de  l'observatoire,  mais 
surtout  dans  les  deux  ouvrages  que  nous  avons  déjà 
signalés  :  Apitntes..,  et  Invesiigaciones 

11  est  impossible  de  rapporter  ici  tous  les  détails  et 
toutes  les  particularités  signalées  par  le  Père  Vifies  :  déter- 
mination de  l'aire  de  pression  minima  où  sévit  le  cyclone 
et  des  aires  de  pression  maxima  où  régnent  les  anti- 
cyclones ;  diamètre  de  la  tourmente  proprement  dite  et 
diamètre  de  l'espace  central  où  règne  un  calme  relatif  ; 
vitesse  giratoire  du  tourbillon  et  sa  vitesse  de  translation, 
prise  à  diflférentes  distances  de  l'axe  vertical  et  en  divers 
points  de  la  trajectoire  ;  eiFets  de  balancement  du  cyclone 
autour  de  son  axe,  etc.  Mais  arrêtons-nous  aux  pages  où 
le  Père  Vines  attire  l'attention  sur  la  convergence  des 
vents  tourbillonnants  et  sur  la  véritable  forme  du  cyclone. 
Cette  question  est  capitale,  puisqu'elle  permet  de  com- 


\ 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      5l 

prendre   l'organisation   intime   des  tempêtes  et  que  sa 
solution  est  discutée  en  sens  opposé  par  différents  savants. 

Tout  d'abord  le  Père  s'élève  contre  la  théorie  de  Faye 
d'après  laquelle  tous  les  mouvements  tourbillonnants  à  axe 
vertical,  tempêtes,  ouragans,  bourrasques,  cyclones, 
seraient  des  girations  descendantes  se  formant  dans  les 
courants  supérieurs  de  l'atmosphère  aux  dépens  des  iné- 
galités de  vitesse  de  ces  courants,  et  empruntant  à  la  force 
vive  de  ces  mêmes  courants  l'action  mécanique  qu'ils 
exercent  sur  les  mers  et  les  continents.  Dans  l'idée  de 
Faye,  les  cyclones  seraient,  en  dernière  analyse,  des 
appareils  de  transmission  de  la  force  dans  le  sens  vertical, 
avec  concentration  très  énergique  au  bas,  tendance  cen- 
trifuge à  la  surface  du  sol,  et  mouvement  ascendant  dans 
la  partie  extérieure  du  tourbillon. 

Or,  de  l'avis  du  Père  Viîies,  cette  théorie,  que  son  auteur 
prétend  appuyer  sur  la  réalité  des  faits  et  les  lois  de  Red- 
fieUK  n'est  qu'une  théorie  à  'priori,  que  les  faits  eux-mêmes 
se  chargent  tous  les  jours  de  réfuter  et  de  contredire. 
Et,  à  de  nombreux  témoignages,  le  Père  ajoute  celui  de 
sa  propre  expérience;  là  où  la  théorie  de  Faye  exige 
nécessairement  des  courants  descendants,  une  dépression, 
une  tendance  centrifuge,  l'observation  a  presque  toujours 
montré,  d'une  façon  très  nette,  des  courants  ascendants, 
une  aspiration,  une  tendance  centripète. 

D'après  le  Père  Vines,  une  loi  générale  unique  peut 
rendre  compte  de  la  circulation  cyclonique  dans  les 
Antilles  ;  cette  loi  se  formule  ainsi  :  La  circulation  cyclo- 
nique  se  fait  de  telle  soj'te  que  les  courants  inféyneurs  de 
t atmosphère  convergent  cers  le  centre,  les  cotuants  d'alti- 
tude moyenne  tournent  circidai7*ement  autour  de  ce  centre, 
tandis  que  les  courants  supérieurs  sont  divergents.  Cette 
loi  ne  souffre  pas  d'exceptions. 

Le  meilleur  moyen  de  la  vérifier  est  d'observer  la  marche 
des  nuages  ;  selon  leur  nature,  en  etfet,  les  nuages  sont 
situés  à  différentes  hauteurs  et  soumis  à  l'influence  des 


52  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

courants  atmosphériques  qui  les  entraînent  dans  leur  cir- 
culation. 

La  loi  générale  peut  donc  se  décomposer  comme  suit  : 

1**  Les  légers  cirrus  qui  flottent  aux  plus* hautes  altitudes 
s'éloignent  dans  une  direction  radiale  du  centre  du  cyclone. 
Pratiquement,  leur  direction  forme  un  angle  à  peu  près 
nul  avec  la  ligne  qui  joint  ce  centre  au  point  où  est  situé 
l'observateur. 

2°  Les  cumulus  et  nimbus  très  bas  se  dirigent  dans  une 
direction  à  peu  près  perpendiculaire  à  celle  du  centre  du 
cyclone. 

3°  Les  ciri*o-stratus,  cirro-cumulus  et  alto-cumulus  se 
dirigent  dans  des  directions  faisant  avec  celle  du  cyclone 
des  angles  variant  entre  90°  et  0°,  angles  d'autant  plus 
faibles  que  ces  nuages  occupent  des  couches  plus  élevées. 

4°  Le  vent  converge  vers  le  centre  du  cyclone.  Il  souffle 
d  une  direction  située  en  dehors  de  l'angle  droit  formé  par 
les  directions  perpendiculaires  suivies  par  les  cirrus  et  les 
cumulus,  et  de  la  gauche  d'un  observateur  regardant  le 
centre  du  cyclone. 

Ces  divers  phénomènes  ont  été  depuis  bien  souvent  con- 
statés, ainsi  que  Texistence  des  cirrO'St7^atvLs  plumifoivnes ^ 
précurseurs  de  cyclones,  remarqués  pour  la  première  fois 
et  nommés  ainsi  par  le  Père  Vines.  ' 

Les  conclusions  générales  dégagées  par  le  Père  sont 
plus  connues  aujourd'hui  qu'elles  ne  Tétaient  au  moment 
où  il  les  formulait  ;  elles  valent  pourtant  la  peine  d  être 
citées,  comme  un  témoignage  de  l'étendue  de  ses  vues  et 
de  ses  efforts  pour  synthétiser  tant  d'obscurs  phénomènes. 

Il  existe  dans  l'atmosphère,  à  un  moment  donné,  des 
points  de  pression  mini  ma  et  des  points  de  pression  maxi- 
nia.  Tout  minimum  peut  être  considéré  comme  un  centre 
d'aspiration,  et  tout  maximum  comme  un  centre  d'expira- 
tion ou  d'expulsion.  L'air  des  couches  inférieures  de 
l'atmosphère  se  meut  horizontalement  à  la  surface  du  sol  ; 
il  converge,  en  suivant  des  trajectoires  spiraloïdes,  vers 


LES  OBSERVATOIRES  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS.   53 

les  centres  de  pression  minima,  et  ce  mouvement  giratoire 
sexécute  toujours  dans  le  sens  des  aiguilles  d'une  montre, 
dans  rhémisphère  austral,  en  sens  inverse  dans  Thémisphère 
boréal.  Le  contraire  a  lieu  autour  des  centres  de  pression 
maxima.  Du  premier  de  ces  deux  mouvements  naissent 
les  cyclones  à  courants  centripètes  et  ascendants;  le  second 
produit  les  anticyclones,  à  courants  centrifuges  et  descen- 
dants. La  force  principale  qui  provoque  et  entretient  les 
tempêtes  se  trouve  emmagasinée  dans  la  vapeur  d'eau 
enlevée  à  la  surface  des  mers  par  la  chaleur  solaire.  C'est 
cette  énergie  potentielle,  rendue  actuelle  parla  condensa- 
tion de  cette  vapeur,  qui  trouble  Téquilibre  atmosphérique 
et  donne  lieu  à  tous  les  phénomènes  qui  sont  les  con- 
séquences de  pressions  inégales  à  la  surface  du  globe.  Il 
suit  de  là  que  toute  cause  qui  tend  à  augmenter  ou  à 
diminuer  la  précipitation  de  vapeur  d*eau,  tend,  par  le 
fait  même,  à  accroître  ou  à  affaiblir  la  violence  des  mouve- 
merits  giratoires  de  Tair. 

Passant  de  la  théorie  à  la  pratique,  le  Père  Vines  avait 
réalisé  deux  instruments,  le  cyclor)OScope  et  le  cycloné- 
phoscope  permettant  de  déceler  à  distance  la  présence  et 
la  marche  des  cyclones. 

Le  cyclonoscope  se  compose  d'un  cercle  horizontal  sur 
lequel  est  tracée  la  rose  des  vents  ;  un  second  cercle  plus 
petit  et  concentrique  est  mobile  sur  le  premier  ;  il  porte 
les  directions  relatives  des  vents  et  des  différentes  variétés 
de  nuages  par  rapport  au  cyclone  et  à  l'observateur.  11 
suffit  de  placer  l'instrument  horizontalement,  d'orienter 
le  grand  cercle,  de  faire  coïncider  les  indications  du  petit 
avec  les  phénomènes  atmosphériques  observés,  et  l'on  a 
immédiatement  la  position  et  le  sens  de  la  marche  du 
cyclone. 

Le  cyclonéphoscope,  plus  perfectionné,  porte  au  centre 
un  néphoscope  de  réflexion, et  une  boussole  sert  à  l'orienter 
exactement. 

Ce  court  exposé  des  travaux  du  Père  Vifies  expliquera 


54  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

sans  doute  suffisamment  et  la  sûreté  de  ses  prédictions  sur 
les  cyclones  —  sûreté  déconcertante  et  proverbiale  —  et 
les  mentions  élogieuses  qu'ont  faites  de  lui  de  savants 
météorologistes,  comme  Ferrel  dans  son  Popular  Trea- 
iise  on  the  Winds^  et  l'idée  plusieurs  fois  reprise  de 
donner  aux  cyclones  des  Antilles  le  nom  de  Vinesa^ 
poiir  les  opposer  aux  typhons  des  mers  de  Chine. 

Hâtons-nous  d'ajouter  que  le  Père  Gangoiti,  successeur 
du  Père  Vines,  a  su  émerger  du  brillant  sillage  qu'il  lui 
faut  suivre  ;  ses  informations  toujours  précises,  ses  pro- 
nostics jamais  trompés,  lui  ont  valu,  en  maintes  occasions, 
les  éloges  les  plus  flatteurs.  Le  Diario  de  la  marina 
du  18  septembre  1900,  ne  disait-il  pas,  par  exemple,  que, 
en  cas  de  divergence  de  pronostics  entre  le  Weathev  Bu- 
reau et  le  Père  Gangoiti,  c'était  toujours  l'avis  du  second 
que  l'on  suivait  ?  La  Union  Espanola  du  24  septembre 
igoS  énonçait  la  même  idée. 

Sous  la  direction  du  Père,  les  travaux  de  l'Observatoire 
se  poursuivent  avec  la  plus  grande  régularité  :  dix  obser- 
vations quotidiennes  auxquelles  il  faut  ajouter  les  deux 
observations  internationales  de  7  h.  3o  du  matin  et  de 
7  h.  3o  du  soir.  La  collection  des  Bulletins  est  complète, 
de  i858  à  igoS  (une  lacune  de  4  ans,  de  1881  à  1884, 
sera  bientôt  comblée),  et  cette  collection  est  très  appréciée. 
Les  Bulletins  de  l'Observatoire  de  Bolen  sont  échangés 
avec  ceux  de  1 56  observatoires. 

Les  annonces  émanées  du  directeur  sont  envoyées  à  la 
plupart  des  journaux  de  Cuba,  à  seule  charge  à  eux  de  ne 
pas  attaquer  la  religion  et  le  personnel  de  l'Observatoire. 
Plusieurs  feuilles,  pour  pouvoir  insérer  ces  annonces,  ont 
renoncé  à  leurs  violentes  déclamations  antireligieuses. 

Depuis  1901,  le  Père  Gangoiti  est  aidé  par  un  sous- 
directeur  —  les  Pères  Simon  Sarasola  et  Mariauo  Gutier- 
rez-Lanza  ont  successivement  occupé  ce  poste  —  et  par 
trois  assistants  civils. 

Des  services  particuliers  sont  souvent  demandés  à  l'Ob- 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      55 

servatoire  ;  ainsi  les  commandants  de  paquebots  y  font 
régler  leurs  chronomètres  de  bord  ;  en  iqoS,  le  Coast 
and  Geodelic  Siirrey  priait  le  P.  Gangoiti  de  faire  à  la 
Havane  et  dans  les  environs  dos  mesures  magnétiques 
absolues  ;  une  autre  année  (1898),  les  officiers  du  vaisseau 
autrichien  Donau  venaient  faire  à  l'Observatoire  des 
mesures  sur  l'intensité  rie  la  pesanteur. 

En  terminant,  exprimons  un  souhait  :  c'est  que  des  res- 
sources plus  considérables  permettent  à  l'Observatoire  de 
Belen  de  remplir  de  mieux  en  mieux  la  noble  tâche  qu'il 
s'est  donnée  de  contribuer  à  l'avancement  de  la  science  et 
au  bien  de  l'humanité. 


OBSERVATOIRE  DE  MANILLE  (i) 


HISTORIQUE 

Fondation.  — C'est  en  i865  que  fut  fondé  l'Observatoire 
de  Manille,  au  collège  de  TAthénée,  dirigé  par  les  Pères 
de  la  Compagnie  de  Jésus.  On  sait  combien  fréquents  et 
capricieux  sont  les  cyclones  qui  dévastent  les  îles  Philip- 
pines. Depuis  plusieurs  années  les  professeurs  du  collège 
s'intéressaient  à  ces  singuliers  météores  et  s'etforçaient 
d'en  recueillir  les  pronostics.  Le  formidable  typhon  de 
septembre  i865,  en  leur  montrant  l'utilité  de  leurs  tra- 
vaux, les  décida  à  poursuivre  leurs  observations  d'une 
manière  plus  scientifique.  liCs  instruments  les  plus  indis- 
pensables furent  installés,  et  dès  lors  un  petit  bulletin 
mensuel,  illustré  de  courbes  diverses,  puis   un   bulletin 

(1)  Manila  Ceniral  Observalory,  Philip|>ine. 


56  REVUK    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

annuel,  enregistrèrent  les  observations  et  résumèrent  les 
principales  perturbations  atmosphériques. 

Sous  rimpulsion  de  son  ardent  directeur,  le  Père  Fré- 
déric Faura,  le  nouveau  centre  scientifique  se  développa 
rapidement.  En  1868,  on  fit  Tacquisition  du  météorographe 
du  Père  Secchi  ;  plusieurs  instruments  furent  offerts  par 
do  généreux  donateurs.  En  1870,  la  feuille  mensuelle 
publiée  par  TObservatoire  se  transformait  en  un  véritable 
Bulletin,  contenant,  avec  des  articles  de  fond,  des  obser- 
vations météorologiques  complètes,  faites  toutes  les  trois 
heures,  et  leurs  moyennes. 

Les  documents  allèrent  ainsi  s'accumulant  pendant 
quatorze  ans.  En  1879  enfin,  le  Père  Faura  crut  arrivé 
le  momeni  de  les  utiliser.  Après  une  longue  et  minutieuse 
étude  des  mouvements  du  baromètre  à  ces  latitudes,  de 
l'aspect  des  nuages  et  des  changements  de  direction  du 
vent  à  l'approche  des  cyclones,  il  se  jugea  suffisamment 
outillé  pour  annoncer  à  coup  sûr  ces  terribles  phénomènes. 
A  lui  revient  Thonneur  d'avoir,  le  premier,  prédit  la 
formation,  les  mouvements  et  la  trajectoire  probable  des 
typhons  des  mers  de  Chine,  rendant  ainsi  aux  habitants 
des  îles  Philippines  et  aux  compagnies  de  navigation 
d'inappréciables  services. 

Le  premier  typhon  annoncé  par  le  Père  Faura  fut 
celui  du  7  juillet  1879,  le  second,  celui  du  20  novembre 
de  la  même  année.  L'exactitude  avec  laquelle  se  réali- 
sèrent les  prévisions  du  Père  donna  dès  lors  à  réfléchir 
aux  autorités  locales.  L'Observatoire  de  l'Athénée  prenait 
rang  ;  ses  avis  et  annonces  furent  reçus  avec  considéra- 
tion. En  1878,  le  directeur  général  des  télégraphes  don- 
nait toute  autorisation  pour  que,  des  diverses  îles,  les 
renseignements  pussent  être  centralisés  à  Manille.  Aidé 
ainsi  dans  sa  tâche,  et  fort  de  ses  études  préliminaires,  le 
Père  Faura,  de  1879  ^  ^^^^  seulement,  put  annoncer 
cinquante-trois  typhons  ;  trois  fois  seulement  il  se  trompa 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGME   DE   JÉSUS.      5j 

légèrement  sur  leur  direction  probable.  Ces  chiffres  sont 
assez  éloquents. 

Bientôt  même  TObservatoire  de  Manille  eut  l'occasion 
d'étendre  encore  son  rayon  d  action.  En  1880,  un  câble 
lut  immergé  entre  Hong-Kong  et  Manille.  Désireux  de 
faire  prodter  les  côtes  de  Chine  des  annonces  de  typhons, 
dont  l'Archipel  des  Philippines  se  félicitait,  M.  J.  Hen- 
nesy,  gouverneur  de  Hong-Kong,  écrivait  à  D.  Fernando 
Primo  de  Rivera,  gouverneur  de  l'Archipel,  pour  obtenir 
par  son  influence,  du  directeur  de  l'Observatoire,  qu'un 
échange  quotidien  et  régulier  de  renseignements  météoro- 
logiques eût  lieu  entre  les  ports  de  la  côte  de  Chine  et 
ceux  des  Philippines.  Le  P.  Faura  répondit  que  ce  projet 
avait  été  dès  longtemps  caressé  par  lui,  et  que,  ses 
observations  lui  ayant  montré  l'arrivée  des  cyclones  sur 
les  côtes  chinoises  deux  jours  au  moins  après  leur  pas- 
sage sur  les  Philippines,  l'échange  de  dépêches  projeté 
avait  une  utilité  incontestable. 

Il  ne  se  trompait  pas  :  le  18  août  i883,  le  Daily  Press 
de  Hong-Kong  constatait  que,  dans  le  courant  de  cette 
année,  les  prévisions  de  l'Observatoire  de  Mar)ille  s'étaient 
réalisées  de  point  en  point,  et  il  insistait  sur  les  avantages 
de  ces  communiqués  météorologiques.  D'après  les  conseils 
du  Père  Faura,  Hong-Kong  songea  bientôt  aussi  à  avoir 
son  observatoire  :  habitants  des  côtes  et  navigateurs  des 
mers  voisines  en  retirèrent  de  grands  avantages. 

Mais  on  pouvait  faire  mieux  encore.  En  1876,  le  Père 
Faura  était  parti  pour  T Europe;  nous  le  trouvons  à  Ronie, 
auprès  du  Père  Secchi,  en  1877  ;  il  visite  l'Exposition  de 
1878  à  Paris,  et  va  conférer  à  Stonyhurst  avec  le  Père 
Perry.  Or,  de  congrès  en  congrès,  depuis  le  premier  Con- 
grès de  météorologie  de  Bruxelles  en  i853,  cette  science 
avait  rapidement  progressé.  Pour  l'améliorer  encore,  on 
saccordait  surtout  sur  ce  point  que,  par  le  moyen  des 
lignes  télégraphiques,  le  globe  entier  devait  être  enserré 
dans  un  réseau  d'observations  faites  simultanément,  d'après 


58  REVL'E    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

une  méthode  uniforme,  et  centralisées  ensuite  dans 
quelques  stations  principales.  Pareille  institution  pouvait 
seule  permettre  do  formuler  des  lois  générales  et  d'en 
prévoir  l'application . 

Tout  pénétré  de  ces  idées,  le  Père  Faura  revint  à 
Manille,  avec  le  désir  bien  arrêté  de  faire  tout  son  pos- 
sible pour  doter  les  Philippines  d'un  réseau  météoro- 
logique complet.  Des  listes  de  souscription  furent  lancées, 
remplies  par  des  particuliers,  des  compagnies  de  navi- 
gation et  d'assurance  ;  des  mémoires  furent  rédigés  et 
envoyés  à  Madrid.  La  Compagnie  de  Jésus  offrait  de 
bâtir  à  ses  soins  et  frais  un  observatoire  central  et  d'en 
prendre  la  direction. 

Le  28  avril  1884,  un  décret  royal  approuvait  la  création 
d'un  observatoire  central  et  de  six  stations  reliées  télé- 
graphiquement  à  l'observatoire  ;  des  sommes  importantes 
étaient  mises  à  la  disposition  des  directeurs  ;  toutes  les 
stations  navales  des  îles  étaient  priées  de  recueillir  les 
renseignements  intéressants  et  de  les  faire  parvePiir  à 
Manille.  Une  ère  nouvelle  commençait. 

Organisation,  —  Encouragé  par  ces  heureux  résultats, 
le  Père  Faura  se  mit,  avec  son  habituel  enthousiasme,  à 
compléter  l'œuvre  commencée.  Ses  efforts  portèrent  natu- 
rellement sur  deux  points  :  construction  du  nouvel  obser- 
vatoire, organisation  des  stations  secondaires. 

L'observatoire  fut  inauguré  en  juillet  188G.  Les  bâti- 
ments sont  situés  dans  un  faubourg  de  Manille  nommé 
Ermita,  près  de  la  mer  ;  rien  n'en  borne  la  vue.  De  grands 
jardins  s'étendent  tout  autour,  offrant  toute  facilité  pour 
des  agrandissements  futurs.  Le  bâtiment  principal,  aux 
murs  fort  épais,  a  la  forme  d'un  rectangle;  nous  le  décrirons 
plus  loin  en  détail.  Deux  autres  constructions  séparées 
ont  été  élevées  daris  la  suite,  l'une  servant  de  pavillon 
magnétique,  l'autre  attribuée  aux  observations  astro- 
nomiques.   Un    poste  télégraphique,   réservé  au  service 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      DQ 

météorologique,  unit  l'observatoire  central  au  câble  des 
Philippines  et  aux  stations  secondaires. 

La  plupart  de  ces  stations  furent  fondées  de  i885  à 
1887.  Les  premières  fondées,  vu  Timportance  de  leur 
situation  géographique,  furent  celles  du  sud-est  de  Tile  de 
Luçon.  Le  Père  Faura  lui-même,  accompagné  du  Père 
Battlô  et  de  Dom  Toribio  Jovellanos,  assistant  à  l'Obser- 
vatoire, fit  en  1&85  un  voyage  dans  ce  but.  Dom  Jovel- 
lanos alla  ensuite  installer  les  stations  du  centre  et  du 
nord  de  Tîle. 

Chacune  de  ces  stations  fut  pourvue  des  instruments 
suivants,  signés  pour  la  plupart  de  Negretti  et  Zambra  : 

Baromètre  Fortin  Anémoscope 

Thermomètre  à  maxima  Anémomètre 

Thermomètre  à  minima  Évaporomètre 

Psychromètre  Pluviomètre 

Quelques-unes  reçurent  en  plus  un  baromètre,  psychro- 
mètre et  thermomètre  enregistreurs  de  Richard.  Les 
observations  de  toutes  ces  stations  étaient  envoyées  tous 
les  jours  télégraphiquement  à  Manille. 

D'ailleurs,  le  zèle  et  lactivité  du  Père  Faura  ne  se 
bornèrent  pas  à  la  météorologie.  L'étude  des  phénomènes 
sismiques,  si  importants  dans  toute  cette  partie  du  monde, 
l'occupait  depuis  longtemps.  Les  notes  qu'il  publia,  à 
propos  du  grand  tremblement  de* terre  de  1880,  lui 
valurent  même,  de  la  part  de  la  municipalité,  le  titre  de 
Fils  adoptif  de  Manille.  Quatorze  stations  de  l'île  de 
Luçon,  équipées  d'instruments  spéciaux,  télégraphiaient 
les  moindres  mouvements  du  sol. 

Mais,  dès  cette  époque,  les  relations  de  l'Observatoire 
de  Manille  s'étendaient  jusqu'à  des  postes  bien  plus 
éloignés  :  l'Ile  de  Mindanao.  les  Mariannes,  les  Carolines 
lui  envoyaient  leurs  observations.  Des  dépêches  météoro- 
logiques étaient  quotidiennement  échangées  entre  Manille 
etMacao,  depuis  i885,  Manille  et  Saigon,  depuis  1887, 


60  REVUK    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES, 

sur  demande  spéciale  des  autorités  de  ces  deux  villes. 
Plus  tard,  en  1898,  à  la  suite  de  l'expédition  magnétique 
quil  fit  sur  les  côtes  de  la  Chine  et  du  Japon,  le  Père 
Michel  SaderraMata,  alors  directeur  de  l'Observatoire  de 
Manille,  obtint  l'échange  de  télégrammes  avec  Tokio, 
Nagasaki,  Shanghaï,  Amoy  et  Haïphong.  En  1899,  le 
Père  Algue,  le  directeur  actuel,  entra  de  même  en  rela- 
tions quotidiennes  avec  les  stations  importantes  de  l'île 
de  Forinose. 

Cependant  de  graves  événements  se  passaient  dans  les 
Philippines,  et  l'Archipel  changeait  de  maîtres.  Par  suite 
de  la  guerre  hispano-américaine,  l'amiral  Dewey,  avec 
sa  flotte,  stationnait,  plusieurs  mois  durant,  en  rade  de 
Manille.  A  l'amiral  et  aux  commandants  des  divers  bâti- 
ments, le  Père  Algue  envoya  les  annonces  de  typhons  et 
les  notices  publiées  par  l'Observatoire.  Sir  Dewey  lui  en 
témoigna  par  lettre  sa  reconnaissance,  et  tint  à  confirmer 
l'exactitude  rigoureuse  des  renseignements  fournis. 

Le  câble  unissant  Manille  à  Hong-Kong  avait  été 
rompu.  Un  officier  supérieur  de  la  flotte  anglaise  à 
l'ancre  devant  cette  dernière  ville,  pria  immédiatement 
l'amiral  Dewey  de  vouloir  bien  rétablir  la  communica- 
tion, insistant  sur  les  pertes  et  les  accidents  qui  se  produi- 
raient, si  Manille  ne  signalait  plus  l'arrivée  des  typhons. 
Le  consul  des  États-Unis  à  Hong-Kong  faisait  bientôt  la 
même  requête  et  demandait  au  Père  Algue  de  lui  expé- 
dier dorénavant  les  télégrammes  jusqu'alors  adressés  au 
consul  d'Espagne.  Mais  ce  fut  M.  Doberck,  directeur  de 
l'Observatoire  de  Hong-Kong,  qui,  bien  malgré  lui,  attira 
le  plus  favorablement  le  regard  des  Américains  victorieux 
sur  l'Observatoire  de  Manille.  Une  lettre  de  lui,  datée  de 
l'été  de  1898,  en  donnait  au  ministre  de  l'Agriculture  des 
États-Unis  une  appréciation  plutôt  défavorable  et  appelait 
spécialement  son  attention  sur  les  troubles  que  provoquait 
soi-disant,  dans  l'archipel,  chaque  annonce  de  typhon. 
Un  décret  ne  tarda  pas  à  interdire  toute  annonce.  Mais 


LES    OBSERVATOIRRS    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      6l 

alors  ce  fut  un  iolle  si  général  des  compagnies  de  naviga- 
tion, des  cercles  maritimes,  de  la  presse  et  du  public,  à 
Manille  et  à  Hong-Kong,  que  les  Américains  durent  y 
regarder  d'un  peu  plus  près.  Le  résultat  était  à  prévoir  : 
dès  avril  1899,  l'Observatoire  reprenait  son  service  d'in- 
formations et  sortait,  grandi  et  mieux  connu,  de  la  lutte. 
Le  Père  Algue  qui  s'était  tenu,  en  cette  occasion,  sur  une 
défensive  courtoise,  reçut  d'unanimes  éloges,  comme 
directeur  de  cet  observatoire. 

Organisation  sous  le  nouveau  régime.  —  En  fait,  pendant 
l'insurrection  des  Philippines  et  la  guerre  hispano-amé- 
ricaine, les  observations  de  la  station  centrale  n'avaient 
pas  souffert  une  minute  d'inierruption.  Sur  l'ordre  du 
gouvernement  espagnol,  le  signal  des  tempêtes  n'avait 
pas,  il  est  vrai,  été  hissé  pendant  le  blocus,  mais  aussitôt 
que  le  gouvernement  des  Etats-Unis  eut  pris  possession 
de  Manille,  le  capitaine  du  port  s'empressa  de  réparer  le 
mât  des  signaux  et  pria  l'Observatoire  de  vouloir  bien 
continuer,  comme  précédemment,  les  annonces  de  typhons. 
De  multiple  façon  les  Américains  s'attachèrent  dès  lors  à 
prouver  quel  cas  ils  faisaient  des  travaux  de  l'Observa- 
toire. Par  leurs  soins  la  communication  télégraphique  fut 
rétablie  avec  le  câble,  avec  les  différentes  stations  ;  le 
bureau  astronomique  fut  chargé  de  transmettre  l'heure 
moyenne  à  tous  les  ports.  En  1899,  le  gouverneur  mili- 
taire, major  général  E.  Otis,  confirmait  à  l'Observatoire 
le  caractère  officiel  que  le  gouvernement  espagnol  lui 
avait  reconnu  en  1884.  Les  directeurs,  du  reste,  mon- 
traient leur  bonne  volonté  en  publiant  en  anglais,  dès 
1899,  à  la  demande  des  autorités  de  l'île,  divers  travaux 
et  résumés  météorologiques  fort  utiles.  Enfin,  le  22  mai 
1901,  une  loi  approuvée  par  le  gouvernement  de  Was- 
hington constituait  à  nouveau,  en  lui  donnant  un  énorme 
accroissement,  le  service  météorologique  de  l'archipel  des 
Philippines.  Voici  dans  quelles  circonstances. 

Sur  la  demande  de  la  commission  chargée  d'organiser 


62  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

les  nouvelles  possessions  américaines,  on  en  dressa  un 
atlas,  accompagné  d'un  volumineux  dossier,  auquel  les 
Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  collaborèrent  pour  une 
large  part.  Ces  documents  devaient  être  publiés  par  l'im- 
primerie gouvernementale  ;  pour  en  surveiller  Timpres- 
sion,  le  ministre  de  la  Guerre  manda  le  Père  Algue  à 
Washington.  Celui-ci  quitta  Manille  le  28  décembre  1899, 
laissant  la  direction  provisoire  de  l'Observatoire  au  Père 
Doyle,  un  Irlandais  qui  avait  déjà  eu  plusieurs  fois  l'oc- 
casion de  traiter  avec  les  autorités  américaines,  et  partit 
pour  les  Etats-Unis.  11  y  rencontra  partout  les  disposi- 
tions les  plus  favorables.  Fort  aimablement  accueilli  par 
le  directeur  du  service  météorologique,  M.  Willis  L. 
Moore.  le  Père  Algue  fut  présenté  par  lui  au  ministre  de 
l'Agriculture,  M.  Wilson.  Les  plans  élaborés  reçurent 
approbation  complète  et  furent  envoyés  à  la  commission 
officielle  des  Philippines  à  laquelle  il  avait  été  accordé 
plein  pouvoir  légal.  Le  Père  Algue  fut  autorisé  à  aller 
en  Europe  pour  y  faire  les  achats  nécessités  par  la  nou- 
velle organisation  ;  il  y  représenta  le  gouvernement  des 
Philippines  à  l'Exposition  de  1900,  puis,  revenant  parles 
États-Unis,  il  était  de  retour  à  Manille  le  28  janvier  1901 . 
Le  22  mai  suivant,  était  publiée  une  loi  réorganisant  eu 
détail  le  service  météorologique  de  l'archipel.  Le  Père 
Algue  était  nommé  directeur  de  ce  service  et  dépendant 
du  ministre  de  l'Agriculture  au  même  point  que  le  direc- 
teur du  service  météorologique  des  États-Unis  ;  un  grand 
nombre  de  stations  secondaires  nouvelles  étaient  fondées, 
les  services  d'informations  organisés  minutieusement  ; 
enfin,  des  sommes  considérables  étaient  mises  à  la  dis- 
position de  l'Observatoire. 

Aux  termes  de  la  loi,  les  stations  secondaires  étaient 
divisées  en  quatre  classes  suivant  leur  importance  ;  elles 
formaient  un  total  de  soixante-douze.  Aidés  par  la  bienveil- 
lance du  public,  et  par  la  générosité  de  plusieurs  particu- 
liers, les  directeurs  du  nouveau  service  se  mirent  immé- 


"\ 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      63 

diaternent  à  la  dure  tâche  de  les  installer.  Trois  expéditions 
partirent  successivement  dans  ce  but,  la  première  dirigée 
par  le  Père  Balthazar  Ferrer,  assistant  «à  TObservatoire  de 
Manille,  la  seconde  sous  les  ordres  du  Père  Martial  vSolà, 
secrétaire  du  service  météorologique,  la  troisième  (Con- 
duite par  le  Père  M.  Saderra  Mata,  assistant.  Toutes 
trois  remplirent  leur  but,  en  dépit  des  difficultés  maté- 
rielles. 

En  outre  de  ces  stations  officielles,  il  en  existe  encore 
dans  les  Philippines  quelques-unes,  tenues  par  des  parti- 
culiers bénévoles,  et  d  autres  fondées  dans  des  lieux  de 
villégiature  dont  on  a  un  intérêt  particulier  à  connaître 
à  fond  les  conditions  climatériques,  parce  que  les  Euro- 
péens débilités  par  les  chaleurs  y  vont  retrouver  la  santé. 

Le  service  météorologique  des  Philippines  n'a  cessé  de 
fonctionnera  la  satisfaction  de  tous.  Le  Père  J.  Algue, 
directeur  actuel  de  l'Observatoire,  a  été  arraché,  en  1897, 
date  de  la  mort  du  Père  Faura,  à  ses  recherches  astro- 
nomiques ;  ses  travaux  l'ont  fait  connaître  du  monde 
entier,  et,  à  St-Louis,  c'est  lui  qui,  tout  récemment,  a  été 
chargé  d'organiser  l'exposition  scientifique  de  l'archipel 
des  Philippines. 


Il 


TECHNIQUE 

BiUimenis  et  instrianenis.  —  L'Observatoire  central  de 
Manille  s'occupe  principalement  de  météorologie  et  d'astro- 
nomie (fig.  18).  La  météorologie  est  installée  dans  deux 
larges  tours  rectangulaires  qui  limitent,  à  ses  deux  extré- 
mités, la  façade  principale.  Dans  la  tour  de  gauche  on  a 
construit  un  énorme  pilier  de  pierre  de  taille,  qui  s'élève  à 
travers  les  deux  étages  tout  en  étant  complètement  isolé 
par  un  léger  espace.  C'est  à  ce  pilier  que  sont  fixés  les 


64 


REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


instruments  exigeant  une  grande  stabilité.  Les  instru- 
ments qui  n'ont  pas  besoin  d'être  placés  en  plein  air  sont 
répartis  dans  deux  grandes  salles  ;  les  autres  sont  distri- 
bués sur  les  terrasses  des  tours.  Enfin,  au  milieu  du  jardin 
qui  entoure  l'Observatoire,  deux  enceintes  gazonnées  et 
légèrement  surélevées  (PI.  VIII,  fig.  19),  afin  d'empêcher 


Fig.  \S.  —  Vue  d'ensemble  de  i'Observaloire  de  Manille. 

l'eau  d'y  séjourner  dans  la  saison  des  pluies,  contiennent  le 
reste  des  appareils.  Dans  l'une  des  enceintes,  un  abri  du 
type  classique  renferme  les  thermomètres  et  les  hygro- 
mètres ;  tout  autour,  les  pluviomèties ;  dans  l'autre,  un  abri 
spécial  contient  les  thermomètres  à  maxima  et  minima,  les 
psychromètres,  etc.  Cet  abri  a  un  double  toit  :  le  toit  supé- 
rieur est  en  lamelles  de  bois  superposées  de  façon  à  laisser 
circuler  l'air  ;  le  toit  inférieur  est  en  feuilles  de  palmier  ; 
l'ensemble  est  absolument  inipénéliable  à  la  chaleur. 
Autour  du  second  abri,  les  actinomèires,  thermomètres  à 
radiation,  etc.  Des  séries  de  thermomèlies  pei mettent,  en 


plàsche  vin 


FiG.  10.  —  Observatoire  de  Manille.  Pavillon  météorologique. 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      65 

un  autre  endroit,  de  connaître  la  température  du  sol  à 
ditférentes  profondeurs. 

Le  matériel  astronomique  comprend  un  joli  bâtiment 
surmonté  d'un  dôme  et  séparé  du  bâtiment  principal 
(PI.  IX,  fig.  20).  Le  dôme,  construit  à  Barcelone,  a  été  posé 
à  Manille  en  1898.  La  lunette  méridienne,  Téquatorial,  les 
chronomètres  ont  chacun  une  salle  spéciale.  L'ëquatorial 
a  0^,48  d'ouverture  ;  lobjectif  est  de  Merz  et  la  monture 
de  Saegmiiller  ;  il  possède  deux  spectrographes,  l'un  de 
Tôpfer,  de  Berlin,  l'autre  de  Hilger,  de  Londres.  De 
nombreux  sextants,  plusieurs  télescopes,  dont  quelques- 
uns  peuvent  être  utilisés  pour  la  photographie,  des  théo- 
dolites, un  cercle  mural  donnant  les  secondes  complètent 
l'ensemble. 

Le  magnétisme  est  d'autant  moins  négligé,  à  Manille, 
que  l'Observatoire  étant  situé  sur  une  ligne  isogonique, 
les  plus  faibles  perturbations  s'y  font  sentir  ;  les  résultats 
qu'on  y  enregistre  ont  une  grande  valeur  scientifique.  Le 
Père  Cirera,  fondateur  de  l'Observatoire  magnétique  de 
l'Ébre,  inauguré  en  septembre  1904,  a  été  longtemps 
directeur  du  service  magnétique  des  Philippines. 

Parmi  les  instruments  dont  est  pourvu  l'Observatoire 
de  Manille,  quelques-uns  méritent  d'être  cités.  Tel  le 
raétéorographe  du  Père  Secchi,  enregistrant  sur  une 
même  feuille  de  papier  quadrillé  les  courbes  correspon- 
dant aux  variations  de  la  pression  atmosphérique,  de  la 
température,  de  l'humidité  relative,  de  la  force  et  de  la 
direction  du  vent,  avec  l'heure  et  la  durée  des  chutes  de 
pluie.  Cet  instrument  fonctionne  sans  interruption  depuis 
1869.  Tel  encore  le  céraunographe,  inventé  par  le  Père 
Joseph  Schreiber,  ancien  assistant  à  l'Observatoire  de  la 
Compagnie  de  Jésus  à  Kalocsa,en  Hongrie,  destiné  à  déce- 
ler, à  distance,  les  troubles  électriques  de  l'atmosphère  (i). 
Tel  enfin   le  microséismographe  de  Vicentini,   appareil 

(1)  Cet  instrument,  ainsi  que  le  précédent,  seront  décrits  diins  d'autres 
notices. 

llfSÉlilE.  T.  IX.  5 


66  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

euregisirour  fort  ingénieux,  dont  les  courbes  ont  permis 
au  Père  Algué  de  reconnaître,  non  seulement  les  petites 
vagues  sismiques  locales,  mais  l'approche  des  cyclones, 
Tétat  de  la  mer  dans  le  voisinage  de  Tile,  etc.  Le  micro- 
séismographe a  même  pu  enregistrer  avec  une  amplitude 
de  mouvement  de  ©"".ooSg  un  tremblement  de  terre  du 
Mexique. 

Les  quatre  classes  de  stations  rattachées  à  l'Obser- 
vatoire sont  pourvues  de  groupes  d'instruments  variant 
avec  leur  importance.  Celles  de  première  classe  possèdent 
un  appareillage  météorologique  complet.  Celles  de  qua- 
trième classe,  créées  surtout  en  vue  de  rendre  service  à 
une  contrée  purement  agricole,  s'occupent  spécialement 
de  mesures  pluviométriqnes.  Pour  faciliter  l'étude  des 
mouvements  terrestres,  fréquents  en  ces  régions,  en  intro- 
duisant le  plus  d'éléments  possible  dans  la  monographie 
de  chacun  d'eux,  toutes  les  stations  sont  dotées  en  outre 
de  sismographes  d'un  type  uniforme  ;  leurs  indications, 
confrontées,  donnent  lieu  à  d'intéressantes  observations. 

Les  bâtiments  qu'occupent  les  différentes  stations  ne 
sont  naturellement  pas  construits  sur  le  même  modèle  ; 
plusieurs,  le  plus  grand  nombre  même,  ont  été  achetés 
tout  faits  et  aménagés  pour  leur  nouvelle  destination.  On 
a  choisi  des  constructions  solides,  aux  murs  épais,  offrant 
toutes  les  garanties  désirables.  Plusieurs  ont  été  offertes 
par  de  généreux  amis  de  la  science. 

Ajoutons  entîn  que  TObservatoire  de  Manille  a  eu  long- 
temps son  imprimerie  particulière;  mais  depuis  1902  tous 
les  travaux  de  l'Observatoire  sont  imprimés  à  l'imprimerie 
du  gouvernement. 

Inventions  et  travaux.  —  Peu  d'observatoires  offrent 
un  ensemble  d'inventions  et  de  travaux  aussi  imposant  que 
rObîîervatoire  de  Manille.  Aussi  est  ce  justice  que  ce 
chapitre  nous  arrête  quelque  peu. 

La  première  invention  que  nous  signalerons  est  celle 
d'un  baromètre  anéroïde  par  le  Père  Faura  en  i885. 


PLANCHE  IX 


FiG.  20.  —  Observatoire  de  Manille.  Pavillon  astronomique. 


LBS    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAQNIE    DE   JÉSUS.      6j 

L'idée  du  Père  Faura  était  de  créer  un  instrument  por- 
tatif qui  fournit  des  indications  assez  précises  sur  les 
typhons  à  ceux  qui  n'étaient  pas  à  même  de  recevoir  les 
annonces  de  l'Observatoire.  Il  y  parvint  en  faisant  graver 
sur  le  baromètre  une  série  de  données  très  claires  que 
l'aiguille  venait  automatiquemeut  montrer,  sans  erreur 
possible.  Le  baromètre  du  Père  Faura  est  aujourd'hui 
d'un  usage  courant  dans  tout  l'archipel  et  à  bord  des 
navires  qui  fréquentent  ces  parages  :  c'est  la  meilleure 
preuve  de  son  utilité.  11  a,  du  reste,  été  plus  d'une  fois 
copié  ou  contrefait. 

En  1898,  le  Père  Algue  publiait  son  barocyclonomètre. 
L'instrument  comporte  un  baromètre  et  un  cyclonomètre. 
Le  baromètre  présente  ceci  de  spécial  que  son  échelle 
gravée  est  mobile.  Les  mers  qui  avoisinent  les  Philip- 
pines ont  des  particularités  curieuses  au  point  de  vue  des 
variations  de  la  pression  atmosphérique  normale  :  cette 
pression  est  de  754  mil!,  à  Hong-Kong  et  de  ySS  mill.  à 
Manille  ;  entre  Chefou  et  lloilo  elle  varie  de  771  mill.  à 
759  mill.  Dans  ces  conditions,  une  échelle  fixe,  même 
réduite  pour  la  région,  n'est  d'aucune  utilité  aux  naviga- 
teurs et  ne  sert  qu'à  les  induire  en  erreur.  L'échelle 
mobile,  inventée  par  le  Pôi  e  Algue,  leur  permet  de  remé- 
dier à  ce  défaut.  Le  cyclonomètre,  adjoint  au  baromètre, 
représente  graphiquement  la  section  de  la  partie  inférieure 
du  corps  d'un  cyclone.  11  permet  aux  pilotes  de  trouver 
aisément,  dans  tous  les  cas,  la  direction  à  prendre  pour 
l'éviler. 

Ajoutons,  la  chose  n'est  pas  inutile,  que,  avant  que  le 
Père  Algue  ait  pu  prendre  un  brevet  pour  son  invention, 
ello  lui  a  été  enlevée  par  le  directeur  de  l'Observatoire 
de  Brème,  M.  Paul  Bergholz.  Ce  personnage  a  poussé 
l'audace  jusqu'à  faire  construire  un  barocyclonomètre 
identique  à  celui  du  Père  Algue,  chez  le  fabricant  même 
choisi  par  ce  dernier,  G.  Lufft,  de  Stuttgart.  La  seule 


68  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

différence  est  que  les  indications  gravées  sont  en  allemand 
au  lieu  d'être  en  anglais. 

En  1900,  le  Père  Algue,  durant  sa  visite  à  l'Exposi- 
tion de  Paris,  chargeait  Ducretet  de  la  construction  d'un 
néphoscope  de  son  invention.  Cet  appareil  donne  la  direc- 
tion de  marche  des  nuages,  et,  de  plus,  leur  vitesse  appa 
rente.  Connaissant  par  des  tables  la  hauteur  de  chaque 
catégorie  de  nuages,  on  déduit  rapidement  à  l'aide  de  ces 
données  la  vitesse  réelle.  L'avantage  de  ce  néphoscope  est 
de  ne  donner  lieu  à  aucune  erreur  de  perspective  et  de 
permettre  une  lecture  facile. 

Enfin,  il  convient  de  mentionner  ici  le  télescope  à 
réflexion  inventé  par  le  Père  Algue,  en  1894,  à  l'Obser- 
vatoire de  la  Compagnie  de  Jésus  à  Georgetown,  et  dont 
un  exemplaire  existe  à  Manille.  Cet  instrument,  destiné 
à  supprimer  ce  qu'on  appelle  Y  «*  erreur  personnelle  »,  in- 
évitable dans  toutes  les  observations  courantes,  et  à  noter 
automatiquement  le  passage  des  étoiles,  est  décrit  dans 
la  notice  de  l'Observatoire  de  Georgetown. 

Pour  ce  qui  regarde  les  publications  particulières  dues 
à  la  plume  des  Pères  qui  se  sont  succédés  à  l'Observatoire 
de  Manille,  on  comprendra  que  nous  n'en  puissions  don- 
ner ici  une  liste  complète.  Plusieurs  présentent,  au  point 
de  vue  technique,  un  grand  intérêt,  spécialement  celles 
qui  traitent  des  typhons  et  des  phénomènes  sismiques. 
Rappelons  également  que  plusieurs  des  chapitres  du  grand 
ouvrage  sur  les  Philippines  édité  en  1900  à  Washington, 
par  les  soins  du  gouvernement  des  États-Unis,  ont  été 
écrits  par  des  Jésuites. 

L'Observatoire  de  Manille  publie  chaque  mois  un  Bul- 
letin in-quarto,  donnant  les  tables  numériques  de  ses 
observations.  Ce  Bulletin  a  paru  en  espagnol  de  i865  à 
1901.  Depuis  lors,  il  parait  en  anglais  et  en  espagnol. 
Chaque  fascicule  contient  d'ordinaire  un  ou  plusieurs 
rapports  détaillés  sur  un  sujet  intéressant  la  science  : 
astronomie,    climatologie,   histoire   naturelle,    etc.    Ces 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      6q 

pages  mensuelles  ne  sont,  d'ailleurs,  que  le  résumé  d'un 
service  météorologique  minutieusement  et  savamment 
organisé  dont  il  nous  reste  à  parler  en  détail. 

De  i865  à  1880,  on  ne  fit  à  l'Observatoire  central  de 
Manille  que  six  observations  par  jour  ;  de  1880  à  i883, 
on  les  fit  toutes  les  heures  de  5  heures  du  matin  à  1 1  heures 
du  soir  ;  depuis  i883,  elles  se  font  régulièrement  d'heure 
en  heure,  le  jour,  de  5  heures  à  9  heures  sur  les  instru- 
ments à  lecture  directe,  et  la  nuit  au  moyen  des  enregis- 
treurs. 

Dans  les  stations  de  première  classe,  les  observations 
sont  lues  six  fois  par  jour,  et  des  enregistreurs  donnent 
les  valeurs  horaires.  Dans  les  stations  de  seconde  classe, 
qui  ne  possèdent  pas  d'enregistreurs,  les  observations  sont 
lues  six  fois  par  jour  également.  Dans  celles  de  troisième 
classe,  elles  ne  le  sont  que  deux  fois.  Les  stations  pluvio- 
métriques  notent  quotidiennement  la  pluie  tombée,  deux 
valeurs  barométriques  et  les  valeurs  thermométriques 
maxima  et  minima.  De  plus,  outre  leur  feuille  quoti- 
dienne, les  stations  de  première  et  de  seconde  classe 
doivent  envoyer  chaque  mois  à  Manille  un  petit  bulletin 
complétant .  et  détaillant  leurs  observations  ;  elles  en  font 
autant  à  la  fin  de  chaque  année. 

Les  observations  sismiques  doivent  être  centralisées  à 
l'Observatoire,  aussitôt  après  le  passage  du  phénomène. 
Là  elles  sont  dépouillées  et  comparées  :  leur  nombre,  à 
lui  seul,  leur  donne  un  grand  intérêt,  car,  nous  l'avons 
dit,  toutes  les  stations  sont  pourvues  de  sismographes  du 
même  type. 

Un  autre  service  fonctionne  encore  à  Manille  :  c'est  le 
Service  des  récoltes  (a^op  service),  fondé  en  août  1901 
pour  remplacer  le  Service  agronomique  qui  existait  sous 
le  gouvernement  espagnol.  Chaque  mois,  les  directeurs  des 
stations  adressent  à  l'Observatoire  un  rapport  indiquant 
la  nature  et  l'état  des  récoltes,  l'influence  que  le  temps  a 
eue  sur  elles,  la  présence  des  insectes  nuisibles,  spéciale- 


yO  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ment  des  sauterelles.  La  publication  de  ces  renseigne- 
ments est  fort  utile  aux  propriétaires  et  aux  commerçants. 
Ajoutons  que  le  Père  William  Stanlon,  directeur  de  ce 
service,  a  commencé  à  recueillir  et  à  étudier  les  diveraes 
espèces  d'insectes  nuisibles  à  l'agriculture,  dans  ces  régions 
tropicales. 

Enfin  l'Observatoire  de  Manille  est  à  la  disposition  du 
public  pour  régler  tous  les  genres  d'instruments  météoro- 
logiques, déterminer  au  besoin  leur  erreur  instrumentale, 
et  ce,  gratuitement.  En  particulier,  il  règle  annuellement 
près  d'une  centaine  de  chronomètres,  provenant  des 
bateaux  qui  fréquentent  le  port. 

Pourtant,  sans  contredit,  l'un  des  rôles  les  plus  impor- 
tants de  l'Observatoire  de  Manille  est  celui  qu'il  joue  dans 
la  prévision  et  l'annonce  du  temps.  Ce  rôle  peut  se  dédou- 
bler en  deux  parties  :  annonces  régulières  et  annonces 
extraordinaires  ;  ces  dernières  concernent  les  typhons. 

Deux  fois  par  jour,  Manille  échange  des  télégrammes 
météorologiques  avec  des  stations  du  Japon,  de  la  Chine, 
de  rindo-Chine  et  de  l'île  Formose,  au  nombre  do  vingt- 
trois,  parmi  lesquelles  on  trouve  les  principaux  ports 
d'Extrême-Orient:  Hong-kong,Macao,  Saigon,  Haïphong, 
Shanghaï  et  Tokio.  Les  observations  reçues,  combinées 
avec  les  siennes  propres,  permettent  à  l'Observatoire  de 
Manille  de  rédiger  une  noie  annonçant  le  temps  probable 
pour  les  vingt-quatre  heures  suivantes.  Cette  note  est 
immédiatement  télégraphiée,  avec*  variantes  appropriées, 
à  toutes  les  stations  des  Philippines,  et  portée  à  la  con- 
naissance du  public. 

Les  annonces  de  typhons  sont  un  peu  plus  coni})liquées. 
Aussitôt  que  les  troubles  atmosphéri(|ues  précurseurs  ont 
été  signalés,  la  vigilance  de  letat-major  de  l'Observatoire 
redouble  :  les  observations  sont  laites  à  des  intervalles 
très  ra[)prochés  ;  on  les  demande,  d'heure  en  heure,  aux 
stations  qui,  par  leur  situation,  semblent  pouvoir  fournir 
des  données  plus  importantes  ;  on  lâche  enfin,  de  toute 
manière,  de  prévoir  la  marche  du  terrible  enniemi. 


\ 


LES   OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.      71 

Si  le  typhon  approche,  des  télégrammes  sont  expédiés 
h  tous  les  points  des  Philippines  en  relation  avec  l'Obser- 
vatoire, indiquant  le  trajet  suivi  et  les  localités  particu- 
lièrement menacées.  Cas  télégrammes  sont  immédiatement 
publiés  et  les  capitaines  de  ports  hissent  les  signaux 
convenus.  A  Manille  môme,  capitaine  de  port,  comman- 
dant de  l'escadre,  directeurs  des  compagnies  de  naviga- 
tion sont  tenus  au  courant,  d'instant  en  instant  ;  des 
signaux  spéciaux,  cônes  et  boules  pendant  le  jour,  feux 
blancs  et  rouges  pendant  la  nuit,  hissés  au  sémaphore, 
indiquent  la  direction  et  la  violence  du  cyclone.  S'il  y  a 
lieu,  les  amarres  des  navires  sont  renforcées  et  les  pré- 
cautions les  plus  minutieuses  prises  pour  éviter  tout 
accident. 

Les  annonces  de  typhons  sont  encore  câblées  de  Manille 
aux  grands  ports  que  nous  citions  plus  haut.  Manille,  en 
effet,  occupe  une  position  en  vedette  par  rapport  aux 
côtes  de  Chine  et  du  Japon.  Les  terribles  tempêtes  qui  se 
forment  dans  le  Pacifique  se  dirigent,  en  effet,  dans  la 
directi(î?i  de  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  pays,  et  dans  les 
deux  cas  passent  à  proximité  plus  ou  moins  grande  de 
Manille;  de  cette  île  à  la  Chine,  les  typhons  mettent  d'or- 
dinaire de  deux  à  quatre  jours  pour  se  transporter  ;  pour 
atteindre  le  Japon,  il  leur  faut  de  trois  à  dix  jours.  On 
conçoit,  dus  lors,  tout  Tavantage  que  les  habitants  et  les 
navigateurs  ont  à  être  renseignés  d'avance  pour  se  tenir 
sur  leurs  gardes.  Aussi  l'Observatoire  de  Manille  envoie- 
t-il  généralement  trois  dépêches  pour  chaque  typhon  : 
la  première  signalant  son  existence  et  sa  position  ;  la 
se  onde  son  pass  ige  sur  TArchipel  ou  à  courte  distance  ; 
la  troisième  indiquant  la  fin  du  typhon  sur  l'archipel  et 
la  direction  qu'il  a  prise. 

Que  de  vies  et  d'argent  ont  déjà  été  sauvés  par  ce  service 
d'annonces!  Il  serait  difficile  sans  doute  de  le  supputer. 

Conclusion.  —  Les  lignes  qui  précèdent  auront  suffisam- 
ment montré  que  l'Observatoire  de  Manille  n'a  jamais 


^2  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

failli  à  la  tâche,  durant  sa  déjà  longue  existence,  et  qu'il 
a  bien  rempli  le  but  de  ses  fondateurs.  Malgré  les  attaques 
irgustes  dont  il  a  parfois  été  l'objet,  dans  l'ensemble  on 
lui  en  a  été  reconnaissant. 

En  i883,  l'Observatoire  était  couronné  à  l'Exposition 
coloniale  universelle  d'Amsterdam;  il  l'était  encore  à  l'Ex- 
position de  Madrid,  en  1887.  En  1893,  l'Amérique  célé- 
brait la  mémoire  de  Christophe  Colomb  par  la  grande 
Exposition  de  Chicago  ;  deux  Pères  de  l'Observatoire  furent 
officiellement  convoqués  pour  y  représenter  le  gouverne- 
ment espagnol.  En  1900,  le  Père  Algue  était  envoyé  par  la 
Commission  des  États-Unis  aux  Philippines,  comme  délé- 
gué au  Congrès  international  de  météorologie  de  Paris. 
En  1902,  l'Observatoire  de  Manille  prenait  part  à  l'Expo- 
sition coloniale  de  Hanoï,  sur  le  désir  exprès  du  consul 
de  France.  Enfin,  nous  avons  dit  que  le  Père  Algue  avait 
été  chargé  par  les  États-Unis  d'organiser  l'Exposition 
scientifique  des  Philippines  à  la  Woj^lcfs  Fair  de  St-I^ouis. 

Ajoutons  que,  en  1896-97,  Manille  a  été  l'un  des  seize 
observatoires  choisis  pour  déterminer  les  mouvements 
généraux  de  l'atmosphère  au  moyen  de  mesures  très  pré- 
cises effectuées  sur  les  nuages. 

(A  siiirre.)  P.  de  Vregille,  S.  J. 


L'INDUSTRIE  DE  L'OR. 


S'il  est  un  mot  magique,  c'est  celui  qui  désigne  le 
précieux  métal. 

Posséder  lor  :  n'est-ce  point  le  but  exclusif,  et  de  la 
plupart  des  hommes  civilisés,  qui  voient  sans  cesse  croître 
leurs  besoins  de  bien-être,  et  même  des  pauvres  sauvages, 
qui  savent  échanger  un  peu  de  leur  poudre  contre  la 
pacotille  des  traitants  ( 

La  légende  veut  qu  il  soit  des  pays  fortunés  où  la  terre 
est  comme  pavée  d'or  :  Eldorado,  Californie,  Australie, 
Transvaal,  Klondyke  ;  là,  dit-on,  les  gueux  deviennent 
d'un  coup  riches  à  millions,  et  tel  miséreux,  qui,  ne  sachant 
où  reposer  sa  tête  dans  notre  égoïste  vieux  monde,  s'en 
est  allé,  le  désespoir  au  cœur,  tenter  là-bas  la  fortune, 
sy  est  un  jour  éveillé  sur  un  lit  d'or. 

De  tels  récits  sont  loin  de  la  réalité.  Que  certains 
pi*osj)ecteurs  aient  fait  une  fortune  rapide,  cela  est  vrai  ; 
mais  combien  ont  payé  de  leur  vie  Vauri  sacra  famés  qui 
les  dévorait  !  Qui  n'a  présentes  à  lesprit  les  lamentables 
odyssées  des  chercheurs  dor  du  Klondyke,  luttant  tout 
ensemble  contre  les  iroids  terribles  d'un  hiver  polaire, 
contre  lextréme  «humidité  de  soudains  dégels,  contre  la 
férocité  de  forbans  (i),  désireux  de  s'approprier  leur  bien 
par  quelque  audacieux  coup  de  main,  et  s'en  revenant 
pour  la  plupart  ruinés  et  non  pas  enrichis,  heureux  encore 

;l»  Au  Klondyke,  acluellemonl,  la  police  est  parfaHement  bien  organisée 
elia  sécurité  absolue,  i.es  immigrants  ne  peuvent  débarquer  s  ils  ne  pos- 
sèdent une  certaine  somme,  les  résidcnis  ne  peuvent  quitter  le  pays  s'ils 
ont  des  deUes. 


74  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

de  n'être  pas  comptés  parmi  ceux  que  la  mort  avait  fait 
siens,  là-bas  ? 

Le  vrai  est  que,  des  quelque  i5oo  millions  d'or  ex- 
traits annuellement  des  mines  du  moilde  entier,  la  plus 
grande  part  est  le  fruit  d'une  industrie  en  tous  points 
comparable  à  celle  des  métaux  vulgaires. 

Les  placers  donnant  l'or  à  la  pelle  sont  d'une  extrême 
rareté.  Au  contraire,  les  gisements  où  la  quantité  d'or  ne 
dépasse  point  quelques  centigrammes  par  tonne  de  mine- 
rai sont  les  plus  communs  ;  et  ces  gisements  sont  cou- 
ramment exploités. 

Aussi  bien,  l'accroissement  constant  de  la  production 
de  l'or  tient  non  seulement  aux  nouvelles  découvertes  de 
gisements,  mais  encore  aux  traitements  âe  plus  en  plus 
perfectionnés,  qui  permettent  d'extraire  l'or  de  minerais 
pauvres  délaissés  jusqu'alors,  et  même  des  résidus,  faible- 
ment aurifères,  des  anciennes  exploitations. 

Si  de  1875  à  1880  la  production  mondiale  de  l'or, 
restant  à  peu  près  stationnaire  d'une  année  à  l'autre, 
atteignait  bon  an  mal  an  480  millions  de  francs,  avec  le 
maximum  de  689  millions  en  1878;  si  en  i8go  cette 
production  approchait  de  700  millions  et  passait  en  1899 
à  1612  millions,  l'accroissement  si  rapide  ainsi  réalisé 
était  dû  non  seulement  à  la  découverte  des  liions  du 
Transvaal,  mais  encore  à  l'emploi  de  procédés  d'extrac- 
tion nouveaux.  Pour  preuve,  ce  f<iit  :  depuis  1890  toutes 
les  régions  aurifères,  sauf  la  Sibérie,  ont  doublé  leur 
pri).luction  et,  par  ailleurs,  les  Russes,  au  contraire  des 
A7i(jlo- Saxons  (qui  détiennent  les  exploitations  du  Canada, 
de  la  Californie,  du  Transvaal,  de  l'Ausiralasie)  en  sont 
restés  aux  méthodes  d'autrefois. 

•  1/or  se  rencontre  soit  à  Tétat  libre,  dans  les  sables  ou 
alluvions  qui  forment  les  lits  des  rivières,  soit  empâté 
dans  certaines  roches  quartzeuses,  où  il  se  trouve  mêlé  à 


l'industrie  de  l'or.  75 

diverses  substances.  De  là,  deux  traitements  bien  diffé- 
rents des  masses  aurifères. 

Dans  le  cas  d'alluvions,  il  suffit  d'opérer  un  simple 
triage,  soit  à  la  main,  pour  les  pépites,  soit  à  l'aide  de 
l'eau,  pour  l'or  en  particules  ténues  ;  car  dans  un  mélange 
d'eau,  de  sable  et  d'or,  l'or  descend  au  fond  et  se  sépare 
ainsi  du  gros  des  matières  étrangères.  Le  mélange  riche 
en  or  recueilli  au  fond  de  la  cuve  est  soumis  à  l'action  du 
mercure  qui  dissout  le  métal  précieux.  Une  simple  distil- 
lation sépare  ensuite  l'or  du  mercure.  Les  alluvions  à 
pépites  sont  d'ailleurs  fort  rares,  et  celles-ci  sont  d'ordi- 
naire fort  petites  ;  la  plus  grosse  qu'on  ait  jamais  ren- 
contrée pesait  95  kilogrammes  ;  on  la  trouva  à  Molvague, 
en  Australie.  Une  pépite  de  4  kilogrammes  est  encore 
un  échantillon  historique  et  il  n'en  a  guère  été  trouvé  plus 
d'une  vingtaine  dépassant  ce  poids  ;  il  est  vrai  qu'une 
pépite  de  4  kgr.  a  déjà  une  valeur  respectable,  12  000  fr. 
D'ordinaire,  l'or  des  alluvions  est  à  l'état  de  poussière 
impalpable  ou  de  paillettes  très  menues. 

Bien  plus  compliqué  est  le  traitement  des  roches  auri- 
fères. Un  broyage  préalable,  dégageant  l'or  de  sa  gangue, 
est  tout  d'abord  nécessaire  ;  ensuite  on  traite  le  mélange 
d'or  et  de  débris  rocheux  à  peu  près  comme  les  alluvions. 
Mais  il  est  ici  des  minerais  qui  ne  se  prêtent  pas  à  l'action 
du  mercure  et  qui,  jusqu'à  ces  dernières  années,  avaient 
été  délaissés  pour  ce  motif  :  on  ne  savait  point  en  retirer 
l'or.  Voici  que,  tout  récemment,  les  procédés  dits  de 
cyanuration,  de  chloruration,  de  bromo-cyanuration  ont 
permis  de  les  traiter  :  de  là,  pour  une  part,  Tessoi*  prodi- 
gieux de  l'industrie  aurifère,  qui  jette  actuellement  sur  le 
marché  deux  fois  autant  d'or  qu'en  1890. 

L'étude  de  l'industrie  aurifère  comporte  ainsi  deux 
grandes  divisions  :  les  alluvions,  les  minerais. 

Pour  les  alluvions,  il  y  a  lieu  de  distinguer  la  petite, 
la  moyenne,  la  grande  industrie. 

Ici,  c'est  le  simple  plat  creux  des  prospecteurs,  qui, 


76  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

rempli  de  sable  et  d'eau  et  agité  d'un  mouvement  circu- 
laire, laisse  échapper  peu  à  peu  tout  ce  qui  n'est  pas  or  ; 
là,  dans  les  régions  privées  d'eau,  comme  l'Australie 
occidentale,  ce  sont  les  vanneurs  à  or  ;  puis,  les  dragues, 
qui  peuvent  traiter  jusqu'à  80  000  mètres  cubes  d'allu- 
vions  par  mois  ;  enfin  les  gigantesques  barrages  et  les 
conduites  d'eau  de  100  kilomètres  et  plus  de  Californie, 
destinés  à  produire  des  trombes  liquides  qui  délitent  des 
montagnes  entières  et  savent  en  extraire  l'or. 

Pour  les  minerais  qui,  au  contraire  des  alluvions,  ne 
peuvent  être  traités  que  par  la  grande  industrie,  il  y  a 
lieu  d'étudier  les  moulins,  les  concentrateurs,  les  distri- 
buteurs, les  traitements  chimiques. 

Bref,  autant  de  chapitres  présentant  chacun  un  intérêt 
marqué,  cela  en  raison  des  aspects  divers  que  présente  la 
recherche  de  l'or  tant  dans  les  pays  froids  que  dans  les 
pays  chauds  ou  tempérés,  pour  ce  motif  aussi  que  les 
procédés  d'extraction  sont  la  plupart  d'une  extrême 
ingéniosité. 


LES    ALLUVIONS    AURIFERES 

On  peut  distinguer  trois  catégories  d'alluvions  auri- 
fères :  les  alluvions  anciennes,  les  alluvions  glaciaires, 
les  alluvions  récentes. 

Les  alluvions  anciennes  appartiennent  aux  époques 
géologiques  les  plus  diverses.  11  en  est  qui  remontent  à 
l'époque  primaire,  comme  le  conglomérat  du  Gard,  en 
France,  et  qui  sont  le  plus  souvent  recouvertes  par  des 
terrains  de  formation  relativement  récente.  Lors  de  la 
destruction  de  ces  derniers,  le  métal  précieux  des  allu- 
vions, mis  au  jour,  est  entraîné  par  les  cours  d'eau  et 


L  INDUSTRIE    DE    LOR. 


77 


s'amasse  dans  certaines  poches  où  les  orpailleurs  savent 
le  recueillir. 

A  ce  genre  d'alluvions  appartiennent  les  dépôts  qui  se 
rencontrent  sur  les  plateaux,  en  Californie  notamment. 
Les  unes  et  les  autres  ont  ce  caractère  d'être  disposées 
en  couches  indépendantes  de  l'orographie  actuelle  des 
contrées  où  on  les  rencontre,  de  recouper,  par  exemple, 
les  vallées. 

Les  alluvions  glaciaires  ont  été  constituées  par  les  gla- 
ciers et  non  plus  par  les  cours  d'eau  comme  les  alluvions 
anciennes  ou  récentes.  C'est  à  des  alluvions  de  ce  genre 
que  le  Rhône  doit  detre  aurifère  aux  environs  de  Pont- 
Saint-Esprit,  à  sa  sortie  des  plaines  du  Lyonnais.  Là,  en 
effet,  il  traverse  l'ancienne  moraine  des  glaciers  alpestres, 
beaucoup  plus  développés  alors  qu'ils  ne  le  sont  de  nos 
jours.  Telles  sont  aussi  les  alluvions  du  Pamir  occidental 
et  celles  du  Tian-Chan. 

Enfin,  il  y  a  lieu  de  distinguer  dans  les  alluvions 
récentes  celles  qui  sont  au-dessus  du  niveau  actuel  des 
rivières  et  celles  qui  sont  au  niveau  même  des  rivières  ; 
dans  ces  dernières  on  doit  comprendre  les  lits  des  rivières 
aurifères. 

Il  est  à  noter  que,  sauf  exception,  la  partie  la  plus 
riche  d'une  alluvion  aurifère  est  la  partie  la  plus  pro- 
fonde, pour  cette  raison  que  l'or  tend  toujours  à  s'infiltrer 
dans  les  sables,  h  descendre  :  c'est  une  conséquence  de 
son  poids  spécifique  fort  élevé. 

Les  alluvions  aurifères  des  pays  habités  sont  toujours, 
et  de  temps  immémorial,  connues  pour  telles  par  les  auto- 
chtones, sauf  les  cas  où  elles  sont  si  profondément  enfouies 
que  leur  accès  nécessite  des  travaux  d  art.  La  prospection 
est  donc  pour  l'ordinaire  guidée  par  certains  renseigne- 
ments particuliers  aux  contrées  explorées.  La  connais- 
sance de  la  géologie,  plus  encore  le  coup  d'œil  des  cher- 
cheurs d'or  locaux,  peut  lui  être  aussi  d'une  aide  eflBcace. 

Partout,  l'étude   première   d'une   alluvion  se  fait  au 


y8  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

moyen  d'un  plat  de  dimensions  variables,  nommé  pan 
ou  bâtée,  d'environ  5o  centimètres  de  largeur  et  de  8  cen- 
timètres seulement  de  profondeur  ;  Ton  y  verse  un  mé- 
lange d'eau  et  d'alluvion  ;  un  mouvement  de  balancement, 
imprimé  à  l'appareil,  fait  ensuite  que  le  sable  et  l'eau 
sont  peu  à  peu  rejetés  au  dehors,  tandis  que  le  métal 
précieux  se  concentre  au  fond  de  la  cuvette. 

Le  pan  est  employé  par  les  Américains  et  les  Austra- 
liens ;  la  bâtée  par  les  Sibériens  et  les  Nègres.  Les  Amé- 
ricains du  Sud  emploient  un  ustensile  analogue  mais  plus 
petit,  qu'ils  nomment  poinina. 

La  teneur  en  or  du  résidu  est  généralement  évaluée  au 
coup  d'œil  ;  il  suffira  de  dire  ici  qu'un  prospecteur  exercé 
sait  distinguer  une  alluvion  renfermant  trois  centimes 
seulement  d'or  au  mètre  cube  d'une  alluvion  stérile. 

Souvent,  dans  le  cas  d'alluvions  riches,  le  lavage  au 
pan  est  plus  qu'un  procédé  de  prospection  ;  il  devient  pro- 
cédé d'exploitation. 

Il  est  rare  d'ailleurs  que  cette  industrie  rudimentaire 
ne  nécessite  quelques  travaux  propres  à  dégager  l'alluvion 
aurifère  ou  la  partie  inférieure  de  cette  alluvion,  qui 
d'ordinaire  est  la  plus  riche  ;  telles  sont  les  galeries  sou- 
terraines creusées  par  les  Sartes  de  la  Boukharie  orientale 
dans  le  but  d'extraire  les  alluvions  qui  gisent  au-dessous 
du  niveau  actuel  des  eaux.  Ces  pauvies  gens  sont  à  ce 
point  demies  de  procédés  pratiques,  que  les  boyaux  de 
1  kilomètre  et  plus  qu'ils  creusent  sont  parfois  l'œuvre  de 
plusieurs  générations  et  se  lèguent  de  père  en  fils  comme 
propriétés  reconnues  par  la  loi  et  les  coutumes.  En  raison 
de  l'exiguïté  de  ces  boyaux,  les  enfants  seuls  peuvent  en 
retirer  les  matériaux,  alluvions  et  autres.  Ils  emploient  à 
cet  effet  des  hottes  pouvant  en  contenir  lo  à  12  kilogr. 

Des  qu'un  lavage  au  pan  a  démontré  la  présence  de  l'or 
dans  une  alluvion,  on  se  préoccupe  de  déterminer  la 
situation  de  la  couche  la  plus  riche  :  celle-ci,  on  l'a  dit, 
se  trouve  d'ordinaire  à  la  partie  inférieure  de  l'alluvion  ; 


L  INDUSTRIE    DE   l'oR.  79 

même  la  roche  servant  de  support  à  Talluvion  peut  con- 
tenir un  peu  d'or,  qui  s  y  sera  introduit  par  infiltration. 
La  couche  la  plus  riche  reconnue,  on  exécute  divers  son- 
dages plus  ou  moins  éloignés  du  premier,  qui  délimitent 
le  placer.  L'exploitation  moyenne  ou  intensive  peut  alors 
intervenir. 

Les  prospections  devant  servir  de  base  aux  grandes 
exploitations  sont  préparées  de  longue  main  et  suivant  des 
principes  particuliers  aux  diverses  régions  où  elles  ont 
lieu. 

En  Sibérie,  dès  que  les  rivières  commencent  à  geler,  au 
mois  de  novembre,  les  expéditions  ou  pm^ties,  composées 
de  vingt,  quarante  individus  et  plus,  se  mettent  en  route 
et  se  rendent  sur  le  théâtre  de  leurs  recherches.  Elles  y 
exécutent  pendant  les  grands  froids  (3o°  et  40"*  centigrades 
sous  zéro)  des  puits  nommés  chourfs,  de  section  carrée,  de 
i"',5o  à  2  mètres  de  côté,  et  situés  à  environ  5o  mètres 
les  uns  des  autres,  sur  une  ligne  perpendiculaire  à  la  vallée 
qu'il  s'agit  d'explorer.  Souvent  les  travaux  à  exécuter  sont 
extraordinairement  pénibles,  car  dans  ces  régions  glacées 
le  gel  du  terrain  atteint  des  profondeurs  incroyables  ;  c'est 
ainsi  que  dans  le  bassin  de  la  Lena,  où  de  riches  alluvions 
sont  exploitées  à  25  et  3o  mètres  au-dessous  de  la  surface 
du  sol,  celles-ci  sont  converties  en  roc  par  le  froid.  Or  les 
terrains  gelés  ne  peuvent  s'abattre  au  pic  ;  ils  résistent  à 
cet  outil,  car  ils  se  matent  à  la  façon  du  plomb.  11  faut,  soit 
les  laisser  dégeler  par  le  soleil,  à  raison  de  o"^,  10  par  jour, 
soit  s'aider  du  feu,  et  encore  avec  d'infinies  précautions, 
le  feu  transformant  ce  roc  en  une  boue  liquide  qui  vient 
combler  les  puits. 

Au  printemps,  les  parties  regagnent  les  régions  civili- 
sées et  l'examen  du  registre  des  sondages  fait  connaître 
s'il  y  a  lieu  ou  non  d'exploiter  le  placer  étudié. 

Les  frais  d'une  partie  de  10  hommes  s'élèvent  à  environ 
3o  000  francs. 

En  Guyane,  les  choses  se  passent  un  peu  ditférem- 


8o  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ment.  Tout  le  monde  y  cherche  l'or,  soit  pour  son  propre 
compte,  soit  pour  le  compte  d  autrui.  Souvent  même  ces 
deux  conditions  sont  cumulées. 

Là,  les  prospecteurs  commencent  par  se  munir  d'une 
de  ces  pirogues  du  pays  qui,  creusées  à  l'aide  du  feu  dans 
un  tronc  d'arbre,  sont  d'une  solidité  à  toute  épreuve  et 
reviennent  à  la  somme  modique  de  25o  à  3oo  francs.  Ces 
embarcations  peuvent  emporter  1200  kilogr.  de  fret. 

Dordinaire,  une  expédition  comporte  plutôt  deux 
pirogues  et  se  compose  de  7  à  8  hommes,  plus  une 
femme,  qui  cumule  les  fonctions  de  blanchisseuse  et  de 
cuisinière. 

On  emporte  des  vivres  pour  six  semaines  ou  deux  mois  : 
manioc,  riz,  morue,  lard,  tafia  pour  les  nègres,  farine  et 
biscuit  en  sus  pour  les  Européens.  On  emporte  aussi  ses 
ustensiles  de  chasse  et  de  pèche,  destinés  à  assurer  des 
vivres  frais  au  personnel. 

Le  départ  a  lieu  à  l'époque  des  eaux  moyennes  ;  c'est 
alors  que  la  navigation  offre  le  moins  de  dangers  et  n'exige 
qu'un  nombre  restreint  de  transbordements  au  passage 
des  rapides. 

Arrivée  au  lieu  de  prospection,  l'équipe  creuse  des 
trous  rectangulaires  de  un  mètre  sur  deux  et  examine  les 
sables  au  moyen  de  la  poruna. 

La  recherche  dans  les  lits  des  rivières  desséchées  est 
relativement  facile.  Il  n'en  va  pas  de  même  pour  les  régions 
boisées  où  un  réseau  inextricable  de  troncs  énormes,  de 
lianes,  de  souches,  de  racines  vient  s  opposer  aux  travaux. 
M.  Levaf,  dont  les  ouvrages  font  ici  autorité,  estime  que 
les  frais  de  déboisement  et  de  dessouchement  d'un  hectare 
de  forêt  atteignent  environ  2000  francs  si  la  largeur  de 
l'emprise  ne  dépasse  pas  20  à  3o  mètres,  et  s'élèvent  au 
double  si  cette  largeur  d'emprise  est  portée  à  5o  ou 
60  mètres.  Ce  déboisement  s  effectue  à  la  hache,  travail 
que  les  indigènes  savent  exécuter  avec  une  merveilleuse 
adresse,  profitant  de  l'enlacement  général  des  arbres  par 


l'industrie  de  l'or.  8i 

ê 

les  lianes  pour  les  abattre  par  rideaux.  Ils  choisissent  à 
cet  effet  deux  chefs  de  file,  deux  gros  arbres  touffus, 
enlèvent  les  menus  bois  qui  se  trouvent  entre  les  deux, 
entaillent  ensuite  jusqu'au  cœur  les  arbres  intermédiaires 
et  attaquent  enfin  les  deux  chefs  de  file  ;  la  chute  de 
ceux-ci  entraîne  tous  les  autres.  Les  arbres  abattus  sont 
débités  par  morceaux,  emportés  à  dos  d'homme  ;  un 
second  rideau  est  alors  abattu,  et  ainsi  de  suite.  Reste  à 
effectuer  le  dessouchement,  plus  aisé  qu'on  ne  le  pense- 
rait, grâce  à  cette  circonstance  que  les  arbres  guyanais 
sont  à  racines  traçantes  et  non  pivotantes. 

D'ordinaire,  les  prospecteurs  demandent  un  permis  de 
recherches  pour  la  région  qu'ils  ont  en  vue;  le  coût  est  de 
fr.  0,10  par  hectare  et  le  permis  est  valable  pendant 
deux  ans. 

S'ils  n'ont  point  pris  cette  précaution,  le  placer  qu'ils 
découvrent  appartient  au  premier  d'entre  eux  qui  vient  le 
déclarer  à  Cayenne.  Ils  se  livrent  en  ce  cas  à  des  luttes 
de  vitesse  souvent  épiques,  parfois  dramatiques.  Un  des 
plus  riches  placers  du  pays  a  été  l'objet  d'une  compétition 
de  ce  genre  ;  le  plus  fort  pagayeur  l'emporta.  L'histoire 
en  est  restée  légendaire. 

En  Guyane,  comme  en  Sibérie,  la  superstition  a  une 
large  pari  dans  la  recherche  des  gisements  aurifères.  Une 
grande  importance  est  attribuée  au  nom  du  placer.  En 
Sibérie,  nombreux  sont  les  Blagoviestchensk  (Bonne- 
Nouvelle),  les  Nadiéjda  (Espérance),  les  Vissioly  (Joyeux), 
les  Rodjestvensky  (Noël),  les  Préobrajensky  (Trans- 
figuration), les  Vozdvijensky  (Erection  de  la  Croix)  ;  en 
Guyane  on  trouve  les  «  Pas-trop-tôt,  Enfin,  Dernière 
Chance,  A-Dieu- Vat,  Dieu-Merci,  Tard-Venu,  «  etc. 

Et  nous  arrivons  ainsi  à  l'exploitation  industrielle,  pré- 
parée par  la  prospection  et  le  simple  lavage  à  la  bâtée. 

Dans  l'industrie  moyenne,  on  se  préoccupe  d'accélérer 
le  lavage  à  la  bâtée  au  moyen  d'instruments  appropriés. 

\W  SÉRIE.  T.  IX.  6 


82  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Le  Cradle^  Rocher  ou  Bej^ceau^  sorte* de  caisse  de  bois 
rectangulaire  d'environ  un  mètre  de  côté,  est  l'appareil  le 
plus  simple  parmi  ceux  qu'on  emploie  d'ordinaire.  On  lui 
imprime  un  mouvement  de  va-et-vient,  qui  a  pour  résultat 
de  rejeter  l'eau  et  le  sable  dont  on  le  remplit,  et  de  faire 
descendre  l'or  au  fond.  C'est  l'outil  préféré  des  Chinois. 

Le  Cradle  a  été  perfectionné  récemment  de  manière  à 
élever  son  débit  de  lavage  à  1 5  mètres  cubes  de  gravier 
par  jour. 

Ensuite  vient  le  Long-Tom,  qui  est  formé  d'une  boîte 
inclinée  de  3°", 60  de  long  sur  o"*,3o  à  o°*,6o  de  large. 
On  y  verse  un  mélange  d'eau  et  d'alluvions  qui  s'écoule 
peu  à  peu,  tandis  que  l'or  est  retenu  sur  le  plancher  par 
de  petits  taquets  tellement  disposés  qu'ils  constituent  des 
rigoles.  Il  est  d'usage  de  débourber  l'alluvion  et  de  la 
tamiser  avant  de  la  passer  au  Long-Tom  ;  la  consomma- 
tion d'eau  s'en  trouve  réduite. 

Le  fond  du  Long-Tom  chinois  présente  une  particularité 
intéressante  :  il  est  percé  de  trous  qui  laissent  tomber  l'or 
dans  une  caisse  fermée  à  clé. 

Le  Long-Tom  boukhare  est  construit  à  même  le  sol,  au 
bord  de  l'eau,  en  raison  de  la  pénurie  de  bois  ;  son  plan- 
cher d'argile  est  garni  de  bandes  de  feutre  en  poil  de  cha- 
meau, qui  retiennent  l'or. 

Le  Long-Tom  est  encore  utilisé  en  Sibérie  sous  le  nom 
de  Stanock,  sur  les  rives  aussi  de  la  mer  de  Behring,  dont 
1rs  sables  sont  aurifères. 

C'est  le  principal  instrument  employé  au  Placer  Union, 
qui  occupe  4  milles  de  longueur  sur  les  bords  de  l'Océan 
Pacifique,  à  5oo  kilomètres  environ  au  nord  de  San-Fran- 
cisco,  à  25  kilomètres  au  sud  de  la  rivière  Klamath.  La 
rocolte  du  sable  aurifère  s'opè,re,  soit  sur  la  plage,  à  marée 
basse,  soit  dans  une  dune  voisine  de  la  côte.  L'installa- 
tion comprend  trois  long-toms.  Le  sable  est  tout  d'abord 
distribué  en  tête  d'une  première  table,  de  forme  trapézoï- 
dale, de  1 1  pieds  de  long,  de  deux  pieds  de  large  en  tète, 


^ 


l'industrie  de  l'or.  83 

de  six  pieds  de  large  à  son  extrémité.  Mélangé  d'eau,  il 
coule  sur  une  seconde  table  de  6  X  6  1/2  pieds,  percée  de 
trous  de  6  millimètres  et  formant  crible  :  les  cailloux 
stériles  sont  ainsi  retenus  et  évacués  aussitôt.  De  là,  les 
sables  fins  passent  sur  une  table  de  6  X  6  pieds,  couverte 
de  plaques  amalgamées,  dont  le  mercure  dissout  Tor,  puis 
sur  une  dernière  table  de  6  X  6  pieds  encore,  garnie  de 
couvertures  de  laine  qui  retiennent  les  dernières  particules 
du  précieux  métal. 

Une  machine  de  16  chevaux  élève  leau  nécessaire  au 
lavage  et  monte  aussi  les  sables  à  la  hauteur  des  premières 
tables  des  3  long-toms. 

Lo5  plaques  de  cuivre  amalgamées,  c'est-à-dire  alliées 
de  mercure,  ont  la  propriété  de  dissoudre  les  particules 
dor  qui  viennent  à  leur  contact.  Elles  sont  en  cuivre 
recuit  et  mesurent  environ  3  millimètres  depaisseur.  On 
les  prépare  comme  il  suit  :  tout  d'abord  on  les  frotte 
vigoureusement  à  la  brique,  pour  détruire  toute  trace 
d  oxyde,  puis  on  les  lave  à  Teau  chaude  et  enfin  on  les 
frotte  avec  un  drap  imprégné  de  mercure  ;  bientôt,  sur- 
tout si  Ton  s'aide  d'un  peu  de  cyanure  de  potassium,  une 
tache  Manche  apparaît  en  un  point  de  la  plaque,  s  étend 
et  la  couvre  ensuite  en  entier.  L'opération  est  alors  ter- 
minée. Parfois  on  argenté  les  plaques  de  cuivre  avant  de 
les  amalgamer  ;  cela  facilite  la  prise  du  mercure. 

La  récolte  de  l'or  des  plaques  s'opère  en  les  raclant 
avec  des  palettes  do  caoutchouc,  car  l'emploi  des  racloirs 
durs  et,  tout  spécialement,  métalliques  leur  est  nuisible. 
On  brosse  ensuite  les  plaques  et  on  les  remet  en  état  par 
une  légère  addition  d'une  lessive  de  cendres  de  bois  et  de 
cyanure  de  potassium. 

Quant  à  Tamalgamo  d'or,  obtenu,  soit  par  l'usage  des 
plaques,  soit  par  le  mercure  versé  dans  les  appareils  des- 
tinés à  laver  les  sables,  on  le  presse  d'abord  dans  une 
peau  de  chamois,  ce  qui  élimine  une  part  de  mercure, 


84  REVUK    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

puis  on  le  distille  à  la  manière  ordinaire  :  Tor  reste  sous 
forme  de  résidu. 

Nous  arrivons  au  sluice,  le  plus  important  appareil  de 
l'industrie  moyenne. 

En  principe,  le  sluice  est  un  canal  rectangulaire  en 
bois,  de  longueur  telle  que,  pendant  le  passage  de  la  boue 
aurifère,  le  métal  précieux  ait  le  temps  de  se  séparer  des 
matières  stériles  et  de  venir  se  déposer  sur  le  plancher  infé- 
rieur, où  se  trouvent  des  dispositifs  propres  à  le  retenir. 

Les  sluices  les  plus  courts  n'ont  jamais  moins  de  10  «à 
12  mètres  en  longueur  :  et  ceux-ci  exigent  que  les  sables 
aurifères  soient  débarrassés  des  gros  cailloux  avant  d'y 
être  introduits,  que  les  mottes  argileuses  soient  broyées 
avant  dy  pénétrer.  Cailloux  et  moites  de  terre  risque- 
raient en  effet  d  entraîner  certaines  particules  d'or  n'ayant 
pu  se  fixer  au  fond  de  l'appareil  dans  un  aussi  court 
trajet. 

Le  sluice  «  normal  »  est  construit  sur  place,  en  planches 
grossières  non  rabotées  ;  sa  largeur  usuelle  varie  entre 
20  et  .45  centimètres,  sa  profondeur  de  i5  à  25  centi- 
mètres et  sa  longueur  de  16  mètres  à  100  mètres  et  plus. 

La  })artie  supérieure  de  cette  sorte  de  canal,  qu'on 
incline  de  10  à  20  degrés  sur  l'horizon,  a  le  fond  garni 
de  petits  tasseaux,  destinés  à  désagréger  les  mottes 
d'argile.  D'autres  tasseaux,  destinés  à  retenir  l'or,  sont 
placés  à  la  suite  de  ceux-ci. 

Une  très  grande  quantité  d'or  fin  serait  cependant 
perdue,  si  l'on  se  bornait  à  laisser  agir  ceux-ci.  On  com- 
plète leur  action  par  celle  d'une  certaine  quantité  de 
mercure,  environ  2  kilogrammes,  qu'on  verse  en  tète  de 
l'appareil  et  qu'on  fait  tomber  en  pluie  fine,  en  le  mettant 
au  préalable  dans  une  passoire  ;  retenu  par  les  tasseaux, 
il  retient  l'or  à  son  tour. 

On  nettoyé  fréquemment  le  sluice  et,  lorsqu'il  est  usé, 
on  le  brûle  :  ses  cendres  sont  tiaitées  comme  des  alluvions 
ordinaires.  a 


\ 


l'industrie  de  lor.  85 

Un  sluice  de  o"',40  à  o",45  de  largeur  peut  passer  de 
un  mètre  cube  et  demi  à  deux  mètres  cubes  de  gravier 
par  heure.  Sa  marche  exige  un  surveillant,  un  nombre 
variable  de  déblayeurs,  6  ou  12  piocheurs  pelleteurs,  un 
homme  placé  tous  les  5  ou  6  mètres  pour  enlever  les  gros 
cailloux  et  les  mottes  d'argile,  deux  ouvriers  chargés  de 
dégager  la  queue  de  l'appareil.  Le  rendement  varie  d'un 
demi-mètre  cube  à  deux  mètres  cubes  d'alluvions  par 
journée  d'ouvrier. 

La  question  du  débourbage  et  de  Télimination  des  gros 
cailloux  est  des  plus  importantes.  Les  tasseaux  en  bois 
sont  insuffisants  à  produire  ces  effets.  On  arrive  à  pro- 
duire le  débourbage  en  ajustant  sur  le  fond,  dans  la  partie 
élevée  de  l'appareil,  des  sortes  de  grilFes  de  fer  ;  à  la  suite 
de  celles-ci,  on  dispose  des  grilles,  analogues  aux  essuie- 
pieds  métalliques  actuellement  répandus  partout  ;  les 
vides  en  forme  de  losange  de  ces  grilles  retiennent  les 
cailloux,  qu'on  peut  enlever  ensuite  à  la  pelle. 

Les  sluices  importants  nécessitent  des  travaux  prépara- 
toires qui  touchent  parfois  à  la  grande  industrie  et  qui 
sont,  outre  le  déboisage  dont  il  a  été  parlé  déjà,  la  con- 
struction d'un  barrage  en  amont,  l'établissement  d'un 
canal  amenant  l'eau  du  barrage  i\  la  tête  du  sluice,  enfin 
le  décapelage  ou  enlèvement  des  stériles,  recouvrant  les 
alluvions  aurifères. 

Il  est  de  toute  nécessité  que  le  barrage  soit  parAiite- 
ment  bien  construit  et  puisse  supporter  les  crues,  car  sa 
rupture  peut  entraîner  la  ruine  des  exploitations  placées 
au-dessous.  Et  puis,  c'est  un  fait  d'expérience  qu'une  fois 
emporté,  un  barrage  est  des  plus  difficiles  à  réparer, 
car  les  eaux,  en  TalFouillant,  y  creusent  d'ordinaire  une 
grande  cavité  qu'il  importe  tout  d'abord  de  combler. 

Ces  barrages  se  construisent  toujoui's  en  terre  et  en 
bois.  Si  la  rivière  n'a  pas  plus  de  1 5  mètres  de  largeur, 
le  plus  simple  est  de  pratiquer  deux  rainures  en  face 
l'une  de  l'autre  dans  un  endroit  escarpé  et  de  superposer 


86  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

les  uns  aux  autres  des  troncs  d'arbre,  qui,  placés  per- 
pendiculairement au  fil  de  leau,  s'appuient  par  leurs  extré- 
mités dans  les  rainures.  Un  second  barrage  identique  est 
placé  à  deux  ou  trois  mètres  de  distance,  puis  l'intervalle 
est  comblé  avec  de  la  terre  glaise  battue.  Enfin  un  pique- 
tage en  amont  et  un  piquetage  en  aval,  Tun  et  Tautre 
formés  de  pieux  verticaux,  s  appuyant  sur  les  premiers 
troncs  d'arbre,  viennent  consolider  l'ouvrage.  Le  trop- 
plein  s'établit  sur  l'une  des  rives,  et  sur  l'autre  on  place 
la  prise  d'eau  destinée  aux  chantiers. 

Il  sera  question  plus  loin  seulement  des  grands  bar- 
rages, tels  que  ceux  de  Californie,  qui  emmagasinent 
jusqu'à  35  millions  de  mètres  cubes  d'eau  et  qui  sont 
construits,  comme  bien  on  pense,  tout  différemment.  Ils 
n'ont  en  etFet  rien  de  commun  avec  l'industrie  moyenne 
de  l'or,  qui  nous  occupe  seule  ici. 

Il  nous  reste  à  remarquer  que  l'opération  importante 
du  décapelage  n'est  pas  toujours  faite,  et  bien  à  tort, 
avec  tous  les  soins  désirables.  C'est  ainsi  qu'en  Guyane, 
les  premiers  stériles  qui  recouvrent  la  couche  aurifère 
sont  déversés  huv  le  champ  même  d'exploitation,  puis,  une 
fois  lavées  les  alluvions  qui  se  trouvent  au-dessous,  sont 
remaniés  à  nouveau  et  rejetés  sur  ces  alluvions,  d'où  le 
travail  inutile  d'un  double  transport. 

Cette  mauvaise  méthode  d'opérer  provient  de  l'empres- 
sement fiévreux  qu'ont  les  prospecteurs  de  faire  les 
premiers  lavages. 

Dans  une  exploitation  raisonnée,  les  stériles  placés 
au-dessus  de  la  couche  aurifère  doivent  être,  dès  le 
début,  transportés  dans  un  endroit  tel  qu'ils  ne  gêneront 
en  rien  les  travaux  futurs. 

Heureux  encore  sont  les  mineurs  qui  peuvent  trouver 
assez  d'eau  dans  les  environs  de  leurs  placers  pour  user 
de  la  bâtée,  du  long-tom,  du  sluice.  Tels  ne  sont  pas  ceux 
de  l'Australie  occidentale. 

Dans  cette  région  désertique,  comparable  en  tous  points 


\ 


l'industrie  de  l'or.  87 

à  notre  Sahara,  aucune  exploitation  hydraulique  n'était 
possible.  Seul,  le  vannage  devait  donner  des  résultats 
appréciables. 

Les  premiers  appareils,  connus  sous  le  nom  de  hnockers 
(frappeurs),  à  cause  du  choc  produit  par  un  mouvement 
d'excentrique  qui  écoulait  uniformément  le  sable  à  traiter, 
eurent  peu  de  succès  ;  ils  étaient  encombrants  et  difficiles 
à  régler.  Peu  à  peu  cependant  leurs  défauts  furent  cor- 
rigés et  on  est  arrivé  aujourd'hui  à  construire  des  van- 
neurs à  peu  près  parfaits,  formés  essentiellement  d'une 
plaque  perforée  ne  donnant  point  passage  aux  gros  cail- 
loux, d'un  tamis  en  zinc  rejetant  les  cailloux  moyens, 
d'un  soufflet  produisant  un  courant  d'air  à  travers  les 
mailles  du  tamis  ;  ce  courant  d'air  sépare  les  parties 
terreuses  de  l'or,  lequel  tombe  dans  des  sluices  secs  qui 
le  retiennent.  L'originalité  du  système  consiste  dans  la 
présence  de  sortes  de  tuyaux  verticaux  qui  retiennent 
l'or,  tandis  que  les  matières  plus  légères  sont  rojetées  par 
les  filets  de  vent  qui  passent  h  travers  les  trous  du  tamis 
et  sont  finalement  expulsées. 

Une  observation  importante  :  l'air  doit  être  amené  par 
une  soufflerie  intermittente  et  non  en  jet  continu. 

Les  machines  de  ce  ^enre,  fabriquées  sur  place,  re- 
viennent à  environ  200  francs.  On  a  tenté  de  leur  sub- 
stituer, mais  sans  grand  succès,  des  sasseurs. 

Au  contraire,  M.  Edison  a  réussi  à  résoudre,  par  un 
appareil  spécial,  un  problème  fort  compliqué,  sur  lequel 
le^  vanneurs  ordinaires  n'avaient  aucune  prise. 

Il  s'agissait  de  traiter  à  sec  les  •*  Gold  Mountains  »»  du 
Nouveau-Mexique,  situées  à  35  milles  au  S.-W.  de 
Santa-Fé.  Grandes  étaient  les  difficultés  à  vaincre.  Le  pro- 
cédé à  découvrir  devait  être  très  économique,  l'appareil 
devait  être  capable  de  traiter  de  grandes  quantités  d'allu- 
vions,  d'en  extraire  aussi  bien  l'or  en  pépites  que  l'or  fin  ; 
enfin  il  devait  donner  un  rendement  élevé. 

Après  trois  années  d'études,  M.  Edison  reconnut  qu'à 


( 


88  RBVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

la  suite  d'une  simple  chute  dans  un  courant  d'air  horizon- 
tal, l'or  se  séparait  des  matières  terreuses  en  vertu  de 
son  poids  spécifique  élevé  ;  il  construisit  sur  cette  donnée 
un  appareil,  où  se  trouvaient  réalisées  les  qualités  pra- 
tiques que  voici  :  absence  de  variations  dans  la  pression 
du  courant  d'air,  écoulement  régulier  de  la  veine  gazeuse, 
chute,  sans  vitesse  initiale,  de  toutes  les  parcelles,  auri- 
fères ou  non,  appareil  qui  résolvait  complètement  le 
problème  posé. 

Nous  voici  bien  près  de  la  grande  industrie,  qui  n'est 
qu'un  prolongement  de  l'industrie  moyenne,  de  même  que 
celle-ci  est  un  perfectionnement  du  simple  lavage  à  la 
bâtée.  Et  nous  allons  voir  que  la  grande  industrie  aurifère 
ne  le  cède  en  rien  à  l'industrie  métallurgique,  à  l'industrie 
houillère,  à  nulle,  en  un  mot,  des  exploitations,  où  le 
machinisme  a  réalisé  les  merveilles  que  l'on  sait. 

Cradles,  long-toms,  sluices  ordinaires  sont  des  appa- 
reils impuissants  à  laver  les  cubes  énormes  d'alluvions 
qu'exploitent  les  grandes  sociétés,  et  surtout,  les  sables 
aurifères  que  recouvrent  les  eaux  des  fleuves. 

L'appareil  usité  pour  traiter  ces  derniers  est  la  drague, 
d'invention,  on  mieux,  d'appropriation  toute  récente.  Les 
premières  machines  de  ce  genre  furent  mises  en  service 
vers  i885  :  c'était  en  Nouvelle-Zélande.  Ce  n'est  guère 
cependant  avant  iSgS  que  les  dragues  furent  communé- 
ment employées. 

La  drague  est  un  perfectionnement  de  la  pelle  à  sable 
ou  à  gravier,  emmanchée  au  bout  d'une  perche,  au 
moyen  de  laquelle  les  orpailleurs  tirent  à  eux  le  sablé 
situé  sous  les  eaux  des  rivières.  Un  premier  progrès  fut 
de  manœuvrer  non  plus  du  rivage,  mais  à  bord  d'un 
radeau,  et  de  remplacer  la  pelle  par  une  sorte  de  poche  à 
bords  tranchants,  puis,  d'agrandir  la  poche,  et  de  la  re- 
monter à  l'aide  d'une  corde  enroulée  sur  un  treuil.  Un 
sluice,  destiné  à  laver  le  sable,  fut  adjoint  au  radeau,  ainsi 


r\ 


LINDUSTRIE    DE    l'oR.  89 

qu'une  pompe,  propre  à  amener  en  tête  du  sluice  leau 
nécessaire  à  ce  lavage. 

Cet  appareil,  encore  primitif,  est  utilisé  par  les 
maraudeurs,  en  Sibérie  orientale  ;  ils  écrément  ainsi 
certains  placers  mal  surveillés.  Il  a  été  en  usage  aussi  en 
Nouvelle-Zélande . 

On  en  a  fait  récemment  un  appareil  parfaitement  bien 
adapté  au.\  besoins  de  la  grande  industrie.  On  construit 
actuellement  un  modèle  de  prospection,  où  la  pelle  est 
remplacée  par  une  chaîne,  portant  des  godets  en  acier 
doux,  à  lèvres  coupantes  ;  les  graviers  y  sont  classés  par 
une  grille  et  les  stériles  évacués  par  un  conduit  spécial, 
placé  à  l'arrière  ;  les  sables  déposent  leur  or  sur  un  véri- 
table long-tom,  enfin,  le  lavage  est  assuré  par  une  pompe 
à  chapelet,  démontable,  que  manœuvre  un  seul  homme. 
L'équipe  est  réduite  à  6  hommes. 

Le  prix  de  cette  petite  drague  ne  dépasse  point  5ooo 
francs,  et  sa  partie  métallique,  la  seule  qu'il  y  ait  lieu  de 
transporter,  ne  pèse  que  i5oo  kilogrammes,  le  poids 
maximum  des  pièces  étant  de  4S  kilogrammes. 

En  principe,  les  grandes  dragues  d'exploitation  ne  sont 
point  autrement  construites.  La  coque  est  formée  par 
deux  pontons  parallèles,  de  faible  hauteur,  tenus  à  une 
distance  suffisant  au  passage  de  la  chaîne  à  godets  et  des 
bâtis  la  supportant.  Cette  forme  assure  le  maximum  de 
stabilité,  aussi  bien  latérale  que  longitudinale,  et  ne 
nécessite  qu'un  faible  tirant  d'eau,. 

L'alluvion  est  extraite  par  une  chaîne  à  godets  et,  tout 
d'abord,  débarrassée  de  ses  cailloux  stériles  par  une  grille, 
puis  jetée  dans  une  sorte  de  cuve  où  elle  se  débourbe 
sous  l'action  de  jets  d'eau  puissants  ;  l'or  tombe  au  fond 
de  cette  cuve  avec  le  sable  fin  et  le  mélange  passe  par  des 
trous,  d'environ  i3  millimètres  de  diamètre,  dans  un 
sluice  approprié. 

Une  drague  de  22  mètres  de  longueur  totale,  ainsi  con- 


go  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

struite,  est  capable  de  laver  5o  mètres  cubes  de  gravier  à 
l'heure. 

L'un  des  plus  grands  soucis  des  directeurs  de  dragage 
est  Tévacuation  des  sables  dont  on  a  relire  Tor.  C'est  Tune 
des  plus  grandes  difficultés  de  l'exploitation  intensive  des 
ailuvions.  Il  faut,  en  effet,  dans  le  cas  présent,  rejeter  ces 
matières  à  une  distance  telle  de  la  drague  que  l'ensable 
ment  de  l'appareil  soit  évité,  quelles  que  soient  les  posi- 
tions d'attaque,  fort  variées,  qu'il  ait  à  prendre. 

Dans  l'exploitation  des  lits  de  rivière,  on  parvient  à  ce 
résultat  en  déplaçant  la  drague  contrairement  au  sens  du 
courant  et  en  abandonnant  les  stériles  vei^s  l'aval  :  le  con- 
l'ant  se  charge  de  les  emmener,  ou,  tout  au  moins,  fait 
qu'ils  restent  en  place  et  n'entravent  point  les  travaux 
postérieurs.  11  n'en  est  plus  de  même  quand  la  drague 
exploite  un  placer  ordinaire  arrosé  par  un  simple  ruisseau 
ou  quand  on  entaille  les  berges  pour  exploiter  l'alluvion 
placée  en  sous-sol.  En  raison  du  foisonnement  des  terres, 
qui  font  que  le  volume  de  celles-ci  s'accroît  de  3o, 
5o  pour  cent  et  plus,  par  leur  siniple  lavage,  des  précau- 
tions spéciales  doivent  être  prises  :  notamment,  la  drague 
doit  pouvoir  rejeter  les  sables  par  1  arrière  à  une  hauteur 
telle  qu'elle  les  accumule  à  un  niveau  supérieur  à  celui 
du  terrain  qu'elle  attaque. 

On  y  parvient  en  roulant  les  sables  sur  une  sorte  de 
plan  incliné  mesurant  environ  la  moitié  de  la  longueur  do 
la  drague  entière  et  phicé  à  l'arrière  de  celle-ci.  C'est  en 
cela  que  l'aspect  des  dragues  à  or  difTère  de  celui  des 
dragues  ordinaires. 

Le  personnel  nécessaire  à  la  manœuvre  d'une  drague, 
lavant  5o  mètres  cubes  de  graviers  à  l'heure,  se  compose 
d'un  chef  de  manœuvre,  d'un  mécanicien  attaché  à  la  ma- 
chine motrice,  d'un  chautfeur  s'occupant  de  la  chaudière, 
d'un  manœuvre,  d'un  ouvrier  laveur,  soit  5  hommes,  au 
lieu  des  6  que  nécessite  la  conduite  d'une  petite  drague 
de  prospection.  C'est  une  des  bizarreries  de  la  grande 


\ 


L  INDUSTRIE    DE    L  OR.  gi 

industrie,  qui,  lA  comme  ailleurs,  tend  à  réduire  la  main- 
d'œuvre  à  un  minimum. Il  est  vrai  que  le  coût  d'une  grande 
drague  s'élève  à  3  ou  400  000  francs,  somme  dont  l'amor- 
tissement équivaut  au  salaire  des  ouvriers  nécessaires  à 
en  assurer  le  service. 

Les  dragues,  comme  tous  les  appareils  de  la  grande 
industrie,  permettent  l'exploitation  rémunératrice  d'allu- 
vions  pauvres,  c'est-à-dire  ne  renfermant  que  quelques 
centimes  d'or  au  mètre  cube,  cela  grâce  à  l'énorme 
volume  de  sable,  2  à  3oo  000  mètres  cubes  pour  une 
drague,  qu'elles  permettent  de  traiter  chaque  année. 

A  ce  type  d'appareil  se  rattachent  les  excavateurs,  qui 
n'en  diffèrent  guère  que  par  lour  but  :  l'attaque  des  allu- 
vions  sèches  et  non  plus  immergées.  Les  excavateurs  sont 
dos  lors  montés  sur  roues  et  peuvent  se  déplacer  sur  des 
rails.  Un  excavateur  moyen  pèse  80  tonnes  et  revient 
à  120  000  francs. 

Quels  que  soient  les  résultats  que  la  grande  industrie 
ait  obtenus  des  dragues  et  des  excavateurs,  ceux-ci  n'ont 
point  suffi  à  son  activité. 

En  dehors  des  placers  exploitables  par  les  méthodes 
que  nous  avons  exposées,  il  en  est  qui  nécessitent  le  re- 
maniement de  cubes  de  terrains  énormes,  de  véritables 
montagnes,  ce  que  ne  pouvaient  faire  les  dragues  les 
plus  puissantes. 

Partant  de  ce  principe,  qu'un  simple  appareil  d'arro- 
sage, formé  par  un  tonneau,  élevé  de  quelques  mètres 
au-dessus  du  sol,  et  par  une  manche  d'arrosage  que  ter- 
mine une  lance  en  fer  blanc,  parvenait  à  déliter  les  allu- 
vions,  à  rejeter  les  sables  et  à  concentrer  l'or,  les  Améri- 
cains imaginèrent  de  construire  des  appareils  analogues, 
mais  de  dimensions  colossales,  où  le  tonneau  était  remplacé 
par  un  réservoir  immense,  le  tuyau  par  des  conduites 
gigantesques,  la  lance  par  des  ajutages  puissants,  capables 


92 


REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


de  diriger,  sous  de  hautes  pressions,  des  jets  d'une  masse 
et  d'une  force  telles  que  l'esprit  en  est  confondu. 

Le  tableau  que  voici  donnera  une  idée  des  installations 
de  ce  genre  faites  en  Californie  : 


PROPRIÉTAIRES 

CAPACITÉS 

TOTALES 

EN 

MÈTRES  CUBES 

SUPERFICIE 

DES 

RÉSERVOIRS 

EN  HECTARES 

HAUTEURS 

MAXIMUM 

DES  DIGUES 

EN  MÈTRES 

LONGUEURS 

MAXIMUM 
DBS  DIGUES 
EN  MÈTRES 

COUTS  TOTAUX 

EN 

FRANCS 

North  Bloomfield  C» 

20500COO 

27.69 

30,48 

129.20 

1233  535 

Eurêka  Lake  0° 

20  267  880 

21.44 

20,73 

76.00 

215  000 

Millon  C° 

48  265  000 

16,36 

33.82 

100,82 

775  000 

Soulh  Yuba  0° 

34  772  457 

59.06 

22.80 

197.60 

n 

Blue  Tenh  C* 

8  450  000 

m 

"         i 

» 

f* 

California  G* 

16  860  000 

n 

1 

n 

w 

n 

Eldorado 

30  067  000 

» 

' 

m 

853  350 

Sprinp  Valloy 

- 

'• 

87,13 

389,12 

it 

Tuolumne 

n 

" 

18,24 

01,20 

2  000  000 

De  tels  réservoirs,  nécessités  par  l'irrégularité  du 
régime  des  eaux  californiennes,  région  où  seules  les  re- 
tenues provenant  de  la  fonte  des  neiges  sont  capables  d'as-  ■ 
surer  le  travail  d'été,  sont  tout  simplement  obtenus  parle 
barrage  de  vallées.  Les  points  choisis  sont  naturellement 
ceux  où  les  vallées  se  resserrent  et  présentent  des  contre- 
forts rocheux  solides.  Les  matériaux  employés  varient 
avec  les  ressources  locales  ;  parfois  des  blocs  de  granit, 
(uichevétrés  sans  mortier,  sortes  de  murs  colossaux  en 
pierres  sèches,  forment  la  face  antérieure  de  la  construc- 
tion, qui  est  ensuite  revêtue  de  terre  pilonnée  ;  alors  la 
surface  en  contact  avec  l'eau  est  recouverte  de  planches, 
clouées  sur  des  poutres  horizontales  et  calfeutrées.  Parfois 
encore,  les  barrages  sont  entièrement  en  bois,  rocailles 


l'industrie  de  l'or.  93 

et  terres,  le  cadre  étant  constitué  par  des  troncs  d'arbre 
posés  horizontalement  les  uns  sur  les  autres  ;  les  troncs  de 
la  première  couche  sont  placés  dans  le  sens  du  courant, 
ceux  de  la  seconde  perpendiculairement,  ceux  de  la  troi- 
sième dans  le  sens  encore  du  courant,  et  ainsi  de  suite  ; 
tous  sont  réunis  par  des  pièces  de  fer. 

Le  barrage  est  toujours  traversé  par  une  prise  d'eau, 
située  un  peu  au-dessus  du  fond  et  construite  avec  des 
dalles  de  granit  ;  l'admission  de  l'eau  y  est  commandée 
par  des  vannes. 

Ces  constructions  gigantesques  présentent  une  solidité 
telle  que  les  crues  envoyant  5oo  mètres  cubes  d'eau  par 
seconde  au-dessus  de  leur  crête  ne  peuvent  les  ébranler. 

La  conduite  des  eaux  se  fait  au  moyen  de  fossés  ou 
canaux,  suivant,  en  général,  les  flancs  de  quelque  vallée, 
et  mesurant  2  à  3  mètres  de  largeur  au  plan  d'eau,  1  à 
2  mètres  à  la  partie  inférieure,  o^'^yS  à  i'",5o  enfin  de 
profondeur. 

Dans  des  travaux  aussi  grandioses,  tous  les  détails,  si 
minces  .soient-ils,  ont  leur  importance  :  c'est  ainsi  qu'on' 
préfère  un  canal  profond  mais  étroit  à  un  canal  large, 
mais  peu  profond,  car,  dans  ce  dernier,  l'évaporation  de 
l'eau  se  montre  sensible. 

Enfin,  on  se  débarrasse  des  feuilles  mortes  et  des  glaces, 
qui  pourraient  obstruer  le  canal,  en  assurant  par  une 
forte  pente,  2  à  4  millimètres  par  mètre,  un  écoulement 
rapide  des  eaux. 

Le  canal  est  creusé  à  même  le  sol,  si  celui-ci  est  con- 
sistant ;  sinon,  on  le  construit  en  pierres  sèches,  dont  les 
vides  sont  comblés  à  l'aide  de  terre  pilonnée  ;  dans  les 
régions  rocheuses,  on  le  fait  en  bois  et  on  le  soutient  alors 
à  l'aide  de  chevalets.  C'est  sous  cette  dernière  forme  qu'on 
lui  fait  parfois  traverser  de  larges  vallées.  Le  Magenta 
Flume,  en  Nevada,  est  un  modèle  du  genre.  C'est  un 
aqueduc  véritable,  supporté  par  des  bâtis  en  bois  d'une 
légèreté  inouïe,   et   garanti   du   vent  par  des   haubans 


/ 


94  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

formés  de  simples  fils  de  fer,  qui  viennent  se  rattacher  au 
sol.  A  dessein,  on  l'a  construit  suivant  un  tracé  sinueux  : 
sa  résistance  au  vent  s'en  trouve  accrue. 

Dans  le  Bracket  Flume,  en  Californie,  on  a  dû  accrocher 
le  canal  à  une  falaise  à  pic,  de  plusieurs  centaines  de 
mètres  d'élévation, au  moyen  de  tijjes  et  de  crampons  en  fer. 

L'emploi  de  tuyaux  en  tôle  donne  d'excellents  résultats, 
et  peu  à  peu  ceux-ci  se  substituent  aux  canaux  ordinaires; 
ils  ont  d'ailleurs  été  souvent  employés  autrefois,  sous 
forme  de  siphons,  pour  la  traversée  des  rivières.  Ces 
tuyaux  sont  ordinairement  employés  par  morceaux  de 
5  à  7  mètres  et  rivés  à  leurs  extrémités  sur  un  manchon 
en  fer  ;  leur  diamètre  atteint  et  dépasse  i  mètre  ;  enfin, 
ils  sont  pourvus  d'appareils  de  sûreté,  tels  que  valves  et 
soupapes  à  flotteurs,  destinés  à  prévenir  l'action  destruc- 
trice des  vides  et  des  coups  de  bélier. 

Pour  le  Milton  Ditch,  de  23  kilomètres  de  longueur, 
le  creusement  du  canal  est  revenu  à  402  000  francs,  la 
fondation  des  9  kilomètres  de  conduites  à  gS  000  francs, 
leur  construction  à  298  000  francs,  les  frais  généraux  à 
59  000  francs,  les  indemnités  à  8000  francs,  soit  au  total 
plus  de  860000  francs,  ce  qui  donne  16  fr.  90  pour  le 
coût  du  mètre  de  canal  et  45  fr.  24  pour  celui  du  mètre 
d(î  conduite. 

Sept  canaux  californiens  destinés  à  des  exploitations 
aurifères  dépassent  100  kilomètres  ;  ce  sont  ceux  de  la 
Milton  C*",  i35  kilomètres,  du  South  Yuba,  198  kilo- 
mètres, de  l'Excelsior  C,  101  kilomètres,  de  la  Tuo- 
lumne  C*",  201  kilomètres,  de  la  Califoinia  C*",  402  kilo- 
mètres ;  mais  le  plus  gigantesque  est  le  Parc  Canal,  qui 
compte  407  kilomètres  et  qui  a  coûté  dix  millions  de 
francs,  soit  21  481  francs  par  kilomètre.  Le  moindre  prix 
par  kilomètre  courant,  soit  7458  francs,  a  été  atteint 
dans  le  canal  de  la  California  C**  ;  le  prix  le  plus  élevé, 
69919  francs,  se  trouve  être  celui  du  canal  de  la  com- 


l'industrie  de  l'or.  95 

pagnie  La  Grange,  q.ui,  avec  ses  32  kilomètres,  a  coûté 
aussi  cher  que  le  canal  de  la  Milton  (y. 

Le  plus  fort  débit,  1019  mètres  cubes  par  minute,  est 
celui  du  South  Yuba  Canal. 

Le  plus  souvent,  Teau  est  fournie  aux  mines  par  des 
compagnies  spéciales  ou  par  des  compagnies  mixtes,  à 
raison  de  fr.  o,65  à  fr.  i,25  la  journée  pour  chaque  litre 
débité  en  une  seconde  ;  ainsi  un  canal  débitant  10  mètres 
cubes  à  la  seconde  se  louerait  120000  X  o,65,  soit 
78  000  francs  au  moins  par  jour  ;  ces  prix  sont  à  ce 
point  rémunérateurs  que  certaines  compagnies  minières 
ont  abondonné  leurs  propres  exploitations  pour  vendre 
leur  eau. 

Quels  que  soient  les  moyens  employés  pour  recueillir 
et  amener  les  eaux  sur  les  chantiers,  une  énorme  pression 
est  nécessaire  à  l'extrémité  de  la  conduite  d'adduction  ; 
aussi  les  canaux  débouchent-ils  à  une  hauteur  considé- 
rable au-dessus  du  point  d'attaque,  hauteur  qui  atteint 
parfois  100  mètres  ;  là,  Teau  s'engouffre  dans  une  der- 
nière conduite  en  tôle,  fortement  inclinée,  par  l'inter- 
médiaire d'une  boîte  carrée  en  bois  solidement  construite 
et  pourvue  d'une  grille,  destinée  à  arrêter  les  matières 
flottantes,  et  aussi  d'un  déversoir,  donnant  passage  à  l'eau 
en  excès. 

La  conduite  se  termine  en  bas  par  une  boîte  carrée  en 
fonte,  munie  de  valves,  où  viennent  s'embrancher  les 
tuyaux  de  distribution  de  l'eau  sur  le  chantier  ;  ces  tuyaux 
8e  terminent  eux-mêmes  par  des  ajutages  d'environ  u™,2o 
de  diamètre. 

Le  débit  de  ces  ajutages  vai  io  de  27  à  40  mètres  cubes 
par  seconde  et  la  vitesse  du  jet  atteint  parfois  cinquayite 
mètres  pa7^  seconde,  tandis  que  la  portée  utile  du  jet  est 
voisine  de  60  mètres. 

On  conçoit  l'action  que  de  tels  jets  peuvent  avoir  sur 
les  masses  d'alluvions.  Celles-ci  fondent  littéralement  à 
vue   d'œil,  et   des   collines    véritables   disparaissent   en 


/ 


96  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

quelques  heures.  Ils  coupent  aisément  les  terrains  les 
plus  compacts,  les  transforment  en  torrents  de  boue  et 
les  entraînent  dans  d'immenses  sluices  disposés  à  cet 
effet,  tandis  que  les  dispositifs  spéciaux,  grues,  grizzlies, 
under-currents,  sont  ménagés  à  l'effet  d'enlever  les  gros 
blocs  de  rocher. 

Enfin,  refficacité  du  torrent  est  encore  aidée  par  de 
gigantesques  coups  de  mines,  dont  le  chargement  peut 
atteindre  i5oo  à  2000  barils  de  poudre  pour  chacun. 

Les  eaux  et  les  graviers  s'écoulent  par  un  tunnel,  com- 
prenant à  son  intérieur  les  sluices,  qui  est  creusé  dans  la 
partie  inférieure  de  la  couche  aurifère.  Les  tunnels  ont 
généralement  2™,3o  de  large  sur  2"", 65  de  haut  et  abou- 
tissent à  des  vallées  placées  en  contre-bas  ;  leurs  lon- 
gueurs varient  avec  la  topographie  du  terrain;  la  longueur 
de  certains  tunnels  est  réduite  à  5o  mètres;  pour  d'autres 
elle  atteint  plusieurs  kilomètres  ;  ceux-ci  nécessitent  des 
ventilateurs  ou  des  puits  d'aérage.  Le  tunnel  de  la  French 
Corral  Mine  a  i25o  mètres  de  longueur;  son  prix  de 
revient  s  est  élevé  à  8:iî5  000  francs  ;  pour  TAmerican 
Mine  et  la  North  Bloomfield  Mine,  les  tunnels,  qui 
mesurent  respectivement  i3oo  et  2700  mètres,  ont  coûté 
700  000  francs  et  2  5oo  000  fr. 

La  limite  inférieure  du  prix  de  revient  de  ces  exploita- 
tions est  si  faible  qu'on  a  pu  exploiter  ainsi,  et  avec  un 
certain  bénéfice,  des  alluvions  contenant  fr.  0,175  seule- 
ment par  mètre  cube. 

Malheureusement,  il  est  rare  que  les  énormes  cubes 
d'alluvions  délités  ne  vieiment  point  à  descendre  dans  les 
parties  basses  des  vallées  exploitées,  à  combler  les  lits 
des  rivières,  à  susciter  en  fin  de  compte  des  inondations 
qui  ruinent  les  travaux  agricoles. 

C'est  ainsi  que  la  rivière  Tuolumne  qui,  avant  de  rece- 
voir les  débris  d'exploitations  hydrauliques,  mesurait 
170  mètres  de  largeur  et  4"*,5o  de  profondeur,  eut  son 
lit  comblé  en  vingt  et  un  mois  ;  partiellement  nettoyée 


r\ 


L  INDUSTRIE    DE    L  OR. 


97 


par  les  crues  printanières  des  deux  années  suivantes, 
elle  était  réduite,  quatre  ans  plus  tard,  à  une  largeur  de 
lo  mètres  et  à  une  profondeur  de  o'",3o.  Dès  cette  époque, 
les  eaux  commencèrent  à  se  répandre  dans  la  vallée  et  à 
submerger  les  récoltes  lors  des  crues. 

Ces  funestes  effets  atteignirent  leur  maximum  d'in- 
tensité dans  les  comtés  de  Butte  et  de  Mariposa.  Les 
désastres  furent  tels  que  les  populations  agricoles  s'in- 
surgèrent et  qu'une  commission  officielle,  nommée  par  le 
pouvoir  fédéral,  en  vint  à  prescrire  de  replacer  les  allu- 
vions  dans  les  situations  qu  elles  occupaient  avant  leurs 
exploitations. 

Les  mines  qui  peuvent  se  soumettre  à  cette  condition 
sont  en  nombre  si  restreint  que  la  méthode  hydraulique 
s'est  trouvée,  du  coup,  arrêtée  et  ses  4000  kilomètres  de 
canaux  rendus  inutiles,  cependant  que  les  ySo  millions 
de  francs  qu  elle  avait  absorbés  devenaient  improductifs. 

En  présence  des  résultats  grandioses  de  cette  industrie, 
des  1375  millions  de  mètres  cubes  d'alluvions  préis 
aujourd'hui  à  être  traités,  on  ne  peut  que  souhaiter  une 
entente  entre  les  i3o  000  mineurs  et  les  260  000  ouvriers 
agricoles  actuellement  en  conflit. 


II 


LES    FILONS    AURIFERES 

Les  sables  aurifères  sont  des  roches  aurifères  dés- 
agrégées. Malgré  le  peu  de  rareté  relative  de  ces  sables, 
on  peut  dire  que  l'état  normal  de  l'or  natif  est  plutôt 
d'être  mêlé,  sous  forme  de  filons  ou  d  amas,  à  des  quartz 
compacts  et  de  s'y  trouver  en  compagnie  de  minéraux 
très  divers. 

Le  traitement  des  sables  repose  suj*  un  principe  fort 
simple  :  le  lavage.  Au  contraire,  l'exploitation  des  filons 

ni«  SÉRIE.  T.  IX.  7 


i 


98  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

nécessite  un  broyage,  suivi  d'une  opération  analogue  au 
lavage  des  sables  et  destinée  à  séparer  Tor  de  sa  gangue, 
réduite  en  poudre.  Pour  nombre  de  minerais,  cette  opé- 
ration consiste  à  dissoudre  lor  dans  le  mercure  et  à  Tex- 
traire  ensuite  de  celui-ci.  Pour  d'autres,  où  le  mercure 
se  trouve  être  sans  action,  le  chlore  ou  le  cyanure  de 
potassium  lui  doivent  être  substitués. 

Quoi  qu'il  soit  de  ces  diverses  méthodes,  le  broyage  leur 
est  commun  et  il  est  produit  par  des  appareils  qui  se 
réfèrent  à  trois  types  :  les  concasseitrs,  les  broyeurs^  les 
finisseurs,  et,  parmi  ceux-ci,  les  célèbres  tube-mills. 

Les  concasseurs  sont  des  appareils  à  mâchoires,  qui 
reçoivent  les  gros  blocs  extraits  de  la  mine  et  qui  les 
réduisent  en  morceaux  de  i5  à  5o  milliniètres. 

Les  plus  employés  sont  les  Blake,  où  la  mâchoire 
mobile  est  suspendue  par  sa  partie  sijpérieure,et  lesT^odgre, 
dont  la  mâchoire  mobile  tourne  autour  d'un  axe,  placé  à 
sa  partie  inférieure. 

Dans  l'un  et  dans  l'autre,  le  concassage  s'eifectue  entre 
deux  joues  en  acier  à  surface  striée,  particularité  qui  évite 
les  glissements.  Le  mouvement  alternatif  de  la  mâchoire 
mobile  s'obtient  par  le  jeu  d'un  excentrique. 

Ces  appareils  sont  fort  massifs  et  leur  poids  varie,  sui- 
vant les  modèles,  de  78  kilogr.  à  27  000  kilogr.  Les  plus 
puissants  peuvent  broyer  25  tonnes  de  minerai  par  heure; 
ils  exigent  l'action  d'une  machine  à  vapeur  de  40  chevaux 
et  débitent  des  blocs  de  75  centimètres  de  diamètre. 

On  leur  préfère  quelquefois  le  Gyratory  Crusche7\  sorte 
de  gros  moulin  à  noix,  analogjie  aux  moulins  à  café.  Le 
grand  modèle,  mù  par  une  machiné  de  125  à  175  chevaux, 
broie  3oo  à  5oo  tonnes  par  heure  de  blocs  mesurant  i°*,20 
sur  o"',5o. 

Au  sortir  des  concasseurs,  le  minerai,  réduit  en  mor- 
ceaux de  5  centimètres  environ,  passe  dans  un  broyeur 
proprement  dit,  broyeur  à  pilons,  broyeur  à  écrasement. 


L  INDUSTRIE    DE    L  OR.  99 

moulin  à  b(»ulets,  qui  peuvent  indifféremment  travailler 
soit  à  sec,  soit  avec  une  circulation  d'eau  entraînant  les 
poussières  obtenues.  Ce  dernier  mode  est,  en  général, 
préférable. 

Ces  appareils  effectuent  eux-mêmes  le  tamisage  néces- 
saire et  retiennent  automatiquement  les  morceaux  de 
minerai  qui  ne  sont  point  réduits  à  la  dimension  voulue. 

Les  broyeurs  à  pilons  ont  pour  type  le  moulin  califor- 
nien à  bocards,  C  est  le  broyeur  le  plus  répandu.  11  broie 
à  laide  de  pilons,  composés  chacun  d'une  tige  ou  flèche, 
d'un  taquet,  d'une  tête  et  d'un  sabot,  travaillant  sur  un 
dé,  dans  un  mortier,  et  soulevés  chacun  aussi  par  une 
came.  L'ensemble  de  plusieurs  pilons  forme  une  batterie. 

Le  poids  de  chaque  pilon  varie  de  i5o  à  ôyS  kilogr., 
leur  nombre  pour  chaque  appareil  est  de  3  à  lo,  la  force 
motrice  nécessaire  à  l'action  d'une  batterie  de  2  à  5o  che- 
vaux, la  production  par  heure  de  loo  à  2400  kilogr.  ;  le 
poids  d'un  appareil  à  pilons  complet  peut  atteindre  près 
de  75  tonnes  et  n'est  jamais  inférieur  à  10  tonnes  ;  enfin 
tous  donnent  de  80  à  go  coups  de  pilon  par  minute. 
Ces  broyeufs  réduisent  le  minerai  en  grains  d'environ 
i  millimètre  de  côté. 

11  est  de  toute  importance  de  les  asseoir  sur  des  fonda- 
tions d'une  solidité  exceptionnelle,  sans  quoi  les  chocs 
répétés  des  pilons  disloquent  promptement  les  bâtis,  ce  qui 
amène  la  rupture  des  Hèches. 

Les  mortiers  sont  en  fonte.  Au  contraire,  les  dés  dont 
on  en  garnit  le  fond  sont  en  acier  forgé,  ainsi  que  les 
sabots  qui  vieiment  frapper  sur  les  dés,  ou  plutôt  sur  les 
blocs  interposés  entre  eux-mêmes  et  les  dés.  En  trois  mois, 
un  dé  de  26  centimètres  de  hauteur,  ayant  travaillé  sans 
interruption,  est  réduit  à  3  centimètres  et,  par  le  fait,  mis 
hors  d'usage  ;  il  en  est  de  même  des  sabots.  On  compte 
ainsi  que  le  broyage  d'une  tonne  de  rainerai  consomme 
un  peu  plus  de  3oo  grammes  d'acier. 

Le  broyeur  à  pilons  est  remplacé  dans  nombre  d'ex- 


lOO  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ploitations  par  le  moulin  c/u7e>n,  qui,  procédant  par  écrase- 
ment, se  compose  essentiellement  d'une  aire  circulaire, 
garnie  d'une  sole  métallique  en  fonte  ou  en  acier,  sur 
laquelle  roulent  une  ou  plusieurs  grosses  meules  à  axe 
horizontal.  Ces  moulins  sont  surtout  employés  dans  la 
région  de  TOural,  tandis  que  les  broyeurs  à  pilons  le  sont 
exclusivement  au  Transvaal.  Un  moulin  à  trois  meules, 
pesant  chacune  35oo  kilogrammes,  peut  broyer  7  à  lo 
tonnes  de  minerai  en  24  heures.  A  ces  moulins  on  peut 
rattacher  les  cylindres  broyeurs  où  le  minerai,  passant 
entre  deux  rouleaux  massifs,  se  réduit  par  là-même  en 
poussière.  Deux  paires  de  cylindres  peuvent  aisément 
broyer  i5o  tonnes  de  minerai  dur  en  24  heures. 

Tout  différents  sont  les  moulins  à  boulets,  instruments 
récents  dont  Tindustrie  deTor  tire  actuellement  un  excel- 
lent parti. 

Ces  broyeurs  sont  formés  d'un  tambour  cylindrique,  où 
des  boulets  en  acier  forgé  sont  en  contact  avec  le  minerai. 
Au  repos,  le  minerai  et  les  boulets  remplissent  la  moitié 
inférieure  du  tambour.  A  la  vitesse  de  40  tours  par  minute, 
la  force  centrifuge  répartit  également  le  minerai  et  les 
boulets  dans  l'intérieur  du  tambour  et  les  déplacements 
imprimés  aux  boulets  font  qu'ils  broient  peu  à  peu  la 
masse  en  contact  avec  eux. 

Le  diamètre  des  tambours  varie  de  r",36  à  2'",75,  leur 
largeur  de  o'",77  à  i™,57,  le  nombre  de  tours  par  minute 
de  18  ta  35,  le  poids  d'un  jeu  de  boulets  de  200  à  1400 
kilogrammes,  la  force  motrice  nécessaire  à  la  marche  d'iin 
tambour  de  2  à  3o  chevaux,  le  débit  par  heure  de  200  à 
1600  kilogrammes. 

L'enveloppe  des  cylindres  est  formée  par  des  plaques 
d'acier,  disposées  parallèlement  à  leur  axe  ;  trois  de 
celles-ci  sont  soulevées  automatiquement  pendant  la  rota 
tion  par  des  griffes  fixes,  ce  qui  permet  et  l'entrée  et 
l'évacuation  du  minerai. 


L  INDUSTRIE    DE    L  OR.  lOI 

L'or  des  minerais  pulvérisés  dans  les  broyeurs  à  pilons, 
dîins  les  moulins  californiens,  dans  les  cylindres  à  boulets, 
est  souvent  recueilli  de  suite  au  moyen  du  mercure.  C'est 
ainsi  que,  dans  les  broyeurs,  des  plaques  amalgamées 
intérieures,  extérieures  et  aussi  du  mercure  versé  à  la 
main  se  chargent  de  cette  opération.  Cela  exige  que  dans 
ces  divers  appareils  le  broyage  soit  poussé  fort  loin. 

Cependant  les  broyeurs  dont  nous  venons  de  parler 
conviennent  mal  à  réduire  le  minerai  en  poudre  très  fine, 
comme  il  est  nécessaire  ;  leur  véritable  destination  est 
plutôt  de  l'amener  à  l'état  de  grains  mesurant  3  milli- 
mètres environ.  Aussi  bien,  la  grande  industrie  traite  ces 
grains  par  des  appareils  spéciaux  :  les  fiyiissews,  qui 
appartiennent  à  deux  catégories  bien  distinctes  :  les  finis- 
seurs qui  ont  recours  à  la  force  centrifuge  et  les  hibemills 
ou  flint-milh,  tout  à  ftiit  semblables  aux  broyeurs  à  boulets. 

Ces  derniers  appareils  ont  acquis  une  telle  célébrité 
qu'il  ne  sera  pas  inutile  de  les  décrire  ici  avec  soin. 

On  sait  depuis  fort  longtemps  que  des  corps  durs,  placés 
dans  un  cylindre  fermé  et  soumis  à  un  mouvement  de 
rotation,  se  réduisent  en  poudre,  tant  par  leur  frottement 
entre  eux  que  par  frottement  sur  les  parois  du  cylindre. 
C'est  ainsi  quon  pulvérisait  autrefois  les  racines  d'iris 
dans  des  cylindres  ;  ceux-ci  étaient  en  tôle  émaillée,  la 
poudre  obtenue  ne  pouvant  supporter  le  contact  du  fer. 

Plus  tard,  on  s'aperçut  que  la  rapidité  du  broyage  était 
considérablement  augmentée,  quand  on  introduisait  dans 
l'appareil,  avec  les  corps  à  traiter,  des  boulets  faits  d'une 
matière  dure,  rapidité  qui  s'accroissait  encore  quand  ces 
boulets  étaient  de  diamètres  différents,  les  plus  petits 
d'entre  eux  venant  s'intercaler  entre  les  plus  gros  et  la 
surface  de  frottement  s'en  trouvant  accrue. 

Lorsque  le  cylindre  tourne,  les  boulets  sont  relevés 
jusqu'à  une  certaine  hauteur,  puis  retombent  à  la  surface 
de  la  masse  et  broient  les  matières  qui  se  trouvent  en 


/ 


102  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

recevoir  le  choc.  C'est  le  principe  du  broyeur  à  boulets, 
cest  aussi  le  principe  du  tube-milL 

L'expérience  a  montré  qu  il  est  nécessaire  d'opérer  dans 
un  cylindre  non  pas  fermé,  mais  permettant  la  circulation 
continue  des  matières,  et  d'augmenter  le  nombre  des 
boulets  au  fur  et  à  mesure  que  le  broyage  s'accomplit. 

Ces  conditions  sont  réalisées  dans  le  tube-miJl  ;  les 
matières  à  broyer,  introduites  par  la  partie  centrale  d'une 
des  extrémités,  sortent  librement  par  l'autre  extrémité,  à 
travers  des  ouvertures  convenables,  mén^igées  à  la  péri- 
phérie ;  cela  fait  que  le  volume  des  matières  à  broyer 
diminue  automatiquement  de  manière  constante  d'une 
extrémité  à  l'autre  du  cylindre,  tandis  que  les  boulets, 
agissant  sur  la  matière  fine  en  train  de  s'écouler,  se 
trouvent  être  répartis  uniformément  dans  toute  la  masse, 
d'où  le  résultat  demandé. 

Ajoutons  que  les  boulets  sont  ici  des  galets  de  quartz, 
provenant  du  Groenland. 

Les  tube-mills  exigent  une  force  motrice  importante. 
Un  appareil  moyen  de  r",2o  de  diamètre  intérieur,  de 
5  mètres  de  longueur,  contenant  5  tonnes  de  galets  et 
réduisant  par  heure  3ooo  kilogrammes  de  minerai  en 
grains  de  ["'""^S  au  diamètre  de  o"""',!,  exige  un  moteur 
de  3o  à  35  chevaux.  Le  prix  d'un  semblable  tube-mill 
s'élève  à  25  ooo  francs. 

Ces  machines  donnent  d'excellents  résultats  ;  l'adjonc- 
tion de  l'une  d'entre  elles  à  un  pilon  de  25  têtes,  dont 
elle  finit  le  travail,  double  la  production  de  celui-ci. 

C'est  à  tort  cependant  qu'on  a  regardé  leur  introduction 
au  Transvaal  comme  le  signal  d'une  révolution  dans  l'in- 
dustrie de  lor.  C est  un  perfectionnement,  sans  plus,  aux 
méthodes  usitées  jusqu'alors. 

L'or  des  minerais  broyés  est  amalgamé  au  moyen  de 
plaques  de  cuivre  recouvertes  de  mercure  et  placées  soit 
à  l'intérieur,  soit  à  l'extérieur  des  moulins.  Pour  certains 
minerais,  il  est  nécessaire  en  outre  de  concentrer  l'or 


l'industrie  de  l'or.  io3 

ayant  échappé  à  l'action  de  ces  plaques  et  qui  se  trouve 
disséminé  dans  la  masse  déjà  broyée.  C'est  le  cas  sur 
tout  des  minerais  sulfureux  sur  lesquels  le  mercure  na 
pas  d'action.  On  y  arrive  au  moyen  des  concentrateurs. 

Dans  certains  de  c»^s  appareils,  on  utilise  les  densités 
relatives  des  particules,  pour  obtenir  une  séparation  à 
l'aide  de  secousses  sur  un  plan  incliné  où  coule  une  nappe 
deaw.  Dans  d'autres,  on  fait  effectuer  le  dépôt  des  parti- 
cules aurifères,  mélangées  à  leau  et  aux  matières  étran- 
gères, sur  une  surface  inclinée  immobile,  tandis  que  les 
matières  étrangères  sont  entraînées  par  un  faible  courant 
d'eau. 

La  question  du  traitement  des  dépôts  aurifères  effectués 
dans  les  concentrateurs  a  une  importance  telle  qu'il  nous 
la  faut  traiter  spécialement. 

Je  vais  donc  clore  ici  la  question  du  broyage.  Pour 
conclure,  jo  citerai  quelques  chiffres,  montrant  ce  que 
peut  être  son  importance  économique. 

M.  Levât  estime  que  le  broyeur  de  20  pilons  est  le  type 
minimum  à  employer  dans  une  exploitation  moyenne. 
Pour  ce  type  de  broyeur,  3oo  000  litres  d  eau  à  mélanger 
aux  matières  à  pulvériser  sont  nécessaires  pour  chaque 
journée  de  24  heures  de  travail.  Les  pilons  les  meilleurs 
pèsent  450  kilogrammes  chacun,  ont  une  course  de  17 
centimètres  et  frappent  90  coups  par  minute.  Le  con- 
casseur  doit  broyer  6  tonnes  à  l'heure  et  réduire  le  minerai 
en  grains  de  35  millimètres  ;  i5  chevaux  lui  sont  néces- 
saires, tandis  que  le  moulin  à  pilons  en  absorbe  5o,  et  les 
deux  concentrateurs  à  ajouter,  1  à  2.  Enfin,  Tinstallation 
comporte  4  tables  d'amalgamation,  \n\  classificateur  hy- 
draulique et  un  appareil  à  distiller  l'amalgame  de  mer- 
cure. Le  prix  de  revient  total  d'une  usine  de  ce  genre  est 
denviron  3oo  000  francs.  Le  prix  du  traitement  varie  de 
1  à  25  francs  par  tonne  de  minerai,  le  chiffre  de  10  francs 
devant  être  regardé  comme  une  moyenne  convenable. 

Voici  quelques  données  relatives  à  la  mine  Ciiij  and 


i 


104  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Suburban,  qui  peut  être  prise  comme  type  moyen  des 
exploitations  sud-africaines  : 

NOMBRE     TONNES     VALEUlt       TENEUR  COUT         PROFIT     BÉNÉFICE 

ANNÉE      DE  PILONS  BROYÉES    DE  l/OR     ?"  TONNE   P'  TOSNK   P""  TONNE         NET 

(ei  Livret)   (»  Scheli.)  (eo  î^cbell.)   (eo  Srheil.)    (fi  Lirret) 


1894 

50  à  130 

109.849 

263.787 

47/10 

31/10 

16/ 

88.3Î7 

ISOii.  .  .  . 

120  à  170 

196.040 

596.695 

40/5 

286 

11/11 

117.255 

189(5 

120  à  160 

202.830 

584.019 

37/10 

264 

11/6 

116.997 

1897.  .  .  . 

160 

226.865 

493.008 

43/6 

24/ 

19,6 

220.505 

1898.  .  .  . 

160 

218.116 

482.048 

44/2 

25 

192 

208.923 

1899  f9  lUQ.s) 

160 

173.076 

440.918 

50,4 

23  9 

24/7 

215.309 

1901.  .  .  . 

.^)5 

40.364 

129.886 

56/ 

27/3 

28/9 

66.751 

190i .  .  .  . 

75 

107.840 

2i7.333 

45/10 

27/9 

18  1 

97.485 

1903.  .  .  . 

115 

181.200 

389.478 

43/ 

21/1 

25  II 

196.869 

1904 .... 

160 

237.700 

453.849 

34/8 

2t76 

14/2 

197.339 

Certains  minerais  sont,  soit  en  partie,  soit  en  totalité, 
rebelles  à  Tamalgamation.  Leur  traitement  de  début  est 
analogue  à  celui  qu'on  applique  aux  minerais  amalga- 
mables  :  on  les  coDcasse,  on  les  broie,  on  les  concentre  ; 
on  fait  alors  agir  non  plus  le  mercure  mais  le  chlore,  les 
cyanures  ou  les  hromo-cyanures  alcalins,  qui,  les  uns  et 
les  autres,  ont  la  propriété  de  dissoudre  Tor  libre  ou 
engagé  dans  des  combinaisons  chimiques  diverses. 

Les  progrès  extraordinaires  réalisés  récemment  dans 
rindustrie  de  Tor,  tiennent  autant  à  la  mise  en  œuvre  de 
ces  îigents  chimiques  qu'à  la  découverte  des  mines  du 
Transvaal  C'est  dire  quelle  est  leur  importance.  Le 
simple  exemple  du  minerai  àe  Mount-Morgaii,  en  Austra- 
lie, montrera  ce  qu'ils  peuvent  donner.  Sa  richesse  varie 
de  25o  à  3oo  grammes  d*or  à  la  tonne.  Malgré  les  plus 
minutieuses  précautions,  le  mercure  n'en  retirait  que  i5o 
à  200  grammes  de  métal  précieux,  quand  l'emploi  du 
chlore  vint  donner  toute  satisfaction  et  porter  la  valeur 
de  la  mine  à  400  millions  de  francs.  Il  est  vrai  qu'elle  fut 
achetée  8200  francs  seulement  en  1878  ;  encore  son  pro- 
priétaire n'avait-il  fait  connaître  la  présence  de  l'or  sur 
ses  terres  qu'en  échange  de  la  quantité  de  whisky  qu'il 
pourrait  boire  en  un  jour  ! 


\ 


L  INDUSTRIE    DE    l'oR.  1o5 

On  sait  depuis  fort  longtemps  que  l'or  est  soluble 
dans  le  chlore. 

En  1879,  Mears  observa  que  certain  minerai,  grillé, 
puis  introduit  dans  un  tonneau  tournant  avec  du  chlore 
sous  pression,  était  convenablement  attaqué  par  ce  gaz  ;  ce 
fut  la  première  application  industrielle  de  cette  propriété 
du  chlore.  Peu  après,  Munktell  imagina  de  mêler  le 
minerai  à  de  Thypochlorite  de  chaux,  dont  le  chlore  était 
dégagé  par  un  acide,  et  traita  ainsi  avec  succès  certains 
minerais  de  l'Oural.  Mais,  cest  à  Mount-Morgan,  dans 
le  Queensland,  que  le  procédé  au  chlore  reçut  les  per- 
fectionnements qui  en  ont  fait  un  des  plus  puissants  instru- 
ments propres  à  traiter  les  minerais  aurifères  non  amal- 
gamables. 

Ici,  le  minerai,  .concassé,  est  broyé  au  moyen  de 
cylindres,  puis  grillé  i\  basse  température,  au  rouge 
cerise,  ce  qui  détruit  les  combinaisons  organiques  et 
chasse  l'eau  de  cristallisation.  On  emploie  à  cet  effet  des 
fours  à  trois  soles  superposées,  où  le  minerai  est  avancé 
mécaniquement  par  des  râteaux.  L'opération  dure  3  heures  ; 
puis,  le  minerai  est  déchargé,  refroidi  à  l'air  libre  et 
introduit  dans  des  barils,  k  raison  de  400  litres  d'eau, 
20  kilogrammes  d'acide  sulfurique  et  16  kilogrammes 
de  chlorure  de  chaux. 

Les  douelles  de  ces  barils  sont  en  bois  d'eucalyptus,  les 
fonds  en  bois  de  fer.  On  leur  donne  i'",o5  de  diamètre 
intérieur  et  on  les  cercle  de  fer  à  l'extérieur  ;  Tintériour 
est  garni  de  feuilles  de  plomb,  recouvertes  elles-mêmes 
d'un  garnissage  en  bois. 

Après  une  heure  et  demie  ou  deux  heures  de  rotation 
lente,  6  tours  par  minute,  les  barils  sont  ouverts  et  la 
pulpe  jetée  dans  des  bacs  pourvus  d'un  lit  de  gravier,  où 
on  la  laisse  se  clarifier  ;  la  liqueur  est  portée  ensuite  dans 
des  filtres  à  charbon  de  bois,  substance  qui  possède  la 
propriété  d'en  absorber  l'or  ;  les  charbons  saturés  sont 
incinérés  et  laissent  enfin  un  résidu  contenant  yS  7o  d'or. 


106  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

On  peut  se  faire  ainsi  une  idée  du  traitement  général 
au  chlore,  qui,  suivant  la  nature  du  rainerai,  varie  quelque 
peu.  En  général,  on  précipite  lor  de  la  solution  retirée 
des  bacs  à  laide  de  Thydrogène  sulfuré,  obtenu  en  faisant 
réagir  de  l'acide  sulfurique  sur  du  sulfure  de  fer. 

On  opère,  en  général,  sur  j5  ou  loo  tonnes  de  solution. 

Les  frais  de  ce  traitement  s  élèvent  environ  à  1 5  francs 
par  tonne  de  minerai. 

La  chloruration  est  surtout  appliquée  aux  minerais 
aurifères  contenant  des  proportions  importantes  de  bas 
métaux.  Pour  les  autres  minerais  on  lui  a  substitué  avec 
avantage  la  crjanuration,  qui,  connue  depuis  longtemps, 
n'est  entrée  qu'en  1887  dans  le  domaine  de  l'industrie. 

Ce  procédé  eut  un  succès  considérable  dans  la  mine 
Robinson  au  Transvaal  ;  il  permit  en  effet  de  réaliser  un 
bénéfice  mensuel  de  jb  000  francs,  pour  une  installation 
qui  avait  coûté  précisément  cette  somme.  Dès  lors,  sa 
fortune  était  faite  et  toutes  les  mines  du  Rand  l'adop- 
tèrent. On  a  calculé  que  six  d'entre  elles  seulement 
seraient  en  état  de  distribuer  des  dividendes  si  la  cyanu- 
ration  ne  leur  prétait  point  son  concours. 

Un  point  capital  de  cette  méthode  est  qu'elle  est  sujette 
à  des  modifications  aussi  nombreuses  que  le  sont  les 
minerais.  Cependant,  on  peut  la  résumer  comme  il  suit. 

Au  7)'a7isvaal,  jiprès  avoir  retiré  tout  Tor  amalga- 
mable,  on  broie  les  résidus  dans  des  tube-mills  et  on 
procède  à  leur  concetitration  comme  il  a  été  dit.  Puis,  on 
tnûie  séparément  les  sables  fins  et  les  poussières,  les  uns 
par  une  solution  forte  de  cyanuie  de  potassium,  les  autres 
par  une  solution  faible,  celle-ci  employée  en  très  grande 
quantité.  L'or  des  solutions  est  ensuite  précipité  par  la 
tournure  de  zinc. 

En  Amérique,  le  traitement  par  le  cyanure  est  opéré 
après  un  broyage  à  3  degrés  suivi  d'un  grillage. 

En  Australie^  à  Coolgavdie  et  à  Kalyoorlie,  on  concasse, 
on  broie,  on  grille  le  minerai,  puis  on  le  traite  par  le 


L  INDUSTRIE    DE    L  OR.  IO7 

mercure,  ce  qui  en  extrait  le  tiers  de  Tor  contenu  ;  on  con- 
duit alors  la  pulpe  dans  des  cuves  de  cyanuration,  munies 
dagitaieurs,  où  on  la  laisse  séjourner  trois  heures  ; 
ensuite  la  pulpe  est  passée  dans  des  filtres-presses  ;  les 
gâteaux  obtenus  sont  traités  à  nouveau,  et  sous  pression, 
par  une  solution  de  cyanure  qui  absorbe,  ou  peu  s'en  faut, 
les  dernières  traces  d  or.  A  la  compagnie  Great  Bouldei* 
Persévérance^  le  coût  du  traitement  est  de  36  francs  par 
tonne  de  minerai  ;  on  a  ainsi  extrait  de  cette  mine  pour 
plus  de  i8  millions  de  francs  d'or  en  1902. 

Récemment,  quelques  sociétés  ont  substitué  la  bromo- 
cyanuration  à  la  cyanuration  simple  ;  ce  procédé  paraît 
être  des  plus  intéressants,  mais,  il  convient  d'attendre, 
avant  de  se  prononcer  définitivement  sur  sa  valeur. 

L'extraction  de  For  contenu  dans  la  solution  de  cyanure 
de  potassium  a  donné  lieu  à  de  nombreuses  recherches. 
Le  procédé  au  charbon  de  bois  entraîne  une  consomma- 
tion exagérée  de  cyanure  et  conduit  à  incinérer  d'énormes 
quantités  de  ce  corps,  d'où  risque  de  perte  du  métal  pré- 
cieux. Il  est  vrai  que  les  lingots  ainsi  obteims  sont  d'un 
titre  élevé  en  or.  L'aluminium  est  d'un  prix  trop  élevé  et 
ne  peut  pas  être  employé  dans  des  solutions  contenant  de 
la  chaux.  Des  méthodes  électrolytiques  ont  été  proposées, 
mais  tendent  à  être  abandonnées.  Bref,  l'emploi  du  zinc 
a  été  universellement  adopté,  malgré  son  inconvénient  de 
donner  des  précipités  à  faible  teneur  d'or  :  40  à  5o  7o 
seulement.  Mais  un  progrès  notable  reste  ici  à  réîdiser. 
Ajoutons  que,  le  cyanure  de  potassium  étant  un  violent 
poison,  son  emploi  doit  être  soumis  à  de  grandes  pré- 
cautions ;  même  son  antidote  —  mélange  de  sulfate  fer- 
reux, de  potasse  caustique,  de  magnésie  en  poudre  — 
est  d'ordinaire  tenu  en  permanence  à  la  disposition  des 
ouvriers. 


< 


108  REVUE    DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

III 
LES    RÉGIONS    AURIFERES 

La  production  aurifère  totale  du  monde  entier  sest 
élevée  en  1904  aux  environs  de  1823  millions  de  francs. 

Les  Etats-Unis  comptent  pour  440  millions  dans  ce 
chiffre  énorme  ;  leur  production  en  1908  avait  atteint 
370  millions  seulement.  L'augmentation  considérable, 
obtenue  de  Tannée  dernière  à  Tannée  précédente,  tient 
aux  mines  du  district  de  Crijde  Creek  dans  le  Colorado  et 
à  celles  de  Califoimie,  au  développement  aussi  de  Tindus- 
trie  du  dragage.  Enfin  des  gisements  d'or  importants  ont 
été  découverts  dans  le  bassin  du  Tanana  en  Alaska. 

La  production  de  TAlaska  en  1904  est  évaluée  à 
45  millions,  sur  lesquels  25  millions  ont  été  retirés  des 
sables  du  Cap  Morne  et  1 5  millions  de  Tîle  de  Douglas  ; 
la  mine  Alaska  Treadwell  de  cette  dernière  région  traite 
annuellement  600  000  tonnes  d'un  minerai  contenant  seu- 
lement 10  francs  d'or  à  la  tonne;  ce  sont  les  minerais 
les  plus  pauvres  du  monde  entier  ;  les  frais  s'élèvent  à 
6  francs  par  tonne  seulement  et  la  mine  parait  assurée 
d'un  certain  avenir.  D'ailleurs,  les  exploitations  de  ces 
pays  glacés  prennent  de  jour  en  jour  une  plus  grande 
extension,  grâce  à  la  construction  de  voies  ferrées  et  de 
routes  carrossables,  à  la  sécurité  aussi  qu'y  rencontrent 
aujourd'hui  les  prospecteurs. 

Les  perfectionnements  récents  apportés  à  la  cyanura- 
lion  ont  considérablement  amélioré  le  rendement  des 
mines  an  South  Dakota  et  en  particulier  de  celle  du 
Ilomestake,  qui  sest  élevé  en  1904  à  25  millions  de 
francs.  Cest  la  mine  d'or  la  plus  importante  du  inonde 
entier  et  en  même  temps  Tune  des  plus  pauvres  pour  la 
teneur  des  minerais,  qui  ne  contiennent  que  19  francs  d'or 
à  la  tonne.  Il  est  vrai  que  les  frais  ne  s'élèvent  qu'à 


\ 


L  INDUSTRIE    DE    l'oR.  lOQ 

12  fr.  5o.  Elle  traite  actuellement  i  400  000  tonnes  de 
minerai  par  an. 

En  Nevada,  les  opérations  effectuées  dans  la  région 
appelée  Goldfields  se  sont  améliorées  par  le  fait  qu'une 
voie  ferrée  a  rendu  plus  aisées  les  communications  locales. 

Le  Montana^  le  comté  de  Fergics  présentent  des  signes 
certains  d'amélioration. 

En  dernier  lieu,  le  raffinage  des  immenses  quantités 
de  cuivre,  tirées  des  mines  des  districts  de  Butte  et  de 
Binham,  a  produit  encore  une  somme  considérable  de 
métal  précieux. 

L'AusTRALASiE  a  VU  sa  production  passer  de  410  mil- 
lions en  1903  à  45o  millions  en  1904  ;  elle  est  actuelle- 
ment le  plus  gros  fournisseur  d'or  du  monde  entier.  Les 
mines  les  plus  importantes  de  cette  région  sont  situées 
dans  le  district  de  Kalgoorlie  ;  elles  sont  au  nombre  de  16. 
Certaines  mines  australiennes  ont  fait  des  sondages  à  une 
grande  profondeur,  4000  pieds  et  plus,  sans  arriver  à  des 
résultats  favorables.  Cependant  un  sondage  au  diamant, 
poussé  jusqu'à  1900  pieds,  dans  la  mine  de  Ch^eat  Boidder 
a  donné  pleine  satisfaction. 

Six  mines  de  Y  Australie  occidentale  peuvent  prétendre 
à  un  rang  élevé  dans  réchelle  des  grands  centres  produc- 
teurs :  Bouldei^  Persévérance,  Golden  Horseshoe,  Great 
FingaU,  Great  Boulder^  Ivanhoe,  Oroya  B7'ownhill.  Elles 
sont  bien  conduites,  et  possèdent  des  réserves  qui  leur 
assurent  une  marche  régulière,  sur  leur  pied  actuel  de 
production,  pendant  plusieurs  années. 

Dans  la  Nouvel  le- Galles  du  Sud,  les  exploitations 
cuprifères  ont  donné  une  notable  quantité  d'or.  La  mine 
Waihi  a  donné  16  millions  de  francs  d'or.  Elle  possède 
actuellement  32o  pilons  et  peut  broyer  3oo  000  tonnes 
de  minerai  par  an. 

Le  dragage  s'est  considérablement  développé  dans  le 
sud  de  la  Nouvelle-Zélande^  où  160  dragues,  actuellement 
en  service,  ont  extrait  des  sables  5o  millions  de  francs  de 


IIO  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

précieux  métal  ;  il  donne  aussi  de  bons  résultats  dans  la 
Nouvelle- Galles  du  Sud  et  en  Victoria. 

L'Ouest  Africain,  Gold  Coast  et  Côte  d'Ivoire,  se  tient 
au  chiffre  de  6  à  7  millions,  en  raison  des  abus  dus  à  la 
spéculation.  En  ÉgypteM^  résultats  encourageants  donnés 
par  la  mine  Vm  Rus,  du  Soudan,  a  activé  les  recherches 
de  districts  aurifères  et  Tinstallation  des  exploitations 
projetées.  En  Rhodesia,  les  25  millions  d'or  extraits  en 
1904  font  entrevoir  un  avenir  heureux. 

En  Asie,  les  placers  de  TOural  sepuisent  de  jdus  en 
plus,  et  les  principaux  centres  de  production  sibériens 
sont  ceux  de  V Amour,  de  la  Lena,  de  la  Transbaihalie. 
Les  dragages  se  développent  dans  les  régions  de 
YYénéssei,  de  VAUai  et  des  monts  Oural.  Les  exploita- 
tions corétmnes  ont  été  arrêtées  du  fait  de  la  guerre 
russo-japonaise,  mais  d'importantes  découvertes  ont  été 
faites  au  Japon.  Il  est  vraisemblable  que  l'exploitation  de 
ces  mines  aidera  à  l'extension  industrielle  qui  so  prépare 
en  ce  pays,  chargé,  comme  on  le  sait,  d'une  dette  énorme, 
4650  millions  de  francs  environ ,  relativement  à  la 
pénurie  de  ses  ressources  linancières.  La  production  de 
Sinnatra  est  en  voie;  de  prospérité,  tandis  que  les  mines 
de  Bornéo,  des  Célèbes  et  de  la  Nourelle-duinée  n'ont  pas 
répondu  aux  espérances  qu'elles  avaient  fait  naître. 

Aux  Indes  anglaises,  les  deux  principales  mines  sont 
la  Champion  Reef  et  la  Mysor  ;  elles  paraissent  avoir 
atteint  leur  période  de  production  maxima;  leurs  réserves 
de  minerais  s'épuisent. 

La  ])roduction  d'or  du  Canada  est  localisée  dans  les 
placers  des  régions  glaciales  du  nord-ouest  et  dépasse 
5o  millions  de  francs.  La  production  s'y  maintient  à  peu 
près  constante,  car  l'épuisement  des  placers  riches,  qui 
en  ont  fait  la  réputation,  est  compensée  par  la  mise  au 
jour  et  l'exploitation  de  placers  pauvres,  et  qui  cepen- 
dant sont  rémunérateurs. 

Au  Mexique,  l'industrie  minière  est  en  grand  progrès. 


^ 


L  INDUSTRIE    DE    L  OR.  111 

Le  principal  centre  de  la  production  aurifère  du  pays  est 
le  district  à'El  Oro,  à  90  milles  de  Mexico  ;  on  y  ren- 
contre des  mines,  placées  dans  d'excellentes  conditions  et 
appelées  à  un  grand  avenir. 

La  production  d'or  des  Guyanes,  et  surtout  de  la 
Guyane  française,  est  en  voie  d  accroissement.  Plus  de 
40  raillions  de  francs  d'or  ont  été  extraits  de  la  région 
de  Xlnini,  à  25o  kilomètres  dans  l'intérieur,  depuis  sa 
découverte.  L'ouverture  du  riche  filon  d'Adieu- Vat,  dans 
la  commune  de  Sinnaraary,  paraît  devoir  être  le  prélude 
d'un  développement  minier  actif.  Actuellement  la  produc- 
tion annuelle  de  la  Guyane  française  est  de  12  a  i5  mil- 
lions. 

Le  Transvaal,  où  les  capitalistes  européens  ont  de  si 
grands  intérêts,  mérite  une  attention  particulière.  Sa 
production  en  1904  a  atteint  près  de  400  millions  de 
francs  et  a  fini  sous  des  auspices  favorables. 

L'introduction  de  la  main-d'œuvre  jaune  a  été  un  succès 
économique  certain  ;  celle-ci  suffit  à  assurer  l'exploitation 
des  mines  existantes  et  la  reconstitution  des  travaux 
abandonnés  lors  de  la  guerre  ;  elle  permettra  d'accroître 
la  production  dans  une  mesure  notable.  Le  recrutement 
des  Cafres  est  aussi  devenu  plus  facile.  On  avait  vu  jusqu'à 
ces  derniers  temps  ce  phénomène  d'une  douzaine  de  grandes 
mines  d'or  du  Transvaal,  travaillant  seulement  à  moitié  de 
leur  production  totale,  par  suite  du  manque  de  bras.  Cette 
situation  a  complètement  changé  depuis  l'introduction  de 
la  main-d'œuvre  jaune,  et  ces  mines  reprennent,  dans 
l'ordre  de  production  du  monde  entier,  le  rang  qui  leur 
est  dû. 

Parmi  les  quarante-trois  principales  mines  du  Rand, 
XAmjels  Gold,  la  City  and  Subiirhan,  la  Bonanza,  la  Crovm 
Reef,  la  Crown  Beep,  la  Driefoniein,  la  Ferreira  Gold,  la 
Fei^eira  Deep,  la  Geldenhuis  Est  aie,  la  Geldenhuis  Deep, 
ÏHefiry  N ourse,  la  May  Consolidated,  lOiNew  Primrose,  la 
Robinson  Goldyla  Robinson  Central  Deep,\8L  Robinson  Deep, 


112  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

la  Rose  Deep,  la  Simmer  and  Jack,  la  Village  Mam  Reef^ 
la  Van  Ryn  ont  donné  dans  les  premiers  mois  de  igoS 
les  plus  forts  bénéfices. 

La  mine  Ferreira  Deep,  qui  en  igoS  occupait  le  vingt- 
deuxième  rang,  est  depuis  lors  passée  au  premier. 

Parmi  les  dix-sept  plus  grandes  mines  du  Transvaal, 
dix  appartiennent  à  la  classe  des  mines  travaillant  sur  les 
affleurements,  sept  à  la  classe  des  mines  travaillant  les 
couches  profondes. 

La  production  totale  de  janvier  dernier  a  atteint 
39  600  000  francs. 

Le  prix  moyen  de  revient  actuel  du  traitement  est  de 
48  francs  par  tonne  ;  on  compte  le  voir  tomber  à  38  francs 
dans  un  avenir  prochain.  Ces  chiffres,  beaucoup  trop 
élevés,  devraient  être  moitié  moindres,  et  la  production  du 
Transvaal  devrait  dépasser  1 200  millions  de  francs  par  an. 

D'ici  cinq  à  six  ans,  les  mines  Roodeport,  Wemmer, 
Gimberg,  Geldenhuis  Esfate  et  Crown  Reef  auront  épuisé 
leurs  bons  minerais  ;  déjà  les  administrateurs  de  la  Wem- 
mer  ont  jugé  à  propos  de  ne  pas  déclarer  de  dividende 
pour  la  première  moitié  du  présent  exercice  ;  il  est  vrai 
que,  pour  un  capital  initial  de  12  000  livres  sterling, 
graduellement  monté  à  90  000,  la  Wemmer  a  distribué 
839  180  livres  de  dividende.  Les  mines  Geldenhuis^ 
Main  Reef,  Balmoral,  Spes  Bona,  York  et  West  Rand 
Central  seront  elles-mêmes  bientôt  épuisées. 

Toutes  ces  mines  pourront  alors  exploiter  certains 
minerais  pauvres  qu'elles  négligent  actuellement  et  qui 
sont  connus  sous  le  nom  de  Main  Rcef,  Cependant  leur 
faible  teneur  moyenne,  16  francs  à  la  tonne,  ne  permet 
guère  de  compter  sur  des  bénéfices  importants,  encore  que 
la  mine  Crown  ait  réalisé  de  beaux  bénéfices  dans  une 
exploitation  de  ce  genre,  et  que  la  Robinson  Deep  se  pré- 
occupe actuellement  d'exploiter  le  Main  Rcef. 

Quelques  mines  auront  épuisé  bien  plus  tôt  encore  leur 
minerai  :  la  Bonanzay  dont  les  bénéfices  baissent  à  vue 


l'industrie  de  l  or.  1  l  3 

d'œil,  et  la  Jampers,  à  la  fin  de  iQoS;  le  Champ  d'Or 
et  le  Jvbilee  en  1906  ;  le  Salisbiiry  et  le  Durban  Roodex)Ort 
en  igog. 

A  ce  moment,  il  est  à  craindre  qu'une  sorte  de  panique 
ne  s'empare  des  porteurs  d'actions  des  autres  mines  et  que 
des  titres  de  valeur  ne  soient  alors  vendus  à  des  prix  très 
inférieurs  à  ceux  qu'ils  pourront  valoir.  Il  y  aurait  intérêt, 
et  pour  les  mines  à  long  avenir  et  pour  les  autres,  à 
fusionner.  On  éviterait  ainsi  des  liquidations  dangereuses. 

Il  n'est  pas  inutile  de  faire  observer  à  ce  propos  que  la 
baisse  actuelle  des  actions  minières  du  Transvaal  (ces 
cours  actuels  sont  les  plus  bas  qui  aient  été  enregistrés 
depuis  la  guerre)  ne  tient  point  à  un  défaut  d'exploitation, 
à  une  diminution  de  rendement.  Bien  au  contraire,  les 
chiflFres  que  nous  avons  cités  montrent  que  l'exploitation  a 
reconquis  l'importance  que  la  guerre  lui  avait  fait  perdre  : 
et  la  coopération,  qui  se  généralise,  l'augmentation 
notable  du  nombre  des  tube-mills,  tendent  de  plus  en 
plus  à  augmenter  la  production. 

La  dépréciation  des  actions  minières  tient  à  ce  fait  que 
les  capitalistes  anglais,  qui  en  détiennent  la  majeure  partie, 
sont  obérés,  par  suite  des  sacrifices  que  la  guerre  leur 
a  coûtés,  et  qu'il  leur  faut  se  ménager  des  disponibilités  ; 
la  lecture  des  revues  économiques  qui  se  sont  occupées 
de  la  question  ne  laisse  aucun  doute  sur  ce  point. 

On  le  voit,  l'industrie  de  l'or  est  l'une  des  plus  impor- 
tantes du  monde  entier,  tant  par  la  nombreuse  main- 
d'œuvre  qu'elle  occupe,  que  par  les  capitaux  considérables 
qui  y  sont  engagés  et  par  le  mouvement  d'affaires  énorme 
qu'elle  entretient. 

Ce  n'est  point  cependant,  nous  l'avons  vu,  qu'elle  soit 
d'ordinaire  une  source  de  fortunes  faciles  ;  et  peut-être 
est-ce  ici  le  lieu  de  détruire  d'un  mot  la  légende  des  sou- 
terrains remplis  d'or,  qui  tiennent  une  si  grande  place 
dans  les  contes  anciens  :  les  1 800  millions  d'or  actuelle- 

\W  SÉRIE.  T.  IX.  8 


I 


114  RBYUË   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ment  extraits  des  mines  du  monde  entier  formeraient  un 
cube  de  3  mètres  de  côté  seulement,  occuperaient  à  peine 
une  humble  chambrette  ;  et  tout  Tor  extrait  du  sol  pendant 
la  période  de  notre  histoire  ancienne  et  moderne  ne  rem- 
plirait certainement  pas  une  salle  mesurant  20  mètres  de 
largeur,  3o  mètres  de  longueur  et  5  mètres  de  hauteur  ! 
Nous  sommes  fort  éloignés  ici  des  cubes  énormes  de 
fer,  de  cuivre  et  même  de  plomb  que  l'industrie  jette 
annuellement  sur  le  marché.  C'est  donc  à  bon  droit  que 
Tor  est  dénommé  métal  précieux.  Précieux,  il  l'est  par  sa 
rareté,  par  ses  avantages  économiques,  qui  en  font  l'étalon 
monétaire  univei'sel,  par  sa  facilité  au  monnayage,  par 
la  beauté  de  son  aspect.  L'or  est  le  roi  des  métaux,  on 
Ta  dit  avec  raison. 

V**  R.  DE  MONTESSUS. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE 


(■) 


Chapitre  XVI 


LA  DOCTRINE  D^ALBERT  DE  SAXE  ET  LES 
6ÉOSTATIGIENS 

1 .   Comment  s'est  épurée  la  notion  de  centre  de  gravité 
V influence  de  Kepler 

Un  système  est  en  équilibre,  lorsque  tout  changement 
de  sa  configuration  ferait  monter  son  centre  de  gravité. 
Ce  principe  est  nettement  formulé  dans  la  lettre  adressée, 
le  3  décembre  lôSg,  par  Galilée  au  P.  Castelli  ;  il  est 
non  moins  clairement  énoncé  dans  la  pièce  sur  la  chute 
des  graves,  que  Torricelli  donna  peu  après.  Toutefois, 
lorsque  nous  comparons  les  formes  prises  par  ce  môme 
principe  dans  l'écrit  de  Galilée  et  dans  celui  de  Torricelli, 
nous  notons  entre  elles  une  différence  essentielle. 

Non  seulement  Galilée  ne  néglige  pas,  en  principe,  la 
•convergence  des  verticales  vers  le  centre  de  la  Terre, 
mais  encore  la  considération  du  point  de  convergence  des 
verticales  est  un  élément  essentiel  de  ses  déductions. 
Celles-ci  gardent  un  reflet  très  net  de  cette  doctrine,  pro- 
fessée par  Albert  de  Sâxe  et  par  maint  scolastique,  et  à 
peine  modifiée  par  Copernic  :  Un  grave,  qui  est  une 

(I)  Voir  Revue  DBS  QuESTiOiNS  SCIENTIFIQUES,  octobre  100.">,  p.  463,  avril  1904, 
p.  560,  juillet  1904,  p.  9,  octobre  1904,  p.  394,  janvier  1903,  p.  96,  avril  1905. 
p.  46i,  juillet  1905,  p.  115,  et  octobre  1905,  p.  508. 


( 


1  l6  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

partie  de  la  Terre  entière,  a  même  nature  que  la  Terre  ; 
le  centre  de  gravité  de  ce  poids  tend  à  s'unir  à  son  sem- 
blable, qui  est  le  centre  de  gravité  de  la  Terre  entière  ; 
cette  sympathie  du  semblable  pour  son  semblable  sauve- 
garde l'intégrité  du  globe. 

Constamment,  le  langage  de  Galilée  se  conforme  à  cette 
doctrine.  Après  avoir  défini  le  centi'e  de  gravité,  il  ajoute  : 
«  C'est  aussi  ce  point  qui  tend  à  s'unir  au  centre  du 
Monde,  c'est-à-dire  de  la  Terre,  lorsque  le  corps  peut 
tomber  librement  dans  un  milieu  quelconque.  »  Il  admet 
que  «*  c'est  ce  centre  de  gravité,  et  ce  centre  seulement, 
qui  tend  à  s'unir  avec  le  centre  commun  ».  A  la  tin  de  sa 
vie  encore,  au  moment  de  donner  de  son  principe  un 
énoncé  définitif,  il  parle  du  «*  centre  commun  vers  lequel 
conspirent  toutes  les  choses  graves  »  ;  il  admet  qu'un 
ensemble  de  graves  «  ne  peut  se  mouvoir  spontanément, 
si,  par  suite  du  mouvement  pris,  son  propre  centre  de 
gravité  ne  gagne  pas  en  voisinage  par  rapport  au  susdit 
centre  commun  ».  Ce  n'est  pas,  pour  nos  préjugés  histo- 
riques modernes,  un  mince  sujet  d'étonnement  que  de  voir 
Galilée  faire  reposer  en  entier  sur  la  théorie  scolastique 
d'Albert  de  Saxe  le  «*  théorème  essentialissime  »,  dont 
dépend  la  ruine  de  la  Dynamique  péripatéticienne. 

Les  raisonnements  de  Torricelli  diffèrent  profondément 
de  ceux  de  Galilée  ;  non  seulement  Torricelli  ne  cherche 
plus  à  justifier  son  principe  par  la  tendance  qu'aurait  le 
centre  de  gravité  d'un  ensemble  de  poids  à  se  placer  au 
centre  des  choses  graves,  mais  encore  il  rejette  résolu- 
ment ce  dernier  point  à  l'infini,  il  traite  les  verticales 
comme  parallèles  entre  elles.  Les  idées  qu'il  professe  à 
cet  égard  sont  des  plus  nettes. 

a  Voici,  dit-il  (i),  une  objection  qui  est  des  plus- 
répandues  auprès  de  très  graves  auteurs  :  Archimède  a  fait 
une  hypothèse  fausse  en  regardant  comme  parallèles  entie 

(I)  EvangelisiiB  Torricellii  de  dimtnsione  parabolœ  solidique  hypir- 
bolici prohlemata  duo;  ad  leclorem  proœmium,  p.  9. 


LES   ORIGINES   DE    LA    STATIQUE.  1  I7 

eux  les  fils  qui  soutiennent  les  deux  poids  pendus  à  une 
balance  ;  en  réalité,  les  directions  de  ces  deux  fils  con- 
courent au  centre  de  la  Terre.  ?» 

Pour  résoudre  cette  objection,  Torricelli  distingue 
nettement  les  machines  concrètes,  formées  de  corps 
pesants  réels,  sur  lesquelles  on  expérimente,  et  les 
machines  abstraites  desquelles  le  géomètre  raisonne  ;  c'est 
en  celles-ci  seulement  que  Ton  peut  considérer  des  sur- 
faces pesantes  sans  épaisseur,  des  fils  sans  poids  ;  il  est 
également  permis  d'y  considérer  les  verticales  comme  des 
lignes  parallèles.  «  Le  fondement  mécanique  qu'Archimède 
a  adopté  (i),  savoir,  le  parallélisme  des  fils  de  la  balance, 
peut  être  réputé  faux,  lorsque  les  masses  suspendues  à  la 
balance  sont  des  masses  physiques,  réelles,  tendant  au 
centre  de  la  Terre.  11  n'est  plus  faux,  lorsque  ces  masses 
{qu'elles  soient  abstraites  ou  concrètes)  ne  tendent  point 
au  centre  de  la  Terre  ni  à  quelque  autre  point  voisin  de 
la  balance,  mais  vers  quelque  point  infiniment  éloigné. 

«  Toutefois,  pour  plus  de  brièveté  et  de  facilité,  nous 
ne  nous  écarterons  pas  du  langage  usuel  ;  ce  point  [infini- 
ment éloigné]  vers  lequel  tendent  les  masses  suspendues 
à  la  balance,  nous  le  nommerons  encore  centre  de  la 
Te)Te..,yi 

Torricelli  borne  donc  résolument  le  champ  de  ses 
déductions  ;  il  le  réduit  à  cette  Mécanique  abstraite  où 
Ton  traite  la  pesanteur  comme  ayant,  en  tout  point, 
même  intensité  et  même  direction  ;  par  là  même,  il  trans- 
forme le  principe  entaché  d'erreur  qu  avait  énoncé  Galilée 
en  un  principe  parfaitement  correct.  Quelles  influences 
ont  pu  le  déterminer  à  accomplir  une  telle  transformation  ? 

Parmi  ces  influences,  il  convient  de  mentionner  en 
premier  lieu  celle  de  Kepler.  L'opinion  qui  voit  dans  la 
gravité  un  désir  de  ce  point  mathématique,  le  centre  de 
gravité  du  poids,  à  s'unir  k  un  autre  point  mathématique, 

(I)  Evangelisla  Torricelli,  loc.  cit.^  p.  II. 


Il8  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

centre  de  TUnivers  ou  centre  de  la  Terre,  trouve  en  lui 
un  adversaire  convaincu.  L'attraction  mutuelle  de  deux 
points  mathématiques  lui  paraît  une  pure  fiction  ;  seuls^ 
deux  corps  peuvent  s'attirer  ou  se  repousser  l'un  l'autre  : 

tf  L'action  du  feu,  dit-il  (i),  consiste,  non  à  gagner  la 
surface  qui  termine  le  Monde,  mais  à  fuir  le  centre  ;  non 
pas  le  centre  de  TUnivers,  mais  le  centre  de  la  Terre  ; 
et  ce  centre  non  pas  en  tant  que  point,  mais  en  tant  qu'il 
est  au  milieu  d'un  corps,  lequel  corps  est  très  opposé  à 
la  nature  du  feu,  qui  désire  se  dilater  ;  je  dirai  plus,  la 
flamme  ne  fuit  pas,  mais  elle  est  chassée  par  l'air  plus 
lourd  comme  une  vessie  gonflée  le  serait  par  l'eau...  Si 
l'on  plaçait  la  Terre  immobile  en  quelque  lieu  et  qu'on 
en  approchât  une  Terre  plus  grande,  la  première  devien- 
drait grave  par  rapport  à  la  seconde  et  serait  attirée  par 
elle  comme  la  pierre  est  attirée  par  la  Terre.  La  gravité 
n'est  pas  une  action,  c'est  une  passion  de  la  pierre  qui  est 
tirée,  y» 

«  Un  point  mathématique  (2),  que  ce  soit  le  centre  du 
Monde  ou  que  ce  soit  un  autre  point,  ne  saurait  mouvoir 
effectivement  les  graves  ;  il  ne  saurait  non  plus  être  l'ob- 
jet vers  lequel  ils  tendent.  Que  les  physiciens  prouvent 
donc  qu'une  telle  force  peut  appartenir  à  un  point,  qui 
n'est  pas  un  corps,  et  qui  n'est  conçu  que  d'une  manière 
toute  relative  ! 

•  »  11  est  impossible  que  la  forme  substantielle  de  la 
pierre,  mettant  en  mouvement  le  corps  de  cette  pierre, 
cherche  un  point  mathématique,  le  centre  du  Monde  par 
exemple,  sans  souci  du  corps  dans  lequel  se  trouve  ce 
point.  Que  les  physiciens  démontrent  donc  que  les  choses 
naturelles  ont  de  la  sympathie  pour  ce  qui  n'existe  pas  ! 

»...  Voici  la  vraie  doctrine  de  la  gravité  :  La  gravité 

(1)  Jo.  Kepleri /lï/fra  ad  Herxcartvm^^^  mars  1605  (Joannis  Kepler^ 
astronomi  Opéra  omnia  edidil  Ch.  Frise  h  ;  t.  Il,  p.  87). 

(2)  Joannis  Kepleri  De  motibus  stellœ  Martis  commet! tarii^  Prag»^ 
l609(Kepleri  Opéra  omnia,  t.  ni,  p.  I»l). 


LES   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  lig 

est  une  affection  corporelle  mutuelle  entre  corps  parents, 
qui  tend  à  les  unir  et  à  les  conj  oindre  ;  la  faculté  magné- 
tique est  une  propriété  du  même  ordre  ;  c'est  la  Terre  qui 
attire  la  pierre,  bien  plutôt  que  la  pierre  ne  tend  vers  la 
Terre.  Même  si  nous  placions  le  centre  de  la  Terre  au 
centre  du  Monde,  ce  n  est  pas  vers  ce  centre  du  Monde 
que  les  graves  se  porteraient,  mais  vers  le  centre  du 
corps  rond  auquel  ils  sont  apparentés,  c  est-à-dire  vers  le 
centre  de  la  Terre.  Aussi,  en  quelque  lieu  que  l'on  trans- 
porte la  Terre,  c'est  toujours  vers  elle  que  les  graves 
sont  portés,  grâce  à  la  faculté  qui  Tanime.  Si  la  Terre 
n'était  point  ronde,  les  graves  ne  seraient  pas,  de  toute 
part,  portés  droitement  au  centre  de  la  Terre  ;  mais, 
selon  qu'ils  viendraient  d'une  place  ou  d'une  autre,  ils  se 
porteraient  vers  des  points  différents.  Si,  en  un  certain 
lieu  du  Monde,  on  plaçait  deux  pierres,  proches  l'une  de 
l'autre  et  hors  de  la  sphère  de  vertu  de  tout  corps  qui 
leur  soit  apparenté,  ces  pierres,  à  la  manière  de  deux 
aimants,  viendraient  se  joindre  en  un  lieu  intermédiaire, 
et  les  chemins  qu'elles  feraient  pour  se  réjoindre  seraient 
en  raison  inverse  de  leurs  masses.  » 

On  devine  sans  peine  le  rôle  que  de  telles  affirmations 
ont  dû  jouer  en  cette  lente  évolution  qui  a  abouti  à  la 
doctrine  de  l'attraction  universelle  ;  notre  objet  n'est 
point  ici  de  retracer  cette  évolution  (i).  Il  nous  suffira 
d'avoir  opposé  la  pensée  de  Kepler,  qui  voit  dans  la  pesan- 
teur une  attraction  mutuelle  entre  le  grave  et  chacune 
des  parties  du  globe  terrestre,  à  l'opinion  d'Albert  de  Saxe, 
de  Cardan,  de  Guido  Ubaldo,  de  Galilée,  opinion  selon 
laquelle  le  centre  de  gravité  d'un  poids  aspire  à  coïncider 
avec  le  centre  commun  des  choses  pesantes. 


(1)  Cf.  :  p.  Duhem,  La  théorie  physique,  son  objet  et  sa  structure  ; 
2«  partie,  ch.  VU,  §  2,  p.  364.  Paris,  1905. 


120  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

2.  —  Comment  s*esi  épurée  la  notioyi  de  centre 
de  gravité  (suite)  —  Les  géostaticiens 

Les  critiques  de  Kepler  contribuèrent  peut-être  moins 
à  réfuter  cette  opinion  que  les  graves  erreurs  auxquelles 
elle  conduisit  divers  géomètres,  et  non  des  moindres. 

Vers  l'an  i635,  Jean  de  Beaugrand  allait  en  tous  lieux, 
annonçant  qu'il  avait  découvert  la  loi  selon  laquelle  le 
poids  d'un  corps  varie  avec  Téloignement  du  centre  de  la 
Terre.  Mersonne  s'empressait  d'inséror  (i),  en  son  Har- 
monie unirerseUc,  l'énoncé  de  la  loi  dont  Beaugrand  pro- 
mettait la  démonstration.  Selon  cette  loi.  ^  un  corps 
pesant,  par  exemple  une  balle  de  plomb  d'une  livre, 
devient  d'autant  plus  légère  qu'elle  s'approche  du  centre 
de  la  Terre  ;  et  elle  ne  pèse  plus  rien  lorsqu'elle  se  joint 
audit  centre,  comme  conclud  Monsieur  de  Beaugrand 
dans  sa  Géostatique,  où  il  tient  que  la  pesanteur  de 
chaque  corps  se  diminue  en  mesme  raison  qu'il  s'approche 
d'avantage  du  centre  de  la  Terre,  et  que  mesme  toute  la 
Terre  ne  pèse  point  « . 

Mersenne  ajoutait  (2)  :  «  J'espère  que  celuy  qui  en  a  le 
premier  avancé  la  proposition  nous  donnera  telle  satisfac- 
tion sur  ce  sujet,  que  Ion  n'y  trouvera  plus  de  difficulté, 
comme  il  le  promot  dans  sa  Géostatique  ». 

Mersenne  n'était  pas  le  seul  géomètre  qui  souhaitât  de 
connaître  la  démonstration  promise  par  Beaugrand  ;  Fer- 
mat  n'attendait  pas  avec  moins  d'impatience  la  publication 
de  la  Géostatique;  le  26  avril  1 636,  il  écrivait  (3)  au 
savant  religieux  :  ^  Vous  m'obligeriez  beaucoup  de  me 
faire  savoir  si  M.  de  Beaugrand  est  à  Paris.  O'est  un 

{\)  Harmonie  Universelle,  par  F.  Marin  Mersenne.  Seconde  partie  de 
rHarmonie  unive?*selle,  l.ivre  VIII,  De  l'uiilité  deriiannonieeulesaulres 
parties  des  mallnMiialiquos.  Proposition  XVUI,  p.  61.  Paris,  MDCXXXVIl. 

(-2)  Mersenne,  loc.  cit.,  p.  63. 

(5)  Fermai,  Œuvres,  publiées  par  les  soins  de  MM.  Paul  Tannery  el 
Ch  Henry.  Tome  H,  Correspondance,  p.  4. 


LES    ORIGINES    DE   LA   STATIQUE.  121 

homme  duquel  je  fais  une  estime  très  singulière  ;  il  a 
Fesprit  merveilleusement  inventif,  et  je  crois  que  sa  Géo- 
statique sera  quelque  chose  de  fort  excellent  » . 

La  Géostatique  annoncée  depuis  longtemps,  ardemment 
désirée  par  les  meilleurs  géomètres  du  temps,  parut 
enfin  (i).  Le  désappointement  dut  être  grand  ;  les  raison- 
nements de  Beaugrand  ne  valaient  absolument  rien. 

Descartes  (2)  neut  point  de  peine  à  démêler  le  vice 
essentiel  qui  faussait  tout  l'ouvrage  ;  les  raisonnements 
d'Archimède  touchant  l'équilibre  du  levier  ne  sont  vrais 
»*  qu'en  cas  qu  on  suppose  que  les  cors  pesans  tendent  en 
bas  par  lignes  parallèles  et  sans  s'incliner  vers  un  mesme 
point  «,  et  Jean  de  Beaugrand  ne  lavait  point  compris  ;  à 
celte  première  erreur,  d'autres  paralogismes  venaient  se 
joindre,  pour  aboutir  à  la  fameuse  proposition  que  Tauteur 
avait  pompeusement  annoncée.  Descârtes,  avec  la  rudesse 
qu'il  apportait  presque  toujours  dans  ses  jugements,  mais 
avec  une  justice  qui  en  était  trop  souvent  exclue,  ap- 
préciait la  Géostatique  en  ces  termes  : 

«  Bien  que  j'aye  vu  beaucoup  de  quadratures  du  cercle, 
de  mouvemens  perpétuels,  et  d'autres  telles  démonstra- 
tions prétendues  qui  étaient  fausses,  je  puis  toutefois  dire 
avec  vérité  que  je  n'ay  jamais  vu  tant  d'erreurs  jointes 
ensemble  en  une  seule  proposition...  Ainsi  je  puis  dire 
pour  conclusion  que  tout  ce  que  contient  ce  livre  de 
Géostatique  est  si  impertinent,  si  ridicule  et  si  méprisable, 
que  je  m'estonne  qu'aucuns  honnestes  gens  ayent  jamais 
da'gné  prendre  la  peine  de  le  lire,  et  j'aurais  honte  de 
celle  que  j'ay  prise  d'en  mettre  icy  mon  sentiment,  si  je 
ne  l'avois  fait  à  vostre  semonce.  « 

Un  tel  jugement  était  peu  propre  à  assurer  à  Descartes 

f  U  Joannis  de  Beaugrand,  Régi*?  Franciae  domui  regnoque  ac  aerario  sanc- 
lioi  i  a  consiliis  secretisque,  Geostatice,  seu  de  vario  pondère  gravium 
^ecunduni  varia  a  Terrœ  centra  intervalla  dissertatio  mathematica  ; 
Parisiis,  apud  Tussanum  Du  Bray,  MDCXXXVl. 

(i)  Descartes,  Œuvres^  publiées  par  Ch.  Adam  et  Paul  Tannery,  tome  U. 
Correspondance^  p.  174  :  Lettre  de  Descartes  îi  Mersenne  du  29  juin  16.)8 


122  REYUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

l'amitié  de  Jean  de  Beaugrand  ;  celui-ci  se  répandit  assu- 
rément en  malédictions  contre  le  philosophe  (i),  car  nous 
voyons  Descartes  mander  à  Mersenne  {2), le  27  juillet  1 638, 
qu'il  se  soucie  peu  de  ce  que  ««  le  Géostaticien  »  écrit 
contre  lui. 

La  Géostatique,  d'ailleurs,  ne  paraît  pas  avoir  trouvé, 
auprès  des  amis  de  Jean  de  Beaugrand,  un  accueil  beau- 
coup meilleur  qu'auprès  de  Descartes  ;  on  en  peut  juger 
au  ton  de  la  lettre  que  Fermât  écrivait  (3)  à  Mersenne  le 
mardi  3  juin  i636  :  «*  J'ai  vu  la  Géostatique  de  M.  de 
Beaugrand  et  me  suis  étonné  d'abord  d'avoir  trouvé  ma 
pensée  dilfférente  de  la  sienne  ;  j'estime  que  vous  l'aurez 
déjà  remarqué.  Je  lui  envoie  franchement  mon  avis  sur 
son  livre,  vous  assurant  que  j'estime  si  fort  son  esprit  et 
qu'il  m'en  a  donné  de  si  grandes  preuves,  que  j'ai  peine 
à  me  persuader  qu'ayant  entrepris  une  opinion  contraire 
à  la  sienne,  je  ne  me  sois  éloigné  de  la  vérité  ;  je  consens 
pourtant  qu'il  soit  mon  juge  et  ne  vous  récuse  pas  non 
plus.  » 

Fermât,  dans  cette  lettre,  oppose  son  opinion  à  celle 
de  Jean  Ae  Beaugrand  ;  lui  aussi,  en  effet,  avait  avancé 
une  proposition  de  Géostatique  ;  jointe,  en  mai  i636,  à 
une  lettre  à  Carcavi,  qui  est  aujourd'hui  perdue,  cette 
proposition  nous  a  été  conservée  (4). 

La  proposition  de  Géostatique  donnée  par  Fermât  va 
être  le  point  de  départ  d'un  débat  long  et  important  ;  au 
cours  de  ce  débat,  nous  verrons  le  conseiller  au  Parlement 
de  Toulouse  aux  prises  avec  les  plus  grands  géomètres  de 


(l)Les  pamphlets  anonymes  que  Beaugrand  avait  composés  contre  Des- 
cartes ont  éxé  retrouvés  par  Paul  Tannery  (Paul  Tannery,  La  Correspon- 
dance de  Descartes  dans  les  inédits  du  fonds  Libri;  Paris,  1896). 

(2)  Deseartcs,  Œuvres,  publiées  par  Ch.  Adam  et  Paul  Tannery,  tome  11, 
Correspondance^  p.  253. 

(3)  Fermai,  Œuvres,  publiées  par  les  soins  de  Paul  Tannery  etCh.  Henry. 
Tome  il,  Correspondance,  p.  U. 

(4)  Id.,  ihid,,  p.  6  :  Propositio  geostatica  Domini  de  Fermât. 


LBS   ORIGINES   DE    LA   STATIQUE.  123 

son  temps,  Etienne  Pascal,  Roberval  et,  enfin.  Descartes  ; 
nous  entendrons  Fermât  énoncer  des  théorèmes  qui  paraî- 
tront étranges  à  notre  raison,  accoutumée  à  la  Mécanique 
moderne  ;  nous  le  verrons  développer  des  déductions 
qui  nous  sembleront  absurdes.  Gardons-nous  cependant 
de  croire  ce  débat  oiseux,  de  penser  qu'il  n'a  eu  d'autre 
effet  que  de  prouver  à  Fermât  les  contradictions,  bien 
évidentes  pour  nous  au  premier  abord,  auxquelles  se 
heurtaient  ses  opinions  touchant  la  Statique.  La  querelle 
a  une  tout  autre  portée.  Son  sens  exact,  il  est  vrai,  ne 
saurait  nous  apparaître,  si  nous  ne  nous  débarrassions 
pour  un  instant  des  connaissances  mécaniques  que  des 
efforts,  accumulés  pendant  des  siècles,  ont  rendues  aisées 
et  comme  naturelles  à  nos  intelligences  du  xx®  siècle  ;  ce 
sens,  au  contraire,  nous  deviendra  clair,  si  nous  restaurons 
en  nous  l'état  d'esprit  d'un  géomètre  au  temps  de 
Louis  XIII. 

Deux  doctrines  bien  distinctes  prétendent  alors  traiter 
de  l'équilibre  et  du  mouvement  du  corps  pesant. 

L'une  de  ces  doctrines  a  pris  d'abord  pour  principe 
l'axiome  fondamental  de  la  Dynamique  péripatéticienne; 
certains  mécaniciens,  Galilée  par  exemple,  tiennent  encore 
pour  cet  axiome  ;  mais  la  plupart  des  géomètres  l'ont  plus 
ou  moins  formellement  abandonné  ;  ils  tirent  leurs  théo- 
rèmes de  Statique  de  l'égalité  entre  le  travail  moteur  et 
le  travail  résistant,  invoquée  tout  d'abord  par  Jordanus, 
ou  d'autres  principes  liés  à  celui-là  :  telle  l'impossibilité 
du  mouvement  perpétuel.  Dans  les  écrits  de  Stevin  et  de 
Roberval,  cette  doctrine  est  parvenue  à  constituer  une 
Statique  complète,  dont  Descartes  tracera  bientôt  un 
tableau,  admirable  de  clarté  et  de  simplicité. 

L'autre  doctrine  a  été  formulée  par  Albert  de  Saxe  ; 
la  Scolastique  entière  l'a  adoptée  ;  elle  découle  de  ce  prin- 
cipe :  Il  y  a  en  tout  grave  un  point,  le  centre  de  gravité, 
qui  tend  à  s'unir  au  centre  commun  des  graves.  Ber- 
nardino  Baldi  et  Guido  Ubaldo  ont  exposé  cette  doctrine 


124  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

avec  une  grande  précision,  tandis  que  Cardan,  Mersenne 
et  Galilée  en  tiraient  cette  règle  de  Statique  :  Un  système 
demeure  en  équilibre  lorsque  tout  dérangement  éloignerait 
son  centre  de  gravité  du  centre  commun  des  graves. 

Or,  entre  les  deux  doctrines,  celle  qui  est  née  de  Jor- 
danus  de  Nemore  et  celle  qui  a  été  proclamée  par  Albert 
de  Saxe,  il  y  a  contradiction  ;  celle-ci  ne  peut  s'accorder 
avec  celle-là  ;  les  corollaires  utiles  qu  elle  a  fournis  ne 
pourront  être  acceptés  par  ceux  qui  posent  en  principe 
l'égalité  du  travail  moteur  au  travail  résistant,  tant  qu'une 
correction  convenable  n'aura  pas  effacé  en  ces  corollaires 
la  marque  du  postulat  inacceptable  qui  les  a  produits. 

Cette  contradiction  va  apparaître,  parce  que  Fermât, 
disciple  convaincu  de  la  théorie  inaugurée  par  Albert  de 
Saxe,  poussera  celle-ci  jusqu'à  ses  conséquences  inac- 
ceptables. Le  débat  dont  nous  allons  retracer  l'histoire  va 
donc  débarrasser  la  Statique  de  la  contradiction  qu'elle 
recelait  et  assurer  Funité  logique  de  cette  science. 

Qu'il  faille  voir  en  Fermât  un  disciple  convaincu  de  la 
doctrine  d'Albert  de  Saxe,  c'est  ce  que  nous  marque  le 
début  même  de  sa  Propositio  geostcUica. 

Fermât  prend  pour  principe  «  cette  proposition  qui  », 
dit-il,  «  se  prouve  très  aisément  en  marchant  sur  les 
traces  d'Archimède  et  que  Ion  démontrerait  incontinent 
si  elle  venait  à  être  niée  : 

«  Soit  B  (fig.  102)  le  centre  de  la  Terre,  BC  un  rayon 
terrestre,  BA  une  partie  du  rayon  opposé  ;  si  le  poids 
placé  en  C  est  au  poids  placé  en  A  comme  BA  est  à  BC, 
les  poids  A  et  C  ne  se  mouvront  pas  ;  ils  se  feront  équi- 
libre. » 

Étrange  transposition  des  lois  établies  par  Archimède  ! 
Fermât  applique  la  règle  du  levier  au  cas  où  les  deux 
forces  agissantes,  dirigées  toutes  deux  suivant  le  levier, 
sont  opposées  Tune  à  l'autre  ;  il  est  bien  clair  cependant 
que,  pour  se  faire  équilibre,  deux  telles  forces  doivent 
être  égales,  et  non  pas  dans  le  rapport  de  AB  à  BC. 


LES   ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  125 

Ainsi  nous  exprimerions-nous  en  vertu  des  connais- 
sances qui  nous  sont  aujourd'hui  si  familières  qu  elles  nous 
paraissent  être  de  toute  première  évidence.  Gardons-nous, 
cependant,  de  regarder  Fermai  comme  un  homme  dénué 
de  sens  qui  n'aurait  point  su  reconnaître  cette  évidence. 
La  proposition  qu'il  énonce  et  qui  nous  surprend  si  fort 
est  la  proposition  essentielle  d'une  théorie  qu'un  grand 
nombre  de  profonds  penseurs  ont  soutenue,  d'Albert  de 
Saxe  à  Galilée. 

N'est-ce  pas,  en  effet,  Albert  de  Saxe  qui  écrivait  (i)  : 

«  Si  la  masse  entière  de  la  Terre  était  violemment 

retenue  hors  de  son  lieu,  par  exemple  en  la  concavité  de 


C 


o^ — ^ 


l'orbe  de  la  Lune,  et  si,  d'autre  part,  on  laissait  tomber 
un  corps  grave,  ce  grave  ne  se  mouvrait  pas  vers  la  masse 
totale  de  la  Terre  ;  il  se  dirigerait  en  ligne  droite  vers  le 
centre  du  Monde.  La  raison  en  est  qu'il  ne  trouverait  son 
lieu  naturel  qu'au  centre  du  Monde,  pourvu,  du  moins, 
que  son  centre  de  gravité  fût  au  centre  du  Monde  »  ? 

N'est-ce  pas  le  même  Albert  de  Saxe  qui,  disant  de  la 
Terre  entière  ce  qu'Aristote,  Simplicius,  saint  Thomas, 
avaient  affirmé  d'un  grave  quelconque,  écrivait  (2)  : 

«  La  Terre  a  son  centre  de  gravité  au  centre  du  Monde. 
En  efiet,  toutes  les  parties  de  la  Terre  tendent  au  centre 
par  leur  gravité,  comme  Aristote  le  dit  textuellement  ; 
d'ailleurs,  la  vérité  de  cette  proposition  est  hors  de  doute. 
Par  conséquent,  la  partie  la  plus  lourde  de  la  Terre  pous- 


(I)  Alberli  de  Saxonia  Quœstiones  in  octo  libres Physicorum  ;  in  librum 
IV  quaestio  V. 

{t)  Alberli  de  Saxonia  Quœstiones  in  iibros  de  Cœlo  et  Mundo  ;  in 
librum  IJ  quaeslio  XXIH. 


120 


REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


serait  l'autre  jusqu'à  ce  que  le  centre  de  gravité  de  la 
Terre  entière  fût  au  centre  du  Monde.  Alors  ces  deux 
parties  de  même  gravité  demeureraient  immobiles,  lors 
môme  qu'elles  n'auraient  pas  même  grandeur,  comme  deux 
poids  dans  une  balance  »  ? 

•  N'est-ce  pas  enfin  Marsile  d'inghen  qui  expliquait,  en 
ces  termes  (i),  la  théorie  d'Albert  de  Saxe  :  «*  Si  un  clou 
était  en  équilibre  au  centre  de  la  Terre,  il  n'y  aurait  qu'une 
faible  longueur  de  ce  clou  d'un  certain  côté  du  centre, 
savoir,  du  côté  où  se  trouve  la  tête  du  clou  ;  et  cela  parce 
que  la  tête  est  beaucoup  plus  lourde  que  le  reste  du  clou  »  ? 


Qu'est  donc  le  postulat,  si  absolument  inadmissible  pour 
nous,  qu'invoque  Fermât,  si  ce  n'est  la  conclusion  de 
Marsile  d'inghen  revêtue  d'une  forme  mathématique 
précise  ? 

C'est  au  moyen  de  ce  principe,  dont  la  fausseté  est  pour 
nous  d'une  palpable  évidence,  que  le  grand  géomètre 
toulousain  justifie  la  proposition  suivante  : 

Soient  C  le  centre  de  la  Terre  (fig.  io3),  CA  un  rayon 


(l)  Johannis  Maroilii  Inguen  Quœetiones  super  octo  libres  Physicorum; 
circa  librum  IV  quiiîslio  V. 


LES    ORIGINES   DE    LA   STATIQUE.  127 

terrestre  et  B  un  poids  placé  entre  C  et  A.  Pour  soutenir 
€e  poids  placé  en  B,  il  faudrait  lui  appliquer  directement 
une  certaine  force  F.  Supposons  qu'au  lieu  d'appliquer 
cette  force  directement  au  point  B,  on  la  lui  applique  par 
l'intermédiaire  de  la  tige  AB,  et  que  la  force  tire  en  A  ; 
elle  devra  avoir  une  grandeur  F'  qui  sera  à  F  comme  BC 
est  à  AC. 

La  conséquence  est  manifestement  aussi  inadmissible 
que  le  principe  ;  les  deux  propositions  sont  également 
propres  à  marquer  l'extrême  ignorance  des  lois  de  la  véri- 
table Mécanique  où  se  trouvaient  quelques-uns  des  plus 
grands  géomètres  du  xvii''  siècle. 

Le  P.  Mersenne,  après  avoir  reproduit  (i),  dans  son 
Harmonie  Universelle,  le  raisonnement  de  Fermât,  dit  : 
«  Je  ne  voy  pas  la  force  de  cette  démonstration.  »»  Et 
Descartes  écrit  (2)  au  dit  P.  Mersenne  :  **  Au  reste,  j'ay 
à  vous  dire  que  mon  Limousin  est  enfin  arrivé,  il  y  a  déjà 
huit  ou  dix  jours,  et  qu'il  m'a  apporté  la  Géostatique,  avec 
la  lettre  que  vous  m'avez  écrite  par  luy,  en  laquelle  vous 
avez  mis  un  raisonnement  de  M.  Fermât  pour  prouver  la 
mesme  chose  que  le  Géostaticien.  Mais  soit  que  vous  ayez 
obmis  quelque  chose  en  le  décrivant,  soit  que  la  matière 
soit  trop  haute  pour  moy,  il  m'est  impossible  d'y  rien 
comprendre,  sinon  qu'il  semble  tomber  dans  la  faute  du 
Géostaticien,  en  ce  qu'il  considère  le  centre  de  la  Terre 
comme  si  c'estoit  celuy  d'une  balance,  ce  qui  est  une  très 
grande  méprise,  r^ 

Fermai  eut  sacs  doute  connaissance  des  objections  que 
certains  géomètres  élevaient  contre  sa  proposition  ou  des 
obscurités  qu'ils  y  rencontraient  ;  pour  lever  les  unes  et 
dissiper  les  autres,  il  rédigea  une  pièce  en  latin  (3),  qu'il 

(1)  Harmonie  Universelle,  par  F.  Marin  Mersenne.  Seconde  Partie  de 
V Harmonie  Universelle.  Livre  VIU,  Deluiililéderharnionieeldesautres 
parties  des  malhémaliques.  Proposition  XVMI,  p.  63.  Paris,  MDCXXXVU. 

(i)  Descartes,  Œuvres,  publiées  par  Ch.  Adam  et  Paul  Tannery,  t.  n, 
Correspondances  p.  190  ;  Lettres  de  Descaries  à  Mersenne  du  20  juin  1638. 

(3)  Fermât,    Œuvres,  publiées   par   les  soins  de  MM.  Paul  Tannery  et 


I 


128  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

inséra  dans  une  lettre  adressée  (i)  à  Mersenne  le  24  juin 
i636. 

Le  grand  géomètre  toulousain  se  plaint,  tout  d'abord, 
que  Ton  confonde  son  sentiment  avec  celui  de  Beaugrand, 
selon  lequel  le  poids  d'un  grave  dépend  de  sa  distance  au 
centre  de  la  Terre  :  «*  J'estime  que  tout  grave,  en  quelque 
lieu  du  Monde  qu'il  soit,  hormis  dans  le  centre,  pris  en 
soi  et  absolument,  pèse  toujours  également,  et  c'est  une 
proposition  que  j'aurais  aisément  prise  pour  principe,  si 
je  ne  la  voyais  contestée.  Je  tâcherai  donc  à  la  prouver  ; 
mais  qu'elle  soit  vraie  ou  non,  cela  n'empêche  pas  la 
vérité  de  ma  propositioti,  qui  ne  considère  jamais  le  grave 
en  soi,  mais  toujours  par  relation  au  levier,  et  ainsi  je  ne 
mets  rien  dans  la  conclusion  qui  ne  se  trouve  dans  les 
prémisses  »». 

La  distinction  invoquée  par  Fermât  nous  parait 
aujourd'hui  insaisissable  ;  pour  la  comprendre,  il  faut  se 
souvenir  que  Fermât  est  imbu  des  opinions  courantes  dans 
l'École  depuis  Albert  de  Saxe  ;  il  regarde  comme  invariable 
la  gravité  totale  d'un  corps  ;  mais  de  cette  gravité  con- 
stante, une  part  plus  ou  moins  grande  peut  passer  à  l'état 
actuel  et  faire  effort  sur  le  levier,  tandis  que  le  reste 
demeure  à  l'état  potentiel. 

Fermât  nous  apprend  ensuite  (2)  qu'il  soupçonnait 
depuis  longtemps  Archimède  de  n'avoir  pas  apporté  toute 
la  précision  désirable  dans  l'étude  des  Méchaniques  ;  il 
est  clair,  en  effet,  qu'il  a  supposé  parallèles  entre  elles  les 
directions  de  chute  des  graves  ;  hors  de  cette  hypothèse, 
ses  démonstrations  ne  peuvent  subsister.  Ce  n'est  point 
que  cette  hypothèse  s'écarte  beaucoup  de  la  vérité  ;  la 
grande  distance  où  se  trouve  le  centre  de  la  Terre  permet 
de  regarder  les  lignes  de  descente  des  graves  comme 


Ch.  Henry  ;  i.  H,  Ccrrespondance^  p.  23  :  Nova  in  mcchanicis  thcoremaia 
Domini  de  Fermât. 

(1)  Fermât,  loc.  cit.,  p.  47. 

(i)  Id.,  ibid.,  p.  23. 


LBS   ORIGINES   DE    LA   STATIQUE.  12Q 

parallèles  entre  elles.  Mais  cette  approximation  ne  saurait 
satisfaii*e  ceux  qui  cherchent  la  vérité  minutieuse  et 
profonde. 

Pour  découvrir  cette  vérité,  il  faut  faire  usage  de  prin- 
cipes autres  que  ceux  d'Archimède  ;  Fermât  en  propose 
de  nouveaux  qu'il  regarde  comme  dignes  de  toute  con- 
fiance. C'est  ainsi  qu'il  admet  ce  postulat,  conséquence 
immédiate  de  la  doctrine  d'Albert  de  Saxe  :  Si  deux  graves 
égaux,  unis  par  une  ligne  droite  sans  poids,  n'étaient 


retenus  par  aucun  obstacle,  ils  ne  pourraient  se  reposer 
tant  que  le  milieu  de  cette  droite  ne  serait  point  au  centre 
du  Monde. 

Il  admet  également  un  autre  postulat  dont  nous  repro- 
duirons exactement  l'énoncé  (i)  ;  nulle  preuve  plus  mani- 
feste ne  saurait  être  donnée  de  l'ignorance  où  ^  Monsieur 
Fermât,  conseiller  au  parlement  de  Tholose,  et  très 
excellent  géomètre  «,  demeurait  au  sujet  des  lois  de  Méca- 
nique les  plus  anciennement  découvertes  et  les  plus  claire- 
ment connues. 


(1)  Fermai,  loc.  cit. y  p.  25. 
\W  SËRIE.  T.  IX. 


l3o  REVUB  DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

«  Soit  DBC  un  levier  (fig.  104)  ne  passant  pas  par  le 
centre  de  la  Terre  ;  le  point  d'appui  de  ce  levier  est  en  B  ; 
ses  bras  sont  BD,  BC  ;  le  centre  de  la  Terre  est  en  A. 
Que  Ton  mène  les  droites  DA,  BA,  CA  ;  que  Ton  suspende 
des  graves  aux  points  D  et  C  et  que  le  rapport  du  poids 
0  au  poids  D  soit  le  produit  du  rapport  de  la  ligne  DA  à 
la  ligne  CA  et  du  rapport  inverse  de  l'angle  CAB  à  l'angle 
BAD.  Je  dis  que  le  levier  BDC,  suspendu  par  le  point  B, 
demeurera  en  équilibre. 

»  Nous  pouvons  affirmer  que  cette  proposition  est  très 
vraie  ;  nous  la  démontrerons,  lorsqu'il  conviendra,  par 
des  démonstrations  tirées  de  la  Géométrie  la  plus  pure  et 
de  la  Physique.  » 

La  proposition  formulée  par  Fermât  est  entièrement 
inexacte  ;  pour  la  rectifier,  il  y  faut  remplacer  le  rapport 
des  angles  CAB  et  BAI)  par  le  rapport  de  leurs  sinus  ; 
dans  la  pratique,  ces  angles  sont  assez  petits  pour  que 
Terreur  commise  soit  très  faible  ;  on  conçoit  donc  que  ce 
postulat  erroné  ait  fourni  à  Fermât  des  conséquences  qui 
sont  qiialiiativement  exactes. 

De  ce  nombre  est  cette  proposition  :  Une  balance  de 
bras  égaux,  portant  des  poids  égaux,  est  en  équilibre 
instable  lorsqu'elle  est  parallèle  à  l'horizon. 

«  L'erreur  d'Archimède  (i),  si  pourtant  nous  la  pouvons 
nommer  ainsi,  provient  de  ce  qu'il  a  pris  pour  fondement 
que  les  bras  de  la  balance  arréteroient,  quoiqu'ils  ne 
fussent  pas  parallèles  à  l'horizon,  de  quoi  j'ai  démontré 
le  contraire. 

»...  Mais  si  la  descente  dos  graves  se  faisait  par  lignes 
parallèles,...  en  ce  cas,  la  proposition  d'Archimède  serait 
vraie  ;  ce  n'est  pas  que,  dans  l'usage,  elle  manque  sensi- 
blement, mais  il  y  a  plaisir  à  chercher  les  vérités  les  plus 
menues  et  les  plus  subtiles,  et  d'ôter  toutes  les  ambiguïtés 
qui  pourraient  survenir.  C'est  ce  que  j'ai  fait  très  exacte- 

(I)  Fermai,  loc.  cit.,  p.  18. 


LES   ORIGINES    DB    LA   STATIQUE.  l3l 

ment  et  je  puis  vous  assurer  que,  quoique  la  recherche 
soit  bien  malaisée,  j'en  possède  toutes  les  démonstrations 
parfaitement.  « 

Les  déductions  d'Archimède  étaient  parfaitement  exemp- 
tes de  Terreur  que  Fermât  prétendait  en  éliminer  ;  seul, 
Ouido  Ubaldo  s'en  était  rendu  coupable  ;  Fermât  écri- 
vait (i)  donc  avec  plus  de  justice,  en  sa  pièce  latine  : 
«  Nous  démontrerons  et  réfuterons  l'erreur  d'Ubaldo  et 
d'autres  géomètres,  qui  supposent  les  bras  de  la  balance 
capables  de  demeurer  en  équilibre,  lors  même  qu'ils  ne 
sont  pas  parallèles  à  l'horizon.  » 

Parmi  les  corollaires  exacts  que  Fermât  put  tirer  de 
ce  principe  erroné,  il  convient  encore  de  citer  celui-ci  (2), 
d'une  importance  singulière  pour  l'objet  de  cette  étude  : 
«  On  voit  par  ce  qui  précède  que  toutes  les  définitions  du 
centre  de  gravité,  données  par  les  anciens,  gisent  à  terre  ; 
si  l'on  excepte  la  sphère,  il  n'est  aucun  corps  où  Ton  puisse 
trouver  un  point  déterminé  tel  que  ce  grave,  suspendu  par 
ce  point,  en  dehors  du  centre  de  la  Terre,  demeure  en 
équilibre  indifférent.  «  Mais  au  lieu  d'en  déduire  que  la 
notion  de  rentre  de  gravité  perd  tout  sens  lorsqu'on  cesse 
de  traiter  les  verticales  comme  parallèles,  Fermât  veut, 
à  tout  prix,  sauver  cette  notion,  et  il  propose  (3)  cette 
définition  nouvelle,  conséquence  étrange  des  doctrines 
d'Albert  de  Saxe,  de  Bernardino  Baldi,  de  Guido  Ubaldo 
et  de  Galilée  :  «  Nous  définirons  désormais  le  centre  de 
gravité  de  la  manière  suivante  :  Un  point,  placé  à  l'inté- 
rieur du  corps,  tel  que  le  corps  demeurerait  en  équilibre 
indifférent  si  ce  point  était  uni  au  centre  de  la  Terre  ;  dans 
ce  cas,  seulement,  il  y  a  lieu  de  considérer  des  centres  de 
gravité,  r 

Mersenne  s'empressa  de  communiquer  la  démonstra- 
tion de  Fermât  aux  divers  géomètres  avec  lesquels  il 

(1)  Fermât,  loc.  cit,  p.  26. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  23. 
<3)Id.,  iWd.,p.  25. 


i 


l32      .  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

avait  commerce  ;  elle  ne  plut  pas,  et  Fermât  ne  tarda  pas 
à  le  savoir.  «  Vous  ne  devez  pas  douter  que  ma  démon- 
stration ne  conclue  parfaitement,  écrit-il  (i)  à  Mersenne  le 
i5  juillet  i636,  bien  qu'il  semble  que  M.  deRoberval  ne 
Ta  pas  trouvée  précise.  » 

Roberval  ne  tarda  sans  doute  pas  à  faire  connaître  ses 
objections  à  loncontre  des  principes  admis  par  Fermât, 
car,  au  mois  d'août  i636,  celui-ci  écrit  (2)  au  professeur 
du  Collège  de  France  : 

«  La  première  objection  consiste  en  ce  que  vous  ne 
voulez  pas  accorder  que  le  mitan  d'une  ligne  qui  conjoint 
deux  poids  égaux,  descendant  librement,  saille  unir  au 
centre  du  Monde.  En  quoi  certes  il  me  semble  que  vous 
faites  tort  à  la  lumière  naturelle  et  aux  premiers  prin- 
cipes... La  vérité  de  mon  principe  dépend  de  ce  que  les 
deux  poids  ou  puissances  ont  naturellement  inclination 
au  centre  de  la  Terre  et  tendent  là...  Outre  que  jamais 
personne  n'a  douté  que  le  centre  d'un  grave  ne  s'unit  au 
centre  de  la  Terre  s  il  n'étoit  empêché. 

»...  La  deuxième  objection  est  contre  la  nouvelle  pro- 
portion des  angles  que  j'ai  découverte,  contre  laquelle 
vous  n'avez  rien  dit  de  précis,  mais  seulement  que  vous 
avez  démontré  que  la  proportion  réciproque  des  poids 
doit  être  expliquée  non  par  les  angles,  mais  par  les  sinus 
de  ces  angles. 

»  Voici  la  démonstration  de  ma  proposition...  j» 

Le  samedi  16  août  i636,  Etienne  Pascal  et  Roberval 
écrivaient  (3)  à  Fermât  une  longue  lettre  ;  en  cette  épître, 
modèle  de  discussion  scientifique  courtoise  et  précise,  les 
postulats  sur  lesquels  le  grand  géomètre  toulousain  avait 
fondé  sa  Mccani(iue  se  trouvaient  soumis  à  un  exact  et 
rigoureux  examen.    L'effort   de   Roberval   et   d'Etienne 

(I)  Feriiial,   Œuvres^  publiées  par  ies  soins  de  MM.  Paul  Tannery  et 
Ch.  Henry,  t.  W,  Correspondance,  p.  28. 
(î)  I(l.//6/V/.,  p.  51. 
(3)  Id.,  tbid.,  p.  ô5. 


^ 


LES   ORIGINES    DE    LA   STATIQUE.  l33 

Pascal  tendait  surtout  à  révoquer  en  doute  le  principe 
posé  par  Albert  de  Saxe,  formulé  par  Bernardino  Baldi 
et  Guido  Ubaldo,  admis  par  Galilée,  reçu  par  Ferm  it 
comme  une  vérité  de  «  lumière  naturelle  »,  comme  un 
«  premier  principe  y>  dont,  jamais,  «  personne  n'a  douté  »». 

«  Monsieur  »»,  écrivent  Etienne  Pascal  et  Roberval, 
«*  le  principe  que  vous  demandez  pour  la  Géostatique  e^t 
que  si  deux  poids  égaux  sont  joints  par  une  ligne  droite 
ferme  et  sans  poids  et,  qu'étant  ainsi  disposés,  ils  puissent 
descendre  librement,  ils  ne  reposeront  jamais  jusqu'à  ce 
que  le  milieu  de  la  ligne  (qui  est  le  centre  de  la  pesanteur 
des  anciens)  s'unisse  au  centre  commun  des  choses 
pesantes. 

«  Ce  principe  que  nous  avons  considéré  il  y  a  longtemps, 
ainsi  qu'il  vous  a  été  mandé,  paraît  d'abord  fort  plausible  ; 
mais  quand  il  est  question  de  principe,  vous  savez  quelles 
conditions  lui  sont  requises  pour  être  reçu  ;  desquelles 
conditions,  cette  principale  manque  au  principe  dont  il 
s'agit  ici,  savoir  que  nous  ignorons  quelle  est  la  cause 
radicale  qui  fait  que  les  corps  pesants  descendent  et  d'où 
vient  l'origine  de  cette  pesanteur.  Ainsi  nous  n'avons  rien 
de  connu  assurément  de  ce  qui  arriverait  au  centre  où  les 
choses  pesantes  aspirent,  ni  aux  autres  lieux  hors  la  sur- 
face de  la  Terre,  de  laquelle,  pour  ce  que  nous  y  habitons, 
nous  avons  quelques  expériences  sur  lesquelles  nous  fon- 
dons nos  principes. 

»  Car  il  peut  se  faire  que  la  pesanteur  est  une  qualité 
qui  réside  dans  le  corps  même  qui  tombe  ;  peut-être  qu'elle 
est  dans  un  autre,  qui  attire  celui  qui  descend,  comme 
dans  la  Terre.  11  peut  se  faire  aussi  et  il  est  fort  vraisem- 
blable que  c'est  une  attraction  mutuelle  ou  un  désir  naturel 
que  les  corps  ont  de  s'unir  ensemble,  comme  il  est  clair  au 
fer  et  à  l'aimant  lesquels  sont  tels  que,  si  l'aimant  est 
arrêté,  le  fer  n'étant  point  empêché  l'ira  trouver,  si  le  fer 
est  arrêté,  l'aimant  ira  vers  lui  ;  et  si  tous  deux  sont  libres, 


l34  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ils  s*approcheront  réciproquement  en  sorte  toutefois  que 
le  plus  fort  des  deux  fera  le  moins  de  chemin.  » 

En  lisant  ces  lignes  écrites  par  Etienne  Pascal  et  par 
Roberval,  on  ne  saurait  méconnaître  Tinfluence  exercée 
par  Kepler  sur  ces  géomètres  ;  cette  constatation,  d'ail- 
leui-s,  n'est  poiiit  pour  nous  surprendre  ;  l'étude  du  célèbre 
traité  Ainstarchi  Samii  de  mundi  systemate^  composé  par 
Roberval,  marque  du  reste  que,  comme  Descartes,  le  pro- 
fesseur du  Collège  de  France  avait  médité  la  pensée  du 
grand  astronome. 

««  Or  »>,  poursuivent  Etienne  Pascal  et  Roberval,  «  de 
ces  trois  causes  possibles  de  la  pesanteur,  les  conséquences 
sont  fort  ditférentos,  ce  que  nous  ferons  connaître  en  les 
examinant  ici  Tune  après  Tautre. 

?»  En  premier  lieu,  si  la  première  est  vraie,  selon  l'opi- 
nion commune,  nous  ne  voyons  point  que  votre  principe 
puisse  subsister  ;  car,  sur  ce  sujet,  le  sens  commun  nous 
dit  quen  quelque  lieu  que  soit  un  poids,  il  pèse  toujours 
également,  ayant  toujours  la  même  qualité  qui  le  fait 
peser,  et  qu'alors  un  corps  reposera  au  centre  commun 
des  choses  pesantes,  quand  les  parties  du  corps  qui  seront 
de  part  et  autre  du  même  centre  seront  d'égale  pesanteur 
pour  contrepeser  l'une  à  l'autre,  sans  avoir  égard  si  elles 
sont  peu  ou  beaucoup  éloignées  du  centre. 

j>  ...  Et  ne  sert  de  rien  d'alléguer  le  centre  de  la  pesan- 
teur du  corps  AB,  lequel  centre,  selon  les  anciens,  est 
au  milieu  C  ;  car  ce  centre  n'a  été  démontré  que  quand  la 
descente  des  poids  se  fait  par  des  lignes  parallèles,  ce  qui 
n'est  pas  ;  et  quand  il  y  aurait  un  tel  point,  ce  qui  ne  peut 
être  aux  corps  qui  tiennent  à  un  même  centre  commun,  il 
n'a  pas  été  démontré,  et  ne  prouveroit  aucunement  que  ce 
seroit  ce  point  là  par  lequel  le  corps  s'uniroit  au  centre 
commun.  Même  cela,  pour  les  raisons  précédentes,  répugne 
à  notre  commune  connaissance  en  plusieurs  figures. 

»  En  tous  cas,  nous  ne  voyons  point  que  ce  centre 
commun  des  anciens  doive  être  considéré  autre  part  qu'aux 


LES   ORIGINES   DE    LA   STATIQUE.  l35 

poids  qui  sont  pendus  ou  soutenus  hors  du  lieu  auquel  ils 
aspirent. 

«  ...  Si  la  seconde  ou  la  troisième  cause  possible  de 
la  pesanteur  du  corps  est  vraie,  il  nous  semble  que  Ton 
en  peut  tirer  des  conclusions.  » 

Etienne  Pascal  et  Roberval  tentent,  en  effet,  de  déter- 
miner comment  le  poids  d'un  corps  varie  avec  la  distance 
de  ce  corps  au  centre  de  la  Terre  lorsque  Ton  regarde  le 
poids  d'un  grave  comme  la  résultante  d'attractions  exer- 
cées par  les  diverses  parties  du  globe  ;  leur  analyse  est 
simplifiée  à  l'excès,  car  ils  ne  paraissent  point  tenir 
compte  de  l'influence  que  la  distance  de  deux  corps  exerce 
assurément  sur  la  grandeur  de  leur  attraction  mutuelle  ; 
elle  lien  est  pas  moins  un  curieux  essai  pour  suivre  et 
développer  la  pensée  de  Kepler.  Elle  conduit  d'ailleurs  les 
deux  auteurs  à  ces  sages  réflexions  touchant  les  tentatives 
de  Géostatique  :  «  Puis  donc  que  de  ces  trois  causes  pos- 
sibles de  la  pesanteur,  nous  ne  savons  quelle  est  la  vraie^ 
et  que  même  nous  ne  sommes  pas  assurés  que  ce  soit  l'une 
d'icelles.se  pouvant  faire  que  ce  soit  une  autre,  de  laquelle 
on  tireroit  des  conclusions  toutes  différentes,  il  nous 
semble  que  nous  ne  pouvons  pas  poser  d'autres  principes 
en  cette  matière  que  ceux  desquels  nous  sommes  assurés 
par  une  expérience  continuelle,  assistée  d'un  bon  juge- 
ment. 

1»  Quant  à  nous,  nous  appelons  des  corps  également  ou 
inégalement  pesants  ceux  qui  ont  une  égale  ou  inégale 
puissance  de  se  porter  vers  le  centre  commun,  et  un  même 
corps  est  dit  avoir  un  même  poids,  quand  il  a  toujours 
cette  même  puissance  ;  que  si  cette  puissance  augmente 
ou  diminue,  alors,  quoi  que  ce  soit  le  même  corps,  nous 
ne  le  considérons  plus  comme  le  môme  poids.  Or,  que  cela 
arrive  aux  corps  qui  s'éloignent  ou  s'approchent  du  centre, 
c'est  ce  que  nous  désirerions  bien  savoir  ;  mais  ne  trouvant 
rien  qui  nous  contente  sur  ce  sujet,  noyis  laissons  cette 
question  indécise  et  nous  raisonnons  seulement  sur  ce  que 


l36  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

les  Anciens  et  nous  en  avons  pu  découvrir  de  vrai  jusqu'à 
maintenant.  » 

Etienne  Pascal  et  Roberval  ont  une  connaissance 
exacte  des  lois  de  la  composition  des  forces  ;  aussi  leur 
est-il  facile  de  mettre  à  nu  les  graves  erreurs  que  Fermât 
a  commises  en  ses  déductions. 

Prenant  un  arc  de  cercle  EBD  (fig.  io5)  dont  le  centre 
A  coïncide  avec  celui  de  la  Terre,  «  vous  supposez, 
disent-ils  à  Fermât  (i),  que  le  poids,  posé  tout  entier  au 
point  B,  pèsera  de  même  sur  l'appui  B  qu'étant  posé  par 


parties  aux  points  EFBCD.  Cela  est  tellement  éloigné  du 
vrai  que  quelquefois,  en  lieu  de  peser  sur  Tappui  B  vers 
A,  il  pèsera  au  contraire  sur  le  même  appui  pour  s'éloigner 
de  A  «.  C'est  ce  qui  arrivera,  par  exemple,  si  l'arc  ËD 
surpasse  une  demi-circonférence  et  si  la  charge  est  tout 
entière  placée  aux  deux  points  E  et  D.  «  Et,  toutefois, 
étant  ramassé  tout  entier  au  point  B,  il  pèsera  toujours 
de  toute  sa  force  sur  l'appui  B  pour  emporter  le  levier 
vers  A,  et,  en  général,  étant  étendu,  il  pèsera  toujours 
moins  sur  l'appui  qu'étant  ramassé  au  point  B.  Toutes  ces 
choses,  quoique  contraires  à  votre  supposition,  sont 
démontrées  en  suite  de  nos  principes.  » 

(I)  Etienne  Pascal  et  Roberval,  loc,  cit,^  p.  43. 


LES   ORIGINES    DE    LA   STATIQUE.  l'i'J 

Les  mêmes  principes  conduisaient  Mersenne  à  recon- 
naître que  le  poids  total  d'un  corps  d'étendue  finie  devait 
diminuer  au  fur  et  à  mesure  que  ce  corps  s'éloigne  du 
centre  de  la  Terre  ;  et  cela,  bien  que  chaque  partie  du 
corps  gardât,  contrairement  à  l'opinion  de  Beaugrand, 
un  poids  invariable.  ^  Ceux,  dit  le  savant  religieux  (i), 
qui  considèrent  un  centre  particulier  de  pesanteur  dans 
chaque  partie  d'un  corps  proposé,  et  qui  donnent  une 
inclination  particulière  à  chaque  point  du  dit  corps  pour 
descendre  au  centre  des  corps  pesants  (que  Ton  suppose 
estre  le  mesme  que  celuy  de  la  Terre)  prouvent  par  uno 
autre  voie,  qui  me  semble  meilleure,  que  les  poids 
deviennent  plus  légers,  ou  pèsent  moins  en  s'approchant 
du'lit  centre,  mais  non  en  mesme  proportion  qu'ils  s'en 
approchent...  Mais  parce  que  l'autre  différente  pesanteur 
vient  des  angles  différents  faits  par  chaque  point  du  corps 
proposé  (à  raison  de  la  ligne  droite  par  laquelle  il  veut 
descendre  au  centre  de  la  Terre)  avec  la  ligne  qui  traverse 
le  centre  de  la  pesanteur  du  dit  corps,  ou  qui  luy  est  paral- 
lèle, il  s'ensuit  que  si  le  poids  est  considéré  comme  un 
point,  c'est-à-dire  que  Ton  considère  un  point  qui  ait  de 
la  pesanteur,  il  aura  toujours  la  même  pesanteur,  près 
ou  loin  du  centre  de  la  Terre  :  ce  qui  n  arrive  pas  dans 
l'autre  opinion  (2),  dans  laquelle  ce  point  devient  plus 
léger  en  mesme  raison  qu'il  s'approche  du  centre,  comme 
fait  le  corps  pesant.  »» 

La  remarque  faite  par  Mersenne  en  ce  passage  semble 
présentée  comme  une  opinion  commune  dans  les  Ecoles  au 
moment  où  il  écrit  ;  or,  cette  opinion,  nous  l'avons  ren- 
contrée (3),  sous  une  forme  très  nette,  dans  le  Ti^actatus 
de  ponderibus  de  Maître  Biaise  de  Parme  ;  et  déjà  Albert 

(1)  Harynonie  Unioerselle^  [)ar  F.  Marin  Mersenne.  Seconde  Partie  de 
r Harmonie  Universelle.  Livre  VIII,  De  rulilité  de  Tharmonie  et  des  par- 
ties des  mathématiques.  Proposition  XVIII,  p.  65.  Paris,  MDGXXXVIl. 

(2)  Celle  que  soutenait  de  Beaugrand. 

(3)  Voir  ci-de.ssus,  Chapitre  VII,  §  4. 


l38  REVUE  DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

de  Saxe,  dont  Tinfluence  sur  Biaise  de  Parme  n'est  point 
niable  (i),  en  marquait  (2)  le  principe  :  «  La  distance  fait 
bien,  il  est  vrai,  que  les  diverses  parties  d'un  grave 
tendent  à  leur  lieu  naturel  par  des  voies  diverses  ;  mais 
jamais  elle  n'empêcherait  la  tendance  d'un  corps  vers  son 
lieu  »  ;  Albert  de  Saxe  lui-même,  en  écrivant  ces  lignes, 
visait,  nous  lavons  vu,  un  argument  de  Roger  Bacon. 
C'est  pour  nous  une  occasion  nouvelle  de  constater  la  per- 
sistance, parmi  les  mécaniciens  du  xvii*  siècle,  de  tradi- 
tions qui  devaient  leur  origine  à  l'école  de  Jordanus  et 
aux  commentaires  d'Albert  de  Saxe  et  de  ses  disciples. 

Fermât  reçut  avec  un  étonnement  profond  les  critiques 
par  lesquelles  Etienne  Pascal  et  Roberval  prétendaient 
ruiner  le  principe  d'Albert  de  Saxe  ;  cet  étonnement 
pénible  se  laisse  deviner  en  la  lettre  qu'il  adressait 
à  Mersenne  le  mardi  2  septembre  i636  :  ^  Pour  la 
Proposition  géostatique,  dit-il  (3),  elle  est  toute  fondée 
sur  ce  principe  seul  que  deux  graves  égaux,  joints  pnr 
une  ligne  ferme  et  laissés  en  liberté,  se  joindront  au 
centre  de  la  Terre  par  le  point  qui  divise  également  la 
ligne  qui  les  unit,  c'est-<à-dire  que  ce  point  de  division 
s'unira  au  centre  de  la  Terre.  Messieurs  Pascal  et  Rober- 
val, après  avoir  reconnu  que  mon  raisonnement  est  fondé 
là-dessus  et,  qu'accordant  ce  principe,  ma  proposition  est 
sans  difficulté,  m'ont  nié  ce  principe,  que  je  prenais  pour 
un  axiome,  le  plus  clair  et  le  plus  évident  qu'on  peut 
demander  ;  obligez-moi  de  me  dire  si  vous  êtes  de  leur 
sentiment.  Je  l'ai  pourtant  démontré  depuis  peu  par  «le 
nouveaux  principes,  tirés  des  expériences,  qu'on  ne 
saurait  contester  et  je  le  leur  envoierai  au  plus  tôt.  » 

Réduites,  sans  doute,  aux  idées  que  l'on  développait 


(0  Voir  ChapUre  XV,  Arl.  5. 

(i)  AlberU  de  Saxonia  Qiiœstiones  in  libros  de  Cœto  et  Mundo  ;  in 
Il  bru  m  1  quasstio  X. 

(3)  Feniial,  Œuvres,  publiées  par  les  soins  de  MM.  Paul  Tannery  et 
i.\\.  Henry  ;  l.  H,  Correspondance^  p.  58. 


LES   ORIGINES   DE    LA   STATIQUE.  iS^ 

dans  les  Écoles,  d'après  l'antique  enseignement  d'Albert 
de  Saxe,  les  connaissances  de  Fermât  en  Mécanique  lais- 
saient béantes  d'immenses  lacunes  ;  le  géomètre  toulousain 
ignorait  assurément  comment  l'équilibre  d'un  levier  tiré 
par  des  forces  diversement  inclinées  dépendait  des 
moments  de  ces  forces  par  rapport  au  point  d'appui  ;  aussi 
doutait-il  des  raisonnements  de  Roberval,  où  il  était  fait 
usage  de  cette  règle.  «  Vous  m'obligerez  beaucoup,  écrit- 
il  (i)  au  professeur  du  Collège  de  France,  de  m'envoyer 
la  démonstration  de  votre  proposition  suivant  l'opinion  où 
vous  êtes,  que  les  graves  gardent  la  proportion  réciproque 
des  perpendiculaires  tirées  du  centre  du  levier  sur  les 
pendants,  et  de  laquelle  je  douterai  toujours  jusqu'à  ce 
que  je  l'aurai  vue.  Je  vous  puis  pourtant  assurer  que  je  ne 
saurais  démordre  de  la  mienne.  ?» 

Cédant  aux  instances  de  Fermât,  Roberval  lui  écrit  (2) 
le  n  octobre  i636  :  «  Je  vous  envoie  la  démonstration 
de  la  proposition  fondamentale  de  notre  Méchanique. 
ainsi  que  je  vous  l'ai  promise  «.  Et,  en  indiquant  minu- 
tieusement la  définition  des  termes  qu  il  emploie,  les 
axiomes  qu'il  invoque,  il  lui  expose  avec  grand  soin  les 
lois  d'équilibre  d'un  levier,  droit  ou  coudé,  que  sollicitent 
des  forces  diversement  inclinées.  L'ordre  que  suit  cet 
exposé  rappelle  très  exactement  la  marche  des  raisonne- 
ments de  Giovanni  Battista  Benedetti.  Il  n'est  guère 
douteux,  d'ailleurs,  que  Roberval  ne  connût  le  Diver- 
sofmm  specidationum  de  cet  auteur.  Un  an  plus  tard,  on 
effet,  Mersenne  expose  (3),  en  la  sccoyide  partie  de  Vilar- 
)nanie  Universelle,  comment  la  convergence  des  verticales 
modifie  la  loi  d  équilibre  de  la  balance  ;  la  règle  qu'il 
indique  est  celle  de  Fermât,  rectifiée  par  la  correction 

(1)  Fermai,  pp.  ciY.,  [>.  50.  LeUre  de  Fermai  à  Roberval  du  16  septembre 
1636. 

(2)  Fermai,  op.  cit.,  p.  75, 

i3)  Harmonie  Universelle,  par  F.  Marin  Mersenne;  Seconde  partie  de 
l'Harmonie  Universelle  ;  Nouvelles  observations  physiques  et  mathéma- 
tiques. V«  observation,  p.  17.  Paris,  MDCX.XXVU. 


I 


140  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

qu'y  avait  apportée  Roberval  ;  et,  pour  justifier  cette  cor- 
rection, il  invoque  le  traité  de  Benedetti  : 

«  Or  il  ne  sera  pas  hors  de  propos  d'ajouter  icy  une 
particulière  remarque  que  l'on  a  faite  touchant  les  bras 
de  la  balance,  dont  les  poids  sont  en  raison  réciproque  de 
la  longueur  des  dits  bras,  suivant  les  positions  d'Archi- 
mède,  parce  qu'il  suppose  que  les  pendans  des  balances 
descendent  parallèles,  au  lieu  qu'ils  penchent  et  s'inclinent 
vers  le  centre  de  la  terre,  auquel  ils  se  rencontreraient, 
s'ils  avoyent  chacun  1 145  lieues  de  longueur.  De  là  vient 
que  ceux  qui  considèrent  la  balance  plus  exactement, 
concluent  que  les  poids  précédens  sont  en  raison  réci- 
proque des  lignes  perpendiculaires  menées  des  centres 
de  chaque  poids  sur  la  ligne  qui  conjoint  le  centre  de  la 
terre  et  de  la  balance  ;  ou  en  raison  réciproque  (1) 
composée  de  la  raison  des  lignes  penchantes  et  de  la  raison 
dos  angles  faits  au  centre  de  la  terre,  par  la  ligne  qui 
conjoint  les  centres  de  la  terre  et  de  la  balance,  et  les 
dites  lignes  penchantes,  c'est  à  dire  d'inclination  ou  de 
direction  des  poids  vers  le  centre  de  la  terre  ;  ou  plutost 
en  raison  réciproque  des  lignes  perpendiculaires  tirées 
du  centre  de  la  balance  sur  les  lignes  penchantes, 
comme  fait  Jean  Benoist  dans  son  3^  chapitre  sur  les 
Méchaniques,  ce  que  plusieurs  excellents  géomètres 
estiment  véritable.  « 

La  théorie  si  nette  que  Benedetti  avait  sans  doute 
empruntée  à  Léonard  de  Vinci  et  que  Roberval  lui 
emprunte  à  son  tour,  n'a  pas  raison  de  l'obstination  avec 
laquelle  Fermât  défend  sa  manière  de  voir.  Il  s'efforce  (2) 
de  mettre  Roberval  en  contradiction  avec  lui-même  ;  il 
croit  y  parvenir  en  tirant  des  principes  contenus  en  sa 
dernière  lettre  la  conclusion  qu'une  sphère  pesante,  placée 

(I)  CeUc  règle  est  celle  qu'avail  proposée  Fermât. 

(â)  Fermât,  Œuvres,  publiées  par  les  soins  de  MM.  Paul  Tannery  et 
Ch.  Benry;  t.  II,  Correspondance,  p.  87  ;  Objecta  a  Domino  de  Fermai 
adversus  propositionem  mechanicam  Domini  de  Roberval,  décembre  1636. 


LES   ORIGINES   DE   LA'  STATIQUE.  I41 

sur  un  plan  tangent  au  globe  terrestre,  se  mettra  en 
mouvement  à  moins  qu  elle  ne  se  trouve  au  point  de  con- 
tact ;  en  cette  conclusion,  nous  reconnaissons  une  propo- 
sition d'Albert  de  Saxe  ;  Léonard  de  Vinci,  Villalpand» 
Mersenne  nous  Tout  soigneusement  conservée  ;  Fermât 
ne  voit  pas  que  si  la  théorie  du  plan  incliné  exige  le  repos 
dune  telle  sphère  placée  sur  un  plan  horizontal,  c'est 
précisément  parce  que  cette  théorie  néglige  la  conver- 
gence des  verticales. 

L'opiniâtreté  du  géomètre  toulousain,  qui  refuse  de  se 
rendre  aux  raisons  de  la  saine  Mécanique,  se  manifeste 
encore  à  plusieurs  reprises  (i)  ;  la  cause,  toutefois,  peut 
être  tenue  pour  entendue  ;  l'opinion  d'Albert  de  Saxe, 
selon  laquelle  la  pesanteur  d'un  corps  est  la  tendance  qu'a 
le  centre  de  gravité  de  ce  corps  à  s'unir  au  centre  de  la 
Terre,  a  subi  une  irrémédiable  défaite. 

Avec  son  bonheur  habituel.  Descartes  entre  dans  la  lutte 
au  moment  où  il  n'y  a  plus  qu'à  recueillir  les  fruits  de  la 
victoire. 

L'inlassable  curiosité  de  Mersenne  lui  a  fait  désirer  de 
connaître  l'avis  du  grand  philosophe  sur  le  problème 
géostatique  qui  vient  de  mettre  aux  prises  Fermât,  Ro- 
berval  et  Etienne  Pascal.  Accédant  à  cette  demande» 
Descartes  envoie  au  religieux  Minime,  le  i3  juillet  i638, 
un  Exauien  de  la  question  sçavoiv  si  un  corps  pèse  plus 
ou  moins,  estant  pj^oche  du  ceiitre  de  la  tetv^e  qiien  estant 
éloigné  (2). 

Cet  examen  renferme  un  exposé  de  la  Statique  carté- 
sienne, peu  différent  de  celui  que  Constantin  Huygens 
avait  reçu  quelque  temps  auparavant  ;  à  cet  exposé,  que 
nous   avons   commenté    en    notre    Chapitre   XIV,    sont 


(i)  Fermât,  Œuvres,  publiées  par  les  soins  de  MM.  Paul  Tiinnery  et 
Ch.  Henry  ;  l.  Il,  Correspondance  ;  Letlres  de  Fermai  à  Roberval  du 
7  décembre  1636  (p.  89)  et  du  16  décembre  1656  (p.  02). 

(2)  Descaries,  Œuvres,  publiées  par  Ch.  Adam  et  Paul  Tannery  ;  l.  Il, 
Correspondance  (mars  1638,  décembre  1659),  p.  222. 


142  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

jointes  diverses  remarques  qui  ont  trait  au  débat  dont 
nous  relatons  l'histoire. 

Nous  avons  vu  que  Descartes  avait  connu  par  Mersenne 
les  propositions  avancées  par  Fermât  ;  qu'il  ait  connu 
également  la  lettre  où  Etienne  Pascal  et  Roberval  réfu- 
taient ces  propositions,  on  n'en  saurait  douter  à  la  lecture 
des  passages  suivants  : 

«...  11  faut  déterminer  ce  qu'on  entend  par  pesanteur 
absolue.  La  plus  part  la  prennent  pour  une  vertu  ou 
qualité  interne  en  chascun  des  cors  qu'on  nomme  pesans, 
qui  les  fait  tendre  vers  le  centre  de  la  terre,  y»  Selon  les 
uns,  cette  vertu  dépend  de  la  forme  ;  selon  les  autres,*  de 
la  matiè7*e  seule.  «*  Or,  suivant  ces  deux  opinions,  dont 
la  première  est  la  plus  commune  dans  les  escholes,  et  la 
seconde  est  la  plus  receue  entre  ceux  qui  pensent  sçavoir 
quelque  chose  de  plus  que  le  commun,  il  est  évident  que 
la  pesanteur  absolue  des  cors  est  toujours  en  eux  une 
mesme,  et  qu'elle  ne  change  point  du  tout  à  raison  de 
leur  diverse  distance  du  centre  de  la  Terre. 

9»  11  y  a  encore  une  troisième  opinion,  à  sçavoir  de 
ceux  qui  pensent  qu'il  n'y  a  aucune  pesanteur  qu^  ne  soit 
relative,  et  que  la  force  ou  vertu  qui  fait  descendre  les 
cors  qu'on  nomme  pesans,  n'est  point  en  eux,  mais  dans 
le  centre  de  la  Terre,  ou  bien  en  toute  sa  masse,  laquelle 
les  attire  vers  soy,  comme  l'aymant  attire  le  fer,  ou  en 
quelque  autre  telle  façon.  Et  selon  ceux-ci,  comme 
l'aymant  et  tous  les  autres  agens  naturels  qui  ont  quelque 
sphère  d'activité  agissent  tousjours  d'avantage  de  près 
que  de  loin,  il  faut  avouer  qu'un  mesme  cors  pèse  d'autant 
plus  qu'il  est  plus  proche  du  centre  de  la  Terre. 

n  Pour  mon  particulier,  «  ajoute  Descartes,  «je  conçoy 
véritablement  la  nature  de  la  pesanteur  d  une  façon  qui 
est  fort  différente  de  ces  trois,  mais  pour  ce  que  je  ne  la 
sçaurois  expliquer  qu'en  déduisant  plusieurs  autres  choses 
dont  je  n'ay  pas  icy  dessein  de  parler,  tout  ce  que  je  puis 
dire  est  que  par  elle  je  n'apprens  rien  qui  appartienne  à 


LES   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  14$ 

la  question  proposée,  si  non  qu'elle  est  purement  de  fait, 
c'est  à  dire  qu  elle  ne  sçauroit  estre  déterminée  par  les 
hommes  qu'en  tant  qu'ils  en  peuvent  faire  quelque  expé- 
rience ;  et  mesme  que,  des  expériences  qui  se  feront  icy 
en  nostre  air,  on  ne  peut  connoistre  ce  qui  en  est  beau- 
coup plus  bas,  vers  le  centre  de  la  terre,  ou  beaucoup 
plus  haut,  au  delà  des  nues,  à  cause  que  s'il  y  a  de  la 
<iiminution  ou  de  l'augmentation  de  la  pesanteur,  il  n'est 
pas  vraysemblable  qu'elle  suive  partout  une  mesme  pro- 
portion, n 

Descartes  cherche  d'ailleurs  si,  parmi  les  expériences 
dont  les  résultats  sont  déjà  connus,  il  n'en  est  aucune  qui 
nous  puisse  renseigner  sur  les  variations  de  la  pesanteur  ; 
les  faits  lui  semblent  montrer  que  la  pesanteur  décroît 
lorsqu'on  s'élève  à  partir  de  la  surface  de  la  terre  ;  mais 
les  preuves  qu'il  donne  de  cette  assertion  sont  étranges  ; 
il  cite  «  le  vol  des  oyseaux  ",  ^  ces  dragons  de  papier 
que  font  voler  les  enfants  y*  et  même,  sur  la  foi  de  Mer- 
sonne,  «  les  baies  des  pièces  d'artillerie,  tirées  directe- 
ment vers  le  zénith,  qui  ne  retombent  point  »».  Parmi  les 
arguments  qu'il  invoque,  il  en  est  un  qui  n'est  point  sans 
intérêt  pour  l'histoire  de  la  pesanteur  universelle  : 

»i  Une  autre  expérience,  qui  est  desja  faite  et  qui  me 
semble  très  forte  pour  pei^suader  que  les  cors  éloignez  du 
centre  de  la  terre  ne  pèsent  pas  tant  que  ceux  qui  en  sont 
proches,  est  que  les  Planètes  qui  n'ont  pas  en  soy  de 
lumière,  comme  la  Lune,  Venus,  Mercure,  etc.,  estant, 
comme  il  est  probable,  des  cors  de  mesme  matière  que  la 
Terre,  et  les  cieux  estant  liquides,  ainsy  que  jugent 
presque  tous  les  astronomes  de  ce  Siècle,  il  semble  que  ces 
Planètes  devroient  estre  pesantes  et  tomber  vers  la  Terre, 
si  ce  n'estoit  que  leur  grand  éloignement  leur  en  oste 
l'inclination.  » 

Néanmoins,  Descartes  ne  pense  pas  que  l'expérience 
soit  assez  avancée  pour  permettre  de  raisonner  géométri- 
quement sur  une  pesanteur  variable  ;  il  la  tiendra  donc 


144  RBVDB   DBS    QDBSTIONS    SCIBNT1PIQUB8 . 

pour  constante  dans  ses  raisonnements  :  «  Outre  cela,  nous 
supposerons  que  chasque  partie  d'un  mesme  cors  pesant 
retient  tousjours  en  soy  une  mesme  force  ou  inclination 
à  descendre,  nonobstant  qu'on  l'esloigne  ou  qu'on  l'ap- 
proche du  centre  de  la  terre,  ou  qu'on  le  mette  en  telle 
situation  que  ce  puisse  estre.  Car  encore  que,  comme  j'ay 
desjà  dit,  cela  ne  soit  peut  estre  pas  vray,  nous  devons 
toutefois  le  supposer  pour  faire  commodément  notre 
calcul. 

»  Or  cete  égalité  en  la  pesanteur  absolue  estant  posée,, 
on  peut  demonstrer  que  la  pesanteur  relative  de  tous  les 
cors  durs,  estant  considérez  en  lair  libre  et  sans  estre 
soutenus  d'aucune  chose,  est  quelque  peu  moindre,  lore- 
qu'ils  sont  proches  du  centre  de  la  Terre  que  lorsqu'ils  en 
sont  esloignez,  bien  que  ce  ne  soit  pas  le  mesme  des  cors 
liquides  ;  et  au  contraire  que  deux  cors  parfaitement 
égaux  estant  apposez  l'un  à  l'autre  dans  une  balance 
parfaitement  exacte,  lorsque  les  bras  de  cette  balance 
ne  seront  pas  parallèles  à  l'horison,  celuy  de  ces  deux 
cors  qui  sera  le  plus  proche  du  centre  de  la  terre  pèsera 
le  plus,  et  ce  d'autant  justement  qu'il  en  sera  plus  proche. 
D'où  il  suit  aussy  que  hors  de  la  balance,  entre  les  parties 
égales  d'un  mesme  cors,  les  plus  hautes  pèsent  d'autant 
moins  que  les  plus  basses  qu'elles  sont  plus  esloignées  du 
centre  de  la  terre,  de  façon  que  le  centre  de  gravité  ne 
peut  estre  un  centre  immobile  en  aucun  cors,  encore 
mesme  qu'il  soit  sphérique.  ?» 

La  première  proposition  énoncée  par  Descartes  est  celle 
que  Biaise  de  Parme  a  formulée  autrefois,  que  Mersenne 
a  retrouvée  ;  Etienne  Pascal  et  Roberval  en  ont  opposé 
à  Fermât  de  fort  analogues  ;  les  règles  de  composition 
des  forces  en  donnent  bien  aisément  la  démonstration  ; 
mais,  nous  l'avons  vu.  Descartes  ne  paraît  pas  avoir 
jamais  eu  une  connaissance  bien  exacte  de  ces  lois  ;  aussi, 
lorsqu'il  se  propose  (i)  de  donner  une  -  démonstration  qui 

(1)  Descartes,  loc.  cit. y  p.  238. 


LES    ORIGINES    DE    LA    STATIQUE.  I45 

explique  en  quel  sens  on  peut  dire  quun  corps  pèse  moins, 
estant  proche  du  centre  de  la  To^e,  qu'en  estant  esloigné  » , 
a-t-il  recours  à  un  artifice  assez  étrange  et  assez  peu 
rigoureux  pour  tirer  cette  démonstration  des  lois  du  plan 
incliné. 

Quant  à  la  proposition  qui  a  pour  objet  Tinstabilité  de 
l'équilibre  d'une  balance  où  Ton  regarde  les  verticales 
comme  concourantes,  elle  fait  Tobjet  (i)  d'une  ^  autre 
démonstration  y  qui  explique  en  quel  sens  on  peut  dire  quun 
mesme  cors  pèse  plus,  estant  proche  du  centre  de  la  terre 
qu'en  estant  esloigné  »» .  Cette  démonstration  n'a  point  exigé 
de  Descartes  un  fort  grand  effort  d'invention  ;  Etienne  Pas- 
Ciil,  Roberval  et  Mersenne  avaient  déjà  moritré  comment 
on  devait,  selon  les  principes  exposés  par  Benedetti  (2), 
corriger  le  raisonnement  de  Fermât  ;  cette  déduction 
ainsi  rectifiée  est  celle  que  Descartes  s'approprie. 

De  la  dédiiction  incorrecte  qu'il  avait  construite,  For- 
mat avait  déj<à  tiré  ce  corollaire  qu'un  corps  n'a  pas  un 
centre  de  gravité  indépendant  de  sa  position  ;  ce  corol- 
laire, Descartes  le  justifie  (3)  de  nouveau  par  des  raisons 
exactes  : 

«*  En  suite  de  quoy  il  est  évident  que  le  centre  de  gra- 
vité des  deux  poids  B  et  D  (fig.  106),  joins  ensemble  par 
la  ligne  BD,  n'est  pas  au  point  C,  mais  entre  C  et  D,  par 
exemple  au  point  R,  où  je  suppose  que  tombe  la  ligne  qui 
divise  l'angle  BAD  en  deux  parties  égales...  De  façon  que 

(1)  Descaries,  loc.  cit.,  p.  24:2. 

(t)  Dans  une  leUre  (a)  doni  le  desiitiaiaire  esl  probablement  Boswell  et  dont 
la  (laie  esl  peut-être  !64(J.  Descaries  déclare  qu'il  <*  partage  l'avis  de  ceux  ijui 
ùxsGùi  (\\xe  deux  poids  sont  en  équilibre  quant  ils  sont  en  raison  in- 
verse des  perpendiculaires  abaissées  du  centre,  de  la  balance  sur  les 
lignes  qui  joignent  les  exty^émites  des  bras  au  centre  de  la  Terre  •». 
Il  ajoule  que  **  non  seulement  la  raison  en  est  évidente,  mais  encore  qu'elle 
p«'Ul  être  prouvée  »».  Nous  avouons  (ju'il  nous  est  impossible  de  trouver 
irace  d*un  raisonnement  concluant  dans  les  considérations  présentées  par 
Descartes. 

(û)  Descaries,  Œun^es,  publiées  par  Ch.  Adam  et  Paul  Tannery  ;  lome  IV» 
Correspondance  ;  Additions,  p.  696 

(3)  Descaries,  loc,  cit.,  p.  244. 
in«  SÉRIE.  T.  I\.  10 


146 


REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


les  poids  6  et  D  doivent  estre  soutenus  par  le  point  R 
pour  demeurer  en  équilibre  en  l'endroit  où  ils  sont.  Mais 
si  on  suppose  la  ligne  BD  tant  soit  peu  plus  ou  moins 
inclinée  sur  l'horizon,  ou  bien  ces  poids  à  une  autre 
distance  du  centre  de  la  terre,  il  faudra  qu'ils  soient  sou- 
tenus par  un  autre  point  pour  estre  en  équilibre,  et  ainsy 
leur  centre  de  gravité  n'est  pas  tousjours  au  mesme 
point.  » 

Fermât  avait  cru,  du  moins,  pouvoir  admettre  l'invaria- 


bilité du  centre  de  gravité  de  la  sphère  ;  Descartes 
prouve  (i)  que  cette  exception  même  n'a  pas  lieu  d'être 
admise  :  «  D'où  il  suit  clairement  que  le  centre  de  gravité 
de  toute  ce  te  sphère  n'est  pas  au  point  qui  est  le  centre  de 
sa  figure,  mais  quelque  peu  plus  bas  en  la  ligne  droite  qui 
tend  de  ce  centre  de  sa  figure  vers  celuy  de  la  terre.  Ce 
qui  semble  véritablement  fort  paradoxe,  lorsqu'on  n'en 
<ronsidàre  pas  la  raison  ;  mais  en  la  considérant,  on  peut 
voir  que  c'est  une  vérité  mathématique  très  assurée.  » 

L'exposé  de  Descartes  résume  et  juge  le  débat  qui  a  mis 
aux  prises  de  Beaugrand,  Fermât,  Mersenne,  Roberval 


(i)  Descartes,  ioc.  cit.,  p.  2i5. 


LBS    ORIGINES    DB   LA   STATIQUE.  I47 

6t  Etienne  Pascal  ;  la  conclusion  en  est  maintenant  claire 
et  certaine  ;  Tidée  d'un  centre  de  gravité  invariablement 
lié  à  chaque  corps  solide  n'a  de  sens  qu'autant  que  les  ver- 
ticales sont  traitées  comme  parallèles  entre  elles  ;  c'est 
donc  une  absurdité  que  de  vouloir  attribuer  à  ce  point  une 
tendance  à  s'unir  au  centre  de  la  Terre  ;  la  seule  considé- 
ration du  centre  de  la  Terre  suffit  à  rendre  illégitime  la 
considération  du  centre  de  gravité.  Telle  est  la  consé- 
quence importante  qu'a  produite  la  querelle  des  géostati- 
ciens. 

De  cette  querelle,  Torricelli  a-t-il  eu  connaissance  ?  Ses 
recherches  ont-elles  pu  éprouver  l'influence  des  idées  qui 
se  discutaient  parmi  les  géomètres  français  ?  De  ce  point, 
nous  ne  saurions  douter. 

Nous  avons  vu  que  Torricelli  avait  passé  une  grande 
partie  de  sa  vie  à  Rome,  auprès  de  son  maître,  le 
P.  Castelli  ;  c'est  seulement  trois  mois  avant  la  mort  de 
Galilée  (8  janvier  1642)  qu'il  quitta  son  premier  maître, 
pour  se  rendre  à  Arcetri,  auprès  du  grand  géomètre. 

Or,  au  fort  de  la  querelle  sur  la  Géostatique,  le 
P.  Castelli  avait  eu  commerce  avec  Jean  de  Beaugrand  ; 
il  avait  eu  connaissance  des  propositions  de  Fermât  sur 
la  variabilité  du  centre  de  gravité  et  avait  entrepris  des 
recherches  semblables  ;  nous  en  avons  pour  garant  la 
lettre  suivante  (i),  dont  nous  ignorons  malheureusement 
la  date  et  le  destinataire  : 

«  J'ai  lu  les  très  subtiles  pensées  de  M.  de  Fermât  au 
sujet  du  centre  de  gravité  ;  je  confesse  bien  volontiers 
qu'elles  m'ont  paru  belles  et  dignes  de  cette  sublime  intel- 
ligence, que  M.  de  Beaugrand  me  célébra  avec  force 
louanges  lors  de  son  passage  à  Rome.  Je  veux  croire  qu'il 
en  possède  une  démonstration  rigoureuse.  M.  de  Beau- 
grand  m'a  dit  avoir  obtenu  une  proposition  semblable  : 
savoir,  qu'un  même  grave,  placé  à  des  distances  diverses 
du   centre  de   la  Terre,  pèse   inégalement,   et  que    le 

(1)  Fermai,  Œuvres,  publiées  par  les  soins  de  MM.  Paul  TanneryjCi 
Ch.  Henry  ;  t.  Il,  Correspondance  y  p.  26. 


i 


148  REVUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

poids  est  au  poids  comme  la  distance  au  centre  de  la 
Terre  est  à  la  distance.  Aussi  ai-je  appliqué  ma  pensée 
à  cette  matière  et  ai-je  pensé,  à  ce  moment,  que  j'avais 
retrouvé  la  démonstration  ;  mais  depuis,  m'étant  pro- 
posé certaines  difficultés,  mon  ardeur  pour  cette  spé- 
culation s  est  refroidie.  Je  me  souviens  encore  que  j'en 
avais  déduit  la  conséquence  même  qu'en  tire  M.  de  Fer- 
mat,  savoir  qu'un  grave  dont  le  centre  de  gravité  coïnci- 
derait avec  le  centre  de  la  Terre  n'aurait  aucun  poids  et^ 
de  plus,  que  la  Terre  entière  est  dépourvue  de  poids  ;  en 
outre,  j'avais  trouvé  qu'un  grave  qui  descend  vers  le  centre 
de  la  Terre,  non  seulement  change  de  poids  d'instant 
en  instant,  mais  encore,  chose  qui  peut  sembler  plus  mer- 
veilleuse, que  le  centre  de  gravité  se  déplace  continuel- 
lement en  la  masse  de  ce  grave  ;  de  plus,  si  un  grave  se 
meut  sur  place  d'un  mouvement  de  rotation,  son  centre 
de  gravité  change  sans  cesse  ;  aussi  suis-je  aisément  d  ac- 
cord avec  M.  de  Fermât  en  ceci  :  Que  la  nature  du  centre 
de  gravité  n'est  point  du  tout  telle  que  les  mécaniciens 
l'ont  communément  décrite.  »» 

Torricelli  coimaissait  donc  les  erreurs  et  les  contradic- 
tions auxquelles  on  est  conduit  lorsqu'on  traite  du  centre 
de  gravité  sans  admettre  le  parallélisme  des  verticales  ; 
on  comprend,  dès  lors,  pourquoi  il  a  pris  soiij  de  formu- 
ler, avec*  tant  de  précisioQ,  cette  dernière  hypothèse.  Par 
là,  il  a  profondément  transformé  le  principe  de  Statique- 
qu'il  tenait  de  Galilée  ;  il  a  fait  disparaître  toute  trace  de 
la  doctrine  erronée  à  laquelle  ce  principe  devait  sa  nais- 
sance. Comme  mainte  proposition  de  Physique,  c'est  en 
reniant  ses  origines  que  la  loi  de  Torricelli  est  devenue 
une  irréprochable  vérité.  Mais  en  brisant  tout  lien  avec 
l'erreur  qui  lui  avait  donné  naissance,  elle  a  perdu  l'ap- 
parente évidence  qui  semblait  en  imposer  l'acceptation  ; 
elle  s'est  montrée  dès  lors  ce  qu'elle  était  réellement  :  un 
pur  postulat,  justifié  seulement  par  l'accord  de  ses  con- 
séquences avec  la  réalité. 

(A  suivre.)  P.  Duhem. 


LE 

COTÉ   MILITAIRE 


DU 


NÉO-PROTECTIONMSME   BRITANNIQUE 


La  Revue  des  Questions  scientifiques,  dans  sa  livrai- 
son du  20  juillet  dernier  (1),  a  publié  plusieurs  articles 
sur  une  question  d'une  importance  considérable  :  La  Crise 
du  Libre- échange  en  Angletey^re  et  ses  conséquences, 
MM.  G.  Blondel.  Ch.  Dejace,  Achille  Viallate,  Emm.  de 
Meester,  P.  de  Laveleye  et  Éd.  Van  der  Smissen  ont 
examiné  cette  question  sous  de  multiples  aspects  et,  après 
eux,  je  ne  scruterai  pas  les  causes  du  néo-protectionnisme 
britannique,  je  ne  rechercherai  pas  s'il  en  existe  une  for- 
mule pratique  et  quels  en  seraient  les  effets  politiques 
et  économiques.  M.  Achille  Viallate  a  fait  ressortir  le 
côté  militaire  du  problème  :  je  me  propose  de  grouper 
autour  de  son  argumentation  et  de  sa  documentation 
quelques  faits  typiques  et  circonstanciés,   dans  lesquels 


(l)  La  Crise  du  Libre  échange  en  Angleterre  et  ses  confié quences  : 

I.  L'Évolution  économique  de  l'Angleterre  au  X/X«  siècle,  par 

G.  Blondel. 

II.  La  Crise  du  Libre-échange,  par  Ch.  Dejace. 

Ui.  L  Angleterre  et  la  Politique  mondiale^  par  Achille  Viallate. 

IV.  Les  Intérêts  d'Anvers,  par  Emm.  de  Meester. 

V.  L'Industrie  sidérurgique,  par  P.  de  Laveleye. 

Vi.  La  Politique  des  traités,  par  Éd.  Van  der  Smissen. 


l5o  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

on  trouvera,  je  pense,  de  nouveaux  motifs  de  partager 
Fopinîon  du  savant  professeur  de  l'École  libre  des  Sciences 
politiques,  de  Paris. 

Les  guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire  avaient 
coûté  20  milliards  à  l'Angleterre,  mais  l'avaient  laissée 
moins  appauvrie  que  les  Etats  continentaux.  Grâce  à 
cette  circonstance,  à  sa  situation  insulaire  et  à  une  triple 
autonomie  agricole,  industrielle  et  commerciale,  elle  s'est 
complue,  pendant  presque  tout  le  xix^  siècle,  dans  une  alti- 
tude dédaigneuse  vis-à-vis  des  autres  peuples  et  est  restée 
impassible  devant  les  profondes  convulsions  qui  ont  agité 
l'Europe,  en  1866  et  en  1870,  et  l'Amérique,  lors  de  la 
guerre  de  la  Sécession.  Favorisée  par  l'inertie  générale 
à  l'endroit  de  la  conquête  violente  ou  pacifique  de  terri- 
toires lointains,  elle  s'est  créé  un  empire  colonial  gigan- 
tesque, qui  renferme  le  quart  de  la  population  du  globe  et 
sur  lequel,  mieux  encore  que  sur  les  possessions  de  Charles- 
Quint,  le  soleil  ne  se  couche  jamais.  Paisiblement  —  du 
moins  sans  heurt  préjudiciable  avec  les  puissances,  car  les 
Indes  lui  ont  coûté  du  sang  et  de  longs  efforts  —  elle  a 
poursuivi  ses  desseins  égoïstes  de  souveraineté  universelle, 
déversant  sur  le  continent  des  cargaisons  de  plus  en  plus 
nombreuses,  prêtant  son  or  à  gros  intérêts,  triplant  sa 
fortune  publique. 

Depuis  vingt-cinq  ans  la  face  et  le  fond  des  choses  ont 
changé.  La  France,  Tunique  rivale  que  l'Angleterre  comp- 
tât sur  mer,  a  accru  considérablement  le  nombre  de  ses 
vaisseaux.  L'Allemagne,  dont  la  flotte  date  d'hier,  est  en 
passe  de  devenir  une  grande  puissance  navale.  Les  Etats- 
Unis  d'Amérique,  révélant  une  marine  d'une  valeur 
insoupçonnée,  ont  écrasé  l'Espagne  à  Cavité  et  à  Santiago 
de  Cuba.  L'amiral  Togo,  enfin,  s'égalant  à  Nelson,  a 
donné  aux  escadres  japonaises  un  prestige  incomparable. 
La  possession  de  la  mer  est  disputée  à  l'Angleterre,  elle 
a  cessé  d'en  être  l'unique  dominatiice,  elle  n'est  plus  cer- 


LE   COTÉ  MILITAIRE   DU   NÉO-PROTBGTIONNISMB.       l5l 

taine  de  détenir  sur  les  océans  la  seule  suprématie  mili- 
taire qui  lui  semblât  réellement  utile,  d'autant  plus  que 
ses  colonies,  toujours  agrandies,  augmentent  sa  vulnéra- 
bilité, et  font  dans  les  eaux  extra-européennes  la  tâche 
très  difficile  à  ses  divisions  navales.  L'Angleterre  ne 
met  plus  dans  la  ceinture  flottante  de  ses  croiseurs  et  de 
ses  cuirassés  la  même  confiance  qu'autrefois,  et  elle  s  est 
préoccupée  des  institutions  surannées,  et  qui  semblaient 
immuables»  de  son  armée  de  terre. 

De  ces  institutions,  la  guerre  du  Transvaal  a  montré 
tous  les  vices.  Pour  réduire  définitivement  les  républiques 
sud-africaines,  dont  les  effectifs,  y  compris  les  contingents 
étrangers,  n'ont  jamais  atteint  40  000  hommes,  l'Angle- 
terre a  dû  en  employer  environ  35o  000  ;  elle  a  laissé  en 
Afrique  près  de  iSooo  morts;  le  chiffre  des  blessés,  des 
prisonniers  et  des  mahules  rai)atriés  s'est  élevé  à  60  000 
et  la  guerre  a  coûté  5  1/2  milliards  de  francs.  Cependant, 
il  ne  faut  pas  s'en  tenir  à  l'expression  brutale  de  ces  sta- 
tistiques ;  si  elles  témoignent  d'efforts  considérables,  elles 
s'expliquent  aussi  par  les  difficultés  de  l'entreprise,  qui, 
a-t-on  dit,  équivalait  au  transport  de  200  000  hommes  de 
Calcutta  à  Marseille  et  à  leur  marche  sur   Hambourg. 

Après  la  guerre,  une  commission  royale  d'enquête  a  été 
constituée  :  elle  a  entendu  de  nombreux  témoins,  formulé 
plus  de  vingt  mille  questions  ;  elle  a  tout  étudié  et  tout 
contrôlé.  Elle  a  conclu  à  l'absence  de  préparation,  à  l'in- 
suffisance de  l'état-major,  au  manque  d'hommes,  de  che- 
vaux, de  matériel,  d'approvisionnements,  de  munitions. 
Pourtant,  à  la  fin  de  1897,  lord  George  Hamilton,  secré- 
taire d'État  pour  l'Inde,  s'était  vaniteusement  écrié  :  «*  Le 
monde  entier  a  les  yeux  fixés  sur  notre  armée  »»  et,  au 
lendemain  du  raid  Jameson,  M.  Balfour  avait  affirmé  que 
jamais  l'Empire  britannique  ne  s'était  trouvé  dans  une 
situation  aussi  favorable  pour  soutenir  une  guerre,  que 
jamais  il  n'avait  possédé  une  meilleure  machine  de  com- 


l52  REVUE   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

bat.  Des  a^rmations  aussi  solennelles  que  démentent  les 
faits  ne  sont  pas  rares  dans  l'histoire. 

En  réalité,  depuis  181 5,  on  ne  tenait  plus  l'armée 
anglaise  pour  susceptible  de  jouer  un  rôle  sur  le  continent 
et  on  ne  se  donnait  pas  la  peine  d'en  étudier  l'organisation. 
Après  la  guerre  franco-allemande,  la  plupart  des  nations 
européennes  s'empressèrent  de  chercher  d'utiles  enseigne- 
ments chez  les  vainqueurs  et  renouvelèrent  leurs  institu- 
tions militaires  ;  l'Angleterre  n'en  fit  rien  et  continua 
d'entretenir  une  sorte  de  garde  civique  casernée,  composée 
de  soldats  superbes,  bien  nourris  et  bien  payés,  mais  plus 
aptes  à  la  parade  et  aux  évolutions  compassées  qu'au 
service  en  campagne  et  au  métier  compliqué  de  la  guerre 
moderne. 

Avant  l'expédition  du  Transvaal,  l'armée  anglaise  était 
comparable  à  larmée  des  États-Unis  d'Amérique,  lorsque 
celle-ci,  en  1899,  ^^^  ^  lutter  contre  l'Espagne.  Des 
deux  côtés,  les  forces  permanentes  régulières  étaient 
insuffisantes  pour  les  besoins  de  la  mobilisation,  et  aucune 
prescription  légale  n'obligeait  les  milices  à  combattre  en 
dehors  du  territoire  national  ;  des  deux  côtés,  les  troupes 
étaient  disséminées  par  fractions  peu  importantes,  ne  pos- 
sédant entre  elles  aucun  lien  organique  :  corps  d'armée, 
divisions,  brigades  n'existaient  pas,  et  il  fallait  tout  créer 
au  dernier  moment.  11  suffit  de  formuler  un  tel  système 
pour  le  condamner. 

En  1901,  après  la  guerre,  la  Chambre  des  Communes 
ap[)rouva  la  division  du  territoire  en  six  circonscriptions, 
à  chacune  desquelles  était  attribué  un  corps  d'armée, 
pourvu,  en  temps  de  paix,  des  états-majors  et  des  services 
nécessaires.  Ce  projet  ne  fut  pas  exécuté.  Au  commence- 
ment de  1905,  un  Avmy  ordev  a  réparti  les  troupes  en 
sept  commandements  qui  ne  comportent  pas  de  grandes 
unités,  sauf  un  corps,  dit  «  expéditionnaire»»  (feld  force), 
de  i5  000  hommes,  stationné  à  Aldershot  et  qui  est  tou- 
jours prêt  à  être  envoyé  en  n'importe  quel  point  de  l'em- 


LB    COTÉ   MILITAIRE   DU    NÉO-PROTECTIONNISME.        i53 

pire.  Excepté  dans  les  gardes  à  pied,  le  régiment  d'infan- 
terie ne  constitue  qu'une  unité  purement  nominale;  les 
bataillons  sont  complètement  autonomes  ;  les  deux  tiers 
des  régiments  de  cavalerie  ne  sont  pas  embrigadés  ;  les 
batteries  et  les  compagnies  de  l'artillerie  à  pied  forment 
des  unités  isolées,  et  les  batteries  de  campagne  sont  réu- 
nies par  deux,  trois  ou  quatre  en  groupes  indépendants. 
El)  somme,  après  des  velléités  de  se  conformer  aux  prin- 
cipes modernes  de  l'organisation  des  armées,  on  paraît  y 
avoir  renoncé,  et  les  troupes  anglaises,  du  moins  quant  à 
leur  formation,  ne  sont  pas  mieux  préparées  qu'aupara- 
vant à  passer  du  pied  de  paix  au  pied  de  guerre. 

On  s'est  inquiété,  d'autre  part,  de  remédier  aux  incon- 
vénients de  l'unique  mode  de  recrutement,  le  volontariat 
intégral.  Entretenir  une  armée  nombreuse,  composée  uni- 
quement de  volontaires,  même  médiocres,  est  un  problème 
insoluble.  Il  y  a  quelque  cent  ans,  l'Angleterre,  avec 
17  millions  d'habitants,  pouvait  mobiliser  7  à  800  000 
hommes  ;  aujourd'hui,  avec  43  millions,  ce  ne  serait 
plus  que  600  000.  11  s'agit  ici  de  l'ensemble  des  forces 
militaires  et  non  uniquement  des  troupes  régulières. 
Après  1870,  les  effectifs  de  ces  troupes  ont  été  loin  de 
suivre  l'extraordinaire  accroissement  des  armées  des 
grandes  puissances  européennes.  En  1854,  l'armée  régu- 
lière, y  compris  la  portion  détachée  aux  Indes,  compte 
140  000  hommes  ;  en  1867,  on  crée  la  réserve  ;  en  1877, 
armée  régulière  et  réserve  forment  un  total  de  220  000 
hommes,  successivement  accru  depuis  jusqu'à  3ôo  000 
hommes,  chiffre  actuel.  Au  début  de  la  campagne  de  1870, 
la  France  n'avait  mis  que  3oo  000  hommes  en  ligne  ;  vers 
la  mi-novembre  600  000  hommes  étaient  sous  les  armes, 
mais,  pour  la  plupart,  gardes  nationaux,  mobiles  et  corps 
francs  ;  actuellement,  les  effectifs  de  l'armée  française, 
armée  active  et  réserve  de  l'armée  active,  s'élèvent  à 
2681  000  hommes.  Alors  que  les  forces  totales  mobili- 


i54 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


sables  égalent  en  France  et  en  Allemagne  le  1/8  delà 
population,  le  1/10  en  Italie,  le  i/i3  en  Russie,  le  i/i5 
en  Autriche-Hongrie,  elles  n'atteignent  que  le  i/65  en 
Angleterre. 

La  grande  recruteuse  de  Tarnaée  britannique,  a-t-on 
dit,  c'est  la  faim.  Chez  les  Anglais,  le  goût  réel  du  métier 
militaire  existe  peu  et  le  simple  soldat  est  méprisé  par 
tous  ceux  qui  possèdent  quelque  situation  sociale.  Les  fils 
de  famille  qui  ont  trop  fait  la  fête,  profitent  assez  souvent 
de  cette  déconsidération.  Comme  la  recrue  peut  se  racheter 
endéans  les  trois  premiers  mois  de  service,  ils  s'enrôlent, 
et  les  parents  paient  la  rançon,  s'imposent  tous  les 
sacrifices,  plutôt  que  de  subir  le  déshonneur  d'un  fils 
figurant  aux  derniers  rangs  de  l'armée. 

Le  volontariat  a  pour  conséquence  une  longue  durée 
de  service  actif:  9  années  dans  l'infanterie  et  dans  l'artil- 
lerie à  pied,  8  années  dans  la  cavalerie,  3  années  dans  les 
autres  armes  ;  on  lui  attribue  aussi  le  chiffre  élevé  des 
désertions  annuelles,  8  à  10  p.  c.  de  celui  des  enrôle- 
ments (1). 

Est-ce  à  dire  que  dans  l'armée  anglaise  l'esprit  militaire 
et  le  culte  du  drapeau  soient  inconnus,  que  rien  n'y  pousse 
aux  actions  héroïques,  sans  lesquelles  rien  de  grand  ne  se 
conçoit  à  la  guerre?  Non,  mais  Tesprit  militaire  n'y  cherche 
pas  sa  principale  raison  d'être  et  le  meilleur  de  sa  force 


(1) 


.MVIM.C        NOMBRE  DE    j    «^O^BRE  DE  HOMMES 

^"^^^^    i   DÉSERTEURS  I  ^^^^^^^^^  '  ^^^^"^^^   I      ENRÔLÉS 

I  i      RENTRES      i  I 


I      DECHETS 
PAR  RAPPORT 
I    AU  NOMBRE 

I    d'hommes 

!      ENRÔLÉS 


1000   1 

6378 

2438 

1 
39i0  ' 

49  266 

8  % 

lOOi   ' 

7686 

2689 

4997  ' 

47  039 

10,6  0/, 

1902 

7i6i 

2851 

4311 

KO  753 

8,8% 

LE    COTÉ  MILITAIRE   DU   NÉO-PROTECTIONNISME.       l55 

aux  sources  fécondes  du  patriotisme  ;  il  n'est  qu'une 
manifestation  de  lesprit  de  corps,  il  se  cantonne  dans  le 
régiment,  parfois  même  dans  un  cercle  plus  restreint,  et 
c'est  assez  de  la  gloire  particulière  de  telle  ou  telle  unité 
pour  convaincre  ceux  qui  lui  appartiennent  de  l'invincibi- 
lité des  troupes  anglaises.  Fantassins,  cavaliers,  artilleurs 
ont  leurs  mœurs  spéciales  et  sont  soumis  à  un  ordre  de 
préséance  qui  résulte  de  la  tradition  et  que  consacre  la 
loi.  Chaque  régiment  a  ses  emblèmes,  ses  marches  et  ses 
sonneries  ;  il  vit  d'une  vie  personnelle  et  professe  pour 
les  autres  la  jalousie,  le  mépris  ou  l'envie.  Tout  cela  pro- 
voque une  émulation  d'origine  assez  mesquine,  mais  qui 
surexcite  l'amour-propre  du  soldat  et,  sous  le  feu,  lui  fait 
accomplir  des  prodiges.  En  1897,  à  l'assaut  du  plateau 
de  Dargai  par  les  Écossais  de  Gordon,  le  piper,  blessé 
aux  deux  jambes,  refusa  de  s'abriter  et  de  cesser  de  jouer 
la  marche  du  régiment.  **  Un  piper  de  Gordon,  dit-il,  ne 
se  repose  pas  pour  si  peu,  laissons  ces  faiblesses  aux 
fantassins  de  ligne.  «  Cette  appréciation  était  injustifiée, 
mais  elle  peint  bien  l'esprit  militaire  anglais. 

A  côté  de  l'armée  régulière  il  y  a  des  forces  auxiliaires  : 
milice,  yeomanry,  corps  de  volontaires,  qui  se  recrutent 
par  engagements,  et  auxquelles  un  cadre  permanent, 
détaché  de  l'armée  régulière,  donne  l'instruction.  Dans  la 
milice,  on  sert  six  années,  dans  la  yeomanry,  ou  cavalerie 
de  la  milice,  cinq  années.  Le  service  consiste  en  un  cer- 
tain nombre  de  jours  ou  d'heures  d'exercice.  Les  miliciens 
ne  sont  pas  contraints  à  quitter  le  territoire  du  Royaume- 
Uni;  en  vain,  jusqu'à  présent,  on  a  tenté  de  leur  imposer 
pareille  obligation.  Un  bill,  qui  la  comportait,  lu  à 
la  Chambre  des  Lords,  n'a  pas  été  voté  et  le  gouverne- 
ment l'a  retiré. 

Les  corps  de  volontaires,  comme  les  miliciens,  sont 
destinés  à  la  défense  de  la  métropole.  Leur  organisation 
actuelle  date  de  i858;  ils  comprennent  de  l'infanterie,  de 
l'artillerie,  du  génie,  un  service  de  santé,  une  intendance 


l56  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

et  un  détachement  d'automobilistes  et  de  motocyclistes. 
Aucune  loi  ne  âxe  les  conditions  de  l'engagement,  c'est 
l'affaire  de  règlements  organiques,  et  un  préavis  de  quinze 
jours  permet  de  prendre  congé.  Les  volontaires  assistent 
à  quelques  exercices  par  an.  Ils  s'habillent  et  s'équipent  à 
leurs  frais,  mais  l'État  intervient  dans  l'entretien  des  corps 
par  des  subsides,  calculés  sur  le  nombre  d'efficients, 
c'ost-à-dire  d'hommes  instruits,  qu'ils  peuvent  mettre  en 
ligne.  En  toutes  circonstances,  les  volontaires  montrent  un 
grand  esprit  d'indépendance  vis-à-vis  du  pouvoir  central; 
c'est  ainsi  qu'ils  se  sont  refusés  à  subir  un  examen  médical 
sous  le  contrôle  du  gouvernement  et  que,  récemment,  les 
volontaires  du  nord  de  l'Ecosse  ont  déclaré  qu'ils  ne  se 
rendraient  pas  à  Edimbourg,  où  le  roi  devait  les  passer  en 
revue,  si  le  Tî^ar  Offlce  n'augmentait  pas  leurs  indem- 
nités de  déplacement  et  de  séjour.  On  a,  d'ailleurs,  rap- 
proché Tatlitude  du  War  Office  lors  de  cet  incident,  de 
l'intention,  prêtée  au  gouvernement,  de  réduire  de  beau- 
coup l'effectif  des  volontaires  :  on  procéderait  à  une 
sélection  ne  laissant  dans  les  rangs  que  les  hommes  pos- 
sédant une  certaine  valeur  militaire. 

Une  loi  datant  de  1757  impose  à  tout  citoyen  anglais, 
sauf  certaines  exceptions,  ou  plutôt  certaines  dispenses 
temporaires,  le  service  dans  la  milice,  mais  l'application 
en  est  suspendue  tous  les  ans  par  un  vote  de  la  Légis- 
lature. Les  miliciens  se  recrutent  donc  par  engagements 
volontaires  et  non  par  une  conscription  générale  de  tous 
les  citoyens.  Après  la  guerre  du  Transvaal,  on  songea  à 
introduire  le  service  forcé  en  Angleterre.  La  question 
ouverte  à  peine  souleva  les  plus  vives  polémiques.  «  Si  on 
établit  le  service  obligatoire,  s'écria  lord  Salisbury,  les 
jeunes  Anglais  émigreront.  ^  M.  Boodrick  fit  remarquer 
que,  tout  en  tenant  compte  des  difiîcultés  d'un  système  de 
défense  nationale,  privé  du  mode  de  recrutement  que  pos- 
sédaient les  autres  nations,  il  convenait  de  ne  prendre 
aucune  mesure  contraire  au  statut  en  vigueur,  aussi  long- 


> 


LE    COTÉ   MILITAIRE    DU    NÉO- PROTECTIONNISME.        l5j 

temps  que  la  grande  majorité  de  la  nation  ne  se  serait 
pas  montrée  favorable  à  ladoption  de  la  conscription. 
Celle-ci  ayant  été  proposée  indirectement  en  mai  1904, 
par  YArmy  Council,  nouvel  organisme  créé  à  Tinstar  du 
Conseil  de  l'Amirauté,  l'opinion  publique  fut  vivement 
émue.  Lord  Roberts,  l'ancien  commandant  en  chef  de 
l'armée,  ne  croit  pas  possible  l'application  de  la  conscrip- 
tion aux  troupes  régulières,  c'est-à-dire  à  celles  que  la 
loi  appelle  à  combattre  en  dehors  du  territoire  national. 

En  somme,  de  vifs  dissentiments  se  sont  élevés  depuis 
la  guerre  du  Transvaal  au  sujet  du  recrutement  et  de 
l'organisation  de  Tarmée  et,  l'accord  n'ayant  pu  être  réalisé 
sur  des  réformes  jugées  cependant  nécessaires,  le  stain 
quo  a  été  maintenu.  Dans  ces  conditions,  peut-on  compter 
sur  la  pleine  efficacité  de  la  coopération  des  forces  de 
terre,  armée,  milice  et  volontaires  à  la  défense  de  l'em- 
pire, dont,  en  mai  igoS,  M.  Balfour  a  exposé  le  plan  i 

Jusque  dans  ces  derniers  temps  le  danger  d'une  in- 
vasion n'avait  jamais  été  envisagé  sérieusement  en  Angle- 
terre ;  on  estimait  que  la  flotte  et  les  fortifications  côtières 
constituaient  une  double  barrière  dont  la  seule  existence 
était  une  garantie  suffisante.  «  La  dernière  chose  que  je 
considérerais  comme  possible,  a  déclaré  M.  Balfour,  est 
une  invasion  par  la  France.  ^  La  Chambre  des  Commui^es. 
a  applaudi,  mais  surtout  en  l'honneur  de  l'entente  cor- 
diale ;  l'orateur,  on  l'a  fait  remarquer,  n'a  point  démontré 
que  le  débarquement  d'une  armée  allemande  sur  le  sol  du 
Royaume-Uni  ne  pouvait  réussir.  Aujourd'hui,  à  toute 
évidence,  on  se  préoccupe  en  Angleterre  d'une  entreprise 
directe  contre  les  ports  et  les  côtes  de  la  métropole.  Tout 
récemment,  à  Portsmouth,  on  s'est  livré  à  des  exercices 
pour  se  rendre  compte  de  la  possibilité  de  débarrasser  la 
passe  de  vaisseaux  échoués  et  de  s'opposer  aux  attaques 
i!e  torpilleurs  venant  de  la  haute  mer.  Le  i*""  août  dernier, 
lord  Roberts,  exposant  la  situation  des  forces  militaires 
à  la  Chambre  de  commerce  de  Londres,  a  dit  :  «*  L'on  doit 


l58  REVUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

faire  en  sorte  non  seulement  de  pouvoir  repousser  victo- 
rieusement toute  invasion,  mais  aussi  de  convaincre  les 
puissances  étrangères  qu'une  opération  de  ce  genre  n'au- 
rait aucune  chance  de  succès  »» .  Ainsi,  sur  terre,  les  Indes, 
où  il  semblait  fatal  qu'on  se  heurtât  un  jour  ou  Tautre,  et 
même  prochainement,  avec  la  Russie,  ne  sont  plus  con- 
sidérées comme  le  seul  point  faible  de  l'empire. 

L'Angleterre  consacre  ySo  millions  de  francs  au  budget 
de  la  guerre,  les  Indes  470  millions  ;  mais  Ceylan,  Mau- 
rice, Hong-Kong  n'affectent  au  môme  objet  que  10  mil- 
lions, les  colonies  autonomes  que  40  millions.  Pour  la 
marine,  la  métropole  seule  assume  près  des  9/10  des 
charges  financières.  Une  coopération  aussi  réduite  cause 
quelque  surprise  ;  elle  explique  que  l'effectif  des  corps 
coloniaux  réguliers,  à  peine  20  000  hommes,  est  tout 
à  fait  hors  de  proportion  avec  l'étendue  et  la  population 
des  colonies.  «  Le  problème  se  pose,  écrit  M.  Viallate, 
de  l'utilisation  de  la  matière  militaire  de  ces  grandes 
colonies  —  Canada,  Australie,  Nouvelle-Zélande,  Afrique 
du  Sud  —  dont  la  population  blanche  dépasse  1 1  millions 
d'habitants.  »»  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  organisation 
uniquement  destinée  à  assurer  la  défense  particulière  de 
chacune  des  colonies,  organisation  qui  existe  en  germe 
sous  la  forme  de  milices  locales,  il  s'agit  que  toutes 
coopèrent  à  la  défense  de  la  communauté.  Il  faudrait 
transformer  et  développer  les  institutions  militaires  des 
colonies  et  imposer  aux  troupes  coloniales  l'obligation 
de  concourir,  en  quelque  lieu  que  ce  soit,  à  la  protection 
de  l'Empire  britannique.  Jusqu'à  présent  tout  dépend  de 
la  bonne  volonté  des  colonies  :  lors  de  la  guerre  du 
Transvaal,  la  métroi)ole  n'a  pu  exiger  d'elles  l'envoi  d'un 
seul  homme  dans  le  sud  de  l'Afrique  ;  c'est  de  leur  plein 
gvO,  qu'elles  ont  fourni  d'assez  nombreux  contingents. 
Celte  situation  sera-t-elle  modifiée  ?  On  doit  avouer  que 
l'exemple  de  la  métropole  en  matière  de  reformes  mili- 
taires, son  attitude  vis-à-vis  du  problème  du  recrutement. 


> 


LB    COTÉ   MILITAIRE   DU   NÉO-PROTBCTIONNISMB.       iSq 

son  impuissance  à  obliger  ses  volontaires  et  ses  miliciens 
à  servir  en  dehors  du  Royaume-Uni,  tout  cela  n'est  pas 
fait  pour  inspirer  aux  colonies  des  résolutions  qui  ren- 
draient utilisables  pour  la  sécurité  commune  les  ressources 
en  hommes  dont  elles  disposent. 

Je  terminerai  cette  étude  rapide  des  forces  de  terre  de 
l'Angleterre  en  citant  les  paroles  suivantes  prononcées  par 
lord  Roberts  à  la  Chambre  de  commerce  de  Londres,  le 
i**"  août  dernier  :  «  Je  le  répète,  je  suis  sûr  que  tout  mili- 
taire ayant  quelque  expérience  de  la  guerre  m'approuvera, 
quand  je  prétends  que  ce  serait  une  insigne  folie  que  de 
vouloir  entreprendre  une  guerre  contre  un  État  civilisé 
avec  des  forces  organisées  comme  elles  le  sont  à  présent. 
Cette  assertion  a,  d'ailleurs,  déjà  été  produite,  en  mai 
1904,  par  la  Commission  d'enquête  sur  la  guerre  sud- 
africaine,  quand  elle  déclarait  que,  dang  leur  organisation 
actuelle,  les  troupes  auxiliaires  étaient  incapables  de 
défendre  le  territoire  national.  A  foi^tiori  seraient-elles 
incapables  de  prendre  part  à  une  guerre  contre  une  armée 
continentale.  » 

Ce  n'est  pas  sur  ses  troupes  de  terre  que  l'Angleterre 
compte,  en  ordre  principal,  pour  assurer  sa  défense,  c'est 
sur  sa  flotte.  La  renommée  de  la  marine  anglaise  date 
d'Elisabeth  qui.  en  s'alliant  aux  Hollandais,  les  aida  à 
enlever  aux  Espagnols  l'empire  des  mers  ;  Cromwell  pour- 
suivit une  œuvre  si  bien  commencée  et  éleva  l'Angleterre 
au  premier  rang  des  puissances  maritimes.  Plus  tard  la 
guerre  de  Sept  ans  mit  les  colonies  françaises  à  la  merci 
(les  Anglais.  Ce  fut  en  vain  que  Napoléon,  au  comble  de 
sa  fortune,  déclara  le  blocus  continental  et  employa  contre 
l'Angleterre  tous  les  efforts  de  son  génie  ;  elle  demeura 
inattaquable  dans  son  île  et  finit  par  porter  le  coup  fatal 
au  grand  capitaine.  Cependant  le  glas  de  la  destinée  napo- 
léonienne ne  sonna  pas  en  i8o5,  à  Trafalgar,  mais  dix 
ans  après,  à  Waterloo.  Presque  jusqu'au  terme  du  xix® 


l6o  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

siècle,  ce  n'est  pas  sur  mer  que  le  sort  des  nations  se 
décida,  A  partir  de  la  guerre  du  Japon  contre  la  Chine, 
en  1895,  les  opérations  navales  acquièrent  tout  d'un  coup 
une  importance  nouvelle  et  prépondérante  :  en  1899, 1*^^" 
pagne  est  vaincue  sur  mer  parles  États-Unis  d'Amérique; 
sur  mer  aussi,  le  Japon  frappe  par  deux  fois  la  Russie,  au 
début  et  à  la  fin  de  la  grande  guerre  dont  tremblent  encore 
les  rivages  de  rExtréme-Orient.  Pourquoi  un  changement 
si  soudain  ? 

Nelson  mort,  la  guerre  maritime  entra  en  pleine  déca- 
dence. En  1809,  la  flotte  anglaise  comprenait  709  bâti- 
ments, son  personnel  était  de  140  000  hommes;  en  1817, 
124  bâtiments  seulement  restaient  utilisables  et  le  per- 
sonnel était  descendu  à  19  000  hommes.  Toutefois,  cela 
était  suffisant.  Sur  les  flots,  tout  avait  cédé  à  l'Angle- 
terre  ;  ses  escadres  s'étaient  endormies  sur  leurs  ancres,  et 
il  semblait  que  les  luttes  ardentes  de  la  veille  ne  revien- 
draient plus  avant  longtemps.  L'éventualité  d'un  rôle 
militaire  de  quelque  importance  paraissait  extrêmement 
reculée.  La  tâche  qui  était  à  remplir  consistait  dans  la 
police  de  la  mer,  dans  un  métier  de  gendarmerie  maritime 
au  bénéfice  des  armateurs  de  Londres  et  de  Liverpool. 
Les  navires  de  guerre  devenaient  encore  les  porteurs  des 
ordres  et  des  volontés  de  lorgueilleuse  Albion,  avide 
d'étendre  sans  limite  sa  souveraineté  sur  les  îles  et  sur  les 
océans.  En  1819,  on  s'empare  de  Singapore  ;  en  i833,  des 
îles  Falkland;  en  i838,  d'Aden;  en  1839,  de  Hong-Kong; 
en  1840,  de  la  Nouvelle-Zélande.  Pour  des  conquêtes 
aussi  considérables,  peu  ou  point  d'actions  militaires 
sérieuses,  pas  plus  que  dans  les  luttes  contre  le  Birman, 
1824-25,  contre  la  Chine,  1839-42,  contre  le  dictateur 
Rosas,  à  La  Plata,  1845.  La  guerre  maritime  se  mourait 
faute  d'aliments  suffisants,  faute  de  compétiteurs  qui 
vinssent,  poussés  par  l'ambition  ou  la  nécessité,  tenter 
d'arracher  son  sceptre  à  la  dominatrice  des  mers.  Mais  le 
jour  où  déjeunes  nationalités  se  trouveront  à  l'étroit  dans 


LE    COTÉ   MILITAIRE    DU   NÉO-PROTECTIONNISME.        l6l 

leurs  frontières  naturelles,  où  leur  commerce  et  leur 
industrie  excéderont  leurs  besoins,  elles  tourneront  leurs 
regards  vers  la  mer,  dont  les  flots  ont  fécondé  toutes  les 
grandes  civilisations,  et  la  mer  redeviendra,  comme  elle 
le  fut  lors  des  plus  importants  conflits  économiques  que 
nous  raconte  Thistoire,  le  théâtre  de  leurs  efforts  et  le 
champ  futur  de  leurs  combats. 

Dans  les  trois  premiers  quarts  du  dernier  siècle,  les 
nations  civilisées  ne  cherchaient  pas  avec  Tâpreté  ac- 
tuelle des  possibilités  de  richesse  et  de  prospérité  sur 
tous  les  points  de  TUnivers,  et  ne  trouvaient  point,  jusqu'à 
leurs  antipodes,  des  motifs  continuels  de  dissentiment. 
Aussi  l'Angleterre  était-elle  insouciante  de  tout  danger  et, 
sauf  quelques  perfectionnements  apportés  à  la  construc- 
tion des  vaisseaux,  ne  faisait-elle  rien  pour  le  renforcement 
et  Tamélioration  de  sa  flotte.  La  navigation  à  vapeur, 
l'emploi  des  hélices,  la  substitution  des  coques  métalliques 
aux  carènes  en  bois  ne  retinrent  pas  immédiatement 
lattention.  L'on  fut  longtemps  sans  se  préoccuper  de 
transformer  l'artillerie  de  bord,  malgré  la  remarquable 
invention  du  canon  à  bombes,  due,  en  1821,  au  général 
français  Paixhans.En  somme,  on  ne  paraissait  aucunement 
se  douter  de  la  puissance  nouvelle  que  le  progrès 
scientifique  était  susceptible  de  donner  à  la  marine  de 
guerre.  La  vapeur,  victorieuse  de  la  distance  et  des 
intempéries,  devait  permettre  l'accroissement  des  flottes, 
l'augmentation  numérique  des  équipages,  sans  causer 
aucun  préjudice,  bien  au  contraire,  à  la  rapidité  et  à  la 
précision  des  opérations.  Les  cuirassements,  les  bouches 
à  feu  de  gros  calibre,  les  canons  à  tir  rapide,  les  torpilles 
allaient  peu  à  peu  rendre  les  flottes  de  guerre  de  terribles 
instruments  de  destruction,  mais  impossibles  à  improviser. 
On  ne  réussit  plus,  en  armant  en  course  de  légers  vais- 
seaux marchands,  à  tenir  en  échec  les  escadres  ennemies  ; 
le  temps  des  corsaires  et  des  abordages  est  passé.  La 
stratégie  et  la  tactique  navales  plus  certaines  de  leurs 
moyens  en  ont  vu  le  nombre  s'élever  et,  en  proportion  de 

]II«  SÉlilE.  T.  IX.  il 


102  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

rétendue,  de  la  puissance  et  de  la  perfection  de  ces 
moyens,  le  but  et  les  résultats  de  la  guerre  maritime  ont 
grandi.  C'est  ainsi  que  nous  assistons  à  une  renaissance^ 
due  autant  à  des  raisons  techniques  et  scientifiques  qu'à 
des  raisons  économiques  et  politiques. 

La  guerre  de  Crimée  prouva  l'infériorité  de  la  flotte 
anglaise  vis-à-vis  de  celle  de  la  France.  Des  vaisseaux  à 
voile  la  composaient  principalement,  et  ses  quelques  vais- 
seaux à  vapeur  ne  possédaient  pas  les  qualités,  surtout  la 
vitesse,  des  nombreux  bâtiments  de  même  espèce  que 
comprenait  l'autre  flotte  ;  elle  manquait  de  canonnières 
auxquelles  suppléèrent  les  batteries  flottantes  françaises. 
Au  lendemain  de  la  guerre,  bien  que  les  deux  puissances 
si  longtemps  désunies  se  fussent  rapprochâmes  pour  com- 
battre côte  à  côte  sous  les  murs  de  Sébastopol,  l'Angle- 
terre eût  dû  se  préoccuper  de  l'état  de  sa  marine  : 
pendant  quelque  temps  elle  n'en  fit  rien,  se  fiant  proba- 
blement aux  intentions  pacifiques  de  l'Empire  français. 
Mais,  de  tels  actes  traduisirent  ces  intentions  qu'elle 
s'inquiéta.  Napoléon  III  prétendit  protéger  la  liberté  en 
Europe  les  armes  à  la  main  et,  après  avoir  aidé  de  cette 
façon  à  fonder  l'unité  italienne,  il  ceignit  son  front  d'une 
couronne  de  lauriers.  En  1860,  l'année  qui  suivit  l'expé- 
dition d'Italie,  la  France  construisit  son  premier  cuirassé; 
ce  fut  le  signal  d'une  impulsion  en  faveur  de  la  réorga- 
nisation de  la  flotte  anglaise.  Celle-ci  ne  possédait  alors 
que  quelques  vaisseaux  à  coque  métallique  et,  sur 
38  vaisseaux  en  construction,  20  étaient  en  bois.  En 
1868,  on  compte  28  vaisseaux  de  ligne  cuirassés,  mais 
bientôt  la  valeur  de  la  flotte  demeura  stationnaire  et,  à 
partir  de  1876,  elle  périclita.  Sans  doute,  de  i85o  à  1880, 
on  construisit  en  Angleterre  de  nombreux  vaisseaux  de 
guerre,  mais  sans  plan  défini,  sans  qu'apparût  le  souci  de 
donner  de  l'homogénéité  aux  bâtiments  d'une  même  classe 
et  de  profiter  des  derniers  progrès  de  la  science  ;  en  1880, 
des  croiseurs,  d'une  vitesse  de  1 1  à  1 3  nœuds  seulement^ 
étaient  encore  sur  chantier. 


LE    COTÉ   MILITAIRE    DU    NÉO-PROTECTIONNISME.        l63 

Cette  même  année,  TAngleterre  entreprit  enfin  d'asseoir 
son  établissement  militaire  naval  sur  des  bases  solides  ; 
aussi  bien,  l'extension  des  flottes  étrangères,  de  celle  de 
la  France  surtout,  était  devenue  trop  évidente  pour  qu'elle 
ne  cherchât  point  à  se  prémunir  contre  les  dangers  qui 
en  pouvaient  résulter.  Ce  sont  d  abord  des  mesures  d'or 
ganisation  :  la  création,  en  1882,  d'un  service  de  ren- 
seignement. Intelligence  Department,  ressortissant  à  l'Ami- 
rauté et  destiné  à  réunir  tous  les  documents  relatifs  aux 
marines  étrangères,  à  leur  matériel,  à  leur  armement,  à 
leur  tactique,  à  leur  répartition  en  escadres  ou  en  divi- 
sions navales,  à  leur  rôle  présumé  en  temps  de  guerre  ; 
ensuite,  l'institution,  en  1884,  d'un  service  detat-raajor, 
ayant  principalement  pour  mission  de  préparer  la  mobi- 
lisation de  la  flotte  et  d'étudier  les  circonstances  de  son 
emploi  éventuel.  Bientôt  après,  en  i885,  on  cherche  à 
perfectionner  les  aptitudes  du  personnel  pour  le  service 
de  guerre  en  procédant  à  de  grandes  manœuvres  navales 
annuelles.  Puis  viennent  les  décisions  capitales  :  en  1888, 
Vlmperial  Défense  Act,  qui  décrète  la  construction  d'une 
escadre  pour  la  protection  du  commerce  dans  les  eaux 
australiennes,  et  consacre  des  sommes  importantes  à  la 
défense  des  ports  et  des  stations  de  charbon  ;  en  1889,  le 
Naval  Défense  Act^  vaste  programme  d'accroissement  de  la 
flotte  —  dont  coût  55o  millions  de  francs  —  qui  comporte 
un  total  de  60  bâtiments,  dont  10  cuirassés,  32  croiseurs 
protégés  et  18  torpilleurs  (voir  le  tableau  (1)  au  bas  de  la 
page  suivante)  à  fournir, environ  pour  les  deux  tiers, par  les 
chantiers  de  l'Etat,  et  pour  le  tiers,  par  l'industrie  privée. 

Tout  cet  ensemble  correspondait  à  une  nouvelle  poli- 
tique navale,  à  la  fois  défensive  et  offensive.  11  s'agissait 
de  garantir  la  métropole  d'une  invasion  et  d'en  assurer  le 
ravitaillement  en  toute  éventualité,  de  protéger  la  flotte 
marchande  en  n'importe  quel  point  de  l'océan,  de  procurer 
la  sécurité  aux  ports  et  aux  côtes  des  Indes  et  des 
colonies,  et  de  maintenir  avec  la  métropole  la  liberté  des 
communications.  Ce  côté  défensif  est  d'une  extrême  impor- 


104 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


tance,  il  y  va  d'une  question  de  vie  ou  de  mort.  En  i85o, 
l'Angleterre  pouvait  suflSre  à  nourrir  les  deux  tiers  de  ses 
habitants,  aujourd'hui  cette  proportion  est  descendue  à  un 
peu  plus  de  20  7o  ;  40  millions  d'hommes  doivent  être 
alimentés  par  le  dehors.  On  avait  songé  à  la  rénovation 
de  l'agriculture,  à  la  création  de  vastes  greniers,  mais 
c'était  chose  irréalisable  et,  en  tout  cas,  précaire;  le 
développement  de  la  marine  de  guerre  a  été  choisi  comme 
le  meilleur  moyen  de  sauver  le  peuple  anglais  de  la 
famine,  lors  d'un  péril  extérieur. 

Le  rôle  offensif,  attribué  à  la  marine,  est  aussi  étendu 
que  le  rôle  défensif.  Elle  doit  être  capable  de  retenir  les 
flottes  ennemies  dans  leurs  ports,  ou,  si  elles  en  sortaient, 
(le  les  battre  et  même  de  les  détruire  ;  de  poursuivre  et 
d'anéantir  les  croiseurs  et  les  corsaires  de  l'adversaire  ; 
de  bloquer  ses  côtes,  d'y  causer  le  plus  de  dommage 
possible  ;  de  capturer  ou  de  couler  ses  vaisseaux  mar- 


(1)  Classes  et  vitesses,  tonnages  approximatifs  des  vaisseaux  à  construire 
en  venu  du  Naval  Défense  Act  (d'après  les  documenis  officiels  : 


BATIMENTS  DE  COMBAT 
(Cuirassés; 

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LE    COTÉ   MILITAIRE   DU    NÉO- PROTECTIONNISME.        l65 

chands  et  leurs  convoyeurs  ;  enfin,  de  Tempôcher  de  se 
servir  de  la  mer  comme  voie  de  communication. 

Le  programme  de  1889  fut  accompli  plus  rapidement 
qu'on  ne  l'avait  annoncé.  De  1890  à  1896,  on  lança 
20  cuirassés,  19  croiseurs  de  i*"*"  classe,  42  de  2®  classe, 
12  de  3®  classe.  Aujourd'hui  la  flotte  anglaise  comprend 
428  bâtiments,  dont  59  cuirassés,  24  croiseurs  cuirassés 
et  87  croiseurs  protégés  ;  94  vaisseaux  sont  en  construc- 
tion, dont  9  cuirassés,  19  croiseurs  cuirassés  et  1  croiseur 
protégé  (1). 


(I)  Tableau  comparatif  des  flottes  de  guerre  de  la  Grande-Brctapne,  de  la 
France,  de  la  Russie,  de  l'Alleina^îne,  de  l'Italie,  des  États-Unis  d'Amérique 
et  du  Japon,  au  16  mars  1905,  d'après  un  document  officiel  distribué  à  la 
Cbambre  des  Communes  (les  vaisseaux  russes  internés  sont  compris  dans  le 
tableau). 


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l66  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

La  réorganisation  de  la  flotte  a  été  menée  avec  une 
rapidité  surprenante,  rappelant  celle  de  Colbert  sous 
Louis  XIV  (i)  ;  il  est  douteux  qu'un  pareil  effort  puisse 
être  soutenu  encore  longtemps.  Depuis  vingt  ans  le 
budget  de  la  marine  a  plus  que  triplé  ;  depuis  quinze 
ans  le  personnel  a  doublé,  il  est  actuellement  de  près  de 
122  ooo  hommes.  Rien  d'étonnant  que  le  recrutement 
souffre  quelque  difficulté,  comme  aussi  la  constitution 
d'une  réserve  suffisante  pour  la  guerre.  On  se  demande 
si  l'Angleterre  peut  conserver  l'assurance  do  réduire  la 
coalition  des  deux  marines  les  plus  puissantes  —  la  fran- 
çaise et  lallcmande.  D'après  les  spécialistes,  l'écrasement 
de  Tennemi,  pour  être  certain,  exige,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  une  supériorité  numérique  considérable  :  cinq 
contre  trois,  pour  les  cuirassés.  En  1902,  aux  43  cuirassés 
de  la  France  et  de  la  Russie,  l'Angleterre  aurait  dû  en 
opposer  72,  elle  n  en  possédait  que  5o,  dont  1 1  vieux 
d'au  moins  25  ans  ;  on  estimait  à  25o  le  nombre  néces- 
saire de  croiseurs  et  de  torpilleurs,  il  n'en  existait  que 
i58.  Aujourd'hui,  TAngleterre  compte,  en  bâtiments  con- 
struits et  en  construction,  68  cuirassés,  i3i  croiseurs  et 
1 12  torpilleurs,  mais  la  France  et  l'Allemagne  atteignent 
ensemble  un  total  de  78  cuirassés,  124  croiseurs  et 
484  torpilleurs.  La  situation  est  moins  bonne  qu'en  1902 
et  il  n'est  pas  à  croire  qu  elle  s'améliore,  au  contraire.  Si 
donc  la  formule  «  plus  forte  que  les  deux  plus  fortes  », 
two  poioer  sfanda)'d,  n  est  plus  d'une  application  pleine  et 
entière,  que  ftiut-il  penser  de  cette  prétention  ambitieuse 
de  la  Grande-Bretagne  de  tenir  tête  aux  marines  réunies 
du  monde  entier,  luttant  victorieusement  contre  tous  ses 
antagonistes  européens  et  forçant  au  respect  le  restant  des 
flottes  militaires  ? 


(I)  En  1661,  lorsque  Colberl  prit  le  ministère,  la  France  ne  possédait  que 
30  bAtimer.ts,  dont  3  seulement  de  60  canons.  En  1666,  elle  en  possédait  70, 
dont  iO  brûlots;  en  1671,  196.  En  1683,  sans  compter  un  grand  nombre  de 
petits  navires,  elle  disposait  de  107  bâtiments  de  2i  à  120  canons. 


LE    COTÉ   MILITAIRE    DU    NÉ0-PR0TE(3TI0NNISME.        167 

En  décembre  1904,  le  chancelier  de  Bûlow  disait  que 
le  nombre  des  nations  maritimes  avait  tellement  augmenté, 
qu'aucune  puissance  ne  pouvait  se  déclarer  maîtresse  uni- 
verselle des  mers.  C'était  comme  un  avertissement  donné 
à  l'Angleterre,  comme  Texpression  tempérée  de  la  volonté 
de  l'Allemagne  de  s'agrandir  de  plus  en  plus  au  point  de 
vue  naval.  D'une  rivalité  économique  s'accentuant  toujours, 
est  née,  entre  les  deux  peuples,  une  rivalité  politique,  qui 
engendre,  à  son  tour,  une  rivalité  militaire.  Ni  d'un  côté, 
ni  de  l'autre,  on  n'a  entièrement  foi  dans  des  assurances 
pacifiques  et  l'Allemagne,  hâtant  l'augmentation  de  sa 
flotte,  lance  deux  cuirassés  tous  les  ans.  En  février  1905, 
M.  Austin  Lee,  l'un  des  lords  de  l'Amirauté,  s'exprimait 
publiquement  ainsi  :  «  Il  a  été  fait  une  nouvelle  et  com- 
plète répartition  de  la  flotte,  afin  de  pouvoir  s'opposer  à 
tous  les  ennemis  possibles. . .  Nous  n'avons  pas  tant  à  ouvrir 
l'oeil  sur  la  France  dans  la  Méditerranée,  qu'à  regarder 
avec  plus  d'anxiété  vers  la  mer  du  Nord.  ^  Ces  paroles 
visaient  un  mémorandum  du  6  décembre  1904,  intitulé 
Distjnbtdion  and  Mobilisation  of  the  fleet  —  complété 
par  un  second  mémorandum  du  i5  mars  suivant  — 
qui,  après  \ Impérial  Défense  Act  de  1888  et  le  Naval 
Défense  Act  de  1889,  marque  une  troisième  et  importante 
étape  dans  la  réorganisation  de  la  défense  maritime  de 
l'Empire  britannique. 

Jusqu'en  1905  (voir  le  tableau  (i)  au  bas  de  la  page 
suivante),  l'Angleterre  ne  possédait  que  trois  flottes  dans 
les  eaux  européennes,  celles  do  la  Méditerranée,  du  Canal 
et  la  flotte  de  réserve  ;  la  première,  de  beaucoup  la  plus 
importante,  comprenait,  k  une  unité  près,  autant  de 
cuirassés  que  les  deux  autres.  Aujourd'hui  quatre  flottes 
sont  atfectées  aux  eaux  européennes  :  la  flotte  du  Canal, 
ancienne  flotte  de  réserve,  forte  de  12  cuirassés  modernes 
et  ayant  pour  base  les  eaux  métropolitaines  ;  la  flotte 
de  l'Atlantique,  ancienne  flotte  du  Canal,  forte  de  8  cui- 
rassés modernes  et  ayant  pour  base  Gibraltar  ;  la  flotte 


i68 


RBVU)3   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


de  la  Méditerranée,  forte  de  8  cuirassés  modernes  et 
ayant  pour  base  Malte  ;  enfin,  la  nouvelle  flotte  de 
réserve  destinée  au  relèvement  et  au  renforcement  des 
autres,  forte  de  6  cuirassés  et  ayant  pour  base  les  eaux 
métropolitaines.  A  chacune  de  ces  flottes  est  adjointe  une 
division  de  croiseurs.  Dans  les  eaux  extra-européennes 
on  ne  compte  plus  que  trois  groupes  de  croiseurs  :  le 
groupe  oriental,  Chine,  Australie  et  Indes,  le  groupe  du 
Cap  de  Bonne-Espérance,  et  le  groupe  occidental,  chargé 
de  la  surveillance  de  l'Atlantique,  et  que  Ion  désigne  sous 
le  nom  de  Particular  Service,  parce  que  les  bâtiments 
d'école  et  d'instruction  y  sont  rattachés  ;  ce  dernier  groupe 
a  sa  base  à  Devenport,  dans  les  eaux  métropolitaines.  Los 
divisions  du  Pacifique,  de  l'Amérique  du  Nord  et  des 
Antilles  ont  été  supprimées. 

Deux  faits  importants  ressortent  de  cette  nouvelle  répar- 


(1)  Flottes  et  divisions  de  la  marine  anjjlaife  en  février  1903  (The  Sta* 
mans  Year  Book), 


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CLASSE 

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Flotte  du  canal 

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13 

Flotte  de  réserve 

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Division  des  croiseurs 

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Amérique  du  Nord 

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— 

— 

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Pacifique 

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— 

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Amérique  du  Sud- Est 

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Australie 

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LE   COTÉ   MILITAIRE    DU   NÉO- PROTECTIONNISME.       169 

tition  :  raugmentation  de  la  densité  navale  dans  les  eaux 
européennes  et,  dans  ces  eaux,  le  déplacement  de  la  masse 
principale  de  la  Méditerranée  dans  la  Manche  et  dans  la 
mer  du  Nord.  Du  premier  de  ces  faits  il  apparaît  que 
l'Angleterre  renonce  à  loccupation  souveraine  de  tous  les 
océans.  Aussi  bien,  à  l'ouest,  la  grande  république  anglo- 
saxonne,  forçant  les  conséquences  de  la  doctrine  de  Monroë, 
entend  faire  du  golfe  du  Mexique  et  de  la  mer  des  Antilles 
des  propriétés  strictement  personnelles  et  percer  à  son 
profit  l'isthme  de  Panama  ;  elle  donne  à  ses  ambitions 
l'appui  d'un  établissement  militaire  qui,  dans  ces  der- 
nières années,  a  pris  une  extension  considérable.  A  l'est, 
le  Japon,  rejetant  son  manteau  féodal,  a  brûlé  les  étapes 
de  la  civilisation  ;  après  avoir  vaincu  la  Chine  et  conquis, 
comme  le  fit  la  Prusse  en  Allemagne,  l'hégémonie  en 
Asie,  il  s'est  débarrassé  pour  longtemps  de  l'ours  mosco- 
vite. A  lui  la  première  place  en  Extrême-Orient.  Sur  la 
surface  de  la  terre  se  marquent  trois  pôles  d'influence  : 
anglais,  anglo-saxons  et  nippons  Vv)nt  lutter  à  qui,  dans 
l'avenir,  fera  de  l'un  d'eux  le  centre  du  monde.  En  atten- 
dant que  cette  lutte  ébranle  quelque  jour  l'Univers,  Ton 
se  ménage,  l'on  cherche  à  s'unir  contre  la  compétition  des 
autres  peuples.  Au  moment  où  s'achevait  la  conférence  de 
Portsmouth,  le  Japon  et  l'Angleterre  renouvelaient  plus 
étroitement  leur  traité  d'alliance  ;  éventuellement  —  c'est 
du  moins  admissible  —  la  flotte  britannique  soutiendrait 
celle  du  Mikado  et  l'armée  japonaise  prêterait  son  appui 
pour  la  défense  des  Indes.  Avec  les  États-Unis,  point  de 
traité,  mais  John  Bull  ne  cesse  de  faire  à  Jonathan  des 
gestes  amicaux,  et  n'est-ce  pas  son  intérêt  ?  Le  Canada, 
qui  s'accole  par  d'immenses  frontières  à  la  puissante  répu- 
blique américaine,  est  pour  l'Angleterre  un  sujet  constant 
d'inquiétude  ;  la  métropole  craint  la  défection  d'une  colonie 
dont  l'autonomie  est  presque  une  entière  indépendance. 
Par  de  bons  rapports,  il  faut  aussi  se  ménager  vers  les 


à 


170  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Indes  la  route  de  Panama,  si  quelque  événement  fermait 
le  canal  de  Suez. 

Ainsi,  pour  le  maintien  de  l'empire  colonial  britannique, 
c'est  la  politique  d'alliance  qui  prévaut  et  c'est  elle  encore 
qui  l'emporte  pour  la  conservation  de  l'intégralité  métro- 
politaine. Contre  l'Allemagne,  l'Angleterre  se  garde  au 
moyen  de  la  France  qui  lui  prêterait  le  secours  de  son 
armée  sur  le  continent.  L'entente  cordiale  est  accomplie  et, 
après  les  incidents  du  Maroc,  pour  bien  l'affirmer,  Albion 
est  allée  promener  ses  cuirassés  et  ses  croiseurs  dans  la 
Baltique,  dont  d'aucuns  voulaient  faire  un  lac  allemand, 
et  où  elle  n'avait  plus  montré  ses  escadres  depuis  1854. 
Sans  doute,  la  diplomatie  a  arrondi  les  angles.  La  flotte 
anglaise  a  été  reçue  de  façon  courtoise  et  officielle,  mais 
l'opinion  publique  ne  s'y  est  pas  trompée.  D'ailleurs,  le 
moment  psychologique  était  passé  ;  quand  on  commence 
n  tirer  le  glaive,  il  ne  faut  pas  s'arrêter  ;  sinon,  il  retombe 
de  lui-même  au  fourreau. 

Que  croire  après  cela  du  néo-protectionnisme  britan- 
nique, de  cette  fédération  de  la  métropole  et  des  colonies, 
se  suffisant  h  elle-même,  dédaigneuse  de  tout  appui  exté- 
rieur, et  qui  aurait  pour  adversaire  quiconque  n'y  serait 
pas  incorporé  ?  Chimère  évidemment  !  Mais  les  chimères 
ont  leur  valeur,  les  utopies  leur  raison  d'être,  et  il  reste 
que  la  formule  de  la  fédération  britannique,  rêvée  par  les 
impérialistes  d'Outre-Manche,  sera  lexpression  véhiculaire 
de  cette  plus  grande  Angleterre  dont  ils  ont  l'orgueilleuse 
hantise.  Certes, elle  ne  s'appliquera  jamais  à  un  groupement 
unitaire  de  tous  les  membres  de  l'Empire  fondus  dans 
une  nouvelle  nationalité,  mais  elle  soutiendra  de  son  pres- 
tige l'énergie  des  hommes  d'Etat,  et  inspirera  au  peuple 
anglais  tout  entier  la  fierté  qui  donne  aux  nations  leur 
grandeur  et  qui  la  leur  conserve. 

C.  Beaujean. 


LE   TUNNEL 


ET 


LE  CHEMN  DE  FER  ELECTRIQUE 

DE    LA    JUNGFRAU 


Ingénieurs  et  touristes  s'intéressent  également,  mais 
à  des  points  de  vue  différents,  au  gigantesque  travail  qui 
se  poursuit  actuellement  à  la  Jungfrau.  Un  tunnel  et  un 
chemin  de  fer  électrique  —  vraies  merveilles  de  l'art  — 
vont  ouvrir  aux  alpinistes  une  voie  aisée  et  sans  danger 
jus'qu'au  sommet  de  la  célèbre  montagne. 

Le  25  juillet  dernier,  cette  œuvre  gigantesque  achevait 
de  franchir  une  étape  considérable  :  ce  jour-là  on  in- 
augurait la  station  de  la  Mer  de  glace  (Eismeer),  située 
à  3i6i  mètres  d'altilude,  en  face  des  masses  majes- 
tueuses du  grand  et  du  petit  Fiescherhorn,  du  Wetterhorn, 
du  grand  et  du  petit  Schreckhôrn  et  de  l'immense  glacier 
appelé  la  Mer  de  glace.  Une  galerie  descendante  conduit 
de  la  station  du  chemin  de  fer  à  quarante  mètres  plus  bas, 
aux  rives  mêmes  du  glacier. 

Mais  le  spectacle  sera  autrement  grandiose  du  haut  de 
la  Jungfrau  (4167  mètres).  Là,  le  regard  embrasse  un 
horizon  immense  où  s'enchevêtrent  et  s'entassent  glaciers 
et  pics  couverts  de  neiges  éternelles.  D'une  part  et  au 
premier  plan,  se  dressent  les  cimes  du  Finsteraarhorn 
(4275    mètres)  et   de  l'Aletschliorn  (4183   mètres).   De 


i 


172  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

l'autre  côté  de  la  vallée  du  Rhône,  ce  sont  les  sommets 
les  plus  élevés  des  Alpes  Pennines  :  le  mont  Rose 
(4638  mètres),  le  mont  Cervin,  le  Weisshorn  ;  et  là-bas, 
bien  loin,  c'est  l'énorme  massif  du  Mont-Blanc  (4810 
mètres),  distant  de  plus  de  cent  kilomètres. 

Jusqu'ici  des  privilégiés,  à  l'âme  vaillante  et  aux  jarrets 
d'acier,  ont  seuls  joui  de  ce  spectacle,  et  ils  en  ont  acheté 
le  plaisir  au  prix  de  fatigues  considérables  et  de  sérieux 
dangers.  Dans  quelques  années,  tous,  les  moins  hardis 
comme  ceux  dont  l'ascension  de  la  montagne  eût,  à  mi- 
chemin,  épuisé  les  forces  physiques,  y  seront  conviés  et 
s'y  rendront  confortablement  installés  dans  les  voitures 
du  chemin  de  fer  de  la  Jungfrau. 

Nous  nous  proposons  de  présenter,  sur  cette  gigan- 
tesque entreprise,  une  étude  d'ensemble  mise  à  jour  au 
moment  de  sa  publication. 

Il  ne  manque  pas  de  livres,  de  mémoires,  d'articles  de 
Revue  qui  lui  sont  consacrés  :  ils  s'adressent,  pour  la 
plupart,  à  un  public  spécial  d'ingénieurs  et  de  techniciens. 
Nous  les  utiliserons  ;  mais  nous  tirerons  parti  surtout  des 
renseignements  recueillis  lors  des  visites  des  installations 
et  des  travaux  que  nous  avons  faites  en  ces  dernières 
années  (1). 

Notre  travail  comprendra  deux  grandes  divisions  se 
rapportant,  l'une  à  la  partie  scientifique  de  l'œuvre,  l'autre 
à  sa  partie  technique. 

La  partie  scientifique  aura  quatre  sections:  la.  pre- 
mière sera  consacrée  aux  conditions  sanitaires  et  esthé- 
tiques de  l'entreprise.  La  seconde  et  la  troisième  traiteront 
de  la  géologie  et  de  la  thermique  du  sol  du  massif  de 

(1)  Nous  remercions  M.  K.  Liechti,  directeur  technique,  etM.  W.  Uehlinger, 
ingénieur,  pour  les  services  excellents  qu'ils  nous  ont  si  aimablement  rendus 
au  cours  de  ces  visites.  Nous  devons  de  très  précieuses  indications  et  nombre 
(le  renseignements  inédits  à  M.  H.  Colliez,  professeur  de  géologie  à  TUniver* 
site  de  Lausanne,  à  M.  Tingénieur  F.  Gianella,  à  M.  le  professeur  F.  Zwicky 
et  k  M.  J.  Hirsbrunner,  capitaine  d'artillerie  ù  l'armée  fédérale  :  qu'ils 
veuillent  bien  aussi  agréer  Thommage  de  notre  reconnaissance. 


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LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGPRAU.        lyS 

la  Jungfrau.  Nous  aurons  roccasion  dy  développer  les 
résultats  scientifiques  du  percement.  Enfin,  dans  la 
quatrième  section,  nous  exposerons  les  travaux  de  trian- 
gulation qu'a  exigés  le  tracé  de  l'axe  du  souterrain. 

La  partie  technique  se  subdivisera  en  deux  sections 
principales,  où  nous  considérerons  l'infrastructure  du 
tunnel  et  la  superstructure  du  chemin  de  fer.  Nous  com- 
prendrons dans  l'étude  de  l'infrastructure,  le  mode  de 
construction  du  tunnel,  la  perforation,  l'évacuation  des 
déblais,  le  tir  des  mines  et  la  ventilation.  Nous  rattache- 
rons à  l'étude  de  la  superstructure  les  installations 
motrices  hydrauliques,  le  transport  de  force,  les  transfor- 
mateurs et  la  ligne  à  basse  tension,  la  voie,  le  matériel 
roulant  et  l'établissement  des  stations.  Un  aperçu  des 
résultats  financiers  de  ^'entreprise  terminera  notre  étude. 

Un  mot  de  l'histoire  et  une  rapide  description  du  tracé 
du  nouveau  chemin  de  fer  vont  nous  servir  d'introduction. 

Historique.  —  Lorsqu'on  1894  feu  M.  Guyer-Zeller  de 
Zurich  demanda  au  Conseil  fédéral  suisse  la  concession 
du  chemin  de  fer  de  la  Jungfrau,  sa  prétention  fit  sourire, 
et  les  journaux,  toujours  prompts  à  prendre  parti, 
menèrent  la  campagne  contre  la  concession.  Avaient-ils 
pris  la  peine  d  étudier  le  projet,  présenté  sous  une  forme 
précise  et  après  une  étude  approfondie  de  la  question  ? 
11  est  2)ermis  d'en  douter  ;  mais  on  aurait  tort  de  trop  leur 
en  vouloir.  L'idée  de  construire  un  chemin  de  fer  élec- 
trique jusqu'au  sommet  de  la  Jungfrau  ressemble  si  fort, 
au  premier  abord,  à  un  rêve,  qu'on  est  excusable  de  s'y 
méprendre.  Et  puis,  ce  n'était  pas  la  première  fois  que 
cette  idée  était  jetée  dans  le  public  (1),  et  la  plupart  des 
demandes  antérieures  de  pareille  concession  étaient  mar- 
quées au  coin  d'une  telle  fantaisie  et  d'une  telle  ignorance 

(I)  Bornons-nous  à  rappeler  le  projet  Kocchlin,  le  projet  Traulweiler  cl  le 
projet  Loeher  qui  admellaienl  le  fond  de  la  vallée  de  Laulerbrunnen  comme 
jjoinl  de  départ  du  chemin  de  fer. 


174  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

des  difficultés  à  vaincre,  qu'elles  avaient  naturellement 
jeté  le  discrédit  sur  tout  projet  analogue. 

Celui  de  M.  Guyer-Zeller  méritait  mieux.  On  finit  par 
le  comprendre  et  par  apprécier  la  noble  et  généreuse 
pensée  qui  le  lui  avait  inspiré. 

Il  voulait  procurer  au  grand  nombre  la  jouissance, 
réservée  jusqu'ici  à  quelques-uns,  d'un  des  spectacles  les 
plus  grandioses  de  la  nature,  en  les  amenant  à  contem- 
pler Tune  des  plus  belles  régions  du  globe  de  Tune  de  ses 
cimes  les  plus  élevées  ;  il  consacra  toutes  les  ressources  de 
son  intelligence  et  une  part  de  sa  fortune  à  la  réalisation 
de  cette  entreprise  ;  et,  à  sa  mort,  deux  ans  à  peine  après 
le  début  des  travaux,  sa  famille  prit  à  cœur  de  poursuivre 
l'œuvre  si  péniblement  et  si  généreusement  commencée. 
Elle  a  droit  à  partager,  avec  l'initiateur  de  l'entreprise 
et  ses  collaborateurs,  l'admiration  des  techniciens  et  la 
reconnaissance  du  grand  public.  L'ascension  pédestre  de 
la  Jungfrau  dure  dix  heures  et  coûte  35o  francs  en  appro- 
visionnements et  en  salaire  des  guides  et  des  porteurs.  Et 
que  de  dangers  font  courir  à  ceux  qui  l'entreprennent  les 
précipices,  les  crevasses,  les  avalanches,  qui  les  guettent 
à  chaque  pas  pour  les  jeter  aux  abîmes  !  Or,  voici  qu'on 
s'offre  à  y  transporter  tout  le  monde  à  moindres  frais  et 
surtout  sans  fatigue  et  sans  danger.  Libre  aux  touristes 
hardis  ou  téméraires  de  dédaigner  le  rail  ;  mais  combien 
d'autres  seront  heureux  d'en  profiter  !  Aussi,  les  adver- 
saires de  la  première  heure  sont-ils  revenus  aujourd'hui  à 
des  sentiments  moins  hostiles,  voire  à  des  sentiments 
favorables,  maintenant  que  les  travaux  suivent  leur  cours 
normal  et  que  le  succès  paraît  certain.  Quelques-uns  même 
se  livrent  à  une  admiration  enthousiaste  et  n'hésitent  pas  à 
placer  M.  Guyer-Zeller  au  rang  des  gloires  de  l'Helvétie. 

Description  du  tracé.  —  Le  point  de  départ  de  la  ligne 
est  la  station  de  la  petite  Scheidegg  du  chemin  de  fer  de  la 
Wengernalp,  située  à  2064  mètres  d'altitude  (PI.  I,  fig.  i)- 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGPRAU. 


175 


Les  touristes  s  y  rendent,  d'ordinaire,  d'Interlaken,  par  les 
chemins  de  fer  de  TOberland  bernois.  La  ligne  se  bifurque 
à  Zweilùtschinen  et  aboutit  d'une  part  à  Lauterbrunnen 
au  sud,  d'autre  part,  à  Grindelwald,  à  l'est  (fig.  2). 


Fig.  2.  —  Les  lignes  d'accès  au  chemin  de  fer  cleclhque  de  la  Jnngfrau. 

Le  chemin  de  fer  de  la  Wengernalp  réunit  ces  deux 
localités  en  passant  par  la  station  de  la  petite  Scheidegg. 
C'est  le  long  de  la  section  de  Wengen  à  la  petite  Schei- 
degg que  l'on  jouit  des  plus  belles  vues  d'ensemble  de 
TEiger,  du  Mônch  et  de  la  Jungfrau. 

A  partir  de  la  petite  Scheidegg,  la  ligne  se  dirige  vers 
l'ouest,  passe  à  côté  du  Fallbodenhubel,  et,  sauf  un  petit 


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176 


REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


tunnel  qu'elle  traverse,  court  à  ciel  ouvert  jusqu'au  bord 
du  glacier  de  TEiger  (Eigergletsche^^J  (P\.  Il,  fig.  3);  c'est 
là  que  commence  le  souterrain. 

La  ligne  actuellement  en  exploitation  se  dirige  vers 
Test,  le  long  de  la  paroi  de  TEiger,  jusqu'à  la  station 
iVEigei^wand,  d'où  elle  s'infléchit  vers  le  sud,  en  une 
courbe  de  cinq  cents  mètres  de  rayon,  pour  atteindre  la 
station  d'Eismee^'  {lAg.  4). 

De  la  première  station  en  galerie,  Kothstock,  on  peut 


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Fig.  4.  —  Le  tracé  du  chemin  de  fer  électrique  de  la  Jungfrau. 

Lôgendc  : Section  à  ciel  ouvert. 

Tunnel  en  exploiiaiion  (1005  . 

Tunnel  projeté. 

atteindre  le  sommet  du  Rothstock,  situé  à  2668  mètres 
d'altitude,  par  un  chemin  taillé  dans  le  roc.  La  station 
iVEigericand,  ouverte  aux  touristes  depuis  deux  ans,  est 
située  au  kilomètre  2,4  dans  le  souterrain  (PI.  111,  fig,  5). 
Elle  est  creusée  dans  le  roc,  et  se  compose  d'une  grande 
salle,  dont  la  voûte  est  supportée  par  des  piliers. 

Mais  la  station  souterraine  la  plus  importante  est  celle 
iXEismeer  (PI.  IV.  fig.  6)  ;  elle  est  logée  dans  une  immense 
excavation  de  près  de  cent  mètres  de  longueur,  ouverte 
d'un  côté  par  de  larges  fenêtres,  pratiquées  dans  les  flancs 
de  l'Eiger,  et  d'où  la  vue  porte  sur  de  vastes  étendues  où 
pics  et  glaciers  se  partagent  ladmiration  du  touriste(Pl.V, 
Hg.  7).  Là,  et  dans  le  souterrain  même,  on  établira  des 
salles  d'attente,  des  bulfets,  voire  des  chambres  à  coucher. 


PLANCHE  II 


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III*  SÉRIE.  T.  IX. 


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178  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

pour  les  voyageurs.  Les  parois,  le  plafond  et  le  sol  seront 
revêtus  de  bois  ;  tous  les  locaux  seront  éclairés  et  chauffés 
à  1  électricité.  En  somme,  on  trouvera  dans  cette  station  et 
en  son  hôtel  tout  le  confort  moderne,  et  cela  dans  la  zone 
des  neiges  perpétuelles. 

On  sait  que  Ion  tente  actuellement  Tapplication  à  l'as- 
cension du  Wetterhorn  d'un  système  de  transport  par 
câbles,  composé  de  deux  câbles  porteurs  et  d'un  câble 
tracteur.  Ce  système  fonctionnera,  au  point  de  vue  de  la 
stabilité,  comme  un  pont  suspendu,  avec  cette  différence 
que  le  pont  tout  entier  sera  ici  en  mouvement.  Si  cette 
entreprise  donne  des  résultats  satisfaisants,  le  chemin  de 
fer  de  la  Jungfrau  emploiera  le  même  système  pour 
l'ascension  de  TEiger  en  partant  de  la  station  d*Eismeer. 

Le  conseil  technique  du  chemin  de  fer  examine  en  ce 
moment  deux  projets  bien  distincts  pour  relier  Bismeef* 
au  sommet  de  la  Jungfrau.  En  principe,  la  ligne  doit 
traverser  le  Mônch  et  passer  sous  le  col  de  la  Jungfrau  avant 
d'atteindre  le  sommet.  Le  projet  adopté  en  iSgS  (fig.  8) 
comportait  la  station  du  Mônch,  à  partir  de  laquelle 
la  ligne  était  en  contre-pente  pour  le  passage  du  col. 
Mais  cette  contre-pente  présente  l'inconvénient  de  laisser 
les  locomotives  en  panne  en  plein  tunnel,  en  cas  d'arrêt  du 
courant  électrique.  C'est  pour  éviter  cet  inconvénient  que 
l'on  a  proposé,  en  1902,  de  supprimer  la  station  du  Mônch, 
et  de  relier  la  station  (VBismcer  au  col  de  la  Jungfrau  par 
un  tracé  direct  h  faible  rampe  (fig,  9).  Dans  ces  conditions, 
si  le  courant  venait  à  manquer,  les  trains  pourraient 
redescendre  à  la  station  inférieure  par  le  seul  effet  de  ht 
pesanteur.  Toutefois,  le  projet  primitif  conserve  des  par- 
tisans. Ils  préconisent  l'établissement  de  la  station  du 
Mônch  (366o  mètreS;  sur  une  esplanade,  singulièrement 
favorisée  au  point  de  vue  climatérique,  car  la  neige  ne 
s'y  rencontre  que  sous  une  faible  épaisseur.  Les  dimensions 
du   plateau    suffisent   d'ailleurs   à   l'établissement   d'une 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU. 


179 


Station,  d'un  hôtel  et  même  d'une  remise  pour  le  service  du 
chemin  de  fer. 

Les  travaux  ont  été  arrêtés  à  la  fin  du  mois  de  novem- 
bre, afin  de  permettre  au  conseil  technique  du  chemin  de 
fer  de  fixer  le  choix  du  tracé  qu'il  conviendra  d'adopter. 

Le  projet  de  la  station  du  col  de  la  Jungfrau  (Jung- 
fraujoch)  prévoit  deux  percées  latérales,  dirigées  l'une  au 
nord,  l'autre  au  sud,  et  qui  permettraient  aux  touristes 
l'accès  facile  des  glaciers  de  la  Concordia,  de  l'Aletsch  et 
de  TEggis. 

Au  delà   du  col  de  la  Jungfrau,  le  tracé  se  continue 


Fij;.  9.  —  Nouveau  tracé  du  chemin  de  fer  de  la  Jungfrau  (1902). 


dans  les  flancs  de  la  montagne,  pour  déboucher  sur  une 
esplanade  située  à  74  mètres  en  contre-bas  du  sommet. 
Cette  esplanade,  comme  celle  du  Monch,  n'est  jamais  en- 
combrée par  les  neiges  ou  les  glaces  et  se  prête  à  l'éta- 
blissement facile  d'une  station  et  d'un  hôtel.  Enfin,  un 
ascenseur  vertical  transportera  les  touristes  au  sommet 
de  la  Jungfrau. 

Un  tracé  direct  à'Eigergleischer  à  Jungfravjoch  a  été 
étudié,  qui  réduisait  la  longueur  du  tunnel  de  deux  kilo- 
mètres environ  ;  il  a  été  abandonné  à  cause  de  la  difficulté 
que  l'on  eût  rencontrée  à  percer  des  galeries  latérales 
d'évacuation  des  déblais  dans  les  flancs  nord  de  TEiger  et 


i8o 


REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


du  Mônch,  sillonnés  d'avalanches  et  couverts  de  glaciers. 
Ces  galeries  latérales  ont  été  pratiquées,  dans  le  projet 
en  exécution,  partout  où  le  tunnel  se  rapproche  de  la 
paroi  de  la  montagne  :  elles  assurent  la  bonne  aération 
du  souterrain,  tout  en  facilitant  l'évacuation  des  déblais. 
Nous  avons  réuni  dans  le  tableau  suivant  les  traits 
caractéristiques  principaux  des  deux  projets  soumis  au 
conseil  technique. 


STATIONS 


ALTITUDE 


DISTANCE 

DU  POINT  DE 

DÉPART 


DISTANCE 

d'une  STATION 

A  L'AUTRE 


Ligne 


mètres 


mètres 


mètres 


RAMPE 
MAXIMUM 

millimètres 
par  mètre 


Ligne  exploitée 

1  Petite  Scheidepg.  . 

2  Eigergleischer .  .  . 

3  Eigerwand 

4  Eismeer 

4^  tracé  projeté 
A    Eismeer 

5  Monch 

6  Jungfraujoch  .  .  .  . 

7  Ijungfrau  (plateau). 


2  064 


Jungfrau  (sommet) 
^  tracé  projeté  \ 

Eismeer 3  161 

Jungfraujoch.  ...  3396 

Jungfrau  (plateau).  I  4  003 

Jungfrau  (sommet)  ;  4  167 


2523 

2868 

3  161 

3  161 

3  5S0 

3  396 

4  093 

4167  ; 

0 

2  015 

3  535 
5  515 


5515 

7  946 

9  657 

12  443 

12  445 

5515 

9  400 

12  200 

12  200 


2015 
1520 
1980 


2431 
I        1711 

2  786 
I    74  fi  kiilrir 

3885 
28Ô0 
4  re  kiilror 


I' 


»0 
280 
250 

150 

-100 

350 

« 

66 
280 


PLASCUE  ni 


S 


I 

ô 


i 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRA.U.  l8l 


1.    CONDITIONS    SANITAIRES    ET    ESTHÉTIQUES 

Parmi  les  objections  formulées  contre  le  chemin  de  fer 
de  la  Jungfrau,  il  faut  rappeler  celles  qui  ont  trait  aux 
conditions  sanitaires  et  esthétiques  ;  elles  méritent  de 
retenir  l'attention,  ne  fût-ce  que  pour  constater  que  cette 
entreprise,  comme  toute  grande  œuvre,  a  fourni  l'occasion 
de  mettre  au  point  plus  d'une  question  intéressante. 

Les  conditions  sanitaires  se  rattachent  au  mal  de  mon- 
tagne, et  réclament  la  solution  de  la  question  suivante  : 

La  santé  d'un  homme  bien  portant,  élevé  en  deux 
heures  et  sans  fatigue,  de  2000  à  4000  mètres  d'altitude, 
ne  souffrira-t-elle  pas  de  la  rapide  variation  de  la  pression 
atmosphérique  qui  en  sera  la  conséquence  ? 

Le  comité  central  du  Club  alpin  suisse  attribue  le  mal 
de  montagne  à  trois  causes  principales  :  un  régime  ali- 
mentaire mal  compris,  le  surmenage  qu'entraîne  une 
marche  fatigante,  enfin  l'abus  des  excitants  alcooliques. 
M.  l'ingénieur  topographe,  S.  Simon,  partage  cet  avis. 

Si  nous  consultons  les  aéronautes,  nous  entendons 
M.  E.  Spelterini  déclarer  qu'il  n'a  observé,  au  cours  des 
460  voyages  aériens  qu'il  a  entrepris,  aucun  malaise 
parmi  les  huit  cents  voyageurs,  dont  bon  nombre  de 
dames,  qui  l'accompagnaient  dans  ses  ascensions  ;  et 
cependant,  il  a  dépassé  fréquemment  la  hauteur  de  4000 
mètres,  il  lui  est  même  arrivé  d'atteindre  celle  de  6140 
mètres  (1). 

M.  le  docteur  P.  Regnard,  dans  une  conférence  donnée 


;l)  Au  cours  des  ascensions  de  Glaisher  (5  septembre  1862)  et  de  Tissan- 
dier,  Sivel  et  Crocé  (le  15  avril  1875),  où  il  y  eut  accidents  graves  et  morts 
par  asphyxie,  les  hauteurs  atteintes  furent  respectivement  de  8838  et  8600 
mètres. 


l82  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

à  la  Société  de  Biologie  de  Paris  (i),  émet  une  opinion 
rassurante,  fondée  sur  l'expérimentation. 

Le  savant  professeur  considère  comme  inexactes  les 
deux  opinions  extrêmes  qui  attribuent  exclusivement  le 
mal  de  montagne  soit  à  la  dépression  atmosphérique,  soit 
à  la  fatigue  résultant  de  la  marche.  En  etfet,  si  le  mal  de 
montagne  tenait  uniquement  à  Taltitude,  on  l'aurait  tous 
ensemble  et  chaque  fois  que  Ton  atteindrait  l'altitude 
critique.  Si  c'était  une  suite  de  la  seule  fatigue,  on  devrait 
l'avoir  en  plaine,  ce  qui  n'a  pas  lieu.  Il  est  vraisemblable 
que  le  malaise  tient  à  la  fois  aux  deux  causes  :  un  homme 
qui  s'élève  dans  l'atmosphère,  trouve,  dans  l'air  de  plus 
en  plus  raréfié  qu  il  respire,  l'oxygène  qui  lui  est  néces- 
saire en  quantité  de  plus  en  plus  faible  ;  mais,  s'il  n'exécute 
aucun  mouvement,  l'asphyxie  qui  le  menace  pourra 
lui  être  épargnée,  puisqu'il  dépense  économiquement  le 
peu  d  oxygène  dont  il  dispose.  Au  contraire,  qu'il  vienne 
à  produire  un  travail  considérable  en  élevant  son  propre 
poids  ou  en  s'agitant  inconsidérément,  Toxygène,  qui  lui 
est  mesuré  parcimonieusement,  deviendra  insuffisant,  et  le 
mal  de  montagne,  qui  n'est  qu'une  forme  particulière 
d'asphyxie,  le  terrassera  :  c'est  le  cas  de  l'alpiniste  inex- 
périmenié. 

L'expérience  suivante,  faite  par  M.  le  docteur  P.  Re- 
gnard,en  fournit  la  preuve.  Sous  une  cloche  à  vide,  il  place 
deux  cobayes  :  Tun  complètement  libre,  l'autre  enfermé 
dans  une  cage  d  écureuil,  mise  en  mouvement  par  un  petit 
moteur  électrique  à  vitesse  variable.  La  rotation  de  la 
cage  oblige  l'animal  prisonnier  à  se  mouvoir,  à  montet* 
sans  cesse  pour  éviter  de  tomber  en  avant,  en  sorte  qu'il 
accomplit  une  ascension  relative  continue.  La  vitesse  de 
rotation  est  réglée  de  telle  façon  que  l'animal  élève  son 
propre  poids  de  400  mètres  par  heure.  En  même  temps» 


(I)  Comptes  rendus  hebdomahaires  des  séances  de  la  Société  de  Biologie, 
X«  série,  tome  I,  n»  14,  pp.  305-568. 


LB  CHEMIN  DE  FER  DE  LA.  JUNQFRAU.        l83 

une  trompe  à  vide  permet  de  diminuer  lentement  la 
pression  sous  la  cloche,  où  un  manomètre  indique,  à 
chaque  instant,  sa  valeur.  Dans  ces  conditions,  tant  que  le 
manomètre  n  accuse  pas  une  dépression  correspondant  à 
l'altitude  de  3ooo  mètres,  les  deux  cobayes  semblent  éga- 
lement insensibles;  mais,  dès  que  la  dépression  s'accentue, 
le  cobaye  prisonnier  tombe  fréquemment  en  avant,  et 
donne  des  signes  manifestes  d'angoisse*  et  d'impuissance, 
tandis  que  son  compagnon  reste  absolument  calme. 

A  4600  mètres  environ  —  c'est  à  peu  près  la  hauteur 
du  Mont  Blanc  —  le  voici  qu'il  se  laisse  tomber  sur  le 
dos,  ne  remue  plus  même  les  pattes  et  se  laisse  rouler 
comme  une  masse  inerte,  alors  que  le  cobaye  libre  est 
encore  parfaitement  tranquille.  Ce  n'est  qu'à  8000  mètres 
—  hauteur  des  Himalaya  —  qu'il  s'agite,  roule  sur  le  dos, 
écume  et  ne  tarderait  pas  d'expirer  si,  à  ce  moment,  le 
rétablissement  graduel  de  la  pression  atmosphérique  sous 
la  cloche  ne  venait  ranimer  les  deux  victimes.  Les  suites 
de  l'expérience  sont  intéressantes  :  tandis  que  le  cobaye 
surmené  par  son  ascension  forcée  reste  malade  le  lende- 
main, l'autre  se  met  à  manger  moins  d'une  demi-heuie 
après  l'épreuve. 

Mais  on  ne  pouvait  évidemment  s'en  tenir  à  cette 
expérience  de  laboratoire. 

Au  sein  de  la  commission  chargée  par  le  Conseil  fédéral 
d'étudier  la  possibilité  et  les  conditions  de  l'établissement 
du  chemin  de  fer  de  la  Jungfrau,  se  trouvait  M.  le  pro- 
fesseur Kronecker,  de  Berne,  auquel  l'examen  des  con- 
ditions sanitaires  de  l'entreprise  fut  spécialement  confié. 
Avant  de  formuler  son  avis,  il  fit  en  montagne  une  série 
d'expériences  sur  des  sujets  d'âge  et  de  tempérament 
différents.  Voici  les  conclusions  du  rapport,  solidement 
documenté  et  très  intéressant,  qu'il  présenta  au  Conseil  (1). 

1°  A  une  altitude  supérieure  à  3 000  mètres,  le  mal  de 

(l)  Le  Projet  du  chemin  de  fer  de  la  Jungfrau^  examiné  au  point  de 
vue  scientifique,  technique  et  financier.  Zurich. 


184  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

montagne  atteint  tous  les  sujets,  dès  que  ceux-ci  se  livrent 
à  un  exercice  fatigant,  mais  un  même  effort,  effectué  par 
différentes  pei'sonnes,  occasionne  chez  chacune  d'elles  ce 
malaise  à  des  degrés  différents  ;  pour  beaucoup  d'indi- 
vidus, les  moindres  mouvements  peuvent  produire  des 
attaques  inquiétantes. 

2^  Les  diverses  régions  des  Alpes  ne  provoquent  pas 
avec  la  même  intensité  le  mal  de  montagne  ;  générale- 
ment, et  toutes  choses  égales  d'ailleui's,  les  sommets  sont 
moins  funestes  que  les  enfoncements  abrités. 

3°  Les  personnes  bien  portantes  supportent,  jusqu'à 
Taltitude  de  4000  mètres,  un  transport  sans  fatigue,  sans 
qu'il  en  résulte  de  malaise  notable  ou  de  danger  ap- 
préciable pour  leur  santé  ;  mais,  dès  qu  elles  se  livrent  à 
des  mouvements  brusques,  elles  éprouvent  des  symptômes 
désagréables,  même  menaçants,  de  troubles  circulatoires. 

4**  On  devrait  conseiller  à  tout  excursionniste,  inac- 
coutumé à  la  montagne,  de  ne  pas  prolonger  son  séjour  à 
la  station  du  sommet  au  delà  de  deux  ou  trois  heures. 

5°  Enfin  il  conviendrait  d'éprouver  les  qualités  de  mon- 
tagnard des  ouvriers  de  la  ligne  et  des  employés  du  che- 
min de  fer,  avant  le  début  du  travail,  et  éventuellement, 
il  fiiudrait  leur  donner  le  temps  et  l'occasion  de  s'accli- 
mater. 

De  fait,  lexpérience  réalisée,  au  cours  des  travaux,  sur 
les  ouvriers  du  chemin  de  fer  a  montré  que  non  seulement 
le  mal  de  montagne  ne  les  atteint  pas,  mais  que  les  con- 
ditions hygiéniques  sont  là-haut  particulièrement  favo- 
rables ;  les  maladies  graves  sont  inconnues  dans  ce  petit 
peuple  de  travailleurs,  privé,  pendant  la  saison  des  neiges, 
de  tout  contact  avec  le  reste  du  monde. 

Une  autre  objection  que  Ion  a  faite  au  chemin  de  fer 
de  la  Jungfrau,  s'inspire  de  considérations  esthétiques. 
Des  membres  de  l'Assemblée  fédérale  se  sont  demandé  si 
sa  construction  n'allait    pas  défigurer  la  montagne    et 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU.        l85 

enlever  aux  hautes  Alpes  le  charme  de  leur  beauté  sau- 
vage. L'appréhension  se  conçoit,  mais  elle  n'est  point 
justifiée.  La  ligne  est  ici  presqu'entièrement  construite 
en  tunnel,  elle  respecte  donc  tout  le  décor  de  la  montagne. 
Sans  doute,  elle  court  aussi  en  partie  à  ciel  ouvert,  et 
on  a  ménagé  des  ouvertures  dans  les  flancs  du  rocher  ; 
mais  vient-on  à  chercher,  des  sommets  voisins  et  Toeil 
armé  d'une  lunette,  les  stations  et  la  voie  ferrée,  on  a 
grand  mal   à  les  découvrir  ;    une  vue    de  la  paroi  de 

I  Eiger,  prise  de  la  mer  de  glace,  montre  à  peine  les 
larges  fenêtres  de  la  station  d'Eismeer. 

D'ailleurs,  on  peut  différer  d'opinion  sur  l'effet  produit  par 
un  chemin  de  fer  dans  un  paysage.  Personne  ne  niera  que 
les  vallées  de  la  Reuss  et  du  Tessin  n'aient  beaucoup  gagné 
par  la  construction  du  chemin  de  fer  du  Saint-Gothard. 

II  est  permis  d'admirer,  même  au  sein  d'un  superbe 
panorama,  l'effet  pittoresque  de  certaines  œuvres  d'art, 
et  toutes  ne  sont  pas  indignes  du  cadre  qui  les  entoure. 

Encore,  dira-t-on,  n'est-ce  pas  une  profanation  que 
d'imposer  à  la  montagne  ce  joug  de  fer  ?  Faire  l'ascension 
de  la  Jungfrau  en  voiture-salon,  est-ce  là  ce  que  demandent 
ces  milliers  de  touristes  que  les  merveilles  de  la  nature 
attirent  chaque  année  dans  ces  régions  privilégiées  ? —  A 
quoi  répond  tant  d'indignation  ?  Tous  ceux  qui,  de  nos 
jours,  courent  les  montagnes,  y  sont-ils  donc  poussés  par 
le  sentiment  de  leur  admirable  beauté  ?  Combien  n'y  en 
a-t-il  pas  qui  font  l'ascension  de  telle  cime  uniquement 
pour  la  gloriole  d'y  être  montés  ou  d'avoir  atteint  le  som- 
met en  moins  de  temps  que  d'autres,  qui  les  y  ont  pré- 
cédés ?  Combien  n'y  cherchent  qu'un  exercice  de  sport,  où 
les  muscles  seuls  ont  leur  part  ?  Personne  ne  songe  à  leur 
imposer  le  chemin  de  fer,  mais  pourquoi  le  refuser  à  tant 
d'autres,  moins  bien  musclés  mais  plus  sensibles  peut- 
être  aux  charmes  de  la  nature,  et  qui,  sans  lui,  en  seraient 
fatalement  privés  ? 

Il  est  superflu  d'insister. 


f 


l86  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


2.    ÉTUDE   GÉOLOGIQUE   DU    MASSIF    DE   LA   JUNGFRAU 

Les  études  géologiques  qu'a  nécessitées  le  tracé  du 
chemin  de  fer  de  la  JuDgfrau  ont  été  faites  par  M.  Golliez 
en  1895  et  en  1896.  Elles  ont  tout  d'abord  confirmé  la 
possibilité  du  projet  de  M.  Guyer-Zeller  et  lui  ont  apporté 
la  sanction  d'une  étude  approfondie  du  terrain  et  des 
conditions  de  réalisation.  Disons  de  suite  que  les  prévi- 
sions géologiques  de  M.  Golliez  se  sont,  jusqu'ici,  réa- 
lisées de  point  en  point.  Mais  outre  ces  données  pratiques 
indispensables,  letude  géologique  de  ce  massif,  surtout 
au  nord,  amena  M.  Golliez.  à  une  interprétation  nouvelle 
de  la  techtonique  de  la  région.  Cette  interprétation  se 
rattachait  directement  aux  hypothèses  émises  en  1882 
par  M.  Marcel  Bertrand  sur  le  double  pli  glaronnais  et 
admettait  que  les  massifs  du  nord  de  la  chaîne  de  la 
Jungfrau  étaient  formés  par  une  vaste  nappe  chiffonnée 
venant  du  Sud  et  recouvrant  les  terrains  du  Hochgebirgs- 
kalk.  Cette  opinion  devait  recevoir  la  consécration  du 
maître  lui-même  :  en  1897,  MM.  Marcel  Bertrand  et 
M.  Golliez,  étudiant  en  commun  les  chaînes  nord  entre 
la  Kander  et  le  Lac  des  Quatre  Cantons,  confirmèrent  que 
toute  cette  chaîne  est  le  résultat  d*un  énorme  recouvre- 
ment venu  du  sud. 

Déjà  M.  Balzer  avait  signalé  la  présence  d  mtercalations 
de  schistes  et  de  grès  dans  la  paroi  nord  de  la  masse  do 
THochgebirgskalk,  entre  le  Schwarzmonch  et  la  Jungfrau, 
mais  ce  fait  n  était  pas  accepté  comme  une  démonstration 
suffisante  du  plissement  secondaire  des  couches.  Les  ob- 
servations faites  dans  le  tunnel  sont  venues  la  corroborer. 
Elles  ont  permis,  en  effet,  de  constater  la  répétition  du  grès 
nummulitique  éocène,  dans  le  voisinage  des  stations  de 
Rothstock  et  d'Eigerwand  (fig.  10),  dans  des  conditions 
telles  que  Ton  put  conclure  au  chiffonnement  de  la  masse, 
en  apparence  homogène,  du  Hochgebirgskalk.  Or  le  che- 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU. 


i87 


vauchement  du  massif  de  la  Jungfraii  et  le  chiffonnement 
des  couches  qui  le  composent  sont  des  caractères  que  Ton 
retrouve  dans  la  structure  si  compliquée  du  massif  du 
Simplon.  Ce  sont  donc  des  masses  énormes  que  la  poussée 
venue  du  sud  a  refoulées  vers  le  nord,  sur  un  parcours 


Fig.  iO.  —  Coupe  géologique  du  massif  de  l'Kiger  élablie  par  une  projection 
sur  un  plan  méridien 

Légende  :  S  =  Schisles  cristallins. 
H  -=  Hochgebirgskalk. 
g  =  Grès  nummulilique  éocène. 
L  =  Lias. 
C  =  Crétacé. 

de  plus  de  cinquante  kilomètres,  pour  les  rejeter  sur  les 
terrains  sous-jacents  d'âge  plus  récent. 

Une  description  rapide  des  terrains  de  la  région  facili- 
tera Tintelligence  de  ces  bouleversements. 

Les  roches  qui  composent  le  massif  de  la  Jungfrau  et 
que  l'on  rencontre  en  suivant  le  tracé  du  chemin  de  fer  à 
partir  de  la  petite  Scheidegg,  peuvent  se  grouper  en  trois 


l88  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

complexes  nettement  définis  :  ce  sont  des  schistes  argi- 
leux, noirs^  noduleux,  le  calcaire  dit  Hochgebirgskalk,  et 
des  schistes  cristallins. 

Le  complexe  des  schistes  argileux,  très  puissant  dans 
la  chaîne  des  Scheidogg,  est  formé  de  schistes  très  lamel- 
leux,  argileux,  et  d'un  noir  de  graphite.  Les  nombreuses 
lamelles  de  mica  qui  s'y  sont  développées,  donnent  à  la 
cassure  de  la  roche  un  aspect  satiné,  qui  permettrait  de 
les  appeler  schistes  luisants  ou  lustrés.  La  présence  fré- 
quente, au  sein  des  couches,  de  rognons  de  matière  calcaire 
ou  siliceuse  de  la  grosseur  du  poing,  achève  de  justifier 
l'appellation  de  schistes  argileux,  noirs,  noduleux  donnée 
à  ces  terrains. 

Le  raccordement  de  ce  complexe  avec  son  analogue 
plus  fossilifère  des  Alpes  bernoises  occidentales  et  des 
Alpes  vaudoises,  fait  attribuer  ces  roches  au  Dogger  infé- 
rieur, ou  plutôt  au  Lias  supérieur  (aalénien),  à  cause  des 
quelques  rares  fossiles  qu  on  y  a  trouvés,  notamment  les 
ammonites  Murchisona\ 

Dans  la  chaîne  qui  nous  occupe,  ce  terrain  se  rencontre 
tout  le  long  de  la  ligne  du  chemin  de  fer  de  la  Wengern- 
aip,  depuis  Wengen  jusqu'à  la  petite  Scheidegg,  et 
jusqu'à  Grindelwald.  Ces  schistes  sont  traversés  çà  et  là 
par  des  bancs  peu  épais  du  calcaire  gris  compact  du  Hoch- 
gebirgskalk  sous-jacent.  D'après  B.  Studer,  le  fondateur 
de  la  géologie  de  ces  contrées,  le  Hochgebirgskalk  com- 
prend un  ensemble  de  calcaires,  en  bancs  de  diverses 
épaisseurs,  d'aspect  marbré  ou  de  texture  semi-cristalline. 
Ces  bancs  caractérisent  les  hautes  Alpes  bernoises,  et  Ton 
peut  dire  que  c'est  l'étude  de  la  chaîne  Eiger-Monch- 
Jungfrau  qui  a  fourni  et  justifie  l'appellation  de  Hoch- 
gebirgskalk. 

Jusqu'ici  ces  roches  avaient  été  attribuées  par  tous 
les  géologues  au  Malm,  c'est-à-dire  au  Jurassique  supé- 
rieur. M.  H.  GoUiez  croit  pouvoir  les  considérer  comme 
un  ensemble  de  terrains  compris  entre  TOxfordien  et  le 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNOPRAU.        189 

calcaire  uummulitique,  en  sorte  que,  d'après  ce  savant 
géologue,  ces  couches  s'étendraient  du  Jurassique  supé- 
rieur à  l'Éocène.  Un  point  important  pour  les  techniciens, 
c'est  la  remarquable  homogénéité  apparente  de  ce  com- 
plexe et  son  énorme  épaisseur.  Dans  cet  ensemble,  en 
eflFet,  on  ne  rencontre  que  des  calcaires  durs,  en  bancs 
épais  de  plusieurs  mètres,  ou  tout  au  moins  en  plaquettes 
difficiles  à  séparer.  Le  plus  souvent  ces  calcaires  sont  gris 
clair,  mais  on  en  rencontre  de  teinte  foncée  et  même  de 
noirâtres  et  d'aspect  marbré.  Quant  à  la  puissance  du 
Hochgebirgskalk,  on  en  juge  aisément  par  les  énormes 
remparts  calcaires  de  la  chaîne  Eiger-Mônch-Jungfrau. 
L'Eiger  lui-même,  de  sa  base  —  au  col  de  la  petite  Schei- 
degg  —  jusqu'au  sommet,  est  formé  de  ces  roches,  ce 
qui  représente  un  massif  de  plus  de  1400  mètres  de  hau- 
teur verticale,  massif,  il  est  vrai,  replié  sur  lui-même. 

Les  sommets  du  Mônch  et  de  la  Jungfrau  sont  formés 
de  roches  cristallophyliennes,  et,  en  particulier,  de  gneiss 
et  de  schistes  cristallins  dans  l'acception  générale  du 
terme.  Ces  roches  cristallines  sont  paléozoïques  et  formées 
d'un  ensemble  de  schistes  métamorphiques  micacés,  que 
l'on  trouve  dans  le  voisinage,  à  l'entrée  des  vallées  de 
Stechelberg  et  des  deux  glaciers  de  Grindelwald,  et 
même  plus  loin,  à  l'entrée  du  Valais,  du  Hasli  et  de  la 
vallée  de  la  Reuss.  Ces  schistes  micacés  représentent  des 
sédiments  puissamment  métamorphiques, traversés  par  des 
filons  de  granit  dont  l'épaisseur  est  très  variable  :  elle 
atteint  parfois  jusqu'à  vingt  mètres,  et  se  réduit  souvent 
à  une  simple  infiltration  entre  les  lames  de  micaschiste, 
pour  former  du  gneiss.  L'endomorphisme,  ou  l'influence 
des  roches  encaissantes  sur  le  magma  éruptif,  a  donné  lieu 
à  des  formations  abondantes  de  biotite,  d'amphibolite  et 
de  séricite  d'une  extrême  variété.  L'ensemble  de  ces 
roches  mérite  donc  bien  le  nom  de  schistes  granitisés  que 
l'école  moderne  lui  a  donné. 

En  somme,  le  massif  Eiger-Mônch-Jungfrau  est  donc 


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\gO  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

constitué  de  trois  ensembles  de  roches  complexes,  allant 
du  paléozoïque  jusqu'à  la  base  du  tertiaire.  Il  est  intéres- 
sant d'étudier  les  rapports  qui  relient  entre  eux  ces 
éléments  divers. 

Les  massifs  calcaires  de  l'Oberland  bernois,  en  contact 
avec  les  couches  schisteuses  qui  les  bordent  au  nord, 
soulèvent  un  des  problèmes  les  plus  importants  de  la 
géologie  de  l'Helvétie.  Le  contraste  entre  ces  deux  con- 
trées est  frappant  :  les  escarpements  formés  par  les 
terrains  calcaires  plus  récents  dominent  fièrement  les 
terrains  schisteux  plus  anciens,  qui  s'étalent  à  leurs  pieds  ; 
en  plusieurs  points,  ces  terrains  schisteux  s'enfoncent 
même  dans  les  calcaires,  et  il  était  permis  auti*efois 
d'admettre  qu'ils  pouvaient  se  raccorder  en  profondeur 
avec  les  terrains  du  même  âge,  connus  sous  le  nom  de 
Zicîschenbildungen,  et  qui  s'intercalent  plus  au  sud  entre 
le  gneiss  et  les  mêmes  calcaires. 

M.  Balzer  et  M.  Moesch  ont  étudié  chacun  de  ces  ter- 
rains séparément,  sans  envisager  leurs  rapports  mutuels. 
Le  premier  essai  de  rapprochement  fut  tenté  par  M.  A. 
Heim.  Il  fit  une  série  de  coupes  et  les  interpréta  en 
supposant  un  double  pli,  qu'il  décomposa  en  pli  du  nord 
et  pli  du  sud.  En  1882,  M.  M.  Bertrand  émit  le  premier 
l'hypothèse  d'un  énorme  pli  couché  :  la  charnière  serait 
formée  du  pli  du  nord,  alors  que  la  base  serait  composée 
du  pli  du  sud  de  M.  A.  Heim.  Cette  hypothèse  avait 
contre  elle  l'amplitude  considérable  du  mouvement  qu'elle 
suppose  et  la  difficulté  de  fixer  les  limites  de  cette  masse 
étrangère,  en  précisant  où  elle  se  termine  et  où  réap- 
paraissent les  terrains  en  place.  Aussi  fallut-il  attendre 
que  les  remarquables  travaux  de  M.  H.  Schardt,  dans 
les  Préalpes,  de  M.  Golliez  dans  les  Alpes  bernoises  et 
ceux  de  M.  M.  Lugeon  dans  le  Chablais,  eussent  démontré 
le  rôle  des  grands  d(^placements  horizontaux,  pouvant 
atteindre  jusque  cinquante  kilomètres,  pour  préparer  le 
triomphe  de  l'hypothèse  de  M.  M.  Bertrand.  Encore  la 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU.        I9I 

solution  du  problème  réclamait- elle  des  études  de  détail, 
des  observations  longtemps  et  soigneusement  répétées, 
comme  celles  de  M.  H.  Schardt,  de  M.  GoUiez  et  de 
M.  M.  Lugeon.  On  ne  les  a  pas  négligées.  Dans  leur 
mémoire  très  documenté,  MM.  Marcel  Bertrand  et  H. 
Golliez  ont  fait  faire  un  progrès  important  à  la  théorie 
des  masses  de  recouvrement  dans  la  région  de  TOberland 
bernois,  en  établissant  la  continuité  de  la  bande  nummu- 
Jitique,  entre  l'Aar  et  le  Kander,  lallure  plongeante  des 


fig.  11. —  Coupe  géologique  du  massif  Miinnlichen,  Eiger,Monch,  Jungfrau 
par  M.  H.  Golliez  (1905). 

Légende  :  S  =  Schistes  cristallins. 
H  »  Hochgebirgskalk. 

N  =  Calcaire  nummulilique  du  Fallbodenhubel. 
L  =  Lias. 
C  =  Crétacé. 

plis  au  sud  et  l'absence  de  racine  pour  une  partie  au  moins 
des  massifs  situés  au  nord  (Groupe  de  Schilthorn)  (i). 
On  ne  peut  dire  toutefois  que  le  problème  soit  définitive- 
ment résolu.  Mais  il  faut  ajouter  que  la  démonstration  du 
chiffonnement  des  assises,  fournie  par  le  percement  du 
tunnel  de  la  Jungfrau,  sans  présenter  le  caractère  d'une 
preuve  décisive,  fournit  cependant  un  témoignage  favo- 
rable à  l'hypothèse  de  M.  H.  Golliez  et  aidera  cer- 
tainement l'étude  du  massif  des  hautes  Alpes  bernoises.  La 

(!)  Les  Chaînes  septentrionales  des  Alpes  bernoises.  Buij.BTm  de  la 
Soc.  GÉOL.  DE  France,  5«  série,  t.  XXV. 


192  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

simple  comparaison  des  coupes  géologiques  de  M.  H.  Gol- 
liez  fait  voir  les  progrès  accomplis,  grâce  au  percement 
du  tunnel,  dans  la  connaissance  de  la  structure  intime  du 
massif  (fig.  8  et  11). 

Mais,  la  nature  géologique  des  terrains  traversés  par  le 
nouveau  chemin  de  fer  nous  intéresse  ici  à  un  autre  point 
de  vue  encore.  Dans  l'établissement  d'un  ouvrage  d'art 
dans  les  conditions  et  de  l'importance  du  tunnel  de  la 
Jungfrau,  la  question  des  matériaux  de  construction  est 
capitale,  et  le  fait  que  la  voie  souterraine  a  ici  une  lon- 
gueur considérable,  la  rend  plus  importante  encore  :  il  est 
manifestement  avantageux  d'éviter  les  maçonneries,  d'un 
prix  toujours  élevé.  Mais  il  faut  que  les  terrains  s'y 
prêtent. 

Les  travaux  effectués  dans  les  schistes  noirs  nodu- 
leux  sont  tous  à  ciel  ouvert  :  nous  n'avons  pas  à  nous  en 
occuper. 

Le  tunnel  traverse,  dès  son  origine  et  sur  la  plus 
grande  partie  de  son  parcours,  les  calcaires  du  Hoch- 
gebirgskalk.  Dans  la  section  achevée  du  souterrain,  les 
parois  se  maintiennent  parfaitement  sans  aucun  revête- 
ment en  maçonnerie.  Ces  résultats  répondent  aux  prévi- 
sions de  M.  H.  Golliez,  qui  avait  été  appelé  à  se  pronon- 
cer sur  cette  question  importante  (1).  L'avis  de  l'éminent 
géologue  se  basait  sur  la  façon  dont  la  roche  se  comporte 
dans  la  montagne  et  au  laboratoire.  Ainsi,  dans  la 
région  de  TEiger,  partout  où  règne  le  Hochgebirgskalk,  se 
dressent  des  parois  tellement  abruptes  que  la  neige  même 
a  peine  à  s'y  fixer  ;  cependant  les  éboulis  sont  très 
rares  à  leur  base,  ce  qui  prouve  bien  qu'elles  résistent  vic- 
torieusement aux  agents  atmosphériques.  Près  de  Lauter- 
brunnen,  la  grande  paroi  d'où  tombe  le  Staubbach  est 
faite  de  Hochgebirgskalk.  Les  célèbres  gorges  de  l'Aar 
sont  taillées  dans  les  mêmes  calcaires.  Tous  les  touristes 

(!)  H.  Golliez,  Uésumé  des  études  géologiques  du  tracé  du  chemin 
de  fer  de  la  Jungfrau,  concession  :  (iuyer-Zciler.  Zurich. 


PLANCHE  IV 


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LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGPRAU.        IqS 

admirent  ces  murailles  qui  résistent  fièrement  à  mille  causes 
de  destruction,  et  conservent  leur  allure  verticale  sur  une 
hauteur  considérable.  D  autre  part,  les  essais  de  désagré- 
gation, pratiqués  au  laboratoire  sur  des  échantillons  de  ces 
roches,  n'ont  donné  aucune  trace  de  gélivité.  La  nature 
apporte  donc  à  Tart,  dans  le  percement  du  tunnel  de  l.i 
Jungfrau,  un  généreux  concours. 

La  dernière  section  du  souterrain  sera  construite  dans 
les  schistes  cristallins  et  les  gneiss.  Ces  roches  sont  moins 
homogènes  que  les  calcaires  ;  elles  permettront  cependant 
de  tenter  l'essai  d*un  passage  sans  revêtement  en  maçon- 
nerie. Il  est  possible  que  la  traversée  des  gneiss,  en  bancs 
suflBsamment  épais,  se  fasse  comme  celle  du  Hochgebirgs- 
kalk;  mais  il  sera  prudent  de  recourir  à  la  maçonnerie  dans 
la  traversée  des  couches  plus  schisteuses  et  plus  feuilletées. 

Remarquons  enfin  que  c'est  aux  variations  de  tempéra- 
ture surtout  qu'est  due  la  désagrégation  des  roches. 
Or,  si  Ion  excepte  une  couche  superficielle  de  faible 
épaisseur,  nous  allons  voir  que  les  roches  du  tunnel  se 
maintiennent  à  une  température  presque  invariable. 


3.  THERMIQUE  DU  SOL  DANS  LE  TUNNEL 

Dans  les  sections  du  tunnel  actuellement  ouvertes  à 
l'exploitation,  les  observations  thermométriques  n'auraient 
présenté  qu'un  médiocre  intérêt  ;  aussi  ne  les  entre- 
prendra-t-on  qu'au  delà  de  la  station  d'Eismeer,  lorsque 
le  souterrain  pénétrera  dans  la  zone  des  températures 
aériennes  franchement  négatives.  L'utilité  de  ces  obser- 
vations se  conçoit  aisément  :  elles  fournissent  des  ren- 
seignements précieux  sur  la  distribution  des  températures 
à  l'intérieur  du  sol,  et  un  contrôle  nécessaire  aux  pro- 
cédés empiriques  auxquels  on  est  généralement  réduit 
pour  les  calculer.  Nous  suivrons,  dans  notre  exposé, 
letude  de  M.  GoUiez. 

MleSÉRIE.  T.  JX.  13 


I 


ig4  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

On  sait  que  Ton  détermine  la  température  probable,  à 
une  profondeur  donnée,  en  une  région  déterminée,  en 
recourant  aux  données  suivantes  :  la  température  moyenne 
annuelle  de  l'air,  la  profondeur  de  la  couche  à  tempéra- 
ture constante,  et  la  valeur  du  degré  géothermique  ap- 
plicable dans  la  région  considérée. 

Ces  données  ne  sont  pas  directement  fournies  par 
Tobservation,  mais  elles  s'en  déduisent  avec  une  approxi- 
mation plus  ou  moins  grande  et  de  diverses  façons.  Ainsi, 
la  température  moyenne  annuelle  de  l'air  dans  une 
région  de  niveau  supérieur  à  celle  où  des  observations 
ihermométriques  ont  été  faites,  s  évalue  par  l'application 
de  la  loi  de  la  décroissance  de  la  température  avec  l'alti- 
tude dans  ces  contrées,  à  partir  d'une  origine  d'altitude 
et  de  température  moyenne  annuelle  connue. 

Nous  appelons  degré  aéroihermique  d'une  région 
donnée,  la  variation  d'altitude  entraînant  une  diminution 
d'un  degré  dans  la  température  de  lair  à  un  instant 
déterminé. 

Les  obsei'vations  météorologiques  ont  permis  d'évaluer 
le  deg7x  aéroihermique  moyen  annuil  dans  les  Alpes  : 
il  vaut  170  mètres;  en  n'utilisant  que  les  observations 
faites  en  été,  il  se  réduit  à  148  mètres,  et  il  atteint,  pour 
celles  de  Thiver,  jusque  222  mètres. 

Quant  à  la  température  prise  comme  point  de  repère, 
il  y  a  manifestement  avantage  à  la  choisir  à  une  altitude 
aussi  élevée  que  possible,  puisque  l'on  diminue  ainsi 
Terreur  qu'entraîne  l'introduction  dans  les  calculs  d'une 
valeur  plus  ou  moins  exacte  du  degré  aérothermique. 
D'autre  part, il  importe  aussi  que  cette  température  initiale 
puisse  être  contrôlée  par  un  grand  nombre  d'observations. 
Ce  sont  ces  raisons  qui  ont  amené  M.  GoUiez  à  choisir, 
pour  point  de  repère,  le  Saint-Bernard,  situé  à  l'altitude 
de  2478  mètres  et  dont  la  température  moyenne  annuelle, 
déduite  d'une  série  de  vingt-sept  années  d'observation, 
peut  être  fixée  à  — 1**,76. 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGPRAU.        I  g5 

La  température  moyenne  annuelle  au  sommet  de  la 
Jungfrau  a  été  déterminée,  par  le  calcul,  de  deux  façons 
différentes.  En  adoptant  le  degré  aérothermique  moyen 
annuel  de  170  mètres,  à  partir  du  Saint-Bernard,  et  les 
caractéristiques  du  point  d'origine  que  nous  venons  de 
donner,  on  trouve  — 1  i^'yôg.  Des  calculs  analogues,  effec- 
tués sur  le  degré  aérothermique  mensuel  fourni  par  les 
observations  météorologiques  des» Alpes,  et  sur  les  tem- 
pératures moyennes  correspondantes  observées  au  Saint- 
Bernard,  donnent — 12*", 2.  L'écart,  on  le  voit,  est  peu 
considérable. 

La  température  moyenne,  en  été,  au  sommet  de  la 
Jungfrau,  serait  de  — 5*^,5,  valeur  très  voisine  de  celle 
observée  au  sommet  au  Mont-Blanc  (  —  5"*  à — 6°)  par 
M.Vallot.  Le  diagramme  ci-joint(fig.  12)  montre  nettement 
Tallure  des  résultats  du  calcul  relatifs  à  la  détermination 
théorique  de  la  température  moyenne  annuelle  et  de  la 
température  mo3^enne  de  Tété,  le  long  de  la  paroi,  dans 
le  voisinage  du  tunnel.  Ce  même  tableau  donne,  en  outre, 
les  températures  correspondantes  dans  le  souterrain. 
Nous  allons  en  dire  un  mot. 

On  savait  que  la  profondeur  de  la  couche  du  sol  à 
température  constante  est  peu  considérable  dans  ces 
régions  élevées,  que  Ton  a  assimilées  aux  contréos  sep- 
tentrionales. Mais,  dans  ce  domaine  des  neiges  perpé- 
tuelles, il  fallait  se  rendre  compte  de  l'influence  de  l'épais 
manteau  d'hermine  qui  recouvre  le  sol.  Les  sondages, 
effectués  au  sommet  du  Mont-Blanc  sous  la  direction  de 
M.  l'ingénieur  Imfeld,  et  les  observations  de  M.  Vallot 
ont  confirmé  cette  conclusion  formulée  pour  la  première 
fois  par  M.  GoUiez,  que  la  glace  fonctionne  comme  le  sol 
au  point  de  vue  thermique,  c'est-à-dire  qu'elle  possède 
également  une  couche  à  température  constante,  au  voisi- 
nage de  la  surface.  La  profondeur  moyenne  de  cette 
couche  à  température  constante,  mesurée  à  partir  de  la 
surface,  serait,  dans  le  sol  comme  dans  la  glace,  de  6  à 
10  mètres  environ  dans  ces  régions. 


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LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU.        I97 

L'expérience,  faite  au  Simplon  (i)  a  montré  rextréme 
variabilité  du  degré  géothermique  due  à  la  structure  des 
terrains  et  surtout  aux  venues  d'eau.  Celles-ci  ne  sont  pas 
à  craindre  ici,  grâce  à  la  température  relativement  basse 
qui  y  règne  ;  et,  de  fait,  la  traversée  de  l'Eiger,  aujour- 
d'hui terminée,  s'est  accomplie  dans  un  roc  absolument  sec. 

Afin  d'être  fixé,  au  moins  d'une  manière  approchée, 
sur  les  températures  t  que  l'on  devait  s'attendre  à  ren- 
contrer dans  le  souterrain,  on  les  a  calculées  par  les 
formules  de  Stapff,  soit  en  fonction  de  la  hauteur  verticale 
du  sol,  A,  on  a  alors  /  =  9  +  0,02079  ^  î  ^^^^  ^^  fonction 
de  la  plus  courte  distance  d  à  la  paroi,  ce  qui  donne 
/'  =  9'  +  0,02159  ^'  l^^ï^s  ces  formules,  t  et  (  sont  les 
températures  du  point  d'affleurement  de  la  hauteur  verti- 
cale h  et  de  la  plus  courte  distance  d,  La  valeur  du 
degré  géothermique  supposée  est  de  47  mètres  environ. 
Les  résultats  du  calcul  des  températures  t  et  i  dans  le 
souterrain,  fournis  par  ces  formules,  sont  donnés  dans  le 
diagramme  (fig.  12).  De  ces  deux  températures  du  sol  au 
niveau  du  tunnel,  c'est  à  celle  que  donne  l'emploi  de  la 
plus  courte  distance  qu'il  convient  d'attribuer  le  plus 
d'importance,  car  le  tunnel  longe  souvent  les  parois  de 
rochers  à  quelques  mètres  seulement.  D'ailleurs,  les  deux 
déterminations  auront  leur  valeur  dans  l'étude  thermique 
de  chaque  point  particulier.  On  remarquera  que  la  courbe 
qui  traduit  ces  données  met  nettement  en  évidence  ce 
fait  important  :  dans  la  majeure  partie  du  tunnel,  la 
température  sera  inférieure  à  zéro  degré  centigrade.  Que 
peut-on  prévoir  de  l'influence  de  ces  basses  températures 
sur  la  désagrégation  des  roches,  et  quelles  conditions 
imposent-elles  à  la  construction  du  tunnel  et  de  la  voie  ? 

Au  sein  même  du  tunnel,  la  température  restera  sensi- 
blement stationnaire,  grâce  à  sa  situation  dans  les  couches 

(OH.  Schardt,  Les  Résultats  scientifiques  du  percement  du  tunnel 
du  Simplon^  géologie-hydrolo^ie-thermiqae.  Bulletin  technique  db  la 
Suisse  romande,  Lausanne,  1905. 


igS 


REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


profondes  du  sol,  et  à  la  petitesse  vraisemblable  des 
variations  que  leur  fera  subir  le  mouvement  de  l'air  dû 
ii  la  ventilation  naturelle  et  à  l'exploitation  du  chemin  de 
fer.  Dès  lors,  on  n'a  pas  à  redouter  les  effets  désastreux 
des  variations  brusques  et  considérables  de  la  température 
sur  ces  roches,  d'ailleurs  si  résistantes  et  si  peu  gélives. 
Au  voisinage  de  l'orifice  et  aux  stations  d'Eigerwand 
et  d'Eismeer,  la  température  subira  manifestement  des 
fluctuations  quotidiennes,  mais  la  ventilation  naturelle  en 


JTor.r 


Fig.  iô.  —  Profil  en  travers  du  massif  au  col  de  la  Jungfrau. 

resserrera  les  limites,  et  elles  seront  inoffensives,  tous  ces 
points  étant  situés  en  plein  massif  de  l'Hochgebirgskalk, 
dont  nous  connaissons  la  résistance  à  la  désagrégation. 

Quant  à  l'influence  de  la  température  du  sol  sur  les 
constructions,  elle  est  plutôt  favorable,  puisqu'au  delà  de 
la  station  d'Eismeer,  le  souterrain  tout  entier  restera  à 
une  température  inférieure  à  zéro,  en  sorte  que  les  tra- 
vaux de  maçonnerie,  l'édification  des  bâtiments,  la  pose 
do  la  voie,  se  feront  sur  roc  gelé. 

Une  difficulté  se  présente  pour  le  passage  sous  le  col 
de  la  Jungfrau  dont  le  flanc  sud  est  complètement  couvert 
do  glaciers  (fig.  i3).  A  quelle  profondeur  convient-il  de 


PLANCHE  V 


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LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNOPRAU. 


199 


construire  le  tunnel  pour  le  maintenir  dans  le  roc  ?  Au 
début  des  travaux,  on  projetait  d'exécuter  des  sondages 
dans  le  glacier  de  la  Jungfrau  pour  déterminer  son  épais- 
seur. Ils  n'ont  pas  été  faits  jusqu'ici.  Le  comité  technique 
du  chemin  de  fer  se  propose  même  de  s'en  passer. 
L'épaisseur  du  glacier  sera  déterminée  le  long  de  l'arête 
nord  du  col,  à  peu  près  verticalement  au-dessus  du  sou- 
terrain. On  descendra  les  observateurs  le  long  de  cette 
paroi  jusque  sur  le  roc.  D'après  les  évaluations  déjà  faites 
par  M.  GoUiez,  l'épaisseur  de  la  glace  au  col  serait  de 
75  à  100  mètres.  Le  tunnel  étant  beaucoup  plus  bas,  il  se 
maintiendra  sûrement  dans  le  roc. 

Aucune  difficulté  ne  se  présente  au  sommet  même  de  la 
Jungfrau.  Le  roc  affleurant  s'y  montre  à  8  mètres  plus  bas 
que  le  sommet  proprement  dit,  et  à  5o  mètres  environ  en 
arrière.  Il  ne  faut  toutefois  se  faire  aucune  illusion  sur  les 
promenades  que  le  touriste  pourrait  faire  sur  le  sommet  : 
il  est  vertigineux.  C'est  une  lame  de  roc  et  de  neige  à 
paroi  verticale  au  nord,  à  pente  effroyablement  raide  au 
sud.  L'ascenseur  vertical,  qui  débouchera  dans  les  rochers, 
se  terminera  en  tourelle  avec  plateforme  de  laquelle  le 
touriste  pourra  jouir,  en  toute  sécurité,  de  l'incomparable 
spectacle  du  sommet  de  la  Jungfrau. 


4.  TRAVAUX  DE  TRIANGULATION  EXÉCUTÉS  POUR  LE  TRACÉ 
DE  l'axe  DU  TUNNEL 

Deux  méthodes  distinctes  ont  été  appliquées  pour  déter- 
miner la  direction  du  percement  :  les  procédés  ordinaires 
de  la  topographie  et  la  métrophotographie  ou  la  photo- 
grammétrie  des  Allemands.  L'une  et  l'autre  de  ces 
méthodes  exigeaient  que  la  région  traversée  par  le  souter- 
rain fût  d'abord  couverte  d'un  réseau  de  triangles, 
s'appuyant  sur  les  principaux  sommets  voisins.  On  y  a 
joint    six   signaux   sur   le   flanc   nord-est    de   la   petite 


200  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Scheidegg,  et  une  série  d'autres  signaux,  disposés  sur  la 
paioi  de  FEiger  et  du  Mônch  longée  par  le  chemin  de 
fer,  aux  endroits  prévus  pour  les  stations  et  en  quelques 
points  intermédiaires  correspondant  aux  galeries  latérales 
d'évacuation  des  déblais. 

C'est  M.  le  professeur  C.  Koppe,  chargé  jadis  des  tra- 
vaux de  triangulation  au  tunnel  du  Saint-Gothard,  qui  a 
inauguré  le  travail  en  y  employant  la  métrophotographie. 
Après  avoir  établi  un  canevas,  en  y  comprenant  les  signaux 
correspondant  à  la  station  voisine  de  l'orifice  du  tunnel  (i), 
il  a  calculé  toute  cette  partie  du  réseau  après  l'avoir  rat- 
tachée à  une  petite  base  de  1 72^,81,  mesurée  sur  le 
plateau  de  la  gare  de  la  petite  Scheidegg.  Le  système  de 
coordonnées  rectangulaires  qu'il  avait  adopté  avait  la 
base  pour  axe  des  x,  et  pour  axe  des  y  une  perpendiculaire 
k  cette  base,  le  plan  fondamental  étant  le  plan  horizontal 
passant  par  le  plateau  de  la  petite  Scheidegg.  Après  une 
saison  passée  sur  le  terrain,  M.  C.  Koppe  dut  renoncer  à 
poursuivre  son  travail,  sa  santé  ne  lui  permettant  pas 
d'aiFronter  les  excursions  dans  la  haute  montagne.  Le 
travail  fut  alors  confié  à  M.  l'ingénieur  F.  Gianella.  Dans 
le  but  d'éviter  les  erreurs  qui  se  sont  produites  lors  du 
percement  du  Saint-Gothard,  par  suite  de  l'altitude  trop 
élevée  de  la  base,  mesurée  dans  la  plaine  resserrée  d'An- 
dermatt,  M.  F.  Gianella  rattacha  le  réseau  de  M.  C.  Koppe 
à  la  triangulation  fédérale  suisse  et,  notamment,  aux 
signaux  du  second  ordre  des  environs,  le  Schilthorn 
(2974  mètres),  le  Mannlichen  (2345  mètres),  le  Faulhorn 
(2684  mètres)  et  le  Schwarziiorn  (2930  mètres)  (fig.  14). 
En  outre,  il  réduisit  au  niveau  de  la  mer  la  triangulation 
de  M.  C.  Koppe,  projetée,  nous  Tavons  dit,  sur  l'horizon 
du  plateau  de  la  petite  Scheidegg,  afin  de  pouvoir  adopter 

(l)  Die photogrammetrischen  Sludien  und  deren  Vertoertung  beiden 
Vorarbeiteii  fur  eine  Jungfraubakn,  von  D""  C.  Koppe.  Schweizbrischb 
Bauzeitung,  Bd.  XXVll,  no"  55,  24  ei  25.  —  Photogrammetrische  Arbeiien 
fur  die  Jungfraubahn,  von  D'  C.  Koppe.  Ibio.,  Bd.  XXVHI,  n»»  U  et  It. 


LE  CHEMLN  DE  FER  DE  LA  JUNGPRAU. 


20 1 


les  coordonnées  fédérales,  dont  Taxe  des  x  est  dans  le 
plan  méridien  et  Taxe  des  y  dans  le  plan  d'un  petit  cercle 
terrestre. 

Un  signal  placé  au  sommet  de  TEiger  (SgyS  mètres). 


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^Utttlmt'Jt^i 


Echelle  : 


250  000 
Fig.  14.  —  Carie  de  la  triangulation  exécutée  pour  le  tunnel  de  la  Junjçfrau. 

Légende:  .  Section  du  chemin  de  fer  à  ciel  ouvert. 

Section  achevée  du  tunnel. 

Section  «lu  tunnel  à  construire. 

^=  sommets  et  trianjïles  du  réseau  fédéral. 

A—  sommets  el  triangles  pour  la  triangulation  du  tunnel. 

bien  déterminé  par  rapport  aux  quatre  points  fédéraux 
indiqués  précédemment,  a  permis  de  relier  entre  eux  et  au 
réseau  fédéral  du  second  ordre  les  deux  séries  de  triangles 
qui  s'étendent  sur  les  flancs  nord  et  sud  du  massif. 
Le  réseau  de  la  triangulation  étant  ainsi  parfaitement 
déterminé,  on  a  choisi  les  orifices  et  le  tracé  du  tunnel  de 


202  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

façon  à  ne  pas  sortir  de  la  montagne,  et  le  calcul  a  achevé 
de  déterminer  la  position  exacte  des  stations  et  des  ori- 
fices latéraux  par  rapport  au  canevas  de  la  triangulation. 
Enfin,  on  a  fixé  sur  le  terrain,  à  laide  de  signaux,  ces 
positions  des  stations  et  des  orifices.  La  vérification  s'est 
faite,  aisément  à  Taide  de  nouveaux  levés,  exécutés  sur 
l'ensemble  de  tous  les  anciens  sommets  et  signaux,  et  sur 
les  treize  nouveaux  sommets  et  les  signaux  déterminés 
par  le  calcul.  Ce  travail  de  vérification  a  été  exécuté  par 
M.  le  professeur  F.  Zwicky. 

Les  signaux  placés  au  sommet  des  montagnes  sont  for- 
més de  deux  planchettes  en  croix,  fixées  sur  une  perche, 
solidement  bétonnée  dans  la  roche.  Sur  les  parois  presque 
verticales,  on  a  fait  usage  d'échiquiers  à  quatre  carreaux, 
blanc  et  rouge,  fixés  par  un  boulon  en  fer  scellé  au  centre. 
Comme  il  convenait  de  faire  à  la  fois  des  levés  d'azimut 
et  des  levés  en  hauteur,  on  a  employé  un  théodolite  à 
répétition.  Le  cercle  horizontal  mesurait  200  millimètres 
de  diamètre  ;  il  avait  quatre  veriiiers  qui  permettaient 
d'effectuer  les  lectures  de  5"  en  5".  Le  cercle  verti- 
cal, d'un  diamètre  de  i5o  millimètres,  portait  deux  ver- 
niers,  et  les  lectures  se  faisaient  de  10"  en  10".  Un 
personnel  d'élite  accompagnait  le  topographe  et  emportait 
les  provisions  nécessaires  à  un  séjour  dans  la  montagne, 
permettant  dos  observations  du  lever  au  coucher  du  soleil. 

L'exactitude  des  pointés  dépend  de  l'état  de  l'atmo- 
sphère et  de  la  clarté  du  jour.  Par  temps  ordinaire  et 
température  normale,  l'erreur  sur  la  mesure  d'un  angle, 
après  six  répétitions,  pouvait  atteindre  dr  5".  En  l'absence 
du  vent  et  par  un  ciel  sans  nuages,  l'erreur  pouvait 
s'abais"^er  à  ±  2".  Vne.  rigoureuse  exactitude  dans  ces 
mesures  n'a  pas  ici  l'importance  capitale  qu'elle  avait  dans 
Tentreprise  du  percement  du  Simplon.  Là,  le  front  d'at- 
taque était  double  :  ici  il  est  unique,  on  n'a  donc  pas  à  se 
préoccuper  de  la  coïncidence  des  axes  dans  le  souterrain. 
En  outre,  le  déplacement  de  quelques  mètres  d'une  station 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNOPRAU.        2o3 

OU  d'un  orifice  d'évacuation  est  sans  influence  sur  le  résultat 
du  percement.  Mais  il  faut  ajouter  que  le  développement 
des  travaux  de  triangulation  n'en  a  pas  moins  été  l'objet 
de  soins  excellents.  La  preuve  en  est  que  pour  la  section 
Eigerwand-Eismeer,  la  déviation  de  Taxe  du  tunnel  n'at- 
teignit que  i',  soit  une  déviation  latérale  de  o"*,3o  et  une 
déviation  verticale  de  o'",5o. 

L'observation  ayant  fourni  la  valeur  des  angles  du 
réseau  de  la  triangulation  de  la  Jungfrau,  le  calcul 
a  permis  de  déterminer  la  longueur  des  côtés  de  ces 
triangles  et  par  suite  les  coordonnées  des  sommets  ;  la 
valeur  adoptée  pour  chacun  d'eux,  est  la  moyenne  arith- 
métique de  la  série  des  valeurs  déduites  par  le  calcul 
de  l'observation  diiecte.  Il  fallut  faire  appel  aux  procédés 
trigonométriques  pour  la  détermination  des  hauteurs,  car 
le  nivellement  n'était  point  praticable,  même  jusquà 
Eismeer,  dont  la  différence  de  niveau  relative  à  la  petite 
Scheidegg  est  de  looo  mètres.  Remarquons  que  le  nivel- 
lement avait  été  jusqu'ici  le  seul  procédé  en  usage  pour  la 
détermination  des  hauteurs  dans  les  travaux  de  triangula- 
tion des  grands  tunnels.  Le  soin  apporté  aux  observations 
a  permis  de  réduire  Terreur  en  déviation  latérale  à  o°*,i5 
pour  une  portée  de  lo  kilomètres  et  une  dénivellation  de 
2400  mètres. 

Le  but  |)rincipal  de  ces  travaux  de  triangulation  est  de 
fixer,  dès  l'entrée  du  tunnel,  l'axe  qu  il  convient  de  suivre 
dans  le  percement.  Cet  axe  était  représenté  par  une  ligne 
tracée  sur  le  sol  et  qui  guidait  le  mineur  au  front  d'avan- 
cement. Tous  les  mois,  on  déterminait  cet  axe  avec  plus 
de  soin  par  un  calcul  d'azimut  appuyé  sur  les  sommets 
environnants  du  réseau. 

Au  sein  même  du  tunnel,  la  direction  du  front  d'attaque 
était  obtenue  à  l'aide  du  fil  à  plomb,  et  on  la  contrôlait 
toutes  les  deux  ou  trois  semaines  à  Taide  du  théodolite  et 
de  jalons  pour  les  sections  droites  ou  com'bes.  Le  niveau 
ordinaire  servait  à  vérifier  la  pente  du  souterrain.  Le 


204 


REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


travail  se  poursuivait  ainsi  jusqu'à  ce  qu'on  eût  atteint 
remplacement  d'une  station  ou  d'une  galerie  latérale.  Là, 
on  corrigeait  la  direction,  ta  l'intérieur  du  tunnel,  par  un 
stationnement  du  nouvel  orifice  par  rapport  aux  sommets 
voisins. 

Voici,  à  titre  d'exemple,  la  marche  suivie  à  la  station 
d'Eismeer  pour  préi)arer  l'avancement.  Un  point  A  bien 
déterminé,  situé  sur  la  rampe  de  la  station,  a  été  rattaché 
au  réseau  général  de  la  triangulation  du  chemin  de  fer 
(fig.  i5).  Ce  point  A  a  été  déterminé,  par  tâtonnements. 


Fig.  15.  —  Plan- terrier  de  la  slalion  d'Eismeer. 

de  façon  à  se  trouver  dans  le  plan  vertical  passant  par  le 
l)oint  B,fixé  au  plafond  et  situé  sur  Taxe  actuellement  suivi 
dans  le  tuimel,  et  par  le  sommet  d'une  montagne  déter- 
minée. Ainsi  la  direction  azimutale  AB  est  tléterminée  par 
le  point  A  et  le  sommet  de  la  montagne.  Pour  connaître  la 
direction  dans  le  tunnel,  on  rattache  la  direction  AB  au 
réseau  triangulé  (fig.  14).  On  connaît  donc  la  position  du 
point  extrême  de  la  section,  soit  Jungfraujoch.  Comme  la 
direction  a  décidé  d'établir  une  section  en  ligne  droite  de 
270  mètres,  suivie  d'une  courbe  de  200  mètres  de  rayon,  il 
restera  à  fixer  la  valeur  des  angles  x  et  y  d'après  les  con- 
ditions du  problème. 

Les  travaux  de  triangulation  qui  se  rapportent  à  la 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGPRAU. 


2o5 


section  d'Eismeer  à  Jungfraujoch,  ont  été  exécutés  par 
M.  l'ingénieur  J.  Hirsbninner,  capitaine  d'artillerie  à 
Tarmée  fédérale. 


II 


1.    IxNFRASTRUCTURE 

Dès  que  la  concession  du  chemin  de  fer  fut  accordée,  la 
commission  d'études  mit  en  concours  une  série  de  ques- 


Fig.  16.  —  Profil  transversal  du  tunnel. 

tions  se  rapportant  à  la  construction  et  à  l'exploitation  de 
la  ligne.  Un  grand  nombre  d'ingénieurs  de  tous  pays 
prirent  part  à  ce  concours.  La  commission  d'études,  après 
avoir  pris  connaissance  des  mémoires  et  décerné  seize  prix 
aux  plus  méritants,  arrêta  les  détails  du  projet  d'exécu- 
tion, et  les  travaux  commencèrent  quelques  mois  après 
l'octroi  de  la  concession  par  le  Conseil  fédéral. 

La  section  de  la  ligne  allant  de  la  Petite  Scheidegg 


I 


206  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

à  Eigergletscher  est  à  ciel  ouvert  et  ne  présente  d'autre 
ouvrage  d  art  qu'un  tunnel  de  70  mètres  de  longueur. 

La  partie  la  plus  importante  de  l'entreprise  est  le 
grand  tunnel  de  dix  kilomètres  de  longueur.  Le  profil 
transversal  est  rectangulaire  dans  sa  partie  inférieure  et 
se  termine  par  une  voûte  en  demi-cercle  ;  la  largeur  est 
de  3™,7,  la  hauteur  de  4"',35  (fig.  16). 

Construction  du  tunnel  et  évacuation  des  déblais.  —  La 
méthode  employée  pour  le  percement  du  tunnel  a  subi  des 


Fi;;.  17.  —  Coupe  lonf^iludinale  montrant  les  fronts  d'attaque 
et  (l'élargissement. 

variantes  imposées  par  les  conditions  de  travail.  Dans  la 
section  Eigergletscher-Rothstock-Eigerwand,  la  proxi- 
mité de  la  paroi  de  TEiger  a  permis  de  multiplier  les 
galeries  latérales  poui*  l'évacuation  des  déblais,  et  l'on  a 
pu  mettre  simultanément  en  activité  juscjue  trois  chantiers 
indépendants.  L'emploi  de  la  méthode  anglaise  (1),  appli- 
quée au  percement  du  Simplon,  était  rendue  impossible 
par  les  dimensions  transversales  insuffisantes  du  sou- 
terrain. 

Au  delà  de  la  station  d'Eigerwand,  la  ligne  s'écarte  de 
la  paroi  de  la  montagne  ;  la  construction  des  galeries 


(I)  Voir  l'ariicle  Le  Tunnel  du  Shnplony  dans  la  Revue  des  Qubst.  scibmt., 
janvier  1005. 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGPRAU.        207 

d'évacuation  y  devenait  difficile  et  onéreuse.  Il  a  donc 
fallu  renoncer  aux  chantiers  indépendants,  et  modifier  les 
procédés  de  construction.  Le  profil  transversal  a  été  divisé, 
horizontalement,  en  deux  parties  égales.  La  partie  supé- 
rieure est  affectée  à  la  galeHe  d' avancement,  appelée  aussi 
fi'ont  (f attaque  ou  galerie  de  faîte  ;  la  partie  inférieure 
constitue  le  chantie^^  d'élargissement  (fig.  17).  Les  fronts 
d'attaque  et  d'élargissement  se  suivent  à  quelques  mètres 
de  distance. 

Au  moment  de  notre  visite,  l'enlèvement  des  déblais  de 
la  galerie  de  faîte  était  effectué  dans  des  auges  portées 
par  deux  hommes  jusqu'au  chantier  inférieur.  Les  déblais 
provenant  des  deux  chantiers  étaient  déversés  dans  un 
wagon,  remorqué  par  une  locomotive  électrique  jusqu'à 
la  dernière  galerie  latérale,  située  au  kilom.  4,45  de 
la  ligne.  Cette  galerie  latérale  a  une  pente  de  85  %  ^t 
une  section  transversale  de  2  mètres  sur  3.  Le  sol  y  est 
recouvert  de  feuilles  de  tôle  pour  faciliter  le  départ  des 
déblais.  La  dépendance  des  chantiers  et  l'enlèvement  des 
déblais,  rendu  difficile  par  l'éloignement  de  la  galerie 
d'évacuation,  ralentissent  beaucoup  l'avancement  général 
des  travaux. 

Perforation.  —  Les  perforatrices  utilisées  depuis  l'ou- 
verture des  chantiers  sont  de  trois  systèmes.  Les  unes 
fonctionnent  par  rotation  ;  elles  sortent  des  ateliers 
d'Oerlikon.  Les  autres,  du  type  dit  «  h  percussion  ?»,  sont 
mises  en  mouvement,  soit  par  l'action  pulsatoire  d'un 
sol énoïde,  c'est  le  système  Thomson-Houston,  soit  par  un 
moteur  spécial,  c'est  le  système  Siemens  et  Halske. 

L'expérience  faite  à  la  Jungfrau  a  montré  que  les  per- 
foratrices à  percussion  l'emportent  sur  les  perforatrices 
à  rotation  lorsqu'on  s'attaque  à  des  roches  dures,  comme 
celles  du  massif  qui  nous  occupe  ici  (  i  ) .  On  a  constaté  aussi 

(I)  La  durelé  de  ces  roches  répond  aux  chiffres  5  ou  6  de  l'échelle  inter- 
nationale. 


I 


208 


REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


que  le  système  Thomson-Houston,  tout  en  simplifiant 
beaucoup  l'appareil,  présente  le  grave  inconvénient  d'un 
échauffement  excessif  du  solénoïde  au  bout  de  quelques 
heures  de  travail,  et  imposait  ici  la  transformation  du 
courant  triphasé  en  courant  continu  pulsatoire.  Au  mo- 
ment de  notre  visite,  on  ne  faisait  plus  usage  que  de 
perforatrices  Siemens  et  Halske  à  percussion  et  à  mani- 
velle. 

Le  nombre  des  chocs  est  de  420  à  450  par  minute.  Un 
moteur  électrique,  placé  dans  un  coffre  spécial,  com- 
munique le  mouvement  de  percussion  à  la  perforatrice  par 


Fi^î.  18.  —  Coupe  longitudinale  ilo  la  perforalricc  ii  percussion 
(le  Siemens  el  Halske. 

rintermédiaire  d*un  arbre  tiexible,  (jui  agit  sur  une  paire 
de  roues  dentées  coniques  (fig.  18  el  pi.  VI,  fig.  19).  Le 
mouvement  de  rotation  est  transformé  en  mouvement  alter- 
natif par  une  manivelle  et  une  glissière  fixée  au  cadre  porte- 
outil.  Le  mouvement  de  percussion  entraîne  une  vis  héli- 
coïdale qui  communique  au  foiêt  des  rotations  alternatives 
qui  dégagent  les  déblais  du  fond  du  trou.  Un  mouvement 
lont  de  rotation  de  loutil  est  obtenu  par  un  cliquet  engrenant 
une  roue  à  redents.  Enfin,  le  mouvement  d  avancement  de 
la  perforatrice  tout  entière  se  fait  à  la  main  par  la  mani- 
velle en  saillie  à  Topposé  du  forêt.  Deux  perforatrices 
montées  sur  des  colonnes  verticales  travaillent  au  front 
d  attaque  (fig.  17);  elles  creusent  des  trous  de  mine  de 
\"\ïo  à  i"',3o  de  profondeur,  le  diamètre  variant  de 
36  à   5o   millimètres.  On   fait  ainsi  de   i3   à   i5   trous 


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II 


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LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNQFRAU.        209 

au  front  d'attaque  dans  l'espace  de  huit  heures.  Pen- 
dant ce  temps,  l'avancement  est  de  un  mètre  environ, 
soit  une  excavation  de  huit  mètres  cubes.  Le  chantier 
d'élargissement  est  pourvu  également  de  deux  perforatrices 
Siemens  et  Halske,  montées  sur  colonne  horizontale, 
appuyée  aux  parois  de  la  galerie. 

Les  conditions  de  perforation  sont  les  mêmes  qu'au 
front  d'attaque  ;  mais  les  trous  de  mine,  au  nombre  de 
six  seulement,  ont  ici  jusque  deux  mètres  de  profondeur  ; 
c'est  que  la  masse  à  briser  par  l'explosion  est  déjà  dégagée 
sur  deux  de  ses  faces. 

Lorsque  la  mise  en  place  de  ces  colonnes  de  calage  est 
difficile,  les  perforatrices  sont  montées  sur  des  trépieds 
garnis  de  lourdes  masses  qui  assurent  leur  stabilité 
(pi.  VI,  fig.  19). 

Tir  des  mines.  —  D'ordinaire,  le  tir  des  mines  a  lieu 
pendant  le  renouvellement  du  poste  de  travail.  L'explosif 
employé  est  la  dynamite  gélatinée  que  l'on  est  obligé  de 
dégeler  en  hiver,  la  température  variant  de  —  10°  à 
—  20°.  Cette  opération  se  pratique  progressivement 
dans  des  chaudrons  à  double  paroi  pourvus  d'une  circula- 
tion d'eau  chaude,  de  vitesse  et  de  température  réglées  à 
volonté.  La  dynamite  gélatinée,  employée  au  front  d'at- 
taque, est  formée  presque  exclusivement  de  nitroglycérine; 
celle  qu'on  utilise  au  chantier  d'élargissement  en  contient 
83  7o'  La  charge  d'explosif  est  d'environ  i,5  kilogramme 
par  mètre  cube  de  roche  excavée,  et  on  emploie  pour  le  tir 
la  mèche  Bickford  et  les  amorces  au  fulminate  de  mercure. 
La  longueur  de  la  mèche  varie  de  1  mètre  à  i™,5o. 
Le  trou  de  mine  creusé  au  centre  du  front  d'attaque 
reçoit  une  charge  double  à  peu  près  de  celle  des  autres 
trous.  La  mèche  qui  lui  correspond  est  la  plus  courte  : 
l'explosion  plus  prompte  qui  en  est  la  conséquence  facilite 
le  dégagement  des  autres  trous  de  mine. 

IIP  sRrje.  t.  IX.  14 


I 


210  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Pour  ceux-ci,  on  a  adopté  une  échelle  de  longueurs  des 
mèches  permettant  d'espacer  le  tir  de  leurs  cartouches, 
eii  sorte  que  Tartificier  puisse  s'assurer,  dans  une  certaine 
mesure,  de  l'explosion  de  toutes  les  charges.  Dès  que  le 
tir  est  achevé,  il  se  rend  le  premier  sur  le  chantier,  muni 
d'une  lampe  de  sûreté,  rappelant  la  lampe  Davy,  pour 
contrôler  le  tir  de  chacun  des  trous  de  mine. 

Ventilation^  postes  de  ti^avail,  revêtement,  éclairage.  — 
La  ventilation  est  assurée  par  un  ventilateur  Sulzer,  mis 
en  mouvement  par  un  moteur  électrique.  Il  débite  o"'',75o 
d'air  par  seconde,  sous  la  pression  dé  o'",5oo  d'eau.  Le 
conduit  de  la  ventilation  est  formé  de  tuyaux  en  tôle  de 
o",253  de  diamètre,  reposant  sur  le  sol.  Lorsque  la 
distance  du  front  d'attaque  à  la  galerie  latérale  dépasse 
1200  mètres,  on  recourt  à  un  second  ventilateur,  surtout 
après  un  tir  de  mines. 

Le  poste  est  de  huit  heures  par  jour  ;  et  comme  le 
travail  se  poursuit  sans  interruption,  trois  postes  se  par- 
tagent les  vingt-quatre  heures  du  jour.  Chaque  équipe 
comprend  un  chef  de  chantier,  un  piqueur,  un  artificier 
et  vingt  hommes.  Dans  ces  derniers  temps,  le  nombre 
total  des  travailleurs  occupés  aux  travaux  du  chemin  de 
fer  s'élevait  à  cent  trente. 

Nous  avons  dit  que  la  dureté  de  la  roche  dispense  de 
protéger  le  souterrain  par  un  revêtement  en  maçonnerie. 
Plus  tard,  lorsque  le  tunnel  traversera  les  gneiss,  il  faudra 
garnir  les  parois  et  le  plafond  de  pieds  droits  et  d'une 
voûte  maçonnée. 

L'éclairage  est  réalisé  de  façon  très  pratique,  à  l'aide 
d'une  latte  terminée  par  deux  conducteurs  portant  cinq 
lampes  à  incandescence  en  série.  Pour  éclairer  un  point 
quelconque  du  tunnel,  il  suflSt  de  suspendre  la  latte  aux 
deux  conducteurs  aériens  du  courant  secondaire. 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNQFRAU.        21  1 


2.  SUPERSTRUCTURE  (l) 

La  force  motrice  nécessaire  à  la  constraction  du  tunnel 
ot  à  rexploitation  du  chemin  de  fer,  est  fournie  par 
leau  sous  pression,  dérivée  de  la  Lùtschine  blanche  à 
Lauterbrunnen  et  de  la  Lùtschine  noire  à  Burglauenen. 
A  Lauterbrunnen,  une  conduite  de  i3i5  mètres,  débitant 
6  mètres  cubes  à  la  seconde,  fournit  2i3o  chevaux  ;  à 
Burglauenen,  une  conduite  de  même  débit  rendrait  dispo- 
nible une  force  motrice  de  près  de  9000  chevaux.  Pour 
le  moment,  l'usine  de  Lauterbrunnen  seule  est  en  activité  ; 
la  puissance  qu'elle  fournit  suffit  amplement  aux  besoins 
de  tous  les  services.  La  force  hydraulique,  dans  une 
station  motrice,  dépend  essentiellement  du  débit  de  la 
conduite  sous  pression  et,  par  suite,  du  débit  du  cours 
d'eau.  Mais  dans  cette  région  de  neiges  perpétuelles,  il  se 
présente  une  circonstance  particulièrement  favorable  à 
l'exploitation  du  chemin  de  fer  par  la  houille  blanche. 
Cest  pendant  Tété  que  le  mouvement  des  voyageurs  atteint 
son  maximum.  Or  les  deux  Lûtschinen  sont  alimentées 
en  majeure  partie  par  la  fonte  des  neiges  étalées  sur  les 
parties  élevées  de  leur  bàssin  hydrographique,  et  c'est  en 
été  que  cette  fusion  est  naturellement  le  plus  aboniante. 
Ainsi,  la  puissance  hydraulique  varie  en  même  temps  et 
dans  le  même  sens  que  les  nécessités  de  l'exploitation  du 
chemin  de  fer. 

Station  hydro-électrique  de  Lauterbrunnen.  —  La  prise 
d'eau  de  l'usine  hydraulique  de  Lauterbrunnen  est  située 
en    amont   et  près   du   pont   du   chemin  de   fer   de  la 


(I  )  Pour  celle  partie  de  notre  travail,  nous  avons  consulté,  notamment  :  Die 
Zeitscbrift  des  Vereinbs  deutscheu  Ixgenieure  ;  Bie  Jungfraubahn  und 
der  Bau  ihres  Tunnels,  von  Paul  MôUcr.  Berlin,  19J4  ;  et  Le  Génie  civil, 
Le  Chemin  de  fer  de  la  Jungfrau  et  ses  nouvelles  locomotives 
électriques^  par  Sicdler.  Paris,  lOOi. 


i 


212  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Wengernalp  ;  elle  comprend  un  barrage  pour  la  dériva- 
tion des  eaux  et  un  bassin  de  décantation.  Un  double 
grillage,  composé  de  barres,  distantes  respectivement  de 
loo  et  de  20  millimètres,  retient  les  objets  flottants 
emportés  par  les  eaux,  avant  leur  entrée  dans  le  bassin 
de  décantation. 

L'eau  pénètre  ensuite  dans  une  conduite  métallique 
d'amenée  de  i"',8o  de  diamètre  intérieur,  suivie  d'une 
autre,  sous  pression,  de  même  diamètre.  La  conduite 
d'amenée  a  690  mètres  de  longueur  ;  elle  est  faite  en 
tôle  rivée  de  5  millimètres  d'épaisseur  et  court  sur  la 
rive  gauche  de  la  Lûtschine  blanche.  Elle  est  incomplète- 
ment remplie  pendant  Tété  et  reçoit  alors  une  certaine 
pression. 

A  l'intersection  de  la  conduite  d'amenée  et  de  la  con- 
duite sous  pression,  se  trouve  une  sorte  de  cheminée  en 
jèr,  qui  a  un  double  but  :  elle  joue  le  rôle  de  vase  d'ex- 
pansion, et  prévient  la  production  des  coups  de  bélier 
dans  la  conduite  d'amenée,  quand  celle-ci  reçoit  une  cer- 
taine pression  ;  elle  permet  aussi  le  nettoyage  facile  d'un 
barrage  placé  à  sa  base,  dans  la  conduite  même,  et  destiné 
à  retenir  les  matières  qui  auraient  franchi  les  grillages 
et  échappé  à  la  décantation. 

La  conduite  sous  pression  a  625  mètres  de  longueur  ; 
elle  est  formée  de  tronçons  en  tôle  de  7  millimètres  à  la 
base  et  de  6  millimètres  à  la  partie  supérieure.  A  une 
distance  de  100  mètres  environ  du  bâtiment  des  turbines,, 
la  conduite  sous  pression  franchit  la  Lûtschine  sur  un 
pont  métallique  formé  de  deux  poutres  paraboliques. 

La  différence  de  niveau  entre  la  prise  d'eau  et  la  station 
hydraulique  est  de  40"™, 80.  La  perte  de  charge  dans  la 
conduite  métallique  peut  être  évaluée  à  5",3o  pour  un- 
débit  de  6  mètres  cubes  par  seconde  :  la  hauteur  de  chute 
utile  est  donc  de  35"\5o. 

L'usine  hydraulique  de  Lauterbrunnen  (pi.  VII,  fig.  20) 
est  un  bâtiment  en  briques,  d'un  développement  de  3o  mètres 


PLANCHE  VU 


FiG.  20.  —  Station  hydroélectriquk  de  Lauterbrunnen. 


FiG.  21.  —  Salle  des  machines  de  la  station  hydroélectrique 

DE   LaUTERBRUNNEN. 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU.        21  3 

le  long  du  cours  d'eau,  de  18  mètres  de  largeur  et  de 
12  mètres  de  hauteur.  Outre  la  salle  des  machines,  elle 
contient  le  logement  du  chef  électricien  et  un  atelier  de 
réparation.  Cette  usine  est  reliée  par  téléphone  aux  diffé- 
rentes stations  du  chemin  de  fer. 

Lasalledes  machines  (pl.VII,âg.  2i)contientsix  unités 
hydro-électriques  ;  dans  une  annexe  est  installé  un  mo- 
teur à  gaz  pauvre,  actionnant  par  courroie,  aux  moments 
des  basses  eaux,  un  des  générateurs  triphasés.  Un  pont 
roulant,  de  7,5  tonnes  et  de  12™, 35  de  portée,  chemine  le 
long  de  la  salle  des  machines. 

Les  six  unités  hydro-électriques  peuvent  être  réunies 
en  trois  groupes  formés  chacun  de  deux  turbines  ;  celles-ci 
sont  toutes  à  axe  horizontal. 

Le  premier  groupe  comprend  deux  turbines  jumelles, 
système-  Girard,  de  5oo  chevaux  chacune  ;  elles  sont 
calculées  pour  effectuer  38o  tours  à  la  minute,  sous 
une  hauteur  de  chute  utile  de  35  mètres  et  un  débit  de 
1430  litres  par  seconde  ;  elles  sont  munies  de  volants  et 
de  régulateurs  mécaniques  de  précision.  Ces  turbines 
sont  à  injection  totale.  Les  aubes  mobiles  ont  un  diamètre 
moyen  de  610  millimètres.  L'eau  est  amenée  aux  roues 
directrices  par  une  bâche  en  fonte  située  au  centre  de  la 
double  turbine. 

Le  second  groupe  est  formé  de  deux  turbines  excita- 
trices, développant  une  puissance  de  25  chevaux  chacune, 
sous  une  hauteur  de  chute  utile  de  35  mètres  et  un  débit 
de  71  litres  à  la  seconde  ;  leur  vitesse  est  de  700  tours 
à  la  minute.  Des  régulateurs  hydrauliques  assurent  la 
régularité  de  la  marche.  Les  turbines  de  ces  deux  groupes 
ont  été  fournies  par  la  société  J.  J.  Rieter  et  C'®,  de 
Winterthur  ;  celles  du  dernier  groupe  sortent  des  ateliers 
de  la  société  Escher,  Wyss  et  C'*,  de  Zurich. 

Ce  troisième  groupe  comprend  deux  turbines  Francis 
à  réaction  (flg.  22  et  23),  d'une  puissance  de  800  chevaux. 
Voici  leurs  caractéristiques  :  sous  une  chute  effective  de 


i 


214 


REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


32",5o,  et  un  débit  de  2460  litres  par  seconde,  leur 
vitesse  de  rotation  est  de  38o  tours  par  minute.  Elles 
sont  munies  de  palettes  d'admission  mobiles  sous  raction 
d'un  servo-moteur,  et  d'un  dispositif  spécial  qui  a  pour 
but  d'amortir  la  force  vive  de  leau  dans  le  cas  d*une 
brusque    obturation   de  la   conduite.    Ce   dispositif  est 


Fig.  22.  —  Vue  d'une  lurbir.e  Fjancis  de  800  chevaux. 


placé  en  amont  de  chaque  turbine,  et  se  compose  d'une 
bascule  fermant  une  ouverture  cylindrique.  Une  obtu- 
ration brusque  de  la  conduite  vient- elle  à  se  produire,  la 
bascule  tourne  sur  son  axe  et  laisse  échapper  une  certaine 
quantité  d  eau.  Les  turbines  du  premier  et  du  troisième 
groupe  sont  réunies  aux  obturateurs  par  des  manchons 
d'accouplement,  formés  de  deux  disques  réunis  par  une 
s^érie  de  courroies  hans  fin  en  caoutchouc.  De  faibles 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU. 


2l5 


différences  dans  le  centrage  des  arbres  sont  ainsi  sans 
inconvénient  sur  la  transmission  du  mouvement.  En 
outre,  cette  série  de  courroies  isolantes  supprime  toute 
communication  électrique  entre  la  turbine  et  le  généra- 
teur, en  sorte  que  Ton  peut  isoler  parfaitement  celui-ci  de 
la  terre. 

Des  quatre  alternateurs  accouplés  aux  grandes  tur- 
bines, trois  sortent  des  ateliers  Oerlikon,  le  quatrième, 


Fig.  Î3.  -  Coupe  d'une  turbine  Francis  de  800  chevaux. 

d'une  puissance  de  800  chevaux,  a  été  construit  par  la 
société  Brown,  Boveri  et  C**  de  Baden  (Suisse). 

Ces  alternateurs  fournissent  du  courant  triphasé  sous 
la  tension  de  7000  volts  et  une  fréquence  de  38  périodes 
par  seconde.  Deux  dynamos  à  courant  continu,  accouplées 
aux  petites  turbines,  servent  d'excitateurs  et  fournissent 
le  courant  sous  la  tension  de  65  volts  et  une  intensité  de 
25o  ampères. 

Les  alternateurs  de  5oo  chevaux  alimentent  uniquement 
le  transport  de  force  ;  ceux  de  800  chevaux  concourent 
simultanément  au  transport  de  force  et  à  l'éclairage  de  la 


2l6  RBVUB   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

commune  de  Lauterbrunnen.  Pour  ce  dernier  service,  des 
transformateurs  abaissent  la  tension  du  courant  à  1 20  volts. 
Aux  époques  des  basses  eaux,  notamment  au  mois  de 
janvier  de  chaque  année,  le  débit  de  la  Lùtschine  ne  suffit 
pas  aux  divers  services  de  la  construction  du  chemin  de  fer; 
on  a  donc  dû  installer  une  réserve,  composée  d'un  géné- 
rateur à  gaz  pauvre  et  d'un  moteur  à  deux  cylindres  de 
125  chevaux. 

Transport  de  force,  transfoi^mateurs,  distribution  du 
courant  électrique.  —  A  Tair  libre,  le  transport  de  force, 
à  haute  tension,  se  fait  par  trois  fils  de  cuivre  de  7,5  milli- 
mètres de  diamètre,  supportés  par  des  poteaux  distants 
de  3o  mètres.  Dans  le  tunnel,  sur  un  premier  parcours  de 
près  de  2  kilomètres,  le  transport  de  force  est  réalisé  par 
des  fils  de  même  dimension,  logés  dans  une  excavation 
latérale  pratiquée  à  une  certaine  hauteur.  Plus  loin  on  a 
recours  à  un  câble  unique  de  70  millimètres  carrés  de 
section,  suspendu  à  des  crochets  en  fer  solidement  fixés 
dans  la  voûte  du  tunnel.  A  proximité  de  chaque  station, 
on  a  installé  un  ou  deux  transformateurs,  de  200  kilo- 
watts chacun,  qui  abaissent  le  courant  à  200  volts.  Aux 
stations  de  la  petite  Scheidegg  et  d'Eigergletscher,  les 
transformateurs  sont  installés  dans  des  caveaux  souter- 
rains. Dans  les  stations  en  tunnel,  ils  sont  logés  dans  des 
excavations  pratiquées  dans  le  rocher.  Enfin,  de  petits 
transformateurs  de  3o  kilowatts  desservent  certains  ser- 
vices spéciaux  d'éclairage  et  de  chauffage. 

Le  transport  de  force  à  haute  tension  est  muni  de  para- 
foudres  de  Siemens  et  Halske  ;  la  conduite  à  basse  tension 
est  protégée  par  des  paratonnerres  à  pointe. 

Le  réseau  de  distribution  du  courant  est  formé  de  deux 
fils  de  cuivre  de  9  millimètres  de  diamètre,  placés  à  la 
distance  de  400  millimètres  et  retenus  à  une  distance  de 
3", 700  au-dessus  des  rails  par  des  fils  d'acier  de 
6  millimètres,  fixés  eux-mômes  à  des  poteaux  ou  aux 


LB  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNOFRAU. 


217 


parois  du  souterrain.  Les  deux  fils  conducteurs  sont  soi- 
gneusement isolés  de  la  terre.  Le  troisième  conducteur  du 
courant  triphasé  secondaire  est  formé  par  les  rails  de  la 
voie,  réunis  entre  eux  par  des  lames  de  cuivre  qui  assurent 
leur  continuité  électrique. 

La  voie  (fig.   24).  —  L'écartement  des  rails  mesure 
1  mètre.  La  voie  elle-même  est  constituée  de  traverses 


fiiT» 


X 


-4I4. 


Fig.  Î4.  —  Plan  et  coupe  transversale  de  la  voie. 

en  fonte  distantes  de  1  mètre,  à  Texception  du  joint, 
où  la  distance  des  traverses  n'est  que  de  o"*,5oo. 
Les  rails  ont  100  millimètres  de  hauteur  et  90  millimètres 


Rail  à  crémaillère.  Rail  ordinaire. 

Fig.  25.  —  Coupe  transversale  montrant  le  mode  d'attache  des  rails. 

de  largeur  au  patin.  La  crémaillère,  du  système  E.  Strub, 
est  placée  entre  les  rails  et  fixée  sur  les  traverses  de  la 
même  manière  que  les  rails  (fig.  25).  La  crémaillère  Strub 


I 


2l8 


RBYUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


présente  l'avantage  de  se  remplacer  aisément  et  de  se  prêter 
à  l'application  des  freins  à  engrenage.  On  a  adopté  la  forme 
des  dents  en  biseau  qui  provoque  l'expulsion  des  corps 
étrangers  lors  de  l'engrènement  du  pignon.  Afin  d'éviter 
les  chocs  au  passage  des  véhicules  sur  les  joints  des  rails, 
ceux-ci  sont  terminés  par  une  surface,  inclinée  de  45®  sur 
leur  axe  ;  les  joints  de  la  crémaillère  sont  normaux. 

L'écartement  des  rails  est  portée  à  i",002  dans 
les  courbes  de  200  mètres  de  rayon,  admises  comme 
minimum  dans  le  tunnel,  et  à  1^,004  dans  celles  de 
100  mètres  de  rayon,  tolérées  seulement  dans  les  parties 


Fig.  36.  —  Plan  de  croisement  de  la  voie  à  crémaillère. 

à  ciel  ouvert.  Les  courbes  employées  dans  le  raccor- 
dement des  aiguilles  ont  80  mètres  de  rayon.  Comme  les 
dents  de  la  crémaillère  dépassent  le  bourrelet  du  rail,  il 
a  fallu  imaginer  un  dispositif  spécial  (fig.  26)  permettant 
le  croisement  des  rails  et  de  la  crémaillère  ;  un  système 
de  tringles  réalise  les  combinaisons  cinématiques  néces- 
saires à  la  solution  du  problème. 


Matériel  roulant.  —  Les  locomotives  sont  au  nombre 
de  six.  L'équipement  électrique  des  locomotives  portant 
les  numéros  1,  2  et  6  a  été  fourni  par  la  société  Brown, 
Boveri  et  C*  ;  celui  des  numéros  3,  4  et  5  sort  des  ateliers 
d'Oerlikon.  Le  numéro  des  locomotives  indique  l'ordre  de 
leur  construction.  La  fabrique  suisse  de  locomotives  de 
Winterthur  a  été  chargée  de  la  partie  mécanique  de  toutes 
ces  locomotives  ;  chacune  d'elles  est  mise  en  mouvement 


LE  GHBMIN  DE  FER  DE  LA  JUNQFRAU.        2  I9 

par  deux  moteurs  de  120  chevaux,  tournant  à  la  vitesse 
de  ySo  tours  par  minute.  Les  engrenages  de  réduction 
ne  permettent  pas  de  dépasser  la  vitesse  de  8  à  9  kilo- 
mètres à  rheure. 

Ce  qui  différencie  surtout  ces  locomotives,  c'est  le  mode 
adopté  pour  produire  le  freinage  électrique.  En  tout  ceci, 
le  chemin  de  fer  de  la  Jungfrau  a  apporté  son  tribut  d'ex- 
périences à  cette  intéressante  question  d'électro- technique. 

La  grosse  difficulté  à  vaincre  provient  de  la  perturbation 
produite  dans  les  génératrices  de  l'usine  hydro-élec- 
trique lors  de  la  descente  des  locomotives.  Sur  un  chemin 
de  fer  à  voie  unique,  en  effet,  il  est  à  peu  près  impossible 
d'équilibrer  le  poids  mort  du  train,  en  maintenant  con- 
stamment le  même  nombre  de  trains  en  mouvement  à  la 
montée  et  à  la  descente. 

D'ailleurs,  dans  une  question  de  ce  genre  on  a  soin  de 
faire  l'hypothèse  la  plus  défavorable  ;  elle  consiste  ici 
dans  l'application  du  freinage  électrique  au  nombre 
maximum  de  locomotives  en  service. 

Dans  les  locomotives  numéros  1  et  2,  on  adopta  la 
solution  la  plus  simple.  A  la  descente,  les  moteurs  fonc- 
tionnent comme  génératrices  et  envoient  leur  courant 
dans  la  ligne.  Pour  régulariser  le  courant  on  a  eu  recours 
à  des  résistances  liquides  et  métalliques  installées  à  l'usine 
hydro-électrique.  Mais  on  se  heurte  au  grave  inconvénient 
de  faire  dépendre  de  l'usine  elle-même  le  réglage  du 
courant,  alors  que  celui-ci  varie  avec  l'allure  du  train 
descendant.  Il  arrivait  ainsi  que  le  train,  par  suite  d'un 
défaut  de  surveillance,  déchargeait  complètement  l'usine. 

Dans  le  but  d'éviter  cet  inconvénient,  la  locomotive 
numéro  3  a  été  pourvue  d'un  commutateur  qui  supprime 
la  résistance  de  démarrage  et  de  réglage  de  la  partie  tour- 
nante des  moteurs  pour  la  brancher  sur  la  ligne  en  paral- 
lèle avec  l'enroulement  fixe  des  moteurs.  Ce  dispositif 
faisait  dépendre  la  vitesse  du  train  de  celle  des  généra- 
trices de  l'usine. 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU.        221 

Afin  de  rendre  les  trains,  à  la  descente,  complètement 
indépendants  de  lusine  génératrice,  la  direction  tech- 
nique a  fait  construire  les  autres  locomgtives  de  telle 
manière  que  toute  l'énergie  développée  par  le  poids  du 
train  descendant  soit  absorbée  par  la  locomotive  elle- 
même.  Dans  ces  conditions,  si  une  avarie  grave  se  pro- 
duisait en  cours  de  route,  les  trains  pourraient  toujours 
redescendre  à  la  station  inférieure.  Dans  les  locomotives 
numéros  4  et  5,  les  moteurs  travaillent  encore  à  la  des- 
cente comme  générateurs,  mais  leurs  enroulements  pri- 
maires ne  sont  plus  traversés  par  le  courant  triphasé  du 
réseau  ;  ils  le  sont  par  un  courant  continu  fourni  par 
une  petite  dynamo  excitatrice,  calée  sur  l'extrémité  de 
l'arbre  de  l'un  des  moteurs.  A  la  descente,  la  locomotive 
est  entraînée  par  le  poids  du  train.  Le  wattman  inter- 
rompt la  communication  entre  la  ligne  secondaire  et  les 
moteurs  ;  les  stators  de  ces  derniers,  au  lieu  d'être  par- 
courus par  le  courant  de  la  ligne,  sont  traversés  par  le 
courant  continu  de  l'excitatrice  ;  celui-ci  produit  dans  les 
rotors  des  courants  induits,  dont  la  tension  dépend  de  la 
vitesse  du  moteur  et  de  l'intensité  de  l'excitation.  On  fait 
varier  cette  intensité  à  l'aide  d'un  régulateur  inséré  dans 
les  inducteurs  de  l'excitatrice,  ce  qui  permet  de  régler  à 
volonté  la  tension  des  courants  induits  qui  sont  absorbés 
dans  la  résistance  ;  on  a  soin  de  ventiler  celle-ci  éner- 
giquement.  Ce  freinage  électrique  permet  de  faire  varier 
la  vitesse  de  marche  d'une  manière  absolument  indépen- 
dante de  l'usine  hydro-électrique  et  sans  intervention 
de  freins  mécaniques. 

La  locomotive  numéro  4  est  mise  en  mouvement  par 
deux  moteurs  triphasés  à  six  pôles  (pi.  VIII,  fig.  27  et  28). 
Chacun  d'eux  pèse  2  tonnes  et  développe,  sous  une  tension 
de  5oo  volts,  à  ySo  tours  à  la  minute  et  38  périodes  par 
seconde,  une  puissance  de  i5o  chevaux.  La  dynamo  exci- 
tatrice fournit  du  courant  de  i5o  ampères  sous  25  volts  à 
la  vitesse  de  700  tours,  et  pèse  3oo  kilogrammes. 


222 


RRVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


La  locomotive  numéro  6  est  munie  de  moteurs  fonc- 
tionnant à  la  descente  comme  dynamos  en  série  à  courant 
continu  (fig.  29  à  32).  La  vitesse  peut  être  réduite  à  400 
mètres  à  l'heure,  grâce  à  un  dispositif  spécial  de  connexion. 
Les  constructeurs  ont  dû  tenir  compte,  dans  l'étude  de 


I.  : 

I:  i 


!i  .■ 


Fig.  31  et  ."S2.  —  Plan  et  coupe  de  la  locomotive  no  0. 


1-    I 

.1 

■I  ^! 


cette  locomotive,  de  cette  condition  qu'avant  de  servir  au 
service  des  voyageurs,  elle  devait  transporter  les  déblais 
provenant  des  travaux.  Comme  ces  déblais  cheminent 
toujours  en  descendant,  un  freinage  électrique  très 
soigné  était  ici  de  grande  importance.  Cette  machine 
est  pourvue  en  outre  d'une  série  d'appareils  de  sûreté, 


PLANCHE  Vin 


FiG.  27.  —  Vue  de  i.a  locomotive  ÉLECTniQUE  n**  4. 


Fie.  28.  —  Vue  du  bâti  et  des  moteurs  de  la  locomotive  n**  4. 


LB  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGFRAU.        223 

afin  de  parer  à  un  bon  nombre  de  distractions  ou  de 
négligences  de  la  part  du  wattman. 

La  disposition  des  appareils  a  été  l'objet  de  soins  par- 
ticuliers. La  conduite  de  la  locomotive  a  été  rendue  très 
simple,  en  plaçant  la  commande  des  résistances  de  démar- 
rage et  de  freinage  dans  un  même  controllei\ 

Les  voitures  à  voyageurs  destinées  à  être  accouplées 
directement  avec  la  locomotive  sont  du  type  anglais  :  elles 
comprennent  40  places  et  pèsent  4,3  tonnes.  Les  voitures 
remorquées  sont  du  même  type  ;  elles  ne  sont  pas  pour- 
vues de  bras  d'accouplement  et  ne  pèsent  que  3,9  tonnes. 

Installation  des  stations.  —  A  la  petite  Scheidogg,  l'in- 
stallation de  la  station  comporte  une  gare  et  une  remise 
destinée  à  l'exploitation.  Les  bâtiments  érigés  pour  la 
construction  du  tunnel,  sont  établis  à  l'orifice  du  souter- 
rain près  de  la  station  d'Eigergletscher.  On  y  trouve  un 
petit  atelier  pour  les  réparations  mécaniques,  une  forge, 
un  atelier  de  charpentier,  les  logements  des  employés  et 
des  ouvriers,  des  magasins  d'habillement,  de  provisions 
et  de  matériaux  de  construction  (fig.  33). 

Toutes  les  dispositions  sont  prises  pour  ravitailler, 
l'hiver,  le  personnel  pour  plusieurs  mois,  en  prévision  de 
communications  impossibles  avec  les  habitants  de  la 
vallée.  Le  charbon  n'est  employé  que  pour  la  cuisine,  le 
four  de  boulangerie  et  la  forge.  C'est  au  courant  élec- 
trique que  l'on  demande  la  chaleur  nécessaire  au  chauf- 
fage des  locaux,  au  dégel  de  la  dynamite  et  à  la  fusion  de 
la  neige  destinée  à  pourvoir  d'eau  les  installations. 

Les  stations  de  Rothstock,  d'Eigerwand  et  d'Eismeer 
sont  établies  en  souterrain.  Cette  dernière  station  est 
pourvue  d'un  bureau  de  poste,  le  plus  élevé  de  la  Suisse 
et,  vraisemblablement,  du  monde  entier. 

Nous  avons  dit,  au  début  de  ce  travail,  que  l'entreprise 
avait  construit  à  Eismeer  une  galerie  descendante  donnant 
aux  voyageurs  un  accès  facile  vers  la  mer  de  glace.  Cette 


I 


224 


REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


galerie,  d'une  longueur  de  120  mètres,  a  une  pente  de 
3o  p.  c,  elle  rachète  donc  une  différence  de  niveau  de 
40  mètres  ;  elle  est  creusée  dans  la  paroi  sud  de  l'Eiger, 
en  suivant  successivement  deux  directions  opposées.  Le 
long  de  cette  galerie,  on  a  pratiqué,  tous  les  dix  mètres, 
des  galeries  transversales,  horizontales,  sortes  de  fenêtres 
s'ouvrant  dans  la  paroi  de  la  montagne.  Pendant  la  con- 
struction, ces  fenêtres  ont  servi  à  l'évacuation  des  déblais  ; 


Fig,  55.  —  Plan- terrier  îles  installations  à  Eigergleischer. 

dans  la  suite,  elles  serviront  d'observatoires  aux  touristes 
et  dépendront  de  Thôtel  d'Eismeer. 

Résultats  fiyianciers  de  V entreprise.  —  Le  tableau  suivant 
résume  les  prévisions  de  M.  Guyer-Zeller,  le  fondateur 
de  Tentreprise,  relatives  au  mouvement  des  voyageurs  et 
aux  recettes  du  nouveau  chemin  de  fer  : 


station  d'Eigerglelscher 

âOOOObillei 

is  aller  et  retour  à 

3fr. 

»       d'Eigorwand 

2S00 

» 

» 

8  » 

»       d'Eismeer 

2  000 

» 

» 

14  J> 

»       Munclijoch 

4  000 

» 

» 

tt  » 

»       Jun^fraujoch 

5  000 

» 

» 

27   »» 

»       Jungfrau 

10  000 

« 

» 

33   » 

Au  total,  43  5oo  billets  aller  et  retour  avec  une  recette 
de  671  000  francs.  A  cela  devaient  s  ajouter  la  vente  delà 
force  motrice  disponible  et  les  loyers  des  restaurants, 
ressources  considérables,  qui  s'augmenteraient  encore  de 


LE  CHEMIN  DE  FER  DE  LA  JUNGPRAU.        225 

l'exploitation  des  9000  chevaux  hydrauliques  de  Burg- 
lauenen,  concédés  à  l'entreprise. 

Or,  en  1899,  le  chemin  de  fer  a  été  ouvert  à  l'exploita- 
tion jusqu'à  Eigergletscher  :  22  981  voyageurs  en  ont  fait 
usage  au  cours  de  cette  année.  Quatre  ans  plus  tard,  en 
1903,  lorsque  le  tunnel  eut  atteint  Eigerwand,  on  compta 
29  01 3  voyageurs.  Entin,  depuis  l'inauguration,  en 
1905,  de  la  station  d'Eismeer,  36  583  touristes  s'y  sont 
rendus.  Les  prévisions  de  M.  Guyer-Zeller  sont  donc 
dépassées,  et  on  peut  considérer  le  chemin  de  fer  de  la 
Jungfrau  comme  une  entreprise  d'avenir. 

Ce  sera  surtout  une  merveille  de  ce  siècle  de  l'électri- 
cité, où  concourent  tous  les  progrès  de  la  technique 
moderne  et  où  s'affirme  la  puissance  du  génie  et  de  la 
volonté  de  l'homme,  disposant  en  maître  des  énergies  de 
la  nature,  pour  triompher  des  obstacles  qu'elle-même 
oppose  à  ses  projets. 

G.  DE  Fooz. 


llleSËRIE.  T.  IX.  15 


L'HAECKÉLIANISME 


ET 


LES  IDÉES  DD  PÈRE  WASMANN 

SUR     L'ÉVOLUTION 


On  n'a  peut-être  pas  oublié  les  polémiques  assez  aigres 
soulevées,  ces  dernières  années,  dans  les  milieux  scienti- 
fiques allemands,  par  les  ouvrages  du  D*"  Albert  Fleisch- 
mann  (i). 

La  critique  radicale,  à  laquelle  le  professeur  de  zoologie 
d'Erlangen  soumettait  l'ensemble  des  doctrines  trans- 
formistes, excita  dans  le  camp  des  évolutionnistes  de  très 
vives  protestations.  On  alla  jusqu'à  soutenir,  qu'en  écrivant 
de  pareils  livres,  Fleischmann  s'était  mis  lui-même  au  ban 
du  monde  savant,  la  théorie  de  l'évolution  n'étant  plus  une 
pure  hypothèse,  mais  l'expression  de  faits  acquis  et  scien- 
tifiquement démonti'és.  C'était  beaucoup  dire,  et  il  aurait 
fallu  sans  doute,  pour  être  dans  le  vrai,  se  faire,  de  part 
et  d'autre,  quelques  concessions. 

Le  moins  piquant  dans  cette  controverse  ne  fut  pas 
assurément  de  voir  intervenir  en  faveur  du  transformisme, 
[)Our  le  défendra  discrètement,  à  la  fois,  contre  les  attaques 

(!)  Die  Besc eytdeu zt hcvrie .  Gemciiiver<liintllichc  Vorle^ungen  iiber  den 
Auf-  iind  Nirdernariî,' ciruT  naiuiwis?riiscliafiliclicn  Hypothèse,  $;ebaUen  vor 
Siudiercndrn  aller  Kakuliaien,  \oii  D»-  AlbcM  Fleischmann.  Leipzig,  Georgi, 
l'JOI.  ~  lue  Darichnche  Thcoric.  Leipzi^i,  Thifine,  1003. 


L*HAECKÉLIANISME  ET  LES  IDÉES  DU  P.  WASMANN.    227 

exagérées  de  Fleischmann  et  contre  le  zèle  intempestif 
d'adeptes  trop  fervents,  un  savant  catholique  bien  connu 
des  zoologistes,  le  Père  Erich  Wasmann,  S.  J. 

Déjà  en  1901 , il  publiait  dans  le  Biologisches  Central- 
BLATT  un  article  sous  ce  titre  :  Y  a-t-il  de  fait  des 
espèces  qui  se  trouvent  encore  aujoiuxl'hui  en  pleine  période 
d'évolution  (1)  ?  A  la  question  ainsi  posée,  le  savant 
myrmécologue  répondait  affirmativement.  11  faisait  d'ail- 
leurs d'expresses  réserves  sur  le  bien  fondé  d'une  trop 
large  généralisation  de  la  théorie  évolutionniste. 

Cette  restriction  prudente  n'empêcha  pas  certains  jour- 
nalistes de  s  emparer  du  fait  et  d  en  grossir  à  plaisir  les 
conséquences.  Un  jésuite  transformiste  !  Mais  c'était  la 
théologie  traditionnelle  qui  se  mettait  enfin  en  marche 
vers  la  lumière  :  elle  cherchait  à  traiter  avec  le  darwi- 
nisme ! 

Il  était  urgent  de  préciser  pour  le  grand  public  les 
positions  prises  dans  les  mémoires  techniques.  C'est  ce 
que  fit  le  JP.  Wasmann  dans  une  série  d'articles,  publiés 
d'abord  dans  les  Stimmen  aus  Maria- Laach  (igoi-igoS), 
puis  réunis  en  un  volume  en  1904  (2). 

Ce  livre,  il  fallait  s'y  attendre,  a  été  très  différem- 
ment apprécié.  Quelques-uns  l'ont  trouvé  trop  hardi  et 
inopportun.  D'autres,  plus  nombreux,  ont  pensé  que  le  P. 
Wasmann  n'avait  pas  été  assez  loin.  Il  fallait  aller  jusqu'au 
bout  des  principes  posés  et  englober  l'homme  dans  la  série 
de  l'évolution  organique.  On  devine  de  quel  côté  venaient 
ces  dernières  critiques.  Nulle  part  elles  n*ont  été  expri- 
mées d'une  façon  plus  acerbe  que  dans  trois  conférences 
tapageuses,  données  à  Berlin,  les  14,  16  et  19  avril  igoD, 
par  Ernest  Haeckel  lui-même.  Le  célèbre  auteur  des  Welt- 


(1)  Gibt  es  tatsàchlich  Arten,  die  heute  yioch  in  der  Stammes- 
enticichlung  hegriffen  sind  ?  Mit  allgcmoiuen  Beinerkiinjîcii  iiber  die 
Enlwickluiiîî  (1er  Myrmekophilie  und  Tennilophilie  urnl  Qber  (Jas  Wesen  der 
Symphilie  (BiOL.  Centralblatt,  XXI,  n»  25.  23). 

(2)  Die  moderne  Biologie  und  die  Enticichlungstheorie.  Herdcr,  1904. 


r 


228  rbvuë  des  questions  scientifiques. 

ràthsel  était  résolu,  nous  dit-il,  à  ne  plus  prendre  la 
parole  dans  des  réunions  populaires,  mais  la  vue  du 
danger  que  l'ait  courir  à  la  science  allemande  «  révolution- 
nisme  ecclésiastique  »  du  P.  Wasmann  Ta  décidé  à  ren- 
trer en  scène. 

Voici  dans  quels  termes  il  parle  du  célèbre  jésuite  (»)  : 

«  Le  plus  grand  triomphe  qu  ait  encore  remporté  notre 
théorie  transformiste,  c  est  bien  qu'au  début  du  xx**  siècle, 
sa  plus  redoutable  ennemie,  TKglise,  se  soit  adaptée  à 
elle,  et  ait  essayé  de  mettre  d'accord  la  foi  et  révolution- 
nisme. 

«  Plusieurs  tentatives  timides  avaient  été  faites  dans  ce 
sens,  dans  les  dix  dernières  années,  par  un  certain  nombre 
de  théologiens  et  de  philosophes  d'esprit  indépendant, 
mais  sans  grand  succès.  Le  mérite  d'avoir  réalisé  cet  essai 
hardi  revient  à  un  jésuite,  le  P.  Erich  Wasmann  de 
liuxembourg...  »» 

Haeckel  reconnaît  la  valeur  scientifique  de  l'entomo- 
logiste h  qui  nous  devons  de  si  pénétrantes  étude's  sur  les 
fourmis  et  sur  leurs  hôtes.  Mais,  c'est  précisément  cette 
science  qui  rend  redoutable  l'écrivain  jésuite  !  On  va 
croire,  comme  le  dit  France  dans  le  Freies  Wort  (2), 
(|u'il  -  existe  une  science  jésuitique,  dont  les  résultats 
peuvent  être  pris  au  sérieux  « .  Or,  ^  cet  étonnant  livre  de 
Wasmann,  dit  Haeckel  (p.  32),  est  un  chef-d'œuvre  de 
sophistique  et  de  dissimulation  jésuitique...  Le  neuvième 
chapitre  pourrait,  avec  un  petit  nombre  de  modifications, 
figurer  avec  honneur  dans  un  ouvrage  de  Darwin,  de 
Weismann,  ou  de  tout  autre  partisan  du  transformisme. 
Le  chapitre  suivant  est  en  contradiction  criante  avec  le 
précédent.  Wasmann  y  présente  l'application  de  la  théorie 


il)  l)er  Kampf  um  dan  Entwickelunçs-Gedanken.  Drei  VorlrSge 
jî(?hallen  am  14.  iO.  urul  10..  April  190:>  im  Saalc  dor  Sinf^-Akademie  zu  Berlin, 
von  Ernsl  Harckel,  Professer  an  der  UnivcrsiliU  Jena  (Sechstes  bis  zchntes 
Tausend).  Berlin,  Keimer  1905,  |).  31. 

(i)  N»  ii,  190-4. 


L*HAECKÉLIANISME  ET  LES  IDÉES  DU  P.   WASMANN.    229 

transformiste  à  rhomme  d'une  manière  parfaitement 
absurde  :  le  lecteur  se  demande  si  Wasmann  croit  vrai- 
ment à  cet  ensemble  d'idées  ridicules,  ou  s'il  a  eu  seule- 
ment pour  but  de  brouiller  les  concepts  de  ceux  qui  le 
liront  et  de  leur  rendre  ainsi  plus  acceptable  la  foi  reli- 
gieuse la  plus  plate  (i)  ". 

Escherich  fait  au  P.  Wasmann  le  même  reproche.  «  Si 
vraiment,  dit-il,  la  théorie  de  la  descendance  ne  peut  se 
réconcilier  avec  les  dogmes  de  l'Église  que  de  la  manière 
proposée,  on  peut  dire  que  Wasmann  a  donné  la  preuve 
rigoureuse  de  l'impossibilité  de  cet  accord,  car  ce  qu'il 
propose  comme  théorie  de  la  descendance  est  un  être 
mutilé  au  point  d'en  être  méconnaissable,  et  qui  n'est  évi- 
demment pas  viable  (2).  r^ 

Pourtant,  au  début  de  sa  seconde  conférence,  Haeckel, 
semblant  revenir  sur  le  jugement  si  sévère  porté  dans  la 
première,  laisse  entrevoir  comme  possible  une  conversion 
complète  du  P.  Wasmann  au  monisme. 

«  Il  faut,  dit-il,  attendre  avec  impatience  la  suite  de  la 
marche  de  ses  idées  ;  si  la  fidélité  à  ses  convictions  et  son 
courage  moral  sont  assez  forts,  il  tiiera  les  conclusions 
qui  découlent  de  sa  profonde  science  biologique,  et  il 
sortira  de  l'Église  romaine...  « 

Si  Haeckel  s'est  fait  à  ce  point  illusion  sur  l'attitude 
que  prendrait  dans  la  suite  le  P.  Wasmann,  il  n'a  pas  eu 
à  attendre  longtemps  pour  être  détrompé. 

(1)  On  se  demandera,  après  avoir  lu  ces  li^jnes,  comment  Haeckel  a  osé 
écrire,  quelcfues  pages  plus  loin  (|).  64),  ([ii'il  n  aUa(iae  ni  la  personne  ni  le 
caractère  du  P.  Wasmann,  mais  seulement  le  système  des  Jésuites  ;  il  ne 
doute  pas  que  le  célèbre  biolojîisle  n'ait  écrit  son  livre  en  toute  bonne  foi  !... 
Mais  ceux-là  seuls  s'étonneront  à  qui  la  manière  de  Haeckel  est  éiran;;ère. 
Dans  sesi  dernières  conférences  (p.  37)  on  trouve  encore  des  passi)ges  du 
pfOûtde  celui-ci  :  «  Comme  le  montre  toute  l'histoire  du  Papisme  romain,  le 
{^rand  charlatan  du  Vatican  est  l'ennemi  naturel  de  la  science  libre  et  de 
l'enseignement  libre,  ici  qu'il  est  praii(iué  dans  les  universités  allemandes.  » 

H  est  assez  intéressant  de  relever  ce  manque  complet  de  tolérance  et  de 
di{^nité  scientifique  chez  des  adversaires  qui  posent  pour  les  défenseurs  de 
la  pure  et  calme  vérité. 

(2)  Cité  d'après  Haeckel,  p.  53. 


r 


23o  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Le  2  mai,  paraissait  dans  la  Gërmaniâ  et  dans  la 
KôLMSCHE  VoLKszEiTUN(î  uiie  lettre  ouverte  au  professeur 
d*Iéna  dans  laquelle  le  P.  Wasmann,  se  plaçant  au  point 
de  viio  de  la  simple  probité  scientifique,  se  plaignait 
d'avoir  été  ciié  d'une  manière  inexacte.  Si  Ton  s'était 
donne  h\  ptûne  de  lire  son  livre  avec  plus  d'attention,  on 
n'aurai i  pas  dit  qu'il  cherchait  à  pactiser  avec  la  doctrine 
de  Uaeckei,  puisqu'il  a  loujours  affirmé  la  nécessité  d'une 
interwntion  du  Créateur  pour  lorigine  du  monde,  pour 
celle  de  la  vie  et  pour  colle  de  l'homme  ;  on  ne  l'aurait 
pas  présenté  non  plus  comme  un  partisan  du  darwinisme, 
puisqu'il  n'admet  pas  cette  théorie  spéciale,  confondue  à 
ton.  ])ar  Ilaeckel  avec  le  transfoi'misme.  Enfin,  Wasmann 
s'éioime  que  le  professeur  de  zoologie  d'Iéna  se  permette 
de  parler  si  légèrement  sur  des  questions  de  psychologie, 
qui  semblent  être  assez  en  dehors  de  sa  compétence. 

Un  abîme  sépare  donc  de  Thaeckélianisme  la  doctrine 
du  célèbre  jésuite.  Sur  le  terrain  philosophique,  les  deux 
.systèmes  sont  contradictoires,  et  de  cette  divergence  fon- 
cière dérive,  au  point  de  vue  s(-ientifique,  une  attitude 
toute  différente  à  l'endroit  de  l'évolutioimisme.  Pour 
Haeckel  et  pour  les  monisle^2,  le  transformisme  le  plus 
radical  s'impose  avec  une  nécessité  logique  :  c'est  un 
postulaf,  que  l'on  cherche  à  confirmer  par  des  faits.  Pour 
Wasmann  et  pour  les  créaiionnistes,  l'évolution  est  une 
/il/jfOfhi'st\  que  l'on  admettra,  exactement  dans  la  mesure  où 
elle  fournira,  pcmr  les  donnét's  de  Tobservation,  l'interpré- 
tation la  plus  rationnelle. 

On  comprendra,  sans  (pril  soit  nécessaire  d'insister, 
combien  cette  seconde^  manière  d'envisager  la  théorie  de 
la  descendance  offre  plus  de  garanties  d'impartialité  scien- 
tifique. Lorsque  l'on  a  absolument  besoin  d'un  système 
pour  défendre  une  thèse,  il  est  fort  à  craindre  que  Ton  se 
laisse  infiuencer,dans  l'appréciation  des  preuves  apportées, 
par  des  motifs  sans  objectivité.  Il  en  est  tout  autrement 
lorsque  la  thèse  n'a  rien  à  craindre  de  n'importe  quel 


L'HAECitÉLIANISME  ET  LES  IDÉES  DU  P.  WASMANN.    23  l 

système.  Que  les  espèces  végétales  et  animales  se  soient 
développées  par  évolution  progressive,  ou  qu'elles  aient 
toutes  été  créées  directement,  Dieu  n'en  reste  pas  moins 
nécessaire  à  l'origine  du  monde.  On  peut  donc  sans  crainte 
interroger  les  faits  et  attendre  leur  réponse. 

D'après  le  P.  Wasmann,  cette  réponse  est  favorable  au 
transformisme  dans  un  nombre  de  cas  suflSsant  pour  qu'il 
faille  reconnaître  à  la  théorie  de  la  descendance,  restreinte 
à  de  justes  limites,  une  vraie  valeur  scientifique. 

Quelles  sont  ces  limites  et  quelles  sont  les  conclusions 
que  l'on  peut  prudemment  admettre,  soit  pour  ce  qui 
concerne  le  transformisme  en  géuéral,  soit  pour  son  exten- 
sion au  corps  de  l'homme,  c'est  ce  que  nous  allons  exposer 
brièvement  (i). 


I .  —  La  théorie  de  t évolution  en  yénéral 

Pour  écarter  une  pétition  de  principe  qui  se  glisse 
fréquemment  dans  les  discussions  sur  l'évolutionnisme,  le 
P.  Wasmann  insiste  sur  la  nécessité  de  distinguer  soigneu- 
sement l'espèce  natareUe  de  l'espèce  systématique. 

Une  espèce  natwelle  est  constituée  par  l'ensemble  des 
êtres  vivants  issus  d'une  même  souche. 

Une  espèce  systématique  est  un  groupe  d'êtres  vivants, 
ayant  un  certain  nombre  de  caractères  communs  et  distinc- 
tifs,  assez  stables  pour  constituer  actuellement  une  unité 
morphologique  et  physiologique  close. 


(1)  Le  P.  WajJinian  rap;>elle  à  coux  de  ses  adversaires  qui  ont  l'air  de  le 
traiter  comme  un  Père  de  l'Êi^lise  du  \\^  siècle,  quil  n'est  en  aucune  manière 
le  représentant  autorisé  des  doctrines  de  TÉglise,  pas  môme  de  celles  de  son 
ordre.  \\  parle  comme  biologiste  et  comme  philosophe  en  son  nom  person- 
nel. Dans  la  suite  de  Co*i  article,  nous  nous  efforcerons  de  traduire  sa  pensée 
avec  le  plus  de  fidélité  possible.  Mais,  nous  ne  nous  croyons  pas  obligé  d'imi- 
ter un  certain  nombre  de  critiques,  dailleurs  à  peu  prés  complètement 
étranf|[ers  aux  sciences  naturelles,  qui  ont  cru  nécessaire  de  nous  donner 
leur  avis  sur  la  valeur  objective  des  déductions  du  P.  Wasmann. 


/ 


232  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

La  théorie  fixiste  maintient  que  la  stabilité  de  l'espèce 
systématique  est  absolue. 

La  théorie  transformiste  admet  que  plusieurs  espèci^s 
systématiques  peuvent  faire  partie  d'une  même  espèce 
naturelle. 

Or,  quarrive-t-il  le  plus  souvent?  Prouvez  à  un  partisan 
des  doctrines  fixistes  qu  un  certain  nombre  d  espèces  sys- 
tématiques descendent  d'un  ancêtre  commun,  il  admettra 
le  fait  et  ii'en  tirera  que  cette  conclusion  :  vous,  zoo- 
logistes, vous  vous  étiez  trompés  et  vous  aviez  pris  pour  une 
bonne  espèce  ce  qui  n  était  qu  une  variété  ou  une  race. 

Le  cercle  vicieux  est  évident.  On  suppose  que,  par 
définiiioyi,  l'espcce  systén)ati(|ue  n'est  pas  autre  chose  que 
Icspèce  naturelle  ;  or,  c'est  cela  précisément  qui  est  mis  en 
question. 

Un  fait  s'impose  en  etfet  et  qui  no  doit  pas  être  nié  par 
les  transformistes,  c'est  la  stabilité  actuelle  de  la  presque 
totalité  des  espèces  systématiques  que  nous  pouvons 
observer. 

Plate  s'étant  permis  d  écrire  que  :  «  L'expérience  des 
zoologistes  spécialistes  en  systémaiique  prouve,  avec  toute 
la  netteté  désirable, qu  une  espèce  nepeut  pas  être  délimitée 
d'une  manière  tranchée,  parce  qu'une  des  lois  fonda- 
mentales des  organismes  est  la  variabilité  (i)  «,  le  P.  Was- 
mann,  qui  a  passé  une  bonne  partie  de  sa  vie  à  faire  de  la 
systématique,  affirme  que,  pour  avoir  la  vérité,  il  faudrait 
l)rendre  exactement  la  contradictoire  de  la  phrase  de 
Plate,  -  car  la  variabilité  des  organismes  ne  s'exerce,  le 
plus  souvent,  qu  entre  les  limites  des  races  «. 

Mais,  la  stabilité  actuelle  est-elle  une  preuve  de  la 
stabilité  dans  le  passé  i 

Le  P.  Wasmann  ne  le  pense  pas.  Pour  lui,  les  séries 
qui  nous  conduisent  des  espèces  fossiles  aux  espèces 
actuelles  représentent  autre  chose  que  des  enchaînements 

(1)  lUOLOGISCHES  Centralbi.att,  1001,  n»  5. 


l'haeckélianisme  et  les  idées  du  p.  WASMANN.   233 

logiques,  et  il  lui  paraît  presque  certain  qu'il  y  a,  entre  les 
êtres  vivant  aujourd'hui  et  ceux  qui  ont  peuplé  la  terre 
aux  diflFérentes  époques  géologiques,  un  lien  de  dépendance 
génétique  (i). 

Pour  ne  pas  rester  dans  cette  vague  généralité,  voici 
un  exemple  des  raisonnements  qui,  d'après  le  P.  Was- 
mann,  doivent  presque  nécessairement  entraîner  la  con- 
viction ;  il  est  tiré  du  sujet  qui  occupe  depuis  plus  de 
vingt  ans  ce  laborieux  chercheur. 

Le  plus  grand  nombre  des  commensaux  normaux  des 
fourmis  et  des  termites,  ceux  surtout  qui  présentent  au 
plus  haut  degré  des  caractères  d'adaptation  à  la  vie 
myrmékophile  ou  termitophile,  sont  des  coléoptères.  Or 
les  coléoptères  sont  beaucoup  plus  anciens,  paléontologi- 
quement,  que  les  fiimilles  des  fourmis  et  des  termites  ;  ils 
apparaissent  dès  le  trias;  et,  dans  le  lias,  ils  atteignent 
un  tel  développement,  que  beaucoup  de  fiimilles  et  de 
genres  actuels  y  sont  déjà  représentés.  Les  fourmis  et  les 
termites,  au  contraire,  ne  prennent  de  l'importance  qu'à 
l'époque  tertiaire.  Auparavant,  il  n'y  avait  donc  pas  pour 
ces  insectes  d'occasions  de  s'adapter  qui  les  auraient 
transformés  en  hôtes  des  fourmis  ou  des  termites.  Il  nous 
faut  donc  admettre  l'une  ou  l'autre  des  deux  hypothèses 
suivantes  : 

Ou  bien,  à  Tépoque  tertiaire  il  y  a  eu  création  d'ime 
foule  de  nouvelles  familles  de  coléoptères,  qui  sont  exclu- 
sivement myrmékophiles  ou  termitophiles,  comme  les 
Paussides,  les  Clavigerides,  les  Gnostides,  etc.,  et  d'un 
nombre  encore  bien  plus  considérable  de  genres  myrméko- 
philes ou  termitophiles  appartenant  à  d'autres  familles 
comme  les  Staphylinides,  les  Scarabéides,  etc.  ;  ou  bien, 


(1)  Parlant  de  révolution,  M.  de  Lapparent  exprime  le  m(*me  avis  :  «  L'im- 
pression qui  résulte  de  la  coniemplalion  du  monde  paléontologique  ne 
semble  pas  pouvoir  s'accorder  avec  un  autre  système.  -  Cf.  Les  Devoirs  et 
les  Droits  de  Vapologiste  en  matière  scientifique  {Keyue  d*Apologétique, 
1905,  p.  244,). 


234  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ces  hôtes  des  termites  et  des  fourrais  se  sont  développés 
aux  dépens  de  souches  préexistantes  à  l'époque  méso- 
zoïque,  et  dont  les  descendants  se  sont  pro;jressiveinent 
transformés. 

«  Cette  dornière  hypothèse,  continue  le  P.  Wasmann 
(p.  222),  nous  semble  beaucoup  plus  vraisemblable,  non 
seulement  au  point  de  vue  scientifique,  mais  aussi  à  juger 
la  chose  en  philosophe.  Car,  si  la  théorie  transformiste 
nous  fournit  un  moyen  d  expliquer  naturellement  l'appari- 
tion de  ces  nouveaux  types  termitophiles  et  myrméko- 
philes  comme  des  formes  d'adaptation,  nous  ne  devons 
pas  avoir  recours  à  une  nouvelle  création  immédiate.  « 

A  cette  première  preuve  fournie  par  la  paléontologie, 
l'embryogénie  et  Tanatomie  en  ajoutent  de  très  pressantes 
dans  ce  même  domaine  des  hôtes  des  fourmis  et  des 
termites.  Nous  citons,  à  titre  d'exemple,  les  conclusions 
que  tire  L^  P.  Wasmann  des  remarquables  études  qu'il 
poursuit  sur  des  diptères  de  la  famille  des  Termitoxeniidcte, 

Ces  curieux  insectes  ne  sont  pas,  comme  les  autres, 
monosexués,  ce  sont  des  hermaphrodites  protandriques, 
c'est-à-dire  que  l(\s  glandes  mâles  arrivent  chez  eux  à 
maturité  avant  les  glandes  femelles.  A  la  différence  des 
autres  diptères,  ils  n'ont  pas  d'état  larvaire  proprement 
dit  :  celui-ci  est  remplacé  par  une  forme  sténogastre  pas- 
sant peu  à  peu  à  une  forme  physogastro,  qui  représente 
l'insecte  adulte.  Ces  diptères  n'ont  pas  d'ailes,  mais  ils 
portent  sur  le  thorax  de  remarquables  appendices,  qui 
servent,  tour  à  tour,  de  balanciers,  d'organes  de  transport 
—  car  c'est  par  là  que  les  termites  les  prennent  pour  les 
déplacer  sans  les  endommager  —  d'organes  des  sens  et 
enfin  principalement  d'organes  excréteurs  d'un  exsudât 
dont  les  termites  sont  très  friands. 

En  face  de  ces  insectes  bizarres,  que  dira  la  théorie 
fixiste  ?  Elle  les  placera,  non  parmi  les  diptères,  mais 
dans  un  ordre  à  part,  et  elle  sera  obligée  d'admettre  que 


l'haeckélianisme  et  les  idées  du  p.  WASMANN.   235 


f 


ces  espèces  ont  été  créées  clans  cet  état-là,  pour  être 
termitophiles. 

l.a  théorie  de  révolution  reconnaît  en  eux  do  vrais 
diptères.  Les  curieux  organes  du  mésolhorax  sont  des 
ailes  transformées.  Ces  insectes,  vivant  toujours  dans  les 
galeries  des  termites,  n'ont  que  faire  d'organes  du  vol. 
L'évolution  s'est  abrégée,  de  là  la  suppression  du  stade 
larvaire  et  la  viviparité  de  certaines  espèces.  Bref,  toutes 
les  particularités  de  l'anatomie  de  ces  insectes  reçoivent 
dans  la  théorie  de  la  descendauce  une  explication  ration- 
nelle, alors  que  la  théorie  fixiste  reste  muette  devant 
l'énigme. 

Comme  le  fait  remarquer  judicieusement  le  P.  Was- 
mann,  ces  exemples  i)rouveraient  peu  de  chose  s'ils  étaient 
isolés,  mais  la  l'éalité  est  qu'ils  sont  infiniment  nombreux, 
et  c'est  pour  cela  qu'une  formation  technique  est  néces- 
saire pour  apprécier  la  valeur  de  pareils  arguments.  Si 
l'-on  n'est  habitué  à  manier  que  des  abstractions,  on  ne 
sera  pas  impressionné  par  ces  vraisemblances  accumulées, 
qui,  dans  les  sciences  d'observation  et  d'induction,  con- 
duisent à  la  certitude  empirique. 

Les  preuves  que  nous  avons  examinées  jusqu'ici  sont 
indirectes;  le  P.  Wasmann  estime  qu'il  y  en  a  aussi  de 
directes  en  faveur  du  transfoiinisme.  A  son  avis,  non 
seulement  la  stabilité  des  espèces  systématiques  n'est  pas 
absolue  dans  la  série  chronologique,  mais,  même  de  nos 
jours,  on  peut  constater  que  certaines  espèces  sont  en 
train  d'évoluer.  C'est  ce  qu'il  a  cherché  à  démontrer  dans 
son  étude  sur  le  développement  phylogénique  des  Di- 
narda.  En  combinant  toutes  les  données  de  ses  observa- 
tions sur  l'anatomie,  les  mœurs,  la  distribution  géogra- 
phique des  quatre  espèces  suivantes  :  Dinar da  denlata, 
D.  Maerckelii,  D,  Hageni,  D,  ryginaea,  il  arrive  à  con- 
clure, avec  beaucoup  de  vraisemblance,  que  les  deux 
premières  sont  maintenant  complètement  adaptées,  tandis 
que  les  deux  dernières  sont  en  voie  d'une  adaptation  plus 


/ 


236  REVUK    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

parfaite  à  leur  vie  myrmékophilo.  Dinarda  dentata  serait 
le  type  le  plus  ancien  et  duquel  dériveraient  les  autres. 

Nous  sommes  obligé  de  renoncer  à  reproduire  la  série 
des  déductions  qui  ont  conduit  le  P.  Wasmann  à  ces 
conclusions  ;  plusieuis  pages  n'y  suffiraient  pas,  et  ceux  de 
nos  lecteurs  qui  nous  auraient  suivi,  trouveraient  peut-être 
encore  largumcnt  assez  difficile  à  mettre  en  forme.  Ce 
qui  ne  prouverait  rien,  nous  l'avons  dit,  contre  sa  valeur. 

lie  Père  Wasmann  est  donc  franchement  partisan  de 
la  théorie  transformiste,  et,  comme  le  faisait  remarquer  un 
critique  d'ailleurs  peu  sympathique  à  notre  auteur  (i), 
ses  convit'tionssont  le  résultat,  non  de  spéculations  àprwri, 
mais  A\\\\o  longue  et  paiienl»' vie  de  recherches  techniques. 

Pourquoi  faut-il  que  le  l)*"  von  Bu rtel-Reepen  ajoute  : 
«  On  ne  sait  pas  où  s'arrête  le  savant  et  où  commence  le 
jésuite  T  l  La  même  pnk)CCupation  d'honnêteté  scienti- 
lique.  qui  détermine  le  P.  Wasmann  à  accepter  loyalement 
riiypothèso,  r()l)lige  à  en  restreindre  l'application  aux  cas 
où  elle  est  solidement  ai)payée  sur  les  faits.  Voilà  pour- 
quoi, comme  savant,  il  constate  que  la  théorie  de  la 
(lescen(lan<'e  devient  de  moins  en  moins  probable,  à  mesure 
que  l'on  remonte  dos  espèces  systématiques  aux  groupe- 
ments plus  généraux  de  familles,  d'ordres  et  do  classes. 

Voilà  ])our(iuoi  encore  il  se  refuse  à  admettre  l'hypo- 
thèse toutes  les  fois  que  des  faits  d  obs«»rvation  soulèvent 
contre  elle  des  diUîcullés  non  encore  résolues.  Telle  est 
précisément  son  attitude  vis-à-vis  de  la  question  du  trans- 
formisme appliqué  à  riiomme. 


II.  —  La  théorie  de  révoluivm  appliquée  à  Vhomme 

Le  Père  Wasmaim  examine  successivement  les  deux 
questions  suivantes  : 

(I)  D^  von  Bullol-Ree[)en.  ARCHIV  fur   RASSEN-  UND  GESELLSCnAFTSBIOLOGIE, 
1903,  p.  281. 


"^ 


l'haeckélianisme  et  les  idées  du  p.  wasmann.  287 

1°  Est-on  autorisé  à  envisager  Thomme  uniquement  au 
point  de  vue  zoologique  ? 

2"*  Que  valent  de  fait  les  preuves  anatomiques,  physio- 
logiques, paléontologiques,  apportées  en  faveur  de  la 
descendance  animale  de  Thomme  ? 

A  la  première,  il  répond  i)ar  une  négation  formelle. 
Indépendamment  de  toute  doctrine  religieuse,  une  autre 
science  que  la  zoologie  a  le  droit  de  donner  son  avis  sur 
rhomme  et  sur  son  origine.  Cette  science,  c'est  la  psycho- 
logie. Elle  est  à  base  expérimentale  comme  les  autres 
sciences  naturelles,  et  il  est  illogique  de  récuser  à  priori 
ses  conclusions.  Or,  la  psychologie  découvre  dans  Thomme 
un  principe  psychique  d*un  ordre  essentiellement  différent 
de  celui  des  autres  animaux.  Par  suite,  il  ne  peut,  en  aucune 
façon,  être  question  dune  origine  animale  pour  Tâme 
humaine.  Celle-ci  est  une  substance  spirituelle,  qui  réclame, 
pour  sa  genèse,  une  intervention  spéciale  de  la  cause  créa- 
trice. Si  donc  révolution  est  étendue  à  Thomme,  ce  sera 
seulement  pour  expliquer  l'origine  de  son  corps.  Une  des 
erreurs  fondamentales  de  l'Haeckélianisme  consiste  à  ne 
consulter  systématiquement  qu'une  seule  des  sources  de 
documentation  qui  nous  sont  ouvertes,  quand  il  s'agit  de 
la  nature  humaine.  Et  cet  exclusivisme  est  anti-scienti- 
fique. 

Mixte  au  point  de  vue  de  la  philosophie  naturelle,  la 
question  de  l'origine  de  l'homme  l'est  encore  par  un  autre 
endroit.  Elle  touche  à  un  dogme,  et  de  ce  chef  l'exégèse 
et  la  théologie  doivent  être  entendues  à  leur  tour. 

Le  Père  Wasmann  n'est  pas  entré  dans  la  discussion 
dogmatique  du  sujet  ;  il  s  est  contenté  de  marquer  les 
positions  respectives  du  savant  et  du  théologien.  11  nous 
semble  qu'il  s'est  acquitté  de  sa  tâche  avec  une  réserve 
à  la  fois  prudente  et  large. 

«  On  ne  peut  en  aucune  manière,  dit-il  (p.  284,  note), 
blâmer  les  théologiens  et  les  exégètes,  lorsque,  en  consi- 
dération du  sens  immédiatement  obvie  du  récit  génésiaque 


i 


238  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

et  (le  décisions  comme  celle  du  Concile  provincial  de 
Cologne  (1860,  lit.  IV,  cap.  14),  ils  ne  traitent  cette 
matière  qu'avec  beaucoup  de  précautions  et  une  réserve 
plutôt  défiante  à  Tendroil  de  la  théorie  évolutionniste.  Un 
zoologiste,  un  botaniste  ou  un  chimiste  qui  n'ont  aucune 
connaissance  théologique  sont  aussi  peu  aptes  h  prononcer 
un  jugement  compétent  en  matière  dogmatique,  que  le 
serait,  par  exemple,  un  théologien,  ignorant  complètement 
les  sciences,  à  donner  son  avis  sur  l'évolution  des  Ammo- 
nites ou  sur  celle  des  Paussides.  « 

Aux  exégètes,  s'il  en  était  qui  l'oubliaient,  Wasmann 
appellerait  aussi  que  la  question  a  son  côté  scientifique. 
Il  ne  faut  pas  la  traiter  seulement  en  théologien,  ni  se 
hiiter  de  déclarer  contraire  à  TKcriture  sainte  ce  qui  est 
I)eut-(Hre  susceptible  d'une  interprétation  orthodoxe.  Le 
syst-ènie  de  Copernic  lui  aussi  n'at-il  pas  été  d'abord  rejeté 
par  lopinion  commune  (  1)  ? 

En  Tespèce,  le  P.  Wasmann  se  contente  d'affirmer  que 
l'autorité  compétente  n'a  pas  tranché  le  débat. 

-  Nous  laissons,  dit-il  (p.  280),  nos  adversaires  athées 
se  représenter  le  Dieu  du  récit  biblique  comme  un  potier 
(le  forme  humaine,  pétrissant  en  terre  glaise  le  corps 
d'Adam,  puis  lui  insulUanl  une  âme  dans  le  visage. 
C'est  une  conception  anthropomorphique  que  déjà  saint 


(1  Ou  iK'  Vi'ut  niiiloinonl  insiniKT  ([uo  I*évolutioiuiisiiie,Hppli(iiié  à  riioinme, 
s<'  iioiivr  ;iuji)unl'lHii  <l:iris  l;i  |i(»>itioii  (iir:ivait  auUetbis  le»  s\>lènie  de 
Copcriiiv  II  famlriiit,  \n)uv  qiiil  y  cûl  |»ariit;,  (juo,  ih;  piirl  ei  d'aurre,  les 
aiiiimictiis  scleiilitiijiH's  aioiii  la  iii'^nu.'  \aleur,  «M,  comme  nous  le  dirons  plus 
|i)ii),  il  s'ni  faut  de  b(>auroup. 

Mais  n'cst-il  pas  Maiiiicnl  uliU*  <lc  conslatcr  combien  de  temps  il  a  fallu 
|.our  i{uo  riiabiludtî  se  prenne  d'cnviN.i^jM-  une  (|ue>tion  sous  un  jour  nou- 
veau. Plus  de  cenl  an.s  api  es  la  ciindamnalion  «le  Galilée,  la  doctrine  nouvelle 
l'tail  encore  rejctéc  au  nom  de  rKcniure  bainle. 

A  liiie  d'exemple,  je  si;^iialefai  les  Uièscsqui  claienl  soutenues  à  ln{;oIsiadl 
cil  17.")*)  |far  le  P.  Joscjih  ManijoUL  S.  J.  [Philosophia  rationalis  et 
t  ujii  n'im  ntalis  hodnruis  diaccutnim  stuciiis  acruinraoïiiUa,  auctore 
I\  Jnsrpho  Mffih/o/f.L  S.  J.  Ihi;i»lsiadii  et  Monacbii  apud  Cralz.  17rt(5J.  Ces 
ar;:un.eiiis  Fe  trouvent  au  volume  111,  p.  4i.-). 

Huit  ans  plus  tard,  rinti-ansi,:cance  est  un  peu  moindre,  si  l'on  en  juge 


l'haeckélianisme  et  les  idées  du  p.  wasmann.  239 

Augustin  a  traitée  de  nimiiim  piieinlis  cogitatio.  Nous 
savons  que  ces  expressions  de  la  sainte  Écriture  doivent 
être  regardées  comme  imagées,  mais  nous  ne  savons 
pas  quelles  propriétés  possédait  la  matière  dont  Dieu 
s'est  servi  pour  l'unir  à  la  première  âme  humaine,  direc- 
tement créée  par  lui.  ^ 

Si  donc,  de  ce  côté,  la  question  n'est  pas  authentiquement 
décidée,  si  la  philosophie  laisse  libre  champ  à  Thypothèse, 
on  peut  se  demander  ce  que  dit  la  zoologie. 

L'avis  du  P.  Wasmann  est  que  les  arguments,  apportés 
jusqu'à  présent  en  faveur  de  la  descendance  animale  du 
corps  de  l'homme,  sont  très  faibles,  pour  ne  pas  dire  tout 
à  fait  insuffisants  ^p.  285),  et  la  critique,  exclusivement 
scientifique,  à  laquelle  il  soumet,  dans  cette  dernière  partie 
de  son  ouvrage,  les  deux  théories  principales  des  évolu- 
tionnistes,  mérite  de  fixer  notre  attention. 

Un  premier  système,  souteim  jadis  par  Karl  Vogt, 
aujourd'hui  seulement  par  un  petit  nombre  d'anthropo- 
logistes,  fait  descendre  l'homme  directement  du  singe. 

Un  second,  beaucoup  plus  généralement  adopté  à 
l'heure  actuelle,  considère  l'homme  et  le  singe  comme  les 
termes  auxquels  out  abouti  deux  séries  divergentes  issues 
d'un  ancêtre  commun,  que  Ton  place  vers  les  débuts  de 
l'époque  tertiaire. 

La  première  théorie  se  heurte  à  des  difficultés  zoo- 
paria Philosophia  recei\tioi\  publiée  par  le  Père  Maxime  Manyoltl  en 
1764,  encore  à  In^îolstâdi.  Je  trouve,  au  tome  U,  p.  455,  la  réponse  aux  difli- 
cullés  faites  aux  -  Copcrnicani  »». 

...  -  Uespoyident...  vet'ba  Scripturœ  accipienda  noyi  esse  in  sensu 
liUerali^  jjhysico^  proprio  et  aOsoluto,  sed  in  populari,  optico,  imp)'o- 
prio  et  quoad  apparentiam,  »  Ne  dirail-on  pas  ces  lignes  écrites  d'ir.er. 
Or,  il  celle  réponse  des  Co[)ernicani,  on  ne  fait  pas  de  nouvelle  objection  ; 
seulement  lariicle  se  termine  par  celte  |)roposilion  dont  la  forme  dubitative 
inérile  d  eue  notée  (p.  46:2)  : 

•  Hinc  quamvis  Systema  Copernicanum  sua  sese  simplicilate  commendet 
alque  etiam  phaenomenis  aslronomicis  oplime  conj^rual,  proin  defendi  ut 
hy|>olhesis  possit,  lamen,  si  verba  Scriplura;  in  proprio  ac  lilterali  sensu 
sint  accipienda,  in  thesi  defendi  non  potest,  sed  tenendum  quoad  substantiam 
cril  syslema  Tychonicum.  » 


( 


240  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

logiques  que  le  P.  Wasmann  juge  fort  sérieuses,  à  celle- 
ci  en  particulier  :  sur  quelques  points,  il  faudrait  admettre 
que  riiomme  n  est  pas  à  un  degré  d'évolution  plus  avancé 
que  les  singes,  mais  au  contraire  que  ces  derniers  repré- 
sentent un  type  plus  hautement  organisé.  Certains  organes 
de  l'homme  seraient  dans  un  état  de  régression  qui  semble 
contraire  aux  principes  de  l'évolution. 

Le  P.  Wasmann  fait  également  la  critique  des  argu- 
ments physiologiques  et  anatomiques,  apportés  par  Selenka 
et  Klaatsch  pour  appuyer  la  descendance  simienne  de 
l'homme. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  cette  réfutation  qui  a  été 
souvent  faite  et  ici  même  (1)  d'une  manière  assez  complète. 

Il  semble  donc  qu'il  faille  renoncer  à  trouver  dans  le 
singe  lancêtre  de  Thomme.  Est- il  scientifiquement  plus 
vraisemblable  que  l'homme  et  le  singe  soient  reliés  par 
un  ancêtre  commun  i  A  ne  considérer  la  question  qu'au 
point  de  vue  zoologique,  et  en  se  plaçant  sur  le  terrain  de 
1  anatomie  comparée,  cette  opinion  serait  certainement 
beaucoup  plus  acceptable,  mais,  pour  elle,  la  difficulté 
vient  des  découvertes  paléontologiques. 

En  effet,  si  l'hypothèse  des  deux  séries  partant  d'un 
même  ancêtre  et  aboutissant  d'une  part  aux  singes  actuels, 
de  l'autre  à  l'homme,  a  été  réalisée,  on  devrait  trouver 
parmi  les  espèces  fossiles  des  types  intermédiaires  aussi 
bien  pour  la  série  simienne  que  pour  la  série  se  terminant 
à  rhomme.  Or,  pour  la  première,  on  connaît,  de  fait,  un 
assez  grand  nombre  de  fossiles  représentant  passablement 
la  généalogie  phylétique  des  singes  actuels  ;  pour  la 
seconde,  on  ne  trouve  rien,  absolument  rien  (2). 

Preuve   négative,   dira-t-on  !   C'est  vrai,   mais,   dans 


(I)  Kr.  Dierokx,  S.  J.  //oî'ignte  de  l'homme  cVaprês  Em,  HaeckeU 
l.  XLVU,  p.  51)0. 

(ij  D'accord  avec  un  bon  nombre  <ranlhropolo{ïisles  distingués,  le  P.  Was- 
mann est  (l'avis  (|ue  le  Pithvcanthropus  crectus  n'est  pas  un  de  ces 
chaiiions  intermédiaires. 


l'haeckélianismb  et  les  idées  du  p.  wasmann.  241 

Tespèce,  preuve,  dont  on  ne  saurait,  serable-t-il,  nier  la 
^^aleur.  Est-il  scientifiquement  vraisemblable  que, seuls,  les 
ascendants  du  singe  aient  eu  leurs  squelettes  conservés,  et 
que  tous  les  ascendants  de  Thomme  aient  disparu  sans 
laisser  de  traces  (1)  ? 

Que  valent  les  arguments  tirés  de  Tembryogénie  hu- 
maine? Le  P.  Wasmann  est  d'avis  que  celle-ci  ne  présente 
aucune  particularité  qui  ne  puisse  sexpliquer  que  par 
l'ascendance  animale  de  Thomme.  Si  Ton  signalait  dans  le 
développement  de  lembryon  humain  quelque  chose  comme 
ce  que  Kûkenthal  a  décrit  pour  la  baleine,  il  faudrait 
parler  autrement  (2).  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi. 

Il  faut  donc  regarder  comme  singulièrement  hasardées 
les  déclarations  des  biologistes  qui  parlent  de  la  descen- 
dance animale  de  l'homme  comme  d'un  fait  acquis  à  la 
science,  et  c'est  rendre  un  mauvais  service  aux  doctrines 
transformistes,  que  de  les  appliquer  systématiquement 
dans  des  cas  où  les  observations  semblent  parler  contre 
elles. 

Telle  est  dans  ses  grandes  lignes  l'opinion  du  P.  Was- 
mann sur  l'évolution  ;  comme  on  Ta  vu,  loin  de  la  repous- 
ser en  bloc  et  à  priori,  il  la  considère  comme  la  seule 
interprétation  rationnelle   d'un   grand   nombre  de  faits 

(I)  Une  dernière  sup|)osilion,  qui,  je  crois,  n'a  pas  été  envisagée  par  le 
P. Wasmann, pourrait  et relaile  parlesévoiulionnistes,etil  faudrait  on  montrer 
rinadmissibilité,  pour  avoir  conti  e  eux  un  argument  rigoureux.  On  pourrait, 
en  effet,  imaginer,  pour  la  série  simienne,  une  évolution  lente  et  passant  par 
an  grand  nombre  de  formes  intermédiaires,  [)our  la  série  humaine  une  cvo- 
lation  rapide  à  partir  de  Tancétre  commun.  Ainsi  s'expliquerait  l'absence 
d'ascendants  pour  Thomme  dans  tes  espèces  fossiles.  Mais  alors  on  devrait 
trouver  rhomme  fossile  contemporain  des  [)remiers  ancêtres  du  singe  actuel 
ei  la  paléontologie  nous  apprend  que  l'homme  ne  fait  son  apparition  que 
beaucoup  plus  tard. 

(i)  Ce  savant  a  montré  que,  pendant  le  développement  embryonnaire,  la 
baleine  possède  de  véritables  dents,  tandis  que  les  adultes  en  sont  dépour- 
vues. Comme,  d'autre  part,  on  connaît  des  baleines  fossiles  qui,  à  l*état 
adulte,  étaient  munies  de  dents,  on  est  incliné  k  supposer  (le  P.  Wasmann  dit, 
p.  iî8  :  logiquement  forcé  de  conclure)  que  nos  baleines  actuelles  descendent 
de  celles  de  l'époque  tertiaire.  Les  dents  que  l'on  ne  trouve  plus  aujourd'hui 
que  cbez  l'embryon  seraient  de  simples  organes  témoins. 

Ill«  SÉRIE.  T.  IX.  16 


242  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

biologiques  ;  mais  il  demande  que  Ton  n'affirme  pas  sans 
preuve  la  parenté  phylétique  de  telles  ou  telles  espèces. 
Nous  ne  voyons  rien  là  que  de  très  objectif  et  de  très 
scientifique,  et  si  le  lecteur  avait  lu  dans  son  texte  l'étude 
(lu  P.  Wasmann,  il  se  demanderait  sans  doute  avec  nous 
comment  la  science  biologique  allemande  peut  être  mise 
en  péril  par  des  travaux  où  brillent  une  précision  et  une 
rigueur  logique,  que  l'on  aimerait  à  trouver  toujours  sous 
la  plume  des  évolutionnistes  vulgarisateurs.  Ce  qui,  peut- 
être,  court  quelque  danger  (et  nous  aurions  là  une  expli- 
cation suffisante  des  colères  du  professeur  d'Iéna),  c'est 
l'hégémonie  intellectuelle  à  laquelle  prétend  l'haeckélia- 
nisme. 

Si  Haeckel  et  ses  amis  étaient  seuls  à  coimaitre  la 
biologie,  le  public  incompétent  serait  bien  un  peu  entraîné 
malgré  lui  à  accepter  sans  contrôle  les  dogmes  du 
monisme.  xMais  que  des  philosophes  théistes  deviennent, 
comme  savants,  les  égaux  de  leurs  adversaires  athées, 
(ju'ils  demandent  respectueusement  que  l'on  veuille  bien 
se  donner  la  peine  de  prouver  ce  que  Ton  affirme,  cela 
rend  un  peu  moins  commode  la  position  de  ceux  qui  — 
j(î  ne  dirai  pas,  me  servant  du  langage  d'Haeckel,  comme 
des  charhUans  —  mais  comme  des  imprudents,  se  mettent 
dans  rimpossibilito  de  soutenir,  devant  un  auditoire  de 
spécialistes,  ce  qu'ils  ont  proclamé  dans  des  réunions 
[)opulaires. 

Sans  doute,  parmi  ceux  qui  attaquent  nos  idées  reli- 
gieuses, il  y  a  des  travailleurs  de  premier  ordre  et  des 
hommes  qui,  pour  rien  au  monde,  ne  voudraient  violenter 
un  fait  en  faveur  d'une  thèse,  mais  Texpérience  a  appris 
que  tous  n'ont  })as  de  tels  scrupules.  Il  est  bon  que  de 
lioire  côté  d'autres —  fussent-ce  même  des  jésuites —  soient 
capables  de  les  leur  suggérer. 

R.  DE  SiNÉTY,  S.   J. 


L'ÉCLIPSÉ  TOTALE  DE  SOLEIL 

DU    30    AOUT    I905 


Si  un  événement  astronomique  a  été  attendu  avec  une 
fiévreuse  impatience,  ce  fut  très  certainement  Téclipse 
totale  du  3o  août  igo5.  Dès  Tannée  dernière,  à  pareille 
époque,  tous  les  observatoires  se  préparaient  à  ce  grand 
événement.  La  trajectoire  de  Téclipse  fut  étudiée  dans  ses 
moindres  détails,  toutes  les  Revues  scientifiques  discu- 
tèrent les  conditions  météorologiques  locales  et  chacun  se 
basant  sur  des  moyennes  de  température  et  de  nébulosité 
choisissait, un  an  à  lavance, l'emplacement  qu'il  croyait  lui 
convenir. 

Le  trajet  de  leclipse  favorisait  d'ailleurs  singulièrement 
la  répartition  des  différentes  missions.  Le  cône  d'ombre 
devait  commencer  à  toucher  la  Terre  au  Canada,  au  sud 
du  lac  Winnipeg,  passait  sur  l'extrémité  australe  de  la  Baie 
d'Hudson,  quittait  rAmérique  un  peu  au-dessus  de  Terre- 
Neuve  et,  après  avoir  parcouru  l'Atlantique  en  biais, 
prenait  en  écharpe  la  péninsule  Ibérique,  couvrant  sur  une 
largeur  de  plus  de  deux  cents  kilomètres  toute  la  région 
comprise  entre  Oviedo  et  Oropesa. 

De  la  côte  orientale  d'Espagne,  le  cône  d'ombre,  effleu- 
rant Majorque,  se  dirigeait  vers  le  sud-est,  entrait  en 
Algérie  non  loin  de  Philippeville  et  Collo,  puis  continuait 
vers  Sfax,  Tripoli  et  TÉgypte  pour  finir  en  Arabie. 


i 


244  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Sur  tout  cet  immense  trajet,  accompli  en  2  heures 
53  minutes,  la  durée  moyenne  de  1  éclipse  totale  était  d'en- 
viron trois  minutes,  intervalle  très  suffisant  pour  mener  à 
bien  les  opérations  même  compliquées. 

On  ne  se  fit  pas  faute  de  mettre  au  programme  les 
expériences  les  plus  difficiles  et  les  plus  nouvelles.  Bref, 
la  fièvre  d'activité  accompagnant  les  préparatifs  de 
Téclipse  n'a  de  précédent,  je  crois,  que  dans  la  campagne 
entreprise  en  1874  pour  la  mesure  de  la  parallaxe  solaire 
au  moyen  du  passage  de  Vénus. 

Le  mois  d'août,  en  Espagne,  d'après  toutes  les  données, 
n'est  pas  favorable  aux  observations  astronomiques  ;  les 
orages  y  sont  fréquents,  la  nébulosité  moyenne  très  élevée, 
mais  on  peut  toujours  compter  sur  un  aléa.  D'autre  part, 
rien  n'est  menteur  comme  une  statistique  météorologique; 
l'étude  d'un  phénomène  du  genre  d'une  éclipse  peut  enfin 
tenir  à  une  éclaircie  momentanée.  Toutes  ces  raisons, 
jointes  à  une  grande  facilité  de  pénétration  en  Espagne, 
firent  choisir  cette  contrée  comme  lieu  principal  d'obser- 
vation et,  du  cap  Santander  à  Alcala,  on  ne  vit  pendant 
un  grand  mois  que  des  astronomes  accompagnés  de  leurs 
instruments. 

L'Algérie  et  la  Tunisie,  en  raison  de  l'éloignement  des 
centres  scientifiques,  furent  moins  fréquentées  et  quelques 
missions  seulement  s'y  rendirent. 

Il  y  a  déjà  quati'e  mois  que  le  phénomène  est  passé  et 
il  serait  grandement  temps  de  présenter  un  compte  rendu 
(les  résultats.  Malheureusement,  je  crains  bien  que  ceux-ci 
n'aient  pas  donné  aux  astronomes  toute  la  satisfaction 
désirable.  Le  temj)s  a  gêné  un  peu  partout  les  observa- 
tions et,  sauf  en  quelques  points  privilégiés,  le  ciel  a  été 
l)lus  ou  moins  couvert. 

Nous  allons  exposer  cependant,  en  suivant  la  trajectoire 
tl<;  l'éclipsé,  les  résultats  acquis  définitivement. 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1903.     245 


LES    OBSERVATIONS    EN    ESPAGNE 

Au  Labrador,  les  missions  anglaises  et  américaines 
n  ont  rien  pu  obtenir,  le  temps  s  est  montré  absolument 
mauvais  et  il  nous  fLiul  passer  immédiatement  en  Espagne. 

A  Cistierna,  se  trouvaient  réunis  MM.  Puiseux  et 
Hamy,  de  l'Observatoire  de  Paris  ;  M.  Lebeuf,  directeur 
de  l'Observatoire  de  Besançon;  M.  Baillaud,  directeur  de 
rObservatoire  de  Toulouse,  accompagné  de  MM.  Le  Mor- 
van  et  Chofardet.  Le  ciel  sest  montié  malheureusement 
couvert  pendant  toute  la  durée  de  la  totalité. 

A  Burgos,  le  ciel  très  nuageux  d'une  façon  générale, 
s'est  néanmoins  découvert  en  certains  points  pendant 
toute  la  durée  de  la  totalité.  M.  G.  Meslin,  chargé  d'une 
mission  de  l'Université  de  Montpellier,  a  fait  des  mesures 
relatives  à  la  polarisation  de  la  couronne.  Il  a  constaté 
que  la  proportion  de  lumière  pohnisée  est  très  sensi- 
blement la  même  dans  la  région  polaire  et  dans  la  région 
équatoriale  ;  elle  est  très  voisine  de  5o  p.  c.  Ce  nombre 
est  identique  à  celui  qui  a  été  donné  par  M.  Landerer 
pour  une  région  située  sur  Técliptique  à  quelques 
aecondes  du  bord  solaire.  Cette  proportion  élevée  de 
lumière  polarisée  semble  indiquer  qu'une  partie  au  moins 
de  la  lumière  nous  arrivant  de  la  couronne  a  subi  des 
réflexions  ou  des  réfractions.  A  l'aide  du  polariscope  de 
Bravais,  il  a  cherché  les  changements  de  teinte  ou  d'in- 
tensité, dans  la  zone  polaire,  dans  la  zone  équatoriale  et 
dans  lazimut  de  45*^,  en  donnant  au  nicol  les  deux  orien- 
tations principales.  Il  n'a  dans  aucun  cas  constaté  de 
polarisation  elliptique,  ni  avec  le  bilame  qu'il  avait  fait 
construire,  ni  avec  le  bilame  ordinaire  substitué  au  pré- 
cédent un  peu  avant  le  troisième  contact.  Il  conclut  du 
ses  observations  que  les  réflexions  dont  il   vient  d'être 


246  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

({uestion  n'ont  pas  le  caractère  de  la  réflexion  métallique 
ou  que  les  réfractions  ne  se  produisent  pas  à  travers  des 
couches  rendues  biréfringentes. 

Les  observations  de  M.  Treschel  ont  été  intéressantes. 
«*  Ce  qu'il  y  avait  de  remarquable,  dit-il,  était  la  courbure 
tràs  accentuée  des  rayons  partant  du  Soleil  dans  la  direc- 
tion nord-est,  courbure  constatée  également  par  les  Pères 
Jésuites  du  collège  où  je  m'étais  installé  et  qui  s'occu- 
paient de  cette  partie  de  la  couronne.  Il  ne  peut  y  avoir 
aucun  doute  sur  cette  courbure  des  rayons. 

r  Les  rayons  sud-ouest  de  la  couronne  atteignaient  une 
longueur  double  du  diamètre  du  Soleil.  La  courbure  des 
rayons  et  l'aspect  générnl  de  la  couronne  n'ont  pas  varié 
pendant  la  durée  de  la  totalité. 

»  J'ai  pu  faire  un  croquis  à  la  lumière  même  de  la  cou- 
ronne, sans  m'aider  d'une  lanterne.  Un  peu  avant  le  com- 
mencement de  leclipse,  le  baromètre  est  sensiblement 
descendu  d'un  millimètre,  pour  remonter  tout  aussitôt 
après  ;  mais  cette  variation  de  pression  me  semble  plutôt 
avoir  été  produite  par  une  dépression  locale  se  mani- 
festant par  la  présence  de  gi'os  nuages  orageux,  qui  ont 
même  laissé  tomber  quelques  gouttes  de  pluie,  mais  ne  se 
sont  pns  réunis  et  ont  été  entraînés  ])ar  le  vent. 

yi  [/obscurcissement  causé  par  réclipse  ressemblait  en 
tous  points  à  celui  qu'on  observe  quelquefois  à  l'approche 
d'un  gros  orage  en  été,  au  milieu  de  la  journée.  « 

M.  Nielsen,  au  Campo  de  la  Isia,  près  de  Burgos,  put 
constater  cinq  grandes  protubérances  sur  le  limbe  est. 
El l<\s  étaient  de  couleur  rouge  cerise  vif  ordinaire,  sauf 
la  quatrième,  qui  était  un  peu  plus  pâle  vers  le  sommet. 
IMusieurs  personnes  à  la  même  station  auraient  vu  cette 
protubéiance  et  toute  la  région  chromosphérique  entre  la 
troisième  et  la  ciiKiuième  protubérance  de  couleur  vert 
chimique  (coroniunW).  M.  Nielsen  s'assura  aussitôt  que  ces 
personnes  n'éiaient  pas  atteintes  de  daltonisme.  Une  de 
ces  protubérances  resta  visible  très  longtemps  avant  d'être 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  igoS.     247 

couverte  par  la  lune  qui  s'avançait.  En  même  temps  deux 
protubérances  apparaissaient  dans  le  quadrant  nord- 
ouest  suivies,  deux  ou  trois  secondes  plus  tard,  par  une 
huitième  dans  le  quadrant  sud-ouest,  toutes  de  couleur 
rouge  ordinaire,  ainsi  que  la  chromosphère  très  bien 
visible  autour  du  limbe  ouest. 

Le  corps  de  la  Lune  paraissait  comme  un  disque  et  non 
comme  un  globe.  Il  était  de  couleur  noire  bleuâtre  terne. 

Il  fut  impossible  de  voir  Tombre  s  approcher,  mais  on 
la  vit  très  nettement  se  dessiner  sur  des  collines  de 
quinze  cents  mètres  de  hauteur  et  assez  éloignées  vers 
l'est.  Elle  mit  au  moins  une  minute  pour  atteindre 
l'horizon. 

M.  Nielsen  observa  très  bien  les  bandes  d'ombre,  elles 
allaient  de  l'ouest  à  l'est  à  la  vitesse  de  cinq  à  six  milles 
à  l'heure.  Il  estima  à  trente  ou  quarante  centimètres  la 
distance  qui  séparait  les  bandes  et  à  huit  ou  dix  centi- 
mètres la  largeur  des  bandes  elles-mêmes. 

Mgr  Spée,  astronome  à  l'Observatoire  Royal  de  Bel- 
gique, qui  s'était  rendu  à  Burgos,  eut  l'heureuse  idée 
d'employer  plusieurs  personnes  pour  avoir  un  dessin  de  la 
couronne,  chacune  d'elles  ayant  à  reproduire  un  secteur 
déterminé  h  l'avance.  Le  succès  fut  complet  et  Mgr  Spée 
a  donné  un  très  beau  dessin  dans  le  Bulletin  de  la 
Société  belge  d'astronomie  du  mois  d'octobre.  Voici  la 
description  du  phénomène  tel  qu'il  est  apparu  à  Mgr  wSpée. 

«  r^a  couronne  se  montra  au  moment  précis  où  le  crois- 
sant s'éteignit,  et  je  no  pus  constater  sa  présence  même 
une  seconde  avant  Toccultation  complète;  je  la  jugeai 
moins  brillante  que  dans  Téclipse  du  28  mai  igoo.  Loh 
mauvaises  conditions  atmosphériques  rendent  fort  bien 
compte  de  ces  deux  particularités  ;  j'ai  déjà  signalé 
l'influence  considérable  qu'exerçait  sur  l'apparence  et  l'éclat 
de  cette  enveloppe  du  Soleil  Tétat  de  l'air.  Sa  lumière 
propre  ne  dépasse  certes  pas  de  beaucoup  celle  de  la  pleine 
Lune,  et  il  suffit  de  la  présence  d'un  léger  brouillard  pour 


248  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

en  affaiblir  les  rayons.  Ceux  qui  nous  arrivaient  devaient 
traverser  des  milieux  chaigés  de  vapeur  d'eau,  milieux  qui 
en  absorbaient  une  partie. 

«  Au  m(Mne  instant  que  la  couronne,  je  vis  un  arc  rose, 
d'un  ton  assez  vif,  embrassant  tout  le  contour  est  de  la 
I.une.  Cette  vision  ne  dura  que  deux  à  trois  secondes, 
après  lesquelles  le  disque  noir  no  me  parut  plus  qu'entouré 
d'un  anneau,  d'un  blanc  d'argent  mat  uniforme  d'une 
largeur  (pie  j'estimai  à  deux  minutes  environ.  A  partir  de 
cet  anneau,  très  brillant,  la  lumière  s'atfîublissait  graduel- 
lement et  de  certaines  régions  partaient  des  faisceaux, 
inégaux  en  gi'andour  et  en  éclat,  d'un  caractère  presque 
impossible  à  rendre  avec  un  crayon.  Suivant  la  ligne 
horizontale  passant  par  le  centre,  il  y  en  avait  un  à  droite 
et  un  à  gauche  d'une  longueur  égale  au  diamètre  de  la 
Lune.  Le  plus  étendu  se  trouvait  dans  le  secteur  d'en  bas, 
vers  l'ouest  ;  du  même  roté,  mais  dans  le  secteur  d'en 
liaul,  se  voyaient  trois  jets  d'une»  lumière  plus  vive  ;  enfin, 
dans  le  secteur  d'en  haut,  vers  l'est,  un  foisceau  compact 
était  fortement  inrliné  vers  le  pôle,  comme  s'il  subissait 
l'action  d'un  souffle  puissant.  Tous  les  faisceaux  propre- 
ment dits  allaient  en  s'amincissant  .à  mesure  qu'ils 
s'éloignaient  du  bord,  .le  n'aperçus  aucune  protubérance. 

r  En  somme  le  type,  dans  son  enst^mble,  est  bien  celui 
qu'a  présenté  la  couronne  aux  éclipses  du  22  décembre 
1870,  du  6  mai  i883  et  surtout  à  celle  du  16  avril  1893. 
Or  toutes  ces  époques,  ainsi  que  la  présente,  coïncident 
avec  des  maxima  d'acfiviie  solain»  :  cette  similitude  vient 
a  l'appui  (le  l'opinion  générale,  (pie  les  variations  de  forme 
ei  d'éitMidue  (le  la  couronne  seraient  liées  aux  troubles 
dont  la  ptiotosplière  est  le  siège  .«^ 

I/expédiiion  belge  dirigée  par  M.  Damry  a  obtenu 
aussi  (juelques  résultats  satisfaisants  dont  nous  dirons  les 
principaux.  M.  Ventosa  a  déterminé  les  heures  des  contacts 
en  observant  avec  une  lunette  binoculaire  prismatique  de 
Buscli,  grossissant  linéairement  dotize  fois,  un  oculaire 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     249 

teinté  pour  robservation  des  phases  partielles,  l'antre 
libre  utilisable  pendant  la  totalité.  Les  temps  étaient  notés 
au  moyen  d'une  montre  de  précision  et  d'un  compteur  à 
secondes  mis  en  mouvement  ou  immobilisé  aux  inst^ints 
des  contacts. 

Par  ces  moyens  relativement  simples  M.  Ventosa  a 
trouvé  que  le  deuxième  et  le  troisième  contacts  s'étaient 
produits  dix-sept  secondes  en  avance  sur  Theure  (*alculée, 
la  durée  de  la  totalité  n  étant  pas  sensiblement  altérée. 

M.  Quignon  avait  pris  à  tache  de  guetter  les  franges 
dombre  et  de  les  photographier,  si  possible.  Un  écran 
blanc  avait  été  adapté  à  cet  etfet  à  Tune  d(»s  tentes 
dont  on  disposait.  Trois  appareils  photographiques  ont 
fonctionné  sans  résultat  nettement  visible,  alors  que  l'opé- 
rateur voyait  distinctement  le  phénomène  onduler  sur  la 
toile. 

La  direction  dos  franges  était  parallèle  à  celle  de  la 
marche  de  l'ombre  de  la  Lune.  Elles  présentaient  un 
écartement  de  3o  centimètres  avec  une  largeur  moyenne 
de  i5  centimètres  environ. 

Plusieurs  étoiles  orit  été  identifiées  :  a  Hydre,  Procyon, 
Régulas  ;  Vénus  était  visible  plusieurs  minutt^s  avant  la 
totalité. 

Les  mesures  d'intensité  photogénique  avant,  pendant 
et  après  le  phénomène,  seront  IViites  ultérieurement  à  l'aide 
des  plaques  obtenues. 

Une  autre  mission  du  Bureau  des  Longitudes  compre- 
nant les  astronomes  do  l'Observatoire  de  Bordeaux  était 
installée  dans  la  pépinière  du  service  forestier  du  district 
de  Burgos,  à  quinze  cents  mètres  au  nor'd-est  de  la  ville. 
Elle  disposait  d'un  équatorial  photographique  (doublet  de 
Grubb  de  12  centimètres  de  diamètre  et  de  110  centi- 
mètres de  distance  focale)  et  d'un  équatorial  visuel  (objec- 
tif de  8  pouces  et  de  3'",  10  de  longueur  focale)  portant 
un  spectroscope  à  trois  prismes  de  60°,  en  flint  léger, 
capable  de  montrer  facilement  les  raies  du  calcium  com- 


25o  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFigUES. 

prises  entre  les  raies  D.  Cet  appareil  était  destiné  à 
fournir  des  photographies  du  spectre  de  la  couche  ren- 
vei-sante  et  des  diverses  régions  de  la  couronne. 

I/observation  de  Téclipse  ne  put  malheureusement  se 
faire  que  pendant  des  intervalles  très  courts.  Néanmoins, 
M.  Courty  a  pu  obtenir,  à  lequatorial  photographique, 
deux  bonnes  images  de  la  couronne. 

Dans  le  voisinage  de  Burgos,  certains  observateurs  ont 
été  eîicore  moins  bien  partagés. 

La  mission  du  Bureau  des  Longitudes  confiée  à  M. 
Deslandros  et  installée  à  Villargamar,  à  trois  kilomètres 
de  Burgos,  n  a  pu  observer  la  totalité  que  pendant  une 
minute.  Mais  ce  court  intervalle  a  été  bien  employé. 

M.  Fabr}^  a  pu  faire  une  observation  photométrique 
sur  la  lumière  totale  de  la  couronne  et  une  observation 
sur  1  éclat  d*un  de  ses  points. 

M.  Bernard,  qui  dispo;sait  d'un  photomètre  spécial, 
destiné  à  comparer  les  éclats  de  la  lumière  circumsolaire 
dans  les  diverses  phases  du  phénomène,  a  pu  faire  aussi 
une  mesure  pendant  la  totalité. 

MM.  dVVzambuja  et  Sausot  ont  pu  faire  des  mesures 
dans  le  spectre  calorifique  de  la  couronne  avec  deux 
appareils  différents. 

M .  Kannapell  a  obtenu  quatre  épreuves  photographiques 
de  la  couronne  polarisée  par  réflexion. 

11  a  obtenu  aussi  une  image  de  la  couronne  avec  un 
spectrographe  et  la  seule  raie  verte  À  53o,  image  qui 
doniie  celle  couronne  aux  pôles  du  Soleil,  et  qui,  à  ce 
point  de  vue,  est  nouvelle. 

M.  Blum  a  pu  obteiiir  deux  belles  épreuves  de  la  cou- 
ronne intérieure  avec  des  écrans  colorés  qui  ne  laissent 
passer  aucune  radiation  {gazeuse  des  protubérances.  Le 
but  était  de  reconnaître  si  les  protubérances  émettent 
ré(*lle:nent  un  spectre  continu  plus  intense  que  les  régions 
voisines.  La  comparaison  de  ces  épreuves  avec  d'autres 
ordinaires  permettra  de  résoudre  la  question. 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     25  1 

M.  Evershed,  le  spectroscopiste  anglais  bien  connu, 
avait  établi  une  très  belle  chambre  prismatique  près  de 
Burgos  ;  mais  il  semble  inutile  de  compter  sur  ses  tra- 
vaux car,  le  soir  même,  l'illustre  astronome  envoyait  à  la 
Royal  Society  un  télégramme  ainsi  conçu  :  Nuages  épais, 
aucun  résultat. 

A  Almazan,  trois  missions  étaient  réunies.  La  première, 
américaine,  d'Indiana  University,  ayant  à  sa  tête  M.  J.-A. 
Miller,  chef  de  l'expédition,  et  le  Prof.  Cogshall  ;  la 
seconde,  mexicaine,  de  l'Observatoire  de  Tacubaya,  ayant 
à  sa  tête  le  Prof.  Gamma  et  le  Prof.  Gallo.  Ces  deux 
missions  avaient  principalement  en  vue  la  photographie 
de  la  couronne  et  étaient  munies  d'appareils  gigantesques, 
notamment  de  lunettes  de  dix-huit  mètres  de  longueur 
montées  en  cœlostats.  Nous  ne  connaissons  rien  des 
résultats  obtenus.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  tioisième 
mission  dirigée  par  M.  Flammarion,  directeur  de  l'Obser- 
vatoire de  Juvisy,  qui  s'était  rendu  dans  cette  localité, 
accompagné  de  M"®  Flammarion  son  secrétaire,  ainsi 
que  de  MM.  Quénisset  et  Penso. 

Malgré  un  temps  très  mauvais  et  un  ciel  couvert,  la 
mission  put  voir  le  phénomène  dans  une  éclaircie.  Nous 
donnons  textuellement  le  récit  qu'en  a  fait  M.  Flammarion. 

«  Aussitôt  que  le  disque  noir  de  la  Lune  eut  entière- 
ment couvert  le  disque  solaire,  j'ai  immédiatement  été 
frappé  par  l'éclat  des  protubérances  rouges  qui  se  mon- 
traient sur  le  bord  gauche  ou  oriental.  Elles  étaient 
parfaitement  visibles,  non  seulement  à  la  jumelle,  mais 
encore  à  l'œil  nu.  Elles  étaient  non  pas  roses,  mais  )'ougi's, 
d'un  rouge  vif  de  cerise  et  aussi  faciles  à  voir  que  la 
couronne  elle-même. 

»  Donc  la  couronne  et  les  protubérances  émettent  une 
lumière  assez  intense  pour  traverser  deux  couches  de 
nuages  légers.  Il  me  semble  même  que  ces  protubérances 
pourraient  être  observées  sans  éclipse  si  l'on  pouvait, 
dans  un   ciel  pur,  au  sommet  d'une  montagne  élevée. 


i 


252  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

masquer  le  disque  solaire  par  un  écran  de  même  dimen- 
sion, entraîné  assez  loin  de  Tobjectif  d'un  équatorial 
pointé  sur  le  Soleil. 

»»  Ces  protubérances  ou  flammes  rouges  ont  été  visibles 
pendant  une  demi-minute.  Je  n'ai  pas  compté.  Le  spec- 
tacle est  si  beau,  si  splendide,  si  extraordinaire,  qu'il  est 
difficile  de  le  contempler  froidement.  J'avais,  par  exemple, 
tout  piéparé,  pour  noter  le  moment  du  commencement 
de  la  totalité  ainsi  que  celui  de  la  fin,  constater  si  la  durée 
observée  correspondait  exactement  au  calcul,  et  ce  pro- 
jet s'est  évanoui  à  rinstant  précis  où  il  pouvait  être 
réalisé.  Il  en  a  été  de  môme  pour  M.  Quénisset,  qui 
observait  non  loin  de  moi  à  Téquatorial,  et  pour  M.  Penso, 
qui  suivait  le  phénomène  par  projection. 

•î  Pendant  la  première  demi-minute,  les  protubérances 
du  bord  oriental  du  Soleil  frappaient  par  leur  couleur 
rouge  et  leur  éclat.  La  couronne,  d'un  blanc  d'argent, 
paraissait  légèrement  verte,  sans  doute  par  un  effet  de 
contraste.  Le  dis(iue  lunaire,  en  s  avançant  vers  la  gauche, 
les  couvrit  graduellement  et  les  éclipsa.  Au  milieu  de  la 
totalité,  i)endant  deux  minutes  peut-être,  le  bord  solaire 
se  montra  absolument  net.  Mais  avant  la  fin,  et  pendant 
un  temps  que  j'estime  également  à  une  demi-minute, 
d'autres  protul)érances,  démasquées  par  la  Lune,  se  mon- 
trèrent à  droite  le  long  du  bord  occidental,  moins  impor- 
tantes toutefois  que  les  premières. 

«  A  travers  ce  ciel  nuageux,  que  nçus  avons  photo- 
gra[diié,  le  contour  extérieur  de  la  couronne  était  indis- 
cernable. Mais  la  région  la  plus  intense,  voisine  du  Soleil, 
brillait  avec  un  éclat  notable.  Les  croquis  que  j'ai  pu 
prendre  ne  luoidrent  que  ce  qui  était  visible  dans  ces 
conditions  atrnosjtha'iques . 

^  J'ai  pu  faire  deux  esquisses  rapides  de  la  couronne 
ainsi  visible.  Sa  largeur  égalait  environ  le  sixième  du 
diamètre  du  Soleil  éclipsé,  ou  le  tiers  du  rayon.  Dans  la 
première  esquisse,  les  protubérances  sont  visibles  sur  le 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     253 

bord  gauche  ou  oriental  du  disque  ;  dans  la  seconde,  on 
les  voit  sur  le  bord  droit  ou  occidental.  Au  milieu  de  la 
totalité,  aucune  protubérance  ne  se  montrait. 

»  Le  diamètre  de  la  Lune  étant  à  cette  heure-là  de 
32'45",o  et  celui  du  Soleil  de  3i'4i",4,  le  disque  lunaire 
dépassait  le  disque  solaire  de  i'3",6  ou  63", 6,  c'est-à-dire 
par  un  anneau  de  3r',8.  Les  flammes  visibles  ne  devaient 
pas  dépasser  cette  hauteur,  sinon  par  des  pointes  ou  des 
nuages  rares,  car  le  disque  lunaire  les  a  masquées  pen- 
dant la  majorité  de  l'éclipsé. 

f*  La  couronne  visible  dans  ce  ciel  nuageux  pouvait 
mesurer  environ  5  minutes.  Les  protubérances  ne  parais- 
saient pas  surpasser  une  demi-minute,  il  semble  qu'elles 
auraient  dû  être  à  peine  perceptibles.  Cependant,  elles 
paraissaient  fort  élevées,  même  à  l'œil  nu,  leur  couleur 
rouge  tranchant  nettement  sur  le  fond  de  la  couronne 
argentée.  Elles  s'élevaient  sans  doute  en  pointes  fines, 
dépassant  peut-être  3i",8,  mais  trop  fines  pour  être  vues 
au  milieu  de  la  totalité,  à  travers  les  nuages. 

f»  Ajoutons  qu'elles  occupaient  un  grand  espace  en  lon- 
gueur. Si  l'on  réunit  les  deux  côtés  observés  dans  la  pre- 
mière et  dans  la  seconde  partie  de  l'éclipsé,  on  obtient 
une  troisième  figure,  qui  montre  le  contour  du  Soleil  au 
moment  du  phénomène. 

j»  Le  voile  nuageux  masquant  le  contour  extérieur  de 
la  couronne,  il  m'a  été  impossible  de  savoir,  à  Almazan, 
si  ce  contour  était  régulier  ou  lançait  des  jets,  des  rayon- 
nements, des  aigrettes,  à  de  grandes  distances,  comme  je 
l'ai  observé  en  1900.  Son  uniformité  circulaire,  au  moins 
par  l'intensité  visible,  indiquait  bien,  comme  aspect 
général,  le  type  con'espoyidant  au  maximum  de  ^activité 
sdaire,  tout  opposé  au  type  équatorial  de  1900,  coj'res- 
pondant  au  minimum. 

n  II  est  superflu  d'ajouter  que  si  le  ciel  avait  été  pur, 
nous  aurions  vu  les  flammes  solaires  avec  toute  leur  hau- 


r 


254  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

teur  réelle,  et  la  couronne  avec  toute  son  étendue.  Noos 
n'avons  vu  que  les  régions  les  plus  intenses. 

«  Là  où  le  ciel  a  été  pur,  la  couronne  a  été  vue  s'éten- 
dant  à  distance  avec  des  rayonnements  splendides.  J'avais 
espéré  que  la  photo}]^i*aphie  nous  aurait  aidés  à  reconnaître 
la  forme  exacte  de  la  couronne  et  des  protubérances  ; 
mais,  quoique  la  vision  n'ait  pas  été  par  trop  mauvaise  à 
travers  ce  ciel  nuageux,  la  chambre  noire  ne  nous  a  rien 
donné  du  tout.  Les  nuages  m'ont  empêché  également  de 
répeter  mes  observations  de  1900  sur  la  duplicité  de  la 
couronne,  n 

A  Alcosèbre,  M.  Landerer  a  été  favorisé  d'un  assez 
beau  temps  et  a  réalisé  son  programme  qui  portait  sur 
l'étude  de  hi  polarisation  de  la  lumière  coronalo.  En  1900, 
cette  étude  avait  montré  que  la  polarisation  commençait 
dès  le  milieu  de  la  couronne  intérieure.  Il  n'en  a  pas  été 
de  même  cette  année,  la  polarisation  ne  s'est  montrée 
qu'au-dessus  de  cette  couche,  atteignant  son  maximum  en 
pleine  couronne  extérieure.  Sur  les  six  photographies  prises 
pendant  la  totalité,  les  deux  images  du  disque  lunaire 
appaiaissent  entourées  d'une  atmosphère  lumineuse  ayant 
à  sa  base  la  même  intensité  sur  tout  leur  pourtour.  L'ac- 
tion du  prisuK»  de  Wollasion  em[)loyé  n'y  est  nettement 
visible  qu'à  partir  des  couches  élevées  de  la  couronne 
intérieure  proprement  dite. 

Bien  que  la  précision  (fue  Ton  peut  atteindre  avec  le 
procédé  emphné  soit  inféri(Mjre  à  celle  du  photopolari- 
mètre,  il  permet  néanmoins  d'obtenir  des  résultats  appro- 
chés au  I  10.  La  proportion  de  lumière  polarisée  dont  il 
s'agit  nïaintenant,  mesurée  sur  les  clichés  à  Taide  d'une 
gamme  à  dix  intensités,  savoir  :  zéro  pour  la  lumière 
naturelle,  10  pour  la  lumière  complètement  polarisée,  a 
été  trouvée  comprise  enti-e  o,5o  et  u,6o,  valeur  qui  diffère 
à  peine  de  celle  obtenue  en  1900. 

La  durée  de  la  totalité  a  été  exactement  celle  delà 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  igoS.     255 

durée  calculée,  cest-à-dire  3°',42%  résultat  obtenu  en 
même  temps  par  la  mission  Janssen  établie  non  loin  de  là. 

Cette  dernière  mission  a  obtenu  avec  M.  Pasteur  diffé- 
rentes photographies  de  la  couronne,  d'un  intérêt  médiocre 
(tailleurs,  car  les  clichés  ne  montrent  plus  de  traces  de 
lumière  coronale  à  partir  de  1 5'  du  limbe  de  la  Lune. 
Elles  sont  moins  étendues  que  la  couronne  vue  à  Tœil  nu. 

MM.  Millochau  et  Stéphanick,  de  la  même  mission, 
ont  mieux  employé  leur  temps  en  photographiant  et  en 
observant  les  spectres  de  la  couche  renversante  et  de  la 
couronne. 

La  côte  est  de  l'Espagne  avait  donné  refuge  à  un  grand 
nombre  d'observateurs. 

AAlcala  de  Chisvert,  situé  près  de  la  totalité,  se  trouvait 
la  mission  de  M.  De  la  Baume  Pluvinel.  Nous  savons, 
sans  aucun  autre  détail,  que,  malgré  les  nuages,  cet  habile 
astronome  a  réalisé  une  bonne  partie  de  son  programme. 

Nous  citerons  pour  mémoire  les  observations  de  M.  G. 
Tremblay  et  de  M.  Moye.  Ce  dernier  a  donné  un  dessin 
qui  m'a  paru  singulier.  Tous  les  panaches  revêtent  la 
forme  d'ogives  bien  marquées  ;  M.  Moye  est  le  seul  qui 
ait  vu  cette  apparence,  propre  plutôt  aux  couronnes  des 
périodes  de  transition  et  nettement  marquée  par  exemple 
dans  le  beau  dessin  de  M.  Hansky  en  1896.  Je  dois 
ajouter  qu'à  Sfax,  où  j'observais  Téclipse  dans  de  très 
bonnes  conditions,  je  n'ai  rier)  vu  qui  approchât  de  près 
ou  de  loin  de  ces  formes  ogivales,  pas  plus  à  l'œil  nu  qu'à 
la  lunette,  et  nos  photographies  ne  montrent  rien  d'ana- 
logue. Bien  plus,  M.  Moye  est  le  seul  observateui*,  jusqu'à 
ce  moment,  qui  ait  signalé  ces  apparences  ;  nous  lui  lais- 
sons toute  la  responsabilité  de  cette  étrange  vision. 

Les  travaux  photographiques  et  spectrographiques 
beaucoup  plus  sérieux  de  MM.  Simonin,  Javelle  et  Colo- 
mas  ne  sont  pas  encore  connus. 

M.  Comas  Sola,  directeur  de  l'Observatoire  Fabra  de 


à 


256  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Barcelone,  et  M.  Raurich  ont  obtenu  de  très  beaux  résul- 
tats à  Vinaroz. 

M.  Comas  Sola  a  pu  faire  trois  photographies  de  la 
couronne  avec  un  objectif  Grubb  de  i5  centimètres  monté 
sur  pied  équatorial  ;  les  poses  ont  varié  de  8  à  12  secondes. 
Dans  ces  photographies,  on  voit  des  filaments  vers  l'ouest 
du  Soleil  qui  atteignent  jusqu'à  trois  fois  le  diamètre 
solaire.  Il  y  a  des  filaments  courbes  et  un  pinceau  de 
rayoïis  au  pôle  sud  dont  Taxe  de  symétrie  coïncide  avec 
l'axe  du  Soleil,  ce  qui  rappelle  l'aspect  caractéristique  de 
la  couronne  sur  les  pôles  solaires  pendant  les  époques  de 
minimum  d  activité.  Les  plus  longs  filaments  sont  équa- 
toriaux  et  rectilignes.  La  plupart  des  protubérances  sont 
très  visibles  dans  les  clichés  (plaques  anti-halo  spécial 
rapid  llford). 

A  Tœil  nu  et  au  commencement  de  la  totalité,  on  a  vu 
plusieurs  protubérances,  notamment  à  lest,  d'une  couleur 
rouge  très  intense,  semblable  à  celle  de  la  région  C  du 
spectre.  La  couche  coronale  en  contact  avec  la  photosphère 
était  très  blanche,  comme  la  lumière  du  magnésium. 

Le  premier  contact  intérieur  a  été  observé  par  deux 
procédés  :  par  l'observation  directe  de  la  disparition  du 
dernier  rayon  de  soleil  et  par  l'observation  de  l'inversion 
du  spectre  au  moyen  d'une  jumelle  qui  portait  un  prisme 
de  ôcYMevant  un  dos  objectifs.  L'apparition  du /fo^A-s^jîïCC- 
irinn  a  précédé  d'une  demi- seconde  l'appréciation  du  pre- 
mier contact  intérieur  par  vision  directe,  appréciation 
faite  également  au  moyen  d'une  autre  jumelle  semblable. 
L'obs'Tvation  du  renversement  du  spectre  est  due  à 
M.  A.  Garcia.  La  ccjuroiinc  a  été  évidemment  plus  étendue 
et  plus  lumineuse»  qu'en  1900. 

«  Avec  un  objectif  de  1 1  C(*ntimètres  et  un  grand  prisme 
(le  llini  de  60",  dit  iM.  Comas  Sola,  j'ai  fait  la  photo- 
grai'hif*  de  i)lusieurs  specires  chromus[)liériques,  en  me 
servant  de  la  inémc  monture  parallaciiciue  que  pour  l'autre 
chambre.  Dans  ces  photographies  on  remarque,  en  premier 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     267 

lieu,  que  le  spectre  de  la  chromosphère  est  peu  riche  en 
raies,  moins  qu'en  1900.  I)  autre  part,  la  majorité  des 
grandes  protubérances  a  donné  un  spectre  continu. 

»  Les  raies  des  protubérances  ont  été  très  diverses, 
selon  leur  origine.  Dans  les  spectres  des  petites  protubé- 
rances, il  y  a  eu  également  de  grandes  ditïérence.s.  Dans 
presque  tous,  la  raie  H  du  calcium  est  invisible.  Dans  une 
autre  petite  photographie  apparaît  bien  la  raie  H  du  cal- 
cium, mais  les  raies  do  riiydrogène  H-/  et  llô  sont  invi- 
sibles. La  raie  F  est  aussi  invisible  dans  quelques  protubé- 
rances. Cinq  minutes  avant  la  totalité,  on  voit  renversée, 
dans  la  photogiaphie  du  spectre  de  la  chromosphère,  la 
raie  H7,  mais  les  raies  H  et  K  sont  renversées  quelques 
instants  seulement  avant  le  commencement  de  la  totalité, 
ce  qui  a  été  confirmé  par  la  pellicule  que  j  ai  obtenue  avec 
un  cinématographe  de  M.  Gaumont,  dans  lequel  j'avais 
placé,  devant  son  objectif  de  Goerz,  un  prisme  de  M.  Mail- 
hat.  On  doit  conseiller  ce  procédé  spectro-cinémato- 
graphique  comme  un  puissant  auxiliaire  des  autres  obser- 
vations spectrographiques. 

»  La  luminosité  générale  de  l'atmosphère  pendant  la 
totalité  a  été  plus  intense  qu'en  1900,  sans  doute  par  suite 
de  la  grande  intensité  lumineuse  de  la  couronne.  » 

M.  Raurich  a  pris  un  dessin  dont  il  laut  le  féliciter; 
c'est  le  meilleur,  à  mon  avis,  qui  ait  paru  sur  l'éclipsé  du 
mois  d'août,  et  celui  qui  se  rapproche  le  plus  des  photo- 
graphies. 

Dans  la  même  ville  se  trouvait  une  mission  anglaise 
dirigée  par  le  P.  Cortie,  assisté  de  MM.  Adrian  Liddell, 
L.  Cafferala  et  G.  de  Aquilera.  Malgré  de  légers  nuages 
ijui  passèrent  devant  le  Soleil  au  commencement  de  l'éclipsé, 
la  réussite  fut  complète.  Six  belles  photographies  de  la 
couronne  donnant  une  image  du  Soleil  de  53  millimètres 
de  diamètre  ont  été  obtenues  à  Taide  d'une  lunette  de 
5  mètres  de  distance  focale  munie  d  une  lentille  de  10  cen- 
timètres,   instrument  appartenant  à  TAcadémie  royale 

m^  SÊRI£.  T.  IX.  17 


258  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

d'Irlande.  Ils  ont,  en  outre,  pris  des  photographies  du 
spectre  de  la  couronne. 

A  rObservatoire  de  Tortosa,  le  P.  Cirera,  assisté  d'un 
nombreux  personnel,  a  pu  utiliser  une  éclaircie  d'une  mi- 
nute et  demie  pour  prendre  quatre  photographies  de  la 
couronne,  plusieurs  dessins,  ainsi  que  bon  nombre  d'ob- 
servations sur  les  éléments  météorologiques. 

Le  P.  Lucas,  très  connu  de  nos  lecteurs,  et  le  P.  Wulff 
ont  déterminé  la  durée  de  la  totalité  à  laide  d'un  appareil 
nouveau  de  leur  invention  et  basé  sur  les  propriétés  élec- 
triques du  sélénium. 

M.  Aiidré,  directeur  de  l'Observatoire  de  Lyon,  campé 
non  loin  de  là,  a  été  moins  favorisé.  Malgré  les  nuages  il 
a  pu,  il  est  vrai,  observer  les  contacts  extrêmes,  mais 
le  ciel  a  été  couvert  pendant  toute  la  totalité.  Les  mesures 
d'ionisation  et  de  champ  électrique  ont  été  poursuivies 
pendant  toute  la  durée  de  Téclipso. 

D  après  un  correspondant  écrivant  au  Times,  quelques 
observations  intéressantes  et  d'un  caractère  simple  furent 
faites  par  des  astronomes  amateurs  à  bord  de  VArcadia 
qui,  au  moment  de  Téclipse,  se  trouvait  près  de  la  côte 
d'Espagne,  non  loin  de  Castellon.  Dos  membres  delà Bri- 
tish  Astronomical  Association  étaient  à  bord  ;  ils  s'orga- 
nisèrent pour  observer  les  divers  détails  du  phénomène. 
Des  nuages  passaient  sur  le  Soleil,  mais  il  y  avait  des 
intervalles  de  clarté  parfaite.  On  vit  les  grains  de  Baily 
en  même  temps  que  les  bandes  d'ombre.  La  couronne  était 
très  compacte,  très  brillante  et  de  teinte  argentée.  Un 
seul  rayon  s'élançait  d'une  façon  remarquable  hors  de  la 
couronne,  mais  il  existait  également  quatre  ou  cinq  ban- 
deroles plus  faibles.  Les  protubérances  parurent  plus  pâles 
que  de  coutume. 

A  bord  d'un  autre  steamer,  ÏOrtonn^  le  Docteur  Lannor 
a  observé  le  phénomène.  Voici  ses  conclusions  :  La  cou- 
ronne était  très  belle  et  très  détaillée,  de  sorte  qu'il  est 
très  difficile  d'en  donner  la  description  générale.  Quelques 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     259 

banderoles  semblaient  se  croiser,  elles  n'étaient  certai- 
nement pas  toutes  radiales.  On  les  voyait  d'une  façon 
certaine  jusqu'à  environ  deux  diamètres  solaires.  Elles 
étaient  distribuées  tout  autour  du  Soleil,  mais  principa- 
lement au  sommet  gauche  (45°  du  sommet)  du  limbe.  Sur 
le  limbe  inférieur  gauche  se  trouvait  une  longue  banderole 
de  peu  de  largeur. 

Les  protubérances  étaient  distribuées  plus  ou  moins 
régulièrement  autour  du  Soleil.  Une,  principalement,  se 
faisait  remarquer  dans  le  quadrant  gauche  supérieur.  Leur 
couleur  était  beaucoup  moins  vive  qu'on  s  y  attendait  ; 
elles  étaient  simplement  de  teinte  violette  ou  rosée. 

Les  bandes  d'ombre  furent  observées  sur  le  pont  du 
navire  à  la  fin  de  Téclipse. 

En  raison  de  son  grand  rapprochement  de  la  ligne  de 
totalité,  l'île  Majorque  avait  donné  asile  à  de  nombreuses 
missions,  dont  la  plus  importante  était  celle  de  l'Observa- 
toire de  physique  solaire  de  South  Kensington.  Le  temps 
s'est  montré,  en  général,  un  peu  plus  favorable  qu'en 
Espagne.  Voici  une  partie  de  la  relation  de  Sir  N.  Lockyer. 

«  Au  moment  du  premier  contact,  il  y  avait  très  peu  de 
nuages  dans  la  région  voisine  du  Soleil,  et  nous  obser- 
vâmes ce  premier  contact  dans  d'excellentes  conditions. 
Peu  à  peu,  on  vit  une  grande  bande  de  nuages  s'élever 
de  Touest,  et  ce  fut  bientôt  une  sorte  de  course  de  vitesse 
entre  les  nuages  et  le  moment  du  second  contact,  ou  le 
commencement  de  la  totalité.  Le  croissant  diminuait 
progressivement  à  mesure  que  les  nuages  devenaient  de 
plus  en  plus  épais  devant  le  Soleil.  Les  nuages  l'empor- 
tèrent !  Le  moment  du  second  contact  ne  put  être  observé  ! 
Nous  poursuivions  cependant  notre  programme,  bien  que 
nous  sachions  que  nous  ne  photographions  rien.  Vénus 
se  montra  tout  à  coup  dans  l'ouest  à  travers  une  éclaircie. 

»  Il  y  avait  heureusement  deux  courants  d'air  différents 
dans  les  régions  supérieures,  l'un  venant  du  sud  et  l'autre 
de  l'ouest.  La  rencontre  de  ces  deux  courants  pouvait 


26o  RBYUE   DES   QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

amener  la  disparition  des  nuages  sur  le  Soleil,  et  nous 
donner  pendant  quelques  instants  une  vue  de  la  couronne 
à  travers  un  voile  moins  épais  ;  les  intervalles  de  clarté 
se  produisirent  vers  la  fin  de  la  totalité.  L'apparition  de 
la  lumière  du  Soleil  au  bord  nord-ouest  du  Soleil  annonça 
la  fin  de  la  totalité,  et  termina  ainsi  le  travail  des  instru- 
ments et  de  la  grande  majorité  des  divers  détachements. 

»  Nous  étions  tous  très  désappointés.  Tant  de  fatigues 
pour  faire  de  la  bonne  besogne  avec  toutes  les  garanties 
possibles  de  réussite,  et  hélas  !  obtenir  un  si  piètre  résul- 
tat! Les  chambres  prismatiques  de  grand  pouvoir  dispersif 
et  les  réflecteurs  prismatiques  de  grande  longueur  focale, 
pour  ne  rien  dire  des  objectifs  à  long  foyer  destinés  à 
fournir  des  négatifs  à  trois  couleurs,  ne  pouvaient  donner 
de  bons  résultats  dans  un  ciel  nuageux. 

r>  Pendant  les  quelques  instants  libres  entre  les  exposi- 
tions des  différentes  photographies  dans  mon  instrument, 
je  vis  assez  la  couronne  pour  reconnaître  quel  merveilleux 
spectacle  elle  aurait  été  par  un  ciel  sans  nuages.  L'un  des 
détails  caractéristiques  de  cette  éclipse  fut  la  protubérance 
rouge  extrêmement  brillante  située  dans  le  quadrant  nord- 
est  ;  je  ne  vis  rien  de  semblable  lors  des  éclipses  de  1898 
ou  de  1900.  I)  après  certains  observateurs,  le  paysage  fui 
illuminé  par  cette  belle  protubérance  et  on  signale  des 
effets  de  coucher  de  soleil. 

f  La  couronne  elle-même  était  du  type  maximum^  les 
rayons  radiant  dans  toutes  les  directions  même  très  près 
des  pôles.  Au  pôle  nord  il  y  avait  une  région  montrant 
les  belles  fentes  que  Ton  voit  surtout  dans  les  éclipses  de 
minimum,  mais  au  pôle  sud  cette  structure  caractéristique 
n'existait  pas.  Malheureusement,  le  limbe  oriental  et  le 
limbe  occidental  étaient,  voilés  par  un  nuage  plus  épais 
que  la  région  nord  et  sud  au  moment  où  j'avais  la  possi- 
bilité de  regarder.  Ce  fut  donc  vers  les  pôles  solaires  que 
je  vis  les  plus  longs  rayons  coronaux,  et  deux  dans  le 


l'éclipsb  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     261 

quadrant  sud-est  s'étendaient  au  moins  à  deux  diamètres 
solaires. 

»  L*éclipse  terminée,  il  n'y  avait  plus  qu'à  rassembler 
les  plaques  photographiques  exposées  et  à  commencer 
l'emballage  des  instruments.  Le  soir,  la  moitié  de  l'ouvrage 
était  déjà  faite. 

»  Dans  la  fraîcheur  de  la  nuit  on  commença  le  dévelop- 
pement des  plaques.  On  choisit  d'abord  celles  qui  avaient 
chance  d'être  impressionnées.  Pour  résumer  ce  qui  a  été 
obtenu,  maintenant  que  la  série  entière  est  développée, 
nous  dirons  que  nous  avons  été  beaucoup  plus  heureux 
que  nous  l'espérions.  M.  Butler,  à  l'aide  du  réflecteur 
prismatique,  obtint  une  excellente  image  de  la  couronne 
inférieure,  le  diamètre  solaire  étant  d'environ  21  centi- 
mètres. 

•  M.  F.  Me  Clean,  avec  le  coronographe  de  16  pieds, 
obtint  une  belle  photographie  de  la  couronne  •  avec  des 
détails  excessivement  nets  et  une  grande  extension. 

»  Le  lieutenant  Trench,  avec  le  coronographe  De  La 
Rue,  fut  assez  heureux  pour  prendre  trois  négatifs  qui 
seront  très  utiles,  car  ils  sont  bien  au  point. 

»  Malheureusement,  les  longues  expositions  exigées 
pour  la  chambre  à  trois  couleurs  manœuvrée  par  Lady 
Lockyer  ne  donnèrent  rien  à  cause  des  nuages. 

»  M.  Clift,  avec  le  3  1/2  pouces  de  Newton  monté  équa- 
torialement,  a  obtenu  deux  bonnes  expositions. 

9  L'instrument  que  je  devais  manœuvrer  m'a  fourni 
quatre  bons  négatifs  :  l'un  montre  l'anneau  coronal  vert 
plus  évident  que  sur  les  photographies  prises  pendant  les 
éclipses  de  1898  ou  de  1900  et  aussi  plusieurs  autres 
anneaux  distincts. 

n  Le  spectre  de  la  chromosphère  inférieure,  au  com- 
mencement et  à  la  fin  de  la  totalité,  n'a  pas  été  obtenu. 

n  M.  Howard  Payn  a  eu  une  bonne  image  sur  deux 
expositions,  et  cette  image  montre  le  spectre  des  grandes 
protobérances  et  l'anneau  vert  coronal. 


/ 


202  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

«  Les  observateurs  des  bandes  d'ombre  ont  réuni  une 
grande  somme  d'informations  en  ce  qui  concerne  leur 
grandeur,  la  vitesse  et  la  direction  de  leur  mouvement. 

»  Les  dessinateurs  de  la  couronne  donnèrent  des  résul- 
tats très  concordants,  et  les  autres  groupes  fournirent 
aussi  des  documents  très  utiles  qui  seront  publiés  plus 
tard,  car  les  observations  n'ont  pas  encore  été  comparées. 

y»  Peut-être  serons-nous  un  peu  plus  savants  lors  de  la 
prochaine  éclipse  et  pourrons-nous  dire  en  quelles  régions 
il  fera  beau  temps  ou  mauvais  temps  sur  la  trajectoire  de 
l'éclipsé,  y» 

La  mission  des  Pères  Jésuites,  dirigée  par  le  P.  Âlgué 
de  l'Observatoire  de  Manille,  a  été  plus  heureuse.  Le  ciel 
se  montra  très  beau  et  on  a  jm  prendre  un  grand  nombre 
de  dessins  et  de  pliotographies. 


II 

LES  OBSERVATIONS  EN  ALGÉRIE,  EN   TUNISIE   ET   EN    ÉGTPTB 

Les  astronomes  qui  avaient  déserté  la  vieille  Europe  pour 
gagner  le  territoire  africain  ont  été  bien  inspirés.  Partout 
le  ciel  s'est  montré  favorable  et, de  Philippeville  à  l'Egypte, 
on  a  pu  accumulej"  de  nombreux  documents  dont  les 
résultats  n'ont  pas  encore  été  donnés  complètement. 

A  Philippeville,  M.  Nordmann  a  observé  le  magné- 
tisme et  lelectricité  atmosphérique.  Dans  cette  ville,  où 
se  proposait  de  s'établir  primitivement  Sir  Lockyer,  le 
temps  a  été  superbe. 

M.  PiltschikotF  a  mesuré  In  quantité  de  lumière  pola- 
risée, à  lo  degrés,  et  dans  le  vertical  du  Soleil.  Il  a 
montré  aulérieuroment  (lue  cette  proportion  de  lumière 
est  constante,  quelle  que  soit  nilumi nation  de  l'atmo- 
sphère, et  que  l'on  ait  atfaire  au  Soleil  ou  à  la  Lune.  Elle 
est  plus  forte  pour  le  bleu  que  pour  le  rouge.  Pendant 


l'églipse  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     263 

Téclipse  actuelle,  au  point  du  ciel  ci-dessus,  la  proportion 
de  lumière  polarisée  était  de  62  pour  100  avant  et  après 
Téclipse,  pour  le  bleu,  de  5j  à  54,5  pour  100  pour  le 
rouge.  Pour  le  bleu,  pendant  la  totalité,  ce  chiffre  est 
tombé  à  zéro,  mais  il  y  a  incertitude  sur  ce  résultat. 

Notons  encore  les  observations  météorologiques  faites 
à  Constantine  par  MM.  Henry  de  la  Vaulx  et  J.  Joubert, 
à  terre,  en  ballon  monté  et  en  ballon  sonde.  Au  moment 
de  la  totalité,  la  température  a  subi  une  baisse  de  5° 
•à  terre  et  de  3**  à  4®  dans  les  couches  supérieures.  L'obs- 
curité a  été  plus  grande  à  25oo  m.  qu'à  terre  même.  Le 
mouvement  tournant  du  vent  a  été  très  caractéristique  ; 
non  seulement  il  a  été  observé  h  terre,  mais  encore  la 
trajectoire  de  la  marche  suivie  par  le  ballon  montre  que 
celui-ci  a  décrit  un  arc  de  cercle  de  270**.  Aussitôt  après 
Féclipse,  le  vent  est  revenu  à  sa  direction  initiale. 

A  El  Arrouch,  la  mission  de  M.  Andoyer  de  Paris  a  pu 
prendre  1 1  clichés  pendant  l'éclipsé  à  Taide  d'un  objectif 
photographique  de  140""  d'ouverture. 

A  Souk  Ahras  nous  trouvons  une  mission  allemande 
avec  le  professeur  Scharr,  directeur  de  l'Observatoire  de 
Hambourg,  qui  avait  amené  une  lunette  photographique 
dont  le  tube,  non  démontable,  de  20  mètres  de  longueur 
présenta  les  plus  grandes  difficultés  de  transport.  On 
obtint  des  photographies  du  Soleil  de  18  centimètres  de 
diamètre  pour  la  couronne  intérieure.  La  mission  recher- 
chait en  même  temps,  au  moyen  d'instruments  mieux 
appropriés,  l'extension  coronale  et  les  planètes  intra- 
mercurielles.  La  discussion  des  observations  n'est  pas 
encore  terminée. 

A  Guelma  s'étaient  établies  plusieurs  missions  assez 
importantes,  sous  la  direction  de  M.  Trépied  (mission 
française),  du  professeur  Schwarzschild  (mission  alle- 
mande) et  de  M.  Dinwiddie  (mission  américaine). 

M.  Trépied  a  obtenu  sur  ses  photographies  en  dehors 
de  Féclipse,  le  disque  lunaire  visible  sur  la  couronne. 


r 


264  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

A  Sfax,  des  quatre  missions  établies  aucune  n'a  encore 
donné  des  résultats  définitifs. 

La  première  mission  dirigée  par  Sir  Christie,  astronome 
royal,  se  proposait,  en  outre  des  études  spéctroscopiques, 
de  l'aire  des  photographies  à  grande  échelle.  Qu  a-t-elie 
obtenu?  Mieux,  pensons-nous,  que  ne  le  feraient  croire  ces 
dépêches  rédigées  à  la  hâte  après  le  phénomène. 

tf  Hien  (|ue  le  ciel  fût  partiellement  nuageux,  Téclipse  a 
été  très  bien  obsorvée  et  photographiée.  La  couronne  vue 
à  Sfax,  était  du  type  maximum  caractéristique,  avec  des- 
banderoles  sétendant   au    moins  à   deux   diamètres  du 
disque  et  de  couleur  rosée  *». 

«  Le  jour  de  Téclipso  fut  de  beaucoup  le  plus  mauvais 
de  notre  séjour  à  Sfax,  dit  Sir  Christie.  Les  nuages  dimi- 
nuèrent un  peu  dans  la  matinée,  mais  il  resta  un  voile 
brumeux  sur  le  Soleil  qui  fut  renforcé,  à  mesure  que  le 
temj)s  avançait,  par  la  lumière  des  images  détachés  cou- 
vrant le  nord-ouest. 

r>  Le  Soleil  ne  fut  jamais  caché  plus  de  quelques 
secondes,  mais  c'était  suffisant  pour  compromettre  le 
travail  des  grosses  lunettes.  A  mesure  que  la  lune  cachait 
le  Soleil,  la  température  qui  était  de  32^,2  descendit 
à  28^,9. 

y»  Le  nombre  des  observateurs  s'accrut  de  quelques 
olficiors  et  marins  du  iSii/fblk,  qui  devaient  surveiller  les 
phénomènes  secondaires,  compter  les  secondes  au  métro- 
nome, etc. 

«  La  lumière  devint  étrange  et  on  aperçut  les  bandes 
d'ombre  dansant  sur  le  sol  et  les  murailles.  Vénus  brillait 
et  peu  après,  Arcturus.  Sir  William  Christie  observait  la 
diminution  graduelle  du  disque  du  Soleil  sur  la  glace 
de  la  chambi'c  Thompson  et,  20  secondes  avant  la  dis- 
parition du  disque,  cria  le  ^  Sland  by  »» .  Tout  était  prêt. 

->  Alors  so  produisit  un.  intervalle  beaucoup  plus  long 
jusqu'à  la  totalité  et  (juc  Ton  ne  pouvait  s'expliquer  sur  le 
moment,  mais  que  l'on  comprit  plus  tard.  11  ne  semble  pas 


L'âCLIPSB  TOTALE  DE  SOLEIL  DU  3o  AOUT   IQOS.       205 

qu'il  y  ait  eu  un  commencement  bien  défini  pour  Téclipse. 
Le  croissant  ne  disparut  jamais  totalement,  ou  plutôt  il 
se  changea  en  un  magnifique  groupe  de  protubérances 
distribuées  snr  un  arc  d'environ  3o  degrés,  près  de  l'en- 
droit où  Ton  avait  vu  la  disparition  du  disque  vrai  du 
Soleil.  Elles  devaient  avoir  une  hauteur  immense,  et  il 
s'écoula  au  moins  3o  secondes  avant  qu'elles  fussent 
cachées  par  la  lune  qui  s'avançait. 

n  En  même  temps  et  graduellement  aussi  émergea  la 
couronne.  Les  observateurs  qui  avaient  déjà  vu  d'autres 
éclipses  ont  dit  que  c'était  une  pauvre  couronne.  Pour  les 
autres,  il  n'en  était  pas  de  même. 

»  A  la  place  du  croissant  du  Soleil,  un  disque  noir 
comme  de  l'encre  se  projetait  sur  le  ciel  avec  une  paire 
d'immenses  protubérances  roses  à  l'est  de  son  sommet,  et 
de  toutes  les  parties  de  la  circonférence,  des  rayons  et 
des  banderoles  de  substances  pâles,  mais  définies,  répar- 
ties avec  l'irrégularité  la  plus  grande,  brillaient  autour 
du  bord  du  disque,  et  se  perdaient  pour  l'œil  à  deux  dia- 
mètres de  distance.  La  plupart  des  observateurs  virent  une 
teinte  rosée  dans  cette  couronne.  Pour  d'autres,  elle  avait 
la  teinte  de  l'argent  pur  ou  du  gris  d'aluminium.  Elle 
était  très  certainement  du  type  associé  au  maximum  des 
taches.  Beaucoup  d'étoiles  furent  visibles,  bien  que  le 
ciel  ne  fût  jamais  très  noir.  Les  200  secondes  passèrent 
trop  vite,  et  avec  un  éclat  surprenant  le  disque  du  Soleil 
commença  à  réapparaître.  11  ne  restait  plus  qu'à  grouper 
les  résultats  et  à  déterminer  à  quel  point  le  commence- 
ment indéfini  avait  nui  au  programme.  La  plupart  des 
observateurs  ont  pris  avec  succès  sept  photographies 
sur  huit.  Jusqu'à  quel  point  le  brouillard  et  la  lumière 
diffuse  du  ciel  ont-ils  affecté  ces  photographies,  c'est  ce 
que  l'on  ne  sait  pas  encore.  » 

La  mission  italienne  dirigée  par  le  docteur  Zona  n'a 
pas  non  plus  donné  signe  de  vie  depuis  le  3o  août. 
Néanmoins  le  docteur  Zona  a  proposé  une  explication 


f 


266  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

assez  ingénieuse  des  bandes  d*ombre.  Ces  bandes  auraient, 
d'après  lui,  une  origine  purement  atmosphérique. 

Il  a  observé  que  les  rayons  de  lumière,  dirigés  par  un 
projecteur  de  navire  de  guerre  sur  une  muraille  à  plu- 
sieurs kilomètres  du  navire,  montrent  exactement  la  même 
sorte  de  bandos  lumineuses  et  sombres  visibles  à  Sfax 
pendant  la  récente  éclipse  solaire. 

Il  avait  aussi  remarqué  que  la  lumière  de  Vénus,  pro- 
jetée à  travers  une  petite  fenêtre  sur  la  muraille  opposée 
de  la  chambre  où  il  était  assis,  montrait  le  même  aspect. 

Le  docteur  Zona  suppose  que  les  vibrations  atmosphé- 
riques, causant  l'agitation  du  limbe  solaire  observé 
directement,  sont  la  seule  et  véritable  cause  des  bandes 
oscillantes  vues  pendant  les  éclipses  totales. 

La  troisième  mission  établie  à  Sfax  était  celle  de 
M.  Bigourdan,  astronome  de  TObservatoire  de  Paris, 
accompagné  de  MM.  Dehalu  et  Gorissen,  astronomes 
belges  et  de  M.  Eysséric.  Les  grains  de  Baily  ont  été 
aperçus  très  nettement.  Le  principal  instrument  de  la 
mission  était  une  lunette  horizontale  de  lo  mètres  de 
distance  focale  et  20  centimètres  d'ouverture  avec  miroir 
monté  en  cœlostat.  Cette  lunette,  ainsi  que  le  châssis 
photographique,  contenant  la  provision  de  plaques,  était, 
paraît-il,  montée  pour  la  première  fois  et  n'avait  pas 
encore  été  essayée.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  du  fait 
qui  arriva  au  moment  de  l'éclipsé.  La  nervosité  des  opé- 
rateurs est  toujours àcraindre  dans  ces  difficiles  occasions, 
et  l'on  se  trouve  bien  de  faire  de  nombreuses  répétitions 
avant  l'événement  si  Ton  veut  écarter  toutes  chances 
d'insuccès.  Après  deux  poses,  le  châssis  magasin  ne 
voulut  plus  fonctionner  et  c'est  grand  dommage,  car  les 
deux  clichés  obtenus  donnent  beaucoup  de  détails  de  la 
couronne  intérieure.  Cliaquo  plaque  porte  en  outre  une 
échelle  d'intensité  qui  permettra  d'évaluer  d'une  façon 
précise  l'éclat  relatif  photogénique  des  diverses  régions 
coronales.   L'échelle  a  été  obtenue  en  exposant  à  une 


l'éclipsb  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     267 

lumière  d'intensité  connue  et  avec  des  poses  croissantes 
une  série  de  petits  carrés  au  bord  de  chaque  plaque. 

La  même  mission  a  fait  aussi  un  essai  de  photographie 
monochromatique,  en  posant  à  Taide  d'un  écran  vert  qui 
ne  laissait  passer  que  les  rayons  voisins  de  X  53o.  Le 
cliché  a  montré  une  étendue  coronale  s'étendant  à  3o' 
seulement  du  bord  lunaire,  soit  environ  une  fois  seule- 
ment le  diamètre  du  Soleil  ;  mais,  tel  qu'il  est,  ce  cliché 
nous  semble  à  peu  près  inutilisable  en  raison  de  deux 
images  secondaires  produites  par  une  double  réflexion 
intérieure  qu'on  n'avait  pas  aperçue. 

I^e  programme  spectrographique  a  pu  être  complète- 
ment rempli  à  l'aide  de  deux  spectrographes  à  fente, 
chacun  à  deux  prismes  et  produisant  une  déviation  de  90"*. 
Le  collecteur  de  lumière  avait  o",8o  environ  de  foyer 
et  0™,i5  d'ouverture.  Les  fentes  étaient  assez  longues 
pour  déborder  considérablement  le  Soleil  de  chaque  côté, 
de  manière  à  obtenir  la  composition  de  la  lumière  coro- 
nale sur  quatre  points,  correspondant  à  peu  près  à  Téqua- 
teur  et  à  l'axe  du  Soleil. 

On  avait  ajouté  diverses  expériences  de  photométrie 
oculaire  et  photographique  dont  nous  ne  connaissons  pas 
encore  les  résultats. 

La  mission  Bigourdan  avait,  en  outre,  installé  une  sta- 
tion magnétique  avec  les  trois  instruments  enregistreurs 
ordinaires  :  déclinomètre,  balance  et  bifilaire.  Les  obser- 
vations, organisées  par  M.  Dehalu,  n'ont  montré  de 
trouble  magnétique  notable  que  la  veille  de  Téclipse.  Pour 
se  prononcer  définitivement  sur  Tinfluence  de  l'éclipsé,  il 
est  nécessaire  de  comparer  les  courbes  du  3o  août  à  celles 
obtenues  avant  et  après  ;  mais,  dès  maintenant,  on  peut 
dire  que,  à  Sfax,  cette  influence  a  été  au  moins  très  faible. 
La  quatrième  mission  était  celle  de  Tauteur  de  cet 
article  (mission  Moreux  du  Bureau  des  Longitudes). 
Notre  programme  comportait  un  nombre  assez  restreint 


{ 


208  RBVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

de  recherches  qui  peuvent  être  éimmérées  dans  Tordre 
suivant  : 

1^  Détermination  de  Theure  des  contacts  au  moyen 
d'un  chronographe  enregistreur  spécialement  construit  à 
cet  effet  ; 

2*"  Dessin  de  Téclipse  à  l'œil  nu. 

Ces  deux  parties  du  programme  m'étaient  réservées  et»  g 
bien  que  je  les  aie  remplies  avec  toute  la  satisfaction  dés^^M 
rable,  je  dois  avouer  que  l'exemple  n'est  pas  bon  à  jnaîte^^ 
et  que  je  ne  les  recommencerais  pas  volontiers»  une  seule 
occupation  étant  largement  suffisante  pour  employer  tes 
moments  précieux  d'une  éclipse. 

3**  Détermination  de  l'extension  coronale  au  moyeu 
d'objectifs  à  grande  luminosité,  et  recherche  {1}  d'une 
planète  intra-mercurielle.  Ce  travail  avait  été  confié  â 
M.  l'abbé  Marchand,  mon  secrétaire,  ainsi  qu'k  M,  Ma^ 
quaire,  directeur  de  la  fabrique  Pillivuyt,  à  Mehuii,  el 
attaché  comme  photographe  à  la  mission. 

4"*  Recherche  des  variations  électriques  de  l'atmosphère 
pendant  la  totalité.  Cette  partie  très  délicate  avait  élè 
réservée  à  M.  Salles,  physicien  attaché  au  laboratoire  du 
Collège  de  France. 

Le  cinquième  membre  de  la  mission,  M.  Baudon,  avait 
été  bénévolement  prêté  à  la  mission  Bigourdart. 

La  détermination  des  contacts,  surtout  celle  du  pi 
mier,  est  une  chose  plutôt  difficile,   et  je  compris 
3o  août  dernier,  combien  je  devais  me  féliciter  d*avoir 
fait  mes  premières  armes  en  Espagne,  dans  la  belle  oasis 
d'Elche,    alors    que    j'observais   1  éclipse  aux   côtés   de 
M.  Flammarion  et  du  comte  de  la  Baume- Plu vinel. 

L'appréciation  de  l'heure  devient  un  problème  insur- 
montable, même  avec  un  bon  chronomètre  réglé,  et  sa 
solution  complètement  illusoire,  lorsqu'on  a  la  prétention 
d  avoir  le  dixième  de  seconde.  Un  chronographe  enregis- 
treur devient  donc  absolument  indispensable. 

Je  m'étais  entendu  depuis  longtemps  avec  mon  ami 


>re^H 


l'éclipsb  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     269 


M.  Paul  Ditisheim,  le  constructeur  qui  a  créé  l'année 
dernière  l'horloge  la  plus  parfaite  sortie  des  mains  de 
l'homme,  pour  lui  faire  exécuter  un  chronographe  enre- 
gistreur assez  poi'tatif  et  facilement  maniable  (âg.  1). 
M.  DitLsheim  était  en  mesure  de  me  livrer,  dès  les  pre- 
miei*s  jours  du  mois  d  août,  un  chronomètre  enregistrant 


Fig.  i.  —  Clironograi^he  enregistreur  de  M.  Paul  Ditisheim. 

l'heure  au  centième  de  seconde  sur  une  bande  de  papier 
se  déroulant  très  régulièrement  et  à  la  façon  d'une  bande 
de  télégraphe  Morse.  C'était  plus  qu'il  n'en  fallait. 

Je  suis  au  dernier  regret  de  ne  pouvoir,  même  au- 
jourd'hui, donner  à  mes  lecteurs  tous  les  résultats  obtenus 
à  l'aide  de  ce  remarquable  instrument,  les  corrections  de 
l'heure  faites  à  Sfax  par  M.  Bigourdan  n'étant  pas  encore 
prêtes. 


270  REVUE   DES   QUESTIONS   SGIENTIPIQUB8. 

Mais  j'ai  pu  toutefois  apprécier  la  durée  de  TëcTipso  6t 
les  nombres  obtenus  sont  très  intéressants,  comparés  à 
ceux  de  la  durée  calculée. 

MM.  Todd  et  Baker,  dans  Popular  Aktronomy  (roiu 
1905)  avaient  donné  pour  Sfax  :  grandeur  de  réclipsa: 
1,020,  durée  :  3"'28%3  ;  tandis  que  TAnnuaîre  du  BtiRgâir 
DES  Longitudes  avait  donné  1,021  et  une  durée  de  3"2t* 
ou  3°,4.  Cette  même  durée  avait  été  calculée  par  M.  Lan- 
derer  qui  avait  trouvé  le  nombre  de  3"26'*.  Le  chrona- 
graphe  enregistreur  a  indiqué  une  durée  totale  de  S'^'aS^^a, 
chiffre  assez  voisin  de  celui  qui  a  été  déduit  de  la  Cou* 

NAISSANCE  DES  TeMPS. 

Ces  erreurs  très  petites  se  font  cependant  sentir  diiitt^^ 
le  tracé  de  la  limite  de  l'éclipsé.  Ainsi  Sousse  et  Gabèif 
qui  étaient  à  la  limite  septentrionale  et  méridionale  de  k 
lone  de  totalité,  n'ont  pas  eu  l'éclipsé  totale p  comme  j*AÎ 
pu  m'en  assurer  par  le  témoignage  d'observateurs  envoyé» 
dans  ces  deux  villes.  Il  est  vrai  qu'à  Gabès,  d'apr^îe 
M.  Landerer,  la  grandeur  de  l'éclipsé  devait  être  de  0,999* 

Nous  avons  donc  encore  besoin  de  remanier  les  chilfrâi 
d'après  lesquels  nous  calculons  les  éléments  des  éclipsM,^ 
bien  que  nous  ayons  atteint  sous  ce  rapport  une  asss^ 
grande  exactitude.  L'important  est  d'admettre  un  dia- 
mètre lunaire  exact. 

Pendant  tout  le  temps  qu'a  duré  l'éclipsé  partielle,  j'«t 
suivi  avec  des  grossissements  différents  l'envahîsseraeotdu 
disque  solaire  ;  les  montagnes  de  la  lune  se  découpaient 
très  nettes  sur  la  photosphère  et,  au  moment  précis  où  là 
bord  lunaire  atteignait  une  tache  solaire,  je  n'ai  rien 
remarqué  d'anormal,  en  tout  cas  rien  qui  indiquât  la  pré- 
sence d'une  atmosphère  à  la  surface  de  notre  satellite. 

Au  moment  du  second  contact,  le  phénomène  cooiiti 
sous  le  nom  de  grains  de  Baily  apparut  très  neltetnent  ; 
occupé  comme  je  l'étais  à  surveiller  le  moment  précis  du 
contact,  je  n'ai  pu  prendre  un  dessin  exact  du  phénomèner 

Les   premiers   rayons   de    la    couronne    ont    été   vus 


L'éCLIPSB  TOTALE  DE  SOLEIL  DU  3o  AOUT   IQOS.       2J\ 


Pig.  2.  —  La  couronne  solaire.  Éclipse  du  50  août  1905 

(Dessin  pris  à  Sfax,  par  Tabbé  Moreux). 


/ 


272  RBVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

sûrement  cinq  secondes  avant  la  totalité, à  Touest  du  Soleil, 
et  huit  secondes  après  la  fin.  La  totalité  est  enfin  com- 
mencée. Mes  collaborateurs  ont  eu  une  petite  désillusion  ; 
ils  s'attendaient  en  général  à  une  couronne  plus  étendue. 
Le  spectacle  fut  cependant  d'une  idéale  beauté  (fig.  3). 

La  chromosphère  entourant  le  Soleil  était  d'un  rouge 
violacé  resplendissant  ;  de  belles  protubérances  s'élevaient 
çà  et  là  comme  des  panaches  de  fumée  tranquille.  Deux 
d'entre  elles  étaient  nettement  antipodales,  fait  qui  a  été 
souvent  signalé.  Deux  autres  présentaient  dans  leur  moitié 
supérieure  une  coloration  argentée,  ce  qui  n'a  pas  été 
observé,  que  je  sache,  depuis  Téclipse  de  i885.  Au.  delà 
de  la  chromosphère,  la  couronne  intérieure  était  puissam- 
ment lumineuse,  teintée  non  pas  en  vert  comme  on  Ta 
souvent  constaté,  mais  en  bleu  pâle,  avec,  sur  ses  bords, 
des  rayons  dorés  d'une  teinte  chaude  rappelant  l'or  rouge. 
Les  jets  coronaux  à  l'œil  nu  me  parurent  très  droits  et 
cessaient  d  être  visibles  à  un  diamètre  et  demi  du  Soleil. 

Dans  la  partie  supérieure  apparaissait  un  rayon  massif 
très  lumineux  à  sa  base,  dirigé  h  peu  près  tangentielle- 
ment  au  bord  solaire  ;  il  était  accompagné  de  deux  autres 
rayons  plus  petits,  moins  lumineux  et  parallèles  à  la  direc- 
tion du  premier.  Sur  la  droite,  après  l'amorce  d'un  pre- 
mier jet,  en  partait  un  second  très  important  et  dirigé  à 
peu  près  normalement.  Un  peu  plus  bas  s'échappait  un 
troisième  rayon  tangent,  moins  long  et  plus  difficile  à 
distinguer. 

Dans  la  partie  inférieure,  l'œil  pouvait  saisir  six  jets 
coronaux  dont  trois  facilement  visibles  :  c'était  l'amoroe 
de  rayons  courbes  et  beaucoup  plus  longs,  ainsi  que  nous 
le  verrons  sur  les  photographies.  A  l'est  enfin,  apparais- 
saient noyés  dans  une  forte  lumière  deux  rayons  faisant 
entre  eux  un  angle  droit  et  dont  l'intervalle  lumineux  était 
comblé  par  une  matière  blanche  se  dégradant  insensi- 
blement sur  le  fond  du  ciel. 

L'aspect  du  paysage  était  fort  caractéristique.  La  colo- 


l'éclipsé  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     273 

ration  dominante  était  d'une  teinte  neutre  telle  qu'on  l'ob- 
tiendrait en  mélangeant  du  jaune  et  du  vert  pâle  avec  de 
la  terre  d'ombre. 

L'obscurité  n'a  été  complète  à  aucun  moment  de  la 
totalité,  puisque  j'ai  pu  lire  mon  chronomètre  à  i",5o  de 
distance  sans  aucune  difficulté.  On  eût  dit  un  crépuscule 
bizarre  où  les  ombres  des  objets  avaient  presque  disparu 
et  où  toutes  choses  revêtaient  une  teinte  à  peu  près  uni- 
forme. L'obscurité  moins  grande  qu'en  1900  s'explique 
assez  facilement  par  deux  raisons.  La  première,  c'est  que 
la  couronne  était  réellement  plus  lumineuse,  bien  que 
moins  étendue  ;  la  seconde  provenait  d'une  hauteur  plus 
grande  du  Soleil  au-dessus  de  Thorizon.  L'éclipsé  s'est 
produite  à  Sfax  à  2**  25™ ,  alors  qu'en  1900,  en  Espagne, 
le  phénomène  eut  lieu  après  4  heures  du  soir. 

C'était   avec   une   certaine   appréhension    que   j'avais 
abordé  l'étude  de  l'extension  coronale  au  moyen  d'objectifs 
à  grande  luminosité.  Comme  l'expérience  était  nouvelle, 
je  crois,  je  n'avais  aucune  raison  de  réussir,  d'autant  que 
mes  objectifs  d'ouverture  f:  4,3  étaient  composés  de  4  len- 
tilles, fait  qui  a  toujours  été  considéré  comme  très  défa- 
vorable, en  raison  des  multiples  réflexions.  11  ne  coûtait 
cependant  que  d'essayer.  Les  résultats  ont  dépassé  notre 
attente.  Non  seulement  nous  avons  obtenu  une  très  belle 
couromie,  dont  certains  rayons  atteignent  quatre  fois  le 
diamètre  du  Soleil,  mais  l'extension  de  la  couronne  exté- 
rieure y  est  très  marquée  (fig.  3). 

Nos  clichés,  excessivement  nets,  perdent  beaucoup  à 
Tagrandissemeut  et  plus  encore  à  la  reproduction.  La 
gravure  ne  donne  que  les  principaux  rayons.  Ceux-ci 
s'étendent  beaucoup  plus  loin  qu'on  pouvait  les  voir  à 
l'œil  nu  et  la  conclusion  à  en  tirer  est  que  désormais, 
pour  les  éclipses,  la  photographie  avec  objectifs  très 
lumineux  s'impose.  Quant  à  la  couronne  extérieure,  nos 
plaques  donnent  une  extension,  en  forme  d  ellipsoïde  plus 
ou  moins  déformé,  tout  autour  du  Soleil. 

Jll*  SÉRIE.  T.  IX.  18 


{ 


274  RBVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


Fig,  3,  —  r/£eli[ise  solaire  ilu  30  aoùL  IOO:i.  Sji:=siuïî  Mok^uji  îi  Sfas. 
Agrandii^enienL  d'une  pbolographîe  prise  avec  un  objeclirnoreuï  ùe  graniie  lumûio^ilé, 

ï^ose  i  B  secondes 


l'éclipsb  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  1905.     275 

Le  grand  axe  du  côté  ouest  s'étend  à  près  de  14  fois  le 
diamètre  de  la  Lune,  soit  7^32'  exîicteiïUîut,  A  lest,  la 
limite  ne  dépasse  pas  dix  fois,  soit  S'^iS',  Au  nord  et  au 


Ft^:,  4.  —  Eciipsc  du  ÔO  aoûl  19Û5.  Courbes  isoplioliques 
lie  la  couronne  inléncut  e  (iUiché  de  là  (nif^ian  filoreux,  à  Sfuxl* 


sud,  la  largeur  est  beaucoup  moindre,  4''28'  au  nord  et 
3*^2  î'  dans  la  partie  opposée. 

En  résumé,  le  Soleil  n'occupe  pas  le  centre  de  Tellip- 
Sûïde  dont  le  grand  axe  mesure  iS^^^S  et  le  petit  axe 
environ  S'\  Il  n'est  pas  du  cadre  de  cet  article  de  faire 


276  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ressortir  les  conclusions  qu'impose  cette  constatation  : 
elles  seront  très  intéressantes  pour  la  physique  solaire. 

Lexistence  de  la  couronne  extérieure,  très  développée 
même  aux  périodes  de  maximum  d'activité,  peut  désor- 
mais être  considérée  comme  un  fait  acquis.  Sa  direction 
générale  est  celle  de  Téquateur  solaire  ;  il  serait  intéres- 
sant de  savoir  si  elle  coïncide  avec  Taxe  de  la  lumière 
zodiacale  dont  elle  me  parait  faire  partie,  et  qui  est  elle- 
même  plus  ou  moins  excentrée  par  rapport  au  Soleil. 

J  ai  développé,  dans  mon  livre  Le  Problème  solaire^  la 
façon  dont  la  lumière  zodiacale  peut  donner  lieu  aux  dif- 
férentes formes  d'activité  solaire.  Mes  idées  depuis  1900 
ont  très  peu  changé  à  ce  sujet,  et  j'avoue  que  c'était  en 
grande  partie  pour  confirmer  mes  hypothèses  que  j'avais 
résolu  de  rechercher  l'extension  coronale  lors  de  la  der- 
nière éclipse. 

Au  point  dé  vue  de  l'intensité  lumineuse,  les  mesures 
faites  sur  les  clichés  ont  montré  que  Téclairement  diminue 
i\  peu  près  en  raison  inverse  du  carré  de  la  distance.  Cette 
loi  qu'on  peut  regarder  comme  très  approchée  pour  la 
couronne  intérieure  (fig.  4),  semble  totalement  en  défaut 
à  partir  de  la  quatrième  zone  sur  le  dessin,  surtout  dans 
les  régions  équatoriales  et  polaires.  Ceci  provient  vrai- 
semblablement des  jets  coronaux  formés  de  poussières 
repoussées  par  la  lumière  solaire,  et  qui  sont  distribués 
inégalement  dans  l'espace  suivant  les  périodes  d'activité 

En  prenant  comme  unité  l'intensité  de  la  dernière 
(*ourbe  extérieure,  on  voit  que  les  courbes  isophotiques 
(Hg.  5)  —  cest-à-dire  de  même  luminosité  —  ne  sont 
pas  échelonnées  régulièrement  jusqu'à  la  chromosphère, 
dont  l'intensité  est  représentée  par  55  à  peu  près. 

Toutes  les  plaques  qui  m'ont  servi  pour  les  photographies 
de  la  couronne  sont  des  plaques  anti-halo  de  l'usine  Saint- 
Clair  de  Bordeaux,  dont  je  me  sers  habituellement.  Celles 
employées  pour  l'éclipsé  avaient  été  mises  à  ma  disposition 
par  M.  F.  Saint-Clair,  que  je  suis  heureux  de  remercier. 


L*àGLIPSE  TOTALE  DE  SOLEIL  DU  3o  AOUT   IQoS.       277 

J'avais  aussi  essayé  de  photographier  la  couronne 
avant  et  après  Téclipse,  mais  les  plaques  lentes  Lumière, 
que  j'ai  employées  avec  des  poses  très  courtes,  n  ont  rien 
donné  d'intéressant.  Cet  essai  nest  donc  pas  à  recom- 
mencer dans  une  semblable  occasion. 

Les  recherches  des  variations  du  champ  électrique  de 
l'atmosphère  avaient  été  confiées,  ainsi. que  je  l'ai  dit,  à 
M.  Salles,  physicien  au  Collège  de  France  et  attaché  à 


Pig.  5S.  —  Courbes  isophotifjuos  des  couronnes  intérieure  et  extérieure 
le  30  août  1005,  d'après  les  clichés  pris  par  la  mission  Moreux,  à  Sfax. 

ma  mission.  Les  appareils  employés  consistaient  en  un 
collecteur  au  radium  et  un  électromètre  d'Exner  du  type 
courant.  Cet  électromètre  avait  été  étalonné  au  départ  à 
Taide  d'une  batterie  de  petits  accumulateurs.  Le  collecteur 
avait  été  étudié  par  comparaison  avec  ceux  qu'emploie 
M.  Th.  Moureaux,  le  directeur  de  l'Observatoire  du  parc 
S'-Maur.  Le  collecteur,  fixé  à  l'extrémité  d  un  petit  mât 
de  2^,40  environ,  était  placé  bien  à  découvert  dans  un 
des  angles  de  la  cour  de  Técole  des  garçons  à  Sfax. 

Afin  d'obtenir  des   résultats  appréciables  et  compa- 
rables entre  eux,  M.  Salles  commença  ses  observations  une 


( 


278  RBVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUBS. 

dizaine  de  jours  avant  Téclipse.  Ces  mesures  quotidiennes 
s'étendaient  de  midi  et  demi  à  5  heures  du  soir  ;  elles  ont 
montré  assez  nettement  un  acxroissement  du  champ  venB 
midi  ;  puis  la  courbe  descendait  entre  4  et  3  heures  du  soir. 
En  général,  il  soufflait  à  Sfax  un  vent  du  nord-nord-est 
et,  chaque  fois  que  le  vent  se  faisait  sentir,  les  déviations 
de  Télectromètre  étaient  troublées.  Par  temps  calme,  la 
feuille  de  Télectromètre  donnait  des  indications  s'écartant 
peu  l'une  de  l'autre. 

Malheureusement,  le  jour  de  l'éclipsé,  par  suite  de 
Faction  du  vent,  la  feuille  de  Télectrométre  était  dans  un 
perpétuel  état  d'agitation  ;  néanmoins,  pendant  la  totalité, 
on  put  observer  un  abaissement  sensible  du  champ. Toute- 
fois, au  cours  de  cotte  phase  très  courte,  le  potentiel  passa 
brusquement  de  85  volts  à  i25  volts  pour  retomber  ensuite 
à  85  volts.  Le  minimum  observé  pendant  la  totalité  a 
été  de  5o  volts.  Immédiatement  après  le  troisième  contact, 
l'électromètre  remonta  à  i5o  volts,  puis  retomba  aussitôt 
à  5o  volts  et  finalement  remonta  vers  des  valeure  compa- 
rables à  celles  qui  précédèrent  la  totalité. 

Ce  qui  est  très  remarquable,  c'est  que,  malgré  le  mini- 
mum constaté  pendant  la  totalité,  cette  chute  n'a  été  ni 
précédée  d'un  abaissement  graduel  du  potentiel,  ni  suivie 
d'un  accroissement  en  correspondance  avec  la  marche  de 
roclipse.  Elster  et  Geitel  avaient  autrefois  constaté  une 
diminution  suivie  d'une  augmentation  pendant  Téclipse  de 
1887,  bien  que  le  temps  eût  été  couvert,  et  Ludwig,  pen- 
dant l'éclipsé  de  1898,  avait  observé  une  diminution  du 
champ,  dix  minutes  avant  la  totalité  ;  cette  diminution 
avait  atteint  un  minimum  cinq  minutes  après  l'occultation, 
puis  le  champ  était  resté  constant  pendant  vingt  minutes 
pour  remonter  ensuite.  Etant  donnée  l'absence  de  netteté 
des  observations,  M.  Salles  n'a  pas  cru  devoir  continuer 
ce  qu'il  se  proposait  de  faire,  c  est-à-dire  d'encadrer  les 
observations  entre  deux  séries.  Des  expériences  en  cours 
permettront  de  décider  s'il  Aiut  incriminer  le  collecteur  aa 


l'églipse  totale  de  soleil  du  3o  AOUT  igo5.     279 

radium  ou  s'il  n'y  a  eu  là  qu'une  action  perturbatrice  du 
vent  apportant  des  charges. 

A  Sfax,  les  ombres  volantes  ont  été  vues  par  beaucoup 
d'observateurs  ;  l'un  de  mes  collaborateurs,  M.  Baudon, 
les  a  décrites  comme  des  sinusoïdes  sombres  de  deux  ou 
trois  centimètres  d'épaisseur  et  paraissant  avancer  comme 
un  homme  marchant  au  pas. 

Quelques  observateurs  se  sont  inquiétés  de  vérifier 
diverses  assertions  relatives  aux  plantes  et  aux  animaux. 
Nous  avons  reçu  à  ce  sujet  les  observations  les  plus 
contradictoires.  A  Maknassy,  M.  Bursault,  directeur  des 
mines  de  Gafsa,  écrivait  :  Les  coqs  se  sont  mis  à 
chanter  à  1  h.  35  ;  au  moment  de  la  totalité,  les  moineaux 
sont  venus  en  masse  se  coucher  dans  les  arbres  ;  les  gril- 
lons, qui  ne  se  font  entendre  que  la  nuit,  se  sont  mis  à 
chanter.  Les  acacias  et  les  mimosas  ont  fermé  leurs 
feuilles  ;  toutefois  des  pourpiers  en  fleurs  et  des  belles- 
de-nuit  n'ont  pas  paru  impressionnés.  A  Kairouan,  on  a 
constaté  que  les  pigeons  sont  rentrés  au  colombier. 

A  Sousse,  le  commandant  Lefranc,  qui  observait  au 
moment  de  la  phase  maximum  et  alors  que  les  rayons 
coronaux  étaient  faiblement  visibles,  car  il  n'y  a  pas  eu 
de  totalité,  m'a  affirmé  que  les  animaux  n'ont  pas  paru 
impressionnés.  Deux  chiens  se  livrant  à  un  combat  acharné 
dans  la  rue, ont  continué  leur  lutte  malgré  l'obscurcissement 
du  ciel  ;  des  chats  allongés  sur  une  terrasse,  ne  se  sont 
pas  aperçus  du  phénomène  ;  mais,  par  contre,  de  nom- 
breuses chauves-souris  sont  sorties  de  leurs  repaires  et 
ont  voleté  pendant  plusieurs  minutes. 

Bien  que  les  Arabes  eussent  été  avertis  partout  par  des 
circulaires  écrites  dans  leur  langue,  la  plupart  d'entre  eux 
n'ont  cru  au  phénomène  annoncé  qu'au  moment  de  Téclipse, 
et  tous  ceux  des  campagnes  ont  manifesté  une  grande 
frayeur.  Les  femmes  sont  restées  enfermées  dans  leurs 
gourbis,  priant  Allah  et  Mahomet  de  les  épargner. 

A  Sfax,  la  colonie  maltaise  était  peu  rassurée,  et,  dès 


i 


28o  REVUE    DES    QUESTIONS    SCUENTIPIQUBS. 

le  matii),  beaucoup  de  femmes  entouraient  leur  taille  d'un 
chapelet  à  la  manière  d'une  ceinture.  Beaucoup  d'entre 
elles  croy nient  leur  dernière  lieure  arrivée,  et  M.  le  Curé 
a  dû  passer  bon  nombre  d'heures  au  confessionnal.  La 
présence  de  deux  ecclésiastiques  veims  de  France  pour 
étudier  le  phénomène  (M.  Tabbé  Marchand  et  moi)  leur 
donnait  cependant  quelque  espoir,  et.  malgré  leui-s  appré- 
hensions, personne  à  Sfax  n'est  mort  de  frayeur. 

A  Tripoli,  le  temps  fut  aussi  beau  que  possible.  L'ex- 
pédition américaine  de  Amherst  Collège,  ayant  à  sa  tète 
le  Prof.  Todd,  a  pu  recueillir  une  ample  moisson  de 
documents.  Un  coronographe  automatique  put  prendre 
jusqu'à  25o  photographies  de  la  couronne.  On  aperçut  les 
bandes  d'ombre  au  moins  dix  minutes  avant  la  totalité, 
mais  avec  de  nombreuses  et  remarquables  particularités. 
Elles  étaient  onduleuses  et  étroites,  se  mouvant  plus 
rapidement  qu'un  homme  au  pas,  à  angle  droit  avec  le 
vent,  atteignant  un  maximum  puis  s'évanouixsant  cinq  fois 
pendant  les  huit  minutes  précédant  la  totalité. 

La  durée  de  leclipse,  qui  devait  être  de  3"g%  fut 
inférieure  de  3  secondes  a  ce  chiifre  calculé. 

Là  aussi  s'étaient  réunies  les  missions  de  M,  Libert,  de 
M.  Palazzo,  directeur  du  Bureau  central  météorologique 
italien  et  celle  du  Pi'of.  Milloséwitch  de  Rome. 

En  Egypte,  1  éclipse  fut  observée  avec  succès  par 
M.  Reynolds,  qui  employait  son  réflecteur  de  120  pieds, 
et  par  la  mission  américaine  établie  à  Assuan.  C'était  la 
troisième  expédition  de  l'CJbservatoire  Lick,  qui  avait 
assuré  toutes  les  chances  de  visibilité,  en  envoyant  des 
missions  aux  deux  extrémités  de  la  bande  de  totalité.  On 
disposait  pour  cela  d'instruments  semblables  avec  un  pro- 
gramme id(»ntique.  11  y  avait  en  elïët  intérêt  à  prendre 
des  photof^raphies  à  doux  heures  et  demie  d'intervalle, 
atin  de  se  rendre  compte  du  changement  problématique 
(1(»  la  couronne.  On  sait  l'insuccès  de  l'expédition  du 
Labrador  qui  rendit  iimtiles  ces  dispositions.  La  couronne 


l/ÉCLIPSE  TOTALE  DE  SOLEIL  DU  3o  AOUT   IQOS.       28 1 

apparut,  comme  en  Tunisie,  relativement  peu  étendue, 
avec  sa  plus  longue  banderole  au  sud-est  d'environ  deux 
diamètres  de  longueur,  et  trois  autres  plus  courtes  dans 
la  partie  supérieure.  Les  résultats  des  photographies  ne 
sont  pas  encore  publiés. 

En  somme,  jusqu'à  présent,  on  chercherait  en  vain  le 
fait  bien  nouveau  ;  il  ftiut  attendre  encore  quelques  mois. 
Les  expériences  de  polarisation  n'ont  rien  appris  que 
nous  ne  sachions  déjà.  Tout  au  plus  pourrait-on  porter  à 
l'actif  de  la  nouvelle  éclipse  l'observation  de  l'anneau  du 
coronium  distingué  sur  tout  le  pourtour  du  disque  solaire  ; 
les  clichés  diront  ce  qu'il  faut  penser  des  autres  raies 
caractéristiques  encore  inconnues  ;  à  noter  aussi  la  grande 
extension  coronale  extérieure,  découverte  par  notre  mis- 
sion à  Sfax,  qui  semble  montrer  un  nouveau  mode  d'opé- 
ration à  tenter  dans  toutes  les  éclipses. 

Une  ample  provision  de  plaques  qu'on  posera  au  foyer 
d'objectifs  très  lumineux,  sera  désormais  tout  indiquée 
pour  les  recherches  de  ce  genre.  Du  haut  de  sommets  très 
élevés,  nos  objectifs  auraient  probablement  donné  une 
extension  coronale  beaucoup  plus  forte,  indiquant  une 
étroite  parenté  entre  la  lumière  zodiacale  et  la  couronne. 

La  photographie  trichrome,  essayée  pour  la  première 
fois  par  différentes  missions,  ne  donna  aucun  résultat  en 
raison  des  conditions  atmosphériques  pitoyables  où  se 
sont  faits  les  essais.  Mais  il  n'y  a  pas  là  matière  à 
découragement,  chaque  éclipse  nous  révélant  de  nouveaux 
travaux  à  entreprendre  et  nous  laissant  un  legs  de 
doutes  sans  cesse  soulevés  et  sans  cesse  écartés. 

A  l'heure  actuelle,  il  serait  puéril  de  nier  que  la  couronne 
constitue  pour  l'astronome  un  phénomène  très  embarras- 
sant et  d'autant  plus  inexplicable  que  nos  méthodes 
modernes  d'investigation  nous  le  font  mieux  connaître. 

Décembre  1905,  Bourges,  Observatoire. 

L'Abbé  Th.  Moreux. 


I 


BIBLIOGRAPHIE 


1 


Cours  d'analyse  mathématique,  par  Ed.  Goursat,  profeaseor 
à  la  Faculté  des  Sciences  de  Paris.  Tome  II.  Un  vol.  in-8*  de 
6*0  pages.  —  Paris,  Gauthier- Villars,  1905. 

En  rendant  compte  dans  cette  Revue  (1)  du  tome  I  de  cet 
ouvrage,  nous  avons  insisté  sur  ses  éminentes  qualités,  au  premier 
rang  desquelles  il  convient  de  placer  une  extrême  clarté  uniei 
une  impeccable  rigueur.  Nous  n'avons  donc  pas  à  y  revenir  id, 
nous  contentant  d'indiquer  rapidement  la  matière  de  ce  second 
volume,  plus  important  d'ailleurs  que  le  premier. 

Ce  volume  s'ouvre,  avec  le  Chapitre  XIII,  par  une  étude  des 
Fonctions  élémentaires  (Vune  variable  comp^eo:^,  comprenant  les 
principes  fondamentaux  relatifs  aux  fonctions  monogènes» l'étude 
des  transcendantes  élémentaires  définies  par  des  séries  entières 
à  termes  imaginaires,  les  notions  essentielles  relatives  à  la 
représentation  conforme  d'une  part,  aux  produits  infinis  de 
l'autre,  toutes  matières  aujourd'hui  bien  classiques,  mais  propres» 
précisément  en  raison  de  cela,  à  mettre  en  valeur  les  procédés 
personnels  d'exposition  et  de  démonstration  de  l'auteur.  Notoas 
en  particulier  que  les  propriétés  des  produits  infinis  sont  établies 
directement,  sans  le  secours  des  logarithmes. 

Le  Chapitre  XIV,  relatif  à  la  Théorie  générale  des  fandiai^ 
anahjHques,  d'après  CaucJnj,  peut  être  caractérisé  par  cette 
remarque  (|ue  l'auteur  y  a  suivi  l'ordre  historique  d'aussi  près 
que  le  permettent  les  nécessités  de  renseignement.  Il  débute  par 
les  généralités  concernant  les  intégrales  prises  entre  des  limites 

(1)  Janvier  1903,  p.»». 


BIBLIOGRAPHIE. 


283 


aginaires.  M.  Goursat  y  donne  du  théorème  de  Cauchy  la 
monstratioii  qui  lui  est  personnelle  et  qui  suppose  simplement, 
mme  on  sait,  l'existence  de  la  dérivée  et  non  la  continuité  de 
tle  dérivée. 

La  formule  fondamentale  donnant  la  valeur  d'une  fonction 
ilomorphe  en  un  point  d'une  aire  fermée  par  un  contour,  quand 
I  connaît  ses  valeurs  sur  ce  contour,  est  aisément  déduite  de  là. 
auteur  en  fait  immédiatement  rapplicationaux  séries  deïaylor 

de  Laurent,  à  celles  plus  générales  de  MM.  Appell  et  Pain- 
véf  procédant  les  unes  suivant  des  fractions  rationnelles,  les 
itres  suivant  des  polynômes,  et  aussi  aux  séries  de  fonctions 
doDiorplies.  Enfin  sont  données  les  généralités  sur  les  fonctions 
éromorphes,  notamment  ce  qui  se  rapporte  à  leurs  points  sin- 
liiers  essentiels.  Suivent  des  applications  nombreuses  et  bien 
loisies,  parmi  lesquelles  nous  signalerons  une  démonstration 
mveile  de  la  formule  de  M.  Jenseii.  Le  Chapitre  se  termine  par 
^tude  des  périodes  des  intégrales  déliuies;  luréduclibilLté  des 
triodes  de  l'intégrale  elliptique  de  première  espèce  y  est  éla- 
ie  d*une  façon  particulièrement  élégante. 

De  même  que  le  nom  de  Cauchy  a  pu  être  inscrit  en  tête  du 
recèdent,  c'est  celui  de  Weierstrass  qui  domine  le  Chapitre  XV, 
msacré  aux  Fonctions  uniformes,  et  qui  s'ouvre  par  la  théorie 
BS  facteurs  primaires  et  le  célèbre  théorème  de  M.  Mittag- 
effler.  L'auteur  a  d'ailleurs  soin  de  ne  pas  omettre  la  méthode 
lus  ancienne  de  Cauchy,  fondée  sur  la  Ihéorie  des  résidus,  et 
ai  permet  le  développement  d'une  fonction  méromorphe  en 
lie  série  à  termes  rationnels  ;  il  en  fait  Tapirlication  aux  fonç- 
ons cosa;  et  sino;.  Mais  l'application  capitale  de  cette  théorie 
ènérale  des  fonctions  uniformes  est  celle  qu'en  développe  l'au- 
lur  aux  fonctions  elliptiques,  en  faisant  usage  des  fonctions 
>ndamentales  introduites  par  Weierstrass.  Notons,  à  titre  de 
§taii,  l'heureuse  modification  apportée  par  M.  Goursat  à  la 
îmonstration  du  théorème  de  Jacobi  sur  l'impossibilité  d'une 
mction  uniforme  à  trois  périodes.  Mais  c'est  particulièrement 
l'occasion  du  problème  de  l'inversion  (ju'il  convient  de  louer 
exposé  personnel  de  l'auteur  qui  nous  semble,  en  cette  délicate 
nestion,  avoir  su  mettre  le  résultat  à  l'abri  de  toute  objection. 
n  peut  de  même  lui  faire  honneur  de  l'excellente  méthode  par 
.quelle  sont  obtenues  les  formules  générales  d'inversion  dans 
!  cas  d'un  polynôme  du  quatrième  degré. 

La  théorie  si  importante  du  Prolonijemenf  analytique  a  été 
îservée  pour  le  Chapitre  XVl,  l'auteur  ayant  manifestement 


284  REVUE   DES  QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tenu  à  la  faire  ressortir  comme  une  conséquence  naturelle  des 
idées  de  Caucliy.  On  sait  d'ailleurs  que,  de  son  côté,  M.  Lindelof 
a  fait  remarquer,  dans  son  Calcul  des  résidus  (1),  que  le  prin- 
cipe fondamental  du  prolongement  analytique  a  d'abord  été 
énoncé  par  Cauchy. 

Cette  théorie  entraîne  l'étude  des  notions  d'espace  lacunaire 
et  de  coupure  essentielle,  que  l'auteur  introduit  par  une  méthode 
qui  lui  est  aussi  personnelle.  Il  rattache  avec  beaucoup  d'élé- 
gance au  théorème  général  de  Caueliy  un  théorème  d'Hermite 
sur  les  fonctions  affectées  de  coupures,  définies  par  une  intégrale 
dépendant  d'un  paramètre. 

Les  Fonctions  analytiques  de  plusieurs  variables  font  l'objet 
du  Chapitre  XVII.  A  la  vérité,  l'auteur  se  borne  an  cas  de  deai 
variables,  mais  ses  démonstrations  peuvent  être  immédiatement 
étendues  au  cas  d'un  nombre  quelconque  de  variables. 

Les  généralités  par  lesquelles  débute  ce  chapitre  sont  traitées 
avec  ce  souci  de  complète  rigueur  qui  n'abandonne  jamais  Tan- 
teur  et  qui  l'a  conduit  notamment  à  insister  largement  sur  deux 
questions  essentielles,  qu'on  n'est  pas  habitué  à  voir  toujours 
traiter  avec  un  tel  soin  :  les  cercles  de  convergence  associés  et 
la  définition  des  intégrales  doubles.  Comme  appartenant  plus 
particulièrement  en  propre  à  M.  Goursat,  on  peut  citer  la  démon* 
stration  de  la  formule  de  différenciation  sous  le  signe  intégral, 
ainsi  que  la  définition  de  r(^)  pour  les  valeurs  de  z  dont  la  partie 
réelle  est  négative. 

Cette  rigueur  observée  dans  les  généralités  assure  un  solide 
fondement  à  la  théorie  des  fonctions  implicites,  qui  suit  immé* 
diatenient,  et  notamment  à  colle  des  fonctions  algébriques  dont, 
en  une  dizaine  de  pages,  les  prémisses  sont  développées  avec 
une  maîtrise  qui  ne  saurait  surprendre  de  la  part  de  Tautenr 
dont  on  connaît  sur  ce  sujet  h'  Traité  magistral,  publié  en  com- 
mun avec  M.  Appell.  Eu  particulier.  M.  Goursat  est  parvenu  à 
rendre  tout  à  fait  rigoureuse  la  démonstration  du  théorème  de 
Weierstrass  sur  la  décomposition  d'une  fonction  holomorphe 
F  {x,  y)  s'annulaiit  pour  x  —  0.  //  =  o,  ainsi  que  Textension  de 
la  formule  de  Lag range  au  cas  des  fonctions  explicites  définies 
par  un  système  d'équations  simultanées. 

Le  (Chapitre  XVIII,  qui  vise  la  formation  des  Équations  diffé- 
rentielles et  les  Méthodes  étrmcntah'cs  d'intégration^  n'offre  que 
l'exposé  des  cas,  depuis  longtemps  classiques,  d'intégration  par 

U)  Revue,  davril  19U5.  p. 6:21. 


BIBLIOGRAPHIE .  285 

oadraiures  des  équations  du  premier  ordre  et  d'abaissement 
les  équations  d'ordre  supérieur.  On  peut  y  noter  le  souci  qu'a 
iurauteur  d'y  rattacher  les  uns  aux  autres  les  divers  cas  élé- 
nentaires  du  premier  ordre  où  l'équation  n'est  pas  résolue  par 
'apport  à  la  dérivée. 

Avec  le  Chapitre  XIX,  qui  vise  les  Théorèmes  d^existencefUn 
premier  pas  est  fait  dans  la  voie  de  la  théorie  moderne  des 
équations  différentielles,  inaugurée  par  Canchy.  C'est  ici  le  CaU 
ml  des  limites  de  l'illustre  Géomètre  qui  sert  de  fondement  à  la 
méthode  suivie  par  Tauteur,  mais  sensiblement  perfectionnée 
par  lui  sur  plusieurs  points  importants.  £n  ce  qui  concerne 
notamment  l'application  du  calcul  des  limites  aux  équations  aux 
dérivées  partielles,  la  méthode  qu'il  fait  connaître,  notablement 
plus  simple  que  celle  de  M""®  de  Kowalewsky,  a  l'avantage  d'être 
tout  à  fait  générale.  Il  insiste  d'ailleurs  longuement  sur  l'unicité 
des  intégrales  données  dans  le  cas  ordinaire.  La  question  a  été 
longtemps  contestée  ;  elle  l'est  peut-être  encore  ;  mais,  avec 
l'exposé  de  M.  Goursat,  la  réponse  ne  semble  pas  douteuse. 

En  ce  qui  concerne  la  méthode  des  approximations  succes- 
sives, qui  a  dû  son  plein  succès  à  M.  Picard,  avec  un  complé- 
ment important  dû  à  M.  LindelOf,  l'auteur  a  simplifié  la  démon- 
stration de  la  réciproque.  Il  a,  d'autre  part,  su  donner  à  la 
méthode  de  Cauchy-Lipschitz  une  forme  géométrique  des  plus 
ivantageuses. 

A  la  suite  de  la  théorie  des  intégrales  premières  et  du  multi- 
plicateur, M.  Goursat  expose,  en  quelques  pages,  les  principes 
fondamentaux  de  la  théorie  des  groupes  continus  et  des  trans- 
formations infinitésimales, de  façon  à  montrer  comment  les  divers 
)rocédés  d'intégration  vus  jusque-là  peuvent  être  rattachés  à  ces 
)rineipes.  Cet  exposé  si  clair,  si  habilement  condensé  peut  servir 
l'introduction  à  la  lecture  du  magistral  Traité  de  Sophus  Lie. 

Ainsi  que  le  remarque  l'auteur,  ^  les  équations  différentielles 
es  mieux  étudiées  jusqu'à  présent  sont  les  équations  linéaires. 
Elles  jouissent  d'un  ensemble  de  propriétés  caractéristiques  qui 
!es  distinguent  nettement  et  en  facilitent  l'étude.  I)*ailleurs,  elles 
nterviennent  dans  un  grand  nombre  d*applications  importantes 
Je  l'analyse,  et  leur  étude  préliminaire  est  très  utile,  avant 
l'aborder  les  équations  différentielles  de  la  forme  la  plus 
générale  „.  Aussi  le  Chapitre  XX  est-il  consacré  aux  Équations 
îifférentielles  linéaires,  bornées  d'ailleurs  à  celles  dont  les 
iroeflicienis  sont  des  fonctions  analytiques  de  la  variable  indépen- 
laute.  Si  vaste  est  le  sujet  qu*il  pourrait,  à  lui  seul,  donner  lieu  à 


/ 


286  KKVIK    DKS    QÏÎKSTIONS   SCIENTIFIQUES. 

un  vrritalile  Tniih*.  Avec  un  niro  talent,  M.  Goursai  a  su  eu 
extniiro  les  parties  vraiment  essoiilielles  pour  les  faire  cadrer 
dans  son  expusé  (rensenil)le  de  l'Analyse  infinitésimale.  Il  t, 
bien  entendu,  surtout  insisté  sur  les  propriétés  qui  caractérisent 
ces  équations,  comme  d'avoir  des  systèmes  fondamentaux  d'inté- 
grales, de  ne  posséder  que  des  points  singuliers  fixes,  etc.  il 
offre  ainsi  aux  étudiants  un  exemple  relativement  simple  en 
même  t(;nips  que  d'une  haute  importance  intrinsèque,  et  admi- 
rablement coordonné,  des  théories  générales  relatives  an  pro- 
longement analytique.  Application  est  faite  de  ces  généralités 
à  (|uelques  équations  particulières  :  équations  à  coefficients 
constants,  équations  linéaires  d'Euler,  équation  de  Laplace  dont 
les  coetlirieuts  sont  des  l'onctions  linéaires  de  la  variable. 

l/auteur  pousst;  encore  plus  avant  Texainen  de  cette  théorie 
en  abordant,  dans  l'ordre  d'idées  de  M.  Fuchs,  Tétude  des  inté- 
grales régulières  d'une  équation  linéaire  au  voisinage  d'un  point 
singulier.  Il  s'etforce  surtout,  en  cette  étude,  de  mettre  en  relief 
le  rOle  fondamental  joué  par  le  problème  purement  algébrique 
de  la  réduction  d'une  Mibslitution  linéaire  à  une  forme  cano- 
nicjue.Les  types  particuliers  d'équations  (Gauss,  Uessel,  Picard), 
à  propos  desquels  ces  vues  sunt  développées,  olfrent  d'ailleurs 
par  eux-mêmes  un  puissant  intérêt. 

La  théorie  est  ensuite  étendue  aux  systèmes  d'équations 
linéaires,  et  le  même  problème  de  réduction  se  retrouve  à  propos 
des  systèmes  à  coellicinits  constants. 

Les  trois  d(>niiers  chapitres,  que  l'auteur,  préoccupé  sans 
doute  de  restreindre  les  dimensions  de  son  ouvrage,  a  réduits 
en  (|uelque  sorte  à  l'essentiel,  n'en  méritent  pas  moins  d'élit 
loués  sérieuximenl. 

Le  (Ihapitre  XXI.  qui  traite  des  Équations  différentielles  fum 
linéaires,  ouvre  des  vut  s  très  suflisantes  sur  le  problème  de 
rinlégration  tel  ((u'il  se  pose  aujourd'hui,  et  en  fait  nettement 
sentir  les  ditlicultés.  A  propos  des  équations  du  premier  ordre 
dans  lesquelles  la  dérivée  n'est  pas  exprimée  par  une  fonctioB 
holomorphe,  l'auteur  donne  une  idée  des  belles  recherches  de 
M.  Poincaré. 

iM.(îour>iit  insiste  plus  spécialement  sur  la  théorie  des  ioté- 
gral(*s  singulières,  qu'il  iilu>tre  par  un  mode  d'interprétation 
géométrique  heureusement  iniiiginé, et  qu'il  réussit  à  étendre 
aux  sy>têmes  du  premier  ordre. 

Le  (ihapitre  Wll  contient  im  tableau  sobrement  tracé  de U 
théorie  des  Kqtîahona  aux  (ivvivvea  partielles,  siget  auquel,  ne 


BIBLIOGRAPHIE.  287 

fût-ce  que  par  ses  contributions  personnelles,  M.  Goursat  serait 
à  même  de  donner  un  bien  plus  large  développement.  L'auteur 
envisage  successivement  les  équations  linéaires  du  premier 
ordre,  les  équations  aux  différentielles  totales,  les  équations  du 
premier  ordre  à  trois  variables,  les  équations  d'ordre  supérieur 
au  premier.  Son  mode  d'exposition  ne  s'écarte  pas  sensiblement, 
en  ces  matières,  des  usages  classiques,  si  ce  n'est  qu'il  y  fait 
intervenir  de  façon  peut-être  plus  systématique  les  niétbodes 
géométriques.  En  particulier,  l'interprétation  qu'il  donne  de  la 
méthode  de  Mayer  pour  l'intégration  d'une  équation  aux  dififé- 
rentieiles  totales,  la  rend  absolument  intuitive. 

Le  Chapitre  XXIII  fournit  un  exposé  des  Éléments  du  calcul 
des  varicUions  réduit  au  cas  le  plus  simple.  En  ce  domaine, 
s'affirment  particulièrement  les  qualités  de  rigueur  de  l'auteur, 
qui  s'eflforce,  en  outre,  de  donner  une  idée  de  quelques  récents 
progrès  de  cette  théorie.  C'est  ainsi,  par  exemple,  et  en  l'éta- 
bUssaut  d'ailleurs  d'une  façon  originale,  qu'il  fait  connaître  la 
nouvelle  condition  nécessaire  pour  le  minimum,  obtenue  par 
Weierstrass,  ainsi  que  les  conditions  suflisantes,  dues  au  même 
géomètre,  et  pour  l'obtention  desquelles  il  suit  la  marche  de 
M.  Hilbert.  Au  cours  de  la  discussion,  il  fait  voir  comment  se 
présentent  tout  naturellement  les  résultats  mis  en  évidence  par 
M.  Poincaré  dans  ses  Méthodes  nouvelles  de  la  Mécanique 
céleste.  On  peut  remarquer  que  les  auteurs  étrangers  emploient 
de  préférence  des  moyens  beaucoup  plus  compliqués,  peut-être 
parce  qu'ils  ne  supposent  pas  les  fonctions  analytiques;  mais 
c'est  là  un  avantage  qui  peut  être  tenu  pour  assez  illusoire. 

Rappelons  en  terminant,  que  tous  les  chapitres  de  Texcellent 
Cours  de  M,  Goursat  se  terminent  par  une  série  d'exercices 
proposés  au  lecteur  et  dont  on  ne  saurait  trop  louer  l'heureux 
choix.  L'ouvrage,  d'une  admirable  impression,  fait  grand  hon- 
neur à  la  maison  Gauthier-Villars  à  qui  le  public  mathématique 
est  déjà  redevable  de  tant  de  beaux  et  bons  Traités  d'Analyse. 

M.  0. 


H 


L  —  Die  AnfangsgrCndë  der  Differentialrechnung  und 
Integralrechnung  fQr  Schûler  von  hOheren  Lehranstalten  und 
Fachscbuleu  sowie  zum  Selbstunterricht,  dargestellt  von  D>^  Ri- 


288  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

CHARD  SchrOder,  mit  zahlreiehen  Cbungsbeispîelen  und  27  Figu* 
reu  im  Text.  Un  vol.  iii-S®  de  vii-181  pages.  —  Leipzig,  B.  G. 
Teubner,  1905. 

II.  —  Oberdie  Anwendungen  der  darstellenden  Géométrie 
iNSBESONDERE  ÛBER  DIE  Photogrammetrie,  mit  eineni  Anhang  : 
Welche  Vorteile  gewfllirt  die  Bendlzung  des  Projektioiisappa- 
rates  iin  matheniatiselieii  Unterricht  ?  Von  Friedrich  Schilung, 
mit  151  Figuren  und  5  Doppeltafeln.  Un  vol.  in-8odevi-198  pages. 
—  Leipzig,  B.  G.  Teubner,  1904. 

III.  -—  Leçons  de  Mécanique  élémentaire  à  l'usage  des  Classes 
de  mathématiques  A  et  B,  conformément  aux  programmes  da 
31  mai  1902,  par  P.  Appell  et  J.  Chapuis.  Un  vol.  petit  in-8* 
de  306  pages  avec  104  tigures  dans  le  texte.  — -  Paris,  Gauthier- 
Viilars,  1905. 

I.  —  M.  SchrOder  nous  avertit,  dans  la  préface,  qu'il  n'a  pas 
écrit  ce  petit  livre  pour  prendre  parti  dans  le  débat  qui  partage 
actuellement  les  mathématiciens  allemands  :  Convient-il  d'intro- 
duire les  éléments  de  TAnalyse  supérieure  dans  l'enseignement 
secondaire  ou  d*en  maintenir  Tcxclusion  ?  Tout  en  restant  étran* 
ger  à  ces  discussions,  il  a  voulu  profiter  de  la  liberté  que  lui 
laissaient  les  programmes  pour  consulter  l'expérience  :  il  a  donné 
les  premières  notions  du  Calcul  dift'érentiel  et  intégral  à  des 
élèves  de  renseignement  secondaire  déjà  en  possession  de  la 
Géométrie  analytique  plane  et  de  l'Analyse  algébrique  élémen- 
taire. Le  résultat  a  paru  heureux,  (^est  de  ces  leçons  qu'est  sorti 
ce  petit  livre  ;  il.  pourra  aider  ceux  qui  voudraient  tenter  pareille 
épreuve. 

Le  débat  auquel  M.  SchrAder  fait  allusion,  est  un  épisode  de 
révolution  qui  se  prépare  ou  s'accomplit,  en  divers  pays,  dans 
l'enseignement  secondaire  des  sciences  et,  en  particulier,  des 
mathématiques.  II  convient  de  nous  y  arrêter  un  instant,  si  nous 
voulons  saisir  la  physionomie  spéciale  des  trois  ouvrages  dont 
nous  avons  transcris  les  titres  en  tête  de  cet  article  (1). 

(1)  Nous  renvoyons,  pour  plus  amples  détails,  au  rapport  de  M.  F.  Ma- 
rotte, professeur  au  Lycée  Charleniugne.  à  Paris  :  L' Énseigfiemeni  dei 
sciences  mathématiques  et  phjfsiques...  eu  Allemagne  ;  un  vol.  de  121p. 
Paris,  A.  Colin  ;  et  à  un  article  du  même  nuïeur  :!/ Évolution  ctduéile de 
Vêtiseignemeni  mathématique  eu  Angleterre  et  eu  Allemagne  (BulleTO 
DES  SCIENCES  MATuÉM.,  deuxième  série,  t.  XXJX,  p.  281,  octobre  1905). 
C*est  à  cet  article  que  nuus  empnnitons  les  données  générales  de  M 
compte  rendu. 


BIIJLIOGRAPHIE.  289 

C'est  surtout  dans  les  pays  induslriels  et  sous  la  poussée  de 
préoccupations  économiques  et  des  revendications  de  Tutilita- 
risiue  scientifique,  que  ce  mouvement  réformateur  a  pris  nais- 
sance. Il  tend  à  introduire,  voire  à  faire  prévaloir,  dans  Torienta- 
tion  de  renseignement  secondaire, la  conception  pratique  el  active 
de  la  science,  à  la  place  de  la  conception  théorique  et  critique. 

En  Angleterre,  certains  réformateurs  vont  jusqu'au  bout  dans 
celte  voie  nouvelle:  à  les  suivre,  les  mathématiques  deviendraient 
un  art  plutôt  qu'une  science,  et  leur  étude  mie  sorte  d'apprentis- 
sage où  il  importerait  moins  de  comprendre  et  de  raisonner 
que  de  savoir  et  d'appliquer  ;  le  rôle  quelles  peuvent  Jouer  dans 
la  culture  générale  de  l'esprit  passerait  ainsi  au  second  rang, 
pour  céder  le  pas  à  l'utilité  qu'on  [)eut  en  retirer  dans  le  domaine 
des  applications. 

Les  savants,  les  universitaires  font,  on  le  conçoit,  à  ces  pro- 
positions de  vives  objections  ;  leur  réalisation  toutefois  fait  son 
cheDiin.  C'est  que  les  Ecoles  anglaises,  indépendantes  de  l'Etat 
et,  dans  une  large  mesure,  maîtresses  d'elles-mêmes,  peuvent 
prendre  l'initiative  de  ces  réfornies  hardies  :  aussi  est-ce  moins 
une  évolution  qu'une  révolution  qui  s'opère  dans  l'orientation 
des  études  an  sein  de  certaines  d'entre  elles. 

En  Allemagne,  le  mc^me  mouvement  issu  des  mêmes  causes 
présente  une  physionomie  difTérente  et  progresse  d'autre  façon. 
Là  l'Etat  a  le  monopole  de  renseignement  et  les  professeurs 
sont  liés  par  leurs  programmes.  Toutefois  ces  programmes  sont 
assez  souples  pour  permettre  à  l'initiative  individuelle  de  s'exer- 
cer, et  les  professeurs  partisans  d'une  réforme  en  protitent  pour 
Ih  préparer  par  leur  enseignement  même.  Leurs  aspirations 
d'ailleurs  n'affectent  ni  le  radicalisme,  ni  la  fougue  de  celles  d'mi 
certain  nombre  de  leurs  collègues  anglais.  On  en  trouve  l'expres- 
sion autorisée  dans  le  livre  de  M.  Klein  :  Ueher  eineseitgemdsse 
Umgesialtung  des  maihematischen  Unterrichls  an  den  hôheren 
Sehulen  (Leipzig.  B.  G.  Teubner,  1904).  "*  Il  est  consacré,  dit 
M.  Marotte,  non  point  à  l'exposition  des  questions  scienlitiques, 
mais  à  la  recherche  du  meilleur  contenu  qu'il  convient  de  donner 
actuellement  à  l'enseignement  mathématique  „...  M.  Klein  y 
*  prépare  la  réforme  analytique,  en  étudiant  d'une  façon  appro- 
fondie la  grosse  question  de  l'introduction,  dans  les  écoles 
secondaires,  des  éléments  du  Calcul  différentiel  et  intégral  qui, 
eu  Prusse,  en  sont  encore  exclus. 

«  Cette  exclusion,  en  même  temps  qu'elle  interdit  aux  élè\es 
l'accès  des  mathématiques  modernes,  les  prive  du  puissant 
III»  SÉIIIK.  T.  IX.  10 


r 


290  REVL'E   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ill^trull]ellt  quelles  sont  pour  pénétrer  le  monde  physique  ;  elle 
))aralyse  le  mouvement  des  mathématiques  vers  les  apph'cations. 
C'est  pourquoi  ceux  qui,  en  Prusse,  poursuivent  la  rénovatioD 
de  renseignement  mathématique,  font  porter  maintenant  leur 
pri  neipal  effort  sur  Tintroduction  dans  l'école  secondaire  de  Tétude 
^éométri(|ue  de  la  notion  de  fonction  et  des  éléments  du  Calcul 
difVérentiel  et  intégral. 

^  M.  Klein  expose  avec  persuasion  les  raisons  qui  sont  en 
laveur  de  cette  mesure,  où  il  montre  l'aboutissement  d'un  nioo- 
voment  commencé  depuis  longtemps  dans  les  Ecoles  allemandes; 
par  une  discussion  serrée,  il  écarte  les  objections  et  calme  les 
inquiétudes  ({u'elle  soulève  dans  une  partie  du  corps  enseignant; 
il  expli(iue  enfin  comment  il  convient  de  la  réaliser  dans  la 
pratique  de  Técole.  Il  faut  citer  la  fornuile  très  heureuse  daus 
laquelle  M.  Klein  enferme  sa  thèse  et  où  il  marque  la  place  des 
idées  nouvelles  dans  l'enseignement  futur  : 

„  Il  faut,  dit-il,  que  la  notion  de  fonction,  sous  sa  forme 
géométrique,  pénètre  comme  un  ferment  tout  le  contenu  d$ 
Vt^nseiffnemvnt,  ce  qui  implique  une  certaine  connaissance  delà 
(iéométrie  analytique  et  des  élémenls  du  Calcul  différentiel  et 
intégral  sous  la  forme  naïve  où  les  ont  exposés  les  grand:» 
malliéuïaticiens  du  xviii''  siècle.  «... 

11  importe  de  signaler  une  dift'érence  essentielle  entre  les 
réformes  anglaise  «*l  allemande.  **  On  a  vu  qu'en  Angleterre  c'est 
le  principe  même  do  renseignement  mathématique,  le  raisoune- 
\\w\\\  (lédn<tif,  (|ui  est  en  jeu  :  la  culture  de  la  logique  abstraite, 
si  elle  n*est  pas  absolument  négligée,  passe  au  second  plan;  les 
Mathématiques  deviennent  une  science  expérimentale.  Je  ne 
cri»is  pas  (jue  ces  doctrines  de  M.  Perry  aient  beaucoup  de 
partisans  dans  le  corps  professoral  allemand  et  les  réformateurs, 
pour  y  faire  accepter  leurs  idées,  doivent  insister  sur  ce  point 
(jue  l'éducation  logi(]ne  n'aura  pas  à  souffrir  de  leurs  propositions 
el  restera,  après  connue  avant,  une  obligation  essentielle  de 
renseignement  mathématique.  Voici,  à  cet  égard,  la  position  de 
M.  Klein,  position  (pradopteront  sans  doute  la  plupart  des 
mathématiciens  : 

"  Il  s'est  révélé,  depuis  dix  ans,  dans  des  cercles  étendus,  on 
fort  courant  anlimathématique  qui  menace  la  position  dont  jouis- 
>aicnt  depuis  longtemps  les  Malhémali(|ues  dans  la  science  et 
dans  renseignement...  Ce  mouvement  tire  sa  force  de  certaines 
particularités  qui  ont  souvent  atfecté  la  pensée  mathématique. 
Dans  le  domaine  des  applications,  c'est  la  mise  prématurée  en 


BIBLIOGRAPHIE.  29I 

formules  mathématiques,  faites  à  priori,  sans  connaissance 
exacte  des  conditions  de  la  réalité  et  qui  détourne  de  Tétude 
immédiate  de  la  réalité  ;  dans  renseignement,  c'est  la  considéra- 
tion exclusive  de  renehatnement  logique,  ayant  pour  consé- 
quence la  négligence  des  facteurs  psychologiques.  L* enseigne- 
ment logique  est  pour  les  mathématiques  ce  qu'est  le  squelette 
pour  un  organisme  animal,  qui  ne  saurait  se  tenir  sans 
squelette  ;  mais  ce  serait  une  étrange  zoologie  que  celle  qui  ne 
traiterait  jamais  que  du  squelette  des  animaux.  Espérons  que, 
dans  un  temps  peu  éloigné,  la  pensée  mathématique,  dégagée 
des  accidents  où  elle  est  inipliquée,  s'élèvera  avec  une  nouvelle 
vigueur,  selon  la  force  indestructible  qui  lui  est  propre  (1).  „ 

Revenons  au  petit  livre  de  M.  SchrOder.  Quoi  qu'il  en  soit  des 
intentions  de  l'auteur,  ces  Éléments  du  Calcul  différentiel  et 
intégral  sont  écrits  en  marge  des  programmes  ;  ils  s'inspirent 
des  idées  si  nettement  exposées  par  M.  Klein,  en  en  élargissant 
peut-être  un  peu  l'application,  et.  de  fait,  servent  la  cause  des 
réformateurs.  11  n'importe;  considérés  en  eux-mêmes,  et  abstrac- 
tion faite  de  tout  prosélytisme,  ces  Éléments  sont  excellents  dans 
leur  genre. 

La  théorie  n'y  tient  qu'une  place  très  restreinte,  réduite,  le 
plus  souvent,  à  des  explications  faites  sur  des  exemples  con- 
crets ;  de  nombreux  exercices,  tous  très  simples,  bien  gradués 
et  complètement  résolus,  façonnent  la  main  à  la  technique  du 
calcul  et  mettent  en  lumière  ses  multiples  applications.  Dans 
tout  le  livre,  il  n'est  question  que  de  fonctions  de  deux  variables 
susceptibles  d'être  représentées  par  une  courbe  plane,  en  coor- 
données rectilignes  ou  polaires.  On  expose,  dans  le  Ch.  1,  la 
notion  de  fonction  et  sa  représentation  géométrique  ;  la  signi- 
fication géométrique  de  la  dérivée  et  du  quotient  difîérentiel. 
Les  règles  de  difFérentialion  des  fonctions  élémentaires,  des 
fonctions  composées  et  des  fonctions  de  fonctions  sont  établies 
et  appliquées  à  de  nombreux  exemples  (fonctions  explicites, 
104  exercices  ;  fonctions  implicites,  7  exercices). 

Le  Cb.ll  est  consacré  à  l'application  du  Calcul  difTérentiel  à  la 
recherche  des  vraies  valeurs  des  fonctions  se  présentant  sous  la 
former;»  ^» etc.,  quand  on  substitue,  dans  leur  expression  analy- 
tique, une  valeur  particulière  à  la  variable  x  (26  exercices). 

Le  Ch.  111  aborde  la  recherche  des  maxima  et  des  minima 
(10  exercices). 

(1)  F.  Marolle,  aH.  cUé,  pp.  302-304. 


/ 


292  KKVUK    DKS    QUESTIONS    SCIKNTIFIQUKS. 

Ia's  applications  jjréoiiuWriqnt^s  font  l'objet  du  Cli.  IV^.  On  y 
donne  lt>.s  é(|iiations  de  la  tangente  et  de  la  normale  ;  la  sons- 
tan^cnte  et  la  sous-nonnale  ;  les  lon^uenrs  de  la  tangente  et  de 
la  normale  ;  les  coonlonnèes  du  centre  et  Texpression  dn  rayon 
de  coiulinre  :  un  mot  sur  les  points  d'inflexion  ;  enfin  réqiiatîoii 
de  la  développée. Tout  cela  est  appli(|iié  au  Cercle,  à  la  Parabole, 

à  l'Ellipse,  à  l'Hyperbole,  à  la  F^arabole  sémicubiqne  !/"  =  o-  • 

à  la  (!i<soTde,  à  la  Cycloïde,  à  la  licniniscate  et  à  la  Cardidolde. 

Le  (]h.  V  ouvre  la  sec(»nde  [)arlie, consacrée  au  Calcul  intégral. 
On  mi>ntre>.le  lien  (]ui  unit  la  t'onclion  difTérentielle  et  la  t'onctioii 
inlé}j:rale  :  le  Calcul  intégral  t»st  l'inverse  du  Calcul  ditTérentieJ. 
On  dresse  un  tableau  d'inté<^rales  immédiates.  Quelques  règles 
d'intéirration  s(uit  ensuite  données  et  appliquées  à  des  exemples  : 
Tout  facteur  constant  peut  être  mis  hors  du  signe  d'intégration. 
Inléirralion  des  sommes  et  des  dilVérences.  Intégration  par  par- 
ties et  par  substitution,  t-n  mot  des  intégrales  définies. 

Les  applications  sont  développées  dans  les  deux  chapitres 
suivants  :  (Juadrature  des  courbt>s  dont  les  é'|uatioiis  sont  don- 
nées en  coordonnées  rertilignes  on  polaires;  applications  à  la 
Parabole,  au  Cerclt»,  à  TKIlipse,  à  l'Hyperbole,  à  la  Cissolde,  à  la 
(]ycloïde.  à  la  Cardidolde  et  à  la  Lemniscale.  Kectitieation  des 
courbes  plaïu's  ;  application  à  la  Parabole,  à  la  CissoTde,  à  la 
Cycloïde  et  à  la  Cardidoïde. 

Enlin  le  dernier  chapitn>  est  rap))lication  de  ces  élénieuL^i 
d'Analyse  supérieure  à  la  Mécani(|iU'  du  ()oint  :  Vitesse  et  accé- 
lérai i(»n  :  étude  du  mouvement  parab(di(|ne  et  du  mouvement 
vibraloin*  harmonique  :  la  secondt*  loi  de  Kepler  étal)lie  eu 
partant  de  rhypothèse  de  l'attractimi:  chute  d'un  point  pessuit 
le  long  d'une  courbe  (humée,  vile^^se  ac(|uise,  durée  de  la  clinte, 
application  à  la  Cycloïde. 

Nous  nous  sommes  arrêté  au  détail  de  la  table  des  matières 
de  Cl»  p(»tit  livre  en  faveur  de  nos  jeunes  lecteurs.  La  plupart 
d'entre  eux  abordent  pour  la  [)remière  fois  l'Analyse  supérieure 
à  Inniversilé.  Les  lei;ons  qu'ils  y  reçoivent  sont  excellentes,  les 
traités  (ju'ils  ont  entre  les  mains  stuit  parfaits,  mais  leur  perfec- 
tion même,  letir  im|)ercable  rigueur,  déroutent  souvent  leurs 
premiers  pas.  Il  leur  manque  une  initiation  (|uHs  peuvent,  en 
suivant  un  bon  guide,  se  donner  eux-mêmes:  il  leur  faut  des 
exercit-es  très  sinq)h>s  (|ui  les  acheminent  vers  les  upplieatioDS 
plus  difliciles  (pii,  seules,  trouvent  naturellement  place  dans  les 
traités  plus  relevés.  Qu'ils   étudient,  la  plume  à  la   main,  les 


lUBLlOGRAPHlE.  298 

Élétnenta  dont  nous  venons  d'indiquer  le  contenu  ;  les  quelques 
heures  qu'ils  leur  donneront  seront  très  utilement  employées. 

II.  —  Ce  n'est  pas  à  l'intérieur  de  l'école  seulement  que  les 
professeurs  allemands,  partisans  d'une  réforme  dans  renseigne- 
ment secondaire  des  sciences,  travaillent  à  la  préparer:  ils  pro- 
longent ce  mouvement  réformateur  à  l'extérieur  par  leurs  écrits 
et  leurs  discours,  dans  les  Congrès  el,  plus  efficacement  encore, 
par  des  Cours  de  Vacances  pour  les  professeurs  des  écoles 
secondaires. 

Cette  institution,  qui  date  de  (juinze  ans,  s'est  développée  à 
ce  point  que  l'on  donne  maintenant,  à  Pâques,  chaque  année  ou 
tous  les  deux  ans,  de  semblables  cours  à  Berlin,  Francfort,  GOt- 
lingen.  Grésil wald,  léna,  etc.  Le  livre  de  M.  Klein,  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut,  reproduit  des  Conférences  de  Vacances 
faites  à  GAltingen,  en  1904.  La  Revue  a  signalé  récemment  un 
ouvrage  de  M.  E.  Riecke  et  d'antres  universitaires,  qui  a  la 
même  origine  (1).  Il  a  trait  à  la  Physique  et  à  l'Astronomie. 
M.  Riecke  y  expose,  de  façon  élémentaire,  les  acquisitions 
récentes  faites  dans  le  domaine  de  l'électricité  et  des  radiations  ; 
MM.  Behrendseii  et  Stark  y  parlent  du  buL  de  la  méthode,  du 
contenu  de  l'enseignement  physique  dans  les  écoles  secondaires; 
M.  Bose  y  présente  les  installations  de  l'Université  de  GAttingen 
destinées  à  l'apprentissage  manuel  des  étudiants  en  Physique; 
enfin  M.  Schwarzschild  y  consacre  un  article  aux  observations 
astronomiques  n'exigeant  que  des  moyens  très  simples.TtJut  cela 
est  .conçu  et  présenté  de  façon  à  aider  les  professeurs  de  l'ensei- 
gnement moyen  à  se  tenir  au  courant  des  progrès  de  la  science 
et  à  établir,  dans  leurs  leçons,  un  contact  plus  fréquent  et  plus 
intime  entre  la  théorie  et  la  réalité,  entre  les  développements 
abstraits  et  les  applications  qu'en  fournissent  les  sciences  d'ob- 
servation et  d'expérience. 

Le  livre  de  M.  F,  Schilling  reproduit  aussi  des  Conférences  de 
Vacances  faites  à  Gftttingen,  en  1904.  Comme  celui  de  M.  Riecke, 
il  a  pour  but  de  grouper  des  connaissances  pouvant  servir,  dans 
l'exercice  de  l'enseignement, aux  applications  concrètes.  Ici,  c'est 
Tart  des  constructions  graphiques  (]ui  est  présenté  dans  ses 
multiples  applications  à  la  Stéréométrie,  à  la  Géométrie  pro- 
jective  et  à  la  Géométrie  analytique  ;  h  la  Cinématique  pure,  à  la 
Mécanique  et  à  la  Statique  graphique;  à  la  Physique  malhéma- 

(1)  Revue  de8  Quest.  scient.,  troisième  série,  t.  Vil.  avril  1905.  p.  63i. 


294  REVIÎK    DKS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tique  ;  à  TAiiulyse  et  à  ]*Algèbre  ;  à  lu  Géodésie,  à  l'Astronomie 
et  à  la  Géogruphie  mathématique;  à  la  Cristallographie;  à 
rArciutecturo  ;  aux  Machines  et  aux  Sciences  de  l'ingénieur  ;  à  la 
Physiologie  et  à  la  Psychologie  ;  enfin  aux  Beaux-Arts,  peinture 
et  sculpture.  Tout  cela  est  développé  sommairement,  dans  h 
première  partie,  avec  assez  d*ampleur  toutefois  pour  qu'appa- 
raissent nettement  Tintérêt  et  Futilité  que  peuvent  présenter, 
dans  renseignement  secondaire,  ces  applications  variées,  en  le 
rattachant  à  la  réalité.  Des  indications  bibliographiques  com- 
plètent l'exposé  et  indiquent  les  sources  à  consulter  pour  nue 
étude  plus  approfondie. 

La  seconde  partie  est  consacrée  tout  entière  à  la  Photogram- 
métrie,  traitée  plus  largement.  On  sait  que  la  Photogrammélrie 
enseigne  à  déterminer  la  figure  d'un  solide,  la  configuration 
d'un  édifice,  l'allure  d'un  terrain,  etc..  à  l'aide  de  perspectives 
ou,  pratiquement,  de  plusieurs  photographies. 

Nous  reconunandons  cet  ouvrage  aux  professeurs,  qui  pourront 
en  tirer  un  excellent  parti. 

111.  —  Ce  mouvement  réformateur  n'existe  pus  seulement  en 
Angleterre  et  en  Allemagne,  il  se  manifeste  aussi  en  Autriche  et 
en  Suisse,  où  il  a  dos  tendances  analogues  à  celles  qu'il  présente 
en  Allemagne,  et  il  se  poursuit  en  France  avec  celte  particula- 
rité qu'il  part  là  d'en  haut  et  dicte  les  nouveaux  programmes. 
Ceux-ci,  théoriquement  du  n)oins,  le  réalisent  d'emblée  en  impo- 
sant à  l'enseignement  scientifique  secondaire  une  allure  pins 
réaliste,  plus  instrumentale j  <pji  le  rattache  plus  étroitement 
au  monde  physique.  L'enseignement  mathématique,  en  particu- 
lier, devra,  dans  cet  esprit  nouveau,  éviter  d'être  trop  abstrait, 
tout  vu  reslani  logiijue  et  sagen)ent  rigoureux.  Pour  cela,  il  fera 
un  fréquent  appel  aux  données  des  sciences  d'expérience  et 
d'observation  :  elles  lui  fourniront  la  matière  d'aperçus  et  d'exer- 
cices d'un  caractère  concret,  des  données  pratiques  qui  mettront 
les  élèvi's  à  même  d'appli(|u<;r  à  la  réalité  leurs  connaissances 
acquises  en  Géométrie,  en  Algèbre,  en  Trigonométrie  ;  éveille- 
ront leur  esprit  d'initiative  et  les  habitueront  aux  calculs  numé- 
riques, au  maniement  des  divers  systèmes  d'tnntés  et  au  passage, 
si  fréquent  en  Physique  et  ilans  l'industrie,  d'un  de  ces  systèmes 
à  un  antre.  C'est  dans  ce  but  que  les  nouveaux  programmes  ont 
étendu  1  enseigntHuent  de  la  Cinématique  et  de  la  Mécanique, 
tout  en  le  rapprochant  de  l'enseignement  des  sciences  physiques 
et  en  le  mettant  en  harmonie  avec  les  méthodes  suivies  dans  les 
grandes  Écoles  et  dans  l'enseignement  supérieur. 


BIBLIOGRAPHIE.  2^0 

Les  Leçons  de  mécanique  élémentaire  de  MM.  P.  Appell  et 
J.  Chappuis  sont  conçues  et  développées  dans  cet  esprit.  La 
première  partie  (Classes  de  première  G  et  D),  publiée  en  un  petit 
volume  séparé,  expose  les  notions  essentielles  sur  les  vecteurs, 
les  projections  et  les  moments,  et  développe  les  premières  notions 
de  Ctnëma^tgue;  Cinématique  du  point,  mouvements  élémentaires 
d*an  système  invariable  ou  corps  solide,  cliangen)ent  du  système 
de  comparaison.  La  seconde  partie  {Classes  de  mathématiques 
A  et  B),  celle  dont  nous  avons  transcrit  le  titre  en  tête  de  cet 
article,  poursuit,  dans  son  premier  cbapitre,  Tétude  de  la  Ciné- 
nuUique  considérée  de  son  point  de  vue  originel,  c'est-à-dire 
comme  l'étude  géométrique  des  principaux  organes  de  transmis- 
sion de  mouvement.  On  la  restreint  ici  à  l'étude  des  engrenages 
cylindriques  et  à  celle  des  systèmes  articulés  plans  les  plus 
simples. 

Les  trois  chapitres  suivants  forment  une  section  intitulée  Mé- 
canique ;  ils  ont  pour  titres  particuliers,  le  H  :  Forces  appliquées 
à  un  même  point,  le  III  :  Statique  des  corps  solides  libres,  et  le 
IV  :  Équilibre  des  corps  solides  non  libres.  Machines  simples. 
Le  chapitre  V,  consacré  à  la  Dynamique,  établit  les  équations 
du  mouvement  d'mi  point  ;  il  expose  la  notion  du  travail  et  l'ap- 
plique à  l'équilibre  des  machines  simples  ;  il  donne  un  premier 
aperçu  du  théorème  des  forces  vives  qui  devient  le  point  de 
départ  d'une  étude  élémentaire  du  mouvement  dans  les  ma- 
chines. 

Des  exercices  sont  proposés  à  la  fin  de  chaque  chapitre. 

On  s'imagine  parfois  qu'il  est  aisé  d'écrire  un  excellent 
Manuel  élémentaire.  C'est  une  erreur  ;  les  maîtres  seuls  peuvent 
y  prétendre.  Il  faut  savoir  gré  à  MM.  Appell  et  Chapuis  de 
n'avoir  pas  jugé  indigne  d'eux  de  mettre  à  composer  celni-ci 
leur  science  et  leur  talent  d'exposition  Nous  recommandons 
vivement  ces  excellentes  Leçons  aux  étudiants  qui  y  trouveront 
l'occasion  d'une  première  initiation  éminemment  utile. 

J.  1\ 


III 


Traité  de  Physique,  par  0.  1).  Cunvolsox,  prt)fesseur  à  l'Uni- 
versité impériale  de  St  Pétersbourg.  Ouvrage  traduit  sur  les 
éditions  russe  et  allemande,   par  E.   Davaux,  ingénieur  de  la 


t 


296  REVUK    DKS    QUESTIONS    SCIKNTIKiyUKS. 

Marine.  Édition  revno  et  (*onsidéral)]ement  augmentée  par  Tau- 
tenr,  suivie  de  JVbfes  de  Physique  théorique  par  E.  et  F.  Cos.skrat, 
Tonif»  I,  premier  fasricnle  :  grand  in -8"  de  xiii-407  pages,  avec 
219  ligures  dans  le  texte.  Tome  II,  premier  fascicule:  vii-20î 
pages  avec  105  figures  dans  le  texte.  —  Paris,  A.  Herinann,  J906. 

La  première  édition  russe  de  ce  Traité  a  été  entreprise  en 
1897.  et  la  seconde  en  1900.  En  ni<>me  temps,  on  annonçait  une 
traduction  allemande,  commencée  en  190^  et  dont  trois  volumes 
ont  paru  {Lehrbnch  der  Physik,  Braunschweig,  I90i-1905,  in-8*»). 
La  traduction  française  que  nous  doime  M,  Davaiix  en  com- 
prendra quatre, qui  seront  pul>liés  chacun  en  plusieurs  fascicules, 
i.e  succès  des  éditions  russe  et  allemande  garantit  celui  de  cette 
traduction  (pii  est  (mi  réalité  une  troisiétne  édition,  mise  à  jonr 
et  enrichie  de  notes  originales,  importantes  et  étendues,  par  le 
Iraflucteur  et  ses  collaiiorateurs,  MM.  K.  et  F.  Cosserat. 

Le  Traité  de  M.  Chwolson  n'est  pas  écrit  pour  les  débutants: 
non  seulement  il  suppose  un  cours  antérieur  de  Physique  géoé- 
raie  élémentaire,  mais  son  allure  synthétique  le  rend  moins 
propre  à  un  premier  enseignement.  Ses  dimensions  d*ailleurs  ne 
sont  pas  celles  d'un  manuel  à  mettre  entre  les  mains  des  éla- 
diaiits.  mais  plutôt  celles  d'une  encyclopédie  analogue  an  Cour$ 
(le  Physique,  resté  inachevé,  de  Violle.  Sa  facture,  la  langue  qu*il 
pririe  ne  sont  point  non  plus  celles  d'un  livre  classique,  dont  le 
texte  condensé  suppose  un  maître  qni  Tinterprète  et  Texpligne, 
mais  bien  celles  de  levons  orales,  développées  avec  ampleur, 
))arrois  avec  surabondance,  et  qui  rendent  superflu  tout  nouveau 
commentaire.  C'est  plus  et  mieux  qu'un  manuel,  c'e.sl  nne 
**  somme  „  à  con-^nller,  à  étudier  par  ceux  qui,  familiarisés  déjà 
avec  la  matièrt»,  désirent  l'approfondir  :  ils  y  trouveront  un 
tableau,  tracé  de  main  de  maître,  de  l'état  actuel  de  la  Physique, 
un  guide  très  sur  et  ])arfaitement  informé.  lies  connaissances 
maihémaliques(]ue  l'auteur  snp))ose  chez  .son  lecteur  ne  dépassent 
pas,  en  général,  les  éléments  de  l'analyse  supérieure  ;  mais  il 
est  vrai-^eniblable  (pie  le  niveau  mathématique  s'élèvera  dans 
les  lascicules  ou  les  volumes  suivants.  Au  début  de  ses  leçons, 
en  4'lfcl,  M.  ('InvoKon  s'adresse  manifestement  k  des  élèves  qui 
n'ont  pas  encore  étudié  le  (lalcul  différentiel  et  intégral  ;  il  prend 
la  peine  de  l(Mir  dire  ce  que  c'e.st  qu'ime  dérivée  et  comment  on  la 
calcnle  dans  des  cas  très  simples  ;  il  leur  apprend  que  le  signe 
d'intégration  signifie  **  limite  somme  ,,,etc.  Mais  ces  élèves  suivent 
sans  doute,  ailleurs  et  simultanément,  un  cours  d'analyse.  **  Nous 


BIBLIOGRAPHIE.  297 

fevileroiis,  dit  railleur,  tout  au  moina  dans  les  premières  parties, 
les  applications  des  malhématiques  supérieures,  supposant  que 
le  lecteur  qui  aborde  l'élude  de  cet  ouvrage  ne  s'est  pas  encore 
familiarisé  avec  elles  „.  Bientôt,  il  s'affranchit  de  ces  enlraves 
et  emploie  courammenl  le  langage  et  la  technique  de  l'analyse 
supérieure,  quille  à  inviter  **  le  lecteur  qui  n'esl  pas  encore  fami- 
liarisé avec  les  connaissances  mathématiques  nécessaires  „  à 
rinlelligence  de  tel  ou  tel  paragraphe,  à  passer  outre  provisoi- 
rement. C'est  la  situation  de  plus  d'un  professeur  de  Mécanique 
et  de  Physique,  qui  se  heurtent  à  la  difficulté  que  M.  Chwolson 
s'efforce  ici  de  tourner. 

A  la  manière  de  Verdel.  l'auteur  réunit,  à  la  fin  de  la  plupart 
des  chapitres  et,  parfois,  à  la  suite  de  paragraphes  plus  impor- 
biiits.de  nombreuses  référence^  bibliographiques  qui  complètent 
celles  que  Ton  trouve  au  bas  des  pages  et  permettent  au  lecteur 
de  remonter  aux  sources  et  d'élargir  le  champ  de  ses  éludes. 
Signalons,  entre  autres,  une  liste  de  soixante-trois  Recueils 
périodiques,  consacrés  exclusivement  à  la  Physique  ou  large- 
ment ouverts  aux  travaux  originaux  qui  relèvent  de  cette 
science.  Cette  documentation,  très  riche  et  de  bon  aloi,  est  un 
des  nombreux  mérites  de  l'ouvrage  :  elle  fait  corps  avec  lui  et 
n'esl  pas  un  étalage  d'érudition  factice  qui  s'arrête  aux  titres  des 
travaux  cités  et  n'a  rien  fourni  au  te^te  qu'elle  accompagne. 

A  ces  remarques  générales,  il  convient  d'ajouter  quelques 
indications  de  détail  sur  le  contenu  de  cet  important  ouvrage  et 
sur  la  forme  «|u'il  y  revêt. 

Tome  I,  Fas(:ic:ule  1.  —  Il  comprend  trois  parties  intitulées: 
Introduction  générale  (1-54)  ;  Mécanique  (55-273)  ;  Instruments 
et  méthodes  de  mesure  (274-407). 

Dans  la  première,  l'auteur  définit  l'objet  de  la  Physique  :  elle 
esl  **  la  science  de  la  matière  inorganisée  et  des  phénomènes  qui 
s'y  passent  „;  il  en  marque  le  triple  but:  "la  découverte,  rètude 
et  l'explication  de  ces  phénomènes  „:  il  décrit  les  uioyens  (ju'elle 
emploie  à  l'atteindre  :  l'observation,  rexpérimentation,  la  mesure, 
dont  les  lois  synihétisenl  et  généralisent  les  résultats;  il  étudie 
rétablissement  et  indique  la  portée  de  ces  lois  ;  confiant  en  la 
construction  de  la  théorie  physique  à  la  manière  déductive,  il 
envisage  le  choix  et  le  rôle  des  hypothèses  qui  en  seront  le  point 
de  départ  et,  si  les  faits  les  confirment,  les  conclusions  der- 
nières. 

Dès  ces  premières  pages  le  soin  s'affirme  dune  exposition 


r 


298  RKVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

approfondie,  onlonnée,  en  même  temps  que  le  souci  des  notions 
précises  et  des  énoncés  rigoureux.  Signalons  en  particulier  les 
trois  paragraphes:  (>.  Grandeurs  physiques,  7.  Lofs  physiques, 
8.  Etats  de  la  matière,  où  l'auteur  insiste,  avec  beaucoup  de 
raison  et  en  termes  excellents,  sur  les  notions  fondamentales  de 
mesure,  d'unité,  de  valeur  innnériqne,  de  coefficient  de  propor- 
tionnalité, et  sur  leur  application  à  la  température,  à  la  densité, 
etc.  Cette  première  partie  se  termine  par  le  rappel  de  quelques 
propositions  mathématiques  :  mesure  des  angles  plans  et  des 
angles  solides;  notion  de  la  dérivée  :  tangente  et  rayon  de  cour- 
bure ;  principes  de  la  théorie  des  vecteurs. 

Dans  la  seconde  partie,  M.  ChwoNon  aborde  la  Mécanique. 
Il  laisse  de  côté  toute  question  étrangère  à  son  sujet  principal, 
mais  il  développe  largement  celles  (]ui  trouveront  leur  applica- 
tion dans  le  cours  du  Traité.  Cet  excellent  exposé  diffère 
beaucoup  des  notions  de  Mécanique  que  Ton  trouve  en  tête  de 
la  plupart  des  traités  de  l^liysique:  là.  elles  sont,  le  plus  souvent, 
très  écourlées  et  c'est  à  propos  des  phénomènes  physiques, 
étudiés  successivement,  qu'on  les  complète  en  les  appliquant  a 
des  cas  particuliers,  b.i  elles  forment  un  ensemble,  le  tout,  à  peu 
près,  des  connaissances  mécaniques  abstraites  qui  fourniront  la 
charpente  du  Traité  et  prendront  un  sens  concret  en  acoustique, 
en  luinière,  en  électricité,  etc. 

Le  premier  chapitre,  intitulé  Du  mouvement,  a  trait  à  la  ciné- 
matique du  point  réduite  aux  notions  do  vitesse,  de  composition 
des  vitesses,  d'accélération  du  inonvtMnenI  rediligne  et  du  mou- 
vement curviligne  plan  ;  on  y  a  joint  It^s  déhnitions  des  éléments 
du  mouvement  de  rotation  d'un  solide  autour  d'un  axe  fixe. 

Lt?  chapitre  II,  De  la  force,  expose  les  notions  essentielles  de 
la  dyiiami(|ue  du  point  matérit^l.  I/auteur  s  ni>pire  de  Newton. 
S'il  signale,  en  passant,  les  ditliculh's  que  soulèvent  les  prin- 
cipes fondamentaux  de  la  Mécani(|iif'  classi(iue,  il  ne  s'attarde 
[)as  aux  controverses  (ju'clles  ont  provo(jm}es,  et  se  borne  à 
renvoy«'r  aux  ouvrages  (|ui  leur  sont  consacrés.  11  définit  les 
unités  mécaniques  ('.  (i.  S.  :  traite  de  la  composition  et  de  la 
décomposition  des  forces  ;  décrit  le  champ  de  force  et  emprunte, 
en  finissant,  à  la  dynamique  du  solide,  le  calcul  des  moments 
d'inertie. 

Le  Travail  et  la  force  vive  font  l'objet  du  Chapitre  IIL  1^ 
notion  du  travail,  netleuH'nt  posée  et  généralisée,  est  appliquée 
à  l 'évaluation  du  travail  d'un  cou|)le,  du  «léplacement  d'un  corps 
dans  un  champ  imiforme,  de  celui  des  forces  centrales,  etc.  La 


BIBLIOGRAPHIE.  299 

relation  qui  lie  le  travail  et  la  force  vive  est  appliquée  au 
mouvement  des  corps  en  chute  libre.  La  considération  du  temps 
pendant  lequel  un  travail  s'est  effectué,  dans  des  conditions  don- 
nées, conduit  à  la  notion  de  puissance  ;  et  le  chapitre  se  ter- 
mine par  une  très  bonne  introduction  à  Tétude  de  Ténergie  : 
L'énergie  est  la  capacité  de  travail  d'un  corps  ou  d'un  système 
de  corps.  Elle  est  une  fonction  finie,  uniforme  et  continue  de 
l'état  du  corps  ou  du  système.  Elle  peut  être  cinétique  (mouve- 
ment d'ensemble,  chaleur,  rayonnement,...)  ou  potentielle  (éner- 
gie de  masses  qui  s'attirent  suivant  la  loi  de  Newton  et  d'un 
corps  élastique  déformé  ;  énergie  chimi(|ue.  électrostatique. 
magnétique,...).  L'énergie  se  conserve,  elle  se  transforme. 

Le  Chapitre  IV  contient  l'étude  détaillée  du  Mouvement  vibra- 
toire harmonique.  Partant  de  l'origine  géométrique  de  ce  mouve- 
ment —  projection  du  mouvement  circulaire  et  uniforme  — 
l'auteur  en  établit  la  formule,  celles  de  la  vitesse  et  de  l'accélé- 
ration, la  loi  de  la  force  qui  le  produit  et  celle  de  l'énergie  qui 
l'accompagne.  Il  passe  à  la  composition  et  à  la  décomposition 
de  .semblables  vibrations  et  y  ajoute  un  paragraphe,  un  peu  plus 
complexe,  consacré  aux  mouvements  vibratoires  amortis. 

Le  Chapitre  IV  complète  le  précédent,  en  suivant,  dans  le 
milieu,  la  Propagation  des  vibrations  par  rayonnement.  On  y 
trouve,  sous  forme  abstraite,  sans  qu'il  y  soit  parlé  de  son, 
de  lumière  ou  d'électricité,  l'exposé  des  phénomènes  d'inter- 
férence, de  diffraction,  de  réflexion,  de  réfraction  des  ondes 
longitudinales  et  transversales,  et  de  ceux  qui  tiennent  au 
déplacement  relatif  de  la  source  et  de  l'observateur  (Principe 
Doppler-Fizeau).  Vient  ensuite  un  chapitre  consacré  à  VAf trac- 
tion universelle.  L'auteur  introduit,  très  utilement,  dans  son 
exposé  la  notion  de  densité  négative.  11  démontre  les  théorèmes 
classiques  relatifs  à  l'attraction  d'une  couche  sphérique  et  d'une 
sphère  homogènes  sur  un  point  matériel  ;  il  établit  que  le  champ 
de  force,  à  l'intérieur  d'une  cavité  sphérique  creusée  dans  une 
sphère  homogène,  est  uniforme  ;  il  étend  l'étude  de  l'attraction 
sur  un  point  niatériel  au  cas  d'une  couche  ellipsoïdale  homogène, 
à  surfaces  terminales  homothétiques,et  à  celui  d*un  plan  indéfini. 

Au  chapitre  VIL  l'étude  de  l'attraction  s'achève  par  l'exposé 
des  Éléments  de  la  théorie  du  potentiel.  Voici  les  principales 
questions  qui  y  sont  abordées  :  Fonctions  de  point,  surfaces  de 
niveau  et  lignes  de  force  ;  potentiel  d'une  masse  et  dun  système 
de  masses;  potentiel  mutuel  de  deux  systèmes  :  espace  à  potentiel 


i 


300  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

cotistant  Application  an  potentiel  d'une  couche  sphétHque  ei 
d'une  sphère, 

\a{  Pesanteur  est  rattachée  à  Tattraction  universelle,  au 
chapitre  VIII.  Elle  funrnit  l'exemple  d*un  champ  uniforme,  dans 
le  voisinage  de  la  surface  de  la  Terre.  I/êtude  de  la  chute  et  de 
TasciMisioii  verticales  des  corps  pesants  et  du  mouvement  des 
projectiles  dans  le  vide  ;  la  théorie  du  pendule  simple  et  celle 
du  pendule  composé  complètent  ce  chapitre. 

Un  exposé  substantiel,  très  net,  très  précis  sur  les  Dimensions 
des  grandeurs  physiques  forme  le  IX«  et  dernier  chapitre  de 
cette  seconde  partie. 

iMM.  K  et  F.  Cosseral  y  ont  ajouté  une  note  étendue  Sur  la 
dynamique  du  point  et  du  corps  invariable  (240-278).  Los  con- 
sidérations théoriques  et  critiques  qui  y  sont  présentées 
tranchent,  par  leur  complexité,  sur  le  fond  classique  et  la  forme 
élémentaire  du  Traité  :  elles  n'y  sont  cependant  pas  déplacées. 
Dans  son  exposé  didactique,  M.  Chwolson  laisse  très  judicieuse- 
mont  de  cùté  les  difficultés  que  soulève  Tapplication  des  prin- 
cipes de  la  Mécanique  aux  phénomènes  naturels,  mais  il  a  vonio 
(|uc  ses  lecteurs  en  fussent  instruits  ;  c'est  à  les  leur  faire  con- 
naître, en  même  temps  qu'à  les  intéresser  aux  efforts  tentés 
pour  les  écarter,  que  visent  les  notes  de  MM.  E.  et  F.  Cosserat. 

M.  Poincaré  a  émis  l'idée  que  ces  difficultés  proviennent  peut- 
être  d'une  application  trop  fidèle,  à  tons  les  phénomèues,  de  la 
Mécanique  classique  et  de  la  théorie  de  l'univers  astronomique 
qu'elle  suffit  à  supporter.  Il  y  a  lieu,  dès  lors,  de  s'essayer  à  la 
construction  d'une  Mécanique  plus  souple,  plus  compréhensÎYe 
surtout,  dtmt  la  Mécanique  classique  serait  un  cas  particulier. 
Des  efforts  dans  ce  sens  ont  été  tentés  ;  MM.  E  et  F.  Cosserat  les 
reimuvellent,  en  adoptant,  dans  ses  traits  généraux  et  SOD 
mode  de  déduction,  le  système  énergétique.  Tous  ceux  qu'inté- 
ressent CCS  discussions  thcori(|ues,  quelle  que  soit  d'ailleurs 
leur  opinion  sur  la  possibilité  et  la  portée  d'une  explication 
mécani(]ue  de  Tunivers,  liront  avec  plaisir  et  non  sans  utilité  cet 
essai  original  et  ahondamment  documenté  :  il  place  le  lecteur  eo 
face  des  questions  controversées  et  lui  donne,  en  un  tout  bien 
ordonné,  les  sources  où  il  trouvera,  avec  les  détails  du  débat, 
les  efforts  de  la  critique  et  leurs  résultats. 

La  troisième  partie  du  fascicule  que  nous  anal^'sons  est 
consacrée  aux  Instruments  et  aux  méthodes  de  mesuré.  Il 
faut  louer  la  netteté,  la  précision,  l'insistance  à  ne  laisser  dans 
Tombre  aucun  point  délicat.  Des  Remarques  générales  sur  les 


BIBLIOGRAPHIE.  3o  l 

esures  physiques  occupent  le  premier  chapitre  :  mesures  ubso- 
es,  et  mesures  relatives;  étalons  et  instruments;  technique 
léraloire  et  calcul  des  résultats.  Dans  le  chapitre  II,  Tanteur 
îcrit  les  Instruments  auxiliaires  principaux  :  n)achines  à  divi- 
T  les  longueurs  et  les  cercles  ;  niveau,  loupe,  microscope  et 
nette. 

Il  entre  au  détail  des  applications  dans  les  sept  chapitres 
livants  :  Mesure  des  longueurs  et  des  surfaces  :  mètre,  vornier, 
)héromètre,  cathétoinètre,  planimètres  ;  Mesure  des  angles  : 
5rnier  circulaire,  niveau,  théodolite,  nïélhode  de  la  déviation 
un  miroir,  gonion)ètres  ;  Mesure  des  volumes  :  voluménomètre 
5  Regiianlt  ;  Mesure  des  forces  et  des  masses:  halances  et 
îsées;  dynamomètres  et  balances  de  torsion  ;  Mesure  dutemps: 
mdule  et  chronographes  ;  Mesure  de  Vi^itensité  de  la  pesan- 
ur  :  un  mot  de  l'emploi  théoriquement  possible  de  la  machine 
Atwood,  du  plan  incliné,  de  l'appareil  Morin  :  recours  au  pen- 
de ;  variation  de  g  avec  l'altitude  et  la  lalitnde  ;  Mesure  de  la 
msité  moyenne  de  la  Terre. 

Une  note  Sur  la  théorie  des  intégrateurs,  par  M.  Ed.  Davaux, 
rmine  cet  exposé. 

Tome  11,  Fasciculk  1.  —  Il  a  pour  titre  :  Émission  et  absorp- 
on  de  Vénergie  rayonnante.  Vitesse  de  propagation.  Réflexion 

réfraction.  Ce  simple  énoncé  dit  assez  combien  la  disposition 
îs  matières  diffère  ici  de  celle  adoptée  généralement  dans  les 
ivrages  français.  La  division  en  traités  scparés  groupant  les 
[lénoDiènes  d'après  les  impressions  produites  sur  nos  sens 
-  le  tact,  l'oreille,  l'œil...  —  s'efface  ici  pour  taire  phn  e  à  une 
aithèse  générale  qui  rapproche  et  fusionne  les  phénomènes 
après  la  similitude  de  lerirs  propriétés  essentielles  et  sans 
iiir  compte  de  l'ordre  historique   de  leur  invention. 

Le  premier  chapitre,  servant  d'introduction,  est  une  vue  d'en- 
îmble  des  formes  diverses  de  l'énergie  rayonnante  dont  l'él  lier  est 

support  et  le  véhicule.  On  y  traite  d'abord  de  la  production  et 
5  l'observation  des  vibrations  lentes  :  décharge  électrique  oscil- 
nte,  expériences  de  Hertz.  On  passe  de  là  aux  vibrations  plus 
ipides  :  radiations  lumineuses  que  l'œil  perçoit,  radiations 
llra-violeltes  que  révèlent  la  photographie,  les  phénoniè..es  de 
iioresceuce,  etc  ;  radiations  infra-rouges  que  décèlent  le  tln^rmo- 
lèire^les  piles  thermo-électriques,  le  radio-micromèlre  de  Boys, 

bollomètre  de  Langley,  le  radiomètrc  de  Crookes,  etc.  L  ener- 
ie  rayonnante,  sous  ces  formes  diverses,  jouit  de  propriétés 


r 


3o2  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

fcndanienUiles  que  rantoiir  rappelle,  lieur  étude  exige,  parfois, 
que  Ton  travaille  sur  des  radiations  homogèues  ;  on  dispose, 
pour  les  produire,  de  différents  moyens  :  la  dispersion,  la  dif- 
fraction, l'absorption  élective,  les  réflexions  successives.  Des 
découvertes  récentes  nous  ont  fait  connaître  de  **  nouveaux 
rayons  „  :  ceux  de  HAntgen.  de  Becquerel,  etc.  L'aulenr  signale 
leur  existence  et  en  renvoie  Tétude  à  plus  tard. 

lie  chapitre  II  envisage  la  Transformation  de  V énergie  calori' 
flqne  en  énergie  rayonnanfe  et  inversement,  sujet  délicat,  que 
les  recherches  modernes,  très  nombreuses  et  très  touffues,  ont 
beaucoup  élargi.  M,  Chvvolson  donne  de  Tensenible  de  ces  tra* 
vaux  un  exposé  très  ample  et  bien  ordonné  :  lois  du  rayonne- 
ment, pouvoir  émissif  et  pouvoir  absorbant;  lois  de  Kirehlioif, 
de  Stephan.  de  Wien,  de  Lambert,  etc.  Un  aperçu  des  travaux 
thé()ri({ues  et  des  recherches  expérimentales  relatifs  à  la  pres- 
sion de  l'énergie  rayoïmante  clôt  cet  excellent  exposé. 

Les  déterminations  expérimenlales  de  la  Vitesse  de  propagea 
lion  de  V énergie  rayonnante  sont  étudiées  an  chapitre  IH.  On 
y  expose  les  méthodes  de  KAmer,  de  Hradley,  de  Fizeau,  de  Foo- 
canlt  et  les  applications  qui  en  ont  été  faites  à  lu  détermination 
de  la  vitesse  de  propagation  de  la  lunn'ère.  On  signale,  en  termi- 
nant, les  rcîcherches  relatives  à  Tinfluence  du  mouvement  du 
nn'lieu  sur  cette  propagation,  et  leurs  résultats. 

Le  chapitre  IV  et  le  chapitre  V  traitent  respectivement  de  It 
Réflexion  et  de  la  Réfraction  de  Véncrgie  rayonnante.  C'est  là 
(|n'il  faut  chercher  les  questions  groupées  généralement  sons  le 
titre  d'Optique  géométrique  ou  des  rayons  lumineux  .'théorie  des 
miroirs,  astigmatisme,  caustiques,  diffusion  ;  théorie  du  prisme, 
des  lentilles,  des  systèmes  optiques...  Tout  cela  est  brièvement 
étendu  aux  **  rayons  électriques  „. 

(les  indications  suffisent  à  notre  but:  donner  nue  idée  des 
>ujVts  traités  et  de  la  disposition  des  matières  dans  cet  ouvrage 
bien  moderne.  Llh*s  laissent  à  peine  soupçonner  rampleuret  i'éru» 
dition  des  développements  :  et  nous  aurions  dû  allor>ger  outre 
mesure  ce  compte  rendu  si  nous  avions  voulu  signaler,  mi^me 
paitiellement,  les  traits  d'heureuse  originalité  dans  le  mode 
d'exposition  et  Tallure  des  démonstrations. 

Tant  de  (|nalités.  jointes  à  la  richesse  de  la  documentation, 
assurent  au  Traité  de  M.  (Ihwolson  l'accueil  empressé  de  tons 
ceux  (]ui  enseignent  ou  étudient  la  Physique  générale. 

J.  Thirion,  s.  J. 


BIBLIOGRAPHIE.  3o3 


IV 


Les  Quantités  élémentaires  dTlectricité,  Iuns,  Électrons, 
Corpuscules.  Mémoires  réunis  et  publiés  par  Henri  Abraham  êi 
Paul  Langevin.  Un  volume  gv^ud  iii-8«  de  xvi-1144  pages,  avec 
de  nombreuses  figures.  —  Paris,  Gauthier-Villars,  1905. 

Ce  très  précieux  volunie,que  les  physiciens  de  langue  française 
accueilleront  avec  un  empressement  recomiaissant,  fait  partie  de 
la  Collection  de  Mémoires  relatifs  à  la  Physique,  publiée  sous 
les  auspices  de  la  Société  française  de  Physique.  On  y  a  réuni 
le  texte  complet  ou  les  parties  principales  des  travaux  français 
et  étrangers  (traduits  en  français),  où  s'est  introduite  et  élaborée 
la  notion  nouvelle  et  éminemment  féconde  de  la  structure  dis- 
continue des  charges  électriques,  qui  forme  à  rheine  actuelle  un 
des  caractères  les  plus  saillants  des  recherches  en  électricité. 

L* avertissement  mis  en  tête  de  ce  volume  par  MM.  Abraham 
et  Langevin,  en  montre  nettement  le  but  et  la  composition,  et 
signale  les  services  qu'il  est  appelé  à  rendre  aux  chercheurs. 
Les  lignes  suivantes  sont  empruntées,  à  peu  près  textuellement, 
à  cet  avertissement. 

La  notion  de  structure  discontinue  des  charges  électriques 
domine  et  pénétre  la  plupart  des  découvertes  récentes  en 
Physique  ;  cette  forme  nouvelle  des  conceptions  atomistiques 
sert  maintenant  de  guide  à  beaucoup  de  chercheurs.  C'est  pour 
leur  faciliter  les  rerherches,  autant  que  pour  préciser  les  carac- 
tères essentiels  des  idées  actuelles»  que  la  Société  française  de 
Physique  a  jugé  utile  de  réunir  un  ensenïble  de  travaux  concer- 
nant les  circonstances  d'observation  et  les  propriétés  des  centres 
éleetrisés,  ions,  électrons  ou  corpuscules. 

Cette  collection  de  Mémoires  doit  être  surtout  un  Livre  de 
références,  qui  mette  sous  la  main  des  physiciens  de  langue 
française  un  certain  nombre  (hî  travaux  utiles  à  consulter.  Les 
Mémoires  sont  classés  par  ordre  alphabétique  de  noms  d'auteurs 
et  par  ordre  chronologique  pour  chaque  auteur.  Un  Tableau 
synoptique  groupe  les  Mémoires  relatifs  à  chaque  division  du 
sujet.  En  voici  les  grandes  lignes;  les  nombres  entre  parenthèses 
indiquent  celui  des  auteurs  auxquels  la  table  renvoie. 

Les  ions.  —  A.  Caractères  et  circonstances  de  production. 
1.  Décharges  disruptives  (8).  11.  Flammes  et  gaz  chauds  (5). 
in.   Lumière    ultra-violette  (4).    IV.    Rayons    cathodiques   (2). 


I 


3o4  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

V.  Rayons  R^^ntgeii  et  rayons  secondaires  (8).  VI.  Corps  radio- 
actifs  et  ionisation  deratinosphère  ((>).  Vil.  Réactions  chimiques 
(2).  VIII.  Ionisation  des  solides  et  des  liquides  (3).  —  B,  Fro^ 
priétés  des  ions,  I.  Mobilité  (11).  II.  Diffusion  (1).  III.  Recoin* 
liinaison  des  ions  (7).  IV^.  Courants  dans  un  gaz  ionisé  (4). 
V.  Phénomènes  de  condensation  (7).  VI.  Charge  absolue  des 
ions,  leur  niasse.  Dénombrement  des  ions  dans  les  gaz  et  charge 
atomique  dans  Télectrolyse  (5). 

Les  électrons.  —  A.  Circousiances  de  production.  I.  Rayons 
calhodi(|ues  ((>).  II.  Rayons  de  Goldstein  (3).  III.  Actions  des 
radiations  (rayons  ultra-violets  et  rayons  Rontgen)  (5).  W,  Corps 
radioactifs  (4).  V.  Corps  incandescents  (3).  —  B.  Propriétés  des 
électrons.  1.  Existence  de  la  charge  (7).  II.  Action  du  champ 
éleclrifiue  (7).  III.  Action  du  champ  magnétique.  Rayons  catho- 
diques (6).  Rayons  ?  (7).  Kanalstrahlcn  (1).  Rayons  a  (â).  IV. 
Mesure  du  rapport  de  la  charge  à  la  nuisse  et  à  la  vitesse. 
Rayons  cathodiques  (5).  Rayons  prodm'Ls  par  la  lumière  ultra- 
violette et  les  corps  incandescents  (I).  Rayons  ?  (i),  Kanal- 
stralilen  (:2).  Rayons  2  (i2).  \\(]onduclihilité  produite  par  les  élec- 
trons en  mouvement  ;  phénomènes  d'absorption  (S).  VI.  Théorie 
des  métaux  (3).  VII.  Phénomènes  cosmiques  (4).  —  C.  Mécanique 
électromafjnétiqneA.  Dynamicjue  des  électrons  et  masses  électro- 
magnétiques (8).  II.  Phénomènes  électri(|ues  et  optiques;  théorie 
de  raberration  ;  le  mouvement  absolu  (3).  III.  Rayonneuieiit 
produit  par  raccéléralion  des  électrons  (3). 

La  lecture  de  ce  tableau  fait  saisir  les  grandes  lignes  du  plau 
suivi  par  MM.  Abraham  et  Langevin  ;  mais  il  n*est  pas  inutile 
d'en  conq)léter  la  détinition  en  donnant  un  exposé  rapide  des 
lacunes  principales. 

D'une  manière  générale,  on  a  restreint  au  minimum  les  appli* 
cations.  On  n'en  a  donné  que  le  strict  nécessaire  pour  préciser 
les  circonstances  de  production  et  les  propriétés  des  centres 
électrisés. 

Dans  la  première  partie,  qui  contient  l'élude  expérinieninle 
des  gaz  conducteurs  et  des  ions  aux(|uels  ils  doivent  cette  pro- 
priété, (m  a  limité  la  (question  des  ions  de  l'atmosphère  aux 
travaux  qui  en  ont  signalé  l'existence,  sans  faire  intervenir  le 
détail  des  méthodes  de  mesure  et  des  résultats  obtenus. 

Sur  la  queslion  de  la  décharge  disruptive,  on  a  retenu  tout 
d'abord  une  série  de  Mémoires  relatifs  aux  émissions  de  parti- 
cules électriséeSy  rayons  cathodi(iucs  et  Kanalstrahlen,  et  à 
l'étude  de  ces  particules.  On  donne,  en  second  lieu,  des  travaux 


BIBLIOGRAPHIE. 


3o5 


plus  récents,  d'où  se  dégage  la  notion  fondamentale  de  l'ionisa- 
tion par  les  cliocs.  On  a  dû  négliger  le  délail  des  applications 
qui  en  sont  actuellement  faites  à  la  théorie  des  aspects  divers  et 
compliqués  de  la  décharge.  De  même,  on  n'a  conservé  des  tra- 
vaux relatifs  à  la  radioactivité  que  ceux  concernant  les  émissions 
a  et  3,  en  laissant  de  côlé  la  question  des  transformations  con- 
tinuelles dont  les  suhstances  radioactives  sont  le  siège.  L'émis- 
sion possible  de  particules  électrisées  par  le  Soleil  est  également 
indiquée  sans  examen  détaillé  des  applications  d'un  si  haut 
intérêt  qu'on  en  peut  faire  pour  l'explication  des  phénomènes 
météorologiques  et  cosmiques. 

Dans  la  partie  plus  purement  théorique,  où  la  dynamique  des 
électrons  se  déduit  des  propriétés  du  milieu  où  ils  se  meuvent, 
on  a  conservé  uniquement  le  point  de  vue  électromagnétique, 
sans  aborder  les  importants  essais  de  représentation  mécanique, 
tels  que  ceux  poursuivis  par  M.  Larmor.  On  a  également  donné 
des  indications  sur  le  rayonnement  émis  dans  Téther  par  les 
centres  électrisés  au  moment  où  ils  subissent  une  accélération  ; 
et  on  a  montré  comment  on  en  peut  déduire  l'explication  des 
diverses  radiations:  lumière,  rayons  de  R<'>ntgen,  rayons  secon- 
dtiires  et  probablement  aussi  rayons  •;  des  corps  radioactifs.  En 
te  qui  concerne  ces  radiations  elles-mêmes,  on  a  t-eulement 
insisté  sur  leur  propriété  commune  de  donner  naissance  à  des 
centres  électrisés  lors  de  leur  passage  à  travers  la  matière. 

On  a  coniplèteuïent  laissé  dans  l'ombre  d'intéressantes  théories 
électroniques  :  telles  que  les  théories  du  niagnéli^me  et  de  la 
réfraction,  comme  celles  des  phénomènes  magnéto-optiques  tels 
que  le  phénomène  de  Zeeman  et  la  polarisation  rotatoire  magné- 
tique. On  n'a  donné,  sur  la  théorie  des  métaux,  qu'une  partie 
seulement  du  travail  de  M.  Drude,  celle  où  se  dégage  nettement 
ra>sin)ilation  à  un  gaz  des  électrons  présents  dans  un  métal,  avec 
identification  de  leur  énergie  cinétique  moyenne  à  celle  des 
molécules  gazeuses  de  même  température.  On  retrouvera,  dans 
les  publications  de  la  Société  de  Physique  pour  le  Congrès  de 
1901),  le  Rapport  du  professeur  J.-J.  Thomson  sur  le  même  sujet. 

(]es  indications  suffisent  à  montrer  l'intérêt  et  l'importance  de 
ce  recueil  dont  les  matériaux,  épars  en  un  grand  nombre  de 
publications  périodiques,  ont  été  choisis  et  mis  en  œuvre  par 
MM.  Abraham  et  Lange  vin  avec  une  science  profonde  et  détail- 
lée d'un  sujet  qu'ils  ont  eux-mêmes  étudié  avec  tant  de  soin  et 
pratiqué  avec  tant  de  succès. 

J.T. 
MKSÉRIE.  T.  IX.  20 


3o6  Ri:VUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


Manuel  pratique  de  Radiologie  médicale,  par  le  D'  Emile 
Dupont.  Un  vol.  iii-16  de  126  pages  avec  figures.  —  Bruxelles, 
H.  Lainertin,  1905. 

Initit*  dès  longtemps  anx  applications  de  la  découverte  de 
ROntgon  par  la  fréquentation  des  principaux  instituts  radio- 
logiqnos  d'Europe  ;  rompu,  par  la  pratique  journalière,  à  la  tech- 
nique de  ces  applications  dans  le  service  radioscopique  et 
radi(»grapliiqne  qu'il  a  installé  et  qu'il  dirigea  Thôpital  militaire 
de  Bruxelles  ;  chargé,  depuis  1897,  des  conférences  radio- 
logiques  pratiques  données,  chaque  année,  aux  médecins  de  It 
garnison  de  <*ette  ville,  M.  le  D^*  Ë.  Dupont,  mieux  que  personne, 
était  |)réparé  à  écrire  un  Manuel  pratique  de  radiologie 
médicale  :  il  y  a  parfaitement  réussi.  Son  livre  est  de  ceux  qu'A 
faut  louer  sans  réserve.  Ces  quelques  pages  claires,  précises, 
Il  Haut  droit  au  but,  sans  digressions  théoriques  inutiles,  sans 
descriplions  encombrantes, constituent  bien  un  manuel prcUiqiMf 
un  guide  oxcrllont  pour  le  médecin  qui  songerait,  dans  un  cas 
difficile,  à  recourir  aux  rayons  ROntgen,  ou  à  pratiquer  lui-même 
la  radiologie. 

Voici  nn  court  résumé  de  la  table  des  matières. 

A[)rès  avoir  rappelé  très  brièvement  la  découverte  et  les 
propriélés  essentielles  des  rayons  X,  fauteur  définit  les  unités 
éleclri(jues  usuelles  :  le  volt,  l'ampère,  le  coulomb,  l'ohm  et  le 
wall.  Puis  il  divise  son  livre  en  cinq  parties. 

Dans  la  première  il  traite  du  Ma/^We/ ;  source  d'électricité, 
bobine  et  interrupteur,  tubes  et  appareils  auxiliaires. 

Dans  la  seconde,  il  expose  la  Technique  radioscopique  d 
radiogt'nithique  :  choix  des  plaques  sensibles,  durée  de  pose, 
disposition  des  appareils,  manipulations  photographiques, 
examen  radioscopique,  lecture  des  radiographies,  radiographie 
stéréosc(ipi(|ue. 

Dan^  la  troisième  partie,  il  passe  en  revue  les  Applicaiioni 
médico  chirurgicales  des  rayons  X  :  recherche  des  corps  étran- 
^'ers  dans  les  tissus,  fractures,  décollements  épiphysoires,  mala- 
dies des  os.  luxations,  arthrites,  dents;  examen  du  thorax,  tuber- 
culose pidiuonaire,  pneumonie,  emphysème  pulmonaire, maladies 
de  la  plèvre,  adénopathies  bronchiques,  affections  cardiaques, 
anévrysiiies,  rétrécissement  de  Fœsophage. 


BIBLIOGRAPHIE.  Soy 

La  quatrième  partie  est  eoiisuerée  aux  Applications  des 
rayons  Rôntgen  dans  Varmée  :  incorporation  des  miliciens, 
arrivée  des  rf^crnes  au  régiment  ;  au  cours  du  service  :  fractures, 
luxations,  ostéites,  corps  étrangers,  maladies  internes;  réformes, 
pensions,  maladies  simulées. 

La  cinquième  partie  expose  Torganisation  et  le  fonctionne- 
ment du  Service  radiologique  militaire  belge. 

Une  table  alphabétique  détaillée  rend  très  facile  la  recherche, 
dans  le  Manuel,  d'un  renseignement  déterminé. 

J.  T. 


VI 


Manuel  des  recherchks  préhistoiuques  publié  par  la  Société 
préhistorique  de  France,  avec  :205  figures  et  plusieurs  tableaux 
hors  texte.  Un  vol.  in- 12  de  ix-332  pages.  —  Paris,  librairie 
C.  Reinwald,  Schleicher  frères,  éditeurs,  1906. 

Voici  un  livre  vraiment  nouveau,  le  premier  de  son  genre  qui 
paraisse  sur  la  malièro.  Il  a  pour  but  de  faire  coimaîlre,  à  ceux 
qui  veulent  s'occuper  de  recherches  préhistoriques,  toutes  les 
Dotions  nécessaires  pour  les  mener  à  bien. 

Celte  fois,  on  peut  répéter  eu  toute  vérité  la  phrase  trop 
souvent  banale  des  comptes  rendus  d'ouvrages,  que  ce  livre 
vient  à  son  heure.  En  effet,  les  travaux  relatifs  à  la  préhistoire 
se  multiplient  chacjue  jour,  mais  parfois  :1s  sont  entrepris  par 
des  auteurs  (jui  gâchent  la  besogne.  De  plus,  la  science  pré- 
historique se  fixe  de  jour  en  jour  davantage;  il  importe  que  ceux 
qui  veulent  s'y  livrer  soient  au  courant  de  ses  méthodes  et  de 
ses  principes. 

Le  manuel  que  nous  signalons  ne  porte  pas  de  nom  d'auteur  ; 
il  n'en  est  pas  moins  l'œuvre  de  personnes  compétentes  entre 
toutes.  II  est  dû  à  l'initiative  de  la  Société  préhistorique  de 
France  et  à  la  collaboration  d'habiles  et  expérimentés  techni- 
ciens. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  donner  une  analyse  complète  de 
l'ouvrage,  qui  est  tout  entier  fait  de  détails  et  de  minutieuses 
prescriptions.  Mais  nous  essaierons  d'en  donner  une  idée  som- 
maire. 

II  se  divise  en  deux  parties  très  nettes,  l'une  intitulée  Tech- 


3o8  RKVUE    DKS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

nique  (jénérale,  l'autre  Technique  spéciale.  Le  premier  chapitre 
décrit  le  matériel  nécessaire  aux  recherches  préhistoriques,  et 
le  second  funrnit  des  renseignements  sur  les  terrains  a  fouiller. 
Quand  un  gisement  a  été  découvert,  il  y  a  des  formalités  à 
remplir  pour  s*assurer  ou  la  location  ou  la  propriété  du  terraiu, 
ou  le  droit  d*y  l'aire  des  fouilles.  \.q  Manuel  donne  à  cet  égard 
tous  les  renseignements  désirables,  il  y  a  même  un  chapitre 
spécial  sur  la  législation  des  travaux  préhistoriques. 

La  valeur  des  découvertes  dépend  en  bomie  partie  de  l'exac- 
titude dos  indications  topographiques  de  la  trouvaille,  et  bien 
des  documents  ont  dil  être  récusés  parce  que  les  preuves  man- 
quaient |)our  les  situer  avec  précision.  Le  Manuel  insiste  sur  ce 
point,  il  enseigne  des  méthodes  >ùres  pour  guider  les  auteurs 
dans  la  l'avon  de  libeller  les  indications  géographiques,  strati- 
graphiques  et  celles  qui  ressortissent  au  folk-lore.  On  y  trouvera 
un  plan  de  procès- verbal,  des  tableaux  pour  la  description  des 
monuments  et  des  objets  de  collection,  et  la  façon  de  s*assui'er 
la  propriété  scientitiquc  des  découvertes  qu'on  vient  de  faire. 

Tour  donner  avec  exactitude  les  indications  topographiques, 
il  est  souvent  nécessaire  de  faire  un  levé  de  terrain  à  la  boussole. 
Le  chapitre  VI  fournil  tons  les  renseignements  désirables  à  cet 
égard  et,  dans  le  chapitre  VU,  nous  trouvons  ceux  qui  concenieiit 
la  construction  des  cartes  préhistoriques. 

La  conservation  des  objets  récoltés  fait  l'objet  du  cha- 
pitre VllL  On  s'y  occupe  successivement  de  la  façon  de  récolter 
les  silex,  les  objets  en  bois,  les  ossements,  les  verres,  la  poterie 
et  les  instruments  métalliques.  11  est  souvent  nécessaire  de  con- 
solider les  ossements  et  les  objets  fragiles,  soit  pour  leur 
extraction  du  sol,  soit  pour  leur  classement  dans  les  colleetious. 
Divers  procédés  peuvent  être  employés,  le  silicatage  et  la  soli» 
dification  par  le  blanc  de  calcaire,  la  parafline,  la  stéarine  ou 
par  le  plâtre.  Les  est.'impages  et  les  moulages  rentrent  dans  le 
même  ordre  d'idées  ;  le  Manuel  décrit  les  différentes  sortes 
d'estam)>ciges  et  de  moulages;  ceux-ci  se  font  au  plâtre,  à  la  géla- 
tine et  à  la  gut ta- percha.  Les  auteurs  du  Manuel  nous  apprennent 
même  comment  il  faut  miner  une  roche  qui  renferme  des  pièces 
impossibles  à  enlever  autrement  ou  qui  empêche  les  recherches 
ultérieures. 

Dans  bon  nombre  de  sciences,  la  photographie  joue  aujoop 
d'hui  un  r6le  prépondérant.  Au  chapitre  I\,  le  Manuel  détaille 
les  services  spéciaux  que  la  photographie  est  appelée  à  rendre 


BIBLIOGRAPHIE.  3og 

aax  préhistoriens,  en  distinguant  la  photograpliie  des  lieux,  celle 
des  opérations  et  celle  des  objets  trouvés. 

Comme  tous  les  archéologues,  les  amateurs  d'objets  préhisto- 
riques sont  exposés  à  être  victimes  des  faussaires,  car  il  y  a  des 
ateliers  et  des  fabriques  modernes  de  silex,  de  pointes  de  flèches, 
de  haches  et  d'instruments  en  corne,  et  parfois,  comme  sur  les 
bords  du  lac  de  Bienne  en  Suisse,  les  productions  préhistoriques 
contemporaines  sont  faites  avec  de  la  matière  authentique.  On 
trouvera  dans  le  chapitre  X  du  Manuel  Ténoncé  de  tous  les  cri- 
tères qui  peuvent  faire  juger  de  raulhenticité  des  objets  pré- 
historiques. 

Est-il  possible,  sur  les  seules  dimensions  d'un  os  long  humain, 
de  déterminer  la  taille  et  le  sexe  d'un  squelette  préhistorique? 
La  question  est  |)ratique.  Elle  a  été  résolue  affirmativement  par 
M.  le  D""  L.  Mauouvrier,  et  le  Manuel  reproduit  les  tableaux 
dressés  dans  ce  but  par  le  savant  professeur  de  l'Ecole  d'anlhro- 
pologie. 

Au  chapitre  XII  sont  donnés  d'excellents  conseils  pour  l'in- 
stallation et  le  rangement  des  collections,  et  le  \\\h-  reproduit, 
en  tableaux,  les  principales  classifications  préhistoriques  cou- 
nues.  Des  figures  nombnîuses  et  bien  choisies  caractérisent 
l'industrie  de  chacune  de  ces  époques  et  permettent  au  collec- 
tionneur le  moins  expérimenté  d'identifier  les  pièces  recueillies. 

La^ seconde  partie  du  Manuel  est  consacrée  à  la  technique 
spéciale,  c'est-à-dire  aux  diverses  espèces  de  gisements  préhisto- 
riques que  l'on  peut  être  amené  à  fouiller.  Ce  sont  d'abord  les 
stations  et  ateliers  de  surface,  les  fonds  de  cabanes  et  les 
cachettes  en  pleine  terre.  Sont  aussi  à  étudier  les  berges  des 
cours  d'eau,  les  dragages  dos  rivières,  les  sources,  les  fontaines 
et  les  falaises  où  s'accimiulcnt  souvent  des  kj^kkenm^ddings. 
Les  stations  lacustres,  palalittes  et  tcrramares  font  l'objf't  du 
chapitre  If!  de  la  seconde  partie  du  ManueL\je  chapitre»  IV 
s'occupe  des  recherches  et  des  fouilles  dans  les  sépultures  à 
inhumation  sans  cercueils,  et  le  chapitre  V  des  grottes  et  des 
cavernes.  Pour  tous  ces  gisements,  le  Manuel  fournil  les  indica- 
tions nécessaires  qui  les  font  découvrir, -trace  les  règles  à  suivre 
pour  l'exploitation  méthodique,  signale  les  difficultés  que  Ton 
rencontre,  et  les  objets  caractéristiques  (ju'on  y  peut  recueillir. 
Faut-il  dire  que  tout  cela  est  présenté  de  la  façon  la  plus  pratique, 
dénote  une  expérience  consommée  et  trahit  un  esprit  de  critique 
très  exercé  ?  Si  on  ne  le  savait  d'ailleurs,  on  s'apercevrait  aisé- 
ment, à  la  lecture  de  ces  pages  du  Manuel^  que  l'on  a  aflaire  à 


I 


3lO  REVUK    DKS    gUKSTlONS    SCIKNTIFIQUKS. 

(les  professionnels  ayant  une  longue  habitude  du  terrain.  Rien 
n'rst  oublié,  rien  n'est  laissé  à  l'imprévu,  et  des  exemples  aussi 
nombreux  que  pertinemment  choisis  appuient  toujours  à  propos 
les  considérations  émises. 

Le  Manuel  se  termine  (chapitres  VI-X)  par  l'étude  des  mona- 
monts  à  grosses  pierres,  menhirs,  alignements,  cromleelis.  luéga- 
lillies  et  dolmens,  des  tumulus,  des  enceintes  défensives,  des 
fosses  et  puits  funéraires  et  enfin  des  puits  d'extraction  des 
silex.  Ici  peut-tMre  y  avait-il,  lieu  de  parler  aussi  des  Marchets, 
ces  petits  tertres  formés  par  un  tas  de  cailloux  au  centre  des- 
quels se  trouvent  des  ossements  humains,  et  qui  ont  été  réeein- 
n)ent  fort  bien  étudiés  par  M.  le  baron  de  Loé,  dans  un  mémoire 
présenté  au  Congrès  de  Dinant  en  1903. 

Autre  desideraiun).  Puisque,  p.  261,  les  auteurs  du  Manuel 
citent  une  trentaine  de  noms  populaires  donnés  aux  mégalithes, 
il  n'en  efit  pas  cofité  beaucoup  pour  compléter  ce  vocabulaire, 
d'autant  plus  que  quel(iu<*s-unes  des  plus  caractéristiques  de  ces 
dénominations  ont  été  omises. 

A  la  lin  du  Manuel  est  annexé  un  index  alphabétique  des 
principaux  termes  et  mots  employés  en  préhistorique.  Cet 
index  pourrait  être  utilement  augmenté  ;  ainsi,  outre  le  mot 
marchei  que  nt)us  avons  déjà  cité,  on  est  un  peu  surpris  de  ne 
pas  rencontrer  les  termes  d'Ages,  d'amygdaliens,  de  cérauuies, 
de  craquelage.  de  cupules,  d'ébiirnéen,  de  fissuration,  de  fossile, 
de  i;laciaire,  de  plan  de  frappe,  de  rondelles  crAnienues,  etc. 

VaW  terminant  la  préface  «lu  Manuel,  le  secrétaire  général  de 
la  Société  préhistorique  de  France  déclare  que  c'est  la  conscience 
Irauffuilie  (ju'il  soumet  cet  essai  à  la  critique.  Ce  n'est  point 
téméraire  présomption,  tous  ceux  qui  auront  seulement  feuilleté 
ce  Manuel  auront  bien  vile  acquis  la  conviction  qu'il  doit  être  le 
livre  de  chevet  de  Ions  ceux  qui  veulent  s'occuper  de  la  science 
préhistorique. 

J.  G. 


Vil 


Six  Leçons  dk  pukhistoiuk,  par  Georges  Engeurand,  profes- 
seur à  l'Institut  des  Hautes-Etudes  de  Bruxelles  et  ù  l'ExtensioD 
universitaire  de  Belgique,  avec  une  Préface  de  L.  Capitan,  pro- 


BlBLlOCiKAPHlK.  3ll 

fessenr  à  l'École  d'Anthropologie  de  Paris.  Un  vol.  in-S»  de 
?ii-263  pages  et  124  figures  dans  le  texte.  —  Bruxelles,  Veuve 
Ferdinand  Larcier,  1905. 

On  ne  peut  qu'applaudira  tous  les  essais  qui  tendent  à  rendre 
plus  accessibles  au  grand  publie  les  études  préhistoriques.  A  ce 
litre,  l'ouvrage  de  M.  Engerraiid  sera,  nous  n'en  doutons  pas,  le 
bienvenu. 

Il  s'adresse  avant  tout  au  lecteur  belge,  car  la  préhistoire 
dont  l'auteur  s'occupe  est  principalement  celle  de  la  Belgique. 
Aussi  bien,  il  se  passera  quelque  temps  encore  avant  que  l'on 
puisse  réaliser  la  synthèse  générale  de  la  préhistoire  du  globe 
tout  entier.  Néanmoins,  Tauleur  fournit  suffisamment  d'indica- 
tions sur  des  régions  étrangères,  pour  que  l'ensenible  de  la 
question  préhistorique  en  Belgique  reçoive  de  là  son  complément 
nécessaire. 

La  première  leçon  de  M.  Engerrand,  intitulée  Considérations 
générahSf  définit  la  préhistoire  et  expose  brièvement  les  ori- 
gines et  le  développement  de  cette  science.  Rien  de  nouveau  à 
signaler  ici,  les  faits  rapportés  par  M.  Engerrand  sont  bien 
connus.  On  sera  cependant  quelque  peu  surpris  de  la  façon  dont 
il  cite,  page  10,  le  témoignage  de  Marbode,  relatif  aux  Céraunie^, 
*  Marbode,  dit-il,  dans  la  Dadijlothèque,  qui  date  de  la  décadence 
romaine,  parle  longuement  des  pierres  de  foudre,  „  En  effet, 
Marbode,  qui  vivait  au  xi^  siècle,  ne  peut  être  daté  de  la  déca- 
dence romaine.  Quant  à  la  Dadylothèque,  nous  nous  demandons 
en  vain  ce  que  cela  peut  vouloir  signifier.  La  citation  de  Mar- 
bode de  Ceraunia  forme  lo  chapitre  XX VI II  du  Liber  ïapidum 
ou  De  gemmis  (voir  PL.,  t.  CL XXI,  col.  1756-1757),  mais  aucune 
œuvre  de  Marbode  n'est  intitulée  Dacfylothèque. 

De  ci  de  là,  moins  pourtant  que  chez  d'autres  auteurs  qui  ont 
traité  de  la  préhistoire,  perce  le  désir  d'être  un  peu  désagréable 
aux  croyants.  Ainsi,  page  1 1  ,M.  Engerrand  aurait  pu  se  dispenser 
de  dire  que  Mercati  présente  **  des  déductions  intéressantes  bien 
qu'il  essaie  d'accommoder  sa  découverte  avec  la  Bible  „.  De 
même,  page  13,  l'aveuglement  de  Cuvier  est  attribué  à  d'ar- 
dentes convictions  religieuses.  Page  21,  il  y  a  un  alinéa  franche- 
ment mauvais  sur  les  rapports  de  la  Bible  et  de  la  science 
préhistorique. 

Dans  la  deuxième  leçon,  Fauteur  examine  la  question  de 
l'homme  tertiaire.  M.  Engerrand  admet  que  l'on  ne  possède 
pas  à  l'heure  présente  de  traces  de  la  présence  de  l'homme  à 


/ 


3 12  KKVUE    DKS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

l'époque  tertiaire.  Mais  pour  lui,  les  silex  de  ïhenay,  de  Puy- 
Couniy,  d'Otla  et  de  quelques  autres  localités  ont  été  utilisés 
par  un  précurseur  de  riiomine,  l'anthropopillièque  de  Mortillet 
ou  le  Pithecanthropus  de  M.  Dubois.  xM.  Engerraud  est  plein 
d'admiration  i)our  ces  prétendues  découvertes.  "  C'est  là,  dit-il 
(page  49),  un  des  exemples  magnitiques  des  résultats  auxquels 
est  arrivée  la  science  moderne  à  déterminer  Texistence  d'un 
être  aujourd'hui  di.sj)aru,à  l'aide  des  seules  données  théoriques  „ 
et  page  iV^  :  **  Nous  ne  savons  véritablement  ce  (jue  nous  devons 
admirer  le  plus  en  ceci,  de  la  hardiesse  de  ces  savants,  ou  de  la 
puissance  de  leur  logique  qui  les  conduisait  ainsi  à  admettre 
l'existence  d'un  être  entièrement  hypothétique.  Ce  n'était  plus 
la  divinité  (]ui  faisait  l'homme  d'nn  peu  de  limon,  c'était  le  génie 
humain  qui  reconstituait  notre  ancêtre  de  toutes  pièces.  „ 

Cet  accès  de  lyrisme  n'est  point  justifié  par  la  réalité  des 
faits.  Malgré  reiithousiasmr  de  M.  Engerrand.  il  s'en  faut  de 
beaucoup  (jue  le  précurseur  de  l'homme  soit  une  vérité  scienti- 
fique indnl)itai)lemenl  démontrée.  Bien  des  savants  se  refusent 
carrément  à  souscrire  à  l'hypothèse  de  M.  de  Mortillet.  Quoi 
qu'il  en  soit,  M.  Engeirand  est  aussi  beaucoup  trop  alfirmatif  en 
ce  qui  concerne  le  Pithecanfhropus  erectns  de  Java.  On  n'a 
pas  encore,  (]ue  nous  sachions,  répondu  victorieusement  aux 
objeclit)ns  de  M.  Houzé  (1). 

La  troisième  leçon  de  M.  Eiigerrand  est  tout  entière  consacrée 
à  la  question  des  éolilhes.  On  y  trouve  un  exp<isé  très  clairet 
un  résumé  \\\r\  méthodique  des  travaux  de  M.  Uutot  et  d'autres 
géoh)g«ies  sur  (relie  nouvelle  période  préhistorique.  Nous  n'in- 
sisterons pas  davantage  sur  ce  [)oint  qui  a  été  naguère  étudié 
ici  même  par  M.  Tabbé  J.  (^laerhoiit  (:2),  et  nous  rappellerons  que 
M.  de  Lapparent  vient  de  donner  le  coup  de  grâce  à  cette  pré- 
tendue découviMte  {'^). 

L'auteur  dislin;,Mit\  dans  la  période  paléolithique,  deux  phases 
snccosives  ;  il  leur  donn<»  les  noms  d.»  paléolithique  supérieur 
et  inl'criiMir.  Ces  deux  époques  l'ont  l'objet  de  la  quatrième  et 
de  la  ciiujuièine  leçons.  Ces!  surtout  l'apparition  de  l'os  travaillé 
qui  sépare  le  paléolithi(jue  inférieur  et  le  supérieur.  La  distinc- 
tion «'sl  donc  ré(»lle  et  parfaitement  justifiée.  Pour  chacune  des 
périodes.  M,  Engerrand  examine  successivement  les  industries, 

(1)  Cf.  lÎFATE  DKS  Qi.ESTioxs  sciKNTiFKjrKs,  juillet  ISIW,  :2e  série,  t.  X, 
pp.:i11.:jir). 
(!2)  Imn..  octobre  1905,  3e  série,  t.  VI H.  pp.  (j(>04JG3. 
(3)  La  Fablv  vnUthiquc,  duns  Le  Coruespondant,  23  décembre  191)9. 


BIBLIOGRAPHIE.  3l3 

la  faune  et  la  flore,  les  conditions  climatériques  et  les  données 
ethnogéniques.  Quoique  fortement  condensé,  cet  exposé  suc- 
cinct est  très  exact  et  très  complet.  Ajoutons  que  la  critique  de 
Tanteur  est,  en  général,  très  ferme  dans  cette  partie  de  son 
ouvrage  ;  à  l'exception  toutefois  de  la  dernière  phrase  (page  186). 
Nous  protestons,  avec  Max  Millier,  contre  la  théorie  qui  y  est 
émise  que  Thomnie  ait  dû  jamais  se  dégager  de  Tanimalité,  et 
il  n'est  nullement  démontré  qu'il  ait  fallu  des  centaines  de  mil- 
lions d'années  pour  expliquer  la  succession  des  phénomènes 
géologiques  que  Ton  constate  pendant  la  période  paléolithique. 

Dans  la  sixième  leçon  de  son  livre,  M.  Engerrand  étudie 
l'époque  néolithique.  Nous  y  avons  trouvé  l'énoncé  de  tous  les 
faits  qui  concernent  cette  période,  sauf  la  mention  de  la  cité 
lacustre  de  Denterghem,  découverte  par  M.  Tahhé  Glaerhout,  et 
qui  méritait  bien  d'être  signalée. Les  évaluations  chronologiques 
nous  ont  paru  aussi  beaucoup  plus  raisonnables  que  celles  qui 
ont  été  assignées  aux  époques  précédentes. 

Pour  l'âge  du  bronze  et  du  fer,  M.  Engerrand  ne  nous  donne 
qu'une  page.  C'est  vraiment  trop  insuttîsant,  et  à  fournir  si  peu,  il 
eût  mieux  valu  ne  rien  dire  et  faire  ouvertement  la  déclaration 
qu'on  n'entendait  point  s'occuper  de  cette  partie  de  la  science 
préhistorique.  Dans  les  conclusions  qui  terminent  l'ouvrage  de 
M.  Engerrand,  nous  relèverons  encore  quelques  détails.  L'auteur 
cherche  à  mettre  en  contradiction  ce  qu'il  appelle  le  **  concept 
biblique  „  avec  les  données  de  la  science  relatives  à  l'âge  de 
l'homme.  Il  trahit  par  là  ou  son  ignorance  de  l'état  de  la  ques- 
tion de  la  chronologie  biblicjue,  ou  son  désir  de  battre  en  brèche 
renseignement  religieux. 

Plus  loin,  en  rappelant  la  découverte  du  prétendu  Pithec- 
anthropus,  M.  Engerrand  éprouve  le  besoin  de  dire  que  cer- 
tains cherchent  **  dans  des  légendes  ou  des  traditions  les 
éléments  qui  permettraient  de  faire  connaître  la  vérité  sur  nos 
origines  „.  L'allusion  est  transparente,  mais,  encore  une  fois,  la 
Bible  n'est  nullement  en  contradiction  avec  les  données  certaines 
de  la  préhistoire.  Celle-ci  ne  connaît  que  l'homme  après  sa  chute, 
et  ne  peut  rien  nous  enseigner  de  ses  origines  surnaturelles, 
question  réservée  à  la  Révélation. 

**  Mais,  continue  M.  Engerrand,  elle  est  bien  plus  féconde  la 
méthode  qui  ne  considère  plus  l'homme  comme  échappant  aux 
lois  naturelles.  „  Distinguons.  Nous  souscrivons  à  toutes  les 
découvertes  de  la  préhistoire  qui  peuvent  fournir  des  ren.seigne- 
ments  sur  la  vie  naturelle  de  l'homme,  mais  celle-ci  demeure 


I 


3  14  RFA'UR    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES, 

iinpiiissaiite  à  faire  connattre  la  vie  surnaturelle,  qui  est  signalée 
par  d'antres  sources  d'informations. 

En  résumé,  malgré  les  divergences  que  nous  avons  relevées 
el  qu'il  serait  aisé  de  faire  disparaître,  sans  que  l'œuvre  y  perdit 
rien,  le  petit  livre  de  M.  Engerrand  rendra  service  à  tous  ceux 
qui  veulent  facilement  et  rapidement  s'initier  aux  études  pré- 
Iu>tonques. 

J.  G. 


VIII 

Science  et  Apologétique,  par  A.  de  Lapparent,  de  l'Acadé- 
mie des  Sciences.  Conférences  faites  à  l'Institut  catholique  de 
Paris  (mai-juin  1905).  Un  vol.  in-lB  de  304  pages  de  la  Collec- 
tion Etudes  de  philosophie  et  de  critique  religietise.  —  Paris, 
librairie  Blond,  1905. 

Le  savant  éminent,  bien  connu  des  lecteurs  de  la  Revue  des 
Qi  KsrioNs  sciKNTiFiuLEs,  (jui  professe  la  Géologie  à  l'Institut 
catlioliqne  do  Paris,  a  abordé,  dans  une  série  de  conférences 
fait(îs  an  mémo  lieu,  le  sujet,  délicat  entre  tous,  des  rapports  de 
la  science  ot  de  Tapologétique.  Par  la  publication  de  ces  coufé- 
roncos,  il  a  élargi  son  pnbh'c,  et  nous  voudrions  donner  une  idée 
aussi  exacte  (|ue  possible  de  l'inspiration  dominante  qui  Ta 
dirigé  dans  cotte  œuvre. 

L;i  simple  énuniération  dos  titres  des  cliapitres  permet  de 
deviner  cette  ins|)iration  :  JjCS  conceptions  de  la  géométrie,^ 
La  science  des  nombres  et  la  mécanique.  — -  Les  scteficea  (f  oft- 
servalion,  —  L'ordre  dans  la  création,  —  Le  principe  de  la 
moindre  action.  —  Les  notions  d'origine  et  de  fin.  —  La  fi,na- 
lité  dans  le  monde.  —  U évolution  des  doctrines  scientifiques.  — 
Les  devoirs  et  les  droits  de  Vapologiste  en  matière  scientifique, 

A  celte  simple  lecture,  nous  voyons  que  M.  de  Lapparent  veut, 
avant  tout,  mettre  son  auditeur  ou  son  lecteur  au  courant  des 
grandes  discussions  sur  los  idées  fondamentales  de  la  science. 
C'est  ainsi  que.  dans  le  premier  cbapitre,  il  traite  des  concepts 
do  l'étendue,  do  Torigine  des  axiomes  géométriques  et  des  géo- 
métries  non-euclidiennes.  Dans  le  second,  à  propos  du  nombre, 
il  cliercbe  à  indiquer,  en  quelques  mots,  le  mouvement  d'idées 
provoqué  par  Hilbert  et  Cantor  ;  puis  il  esquisse  la  crise  que 


BIBLIOGRAPHIE.  3l5 

traverse  eu  ce  moment  la  mécanique.  Enfin,  dans  le  troisième 
chapitre,  il  s'efforce  de  donner  une  idée  précise  des  caractères 
de  la  physique  et  du  rôle  qu'y  jouent  les  mathématiques. 

Toute  cette  première  partie  présente  un  caractère  exclusive- 
ment scientifique,  et  c'est  tout  au  plus  si  la  philosophie  s'intro- 
duit dans  des  conclusions  telles  que  celle-ci,  sur  les  théories 
physiques  :  **  Dépassant  de  heaucoup  la  portée  des  besoins  qui 
ont  engendré  la  science,  l'intelligence  cherche  à  grouper  toutes 
les  lois  découvertes  en  une  synthèse,  qui  les  rattache  étroitement 
les  unes  aux  autres.  C'est  le  rôle  des  théories,  et  on  peut  dire 
qu'elles  ont  bien  rempli  leur  lâche  sj,  même  en  se  renversant  les 
unes  les  autres,  elles  n'ont  cessé  de  manifester  de  plus  en  plus 
l'ordre  et  l'harmonie,  dont  le  besoin  inné  en  nous  avait  suscité 
ces  incursions  dans  le  domaine  de  Thypothèse.  „ 

Faire  ressortir  cet  ordre  et  cette  harmonie  dans  la  création, 
montrer  les  indices  de  finalité  que  révèle  Télnde  du  monde,  voilà 
l'objet  de  la  seconde  partie,  celle  qui  contient  tout  l'essentiel 
de  la  pensée  de  l'auteur.  Ici  apparaît  le  trait  penf-élre  le  plus 
caractéristique  de  l'œuvre,  par  l'absence  de  toute  allusion  au 
concordismCy  qui  a  fait  couler  tant  d'encre  pendant  le  xix*-  siècle. 
Il  n'y  a  pas  beaucoup  d'années,  un  livre  sur  la  science  et  l'apo- 
logétique aurait  pu  le  couïhaltre,  mais  on  aurait  difficilement 
compris  qu'il  le  j)assîU  sous  silence.  Aujourd'hui  M.  de  Lapparent 
le  fait,  et  c'est  un  signe  des  temps. 

Puisque  c'est  là  la  partie  essentielle  de  son  œuvre,  arrélons- 
nous-y  un  instant. Si  l'auteur  restreint  sagement  le  rôle  de  la  science 
daus  l'apologétique,  il  est  bien  loin  de  l'en  exclure,  et,  en  cela, 
il  adopte  une  attitude  singulièrement  différente  de  celle  d'un 
autre  savant,  fort  apprécié  aussi  des  lecteurs  de  la  Revue, 
M.  Duhem.  Dans  une  discussion  aussi  nette  que  courtoise,  M.  de 
Lapparent  fait  ressortir  cette  opposition  qu'il  eût  été  fâcheux 
de  dissimuler.  Précisément  dans  un  des  derniers  numéros  des 
Annales  de  philosophie  t:nRÉriENNE  (numéro  d'octobre  1905), 
M.  Duhem  a  précisé  avec  la  dernière  rigueur  la  portée  de  la 
science  telle  qu'elle  lui  apparaît.  Ilépondant  à  un  article,  d'ail- 
leurs remarquable,  de  la  Revue  de  Métaphysique  et  de 
Morale,  où  M.  Rey  disait  que  la  philosophie  scientifique  de 
M.  Duhem  est  celle  d'un  croyant,  celui-ci  riposte  vivement 
qu'il  a  refusé  aux  théories  physiques  tout  pouvoir  de  pénétrer 
au  delà  des  enseignements  de  l'expérience,  toute  capacité 
de  deviner  les  réalités  qui  se  cachent  sous  les  données  sen- 
sibles. **  Par  là,  dit-il,  j'ai  dénié  à  ces  théories  le  pouvoir  de 


t 


3i6  KKvri-:  des  qukstidns  sciisntifiques. 

tracer  le  plan  d'aucun  système  métaphysique,  comme  aux  doc- 
trines métaphysiques  le  droit  de  témoigner  pour  ou  rontre 
aucune  tliéorie  pliysique.  «  Puis,  développant  sa  pensée,  il  con- 
sacre un  para^^raphe  spécial  à  montrer  que  son  système  dénie  à 
la  théorie  physique  **  toute  portée  métapliysique  ou  apologé- 
tique ^.  \ji\,  parlant  de  la  loi  de  Clausius  sur  la  variation  de 
IVntropiejl  dit  qu'on  pourrail.sans  peine,construiro  une  thernio- 
dynann'que  nouvdle  ({ui,  tout  aussi  hien  que  la  thermodyna- 
mique ancienne,  représenterait  les  lois  expérimentales  connues 
jusqu'ici,  dont  p(Midant  dix  mille  ans  les  prédictions  marche- 
raient d'accord  avec  celles  de  la  thermodynamique  ancienne, 
mais  (fui  ensuite  entraînerait  une  décroissance  de  l'entropie  de 
riJnivers.  **  Par  son  essence  même,  dit-il.  la  science  expérimen- 
tale est  incapable  de  prédire  la  fin  du  monde,  aussi  hien  que  d'en 
aflirmer  la  perpétuelle  activité  (I).  n 

Vixr  le  fait  même  que  M.  de  l.apparenl  a  principalement  étu- 
dié une  science  de  caraclère  historiqiie,  comme  la  géologie,  qui 
cherche  forcément,  non  seulement  à  reconnaître  l'état  présent 
de  noire  glohe,  mais  à  établir,  de  fa(;on  plus  ou  moins  hypothé- 
tique, ses  états  antérieurs  qui  explicjnent  Tétat  présent  ;  parce 
fait  même,  disons-nous,  il  doit  forcément  considérer  hi  science 
connup  a>anl  i)our  objet  de  nous  faire  connaître  des  réalités 
objectives,  tout  en  reconnaissant  que  celle  connaissance  ne  pré- 
sente, le  plus  souvent,  qu'une  probabilité  plus  ou  moins  grande. 
A  Tappui  d(^  celte  tendance,  à  laquelle  il  ne  saurait  se  soustraire, 
M.  d»*  Lapparent  aj)porle  d'ailleurs  de  très  sérieuses  raisons 
dans  la  discussion  qn*il  fait  des  idées  de  M.  Duheni  (2).  On  h'n 
aussi  avec  grand  intérêt  son  paragra|)he  sur  les  notions  d'ori- 
gine et  de  tin.  malgré  la  criti<]ue  implacable  que  M.  Duhem  a 
dirigée  contre  des  discussions  de  cet  ordre». 

Au  sujet  de  la  finalité,  nous  aurions  une  petite  critique  à 
adressera  M.  de  Lapparent,  (jui  ne  nous  parait  pas  avoir  donné 
à  l'expression  de  sa  pensée  une  préri-^ion  suflisanle  II  y  a  deux 
farons  de  concevoir  la  finalité.  mê:n(»  quand  on  Tattrihue  à  une 
cause  (]ni  connail  la  tin  et  délire  la  réaliser.  On  peut  rattacher 
ces  deux  conceptions  de  la  linalilé  aux  idées  de  Malebranche  et 
de  Leibniz.  Pour  ce  dernier.  Dieu  a  coordi)nné  tous  les  phéno- 

(1)  Pour  hien  s:iisir  toute  la  portée  de  la  pensée  de  M.  Duhera,  il 
convient  (h;  se  reporter  aussi  à  la  fîn  de  son  étude  (numéro  de  novembre), 
où.  sans  rien  retirer  de  ce  qui  précède,  il  explique  qu'il  existe  un  lien 
iVaiiaUHfit*  entre  la  cosmt»h»gie  et  la  théorie  physique. 

{•2)  Paires  1:K>  et  suiv. 


BIBLIOGRAPHl?:.  Siy 

mènes  du  monde  matériel  de  façon  qu'ils  répondent  jusqu'aux 
moindres  phénomènes  psychiques  des  êtres  animés  :  l'univers 
se  trouve  ainsi  machiné  de  façon  à  réaliser  une  foule  de  volontés 
particulières,  et  Ton  ne  voit  pas  pourquoi  des  volontés  particu- 
lières de  Dieu  seraient  moins  favorablement  traitées  que  celles 
de  ses  créatures.  Aussi,  pour  Leibniz,  est-il  absolument  le  meil- 
leur des  mondes  possibles. 

Malebranche  considère,  au  contraire,  un  monde  réalisé  ainsi 
grâce  à  Tintervention  d'une  foule  de  buts  particuliers,  comme 
inférieur  en  beauté  à  un  monde  soumis  seulement  à  quelqiies 
volontés  générales,  engendrant  des  résuHals  de  détail  moins 
parfaits  et  comportant  même  de  regrettables  défectuosités,  tels 
que  les  monstres.  "  Non  content,  dit-il,  que  l'univers  l'honore 
par  son  excellence  et  sa  beauté,  Dieu  veut  que  ses  voies  le  glori- 
fient par  leur  simplicité,  leur  fécondité,  leur  universalité,  leur 
uniformité,  par  tous  les  caractères  ijui  expriment  des  qualités 
qu'il  se  glorifie  de  posséder.  Ainsi  ne  vous  imaginez  pas  que 
Dieu  ail  voulu  absolument  faire  l'ouvrage  le  plus  parfait  qui  se 
puisse,  mais  seulement  le  plus  parfait  par  rapport  aux  voies  les 
phis  dignes  de  lui  (1).  „ 

L'étude  de  l'univers  rend  celte  dernière  conception  plus  vrai- 
semblable, car,  si  l'on  y  reconnaît  l'ordre  et  l'harmonie  que 
célèbre  M.  de  Lapparenl,  on  n'y  sent  pas  généralement  les  com- 
binaisons ingénieuses  qui  auraient  préparé  chaque  résultat  parti- 
culier. Telle  paraîtrait,  dans  l'ensemble,  la  conception  de  M.  de 
Lapparent;  mais,  quand  il  aborde  des  exemples  de  finalité,  il 
parle  tout  à  fait  connue  si  Dieu  les  avait  préparés  par  des  volon- 
tés particulières.  Nous  pourrions  en  domier  comme  exemple  ce 
qu'il  dit  des  circonstances  qui  ont  favorisé  la  formation  et  la 
conservation  des  dépôts  de  houille  (:2).  Mais  nous  préférons  envi- 
sager le  phénomène  du  mimétisme. 

Chez  le  papillon  Kallima,  les  deux  ailes  du  même  côlé  s'asso- 
cient, quand  elles  sont  relevées,  pour  imiter  une  feuille  de 
l'arbuste  sur  lequel  vit  laniinal  ;  la  couleur  et  les  détails  sont 
parfaits  ;  mais  il  y  a  plus  :  l'aile  antérieure  représente  la  partie 
distale,  et  l'aile  postérieure  la  partie  proximale  de  la  même 
feuille,  la  nervure  médiane  de  la  feuille  imitée  se  continuant 
exactement  d'une  aile  sur  l'autre.  Pour  parfaire  l'imitation,  l'aile 
postérieure  se  prolonge  en  une  corne  qui  vient  au  contact  de  la 

(1)  Neuvième  Entretien  stir  la  Métaphysique. 

(2)  Pages  190  et  suiv. 


é 


3l8  REVUE    DES    QUESTIONS    SC1ENT1F1QUE8- 

hranche  sur  laquelle  le  papillou  repose,  et  cette  corne  reproduit 
le  pétiole  de  la  feuille  !  Nous  avons  vu  de  ces  papillons,  et  l'Ioii- 
tation  est  vraiment  extraordinaire. 

M.  de  iiapparent  n*hêsite  pas  à  voir  là  la  velouté  de  la  Pro- 
vidence. S'il  veut  dire  par  là  que  Dieu  a  tout  combiné  systémati- 
quement pour  (|ne  cette  merveilleuse  réussite  de  mimétisme ^e 
produiMty  nous  éprouvons  un  réel  embarras  à  le  suivre.  Xoiis 
avons  tous  dit  avec  Racine  : 

Aux  petits  des  oiseaux  il  donne  leur  pâture, 
£t  sa  bonté  s'éteud  sur  toute  la  nature. 

Or,  la  pâture  des  petits  oiseaux,  c'est  une  multitude  d'insectes, 
et  n'est-il  pas  un  [leu  gênant  de  bénir  Dieu  en  même  temps  de 
les  leur  livrer  avec  générosité  et  de  prendre  tant  de  soin  pour 
leur  soustraire  une  espèce  particulière  ?  Que  s'il  s'agit,  au  con- 
traire. d*i!ne  simple  réussite  des  lois  peu  connues  de  révolution, 
nous  admirerons  sans  réserve  des  lois  générales  et  simple^ 
capabh's  de  produire  de  tels  résultats.  Malebrancbe,  après  avoir 
célébré  les  merveilles  du  monde  <ies  infectes,  manquait  à  sun 
princi|)t\  parer'  tjue,  inipuis>ant  à  expliquer  ces  merveilles  par 
la  siuïple  lui  de  la  i-omMîuiiication  de-;  mouvements,  il  ne  voy;.it 
«l'anlr*^  ori^niie  à  t(us  les  animaux  que  b*ur  formali(»n  par  Dieu, 
aux  jours  de  la  création,  avec  emboîtement  de  tons  les  germes 
devant  >e  développer  successivement.  Soyous  plus  fidèles  que 
lui-niéin<»  à  sa  pensée  et,  moins  intransigeants  sur  Tabsolne  siui- 
|)Iicilé  (les  lois  de  la  nature,  cn^yoïis  (jn'elles  sont  assi/,  fécondes 
pour  rxpli(iuer  t]vs  prodiges  tels  (|ue  celui  qu'a  réalisé  le  An/- 
liwn. 

Ajuès  c«*ite  sorte  de  digression  sur  un  détail,  rnvenons  à 
l'analyse  sommain»  de  l'ouvrage.  Après  avoir  comliattu  les 
agiio>liques.  toujours  i'm|)rrssés  à  élargir  le  cercle  de  rincon- 
nais>îil)le,  M.  dr  Lapparenl  se  retourne  contre  ceux  qui  font  de 
la  sciriMt*  le  terrain  i\v<  ci'rtiludes,  la  clé  de  tous  les  mystères. 
Il  e>t  îiinsi  amené  à  fiiin'  U*  tablran.  niill»Miient  ebargé,  nullement 
pessimiste,  des  incertitudes  et  (\i':>  variations  des  diverses 
scieiic  es. 

Mutin  nous  avons  vu  que.  dans  mi  dernier  cbapitre.  il  aborde 
la  c|Ufsli(în  des  droits  el  drs  devoirs  dt»  l'apologiste  en  matière 
scienliticiue.  Le  <lroit  dr  critiquer  (ont  ce  (pi'il  y  a  de  faux  dans 
les  tlièses  plu>  on  moins  scientitiïjues  par  les(juelles  on  prétend 
saper  toute  religion  m*  saurait  faire  de  doute,  el  M.  de  l^appareut 
indique   sommairement,   et    de    façon   généralement   heureuse, 


BIBLIOGRAPHIE.  SlQ 

quelques-unes  de  ces  thèses  qui  compromettraient  la  science,  si 
celle-ci  était  responsable  de  ce  qu'on  dit  en  son  nom.  Mais  pour- 
quoi se  laisse-t'il  entraîner  à  lancer  contre  l'art  contemporain 
de  ces  anatbèmes  absolus  qui  sont  toujours  injustes  et  le  sont 
peut-être  aujourd'hui  plus  qu'en  bien  d'autres  temps?  En  matière 
dramatique,  par  exemple,  si  la  JS'ouvelle  Idole  de  M.  de  Curel  a 
déjà  un  certain  recul,  le  Dédale  de  M.  Paul  Hervieu  n'est  que 
d'hier,  et  le  Duel  de  M.  Henri  Lavedan  est  d'aujourd'hui.  Or,  (jui 
pourrait  contester  la  noblesse  de  pareilles  œuvres  ? 

Plus  intéressante  est  la  discussion  des  devoirs  de  l'apologiste 
envers  la  science.  iM.  de  Lapparent  envisage  d'abord  la  nature 
des  positions  à  défendre  ;  comme  le  taisait  l'abbé  de  Broglie, 
il  montre  combien  il  importe  de  ne  pas  faire  la  partie  helle  aux 
assaillants,  en  incorporant  dans  le  domaine  de  la  défense  dogma- 
tique des  traditions  qui  n'intéressent  pas  le  salut  et  n'ont  pas 
trait  au  dogme.  Il  fait  ressortir  le  danger  de  ces  livres  où  des 
résultats  acquis  de  la  science  sont  dénoncés  comme  contraires 
à  la  vérité  religieuse,  et  il  fait  à  ce  sujet  quelques  citations 
piquantes,  tout  en  taisant  charitablement  les  noms  des  auteurs. 
Eusuite  il  signale  tant  d'applications  radicalement  fausses  de 
principes  scientiti(]ues  à  Texplication  naturelle  de  faits  extraor- 
dinaires, applications  (|ui  prouvent  simplement  <|u'avant  de  se 
servir  de  la  science  il  faut  apprendre  à  la  connaître,  et,  à  ce 
propos,  M.  de  Lapparent  donne  de  sages  conseils  sur  la  réserve 
à  observer  dans  les  critiques  contre  les  Ihéuries  évolntionni^les. 
Enfin  il  fait  un  noble  ai)pel  à  la  sérénité  (jni  devrait  toujours 
présider  au  travail  scientitique. 

Tout  le  paragraphe  que  nous  venons  de  résumer  nous  paraît 
excellent,  et  cependant  il  y  a  mie  note  que  nous  y  avons  cliert  liée 
sans  l'y  trouver,  bien  (ju'assurément  la  pensée  de  l'auteur  suit, 
sur  ce  point,  conforme  à  la  nôlre.  11  montre  avec  raison  aux 
apologistes  combien  leurs  intempérantes  critiques  contre  des 
conquêtes  avérées  de  la  science  sont  de  nature  à  nuire  à  la  cause 
sacrée  qu'ils  défendent  ;  mais  il  ne  leur  dit  pas  (ju'ils  ont  troj) 
souvent  l'air  de  n'estimer  qu'un  seul  ordre  de  vérités,  le  plus 
sacré  sans  doute;  que  la  vérité  sans  épilhèle,  sans  distinction 
des  objets  qu'elle  concerne,  est  une  chose  sacrée  aussi  et  ([n'en 
dehors  de  toute  utilité  apologétique  elle  a  droit  au  respect  de 
tous.  Il  ne  leur  dit  pas  qu'il  faut  respecter  le  savant  sincère, 
qui  tâtonne  à  la  recherche  de  la  vérité,  et  ne  pas  prétendre 
l'arrêter  à  tout  instant,  parce  que  ses  travaux  pourraient  scan- 
daliser quelque  ûme  simple.  Nous  avons  traité  ailleurs  ce  sujet 


( 


320  REVUE    DliS    QUESTIONS    SClENÏlKigUBS. 

et  ne  voulons  ici* que  l'indiquer,  en  ajoutunt  comme  conclusion, 
à  laquelle  adhérera  sans  doute  sans  resserve  la  pensée  si  haute 
et  si  sincère  de  M.  de  Lapparent,  cette  parole  empruntée  à  un 
homme  qui,  pour  n*ètre  pas  catholique,  n'en  est  pas  moins  uu 
grand  c'hrélien  :  **  Rappelez-vous  (jue  la  foi,  pour  être  efficace, 
doit  avoir  pour  compaji^ne  la  bonne  foi,  dans  le  sens  le  plus 
complet  de  ce  terme  „  (l). 

G.  Lechalas. 

(1)  Ernest  Na ville.  La  Philosophie  et  la  Religion,  page  89.  Nous  ne 
résistons  pas  an  désir  de  reproduire  ce  conseil,  donné  à  la  généralité  de 
ceux  qui  enseignent  la  religion  :  "i^nnoncez  rÉvangile  dans  sa  sim* 
plicité,  en  le  séparant  autant  que  possible  des  surcharges  de  la  théo- 
logie. Placez  les  grandes  vérités  de  la  foi  eu  face  des  coeurs,  des 
consciences,  de  la  vie.  Évitez  les  conth'ts  de  détail  de  la  théologie  et  des 
sciences  :  ils  ne  se  produisent  qu*ù  la  clrconfV>rence  du  domaine  reli- 
gieux :  attachez-vous  au  centre  et  ramenez-y  continuellement  Tatten- 
tiou  de  ceux  qui  vous  écoutent.  ^ 


REVUE 

DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES 


BIOLOGIE  GÉNÉRALE 


AUTOUR  DE  LA  GÉNÉRATION  SPONTANÉE.  LK  RADIUM  ET  LA  VIE 

Le  lecteur  ne  doit  espérer  ni  redouter  que  nous  entonnions 
après  tant  d'autres  notre  hymne  au  radinni.  Nous  estimons  suffi- 
sante la  documentation  psychologique  réservée  à  nos  arrière- 
neveux  par  la  récente  efflorescence  du  lyrisme  scientilique  de 
nos  contemporains.  Passé  les  portes  dn  laboratoire,  les  faits, 
entraînés  dans  le  grand  courant  de  la  publicité,  s'amplifient  et  se 
dramatisent  :  les  espoirs  qu'ils  font  naître  se  haussent  à  même  ; 
puis,  tôt  ou  tard,  dans  ce  décor  d'épopée,  la  vérité  expérimen- 
tale se  trouve  bien  simple,  bien  modeste,  bien  vulgaire,  et,  pour 
tout  dire,  bien  dépaysée.  Que  ce  soit  l'excuse  de  cette  brève 
chronique,  qui  n'aura  rien  du  dithyrambe. 

Tout  biologiste,  je  crois,  souscrira  volontiers  à  cette  proposi- 
tion de  Weismann  :  **  La  question  de  l'origine  de  la  vie  est  un 
problème  qui  attendra  longtemps  encore  sa  solution  „  (1).  Par 
ailleurs,  le  sens  même  de  cette  solution  se  trouve  nécessaire- 
ment impliqué  dans  Vatfitude  métaphysique  que  l'on  adopte  vis- 
à-vis  du  problème  plus  général  de  l'essence  même  de  la  vie. 
Attitude  métaphysique  ?  Eh  !  oui,  c'est  triste  à  dire,  mais,  en  ce 
domaine  de  la  biologie  générale,je  ne  sache  pas  que  beaucoup  de 
savants   aient  gardé  la  parfaite  neutralité   d'un   agnosticisme 

(1)  A.  WeismaDD.  Vortrdge  iiber  Descendemtheorie.  Jeua,  1902,  t.  I, 
p.«. 

llhSÉRIE.  T.  IX.  21 


r 


322  KliVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

conséquent  avec  soi-même.  Donc,  les  métaphyaiciena  vitalistes 
d'une  part,  reconnaissant  dans  Têtre  vivant  quelque  chose  de  plus 
que  dépures  interactions physico-chimiques,doiventbien  chercher 
les  antécédents  de  ce  *"  quelque  chose  ^  en  dehors  du  monde 
physico-chimique  ;  d'autre  part,  les  métaphysiciens  mécaDi- 
cistes,  de  quelque  confession  qu'ils  se  réclament,  sont  acculés 
logiquement  à  expliquer  l'origine  de  la  vie  par  une  ^  anto-orga- 
nisation  „  de  la  matière  inorganique,  par  une  *"  génération  spoD- 
tanée  „,  peut-être  actuellement  impossible,  mais,  en  tous  cas, 
réalisée  à  un  moment  quelconque  de  la  durée.^  Je  ne  vois  aucune 
possibilité,  écrit  Weismann,  d'écarter  l'hypothèse  d'une  généra- 
tion spontanée  :  elle  est  pour  nous  une  nécessité  logique  (1).  « 
Et,  en  fait,  beaucoup  de  biologistes  acceptent  cette  conséquence 
inéluctable  de  leurs  opinions  philosophiques.  *"  D'aucune  façon, 
proclame  Max  Verworn,  nous  n'échapperons  à  cette  conclusion, 
que  la  substance  vivante  est  sortie  quelque  jour  de  ces  autres 
substances  que  nous  avons  accoutumé  d'appeler  non  vivantes  (2).« 

On  conçoit  dès  lors  l'intérêt  théorique  de  certaines  recherches 
susceptibles  peut-être  de  jeter  quelques  lueurs  sur  ce  mystère 
des  origines»  de  la  vie.  Malheureusement,  beaucoup  de  ces 
recherches  se  montrèrent  moins  significatives  qu'elles  n'avaient 
paru  de  prime  abord.  Quel  émoi  lorsque,  pour  la  première  fois, 
on  réalisa  en  laboratoire  des  synthèses  organiques  qui  sem- 
blaient Tapanage  exclusif  de  la  matière  vivante  !  C'était  comme 
une  maiiunise  sur  la  vie.  Il  fallut  en  rabattre.  Bientôt  néanmoins 
l'un  croit  prendre  sa  revanche.  Voici  qu'on  décompose  l'activité 
totale  do  Télre  vivant  en  activités  secondaires,  soigneusement 
isolées  en  vue  d'une  étude  méthodique;  rien  de  mieux,  mais 
pourquoi  cet  étonnement  naïf  et  triomphant,  lorsqu'on  ne  trouve 
dans  les  manifestations  de  ces  activités  que  des  phénomènes 
physicochimi(ines?  Un  prophète  de  médiocre  clairvoyance  eût 
pu  prédire  ce  résultat,  et  l'énigme  de  la  vie  subsistait  tout 
entière. 

Une  seule  dénionslration  eût  été  péremptoire:  celle  qui  con- 
sistait à  montrer  expérimentalement  la  vie  s'organisant  au  sein 
d(i  la  matière  brute.  Longtemps,  une  observation  insuffisante  per- 
nn't  de  croire  (|ue  la  nature  prodiguait  cette  démonstration.  Li 
ci>ntrovcrse  fauïense  entre  Pasteur  et  Pouchet  ruina  définitive- 
ment l'édifice  de  preuves  dont  s'élayait  la  croyance  à  une  gêné- 

{{)  A.  Weismann,  op.  cit.,  t.  Il,  p.  4-12. 

(;2)  Mux  Verwdrn.  AUgemeine  Physiologie,  4c  Aufl.  Jena,  1903,  p.3K. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  323 

ration  spontanée  actuellement  réalisable.  Malgré  le  nouvel  et 
récent  effort  de  Bastian  (l),qui  garde  une  foi  robuste  en  la  géné- 
ration spontanée  et  défend  envers  et  contre  tous  cette  autre 
cause  perdue  qu*est  la  génération  équivoque,  on  s'accordera 
presque  unanimement  à  déclarer,  comme  Ch.Ric1iet,qu'  "'  en  tous 
cas,  actuellement, on  doit  dire  qu*il  n'y  a  pas  de  génération  spon- 
tanée dans  les  conditions  expérimentales  connues  (2)  „. 

Pouchet  et  Bastian  étaient  sur  une  fausse  piste  ;  la  persévé- 
rance de  ce  dernier  ^  la  suivre  en  dépit  du  scepticisme  général 
confine  à  l'obstination.  Plus  avisés  peut-être  furent  ceux  qui, 
renonçant,  provisoirement  du  moins,  à  voir  germer  des  orga- 
nismes aussi  définis  que  des  protozoaires  ou  des  bactéries  dans 
des' Diilieux  de  culture,  qu'on  soupçonnera  toujours  d'avoir  été 
mai  stérilisés,  s'efforcèrent  de  combler  petit  à  petit  Tabîme  qui 
sépare  la  matière  nettement  inorganique  et  la  matière  nettement 
vivante,  tâchèrent  de  saisir  dans  le  monde  minéral  les  moindres 
velléités  d'organisation,  les  lois  de  transformation  des  équilibres 
morphologiques  et  chimiques  un  peu  complexes,  bref,  tout  ce 
qu'ils  pouvaient  considérer  comme  les  signes  avant-coureurs  de 
la  vie.  Pareilles  recherches,  dussent-elles  finalement  proclamer 
**  l'autonomie  „  de  la  vie,  ne  sauraient  être  superflues,  car,  qui 
peut  se  flatter  —  ffit-il  vilaliste  —  de  définir  actuellement  le 
minimum  de  caractères  qui  seraient  le  signe  et  l'efTel  d'une 
énergie  nouvelle  transcendant  l'inorganique  ? 

Plusieurs  des  tentatives  faites  pour  reproduire  artificiellement 
quelqu'un  des  phénomènes  vitaux  élémentaires  sont  restées 
classiques  et  constituent  un  des  prenn'ers  chapitres  de  la  ^  cyto- 
mécanique  „  :  qu'on  veuille  se  rappeler  les  préparations  mous- 
seuses de  BQtsehli  (1892-1894)  et  de  Rhumbler  (1896),  reprodui- 
sant d'une  manière  satisfaisante  la  structure  alvéolo-réliculée 
du  protoplasme;  lesobservations  de  BiUschli  et  de  Quincke(1888) 
sur  les  mouvements  des  gouttelettes  d'une  émulsion  ;  les  modèles 
mécaniques  de  Heidenhain  (1895)  ;  les  asters  (Morgan  1896)  et 
les  fuseaux  artificiels  (Henking  1893,Ziegler  1895,Gallardo  1896, 
S.  Leduc  plus  récemment)  ;  Tingéniense  interprétation  donnée 

{{)  Bastian,  H.  C.  Stttdies  on  Hétérogènes is.  Loudon,  t90i,  —  Arche- 
hiasis  and  Het^rogenesis.  Nature,  vol.  71,  nov.  1904.  —  On  fhe  Oriyin  of 
FlageUate  Monads  and  of  Fungns-yerms  from  minute  Masses  of  Zoo- 
glaea.  Ibip.,  nov.  1904. 

(2)  Ch.  Richet,  La  géfiération  spontanée.  Article  destiné  au  Diction^ 
naire  de  Physiologie  du  roérae  auteur  et  re])roduit  daos  la  Rev.  gén. 
DES  Se,  t.  J5,  1904,  p.  404. 


r 


324  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

par  Rhuiiibler  de  quelques  traits  de  la  division  cellulaire,  etc. 
Toutes  ces  recherches  ont  leur  intérêt,  mais  il  ne  viendra 
en  l'esprit  de  personne  qu'elles  acheminent  très  avant  dans  l'ex- 
plication de  la  vie. 

La  plasmologie.  —  Entrelenips  naissait  à  Naples,  dans  les 
laboratoires  de  von  Schrftn,  une  science  nouvelle,  appelée  peut- 
être  à  quelque  avenir  et  à  coup  sûr  intéressante  :  la  plasmologie. 
Au  cours  d'études  bactériologiques,  von  SchrOn  eut  rattentîon 
attirée  sur  la  manière  dont  cristallisaient  certaines  sécrétions 
albumineuses  de  bactéries  :  durant  toute  une  phase  de  leur  for- 
mation ces  cristaux  lui  parurent  présenter,  à  peu  près,  l'allure 
de  petites  masses  vivantes.  11  étendit  alors  ses  recherches  aux 
solutions  minérales  et  y  constata  les  mêmes  phénomènes.  Voici 
—  sominaireinent  —  quelques-uns  des  principaux  (1). 

Il  y  a  dans  l'existence  des  produits  sohibles  un  moment  parti- 
culièrement important  :  c'est  celui  où  l'équilibre  instable  d'une 
solution,  à  point  pour  cristalliser,  vient  à  se  rompre.  Que  s^e 
passe-t-il  alors  ?  Dans  la  masse  homogène  de  l'ean-mère,  dans 
le  pétroplasme,  se  détache  une  sorte  de  globule,  visible  grftce 
à  un  indice  de  réfraction  différent  de  celui  du  liquide.  A  l'inté- 
rieur  de  ce  globule  apparaissent  des  formations  réticulées,  puis 
de  petits  points  obscurs  comparables  à  des  noyaux  :  ce  sont  les 
**  péfrohlastes  „,  les  progéniteurs  des  éléments  cristallins.  Ces 
pétroblastes  ne  restent  pas  tous  enfermés  dans  le  globule  :  une 
partie  le  quitte  pour  aller  donner  naissance  k  d'autres  cris- 
taux embryonnaires  ;  mais  le  globule  est  lui-même  le  siège  d'une 
élaboration  cristalline  grâce  à  un  on  plusieurs  pétroblastes  qui  y 
demeurent.  Les  pétroblastes  ne  sont  pas  des  corpuscules  inertes  : 
ils  s'accroissent  en  attirant  à  eux  les  matériaux  du  pétro- 
plasnie  environnant  et  se  multiplient  —  comme  les  organismes 
unicellulaires—  par  division  ou  par  bourgeonnement.Von  SchrOn, 
très  frappé  de  ces  analogies  curieuses  avec  les  phénomènes 


(1)  Voir  :  M.  Benedikt,  Le  Biomécanisnte  oi<  néovîMisme  en  méd^ 
cine  et  en  biologie.  Traduit  par  Robert-Tissot.  Ire  partie.  Paris,  Maloine, 
19U1  ;2e  partie.  19U4.—  Id..  Les  Orighv's  des  formes  de  la  vie;  Rev.  Scninr., 
1905,  p.  417.  —  F.  di  Brazza  et  P.  Pirenne.  La  Vie  dafis  les  cristattx  ;  Ret. 
Scient.,  1904,  p.  518,  —  H.  Piéron,  Un  nouvel  aspect  de  la  lutte  du  méca» 
nis^ne  et  du  vitalisme.  La  plasmologie.  Rev.  Scient.,  1905,  p. 452.  Noos 
renvoyons  de  préférence  à  cet  article,  un  des  plus  judicieux  qu'ait  inspi- 
rés la  question  présente.  —  Jacques  Boyer,  La  Vie  descristaum.  CoaMOfl» 
1ÎM)4. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  325 

vitaux,  eu  arriva  à  la  conviction  que  les  cristanx  vivent  réelle- 
ment durant  les  stades  précristallins  et  nous  laissent  leurs  sque- 
lettes sous  la  forme  de  cristaux  parfaits.  Vie  éphémère,  dont  le 
professeur  napolitain  croit  lire  le  cycle  entier  dans  les  1^  000 
micro-pliotogrammes  on  il  en  a  fixé  maintes  et  maintes  fois  toutes 
les  étapes,  mais  aussi  vie  spontanément  organisée  au  sein  d*nne 
solution  inorganique,  **  génération  spontanée  ^  an  sens  le  plus 
rigoureux  du  mot. La  vie  n'est  pas  l'apanage  du  germe  organique, 
la  vie  est  une  propriété  moléculaire. 

Ces  vues  de  von  SchrAn  trouvèrent  quelque  écho,  notamment 
chez  le  professeur  de  Vieinie,  Moriz  Benedikt,  qui  les  rappela  à 
ses  lecteurs  dans  une  brochure  récente  (l).  Depuis  elles  furent 
vulgarisées  de  ci  de  là  et  eurent  la  bomie  fortune  de  prendre  le 
public  par  les  yeux  autaiït  et  plus  que  par  l'esprit,  grâce  à  de 
très  nombreuses  et  très  jolies  reproductions  photographiques. 
C'étaient  tantôt  de  belles  cellules  de  quartz,  rappelant  par  leur 
ampleur  et  la  netteté  de  leur  noyau  certaines  grandes  cellules 
glandulaires  de  tissus  animaux  ;  tantôt  des  figures  précristal- 
lines d'acide  salicylique  simulant  une  agglomération  de  cellules 
nerveuses  bipolaires  ou  plnripolaires;  tantôt  des  rhomboèdres 
d'acide  urique,  encore  munis  d'un  noyau,  mais  déjà  saisis  par  la 
rigidité  de  l'état  cristallin,  et  ainsi  de  suite.  Puis  un  savant  mexi- 
cain, M.  Herrera.  qui  s'est  fait  le  traducteur  de  la  brochure  de 
Benedikt  (2),  vint  ajouter  à  la  galerie  de  von  Schrôn  les  tableaux 
étranges  que  lui  avaient  dessinés  complaisamment  les  silicates: 
non  seulement  des  cellules  et  des  noyaux,  des  amibes,  des 
bacilles,  mais  des  diatomées,  des  radiolaires,  des  hyphes  et  des 
asques  de  champignons,  des  figures  en  spirème  et  jusqu'à  des 
méduses  et  des  lombrics.  De  son  côté,  M.  S.  Leduc  avait  obtenu 
des  formes  remarquables  par  des  procédés  relativement  simples: 
fuseau  et  asters  de  la  karyociuèse  (3),  tissus  liquides  à  belles 
cellules  nucléées  polyédriques,  tissus  gélatineux,  dont  les  cel- 


(1)M.  Benedikt,  op.  cit.,  1904-.—  Fd.,  Krystcdlisation  und  Morphogenesis. 
Bi&mechanische  Studie,  Wien,  1904. 

(î)  M.  Benedikt  et  A.  Herrera,  El  Biomp^anismo  o  Neovitalismo  en 
Medicina  y  en  Biologia.  Mexico,  1904-. 

(3)  S.  Leduc,  Diffusion  des  liquides.  Son  rôle  biologique.  C.  R.  Ac.  Se. 
Paris,  1904  (5  dée.).— Relativement  aux  phénomènes  de  la  karyocinèse, 
signalons  un  travail  récent,  qui  rappelle  les  recherches  de  Gallardo  : 
Prof.  M.  Hartog,  The  Dual  Force  of  fhe  diuiding  Cell  Part.  L  The  Achro- 
tncUic  Spindle- Figure  elucidcUed  hy  Magnetic  Chaitis  of  Force.  Phoc. 
Royal  Society,  513  B  (19  jan.  1905). 


I 


320  RliVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Iules,  à  membranes  nettement  marquées,  donnent  Timpression 
d'un  parenchyme  végétal,  et  autres  curiosités  de  ce  genre.  Plus 
d'un  lecteur,  peu  familiarisé  avec  la  morphologie  cellulaire,  dot 
se  dire,  en  voyant  passer  ce  défilé  d'ébauches  vitales,  que  le 
domaine  de  la  vie  organique  était  décidément  entamé  par  la 
matière  minérale. 

Les  radiobes.  —  Il  nous  reste  à  signaler  la  dernière  en  date 
de  ces  tentatives  biomécaniques.  Nous  en  empruntons  l'exposé 
à  son  auteur  responsable,  M.  John  Butler  Burke,  un  jeune  physi- 
cien irlandais  du  ^  Cavendish  Laboratory  „  de  Cambridge  (1). 
Étudiant  le  mode  de  formation  des  équilibres  moléculaires 
instables,  il  fut  amené  à  se  demander  si  de  pareils  groupeineiib 
ne  s'édifieraient  pas.  dans  certaines  substances  organiques,  sous 
l'action  du  radium.  L*ex[)érienco  était  relativement  aisée.  Uu 
bouillon  de  culture  contenant  une  forte  proportion  de  gélatine 
fut  distribué  entre  plusieurs  tubes.  Une  partie  de  ceux-ci 
reçurent  en  même  temps  une  petite  quantité  de  sels  de  radiuDi: 
bromure  ou  chlorure  ;  les  autres  tubes  servirent  de  contrôle.  Le 
tout  avait  été  soigneusement  stérilisé,  à  130"  C,  selon  les  pro- 
cédés ordinaires.  Or,  après  24  heures  environ  dans  les  bouillons 
saupoudrés  de  bromure,  après  trois  ou  quatre  jours  dans  les 
bouillons  saupoudrés  i\v  chlorure,  se  montra  à  la  surface  de  la 
gélatine  une  apparence  analogue  à  celle  dos  cultures  micro- 
bieinies.  apparenro  qui,  en  quinze  jours,  envahit  la  musse  vers 
le  bas,  jiistprà  un  bon  centimètre  de  la  surface.  De  plus,  la  portion 
de  la  gélatine  on  siégeait  l'apparence  en  (]uestion  déviait  à 
gauche  le  [)land(*  la  lumière  polarisée.  Dans  les  tubes  de  contrôle, 
ni  apparenie  de  cnllure,  i\\  [)onv()ir  rotaloire.  L*examen  micro- 
sco[n'(pn>  amena  de  nouvelles  constatations.  La  gélatine  des  tubes 
de  eontrôh'  ne  présenta  aucune  trace  de  bactéries.  Par  contre, 
celle  (|iii  avait  été  soumise  à  Taclion  du  radium  contenait  des 
formai iuiir^  ^ilnbulaires  de  dimensions  diverses  ne  dépassant 
guère  0,:{  |j.  "  l'n  examen  attentif  (»t  pri^longé  «le  leur  str-icture.de 
leur  manière  (réire  el  de  leur  liêveloppement,  écrit  M.  .J.  Burke, 
me  permet  à  peine  de  douter  (pTils  ne  constituent  des  corps 
liauU'meiil  organisés,  bien  (pi'ils  ne  soient  pas  des  bactéries.  « 
Que  ce  nr  soient  pas  des  bactéries,  on  l'admettra  facilement, 
puisque  la  stérilisation,  conime  le  [)ronvent  les  tubes-témoins, 

(1)  .Tnlin  Riiller  Rurke,  On  tlip  spontatienns  action  of  radio-<Mctivé 
hodirs  tw  ijrUit'mo  wediu.  Natche.  t.  7i,  mai  1ÎM)r>,  p.  7S.  Voir  aussi  Ibid., 
Juin.  lîH).i.  p.  '2n  el  t.  7:{.  nov.  11H):>,  p.  ',. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  327 

n*a  rien  laissé  à  désirer  et  que  d'ailleurs  ces  nouveaux  corpus- 
cules ne  donnent  pas  de  sous-cultures.  Mais  pourquoi  leur  attri- 
buer une  organisation  supérieure  à  celle  des  cristaux  ordinaires? 
Cesl,  répondra  M.  J.  Burke,  qu'ils  ne  sont  pas  des  "  agrégats  sta- 
tiques „  comme  les  cristaux,  mais  des  agrégats  dynamiques. 
En  effet,  le  corpuscule  —  le  radiobe,  puisqu'il  faut  l'appeler  par 
son  nom  —  s'accroît,  «e  multiplie  et  dépérit.  Une  limite  constante 
est  imposée  à  sa  croissance,  et  M.  Burke  attache  à  ce  fait  une 
importance  particulière,  parce  qu'il  y  voit  l'indice  d'une  adapta- 
tion des  relations  internes  aux  relations  externes,  c'est-à-dire, 
d'après  lui.  un  signe  de  **  vitalité  „.  Un  **  radiobe  „  serait  donc 
an  organite  intermédiaire  entre  un  cristal  et  un  protoplasme 
vivant  typiquement  constitué  :  il  se  forme  sous  la  seule  action 
des  énergies  inorganiques,  en  dehors  de  toute  influence  vivante  ; 
d'autre  part,  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  on  dirait  qu'il  vit. 

Ne  tiendrions-nous  pas  celte  fois  le  chaînon  tant  cherché  entre 
le  règne  minéral  et  le  règne  organique  ? 

Ce  n'est  pas  l'avis  de  tout  le  monde,  tant  s'en  faut.  Les  meil- 
leures autorités  scientifiques  de  Grande-Bretagne  ob>crvèrent 
dès  l'abord  une  prudente  réserve.  Eu  juillet  dernier  (1),  Sir 
William  Ramsay  émit  publiquement  ses  doutes  et  fit  entrevoir 
des  possibilités  d'explication  qui  réduisent  notablement  la  portée 
de  la  découverte  de  J.  Burke. 

Le  seul  fait  qui  pût  servir  de  base  sérieuse  à  l'interprétation 
proposée  par  J.  Buike  était  la  croissnnce  et  le  bourgeonnement 
des  corpuscules  gélatineux.  Sir  William  Ramsay  montre  que  ce 
fait  est  susceptible  d'mie  explication  mécanique  relativement 
simple.  "  L'émanation  (de  radium)  dissoute  dans  l'eau,  la  décom- 
pose en  ses  gaz  constituants,  l'oxygène  et  l'hydrogène.  Et  il  y  a 
proportionnalité  entre  le  degré  de  décomposition  de  Teau  et  le 
degré  d'altération  de  l'émanation.  An  début,  lorsque  celle-ci  est 
récente  et,  par  conséfjuent,  relativement  abondante,  la  (jnanlité 
des  gaz  libérés  est  comparativement  considérable  :  puis, à  mesure 
queréuîanalionse  raréfie, la  décomposition  se  ralentit,  une  moindre 
quantité  de  gaz  étant  produite  durant  la  même  unité  de  teuips.  „ 
D'autre  part,  "  la  solution  de  rémanation  dans  l'eau  possède  la 
curieuse  propriété  de  coaguler  l'albumine.  On  ignore  la  nature  pré- 
cise de  la  Iransformalion  ainsi  déterniinée.  Toujours  est-il  que, 
l'émanation  une  fois  mise  en  présence  d'un  liquide  qui  contient 

(1)  William  Ramsay,  Le  radium  ijentil  donner  la  vie  ?  Revue  gén. 
SCIE5C.,  t.  16,  1905,  p.  801. 


/ 


328  RirVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

de  1*albnminey  il  se  con.stitiie  dans  ce  liquide  des  cellules  ultra- 
niicrosi'opiques  „  par  TefFet  combiné  du  dégagement  gazeux  et  de 
la  coagulation  de  l'albumine.  Appliquons  ces  données  aux  expé- 
riences de  J.  Burke.  **  M.  Burke  emploie  du  bromure  de  radium, 
solide,  en  fine  poudre.  11  en  éparpille  quelques  minuscules  grains 
sur  son  bouillon  gélatine.  (lelni-ci  n'étant  qu'à  demi  solidifié,  il 
est  à  peu  près  certain  que  les  grains  de  bromure  de  radium  s'en- 
foncent quelque  peu  au-dessous  de  la  surface.  Ils  se  trouvent 
ainsi  dans  les  conditions  voulues  pour,  en  se  dissolvant,  décom- 
poser Tean.  c*est-à-dire  pour  libérer  de  l'ox^'géne  et  de  l'hydro- 
gène en  même  temps  que  de  l'émanation,  laquelle  reste  mélangée 
à  ces  gaz.  Il  se  forme  de  la  sorte  des  bulles  minuscules...  Et 
l'action  coagnlatrice  exercée  par  l'émanation  sur  l'albumine  do 
nnlien  étndié  fournit  à  chacune  de  ces  bulles  la  membrane  voulue 
pour  qu'elles  affectent  l'aspect  d'autant  de  cellules...  ,  Voilà 
pour  l'origine  des  radiobes  :  simples  ^  poches  „  gazeuses.  Voici 
maintenant  le  mystère  de  leur  croissance.  **  L'émanation  qui  se 
trouve  également  enclose  dans  cette  espèce  de  poche  continue  à 
décomposer  l'eau,  puisqu'elle  (l'eau)  diffuse  à  travers  la  paroi, 
et  avec  d'autant  plus  de  facilité  que  celle-ci  est  naturellement 
humide.  Cette  diffusion  n'est  cependant  pas  assez  rapide  pour 
empêcher  l'arcumnlation  des  gaz  et,  par  suite,  l'éclatement  de  la 
bulle,  éclatement  «pii  peut  se  produire  sur  plus  d'un  point.  „  Et 
le  bourgeonnement  ?  C'est  l)ien  simple.  "  Les  gaz  qui  s'échap- 
peut  par  ces  crevasses  eîi traînent  avec  eux  un  peu  de  Témana- 
tion,qui  les  dote  immédiatement  d'inie  poche  nouvelle  greffée  sur 
la  première.  Il  en  résulte  que  celle-ci  ressemble  à  une  cellule  de 
levure,  et  la  seconde  à  un  bourgeon...  „  **  Et  ce  processus  se  réi- 
térera nécessairement  taiït  que  le  radium  continuera  à  engendrer 
de  Témanatiou.  c'est-à-dire  ni  plus  ni  moins  que  pendant  des 
milliers  d'années. Les  **  organismes  „  de  M.  Burke  ont  donc  devant 
eux  une  belle  |)ers|)eclive  de  longévité.  „ 

Il  reste,  par  consé(iuent,  de  moins  en  moins  vraisemblable  que 
le  radium  puisse  faire  surgir  la  vie  dans  la  matière  brute  et  il 
faudra  se  résigner  à  éteindre  ce  rayon  d'une  gloire  bien  assez 
touffue  enrore.  Du  reste,  s'il  faut  en  croire  M.  W.  A.  Douglas 
Hmlge  (1),  les  sels  solubles  de  baryum  produiraient  sur  la  gela- 
tific  les  nHMnes  merveilleux  effets  que  les  sels  de  radium  :  gloire 
partagée,  gloire  anioindrie. 


(I)  W.  A.  Douglas  Ruilge,  Action  of  Radium  ScUls  on  Gélatin.  Naturb, 
t.  7-2,  cet.  1905,  pi  (>». 


^ 


REVUE    DES    RECUEILS    PERIODIQUES.  829 

Cette  réduction  de  raventure  des  radiobes  «^  des  propor- 
tions qu'elle  n'eût  jamais  dû  dépasser,  achèvera  sans  doute 
d'éteindre  une  querelle  de  priorité  qui  s'est  élevée  entreM.Burke 
et  M.  Raphaël  Dubois  (de  Lyon).  Celui*ci,  indépendamment  du 
premier,  avait  obtenu  des  cellules  gélatineuses,  de  **  grosses 
vacuolides  „,  sous  l'action  des  sels  de  radium,  de  baryum  et  de 
manganèse  (1).  M.  Burke  proteste  (:2)  contre  l'identification  de 
ces  vacuoles,  visibles  à  grossissement  moyen  et  de  structure 
probablement  cristalline,  avec  les  vrais  radiobes,  infiniment 
exigus,  dont  l'observation  exige  l'emploi  des  objectifs  les  plus 
puissants,  car  ils  atteignent  à  peine  la  taille  des  plus  petits 
diplococcus.  Faut-il  après  cela  débouler  M.  Dubois  de  ses  pré- 
tentions et  déclarer  thai  his  daim  to priorUy  is  qtiife  irrelevant? 
Nous  n'avons  pas  à  trancher  ce  litige  ;  essayons  plutôt  de  tirer 
la  morale  des  pages  qui  préfèdeiit  et  d'apprécier  h  leur  juste 
valeur  les  expériences  qu'elles  relatent. 

Si  une  trouvaille  sensationnelle  ne  vient  réhabiliter  les  radiobes, 
Tengoûment  du  grand  public  fera  bientôt  place  à  l'indifférence, 
peut-être  au  dédain, ce  qui  serait  injuste.  La  foule, même  instruite 
et  cultivée,  aime  les  coups  de  théâtre,  et  des  acteurs  qu'elle 
grandit  exige  (ju'ils  soutiennent  sans  faiblir  leur  rôle  factice. 
Qui  ne  voit  que  ce  procédé  est  aux  antipodes  de  la  méthode 
scientifique,  faite  totit  entière  de  calme,  de  patience,  de  mesure 
et  d'  **  objectivité  .,  ?  On  poinrait  écrire  sur  la  porte  des  labo- 
ratoires le  fameux  **  odi  profanum  vulgus  et  arceo  „.  Or,  les 
radiobes  relèvent  avant  tout  du  laboratoire.  Certes,  nous  nous 
permettons  de  trouver  leur  baptême  prématuré,  mais  nous  ne 
voudrions  pas  méconnaître  l'intérêt  sérieux  qu'ils  peuvent  pré- 
senter au  point  de  vue  de  la  cylomécanique.  11  convient  de  leur 
donner  une  place  à  côté  des  formations  précristallines.  Celles-ci 
offrent,  il  est  vrai,  des  apparences  morphologiques  rappelant 
parfois  plus  nettement  des  tissus  organiques,  mais  elles  se  pro- 
duisent aux  dépens  de  substances  infiniment  éloignées,  dans  leur 
constitution  chimique,  des  albumines  vivantes  ;  autrement  en 
va-t-il  des  bouillons  gélatineux  de  Burke,  et  les  transformations 
qui  s'y  manifestent  empruntent  de  ce  chef  une  signification  plus 
spéciale. 

Il  nous  reste  à  préciser  la  signification  biologique  de  la  plas- 
mologie  et  en  général  de  la  cylomécanique.  11  ne  viendra  à  la 

(1)  Voir  R.  Dubois,  La  gémration  spontafiée  par  le  radium  :  éobes  et 
radiobes.  Revue  des  Idées.  15  juill.  1905. 

(2)  Voir  Nature,  juill.  et  nov.  1905. 


r 


33o  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

pensée  de  personne  —  et  de  M.  Herrera  moins  que  de  tout 
autre  —  d'assimiler  les  lombrics,  les  méduses,  les  radiolaires 
ou  môme  les  amibes  silicateux  aux  modèles  vivants  qu'ils  copient 
grossièrement.  De  même  la  ressemblance  des  cellules  et  des 
tissus  de  MM.  von  SclirAn  et  S.  Leduc  avec  les  cellules  et  les  lis- 
sus  authenliquement  vivants  est  bien  superficielle,  et  n'émoovre 
que  médiocrement  un  biologiste  un  peu  familiarisé  avec  les 
détails  de  la  morphologie  cellulaire.  Ressemblance  lointaine, 
bornée  aux  grands  traits,  mais  qui  pourrait  être  infiniment  plus 
parfaite  sans  qu'on  eflt  le  droit  de  s'en  étonner...  Quant  aux  apti- 
tudes dynamiques  de  ces  formations,  quel  est  le  biologiste  étroit 
qui  eût  pu  les  dénier  à  priori  à  des  «igrégats  purement  minéraux? 
1/ètre  vivant  nu  pas  le  monopole  de  l'énergie,  on  le  savait 
depuis  longtemps  ;  il  n'a  pas  môme  le  monopole  d'une  certaine 
tendance  morphogéin'(ine,  comme  la  cristallographie  en  avait 
fait  foi.  Ponnpioi  des  agrégats  inorganiques  ne  présenter«iient-ils 
pas  des  phénomènes  analogues  à  la  croissance  et  an  bourgeon- 
nement ? 

Mais  j'entends  une  objection  :  où,  dans  ce  cas,  faire  passer  la 
limite  entre  le  vivant  et  le  non-vivant  ?  Oci  pourrait  n'être 
qu'affaire  d'écolo,  on  pure  (piestion  de  terminologie.  Mais  si 
nous  cherchons  la  démarcation  ol)j(H*tive  qui  serre  de  plus  près 
le  sens  commun,  nous  nous  servirons  avec  avantage  du  critérium 
séculaire  de  l'aristolélisme. Voici.  L'étude  du  monde  minéral  four- 
nit un  certain  nombre  <le  lois  générales  qui  régissent  les  activités 
de  ce  (pie  nous  appelons  la  matière  hrtite  :  de  plus,  Texercice 
de  ces  aclivilés  est  universellement  sounns  à  certaines  conditions 
d'es|)ace  et  de  temps.  Pa>sons  maintenant  aux  êtres  auxquels  le 
seiïs  comnnni  altribue  la  vie  à  coup  sur.  Nous  y  constatons  iid 
certain  nombre  de  propriétés  analogues  à  celles  du  monde  miné- 
ral ;  puis  des  mtxies  d'activité  plus  complexes,  «ïu'iine  analyse 
atlentive  piM-mcltrait  néainnoins  de  considérer  isolément  comme 
de  simples  resullantes  des  activité'^  l'iémenlaires  de  la  matière; 
enfin,  par  dessus  tout  Ci'la.  ou  pluir»t  compénélrant  et  ordonnant 
tout  cela,  un  syslènje  de  rvunlafious  et  <lr  corrélations,  qui  ne  se 
laissent  pas  réduire  en  coniposantesinorganiques  et  dont  la  mise  en 
(ï'uvre  c{'\u\\)\ie  jusqu'à  uu  certihi  itohit  aux  nécessités  spatiales 
des  énergies  p|iysiro-chinii<pies  (I).  (]elte  irréductibilité,  celte 

(1)  Nous  no  pouvons  taire  ici  la  triose  ni  la  preuve  de  cette  proposition. 
Le  locleur  se  reportera  avec  fruit  à  un  article  récent,  où  le  Prof  Gré- 
goire a  vulgarisé  ces  notions  délieales  avec  une  grande  solidité  philo- 
sophique et  une  rare  compétence  [Le  Mouvement  antitnécanieiade, 
Rev.  (jt^EST.  Scient.,  t.  58,  oct.  1U05|. 


^ 


RBVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  33  1 

différence  profonde  dans  le  mode  d'action,  cette  ^  autonomie  ^, 
pour  employer  l'expression  de  Hans  Drieseh,  partout  où  elle  se 
trouvera  réalisée,  sera  le  signe  d'une  activité  nouvelle  débordant 
les  activités  inférieures  ;  dans  le  cas  présent,  elle  sera  le  signe 
de  la  vie.  En  termes  expérimentaux,  la  question  de  la  limite  du 
vivant  et  du  non-vivant  se  pose  donc  comme  suit.  Voici  un 
*  agrégat  dynamique  „  :  vit-il  ?  Je  vous  réponds  par  cette  aller- 
native  :  Une  analyse  consciencieuse  vous  y  at-elle  montré  "autre 
chose  „  qu'une  application  plus  ou  moins  complexe  des  lois 
mécaniques,  physiques  et  chimiques  ?  —  Non.  Alors  il  ne  vit 
pas  :  ce  n'est  qu'un  ingénieux  mécanisme.  —  Oui.  Dans  ce  cas, 
disons  qu'il  vit.  Et  je  ne  prétends  nullement  que  votre  réponse 
puisse  toujours  être  aussi  catégorique:  il  se  présentera  —  surtout 
parmi  les  organismes  inférieurs  —  des  sujets  douteux  pour  les- 
quels la  preuve  d'une  "  autonomie  ^  serait  nialaisée  à  établir. 
Vous  lâcherez  alors  de  fonder  votre  conviction  sur  d'autres 
indices,  par  exemple  sur  des  analogies  de  structure  et  de  fonc- 
tionnement,  et  vous  vous  contenterez  d'une  probabilité  plus  pré- 
caire. 

Revenons  à  la  plasmologie  et  ii  la  eytomécanique.  On  y  réa- 
lise au  moyen  des  seules  forces  physico-chimiques  quelques 
phénomènes  analogues  à  ceux  cjui  se  rencontrent  universelle- 
ment chez  les  êtres  vivants.  La  constatation  est  fort  intéressante; 
que  pronve-t-elle  ?  Que  la  vie  s'est  organisée  spontanément  clans 
la  matière  brute?  Nullement,  mais  elle  nous  montre  mieux 
jusqu'à  quel  point  la  matière  vivante  est  soumise  aux  lois  génc- 
raies  des  équilibres  morphologiques  et  chiniiiiues;  elle  permettra 
peut-être  de  mieux  définir  de  quelle  manière  rénergie  vitale 
interfère  avec  les  causalités  extérieures.  Aucun  vilaliste  ne  pré- 
tend que  la  fonne,  la  structure  ou  les  réactions  chimiques  de 
l'être  vivant  soient  l'effet  exclusif  de  l'énergie  vitaUî  :  elles  sont 
l'effet  combiné  et  progressif  d'inie  tendance  interne  et  de 
diverses  causalités  extérieures  (  1),  Un  vitalisnie  bien  compris  ne 
peut  qu'accueillir  avec  faveur  tout  ce  cjui  lui  permeltni  de  se 
formuler  d'une  manière  plus  ne! te  :  rien  ne  rempéclie  donc  de 
fraterniser  avec  la  plasmologie  et  la  cytomécanicjue. 

Aussi,  du  point  de  vue  môme  du  vitalisnie,  est  ce  avec  plaisir 
et  sans  la  moindre  appréhension  (|ue  nous  avons  vu  surgir,  ces 
dernières  années,  divers  genres  de  recherches,  considérées  par 


(1)  La  Revue  publiera  ultérieurement  un  aperçu  de  Tétat  actuel  des 
rectierches  dans  le  domaine  de  la  morphologie  expérimentale. 


332  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

plusieurs  couime  un  appoint  au  mécanicisme.Telles.par  exemple, 
les  expériences  de  M.  Chunder  Bose  (1),  sur  la  **  sensibilité  des 
métaux  ^  à  Texcitation  électrique  ;  sur  les  phénomènes  de 
**  fatigue  „.  de  **  repos  „,  d'  **  empoisonnement  „,  etc.,  qu'ils  mani- 
festent... (Il  va  sans  dire  que  nous  n*en  tirons  pas  les  mêmes 
conclusions  que  M.  Chunder  Bose...).  Tels  encore,  et  surtout,  les 
travaux  relatifs  aux  solutions  colloïdales.  Le  platine  colloïdal 
décompose  Teau  oxygénée,  comme  le  font  certains  ferments  du 
sang,  et  oxyde  Talcool  aussi  U'w.n  que  le  mycoderma  aceti  ;  Tiri- 
dium  colloïdal  attaque  le  formiate  de  calcium  avec  autant  de 
succès  que  certaines  hactéries;  plusieurs  poisons,  qui  détruisent 
les  ferments  organiques  ou  en  entravent  l'action,  paralysent  de 
même  Tactivité  des  métaux  colloldaux  (â).  Ces  analogies  d'aetioo, 
pour  intéressantes  qu'elles  soient,  ne  donnent  pas  la  clef  des 
phénomènes  vitaux.  De  même,  les  ohservations  délicates  et  les 
hypothèses  ingénieuses  de  M.  Jean  Perrin  (8)  sur  les  phénomènes 
granulaires  des  solutions  colloïdales  ne  jnstitient  pas,  à  nos  yeux, 
Tespoir  exprimé  comme  suit  par  hi  chronique  de  la  Revue  géhé- 
KALE  DKS  SciKNCKS  :  **  Imi  rapprochant  les  travaux  de  M.  Perrin 
de  la  théorie  granulaire  de  la  matière  vivante,  telle  que  root 
adoptée  de  nombreux  biologistes,  on  arrive  peut-être  à  entrevoir 
comme  pas  trop  lointaine  une  solution  physico-chimique  des  pro- 
blèmes biologiques  (4)  „.  Lt  nous  en  dirons  autant  de  recherches 
plus  réccnles  encore,  par  exemple  de  celles  très  méritantes  de 
V.  Henri  et  Larguier  des  Bancels  (5)  sur  le  mécanisme  des 
actions  diastasiques  et  ra[)plication  à  la  physiologie  générale 
des  méthodes  de  la  chimie  physique. 

11  est  piquant  de  constater  qu'au  moment  même  où  plusieurs 
chimistes  et  [)hysico-chimistes  accentuaient  la  note  mécaniciste, 
le  Pnd*  Xeumeister  (0)  —  un  chimiste.  lui  aussi,  non  un  pur 
morjjhologiste  —  écrivait,  à  léna,  des  déclarations  comme  celles* 
ci  :  Les  vrais  phénomènes  vitaux  sont  intraduisibles  en  termes 
empruntés  aux  catégories  physico-chimiques  :  la  vie  est  une 
relali(Mi  réciproque  du  physique  et  du  psychique.  —  Les  activités 

(t)  .lagadis  ChnndtT  Bose,  Hespotise  in  the  Hving  and  noti-Uoing- 
Londou.  11M)!2.  Voir  aussi  :  Journal  de  Puysique,  août  1902. 

(:2)  Ci.  Le  Bon,  Énergie  iniraafomique,  Rev.  se,  lîKfâ,  p.  &51. 

(3)  C.  H.  AcAD.  Se.  Pahis,  t.  i:m  et  t.  137  {\m\), 

(i)  Rkv.  géx.  sciexc,  t.  14,  lîKW.  p.  lli2S. 

(r>)  Journal  de  Puysiol.  et  de  Patuou  génér.,  1904,  p.  ^1. 

((>)  IL  NeiniieistiT.  Betrachtnnuen  iïher  das  Wesen  der  Lebensermkti^ 
numjf'ii.  Ein  Bettrag  zum  BegrilTiIes  Protoplasmas.  Jena,  1903. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  333 

vitales  portent  l'empreinte  de  quelque  chose  de  transcendan- 
tal,  etc..  Bien  entendu,  ce  "  psychique  ^  et  ce  **  transcendan- 
tal  „  demandent  explication,  et  nous  n'y  souscririons  pas  sans 
réserves. 

Si  ces  lignes  tombaient  sous  les  yeux  du  Prof.  Max  Verworn, 
l'auteur  très  distingué  d'une  presque  classique  **  Physiologie 
générale  ff,  nous  serions  sans  doute  irrévocablement  classé  parmi 
ces  **  mystiques  „  de  la  biologie,  dont  la  multiplication  inspire 
des  crîiintes  sérieuses  à  la  sollicitude  scientifique  du  docte  pro- 
fesseur (1).  C'est  que  "  le  mysticisme  est  la  négation  même  de 
la  science  „...  Notre  cas  d-dilleurs  se  trouve  fort  aggravé  par 
l'appel  imprudent  que  nous  avons  fait  à  l'autorité  de  Neumeister 
et  surtout  de  Driesch.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'opportunité  d'alté- 
rer à  ce  point  le  sens  traditionnel  du  mot  "  mysticisme  „,  nous 
nous  bornerons,  pour  notre  défense,  à  laisser  le  lecteur  résoudre 
lui-même  la  question  suivante.  Au  double  problème,  que  Ver- 
worn formule  à  peu  près  en  ces  termes  :  1.  Les  processus  vitaux 
dépendent-ils  exclusivement  des  mêmes  principes  d'activité  que 
les  processus  de  la  matière  inanimée  ?  2.  Le'a  processus  psy- 
chiques, sont-ils  réductibles  aux  mêmes  principes  d'où  dépendent 
les  processus  matériels  ?  —~  A  priori  et  en  chœur,  Max  Ver- 
worn avec  tous  les  tenants  du  monisme  matérialiste  répondent 
oui.  Pour  nous,  fidèles  à  une  méthode  qui  fait  le  fond  même  de 
l'aristotélisme  et  de  la  philosophie  scolastiqne,  nous  répondons 
simplement  :  tout  dépend  de  l'examen  des  faits,  nos  principes 
nous  lient  au  verdict  de  l'expérience  ;  mais  nous  pensons,  et 
c'est  bien  notre  droit,  qu'actuellement  les  faits  disent  non.  Qui 
manque  **  d'esprit  scientifique  „  ?... 

J.  M.,  S.  J. 


PHYSIOLOGIE 


SUR    LE    MÉCANISME    DES    SÉCRÉTIONS    DIGESTIVES 

Le  regretté  P.  Hahn  a  rendu  compte,  dans  cette  Revue,  des 
travaux    de   Pawlow    sur  les    sécrétions    digestives.    L'habile 

(1)  Max  Verworn,  Principienfragen  in  der  Naturwissenschafi.  Jena, 


334  RKVIJJ3    DES    QUESTIONS   SCIENTIB'IQUES. 

physiologiste  russe  eut  le  mérite  de  mettre  en  belle  lumière 
expérimentale  deux  ordres  de  faits  vaguement  pressentis  par  le 
sens  commun  :  i^  Tinfluence  des  sensations  et  des  pures  repré- 
sentations imaginaires,  non  seulement  sur  la  sécrétion  salivaire, 
mais  aussi  sur  les  sécrétions  gastriques  ;  S»  Tadaptation  des 
sécrétions  gastrique  et  pancréatique  à  la  nature  des  aliments 
ingérés.  Le  premier  de  ces  faits  apportait  une  confirmation  non- 
velle  à  toutes  les  expériences  d'où  l'on  avait  pu  déduire  depuis 
longtemps  Taclion  d'un  mécanisme  nerveux  dans  le  fonctionoe- 
ment  des  glandes  digestives  ;  le  second  fait  ne  pouvait  guère  se 
concevoir  que  comme  TefTet  d'une  sensibilité  spéciale,  d'une  sorte 
d'électivité  des  terminaisons  nerveuses  affleurant  aux  muqueuses 
qui  se  trouvaient  en  contact  avec  les  matières  alimentaires.  D'où, 
chez  plusieurs  physiologîsstes,  la  tendance  à  attribuer  nue  impor 
tance  trop  exclusive  à  l'action  du  système  nerveux  dans  les 
sécrétions  digestives.  Il  fallut  en  rabattre  un  peu,  et  au  chapitre 
de  Vaction  secrétaire  réflexe  doit  se  joindre  aujourd'hui  le 
chapitre  de   VacHon  sécréiùire  humorale. 

Action  sécrétoire  humorale.  Sécrétine  et  sécrétion  pan- 
créatique. —  Les  principaux  pionniers  de  cette  nouvelle  con- 
quête furent  deux  savants  anglais,  Bayliss  et  Starling.  Ils  expo* 
sèrenl  leurs  recherches  dans  une  **  lecture  „,  faite  devant  la  Royal 
Society,  le  24  mars  1904  (1).  Voici,  dégagés  de  cette  communi- 
cation, quelques  points  plus  intéressants. 

Pour  Pawlow,  la  sécrétion  pancréatique,  aussi  bien  queli 
sécrétion  salivaire, résulte  d'un  processus  nerveux  réflexe.  Contre 
cotte  manière  de  voir,  une  première  difTiculté  surgit  bientôt  des 
expériences  de  Popielski  (i)  et  de  VVertheimer  (3).  On  savait  que 
l'introduction  d'une  certaine  quantité  d'acide  dans  le  duodénum 
provoquait  la  sécrétion  pancréatique.  Rien  en  cela  qui  contredit 
les  vues  de  Pawlow,  l'attaque  de  l'acide  déterminant  une  réaction 
rétlexc.  iMais  voici  que  |;i  sécrétion  pancréatique  se  produisait 
encore  après  rupture  de  toute  communication  nerveuse  de  l'io' 
tcstin  et  dn  pancréas  avec  le  système  nerveux  central,  bien  plus 
après  extirpation  des  ganglions  du  plexus  solaire.  Les  voies  do 

(t)  The  Chemical  Régulation  of  the  Secretonf  Process.  By  D»"  Bayliss 
T.  R.  S.  and  Prof.  Starling  T.  R.  S.  (Read  beforo  Iho  Royal  Society. 
Croonian  lerturel.  Voir  aussi  leurs  communications  antérieures  :JorBii. 
PnvsioL.,  vol.  28, 1002.  —  (^entiialulatt  fCIb  Physioi..,  1902. 

{i)  Gazette  clinique  de  Botkin.  1900. 

(3)  Journal  de  Puysiol..  etc.  Vol.  3, 1901. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  335 

réflexe  pancréatique  —  si  réflexe  il  y  a  -—  devenaient  fort  mal- 
aisées à  reconnaître  et,  dans  ce  cas,  se  trouvaient  donc  restreintes 
aux  éléments  nerveux  et  aux  connexions  nerveuses  du  duodénum 
et  du  pancréas. 

Bayliss  et  Starling  reprirent  la  question  à  ce  point  et  furent 
assez  heureux  pour  instituer  **  Texpérience  cruciale  „,  qui  con- 
sistait, en  l'occurrence,  à  obtenir  la  sécrétion  pancréatique  en 
versant  de  l'acide  dans  une  boucle  intestinale  préalablement 
isolée  de  toute  communication  nerveuse  avec  le  pancréas  et  avec 
le  reste  du  corps.  L'arc  réflexe  ayant  été  rompu,  il  fallait  bien 
qu'une  autre  voie  eût  assuré  la  corrélation  observée  entre  l'in- 
testin et  le  pancréas  :  ne  restait  guère  que  la  voie  circulatoire. 
Mais  une  question  se  posait  alors  :  était-ce  l'acide  qui,  absorbé 
par  la  muqueuse  intestinale,  était  charrié  par  le  sang  jusqu'au 
pancréas  et  y  provoquait  la  sécrétion  ?  était-ce  une  autre  sub- 
stance née  sur  le  parcours  et  sous  l'action  de  Tacide  ?  De  nou- 
velles expériences  tranchèrent  rallernative.  L'acide  injecté  direc- 
tement dans  les  vaisseaux  sanguins  ne  donna  lieu  à  aucune 
sécrétion.  Un  élément  nécessaire  à  l'excilalion  sécrétoire  était 
donc  produit,  en  amont,  dans  la  n)uqnense  intestinale  elle-même. 
Et,  en  effet,  il  suffit  de  faire  agir  l'acide  chlorhydrique  sur  les 
produits  de  r&clage  de  cette  muqueuse  pour  obtenir  un  mélange 
dont  l'injeclion  dans  le  torrent  circulatoire  amenait  une  abon- 
dante sécrétion  pancréatique.  Cet  excitant  sécrétoire  originaire 
de  la  muqueuse  fut  appelé  sécrétine. 

Nous  ne  suivrons  pas  les  auteurs  anghiis  dans  l'étude  des 
caractéristiques  chimiques  —  encore  toutes  négatives —  de  leur 
sécrétine.  Elle  n'est  ni  un  protéide  coagulable,  ni  un  ferment,  ni 
un  alcaloïde.  Comme  l'adrénaline,  elle  est  extrêmement  oxydable, 
et  comme  l'adrénaline  aussi,  elle  jouU  de  propriétés  qui  ne  sont 
pas  individuelles  ou  spécifiques  au  sens  limitatif  de  ces  mots  :  la 
sécrétine  du  chien  peut  provoquer  la  sécrétion  pancréatique,  non 
seulement  chez  un  autre  chien,  mafs  chez  les  vertébrés  les  plus 
divers  :  singe,  chat,  lapin,  oiseau,  grenouille,  etc.. 

Sécrétine  et  sécrétion  biliaire.  —  On  sait  le  rapport  étroit 
qui  existe,  chez  les  mammifères  supérieurs  surtout,  entre  la 
sécrétion  biliaire  et  la  sécrétion  pîmcréatique:  à  plusieurs  points 
de  vue  le  concours  simultané  des  deux  sucs  est  indispensable  à 
une  digestion  normale.  Or,  il  paraîtrait  que  la  sécrétion  biliaire 
est  amorcée  ou  accélérée  par  le  même  mécanisme  humoral  qui 
excite  l'activité  du  pancréas.  Les  divers  travaux  relatifs  à  cette 


336  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIExNTIFigUES. 

question  se  confirment  les  uns  les  autres.  Henri  et  Portier  (1), 
puis  Ënriquez  et  Halliou  (2)  mirent  nettement  en  évidence  l'action 
accélératrice  de  la  sécrétine  sur  la  production  de  la  bile.  Bayliss 
et  Starling  (8),  de  leur  côté,  arrivèrent  aux  mômes  résultats  en 
injectant  dans  les  veines  une  solution  de  sécrétine  aussi  parfaite- 
ment purifiée  que  possible.  Falloise  (4)  surtout,  grâce  au  soin 
qu'il  prit  de  n'injecter  que  des  produits  débarrassés  d'albumoses 
et  de  sels  biliaires,  put  établir  des  conclusions  irréprochables. 
Ces  recherches,  et  d'autres  encore,  permettent  de  conclure  au 
parallélisme  complet  des  processus  excito-sécrétoires  humoraux 
provoquant  d'une  part  la  sécrétion  pancréatique  et  d'autre  part 
la  sécrétion  biliaire.  Dans  les  conditions  physiologiques,  le 
chyme  acide,  passant  de  Testomac  dans  le  duodénum,  *"  engendre, 
aux  dépens  d'une  prosécrétine  contenue  dans  la  muqueuse 
duodénale,  une  sécrétine  qui,  résorbée  par  les  racines  du  sys- 
tème-porte, est  entraînée  au  foie  et  en  accélère  l'activité  sécré- 
toire  „,  tout  en  se  portant  simultanément  vers  le  pancréas  pour 
en  exciter  et  en  activer  la  sécrétion. 

Le  fait  dune  sécrétion  humorale  —  pancréatique  et  biliaire  — 
est  sutlisamment  établi  par  les  observations  rappelées  ci-dessus. 
Ënriquez  et  Hallion  l'ont  confinné  par  une  expérience  fort  élé- 
gante. Dans  le  duodénum  d'un  chien  porteur  d'une  fistule  pan- 
créatique, on  injecte  une  solution  faible  d'acide  chlorhydrique.  Le 
suc  pancréatique  vient  sourdre  à  l'orifice  fistulaire.  Peu  après 
le  début  de  cette  réaction,  on  prélève  au  chien  en  expérience 
une  certaine  quantité  de  sang,  qu'on  transfuse  à  un  second  chien  : 
une  forle  sécrétion  pancréatique  s'établit  bientôt  chez  ce  dernier. 
L'excitation  sécrétoire  ne  peut  ici  provenir  que  de  la  sécrétine 
contenue  dans  le  sang  transfusé.  Le  fait  semble  donc  bien  clair. 

S'ensuit-il  pourtant  que  les  sécrétions  pancréatique  et  biliaire 
se  produisent  exclusivement  par  voie  humorale,  nullement  par 
voie  réflexe  ;  que  par  conséquent  l'opinion  de  Pawlow  soit  totale- 
ment erronée?  Pareille  affirmation  déborderait  notablement  les 
prémisses  expérimentales  ;  même,  n'en  déplaise  à  plusieurs  phy- 
siologistes, cet  exclusivisme  semble  condamné  par  l'expérience 
suivante,  dont  nous  empruntons  l'exposé  à  Hédon  (1904).  ^  La 
sécrétion  pancréatique  s'établit  encore,  lorsqu'on  injecte  l'acide 

(1)  C.  H.  Soc,  BioL.,  19U2,  p.  620. 

(2)  Ibid.,  1903. 

(3)  Journal  of  Physiology,  t.  28,  p.  325. 

(4)  Bulletin  Ac.  roy.  de  Belgique,  Cl.  d.  Se,  1902,  p.  945,  et  1903, 
pp.  757-791. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  33/ 

dans  une  anse  intestinale  isolée,  à  connexions  nerveusei  intactes, 
mais  dont  on  dérive  le  sang  veineux  à  l'extérieur,  de  manière 
que  la  sécréline  ne  puisse  pas  se  déverser  dans  le  torrent  circu- 
latoire. „  Il  est  donc  probable  que  les  deux  processus  —  réflexe 
et  humoral  —  coexistent  et  s'enchevêtrent  dans  Pacte  physio- 
logique complexe  de  la  sécrétion. 

Régulation  qualitative  de  la  sécrétion  pancréatique.  — 
Mais  à  tout  le  moins  le  second  fiiit  signalé  par  Pavvlow,  Vadapta- 
tion  des  sécrétions  digestives  à  la  composition  des  aliments 
iïigérés,  pouvait-il  s'expliquer  en  dehors  d'une  influenie  ner- 
veuse ?  Eu  particulier,  la  régulation,  non  plus  seulement  quanti- 
iative,  mais  qualitative,  de  la  sécrétion  pancréatique,  n'indiquait- 
elle  pas  une  réactivité  spéciale  des  terminaisons  nerveuses  delà 
muqueuse  intestinale?  C'est  ce  que  pensaient  l^avvlow  et  plusieurs 
de  ses  élèves:  Vasilieff  (1),  Jablonsky  (2),  Wallher  (3).  Les 
tables  .d'observations  qu'ils  publièrent  soulèvent  pourtant  une 
objection;  c'est  que  l'adaptation  qu'elles  révèlent  est  fort  impar- 
faite, bien  qu'on  ne  puisse  nier  une  variation  dans  les  propor- 
tions des  divers  ferments  pancréatiques  consécutive  k  l'établis- 
sement d'un  nouveau  régime  alimentaire.  Popielski  (4),  en  11)03, 
porte  le  scepticisme  plus  loin  et  se  refur^e  à  reconnaître  une 
adaptation  véritable  du  suc  pancréatique  à  la  nature  chimique 
des  substances  en  digestion  ;  les  variations  observées  sont 
réelles,  mais  trennent  à  d'autres  causes. 

Il  existe  cependant  un  cas  bien  net  d'adaptation  du  suc  pan- 
créatique à  la  composition  chimique  de  l'aliment  ;  et  il  a  suggéré 
à  Bayliss  et  Slarling  une  jolie  série  d'expériences.  Fischer  et 
Kiebel(l895)  (5),  Portier  (1898)  ((î)  avaient  constaté  l'inactivité 
complète  de  l'extrait  aqueux  de  pancréas  vis  à-vis  du  lactose.  En 
18il9,Weinland  (7)  confirma  cette  observation  pour  ce  qui  concer- 
nait les  animaux  soumis  à  une  alimentation  d'où  le  lait  était  pro- 
scrit ;  mais  il  trouva  que  l'extrait  pancréatique  d'animaux  nourris 
au  moyen  de  lait,  additionné  parfois  de  lactose,  contenait  une 
proportion  considérable  de  ladase,  ferment  inversif  du  sucre 

(1)  Arch.  des  Se.  BioL.  St.  Pélersburg,  1893. 

(2)  Ism.,  189B. 

(3)  IBID.,  1899. 

(4)  Centralblatt  fCr  Phvsiol.,  1903. 

(5)  SiTZUNC.SBER.  K.  Preuss.  Akad.  Wiss..  1895.  p.  73. 

(6)  C.  R.  Soc.  BioL.,  1898.  p.  387. 

(7)  Zeitschrift  fCr  Biol.,  t.  38, 1899  et  t.  40, 1900. 

III^StniK.  T.  IX.  îi 


338  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Icictose.  La  présence  d'une  lactase  dans  le  suc  pancréatique  était 
donc  bien  réellement  déterminée  par  l'ingestion  de  lactose  en 
plus  ou  moins  grande  quantité. 

Quel  était  le  mécanisme  de  cette  adaptation  ?  Bayiiss  et  Star- 
ling  tentèrent  de  l'analyser.  Diverses  hypottièses  explicative3  se 
trouvèrent  successivement  éliminées.  Ainsi,  Ton  pouvait  sup- 
poser que  la  production  de  lactase  par  le  pancréas  était  due  à  la 
présence,  dans  le  sang,  du  lactose  absorbé  au  niveau  de  l'intestin 
grêle  :  cette  supposition  fut  écartée  par  l'inefficacité  constatée 
d*injections  intraveineuses  de  lactose.  Mais  la  muqueuse  intes- 
tinale elle-même  contient  toujours  une  certaine  proportion  de 
lactase  opérant  dans  le  duodénum  l'inversion  d'une  certaine 
quantité  de  sucre  lactose  ;  d'où  une  double  possibilité:  la  lactase 
pancréatique  pouvait  être  sécrétée  sous  l'influence  des  premiers 
produits  d'inversion,  entraînés  par  le  sang  jusqu'au  pancréas  ; 
elle  pouvait  aussi  n'être  que  la  réapparition  de  la  lactase  intes- 
tinale, émise  en  plus  grande  abondance  et  partiellement  réso.rbée. 
L'expérience  vint  infirmera  la  fois  ces  deux  hypothèses. En  effet, 
l'injection  de  galactose  pas  plus  que  l'injection  d'une  solution 
très  riche  en  lactase  ne  fit  apparaître  la  moindre  trace  de  ce 
ferment  dans  le  suc  pancréatique.  Restait  l'hypothèse  d'une 
régulation  purement  nerveuse,  au  sens  de  Pawlow  ;  encore  une 
fois,  l'expérience  s'y  montra  défavorable.  Car  d'abord  cette 
influence  nerveuse  s'accordait  malaisément  avec  la  lenteur 
extrême  de  la  réaction  pancréatique  :  plus  d'une  heure  après 
injection  de  lactose  dans  le  duodénum,  la  lactase  n'apparaissait 
pas  encore  dans  le  suc  pancréatique.  Mais  voici  qui  trancha  la 
question.  L'injection  intraveineuse  ou  sous-cutanée  d*un  extrait, 
ol)tenu  par  macération  de  l'intestin  grêle  d'un  chien  alimenté  au 
lait,  provoqua,  chez  un  chien  nourri  de  biscuit,  Tapparition  du 
ferment  inversif  dans  le  suc  pancréatique.  Bayiiss  et  Starling 
reproduisirent  huit  fois  cetfe  expérience  avec  un  succès  constant. 
Elle  entraînait  une  conséquence  bien  nette  :  c'est  que  la  forma- 
tion de  lactase  dans  le  pancréas  pouvait  se  produire,  indépen- 
damment de  toute  irritation  des  terminaisons  nerveuses  de  la 
muqueuse  intestinale,  sous  l'action  d'une  **  substance  x  „  appa- 
raissant dans  cette  muqueuse  à  la  suite  d'une  alimentation  riche 
en  lactose.  Il  était  naturel  de  rapprocher  cette  "  substance  x  „  de 
la  sécrétine,  de  la  considérer  comme  une  sécréline  spéciale  qui 
devrait  ses  propriétés  nouvelles  à  Taction  du  lactose  sur  la 
muqueuse  duodénale.  Malheureusement,  la  sécrétine  résiste  à 
l'ébullition  —  qui  intervient  d'ailleurs  dans  son  procédé  de  pré- 
paration —tandis  que  la  "  substance  x*„  est  détruite  ou  du  moins 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  BSq 

devient  inactive  par  rébuUition.  Il  semble  donc  que  cette  ^  sub- 
stance ^  soit  quelque  chose  de  distinct  de  la  sécrétine,  quelque 
chose  qui  viendrait,  à  l'action  excito-sécrétoire  de  celle-ci, 
ajouter  une  influence  spécificatrice.  On  pourrait  se  demander, 
avec  les  auteurs  anglais,  si  les  variations  qui  se  produisent  dans 
les  proportions  des  trois  principaux  ferments  pancréatiques 
—  trypsine,  amylopsine,  stéapsine  —  ne  seraient  pas  réglées 
par  un  mécanisme  analogue. 

Ces  recherches  ouvrent  des  voies  nouvelles,  sans  suffire  encore 
à  démêler  les  attributions  respectives  de  la  régulation  nerveuse 
et  de  la  régulation  chimique  dans  les  processus  sécrétoires.  Le 
progrès  scientifique  se  fait  par  oscillations  successives  :  hier 
toute  régulation  était  nerveuse,  maintenant  la  vogue  passe  au 
chimisme.  L'avenir  dira  peut-être  si  l'adage  **  in  medio  stat  vir- 
tus  „  trouve  ici  son  application. 

Sapocrinine.  —  La  sécréline  deBayliss  etStarling  est  obtenue 
à  la  suite  d'une  injection  d'acide  chlorhydrique  dans  la  première 
portion  de  l'intestin  grêle.  Or,  au  témoignage  de  Babkine,  l'intro- 
duction de  savons  alcalins  dans  le  duodénum  provoque  elle 
aussi  une  abondante  sécrétion  pancréatique.  Ce  phénomène  fut 
étudié  de  plus  près  par  Fleig  (1903)  (1),  qui  le  trouva  absolument 
parallèle  à  celui  qu'avaient  décrit  Bayliss  et  Starling  :  le  suc 
pancréatique  obteim  était  identique  au  suc  de  sécrétine  ;  sa 
sécrétion  était  provoquée,  non  par  voie  réflexe,  mais  par  voie 
humorale  :  la  substance  excito-sécrétoire  se  formait  au  niveau 
de  la  muqueuse  intestinale  et,  charriée  par  le  sang,  allait  irriter 
les  cellules  sécrétrices  du  pancréas.  Fleig  appela  cette  substance 
sapocrinine,  pour  la  distinguer  de  la  sécrétine  qu'il  considère 
comme  une  oxtfcHnine  :  leur  action  physiologique  est  d'ailleurs 
identique. 

Sécrétion  du  suc  intestinaL  Le  mécanisme  de  cette 
séirétion  laisse  encore  les  physiologistes  un  peu  perplexes.  Pour 
les  uns,  elle  ne  s'établit  que  sons  une  excitation  locale,  jamais  à 
dislance  du  segment  irrité  ;  pour  d'autres,  l'excitation  est  trans- 
mise, par  voie  nerveuse  ou  autrement,  à  des  éléments  glandu- 
laires éloignés.  Delezenne  et  Frouin  (i)  ont  apporté  récemment 
de  précieux  éclaircissements  à  la  question.  Tout  d'abord,  la 


(1)  Journal  de  Physiol.  etc.,  1904,  14  janv, 
&)  G.  R.  Soc.  BioL.,  1904,  20  févr. 


340  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

divergence  de  vues  des  divers  expérimentateurs  s'explique  fort 
naturellement  par  le  fait  constaté,  que  l'influence  à  distance  ne 
s'exerce  que  dans  le  duodénum  et  dans  la  première  portion  du 
jéjunum,  mais  non  plus  au  delà.  Selon  le  segment  d'intestin  grêle 
qu'avaient  isolé  et  observé  ces  auteurs,  leur  conclusion,  relati- 
vement à  l'influence  à  distance,  fui  affirmative  ou  négative.  Ainsi 
donc,  dans  tout  le  segment  supérieur  de  l'intestin  grêle,  une 
excitation  locale  détermine  une  réaction  glandulaire  étendue. 
Par  quel  mécanisme  ?  Action  réflexe  ou  bien  action  humorale  ? 
Delezenne  et  Frouin  démontrèrent  par  d'ingénieuses  expériences 
(rappelant  celles  que  nous  avons  signalées  plus  haut)  que  la 
sécrétion  du  suc  entérique  dans  le  segment  duodénal  et  jéjunal 
supérieur  était  provoquée  par  une  sécrétine  élaborée  dans  la 
muqueuse  duodénale  au  contact  du  chyme  acide.  Rien  ne  diffé- 
renciant cette  sécrétine  de  celle  de  Bayliss  et  Starling,  on  peut 
admettre,  d'une  manière  générale,  qu'au  passage  du  chyme  dans 
l'intestin,  un  seul  et  même  excitant  sécrétoire  s'élabore  au  sein 
de  la  muqueuse  duodénale  et  se  distribue  par  voie  sanguine  aux 
trois  systèmes  glandulaires  dont  la  mise  en  activité  importe,  pour 
l'heure,  à  la  digestion  normale  :  le  pancréas,  le  foie  et  les  glandes 
de  Lieberkûhn. 

Il  convient  de  ne  pas  oublier  que  les  expériences  établissant 
le  fait  d'une  action  sécrétoire  humorale  n'excluent  en  aucune 
façon  —  dans  le  cas  de  l'intestin  pas  plus  que  dans  le  cas  du 
foie  ou  du  pancréas  —  la  possibilité  d'une  action  réflexe  juxta- 
posée à  la  première. 

Entérokinase.  -—  On  sait  que  le  suc  pancréatique  contient, 
entre  autres  ferments,  celui  que  Ton  a  nommé  la  trypsineei  qui 
a  fonction  de  solubiliser  les  albumines.  Or,  le  suc  pancréatique, 
tel  qu'il  sort  de  la  glande,  est  inactif  vis-à-vis  des  albumines  : 
on  admet  qu'il  ne  contient  encore  qu'une  protrypsine,  un  tryp- 
sinogène,  qui  se  transformera  en  ferment  actif  sous  l'action  de 
diverses  circonstances  réalisées  dans  le  duodénum.  L'école  de 
Pawlow  montra  que  l'agent  de  cette  transformation  était  un 
élément,  de  l'ordre  des  ferments,  contenu  dans  le  suc  intestinal  : 
cet  élément  reçut  le  nom  (V entérokinase.  Des  Hna^e^  ayant  une 
action  identique  furent  d'ailleurs  trouvées  par  Delezenne  dans 
les  leucocytes,  chez  certaines  bactéries,  certains  champignons, 
etc.  Que  l'entérokinase  transforme  le  trypsinogène  en  trypsine 
active,  comme  le  pense  Pawlow,  ou  bien,  comme  le  croit  Dele- 
zenne, se  fixe  sur  l'albumine  pour  la  sensibiliser  à  l'action  de  la 


REVUE   DES    RECUEILS   TÉRIODIQUES.  34 1 

trypsine,  le  résultat  pratique  est  le  même,  c'est  de  rendre  actif 
sur  Talbumine  le  suc  pancréatique.  Or,  sur  la  foi  d'un  passage  — 
mal  interprété  —  de  Heidenhain,  on  avait  cru  jusqu'ici  que  la 
collation  d'activité  au  suc  pancréatique  pouvait  s'opérer  tout 
aussi  bien,  sans  entérokinase,  sous  la  seule  influence  des  acides 
dilués  ;  que,  par  conséquent,  dans  la  digestion  ordinaire,  elle 
était  doublement  assurée  par  rintervention  du  suc  entérique  et 
du  chyme  acide  venant  de  l'estomac.  Encore  une  conception  à 
réformer,  si  toutefois  nous  pouvons  nous  en  rapporter  à  un 
mémoire  récent  de  Hekma  (de  Groninglie)  (1)  :  l'action  des  «icides 
ne  confère  au  suc  pancréatique  aucune  activité  zymotique  ;  si  la 
protrypsine  devient  active,  elle  le  doit  toujours  à  une  kinase, 
et  normalement,  à  l'entérokinase  du  suc  intestinal. 

Elinases  artificielles.  —  Quiconque  s'intéresse  au  progrès  de 
la  physiologie  générale  aura  sans  doute  remarqué  toute  une 
série  de  travaux  récents  sur  les  propriétés  des  i^olutions  colloï- 
dales. Nous  y  reviendrons,  s'il  y  a  lieu,  dans  des  numéros  ulté- 
rieurs de  cette  Revue.  On  nous  permettra  cependant  de  signaler 
dès  maintenant,  en  deux  mots,  un  des  aspects  plus  rigoureuse- 
ment biologiques  de  ces  importantes  recherches.  Comme  l'écri- 
vait, il  y  a  peu  de  temps,  Victor  Henri,  elles  **  nous  font  entrevoir 
que  les  phénomènes  d'agglutination  et  d'hémolyse,  que  l'action 
des  toxines,  des  antitoxines  et  des  venins  doivent  se  ramener  à 
des  actions  de  colloïdes  organiques  ^  (2).  Cette  vue  théorique 
vient  de  trouver,  grâce  à  Larguier  des  Bancels,  une  réalisation 
partielle.  Appliquant  au  suc  pancréatique  et  à  l'albumine  les  con- 
séquences de  ses  recherches  antérieures  relatives  à  "  l'influence 
des  électrolytes  sur  l'action  réciproque  de  divers  colloïdes  „,  il 
créa  pour  ainsi  dire  la  kinase  artificielle,  c'est-à-dire  qu'il  put, 
par  une  série  de  moyens  purement  physico-chimiques  et  d'ail- 
leurs excessivement  simples,  rendre  actif  sur  l'albumine  le  suc 
pancréatique  inactif  (8).  Voilà  encore  un  mode  d'activité  soustrait 
à  l'empire  direct  et  exclusif  de  la  vie. 


(1)  JouRN.  DE  Physiol.  etc,  t.  6,  no  ],  p.  25. 

(2)  Le  Rôle  des  colloïdes  en  Biologie,  Rev.  gén.  des  Se,  1905,  p.  640. 

(3)  Nous  nous  permettons  de  signaler  encore  deux  communications 
qui  nous  parviennent  au  dernier  moment  :  C.  Delezenne,  Actioation  du 
suc  pancréatique  par  les  sels  de  calcium,  C.  R.  Acad.  Se.  Paris.  Vî  nov. 
1905  et  C.  R.  Soc.  de  Biol.,  18  nov.  190.5.  —  1d.,  Sur  le  rôle  des  sels  de 
calcium  dans  VaHivation  du  suc  pancréatique.  Spécificité  du  calcium. 
C.  R.  Acad.  Se.  Paris,  27  nov.  1905  et  C.  R.  Soc-  de  Biol.,  25  nov.  1905.  — 


/ 


342  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Suppression  fonctionnelle  du  pancréas.  —  Le  suc  pancréa- 
tique étant  le  principal  agent  de  la  digestion  normale,  on  conçoit 
que  sa  suppression  doive  amener  des  troubles  considérables 
dans  la  nutrition.  Il  semblerait  cependant  qu'on  les  a  un  peu 
exagérés,  et  que  le  pancréas  puisse  être  jusqu'à  un  certain  point 
suppléé  par  les  autres  glandes  digestives.  C'est  une  des  conclu- 
sions d'un  récent  travail  de  E.  Zunz  et  L.  Mayer,  qui  font  bien  res* 
sortir  cjBtte  nouvelle  application  de  la  loi  si  intéressante  des  sup- 
pléances organiques.  ^  La  suppression  fonctionnelle  du  pancréas, 
écrivent-ils,  au  moins  en  tant  que  producteur  du  sue  pancréatique, 
n'a  qu'un  retentissement  minime  sur  l'état  général  des  animaux 
opérés,  grâce  au  système  habituel  de  compensation (1).^  En  effet, 
la  ligature  des  canaux  pancréatiques  provoque  une  intervention 
beaucoup  plus  large  du  suc  gastrique  d'une  part,  d'autre  part  de 
l'érepsine  et  des  autres  ferments  intestinaux. 

Cette  rapide  revue  de  quelques  travaux  récents  suffira  sans 
doute  à  faire  saisir  le  progrès  constant  qu'a  réalisé,  même  après 
les  recherches  de  Pawlovv,  le  chapitre  du  mécanisme  des  sécré- 
tions digestives.  Ici  comme  ailleurs,  les  faits  nouveaux  ont  sus- 
cité de  nouveaux  problèmes,  et  la  question  n'est  point  épuisée, 
tant  s'en  faut. 

J.  M.,  S.  J. 

Comme  on  le  sait,  le  suc  de  sécrétine  est^  de  soi,  iuactlf.  M.  Delezeune 
le  rend  actif  pur  simple  addition  d'un  sel  soluble  de  calcium.  I/action 
du  sol  calcique  serait-elle  donc  Identique  à  celle  de  la  kinase  ?  Non  :  car 
le  suc  pancréatique  filtré  sur  paroi  de  collodiou,  n'est  plus  activable  par 
les  sels  de  Ca,  mais  bien  encore  par  la  kinase  proprement  dite.  Le  filtre 
sépare  donc  une  substance,  qui.  a^joutée  à  un  sel  de  Ca,  semble  douée 
des  mêmes  propriétés  que  la  kinase.  L'auteur  émet,  sous  toutes  réserves, 
rtiypothùse  que  les  sels  de  calcium  interviendraient  dans  la  formation 
même  de  la  kinase,  par  leur  action  sur  une  **  substance-mère  .,  commune 
à  tous  les  sucs  iuactifs.  On  serait  en  présence  d'un  **  processus  plus  ou 
moins  analogue  à  celui  de  la  formation  du  fibrin-ferment  „. 

(1  )  Recherches  sur  la  diyestion  de  la  viande  chez  le  chien  après  liifature 
de.s  canaux  pancréatiques.  Mêm.  Acad.  roy.  de  Médec.  de  Belgique, 
1904  Collect.  in-8o,  t.  18.  —  Sur  les  effets  de  la  ligature  des  canaux  pan- 
créatiques chez  le  chien.  Bull.  Acad.  roy.  de  Médec.  de  Belgique. 
4e  série,  1. 19,  no  8.  lîKtô. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  343 


AGRICULTURE 


l/année  1905  marquera  dans  l'histoire  de  ragriculture  en  Bel- 
gique par  les  orages  répétés  et  meurtriers  qui  ont  ravagé  les 
récoltes  et  les  fermes  sur  divers  points  du  pJiys,  et  par  les 
nombreux  congrès  internationaux,  tenus  à  Liège  dans  le  courant 
de  Tété,  et  dans  lesquels  les  délégués  étrangers  ont  rendu  un 
éclatant  et  légitime  hommage  au  ministère  qui  a  su  transformer, 
en  moins  de  vingt  ans,  réconomie  rurale  de  la  Belgique  par  ses 
réformes  scientifiques  et  économiques.  C'est  la  province  de 
Luxembourg  qui  a  su  profiter  le  plus  rapidement  des  mesures 
prises  par  le  ministère  de  T Agriculture  et  cela  grûce  aux  hommes 
de  dévouement  qui,  par  leur  tact,  leur  énergie  et  leur  connais- 
sance des  besoins  de  leur  contrée,  ont  su  mettre  à  profit  rensei- 
gnement agricole.  Cet  ens»Mgnenient  a  été  instauré  par  M.  Proost, 
le  dévoué  directeur  génénal  de  TAgriculture,  qui  était  à  cette 
époque  inspecteur  de  TAgriculture.  Malgré  toutes  les  difficultés 
inhérentes  à  ces  réformes, il  a  su  créer  de  toutes  pièces  un  service 
dont  on  admire  l'organisation  à  l'étranger.  Parmi  les  honmies 
qui,  sur  place,  ont  secondé  ce  grand  initiateur,  nous  devons  citer 
M.  Bradffort  qui  a  succédé  à  M.  Proost  dans  l'Administration. 

Voulant  donner  la  plus  grande  propagande  possible  aux  nou- 
veautés scientifiques,  le  ministère  a  publié  au  cours  de  cette 
année  plusieurs  tracts,  qui  ont  été  distribués  gratuitement  aux 
cultivateurs.  Ceux  publiés  en  1905  traitent  les  questions  sui- 
vantes : 

Le  tract  u^  26  s'occupe  de  V exploitation  de  la  volaille  et 
met  en  lumière  le  rôle  économique  de  l'agriculture  en  Belgique. 
Il  nous  apprend  qu'an  seul  point  de  vue  des  œufs,  notre  produc- 
tion est  inférieure  à  la  consommation  de  70  millions  de  pièces. 
Il  n'est  certes  pas  impossible  de  combler  ce  déficit,  car  l'exploi- 
tation de  la  volaille  est  encore  susceptible  de  grands  développe- 
ments. Cette  industrie,  bien  entendue,  est  d'un  grand  rapport 
contrairement  à  ce  que  l'on  croit  parfois  encore  dans  nos  cam- 
pagnes. 

Pour  ce  qui  concerne  la  race  de  poule  à  choisir,  on  est  géné- 
ralement d'avis  qu'il  convient  de  s'en  tenir  aux  races  locales 
car  rinlroduction  de  poules  étrangères,  et  surtout  de  poules  ita- 
liennes, présente  trop  d'inconvénienls,nolamment  au  point  de  vue 
de  l'hygiène. 


f 


344  RKVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

On  préconise  d'appliquer  aux  volailles  les  procédés  de  sélec- 
tion employés  pour  les  autres  animaux  de  la  ferme,  car  les  lois 
de  l'hérédité  sont  les  mêmes  pour  les  oiseaux  que  pour  le  bétail. 

Ce  tract  i\^  26  traite,  en  outre,  de  l'incubation  et  de  l'élevage 
ainsi  que  de  l'alimentation  de  la  poule  pondeuse.  Des  règles 
d'hygiène  y  sont  bien  développées  en  même  temps  que  les 
moyens  propres  à  prévenir  le  choléra  des  poules  qui  fait  de  si 
grands  ravages  dans  nos  poulaillers. 

Le  tract  n"  27  nous  initie  à  l'organisation  des  écoles  ménagères 
agricoles  et  des  succès  que  ces  dernières  ont  obtenus.  On  a 
exposé  dans  la  deuxième  sec! ion  du  Congrès  de  Liège  des  gra- 
phiques montrant  la  marche  ascendante  de  ces  écoles;  an  début, 
les  cultivateurs  ne  voulaient  pas  entendre  parler  de  cet  ensei- 
gnement, on  ne  discute  plus  aujourd'hui  les  bienfaits  que  ces 
écoles  rendent  à  la  classe  agricole;  cet  enseignement  est  très 
estimé  et  les  cours  sont  suivis  avec  goût  et  entrain  par  un  grand 
nombre  d'élèves. 

Le  tract  n®  28  donne  le  résumé  des  essais  démonstratifs  qui 
ont  été  faits  sur  V Alimentation  rationnelle  du  bétail.  Ces  essais, 
au  nombre  de  150,  faits  pendant  une  période  de  trois  années, 
ont  été  exécutés  sous  le  contrôle  des  agronomes  de  l'État. 

De  l'examen  des  chiffres  on  déduit  que  le  bénéfice  net,  réalisé 
par  vache  et  par  jour,  a  été  de  27  centimes,  abstraction  faite  de 
l'amélioration  ap[)ortée  au  fumier  de  ferme  et  de  l'augmentation 
en  poids  des  animaux.  Si  l'on  admet  qu'il  y  a  environ  160  jours 
d'alimentation  à  l'élable,  chaque  année,  l'application  des  règles 
de  l'alimentation  rationnelle  procure,  en  bénéfice  net,  plus  de 
4H  francs  par  tête. 

Le  tract  n*'  28  donne  encore  quelques  conseils  des  plus  utiles 
sur  le  rationnement  et  l'achat  des  aliments  ;  il  met  l'agriculteur 
en  garde  contre  la  fraude,  car  les  aliments  ne  sont  pas  toujours 
de  toute  pureté.  Bien  avisés  sont  les  cultivateurs  qui  font  leurs 
achats  avec  toutes  les  garanties  possibles.  Il  est  vrai  que  ces 
analyses  sont  assez  coûteuses;  mais  les  acheteurs  peuvent  traiter 
avec  les  maisons  placées  sous  le  contrôle  des  laboratoires  d'ana- 
lyses de  l'Etat  et  des  laboratoires  agréés  par  l'État.  Ces  mar- 
4-hai:ds  se  soumettent  à  un  règlement  de  contrôle  qui  donne 
toute  garantie  aux  cultivateurs. 

Le  tract  n®  29  traite  de  l'alimentation  du  cultivateur.  L'alimen- 
tation rationnelle  des  animaux  domestiques  progresse  chaque 
Jour,  alors  qu'en  alimentation  humaine,  les  traditions  et  les  habi- 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  345 

tildes  prédoQiinent  encore.  Les  différents  aliments  y  sont  décrits 
avec  leur  préparation  et  comment  on  doit  les  prendre. 

Comme  on  le  constate  par  Ténumération  qui  précède,  les  tracts 
publiés  en  1905  sont  d'un  grand  intérêt  pour  nos  cultivateurs  ; 
nous  ne  saurions  trop  engager  ces  derniers  h  les  lire.  Tous  les 
tracts  sont  mis  gratuitement  à  la  disposition  des  agriculteurs 
qui  en  font  la  demande  à  Tagronome  de  TEtat  de  leur  circon- 
scription. 

Pendant  Tannée  lî)05,la  commission  des  laboratoires  de  TÉtat 
et  la  commission  de  la  carte  agronomique  ont  été  réunies  sous 
la  présidence  de  M.  le  Directeur  général  Proost.  Pour  mener  ce 
grand  travail  à  bonne  lin,  il  faut  donner  à  Tétude  des  sols  belges 
une  direction  unique.  La  commission  de  la  carte  est  compostée  de 
divers  spécialistes  :  nous  y  voyons  des  agronome.*^,  des  climato- 
logistes,  des  géologues,  des  botanistes  et  des  chimistes.  Il  est  cer- 
tain que  la  nouvelle  carte  agronomique  de  la  Belgique  contri- 
buera singulièrement  à  stimuler  et  à  orienter  les  recherches  des 
agronomes  et  des  savants  de  nos  écoles  libres  et  officielles. 

La  cartographie  agraire  faite  jusqu'à  ce  jour  n'empruntait  sa 
documentation  qu'à  la  chimie.  La  teneur  du  sol  en  principes  fer- 
tilisants était  la  seule  indication  fournie  à  l'agriculteur  ;  on  ne 
s'occupait  guère  de  la  porosité,  de  la  plasticité,  de  la  dureté,  de 
la  ténacité  et  de  la  perméabilité  des  terres.  Dans  le  plan  soumis 
à  la  commission,  toutes  ces  questions  font  l'objet  d'une  élude 
minutieuse.  Les  procès- verbaux  font  ressortir  la  grande  utilité 
qu'il  y  a  pour  l'agriculteur  à  connaître  Vétat physique  de  son  sol 
et  la  météorologie  de  sa  région;  parmi  les  éléments  physiques, 
la  connaissance  de  l'hydrographie  est  d'une  importance  capitale. 
L'eau  est,  pour  nos  contrées  comme  pour  les  pays  chauds,  le 
facteur  prépondérant  de  la  production  agricole.  Nous  ne  sau- 
rions trop  féliciter  le  Gouvernement  d'avoir  eu  l'idée  de  joindre 
à  la  connaissance  du  sol  celle  de  l'étude  physique  de  la  tei  re. 
M.  Grafliau,  Directeur  du  laboratoire  agricole  de  Louvain,  a  fait 
ressortir  la  haute  portée  des  caractères  physiques  du  sol,  dont 
l'étude  a  été  trop  négligée  jusqu'à  ce  jour.  La  physique  agricole, 
dit-il,  est  appelée  à  rendre  à  l'agriculture  des  services  aussi 
signalés  que  la  chimie. 

Les  institutions  libres  et  officielles  continuent,  par  leur  zèle  et 
leurs  travaux,  à  justifier  l'utilité  de  leur  création.  Le  cercle 
d'études  des  agronomes  de  TEtat  et  du  personnel  enseignant  des 


f 


346  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

écoles  d*agriculture  a  collaboré  au  travail  des  tracts  sur  le  bail 
type  des  diverses  régions  agricoles  du  pays, et  aux  tracts  sur  les 
méthodes  d'appréciation  du  bétail  dans  les  expertises  et  les  con- 
cours  agricoles.  Le  cercle  a  émis  ses  idées  pour  l'organisation 
dressais  démonstratifs  sur  Talimentation  du  bétail,  l'appréciation 
des  aliments  d'après  la  méthode  des  unités  nutritives,  l'ensilage 
des  fourrages  verts,  la  dénomination  des  constituants  des  four- 
rages, etc. 

En  1903,  ce  cercle  d'études  a  organisé  un  concours  de  plans 
de  ferme,  de  façon  à  créer  un  type  d'exploitation  d'étendue 
moyenne  pour  chacune  des  régions  du  pays. 

Le  cercle  d'études  des  agronomes  de  l'État  et  des  professeurs 
d'agriculture,  fondé  en  février  1901,  compte  aujourd'hui  prés  de 
trois  cents  membres. 

Le  cercle  d'études  du  personnel  enseignant  des  écoles  ména- 
gères agricoles  et  des  écoles  de  laiterie  a  été  fondé  vers  la  même 
époque  que  le  précédent.  Ces  études  se  confinent  dans  les 
branches  qui  intéressent  spécialement  l'éducation  de  la  fermière. 
Comme  le  cercle  précédent,  il  publie  un  bulletin.  Cinq  numéros 
ont  paru  jusqu'à  ce  jour. 

Le  cercle  a  surtout  étudié  les  questions  suivantes  :  Rôle  et 
importance  de  l'alimentation  de  l'homme  ;  méthode  à  suivre  dans 
renseignement  de  la  laiterie;  les  vêlements  rationnels;  utilité  de 
la  fabrication  du  fromage  en  Belgique;  la  fabrication  du  pain;  etc. 

Le  cercle  participe  chaque  année  au  concours  régional,  orga- 
nisé successivement  dans  les  diverses  provinces,  en  exposant  les 
produits  fabriqués  par  les  écoles  auxquelles  appartiennent  les 
maîtresses.  A  ce  jour  il  compte  environ  50  membres. 

Dans  toute  la  Belgique  les  seigles  et  les  froments  se  présen- 
taient sous  le  plus  bel  aspect  au  mois  de  juin  ;  les  rendements 
ont  été  quelque  peu  affaiblis  par  suite  de  la  verse  survenue  en 
juillet.  L'escourgeon  d'hiver,  qui  promettait  une  belle  récolte,  a 
également  souffert  de  la  verse  sur  une  grande  partie  du  pays. 
En  général,  l'avoine  a  donné  d'assez  beaux  résultats  ;  mais,  en 
beaucoup  d'endroits,  on  a  eu  à  combattre  les  sénés  (Sauve)  par 
l'emploi  du  sulfate  de  fer  en  dissolution  dans  de  l'eau.  Ce  produit 
étant  beaucoup  demandé,  il  n'est  pas  toujours  vendu  avec  la 
pureté  nécessaire  ;  aussi  les  agriculteurs  doivent-ils  exiger,  sur 
facture,  la  garantie  de  95  pour  cent  de  pureté  à  75  pour  cent  de 
finesse. 

Dans  la  région  de  Merxplas,  les  avoines  ont  eu  une  levée  lente 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  847 

et  irrégulière  ;  en  différents  endroits  on  a  dû  les  remplacer  par 
des  cultures  de  féveroles.  La  station  entomologique  de  l'État  a 
reconnu  qu'elle  a  été  ravagée  par  la  larve  de  ïoscinia  fritz. 

Les  pommes  de  terre  ont  eu  une  levée  lente,  bien  qu'elles 
aient  été  plantées  dans  de  bonnes  conditions;  elles  ont  ensuite 
souffert  des  gelées  nocturnes  survenues  du  22  au  24  mai,  et  fina- 
lement, les  pluies  ont  occasionné  la  maladie  qui  a  été  combattue 
en  divers  endroits  par.  Temploi  de  la  bouillie  bordelaise.  En 
général,  on  peut  dire  que,  pour  la  Belgique,  la  récolte  de  la  pomme 
de  terre  a  été  mauvaise,  aussi  les  prix  sont-ils  déjà  très  élevés. 
Ce  qui  se  vendait  7  francs  par  100  kilos  en  novembre  1904  se 
vend  13  et  14  francs  en  novembre  1905. 

Les  betteraves  à  sucre  ont  été  favorisées  dans  leur  croissance 
par  les  pluies  chaudes  de  juin,  les  sarclages  et  binages  ont  été 
quelque  peu  contrariés  par  l'humidité;  toutefois,  elles  ont  donné 
de  beaux  rendements  tant  en  poids  qu'en  richesse. 

Les  lins  ont  eu  une  croissance  normale  et  leurs  rendements 
ont  été  assez  rémunérateurs.  On  a  essayé  sur  le  lin  le  sulfate  de 
fer  pour  détruire  les  sénés,  mais  on  a  trouvé  que  cette  récolte 
en  souffre  ;  il  est  probable  qu'il  serait  nécessaire,  avant  de  faire 
l'aspersion,  que  la  plante  ait  atteint  la  hauteur  de  10  centimètres. 

Les  prairies  ont  souffert  dès  le  début  de  l'année,  elles  ne  se 
sont  mises  que  tardivement  en  végétation  à  cause  du  temps  froid 
d'avril  ;  malgré  ce  retard,  elles'ont  donné  un  foin  assez  abondant 
mais  le  fanage  a  été  contrarié  par  les  pluies. 

Comme  les  prairies,  les  trèfles  et  luzernes  se  sont  mis  tardi- 
vement en  végétation  par  suite  des  froids  du  mois  d'avril  ;  mais 
ensuite,  le  temps  leur  ayant  été  propice,  ils  ont  donné  un  produit 
assez  abondant. 

Les  pâtures  ont  fourni  une  herbe  abondante.  L'engraissement 
des  bêtes  en  a  été  très  favorisé. 

Les  houblons  se  sont  développés  normalement,  les  plantes  ont 
été  saines  et  vigoureuses;  aussi  les  rendements  sont-ils  satis- 
faisants. Dans  le  Brabant,  les  houblonnières  ont  été  quelque  peu 
attaquées  par  les  pucerons. 

Sauf  les  pommes  de  terre,  on  peut  dire  que,  pour  1905,  toutes 
les  récoltes  ont  donné  des  rendements  satisfaisants;  quant  aux 
arbres  fruitiers,  ils  ont  souffert  des  pluies  du  printemps  et  des 
gelées  survenues  dans  la  seconde  quinzaine  de  mai.  La  récolte 
en  fruits  n'a  pas  été  abondante,  elle  a  été  nulle  dans  certaines 
régions. 


34^  RiiVUK    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Pendant  Tannée  1905,  de  nombreux  congrès  internationaux 
d'agriculture  ont  été  réunis  à  Liège. 

Ces  congrès,  comme  Tout  constaté  les  journaux  de  Liège,  sans 
distinction  de  parti,  ont  obtenu  un  succès  inattendu.  Tous  les 
pays  d'Europe  et  les  Etats-Unis  y  étaient  représentés. 

Daus  un  discours  d'une  très  haute  portée,  M.  Henri  Delvaux, 
député  du  Luxembourg,  a  retracé  les  progrès  accomplis  dans 
Tordre  économique  par  l'enseignement  agricole,  particulière- 
ment en  Belgique,  sous  la  haute  direction  de  M.  Proost. 

Aussitôt  après  ce  discours,  le  Congrès  de  l'enseignement  agri- 
cole a  commencé  la  discussion  en  sections, discussion  très  nourrie 
et  qui  a  abouti  à  des  vœux  qui,  nous  Tespérons,  ne  resteront  pas 
stériles,  notamment  en  ce  qui  concerne  les  méthodes  d'enseigne- 
ment. 

La  3«  section  du  Congrès  a  insisté  sur  Tenseignenient  agricole 
professionnel  populaire  qui  s'adresse  aux  tilles  et  aux  fils  des 
petits  cultivateurs.  Au  Congrès  international  de  Lausanne,  en 
1898,  M.  le  professeur  Proost  avait  déjà  fait  ressortir  le  vice  des 
anciennes  méthodes  pédagogiques,  toujours  en  usage,  et,  particu- 
lièrement, la  surcharge  des  programmes  de  l'enseignement  pri- 
maire, qui  devrait  être  orienté,  à  la  campagne,  vers  la  profession 
de  cultivateur. 

On  devrait  se  borner  à  apprendre  à  lire,  à  écrire,  à  calculer 
et  pour  le  surplus,  à  faire  des  excursions,  à  établir  des  jardins 
d'expériences,  qui  permettraient  d'enseigner  d'une  façon  intui- 
tive les  principales  applications  des  sciences  naturelles  à  l'agri- 
culture. Ainsi  on  donnerait  un  enseignement  utile,  pratique,  que 
Ton  pourrait  développer  dans  les  écoles  d'adultes,  dans  les  cours 
du  soir,  donnés  par  des  instituteurs  ou  des  agronomes.  Nous  ne 
saurions  trop  applaudir  à  ces  vœux,  car  la  surcharge  actuelle 
des  programmes,  loin  de  favoriser  le  progrès  de  l'enseignement 
primaire,  multiplie  le  nombre  des  illettrés  dans  7ios  campagnes, 
ce  que  démontre  V examen  de  nos  miliciens. 

Les  membres  étrangers  du  Congrès  se  sont  plus,  d'ailleurs,  à 
reconnaître  les  merveilleux  progrès  réalisés  dans  l'enseignement 
professionnel  agricole  qui,  en  moins  de  quinze  ans,  a  transformé 
notre  économie  rurale.  Ainsi  que  le  rappelait  M.  Kleyer,  bourg- 
mestre de  Liège,  lors  de  la  réception  des  congressistes  à  Thôtel 
de  ville,  M.  Ruau,  ministre  de  l'Agriculture  en  France,  a  déclaré, 
lors  de  la  visite  au  pavillon  de  l'Agriculture  et  aux  écoles  ména- 
gères agricoles,  que  "  notre  enseignement  agricole  faisait  l'objet 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        849 

de  son  admiration,  et  dépassait  de  loin  ce  qui  se  fait  dans  les 
autres  pays  „. 

Le  Congrès  de  renseignement  a  été  snivi  du  Congrès  de  Tali- 
mentalion  du  bétail,  où  nos  agronomes  et  professeurs  ont  dis- 
cuté brillamment,  dans  la  l""^  section,  les  problèmes  de  la  produc- 
tion du  lait,  de  la  graisse,  de  la  viande  et  du  travail  mécanique. 
Le  rôle  du  sucre,  comme  aliment  producteur  de  la  chaleur  et  de 
la  force,  a  élé  particulièrement  mis  en  lumière  dans  la  2'"<^  sec- 
tion. Dans  la  3"^^  section,  composée  en  majeure  partie  de  profes- 
seurs de  l'enseignement  supérieur  et  présidée  par  M.  Leplae, 
de  rinstitut  agronomique  de  Louvain,  on  a  discuté  à  fond  la 
réforme  de  renseignement  supérieur,  qui  verse  encore  dans  les 
mêmes  errements  que  renseignement  prin)aire,au  point  de  vue  de 
Tabus  de  la  mémoire  et  de  Tinsuffisance  du  dévelop|)ement  de  la 
raison  (Voir  plus  loin,  5"»^  section,  rapport  de  M,  Frateur). 

Le  Congrès  international  de  mécanique  s  est  teini  ensuite  à 
rUniversité  de  Liège,  sous  la  présidence  d'honneur  de  M.  le  Baron 
Vander  Bruggen,  ministre  de  l'Agriculture. 

En  ouvrant  la  séance,  M.  de  lleinricourl  de  Grûnne  insiste  sur 
rimportance  de  ce  Congrès:  la  situation  faite  aux  campagnes 
par  rémigration  des  ouvriers  vers  la  ville,  par  la  cherté  de  la 
main-d'œuvre  et  par  la  concurrence  étrangère,  esl  intolérable.  Le 
principal  remède  à  cette  situation  réside  dans  le  perfeclionne- 
ment  et  le  développement  du  machinisme  (t).  Au  (Congrès  de  l'ali- 
mentation des  animaux  domestiques,  on  a  présenté  un  rapport 
très  intéressant,  traitant  de  Tintlnence  des  aliments  sucrés  sur  la 
digeslibilité  de  la  ration  du  cheval.  Une  discussion  des  plus 
instructives  s'engage  à  ce  sujet.  L'emploi  des  phosphates  dans 
ralimentation  animale  a  soulevé  également  un  débat  très  inté- 
ressant, d'où  il  résulte  que  rem[)loi  des  engrais  phosphatés  et 
calcaires  constitue  la  meilleure  méthode  pour  intro^luire  les  sels 
minéraux  dans  la  nutrition.  Quant  à  l'emploi  direct  des  matières 
minérales  dans  l'alimentation,  le  Congrès  émet  le  vœu  de  voir 
entreprendre  des  expériences  en  vue  de  fixer  l'éleveur  sur  l'effet 
à  obtenir.  Elles  devraient  porter  sur  l'assimilation  de  l'acide 
phosphorique  et  de  la  chaux,  ces  éléments  étant  considérés 
isolément  (2). 

(1)  La  Surprodudiwi  industrielle  et  le  retour  à  la  terre,  par  S.  Méline. 
Paris,  Hachette,  191)5. 

(2)  Ces  recherches  feront  Tobjet  des  analyses  des  laboratoires  de  TÉtat, 
réorganisés  suivant  les  vœux  de  la  Commission  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut. 


35o  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

L'assemblée  estime  que  le  meilleur  moyen  de  procurer  une 
alimentation  phosphatée  aux  animaux  de  la  ferme,  c'est  rincor- 
poration  an  sol  d'engrais  calcaires  et  phosphatés  ;  chaque  pays, 
possédant  son  institut,  doit  résoudre  les  questions  d'alimentation 
du  bétail,  dont  plusieurs  ne  peuvent  être  étudiées  à  la  ferme. 

Dans  la  2^  section,  où  la  question  de  l'abreuvement  de  nos 
animaux  a  été  traitée  par  M.  Paul  Wéry,  on  a  reconnu  la  néces- 
sité de  répandre  parmi  les  cultivateurs  des  notions  d'hygiène, 
spécialement  en  ce  qui  concerne  les  eaux  dont  ils  abreuvent  les 
animaux.  On  a  démandé  de  voir  établir  dans  les  communes  des 
abreuvoirs  publics  bien  surveillés  et  dont  l'eau  de  bonne  qualité 
se  renouvelle,  là  où  il  n'y  a  pas  moyen  d'établir  un  abreuvoir 
dans  chcique  exploitation.  Il  serait  souhaitable  de  voir  supprimer 
l'usage  des  abreuvoirs  exposés  aux  inBltrations  des  purins, 
fumiers,  etc.,  et  d'interdire  l'usage  des  mares  stagnantes,  où  les 
animaux  puisent  des  germes  infectieux  avec  l'eau  des  boissons. 

On  désire  voir  se  propager,  dans  les  exploitations  agricoles, 
Tusage  des  fontaines  jaillissantes  tombant  d'une  certaine  hauteur 
dans  un  réservoir  d'où  l'eau  puisse  s'écouler  constamment,  de 
sorte  que,  suffisamment  aérée  et  perpétuellement  renouvelée, 
cette  eau  présente,  tant  en  été  qu'en  hiver,  toutes  les  conditions 
de  composition  et  de  température  désirables. 

Cette  section  demande  que  des  observations  nombreuses 
soient  faites  pour  déterminer  les  meilleures  méthodes  de 
recherches  sur  la  qualité  des  eaux  et  qu'une  commission  inter- 
nationale soit  nommée  à  cet  effet. 

On  décide  qu'il  y  a  lieu  de  généraliser,  par  tons  les  moyens 
possibles,  les  Concours  iVéiahlcs,  qui  promettent  des  progrès 
importants  et  immédiats  au  point  de  vue  de  l'assainissement  des 
locaux  de  logement.  Le  Congrès  émet  le  vœu  qu'à  côté  de  ce 
concours,  il  en  soit  organisé  un  autre  ayant  pour  objet  l'appré- 
ciation  des  qualités  présentées  par  le  bétail  de  l'exploitation. 

Enlin,  le  Congrès  étudie  les  moyens  prophylactiques,  préconi- 
sés dans  la  lutte  contre  la  tuberculose  :  il  in)porte  de  préserver 
h's  veaux  contre  la  contagion  en  les  éloignant  de  l'élable,  immé- 
diatement après  la  naissance;  de  ne  pas  abreuver  les  veaux 
dans  les  mêmes  seaux  qui  servent  à  la  traite  des  vaches,  et  de 
prendre  soin  par  une  des  méthodes  suivantes  que  le  lait,  donné 
aux  veaux,  scit  exempt  de  bacilles  de  Koch  :  a)  Faire  bouillir  ou 
thauiîer  le  lait  jusqu'à  la  température  voulue,  après  le  troisième 
jour,  h)  Se  servir  du  lait  provenant  de  nourrices  examinées  à 
fond  par  un  vétérinaire  et  reconnues  entièrement  saines. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  35  1 

Poursuivant  ses  vœux, le  Congrès  demande  de  faire  paître,  dans 
les  pâtures,  les  veaux  à  l'écart  des  vaches;  de  faire  examiner 
dans  un  laboratoire  de  bactériologie  le  lait  et  les  matières  patho- 
logiques provenant  des  vaches  suspectes  de  tuberculose,  et  de 
fonder  à  cet  effet,  dans  chaque  pays,  un  ou  plusieurs  laboratoires 
spéciaux  où  Ton  ferait  gratuitement  des  recherches  bactério- 
logiques à  l'usage  des  vétérinaires  et  des  éleveurs  de  bétail  ; 
d'exproprier  et  d'abaltre,  comme  en  Hollande,  les  bêles  (les 
veaux  aussi)  souffrant  de  la  tuberculose  clinique  ou  de  la  tuber- 
culose ouverte,  démontrée  par  l'examen  bactériologique,  et  les 
bêtes  suspectes  de  tuberculose  clinique,  chez  qui  la  réaction  de 
la  tuberculinalion  est  positive;  de  luberculiner  tous  les  jeunes 
veaux  de  un  à  deux  mois  ef,  tons  les  six  mois,  le  troupeau  sain. 

A  la  3«  section,  il  a  été  dit  que  le  cheval  supporte  sans  accident 
les  doses  de  mélasse  dont  on  est  en  droit  d'attendre  la  plus 
haute  productivité  et  le  meilleur  effet  sur  la  santé.  Considérant 
que  Talimentation  rationnelle  est  un  des  facteurs  principaux  de 
Talimentation  des  animaux  domestiques  et  souvent  aussi  un  des 
moyens  préventifs  contre  les  mahidies  et  spécialement  contre  la 
tuberculose,  la  section  estime  qu'il  est  éminemment  désirable  de 
multiplier  les  essais  sur  ralimenlation  ;  organisés  sons  la  direc- 
tion de  spécialistes,  ces  essais  contribueraient  beaucoup  à  vul- 
gariser les  principes  de  l'alimentation  rationnelle. 

Pour  préparer  les  éléments  de  vulgarisation  rationnelle  de 
l'avenir,  il  y  aurait  lieu  d'organiser,  dans  chaque  p«iys,  des  essais 
pratiques  d'alimentation  adaptés  aux  êovditions  spéciales  de 
chaque  réfjion  et  exécutés  dans  des  établissements  présentant 
les  garanties  nécessaires  de  bonne  exécution  des  essais  (1). 

A  la  suite  du  rapport  de  M.  Fratenr  à  la  3«  section,  une  dis- 
cussion très  intéressante  s'est  engagée,  au  cours  de  laquelle 
M.  Proost  a  insisté  sur  la  nécessité  d'exiger  des  professeurs  de 
renseignement  supérieur  de  l'agriculture  un  enseignement  syn- 
thétique qui  s'adresse  moins  à  la  mémoire  qu'à  la  faculté  d'ob- 
servation et  au  jugement.  Le  vice  de  nos  méthodes  pédagogiques 
consiste  à  surcharger  la  mémoire  par  des  leçons  interminables 
qui  paralysent  l'intelligence  en  la  gavant  outre  mesure,  et  en  ne 
laissant  pas  à  l'étudiant  le  temps  de  penser. 

La  section  de  l'enseignement  émet  le  vœu  :  1^  De  voir  créer 
dans  les  Écoles  supérieures  d'agriculture  une  chaire  spéciale 


(1)  Ce  qui  justifie  le  mainlion  des  laboratoires   agricoles  dans  les 
diverses  régions  agricoles  de  la  Belgique. 


I 


352  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

d*aliinentatioii  rationnelle  du  bétail  ;  2®  de  voir  affecter  à  cette 
chaire,  non  seulement  un  laboratoire  de  démonstration,  mais 
encore  un  laboratoire  de  recherches  et  de  lui  affecter  le  matériel 
et  les  ressources  nécessaires  ;  3°  de  voir  accorder  aux  exercices 
pratiques  d'alimentation  une  importance  suffisante. 

On  prend  en  considération  les  conclusions  du  rapport  de 
M.  Grégoire  :  1°  Il  est  de  l'intérêt  de  l'agriculture  de  voir  établir 
le  contrôle  de  la  production  individuelle  des  vaches  ;  2*'  A  cette 
lin,  il  serait  désirable  d'établir  entre  les  cultivateurs  des  sociétés 
de  contrôle  ;  3»  Il  serait  souhaitable  que  les  pouvoirs  publics 
encourageassent  ce  contrôle  par  tous  les  moyens  et,  notamment, 
en  plaçant  à  la  disposition  des  cultivateurs  et  dos  sociétés,  des 
conseillers  compétents. 

On  le  voit,  Tannée  1905  a  été  fertile  en  enseignements  agri- 
coles. Les  praticiens  et  les  spécialistes  trouveront  dans  les 
procès-verbaux  des  Congrès  les  renseignements  les  plus  utiles. 

Auguste  François. 


NECROLOGIE 


La  Société  scientifique  a  perdu,  le  3  décembre  dernier,  un  de 
ses  membres  les  plus  éminenls  et  de  ses  patrons  les  plus  dévoués 
dans  la  personne  de  M.  Gustave  Dewalque,  de  l'Académie  royale 
de  Belgique,  professeur  à  l'Université  de  Liège.  M.  G.  Dewalque 
était  né  à  Slavelot,  le  2  décembre  1820;  il  faisait  partie  de  notre 
Société  depuis  1880;  il  dirigea  ses  travaux,  en  qualité  de  pré- 
sident, en  1884-1885,  et,  pendant  de  longues  années,  fil  partie  de 
son  conseil  général. 

La  Revue  publiera  plus  tard  une  notice  sur  les  travaux  de 
notre  savant  et  regretté  confrère. 

J.  T. 


LE  CENTENAIRE  DE  LE  PLAY 


«  Je  n'ai  pas  réalisé  l'œuvre  dont  j'avais  conçu  la  pen- 
sée (i).  î»  C'est  ainsi,  qu'au  terme  d'une  laborieuse  carrière 
de  plus  de  quarante  années,  Le  Play  appréciait,  non  sans 
mélancolie,  le  rôle  qu'il  avait  joué.  L'histoire  n'a  point 
ratifié  le  jugement  trop  modeste  que  le  Maître  portait  sur 
lui-même,  et  voici  que  l'œuvre  de  Le  Play  est  populaire. 
Dans  le  recul  des  années,  elle  apparaît  plus  grande  au  fur 
et  à  mesure  que  les  circonstances  permettent  de  mieux 
apprécier  son  influence,  ou  donnent  à  sa  méthode  sociale 
des  applications  nouvelles. 

Le  Play  n'est  pas  l'homme  d'un  pays.  Il  appartient  à 
tous  ceux  qui,  dans  le  monde  entier,  travaillent  à  la  réali- 
sation des  réformes  sociales. 

C'est  pour  cette  raison  qu'à  l'heure  où  la  France  s'ap- 
prête à  célébrer,  dans  des  fêtes  grandioses,  le  centenaire 
du  grand  économiste,  nous  avons  cru  que  la  Belgique, 
qui,  plus  peut-être  que  toute  autre  nation,  est  tributaire  de 
l'École  de  la  réforme  sociale,  devait  joindre  sa  voix  à  ce 
concert  d'éloges. 

Et  si  tous  doivent  célébrer  la  mémoire  du  savant,  la 
Revite  des  Questions  scientifiques  est  particulièrement 
bien  placée  pour  saluer  le  savant  chrétien. 

««  Le  bienfait  de  la  paix  sociale  s'est  trouvé  réalisé  dans 
tous  les  temps,  en  tous  les  lieux,  pour  toutes  les  races, 

(1)  LeUre  écrite  cinq  mois  avant  sa  mort.  —  E.  de  <:urzac  :  Frédéric  Le 
Play,  sa  méthode,  sa  doctrine,  son  œuvre,  son  esprit,  p.  l. 

II1«  SÉRIE.  T.  IX.  23 


354  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

à  certaines  conditions  toujours  les  mêmes,  qui  reposent 
invariablement  sur  l'observation  de  la  morale  formulée 
dans  le  Décalogue  (i).  »» 

Telle  est  la  conclusion  que  le  simple  examen  des  faits 
devait  amener  chez  Le  Play,  après  vingt  ans  de  voyages 
qui  le  conduisirent  du  nord  de  la  Norvège  au  sud  de 
l'Espagne,  et  des  montagnes  de  TÉcosse  aux  steppes  de  la 
Sibérie. 

C'est  au  cours  de  ces  explorations,  faites  à  jûed  le  plus 
souvent,  que  Le  Play  fit  les  premières  applications  de  sa 
méthode  nouvelle  d'observation.  Elle  porte,  avant  tout,  sur 
la  situation  des  familles,  car  «  le  problème  de  la  paix  a 
toujours  le  même  objet  :  empêcher  les  individus  de  céder 
aux  tendances  qui  les  portent  à  répandre  autour  d'eux  le 
désordre.  11  est  résolu  en  grande  partie  pour  le  corps 
social,  s'il  Test  pour  la  famille  (2).  r* 

Mais  pour  pouvoir  apprécier  exactement  l'état  d'une 
civilisation,  les  monographies  de  famille  ne  suffisent  pas. 
Le  Play  complétait  cette  étude  par  l'examen  de  l'organi- 
sation communale  et  du  vsystème  politique  du  pays  qu'il 
voulait  connaître.  Son  souci  de  l'exactitude  allait  plus  loin 
encore  :  les  premiers  résultats  une  fois  acquis,  il  recher- 
chait, dans  chaque  nation,  quelques  personnes  qui,  mieux 
que  d  autres,  lui  semblaient  avoir  conservé  intact  le  dépôt 
des  coutumes  et  des  traditions  populaires.  11  soumettait 
son  travail  au  contrôle  sévère  de  ceux  qu'il  appelle  les 
«  autorités  sociales  « . 

La  publication  de  ces  admirables  enquêtes  eut  un  grand 
retentissement.  Des  côtés  les  plus  ditlîérents,  depuis 
Louis  Blanc,  Sainte-Beuve  et  Arago  jusqu'à  Thiers  et 
Montalembert  (3),  les  encouragements  et  les  félicitations 
arrivèrent  à  l'auteur.  Et  cependant,  dans  les  Ouvriers 
ewvpéens,  Le  Play  s'insurge  contre  toutes  les  idées  en 

(1)  La  Uéforme  Sociale,  15  juillet  1883,  p.  6u7, 
(i)  Ouvriers  européens,  l.  1",  p.  212. 

(3)  V.  Victor  de  Clerc  :  Les  Doctrines  sociales  catholiques  en  France, 
t.  n,  p.  30,  el  £.  de  Curzac,  ouvrage  cité. 


LE   CENTENAIRE    DE    LE   PLAY.  355 

vogue  à  cette  époque,  il  brise  avec  les  traditions  fidèle- 
ment conservées  de  la  Révolution  française  et,  détruisant 
à  jamais  le  prestige  des  théories  aprioristes,  il  introduit 
le  <«  réalisme  r  dans  les  études  sociales. 

Pour  se  rendre  compte  du  courage  qu'il  y  avait  alors 
à  prendre  une  semblable  attitude,  il  faut  se  rappeler  le 
prestige  acquis  sur  les  masses  par  ces  **  faux  dogmes  de 
1789  y»  que  le  Maître  ne  craignait  point  de  stigmatiser. 

Aujourd'hui  la  cause  est  entendue.  C'est  par  l'applica- 
tion de  ces  mêmes  méthodes  d'observation  et  d'enquête, 
que  l'on  s  efforce  un  peu  partout  de  porter  remède  aux 
maux  dont  souffre  la  société. 

Là  ne  s'est  point  bornée  l'influence  de  Le  Play. 
Non  seulement  il  a  créé  une  méthode,  mais  il  a  ramené 
l'attention  sur  des  problèmes  insoupçonnés  et  méconnus, 
il  a  laissé  une  doctrine. 

Sous  le  Second  Empire,  la  richesse  de  la  nation  avait 
trop  longtemps  fait  oublier  les  misères  d'en  bas.  Le  mérite 
de  Le  Play  fut  de  montrer  qu'à  côté  des  questions  pure- 
ment économiques,  d'autres  se  dressent  non  moins  impé- 
rieuses, plus  menaçantes  peut-être.  Un  écrivain  de  valeur 
l'a  dit  :  **  l'Economie  sociale  est  née  en  notre  siècle  des 
observations  et  des  travaux  de  M.  Le  Play  «  (i). 

L'action  de  Le  Play,  dans  le  domaine  des  doctrines 
sociales,  pour  être  moins  connue  peut-être,  n'a  pas  été 
moins  réelle.  Nous  ne  pouvons  songer  à  nous  y  arrêter 
longuement  ici. 

L'étude  attentive  des  phénomènes  sociaux  l'avait  amené 
à  cette  conviction  qu'il  y  a  des  principes  immuables  sur 
lesquels  la  société  humaine  est  assise  et  dont  elle  ne  peut 
s'écarter  sans  souffrir  et  finalement  sans  périr  (2). 

Ces  principes,  très  simples  et  peu  nombreux,  forment 
la  Constitution  essentielle  de  l'humanité. 

(1)  Joseph  Rambaud  :  Histoire  des  Doctrines  économiques^  1.  U,  ch.  XU, 
^.  MX  :  Le  Play  et  V Ecole  de  la  Réforme  sociale, 
(%)  E.  de  Curzac,  ouvrage  cité,  p.  72. 


[ 


356  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Le  Play  les  résume  en  ces  termes  :  «  Dans  les  sociétés 
heureuses,  le  décalogue  et  l'autorité  paternelle  peuvent 
être  assimilés  au  fondement,  la  religion  et  la  souveraineté 
aux  ciments  qui  relient  entre  eux  les  matériaux,  enfin  la 
propriété  sous  ses  trois  formes  (communale,  familiale, 
patronale)  aux  matériaux  eux-mêmes,  c'est-à-dire  à  la 
partie  matérielle  de  la  construction  (i).  » 

Religion,  famille,  propriété,  travail,  tels  sont,  d'après 
Le  Play,  les  fondements  essentiels  de  la  société.  Selon  lui, 
les  maux  dont  elle  souffre  aujourd'hui  proviennent  tous 
de  la  violation  de  l'un  de  ces  principes  :  la  religion  n'a 
plus  la  place  quelle  devrait  occuper  ;  la  famille  est  dés- 
organisée; lapropriété  estdissoute  à  chaque  génération  par 
les  partages  forcés  ;  le  contrat  du  travail  manque  de  solidité. 

Pour  porter  remède  à  cette  situation,  l'intervention  de 
rÉtat  est  nécessaire,  mais  elle  doit  être  secondée  et  com- 
plétée par  l'initiative  privée,  les  associations  et  le  patro- 
nage des  classes  dirigeantes.  Le  Play  insistait  tout 
particulièrement  sur  cette  dernière  idée.  La  responsabilité 
des  grands  l'effrayait  et  il  répétait  souvent  cette  phrase 
d'un  pécheur  de  la  mer  Caspienne,  qui  lui  avait  dit  un 
jour  :  «  C'est  par  la  tête  que  pourrit  le  poisson  ». 

Sans  doute,  sur  plus  d*un  point,  on  peut  ne  pas 
admettre  ces  théories,  mais  on  ne  saurait  nier  l'influence 
heureuse  qu'elles  exercèrent  sur  l'évolution  générale  des 
idées  à  la  fin  du  xix"  siècle.  Le  Play  fut  un  innovateur 
par  sa  méthode,  et  un  précurseur  par  sa  doctrine. 

C'est  à  ces  titres  divers  que  la  célébration  de  son  cente- 
naire s'imposait  à  tous,  mais  nous  ne  pourrions  oublier 
qu'il  fut  aussi,  à  sa  manière,  un  apologiste  de  nos 
croyances,  dont,  mieux  que  personne,  il  a  montré  la 
nécessité  sociale. 

C'est  sous  cet  aspect  qu'il  nous  plaît  ici  de  saluer  plus 
spécialement  sa  mémoire. 

A.  Beernâert. 

(1)  La  Constitution  essentielle  de  rhumanité,  p.  87. 


LA  FONCTION  ECONOMIQUE 

DES  PORTS 


Les  préoccupations  réalistes  dominent  aujourd'hui  la 
science  économique.  La  raison  en  est  simple  :  la  vérifica- 
tion des  doctrines  suppose  la  connaissance  des  faits. 

Rigoureusement  pratiquée,  la  méthode  d'observation 
permet  seule  de  formuler  des  lois  économiques  précises 
et  bien  établies,  comme  elle  ruine  les  lois  prétendues. 

Il  est  donc  désirable  d'en  généraliser  l'application  et 
d'étendre  les  recherches  à  toutes  les  parties  de  l'économie 
politique. 

L'importance  chaque  jour  croissante  des  échanges 
internationaux,  la  possibilité  de  mesurer  cette  importance 
et  cet  accroissement  par  les  statistiques  du  commerce 
extérieur  des  différents  pays  (i)  ont  suscité  en  abondance 
les  travaux  relatifs  à  cette  branche  de  la  science.  Même 
on  vivifie  les  données  de  la  statistique  par  l'étude  mono- 
graphique des  ports  de  commerce  qui  ouvrent  les  routes 
de  l'océan. 

.  Les  enquêtes  monographiques  sont  le,  complément  indis- 
pensable des  relevés  statistiques.  Elles  sont  la  méthode 
même  parce  qu'elles  constituent  l'observation  directe  d'un 
objet  précis,  individualisé,  saisi  dans  la  complexité  de  son 

(1)  Il  est  bieo,  vrai  qtie  ces.  slalistiqacs  sont  imparfaites,  approximallyes. 
Telles  quelles,  efTes  pcrmeltenl  de  mesurer  les  variations  du  [)hénomène, 
parce  que  les  causes  d'erreur,  et  les  erreurs  dès  lors,  sont  constantes. 


r 


358  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

organisation,  vu  à  un  moment  déterminé  de  son  dévelop- 
pement. 

La  gloire  de  leur  avoir  donné  droit  de  cité  dans  l'éco- 
nomie politique  revient  à  un  ingénieur  du  xix*"  siècle, 
Frédéric  Le  Play.  Le  Play  appliqua  la  méthode  à  l'étude 
des  familles  ouvrières,  mais  son  procédé  fécond  est  sus- 
ceptible d'applications  infinies,  comme  en  témoigne  par 
exemple  l'œuvre  historique  d'Hippolyte  Taine. 

Largement  comprise,  étendue  à  la  recherche  des  rap- 
ports commerciaux  multiples  dont  le  port  est  le  centre, 
la  monographie  des  ports  embrasse  un  ensemble  de  phé- 
nomènes de  circulation,  ensemble  vaste,  mais  pourtant 
limité,  et  se  prêtant  par  là  à  l'observation  méthodique  et 
scientifique. 

Le  rôle  des  ports  de  commerce,  c'est  évident  pour 
l'observateur  même  superficiel,  pourvu  qu'il  soit  averti, 
est  en  rapport  avec  le  développement  économique  général. 
L'ère  contemporaine  est  l'ère  de  la  production  en  grand, 
obtenue  avec  le  concours  de  véritables  armées  ouvrières 
dirigées  elles-mêmes  par  un  état-major  technique,  au 
moyen  d'énormes  capitaux  et  de  machines  puissantes. 
C'est  aussi  l'ère  de  l'échange  intensif,  des  marchés  mon- 
diaux, de  la  multiplication  des  voies  de  communication, 
de  la  construction  des  navires  géants,  de  l'approfondisse- 
ment des  ports  et  du  perfectionnement  de  leur  outillage. 

La  fonction  du  port,  permanente  par  certains  côtés,  est 
donc  aussi  variable  dans  ses  modalités.  Puisque  le  port 
est  l'organe  essentiel  de  l'échange  entre  nations,  il  y  a  un 
intérêt  scientifique  de  premier  ordre  à  la  recherche  des 
caractères  constants  et  des  caractères  variables  de  sa 
fonction,  et  surtout  à  la  détermination  des  fonctions  con- 
stantes, soumises  dans  leur  permanence,  comme  les  fonc- 
tions variables  dans  leur  évolution,  aux  lois  fondamentales 
de  l'économie  politique. 

Il  est  essentiel  de  poursuivre  une  telle  enquête  avec  le 


LA   FONCTION    ÉCONOMIQUE    DES   PORTS.  359 

souci  de  robjectivité  et  de  Timpartialité.  Le  parti  pris 
gâterait  tout. 

Dès  lors,  rien  de  tel  que  l'enquête  multiple  confiée  à 
plusieurs  personnes  appartenant  à  des  milieux  divers  et 
à  des*  professions  différentes,  pourvu  que  les  méthodes 
scientifiques  leur  soient  familières,  et  qu'elles  adoptent 
un  même  plan  strictement  descriptif. 

Encouragée  par  l'essai  heureusement  tenté  lors  de  la 
session  de  igoS,  la  V  Section  de  la  Société  scientifique 
a  entrepris  cette  tâche  que  l'effort  individuel,  si  fécond 
qu  on  le  suppose,  ne  pourrait  mener  à  bien. 

Nous  publions  aujourd'hui  la  première  monographie 
de  cette  enquête,  celle  de  trois  ports  de  la  Grèce  ancienne 
par  M.  Henri  Francotte  (i). 

Nous  joignons,  comme  on  le  voit,  l'étude  rétrospective 
à  l'observation  directe  des  faits  contemporains,  avec  la 
conviction  que,  par  l'emploi  des  méthodes  critiques  rigou- 
reuses, l'historien  peut  atteindre  la  certitude. 

Edouard  Van  der  Smissen, 
Secrétaire  de  la  V«  Section  de  la  Société  scientifique. 

(i)  On  trouvera,  au  compte  rendu  de  la  séance  du  25  janvier  dernier,  un 
exposé  préliminaire  plus  complet,  ainsi  que  Tindication  des  monographies 
présentées  à  la  session  de  Pâques.—  Annales  de  la  Société  scientifique 
Di  Bruxelles,  trentième  année,  2>»«  fascicule. 


r 


LA  FONCTION  ÉCONOMIQUE  DES  PORTS 
DANS  L'ANTIQUITÉ  GRECQUE  ^" 


Il  y  a  bien  peu  de  temps  que  Ton  s'occupe  de  l'histoire 
économique  de.  l'antiquité.  On  étudiait  les  chefs-d'œuvre 
de  son  art  et  de  sa  littérature  ;  on  réédifiait,  vrai  tour  de 
force  d'érudition  et  de  divination,  les  institutions  poli- 
tiques de  la  Cité  :  on  a  longtemps  oublié  que,  suivant  un 
mot  fameux,  la  première  question  de  l'histoire  est  toujours 
celle  de  savoir  ce  que  les  hommes  mangent.  Les  Grecs 
ne  nous  ont  laissé  sur  ce  côté  de  leur  vie  que  peu  de 
renseignements.  Ils  ont  l'air  d'avoir  été  plus  désintéressés 
que  nous  ;  nous  nous  les  représentons  volontiers  sem- 
blables à  leurs  statues  auxquelles  les  artistes  se  sont 
efforcés  de  donner  des  poses  simples  mais  majestueuses, 
ne  nous  montrant  jamais  ou  bien  rarement  leurs  modèles 
dans  la  familiarité  des  attitudes,  dans  le  laisser-aller  de 
l'existence  de  chaque  jour.  L'argent  et  tout  ce  qui  s'en- 
suit, nous  nous  le  figurons,  était  plus  indifférent  aux 
Grecs  qu'à  nous,  et  cependant,  à  le  bien  prendre,  il  n'y  a 
pas  d'histoire,  sauf  la  nôtre  peut-être,  où  les  questions 
économiques  et  sociales  aient  tenu  plus  de  place,  où  elles 
aient  été  débattues  avec  plus  d'acharnement  et  résolues 
avec  plus  d'âpreté  et  de  dureté.  Mais  les  intérêts  qui 
séparaient  alors  les  hommes,  s'ils  les  séparaient  aussi 
ardemment    qu'aujourd'hui,    étaient    d'une    nature   bien 


(l)  Pour  la  bibliographie  générale,  je  me  permets  de  renvoyer  k  mon 
ouvrage  sur  V Industrie  dans  la  Grèce  ancienne,  i  vol.  Bruxelles,  1000 
el  1001 .  Je  me  bornerai  ici  à  rai^peler  l'ouvrage  capital  de  Bockh  :  Die  Staats* 
haushaltung  der  Athener. 


LES   PORTS    DANS    L'aNTIQUITÉ    GRBOQUB*  36 1 

différente  de  ceux  qui  nous  préoccupent.  Il  importe  que 
je  le  montre  tout  d'abord  et  que  je  trace  ainsi  le  cadre 
dans  lequel  se  place  mon  sujet. 

A  toutes  les  époques  de  l'histoire  grecque,  la  base  du 
régime  économique  est  la  terre.  C'est  elle  que,  souvent, 
les  partis  se  disputent.  L'opposition  des  oligarques  et  des 
démocrates  ne  répond  pas  seulement  aux  tendances  natu- 
relles qui  divisent  tous  les  hommes,  selon  qu'ils  tiennent 
plus  ou  moins  à  la  tradition  ou  inclinent  aux  nouveautés  ; 
c'est  le  combat  des  riches  et  des  pauvres,  des  propriétaires 
et  des  non-propriétaires  ou,  comme  dit  énergiquement 
Platon  (i),  des  gras  et  des  maigres. 

Par  là  s'expliquent  l'âpreté  et  la  violence  des  lattes 
politiques  ;  elles  mettent  en  présence  des  idées  sans  doute, 
mais  surtout  des  intérêts  !  Ce  sont  des  classes  et  des 
factions  plutôt  que  des  partis  qui  se  rencontrent  sur  la 
place  publique.  Les  Grecs  continuent  à  ressembler  à  leur 
grand  héros,  Achille  :  comme  lui,  ils  combattent  pour  la 
satisfaction  de  se  sentir  les  plus  forts,  pour  la  conscience 
d'être  les  maîtres,  quelque  chose  qui  de  loin  ressemble  à 
l'honneur  ;  mais  surtout  ils  combattent  pour  le  butin. 
Voyez  au  programme  des  démocrates  les  grosses  et  péril- 
leuses revendications  :  partage  des  terres,  suppression 
des  dettes,  surtout  de  celles  qui  grèvent  le  sol.  Voyez, 
dans  l'histoire,  ces  bannissements  en  masse,  ces  confisca- 
tions, ces  exécutions  sanglantes  :  elles  dénouent,  par  la 
révolution,  des  crises  politiques  qui  sont  surtout  des 
crises  sociales. 

Si,  à  toutes  les  époques,  la  terre  est  la  base  du  régime 
économique,  cette  vérité,  suivant  les  cités  et  les  époques, 
demande  à  être  précisée. 

L<es  poèmes  homériques  nous  dépeignent  un  régime 
économique  très  primitif.  Les  héros  nous  irûtient  volon- 
tiers au  détail  de  leur  fortune  ;  sans  être  des  parvenus, 

(1)  Rep,,  856  D.  '  > 


/ 


362  RBYUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ils  se  complaisent  dans  un  certain  étalage  des  biens  dont 
les  dieux  les  ont  favorisés.  On  y  peut  faire  deux  parts  : 
la  principale  se  compose  de  la  terre  et  des  troupeaux  ; 
l'autre  constitue  le  trésor,  des  armes,  des  étoffes,  des 
métaux  précieux,  du  fer.  La  maison  est  l'unité  écono^ 
mique  :  les  biens  s'y  produisent  et  s'y  consomment.  Le 
maître  préside  lui-même  à  l'exploitation  de  son  domaine. 
Le  travail  agricole  est  hautement  en  honneur,  des  fils  de 
rois  ne  dédaignent  pas  d'aller  faire  paître  les  troupeaux  (i). 
Les  travaux  domestiques  sont  dirigés  par  la  mère  et  par 
ses  filles.  Assistées  de  leurs  esclaves,  elles  tissent  les 
vêtements,  elles  brodent,  et  Nausicaa,  la  fille  du  roi  des 
Phéniciens,  s'en  va,  joyeusement,  avec  ses  compagnes, 
laver  les  vêtements  de  son  père  et  de  ses  frères  à  la 
rivière  (2). 

La  femme,  en  Grèce,  n'est  pas  la  bête  de  somme  qu'elle 
est  ailleurs,  en  Orient  ;  mais  par  son  travail  elle  s'efforce 
d'assurer  à  son  mari  les  loisirs  auxquels  il  a  droit.  Le 
chef  de  famille  va  à  la  chasse,  mange  et  boit  avec  ses 
amis  ;  il  surveille  ses  fermiers  et  ses  esclaves  ;  c'est  un 
grand  seigneur  qui  vit  dans  ses  terres  ;  mais,  au  besoin, 
il  met  lui-même  la  main  à  l'œuvre.  L'Odyssée  (3)  décrit 
avec  complaisance  le  chef-d'œuvre  d'Ulysse,  qui,  pour 
fabriquer  son  lit,  s'est  fait  charpentier,  menuisier,  orfèvre. 
Aucune  déconsidération  ne  s'attache  encore  au  travail 
manuel. 

Cependant,  la  famille,  avec  ses  serviteurs  et  ses  esclaves, 
ne  peut  subvenir  à  tout.  Certaines  professions  exigent  des 
installations  et  une  habileté  spéciale  ;  la  première  qui  se 
constitue  est  celle  du  forgeron.  Chez  Hésiode  (4)  encore, 
la  forge  est,  en  hiver,  le  lieu  de  rendez-vous  des  voisins 
qui  devisent  entre  eux  tout  en  se  chauffant.  D'autres  pro- 

(1)  7/ûtei^,  VI,  246;XX,  188 

(i)  Odyssée.  VI. 

(5)  XXII,  i05. 

{A)  Œuvres  et  jours^  405. 


LES   PORTS   DANS    L  ANTIQUITÉ   GRECQUE.  363 

fessions  commencent  à  devenir  indépendantes,  à  se  déta- 
cher de  l'organisation  familiale,  comme  celle  du  charpen- 
tier ;  mais  les  métiers  ne  sont  pas  encore  séparés  ;  le 
même  mot  tUtw  (i)  désigne  le  charpentier,  le  menuisier, 
le  charron,  le  tailleur  de  pierres,  etc.  La  présence  de  ces 
artisans  ne  dérange  pas  l'organisation  familiale  ;  dans 
beaucoup  de  maisons,  leur  concours  est  inutile  et,  là  où 
il  est  demandé,  il  s'exerce  dans  des  conditions  qui  laissent 
intact  le  type  que  nous  avons  décrit  ;  car,  le  plus  souvent, 
l'artisan  s'en  va  travailler  chez  son  client  et  en  reçoit  la 
matière  première. 

La  vie  est  simple  ;  l'agriculture  fournit  la  nourriture, 
les  vêtements.  Quelques  échanges  d'une  maison  à  l'autre 
sufiBsent  pour  remplir  les  vides  que  la  production  a  pu 
laisser,  et  assurer  à  chacun  la  satisfaction  de  ses  besoins. 
Le  commerce  de  détail,  la  boutique,  seraient  sans  clients. 

La  terre  est  la  grande  nourricière,  mais  parfois  la 
récolte  manque  ;  puis  toutes  les  régions  ne  sont  pas 
également  favorables,  par  exemple,  à  la  culture  de  la 
vigne.  Le  rôle  du  commerce  commence  :  à  lui  de  combler 
ces  lacunes. 

Puis,  certaines  matières  premières,  comme  le  fer,  le 
cuivre,  l'étain,  c'est  au  commerce  encore  qu'incombe  la 
tâche  de  les  aller  chercher  aux  lieux  de  production,  bien 
loin  parfois. 

Et  enfin,  par  ci  par  là,  le  luxe  a  créé  des  besoins 
factices,  ou  aussi  de  nobles  aspirations  se  sont  fait  jour. 
Les  rois  aiment  orner  leur  palais  des  produits  de  l'art  ; 
eux-mêmes,  pour  se  distinguer  de  la  foule  de  leurs  sujets, 
demandent  des  armes  précieuses.  Le  goût  de  la  toilette 
chez  les  femmes  s'est  développé  :  il  faut  des  colliers  d'or, 
des  peignes  d'ivoire. 

Tout  à  l'origine,  un  simple  commerce  d'échanges  de 
peuplade  à  peuplade  a  suffi  pour  faire  circuler,  parfois 

(1)  Iliade,  VI,  313. 


I 


364  RBVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES, 

d'un  monde  à  l'autre,  quelques  rares  objets,  comme  peut- 
être  l'ambre  ou  rétain*  Ces  relations  des  peuples  n'ont  pas 
tardé  à  se  régulariser  et  à  se  compliquer  :  les  foires  se 
renouvelante  époques  périodiques,  à  l'occasion  des  grandes 
fêtes  religieuses,  à  Delphes,  à  Olympie  et  ailleurs,  per- 
mettent aux  producteurs  et  aux  consommateurs  de  se 
rencontrer. 

Peut-être  aussi,  aux  frontières,  se  tiennent,  comme 
aujourd'hui  en  Afrique,  des  marchés  où,  à  la  faveur  d'une 
trêve  de  quelques  jours,  se  pratiquent  les  échanges. 

Enfin,  il  y  a  des  objets  qu'il  faut  aller  offrir  aux  clients 
chez  eux,  comme  les  objets  précieux  qui  représentent  une 
grande  valeur.  Cette  fois,  c'est  la  tâche  spéciale  du  com- 
merce organisé  en  profession  distincte  de  toute  autre. 
Chose  remarquable,  à  l'origine,  ce  sont  surtout  des  Phé- 
niciens qui  exercent  cette  profession.  L'Odyssée  nous  les 
montre,  abordant  au  port  avec  leurs  riches  cargaisons, 
puis  allant  tenter  les  femmes  par  les  magnifiques  parures 
qu'ils  étalent,  joignant,  quand  ils  le  peuvent,  la  piraterie 
au  commerce  (i).  La  distinction  entre  ces  deux  professions 
ne  s'est  pas  nettement  établie  :  de  là  le  mauvais  renom  du 
commerce  et  la  synonymie  que  les  Grecs  établissent  entre 
échanger  et  tromper. 

Telle  est  l'organisation  économique  primitive  :  la  maison 
est  l'unité  dans  laquelle  les  biens  se  produisent  et  se 
consomment.  Elle  se  conserve  intacte  ou  à  peu  près  dans 
une  grande  partie  de  la  Grèce. 

En  quelques  cités  s'ouvre  une  nouvelle  phase  de  l'his- 
toire économique  ;  entre  le  producteur  et  le  consomma- 
teur s'introduisent  des  intermédiaires  qui  assurent  la  cir- 
culation des  biens,  de  l'un  à  l'autre.  Ces  progrès  nous 
sont  attestés  de  deux  façons  :  directement  par  ce  que  nous 
savons  des  cités  qui  les  ont  accueillis  ;  indirectement  par 
ce  que  nous  savons  de  celles  qui  les  ont  repoussés.  Tandis, 

(I)  Odyssée,  XV,  412. 


LES   PORTS    DANS    l'aNTIQUITÉ    GRECQUE.  365 

en  effet,  qu'Athènes  ouvre  ses  portes  au  commerce  et  à 
rindustrie,  d'autres  cités  s'effrayent.  Elles  voient  les  nou- 
veautés qui,  immédiatement,  dérangent  le  train  accoutumé 
de  la  vie  ;  elles  devinent  celles  qui  suivront.  En  effet,  le 
commerce  et  l'industrie  changent  les  idées,  introduisent 
quelque  chose  de  hardi,  d'aventureux.  Sur  mer,  on  s'habi- 
tue à  braver  le  hasard  ou  à  compter  sur  lui.  Les  paysans 
sont,  comme  les  saisons,  réguliers,  répétant  d'année  en 
année  les  mêmes  travaux,  et  laissant  aller  leur  vie  suivant 
un  cours  immuable.  Mettez  cet  esprit  nouveau  dans  la 
politique  ;  ajoutez-y  la  population  qui  s'accroît,  la  popu- 
lace qui  apparaît  :  les  vieilles  institutions  s'en  vont  avec 
l'esprit  qui  les  soutenait, 

Sparte  surtout  vit  et  comprit  le  danger  et,  aussitôt, 
elle  fortifia  les  règles  anciennes.  Interdiction  de  faire  le 
commerce,  interdiction  de  voyager,  exclusion  des  étran- 
gers qui  pourraient  venir  donner  des  exemples  fAcheux. 
Les  Spartiates  vivent  chez  eux  dans  une  noble  oisiveté  : 
les  hilotes  cultivent  la  terre  et  remettent  à  leurs  maîtres 
une  partie  des  fruits.  Ceux-ci  sont  consommés  dans  les 
repas  communs.  Aucun  travail,  aucun  souci  matériel  ne 
vient  distraire  le  citoyen  de  ses  devoirs  envers  l'État. 
Il  ressemble  à  un  propriétaire  qui  vit  tranquillement  de 
ses  rentes,  et  la  législation  a  pris  soin  de  les  lui  assurer, 
car  elle  a  défendu  de  vendre  le  lot  de  terre,  le  klèros,  et 
a  réglé  une  fois  pour  toutes  sa  transmission  d'aîné  à  aîné. 

Ailleurs,  mêmes  précautions  pour  sauvegarder  la  per- 
pétuité de  la  propriété  dans  la  même  famille  et  préserver 
les  particuliers  de  la  ruine  et  l'Etat  des  réformes  :  par 
exemple,  en  Elide,  défense  d'hypothéquer  sa  terre.  Ailleurs 
encore,  mêmes  préventions,  mêmes  répugnances  à  l'en- 
droit du  travail  manuel  ;  tout  est  condamné,  et  la  fatigue 
qu'il  impose,  et  la  gêne  à  laquelle  il  astreint,  et  le  bénéfice 
qu'il  rapporte  :  à  Thèbes  (i),  par  exemple,  les  artisans  et 

(1)  Arisl.  Polit.  ;  VU,  (vi)  1321  a. 


f 


366  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

les  marchands  sont  privés  des  droits  politiques.  A  Locres, 
Zaleucus  avait  décrété,  dit-on,  qu'il  n'y  aurait  pas  de 
revendeurs,  mais  que  le  paysan  vendrait  lui-même  ses 
produits. 

On  en  reste  là  dans  certaines  régions,  et  si  vous  con- 
sidérez la  carte  de  la  Grèce,  elles  la  couvrent  presque  tout 
entière  :  tout  le  Péloponèse,  sauf  quelques  villes  comme 
Corinthe,  tout  le  nord  et  tout  le  centre,  sauf  toujours 
quelques  exceptions.  11  s'est  bien,  il  est  vrai,  en  ces 
régions,  constitué  des  cités  ;  mais  combien  sont  encore 
purement  agricoles  !  Elles  ressemblent  à  ces  petites 
villes  fortifiées  que  Ton  rencontre  en  Italie  et  qui,  aujour- 
d'hui comme  il  y  a  plusieurs  siècles,  renferment  dans 
leurs  murs  une  population  adonnée  presque  tout  entière 
aux  travaux  des  champs.  Mais  n'oublions  pas  qu'en  Grèce, 
la  terre  est  ingrate  ;  aussi  ne  nous  étonnerons-nous  pas 
de  constater  combien  d'hommes  lui  tournent  le  dos  et 
cherchent  d'un  autre  côté  leur  subsistance.  Ils  échangent 
la  charrue  contre  l'épée  et  ils  peuvent  répéter  cette  chan- 
son d'un  Cretois  :  ««  C'est  une  grande  richesse  pour  moi 
que  ma  lance  et  mon  épée  et  le  beau  bouclier  qui  protège 
mon  corps.  Voilà  avec  quoi  je  laboure,  avec  quoi  je  mois- 
sonne (i).  »» 

Toutes  ces  provinces  se  consument  dans  des  guerres 
incessantes  qui  détruisent  les  richesses  au  fur  et  à  mesure 
qu'elles  se  produisent  :  et  la  richesse  en  hommes,  la  pre- 
mière de  toutes,  et  la  richesse  du  sol,  les  arbres,  les 
moissons,  dans  lesquelles  on  porte  la  hache  ou  l'incendie. 
Un  pays,  ainsi  mis  en  coupe  réglée,  finit  par  s'épuiser  ; 
il  faut  aller  chercher  ailleurs  les  occasions  de  donner  des 
coups  d'épée  et  du  butin  à  se  partager  :  les  Grecs  se 
répandent  à  travers  le  monde,  et  vont  se  mettre  au  service 
des  princes  qui,  eux  aussi,  rêvent  de  conquêtes  et  de  pil- 
lage. Dans  toutes  les  armées,  on  en  trouve,  partout  où 

{{)Athen.  XV,  695  f. 


LES   PORTS    DANS    L  ANTIQUITÉ    GRECQUE.  SÔy 

on  a  besoin  de  soldats  robustes,  adroits  et  d'un  courage 
éprouvé.  Leur  plus  bel  exploit,  ils  l'accomplirent  quand, 
au  nombre  de  Dix  Mille,  ils  tinrent  tôle  à  tout  l'Empire 
des  Perses  et  montrèrent  à  la  Grèce  que,  pour  conquérir 
l'Asie,  elle  avait  des  soldats  et  qu'il  ne  lui  manquait  plus 
qu'un  chef  pour  les  conduire. 

Dans  d'autres  cités,  je  l'ai  dit,  un  type  nouveau  s'est 
constitué  :  l'industrie  et  le  commerce  sont  devenus  des 
facteurs  de  la  vie  économique  ;  les  hommes  leur  demandent 
leur  subsistance  ;  la  terre  n'est  plus  désormais  la  base 
unique  de  la  richesse. 

Nommons  quelques-uns  des  centres  dans  lesquels  ce 
changement  s'est  accompli  :  Corinthe,  Chalcis,  Égine, 
Athènes. 

Faut-il  fixer  des  dates  ?  Athènes  est  devancée  par  les 
cités  que  nous  venons  d'énumérer.  Ses  progrès  ne  datent 
guère  que  de  la  fin  du  vf  siècle  :  Solon  ne  fit  pas  seule- 
ment une  révolution  politique,  il  fit  une  réforme  écono- 
mique, en  frappant,  le  premier,  la  monnaie.  Avant  cette 
époque,  l'Eubée  d'un  côté.  Egine  d'un  autre  possédaient 
déjà  chacune  leur  système  monétaire.  Solon  adopta  l'éta- 
lon d'Eubée. 

Quelles  sont  les  causes  qui  ont  amené  ce  changement  ? 
Il  est  difficile  de  les  préciser  toujours  ;  la  principale  me 
parait  être  la  situation  même  de  ces  cités  :  Corinthe,  par 
exemple,  domine  deux  mers  et  tient,  en  outre,  la  clef  des 
routes  du  Péloponèse.  Les  hommes  y  sont  bien  pour 
quelque  chose  aussi,  et,  à  Corinthe  encore,  le  mérite 
d'avoir  compris  les  avantages  de  la  situation  topogra- 
phique revient  à  ses  tyrans  au  viu®  et  au  vii°  siècles. 

Le  développement  économique  d'Athènes,  commencé 
à  la  fin  du  vi**  siècle,  prend  toute  son  ampleur  au  com- 
mencement du  v®,  tout  de  suite  après  les  guerres 
médiques.  Et  d'abord  les  hommes  en  ont  le  mérite  :  c'est 
Thémistocle  qui  développe  la  flotte  de  guerre,  c'est  Aris- 
tide qui  groupe  autour  d'Athènes,  dans  une  ligue,  une 


f 


368  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

foule  de  cités  pour  guerroyer  contre  la  Perse  ;  bientôt  ces 
cités  tombent  sous  la  dépendance  politique  d'Athènes, 
forment  son  empire  et  lui  ouvrent  un  vaste  marché.  Le 
hasard  y  est  bien  aussi  pour  quelque  chose  :  entre  la 
bataille  de  Marathon  et  la  bataille  de  Salamine,  il  fit 
découvrir,  dans  les  mines  du  Laurion,  des  filons  d'argent 
plus  riches  que  ceux  qui  avaient  été  exploités  auparavant. 
Pendant  un  siècle  ou  deux,  les  particuliers  et  l'État  lui- 
même  allaient  y  trouver  des  richesses  considérables. 

Mais  il  est  temps  de  déterminer  exactement  en  quoi 
consiste  ce  changement,  surtout  à  Athènes. 

La  population  s'y  est  accrue  dans  des  proportions  con- 
sidérables. Vers  la  fin  du  v^  siècle,  elle  atteint  son  maxi- 
mum. Les  évaluations  varient  :  3o  ooo,  35  ooo,  40  000, 
peut-être  60  000  adultes,  et,  en  multipliant  par  quatre, 
de  120000  à  240000  citoyens.  Il  y  faut  ajouter  les 
étrangers  domiciliés,  les  métèques  :  5o  000  environ;  les 
esclaves  :  100  000  environ.  Au  maximum  donc,  la  popu-* 
lation  de  TAttique  s'élevait  à  :  240  000  citoyens,  5o  ooo 
métèques,  100  000  esclaves  ;  au  total,  3go  000  âmes. 

M.  Beloch  (1)  a  estimé  quelle  pouvait  être  l'importance 
de  la  population  urbaine  à  l'époque  d'Alexandre.  A  ce 
moment,  la  population  de  toute  TAttique,  d'après  ses 
évaluations,  se  monte  à  274  000  âmes,  Athènes  et  le  Pirée 
comprenaient  au  plus  120  000  habitants.  Ce  chitfre  est 
certainement  excessif,  puisque  100  000  habitants  pour 
Athènes  et  le  Pirée  donneraient  170  habitants  par  hectare, 
c'est-à-dire  une  densité  plus  forte  que  celle  de  Berlin. 
Acceptons  cependant  ce  chiffre  :  avec  100  000  habitants, 
Athènes  est  devenue  une  grande  ville,  une  très  grande 
ville  ;  il  n'y  a  probablement,  dans  tout  le  bassin  de  la 
Méditerranée,  aucune  ville  qui  puisse  rivaliser  avec  elle; 

Une  agglomération  d'hommes  aussi  considérable  ne  peut 
plus  vivre  uniquement  de  la  terre.  La  campagne  n'est 

(1)  Bevôlkerung  der  griech.  râni,  WeiU 


LES   PORTS    DANS    l/ ANTIQUITÉ    GRECQUE.  36g 

pas  abandonnée  ;  une  grande  partie  des  Athéniens  con- 
tinuent à  y  résider  ;  parmi  les  citadins,  il  en  est  encore  un 
bon  nombre  qui  exploitent  la  terre  eux-mêmes  et  par 
leurs  esclaves.  Thucydide  note  comme  un  trait  de  mœurs 
l'attachement  de  ses  compatriotes  pour  la  campagne.  A 
côté  de  cette  population  rurale,  il  y  a,  surtout  au  Pirée, 
les  marins,  les  commerçants,  les  hommes  d'affaires,  les 
artisans  et  même  les  industriels. 

Prenons  d'abord  Tindustrie  :  des  métiers  de  plus  en 
plus  nombreux  se  sont  détachés  de  la  famille  ;  mais,  très 
apparentes,  subsistent  les  traces  de  l'organisation  pre- 
mière, surtout  dans  les  modes  de  rémunération  du  tra- 
vail :  souvent,  l'ouvrier  vient  travailler  au  domicile  du 
client  ;  souvent  aussi,  il  reçoit  de  celui-ci  la  matière  pre- 
mière ;  souvent  enfin,  son  salaire,  en  tout  ou  en  partie,  lui 
est  payé  en  nature. 

Nous  rencontrons  aussi  l'artisan  indépendant,  travail- 
lant chez  lui,  dans  son  échoppe  ou  dans  son  établi  ;  ven- 
dant directement  aux  clients  les  produits  de  son  travail. 
Cette  apparition  caractérise  un  régime  nouveau  que  l'on 
a  appelé  l'organisation  urbaine. 

Un  second  signe  :  à  côté  de  l'artisan,  le  boutiquier. 
Chacun  ne  peut  plus  se  procurer,  par  son  travail,  les 
denrées,  les  objets  nécessaires  à  la  vie  de  chaque  jour; 
ou  bien,  on  n'a  plus  le  temps  ni  l'occasion  de  s'adresser 
aux  producteurs  :  les  revendeurs  de  détail  assurent  l'ap- 
provisionnement des  ménages. 

Ajoutons  que  l'on  relève  à  Athènes  quelques  traces 
de  la  grande  industrie.  On  peut  citer  la  fabrique  de 
lits  et  la  fabrique  d'épées  du  père  de  Démosthène  : 
la  première  employait  une  vingtaine  d'esclaves,  l'autre 
trente-deux  ou  trente-trois  ;  la  fabrique  de  boucliers  du 
père  de  Lysias.  Dans  les  mines  du  Laurion,  les  exploi- 
tations employant  plusieurs  centaines  d'esclaves  n'étaient 
pas  rares. 

Enfin,  le  grand  commerce  s'est  étendu  ;  il  amène  les 

III«  SËRIE.  T.  IX.  u 


1 


SyO  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

marchandises  que  le  sol  ne  donne  pas  et  dont  cette  popu- 
lation, relativement  considérable,  réclame  des  quantités 
importantes. 

Ailleurs,  en  dehors  d'Athènes,  en  de  moindres  propor- 
tions, des  progrès  du  même  genre,  et  surtout  l'augmenta- 
tion de  la  population,  se  sont  accomplis.  Hier,  les  foires 
suffisaient,  ce  moyen  primitif  ne  disparaît  pas  :  il  se  per- 
fectionne. Il  faut  une  grande  foire,  permanente,  aisément 
accessible,  où  chacun,  même  du  dehors,  viendra  s'appro- 
visionner. Par  là,  je  détermine  le  rôle  du  port  d'Athènes 
dans  le  monde  grec.  Le  Pirée  est  la  place  vers  laquelle 
convergent  toutes  les  routes  commerciales,  le  centre  des 
affaires,  le  marché  où  l'agriculture  et,  dans  une  certaine 
mesure,  l'industrie  déversent  le  trop  plein  de  leurs  produits. 

Athènes  garda  sa  prééminence  économique  plus  long- 
temps que  sa  prééminence  politique  :  au  iv®  siècle  encore, 
tout  à  la  fin  même  du  siècle,  elle  est  la  métropole  com- 
merciale du  monde  grec. 

Les  conquêtes  d'Alexandre  le  Grand  en  Asie  coupent 
l'histoire  de  la  Grèce  en  deux  :  la  civilisation,  le  mouve- 
ment, la  richesse,  la  population  émigrèrent.  Un  nouveau 
monde  s'ouvrait  aux  Grecs  ;  les  routes  commerciales  se 
déplaçaient.  Rhodes  hérita  d'abord  de  la  situation  occupée 
jusque-là  par  Athènes  ;  elle  était  placée  à  l'intersection  des 
lignes  du  commerce  international,  de  la  ligne  nord-sud, 
du  Pont  à  Alexandrie,  et  de  la  ligne  est-ouest,  d'Espagne 
à  la  Syrie  et  au  centre  de  l'Asie.  Ses  habitants  étaient 
doués  d'un  tempérament  plus  calme  que  celui  de  beaucoup 
de  Grecs  ;  avec  cela,  de  l'esprit  d'initiative,  et,  ce  qui 
est  plus  rare,  de  l'esprit  de  suite.  Ils  tirèrent  un  parti 
merveilleux  de  la  situation  que  leur  avaient  faite  les 
circonstances.  A  côté  d'eux,  toujours  en  Asie,  quelques 
villes,  comme  Chio,  Ephèse,  sans  rivaliser  avec  Rhodes, 
atteignaient  une  prospérité  nouvelle. 

La  fortune  de  Rhodes  eut  une  courte  durée.  Vers  la 
fin  du  m*  siècle  et  surtout  au  ii®,  une  nouvelle  puissance 


LES    PORTS    DANS    L  ANTIQUITÉ   GRECQUE.  87! 

surgit,  une  grande  vijle  se  crée  à  Touest  :  c'est  Rome. 
De  nouvelles  voies  s'ouvrent  au  commerce.  Pendant 
tout  un  temps,  Rhodes  maintient  sa  position,  mais 
Rome  la  détruisit  d'un  seul  coup,  en  déclarant  le  port  de 
Délos,  port  libre  (164).  Délos  devint  le  grand  marché  où 
se  rencontrèrent  TOrient  et  l'Occident,  «  le  point  da 
relâche  le  plus  commode  pour  tout  vaisseau  venant  d'Italie 
ou  de  Grèce  et  se  rendant  en  Asie  (  1  )  »» .  La  prospérité  de 
Délos  se  soutint  durant  un  siècle  environ  ;  elle  fut  ruinée 
par  la  guerre  de  Mithridate  et  par  les  pirates. 

Il  n'y  eut  plus  dès  lors,  dans  le  monde  grec,  qu'un  seul 
port,  qu'une  seule  place  que  les  commerçants  continuaient 
à  visiter.  C'était  Alexandrie,  tête  de  ligne  vers  l'Asie  et 
vers  l'Afrique  et,  d'un  autre  côté,  vers  Rome.  Derrière 
elle,  il  y  avait  un  pays  fertile  qui  donnait  en  abondance 
l'huile,  le  blé,  le  lin  ;  elle  recevait  de  l'Arabie  et  de 
rinde  les  parfums,  l'ivoire. 

On  voit  combien,  en  général,  fut  fragile  la  prospérité 
dos  ports  grecs  ;  il  n'en  pouvait  être  autrement,  puisque, 
en  général,  elle  reposait  surtout  sur  le  commerce  inter- 
national ;  il  leur  manquait  un  hinterland.  Le  commerce 
international  se  déplace  subitement  ;  au  i^*"  siècle  avant 
notre  ère,  il  a  déserté  Corinthe,  Athènes,  Délos,  Rhodes, 
et  toutes  ces  places  sont  tombées  dans  le  marasme. 

Revenons-aux  trois  ports  que  nous  avons  cités,  Athènes, 
Rhodes,  Délos.  En  réunissant  les  renseignements  épars 
que  nous  possédons,  nous  arriverons  à  nous  former  une 
idée  assez  précise  de  la  nature  et  de  l'organisation  du 
commerce  qui  s'y  faisait. 

Tout  d'abord,  le  commerce  et  aussi  l'industrie  sont 
dans  les  mains  des  étrangers,  plutôt  que  dans  celles  des 
nationaux.  Partout  où  le  régime  urbain  s'est  implanté,  on 
rencontre  en  grand  nombre  des  métèques  ou  étrangers 
domiciliés.  Comme  ils  ne  peuvent  pas  acquérir  la  propriété 

(1)  Strab.,  X,  514. 


f 


372  RBVUB    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

foncière,  ils  sont  forcément  poussés  vers  d'autres  profes- 
sions que  l'agriculture  ;  mais  cette  raison  n'est  pas  la 
seule.  Parmi  les  métèques,  il  y  a  beaucoup  d'affranchis  : 
l'esclavage  les  a  dressés  au  travail  manuel  ;  il  en  est  qui 
ont  exercé  pour  le  compte  de  leurs  maîtres  un  métier, 
ou  tenu  une  boutique;  ils  ne  font  que  continuer  leur 
existence  antérieure.  Enfin,  parmi  eux,  des  étrangers 
d'origine  libre  sont  venus  faire  fortune  au  loin  et  utiliser 
les  capacités  qui,  dans  leur  ville  natale,  resteraient 
sans  emploi.  Pour  tous  ceux-là  qui,  par  leur  activité» 
assurent  la  prospérité  publique,  les  Athéniens  ne  sont  pas 
généreux;  ils  leur  refusent,  nous  l'avons  dit,  le  droit  de 
propriété  ;  ils  les  frappent  de  contributions  spéciales  et 
les  appellent,  en  temps  de  guérie,  sous  les  drapeaux, 
dans  des  conditions  plus  dures  que  celles  qui  pèsent  sur 
les  nationaux. 

Les  citoyens  ne  restent  pas  étrangers  au  mouvement 
des  affaires.  L'exemple  donné  est  contagieux.  Mais  l'opi- 
nion publique  n'est  pas  franchement  réconciliée  avec  le 
commerce  et  l'industrie  ;  elle  est  encore  trop  entichée  de 
la  supériorité  de  l'agriculture.  Cultiver  la  terre  est  toujours 
la  plus  noble  et  la  plus  saine  des  occupations.  L'opinion 
accepte  les  autres  formes  du  travail,  mais  pas  indistincte- 
ment ;  elle  ne  peut  tolérer  qu'un  homme  libre  s'adonne  à 
des  travaux  qui  dépriment  son  intelligence  ou  déforment 
son  corps  ;  avant  tout,  il  lui  faut  garder  des  loisirs.  Elle 
n'admet  pas  non  plus  chez  un  citoyen  la  préoccupation 
absorbante  du  gain  :  il  peut  faire  des  affaires,  il  le  doit 
même,  mais  il  lui  faut  garder  du  temps  pour  se  promener 
à  l'agora,  disent  les  gens  ordinaires  ;  pour  faire  de  la  poli- 
tique, disent  les  hommes  d'Etat  ;  pour  faire  de  la  phi- 
losophie, disent  les  professeurs.  Ces  préjugés  peuvent 
paralyser  ou  énerver  la  bonne  volonté  des  pauvres  diables 
qui  craignent  de  déroger  en  prenant  un  métier  réputé 
servile,  et  se  plient  à  une  existence  besogneuse  pour 
sauver  leur  dignité  de  citoyens  :  ils  se  font  sentir  surtout 


k 


LBS   PORTS   DANS    l'aNTIQUITÉ   GRECQUE.  SjS 

tout  en  haut,  dans  les  classes  supérieures.  La  jeunesse 
continue  à  préférer  les  émotions  de  la  tribune  à  celles  de 
la  Bourse,  et  à  donner  une  large  partie  de  son  temps  aux 
affaires  de  l'État.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  Ion  néglige 
ses  propres  affaires  ;  on  prend  des  intérêts  dans  les  entre- 
prises industrielles  et  commerciales  ;  on  place  adroite- 
ment son  argent  ;  mais  on  ne  le  fait  pas,  du  moins  en 
général,  fructifier  soi-même. 

L'une  des  opérations  les  plus  pratiquées  est  le  prêt,  et 
spécialement  le  prêt  maritime  ou  à  la  grosse  aventure. 

11  offrait  de  grands  risques,  vu  les  nombreux  accidents 
auxquels  les  navires  étaient  exposés.  Les  sommes  prêtées 
pouvaient  être  affectées  sur  le  navire  lui-même  aussi  bien 
que  sur  son  chargement.  En  cas  d'heureuse  traversée, 
le  prêteur  rentrait  dans  ses  avances  ;  sinon,  il  supportait 
la  perte.  Aussi  l'intérêt  stipulé  était-il  très  élevé,  jusqu'à 
3o  p.  c,  tandis  que  pour  les  prêts  ordinaires  on  demandait 

12  à  18  p.  c.  C'est  sous  cette  forme  que  se  produit 
l'association  des  capitaux,  nécessaire  à  la  grande  expan- 
sion du  commerce.  Des  sociétés  commerciales,  perma- 
nentes, dotées  d'une  personnification  civile,  il  n'y  en  a 
pas  :  on  rencontre  des  associations  d'individus  en  vue 
d'une  opération  déterminée  ou  pour  l'exploitation  d'une 
banque  ou  d'une  mine.  Par  contre,  en  foule,  des  con- 
fréries formées  entre  gens  de  même  profession  et  ayant, 
à  côté  de  leur  caractère  religieux  qui  est  le  principal, 
un  certain  caractère  professionnel.  Toute  association, 
en  Grèce,  a  pour  premier  objet  la  célébration  d'un 
culte  ;  mais,  fatalement,  quand  elle  groupe  des  hommes 
qui  exercent  le  même  métier,  qui  ont  des  intérêts  com- 
muns, les  questions  professionnelles  viennent  à  l'ordre 
du  jour.  On  a  retrouvé,  à  Délos,  les  restes  du  local  des 
Poseidoniastes  et  de  celui  des  Hermaïstes.  Les  confréries 
en  Grèce  jouissent,  comme  telles,  de  la  personnification 
civile  ;  elles  possèdent  des  immeubles,  spécialement  un 
lieu  de  réunion  où  les  membres,  tout  en  se  divertissant. 


i 


374  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

viennent  causer  de  leurs  affaires;  cela  suffit  pour  leur 
donner  un  caractère  professionnel,  car  il  n'y  a  point  de 
trace  des  grandes  compagnies  marchandes.  La  maison 
des  Hermaïstes,  par  exemple,  n'a  que  des  caves  étroites  ; 
elle  ne  possédait  ni  greniers,  ni  boutiques  ;  ce  n'était 
donc  pas  le  siège  des  affaires  communes  ;  tout  simplement, 
elle  était  le  local  d'un  cercle  ou  d'un  club. 

Quelles  étaient  les  marchandises  qui  s'échangeaient 
dans  les  ports  grecs  ? 

Dans  une  très  faible  mesure,  les  produits  de  l'industrie. 
En  effet,  celle-ci  ne  se  pratiquait  guère  que  dans  l'atelier, 
rarement  dans  la  fabrique  ;  la  production  des  artisans 
s'écoulait  sur  place.  Cependant,  les  œuvres  des  artistes 
ont  eu,  de  bonne  heure,  un  débouché  à  l'étranger  :  les 
vases  de  Corinthe,  par  exemple  ;  ceux  d'Athènes-  ont  été 
transportés  par  le  commerce  sur  tous  les  points  du  monde 
grec. 

Le  commerce  était  surtout  alimenté  par  les  produits 
agricoles  :  Athènes  était  le  grand  marché  des  grains;  elle 
en  avait  besoin  pour  la  consommation  de  ses  habitants. 
Le  surplus  s'écoulait  au  dehors.  Aux  grains,  il  faut  ajouter 
le  vin  et  l'huile,  la  laine,  le  poisson,  les  esclaves.  Chio  et 
plus  tard  Délos  étaient  les  grands  marchés  de  chair 
humaine. 

Les  auteurs,  et  en  particulier  Strabon,  nous  donnent 
quelques  renseignements  sur  la  façon  dont  était  approvi- 
sionné le  marché,  et  sur  les  débouchés  que  s'étaient  assurés 
les  commerçants  grecs.  L'une  des  régions  dans  lesquelles 
ils  trafiquent  de  préférence  est  la  mer  Noire.  Tanaïs,  par 
exemple,  «*  servit  longtemps  d'emporium  ou  de  marché 
commun  aux  nomades  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  et  aux 
Grecs  du  Bosphore  ;  les  premiers  y  transportaient  des 
esclaves,  des  peaux  et  différents  produits  de  l'industrie 
nomade,  les  seconds,  des  tissus,  du  vin,  et  maintes 
autres  productions  des  pays  civilisés  qui  trouvaient  à  s'y 


LES    PORTS    DANS    L  ANTIQUITÉ    GRECQUE.  SyS 

échanger  avantageusement  (i)  »».  Dioscu ras,  dans  la  môme 
région, servait  d'emporium  aux  populations  deTintérieur  (2). 
N'oublions  pas  Panticapée,  aujourd'hui  Kertch,et  les  autres 
villes  du  royaume  de  Bosporos  où  les  Athéniens  allaient 
chercher  le  blé.  Il  en  venait  aussi  de  Sicile,  d'Egypte  et 
d'ailleurs.  Strabon  cite  encore  en  Asie,  Apamée,  Éphèse 
**  qui  est  l'entrepôt  général  des  marchandises  d'Italie  et 
de  Grèce  »,  Comana,  Pessinonte,  le  principal  emporium 
d'une  partie  de  la  Galatie,  Phase  qui  est  «*  le  centre  du 
marché  de  la  Colchide  >».  En  Italie,  le  marché  des  Oanu- 
sites  dans  la  région  de  Barium  ;  en  Gaule,  ceux  de  Nar- 
bonne  et  d'Arles. 

Ces  marchés  étaient  approvisionnés  par  la  navigation 
fluviale,  comme  Phase  et  surtout  Alexandrie,  et  aussi  par 
les  caravanes.  Strabon  mentionne  celles  qui  mettaient 
en  rapport  l'Inde  et  l'Arabie  avec  Coptos  (3)  ;  celles  des 
Arabes  vers  l'Inde  et  la  Perse  (4)  ;  celles  des  Aorses  qui 
monopolisaient  le  transport  à  dos  de  chameaux  des  mar- 
chandises de  l'Inde  et  de  la  Babylonie,  expédiées  par  la 
voie  de  l'Arménie  et  de  la  Médie  (5). 

Le  commerce  par  caravanes  paraît  aux  mains  des  indi- 
gènes :  les  Grecs  et  aussi  les  Phéniciens  se  limitent  au 
commerce  maritime.  Un  ancien  géographe  (6)  nous  décrit 
la  façon  dont  opèrent  les  Phéniciens  sur  les  côtes  de 
rÉthiopie  :  ils  débarquent  dans  l'île  de  Cerné,  y  installent 
des  tentes,  puis,  chargeant  leurs  marchandises  sur  des 
canots,  ils  les  transportent  sur  le  continent  et  les  vendent 
aux  indigènes.  Hérodote  (7)  de  son  côté  raconte  comment 
les  Carthaginois  trafiquent  avec  les  habitants  de  la  Lybie  : 
ils  disposent  leurs  marchandises  sur  le  rivage,  allument 

(1)  Sirab.,  XI,  2,  13. 
(J)  Id.,  XI,  2,  16. 

(3)  Itl.,  XVl,  4.  U. 

(4)  id.,  XVU,  1,45. 

(5)  Id.,  XI,  2. 

(6)  Scylax,  PeripL  Geogr.  Minor.  1,  112. 

(7)  Hérod.,  IV,  496. 


SyÔ  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

de  grands  feux  et  s'en  vont.  Les  indigènes,  attirés  par  ce 
signal,  arrivent,  choisissent  ce  qui  leur  convient  et  déposent 
la  quantité  d*or  qui  leur  paraît  être  l'équivalent  de  ce 
qu'ils  désirent.  Si  les  Carthaginois  ne  s'en  contentent  pas, 
ils  la  laissent  et  les  nomades  ajoutent  un  surplus  jusqu*à 
ce  que  les  marchands  soient  satisfaits.  Quand  on  est  d'ac- 
cord, vendeurs  et  acheteurs,  sans  s'être  vus,  se  retirent 
chacun  de  leur  côté. 

En  se  réservant  le  commerce  maritime,  les  Grecs 
n'avaient  point  peut-être  pris  la  meilleure  part.  Les  navires 
de  ce  temps-là  étaient  loin  d'approcher  de  nos  géants 
d'aujourd'hui  ;  leur  capacité  ne  dépassait  pas  36o  tonnes. 
Leur  construction  et  leurs  moyens  d'action  ne  leur  per- 
mettaient pas  d'affronter  les  gros  temps.  En  général, 
durant  l'hiver,  ils  restaient  au  port. 

De  plus,  l'insécurité  des  mers  est  grande.  Elle  l'est  par 
le  fait  des  guerres  incessantes  :  les  navires  des  puis- 
sances neutres  sont  de  bonne  prise.  Elle  l'est  par  le  fait 
de  la  piraterie  :  celle-ci  constitue  un  moyen,  sinon  hono- 
rable, du  moins  admis,  de  gagner  sa  vie.  Aristote  veut  qu'on 
le  réserve  à  l'égard  des  barbares;  mais  le  moyen,  quand 
on  court  les  mers,  par  métier,  de  laisser  échapper  une 
belle  occasion  parce  qu'elle  s'offre  sous  l'aspect  de  com- 
patriotes !  Certaines  régions  de  la  Grèce  sont  de  véritables 
nids  à  pirates  ;  la  Crète  a  toujours  eu  à  cet  égard  une 
mauvaise  réputation  ;  l'Etolie  ne  valait  guère  mieux. 

Pénétrons  maintenant  dans  l'une  des  places  commer- 
ciales que  nous  avons  citées.  Le  commerce  est  centralisé 
en  deux  endroits  :  Temporion  et  l'agora  ;  le  premier  au 
port,  la  seconde  dans  la  ville.  Je  dois  rappeler  que,  dans 
les  commencements,  les  Grecs  bâtissaient  leurs  villes, 
comme  Athènes,  dans  l'intérieur  des  terres,  à  l'abri  des 
coups  de  main  des"  pirates.  Plus  tard,  seulement,  ils  se 
rapprochèrent  de  la  mer,  comme  à  Rhodes. 

A  peu  de  chose  près,  le  Pirée  offre  encore  le  même 
aspect  que  dans  l'antiquité  :  des  bornes  qui  ont  été  retroU- 


LES    PORTS    DANS   l'aNTIQUITÉ    GRECQUE.  Z'J'J 

vées  en  place  indiquent  les  limites  du  port  de  commerce. 
Les  quais  contre  lesquels  venaient  se  ranger,  comme 
aujourd'hui,  les  embarcations  légères,  que  l'on  appelle  des 
caïques,  n'étaient  pas  bien  étendus  (i)  :  Ils  étaient 
bordés  par  des  magasins  bâtis  en  portiques,  gtoolI,  au 
nombre  de  cinq  :  on  cite  le  magasin  des  grains.  Il  y 
avait  aussi  un  local  appelé  $tlyi>.oL,  une  véritable  bourse,  où 
les  marchands  exposaient  des  échantillons  et  où  se  trai- 
taient les  affaires. 

Du  côté  de  la  terre,  Temporion  est  également  délimité 
par  des  bornes.  C'est  dans  cet  espace  que  les  marchandises 
doivent  être  déchargées  :  celles  qui  sont  destinées  à  l'em- 
porion  sont  revendues  sur  place  ;  celles  qui  sont  destinées 
au  commerce  local  sont  transportées  à  l'agora. 

Les  dimensions  du  port  de  Délos  étaient  encore  plus 
modestes.  Le  port  proprement  dit  n'avait  qu'un  développe- 
ment de  rivage  de  800  mètres.  11  n'était  pas  entièrement 
entouré  de  quais  ;  ceux-ci  s'étendaient  seulement  sur 
25o  mètres,  et  ne  formaient  pas  une  ligne  continue;  dans 
les  intervalles,  on  avait  disposé  le  sol  en  une  pente  pavée  qui 
descendait  jusqu'au  sable  (2).  L'auteur  auquel  nous  devons 
ces  mesures  ne  peut  en  croire  ses  yeux.  «*  N'oublions  pas, 
dit-il,  que  les  navires  des  anciens  n'avaient  point  les  pro- 
portions des  nôtres.  De  plus,  les  anciens  mouillaient  leurs 
bâtiments  côte  à  côte,  poupe  au  quai  et  proue  en  avant  : 
un  voilier  à  quai  ne  s'amarre  pas  autrement.  C'est  ainsi 
rangés  que  Ton  voit  aujourd'hui,  dans  le  port  du  Pirée,  les 
caïques  de  l'Archipel.  Cette  disposition  permet  à  de  nom- 


(t)  i.es  mesures  exactes  sont  difficiles  à  donner,  parce  que  Ton  n'est  pas 
d'accord  sur  l'utilisation  des  différentes  parties  du  Pirée  pour  le  port  de 
commerce  et  pour  le  port  militaire. 

Un  ingénieur  grec,  M.  Angelopoulos,  donne  aux  quais  du  port  de  com- 
merce 2i40  m.  ;  il  ajoute  800  m.  environ  pour  les  môles  ;  mais  il  ne  tient 
pas  compte  des  deux  bornes  qui  semblent  avoir  été  trouvées  in  situ.  TTcpl 
TTeipaiuiç  Kal  t«£pv  Xim^vwv  aùToO.  Athènes,  1898. 

(2)  Ardaillon,  Bull.  Corr.  Hellén,,  XX,  p.  432  et  Quomodo  Graeci  collo» 
caverint  portus  atque  aedificaverint.  Lille,  1888. 


378  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

breux  bâtiments  de  faible  tonnage,  de  trouver  place  en 
un  court  espace.  «  «^  En  dehors  du  port,  ajoute-t-il,  vers  le 
sud,  on  retrouve  1 5oo  mètres  de  quais  ;  ils  ont  été, 
semble-t-il,  en  partie  construits  par  des  commerçants 
pour  l'usage  de  leurs  magasins,  parfois  sur  une  largeur 
de  1 5  mètres,  souvent  de  4  à  5  mètres  seulement,  et  sur 
une  hauteur  qui  ne  dépasse  le  niveau  de  Veau  que  de 
3o  à  40  centimètres,  quelquefois  de  2  mètres.  »» 

Les  installations  de  Temporion  de  Délos  étaient  les 
mêmes  que  celles  du  Pirée.  D'abord,  les  bazars  disposés 
en  portiques,  <rroai  ;  puis  la  Bourse,  Szïytxoi,  qui  se  compo- 
sait d'un  bâtiment  à  deux  ailes  d'une  longueur,  l'une  de 
44  mètres,  l'autre  de  y5  mètres  ;  enfin  les  magasins. 

Les  marchandises,  débarquées  dans  le  port,  alimentent  en 
partie  le  commerce  local  ;  celui-ci  est  concentré  à  l'agora. 
A  Athènes,  il  y  avait  une  agora  au  Pirée  et  dans  la  ville 
môme.  Les  boutiquiers  y  dressent  des  échoppes  bâties  en 
planches  ;  mais  à  Athènes  et  en  d'autres  villes,  on  a,  de 
bonne  heure,  construit  des  bazars  qui  fournissent  aux 
négociants  des  installations  plus  commodes.  La  Grèce 
moderne  répète  ici  encore  la  Grèce  ancienne  :  le  marché 
est  resté  le  centre  de  la  vie  commerciale.  Les  cultivateurs 
apportent  des  fruits  ou  des  légumes  ;  les  artisans  étalent  les 
produits  de  leur  travail.  Dans  les  rues  avoisinantes,  comme 
autrefois  encore,  le  marché  se  prolonge  sur  les  trottoirs  et 
dans  les  maisons.  Rien  n'est  plus  frappant  que  cette  inten- 
sité du  commerce  de  détail.  Les  étalages  sont  très  spécia- 
lisés. Les  artisans,  qui  travaillent  sous  les  yeux  du  public, 
sont  nombreux  :  il  ne  manque  que  Socrate  causant  avec  ses 
disciples  dans  l'atelier  du  fabricant  de  brides.  La  spécia- 
lisation du  commerce  et  du  travail  multiplie  les  transac- 
tions :  la  même  pièce  de  monnaie  passe  en  un  jour  par  de 
nombreuses  mains.  Les  bénéfices  sont  petits,  mais  on  s'en 
contente.  Une  foule  bruyante  et  affairée  entoure  les 
échoppes  et,  au  milieu  des  allées  et  venues,  dans  le  mou- 
vement des  paroles  et  des  gestes,  on  se  donne  l'illusion 


LES    PORTS    DANS   l'aNTIQUITÉ   GRECQUS.  Sjg 

de  faire  beaucoup  de  besogne  ;  mais  le  Grec  a  toujours 
été  plus  habile  qu'appliqué,  plus  adroit  que  laborieux, 
plus  amateur  de  paroles  et  de  belles  attitudes  que  d'ac- 
tions. Dans  l'antiquité,  comme  aujourd'hui,  à  l'agora,  on 
faisait  beaucoup  de  bruit  pour  rien.  Plus  d'un  historien 
s'y  est  laissé  prendre.  On  se  représente  Athènes,  Rhodes, 
Délos,  comme  de  grandes  places  de  commerce  disposant 
d'énormes  capitaux,  traitant  des  affaires  gigantesques, 
dévorées  par  la  fièvre  des  spéculations.  La  réalité  était 
beaucoup  plus  modeste  :  à  l'emporion  comme  à  l'agora, 
en  général,  on  opérait  petitement  sur  des  quantités 
médiocres,  avec  peu  d'argent.  Les  affaires  n'étaient  consi- 
dérables que  par  l'adresse  que  l'on  y  déployait,  et  parfois 
par  l'éloquence  que  l'on  mettait  jusque  dans  d'humbles 
trafics, 

La  législation  relative  au  commerce  donne  la  meilleure 
justification  de  ce  que  je  viens  de  dire  ;  elle  ne  se  com- 
pose que  de  quelques  articles.  Elle  est  simple  comme  les 
situations  et  les  intérêts  qu'elle  règle. 

L'entrée  et  la  sortie  de  toutes  les  marchandises  n'étaient 
pas  absolument  libres  :  en  Macédoine,  la  sortie  des  bois 
de  construction  était  soumise  à  des  restrictions  ;  ailleurs 
c'était  le  blé  dont  les  pays  producteurs  réglaient  l'expor- 
tation. 

Partout,  d'innombrables  décrets  honorifiques  accordent, 
à  des  étrangers,  comme  un  privilège,  le  droit  de  faire 
entrer  et  de  faire  sortir  des  marchandises. 

Les  droits  d'entrée  et  de  sortie,  les  taxes  perçues  à 
l'occasion  des  ventes  au  marché  sont  les  sources  princi- 
pales des  revenus,  où,  dans  beaucoup  de  cités,  s'alimente 
le  trésor  public.  Le  taux  ordinaire  des  droits  d'entrée  et 
de  sortie  est  de  2  7o-  ^^  ^  retrouvé  récemment  le  règle- 
ment des  douanes  de  Kyparissos  (1).  Dès  que  le  navire 
est  arrivé  dans  la  zone  de  l'emporion,  son  chargement 

(1)  Bull.  Corr,  Hellén.,  XXl,  p.  574. 


38o  REVUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

sera  déclaré  aux  receveurs  du  5o*,  et  les  droits  seront 
acquittés  préalablement  à  toute  vente.  Les  exportateurs 
doivent,  avant  le  chargement,  faire  la  déclaration  et  payer 
le  droit.  Toute  infraction  est  frappée  d'une  peine  du 
décuple.  Est  encore  punie,  toute  déclaration  de  valeur 
inférieure  à  la  valeur  réelle. 

On  a  soutenu,  il  est  vrai,  que  le  Pirée  était  un  port 
franc  ;  mais  rien  ne  confirme  cette  opinion.  Tout  au  con- 
traire, un  décret  du  iv*  siècle  montre  que  toute  marchan- 
dise indistinctement  devait  les  droits  de  douane  :  dans  ce 
décret,  on  voit  que  les  Athéniens  imposent  aux  habitants 
de  l'île  de  Céos  d'amener  au  Pirée,  et  nulle  part  ailleurs, 
le  vermillon  qu'ils  exploitent.  Ce  vermillon  sera  en  par- 
tie employé  à  Athènes,  mais  en  partie  aussi,  cela  va  de 
soi,  réexporté.  Or,  le  payement  des  droits  d'entrée  pour 
toutes  les  quantités  introduites  est  formellement  prévu  (i). 

On  remarque  que  toutes  les  marchandises  sont  frappées 
d'une  façon  uniforme,  les  matières  premières  comme  les 
produits  fabriqués,  les  denrées  nécessaires  à  la  vie  comme 
les  objets  de  luxe.  Le  droit  pèse  assez  lourdement  sur  les 
denrées  qui  sont  importées  pour  être  immédiatement 
exportées,  puisqu'il  arrive  à  être  de  4  p.  c.  Aux  droits  de 
douane,  il  faut  ajouter  des  taxes  diverses,  taxes  de  déchar- 
gement, etc.  (2). 

Arrivées  à  l'agora,  les  marchandises  sont  de  nouveau 
frappées  par  le  fisc  qui  perçoit  un  droit  sur  toutes  les 
ventes.  Nous  en  ignorons  le  taux  :  il  semble  qu'il  était  à 
Athènes  du  centième. 

A  Athènes  encore,  il  était  défendu  de  prêter  sur  un 
navire  dont  le  chargement  de  retour  était  destiné  à  un 
autre  port  qu'Athènes.  Cette  mesure  visait  surtout  les 
navires  qui  se  rendaient  dans  les  pays  producteurs  de 
grains,  et,  en  leur  enjoignant  le  retour  à  Athènes,  assu- 
rait l'approvisionnement  de  la  ville.  Dans  le  môme  but, 

(1)  Corp.  inscr,  Attic,  il,  p.  546. 

(8)  A  Délos.  Bull.  Corr.  hellén.,  VI,  p.  66. 


LES    PORTS    DANS   l'aNTIQUITÉ    GRECQUE.  38 1 

cette  règle  que  les  deux  tiers  du  blé  importé  devaient  être 
dirigés,  sur  Tagora  d'Athènes  ;  l'autre  tiers  seul  pouvait 
être  exporté. 

Quelques  chiffres  pour  terminer. 

Le  plus  précis  nous  est  donné  par  Polybe  (i):  en  164, 
les  Romains,  pour  punir  les  Rhodiens,  déclarèrent  Délos 
port  franc.  Du  coup,  les  douanes  de  Rhodes  ne  donnèrent 
plus  que  1 5o  000  drachmes  (2)  au  lieu  d  un  million  qu'elles 
donnaient  auparavant.  Le  droit  étant  supposé  au  taux 
ordinaire  de  2  p.  c,  tout  le  mouvement  commercial  de 
Rhodes  s'élèverait  à  5o  millions,  ou  même  beaucoup 
moins,  puisque  dans  ce  million  de  droits  de  douane  sont 
compris  le  droit  d'entrée  et  le  droit  de  sortie. 

Des  inscriptions  de  Délos  nous  donnent  deux  chiffres, 
mais  antérieurs  à  la  grande  prospérité  de  l'île  :  en  27g, 
le  produit  des  douanes  est  de  14  200  ;  en  25o,  de  525o 
drachmes. 

A  Athènes,  en  400,  à  un  moment  de  ralentissement 
des  affaires,  les  douanes  rapportaient  encore  de  3o  à  36 
talents  (3)  pour  i5oo  à  1800  talents  de  marchandises  im- 
portées et  exportées,  ce  qui,  en  ne  tenant  compte  que  des 
2  p.  c.  perçus  à  l'entrée,  correspond  à  10  millions  environ 
de  drachmes.  Quelques  années  auparavant,  les  Athéniens 
avaient  frappé  leurs  vassaux  d'une  contribution  de  5  p.  c. 
sur  les  marchandises  transportées  par  mer  ;  ils  rempla- 
çaient par  là  le  tribut  qui  donnait  1000  talents  ;  la  nou- 
velle taxe  devait  au  moins  rapporter  la  même  somme.  Si 
cela  est,  tout  le  mouvement  commercial  dans  les  ports  de 
l'empire  athénien  représentait  une  valeur  de  120  millions 
de  drachmes  environ. 

Pour  que  ces  chiffres  nous  donnassent  une  idée  tout 
à  fait  précise,  il  faudrait  connaître  la  valeur  de  l'argent 

(1)  Polybe,  xxxi,  7, 12. 

(3)  n  esl  probable  qu'il  s'agit  là  de  drachmes  de  Rhodes,  valant  4/5  de 
celles  d'Athènes.  Ces  chiffres,  réduits  en  monnaie  athénienne,  devraient 
dont  être  diminués  de  1/5. 

(9)  Andoc,  de  MyU.,  133. 


382  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dans  rantiquité.  On  semble  d'accord  pour  proposer  comme 
multiple  le  nombre  3.  Nous  aurons  donc  en  francs  :  Im- 
portation à  Athènes  tout  au  début  du  iv*  siècle  :  3o  mil- 
lions. Mouvement  commercial  dans  l'empire  athénien  tout 
à  la  fin  du  v®  siècle  :  36o  millions.  Importation  à  Rhodes 
au  II®  siècle  :  i5o  millions. 

Ce  sont  là  des  sommes  bien  minimes  :  elles  font  sourire 
presque,  si  on  les  rapproche  de  celles  d'aujourd'hui.  Ainsi 
se  marque,  par  la  brutalité  des  chiffres,  la  difflèrence 
des  époques,  des  régimes  économiques  et  des  civilisations. 
Les  Grecs,  malgré  tout,  supportent  la  comparaison  ;  car 
si  nous  les  battons  sur  le  terrain  des  affaires,  nous  n'avons 
encore  rien  à  opposer  à  Homère,  ni  à  Phidias.  Ils  ont  pu 
remuer  moins  d'argent  que  nos  contemporains  ;  ils  n'en 
ont  remué  que  plus  d'idées,  et,  quoi  qu'on  en  dise,  leurs 
chefs-d'œuvre  littéraires  et  artistiques,  leur  philosophie 
resteront  les  sources  auxquelles  les  peuples  et  les  indivi- 
dus avides  d'une  culture  supérieure  devront  continuer  à 
s'abreuver. 

Henri  Francotte. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE 


(•) 


Chapitre  XVII 

LA  COORDINATION  DES  LOIS  DE  L.A  STATIQUE 

1.  Le  P.  Marin  Mersenne  (1588-1648)  — 

Biaise  Pascal  (1623-1662)  —  Le  P.  Zwcc/ie  (1 586-1670)  — 

Le  P,  Honoré  Fahri  (1606-1688) 

Lorsque  le  xvii*  siècle  parvient  au  milieu  de  sa  course, 
l'œuvre  entreprise  en  Statique  par  Stevin,  par  Galilée,  par 
Roberval,  par  Descartes  et  par  Torricelli  se  trouve  accom- 
plie. Au  moment  où  débuta  le  xvi®  siècle,  la  plupart  des 
grandes  vérités  de  la  Statique  avaient  été  déjà  entrevues, 
soit  par  les  mécaniciens  de  TÉcole  de  Jordanus,  soit  par 
Léonard  de  Vinci.  Puis  elles  s'étaient  obscurcies  de  nou- 
veau, et  la  critique  étroite  et  partiale  des  géomètres  les 
avait  rejetées  dans  Toubli.  C'est  ainsi  que  la  brume  se 
déchire  un  instant  et  laisse  apercevoir  la  neige  étincelante 
des  hautes  cimes  qu'un  nouveau  nuage  vient  bientôt 
voiler.  Maintenant,  les  propositions  les  plus  importantes, 
parmi  celles  qui  composent  la  Science  de  l'Équilibre,  sont 
formulées  d'une  manière  précise  ;  les  silhouettes  des  prin- 
cipaux sommets  se  dessinent  avec  netteté.  Mais  il  s'en  faut 
bien  que  la  Statique  soit  complètement  constituée.  Une 

(1)  Voir  Rbvi'e  DES  Questions  saKN'TiFiQUKS,  octobre  1903,  p.  465,  avril  1904, 
p.  tt60,  juillet  1004,  p.  0,  octobre  1904,  p.  394,  janvier  1905,  |).  90,  avril  1905. 
|i.  464,  juillet  1905,  p.  115,  octobre  1905,  p.  508,  et  janvier  1900,  p.  115. 


384  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

théorie  scientifique  n'est  pas  la  réunion  de  quelques 
grandes  vérités  isolées  les  unes  des  autres  ;  elle  est  un 
système  où  ces  vérités  s'enchaînent  les  unes  aux  autres, 
une  classification  méthodique  dont  Tordre  manifeste  les 
affinités  naturelles  des  divers  principes.  Or,  de  cet  enchaî- 
nement, nul  mécanicien  n'a  encore  la  claire  vision.  Si  les 
principaux  sommets  brillent  déjà,  éclairés  d'une  vive 
lumière,  les  contreforts  qui  les  unissent  et  les  groupent  en 
un  même  massif  sont  encore  noyés  dans  l'ombre.  Parfois 
même,  les  yeux  qui  contemplent  un  pic  n'aperçoivent  pas 
une  cime  voisine.  Descartes,  qui  marque  si  nettement  les 
contours  du  principe  des  déplacements  virtuels,  n'a  de  la 
loi  de  la  composition  des  forces  qu'une  vue  extrêmement 
confuse  et  inexacte. 

II  reste  donc,  pour  que  la  Statique  soit  une  science 
faite,  une  œuvre  importante  à  accomplir.  Il  reste  à  grouper 
les  diverses  lois  déjà  découvertes  en  un  système  un  et 
coordonné,  à  montrer  comment  elles  s'accordent  entre 
elles,  comment  elles  dérivent  les  unes  des  autres,  comment, 
en  chaque  circonstance,  elles  fournissent  les  conditions  qui 
suffisent  à  assurer  l'équilibre  et  qui  sont  nécessaires  pour 
qu'il  ait  lieu. 

Ce  travail  de  systématisation  et  de  coordination,  nul, 
plus  que  le  P.  Mersenne,  n'a  souhaité  ardemment  de  le 
parfaire  ;  nul  ne  s'y  est  plus  activement  efforcé.  Malheu- 
reusement, le  laborieux  Minime  n'était  pas  apte  à  mener 
à  bonne  fin  la  tâche  qu'il  s'était  imposée.  Pour  classer  en 
une  théorie  harmonieuse  toutes  ces  propositions  diverses 
et  disparates,  il  fallait  une  vue  claire  et  profonde  des 
principes,  une  extrême  rigueur  4^  déduction,  un  sens  cri- 
tique très  sûr  et  très  finement  aiguisé  ;  Mersenne  était 
doué  seulement  d'une  curiosité  inlassable  de  collectionneur 
et  d'une  exubérante  imagination  d'artiste.  Aussi,  à  la  place 
du  système  logique  qu'il  eût  fallu  construire,  ne  composa- 
t-il  qu'une  compilation. 


LES   ORIGINES   DE   LA    STATIQUE.  385 

Compilation  fort  complète,  d'ailleurs,  et  pour  laquelle  les 
œuvres  de  presque  tous  les  mécaniciens  contemporains 
furent  mises  à  contribution. 

Dès  1626,  Mersenne  avait  donné  son  Synopsis  malhe- 
matica  (i),  longue  liste  de  propositions  dues  soit  à  des 
géomètres  anciens,  soit  à  des  auteurs  modernes.  A  côté 
des  théorèmes  qui  composent  les  traités  d'Archimède, 
Mersenne  avait  reproduit  les  énoncés  qui  forment  les 
ouvrages  de  Commandin  et  de  Luca  Valerio  ;  il  y  avait 
joint  maint  texte  emprunté  à  Simon  Stevin,  à  Guido 
Ubaldo,  à  Villalpand,  à  d'autres  encore.  Les  Mechanico- 
mm  libri  demeurèrent  jusqu'à  la  fin  du  xvii^  siècle  le 
thème  de  plus  d'un  traité  de  Statique,  d'autant  qu'en  1644, 
Mersenne  réédita  son  Synopsis  (2). 

En  1634  paraissent  Les  méchaniques  de  Galilée  ;  l'infa- 
tigable compilateur  ne  s  est  pas  contenté  de  traduire  l'œuvre 
du  grand  géomètre  de  Pise;  il  y  a  joint  «*  plusieurs  addi- 
tions rares  et  nouvelles,  utiles  aux  Architectes,  Fonteniers, 
Philosophes  et  Artisans  »»  ;  et  parmi  ces  additions,  plu- 
sieurs sont  empruntées  aux  «*  Méchaniques  du  Guid- 
Ubalde(3)  .. 

L'année  i636  voit  paraître  les  Harmonicorum  libri; 
Mersenne  y  rapporte  les  premiers  travaux  de  Galilée  sur 
la  chute  accélérée  des  graves  ;  la  Statique  y  tient  peu  de 
place  ;  cependant,  on  y  étudie  (4)  de  quelle  manière  varie 
la  pesanteur  d'un  grave  pendu  à  l'extrémité  d'un  bras  de 
levier  lorsque  ce  levier  tourne  autour  du  point  d'appui  ; 
l'influence  de  Benedetti,  dont  Mersenne  ne  cite  pas  le  nom 

0)  V.  Chapitre  XIII,  1,  et  Chapitre  XV,  2. 

(2)  Vnivertœ  Geomeiriœ  miœtœque  Mathematicœ  synopsis,  et  hini 
refractionum  démons trat arum  traciatus  ;  studio  et  operâ  F.  M.  Mer- 
senni  M.  ;  Parisiis,  apud  Antoniuin  Bertier,  via  Jacobaeâ,  sub  signo  Forttinae, 
MDCXLIV. 

(3)  Mersenne.  Les  méchaniques  de  Galilée,  p.  23.  Cf.  L'épîire  dédica- 
toire  adressée  à  M.  de  Reffuge. 

(4)  F.  Marini  Mersenni,  ordinis  minimorum,  Harmonicorum  libri; 
Lutetiae  Parisiorum,  sumptibus  Guglielmi  Baudry,  MDCXXXVI  ;  Liber  secun- 
dus,  de  caosis  sonorum,  Propositio  XXIV,  Coroliarium  IV,  p.  22. 

III*  SÉRIE.  T.  IX.  25 


386  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

en  cet  ouvrage,  mais  qu'il  invoquera  en  un  autre  écrit, 
est  ici  bien  manifeste. 

En  la  même  année  i636,  Mersenne  donne,  en  français, 
XHainnonie  universelle.  Là  se  trouve  inséré  le  «  Traité  de 
Méchanique,  des  poids  soustenus  par  des  puissances  sur 
les  plans  inclinez  à  l'horizon  ;  des  puissances  qui  sous- 
tiennent  un  poids  suspendu  à  deux  chordes  ;  par  G.  Per^. 
de  Roberval  « .  Mais  le  laborieux  Minime  ne  se  borne  pas  à 
adjoindre  l'écrit  de  Roberval  à  la  partie  de  son  propre  ou- 
vrage qu'il  a  intitulée  :  A .  Traitez  de  la  nature  du  son  et  des 
moucemens  de  toutes  sortes  de  corps.  Livre  second.  Des 
mouvemens  de  toutes  sortes  de  corps.  Dans  cette  même 
partie,  après  avoir  rapporté  la  théorie  de  Galilée  sur  la 
chute  des  corps  et  critiqué  les  hypothèses  faites  par  le 
grand  physicien  au  sujet  du  plan  incliné,  hypothèses  qui 
ne  s'accordent  pas  avec  ses  propres  expériences,  Mersenne 
«  examine  (i)  la  9  proposition  du  8  livre  des  Recueils 
Mathématiques  de  Pappus,  qui  consiste  à  sçavoir  quelle 
force  est  nécessaire  pour  soustenir  un  poids  donné  sur 
un  plan  droit  incliné  à  l'horizon  selon  un  angle  donné, 
dont  j'ay  déjà  parlé  assez  amplement  dans  la  4  addition 
que  j'ay  mis  (sic)  dans  les  méchaniques  de  Galilée  ;  c'est 
pourquoi  j'ajoute  seulement  ici  la  démonstration  qu'en  a 
fait  Monsieur  de  Roberval,  l'un  des  plus  excellens  géo- 
mètres de  ce  siècle  » . 

Roberval  n'est  point  le  seul  mécanicien  dont  les  œuvres 
soient  étudiées  dans  Yllarmonie  universelle.  Peu  après  le 
passage  que  nous  venons  de  citer,  Mersenne  nous  montre  (2) 
que  la  loi  du  plan  incliné  donnée  par  Cardan  au  DePropor- 
tionibus  n'est  point  exacte  ;  puis  (3)  que  «  Cardan,  Tar- 
talea  et  Guid-Ubalde  ont  failli  touchant  la  balance  «. 

Ailleurs  (4),    Mersenne   se   montre   préoccupé   de   la 


(1)  Mersenne,  lac  cit.,  Proposition  VU,  Corollaire  VHI,  p.  121. 

(2)  J(i.,  ibid.,  Proposition  X,  Corollaire  I,  p.  124. 

(3)  Id.,  ibid,,  Proposition  X,  Corollaire  II,  p.  Mi. 

(A)  Id..  Harmonie  universelle.  A.  Traitez  de  la  nature  dos  sons  et  des 


^ 


LES    ORIGINES    DE    LA    STATIQUE.  SSy 

diminution  que  peut  éprouver  la  pesanteur  d'un  corps 
qu'on  éloigne  du  sol.  Cette  préoccupation  se  retrouve  en 
plusieurs  passages  des  Nouvelles  observations  physiques 
et  mathématiques,  observations  qui  doivent  prendre  place 
à  la  fin  de  \ Harmonie  universelle.  Nous  y  voyons  Mer- 
senne  (i)  soucieux  de  l'objection  qu'adressait  Fermât  à 
la  théorie  du  levier  donnée  par  Archimède  ;  il  tient 
compte  de  la  convergence  des  verticales  au  moyen  du 
théorème  des  moments,  «  comme  fait  Jean  Benoist  dans 
son  3  Chapitre  sur  les  méchaniques,  ce  que  plusieurs 
excellents  géomètres  estiment  véritable  «.  Auparavant, 
il  avait  reproduit  (2)  sur  le  même  sujet  l'étrange  raison- 
nement de  •*  Monsieur  Fermât,  conseiller  au  parlement 
de  Tholose,  et  très  excellent  géomètre  »»,  non  sans  ajou- 
ter :  ^t  Je  ne  voy  pas  la  force  de  cette  démonstration  »  ; 
il  avait  aussi  annoncé  la  prochaine  publication  de  la 
Géostatique  de  Monsieur  de  Beaugrand. 

h'Ha^nnonie  unive^^selle  traitait  d'un  grand  nombre  de 
questions  de  Mécanique  ;  mais  ces  questions,  éparses  en 
diverses  parties  de  l'ouvrage,  ne  se  réunissaient  pas  de 
manière  à  former  un  traité  de  Mécanique.  Ce  traité, 
Mersenne  tenta  quelques  années  plus  tard  de  le  com- 
poser ;  il  l'adjoignit  à  l'un  de  ces  ouvrages  touffus  et 
désordonnés,  consacrés  aux  questions  les  plus  diverses, 
qu'il  avait  coutume  de  publier.  Le  T^radatus  mechanicus, 
theoricus  et  praciicus,  publié  à  Paris,  chez  Antoine  Ber- 
lier,  en  1644,  forma  la  seconde  partie  des  Cogitata 
physico-mathematica  (3). 

mouvemens  de  loules  sortes  ûo  corps.  Livre  troisième  :  Du  mouvement, 
de  la  tension,  de  la  force,  de  la  pesanteur,  et,  des  autres  propriéiez  des 
irhordes  harmoniques  et  des  autres  corps.  Proposition  XIX,  p.  :207. 

(1)  Mersenne,  Harmonie  universelle^  Nouvelles  observations  pliysiques 
€l  mathématiques,  V«  observation,  pp.  10-17. 

(2)  Id.,  ihid.^  Livre  VUI.  De  l'uiiliié  de  l'harmonie  et  des  autres  parties 
des  mathématiques.  Proposition  XVlll,  pp.  61  et  seqq. 

(3)  Voici  quelques  indications  sur  ce  curieux  ouvrai»e  : 

Il  est  intitulé  :  F.  Marini  Mersenni  Minimi  Cogitata  physico-mathema- 
tica^ in  quibus  tam  naturae  quam  artis  effectus  admirandi  cerlissimis 


/ 


388  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Ce  Tractatus  mechanicus  n'est,  en  réalité,  qu'une  com- 
pilation fort  peu  méthodique  des  connaissances  acquises 
en  Statique  par  le  P.  Marin  Mersenne. 

Le  jyi'œludium  par  lequel  il  débute  renferme  quelques 
figures  (i)  relatives  au  levier  et  au  plan  incliné;  les 
Questions  mécaniques  du  Stagirite  inspirent  la  démonstra- 
tion de  la  règle  du  levier,  tirée  des  vitesses  avec  lesquelles 
se  meuvent  les  extrémités.  Visiblement,  les  propositions 


demonslralionibus  explicanlur.  Parisiis,  suniptibus  Antonii  Berlier  ;  via 
Jacobea,  MDCXLIV. 

Une  Prœfatio  prcefaiionum  réunit  les  divers  traités  qui  composent  ce 
volume.  Elle  est  suivie  d'un  sommaire  ainsi  libellé  :  Tractatus  isto  voluminc 
contenu  :  1.  De  mensuris,  ponderibus  et  nummis  HebraTcis,  Grœcis  et 
RomanisadGallicaredaclis.  —  II.De  hydraulico-pneumaticisphaenomenis.—- 
m.  De  Arte  naulica,  seu  Histiodroma,  et  Hydrosiatica.  —  IV.  De  Musica 
theorica  et  practica.  —  V.  De  mechanicis  phaenomenis.  —  VI.  De  Ballisticis, 
seu  Acontismologicis  phaenomenis. 

Alors  une  Prœfatio  generalis,  sans  pagination,  précède  un  écrit  de 
40  pages  :  De  Gallîcis,  Romanis,  Hehraicis  et  aliis  mensuris^  pon- 
deribus et  nummis.  Ce  traité  est  une  seconde  rédaction,  plus  correcte, 
de  celui  que  nous  allons  rencontrer  peu  après. 

Un  faux  titre  :  Hydraulica,  pneumatica,  arsque  navigandi,  Har- 
monia  theorica^  practica  et  mechanica  phœnomena,  auiore  M.  Mer- 
senno  M.,  Parisiis,  sumptibus  Antonii  Bertier,  via  Jacobeâ,  MDCXLIV, 
précède  une  épitre  dédicatoire  au  Marquis  d'Estampes  Valençay,  le  Trac- 
tatus de  mensuris,  ponderibus  atque  nummis  tam  Hebraïcis  quam 
Grœcis  et  Romanis  ad  Parisiensia  eccpensis  (pp.  1-40)  et  le  De  hydrau- 
licis  et  pneumaticis  phœnomenis  (pp.  41-214). 

Un  nouveau  faux-titre  :  Ars  navigandi  super  et  sub  aquis,  cum 
Tractatu  de  Magnete  et  Harmoniœ  theoreiicœ,  practicœ  et  instru- 
mentalis,  Libri  quatuor.  Parisiis,  sumptibus  Antonii  Bertier,  via  Jacobaeû, 
sub  signo  Forlunae,  MDXLJV  —  annonce  les  matières  qui  occupent  les  pages 
225  à  370.  Là  se  trouve,  en  particulier  (pp.  225-255),  l'Hydrostatique. 

Nous  trouvons  encore  un  faux-titre,  accompagné  cette  fois  d'un  change- 
ment de  pagination.  Ce  faux-titre  porte  :  F.  Marini  Mersenni  Minimi  Trac- 
tatus mechanicus^  theoricus  et  practicus.  Parisiis,  sumptibus  Antonii 
Bertier,  viû  Jacobaeû,  sub  signo  Fortunae,  MDCXLIV.  90  pages  composent 
ce  traité. 

Un  dernier  faux-titre,  accompagné  d'un  troisième  changement  de  pagina- 
tion, est  ainsi  rédigé  :  F.  Marini  Mersenni  Minimi  Ballistica  et  Acontismo» 
logia,  in  quà  sagittarum,  jaculorum,  et  aliorum  missilium  jactus, 
et  robur  arcuum  explicantur.  Parisiis,  sumptibus  Antonii  Bertier,  via 
Jacobœâ,  MDCXLIV.  Cette  dernière  partie  compte  140  pages. 

Un  Index  amplissimus  omnium  rerum  quas  hoc  pnmum  volumen 
complectitur  termine  l'ouvrage. 

(1)  Mersenne,  Tractatus  mechanicus,  p.  2. 


LES   ORIGINES    DE   LA   STATIQUE.  889 

II  et  V  (1),  consacrées  à  la  notion  de  moment,  ont  subi 
rinfluence  de  Benedetti,  tandis  que  la  proposition  VI  (2) 
reproduit  des  considérations  de  Guido  Ubaldo,  qui  sem- 
blent méconnaître  cette  notion.  La  proposition  X  (3) 
développe,  au  sujet  de  l'utilité  des  poulies,  dos  considéra- 
tions qui  sont  empruntées  à  Galilée.  Mais  les  deux 
auteurs  auxquels  Mersenne  doit  le  plus  sont  Descartes 
et  Roberval. 

De  Descartes,  le  laborieux  compilateur  reproduit 
presque  en  entier  la  lettre  que  ce  «<  Vir  clarissimus  >»  lui 
écrivit  le  i3  juillet  i638  (4),  et  que  nous  avons  étudiée 
au  Chapitre  XIV.  Cette  lettre  fournit  la  théorie  du 
levier  (5),  celle  du  plan  incliné  (6),  à  propos  de  laquelle 
Mersenne  formule  laxiome  do  Descartes,  enfin  la  variation 
apparente  du  poids  d'un  corps  lorsque  ce  corps  s'éloigne 
du  centre  de  la  Terre  (7). 

Le  calcul  de  la  force  qui  doit  agir  parallèlement  ou 
obliquement  à  un  plan  incliné  pour  maintenir  un  corps 


(1)  Mersenne,  Tractatus  mechanicus,  p.  10  et  p.  18. 

(2)  1(1.,  ibirl,,  p.  -23. 

(3)  Id.,  ibid.,  p.  36. 

(4)  H  y  était,  (iu  reste,  dûment  autorisé  par  une  lettre  de  Descartes  en  date 
<lu  2  février  1643  {Œuvres  de  Descartes,  [mbliées  par  (^h.  Adam  et  Paul 
Tannery,  Correspondance,  t.  UI,  p.  611).  Descartes,  en  celte  lettre,  disait  à 
Mersenne  que  plusieurs  personnes,  en  Hollande,  avaient  déjà  eu  copie  de  sa 
statique.  Ces  copies  provenaient  de  l'exemplaire  adressé  à  Conslantin 
Huygens;  les  unes  étaient  en  français,  d'autres  traduites  en  latin.  C'est  une 
de  ces  traductions  latines  que  l'abbé  Nicolas  Poisson,  prêtre  de  l'Oratoire, 
retraduisit  en  français  et  lit  imprimer  en  1668  (a).  Jean  Daniel  Mayor,  au 
contraire,  ayant  trouvé  une  copie  française  de  Y  Explication  des  engins^ 
la  traduisit  en  latin  et  la  lit  imijrimer  à  Kiel  en  1672. 

(5)  Mersenne,  Tractatus  mechanicus,  Propositio  III,  p.  12. 

(6)  Id.,  ibid.,  Propositio  IX,  p.  54. 

(7)  Id.,  ibid.,  Propositio  VII,  p.  25. 

{a)  Traicté  de  la  Mécanique  composé  par  M.  Descartes,  de  plus 
V Abrogé  de  la  Musique  du  môme  auteur,  mis  en  français  avec  les  éclair- 
cissemens  nécessaires,  par  N.P.P.D.L.;  Paris,  Angot,  1668.  Celte  traduction 
du  Traicté  de  la  Mt^canique  fui  réimprimée  en  1724,  à  Paris,  avec  la 
Méthode,  la  Dioptrique  et  les  Météores.  Victor  Cousin  la  insérée  au  t.  V  de 
son  édition  des  Œuvres  de  Descartes  (Paris,  1825). 


3gO  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

pesant  en  équilibre  sur  ce  plan  est  tiré  (i)  du  Traité  de 
Méchanique  composé  par  Roberval  et  inséré  ^nV Harmonie 
universelle. 

Ce  n'est  point,  d  ailleurs,  dans  le  T^^aciatus  mechanicus 
que  Mersenne  reproduit  la  théorie  de  Roberval  touchant 
le  parallélogramme  des  forces.  Il  la  donne  seulement  dans 
la  Ballistica  et  Acontismologia,  où  elle  forme  les  propo- 
sitions V  et  VI  (2). 

Ajoutons  enfin  que  l'influence  de  Stevin,  moins  mani- 
feste que  celle  des  auteurs  précédemment  cités,  n'est  point 
cependant  entièrement  absente  de  la  Statique  de  Mersenne. 
Elle  se  trahit  plus  clairement  en  d'autres  parties  des 
Cogitata  physico-mathematica.  Le  mot  antisacoma,  em- 
ployé en  un  certain  lieu  (3),  en  est  déjà  la  trace  non 
douteuse.  Elle  se  marque  surtout,  profonde  et  nette,  en 
l'Hydrostatique,  que  Mersenne  emprunte  presque  entière- 
ment au  géomètre  de  Bruges. 

Tel  est  ce  traité  de  Mécanique,  où  les  fragments  tirés 
des  écrits  les  plus  divers  s'accolent  en  une  mosaïque  gros- 
sière, sans  que  rien  les  raccorde  les  uns  aux  autres,  sans 
qu'aucune  transition  atténue  la  dureté  tranchée  de  leurs 
disparates.  Visiblement,  Mersenne  n'était  point  homme  à 
ramener  à  l'unité  tant  d'œuvres  dissemblables,  à  mettre 
d'accord  tant  de  principes,  contradictoires  en  apparence. 

Tout  ce  qui  manquait  à  Mersenne  pour  réduire  la  Sta- 
tique en  un  corps  de  doctrine,  pénétration  profonde  des 
principes,  rigueur  de  la  déduction  logique,  acuité  du  sens 
critique,  toutes  ces  qualités,  Pascal  les  possédait  au  degré 
suprême.  11  était  donc  merveilleusement  préparé  à  l'œuvre 
qu'il  s'agissait  d'accomplir  ;  et  il  semble  bien,  en  effet, 
qu'il  s'y  soit  essayé.  Son  essai,  malheureusement,  ne  nous 
est  pas  parvenu. 

Nous  en  avons  connaissance  par  un  passage  du  Traité 

(1)  Mcisfnnr,  Iractatus  niichonicvs,Y\i.  Al-tQ, 

(2)  1(1.,  Ballistica  et  Acontismologia^  n>.  i0-l8. 

(3)  Ici.,  Le  hydraulicis  et  pneumaticis  phœnoment's,  p.  141. 


LES   ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  SqI 

de  t Équilibre  des  liqueurs  que  Périer  publia  à  Paris,  en 
i663,un  an  après  la  mort  de  son  beau-frère.  Au  Chapitre  II, 
intitulé  :  Pourquoi  les  liqueurs  pèsent  suivant  leur  hau- 
teur, nous  lisons  ceci  : 

^  Voici  encore  une  preuve  qui  ne  pourra  être  entendue 
que  par  les  seuls  géomètres,  et  peut  être  passée  par  les 
autres. 

y*  Je  prends  pour  principe,  que  jamais  un  corps  ne  se 
meut  par  son  poids,  sans  que  son  centre  de  gravité  des- 
cende... 

«  J'ai  démontré  par  cette  méthode,  dans  un  petit  Traité 
de  Mécanique,  la  raison  de  toutes  les  multiplications  de 
forces  qui  se  trouvent  en  tous  les  autres  instruments  de 
mécanique  quon  a  jusqu'à  présent  inventés.  Car  je  fais 
voir  en  tous,  que  les  poids  inégaux  qui  se  trouvent  en 
équilibre  par  l'avantage  des  machines,  sont  tellement  dis- 
posés par  la  construction  des  machines,  que  leui*  centre 
de  gravité  commun  ne  sauroit  jamais  descendre,  quelque 
situation  qu'ils  prissent  ;  d'où  il  s'ensuit  qu'ils  doivent 
demeurer  en  repos,  c'est-à-dire  en  équilibre.  « 

Le  principe  adopté  par  Pascal,  en  son  petit  Traité  de 
Mécanique,  est  donc  le  principe  formulé  par  Torricelli. 

Pascal  ne  méconnaissait  point,  d'ailleurs,  la  valeur  de 
l'axiome  invoqué  par  Descartes.  Au  Traité  de  V Équilibre 
des  liquew^s,  en  ce  même  Chapitre  II,  nous  lisons  ceci  : 

«Et  l'on  doit  admirer  qu'il  se  rencontre  en  cette  machine 
nouvelle  cet  ordre  constant  qui  se  trouve  en  toutes  les 
anciennes  :  savoir,  le  levier,  le  tour,  la  vis  sans  fin,  etc., 
qui  est,  que  le  chemin  est  augmenté  en  même  proportion 

que  la  force De  sorte  que  le  chemin  est  au  chemin 

comme  la  force  est  à  la  force  ;  ce  que  l'on  peut  prendre 
même  pour  la  vraie  cause  de  cet  effet  :  étant  clair  que 
c'est  la  même  chose  de  faire  faire  un  pouce  de  chemin  à 
cent  livres  d'eau,  que  de  faire  faire  cent  pouces  de  chemin 
à  une  livre  d'eau,  et  qu'ainsi,  lorsqu'une  livre  d'eau  est 
tellement  ajustée  avec  cent  livres  d'eau,  que  les  cent  livres 


392  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ne  puissent  se  remuer  un  pouce,  qu'elles  ne  fassent  remuer 
la  livre  de  cent  pouces,  il  faut  qu  elles  demeurent  en  équi- 
libre, une  livre  ayant  autant  de  force  pour  faire  faire  un 
pouce  de  chemin  à  cent  livres,  que  cent  livres  pour  faire 
faire  cent  pouces  à  une  livre.  »» 

Pascal  admettait  donc  à  la  fois  l'axiome  de  Descartes 
et  l'axiome  de  Torricelli  ;  mais  nous  ignorons  s'il  était 
parvenu  à  montrer  pourquoi  ces  deux  principes  s'accor- 
daient en  toutes  leurs  conséquences,  ni  même  si  cette 
question  avait  sollicité  son  attention. 

Le  sens  critique  est  assurément  la  faculté  que  le 
P.  Zucchi  prisait  au  plus  haut  point.  C'est  avec  beaucoup 
de  finesse  et  de  subtilité  qu'il  relève,  en  sa  Nouvelle  philo- 
sophie des  machines  (1),  tout  ce  quont  d'inadmissible  les 
assertions  émises  par  Aristote,  dans  les  premiers  chapitres 
de  ses  Questions  mécaniques  ;  il  ne  montre  pas  moins  de 
sagacité  lorsqu'il  s'efforce  de  mettre  en  lumière  les  postu- 
lats implicites  et,  d'ailleurs,  nullement  évidents  qu  Archi- 
mède  appelle  à  son  aide  pour  justifier  la  loi  du  levier. 

Ce  sens  critique,  toutefois,  n'était  ni  si  délié,  ni  si  sûr 
qu'il  pût  guider  le  P.  Zucchi,  sans  erreur  ni  défaillance, 
parmi  les  divers  principes  de  Statique  que  les  géomètres 
modernes  avaient  proposés  ;  entre  ces  axiomes  disparates, 
il  hésite  ;  parmi  ces  notions  mal  définies,  il  confond. 

En  un  de  ses  axiomes  (2),  par  exemple,  il  prend  le  mot 
virtus  au  sens  où  Descartes  disait  force,  où  nous  disons 
aujourd'hui  tirivail;  mais,  en   l'axiome  suivant,  le  mot 

(1)  Nova  de  Machinis  Philosophia  in  qua,  Paralogismis  Antiquœ 
detectis,  explicantur  Machinnrum  vires  um'co  principio,  singulit 
immediato,  auihore  Nioolao  Zucchio  Parmensi,  Socielalis  Jesu,  olim  pro- 
fessore  Malliemalieae  in  CoUcî^io  Uornano.  Accessit  exclusio  vacui  contra 
nova  expérimenta,  contra  vires  Machinarum.  Promotio  Philosophia  Magne- 
ticae  ;  ex  ea  novum  arjîumentum  contra  systeina  Pythagoricum.  Ronrïae,  lypis 
haereclum  Manclphii,  MDCXXXXIX.  —  Une  première  édition  de  cet  ouvrage 
avait  été  donnée  à  Paris  en  I64G  ;  les  matières  mentionnées  dans  le  litre  de 
la  seconde  édition  à  partir  du  mot  accessit  ne  figuraient  pas  dans  la  pre- 
mière édition. 

(2)  Zucchi,  loc.  cit.,  pars  secunda,  sectio  V,  2,  p.  43. 


LES   ORIGINES    DE    LA    STATIQUE.  SqS 

virtus  â  pris  le  sens  que  nous  donnons  aujourd'hui  au  mot 
force.  Le  premier  de  ces  postulats  semble  annoncer  que 
l'auteur  va  fonder  toute  sa  Statique  sur  le  principe  Carté- 
sien :  Ce  qui  suffît  à  élev^er  un  certain  poids  à  une  certaine 
hauteur,  suffit  aussi  à  élever  un  poids  K  fois  plus  grand 
à  une  haïUeur  K  fois  moindre.  Mais  le  raisonnement 
tourne  à  Timproviste  et  le  principe  auquel  il  se  trouve 
conduire  est  le  principe  Péripatéticien  :  Ce  qui  suffit  à 
mouvoir  un  certain  poids  avec  une  certaine  vitesse,  suffit 
également  à  mouvoir  un  poids  K  fois  plus  gi^and  avec  une 
vitesse  K  fois  inoindre. 

Toutefois,  généralisant  la  remarque  que  Galilée  avait 
faite  au  sujet  du  plan  incliné,  Zucchi  a  soin  de  corriger 
Taxiome  Péripatéticien  :  «  La  vitesse  ou  la  lenteur  du 
mouvement,  dit-il  (i),  doit  être  estimée  suivant  la  ligne 
de  Tinclination  de  la  puissance  motrice  ou  résistante  ;  en 
particulier,  dans  le  cas  des  poids,  elle  doit  être  estimée 
suivant  la  verticale,  car  Tinclination  de  ces  poids  au 
mouvement  vers  le  bas  ou  leur  résistance  au  mouvement 
vers  le  haut  est  dirigée  suivant  cette  ligne.  »» 

On  voit,  par  cette  citation,  avec  quelle  aisance  les  con- 
temporains de  Descartes  étendaient  à  des  puissances 
de  direction  quelconque  ce  qu'ils  savaient  être  vrai  au 
sujet  des  poids.  Il  nous  semblera  donc  fort  naturel,  au 
prochain  §,  que  Wallis  apporte  une  semblable  généralisa- 
tion à  laxiome  de  Statique  formulé  par  le  grand  philo- 
sophe français. 

Au  moment  où  le  P.  Zucchi  donnait  à  Paris  la  pre- 
mière édition  de  sa  Nova  de  machinis  jMlosophia,  un 
autre  savant  Jésuite  s  etïbrçait  de  présenter  la  Dynamique 
sous  une  forme  entièrement  logique,  où  les  lois  mathé- 
matiques de  cette  science  fussent  très  exactement  déduites 
des  principes  de  la  Philosophie  naturelle  ;  ce  Jésuite  était 
le  P.  Honoré  Fabri.  Né  dans  le  Bugey,  en  1606  ou  1607, 

(1)  Zucchi,  lac,  cit.,  pars  tertia,  seclio  111,  p.  86. 


394  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

le  P.  Fabri  fut  professeur  au  Collège  des  Jésuites  de  Lyon» 
puis  Grand  Pénitencier  du  Saint-OflBce  ;  il  mourut  à  Rome 
le  9  mars  1688.  Il  était,  au  début  de  sa  carrière  scienti- 
fique, en  très  fréquent  commerce  avec  le  P.  Mersenne. 

Le  P.  Fabri  ne  publia  pas  sous  son  nom  le  résultat  de 
ses  méditations  sur  le  mouvement  local  ;  l'ouvrage  où  ce 
résultat  se  trouve  consigné  parut  (1)  sous  le  nom  d'un 
ami  du  P.  Fabri,  Pierre  Mousnier,  Docteur  en  Médecine. 

L'ouvrage  publié  par  Pierre  Mousnier  est,  avant  tout, 
un  traité  de  Dynamique  ;  il  est,  pour  l'histoire  de  cette 
science,  du  plus  haut  intérêt  ;  mais  la  Statique  étant,  en 
dernière  analyse,  un  cas  très  particulier  de  la  Dynamique, 
on  ne  s'étonnera  point  qu'elle  se  trouve  touchée  en  cet  écrit. 

Le  livre  V,  intitulé  :  De  motu  in  diversis  plants,  expose 
la  théorie  du  mouvement  d'un  grave  placé  sur  un  plan 
incliné  ;  cette  théorie  suppose  la  détermination  préalable 
de  la  pesanteur  apparente  d'un  tel  grave. 

Le  P.  Fabri  fonde  cette  détermination  sur  cet  axiome  (2): 
Un  C07ys  grave  ne  se  meut  spontanément  que  pou7*  des- 
cendre.  De  ce  postulat,  il  tire  ce  corollaire  (3),  d'où  découle 
toute  la  théorie  du  plan  incliné  :  Le  mouvement  d'un  grave 
est  gêné  dans  le  rapport  où  le  chemin  qu*il  faut  accomplir 
poxcr  acquérir  une  hauteur  défe^vninée  ou  pour  accroître 
d'une  longueur  déterminée  sa  distance  au  centre  est  à  cette 
longueur  verticale. 

Ne  voyons-nous  pas  dans  cette  formule  un  ressouvenir 
de  l'ancien  axiome  de  Jordanus  :  Gravius  in  descendendo 
quando  ejusdem  7notus  ad  médium  9'ectior  ? 

Ce  n'est  pas  la  seule  relique  de  la  science  médiévale 


(  l)  Tractotus  physicus  de  motu  locali,  in  que  effectus  omnes,  qui 
ad  impetxim,  motum  nafuralem,  violentum  et  mixtum  pertinent^ 
explicantur,  et  ex  principiis  physicis  démons trantur  ;  auclore  Petro 
Moiisnerio,  Doctore  medico  ;  cuiicta  excerpta  ex  praeleclionibus  R.  P.  Hono* 
raii  Fabry,  Societatis  Jesu.  Lugduni,  apud  Joannem  Champion,  in  foro  (^m- 
bii,  MDCXLVI. 

(2)  Id.,  ibid.,  p.  195,  Axioma  I. 

(5)Id.,  ibid,,  p.  196,  Theor'ema  V. 


LES   ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  SqS 

que  contienne  l'ouvrage  du  P.  Fabri  ;  on  y  retrouve  (i), 
par  exemple,  au  sujet  de  la  convergence  des  verticales, 
tous  les  paradoxes  qu'avaient  imaginés  Albert  de  Saxe  et 
son  École,  et  que  Villalpand,  Bernardino  Baldi  et  Mer- 
senne  avaient  recueillis. 

Le  P.  Fabri,  ou  son  interprète  Pierre  Mousnier,  ne  se 
contente  pas,  d'ailleurs,  de  la  brève  allusion  à  la  Statique 
que  renferme  le  Livre  consacré  au  plan  incliné  ;  un  appen- 
dice (2)  est  spécialement  consacré  à  l'étude  des  engins 
propres  à  lever  de  grands  fardeaux  ;  les  lois  fondamen- 
tales qui  régissent  l'emploi  de  ces  engins  s'y  trouvent 
ramenées  aux  principes  sur  lesquels  le  savant  Jésuite  a 
assis  sa  Dynamique. 

Plus  nettement  encore  que  la  Statique  du  P.  Zucchi,  la 
Statique  du  P.  Fabri  s'identifie  avec  la  Statique  de  Gali- 
lée, c'est-à-dire,  en  dernière  analyse,  avec  la  Statique 
d'Aristote,  modifiée  par  la  considération  du  plan  incliné. 
Cela  ressort  avec  évidence  des  divers  axiomes  postulés  au 
début  de  cette  Statique  : 

^  Une  même  puissance  produit  plus  aisément  en  un 
même  mobile  un  mouvement  moindre  qu'un  mouvement 
plus  grand.  —  Un  mouvement  est  d'autant  moindre  qu'il 
est  plus  lent,  c'est-à-dire  qu'il  requiert  plus  de  temps  pour 
parcourir  un  espace  donné.  — Un  poids  égal  à  un  autre  ne 
le  peut  mouvoir  d'un  mouvement  égal.  —  Un  poids  égal  à 
un  autre  le  peut  mouvoir  d'un  mouvement  moindre.  —  Un 
poids  se  meut  plus  aisément  suivant  une  oblique  que  sui- 
vant une  verticale  d'autant  que  l'oblique  est  plus  longue 
que  la  verticale.  —  Un  poids  peut  mouvoir  un  poids  plus 
grand,  pourvu  que  le  mouvement  de  celui-ci  soit  moindre 
que  le  mouvement  de  celui-là  et  que  le  rapport  des  mouve- 
ments soit  moindre  que  le  rapport  des  poids. — Pour  qu'un 
poids  puisse  entraîner  un  poids  plus  petit  d'un  mouvement 

(i)  Pierre  Mousnier,  toc.  cit,,  p.  219. 

(i)  Id.,  ibid,,  Appendix  secunda  :  De  principio  physico^statico  ad 
movenda  ingentia  pondéra,  p.  438. 


t 


396  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

plus  grand  que  le  sien,  il  faut  que  le  rapport  des  poids 
soit  plus  grand  que  le  rapport  des  mouvements.  »» 

Après  avoir  formulé  ces  axiomes,  lauteur  énonce  en 
ces  termes  le  «  Problème  universalissime  »»  de  la  Statique  : 
«  Mouvoir  un  poids  quelconque  au  moyen  de  n'importe 
quelle  puissance  «,  et  il  en  donne  cette  solution  générale  : 
-  Faire  en  sorte  que  le  mouvement  du  poids  soit  moindre 
que  le  mouvement  de  la  puissance  et  que  le  rapport  des 
mouvements  soit  supérieur  au  rapport  des  poids.  »» 

A  cette  solution  est  joint  ce  «  Corollaire  universalis- 
sime 5»  :  «*  Il  résulte  de  là  que  toute  l'industrie  qui  a  pour 
objet  de  mouvoir  de  grands  poids  consiste  à  rendre  leur 
mouvement  de  plus  en  plus  lent  ;  vous  pourrez  augmenter 
le  poids  mis  en  mouvement  dans  le  rapport  où  vous  aurez 
diminué  le  mouvement.  >» 

Quelques  indications  très  sommaires  marquent  l'appli- 
cation de  ce  principe  au  levier,  aux  moufles,  au  treuil, 
à  la  vis,  aux  roues  dentées,  au  plan  incliné. 

L'influence  de  Descartes,  si  sensible  en  certaines  parties 
de  la  Dynamique  exposée  par  le  P.  Honoré  Fabri,  ne  se 
perçoit  nullement  ici  ;  toute  la  Statique  du  savant  Jésuite 
est  construite  sur  la  notion  de  mommto,  telle  que  Galilée 
l'a  conçue. 


2.  Le  Traité  de  Mécanique  de  Koberval 

C'est  seulement  d'une  manière  incidente,  comme  appen- 
dice à  la  théorie  du  mouvement  local,  que  le  P.  Fabri 
avait  traité  des  Méchaniques  ;  encore  s'était-il  borné  à 
présenter  sous  une  forme  très  générale  et  très  concise  le 
principe  qui  en  justifie  l'emploi;  ses  leçons,  publiées  par 
Pierre  Mousnier,  ne  pouvaient  donc,  en  aucune  façon, 
jouer  le  rôle  d'un  traité  de  Statique.  Ce  rôle  n'était  pas 
joué  davantage  par  l'écrit  du  P.  Zucchi;  cet  écrit  n'avait 


LES    ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  Sgy 

rien  d'un  traité  complet  de  Statique  ;  c'était  bien  plutôt 
un  essai  critique  sur  les  principes  de  la  Mécanique. 

C'est,  au  contraire,  un  traité  complet  de  Mécanique 
que  Roberval  se  proposait  d'écrire. 

La  publication  de  cet  ouvrage  était  ardemment  souhai- 
tée par  les  amis  du  Professeur  au  Collège  de  France.  En 
reproduisant,  dans  ses  Cogitata  physico-mathemaiica,  les 
théorèmes  de  Roberval  sur  le  plan  incliné,  Mersenne 
espère  (i)  qu'il  excitera  ««  ceux  qui  s'adonnent  aux  études 
de  Mécanique  à  réclamer  de  notre  grand  géomètre,  qui 
le  cède  à  peine  à  Archimède,  l'exposé  des  autres  parties 
de  cette  Science  ;  et  à  le  réclamer  avec  tant  d'importunité 
qu'ils  finissent  par  l'obtenir,  pour  le  plus  grand  honneur 
des  lettres  «.  Ces  réclamations  ne  furent  pas  assez  puis- 
santes pour  vaincre  la  répugnance  que  Roberval  paraît 
avoir  éprouvée  à  l'égard  de  la  publication  de  ses  œuvres. 

Le  traité  de  Mécanique  de  ce  grand  géomètre  n'était 
cependant  point  demeuré  à  l'état  de  projet  ;  il  avait  été 
composé  en  entier  ;  nous  en  avons  le  témoignage  par  une 
lettre  que  l'auteur  adressait  en  i65o  à  Hevelius  (2)  ;  cette 
lettre  nous  fait  même  connaître  les  titres  des  huit  livres 
qui  devaient  composer  cet  ouvrage  :  «  Nous  avons  con- 
struit, dit  Roberval,  une  Mécanique  nouvelle,  depuis  les 
fondations  jusqu'au  faite;  sauf  un  petit  nombre,  les  pierres 
antiques  avec  lesquelles  elle  avait  été  édifiée  jusqu'ici  ont 
toutes  été  rejetées.  Elle  est  complète  en  huit  étages,  aux- 
quels correspondent  des  livres  en  même  nombre. 

«  Le  premier  livre  traite,  d'une  manière  générale,  du 
centre  de  vertu  des  puissances  ;  on  y  cherche  s'il  existe 
un  tel  centre,  à  quelles  puissances  il  convient  et  quelles 
sont  celles  auxquelles  il  ne  convient  pas. 

»  Le  second  traite  de  la  balance  ;  on  y  examine  les 
poids  qui  se  peuvent  faire  équilibre. 

(t)  Mersenni  Cogitata  physico-mathemaiica,  Tractatus  mechanicus^ 
p.  47. 

i%)Buy0ens  et  Roberval;  Documents  inédits  par  G.  Henry.  Leyde,  1880. 


f 


3g8  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

»  Le  troisième  traite  du  centre  de  vertu  des  puissances 
en  particulier. 

V  Le  quatrième  est  consacré  à  un  extraordinaire  larcin. 

r»  Le  cinquième  a  pour  objet  les  instruments  et  les 
machines. 

»  Le  sixième  a  trait  aux  puissances  qui  agissent  au 
sein  de  certains  milieux  ;  on  s'y  occupe  des  corps  flottants. 

r>  Le  septième  est  consacré  aux  mouvements  composés. 

»  Le  huitième,  enfin,  traite  du  centre  de  percussion 
des  puissances  mobiles.  « 

Ce  traité  de  Mécanique  ne  nous  est  point  parvenu. 

Longtemps  après  la  mort  de  Roberval,  on  publia  (i), 
en  annexe  à  son  traité  géométrique  qui  a  pour  titre  : 
Obsertmtions  sur  la  composition  des  mouvcmens,  un  court 
fragment  désigné  par  ces  mots  :  Projet  d'un  livre  de 
Mécanique  traitant  des  mouvemens  composés;  ce  fragment, 
dont  nous  aurons  à  nous  occuper  au  §  4,  peut  être  regardé 
comme  un  essai  pour  le  septième  livre  du  traité  de  Méca- 
nique; mais  cet  essai  se  borne  à  ce  qui  devait  former  les 
premières  pages  de  ce  livre. 

D'autres  fragments,  composés  par  Roberval  sur  divers 
sujets  de  Mécanique,  et  presque  tous  inédits,  se  trouvent 
en  un  cahier  manuscrit  conservé  à  la  Bibliothèque 
Nationale  (2). 

(1)  Divers  ouvrages  dk  Mathématique  et  de  Physique  par  Messieurs  db 
l'Académie  royale  des  Sciences.  A  Paris,  MDCXCIII. 

(2;  Bibliothèque  nationale,  fonds  latin,  Ms.  n»  7226.  —  Voici  la  compo- 
sition exacte  de  ce  manuscrit  ; 

Fol.  1  :  blanc  —  fol.  2  (reclo^  à  fol.  30  (verso)  :  Tractatus  ynechaniciis 
a  D.  D.  Roberval,  anno  1645.  —  fol.  31  (recto)  à  fol.  35  (verso)  :  Démon- 
stratio  mechanica.  —  fol.  34  (recto)  à  fol.  54  (recto)  :  Lettre  de  Monsieur 
de  Roberval  à  Monsieur  de  Fermâtes,  conseiller  de  Thoulouze,  con- 
tenant quelques  propositions  méchaniques.  —  fol.  .^4  (verso)  à  fol.  56 
(verso)  :  Proposition  de  Mons^  de  Robet^al  qui  sert  à  trouver  les 
centres  de  gravité.  Envoyée  à  M^  Fermât  le  premier  avril  164$.  — 
foll.  57  et  ."S8  :  blancs.  —  fol.  59  (reclo)  à  fol.  82  (recto)  :  Theorema  lemma- 
ticum  ad  invenienda  centra  gravitatis  mire  inserviens  a  D.  D. 
Roberval  :  anno  i64S{Cc  fragment  ne  contient  pas  seulement  le  lemme 
dont  il  s'agit,  mais  encore  l'application  de  ce  lemme  ù  la  recherche  des 
centres  de  gravité  du  demi-cercle,  de  la  demi.circonférence,  de  la  trochoïde, 


LES   ORIGINES   DE    LA    STATIQUE.  899 

Parmi  ces  fragments,  il  en  est  assurément  plusieurs 
que  Ton  doit  regarder  comme  des  ébauches  de  quelque 
livre  du  Traité  de  Mécanique  annoncé  dans  la  lettre  à 
Hevelius. 

Le  TractatiLs  mechanicus  que  Ton  trouve  au  début  du 
cahier  manuscrit  ne  paraît  pas  être  autre  chose  que  le 
commencement  du  premier  livre  de  ce  traité.  C'est  bien, 
«n  effet,  le  centre  de  vertu  de  puissances  quelconques  que 
Roberval  se  propose  comme  objet  de  ses  déductions. 

Roberval  définit  ce  qu  il  entend  par  puissance  (virtiis 
seu  potentia)  ;  à  ce  mot,  il  attribue  exactement  le"  sens 
que  nous  attribuons  au  mot  force  ;  cest,  du  reste,  le  sens 
qu'il  lui  attribuait  dès  i636,  dans  la  lettre  à  Fermât  que 
nous  avons  déjà  mentionnée  au  Chapitre  précédent  : 
«  Nous  appelons  en  général  une  puissance,  y  disait-il, 
cette  qualité  par  le  moyen  de  laquelle  quelque  chose  que 
ce  soit  tend  ou  aspire  en  un  autre  lieu  que  celuy  où  elle 
est,  soit  en  bas,  en  haut  ou  à  costé,  soit  que  cette  quan- 
tité convienne  naturellement  à  la  chose  ou  quelle  luy  soit 
^communiquée  d'ailleurs.  De  laquelle  définition  il  s'ensuit 
que  tout  poids  est  une  espèce  de  puissance,  puisque  c'est 
une  qualité  par  le  moyen  de  laquelle  les  corps  aspirent 
vers  les  parties  inférieures.  Souvent  nous  appelons  aussy 
du  nom  de  puissance  la  mesme  chose  à  laquelle  la  puis- 
sance convient,  comme  un  corps  pesant  est  appelé  un 
poids.  « 


de  la  courbe  associée  a  la  irochoïcle  cl  du  triangle).  —  fol.  82  (verso)  et  loil. 
83  et  84  :  blancs  —  fol.  83  (recto)  à  fol.  207  (recto)  :  TraiM  de  Mechanique 
et  spécialement  de  la  conduitte  et  élévation  des  eaux.  Par  Monsieur 
de  Roberval  — lo\.  207  (verso)  à  fol.  210  (recto);  Proposition  fonda- 
mentale pour  les  corps  flottants  sur  Veau,  —  Le  reste  du  cahier  est  blanc. 
De  ces  divers  écrits,  un  seul  a  éié  publié  ;  cVsl  la  lettre  à  Kennat,  écrite 
le  11  octobre  1656,  et  relative  à  la  querelle  sur  la  proposition  ;;éoslaiique; 
le  commencement  de  celte  lettre  fut  publié  en  1679,  à  Toulouse,  dans  les 
Varia  opéra  mathematica  D.  Pétri  de  Fermai,  pp.  158-141  ;  la  lettre  a 
été  donnée  in  extenso  par  Paul  Tannery  et  Ch.  Henry  dans  leur  édition  des 
Œuvres  de  Fermai,  i.  II.  Correspondance,  art.  XIV,  p.  75.  Tous  les  autres 
fragments  sont  inédits  ;  ils  mériteraient  les  honneurs  de  la  pubUcalion. 


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400  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Pour  employer  notre  langage  moderne,  c'est  la  compo- 
sition des  forces  appliquées  à  un  corps  solide  que  Roberval 
se  proposait  d'étudier  au  premier  livre  de  son  Traité  de 
Mécanique,  dont  le  Tractatus  mechanicus  de  1645  nous 
présente  sans  doute  le  début. 

Le  problème  est  posé,  tout  d'abord,  avec  une  grande 
généralité  ;  le  corps  peut  être  un  point,  une  ligne,  une 
surface  ;  il  peut  être  étendu  en  toutes  dimensions  ;  les 
forces  peuvent  être  quelconques.  Mais  cette  généralité  ne 
tarde  pas  à  subir  des  restrictions,  explicites  ou  implicites  ; 
en  fait,  Roberval  admet  que  la  puissance  dont  est  doué 
chacun  des  éléments  du  solide  a  une  grandeur  invariable  ; 
il  admet  qu'elle  a  une  direction  fixe  ou  bien  qu'elle  se 
dirige  vers  un  centre  fixe. 

Ces  restrictions  rendent  légitime  le  Postulat  fondamen- 
tal auquel  Roberval  attribue  le  troisième  rang  et  que, 
dans  sa  lettre  de  i636,  il  énonçait  déjà  en  ces  termes  : 
«  Si  une  puissance  est  pendue  ou  arrestée  à  une  ligne 
flexible  et  sans  poids,  laquelle  ligne  soit  attachée  par  un 
bout  à  quelque  arrest,  en  sorte  qu'elle  soustienne  la  puis- 
sance, tirant  sans  empeschement  contre  cette  ligne,  la 
puissance  et  la  ligne  prendront  quelque  position  en 
laquelle  elles  demeureront  en  repos,  et  la  ligne  sera 
droicte  par  force.  Soit  icelle  ligne  appelé  le  pendant  ou 
la  ligne  de  direction  de  la  puissance...  '^ 

Du  problème  déjà  restreint  qui  vient  d'être  énoncé,  le. 
Tractatus  mechanicus  de  1645  examine  seulement  un 
cas  fort  particulier,  celui  où  toutes  les  forces  qui  solli- 
citent le  corps  solide  sont  parallèles  entre  elles  et  à  une 
direction  fixe.  Ce  cas  particulier  est  étudié,  d'ailleurs, 
avec  un  grand  appareil  de  rigueur  logique  ;  par  une 
méthode,  qui  s'inspire  à  la  fois  d'Archimède  et  de  Pappus, 
sont  établies  l'existence  et  les  propriétés  du  centre  des 
forces  parallèles. 

Un  commencement  de  recherches  sur  la  composition 
des  puissances  semblables,  appliquées  à  des  solides  sem- 


LES    ORIGINES    DE    LA    STATIQUE.  4OI 

ê 

blables,  termine  ce  fragment  sans  l'achever  ;  du  premier 
livre  du  Tb^aité  de  Mécanique  annoncé  à  Hevelius,  livre 
dont  la  lettre  écrite  en  i636  à  Fermât  nous  permet  de 
deviner  le  plan,  la  plus  grande  partie,  et  la  plus  neuve, 
fait  défaut. 

Le  second  livre  de  ce  traité  était  consacré  à  la  balance  ; 
c'est  sans  doute  à  ce  second  livre  qu'était  destinée  la 
Demonstratio  mechanica  conservée  par  le  Manuscrit  de  la 
Bibliothèque  Nationale.  Cette  démonstration  mécanique 
est  celle  de  la  loi  du  levier  ;  comme  forme,  elle  imite  les 
rigoureuses  déductions  des  géomètres  grecs  ;  comme  fond, 
elle  se  rapproche  de  celle  qu'avaient  adoptée  Stevin  et 
Galilée. 

Selon  la  lettre  qu'il  adressait  à  Hevelius,  Roberval 
traitait,  en  son  troisième  livre,  «  du  centre  des  vertus  des 
puissances  en  particulier  ».  Qu'entendait-il  par  là?  Sans 
doute  la  recherche  géométrique  des  centres  de  gravité  de 
certaines  figures,  recherche  à  laquelle  il  avait  consacré 
une  bonne  part  de  son  talent  de  géomètre.  Nous  trouvons, 
probablement,  une  partie  des  matériaux  qui  sont  entrés 
dans  la  composition  de  ce  livre,  lorsque  nous  lisons,  au 
Manuscrit  que  conserve  la  Bibliothèque  Nationale,  la 
Proposition  de  Mons''  de  Roberval  qui  sert  à  trouve^'  le 
centre  de  gravité  et  le  Theo^^ema  lemmaticum  ad  invenienda 
centra  gravitatis  mire  inserriens  a  D.  D.  Roberval,  anno 
1645. 

La. proposition  qui  fait  le  principal  objet  de  ces  deux 
écrits  énonce  la  propriété  fondamentale  du  centre  de  gra- 
vité d'un  nombre  quelconque  de  points  matériels  :  Le 
moment,  par  rapport  à  un  plan  quelconque,  de  la  masse 
totale  des  pointç,  réunie  en  leur  centre  de  gravité,  est  égal 
à  la  somme  algébrique  des  moments  de  ces  points  par 
rapport  au  même  plan.  Ce  théorème  se  trouvait  implici- 
tement à  la  base  de  toutes  les  recherches  de  centres  de 
gravité,  aussi  bien  de  celles  qui  avaient  été  accomplies 
dans  l'antiquité  par  Archimède  ou  Pappus  que  de  celles 

llh  SÉRIE.  T.  IX.  f6 


i 


402  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

qui  avaient  été  poursuivies  dans  les  temps  modernes  par 
Commandin,  Maurolycus,  Guido  Ubaldo,  Stevin  et  Luca 
Valerio  ;  ou,  pour  mieux  dire,  ces  recherches  utilisaient 
un  cas  particulier  de  ce  théorème,  le  cas  où  le  plan  choisi 
passe  par  le  centre  de  gravité  ;  mais  jamais,  croyons-nous, 
il  n'avait  été  énoncé  et  démontré  dans  son  entière  géné- 
ralité. 

La  démonstration  de  Roberval  procède  avec  ce  luxe 
compliqué  d'appareil  déductif  où  se  complaisait  habituel- 
lement notre  géomètre  ;  en  la  rédaction  latine  du  Théo- 
rema  lemmalicum,  ce  luxe  est  vraiment  excessif  ;  on 
souhaiterait  plus  de  brièveté  et  de  simplicité.  A  cette 
rédaction,  d'ailleurs,  sont  jointes  d'intéressantes  applica- 
tions du  lemme  qui  y  est  démontré  ;  ces  applications  con- 
cernent la  recherche  des  centres  de  gravité  du  demi-cercle, 
de  la  demi-circonférence,  de  la  trochoïde  (i),  de  la  courbe 
dissociée  à  la  trochoïde  et  du  triangle. 

Que  le  troisième  livre  annoncé  à  Hevelius  eût  bien  pour 
objet  la  recherche  des  centres  de  gravité  particuliers,  nous 
en  trouvons  la  confirmation  dans  le  titre  du  quatrième 
livre  :  «  Quartus,  de  fure  mira  continet  «.  Roberval  y 
voulait,  sans  doute,  rapporter  l'étrange  larcin  dont  il  fut 
victime  de  la  part  de  Torricelli  ;  Pascal  nous  a  conté,  dans 
XHistoire  de  la  Roulette,  cet  impudent  plagiat  (2). 

Un  fragment  sur  les  corps  flottants  :  Pi^oposition  fon- 
damentale jwurles  corps  flottants  sur  Veau,  termine  le  cahier 
manuscrit  conservé  à  la  Bibliothèque  Nationale  ;  il  eût 
servi,  sans  doute,  à  la  composition  du  sixième  livre  du 
Ti^aité  de  mécanique. 

Notre  manuscrit  ne  renferme  rien  qui  ait  trait  aux 
mouvements  composés,  dont  devait  s'occuper  le  septième 


(1)  C*esl  le  nom  par  lequel  Roberval  désigne  la  courbe  que  Pascal  nomme 
la  roulette  et  que  Ton  appelle  coramunémenl  aujourd'hui  la  cycloide,  selon 
la  proposition  de  Beaugrand. 

(2)  Œuvres  complètes  do  Biaise  Pascal,  lome  III,  p.  338  ;  Paris,  Hachette, 
1880. 


LES    ORIGINES    DE    LA    STATIQUE.  403 

livre  ;  comme  nous  l'avons  dit,  le  Projet  dun  livre  de  Mé- 
canique traitant  des  mouvements  composés^  qui  fut  publié 
en  1693,  semble  un  essai  de  rédaction  du  début  de  ce  livre. 

L'objet  du  huitième  livre  était  le  centre  de  percussion 
des  puissances  mobiles,  au  sujet  duquel  une  si  vive  dis- 
cussion s'était  élevée  entre  Roberval  et  Descartes.  Le 
manuscrit  de  la  Bibliothèque  Nationale  ne  contient  rien 
qui  ait  trait  à  cet  objet. 

Si  nous  laissons  de  côté  le  traité  élémentaire  dont  nous 
parlerons  tout  à  l'heure,  nous  ne  trouvons  rien  non  plus, 
en  notre  manuscrit,  qui  ait  pu  entrer  dans  la  composition 
du  cinquième  livre,  consacré  ««  aux  instruments  et  aux 
machines  » .  Cette  lacune  est  particulièrement  regrettable  ; 
c'est  en  ce  livre,  assurément,  que  Roberval  eût  exposé  en 
entier  les  démonstrations  dont  le  Traité  de  Méchaniqtie, 
inséré  en  l'Harmonie  universelle  de  Mersenne(i),  contenait 
seulement  Tébauche. 

Ainsi  nous  ne  possédons  point  le  Traité  de  Mécanique 
que  Roberval  avait  composé,  comme  en  témoigne  sa  lettre 
à  Hevelius  ;  le  cahier  manuscrit  conservé  à  la  Bibliothèque 
Nationale  nous  présente  seulement  certains  fragments  que 
Roberval  avait,  semble-t-il,  fait  réunir  et  classer  pour  les 
employer  dans  la  construction  de  ce  grand  ouvrage. 

Si  incomplets  et  disparates  que  soient  les  matériaux 
réunis  sous  nos  yeux,  ils  suffisent  à  nous  faire  deviner  les 
proportions  et  le  plan  de  l'édifice  achevé  ;  la  perte  de  cette 
oeuvre  paraît  être  définitive  ;  elle  mérite  de  vifs  regrets. 
Le  Traité  de  Mécanique  de  Roberval  était,  à  coup  sûr,  un 
monument  ample  et  puissant,  où  les  doctrines  élaborées 
au  début  du  xvii*  siècle  se  troiivaient  ordonnées  et  classées  ; 
le  souci  de  la  déduction  rigoureuse,  poussé  jusqu'à  la 
minutie,  le  rendait  certainement  prolixe  et  compliqué  ; 
mais   les  géomètres  qui  souhaitaient  que  la  science  de 


(l)Ce  traité  était  aussi  vendu  séparément  h  Paris,  par  Richard  Charlcmagne, 
rue  des  Amandiers,  à  la  Vérité  Royalle,  MDCXXXVI. 


•404  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

l'équilibre  fût  développée  avec  une  parfaite  clarté  y  trou- 
vaient l'entière  satisfaction  de  leurs  désirs. 

Roberval  ne  s'était  pas  seulement  soucié  des  aspirations 
des  géomètres,  amis  des  savantes  et  rigoureuses  déduc- 
tions ;  il  avait  aussi  songé  aux  besoins  des  artisans  ;  ceux- 
ci  n'ont  ni  assez  de  force  d'esprit,  ni  assez  de  loisir,  pour 
suivre  les  raisonnements  par  lesquels,  d'un  petit  nombre 
de  postulats  simples  et  généraux,  on  peut  tirer  avec 
méthode  les  diverses  lois  de  la  Mécanique  ;  et  cependant, 
il  leur  est  nécessaired  user  de  ces  lois,  partant  d'en  prendre 
une  connaissance  claire,  précise  et  assurée.  C'est  pour 
leur  procurer  lavantage  d'une  telle  connaissance  que  fut 
sans  doute  composé  le  Traicté  de  Mechanique  et  spéciale- 
ment de  la  conduitie  et  élévation  des  eaux,  par  Monsieur  de 
Robe7^val,  dont  le  texte,  malheureusement  inachevé,  occupe 
la  plus  grande  partie  du  Manuscrit  de  la  Bibliothèque 
Nationale. 

Ce  Traicté  de  Mechanique  n'est  pas  daté  ;  mais  un 
passage  qu'il  renferme  nous  peut  donner  une  indication 
sur  l'époque  où  il  fut  composé.  Traitant  de  l'élévation  des 
eaux  au  moyen  du  «  Syphon  «,  Roberval  s'exprime  en  ces 
termes  (  1  )  : 

t*  Et  quoyque  par  ce  moyen  il  semble  qu'on  peut  faire 
passer  l'eau  par  une  haute  montaigne,  touttefois  on  se 
souviendra  qu'une  telle  conduitte  d'eau  est  impossible  aux 
lieux  plus  haults  que  32  pieds  de  France,  et  qu'un  peu 
au  dessoubs  de  32  pieds,  elle  est  fort  mal  asseurée  par 
deux  raisons.  La  première  qu  il  est  fort  difficile  que  le 
Syphon  soit  si  bien  soudé  que  l'air  n'y  trouve  bientost 
passage,  et  par  ce  moyen  le  Syphon  s'emplissant  d'air, 
l'eau  ne  coule  plus.  L'autre  raison  est  qu'en  une  grande 
haulteur  il  faut  un  syphon  trop  hault,  ainsy  il  est  subject 
à  crever.  » 

L'expérience  de  Torricelli  a  mis   en    la  pression  de 

(1)  Roberval,  loc,  cit.,  fol.  176,  verso. 


LES   ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  4o5 

l'atmosphère  la  raison  véritable  des  effets  que  mentionne 
Roberval.  Il  est  clair  que  celui-ci  n  a  encore,  à  Tépoque 
où  il  rédige  son  Traicté  de  Méchanique,  aucune  idée  de 
cette  expérience  célèbre.  Or  c'est  en  1644,  qu'au  retour 
d'an  voyage  en  Italie,  Mersenne  répéta  à  Paris  l'expé- 
rience de  Torricelli  et  «  la  divulgua  en  France,  non  sans 
l'admiration  de  tous  les  savans  et  curieux  «  (1).  Familier 
de  Mersenne,  Roberval  dut  connaître  un  des  premiers 
l'importante  ^  expérience  d'Italie  «.  Si  donc  il  l'ignore  en 
son  Traicté  de  Méchanique,  c'est  apparemment  que  ce 
traité  fut  rédigé  avant  1644. 

En  ce  Traicté  de  Méchanique,  plus  de  définitions,  de 
postulats,  de  déductions  ;  mais  un  expose  très  clair,  très 
simple,  très  exempt  de  prétentions  à  la  science  abstruse^ 
présente  les  principaux  enseignements  de  la  Mécanique; 
en  lisant  ce  petit  ouvrage,  on  se  prend  parfois  à  songer 
au  Traité  de  V équilibre  des  liquew^s  et  au  Traité  de  la 
pesanteur  de  la  masse  de  Vaù\  ces  deux  immortels  chefs- 
d'œuvre  de  Pascal  ;  le  Traicté  de  Méchanique  de  Rober- 
val procède  du  même  esprit. 

La  Dynamique,  la  Mécanique  des  fluides  en  forment  la 
plus  grande  partie.  ^  Mais  auparavant,  dit  l'auteur,  nous 
donnerons  quelque  cognoissance  des  Instruments  de  la 
Méchanique,  sçavoir  autant  qu'il  en  sera  besoin  pour 
fabriquer  ceux  qui  servent  à  nostre  dessein  de  la  conduitte 
et  élévation  des  eaux  «  .Voilà  pourquoi  le  traité  débute  par 
l'étude  des  «*  cinq  genres  principaux  d'instruments  régu- 
liers et  dont  les  forces  sont  cognûes,  sçavoir  la  balance,  le 
levier,  la  roue  avec  son  aissieu,  les  poulies  ou  les  moufles, 
et  le  plan  incliné  auquel  se  réduisent  le  coin  et  la  visz  ». 

C'est  en  cet  écrit  que  l'on  peut  retrouver  les  marques 
de  l'influence  exercée  sur  Roberval  par  Bernardino  Baldi  ; 
nous  avons  relevé  ailleurs  (2)  quelques-unes  de  ces  mar- 

(1)  Pascal ,  Nouvelles  expériences  touchant  le  vide  ;  au  lecteur 
(Œuvres  complètes  de  Biaise  Pascal,  Ed.  Hachelle,  1880;  p.  1). 

(i)  Cf.  P.  Duhem,  Bernardino  Baldi,  Roberval  et  Descartes  (Bulletin 
iTALiDf,  t.  VI,  janvier  1906). 


i 


406  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ques  ;  citons  seulement  ici  la  discussion  touchant  la  sta- 
bilité et  la  sensibilité  de  la  balance  ;  non  seulement  Rober- 
val  y  reproduit  fort  exactement  ce  que  Baldi  avait  dit  à 
ce  sujet  (i),  mais  encore  il  transforme  en  une  erreur 
formelle  un  passage  douteux  écrit  par  l'abbé  de  Guastalla  ; 
parlant  des  balances  où  le  centre  de  gravité  du  fléau  se 
trouve  au-dessous  de  l'axe  de  rotation,  Roberval  s'exprime 
en  ces  termes  (2)  :  «  La  troisiesme  sorte  est  sujette  à 
tromper,  quand  le  centre  de  pesanteur  est  au  dessoubs  de 
celuy  du  mouvement.  » 

Ce  n'est  pas  en  ce  traité  élémentaire  qu'il  nous  faut 
chercher  aucune  vérité  nouvelle  de  Statique  ;  Roberval  se 
borne  à  formuler  avec  clarté  et  simplicité  les  lois  qui 
étaient  déjà  connues  par  les  travaux  de  ses  prédécesseurs 
ou  par  les  siens  ;  c  est  ainsi  que  les  propriétés  du  plan 
incliné  sont  exposées  avec  grand  soin.  Contentons-nous 
de  citer  ce  passage  (3),  relatif  à  l'égalité  du  travail  moteur 
et  du  travail  résistant  dans  les  machines  ;  il  ne  diflFère 
guère  de  ce  que  nous  avons  lu  au  De  subtiliiate  de  Cardan 
ou  en  La  Raison  des  forces  mouvantes  de  Salomon  de 
Caus  : 

«  Enfin  il  faut  remarquer,  ce  qui  est  vray  non  seule- 
ment au  levier,  mais  aussy  en  tous  les  autres  instruments, 
touchant  le  mouvement  et  le  chemin  que  font  les  poids 
et  la  puissance  qui  les  meut  par  le  moyen  de  l'instrument, 
sçavoir  que  s'ils  agissent  par  des  bras  égaux  ou  par  des 
distances  égales,  ils  font  des  chemins  égaux  ;  s'ils  agissent 
par  des  distances  inégales,  celuy  qui  agit  par  la  plus 
grande  fait  le  plus  de  chemin,  à  proportion  que  sa  distance 
est  plus  grande,  et  partant,  il  s'ensuit  que  le  moindre  des 
deux,  soit  la  puissance  ou  le  poid,  estant  celuy  qui,  en 
récompense,  doit  avoir'le  plus  grand  bras  ou  la  plus  grande 
distance,  sera  aussy  celuy  qui  aura  le  plus  de  chemin.  Il 

(1)  V.  ci-dessus,  Chapitre  XV,  2«  Période. 

(2)  Bibliothèque  Nationale  (fonds  latin),  Ms.  72â6,  fol.  89,  recto. 

(3)  Bibliothèque  Nationale,  (fonds  latin),  Bis.  7226,  fol.  99,  verso. 


k 


LES   ORIGINES   DE   LA  STATIQUE.  407 

s'ensuit  encore  que,  à  proportion,  il  faudra  plus  de  temps 
à  celuy  qui  agira  par  le  plus  grand  bras  pour  faire  che- 
miner l'autre,  ou  au  contraire.  Par  exemple,  posant  une 
petite  puissance,  laquelle  doit  mouvoir  un  grand  poid,  il 
faudra  que  cette  petite  puissance  ayt,  à  proportion,  un 
plus  grand  bras,  et  partant  qu'elle  fasse  beaucoup  de 
chemin,  et  ainsy  qu'elle  employé  beaucoup  de  temps,  pen- 
dant que  le  poid  fera  beaucoup  moins  de  chemin  ;  sçavoir 
que  si  le  bras  de  la  puissance  est  lo  fois  aussy  grand  [que 
celuy  du  poid]  (i),  il  faudra  que  pour  faire  cheminer  un 
pied,  elle  chemine  dix  pieds  ;  par  ce  moyen,  le  poid  se 
meut  fort  lentement,  et  faut  beaucoup  de  temps  pour  faire 
cheminer  assez  peu. 

y»  Ce  que  nous  venons  de  dire  est  pour  donner  adver- 
tissement  qu'il  ne  faut  point  espérer  d'espargner  ensemble 
du  temps  et  de  la  puissance,  ny  faire  un  grand  effect  avec 
peu  de  force,  sinon  en  beaucoup  de  temps  ;  et  en  quoy  se 
trompent  ordinairement  les  ignorants  qui  sont  cause  de 
se  faire  mocquer  d'eux,  et  de  la  science  aussy,  sur  laquelle 
les  autres  ignorants  en  rejettent  souvent  la  faulte  mal  à 
propos,  r* 

Roberval  a  donc  consacré  une  très  grande  part  de  son 
activité  scientifique  à  composer  un  vaste  et  rigoureux 
traité  de  Mécanique  à  l'usage  des  géomètres,  à  rédiger  un 
exposé  élémentaire  de  cette  même  science  pour  la  com- 
modité des  artisans.  Mais,  selon  son  étrange  coutume,  il 
n  a  point  fait  imprimer  ces  deux  ouvrages  ;  le  premier  est 
aujourd'hui  perdu,  le  second  est  encore  inédit.  Aussi  ces 
Traités  de  Mécanique,  demeurés  inconnus,  ne  pouvaient- 
ils  satisfaire  au  besoin  de  plus  en  plus  pressant  qui  pous- 
sait aussi  bien  les  géomètres  que  les  artisans  à  désirer 
une  Statique  complète  et  coordonnée. 


(!)  A  la  place  de  ces  mots,  le  texte,  par  erreur  évidente  du  copiste,  dit  ; 
qu'elle. 


/ 


408  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


3.  John  Wallis  (1616-1703) 

Les  géomètres,  sinon  les  artisans,  virent  bientôt  leur 
désir  comblé  par  la  publication  du  traité  (i)  monumental 
qu'avait  composé  John  Wallis. 

En  effet,  les  trois  volumes  consacrés  par  le  grand  géo- 
mètre anglais  à  la  Statique,  à  la  Dynamique,  à  l'Hydro- 
statique,sont  un  véritable  inonument  élevé  à  la  Mécanique, 
le  plus  ample,  le  plus  systématique  qui  ait  été  composé 
depuis  Tœuvre  de  Stevin. 

La  Statique  de  Wallis  n'est  point,  d'ailleurs,  sans  ana- 
logie avec  la  Statique  de  Stevin.  On  y  trouve  le  môme 
souci,  parfois  exagéré,  de  rigueur  géométrique,  le  môme 
désir  de  ne  laisser  passer  aucune  supposition,  si  claire 
soit-elle,  aucun  corollaire,  si  évident  qu'on  l'imagine,  sans 
qu'un  énoncé  formel  et  précis  les  signale.  On  éprouve 
aussi,il  faut  bien  l'avouer, à  lalecture  deces  deux  ouvrages, 
la  même  fatigue  causée  par  l'usage  excessif  d'un  appareil 
logique  si  compliqué. 

Sur  quelle  hypothèse  doit-on  faire  reposer  toute  la 
Statique  i 

En  toute  machine,  àewx  puissances  (poieniiœ)  s'opposent 
l'une  à  l'autre  et  doivent  se  contrebalancer  exactement 
pour  que  l'équilibre  s'établisse  ;  Tune  est  la  force  moiHce 
(vis  motvix),  l'autre  la  résistante  (resisteyitia)  ;  comment 
évaluera-t-on  ce  dont  chacune  d'elles  est  capable,  soit  pour 
déterminer  le  mouvement  de  la  machine,  soit  pour  l'em- 
pêcher ? 


(1)  Johannis  Wallis  Mechanica,  sive  de  Motu.  Tractatus  geometri- 
ctis.  Pars  prima,  in  quaDe  molu  jîeneralia.  De  graviuin  descensu  et  motuam 
declivilaie,  De  libra.  Londini,  MDCLXIX.  —  Pars  secunda,  quae  est  de  cenlro 
gravitalis  «jusque  calcule.  Londini,  MDCLXX.—  Pars  lerlia,  in  qua  De  veclc, 

De  cuneo.  De  elalere  oi  resiliiione  seu  reflexione,  De  hydrosUiticis 

et  aëris  aequipondio,  variisque  quœstionibus  mechanicis.  Londini,  M DGLXXU 
—  Réimprimé  dans  :  Johannis  Wallis  Opéra  mathematica,  Volumen  pri- 
mum.  Oxoniue,  e  Theatro  Sheldoniano,  MDOXCV. 


LES   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  409 

Deux  solutions  sont  en  présence. 
L'une  est  celle  que  Galilée  a  tirée  de  l'ancienne  Dyna- 
mique péripatéticienne  :  Pour  connaître  ce  dont  est  capable 
un  poids,  qu'il  soit  moteur  ou  résistant,  on  calculera  son 
moniento,  c'est-à-dire  qu'on  multipliera  ce  poids  par  la 
vitesse  du  mouvement  de  son  point  d'application  ou 
mieux  par  la  projection  de  cette  vitesse  sur  la  verticale. 

L'autre  est  celle  qui  a  pris  naissance  au  sein  de  l'École 
de  Jordanus,  qu'Herigone  et  Roberval  ont  adoptée,  que 
Descartes  a  formulée  avec  netteté  et  défendue  avec  âpreté  : 
Pour  déterminer  ce  dont  un  poids  est  capable,  on  multi- 
pliera ce  poids  par  le  chemin  que  décrit  son  point  d'appli- 
cation ou,  pour  parler  plus  exactement,  par  la  projection 
de  ce  chemin  sur  la  verticale. 

Entre  les  deux  solutions,  Wallis  hésite  (i)  et,  au  lieu 
de  résoudre  son  hésitation  en  une  décision  nette,  en  un 
choix  non  équivoque,  il  adopte  une  étrange  demi-mesure, 
une  véritable  cote  mal  taillée. 

Ce  que  peut  la  force  motrice  aura  pour  mesure  le 
momentum  de  cette  force  ;  la  capacité  de  la  résistance 
sera  marquée  par  son  impedimentum.  Or,  tandis  que  le 
momentum  sera  le  produit  de  la  force  motrice  par  la  vitesse 
du  point  d'application,  Vimpedimentum  s'obtiendra  en 
multipliant  la  résistance  par  le  chemin  que  parcourt  le 
point  où  elle  s'applique  : 

«  Momentum  appello,  id  quod  motui  efficiendoconducit. 

«  Impedimentum,  id  quod  motui  obstat,  vel  eum  im- 
pedit. 

»  Momentum  eadem  ratione  a  verbo  moveo  descendit, 
atque  Impedimentum  ab  impedio.,. 

yi  Ad  momentum  refero  vim  motricem  et  celeritatem  (2). 
Quœ,  quo  majora  sunt,  eo  magis  efficitur  motus. 

(1)  Johannis  Wallis  Mechanica.  Pars  prima.  Cap.  I  :  De  niolu  generalia. 
(â)  Par  un  lapsus  évident,  Wallis  dit  ici  :  tempus,  au  lieu  de  :  celeri- 
tatem. 


410  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

y*  Ad  impedtmentum  refero  resisteniiam  et  distantiam. 
Quae,  quo  majora  sunt,  eo  magis  motus  impeditur.  » 

Il  n'est  point  permis  de  dire  que  l'équilibre  est  produit 
par  l'égalité  entre  le  momentum  et  Yimpedhnentum  ;  ce 
sont  grandeurs  d'espèces  différentes,  entre  lesquelles  il  ne 
peut  y  avoir  égalité  ;  un  momentum  qui  équilibre  exacte- 
ment un  impedimetiium  ne  lui  est  point  égal  ;  selon  l'ex- 
pression adoptée  par  Wallis,  il  lui  est  équipolleni. 

Cette  cote  mal  taillée  entre  la  doctrine  Galiléenne  et  la 
doctrine  Cartésienne  ne  peut  que  compliquer  inutilement 
les  propositions  de  la  Statique  ;  elle  rend  infiniment  gauche 
et  pénible  le  premier  Chapitre  de  la  Mécanique  de  Wallis. 
Ce  grand  géomètre  l'a  sans  doute  reconnu,  car  il  n'a  pu 
garder  cette  étrange  demi-mesure  et,  à  partir  du  second 
Chapitre  (i),  il  est  devenu  résolument  Cartésien. 

Un  grave,  dit-il,  tant  qu'il  n'en  est  point  empêché,  tend 
à  descendre  ;  il  ne  descend  qu'autant  qu'il  s'approche  du 
centre  de  la  Terre  ;  il  ne  monte  qu'autant  qu'il  s'en  éloigne. 
Sa  propension  à  un  mouvement  déterminé  est  mesurée  par 
la  grandeur  de  sa  descente  en  ce  mouvement  ;  sa  répugnance 
à  un  certain  déplacement  par  la  grandeur  de  son  ascension 
en  ce  déplacement.  La  grandeur  de  la  descente  d'un  poids 
est  le  produit  de  ce  poids  par  la  hauteur  dont  il  s'est 
abaissé  ;  la  grandeur  de  tascension  est,  de  même,  le  pro- 
duit du  poids  par  la  hauteur  dont  il  s'est  élevé. 

Lorsqu'on  a  affaire  à  un  système  de  plusieurs  graves» 
on  peut  former,  d'une  part,  la  somme  de  toutes  les  des- 
centes et,  d'autre  part,  la  somme  de  toutes  les  ascensions  ; 
si  la  première  somme  excède  la  seconde,  l'excès  représente 
la  grandeur  de  la  descente  totale  ;  si  la  seconde  somme 
surpasse  la  première,  l'excès  représente  la  grandeur  de 
l'ascension  totale  ;  entre  ces  deux  cas,  se  place  celui  où 
la  somme  des  descentes  est  précisément  égale  à  la  somme 
des  ascensions. 

(1)  Johannis  Wallis  Mechanica,  Pars  prima,  Cap.  II.  De  gravium  descenso 
et  motuum  declivitate. 


LES   ORIGINES    DE   LA   STATIQUE.  41  % 

Dans  le  premier  cas,  le  système  tend  à  se  mouvoir  dans 
le  sens  qui  a  été  supposé  réalisé  lorsqu'on  a  calculé  les 
descentes  et  les  ascensions  partielles  ;  dans  le  second  cas, 
il  tend  à  prendre  le  mouvement  contraire  ;  dans  le  troi- 
sième cas,  il  ne  tend  à  se  mouvoir  ni  dans  un  sens,  ni  dans 
l'autre  ;  il  demeure  en  équilibre. 

Tels  sont  les  principes  que  formule  Wallis,  donnant 
une  forme  très  générale  à  l'axiome  Cartésien. 

Cet  axiome,  le  grand  géomètre  anglais  va  le  généraliser 
encore  davantage. 

Descartes  avait  presque  continuellement  supposé  que 
les  forces  en  balance  fussent  des  poids,  et  il  avait  borné  à 
ce  cas  l'énoncé  de  son  principe  de  Statique.  Nous  avons 
fait  remarquer,  au  Chapitre  XIV,  combien  il  était  aisé  de 
l'étendre  à  tel  point  qu'il  pût  s'appliquer  à  toute  espèce 
de  forces.  Bien  que  la  possibilité  de  cette  extension 
n'ait  pu  échapper  à  la  clairvoyance  du  grand  philosophe, 
celui-ci  avait  négligé  d'en  donner  la  formule.  Cette 
généralisation,  Wallis  va  la  signaler  et  y  insister. 

Il  remarque  (i)  d'abord,  comme  Descartes  l'avait  fait 
avant  lui,  que  le  principe  fondamental  de  la  Statique 
n'implique  aucune  hypothèse  au  sujet  de  la  nature  de  la 
gravité  ;  que  Ion  y  voie  une  qualité  innée  en  tout  corps 
pesant  ;  ou  bien  une  attraction,  analogue  aux  actions 
électriques  et  magnétiques,  exercée  par  la  Terre  ;  ou  bien 
une  pression  qui  pousse  les  graves  vers  le  centre  du  globe, 
peu  importe.  Il  suffit  que  l'on  entende  sous  le  nom  de  gra- 
vité la  force  qui  se  manifeste  aux  sens,  la  force  qui  meut 
les  corps  graves  vers  le  bas,  quelle  qu'en  soit  la  nature. 

Mais  si  les  lois  de  Statique  qui  concernent  la  gravité 
n'ont  rien  qui  dépende  de  la  nature  particulière  de  cette 
force,  elles  doivent  s'étendre,  jmdatis  mutandis^  à  toute 
sorte  de  forcés  :  «*  Ce  que  nous  avons  dit  au  sujet  de  la 
gravité  et  du  centre  de  la  Terre  peut  se  répéter  de  n'im- 

(1)  Johannis  Wallis  Mechanica^  Pars  prima,  Cap.  1,  Art.  XU. 


i 


412  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

porte  quelle  force  motrice  et  du  terme  vers  lequel  elle 
tend,  w 

«  La  descente  d'un  grave  est  mesurée  (  i  )  par  la  quan- 
tité dont  il  s'est  approché  du  centre  de  la  Terre  ;  son 
ascension,  par  la  quantité  dont  il  s'en  est  éloigné.  Aussi, 
d'une  manière  entièrement  générale,  le  progrès  dû  à  une 
force  motrice  est  mesuré  par  le  mouvement  effectué  dans 
la  direction  de  cette  force,  le  recul  par  le  mouvement  en 
sens  contraire.  « 

«*  Les  valeurs  (2)  des  descentes  de  divers  graves  sont 
entre  elles  dans  le  même  rapport  que  les  produits  des  poids 
par  les  hauteurs  de  chute  ;  les  ascensions  s'évaluent  d'une 
manière  semblable...  D'une  manière  entièrement  générale, 
les  progrès  ou  les  reculs  effectués  sous  l'action  de  forces 
motrices  quelconques  s'évaluent  en  formant  les  produits 
des  forces  par  les  longueurs  des  progrès  ou  des  reculs 
estimés  selon  la  ligne  de  direction  des  forces.  »» 

La  règle  est  donc  bien  claire,  qui  permet  de  passer  du 
cas  de  la  pesanteur  au  cas  d'une  force  quelconque  ;  il  est 
maintenant  facile  à  Wallis  de  poser  les  fondements  d'une 
Statique  entièrement  générale  ;  il  lui  suffit,  à  la  suite  des 
énoncés  (3)  où  il  formule  les  hypothèses  sur  lesquelles 
repose  la  Statique  des  corps  pesants,  d  ajouter  ces  mots  : 
«  Idem  intellige,  mutatis  mutandis,  de  quacumque  vi 
motrice  >». 

Ainsi  se  trouve  formulé  le  principe  fondamental  de  cette 
Statique  où  le  géomètre  anglais  montre  une  profonde 
pénétration  des  écrits  de  ses  prédécesseurs,  aussi  bien  de 
Torricelli  (4)  que  de  Jordanus  (5),  de  Tartaglia  et  de 
Guido-Ubaldo. 


(1)  Johannis  Wallis  Mechanica,  Pars  prima.  Cap.  II,  Prop.  Hl. 

(2)  Itl.,  iOid,,  Pars  prima,  Cap.  U,  Prop.  V. 

(3)  Id.,  ibid,,  Propp.  VI  et  VUI. 

(4)  Cf.  :  Id.,  ibid.,  Cap.  III,  De  libra,   où  se  manifeste  une  évidente 
nfluence  de  Torricelli. 

(5)  Cf.  :  Id.,  ibid  ,  Cap.  IH  ;  en  particulier,  voir  la  Prop.  XI V  et  les  deux 
scholies. 


^ 


LBS   ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  4l3 

Pour  tirer  ce  principe  de  celui  qu'avait  formulé  Des- 
cartes, quelle  besogne  Wallis  a-t-il  dû  accomplir  ?  Presque 
aucune.  Il  lui  a  suffi  d'expliciter  certaines  affirmations  qui 
demeuraient  implicites  dans  l'essai  du  grand  philosophe, 
de  produire  certaines  généralisations  dont  la  nécessité 
était  évidente  de  prime  abord. 

D'autre  part,  lorsque  Jean  BernouUi  voudra  énoncer  le 
principe  des  déplacements  virtuels,  quelle  transformation 
devra-t-il  faire  subir  au  postulat  de  Wallis  ?  Presque 
aucune.  Ce  que  Wallis  considère  lorsqu'il  veut  évaluer  la 
tendance  d'une  force  à  produire  un  mouvement  déterminé, 
c'est  ce  que  l'on  a  nommé  depuis  le  moment  virtuel  ou  le 
t7^avail  virtuel  de  cette  force  ;  c'est  par  Tégalité  entre  la 
somme  des  moments  virtuels  positifs  et  la  somme  des 
moments  virtuels  négatifs  qu'il  caractérise  l'équilibre. 

Assurément,  en  ses  énoncés,  Wallis  considère  des 
déplacements  virtuels  finis,  qu'il  suppose  rectilignes  ; 
il  suppose  que  les  forces  sont  constantes  en  grandeur  et 
en  direction.  Mais  déjà,  il  entrevoit  les  procédés  infinité- 
simaux qui  permettront  de  se  débarrasser  de  ces  entraves  ; 
il  reconnaît  (i),  comme  Descartes  l'avait  déjà  reconnu 
avant  lui,  qu'une  trajectoire  curviligne  peut  être  rem- 
placée par  sa  tangente,  une  surface  courbe  [sur  laquelle 
le  poids  s'appuie  par  son  plan  tangent  ;  il  aperçoit  (2) 
l'artifice  analogue  qui  permettra  de  considérer  des  forces 
variables  en  grandeur  et  en  direction. 

Lorsque  Jean  BernouUi  voudra  donner  sa  formule 
définitive  au  principe  des  déplacements  virtuels,  il  lui 
suffira  de  réunir  les  énoncés  épars  dans  le  traité  de 
Wallis  et  de  les  revêtir  de  la  forme  infinitésimale. 

C'est  donc  par  une  simple  nuance  que  le  principe  de 
Wallis  se  distingue  de  celui  de  Descartes  ;  c'est  par  une 
nuance  moins  perceptible  encore  que  la  formule  de  Jean 
Bernoulli  se  sépare  de  la  formule  de  Wallis.  Or,  trente- 

(1)  Johannis  Wallis  Mechanica,  Pars  prima,  Cap.  H,  Prop.  XV. 
(4)  Id.,  ibid.,  Prop.  XVH.Scholium. 


414  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

deux  années  se  sont  écoulées  entre  la  lettre  de  Descartes 
à  Constantin  Huygens  et  la  Statique  de  Wallis,  tandis 
que  quarante-huit  ans  séparent  la  publication  de  cette 
Statique  de  la  lettre  que  Jean  Bernoulli  écrivit  à  Varignon. 
Tant  est  lent  et  pénible  le  progrès  de  la  vérité  en  la 
science  humaine  ! 


4.  Les  grands  traités  de  Statique  de  TÉcole  jésuite  — 
Le  P.  De  Challes  (162 1-1678)  —  Le  P.  Paolo  Casati 
{1617-1707) 

Composé  suivant  les  règles  d'une  logique  trop  savante 
et  trop  compliquée,  borné  d'ailleurs  à  Tétude  des  ma- 
chines les  plus  simples,  le  traité  de  Wallis  n'était  point 
propre  à  satisfaire  les  désirs  de  la  plupart  des  physiciens 
ou  des  artisans. 

«  Les  traitez,  écrivait  (i)  le  P.  Hardies  en  1673,  qu'on 
a  publiez  des  loix  du  mouvement,  de  la  résistance  des 
corps,  de  la  force  des  percussions,  de  l'équilibre  des 
liqueurs,  de  la  dureté,  de  la  pesanteur,  et  beaucoup 
d'autres,  sont  as^eûrement  des  ouvrages  dignes  de  la 
subtilité  de  leurs  auteurs,  et  de  la  politesse  du  siècle; 
mais  après  tout,  on  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  là  une 
Méchanique.  Ce  sont  de  belles  parties,  mais  elles  ne  sont 
pas  un  corps,  puisque  ce  sont  des  productions  de  divers 
Auteurs,  qui  ont  eu  diverses  veûës,  qui  n'ont  point  con- 
certé ensemble,  pour  concourir  à  un  même  dessein,  et 
qui  même  ont  raisonné  sur  des  principes  differens. 

r*  J'avais  toujours  espéré  que  ce  grand  ouvrage  de 
M.  Wallis,  que  nous  attendions  depuis  si  longtemps, 
comprendrait  tout  ce  qu'on  peut  souhaiter  sur  ce  sujet  ; 

(1)  La  Statique  ou  la  science  des  forces  mouvantes,  par  le  P.  Ignace 
Gaston  Pardies,  de  la  Compaji^nie  de  Jésus.  Paris,  chez  Sebast.  Mabre- 
Cramoisy,  Imprimeur  du  Itoy,  Rue  S^  Jacques,  aux  Cicognes,  MDCLXXIll. 
Préface. 


LES   ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  41  5 

€t  je  n'en  doutois  presque  plus,  quand  je  vis  trois  grands 
tomes  in-4**  sous  le  titre  de  Méchanique  et  de  Science  du 
Mouvement.  Mais  j'ay  trouvé  que  cet  Ouvrage  excellent 
en  soy  et  admirable,  est  plus  propre  à  contenter  ceux  qui 
sont  déjà  consommez  dans  cette  science,  qu'à  instruire 
ceux  qui  veulent  l'apprendre  ;  car  outre  qu'il  s'en  faut 
bien  qu'il  ne  comprenne  tout,  il  est  écrit  d'une  manière 
si  sçavante  et  si  géométrique  qu'il  y  a  fort  peu  de  per- 
sonnes capables  de  le  comprendre.  « 

A  l'époque  où  le  P.  Pardies  écrivait  ces  lignes,  le  désir 
de  posséder  un  traité  de  Mécanique  à  la  fois  aisé  et  com- 
plet, était  si  commun  et  si  vif  que  Louis  XIV  et  Colbert 
s'en  émurent  ;  en  1675,  ils  entretinrent  l'Académie  des 
Sciences  de  ce  désir  et  la  pressèrent  d'y  donner  satisfaction: 

«  Le  Roi  (1)  voulut  que  l'Académie  travaillât  incessam- 
ment à  un  Traité  de  Méchanique,  où  la  Théorie  et  la 
Pratique  fussent  expliquées  d'une  manière  claire  et  à  la 
portée  de  tous  ;  on  devoit  cependant  séparer  de  la  Théorie 
tout  ce  qui  pouvoit  appartenir  de  trop  près  à  la  Physique, 
tout  ce  qui  pouvait  faire  naître  de  la  dispute,  on  devoit  la 
renfermer  dans  une  espèce  d'Introduction  à  tout  l'Ouvrage. 
On  décriroit  ensuite  dans  l'Ouvrage  même  toutes  les 
Machines  en  usage  dans  la  Pratique  des  Arts,  soit  en 
France,  soit  dans  les  Pays  Étrangers. 

»  Ce  fut  ce  que  M.  Colbert  fit  sçavoir  par  M.  Perrault 
à  l'Académie,  le  19  Juin  de  cette  année.  La  Compagnie 
fit  dans  le  cours  de  quelques  Assemblées  ses  Réflexions 
sur  ce  sujet  ;  et  M.  Du  Hamel  fut  chargé  de  rendre 
compte  à  M.  Colbert  du  résultat  des  Ecrits  de  chacun. 
MM.  Picard,  Hughuens,  Mariotte  et  Blondel  travail- 
lèrent de  concert  aux  Préliminaires  ;  MM.  de  Roberval 
et  Roëmer  traittèrent  aussi  cette  Matière  en  particulier  ; 
on  chargea  M.  Buot  de  dresser  le  Catalogue  des  Machines, 


(1)  Histoire  de  l'Académie  Royale  des  Sciences.  Tome  1  :  Depuis  son 
élablissemenl  en  1666jusqu*à  i080.  Paris,  MOCCXXXIII,  p.  190. 


41 6  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

et  d  en  faire  faire  les  Desseins  ;  on  lui  donna  pour  aides 
M.  Couplet,  et  MM.  Pasquier  et  Du  Vivier.  « 

L'ouvrage  demandé  à  l'Académie  ne  vit  jamais  le  jour, 
que  je  sache  ;  mais  les  traités  de  Mécanique  rédigés  par 
des  particuliers  se  pressèrent,  de  plus  en  plus  nombreux. 

Ces  traités,  malheureusement,  n'étaient  point  seulement 
fort  nombreux  ;  ils  étaient  souvent  fort  médiocres.  Parmi 
leurs  auteurs,  les  uns,  préoccupés  de  ne  rien  omettre, 
mais  peu  soucieux  de  l'unité,  ramassaient  pêle-mêle  et 
sans  choix  tout  ce  qui  avait  été  dit  sur  la  Statique  ; 
d'autres,  au  contraire,  par  une  critique  pointilleuse  et 
malveillante,  rejetaient  même  les  vérités  les  plus  sûres  et 
les  principes  les  plus  féconds. 

C'est  un  ouvrage  (i)  d'aspect  imposant  et  antique  que 
le  Cours  ou  Monde  Mathématique  du  P.  Claude  François 
Milliet  Dechales  ou  De  Challes.  Les  déductions  et  les 
discussions  s'y  poursuivent  selon  la  méthode  lente,  sévère 
et  rigoureuse  de  la  Scolastique. 

En  ces  discussions  aux  formes  péripatéticiennes,  on 
devine  la  continuelle  influence  de  très  vieux  auteure  ;  non 
seulement  le  Synopsis  de  Mersenne  a  été  mis  à  contribu- 
tion (2),  mais  à  chaque  instant,  on  retrouve  des  allusions 
au  traité  du  Précurseur  de  Léonard  de  Vinci,  au  Jo7'dani 
Opusculum  de  pondei^ositate  édité  par  Curtius  Trojanus  ; 
ici  (3),  le  savant  Jésuite  réfute  l'opinion  de  cet  auteur 

(1)  R.  p.  Claudii  Francisci  Milliet  Dechales,  Camberiensis,  e  Socielate 
Jesu,  Cursus  seu  Mundus  mathematicus.  Tomus  secundus,  compleclens 
Geomelriam  practicam,  Staticam,  Geographiam,  Tractât,  de  Magnete,  Archi- 
tectonicam  civilem,  Artem  tignariam,  et  Tractai,  de  Lapidum  sectionc.  — 
Editio  altéra,  ex  manuscriptis  Authoris  aucla  et  emendata,  operd  et  studio 
R.  P.  Amati  Varcin,  ejusdem  Societatis.  —  Lugduni,  apud  Anissonios,  Joan. 
Posuel  et  Claud.  Rigaud.  MDCLXXXX. 

La  première  édition,  en  deux  volumes,  du  Cursus  seu  Mundus  mathe- 
maticus parut  à  Lyon  en  1074  ;  je  n'ai  pu  la  consulter. 

(2)  Ihid.  Tractatus  nonus  :  Slatica,  seu  de  Gravitate  Terrae.  Liber  ocla- 
vus  ;  Proprietates  centri  gravilatis  et  lineae  directionis. 

(3)  Ibid.  Tractatus  octavus  :  Mechanica.  Liber  Primus  :  De  vera  causa  et 
principio  augmenU  potentiac  per  machinam. 


LES   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  417 

touchant  Tinfluence  que  le  milieu  exerce  sur  le  mouvement 
des  projectiles  ;  là  (i),  il  lui  emprunte  la  démonstration 
de  la  règle  du  levier  ou  certaines  propositions  (2)  tou- 
chant la  balance. 

Il  est  vrai  que  le  P.  De  Chàlles  rajeunit  parfois  d'assez 
étrange  façon  les  emprunts  qu'il  fait  à  d'anciens  mécani- 
ciens ;  ce  qu'il  prend  dans  leurs  œuvres,  il  l'attribue  volon- 
tiers à  quelques-uns  de  ses  contemporains  qui  sont  ses 
confrères  ou  ses  amis. 

Ainsi  la  démonstration  de  la  loi  du  levier  composée  par 
Stevin  et  par  Galilée,  à  l'imitation  d'un  raisonnement 
connu  dès  le  xiii*  siècle,  est  donnée  (3)  par  le  P.  De  Challes 
comme  étant  du  P.  Léotaud  (1595-1672),  son  confrère  en 
la  Société  de  Jésus.  La  réduction  du  problème  du  plan 
incliné  au  problème  du  levier,  effectuée  par  Galilée  dès  ses 
premiers  travaux,  conservée  par  Roberval,  reprise  en 
sens  inverse  par  Descartes,  est  (4)  •*  de  mon  ami,  M.  Rey- 
naud,  homme  fort  versé  aux  mathématiques  ». 

Le  Principe  de  Statique  admis  par  le  P.  De  Challes  est 
exactement  celui  qu'Aristote  postule  en  ses  Quœstiones 
mechanicœ  ;  mais  au  cours  de  son  exposé,  ce  principe  se 
transforme  peu  à  peu  comme  il  s'est  transformé  dans  les 
écrits  de  Galilée. 

Pour  évaluer  l'effet  mécanique  d  un  poids,  il  faut  con- 
naître sa  quaniiié  de  mouvement  ;  «  cette  quantité  de 
mouvement  s'obtient  (5j  en  multipliant  le  nombre  des 
parties  du  poids  par  la  vitesse  ;  et  comme  nous  ne  con- 

(1)  Cursus  seuMundus  mathematicus.  Tradatus  nonus  :  Slatica,  ?cu 
de  Gravilate  Terrae.  Liber  tertius  :  De  descensu  gravium  in  planis  inclinaiis 
ei  funependulis  :  Definiliones —  Liber  qiiarlus  :  Deiequiponderantibus.  Pro- 
positio  IV. 

(i)  Ibid.  Tractalus  nonus  :  Slalica,  seii  de  Gravilate  Terrae  Liber  quarius  : 
De  aequiponderantibus.  Prop.  XV. 

(3j  Ibid.  Tractalus  oclavus  :  Mechanica.  Liber  primus  :  De  vera  causa  et 
principio  augmenti  potenliae  per  machinam,  p.  168. 

(4)  Ibid,  Tractalus  nonus  :  Slatica  seu  de  Gravilate  Terr».  Liber  tertius  : 
De  descensu  gravium  in  planis  inclinaiis  et  funependulis.  Proposilio  VUI. 

(5)  Ibid.  Tractalus  octavus  :  Mechanica.  Liber  primus  :  De  vera  causa  el 
principio  augmenti  polenlia  per  machinam.  Prop.  XVU. 

llhSËRlE.  T.  IX.  37 


r 


41 8  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

naissons  ni  ne  mesurons  la  vitesse  autrement  que  par 
l'espace  parcouru  dans  un  temps  déterminé,  pour  con- 
naître la  quantité  de  mouvement,  il  nous  faudra  multi- 
plier le  nombre  des  parties  du  poids  par  l'espace  par- 
couru... » 

Si,  en  une  machine,  deux  poids  s'opposent  Tun  à  l'autre 
«  de  telle  manière  qu'il  se  trouve  en  chacun  d'eux  môme 
quantité  de  mouvement,  il  y  a  équilibre  r» . 

«  Deux  mobiles  sont  donc  égaux  en  force  (  i  )  lorsque 
leurs  grandeurs  sont  en  raison  inverse  de  leurs  vitesses.  »» 
En  sorte  qu'»  aucune  machine  n'augmente  les  forces  de 
la  puissance  (2)  »».  «  Si  les  forces  de  la  puissance  peuvent 
s'appliquer  à  un  plus  grand  poids  (3),  c'est  que  la  quan- 
tité de  mouvement  est  diminuée  dans  le  poids  ou  augmen- 
tée dans  la  puissance.  »  Donc  «*  autant  les  forces  de  la 
puissance  (4)  sont  accrues  par  la  machine,  autant  est  accru 
le  rapport  du  mouvement  de  la  puissance  au  mouvement 
du  poids.  « 

Le  principe  qui  vient  d'être  énoncé  ne  tarde  pas  à 
être  mis  en  défaut  si  on  ne  le  modifie  ;  ce  n'est  point  la 
vitesse  même  d'un  poids  qui  doit  figurer  dans  le  calcul 
de  la  résistance  de  ce  poids,  mais  seulement  la  compo- 
sante verticale  de  cette  vitesse  ;  les  observations  les  plus 
obvies  signalent  la  nécessité  de  cette  correction  ;  celle-ci, 
par  exemple,  qu'une  même  puissance,  normale  à  un  même 
levier,  soutient  un  moindre  poids  lorsque  le  levier  est 
horizontal  que  lorsqu'il  est  oblique  (5).  Il  semble  (6)  que 
notre  auteur  ait  surtout  puisé  Tintelligence  de  cette  cor- 
rection que  réclame  l'axiome  d'Aristote  en  étudiant  la 


(I)  Cursus  seu  Mundus  maiheniaticus,  loc.  cit.,  Prop.  XIX. 
(î)  Ibid.,  loc.  cit.,  Prop.  XVni. 
(V)  Ibid.y  loc.  cil.,  Prop.  XVII. 

(4)  Ibid.,  loc.  cit..  Prop.  XIV. 

(5)  Ibid.  Tractalus  oclavus  :  Mechanica.  Liber  sccundus  :  De  vecte.  Propo- 
sitio  X. 

(6)  Ibid,  Traclatus  nonus  :  Statica  seu  de  Gravitate  Terrae.  Liber  tertius  : 
De  descensu  gravium  in  planis  inclinatis  et  funependulis.  Deflnitioncs. 


LES    ORIGINES    DE    LA    STATIQUE.  4I9 

première  déduction  où  il  en  ait  été  fait  usage,  la  démons- 
tration de  la  règle  du  levier  donnée  par  Jordanus 
de  Nemore.  Cette  démonstration  est,  d'ailleurs,  adoptée 
par  le  P.  De  Challes  en  sa  théorie  de  la  balance  (i). 

Du  reste,  fidèle  en  cela  à  la  Dynamique  péripatéti- 
cienne, c'est  toujours  la  vitesse  d'ascension  ou  de  descente 
d'un  grave,  et  non  la  hauteur  dont  il  monte  ou  descend, 
que  le  P.  De  Challes  considère  dans  ses  raisonnements  ; 
aussi  sa  théorie  du  plan  incliné  est-elle  celle  de  Galilée  (2), 
et  non  point  celle  de  Descartes. 

Cette  théorie  débute  par  une  curieuse  proposition  (3), 
difficile  à  concilier  avec  celles  qui  la  suivent.  Le  P.  De 
Challes  cherche  pourquoi  une  sphère  roule  d'autant  moins 
vite  sur  un  plan  que  ce  plan  est  moins  incliné  ;  il  en  trouve 
la  raison  dans  le  contrepoids  formé  par  une  partie  de  la 
sphère;  son  raisonnement  rappelle  les  déductions  de  Pap- 
pus  et,  plus  encore,  celles  de  Léonard  de  Vinci  et  de  Ber- 
nardino  Baldi. 

La  méthode  par  laquelle  il  traite  (4)  la  composition  des 
forces  concourantes  rappelle  également  de  très  près  celle 
que  Léonard  avait  un  instant  adoptée.  De  Challes  suppose 
que  deux  cordes  concourantes  soutiennent  un  poids  et  il 
se  propose  de  déterminer  la  tension  de  chacune  d'elles. 
Dans  ce  but,  il  remplace  celle  des  deux  cordes  dont  il  ne 
calcule  pas  la  tension  par  une  barre  rigide  mobile  autour 
d'un  de  ses  points  ;  la  solution  du  problème  est  alors 
immédiate. 

Comme  Guido-Ubaldo,  Villalpand  et  Mersenne,  notre 
auteur  admet  (5)  que  «  le  centre  de  gravité  d'aucun  corps 


(1)  Cursus  seu  Mundus  mathematicus,  Traciatus  nonus  :  Statica.  Liber 
quartus  :  De  aequiponderanlibus.  Proposilio  IV. 

(2)  Ibid,  Liber  lertius  :  De  descensu  gravium  in  planis  inclinatis.  Prop.  IL 
(ô)  Ibid.^  loc.  cit.,  Prop.  I. 

(4)  Ibid,,  loc.  cit.,  Propp.  X  el  XI. 

(5)  Ibid.  Liber  octavus  :  Proprielates  centri  gravitatis  el  lineïB  direclionis* 
Prop. L 


420  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ne  peut  monter  si  ce  n'est  violemment  r.  Il  fait  l'applica- 
tion de  ce  principe  aux  exemples  mêmes  que  Mersenne  a 
cités,  et  qui  sont  de  Léonard. 

Ce  principe,  il  le  justifie  par  des  raisonnements  sem- 
blables à  ceux  de  Villalpand,  sans  invoquer  la  sympathie 
du  centre  de  gravité  pour  le  centre  commun  des  graves. 
Ce  n'est  pas  que  cette  sympathie  —  si  bien  réfutée  cepen- 
dant, et  depuis  un  demi-siècle  —  lui  semble  absurde  ; 
témoin  ce  curieux  passage  (i)  : 

«  En  tout  corps  grave,  il  existe  un  ceiiain  centre  de 
gravité...  Le  P.  Léotaud  s'est  efforcé  de  prouver  cette 
proposition,  en  partant  de  cette  opinion  commune,  admise 
chez  les  Péripatéticiens  :  Le  centre  de  l'Univers  ou,  si 
l'on  veut,  le  centre  de  la  Terre  —  peu  importe  —  est  le 
centre  de  tous  les  graves  ;  ils  y  sont  tous  portés  par  leur 
pesanteur  et. ils  y  demeurent  en  repos.  Démonstration  : 
Chaque  grave  se  porte  de  tout  son  effort  vers  le  centre 
de  rUnivers  de  telle  sorte  que  si  Ton  supprimait  tout 
obstacle,  il  se  dirigerait  vers  ce  centre  et  y  demeurerait. 
Mais  il  ne  pourrait  jamais  demeurer  en  repos  s'il  n'exis- 
tait à  l'intérieur  de  ce  corps  un  certain  point  ou  centre  de 
gravité,  tel  que  le  corps  cesse  de  se  mouvoir  lorsque  ce 
point  coïncide  avec  le  centre  de  l'Univers...  Cette  démon- 
stration est  bonne,  mais  nous  verrons  si  l'on  ne  peut  rien 
dire  de  plus  convaincant,  r» 

Le  P.  De  Challes,  en  effet,  n'est  point  sans  éprouver 
quelques  doutes  à  lendroit  des  propriétés  que  les  anciens 
attribuaient  au  centre  de  l'Univers  ;  il  pense  (2)  que  les 
graves,  dans  leur  chute,  pourraient  bien  chercher  à  s'unir 
non  point  au  centre  m^ie  de  la  Terre,  mais  à  un  noyau 
intérieur,  qui  serait  lui-même  dénué  de  pesanteur.  Com- 
bien naïve  et  vieillotte  paraît  cette  hypothèse,  si  l'on 

(i)  Cursus  seu  Mundus  mathematicus.TT2iCidii\is  nonus  :  Statiea. Liber 
.quarlus  ;  De  aequiponderantibus.  Petitio  IV. 

(2)  Ibid.  Liber  primus  :  Digressiones  physicae.  Digressio  X. 


LB8   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  42 1 

songe  qu'au  moment  où  notre  auteur  l'émettait,  Newton 
possédait  déjà  les  fondements  du  système  de  la  gravita- 
tion universelle  ! 

Cette  même  impression  de  naïveté  sénile  se  dégage  de 
tout  ce  que  le  P.  De  Challes  a  écrit  sur  la  Statique  ;  les 
découvertes  quelque  peu  récentes,  les  idées  quelque  peu 
neuves  semblent  n'avoir  pu  trouver  accès  dans  son  sys- 
tème. Mais  s'il  ne  rapporte  presque  rien  qui  ne  sente  son 
vieux  temps,  du  moins  conserve-t-il  ce  que  les  anciennes 
traditions  avaient  de  précieux.  Les  puissantes  pensées  de 
Descartes  et  de  Wallis  sur  la  méthode  des  déplacements 
virtuels  sont  demeurées  pour  lui  lettre  morte  ;  du  moins 
a-t-il  gardé  de  cette  méthode  tout  ce  que  Galilée  en  avait 
écrit.  Un  grave  est  en  équilibre  lorsque  le  centre  de  gra- 
vité est  le  plus  bas  possible  ;  il  ne  donne  pas  à  ce  priîicipe 
la  fonne  précise  sous  laquelle  l'ont  mis  Torricelli  et 
Pascal  ;  du  moins  le  présente-t-il  tel  que  l'ont  exposé 
Cardan,  Villalpand  et  Mersenne.  Le  respect  extrême 
que  notre  auteur  professe  pour  la  tradition  le  rend  peu 
accessible  aux  vérités  nouvelles  ;  mais  il  en  fait  un  con- 
servateur jaloux  des  vérités  anciennes. 

S'il  est,  d'ailleurs,  un  lieu  où  Ton  doive  rencontrer  le 
respect  de  la  tradition,  c'est  assurément  au  sein  d'un 
ordre  religieux  fortement  constitué  ;  or  le  P.  De  Challes 
était  Jésuite  ;  son  ouvrage  prend  place  en  la  longue  série 
des  écrits  par  lesquels  la  Compagnie  de  Jésus  s'est  efforcée, 
au  XVII®  siècle,  de  donner  à  la  Statique  une  organisation 
logique. 

A  l'origine  de  ces  efforts  se  placent  les  traités  du 
P.  Zucchi  et  du  P.  Honoré  Fabri;  ces  traités,  non  moins 
que  l'enseignement  donné  par  leurs  auteurs  soit  au  Collège 
Romain,  soit  au  Collège  que  la  Compagnie  de  Jésus  possé- 
dait à  Lyon,  ont  exercé  une  influence  marquée  sur  les 
exposés  de  la  Statique  qui  furent,  ultérieurement,  com- 
posés par  des  Jésuites. 

Le  P.  Zucchi  et  le   P.  Fabri  ont  pris  pour  principe 


422  REVUE   DES    QUESTIOxNS   SCIENTIFIQUES. 

fondamental  de  la  Statique  le  principe  des  vitesses  vir- 
tuelles sous  la  forme  que  lui  avait  donnée  Galilée;  cette 
forme  offrait  en  effet, à  leurs  yeux,  un  singulier  avantage; 
elle  permettait  de  souder  les  lois  découvertes  par  les  stati- 
ciens  modernes  aux  principes  de  la  Mécanique  péripatéti- 
cienne ;  et  l'on  sait  combien  les  Jésuites  du  xvi®  et  du 
XVII®  siècle  ont  attaché  de  prix  à  cette  œuvre  synthétique 
où  la  Physique  d'Aristote,  soigneusement  maintenue  en 
tous  ses  principes  essentiels,  se  trouvait  enrichie  de  toutes 
les  acquisitions  de  la  Science  nouvelle. 

Ce  désir  d'être  à  la  fois  péripatéticien  fidèle  et  mécani- 
cien très  informé  de  la  science  de  son  temps  animait 
assurément  le  P.  De  Challes  ;  il  lavait  conduit  à  fonder 
sa  Statique  sur  le  principe  que  le  P.  Zucchi  et  le  P.  Honoré 
Fabri  avaient  adopté.  Ce  même  désir  anime  le  P.  Paolo 
Casati  ;  il  lui  fait  adopter  le  même  parti. 

Le  P.  Paolo  Casati,  de  Plaisance  (1617-1707),  avait 
débuté  dans  la  Mécanique,  en  i655,  par  un  curieux 
ouvrage  intitulé  :  Ten^a  machinis  inota  (1)  ;  une  seconde 
édition,  plus  complète,  de  cet  ouvrage  parut  en  i658  (2). 

En  cet  écrit,  trois  interlocuteurs,  auxquels  le  P.  Casati 
a  donné  les  noms  de  Galilée,  de  Mersenne  et  de  Guldin, 
commentent  le  mot  célèbre  d'Archimède  :  «^  Donnez-moi  un 
point  d'appui  et  j'ébranlerai  le  Monde  «.  Ils  s'efforcent  de 
prouver  que  cette  parole  n'est  point  seulement  une  vaine 
jactance. 

Stevin  avait  déjà  émis  une  opinion  analogue;  l'influence 
de  Stevin  est  d'ailleurs  visible  dans  le  curieux  dialogue 

(1)  Terra  machinis  mota  ejusque  gravitas  et  dimensio.  Disserta- 
tiones  duœ  quas,..  publiée  exposuit,,.  Antonius  Cornes  de  Montfort. 
Authore  Paulo  Casato  c  Societate  Jesu.  Roiiiae,  lypis  hseredum  CorbeleUi» 
MDCLV. 

(2)  Terra  machiyiis  mota.  Lisser tationes  geometricœ,  fnechanicœ, 
physicœ,  hydrostaticœ^  in  quitus  machinarum  conju{/atarum  vires 
inter  se  comparantur  ;  multiplici  nova  ynethodo  Terrœ  magnitudo 
et  gravitas  investigatur  ;  Archimedes  Terrœ  motionem  spondens  ab 
arrogantiœ  suspicione  vindicatur.  Authore  Paulo  Casato,  e  Societate 
Jesu.  UoiTi»,  ex  typographia  Ignatii  de  Lazaris,  MDCLVlll. 


LES   ORIGINES    DE    LA   STATIQUE.  423 

composé  par  le  P.  Casati  ;  le  guindeau  y  est  nommé  pan- 
cratium  ;  c'est  précisément  le  nom  proposé  par  Stevin,  au 
passage  même  où  il  discute  la  proposition  attribuée  à 
Archimède. 

Il  est  une  autre  influence  dont  nous  pourrions,  si  nous 
en  avions  le  loisir,  relever  les  traces  en  divers  passages 
du  Terra  machinis  mota  ;  cette  influence  est  celle  de 
Léonard  de  Vinci.  Assurément,  l'enseignement  de  la 
Mécanique  que  les  Jésuites  donnaient  dans  leurs  Collèges 
contenait  de  nombreux  emprunts  aux  notes  du  grand 
peintre  ;  Tétude  du  Cursus  mnthematicus  du  P.  De  Challes 
nous  a  déjà  révélé  quelques-uns  de  ces  emprunts  ;  nous 
pourrions,  au  Tei^a  machinis  mota,  en  signaler  d'autres 
qui  ont  trait  à  certaines  théories  hydrostatiques  ;  d'autres 
encore  s'offriront  plus  tard  à  nos  remarques. 

Les  dialogues  intitulés  Terra  machinis  mota  n'impor- 
tent guère  à  la  coordination  des  principes  de  la  Statique  ; 
c'est  en  un  autre  livre  que  le  P.  Casati  a  travaillé  à  cette 
coordination.  Ce  nouveau  livre  ne  fut  imprimé  qu'en 
1684  (i)  ;  mais  en  son  avis  ad  lecto7^em,  Fauteur  nous 
apprend  que  dès  Tannée  i655,  il  en  avait  remis  un  résumé 
manuscrit  à  ses  auditeurs  du  Collège  Romain.  L'écrit  du 
P.  Casati  serait  donc  plus  ancien  que  celui  du  P.  De 
Challes  ;  entre  ces  deux  écrits,  on  peut,  d'ailleurs,  établir 
de  nombreux  rapprochements  ;  non  seulement  ils  pro- 
cèdent du  même  esprit,  mais,  bien  souvent,  ils  usent  des 
mêmes  démonstrations. 

Le  premier  livre  (2),  consacré  au  centre  de  gravité,  est 
en  très  grande  partie  emprunté  à  Bernardino  Baldi,  à 
Villalpand  et  à  Mersenne.  c'est-à-dire,  en  dernière  ana- 
lyse, à  Léonard  de  Vinci.  D'ailleurs,  il  semble  parfois 

(1)  R.  p.  Pauli  Casali  Placenlini,  Societ.  Jesu,  Mechanicorum  libri  octo, 
in  quibtcs  uno  eodemque  principio  vectis  vires  physice  explicantur 
et  geometrice  démons trantur ,  atque  machinartim  omnis  generis 
componendarum  methodus  proponitur.  Lugduni,  apud  Anissonios,  Joan. 
Posuel  et  Claudium  Rigaud,  MDCLXXXIV. 

(2)  Id.,  ibid.  Liber  primus  :  De  cenlro  gravitatis. 


^24  RBYUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

que  le  P.  Casati  éprouve,  en  ses  Mecanico9nim  librt, 
comme  en  ses  précédents  ouvrages,  l'influence  directe  de 
Léonard  ;  une  certaine  suspension  à  galets  (i),  qui  permet 
de  sonner  sans  peine  une  lourde  cloche,  parait  presque 
textuellement  extraite  des  notes  du  grand  peintre  (2). 
L'étude  de  la  station  des  animaux,  reproduite  d'après 
ceux  qui  se  sont  inspirés  de  Léonard  (3),  donne  occasion 
à  l'auteur  de  formuler  la  loi  du  polygone  de  stisterUation  ; 
il  semble  même  que  le  P.  Casati  soit  le  premier  mécani- 
cien qui  ait  fait  usage  de  cette  dénomination. 

C'est  en  ce  même  livre  que  l'auteur  traite  (4)  de  la 
pesanteur  apparente  d'un  grave  placé  sur  un  plan  incliné  ; 
pour  déterminer  cette  pesanteur  apparente,  il  raisonne  à 
peu  près  exactement  comme  le  P.  Honoré  Fabri  ;  •«  la 
pesanteur  du  corps  sur  le  plan  incliné  est  à  sa  pesanteur 
le  long  du  plan  vertical  comme  la  résistance  qu'il  éprouve 
à  monter  suivant  un  de  ces  plans  est  à  la  résistance  qu'il 
éprouve  à  monter  suivant  l'autre  ;  mais  ces  résistances 
sont  entre  elles  comme  les  violences  que  le  corps  subit  en 
ces  mouvements  »,  et  ces  violences  sont  en  raison  inverse 
des  chemins  que  le  corps  doit  parcourir  en  ces  deux  plans 
pour  s'élever  d'une  même  hauteur. 

Casati  distingue,  d'ailleurs,  entre  la  pesanteur  appa- 
rente du  corps  placé  sur  un  plan  incliné  (gravitatio  in 
piano  inclincito)  et  la  pression  qu'il  exerce  sur  ce  plan 
(gravitatio  in  planum  inclinatxcm)  ;  l'analyse  de  Stevin  lui 
eût  permis  de  déterminer  exactement  cette  dernière  force  ; 
mais  il  ne  fait  point  appel  à  cette  analyse  ;  renouvelant 
une  erreur  de  Descartes,  il  formule  (5)  la  proposition 

(1)  p.  Casati,  Mecanicorum  libri  or/o;lib.  If,  Cap.  l,  p.  130. 

(2)  Les  Manuscrits  de  Léonard  de  Vinci,  Ms.  I  de  la  Bibliothèque  de 
rinslitut,  fol.  57  [0|,  verso. 

(3)  P.  Casati,  Mecanicorum  libri  octo;  liber  primus  :  De  centre  {^ravita- 
tis;  Cap.  XI  :  Quomodo  animalium  motus  ordinentur  ex  centro  (^ravitatis. 

(4)  Id.,  ibid.;  Cap.  XIII   :  tjiid  ratione  minuatur  gravitatio  in  piano 
inclinato. 

(J&)  Id.,  ibid,  ;  Cap.  XIV  :  Quâ  ratione  corpus  gravitet  in  planum  inclina- 
tum  ;  p.  88. 


LES   ORIGINES   DE  LA  STATIQUE.  425 

suivante  :  «  Nous  connaissons,  par  le  Chapitre  précédent, 
la  puissance  de  la  pesanteur  du  corps  placé  sur  le  plan 
incliné  ;  la  différence  entre  la  pesanteur  du  corps  suivant 
le  plan  vertical  et  cette  pesanteur  du  même  corps  placé 
sur  le  plan  incliné  est  la  mesure  de  l'obstacle  apporté  au 
mouvement  du  corps  par  le  plan  sous-jacent  ;  c'est  donc 
aussi  la  mesure  de  la  pression  que  le  corps  exerce  sur  ce 
plan,  n 

Au  problème  du  plan  incliné  se  ramène  (  i  )  la  détermi- 
nation du  moment  d'un  poids  fixé  à  une  extrémité  d'un 
bras  de  levier  dont  l'autre  extrémité  peut  tourner  autour 
du  point  d'appui  ;  ce  moment  est  égal  à  la  pesanteur 
apparente  qu  aurait  le  même  poids  posé  sur  un  plan  nor- 
mal au  bras  de  levier  ;  l'artifice  qui  permet  de  passer 
d'un  problème  à  l'autre  est  celui-là  môme  qu'avait  employé 
Descartes,  celui  dont  Galilée  et  Roberval  avaient  usé  en 
sens  inverse. 

Ce  problème  résolu,  Casati  passe  (2)  à  la  détermination 
des  tensions  de  deux  cordes  qui  portent  un  poids  ;  il 
l'obtient  en  suivant  exactement  la  même  marche  que  De 
Challes. 

Les  solutions  des  diverses  questions  de  Statique  qui  ont 
été  examinées  au  livre  I"  ont  été  tirées  de  postulats  rela- 
tifs aux  propriétés  du  centre  de  gravité  ;  ces  postulats 
n'ont  pas  été  ramenés  aux  lois  générales  du  mouvement  ; 
en  son  second  livre  (3),  Casati  se  propose  de  déduire  des 
principes  de  la  Dynamique  la  théorie  des  diverses 
machines. 

Les  principes  de  Dynamique  qu'expose  notre  auteur 
ont  la  plus  grande  aflSnité  avec  ceux  qu'a  formulés  le 
P.  Fabri  ;  ils  reposent  (4)  en  entier  sur  la  considération 

(1)  P.  Casati,  Mecanicarum  libri  octo  ;  liber  primus  :  De  cenlro  gravi- 
talis  ;  Cap.  XV  :  Inquiruntur  rationes  gravitalionis  corporum  suspensoruin  ; 
p.  05. 

(2)  l(J.,  ibid.,  p.  100. 

(5)  Id.,  ibid.  ;  liber  secandus  :  De  causis  motus  machinalis. 
(4)  Id.,  ibid,  ;  Cap.  II  :  lra{)elûs  raotum  proxime  effîcientis  natara  ezpli- 
catur;  p.  142. 


426  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

d'un  impetxis  proportionnel  au  produit  du  poids  du  corps 
mis  en  mouvement  par  la  vitesse  de  ce  mouvement. 

Cette  notion  joue  un  rôle  essentiel  dans  Ténoncé  du 
principe  sur  lequel  repose  toute  machine  ;  cet  énoncé, 
Casati  l'emprunte  (1)  encore  presque  textuellement  à 
Fabri  : 

t*  Tout  l'artifice  de  la  Mécanique  consiste  donc  à  distri- 
buer ses  instruments  de  telle  manière  et  à  placer  la  puis- 
sance et  la  charge  en  de  tels  points  que  la  puissance  se 
meuve  plus  vite  que  la  charge  ;  si  l'on  tient  compte  du 
rapport  de  leurs  mouvements,  on  saura  déterminer  la 
puissance  qui  est  capable  de  mouvoir  une  charge  donnée 
ou  la  charge  que  peut  lever  une  puissance  donnée  ;  il  faut, 
en  effet,  pour  que  ce  mouvement  soit  possible,  que  le  rap- 
port de  la  puissance  au  poids  de  la  charge  surpasse  le 
rapport  du  mouvement  de  la  charge  au  mouvement  de  la 
puissance.  La  machine  n'augmente  pas  les  forces  de  la 
puissance,  elle  ne  diminue  pas  le  poids  de  la  charge  ;  elle 
accommode  simplement  la  résistance  du  poids  à  la  vertu 
de  la  puissance. 

y^  Cette  loi  a  une  cause  physique.  Mimpetus  produit  par 
la  puissance  aurait,  pour  mouvoir  un  fardeau  égal  à  la 
puissance,  avec  la  même  vitesse  que  la  puissance,  une 
intensité  trop  grande  ;  il  a  une  intensité  moindre  lorsqu'il 
s'agit  de  mouvoir  plus  lentement  un  fardeau  plus  grand  ; 
mais  cette  intensité  suffit,  en  raison  de  la  résistance  plus 
faible... 

•»  On  voit  donc  qu'une  sorte  de  justice  règne  sans  cesse 
entre  les  forces  de  la  puissance,  la  pesanteur  de  la  charge, 
les  espaces  parcourus  par  les  mouvements  et  les  durées  de 
ces  mouvements  ;  là  où  les  forces  de  la  puissance  dimi- 
nuent, où  la  pesanteur  de  la  charge  augmente,  les  espaces 
parcourus  par  la  charge  deviennent  plus  courts  et  les 
durées  de  ces  parcours  plus  longues  ;  en  revanche,  les 

(1)  p.  casati,  Mecanicorum  lil>ri  octo;  liber  secundus  :  De  causis  motus 
machinalis  ;  Cap.  V  :  In  quo  machinarum  vires  sitae  sint  ;  pp.  i7i-17i. 


LES   ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  427 

espaces  parcourus  par  la  puissance  deviennent  plus  longs, 
car  cette  puissance  plus  faible  doit  se  mouvoir  plus  rapide- 
.  ment  que  la  charge.  Si  donc  on  veut  soulever  un  fardeau 
plus  lourd,  on  doit  augmenter  la  puissance  ou  bien,  si  Ton 
veut  garder  une  puissance  invariable,  on  doit  soit  diminuer 
le  mouvement  de  la  charge,  soit  augmenter  le  mouvement 
de  la  puissance  ;  avec  une  petite  puissance,  on  ne  saurait 
mouvoir  rapidement  un  grand  poids.  »» 

C'est  la  Statique  d'Aristote,  et  non  celle  de  Galilée, 
qu'exposent  ces  divers  passages  ;  mais  le  P.  Casati  n'ignore 
pas  la  modification  que  l'étude  du  plan  incliné  a  contraint 
le  géomètre  de  Pise  d'apporter  au  principe  péripatéticien  ; 
nous  l'avons  vu  reproduire  une  solution  exacte  de  ce  pro- 
blème du  plan  incliné  ;  aussi,  en  toutes  circonstances, 
ce  qu'il  introduit  dans  ses  calculs,  ce  n  est  pas  la  vitesse 
même  du  poids  mis  en  branle,  mais  la  projection  dé  cette 
vitesse  sur  la  verticale. 

Les  mécaniciens  de  l'École  Jésuite,  le  P.  Zucchi  et  le 
P.  Honoré  Fabri,  comme  le  P.  De  Challes  et  le  P.  Casati, 
ont  assurément  bien  connu  l'œuvre  de  Uescartes  ;  néan- 
moins, ils  n'ont  pas  adopté  la  méthode  par  laquelle  ce 
grand  philosophe  voulait  que  la  Statique  fût  traitée.  Qu'ils 
se  soient  refusés  à  suivre  cette  méthode,  on  le  comprend 
sans  peine  ;  son  objet  propre,  en  effet,  était  de  rompre 
tout  lien  entre  la  Statique  enfin  constituée  et  la  loi  essen- 
tielle de  la  Dynamique  péripatéticienne  ;  l'intention  for- 
melle des  géomètres  Jésuites,  au  contraire,  était  de  souder- 
intimement  la  moderne  Science  de  l'équilibre  aux  principes 
de  la  Mécanique  d'Aristote  ;  comment  ne  se  fussent-ils 
point  ralliés  à  la  méthode  de  Galilée  qui,  si  directement, 
découlait  des  axiomes  postulés  aux  Physiques ^  au  De 
Cœlo,  aux  Qiœstions  mécaniques  ?  qui  cependant,  dans  la 
pratique,  donnait  exactement  les  mêmes  corollaires  que 
la  méthode  Cartésienne,  et  par  les  mêmes  calculs  ? 

S'ils  ont  donc  méconnu  la  notion  de  travail^  dont  la 


428  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

nature  et  Tiinportauce  avaient  apparu  de  plus  en  plus  claire- 
ment depuis  Jordanus  jusqu'à  Descartes,  du  moins  ont-ils 
conservé  en  sa  plénitude  le  procédé  des  vitesses  virtuelles, 
issu  de  la  Physique  d'Aristote  et  transformé  par  Galilée, 
sous  l'influence  des  découvertes  dues  à  l'École  de  Jordanus. 
L'Ecole  Jésuite  de  Mécanique  sauvegardait  donc  une 
bonne  part  des  idées  fécondes  qu'avait  engendrées  l'antique 
Science  De  pondeHbus, 


5.  La  réaction  contre  les  méthodes  des  vitesses  virtuelles 
et  des  travaux  virtuels  :  Jacques  Rohault  (1620-1675) 
—  Le  P.  Pardies  (i  636- 1673)  —  Les  Traitez  du 
P.  Lamtj  —  Le  De  motu  animalium  de  Borelli 

Ces  vérités  anciennes,  nous  allons  les  voir  grossière- 
ment méconnues,  brutalement  chassées  du  domaine  de  la 
Statique.  Déjà,  au  xvi*  siècle,  nous  avions  vu  Guido- 
Ubaldo,  Benedetti  et  Stevin  mener  une  violente  réaction 
contre  les  idées  fécondes  que  contenaient  en  germe  les 
enseignements  de  l'École  de  Jordanus. Cette  même  réaction, 
nous  la  retrouvons  à  la  fin  du  xvii*  siècle,  aussi  radicale 
en  ses  exclusions  qu'au  xvi®  siècle,  mais  bien  moins  jus- 
tifiée, car  l'École  de  Jordanus  s'appelle  maintenant  l'École 
de  Descartes  et  de  Wallis. 

Dans  cette  exclusion  de  toute  démonstration  qui  invo- 
.quât  la  méthode  des  déplacements  virtuels,  de  toute  com- 
paraison entre  le  travail  de  la  puissance  et  le  travail  de 
la  résistance,  nul  ne  fut  plus  absolu  que  Jacques  Rohault  ; 
il  faudrait  remonter  à  Benedetti  pour  trouver  un  auteur 
qui  eût  passé  aussi  exactement  sous  silence  toute  considé- 
ration de  cette  nature. 

Élève  et  ami  de  Cyrano  de  Bergerac,  qu'il  détacha  du 
système  de  Gassendi  pour  l'amener  à  la  Cosmologie  car* 
tésienne,  Rohault  avait  trouvé  dans  les  papiers  de  Cyrano 


LES   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  429 

le  plan  (i)  de  divers  chapitres  d'un  traité  de  Physique  ;  il 
composa  et  publia  le  traité  complet  (2)  qui  eut  grande 
vogue,  et  demeura  classique  jusqu'au  milieu  duxviii^siècle. 

De  son  vivant,  Rohault  ne  publia  rien  qui  eût  rapport 
à  la  Statique  ;  mais  il  en  traita  dans  ses  cours  ;  et  ses 
cours,  d'une  diction  claire  et  élégante,  accompagnés  de 
démonstrations  expérimentales  habiles,  étaient  très  fré- 
quentés. ««  Les  conférences  publiques  qu'il  faisoit  (3)  une 
fois  toutes  les  semaines,  où  se  trouvoient  des  personnes  de 
toutes  sortes  de  qualitez  et  conditions,  prélats,  abbez, 
courtisans,  docteurs,  médecins,  philosophes,  géomètres, 
régens,  escoliers,  provinciaux,  estrangers,  artisans,  en  un 
mot  des  personnes  de  tout  âge,  de  tout  sexe,  et  de  toute 
profession,  et  où  il  prononçoit  presque  autant  d'oracles, 
qu'il  faisoit  de  réponses  aux  difficultez  qui  lui  estaient 
proposées  par  toutes  sortes  de  personnes,  l'avaient  mis 
dans  une  si  grande  réputation,  qu'il  s'en  est  trouvé  plu- 
sieurs, les  uns  par  curiosité,  pour  se  donner  la  satisfac- 
tion de  l'entendre,  les  autres  par  jalousie,  pour  juger  de 
sa  doctrine  et  tâcher  de  la  combattre,  qui  ont  quitté  leur 
païs,  et  entrepris  de  grands  voyages.  » 

Par  ces  conférences,  la  méthode  selon  laquelle  Rohault 
exposait  la  Statique  fut  bientôt  connue  ;  et  l'on  en  peut 
noter  l'influence  en  des  écrits  qui  parurent  plusieurs 
années  avant  qu'elle  ne  fût  elle-même  imprimée. 

Nous  la  possédons  aujourd'hui  dans  les  Œtivres  post- 

(!)  Sous  forme  de  deux  fragments  que  Ton  trouvera  dans  :  Cyrano  de  Ber- 
gerac, Histoire  comique  des  états  et  empires  de  la  lune  et  du  soleil  ou 
Yoyage  dans  la  lune.  Nouvelle  édition  par  P.  L.  Jacob,  Biblioi)hile.  Paris, 
1858.  Ces  deux  fragments  furent  publiés  pour  la  première  fois,  en  1662,  dans 
les  Nouvelles  œuvres  de  Cyrano.  Rohault  était  certainement  l'auteur  de  cette 
publication  et  de  la  préface  qui  y  fut  mise. 

(î)  Traité  de  Physique,  par  Jacques  Rohault.  A  Paris,  chez  la  veuve  de 
Charles  Savreux,  libraire  juré,  au  pied  de  la  Tour  de  Notre-Dame,  à  TEn- 
seigne  des  Trois  Vertus.  MDCLXXI. 

(5)  Préface  mise  par  Clerselier  aux  Œuvres  posthumes  de  son  gendre 
Jacques  Rohault. 


^30  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

humes  de  Rohault,  que  son  beau-père  Clerselier  donna  (i) 
en  16S2. 

Nous  l'avons  dit,  on  y  chercherait  en  vain  une  allusion 
à  la  méthode  des  déplacements  virtuels,  qu'on  la  prît, 
d'ailleurs,  sous  la  forme  qui  s'est  modifiée  d'A^ristote  à 
Galilée  ou  sous  la  forme  qui  s'est  développée  de  Jordanus 
à  Descartes  et  à  Wallis.  On  n'y  trouverait,  non  plus, 
aucune  mention  du  principe  du  centre  de  gravité,  si  pré- 
cisément formulé  par  Torricelli  et  par  Pascal,  ni  du 
postulat  de  l'impossibilité  du  mouvement  perpétuel,  si 
habilement  employé  par  Stevin.  La  loi  du  levier,  établie 
par  le  procédé  que  Stevin  et  Galilée  tenaient  sans  doute 
du  Moyen  Age,  sinon  de  l'Antiquité,  telle  est  la  source 
unique  dont  découlent  toutes  les  lois  des  «  Méchaniques  ». 
L'ordre  de  l'exposition,  la  sévérité  et  la  clarté  des  déduc- 
tions dissimulent  mal  l'aridité  du  fond,  d'où  Ton  a  arraché 
tout  ce  qui  portait  des  semences  fécondes. 

Et  cependant,  l'auteur  qui  rejetait  en  un  si  complet 
oubli  les  pensées  de  Descartes  touchant  les  «  Mécha- 
niques »»  était,  en  Physique,  un  fervent  Cartésien.  C'est 
lui  qui  écrivait,  en  la  Préface  de  son  Traité  de  Physique  : 
«*  Celui  qui  a  le  plus  contribué  à  la  composition  de  cet 
Ouvrage,  duquel  cependant  le  nom  ne  se  trouvera  nulle 
part,  parce  qu'il  Teût  fallu  trop  souvent  répéter,  est  le 
célèbre  M.  Descartes,  dont  le  mérite  se  faisant  de  plus 
en  plus  reconnoître  chez  plusieurs  dcxS  principaux  États, 
fera  avouer  à  tout  le  inonde,  que  la  France  est  du  moins 
aussi  heureuse  à  produire  et  élever  de  grands  hommes 
dans  toutes  sortes  de  professions,  que  l'a  été  l'ancienne 
Grèce.  r> 

Il  y  a  plus.  En  ce  Traiié  de  Physique,  Jacques  Rohault 
définissait  (2)  la  notion  de  quantité  de  mouvement  et 


(i)  Œuvres  posthumes  de  M.  Rohault.  A  Paris,  chez  Guillaume  Desprez, 
rue  S»-Jac(iues,  à  S.  Pros[)er,  et  aux  Trois  Vertus,  au  dessus  des  Mathurins. 
MDCLXXXIl.  —  Traité  des  Méchaniques,  pp.  479-594. 

(2)  RolKiult,  Traité  de  physique.  Première  partie,  Chapitre  X  :  Du  mou- 
vement et  du  repos. 


LES    ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  481 

montrait  comment  l'égalité  des  quantités  de  mouvement 
entraînait  l'équilibre  entre  la  puissance  et  la  résistance, 
presque  exactement  dans  les  termes  que  De  Challes  allait 
adopter  quelques  années  plus  tard  : 

^  Le  mouvement  a  toujours  été  reconnu  comme  une 
espèce  de  quantité,  laquelle  dune  part  s'estime  par  la 
longueur  de  la  ligne  que  le  mobile  parcourt...  D'autre 
part,  elle  s'estime  par  le  plus  ou  moins  de  matière  qui  se 
meut  tout  à  la  fois...  Et  de  là  il  suit  manifestement, 
qu'afin  que  deux  corps  inégaux  ayent  des  quantités  égales 
de  mouvement,  il  faut  que  les  lignes  qu'ils  parcourent 
soient  entre  elles  en  raison  réciproque  de  leurs  masses, 
comme  si  un  corps  est  triple  d'un  autre,  il  faut  que  la 
ligne  qu'il  parcourt  ne  soit  que  le  tiers  de  celle  de  l'autre. 

f»  Quand  deux  corps  appliquez  aux  extrémités  d'une 
balance,  ou  d'un  levier,  sont  entre  eux  en  raison  réci- 
proque de  leurs  distances  au  point  fixe,  c'est  une  néces- 
sité qu'en  se  mouvant  ils  décrivent  des  lignes  qui  soient 
€ntre  elles  en  raison  réciproque  de  leur  masse,...  Ainsi 
nous  devons  juger  qu'ils  seront  dans  un  parfait  équilibre. 
Ce  qui  doit  servir  de  fondement  à  la  Mécanique.  » 

Pourquoi  Rohault,  lorsqu'il  écrivit  son  Traité  des 
Mèchaniqites ,  prit-il  un  fondement  tout  autre,  et  n'accorda- 
t-il  plus  même  une  mention  à  celui-là  ?  Nous  ne  saurions 
le  dire.  Toujours  est- il  que  son  traité  se  trouva,  par  là, 
conforme  à  la  mode  du  temps. 

Les  Cartésiens  les  plus  fervents,  comme  Rohault,  en 
étaient  venus  à  passer  sous  silence  le  principe  sur  lequel 
Descartes  voulait  que  fût  fondée  toute  la  Statique  ;  les 
adversaires  du  grand  philosophe  allaient  plus  loin  ;  ils 
combattaient  ouvertement  ce  principe  et  les  autres  prin- 
cipes analogues. 

Le  P.  Ignace  Gaston  Pardies,  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  était  un  ardent  adversaire  de  Descartes.  En  son 
Discours  de  la  Connaissance  des  Bêtes  (1),  publié  à  Paris, 

(1)  Ce  discours,  comme  les  autres  écrits  du  P.  Pardies  dont  nous  aurons 


432  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

chez  Mabre-Cramoisy,  en  1672,  il  combattait  l'automa- 
tisme  que  le  grand  philosophe  attribuait  aux  animaux  ; 
en  son  Discours  du  mouvement  local^  donné  par  le  même 
éditeur  d'abord  en  1670,  puis  en  1673,  il  niait  les  prin- 
cipes de  la  Dynamique  cartésienne.  Nous  le  voyons  donc 
sans  étonnement  rejeter  les  fondements  sur  lesquels  Des- 
cartes prétendait  édifier  la  Statique. 

La  Statique  (1)  du  P.  Pardies  est  un  livre  fort  peu  ori- 
ginal, bien  qu'il  semble  avoir  eu  quelque  vogue.  Le  début 
en  est  presque  textuellement  emprunté  à  Villalpand.  La 
loi  du  levier,  pompeusement  annoncée  par  ces  mots  : 
•*  Voicy  maintenant  la  plus  importante  proposition  de  la 
Statique  » ,  est  établie  par  la  démonstration  qu'ont  adoptée 
Stevin  et  Galilée,  que  Rohault  et  De  Challes  ont  repro- 
duite ;  Pardies,  d'ailleurs,  s'exprime  (2)  à  l'endroit  de  ce 
raisonnement  comme  s'il  s'agissait  d'une  nouvelle  inven- 
tion :  «  Ceux  qui  ont  connaissance  de  ce  que  disent  sur 
ce  sujet  les  interprètes  ou  les  commentateurs  d'Archimède 
pourront  remarquer  que,  dans  la  démonstration  que  je 
viens  de  faire,  on  évite  toutes  les  difficultez  auxquelles  est 
sujette  la  démonstration  ordinaire.  » 

L'équilibre  du  levier  coudé  est  traité  (3)  sous  une  forme 
qui  rappelle  les  raisonnements  de  Benedetti  ;  d'ailleurs, 
au  levier  droit  pu  coudé  se  ramènent  toutes  les  machines 
simples,  telles  que  les  poulies,  le  plan  incliné,  les  assem- 
blages  de   deux   cordes   qui  soutiennent  un  poids;  les 

à  parlor,  est  réimprimé  dans  les  Œuvres  du  R.  P.  Ignace-Gasion  Pardies, 
de  la  Compagnie  de  Jésus,  contenant:  i.  2j€s  élémens  de  Géométrie; 
2.  Un  discours  du  mouvement  local  ;  3.  La  Statique,  ou  la  science  des 
forces  mouvantes  ;  4.  Deux  machines  propres  à  faire  les  quadrans  ; 
5.  Un  discours  de  la  connaissence  des  bêtes.  Augmenté  dans  cotte  nou- 
velle édition  d'une  table  pour  l'intelligence  des  Élémens  de  Géométrie,  selon 
Euclide.  A  Lyon,  chez  les  Frères  Bruyset,  rué  Mercière,  au  Soleil.  MDCCXXVi 
(i)  La  Statique  ou  la  Science  des  forces  mouvantes,  par  le  P.Ignace- 
Gaston  Pardies.  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Paris,  chez  Sebast.  Marbre- 
Cramoisy,  Imprimeur  du  Roy,  rue  S»  Jacques,  aux  Cicognes.  MDGLXXIII. 
Seconde  édition,  MDCLXXIV. 

(2)  Id.,  i6id.,p.  40. 

(3)  Id.,  lôïd.,  p.  42. 


LES   ORIGINES    DE    LA    STATIQUE.  433 

tensions  de  ces  cordes  sont  déterminées  (i)  par  Tartifice 
même  qu  ont  employé  De  Challes  et  Casati. 

Incidemment,  le  P.  Pardies  écrit  (2)  :  ««  Dans  toutes  ces 
forces  mouvantes,  on  peut  remarquer  que  le  mouvement 
perpendiculaire  que  font  les  poids  en  même  temps  pour 
monter  ou  pour  descendre  est  toujours  réciproquement 
proportionnel  aux  mêmes  poids  v .  A  l'appui  de  cette  pro- 
position, il  cite  l'exemple  du  levier  et  reproduit  la  figure 
que  De  Challes  avait  presque  exactement  copiée  dans  le 
traité  de  Jordanus  de  Nemore. 

Mais  de  cette  proposition,  le  P.  Pardies  se  garde  bien 
de  faire  le  fondement  qui  doit  porter  la  Statique  ;  il  veut 
que  la  Statique  repose  sur  de  tout  autres  principes  et 
que  cette  proposition  soit  réduite  au  rôle  de  corollaire  : 
«  Aussi,  dit-il  (3),  quelques-uns  en  ont  fait  un  principe 
pour  démontrer  la  raison  de  toutes  les  forces  mouvantes; 
et  il  semble  bien  évident  qu  il  ne  faut  ny  plus  ny  moins 
de  force  pour  porter  un  poids  de  cent  livres  à  un  pied  de 
haut  que  pour  en  porter  un  d'une  livre  à  cent  pieds  de 
haut  :  de  sorte  qu'un  poids  d'une  livre  descendant  de  la 
hauteur  de  cent  pieds  contreballancera  à  un  poids  de 
cent  livres  dans  la  hauteur  d'un  pied.  Ce  principe  a  quelque 
chose  qui  ne  satisfait  pas  si  parfaitement  l'esprit,  qu'il 
puflSse  pour  faire  des  démonstrations.  11  est  néanmoins 
très  véritable,  et  après  les  démonstrations  que  je  viens  de 
faire  touchant  les  Forces  Mouvantes,  on  peut  le  mettre 
hardiment  comme  indubitable,  j? 

Si  le  P.  Pardies  se  refuse  à  suivre  Descartes  et  à  faire 
de  la  proposition  de  Jordanus  le  postulat  essentiel  de  la 
Statique,  il  n'en  a  pas  moins  exactement  saisi  les  liens  de 
cette  proposition  avec  l'impossibilité  du  mouvement  per- 
pétuel. Ce  qu'il  dit  (4)  pour  montrer  que  «  le  mouvement 

(l)  Pardies,  loc.  cit.,  pp.  ilO  et  seqq. 
Vi)  Id.,  ibid.,  p.  09. 
(3)  Id.,  ibid.,  p.  101. 
<4)  Id.,  ibid,,  p.  102. 

ni«  SÊIUE.  T.  IX.  ^ 


434  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

perpétuel  par  méchanique  est  impossible  «  n'est  évidem- 
ment qu'un  commentaire,  d'ailleurs  clair  et  exact,  de  ce 
que  Cardan  avait  écrit  dans  le  De  subtiliiate  :  «»  D'où 
l'on  peut  faire  voir  que  ceux-là  perdent  leur  temps,  qui 
cherchent  le  moyen  de  faire  le  mouvement  perpétuel  par 
la  Statique.  Pour  cela,  il  faudroit  nécessairement  que  de 
certains  corps  descendissent,  et  que  d'autres  montassent, 
en  sorte  que  les  mêmes  qui  sont  une  fois  montez,  soient 
aussi  ceux  qui  descendent  après,  pour  perpétuer  ainsi  le 
mouvement,  par  une  succession  et  une  circulation  conti- 
nuelle. Mais  il  est  manifeste  que  dans  ces  rencontres,  tout 
ce  qui  descend,  doit  monter.  Si  ce  qui  doit  monter  est 
égal  à  ce  qui  doit  descendre  en  même  temps,  il  n'est  pas 
possible  que  le  mouvement  se  fasse  de  luy-méme,  puis- 
qu'un poids  égal  ne  peut  pas  de  cette  sorte  en  surmonter 
un  autre  égal.  Si  ce  qui  descend  est  plus  grand  que  ce  qui 
monte  en  même  temps,  il  faut  nécessairement  que  la 
vitesse  de  ce  qui  descend  soit  à  proportion  plus  petite,  en 
sorte  que  comme  le  poids  qui  descend  est  à  celuy  qui 
monte,  ainsi  soit  la  vitesse  de  celuy  qui  monte  à  la  vitesse 
de  celuy  qui  descend  ;  autrement,  la  succession  ne  pour- 
roit  pas  être  perpétuelle,  et  il  monteroit  plus  de  corps 
qu'il  n'en  descendroit,  ou  au  contraire,  il  en  descendroit 
plus  qu'il  n*en  monteroit  ;  et  ainsi  la  machine  seroit  bien- 
tost  épuisée.  Que  si  la  vitesse  de  ce  qui  descend  est  à  la 
vitesse  de  ce  qui  monte  en  raison  réciproque  des  poids 
des  corps,  il  y  aura  équilibre  et  rien  ne  bougera.  « 
La  Statique  (i)  du  P.  Lamy,  prêtre  de  l'Oratoire,  n'est 

(1  )  Traitez  de  Méchanique.  de  Véquilibre  des  solides  et  des  ligueurs, 
où  l'on  découvre  les  causes  des  effets  de  toutes  les  machines  dont  on  mesure 
les  forces  d'une  mani^^re  particulière  ;  on  y  en  propose  aussi  quelques  nou- 
velles. Par  le  P.  Lamy,  presire  de  l'Oraioire.  A  Paris,  chez  André  Pralard, 
rué  Saint  Jacques,  à  l'Occasion.  MDCLXXIX.  —  Traitez  de  Méchanique^ 
de  Véquilibre  des  solides  et  des  liqueurs.  Nouvelle  édition.  Où  Ion 
ajoute  une  nouvelle  manière  de  démontrer  les  principaux  théorèmes  (Je 
celte  science.  Par  le  P.  Lamy,  prêtre  de  l'Oratoire.  A  Paris,  chez  André  Pra- 
lard, rué  S.  Jacques,  à  TOccasion.  MDCLXXXVll.  Cette  seconde  édition 
n'est  en  réalité  que  la  première,  dont  on  a  chargé  le  faux  titre  et  à  laquelle 


LES    ORIGINES   DB   LA   STATIQUB.  435 

guère  originale  ;  comme  celle  du  P.  Pardies,  et  peut-être 
plus  qu  elle,  elle  rappelle  le  Ti^aité  de  De  Challes  ;  comme 
elle,  elle  débute  par  les  théorèmes  de  Villalpand  ;  comme 
elle,  elle  donne  de  la  loi  du  levier  la  démonstration  qu'ont 
adoptée  Stevin  et  Archimède. 

Mais  le  P.  Lamy  va  encore  plus  loin  que  le  P.  Pardiee 
dans  la  voie  critique  où  celui-ci  s'est  engagé.  Ni  le  postu- 
lat d'Aristote  et  de  Galilée,  ni  le  postulat  de  Descartes 
ne  semblent  au  savant  Oratorien  propres  à  fonder  une 
Statique  ;  ce  sont  des  corollaires  des  lois  de  l'équilibre  ; 
ce  n'en  sont  point  les  raisons  d'être. 

«  Ce  qu'on  gagne  en  force  dans  un  levier,  dit-il  (i),  on 
le  perd  en  espace  de  temps  et  de  lieu.  «  Cette  remarque, 
il  la  justifie  selon  le  très  vieux  procédé  d'Aristote,  en 
considérant  la  longueur  même  du  chemin  décrit  par  cha- 
cun des  poids  et  non  point  la  projection  de  ce  chemin  sur 
la  verticale.  Il  ajoute  (2)  alors  :  «  Il  ne  faut  point  chercher 
d'autre  cause  d'équilibre  de  deux  corps  de  pesanteur  diffé- 
rente qui  sont  suspendus  à  une  verge  que  celle  que  nous 
avons  proposée  ;  car  il  est  manifeste,  selon  que  nous 
l'avons  prouvé,  que  cela  arrive  parce  que  la  verge  est 
poussée  également  des  deux  côtés  de  lappuy  ;  cependant, 
plusieurs  ont  assighé  une  autre  cause  de  cet  équilibre, 
sçavoir  cette  loy  de  nature  que  nous  venons  de  démontrer 
dans  la  Proposition  précédente... 

»  Plusieurs  raisons  m'ont  empêché  d'embrasser  ce  sen- 
timent. Premièrement  en  considérant  deux  corps  en  équi- 
libre, je  ne  conçois  pas  comment  un  mouvement  qu'ils 
n'ont  point,  et  qu'ils  ne  peuvent  avoir  qu'en  sortant  de 
leur  repos,  peut  être  la  cause  de  ce  même  repos... 

«  Il  y  a  des  machines  dans  lesquelles  cette  loy  de  nature 

on  a  joint  une  addition  dont  il  sera  question  en  l'article  suivant.  —  Une 
troisième  édition  porte  le  litre  de  la  première,  suivi  de  ces  mots  :  Revus  et 
corrijçez  par  le  R.  P.  Bernard  Lamy,  Prêtre  de  l'Oratoire.  A  Paris,  chez 
Denys  Mariette,  rue  Saint  Jacques,  à  Saint  Augustin.  MDCCJ. 

(1)  Lamy,  loc,  cit.,  p.  74. 

(î)  Id.,  tôîd.,  p.  76. 


436  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

que  ce  que  Ton  gagne  en  force,  on  le  perd  en  temps,  est 
gardée,  et  cependant  nous  démontrons  géométriquement 
que  la  force  de  ces  machines  a  une  autre  cause  que  cette 
loy  ;  ce  n'est  donc  pas  une  bonne  conséquence  qu  elle  soit 
la  cause  de  la  force  du  levier,  de  ce  qu'elle  se  trouve  dans 
ses  effets... 

»  Il  n*est  pas  nécessaire  que  je  fasse  remarquer  (i)  que 
cette  loy  par  laquelle  on  perd  en  espace  de  lieu  et  de 
temps  ce  que  Ton  gagne  en  force,  n*est  pas  la  cause  de  la 
force  des  poulies,  mais  une  suite  de  leur  composition.  Ce 
sont  des  leviers,  comme  nous  avons  veu...  Aussi  il  ne  faut 
point  chercher  d'autre  cause  de  TefFet  de  ces  machines.  »» 

L'axiome  si  souvent  invoqué  depuis  Aristote  et  Galilée 
ne  mérite  donc  point,  selon  le  P.  Lamy,  de  garder  ce 
rang  logique  élevé  ;  il  doit  descendre  à  l'humble  rang  de 
corollaire. 

L'axiome  de  Jordanus  et  de  Descartes  n'est  pas  mieux 
accueilli  (2)  par  notre  auteur  :  «  Monsieur  Descartes  pro- 
pose le  principe  suivant,  qu'il  prétend  être  la  cause  de  cet 
équilibre  du  levier.  C  est  la  même  chose,  dit-il,  de  lever 
un  fardeau  pesant  100  livres  à  la  hauteur  de  10  pieds  que 
d'en  élever  un  de  10  livres  A  la  hauteur  de  100  pieds...  Il 
y  a  ici,  ce  me  semble,  un  paralogisme,  car  ce  principe  ne 
peut  être  vrai  que  lorsque  l'on  peut  lever  séparément  les 
parties  d'un  fardeau.  Par  exemple,  il  ne  faut  pas  plus  de 
force  pour  porter  10  pierres  séparément  à  un  pied  de 
hauteur,  que  pour  porter  une  de  ces  pierres  à  10  pieds 
de  hauteur  ;  et  si  je  puis  porter  une  pierre  à  ces  10  pieds, 
je  pourray  assurément  lever  toutes  ces  pierres  à  la  hauteur 
d'un  pied  ;  mais  comme  il  est  évident,  cela  ne  peut  se 
faire  si  je  ne  les  prens  les  unes  après  les  autres  :  car 
quoique  je  puisse  lever  un  fardeau  d'une  livre  à  la  hauteur 
de  1000  pieds,  je  ne  puis  pas  lever  un  poids  de  1000  livres 
à  la  hauteur  de  la  millième  partie  d'un  pied.  >» 

(1)  Lamy,  loc.  cit.,  p.  H7. 

(2)  Id  ,  ibid.,  p.  79. 


LES   ORIGINES   DB   LA    STATIQUE.  487 

Contre  laxiome  d'Aristote,  le  P.  Lamy  reprend  les 
objections  de  Stevin,  objections  qui  tombent  d'elles-mêmes 
si  Ton  remarque  que  la  méthode  des  vitesses  virtuelles  est 
un  procédé  de  démonstration  po^  absurdum.  A  l'axiome 
de  Descartes,  il  adresse  des  critiques  que  Mei-senne  avait 
formulées  avant  lui  ;  la  confusion  entre  la  force  et  le 
travail,  confusion  engendrée  par  une  terminologie  défec- 
tWuse,  en  fait  tout  le  fond. 

L'axiome  de  Stevin,  tiré  de  l'impossibilité  du  mouvement 
perpétuel,  ne  trouvera  pas  grâce,  lui  non  plus,  devant 
la  sévère  critique  du  pointilleux  oratorien. 

C'est  au  cours  de  la  théorie  du  plan  incliné  qu'il  trouve 
occasion  d'attaquer  cet  axiome. 

Ce  qui  préoccupe  avant  tout  Lamy,  en  cette  théorie  du 
plan  incliné,  c'est  de  connaître  la  fraction  de  la  pesanteur 
totale  du  corps  que  porte  le  plan  ;  car  (i)  «  un  corps 
pesant  ne  communique  qu  une  partie  de  sa  pesanteur  au 
plan  sur  lequel  il  est  posé  quand  ce  plan  est  incliné  « . 
Cette  partie  est  ce  que  nous  nommons  aujourd'hui  la  com- 
posante du  poids  suivant  la  normale  au-  plan.  L'excès 
arithmétique  (2)  du  poids  entier  sur  cette  composante  est, 
selon  l'expression  de  Lamy,  ce  qui  po7'te  en  tair  ;  il  semble 
bien  que  Lamy  subisse  ici  une  fâcheuse  influence  du 
P.  Casati. 

D'ailleurs,  pour  évaluer  cette  partie  de  la  pesanteur 
que  porte  le  plan  incliné,  Lamy  use  de  bien  étranges 
démonstrations,  visiblement  imitées  de  Léonard  de  Vinci 
et  de  Bernardino  Baldi.  Il  suppose  que  le  corps  porté  par 
le  plan  incliné  ait  la  forme  d'une  sphère  (fig.  107)  et  il 
déclare  (3)  que  «  le  plan  incliné  ne  porte  pas  toute  la 
pesanteur  de  X,  mais...  qu'il  porte  seulement  celle  que  res- 
sentiroit  celuy  qui  soûtiendroit  le  levier  LG  au  point  E  ; 
ainsi  le  reste  porte  en  l'air  r. . 

(1)  Lamy,  loc.  cit.,  p.  121. 

(î)  id.,  ma,,  p.  i«5. 

(3)ld.,t&td.,  p.  121. 


/ 


438 


RBVUB   DBS   QUESTIONS   SCIBNTIPIQUES. 


Ce  raisonnement  fournit  à  Lamy  ce  théorème  faux  (i)  : 
«  Un  corps  estant  posé  sur  un  plan  incliné,  la  partie  de 
la  pesanteur  de  ce  poids  qui  porte  sur  ce  plan  est  à  celle 
qui  n*y  porte  pas  comme  la  longueur  du  plan  est  à  sa 
hauteur,  r* 

Bien  qu'usant  toujours  de  raisonnements  aussi  étranges, 
Lamy  est  plus  heureux  en  cette  autre  proposition  (2)  : 
«  Lorsqu'on  tire  une  sphère  le  long  d'un  plan  par  une 
ligne  parallèle  à  ce  plan,  ce  qui  porte  de  cette  sphère  sur 
le  plan  est  à  ce  qui  ne  porte  pas  comme  l'inclination  du 
plan  est  à  sa  hauteur.  »»  Dans  cet  énoncé,  ce  qiœ  le  plan 


ftg.W7. 


ne  porte  pas  signifie  la  composante  du  poids  du  corps 
parallèlement  au  plan  incliné. 

Ce  théorème  conduit  notre  auteur  à  cet  autre  (3)  qui, 
lui  aussi,  est  exact  :  «  Deux  corps  pesans  estant  sur  deux 
plans  de  mesme  hauteur,  si  ce  que  porte  lun  des  deux 
plans  est  à  ce  que  porte  l'autre  comme  Tinclination  de  l'un 
à  celle  de  lautre,  ces  deux  corps  seront  en  équilibre.  »» 

Entre  cette  proposition  et  la  théorie  du  plan  incliné 
telle  que  Ta  formulée  Stevin,  il  y  a  parfait  accord  ;  mû 
peut-être  par  le  besoin  de  critiquer  le  grand  géomètre  de 
Bruges,  Lamy  altère  son  propre  théorème  pour  trouver 
un  désaccord  avec  la  doctrine  classique  du  plan  incliné  : 
u  L'on  croit  communément,  dit-il  (4),   que  lorsque  les 

(l)  Lamy.  loc,  cit.,  p.  122. 
(i)  J(l.,  i6id.,  p.  131. 
(3)  Id.,  ibid.,  p.  135. 
(4)ld.,  fWd,  p.  i37. 


V 


LB8    ORIGINES   DE   LÀ   STATIQUE.  489 

poids  entiers  de  deux  corps  pesans  qui  sont  sur  deux 
plans  disposez  comme  on  le  voit  dans  la  figure  de  la  pro- 
position précédente,  sont  l'un  à  l'autre,  comme  les  plans 
sur  lesquels  ils  sont,  ils  doivent  estre  en  équilibre,  cela 
n'est  pas  comme  nous  venons  de  le  voir.  Il  ne  faut  pas 
que  ce  soient  les  poids  entiers  qui  soient  l'un  à  l'autre 
comme  ces  plans,  mais  la  partie  de  ces  poids  qui  portent 
sur  ces  plans. 

»   J'ay   veu  dans    un    Autheur    cette    démonstration 
prétendue  du  sentiment  que  je  rejette...   »  Après  avoir 


rapporté  la  démonstration  de  Stevin,  Lamy  ajoute  (i)  : 
«  Mais  comme  la  démonstration  suppose  Timpossibilité 
du  mouvement  perpétuel,  qui  n'a  point  encore  esté  démon- 
strée,  elle  n'est  pas  bonne.  Outre  cela,  il  n'a  pas  remarqué 
que  les  sphères  E,  F,  Gr  (ftg.  108)  ne  peuvent  tomber,  et 
faire  monter  les  sphères  0,  N,  à  cause  qu'elles  pendent 
plus  du  côté  du  plan  AC  que  du  côté  du  plan  AB...  r» 

La  critique  n  est  pas  fondée  ;  le  collier  de  perles  des- 
sine une  chaînette  parfaitement  symétrique  qui  pend 
également  du  côté  AB  et  du  côté  AC  ;  mais,  il  faut  l'avouer, 
Stevin,  si  prodigue  de  précautions  inutiles  en  ses  longues 

(l)  Lamy,  loc,  cit.,  p.  139. 


/ 


440  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

démonstrations,  aurait  été  sagement  inspiré  en  l'affirmant 
explicitement  et  en  appuyant  son  affirmation  de  quelques 
raisons. 

La  Statique  du  P.  Pardies,  le  T7^aité  de  Méchanique 
du  P.  Lamy  sont  des  œuvres  fort  médiocres  ;  ces  deux 
écrits,  comme  ceux  de  Rohault  et  de  De  Challes,  nous 
montrent  en  quel  état  de  décadence  se  trouvait,  au  voisi- 
nage de  l'an  1680,  la  Science  de  l'équilibre.  La  même 
impression  se  dégage  encore  d'un  autre  écrit  (1),  composé 
à  la  même  époque,  bien  que  cet  écrit  ait  pour  auteur 
l'illustre  Borelli  et  que  ses  nombreuses  éditions  attestent 
la  vogue  dont  il  a  joui. 

L'étude  des  efforts  faits  par  les  muscles  qui  déterminent 
les  mouvements  des  animaux  exige  que  Borelli  détermine 
les  tensions  des  cordes  qui  arrêtent  une  résistance.  Un 
chapitre  entier  (2)  est  consacré  à  ces  lemmes  sur  la  com- 
position des  forces  ;  les  procédés  par  lesquels  la  démons- 
tration de  ces  propositions  est  ramenée  aux  propriétés 
du  levier  n  ont  rien  de  naturel  ;  ce  sont  d'ingénieux  arti- 
fices dont  remploi  entraîne  malaisément  la  conviction. 

Les  résultats  obtenus  sont  naturellement  ceux  que  Ton 
connaissait  depuis  Stevin.  Borelli,  cependant,  juge  bon 
de  critiquer  les  démonstrations  de  Stevin  et  d'Herigone(3), 
qu'il  nomme,  aii.si  que  le  raisonnement  d'un  certain  «  insi- 
gnis  Geometra  neotericus  »»  qu'il  ne  nomme  pas,  mais 
dont  l'artifice  est  celui-là  même  qu'ont  employé  De  Challes, 
Casati  et  Pardies.  Il  va  plus  loin  ;  il  croit  découvrir  une 


(i)  Johannis  Alphonsi  Borelli,  Neapolilani  Maihescos  professori?,  De 
motic  animûlium.  Pars  Prima.  Roimae,  MDCLXXX.  Pars  secunda.  Romae, 
MDCLXXXI.—  Edilio  allera.  Lugduni  in  balavis,  MDCLXXXV.  —  En  1710, 
parut  ù  Leyde  une  édition  à  laquelle  était  jointe  une  disserlation  :  De  motu 
musculorum,  due  à  Jean  Bernoulli.  Ainsi  complétée,  l'œuvre  de  Borelli  fut 
réimprimée  plusieurs  fois,  noiammenl  à  Naples  en  1734.  La  dernière  édition 
-en  fut  donnée  à  La  Haye  en  1743. 

(2)  Id.,  ibid.  Pars  prima.  Cap.  XIII  :  Lemmala  pro  musculis  quorum  fibr» 
non  sunt  parallelae  ci  oblique  trahunt. 

(3)  Id.,  ibid.  Pars  prima,  Cap.  XUl  :  Digressio  (à  la  suite  de  la  Propo- 
sitio  LXIX). 


LES   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  44 1 

erreur  dans  les  énoncés  de  Stevin  et  d'Herigone.  Il  admet 
avec  eux  que  deux  forces  obliques  et  concourantes,  exer- 
cées par  deux  cordes,  tiendront  un  poids  en  équilibre  si 
cliacune  des  tensions  est  à  ce  poids  comme  le  côté  du 
parallélogramme  des  forces  est  à  la  diagonale  de  ce  qua- 
drilatère ;  mais  il  prétend  que  la  réciproque  de  ce  théo- 
rème n'est  point  exacte.  Varignon  n'aura  point  de  peine 
à  lui  prouver,  et  cela  par  ses  propres  lemmes,  qu'il  erre 
pleinement. 

D'ailleurs,  Borelli  s'interdit  toute  allusion  aux  prin- 
cipes généraux  de  la  Statique,  aussi  bien  au  principe  des 
vitesses  virtuelles,  sans  cesse  repris  d'Aristote  à  Galilée, 
qu'au  principe  des  déplacements  virtuels,  constamment 
accru  et  précisé,  de  Jordanus  à  Descartes  et  àWallis.  Pour 
lui,  comme  pour  Rohault,  pour  Pardies  et  pour  Lamy,  la 
loi  du  levier  est  «  la  plus  importante  proposition  de  la 
Statique  •»  ;  toutes  les  autres  s'y  ramènent.  L'étroitesse 
d'esprit  de  ces  auteurs  va  rejoindre  celle  de  Guido  Ubaldo. 

11  est  clair,  en  effet,  que  la  plupart  des  géomètres  n'ont, 
vers  l'an  1680,  qu'une  fort  médiocre  connaissance  de  la 
Statique  ;  non  seulement  les  principes  larges  et  féconds 
auxquels  cette  science  doit  ses  plus  belles  découvertes 
sont  méconnus,  relégués  au  rang  de  corollaires,  passés 
sous  silence,  voire  réputés  faux,  mais  encore  certains  des 
théorèmes  les  plus  certains  sont  contestés  ou  demeurent 
incompris  ;  de  ce  nombre  est  la  loi  de  la  composition  des 
forces  concourantes.  Voici  cependant  que  cette  loi  va 
cesser  de  paraître  lun  des  nombreux  théorèmes  de  la 
Statique  ;  qu'elle  va  se  donner  comme  la  proposition 
fondamentale  d'où  découle  toute  cette  science,  comme  le 
seul  principe  où  le  géomètre  découvre  avec  pleine  clarté  et 
entière  certitude  la  raison  des  équilibres  les  plus  divers. 

P.   DUHEM. 

(La  fin  prochainement). 


CONFLITS  DE  FAITS 


El' 


CONFLITS  DE  TENDANCES 


Lettre  à  un  jeune  homme 

...  Cette  fois,  cher  ami,  je  ne  puis  me  défendre  de  vous 
chapitrer  en  forme.  Quand  vous  m'écrivîtes  votre  dernière 
lettre,  les  oreilles  devaient  vous  tinter  encore  de  quelqu'une 
de  ces  sonneries  d'alarme,  dont  nous  assourdit  généreuse- 
ment le  belliqueux  altruisme  des  apôtres  de  l'émancipa- 
tion scientifique.  La  crainte  révérencieuse  de  1'  •«  aime 
science  «  troublerait-elle  la  sérénité  de  votre  foi  ?  Quelque 
chose  vous  chitFonne,  c'est  visible...  Eh!  bien,  parlons 
franc.  Je  comprends  ce  malaise  intime,  que  vous  osez  à 
peine  vous  avouer  ;  et  comment  ne  pas  l'excuser  chez 
vous,  simple  laïc,  quand  on  peut  le  sentir,  çà  et  là,  étrei- 
gnant  jusqu'aux  âmes  sacerdotales  i  Aux  affirmations 
tranchantes  d'incompatibilité  entre  la  foi  et  la  science, 
font  écho,  dans  certains  milieux  catholiques,  je  ne  sais 
quels  chuchotements  inquiets,  quelles  anxiétés  mal 
définies  :  on  dirait  qu'une  vague  menace  plane  sur  nos 
croyances...  Oh  !  sans  doute,  la  foi  reste  entière  dans  le 
triomphe  final  de  la  vérité,  mais  elle  se  mêle  d'une  obsé- 
dante appréhension  de  surprises  et  de  sursauts.  Avec  votre 
caractère  et  vos  lectures,  vous  deviez  subir  ces  influences 
ambiantes. 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.      448 

Vous  êtes  jeune  ;  vous  aimez  l'Église  et  vous  aimez  le 
progrès  ;  vous  voulez  être  de  votre  temps,  à  la  fois  très 
chrétien  et  très  moderne  ;  parce  que  vos  convictions 
morales  et  religieuses  vous  sont  chères,  vous  exigez  d'elles 
une  souplesse  d'adaptation  qui  les  mette  en  consonance 
constante  avec  tout  ce  qui  a  l'heur  de  conquérir  vos 
admirations  et  vos  respects. 

Loin  de  moi  de  qualifier  d'illusions  ces  aspirations 
généreuses  :  au  besoin  je  les  défendrais  cotitre  vous-même. 
Mais  les  meilleures  tendances  ont  leur  écueil.  Quand  elles 
pénètrent  une  âme  avec  l'acuité  qu'elles  ont  atteinte  dans 
la  vôtre,  elles  constituent,  selon  les  cas,  des  instruments 
incomparables  d'activité  chrétienne,  ou  bien  des  sources 
trop  fécondes  de  trouble  et  de  désenchantement.  Sans 
doute,  rien  de  mieux  —  et  à  l'heure  actuelle,  rien  de  plus 
désirable  —  qu'un  esprit  ouvert  et  largement  accueillant, 
assez  droit  pour  ne  rien  dissimuler  de  la  vérité,  assez 
bienveillant  pour  la  deviner  sous  la  gangue  même  de 
l'erreur  ;  rien  de  mieux  que  ce  désir  intense  de  voir 
l'Église  catholique  prendre  la  tête  du  mouvement  moral, 
social,  intellectuel,  stimuler  les  initiatives  et  opérer  des 
pénétrations  hardies  dans  tous  les  domaines  du  progrès. 
Encore  si  la  tendance,  en  soi,  est  louable,  faudrait-il 
s'enquérir  de  la  manière  dont  elle  se  concrète,  du  choix 
plus  ou  moins  judicieux  de  ses  points  d'application.  Le 
zèle  le  plus  désintéressé,  la  plus  admirable  élévation  de 
pensées,  ne  garantissent  pas,  dans  l'ordre  pratique,  contre 
toute  faute  de  repérage  ou  toute  erreur  de  perspective. 

C'est  une  de  ces  erreurs  de  perspective  qui  manifeste- 
ment est  cause  de  ce  vague  malaise  qu'accusait  votre  der- 
nière missive. 

Comme  tant  de  nos  contemporains,  vous  avez  le  culte 
—  un  peu  superstitieux  —  de  la  Science.  Elle  représente 
pour  vous,  que  sais-je  ?  ce  quelque  chose  de  quasi  trans- 
cendant, dont  les  manifestations  proteiformes  compénè- 
trent  toute  notre  civilisation  moderne  ;  ce  quelque  chose 


444  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

qui  entre  en  nous  par  les  yeux,  par  les  oreilles,  par  tous 
les  sens,  qui  s  incorpore  pour  ainsi  parler  à  notre  idéal 
d'hommes  du  xx®  siècle  ;  que  sais-je  encore  ?  cette 
autorité  sans  appel,  qui  rend  absolus,  quels  qu'en  soient 
les  considérants,  tous  les  arrêts  signés  à  son  nom  ;  cette 
méthode  impeccable,  qui  mérite  et  réclame  crédit  illimité 
de  notre  confiance... 

Ne  protestez  pas  :  tout  cela  se  trouve  chez  vous  à  l'état 
d'impressions.    • 

Vous  souvient-il  de  la  visite  que  vous  me  lîtes.  Tannée 
dernière,  au  laboratoire  i  Ces  étagères  de  réactifs,  ces 
instruments  de  mesure  si  précis,  ces  microscopes  si  péné- 
trants ;  puis,  dans  les  manipulations,  cette  technique  en 
apparence  si  sûre  d'elle-même,  ces  mille  précautions  contre 
les  causes  d'erreur  ;  et  encore,  dans  les  mémoires  que  vous 
feuilletiez,  cette  méthode  fortement  accusée  et  s  offrant 
pour  ainsi  dire  au  contrôle,  cette  allure  calme  et  posée, 
cette  marche  dont  chaque  pas  semble  appuyé  sur  un  fait» 
ce  luxe  de  documents  précis  :  mesures,  statistiques,  des- 
sins à  l'échelle,  photogrammes,  etc.,  cette  bibliographie 
copieuse  et  exacte,  bref  ce  souci  constant  et  presque 
affecté  d'objectivité...,  tout  cet  ensemble  de  circonstances 
contribuait  à  créer,  dans  votre  imagination  de  lettré, 
autour  de  ce  concept  abstrait  de  «  Science  »,  une  atmo- 
sphère d'étonnement  et  d'admiration  peut-être  excessive. 
Certes,  je  vous  eusse  scandalisé  si  je  vous  avais  montré 
alors  la  large  part  subjective,  qui,  dans  les  sciences  bio- 
logiques du  moins,  se  cache  souvent  sous  des  apparences 
de  rigueur  et  de  méthode  ;  si,  prenant  un  de  ces  mémoires 
imposants,  dont  les  conclusions  vous  paraissaient  presque 
sacrées,  je  lavais  lu  devant  vous  comme  le  lisent  les 
hommes  du  métier,  avec  cette  critique  froide  et  impitoyable 
qui  refait  les  raisonnements,  soupèse  les  observations, 
contrôle  chaque  fait  par  d'autres  faits,  chaque  auteur  par 
d'autres  auteurs,  et  accorde  le  moins  possible  de  cette 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.       445 

confiance,  que  vous,  cher  ami,  vous  eussiez  cru  devoir 
prodiguer. 

Et  remarquez  bien  que,  ce  disant,  je  ne  vise  pas  les 
généralisations  théoriques  ou  les  conclusions  d'ordre 
plutôt  philosophique  ;  je  parle  de  ces  conclusions  qui  se 
réclament  directement  de  la  méthode  expérimentale  : 
leur  portée  exacte  est  fonction  des  expériences  ou  des 
observations  qui  les  ont  établies  ;  or,  pour  saisir  cette 
portée,  une  critique  des  recherches  préalables  s'impose 
toujours,  critique  souvent  malaisée  aux  spécialistes  mêmes. 
Saisissez- vous  combien  le  grand  public  doit  être  bon  juge 
dans  l'appréciation  de  ces  résultats  scientifiques  que  la 
vulgarisation  lui  sert  par  brassées  ! 

Mais  laissons  ce  point  de  vue.  Je  n'ai  pas  le  loisir  d'y 
insister  aujourd'hui.  Je  souhaiterais  seulement  que  vous 
fissiez  passer  du  domaine  spéculatif  dans  celui  de  vos 
impressions  pratiques  cette  proposition  banale  :  toute  con- 
clusion d'un  mémoire  isolé,  fût-il  d'un  maître  de  la  science, 
est  sujette  à  vérification  et  au  besoin  à  revision  plus  com- 
plète. 

Ne  croyez  pas  que  je  veuille  ainsi  déprécier  la  science 
expérimentale.  Grâce  à  un  contrôle  continuel  et  à  des  éli- 
minations successives,  la  paille  est  tôt  ou  tard  séparée  du 
bon  grain  ;  la  vraie  science  progresse,  et  merveilleusement. 
Le  mérite  en  revient  pour  une  bonne  part  à  ces  travail- 
leurs consciencieux,  qui  savent  résister  à  l'entraînement 
des  généralisations  hâtives  et  garder  la  vue  nette  des 
exigences  de  la  méthode.  J'estime  trop  lesprit  de  M.  Bru- 
netière  pour  croire  qu'il  ait  constaté  sans  déplaisir  l'étrange 
abus  que  plusieurs  ont  fait  d'une  expression  qui  a  soulevé 
bien  des  colères  :  la  vraie  science  ne  peut  «  faire  banque- 
route »»  ;  dans  les  'limites  de  son  objet,  la  science  est  chose 
éminemment  respectable  et  bienfaisante.  Sur  ce  point, 
nous  sommes,  je  crois,  pleinement  d'accord. 

Un  conflit  serait-il  donc  à  redouter  entre  le  dogme 
-catholique    et   cette   science   expérimentale   proprement 


/ 


446  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dite  ?  Une  affirmation  du  magistère  authentique  de  l'Église 
court-elle  le  risque  de  se  trouver  en  désaccord  avec  un  fait 
scientifique  bien  et  dûment  établi  ? 

Pareil  conflit,  pareil  désaccord  sont  impossibles  :  Dieu 
auteur  de  la  nature  ne  peut  contredire  Dieu  garant  du 
dogme  ;  vous  en  êtes  convaincu  autant  que  moi.  D'où 
provient  donc,  en  face  du  développement  des  sciences,  la 
pusillanimité,  l'attente  inquiète,  de  ces  chrétiens  qu'on 
croirait  sous  le  coup  d'une  menace  permanente  ? 

Interrogez- vous  vous-même,  cher  ami  :  cette  crainte 
pusillanime  d'un  démenti  expérimental  à  vos  croj^ances  ne 
provient  pas  de  la  perception  personnelle  d'un  danger 
possible  ;  elle  résulte  uniquement  de  vos  lectures.  Vous 
connaissez  trop  bien  cette  littérature  tendancieuse  des 
Hàckel,  des  Bûchner,  des  Berthelot,  des  Verworn,  des  Le 
Daiitec,  des  Séailles,  des  Buisson,  e  tutti  quanti.  A  force 
d'entendre  affirmer  le  conflit,  vous  vous  surprenez  à  le 
redouter.  Les  rectifications  opposées  par  les  savants 
catholiques  —  elles  ne  manquent  point,  grâce  à  Dieu  — 
n'atteignent  pas  l'éclat  bruyant,  la  persévérance  obstinée, 
importune,  des  sophismes  hautains  ou  perfides  de  leurs 
adversaires.  C'est  pourquoi  l'on  est  obligé  de  vous  redire 
ce  qui  s'est  dit  excellemment  plus  de  cent  fois  depuis  des 
années. 

Vous  êtes-vous  jamais  sérieusement  demandé  si  la 
science  que  ces  messieurs  veulent  à  tout  prix  ennemie  du 
dogme  est  bien  cette  vraie  science  expéi^imentaley  dont  les 
progrès  font  l'honneur  de  notre  génération?  Permettez-moi 
de  vous  faire  part  d'une  impression  qu'a  accentuée  chez 
moi  la  pratique  directe  des  sciences  biologiques.  Au  début, 
je  m'imaginais  —  comme  vous  —  que  tout  ce  bruit  et 
toutes  ces  clameurs  étaient  l'indice,  noïî  pas  certes  d'une 
contradiction  véritable,  mais  du  moins  d'une  sérieuse  diffi- 
culté de  conciliation  entre  la  foi  et  la  science  ;  d'où  une 
préoccupation  bien  naturelle  de  saisir  les  points  précis  où 
portait  le  litige.  Or  il  advint  que,  plus  j'avançai,  plus  la 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.   447 

difficulté  se  déroba.  Tous  les  conflits  de  faits  —  je  ne  parle 
pas  des  conflits  de  tendances  —  s'évanouissent  dès  qu  on 
s'applique  à  en  préciser  les  termes.  La  foi  et  la  science  ont 
si  peu  de  points  communs  !  La  Bible  est  le  seul  endroit, 
semble-t-il,  où  pourrait  s'établir  un  contact,  et,  fran- 
chement, les  latitudes  traditionnelles  d'interprétation 
suffisent,  non  seulement  à  résoudre  les  quelques  chétives 
objections  qui  furent  proposées,  mais  à  supprimer  la  pos- 
sibilité même  de  difficultés  sérieuses.  Si  d'aventure  vous 
possédiez  un  fait  gênant,  je  vous  serais  bien  obligé  de 
me  le  signaler,  car  toutes  mes  battues  dans  le  champ  des 
sciences  biologiques,  les  principales  intéressées,  au  dire 
de  beaucoup,  sont  restées  totalement  infructueuses. 

Ne  prendrions-nous  pas  trop  au  sérieux  ou  trop  au 
tragique  les  déclarations  d'adversaires  qui  souvent  ignorent 
à  la  fois  et  le  catéchisme  et  les  bornes  de  leur  compétence, 
double  lacune  fort  grave  en  l'occurrence  ? 

Le  profit  serait  mince  de  nous  attarder  sur  ce  terrain 
battu  et  rebattu  des  soi-disant  contradictions  de  faits  ; 
aussi  bien,  je  ne  sache  pas  qu'un  savant  sérieux  ose  encore, 
devant  ses  pairs,  y  asseoir  sa  controverse  antireligieuse. 
Que  n'observe- 1- on  le  même  scrupule  et  la  même  loyauté 
par  devant  le  gros  public  !  Du  reste,  en  général,  la  tac- 
tique des  protagonistes  du  •*  progrès  laïque  »  a  évolué  à 
son  avantage  ;  elle  est  devenue  plus  fine  et  plus  perfide. 
Ce  qu'elle  oppose  au  dogme,  ce  ne  sont  plus  des  faits 
purement  expérimentaux,  c'est  cette  réalité  complexe  qui 
s'appelle  la  ««  Science  moderne  « ,  et  qui  englobe  non  seu- 
lement un  bagage  inerte  de  faits,  mais  une  méthode,  des 
tendances,  un  esprit,  une  philosophie  des  choses,  une 
Weltanschaimng .  Oh  !  ici,  cher  ami,  les  questions  se  com- 
pliquent, et  je  ne  nierai  plus  qu'il  ne  puisse  y  avoir 
incompatibilité  radicale  entre  un  élément  quelconque  de 
cet  amalgame  et  quelqu'une  de  nos  croyances  catholiques. 
Faut-il  s'en  alarmer  ? 

Une  mise  au  point  loyale  des  situations  respectives  me 


/ 


448  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

semble  éminemment  propre  à  calmer  vos  inquiétudes  et  à 
ranimer  votre  élan. 

Et  tout  d'abord,  le  dogme  catholique  apporte-t-il  chez 
ses  adhérents  une  entrave  à  la  pleine  compréhension  et  à 
l'application  loyale  de  la  méthode  scientifique  ? 

Certes,  s'il  s'agissait  de  la  méthode  scientifique  telle  que 
vous  la  concevez,  je  répondrais  catégoriquement  :  non. 
Mais  jugez  de  mon  embarras  :  un  Hâckel  dans  ses  élucu- 
brations  monistes,  un  Le  Dantec  dans  ses  conceptions  les 
plus  originalement  subjectives,  se  proclament  les  servants 
fidèles  et  scrupuleux  de  la  «  méthode  scientifique  » .  Or 
croyez  bien  que  cette  «  méthode  «  là,  transportée  des 
ouvrages  de  vulgarisation  dans  des  mémoires  spéciaux, 
ferait  hausser  les  épaules.  Le  langage  courant  a  donc  créé 
des  équivoques,  qui  peuvent  égarer  la  bonne  foi  des  non- 
initiés.  Si  «  méthode  scientifique  »»  signifie  ^  méthode 
expérimentale  «,  c'est-à-dire  détermination  des  faits  géné- 
raux et  des  lois  expérimentalement  véritiables,  j'avoue  ne 
pas  saisir  le  moins  du  monde  comment  son  intelligence  et 
sa  pratique  pourraient  se  trouver  gênées  par  les  convic- 
tions religieuses  de  l'expérimentateur  ;  le  plus  catholique 
des  savants  admet  comme  tout  le  monde  et  sans  aucune 
réticence,  la  valeur  absolue  de  la  méthode  expérimentale 
dans  le  domaine  des  choses  expérimentables  ;  qu'est-ce 
donc  qui  pourrait  l'empêcher  d'y  pousser  l'expérience 
loj'^alement  et  jusqu'au  bout  ?  Rien  d'injuste  et. . .  d'étrange, 
sous  la  plume  de  pamphlétaires  anticléricaux,  comme  cer- 
taines insinuations,  certaines  prétéritions,  et  parfois 
certains  étonnements  affectés  ou  sincères.  Il  me  semble 
que  les  œuvres  de  nos  savants  catholiques  ne  font  pas  si 
mauvaise  figure  dans  la  littérature  scientifique,  et  pro- 
clament assez  haut  qu'un  homme  de  science  catholique 
n'est  pas  nécessairement  une  non-valeur... 

J'abrège  ces  considérations,  qui  sufiîsent  amplement  à 
dégager  le  dogme  de  toute  responsabilité  dialectique  vis- 
à-vis  de  la  science  ;  mais,  j'en  suis  sûr,  un  accord  aussi 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES. 


449 


parcimonieux  ne  vous  satisferait  qu'à  demi.  La  méthodo- 
logie scientifique  ne  tient  pas  tout  entière  dans  la  méthode 
strictement  expérimentale  :  elle  comprend  en  outre,  de 
nos  jours  surtout,  une  part  de  procédés  qui  ressortissent 
moins  à  la  logique  formelle  qu'à  la  psychologie.  Ces  exi- 
gences techniques  —  plus  ou  moins  flottantes  parce  que 
subjectives  pour  une  part  —  il  serait  regrettable  de  les 
négliger  dans  ce  qu'elles  ont  d'utile  et  de  légitime.  Voyons 
donc  quelle  peut  être  en  face  de  celles-ci  l'attitude  d'un 
catholique  sincère. 

Depuis  l'époque  de  la  Renaissance  scientifique,  plus 
d'un  chapitre  de  la  méthodologie  générale  des  sciences 
s'est  notablement  complété  et  précisé.  Ce  progrès  est  tan- 
gible en  ce  qui  concerne  le  rôle  des  hypothèses  scienti- 
fiques. Nous  n'en  sommes  plus  à  la  sévérité  puritaine  de 
Newton,  si  intolérant  pour  les  hypothèses  actuellement 
invérifiables  :  sous  l'influence  de  Mach,  de  Duhem,  d'Ost- 
wald,  de  H.  Poincaré  et  d'autres,  la  notion  de  Thypothèse 
utile  s'est  juxtaposée  plus  étroitement,  ou  même  substi- 
tuée, à  la  notion  de  l'hypothèse  objectivement  probable. 
Certaines  hypothèses  qu'eût  rejetées  Newton  se  trouvent 
maintenant  pleinement  justifiées  par  leurs  avantages  psy- 
chologiques et  pratiques.  Assez  maladroit  pourrait  être 
le  geste  d'un  apologiste  qui  écarterait  sans  plus  d'examen 
telle  ou  telle  manière  de  voir  sous  prétexte  qu'elle  n'est 
qu'hypothétique  ;  et  pour  ma  part,  je  regretterais  de 
découvrir  chez  mes  coreligionnaires  une  attitude  hostile 
à  quelque  théorie  scientifique  réellement  féconde,  ou, 
pour  mieux  dire,  aux  parties  réellement  fécondes  de 
quelque  théorie  scientifique. 

Assurément,  une  hypothèse  scientifique  qui  se  présen- 
terait comme  un  pur  moyen  d'investigation  ou  de  coordi- 
nation, sans  aucune  prétention  à  représenter  la  réalité 
des  choses,  ne  pourrait  entrer  en  conflit  logique  ou  psy- 
chologique avec  le  dogme  ;  mais  un  symbolisme  aussi 
dégagé  est  moins  facile  à  réaliser  qu'à  définir  ;  il  peut 

Hl«  SÉRIE.  T.  IX.  S9 


^50  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

être  à  l'usage  d'un  petit  nombre  d'esprits  aflSnés  ;  chez  la 
plupart  il  subira  des  alliages  et  servira  tôt  ou  tard  non 
plus  seulement  à  organiser  Yactton  scientifique,  mais  à 
représenter  avec  plus  ou  moins  de  probabilité  Vabsolu 
scientifique.  Le  divorce  complet  entre  l'hypothèse  d'appli- 
cation et  l'hypothèse  d'explication,  possible  en  droit,  me 
paraît  très  rarement  réalisé  en  fait,  du  moins  dans  les 
sciences  naturelles.  Croyez- vous  que  Weismann,  par 
exemple,  considère  sa  théorie  du  plasma  germinal  comme 
un  pur  schématisme  symbolique  ?  Sans  doute,  il  ne  pré- 
tendra pas  à  l'objectivité,  même  probable,  du  menu  détail 
de  ce  jeu  compliqué  d'ides,  de  déterminantes  et  de  bio- 
phores,  mais  les  grandes  lignes  à  tout  le  moins  de  ce 
mécanisme  lui  paraissent  une  expression  vraie  de  phéno- 
mènes naturels.  Combien  d'évolutionnistes,  pensez-vous, 
voient  dans  l'hypothèse  de  la  descendance  un  simple  moyen 
de  «  faire  de  l'ordre  »»  en  anatomie  comparée  ?  Que  telle 
ou  telle  généalogie  particulière  ne  soit  guère  qu'une  vue 
provisoire  et  méthodique,  on  l'accordera  sans  peine,  mais 
très  peu  s'abstiendront  de  considérer  le  transformisme 
comme  une  explication  objective,  plus  ou  moins  probable, 
de  la  diversité  des  types  organisés. 

11  ne  suffira  donc  pas  de  dire  au  savant  catholique  : 
«  Groupez  les  faits  sous  telle  hypothèse  qui  vous  plaira  : 
tant  que  vous  ne  portez  pas  de  jugement  sur  l'objectivité 
de  cette  hypothèse,  l'Église  s'en  désintéresse  »».  Pareille 
position,  pour  la  plupart  des  hommes  de  science,  serait 
psychologiquement  intenable.  Reste  donc  à  nous  enquérir 
si  le  dogme  catholique  peut  gêner  le  savant  dans  l'adop- 
tion des  bonnes  et  solides  hypothèses  de  traraiL  Ma  réponse 
sera  brève  et  nette  :  à  priori  aussi  bien  qu'à  posteriori, 
non. 

Pour  un  catholique  tel  que  vous,  toute  cette  question 
s'éclaire  du  principe  général  de  la  véracité  de  Dieu,  garant 
du  dogme.  Une  hypothèse  n'est  utile  et  féconde  que  grâce 
à  certains  éléments  et  à  certains  rapports  vrais  dissimulés 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.      ^5  I 

SOUS  un  symbolisme  peut-être  inexact  ;  la  vérité  ne  pou- 
vant contredire  la  vérité,  ce  qu'il  y  a  de  réellement  fécond 
dans  une  hypothèse  ne  peut  être  non  plus  en  opposition 
avec  le  dogme. 

Mais  cette  constatation  abstraite  a  peu  d'importance 
pratique.  En  fait  —  et  c'est  ce  qui  importe  —  Yadhésion 
au  dogme  na  jamais  contraint  un  homme  de  science  à 
réduire  son  outillage  utile.  Que  de  fois  Ton  nous  jette 
à  la  face  l'accusation  de  «  manquer  de  la  liberté  d'esprit 
nécessaire  y»  :  au  lieu  de  s'en  tenir  à  des  généralités,  qu'on 
nous  montre  donc,  dans  l'arsenal  des  sciences  expérimen- 
tales, un  véritable  instrument  que  nous  soyons  inaptes  à 
manier. 

Cependant,  n'exagérons  rien  et  ne  confondons  pas  deux 
questions  fort  distinctes.  11  peut  se  faire,  accidentellement, 
qu'une  décision  disciplinaire,  n'engageant  pas  l'infaillibi- 
lité de  l'Eglise,  atteigne  un  savant  catholique  et  l'entrave 
plus  ou  moins  dans  ses  travaux.  J'accorde  volontiers  que 
pareille  décision,  d'ailleurs  réformable,  se  montrera  par- 
fois inopportune  :  ceci  est  affaire  de  gouvernement,  non 
aflfaire  de  foi,  et  nombre  d^objections  écloses  à  ce  sujet 
reposent  sur  une  ignorance  complète  des  règles,  cependant 
assez  précises,  de  l'exercice  du  magistère  infaillible  de 
l'Église.  Pour  les  actes  qu'elle  ne  couvre  pas  du  privilège 
de  l'infaillibilité,  l'Eglise  ne  réclame  point  de  ses  «  juges  » 
un  traitement  de  faveur,  mais  l'application  sincère  des 
principes  de  l'équité  naturelle.  Or,  il  serait  injuste  au 
premier  chef  de  prétendre  caractériser  systématiquement 
une  attitude  par  deux  ou  trois  gestes  isolés  et  accidentels. 
L'Église  n'a  pas  pour  mission  de  promouvoir  les  sciences  : 
si  elle  est  sortie  souvent  d'une  neutralité  —  dont  on  n'eût 
pu  raisonnablement  lui  faire  grief  —  ce  fut  presque 
toujours  pour  rendre  au  savoir  humain  des  services 
éminents,  jamais  à  dessein  de  le  contrarier.  Quant  à  ces 
méprises  —  fort  rares  d'ailleurs  —  contre  lesquelles 
Dieu  n'a  pas  garanti  le  pouvoir  ecclésiastique,  replacées 


452  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dans  leurs  circonstances  de  temps  et  de  lieu  elles 
s'expliquent  pour  le  moins  aussi  bien  que  certains  ostra- 
cismes malencontreux  prononcés  parfois  par  des  corps 
savants,  dont  le  prestige  demeure  à  bon  droit  incontesté. 
Cher  ami,  quand  vous  entendrez  des  publicistes  faire  à 
l'Église  le  reproche  d'hostilité  au  progrès  et  de  palinodies 
hypocrites,  posez-vous  ces  trois  questions  : 

1.  Les  actes  ou  décisions  incriminés  sont-ils  exacte- 
ment rapportés?  2.  Sont-ils  le  fait  du  magistère  infaillible^ 
d'une  autorité  disciplinaire,  ou  bien  seulement  d'un  certain 
nombre  de  théologiens  sans  mandat?  3.  Replacés  dans 
leur  cadre  naturel,  ont-ils  la  portée  et  la  signification 
qu'on  leur  attribue  ? 

Mais  revenons  à  l'attitude  présente  de  l'Église  en  face 
des  hypothèses  scientifiques.  Seule  parmi  celles-ci,  de 
votre  aveu,  l'hypothèse  de  l'évolution  pourrait  faire  diffi- 
culté. Mais,  mon  pauvre  ami,  ignorez- vous  donc  que  sur 
ce  point  le  biologiste  catholique  a  cent  fois  plus  de  liberté 
quil  nen  poimmt  exiger  raisonnablement  ?  Avant  d'at- 
teindre, en  partant  de  la  matière  brute,  cette  âme  spiri- 
tuelle de  l'homme,  que  l'Église  impose  comme  limite  à  sa 
chevauchée  évolutionniste,  il  devrait  franchir,  avec  moins 
de  risque  certes  pour  son  salut  que  pour  son  bon  sens, 
deux  barrières  singulièrement  élevées  —  d'aucuns  diront 
infranchissables  :  la  génération  spontanée  et  l'origine 
physico-chimique  de  la  sensation.  L'Église  se  désintéresse 
de  cette  «  performance  r  :  libre  à  lui  de  la  tenter  s'il  en  a 
la  fantaisie.  C'est  par  un  à  fortiori  écrasant  que  vous  pour- 
rez après  cela  vous  rassurer  sur  le  sort  réservé  par  notre 
obscurantisme  de  croyants  à  des  formes  plus  modérées  et 
plus  réellement  philosophiques  de  l'hypothèse  transfor- 
miste. 

Et  ici  encore,  ne  nous  laissons  pas  prendre  aux  appa- 
rences. Je  le  veux  bien,  aucun  principe  philosophique 
n'interdit  d'abandonner  à  la  synthèse  évolutionniste  le 
champ  complet  de  la  morphologie  des  êtres  vivants  ;  mais 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.      453 

ne  vous  imaginez  pas  que  cette  synthèse  hypothétique  soit 
près  d'être  faite,  même  dans  les  grandes  lignes.  La  théorie 
transformiste,  étendue  à  V ensemble  du  règne  végétal  et  du 
règne  animal,  ne  saurait  être  actuellement  qu'un  point 
de  vue  esthétique,  une  concession  à  nos  goûts  d'unité,  tout 
au  plus  une  idée  directrice  psychologiquement  justifiée. 
Elle  n'est  pas  encore  —  et  qui  pourrait  dire  si  elle  le 
deviendra  ?  —  un  outil  de  travail  bien  utile  et  bien 
maniable,  une  sérieuse  hypothèse  de  recherches.  En 
voulez-vous  la  preuve  ?  Mais  voyez  donc  :  si  l'on  s'accorde 
assez  facilement  sur  le  principe  abstrait  de  la  descendance, 
combien  nombreuses  et  profondes  ne  sont  pas  les  diver- 
gences dès  qu'on  tente  de  préciser  davantage,  de  déter- 
miner les  facteurs  d'évolution  ou  de  grouper  les  généa- 
logies fragmentaires  ?  Quelles  fortes  nuances  ne  séparent 
point  l'interprétation  hreckelienne  de  la  loi  biogénétique 
(parallélisme  de  l'ontogénie  et  de  la  phylogénie),  de  l'in- 
terprétation bien  plus  pénétrante  qu'en  donne  Oskar 
Hertwig  ?  Qu'on  pousse  un  peu  cette  dernière  interpréta- 
tion, et  l'une  des  lois  fondamentales  de  l'évolutionnisme 
pourrait  peut-être  s'accommoder  d'une  hypothèse  tout 
autre.  Que  se  produisent  —  et  surtout  se  soient  produits 
—  des  phénomènes  importants  de  sélection,  d'adaptation, 
de  mutation,  j'en  suis  convaincu  autant  que  tous  mes 
collègues  en  biologie  :  mais  les  causes,  le  mécanisme,  la: 
portée...,  qui  les  connaît  ? 

En  somme,  un  seul  point  paraît  actuellement  assez  bien 
établi  pour  qu'il  soit  dangereux  de  n'en  point  tenir  compte  : 
c'est  l'étroitesse  de  notre  conception  de  l'espèce  organique, 
le  caractère  artificiel  des  groupements  de  nos  classifica- 
tions. Sous  l'influence  de  conditions  biologiques  diverses, 
des  transformations  se  seraient  opérées,  dont  l'amplitude 
embrasse  non  seulement  ces  groupes  auxquels,  à  l'exemple 
de  Linné,  nous  appliquons  l'étiquette  «  espèces  «,  mais 
encore  des  groupes  plus  étendus,  comme  des  genres  et 
des  familles.  Beaucoup  considèrent  la  chose  comme  infi- 


454  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

niment  probable, sinon  certaine.  D'autre  part,  la  possibilité 
de  transformations  de  cet  ordre  est  à  peu  près  le  plus 
large  présupposé  théorique  indispensable  actuellement  aux 
bons  travaux  de  morphologie  comparée.  Je  sais  bien  que 
plusieurs  homologies  de  l'anatomie  comparée  tendent  à 
faire  admettre  des  rapports  de  parenté  entre  presque  tous 
les  groupes  de  l'échelle  animale  ;  mais  remarquez  que 
beaucoup  de  ces  homologies  sont  discutées  ou  discutables, 
que  leur  détermination  est  en  partie  subjective  et  leur 
signification  des  plus  fuyantes  ;  remarquez  surtout  que 
ces  homologies,  par  leur  côté  objectif,  c'est-à-dire  par  les 
ressemblances  qu'elles  expriment,  n'impliquent  pa$  néces- 
sairement, tant  s'en  ftiut,  la  parenté  physique  des  types- 
qui  les  réalisent  :  on  leur  fait  impliquer  souvent  cette 
parenté  grâce  à  une  pure  hypothèse,  qui,  pour  être 
légitime,  n'en  est  pas  moins  rigoureusement  superflue  dès 
qu'on  la  généralise. 

Vous  préciser  davantage  la  dose  exacte  de  transfor- 
misme qui  constitue  pour  le  biologiste  une  bonne  «  hjrpo- 
thèse-instrument  de  travail  «,  je  ne  le  tenterai  point  ici  : 
c'est  affaire  à  débattre  entre  spécialistes,  et  nous  avons 
vu  que  le  point  de  vue  religieux  ne  saurait  les  mettre  à 
l'étroit.  Mais  il  est  bon  —  même  quand  la  foi  n'y  est  point 
intéressée  —  de  ramener  à  des  proportions  raisonnables 
les  exigences  exorbitantes  et  les  caprices  d'enfants  gâtés, 
qui  se  rencontrent  parfois  sous  la  plume  de  certains 
savants  et  plus  encore  de  certains  publicistes  «  éclairés  », 
catholiques  ou  non.  A  les  entendre,  l'adoption  intégrale 
de  la  synthèse  évolutionniste  s'impose  aujourd'hui  comme 
une  nécessité  ^c\entiûq\ie.  Dieu  nous  délivre  de  ce  simplisme 
intolérant  !  Ne  lisais-je  pas  ces  jours  derniers,  dans  une 
de  ces  revues  qui  font  Topinion  du  monde  «  bien  élevé  « , 
un  chaud  plaidoyer  pour  la  forte  imprégnation  de  tout 
l'enseignement  scientifique  <*  moyen  »  par  l'idée  évolu- 
tionniste ?  11  est  temps,  paraît-il,  de  faire  à  notre  jeunesse 
une  mentalité  évolutionniste.  Et  l'année  dernière,  c'est  un 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.      455 

ecclésiastique  que  j'entendais  souhaiter  avec  impatience 
la  pénétration  de  l'esprit  du  jeune  clergé  par  le  principe 
d'évolution,  cette  conquête  définitive  de  la  science  moderne  ! 
Entre  parenthèses,  mon  bon  ami,  le  zèle  de  cet  ardent 
abbé  avait  toute  la  sincérité  et  quelques-unes  des  illusions 
du  vôtre.  Et  vous  concevrez  qu  en  ce  moment  je  lève  les 
yeux  avec  une  certaine  mélancolie  vers  ma  modeste  biblio- 
thèque, où  les  ouvrages  des  maîtres  de  la  morphologie 
comparée  témoignent,  chacun  à  sa  façon,  de  Yincertitude 
qui  j^ègne  encore,  chez  les  plus  compétents,  sur  la  valeur 
concj^ète  de  la  théorie  de  la  descendance. 

Après  cela,  n  allez  pas  croire  que  je  prêche  la  croisade 
contre  l'idée  d'étendre  le  transformisme  à  l'ensemble  du 
monde  organique.  (Jette  idée,  en  soi,  est  belle  et  sédui- 
sante ;  si  les  faits  ne  l'appuient  pas  suffisamment,  du 
moins  ne  la  contredisent-ils  point,  que  je  sache  ;  libre  à 
chacun  de  l'adopter,  si  elle  lui  plaît.  Je  proteste  unique- 
ment contre  Tintolérance  qui  voudrait  l'imposer  à  tous 
sous  peine  de  déchéance  intellectuelle  et  scientifique. 

Et  à  ce  propos,  permettez-moi  de  préciser  ma  pensée 
par  une  remarque,  qui  a  quelque  chance  de  vous  agréer. 

On  ne  peut  nier  que  l'idée  d'une  évolution  organique 
n'entre  à  dose  plutôt  forte  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler 
l'esprit  scientifique  contemporain.  Serait-il  vraiment 
opportun  de  combattre  cet  *<  esprit  »»  ou  d'en  faire  fi 
dès  que  ses  manifestations  dépassent  les  limites  de  sérieuse 
objectivité  que  f  ai  tracées  plus  haut  ?  Plusieurs  controver- 
sistes  catholiques  semblent  l'avoir  cru  et  s'être  mal  gardés 
eux-mêmes  de  cette  intolérance,  si  contagieuse,  dont  ils 
faisaient  grief  à  leurs  adversaires.  J'estime  qu'ils  ont 
manqué  parfois  de  ce  tact,  de  cette  mesure,  qui  résultent 
d'une  juste  appréciation  des  choses. 

Tout  n'est  pas  à  dédaigner  dans  une  attitude  même 
subjective,  dans  un  ensemble  de  tendances  et  d'apprécia- 
tions dont  la  valeur  ne  serait  susceptible  d'aucune  dé- 
monstration directe.  Car  voyez  :  même  dans  le  cas  où 


i 


456  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

cette  démonstration  est  possible,  le  processus  psycholo- 
gique, qui  forme  en  fious,  petit  à  petit,  presque  à  notre 
insu,  la  conviction  ou  l'opinion,  n'est  qu'imparfaitement 
superposable  au  schématisme  dialectique  par  lequel  nous 
éprouvons  et  justifions  ces  attitudes  mentales.  Que  de  fois 
nous  admettons  d'abord  et  nous  j^rouvofis  ensuite  !  Voilà 
un  cytologiste  à  son  microscope  :  depuis  des  semaines  il 
examine,  plus  ou  moins  minutieusement,  des  files  inter- 
minables de  préparations.  Je  gage  que,  n^uf  fois  sur  dix, 
le  premier  travail  qui  s'est  fait  en  son  esprit  n'aura 
ressemblé  en  rien  à  cet  acheminement  méthodique  et 
appuyé,  que  son  mémoire  imprimé  présentera  plus  tard 
au  public.  Par  les  yeux  lui  seront  entrées  une  foule  d'im- 
pressions qui  se  seront  enregistrées  et  casées  comme  elles 
auront  pu,  essayant  de  se  coordonner  sous  tels  ou  tels 
points  de  vue  successifs,  aiguillant  l'esprit  presque  méca- 
niquement dans  telle  ou  telle  direction,  s  emboîtant  enfin 
sous  une  forme  d'équilibre  plus  stable  dont  l'expression 
abstraite  se  sera  imposée  alors  à  la  manière  d'une  hypo- 
thèse sérieuse  :  la  justification  dialectique  de  celle-ci  ne 
vient  que  plus  tard. 

Mais  chez  un  homme  de  science,  maniant  un  nombre 
énorme  de  faits  connexes,  relatifs  à  une  même  spécialité, 
ce  travail  mi-conscient  mi-inconscient  ne  chôme  guère  ; 
une  partie  seulement  de  ses  résultats  s'extériorisera  en 
propositions  induites  ou  déduites  selon  l'ordonnance  clas- 
sique ;  l'autre  partie  consistera  surtout  en  répercussions 
silencieuses  sur  l'orientation  et  les  tendances  de  la  vie 
mentale  ;  elle  créera  chez  cet  homme  une  prédominance 
de  telles  ou  telles  représentations,  une  prédisposition  à 
apprécier  tel  groupe  de  choses  sous  tel  ou  tel  angle. 

Encore  une  fois,  tout  n'est  pas  à  négliger  dans  ce  fonds 
de  mentalité,  qui  s'est  constitué  en  dehors  des  règles  de 
la  logique  mais  au  contact  quotidien  des  faits  ;  s'il  est 
vrai,  du  moins,  que  les  tendances  sourdes  de  l'esprit 
peuvent  trouver  une  garantie  relative  dans   la   nature 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.      457 

même  des  circonstances  où  elles  ont  éclos  et  grandi.  Aussi 
leurs  manifestations,  quand  elles  demeurent  dans  les 
limites  des  convenances  et  du  bon  sens,  peuvent  paraître 
respectables,  non  seulement  parce  qu'elles  expriment  Tétat 
d'âme  d'un  de  nos  semblables,  mais  aussi  parce  qu  elles 
ont  chance  de  rencontrer  partiellement  la  vérité. 

Supposez  maintenant  que  ces  préférences  intellectuelles 
se  retrouvent  identiques  chez  la  majorité  des  hommes  de 
science  attachés  à  telle  étude  particulière  :  tant  qu  elles 
ne  porteront  pas  sur  des  objets  étrangers  au  champ  d'in- 
vestigation de  ces  savants,  ne  méritent- elles  pas  notre 
déférence,  sans  s  imposer  d'ailleurs  à  notre  adhésion  ?  Je 
conçois  parfaitement  que  beaucoup  de  biologistes  sentent 
les  faits  se  coordonner  plus  aisément  en  leur  esprit  dans 
l'hypothèse  d'une  évolution  dominant  toute  la  morphologie 
organique  ;  d'autres  n'éprouveront  pas  cette  impression 
au  même  degré  ;  mais  un  profane  serait-il  bien  venu  de 
leur  reprocher  cette  attitude  personnelle  en  vertu  de  je 
ne  sais  quels  axiomes  philosophiques  douteux  ou  de 
quelles  traditions  mal  comprises  ? 

Cher  ami,  le  publiciste  catholique,  en  face  de  «  l'esprit 
scientiflque  contemporain  » ,  doit  naviguer  à  égale  distance 
de  deux  écueils  :  l'admiration  aveugle  —  ceci  est  un  peu 
pour  vous  —  et  le  manque  de  sympathie  —  ceci  est  pour 
quelques  autres.  Qu'il  est  donc  diflScile,  en  dépit  des 
meilleures  intentions,  de  garder  sa  ligne  droite,  le  cap 
sur  la  vérité  !... 

Vous  semblez  avoir  lu  ce  discours  de  Gabriel  Séailles 
au  récent  Congrès  maçonnique  de  Rome.  Un  joli  pamphlet, 
n'est-ce  pas  i  Son  auteur,  en  homme  d'esprit,  fait  bon 
marché  des  prétendues  oppositions  entre  le  dogme  et  les 
faits  scientifiques.  Cela,  c'est  la  glu  vulgaire  où  se 
prennent  les  simples  et  les  badauds.  Le  conflit  est  ailleurs, 
mais,  là,  aigu  et  irréductible.  L'esprit  chrétien  —  et  plus 
particulièrement  l'esprit  catholique  —  barre  la  route  à 
l'esprit  moderne  ;  les  «  affirmations  de  la  conscience  con- 


458  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

temporaine  »»  refoulent  devant  elles  les  affirmations  de  la 
conscience  religieuse  ;  la  mentalité  créée  par  la  Science 
est  incompatible  avec  la  mentalité  pétrie  par  le  dogme,  etc. 

Ah  !  pauvre  cher  ami,  ce  sont  de  pareilles  affirmations 
dont  la  superbe  assurance  donne  le  frisson  à  des  catho- 
liques aussi  sincères  que  vous  l'êtes  !  Et  vous  cherche» 
quel  sacrifice  d  apaisement  Ton  pourrait  bien  offi'ir  à  ce 
fétiche  d'  •*  esprit  moderne  «  et  à  ses  redoutables  oracles. 
Ici  vous  n'échapperez  pas  à  la  lutte,  elle  est  inévitable. 
L'  **  esprit  moderne  «  de  M.  Séailles  est  sur  trop  de  points 
le  contrepied  de  l'esprit  catholique.  Mais  l'esprit  moderne 
de  M.  Séailles  est-il  l'esprit  moderne  tout  court  ?  Cette 
«  mentalité  laïque  contemporaine  »,  tant  adulée,  trouve- 
t-elle  réellement  dans  la  science  son  inspiratrice  et  son 
garant  ? 

La  sempiternelle  piperie  des  mots  !  L*  «  esprit  mo- 
derne »»,  c'est-à-dire  celui  de  la  masse  de  nos  contempo- 
rains, sera  apparemment  ce  quon  le  fera  ;  et  rien  ne  pré- 
sage que  la  Providence  de  Dieu  doive  soumettre  la  cause 
de  la  vérité  à  Tépreuve  de  fléchissements  particulièrement 
pénibles.  La  persécution  matérielle  ne  tue  pas  l'esprit,  et 
l'horizon  intellectuel  est-il  donc  plus  inquiétant  qu'à 
d'autres  époques  ? 

Quant  à  cette  ^  mentalité  laïque  «  dont  on  voudrait 
faire  un  synonyme  d'  **  esprit  scientifique  »» ,  elle  représente 
un  ensemble  de  principes  et  de  tendances,  dont  une  partie 
seulement  —  celle  précisément  qui  s'accorde  sans  peine 
avec  le  catholicisme  le  plus  orthodoxe  —  peut  se  pré- 
valoir du  patronage  de  la  science.  La  divergence  entre  cette 
«  mentalité  »  et  le  dogme  commence  au  point  pj^écis  où  la 
science  cède  la  place  à  la  métaphysique. 

Le  dogme,  nous  l'avons  vu,  s'accommode  de  toutes  les 
exigences  logiques  et  psychologiques  du  progrès  scienti- 
fique, et  laisse  même  par  delà  pas  mal  de  marge  à  la  fan- 
taisie. Tant  que  cette  fantaisie  folâtre  dans  le  domaine 
des  choses  expérimen tables,  son  contrôle  et  sa  répression 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.      ^5g 

ressortissent  à  la  juridiction  ordinaire  de  la  science  ;  dès 
qu'elle  se  porte  plus  loin  et  prétend  atteindre,  par  néga- 
tion ou  autrement,  des  objets  transcendants  à  Texpérience 
sensible,  elle  échappe  à  la  tutelle  de  la  science  pour 
tomber  sous  la  juridiction  de  la  métaphysique.  La  «  science 
laïque  «  vit  d'un  malentendu  :  en  tant  que  «<  science  »»,  elle 
ne  peut  être  laïque  plutôt  que  cléricale  ;  en  tant  que 
«  laïque  » ,  elle  n'est  plus  <<  science  « ,  elle  est  «  métaphy- 
sique " 

Entre  le  dogme  et  la  métaphysique  ^  laïque  »» ,  le  dés- 
accord est  évident.  Mais  qu'est-ce  donc  que  cette  méta- 
physique laïque  ? 

Tout  d  abord,  c'est  la  métaphysique  de  ces  doctes 
ingénus  qui  croient  bonnement  n'en  point  faire  du  tout  ; 
et  ils  ne  sont  pas  rares  parmi  nos  savants  d'aujourd'hui. 
Vous  n'imaginez  pas  jusqu'à  quel  point  la  pratique  trop 
exclusive  du  raisonnement  expérimental  peut  rendre  un 
homme  de  science  inaccessible  à  l'impression  de  raisonne- 
ment d'un  autre  ordre.  S'il  n'y  prend  garde,  la  réalité 
métaphysique  revêt  bientôt  à  ses  yeux  un  tel  caractère 
d'étrangeté,  que  volontiers  il  la  tiendrait  pour  fantasma- 
gorie de  rêveurs.  De  cette  disposition  affective  à  la  néga- 
tion formelle  de  tout  objet  dépassant  l'expérience  sensible, 
la  distance  est  bien  courte  :  elle  sera  tôt  franchie  ^ous 
l'impulsion  de  ce  sentiment  étroit,  créé  par  un  rétrécisse- 
ment arbitraire  du  champ  des  expériences  personnelles. 
Et  l'aboutissant,  dans  ce  cas,  se  trouvera  être  un  véritable 
dogmatisme  négatif. 

Ce  dogmatisme  —  souvent  plus  ou  moins  latent,  et 
alors  de  teinte  uniformément  imprécise  —  se  diversifie 
sous  la  plume  des  métaphysiciens  patentés  qui  le  for- 
mulent. Je  ne  puis  songer  à  en  décrire  ici  les  multiples 
modalités  ;  aussi,  cher  ami,  en  abandonné-je  les  profon- 
deurs à  vos  méditations.  Si  je  ne  me  trompe,  vous  vous 
apercevrez  sans  peine  que  la  philosophie  fondamentale  de 
r  «  esprit  scientifique,  laïque  et  moderne  »  se  ramène 


i 


460  RBVUB   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

logiquement  —  lorsqu'il  est  autre  chose  qu'une  poussée 
d'instincts  anticléricaux  —  soit  à  l'affirmation,  métaphy- 
sique s'il  en  fut,  du  monisme  matérialiste,  soit  à  la  thèse 
épistémologique  du  phénoménisme  le  plus  radical  :  deux 
attitudes  qu'un  irrévérencieux  pourrait  trouver  légèrement 
arriérées  dans  l'évolution  de  la  pensée  philosophique  con- 
temporaine. 

D'ailleurs,  il  n'importe  pour  l'instant.  Tout  mon  but 
était  de  rappeler  que  si  nos  croyances  sont  en  conflit  avec 
quelque  chose,  ce  n'est  ni  avec  les  faits  scientifiques,  ni 
avec  les  exigences  scientifiques,  ni  même  avec  les  fantai- 
sies  purement  scientifiques,  mais  bien  avec  un  certain 
courant  métaphysique,  hypocritement  paré  du  manteau 
de  la  science  et  dont  les  adhérents  —  des  parangons  de 
modestie  —  se  piquent  de  monopoliser  l'esprit  moderne 
et  les  ferments  de  progrès. 

Toutes  équivoques  levées,  il  apparaît  que  le  ten^ain  de 
la  lutte  est  le  teiv^ain  philosophique.  Or  là  vous  savez  com- 
bien l'on  est  fort  lorsqu'on  a  pour  soi  cette  pei^ennis 
philosophia  qui  n'ampute  la  conscience  humaine  d'aucun 
de  ses  organes  d'information,  ni  l'univers  connaissable 
d'aucun  ordre  de  ses  réalités. 

Je  termine  ici  mon  plaidoyer.  Puisque  vous  êtes  respon- 
sable de  sa  confection,  n'oubliez  pas  de  rapporter  cette 
modeste  pièce  au  dossier  complet  de  la  défense  de  l'Église. 
Car  quelle  que  soit  leur  valeur,  l'impression  qui  se  dégage 
de  titres  isolés  est  trop  pâle  pour  être  juste.  Le  morcelle- 
ment des  points  de  vue  fait  tort  à  la  vérité  intégrale.  La 
cause  de  l'Église  mérite  mieux  que  le  bénéfice  des  sen- 
tences laborieusement  échafaudées  par  une  apologétique 
fragmentaire  ;  pour  qui  sait  l'envisager,  cette  cause,  dans 
toute  son  ampleur,  pour  qui  sait  non  seulement  la  com- 
prendre mais  la  vivre,  elle  s'illumine  d'un  resplendisse- 
ment triomphal  de  vérité.  Mon  cher  ami,  nulle  part 
comme  dans  la  foi  catholique  vous  ne  trouverez  l'épa- 
nouissement harmonieux  et  raisonnable  de  vos  tendances 


CONFLITS  DE  FAITS  ET  CONFLITS  DE  TENDANCES.      46 1 

les  meilleures,  nulle  part  non  plus  vous  ne  trouverez  plus 
réduite  la  part  des  déceptions  et  des  lassitudes  insépa- 
rables de  toute  vie  humaine.  N'allez  donc  plus  vous  immo- 
biliser, anxieux  et  désenchanté,  devant  une  difficulté  de 
détail,  qui  n'est  souvent  qu'une  misérable  équivoque, 
oubliant,  pour  un  trait  d'ombre  fugitif,  le  faisceau  com- 
pact où  la  lumière  de  vérité  surabonde.  Modicae  fidei, 
qtuire  dubitasti  ? 

J.  M. 


FORMATION   SUR   PLACE 


DE    LA 


HOUILLE  <" 


Il  y  aura  bientôt  dix  ans  que  nous  eûmes  l'honneur 
d'entretenir  les  lecteurs  de  la  Revue  (2)  de  nos  idées  sur 
la  formation  de  la  houille.  Le  cours  de  nos  études  sur 
les  bassins  houillers  belges  nous  avait  amené  à  examiner 
les  diverses  théories  qui  tâchent  d'expliquer  ce  phéno- 
mène, toujours  si  captivant  pour  un  géologue.  Aucune 
ne  nous  donnait  pleine  satisfaction.  A  prendre  les  choses 
en  gros,  on  peut  dire  que  les  idées  se  partageaient  — 
comme  elles  se  partagent  encore  —  entre  deux  courants 
principaux  :  l'un,  le  plus  ancien,  guidé  par  le  principe 
des  causes  actuelles,  convergeait  vers  ce  qu'on  appelle  la 
formation  de  la  houille  sur  j)lace  (autochtonie)  ;  l'autre, 
plus  récent,  plus  vigoureux,  grâce  aux  travaux  et  aux 


(1)  Cet  arllcle  a  fait  Tobjel  de  plusieurs  conférences  que  l'auteur  a  données 
cet  hiver  :  à  la  Société  scienlifique  de  Bruxelles  ;  à  l'École  supérieure  de 
Commerce  de  l'inslitul  St-Ignace  d'Anvers;  à  l'École  professionnelle  du 
Collège  Sl-Louis  de  Liège  ;  à  la  Société  «  Geloof  en  Welenschap  •»  de  Maas- 
tricht ;  à  l'Extension  universitaire  belge  de  StGilles  ;  à  l'Association  des 
Ingénieurs  sortis  des  Écoles  spéciales  de  Louvain  ;  à  T  •*  Émulation  »  de 
Namur  ;  à  l'Extension  universitaire  de  Mons  ;  à  la  Société  belge  de  Géologie, 
de  Paléontologie  et  d'Hydrologie  de  Bruxelles;  à  lExlension  universitaire 
d'Ixelles,  etc. 

(i)  LAge  de  la  houille.  Revue  des  Qi'Est.  scient.,  1896,  t.  XXXIX, 
pp.  463-486. 


FORMATION   SUR   PLACE    DE    LA    HOUILLE.  468 

expériences  de  MM.  Grand'  Eury  et  Fayol,  tendait  à  tout 
-expliquer  par  la  formation  par  transport  (allochtonie)  (i). 

Bien  que  la  formation  sur  place  comptât  plus  de  sym- 
pathie et  plus  d'appui  en  Belgique,  il  faut  avouer  qu'à  ce 
moment-là  elle  était  basée  sur  un  fondement  moins  scien- 
tifique, moins  riche  en  raisons  et  en  preuves.  Tout  se 
résumait  à  dire  que  les  lits  de  houille  devaient  s'être 
constitués  à  la  façon  dont  se  forment  aujourd'hui  les  tour- 
bières. Et  les  tourbières,  on  les  connaissait  peu  ou  prou. 
Lisez  les  travaux  les  plus  autorisés  de  l'époque  et  vous  y 
verrez  les  raisons  mises  en  assez  pauvre  lumière,  et  les 
auteurs  se  satisfaire  trop  aisément  de  cette  idée  simpliste 
qui  croit  que  jamais  il  n'y  eût  rien  de  nouveau  sous  le 
soleil. 

L'autre  théorie  se  présentait  en  bien  meilleure  posture 
devant  la  critique.  Elle  était  basée  sur  Tétude  fouillée 
<le  certains  bassins  houillers  du  centre  de  la  France  et 
se  trouvait  corroborée  par  les  fameuses  expériences  que 
M.  Fayol  fit  dans  les  lavoirs  de  ses  exploitations  minières. 
Pour  elle,  la  houille  était  une  alluvion  au  même  titre  que 
les  sédiments  entre  lesquels  ses  couches  sont  enserrées. 
En  cherchant  bien,  nous  avions  eu  la  bonne  fortune  de 
trouver  dans  notre  bassin  houiller  belge  un  certain 
nombre  de  faits  qui  rentraient  dans  les  idées  des  savants 
français.  C'était  l'enchevêtrement  lenticulaire  latéral  des 
sédiments  qui  composent  Thorizon  houiller  de  Belgique  (2), 
c'étaient  encore  les  conditions  de  gisement  de  nombreux 
troncs-debout  accusant  beaucoup  plus  le  transport  qu'une 
végétation  autochtone  (3),  c'étaient  enfin  de  nombreux 
galets  parfaitement  roulés  qui  se  trouvaient  disséminés 

(1)  M.  (le  Lapparent  s'en  est  fait  l'avocat.  Cfr.  LOi^igine  de  la  Houille, 
Revue  des  Quest.  scient.,  juillet  1802.  Et  aussi  :  Traité  de  Géologie, 
5«n«  6Jil.,  1006,  pp.  076-990. 

(i)  Projet  d^étude  des  bassins  houillers  belges.  Revue  des  Quest. 
SCŒNT.,  l.  XXXVn,  janvier  1903,  pp.  143  159. 

(3)  La  Portée  géogénique  des  troncs-debout.  Ann.  de  la  Soc.  saENT., 
1893-1896,  t.  XX,  première  partie,  pp.  113  117. 


464  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIEbîTIPIQUES. 

dans  la  houille  même,  lui  imprimant  ainsi  le  caractère 
d'une  alluvion  (i). 

Malgré  ces  observations,  qui  auraient  dû  nous  écarter 
de  la  théorie  traditionnelle  et  nous  gagner  pour  de  bon 
aux  idées  de  la  formation  par  transport,  un  fait  nous 
arrêta.  11  nous  amena  à  concevoir  alors  une  hypothèse 
hybride  qui,  nous  semblait-il,  aurait  pu  satisfaire  dans 
la  mesure  voulue  aux  exigences  des  deux  théories.  Ce 
fait,  il  convient  que  nous  y  insistions,  c'est  le  **  mur  » 
géologique  (2)  de  nos  couches  de  houille.  Tout  le  monde 
le  sait,  le  mur  est  cet  aspect  particulier  que  prend  tout 
sédiment  en  dessous  d'un  lit  de  charbon.  Le  caractère 
stratigraphique  de  la  roche  est  comme  atténué  par  la 
macération  particulière  qu'y  a  amenée  la  végétation,  dont 
le  développement  in  loco  natali  s'affirme  sans  conteste. 
Les  axes  des  racines  (stigmaria)  pénètrent  naturellement 
la  roche  avec  leurs  radicelles  inconsistantes  radiant  tout 
autour  dans  la  situation  même  de  la  vie,  surprise  par  la 
pétrification  de  l'ensemble.  En  un  mot,  ce  mur  n'est  autre 
chose  qu'un  sol  de  végétation  qui  se  répète  dans  Vépais-- 
seur  de  la  formation  houillère,  non  seulement  autant  de 
fois  qu'il  y  a  de  veines  exploitables,  mais  autant  de  fois 
qu'il  y  a  de  simples  passées  de  charbon  ;  et  qui  s'étend 
en  surface,  à  chacun  de  ces  niveaux,  autant  que  chacune 
de  ces  couches  mesure  d'extension.  L'absence  d'un  mur 
en  dessous  d'une  couche  de  houille  est  un  fait  excep- 
tionnel et  absolument  local.  Un  phénomène  d'une  pareille 
signification  s'impose  à  l'observateur  d'une  façon  si  pres- 
sante qu'on  ne  peut  point  négliger  son  importance  dans 
les  déductions  théoriques  qu'on  'est  amené  à  formuler. 
La   chose    ne  laisse  pas  place  au  doute   :   le  mur  des^ 


(1)  A  propos  des  cailloux  roulés  du  houiller.  Ann.  de  la  Soc.  géol. 
DB  Belgique,  1894,  t.  XXl,  pp.  lxxi  et  suiv. 

(2)  Le  Mur  des  couches  de  houille  et  sa  flore,  Ann.  de  là  Soc.  géol. 
DE  Belgique,  1895,  l.  XXU,  pp.  13  el  suiv.  —  La  signification  géogénique 
des  Stigmaria  au  mur  des  couches  de  houille,  Ann.  de  la  Soc.  scient.» 
1896-1897,  t.  XXi,  première  partie,  pp.  86-92. 


FORMATION  SUR  PLACE  DB  LA  HOUILLE.     405 

couches  de  houille  est  un  phénomène  autochtone.  Il  indique 
d'une  manière  péremptoire  la  présence  d'une  végétation 
qui  s'est  naturellement  développée  à  l'endroit  même  où 
on  en  trouve  le  système  radiculaire  pétrifié. 

C'est  en  considération  du  mur  géologique  que  nous  ne 
parvînmes  pas  jadis  à  nous  dégager  entièrement  des 
idées  d'autochtonie.  Nous  pensions  alors  que,  si  les  élé- 
ments rocheux  de  la  formation  houillère  étaient  dus 
uniquement  à  la  sédimentation,  il  n'en  était  pas  de  même 
de  la  totalité  des  lits  charbonneux.  Ceux-ci  étaient 
parfois  la  trace  d'une  végétation  autochtone  qui  avait 
pris  racine  sur  la  plaine  maritime,  tandis  que,  grâce 
à  d'autres  causes  —  par  exemple  à  des  érosions  — 
il  était  venu  s'y  ajouter  des  débris  de  la  végétation  con- 
tinentale. C'était  là  une  vraie  sédimentation  humique  — 
la  -  bouillie  végétale  «  de  de  Saporta  —  amenée  de  la 
terre  ferme  par  les  cours  d'eau.  11  y  avait  donc  quatre 
procédés  différents  :  l'allochtonie  de  tous  les  sédiments, 
schistes  ou  grès  ;  la  modification  de  ceux-ci  en  «  mur  » 
par  l'implantation  d'une  végétation  ;  et  enfin  l'autochtonie 
ou  l'allochtonie  de  la  houille,  d'après  que  celle-ci  pro- 
venait des  restes  de  la  végétation  transformés  sur  place,  ou 
bien  qu'elle  provenait  de  l'apport,  par  les  eaux  courantes, 
des  débris  végétaux  enlevés  aux  terres  voisines  (i). 

Pour  tirer  profit  de  ces  observations,  il  nous  manquait, 
comme  à  beaucoup  de  géologues,  la  connaissance  des 
tourbières,  avec  lesquelles  nous  aurions  dû  pouvoir  établir 


(1)  M.  A/ Renier  vient  de  réunir  dans  un  mémoire  les  principaux  faits 
connus,  qui  établissent  l'autochtonie  des  «  murs  »  et  des  «  troncs-debout  » 
dr»s  bassins  belges  (a).  Ce  n'est  pas  Tendroit  d'en  discuter  le  contenu.  Disons 
seulement  que  nous  préférerions,  pour  schématiser  le  cycle  houiller,  la 

formule  :  -  stampe^  mur,  couche  de  houille^  stampe »  Il  est  plus 

logique  de  fournir  d'abord  au  mur  de  quoi  s'établir. 

(a)  Observations  paléontologiques  sur  le  mode  de  formation  du 
terrain  houiller  belge.  Ann.  de  la  Soc.  géol.  de  Belgique,  1906,  t.  XXXU, 
pp.  M  26  et  suiv.,  pi.  XI, 

lll'SÉRIE.  T.  IX.  30 


466  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

un  parallèle  pour  édifier  d'une  façon  scientifique  la  théorie 
de  la  formation  autochtone  de  la  houille. 

L'année  dernière,  M.  le  D"^  H.  Potonié,  professeur  à 
rÉcole  des  Mines  de  Berlin,  fut  prié  d'exposer  à  Liège, 
dans  le  pavillon  de  la  Société  Internationale  de  Forage 
d'Erkelenz,  ses  idées  touchant  la  formation  de  la  houille. 
Son  exposition  était  des  plus  parlantes,  appuyée  sur  des 
échantillons  variés,  recueillis  au  cours  de  ses  longues  et 
savantes  observations.  Cependant  le  public,  avec  ses  idées 
préconçues,  n'aurait  guère  tiré  tout  le  parti  désirable  de 
cet  ensemble  si  complexe.  Il  fallait  un  guide.  M.  Potonié 
rédigea  un  mémoire  et  voulut  bien  recourir  à  nous  pour 
le  présenter  aux  lecteurs  de  langue  française  (1).  Ce  tra- 
vail nous  amena  à  pénétrer  les  idées  du  savant  professeur  ; 
il  nous  dévoila  tout  un  monde  nouveau  d'observations  et 
nous  ébranla  singulièrement  dans  la  tendance  de  plus  eu 
plus  prononcée  qui  nous  entraînait  à  attribuer  dans  la  for- 
mation de  la  houille  la  part  du  lion  au  transport. 

Ce  qui  nous  manquait,  nous  le  disions  tout  à  l'heure, 
c'était  la  connaissance  des  tourbières  actuelles.  Or, 
M.  Potonié  avait  passé  à  la  paléobotanique  avec  un  acquis 
immense  amassé  par  de  longs  travaux  botaniques  au  milieu 
des  marécages  tourbeux  de  l'Allemagne  du  Nord.  Ses 
observations  venaient  renverser  beaucoup  d'idées  reçues 
touchant  la  vie  des  tourbières  et  nous  apprenaient  une 
foule  de  détails  qui,  à  chaque  pas,  établissaient  un  trait 
d'union  nouveau  entre  le  passé  de  la  houille  et  des  lignites 
et  le  présent  des  tourbières.  Qu'il  nous  permette  de  lui 
exprimer  ici  notre  plus  vive  gratitude  pour  les  marques  de 
confraternité  scientifique  aussi  aimables  que  désintéressées 
dont  il  nous  honora. 

(i)  Entstehung  der  Steinkohle,  von  prof.  D'  H.  Potonié.  3«  Aufl.  Berlin, 
Borntrâger,  1005. 

CeUe  brochure  a  été  largement  distribuée  à  TExposilion.  Notons  II  ce 
propos  que,  en  la  traduisant,  nous  nous  sommes  attaché  à  rendre  le  plus 
fidèlement  possible  la  pensée  de  l'auteur  ;  ici  nous  avons  pu  nous  affranchir 
de  cette  rigueur  et  adopter  la  forme  à  noire  manière  de  voir. 


L 


FORMATION   SUR   PLACE    DE    LA    HOUILLE.  467 

Avant  .d'aborder  l'examen  du  parallèle  qui  va  s'imposer 
à  nous,  à  la  lumière  des  faits  nouveaux,  il  convient  que 
sommairement  nous  exposions  les  grandes  lignes  de  la 
formation  actuelle  des  gisements  d'origine  végétale. 

On  pourrait  énoncer  ce  principe  :  toute  accumulation 
de  débris  organiques,  et  particulièrement  de  restes  végé- 
taux, dépend  de  la  relation  qui  s'établit  par  le  jeu  des 
circonstances  entre  la  production  des  organismes  et  leur 
décomposition  chimique.  Si  celle-ci  égale  et  surtout  dépasse 
celle-là,  il  n'y  aura  point  d'accumulation. 

Ainsi  le  végétal  qui  tombe  à  découvert  sur  le  sable  de 
nos  chemins  devient  aussitôt  la  proie  de  l'oxygène  de  l'air 
qui  l'aura  bientôt  réduit  en  eau  (H^O)  et  en  gaz  (0,0).  Ce 
sera  la  destruction.  En  repassant  par  le  chemin,  vous 
pourrez  voir  se  dessiner  encore  dans  le  sable  l'organisation 
délicate  de  la  feuille  qui  y  était  étalée,  mais  vous  ne  dis- 
tinguerez plus  aucune  trace  des  matières  qui  l'ont  com- 
posée. Ce  jeu-là  pourra,  à  un  endroit  donné,  se  répéter 
maintes  fois,  sans  que  jamais  aucune  trace  palpable  ne 
puisse  et!  rester  :  le  processus  de  la  décomposition  l'em- 
porte radicalement  sur  celui  de  la  production. 

Il  en  va  tout  autrement  lorsque,  aux  pieds  des  arbres 
d'une  forêt,  s'accumulent  les  dépouilles  de  sa  végétation 
dense  et  compacte.  Les  débris  se  recouvrent  rapidement 
les  uns  les  autres,  dans  un  milieu  tout  de  moiteur  où  la 
stagnation  de  l'air  est  favorisée  par  les  couronnes  enche- 
vêtrées des  arbres  et  des  buissons.  Dans  ces  circonstances 
l'oxygène  ne  peut  pas  exercer  son  action  assez  rapidement 
pour  amener  une  destruction  complète.  A  la  faveur  du 
milieu  spécial,  qui  n'est  point  aseptique,  mais  où  l'action 
bactérienne  est  intense,  le  produit  humique  qui  se  formera 
sera  le  tei^reau.  C'est  un  humus  nettement  alcalin  ou  neutre. 
Dans  ce  cas-ci  il  se  constituera  déjà  une  certaine  accumu- 
lation humique  qui,  si  elle  est  à  temps  recouverte  par  un 
sédiment,  pourrait  donner  lieu  à  une  couche  de  matières 
charbonneuses. 


468  REVUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Mais  les  circonstances  sont  bien  autrement  favorables 
à  une  accumulation  importante  de  produits  humiques  dans 
les  milieux  où  se  développent  les  tourbières.  La  tourbièf-e 
est  essentiellement  une  végétation  marécageuse  qui,  tout 
en  se  développant  à  Tair  libre,  a  son  pied  sous  le  manteau 
protecteur  de  Teau.  Grâce  à  une  adaptation  particulière, 
les  végétaux  tourbeux  meurent  par  leur  base  sous  l'eau, 
tandis  que  des  niveaux  successifs  de  racines  s'étagent  le 
long  de  leurs  tiges  et  de  leurs  troncs.  Le  végétal  peut  ainsi 
accumuler  sous  lui,  abrités  contre  loxygène  par  une  eau 
peu  mouvementée,  les  restes  de  toute  sa  vie,  et  assurer, 
tant  que  les  circonstances  ne  changeront  pas,  la  continuité 
de  la  croissance  tourbeuse.  La  tourbe  est  aussi  un  humus, 
mais  un  humus  entièrement  aseptique  et  d  un  caractère 
franchement  acide. 
.  Il  suflSrait,  pour  passer  de  la  tourbe  au  lignite,  et  du 
lignite  à  la  houille,  d'imaginer  un  processus  chimique  qui 
s'exprimât  par  l'idée  d'un  enrichissement  en  carbone  [\).  Le 
malheur  en  tout  ceci  est  que  la  chimie  des  matières  hu- 
miques en  est  encore  à  l'abc.  Ce  chapitre  reste  entièrement 
ouvert  aux  investigations  des  spécialistes.  Espérons  que 
l'intérêt  qu'y  trouverait  la  géologie,  engagera  quelque 
patient  chercheur  à  élucider  cette  diflBcile  question.  L'im- 
possibilité où  nous  nous  trouvons  de  tabler  actuellement 
sur  les  conclusions  des  chimistes,  ne  doit  pas  cependant 
nous  défendre  d'émettre  une  idée  qui  n'a  pour  elle  rien 
d'improbable. 

Passons  enfin  à  un  milieu  plus  spécial  encore,  celui 
des  eaux  stagnantes  ou  semi-stagnantes  où  se  forment  les 
Sapropels  (boues  de  putréfaction).  M.  Potonié  a  créé  ce 
terme,  pour  grouper  toutes  espèces  de  vases  organiques 
fort  répandues,  qui  ont  jusqu'ici  trop  peu  attiré  l'attention 

(i)  On  trouvera  les  plus  suggestives  considérations  à  ce  sujet  dans  la  con- 
férence faite  &  Arras,  en  1004,  par  M.  Ch.  Barrois,  de  l'Institut.  Cfr.  Sur  le 
mode  de  formation  de  la  houille  au  Pas-de-Calais,  Aiw.  de  la  Soc. 
CÉOL.  DU  Nord,  1004,  t.  XXXni,  pp.  156  et  suiv. 


FORMATION   SUR   PLACE   DE   LA    HOUILLE.  469 

des  naturalistes.  Fraîche,  cette  vase  singulière  est  d'un 
aspect  boueux  et  au  toucher  fort  élastique  (i)  ;  séchée  elle 
durcit  extrêmement,  se  craquelé  et  présente  des  cassures 
conchoïdales  quand  elle  est  ancienne. 

L'examen  microscopique  nous  montre  le  sapropel  con- 
stitué de  débris  plus  ou  moins  décomposés,  apparte- 
nant aux  plantes  et  aux  animaux  aquatiques,  qui  se 
trouvent  comme  noyés  dans  une  gelée.  Celle-ci  ne  peut 
être  que  le  résidu  humique  d'une  décomposition  initiale 
des  organismes  entamés  qu'elle  empâte.  Peut-être  pour- 
rait-on rapprocher  cette  constatation  de  la  présence 
constante  d'une  ««  matière  bitumineuse  »»  qui  compénètre 
la  masse  de  tout  charbon,  d'après  les  consciencieuses 
recherches  de  M.  C.-Eg.  Bertrand  (2).  En  tous  cas  les 
faits  indiquent  que,  dans  ce  milieu,  l'oxygène,  agissant  au 
début,  s'est  trouvé  en  quantité  insuffisante  pour  amener 
la  «  destruction  ».  Mais  ce  qui  ne  s'explique  guère,  c'est 
que  cette  décomposition  amorcée  se  soit  arrêtée,  et  que  le 
résidu  soit  comme  figé  dans  un  état  définitif.  Ainsi  les 
échantillons  de  sapropel,  qui  avaient  passé  à  Liège  les 
plus  chauds  mois  de  l'année,  n'accusaient  pas  le  moindre 
progrès  de  décomposition  à  la  fin  de  l'exposition  ! 

L'intérêt  de  la  matière  nous  engagerait  à  ne  pas  nous 
en  tenir  au  sapropel  pur;  mais  nous  étendrions  trop  le 
cadre  de  notre  sujet.  Il  est  rare,  en  effet,  que  cette  roche 
se  présente  dans  une  homogénéité  absolue.  Ordinairement 
des  sédiments  minéraux  s'y  mêlent,   ils  peuvent  même 


(1)  Dans  l«s  régions  à  sous-sol  tourbeux,  comme  en  Hollande,  la  présence 
éventuelle  de  cette  formation  est  prévue  dans  les  cahiers  de  charge.  Son 
élasticité  joue  parfois  de  mauvais  tours  aux  entrepreneurs  Elle  résiste  au 
début,  puis  la  bâtisse  s'alourdissant,  en  une  fois,  le  sol  cède  et  la  vase  sapro- 
pélienne  (Derrie  ou  Darink  en  Hollande)  s*échappe  tout  autour  de  la  con- 
struction, qui  s'effondre  d'autant  en  dessous  du  niveau  prévu. 

(2)  Ce  que  les  coupes  minces  des  charbons  de  terre  nous  ont  appris 
sur  leur  mode  de  formation,  —  Mém.  du  congrès  international  de... 
GÉOLOGIE  APPLIQUÉE,  Liège,  1905. 


/ 


470  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

constituer  la  masse  tandis  que  le  sapropel  n'en  sera  plus 
que  raccessoire. 

Qu'il  nous  sufiBse  de  dire  ici  que  tout  cet  ensemble  rentre 
dans  la  classe  des  roches  sapropéliennes ,  Tantôt,  comme 
dans  les  cannel-coal,  les  boghead,  les  kieselguhr,  etc., 
le  sapropel  prédominera  —  tantôt,  comme  dans  les  roches 
bitumineuses  ou  fétides,  le  sapropel  ne  fera  qu'imbiber  la 
pâte  minérale.  Tous  ces  degrés  se  rencontrent  dans  la 
formation  houillère  depuis  le  sapropel  pur  —  qui  serait 
la  houille  mate,  d'après  M.  Potonié  —  jusqu'au  sédiment 
minéral  qui  dégage  des  hydrocarbures  à  la  flamme.  Enfin 
indiquons  simplement  que  M.  Potonié  a  établi  qu'au 
nombre  des  sapropels  se  rangent  les  roches-mères  des 
pétroles  (i). 

Les  diflerents  stades  que  nous  venons  de  rencontrer  en 
appellent  tous  à  lautochtonie.Si  nous  n'avons  pas  signalé 
de  phénomène  où  l'accumulation  d'un  combustible  soit 
due  au  transport,  c'est  tout  simplement,  qu'à  notre  con- 
naissance, il  n'y  a  pas  de  formation  où  actuellement  nous 
puissions  observer  la  constitution  d'un  pareil  gisement  dû 
à  cette  cause.  Il  est  vrai  qu'on  cite  certains  sondages  — 
comme  ceux  de  Y  Albatros,  rapportés  par  Agassiz — où  du 
fond  du  golfe  du  Mexique,  les  appareils  auraient  ramené 
des  végétaux  dans  tous  les  états  de  la  décomposition,  mêlés 
à  la  vase  à  globigérines  !  Le  fait  est  intéressant,  mais  il 
est  unique.  Et  il  s'agirait  encore  de  démontrer  que  c'est 
à  partir  du  charriage  même  que  ces  végétaux  étaient 
ainsi  décomposés.  11  nous  reste  de  ce  que  nous  avons 
appris  par  M.  Potonié,  comme  de  nos  propres  observa- 
tions, qu'il  paraît  bien  diflBcile,  sinon  impossible,  qu'une 
masse  végétale — la  «  bouillie  "  de  de  Saporta — soit  char- 
riée à  quelque  distance  par  des  eaux  courantes,  sans 
être  notablement  diminuée,  si  même  elle  ne  partage  pas  le 


(l)  Zur  Frage  nach  den  Ir-materialien  der  Pelrolea  von  H. Potonié. 
*-  Jahrb.  d.  Kômgl.  Preuss.  Geol.  La>'desanstakt,  B.  XXV,  SS.  342-368. 


PLANCHE  I 


Cliché  d«  l'aniear. 

FiG.  1.  —  Lac  sur  i/ancien  bras  de  la  Havel.  Stade  a  Sapropel. 

(Sehiachien  See,  Oninewald,  Btrlin.) 


Cliché  de  r«iitciir. 

FiG.  2.  —  Même  lac  auréolé  de  Sapropel.  —  Roseliêre  envahissante. 
Au  loin  la  tourbière  boisée. 


^ 

k 


■>*... 


FORMATION  SUR  PLACE  DE  LA  HOUILLE.     47 1 

sort  des  végétaux  que  nous  voyions  tout  à  Theure  réduits 
à  la  ««  destruction  »» .  Descendez  en  Belgique  des  faîtes  de 
la  Baraque  Michel,  où  vivent  pas  mal  de  tourbières,  et 
vous  verrez  descendre  à  vos  côtés  mille  filets  d'eau  tout 
teintés  de  noir  par  les  matières  humiques  dont  ils  se  sont 
chargés  en  parcourant  le  plateau.  Vous  ne  devrez  pas 
marcher  bien  loin  pour  constater  que  la  teinte  s'éclaircit 
et  que  bientôt  même  Teau  par  ses  remous  aura  permis  à 
l'oxygène  de  l'air  de  brûler  entièrement  l'humus  qu'elle 
charriait.  C'est  un  exemple  de  fort  petite  mesure,  mais 
nous  avons  sur  le  monde  de  grands  fleuves,  le  Rio-Negro, 
le  Congo,  etc.,  qui  charrient  des  dépôts  analogues  en  pro- 
portion de  leur  importance  comme  de  celle  des  forêts 
tourbeuses  qu'ils  traversent.  Or  nulle  part  on  ne  nous  a 
montré  jusqu'ici  un  recoin,  une  anse  plus  tranquille,  un 
lac  où  ces  grands  charrieurs  de  matières  végétales  auraient 
déposé  une  sédimentation  de  combustibles  végétaux.  Ils 
roulent  leurs  eaux  toutes  noires  jusque  dans  la  mer  et 
c'est  là,  dans  les  remous  de  l'estuaire,  que  se  détruisent 
les  dernières  grâces  du  transport  de  matières  végétales. 
Avant  de  passer  à  l'analyse  du  phénomène  actuel,  tel 
qu'il  s'offre  à  nos  observations,  il  convient  de  nous  arrêter 
encore  à  une  remarqiie  préliminaire,  d'une  portée  fort 
générale.  Nulle  part,  et  surtout  dans  notre  vieille  Europe, 
dont  l'homme  a  pris  tellement  possession,  nous  ne  voyons 
la  nature  librement  agir  ;  partout  l'homme  intervient  et  la 
régit  brutalement.  Voulez-vous  un  exemple  :  nous  parlions 
tout  à  l'heure  de  fleuves,  quels  sont  ceux  qui  sont  encore 
abandonnés  à  leur  libre  développement  ?  Ici  on  les  rétrécit, 
là  on  leur  donne  plus  d'ampleur,  on  établit  des  barrages, 
des  écluses,  on  les  enserre  de  quais  rigides,  on  va  même 
jusqu'à  leur  faire...  de  «  grandes  coupures  r>.  On  com- 
prendra aisément  qu'il  serait  dangereux  d'établir  des  théo- 
ries si  l'on  prétendait  trop  rigoureusement  tenir  compte 
de  ce  que  l'on  voit  dans  la  nature  telle  qu'on  peut  l'atteindre 
aujourd'hui  :  le  ^  voile  de  la  civilisation  »  déforme  et 


Fijf.  1.  —  Bras  de  la  Havel  envahi  graduellement  par  le  régime  tourbeux. 


FORMATION  SUR  PLACE  DE  LA  HOUILLE.     473 

masque  beaucoup  trop  les  choses.  Il  ne  faut  point  chercher 
dans  nos  observations  des  photographies  selon  lesquelles 
nous  voudrions  reconstituer  trop  fidèlement  le  passé.  M.  de 
Lapparent  nous  a  mis  en  garde  contre  la  «  fascination  des 
causes  actuelles  »» .  Ce  n'est  que  sage  ;  vouloir  trouver 
dans  le  présent  ['absolue  représentation  du  passé  serait 
une  grave  erreur.  Mais  nous  pensons,  d'autre  part,  qu'il 
est  également  hasardeux  de  vouloir  faire  de  toutes  pièces 
le  passé,  sans  avoir  égard  à  ce  que  nous  enseigne  la 
nature  d'aujourd'hui.  La  nature  jouit  d'une  activité  trop 
exubérante,  trop  capricieuse  pour  se  laisser  enfermer  dans 
Tétroitesse  d'un  cadre  aussi  conventionnel. 

Il  y  a,  non  loin  de  Berlin,  un  bras  de  la  Havel  (Fig.  i), 
est  en  voie  de  disparaître  par  l'ensablement  de  son  fond  et 
qui  par  la  conquête  que  les  végétaux  font  lentement,  mais  à 
coup  sûr,  de  chacun  des  lacs  qui  s'échelonnent  le  long  de 
son  ancien  cours.  Lorsqu'on  observe  les  lacs  —  le  Schlach- 
tensee,  par  exemple  (PI.  1,  fig,  i)  —  qui  sont  encore  large- 
ment ouverts,  on  voit  s'y  développer  une  grande  quantité 
d  algues,  de  plantes  et  d'animaux  aquatiques.  Les  restes  de 
ces  organismes  ne  tardent  pas  à  se  précipiter  au  fond  des 
eaux  semi-stagnantes  en  s'additionnant  des  excréments  de 
la  faune  aquatique  et  des  organes  caducs  des  plantes 
riveraines.  Cette  formation  se  produit  d'une  façon  très 
active  dans  la  plupart  de  ces  lacs  ;  elle  en  tapisse  le  fond  et 
en  auréole  (PL  I,  fig.  2)  les  bords  :  c'est  du  sapropel. 

Grâce  à  cette  bordure,  composée  d'une  matière  éminem- 
ment nutritive,  la  végétation  hydrophile  qui  cerne  le  lac 
se  hâte  de  l'envahir.  Il  se  fait  ainsi  que,  dans  un  temps 
relativement  court,  des  surfaces  aquatiques  se  trouvent 
entièrement  envahies  par  la  végétation  qui  s'y  glisse  à  la 
faveur  de  la  vase  sapropélienne(Fig.  2).  Le  premier  résultat 
de  cet  envahissement  végétal  est  la  constitution  de  ce  que 
nous  connaissons  sous  le  nom  de  ««  prairie  élastique  » 
(PL  IL  fig.  1).  Des  Nuphar,  des  Potamogeton,  des  Phrag- 
mites,  des  Glyceria,  des  Careœ  et  bien  d'autres  plantes 


474 


REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


adaptées  à  ces  milieux  s*âcquittent  graduellement  de  la 
besogne.  Et  voilà  le  régime  de  tourbière  amorcé  :  c'est 


Fig.  2.  —  Représentation  schématique  de  renvahissement  des  lacs  par 
raccumulalion  sapropélienne  (le  pointillé)  et  la  multiplication  des  plantes 
hygTO[\h']\es  (Ver landung).  AWer  de  I  à  IV;  IV  est  le  stade  de  prairie 
élastique. 

le  premier  stade  de  tourbière  plate,  le  stade  marécageux, 
la  «  roselière  ». 
Nous  le  savons,  ces  prairies  élastiques  prennent  bientôt 


\ 


PLANCHE  11 


Cliché  de  l'Anienr.  Pig.   1. 

Trassitio!(  :  1.  Lac.  —  2.  Boselière.  —  8.  Prairie  ëluiiqiie.  —  4.  Tourbière  boifée. 

(Kmmme-Lanke,  Omnewald,  Dmrlin.) 


Cliché  de  rantevr. 


Fio.  2.  —  Type  de  bois  a  TOURBièRB* 

(Bàketal.  TrltowcAnal,  GroM-LIchterfelde,  Berlin.) 


( 


\ 


FORMATION  SUR  PLACE  DE  LA  HOUILLE.     475 

assez  de  consistance  pour  supporter  des  charges,  voire 
pour  permettre  petit  à  petit  rétablissement  à  leur  surface 
de  bois  et  de  forêts.  Parmi  la  végétation  arborescente, 
qui  constitue  ainsi  le  second  stade  de  tourbière  plate  —  la 
tourbière  boisée^  —  dominent  les  aulnes  (A.  glutinosa),  les 
bouleaux  [B.  pubescens),  les  sapins,  les  chênes,  les 
fusains,  etc.,  le  tout  bientôt  envahi  par  les  plantes  grim- 
pantes —  les  lianes  de  ces  climats  —  le  houblon,  le  chèvre- 
feuille, etc.  (PL  II,  fig.  2,  PI.  III  et  PI.  IV,  fig.  i).  Ce 
tableau  d'ensemble  nous  montre  les  tourbières  sous  un 
aspect  pittoresque,  sous  lequel  nous  n'étions  pas  accou- 
tumés à  nous  les  imaginer.  Quand  toute  cette  végétation 
se  trouve  harmonieusement  mêlée  dans  une  tourbière, 
M.  Potonié  y  voit  —  nous  le  justifierons  plus  tard  —  le 
type  moderne  le  plus  rapproché  de  ce  que  devaient  être 
les  forêts  houillères  (Mischwaldflachmoor  :  tourbière 
boisée  à  essences  diverses). 

Il  est  aisé  de  comprendre  qu'une  végétation  aussi  puis- 
sante ne  puisse  pas  s'établir  là  où  l'alimentation  ne  serait 
pas  en  proportion  de  ses  appétits.  Aussi  voyons-nous  qu'au 
traversde  toutes  ces  tourbières  circulent  des  eaux,  quelque- 
fois des  rivières,  des  fleuves,  qui  apportent  aux  végétaux 
une  nourriture  sans  cesse  renouvelée.  Nous  sommes  loin 
des  tourbières  qui  s'étioleraient  à  l'entrée  de  la  moindre 
eau  impure  ! 

Mais  supposons  maintenant  que  les  circonstances  vien- 
nent à  empêcher  l'eau  de  pénétrer  encore  la  tourbière, 
ou  que,  par  l'accumulation  tourbeuse  même,  la  surface  où 
la  vie  se  développe,  dépasse  le  niveau  où  l'alimentation 
se  produit,  et  voilà  que  les  végétaux  propres  aux  tour- 
bières boisées  arrêtent  leur  développement,  deviennent 
difformes,  chétifs,  et  bientôt  dépérissent  (PI.  IV,  fig.  2 
et  PI.  V,  fig.  i).  Pour  peu  que  dans  ces  circonstances-là 
le  milieu,  par  suite  du  climat,  par  exemple,  soit  particu- 
lièrement humide,  une  nouvelle  végétation  naine,  plus 
résistante  et  surtout  plus  sobre  (les  Sphagnum,  les 
Eriophorum^   les     Vaccinium,   les  Scheuchzeria^    etc.), 


476  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

prend  pied  et  amène  la  tourbière  au  stade  de  tourbière 
bombée  (PI.  V,  fig.  2  et  PL  VI,  fig.  i).  Ce  sont  là,  en 
somme,  les  tourbières  dont  parle  le  plus  la  littérature 
géologique;  mais,  comme  on  voit,  elles  ne  constituent 
qu'une  étape  parmi  toutes  celles  que  peut  traverser  ce 
régime  si  complexe.  Une  tourbière  bombée  peut  non 
seulement  se  passer  de  nourriture,  mais  elle  n'en  supporte 
pas.  Si  une  circonstance,  un  changement  de  régime, 
venait  à  lui  en  amener,  elle  périrait  et  retournerait  à  l'un 
des  stades  antérieurs.  Non  loin  du  château  de  Grunewald 
se  trouve  une  petite  tourbière  bombée.  Son  existence, 
menacée  par  diverses  causes,  vient  de  l'être  d'une  façon 
plus  sensible  encore  par  la  proximité  d'une  route  que 
les  automobiles  fréquentent  beaucoup.  La  poussière,  que 
celles-ci  soulèvent,  et  les  fumées  hydrocarburées,  qu'elles 
lancent,  apportent  à  la  tourbière  une  nourriture  trop 
abondante  qui  va  achever  de  la  faire  dépérir. 

Mais  continuons  la  marche  normale.  Si  la  tourbière 
continue  à  s'accroître,  l'accumulation  humique  va  néces- 
sairement s'élever  tôt  ou  tard  au-dessus  du  niveau  de 
l'humidité  qui  lui  est  nécessaire  avant  tout.  Ce  sera  la 
sécheresse,  presque  l'aridité  (PL  VI,  fig.  2).  Alors  s'éta- 
blira par  dessus  la  tourbière  bombée  la  bfmyèi^e  [Calluna^ 
Erica,  etc.  ...)  stade  dernier,  type  de  la  décrépitude  ultime 
dans  la  vie  des  tourbières. 

Nous  venons  dans  ce  court  aperçu  de  retracer  d'une 
façon  toute  théorique,  tous  les  différents  états  par  lesquels 
pourrait  passer  une  tourbière.  Mais,  il  convient  d'y  insis- 
ter, cette  succession  ainsi  représentée  est  purement  théo- 
rique :  c'est  un  schéma.  Loin  de  nous  d'en  inférer  que 
partout  et  toujours  la  succession  se  fait  dans  cet  ordre 
complet  et  que  toujours,  devant  une  tourbière  fossile,  il 
faille  rechercher  les  différents  lits  accusant  la  superposi- 
tion des  cinq  formations  (PL  VII,  fig.  1)  que  nous  venons 
de  décrire. 

Quelques  exemples  mettront  notre  remarque  en  pleine 
lumière.  On  a  pu  voir  parmi  les  documents  exposés  à 


PLANCHE  ni 


FiG.  1-2.  —  Types  de  tourbière  boisée  ▲  essences  variées  (uanes). 

(Bambnieh,  FtUenlébn,  Bniuwiek.) 


FORMATION    SUR   PLACE   DE    LA    HOUILLE.  477 

Liège  par  M.  Potonié,  la  photographie  d'une  minuscule 
tourbière  bombée,  née  sur  la  surface  mamelonnée  mais 
nue  d'un  bloc  erratique  du  Hartz.  En  somme,  que  faut-il 
pour  qu'il  s'établisse  une  tourbière  bombée  ?  Rien  n'exige 
que  quelque  autre  formation  tourbeuse  se  soit  d'abord 
développée  en  cet  endroit.  Il  suffit  d'une  atmosphère  saturée 
d'humidité,  de  quelques  spores  ou  semences  appropriées 
amenées  en  cet  endroit,  mais  par  dessus  tout  d'un  sol 
dépourvu  de  principes  nourriciers.  Ce  qui  s'est  fait  directe- 
ment sur  cette  roche,  aurait  pu  se  faire  aussi  bien  sur  U!i 
sable  bien  lessivé,  comme  en  toutes  conditions  analogues. 
Nous  parlions  à  l'instant  de  la  disparition  d'une  tourbière 
bombée  cédant  à  nouveau  la  place  à  une  tourbière  boisée. 
Ce  fait  seul  indique  la  possibilité  d'alternances  répétées 
de  lits  tourbeux  appartenant  à  des  régimes  différents. 
Imaginons  même  qu'une  bruyère  tourbeuse  s'effondre  assez 
pour  provoquer  par  dessus  sa  surface  un  envahissement 
lacustre,  et  nous  trouverons  du  sapropel  {i^'  stade)  super- 
posé à  de  la  tourbe  de  bruyère  (5®  stade).  En  petit  nous 
pouvons  observer  ce  phénomène,  lorsque  des  roselières, 
envahies  par  les  eaux  aux  périodes  de  crue,  se  couvrent 
de  «*  papier  d'algue  r>.  Pareille  alternance,  d'une  forma- 
tion aquatique  et  d'une  autre  plus  terrestre,  ne  pourra- t-elle 
pas  se  répéter  souvent  ?  Sur  la  tranche,  la  tourbe  qui  en 
résultera,  devra  présenter  un  aspect  stratifié,  rappelant 
celui  de  la  plupart  de  nos  morceaux  de  charbon  où  des 
lames  brillantes  alternent  avec  des  lames  mates. 

Tout  ceci  revient  à  dire  que  s'il  nous  a  fallu  décrire  le 
phénomène  tourbeux  dans  un  ordre  —  et  nous  avons  pré- 
féré un  ordre  logique,  —  nous  ne  voulons  nullement  signi- 
fier par  là  que  toujours  dans  la  nature  le  phénomène  se 
présente  avec  la  succession  rigoureuse  de  toutes  ses  phases 
possibles.  Cela  dit  encore,  si  l'on  y  réfléchit,  que  toutes 
ces  diverses  végétations  que  nous  avons  décrites  en  rap- 
port avec  les  divers  régimes  tourbeux  peuvent  fort  bien 
se  rencontrer  sans  qu'on  trouve  par  dessous  l'accumulation 
tourbeuse  à  laquelle  on  pourrait  s'attendre.  Ainsi  tel  lac 


478  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

des  environs  de  Swinemûnde  (Ahlbeeker  See)  s'est  si  fort 
rempli  de  sapropel  que  son  eau  adipeuse  n'y  permet  plus 
la  libre  navigation.  Et  cependant  les  conditions  du  milieu 
n'ont  pas  encore  amené  par  dessus  l'établissement  des 
régimes  tourbeux  qui  devraient,  semble-t-il,  s'y  être 
installés  depuis  longtemps.  Encore  un  exemple,  plus 
proche  de  nous  :  la  surface  aride  de  notre  sableuse  Cam- 
pine  a  amené  le  développement  de  bruyères  sans  fin,  et 
cependant  nous  ne  voyons  que  rarement  se  former  sous 
leurs  pieds  la  tourbe  de  bruyère.  Cela  prouve  tout  simple- 
ment —  rappelons-nous  notre  premier  principe  —  qu'en 
cette  région  les  conditions  du  milieu,  tout  en  étant  favo- 
rables à  la  croissance  de  l'association  végétale  propre  aux 
bruyères,  favorisent  d'ailleurs  la  «<  destruction  »  des  végé- 
taux dans  une  telle  mesure  qu'aucune  accumulation 
humique  n'a  le  temps  de  se  constituer.  Nous  n'y  relevons 
que  des  humâtes  ferreux  qui  teintent  le  sol  et  forment 
quelquefois  des  croûtes  d'alios. 

Les  conditions  idéales  pour  l'établissement  du  régime 
des  tourbières  sont  les  suivantes.  Il  faut  une  humidité 
climatérique  intense,  soit  par  continuité  des  pluies,  soit 
par  humidité  persistante  de  Tair,  soit  par  irrigation  péné- 
trante et  ininterrompue  du  sol.  Toute  cette  eau  contribue 
d'une  part  au  développement  des  plantes  qui  fournissent 
le  plus  volontiers  de  la  tourbe,  tandis  que  d'autre  part 
elle  alimente  cette  nappe  protectrice  à  la  faveur  de  laquelle 
s'opère  la  macération  tourbeuse.  Il  semble  aussi  que  la 
lumière  tamisée  soit  plus  favorable  au  phénomène  que  la 
lumière  solaire  directe  et  intense.  On  pense  assez  généra- 
lement que  c  est  la  condition  dont  bénéficiait  la  terre  aux 
temps  carbonifériens.  Une  bonne  partie  de  l'eau  actuelle- 
ment condensée  sur  notre  planète  devait  encore  se  trouver 
dans  l'atmosphère.  Cette  enveloppe  nuageuse  tempérait 
l'action  directe  du  soleil  et  procurait  à  toute  la  végétation 
les  avantages  des  serres  où  la  lumière  obscure  est  d'autant 
plus  agissante  qu'elle  reste  captive.  En  tous  cas  MM.  Bar- 


PLANCHE  ly 


Cliché  de  Tanteiir. 

FiG.  1.  —  Tourbière  plate  boisée  a  essences  variées. 

(Dalle,  HukOTro.) 


Cliché  de  l'Aiitear. 

Fio.  â.  —  Transition  de  la  tourbière  boisée  (1)  vers  la  tourbière  bombée  (!2). 

(Dftlle,  HanoTre.) 


FORMATION   SUR   PLACE   DE    LA    HOUILLE.  47g 

thelot  et  G.  André  (i)  ont  montré  que  l'activité  directe  de 
la  lumière  solaire  aidait  singulièrement  la  rapide  destruc- 
tion des  résidus  végétaux.  C'est  peut-être  pour  ce  motif 
qu'on  signale  plus  rarement  des  dépôts  humiques  de 
quelque  importance  dans  les  régions  tropicales  qui  à 
d'autres  titres  sembleraient  tout  indiquées  pour  produire 
en  masse  des  formations  de  tourbe. 

L'ensemble  des  conditions  que  nous  avons  détaillées  est 
bien  celui  dont  jouit  la  grande  plaine  morainique  qui 
s'étend  vers  la  mer  du  Nord  et  la  Baltique.  Les  relevés 
récents  nous  apprennent  que  les  tourbières  couvrent  en 
Poméranie  lo  p.  c.  de  la  surface  du  sol,  i5  p.  c.  en 
Hanovre,  3o  p.  c.  en  Finlande.  Ce  sont  des  conditions 
analogues  qui  ont  multiplié  par  centaines,  sur  les  flancs 
irrigués  des  Alpes,  les  centres  tourbeux  dont  le  grand 
mémoire  de  MM.  Frùh  et  Schrôter  (2)  vient  de  nous  révé- 
ler l'existence  et  la  vitalité.  C'étaient  aussi,  nous  n'hésitons 
pas  à  le  croire,  dans  des  conditions  analogues  que 
devaient  se  trouver  les  régions  carbonifériennes  alignées 
dans  les  synclinaux  le  long  du  plissement  hercynien,  ainsi 
que  plus  tard  les  régions  des  lignites  éogènes  qui  s'allon- 
geaient au  pied  du  plissement  alpin. 

Mais  il  est  temps  d'en  revenir  à  la  formation  de  la  houille. 
Nous  l'avons  dit,  avec  M.  Potonié  nous  voyons  dans  les 
tourbièy^es  plates  à  essences  variées  le  type  le  plus  rappro- 
ché de  ce  que  devaient  être  les  tourbières  carbonifériennes. 
11  s'agit  de  justifier  cette  manière  de  voir. 

Et  d'abord,  parmi  les  tourbières  actuelles  ce  type-là  est  le 
seul  qui  comporte  le  développement  d'une  végétation  très 
variée  et  dont  les  individus  atteignent  la  forme  arborescente 
dans  toute  sa  plénitude.  Or  il  ne  faut  pas  s'être  occupé 


(<)  Sur  Voxydation  spontanée  de  V acide  humique  et  de  la  terre 
végétale,  —  Comptes  uendus  de  TAcad.  des  Sciences,  1892,  l,  CXIV,  pp.  4t 
el  suiv, 

(2)  Die  Moore  der  Schtoeiz.  —  Beitr.  zur  Geol.  der  Schwbiz,  \\\  Liefe- 
rang,  1904. 


48o 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


beaucoup  de  paléobotanique  houillère  pour  savoir  combien 
la  flore  de  cet  âge  est  mêlée,  et  combien  grands  sont  les 
végétaux  —  même  les  cryptogames  —  qu'on  y  rencontre. 
Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  du  fait  qu'il  s'agit 
d'une  végétation  à  grande  allure,  la  tourbe  formée  sur 
place  allât  accuser  dans  sa  masse  la  conservation  d'organes, 
voire  de  plantes  entières.  L'examen  de  la  tourbe,  si  autoch-. 
tone  qu'elle  soit,  montre  une  désagrégation  bien  compa- 
rable à  celle  qu'on  a  relevée  jusqu'ici  dans  la  houille.  C'est 
pour  croire  que  la  macération  tourbeuse  désorganise  pro- 


Fi$i:  5.  —  Croissance  étagée  de  végétaux  houillers  du  bassin  St-Élicnne 
d'après  M.  G.  Grand'Eury.  Formation  des  couches  de  houille,  PI.  XXVll. 

fondement  les  végétaux  les  plus  puissants.  Dans  les  lignites 
la  désorganisation  est  tout  aussi  accusée.  Il  est  exception- 
nel de  pouvoir  reconnaître  dans  la  masse  l'organisation 
d'une  partie  appréciable  de  végétal. 

Quant  au  mode  de  croissance  des  végétaux  de  tourbière, 
il  rappelle  par  bien  des  traits  ce  qu'on  a  observé  dans  la 
formation  houillère.  Ainsi  en  dessous  des  lits  de  tourbe  on 
relève  la  présence  du  sédiment  qui  a  donné  l'hospitalité  à 
la  première  végétation  (PI.  Vil,  fig.  2).  C'est  le  »  mur  » 
de  la  couche,  son  sol  végétal  où  l'on  voit  le  développement 
des  racines  in  loco  naiali,  tel  que  nous  le  connaissons  aux 


PLANCHE  V 


Cliché  d«  raatcar. 
Fio.  1.  —  Rachitisme  des  arbres  et  croissance  en  touffes  des  plantes  basses. 


DANS  UNE  tourbière  BOMBÉS. 


(Qninewald,  Berlin.) 


CUdié  a»  l'antou. 


FiG.  2.  —  Type  de  tourbiâre  bombée. 

(Triasfal,  Qifhoni,  HanoTn.) 


/ 


FORMATION    SUR    PLACE   DE   LA    HOUILLE.  48 1 

murs  de  nos  houillères. Quant  à  l'appareil  radical  lui-même, 
il  a  deux  caractères  spéciaux.  Il  accuse  d'abord  la  «  crois- 
sance étagée  »»  telle  que,  depuis  longtemps,  M.  Grand'Eury 
Ta  décrite  pour  la  région  carboniférienne  (Fig.  3).  Si  pour 
le  passé  nous  ne  pouvons  guère  la  montrer  d'une  façon 
probante  que  sur  des  faits  relevés  en  plein  dans  les  sédi- 
ments, ce  n'est  pas  à  dire  que  ces  mêmes  végétaux  crois- 
saient autrement  au  milieu  du  marécage  tourbeux.  Seule- 
ment, au  sein  de  la  houille  et  du  lignite  la  désorganisation 
est  trop  prononcée,  pour  que  nous  puissions  nettement 
surprendre  le  phénomène,  tel  qu'on  l'atteint  partout  dans 
les  tourbières  actuelles.  L'important  est  d'établir  que  les 
espèces  houillères  avaient  l'élasticité  voulue  pour  s'adapter 
à  un  milieu  enlizant. 

Ensuite,  pour  les  grands  végétaux,  cet  appareil  radical 
n'est  jamais  pivotant  —  dispositif  qui  n'assurerait  aucune 
stabilité  au  milieu  d'un  marécage  —  mais  au  contraire 
il  se  développe  puissamment  en  radeau  (PL  VIII,  fig.  i) 
terminé  par  des  racines  traçantes,  de  manière  à  asseoir 
solidement  le  végétal  à  la  surface  du  marécage,  tout 
en  lui  assurant  le  moyen  de  respirer.  Les  souches  en 
place,  dont  on  rencontre  quelquefois  des  restes  appré- 
ciables, aussi  bien  dans  les  tourbières  que  dans  les  gise- 
ments de  lignite,  ne  gênent  nullement  pour  établir  un 
rapprochement  déplus  avec  certains  troncs-debout  observés 
dans  nos  charbonnages.  Dans  la  grande  tourbière  de 
Triangel  (Hanovre),  nous  avons  eu  la  bonne  fortune  de 
rencontrer  une  plage  où  la  bruyère  et  sa  tourbe  (dernier 
stade;  avaient  été  consumées  par  un  incendie.  La  photo- 
graphie montre  (PI.  VIII,  fig.  2),  sortant  du  milieu  du  lit 
tourbeux  sous-jacent,  les  souches  puissantes  et  serrées  de 
la  grande  végétation  arborescente  qui  avait  couvert  de  sa 
luxuriante  couronne  cette  tourbière  actuellement  désolée, 
au  temps  où  elle  appartenait  encore  au  type  des  tourbières 
boisées.  Si  la  formation  tourbeuse  s'était  arrêtée  en  ce 
temps-là,  et  si,  au  lieu  de  passer  à  la  bruyère,  elle  s'était 

m*  SÊKIË.  T.  IX.  31 


4^2  RBVUB   DBS   QUESTIONS   SCIÈNTIJ^IQUËS . 

recouverte  d'un  manteau  de  sédiments,  nous  aurions  eu, 
à  n'en  pas  douter,  au  «  toit  ^  de  cette  couche  de  combustible, 
une  légion  de  troncs-debout  autochtones. 

Un  dernier  détail  encore  justifie  le  choix  que  nous  avons 
fait  parmi  les  types  de  tourbières  :  c'est  que  seules  les 
tourbières  plates»  et  surtout  les  tourbières  boisées,  per- 
mettent l'apport  par  les  eaux  courantes  d'éléments  nourri- 
ciers et  partant  d'éléments  minéraux.  Or,  c'est  grâce  à  ces 
apports  internes,  dus  aux  eaux  de  circulation,  qu'on  peut 
expliquer  aisément  la  formation  dans  les  couches  de  com- 
bustible de  ces  concrétions  minérales  dont  nous  recueillons 
de  nombreux  témoins  dans  la  formation  houillère,  ainsi  que 
nous  les  rencontrons,  en  voie  de  constitution,  au  sein  des 
tourbes  actuelles.  On  attribue  à  une  loi  chimico-physique 
le  fait  qui  amène  au  sein  d  une  masse  homogène  les  prin- 
cipes minéralisateurs  libres  à  se  porter  de  préférence  sur  et 
autour  de  l'objet  dont  la  présence  rompt  Thomogénéité  de 
l'ensemble.  Nous  expliquons  ainsi  que  dans  un  sédiment 
minéral  un  principe  minéralisateur  liquide  se  porte,  pour 
le  pétrifier  et  l'entourer  même  de  couches  concentriques 
qui  en  font  un  nodule,  sur  un  corps  organisé  —  un  fossile — 
gisant  dans  le  sédiment.  Ici  la  distance  du  sédiment  au 
reste  organisé  est  frappante.  Mais  il  semble  que  les  choses 
se  passent  de  même  lorsque,  dans  une  amas  humique  qui  a 
subi  la  macération  tourbeuse,  il  se  trouve  un  élément, 
végétal  aussi,  mais  qui  n'en  est  pas  réduit  au  même  degré 
de  décomposition,  qu'il  soit  resté  davantage  ligneux  ou  bien 
qu'il  ait  été  atteint  de  pourriture  avant  son  enfouissement. 
Dans  ce  cas,  le  principe  minéral  liquide,  circulant  à  travers 
l'ensemble,  se  portera  de  préférence  pour  le  minéraliser 
sur  cet  organisme-là,  qui  rompt  Thomogénéité  de  la  masse. 
On  expliquerait  ainsi  les  concrétions  siliceuses,  ferrugi- 
neuses ou  calcaires  qui  se  trouvent  fréquemment  au  sein 
des  couches  du  houiller,  et  qui  nous  montrent  souvent 
des  végétaux  à  structure  pétrifiée,  dont  la  conservation  a 


PL  A  yen E  ri 


Cliché  de  l'antear. 

FiG.  1.  —  Mares  aseptiques  dans  une  tourbière  bombée. 

(Kelidioger-Mcor,  Stade,  Hambnrg.) 


Cliehti  de  l'aalear. 


Fia.  2.  —  Bruyère  avec  genévriers. 

(Unteilob,  Landes  de  Lûnebarff.) 


FORMATION  SUR  PLACE  DE  LA  HOUILLE.     488 

conduit  aux  récents  et  sensationnels  progrès  de  la  paléo- 
botanique. 

Il  convient  aussi  de  mettre  en  lumière  le  parti  que  la 
théorie  doit  tirer  de  l'extension  des  tourbières.  Tout  le 
monde  connaît  les  surfaces  énormes  que  couvrent  sur 
le  monde  les  formations  houillères.  A  ne  prendre  que  le 
grand  bassin  westphalien,  qui  s'étend  d'Allemagne  en 
Angleterre  en  passant  largement  par  la  Belgique  et  la 
France,  on  saisira  aisément  que  le  point  de  comparaison 
qu'on  lui  cherche  dans  la  nature  actuelle  doit  aussi  être 
susceptible  d'un  grand  développement  superficiel.  Re- 
marque qui  ne  sera  qu'accentuée, si  Ton  songe  que  les  limites 
originelles  de  sa  largeur  (N.-S.)  étaient  loin  de  coïncider 
avec  celles  que  lui  assignent  nos  cartes  géologiques  :  les 
plissements  et  les  érosions  les  ont  notablement  réduites. 
Comment  donc  imaginer  une  même  formation  lagunaire 
—  car  cet  immense  bassin  est  nettement  un  et  homogène  — 
comment  imaginer  une  même  lagune  s  étendant  oblique- 
ment à  travers  lo  degrés  de  longitude,  dont  on  ne  connaît 
que  vaguement  labouiissant  marin  et  plus  vaguement 
encore  l'aboutissant  continental,  avec  son  puissant  régime 
fluvial?  Ajoutons  —  tout,  jusqu'à  la  structure  intime  des 
plantes,  nous  l'impose  —  que  la  végétation  houillère  était 
marécageuse  et  qu'il  faudrait,  pour  rester  fidèle  à  vaste 
ridée  de  transport,  amener  les  résidus  humiques  d'une 
surface  continentale  déjà  assez  basse, vers  l'énorme  lagune 
plus  basse  encore. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  du  bassin  westphalien, 
nous  pourrions  le  répéter  dans  une  certaine  mesure  de  la 
plupart  des  bassins  houillers.  Nous  veirions  ainsi  la  terre 
ferme  prendre  à  ces  époques  un  développement  qui  serait 
plutôt  inquiétant  pour  les  océans.  Il  faudrait  admettre  en 
outre  que  tous  ces  systèmes  lagunaires  ont  été  propre- 
ment respectés  par  les  vicissitudes  subséquentes  de  la 
surface   terrestre,   tandis   que    l'appareil   côtier   comme 


4^4  REVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

l'appareil  fluvial  auraient  toujours  été  impitoyablement 
détruits.  Ce  serait  demander  beaucoup  de  bonne  volonté. 
Mais  il  en  va  tout  autrement  si  nous  en  appelons  à  la 
formation  sur  place,  aux  tourbières.  11  n'est  plus  néces- 
saire alors  d'imaginer  ces  terres  si  étendues  pour  loger 
l'intense  végétation  carboniférienne,  qui  devrait  être  plus 
intense  qu'on  ne  le  pense,  vu  que  le  charriage  en  aurait 
nécessairement  réduit  d'une  façon  notable  les  résidus.  Il 
ne  faut  plus  chercher  la  place  où  tracer  l'imposant  réseau 
hydrographique,  chargé  de  laver  le  continent,  d'amener 
et  d'étendre  sur  la  plaine  maritime  la  délicate  ^  bouillie 
végétale  »,  soigneusement  triée.  11  ne  faut  pas  davantage 
ménager  les  contacts  nécessaires  entre  la  lagune  et  la 
mer.  11  suffira  d'une  terre  basse  —  que  ce  soit  la  dépres- 
sion d'un  synclinal,  ou  l'évasement  d'une  vallée  —  où 
l'irrigation  intense  et  continue  satisfasse  aux  exigences 
des  végétations  tourbeuses  et  dont  la  topographie  per- 
mette à  la  mer  voisine  de  la  visiter  en  quelques  points  de 
son  étendue,  soit  par  de  passagères  incursions,  soit  par 
l'établissement  d'un  régime  saumâtre  plus  ou  moins  franc. 
Grâce  à  la  persistance  de  pareilles  conditions  du  milieu, 
l'amas  tourbeux  pourra  atteindre  des  proportions  appré- 
ciables, et,  au  temps  de  la  sédimentation  minérale,  rien 
n'empêchera — au  moins  dans  notre  bassin  westphalien  — 
ces  lentes  opérations  dont  témoignent  tant  de  preuves  et 
en  particulier  les  humbles  Spirorbes  (i)  enroulés  sur  de  si 
nombreux  fossiles  houillers. 


(1)  Ch.  Barrois,  Sur  les  Spirorbes  du  terrain  houiller  de  Bruay 
(Pasde  Calais).  —  Ann.  de  la  Soc.  géol.  du  Nord,  1904,  t.  XXXUI,  pp.  5U 
et  suiv. 

A.  Malaqoin,  Le  Spirorhis  pusillus  du  tei^rain  houiller  de  Bruay, 
la  formation  du  tube  et  leur  adaptation  en  eau  douce  à  l'époque 
houillère.  —  Jbid,.,  pp.  05  et  suiv.,  pi.  ï\. 

U  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  les  S[»irorbes  tant  de  fois  observés  et  qui 
viennent  défaire  l'objet  de  la  belle  étude  renseignée  ci-dessus,  ces  Spirorbes 
s'observent  sur  les  fossiles  recueillis  dans  la  stampe,  ils  sont  donc  cer- 
tainement allochiones.  H  serait  diflicile  d'attribuer  les  empreintes  si  nom- 
breuses des  sédiments  aux  seules  souches  qu'on  y  trouve  parfois  enracinées; 


PLANCHE  ru 


aiebë  d«  l'antear. 

FiG.  1.  —  Tourbière  en  exploitation  montrant  la  superposition  des  tourbes  : 
1.  Tonrb*  de  roselière.  —  2.  Tourbe  de  forêt.  —  8.  Tonrbe  de  brajère. 

(Triangel,  HmnoTre.) 


CUeM  de  l'utow. 


Fio.  2.  —  Mur  di  tourbière. 

I.  SédiBMi.  "  8.  Mw.  -  8.  Towbe  de  roMlièn. 

(Tdtoweual,  OvoH-LielitarftUt.) 


i 


FORMATION  SUR  PLACE  DE  LA  HOUILLE.     485 

Quant  à  la  surface,  peu  importe.  Rien  ne  limite  l'ex- 
tension possible  d'une  tourbière  et  surtout  d'un  ensemble 
de  tourbières,  tant  que  perdurent  les  conditions  favorables 
à  leur  naturel  développement. 

Nous  savons  parfaitement  qu'il  y  a  une  grande  difficulté 
à  expliquer  la  superposition  de  nombreuses  couches  de 
combustible,  comme  nous  la  voyons  dans  nos  bassins 
houillers  belges.  Il  faut,  sur  toute  la  surface  du  bassin, 
ramener  le  niveau  terrestre  à  l'altitude  qu'exige  la  vie 
des  plantes,  autant  de  fois  qu'on  compte  de  lits  charbon- 
neux, et  cela  après  autant  de  périodes  où  la  sédimenta- 
tion y  aura  déposé  les  roches  intercalaires  (starape).  C'est 
un  grave  problème.  Mais,  est-il  moins  grave  dans  l'autre 
théorie  ?  Ne  faut-il  pas  aussi  des  conditions  hypsomé- 
triques  bien  définies  pour  provoquer  un  charriage  ?  Ne 
faudra-t-il  pas  même  faire  varier  à  la  fois,  dans  une 
situation  réciproque  bien  déterminée,  et  le  niveau  de  la 
lagune  et  celui  des  terres  où  prospèrent  les  forêts  ?  La 
formation  par  transport  ne  fait  donc  que  déplacer  la 
difficulté,  si  elle  ne  l'augmente  pas.  M.  Douvillé,  le  savant 
professeur  de  l'École  des  Mines  de  Paris,  nous  disait 
dernièrement  que  ses  études  sur  les  Pyrénées  l'avaient 
conduit  à  démontrer  que  durant  toute  la  surrection  de  ce 
système  montagneux,  les  flancs  avaient  subi  des  oscilla- 
tions continuelles  et  fort  appréciables.  Son  mémoire  va 
prochainement  nous  édifier  à  ce  sujet.  La  lumière  ne  vien- 
drait-elle pas  de  là  ?  Maintenant  que  nous  admettons,  que 
nous  touchons  du  doigt  —  on  peut  le  dire  —  la  sur- 
vivance des  mouvements  tectoniques  les  plus  anciens, 
verrons-nous  une  impossibilité  à  croire  que,  lorsque  la 
croûte  terrestre  était  en  travail  de  ces  énormes  chaînes 


la  plupart  doivent  appartenir  aax  stations  échelonnées  le  long  de  la  zone 
tourbeuse.  Jusqu'ici  donc  les  Spirorbes  n'indiquent  rien  pour  les  lits  char- 
bonneux eux-mêmes. 

L*évidence  de  l'allochtonie  des  empreintes  nous  a  conduit  d'ailleurs  à  ne 
tenir  aucun  compte,  dans  notre  théorie,  de  la  parfaite  conservation  a  à  la 
façon  des  plantes  d'herbier  »  des  végétaux  délicats  étalés  entre  les  strates 
houillers. 


486  REVUE   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

de  montagnes,  les  flancs  de  ces  plissements  et  jusqu'à 
leur  voisinage  aient  subi  comme  une  répercussion  de  ces 
ridements  gigantesques  en  les  suivant  de  loin  dans  un 
mouvement  oscillatoire  plusieurs  fois  répété  ?  Cela  nous 
sourit  fort;  d'autant  plus  que  le  grand  bassin  westphalien 
se  constituait  tout  juste  dans  un  vaste  synclinal  courant 
au  pied  nord  de  la  chaine  hercynienne,  alors  en  plein 
mouvement  de  surrection.  L'intermittence  du  mouvement 
oscillatoire  par  lequel  cette  dépression  suivait  ainsi 
l'ascension  du  système  montagneux,  l'aurait  mise  en 
situation,  tantôt  de  recevoir  des  sédiments,  tantôt  de 
permettre  à  sa  surface  le  développement  de  la  vie.  A 
cette  lin,  pas  n'est  besoin  d'imaginer  que  ce  mouvement 
se  produisait  de  l'est  à  l'ouest  avec  un  synchronisme  et 
un  ensemble  absolus.  Il  suffit  qu'au  total  chaque  point  ait 
été  soumis  à  des  variations  d'amplitude  sensiblement 
égales.  Ceci  justifierait  la  grande  similitude  et  le  caractère 
d'homogénéité  qu'accusent  les  diverses  régions  d'un  même 
bassin,  tandis  que  Tasynchronisme  relatif  expliquerait  les 
discontinuités  latérales  mises  en  une  lumière  si  frappante 
par  l'enchevêtrement  lenticulaire  que  montrent  les  sédi- 
ments et  les  couches  de  combustible. 

Notre  conclusion  se  dégage  de  plus  en  plus  :  l'horizon 
houiller  est  constitué  par  des  roches  allochtones  et  par 
des  lits  charbonneux  autochtones.  Le  mur  n'est  pas  un 
sédiment  spécial,  c'est  une  simple  modification  amenée 
dans  le  sédiment  par  suite  de  l'établissement  d'une  végé- 
tation. Est-ce  à  dire  que  nous  excluions  tout  phénomène 
de  transport,  une  fois  que  nous  nous  trouvons  en  face  d'un 
gisement  humique  ?  Ce  serait  une  absurdité  criante.  La 
nature  n  agit  point  d'après  des  lois  aussi  simples  :  sa 
fécondité  se  manifeste  par  la  complexité  harmonieuse  de 
ses  opérations.  Si  nous  en  venons  à  croire  que,  en  général, 
toute  formation  humique  est  autochtone,  nous  ne  préten- 
dons point  qu'il  ne  puisse  s'y  rencontrer,  à  titre  d*épisodes, 
des  cas  de  transport  ;    comme,  d'ailleurs,  rien  n'établit 


PLAyCHE  Vin 


Cliehé  de  rantenr. 

FiG.  1.  —  Souche  dressée  montrant  le  développement  en  rXdeau 

DES   RACINES  DES  GRANDS  ARBRES. 

(Tourbière  de  Triaogel.) 


Clielië  a»  raateiur. 

FiG.  2.  —  Souches  en  place  de  la  tourbière  boisée, 

MISES  A  NU  PAR  l'INCENDOB  DE  LA   BRUTÈRI  ET  DE  SA  TOURBE. 

(Triâogel,  HmoTit») 


r 


FORMATION  SUR  PLAGB  DE  LA  HOUILLB.     487 

à  priori  que  certains  gisements  ne  pourraient  être  dus 
uniquement  à  un  phénomène  d'allochtonie. 

Par  exemple,  personne  ne  mettra  en  doute  que  les  gise- 
ments de  dopplérite,  d'alios  humique,  etc.,  ne  soient  dus 
à  une  formation  par  transport  ;  pas  plus  qu'il  ne  viendra  à 
ridée  de  personne  de  comparer  ces  formations  si  peu 
importantes  aux  couches  de  charbon  que  renferment  nos 
bassins  houillers. 

Pour  peu  qu'on  observe  les  surfaces  des  roches  accu- 
mulées sur  les  terris  des  charbonnages,  on  y  voit  souvent 
des  brins  de  végétaux  sensiblement  de  même  grandeur 
et  souvent  orientés  dans  une  même  direction.  C'est  le 
«  Hâcksel  r*  (paille  hachée)  des  Allemands.  Rien  d'étonnant 
dans  ce  phénomène,  puisqu'il  s'observe  au  sein  môme  des 
sédiments.  Il  indique  qu'une  eau  courante  a  charrié  des 
débris  de  végétaux  frais,  qu  elle  les  a  classés  et  entraînés 
au  gré  de  son  cours,  dans  le  sens  que  réclame  la  pesan- 
teur. Mais  ce  phénomène  a  son  pendant  dans  l'intérieur 
môme  des  tourbières  actuelles,  des  gisements  de  lignite 
et,  sans  doute,  des  gisements  houillers.  On  voit,  en  effet, 
s'isoler  certaines  fois,  au  milieu  môme  de  la  tourbe  com- 
pacte, un  paquet  de  tourbe  boulante  (Schlammtorfj  :  ce 
n'est  autre  chose  que  de  la  tourbe  «  remaniée  »  par  une 
eau  courante  et  rejeiée  plus  loin  dans  cet  état  désagrégé. 
M.  Potonié  explique  de  la  môme  façon  la  présence  du 
lignite  boulant  (Rieselkohle),  si  bien  connu  du  mineur 
rhénan.  Et  nous  nous  demandons  si  une  action  analogue 
ne  pourrait  expliquer  l'accident  d'une  houille  qui  ruisselle 
sous  le  pic  de  l'ouvrier,  alors  que  le  reste  de  la  veine  se 
débite  en  gros  morceaux. 

Il  y  a  aussi  les  troncs-debout  dont  certains  spécimens 
semblent,  par  leurs  conditions  de  gisement,  présenter 
plutôt  un  phénomène  allochtone.  Ils  se  trouvent  en  plein 
sédiment  sans  racines,  parfois  en  situation  peu  naturelle, 
et  accusant  par  le  relèvement  du  sédiment  qui  les  encaisse 
la  preuve  qu'ils  furent  comme  ensablés.  Qu'est-ce  qui 


i 


488  RBVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

nous  empêche  d'admettre  que  des  troncs  d'arbres  aient 
été  charriés  de  la  môme  façon  que  la  roche  qui  les  moule? 
Nous  devons  avouer  que  nous  n'attachons  même  plus 
à  certains  caractères  la  portée  que  nous  leur  donnions 
autrefois.  Il  ne  faut  pas  oublier,  en  effet,  que  notre  bassin 
houiller  —  nous  ne  parlons  pas  de  celui  de  la  Campine  — 
a  été  intimement  bouleversé  par  de  multiples  plissements. 
Ceux-ci  ont  fait  jouer,  si  peu  que  ce  soit,  les  strates  les  uns 
par  rapport  aux  autres.  Ainsi  nous  avons  relevé  aux  char- 
bonnages de  rOuest-de-Mons  un  tronc  d'arbre  qui,  dans 
un  anticlinal  aigu,  se  trouvait  débité  en  autant  de  tronçons 
qu'il  traversait  de  strates  et  ces  tronçons  n'étaient  plus 
restés,  de  par  le  plissement,  dans  leur  superposition  natu- 
relle ;  pour  certains  le  rejet  était  de  l'importance  du 
diamètre  de  la  tige.  Pareils  faits  nous  amènent  à  douter 
de  la  signification  que  nous  avons  attribuée  autrefois  à  des 
empreintes  horizontales  qui  s'étalaient  sous  la  base  des 
troncs-debout  du  Bois  d'Avroy  (1).  Nous  étions  en  «  dres- 
sant y* ,  L'acuité  du  plissement  aurait  très  bien  pu  déplacer 
les  strates  contigus  de  manière  à  glisser  la  base  du  tronc 
par  dessus  l'empreinte  voisine  :  la  superposition  nous 
aurait  trompé.  D'ailleurs,  plus  on  examine  les  souches 
qu'on  trouve  au  voisinage  d'une  veine,  plus  on  est  porté 
à  y  voir  des  survivants  de  la  végétation  autochtone. 

Il  y  a  encore  le  fait  des  «  cailloux  roulés  »,  fait  auquel 
nous  avons  contribué  à  donner  nous-même  une  grande 
signification.  Pour  être  sincère,  nous  ne  pouvons  point  dire 
que  la  question  nous  semble  résolue.  Les  cailloux  restent 
des  témoins  éminemment  allochtones  et  dont  la  fréquence 
relative  ne  laisse  pas  d'être  troublante.  Seulement  il  est 
certain  que  ces  cailloux  se  présentent  d'une  façon  trop 
accidentelle,  trop  sporadique  pour  emporter  la  conviction. 
Ils  se  trouvent  disséminés  à  travers  l'horizon  houiller  sans 

(1)  Un  banc  à  troncs'debout  aux  charbonnages  du  Grand- Bac 
(Sclossin-Lictîe).  —  Bui.L.  dk  l'Acad.  roy.  de  Belgique,  1896,  3»  s.,  l.  XXXI, 
pp.  i60-266,  pi.  1. 


FORMATION  SUR  PLACE  DE  LA  HOUILLE.      489 

égard  ni  à  leur  masse,  ni  à  leur  nature.  L'eau  courante 
n'aurait-elle  pas  dû  les  classer  par  ordre  de  densité  et  en 
semer  môme  de  temps  en  temps  des  traînées?  Cela  impose- 
rait avec  plus  d'évidence  l'idée  de  transport. 

Proposons  deux  explications  qui  pourraient,  dans  une 
certaine  mesure,  satisfaire  aux  exigences  du  phénomène 
observé.  D'abord,  rien  ne  nous  empêche  de  supposer  que 
de  temps  à  autre  les  cours  d'eau  —  comme  la  Sprée  qui 
traverse  le  Spréewald  (tourbière  d'aulnes)  —  n'aient  déra- 
ciné quelques  grands  végétaux  tenant  des  cailloux  empê- 
trés dans  leurs  racines  et  qu'ainsi,  portés  par  ces  radeaux, 
les  cailloux  ne  se  soient  échoués  au  sein  de  la  tourbière. 
Ensuite,  pour  peu  que  la  tourbière  ait  été  proche  du  rivage 
de  la  mer  —  comme  celles  de  la  Prusse  Orientale  ou  de 
Tîle  de  Sylt  —  les  fortes  marées  auraient  pu  rejeter  à 
certains  moments  des  galets  en  pleine  formation  auto- 
chtone. Nous  avons  observé  la  chose  au  lendemain  d'une 
tempête  sur  les  rivages  d'Helgoland.  A  cet  endroit,  le  fond 
de  la  mer  est  tout  couvert  de  galets  ;  de  grandes  lami- 
naires s'y  attachent  et,  lorsque  la  tempête  remue  les  eaux, 
elle  rejette  sur  la  côte  des  galets  sur  lesquels  l'eau  n'aurait 
pas  eu  de  prise  si  la  surface  de  ces  grandes  algues  ne  lui 
avait  prêté  son  concours.  Les  galets  parviennent  ainsi 
sur  un  rivage  sans  quon  puisse  après  un  certain  temps 
s'en  expliquer  la  présence,  car  le  tissu  de  l'algue  se  détruit 
bien  vite  et  laisse  la  pierre  sans  moyen  de  justification 
devant  l'observateur  étonné. 

Un  nouveau  fait,  plus  frappant  encore,  vient  d'émou- 
voir les  savants.  Dans  les  coal  balls  du  Yorkshire,  M.  Lo- 
max  à  rencontré  des  masses  de  Goniatites  intimement 
mêlées  aux  débris  de  végétaux  humifiés  (PI.  IX)  dont 
ces  nodules  carbonates  ont  préservé  en  partie  la  structure 
intime  (i).  Voilà  bien  la  mer  :  car  il  semble  qu'on  ne  puisse 
pas  attribuer  à  ces  céphalopodes  d'autre  habitat  que  la 

(I)  Henri  Douvillé,  Le9  -  coal  balls  n  du  yarA^^ire.  —  Bull,  de  la  Soc. 
GÉOLOGIQUE  DE  Feance,  1005,  4«  série,  t.  V,  pp.  154  et  suiv.,  pi.  VI. 


490  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

haute  mer.   Comment  se  trouvent-ils  en  masses  si  com- 
pactes, comptant  des  individus  de  tout  âge,  au  milieu  de 
cette   végétation  continentale  que    nous    croyons    auto- 
chtone ?  Le  problème  est  ardu.  Nous  pouvons  même  en 
accentuer  la  portée  en  rapprochant  de  ce  fait  la  présence  si 
fréquente  de  Goniaiites,  de  Producéus,  et  d'autres  animaux 
marins,  à  plusieurs  niveaux  de  la  plupart  des  formations 
houillères,   de  la  nôtre  en  particulier  (i).   Nous  avons 
l'unique  ressource  de  supposer  que  la  mer  n'était  pas  fort 
éloignée  de  la  région  tourbeuse,  pas  assez  du  moins  pour 
lui  défendre  des  incursions  répétées.  La  chose  ne  répugne 
point,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  dire.  On  voit  par  ceci  que 
nous  ne  tentons  pas  d'atténuer  les  difficultés  au  profit 
de  notre  cause  ;  nous  avouons  même  que  c'est  une  objec- 
tion à  laquelle  nous  ne  voyons  pas  de  réponse  péremp- 
toire.  Seulement  nous  ne  voyons  pas  davantage  comment 
il  serait  plus  facile  d'interpréter  le  phénomène  dans  l'hypo- 
thèse de  la  formation  par  transport.  D'autant  plus  que, 
d'un  caractère  très  localisé,  le  fait  de  la  présence  de  ces 
coquilles  marines  ne  pourrait  pas  à  lui  seul  infirmer  le 
fait  du  ^  mur  »  géologique  des  couches  de  houille,  qui, 
lui,  s'affirme  avec  une  persistance  et  une  continuité  frap- 
pantes à  travers  toute  l'épaisseur  et  toute  l'étendue  de  la 
formation  houillère. 

L'ensemble  de  ces  considérations  nous  amène  donc  à 
abandonner  nos  idées  d'autrefois  et  à  croire  que  les  accu- 
mulations de  combustible,  et  particulièrement  celles  de 
notre  grand  bassin  westphalien,  se  sont  formées  sur  place, 
grâce  à  des  végétations  analogues  à  celles  des  vastes  tour- 
bières boisées.  Si  le  transport  a  aussi  concouru  à  la  for- 
mation de  ces  gisements,  ce  n'est  que  localement  et  comme 
par  épisode.  Évidemment  nous  n'avons  pas  la  hardiesse 

(I)  Voir,  cnlre  autres,  P.  Kourmarier  :  Esquisse  paléontologique  du 
bassin  houiller  de  Liège.—  Con;;rôs  international...  de  géologie  appliquée, 
Liège,  1905;  et  du  même  :  Note  sur  lu  zone  inférieure  du  terrain 
houiller  de  Liège,  -  Ann.  ob  la  Soc.  géol.  de  Belgique,  t005-0G,  t.  XXXIll, 
pp.  M  17  ei  suiv. 


PLANCHE  IX 


Cliebé  de  l'anfenr. 

FiG.  1.  —  Coal-hall  du  Torkshirk  avec  Goniatites  noyées 

DANS  LE  MAGMA  HUMIQUE. 


aiebë  de  Tanteiir. 

FiG.  2.  —  Gonialitea  jeones  réparties  par  couches  régulières   - 

DANS  l'amas  HUMIQUE. 

Lee  prëpftniUme  appartttnntnt  à  l'Éeok  rapërittri  uttonato 
dw  Mines  de  Paria  ;  M.  DouTiUé  nou  lai  a  obUgiaauMnt  préiéea. 


FORMATION    SUR    PLACE    DE    LA    HOUILLE.  49 1 

de  vouloir  présenter  cette  théorie  comme  absolument 
définitive,  mais  les  faits  nous  obligent  à  la  croire  mieux 
fondée,  et  en  science  nous  ne  devons  avoir  cure  d  autre 
chose  :  le  progrès  vers  la  vérité. 

Ajoutons  aussi  qu'en  géologie  nous  nous  sentons  porté 
de  préférence  vers  l'application  large  du  principe  des 
causes  actuelles.  La  nature  evSt  une,  les  principes  de  son 
activité  ont  toujours  été  les  mêmes  ;  ce  qui  a  varié,  c'est 
bien  plus  la  modalité  que  le  fond  des  choses.  Et  si  nous 
étions  conduit  par  là  à  allonger,  h  multiplier  un  peu  les 
siècles,  qu'importe  ?  Les  données  chronologiques  sont  si 
incertaines  dans  Tespèce,  que  nous  n'avons  point  à  nous  en 
mettre  en  peine.  Nous  pouvons  marcher,  tant  que  nous 
restons  dans  les  limites  que  les  faits  imposent.  La  crainte 
d'allonger  l'histoire  géologique  du  globe  est  la  dernière 
objection  à  opposer  à  une  hypothèse  rationnelle. 

Pour  finir,  nous  abandonnons  aux  réflexions  du  lecteur 
une  vue  téléologique  qui  nous  a  plusieurs  fois  hanté  au 
cours  de  nos  récents  A'oyages.  Dans  la  nature,  les  tour- 
bières jouent,  vis-à-vis  des  terres  basses  et  marécageuses, 
le  rôle  que  les  coraux  tiennent,  dans  les  mers  chaudes,  à 
l'endroit  des  hauts-fonds.  Ce  ne  sont  d'ailleurs  que  deux 
épisodes  de  l'histoire  géologique  de  la  croûte  terrestre. 
Elle  se  résume  en  quelque  sorte  dans  le  titanesque  combat 
que  se  sont  livré  à  travers  les  âges  l'élément  marin 
et  l'élément  continental.  Celui-ci  a  triomphé  de  celui-là. 
Il  a  commencé  à  poindre  en  archipel  à  la  surface  des 
eaux,  il  s'est  solidarisé  petit  à  petit  en  se  groupant,  il  a 
assuré  ses  conquêtes  successives  par  l'ossature  des  chaînes 
de  montagne,  et  voilà  qu'il  se  trouve  actuellement  con- 
stitué en  plusieurs  masses  importantes  lui  assurant  un 
définitif  triomphe.  Le  temps  des  violences  semble  passé 
ou  au  moins  suspendu  ;  mais  la  lutte  continue,  lente  et 
sourde,  en  divers  points  du  globe.  Ici  l'élément  marin  a 
quelques  avantages,  là  la  terre  prend  les  siens.  Parmi  les 
avantages  de  l'élément  solide  il  convient  de  signaler  les 


492  REVUB   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tourbières  et  les  atolls,  produits  les  uns  par  l'activité 
animale,  les  autres  par  celle  des  végétaux.  Dans  les  mers 
tropicales  s'élèvent  des  récifs  dus  à  la  vie  corallienne  ; 
lentement  les  animalcules  multiplient  leurs  colonies  et  con- 
struisent de  gigantesques  édifices  capables  de  braver  les 
flots.  Us  forment  ainsi  un  système  insulaire  dont  les  chaî- 
nons, se  rejoignant  toujours  davantage,  fournissent  un 
abri  à  l'accumulation  des  sédiments  et  tendent  vers  la 
constitution  d'une  terre  ferme  nouvelle  aux  dépens  de  la 
mer.  Sur  la  terre  l'eau  a  gardé  certains  domaines  maré- 
cageux, surfaces  incertaines  qui  pourraient  retourner 
aisément  au  régime  marin  ;  il  s'agit  d'en  assurer  la  con- 
quête au  continent.  C'est  ici  la  végétation  tourbeuse  qui 
s'en  charge.  Nous  l'avons  vu,  les  végétaux  aquatiques  se 
multiplient  rapidement,  la  végétation  riveraine  enserre 
la  surface  liquide,  la  pénètre,  y  introduit  le  régime  fores- 
tier, qui,  lui,  prend  définitivement  possession  du  terrain, 
s'y  établit  en  maître  et  conquiert  la  surface  entière  au 
régime  continental.  C'est  ainsi  que  l'activité  biologique 
qui  travaille  d'une  part  à  préparer  l'érosion,  l'abaissement 
des  hautes  cimes,  s'applique  d'autre  part  à  combler  les 
faibles  dépressions  terrestres  ou  marines  pour  faire  tendre 
tout  vers  la  stabilité  désertique  de  la  plaine  —  vers  la 
mort. 

G.  SCHMITZ,  S.  J. 


LES  OBSERVATOIRES 


DE 


LA  COMPAGNIE  DE  JESUS 

AU  DÉBUT  DU  XX»  SIÈCLE  (1) 


OBSERVATOIRES   DE  ZI-KA-WEI   ET  ZO-SÉ  (2). 


HISTORIQUE 

Fondation.  —  En  1845,  le  R.  P.  Gotteland,  qui  venait 
d'être  nommé  Supérieur  de  la  nouvelle  mission  du  Kiang- 
nan,  confiée  par  la  Propagande  à  la  Compagnie  de  Jésus, 
éiiumérait  dans  une  lettre  diverses  fondations  qu'il  avait 
dessein  de  créer  :  «  Et,  ajoutait-il,  auprès  de  ces  grands 
établissements,  je  voudrais  un  petit  observatoire...  » 

Le  désir  du  Père  Gotteland  ne  se  réalisa  que  vingt- sept 
ans  plus  tard,  mais  il  fut  largement  comblé. 

En  décembre  1872,  le  Père  Colombel  commençait,  bien 
modestement ,    quelques    observations    météorologiques. 

(1)  Voir  Revue  des  Questions  scientifiques,  janvier  1906,  p.  10. 
(i)  Observatoire  de  Zi-ka-wei,  Changhaï  (Chine).  —  Observatoire  de  Zo-sé, 
Changbal  (Cbine). 


494 


REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


L'année  suivante,  on  contruisait  un  observatoire  (Fig.  21) 
dans  un  jardin  que  possédaient  les  Pères,  au  sud  de  leur 
résidence  et  de  leur  collège  de  Zi-ka-wei,  à  huit  kilo- 
mètres au  sud-ouest  de  Changhaï.  Le  bâtiment  se  compo- 
sait d'un  rez-de-chaussée  formé  de  cinq  pièces  et  d'un  petit 
étage  surmontant  la  pièce  du  milieu  et  terminé  par  une 


Fijç.  21.  —  Ancien  Observatoire  de  Zi-ka-wei. 

plateforme.  Les  instruments  météorologiques  ordinaires 
y  étaient  installés. 

Dès  1874,  le  nouveau  venu  prenait  une  certaine  exten- 
sion, s'enrichissait  d'un  météorographe  Sccchi,  d'un 
déclinomètre  et  d'un  cercle  d'inclinaison  de  Barrow.  Enre- 
gistrant sur  une  mén)e  feuille  les  courbes  correspondant 
aux  variations  de  pression,  de  température,  d'état  hygro- 
métrique, de  force  et  de  direction  du  vent,  avec  Theure 


LftS   OBSERVATOIRES    DE   LA   COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    495 

même  et  la  durée  des  chutes  de  pluie,  le  météorographe 
offrait  le  double  avantage  de  centraliser  les  observations, 
tout  en  permettant  de  placer  chaque  appareil  dans  le  lieu 
le  plus  avantageux. 

En  septembre  1874,  on  inaugurait  des  observations 
météorologiques  suivies,  faites  de  trois  en  trois  heures, 
de  4  heures  du  matin  à  10  heures  du  soir,  d'après  la 
méthode  de  TObservatoire  de  Montsouris.  Le  Père  Le  Lee 
en  était  chargé.  A  peu  près  à  la  même  époque,  le  Père 
Marc  Dechevrens  commençait,  dans  une  cabane  de  bois 
construite  ad  hoc,  une  série  de  mesures  magnétiques 
absolues,  daprès  les  instructions  du  général  Sabine, 
directeur  du  Magnelic  Suf^vey  de  Londres. 

En  ibyS,  le  Père  Le  Lee  succédait  au  Père  Colombel 
dans  la  charge  de  directeur.  Les  moyennes  météoro- 
logiques paraissaient  dans  le  Bulletin  de  la  Société  Asia- 
tique de  Changhaï  et  se  publiaient  également  dans  un 
journal  quotidien. 

En  1876,  le  Père  Marc  Dechevrens  remplaçait  le  Père 
Le  Lee  comme  directeur  ;  il  devait  occuper  ce  poste  pen- 
dant onze  ans  et  donner  à  l'Observatoire,  par  ses  impor- 
tants travaux,  un  haut  renom  scientifique.  Cette  même 
année,  paraissait  un  Bulletin  de  25o  pages,  donnant  la 
série  des  observations  météorologiques  et  magnétiques 
faites  à  Zi-ka-wei.  L'année  suivante,  dans  le  tome  XXIV 
de  TAnnuaire  de  la  Société  Météorologique  de  France, 
le  Père  publiait  des  Recherches  su?-  les  pnncipaux  phé- 
fiomènes  obso^vés  à  Zi-ka-wei.  Dès  lors,  les  mémoires 
sortis  de  sa  plume  se  succèdent  presque  sans  interruption, 
et  vingt  et  un  trouvent  à  se  classer  de  1787  à  1887,  dont 
quelques-uns  très  importants  et  fort  appréciés. 

En  1877,  on  installait  dans  un  pavillon  magnétique  un 
magnétographe  d'Adie,à  enregistrement  photographique, 
donnant  les  éléments  magnétiques  terrestres  :  déclinaison, 
inclinaison  et  intensité.  11  a,  depuis  lors,  poursuivi  régu- 
lièrement sa  tâche  délicate. 


496  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Mais  déjà  l'attention  du  Père  Dechevrens  était  concen- 
trée presque  tout  entière  sur  l'étude  des  vents  et  des 
typhons.  On  sait  combien  sont  dangereux,  dans  les  mers 
de  Chine  et  dans  TOcéan  Pacifique,  ces  vastes  mouvements 
giratoires  autour  d*un  axe  animé  lui-même  d'un  mouve- 
ment de  translation  considérable.  Sur  terre,  au  passage 
des  typhons,  souvent  tout  est  dévasté,  soit  à  cause  de  la 
bourrasque,  soit  à  cause  des  terribles  raz-de-marée  dont 
ils  s'accompagnent  ;  sur  mer,  les  navires,  si  nombreux 
dans  ces  parages,  n'ont  pas  de  pires  ennemis.  A  mesure 
que  s'ouvraient  au  commerce  les  ports  de  Chine, du  Japon 
et  des  îles,  on  sentait  de  plus  en  plus  la  nécessité  d'orga- 
niser un  service  d'annonces,  qui  pût  permettre  aux  Com- 
pagnies de  ne  faire  naviguer  leurs  bâtiments  qu'en  toute 
sécurité.  Mais,  pour  prédire  les  typhons,  il  les  fallait 
d'abord  étudier  :  de  plusieurs  côtés  on  se  mit  à  l'œuvre. 

On  peut  voir,  dans  la  Notice  sur  l'Observatoire  de 
Manille,  que,  dès  1879,  le  Père  Faura,  fondateur  de  cet 
Observatoire,  annonçait,  plusieurs  jours  d'avance,  le  grand 
typhon  du  mois  de  juillet.  Peu  après,  ce  même  typhon 
faisait,  de  la  part  du  Père  Dechevrens,  l'objet  d'un  tra- 
vail très  complet,  discuté  à  l'Académie  des  Sciences  de 
Paris,  dans  la  séance  du  12  janvier  1880,  et  sur  lequel  les 
Comptes  RENDUS  contiennent  une  note  de  M.  Faye.  Fondé 
sur  les  observations  barométriques  comparées  de  Zi-ka-wei 
et  de  Kobé  (côte  méridionale  du  Japon),  le  Père  Deche- 
vrens évaluait  la  vitesse  de  translation  des  typhons  et 
faisait  remarquer  la  constance  de  leur  trajectoire.  En 
1880,  un  câble  reliait  Manille  à  Hong-kong,  et,  dès  lors, 
l'Observatoire  des  Philippines  envoyait  au  grand  port  des 
dépêches  quotidiennes.  Mais  il  y  avait  plus  à  faire,  et,  dès 
1882,  dans  un  article  inséré  par  le  Hong-kong  Daily 
Press,  le  Père  Dechevrens  développait  le  projet  d'un 
vaste  service  d'informations  météorologiques,  reliant  entre 
eux  tous  les  ports  de  lu  côte  de  Chine,  et  les  unissant  aux 
Observatoires  de  Zi-ka-wei  et  do  Manille,  alors  seuls  en 


LES   OBSERVATOIRES   DE   LA   COMPAGNIE   DE   jésUS.    497 

fonction  dans  ces  parages.  Malgré  quelques  difficultés, 
l'idée  fit  son  chemin  et  le  service  d*inforrnations  est  aujour- 
d'hui l'un  des  principaux  de  l'Observatoire  de  Zi-ka-wei. 

De  1879  ^  i885,  le  Père  Dechevrens  n'a  pas  publié 
moins  de  soixante-deux  monographies  de  typhons  dis- 
tincts :  l'ensemble  forme  un  volume  in-4°  de  377  pages  avec 
43  planches  donnant  les  trajectoires  de  ces  typhons. 

Après  les  typhons,  les  vents  sollicitèrent  l'attention  du 
Père  Dechevrens  ;  leur  étude,  du  reste,  éclaircissait  bien 
des  points  de  la  précédente  série  de  phénomènes.  Afin 
d'en  mieux  pénétrer  le  détail,  il  fit  construire,  en  1884, 
dans  le  jardin  de  l'Observatoire,  une  tour  en  bois  de  qua- 
rante et  un  mètres  de  hauteur,  destinée  à  supporter  des 
anémomètres.  Jusqu'alors  on  navait  fait  usage  que  d'un 
moulinet  Robinson,  placé  sur  la  plateforme  de  l'Observa- 
toire, à  douze  mètres  du  sol.  On  installa  au  sommet  de 
la  tour  un  anémomètre  Beckley.  En  1886,  le  Beckley  était 
remplacé  par  un  clino-anémomètre,  de  l'invention  du  Père 
Dechevrens,  destiné  à  donner  l'inclinaison  des  courants 
aériens.  Une  observation  suivie  des  mouvements  des  cirrus 
donnait  en  même  temps  de  précieuses  indications  sur  les 
mouvements  de  la  haute  atmosphère. 

A  la  fin  de  1887,1e  Père  Dechevrens  rentrait  en  Europe 
pour  raison  de  santé  ;  nous  le  retrouverons  directeur  de 
l'Observatoire  St- Louis,  dans  l'Ile  de  Jersey.  Ses  travaux 
sur  les  typhons,  les  courants  atmosphériques,  la  lumière 
zodiacale,  la  bonne  direction  qu'il  avait  imprimée  à  l'Ob- 
servatoire de  Zi-ka-wei,  l'avaient  déjà  fait  avantageuse- 
ment connaître.  En  février  1887,11  avait  eu  l'honneur 
d'être  choisi  par  le  Pape  Léon  XIII,  comme  l'un  des  dix 
membres  étrangers  associés,  cette  année-là,  aux  Acadé- 
miciens pontificaux  des  Ntcovi  Lincei. 

Le  Père  Bernard  Oorus,  Hollandais,  remplaça  quelques 
mois  le  Père  Dechevrens,  et,  en  août  1888,  le  Père  Sta- 
nislas Chevalier  prenait  la  direction  de  l'Observatoire. 
Sous  lui,  les  travaux  entrepris  se  poursuivirent  régulière- 

Ui*  SÉRIE.  T.  IX.  32 


498  REVUE  DÈS  QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ment;  les  typhons,  la  météorologie  de  l'Est-Asie  lui  four- 
nirent le  sujet  d'intéressants  mémoires.  Dès  lors  aussi,  la 
cartographie  chinoise  lui  prit  une  part  de  son  temps  ;  nous 
verrons  plus  loin  avec  quels  heureux  résultats. 

Tf^anslaiion.  —  Les  dernières  années  de  la  direction 
du  Père  Chevalier  furent  marquées  par  d'importants  événe- 
ments. En  1893,  on  fut  obligé  d'abattre  la  tour  de  bois  des 
anémomètres.  A  la  fin  de  1895,  les  autorités  chinoises 
entreprirent  le  curage  périodique  des  canaux  de  la  plaine 
de  Changhaï.  L'Observatoire,  situé  entre  un  canal  de 
communication,  à  l'est,  et  un  ancien  arroyo,  à  l'ouest,  eut 
à  souffrir  de  l'un  et  de  l'autre.  Du  côté  du  canal,  creusé 
trop  à  pic,  des  éboulements  se  produisirent  ;  du  côté  de 
l'arroyo,  où  l'on  avait  accumulé  les  terres  de  déblais,  des 
tassements  peu  rassurants.  Il  fallait,  de  toute  nécessité, 
se  transporter  sur  un  nouveau  terrain.  Les  développements 
successifs  des  services  météorologiques  rendaient  du  reste 
les  locaux  primitifs  bien  insuffisants,  et  des  agrandisse- 
ments s'imposaient. 

Sur  ces  entrefaites,  en  décembre  1896,  le  Père  Louis 
Froc  succédait  au  Père  Chevalier.  En  1897,  le  transfert 
de  l'Observatoire  fut  décidé. 

Pour  trouver  un  emplacement,  il  suffit  de  franchir 
l'arroyo  de  l'ouest  ;  là,  un  espace  suffisamment  vaste  et  un 
sol  compact  offraient  les  conditions  désirables.  Tandis 
que  les  instruments  continuaient  à  fonctionner  dans  les 
anciens  locaux,  les  constructions  furent  poussées  active- 
ment, durant  les  années  1899  ^^  1900.  Du  i*""  janvier  1901 
datent  les  valeurs  inscrites  au  premier  Bulletin  du  nouvel 
Observatoire. 

On  profita  de  ce  transfert  pour  donner  aux  observations 
météorologiques  et  magnétiques  de  Zi-ka-wei  leur  naturel 
complément,  les  observations  astronomiques.  Dès  1895, 
le  Père  Chevalier  avait  demandé  aux  deux  administrations 
municipales  de  Changhaï,  française  et  internationale,  de 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    4gg 

l'aider  pour  l'achat  d  une  lunette  équatoriale.  Ces  admi- 
nistrations, avec  le  concours  des  principales  sociétés 
maritimes,  lui  accordèrent  3o  ooo  francs.  Cette  somme 
contribua  à  l'achat  d'un  équatorial  jumelé  de  Gautier, 
d'environ  loo  ooo  francs.  L'instrument  et  une  coupole 
destinée  à  l'abriter,  furent  apportés  d'Europe  en  1898  et 
mis  en  place  par  le  Père  Robert  de  Beaurepaire,  sur 
la  colline  de  Zo-sé,  à  23  kilomètres  au  sud-ouest  de  Zi-ka- 
wei.  Depuis  1901,  le  Père  Stanislas  Chevalier  est  le 
directeur  de  l'Observatoire  astronomique  de  Zo-sé. 

Entre  temps,  sur  la  demande  de  M.  Doumer,  gouver- 
neur général  de  l'Indo-Chine  française,  depuis  président 
de  la  Chambre,  le  Père  Froc  faisait  deux  voyages  au 
Tonkin  pour  étudier  la  création,  dans  cette  colonie, 
d'un  observatoire  central  et  de  stations  rattachées.  Sa 
mission  donnait  aux  intéressés  entière  satisfaction.  Entre 
ces  deux  voyages, il  en  faisait  un  troisième  au  Japon,  pour 
accompagner  le  directeur  nommé  du  Central  d'Indo- 
Chine,  et  étudier  avec  lui,  par  ordre  du  gouvernement, 
l'organisation  météorologique  de  ce  pays. 

Le  Père  Louis  Froc  est,  à  l'heure  qu'il  est,  aidé  dans  sa 
lourde  tâche  de  directeur  par  le  Père  Joseph  de  Moidrey. 


II 


TECHNIQUE 

Bâtiments  et  Instruments.  —  L'Observatoire  actuel  de 
Zi-ka-wei  se  trouve  à  une  distance  d'une  soixantaine  de 
mètres  de  l'ancien,  dans  un  enclos  assez  vaste.  Il  com- 
prend deux  bâtiments  principaux  (Fig.  22). 

Au  centre  s'élève  une  grande  et  belle  construction  en 
briques,  orientée  est-ouest  suivant  son  grand  axe,  et 
mesurant  cinquante  mètres  de  longueur.  Elle  est  formée 
d'un  corps  central  et  de  deux  ailes  faisant  une  égale  saillie 


5oo 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


sur  les  deux  façades.  Au  centre  de  la  façade  nord»  est 
accolée  une  tour  de  trente-trois  mètres  de  hauteur.  Le 
bâtiment  a  un  sous-sol,  un  rez-de-chaussée  et  un  étage  ;  il 
est  couronné  par  un  toit  entouré  d'une  balustrade.  La  ter- 
rasse qui  termine  la  tour  est  surmontée  des  anémomètres. 
A  Test,  en  rez-de-chaussée,  une  salle  méridienne  de  six 
mètres  sur  quatre  s'appuie  sur  l'aile  qui  se  trouve  de  ce 
côté.  Le  style  roman  donne  à  l'ensemble  un  cachet  de 
calme  et  de  sérieux  tout  à  fait  de  circonstance. 


Fig.  22.  —  Zika-vvei.  Observatoire  actuel. 

Au  sud  du  bâtiment  que  nous  venons  de  décrire,  à 
trente-cinq  mètres  environ  de  distance,  se  trouve  le  pavil- 
lon magnétique.  Construction  très  simple  de  treize  mètres 
sur  quinze,  elle  est  prolongée  à  l'ouest  par  un  vestibule,  à 
Test,  par  une  salle  destinée  aux  mesures  d'inclinaison.  Les 
murs  extérieurs  sont  en  granité  de  Sou-tchéou,  soigneu- 
sement vérifié  au  déclinomètre.  Une  salle  intérieure  ren- 
ferme le  magnétographe  d'Adie,  une  seconde  les  différentes 
boussoles  à  lecture  directe. 


\ 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    5oi 

Plus  au  sud  encore,  à  cent  quatre  mètres  de  TObserva- 
toire  proprement  dit,  est  construite  une  cabane  protégeant 
le  pilier  qui  sert  aux  mesures  de  déclinaison  et  de  compo- 
sante horizontale. 

Près  du  pavillon  magnétique,  une  petite  coupole  en 
bois  doublé  de  zinc,  construite  sur  place,  abrite  un  équa- 
torial. 

Enfin,  des  mires  pour  les  visées,  des  poteaux  pour  les 
actinomètres  et  le  néphoscope,  un  abri  du  type  classique 
sont  répartis  dans  le  jardin  de  l'Observatoire,  aux  endroits 
les  plus  favorables. 

La  pression  atmosphérique  est  lue  sur  deux  baromètres- 
étalons,  l'un  d'Adie  (système  Fortin),  l'autre  de  Ton- 
nelot.  Les  interpolations  peuvent  être  faites  d'après  les 
courbes  enregistrées  par  deux  météorographes  Secchi  que 
possède  l'Observatoire.  L'un  d'eux  est  un  précieux  souve- 
nir du  savant  et  illustre  directeur  de  l'Observatoire  du 
Collège  romain.  C'est  en  effet  l'instrument  même  qui, 
présenté  .par  le  père  Secchi,  en  1867,  à  l'Exposition  de 
Paris,  fut  honoré  d'un  grand  prix,  et  valut  à  son  auteur 
la  Croix  de  la  Légion  d'honneur,  décernée  par  Napo- 
léon III.  En  quittant  la  France,  le  Père  avait  laissé  son 
instrument  au  Collège  Ste-Geneviève  de  Paris  (rue  des 
Postes),  qui  le  légua  à  Zi-ka-wei  en  1881.  Le  second 
raétéorographe,  construit,  comme  le  précédent,  par  Bras- 
sart,  de  Rome,  a  été  modifié  en  igoS,  et  consacré  à  un 
enregistrement  plus  ample  et  plus  détaillé  des  valeurs  de 
la  pression. 

L'Observatoire  possède  également  plusieurs  baro- 
graphes Richard.  Une  vingtaine  de  ces  barographes  sont 
prêtés  à  des  observateurs,  en  majorité  à  des  navigateurs, 
qui,  en  échange,  font  des  séries  d'observations  continues 
et  envoient  les  diagrammes  à  Zi-ka-wei.  Citons  les  paque- 
bots des  Messageries  Maritimes^  entre  Saigon  et  Yoko- 


502  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

hama,  la  ligne  Canadienne  des  Empress^  entre  Vancouver 
et  Hong-kong,  etc. 

L'anémomètre  que  supporte  la  tour  est  du  type  Beckley, 
construit  à  Londres  par  Munro.  La  vitesse  est  mesurée 
au  moulinet  Robinson  ;  la  direction  sobtient  par  la  rota- 
tion d'un  plateau  horizontal  supportant  deux  moulinets 
verticaux  à  ailettes  inclinées  à  45®.  .L'enregistrement  se 
fait  mécaniquement  au  pied  de  l'appareil,  et  électrique- 
ment sur  le  tableau  du  météorographe  Secchi. 

L'enregistreur  magnétique,  par  Adie,  est  du  modèle 
connu  de  Kew.  Déclinoinètre,  balance  et  bifilaire  sont 
installés  sur  des  piliers  monolithes  en  granité  de  Sou- 
tchéou,  sans  aucune  action  magnétique.  Le  déclinomètre 
à  lecture  directe  dont  il  est  fait  usage,  est  du  type  de 
Kew,  construit  par  EUiott.  Les  boussoles  à  lecture  directe, 
à  peu  près  du  modèle  de  Kew,  ont  été  construites  dans 
l'atelier  même  de  l'Observatoire. 

Sous  la  coupole  dont  nous  avons  parlé,  un  équatorial 
de  Billant,  monté  suivant  la  méthode  adoptée  pour  les 
équatoriaux  jumelés  servant  à  dresser  la  carte  du  ciel, 
permet  d'observer  et  de  photographier  la  surface  solaire. 
Les  objectifs,  construits  par  Dom  SiefFert,  Bénédictin, 
ont  108  millimètres  d'ouverture  ;  celui  de  l'observation 
directe  a  140  centimètres  de  distance  focale,  celui  de  la 
photographie  1 3o  ;  la  monture  a  été  exécutée  sur  place. 

La  salle  méridienne  renferme  un  cercle  méridien  de 
Stackpole,  de  New- York.  L'objectif  a  55  millimètres 
d'ouverture.  Dans  la  même  salle  sont  axées  deux  hor- 
loges Fénon. 

Signalons  encore  un  grand  chronomètre  de  Mûller,  un 
autre  de  Carter,  un  chronomètre  sidéral  de  Frodsham  ; 
puis  un  aba  de  Brûnner,  un  céraunographe,  destiné  à 
signaler  l'existence  d'éclairs  lointains  (1),  et  d'autres 
instruments  secondaires. 

(1)  Voir  la  notice  sur  l'Observatoire  de  Kalocsa. 


> 


PLANCHE  X 


Via,  23.  —  Observatoire  de  Zo-sé. 


Fie.  '•24c.  —  Le  sémaphore  du  Quai  de  France,  a  ChaxghaT. 


Fio.  <£}.  —  Le  mat  des  signaux  de  Ou-soifo 

RÉPÉTAlfT  LES  SIGNAUX  ENVOYÉS  PAR  L*ObSBRVATOIRE  DE  Zl-KA-WEI. 


i 


LES   OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE   DB   JÉSUS.    5o3 

Enfin  un  service  sisraique,  installé  en  janvier  1904, 
comprend  deux  sismographes  à  pendules  horizontaux,  du 
système  du  Professeur  F.  Omari,  Tun  pour  la  composante 
E-W,  l'autre  pour  la  composante  N-S.  Ce  dernier  est 
un  don  du  gouvernement  japonais,  offert  en  souvenir  du 
séjour  à  Zi-ka-wei  d'une  commission  géodésique,  voya- 
geant pour  l'étude  de  l'intensité  de  la  pesanteur  et  pour 
des  observations  magnétiques  comparées. 

L'Observatoire  astronomique  de  Zo-sé  est  situé  sur  une 
colline  boisée,  à  quatre-vingt  quinze  mètres  d'altitude.  11 
se  compose  de  trois  corps  de  bâtiments  (PI.  X,  flg.  23). 
Au  centre,  une  coupole  de  dix  mètres  de  diamètre,  con- 
struite par  M.  Gillon,  abrite  un  équatorial  à  deux  lunettes 
jumelées,  construit  par  Gautier,  de  Paris,  sur  le  modèle 
de  ceux  qui  servent  aux  observations  internationales  pour 
la  carte  du  ciel.  Chaque  objectif  a  40  centimètres  d'ouver- 
ture ;  la  distance  focale  de  l'objectif  photographique  est 
de  6"\87  ;  sur  la  plaque,  un  espace  de  deux  millimètres 
correspond  à  une  minute  d'arc.  La  distance  focale  de 
l'objectif  à  vision  directe  est  un  peu  plus  considérable. 
L'Observatoire  a  récemment  fait  l'acquisition  d'une 
machine  micrométrique  de  Gautier  servant  à  des  mesures 
précises  de  distances  sur  les  plaques. 

Services  et  travaux.  —  Mentionnons  d'abord,  comme 
se  rapportant  plus  directement  au  sujet,  la  publication 
annuelle  du  Bulletin  détaillé  des  observations,  qui  se  pour- 
suit sans  interruption  depuis  trente  ans.  Les  valeurs  men- 
tionnées par  le  Bulletin  et  les  savants  commentaires  qui 
les  accompagnent,  forment  une  mine  de  richesses  pré- 
cieuses. 

Un  nombre  considérable  de  mémoires  sur  des  phéno- 
mènes plus  remarquables,  ou  des  études  d'ensemble  ont 
été  successivement  édités  par  les  Pères  Dechevrens,  Che- 
valier, Froc,  de  Moidrey ,  et  témoignent  d'une  merveilleusç 


5o4  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

activité.  La  plupart  sont  sortis  des  presses  de  l'Imprimerie 
de  la  Mission  catholique  à  T'ou-sè-wè,  près  de  Zi-ka-wei. 

Mais  ce  qui,  à  l'heure  qu'il  est,  contribue  le  plus  à 
étendre  la  renommée  de  l'Observatoire  est,  sans  contredit, 
le  service  météorologique  important  dont  il  est  le  centre, 
et  dont  l'organisation,  commencée  par  le  P.  Dechevrens, 
est  due,  pour  la  plus  grande  part,  au  Père  Froc. 

Ce  service  se  décompose  en  deux  :  service  de  l'heure, 
service  des  annonces  des  coups  de  vent  et  tjrphons. 

L'heure  se  donne  à  1 1  h.  55  m.  et  à  12  h.  o  m.,  en 
opérant,  de  Zi-ka-wei.  le  déclanchement  électrique  qui  pro- 
duit la  chute  d'une  boule  méridienne  située  au  sommet  du 
sémaphore  municipal,  dressé  à  l'extrémité  nord  du  quai 
de  France,  à  Changhaï  (PI.  X,  fig.  24).  De  plus,  l'Observa- 
toire donne  aux  commandants  de  navires  toute  facilité 
pour  le  réglage  des  chronomètres  de  bord. 

Le  service  des  signaux  se  fait  par  le  moyen  de  ballons 
et  pavillons,  hissés  aux  vergues  du  sémaphore  de  Chan- 
ghaï, d'après  les  indications  de  l'Observatoire  de  Zi-ka- 
wei,  à  9  h.  3o  m.  du  matin  et  à  3  h.  3o  m.  du  soir.  Ces 
signaux  indiquent  les  coups  de  vent  et  leur  direction,  les 
typhons  et  la  trajectoire  probable  de  leur  centre,  les 
brouillards  régnant  à  Gutzlatf,  phare  situé  à  l'embouchure 
du  Yang-tsé-kiang,  à  83  kilomètres  au  sud-est  de  Chang- 
hai'.  De  plus,  des  signaux  spéciaux  marquent,  à  10  h. 
du  matin,  l'état  du  vent  et  du  temps  à  Changhaï.  Des  aver- 
tissements supplémentaires  sont  en  outre  téléphonés  aux 
journaux  vers  5  h.  du  soir. 

Le  code  des  signaux,  officiellement  accepté  par  Sir 
Robert  Hart,  directeur  des  Douanes  Impériales  chinoises, 
est  en  usage,  depuis  1898,  dans  la  plupart  des  ports  de 
Chine.  11  a  été  également  officiellement  adopté  à  T'sin-tau 
(Kiao-tchoou),à  Port-Arthur,  à  Vladivostok  et  récemment 
à  Hong-kong.  Un  nouveau  code  a  été  inauguré  en  janvier 
1906. 

Pour  formuler  ces  avis  en  toute  connaissance  de  cause» 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE   DE   JÉl?US.    5o5 

l'Observatoire  de  Zi-ka-wei  reçoit,  deux  ou  trois  fois  par 
jour,  des  télégrammes  de  soixante  stations  réparties  dans 
tous  les  pays  environnants  :  Chine,  Cochinchine,  Philip- 
pines, Formose,  Mandchourie,  Sibérie,  Japon,  Corée. 
D'après  ces  renseignements  sont  dressés  un  tableau  et  une 
carte.  Le  tableau  reste  constamment  affiché  et  il  est  tenu  au 
courant,  au  fur  et  à  mesure  que  les  télégrammes  arrivent  ; 
la  carte  est  affichée  à  midi. 

A  la  demande  des  navigateurs,  Zi-ka-wei  a  môme 
étendu  à  une  vingtaine  de  ports  les  avertissements  donnés 
primitivement  à  celui  de  Changhaï  seul.  Les  avis  sont 
résumés  dans  une  centaine  de  phrases  courtes,  cataloguées 
sous  autant  de  numéros,  et  ces  numéros  sont  hissés  aux 
sémaphores  des  ports,  au  moyen  des  pavillons  corres- 
pondants (PI.  X,  fig.  25). 

On  s'imagine  sans  peine  l'intensité  et  la  continuité  de 
travail  que  ce  multiple  service  suppose,  surtout  de  la  part 
d'un  personnel  très  restreint  ;  mais  on  conçoit  facilement 
aussi  les  immenses  secours  qu'il  rend  aux  nombreux 
navires  qui  sillonnent  les  mers  de  Chine.  Nous  n'en  appor- 
terons que  deux  preuves  :  la  première  est  le  témoignage 
que,  en  mars  11904,  l'amiral  von  Tirpitz,  ministre  de  la 
Marine  allemande,  rendait,  en  plein  Reichstag,  à  l'utilité 
sans  égale  de  l'Observatoire  de  Zi-ka-wei,  en  faveur 
duquel  il  exprimait  le  désir  de  voir  voter  une  subvention, 
comme  marque  effective  de  reconnaissance  ;  la  seconde  est 
l'établissement  d'un  service  similaire  de  celui  de  la  Chine, 
sur  les  côtes  de  l'Indo-Chine  et  du  Tonkin,  service  qui 
permettra  aux  navigateurs  des  mers  du  sud  de  mieux 
utiliser  les  avertissements  des  Observatoires  de  Manille  et 
de  Haï-phong. 

Passant  maintenant  des  services  publics  de  l'Observa- 
toire aux  travaux  particuliers  exécutés  par  ses  différents 
directeurs,  il  convient  de  signaler  en  premier  lieu  les 
études  faites  par  le  Père  Dechevrens  sur  les  courants  de 
la  haute  atmosphère  et  la  température  des  tourbillons 
atmosphériques.  Les  premiers  Mémoires  du  Père  Deche- 


5o6  RBVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

vrens  sur  ces  différentes  questions  datent  de  i885  et  1886  ; 
mais,  dès  1877,  il  avait  indiqué  ses  idées,  sans  les  classer 
pourtant  en  corps  de  doctrine.  C'est  à  Zi-ka-wei  égale- 
ment qu'il  imagina  son  clino-anéniomètre^  destiné  à  faire 
connaître  les  composantes  de  l'inclinaison  des  courants 
aériens.  Le  Père  ayant  poursuivi  à  l'Observatoire  de 
Jersey  ses  études  intéressantes  et  publié  en  1902  et  en 
1905  des  mémoires  définitifs  sur  ces  questions,  nous 
croyons  devoir  remettre  l'analyse  de  ses  idées  et  l'exposé 
de  ses  théories  à  la  Notice  sur  cet  Observatoire.  Qu'il 
nous  suffise  d'ajouter  que  ces  théories,  longtemps  com- 
battues, comme  allant  à  rencontre  des  principes  reçus, 
semblent  aujourd'hui  avoir  pleinement  triomphé. 

Les  travaux  géographiques  du  Père  Stanislas  Chevalier 
nous  transportent  dans  un  tout  autre  ordre  d'idées. 

Dès  1899,  '^  ^^^^  publiait  un  petit  traité  intitulé  :  La 
navigation  à  vapeur  sur  le  haut  Yang-tse,  C'était  le  pre- 
mier résultat  d'une  exploration  hydrographique  de  cinq 
mois  que  le  Père  avait  faite,  de  novembre  1897  à  mars 
1898,  sur  le  Fleuve  Bleu,  et  le  prélude  d'autres  publica- 
tions du  plus  grand  intérêt.  En  1889,  ^  ^^  ^^  ^^  l'année, 
paraissait  un  allas  du  Yang-tsé,  de  1-tch'ang-fou  à  P'ing- 
chan-hien,  contenant  soixante  feuilles  au  25  millième, 
de  40  centimètres  sur  5o,  et  accompagné  d'un  texte  à  part 
avec  croquis  et  dessins  de  l'auteur.  L'ouvrage  fut  cou- 
ronné par  l'Académie  des  sciences  et  honoré  d'une  médaille 
d'or  par  la  Société  de  Géographie.  C'est  assez  dire  sa 
valeur. 

En  1894,  le  Père  Chevalier  publiait  encore  une  carte 
générale  de  la  Chine  avec  lettre  exclusivement  chinoise 
et,  en  1903,  une  nouvelle  édition  avec  la  lettre  chinoise 
et  la  romanisation. 

Quand  ses  occupations  le  lui  permettront,  le  Père 
compte  reprendre,  dans  le  Kiang-nan,  les  travaux  des 
anciens  Jésuites,  vieux  bientôt  de  deux  siècles,  et  restés 
pourtant,  jusqu'ici,  le  dernier  mot  de  la  géographie  du 
Céleste  Empire. 


LBS   OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE   DE  JÉSUS.    5oj 

Au  Père  Louis  Froc  on  doit  un  savant  et  minutieux 
travail  sur  Tatmosphère  en  Extrême-Orient,  son  état  nor- 
mal et  ses  perturbations,  adressé  spécialement  aux  navi- 
gateurs. Après  des  considérations  théoriques  générales, 
l'auteur  fait  une  étude  spéciale  et  approfondie  de  chaque 
mois  en  particulier;  puis  il  passe  en  revue  les  types  prin- 
cipaux de  mauvais  temps  qu'on  peut  être  exposé  à  rencon- 
trer aux  différentes  époques  de  Tannée.  Des  cartes  donnent, 
pour  chaque  mois,  les  directions  moyennes  des  isobares, 
résultats  de  dix  années  d'observations  ;  d'autres  cartes 
donnent  les  trajectoires  moyennes  des  tempêtes. 

Le  travail  du  Père  Froc  forme,  à  lui  seul,  la  matière 
de  deux  rapports  annuels  de  la  Shanghai  Meteorological 
Society,  l'un  de  90,  l'autre  de  86  pages.  Ces  rapports  ont 
été  traduits  de  l'anglais  en  français  par  les  soins  du  Ser- 
vice de  la  météorologie  nautique,  et  ont  paru  dans  les 
Annales  hydrographiques.  Ils  constituent  un  manuel 
complet  de  météorologie  nautique  et  sont  devenus  déjà 
le  vade-mecum  des  navigateurs  dans  les  mers  difficiles  et 
capricieuses  de  l'Extrême-Orient.  Grâce  aux  considéra- 
tions détaillées  qui  les  accompagnent,  les  cartes  du  Père 
Froc  cessent  d'être  un  exposé  muet  d'observations,  elles 
deviennent  vivantes  et  parlantes,  à  même  de  fournir  à 
ceux  qui  les  sauront  interroger,  des  renseignements  per- 
mettant de  prévoir  le  temps  et,  dans  maint  cas  douteux, 
indiquant  même  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire. 

Ce  n'est  donc  point  sans  l'avoir  mérité,  que  le  directeur 
de  l'Observatoire  de  Zi-ka-wei,  déjà  honoré  d'une  décora- 
tion du  Mikado,  vient  de  se  voir  attribuer  le  prix  Janssen 
par  la  Société  de  Géographie  de  Paris. 

En  Chine  surtout,  les  Jésuites  auraient  été  infidèles  à 
eux-mêmes  et  à  leur  passé,  si,  adonnés  exclusivement  à 
l'apostolat  des  missions,  ils  avaient  négligé  l'apostolat  de 
la  science. 

Après  cette  courte  visite  à  l'Observatoire  de  Zi-ka-wei, 
on  ne  saurait  leur  adresser  semblable  reproche. 


5o8  REVUB    DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


OBSERVATOIRE  DE  KALOCSA(i) 


HISTORIQUE 

Fondation.  —  L'Observatoire  de  Kalocsa,  connu  égale- 
ment SOUS  le  nom  d'Observatoire  Haynald,  doit  son 
existence  à  la  munificence  du  cardinal  Louis  de  Haynald, 
archevêque  de  Kalocsa.  Mgr  de  Haynald  occupait  parfois 
ses  loisirs  à  contempler  les  astres  et  il  avait  fait  l'acquisi- 
tion d'une  lunette  de  Merz  de  8  centimètres.  La  trouvant, 
après  usage,  assez  peu  commode,  il  résolut  de  s'en  défaire 
et  Toffrit  au  Collège  des  Pères  Jésuites  de  Kalocsa.  Son 
intention  était  du  reste  de  compléter  ce  don  et  d'aider  les 
professeurs  du  Collège  à  installer  un  modeste  observatoire. 
Pressé  par  le  ministre  d'État  Tréfort,  l'archevêque  conçut 
bientôt  un  plus  vaste  dessein  et  résolut  de  fonder  un 
observatoire  suffisamment  monté  pour  qu'il  pût  servir  à 
des  recherches  scientifiques  sérieuses.  Il  consacra  à  ce 
projet  la  somme  de  j5  ooo  francs.  Malheureusement,  il 
voulut  le  voir  trop  rapidement  exécuté.  Au  lieu  de  con- 
struire les  bâtiments  de  toutes  pièces,  il  fit  élever  l'obser- 
vatoire, en  troisième  étage,  au-dessus  du  Collège  déjà 
existant,  de  sorte  qu'aujourd'hui  tout  agrandissement  est 
impossible  (Fig.  26). 

Les  travaux  furent  commencés  en  1878  ;  l'année  sui- 
vante, ils  étaient  terminés.  L'installation  se  fit  sous  la 
direction  d'un  riche  amateur,  le  D*"  Nicolas  de  Konkoly 
qui,  en  1871,  s'était  bâti,  dans  son  parc  de  O'Gyalla,  un 
bel  observatoire  fort  bien  équipé. 

(1)  Haynald  Obsenratorium,  Kalocsa  (Hongrie). 


LES   OBSBRVATOIRBS   DB   LA   GOMPAGNIB   DB  JÉSUS.    SOÇ 


En  septembre  1879,  ^^  ^^^^  Charles  Braun  prenait  la 
direction  de  l'Observatoire  de  Kalocsa;  deux  assistants  lui 
étaient  adjoints.  Mgr  de  Haynald  fixait  au  nouvel  établis- 
sement scientifique  un  revenu  annuel  de  1800  francs. 


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Fig.  î6.  —  Observatoire  de  Kalocsa. 

Cette  fondation  fut  assurée,  en  1889,  par  un  versement  de 
3o  000  francs.  L'Observatoire  de  Kalocsa  était  créé  ; 
c'était  le  second  construit  en  Hongrie,  depuis  la  fin  mal- 
heureuse de  celui  de  Blacksberg  près  de  Buda,  en.  1848. 

Ch^ganisaiion.  —  Le  Père  Charles  Braun  resta  à  la  tête 
de  l'Observatoire  jusqu'en  1884.  11  fit  plusieurs  améliora- 
tions et  acheta  divers  instruments.  Très  occupé  d'inventions 
qu'il  poursuivait  et  dont  nous  reparlerons,  il  n'entreprit 
pas  d'observations  systématiques  ;  cependant,  dès  cette 
époque,  on  fit  quelques  observations  de  taches  solaires. 

Au  Père  Braun  succéda  le  Père  Adolphe  Hûninger, 
jusqu'alors  assistant  à  l'Observatoire,  et  actuellement,  pro- 
fesseur de  théologie  à  Sarajevo.  Il  entreprit  immédiate- 
ment l'observation  j^égulière  des  protubérances  du  Soleil. 


5lO  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

En  octobre  i885,  le  Père  Jules  Fényi  le  remplaçait. 
Sous  son  active  direction  l'Observatoire  de  Kalocsa  s'est 
considérablement  développé.  L'observation  des  protubé- 
rances et  des  taches  a  fourni  au  Père  Fényi  matière  à 
d'importantes  et  fort  nombreuses  communications.  La 
météorologie  aussi  y  est  en  grand  honneur  et  le  Père  a 
inventé  des  appareils  météorologiques  appréciés. 

Depuis  1904,  l'Observatoire  reçoit  une  subvention  de 
200  francs  de  l'Observatoire  central  de  Budapest,  dont  le 
bulletin  annuel  publie  quelques-unes  des  observations 
faites  à  Kalocsa.  Enfin,  une  station  dans  la  mission  du 
Bas-Zambèze,  à  Boroma,  est  affiliée  à  l'Observatoire  de 
Kalocsa  qui  centralise  ses  observations. 

En  1891,  le  Père  Jean  Schreiber  fut  nommé  assistant 
du  Père  Fényi  ;  il  occupa  ce  poste  jusqu'en  mars  1903, 
époque  de  sa  mort  :  ses  recherches  littéraires  et  scienti- 
fiques seront  mentionnées  plus  loin.  A  l'heure  qu'il  est,  le 
Père  P^ényi  est  aidé  par  le  Père  Esch  ;  un  assistant  laïque 
s'occupe  des  observations  météorologiques  et  des  calculs. 

En  Hongrie,  des  observations  météorologiques  suivies 
sont  faites  encore  à  Presbourg  et  à  Szatmar  par  les  Pères 
de  la  Compagnie  de  Jésus.  Celles  de  Presbourg  embrassent 
déjà  une  durée  de  5o  ans  ;  celles  de  Szatmar  sont  quoti- 
diennement télégraphiées  au  Bureau  Central  de  Budapest. 

Une  lettre  réconte  du  Ministre  du  commerce,  M.  Dara- 
nyi,  rappelait  les  services  rendus  par  ces  observations  et 
remerciait  les  Pères  de  Kalocsa,  de  Presbourg  et  de 
Szatmar  de  leur  zèle  à  aider  aux  progrès  de  la  science. 


11 

TECHNIQUE 

Bâtiments  et  instruments,  —  L'Observatoire  se  compose 
de  cinq  salles  et  de  deux  coupoles  (Fig.  27  et  28).  La  plus 
grande  coupole  a  4  mètres  de  diamètre  ;  elle  renferme  un 


^ 


LES    OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    5  il 


Fig.  27.  —  Observatoire  de  Kalocsa.  Plan. 
!.   Salle  méridienne.  2.  Grande  coupole.  5.  Salle  du  premier    vertical. 
4.  Laboratoire.  5.  Appartement  du  Directeur.  6.  Bibliothèque.  7,  Petite 
coupole. 


Fig.  28.  —  Observatoire  de  Kalocsa.  Coupe. 


5l2 


RBVUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


équatorial  de  18  centimètres  (Fig.29).La  partie  optique  de 
rinstrumentestde  Merz,  la  partie  mécanique  de  Browning, 
de  Londres.  Grâce  à  la  libéralité  du  cardinal  de  Haynald, 
le  Père  Braun  fit  adapter  à  cette  lunette  un  spectroscope 
construit  par  Hilger,  de  Londres  (Fig.  3o).  Il  est  formé  de 


Fi^.  29.  —  Observatoire  de  Kalocsa.  Équalorial  de  Merz*Browning. 

4  prismes  de  60°  et  de  2  prismes  de  So*",  ce  qui  équivaut 
à  10  prismes  de  60**  ;  on  peut,  à  volonté,  se  servir  de  la 
dispersion  de  10,  8,  6,  4  et  2  prismes. 

La  petite  coupole  a  3  mètres  de  diamètre  ;  elle  abrite 
une  lunette  de  8  centimètres,  montée  parallactiquement  et 
signée  de  Merz.  Trois  salles  servent  de  bibliothèque,  de 


LES   OBSERVATOIRES   DE   LA    COMPAGNIE   DB   JÉSUS.    5l3 


laboratoire  et  de  chambre  pour  l'observateur.  De  chaque 
côté  de  la  grande  coupole  se  trouvent  deux  chambres, 
portant  des  ouvertures  orientées  dans  la  direction  du  méri- 
dien et  dans  ccUq  du  premier  vertical.  L'une  d'elles  con- 
tient une  lunette  des  passages,  à  défaut  d'une  lunette 
méridienne  qui  n'aurait  pu  être  installée  commodément. 
A  cette  lunette,  construite  par  Cooke,  d'York,  sont  jointes 
une   horloge  astronomique  du  môme  fabricant,   et  une 


Fig.  30.  —  Observatoire  de  Kalocsa.  Speclroscope  de  Hilger. 

horloge  à  contact  électrique.  La  seconde  petite  salle  a  une 
ouverture  orientée  de  lest  à  l'ouest  ;  un  pilier  y  sert  à 
fixer  divers  instruments.  On  y  peut  installer  un  théodolite 
astronomique  universel  de  Breithaupt  donnant  les  deux 
secondes  tant  en  azimut  qu'en  hauteur.  C'est  ce  théodolite 
qui  a  servi  au  Père  Braun  pour  déterminer  la  latitude  et 
la  longitude  de  l'Observatoire. 

A  25  mètres  de  distance  des  coupoles,  un  pylône  massif 
extérieur  forme  une  plateforme  de  3  mètres  5o  de  large, 

lll«  SÉBIË.  T.  IX.  33 


5 14  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

très  dégagée,  qui  sert  à  des  observations  astronomiques 
ou  géodésiques. 

Parmi  les  instruments  mentionnons  aussi  :  un  spectro- 
scope  à  vision  directe  de  Merz,  un  second  de  Hântsch  de 
Berlin,  à  collimateur,  un  troisième  de  Browning  contenant 
deux  poljprismes  d'Amici  que  Ton  peut  associer  en  nombre 
variable  et  donnant  une  dispersion  de  20^. 

Des  observations  photométriques  peuvent  être  faites 
au  moyen  d'un  astrophotomètre  de  ZôUner  et  d'un  spec- 
trophotomètre  de  Glan  et  Vogel.  Ce  dernier  permet  de 
comparer  l'intensité  de  deux  rayons  lumineux  dans  cha- 
cune des  couleurs  du  spectre  qu'ils  fournissent. 

Outre  les  instruments  classiques,  la  section  météoro- 
logique en  comprend  quelques-uns  de  spéciaux  que  nous 
mentionnerons  bientôt. 

Inventions  et  travauœ.  —  Le  Père  Charles  Braun  s'est 
acquis  une  certaine  célébrité  par  ses  inventions  ingé- 
nieuses :  on  a  de  lui  un  néphoscope  et  un  trigonomètre 
qui  ne  sont  pas  sans  valeur  ;  mais  ses  deux  plus  intéres- 
santes inventions  sont  un  micromètre  pour  l'observation 
des  passages  d'étoiles  et  le  spectrohéliographe  dont  il  a 
donné  deux  types. 

On  sait  que  la  notation  du  moment  précis  du  passage 
d'une  étoile,  devant  le  réticule  d'une  lunette,  constitue  une 
des  principales  diflScultés  des  observations.  Ce  qu'on 
appelle  «  la  perte  de  temps  »»  de  deux  observateurs  peut 
différer  de  plus  d'une  demi-seconde  ;  le  même  individu  est 
sujet  lui-même  à  des  variations.  Aussi  a-t-on  cherché 
depuis  longtemps  à  éliminer  des  calculs  l'influence  de 
«  Téquation  personnelle  «  en  enregistrant  automatique- 
ment et  mécaniquement  le  passage  de  l'astre.  Deux 
Jésuites  se  sont  attachés  à  résoudre  ce  problème  :  le  Père 
Braun  à  Kalocsa  et  le  Père  Fargis  à  Georgetown.  Voici 
la  méthode  imaginée  par  le  premier. 

Un  petit  chariot,  mû  par  un  mouvement  d'horlogerie, 
est  réglé  de  façon  à  ce  que  sa  vitesse  de  translation  soit 


LES   OBSERVATOIRES   DE    LA   COMPAGNIE   DE  JÉSUS.    5l5 

rigoureusement  la  même  que  celle  de  l'étoile  à  observer  : 
cela  revient  pratiquement  à  transformer  un  objet  mobile 
en  un  objet  fixe.  Ce  chariot  porte  un  fil  ;  lorsque  ce  fil  a 
été  mis  sur  Tétoile  au  moyen  d'une  vis  micrométrique,  on 
ferme  un  circuit  électrique  qui,  dès  la  seconde  suivante 
comptée  par  Thorloge  à  contact,  arrête  le  chariot.  Une 
simple  lecture  des  indications  du  micromètre  du  chariot 
et  du  chronographe  fournit  alors  avec  une  extrême  pré- 
cision le  moment  du  passage  de  l'étoile  au  méridien. 

La  solution  est  ingénieuse  ;  malheureusement,  le  Père 
Braun  ne  put  trouver  à  Kalocsa  un  constructeur  capable 
d'exécuter  ses  plans,  et  les  circonstances  ne  lui  permirent 
pas  de  le  faire  lui-même.  Il  publia  pourtant  son  invention 
dès  1864. 

Repsold,  reprenant  l'idée,  la  simplifia,  en  ce  sens  qu'au 
lieu  d'actionner  le  chariot  par  un  mouvement  d'horlogerie, 
il  le  manoeuvrait  à  la  main,  par  une  vis.  L'observateur 
avait  ainsi  les  deux  mains  occupées.  Struve,  de  Kœnigs- 
berg,  ne  connaissant  probablement  pas  les  dessins  du 
Père  Braun,  s'avisa  bientôt  de  perfectionner  l'instrument 
de  Repsold,  en  réintroduisant  le  mouvement  d'horlogerie 
supprimé  par  celui-ci.  On  revenait  ainsi  à  l'instrument 
primitif. 

Sans  contester  le  mérite,  d'ailleurs  incontestable,  des 
deux  derniers  inventeurs,  il  n'est  que  justice  de  reven- 
diquer la  priorité  de  l'idée  pour  le  Père  Braun. 

On  doit  encore  au  Père  l'idée  première  d'un  spectro- 
héliographe,  destiné  à  photographier  la  surface  solaire  tout 
entière  avec  ses  taches  et  protubérances.  Dès  1872,  il  en 
donnait  le  principe.  On  projette  l'image  du  soleil  sur  la 
fente  d'un  spectroscope  ;  du  spectre  résultant  on  ne  prend 
que  l'une  des  raies  les  plus  actiniques  et  on  la  fait  tomber 
sur  une  seconde  fente  placée  devant  une  plaque  sensible. 
Si  l'on  vient  maintenant  à  mouvoir  la  première  fente  de 
façon  à  lui  faire  recevoir  les  rayons  émanés  des  divers 
points  du  disque  solaire,  la  seconde  fente  distribuera  sur 


5l6  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENtlFIQUâS. 

la  plaque  toute  une  série  de  rayons  monochromatiques 
correspondants  à  ces  divers  points  :  ces  rayons  pourront 
être  atténués  ou  supprimés  aux  endroits  correspondants 
aux  taches,  renforcés  au  contraire  à  ceux  qui  corres- 
pondent aux  protubérances.  L'ensemble  donnera  une 
représentation  complète  de  la  surface  du  soleil. 

Ce  premier  type  du  spectrohéliographe  du  Père  Braun 
ne  fut  jamais  construit,  faute  de  ressources.  Le  professeur 
Haie,  alors  à  l'Observatoire  de  Kenwood,  publia,  en  1891, 
et  fit  exécuter  un  instrument  qui,  différant  du  précédent 
par  quelques  détails,  est  cependant  basé  sur  le  môme  prin- 
cipe. M.  Haie  a,  du  reste,  rendu  justice  au  Père  Braun,  en 
lui  reconnaissant  la  paternité  de  l'invention  (Sidbreal 
Messenger.  Juin  1891,  n""  96).  A  la  même  époque  que 
M.  Haie,  M.  Deslandres,  alors  à  l'Observatoire  de  Paris, 
combina  un  instrument  analogue. 

Le  Père  Braun  a  également  inventé  un  second  type  de 
spectrohéliographe,  d'une  forme  assez  singulière,  qui  a  eu 
le  sort  de  son  aine  et  n*a  jamais  été  construit. 

Malgré  sa  faible  santé,  le  Père  Jean  Schreiber,  assis- 
tant à  Kalocsa,  de  1891  à  1908,  année  de  sa  mort,  s'est 
livré  à  de  nombreux  travaux.  Dans  le  domaine  littéraire, 
on  lui  doit  une  Notice  sur  les  Jésuites  Astronomes  de  la 
Compagnie  avant  sa  suppression,  des  recherches  sur  les 
travaux  solaires  du  Père  Scheiner,  sur  la  carte  lunaire 
des  Pères  Riccioli  et  Grimaldi.  Au  point  de  vue  scienti- 
fique, il  a  laissé  de  nombreuses  observations  de  taches 
du  soleil,  et  un  instrument  aujourd'hui  très  employé,  sous 
diverses  formes  analogues,  le  Gewi((er7'€gislràtor(Fig.'iï). 

Comme  son  nom  l'indique,  cet  appareil  est  destiné 
à  enregistrer  les  décharges  de  la  foudre.  En  1898, 
M.  Ducretet,  l'ingénieur-constructeur  bien  connu  de  Paris, 
signalait  que  le  récepteur  d'un  poste  de  télégraphie  sans 
fil  fonctionnait  sous  l'influence  des  éclairs  :  les  ondes 
émises  par  la  décharge  atmosphérique  pouvaient  donc 
décohérer  le  tube  à  limaille.  On  comprit  immédiatement 


LES   OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    5\J 

toute  la  portée  de  cette  découverte  pour  la  météorologie  : 
a^ec  des  tubes  sensibles  ou  des  détecteurs  appropriés,  on 
pourrait  enregistrer  des  éclairs  lointains  et  prévoir 
d'avance  l'arrivée  des  orages. 

De  différents  côtés  on  se  mit  à  l'œuvre  pour  rendre 
pratique  cet  enregistrement.  Boggio-Lera  et  Lancetta 
en  Italie,  Palatin  en  Hongrie,  d'autres  peut-être  aussi, 
trouvèrent  des  solutions. 


Fijî.  31   —  Le  GcwiUerregistriUor. 

Dès  1900,  le  Père  Schreiber,  à  Kalocsa,  en  trouvait 
une  fort  élégante,  à  laquelle,  du  reste,  le  Père  Fényi  ne 
fut  pas  étranger.  11  remplaçait  d'abord  le  cohéreur  Branly 
par  deux  aiguilles  croisées  en  X.  A  l'état  normal,  la 
résistance  au  contact  était  suflSsante  pour  empêcher  le 
courant  des  piles  de  circuler  ;  mais  une  onde  venait-elle 
abaisser  cette  résistance,  le  courant  passait,  pouvant 
actionner  une  sonnerie,  faire  dévier,  au  moyen  d'un 
électro-aimant,  la  plume  d'un  enregistreur,  etc. 


5l8  REVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

L'enregistreur  fabriqué  par  le  Père  Schreiber  se  com- 
posait d'un  disque  de  carton  blanc  monté  sur  l'un  des 
ressorts  d'un  simple  réveille-matin  :  la  plume  traçait  d'un 
trait  continu  une  spirale  dont  le  rayon  allait  en  diminuant  ; 
à  l'arrivée  d'une  onde,  la  plume,  attirée  par  Télectro, 
décrivait  un  crochet  visible. 

Cet  appareil,  bien  primitif,  put  enregistrer,  avec  une 
précision  remarquable,  des  éclairs  distants  de  iio  kilo- 
mètres. 

Le  Getoitterregistràto?"  a  été  perfectionné  depuis;  il 
se  présente  aujourd'hui  sous  différents  noms  et  diverses 
formes.  A  l'Observatoire  de  Cleveland,  le  Père  Oden- 
bach  a  créé  le  céraunographe  qui  lui  donne  des  résultats 
très  intéressants  ;  le  Père  Âlgué  à  Manille,  le  Père  Zuko- 
tynski  à  Chyrow,  à  Kalocsa  même  le  Père  Fényi,  ont 
successivement  imaginé  différents  dispositifs. 

Un  exemplaire  de  l'appareil,  fabriqué  de  toutes  pièces 
à  Kalocsa,  et  ne  demandant  guère  de  frais  de  construction, 
fonctionne  en  ce  dernier  observatoire  depuis  1901.  Il  a 
pu,  à  maintes  reprises,  indiquer  des  orages  distants  de 
400  kilomètres.  L'enregistrement  se  fait  sur  un  tambour 
qui  fait  un  tour  par  heure  :  les  marques  indiquant  les 
éclairs  sont  ainsi  espacées  et  lisibles. 

Empressons-nous  d'ajouter  que  si  l'Observatoire  de 
Kalocsa  fait  des  observations  météorologiques  intéres- 
santes, il  est  surtout  célèbre  par  la  remarquable  étude 
des  protubérances  et  des  taches  solaires  que  le  Père  Fényi 
y  poursuit  depuis  vingt  ans.  Les  comptes  rendus  de  ses 
découvertes  et  de  ses  travaux  font  la  matière  de  plus  de 
cent  articles  différents  qui  ont  paru  en  différentes  langues, 
dans  plusieurs  journaux  scientifiques.  Nous  ne  pouvons 
évidemment  les  analyser  ici,  mais  nous  en  extrairons  trois 
points  principaux  qui  donneront  une  idée  de  lensemble 
des  travaux  du  Père. 

C'est  d'abord  une  nouvelle  interprétation  des  phénomènes 
des  protubérances  solaires.  Ces  protubérances  (Fig.  32-35) 


LES   OBSERVATOIRES   DE   LA   GOMPAONIB    DE   JÉSUS.    SlQ 


que  Ton  aperçoit  déformant  les  bords  du  disque,  sont  consti- 
tuées, on  le  sait,  par  de  gigantesques  flammes  d'hydrogène 
incandescent  qui  s  élèvent  à  des  milliers  de  kilomètres  de 


a.      68"  e  7t^^  50 

Pig.  32.»  Protubérance  solaire  de  6!  000  km.  de  hauteur,  observée  à  Kaloesa. 


KijS.  33.  —  Protubérance  solaire  de    Fig.  54.  —  Protubérance  de  174  000  km. 
496  821  km.,  observée  à  Kaloesa.  de  hauteur,  obsenée  à  Kaloesa. 


Fip  55.  —  Protubérance  de  1S3  000  km.  de  hauteur,  observée  à  Kaloesa. 

hauteur,  avec  des  vitesses  de  plusieurs  centaines  de  kilo- 
mètres par  seconde,  puis  saffaissent  sur  elles-mêmes  et 
disparaissent.  On  avait  pensé  longtemps  que  ces  poussées 
d'hydrogène  avaient  lieu  au  sein  d'une  atmosphère  con- 
stituant autour  du  soleil  une  couche  concentrique.  Appuyé 


520  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

sur  de  longues  observations  et  sur  des  calculs,  le  Père 
Fényi  a  montré  que  ces  protubérances  élevées  se  produi- 
saient dans  le  vide  et  non  au  sein  d'une  atmosphère.  Dans 
son  hypothèse,  tous  les  phénomènes  observés  sur  les  pro- 
tubérances :  spectre,  éclat,  disparition  ont,  dès  lors,  pu 
s'expliquer  facilement. 

Le  Père  Fényi  a  également  donné  une  nouvelle  expli- 
cation des  facules  du  soleil,  explication  dans  laquelle  il 
se  rencontre,  à  bien  des  années  de  distance,  avec  une 
constatation  faite  par  le  Père  Secchi.  On  avait  pris  les 
facules  pour  des  endroits  proéminents  de  la  photosphère, 
ou  pour  des  protubérances  vues  de  face.  Dans  l'expli- 
cation du  Père  Fényi,  les  facules  sont  les  endroits  où 
retombent  sur  la  masse  solaire  les  courants  gazeux  qui, 
projetés  auparavant  dans  le  vide  sous  forme  de  protubé- 
rances, redescendent  maintenant  sur  eux-mêmes  en  vertu 
de  la  gravitation. 

Enfin,  dans  plusieurs  de  ses  publications,  le  Père 
Fényi  a  donné  une  nouvelle  théorie  du  phénomène  de 
déplacement  des  raies  du  spectre  protubérantiel.  Le  phé- 
nomène est  celui-ci  :  si  Ton  observe  au  spectroscope  le 
pied  ou  le  milieu  des  protubérances  dans  la  chromosphère, 
on  aperçoit  quelquefois  toutes  les  raies  de  Thydrogène 
qui,  à  un  moment  donné,  se  déplacent  ensemble  dans  la 
même  direction  vers  Tune  de  ses  extrémités,  tantôt  vers 
le  bleu,  tantôt  vers  le  rouge.  Ce  fait  remarquable  avait 
eu  bien  des  admirateurs,  mais  pas  d'interprète.  Le  Père 
Fényi,  le  premier,  la  expliqué  d'une  façon  très  simple, 
par  des  courants  gazeux.  La  rencontre  d  une  protubérance, 
montant  rapidement, avec  un  semblable  courant, retombant 
en  sens  contraire,  produit,  à  partir  de  l'endroit  où  a  lieu 
le  choc  des  deux  courants,  une  composante,  laquelle 
occasionne,  aussi  longtemps  qu'elle  reste  dans  la  ligne 
visuelle,  un  déplacement  de  la  lumière  spectrale  dans  l'un 
ou  l'autre  sens. 

De  nouvelles  explications  du  phénomène  ont  été,  il  est 


> 


I^S    OBSERVATOIRES    DE    LA   COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    521 

vrai,  données  depuis.  Doppler,  dans  la  sienne,  suppose  des 
mouvements  horizontaux  de  la  masse  gazeuse,  mouve- 
ments difficiles  à  imaginer;  W.  Michelson,  de  son  côté,  a 
donné  une  belle  théorie  :  il  suppose  simplement  que,  à  la 
partie  supérieure  de  la  protubérance,  le  courant  gazeux 
ascendant  se  trouve  du  côté  de  l'observateur  et  intercepte, 
par  suite,  les  rayons  émis  derrière  lui,  tandis  que,  au  bas 
du  courant,  le  phénomène  inverse  se  produit  ;  en  haut  les 
lignes  du  spectre  se  déplaceront  donc  vers  le  rouge  et, 
en  bas,  vers  le  bleu. 

Dans  une  de  ses  dernières  publications,  le  Père  Fényi, 
sans  rejeter  sa  première  théorie,  admet  cependant  que 
celle  de  Michelson  peut  la  compléter  sur  quelques  points. 

Ajoutons  que  plusieurs  des  mémoires  du  Père  Fényi 
ont  trait  à  l'intéressante  question  des  relations  entre  les 
éruptions  solaires  .et  les  troubles  magnétiques  terrestres. 
Son  opinion  est  que  les  grandes  protubérances  ce  coïncident 
jamais  avec  des  troubles  magnétiques,  sauf  quand  ces 
protubérances  sont  formées  de  vapeurs  métalliques  et 
se  trouvent  dans  le  voisinage  des  taches.  Il  a  constaté, 
d'autre  part,  que  les  hauteurs  maxima  des  protubérances 
coïricidaient  parfaitement  avec  les  périodes  d'apparition 
d'un  nombre  maximum  de  taches.  De  nombreuses  obser- 
vations lui  ont  prouvé  de  plus  que  les  grandes  protubé- 
rances pouvaient  se  trouver  à  toutes  les  latitudes  solaires, 
mais  sans  jamais  dépasser  la  latitude  de  41''. 

Conclusion.  —  Ces  rapides  aperçus  suffiront,  nous 
semble-t-il,  à  montrer  l'importance  des  travaux  qui  se 
poursuivent  à  l'Observatoire  de  Kalocsa  et  les  remar- 
quables résultats  qui  en  ont  fait  Tun  des  meilleurs  centres 
d'étude  d'astrophysique. 

Ajoutons  en  terminant,  bien  que  cela  ne  se  rapporte 
pas  directement  à  cette  monographie,  que  le  Père  Charles 
Braun,  retiré  au  Collège  de  Mariasheim,  en  Bohême, 
s'occupe  depuis  plusieurs  années  de  déterminer  la  con- 
stante de  la  gravitation.  Les  valeurs  obtenues  par  lui  ont 


522  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

été  citées  avec  éloge  dans  plusieurs  Bulletins  de  Sociétés 
savantes  et  donnent  une  haute  idée  de  sa  science  ingé- 
nieuse et  persévérante. 


OBSERVATOIRE  DE  TANANARIVE  (i) 


HISTORIQUE 

Fondation.  —  En  1880,  à  la  demande  de  M.  Alfred 
Grandidier,  de  l'Académie  des  Sciences,  Mgr  Cazet, 
vicaire  apostolique  de  Madagascar,  faisait  installer  à 
Tananarive  un  petit  observatoire  météorologique  rudimen- 
taire.  Les  missionnaires  de  la  Compagnie  de  Jésus  y  firent, 
jusqu'au  jour  où  les  Français  furent  expulsés  de  l'ile,  des 
observations  quotidiennes  sur  la  pression  atmosphérique, 
l'état  hygrométrique,  la  température  et  la  hauteur  des 
pluies. 

La  paix  conclue  et  les  Pères  rentrés  à  leur  poste,  Mgr 
Cazet  et  le  R.  P.  Michel,  visiteur  de  la  mission,  formèrent, 
en  1887,1e  projet  d'avoir  à  Madagascar  non  plus  seulement 
une  station  météorologique,  mais  un  observatoire  com- 
plet, capable  de  rendre  de  réels  services  à  la  science,  et 
de  rehausser  aux  yeux  des  indigènes  le  prestige  de  l'in- 
fluence française.  M.  Le  Myre  de  Vilers,  résident  général, 
encouragea  vivement  cette  idée  qui  suscita  d'ailleurs  un 
vif  courant  de  sympathie  auprès  des  membres  du  gouver- 
nement et  au  sein  de  l'Académie  des  Sciences.  Désigné 
pour  mettre  l'entreprise  à  exécution,  le  Père  Ë.  Colin  alla 
faire  son  apprentissage  auprès  du  Père  Perry,  à  l'Obser- 

(I)  Observatoire  d'Ambohidempona,  Tananarive  (Madagascar). 


PLAyCfΠ XI 


Fio.  .%.  —  I/ancien  Observatoire  de  Tananarive. 


FiG.  37.  —  L'Observatoire  de  Tananarive  en  ruines. 


/ 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    52*3 

vatoire  de  Stonyhurst,  puis  à  l'Observatoire  de  Montsou- 
ris.Vers  la  fin  de  1888,  il  s'embarquait  pour  Madagascar, 
emportant  une  collection  d'instruments  météorologiques, 
astronomiques  et  magnétiques,  dus  à  l'influente  initiative 
de  M.  Le  Myre  de  Vilers. 

Dès  son  arrivée,  en  janvier  1889,  le  Père  Colin  s'occupa 
de  rechercher  un  emplacement  convenable.  Deux  mon- 
tagnes, situées  non  loin  de  Tananarive,  semblaient  offrir 
les  conditions  requises  ;  l'une  était  sacrée,  il  n'y  fallait 
point  songer  ;  l'autre  était  néfaste,  et  il  paraissait  facile 
de  s'y  établir.  Ce  ne  fut  pourtant  qu'après  bien  des 
démarches  et  des  pourparlers,  qu'à  la  fin  d'avril,  Mgr 
Cazet  obtint  du  gouvernement  malgache  la  concession  de 
terrain  nécessaire. 

Au  mois  de  juin,  les  ouvriers  creusaient  les  fondations 
du  nouvel  observatoire  dans  le  sol  granitique  de  la  mon- 
tagne d'Ambohidempona.  Bien  que  tous  les  matériaux 
dussent  être  apportés  à  dos  d'hommes,  en  sept  mois  tout 
était  à  peu  près  terminé. 

L'Observatoire  fut  bâti  en  briques  et  en  pierres  de 
taille  ;  les  fondations  sont  formées  de  blocs  compacts  de 
granit  (PI.  XI,  fig.  36).  Construit  d'après  les  plans  de 
M.  Lequeux,  architecte  de  Paris,  il  se  composa  d'un  octo- 
gone central  de  8  mètres  de  diamètre,  terminé  en  cylindre 
à  la  partie  supérieure  et  supportant  une  grande  coupole  ; 
sur  trois  des  côtés  de  l'octogone  étaient  adossés  des  pavil- 
lons flanqués  de  tours.  Vu  de  l'est,  l'ensemble  de  Tédifice 
présentait  la  forme  d'un  T,  dont  la  branche  supérieure, 
orientée  du  nord  au  sud,  était  tournée  vers  Tananarive. 
Simple  mais  imposant,  sur  sa  montagne  élevée  presque  à 
pic  de  120  mètres  au-dessus  de  la  plaine,  l'Observatoire 
occupait  une  superbe  position,  mais  malheureusement 
aussi,  comme  nous  allons  le  voir  bientôt,  une  position 
stratégique  qui  lui  fut  funeste. 

Organisation.  —  La  nouvelle  station  scientifique  devait 
être  à  la  fois,    dans  le  plan  de  ses  fondateurs,    astro- 


524  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

nomique,  météorologique  et  magnétique.  Sans  plus  tarder, 
le  Père  Colin  s'occupa  d'organiser  ces  trois  sections. 

Dans  la  tour  de  Test  fut  installé  un  cercle  méridien 
portatif  Rigaud,  oifert  par  l'Amiral  Mouchez,  directeur 
de  l'Observatoire  de  Paris,  et  dont  l'histoire  était  à  elle 
seule  un  petit  roman,  car,  après  avoir  servi  à  M.  Yvon 
Villarceau  pour  déterminer  les  positions  géographiques 
de  plusieurs  villes  de  France,  le  pauvre  instrument  avait 
eu  à  subir  un  incendie,  à  l'Observatoire  de  Paris,  pendant 
les  troubles  de  la  Commune,  et  avait  été  sauvé  à  grand' 
peine. 

La  coupole  centrale  abrita,  au  bout  de  quelque  temps, 
un  équatorial  de  Eichens,  dû  également  à  la  libéralité  de 
l'amiral  Mouchez. 'Cette  lunette  avait  servi  à  observer,  en 
1882,  le  passage  de  Vénus  sur  le  Soleil  et,  depuis,  était 
restée  sans  emploi.  Sur  la  demande  du  Père  Colin,  Tin- 
strument  fut  monté  équatorialement,  muni  d'un  mouve- 
ment d'horlogerie  et  expédié  à  Tananarive.  11  n'y  devait 
pas  parvenir  sans  encombre.  Le  tube  de  la  lunette,  assi- 
milé à  un  canon,  et  le  pied  parallactique  pris  pour  un 
affût,  effarouchèrent  les  Malgaches  chargés  de  les  trans- 
porter de  Tatnatave  à  TObservatoire,  et  furent  par  eux 
jetés  dans  un  fourré.  Le  Père  Colin  finit  pourtant  par  les 
sauver  et  n'eut  à  déplorer  que  quelques  pièces  faussées. 

Grâce  à  l'initiative  et  à  la  libéralité  de  MM.  Le  Myre 
de  Vilers  et  Mascart,  membre  de  l'Institut,  le  service 
météorologique  fut  pourvu  de  nombreux  instruments  : 
barographe,  psychrographe,  évaporographe,  géothermo- 
graphe  furent  associés  avec  des  instruments  à  lecture 
directe  observés  cinq  ibis  par  jour.  Sur  le  dôme  fixe  de  la 
tour  sud,  on  installa  anéraoscope  et  anémographes  de 
vitesse  et  de  pression.  Le  long  de  la  balustrade  qui  sur- 
montait les  pavillons  de  la  façade,  furent  fixés  les  hélio- 
graphes, actinomctres  et  actinographe. 

Dans  un  pavillon  spécial,  bâti  à  une  certaine  distance 
de  l'Observatoire,  un  magnétographe  Mascart  donnait  les 


Les  observatoires  de  la  compagnie  de  jésus.  525 

courbes  continues  de  déclinaison,  inclinaison  et  intensité, 
par  enregistrement  photographique. 

L'une  des  premières  occupations  du  Père  Colin,  en  1889 
et  1890,  fut  de  déterminer  la  longitude  et  la  latitude  de 
son  Observatoire  :  nous  dirons  tout  à  l'heure  comment  il 
s'y  prit.  En  1891  et  en  1892,  aidé  du  Père  Roblet,  il 
déterminait  à  son  tour  l'altitude  géodésique,  au  milieu  de 
difficultés  de  toute  sorte. 

En  1891,  on  agrandissait  le  champ  dos  études  climato- 
logiques,  en  créant  un  réseau  de  treize  stations  dissémi- 
nées dans  la  grande  île  :  Betafo,  Beforona,  Arivonimamo, 
Ambositra,  Ambohimandroso,  Fianarantsoa  à  l'intérieur; 
sur  les  côtes,  Diégo-Suarez,  Vohémar,  Tamatave,  Manan- 
jary,  Fort-Dauphin,  Nos-Vé,  Majunga.  Ces  observations, 
centralisées,  permettaient  de  suivre  les  aires  de  haute  et 
basse  pression,  et  de  tracer  la  trajectoire  des  cyclones  qui 
visitent  parfois  Madagascar.  Elles  étaient  envoyées  au 
Bureau  central  de  Paris  et  aux  principaux  observatoires 
des  diverses  parties  du  monde. 

L'avenir  s'annonçait  donc  plein  de  promesses  pour 
l'Observatoire  Royal  de  Tananarive,  placé  sous  le  haut 
patronage  de  Sa  Majesté  Ranavalomanjaka  III.  Au  prix 
de  tracas  et  de  fatigues  épuisants,  avec  d'assez  minimes 
ressources,  le  Père  Colin  était  arrivé  à  faire  progresser 
de  front  ses  multiples  travaux,  météorologiques,  astro- 
nomiques, magnétiques,  géodésiques,  et  à  mettre  l'Obser- 
vatoire en  bon  rang.  Tout  cela  était  sans  doute  trop  beau 
pour  durer. 

Desiviiction.  --  En  1894,  brisé  par  les  lièvres  palu- 
déennes et  par  les  privations,  le  Père,  sur  l'ordre  pressant 
des  médecins,  rentrait  en  France  pour  s'y  rétablir.  D  autre 
part,  les  relations  se  tendaient  de  plus  en  plus  entre  le 
gouvernement  français  et  le  gouvernement  malgache  ;  en 
1895,  colons  et  missionnaires  quittaient  précipitamment 
Madagascar.  Mgr  Cazet  demanda  au  premier  ministre, 
Rainilaiarivony,  de  vouloir  bien  prendre  sous  sa  protec- 


520  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tion  rObservatoire  d'Ambohidempona  où  Ton  était  obligé 
d'abandonner  tous  les  instruments.  La  requête  fut  favo- 
rablement accueillie,  et  les  deux  calculateurs  indigènes 
reçurent  Tordre  de  continuer  les  observations  météorolo- 
giques. Ce  ne  devait  pas  être  pour  longtemps.  Les  troupes 
françaises  de  débarquement  occupaient  bientôt  une  partie 
de  Tile  et  marchaient  sur  la  capitale  ;  sous  le  prétexte  que 
l'Observatoire  pourrait  servir  de  poste  stratégique  aux 
ennemis,  le  gouvernement  malgache  ordonnait  la  démoli- 
tion de  l'édifice.  Dans  la  journée  du  18  septembre  iSgS, 
Tordre  sauvage  était  exécuté  :  plusieurs  instruments 
étaient  brisés  et  emportés  dans  toutes  les  directions,  les 
coupoles  mises  à  bas,  les  murs  nivelés  presque  jusqu'au 
sol.  Des  efforts  inouïs  poursuivis  pendant  six  ans,  il  ne 
restait  que  le  souvenir  (PI.  XI,  fig.  3j). 

Au  nord  des  ruines,  les  Malgaches  élèvent  à  la  hâte  des 
retranchements  et  y  établissent  une  batterie  ;  le  3o  sep- 
tembre, au  matin,  les  canons  français  les  délogent  de  la 
position  que  nos  tirailleurs  occupent  bientôt,  suivis  par 
Tartillerie.  Après  quelques  minutes  de  bombardement, 
Tananarive  capitule  et  les  Malgaches,  épouvantés,  s'en- 
fuient en  masse  vers  Touest. 

Dès  le  lendemain  de  Toccupation,  le  général  de  Torcy, 
chef  d'état-major  du  corps  expéditionnaire,  voulut  bien 
s'intéresser  à  ce  qui  restait  de  TObservatoire  :  il  put  réunir 
quelques  débris  d'instruments,  passablement  détériorés  ; 
d'autres  avaient  disparu  pour  toujours. 

Quelques  mois  après,  en  1896,  le  Père  Colin  revenait 
de  France,  triste  de  tant  de  ruines,  mais  bien  résolu  à  les 
relever,  si  on  lui  en  fournissait  les  moyens.  11  put  immé- 
diatement installer  quelques  instruments  météorologiques 
dans  Templacement  de  la  mission,  et  reprendre  une  partie 
des  observations. 

Sollicité  sur  ces  entrefaites  par  le  général  Voyron, 
commandant  le  corps  d'occupation,  de  faire  partie  d'une 
brigade  topographique  envoyée  en  reconnaissance  sur  la 


LES   OBSERVATOIRES   DE   LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    527 

côte  orientale  de  Madagascar,  le  Père  accepte  et,  durant 
plusieurs  semaines,  s  emploie  à  l'exécution  de  la  partie 
géodésique  et  magnétique. 

A  sa  rentrée  à  Tananarive,  on  lui  rapporte  une  parole 
pleine  d'espérances,  prononcée  par  le  général  Gallieni  : 
«  Les  Hovas  ont  détruit  TObservatoire  ;  ils  le  rebâtiront.  » 
Us  devaient  le  rebâtir  en  effet. 

Reconsti*uction.  —  Depuis  la  prise  de  Tananarive,  une 
compagnie  de  soldats  sénégalais  occupait  les  ruines  de 
Ambohidempona.  Enragés  destructeurs,  comme  tous  les 
noirs  africains,  ils  avaient  achevé  de  renverser  ce  que  le 
temps,  les  Malgaches  et  les.  obus  avaient  épargné.  Il 
n'était  guère  possible  au  Père  Colin  de  s'établir  en  pareil 
voisinage.  Du  reste,  son  expérience  passée  lui  avait  fait 
connaître  certains  inconvénients  provenant  de  la  situation 
topographique  de  lancien  Observatoire.  11  songea  à  choisir 
un  autre  emplacement.  Deux  sommets  sur  lesquels  il  avait 
successivement  porté  son  choix,  devaient  être  utilisés  pour 
des  postes  fortifiés  et  ne  purent  lui  être  accordés  ;  la  ter- 
rasse supérieure  du  palais  de  la  reine  qu'on  lui  offrit,  ne 
présentait  pas  des  garanties  de  stabilité  suffisantes  et  ne 
pouvait  convenir.  Force  fut,  bon  gré  mal  gré,  de  revenir 
à  Ambohidempona. 

Au  mois  de  juin  1898,  le  Père  Colin  s'établissait  dans 
l'ancien  pavillon  magnétique,  réparé  à  la  hâte  ;  les  pans 
de  murs  ruinés  de  l'Observatoire  étaient  démolis  ;  les  fon- 
dations de  granit  seules  restaient  en  bon  état.  Toute 
indemnité  avait  été  refusée  par  le  comité  consultatif  du 
contentieux,  l'Observatoire  ayant  été  détruit  pour  fait  de 
guerre  ;  la  colonie  accordait  pourtant  une  subvention 
de  10  000  francs,  en  considération  des  services  rendus 
par  le  Père.  Avec  cette  somme  bien  insuffisante  et  une 
centaine  de  prestataires,  prêtés  par  le  général  Gallieni, 
on  se  mit  à  l'œuvre,  courageusement. 

Quelques  modifications  furent  faites  au  plan  primitif. 
Ayant  renoncé  à  tout  espoir  de  coopérer  à  la  carte  pho- 


528  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tographique  du  ciel  austral,  le  Père  Colin  se  résolut  à 
réduire  et  à  simplifier  le  service  astronomique.  Au  lieu  du 
pavillon  central  que  surmontait  la  grande  coupole,  on  con- 
struisit un  simple  péristyle.  La  grande  façade  fut  relevée, 
et  perpendiculairement  à  sa  direction,  du  côté  sud,  on 
éleva  une  nouvelle  aile.  En  môme  temps,  une  maison 
d'habitation  en  pisé  fut  construite,  à  deux  cents  mètres  de 
rObservatoire,  en  contre-bas,  à  Tabri  des  forts  vents  d'est. 

Dans  l'intervalle,  les  épaves  du  naufrage  de  iSgS  étaient 
recueillies  peu  à  peu.  Chronomètres,  miroir  d'héliostat, 
axes,  plaques  de  fonte,  crapaudines,  etc.,  finissent  par 
répondre  à  lappel. 

En  1899,  un  prix  de  6  000  francs,  fondé,  à  la  Société 
de  Géographie,  par  M"*'  Herbet-Fournet,  et  attribué  aux 
Pères  Colin  et  Roblet,  permet  de  couvrir  les  frais  d'achat 
chez  MM.  Gillon,  de  Paris,  d'une  coupole  de  cinq  mètres 
de  diamètre.  Ce  ne  fut  pas  sans  des  péripéties  nombreuses 
qu'arrivèrent,  de  Majunga  à  Tananarive,  les  huit  volumi- 
neuses caisses  qui  renfermaient  ce  lourd  colis  ;  elles 
arrivèrent  pourtant  et,  au  début  du  mois  d'août  1899, 
la  coupole  tournait  sur  ses  rails.  Quelques  mois  après»  la 
lunette  équatoriale  d'Eichens,  réparée  tant  bien  que  mal, 
était  installée  sur  un  nouveau  pilier,  et  deux  lunettes 
méridiennes,  celle  de  Rigaud  et  une  de  Brunner,  orientées 
dans  une  nouvelle  salle. 

Depuis  lors,  les  travaux  de  l'Observatoire  d'Ambohi- 
dempona  ont  repris  en  partie  leur  cours  ;  le  Père  Colin 
a  pu  exécuter  do  nouveaux  voyages  d'exploration 
géodésique  et  magnétique.  Mais,  surchargé  de  besogne, 
n  ayant  comme  assistant  actif  qu'un  Malgache,  et  ne  dis- 
posant d'aucune  subvention,  il  est  malheureusement  dans 
l'impossibilité  de  réaliser  le  vaste  programme  qu'il  avait 
autrefois  conçu  et  auquel  sa  science  et  ses  connaissances 
techniques,  plusieurs  fois  officiellement  reconnues,  lui 
donneraient  le  droit  de  prétendre. 


LES   OQSBRVATOIRBS    DB    LA    COMPAGNIE   DE  JÉSUS.    529 


II 


TECHNIQUE 


Bâtiments  et  instruments .  —  Dans  son  état  actuel  (Fig.  38), 
le  bâtiment  principal  de  TObservatoire  de  Tananarive  a  la 
forme  d'un  L.  Comme  dans  Tancien,  la  grande  façade  est 
orientée  du  nord  au  sud,  et  terminée  à  une  extrémité  par 


Fig.  58.  —  L'Observatoire  actuel  de  Tananarive. 

une  aile  perpendiculaire  en  retour.  Au  centre  de  la  façade, 
un  péristyle  fermé  entoure  une  salle  centrale  qui  contient 
un  baromètre  Tonnelot  à  large  cuvette,  deux  baromètres 
enregistreurs  Richard,  dont  l'un,  à  mouvement  rapide,  est 
utilisé  pour  l'observation  des  cyclones,  et  un  sismographe 
Cecchi  ;  de  plus,  les  enregistreurs  d'un  anémomètre  Robin- 
son,  d'un  anémomètre  Richard,  et  d'une  girouette  du 
môme  constructeur. 

Encadrée  dans  l'aile  méridionale,  se  trouve  la  salle 

m*  SÉRIE.  T.  IX.  34 


53o  REVUE  DÈS   QUESTIONS   SCIËNTÎt'IQUBS. 

méridienne,  soigneusement  assise  sur  une  couche  com- 
pacte de  gneiss  granitique.  On  a  ainsi  remédié  à  un  grave 
défaut  de  l'ancienne  salle  qui,  souvent  ébranlée  par  les 
vents  d*est,  rendait  impossible  les  observations  avec  bain 
de  mercure.  Deux  lunettes,  Tune  de  Rigaud,  l'autre  de 
Brûnner,  fournissent  l'heure  par  les  passages  d'étoiles. 
Signalons  encore,  avec  l'équatorial  de  Eichens,  une  pen- 
dule sidérale  et  quatre  chronomètres,  une  lunette  photo- 
graphique solaire. 

Complétant  la  série  des  instruments  météorologiques, 
se  trouvent  à  l'extérieur  thermomètres  et  psychromètres, 
thermographe  et  psychrographe  de  Richard,  hygromètre 
enregistreur  du  même,  pluviomètre  de  l'Association 
scientifique,  actinomètre  ordinaire,  actinographe  VioUe- 
Richard,  héliographes  Campbell  et  Jordan,  le  premier 
brûleur,  le  second  photographique. 

Un  magnétographe  Mascart  complet  fonctionne  dans  le 
pavillon  magnétique.  Pour  les  voyages,  l'Observatoire 
possède  des  instruments  de  mesures  absolues,  entre  autres 
le  théodolite-boussole  Brûnner. 

Depuis  1903,  le  général  Gallieni  a  fondé  des  postes 
météorologiques  nouveaux  en  divers  points  de  l'île  ;  leurs 
observations,  concentrées  au  Service  de  l'Agriculture,  sont 
communiquées  à  l'Observatoire.  Tous  les  jours,  des 
dépêches  météorologiques,  envoyées  des  ports  des  côtes 
est  et  ouest,  arrivent  à  Tananarive.  Elles  sont  également 
communiquées  à  l'Observatoire  qui,  d'après  leurs  don- 
nées, avertit  de  l'approche  des  cyclones. 

Travaux.  —  On  peut  ranger  les  différents  travaux 
entrepris  par  le  Père  Colin  à  Madagascar,  depuis  1889, 
sous  quatre  catégories  :  travaux  météorologiques,  astro- 
nomiques, géodésiques  et  magnétiques.  Nous  les  passerons 
successivement  en  revue,  en  signalant  au  fur  et  à  mesure 
ses  collaborateurs. 

Les  observations  météorologiques  faites  depuis  1889, 
soit  à  Âmbohidempona,  soit  dans  les  sous-stations,  sont 


LES   OBSERVATOIRES   DB   LA   OOMt^AONIE   DB  JÉSUS.    53 1 

consignées,  discutées  et  réduites  dans  cinq  volumes  déjà 
publiés.  Elles  donnent  d'intéressants  détails  sur  la  marche 
des  phénomènes  atmosphériques  à  cette  latitude.  Elles 
ont,  de  plus,  fourni  la  matière  d'un  mémoire  sur  le  climat 
de  rimerina,  lu,  en  iSgS,  à  la  Société  de  Géographie  com- 
merciale de  Paris,  d'une  étude  sur  le  régime  météoro- 
logique de  Madagascar,  pendant  Tannée  1902,  de  plusieurs 
articles  sur  les  cyclones,  parus  dans  le  Journal  officiel  de 
la  Colonie. 

Les  travaux  astronomiques  du  Père  Colin  sont  eux- 
mêmes  de  deux  sortes  :  ceux  entrepris  pour  fixer  les 
coordonnées  et  laltitude  de  l'Observatoire,  et  des  travaux 
divers  se  rapportant  à  la  géographie  de  Madagascar. 

La  longitude  d'Ambohidempona  fut  déterminée,  en  1889 
et  1890,  au  moyen  de  3g  séries  comprenant  56 1  observa- 
tions d'étoiles  voisines  de  la  lune,  et  autant  de  passages 
de  cet  astre  au  méridien.  La  latitude  fut  mesurée,  au 
cours  de  ces  mêmes  années,  par  la  méthode  des  hauteurs 
d'étoiles  déterminées  au  moyen  du  nadir  et  des  quatre 
micromètres  de  la  lunette  méridienne  Rigaud.  L'opéra- 
tion ne  se  fit  pas  sans  peine  :  bien  des  soirées  furent 
passées  en  vain  à  l'oculaire  de  la  lunette  ;  les  vents  d'est 
et  de  sud-est  agitaient  si  furieusement  la  montagne  et 
l'Observatoire,  que  le  bain  de  mercure  n'était  jamais  assez 
tranquille  pour  réfléchir  les  fils  du  réticule.  Des  nuits  plus 
calmes  permirent  enfin  de  constituer  quinze  séries  portant 
sur  un  total  de  i56  hauteurs  d'étoiles. 

En  mars  1891,  on  commença  la  détermination  de  l'alti- 
tude  au-dessus  de  TOcéan  Indien,  avec  un  théodolite  à 
cercle  répétiteur  de  Gambey.  Le  nivellement,  poursuivi 
pendant  six  mois,  au  milieu  de  difficultés  et  d'épreuves 
de  tous  genres,  donna  enfin  pour  résultat  une  hauteur 
de  1402  mètres,  valeur  qui  diffère  de  un  mètre  en  moins  de 
l'altitude  conclue  d'après  trois  années  d'observations  du 
-baromètre  à  mercure.  L'Observatoire  de  Tananarive  est 
donc  l'observatoire  astronomique  le  plus  élevé  du  monde. 


/ 


532  REVUB  DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

On  doit  encore  au  Père  Colin  la  détermination  astro- 
nomique des  coordonnées  de  17  points  de  Tîle,  au  moyen 
des  instruments  de  Brûnner. 

Les  premiers  travaux  géodésiques  furent  exécutés,  en 
1891 ,  pour  la  détermination  de  Taltitude  dont  nous  venons 
de  parler.  On  devait  déjà  à  l'infatigable  patience  du  Père 
Roblet  des  études  cartographiques  sur  l'Imerina  et  le 
pays  des  Betsiléos,  études  qui  lui  avaient  valu  l'un  des 
prix  attribués  par  l'Académie  des  Sciences^  La  détermi- 
nation de  la  longitude  et  de  la  latitude  de  l'Observatoire 
fournissait  à  ces  études  un  complément  essentiel,  en 
asseyant  le  réseau  sur  une  orientation  certaine.  On  com- 
mença par  vérifier  la  base,  mesurée  vingt  ans  auparavant 
dans  la  plaine  de  Maharemana,  par  le  Père  Roblet  ;  puis 
le  Père  Colin  poursuivit  la  triangulation  et  le  nivellement 
géodésique,  depuis  le  centre  de  l'Imerina  jusqu'à  Andevo- 
rante,  sur  21 1  kilomètres  de  longueur  et  20  de  largeur, 
tandis  que  le  Père  Roblet  établissait  les  levés  de  détail 
avec  l'alidade  nivelatrice  et  la.  planchette.  Les  cartes  de 
rimerina  nord  et  sud  furent  publiées  par  les  deux  Pères, 
en  1895,  sur  la  demande  du  Service  géographique  de 
l'armée,  à  l'usage  des  officiers  du  corps  expéditionnaire. 
Ce  même  service  publia  l'itinéraire  de  Tananarive  à 
Andevorante,  qui  fut  très  utile,  soit  dans  le  tracé  de  la 
grande  route  de  l'Est,  soit  pour  les  cartes  itinéraires  de 
Tananarive  à  la  côte  orientale. 

Affecté  au  Bureau  géographique  de  l'État-Major  par 
le  général  Voyron,  en  1896,  le  Père  Colin  triangulait,  avec 
une  brigade  topographique,  la  côte  orientale  de  Madagas- 
car, sur  une  superficie  de  i25  kilomètres  carrés.  En  1897, 
il  relève  une  superficie  de  1 5  000  kilomètres  carrés  au 
nord  de  Tananarive  ;  en  1898,  il  détermine  sur  la  côte 
occidentale  les  positions  géographiques  de  cinq  stations  ; 
en  1900,  il  rectifie,  sur  une  assez  longue  étendue,  la  côte 
orientale  et  constate  que  la  côte  s'infléchit  vers  le  S.-S.-W. 


LES   OBSBRVATOIRBS    DB   LÀ    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    533 

beaucoup  plus  que  ne  l'indiquent  les  cartes  marines  ;  en 
1901 ,  il  relève  le  massif  central  de  l'île  dans  tous  ses  détails. 

Au  point  de  vue  magnétique,  nous  sommes  redevables 
au  Père  Colin  de  nombreux  levés  de  précision,  exécutés 
sur  une  grande  partie  de  la  surface  de  Tîle,  au  cours  de 
ses  voyages  astronomiques  ou  topographiques.  A  part 
quelques  déterminations  faites  sur  les  côtes,  on  ne  possé- 
dait, avant  lui,  à  peu  près  aucune  donnée  magnétique.  En 
divers  points,  le  Père  a  constaté  de  fortes  anomalies,  très 
intéressantes  pour  la  détermination  de  la  constitution 
géologique  du  sol  et  qui,  de  plus,  permettent  aux  topo- 
graphes et  aux  géomètres  de  régler  leurs  boussoles  sur  la 
déclinaison  locale. 

En  1902,  à  la  demande  du  général  Gallieni  qui  prend 
à  sa  charge  les  frais  de  construction  d'un  pavillon  magné- 
tique, le  Père  Colin  coopère  aux  travaux  de  la  mission 
allemande  au  pôle  sud.  A  cet  effet,  il  installe  le  magnéto- 
graphe  Mascart,  observe  pendant  un  an,  toutes  les 
semaines,  les  éléments  magnétiques  absolus  et  envoie  un 
volumineux  dossier  d'observations  météorologiques  et 
magnétiques  au  général  Gallieni. 

Cette  même  année,  il  continue,  sur  le  versant  nord  du 
massif  de  l'Ankaratra,  les  levés  magnétiques  qu'il  avait 
entrepris  Tannée  précédente  et  il  détermine  les  positions 
géographiques  d'Ambatolampy. 

En  1903,  le  service  géographique  de  TÉtat-Major 
demande  au  Père  Colin  de  compléter  sa  triangulation,  en 
serrant  les  stations  géodésiques  aussi  près  que  possible  les 
unes  des  autres  (3  ou  4  km.  au  maximum).  La  moitié  de 
ce  travail  était  déjà  exécutée,  calculée  et  livrée  au  service 
géographique  en  1904.  De  sa  propre  initiative,  le  Père 
Colin  parachève  cette  œuvre  cartographique,  en  relevant 
les  éléments  magnétiques  en  49  points  compris  dans  ce 
réseau. 

Les  travaux  les  plus  importants  du  Père  Colin  sont 
consignés  dans  des  rapports  et  communications  faits  à 


534  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

TAcadémie  des  Sciences,  de  1892  à  igoS,  après  chacun 
de  ses  voyages.  Les  derniers  rapports  donnent  les  valeurs 
magnétiques  absolues  observées  chaque  semaine  à  Ambo- 
hidempona. 

Ajoutons  en  terminant  que,  malgré  ses  absorbantes 
occupations,  le  Père  Colin  a  su  trouver  le  temps  de  publier 
un  ouvrage  sur  la  grande  ile  sud- africaine,  plusieurs 
articles  dans  diverses  Revues  et  un  recueil  de  mélodies 
malgaches,  transcrites  au  cours  de  ses  explorations  scien- 
tifiques. 

Conclusion.  —  On  voit  que  pour  n'avoir  pas  eu  l'exis- 
tence calme  et  fortunée  de  quelques-uns  de  ses  frères, 
l'Observatoire  de  Tananarive,  grâce  au  zèle  et  à  la  volopté 
tenace  de  son  Directeur,  n'en  a  pas  moins  su  se  créer  une 
place  honorable,  qu'on  se  plaît  du  reste  à  reconnaître.  En 
1890,  l'Académie  des  Sciences  décernait  au  Père  Colin 
le  prix  Jérôme  Ponti,  en  1898  le  prix  Valz,  en  1908  le 
prix  Gay  ;  en  1895,  la  Société  de  Géographie  lui  attri- 
buait les  prix  et  médailles  d'or  Louise  Bourbonnaud,  en 
1898,  le  prix  de  6000  francs  Herbet-Fournet.  De  plus,  il 
était  successivement  nommé  OflScier  d'Académie,  Officier 
de  l'Instruction  publique  et  Correspondant  de  l'Institut. 

Ces  distinctions  flatteuses  ne  peuvent  pourtant  consoler 
le  Père  Colin  de  la  ruine  de  son  premier  Observatoire,  ni 
lui  faire  oublier  le  manque  d'aide  et  de  ressources  qui 
paralyse  le  développement  de  son  œuvre,  si  utile  et  si 
française. 


OBSERVATOIRE  DE  JERSEY  (1) 

Installation.  —  L'Observatoire  St- Louis  est  situé  dan» 
l'île  de    Jersey.   Cest    un    Observatoire    de   recherches 

(1)  Observatoire  St-Louis,  Sl-Hélier,  Jersey  (lies  de  ia  Manche). 


LBS   OBSBRVATOIRBS   DE    LA    œMPAQNIE   DE   JÉSUS.    535 


météorologiques.  Le  fondateur  et  directeur  actuel  ast  le 
Père  Marc  Dechevrens,  pendant  de  longues  années  direc- 
teur de  rObservatoire  de  Zi-ka-wei,  et  que  son  état  de 
santé  obligea,  en  1887,  à  revenir  en  Europe. 

La  fondation  de  cet  Observatoire  date  de  la  fin  de 
Tannée  iSgS.  Sur  une  colline  de  55  mètres  de  hauteur 
qui,  au  nord,  domine  la  ville  de  St-Hélier,  capitale  de 


Fig.  39.  —  L'Observatoire  Sl-Louis,  à  Jersey. 

Tîle  de  Jersey,  fut  élevée  une  tour  d  acier  de  5o  mètres 
de  hauteur,  destinée  à  supporter  des  anémomètres.  A 
quelque  distance  du  pied  de  la  tour,  le  bâtiment  de  TOb- 
servatoire  comprend  une  salle  centrale  qui  abrite  les 
enregistreurs  ;  autour,  une  salle  méridienne,  une  biblio- 
thèque, des  laboratoires  et  des  chambres  pour  les  obser- 
vateurs. 

L'Observatoire  possède  un  équipement  météorologique 


536  REVUE  DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

complet  :  au  sommet  de  la  tour  (Fig.  89),  un  anémomètre 
universel  Dechevrens,  à  contacts  électriques,  enregistre  la 
direction  du  vent  et  les  deux  composantes  de  la  vitesse  ; 
au-dessous  de  lui,  fonctionnent  girouette  et  anémomètre 
à  succion. 

Au-dessus  de  la  salle  centrale  sont  installés  moulinet 
Robinson,  girouettes,  héliographe  Jordan.  Cette  salle 
renferme  des  enregistreurs  Richard  pour  les  anémo- 
mètres, un  baromètre  Tonnelot  à  large  cuvette  et  à 
échelle  compensée,  un  barographe  Richard,  un  baro- 
graphe à  mouvement  rapide,  un  barographe  à  air  et  eau 
d'une  grande  sensibilité,  etc.  Un  abri  extérieur  contient 
les  thermomètres  et  psychromètres. 

Signalons  en  outre  une  lunette  méridienne  de  Gautier, 
de  5  cm.  et  une  lunette  de  11  cm.  d'ouverture  à  laquelle 
peut  s'adapter  un  spectroscope. 

Un  Bulletin  annuel  très  complet  publie,  depuis  1894, 
les  données  météorologiques  d'usage.  En  outre,  des 
observations  magnétiques  d'inclinaison  et  de  déclinaison 
sont  faites,  depuis  1897,  au  moyen  d'une  boussole  de 
Dover  portant  une  lunette  à  réticule,  adaptée  par  le  con- 
structeur lui-même.  Les  valeurs  magnétiques,  mesurées 
trois  fois  par  mois,  sont  également  consignées  sur  le 
Bulletin. 

Inventions  et  travaux.  —  Nous  avons,  dans  la  notice 
sur  l'Observatoire  de  Zi-ka-wei,  mentionné  simplement 
au  passage  les  travaux  entrepris  en  Chine,  dès  i885,  par 
le  Père  Dechevrens  sur  les  mouvements  de  la  haute 
atmosphère  et  les  variations  de  température  produites 
par  les  tourbillons.  Le  détail  de  ces  travaux,  poursuivis  à 
Jersey  par  le  Père,  trouve  ici  sa  place  naturelle. 

Les  premiers  mémoires  du  Père  Dechevrens  sur  les 
mouvements  généraux  de  la  haute  atmosphère  datent  de 
i885  et  1886.  Plusieurs  autres  les  ont  suivis  depuis,  qui 
n'ont  fait  que  confirmer  les  idées  émises  dans  les  premiers. 
Tous  aboutissent  au   môme  résultat  :  les  mouvements 


LES   OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    53 J 

généraux  de  Tatmosphère,  au-dessus  de  la  zone  tempérée 
de  l'hémisphère  nord,  ne  semblent  pas  répondre  à  l'idée 
qu'on  s'en  était  faite  d'après  les  recherches  de  Maury  et 
de  Dove.  On  croyait,  sur  l'autorité  de  ces  savants  auteurs, 
à  l'existence  d'une  vaste  circulation  entre  Téquateur  et  le 
pôle,  à  un  **  courant  équatorial  «  supérieur  et  à  un 
«  courant  polaire  »  inférieur  de  retour.  De  fait,  aujour- 
d'hui, ces  dénominations  elles-mêmes  sont  abandonnées, 
depuis  que  les  résultats  des  observations  du  Père  Deche- 
vrens,  étendus  ensuite  à  l'Europe  et  à  toute  la  zone  tem- 
pérée, ont  montré  avec  évidence  un  immense  courant 
d'ouest  à  est,  établi  dans  les  couches  supérieures  de 
l'atmosphère. 

Dès  1877,  le  Père  Dechevrens  pressentait  la  chose, 
car  voici  ce  qu'il  écrivait  dans  un  mémoire  intitulé 
Recherches  sur  la- variation  des  vents  à  Zi-ka-wei  :  ««  Les 
observations  des  nuages  supérieurs  montrent  qu'il  existe, 
au-dessus  de  l'horizon  de  Zi-ka-wei  et  dans  les  hautes 
régions  de  l'atmosphère,  un  fleuve  aérien  s'écoulant  de 
l'ouest  à  l'est.  Ce  qui  donne  à  ce  fait  une  très  grande 
importance,  c'est  que  les  vents  d'ouest  proprement  dits 
sont  presque  nuls  à  Zi-ka-wei  »  (p.  23).  Zi-ka-wei  est  à 
la  limite  de  la  zone  tropicale  et  de  la  zone  tempérée,  par 
3i**  de  latitude  nord. 

C'est  en  i885,  dans  un  mémoire  sur  la  Direction  des 
cinnis  à  Zi-ka-wei,  d'après  finit  années  cC observations^ 
.que  le  Père  Dechevrens  établit  définitivement  l'existence 
d'un  grand  courant  supérieur  d'ouest  à  est,  au-dessus  de 
l'Asie  orientale.  Le  rôle  qu'il  osa  assigner  à  ce  courant 
dans  l'économie  générale  des  mouvements  de  l'atmosphère 
terrestre  est  considérable.  11  le  regarda  d'abord  comme 
une  déviation  du  contre-alizé  de  sud-ouest,  venu  origi- 
nairement de  l'océan  Indien  équatorial.  Ce  courant 
s'abaisse  vers  le  Pacifique,  en  continuant  sa  rotation  par 
le  nord  ;  parvenu  à  la  surface  de  la  mer,  sous  le  Japon, 
il  revient  ensuite  à  l'équateur  comme  alizé  de  nord-est. 


/ 


538  RBVUB   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Ce  qui  se  passait  ainsi  au-dessus  de  TAsie  orientale 
par  rapport  au  Pacifique,  le  Père  Dechevrens  le  soup- 
çonnait et  rindiquait,  au-dessus  des  contrées  orientales 
des  États-Unis  d'Amérique,  par  rapport  à  TAtlantique. 

L'alizé  de  N.-E.,  dans  notre  hémisphère,  ne  serait 
donc  plus,  comme  on  le  croyait  alors  et  comme  on  le 
répète  encore  parfois,  le  courant  de  retour  descendu  du 
pôle  et  dévié  au  S.-W.,  à  partir  du  35®  degré  de  latitude, 
par  la  rotation  du  globe.  La  circulation  atmosphérique 
provoquée  par  lexcès  de  chaleur,  à  Téquateur,  serait 
strictement  limitée  à  la  zone  tropicale  ;  Tair  ascendant  de 
Téquateur  ne  tarderait  pas  à  y  faire  retour,  comme  cou- 
rant de  S.-W.,  d'W.  et  de  N.-W.,  dans  les  hautes 
régions,  comme  courant  de  N.,  de  N.-E.  et  d'E.  dans  les 
régions  inférieures. 

Cet  ensemble  d'idées  était  nouveau  et  hardi,  à  l'époque 
où  il  fut  émis  ;  appuyé  sur  des  observations  irrécusables 
et  de  grand  poids,  il  excita  le  zèle  des  observateurs  en 
Europe,  comme  en  témoigne  ce  passage  du  Rapport  de  la 
Commission  inteimationale  des  Nuages  (i9o3)  :  «  Le 
R.  P.  Marc  Dechevrens  a  démontré  le  premier,  en  i885, 
que  la  direction  moyenne  des  nuages  supérieurs  est  con- 
stamment de  l'ouest  dans  la  zone  tempérée  (en  Asie). 
Comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  nous  avons,  depuis  la 
même  année  i885,  trouvé  la  même  chose  pour  l'Europe 
et  d'autres  parties  des  zones  tempérées.  »> 

Le  fait  est  donc  pleinement  admis  aujourd'hui.  M.  Ber- 
nard Brunhes,  directeur  de  l'Observatoire  du  Puy-de- 
Dôme,  écrivait  dans  la  Revue  générale  des  Sciences, 
du  3o  mai  1904,  en  rendant  compte  de  l'important 
ouvrage  de  MM.  H.  Hiklebrandsson  et  L.  Teisserenc  de 
Bort  sur  Les  Bases  de  la  météorologie  dynamique^  et  en 
citant  leurs  propres  expressions  :  «  Au  delà  de  la  région 
des  calmes  tropicaux,  commence  la  circulation  propre  de 
la  zone  tempérée  où  l'air  tourne  constamment  de  l'ouest 
à  l'est,  ainsi  que  l'a  établi  pour  la  première  fois  le  Père 
Dechevrens.  » 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    SSq 

Adoptant  jusqu'au  bout  les  déductions  auxquelles  le 
Père  Dechevrens  avait  été  amené,  par  Tétude  de  l'atmo- 
sphère de  Zi-ka-wei,  le  Rappo^H  de  la  Commission  inter- 
nationale des  Nuages  et  les  Bases  de  la  Météorologie 
dynamique,  qui  reproduisent  intégralement  ce  rapport, 
concluent  ainsi  la  discussion  des  observations  de  nuages 
faites  sur  tous  les  points  du  globe  :  «  Au-dessus  des  alizés 
il  règne  un  contre-alizé  du  S.-W.  sur  l'hémisphère  boréal. 
Ce  contre-alizé  ne  dépasse  pas  la  limite  polaire  de  l'alizé  ; 
il  est  dévié  de  plus  en  plus  à  droite  pour  devenir  un 
courant  de  l'ouest,  au-dessus  de  la  crête  du  maximum 
barométrique  des  tropiques  (entre  3o''  et  35°  de  latitude), 
où  il  descend  pour  alimenter  l'alizé.  » 

En  même  temps  qu'il  poursuivait  l'étude  des  mouve- 
ments généraux  de  l'atmosphère,  le  Père  Dechevrens 
faisait  d'intéressantes  et  importantes  recherches  sur  les 
perturbations  de  l'équilibre  atmosphérique,  dues  aux 
grands  mouvements  tourbillonnaires,  et  sur  les  curieux 
phénomènes  de  température  qui  les  accompagnent. 

En  dehors  des  variations  lentes  et  graduelles  qui  pro- 
viennent de  la  succession  des  saisons,  toutes  les  varia- 
tions accidentelles  du  temps,  parfois  si  brusques  et  si 
considérables,  sont  occasionnées  par  le  passage  incessant 
de  tourbillons  de  vaste  étendue,  dans  la  direction  de  l'est 
ou  du  nord-est.  De  toutes  ces  variations,  les  plus  impor- 
tantes, parce  que  les  autres  n'en  sont  guère  que  la  con- 
séquence, sont  celles  de  la  température  de  Tair.  Le  Père 
Dechevrens  en  a  fait,  depuis  vingt  ans,  une  étude'persé- 
vérante. 

Ses  idées  étaient  déjà  faites,  en  1886,  lors  de  la  publi- 
cation de  son  premier  mémoire  sur  cette  importante 
question.  Mais  les  rapides  conquêtes  faites,  en  ces  der- 
nières années,  sur  la  haute  atmosphère,  grâce  à  l'emploi 
des  ballons-sonde,  ont  ramené  à  l'ordre  du  jour  plus 
d'un  point  traité  par  le  Père,  à  cette  époque  déjà  lointaine. 
Les  découvertes  les  plus  récentes  paraissent  bien  con- 
firmer ses  vues  sur  la  constitution  des  tourbillons  atmo- 


540  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

sphériques,  en  même  temps  qu'elles  corroborent  les 
critiques  adressées  par  lui  à  la  théorie  mécanique  des 
cyclones. 

Dans  cette  théorie,  généralement  acceptée  par  les 
météorologistes  d'Europe,  on  admet  que  les  températures 
différentes  observées  dans  les  cyclones  et  les  anticyclones 
sont  TefFet  des  mouvements  de  lair,  mais  des  seuls  mou- 
vements verticaux  :  Tair  se  refroidirait  par  le  fait  qu'il 
monte  et  se  réchaufferait  par  le  fait  qu'il  descend. 

Le  Père  Dechevrens  fait  remarquer  que  ce  serait  vrai 
si  l'élévation  de  l'air,  d'un  côté,  était  due  à  un  excès  de 
température,  et  sa  descente  à  un  déficit  sur  la  normale. 
Mais  tel  n'est  pas  le  cas.  L'air  ne  s'élève,  dans  le  cyclone, 
quelle  que  soit  sa  température  initiale,  qu'à  la  suite  d  une 
forte  diminution  de  la  pression,  occasionnée  dans  une 
région  moyennement  élevée,  par  la  cause  génératrice  de 
tout  le  trouble  atmosphérique  considéré.  Or,  ce  trouble 
s'est  propagé  aussi  bien  dans  les  masses  supérieures  que 
dans  les  masses  inférieures,  donnant  ainsi  lieu  à  la  for- 
mation de  deux  tourbillons  symétriques  superposés.  On 
pourrait  donc  attribuer  le  refroidissement  dont  il  s'agit 
aussi  bien  au  courant  descendant  qu'au  courant  ascendant, 
ce  qui  impliquerait  contradiction  dans  la  théorie. 

D'autre  part,  lair  ne  descend,  dans  l'anticyclone,  indé- 
pendamment de  sa  température  actuelle,  que  parce  que, 
sous  l'action  de  la  môme  cause  perturbatrice,  les  masses 
aériennes,  expulsées  de  la  région  cyclonique,  sont  venues 
s'accumuler  sur  un  autre  point  de  la  couche  moyenne  ; 
l'excès  de  pression  qu'elles  y  exercent  les  a  réchauffées  et 
les  contraint,  en  même  temps,  à  s'élever  et  à  s'abaisser  le 
long  de  la  même  verticale.  Ici  encore,  on  devrait  donc, 
contradic  toi  rement,  attribuer  ce  réchauffement  aussi  bien 
au  courant  ascendant  qu'au  courant  descendant.  Il  est 
évident,  d  ailleurs,  que  le  réchauffement  précède  ici  la  des- 
cente et  ne  la  suit  pas  :  il  ne  la  suit  pas,  en  fait,  puis- 
qu'on observe  au  pied  de  la  colonne  descendante,  non  un 
excès,  mais  un  sensible  déficit  de  la  température. 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LA   COMPAGNIE   DiB  JÉSUS.    541 

De  plus,  le  Père  Dechevrens  fait  observer  que  le  résul- 
tat thermique  qu'on  devrait  naturellement  attendre  du 
courant  ascendant  cyclonique  et  du  courant  descendant 
anticyclonique  est  contraire  à  celui  que  lui  assigne  la 
théorie  mécanique.  En  eflfet,  ces  deux  courants  verticaux 
ont  pour  objet  et  doivent  avoir  pour  résultat  immédiat  de 
rétablir  l'équilibre  de  pression,  troublé  dans  la  région 
moyenne,  le  courant  ascendant  en  relevant  la  pression  et 
par  suite  la  température,  le  courant  descendant  eri  abais- 
sant pression  et  température,  sur  tous  les  points  où  pres- 
sion et  température  ne  sont  pas  normales.  Le  Père  conclut 
donc  assez  logiquement,  semble-t-il,  que  le  refroidisse- 
ment qui  a  lieu  à  la  tête  du  cyclone  par  basse  pression 
et  au  pied  de  Tan ticy clone  par  haute  pression,  est  TefiFet 
de  la  dispersion  horizontale  d'air  qui  s'y  produit,  tandis 
que  le  réchauffement  observé  à  la  tête  de  l'anticyclone  et 
au  pied  du  cyclone  est  l'effet  de  la  concentration  horizon- 
tale des  masses  d'air  aftiuentes.  D'ailleurs,  les  ballons- 
sonde  ont  fait  connaître  que  dans  les  très  hautes  régions, 
entre  1 5  ooo  et  20  000  mètres  d'altitude,  il  fait  beaucoup 
plus  froid  au-dessus  de  l'anticyclone  qu'au-dessus  du 
cyclone.  Cette  importante  constatation  semble  justifier 
les  deux  assertions  du  Père  Dechevrens,  relatives  à  l'exis- 
tence d'un  tourbillon  supérieur  renversé  et  à  l'efficacité 
des  mouvements  horizontaux  pour  modifier  les  tempéra- 
tures. 

Ajoutons  enfin  que  les  cirrus  et  leurs  mouvements  ont 
fourni  au  Père  de  curieuses  particularités,  cadrant  fort 
bien  avec  la  théorie  des  deux  touibillons  et  explicables 
par  les  seuls  mouvements  horizontaux  de  l'air.  Les  idées 
émises  par  le  Père  Dechevrens  ont,  sur  ce  point  encore, 
fait  leur  chemin.  Tout  récemment,  M.  Helm  Clayton,  le 
célèbre  météorologiste  américain,  disait  dans  un  mémoire 
intitulé  Recherches  sur  la  température  dans  les  cyclones  et 
anticyclones  de  la  zone  tempérée  :  «*  Le  Père  Marc  Deche- 
vrens a  été  le  premier  à  signaler  des  observations  qui 


542  RBVUB   DES   QUESTIONS   SCIBNTIFrQUBS. 

tendaient  à  combattre  l'opinion,  alors  courante,  que  les 
cyclones  étaient  des  aires  de  chaleur  (dans  toute  leur  hau- 
teur). Ses  résultats  montrent  que,  sur  les  plaines,  la  tem- 
pérature s'élève  quand  la  pression  diminue.  Pour  les 
sommets  de  montagnes,  ses  résultats  prouvent  d'une  façon 
aussi  décisive  que  c'est  le  contraire  qui  a  lieu  et  que  la 
température  tombe  en  même  temps  que  la  pression.  * 

A  l'occasion  de  la  réunion  du  Congrès  météorologique 
d'Innst)rûck,  en  septembre  igoS,  le  Père  Dechevrens  a 
résumé, dans  un  nouveau  mémoire,ses  divers  arguments  en 
faveur  de  sa  théorie  hydrothermodynamique  des  cyclones 
et  exposé  son  opinion  sur  les  causes  probables  de  ces 
grands  troubles  atmosphériques.  11  y  voit  le  résultat  d'une 
lutte  engagée  par  les  Ibrces  atmosphériques  pour  rétablir 
l'équilibre  des  pressions  et  des  courants,  troublé  par 
l'inégale  distribution  des  températures  entre  les  mers  et 
les  continents,  à  la  surface  de  notre  hémisphère. 

Comme  corollaire  de  ces  études,  signalons  un  intéres- 
sant instrument  inventé  par  le  Père  Dechevrens,  l'anémo- 
mètre universel. 

Dès  1881  ,  pour  contrôler  les  observations  et  les 
recherches  qu'il  faisait  à  Zi-ka-wei,  le  Père  Dechevrens 
avait  imaginé  une  girouette  spéciale,  ou  incîinomètre, 
destinée  à  mesurer  l'angle  fait  avec  l'horizon  par  les  cou- 
rants d  air  ascendants  ou  descendants.  L'instrument  n'était 
point  parfait  ;  de  plus,  s'il  indiquait  la  direction  des  cou- 
rants, il  n'indiquait  pas  leur  vitesse. 

En  i885,  l'inclinomètre  était  remplacé  par  le  dino- 
anémomètre  ou  anémomètre  unive^^sel  (Fig.  4o).Cet  anémo- 
mètre se  compose  de  trois  parties  principales. Un  moulinet, 
analogue  au  moulinet  Robinson,  mais  formé  de  coupes 
hémi-cylindriques  verticales,  est  mis  en  mouvement  par  les 
courants  d'air  horizontaux  à  l'exclusion  des  autres  ;  les 
courants  verticaux,  de  leur  côté,  agissent  sur  un  second 
moulinet  à  palettes  plates  inclinées  à  environ  45'',  deux 
par  deux,  dans  des  directions  perpendiculaires  ;  enfin 


LES   OBSERVATOIRES   DE   LA   COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    543 

deux  roues  verticales  à  ailettes  servent  à  orienter  toujours 
la  barre  supportant  les  deux  moulinets  dans  une  direction 
perpendiculaire  à  celle  du  vent,  de  façon  à  ce  qu'ils  ne 
s'influencent  pas  mutuellement.  Des  contacts  électriques 


Fig.  iO.  —  Anémomètre  universel  Dechevrens. 

permettent  d'enregistrer  séparément  la  direction  du  vent, 
sa  composante  horizontale  et  ses  deux  composantes  ver- 
ticales, ascendante  ou  descendante,  avec  leurs  vitesses 
relatives. 

Le  clino-anémoraètre  installé  à  Zi-ka-wei  sur  une  tour 
en  bois  de  40  mètres  de  hauteur,  fournit  au  Père  Deche- 


i 


544    .  RBVUB   DBS   QUESTIONS   SOIBNTIFIQUBS. 

vrens  les  éléments  d'un  mémoire  sur  rinclinaison  des 
vents,  paru  en  1887.  En  1889,  un  exemplaire  de  l'instru- 
ment était  placé  sur  la  Tour  Eiffel,  mais  malheureusement 
dans  d'assez  mauvaises  conditions.  En  1894,  le  Père  De- 
chevrens  installait  lui-môme  le  clino-anémomètre  à  Jersey , 
au  sommet  de  la  tour  d'acier,  à  5o  mètres  du  sol  ;  il  ^ 
pu,  depuis  lors,  faire,  grâce  à  ses  indications,  des  remar- 
ques intéressantes.  Nous  en  noterons  quelques-unes. 

La  composante  verticale  du  vent  varie  d'une  façon  très 
régulière  ;  elle  est  manifestement  dépendante  de  réchauf- 
fement diurne  des  couches  inférieures  de  l'air  et  elle 
atteint  son  maximum  vers  1  heure  de  l'après-midi. 

La  composante  verticale  descendante  subit  des  varia- 
tions horaires  assez  curieuses  ;  son  maximum  a  lieu  à 
midi,  en  môme  temps  que  le  maximum  de  la  composante 
ascendante  ;  son  minimum  a  lieu  à  4  heures  du  matin  ; 
le  rapport  des  vitesses  maxima  et  minima  de  cette  com- 
posante est  à  peu  près  exactement  4.  Le  Père  Dechevrens 
avait  déjà  constaté  semblables  résultats  en  Chine. 

Des  courants  verticaux  ascendants  existent,  non  seule- 
ment en  été,  mais  même  en  plein  hiver,  dans  l'fle  de 
Jei*sey  et,  par  suite,  on  ne  saurait  négliger  ces  courants 
dans  l'étude  des  variations  de  la  tension  de  la  vapeur 
d'eau  ;  ils  donnent  au  contraire  l'explication  de  ces  varia- 
tions dans  les  iles  et  sur  les  côtes. 

Ajoutons,  pour  être  complet,  que  l'on  a  parfois  reproché 
au  clino -anémomètre  un  manque  de  sensibilité  pour  les 
courants  verticaux  descendants,  qui  sont,  à  certains 
moments,  excessivement  faibles.  Une  série  d'observations 
assez  longue  permettra  sans  doute  d'éliminer  cette  cause 
d'erreur. 

Dans  un  autre  ordre  d'idées,  on  doit  au  Père  Dechevrens 
une  méthode  simplifiée,  dite  des  Facteurs,  pour  le  calcul 
des  séries  de  Fourier  et  de  Bessel,  lorsqu'on  les  applique 
à  la  météorologie. 

Ces  séries  permettent  de  décomposer  les  courbes  météo- 


LES   OBSERVATOIRES   DE   LA   COMPAGMIB   DE  JÉSUS.    545 

rologiques  périodiques  en  leurs  éléments  constitutif  ;'elles 
permettent  également  d'interpoler  de  nouvelles  valeurs  ' 
dans  la  série  des  observations  et  de  corriger  même  les 
séries  d'observations  un  peu  défectueuses.  Mais  leur  manie- 
ment n'est  pas  sans  difficulté  ;  leur  calcul  par  la  méthode 
naturelle  ou  trigonométrique  est  fastidieux  et  donne  lieu 
à  bien  des  erreurs. 

Dès  avant  1890,  le  Père  Dechevrens  s'était  préoccupé 
d'abréger  ce  laborieux  calcul  et  de  simplifier  le  méca- 
nisme des  formules  employées.  Dans  une  communication 
à  l'Académie  des  Sciences  de  Paris,  le  19  mai  1890,  il 
exposa  la  théorie  des  transformations  à  faire  subir  à  la 
formule  de  Bessel  pour  l'amener  à  ne  plus  exiger,  dans 
sa  résolution,  que  des  opérations  arithmétiques,  additions 
et  multiplications.  La  théorie  et  la  pratique  de  ces  trans- 
formations ont  depuis  été  données  par  le  Père  Dechevrens 
dans  deux  Mémoires  à  l'Académie  des  Nuovi  Lincei  de 
Rome  (Vol.  XVI  et  XVII,  1899  et  1900).  Des  tables  et 
un  interpolateur  à  cadran  permettent  très  simplement  de 
calculer,  corriger  et  interpoler  les  séries  météorologiques 
usuelles  de  3,  6,  12,  24,  36  observations.  La  méthode  est 
désormais  à  la  portée  de  tous  les  calculateurs. 

Pour  terminer,  nous  dirons  quelques  mots  d'un  instru- 
ment que  le  Père  Dechevrens  a  combiné  et  étudié,  durant 
ses  courts  instants  de  loisir,  le  Campylographe  (1). 

Le  campylographe,  dans  sa  conception  première,  devait 
se  borner  à  tracer  les  courbes  de  Lissajous,  courbes  qui 
résultent  de  deux  mouvements  rectilignes  pendulaires 
rectangulaires.  Il  s'est  d'abord  transformé  en  un  instru- 
ment plus  général  et  de  plus  grande  portée,  par  l'addition 
d'un  troisième  mouvement  circulaire  uniforme,  celui  du 
plan  d'inscription  de  la  résultante  des  deux  mouvements 
précédents.  Puis,  en  faisant  guider  les  règles  directrices 
par  leurs  deux  extrémités,  et  en  donnant  à  ces  deux  extré- 

(i)  Voir  :  Rbvue  des  Quest.  saBNT.,  t.  XLIX»  p.  22  ;  et  Annales  de  là  Soc. 
SCBNT.,  t.  XXVI,  sec.  partie,  p.  41. 

\W  SfiRiE.  T.  iX.  W 


546  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIËNTIl^IQUÉS. 

mités  des  mouvements  différents,  tout  en  conservant  la 
rotation  du  plateau  d'inscription,  l'inventeur  est  arrivé  à 
réaliser  un  campylographe  donnant  la  résultante  de  cinq 
mouvements. 

Au  point  de  vue  géométrique,  le  campylographe  pré- 
sente de  l'intérêt  :  il  dessine  à  volonté  les  diverses  courbes 
usuelles,  puis  le  groupe  des  épi-  et  hypocycloïdes,  leurs 
courbes  parallèles  et  leurs  conchoïdes,  le  groupe  encore 
des  scarabées,  des  foliums  et  de  leurs  conchoïdes  ;  le  tout 
dans  des  conditions  graphiques  déterminées.  Des  diffé- 
rences de  phase,  introduites  dans  l'un  des  mouvements, 
donnent  des  courbes  décalées,  qui,  regardées  stéréosco- 
piquement,  présentent  un  relief  admirable. 


OBSERVATOIRE  DE  TORTOSE  (1) 

L'Observatoire  de  Tprtose,  ou,  comme  il  est  plus  spé- 
cialement nommé,  l'Observatoire  de  l'Èbre,  est  situé  près 
de  la  ville  de  Tortose,  à  l'embouchure  de  l'Èbre,  au-dessus 
de  la  délicieuse  vallée  du  fleuve.  C'est  le  plus  récemment 
fondé  des  observatoires  de  la  Compagnie  de  Jésus,  car  son 
inauguration  ne  date  que  de  septembre  igo4,mais  c'est  Tun 
des  plus  intéressants  par  son  but  très  spécial  et  son  amé- 
nagement perfectionné.  Le  fondateur.et  premier  directeur 
en  est  le  Père  R.  Cirera,  ancien  directeur  du  service 
magnétique  à  l'Observatoire  de  Manille,  et  auteur  de  tra- 
vaux techniques  appréciés  sur  le  magnétisme  dans  les 
Philippines. 

L'Observatoire  de  l'Èbre  (Fig.  41)  est  composé,  suivant 
la  méthode  aujourd'hui  classique,  de  pavillons  séparés,  au 
nombre  de  six,  espacés  sur  une  colline  offrant  des  condi- 
tions géologiques  très  favorables.  Son  objet  principal  est 

(1)  Observatorio  del  Êbro,  Torlosa  (Espagne). 


PLANCHE  XII 


FiG.  42.  —  Observatoire  de  lEbhe,  a  Tortose. 
Pavillon  électro-météorologique. 


Fio.  43.  ~  Obsertatoirb  db  l*£bre,  a  Tortose. 
Pavillons  magnétiques. 


^ 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE  DE  JÉSUS.    547 


l'étude  du  magnétisme  considéré  en  lui-même  et  dans  ses 
relations  avec  les  phénomènes  électriques  de  l'atmosphère 
et  les  phénomènes  d'activité  solaire  (PL  XII,  fig.  42). 
Accessoirement  et  comme  complément  des  études  précé- 
dentes, l'Observatoire  enregistrera  les  éléments  météoro- 
logiques principaux,  les  mouvements  microsismiques  du 
sol  ;  enfin  il  s'occupera  d'une  façon  suivie  de  la  polarisa- 
tion de  la  lumière  atmosphérique. 


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Fig.  41.  —  Observatoire  de  TÈbre,  à  Torlose. 
1.  Maison  d'habitation.  2.  Pavillon  ëlectro*méléoroIogique.  3.  Appareils 
météorologiques  à  Tair  libre.  Â,  Néphoscope  de  réfraction.  5.  Pavillon 
sismique.  6.  Pavillon  astrophysique.  7.  Pavillon  pour  les  observations 
magnétiques  absolues.  8.  Pavillon  des  instruments  magnétiques  enre- 
gistreurs. 

Nous  décrirons  successivement  chacune  de  ces  sections. 

Section  magnétique.  —  La  section  magnétique  comprend 
deux  pavillons  séparés  (PL  XII,  fig.  43).  Lé  premier 
renferme,  dans  une  cave  à  deux  salles,  deux  séries  com- 
plètes d'instruments  de  variation  de  M.  Mascart  ;  l'un 
est  un  magnétographe  à  enregistrement  photographique, 
l'autre  un  instrument  à  lecture  directe.  L'enregistreur 
utilise  l'acétylène,  et  l'inscription  se  fait  sur  un  cylindre 
déroulant  deux  centimètres  à  l'heure.  Le  second  pavillon 
est  destiné  aux  déterminations  magnétiques  absolues.  Un 
magnétomètre  unifilaire  du  modèle  de  Kew  donne  la 
déclinaison  et  la  composante  horizontale  ;  l'inclinaison  est 


S4Ô  tlBVtJB  t)ËS  QUESTIONS   SOIENTÎFIQtHU. 

mesurée  au  moyen  de  VinclinationS'-indtictùr  du  modèle 
de  Potsdam. 

Section  ash^ophysique.  —  A  cette  section  est  réservé 
un  pavillon  en  forme  de  croix.  Au  centre  une  coupole 
mobile  abrite  une  lunette  équatoriale  double,  avec  objectifs 
visuel  et  photographique  de  1 62  millimètres.  L'instrument, 
construit  par  Mailhat,  servira  à  Tétude  des  taches  et  pro- 
tubérances.[I)ans  les  ailes  de  ce  pavillon  sont  installés  un 
cercle  méridien  (PL  XIIl,âg.44)  pour  la  détermination 
de  l'heure,  accompagné  de  deux  pendules,  l'une  sidérale 
avec  balancier  Rieffler,  l'autre  de  temps  moyen,  distribuant 
électriquement  l'heure  à  tous  les  pavillons  ;  un  spectre- 
goniomètre  à  réseau  Rowland  avec  chambre  photogra- 
phique, utilisé  pour  mesurer  la  vitesse  radiale  des  éruptions 
solaires  par  le  déplacement  des  raies  du  spectre  ;  enfin 
un  spectro-héliographe  à  deux  fentes,  système  Evershed, 
permettant  d'isoler  une  radiation  déterminée  du  spectre, 
et  de  photographier  ainsi  en  lumière  monochromatique 
toute  la  surface  solaire.  Sur  les  plaques  fournies  par  ce 
dernier  instrument,  la  chromosphère  a  60  millimètres  de 
diamètre.  Un  sidérostat  polaire  sert  à  maintenir  sur  le 
spectroscope  un  faisceau  de  rayons  de  direction  constante. 

Section  électrique.  —  Cette  section  occupe  un  quatrième 
pavillon.  Le  potentiel  électrique  de  l'air  est  mesuré  au 
moyen  de  deux  éiectromètres  à  quadrants,  système  Mas- 
cart,  de  sensibilités  différentes  :  l'un,  très  sensible,  destiné 
aux  observations  ordinaires  ;  l'autre,  à  aiguille  plus  lourde, 
pour  enregistrer  les  potentiels  élevés.  Deux  galvanomètres 
enregistreurs  Deprez-d'Arsonval  servent  à  mesurer  les 
courants  telluriques  dans  deux  directions  perpendiculaires. 
Un  céraunographe,  du  modèle  construit  et  employé  à 
l'Observatoire  de  Kalocsa,  par  le  Père  Fényi,  est  utilisé 
pour  reni*egistrement  des  orages  électriques.  Enfin,  la 
déperdition  de  l'électricité  est  étudiée  avec  les  appareils 
et  suivant  la  méthode  de  Elster  et  Geitel.  De  plus,  un 


PLASCHE  Xlll 


Fici.  44.  —  Observatoire  de  l'Ebre,  a  Tortose. 
Cercle  méridien,  par  Mailhat. 


LES    OBSBflTATOIRES   DE    LA   COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    54^ 

appareil  de  Gerdien  donne  le  rapport  du  nombre  des  ions 
positifs  à  celui  des  ions  négatifs  dans  l'air  libre  (Fig.  45). 
Section  météorologique,  —  Une  partie  du  pavillon  élec- 
trique est  attribuée  à  cette  section  et  comprend  baromètres 
et  barographes,  actinomètres  divers.  Des  abris  extérieurs 
renferment  thermomètres  et  psychromètres.  Un  cinquième 
pavillon  sert  à  Tétude  des  nuages,  au  moyen  d'une  herse 
néphoscopique  de  M.  Bessons  et  d'un  néphoscope  à  réfrac- 
tion. Un  photopolari mètre  Cornu,  à  monture  azimutale  et 
zénithale,  permet  de  faire  des  observations  sur  la  lumière 
atmosphérique. 


Fig.  45.  —  Observatoire  de  l'Èbre,  à  Torlose. 
Appareil  de  M.  Gerdien  pour  l'étude  de  l'ionisation  de  Tair. 

Section  sismologique ,  —  Un  sixième  pavillon,  en  grande 
partie  souterrain,  abrite  un  microsismographe  à  trois 
composantes,  de  Vicentini,  et  les  pendules  horizontaux  de 
Grablovitz. 

On  voit  que  rien  n  a  été  négligé  par  le  Père  Cirera  pour 
faire  de  l'Observatoire  de  TÉbre  un  observatoire  astro- 
physique de  premier  ordre.  Pour  être  une  science  nouvelle, 
la  physique  cosmique  nen  est  pas  moins  appelée  à  de 
hautes  destinées  ;  les  relations  de  l'activité  solaire  avec  la 
plupart  des  phénomènes  météorologiques  et  magnétiques 
de  notre  globe,  pour  n'être  encore  guère  connues  dans 
leurs  lois,  n'en  sont  pas  moins  indiscutables.  Aussi  cpm- 


55o  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

prend-on  les  espérances  que  beaucoup  fondent  sur  l'étude 
d'un  astre  qui  régit  nos  saisons  et  leurs  variations  décou- 
rageantes. 

Souhaitons  donc  longue  vie  et  brillant  avenir  au  jeune 
observatoire  créé  pour  faire  progresser  cette  science  qu  un 
de  nos  astronomes  a  récemment  nommée  ^  la  météorologie 
de  r avenir  » . 

A  l'occasion  de  l'éclipsé  solaire  du  3o  août  igoS, 
phénomène  qui,  pour  la  première  fois,  visitait  un  obser- 
vatoire, en  la  personne  de  celui  de  Tortose,  de  précieuses 
observations  y  ont  été  faites  par  un  groupe  de  Jésuites. 
De  plus,  le  Père  J.  Algue  dirigeait  une  mission  à  Palma, 
et  le  Père  L.  Cortie  une  autre  mission  à  Vinaroz.  Aussi 
S.  M.  Alphonse  XIII  chargea-t-elle  le  ministre  de  l'In- 
struction Publique  d'adresser  au  Père  Cirera  une  gracieuse 
lettre,  pour  le  remercier  de  tout  ce  que  la  Compagnie  de 
Jésus  avait  fait,  en  cette  circonstance,  pour  le  progrès 
de  la  science  et  le  renom  de  l'Espagne. 


OBSERVATOIRE  DE  CLEVELAND  (i) 


HISTORIQUE 

C'est  en  iSgS  que  les  Pères  du  Collège  St-Ignace  de 
Cleveland,dans  TOhio  (États-Unis  d'Amérique), décidèrent 
de  fonder  un  petit  observatoire  météorologique.  Il  fut 
équipé  comme  les  stations  de  l'hélasse  du  Bureau  centrai 
météorologique  de  Washington  ;  le  Père  F.  Odenbach  en 
fut  nommé  directeur. 

(1)  Ignatius*  Collège  Observatory,[CleYeUnd  (Ohio),  Ëtats-Unis  d'Amériqae. 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LÀ    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    55 1 

Le  but  principal  assigné  à  l'Observatoire  était  l'étude  de 
Télectricité  atmosphérique  et  des  nuages  de  la  haute 
atmosphère.  Sans  négliger  l'observation  des  données  ordi- 
naires, l'Observatoire  a,  depuis  dix  ans,  poursuivi  sa  tâche 
avec  un  succès  croissant.  Son  histoire  n'offre,  du  reste, 
aucune  péripétie  bien  saillante  ;  mais  ses  travaux  nous 
arrêteront  plus  longtemps. 


II 


TECHNIQUE 


Bâtiments  et  instruments,  —  L'Observatoire  est  au  cin- 
quième étage  de  la  tour  qui,  d'un  côté,  limite  la  belle 
façade  du  Collège  St-Ignace  (Fig.46).Là  se  trouvent  trois 


Fi(^.  46.  —  Collège  de  Cleveland. 

salles  :  Tune  sert  aux  instruments  météorologiques,  la 
seconde  de  bibliothèque,  la  troisième  de  chambre  noire 
pour  la  photographie.  Un  sixième  étage  contient  une  salle, 
percée  de  fenêtres  de  tous  côtés  et  d'où  l'on  commande  tout 
l'horizon,  chose  précieuse  pour  l'observation  des  nuages. 


552  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

L'équipement  météorologique  comprend  baromètres  et 
barograpbes,  tbermomètres  et  thermograpbes,  anémo- 
mètre  Robinson  à  contacts  électriques,  girouette  à  con- 
tacts, héliographes,  pluviomètre  enregistreur,  électroscope 
spécial  avec  tige  extérieure  pour  la  mesure  du  potentiel 
de  l'électricité  atmosphérique,  néphoscope,  météoro- 
graphe  et  céraunographe. 

La  plupart  de  ces  instruments  sont  du  modèle  du 
Weather  Bureau.  Les  deux  derniers  sont  de  l'invention 
du  Père  Odenbach  et  fabriqués  par  lui-même. 

Au  moyen  de  contacts  électriques  et  d'électro-aimants 
guidant  les  plumes,  le  météorographe  enregistre  sur  un 
tambour  horizontal  faisant  un  tour  en  une  semaine,  la 
quantité  de  soleil,  la  vitesse  et  la  direction  du  vent.  Sa 
marche  est  parfaite. 

C'est  au  Père  Odenbach  que  le  céraunographe  doit  son 
nom,  destiné  à  rappeler  son  rôle  d'enregistreur  d'éclairs. 
Nous  avons  raconté,  dans  la  notice  sur  l'Observatoire 
de  Kalocsa,  comment,  à  la  suite  d'une  communication 
faite  par  M.  Ducretet  de  Paris  à  l'Académie  des  Sciences, 
divers  auteurs,  entre  autres  le  Père  Schreiber,  avaient 
utilisé  les  propriétés  connues  du  cohéreur  Branly,  pour 
capter  les  ondes  électriques  émanées  d'éclairs  lointains, 
et  les  enregistrer.  Étudié  par  le  Père  Odenbach  pendant 
plusieurs  années,  le  céraunographe  s'est  peu  à  peu  trans- 
formé entre  ses  mains  ;  de  multiples  perfectionnements  en 
ont  fait  un  instrument  sensible  et  docile.  Voici  les  parti- 
cularités les  plus  intéressantes  du  dernier  modèle  (Pl.XIV, 

fig.  47)- 

Tout  d'abord,  le  cohéreur  à  limaille  est  complètement 

abandonné  ;  il  est  remplacé  par  des  baguettes  de  graphite 

posées  sur  deux  épingles  d'acier  oxydé.  La  sensibilité  est 

plus  considérable  avec  deux  ou  trois  baguettes  qu'avec 

une  seule.  Le  Père  Odenbach  emploie  d'ordinaire  deux 

cohéreurs  de  sensibilité  différente  et  deux  relais,  avec 

bobines  de  résistance  différente.  En  temps  ordinaire,  pour 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    553 

déceler  les  orages  lointains,  on  met  en  circuit  le  cohéreur  le 
plus  sensible  à  quatre  baguettes,  avec  un  relai  de 
looo  ohms.  On  parvient  de  cette  façon  à  enregistrer  des 
éclairs  distants  de  près  de  mille  kilomètres.  Lorsque 
l'orage  est  parvenu  dans  un  rayon  de  1 5oà  25o  kilomètres, 
les  ondes  électriques  arrivent  avec  beaucoup  plus  de 
facilité  :  c'est  alors  un  bruit  assourdissant  produit  par  les 
chocs  multipliés  du  décohéreur.  A  ce  moment  on  met  en 
circuit  un  cohéreur  formé  d'une  seule  baguette,  avec  un 
relai  de  i5o  ohms.  L'instrument  n'enregistre  plus  désor- 
mais que  les  éclairs  les  plus  violents. 

En  moyenne,  le  céraunographe  signale  les  orages  onze 
heures  d'avance  ;  il  en  a  signalé  un  vingt-neuf  heures 
avant  son  arrivée.  Les  tracés  (PI.  XIV,  fig.  48)  ont  donné 
lieu  à  quantité  de  remarques  intéressantes  sur  les  éclairs 
ou  les  décharges  électriques  lentes,  les  premiers  qui 
accompagnent  les  orages,  les  secondes  qui  précèdent  les 
chutes  de  pluie  ou  de  neige. 

Le  Père  Odenbach  emploie  un  fll  de  terre,  mais,  comme 
antenne  collectrice,  se  sert  simplement  du  motif  de  cuivre 
qui  surmonte  la  tour  de  l'Observatoire. 

Une  chose  curieuse,  décelée  par  le  céraunographe,  c'est 
que,  longtemps  avant  l'arrivée  d'un  orage,  l'éther  entre 
déjà  en  vibration  ;  dans  ces  conditions,  en  effet,  une 
étincelle  produite  à  proximité  du  cohéreur,  et  bien  trop 
faible  d'ordinaire  pour  l'influencer,  le  fait  immédiatement 
entrer  en  activité.  Le  fait  est  à  rapprocher  de  la  sensibilité 
exagérée  d'un  cohéreur  placé  dans  un  champ  magnétique. 

Travaux.  —  En  1896-97,  l'Observatoire  de  Cleveland 
a  été  l'une  des  stations  choisies  aux  États-Unis  par  le 
Weather  Bureau,  pour  l'étude  générale  des  nuages,  pro- 
posée par  le  Congrès  International  d'Upsal,  en  1894. 

Depuis,  outre  ses  observations  sur  l'électricité  atmo- 
sphérique, le  Père  Odenbach  s  est  employé  à  vérifier  et  à 
compléter  la  loi  des  courants  cycloniques  aux  différentes 
altitudes,  proposée,  en  1877,  par  le  Père  Benoît  Vines,  le 


554  REVUE   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

fondateur  de  TObservatoire  de  la  Havane.  Il  poursuit 
également  des  travaux  intéressants  de  mesure  sur  la  hau- 
teur des  nuages.  La  méthode  qu'il  emploie  est  originale 
et  vaut  la  peine  d^être  signalée. 

D'ordinaire,  la  hauteur  des  nuages  se  mesure  pendant  la 
journée,  au  moyen  de  deux  observateurs  qui,  munis 
chacun  d'un  théodolite  et  placés  aux  deux  extrémités  d'une 
base  de  longueur  connue,  observent  simultanément  un 
nuage  donné.  Le  Père  Odenbach  travaille  la  nuit,  avec 
un  seul  théodolite  et  une  base  de  8  kilomètres.  Voici  dans 
quelles  conditions.  Au  sud-est  de  l'Observatoire  est  une 
usine  de  fabrication  d'acier.  Un  convertisseur  Bessemer 
en  activité  projette  la  nuit,  sur  les  nuages,  une  lueur 
intense.  Quelquefois,  cette  lueur  forme  directement  au- 
dessus  du  foyer  une  tache  lumineuse  bien  délimitée  ;  à 
d'autres  moments,  il  se  produit  sur  le  ciel  une  réflexion 
très  régulière  qui  donne  une  image  exacte  de  l'ouverture 
du  foyer  et  des  flammes  qui  en  sortent.  Deux  conclusions 
à  tirer  :  dans  le  premier  cas,  le  nuage  qui  sert  d'écran  est 
situé  directement  au-dessus  de  l'usine  ;  dans  le  second  cas, 
suivant  les  lois  de  l'optique,  le  nuage  est  exactement  à  la 
moitié  de  la  distance  qui  sépare  l'usine  de  l'observateur. 
Donc,  connaissant  cette  distance,  il  suffit,  dans  les  deux 
cas,  de  pointer  le  théodolite  sur  le  nuage,  de  lire  l'angle 
que  cette  direction  fait  avec  l'horizontale  et  de  résoudre, 
avec  ces  deux  données,  un  triangle  trigonométrique  qui 
donne  la  hauteur  cherchée. 

L'Observatoire  du  Collège  St-lgnace  publie  chaque 
année,  à  la  fin  de  l'Annuaire  du  Collège,  un  Bulletin 
donnant  les  moyennes  météorologiques  mensuelles. 


PLASCHE  XIV 


Fio.  47.  —  Céraukographe  du  Pkrk  Odenbach. 


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Fio.  48.  —  Tracés  enregistrés  par  le  Ceraunographe. 


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LES    OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    555 


OBSERVATOIRE  CREIGHTON  A  OMAHA  (i) 


HISTORIQUE 

L'Observatoire  Creighton  a  une  histoire  intéressante  : 
il  constitue  un  bon  exemple  de  ces  fondations  qui  se 
créent,  presque  sans  qu'on  y  pense,  parce  que  leur  utilité 
finit  par  s'imposer,  et  de  ces  observatoires  dont  les  prin- 
cipaux instruments  existent,  avant  que  les  quatre  murs  en 
soient  construits. 

Le  Collège  de  la  Compagnie  de  Jésus  à  Omaha,  dans 
le  Nebraska,  au  centre  des  États-Unis  d'Amérique,  fut 
fondé  en  1 877  ;  il  est  dû  en  grande  partie  aux  généreuses 
libéralités  de  M.  John  A.  Creighton  et  se  fait  un  devoir 
de  reconnaissance  de  porter  son  nom.  Il  existait  depuis 
six  ans,  lorsque  le  désir  vint  de  le  compléter  en  y  instal- 
lant des  cabinets  de  physique  et  de  chimie,  à  la  hauteur 
des  progrès  modernes.  Mis  au  courant  de  ces  projets, 
M.  Creighton  signifia  son  intention  de  parfaire  son  œuvre, 
et  mit  à  la  disposition  du  Collège  des  sommes  considé- 
rables. Chargé  de  l'achat  des  instruments,  le  Père  A. 
Lambert  s'en  acquitta  au  mieux.  Signalons  seulement  une 
lunette  équatoriale  de  12,5  centimètres,  pourvue  de  son 
mouvement  d'horlogerie  et  de  six  oculaires,  un  chrono- 
mètre et  un  théodolite  de  17,5  centimètres.  C'étaient  des 
pièces  dignes  de  figurer  dans  un  Observatoire  :  nul  pour- 
tant n'avait  la  moindre  idée  d'en  fonder  un. 

En  i885,  le  Père  Joseph  Rigge  vint  à  Omaha  comme 
professeur  de  sciences.  La  vue  de  l'équatorial  le  laissa 

(1)  Creighton  University  Observatory,  Omaha  (Nebraska).  Élats-Unis  d*Amé- 
rique. 


556  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES, 

rêveur  :  rouler  cette  masse  dehors,  à  une  certaine  distance 
du  Collège,  puis  y  rajuster  son  mouvement  d'horlogerie 
et  faire  ensuite  tous  les  menus  préparatifs  d'une  obser- 
vation, c'était  bien  du  temps  perdu  et  bien  des  dangers 
courus  par  instrument.  Si  l'on  voulait  en  tirer  parti,  il 
fallait  lui  construire  un  bâtiment  spécial,  avec  coupole 
mobile,  et  l'y  laisser  à  poste  fixe.  Cela  s'imposait.  Consulté 
sur  cette  question,  M.  Creighton  offrit  de  faire  les  frais 
de  la  construction  ;  un  autre  généreux  donateur,  M.  John 
A.  Mac  Shane,  promit  le  mouvement  d'horlogerie,  le 
chronographe  et  l'équipement  électrique.  Sans  plus  tarder, 
les  plans  furent  faits  et,  dès  la  fin  de  i885,  s*élevaità  une 
centaine  de  mètres  au  nord  du  Collège  un  pavillon  astro- 
nomique avec  coupole;  bientôt  l'équatorial  y  était  fixé  sur 
un  solide  pilier. 

En  1886,  la  Howard  Clock  Company  de  Boston 
installait  l'horloge  et  le  chronographe.  Le  Père  Joseph 
Rigge  était  absent  et  ces  derniers  travaux  furent  faits 
sous  la  direction  de  son  frère,  le  Père  William  Rigge. 

L'équatorial  installé,  le  Collège  se  dit  qu'il  fallait  en 
profiter  et  que  c'en  serait  faire  un  bon  emploi  que  de 
donner  l'heure  exacte  à  la  ville  d'Omaha.  Mais  il  fallait 
aussi,  pour  cela,  avoir  une  horloge  astronomique  et  une 
lunette  de  tiansit.  M.  Creighton  promit  de  donner  la 
lunette  si  le  Collège  bâtissait  la  salle  méridienne.  La  salle 
fut  immédiatement  construite  à  l'est  du  dôme  et  reliée  à 
lui  par  un  corridor.  Fauth  et  C**,  de  Washington  (D.  C), 
reçurent  l'ordre  d'exécuter  une  lunette  de  transit  de  7,5 
centimètres  avec  cercle  méridien.  L'instrument  fut  mis  en 
place  l'année  suivante.  Peu  après,  arrivait  une  horloge 
astronomique,  et  l'Observatoire  de  Creighton,  désormais 
fondé,  était  relié  télégraphiquement  au  Western  Union 
Telegraph,  de  façon  à  recevoir  chaque  jour,  de  l'Observa- 
toire Naval  de  Washington,  les  signaux  donnant  le  temps 
vrai.  Un  des  premiers  usages  que  l'on  fit  de  la  ligne  fut 
de  déterminer  électriquement  la  longitude  de  l'Observa- 


LES   OfiSBRYATOIRBS   DE   LA   COMPAGNIB   DE   JÉSUS.    557 

toire  de  Creighton,  au  moyen  d'un  échange  de  signaux 
avec  Washington. 

Depuis  lors,  l'Observatoire  a  continué  de  vivre  et  de  se 
perfectionner,  en  remplissant  son  double  but  :  permettre 
aux  élèves  du  Collège  une  instruction  astronomique  com- 
plète et  pratique  —  pour  plusieurs  Téquatorial  et  la  lunette 
méridienne  n'avaient  plus  de  secret  —  et  offrir  à  l'occasion 
aux  directeurs  des  moyens  d'investigation  scientifique. 
Des  travaux  intéressants  y  ont  été  faits  à  différentes 
reprises,  comme  nous  allons  le  voir. 

La  direction  en  a  été  confiée  successivement  au  Père 
Joseph  Rigge,  à  différents  Pères  ou  laïques,  professeurs 
en  même  temps  au  Collège.  Depuis  1896,  le  Père  William 
Rigge  s'en  occupe  avec  zèle  ;  malheureusement,  le  mau- 
vais état  de  ses  yeux  ne  lui  permet  pas  de  faire  toutes  les 
délicates  observations  auxquelles  ses  connaissances  tech 
niques  lui  donneraient  le  droit  de  prétendre. 


II 


TECHNIQUE 

Bâtiments  et  instruments,  —  L'Observatoire  d'Omaha 
(Fig.  49)  comprend  deux  salles  reliées  par  un  passage.  Une 
tour  en  briques  porte  une  coupole  mobile,  avec  rainure  de 
45  centimètres  de  large,  ouverte  de  la  base  au  sommet. 
La  coupole,  à  roulement,  peut  s'orienter  dans  toutes  les 
directions.  L'équatorial  qu'elle  abrite  a  12,5  centimètres 
d'ouverture  et  2 1  centimètres  de  distance  focale  ;  son  axe 
polaire  peut  s'incliner  à  toutes  les  latitudes.  Plusieurs 
oculaires,  un  hélioscope  le  complètent.  11  est  signé  de 
Steward. 

La  salle  méridienne  contient  un  excellent  cercle  avec 
lunette  de  7,5  centimètres.  Les  micromètres  permettent  de 


i 


558 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


lire  le  dixième  de  seconde,  aussi  bien  en  ascension  droite 
qu'en  déclinaison. 

Dans  le  passage  qui  relie  les  deux  salles,  une  chambre, 
soigneusement  construite  de  murailles  épaisses  et  faites  de 
matières  isolantes,  afin  d*y  conserver  une  température 
rigoureusement  constante,  contient  l'horloge  astronomique 
et  l'horloge  donnant  le  temps  moyen  solaire. 


Fig.  49.  —  Observatoire  Creighton. 

L'Observatoire  possède  également  un  altazimut  de 
Steward,  un  théodolite  Gurley,  un  chronomètre  Heinrich, 
un  chronographe  Fauth. 

Tf^avaux  divers,  —  Nous  avons  parlé,  dans  une  autre 
notice,  des  travaux  auxquels  le  Père  William  Rigge  a 
coopéré  à  l'Observatoire  de  Georgetown. 

A  Omaha  même,  il  a  observé,  le  29  juillet  1897,  une 
éclipse  annulaire  de  soleil  (Astronomical  Journal,  24  août 
1897).  Envoyé  en  1900  à  Washington,  en  Géorgie,  pour 
observer  Téclipse  totale  de  soleil  du  28  mai,  il  put  noter 
l'heure  exacte  des  quatre  contacts,  avec  une  rare  précision 
(Technology  Quarterly,  septembre  1900). 

Dans  les  Astronomiscue  Nachrichten  de  mars  1896 


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LES   OBSfiRVATOIRBS   DB   LÀ   COlfPAGNIB    DB  JÉSUS.    SSq 

et  d'avril  1902,  le  Père  William  Rigge  a  exposé  une 
méthode  commode  et  originale  de  prévoir  graphiquement 
les  occultations  au  moyen  d'un  simple  diagramme.  Nous 
lui  devons  une  série  d'articles,  dans  Popular  Astronomy, 
sur  les  Jésuites  astronomes  et  leurs  observatoires,  où 
nous  avons  à  plusieurs  reprises  puisé  d'intéressants 
documents. 

Enfin  le  Père  a  publié,  dans  différents  journaux  locaux, 
des  articles  de  vulgarisation  scientifique,  en  nombre  con- 
sidérable. 

Aussi  n'est-ce  point  sans  raison  que  M.  W.  E.  Chandler, 
dans  un  discours  devant  le  Sénat  des  États-Unis,  en  avril 
1900,  rangeait  l'Observatoire  Creighton  au  nombre  des 
6 1  observatoires  principaux  des  États  et  que  la  Smithsonian 
Institution  l'inscrit  sur  son  catalogue  universel  des  obser- 
vatoires. 


OBSERVATOIRE  DE  VALKENBERG  (i) 


HISTORIQUE 

Bien  qu*envoyant,depuis  quelque  temps,  des  observations 
météorologiques  au  Bureau  central  de  Hollande,  l'Obser- 
vatoire de  Valkenberg  est  absolument  privé.  Il  a  été  fondé 
dans  l'automne  de  1896,  au  Collège  St-Ignace,  qui  sert  de 
maison  d'études  théologiques  à  de  jeunes  religieux  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  Le  but  principal  que  se  proposaient 
ses  fondateurs  était  l'observation  des  étoiles  variables.  On 
sait  le  renouveau  qui  a  été  donné  à  cette  branche  de 

(i)  Ignatius  Collegium,  Stemwarte,  Valkenberg  (Limburg- Hollande). 


560  RBVUB   DBS   QUBSTIONS   S0IBNTIFIQUB6. 

l'astronomie  par  le  Père  J.  Hagen,  directeur  de  l'Obser- 
vatoire de  Georgetown,  aux  États-Unis.  Le  Père  Hagen  a 
entrepris,  en  1889,  la  publication  d'un  grand  Atlas  des 
Étoiles  variables,  aujourd'hui  classique.  Dans  la  préface 
de  cet  ouvrage,  le  Père  mentionne  l'active  part  de  collabo- 
ration qui  est  due  aux  observateurs  de  Valkenberg.  Ceux- 
ci  furent  successivement  le  Père  Joseph  Hisgen  de  1897 
à  1902,  le  Père  Michel  Ësch  de  1898  à  1902,1e  Père  Alfred 
Baur  de  1902  à  aujourd'hui. 

De  1897  à  1898,  la  direction  de  l'Observatoire  de  Val- 
kenberg appartint  au  Père  Hisgen  ;  depuis  1898  au  Père 
Baur. 

En  juin  1901,  on  créait  à  Valkenberg  une  station 
météorologique,  dont  le^  résultats  mensuels  étaient  centra- 
lisés au  Koninklijk  Nede7'landsch  Insiituui.  Depuis  1904, 
des  observations  régulières  se  font  trois  fois  par  jour 
pour  les  éléments  habituels  et  sont  transmises,  au  moins 
en  partie,  à  l'Institut  royal  d'Utrecht. 

Le  Père  Esch  est,  en  ce  moment,  assistant  du  Père 
J.  Fényi,  à  l'Observatoire  de  Kalocsa,  en  Hongrie. 


II 


TBCHNIQUE 

La  coupole  qui  forme  la  partie  la  plus  importante  de 
l'Observatoire  de  Valkenberg,  se  trouve  dans  l'aile  orien* 
taie  du  Collège  St-Ignace  (Fig.  5o)  et  surmonte  une  tour 
d'une  trentaine  de  mètres  d'élévation.  Pour  assurer  la 
stabilité  nécessaire,  Taile  est  construite  en  maçonnerie 
massive  et  munie  de  contre-forts. 

La  coupole  a  cinq  mètres  de  diamètre  ;  elle  abrite  un 
équatorial  de  23  centimètres  d'ouverture  et  de  290  centi- 
mètres de  distance  focale  (Fig.  5i).  L'équipement  paral- 
lactique  est  de  Saegmùller  (Fauth  et  G'*)  de  Washington, 


LKS   OBSERVATOIRES   DB   LA   OmiPAGNIB   DE  JÉSUS.    56 1 

l'objectif  de  Clacey.Les  parties  massives  de  rinstrument 
sont  en  bronze  d'aluminium,  les  tubes  en  tôle  mince;  aussi 


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Fig.  50.  —  Collège  et  Observatoire  de  Valkenberg. 

la  légèreté  de  l'ensemble  constitue-t-elle  une  nouveauté 
fort  appréciable. 


Fig  51.  —  Observatoire  de  Valkenberg.  Équalorial. 

Deux  cercles  horaires  et  deux  cercles  de  déclinaison, 
munis  de  verniers,  permettent  de  trouver  immédiatement 

ni«  SÉR1£.  T.  IX.  36 


502  REVUB   DfiS   QUESTIONS   SGIBNTIPIQUBS. 

et  sans  hésitation  ud  corps  céleste  de  coordonnées  connues. 
L'appareillage  a  été  décrit  par  le  Père  Hagen  dans  la 
Zbitschrift  fur  Instrumentenkunde  d'avril  1894. 

Le  chercheur  a  5,5  cm.  d'ouverture,  20  cm.  de  distance 
focale  et  un  champ  de  9°  de  diamètre. 

Cet  équatorial  a  été  à  l'exposition  de  Chicago  ;  c'est 
probablement  le  premier  de  fabrication  américaine  qui  ait 
été  installé  en  Europe. 

Valkenberg  possède  encore  une  lunette  de  i5,3  centi- 
mètres, signée  de  Flôssl,  de  Vienne,  avec  mouvement  alt- 
azimutal,  et  un  théodolite  de  Breithaupt  ;  de  plus,  une 
horloge  sidérale,  chronographe  à  tambour  et  chronomètres, 
spectroscope,  etc. 

Quelques  articles  dans  les  Astronomische  Naohrichtbn 
sont  dus  aux  Pères  Hisgen  et  Esch.  Ce  dernier  prépare  en 
ce  moment  la  publication  de  ses  observations. 

Le  Père  Xavier  Kûgler,  professeur  de  Mathématiques 
au  Collège  St-lgnace,  a  publié,  dans  ces  dernières  années, 
d'importants  travaux  sur  l'astronomie  des  Assyriens,  et 
différents  journaux  scientifiques  en  ont,  à  plusieurs  reprises, 
donné  de  fort  élogieux  comptes  rendus. 


OBSERVATOIRE  DE  CARTUJA,  GRENADE  (i) 


HISTORIQUE 

L'Observatoire  de  Cartuja,  près  de  Grenade,  est  Tun  des 
plus  récents  des  observatoires  fondés  par  la  Compagnie  de 
Jésus  (Fig.  52).  Il  a  été  construit  en  1902  sous  la  direc- 

(1)  Observatorio  de  Carluja,  Grenade  (Espagne). 


LES    OBSBRVATOIRBS   DE   LÀ   COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    563 


tion  du  p.  Jean  Granero,  et  ses  premiers  bulletins  datent 
du  début  de  igoS. 


Fig.  5i.  —  Collège  de  Cartuja,  Grenade. 

Magnifiquement  placé  dans  les  montagnes  et  sous  le  ciel 
si  pur  de  l'Andalousie,  à  775  mètres  d'altitude,  cet  Obser- 


Fig.  53.  —  Observatoire  de  Cartuja. 

vatoire  comprend  deux  édifices  en  briques  avec  chaînes 
d'angle  en  pierres.  Leur  pur  style  dorique  en  fait  des  bâti- 


564 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCtBNTiPiQUfiS. 


ments  fort  élégants.  Le  principal  se  compose  d'une  pièce 
centrale  et  de  quatre  ailes  (Fig.  53  et  54).  La  salle  cen- 
trale, surmontée  d'une  coupole  de  8  mètres  de  diamètre, 
contient  un  splendide  équatorial  et  abrite  provisoirement 
sur  son  pourtour  les  instruments  sismographiques.  L'aile 
de  l'est  contient  la  lunette  méridienne  ;  celle  du  sud  une 
salle  de  manipulations  photographiques,  un  atelier  méca- 
nique, les  chambres  des  observateurs,  etc.  L'aile  ouest 
forme  une  seule  salle  où  sont  rassemblés  tous  les  instru- 
ments de  météorologie.  Enfin  l'aile  nord  sert  de  vestibule 


Fig.  54.  —  Plan  de  l'Observatoire  de  Cartuja. 

1.  Salle  d*enlrée.  %  Équalorial  el  sismogra|ihes.  3.  Enrcgisireurs  météoro- 
logiques. 4  et  5  Appartements  6.  Laboratoire  photographique.  7.  Salle 
méridienne. 

d'entrée.  Aux  quatre  angles  du  bâtiment,  des  colonnettes 
supportent  les  girouettes  et  les  anémomètres  dont  les 
indications  se  transmettent  électriquement  aux  enregis- 
treurs. 

A  gauche  de  l'édifice  principal,  une  construction  du 
même  genre  mais  plus  petite  abrite,  sous  une  coupole, 
un  second  équatorial  et  est  aménagée  pour  les  observations 
spectroscopiques. 

L'Observatoire  de  Cartuja  est  absolument  privé  :  il  a 
été  construit  près  du  scolasticat  de  la  Province  de  Tolède, 


PLANCHE  XV 


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FiG.  55.  —  Observatoire  de  Cartuja.  Equatorial. 


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LBS    OBSBRVATOIRES    DE    LA   COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    565 

afin  de  permettre  aux  jeunes  religieux  qui  se  préparent  à 
l'enseignement  de  se  perfectionner  dans  l'étude  théorique 
et  pratique  des  sciences  exactes. 


II 


TECHNIQUE 


Section  astronomique.  —  La  pièce  la  plus  importante 
de  cette  section  est  un  équatorial  de  5",  3  5  de  distance 
focale  et  de  32  cm.  d'ouverture  (PI.  XV,  fig.  55).  Un 
diaphragme-iris  se  manœuvrant  de  l'extérieur  peut  réduire 
cette  ouverture  à  2  cm.  seulement  ;  c'est  la  première  fois 
que  ce  dispositif  est  construit  avec  de  semblables  dimen- 
sions, et  la  précision  de  son  fonctionnement  fait  honneur 
à  M.  Mailhat,  de  Paris. 

Une  autre  amélioration  a  encore  été  introduite  :  la 
position  du  micromètre  est,  comme  l'on  sait,  diflScile  à 
régler  ;  afin  de  n'avoir  pas  à  l'enlever  lorsqu'il  n'est  pas 
utile,  on  a  fait  adapter  à  l'équatorial,  du  côté  de  l'oculaire, 
un  tube  latéral,  où  un  miroir  à  45**  renvoie  les  rayons 
venant  de  l'objectif,  avant  leur  arrivée  au  micromètre 
(Fig.  56).  A  ce  tube  peuvent  se  fixer  l'oculaire  ordinaire 
et  un  spectroscope  à  12  prismes.  Le  plus  gros  des  deux 
chercheurs  de  l'équatorial  a  109  millim.  d'ouverture  et  on 
y  peut  ajuster  un  appareil  photographique. 

Signalons,  en  second  lieu,  un  cercle  méridien  de  Mail- 
hat, sur  le  cercle  vertical  duquel  deux  microscopes  à 
micromètres  bifilaires  permettent  de  lire  directement  les 
secondes,  et  un  chronographe  de  Richard  qui  offre  cette 
particularité  que  la  même  plume  sert  à  pointer  automa- 
tiquement sur  le  cylindre  enregistreur  et  les  secondes  et 
les  signaux  envoyés  électriquement  par  l'observateur. 

Enfin  rObservatoire  possède  deux  télescopes  de  16  et 
10  cm,  d'ouverture,  un  bon  théodolite,   un  alta^mut 


566 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


construit  par  Salmoiraghi,  de  Milan,  un  spectroscope 
à  12  prismes,  à  dispersion  variable,  construit  par  H. 
Grubb,  de  Dublin,  et  que  l'on  peut  combiner  avec  un 
polyprisme  d'Amiei,  un  chronomètre  Roskell,  un  héliostat 
Silbermann-Pellin,  un  cœlostat  à  miroir  de  20, 3  centi- 
mètres de  diamètre,  de  Steward,  etc. 


Fig.  56.  —  Observatoire  de  Cartuja.  Équatorial.  Partie  oculaire. 

Section  météorologiqiLe.  —  Les  instruments  de  cette 
section  sont  distribués  les  uns  sur  la  terrasse  du  bâtiment 
principal,  avec  leurs  enregistreurs,  dans  une  salle  inté- 
rieure, d'autres  dans  des  abris  situés  dans  le  jardin.  Ce 
sont  les  baromètres,  dont  un  baromètre  normal  de  22  mil- 
limètres, avec  cathétomètre  donnant,  à  la  lecture,  le  cen- 
tième de  millimètre,  et  un  Fortin  grand  modèle  ;  des 
thermomètres,  hygromètres  des  types  classiques.  Des  ther- 
momètres au  dixième  de  degré  donnent  la  température  du 
sol  à  10,  20  et  3o  cm.  de  profondeur.  Un  anémo-cinémo- 
graphe  Richard  enregistre  la  vitesse  du  vent  et  totalise 
les  kilomètres  parcourus.  La  direction  et  la  vitçs^e  des 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    56j 

nuages  sont  déterminées  au  moyen  du  néphoscope  Fine- 
mann-Hildebrandsson.  La  quantité  de  pluie,  Tévaporation, 
les  heures  de  soleil  sont  également  enregistrées. 

Section  géodynamique.  —  L'Observatoire  étudie  les 
mouvements  du  sol  au  moyen  d'un  microsismographe 
Vicentini,  dont  les  trois  pendules  pèsent  ensemble  près  de 
400  kgr.  Le  Père  Ramon  Martinez  a  fait  subir  au  sys- 
tème enregistreur  de  cet  instrument  une  intéressante 
modification.  On  sait  que  les  vibrations  transmises  au 
sismographe  s'inscrivent  au  moyen  d'une  pointe  légère  sur 
une  bande  de  papier  enduite  de  noir  de  fumée.  Dans  le 
cas  particulier,  cette  bande  se  déroule  avec  une  vitesse  de 
i5  millimètres  par  minute.  Cette  vitesse,  suffisante  pour 
différencier  les  courbes  représentant  des  ondulations 
terrestres  lentes  et  espacées,  ne  l'est  plus  quand  ces  ondula- 
tions sont  rapides,  et  la  lecture  des  graphiques  surchargés 
et  embrouillés  devient  très  difficile.  Voici  comment  le 
Père  Martinez  remédie  à  cet  inconvénient.  Un  sismoscope 
auxiliaire,  mis  en  branle  par  une  onde  terrestre  de  direc- 
tion quelconque,  ferme  aussitôt  un  circuit  électrique  qui 
commande  un  moteur  de  vitesse  supérieure  à  celle  du 
moteur  ordinaire  entraînant  la  bande  de  papier.  Celle-ci 
défile  alors  avec  une  rapidité  considérable  et  les  traits  ne 
risquent  plus  de  s'y  superposer  en  partie.  Au  bout  de 
quelques  minutes,  le  moteur  à  grande  vitesse  s'arrête 
automatiquement  et  le  papier  reprend  son  mouvement  lent. 
C'est  une  élégante  conciliation  d'économie  et  d'exactitude. 

Bidletin.  —  Les  Directeurs  des  différentes  sections 
de  l'Observatoire,  le  P.  J.  Mier  pour  l'astronomie,  le 
P.  R.  Martinez  pour  la  météorologie  et  la  physique  du 
globe,  et  leurs  aides  publient  un  Bulletin  mensuel  con- 
tenant des  tableaux  et  un  diaire  météorologique  détaillé, 
ainsi  que  des  observations  sismiques  intéressantes.  En 
même  temps,  on  observe  journellement  la  surface  solaire, 
on  multiplie  les  dessins  et  les  photographies  de  la  photo- 
sphère, et  on  poursuit  l'étude  spectrale  des  taches  et  de^ 


568  RBVUB   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

protubérances.  Nul  doute  que  ce  Bulletin  et  ces  obser- 
vations accumulées  ne  deviennent,  avec  le  temps,  une 
mine  précieuse  de  documents. 


OBSERVATOIRE  DE  CALCUTTA  (i) 

L'Observatoire  du  Collège  St-François-Xavier,  à  Cal- 
cutta, est  surtout  un  Observatoire  d'astrophysique.  Il  fut 
fondé,  en  iSyS,  par  le  R.  P.  Lafont,  recteur  du  collège, 
sur  les  instances  de  M.  Tacchini.  alors  directeur  de  l'Ob- 
servatoire de  Palerme,  dans  le  but  de  coopérer  aux  tra- 
vaux du  Père  Secchi  et  des  autres  membres  de  la  Société 
degli  Spettroscopisti  italiani.  Le  ciel  du  Bengale,  toigours 
si  pur  pendant  les  mois  d'hiver,  devait  permettre  de  faire 
sur  le  Soleil  de  précieuses  observations,  complétant  celles 
faites  en  Europe. 

Une  coupole  de  7  mètres  de  diamètre  fut  installée 
au-dessus  du  collège.  En  1887,  la  construction  d'un  second 
étage  obligea  à  la  déplacer  et  elle  fut  transférée  dans  le 
jardin,  en  une  position  plus  commode  et  plus  isolée. 

Les  instruments  principaux  sont  les  suivants  :  un  téle- 
scope de  22  cm.  d'ouverture  par  Steinheil,  de  Munich  ; 
un  spectroscope  réversible  par  Browning,  de  Londres, 
équivalent  à  10  prismes  de  60"  ;  un  petit  équatorial  de 
7,5  centimètres  ;  un  petit  instrument  de  passage  ;  enfin 
un  cœlostat  à  double  miroir  par  Gautier,  de  Paris. 

D'intéressants  travaux  pourraient  être  exécutés  avec 
ces  instruments  ;  malheureusement  il  a  été  jusqu'ici 
impossible  aux  Supérieurs  de  la  mission  du  Bengale,  de 
fournir  le  personnel  nécessaire  à  des  observations  suivies. 

Sous  la  direction  du  Père  de  Clippeleir,  quelques  Pères 
du  Collège  de  Calcutta  et  du  Collège  St-Joseph  de  Dar- 

(!)  St  Francis-  Xavier's  Collège  Observatory,  Calcutta. 


LES    OBSBRVâTOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    SÔQ 

jeeling,  ont  observé  successivement  quatre  éclipses  de 
soleil,  en  ces  dernières  années  :  deux  éclipses  annulaires 
et  deux  totales.  Une  éclipse  de  chaque  espèce  a  donné  des 
résultats  satisfaisants.  L'éclipsé  totale  de  janvier  1898  a 
été  observée  à  Dumraon  ;  les  résultats  en  ont  été  publiés 
dans  une  plaquette  de  104  pages,  illustrée  de  14  gravures. 
L'éclipsé  totale  de  1901  a  été  observée  à  Padang,  dans 
l'ile  de  Sumatra  ;  mais  les  nuages  ont  empêché  d'obtenir 
des  résultats  bien  complets. 


OBSERVATOIRE  DE  BULAWAYO  (i) 

Au  mois  de  février  1897,  le  Père  V.  Nicot  commençait 
une  série  d'observations  météorologiques  à  Bulawayo, 
dans  la  Rhodesia.  11  ne  possédait,  au  début,  que  les  instru- 
ments absolument  indispensables  ;  les  documents  qu'il 
amassa  attirèrent  pourtant  l'attention  de  la  British  South 
Africa  Company.  La  puissante  Compagnie  avait  déjà  fondé 
plusieurs  postes  météorologiques  dans  la  province  de 
Rhodesia,  notamment  à  Victoria  et  à  Empandeni  ;  elle 
fut  heureuse  de  favoriser  une  bonne  volonté  privée  et, 
dès  1899,  compléta  l'équipement  du  Père  Nicot.  Les 
observations  se  poursuivirent  dès  lors  à  Bulawayo,  suffi- 
samment détaillées  ;  elles  donnèrent  lieu  à  des  remarques 
intéressantes  que  le  Père  réunit,  en  1900,  dans  un  rapport 
lu  devant  la  Rhodesian  Scientific  Association. 

La  question  se  posa  bientôt  de  savoir  si  un  observatoire 
complet  n'aurait  pas  sa  raison  d  être  à  Bulawayo.  La  ville 
du  Cap  possédait,  il  est  vrai,  un  fort  bel  observatoire 
astronomique  ;  Lovedale,  à  l'est  de  la  colonie,  avait  égale- 
ment un  poste  ;  mais  l'atmosphère  de  la  Rhodesia,  si  pure 
pendant  une  grande  partie  de  Tannée,  la  position  de  Bula- 

(1)  Observatory,  Bulawayo,  Rhodesia  (Soulh  Africa). 


570  REVUE    DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

wayo  par  rapport  à  l'équateur,  semblaient  militer  en  faveur 
d'une  nouvelle  station  centrale.  Avis  pris,  les  Jésuites 
anglais,  chargés  de  la  mission  du  Zambèze,  décidèrent,  en 
1902,  la  création  d'un  observatoire,  modeste  au  début, 
mais  que  Ton  s'efforcerait  de  compléter  dans  la  suite. 

On  se  mit  à  l'œuvre.  La  Chartered  Company  accorda 
plusieurs  lots  de  terrain,  dans  les  environs  de  la  ville,  en 
bonne  situation  ;  elle  fournit  même  généreusement  une 
partie  des  fonds  nécessaires  aux  constructions.  Au  mois 
de  juin  1903,  le  directeur  nommé  de  l'observatoire  nais- 
sant, le  Père  E.  Gœtz,  arrivait  à  Bulawayo  avec  plusieurs 
caisses  d'instruments  qu'il  s'occupa  immédiatement  d'in- 
staller. Au  mois  d'août  suivant,  un  assez  grand  nombre 
fonctionnaient  déjà,  en  dépit  des  difficultés  inhérentes  à 
semblable  travail,  en  une  ville  éloignée  des  grands  centres. 

Le  Père  Gœtz  s'était  longuement  préparé  à  sa  tâche,  à 
Paris  d'abord,  puis  dans  les  Observatoires  de  Stonyhurst 
et  de  Georgetown  ;  confiant  dans  l'avenir,  il  se  donna 
comme  programme  de  poursuivre  l'étude  météorologique 
et  magnétique  de  l'ouest  de  l'État  de  la  Rhodesia,  tout  en 
coopérant,  pour  l'hémisphère  sud,  aux  observations  entre- 
prises par  le  Père  Hagen  sur  les  étoiles  variables. 

Petit  à  petit,  le  Père  Gœtz  remplit  ce  triple  programme. 
En  1904,  au  mois  de  décembre,  il  était  envoyé  en  mission 
officielle  pour  relever  les  éléments  magnétiques  d'une  par- 
tie de  la  Rhodesia  ;  dépouillant  et  classant  les  documents 
amassés  depuis  huit  ans,  il  faisait,  dans  une  série  d'ar- 
ticles, une  étude  assez  détaillée  sur  le  climat  du  pays  ; 
enfin  il  présentait  à  la  Rhodesian  Scientific  Association 
un  rapport  sur  les  étoiles  variables,  indiquant  le  but  pour- 
suivi et  les  résultats  déjà  acquis. 

L'équipement  météorologique  de  Bulawayo  comprend 
tous  les  instruments  ordinaires,  baromètres,  thermomètres, 
pluviomètres,  anémomètres, etc.,  en  partie  double  :  instru- 
ments à  lecture  directe  et  instruments  enregistreurs.  A 


LES    OBSERVATOIRES    DE    LA    COMPAGNIE    DE   JÉSUS.    Sj  l 

signaler  en  particulier  un  sunshine-recorder  du  Profes- 
seur Marvin  qui  donne  des  résultats  intéressants. 

L'équipement  magnétique  comprend  deux  appareils 
principaux,  boussole  d'inclinaison  et  magnétomètre  unifi- 
laire.  Les  observations  sont  faites  régulièrement. 

La  Société  Royale  d'Astronomie  de  Londres  a  gracieu- 
sement prêté  une  lunette  des  passages  ;  le  Père  Gœtz 
dispose  en  outre  d'une  bonne  pendule  astronomique,  de 
plusieurs  chronomètres  et  d'un  chronographe.  Nous  avons 
dit,  dans  la  notice  sur  l'Observatoire  de  Georgetown  que, 
grâce  à  la  générosité  d'une  amie  de  la  science,  le  Père 
aurait  bientôt  entre  les  mains  un  superbe  équatorial,  au 
moyen  duquel  il  pourra  poursuivre  fructueusement  ses 
observations  sur  les  étoiles  variables. 

Ajoutons  que  les  observations  météorologiques  faites  à 
Bulawayo  ne  sont  pas  les  seules  dues  à  des  Jésuites,  dans 
l'Afrique  du  Sud.  Depuis  plusieurs  années,  le  Père  Lebœuf 
poursuit  des  observations  à  Salisbury,  au  nord  de  Bula- 
wayo, et  le  Père  Fényi  a  récemment  publié  des  documents 
très  complets,  amassés  de  iSgS  à  1897  parle  Père  L. 
Menyhârth,  à  Boroma  et  à  Zumbo,  dans  la  mission  des 
Jésuites  portugais  (1). 


OBSERVATOIRE  DE  FELDKIRCH  (2) 

Le  Collège  de  Stella  matutina  à  Feldkirch,  dans  le 
Vorarlberg  (Tyrol  autrichien),  possède  une  station 
météorologique  et  quelques  instruments  astronomiques 
servant  à  l'enseignement. 

La  station  météorologique  existe  depuis  1889  ;  les 
observations  usuelles  y  sont  faites  régulièrement,  avec 

(1)  Meteorologische  Beobachtungen  von  P.  L.   Menyh,irih  (Kalocsa, 
4904.  Im  Selbsiverlat;  der  Sternwarte). 

(2)  Stella  matutina  CoUegium,  Feldkirch,  VorarU)erg,  Autriche. 


572     *  REVUE   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

les  instruments  ordinaires.  Parallèlement  à  ces  observa- 
tions, d'autres  étaient  faites,  depuis  une  cinquantaine 
d'années,  dans  une  station  météorologique  officielle,  par 
un  professeur  de  l'État.  Ces  séries  d'observations  ont 
fourni  au  Père  Joseph  Paffrath  les  éléments  de  plusieurs 
publications  sur  le  climat  de  Feldkirch  et  des  contrées 
environnantes,  de  Chur  à  Bodensee. 

A  partir  du  mois  de  mai  igoS,  la  station  météoro- 
logique officielle  a  été  transportée  dans  la  maison  que  les 
Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus  possèdent  à  Tisis,  à  un 
quart  d'heure  de  Feldkirch  ;  les  observations  y  seront 
faites  régulièrement,  et  continueront  à  être  coUationnées 
et  mises  en  ordre  à  Feldkirch. 

Le  collège  possède  un  équatorial  de  1 5  centimètres,  de 
Merz,  pourvu  de  plusieurs  oculaires,  d'un  spectroscope  et 
d'une  pendule. 

Au  Père  Joseph  Kolberg  (1832-1893),  professeur  de 
sciences  physiques  à  Feldkirch,  durant  plusieurs  années 
avant  1870,  puis  de  1876  à  i883,  on  doit  un  intéressant 
ouvrage  :  Die  Mechanik  des  Erdballs,  et  des  travaux 
très  complets  sur  la  géologie  du  Vorarlberg,  que  la  mort 
l'empêcha  malheureusement  de  parachever. 

Le  Père  Richen,  également  professeur  à  Feldkirch, 
étudie  spécialement  la  flore  du  Vorarlberg  et  de  Lichten- 
stein. 


OBSERVATOIRE  DE  GOZO  (1) 

L'Observatoire  météorologique  de  Gozo  commença  à 
fonctionner  en  août  1882  ;  il  fut  organisé  sous  la  direction 
du  Père  Denza,  Barnabite,  et  du  Père  Philippe  Barello, 
delà  Compagnie  de  Jésus.  Jusqu'en  1903,  les  observa- 
tions qu'on  y  recueillait  parurent  dans  le   Bulletin  de 

(1)  Meteorological  Observatory,  The  Seminary,  Gozo  (Malte). 


LB8   OBSBRVâTOIRBS   DE  LA   COMPAGNIE   DE  JÉSUS.    SyS 

rObservatoire  de  Stonyhurst,  auquel  elles  étaient  trans- 
mises par  le  Père  Scoles.  A  l'heure  qu'il  est,  les  moyennes 
mensuelles  paraissent  dans  le  principal  journal  anglais  de 
Malte  et  dans  le  Bulletin  de  l'Observatoire  de  Turin. 

Les  observations  sont  faites  deux  fois  par  jour,  à  9  h. 
du  matin  et  à  9  h.  du  soir  ;  elles  comprennent  tous  les 
phénomènes  météorologiques  ordinaires.  Les  principaux 
instruments  sont  un  anémographe  Denza,  pluviomètre, 
évaporimètre,  psychromètre  à  ventilateur,  ozonomètre  et 
baromètre.  Un  chronomètre  à  contact  signale  l'heure  de 
midi  les  jours  de  fête,  en  produisant  l'allumage  d'un 
petit  canon. 

L'Observatoire  est  situé  à  1 1 1  m.  d'altitude.  Le  direc- 
teur actuel  est  le  Père  F.  Longhitano.  Il  est  à  regretter 
que  le  manque  de  ressources  ne  lui  permette  pas  d'étendre 
ses  observations,  utiles  pour  l'étude  des  dépressions  de  la 
Méditerranée. 


OBSERVATOIRE  DE  LOUVAIN  (1) 

Cet  observatoire,  complètement  privé,  n'est  pas  un 
observatoire  de  recherches,  mais  un  observatoire  destiné 
à  l'instruciion  technique  d'un  certain  nombre  de  jeunes 
religieux  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

11  comprend  une  salle  méridienne,  avec  lunette  de  pas- 
sage de  7,5  cm.  d'ouverture;  une  coupole  mobile  avec 
équatorial  de  i5  cm.  ;  un  équatorial  portatif  de  10  cm., 
un  petit  télescope  à  réflexion,  une  horloge  sidérale,  et  un 
certain  nombre  d'instruments  accessoires  :  spectroscopes, 
théodolites,  etc. 

Aucune  observation  météorologique  n'y  est  faite. 

(!)  Rue  des  Récollets,  11,  Louvain,  Belgique. 


574  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


OBSERVATOIRE  DE  MONDRAGONE  (i) 

U  Osservatorio  meteoj^ologico  Tuscolano  est  situé  à 
435  m.  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  à  l'angle  nord- 
ouest  de  l'ancienne  Villa  Borghèse,  devenue  le  Collège  de 
Mondragone,  dans  la  délicieuse  campagne  de  Frascati. 

La  première  idée  de  cet  Observatoire  est  due  au  Père 
Secchi  qui,  dès  longtemps,  en  avait  deviné  l'utilité.  Il 
écrivait  dans  le  numéro  d'octobre  1876  du  Bulletin  de  l'Ob- 
servatoire du  Collège  Romain  :  «*  Si  aux  stations  de  Mon- 
tecavo  et  de  Grottaferrata  peuvent  s'en  ajouter  d'autres  à 
Velletri...  et  à  Mondragone,  le  climat  des  collines  du 
Latium  sera  suffisamment  étudié  ;  cette  région  est  impor- 
tante à  connaître  au  point  de  vue  scientifique,  aussi  bien 
qu'au  point  de  vue  de  l'agriculture  et  de  l'hygiène,  car 
elle  est  le  centre  principal  de  la  production  de  la  vigne  et 
des  céréales,  et  le  lieu  de  villégiature  préféré  des  Romains 
pendant  la  saison  malsaine  d'été.  " 

La  mort  empêcha  le  Père  Secchi  d'exécuter  son  projet. 
Le  Père  Félix  Ciampi  (1826-1889),  ancien  directeur  de 
l'Observatoire  de  Belen,  à  la  Havane,  et  assistant  de  Secchi 
à  l'Observatoire  du  Collège  Romain,  fonda  la  station 
météorologique  de  Mondragone,  en  1880,  et  en  fit  l'une 
des  plus  importantes  de  l'Italie.  Par  ses  soins,  les  obser- 
vations se  poursuivirent  activement  pendant  près  de  neuf 
ans  ;  elles  étaient  adressées  à  tous  les  observatoires  ita- 
liens, qui  envoyaient  en  échange  leurs  bulletins. 

A  la  mort  du  Père  Ciampi,  l'Observatoire  de  Mon- 
dragone eut  à  subir  quelques  années  de  crise  et  fut 
presque  abandonné.  Il  a  repris  heureusement  son  fonc- 
tionnement régulier  :  on  y  fait  quatre  observations  quoti- 
diennes ;  les  valeurs  enregistrées  sont  envoyées  au  Bureau 

(1)  Osservalorio  Tuscolano,  Frascali,  Italie. 


LES    OBSBRVâTOIRBS   DE   LÀ    COMPAONIB   DB   JÉSUS.    SyS 

Central  de  Rome  et  à  l'Observatoire  central  de  la  Société 
Météorologique  Italienne,  à  Moncalieri.  Le  Père  V.  Bovini 
est  chargé,  à  Theure  qu*il  est,  de  recueillir  ces  observa- 
tions. 

UOsservatoHo  Tuscolano  possède  un  équipement  très 
complet.  A  3i  m.  au-dessus  du  sol  fonctionnent  une 
girouette  et  un  anémomètre  Robinson,  tous  deux  à  con- 
tacts électriques.  Auprès  est  installé  un  héliographe,  le 
premier  adopté  en  Italie;  plus  bas  est  un  pluviomètre.  Le 
baromètre  en  usage  depuis  le  début  est  un  instrument  du 
type  Fortin,  construit  par  Deleuil  ;  il  a  été  acheté  par  le 
Père  Secchi  lui-même  et  c'est  Tun  des  bien  rares  souve- 
nirs qu'il  ait  pu,  à  sa  mort,  laisser  à  ses  frères  ;  aussi  le 
conserve-t-on  comme  une  relique. 

Signalons  encore  quatre  excellents  thermomètres,  dont 
l'un  étalonné  à  Paris,  des  thermomètres  à  maxima  et 
minima,  deux  psychromèlres,  un  actinomètre  d'Arago,  un 
néphoscope  de  Braun,  un  évaporomètre  à  vis  micromé- 
trique ;  puis  deux  anéroïdes,  un  barographe,  un  thermo- 
graphe, un  psychrographe  et  un  sismographe.  Pluie  et 
mouvements  sismiques,  direction  et  vitesse  du  vent  sont 
inscrits  avec  Theure  des  phénomènes  sur  un  même  tam- 
bour enregistreur.  Enfin  un  ozonomètre  permet  de  doser 
l'ozone  que  renferme  en  si  grande  proportion  l'air  déli- 
cieux de  Frascati. 

L'abri  des  instruments,  à  doubles  persiennes,  a  été  si 
bien  établi,  au  point  de  vue  de  la  circulation  d'air,  qu'un 
ventilateur,  placé  devant  le  psy chromé tre,  n'en  fait  pas 
sensiblement  varier  les  indications. 


OBSERVATOIRE  DE  OUDENBOSCH  (i) 

Les   Pères   de   la  Compagnie   de   Jésus   possèdent  à 
Oudenbosch  (Fig.  5y),  en  Hollande,  une  station  météoro- 

(1)  Kerkslraat,  A.  ii,  Oudenbosch,  HoUande. 


f 


576 


RBVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


logique.  Les  observations  ordinaires  y  sont  faites  trois  fois 
par  jour  et  envoyées  à  l'Observatoire  central  des  Pays-Bas 
qui  les  insère  dans  son  bulletin  mensuel. 


Fig.  57.  —  Collège  et  Observatoire  de  Oudenbosch. 

Un  petit  équatorial,  de  8  centimètres  d'ouverture,  forme 
le  début  d'un  observatoire  astronomique  que  les  Pères  se 
proposent  d'organiser  plus  tard. 

Le  Père  Stein  a  fait  à  Leyde,  en  1899-1900,  des  obser* 
vations  suivies  sur  les  variations  de  latitude,  et  les  a 
publiées  à  Haarlem  en  1901. 


OBSERVATOIRE  DE  ROME  (1) 

Ce  serait  sortir  des  limites  que  nous  nous  sommes 
fixées  que  de  faire  ici  Thistorique  de  l'Observatoire  du 


(i)  Borgo  San  Spirito,  12,  Rome. 


LES   OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.    5'J'J 

Collège  Romain.  Rappelons-en  simplement  les  princi- 
pales étapes. 

Illustré  par  des  hommes  comme  les  Pères  Scheiner,  de 
Gottignies,  Bosco vich,  TObservatoire,  lors  de  la  sup- 
pression de  la  Compagnie  de  Jésus,  passe  aux  mains  d'un 
prêtre  séculier,  Joseph  Calandrelli.  En  1824,  le  Pape 
Léon  XII  le  rend  à  ses  fondateurs  ;  sous  le  Père  de  Vico, 
l'Observatoire  a,  pendant  quelques  années,  un  renouveau 
de  gloire.  En  1848,  les  Jésuites  sont  chassés  de  Rome. 
Ils  y  rentrent  en  1849,  ®^  ^^  ^(^ve  Secchi  reste  à  la  tête  de 
rObservatoire  jusqu'à  sa  mort.  Mais,  dès  1870,  l'Obser- 
vatoire du  Collège  Romain,  confisqué  par  le  gouvernement 
italien,  est  devenu  l'Observatoire  Royal. 

A  l'heure  qu'il  est,  un  petit  Observatoire,  complètement 
privé,  est  annexé  à  l'Université  Grégorienne.  Il  est  situé 
-  sul  Gianicolo  ^  ;  le  Père  Adolphe  MùUer,  professeur 
d'astronomie  à  TUniversité,  en  est  le  directeur.  11  a  à  sa 
disposition  deux  bonnes  lunettes  de  Merz  montées  équato- 
rialement,  l'une  de  27  centimètres,  l'autre  de  10  centi- 
mètres d'ouverture. 

La  situation  très  incommode  de  l'Observatoire,  les 
ressources  à  peu  près  nulles  dont  il  dispose,  servent  sur- 
tout à  mettre  en  relief  la  luxueuse  installation  et  le  nom- 
breux personnel  des  trois  autres  observatoires  de  Rome. 

On  doit  au  Père  Millier  différents  travaux  sur  Kepler 
et  Copernic,  sur  la  planète  Vénus,  etc.,  et  un  beau  Traité 
d'astronomie. 


OBSERVATOIRE  DE  SALTILLO  (1) 

Le  Collège  de  St-Jean  Népomucène,  à  Saltillo,  dans  la 
province  de  Coahuila,  au  Mexique,  fait,  depuis  juillet 

(1)  Colegio  de  S.  Juan  Nepomuceno,  Saltillo,  Coah.,  Mexique. 

IIJ«  SÉRIE.  T.  IX.  37 


t 


578  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

1884,  des  observations  météorologiques.  Les  premières 
sont  dues  au  Père  Henri  Cappelletti  ;  elles  ne  furent  pas 
publiées,  à  cause  des  différentes  interruptions  qu'elles 
subirent.  En  1886,  le  Père  P.  Spina  commença  des  obser- 
vations régulières,  publiées  depuis  dans  des  bulletins 
annuels,  avec  Taide  du  gouvernement  de  l'État  de  Coahuila. 
Remplacé  en  i8go  par  le  Père  Cappelletti,  puis  parles 
Pères  Gustave  Hérédia,  Paul  Louet,  Henri  Tavernier, 
Urbain  Pautard  et  Michel  Kubicza,  le  Père  Spina  est  de 
nouveau,  aujourd'hui,  chargé  des  observations. 

Les  instruments  sont  ceux  d'une  station  météorologique 
ordinaire. 

Le  Père  Cappelletti  a  publié  un  traité  de  Cosmographie 
et  un  mémoire  sur  le  crépuscule.  Le  Père  Spina,  outre 
plusieurs  ouvrages  de  mathématiques  pures,  a  publié 
divers  mémoires  sur  la  climatologie  du  Mexique. 


OBSERVATOIRE  DE  SANTA-CLARA  (1) 

Le  Collège  de  Santa-Clara,  en  Californie,  possède  un 
Observatoire  astronomique  et  météorologique  qui  s'orga- 
nise peu  à  peu.  Le  directeur  en  est  le  Père  Jérôme  Ricard. 

A  la  lin  de  i8g5,  un  équatorial  de  20  centimètres  fut 
offert  au  Collège  ;  faute  de  local  approprié  pour  l'installer, 
l'instrument  resta  sans  usage  jusqu'en  1900  ;  il  fut  alors 
placé  sur  un  bâti  commode  et  protégé  par  un  hangar 
roulant  sur  rails,  que  Ton  peut  déplacer  à  volonté.  L'ob- 
jectif est  de  Chirk  aîné,  sa  monture  de  Fauth  et  C'®,  de 
Washington  ;  l'éclairage  des  cercles  et  réticules  se  fait 
électriquement. 

A  Téquatorial  sont  venus  se  joindre  successivement  un 
télescope  de   10  centimètres,  une  pendule  astronomique 

(I)  Santa  Clara  Collet;c,  Santa  Clara,  California,  Étais-Unis. 


■\ 


LES    OBSERVATOIRES    DE   LA    COMPAGNIE   DE   JÉSUS.     SjQ 

de  Saegmûller,  un  micromètre  de  position  du  même  con- 
structeur. Dernièrement,  le  Père  Ricard  a  équipé  une 
Station  météorologique,  en  relation  avec  le  Weather 
Btu^eaii  de  San-Francisco.  Elle  comprend  baromètres 
et  barograplies,  thermomètres  et  thermographes,  un 
météorographe,  anémomètre  et  néphoscope. 

L'Observatoire  a  déjà  rendu  des  services  au  Collège  de 
Santa-Clara,  et  un  journal  local  publie  ses  bulletins  quo- 
tidiens. Il  est  à  souhaiter  qu'un  bâtiment  sérieux  permette 
bientôt  d'employer  les  instruments  qu'il  possède  à  des 
observations  régulières. 

Pierre  de  Vregille,  S.  J. 


VARIÉTÉS 


CURIOSITES  MEDICALES 

Je  dois  m'exenser  auprès  des  lecleurs  de  celle  Revue  de 
les  distraire  des  travaux  de  science  pure  dont  ils  aiment  à  se 
repaîlre.  Les  quelques  notes  qui  vont  suivre  n*ont  rieu  de  bien 
scientifique;  elles  sonl  plutôt  d'ordre  professionnel. 

El  cependant  elles  ne  nianquenl  pas  d'intêrt>t.  Elles  soulèvent 
un  coin  du  voile  qui  cache  Télal  de  la  science  médicale  au  moyen 
âge  et  même  de  nos  jours.  Certes  il  ne  faut  pas  prendre  à  la 
leltre  lout  ce  (fu^ont  écril  les  auteurs  que  nous  allons  citer. 
Mais,  en  lisanl  entre  les  lignes  et  en  faisant  la  part  de  l'état 
d'âme  de  certains  d'entre  eux,  il  esl  assez  facile  et  certainement 
pernus  de  pressentir  ce  que  nos  citations  renferment  de  vrai  et 
de  fondé.  A  ce  litre,  nous  avons  cru  que  ce  petit  travail  ne  serait 
pas  déplacé  daiis  la  Revue  des  Questions  scientifiques. 

La  visite  du  médecin  au  moyen  âge.  —  Pour  se  faire  une  idée 
des  mœurs  médicales  au  moyen  âge,  il  suffit  de  lire  un  petit 
manuscrit,  sorti  de  Técole  de  Salerne,  qui  parul  probablemeut 
au  xii^  siècle.  Il  est  intitulé  :  De  adventu  medici  ad  œgrotum. 
Il  était  évidenmient  destiné  à  servir  de  guide  au  jeune  médecin 
pour  la  pratique  ordinaire. 

Cet  écrit  est  charmant  de  vérité  et  de  finesse.  En  le  lisant,  on 
sent  qu'on  y  trouve  un  tableau  fidèle  de  la  vie  de  ce  temps*là. 
Il  y  règne  une  aimable  naïveté  et  une  foi  vive,  jointes  à  une 
grande  connaissance  des  hommes.  On  y  trouve  des  règles  pleines 
de  tact  pour  la  conduite  du  médecin,  mais  aussi  une  recherche 
assez  raffinée  de  l'inlérôt  personnel.  Telle  devait  être  la  conduite 
des  meilleurs  médecins  de  cette  époque,  puisque  tel  était  Tensei* 


VARIÉTÉS.  58 1 

giiement  de  la  célèbre  école  de  Salerne  à  la  période  la  plus 
florissante  de  son  existence. 

Voici  comment  débute  ce  manuscrit  : 

**  Lorsque  tu  seras  appelé  près  d'un  malade,  ô  médecin,  im- 
plore d'abord  l'aide  du  Tout-Puissant.  Que  l'ange,  qui  accom- 
pagna Tobie,  accompagne  aussi  ton  esprit  et  ton  corps! 

^  Tâche  de  savoir  du  messager,  qui  est  venu  t'appeler,  si  la 
malîidie  est  grave,  à  quel  organe  elle  s'est  attaquée  et  comment 
la  maladie  a  connnencé.  Tout  cela  te  sera  utile,  pour  que,  arrivé 
près  du  malade,  tu  sois  déjà  guidé  dans  tes  recherches,  et  que 
tu  puisses  immédiatement  lui  parler,  en  les  nommant,  des  souf- 
frances qu'il  éprouve  ;  tu  gagneras  ainsi  sa  confiance  et  il  te 
regardera  dès  lors  comme  un  sauveur  qui  va  lui  apporter  sa 
guérison. 

„  Quand  lu  seras  arrivé  à  la  demeure,  demande,  avant  d'ap- 
procher du  malade,  s'il  s'est  confessé.  S'il  ne  l'a  pas  fait,  qu'il 
le  fasse  immédiatement  ou  du  moins  qu'il  promette  de  le  faire  ; 
car  si  tu  n'en  parles  qu'après  l'avoir  examiné,  il  aura  déjà  un 
triste  pressentiment  et  croira  que  tu  juges  son  état  désespéré. 

.,  Eu  arrivant  près  du  malade,  évile  de  paraître  hautain,  ni 
intéressé;  rends  avec  modestie  le  salut  que  te  feront  les  parents 
et  assieds-toi  si  on  t'y  invite... 

„  Te  voilà  près  du  malade;  demande-lui  comment  il  se  trouve. 
Ensuite  tais-lui  avancer  le  bras  et  tàte  le  pouls;  mais  prends 
soin  d'abord  que  le  malade  soit  calme;  car  bien  des  malades  ont 
les  battements  du  cœur  précipités,  les  uns  par  la  joie  de  ton 
arrivée,  d'autres,  plus  avares,  par  la  pensée  des  honoraires  que 
tu  réclameras.  Soutiens  le  bras  de  la  main,  fais  attention  que  le 
malade  ne  repose  pas  sur  le  côté  gauche  et  compte  le  pouls  au 
moins  jusque  cent.  Examine  l'état  du  pouls  avec  soin  et  long- 
temps; car  les  personnes  présentes  l'écouteront  avec  d'autant 
plus  d'attention  que  tu  auras  attendu  plus  longtemps  avant  de 
parler... 

,,  Alors  promets  au  malade  qu'avec  l'aide  de  Dieu  tu  le  gué- 
riras. Mais,  dès  que  tu  l'auras  quitté,  dis  aux  parents  que  le  cas 
est  très  grave;  de  cette  manière,  s'il  guérit,  ton  mérite  n'en  sera 
que  plus  grand;  et  s'il  meurt,  les  parents  seront  convaincus  que 
tu  as  prévu  dès  le  début  une  terminaison  fâcheuse... 

„  Que  ta  conversation  soit  aimable,  que  la  manière  d'être  soit 
honorable  et  que  ta  confiance  se  place  en  Dieu  seul.  Si  les  maîtres 
de  la  maison  t'invitent  à  dîner,  ne  t'y  rends  pas  avec  un  empres- 
sement exagéré  ;  et  ne  prends  pas  la  première  place,  bien  que. 


i 


582  REVUE    DES    (QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

d*api'ès  l'usage,  la  première  place  revienne  aux  prêtres  et  aux 
médecins... 

„  Fendant  le  dîner,  informe-toi  souvent  de  Tétat  du  malade; 
sa  confiance  en  toi  ne  fera  que  grandir,  s'il  apprend  que  tu  ne 
l'oublies  pas  au  milieu  des  plaisirs  de  la  table.  Quand  le  repas 
est  terminé,  vante  l'excellence  des  mets  et  des  boissons,  le 
malade  en  éprouvera  un  grand  contentement... 

„  Et  alors,  si  l'état  du  malade  est  satisfaisant,  amène-le  douce- 
ment à  te  payer.  Enfin,  je  te  conseille,  en  vue  d'augmenter  ta 
clientèle,  de  Iftclier  de  gagner  les  bonnes  grâces  des  amis  du 
malade;  parle-leur  de  loi  et  de  tes  cures,  autant  que  cela  te 
parait  utile.  Cela  fait,  prends  congé  en  faisant  des  recommanda- 
tions prudentes  et  convenables;  enfin  va  en  paix  et  que  le 
Seigneur  l'accompagne  !  „ 

Celle  conduite  du  médecin  au  lit  du  malade,  telle  qu'elle  est 
conseillée  par  l'école  de  Salerne,  n'est  peut-être  pas  tout  à  fait 
de  notre  goût,  et  cependant  que  de  choses  vraies  on  y  trouve! 
Que  de  remarques  applicables  à  notre  époque!  La  politique 
médicale  est  aussi  ancienne  que  la  médecine  elle-même,  et  les 
praticiens  de  nos  jours  ne  peuvent  pas  plus  la  négliger  que 
notre  vieux  maître  Hippocrale  et  ses  tidèles  disciples  de  Salerne. 

Remarquons,  par  exenjple,  les  conseils  minutieux  et  judicieux 
(jui  sont  donnés  pour  que  le  médecin  cherche  à  gagner  la  con-. 
fiance  de  son  malade.  N'y  a-t-il  pas  là  une  prescience  de  l'impor- 
tance de  la  suggestion,  dont  l'efficacité  thérapeuti((ue  a  été  si 
bien  établie  de  nos  jours?  Il  n'est  pas  un  praticien,  un  peu  expé- 
rimenlé  et  un  peu  observateur,  qui  n'ait  acquis  la  conviction  que 
son  influence  morale  était  souvent  plus  utile  que  l'administration 
de  ses  médicaments  les  plus  actifs. 

Un  détracteur  de  la  médecine  au  moyen  âge.  —  Il  est  passé  de 
mode  de  se  gausser  de  la  médecine  et  des  médecins.  Ce  n'est 
pas  une  mode  nouvelle;  déjà  au  moyen  âge  on  aimait  à  plai- 
santer celte  profession,  qui  y  prêtait  alors  plus  qu'à  notre  époque. 
Nous  n'en  voulons  pour  preuve  qu'un  écrit  du  célèbre  Pétrarque, 
sous  le  titre  significatif  de  Contra  medicum  quemdam  invec» 
tivœ. 

Le  talent  d'observation  du  poète,  sa  connaissance  des  hommes, 
la  multiplicité  de  ses  relations  et  ses  nombreux  rapports  avec 
les  médecins  du  xiv<^  siècle  le  mettaient  à  même  de  juger  des 
défauts  de  la  science  médicale  et  de  la  conduite  des  praticieos. 
11  avait  observé  les  faits  et  gestes  des  médecins  à  la  cour  des 
rois  comme  à  celle  des  papes,  près  des  grands  et  des  riches, 


VARIÉTÉS.  583 

dans  le  tumulte  des  grandes  villes  comme  dans  la  vie  tranquille 
des  champs. 

Ce  n'est  pas  Tart  de  guérir  en  lui-même  qu'il  méprise.  **  Je  ne 
doute  pas,  dit-il,  que  la  médecine  existe  et  qu'elle  soit  quelque 
chose  de  grand,  puisqu'elle  a  été  donnée  par  Dieu  dans  les 
saintes  Écritures  et  qu'elle  a  été  consacrée  aux  dieux  par  les 
païens.  Si  elle  était  toute  erreur,  elle  n'aurait  pas  été  acceptée 
par  tant  d'intelligences  d'élite.  J'aime  la  vraie  et  utile  médecine, 
mais  je  déteste  les  mensonges  des  médecins  ou  de  ceux  qui  se 
disent  à  tort  médecins.  Lorsque  je  mets  à  nu  des  abus  qui  ont 
détruit  l'ancienne  renommée  de  Kart  de  guérir,  la  médecine,  si 
elle  pouvait  parler,  me  remercierait  avec  effusion.  „ 

Il  attaque  surtout  la  suffisance  et  l'ostentation  avec  lesquelles 
les  médecins  se  livrent  à  des  discussions  théoriques  et  à  des 
subtilités  jusqu'au  lit  du  malade.  "  C'est  là,  dit-il,  le  malheur  de 
notre  époque.  Autrefois  on  se  guérissait  sans  raisonner  beau- 
coup. Aujourd'hui  on  se  borne  à  des  déductions  artificielles  et, 
au  lieu  de  traiter  le  malade,  on  lui  bourre  les  oreilles  de  syllo- 
gismes ;  des  milliers  de  nialades  sont  morts,  pendant  que  les 
médecins  discutaient  et  péroraient.  Aujourd'hui  les  médecins 
ne  savent  plus  se  parler  sans  se  disputer,  et  comme  ils  n'ont 
appris  ni  h  discuter  ni  à  se  taire,  ils  crient  au  plus  fort,  s'échauf- 
fent, se  mettent  en  colère  et  s'injurient,  sans  aucun  profit  pour 
le  malade.  Us  ont  oublié  que  la  médecine,  comme  le  disait  Vir- 
gile, portait  autrefois  le  nom  d'art  muet  (muta  ars).  „ 

Il  vante  les  traditions  grecques  en  médecine  et  il  a  Hippocrate 
en  grand  honneur;  il  parle  avec  d'autant  plus  de  mépris  de 
l'élément  arabe  qui  s'était  introduit  de  son  temps  en  médecine. 
**  Les  médecins  arabes,  dit-il,  ont  détruit  toute  la  médecine  clas- 
sique et  leurs  doctrines  ne  sont  que  mensongères.,,  Et  il  appelle 
les  malades  traités  d'après  cette  méthode  peregrinis  meâica- 
mentis  infedos. 

Il  reproche  aux  médecins  de  ne  pas  savoir  se  traiter  eux- 
mêmes  :  "  Au  contraire,  écrit-il,  ils  sont  plus  souvent  malades 
que  les  autres,  et  leur  figure  pâle  et  amaigrie  dit  ouvertement 
qu'ils  ne  se  connaissent  pas  en  médecine;  et  ne  voit-on  pas  les 
médecins  les  plus  célèbres,  auxquels  on  ne  peut  reprocher  de 
rignorance,  mourir  trop  souvent  à  la  fleur  de  l'ftge?  „ 

11  méprise  les  règles  de  la  diététique.  D'une  constitution 
robuste  et  doué  d'un  excellent  appareil  digestif,  il  se  fâchait 
quand  ses  amis  médecins  l'exhortaient  à  vivre  d'une  manière 
sobre  et  régulière.  **  F^a  diététique,  dit-il,  est  devenue  une  véri- 


f 


584  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

table  tyrannie,  que  les  médecins  veulent  vous  imposer  aussi 
bien  en  santé  qu*en  maladie!  Sachez  donc  que  les  Romains  ont 
pu  vivre  pendant  cinq  siècles  sans  aucune  règle  de  diététique  et 
cependant  se  bien  porter.  Maintenant  un  homme  comme  il  faut 
n'oserait  plus  tousser,  ni  cracher,  sans  la  permission  du  médecin; 
et  cependant  on  n'en  vit  ni  mieux  ni  plus  longtemps.  Les  méde- 
cins prescrivent  des  règles  qu'ils  sont  les  premiers  à  enfreindre. 
£t  s'ils  sont  parfois  invités  à  votre  table,  ils  auront  soin  de 
vous  permettre  ce  qu'ils  aiment,  de  vous  défendre  ce  qu'ils  ne 
goûtent  pas. 

„  On  en  connaît  bien  de  ces  médecins  célèbres  qui  enseignent 
de  telle  manière  et  qui  dînent  tout  autrement  (aliter  docenieSf 
aliter  prandentes).  Eux  qui  vous  recommandent  d'abréger  les 
repas,  ils  se  remplissent  le  ventre  de  bonne  heure,  mangent  et 
boivent  jusque  bien  avant  dans  la  nuit.  Celui  qui  voudrait  suivre 
toutes  les  prescriptions  hygiéniques  des  médecins  ne  se  porte- 
rait jamais  bien,  et  évidemment,  si  ces  règles  ne  conviennent  pas 
aux  personnes  bien  portantes,  elles  conviendront  encore  moins 
aux  malades. 

„  Les  médecins  ont  le  privilège  unique  de  n'être  punis  pour 
aucune  de  leurs  fautes.  La  terre  couvre  les  fautes  des  médecins, 
comme  le  disait  Socrate,  et  l'art  de  guérir  est  la  profession  la 
plus  rassurante  ;  car  dans  toutes  les  antres,  les  fautes  les  plus 
minimes  causent  du  préjudice  à  celui  qui  les  commet;  chez  le 
médecin,  au  contraire,  ses  fautes  lui  sont  même  payées.  Il  n'y  a 
pas  de  roi  ni  d'empereur  qui  ait  un  pouvoir  pareil.  „ 

Les  misères  du  médecin.  —  Parmi  Ions  les  déboires  qui  atten- 
dent  le  médecin  dans  l'exercice  de  sa  profession,  il  en  est  qui 
sont  plus  pénibles  que  d'autres;  tels,  par  exemple,  les  préjugés 
et  les  erreurs  qui  sont  répandus  dans  le  public;  telles  encore  les 
incertitudes  et  les  dinicultés  de  l'art  de  guérir. 

Au  moyen  fige  déjà  les  praticiens  s'en  plaignaient, ainsi  que  le 
prouvent  les  doléances  d'un  célèbre  médecin  arabe,  connu  sous 
le  nom  de  Kha/ès,  (jui  vivait  à  Bagdad  au  commencement  du 
x®  siècle. 

**  Une  des  choses  qui  font  le  plus  de  tort  aux  médecins  sérieux, 
écrit-il,  c'est  le  préjugé  que  le  médecin  doit  tout  savoir,  sans 
avoir  même  interrogé  le  malade.  Du  moment  qu'il  a  vu  les  urines 
ou  ta  té  le  pouls,  il  doit  aussi  savoir  ce  que  le  malade  a  mangé 
ou  fait.  Cela  n'est  que  mensonge  et  duperie,  et  ne  réussit  que 
par  des  artifices,  des  cadeaux,  des  questions  indirectes  et 
adroites,  par  lesquels  on  trompe  le  public.  Certains  médecins 


VARIÉTÉS.  58i) 

paient  même  des  hommes  ou  des  femmes,  qui  sont  chargés  de 
les  informer  de  l*état  du  malade,  et  cela  en  interrogeant  les 
domestiques,  les  voisins,  les  amis... 

y,  Moi-même,  continue  Rhazès,  quand  je  débutai  dans  la  pra- 
tique médicale,  j'avais  soin  de  ne  rien  demander  dés  que  j'avais 
vu  les  urines,  et  j'étais  fort  estimé.  Plus  tard,  quand  j'interro- 
geais le  malade  avec  soin,  ma  réputation  diniinua  notablement... 

„  La  confiance  du  malade  en  son  médecin,  même  en  cas  de 
guérison,  est  aussi  diminuée  par  l'absence  d'égards.  Le  public 
exige  que  l'on  soit  guéri  en  un  niomenl,  comme  par  enchante- 
ment, ou  bien  qu'on  ne  prescrive  que  des  remèdes  agréables, 
etc.,  ce  qui  n'est  pas  possible  dans  toute  circonstance,  ni  pour 
tout  malade.  Punir  le  médecin  à  cause  des  défauts  de  la  science 
est  une  grande  injustice.  Les  charlatans,  eux,  réussissent  très 
bien,  même  quand  ils  traitent  d'une  manière  absurde,  et  leur 
honteux  métier  sullit  pour  leur  subsistance,  tandis  que  le  médecin 
sérieux  ne  se  procure  qu'à  grand'peine  les  choses  les  plus 
nécessaires  à  la  vie. 

„  D'autres  fois  un  malade  vous  arrive  avec  empressement 
une  ou  deux  fois;  vous  lui  prescrivez  (jnebjue  chose,  vous  l'inter- 
rogez, puis  vous  ne  le  voyez  plus,  ou  vous  ne  le  rencontrez  que 
lorsque  vous  n'avez  pas  l'occasion  de  lui  parler,  tandis  que  le 
médecin  a  besoin  de  la  persévérance  de  son  malade.  „ 

Rhazès  expose  égalenienl  les  ditricultés  de  la  position  des 
médecins  auprès  des  princes  et  des  souverains.  Il  parle  par 
expérience,  car  ses  talents  et  son  habileté  lui  avaient  valu  la 
place  de  médecin  du  Calife. 

"  (]e  qui  diminue  encore  l'etticacité  de  la  médecine,  écrit-il, 
c'est  la  répulsion  qu'éfirouvent  même  de  bons  médecins  pour  un 
traitement  énergique,  de  sorte  qu'ils  abandonnent  la  médication 
et  le  régime  habituellement  prescrits,  surtout  s'ils  traitent  un 
roi  ou  un  homme  célèbre,  qui  serait  atteint  d'une  maladie  grave 
ou  d'une  affection  intime  plus  ou  moins  douteuse,  sur  le  traite- 
ment de  laquelle  les  médecins  ne  sont  pas  d'accord.  Alors  le 
praticien  évite  les  remèdes  énergiques  ou  même  toute  médication 
et  se  borne  à  prescrire  certains  aliments,  a(in  d'éviter  la  colère 
du  roi  et  la  fureur  du  peuple...  Ces  circonstances  sont  vraiment 
fâcheuses  pour  les  rois  et  les  princes,  qui  profiteront  moins  de 
la  science  des  plus  grands  médecins  que  le  vulgaire  et  le  plus 
infime  de  leurs  sujets... 

„  J*en  conclus  qu'il  est  très  utile  à  un  roi  ou  à  un  prince  de 
ne  pas  inquiéter  son  médecin,  de  le  satisfaire  au  contraire,  de 


[ 


586  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

purler  souvent  avec  lui,  de  lui  rendre  service,  de  lui  témoigner 
une  grande  alTection  et  de  lui  laisser  entendre  qu*il  ne  sera 
jamais  rendu  responsable  de  la  fâcheuse  tenninaison  d*une  ma- 
ladie incurable  et  qu'il  ne  ^era  même  pas  puni  pour  une  erreur 
ou  une  méprise.  Grfice  à  celte  assurance,  le  médecin  apprendra 
à  connaître  les  habitudes  les  plus  secrètes  de  son  client  et  il 
n'aura  plus  aucune  des  inquiétudes  ou  des  craintes  qui  pour- 
raient affaiblir  son  intelligence  et  troubler  son  jugement.  „ 

Le  maître,  au  service  duquel  Rhazès  était  attaché,  ne  parait 
pas  avoir  tenu  compte  des  conseils  de  son  médecin,  s'il  faut  en 
croire  le  fait  rapporté  par  la  tradition.  On  raconte  que  le  calife 
Al  Manzour  accepta  la  dédicace  d'un  livre  écrit  par  Rhazès,  à 
condition  de  voir  répéter  devant  lui  les  expériences  alchimiques 
mentionnées  dans  l'ouvrage.  L'auteur  aurait  vainement  essayé 
d'y  réussir  et  le  calife,  furieux,  aurait  ordonné  de  frapper  avec 
le  livre  sur  la  tête  du  pauvre  savant  aussi  longtemps  qu'un 
feuillet  resterait  attaché  au  volume.  Le  malheureux  Hhazès 
serait  devenu  aveugle  à  la  suite  de  cet  humiliant  châtiment. 

Ce  n'est  pas  seulement  au  moyen  Age  que  les  médecins  se 
plaignent  des  misères  de  leur  profession.  Il  y  a  trois  ans  parut 
un  livre,  qui  fit  grand  bruit  en  llussie  et  ailleurs  :  les  Mémoires 
d'un  médecin,  écrits  par  le  D^  Veressaïef.  Il  est  assez  piquant 
de  le  parcourir  après  avoir  lu  les  pages  de  Rhazès. 

Dès  l'Université,  l'auteur  a  des  doutes  sur  la  valeur  de  la 
médecine  :  **  A  côté  de  celte  médecine  tant  vantée,  qui  guérit  et 
ressuscite,  j'en  découvrais  sans  cejîse  une  autre,  impuissante 
celle-là,  sans  force,  commettant  des  erreurs,  se  livrant  au  men- 
songe, se  faisant  fort  de  soigner  des  maladies  qu'elle  ne  pouvait 
pas  déterminer,  et  déterminant  avec  précision  des  maladies 
qu'elle  savait  ne  pas  pouvoir  guérir.  „  Et  plus  loin  :  **  Dans  le 
traitement  des  maladies,  ce  qui  m'étonnait  surtout,  c'était  l'équi- 
libre instable  et  l'indécision  de  la  science,  la  grande  quantité  de 
remèdes  proposés  pour  chaque  maladie,  et,  à  côté  de  cela,  le  peu 
de  foi  accordée  à  ces  remèdes.  „ 

Cependant  la  suite  de  ses  études  modifia  cette  première 
impression  :  **  Lorsque  j'avais  commencé  à  étudier  la  médecine, 
j'en  attendais  tout;  après  avoir  vu  qu'on  ne  pouvait  tout  lui 
demander,  j'avais  conclu  qu'elle  ne  pouvait  rien;  et  maintenant 
je  voyais  (ju'elle  pouvait  beaucoup;  et  ce  "  beaucoup  „  nie  rem- 
plissait <le  confiance  et  de  respect  pour  la  même  science  que  je 
méprisais  du  fond  de  l'àme  si  peu  de  temps  auparavant.  „ 

Le  voilà  maiiitenant  en  face  des  difficultés  de   la  pratique 


VARIÉTÉS.  587 

médicale.  lise  trouve  imméilialement  embarrassé  par  le  choix 
des  médicaments  innombrables  qui  sont  à  sa  disposition  :  *"  Un 
tableau  poignant  se  déroulait  devant  moi  ;  chaque  numéro  de 
chaque  journal  médical  contenait  l'annonce  de  dizaines  et  de 
dizaines  de  nouveaux  procédés.  Chaque  semaine,  chaque  mois, 
c'était  comme  une  sorte  de  courant  immense  et  redoutable,  dont 
l'éclat  éblouissait  et  étourdissait.  Et,  à  côté  des  nouveaux  médi- 
caments, des  nouvelles  doses,  des  nouvelles  applications,  des 
nouvelles  opérations,  il  y  avait  toujours  par  centaines  et  par 
centaines  d'autres  vies  perdues.  „ 

Aussi  ses  anxiétés  grandissent.  **  Ma  situation  de  médecin, 
dit-il.  devint  ainsi  très  étrange.  Mon  désir  sincère  est  de  ne  pas 
nuire  au  malade  qui  réclame  mes  soins.  C'est  là  un  principe  si 
élémentaire  et  si  indiscutable  qu'on  ne  peut  le  méconnaître. 
Mais,  si  je  l'adopte  systématiquement,  je  me  condamne  à  l'im- 
puissance, à  l'arrêt  absolu  de  toute  amélioration.  L'homme  vivant 
me  barre  toutes  les  routes  :  partout  où  je  le  vois,  je  recule.  Ainsi 
ma  tranquillité  d'àme  est  sauvegardée,  mais  le  problème  n'en 
reste  pas  moins  sans  solution.  „ 

Très  sévères,  mais  très  justes  sont  les  pages  où  l'auteur  flétrit 
l'expérimentation  que  certains  médecins  se  permettent  de  faire 
sur  les  malades. 

**  N'eslil  pas  temps  pour  les  médecins  de  s'entendre  afin  de 
s'opposer  à  de  telles  expériences,  quelque  instructives  qu  elles 
soient  par  elles-mêmes  ? 

„  Oui,  il  en  est  temps,  grand  temps  !  Mais  il  est  temps  aussi, 
pour  la  société,  de  cesser  d'attendre  le  moment  où  les  médecins 
sortiront  de  leur  apathie.  Il  faut  qu'elle  prenne  elle-même  les 
mesures  nécessaires  pour  protéger  ses  membres  contre  ces  zéla- 
teurs de  la  science,  qui  oublient  vraiment  un  peu  trop  la  diffé- 
rence qu'il  y  a  entre  un  lidinme  et  un  cochon  d'Inde.  „ 

Le  médecin  russe  vient  à  se  demander  quelles  sont  actuelle- 
ment les  ressources  de  l'art  de  guérir.  Après  avoir  exposé  toutes 
les  obscurités  de  la  pathologie,  toutes  les  ditricultés  de  la  science 
du  diagnostic,  il  examine  la  valeur  de  la  thérapeutique.  ""  Quelle 
garantie  la  science  me  donnera-t-elle  de  relïicacité  des  remèdes 
qu'elle  préconise  ?  La  cause  des  effets  de  la  majorité  de  ces 
remèdes  nous  est  à  peine  connue.  Ce  n'est  que  d'une  façon 
empiri((ue,  par  des  observations  cliniques,  que  la  science  établit 
la  manière  de  les  employer.  Mais  nous  savons  déjà  combien  ces 
observations  sont  sujettes  à  l'erreur... 

r,  Au  travail  déjà  infiniment  complexe  et  mystérieux  qui  s'ac- 


r 


588  REVUK    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

complit  dans  un  organisme  malade,  s'ajoutent  des  milliers  d'in- 
fluences, celles  des  innombrables  formes  de  raetivité  de  la  mala- 
die et  du  milieu  ambiant,  celles  de  la  multitude  des  réactions 
provenant  des  forces  combatives,  et  la  mille  et  unième  influence 
sera  celle  du  remède  !  Comment  déterminer  ce  qu'elle  sera, 
parmi  tant  d'autres  diverses  ?  „ 

On  comprend  ce  que  le  D*"  Veressaïef  a  dû  souffrir  en  se  voyant 
obligé  de  pratiquer  un  art  dans  lequel  il  avait  si  peu  de  con- 
flance.  Cependant  le  raisonnement  l'empêche  de  tomber  dans  un 
découragement  absolu.  ^  Déjà,  dès  maintenant,  si  imparfaite 
qu'elle  soit,  la  science  a  acquis  de  sérieux  avantages,  qui  aug- 
mentent chaque  année.  Le  patrimoine  est  entre  nos  mains.  £t 
dans  tous  les  domaines  de  la  médecine,  nous  pouvons  être  utiles 
et  travailler  beaucoup.  „ 

L'auteur  se  plaint,  comme  Rhazès,  de  la  pauvre  opinion  que 
le  profane  a  de  la  médecine.  "  Dans  le  public,  écrit-il,  règne  une 
forte  méfiance  à  l'endroit  de  la  médecine  et  des  médecins.  Ceux- 
ci,  depuis  longtemps,  servent  de  thème  favori  aux  caricatures  et 
aux  épigrammes.  £t  quant  à  la  médecine,  les  gens  bien  portants 
en  parlent  volontiers  avec  ironie,  et  les  malades,  lorsqu'un 
médecin  a  échoué  à  les  soulager,  avec  la  haine  la  plus  véhé- 
mente. ,. 

D'où  viennent  ces  sentiments  ?  En  grande  partie  de  ce  que  le 
public  accorde  à  la  médecine  des  pouvoirs  qu'elle  n'a  pas  et  ne 
peut  avoir.  **  La  foule  n'a  pas  la  moindre  idée  de  ce  qu'est  la 
vie,  pas  plus  qu'elle  ne  comprend  ce  qu'est  et  peut  être  la  science 
médicale.  Voilà  l'origine  de  la  plupart  des  malentendus,  lorigine 
de  la  foi  aveugle  des  uns  en  la  toute-puissance  de  la  médecine, 
ainsi  que  de  la  méfiance,  également  aveugle,  que  la  même  méde- 
cine provoque  chez  d'autres.  Et  l'une  autant  que  l'autre  ont  les 
conséquences  les  plus  fâcheuses.  „ 

Comme  Rhazès,  le  médecin  russe  montre  les  diflicultés  de  la 
médecine  chez  les  gens  riches.  "  Les  clients  les  plus  difliciles 
sont  les  personnages  de  tous  genres  qui  apparliennentaux  classes 
élevées.  Ils  sont  impatients,  gûtés  et  rendent  le  médecin  respon- 
sable de  la  présence  de  leur  maladie,  ou  de  la  plus  légère  souf- 
france. Et  c'est  pourquoi,  d'ailleurs,  la  faveur  du  public  va  de 
plus  en  plus  à  des  médecins  reniés  avec  mépris,  et  non  sans 
raison,  par  ceux  de  leurs  confrères  qui  sont  vraiment  dignes  de 
ce  nom.  „ 

Le  D*"  Veressaïef  insiste  sur  la  nécessité  de  capter  la  confiance 
des  malades  ;  il  se  rencontre  ici  avec  les  médecins  Salernitains. 


VARIÉTÉS.  589 

"  Partout,  à  chaque  pas,  il  faut  savoir  être  acteur  ;  c'est  indis- 
pensable: car  la  maladie  ne  se  guérit  pas  seulement  au  moyen 
des  remèdes  et  des  ordonnances,  mais  aussi  par  Tintervention 
du  malade  lui-même  ;  sa  confiance  et  son  courage  sont  une  aide 
puissante  dans  la  lutte  contre  la  maladie,  une  aide  qu'on  ne  peut 
estimer  trop  haut.  „ 

L'auteur  décrit  avec  complaisance  les  difficultés  et  les  amer- 
tumes de  la  pratique  médicale.  "  Toute  la  carrière  d'un  médecin 
est  remplie,  presque  sans  interruption,  de  moments  critiques, 
qui  tiennent  le  cœur  et  l'esprit  dans  un  état  de  nervosité  per- 
manente. La  rechute  d'un  convalescent,  le  malade  inciwahle  qui 
demande  à  être  secouru,  la  mort  qui  épie  sans  cesse  sa  proie, 
la  possibilité  continuelle  d'un  accident  ou  d'une  erreur,  enfin 
l'atmosphère  même  de  souffrances  et  de  détresses  qui  nous 
environne  toujours,  tout  cela  nous  maintient  l'âme  dans  des  con- 
ditions d'alaruje  et  de  trouble  perpétuelles...  Quelquefois  les 
forces  nous  abandonnent,  et  une  telle  tristesse  s'empare  de  nous 
que  nous  voudrions  fuir,  nous  en  aller  très  loin,  nous  débarrasser 
de  tous  les  malades  et  avoir  l'impression  d'être  tranquilles  et 
libres,  quand  ce  ne  serait  (jue  pour  un  temps  relativement  court.  „ 

Après  avoir  mis  à  nu  toutes  les  misères  de  la  vie  médicale,  le 
médecin  russe  se  demande  si  on  pourrait  améliorer  cette  situa- 
tion et  il  conclut  par  ces  paroles,  quelque  peu  toisloïennes  :  **  La 
solution  unique  a  pour  principe  la  conscience  que  nous  ne  sommes 
qu'une  petite  fraction  d'un  tout  formidable,  dont  aucune  des 
parties  ne  peut  s'isoler  sans  nuire  à  l'ensemble.  Et  c'est  donc 
seulement  par  le  progrès  de  ce  tout  que  nous  pouvons  espérer 
le  perfectionnement  individuel  qui  nous  conduira  à  une  meilleure 
destinée.  „ 

D^  Mœller. 


II 


LA  REDUCTION   DES  INTENSITÉS 
LUMINEUSES  EN  PEINTURE 

Que  le  peintre  soit  impuissant  à  réaliser  sur  la  toile  des  inten- 
sités lumineuses  analogues  à  celles  qui  lui  servent  de  modèle, 
c'est  un  fait  trop  évident,  dans  une  feule  de  cas,  pour  qu'il  ait 


r 


590  REVUE    DES    QUESTIONS    SCJENTIFÏQUES. 

été  méconnu  ;  mais  on  a  été  souvent  porlé  à  soutenir  une  théorie 
que  condamne  aussi  rol)servatioii  et  d'après  laquelle  les  inten- 
sités lumineuses  picturales  devraient  être  proportionnelles  k 
celles  des  objets  représentés  sur  un  même  tableau.  Jamin,  jadis 
professeur  de  physique  à  TEcole  Polytechnique,  était  imbu 
à  priori  de  cette  idée  ;  mais  des  mesures  photomélriqnes,  rap- 
portées dans  mi  article  de  la  Revue  des  DeuxMoxdes  (1857, 
1"  sein.,  p.  1)24),  lui  montrèrent  que  le  rapport  des  intensités 
lumineuses  des  parties  en  pleine  lunn'ère  à  celles  des  parties 
situées  dans  Tombre  est  bien  plus  petit  sur  la  toile  que  dans  la 
nature,  d'où  il  était  porté  à  conclure  à  une  impuissance  de  la 
peinture. 

Dans  nos  Études  -csfhéiiques,  nous  avons  discuté  ce  sujet,  et 
nous  n'aurions  pas  songé  à  le  reprendre  si  nous  n'avions  trouvé 
ime  solution  différente  du  problème  dans  un  ouvrage  publié 
récemment.  M.  Frédéric  Passy  a  donné,  en  effet,  au  public,  sous 
le  titre  de  Reïiqniœ,  un  certain  nombre  d'écrits,  dus  à  son  fils 
Jacques,  qu'il  a  eu  le  malheur  de  perdre  en  1898  (1). 

La  principale  des  éludes  composant  ce  volume  est  un  mémoire 
envoyé  en  1891  à  l'Académie  des  Beaux- Arts,  qui  avait  choisi 
comme  sujet  de  concours  :  Démontrer  la  i^érité  on  V erreur  de 
cette  exclamation  de  Pascal  :  **  Quelle  vamté  que  la  peinture 
QUI  attire  l'admiration  par  la  ressemblance  des  choses  dont 
ON  n'admihe  pas  les  originaux  !  y, 

Le  mémoire  de  Jacques  Passy  (il  en  fut  envoyé  soixante-deux) 
ne  fit  l'objet  d'aucune  mention  :  on  n«î  doit  qu'en  être  plus  recon- 
naissant à  M.  Frédéric  Passy  de  nous  l'avoir  conservé,  car  il  est 
fort  intéressant.  Personnellement  nous  avons  pris  à  sa  lecture 
un  plaisir  d'autant  pins  vif  que,  dans  sa  façon  scientifique  d'abor- 
der les  problèmes  d'esthétique  (5),  Jacques  Passy  nous  paraît 
montrer  une  tournure  d'esprit  très  voisine  de  la  nùtre. 

Cherchant  à  établir  qne  le  rôle  de  la  ressemblance  est  fort 
limité  dans  le  plaisir  (|ue  nous  cause  la  peinture,  il  est  amené  à 
faire  ressortir  qne,  par  la  force  des  choses,  les  intensités  lumi- 
neuses, non  seulement  n'y  peuvent  rivaliser  avec  celles  des 
objets,  mais  ne  peuvent  suivre  la  loi  de  proportionnalité,  bien 
qu'un  drfaut  de  rédaction  puisse  faire  croire  d'abord  qu'il  pro- 


(1)  Jacques  Paîrsy,  TieJiqukr.  Vn  vol.  in-8''  de  xv-î^i2  pages.  Pari.s,  1905, 
Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie. 

|2)  Jacques  Passy  était  cliimisle  et  a  particulièrement  étudié  les 
oiieurs  et  les  parfums. 


VARIÉTÉS.  Sgi 

fesse  l'observalion  de  cette  loi  (l).  Voici  en  quels  termes  il 
formule  ensuite  ce  qu'il  croit  être  le  principe  de  réduction  des 
intensités  lumineuses  : 

**  A  et  B  étant  les  intensités  de  deux  objets  réels,  a  et  6  les 

A        a        1 
intensités  des  mêmes  objets  sur  le  tableau  •  ^  "^  r  ^    -.  la  quan- 
tité -  étant  arbitraire,  mais  constante  pour  un  même  tableau  ; 
c'est  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'échelle  lumineuse  du  tableau. 

On  déduit  de  la  relation  précédente  —  =    -  »  ce  qui  montre  que, 

T 
si,  en  transposant  un  morceau  de  musi({ue  ou  en  reproduisant 
une  carte  à  une  autre  échelle,  on  conserve  la  grandeur  absolue 
des  rapports,  la  peinture  ne  conserve  que  les  rapports  relatifs 
ou  rapports  des  rapports.  „ 

Ainsi  que  le  dit  Jacques  Passy,  deux  valeurs  choisies  pour 
représenter  les  valeurs  extrêmes  du  modèle  déterminent  la  série 
entière  des  valeurs  intermédiaires  et  permettent  d'y  enfermer 
tout  le  tableau.  Notre  auteur  fait  d'ailleurs  justeujent  remarquer 
que  cette  réduction  des  limites  entre  lesquelles  s'échelonnent 
toutes  les  intensités,  donne,  dans  certains  cas,  une  supériorité 
à  l'image  sur  la  réalité.  Elle  permet  de  conserver  tout  ce  qu'il 
y  a  d'essentiel  dans  l'impression,  en  éliminant  ce  qu'il  y  a  de 
pénible  ou  de  fatigant  dans  certains  effets  réels.  **  Ainsi,  dit-il, 
la  représentation  du  soleil  couchant  supprime  les  effets  d'éblouis- 
sèment  qui  se  produisent  dans  la  réalité  et  empêchent,  dans  une 
certaine  mesure,  l'œil  de  jouir  de  toute  la  variété  des  nuances  (â). 
De  même,  la  représentation  du  clair  de  lune  supprime  les  efforts 
fatigants  que  nous  faisons  pour  percer  l'obscurité,  tout  en  con- 
servant ce  qu'il  y  a  d'esthétique  dans  cet  aspect.  Kn  un  mot,  la 
peinture,  par  l'emploi  d'une  échelle  moyenne  d'intensité,  ramène 
aux  conditions  de  la  vision  distincte  et  reposée,  des  impressions 


(1)  Page  37. 

(2)  On  sait  que  certains  peintres,  tels  que  MM.  SchrMieyder-Mdiler  et 
Jespersen,  se  sont  appliqués,  non  sans  succès,  à  donner  rillusi(jn  de  cet 
éblouissement.  en  reproduisant  les  images  consécutives  provoquées 
par  la  contemplation  du  soleil  couchant.  Pour  un  soleil  disparaissant 
dans  une  puissante  illumination  jaune,  la  toile  est  parsemée  d'images 
négatives  violacées,  assez  faibles  pour  ne  pas  attirer  l'attention  dans 
la  vision  indirecte,  mais  semblant  surgir  dès  qu'elles  se  projettent  sur 
la  tache  jaune,  qui  s'arrête,  comme  fascinée,  sur  elles. 


/ 


592  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

qui  ne  se  rencontrent  dans  la  réalité  qu'aux  degrés  extrêmes  ; 
nos  sensations  y  gagnent  en  délicatesse,  en  durée  et  surtout  en 
clarté  (1)  „. 

Tout  cela  est  très  juste,  très  bien  observé  et  parfaitement 
expliqué  par  la  formule  ;  et  cependant  cette  formule  nous  parait 
receler  un  vice  fondamental. 

Si  Ton  ne  suit  pas  la  règle  de  proportionnalité  des  intensités, 
ce  n'est  pas  par  simple  impuissance  à  le  faire,  mais  c*est  aussi 
parce  que  son  observation  donnerait  de  fâcheux  résultats.  Étant 
donné  en  effet  un  système  d'objets  que  Ton  éclaire  d'une  façon 
déterminée,  mais  en  faisant  varier  Tintensité  de  la  source  lumi- 
neuse, les  oppositions  entre  les  ombres  et  les  lumières  paraissent 
plus  accentuées  avec  les  faibles  éclairages  ;  c'est  ce  qu'on 
observe  en  comparant  un  effet  de  clair  de  lune  à  un  effet  de 
clair  de  soleil.  Le  même  effet  se  produisant  quand  on  regarde 
un  même  tableau  plus  ou  moins  éclairé,  les  rapports  des  inten- 
sités objectives  ne  peuvent  être  rendus  par  lui  que  sous  un 
éclairage  déterminé.  Or,  c'est  ce  qui  n'aurait  pas  lieu,  si  la  for- 
mule de  Jacques  Passy  était  exacte,  car  le  rapport  ^  est  déter- 
miné par  la  peinture,  les  valeurs  absolues  de  a  et  de  6  variant 
seules  avec  l'éclairage.  Sans  doute,  le  peintre  pourra  éluder 
dans  une  certaine  mesure  les  conséquences  du  vice  de  la  formule 
en  tenant  compte  de  Téclairage  probable  dans  son  choix  de  la 
valeur  de  n  ;  mais  ce  correctif  est  en  contradiction  avec  le  prin- 
cipe de  la  formule  et  ne  peut  fournir  qu'une  cote  mal  taillée. 

(]'e.*5t  qu'en  etfet  celle  furnuile  a  été  posée  en  tenant  compte 
seulement  de  la  nécessité  d'enfermer  entre  certaines  limites  les 
valeurs  du  tableau  et  les  intensités  lumineuses  qui  y  corres- 
pondent sous  un  certain  éclairage  :  la  loi  de  variation  entre  ces 
limites  n*a  donné  lien  à  aucune  discussion,  bien  que  Jacques 
Passy  mentionne  la  loi  psycho- physique  de  Fechner,  tout  en 
faisant  les  réserves  nécessaires  sur  son  exactitude.  Acceptant 
ces  réserves,  nous  nous  appuierons  cependant  sur  cette  loi  pour 
en  déduire  une  formule  théorique,  qui  ne  sera  certainement  pas 
rigoureusement  exacte. 

Supposant  donnée  Tintensité  a  qui  répond  à  la  plus  vive 
intensité  A  du  modèle,  cherchons  ce  qu'il  faudrait  faire  pour 
obtenir  des  rapports  de  sensations  égaux  à  ceux  que  donne 
celui-ci.  La  loi  de  Fechner-  consistant  dans  la  proportionnalité 


(1)  Page  100. 


VARIÉTÉS.  SgS 

des  sensations  aux  logarithmes  des  excitations,  nous  devrons 
avoir  : 

logg  _  log  A 

log  b  ~  log  B  ' 

En  général,  cette  solution,  que  nous  avions  donnée  sans 
réserve  dans  nos  Études  esthétiques,  est  inapplicable,  parce 
que,  si  a  est,  comme  d'ordinaire,  bien  plus  faible  que  A,  h  devra 
aussi  être  plus  faible  que  B,  ce  qu'il  sera  souvent  impossible 
d'obtenir.  Force  sera  alors  de  suivre  Jacques  Passy  et  de  se 
fixer  des  limites  de  variation  plus  restreintes,  en  renonçant  à 
reproduire  réellement  les  rapports  des  sensations.  On  peut 
constater,  du  reste,  que  journellement  on  fait  des  copies  où  les 
intensités  extrêmes  varient  de  façon  quasi  arbitraire  :  on  pren- 
dra un  papier  plus  ou  moins  teinté  et  on  se  servira  de  mine  de 
plomb  ou  de  crayon  noir  de  façon  à  obtenir  des  dessins  de 
valeurs  très  différentes,  rendant  cependant  les  effets  avec  une 
fidélité  sans  doute  incomplète,  mais  beaucoup  plus  grande 
qu'on  ne  le  croirait  à  priori. 

Donc  nous  devons  admettre  que  le  rapport  des  sensations  ne 
soit  pas  le  même  pour  la  contemplalion  du  tableau  et  pour  celle 
de  l'objet.  On  aura  donc  pour  les  intensités  extrêmes  : 

log  A_      J_    log  g^ 
lop:  B   "~  n  *  log~6  " 

et  à  l'imitation  de  Jacques  Passy,  mais  en  serrant  sans  doute  la 
vérité  de  plus  près  que  lui,  nous  poserons  entre  les  intensités 
intermédiaires  \  et  x  sur  l'objet  et  le  tal)leau,  la  relation  : 

log  A    _  _l^     log  g 
log  X        n      log  X 

Les  rapports  des  sensations  ne  sont  pas  conservés,  mais  les 
rapports  de  leurs  rapports  sont  constants. 

Nous  prévoyons  une  objection  à  cette  solution  :  pourquoi 
prenons-nous  comme  point  de  départ  la  proportionnalité  des 
sensations,  tandis  qu'en  musique  la  transposition  se  fait  par 
conservation  des  rapports  entre  les  excitants,  c'est-à-dire  entre 
les  nombres  de  vibrations,  d'où  résulte  qu'à  des  intervalles 
égaux  répondent  des  différences  égales  de  sensations? 

Après  avoir  noté  que  les  faits  nous  ont  obligé  à  nous  écarter 
de  la  loi  musicale,  nous  essaierons  de  donner  une  réponse  au 
moins  plausible  à  la  question  fort  embarrassante  que  nous 
venons  de  poser. 

III«SERIE.  T.  IX.  38 


5^4  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Une  lumière  très  faible  n'est  pas  perçue  ;  si  on  augmente  son 
intensité,  à  un  certain  moment  le  seuil  de  l'observateur  est 
atteint,  et  il  éprouve  une  sensation  élémentaire  ;  puis,  la  lumière 
augmentant  d'une  façon  continue,  il  éprouve  une  série  d'augmen- 
tations discontinues  de  sensation,  dont  chacune  ajoute  une 
unité  à  l'intensité  de  la  sensation.  Celle-ci  a  donc  une  mesure 
pour  ainsi  dire  absolue. 

Tout  autre  est  la  hauteur  des  sons,  qui  ne  part  pas  d'un  zéro 
de  hauteur  :  des  excitations  trop  éloignées  ne  donnent  pas  la 
sensation  de  son,  mais  de  bruits  discontinus.  Lorsque  la  fusion 
se  produit,  le  phénomène  est  d'ordre  qualitatif:  quand  donc  le 
son  montera,  si  l'on  a  bien  des  élévations  successives  qui  donne- 
ront une  mesure,  celle-ci  ne  partira  pas  d'un  zéro,  en  sorte 
qu'elle  n'aura  pas  de  valeur  absolue  et  qu'il  ne  pourra  exister, 
entre  les  sensations  sonores,  que  des  différences,  non  des  rap- 
ports de  hauteurs.  Au  contraire,  les  sons  peuvent,  tout  aussi 
bien  que  les  lumières,  donner  lieu  à  des  rapports  d'intensités 
entre  les  sensations  qu'ils  excitent  ;  malheureusement,  si  l'on 
note  en  musique  les  hauteurs  des  sons,  on  se  borne  à  de  vagues 
indications  pour  les  intensités.  Il  serait  très  intéressant  de 
vérifier  si,  un  même  uir  étant  exécuté  avec  des  intensités 
moyennes  différentes,  les  rapports  des  diverses  intensités 
doivent  rester  constants  ou  si  l'on  doit  les  modifier  comme  cela 
a  lieu  pour  les  intensités  lumineuses.  Un  mode  opératoire  qui 
présenterait  peut-être  des  facilités  particulières,  consisterait  à 
écouter  un  même  morceau  à  des  distances  différentes  et  à 
observer  si  des  modifications  dans  l'accentuation  n'apparaî- 
traient pas  comme  nécessaires  pour  conserver  au  morceau  son 
caractère. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  question  d'ordre  musical,  il  serait 
indispensable  de  reprendre  les  observations  de  Jamin  et  de  les 
poursuivre  d'une  façon  beaucoup  plus  méthodique.  Ayant  été 
inspirées  par  la  pensée  de  vérifier  le  principe  hypothétique  de  la 
proportionnalité  des  intensités  lumineuses,  elles  n'ont  pas  eu 
besoin  d'être  conduites  avec  beaucoup  d'art  pour  permettre 
d'établir  que  ce  principe  n'est  aucunement  observé.  Beaucoup 
plus  délicates  seront  celles  qui  auront  pour  objet  de  déterminer 
suivant  quelle  loi  varient  les  hitensités  entre  des  limites  à  peu 
près  arbitrairement  choisies  par  l'artiste. 

Une  première  précaution  sera  de  n'étudier,  d'abord,  que  des 
œuvres  monochromatiques,  la  comparaison  des  intensités  lumi- 
neuses de  couleurs  différentes  étant  fort  délicate  et  ces  intensités 


VARIÉTÉS.  595 

variant  dans  des  rapports  différents  quand  varie  celle  de  l'éclai- 
rage. 

Un  second  point  consisterait  à  se  placer  dans  des  conditions 
d'éclairage  moyennes,  en  l'absence  d'indices  montrant  que  l'ar- 
tiste a  eu  en  vue  des  conditions  spéciales,  qu'il  conviendrait 
alors  de  reproduire. 

Il  serait  d'ailleurs  très  intéressant  de  comparer  des  gravures 
reproduisant  une  même  œuvre,  mais  avec  des  limites  de  valeurs 
notablement  différentes. 

Ce  n'est  que  grûce  à  des  mesures  photométriques  de  ce  genre, 
nombreuses  et  très  soignées,  qu'on  pourra  espérer  sortir  du 
champ  des  formules  hypothétiques,  telles  que  celles  qui  ont  été 
mises  en  avant  par  Jacques  Passy  et  par  nous-mônïe  et  qui  ne 
peuvent  avoir  d'autre  prétention  que  de  répondre  aux  conditions 
générales  imposées  par  des  observations  grossières,  en  même 
temps  qu'aux  lois  générales  de  la  sensibilité. 

Dans  les  Reliquiœ  de  Jacques  Passy,  nous  avons  envisagé  un 
point  spécial  sur  lequel  nous  avons  accusé  quelque  désaccord 
avec  lui,  mais  en  profitant  de  son  travail  pour  perfectionner  sin- 
gulièrement, croyons-nous,  ce  que  nous  avions  dit  de  cette 
question  dans  nos  Études  esthéiiqueSf  où  nous  n'avions  pas  tenu 
compte  de  la  nécessité  d''introduire  le  paramètre  n,  en  consé- 
quence du  fait  que  la  copie  d*un  même  objet  peut  présenter  des 
limites  de  valeurs  très  différentes,  laissées  au  choix  de  l'artiste. 

Indépendamment  du  mémoire  académique  dont  nous  avons 
parlé,  le  volume  contient  :  un  très  intéressant  article  sur  les 
Dessins  des  enfants,  précédemment  paru  dans  la  Revue  philo- 
sophique; des  aperçus  originaux  sur  VArt  japonais  ;  un  impor- 
tant article  sur  Berlioz  et  WlfiigfMer,  inséré  dans  le  Correspondant; 
enfin  quelques  Nouvelles  et  Fragments  littéraires, 

G.  Lechalas. 


f 


BIBLIOGRAPHIE 


I 


Cours  d'Analyse  infinitésimale,  par  Ch.  J.  de  la  Vallée 
Poussin  ;  tome  II,  un  vol.  in-8<>  de  xvi-440  pages.  —  Louvaiii, 
Qyslpruysl-Dieudonné  ;  Paris,  Gauthier- Villars  (1906). 

Le  tome  premier  de  ce  Cours  contenait,  après  les  définitions 
du  nombre  irrationnel  et  de  la  continuité,  la  théorie  des  dérivées 
et  des  différentielles,  des  fonctions  explicites  ou  implicites,  la 
formule  de  Taylor,  la  théorie  des  intégrales  simples  par  excès 
et  par  défaut,  la  théorie  des  séries,  et,  comme  applications  géo- 
métriques, la  théorie  des  courbes  planes  et  gauches,  le  calcul 
des  arcs,  des  aires,  des  volumes.  Le  tome  second,  qui  vient  de 
paraître,  comprend  :  1®  les  intégrales  multiples,  les  intégrales 
de  fonctions  infinies,  la  dérivation  des  intégrales  par  rapport  à 
un  paramètre,  les  intégrales  curvilignes  ;  2®  les  équations  diffé- 
rentielles, les  équations  linéaires  aux  dérivées  partielles,  les 
équations  aux  diflTérentielles  totales  ;  3<»  les  fonctions  spéciales, 
circulaires  et  eulériennes  ;  4°  les  séries  de  Fourier  ;  5"  le  calcul 
des  variations  et  des  différences  ;  6"  comme  applications  géo- 
métriques, la  théorie  des  points  singuliers,  du  contact,  des  enve- 
loppes ;  les  lignes  de  courbure  et  les  lignes  asymptotiques  ;  la 
flexion  et  la  torsion  géodésiciues. 

L'on  voit  quelle  large  introduction  à  l'étude  de  l'Analyse  est 
constituée  par  ces  deux  volumes,  et  nous  aihuis  indiquer  briève- 
ment quelles  sont  les  quîilités  les  plus  saillantes  du  second. 

1"  L'auteur  commence  par  la  théorie  élémentaire  des  inté- 
grales doubles  et  triples,  définition,  calcul,  chajigement  de  varia- 
bles, fornïules  de  Green,  Stokes.  Puis  il  fait  ce  véritable  tour  de 
force  de  donner  en  1 1  pages  (p.  58  à  p.  69)  la  théorie  des  inté- 


BIBLIOGRAPHIE.  5gj 

grales  multiples  les  plus  générales,  ne  faisant  appel  qu'à  la 
partie  indispensable  de  la  doctrine  des  ensembles. 

Il  définit  ensuite  les  intégrales  à  champ  infini  ou  à  élément 
infini  et  fait  la  théorie  rigoureuse  de  leur  réduction  à  des  inté- 
grales simples,  de  leur  dérivation  et  intégration  par  rapport  à 
un  paramètre,  en  donnant  de  nombreuses  applications  très  inté- 
ressantes. 

Toute  cette  partie  a  une  grande  valeur  par  sa  i^r^cmon,  sa 
simplicité,  son  caractère  pratique. 

D'ailleurs  M.  de  la  Vallée  Poussin  avait  publié,  dans  cet  ordre 
d'idées,  deux  excellents  Mémoires  dans  le  JouriNal  de  M.  Jordan 
(1899)  et  dans  les  Annales  de  la  Société  scientifique  de 
Bruxelles  (1892),  mémoires  bien  connus  de  tous. 

2**  Il  est  essentiel  de  dire,  dès  l'abord,  que  l'auteur  considère 
toujours  et  exclusivement  des  variables  réelles.  Il  démontre,  par 
une  méthode  qui  n'e.^t  ni  celle  de  Cauchij  (Calcul  des  Limites), 
ni  celle  de  Cauchy-Lipschitz,  ni  celle  de  M,  Picard  (approxima- 
tions successives),  Y  existence  de  l'intégrale  unique  d'un  système 
d'équations  différent iellcs  du  premier  ordre,  et  la  continuité  de 
l'intégrale  relativement  aux  constantes  arbitraires  (p.  130  à 
p.  186). 

Beaucoup  d'équations  sont  alors  intégrées  eflFectivement. 

Pour  les  équations  linéaires,  M.  de  la  Vallée  Poussin  introduit, 
dès  l'abord,  le  Wronslcien  et  la  formule  de  Liouville  et  établît 
la  théorie  de  l'intégration  avec  beaucoup  de  soin,  en  particulier 
par  la  méthode  des  multiplicateurs  (p.  183  à  p.  186).  Dans  le  cas 
où  les  coeflîcients  sont  constants,  il  fait  usage  des  opérations 
symboliques  de  Brisson  et  de  Cauchy.  Quelques  pages  sont  con- 
sacrées aux  équations  classiques  de  Bessel  et  de  Riccati,  avec 
une  contribution  personnelle  de  l'auteur. 

Puis  viennent  les  équations  aux  dérivées  partielles  linéaires, 
intégrées  par  la  méthode  de  Gilbert  **  qui  ne  laisse  échapper 
aucune  solution  „. 

L'on  peut  regretter,  peut-être,  que  l'auteur  n'ait  pas  montré 
la  génération  des  intégrales  par  des  assemblages  de  caractéris- 
tiques :  mais  ce  n'est  point  là  un  grief  considérable... 

Les  équations  aux  différentielles  totales  sont  étudiées  d'une 
manière  détaillée  tant  pour  une  équation  que  pour  un  système. 

L'on  peut  dire  que  si,  dans  toute  cette  partie,  le  point  de  vue 
est  assez  élémentaire,  il  est  du  moins  extrêmement  pratique, 
ainsi  qu'il  convenait  dans  une  œuvre  d'où  la  variable  complexe 
est  exclue  à  dessein. 


SgS  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

3<*  Les  pages  274  à  800  présentent  le  plus  grand  intérêt.  D'une 
manière  tout  élémentaire  nous  voyons  là  le  sinus  développé  en 
produit  infini,  la  cotangente  développée  en  série,  les  nombres  et 
polynômes  de  Bernoulli,  enfin  les  fonctions  eulériennes  et  la 
formule  complète  de  Stirling.  11  me  semble  excellent  de  donner 
tout  cela  en  dehors  de  la  théorie  des  fonctions  synectiques,  sauf 
à  y  revenir,  ensuite,  à  ce  dernier  point  de  vue.  Et  c'est  là  une 
raison  de  plus  pour  souhaiter  que  M.  de  la  Vallée  Poussin  publie 
le  troisième  vc^lume  qu'il  promet  dans  sa  préface. 

4<>  Encore  en  peu  de  pages  (p.  300  à  p.  324)  nous  avons  les 
fondements  essentiels  de  la  théorie  des  séries  trigonométriques, 
avec  les  hypothèses  de  Dirichlet.  Le  fait  que  le  développement 
est  unique,  ou  théorème  de  G.  CantoVy  est  établi  grâce  à  deux 
théorèmes  de  Riemann  et  à  un  théorème  de  M.  Schwarh, 
préalablement  établis. 

Ceci  constitue  un  chapitre  capital  au  point  de  vue  de  la  haute 
spéculation. 

5*^  L'on  sait  aujourd'hui,  grâce  surtout  à  Weierstrass,  à  quel 
point  le  calcul  des  variations  présente  d'immenses  difficultés. 
M.  de  la  Vallée  Poussin  réserve  pour  le  volume  suivant  une 
exposition  détaillée  de  ces  délicates  questions.  Il  nous  donne  ici 
les  moyens  les  plus  commodes  pour  obtenir  les  conditions  néces- 
saires de  variation  nulle.  Viennent  ensuite  quelques  formules 
très  utiles  de  la  théorie  des  différences. 

6^  Les  questions  de  géométrie  sont  très  classiques.  Elles  sont 
exposées  avec  élégance  et  précision,  et  ici  comme  partout  l'auteur 
donne  un  excellent  choix  à' exercices. 

En  somme,  l'on  peut  dire  que  ce  livre  est  d/(fmeu^afVe, puisque 
les  ingénieurs  et  les  physiciens  y  trouveront  un  très  grand 
nombre  de  faits  analytiques  utiles,  indispensables  pour  l'appli- 
cation des  mathématiques  —  et  l'on  peut  dire  que  ce  livre  est 
élevé,  puisque  les  géomètres  y  trouvent  de  très  hautes  théories 
touchant  la  notion  iVintégrale  et  les  développements  en  sérielle 
Fourier. 

Partout  des  moyens  simples,  normaux,  rapides;  partout  une 
impeccable  rigueur. 

Tous  ceux  (jui  feront  usage  de  ce  cours  acquerront  une  for- 
mation parfaite.  Tous  ceux  qui  Tauront  lu  souhaiteront  voir 
exposées  par  le  même  auteur  la  théorie  des  fonctions  synec- 
tiques, la  théorie  des  variations  avec  ses  récents  progrès,  la 
théorie  des  équations  aux  dérivées  partielles  du  i"*  et  du  2">« 
ordre,  si  indispensable  au  physicien... 


BIBLIOGRAPHIE.  SqÇ 

L'auteur,  bien  connu  pour  ses  travaux  sur  la  définition  de 
rintégrale  et  sur  la  fonction  l  de  Riemann,  s'est  révélé  parfait 
professeur  dans  ses  deux  premiers  livres  d'enseignement. 

R.  d'Aduémar. 


II 


Leçons  d'Algèbre  et  d'Analyse,  par  Jules  Tannery,  profes- 
seur à  l'Université  de  Paris.  2  vol.  gr.  in-S®  de  423  et  636  pages. 
—  Paris,  Gauthier- Villars,  1906. 

L'enseignement  des  mathématiques  dans  les  lycées  français 
vient  de  subir  une  importante  réforme.  A  la  suite  des  délibéra- 
tions d'une  commission  interministérielle,  dans  laquelle  siégeaient, 
à  côté  des  représentants  de  renseignement  universitaire,  ceux 
des  diverses  écoles  spéciales  se  recrutant  dans  les  hautes  classes 
des  lycées,  un  nouveau  programme  a  été  édicté  qui  fait  rentrer 
dans  le  cycle  de  ces  classes  un  certain  nombre  de  notions,  plus 
particulièrement  d'analyse  (éléments  du  calcul  intégral  et  de  la 
théorie  des  équations  difTérentielles)  et  de  mécanique,  qui  appar- 
tenaient jusqu'ici  à  celui  des  écoles  spéciales.  La  tendance  uni- 
versitaire a  été  manifestement  de  garder  le  monopole  de  la 
culture  générale  exigée  pour  l'étude  approfondie  des  sciences  en 
vue  de  leurs  applications  ultérieures  ;  le  but  qu'elle  a  visé  a  été 
de  concentrer  dans  l'enseignement  des  lycées  tout  ce  qui  pou- 
vait paraître  essentiel  en  vue  des  besoins  généraux  de  telle  ou 
telle  spécialité  ;  c'est  aux  écoles  à  découper  dans  ce  programme 
général  la  matière  de  leurs  examens  suivant  ce  qu'elles  consi- 
dèrent comme  leurs  propres  besoins.  Ce  que  vaut  une  telle  orga- 
nisation, l'avenir  le  dira.  Il  semble  bien,  en  dépit  du  soin  qu'ont 
mis  les  membres  de  la  commission  sus-nommée  à  élaguer  tout 
ce  qui  leur  a  paru  superflu,  que  le  total  de  ce  qu'ils  ont  ajouté 
l'emporte  sensiblement  sur  celui  de  ce  qu'ils  ont  retranché  et  que, 
en  définitive,  l'assimilation  de  toutes  les  matières  que  renferme 
le  programme  représente  un  bien  gros  effort  pour  des  jeunes 
gens  de  18  à  20  ans.  11  convient,  d'ailleurs,  de  reconnaître  que 
c'est,  avant  tout,  ici  une  question  de  mesure  et  que,  si  les  pro- 
fesseurs tiennent  rigoureusement  compte  des  recommandations 
formulées  par  la  commission  même,  le  danger  du  surmenage 
sera  atténué  ;  il  faut  pour  cela  qu'ils  sachent  résister  aux  imita- 


600  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tions  du  désir  de  faire,  aux  examens,  briller  leurs  élèves  d'un 
éclat  emprunté,  au  grand  détriment  des  qualités  de  fond. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici,  en  ce  qui  concerne  la  science  du  noQi- 
bre,  comment,  dans  son  rapport  préparatoire  aux  travaux  de  la 
commission,  s'exprimait  le  vice-recteur  de  l'Académie  de  Paris  : 

"  L'algèbre  ou  l'analyse  est  cependant  la  base  de  tout  notre 
enseignement  supérieur.  Elle  apprend  à  calculer,  à  raisonner,  à 
réfléchir;  elle  exige  un  effort  continu,  une  attention  sans  défail- 
lance, une  vue  incessante  de  la  route  parcourue  ;  elle  procède 
par  des  méthodes  générales  ou  généralisables.  Par  tous  ces 
caractères  et  ces  effets,  elle  est  une  excellente  éducalrice  des 
esprits.  Elle  n'a  pas  une  moindre  utilité  pratique  ;  elle  est  l'outil 
vraiment  universel,  celui  dont  tons  auront  besoin  :  savants,  ingé- 
nieurs, officiers,  physiciens.  Elle  devrait,  par  suite,  avoir  dans  les 
programmes  la  place  dominante  ;  or,  elle  n'y  a  qu'une  place 
subordonnée.  Examinateurs  et  professeurs  semblent  d'accord, 
ceux-ci  pour  la  restreindre  dans  l'examen,  ceux-là  pour  l'expé- 
dier au  plus  vite  dans  renseignement,  trop  oublieux  de  sa  grande 
vertu  éducative  et  de  sa  supériorité  pratique. 

^  En  revanche,  trop  de  géométrie  analytique  ;  non  pas  que 
cette  branche  des  mathématiques  soit  sans  efficacité  éducative  ; 
elle  vaut  par  les  représentations  graphiques  et  par  les  expres- 
sions concrètes  des  formules  abstraites  ;  mais,  poussée  trop  loin, 
et  elle  est  poussée  trop  loin,  elle  aboutit  à  un  pur  mécanisme...,, 

C'est  dans  l'esprit  que  définit  le  passage  ci-dessus  qu'a  été 
réformé  le  programme  d'algèbre  et  d'analyse  dont  les  principales 
innovations  ont  trait  à  l'élude  des  fonctions  définies  par  des 
séries  entières,  aux  éléments  du  calcul  intégral  borné  aux  qua- 
dratures classiques  et  à  leurs  principales  applications  géomé- 
triques, à  rintégration  des  équations  du  premier  ordre  dans  le 
cas  où  les  variables  se  séparent  et  dans  celui  où  l'équation  est 
linéaire,  à  l'intégratipn  de  Téquation  linéaire  du  second  ordre  à 
coefïicients  constants. 

Un  des  maîtres  les  plus  éminents  ayant  pris  part  aux  travaux 
de  la  commission  de  réforme,  M.  Jules  Tannery  s'est  proposé, 
pour  sa  part,  de  développer  en  un  ouvrage  magistral  le  nouveau 
programme  d'algèbre  et  d'analyse.  Ce  que  peut  être  un  tel 
exposé,  sous  une  plume  à  la  fois  si  experte  et  si  élégante,  tous 
ceux  qui  ont  eu  déjà  occasion  d'étudier  les  publications  anté- 
rieures de  M.  Tannery  peuvent,  à  priori,  s'en  faire  une  idée.  Et 
pourtant,  le  présent  ouvrage  dépasse  peut-être  encore  ce  à  qaoi 
on  était  en  droit  de  s'attendre  de  son  auteur  ;  avec  lui  pourra  être 


BIBLIOGRAPHIE.  6o  l 

faite  la  preuve  qu'il  est  possible  de  pousser  fructueusement  une 
(Hude  à  bout  rien  qu'avec  le  secours  du  livre.  Cette  dernière 
observation  fait  pressentir  tout  le  parti  que  les  maîtres,  non 
moins  que  les  élèves,  auront  à  retirer  de  cet  excellent  traité.  Il 
nous  suffira  d'en  donner  ici  une  rapide  analyse  tendant  cependant 
à  dégager  quelques  idées  qui  contribuent  à  imprimer  à  l'œuvre 
son  cachet  particulier. 

Le  chapitre  1  contient  un  exposé  de  la  théorie  des  nombres 
irrationnels  fondée  sur  la  notion  de  coupure  et  dont  il  suffît  de 
dire  qu'il  résume  les  publications  antérieures  de  l'auteur  sur  ce 
sujet,  tant  celles-ci  peuvent,  aujourd'hui,  être  considérées  comme 
classiques. 

Dans  le  chapitre  II,  relatif  aux  polynômes,  se  trouve  habile- 
ment préparé  tout  ce  qui  sert  à  Télude  d'une  fonction  développée 
en  série  entière,  et,  dans  le  chapitre  IV,  relatif  aux  fractions 
rationnelles,  tout  ce  qui  sert  à  l'élude  des  fonctions  qui  devien- 
tient  infinies  comme  ces  fractions  ;  le  sens  de  la  décomposition 
des  fractions  rationnelles  est  ainsi  bien  éclairci.  La  division  des 
polynômes  est  traitée  à  fond  au  chapitre  III.  Le  même  souci 
d'amorcer  les  parties  élevées  de  l'algèbre  se  rencontre  dans  la 
façon  dont  est  présentée,  au  chapitre  V,  la  théorie  du  plus  grand 
comnmn  diviseur. 

Deux  chapitres,  VI  et  Vif,  sont  consacrés  aux  nombres  ima- 
ginaires ;  le  point  de  vue  de  Caucliy  (et  de  Kronecker)  sur  l'ori- 
gine et  le  rôle  des  nombres  imaginaires  y  est  mis  en  évidence 
d'une  façon  très  élémentaire.  Dans  le  second,  est  exposée  la 
représentation  géomélri(jue. 

Le  chapitre  VIII  contient  les  éléments  de  l'analyse  combina- 
toire  et  la  formule  du  binôuïe. 

Au  chapitre  IX,  les  équations  du  premier  degré  sont  étudiées 
d'abord  sans  la  considération  des  déterminants;  il  convient  d'y 
souligner  le  soin  avec  lecjuel  l'auteur  traite  de  la  résolution  des 
équations  numériques,  question  capitale  pour  les  applications, 
sur  laquelle  le  plus  souvent  les  livres  didactiques  insistent 
insuffisamment  ;  d'un  autre  côté,  l'étude  des  équations  à  deux  et 
trois  inconnues  prépare  visiblement  la  théorie  des  déterminants 
développée  au  chapitre  X.  Cette  théorie  des  déterminants  ren- 
contre parfois  des  détracteurs  qui  ne  veulent  y  voir  qu'une 
algorithmie  de  luxe  sans  intérêt  véritable  pour  ceux  qui  étudient 
les  mathématiques  principalement  en  vue  de  leurs  applications  ; 
une  telle  manière  de  voir  est  aujourd'hui  battue  en  brèche  par 
l'utilisation    constante    de   la   notion   de   déterminant   dans  le 


602  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

domaine  de  la  Nomographie,  où  elle  rend  d'inestimables  services. 
A  la  suite  de  cet  exposé  des  propriétés  fondamentales  des  déter- 
minants, la  théorie  des  équations  du  premier  degré  est  reprise 
dans  toute  sa  généralité,  de  manière  à  préciser  avec  une  parfaite 
netteté  ce  qu'est  la  dépendance,  ou  l'indépendance,  de  telles 
équations  ;  les  applications  à  la  géométrie  analytique  sont  ainsi 
bien  préparées,  sans  d'ailleurs  qu'aucune  d'elles  ne  soit  explici- 
tement traitée.  Bien  que  les  méthodes  d'élimination  d'Euler,  de 
Bézout  et  de  Sylvester  aient  disparu  du  programme,  l'auteur  a 
cru  devoir  les  traiter  rapidement  (en  six  pages),  de  manière  à 
obtem'r  les  conditions  nécessaires  et  suffisantes  pour  l'existence 
de  p  racines  communes  finies  ou  infinies.  A  la  vérité,  d'ailleurs, 
les  déterminants  de  Bézout  ou  de  Sylvester  ne  sont  pas  écrits 
une  seule  fois. 

L'ordre  logique  aurait  sans  doute  appelé  ici  la  théorie  des 
équations  algébriques,  le  reste  du  livre  étant  entièrement  con- 
sacré à  l'analyse.  Mais  l'auteur  se  serait  ainsi  privé  de  la  possi- 
bilité de  se  servir  de  propositions  plus  générales  utiles  pour  la 
résolution  numérique  :  aussi  ne  peut-on  qu'approuver  le  parti 
auquel  il  s'est  fixé  de  rejeter  celle-ci  plus  loin. 

Après  les  généralités  sur  les  séries,  réunies  dans  le  chapitre  XI, 
l'auteur  aborde,  au  chapitre  XII,  l'étude  des  fonctions  d'une 
variable  réelle,  qui  constitue  Tune  des  parties  capitales  du  livre. 

On  est  frappé,  en  parcourant  ce  chapitre,  de  la  façon  précise 
dont  toutes  les  fonctions  sont  définies,  en  particulier  les  fonc- 
tions inverses.  Suivant  la  recommandation  de  Cauchy,  arc  \gx, 
par  exemple,  est  toujours  compris  entre  —  ^  et  â  ;  cela  sup- 
prime d'avance  toute  ambiguïté  dans  les  intégrations.  Quand  le 
sens  est  changé,  intervient  un  autre  symbole  :  par  exemple, 
arc  tg  (n  tg^;)  pour  désigner  un  arc  dont  la  tangente  est  égale  à 
n  Igx  (n  >  0)  et  qui  est  compris  entre  les  mêmes  multiples  de 

3  que  l'arc  X.  Avec  cette  fonction,  l'intégration  de  .      ,  ,   i.- 

2  *  *  a  eus  x  +  ftsin  x 

se  fera  sans  ambiguïté.  Notons,  en  passant,  la  façon  toute  simple 
dont  sont  introduites  les  fonctions  hyperboliques,  directes  et 
inverses. 

Les  dérivées,  leur  application  à  l'étude  de  la  variation  des 
fonctions  sont  présentées,  au  chapitre  XIII,  surtout  au  point  de 
vue  intuitif,  celui  qui,  incontestablement,  convient  le  mieux  à 
l'enseignement. 

Les  séries  de  fonctions  font  l'objet  du  chapitre  XIV,  dont 
l'importance  mérite  aussi  d'être  soulignée.  Sans  prononcer  le 


BIBLIOGRAPHIE.  6o3 

mot  de  convergence  uniforme,  Tauteur  se  sert  constamment  du 
théorème  de  Weierstrass,  si  simple  et  si  évident.  Si  l'on  suppose 
ai  >  0,  et  la  série  a,  +  a,  +  ...  +  a„  4-  ...,  convergente,  puis, 
dans  un  intervalle,  |  /i  (x)  |  <  Oj,  dans  ce  même  intervalle  la 
série  /*,  (x)  'r  A  {x)  -j-  ....  est  absolument  convergente,  et  sa 
somme  est  continue  si  les  fonctions  ft  (x)  le  sont.  Ce  théorème 
sufSt  amplement,  comme  le  fait  voir  Tanteur,  pour  les  cas  élé- 
mentaires. C'est  encore  lui  qui  intervient  dans  la  démonstration 
de  la  proposition  en  vertu  de  laquelle  la  dérivée  de  ïawa?"  est 
^nanX'''^  C'est  en  partant  des  équations  différentielles  que 
vérifient  ces  fonctions  que,  par  la  méthode  des  coefficients  indé- 
terminés, l'auteur  obtient  les  séries  e',  (i  +  «)",  log  (i  -\-x),  La 
formule  de  Taylor  et  le  reste  de  Lagrange  sont  établis  par  une 
voie  très  naturelle.  H  y  a  d'ailleurs  lieu  de  signaler  les  vues 
générales  émises  à  propos  de  la  fonction  exponentielle,  faisant 
ressortir  les  simplifications  résultant  de  l'introduction  à  priori 
de  celte  fonction  par  son  développement  en  série.  Cette  façon  de 
procéder  a  Timmense  avantage  de  rendre  inutile  tout  ce  qui  a 
trait  au  calcul  des  radicaux,  aux  exposants  négatifs  ou  fraction- 
naires, ce  dont,  raisoiniablement,  personne  ne  saurait  songer 
à  se  plaindre.  Le  paragraphe  consacré  aux  infiniment  petits  et  aux 
infiniment  grands,  conçu  dans  un  esprit  vraiment  pratique,  est 
d'une  remarquable  précision  ;  on  ne  s'y  arrête  sur  la  règle  de 
l'Hospital  que  juste  autant  qu'il  est  nécessaire,  c'est-à-dire  bien 
moins  que  certains  cours  élémentaires,  volontiers  trop  prolixes 
sur  ce  point. 

Le  chapitre  XV  contient  des  applications  nombreuses  et  bien 
conduites  à  l'étude  de  la  variation  d'une  fonction  et  à  la  sépara- 
tion des  racines. 

Dans  le  chapitre  \VÏ,  où  sont  abordées  les  équations  algé- 
briques, l'auteur  insiste  beaucoup  sur  les  fonctions  symétriques, 
en  ayant  soin  de  distinguer  les  fonctions  .symétriques  de  n 
variables  des  fonctions  symétriques  des  n  racines  d'une  étjua- 
tion.  On  aurait  mauvaise  grâce  à  lui  reprocher  les  quelques 
pages,  très  substantielles,  qu'il  a  consacrées,  en  petit  texte,  aux 
équations  du  3^  et  du  4«  degré,  que  le  nouveau  programme  a 
sacrifiées,  attendu  que,  dans  les  applications,  ces  équations  ne 
sont  pas  traitées  autrement  que  les  équations  numériques  de 
degré  quelconque. 

Le  chapitre  WII  introduit  la  notation  différentielle  en  vue 
surtout  de  l'étude  des  courbes  planes.  Les  idées  de  Tauteur  sur 
ce  point  sont  assez  originales  pour  que  nous  y  insistions  un  peu. 


604  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Il  sépare,  en  effet,  nettement  la  notion  de  différentielle  de  celle 
d'infiniment  petit;  les  différentielles  des  variables  indépendantes 
X,  2/,  z,  ...  sont  pour  lui  d'autres  variables  indépendantes  qui 
leur  correspondent  respectivement  et  que  Ton  désigne  par  dx^ 
dy,  dZf  ...  ;  la  différentielle  d'une  fonction  /*(«,  i/,  z)  est  la  forme 
linéaire  fxdx  -f  f'ydy  +  fidz;  l'importance  de  cette  forme  tient 
essentiellement  à  la  façon  dont  elle  se  conserve  quand  on  change 
les  variables  indépendantes,  et  le  grand  avantage  de  la  notatiou 
différentielle  est  que  les  variables  indépendantes  n'ont  pas 
besoin  d'être  spécifiées.  Rien  n'empêche  d'ailleurs  de  regarder 
les  différentielles  comme  des  infiniment  petits  quand  on  en  a 
besoin. 

Dans  les  notions  de  calcul  intégral,  qui  constituent  le  cha- 
pitre XVIII,  un  des  plus  développés  de  l'ouvrage,  on  est  frappé 
du  souci  qu'a  l'auteur  de  présenter  son  exposé  de  façon  qu'il  ne 
reste  rien  de  vague  dans  les  applications.  En  particulier,  on  ne 
peut  manquer  d'être  séduit  par  la  façon  à  la  fois  simple  et 
rigoureuse  dont  sont  traités  les  changements  de  variables, 
sources,  en  ce  qui  concerne  les  limites,  de  tant  d'embarras  pour 
les  débutants  et  même  pour  d'autres  qui  n'ont  pas  suffisamment 
réfléchi  sur  les  principes.  L'auteur  a  d'ailleurs  eu  soin,  dans  les 
exemples  qu'il  a  développés,  d'aller  presque  toujours  jusqu'aux 
valeurs  numériques. 

A  titre  d'observation  générale,  on  peut  remarquer  que  les 
démonstrations  de  M.  Tannery  sont  intuitives,  autant  que  pos- 
sible, ce  qui,  en  effet,  convient  le  mieux,  et  de  beaucoup,  à  des 
débutants  ;  il  fait  aussi  constamment  appel  à  la  représentation 
géométrique,  afin  que  le  lecteur  ait  toujours  quelque  chose  de 
concret  devant  les  yeux,  ce  dont,  pour  notre  part,  nous  ne  sau- 
rions trop  le  féliciter.  Quand  les  exigences  de  la  rigueur  l'en- 
Iratneraient  à  des  développements  hors  de  proportion  avec  le 
but  à  atteindre,  il  n'hésite  pas,  avec  grande  raison,  à  laisser  une 
lacune,  mais  il  le  dit  avec  une  netteté  qui  met  le  lecteur  dans 
l'impossibilité  de  rester  sur  une  idée  fausse  ;  c'est,  à  notre  sens* 
particulièrement  en  cela  que  l'exposé  de  M.  Tannery  mérite  d'être 
cité  comme  un  modèle  dans  le  genre  didactique. 

Outre  les  nombreux  exercices  traités,  à  titre  d'exemples,  dans 
le  texte  même,  l'ouvrage  en  contient  plus  de  quatre  cents,  d'une 
remarquable  variété,  proposés,  en  fins  de  chapitres,  au  lecteur. 

**  ...  Le  parfait  enseignement,  dit  M.  Tannery  dans  sa  préface, 
serait,  à  mon  sens,  un  enseignement  tel  que  celui  qui  l'a  reçu  et 
qui  se  l'est  complètement  assimilé  s'étonne  du  peu  de  place  qae 


BIBLIOGRAPHIE.  6o5 

tiennent  dans  sa  propre  pensée  les  principes  fondamentanx,  les 
théories  qui  s'en  déduisent,  les  méthodes  qui  en  résultent, 
parce  que  ces  principes  sont  si  clairs,  ces  déductions  si  natu- 
relles, ces  méthodes  si  aisées  qu'il  peut  à  chaque  instant  les 
retrouver  sans  effort.  £st-il  besoin  de  dire  que  je  n'ai  nullement 
la  prétention  de  in'ètre  approché  de  cet  idéal,  même  de  loin  ?  „ 

En  cette  dernière  phrase,  il  nous  semble  que  l'auteur  s'est 
laissé  égarer  par  sa  parfaite  modestie.  Son  ouvrage  nous  parait, 
au  contraire,  s'être  approché,  autant  que  cela  est  humainement 
possible,  de  l'idéal  qu'il  a  si  bien  défini  dans  les  lignes  qui  pré- 
cèdent, et,  sur  nombre  de  points,  il  inaugure  des  méthodes 
didactiques  destinées  à  s'imposer  avec  force  en  dépit  des  habi- 
tudes antérieures. 

Nous  ne  saurions  non  plus  nous  dispenser  de  louer  la  superbe 
exécution  du  livre  qui,  une  fois  de  plus,  vient  attester  la  supé- 
riorité, dès  longtemps  proclamée,  de  la  maison  Gauthier-Villars. 

M.  0. 


III 


Encyklopâdie  der  Elementar-Mathematik.  Ein  Handbuch 
fur  Lehrer  und  Studierende  von  Heinrich  Weber,  Professor  in 
Strassburg,  und  Josef  Wellstein,  Professor  in  Giessen.  In  drei 
Bânden.  —  Erster  Band  :  Elementare  Algehra  und  Anahjsis, 
Zweite  Auflage.  —  Zweiler  Band  :  Elemente  der  Géométrie.  — 
Deux  volumes  in-8<»  de  xviii-r)39  et  xii-604  pages.  —  Leipzig, 
B.  G.  Teubner,  1905  et  1906  (l). 

V Encyclopédie  des  Mathématiques  élémentaires,  par  MM. 
Weber  et  Wellstein,  est  excellente  et  devrait  se  tronvt»r  dans 
la  bibliothèque  de  tous  les  profe.sseurs  de  mathématiques  de 
renseignement  moyen.  La  meilleure  preuve  de  î^on  mérite  est 
le  succès  éclatant  avec  lequel  elle  a  été  accueillie  en  Allemagne. 
Le  premier  volume  parut  on  1903  et,  deux  ans  pins  tard,  avant 
même  que  le  troisième  volume  n'eut  vu  le  jour,  les  auteurs 
étaient  obligés  d'en  donner  une  nouvelle  édition. 

Conçue  dans  le  plan  de  tous  les  ouvrages  de  ce  genre,  V Ency- 
clopédie est  une  manière  de  dictionnaire  d'information  ou,  si 

(1)  Le  troisième  volume  est  en  préparation. 


6o6  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

l'on  veut,  d'aide-mémoire,  mais  ce  n'est  pas  un  cours  complet 
de  mathématiques  élémentaires.  Les  démonstrations  des  théo- 
rèmes y  sont  omises^  ou  tout  au  plus  indiquées  dans  leurs 
grandes  ligues.  Contrairement  à  ce  qu'on  pourrait  croire,  les 
renseignements  bibliographiques  y  sont  nuls  ou  fort  rares,  à  Tex- 
ception  toutefois  d'un  chapitre  entier  consacré  aux  fondements 
de  la  géométrie.  Pour  justifier  en  cela  tant  la  règle  que  l'excep- 
tion, les  auteurs  regardent  la  bibliographie  comme  affaire  à 
réserver  aux  grandes  encyclopédies  ;  or  on  sait  que  dans  la 
grande  encyclopédie  allemande  la  bibliographie  de  la  géométrie 
élémentaire  n'a  pas  encore  paru. 

A  signaler  aussi  dans  la  réédition  du  tome  I,  une  innovation 
heureuse  empruntée  à  l'édition  fran<;aise  de  VEncyclopédie  des 
sciences  mathématiques ,  je  veux  dire  les  chapitres  donnant  des 
notions  historiques  sur  divers  théorèmes  particuliers. 

Voici  le  résumé  succinct  des  matières  traitées  : 

Tome  I.  Livre  L  Fondements  de  V Arithmétique,  1®  Nombres 
naturels  ;  1^  Opérations  fondamentales;  3®  Division  et  fractions; 
40  Nombres  irrationnels  ;  5«  Proportions  ;  6°  Puissances  et  loga- 
rithmes ;  70  Équations  du  1"  degré  ;  8®  Équations  du  2<*  degré 
et  nombres  imaginaires  ;  9*^  Permutations  et  combinaisons  ; 
lO*'  Applications  diverses. 

Livre  IL  Algèbre.  Il®  Équations  algébriques  ;  12®  Théorèmes 
fondamentaux  de  l'algèbre;  18»  Équations  indéterminées  du 
\^^  degré  ;  14®  Équations  indéterminées  du  2**  degré  ;  \b^  Frac- 
tions continues;  16»  Solutions  algébriques  des  équations  des 
3«  et  4«  degrés  ;  17»  Recherche  des  racines  des  équations  numé- 
riques ;  18"  Division  de  la  circonférence  ;  19"  Démonstration  de 
l'impossibilité  de  la  solution  générale  de  ce  problème. 

Livre  IIL  Analyse,  20®  Séries  intinfes  ;  21®  Séries  infinies  à 
termes  alternativement  positifs  et  négatifs  ;  22o  Séries  conver- 
gentes infinies  servant  au  calcul  de  la  fonction  exponentielle  et 
des  fonctions  trigonométriques  ;  23"  Développement  du  binôme 
en  série  ;  24"  Séries  logarithmiques  ;  25"  Produits  infinis  ; 
26"  Transcendance  des  nombres  e  et  tt  ;  27"  Fonctions,  différen- 
tielles, intégrales. 

Tome  11.  Livre  /.  Géométrie  élémentaire.  1"  Étude  critique 
des  concepts  élémentaires  ;  2"  La  géométrie  naturelle  ou  eucli- 
dienne n'est  qu'un  cas  particulier  de  la  métagéométrie  ;  3"  Fon- 
dements de  la  géométrie  projective. 

Livre  IL  Trigonométrie,  5"  Trigonométrie  plane  et  polygono- 
métrie;  6"  Géométrie  et  trigonométrie  sphériques  :  A)  Orienta- 


BIBLIOGRAPHIE .  607 

lion  des  arcs  et  des  angles  à  la  surface  de  la  sphère  ;  B)  Formules 
du  i^^  ordre  ou  formules  auxquelles  s'applique  la  loi  du 
triangle  de  Mobius  ;  C)  FormuIe3  du  2^  ordre  ou  formules  aux- 
quelles cette  loi  n'est  pas  applicable;  D)  Trigonométrie  sphérique 
appliquée. 

Livre  IlL  Géométrie  analytique  et  stéréométrie.  7®  Géométrie 
analytique  plane  ;  8"  Point,  plan  et  droite  dans  l'espace  ;  9»  Cu- 
batnres  et  quadratures;  10°  Groupes  de  révolution  et  polyèdres 
réguliers  ;  1  i»  Géométrie  analytique  de  l'espace. 

Chacun  des  deux  volumes  se  termine  par  une  table  alphabé- 
tique des  matières. 

H.  B. 


IV 


Lehrbuch  der  ANALYTiscEiEN  GEOMETRIE.  Erstcr  Band  :  Géo- 
métrie in  den  Grundgehiîden  erster  Stufe  tind  in  der  Ehene,  von 
L.  Heffter,  Professor  an  der  Universitat  Kiel,  und  C.  Kuehler, 
Professor  an  der  Universitat  Heidelberg.  Un  vol.  in-S**  de  xvi- 
526  pages.  —  Leipzig  et  Berlin,  B.  G.  Tenbner,  1905. 

Tout  en  étant  systématique  et  même,  si  l'on  veut,  élémentaire, 
en  ce  sens  du  moins  qu'il  forme  par  lui-même  un  tout  complet, 
le  volume  de  MM.  Heflfter  et  Koehler  n'est  cependant  pas  écrit 
pour  des  commençants.  En  principe,  il  ne  suppose,  il  est  vrai, 
chez  le  lecteur,  aucune  connaissance  de  la  géométrie  analytique, 
mais,  pour  être  compris,  il  exige  néanmoins  une  grande  habitude 
de  cette  science.  C'est  que,  dans  leur  exposition,  les  auteurs 
suivent  un  ordre  extrêmement  abstrait  et  purement  logique. 
Ils  commencent  par  les  vérités  les  plus  générales  de  la  géo- 
métrie projective,  pour  descendre  de  là  à  la  géométrie  aflRne  et 
de  celle-ci  à  la  géométrie  éqniforme,  chacune  de  ces  géométries 
étant  regardée  comme  une  particularisation  de  la  précédente. 
Les  auteurs  ont  cru  pouvoir  imaginer  cet  enchaînement  comme 
suit  :  **  La  géométrie  projective  est  comme  le  simple  dessin  d'un 
tableau,  la  géométrie  affine  y  pose  une  première  couche  de 
couleur,  la  géométrie  équiforme  en  ajoute  une  seconde  pour 
produire  par  là  les  nuances  multicolores  auxquelles  notre  œil 
est  habitué.  „  On  discutera,  peut-être,  le  mérite  et  l'opportunité 


6o8  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

d'une  exposition  de  ce  genre  dans  un  cours  oral,  mais  dans  un 
volume  imprimé  elle  forme  incontestablement  un  essai  original 
des  plus  intéressants. 

H.  B. 


AnfangsgrOnde  der  darstellenden  Géométrie  fur  Gymna- 
siEN,  von  Fritz  SchOtte,  Oberlehrer  am  Gymnasium  zu  DOren. 
Un  vol.  in-8o  de  41  pages.  —  Leipzig  et  Berlin,  B.  G.  Teubner, 
1905. 

Le  récent  programme  de  1901  a  mis  les  éléments  de  la 
géométrie  descriptive  au  nombre  des  branches  qui  doivent  être 
enseignées  dans  les  gymnases  allemands  ;  mais  il  paraîtrait, 
d  après  M.  Schûlte,  que  jusqu'aujourd'hui  un  manuel  vraiment 
pratique  à  mettre  entre  les  mains  des  élèves  ferait  encore 
défaut.  Sans  doute,  ajoute-t-il,  les  bons  traités  de  géométrie 
descriptive  ne  manquent  pas.  A  l'occasion  de  la  loi  de  1901,  on 
a  même  vu  surgir  de  tous  côtés  de  nouveaux  cours  de  géométrie 
descriptive  élémentaire,  mais  il  n'y  a  guère  lieu  d'en  être 
satisfait  ;  ils  sont  trop  complets,  rebutent  les  enfants  et  leur 
font  perdre  de  vue  l'esprit  de  la  science. 

Ces  quehjues  considérations  de  la  préface  montrent  le  point 
de  vue  particulier  où  s'est  placé  M.  Schutte.  Son  livre  est  court, 
clair  et  des  plus  élémentaires.  Les  figures  sont  soignées  et  l'im- 
pression fort  belle,  qualité  toujours  recommandable  dans  nn 
manuel  scolaire. 

H.  B. 


VI 


Die  Planimetiue  fCr  das  Gymnasum,  von  G.  HolzmClleh. 

I  Teil,  von  Quarta  bis  Unterseknnda  einschliesslich  reichend. 
2^-  édit.  Un  vol.  in-8*  de  vii-240  pages.  —  Leipzig,  Teubner,  1905. 

Ouvrage  conforme  au  nouveau  plan  d'études  prussien  de  190L 

II  embrasse  le  premier  cycle  de  la  géométrie  et  une  partie  du 
second. 


BIBLIOGRAPHIE.  609 

Le  premier  cycle  doit  être  pour  Tenfaiit  une  introduction  facile, 
intéressante,  snggestive.  L'intuition,  le  dessin,  la  construction  de 
modèles  font  tous  les  frais  du  programme  :  ils  ne  font  pas  tout 
renseignement  du  maître.  A  lui  de  dégager  des  éléments  con- 
crets, des  démonstrations  expérimentales,  les  concepts  abstraits 
de  la  géométrie,  d'en  montrer  les  relations,  d'acheminer  la 
jeune  intelligence  vers  la  notion  de  la  démonstration  logique, 
de  la  lui  faire  désirer,  de  lui  donner  l'impression  qu'elle  est 
indispensable,  de  l'amorcer  même  dans  la  mesure  où  le  per- 
mettra le  développement  déjà  acquis.  Supprimer  ou  négliger  cet 
aspect  de  l'enseignement  mathématique  du  premier  cycle,  c'est 
en  annuler  la  portée  pédagogique,  c'est  fausser,  peulêlre  irré- 
médiablement, l'esprit  de  l'enfant.  Avec  cette  mentalité  qui  con- 
siste à  prendre  pour  équivalentes  les  expressions  "  trouver  ou 
rencontrer  la  solution  d'un  problème  „  et  "  résoudre  un  pro- 
blème „  on  s'interdit  l'accès  de  la  mathématique  supérieure  où 
la.  démonstration  par  exemples  accumulerait  contradiction  sur 
contradiction. 

Ainsi  précisés,  le  programme  et  la  méthode  d'enseignement 
du  premier  cycle  sont-ils  compatibles  avec  l'introduction  d'un 
manuel  scolaire?  Lea  manuels  eux-mêmes  et  l'expérience  répon- 
dront. En  tout  cas,  il  nous  semble  que  le  texte  qu'on  pourra 
mettre  entre  les  mains  de  l'enfant  devra  se  réduire  à  un  mini- 
mum, n'encombrant  pas  les  abords  de  la  géométrie  de  détînitions 
raffinées.  A  ce  point  de  vue,  le  début  du  livre  de  M,  Holzmûller 
nous  paraît  moins  heureux.  Quatre  paragraphes  de  détînitions 
successives  où  l'auteur  décrit  le  point,  la  ligne,  la  droite.  Voilà 
pourtant  des  idées  toutes  faites  déjà  dans  l'esprit  de  l'enfant  : 
on  peut  s'en  servir  hardiment  comme  base  d'une  première  élude 
quasi  expérimentale  de  la  géométrie.  Un  point  est  quelque  chose 
dans  l'esprit  et  dans  l'imagination  du  jeune  débutant;  je  crains 
bien  que  **  une  figure  spaciale  purement  logique  sans  aucune 
dimension  „  ne  lui  dise  plus  rien;  d'autant  plus  qu'on  l'avertit 
en  note  que,  pour  voir  un  point,  il  devra  imaginer  à  la  place  de 
l'œil  un  unendlidi  scharfes  geistiges  Auge,  qui  doit  être  regardé 
lui-même  conmie  un  point  mathématique. 

S'il  faut  un  manuel  pour  les  commençants,  le  meilleur  ne 
serait-il  pas  un  simple  recueil  d'exercices  à  faire?  Le  maître  gar- 
derait pleine  liberté  —  condition  du  succès  du  nouveau  plan 
d'études  élémentaires  -—  pour  tirer  des  représentations  maté- 
rielles les  concepts  et  les  détînitions  de  la  géométrie  proprement 
dite,  et  pour  transposer  les  faits  d'intuition,  le  plus  qu'il  le 

llleSÉRIE.  T.  IX.  39 


i 


6 10  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

pourra,  mais  comme  il  renteiid,  dans  le  cadre  ébauché  de  la 
vraie  science  géométrique. 

Si  l'excès  de  méthode  et  de  classification  nous  parait  nuisible 
dans  un  manuel  destiné  aux  élèves  d'un  premier  cycle  d'études, 
dans  le  second  cycle  au  contraire  ces  qualités  viennent  prendre 
la  première  place.  L'ouvrage  que  nous  analysons  la  leur  donne. 
L'exposé  de  la  géométrie  est  simplifié;  Télagage  a  été  mené 
avec  discernement,  laissant  debout  et  mettant  mieux  en  relief, 
par  son  isolement  même,  la  solide  structure  de  l'antique  et  clas- 
sique géométrie  grecque.  Quelques  idées  introduites  à  propos 
préparent  l'enseignement  ultérieur  :  l'élève  aura  acquis  par 
exemple  la  notion  d'inversion,  celle  de  faisceaux  de  cercles,  etc. 

L'abondante  littérature  éclose  de  tous  côtés  sous  l'influence 
des  réformes  de  programmes  réalise  incontestablement  un  pro- 
grès. Mais,  œuvre  d'hier,  faut-il  s'étonner  qu'elle  ne  soit  pas 
parfaite?  Félicitons-nous  des  efforts  tentés.  L'expérience  élimi- 
nera peu  à  peu  les  tentatives  moins  fructueuses  pour  affermir  et 
consacrer  celles  qui  relèveront  véritablement  les  belles  études 
mathématiques. 

F.  W. 


VII 


ElNLKITUNG  IN  DIE  FUNKTIONENTHEORIE,  VOU  StOLZ  Uud  GmEINER. 

Zweite  Ableilung,  mil  11  Figuren  im  Text.  Un  vol.  in-S»  de  viii- 
598  pages.  —  Leipzig,  Teubner,  1905. 

Signalons  comme  caractéristiques  de  cet  ouvrage  : 

1®  Sa  tendance  franchement  arithmétique; 

2®  Le  parti  pris  d'exclure  tout  recours  au  calcul  dififéreutiel  et 
intégral. 

Cette  introduction  à  la  théorie  des  fonctions  est  pénétrée  de 
l'esprit  de  Weierstrass.  L'étude  des  fonctions  n'est  autre  chose 
que  l'étude  des  modes  de  combinaison  du  nombre;  la  combinai- 
son la  plus  féconde  est  la  série  potentielle.  Prise  comme  élément 
de  fonction,  elle  donne  naissance  à  un  nouvel  ordre  de  combinai- 
sons dont  les  ramifications  envahissent  presque  tout  le  champ 
actuellement  exploré  de  l'analyse.  Le  chapitre  sur  les  produits* 
infinis  est  traité  sans  appel  aux  séries  logarithmiques  corres* 
pondantes.  L'exposé  se  distingue  par  sa  précision  concise. 


BIBLIOGRAPHIE.  6l  l 

Ch.  VI.  Critères  de  convergence  des  séries  (d'après  Prings- 
heim).  Passage  au  cercle  de  convergence.  Ch.  VII.  La  fonction 
analytique  homogène  d'après  Weierstrass.  Ch.  VIII.  Fonctions 
circulaires.  Ch.  IX.  Produits  infinis.  Ch.  X.  Fractions  périodiques 
finies.  Ch.  XI.  Fractions  périodiques  infinies. 

F.  VST. 


VIII 

Elemente  der  Vektor-Analysis,  mit  Beispielen  ans  der  theo- 
retischen  Physik,  von  A.  H.  Buchereh.  2®  édition.  Un  vol.  in-8« 
de  viu-103  pages.  —  Leipzig,  Teuhner,  1905. 

Le  lecteur  de  ce  petit  volume  se  sera  convaincu  de  l'avantage 
et  du  secours  que  trouverait  la  physique  mathématique  dans 
l'emploi  des  notations  du  calcul  vectoriel.  L'usage  de  ce  symbo- 
lisme condensé  et  suffisamment  transparent  n'a  guère  pénétré 
dans  les  manuels  français. 

Une  première  partie  de  l'ouvrage  traite  des  opérations  fonda- 
mentales sur  les  vecteurs;  la  seconde  rassemble  en  quelques 
chapitres  substantiels  les  transformations  vectorielles  couram- 
ment usitées  en  physique  :  théorème  de  Gauss,  théorème  de 
Green,  etc. 

L'étudiant  qui  s'apprête  à  aborder  les  théories  de  la  physique 
mathématique  --  théorie  de  la  chaleur,  du  magnétisme,  théorie 
de  Clerx-Maxwell,  et  d'autres  —  épargnera  temps  et  peines  en 
demandant  à  cet  excellent  ouvrage  de  lui  servir  d'introducteur. 
Il  évitera  ainsi  de  recommencer  indéfiniment,  sous  des  formes 
diverses,  les  mêmes  transformations  ;  il  discernera  plus  aisé- 
•ment,  sous  les  revêtements  variés  des  diverses  parties  de  la 
physique,  l'unité  de  la  structure  mathématique. 

F.  W. 


IX 


•  Vorlesungen  Cber  die  Vektorenrechnung,  mit  Anwendungen 
At'F  Géométrie,  Mechanik  und  mathematische  Physik,  von  E. 
Jahnkr.  Un  vol.  in-S®  de  xii-225  pages.  —  Leipzig,  Teubner,  1905. 


6l2  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Cet  ouvrage  se  distingue  du  précédent  par  un  caractère  scien- 
tifique d'un  ordre  plus  élevé.  Tout  en  cherchant  à  rendre  son 
enseignement  pratique  et  à  le  débarrasser  de  tout  **  lest  „  inutile, 
l'auteur  n*a  pas  sacrifié  le  plaisir  de  lui  donner  une  allure  philo- 
sophique. Il  fonde  son  exposé  sur  un  concept  logique  purement 
abstrait,  indifférent  par  lui-môme  à  représenter  l'être  tout  géo- 
métrique et  tout  intuitif  que  nous  appelons  vecteur. 

Le  physicien  de  laboratoire,  l'ingénieur  d'usine  seront  tentés 
peut-élre  de  trouver  que  cette  méthode  alourdit  la  définition 
des  opérations  fondamentales  et  rejette  à  l'arrière-plan  des 
applications  leur  signification  géomélrique.  En  revanche,  le  théo- 
ricien qui  a  le  loisir  et  se  sent  le  goût  de  pénétrer  les  rapports 
logiques  des  formules  dont  il  se  sert  journellement,  parcourra 
ces  leçons  avec  plaisir;  nous  ajouterons  qu'il  les  vivra,  tant  elles 
ont  gardé  du  cours  de  l'École  technique  de  Charlottenbourg,  où 
elles  ont  été  prononcées,  l'animation  vive  du  maître  qui  a  con- 
quis l'attention  active  de  son  auditoire,  et  qui  lit  dans  les  yeux 
de  ceux  qui  l'écoutent  l'action  et  la  réaction  de  sa  propre  pensée, 

F.  W. 


X 


La  Science  moderiNE  et  son  état  actuel,  par  Emile  Picard, 
membre  de  l'Institut,  professeur  à  la  Sorbonne.  Un  vol.  iu-18, 
de  299  pages  de  la  Bibliothèque  de  Philosophie  scientifique.  — 
Paris,  Flammarion,  éditeur,  1905. 

Ce  volume  est  le  développement  du  rapport  général  sur  les 
progrès  récents  des  sciences  que  l'auteur  avait  été  appelé  à 
rédiger  à  l'occasion  de  l'Exposition  universelle  de  1900.  Cette  , 
origine  suffit  à  en  déterminer  le  caractère  :  il  s'agit  d'une  œuvre 
avant  tout  objective,  où  la  personnalité  de  l'auteur  ne  se 
montre  qu'avec  discrétion.  Certains  trouveront,  sans  doute,  que 
le  mathématicien  transparaît  cependant  dans  ce  premier  chapitre 
consacré  au  développement  de  Vanalyse  mathématique  et  à  ses 
rapports  avec  les  autres  sciences,  alors  que  les  mathématiques 
ont  leur  place  propre,  avec  Vastronomiej  dans  le  chapitre  II. 
Puis  viennent  la  mécanique  et  Vénergétique,  la  physique  de 
Véther,  la  physique  de  la  matière  et  la  chimie,  la  minéralogie 
et  la  géologie,  la  physiologie  et  la  chimie  biologique,  la  6oto- 


BIBLIOGRAPHIE.  6i3 

nique  et  la  zoologie  et  enfin,  en  dernier  lien,  la  médecine  et  les 
théories  microbiennes. 

Condenser  dans  un  volume  de  300  pages  à  la  fois  les  résultats 
de  tant  de  sciences  et  les  grands  courants  d'idées  auxquels 
elles  donnent  lien  présentement  constituait  un  problème  singu- 
lièremenl  ardu,  et  dire  simplement  que  M.  Picard  a  su  le  résoudre 
à  la  satisfaction  de  tous  sutlit  à  faire  l'éloge  du  savant  et  de 
l'écrivain. 

Nous  aurions  cependant  une  petite  chicane  à  lui  opposer, 
parce  que  nous  trouvons  une  lacune  dans  son  plan  :  il  n'y  a  pas 
fait  la  plus  petite •filace  à  la  logique  algorithmique  ou  logistique, 
selon  le  terme  qu'on  préférera.  Nous  savons  bien  que  ce  n'est 
pas  là  une  science  proprement  dite,  mais  plutôt  une  méthode; 
mais  celte  méthode  a  une  si  hanle  portée  philosophique  qu'elle 
méritait  bien  une  petite  place.  Nous  savons  aussi  que  la  logis- 
tique n'a  pas  encore  ses  grandes  entrées  dans  les  académies; 
mais  nous  savons  aussi  (|ue,  grc'^ce  à  M.  Peano,  elle  est,  depuis 
plusieurs  années,  sortie  du  champ  exclusif  des  discussions  phi- 
losophiques pour  entrer  dans  celui  des  applications  scientifiques, 
et  nous  eussions  aimé  que  M.  Picard  saluât  au  moins  ce  premier 
épanouissement  d'une  fleur  née  du  rêve  incessant  de  Leibniz. 

Mais  laissons  ce  détail  et  examinons  d'un  peu  plus  près  le 
volume.  Nous  ne  saurions  évidemment  songer  à  passer  en  revue, 
à  la  suite  de  l'auteur,  tout  le  cycle  de  la  science  hunuiine,  et 
nous  devrons  nous  attacher  à  ce  qui  y  occupe  le  moins  de  place, 
c'est-à-dire  à  ces  disirètes  indications  qui  tendent  à  révéler  les 
conceptions  générales  de  l'auteur. 

Ainsi  qu'on  peut  le  prévoir,  c'est  surtout  dans  le  premier 
chapitre,  déjà  mentionné,  cpie  se  nmntrent  ses  idées  personnelles. 
Si  d'ailleurs  il  y  donne  le  tableau  du  grand  rôle  joué  par  les 
nuithéinatiques  dans  les  diverses  sciences,  ce  n'est  pas  sans 
faire  ressortir  tout  ce  ([ue  les  mathématiques  pures  doivent  aux 
mathématiques  appliquées.  Au  xviii«  siècle,  la  grande  majorité 
des  recherches  analytiques  ont  pour  occasion  un  problème  de 
géométrie  et  surtout  de  mécanique  ou  de  physique  ;  le  l)esoin 
de  rigueur  ne  se  fait  pas  beaucoup  sentir,  et  d'Alembert  traduit 
bien  la  tendance  dominante  en  disant  aux  scrupuleux  :  **  Allez 
en  avant  et  la  foi  vous  viendra  „. 

Au  commencement  du  xix«  siècle,  la  mêuje  inspiration  subsiste 
avec  Fourier;  mais  déjà  se  fait  sentir  une  conception  plus  haute 
de  la  science  mathématique,  car,  à  l'opinion  de  Fourier  que  son 
but  principal  est  l'utilité  publique  et  l'explication  des  phéno- 


6 14  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

mènes  naturels,  Jacobi  oppose  cette  pensée  que  le  but  uniqt^e  de 
la  science  c'est  Vhonneur  de  Vesprit  humain,  et  Gauss  appelait 
les  mathématiques  la  reine  des  sciences  et  l'arithmétique  la 
reine  des  mathématiques.  De  cet  esprit  sont  sorties  toutes  les 
préoccupations  logiques  et  esthétiques  qui  ont  donné  une  phy- 
sionomie si  caractéristique  à  tant  de  travaux  des  deux  derniers 
tiers  de  ce  siècle.  Mais  M.  Picard  est  uji  esprit  trop  pondéré 
pour  s'attacher  exclusivement  à  Tune  de  ces  deux  tendances, 
qu'il  serait  puéril,  dit-il,  d'opposer  l'une  à  l'autre,  ajoutant  que 
l'harmonie  des  sciences  mathématiques  est  dans  leur  synthèse. 

Certains  autres  chapitres  mériteraient  de  fixer  notre  atten- 
tion, comme  précisant  des  aperçus  sommaires  du  premier.  C'est 
ainsi  que,  dans  le  troisième,  à  l'histoire  de  la  genèse  de  la  méca- 
nique, nous  voyons  succéder  un  aperçu  des  modes  d'exposition 
déductifs  qui,  condensant  en  quelques  postulats  les  résultats 
auxquels  a  conduit  la  succession  d'efTorls  et  de  tâtonnements 
des  créateurs  de  la  science  du  mouvement,  permet  d'en  tirer 
ensuite,  d'une  façon  bien  séduisante,  toute  la  science  mécanique. 
La  vérification  expérimentale  des  conséquences  les  plus  loin- 
taines sert  de  justification  des  postulats  posés  à  la  base.  Mais 
M.  Picard  est  trop  soucieux  des  exigences  de  l'enseignement 
pour  ne  pas  noter  que  ces  postulats,  placés  au  début,  paraissent 
singuliers  à  ceux  devant  qui  on  les  énonce  pour  la  première  fois. 

Puis  vient  la  question  de  savoir  si  toutes  les  transformations 
du  monde  physique  se  produisent  d'après  les  lois  de  la  méca- 
nique, et,  à  ce  propos,  l'auteur  se  pose  cette  question  prélimi- 
naire :  **  Quel  est  le  sens  exact  de  cette  assertion,  si  toutefois 
elle  en  a  un  ?  ^  Il  montre  ensuite  combien  il  est  difficile  d'y 
répondre.  Un  des  tens  les  plus  satisfaisants  est  celui  qui  consiste 
à  considérer  un  phénomène  comme  expliqué  mécaniquement 
quand  on  a  pu  poser  des  équations  différentielles  qu'il  vérifie. 
Mais  ces  équations  exigent  souvent  l'introduction  de  masses 
cachées,  et  ne  peut-on  dire  que  ces  masses  cachées  ne  sont  que 
de  mauvaises  plaisanteries?  Oui,  à  priori,  répond  M.  Picard,  non 
en  fait.  **  Le  point  capital,  dit-il,  est  d'arriver  à  des  relations 
entre  les  (|uantités  mesurables,  permettant  de  prévoir  les  phéno- 
mènes ;  les  quantités  inaccessibles  sont  des  variables  auxiliaires, 
que  Ton  cherche  ensuite  à  éliminer.  „ 

La  réponse  nous  paraît  quelque  peu  empreinte  de  la  marque 
de  ce  nouveau  positivisme  (jui  entraîne  en  ce  moment  plus  ou 
moins  tous  les  esprits.  Bien  que  reconnaissant  la  justesse  de 
maintes  remarques  sur  lesquelles  il  s'appuie,  nous  avons  peine 
à  nous  y  abandonner. 


BIBLIOGRAPHIE.  6l5 

Sans  doule,  une  masse  cachée  inventée  tout  exprès  pour  expli- 
quer un  ordre  de  phénomènes  ressemble  à  une  mauvaise  plaisan- 
terie ;  mais,  si  celte  masse  cachée,  au  lieu  de  s'évanouir, une  fois 
ce  service  rendu,  se  trouve  à  point  pour  expliquer  d'autres 
phénomènes  qui  n'avaient  aucunement  concouru  à  sa  définition, 
ne  semblet-il  pas  qu'elle  commence  à  perdre  son  aspect  plaisant 
et  à  prendre  tournure  de  réalité  ? 

Nous  dirons  quelque  chose  d'approchant  à  propos  des  modèles. 
**  Supposons,  dit  M.  Picard,  que  deux  phénomènes  différents 
conduisent  aux  mêmes  équations  différentielles  ;  ils  sont  alors 
les  modèles  l'un  de  l'autre,  et  pour  une  même  catégorie  de 
phénomènes,  il  peut  y  avoir  plusieurs  modèles...  L'accord  entre 
l'esprit  et  la  nature  est,  dans  cet  ordre  d'idées,  comparable  à 
l'accord  entre  deux  systèmes  qui  sont  modèles  l'un  de  l'autre.  „ 

Tout  cela  est  vrai  sans  doute  ;  on  plutôt,  tout  cela  serait  vrai 
si  le  monde  n'était  formé  que  de  systèmes  de  phénomènes  indé- 
pendants les  uns  des  autres.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  ;  aussi 
arrivera-t-il  que  les  divers  systèmes  de  modèles  s'harmoniseront 
ou  non,  et  il  n'est  peut-être  pas  illégitime  d'espérer  que,  peu 
à  peu,  on  pourra  ainsi  resserrer  le  choix,  non  entre  des  modèles 
isolés,  mais  entre  des  systèmes  coordonnés  de  modèles. 
Du  reste,  M.  Picard  hii-n)ême,  d^ns  son  Introduction,  parait  un 
peu  plus  confiant  dans  les  ressources  du  mécanisme  qui,  grâce 
à  un  élargissement  des  moules  anciens,  permettront  probable- 
ment aux  chimistes  et  aux  physiciens,  dit-il,  de  conserver  long- 
temps, en  l'entendant  bien,  la  formule  cartésienne  d'après  laquelle 
toutes  les  transformations  du  monde  physique  se  font  d'après 
les  lois  de  la  mécanique. 

11  faut  nous  arrêter  après  ces  quelques  mots  qui  touchent  à  la 
conception  générale  de  la  science,  parce  que  nous  ne  saurions 
plus  où  le  faire,  si  nous  Jious  laissions  entraîner,  sur  les  pas  de 
M.  Picard,  à  parler  de  tous  las  problèmes  qu'agite  la  science 
contemporaine. 

G.  Lechalas. 


XI 


La  TnÉoniE  physique,  son  objet  et  sa  structure,  par 
P.  Duhem,  correspondant  de  l'Institut  de  France,  professeur  de 
physique  théorique  à  la  Faculté  des  sciences  de  Bordeaux.  Un 


6l6  REVUE    DEîS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

vol.  iii-8o  de  450  pages  de  la  Bibliothèque  de  philosophie  expéri- 
mentale, publiée  sous  la  direction  du  Prof.  Peillaube.  —  Paris, 
Chevalier  et  Rivière,  1905. 

**  Il  n'est  presque  aucun  chapitre  de  la  physique  théorique,  dit 
Tauteur  dans  son  introduction,  que  nous  n'ayons  eu  à  enseigner 
jusqu'en  ses  détails  ;  il  n'en  est  guère  au  progrès  desquels  nous 
ne  nous  soyons  maintes  fois  efforcé.  Les  idées  d'ensemble  sur 
Tolyet  et  la  structure  de  la  théorie  physique  que  nous  présentons 
aujourd'hui  sont  le  fruit  de  ce  labeur  prolongé  pendant  vingt  ans. 
Nous  avons  pu,  par  cette  longue  épreuve,  nous  assurer  qu'elles 
étaient  justes  et  fécondes.  (1)  „ 

Les  idées  dont  M.  Duhem  nous  offre  aujourd'hui  le  développe- 
ment et  la  synthèse,  sont  celles  dont  il  inaugurait  l'exposé  dans 
cette  Revue  il  y  a  quatorze  ans.  Au  début,  cette  conception  nou- 
velle d'une  physique  ne  relevant  que  des  faits,  séparée  de  la 
métaphysique  par  une  cloison  étanche  et,  cependant,  tout  aussi 
suggestive  que  l'ancienne  de  îiouvelles  recherches  et  de  nouvelles 
découvertes,  a  revêtu,  aux  yeux  de  savants  éminents,  une  appa- 
rence paradoxale  qui  a  provoqué  la  contradiction.  Mahitenant 
que  ces  di^scussions  ont  fourni  à  l'auteur  l'occasion  d'écarter  des 
malentendus,  il  semble  bien  que  l'accord  est  près  de  se  faire 
et  que  le  nombre  grandit  de  ceux  pour  qui  les  idées  du  savant 
professeur  de  Bordeaux  sont  **  justes  et  fécondes  „. 

Je  ne  m'attarderai  pas  à  en  louer  l'exposé  sobre,  limpide,  d'une 
surprenante  plasticité  et  qui  réussit,  sans  effort,  à  épouser  les 
contours  variés  d'une  pensée  sonpie  et  vigoureuse.  Les  lecteurs 
de  la  liEVL'E  cojHiaissent  assez  la  manière  de  cet  infatigable  col- 
laborateur pour  qu'il  ne  soit  pas  superflu  d'en  louer  les  mérites. 
Je  veux  me  borner  à  rappeler  la  pensée  maltresse  de  la  Théorie 
physique  et  à  en  ébaucher  l'analyse,  en  suivant  l'auteur  pas  à 
pas,  pour  ne  pas  dire  mot  à  mot. 

L'idée  centrale  de  l'ouvrage,  qui  en  résume  à  la  fois  les 
conclusions,  c'est  cette  conception  de  la  théorie  physique  :  **  Une 
théorie  physique  n'est  pas  une  explication.  C'est  un  système  de 
propositions  mathématiques,  déduites  d'un  petit  nombre  de  prin- 
cipes, (]ui  ont  pour  but  de  représenter  aussi  simplement,  aussi 
complètement,  aussi  exactement  que  possible  un  ensemble  de 
lois  expérimentales  (2).  „ 


(1)  La  Théorie  physique,  lutroduction,  p.  2. 
m  Jhifl.  n.  ^ 


(2)  Ibid.,  p.  26. 


BIBLIOGRAPHIE.  617 

La  théorie  physicjue  n'est  pas  une  explication.  Si  l'objet  de  la 
lliéorie  physique  est  d'expliquer  les  phénomènes,  c'est-à-dire  de 
saisir  sous  eux  la  réalité  qu'ils  recèlent,  on  doit  admettre  qu'elle 
ne  peut  prouver  avoir  atteint  son  but  que  si  réponse  est  donnée 
à  ces  deux  questions  :  Exisle-t-il  une  réalité  matérielle  distincte 
des  apparences  sensibles  ?  De  quelle  nature  est  cette  réalité  ? 
Or,  ces  deux  questions  ne  ressortissent  point  à  la  méthode  expé- 
rimentale qui  ne  connaît  que  les  apparences  sensibles.  Leur 
solution  est  l'objet  de  la  métaphysique.  Si  donc  la  théorie  phy- 
sique doit  donner  une  explication  de  la  réalité,  elle  sera  sub- 
ordonnée aux  systèmes  métaphysiques  et  participera  forcément 
aux  dissensions  des  philosophes.  La  réalité  fondamentale  sera 
différente  pour  les  péripatéticiens  de  ce  qu'elle  est  pour  les 
dynamistes,  pour  les  atomistes,  pour  les  cartésiens.  Où  donc 
retrouvera- t-on  dans  ce  chaos  d'affirmations  contradictoires,  la 
belle  unité,  la  rigueur  mathématique,  qui  doivent  assurer  aux 
conclusions  de  la  physique  le  consentement  universel? 

Mais,  si  la  théorie  physique  se  déclare  impuissante  à  atteindre 
directement  autre  chose  que  des  apparences,  à  quoi  sert-elle  ? 
Réduite  à  son  objet  propre,  (|ui  est  tout  d'abord  la  représentation 
la  plus  simple,  la  plus  complète,  la  plus  exacte  d'un  ensemble  de 
lois  physiques,  elle  est  de  ce  chef  un  immense  soulagement  pour 
la  raison  humaine,  et  contribue  à  cette  économie  intellectuelle 
qui  prévient  l'encombrement  et  le  désarroi. 

Elle  n'est  pas  seulement  la  représentation  des  lois  expé- 
rimentales, elle  en  est  aussi  la  classification.  Or,  des  connais- 
sances classées  sont  des  connaissances  d'un  emploi  commode  et 
d'un  usage  sûr  ;  et  voilà  qu'elle  devient  un  merveilleux  outil 
que  rien  ne  pourrait  suppléer. 

Ce  n'est  pas  tout.  Si  l'analyse  des  méthodes  par  lesquelles 
s'édifient  les  théories  physiques  nous  prouve  avec  une  entière 
évidence  que  ces  théories  ne  sauraient  se  poser  en  explication 
des  lois  expérimentales,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'un  acte  de 
foi,  que  cette  analyse  est  incapable  de  justifier,  comme  elle  est 
impuissante  à  le  refréner,  nous  assure  que  ces  théories,  par- 
venues à  un  haut  degré  de  perfection,  "  ne  sont  pas  un  système 
purement  artificiel,  mais  une  classification  naturelle  „  où  se 
reflète  la  réalité. 

Dans  un  article  paru  récemment  (1),  M.  Duhem  insiste  sur  cette 

(1)  Physique  de  croyant,  dans  Annales  de  philos,  curét.,  nov.  et  déc. 
1905. 


6l8  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

idée.  La  théorie  par  ses  perfectionuements  successifs  tend  à 
ranger  les  lois  expérimentales  en  un  ordre  de  plus  en  plus  ana 
logue  à  Vordre  transcendant  selon  lequel  se  classent  les  réalités. 
Certes,  cette  affirmation,  ce  n'est  pas  la  logique  de  la  science  qui 
Textorque  au  savant.  Le  ptiysicien  peut,  sans  cesser  d'être 
logiqtiement  conséquent  avec  ses  principes,  représenter  par 
plusieurs  théories,  logiquement  inconciliables,  des  groupes  de 
lois  expérimentales  ;  l'incohérence  d'une  théorie  ne  relève  pas  de 
ce  tribunal.  Mais  le  même  sentiment  qui  nous  fait  croire  à  une 
classification  naturelle  possible,  nous  pousse  à  coordonner 
logiquement  nos  théories.  En  sorte  que  Tunité  de  la  science  res- 
tera, quoi  qu'il  en  ait,  l'aspiration  éternelle  du  savant. 

Mais,  dirat-on,  parler  de  classification  naturelle,  c'est  bien 
dire  que  la  théorie  digne  de  ce  nom  refiète  avec  fidélité  Vordre 
des  réalitésj  Vordre  ontologique.  Dès  lors,  pourquoi  ces  longs 
délonrs?  Pourquoi  ne  pas  marcher  droit  à  cette  réalité  par  la 
route  de  la  métaphysique?  Pourquoi  ne  pas  construire  dès 
l'abord,  de  ce  point  de  vue,  la  théorie  explicative  ?  Pourquoi  ne 
pas  lui  donner  d'emblée  la  perfection  vers  laquelle  elle  tend 
comme  un  variable  vers  sa  limite,  quand  on  n'en  veut  faire 
qu'une  classification  naturelle  ? 

Parce  que  l'histoire  de  la  science  nous  montre  que  ce  procédé 
ne  serait  qu'une  illusion.  Dans  toute  théorie  physique,  il  faut 
distinguer  deux  parties  :  une  partie  représentative,  qui  lui  appar- 
tient en  propre,  et  une  partie  explicative  qui,  logiquement,  la 
déborde.  Or,  la  vitalité  et  la  fécondité  comparées  de  ces  deux 
parties  sont  bien  diflFérentes.  Tandis  que  la  partie  repré- 
sentative se  développe  pour  son  compte  et  persiste  à  travers 
toutes  les  vicissitudes  des  systèmes  métaphysiques,  toujours 
jeune  et  féconde,  en  découvertes,  la  partie  explicative,  caduque 
et  stérile,  ne  survit  jamais  à  la  conception  philosophique  qui  Fa 
fait  naître.  "*  Ce  qui  est  durable  et  fécond  dans  la  plupart  des 
doctrines  physiques,  c'est  l'œuvre  logique  par  laquelle  elles  sont 
parvenues  à  classer  naturellement  un  grand  nombre  de  lois  en 
les  déduisant  de  quelques  principes;  ce  qui  est  stérile  et  péris- 
sable, c'est  le  labeur  entrepris  pour  expliquer  ces  principes, 
pour  les  rattacher  à  des  suppositions  touchant  les  réalités  qui  se 
cachent  sous  les  apparences  sensibles  (1).  „  Attachons-nous  donc 
à  perfectionner  la  partie  représentative  de  la  théorie,  poussons- 
la  jusqu'à  en  faire  une  classification  naturelle  :  B\ors  et  ainsi 

(\)  La  Théorie  physique,  p.  57. 


BIBLIOGRAPHIE.  619 

seulement  nous  pourrons  y  contempler,  comme  en  un  miroir, 
l'image  fidèle  des  réalités  que  recouvrent  les  apparences  sen- 
sibles. 

Nous  n*abordQrons  pas  l'analyse  de  la  seconde  partie  du  livre 
de  M.  Duliem,  la  structure  de  la  théorie  physique.  Ses  parties 
principales  ont  été  publiées  ici-même,  et  nos  lecteurs  ne  les  ont 
pas  oubliées.  Bornons-nous  à  en  rappeler  la  conclusion  générale. 

La  théorie  physique  doit  s'acheminer  vers  sa  forme  limite  qui 
est  celle  d'une  classification  naturelle.  Mais  quelle  est  la  struc- 
ture actuelle  de  la  théorie  physique  qui  parait  tendre  effective- 
ment vers  cette  limite?  Ce  ne  sont  pas  les  structures  mécaniques, 
au  sens  étroit  du  mot,  où  le  seul  mouvement  local  fournit  tous 
les  éléments  de  la  construction  ;  mais  plutôt  la  thermodynamique 
générale  qui  confère  une  égale  importance  à  la  quantité  et  à  la 
qualité,  et,  par  ses  symboles  numériques,  représente  également 
les  diverses  grandeurs  des  quantités  et  les  diverses  intensités 
des  qualités.  Dans  la  pensée  de  M.  Duhem,  la  structure  de  la 
théorie  physique  idéale  se  relierait  très  étroitement  aux  doctrines 
essentielles  de  la  physique  péripatéticienne,  en  ce  sens  que  les 
constructions  de  la  thermodynamique  générale,  en  se  perfec- 
tionnant sans  cesse,  et  la  cosmologie  scolastique  réduite  à  ses 
affirmations  essentielles, nous  fourniraient  deux  images  distinctes^ 
puisqu'elles  sont  prises  de  points  de  vue  différents,  mais  nulle- 
ment discordantes  du  même  ordre  ontologique. 

P.C. 


XII 


Traité  de  géologie,  par  A.  de  Lapfarent.  Cinquième  édition 
refondue  et  considérablement  augmentée,  3  volumes  gr.  in-8® 
de  xvi-i2016  pages  avec  888  figures.  —  Paris,  Masson  et  C'S 
éditeurs,  1906. 

Il  m'échoit  le  grand  honneur  de  présenter  aux  lecteurs  de  la 
Revue  des  Questions  scientifiques,  la  nouvelle  édition  du  livre 
si  connu  de  M.  de  Lapparent.  l^es  liens  si  étroits  et  si  anciens 
qui  rattachent  le  savant  professeur  à  la  Société  scientifique  de 
Bruxelles,  feront  que,  plus  que  tous  autres,  les  nombreux  mem- 
bres de  la  Société  se  réjouiront  du  grand  et  légitime  succès,  sans 
précédent  dans  les  annales  de  la  littérature  scientifique,  dont  ce 
traité  est  l'objet. 


620  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Qu'un  ouvrage  exclusivement  scientifique,  aux  deliors  rébar- 
batifs et  aux  dimensions  presque  imposantes  ait  su,  de  prime 
abord,  faire  une  pareille  trouée  et  en  arriver  dans  le  court  espace 
d*un  petit  quart  de  siècle  à  sa  cinquième  édition,  il  y  a  de  quoi 
rendre  jaloux  le  romancier  le  plus  choyé  du  grand  public.  On 
sérail  tenté  d'en  rendre  tout  Thonneur  à  une  soif  plus  grande  et 
à  un  goftt  plus  vif  de  nos  contemporains  pour  les  pures  produc- 
tions intellectuelles, si  Ton  ne  savait  que  les  publications  de  M.  de 
Lapparent  se  laissent  lire  à  Tégal  des  plus  captivantes  éditions 
littéraires.  Je  n'apprends  rien  d'ailleurs  à  cet  égard  à  aucun  des 
lecteurs  de  la  Revue,  familiarisés  de  longue  date  avec  le  faire 
d'un  de  ses  plus  éminents  collaborateurs. 

Nous  pouvons  d'ailleurs  nous  féliciter  de  ces  rééditions  rapides, 
car  elles  nous  procurent  l'avantage  de  pouvoir  êlre  toujours 
rapidement  tenus  au  courant  des  nouveautés,  dans  l'effrayant 
mouvement  scientifique  de  notre  époque.  C'est  merveille  assuré- 
menl  qu'il  existe  encore  des  cerveaux  synthétiques  capables 
de  s'assimiler  et  de  faire  assimiler  aux  autres,  la  quintessence 
d'une  science  devenue  mondiale  et  envahissante  comme  la  géo- 
logie. 

On  pourra  juger  du  travail  qu'a  nécessité  celte  remise  sur  le 
métier  du  Traité  de  géologie  par  le  détail  des  transformations, 
ajoutes  et  suppressions  qu'énumère  le  prospectus  de  cette  cin- 
quième édition. 

Laissant  de  côlé  ce  témoignage  tangible  de  la  refonte  de  cette 
dernière  édition,  nous  nous  contenterons  d'examiner  brièvement 
ce  que  présente  de  neuf  le  travail.  Pour  nos  lecteurs,  ce  sera  en 
quelque  sorte  une  rapide  revue  des  progrès  des  sciences  miné- 
rales dans  ces  cinq  dernières  années. 

Le  plan  général  de  l'ouvrage  est  resté  le  même.  Après  les 
modificalions  profondes  el  les  remaniements  que  l'auteur  a  fait 
subir  à  ce  plan,  au  cours  des  éditions  précédentes,  on  ne  doit  pas 
s'étonner  de  voir  ce  plan  arriver  à  un  état  d'équilibre  stable.  Nos 
connaissances  sont  en  effet  suffisantes  pour  que  nous  puissions 
avoir  une  idée  d'ensemble  de  la  nature  minérale  et,  si  Ton  peut 
concevoir  l'agencement  des  diverses  parties  constitutives  du 
monde  inorganique  autrement  que  l'auteur,  surtout  au  point  de 
vue  du  développement  logicjue  des  idées,  si,  dis'je,  on  peut  le 
concevoir  autrement  que  l'auteur,  n'empêche  que  l'ordre  qn'il  a 
adopté  se  montre  comme  tout  à  fait  didactique  et  tracé  de  main 
sûre  et  large. 

La  première  partie  du  traité,  celle  qui  s'occupe  de  l'étude  des 


BIBLIOGRAPHIE.  021 

phénomènes  géologiques  actuels,  autrement  dit  de  la  géographie 
physique  de  notre  globe,  est  celle  qui  a  subi  le  moins  de  modi- 
fications. Nous  ne  pouvons  pas  d'ailleurs  dans  cette  voie  espérer 
des  progrès  continuels  et  éclatants.  Seules  les  études  patientes 
et  tenaces,  poursuivies  pendant  de  longues  années,  ou  des 
explorations  en  pays  presque  inconnus  pourront  encore  nous 
révéler  des  choses  i>ensationnelles  dans  cet  ordre  d'idées.  Pour 
le  reste,  tant  dans  son  Traité  de  géologie  que  dans  les  éditions 
successives  de  ses  Leçons  de  géographie  physique,  M.  de  I.ap- 
parent  a  eu  l'occasion  de  mettre  en  vedelte  les  faits  les  pins 
saillants  d'une  science  dont  il  est  un  des  principaux  initiateurs 
en  pays  de  langue  française.  On  trouvera  néanmoins  résumés 
en  cette  dernière  édition  quelques  faits  d'actualité  concernant 
des  phénomènes  naturels  qui  ont  tristement  attiré  l'atten- 
tion dans  ces  derniers  temps.  Je  veux  parler  des  volcans  et 
des  tremblements  de  terre.  On  trouvera  à  bonne  place  une  étude 
des  faits  impressionnants  dont  les  Antilles  ont  été  le  thét^t refaits 
qui,  consciencieusement  étudiés  par  des  commissions  scienti- 
fiques, ont  été  si  riches  d'enseignements  variés.  Un  chapitre 
entier  et  tout  nouveau  est  consacré  à  la  description  des  procédés 
systématiques  d'étude  des  tremblements  de  terre,  antre  sujet 
d'actualité  non  moins  grave.  Je  souhaiterais  voir  l'auteur  donner 
un  développement  plus  grand  à  Tétude  de  l'hydrologie  sou- 
terraine et  aux  méthodes  d'investi;;ation  de  la  circulation  des 
eaux  souterraines.  De  nos  jours,  la  géologie  a  brilhunment 
conquis  dans  cette  voie  des  titres  à  la  reconnaissance  des  j)opn- 
lations  et  a  servi  de  guide  aux  techniciens.  Je  me  permettrai 
aussi  d'appeler  l'attention  de  l'auteur  sur  la  contradiction  qui 
existe  entre  les  résultats  de  la  inagisirale  étude  des  eaux  de  la 
Meuse  par  MM.  Spring  et  Prosl  e  le>  résultats  de  l'élude 
d'autres  cours  d'eau  cités  dans  le  Traité  th'  géologie.  Leur  étude 
a  dépassé  de  loin,  en  précision  et  comme  somme  de  travail, 
tout  ce  qui  avait  été  fait  dans  ce  genre.  Or  les  conclusions  de 
leurs  recherches  sont  en  désaccord  avec  celles  déduites  des 
études  de  Sir  J.  Murray.  Sans  parler  dune  foule  de  conclusions 
de  la  plus  haute  importance,  le  tra\iiil  de  MM.  Spring  et  Prost 
a  montré  avec  des  preuves  indubi table.-  (pie.  j)our  la  Meuse, 
le  travail  chinn'que  des  eaux  souterraines  <'st  près  de  (jualre 
fois  plus  actif  que  le  travail  mécani<ine  des  eaux  courantes.  Pour 
M.  xMurray,  ce  tnivail  chimique  ne  serait  que  la  moitié  du 
travail  mécanique.    11    y    a    là  contradiction   évidente   dont   il 


622  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

importerait  d'avoir  le  fin  mot  par  une  de  ces  analyses  critiques 
dont  M.  de  Lapparent  a  le  secret. 

N*oul)Iions  pas  de  signaler  que  la  question  des  anomalies  de 
la  pesanteur,  si  intéressante  pour  la  connaissance  des  régions 
profondes  et  inaccessibles  du  globe,  a  reçu  de  larges  complé- 
ments dans  cette  cinquième  édition. 

La  deuxième  partie  du  Traité,  celle  qui  s'occupe  de  la  géologie 
proprement  dite  est  naturellement  celle  où  les  suppressions  et 
les  ajoutes  ont  été  les  plus  nombreuses.  Dans  ce  doniaine  en 
effet,rien  n'arrête  la  marée  montante  formidable  des  découvertes, 
et  pour  trouver  du  neuf  on  n'a  que  l'embarras  du  choix. 

Les  chapitres  consacrés  à  l'étude  de  la  pétrographie  et  de  la 
lithologie  sont  vraisemblablement  ceux  qui, de  tout  1  ouvrage,onl 
subi  le  plus  de  remaniements.  L'éminenl  professeur  s'est  donné 
des  peines  considérables  pour  nous  fournir  une  bonne  classifica- 
tion des  roches  éruptives.  S'il  n'y  a  pas  réussi,  chose  que  l'avenir 
nous  apprendra,  ce  sera  une  nouvelle  preuve  à  njoufer  à  tant 
d'autres  de  l'impossibilité  de  classer  un  chaos  qui  va  toujours 
en  s'obscurcissant  sous  l'avalanche  des  noms  nouveaux  et  des 
descriptions  interminables  et  indigestes.  Nous  féliciterons  l'au- 
teur d'avoir  conservé  comme  base  de  sa  nouvelle  classification 
lîi  notion  de  composition  chimique  ou,  plus  spécialement,  de  la 
plus  ou  moins  grande  acidité  des  roches.  C'est  évidemment  là, 
au  point  de  vue  génétique,  une  donnée  de  première  importance, 
tandis  que  nous  avons  peine  à  voir  dans  les  questions  de  texture 
autre  chose  que  des  faits  de  détail.  Importantes  pour  les  pétro- 
graphes,  qui  se  contentent  de  mettre  l'œil  à  leur  microscope 
et  pour  qui  un  échantillon  est  tout  un  monde,  pour  le  stratî- 
graphe  ces  variations  de  texture  ne  sont  que  des  conséquences 
souvent  très  localisées  de  c(»nditions  de  milieu  diversifiées  à 
l'extrême. Un  stratigraphe  sérieux  ne  consentira  jamais  à  laisser 
classer  sous  trente-six  noms  différents  une  même  masse  éruptive, 
une  commune  origine  mais  diversifiée  de  texture  par  suite  de 
conditions  de  milieu  différentes. 

A  ceux  qui  ont  de  la  propejision  k  suivre  le  goût  du  jour,  pour 
lequel  tout  doit  prendre  en  scietice  une  tournures  mathcmatiqui 
et  se  ramener  à  des  graphic|iie^  et  à  des  diagrammes,  je  rec€ 
mande  la  lecture  des  chapilies  où  Tauteur  a  résumé  de  iitaln 
maître  les  tentatives  américaines  et  autres  pour  schr^ntidr-erl 
différenciation  et  la  composition  des  magmas  éruptil!-,  i  lU     -a^k 
intéressantes  à  plus  d'un  titre  comme  moyeu  df*  nuiiiarj 


BIBLIOGRAPHIE. 


623 


je  crains   bien   cependant   que  ces   tentatives  ne   contribuent 
h  compb'quer  la  pétrographie  au  lieu  de  la  simplifier. 

Si  nous  passons  maintenant  à  la  stratigraphie  proprement 
dite,  nous  allons  constater  facilement  de  notables  accroissements 
dans  la  dernière  édition  du  Traité.  Ainsi  nous  pourrons  signaler 
tout  d'abord,  pour  ne  plus  avoir  à  y  revenir,  deux  choses  sail- 
lantes : 

M.  de  Lapparent  a  donné  avec  beaucoup  de  raison  un 
développement  plus  grand  à  la  description  des  formations 
des  régions  exotiques.  Cette  manière  de  faire  trouve  sa  justifi- 
cation dans  les  progrès  énormes  accomplis  depuis  quelques 
années  dans  des  régions  jadis  presque  totalement  inconnues. 
Ces  progrés,  outre  qu'ils  comblent  des  lacunes  regrettables, 
présentent  un  vif  intérêt  à  une  époque  où  les  idées  de  prospec* 
tion  et  d'expansion  mondiale  préoccupent  les  nations  indus- 
trielles. Sous  ce  rapport,  les  prospecteurs. et  les  voyageurs  en 
pays  étrangers,  gens  qui  d'habitude  ont  rarement  le  temps  de  se 
docuu)enter  sur  la  géologie  des  pays  qu'ils  vont  visiter,  trouve- 
ront ici  d'excellentes  descriptions  de  pays  neufs,  descriptions 
enrichies  par  surcroît  de  très  nombreuses  citations  biblio- 
graphiques. 

M.  de  Lapparent  a  encore  perfectionné  dans  cette  édition  les 
esquisses  paléographiques  qu'il  avait  inaugurées  dans  l'avaD/- 
dernière  édition.  Sans  se  faire  lui-même  illusion  sur  la  vaJev 
absolue    de  ces   essais  de  reconstitution,  il  croit  bon  de  ks 
améliorer  sans  cesse  et  telle  est,  je  crois,  l'idée  juste  quefm 
peut   s'en    faire.   Dans  Télat  de   nos   connaissances,  de  fcfc 
reconstitulions  sont  encore  bien  précaires,  mais  ce  n'tstfÊS 
une  raison  pour  ne  pas  les  tenter.  Le  tout  est  de  neptss'oi* 
gérer  leur  valeur  et  de  les  considérer  comme  des  Mto*"^ 
indéfiniment  perfectibles  et  présentant  du  moins  cegnrfMB- 
tage  de  schématiser  à  un  moment  donné  l'ensemble  éii 
naissauL-es. 

Pour  e^Ê^KL/MMloufit.  M.  i^^J^Ji^ptirent  a  m^^  c^' 

rcpré9i^K^|^|v  i*eta  ^r^F  p^'^^lifl^^r 

Beri^^^y^^^Poi  t  ié 


624  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

latéralement  deux  demi-hémisphères.  Je  ne  sais  pas  si  c'est  parce 
que  nous  ne  sommes  pas  encore  familiarisés  avec  ce  mode  de 
projection,  mais  il  me  semble  que  ce  morcellement  de  la  projec- 
tion, et  celui  des  continents  qui  en  est  la  conséquence,  font  perdre 
à  l'innovation  ses  principaux  avantages.  Je  n'y  vois  plus  guère 
comme  avantage  que  de  mettre  en  vedette,  en  plein  centre  de 
l'hémisphère  complet,  les  méridiens  passant  par  l'Europe  et 
l'Afrique  qui  nous  intéressent  tout  parliculièrement.  Mais  les 
Américains  et  les  Asiatiques  vont  réclamer,  car  leurs  continents 
sont  horriblement  déformés,  voire  même  disloqués. 

Un  chapitre  intéressant  de  la  nouvelle  édition  est  celui  qui 
renferme  la  description  du  système  archéen.  Malgré  les  attaques 
incessantes  des  partisans  du  métamorphisme  à  tous  crins  dans 
la  question  de  l'existence  de  l'archéen,  je  pense  que  l'auteur  est 
dans  la  note  vraie  en  admettant  qu'il  existe,  encore  accessibles  à 
nos  observations,  des  portions  de  la  primitive  écorce  du  globe. Que 
ces  portions  soient  faibles  et  rares,  peu  importe  pour  le  principe. 
M.  de  Lapparent  est  d'ailleurs  le  premier  à  reconnaître  que  le 
nombre  de  ces  portions  va  continuellement  en  diminuant,  par 
suite  des  travaux  où  Ton  parvient  à  rattacher  à  Tune  ou  l'autre 
formation  sédimentaire,  tel  ou  tel  massif  considéré  jusqu'ici 
comme  archéen.  Ainsi  il  n'hésite  pas,  dans  sa  nouvelle  descrip- 
tion des  massifs  archéens  alphis,  à  montrer  que  beaucoup  de  ces 
massifs  sont  des  formations  sédimentaires  métamorphiques, 
et,  sans  tomber  dans  un  excès  contraire,  il  profite  des  belles 
recherches  dont  le  tunnel  du  Simploii  a  été  l'occasion,  pour 
montrer  que  la  plus  grande  partie  de  l'ancien  archéen  de  cette 
région  des  Alpes  doit  être  rattacliée  aux  formations  sédimen- 
taires. Émettons  le  vœu  que,  pour  une  prochaine  édition,  l'auteur 
veuille  bien  nous  donner  un  coup  d'œil  d'ensemble  sur  l'archéen 
des  régions  tropicales  africaines  sur  lesquelles  la  somme  de 
documents  commence  à  devenir  assez  importante  pour  justifier 
une  première  synthèse. 

Abordant  ensui le  l'étude  des  formations  sédimentaires, l'auteur 
y  trouve  d'abord  l'occasion  d'une  injporlanle  et  heureuse  correc- 
tion à  ses  éditions  précédentes  par  la  création  du  système 
précambrien.  Quelle  que  soit  l'opportunité  d'élever  au  rang  de 
système  ce  terrain  considéré  par  lui  primitivement  comme 
subordonné  au  système  suivant,  je  félicite  vivement  l'auteur  de 
cette  nioditicalion.  i.es  recherches  de  l'avenir  nous  diront  l'im- 
portance de  cette  coupure  nouvelle,  mais  il  importait  de  lui 
enlever  au  plus  tôt  un  nom,  celui  d'étage  ardennais,  qui  présup- 


BIBLIOGRAPHIE.  025 

posait  que  l'ardennais  de  Belgique  pût  ne  pas  être  du  vrai 
cambrien.  Pour  tous  les  géologues  belges,  sans  exception, 
depuis  longtemps,  et  spécialement  pour  ceux  qui  ont  eu  Tocca- 
sion  de  comparer  Tardennais  de  Belgique  au  cambrien  classique 
du  Pays  de  Galles,  le  synchronisme  complet  ne  peut  faire 
Tombre  d'un  doute,  non  seulement  pour  les  strates  fossilifères 
à  Dictyonema,  mais  pour  toutes  les  couches  sous-jacentes.  Et 
puisque  je  suis  ici  sur  la  question  du  cambrien  belge,  je  me 
permettrai  de  faire  observer  que,  pour  moi,  comme  pour  la 
plupart  des  géologues  belges,  la  classification  du  cambrien  belge 
par  Duuïont  n'a  pas  encore  été  trouvée  suffisamment  en  défaut 
pour  qu'il  y  ait  grand  intérêt  à  la  modifier  sensiblement,  malgré 
les  belles  recherches  de  MM.  Gosselet  et  Malaise. 

Arrivant  ensuite  à  Texamen  du  système  silurien,  nous  voyons 
avec  plaisir  que  la  classification  de  ce  système  si  intéressant 
semble  avoir  pris  une  forme  suffisamment  stable  pour  pouvoir 
subir  l'épreuve  d'éditions  ultérieures  sans  nouvelles  modifica- 
tions. Certes,  il  y  aura  encore  des  gens  qui  trouveront  à  y  redire, 
car  il  esl  de  ces  géologues  (jui  ont  la  spécialité  de  ces  boule- 
versernenls  de  classements,  mais  la  stabilité  a  bien  aussi  ses 
avantages,  ne  fût-ce  qu'au  point  de  vue  didactique.  11  ne  serait 
pas  possible,  dans  uii  compte  rendu  nécessairement  restreint,  de 
passer  en  revue,  même  sommairement,  toutes  les  nouveautés 
signalées  dans  la  description  des  terrains.  CTest  presqu'à  chaque 
page  (|ne  l'on  voit  renseignés  les  travaux  les  plus  récents  et 
qu'éclate  le  souci  de  l'auteur  de  tenir  à  jour  cette  partie  si 
importante  de  son  œuvre.  On  me  pardonnera  de  faire  un  peu  de 
particularisme  et  de  me  borner  à  montrer  combien  les  progrès 
de  la  géologie  belge  ont  trouvé  dans  M.  de  LapparenI  un  inter- 
prète assidu  et  bienveillanl,  et  c'est  justement  en  m'antorisant  de 
cette  bienveillance  que  je  me  permettrai,  chemin  faisant,  de  lui 
signaler  quelques  points  laissés  dans  l'ombre. 

Le  système  carboniférien  intéresse  tout  particulièrement 
l'éminenl  professeur,  si  on  en  juge  par  le  soin  tout  particulier 
et  par  les  développements  qu'il  a  donnés  à  cette  partie  de 
son  travail. 

Ainsi  pour  la  Belgique,  les  nombreux  travaux  auxquels  a 
donné  lieu  la  classification  du  dinantien  sont  fort  exactement 
résumés,  et  il  en  est  de  même  pour  toutes  les  découvertes  de 
nouveaux  bassins  houillrrs  dont  l'Europe  occidentale  a  été  le 
théâtre  dans  ces  dernières  années.  On  trouvera  aussi,  à  propos 
du  même  système,  l'exposé  des  idées  nouvelles  sur  la  trans- 
lll^SF.HIK.  T.  IX.  40 


626  REVUK    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

forinatioii  des  végétaux  en  charbon,  sur  la  position  syslêmatique 
de  végétaux  houillers  jadis  classés  comme  cryptogames,  sur 
les  accidents  tectoniques  qui  se  rencontrent  dans  les  bassins 
franco  belges,  sur  la  répartition  des  faunes  et  des  flores 
houillères  et  l'usage  qu'on  peut  en  faire  au  point  de  vue  de  la 
détermination  de  Page  des  terrains,  pour  ne  signaler  que 
les  faits  les  plus  saillants. 

Concernant  l'origine  du  célèbre  poudingue  de  Malmedy,  je  me 
permettrai  de  faire  remarquer  qu'il  a  été  l'objet  de  la  part  de 
M.  Renier  d'une  étude  remarquable  et  qu'il  n'est  plus  possible 
de  maintenir  l'opinion  de  M.  Gosselet  concernant  la  formation 
de  ce  poudingue.  Un  fleuve  qui  a  traversé  un  lac  ne  renferme 
plus  aucun  sédiment,  à  plus  forte  raison  de  cailloux  qu'il  pour- 
rait aller  jeter  dans  un  lac  inférieur  ;  et  quant  à  la  direction  du 
courant  qui  a  charrié  les  cailloux  de  ce  poudingue,  il  était  bien 
certainement  dirigé  de  l'Eifel  vers  Rochefort,  et  non  de  Roche- 
fort  vers  l'Eifel,  comme  le  prouve  à  l'évidence  la  nature  des 
cailloux  du  poudingue. 

On  trouvera  aussi  dans  le  tome  II  l'exposé  des  idées  de 
M.  Vandenbroeck  concernant  le  classement  des  célèbres  dépôts 
à  Iguanodon  de  Bernissart. 

Quant  à  la  classification  des  formations  belges  allant  du 
céuomanien  au  monlien  inclusivement,  l'auteur  continue  à  pro- 
poser les  mêmes  groupements  que  ceux  qu'il  avait  donnés  dans 
la  quatrième  édition.  Je  ne  crois  pas  cependant  que  pendant 
les  cinq  années  qui  se  sont  écoulées  entre  les  deux  éditions, 
M.  de  Lapparent  ait  rallié  un  seul  adhérent  belge  à  ces  idées 
en  grande  partie  appuyées,  semble-t-il,  sur  l'autorité  de  M.  Mu- 
nier-Chalmas.  Tout  spécialement  il  me  semble  que,  après  les 
nombreux  travaux  qui  ont  fixé  l'âge  du  tufeau  de  Ciply,  il  est 
impossible  de  le  rapporter  au  danien.  Les  bryozoaires  et  les 
petits  brachiopodes  daniens  que  contient  ce  tufeau  n'ont  rien 
à  faire  dans  la  question,  puisqu'ils  sont  remaniés  du  danien 
sous-jacent.  Quant  à  réunir  le  montien  au  danien,  la  chose  est 
non  moins  impossible,  puisqu'il  n'y  a  entre  eux  absolument 
aucune  connexion  faunique.  Si  la  faune  du  calcaire  pisolithiqne 
est  bien  celle  du  montien,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  réunir 
le  monlien  au  danien,  mais  bien  pour  enlever  le  calcaire  piso- 
lithiqne au  danien. 

Si  nous  passons  maintenant  au  tertiaire,  nous  y  verrons  que 
M.  de  Lapparent  y  développe  les  théories  nouvelles  de  MM.  DoU- 
fuss  et  consorts  qui  modifient  complètement  les  groupements 


BIBLIOGRAPHIE.  627 

des  étages  landenieus  et  heersiens  tels  qu'ils  figurent  dans  la 
légende  toute  récente  de  la  carte  géologique.  Plus  loin  il  réunit 
également  en  un  seul  étage  les  denx  divisions  que  nous  appe- 
lons en  Belgique  yprésien  et  panisélien. 

Enfin,  pour  en  finir  sur  ce  sujet,  nons  dirons  que  Ton  trouvera 
déjà  résumés  les  travaux  cependant  absolument  récents  des 
géologues  anglais,  belges  et  hollandais  sur  la  question  des 
étages  les  plus  élevés  du  pliocène  du  bass^in  anglo-belge.  Nous 
citons  ce  dernier  fait  surtout  pour  montrer  qu'avec  M.  de  Lap- 
parent  on  est  sûr  de  ne  jamais  être  en  retard  pour  les  questions 
qui  ont  le  plus  d'actualité. 

Le  chapitre  du  quaternaire  a  été  suffisamment  retravaillé  pour 
nous  tenir  au  courant  des  travaux  nombreux  exécutés  dans  ce 
domaine  si  obscur  de  la  géologie.  Nous  exprimerons  seulement 
le  regret  de  ne  pas  y  voir  l'exposé  et  la  critique  par  l'auteur 
des  théories  de  M.  Arrbénius  sur  les  causes  de  la  période  gla- 
ciaire. Ces  théories,  à  coup  sûr  très  ingénieuses,  auront  toujours 
eu  cet  avantage  d'ouvrir  des  voies  nouvelles  pour  l'explication 
de  certains  phénomènes  géologicpies  encore  peu  élucidés.  A 
noter  aussi  quelques  heureuses  ajoutes  dans  les  chapitres  trai- 
tant des  gisements  éruplifs  et  des  formations  métallifères.  Pro- 
fitant de  travaux  récents,  M.  de  Lapparent  a  fortement  étendu 
ce  qui  concerne  la  genèse  des  glles  métallifères. 

Mais,  pour  finir,  il  nous  reste  à  parler  de  la  partie  de  son 
travail  qui  a  le  plus  bénéficié  des  dernières  découvertes  sensa- 
tionnelles. Je  veux  parler  de  la  question  de  l'origine  et  du  mode 
de  formation  des  montagnes.  C'est  pour  cela  surtout  que  l'on 
pouvait  attendre  avec  impatience  son  exposé  critique  des  théories 
nouvelles,  qui  depuis  quelques  années  se  sont  suivies  avec  une 
telle  rapidité,  enchérissant  (je  n'oserais  dire  chevauchant)  les 
unes  sur  les  autres,  au  point  qu'il  devient  presque  impossible 
à  ceux  qui  ne  sont  pas  dans  le  mouvement,  de  les  suivre. 

On  sait  comment,  depuis  fort  peu  d'années,  nos  idées  sur 
l'orogénie  sont  bouleversées  par  la  notion  des  grands  charriages 
et  des  chevauchements.  Appliquant  des  idées  nouvelles  et 
fécondes,  quelques  géologues,  parmi  lesquels  nous  citerons 
en  première  ligne  MM.  Bertrand,  Termier,  Haug  et  Lugeon, 
ont  renouvelé  complètement  la  face  de  nos  connaissances  sur 
la  structure  si  intéressante  des  régions  alpines,  et  donné, 
pour  la  première  fois,  des  explications  satisfaisantes  de  questions 
comme  celles  des  klippes  et  des  schistes  lustrés  des  Alpes, 


628  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

queslicns  qui,  pendant  tant  d'années,  s'étaient  dressées  eomme 
des  sptiinx  devant  le  monde  géologique.  11  y  aura  profit  à  suivre 
l'exposé  de  ces  théories  captivantes  sous  la  conduite  d*un  guide 
au  jugement  aussi  sûr  que  M.  de  Lapparent. 

Nous  ne  déposerons  pas  la  plume  sans  exprimer  le  souhait  de 
voir  Tauteur,  dans  U\  prochaine  édition  de  son  magistral  Traité, 
compléter  les  toutes  dernières  pages  de  son  livre,  celles  où  il 
expose,  de  façon  si  élevée,  les  théories  cosmogoniques.  Comme 
il  le  dit  si  hien,  une  théorie  cosmogonique  procède  nécessaire- 
ment de  rensemhle  des  progrès  acconiplis  dans  tons  les 
domaines  de  la  science.  Ces  théories  sont  donc  nécessairement 
des  étapes  qu'il  faut  successivement  franchir  pour  s'approcher 
de  plus  en  plus  d'une  perfection  qu'elles  sont  encore  loin 
d'atteindre.  C'est  ainsi  que  les  théories  de  M.  Faye  ont  remplacé 
et  amélioré  les  idées  de  Laplace.  De  même,  les  progrès  «iccom- 
plis  ne  permettent  pins  d'admettre  dans  leur  intégrité  toutes 
les  théories  de  M.  Faye.  Nous  serions  heureux  de  voir  l'opinion 
de  M.  de  Lapparent  sur  le  système  cosnïogonique  de  M.  du 
Ligondès,  dont  le  nom  n'est  point  inconnu  aux  uiemhres  de  la 
Société  scientifique,  qui  savent  tous  que  ce  savant  mathématicien 
est  des  leurs.  Imparfait  vraisemhlahiement  connue  le  sont 
toutes  les  œuvres  humaines,  ce  système  nous  paraît  cependant 
réaliser  un  progrès  sur  ses  devanciers  et  nous  fait  a.ssister  d'une 
façon  plus  logique  à  ces  grandioses  phénomènes  de  la  naissance 
du  n)onde. 

Nous  avons  plus  d'une  fois  fait  allusion,  dans  les  pages  qui 
précèdent,  à  la  prochaine  édition  du  Traité  de  géologie, Quoique 
nous  soyons  dans  notre  pays  et  que  nul  n'y  soit  prophète,  dit-on, 
nous  sommes  sûrs  de  ne  pas  nous  aventurer,  en  prédisant  que 
le  succès  de  cette  cinquième  édition  permettra  à  la  sixième  de 
ne  pas  se  faire  désirer  plus  longtemps  que  ses  devancières. 

X.  Stainier. 


XIII 

The  okigin  and  infixence  of  the  thohoughbred  horse,  by 
William  Ridgewav,  M.  A.,  V.  B.  A.,  Hon.  1).  Litt.  1  vol.  de 
xvr-588  pages.  —  Camhridge,  Universily  Press,  1905. 

Cet  ouvrage  n'intéressera  le  sportman  ou  l'éleveur  que  daus 
la  mesure  où  ils  seraient  doublés  d'un  archéologue  curieux  ou 


BIBLIOGRAPHIE.  629 

d'un  zoologiste  soucieux  des  problèmes  d'origine.  Aussi  bien 
l'auteur  at-il  pour  buf,  comme  il  le  déclare,  d'essayer  d'une 
solution  personnelle  à  l'un  des  problèmes  les  plus  ardus  de 
l'histoire  du  cheval  :  l'origine  ancestrale  de  nos  races  domesti- 
quées et  leurs  relations  biologiques  avec  les  types  sauvages  ou 
semi-sauvages. 

L'originalité  de  cette  tentative  réside  moins  dans  son  objet  — 
souvent  poursuivi  par  ailleurs  —  et  dans  ses  résultats  —  qui  ne 
rallieront  pas  toutes  les  adhésions  —  que  dans  la  méthode  em- 
ployée. La  plupart  des  zoologistes  attaqueraient  la  généalogie 
de  nos  pur-sang  avec  une  documentation  faite  surtout,  sinon 
exclusivement,d'éléments  anatomiques  et  paléontologiques  joints 
à  quelques  indices  précieux  déduits  des  lois  de  la  distribution 
géographique  des  faunes.  M.  Ridgevvay,  grâce  à  sa  compétence 
d'archéologue,  peut  puiser  à  d'autres  sources  :  il  utilise  large- 
ment les  informations  d'ordre  historique.  Rien  de  mieux,  car 
l'évolution  des  races  chevalines  fut  en  partie  contemporaine  des 
civilisations  de  l'antiquité.  Ce  point  de  vue  nouveau  a,  du  reste, 
l'avantage  de  rendre  la  prése»)te  étude  abordable  et  attrayante 
pour  des  lecteurs  cultivés  qui  ne  seraient  pas  des  professionnels 
de  la  zoologie. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  développer  ici  la  thèse  de  l'auteur, 
à  suivre  les  vicissitudes  et  les  intîltrations  mutuelles  des  deux 
grandes  familles  d'Eqnus  ca^aWiiS,  auxquelles  peuvent  se  rame- 
ner respectivement  les  types  prédominants  du  nord  et  du  sud 
de  TEurope.  Nous  n'essayerons  pas  non  plus  de  déceler  la  traî- 
née si  étendue  de  sang  arabe  dans  la  plupart  des  races  euro- 
péennes, puis,  par  une  vaste  induction,  de  rattacher  une  bonne 
partie  de  celles-ci  au  cheval  barbe,  au  Lihyan  horse,  que  l'au- 
teur appelle  Equus  cahallus  libyens  et  qu'il  considère  comme 
une  race  naturelle,  constituée  sur  place,  dans  la  région  du  nord 
de  l'Afrique.  Notons  seulement  que  cette  dernière  opinion  con- 
tredit —  à  tort  ou  à  raison?  —  des  vues  qui  semblaient  prévaloir 
il  y  a  peu  de  temps  et  qui  se  présentaient  sous  haut  patronage 
(E.  R.  Lydekker.  Proc.  Zool.  Soc.  1904). 

Voici  une  idée  de  l'ordonnance  des  matières  traitées  par  le 
Prof.  Ridgeway.  A  un  chapitre  d'introduction  sur  **  les  ancêtres 
des  Équidés  „,  font  suite  une  revue  et  un  classen)ent  des  Equidés 
actuellement  existants,  puis  un  long  (3iâ  pages)  et  très  intéres- 
sant chapitre  sur  les  races  de  chevaux  dans  les  temps  préhis- 
toriifues  et  historiques  :  ici  surtout  l'érudition  de  l'auteur  peut 
se  donner  carrière  et  achever  de  dépouiller  son  livre  de  cette' 


63o  REVaîE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

raideur  guindée  inhérente  aux  travaux  de  pure  systématique. 
Enfin,  une  fois  établies  —  par  rareliéologie.  par  l'histoire  et  par 
l'observation  --  les  multiples  affinités  du  cheval  bai  nord  afri- 
cain, restait  à  s'enquérir  de  Forigine  de  celui-ci  :  le  chapitre  IV 
s'intitule  **  l'origine  du  cheval  libyen  „.  Le  volume  se  termine 
par  un  chapitre  qui  ne  se  rattache  qu'indirectement  à  la  thèse 
générale  :  c'est  un  appendice  sur  **  le  développement  de  l'équi- 
tation  ^. 
Le  texte  est  appuyé  de  143  excellentes  illustrations. 

J.  M. 


XIV 

An  elementary  course  ix  Mammaliax  Osteologv,  by  the  Rev. 
A.  M.  Kirsch,  C.  S.  C,  professor  of  Zoology  in  the  University  of 
Notre-Dame.  1  vol.  de  vi-110  pages.  —  Notre-Dame,  Indiana, 
University  Press. 

Ce  petit  volume  marque  une  adhésion  de  plus  à  une  méthode 
d'enseignement  «pii  s'impose  de  toute  évidence  en  histoire  natu- 
relle. Il  ne  suffit  pas  au  jeune  naturaliste  d'être  un  prodige  de 
réceptivité  et  d'enregistrer  passivement,  dans  une  mémoire  com- 
plaisante, les  —  combien  fastidieuses!  —  nomenclatures  qui  sur- 
chargent ses  programmes.  S'il  n'arrive  à  vivre  un  peu  sa  science, 
à  voir,  à  toucher,  à  expérimenter  le  plus  possible,  ce  qu'il  nomme, 
toute  sa  **  capacité  „  spéculative  et  abstraite,  fût-elle  servie  par 
les  plus  brillantes  aptitudes  verbo-motrices,  ne  lui  fera  pas 
dépasser  la  médiocrité,  parce  que,  dans  les  sciences  expérimen- 
tales, il  faut  autre  chose  qïi'une  documentation  livresque  :  il  faut 
le  sens  et  l'intelligence  du  fait  concret  et  sensible.  Quoi  qu'il 
en  soit  de  l'importance  qu'il  convient  d'attribuer  à  l'ostéologie 
dans  les  divers  programmes  d'étrides,  on  reconnaîtra  que  cette 
branche  se  prête  excellemment  à  un  enseignement  intuitif.  On 
ne  peut  que  féliciter  le  R.  P.  Kirsch  d'avoir  conçu  son  manuel 
de  telle  façon  qu'il  rende  indispensables  la  présence  dans  la 
salle  de  cours  et  la  manipulation  par  chaque  étudiant  des  pièces 
ostéologiques  dont  le  professeur  signale  les  particularités.  Nous 
croyons  que  les  élèves  du  R.  P.  Kirsch,  après  avoir  pratiqué  les 
exercices  qui  concrètent  chacune  des  onze  leçons  de  leur  manuel, 
non  seulement  connaîtront  d'une  manière  très  satisfaisante  le 


H1BLI0GRA1»H1E.  63 1 

squelette  de  Mammifères, mais  auront  daiis  Tintervalle  développé 
cet  esprit  d'observation  attentive  et  méthodique,  que  devrait 
posséder  à  forte  dose  tout  médecin  et  tout  homme  de  science. 

J.M. 


XV 


Le  Sorgho  dans  les  vallées  du  Niger  et  du  Haut-Sénégal. 
CxiUure,  récolte,  préparation,  commerce,  par  M.  Dumas.  —  Paris, 
Aug.  Challamel,  rue  Jacob,  17,  lî^G  (1905). 

Le  sorgho  est  le  fruit  d'une  graminée  des  plus  variables, 
V Andropogon  Sorghum  ou  Sorghnm  vnlgare.  Il  forme  la  base 
de  la  nourriture  des  indigènes,  dans  la  région  considérée  par 
l'auteur,  et  est  d'un  usage  assez  courant  dans  toute  l'Afrique. 
M.  Dumas  en  distingue  huit  variétés  qui  possèdent  des  pro- 
priétés différentes  au  point  de  vue  de  la  consommation,  de  la 
conservation  et  de  la  facilité  de  culture.  Il  indique  sommaire- 
ment les  caractères  de  ces  variétés  qui,  d'après  lui,  semblent 
assez  faciles  à  distinguer  au  point  de  vue  botanique;  il  passe  en 
revue  les  modes  de  cnllure  et  de  récolte,  les  maladies  auxquelles 
la  plante  est  exposée  et  ses  principaux  ennemis.  11  signale  ses 
usages,  parmi  lesquels  nous  citerons,  en  dehors  de  son  emploi 
comme  nourriture  de  l'homme,  son  utilité  dans  la  préparation 
d'une  sorte  de  liqueur  fermentée  que  ne  dédaigne  pas  l'Européen. 
On  est  même  parvenu,  en  préparant  soigneusement  cette  boisson 
fermentée  et  en  y  ajoutant  du  houblon,  à  en  faire  une  véritable 
bière.  C'est  généralement  à  la  fennne  qu'est  dévolue,  là-bas,  la 
fonction  de  brasseur,  et  le  secret  d'une  bonne  fabrication  dépend 
du  maintien  d'un  ferment  bien  sélectionné. 

Des  observations  réunies  par  l'auteur,  il  est  permis  de  con- 
clure qu'une  culture  de  sorgho,  faite  à  l'aide  d'un  matériel 
agricole  perfectio  rmé,  cofiterait,  pour  une  surface  de  5  hectares, 
142  fr.  75,  et  donnerait  un  rendement  de  1500  kilos  au  moins 
par  hectare,  soit  au  total  7500  kilos,  qui,  vendus  à  10  centimes 
le  kilo,  rapporteraient  750  francs.  Les  bénéfices  d'une  telle 
entreprise  justifieraient  cette  opinion  que,  dans  les  régions  tro- 
picales, il  y  aurait  souvent  plus  d'avantage  à  faire  des  cultures 
vivrières  qu'«à  entreprendre  des  cultures  **  riches  „.  dont  la  pro- 


I 


6.32  RKVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

(luction  n'est  pas  assurée  et  dont  la  valeur   des  produits  est 
soumise  à  des  variations  considérables. 

Le  travail  de  M.  Dumas,  bien  que  très  spécial,  mérite  d'être 
pris  en  considération  par  les  colons  et  les  sociétés  agricoles  de 
l'Afrique  tropicale  occidentale  et  centrale. 

É.  D.  W. 


XVI 


Le  Rafia.  Exploitation,  utilisation  et  commerce  à  Mada- 
gascar,  par  M.  Deslandes.  Une  brocli.  de  50  pages.  —  Paris, 
Aug.  Challamel,  rue  Jacob,  17,  1906  (1905). 

Le  Rafia  de  Madagascar,  tel  qu'il  se  présente  généralement 
dans  le  commerce,  provient  d'un  palmier,  le  Raphia  Ruffia, 
très  répandu  dans  la  grande  lie  où  il  abonde  surtout  dans  les 
zones  marécageuses.  C'est  une  des  plus  jolies  plantes  de  la 
flore  indigène.  Les  feuilles  ont  des  folioles  qui  atteignent 
jusqu'à  1»»,80  de  longueur  ;  le  raehis  est  de  la  grosseur  du  bras. 
D'après  la  consciencieuse  monographie  de  M.  Deslandes,  le 
Rafia  exploitable  doit  èlre  ikgé  d*au  moins  15  ans,  mais  ce  n'est 
que  vers  l'âge  de  40  à  50  ans  qu'il  atteint  toute  sa  vigueur  et 
c'esl  alors  qu'il  commence  à  fructifier. 

Nous  ne  [)ouvons  suivre  l'auteur  dans  toutes  les  observations 
qu'il  présente  sur  l'exploitation  de  ce  palmier,  sur  l'utilisation 
des  différentes  parties  de  la  plante,  sur  la  préparation  des 
fils  etc.  ;  mais  nous  attirons  l'attention  du  lecteur  sur  ce 
travail  à  un  point  de  vue  plus  général  :  il  constitue  une  mono- 
graphie modèle  dont  la  lecture  apprendra  à  nos  concitoyens  qui 
résident  en  Afrique  la  manière  de  nous  documenter  sur  les 
espèces  similaires  du  continent.  11  nous  paraît  certain  que 
Madagascar  n'est  pas  le  seul  pays  capable  de  fournir  un  rafia 
utilisable  :  l'Afrique  occidentale,  très  riche  en  spécimens  du 
même  genre,  doit  posséder,  parmi  les  nonibreuses  espèces  du 
genre,  quelque  plante  de  valeur.  La  monographie  de  M.  Des- 
landes, qui  décrit  soigneusement  la  préparation  du  rafia,  pourra 
servir  de  guide  aux  agents  coloniaux  pour  tenter  des  expériences. 
Pour  les  y  encourager  rappelons  que,  en  1904,  le  rafia  a  fait 
l'objet,  pour  Madagascar,  d'une  exportation  de  3  333  044  kilos 
d'une  valeur  de  2  077  997  francs;  en  1902,  la  valeur  de  l'exporta- 


BIBLIOGRAPHIE.  633 

tion  iraiteignait  que  la  moitié  de  ce  chiffre,  ce  (jui  démontre  le 
développement  de  cette  industrie  locale. 

É.  D.  W. 


XVII 

Culture  et  Industrie  du  Manioc.  P^tude  faite  à  la  Réunion, 
par  L.  CoLsoN  et  L.  Chatel.  —  Paris,  Aug.  Challamel,  1906. 

Parnn  les  pUntes  coloniales  les  plus  utiles,  figure  le  Manihot 
utilissima  qui  fournit  le  manioc,  matière  alimentaire  en  usage 
dans  toutes  les  régions  tropicales.  Les  auteurs  du  livre  (|ue 
nous  signalons,  frappés  des  divergences  d'opinions  exprimées 
sur  ce  produit  dans  les  périodi(|ues  spéciaux,  ont  voulu  apporter 
leur  contribution  à  Tétude  de  cette  plante  en  fournissant  aux 
coloniaux  la  synthèse  des  renseignements  qu'ils  ont  recueillis 
à  la  Réunion,  où  non  seulement  ils  ont  vu  cultiver  le  manioc 
pour  les  usages  locaux,  mais  où  ils  l'ont  vu  exploiter  indus- 
triellement. 

Ils  divisent  leur  étude  en  trois  parties.  Dans  la  première, 
après  avoir  esquissé  sommairement  —  trop  sommairement 
peut-être  —  les  caractères  botaniques  du  type  et  des  variétés, 
ils  passent  à  la  culture  proprement  dite  en  insistant  sur  la 
nécessité  de  ramendeuient  :  le  calcul  des  substances  minérales 
enlevées  au  sol  par  la  culture  de  cette  plante  montre,  en  effet, 
combien  elle  est  épuisante. 

Ils  insistent  aussi,  dans  ce  même  chapitre,  sur  l'emploi  du 
manioc  dans  l'alimentation  de  l'homme  et  du  bétail,  dans  l'in- 
dustrie des  apprêts,  et  sur  sa  Iransftirmation  en  tapioca  et  fécule. 

La  deuxième  partie  est  consacrée  à  l'étude  industrielle  ;  les 
auteurs  partent  du  produit  brut  et  décrivent  les  phases  par 
lesquelles  il  doit  passer  avant  d'être  transformé  en  tapioca  ou 
en  fécule.  La  parlie  technique  est  ici  des  plus  intéressantes  ;  nous 
signalerons,  en  particulier,  les  paragraphes  consacrés  à  l'exposé 
des  frais  et  des  bénéfices  résultant  d'une  entreprise  industrielle 
coloniale  de  fabrication  de  tapioca  et  de  fécule  :  avec  un  capital 
de  400  000  francs,  on  peut,  tous  frais  déduits,  espérer  obtenir 
sans  trop  de  difficulté  25  ^jo  de  bénéfices. 

La  troisième  partie  est  consacrée  à  des  annexes  :  comptes 
divers  de  vente,  d'achat,  de  transport  ;  importation  et  exporta- 


f 


634  lU'IVlJK    DES    QUESTIONS    SCIKxNTlFIQUES. 

lion  en  France,  en  Angleterre  et  en  Allemagne  de  divers  fari- 
neux ;  exporlations  d'antres  pays  producteurs;  exposé  des 
motifs  qui  réclament  des  lois  relatives  aux  tarifs  de  ces  divers 
produits. 

Bien  que  le  sujet  soit  traité  ici  plus  spécialement  au  point  de 
vue  de  la  Réunion  et  de  la  France,  il  y  a  cependant  pour  les 
colons  d'autres  pays  beaucoup  à  prendre  dans  ce  volume.  Il 
serait  à  souhaiter  que  les  auteurs,  qui  possèdent  si  bien  leur 
sujet,  voulussent  préparer  un  travail  d'ensemble  sur  ce  produit, 
car  il  n'est  pas  inutile  d'insister  sur  cette  vérité,  que  parmi  les 
produits  de  culture  facile  et  considérés  souvent  comme  sans 
valeur,  il  en  est  dont  on  peut  retirer  des  bénéfices  certains. 

É.  D.  W. 


XVII I 

Kalexder  fur  die  Baumwollixdustrie,  1906.  Jalirbuch  fQr 
Kaufiente  und  Industrielle  der  Haumwollbranche,27  Jahrgang. — 
Leipzig,  H.  A.  L.  Degener,  1906. 

Ce  petit  volume  paraît  pour  la  vingt  septième  fois.  Loin  de 
diminuer,  son  intérôt  s'accroît,  maintenant  que  le  coton  est  iiii 
des  produits  les  plus  à  la  mode,  et  l'un  de  ceux  qui,  avec  le 
caoutchouc,  voient  leur  consommation  augmenter  presque  jour- 
nellement. Nous  ne  pouvons  signaler  tous  les  renseignements 
utiles  et  intéressants  (ju'il  renferme  et  dont  l'indication  som- 
maire de  la  table  des  matières  a  exigé  quatre  pages  de  texte 
serré.  Bornons-nous  à  quelques  données  générales.  Le  livre 
s'ouvre  par  une  courte  notice  historique.  On  y  lit  que  le  coton 
est  une  plante  très  anciennement  utilisée  ;  chez  nous,  au  xii«  et 
au  xiii®  siècles,  on  fabriquait  des  vêlements  de  coton.  Ce  furent 
des  Belges,  des  Flamands,  qui  transportèrent  cette  industrie  en 
Angleterre,  où  elle  est  devenue  des  plus  florissante.  On  compte, 
en  effet,  dans  ce  pays  plus  de  48  000  000  de  broches,  alors  que, 
dans  toute  l'Europe  continental,  il  n'y  en  a  guère  plus  de 
34  055  000  et  aux  États-Unis  22  000  000.  Ces  derniers  sont  cepen- 
dant les  plus  forts  producteurs  de  coton,  mais  jusqu'ici,  une 
forte  quantité  de  la  production  est  exportée. 

Un  coup  d'œil  sur  les  statistiques  du  Kalender  montre  Tac- 
croissement  considérable  de  broches  dans  presque  tous  les  pays; 


BIBLIOGRAPHIE.  635 

c'est  en  Chine  et  au  Japon  que  cet  accroissemeut  a  été,  dans  ces 
dernières  années,  proportionnellement  le  plus  considérable; 
ainsi,  an  Japon,  le  nombre  des  broches  a  passé,  de  181)0  à  1901, 
i\e  380  000  à  1  500  000. 

Si  Ton  veut  se  faire  une  idée  de  la  consommation  annuelle  du 
colon,  qui  auj^mente  à  la  fois  sur  le  continent  européen,  aux 
Étals-Unis  et  aux  Indes,  il  snfTil  de  consulter  les  chiffres  suivants 
établis  pour  Tannée  19031904  (l*^**  septembre  au  80  août). 

Consommation  : 

Angleterre 2  977  000  balles 

Continent  européen 5  148  000      „ 

États-Unis 3  775  000      „ 

Indes 1 254  000      „ 

Total  13  154  000  balles 

La  production  totale  s'était  élevée  pendant  la  même  période  : 

Indes à  3  965  000  balles 

Brésil  et  divers 1200  000      „ 

Egypte 81)0  000      „ 

États-Unis 13  561000      „ 

Total  19  592  000  balles 

dont  ïine  partie  naturellement  est  manufacturée  dans  le  pays 
d'origine. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  chapitres  qui  s'adressent  direc- 
tement aux  industriels  et  où  ils  trouveront  des  renseignements 
précieux  sur  les  machines,  le  produit  brut,  rentretien,  etc.  Citons 
cependant  un  paragraphe  utile  à  tous  les  travailleurs,  celui  où 
Ton  donne  la  valeur  des  poids,  mesures  et  moimaies  des  divers 
pays.  En  résumé,  le  Kalender  est  le  vademecum  obligé  de  tous 
ceux  qu'intéresse  le  coton. 

É.  l).  W. 


XIX 

Commercial  Geography,  by  H.  Gannett,  C.  L.  Garrison  and 
E.  J.  Houston.  --  New-York,  American  Book  Company,  1905. 

Au   moment   où  l'on  parle  tant  chez   nous  d'extension    éco* 
nomique  mondiale,  il  nous  parait  intéressant  de  signaler  la  publi- 


636  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

cation  de  ce  manuel  élémentaire,  bien  propre  à  faire  pénétrer 
dans  les  masses  des  idées  sur  la  géographie  économique  et 
commerciale  qui,  malheureusement,  font  encore  si  grandement 
défaut  chez  nous. 

L'ouvrage  compte  plus  de  400  pages  ;  des  figures  et  de  nom- 
breux diagrammes  aident  puissamment  le  lecteur  à  s'orienter 
dans  cette  science  relativement  neuve  mais  d'une  si  grande 
importance  aujourd'hui. 

il  est  divisé  en  trois  parties.  Dans  la  première,  on  envisage 
les  conditions  commerciales,  climatériques,  topographiques» 
sociales,  manufacturières  et  financières  ;  dans  la  seconde,  on 
aborde  l'étude  des  produits  commerciaux,  qui  précède  tout 
naturellement  celle  du  sol  et  de  sa  culture  ;  enfin  dans  la  troi- 
sième partie,  viennent  des  monographies  spéciales  relatives  aux 
divers  pays  du  monde,  toutes  taillées  sur  le  même  modèle  et 
par  conséquent  comparables  entre  elles. 

Les  États-Unis  de  l'Amérique  du  Nord  y  sont  placés  naturelle- 
ment au  premier  plan,  ce  qui  nous  permet  une  fois  de  plus  de 
juger  des  progrès  accomplis  dans  ces  régions  admirablement 
favorisées  par  toutes  les  conditions  aidant  le  commerce  et  son 
extension.  En  1904,  le  commerce  des  Etats-Unis  avait  atteint 
une  valeur  de  2400  millions  de  dollars  dont  1000  millions  à 
riniportation  et  1400  millions  à  l'exportation  ;  sous  ces  deux 
aspects  de  trafic,  c'est  l'Angleterre  qui  occupe  le  premier  rang. 
Notre  petite  Belgique  ne  compte  guère  dans  le  commerce  d'im- 
portation américaine  ;  nous  envoyons  sans  doute  quelques  pro- 
duits en  Amérique,  mais  leur  valeur  est  très  faible;  pour 
l'exportation  américaine,  la  valeur  des  marchandises  reçues  par 
nous  comporte  environ  7  °/o  du  commerce  total  d'exportation 
des  États-Unis. 

Le  livre  des  trois  professeurs  anuricains  mérite  d'ôlre  mis 
entre  les  mains  de  tous  ceux  qui,  chez  nous,  abordent  les  études 
commerciales  et  consulaires  ;  et  tous  les  professeurs  de  géo- 
graphie y  puiseront  des  données  qui  leur  permettront  de  rendre 
plus  attrayants  leurs  cours  de  géographie  physique. 

E.  D.  W. 


BIBLIOGRAPHIE.  6'i'J 


XX 


Expédition  antarctique  belge.  —  Résultats  du  voyage  du 
S.  Y.  Belgica,  en  1897- 1898  1899,  sous  le  commandement  de 
A.  DE  Geklachë  de  Gomery.  —  Rapports  scientifiques^  publiés 
aux  frais  du  Gouvernement  belge,  sous  la  direction  de  la  Com- 
mission de  la  Belgica.  Botanique. Les  Phanérogames  des  Terres 
Magellaniques,  par  Ê.  De  Wildeman,  Conservateur  au  Jardin 
botanique  de  TÉtat  à  Bruxelles.  Grand  in-4*>  de  2:iî2  pages  et 
^3  planches.  —  Anvers,  Impr.  J.-E.  Buschmann,  1905. 

Au  cours  de  TExpédition  antarctique  de  la  Belgica,  les  obser- 
vations botaniques  furent  départies  à  M.  E.  Racovitza. Cet  explo- 
rateur dut  se  contenter  de  récolter  et  de  préparer  les  matériaux, 
et  c'est  M.  E.  De  Wildeman,  1^»*  Conservateur  au  Jardin  bota- 
nique de  rÉtat  à  Bruxelles,  (jui  a  été  chargé  de  leur  détermina- 
tion et  de  leur  publication,  pour  ce  qui  concerne  la  flore 
phanérogamique.  D'autres  savants,  belges  ou  étrangers,  ont  été 
chargés  de  la  partie  cryptogamique. 

M.  De  Wildeman  était  tout  désigné  pour  celle  lAche  impor- 
tante. Ses  nombreux  et  savants  travaux  sur  la  flore  exotique,  et 
spécialement  sur  la  flore  du  Congo  belge,  lui  ont  valu  depuis 
longtemps  un  rang  distingué  parmi  les  botanistes  descrij)teurs. 
Personne  ne  s'étonnera  donc  que  nous  ayons  surtout  des  éloges 
à  lui  adresser  pour  cette  nouvelle  publication. 

M.  De  Wildeman  divise  son  travail  en  trois  parties  : 

l.Enuméralion  systématique  des  Phanérogames,  récoltées  par 
JVl.  E.  Racovitza,  pendant  la  croisière  vers  le  Pôle  sud  du  S.  Y. 
Belgica, 

11.  Enumération  systématique  de  la  flore  austro  antarctique 
américaine  (Phanérogames). 

in.  Tableaux  statistiques  de  la  flore  austro-antarctique  améri- 
caine (Phanérogames). 

Connue  on  te  voit,  les  matériaux  rapportés  par  M.  Racovitza 
ne  font  l'objet  que  de  la  \^^  partie.  Ces  matériaux,  en  effet,  sont 
relativement  assez  peu  nombreux. 

Pour  donner  plus  de  portée  à  son  travail,  M.  De  Wildeman  a 
compulsé  tout  ce  qui  a  été  publié  jusqu'ici  sur  la  dispersion  des 
Phanérogames  dans  les  Terres  Magellaniques,  Par  là, il  a  rendu 
grand  service  à  ceux  qui  devront,  dans  la  suite,  s'occuper  de  la 
flore  de  ces  terres  australes  :  ils  trouveront  réuni,  en  un  seul 


1 


638  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

volnnie,tout  ce  que  l'on  connaît  sur  la  végétation  de  rAmériqne 
continentale  subantarctique,  sur  la  végétation  de  la  Terre  de 
Feu,  des  lies  Clarence,  Hosle,  Navarin,  Londonderr}',  Smoke, 
Dawson,  Camden,  Basket,  de  l'Ile  des  États,  etc. 

La  nature  même  de  la  flore  dont  il  s'agit,  nécessitait  en 
quelque  sorte  la  méthode  qui  a  été  suivie.  **  Les  nombreux  îlots, 
dit  l'auteur  dans  son  Introduction,  p.  3,  intermédiaires  entre 
la  terre  ferme  de  l'Amérique  et  les  îles  de  l'Archipel,  établissent 
de  multiples  et  indéniables  rapports  entre  la  flore  de  ces  deux 
domaines,  dont  l'élude  ne  peut  être  faite  séparément.  „ 

Les  plantes  qui  fcnt  l'objet  de  la  U^  partie  (pp.  6-32)  et  qui 
ont  été  récollées  par  M,  Racovitza,  pendant  les  années  1897- 
1898-1899,  comprennent  97  espèces  et  variétés;  elles  se  répar- 
tissent entre  75  genres  et  appartiennent  à  36  familles  différentes. 

11  peut  être  intéressant,  pour  le  botaniste  belge,  de  savoir  si 
nos  espèces  indigènes  ont  des  représentants  dans  ces  contrées 
éloignées.  Voici,  parmi  les  espèces  rapportées  par  M.  Racovitza, 
celles  qui  font  partie  de  la  flore  belge  :  Âira  flexuoaa  L.,  Poa 
annua  L.,  Triticum  repens  L,,  vav,  pungens  Brougu.,  Rumex 
acetosella  L.,  Cerastium  arvense  L.,  C,  vulgatum  L.,  Stellarta 
média  Cyr.,  iS.  nemortim  L.,  Cardamine  amara  L.,  Capselln 
Bursa-pastoris  Moench,  TrifoUum  repens  L.,  Apium  graveo- 
ïens  L.,  Plantago  niaritima  L.,  Galiuni  Aparine  L.,  BeUis 
perennis  L,,Senecio  vulgaris  L.et  Taraxacum  officinaleW eber. 

Dans  la  2^'  partie  (pp.  33-182),  comme  nous  l'insinuions  plus 
haut,  M.  De  Wildeman  dresse  l'inventaire  de  toutes  les  espèces 
et  variétés,  observées  à  la  surface  des  Terres  Magellaniques, 
c'est-à-dire  dans  la  zone  américaine  continentale  subantarctique 
et  dans  les  26  îles  du  voisinage  qui  ont  été  visitées  jusqu'à  prè^ 
sent.  Les  ouvrages  qui  ont  été  mis  à  contribution  à  cet  effet 
sont  la  Flora  antarctica  de  Hooker,  ainsi  que  les  publications 
de  Franchet,  Hariot,  Spegazzim,  Philippi,  Alboff,  Dusen,  etc. 

Les  explorations  récentes  ont  fourni  des  renseignements  bota- 
niques au  sujet  de  certaines  îles  dont  la  flore  était  complète- 
ment inconnue:  pour  d'autres, elles  ont  enrichi  les  rares  données 
que  l'on  possédait  jusqu'à  présent.  Mais,  en  général,  la  flore 
côtière  seule  a  été  étudiée  ;  peu  de  naturalistes  ont  pu  pénétrer 
jusque  dans  Tintérieur  des  îles  et  c'est  là,  peut-être,  qu'on  trou- 
verait les  représentants  de  la  flore  ancienne,  que  ni  l'homme,  ni 
les  animaux  importés  n'ont  encore  pu  influencer. C'est  assez  dire 
qu'il  y  a  encore  à  faire  et  à  trouver,  dans  ces  régions  envelop- 
pées de  mystère. 


BIBLIOGRAPHIE.  ÔSg 

L'auteur  convient  que,  malgré  ses  recherches,  son  travail  pré- 
sente peut-être  certaines  lacunes  ;  mais,  ajoute-t  il,  le  relevé  est 
suffisamment  complet  pour  démontrer  que  la  dispersion  des 
espèces  est  loin  d*être  intégralement  comme. 

Essayer,  par  conséquent,  de  tirer  des  conclusions  absolues, 
d'établir  des  lois  géo-botaniques,  serait  absolument  prématuré  : 
toutes  les  conclusions  ne  peuvent  être  que  provisoires, 

La  3®  partie  (pp.  183--02)  contient  les  Tableaux  statistiques 
de  la  flore  austro-antarctique  américaine.  Ces  tableaux  sont  d'un 
usage  éminemment  pratic^ue  et  expéditif.  Dans  la  colonne  de 
gauche  sont  inscrits  les  noms  des  espèces  végétales;  puis  vien- 
nent 27  colonnes,  portant,  en  tête,  le  nom  d'une  des  îles  ou  des 
régions  explorées  ;  un  trait  horizontal,  figuré  dans  ces  colonnes, 
indique  la  présence  de  l'espèce  dans  la  région  correspondante  ; 
l'absence  de  trait  signifie  qu'elle  y  est  inconnue  jusqu'à  présent. 
Un  simple  coup  d'œil,jeté  sur  ces  Tableaux,  suffit  pour  indiquer 
hnmédiatement  la  répartition,  dans  ce  domaine  floral,  des  539 
espèces  et  variétés  qu'il  contient. 

Ce  qui  frappe,  à  première  vue,  c'est  la  grande  ressemblance 
de  la  flore  de  la  Terre  de  Feu  et  de  la  flore  de  l'Amérique  conti- 
nentale subantarctique;  elles  paraissent  aussi  considérablement 
plus  riches  que  celles  des  25  îles  voisines,  explorées  jusqu'à  ce 
jour.  Il  est  juste  d'ajouter,  d'autre  part,  que  ce  sont  précisément 
ces  deux  flores  qui  ont  été  le  plus  étudiées  et  qui  sont  le  mieux 
connues,  à  l'heure  présente.  Il  paraît  probable  qu'une  grande 
partie  des  éléments  qui  les  constituent  se  retrouveront  sur  les 
Iles  avoisinantes,  quand  l'exploration  de  ces  dernières  aura  pu 
être  faite  plus  en  détail.  **  Rien,  en  efl^et,  dit  M.  De  Wilderuan, 
p.  202,  dans  les  conditions  climatériques  et  géologiques  ne 
semble  difl^érencier  fortement  la  Terre  de  Feu  des  îlots  voisins, 
et  la  flore  qui  recouvre  ces  vestiges  d'un  ancien  continent  aura 
certainement  eu  une  origine  unique ;seuirhomnie  a  pu  modifier, 
dans  une  certaine  mesure,  le  tapis  végétal  des  zones  côtières 
d'îles  fréquemment  visitées.  „ 

Une  Table  alphabétique  des  noms  spécifiques  (avec  leurs 
synonymes)  occupe  les  pp.  203-217.  Les  pages  suivantes  (218- 
222)  donnent  l'explication  des  23  magnifiques  planches  qui  ter- 
minent le  volume. 

E.  P. 


640  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


XXI 

FoNTENELLE,  pai"  A.  LabordeMilaa.  Un  vol.  petit  in-S®  de 
176  pages  de  la  colleelion  des  Grands  écrivains  français. 
-  Paris,  Hachelte,  1905. 

Ce  volume,  orné  d'une  héliogravure  qui  reproduit  la  gravure 
de  Dossier  d'après  le  portrait  de  Fonlenelle  par  Rigaud,  est 
divisé  en  trois  parties,  consacrées  respectivement  aux  tâtonne- 
ments et  faux  départs  du  héros,  puis  à  son  élude,  d'ahord  comme 
vulgarisateur  et  ensuite  comme  philosophe  et  savant. 

L'histoire  des  origines  de  Fontenelle  est  intére.^sante.  Neveu 
des  deux  Corneille,  il  dut  surtout  au  cadet,  à  Thomas.  On  sait 
en  effet  (|ue  celui-ci,  non  content  de  suivre,  de  loin,  les  traces 
de  son  frère,  sut  se  tourner,  à  l'approche  de  la  soixantaine,  vers 
l'érudition  et  projeta  la  publication  de  dictionnaires  plus  ou 
moins  encyclopédiques.  En  attendant,  collaborateur  important 
puis  co  directeur  du  Mercure  galant,  il  réunissait  cliez  lui  ceux 
qui  pouvaient  le  renseigner  et  aider  à  la  rédaction.  Là,  on  lisait 
sous  le  manteau,  avant  que  le  privilège  ne  fût  accordé,  la 
Lettre  sur  la  Cofnète  de  Bayle,  où  la  science  s'um'ssait  à  un 
scepticisme  déguisé.  On  voit  que  Fontenelle.  arrivant  de  Rouen, 
tombait  en  un  milieu  bien  propre  à  développer  ses  tendances 
naturelles.  Ses  débuts  cependant  ne  furent  pas  tous  lieureux,  et 
il  mérita  de  ligurer,  comme  écrivain  bel  esprit  et  prétentieux, 
sous  le  nom  de  (^ydias.  dans  la  galerie  de  La  Bruyère. 

Au  sujet  du  vulgarisateur,  de  l'auteur  de  VOrigine  des  Fables, 
de  V Histoire  des  Oracles,  de  la  Digression  svr  les  Anciens  et 
les  Modernes,  de  la  Pluralité  des  Mondes,  des  Analyses  et 
Extraits  académiques  et  des  Éloges  non  moins  académiques, 
M.  Laborde-Milaà  a  écrit  un  chapitre  intéressant,  mais  ne  con- 
tenant rien  d'imprévu. 

Nous  ne  dirons  pas  la  môme  chose  du  chapitre  sur  le  philo- 
sophe et  le  savant,  car  là,  l'auteur  prétend  établir  que  Fontenelle 
fit  une  série  de  découvertes  originales.  Laissons  de  côté  les 
découvertes  littéraires  et  arrivons  de  suite  aux  découvertes 
scientifi(iues  et  philosophiques. 

Voici  d'abord  des  idées  **  étonnantes  pour  l'époque  „,  d'après 
M.  Laborde-Milaà,  cintre  la  génération  spontanée  :  **  Tous  les 
animaux  qui  paraissent  venir  ou  de  pourriture  ou  de  poussière 
humide  et  échauffée,  ne  viennent  que  de  semences  que  Ton 


BIBLIOGRAPHIE.  64 1 

n'avait  pas  aperçues...  Jamais  il  ne  s'engendra  de  vers  sur  la 
viande  où  les  mouches  n*ont  pu  laisser  de  leurs  œufs.  Il  en  va 
de  même  de  tous  les  autres  animaux  que  Ton  croit  qui  naissent 
hors  delà  voie  de  la  génération. Toutes  les  expériences  modernes 
conspirent  à  nous  désabuser  de  cette  ancienne  erreur,  et  je  me 
tiens  sûr  que,  dans  peu  de  temps,  il  n'en  restera  plus  le  moindre 
sujet  de  doute.  „ 

L'auteur  est  si  assuré  que  de  telles  idées  étaient  absolument 
originales  aux  xvii^  et  xvin«  siècles,  qu'il  ne  donne  aucune  date 
(chose  utile  cependant  quand  il  s'agit  d'un  écrivain  resté  actif 
jusqu'à  près  de  cent  ans)  et  n'indique  pas  l'écrit  d'où  est  extraite 
cette  citation. 

Il  eût  été  pourtant  intéressant  d'être  fixé  sur  la  date  où 
Fontenelle  s'exprimait  comme  on  l'a  vu,  car,  s'appuyant  évidem- 
ment sur  les  expériences  de  Redi  (1),  Malebranche,  en  1688,  ne 
tenait  pas  un  autre  langage  dans  son  XI«  Entretien  sur  la 
Métaphysique,  Écoutons-le  : 

"  Théotime,  —  Il  faut,  Théodore,  que  je  vous  dise  une  expé- 
rience que  j'ai  faite.  Un  jour,  en  été,  je  pris  gros  comme  une 
noix  de  viande,  que  j'enfermai  dans  une  bouteille,  et  je  la  cou- 
vris d'un  morceau  de  crêpe.  Je  remarquai  que  diverses  mouches 
venaient  pondre  leurs  œufs  ou  leurs  vers  sur  ce  crêpe,  et  que, 
dès  qu'ils  étaient  éclos,  ils  rongeaient  le  crêpe  et  se  laissaient 
tomber  sur  la  viande,  qu'ils  dévorèrent  en  peu  de  temps;  mais 
comme  cela  sentait  trop  mauvais,  je  jetai  le  tout. 

„  Théodore.  —  Voilà  comme  les  mouches  viennent  de  pour- 
riture :  elles  font  leurs  œufs  ou  leurs  vers  sur  la  viande  et 
s'envolent  incontinent  ;  après  que  ces  vers  ont  bien  mangé,  ils 
s'enferment  dans  leurs  coques  et  en  sortent  mouches  ;  et  le 
commun  des  hommes  croit  sur  cela  que  les  insectes  viennent  de 
pourriture. 

„  Théotime.  —  Ce  que  vous  dites  est  sûr,  car  j'ai  renfermé 
plusieurs  fois  de  la  chair,  où  les  mouches  n'avaient  point  été, 
dans  une  bouteille  fermée  hermétiquement,  et  je  n'y  ai  jamais 
trouvé  de  vers... 

„  Théodore,  —  ...  Qu'y  a-t-il  de  plus  incompréhensible  qu'un 
animal  se  forme  naturellement  d'un  peu  de  viande  pourrie  ?  „ 

Quiind  Malebranche  publiait  cela,  Fontenelle  n'avait  guère 
plus  de  trente  ans  :  jusqu'à  preuve  contraire,  nous  croyons  que  ce 
dernier  n'a  fait  que  répéter  ce  qu'avait  dit  le  métaphysicien  de  la 

(1)  Esperieme  intorno  alla  generasione  degli  inse/ti,  Florence,  1668. 
III*  seuiE.  T.  IX.  41 


642  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

vision  en  Dieu.  Il  eût  d'ailleurs  été  assez  intéressant  de  donner 
cette  preuve  pour  que,  de  rabsence  de  toute  indication  à  ce 
sujet,  nous  devions  conclure  (pie  AI.  Laborde  Milaà  n'a  pas  Ju 
Malebranche, 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  question  de  la  génération  spontanée 
n'est  qu'un  détail.  La  vraie  gloire  de  Fontenelie  serait  d'avoir 
propagé  trois  grandes  idées  (léconvrrfes  par  lui,  en  prenant  le 
mot  dans  son  sens  strictement  élymologique.  Ces  trois  idées 
sont  les  suivantes  :  Tout  dans  la  nature  est  soumis  à  des  lois. 
Toutes  les  sciences  se  tiennent  et  se  pénètrent,  n'étant  respec- 
tivement que  les  cas  particuliers  d'une  science  unique.  Celle-ci 
ne  doit  être  que  la  coordination  de  tous  les  phénomènes  par  des 
rapports  mathématiques. 

Sans  doute.  M.  Laborde-Milaà  reconnaît  que  ces  idées  émanent 
du  cartésianisme  scientifique  :  mais  ce  serait  Fontenelie  qui  les 
aurait  mises  au  jour.  Certes,  nous  ne  prétendons  point  contester 
le  mérite  du  neveu  des  Corneille  ;  mais  il  nous  semble  que  la 
pensée  de  Descartes  n'était  point  restée  aussi  méconnue  qu'on 
veut  bien  le  prétendre. 

Si  M.  Laborde-Milaà  avait  lu  Malebranche,  il  aurait  su  que 
ces  pensées  imprègnent  son  œuvre.  Son  idée  dominante,  son 
LeitmotiVy  peut-on  dire,  quand  il  parle  de  la  nature,  c'est  que 
Dieu  y  fait  tout  conformément  à  des  volontés  générales.  C'est 
par  là  qu'il  explique  tous  les  désordres  qu'on  remanjue  dans  la 
nature  ;  sans  cesse  il  répète  :  ^  Vous  savez  que  Dieu  agit  toujours 
d'une  manière  simple  et  um'forme  „.  Pour  lui,  le  merveilleux 
de  la  Providence  divine  consiste  dans  la  sage  combinaison  que 
Dieu  a  mise  entre  toutes  les  parties  de  l'univers,  au  temps  de 
la  création,  par  rapport  aux  lois  générales  de  communication  des 
mouvements.  Ces  lois  générales  sont  la  base  de  tout  dans  l'uni- 
vers, puisque  tout  s'y  réduit  à  l'étendue.  Et,  dès  lors,  toute  la 
science  se  réduira  à  des  lois  mathématiques  :  "  Comprenons 
bien,  dit-il,  que  toutes  les  modalités  de  l'étendue  ne  sont  et  ne 
peuvent  être  que  des  figures,  configurations,  mouvements  sen- 
sibles ou  insensibles,  en  un  mot,  que  des  rapports  de  distance.  „ 
Conséquent  avec  lui-même,  il  afTn  niera,  bien  avant  Euler,  que 
les  diverses  couleurs  sont  dues  à  une  plus  ou  moins  grande 
multiplicité  de  vibrations  en  un  temps  donné. 

Ces  pensées  sur  les  lois  générales  et  leur  caractère  sont  par- 
ticulièrement développées  dans  les  Entretiens  sur  la  Méta- 
physique, qui  datent  de  1688,  comme  la  première  citation  de 
Fontenelie  faite  à  ce  sujet  par  M.  Laborde-Milaà;  mais  elles 


BIBLIOGRAPHIE.  643 

inspirent  aussi  ses  œuvres  antérieures,  en  sorle  que  Fontcnelle 
n'ii  point  eu  à  découvrir  des  pensées  ci. fouies  dans  les  œuvres 
de  Deseartes  et  restées  lettre  morte  pour  tous. 

Aussi,  quel  que  soit  son  mérite,  il  nous  semble  plus  que 
jamais,  après  avoir  lu  l'intéressant  pelit  volume  dont  nous 
venons  de  parler,  que  Fontenelle  fut  essentiellement  un  vulga- 
risateur, conformément  à  l'opinion  commune.  A  vouloir  Télever 
trop  haut,  on  courrait  risque  de  le  faire  déprécier  injustement. 

G.  Lechalas. 


XXII 

La  Providence  et  le  Miracle  devant  la  science  moderne,  par 
Gaston  Sortais,  ancien  professeur  de  philosophie.  Un  vol.  in- 12 
de  lî)l  pages.  —  Paris,  Beauchène,  1005. 

Que  faut-il  entendre  par  **  Science  moderne  „  ?  Nous  parlons 
ici  des  sciences  expérimentales. 

Au  sens  ordinaire  des  mots,  cela  doit  signifier  la  science  con- 
temporaine, la(]uelle  est  moderne  par  rapport  à  ce  qu'elle  était 
au  siècle  précédent  et  aux  siècles  antérieurs,  chacun  de  ceux-ci 
étant  moderne  par  rapport  aux  siècles  écoulés  auparavant.  A  ce 
point  de  vue,  la  science  dite  moderne  n'a  d'autre  avantage  sur 
celle  (|ui  l'a  précédée  que  d'êlre  venue  après  elle  et,  partant, 
d'avoir  pu  profiter  des  travaux  et  des  découvertes  de  celle-ci, 
pour  progresser  à  son  tour  dans  la  voie  évolutive  de  l'esprit 
humain  et  préparer  de  nouveaux  progrès  à  la  science  future,  à  la 
science  de  demain. 

Mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  l'entend  généralement.  Pour  une 
certaine  école,  la  science  n'est  moderne  qu'autant  que,  sortant 
de  son  rôle  d'expérimentation,  de  classement  des  faits  et  de 
construction  de  théories  destinées  à  relier  ces  ùûis  entre  eux, 
elle  fait  invasion  dans  un  domaine  qui  n'est  pas  le  sien,  pour 
prétendre  anéantir  toute  métaphysique  et  par  suite  toute  reli- 
gion, voire  tout  théisme  :  ce  qui  est  en  effet  assez  moderne. 

C'est  contre  cette  insoutenable  thèse  que  s'élève  victorieuse- 
ment M.  Gaston  Sortais  dans  l'excellent  volume  dont  le  titre 
figure  eu  tète  de  cet  article.  £t  nous  délions  l)ien  quiconque  de 
répondre  à  rargumentation  serrée  de  l'auteur  autrement  que 


644  KKVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

par  des  faux-fuyanls^  des  aflirinations  sans  preuves  et  des  échap- 
patoires peu  dignes  dune  discussion  sérieuse. 

Renouvelant  en  les  aggravant  l'erreur  et  rineonséquence  d'un 
grand  penseur  de  la  première  moitié  du  siècle  dernier,  un  haut 
dignitaire  de  l'enseignement  public,  philosophe,  professeur  en 
Sorbonne,  M.  Séailles,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom,  pré- 
tend nous  enseigner  non  seulement  ^  comment  les  dogmes 
finissent  „,  mais  encore  et  surtout  ^  pourquoi  ils  ne  renaissent 
pas  „.  Double  erreur,  dont,  avec  un  peu  de  bon  sens,  d'observa- 
tion et  de  bonne  foi,  il  est  facile  de  montrer  la  faiblesse  et 
l'inanité  ;  mais  on  ne  parvient  que  trop,  à  l'aide  de  phrases 
sonores,  d'assertions  gratuites  et  de  fausses  interprétations,  u 
faire  pénétrer  cette  erreur  dans  les  esprits  simplistes  en  la  leur 
donnant  comme  des  conséquences  inéluctables  de  la  fameuse 
Science  moderne. 

C'est  principalement  dans  un  ouvrage  intitulé  les  Affirmations 
de  la  conscience  moderne,  que  M.  Séailles  étale  ses  assertions 
dogmatiques,  bien  que  d'un  dogmatisme  à  rebours,  mais  que 
n'appuie  aucune  démonstration  sérieuse.  Et,  à  ce  propos,  qu'il 
nous  soit  permis  d'ouvrir  ici  une  parenthèse.  D'une  part,  faire 
appel  à  la  conscience  moderne,  n'est-ce  pas  supposer  que  les 
hommes  **  modernes  „  sont  faits  d'une  autre  pâte  que  les  hommes 
des  générations  précédentes?  Est-ce  que  la  conscience  humaine, 
en  tant  que  telle,  varie  ?  Ce  qui  varie,  c'est  l'étendue  des  con- 
naissances, ce  sont  aussi  les  passions,  les  erreurs  qui  se  suc- 
cèdent parallèlement  aux  développements  légitimes  de  l'esprit 
humain.  Mais  depuis  Socrate  et  Platon,  et  même  avant  qu'ils  n'en 
eussent  formulé  la  loi,  le  **  connais-toi  toi-même,  nosce  teipsum  „ 
a  toujours  été  et  sera  toujours  la  base  inébranlable  de  la  con- 
science humaine.  D'autre  part,  M.  Séailles,  qui  repousse  tout 
dogmatisme  aussi  bien  métaphysicjue  que  religieux,  que  fait-H 
autre  chose  que  du  dogmatisme,  quand  il  aflirme  superbement 
que  les  progrès  de  la  science  **  moderne  „  ont  définitivement 
aboli  tout  théisme,  c'est-à-dire  toute  notion  d'un  Dieu  personnel, 
d'un  Créateur  et  Ordonnateur  du  monde  ?  Nous  verrons  tout  à 
l'heure  sur  quoi  il  prétend  appuyer  cette  condamnation  som- 
maire. Mais  quoi  de  plus  dogmatique  (jue  de  telles  assertions  : 
**  Depuis  trois  siècles  les  progrès  continus  de  la  science  posi- 
tive ont  ruiné  la  conception  esthétique  et  morale  de  l'Univers  „? 
Par  suite,  il  ne  saurait  être  question  d'un  Être  suprême  l'ayant 
créé,  d'une  Providence  le  gouvernant,  d'une  grandiose  harmonie 
entre  le  monde  en  ses  multiples  parties  et  son  divin  Ordonna* 


BIBLIOGRAPHIE.  645 

teiir  ;  encore  moins  de  miracles  et  de  causes  finales,  concepts 
puérils  qui  s*évanouissent  avec  toute  la  métaphysique  aristotéli- 
cienne et  médiévale,  à  la  lumière  grandissante  de  la  science 
**  moderne  „.  Si  ce  n'est  là  le  propre  texte  de  notre  contradicteur, 
c'est  bien  exactement  le  sens  de  ses  affirmations. 

Rendons-lui  toutefois  cette  justice  qu'il  ne  confine  pas  la 
""  science  moderne  ^  dans  les  cinquante  ou  soixante  dernières 
années,  puisqu'il  veut  bien  lui  concéder  trois  siècles  d'existence. 
Mais  alors,  il  n'y  a  qu'à  examiner  ce  qu'ont  pensé,  durant  cet 
intervalle,  les  grands  savants,  ceux  qui,  par  leur  génie  et  leurs 
découvertes,  ont  été  les  promoteurs  de  la  marche  en  avant  des 
sciences  et  de  l'esprit  humain.  Et  M.  Sortais  a  beau  jeu  de  citer, 
par  ordre  chronologique  :  Kepler,  l'illustre  astronome,  pour  qui 
^  la  connaissance  du  vrai  se  ramène  à  repenser  les  pensées  du 
Créateur  „;  Galilée  lui-même  qui,  nonobstant  les  ardentes  sym- 
pathies que  lui  a  vouées  tout  le  clan  libre-penseur,  n'en  lisait  pas 
moins  la  grandeur  de  Dieu  "  dans  le  livre  ouvert  du  ciel  „  ; 
Newton,  qui,  dans  son  livre  à  jamais  célèbre  des  Principes  delà 
philosophie  naturelle,  a  écrit  de  si  belles  pages  sur  la  grandeur, 
la  souveraineté  et  la  providence  de  Dieu;  Descartes,  cet  illustre 
penseur,  si  grand  admirateur  de  la  Beauté  divine  (Cf.  notam- 
ment ses  Méditations  I1I«  et  V«);  Leibniz,  l'immortel  inventeur 
du  calcul  infinitésimal,  qui  voyait  dans  les  causes  finales,  si 
cavalièrement  niées  par  M.  Séailles,  **  l'une  des  plus  efficaces  et 
des  plus  sensibles  preuves  de  l'existence  de  Dieu  pour  ceux  qui 
peuvent  approfondir  les  choses  (Cf.  les  Principes  de  la  nature 
et  de  la  grâce)  ;  Laplace  lui-même,  que  le  professeur  à  la  Sor- 
bonne  croit  pouvoir  nous  opposer  victorieusement,  bien  qu'il 
n'ait  jamais  tenu  le  propos  inepte  à  lui  prêté  par  la  légende, 
mais  fait  au  contraire  très  explicitement  allusion  à  la  **  suprême 
Intelligence  créatrice  „  (Cf.  V Exposition  du  système  du  monde, 
4®  édit.)  ;  Lamarck,  le  naturaliste  évolutionniste,  n'admettant 
l'apparition  et  l'organisation  de  la  vie  que  comme  Tœuvre  **  de 
l'Auteur  suprême  de  la  nature  et  des  lois  qui  la  constituent  elle- 
même  „  (Cf.  Philosophie  zoohrjiqne)  ;  Agassiz,  naturaliste  plus 
célèbre  encore,  pour  qui  les  systèmes  d'exposition  de  la  nature 
ne  sont  que  ^  la  traduction,  dans  la  langue  de  Thomnie,  des 
pensées  du  Créateur  „  'Cf.  De  V espèce  et  de  la  classification 
en  zoologie). 

L'érudit  auteur  que  nous  analysons  ajoute  encore  à  la  liste 
des  savants  croyants  des  trois  siècles  de  la  **  Science  moderne  „, 
Ampère,  appelé  par  Tillustre  Maxwell  **  le  Newton  de  l'électri- 


646  REVUK    DKS    gUKSTlONS    SCIENTIFIQUES. 

cité  „  el  qui  était  1111  catholique  fervent  ;  Lii:big.  **  le  plus  grand 
chimiste  de  rAIIemagne  ^  au  dire  de  Molescholl,  un  matérialiste 
avéré,  celui-là,  ce  qui  n'empêchait  pas  Liebij?  de  reconnaître  et 
d'admirer  **  la  sagesse  du  Créateur  „;  Volta  disant  hautement  : 
Non  eruhesco  evangeUum  ;  Fresnel,  Faraday,  Robert  Mayer, 
qui,  soit  dans  leurs  cours  et  conférences,  soit  dans  leurs  écrits, 
ont  hautement  proclamé  l'œuvre  créatrice  et  providentielle  de 
la  Divinité.  Bien  des  noms,  et  non  des  moindres,  manquent  à 
cette  énumération  et  notre  auteur  n'a  garde  de  ne  pas  signaler, 
avec  Cauchy,  ceux  de  Copernic,  Fermât,  Pascal,  Grimaldi, 
Euler.Guldin,  Boscowitch,  Gerdil,  FlaCy.Ou  peut  citer  encore 
Cauciiy  lui-môme,  Biot.  J.-B.  Dcmas,  Le  Verrier,  Chevreuil» 
Pasteur,  Hermite,  etc. 

Il  est  vrai  que  l'on  pourrait  opposera  cette  longue  liste  de 
savants  et  de  hautes  intelligences,  d'autres  savants  sans  convic- 
tions spiritnalistes  ou  même  franchement  matérialistes  et  antî- 
théisles.  iMais  déjà  le  seul  fait  que,  dans  toute  la  durée  des 
temps  que  l'on  qualifie  de  modernes, il  se  soit  trouvé  des  hommes 
de  science  de  premier  ordre,  et  dans  toutes  les  directions,  pour 
reconnaître  Dieu,  le  Dieu  personnel  et  providentiel  des  théistes, 
comme  le  maître  de  la  science  et  l'auteur  souverain  de  la  nature, 
ce  seul  fait  suffit  à  renverser  les  aphorismes  de  M.  Séailles.  Mais 
il  y  a  plus.  C'est  parmi  les  noms  compris  dans  cette  série  que 
se  trouvent  les  esprits  de  plus  grande  envergure,  ceux  à  qui 
est  le  plus  redevable  de  son  avancement  scientifique  la  pensée 
contemporaine. El  c'est  bien  en  vain  qu'on  chercherait  dans  leurs 
écrits  la  moindre  proposition  dont  on  pût  légitimement  tirer 
quoi  que  ce  soit  infirmant  la  doctrine  spiritualiste.  Plus  qu'un 
autre,  iM.  Séailles  devrait  savoir  tout  cela  ;  et  l'on  peut  à  bon 
droit  s'étonner  d'une  telle  ignorance  chez  un  membre  du  haut 
enseignement  de  l'État. 

Quant  aux  savants  hostiles,  ce  n'est  jamais  sur  les  vérités 
scientifiques  par  eux  mises  au  jour  que  s'appuient  leurs  déduc- 
tions matérialistes  ou  anlispiritualisles  ;  c'est  seulement  sur  des 
hypothèses  injustifiées  ou  sur  des  propositions  qu'ils  y  ont 
surajoutées  et  qu'ils  ont  puisées  précisément,  bien  qu'arbitrai- 
rement, dans  ce  domaine  métaphysique  qu'ils  affectent  de  nier 
et  de  mépriser.  Nous  aurons  occasion  de  faire  ressortir  celle 
particularité  significative. 

Mais  il  est  un  camp  retranché,  une  forteresse,  où  MM.  Séailles, 
Goblet,  Ch.  Riclier  et  autres  pontifes  de  la  soi-disant  libre  pen- 
sée, se  retranchent  et  se  croient  inexpugnables:  c'est  l'impossi- 


BIBLIOGRAPHIE.  647 

bilité  du  miracle,  sou  incompatibilité  essentielle  avec  les  données 
de  la  science  moderne,  laquelle  repose  sur  un  déterminisme 
universel. 

C'est  là  un  principe  posé  à  priori  et  impliquant  le  parti  pris 
de  n'accepter  ni  démonstration  contraire,  ni  constatation  de  faits, 
ni  preuve  d'aucune  sorte.  Mais  partir  d'un  principe  théorique 
pour  eii  déduire  tout  un  système,  qu'est-ce  autre  chose  que  faire 
de  la  métaphvsique?  11  est  vrai  qu'on  essaie  d'appuyer  le  prin- 
cipe sur  un  semblant  de  preuve,  à  savoir  que  le  miracle,  fût-il 
possible,  n'a  jamais  été  constaté. 

**  Nous  ne  rejetons  pas  seuleuient  le  miracle,  dit  M.  .Séailles, 
parce  que  nous  ne  voyons  pas  qu'on  ait  jamais  constaté,  dans  la 
suite  des  faits,  l'intervention  d'une  puissance  surnaturelle.  Son 
idée  ne  trouve  plus  place  dans  notre  esprit...  Le  miracle  nous 
apparaît  aujourd'hui  comme  un  procédé  puéril,  enfantin,  indigne 
d'une  haute  intelligence  à  laquelle  il  ne  saurait  convenir  de 
troubler  le  règne  des  lois  qu'elle  a  établie...  Si  nous  n'admettons 
pas  le  miracle,  c'est  qu'il  est  rejeté  par  la  conscience  (moderne, 
naturellement)  plus  encore  qu'il  n'est  nié  par  la  science.  „ 

Remarquons  que  si  M.  Séailles,  en  affectant  de  parler  au  plu- 
riel, semble  se  poser  en  mandataire  de  tous  les  savants,  il  n'est 
cependant  point  d'accord  non  seulement  avec  les  savants  spiri- 
tualistes  contemporains  (cela  va  sans  dire),  mais  pas  même  avec 
les  savants  de  l'école  positiviste.  Ceux-ci,  tels  entre  autres  que 
Renan,  Littré,  Aug.  Sabatier,  M.  Buisson,  ne  contestent  nulle- 
ment la  possibilité  intrinsèque  du  miracle  ;  leur  thèse,  c'est  que 
le  miraculeux,  le  surnaturel  rentre  dans  la  région  de  l'incon- 
naissahle  et  échappe  ainsi  aux  prises  de  la  science.  Leur  signa- 
lez-vous un  fait  parfaitenjent  authentique,  comme  la  guérison 
instantanée,  à  Lourdes,  d'une  sourde-muet  te,  ils  vous  répondront, 
comme  Littré,  par  des  généralités  vagues  et  des  raisonnements 
contradictoires  ;  mais  du  fait  signalé,  ils  ne  souffleront  mot  (1). 
11  est  plus  facile  d'esquiver  une  difficulté  que  de  la  résoudre. 

Revenons  à  ceux  qui  nient  jusqu'à  la  possibilité  en  soi  du 
miracle.  Leur  raisonnement  est  celui-ci  :  Si  les  lois  de  la  nature 
n'étaient  pas  immuables,  régies  par  un  déterminisme  absolu,  la 
science  serait  impossible;  puis  donc  que  le  nnracle  est  en  contra- 
diction avec  le  déterminisme,  bien  de  la  science,  et  que  celle-ci 
existe,  le  miracle  n'existe  pas,  ne  peut  pas  exister. 

(1)  Voir  dans  le  livre  de  M.  Sortais,  pp.  46  et  47,  le  récit  détaillé  de  cette 
échappatoire  peu  glorieuse  du  célèbre  positiviste,  aux  prises  avec  le 
P.  de  Bonniot. 


648  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Tout  est  contestable  —  et  réfutable  —  dans  les  termes  de  ce 
syllogisme.  Il  n'est  pas  malaisé  de  démontrer  que  le  détermi- 
nisme dans  les  lois  de  la  nature  n'est  point  absolu,  mais  condi- 
tionnel ;  qu'il  y  a  d'ailleurs  des  causes  libres,  telles  les  inter- 
ventions de  l'bomnie,  qui  plie  ces  lois  de  la  nature  à  toutes  les 
fins  qu'il  se  propose.  El  puisque  l'homme,  par  son  action  volon- 
taire et  libre,  modifie  à  tout  instant  les  effets  naturels  des  lois 
physiques,  il  n'y  a  aucune  espèce  de  contradiction  à  ce  qu'une 
cause  supérieure  à  l'homme  les  modifie  dans  une  mesure  à 
laquelle  l'homme  lui-même  ne  peut  atteindre. 

Si  le  principe  de  déterminisme  absolu,  universel,  était  vrai,  il 
n'existerait  aucune  liberté  dans  le  monde  et  les  actes  les  plus 
délibérés  de  la  volonté  humaine  seraient  déterminés  par  des  lois 
aussi  fatales  que  celles  qui  meuvent  les  flots  de  l'océan  ou  la 
gravitation  des  astres.  Sans  doute  certains  ne  craignent  pas 
d'aller  jusque-là,  mais  c'est  à  rencontre  du  témoignage  du  sens 
intime  de  chacun  et  de  la  conscience,  cette  fois,  non  seulement 
"  moderne  „,  mais  de  tous  les  lieux  et  de  tous  les  temps. 

D'ailleurs,  tout  en  faisant  au  déterminisme  la  part  qui  lui  est 
due  et  qui  s*étend  à  tous  les  phénomènes  du  monde  matériel 
(soit  inerte,  soit  vivant,  mais  que  n'éclaire  point  le  flambeau 
de  la  raison)f  le  miracle,  fût-il  aussi  fréquent  qu*il  est  rare  et 
exceptionnel,  ne  gênerait  en  rien  l'expansion  de  la  science.  Les 
merveilles  que  rhonnno  accomplit,  grâce  aux  progrès  des  cou* 
naissances  et  aux  labeurs  de  son  génie,  ne  sont-elles  point,  relati- 
vement à  la  nature  qui  lui  est  inférieure,  de  vrais  miracles?  En 
quoi  la  marche  ordinaire  de  la  nature  physique  est-elle  troublée 
et  son  étude  rendue  impossible  du  fait  des  chemins  de  fer,  des 
automobiles,  de  la  télégraphie  avec  ou  sans  fils  et  du  téléphone  ? 
Ces  résultats  sont  cependant  snpernaturels,  peut-on  dire,  relati- 
vement au  cours  ordinaire  de  la  nature  livrée  à  elle-même.  Or 
le  miracle  proprement  dit  n'est  autre  chose,  comparativement  à 
l'homme  et  à  ses  moyens  d'action,  qu'un  effet  d'une  puissance 
supérieure  parfaitement  comparable  aux  effets  de  la  puissance 
humaine  sur  la  portion  de  la  nature  qui  lui  est  subordonnée.  Car 
le  miracle  n'est  pas,  comme  on  le  répète  à  "  satiété  „,  une  déroga- 
tion aux  lois  de  la  nature,  encore  moins  ime  perturbation  ou  une 
violation  de  ces  lois.  Il  est  leur  direction  dans  un  ordre  de 
moyens  d'action  supérieurs  à  ceux  dont  riiomme  dispose.  La 
guérison  instantanée  d'un  os  brisé  ou  d'une  plaie  purulente  ne 
déroge  pas  plus  aux  lois  de  la  nature  (]ue  l'arrêt,  par  ma  main 
ou  mon  pied,  d'une  pierre  qui  roule  sur  une  pente  et  serait,  sans 


BIBLIOGRAPHIE.  649 

mon  intervention,  descendue  jusqu'au  fond  de  la  vallée.  Telle 
est  d'ailleurs  la  doctrine  de  saint  Thomas  (Summ,  theoL,  I'  P., 
Q.  1 10,  art.  4  ;  -  Q.  105,  a.  6  et  7). 

Bien  d'autres  considérations  sont  encore  développées  par 
notre  auteur,  qui  établissent  péremptoirement  la  possibilité  du 
miracle.  De  plus^  il  oppose  aux  tenants  du  déterminisme  absolu 
d'autres  philosophes  et  d'autres  savants  comme  MM.  Boutroux, 
Fonsegrive,  E.  Rahier,  de  Lapparent,  Poincarré,  Duhem,  sans 
parler  de  Descartes,  de  Robert  Mayer  et  de  tant  d'autres. 

La  thèse  à  priori  de  l'impossibilité  intrinsèque  du  miracle 
demeure  donc  insoutenable. 

C'est  là,  à  proprement  parler,  une  **  question  de  droit  „.  Il 
reste  la  *"  question  de  fait  „. 

Avant  de  la  discuter,  répondons  d'un  mot  à  l'assertion  que  le 
miracle  est  rejeté  par  la  conscience  **  moderne  „.  S'il  est  vrai 
que,  dans  les  temps  primitifs  et  môme  beaucoup  plus  tard,  bon 
nombre  d'esprits  naïfs  aient  indûment  considéré  comme  miracu* 
leux  une  foule  de  faits  plus  ou  moins  remarquables  mais  dont 
l'explication  naturelle  leur  échappait,  c'est  tomber  dans  un  excès 
contraire  et  non  moins  erroné,  sinon  plus  encore,  que  de  repous- 
ser jusqu'à  la  possibilité  du  miracle  en  s'appuyant,  comme 
Jules  Simon  par  exemple,  sur  l'immutabilité  divine,  qui,  pen.se- 
t-il,  serait  détruite  si  Dieu  **  changeait  ses  lois  „,  ce  qui  revien- 
drait à  dire  qu'  **  il  se  change  lui-même  „.  C'est  oublier  ce  que 
Jules  Simon  lui-même  cependant  reconnaît  ailleurs,  à  savoir  la 
prescience,  mieux  nommée  V omniprésence  de  Dieu,  qui,  de 
toute  éternité,  connaît  les  prières  et  les  vœux  qui  lui  sont  adres- 
sés dans  tous  les  temps  et  a  disposé  ses  décrets  dans  la  mesure 
où  il  a  voulu  exaucer  ces  vœux  et  ces  prières.  Il  n'est  pas  moins 
immuable  dans  une  intervention  miraculeuse  ou  particulièrement 
providentielle,  que  dans  sa  Providence  générale  assurant  le  cours 
ordinaire  des  lois  qu'il  a  édictées.  Leibniz,  Euler  et,  de  nos 
jours,  plusieurs  théologiens  protestants  eux-mêmes,  ont  reconnu 
et  proclamé  cette  vérité.  Pour  iêtre  au-dessus  des  lois  de  la 
nature,  les  décrets  divins  ne  .sont  pas  contraires  à  ces  lois. 

Arrivons  à  la  question  de  fait.  Pour  nos  adversaires,  le  miracle, 
en  admettant  qu'il  fût  pos.sible,  n'a  jamais  été  constaté.  Ne  leur 
opposez  pas  l'authenticité,  la  sûreté  et  la  véracité  des  témoi- 
gnages :  cela  ne  compte  pas  pour  eux.  Il  faudrait  à  leur  sens 
qu*un  miracle  pût  être  constaté  à  la  façon  d'une  expérience  de 
laboratoire,  produit  et  reproduit  à  volonté  en  présence  d'un 
comité  scientifique  commis  à  cet  effet.  Voyez-vous  Dieu  obéis- 


65o  KKVUK    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

sant  docilement  aux  injonctions  capricienses  d'un  groupe  de 
créatures  niellanl  en  (pielque  sorte  le  Créateur  sur  la  sellette? 

Mais  est-ce  qn*il  n*est  pas,  dans  l'ordre  naturel,  une  foule  de 
faits  parfaitement  cnnstatahles,  constatés  et  admis  par  la  science 
et  sans  que  le  laboratoire  y  soit  pour  rien  ?  liefusera-t-ou  de 
croire,  en  Europe,  à  la  réalité  d*un  tremblement  de  terre  ou 
d'une  éruption  volcanique  brusquement  surgie  en  Amérique  ou 
en  Asie,  parce  que  ces  phénomènes  se  sont  produits  sans  qu'on 
les  ait  prévus  et  sans  (ju'on  ail  envoyé  au  préalable  une  commis* 
sien  pour  les  constater?  Nullement.  On  y  croira  sans  hésitation 
sur  le  témoignage  de  ceux  ({ui  en  auront  été  témoins,  et  sur  les 
effets  (jue  ces  phénomènes  auront  laissés  aux  lieux  où  ils  se 
seront  manifestés.  On  y  croira,  comme  l'on  croit,  sur  le  témoi- 
gnage de  l'hisloire,  à  l'existence  de  Napoléon,  de  f^onis  XIV,  de 
Charlemagne  ou  de  César. 

Or,  la  réalité  des  miracl<»s  s'établit  comme  celle  des  faits  his- 
toriques, soit  que  ces  fails  appartiennent  à  l'histoire  de  l'huma- 
nité ou  à  l'ordre  des  phénomènes  matériels.  C'est  par  le  témoi- 
gnage de  ceux  qui  en  ont  été  l'objet  et  de  ceux  qui  en  ont  été 
témoins,  et  par  les  résultais  acquis,  qu'apparaît  leur  réalité, 
et  cette  constatation  est  aussi  sérieuse,  aussi  probante,  aussi 
inattaquable  que  celles  qui  se  font  au  laboratoire.  Par  cela  m6me 
que  les  miracles  sont  des  faits  exceptionnels,  toujours  fort  rares 
d'ailleurs,  ils  échappent  à  toute  répétition  prochaine.  Parce  que 
la  redoutable  explosion  de  l'Ile  de  Krakoto  en  août  1883  ne  s'est 
pas,  fort  heureusement,  reproduite  depuis  lors,  faudra-t-il  la 
révoquer  en  doute  ? 

Reconnaissons  donc  que  la  prétention  d'exiger,  pour  s'assurer 
de  la  réalité  d*un  miracle,  sa  reproduction  à  volonté  devant  des 
témoins  choisis  et  spéciaux,  n'est  autre  chose  qu'un  faux-fuyant 
peu  sincère,  impliquant  par  dessus  tout  le  parti  pris  de  se  refuser 
à  toute  évidence  plutôt  que  de  laisser  tomber  une  théorie  pré- 
conçue. 

A  la  suite  de  celte  lumineuse  démonstration,  M.  Sortais  cou- 
sacre  un  chapitre,  et  non  des  moins  heureux,  à  un  exposé  de 
phénomèm^s  miraculeux  accomplis  à  Lourdes,  ou  à  l'invocation 
de  Notre-Dame  de  Lourdes,  appuyés  tous  de  constatations  tech- 
niques les  plus  autorisées  de  médecins  et  de  savants  d'une 
conqiétence  et  d*une  honorabilité  hors  de  conteste.  Il  signale, 
entre  autres,  le  fait  de  ce  pauvre  journalier  belge,  Pierre  De 
Rudder,  atteint  depuis  huit  ans  d'une  fracture  de  la  jambe 
accompagnée  d'un  œdème  purulent,  examiné  à  maintes  reprises 


BlULIOGRAPHIE.  65  l 

|)îir  les  iiiédeciiis  îiyaiit  tous  conelii  à  la  nécessité  de  raniputa- 
lion  dn  nienihre  lé.sé. 

Nous  n'avons  pas  à  rappeler  ici  le  fait  de  la  gnérison  instan- 
tanée du  pienx  ouvrier,  fait  si  bien  exposé  ici-nième  par  trois 
docteurs  médecins  (1),  ni  à  mentionner  les  nombreuses  guéri- 
sons  miraculeuses  exposées  dans  les  ouvrages  du  0'  Boissa- 
rie  (-2)  et  de  G.  Beririn  (3),  et  dont  M.  Sortais  donne  un  excellent 
résumé.  Mais  il  s'appuie  surtout  sur  la  guérison  de  Pierre  De 
Rudder,  (jui  implique,  outre  la  soudure  des  os  brisés,  la  création 
d'un  fragment  d'os  (séquestre)  tombé,  pour  poser  ce  dilemme  : 
OH  le  miracle  ou  la  génération  spontanée.  Encore  que  celle-ci, 
en  supposant  qu'elle  existftt,  ne  prouverait  rien  à  rencontre  du 
Créateur,  comme  le  démontre  saint  Thomas C<S>i«mm.//<eo/.  Pars  1», 
q.  Lxx,  art.  3,  ad  8^"^).  Mais  enfin  les  expérimentations  les  plus 
minutieuses  n'ont  pu,  jusqu'ici, constater  aucun  fait  de  gi^nération 
spontanée,  et  la  théorie  n'en  a  plus  cours  dans  la  science. Il  faut 
donc,  si  Ton  veut  expliquer  les  faits  miraculeux  dûment  con- 
statés en  deho:s  d'une  intervention  supranaturelle,  se  rejeter 
sur  une  prétendue  loi  de  la  nature  que  la  science  **  moderne  „ 
repousse. 

C.  DE  KiRWAN. 


XXIII 

MoxuMENTA  JuDAicA.  Prima  pars,  Bibliotheca  Targumica 
(Erster  Band,  Erstes  Heft).  Aramaia  :  Die  Targumim  zum  Pen* 
^a/eKc/».  Herausgegeben  von  August  WOnsche,  Wilhelm  Neu- 
MAXX  und  MoRiTz  AltschCler.  Un  vol.  in-4*'  de  xxi-58  pages.  — 
Wien  und  Leipzig,  iin  academischen  Verlag,  1906. 

La  publication  ^Qii  Monumenta  Judaicayàowi  le  premier  fiisci- 
cule  vient  de  paraître,  s'annonce  comme  un  événement  impor- 

(1)  Guérison  subite  d'une  fracture,  récit  et  étude  scientifique^  par 
lu  Van  Hoestenberghe,  Dr  en  médecine,  R.  Royer,  Dr  en  médecine, 
A.  Dcscliamps,  S.  J.,  Dr  en  médecine  et  en  sciences  naturelles,  dans  la 
Revue  des  Quest.  scient.,  du  20  octobre  18i>9,  t.  XLVL  —  I«ious-môme 
avons  analysé  ce  mémoire  dans  la  Revue  tuomiste,  mai  19i)U,  sous  ce 
titre  :  Chuérison  subite  d'une  jambe  ca^ée  et  gangrenée  depuis  huit  ans. 

(2)  Lourdes  :  les  grandes  Gtiérisons. 

(3)  Histoire  critique  des  guérisons  de  Lourdes. 


652  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tant  au  point  de  vue  scientifique.  Pour  l'historien  des  diverses 
religions  qui  sont  redevables  à  la  Bible  d'un  grand  nombre  de 
leurs  éléments,  comme  pour  l'exégèle,  qui  ne  saurait  se  désinté- 
resser des  interprétations  traditionnelles  juives,  il  y  a  dans  les 
Targums  et  le  Tulmud  une  source  précieuse  d'informatîons.Mais 
elle  est  trop  peu  connue.  C'est  ainsi  que  les  anciennes  versions 
bibliques,  appelées  Targums,  ne  sont  encore  traduites  dans 
aucune  langue  moderne  ;  à  moins  d'aborder  le  texte  original,  il 
faut  se  fier  à  la  version  latine,souvent  défectueuse, qui  se  trouve 
dans  les  grandes  Bibles  polyglottes  de  Paris  et  de  Londres. 

M.  le  D*"  J.-J.  Hollitscher,  directeur  des  Monumenta  Judaica, 
a  voulu  combler  cette  lacune.  Désireux  de  mettre  à  la  disposi- 
tion des  travailleurs  des  documents  dûment  épurés  par  la  cri- 
tique textuelle,  il  s'est  d'abord  entendu  avec  un  spécialiste  dans 
la  matière,  M.  le  D«*  Moritz  AltscliOler.  Celui-ci  fut  chargé  de 
reconstituer  le  texte  qui  servira  de  base  aux  travaux  ultérieurs. 

Pour  élaborer  la  traduction  de  ce  texte,  une  difficulté  spéciale 
se  présentait. 

Les  Monumenta  Jndaica  sent  destinés  aux  savants  de  toutes 
les  religions.  Comme  ils  contiennent  des  textes  autrement  inter- 
prétés par  les  catholiques,  par  les  protestants  et  par  les  Israé- 
lites, il  fallait  naturellement  chercher  avant  tout  un  terrain 
d'entente  entre  les  théologiens  de  ces  trois  confessions.  Voici  la 
solution,  qui,  dans  un  esprit  de  haute  impartialité,  a  été  trouvée 
par  M.  Hollitscher. 

Un  comité  de  rédaction  a  été  constitué,  formé  par  des  repré- 
sentants dos  trois  principales  religions  intéressées  «^  l'œuvre, 
MM.  Wnnsche,  Neumann  et  AltschOlor.  Le  directeur  M.  Hollit- 
scher est  le  président  du  comité.  Pour  la  publication  des  Tar- 
gums le  travail  est  distribué  de  la  manière  suivante  : 

M.  Altschûler,  qui  représente  la  théologie  juive,  après  avoir 
critiquement  arrêté  le  texte,  fait  une  première  traduction,  en 
s'inspirant  de  lensemble  de  la  littérature  talmudique  et  de  la 
littérature  orientale  juive. 

La  traduction  achevée  est  revue  une  première  fois  par 
M.Wûnsche,  théologien  protestant, d'après  les  données  fournies 
par  la  littérature  orientale  non  juive,  surtout  par  les  documents 
assyriens,  arabes  et  syriaques. 

Enfin  M.  Neumann,  professeur  à  la  faculté  de  théologie  de 
l'Université  de  Vienne,  contrôle  au  nom  des  catholiques  le  texte 
et  la  traduction  fournis  par  MM.  Altschnler  et  WQnsche.  Comme 


BIBLIOGRAPHIE.  653 

de  juste,  il  consulte  surtout  les  Pères  de  TÉglise,  la  version  des 
Septante,  la  Vulgate,  etc. 

La  possibilité  des  divergences  d'opinions  est  prévue.  C'est 
d'abord  dans  une  discussion  libre,  purement  scientifique,  qu'en 
présence  du  directeur  on  s'efforcera  d'établir  l'unité  de  vues. 
Mais  il  peut  se  faire  que  l'accord  soit  impossible  à  obtenir.  I^our 
respecter  la  liberté  de  chacun,  et  pour  mettre  le  lecteur  direc- 
tement en  face  de  toutes  les  interprétations,  les  trois  rédacteurs 
sont  autorisés  à  exposer  dans  les  Monumenta  leur  opinion,  en 
engageant  leur  responsabilité  personnelle.  A  la  majorité  des 
voix  le  comité  détermine  la  traduction  qui  est  placée  dans  le 
texte  principal,  et  celle  (jui  est  renvoyée  dans  le  commentaire. 

On  le  voil,  M.  Hollitscher  a  voulu  faire  œuvre  de  science  et 
être  objectif,  autant  que  possible.  La  même  largeur  de  vues,  qui 
a  guidé  le  choix  des  trois  éditeurs,  a  déterminé  aussi  celui  des 
collaborateurs.  Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  liste  des 
noms,  cités  aux  pages  xiii  et  xiv,  pour  voir  que  la  plus  franche 
impartialité  a  été  observée.  Parmi  les  collaborateurs  catho- 
liques, citons  M.  Doller,  professeur  de  théologie  à  Vienne, M.  Her- 
klotz,  professeur  au  séminaire  de  Leitmeritz,  M.  Nikel,  profes- 
seur de  théologie  à  Breslau,  M.  l'abbé  Riessier,  M.  Selbst, 
professeur  au  séminaire  de  Mayence,  M.  B.  Schftfer,  professeur 
de  théologie  à  Benron.  M.  l'abbé  Trzeciak  à  Posen,  M.  J.  Weiss, 
professeur  de  théologie  à  Graz,  le  R.  P.  Zapletal,  0.  P.  profes- 
seur de  théologie  à  Fribourg  en  Suisse. 

Le  directeur  des  Monumenta  Judaica  n'a  pas  voulu  se  borner 
à  réaliser  ce  plan,  déjà  très  étendu.  Les  Targums  et  le  Talmud, 
si  importants  comme  livres  religieux,  soni  tout  aussi  importants 
comme  livres  historiques,  marquant  des  phases  de  l'histoire 
religieuse  en  général.  Envisagée  au  point  de  vue  de  sa  significa- 
tion historique,  toute  version  directement  faite  sur  l'Ancien  Tes- 
tament devient  une  sorte  de  Targum,  qui  marque  elle  aussi  une 
date  dans  le  développement  religieux. Et  pour  l'exégète  moderne, 
les  bibles  syriaque,  samaritaine,  arabe  et  les  versions  latine  et 
grecque  ont  pour  l'intelligence  parfaite  des  livres  saints  la  même 
valeur  que  les  Targums  proprement  dits. 

Partant  de  celte  idée,  M.  Hollitscher  s'est  résolu  à  donner 
dans  Tœuvre  monumentale  qu'il  dirige,  la  discussion  philolo- 
gique et  historique  de  tous  les  textes  divergents  de  quelque 
importance,  fournis  par  les  versions  primaires  de  l'Ancien  Testa- 
ment. Il  est  certain  que  les  immenses  matériaux  réunis  ainsi  et 
mis  à  la  portée  des  travailleurs,  rendront  à  ceux-ci  un  service 


654  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

signalé.  L'intérêt  religieux  el  liisloricine,  présenté  par  les  varia* 
tions  successives»  des  textes,  saule  aux  yeux  ;  el  nous  pourrons 
peut-êlre  saisir  sur  le  vif  la  naissance  de  certaines  interpréta- 
tions prélendûment  traditionnelles,  qui  ne  sont  parfois  qu'une 
altération  di;  la  signification  primitive. 

Des  dissertations  spéciales  sur  les  divers  problèmes  soulevés 
par  Texanien  comparé  des  textes  viendront  compléter  Tédition 
des  Targums.  Déjà  maintenant  on  nous  annonce  une  étude  lliéo- 
logique  de  M.  le  professeur  Neumann  concernant  le  récit  de  lu 
création  :  Eine  fheologische  Nachlese  zum  Schôitfuugsberichie. 

Dans  leur  en>en)ble,  les  principes  qui  guident  les  éditeurs 
dans  la  publication  des  Targums  seront  naturellement  appliqués 
à  celle  du  Talmud.  Toutefois  les  traités  ne  seront  pas  donnés 
dans  leur  ordre  traditionnel,  et  généralement  même,  ils  ne  res- 
teront pas  tels  quels.  A  moins  d'être  talmudisle  de  profession, 
il  était  diflicile  juscju'ici  de  s'orienter  dans  le  dédale  des  livres 
juifs,  et  Texégèle  ou  l'historien,  qui  cherchait  un  renseignement 
spécial,  risquait  fort  de  perdre  sa  peine.  Dans  les  Monumevta 
Judaica,  les  écrits  talmudiques  seront  rangés  dans  un  ordre 
systématique,  permettant  de  grouper  les  questions  se  rappor- 
tant au  même  objet.  Le  principe  qui  a  déternnné  l'ordre  est  très 
moderne,  puisque  les  éditeurs  veulent  faire  ressortir  l'histoire 
de  la  civilisation  chez  les  peuples  antiques,  d'après  les  deux 
Talmuds  et  la  littérature  nn'draschique.  La  culture  assyrienne  et 
babylonienne  sera  au  premier  plan,  et  pour  le  dire  en  passant, 
il  est  à  croire  que  la  controverse  récente  sur  la  Babjlonie  et  la 
Bible  y  trouvera  des  éléments  de  solution.  11  faut  toujours  savoir 
gré  aux  éditeurs  des  grandes  collections  de  viser  à  l'utilité  pra- 
tique des  le'cteurs.  Mais  pour  apprécier  l'innovation  qui  nous  est 
annoncée,  il  faut  attend]  e  l'exécution  du  plan.  II  y  a  un  danger 
réel  :  une  fois  qu'on  systématise,  on  est  exposé  à  ne  pas  avoir 
toujours  la  discrétion  désirable.  Sans  doute,  la  haute  compétence 
des  éditeurs  est  une  excellente  garantie  ;  mais  des  tables  détail- 
lées auraient  peut-être  concilié  le  nuiintien  de  l'ordre  traditionnel 
avec  la  facilité  des  recherches. 

Le  preuïier  fascicule  des  Monnmeuia  Judaica  tient  largement 
les  promesses  des  éditeurs:  il  donne  le  Targum  d'Onkelos  sur 
la  (ienèse  ch.  I  à  XVllL  25.  Four  éviter  des  frais  exagérés  et 
épargner  au  lecteur  une  vocalisation  pénible,  le  texte  araniéen 
est  transcrit  en  caractères  latins.  La  justiiication  critique  du 
texte  sera  donnée  dans  une  livraison  prochaine. 

La  traduction  est  d'une  fidélité  minutieuse.  11  est  intéressant 


BIBLIOGRAPHIE.  655 

de  rappeler  ce  que  cieviennent  dans  rinterpréfation  d'Onkelos 
ceiiains  passages  que  nous  sommes  habitués  à  entendre  anlre- 
menl.  Vîw  exemple,  Gen.  lll,  15,  Dieu  dit  an  serpent  :  Je  mettrai 
une  inimitié  entre  toi  et  la  femme,  entre  ton  fils  et  son  fils,  il  se 
sonviendra  de  ce  qne  tu  lui  as  fait  au  commencement,  et  tu 
attendras  la  fin.  -  Gen.  \\\  1.  Dieu  dil  à  Abraham: Ne  crains  pas, 
Abram  ;  ma  parole  sera  toujours  ton  soutien.  Ta  récompense 
est  très  grande.  Notre  Vulgate  porte  :  Ego  protedor  tuas  sum 
et  merces  tua  magna  niynis. 

On  pourrait  multiplier  ces  exemples,  qui  jettent  mi  jour  nou- 
veau sur  la  portée  de  certaines  prophéties  messiani(|ues  aux 
yeux  des  anciens  Israélites,  et  sur  Timportance  attachée  par  eux 
à  la  doctrine  du  Verbe.  Des  dissertations  spéciales  viendront 
certainement  discuter  les  problétnes  d'histoire  religieuse,  qui  se 
posent  ainsi  d'eux  mêmes. 

Outre  le  texte  et  la  traduction  du  Targuni  d'Onkelos  Gen. 
1-XVliI,  2t>,  le  premier  fascicule  des  Monumcnta  nous  donne 
aussi,  en  guise  d'introduction,  deux  études  très  soignées  sur  la 
tradition  orale  chez  les  Juifs,  et  sur  le  nom  et  la  vie  d'Onkelos 
d'après  les  sources  talmudiques.  On  peut,  nous  paraît-il, 
admettre  comme  définitivement  prouvée  la  non-existence  d'une 
tradition  secrète  chez  les  Juifs.  H  n'existe  aucune  tradition  orale, 
qui  ne  soit  codifiée  dans  les  livres.  Sans  doute,  les  docteurs  juifs 
peuvent  diercher  et  trouver,  même  aujourd'hui,  des  explications 
et  des  interprétations  nouvelles:  c'est  le  droit  de  tout  écrivain. 
Mais  ce  sont  là  des  vues  particulières,  qui  n'ont  pas  de  valeur 
oflicielle,el  qui  sont  soumises  à  la  libre  appréciation  des  lecteurs. 
Elles  ne  lient  personne,  si  elles  ne  sont  pas  ratifiées  d'avance 
par  l'autorité  du  Tabnud. 

Sur  le  nom  et  la  vie  d'Onkelos,  le  Talmud  donne  des  rensei- 
gnements, dont  l'exactitude  historique  doit  souvent  être  révoquée 
en  doute.  On  sait  qu'Onkelos  fut,  conime  îsaint  Paul,  disciple  de 
GamaliCl  (^d.  V,84;XXIl,B),n)ort  l'arj  53  après  Jésus-Christ. Une 
discussion  pénétrante  de  M.  Allschuler  suggère  l'identification 
d'Onkelos,  auteur  de  la  version  arauïéenne  du  Pentatenque, 
avec  Aquilas, auteur  d'une  traduction  littérale  du  Pentatenque  en 
grec.  Onkelos  était  un  prosélyte.  Avant  de  s'initier  pleinement 
aux  explications  rabbiniques,  entendues  dans  la  synagogue,  il 
peut  avoir  fait  une  version  grecque,  un  peu  servile,  de  la  loi  de 
Moïse.  Plus  tard,  quand  il  eut  reçu  la  circoncision,  il  noua  des 
relations  plus  étroites  avec  les  Juifs,  soumit  son  premier  travail 
aux  RR.  Eliezer  et  Josué,  et  se  familiarisa  pleinement  avec  leurs 


656  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

enseignements.  Le  résultat  de  ses  nouvelles  études  fut  précisé- 
ment  le  Targum  araméen,  qui  porte  son  nom. 

Souhaitons  que  la  publication  des  Monumenta  Judaica  se' 
poursuive  rapidement  :  elle  fournira  un  instrument  de  travail  de 
premier  ordre  à  tous  ceux  qui  s'intéressent  aux  antiquités  reli- 
gieuses de  rOrient. 

S.  E. 


XXIV 

La  Belgique.  Institutions,  Industrie,  Commerce.  Un  vol.  grand 
in-8*'  de  870  pages,  avec  cartes  et  photogravures  au  nombre  de 
500  environ.  —  Bruxelles,  J.  Goemaere,  1905. 

Ce  volume  fait  partie  des  publications  du  Ministère  de  l'In- 
dustrie et  du  Travail  de  Belgique.  Il  a  été  imprimé  pour  le 
Commiïssariat  général  du  Gouvernement  près  de  l'Exposition 
universelle  et  internationale  de  Liège,  sous  la  directien  de 
M.  Jean  Mommaert,  directeur  au  Ministère  de  l'Industrie  et  du 
Travail,  par  M.  J.  Gocmaere.  imprimeur  du  Roi,  à  Bruxelles. 
Les  photogravures  dont  il  est  orné  viennent  des  établisse- 
ments J.  Mal  vaux,  à  Bruxelles.  Il  s'ouvre  par  une  dédicace  de 
M.  Francotte,  ministre  de  l'Industrie  et  du  Travail,  à  Sa  Majesté 
Léopold  11,  Roi  des  Belges,  Souverain  de  l'État  indépendant 
du  Congo. 

C'est  un  sentiment  de  lierté  patriotique  qui  a  tait  entreprendre 
ce  travail  et  inspiré  la  pensée  de  marquer  la  situation  du  F^ays 
au  début  du  xx®  siècle,  et  au  moment  où  la  Belgique  célèbre  le 
soixante-quinzième  anniversaire  de  son  indépendance  nationale. 
Voici,  en  une  analyse  sonimaire,  l'indication  des  divers  sujets 
qu'embrasse  cette  publication. 

Des  notes  générales  sur  la  géographie  du  pays,  sa  population 
et  sa  constitution  indépendante, servent  d'introduction. L'ouvrage 
expose  successivement  tout  ce  qui  concerne: 

Les  institutions  politiques,  administratives  et  judiciaires.  Le 
régime  électoral.  Le  pouvoir  législatif.  Le  pouvoir  exécutif.  Les 
adnn'nistrations  provinciale  et  communale.  Les  cultes  et  la 
bienfaisance. 

L'enseignement  officiel  et  libre  à  tous  les  degrés.  Les  uni  ver- 


BIBLIOGRAPHIE.  65j 

sites,  académies,  bibliothèques,  archives,  sociétés  savantes.  Les 
beaux-arts,  leur  enseignement  et  leurs  manifestations  diverses. 

L'agriculture,  les  eaux  et  forêts.  Le  service  d*hygiène.  Les 
industries  alimentaires. 

L'économie  sociale  ;  les  lois  protectrices  du  travail  ;  les 
institutions  mutualistes  et  caisses  de  retraite  ;  les  habitations 
ouvrières  ;  la  Caisse  générale  d'épargne  et  de  retraite.  La  situa- 
tion des  classes  moyennes  et  les  institutions  spéciales  d'en- 
seignement technique. 

L'industrie  belge  sous  toutes  ses  formes,  depuis  les  mines  de 
houille,  les  carrières  et  la  métallurgie,  jusqu'à  lu  fabrication  de 
la  dentelle  et  la  taille  des  diamants. 

Le  conmierce  intérieur  et  extérieur  de  la  Belgique. 

L'outillage  économique  du  pays.  Les  ports  et  voies  navigables. 
Les  chemins  de  fer.  La  marine.  Les  postes  et  télégraphes. 

Enfin,  le  ministère  des  Affaires  étrangères,  l'armée,  les  mis- 
sions belges  à  l'étranger  et  l'État  indépendant  du  Congo. 

La  plupart  des  documents  émanent  des  services  administratifs 
compétents,  et  tous  les  ministères  ont  prêté  leur  concours  à 
leur  mise  en  œuvre. 

**  Ce  livre,  dit  M.  le  ministre  Francotte,  aflirme  les  droits  du 
peuple  belge  à  une  existence  indépendante  :  il  expose  ses  titres 
à  l'estime  des  nations.  „ 

N.  N. 


IIMSËRIE.  T.  IX.  42 


REVUE 

DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES 


HISTOIRE  DES  MATHEMATIQUES  ET  DES  SCIENCES 


La  Bibliotheca  Mathematica  (1).  —  Voici  IMiidicatioii  som- 
nuiire  des  cirlicles  publiés  en  1ÎH)4  dans  rexcellenfe  revue  de 
M.  EneslrOni.  M.  Zenthen  nons  y  parle  de  raritimiétiqiie  des 
Grecs  et  des  Indiens  (2),  Paul  Tanuery  du  symbole  de  la  sous- 
traction chez  les  Grecs  (8),  et  M.  F'rédéric  Hultsch  du  calcul  des 
fractions  sexagésimales  dans  les  scolies  d'Euclide  (4).  Voilà 
pour  Tantiquité. 

Le  moyen  ûge  a  donné  lieu  à  deux  articles  sur  Jordan  de 
Némore,  Tun  de  M.  EnestrOm,  Tautre  de  M.  Duheni  (5),  et  à  un 
article  sur  Léonard  de  Crémone  par  M.Favaro  (6).  Je  reviendrai 
plus  loin  k  ce  dernier. 

Quant  à  la  période  moderne,  je  n'insisterai  pas  cette  fois  sur 

(1)  Bibliotheca  Mathematica.  Zeitschrift  fttr  Geschichte  der  roathe- 
matisctien  WissensctiafteD,  3«'  série,  t.  V.  Leipzig,  lOOi. 

(2)  Sur  V arithmétique  des  Grecs  et  des  Indiens,  par  H.  G.  ZeutheD, 
pp.  97-112. 

(3)  Sur  le  symbole  de  soustradion  che^g  les  Grecs,  par  Paul  Tannery, 
pp.  5^. 

(4)  Die  Sexagesimalrechnutigen  in  den  Scholien  zu  Euklids  JSÏemen- 
ten,  von  Friedrirti  Hultsch.  pp.  225-233. 

(5)  Ist  Jordanus  Nemorarins  VerfcLSser  der  Schrift  :  '  Algorithmus 
demofvstratus  „  ?  von  G.  EnestrOm,  pp.  9-14. 

Un  ouvrage  perdu  cité  par  Jordanus  de  Némore  :  le  Philoieàknea,  par 
P.  Duhem,  pp.  321-325. 

(6)  Nuove  ricerche  sul  mcUematico  Leonardo  Cremaneae,  di  A.  Favaro, 
pp.  326-34L 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  65g 

rimportance  de  la  correspondance  d'Euler  et  de  Jean  1  BernouUî 
dont  M.  Enestrôm  continue  la  publication  (1),  mais  je  signalerai 
tout  d'abord  un  travail  hors  de  pair  :  la  biographie  de  Luigi 
Cremona  par  M.  Loria  (i).  Personne  n'était  mieux  à  même  que 
M.Loria  d'entreprendre  l'analyse  des  travaux  du  grand  géomètre, 
et  le  professeur  de  Gènes  s'est  tiré  de  cette  tâche  difficile  et 
délicate  avec  un  vrai  bonheur. 

Viennent  ensuite  l'histoire  de  la  découverte  de  l'horloge  à 
pendule,  par  M.  Gerland  (3)  ;  celle  du  problème  du  maximum 
d'attraction,  par  M.  Hofï'mann  (4),  ainsi  que  des  contributions 
à  l'histoire  des  précurseurs  du  calcul  infinitésimal,  par  M.  Wall- 
ner  (5),  et  à  celle  du  calcul  intégral  chez  Newton  et  Cotes,  par 
M.  von  Brannmûhl  (6).  M.  KOrner  nous  donne  un  travail  très 
étendu  sur  les  modifications  du  concept  du  point  niatériel  au 
xvm«  siècle  (7)  ;  enfin,  moi-môme  j'ai  écrit  une  note  sur  la 
trigonométrie  d'Adrien  Romain  (8).  J'y  confirme,  en  le  complé- 
tant et  en  le  rectifiant  queUpie  peu,  un  fait  intéressant  mis  jadis 
en  lumière  par  M.  von  Branninilhl  :  C'est  à  Adrien  Romain  que 
l'on  doit  le  premier  essai  systénialique  de  notations  trigono- 
métriques.  Mais  au  lieu  de  le  rapporter,  avec  M.  von  BraunmQhl, 
au  Canon  trianyulorum  sphacricorum,  publié  en  ir>()9,  il  faut 
le  faire  remonter  jusqu'au  Spéculum  Astronomicum,  qui  est  de 
1606;  d'autant  plus  que  les  notatiiuis  du  Spéculum  diffèrent  de 
celles  du  Canon  et  sont,  il  faut  l'avouer,  plus  heureuses  que  ces 
dernières. 

11  me  reste  à  nommer,  parmi  les  questions  actuelles,  la  note  sur 
le  Jahrbuch  ûber  die  Fortschritte  der  Mathematik,  par  M.  Mfll- 

(1)  Der  Briefivechsel  zwischen  Leonhard  Eider  und  Johann  I  Ber- 
nouïli,  von  G.  EnestrOin,  pp.  248-291. 

(2)  Lui{ii  Cremona  et  son  (mwre  mathématique^  par  Gino  Loria,  avec 
portrait  photolllhographié  de  Cremona  hors  texte,  pp.  125-195. 

Il  faut  y  ajouter  :  Un  article  de  L,  Cremona  sur  Giovanni  Ceva,  par 
Gino  Loria,  p.  311. 

(3)  Ueher  die  B>rfindung  der  Pendeluhr,  von  E.  Gerland,  pp.  234-247. 

(4)  Die  Entwickelung  der  verschiedenen  Problème  der  Maxima  der 
Aneiehung,  von  £.  Hoffmann,  pp.  366-397. 

(5)  Entivickelmigsgeschichtliche  Momente  bei  Entstehung  der  Infinité^ 
simalrechnung,  von  C.  R.  Wallner,  pp.  113-124. 

(6)  Beitrdge  sur  Geschichte  der  Integralrechnung  bei  Newton  und 
Cotes,  von  A.  von  BraunmOhl,  pp.  355-365. 

(T)  Der  Begriff  des  materiellen  Punktes  in  der  Mechanik  des  acM- 
eehnten  Jahrhunderts,  von  Theodor  KOmer,  pp.  15-62. 

(8)  Note  sur  la  Trigonométrie  d'Adrien  Romain,  par  H.  Bosmans, 
pp.  342-354. 


660  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

1er  (1),  et  les  très  intéressantes  considérations  de  M.  EnestrOm 
sur  divers  points  de  la  méthodologie  de  l'histoire  des  mathé- 
matiques (2). 

Pour  une  continuation  de  THistoire  des  Mathématiques 
de  Gantor  (3).  —  C'est  le  professeur  d'Heidelberg  lui-niôme,. 
qui  nous  fait  connaître  dans  quelles  conditions  il  entreprend  ce 
grand  projet.  On  pouvait,  dit-il,  formuler  deux  desiderata  princi- 
paux  au  sujet  des  Vorîesungen  et  il  est  le  premier  à  reconnaître 
qu'ils  sont  fondés.  Et  d'abord,  les  Vorîesungen  s'en  tiennent  aux 
mathématiques  pures,  en  excluant  systématiquement  l'histoire 
de  leurs  applications  aux  sciences  astronomiques  et  techniques. 
C'était  imposé  par  la  nécessité  de  limiter  un  sujet  immense,  et 
l'auteur  laisse  pour  le  moment  à  d'autres  le  soin  d'y  suppléer. 

Mais  on  pouvait  regretter,  avec  plus  de  raison  semble-t-il,  que 
les  Vorîesungen  arrêtassent  l'histoire  des  mathématiques  au 
milieu  du  xviii®  siècle.  L'ûge  de  l'auteur  et  l'énormité  du  travail 
déjà  accompli  pour  mener  à  bien  l'œuvre  colossale  des  Vor» 
lesungen  jusqu'à  celle  date,  excusaient  cependant  pleinement 
M.  Cantor.  N'importe,  on  a  insisté.  Mais  devant  l'impossibilité 
évidente  et  absolue  où  se  trouvait  l'auteur  de  se  charger  seul  de 
la  continuation  de  l'entreprise,  un  groupe  de  savants  s'est 
présenté  pour  travailler  sons  sa  direction. 

Le  IV®  volume  des  Vorîesungen  ira  de  1759,  date  du  premier 
mémoire  de  Lagrange,  jusqu'à  1799,  date  de  la  thèse  doctorale 
de  Gauss.  Le  plan  général  des  volumes  précédents  y  sera  rigou- 
reusement suivi,  sauf  les  modifications  imposées  par  la  manière 
même  dont  se  sont  développées  les  mathématiques  à  la  fin  du 


({)  Bas  Jahrbtich  iiber  die  Fortschritte  (1er  Matliematik,  1869-1904, 
von  Félix  MOUer,  pp.  2ft2-2l»7. 

(2)  Ueber  regelmâssige  und  unregelmàssige  hislorisdie  EtUwickelung 
auf  dem  Gebiefe  der  MaihetmUik,  von«G.  EnestrOin,  pp.  1-4. 

Die  Gesdiichte  der  Mathematik  und  der  U ni versitiUsunterricht,  von 
G.  EnestrOm,  pp.  63  67. 

Ist  es  zrveckmdssîy  dass  mathemcUisdie  Zeitschriftenartikel  dcdiert 
werden  ?  von  G.  Enestrôm,  pp.  196-19^. 

Welche  Fordennigen  siud  an  Hezensiùnen  mathemaiischer  Arbeiten 
MU  stelîen  ?  von  G.  EnestrOni,  pp.  298-3  '4. 

Eiii  veues  lifterarisches  Hilfsmittel  eur  Verbreitung  tnathematiscli' 
historischer  Kenninisse,  von  G.  EnestrOui,  pp.  3U^>•4U6. 

(3)  Ueber  ei nef i  4  Band  von  Canlor,  Vorîesungen  iiber  Geschichte  der 
Mathematik,  von  Morilz  Cuntor.  jAURESBEiiicui  deu  Deutscuen  Matue- 
matiker-Vekeinigung,  t.  XIII.  leua,  1904. 


RBVUB  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        66l 

xviiie  siècle.  C'est  ainsi  qu'elles  commencent  à  prendre  un 
caractère  franchement  international;  il  n'y  aura  donc  plus  lieu 
de  diviser  le  volume  en  chapitres  par  nationalité.  Elles  ont 
ensuite  une  tendance  à  se  spécialiser  ;  on  écrira  par  conséquent 
séparément  l'histoire  de  leurs  diverses  branches,  en  consacrant 
des  chapitres  distincts  n  chacune  d'elles.  C'est  même  ce  dernier 
mode  de  répartition  du  volume  en  chapitres  qui  a  permis,  sans 
trop  de  peine,  de  partager  le  travail  entre  plusieurs  collabora- 
teurs. Voici  comment  ils  se  sont  distribué  la  besogne  : 

M.  S.  GOnther,  de  Munich  :  Histoires  des  mathématiques, 
Éditions  classiques.  Dictionnaires. 

M.  Bobynin,  de  Moscou  :  Manuels  et  recherches  de  géométrie 
élémentaire,  Théorie  des  parallèles. 

M.  von  Branninûhl,  de  Munich  :  Trigonométrie  et  Polygone- 
métrie,  Tables  de  logarithmes  et  autres  tables. 

M.  Cajori,  de  Colorado  Springs  :  Calcul  algébrique,  Théorie 
des  équations,  Théorie  des  nonibres. 

M.  Netlo,  de  Giessen  :  Séries,  Combinaisons,  Probabilités, 
Théorie  des  imaginaires. 

M.  Kommerell,  de  Reullingen  :  Géométrie  analytique. 

M.  Loria,  de  Gênes  :  Géométrie  descriptive. 

M.  Vivanti,  de  Messines  :  Trailés  de  calcul  infinitésimal, 
Questions  spéciales  de  calcul  infinitésimal.  Intégrales  définies. 
Transcendantes. 

M.  Wallner,  de  Munich  :  Différentielles  partielles  et  totales. 
Calcul  des  Variations,  des  Sommes  et  des  DifTérences. 

M.  Cantor,  d'IIoidelberg  :  Progrès  des  Mathématiques  de  1759 
à  1799,  Développement  des  Idées  pendant  cette  période. 

Les  auteurs  espèrent  pouvoir  être  prêts  en  1906. 

Les  mathématiques  chez  Aristote,  par  Heiberg  (1).  — 
C'est,  si  je  ne  me  trompe,  le  Père  Blancanus,  jésuite,  qui  eut  le 
premier  l'idée  de  rechercher  dans  la  vaste  collection  des  œuvres 
d'Arislole  toutes  les  définitions  de  géométrie  et  tous  les  théo- 
rèmes qu'elle  contient,  de  les  réunir  en  un  volume  et  de  dessiner 
ainsi  un  tableau  d'ensenïble  des  connaissances  mathématiques 
du  Stagirite.  Négligeant  le  texte  grec,  Blancanus  écrivit  en 
latin,  en  donnant  les  extraits  dans  l'ordre  où  il  les  rencontrait 


(1)  Mathematisches  zxi  Aristoteles  von  J.  L.  Heiberg.  âbhandlungeii 
zuR  Geschicute  der  Mathematischen  Wissenschaften  mit  £in- 
scHLuss  mRER  Anwendung.  T.  XVIII.  Leipzig,  Teubner,  1904,  pp.  149. 


602  REVUB    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dans  les  traités  d*Aristote;  car,  au  point  de  vue  philosophique 
spécial  où  le  jésuite  se  plaçait,  Tenchaînement  logique  des  pro- 
positions et  leur  énoncé  dans  la  langue  originelle  le  préoccupaient 
assez  peu.  Quoi  qu*il  en  soit,  ses  Aristotelis  loca  mathematica  (1) 
sont  restés,  même  aujourd'hui,  même  après  le  travail  de 
M.  Heiberg,  un  ouvrage  de  grande  valeur,  qu'aucun  autre  ne 
saurait  remplacer.  Le  professeur  de  Copenhague  le  reconnaîtrait 
probablement  sans  difficulté  lui-même.  C'est  que  malgré  le  titre, 
qui  pourrait  un  moment  faire  soupçonner  le  contraire,  M.  Heiberg 
s'est  mis  à  un  point  de  vue  très  différent  de  son  devancier.  Il 
n'a  pas  précisément  voulu  publier  une  édition  grecque  des  textes 
que  Blancanus  avait  donnés  en  latin,  mais  en  nous  faisant  cou- 
naître  les  mathématiques  chez  Aristote,  il  a  cherché  plut(M  à 
contribuer,  pour  sa  part,  à  l'histoire  de  la  formation  des  Éléments 
d*EucUde,  M.  Heiberg  suit  donc  l'ordre  des  Éléments  II  cile 
Aristote  en  grec,  sans  le  traduire,  mais  en  reliant  les  divers 
passages  par  un  commentaire  très  bref  en  allemand.  Je  ne  dirai 
rien  du  fond  de  ce  travail,  on  connaît  le  grand  mérite  de  tout 
ce  qu'écrit  M.  Heiberg. 

L'ouvrage  est  divisé  en  trois  parties.  Dans  la  première  l'auteur 
étudie  les  œuvres  authentiques  d'Aristole.  11  reprend  ensuite  de 
la  même  manière,  mais  plus  en  abrégé,  dans  la  seconde,  les 
œuvres  apocryphes.  Quant  à  la  troisième  partie,  elle  a  un  carac- 
tère différent.  L'antiquité,  dit  M.  Heiberg.  ne  semble  pas  avoir 
fait  pour  Aristote  le  travail  entrepris  par  Théon  de  Smyrne  sur 
les  connaissances  mathématiques  chez  Platon.  Cependant,  au 
moyen  &ge  byzantin,  on  trouve  quelque  chose  d'analogue  dans 
une  leçon  de  Jean  Pachynière  sur  VOrganon,  conservée  dans  le 
cod.  Vindohon,  philos.  150.  M.  Heiberg  en  publie  le  texte  dans 
la  troisième  partie  de  son  travail. 


(1)  En  voici  le  titre  complet  Aristotelis  loca  Mathematica  Exvfiiuer- 
sis  ipsitis  Operibus  collecta  d:  explicata.  Aristotelicœ  viddicet  exposi- 
iionis  complementum  hactenus  desideratum.  Accessere  de  NcUura 
MathemcUicarum  scientiarum  Tract(dio  ;  atq;  Clarorum  MathemaiicO' 
rum  Chronologia,  Authore  losepho  Blancano  Bononiensi  è  Societate 
Issu,  Mathematicarum  in  Grtjmnasio  Farmensi  Professore.  Ad  Illus- 
trissimum  ac  Sohilissimum  Fetrvm  Franciscvm  Malaspinam  Aedift- 
ciorum  Marchionem,  apud  Cœs.  Maiestatem  pro  iSereniss.  Parmensium 
Duce  Leyatum.  Bononiœ  M.  DC.  XV,  Apud  Bartholomœum  Achium,  Supe^ 
riorum  permissu.  Sumptihus  llieronymi  Tamburini. 


REVUE    DES   RECUEILS   PÉRIODIQUES.  663 

L.a  nouvelle  édition  de  l'astronomie  d'Albategnius,  iiar 
Nallino  (t).  —  Albategiiius  vécut  à  la  fin  du  ix®  siècle  et  au 
coromeiicement  du  x^  Ou  ne  connaît  pas  la  date  exacte  de  sa 
naissance,  mais  les  historiens  arabes  le  font  mourir  le  13  février 
929.  C'était  au  retour  d'un  voyage  à  Bagdad,  dans  une  petite 
bourgade  nommée  Qaçr-al-Giçç. 

Les  occidentaux  ont  tous  représenté  Albcitegnius  comme  un 
prince,  grand  seigneur.  Rien  ne  vient  confirmer  cette  légende, 
dont  on  ne  retrouve  pas  de  trace  chez  les  auteurs  arabes. 
Albategnius  y  apparaît  seulement  comme  le  plus  habile  de  leurs 
observateurs  et  le  plus  grand  de  leurs  astronomes,  ce  qui  est 
incontestable.  Son  influence  a  été  énorme,  même  chez  les  occi- 
dentaux. Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  se  rappeler  que 
Régiomontan  l'avait  profondément  étudié,  qu'il  en  avait  com- 
menté les  endroits  les  plus  difficiles,  et  qu'en  dernière  analyse 
—  fait  que  l'on  soupçonnait  déjà  et  que  la  nouvelle  édition  de 
H.  Nallino  démontre  à  toute  évidence  —  Régiomontan  doit  à 
Albategnius  une  grande  partie  de  ses  connaissances  astro- 
nomiques et  trigonométriques. 

M.  Nallino  nous  doinie  d'abord,  dans  la  Préface,  des  renseigne- 
ments, aussi  nombreux  que  nouveaux,  tant  sur  la  personne 
elle-même  d'Altiategnius  que  sur  ses  ouvrages.  Je  voudrais 
pouvoir  les  résumer  ici,  mais  les  limites  de  ce  bulletin  m 'obligeant 
à  me  borner,  je  dirai  seulement  un  mot  de  VOpus  astronotnicum 
dont  le  savant  italien  entreprend  la  réédition. 

UOpus  astronomicmn  est,  en  fait,  le  seul  ouvrage  d'Alba- 
tegnius  qui  ait  été  étudié  jusqu'à  ce  jour.  11  a  eu  autrefois  deux 
éditions,  l'une  en  1537,  l'autre  en  1645  (2). 

(1)  Al'BaUânî  sive  Albatenii  Opus  Astronotnicum  ad  fîdem  codieis 
Escurialensis  Arabica  editum,  latine  versnm,  adnotationibus  instruc- 
tum  a  (Parole  Alphonsu  Nallino.  Pars  prima  Versio  Capitum  cum 
animadversionibus.  Milan,  1903.  Puoblicazioni  del  reale  obsehvatorio 
Di  Bheha  in  Milano.  Nu  XL.  Parte  1.  Gr.  in4'.  de  Lxxx-3â7  pages. 

Pars  secunda.  Versio  lafina  Tabulanim  cum  animadversionibus 
indicibusque  (sous  presse). 

Pars  iertia,  tcxtum  arabicum  continens,  Milan  lbD9.  Puoblicazioni... 
etc.  N-  XL.  Parle  II I.  281-  pages. 

Je  remercie  la  Bibliothèque  de  TObservatoire  Ro3'al  d*Uccle  pour 
robligeance  iivec  laquelle  elle  a  mis  son  exemplaire  à  ma  disposition. 

(2)  En  voici  les  titres  :  Continentur  in  hoc  libro.  Rvdimenta  astrono- 
mica  Alfragani.  Item  Albategnius  astronomes  peritissimvs  de  motu 
steUarvm,  ex  obseruationibus  tum  propriis,  tum  Ptolemœi,  omnia  cU 
demonslraHùibus  Geometricis  dt  Additionibus  loannis  de  Hegiomonte. 
Item  Oratio  introdudoria  in  omnes  Scientias  Maihematicas  loannis 


664  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Ce  ne  sont  là  cependant  que  des  éditions  fragmentaires  qui 
contiennent  le  texte  courant  de  l'ouvrage,  mais  en  omettent  la 
partie  probablement  la  plus  utile,  je  veux  dire  les  tables  astro- 
nomiques. Elles  ont  été  faites  d*après  une  version  écrite  en  très 
mauvais  latin  par  Platon  de  Tivoli.  Platon,  on  Ta  répété  souvent, 
n'était  guère  astronome  et  M.  Nallino  nous  affirme  qu'il  n'était 
pas  beaucoup  plus  fort  en  arabe.  Il  traduit  fréquemment,  mot 
pour  mot,  des  passages  auxquels  il  ne  comprend  rien  et  en  forge 
des  phrases  qui  n'ont  aucun  sens  possible.  Delambre  a  essayé 
de  l'expliquer,  mais  l'obscurité  de  IMaton  l'a  plus  d'une  fois 
induit  dans  de  graves  erreurs.  Pour  Albategnius  plus  encore  que 
pour  d'autres,  il  arrive  au  célèbre  historien  de  l'astronomie  de 
substituer,  sans  en  avertir,  ses  idées  et  ses  déujonstrations  à 
celles  de  l'auteur  dont  il  écrit  le  commentaire  (1).  Ni  Hanckel  ni 
Càntor  ne  semblent  avoir  eu  le  courage  de  beaucoup  étudier 
Albategnius  lui-même  ;  s'en  rapportant  à  Delambre,  ils  ne  font 
que  le  répéter.  Quant  à  von  BraunmOhl,  seul  il  parle  du  grand 
astronome  avec  exactitude,  encore  ne  s'occupe-t-il  que  de  sa 
trigonométrie  (2). 

de  Regionionie,  Patauij  habita,  cum  Alfraganum  publiée  prœlegeret. 
Eivsdem  idilissima  introductio  in  éiemenia  Euclidis,  Item  Epistola 
Philippi  Melanchtonis  nuiicupatoria  ad  Senatum  Noribergefutem, 
Omnia  iam  recens  prélis  publicata,  Norimbergœ  anno  M,D,XXXVIL 
—  Au  fo  36  :  Explicit  Alfraganxis.  Norimbergœ  apud  Joh,  Fetreium^ 
anno  saltdis  MDXXXVIL 

Mahometis  Albatenii  De  Scientia  Steîlarum  Liler,  cum  aliquoi  addi- 
tionibus  Joannis  Rogiomonfani  ex  bibliotheca  Vaticana  transcriptus. 
A  lu  tin  :  Bononiœ  M.DC.XÏjV.  Typis  Ilœredis  Victarii  BencUii. 
Superiorum  permissu.  Quoi  qu'en  dise  le  titre,  ce  n'est  qu'une  repro- 
duction de  rédition  de  lû;n,  mais  beaucoup  plus  fautive  que  Tédition 
originale. 

(1)  Ce  n*est  pas  la  première  fois  que  j*ai  l'occasion  de  faire  cette 
remarque,  et  je  suis  heureux  de  pouvoir  en  confinner  le  bien  fondé  par 
Tavîs  d'un  homme  de  Taulorité  de  M.  Nallino. 

**  Delambre.  dit-il  (Histoire  de  l'Astronomie  du  Moyen- Age,  Paris,  1819, 
pp.  16-6^),  Plalouis  versione  quantum  fierit  poterat  doctrinas  Ailiatenias 
eruere  conalus  est  ;  sed  obscurus  et  imperitus  interpres  tautum  virum 
saepe  in  graves  induxit  errores.  Delambre  auteni,  multa  problemata 
potius  ad  suam  quani  ad  auctoris  mentem  resolvens  et  formulas  suas 
interdum  Albateniis  commiscens.  causa  fuit  cur  postea  Hankel  et 
Cantor,  ejus  vesiigia  persequeutes,  de  Albatenio  falsa  sentirent.,  (p.  xl). 

Si  ma  remarque  peut  paraître  renfermer  une  critique,  ce  n'est  qu'en 
me  plaçant  au  point  de  vue  historique,  car  uu  point  de  vue  mathématique 
la  méthode  de  Delambre  est  très  défendable. 

(2)  Vorlesungen  Uber  Geschichte  der  Trigonométrie,  Leipzig,  Teubner, 


REVUE    DBS    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  665 

L'utilité  d'une  édition  meilleure  d*Albategnius  était  donc 
incontestable,  et  voici  comment  M.  Nallino  s'y  est  pris  pour  nous 
la  donner.  11  ne  s'agit  toujours,  bien  entendu,  que  du  seul 
Opiis  aatronomicum. 

Tout  d'abord,  et  la  chose  est  connue,  le  texte  original  arabe  de 
VOpua  nous  a  été  conservé.  Mais  quoique  certains  catalogues 
de  bibliothèques  puissent  faire  croire  le  contraire,  il  ne  subsiste 
que  dans  un  seul  manuscrit,  celui  de  la  Bibliothèque  de  TEs- 
curial.  Ce  texte  assez  imparfait  est  encore,  à  tout  prendre,  le 
meilleur  et  surtout  le  plus  intelligible. 

H  y  en  a  eu  deux  versions  latines,  celle  de  Platon  de  Titroli  et 
celle  de  Robert  de  Rétines.  Malheureusement  les  manuscrits 
retrouvés  par  M.  Nallino  contiennent  tous  la  version  de  Platon 
et  celle  de  Robert  est  aujourd'hui  perdue. 

Platon  et  Robert  se  sont-ils  contentés  du  texte  courant  ?  Ont- 
ils  traduit  en  outre  les  tables  astronomiques  ? 

On  ne  saurait  l'affirmer  d*une  manière  certaine,  mais  la  chose 
est  probable  du  moins  pour  Tun  des  deux.  La  Bibliothèque  de 
l'Arsenal,  à  Paris,  possède,  en  effet,  une  très  importante  version 
espagnole  qui  semble  devoir  remonter  au  roi  Alphonse  X,  c'est- 
à-dire  au  xiii«  siècle.  Or,  cette  traduction  renferme  les  tables  et 
le  traducteur  paraît  avoir  travaillé  sur  une  version  latine  et  non 
pas  sur  le  texte  arabe  (1). 

En  résumé,  les  sources  à  utiliser  sont  l'original  arabe  et  deux 
versions  anciennes,  l'une  en  latin,  l'autre  en  espagnol. 

La  méthode  à  suivre  pour  la  publication  du  texte  arabe 
s'imposait.  Le  manuscrit  de  l'Escurial  est  unique,  Tinlérêt  en 
est  surtout  philologique  et  documentaire  ;  il  ftillait  donc  l'impri- 
mer tel  qu'il  est  en  se  contentant  dVn  corriger  les  fautes  de 
plume.  Ce  texte  remplit  le  fascicule  Ilï.  Mon  incompétence  me 
défend  d'en  parler.  Qu'il  me  suffi.se  de  dire  qu'on  y  trouve  la 
première  édition  des  tables  astronomiques  d'Albategnius. 

Mais  si   la  question   était  simple  pour  le   texte  origiiial  de 


1900.  pp.  50-54.  En  tout  ceci  je  ne  fais  que  me  rallier  à  Tavis  de  M.  Nallino, 
qui  regrette,  avec  raison,  que  le  savant  professeur  de  Munich  n*ait  pas 
pu  recourir  au  texte  arahe  d'Albategnius. 

Il  est  intéressant  de  comparer  le  passage  de  von  Braunmahl  cité 
ci-«iessus,  au  chapitre  de  la  préface  de  Nallino  intitulé  Trigonometria 
Albatenia,  (pp.  xlvi-xlvih). 

(1)  Pour  des  raisons  assez  plausibles,  mais  trop  longues  à  exposer 
ici,  M.  Nallino  croit  que  cette  version  latine  des  tables  d*Albategnius 
a  été  plutôt  rœuvre  de  Robert  de  Rétines  que  celle  de  Platon  de  Tivoli. 


666  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

VOpus,  il  était  loin  d*en  être  de  même  pour  la  version  latine 
qu'il  convenait  d'en  donner  au  public.  Fallait-il  rééditer  Platon 
de  Tivoli  ?  Halley  (1)  et  Delambre  (2)  en  avaient,  il  est  vrai,  fait 
la  base  de  leurs  commentaires  ;  c'était  une  raison,  mais  était- 
elle  suffisante?  M.  Nallino  ne  Ta  pas  cru.  Heureusement  pour 
nous  !  Car,  avec  cette  clarté,  cette  élégance,  cette  merveilleuse 
facilité  de  plume  dont  les  savants  italiens  ont  gardé  le  secret,  il 
nous  donne  une  traduction  latine  bien  près,  cette  fois,  d'être  par- 
faite et  qui  de  longtemps  ne  sera  pas  surpassée. 

Reste  la  richissime  collection  d'éclaircissements  et  de  notes 
que  M.  Nallino  y  a  ajoutés. 

Il  se  trouvait,  pour  les  écrire,  dans  une  situation  assez  embar- 
rassante. "  Je  m'adressais  à  la  fuis,  dit-il,  aux  philologues  et 
aux  géomètres.  Or,  leurs  genres  d'études  sont  si  disparates,  que 
ce  qui  paraît  simplicité  presqu'enfantine  aux  uns,  présente 
cependant  des  difficultés  sérieuses  aux  autres.  „  Dans  cette 
conjoncture,  que  faire  ? 

Tâcher  de  se  mettre  à  la  portée  de  tout  le  monde  et  affronter, 
sans  trop  de  crainte,  le  reproche  de  paraître  prolixe. 

^  Moi-même,  ajoute  M.  Nallino,  je  suis  plus  philologue  que 
géomètre.  Bien  des  fois  j'aurais  hésité  à  me  fier  à  mes  propres 
idées,  mais  j'ai  trouvé  le  pins  précieux  des  concours  chez 
M.  Schiaparelli,  directeur  de  l'Observatoire  de  Milan.  Il  a  bien 
vonlu  reviser  mes  notes,  vérifier  mes  calculs  et  les  enrichir 
souvent  de  remarques  et  de  réflexions  personnelles.  Pour  les 
distinguer  des  miennes,  elles  sont  mises  entre  crochets  d'iiiler- 
calation  d'une  forme  spéciale.  „ 

Rencontrer  Schiaparelli  ponr  commenter  Albategnius  !  Quelle 
fortune,  pour  M.  Nallino  ! 

Et  maintenant  comment  Albategnius  lui-même  sort-il  de  cette 
redoutable  épreuve  d'une  nouvelle  édition  de  son  Opus  astro- 
nomicnm  claire  et  facile  à  comprendre  ? 

Absolument  grandi  (8)  et,  à  tout  point  de  vue,  à  la  hauteur  de 


(1)  Emendationes  ac  Notas  in  vetustas  Albatenii  observcUiones  astro 
nomicas,  ctim  resolutione  tabularnm  Itmisolarium  eiusdem  authoris, 
par  Edin.  Halley,  S.  R.  S.  Puilosophical  Transactions,  v.  XVII.  for 
the  Yenr  1694.  Londtm.  16%,  pp.  9l:J-9-21. 

(2)  Histoire  de  V Astronomie  du  Moyen- Age,  par  M.  Delambre,  Paris, 
Courcier.  1819,  pp.  1061 

(3)  Je  citerai  notamment  le  chapitre  XXVI,  à  propos  duquel  Alba- 
tegnius est  si  fort  maltraité  par  Regiomontan  et  par  Delambre.  I/astro- 
nome  arabe  n*y  dit  aucune  des  absurdités  que  lui  prête  la  version  de 


\ 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  667 

sa  réputation.  Cest  un  observateur  consciencieux  et  adroit,  mais 
modeste  ;  sincère  admiraleur  de  Ptolémée,  dont  il  ne  s'écarte 
qu'à  regret,  tout  en  étant  très  supérieur  à  son  modèle. 

Ajouleraije  qu'il  a  trouvé  en  M.  Nailino  un  éditeur  digne 
de  lui  ? 

Le  savant  italien  me  dirait,  peut-être,  que  je  force  la  note.  Je 
n'insiste  donc  pas,  quoique  son  édition  de  VOpus  astronomicum 
me  paraisse  le  document  le  plus  important  qui  ait  été  publié 
jusqu'ici  sur  Tastronomie  arabe. 

Les  travaux  de  M.  A.  Favaro  sur  Léonard  de  Crémone  (  1  ). 

—  En  présentant  il  y  a  deux  ans  aux  lecteurs  de  la  Revue  {^)  le 
Traité  (V Arpentage  (8)  de  Léonard  de  Crémone,  je  disais  :  **  On 
ne  coimatt  guère  la  vie  de  Léonard.  Lui-même  date  la  tin  de  son 
travail  par  les  mots  compléta  die  primo  aprilia  1488,  qui 
prouvent  qu'il  vivait  au  déclin  du  xv*^  siècle.  Arisio  le  nomme 
dans  sa  Cremona  illustrata.  Une  première  fois  il  le  qualifie  de 
insignis  astronomus,  phy siens  et  mathematicus  ;  puis,  quelques 
lignes  plus  loin,  il  rapporte  ce  passage  de  Jerême  Vida  :  fuit 
ante  Blasium,  Leonardus  Maynardus,  qui  suo  tempore  non 
tanfum  inter  nostros,  sed  etiam  inter  omnes,  in  iis  studiis 
(les  mathématiques)  tenuit  principatum.  On  n'en  sait  pas 
davantage.  „ 

En  m'exprimanl  ainsi,  j'utilisais  les  renseignements  que  le 
regretté  Max  Curtze  donnait  lui-même  dans  la  préface  de  son 
édition  ;  mais  ils  renferment  plusieurs  erreurs,  comme  on  l'a 
reconnu  depuis. 

Platon  de  Tivoli.  Cest  donc  Platon  et  non  pas  Albategnius  qui  mérite 
les  reproches  des  deux  savants  critiques.  Quant  au  chapitre  XXV,  il  est 
pmbahlement  interpolé  et  continue  à  rester  inintelligible  en  plusieurs 
endroits. 

(1)  Ce  sont  par  ordre  de  dates  :  Sul  matematico  Cremonese  Leonardo 
Mainardi.  Bibliotheca  Mathematica,  3«  ser.,  t.  IV,  19(>3,  pp.  ÎW  3îi7. 

ItUorno  al  presunto  atitore  ddla  Artis  metrica  practice  compilatio. 
Atti  DEL  Reale  IsTiTifTO  Veneto  di  Scienze,  Lettere  ed  Arti.  Anno 
accademieo  19031904.  T.  LXIII.  Part.  %  pp.  377-3U5. 

Nuove  ricerche  sul  matematico  Leonardo  Cremonese.  Bibliotheca 
Mathkmatica,  3e  série,  t.  V.  1903.  pp.  326-341. 

(2)  Janvier  1904.  pp.  291-295. 

(3)  Die  "  Pratica  Geometriœ  „  des  Leonardo  Mainardi  aus  Cremona, 
publiée  dans  les  Urkunden  sur  Geschichte  der  Mathematik  in  Mittelalter 
und  Renaissance  herausgegeben  von  Maximilîan  Curtze.  Abuandlungen 

ZUR  GeSCHICHTK.  der  MATHEMATISCHEN  WlSSENSCHAFTEN  MIT  £lNSCULUSS 

iHRER  Anwendungen.  Leipzig,  B.  G.  Teubner,  1902. 


668  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

C*est  M.  Gustave  EnestrOm  qui  appela,  le  premier,  l'atteution 
sur  les  obscurités  que  présentait  le  problème  de  Tauteur  du 
Traité  d'Arpentage.  Il  fit  remarquer,  dans  la  Bibliotheca 
Mathematica  (1),  que  la  date  du  l®"^  avril  1488,  in?crite  sur  le 
manuscrit,  publié  par  Curtze,  n'était  pas  nécessairement  celle  de 
la  composition  de  l'ouvrage  ;  mais  qu'elle  pouvait  être  aussi  bien 
celle  de  la  traduction  italienne,  ou  même  tout  bonnement  celle 
de  la  copie,  l.es  mots  fuit  ante  Blasium  le  firent  songer  au 
célèbre  Biagio  de  Parme  qui  mourut,  on  le  sait,  le  23  avril  1416. 
Si  cette  conjecture  se  vérifiait.  Léonard  Mainard  eût  vécu  un 
siècle  plus  tôt  que  ne  le  supposait  Curtze,  et  l'intérêt  de  son 
Traité  d'Arpentage  en  serait  augmenté  d'autant.  M.  EnestrOm 
posait  donc  le  problème. 

M.  A.  Favaro  l'aborda  aussitôt.  Léonard  Mainard,  d'après  lui, 
était  plus  connu,  du  moins  en  Italie,  que  ne  le  supposait  Curtze. 
Notamment  l'époque  où  il  vivait  ne  pouvait  être  révoquée  en 
doute  :  c'était  bien  celle  que  lui  avait  assignée  le  professeur  de 
Thorn.  Mais  M.  Favaro  soulevait  une  autre  difficulté  :  Léonard 
de  Crémone  auteur  du  Traité  d'Arpentage  était-il  bien  Léonard 
Mainard  ?  Ne  fallait-il  pas  plutôt  voir  sous  ce  nom  Léonard  d'An- 
tonii  de  Crémone  ?  Avec  preuves  à  l'appui,  M.  Favaro  observait 
que  l'existence  de  Léonard  d'Antonii  au  commencement  du 
xv«  siècle  était  aussi  bien  assurée  que  celle  de  Léonard  Mainard 
à  la  fin  du  même  siècle.  Il  y  avait  donc  lieu  de  se  demander 
lequel  des  deux  Léonard  de  Crémone  était  l'auteur  du  traité 
publié  par  Curtze. 

Paul  Tannery  intervint  alors  dans  la  discussion.  La  conjecture 
de  M.  Favaro.  disait-il  dans  le  Journal  des  Savants  (2),  était  la 
vérité  n)éme.  Léonard  d'Antonii  était  l'auteur  du  Traité  d" Arpen- 
tage, car  le  manuscrit  N^  719:2  du  fonds  latin  de  la  Bibliothèque 
Nationale  tranchait  la  question.  Mai<,  modeste  et  désintéressé 
comme  toujours,  le  savant  français  se  contentait  de  cette  indi- 
cation générale,  désireux  qu'il  était  de  laisser  à  son  illustre  aixi 
de  Padoue  l'honneur  de  continuer  à  mettre  la  solution  du  pro- 
blème en  pleine  lumière.  C'est  d'ailleurs  ce  qu'avec  sa  maîtrise 
habituelle.  M.  Favaro  n*a  pas  manqué  de  faire  dans  ses  Nuove 
ricerche  sul  matematico  Leonardo  Cremonese.  Il  n'est  plus 


(1)  Ueberden  italienischen  Mathematiker  Leonardo  Mainardi.BiBUO- 
THECA  Mathkmatica,  3«  ser.,  t.  IV,  19U3,  p.  290. 

(2)  Août  1901'.  Maximiiian  Curtee  historien  des  matJiématiqueSt  pp.  466- 
468. 


\ 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  669 

douteux  que  le  Traité  d'Arpentage  ne  soit  dû  à  Léonard  d'An- 
toiiii  et  qu*il  ne  remonte  par  conséquent  au  commencement  du 
XV*  siècle.  On  le  voit,  ce  Traité  déjà  si  important  et  si  curieux 
y  gagne  encore  beaucoup  en  intérêt  historique.  Il  montre,  comme 
le  dit  fort  bien  Paul  Tannery  (1),  que  Léonard  de  Crémone,  son 
auteur,  fut  "  l'un  de  ces  précurseur^  ignorés  dont  les  savants  de 
la  Renaissance  utilisèrent  les  travaux  sans  citer  les  noms  „. 

Pour  une  édition  nationale  des  GEhivres  de  Torricelli  (2). 
—  Peu  de  noms  sont  à  bon  droit  aussi  populaires  que  celui 
d'Évangéliste  Torricelli,  l'inventeur  du  baromètre  (3).  Et  cepen- 
dant, par  une  rare  série  de  contretemps  les  plus  divers  et  de 
malheurs,  le  petit  nombre  de  ses  travaux  a  été  livré  à  l'impres- 
sion. Les  autres,  précieusement  conservés  à  la  Bibliothèque 
Nationale  deFlorence,y  forinent  une  vaste  collection  manuscrite 
ne  comptant  pas  moins  de  !24  volumes.  On  en  a  de  nos  jours 
publié,  à  diverses  reprises,  des  extraits.  Leur  haut  intérêt  fait 
vivement  désirer  une  étude  complète  et  méthodique  du  reste.  11 
suffira  de  rappeler,  par  exemple,  les  recherches  de  Torricelli  sur 
la  courbe  logarithmique,  éditées  par  M.  Loria  (4),  pour  prouver 
combien  cette  curiosité  du  public  est  justifiée.  On  sait  d'ailleurs 
quelle  grande  et  légitime  inttuenee  la  correspondance  de  Torri- 
celli a  exercée  sur  les  géomètres  et  les  physiciens  de  son  temps  ! 
Aussi  s'aecordet-on  pour  demander  une  édition  critique  et  com- 
plète des  œuvres,  tant  imprimées  qu'inédites,  de  Timinortel 
Italien. 

Le  Congrès  des  Sciences  historiques  tenu  à  Rome,  en  1903. 
s*est  fait  l'écho  autorisé  du  vœn  général  en  votant  la  motion 
suivante  : 

(1)  Dans  un  compte  rendu  des  Urkunden  de  Curtze,  publié  dans  le 
BiLLETiN  DES  SCIENCES  Matukmatioues  de  Darhoux,  2e  série,  t.  XX  VIII, 
l'e  partie.  Paris.  1904,  p.  167. 

(2)  Un  impresa  nasionaJe  di  universale  interesse  (puhblicazione  dette 
opère  di  Evangelista  Torricelli).  RelazJone  del  Trol*.  Gino  Loria  (Atti 

DEL    Co.NGRESSO    INTEKNAZIONALE    DI    ScniNZK    StoRICUE    (HoMA,     1903^ 

T.  XII.  Homa.  19(4. 

(3)  Voir  sur  ce  sujet  :  Evan(je.Untn  Torricelli.  Esperiensa  deW  AnjetUo 
Vivo.  Accademia  del  Ciwento  hudrumenii  per  conoscer  VAlterazioni 
deW  Aria.  Neudrucke  von  Scurifi  en  und  Karten  uebeu  Météorologie 
UND  Erdmagnetïsmus,  luTaus^egebeu  von  Frolessor  Dr.  G.  Helhnann. 
No  7.  Berlin,  1897. 

(4)  Le  ricerche  inédite  di  Evangelista  Torricelli,  sopra  la  curva  loga- 
rithmica  di  Gino  L(»ria.  Bibliotiieca  Mathehatica,  3«  série,  t.  1, 1900, 
pp.  75-^9. 


670  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

"  Le  Congrès  prie  le  Gouvernement  de  Sa  Majesté  le  Roi 
d'Italie  : 

„  1»  De  nommer  une  commission  d'hommes  compétents  cliar- 
gée  d'examiner  les  manuscrits  d'Évangéliste  Torricelli  et  de 
déterminer  ceux  d'entre  eux  qui  méritent  l'honneur  de  l'impres- 
sion. 

^  ^^  De  prendre  l'initiative  d'une  Édition  complète  des  Œuvres 
de  Torricelli.  Elle  devrait  comprendre  tons  ses  onvr.iges  déjà 
imprimés  antérienremenl,  celles  de  ses  œuvres  inédites  qui  en 
seraient  jugées  dignes  et,  en  outre,  sa  correspondance  scientifique. 
Une  pareille  entreprise  couronnerait  glorieusement  VÉdition 
^laiionale  des  Œuvres  de  Galilée,  ^ 

Nous  tiendrons,  s'il  y  a  lieu,  nos  lecteurs  au  courant  des  suites 
qui  pourraient  être  données  à  cette  motion. 

Louis  de  Puget,  François  Lamy,  Louis  Joblot,  par 
H.  Brocard  (1).  —  Louis  Joblot  à  titre  de  Harrisien  est  visi- 
blement celui  de  ces  trois  savants  qui  intéresse  le  plus  M.  Bro- 
card, mais  Louis  de  Pnget  de  Lyon  (:2)  est  le  plus  connu,  grâce  à 
la  correspondance  de  iioileau-Despréaux  et  de  Brossetle,  dans 
larpielle  son  nom  revient  fréquemment.  Quant  à  dom  François 
Lan)y,  bénédictin,  il  ne  faudrait  pas  le  confondre  avec  le  Père 
Bernard  Lamy  de  l'Oratoire,  dont  les  Éléments  de  Géométrie 
jouiront  de  tant  de  vogue  au  xv!!!*^  siècle  (3). 

**  Louis  Joblot  était  bien  oublié,  même  en  sa  ville  natale  (4), 

(1|  Louis  de  Puget,  François  Lamy,  Louis  Joblot,  leur  action  scietUi- 
fique  d'ajyrès  de  nouveaux  documents.  Cotitribution  à  VHistoire  des 
Sciences  Fhifsiques  et  Naturelles  de  J671  à  1711,  par  H.  Brocard,  ancien 
élève  de  l'Ecole  Polytechnique,  Correspondant  du  Ministère  de  l'Instruc- 
tion Publique.  Bar-leDuc.  Imprimerie  Comte-Jacquet,  Facdouel,  direc- 
teur. MDCCCCV.  Gr.  in-4  de  vii-232  pages. 

(2)  Louis  de  Puget  naquit  à  Lyon  en  1629  et  y  mourut  le  16  décembre 
17()9.  On  lui  doit  d'importantes  observations  de  magnétisme  et  de  micro- 
graphie. 

(3)  Un  éloge  de  dom  François  Lamy  a  été  publié,  en  1857,  par 
M.  Alphonse  Dantier  dans  les  pièces  annexées  à  ses  deux  rapports  sur 
la  corres)iondance  inédite  des  Bénédictins  de  St-Maur  (Archives  des 
Missions  scientifiques  et  littéraires.  Tome  VI.  Paris,  1857).  Il  est 
réédité,  par  M.  Brocurd,  sous  le  N*  CXIV.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  ici 
que  François  Lamy,  religieux  bénédictin  de  l'abbaye  de  Saiot-Denia, 
naquit  à  Monthireau  en  Beauce,  en  1636,  et  qu*il  mourut  à  Saint-Denis, 
le  11  avril  1711. 

(4)  Il  naquit  à  Bar-le-Duc,  où  il  fut  baptisé  le  9  août  1645,  et  mourut  à 
Paris  le  27  avril  1723. 


REVUE   DES    RECUEILS   PÉRIODIQUES,  67 1 

nous  dît  M.  Brocard,  quand  Tattention  se  porta  sur  lui  dans 
deux  articles  de  la  Revue  Scientifique  parus  à  peu  d'intervalle: 

n  10  février  1894.  Docteur  Paul  Cazeneuve,  professeur  à  la 
Faculté  de  Médecine  de  Lyon  :  La  génércUion  spontanée  diaprés 
les  livres  d* Henri  Backer  et  de  Joblot  (1754). 

^  9  mars  1894.  Jacques  Boyer,  professeur  de  Mathématiques 
et  de  Physique  à  Paris  :  Joblot  et  Backer, 

„  Ces  deux  éludes  furent  immédiatement  reprises,  et  bientôt, 
Li  Société  des  Lettres,  Sciences  et  Arts  de  Bar-le-Duc  publiait, 
au  tome  IV  de  ses  Mémoihes.  paru  en  octobre  1S95,  une  magis- 
trale notice  biographique,  due  à  M.  Wlodimir  Konarsky,  intitu- 
lée ;  Un  savant  Bar  ris  i  en, précurseur  de  M.  Pasteur.  Louis 
Joblot  (133  pages,  4  planches).  „ 

Le  travail  de  M.  Brocard,  fruit  de  recherches  longues  et  con- 
sciencieuses, a  pour  objet  de  fournir  des  maiériaux  destinés  à 
compléter  quelcpie  jour  la  biographie  de  Louis  Joblot  et  This- 
toire  de  ses  rehilions  avec  le  physicien  Louis  de  l^iget.  C'est 
une  publication  de  documents  en  bonne  partie  inédits,  au  nombre 
de  1 IG,  dont  aurun  pris  isolément  n'a,  peut-être,  une  importance 
de  premier  ordre,  mais  dcMit  l'ensemble  très  intéressant  mérite 
d'être  signalé  à  la  curiosité  des  physiciens. 

**  Il  eût  été  désirable,  dit  M.  Brocard,  que  la  Société  française 
de  Physique  les  publiAt  dans  sa  collection  de  documents  et 
mémoires  originaux,  à  côté  des  travaux  de  Coulomb,  d'Oersted 
et  d'Ampère.  Le  Comité  des  travaux  historiques  et  scientifiques 
aurait  sans  doute  proposé  aussi  de  les  éditer  dans  une  de  ses 
publications  oflicielles.  ou  de  recommander  leur  insertion  dans 
quelque  volume  des  Notices  et  Extraits  des  Manuscrits  de  la 
Bibliothèque  Nationale  et  autres  Hbliothhques,  publiés  par 
V Académie  des  Inscriptions  et  Belles- Lettres,  De  sbn  côté,  la 
Société  des  Lettres,  Sciences  et  Arts  de  Bar-le-Duc  aurait  peut- 
être  accepté  de  contribuer  à  cette  publication,  mais  elle  a  fait 
remarquer  avec  raison  que  cette  œuvre  n'était  pas  exclusivement 
Barrisienne  et  n'avait  pas  de  relations  assez  directes  avec 
l'œuvre  de  Joblot.  „ 

Avec  un  désintéressement  et  une  générosité  auxquels  il  nous 
a  déjà  habitués  en  mainte  circonstance,  M.  Brocard  a  ^  simplifié 
les  choses  „,  en  prenant  à  ses  frais  l'initiative  de  cette  publica- 
tion, quitte  à  limiter  le  tirage  à  cent  vingt  exemplaires  adressés 
directement  à  diverses  bibliothèques  publiques  ou  distribués  à 
des  amis  personnels. 

En  fait,  le  volume  de  M.  Brocard  contient,  au  nombre  de  cent 


672  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

seize,  tous  les  documents  connus  concernant  l'activité  scientifique 
de  Joblot,  de  Puget  et  du  P.  Lamy.  Outre  beaucoup  de  pièces 
inédites,  on  y  trouve  la  réimpression  de  plusieurs  autres,  tirées 
pour  la  plupart  de  la  Correspondance  de  Boileau- Despréaux  et 
Brosseite,  du  Journal  des  Savants,  des  Mémoires  pour  V Histoire 
des  Sciences  et  des  Beaux-Arts  publiés  à  Trévoux  et  de  quelques 
autres  ouvrages.  Ces  articles  éclaircissent  en  les  complétant  les 
/documents,  jusqu'ici  inconnus,  publiés  par  M.  Brocard  pour  la 
première  fois. 

L'exécution  matérielle  du  volume  est  magnifique,  j'allais  dire 
trop  belle,  car  elle  empêcherait  plus  d'une  très  utile  publication 
de  pièces  d'un  genre  analogue,  s*il  était  reçu  qu'elles  ne  pussent 
être  éditées  sans  ce  luxe  d'impression  et  de  planches  hors  texte. 
M.  Brocard  s'est  visiblement  inspiré  des  grandes  éditions  des 
œuvres  de  Fermât,  de  Huygens,  de  Galilée  et  de  Descartes  ; 
encore  une  fois  c'est  parfait,  mais  c'est  presque  trop  beau. 

Sur  une  erreur  mathématique  de  Descartes,  par  Paul 
Tamiery  (1).  —  Cet  article  de  Paul  Tannery  est  assez  court  et 
n'a  peut-être  même  pr.s  bien  grande  importance,  mais  le  lecteur 
me  pardonnera  de  donner,  en  épilogue  à  mon  compte  rendu,  un 
nouveau  témoignage  de  sympathie  à  notre  regretté  confrère,  en 
ne  passant  pas  sous  silence  Tun  des  derniers  écrits  sortis  de  sa 
plume. 

Descaries  s'est  trompé  en  énonçant  les  lois  de  la  chute  des 
corps.  Tel  est,  on  le  sait,  l'avis  de  Paul  Tannery  et  telle  a  été 
après  lui  l'opinion  de  tout  le  monde,  à  l'exception  toutefois  de 
M.  Chazottes,  professeur  à  Guéret  (Creuze)  (2). 

Mais  écoutons  d'abord  Descartes.  Après  avoir  dit  que  les 
vitesses  d'un  corps  tombant  en  chute  libre  croissent  comme  les 
temps,  il  ajoute  :  **  D'où  il  suit  certainement  que  si  vous  laissiez 
toml)er  une  boule,  in  sjtatio  plane  vacuo  de  50  pieds  de  haut, 
que,  de  quelque  matière  qu'elle  pust  estre,  elle  employeroit 
justeuïent  trois  fois  autant  de  lenips  aux  25  premiers  pieds, 
qu'elle  feroit  aux  25  derniers.  „  Je  choisis  ce  passage  parce 
qu'il  est  en  français,  niais  il  y  en  a  d'autres  analogues. 

Il  a  semblé  à  M.  Chazottes  qu'un  homme  de  la  valeur  de 

(1)  Sur  ufie  erreur  maihéwatique  de  Descartes^  par  Paul  Tannery. 
Arcuiv  fCr  Gescuichte  der  Philosophie.  Kouv.  série,  tome  X,  Berlin, 
1904.  pp.  354-340. 

{i)  Sur  une  prétendue  faute  de  raiscmuement  que  Descartes  aurait 
commise,  par  J.  Chazottes,  professeur  à  Guéret  (Creuze).  lBio.,pp.  171-175. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  678 

Descartes  ne  pouvait  pas  s'être  trompé.  Partant  de  celte  idée 
préconçue,  l'explication  de  la  loi  des  espaces  que  je  viens  de 
rappeler,  doit  donc,  d'après  lui,  signifier  que  les  espaces  par- 
courus sont  proportionnels  aux  carrés  des  temps.  C'est  une  thèse 
paradoxale  ;  mais  dire  le  point  précis  où  pèche  le  raisonnement 
de  M.  Chazottes  est  chose  néanmoins  assez  difficile.  L'auteur  a 
un  style  obscur  et  s'exprime  d'une  manière  si  peu  conforme  à 
Tusage  reçu  entre  mathématiciens,  qu'il  est  malaisé  de  le  com- 
prendre. Tannery  a  bien  beau  jeu  à  le  réfuter.  Il  le  fait  avec  tant 
d^aisance,  de  clarté  et  de  malice,  qu'on  a  presque  l'impression 
qu'il  enfonce  des  portes  ouvertes. 

Je  ne  puis  résister  au  plaisir  de  transcrire,  par  exemple,  cette 
réflexion  de  bon  sens  par  laquelle  il  termine  :  **  Il  y  a  une 
croyance  trop  répandue,  dit-il,  c'est  que  les  sciences  exactes  ont 
été  construites  comme  elles  peuvent  et  doivent  être  enseignées, 
c'est-à-dire  sans  tâtonnements  et  sans  erreurs  de  la  part  de  ceux 
qui  ont  frayé  des  voies  nouvelles.  Cette  croyance  il  faut  la  laisser 
aux  maîtres  d'école,  à  qui  il  n'est  pas  permis  de  se  tromper;  la 
vérité  historique  est  que,  même  en  mathématiques,  les  plus 
grands  génies  ont  commis  des  inadvertances  singulières  : 

^  Quandoque  bonus  dormitat  Homerus  „ 

et  cela  non  seulement  dans  leur  correspondance,  mais  encore 
dans  les  écrits  qu'ils  ont  publiés.  Dans  la  Géométrie  de  Descartes, 
il  y  en  a  deux  en  particulier  que  les  contemporains  n'ont  pas 
remarquées.  Mais  dans  ces  erreurs  des  grands  novateurs,  dont  ni 
Fermât,  ni  Galilée,  ni  tant  d'autres  ne  sont  pas  indemnes,  on 
reconnaît  la  griffe  du  lion.  Ils  n'en  sont  pas  diminués  ;  cela  doit 
au  contraire  nous  rendre  plus  humbles  vis-à-vis  d'eux  et  nous 
faire  bien  comprendre  la  difficulté  de  la  tâche  qu'ils  ont  accomplie, 
la  grandeur  des  services  qu'ils  ont  rendus  à  l'humanité  comme 
créateurs  de  branches  nouvelles  de  la  science.  Honorons-les  donc 
jusque  dans  leurs  erreurs  ;  car  ce  sont  eux  qui  nous  ont  appris 
à  n'y  plus  retomber.  ., 

H.  BOSMANS,  S.  J. 


IIK  SÉRIE.  T.  IX.  43 


674  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


GEOLOGIE 


La  craie  phosphatée  de  Taplo'w.  —  L'Angleterre,  si  riche 
en  gisements  minéraux  de  tout  genre,  ne  possède  qu'un  seul 
petit  gîte  de  craie  phosphatée,  celui  de  Taplow.  Les  recherches 
récentes  de  MM.  White  et  Treacher  (1)  leur  ont  permis  de  tirer 
les  conclusions  suivantes  :  La  craie  en  question,  dans  sa  portion 
la  plus  riche,  est  de  l'Âge  des  craies  à  Marsupites  cortestudina' 
rius.  Sa  faune  microscopique  est  absolument  particulière.  Elle 
constitue  un  gisement  extrêmement  localisé  qui  parait  déposé 
dans  une  sorte  de  cuvette  ou  entonnoir  d'origine  synclinale. 
Enfin,  une  partie  au  moins  du  constituant  phosphaté  a  acquis  ses 
caractères  sur  place.  D'après  cela,  cette  craie  est  contemporaine 
des  craies  phosphatées  du  turonien  du  Cambrésis.  Comme  tous 
les  gisements  de  craies  phosphatées  ou  de  calcaires  oolithiques 
phosphatés,  elle  se  trouve  en  cuvettes  isolées.  Cela  est  vrai  à 
Ciply  en  Belgique,  pour  toutes  les  craies  phosphatées  du  nord 
de  la  France,  pour  les  calcaires  richement  phosphatés  de  l'éocène 
d'Algérie  et  de  Tunisie.  Ce  serait  une  nouvelle  preuve  du  bien 
fondé  de  l'hypothèse  de  M.  F.  Cornet,  qui  attribue  la  formation 
de  ces  gisements  à  l'accumulation  de  débris  organiques  dans  des 
mers  fermées  en  voie  d'évaporalion. 

Les  "wash-out  du  houiller  du  Torkshire.  —  Les  géologues 
anglais  ont  fréquemment  décrit,  avec  grand  détail,  de  singuliers 
accidents  que  l'on  observe  dans  leurs  bassins  houillers.  Ce  sont 
des  endroits  où,  dans  une  couche  de  charbon,  le  charbon  a  été 
enlevé,  après  coup,  sur  une  étendue  plus  ou  moins  grande  et 
remplacé  par  des  sédiments  généralement  arénacés,  voire  même 
caillouteux.  Les  allures  de  ces  accidents  rappellent  à  l'esprit 
l'aspect  de  sections  de  lits  de  rivière  ou  de  chenaux  torrentiels. 
M.  E.  F.  Middieton  (2)  décrit  à  son  tour  des  accidents  semblables, 
présentant  les  traits  les  plus  caractéristiques  de  ce  genre  de 
bouleversements.  Du  charbon  a  été  enlevé  dans  des  sortes  de 
cuvettes  et  remplacé  par  du  grès,  qui  aux  alentours  forme  le  toit 
de  la  couche  et  qui  là  descend  jusque  sur  le  mur,  en  supprimant 
le  charbon.  Dans  un  autre  cas,  un  conglomérat  avec  vrais  cail- 

(1)  QUARTERLY  JOURN.  OF  THE  GEOL.  SOC,  t.  LXI,  1905,  p.  461. 

(2)  iWd.,  p.  3:19. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  6j5 

loux,  dont  M.  Middleton  ne  donne  malheureusement  ni  l'origine 
ni  la  nature,  est  venu  raviner  la  couche  de  charbon.  Ce  qu'il  y 
a  de  plus  remarquable  dans  les  faits  cités  ici,  c'est  que  l'on 
observe  un  accident  semblable  dans  deux  couches  superposées 
écartées  de  plus  de  200  mètres.  Les  deux  accidents  sont  pour 
ainsi  dire  superposés,  et  l'on  n*en  observe  pas  dans  une  couche 
intermédiaire.  A  l'occasion  de  la  discussion  qui  a  suivi  la  lecture 
du  travail  de  M.  Middleton,  M.  Fox-Strangways  a  signalé  que 
dans  le  bassin  du  Leicestershire  on  avait  observé  un  dérange- 
ment semblable,  qui  se  composait  d'un  creux  où  venaient  aboutir 
de  nombreux  courants  tributaires  donnant  l'impression  du  tracé 
classique  d'un  système  de  drainage. 

Les  horizons  marins  du  houiller  du  North-Staffordshire. 

—  Il  est  un  fait  bien  surprenant,  c'est  de  voir  combien,  partout, 
a  été  peu  étudié  le  terrain  qui  devrait  par  excellence  être  le 
mieux  connu,  je  veux  parler  du  terrain  houiller.  Quand  on  voit 
de  quelle  utilité  serait  pour  la  détermination  et  le  synchronisme 
des  formations  houillères  la  rencontre  d'horizons  persistants  et 
caractéristiques  de  fossiles,  on  s'étonnerait  que  l'on  n'ait  pas 
déployé  autant  de  zèle  à  leur  recherche  que  pour  d'autres  ter- 
rains,si  l'on  ne  savait  que  la  récolte  des  faunes  houillères  néces- 
site de  longues  et  pénibles  recherches  au  fond  des  charbonnages, 
recherches  qu'on  doit  faire  par  soi-même.  C'est  par  suite  de  ce 
manque  de  zèle  que  le  bruit  a  couru,  et  court  encore,  que  les 
fossiles  houillers  sont  rares  et  inutiles  et  leurs  horizons  sans 
persistance.  Chaque  fois  qu'un  chercheur  patient  et  tenace  s'est 
mis  à  la  besogne,  la  fausseté  de  cette  opinion  a  éclaté  immé- 
diatement. Le  travail  que  vient  de  publier  M.  Stobbs  (1)  en  est 
une  nouvelle  preuve.  L'Angleterre,  par  suite  de  toutes  sortes  de 
circonstances,  est  le  pays  dont  les  terrains  houillers  sont  le 
mieux  connus  au  point  de  vue  qui  nous  occupe.  Tout  spéciale- 
ment le  bassin  du  Norlh-StafTordshire, grâce  aux  travaux  anciens 
de  M.  J.  VVard,  était  en  tête  comme  progrès  des  connaissances. 
Cela  n'a  pas  empêché  M.  Stobbs  d'y  faire  des  découvertes  capi- 
tales que  nous  pouvons  résumer  de  la  façon  suivante.  Le  bassin 
en  question  renferme  onze  niveaux  marins.  Ces  niveaux,  très 
étendus,  très  riches,  se  trouvent  dans  toute  l'épaisseur  du  ter- 
rain houiller.  Les  fossiles  marins  alternent  avec  les  couches 
renfermant  les  fossiles  considérés  comme  d'eau  douce  (Carbonî- 

(1)  QUARTERLY  JOURN.  OF  THE  GEOL.  SOC,  t.  LXI,  1905,  p.  495. 


676  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

cola,  etc.)- 11  n*y  a  jamais  mélange  des  deux  faunes,  mais  les 
deux  peuvent  se  trouver  très  voisines.  La  faune  de  ces  niveaux 
marins,  variable  comme  groupement,  ne  présente  aucune  varia- 
tion sensible  de  haut  en  bas  du  bouiller.  Dans  un  des  niveaux 
les  plus  élevés,  on  rencontre  des  fossiles  du  bouiller  le  plus  infé- 
rieur et  même  du  calcaire  carbonifère.  Il  y  a  au  moins  trois  de 
ces  niveaux  fossilifères  qui  s*étendent  dans  les  bassins  voisins 
tels  que  ceux  du  Lancashire,  du  Yorkshire,  du  South-Stafford- 
shire  et  de  Coalbroak-Dale.  Dans  beaucoup  d'autres  bassins 
on  commence  à  trouver  des  horizons  marins  que  Ton  pourra 
utiliser  plus  tard  pour  étendre  les  synchronismes  proposés  à 
d'autres  bassins  encore. 

Il  est  inutile  d'insister  sur  l'importance  capitale  de  la  plupart 
de  ces  conclusions  et  sur  le  bouleversement  qu'elles  apportent 
dans  les  idées  ;  mais  il  est  curieux  de  suivre  la  marche  des  con- 
naissances. Lors  de  la  rencontre  des  premiers  fossiles  houillers, 
on  a  dit  qu'ils  étaient  accidentels  et  dus  à  des  invasions.  Lors- 
qu'ils se  sont  multipliés,  on  a  fini  par  admettre  que  le  houiller 
inférieur  était  caractérisé  par  ses  faunes  marines.  Bientôt  cette 
conclusion  devra  s'étendre  à  tout  le  houiller,  et  ce  qui  était  l'ex- 
ception sera  alors  la  règle.  Ajoutons  qu'un  excellent  appendice 
paléontologique  par  M.  W.  Hind,  le  spécialiste  le  plus  autorisé 
en  la  matière,  augmente  encore  la  valeur  du  travail. 

Lies  Alpes  entre  le  Brenner  et  la  Valteline  (1).  —  Le  Con- 
grès géologique  international  de  Vienne  en  1903  et  surtout  les 
grandes  excursions  géologiques  qui  l'ont  accompagné,  ont  eu 
les  conséquences  les  plus  heureuses  pour  la  géologie  autri- 
chienne. Il  existait  en  effet  dans  cette  vaste  contrée  des  régions 
qui,  malgré  tout  le  talent  et  le  zèle  des  savants  autrichiens, 
étaient  restées,  au  point  de  vue  géologique,  de  grandes  énigmes. 
Un  tel  état  de  choses  peut  s'expliquer  fort  bien  et  durer  fort 
longtemps.  Par  habitude,  par  esprit  d'école  ou  tout  autrement, 
chacun  emboîte  le  pas  de  son  prédécesseur  et  il  se  forme  ainsi 
un  profond  sillon  dont  on  a  peine  à  sortir.  C'est  alors  que  les 
bienfaits  d'une  intervention  étrangère,  toute  pacifique  d'ailleurs, 
peuvent  se  faire  sentir.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu  pour  les  Alpes 
orientales  notamment,  et  c'est  le  Congrès  de  Vienne  qui  a  pro- 
duit le  choc  des  idées  d'où  a  jailli  la  lumière.  Certes,  il  peut 

(1)  P.  Terroier,  fiuLL.  soc.  geolog.  de  France  (4e  série),  t.  V,  1905, 
pp.  209-289, 2  pL 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  677* 

sembler  inadmissible  pour  les  géologues  du  terroir  que  des 
étrangers,  infiniment  moins  familiarisés  qu'eux  avec  la  structure 
de  leur  pays,  prétendent  la  connaître  et  l'expliquer  mieux  qu'eux, 
et  je  comprends  qu'ils  rechignent  à  adopter  des  théories  nou- 
velles, mais  il  suffit  que  ces  théories  arrivent  à  point  et  qu'elles 
soient  fondées  pour  qu'elles  fassent  leur  chemin. 

La  constitution  stratigraphique  de  la  région  étudiée  par 
M.  Termier  n'est  pas  trop  chargée  et  elle  avait  été  soigneuse- 
ment travaillée  non  seulement  par  les  géologues  autrichiens, 
mais  encore  par  des  étrangers.  Elle  comprend  d'abord  une  puis- 
sante série  de  roches  mésozoïques  ou  néozolques  d'âge  précis 
indéterminé,  mais  certainement  équivalentes  des  Schistes  lustrés 
des  Alpes  occidentales.  Puis  vient  du  trias  très  puissant,  repré- 
senté surtout  par  des  calcaires-marbres  et  des  dolomies,  puis 
du  terrain  carbonifère  peu  développé,constitué  par  des  phyllades, 
et  enfin,  à  la  base,  vraisemblablement,  de  l'archéen  assez  com^ 
plexe.  Mais  dans  les  Alpes  orientales,  ces  quelques  terrains  s'en- 
chevêtraient de  telle  façon  que,  pour  expliquer  la  tectonique  de 
la  région,  les  géologues  avaient  été  conduits  à  admettre  des 
allures  et  spécialement  des  plissements  absolument  invraisem- 
blables. C'est  dans  ce  chaos  que  M,  Termier  a  essayé  de  faire  la 
lumière  en  appliquant  aux  Alpes  orientales  les  grandes  idées 
qui  ont  renouvelé  nos  connaissances  sur  les  Alpes  de  TouesLOn 
sait  que  M. Termier  est  un  des  maîtres  qui, parmi  un  petit  groupe 
de  géologues  français  et  suisses, s'attachent  depuis  peu  d'années 
à  élucider  la  structure  si  compliquée  de  nos  grands  massifs 
montagneux  du  centre  de  l'Europe,  en  s'inspirant  de  la  notion 
si  féconde  des  grands  charriages. 

Cette  notion,  qui  a  fait  ses  preuves  en  France  et  en  Suisse, 
s'est  montrée  non  moins  apte  à  résoudre  les  grands  problèmes 
qui  se  posaient  dans  les  Alpes  du  Tyrol.  Dans  cinq  notes  présen- 
tées à  I  Académie  des  sciences,  M.  Termier  a  déjà  fait  connaître 
les  premiers  résultats  de  ses  recherches.  Ce  sont  ces  résultats 
qu'il  synthétise  aujourd'hui  dans  un  vaste  travail  accompagné 
de  tous  les  documents  graphiques,  caries,  coupes,  qui  permettent 
d'en  saisir  la  portée  et  montrent  le  chemin  parcouru  dans  la  voie 
de  l'interprétation  de  la  tectonique  de  la  région.  Il  nous  serait 
impossible  de  résumer  un  semblable  travail,  bourré  de  faits  et 
de  renseignements.  Nous  risquerions  d'en  donner  une  idée  aussi 
fausse  que  celle  que  l'on  prendrait  d'une  forêt  où  le  bûcheron 
n'aurait  plus  laissé  subsister  que  quelques  arbres  rabougris. 
Nous  nous  contenterons  de  suivre  l'auteur  dans  les  conclusions 


678  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

OÙ  il  a,  en  quelques  lignes»  consigné  lui-même  les  principaux 
résultats  de  ses  études. 

]<>Âu  nord  de  l'axe  des  Hohe  Tauern,  les  Alpes  du  Tyrol 
sont  formées  de  nappes  empilées  les  unes  sur  les  antres,  nappes 
qui  ont  été  plissées  ou  ondulées  après  leur  empilement. 

2^  Les  schistes  lustrés  de  la  Basse-Engadine  a£Renrent  dans 
un  paquet  de  nappes. 

3<»  Les  Alpes  calcaires,  au  nord  de  Tlnn»  sont  des  témoins  des 
nappes  supérieures. 

4<»  Au  sud  de  Taxe  des  Hohe  Tauern,  s'étend  une  zone  de  plis 
verticaux  ou  quasi  verticaux  où  se  trouvent  en  place  les  racines 
des  plis  couchés  au  nord  et  transformés  en  nappes. 

Ce  sont  là  des  résultats  que  Tauteur  considère,  avec  raison, 
comme  acquis  et  indubitables.  Il  ajoute  alors  des  considérations, 
que  lui-même  signale  comme  encore  hypothétiques,  concernant 
la  structure  de  la  région  qui  avoisine  un  gigantesque  accident 
stratigraphique  que  Ton  a  appelé  la  faille  alpino-dinarique,  et 
qui  borde  vers  le  sud  la  région  dont  il  a  fait  Tobjet  de  cette 
étude.  Celte  faille,  que  Ton  peut  suivre  sur  des  centaines  de 
kilomètres,  sépare  la  région  étudiée  d'une  région  totalement 
différente  à  tous  égards,  le  massif  des  Din'arides.  M.  Termier 
émet  l'hypothèse  que  cette  faille  alpino-dinarique  n'est  elle- 
même  qu'une  gigantesque  surface  de  charriage  suivant  laquelle 
le  massif  des  Dinarides  aurait  été  poussé  vers  le  sud  en  passant 
par  dessus  les  Alpes.  Celte  hypothèse  géniale  sortira  du  domaine 
spéculatif,  comme  le  dit  l'auteur,  le  jour  où  Ton  aura  trouvé,  en 
pays  alpin,  des  lambeaux  du  massif  des  Dinarides  ou  bien  quand 
on  aura  vu  les  Alpes  s'enfoncer  en  pente  faible  et  régulière  sous 
les  Dinarides. 

J'ai  depuis  longtemps  dépassé  les  bornes  d'un  compte  rendu 
sommaire;  mais  je  ne  voudrais  pas  abandonner  ce  travail  magis- 
tral sans  signaler  comment  l'auteur  trouve,  dans  une  objection 
capitale  qu'on  aurait  pu  faire  à  sa  thèse  du  charriage,  une 
confirmation  éclatante  de  celle-ci. 

Je  veux  parler  de  ce  fait  que,  dans  une  partie  de  la  région 
étudiée,  les  plis  se  déversent  vers  le  sud,  c'est-à-dire  en  sens 
inverse  de  celui  du  mouvement  de  charriage.  M.  Termier  montre 
avec  raison  que  ce  déversement,  vers  le  sud,  des  plis  se  trans- 
forme graduellement,  latéralement  vers  l'est  et  vers  l'ouest  en 
un  déversement  normal  vers  le  nord.  Ce  fait  serait  uniquement 
dû  à  une  décompression  locale  ayant  produit  ce  renversement 
momentané  des  plis.  Comme  le  même  renversement  local  se 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  679 

retrouve  dans  la  faille  alpino-dîiiarique,  on  s'expliquerait  très 
bien  les  choses  en  admettant  que  cette  faille  est  elle-même  une 
surface  de  charriage  et  que  la  décompression  locale  est  posté- 
rieure aux  phénomènes  de  charriage. 

Observations  paléontologiques  sur  le  mode  de  formation 
du  terrain  houiller  belge  (1).  —  La  vieille  question  de  la  for- 
mation de  la  houille,  toujours  palpitante,  suscite  de  nos  jours 
quantité  de  travaux  où  l'on  ne  se  contente  plus  de  vagues  obser- 
vations et  d'affirmations  plus  ou  moins  spéculatives,  mais  où 
Ton  étudie  à  fond  l'une  ou  l'autre  partie  de  ce  vaste  problème. 
Seuls  ces  travaux  feront  progresser  la  question,  et  c'est  dans 
cette  catégorie  que  peut  se  ranger  le  beau  travail  de  iM.  Renier. 

Il  commence  par  étudier  avec  soin  les  caractères  des  roches 
si  importantes  qui  avoisinent  les  couches  de  houille  et  que 
les  minenrs  appellent  toit  et  mur.  Il  montre  que  la  distinction 
de  ces  deux  roches  repose  non  pas  sur  des  caractères  litho- 
logiques, mais  sur  des  caractères  paléontologiques  qu'il  détaille 
ensuite  longuement  et  soigneusement.  De  faits  qu'il  signale,  il 
croit  pouvoir  conclure  que  le  seul  caractère  qui  distingue  ces 
deux  roches,  c'est  l'absence  ou  la  présence  des  empreintes  de 
mur  ou  stigmaria. 

Il  examine  ensuite  la  signification  génétique  des  stigmaria 
qui  existent  dans  les  mines.  Pour  lui,  les  caractères  déjà  signalés 
dans  ces  végétaux  comme  aussi  des  faits  nouveaux  qu'il  signale 
lui  paraissent  mettre  hors  de  doute  que  le  mur  représente  un  sol 
de  végétation.  11  développe  entre  autres  longuement  la  question 
du  tarandage  des  végétaux  du  toit  par  des  radicelles  de  stigmaria. 

Il  aborde  ensuite  la  question  des  troncs-debout  que  l'on  ren- 
contre dans  le  toit  des  couches.  Il  expose  des  cas  nouveaux  qu'il 
a  eu  l'occasion  d'observer  personnellement,  et  conclut  des  faits 
qu'il  signale  que  les  troncs  observés  par  lui  étaient  en  place. 

Passant  ensuite  en  revue  tontes  les  descriptions  de  troncs 
rencontrés  jusque  maintenant  par  d'autres  auteurs  dans  le  bas- 
sin houiller  franco-belge,  il  conclut  de  l'étude  critique  qu'il  fait 
de  toutes  ces  descriptions  qu'il  ne  lui  semble  pas  admissible 
qu'aucun  tronc  ait  été  charrié. 

Inutile  de  dire  que  de  tout  cela  l'auteur  conclut  que  la  houille 
est  une  formation  sur  place,  et  il  développe  dans  le  dernier 

(i)  A.  Renier  :  Ann.  soc.  géolog.  de  Belgique,  t.  XXXII,  mém.,  pp.  291- 
314,  i  pi..  1906. 


b80  RBVUB   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

chapitre  de  son  travail  le  mode  de  formation  sur  place  qui  lui 
semble  le  mieux  conciliable  avec  les  résultats  de  ses  études 
paléontologiques. 

X.  Stainier. 


HYGIENE 


S'il  est  une  science  qui  progresse  de  jour  en  jour  et  qui  rend 
à  l'humanité  des  services  inestimables,  c'est  bien  VHygiène, 
depuis  qu'elle  se  fonde  sur  les  révélations  des  sciences  physiques 
et  naturelles.  Hier  encore,  les  disciples  du  grand  Pasteur  signa- 
laient, en  France,  les  résultats  inespérés  obtenus  par  Thygiène 
prophylactique  des  nourrissons,  au  point  de  vue  de  la  mortalité 
causée  par  Ventérite  et  la  bronchite  dans  certaines  villes. 

Cette  mortalité,  souvent  excessive,  est  due  surtout  à  l'une  ou 
à  l'autre  des  trois  tares  héréditaires  auxquelles  bien  peu  d'en- 
fants échappent  aujourd'hui  :  la  tuberculose,  l'arthritisme  ou 
la  syphilis,  qui  affaiblissent  l'organisme  humain  et  créent  un 
terrain  favorable  à  l'évolution  du  microbe  homicide. 

La  lutte  contre  la  tuberculose  est  entreprise  aujourd'hui  avec 
une  ardeur  et  une  intelligence  remarquables,dâns  tous  les  grands 
centres  où  l'on  se  préoccupe  surtout  de  prévenir  le  mal,  en 
améliorant  le  terrain  par  une  alimentation  et  une  habitation 
plus  rationnelles.  La  malpropreté,  la  misère,  l'intempérance  et 
l'ignorance  des  parents  contribuent,  pour  la  plus  large  part,  à 
favoriser  les  ravages  de  ces  trois  minolaures.  C'est  pourquoi  les 
Sociétés  protectrices  de  Venfance  ont  ouvert  partout  des  bureaux 
ou  des  asiles  où  l'on  distribue  du  lait  pur  aseptique,  des  vête- 
ments, et  où  les  médecins  donnent  gratuitement  aux  mères  des 
conseils  pour  l'alimentation  et  l'Iiygiène  des  nourrissons  et  de 
la  maison. 

Le  7  janvier  dernier,  nous  assistions  à  Nice  à  la  séance  inau- 
gurale d'une  œuvre  nouvelle  mutualiste  d'assistance  maternelle. 
Les  renseignements  les  plus  suggestifs  y  ont  été  fournis  par 
plusieurs  médecins  de  la  Riviera  sur  les  ravages  causés  par  les 
maladies  infantiles  dans  les  diverses  régions  de  la  France,  sur 
les  causes  qui  les  déterminent  et  sur  les  résultats  inespérés 
déjà  obtenus  par  le  concours  de  la  charité  et  de  la  science. 


^ 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        68 1 

**  Sur  1000  enfants  de  moins  d'un  an  qui  meurent  à  Nice,  dit 
le  D""  Balestre,  plus  de  200  succombent  à  la  gastro  entérite,  près 
de  800  sont  emportés  par  les  maladies  des  voies  respiratoires. 
Les  maladies  contagieuses,  notamment  la  tuberculose,  causent 
le  troisième  quart  des  décès.  „ 

La  direction  méthodique  de  la  nourriture  et  du  sevrage  permet 
d*arraclier  à  la  mort  la  plupart  des  enfants  enlevés  par  la  diar- 
rhée parce  que  leur  régime  est  livré  au  hasard.  **  La  consulta- 
tion des  nourrissons,  c'est  la  véritable  école  des  mères,  qui  y 
apprennent  les  règles  présidant  à  l'élevage  rationnel  de  ces 
petits  êtres  et  les  moyens  de  se  préserver  activement  de  la  plu- 
part des  maladies  contagieuses.  „ 

M.  le  ï)^  Balestre  affirme  que,  sur  6462  enfants  de  moins  d'un 
an  qui  sont  morts  à  Nice  en  dix-huit  ans,  4800  auraient  pu  être 
sauvés.  **  C'est  la  population  d'une  petite  ville  perdue  par  notre 
faute.  „ 

L'expérience  a  prononcé  déjà,  en  effet,  sur  la  valeur  de  ces 
consultations  de  nourrissons. 

A  St-Pol-sur-xMer  (1),  la  mortalité  infantile  était  effroyable. 
Depuis  deux  ou  trois  ans,  cette  mortalité  a  diminué  de  près  de 
la  moitié.  Dans  la  clinique  du  D*"  Maygrier,  à  Paris,  en  cinq  ans, 
on  n'a  pas  eu  un  seul  décès  par  gastro-entérite  et  il  meurt 
40  enfants  sur  mille  au  lieu  de  140.  Et  à  Nice,  les  enfants 
secourus  par  la  Société  protectrice  meurent  dans  une  proportion 
moitié  moindre  que  rensemble  de  la  population  infantile. 

Voilà  certes  des  constatations  bien  faites  pour  encourager 
l'initiative  de  toutes  les  personnes  charitables  dont  les  aumônes 
s'égarent  trop  souvent  en  pure  perte,  parce  qu'elles  sont  distri- 
buées sans  discernement. 

L'intensité  du  mal,  comme  le  fait  observer  fort  bien  le 
D*"  Balestre,  dépend  de  notre  inattention  et  de  notre  ignorance 

(l)St-Pol-sur-Mer,  faubourg  tlo  Dunkerke.  L'établissement  fondé  en 
1887  par  M.  G.  Van  Kauwenherghe  pour  traiter  les  enfants  atteints  de 
tuberculose  osseuse  ou  fi^anglionnaire,  comme  à  Middeikerke,  vient 
d*étre  transféré  à  Zuyleoote,  au  milieu  des  dunes  voisines  de  La  Panne, 
avec  tous  les  perfectionnements  scientifiques  applicables  aux  divers 
services  sur  une  surface  de  100  hectares.  Le  bâtiment  principal  se  déve- 
loppe sur  un  front  de  420  mètres  et  est  divisé  en  dix  grandes  salles 
donnant  sur  la  mer,  communiquant  par  des  galeries  vitrées  avec  de 
superbes  dortoirs,  gymnases,  bains,  douches,  salles  de  récréations 
couvertes,  pavillons  d'isolement  pour  les  enfants  eu  observation  ou 
atteints  de  maladies  contagieuses,  etc.,  etc.,  chauffage  à  la  vapeur, 
éclairage  électrique,  etc.,  etc. 


682  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

des  merveilleux  progrès  réalisés  par  la  science  moderne  :  Le 
quartier  de  Nice  oii  il  meurt  le  plus  d'enfants  est  précisément 
celui  oii  on  consomme  le  plus  d'alcool. 

La  question  des  logements  sains  et  à  bon  marché  a  fait  aussi 
Tobjet  de  nombreuses  enquêtes,  qui  prouvent  que  le  manque 
d'air  et  de  lumière  contribue,  pour  une  large  part,  au  dévelop- 
pement de  la  tuberculose,  même  dans  les  pays  chauds  et  abrités 
contre  les  vents  du  nord  comme  la  Riviera. 

Dans  nos  précédentes  chroniques  nous  avons  suffisamment 
appelé  Tattention  de  nos  lecteurs  sur  la  question  de  ]*insalubrité 
des  logements  pour  nous  dispenser  d*y  revenir. 

Cette  question  fait  en  ce  moment  l'objet  de  nombreuses  et 
savantes  enquêtes  à  Paris,  comme  dans  le  midi  de  la  France, 
où  la  malpropreté  légendaire  des  gens  du  peuple  contribue  pour 
une  si  large  part  au  développement  de  la  mortalité.  Si  cette 
mortalité  n'est  pas  plus  considérable,  il  faut  en  rechercher  la 
cause  dans  la  sobriété  des  habitants,  qui  absorbent  beaucoup 
moins  d'alcool  et  qui  mangent  beaucoup  moins  que  dans  nos 
pays  du  Nord. 

On  ne  saurait  assez  répéter  que  nous  mangeons  et  buvons 
beaucoup  trop  et  que  cette  fntempérance,  dont  on  invoque  pour 
excuse  la  rigueur  du  climat,  est  une  des  causes  principales  de 
la  mortalité,  de  la  criminalité  et  de  la  dégénérescence  de  la  race. 

L'alcoolisme,  qui  sévit  chez  nous  d'une  façon  si  cruelle,  favo- 
rise singulièrement,  on  le  sait  aujourd'hui,  la  propagation  des 
maladies  contagieuses  et  l'éclosion  de  bon  nombre  de  maladies 
organiques  qui  abrègent  l'existence. 

C'est  par  antiphrase,  sans  doute,  que  Talcool  a  été  baptisé  du 
nom  (Teau-de-vie  par  nos  ancêtres. 

Mais  ce  que  l'on  ignore  généralement,  c'est  que  l'alimentation 
surazotée,  Vabus  de  la  viande,  contribue  aussi  pour  une  large 
part  à  développer  ou  à  faire  naître  une  altération  spéciale  des 
tissus,  particulièrement  des  artères,  que  l'on  appelle  Varthri* 
tisme  et  qui,  en  deux  ou  trois  générations,  atteint  profondément 
la  constitution  de  la  race. 

La  machine  humaine,  constamment  surchargée  des  résidus 
d'une  alimentation  intensive  et  mal  pondérée,  intoxiquée  par 
des  toxines  qui  empoisonnent  le  sang  et  réagissent  sur  le  cer- 
veau, obéit  à  des  impulsions  redoutables,  d'autant  plus  que  le 
besoin  d'excitants  comme  les  boissons  fermentées,  se  fait  de 
plus  en  plus  sentir.  La  viande  appelle  le  vin  et,  sous  l'empire  de 
ces  deux  stimulants  passionnels,  la  bête  humaine  prend  aisé- 
ment le  dessus. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  683 

C'est  ce  que  les  anciens  philosophes  et  législateurs  avaient 
parfaitement  compris,  sans  connaître  le  pourquoi,  comme  les 
savants  qui  nous  renseignent  aujourd'hui  (1).  Il  est  vraiment 
curieux  de  voir,  au  xx®  siècle,  la  science  rationaliste  en  revenir 
aux  prescriptions  de  l'Église  qui  préconisait  le  jeûne  et  l'abs- 
tinence depuis  1800  ans,  comme  une  vertu  nécessaire  pour 
gagner  le  ciel.  Il  n'y  a  pas  bien  longtemps  que  les  savants  dis- 
ciples d'Épicure  se  plaisaient  à  faire  des  gorges  chaudes  sur 
l'ignorance  de  ces  moines  et  de  ces  religieuses  qui  se  privaient 
volontairement  de  viande  et  de  vins,  considérés  alors  comme  des 
dispensateurs  précieux  d'énergie  physique  et  morale.  Il  suffit  de 
relire  bon  nombre  de  traités  de  médecine  et  d'hygiène  de  Vali" 
mentation,  publiés  il  a  trente  ans  à  peine,  pour  être  complète- 
ment édifié  à  cet  égard  (2). 

Aujourd'hui,  c'est  une  tout  autre  antienne.  Depuis  qu'une 
science  plus  sérieuse  u  rigoureusement  démontré  que  la  ma- 
chine humaine  est  comparable,  au  point  de  vue  organique,  à  une 
machine  à  feu  qui  n'a  besoin  que  de  matières  hydrocarbonées 
pour  produire  de  la  chaleur  et  du  mouvement,  et  que  c'est  une 
erreur  de  croire  qu'il  faut  lui  restituer  beaucoup  d'azote  parce 
que  ses  tissus  se  décomposent  rapidement,  les  augures  de  la 
science  positiviste  non  seulement  en  reviennent  aux  prescrip- 
tions de  rÉglise,  mais  exhument  toutes  les  citations  classiques 
de  Bouddha,  de  Confucius,  de  Pythagore,  de  Platon,  etc.,  pour 
démontrer  que  la  morale  scientifique  doit  reposer  dorénavant 
sur  Vhygiène  de  l  alimentation,  voire  même  sur  le  végétarisme 
exclusif. 

Il  est  certain  qu'une  alimentation  végétale  bien  comprise  peut 
suffire  à  l'homme,  surtout  dans  les  climats  chauds,  comme  en 
Asie  où  nous  voyons  des  ouvriers  indiens  ou  malais  fournir  un 
travail  considérable  parfois  en  ne  mangeant  que  du  riz  et  en  ne 
buvant  que  de  l'eau  (3). 


(1)  Les  pensées  et  les  actions  des  hommes,  disait  Platon,  sont  intime- 
ment liées  aux  besoins  et  aux  désirs  de  la  boisson,  de  la  nourriture  et 
de  i*amour  sexuel  :  selon  Tusage  qu'ils  en  font,  il  en  résulte  pour  eux  la 
vertu  ou  le  vice.  Les  esclaves  du  ventre,  dit  Salluste,  doivent  être 
comptés  au  nombre  des  morts  ou  des  animaux  inférieurs. 

(2)  Notamment  le  traité  d*hygiène  de  M.  H.  Georges,  de  Paris,  qui  va 
jusqu'à  prétendre  que  les  races  de  nègres  anthropophages  sont  plus 
énergiques  et  plus  intelligentes  que  les  peuplades  végétariennes. 

(3)  Voir  les  récentes  publications  de  M.  Armand  Gauthier,  Dr  Lan- 
douzy,  Brouardel,  etc. 


684  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Il  est  incontestable  qu'à  ce  régime  on  évite  à  coup  sûr  une 
foule  de  maladies  ou  d'infirmités  qui  abrègent  ou  qui  empoison- 
nent l'existence  et  que  le  problème  de  la  vie  à  bon  marclié  est 
résolu  par  le  fait,  puisqu'on  peut  très  bien  se  nourrir  pour  moins 
de  60  centimes  par  jour  avec  des  légumes  et  des  fruits  et  qu'on 
a  calculé  que  le  prix  de  la  calorie  peut  descendre  jusqu'à  un  cen- 
time dans  les  hydrates  de  carbone  comme  le  sucre,  tandis  qu'il 
s'élève  à  50  ou  60  centimes  dans  la  viande. 

Mais  ces  savants  théoriciens  et  expérimentateurs  n'oublient-ils 
pas  trop  souvent  de  tenir  compte  des  coefficients  de  digestihû 
lité  qui  varient  parfois  singulièrement  suivant  les  individus,  les 
tempéraments,  l'âge  et  les  troubles  fonctionnels  qui  affectent 
certaines  périodes  de  la  vie  ? 

il  est  très  utile  d'établir  des  tables  de  richesse  comparée  des 
aliments  en  albumine,  en  graisse,  en  hydrates  de  carbone  et  en 
matières  minérales.  Mais  ces  tableaux  ne  sont-ils  pas  de  nature 
à  induire  singulièrement  en  erreur  les  individus  affectés  de  ce 
qu'on  appelait  jadis  des  idiosyncrasies  diverses  ? 

Combien  de  gens,  par  exemple,  ne  parviendront  jamais  à 
digérer  des  champignons  ou  des  fèves,  plus  riches  que  la  viande 
en  matières  azotées,  des  fruits  plus  riches  en  matières  miné- 
rales ou  hydrocarbonées,  des  olives  ou  du  maïs  plus  riches  en 
matières  grasses  ? 

Nous  avons  pu  constater  pour  notre  part  qu'en  l'occurrence  ce 
n'est  pas  toujours  la  foi  qui  sauve,  car  nous  avons  assisté  à 
plusieurs  déconvenues  cruelles  chez  des  néophytes  ardents  de 
la  foi  nouvelle,  forcés  d'en  revenir  rapidement  aux  errements 
de  leurs  ancêtres.  Ne  serait-ce  pas  le  cas  de  répéter  une  fois  de 
plus:  In  medio  virtus?  Mais  en  tout  cas,  il  importe  de  s'inspirer 
le  plus  possible  des  découvertes  de  la  science  de  l'alimentation, 
non  seulement  dans  les  ménages,  mais  dans  les  écoles,  où  elles 
sont  trop  souvent  méconnues  et  où  bien  des  enfants  ont  puisé 
le  germe  de  maladies  de  Kappareil  digestif  ou  du  système  ner- 
veux, qu'une  connaissance  sérieuse  des  principes  de  la  chimie 
alimentaire  et  de  l'hygiène  de  la  digestion  aurait  pu  conjurer 
ou  prévenir  aisément.  C'est  ainsi  que  M.  le  l)""  Landouzy  démon- 
trait récemment  que  l'ouvrier  parisien  se  nourrit  mal  parce 
qu'il  boit  trop  et  mange  trop  peu  ;  ce  qui  est  rarement  le  cas 
chez  nous  où,  nous  le  répétons,  le  plus  souvent  on  boit  et  mange 
trop  et  surtout  Ton  boit  trop  d'alcool,  dans  toutes  les  classes  de 
la  société. 

Beaucoup  de  personnes,  par  exemple,  appartenant  aux  classes 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        685 

riches,  aisées,  ne  se  doutent  pas  qu'elles  s*aIcooliseht  au  même 
tiire  que  les  vulgaires  consommateurs  d'alcool  en  buvant  du 
vin,  surtout  entre  les  repas.  Et  comme,  plus  on  mange  de  viande, 
plus  on  est  tenté  généralement  de  t)oire  du  vin  ou  d'autres 
stimulants  nervins,  on  crée,  sans  le  savoir,  un  véritable  cercle 
vicieux  qui  aboutit  invariablement  à  Varthritisme  et  à  ses 
multiples  accidents.  L'usage  du  tabac  contribue  également,  en 
activant  la  sécrétion  des  glandes  salivaires  et  en  irritant  les 
muqueuses  du  tube  digestif,  à  provoquer  la  soif. 

Les  végétariens  constatent  que  la  soif  diminue  ainsi  que  l'ex- 
citation du  cerveau  à  mesure  qu'on  se  prive  davantage  de 
viande,  d'alcool  et  de  tabac.  C'est  là  un  fait  incontestable  et  sur 
lequel  on  ne  saurait  assez  appeler  l'attention  de  nos  compa- 
triotes. 

Il  ne  suffit  pas  de  demander  à  Dieu,  en  bon  chrétien,  la  grâce 
de  ne  pas  nous  induire  en  tentation  :  il  faut  avoir  le  courage 
de  ne  pas  s'y  induire  soi-même.  Et  aujourd'hui  que  la  science 
nous  permet  de  voir  clair  dans  ces  ressorts  cachés  de  l'orga- 
nisme dont  le  mystère  était  encore  impénétrable  pour  nos 
parents,  il  serait  vraiment  impardonnable  de  ne  pas  tenir  compte 
de  ses  révélations.  L'abus  des  viandes  et  du  vin,  indépendam- 
ment des  troubles  fonctionnels,  crée  un  véritable  état  d'aHëna- 
tion  mentale,  dont  les  parents  et  les  éducateurs  de  la  jeunesse 
n'ont  pas  appris  suffisamment  à  se  défier  jusqu'ici.  Le  vin  devrait 
être  proscrit  dans  une  éducation  rationnelle  au  même  titre  que 
ces  dîners  plantureux,  ces  banquets  pantagruéliques,  dont  on 
abuse  singulièrement  dans  les  pays  du  nord  et  qui  déterminent 
fatalement  la  dilatation  de  l'estomac  avec  ses  exigences  tyran- 
niques  toujours  croissantes  et  souvent  mortelles  à  l'âge  mûr. 

Tous  les  éleveurs  et  sportsmen  savent  très  bien  à  quoi  ils 
s'exposent  en  donnant  trop  d'avoine  à  un  cheval,  surtout  quand 
il  ne  se  fatigue  pas  assez. Mais  les  parents  et  les  maîtres  les  plus 
lettrés  ignorent  malheureusement  encore  dans  bien  des  pays  le 
danger  d'une  alimentation  ou  d'un  régime  qui  présente  exacte- 
ment les  mêmes  inconvénients  parce  qu'il  excite  et  empoiscjnne 
la  bête  humaine.  Leur  aveuglement  est  comparable  à  celui  de 
ceux  qui,  dans  le  domaine  intellectuel,  stimulent  et  pervertissent 
l'imagination  de  la  jeunesse  par  des  tableaux  et  des  lectures 
licencieuses,  sous  prétexte  de  les  initier  aux  merveilles  de  l'art 
et  de  la  littérature  contemporaine. 

Comme  le  dit  fort  bien  le  D'  Landouzy,  tandis  que  le  paysan 
sait  parfaitement  comment  il  doit  nourrir  son  cheval  et  sa  vache. 


686  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

la  plupart  des  éducateurs  ignorent  encore  les  principes  de  Tali- 
Dientation  rationnelle  de  nos  enfants  parce  qu'ils  n'ont  pas  été 
initiés  aux  découvertes  de  la  science  moderne.  Il  serait  grand 
temps  de  consacrer  à  ces  études  nécessaires  quelques  heures 
de  plus  dans  les  programmes  de  nos  écoles  normales,  où  l'on  a 
inscrit  tant  de  branches,  fort  secondaires  en  regard  de  ces  con- 
naissances d'un  intérêt  primordial  pour  l'humanité. 

Les  instituteurs  français  ont  raison  de  se  plaindre  de  la  sur- 
charge ridicule  de  ces  programmes,  mais  il  est  permis  de  se 
demander  si,  en  Belgique^  nous  n'avons  pas  versé  jusqu'ici  dans 
les  mêmes  errements  (1). 

La  tonicité  musculaire  et  l'influx  nerveux  se  perdent  d'autant 
plus  rapidement  que  l'excitation  artificielle  des  fibres  et  des 
cellules  a  été  plus  vive  et  plus  prolongée.  Aussi  voit-on  survenir 
de  bonne  heure,  chez  les  gros  mangeurs  et  les  alcoolisés,  des 
troubles  gastro-intestinaux  caractérisés  par  des  fermentations 
anormales  des  aliments.  C'est  surtout  le  gros  intestin  qui  semble 
pâtir  le  plus  de  cet  état  contre  nature  ;  son  irritation  continue 
produit  des  catarrhes  chroniques  du  colon  descendant,  quand  il 
n'engendre  pas  Vappendicite,  cette  épée  de  Damoclès  de  l'âge 
mûr,  inconnue  des  générations  pour  lesquelles  la  viande  et  le 
vin  étaient  des  aliments  de  luxe. 

Voilà  pourquoi  ces  maladies  soi-disant  nouvelles  se  mani- 
festent aujourd'hui  avec  une  fréquence  dont  on  ignorait  la  cause 
avant  les  révélations  de  la  chimie  biologique  et  de  l'anatomie 
comparée. L'examen  de  notre  appareil  intestinal,  particulièrement 
du  gros  intestin,  démontre  en  effet  qu'il  est  mieux  adapté  à  la 
digestion  des  végétaux  qu'à  celle  de  la  viande,  qui  ne  subit  guère, 
dans  l'appareil  digestif  des  véritables  carnivores,  les  fermenta- 
tions anormales  observées  chez  l'homme  et  entraînant  la  lym- 
panisation  et  le  catarrhe. 

Les  disciples  de  Pasteur  ont  cru  trouver  dans  le  lait  caillé  un 
remède  efficace  contre  ces  fermentations  morbides  parce  que 
l'acide  lactique  serait  microbicide,  particulièrement  dans  la  pré- 
paration appelée  lait  de  Bulgarie,  qui  contient,  paraît-il,  un 
ferment  spécial.  Nous  doutons  fort  que  ce  produit  puisse  remé- 
dier au  mal,  car  il  ne  suffît  pas  d'entraver  l'évolution  des  bac- 
téries pathogènes,  il  faut  remonter  à  la  cause,  et  l'on  ne  peut 
régénérer  chez  les  arthritiques  impénitents  les  glandes  alté- 

(1)  Voir  la  Réfwme  des  humanités,  p^v  A.  Proost,  Édit.  Schepens, 
1806. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        687 

rées  ou  détruites  cl  le  système  nerveux  épuisé  par  les  excès. 
Néanmoins  le  lait  caillé  constitue,  pour  les  arthritiques  et  les 
dispeptiques  qui  le  supportent,  un  médicament  précieux  et  à  la 
portée  de  tous.  A  ce  propos,  faisons  remarquer  que  bon  nombre 
de  ces  malades  ne  supportent  pas  le  régime  lacté  tant  vanté  par 
les  médecins  qui  le  prescrivent  souvent  en  parfaite  ignorance  de 
cause. 

En  effet,  si  le  lait  constitue  un  aliment  complet  et  léger  chez 
les  enfants  dont  le  foie  et  le  pancréas  sont  sains  et  qui  digèrent 
par  conséquent  les  matières  grasses  en  suspension  dans  ce 
liquide,  il  n*en  est  pas  de  même  chez  les  vieillards  et  chez  tous 
les  arthritiques  atteints  de  dégénérescence  de  ces  organes. L'école 
d*Hippoerate  avait  déjà  parfaitement  observé  le  fait  sans  l'expli- 
quer,qnand  elle  formulait  cet  aphorisme  oublié  par  les  Esculapes 
modernes  qui  prescrivent  la  diète  lactée  partout  où  ils  décou- 
vrent de  rinflammation  ou  de  l'irritation  chronique  :  Le  vin  est 
le  lait  des  vieiUards. 

En  d'autres  termes,  il  est  nécessaire,  dans  certains  cas,  d'user 
de  stimulants  et  d'excitants  pour  remédier  à  l'atonie  des  organes, 
cause  première  de  l'irritation  ou  d'autres  troubles  fonctionnels  ; 
mais,  par  malheur,  le  sujet  finit  presque  toujours  par  forcer  la 
dose  parce  que  les  organes  s'émoussent  et  réagissent  de  moins 
en  moins  à  mesure  qu'on  les  excite  davantage.  ConclusionI:  la 
sobriété  seule  peut  empêcher  l'homme  d'aboutir  à  un  certain 
âge  à  ce  cercle  vicieux,  cause  de  mort  prématurée. 

Mais  la  sobriété  est  une  habitude  qu'il  devient  fort  difficile 
d'acquérir  dans  V(i\;e  mûr  quand  la  volonté  s'affaiblit  avec  les 
autres  facultés.  C'est  pourquoi  tant  de  vieillards  succombent 
victimes  de  leur  impuissance  à  suivre  le  régime  que  la  raison 
leur  prescrit.  Et  le  plus  souvent  leur  vieillesse  et  leurs  infirmi- 
tés sont  aussi  prématurées  que  leur  décès.  Tout  est  habitude 
dans  la  vie,  la  vertu  comme  le  vice,  et  la  sobriété  ne  coûte 
guère  à  ceux  qui  ont  exercé  leur  volonté  de  bonne  heure  et  qui 
n'ont  pas  été  élevés  par  des  parents  ou  des  maîtres  inconscients 
des  lois  de  la  nature. 

Nous  avons  vu  obtenir  des  résultats  inespérés  par  Tusage  du 
lait  écrémé  chez  les  arthritiques,  les  convalescents  et  les  vieil- 
lards qui  ne  supportaient  ni  le  lait  pur  ni  le  lait  caillé.  Il  con- 
vient d'appeler  Taltention  des  mères  de  famille  et  des  gardes- 
malades  sur  cet  aliment  liquide  qui  contient  tous  les  principes 
du  laitage  à  l'exclusion  de  la  graisse  et  qui  se  trouve  partout, 
aujourd'hui  que  les  sociétés  coopératives  agricoles  emploient 


688  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

couraniinent  les  écréineuses  centrifuges.  Il  constitue,  en  été 
surtout,  une  boisson  économique  des  plus  rafraîchissantes  et 
nullement  indigeste,  remplaçant  avantageusement  la  bière  et  le 
vin  ou  les  mélanges  d'eau,  d'essence  et  d'alcools  divers  comme 
V absinthe. 

L'alceolisme  constitue,  on  Ta  démontré  et  répété  à  satiété,  un 
des  principaux  facteurs  de  la  tuberculose,  ce  qui  n'empêche  qu'il 
continue  à  sévir  de  plus  belle  dans  toutes  les  classes  de  la 
société,  e'  surtout  dans  les  milieux  populaires  où  l'hygiène 
morale,  c'est-à-dire  la  religion,  fait  défaut. 

L'expérience  prouve,  en  effet,  que  les  meilleurs  conseils  et 
les  conférences  les  plus  suggestives  sont  inopérants  dans  les 
centres  industriels  travaillés  par  le  socialisme.  La  progression 
véritablement  effrayante  de  la  criminalité  dans  nos  grandes 
villes  sous  l'empire  du  délire  alcoolique  devrait,  semble-t-il, 
ouvrir  les  yeux  à  nos  législateurs  et  à  nos  politiciens  athées. 
Les  désespérés  de  la  vie  deviennent  de  plus  en  plus  nombreux 
dans  les  sociétés  où  sévit  le  siruggle  for  life  sans  pitié  et  sans 
espérance  dans  une  vie  meilleure  ;  et  il  n'est  plus  guère  de  jour 
où  la  presse  quotidienne  n'enregistre  quelque  drame  horrible, 
odieux  attentats,  massacres  féroces  d'enfants  ou  de  vieillards 
inoffensifs,  agressions  en  pleine  ville  et  en  plein  jour  par 
ces  bandes  organisées  à'apaches  dont  on  semble  encourager  les 
exploits  en  les  relâchant  toujours. 

N'est-ce  pas  là  le  retour  à  la  barbarie  prédit  par  tous  les  peu- 
seurs  que  n'aveugle  pas  l'esprit  sectaire  antireligieux,  et  qui 
faisait  dire  à  Voltaire  lui-même,  dans  un  accès  de  sincérité  :  Si 
Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  Vinventer  ?  Quoi  qu'en  disent 
nos  docteurs  positivistes  qui  ne  voient  pas  au  delà  de  l'horizon 
de  la  matière,  Vhygiène  de  Vàme  est  plus  nécessaire  encore  que 
l'hygiène  physique  sur  laquelle  ils  prétendent  reconstruire  l'édi- 
fice de  la  morale.  Parce  que,  comme  l'a  fort  bien  fait  observer 
Herbert  Spencer,  l'homme  se  détermine  beaucoup  plus  par  des 
sentiments  que  par  des  motifs  rationnels. 

Nul  n'admire  plus  que  nous  les  merveilleuses  découvertes  de 
la  science  de  la  vie.  Nous  croyons  l'avoir  prouvé  en  insistant  sur 
la  nécessité  pour  tous  ceux  qui  ont  charge  d'âme  de  s'initier  aux 
révélations  de  la  biologie,  qui  permettent,  non  seulement  de 
prévenir  et  de  porter  remède  aux  misères  physiques  de  l'huma- 
nité, mais,  en  triomphant  des  tares  héréditaires  ou  acquises,  de 
rétablir  souvent  l'équilibre  rompu  entre  les  facultés  organiques 
et  psychiques. 


N 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        689 

En  terminant,  nous  croyons  devoir  appeler  Tattention  de  nos 
lecteurs  sur  les  nouveaux  travaux  des  bactériologistes  et  des 
médecins  qui  s'efforcent  de  trouver  le  sérum  des  maladies  con- 
tagieuses, comme  la  tuberculose,  et  sur  les  progrès  inespérés  de 
rélectrotfaérapie. 

Nous  avons  visité  à  Gènes  la  clinique  du  professeur  Mara- 
gliano  qui  ne  fait  pas  mystère  du  résultat  de  ses  expériences, 
comme  d'autres  savants  bien  connus.  En  attendant  que  M.  le  pro- 
fesseur Behring  ait  découvert  un  vaccin  qui  permette  de  pré- 
venir la  tuberculose  humaine,  comme  il  a  réussi  à  prévenir  la 
tuberculose  bovine  (1),  M.  Maragliano  vise  surtout  à  mettre  en 
état  de  défense  V organisme  menacé  par  la  tuberculose  en  secon- 
dant la  vis  medicatrix  de  la  nature.  En  distinguant  les  ravages 
causés  par  les  bcicilles  et  les  toxines  qu'ils  sécrètent,  il  a  été 
amené  à  produire  d*abord  une  antitoxine  neutralisant  les  effets 
du  poison  tuberculeux  des  microbes  et  à  découvrir  un  produit 
qui  tue  les  bacilles  eux-mêmes  et  qu'il  a  appelé  bactériolysine. 

Les  médecins  de  nos  diverses  écoles  peuvent  ergoter  tant 
qu'ils  voudront  sur  la  valeur  de  sa  théorie  ;\l  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  les  résultats  obtenus  dans  cet  hôpital  sont  indé- 
niables et  que  des  malades  dont  la  situation  paraissait  dés- 
espérée en  sont  sortis  complètement  guéris  en  apparence. 

M.  Maragliano  déclare  lui-même  qu'il  ne  se  targue  point  de 
guérir  les  malades  dont  les  poumons  sont  en  pleine  décomposi- 
tion, mais  il  affirme  qu'on  peut  empêcher  les  tuberculeux  de 
devenir  phtisiques,  et  qu'on  peut  empêcher  Vhomme  de  devenir 
tuberculeux. 

Voilà  de  l'hygiène  préventive  bien  comprise  et  dont  feront 
bien  de  s'inspirer  surtout  tous  les  disgraciés  de  la  nature,  affligés 
de  tares  héréditaires  ou  de  dégénérescences  résultant  de  leurs 
imprudences  ou  de  leurs  excès. 

Les  résultats  obtenus  récemment  à  l'Hôtel-Dieu,  à  Paris,  par 
l'application  des  courants  électriques  de  haute  fréquence  ne  sont 
pas  moins  surprenants  que  ceux  que  l'on  obtient  par  les  sérums 
et  les  antitoxines  dans  la  prophylaxie  des  maladies  contagieuses. 

Ces  courants  à  alternances  répétées  (jusque  250  000  par  seconde 
et  plus),  étudiés  par  M.  d'Arsonval,  sont  particulièrement  efficaces 
dans  les  affections  produites  par  le  ralentissement  de  la  nutri- 

(\)  Le  bovovaccin  de  Behring  permet  déjà  de  conjurer  la  contamina- 
tion par  le  lait  tuberculeux  qui  inocule  aux  enfants  en  bas  âge  les 
germes  de  mort.  Les  récentes  expériences  de  Melun  ont  confirmé  sa 
découverte  d'une  façon  éclatante. 

IlhSËRlE.  T.  IX.  44 


690  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

tion  (1)  comme  le  diabète,  la  goutte,  I'arthritisme.  Ils  modifient 
rhypertension  artérielle  qui  est  la  cause  de  V artériosclérose. 
Le  patient  placé  dans  la  cage  d'Arsonval  (Solénolde),  électrisé 
par  induction  de  ses  courants  à  grande  tension,  sent  la  pression 
artérielle  baisser  rapidement  en  quelques  minutes  et  éprouve 
un  bien-être  extraordinaire  qui  persiste  après  quelques  séances  ; 
de  sorte  que  l'on  voit  des  arthritiques,  considérés  comme  incu- 
rables parce  que  leur  mal  était  rebelle  à  tout  autre  traitement, 
recouvrer  la  santé,  à  condition  d'éviter  soigneusement  tout  excès 
de  table. 

M.  le  Di"  Moutier  a  même  obtenu,  par  la  méthode  d'Arsonval, 
l'expulsion  de  calculs  et  de  sable  chez  les  malades  atteints  de 
gravelle,  et  calmé  presqu'instantanément  des  coliques  néphré- 
tiques et  hépatiques  ou  des  crises  neurasthéniques.  Ce  n'est 
certes  pas  une  hyperbole  que  d'affirmer  que  ces  résultats  tien- 
nent véritablement  du  merveilleux.  L'homme  devient  le  maître 
de  sa  machine,  car  il  active  à  volonté  la  combustion  interstitielle 
et  remonte  ou  abaisse  à  son  gré  la  tension  des  artères. 

A.  Proost. 


BOTANIQUE  INDUSTRIELLE  ET  COMiMERCIALE 


A  propos  de  Quinquina.  —  Dans  le  fascicule  d'octobre  1905 
de  cette  Revue,  le  R.  P.  Bosmans,  S.  J.,  a  résumé  un  intéressant 
article  du  R.  P.  J.  Rompel  sur  VHistoire  du  quinquina.  Cette 
notice  nous  a  suggéré  l'idée  de  présenter  aux  lecteurs  de  la 
Revue  un  rapide  aperçu  des  efforts  tentés  par  différents  gouver- 
nements de  l'Amérique  pour  introduire  chez  eux  la  culture 
rationnelle  d'une  plante  aussi  utile. 

La  culture  des  arbres  à  quinquina,  représentants  du  genre 
Cinchona  de  la  famille  des  Rubiacées,  a  été  essayée  un  peu  par- 
tout ;  mais  elle  n'a  guère  été  couronnée  de  succès  que  dans  les 
Indes  anglaises  et  dans  les  Indes  néerlandaises,  où  l'on  y  a 
d'ailleurs  consacré  des  sommes  considérables  et  mis  à  profil  la 
science  et  l'expérience  de  leurs  meilleurs  agronomes  et  chimistes  : 

(1)  Voir  V Année  scientifique  et  agricole  1866,  pur  A.  Proost,  édit. 
Schepens,  Bruxelles. 


I 


RBVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  691 

leurs  efforts  ont  abouti  à  faire  de  cette  plante,  à  Java,  une  culture 
modèle.  Dans  TAmérique  du  Nord,  la  culture  des  plantes  à 
quinine  a  été  tentée  plusieurs  fois  ;  on  Ta  essayée  en  Californie, 
en  Géorgie,  en  Floride,  toujours  sans  succès  ;  récemment  encore, 
en  1902,  on  a  fait  des  plantations  expérimentales,  et  leur  résul- 
tat, très  peu  encourageant,  doit  plutôt  faire  considérer  ce  groupe 
de  plantes  comme  non  cultivables  dans  rAmériqne  du  Nord,  dont 
les  conditions  physiques  et  météorologiques  semblent  d'ailleurs 
défavorables  aux  Cinchona. 

Au  Mexique,  pendant  le  passage  de  l'empereur  Maximilien 
a  la  direction  des  affaires,  on  installa,  en  1866,  dans  les  environs 
de  Cordoba.  à  une  altitude  de  92  mètres  et  sous  une  température 
de  22''  C,  des  quinquinas  qui  végétèrent  au  début  ;  leur  dévelop- 
pement fut  même  suffisant  pour  permettre  un  envoi  d'écorce 
à  l'Exposition  universelle  de  Philadelphie,  en  1876.  En  1891,  on 
estimait  encore  la  surface  plantée  de  Cinchona  à  200  acres,  et 
le  nombre  de  pieds  à  40  000  ;  mais,  depuis,  les  plantations 
paraissent  avoir  été  complètement  abandonnées  et  des  renseigne- 
ments récents,  fournis  par  le  consul  hollandais  à  Mexico,  on 
peut  déduire  que  cette  culture  est  perdue.  Au  Guatemala,  les 
premiers  essais  datent  de  1880.  En  1891,  il  y  avait,  d'après 
certaines  estimations,  2  000  000  de  pieds  dans  les  diverses  plan- 
tations. Actuellement  ce  petit  pays  est  encore  un  de  ceux  de 
l'Amérique  qui  jettent  sur  les  marchés  européens  un  peu 
d'écorce  de  quinquina;  c'est  à  Londres  surtout  et  à  Hambourg 
que  sont  présentés  les  produits  de  cette  origine. 

Les  Cinchona  se  rencontrent  à  l'état  indigène  au  Venezuela, 
mais  on  ne  s'occupe  pas  de  leur  culture  ;  il  semble  même  que 
l'exploitation  ne  s'y  fasse  plus,  car  ce  produit,  qui  jadis  figurait 
sur  la  liste  des  exportations,  en  a  totalement  disparu. 

Le  Venezuela  et  Costa-Rica  avaient  envoyé  à  l'Exposition  de 
Saint-Louis  des  échantillons  d'écorce;  malheureusement  on  ne 
possède  sur  l'exploitation  de  ce  produit,  probablement  active 
pendant  un  certain  temps,  que  des  renseignements  très  vagues. 
M.  le  D'  Preuss  a  estimé,  en  1899,  l'exportation  du  Venezuela 
À  6  400  kilos  d'écorce  de  quinquina,  qui  auraient  été  fournis  à 
l'Allemagne.  Cette  exportation  proviendrait  des  Cinchona 
Tucuyensis  et  C  cordifolia  ou  rotundifolia,  deux  plantes  de 
beaucoup  moindre  valeur  que  celles  cultivées  dans  les  Indes 
néerlandaises.  Les  écorces  de  provenance  américaine  ne  ren- 
ferment, en  eftet,  que  6  à  7  "/o  de  quinine,  alors  que  celles  des 
cultures  javanaises  en  renferment  en  moyenne  13  à  20  «/o. 


692  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

En  Colombie,  le  commerce  du  quinquina,  qui  y  est  iudigène, 
après  avoir  été  plus  ou  moins  florissant,  a  perdu  son  importance 
en  dépit  des  efforts  du  gouvernement  pour  Tencourager.  Le 
gouvernement  a  même  décidé  d'accorder  une  prime  de  1000 
dollars  pour  toute  plantation  de  10  000  arbres  de  C.  succiruhraf 
ledgeriana,  lancifoliaf  pitayensis,  mais  cet  appât  n'a  point  fait 
progresser  la  culture.  Il  semble  exister  dans  la  région  trois 
grandes  plantations  dont  deux  seraient  encore  en  exploitation 
régulière  et  posséderaient  ensemble  environ  500  000  arbres, 
donnant  une  écorce  de  très  belle  qualité  ;  la  troisième  plantation 
a  été  abandonnée  par  suite  de  la  baisse  des  prix. 

Dans  rOrénoque,  le  Guayana,  le  Jurua  on  rencontre  également 
des  Cinchonaf  mais  leurs  écorces  n'arrivent  guère  sur  les  mar- 
chés ;  pauvres  en  quinine,  elles  sont  d'ailleurs  très  peu  estimées. 

Le  Pérou,  le  pays  d'origine  de  l'écorce  de  quinquina,  ne  compte 
plus  guère  dans  ce  commerce.  En  1900^  la  quantité  de  quinquina 
exportée  se  chiffrait  par  81  500  kilos,  et  il  n'est  pas  question 
d'exportation  de  quinine.  Il  en  est  de  même  pour  TÉquateur,  qui 
depuis  quelques  années  n'exporte  presque  plus  de  quinquina. 

Au  Brésil,  les  essais  de  culture  ont  été  renouvelés  fréquem- 
ment. En  1868,  Glaziou  en  installa  à  Thérésopolis  ;  en  1891,  il  y 
avait  dans  cette  région  de  belles  plantations,  mais  l'écorce  que 
l'on  en  obtenait  ne  renfermait  que  l,9â  ^jo  de  quinine.  Grâce  à 
l'appui  du  gouvernement,  il  existait  en  1897-1898, 500  000  arbres 
de  C.  îedgeriana  et  20  000  pieds  environ  d'hybrides,  en  pleine 
terre.  Dans  les  autres  régions  brésiliennes,  cette  culture  n'a  guère 
été  couronnée  de  succès  plus  brillants;  aussi  exporte-t-on  peu  ou 
point  de  quinquina  de  cette  origine.  11  est  curieux  de  constater 
que  ce  pays,  riche  en  essences  à  quinine,  reçoit  d'Europe 
l'écorce  de  quinquina  et  la  quinine  qu'y  emploie  la  médecine. 

C'est  la  Bolivie  qui  a,  dans  l'Amérique  du  Sud,  le  plus  d'im- 
portance pour  la  culture  des  Cinchona.  Les  premiers  essais 
remontent  à  1870  et  sont  dus  à  l'influence  de  Ledger  qui  préco- 
nisa ce  genre  de  culture.  En  1878,  des  Allemands  en  installèrent 
dans  les  environs  de  La  Paz,  et,  en  1880,  en  comptait  sur  les 
montagnes  de  Mapiri  environ  500  000  jeunes  plantes  ;  trois  ans 
plus  tard  on  estimait  leur  nombre  à  6  500  000  environ,  mais  dans 
ce  nombre,  il  y  aurait  eu  des  plantes  de  valeur  très  différente. 
L'exportation  de  quinquina  atteignit,  en  1902, 898  750  kilos. 

Parmi  les  lies  américaines,  la  Jamaïque  a  eu  jadis  une  certaine 
importance,  mais  elle  a  bien  diminué.  Ce  fut  en  1860  que  Ton 
tenta  les  premiers  essais,  et  c'est  en   1878  que  la   première 


> 


RBTUE   DES    RECUEILS   PÉRIODIQUES.  ÔçS 

yeUow  hark  de  cette  provenance  fut  vendue  à  Londres  où  la 
qualité  du  produit  fut  reconnue  bonne.  En  1890,  plus  de  1100 
hectares  étaient  dévolus  à  cette  culture,  et  le  gouvernement 
avait  créé  neuf  jardins  d'essais  occupant  58  hectares.  On  a  même 
tenté,  comme  stimulant,  d'installer  une  fabrique  de  quinine, 
mais  sans  succès. 

A  la  même  époque,  on  fit  des  essais  analogues  à  Trinidad, 
sans  résultat  encourageant;  actuellement  Trinidad  ne  produit 
plus  de  quinquina,et  réserve  ses  terrains  pour  le  cacao  et  d'autres 
fruits.  A  la  Martinique  et  la  Guadeloupe,  les  essais  ont  été  aussi 
abandonnés. 

Les  quinquinas  de  l'Amérique  du  Sud  n*ont  donc  sur  le  marché 
qu'une  bien  faible  importance.  D'après  des  statistiques,  assez 
vieilles,  malheureusement  —  elles  datent  de  1901  -—  la  produc* 
tion  aurait  été  cette  année-là  de  775  000  livres  anglaises,  soit 
environ  4,5  °jo  de  la  production  mondiale. 

De  nos  jours  les  Anglais  et  les  Hollandais  sont  maîtres  du 
commerce  de  la  quinine.  C'est  vers  1851  que  les  quinquinas 
furent  introduits  à  Java  et  dans  les  Indes  anglaises.  Le  premier 
plant  qui  parvint  à  Java,  en  1851,  fut  offert  au  gouvernement 
néerlandais  par  le  Muséum  de  Paris.  On  le  planta  sur  les  flancs 
du  célèbre  volcan  Gedeh  ;  il  mourut  en  1862,  après  avoir  été 
multiplié  par  boutures.  Ce  premier  succès  amena  naturellement 
les  Hollandais  à  rechercher  en  Amérique  d'autres  espèces,  et,  par 
des  soins  appropriés,  ù  constituer  des  variétés  et  des  hybrides 
qui  fournissent  actuellement  des  rendements  inespérés. 

Nous  n'avons  rien  dit  de  l'Afrique  ;  on  n'y  a  obtenu,  avec  les 
Cinchonaf  que  des  résultats  très  incertains  et  il  semble  même 
peu  probable  que  ce  continent  et  les  lies  avoisinantes  puissent 
jamais  devenir  des  centres  de  production  de  quinquina.  Nous  ne 
ferons  pas  ici  l'historique  des  essais  tentés  en  Afrique  ;  il  nous 
a  paru  plus  intéressant  d'insister  sur  les  cultures  américaines, 
pour  mieux  faire  ressoiHir  l'importance  acquise  par  le  quinquina 
en  dehors  de  son  pays  d'origine  devenu  tributaire  de  l'étranger. 
C'est  là  un  fait  qui  s'observe  encore  pour  d'autres  produits 
tropicaux,  le  café,  par  exemple,  qui,  originaire  de  TAfrique, 
est  actuellement  produit  surtout  par  le  Brésil  qui  fournit  même 
certaines  régions  de  l'Afrique  où  il  existe  des  caféiers  indigènes. 

Culture  et  industrie  du  coton  aux  États-Unis.  —  Dans  un 
volume  que  vient  de  faire  paraître  à  Paris  (A.  Challamel,  éditeur, 
rue  Jacob,  17)  M.  Fr.  Bernard,  chargé  de  missions  par  l'Asso- 


694 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES^ 


ciation  cotoniiiëre  coloniale  française,  nous  trouvons,  outre  des 
renseignements  très  pratiques  sur  la  culture  du  cotonnier  telle 
qu'elle  se  pratique  dans  la  région  la  plus  productrice  du  monde» 
des  indications  très  intéressantes  surFétaldesindustries annexes, 
qui,  depuis  quelques  années,  ont  donné  un  nouvel  essor  à  l'indus- 
trie principale.  L'auteur  insiste  sur  les  résultats  obtenus  en 
Amérique  par  l'outillage  mécanique  qui  a  transformé  complète* 
ment  les  conditions  de  cette  culture  intensive. 

Après  l'égrenage  qui  a  séparé  de  la  filasse  qui  l'entoure  la 
graine  proprement  dite,  une  partie  de  celle-ci  est  conservée  pour 
les  ensemencements  futurs,  l'autre  sert  à  l'extraction  d'une  huile 
qui,  depuis  ces  dernières  années,  arrive  de  plus  en  plus  abondante 
sur  les  marchés  et  entre  même  actuellement  pour  une  grande 
proportion  dans  beaucoup  d'huiles  dites  d'olives  commerciales. 

D'une  tonne  de  graines  de  cotonnier,  le  planteur  obtient  : 

Huile 138  kilos 

Farine  ou  tourteau 875     „ 

Bourre  de  coton 12     „ 

Pelure  de  graines 400     „ 

Déchets 75     „ 

Le  tableau  suivant  montre  le  progrès  de  ces  industries  annexes. 


en 
u 
-w 

as 

< 



NOMBRE 

d'usines 

NOUBHE    DE    TON- 
NES DE  GRAINES 

VALEUR  DE  LA 
GRAINE 

VALEUR  DES  PRO- 
DUITS RETIRÉS  DE 
LA  GRAINE 

FR. 

FR. 

1 

1870 

26 

80  000 

3  200  ooa 

1   7  500000 

i 

1875 

35 

150  000 

7  500  000 

'   14  500  000 

1880 

45 

280  000 

14  000  000 

i  24500000 

1885 

80 

550  000 

27  500  000 

,  48000000 

1890 

119 

1000«)00 

60  000  000 

119  000000 

1895 

ibO 

1800000   1 

108  000  000 

i  166000000 

1900 

400 

1900000 

1 

119000000 

.  176000000 

i 

REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  ÔqS 

On  ne  peut  assez  recommander  la  lecture  de  cet  important 
ouvrage  aux  coloniaux  qui  désirent  entreprendre  la  culture  de 
ce  textile.  Certes  il  n'est  pas  complet,  mais  il  renferme  une  foule 
de  détails  pratiques  qui  éviteront  aux  planteurs  bien  des  tâton- 
nemeuts.  Souhaitons  que  M.  F.  Bernard,  qui  va  continuer  ses 
enquêtes  cotonnières  dans  TAfrique,  en  Algérie,  en  Tunisie,  en 
Egypte,  puisse  parfaire  son  travail  et  nous  donner,  sur  la 
matière,  un  traité  complet. 

Le  thé  de  Pormose.  —  La  guerre  russo  japonaise  a  attiré 
l'attention  sur  cette  région  de  l'Asie  dont  le  commerce  devient 
de  jour  en  jour  plus  important.  Un  des  produits  de  l'exportation 
de  Formose  est  le  thé,  qu'on  y  cultive  sur  des  espaces  très 
étendus  dans  le  nord  de  Tîle.  On  récolte  sur  le  penchant  des 
collines  et  dans  certaines  vallées  qui  séparent  les  plateaux,  des 
variétés  de  thé  excellentes,  telles  que  celle  connue  sous  le  nom 
commercial  de  **  thé  U-long  „. 

Les  conditions  topographiques  et  climatérologiques  sont  d'ail- 
leurs particulièrement  favorables  à  cette  culture  dans  toute 
cette  région  ;  mais  les  trois  localités  Toa-Ko-Ham,  Keelung, 
Shiutiam,  situées  en  amont  de  la  rivière  San-Hsi-Lien,  sont  les 
centres  de  production  les  plus  réputés. 

La  culture  du  théier  y  remonte  au  moins  à  un  siècle  ;  au  début 
elle  se  restreignait  à  Tusage  particulier  des  habitants,  et  c'est, 
semble-t-il,  de  1855  seulement  que  datent  ses  premiers  progrès  ; 
élargissement  des  plantations,  sélectionnement  des  plantes, 
amélioration  des  procédés  de  préparation  qui  actuellement  sur- 
tout font  l'objet  de  recherches  de  la  part  de  stations  officielles. 

Les  planteurs  emploient  huit  variétés  différentes,  dont  ils  ont 
appris  à  connaître  les  caractères  et  les  exigences  ;  ce  sont  de 
petits  arbrisseaux  dont  la  taille  varie  de  86  à  84  centimètres. 
C'est  généralement  par  marcottage  que  ces  théiers  sont  multi- 
pliés ;  on  est  ainsi  à  peu  près  sftr  de  conserver  aux  descen- 
dants les  caractères  de  la  race  primitive.  Après  quatre  ans  de 
culture,  les  marcottes  enracinées  sont  suffisamment  développées 
pour  une  première  exploitation.  Les  plantes  de  13  à  15  ans,  qui 
ont  donc  été  exploitées  pendant  une  dizaine  d'années,  sont  cou- 
pées à  la  base;  les  rejets  peuvent  alors  être  à  nouveau  épluchés. 

La  cueillette  ne  se  fait  pas  en  une  fois  ;  mais,  d'avril  à 
novembre,  elle  se  repète  environ  une  dizaine  de  fois.  Suivant 
l'époque  de  la  récolte,  on  obtient  des  qualités  un  peu  différentes, 
auxquelles  on  donne  le  nom  de  la  saison  où  on  les  a  récoltées. 
La  cueillette  se  fait  à  la  main,  et  avec  le  plus  grand  soin. 


696  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Dans  le  nord  de  Formose,  on  estime  le  rendement  d'une  plan- 
tation à  2000  livres  de  feuilles  fraîches  par  tcho,  qui  vaut  9  915 
mètres  carrés. 

Formose  produit  actuellement  deux  qualités  principales  de 
thé  :  "  U-long  „  et  **  Pao-tchung  „.  Le  premier  est  préparé  par 
la  méthode  ancienne  plus  ou  moins  perfectionnée  ;  le  second  est 
obtenu  par  un  procédé  introduit  plus  tard  dans  File. 

Pour  obtenir  le  **  U-long  „,  les  feuilles  du  théier  doivent 
subir  deux  séries  de  préparations  :  la  première  porte  sur  le  choix 
du  producteur,  et  revient  au  planteur;  la  seconde  sur  le  traite- 
ment du  produit,  et  concerne  le  commerçant  en  gros.  Le  thé 
ordinaire  se  prépare  encore  le  plus  souvent  a  la  main  ;  aussi  sa 
qualité  dépend-elle  en  grande  partie  de  Thabileté  de  l'ouvrier, 
habileté  qui  ne  s'acquiert  que  par  une  très  longue  pratique.  Les 
feuilles,  après  la  récolte,  sont  étalées  au  soleil  sur  des  toiles  afin 
de  subir  un  premier  flétrissage  ;  après  quoi,  on  les  entasse  dans 
des  corbeilles  en  bambous  où  elles  vont  subir  un  second  Hétris- 
sage  ;  elles  en  subiront  un  troisième,  dans  des  sortes  de  vans. 
Cette  opération,  qui  n'est  qu'une  fermentation,  doit  être  con- 
duite avec  soin  :  le  temps  nécessaire  pour  obtenir  les  résultats 
désirés  varie  beaucoup  avec  les  conditions  extérieures. 

Après  le  flétrissage  commence  la  torréfaction,  pendant 
laquelle  l'ouvrier  doit  veiller  à  ce  que  la  température  ne  s'élève 
pas  au-dessus  d'un  certain  degré  ;  il  en  est  de  même  pendant  le 
desséchage  qui  vient  ensuite  et  doit  être  repris  plusieurs  fois.  Le 
temps  nécessaire  à  ces  manipulations  n*est  pas  le  même  pour  les 
thés  des  différentes  saisons.  Les  thés  de  printemps  et  d'automne 
demandent  8  heures  en  moyenne  pour  passer  par  ces  différentes 
phases, le  thé  d'été  6  heures  seulement,  et  le  thé  d'hiver  7  heures. 

On  estime  qu'il  faut  4  livres  de  feuilles  fraîches  pour  obtenir 
1  livre  de  thé  préparé  ;  le  rendement  d'un  tcho  serait  donc  de 
500  livres  de  thé  préparé.  Celui-ci,  dans  la  région  et  pour  le  thé 
U-long,  est  emballé  en  sacs  de  50  livres,  d'où  son  nom  de 
**  thé  en  sac  „. 

C'est  la  ville  de  Ta-tu-tia  qui  est  l'entrepôt  principal  du  thé  ; 
ce  sont  les  négociants  de  cette  cité  qui  vont  dans  les  plantations 
acheter  le  thé  en  sacs  et  lui  font  subir  dans  leurs  magasins  une 
sorte  de  raflinage.  Les  feuilles  sont  triées,  après  avoir  été 
tamisées,  puis  séchées  au  four  pendant  7  à  8  heures.  Après  le 
séchage,  on  les  renferme  dans  des  caisses.  Cette  nouvelle  série 
d'opérations  fait  perdre  au  thé  environ  10  à  15  p.  c.  de  son  poids. 
Les  caisses  d'emballage  sont  doublées  de  papier  de  plomb,  et  le 


REVUE   DES   RECUEILS   PÉRIODIQUES.  697 

bois  dont  on  les  construit  est  ordinairement  celui  d'un  conifère 
de  la  région  d'Araoy.  Ce  thé  raffiné  est  connu  sur  le  marché 
japonais  sous  le  nom  de  **  thé  en  caisse  „. 

Le  thé  U-long  est  de  qualité  intermédiaire  entre  le  thé  noir  et 
le  thé  vert.  Sa  fabrication  assez  spéciale-  lui  donne  un  arôme 
particulier  très  apprécié  des  amateurs.  Les  analyses  chimiques 
des  deux  qualités  extrêmes  de  ce  thé  ont  donné  en  moyenne  les 
résultats  suivants  : 

Qualité  Qualité 

supérieure  inférieure 

Théine 1 963  1 933 

Tanin 9  630  6  163 

Albumine 16  625  15  925 

Matières  extractives     .     .     .    42  822  34  620 

Eau 8  838  11780 

Cendres 6  503  7  600 

Quant  au  thé  ^  Pao-tchung  ^,  sa  fabrication  est  d'origine  chi- 
noise ;  le  mode  de  préparation  a  été  introduit  à  Formose  il  y  a 
environ  trente  ans  seulement. 

On  part  du  thé  U-long;  on  l'entasse  dans  une  chambre  avec 
des  fleurs  odoriférantes  qui  doivent  lui  communiquer  un  arôme 
particuli(ir.  Une  fois  le  thé  bien  imprégné  de  l'odeur  des  fleurs, 
on  met  le  mélange  à  sécher  au  soleil,  puis  on  trie  le  tout  pour 
séparer  les  fleurs. 

On  signale  quatre  fleurs  à  mélanger  a  ce  thé,  mais  nous  ne 
connaissons  pas  leurs  noms.  L'emballage  se  fait  en  petits 
paquets  qui,  à  leur  tour,  sont  empaquetés  dans  des  caisses  en 
bois  à  parois  garnies  intérieurement  de  feuilles  de  plomb. 

Comme  nous  Tavons  dit,  c'est  Ta-tu-tia  qui  est  Je  centre  du 
commerce  du  thé,  c'est  là  qu'aflliient  toutes  les  récoltes,  aussi  y 
règne-t-il  une  grande  animation  pendant  la  saison;  on  estime  à 
plusieurs  milliers  le  nombre  d'ouvriers  et  d'ouvrières  employés 
en  ce  moment  aux  diverses  manipulations. 

Les  négociants  en  thé  de  Formose  sont  de  nationalités  très 
différentes  :  Européens,  Américains,  Chinois,  indigènes  et  Japo- 
nais. Mais  ce  ne  sont  guère  que  des  maisons  européennes  ou 
américaines  qui  s'occupent  du  raffinage  et  de  l'exportation  :  elles 
sont  an  nombre  de  sept,  trois  européennes,  quatre  américaines. 

L'exportation  du  thé  de  Formose  est  de  date  relativement 
récente  ;  elle  fut  inaugurée  il  y  a  quarante  ans  environ  par  un 
Anglais,  John  Dodds,  qui  en  expédia  5000  livres  à  Amoy,  d'où  il 


\ 


698  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

passa  en  Amérique.  Actuellemeut,  c*est  devenu,  avec  le  riz  et  le 
camphre,  un  des  articles  principaux  du  commerce  de  Formose 
qui  en  expédie  annuellement  pour  une  valeur  de  7  000  000  de 
yens  (yen  =  fr.  2,58). 

Ce  sont  actuellement  encore  les  États-Unis  de  TAmériquedu 
Nord  qui  sont  les  principaux  acheteurs  pour  le  thé  U-long  :  ils 
prennent  environ  les  9/lU  de  Texportation  totale  ;  viennent 
ensuite  le  Canada  et  l'Angleterre. 

Quant  au  Pao-tehung,  ou  thé  parfumé,  il  est  surtout  demandé 
par  Java,  Bornéo,  Sumatra  et  les  autres  lies  de  la  Malaisie  qui 
prennent  8  à  9/10  de  l'exportation  totale;  le  reste  passe  en 
Aunam,  au  Siam,  à  Singapour  et  dans  les  autres  localités  des 
Straits. 

Sans  insister  sur  les  statistiques,  nous  croyons  utile,  pour 
montrer  l'extension  du  commerce  de  ce  produit,  de  donner 
quelques-uns  des  chiffres  représentant  la  quantité  et  la  valeur 
du  thé  exporté  depuis  1867. 


Quantité 

Valeur  en  yens 

en  livres  anglaises 

à  Formose 

1867 

203000 

— 

1870 

1  054  000 

— 

1880 

9  047  000 

3  278  524 

1890 

12  862  900 

4  688  47S 

1893 

16  394  900 

6  167  761 

1900 

14  598  584 

5  300  193 

1904 

13  588  222 

6  246  428 

C'est  en  1893  que  l'exportation  a  atteint  son  maximum  en 
poids,  et  en  1897  son  maximum  en  valeur  :  15  228  643  livres 
valant  à  Formose  6  906  030  yens. 

La  production  du  café  aux  Indes.  —  On  cite  constamment 
les  chiffres  de  la  production  du  café  au  Brésil,  mais  on  ne  trouve 
que  peu  de  renseignements  sur  la  production  des  Indes  anglaises, 
qui  mérite  cependant  d*entrer  en  ligne  de  compte. 

A  la  fin  de  1904,  on  comptait  dans  ces  régions  212  964  acres 
de  terrain  en  caféiers,  tous,  sauf  335  acres,  situés  dans  la 
**  Southern  India  „.  La  production  du  café  est  limitée  à  une  aire 
étroite,  dans  une  région  élevée,  au  delà  de  la  côte  sud-ouest  ; 
les  districts  Mysore,  Coorg,  Madras,  Nilgiris,  Malabar,  com- 
prennent 86  °/o  de  la  surface  totale  occupée  par  cette  plante 
aux  Iodes. 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  699 

Le  Mysore  possède  à  lui  seul  la  moitié  des  terres  cultivées  en 
café  ;  eu  1904  il  y  avait  104  287  acres,  tandis  que  Coorg  n'en 
possédait  que  48  142  et  Niigaris  et  Malabar  30  000  environ. 
Madras,  Saleme,  Corimbatore,  Travencore,  Cochin,  Burma, 
Assam,  Bombay,  fournissent  également  du  café,  mais  en  quan- 
tité très  réduite. 

Si  Ton  représente  la  surface  cultivée  et  la  production  de  1885 
par  100,  les  années  suivantes  la  surface  et  la  production  seront 
données  par  les  chiffres  suivants  : 


Surface 

Production 

1885 

100 

100 

1886 

97 

100 

1887 

103 

74 

1888 

104 

98 

1889 

110 

65 

1890 

114 

63 

1891 

111 

84 

1892 

110 

80 

1893 

112 

75 

1894 

117 

76 

1895 

120 

78 

1896 

128 

57 

1897 

122 

61 

1898 

121 

73 

1899 

116 

76 

1900 

115 

66 

1901 

110 

69 

1902 

100 

73 

1903 

96 

78 

1904 

90 

89 

Ces  chiffres  montrent,  d'une  part,  qu'après  avoir  pendant  une 
certaine  période  cherché  à  augmenter  la  surface  cultivée,  on  a 
depuis  abandonné  quelques  plantations;  d'autre  part,  ils  font 
voir  que,  même  avec  une  plus  grande  surface,  on  n'obtient  plus 
dans  les  Indes  un  rendement  comparable  à  celui  de  1885. 

Pendant  la  période  de  1889-1905,  on  a  noté,  en  1895,  la  plus 
forte  production  avec  un  total  de  40  141  667  livres  et  la  plus 
faible  en  1901  avec  15  585  003  livres.  Pendant  les  deux  der- 
nières années,  les  exportations  se  sont  chiffrées  et  réparties 
comme  suit  : 


700  REVUE   DES   QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

1904-1905  1903-1904 


Angleterre 

17  074684 

20982  528 

Autriche-Hongrie 

219  296 

400  960 

Belgique 

402  752 

470  176 

France 

11716880 

10850112 

Allemagne 

227  248 

315  616 

Italie 

17  027 

70112 

Egypte 

2  016 

— 

Afrique  orientale  (anglaise) 

784 

896 

n             „        (allemande) 

4  032 

2  352 

(portugaise) 

— 

336 

Madagascar 

224 

— 

Maurice 

95  536 

35  504 

Natal 

10  416 

14336 

Cap  de  Bonne-Espérance 

112 

— 

États-Unis 

33  600 

21504 

Arabie 

227  360 

272  272 

Bavière 

— 

64176 

Ceylan 

1  999  872 

2  565  584 

Mekran  et  Sonmiani 

— 

112 

Perse 

15  232 

18032 

Turquie  d'Asie 

59  136 

25  200 

Australie 

514304 

820656 

Totaux 

32  620451 

36  930  464 

Pendant  Tannée  1904,  22  522  personnes  furent  employées  aux 
plantations  d'une  manière  permanente  et  51  870  temporairement, 
ce  qui  fait,  en  moyenne,  une  personne  par  26  acres. 

Les  Indes,  tout  en  exportant  du  café,  en  reçoivent  de  800  000  à 
1  300  000  livres.  Amené  à  Burma,  ce  café  provient  surtout  des 
Straits  Settlements;  celui  qui  arrive  à  Bombay  provient  d'Europe 
et  en  grande  partie,  par  des  réexpéditions,  d'Autriche-Hongrie. 

L'exportation  a  augmenté,  dans  les  dernières  années,  mais 
la  valeur  a  continué  à  diminuer  malgré  la  diminution  de  pro- 
duction du  Brésil.  On  sait  que  la  plus  forte  production  en  café 
a  été  atteinte  au  Brésil  en  1901-1902;  elle  se  chiffrait  alors  par 
une  exportation  de  15  439  000  sacs,  en  19021903  elle  tombe  à 
12  324  000  et  en  1903-1904  à  10  407  000  sacs  ;  en  1904-1905  elle 
n'a  guère  dépassé  10  000  000,  et  en  1905-1906  on  ne  croit  pas 
qu'elle  atteindra  ce  chiffre. 

É.  D.  W. 


> 


TABLE  DES  MATIERES 

DU 

NEUVIÈME  VOLUME  (troisième  série) 

TOME    LIX   DE   LA   COLLECTION 


LIVRAISON  DE  JANVIER  d©06 

Le  Chanoine  Nicolas  Jean  Houlay,  par  M.  le  Chanoine 

Bourgeat 5 

Les  Observatoires  de  la  Compagnie  de  Jésus  au  début 

DU  xx«  siècle,  par  le  R.  P.  P.  de  Vregille,  S.  J.      .      10 

L'Industrie  de  l'Or,  par  M.  le  Vt«  R.  de  Montessus  .    .      78 

Les  Origines  de  la  Statique  (suite) ,  par  M.  P.  Duhem  .     115 

Le  Coté  militaire  du  Néo-Protectionnisme  britannique, 

par  M.  G.  Beaujean 149 

Le  Tunnel  et  le  Chemin  de  fer  électrique  de  la  Jung- 

FRAU,  par  M.  G.  de  Fooz 171 

L'Haeckélianisme  et  les  Idées  du  P.  Wasmann  sur  l'Évo- 
lution, par  le  R.  P.  R.  de  Sinéty,  S.  J 226 

L'ÉcLiPSE  TOTALE  DE  SoLEiL  DU  30  AOÛT  1905,  par  M.Tabbé 

Th.  Moreux 243 

Bibliographie.  —  I.  Cours  d'Analyse  mathématique,  par 

Ed.  Goursat,  tome  II,  M.  G 282 

IL  1.  Die  Anfangsgrflnde  der  Difierentialreclinung 
und  Integrairechnung  fur  Schûler  von  hOhe- 
ren  Lehranstalten  und  Faebschulen,  dar- 
gestellt  von  D^  Richard  SchrOder.  288 


702  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

2.  Ueber  die    Auweiidungeti    der  darstellenden 

Géométrie    insbesondere    Qber    die    Photo- 
grammetrie,  von  F.  Schilling.  293 

3.  Leçons   de   Mécanique    élémentaire,   par   P. 

Appell  et  J.  Chapuis,  J.  T 294 

III.  Traité  de  Physique,  par  0.  D.  Chwolson,  J.  Thi- 

rion 295 

IV.  Les  Quantités  élémentaires  d'Électricité,  Ions, 

Électrons,   Corpuscules.    Mémoires    réunis    et 
publiés  par  H.  Abraham  et  P.  Langevin,  J.  T.    303 

V.  Manuel  pratique  de  Radiologie  médicale,  par  le 

Dr  E.  Dupont,  J.  T 306 

VI.  Manuel  des  Recherches  préhistoriques,  publié 

parla  Société  préhistorique  de  France,  J.  G.     307 

VIL  Six  Leçons  de  Préhistoire,  par  G.  Engerrand, 

J.  G 310 

VIII.  Science  et  Apologétique,  par  A.  de  Lapparent, 

G.  Leehalas 314 

Revue  des  recueils  périodiques. 

Biologie  générale,  par  J.  M.,  S.  J 321 

Physiologie,  par  J.  M.,  S.  J 333 

Agriculture,  par  A.  François 343 

Nécrologie.  —  M.  Gustave  Dewalque,  J.  T 352 


TABLE    DES    MATIÈRES.  yoS 


LIVRAISON  D'AVRIL  1©0G 

Le  Centenaire  de  Le  Play,  par  M.  A.  Beemaert  .  .  .  353 
La  Fonction  économique  des  Ports. 

Introduction,  par  M.  É.  Van  der  Smissen  ....     357 
I.  La  Fonction  économique  des   ports  dans  l'Antiquité 

grecque,  par  M.  H.  Francotte 360 

Les  Origines  de  la  Statique  (suite),  par  M.  P.  Duhem.  383 

Conflits  de  faits  et  Conflits  de  tendances,  par  M.  J.  M.  442 
Formation  sur  place  de  la  Houille,  par  le  R.  P.  G. 

Schmitz,  S.  J 462 

Les  Observatoires  de  la  Compagnie  de  Jésus  (fin),  par 

le  R.  P.  P.  de  Vregille,  S.  J 493 

Variétés.  -—  L  Curiosités  médicales,  par  M.  le  D*"  Mœller.    580 
IL  La  Réduction  des  Intensités  luminetises  en  Pein^ 

ture,  par  M.  G.  Lechalas 589 

Bibliographie.   ~     L  Cours  d'Analyse  infinitésimale,  par 

Ch.-J.  de  la  Vallée  Poussin,  R.  dAdhémar  ....    596 
IL  Leçons  d'Algèbre  et  d'Analyse,  par  Jules  Tan- 

nery,  M.  O.  . 599 

IIL  Encyklopadie    der    Elementar-Matlieniatik,... 

von  H.  Weber  und  J.  Wellstein,  H.  B.     .     .    605 
IV.  Lebrbucli  der  analytischen  Géométrie.  Erster 
Band  :  Géométrie  in  den  Grundgebilden  erster 
Stnfe  und  in  der  Ebene,  von  L.  HefTler  und 

C.  Koehler,  H.  B 607 

V.  Anfangsgrftnde  der  darstellenden  Géométrie 

fur  Gymnasien,  von  Fritz  Schulte,  H.  B.     .     608 
VI.  Die  Planimetrie  fur  das  Gymnasiuni,  von  G. 

Holzmuller,  F.  \V.     .     .   ^ 608 

VU.  Einleitung  in  die  Funktionentbeorie,  von  Stolz 

und  Gmeiner,  F.  'W 610 

VllL  Elemente  der  Voktor-Aiialysis,  mit  Beispielen 
ans   der   theoretischen    Pliysik,  von   A.   H. 

Bucberer,  F.  W 611 

IX.  Vorlesungen  ûber  die  Vektorenreehnung.  mit 
AnvvendungenAuf  Géométrie,  Meehanik  und 
Mathematik,  von  E.  Jabnke,  F.  W.     ...     611 
X.  La  Science  moderne  et  son  état  actuel,  par 

Emile  Picard,  G.  Lechalas 612 


704  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

XI.  La  Théorie  physique,  son  objet  el  sa  structure, 

par  P.  Duhem,  P.  C 615 

XII.  Traité    de    Géologie,    par   A.  de    Lappareni, 

X.  Stainler 619 

XIII.  The  Origin  and  Influence  of  the  Thoroughbred 

Horse,  by  William  Ridgeway,  J.  M.     .     .     .     628 

XIV.  An  Elementary  course  in  Mammalian  Osteo- 

logy,  by  the  Rev.  A.  M.  Kirsch,  C.  S.  C,  J.  M.     630 
XV.  Le  Sorgho  dans  les  vallées  du  Niger  et  du 

Haut-Sénégal,  par  M.  Dumas,  É.  D.  TV.  631 

XVI.  Le  Ralia.  Exploitation,  utilisation  et  commerce 

à  Madagascar,  par  M.  Deslandes,  É.  D.  TV.       632 
XVII.  Culture  et  Industrie  du  Manioc,  par  L.  Colson 

et  L.  Chatel,  É.  D.  W 633 

XVIII.  Kalender  fOr  die  Baumwollindustrie,  27  Jahr- 

gang,  É.  D.  W 634 

XIX.  Commercial  Geography,  by  H.  Gannett,  C.  L. 

Garrison  and  E.  J.  Houston,  É.  D.  W.     .     .     635 
XX.  Expédition   antarctique  belge.   Résultats   du 
S.  Y.  Belgica,  en  1897-1898-1899.  Rapports 
scientifiques.  Botanique.  Les  Phanérogames 
des  Terres  Magellaniques,  par  É.  De  Wilde- 

man,B.P 637 

XXI.  Fontenelle,par  A.  Laborde-Mi]aà,G.Lechalas.    640 
XXII.  La  Providence  et  le  Miracle  devant  la  science 

moderne,  par  Gaston  Sortais,  G.  de  Kirwan.     643 

XXIII.  Monunienta  Jndaica.  Prima  pars  :  Bibliotheca 

Targumica.  Erster  Band,  erstes  Hefl.  Ara- 
maia  :  Die  Targuniim  zum  Pentateuch.  Her- 
ausgegeben  von  A.  Wûnsche,  W.  JN'eumann 
und  M.  AltschOler,  S.  B 651 

XXIV.  LaBelgique, Institutions, Industrie, Commerce, 

N.  N 656 

Revue  des  recueils  périodiques. 

Histoire  des  Mathématiques  et  des  Sciences,  par 

H.  Bosmans,  S.  J 658 

Géologie,  par  X.  Stainler 674 

Hygiène,  par  A.  Proost 680 

Botanique  industrielle  et  commerciale,  par  É.  D.W.  690 


Louvain.  —  Imp.  Pollki  ni&  cît  Cklibkick,  6o,  rue  Vital  Dec08ter,6o 


REVUE 


DBS 


QUESTIONS  SCIËNTIFPES 


REVUE 


DES 


QUESTIONS  SCÏMTIFIQUES 


PUBLIEE 


PAR    LA  SOCIÉTÉ    SCIENTIFIQUE    DE    BRUXELLES 


Nulla  unquam  inter  fldetii  cl  ralionem 
vera  dissensio  esse  potesi. 
Const.  de  Fid.  cath.,  c.  nr. 


TROISIÈME  SÉRIE 
TOME     X     —     20     JUILLET     1906 

(TRENTIÈME  ANNÉE;  TOME  I.X  DE  LA  COLLECTION) 


LOUVAIN 

SFXKÉTAKIAT  DE  LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE 

(M.  J.  Thirion) 

II,    RUE   DES  RÉCOLLETS,    ii 


^ 


LE  MINOTAURE  TYPHÉE 


Pour  désigner  Tinsecte  objet  de  cet  opuscule,  la 
nomenclature  savante  associe  deux  noms  redoutables  : 
celui  de  Minotaure,  le  taureau  de  Minos,  nourri  de  chair 
humaine  dans  les  cryptes  du  labyrinthe  de  Crète,  et  celui 
de  Typhée,  Tun  des  géants,  fils  de  la  Terre,  qui  tentèrent 
d'escalader  le  Ciel. 

A  la  faveur  de  la  pelote  de  fil  que  lui  donna  Ariane, 
fille  de  Minos,  l'Athénien  Thésée  parvint  au  Minotaure, 
le  tua  et  sortit  sain  et  sauf,  ayant  pour  toujours  délivré 
sa  patrie  de  l'horrible  tribut  destiné  à  la  nourriture  du 
monstre.  Typhée,  foudroyé  sur  son  entassement  de  mon- 
tagnes, fut  précipité  dans  les  flancs  de  l'Etna. 

Il  y  est  encore.  Son  haleine  est  la  fumée  du  volcan. 
S'il  tousse,  il  expectore  des  coulées  de  lave  ;  s'il  change 
d'épaule  pour  reposer  sur  l'autre,  il  met  en  émoi  la 
Sicile,  il  la  secoue  d  un  tremblement  de  terre. 

Il  ne  déplaît  pas  de  trouver  un  souvenir  de  ces  vieux 
contes  dans  l'histoire  des  botes.  Sonores  et  respectueuses 
de  l'oreille,  les  dénominations  mythologiques  n'entraînent 
pas  des  contradictions  avec  le  réel,  gravjB  défaut  que 
n'évitent  pas  toujours  les  termes  fabriqués  de  toutes 
pièces  avec  les  données  du  lexique»  Si  de  vagues  ana- 
logies relient  en  outre  le  fabuleux  et  l'historique,  noms 
et  prénoms  sont  des  plus  heureux.  Tel  est  le  cas  du 
Minotaure  Typhée  (Minotaurus  Tk/phœus,  Lin.j. 

On  appelle  de  ce  nom  un  coléoptère  noir,  de  taille 
assez  avantageuse,  étroitement  apparenté  avec  les  troueurs 


6  RBVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

de  terre,  les  Géotrupes.  C'est  un  pacifique,  un  inoffensif, 
mais  il  est  encorné  mieux  que  taureau  de  Minos.  Nul, 
parmi  nos  insectes  amateurs  de  panoplies,  ne  porte  armure 
aussi  menaçante.  Le  mâle  a  sur  le  corselet  un  faisceau  de 
trois  épieux  acérés,  parallèles  et  dirigés  en  avant.  Sup- 
posons-lui la  taille  d'un  taureau,  et  Thésée  lui-même,  le 
rencontrant  dans  la  campagne,  n'oserait  affronter  son 
terrible  trident. 

Le  Typhée  de  la  fable  eut  l'ambition  de  saccager  la 
demeure  des  dieux,  en  dressant  une  pile  de  montagnes 
arrachées  de  leur  base  ;  le  Typhée  des  naturalistes  ne 
monte  pas  ;  il  descend,  il  perfore  le  sol  à  des  profondeurs 
énormes.  Le  premier,  d'un  coup  d'épaule,  met  une  pro- 
vince en  trépidation  ;  le  second,  d'une  poussée  de  l'échiné, 
fait  trembler  sa  taupinée  comme  tremble  l'Etna  lorsque 
son  enseveli  remue.  Il  affectionne  les  lieux  découverts, 
sablonneux  où,  se  rendant  au  pâturage,  les  troupeaux  de 
moutons  sèment  leurs  traînées  de  noires  pilules. 

Ces  dragées,  modelées  en  olives,  sont  pour  lui  la  régle- 
mentaire provende.  A  leur  défaut,  il  accepte  aussi  les 
menus  produits  du  lapin,  de  cueillette  aisée,  car  le  timide 
rongeur,  crainte  peut-être  de  se  trahir  par  des  témoins 
trop  répandus,  a  ses  latrines  parmi  des  touffes  de  thym 
et  revient  toujours  crotter  à  l'endroit  accoutumé.  Mais  ce 
sont  là  des  vivres  de  qualité  inférieure,  utilisés,  faute  de 
mieux,  pour  lui,  jamais  pour  sa  famille.  Il  leur  préfère 
ceux  que  lui  fournit  le  troupeau.  S'il  fallait  le  dénommer 
d'après  ses  goûts,  il  faudrait  l'appeler  le  passionné  collec- 
teur de  crottins  de  mouton. 

Cette  prédilection  pastorale  n'avait  pas  échappé  aux 
anciens  observateurs.  L'un  d'eux  appelle  l'insecte  Scarabée 
des  moutons,  Scarabœus  ovinus.  Il  est  fâcheux  que  la 
nomenclature  n'ait  pas  conservé  le  vieux  qualificatif,  de 
signification  si  précise,  éminemment  apte  à  nous  ren- 
seigner. 

Les  terriers,  reconnaissables  à  la  taupinée  qui  les  sur- 


LE   MINOTAURE   TTPHÉB.  7 

monte,  commencent  à  se  montrer  fréquents  en  automne, 
lorsque  des  pluies  sont  enfin  venues  humecter  le  sol, 
calciné  par  les  torridités  estivales.  Alors,  de  dessous 
terre,  les  jeunes  de  l'année  doucement  émergent  et 
viennent,  pour  la  première  fois,  aux  réjouissances  de  la 
lumière  ;  alors,  en  des  chalets  provisoires,  grassement  on 
festoie  quelques  semaines  ;  puis  on  thésaurise  en  vue  de 
l'avenir. 

Visitons  la  demeure,  maintenant  travail  aisé,  auquel 
suffit  une  simple  houlette  de  poche.  Le  manoir  est  un 
puits  du  calibre  du  doigt  et  de  la  profondeur  d'un  empan 
environ.  Pas  de  chambre  spéciale,  mais  un  trou  de  sonde, 
vertical  autant  que  le  permettent  les  accidents  du  terrain. 
Tantôt  d'un  sexe,  tantôt  de  l'autre,  le  propriétaire  est  au 
fond,  toujours  isolé.  L'heure  de  se  mettre  en  ménage  et 
d'établir  la  famille  n'étant  pas  encore  venue,  chacun  vit 
en  ermite  et  ne  s'occupe  que  de  son  bien-être.  Au-dessus 
du  reclus,  une  colonne  de  crottins  de  mouton  encombre  le 
logis.  Il  y  en  a  parfois  de  quoi  remplir  le  creux  de  la  main. 

Comment  le  Minotaure  a-t-il  acquis  tant  de  richesses  ? 
Il  amasse  aisément,  affranchi  qu'il  est  du  tracas  des 
recherches,  car  il  a  toujours  soin  de  s'établir  à  proximité 
d'une  copieuse  émission.  Il  fait  cueillette  sur  le  seuil 
même  de  sa  porte.  Lorsque  bon  lui  semble,  la  nuit  sur- 
tout, il  sort  et  choisit  dans  l'amas  de  pilules  une  pièce  à 
sa  convenance.  De  son  chaperon  comme  levier,  il  l'ébranlé 
en  dessous  ;  d'un  doux  roulis  il  l'amène  à  l'orifice  du  puits, 
où  le  butin  s'engoufire.  Suivent  d'autres  olives,  métho- 
diquement, une  par  une,  toutes  d'une  manœuvre  facile  à 
cause  de  leur  forme.  Ainsi  roulent  des  fûts  sous  la  poussée 
du  tonnelier. 

Lorsqu'il  se  propose  d'aller  festoyer  en  paix  sous  terre, 
loin  de  la  mêlée,  le  Scarabée  sacré  conglobe  en  boule  sa 
part  de  victuailles  ;  il  lui  donne  la  configuration  sphérique 
la  mieux  apte  au  charroi.  Le  Minotaure,  versé  lui  aussi 
dans  la  mécanique  du  roulage,  est  aflPranchi  de  ces  pré- 


8  RBVUE  ràS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

paratifs  ;  le  mouton  lui  moule  gratuitement  des  pièces 
à  déplacement  aisé.  Satisfait  de  sa  récolte,  l'amasseur 
rentre  chez  lui. 

Que  va-t-il  faire  de  son  trésor  ?  S*en  nourrir,  cela  va  de 
soi,  tant  que  le  froid  et  sa  conséquence  l'engourdissement 
ne  suspendront  pas  Tappétit.  Mais  la  consommation  n'est 
pas  tout  :  en  hiver  certaines  précautions  s'imposent  dans 
une  retraite  de  médiocre  profondeur.  Aux  approches  de 
décembre  déjà  se  rencontrent  quelques  taupinées  aussi 
volumineuses  que  celles  du  printemps.  Elles  correspondent 
à  des  terriers  descendant  à  plus  d'un  mètre  de  profon- 
deur. En  ces  cryptes  reculées,  l'hiver  n'est  pas  à  craindre, 
mais  elles  sont  encore  rares.  Les  plus  fréquentes,  toujours 
occupées  par  un  seul  habitant,  ne  mesurent  guère  qu'un 
empan.  D'habitude  elles  sont  capitonnées  d'un  copieux 
molleton  provenant  de  pilules  arides  émiettées  et  réduites 
en  charpie.  Il  est  à  croire  que  cet  amas  filamenteux, 
favorable  à  la  conservation  de  la  chaleur,  n'est  pas  étran- 
ger au  bien-être  de  l'ermite  en  des  temps  rigoureux.  Le 
Minotaure  thésaurise  donc  un  peu  pour  vivre,  un  peu 
pour  s'entourer  d'un  matelas  de  feutre  lorsque  viennent 
les  froids  sérieux. 

Vers  les  premiers  jours  de  mars  commencent  à  se  ren- 
contrer des  couples,  adonnés  de  concert  à  la  nidification. 
Les  deux  sexes,  jusque-là  isolés  en  des  terriers  super- 
ficiels, se  trouvent  maintenant  associés  pour  une  longue 
période.  En  quel  lieu  se  fait  la  rencontre  et  se  conclut  le 
pacte  de  collaboration  ?  Un  fait  tout  d'abord  attire  mon 
attention.  Dans  Tarrière-saison ,  ainsi  qu'en  hiver,  les 
femelles  abondaient,  aussi  nombreuses  que  les  mâles  ; 
quand  arrive  mars,  je  n'en  trouve  presque  plus,  à  tel  point 
que  je  désespère  de  peupler  convenablement  la  volière  où 
je  me  propose  de  suivre  les  mœurs  de  l'insecte.  Pour  une 
quinzaine  de  mâles,  j'exhume  deux  ou  trois  femelles  tout 
au  plus.  Que  sont  devenues  ces  dernières,  si  fréquentes 
au  début  ? 


LE   MINOTAURB   TYPHÉB.  Q 

Je  fouille,  il  est  vrai,  les  terriers  les  mieux  accessibles 
à  ma  petite  houlette.  Peut-être  le  secret  des  absentes 
est-il  au  fond  des  gîtes  plus  pénibles  à  visiter.  Faisons 
appel  à  des  bras  plus  souples,  plus  vigoureux  que  les 
miens  et  armés  d'une  bêche.  Je  suis  dédommagé  de  ma 
persévérance.  Les  femelles  enfin  se  trouvent,  aussi  nom- 
breuses que  je  peux  le  désirer.  Elles  sont  seules,  sans 
vivres,  au  fond  d'une  galerie  verticale  dont  la  profondeur 
découragerait  quiconque  n'est  pas  doué  d'une  belle  patience, 
souverain  levier  de  l'observation. 

Maintenant  tout  s'explique.  Dès  l'éveil  printanier  et 
même  parfois  à  la  fin  de  l'automne,  avant  d'avoir  connu 
leurs  collaborateurs,  les  vaillantes  futures  mères  se 
mettent  à  l'ouvrage,  choisissent  bonne  place  et  forent  un 
puits  qui,  s'il  n'atteint  déjà  la  profondeur  requise,  sera  du 
moins  l'amorce  de  travaux  plus  considérables.  Aux  heures 
discrètes  du  crépuscule,  c'est  dans  ces  galeries  plus 
ou  moins  avancées  que  les  prétendants  viennent  les  trou- 
ver, des  fois  plusieurs  ensemble.  11  n'est  pas  rare,  en  effet, 
d'en  rencontrer  deux  ou  trois  auprès  de  la  même  nubile. 

Comme  un  seul  suffit,  les  autres  videront  les  lieux,  s'en 
iront  chercher  ailleurs  lorsque  le  choix  de  la  sollicitée  et 
peut-être  un  brin  de  bataille  auront  décidé  de  la  chose. 
Entre  ces  pacifiques,  les  rixes  doivent  être  sans  gravité. 
Quelques  enlacements  de  pattes,  dont  les  brassards  dentelés 
grincent  sur  l'armure  de  corne,  quelques  culbutes  sous 
les  coups  de  trident,  à  cela  sans  doute  se  réduit  la  que- 
relle. Les  surnuméraires  partis,  le  ménage  se  fonde,  et 
dès  lors  sont  contractés  des  liens  de  remarquable  durée. 

Ces  liens  sont-ils  indissolubles  ?  Les  deux  conjoints  se 
reconnaissent-ils  parmi  leurs  pareils  ?  Y  a-t-il  entre  eux 
mutuelle  fidélité?  Si  les  occasions  de  rupture  matrimoniale 
sont  très  rares,  nulles  même  à  l'égard  de  la  mère,  qui  de 
longtemps  ne  quitte  plus  les  profondeurs  de  son  manoir, 
elles  sont  fréquentes,  au  contraire,  à  l'égard  du  père, 
obligé  par  ses  fonctions  de  venir  souvent  au  dehors.  Ainsi 


lO  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

qu'on  le  verra  tantôt,  il  est,  sa  vie  durant,  le  pourvoyeur 
de  vivres  et  le  préposé  au  charroi  des  déblais.  Seul,  à 
différentes  heures  de  la  journée,  il  expulse  au  dehors  les 
terres  provenant  des  fouilles  de  la  mère  ;  seul  il  explore 
les  alentours  du  domicile,  en  quête  des  pilules  dont  se 
pétrira  le  premier  gâteau. 

Parfois  les  terriers  sont  voisins.  Le  collecteur  de  vic- 
tuailles ne  peut-il,  en  rentrant,  se  tromper  de  porte  et 
pénétrer  chez  autrui  ?  En  ses  tournées,  ne  lui  arrive- t-il 
jamais  de  rencontrer  une  promeneuse  non  encore  établie, 
et  alors,  oublieux  de  sa  première  compagne,  n  est-il  pas 
sujet  à  divorcer?  La  question  méritait  examen.  J'ai  cherché 
à  la  résoudre  de  la  manière  suivante. 

Deux  couples  sont  extraits  de  terre  en  pleine  période 
d'excavation.  Une  marque  indélébile,  pratiquée  de  la 
pointe  d'une  aiguille  au  bord  inférieur  des  élytres,  me 
permettra  de  les  distinguer  l'un  de  l'autre.  Les  quatre 
sujets  sont  distribués  au  hasard,  un  par  un,  à  la  surface 
d'une  aire  sablonneuse  d'une  paire  d'empans  d'épaisseur. 
Pareil  sol  est  suflSsant  aux  fouilles  d'une  nuit.  Dans  le 
cas  où  des  vivres  seraient  agréables,  une  poignée  de  crot- 
tins de  mouton  est  servie.  Une  ample  terrine  renversée 
couvre  l'arène,  met  obstacle  à  l'évasion  et  fait  l'obscurité, 
favorable  au  recueillement. 

Le  lendemain,  réponse  superbe.  Il  y  a  deux  terriers 
dans  l'établissement,  pas  davantage  ;  les  couples  se  sont 
reformés  tels  qu'ils  étaient  avant  ;  chaque  particulier  a 
retrouvé  sa  particulière.  Une  seconde  épreuve  faite  le  jour 
d'après,  ensuite  une  troisième,  ont  le  même  succès  :  les 
marqués  d'un  point  sur  l'élytre  sont  ensemble, les  non-mar- 
qués le  sont  aussi  au  fond  de  la  galerie. 

Cinq  fois  encore,  je  fais  chaque  soir  recommencer  la 
mise  en  ménage.  Les  choses  maintenant  se  gâtent.  Tantôt 
chacun  des  quatre  éprouvés  s'établit  à  part  ;  tantôt,  dans 
le  même  terrier  sont  inclus  ici  les  deux  mâles  et  là  les 
deux  femelles  ;  tantôt  la  même  crypte  reçoit  les  deux 


LB   MINOTAURE   TYPHÉB.  il 

sexes  associés  autrement  qu'ils  ne  Tétaient  au  début.  J'ai 
abusé  de  la  répétition  ;  désormais  c'est  le  désordre.  Mes 
bouleversements  quotidiens  ont  démoralisé  les  fouisseurs  ; 
une  demeure  croulante,  toujours  à  recommencer,  a  mis 
fin  aux  associations  légitimes.  Le  ménage  correct  n'est 
plus  possible  du  moment  que  la  maison  s'effondre  chaque 
jour. 

N'importe,  les  trois  premières  épreuves,  alors  que  des 
troubles  coup  sur  coup  répétés  n'avaient  pas  encore 
brouillé  le  délicat  fil  d'attache,  semblent  affirmer  certaine 
constance  dans  le  ménage  Minotaure.  Elle  et  lui  se  recon- 
naissent, se  retrouvent  dans  le  tumulte  des  événements 
que  mes  malices  leur  imposent.  Ils  se  gardent  mutuelle- 
ment fidélité,  qualité  bien  remarquable  dans  la  classe  des 
insectes,  si  vite  oublieux  des  obligations  matrimoniales. 

Or,  comment  dans  ce  ménage  se  répartit  le  travail?  Le 
savoir  n'est  pas  entreprise  commode,  à  laquelle  suffise  la 
pointe  d'un  couteau.  Qui  se  propose  de  visiter  l'insecte 
fouisseur  chez  lui, doit  recourir  à  des  circonvallations  exté- 
nuantes. Ce  n'est  plus  ici  la  chambre  du  Scarabée,  du 
Copris  et  des  autres,  mise  à  découvert,  sans  fatigue,  avec 
une  petite  houlette  de  poche  ;  c'est  un  puits  dont  on  n'at- 
teindra le  fond  qu'à  l'aide  d'une  solide  bêche,  vaillamment 
manœuvrée  pendant  des  heures  entières.  Pour  peu  que  le 
soleil  tape  dur  sur  la  nuque,  on  reviendra  de  la  corvée 
tout  perclus. 

Ah  !  mes  pauvres  articulations  rouillées  par  l'âge  ! 
Soupçonner  un  beau  problème  sous  terre  et  ne  pouvoir  le 
résoudre  !  L'ardeur  persiste,  aussi  chaleureuse  qu'au  vieux 
temps  où  j'abattais  les  talus  spongieux  aimés  des  Antho- 
phores  ;  l'amour  des  recherches  n'a  pas  défailli,  mais  les 
forces  manquent.  Heureusement,  j'ai  un  aide.  C'est  mon 
fils  Paul,  qui  me  prête  la  vigueur  de  ses  poignets  et  la 
souplesse  de  ses  reins.  Je  suis  la  tète,  il  est  le  bras. 

Le  reste  de  la  famille,  la  mère  comprise  et  non  de 
moindre  zèle,  d'habitude  nous  accompagne.  Les  yeux  ne 


12  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

sont  pas  de  trop  lorsque,  la  fosse  devenue  profonde,  il 
faut  surveiller  à  distance  les  menus  documents  exhumés 
par  la  bêche.  Ce  que  l'un  ne  voit  pas,  un  autre  l'aperçoit. 
Huber,  devenu  aveugle,  étudiait  les  abeilles  par  l'inter- 
médiaire d'un  serviteur  clairvoyant  et  dévoué.  Je  suis 
mieux  avantagé  que  le  grand  naturaliste  de  la  Suisse. 
A  ma  vue,  assez  bonne  encore  quoique  bien  fatiguée, 
vient  en  aide  la  perspicace  prunelle  de  tous  les  miens. 
Si  je  suis  en  état  de  poursuivre  mes  recherches  et  d'ob- 
tenir, en  particulier,  le  secret  du  Minotaure,  c'est  à  eux 
que  je  le  dois.  Grâces  leur  en  soient  rendues. 

De  bon  matin,  nous  voici  sur  les  lieux.  Un  terrier  est 
trouvé  avec  taupinée  volumineuse,  formée  de  tampons 
cylindriques,  expulsés  tout  d'une  pièce  à  coups  de  refou- 
loir.  Sous  le  monticule  de  déblais  s'ouvre  un  puits  ver- 
tical. Un  beau  jonc,  cueilli  en  chemin,  est  introduit  dans 
le  gouffre.  Engagé  plus  avant  à  mesure  que  le  haut  se 
dénude,  il  nous  servira  de  guide. 

Le  sol  est  très  meuble,  sans  mélange  de  cailloux, 
odieux  à  l'insecte  fouisseur,  ami  de  l'invariable  direction 
verticale,  odieux  aussi  au  tranchant  de  la  bêche  explora- 
trice. Il  se  compose  uniquement  de  sable  cimenté  par 
un  peu  d'argile.  La  fouille  serait  donc  aisée  s'il  ne  fallait 
atteindre  des  profondeurs  où  le  maniement  des  outils 
devient  fort  difficile,  à  moins  de  bouleverser  le  terrain 
sur  de  grandes  étendues.  La  méthode  que  voici  donne  de 
bons  résultats  sans  exagérer  les  masses  remuées,  ce  que 
le  propriétaire  du  champ  pourrait  trouver  mauvais. 

Une  aire  d'un  mètre  de  largeur  au  moins  est  attaquée 
autour  du  puits.  A  mesure  qiie  le  jonc  conducteur  se 
dénude,  on  l'enfonce  davantage.  Il  plongeait  d'abord  d'un 
empan  ;  il  plonge  maintenant  d'une  coudée.  Bientôt  l'ex- 
traction des  terres  devient  impraticable  avec  la  pelle, 
que  gêne  le  manque  de  large  ;  il  faut  se  mettre  à  genoux, 
rassembler  des  deux  mains  les  déblais  et  les  rejeter  à 
belles  poignées.  La  cuve  s'approfondit  d'autant,  ce  qui 


LE   MINOTAURB   TYPHÉÊ.  x3 

augmente  la  difficulté  déjà  si  grande.  Un  moment  arrive 
où,  pour  continuer,  il  est  nécessaire  de  se  coucher  à  plat 
ventre,  de  plonger  l'avant  du  corps  dans  le  trou  autant 
que  le  permet  la  souplesse  des  reins.  Chaque  plongeon 
amène  au  dehors  à  peine  le  plein  creux  d  une  main.  Et 
le  jonc  descend  toujours,  sans  indication  d'un  prochain 
arrêt. 

Impossible  à  mon  fils  de  continuer  de  la  sorte,  malgré 
son  élasticité  juvénile.  Pour  se  rapprocher  du  fond  de 
la  désespérante  cuve,  il  abaisse  le  niveau  de  sa  base 
d'appui.  A  l'extrémité  de  la  ronde  fosse,  une  entaille  est 
faite,  où  il  y  a  tout  juste  place  pour  les  deux  genoux. 
C'est  un  degré,  un  gradin  que  l'on  approfondira  à  mesure. 
Le  travail  reprend,  plus  actif  cette  fois,  mais  le  jonc 
consulté  descend  encore  et  de  beaucoup. 

Nouvel  abaissement  de  l'escalier  d'appui  et  nouveaux 
coups  de  bêche.  Les  déblais  enlevés,  l'excavation  descend 
au  delà  d'un  mètre,  Y  sommes-nous  enfin?  Point  :  le  ter- 
rible jonc  continue  de  plonger.  Approfondissons  l'escalier 
et  continuons.  Le  succès  est  aux  persévérants.  Victoire  ! 
c'est  fini.  A  la  profondeur  d'un  mètre  et  demi,  le  jonc 
vient  de  rencontrer  un  obstacle.  La  chambre  du  Mino- 
taure  est  atteinte. 

La  houlette  de  poche  dénude  avec  prudence  et  l'on 
voit  apparaître  les  maîtres  de  céans,  le  mâle  d'abord,  un 
peu  plus  bas  la  femelle.  Le  couple  enlevé,  se  montre  une 
tache  circulaire  et  sombre  ;  c'est  la  terminaison  de  la 
colonne  de  victuailles. 

Attention  maintenant,  fouillons  en  douceur.  Il  s'agit 
de  cerner  au  fond  de  la  cuve  la  motte  centrale,  de  l'isoler 
des  terres  environnantes  ;  puis,  faisant  levier  de  la  hou- 
lette insinuée  dessous,  d'extraire  le  bloc  tout  d'une  pièce. 
C'est  fait  :  nous  voici  possesseurs  du  couple  et  de  son 
nid.  Deux  grosses  heures  d'exténuantes  fouilles  nous  ont 
valu  ces  richesses  ;  le  dos  fumant  de  Paul  nous  dit  au 
prix  de  quels  efforts. 


/ 


14  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Cette  profondeur  d*un  mètre  et  demi  n'est  pas  et  ne 
saurait  être  constante.  Bien  des  causes  la  font  varier, 
telles  que  le  degré  de  fraîcheur  et  de  consistance  du 
milieu  traversé,  la  fougue  au  travail  de  l'insecte  et  le 
loisir  disponible  suivant  l'époque  plus  ou  moins  rap- 
prochée de  la  ponte.  J'ai  vu  des  terriers  descendre  un 
peu  plus  bas,  j'en  ai  trouvé  d'autres  n'atteignant  pas  tout 
à  fait  un  mètre.  Dans  tous  les  cas,  il  faut  au  Minotaure 
une  crypte  de  profondeur  outrée.  Nous  aurons  tantôt  à 
nous  demander  quel  impérieux  besoin  oblige  le  collecteur 
de  crottins  de  mouton  à  se  domicilier  si  bas. 

Avant  de  quitter  les  lieux,  notons  un  fait  dont  le 
témoignage  aura  plus  tard  sa  valeur.  La  femelle  s'est 
trouvée  tout  au  fond  du  terrier  ;  au-dessus,  à  quelque 
distance,  était  le  mâle,  l'un  et  l'autre  immobilisés  par  la 
frayeur  dans  une  occupation  qu'il  n'est  guère  possible  de 
préciser  encore.  Ce  détail,  vu  et  revu  dans  les  divers 
terriers  fouillés,  semble  dire  que  les  deux  collaborateurs 
ont  chacun  une  place  déterminée. 

La  mère,  mieux  entendue  aux  choses  d'éducation, 
occupe  l'étage  inférieur.  Seule  elle  fouille,  versée  qu'elle 
est  dans  les  propriétés  de  la  verticale,  qui  économise  le 
travail  en  donnant  la  plus  grande  profondeur.  Elle  est 
l'ingénieur,  toujours  en  rapport  avec  le  front  d'attaque  de 
la  galerie.  L'autre  est  son  manœuvre.  11  stationne  à  l'ar- 
rière, prêt  à  charger  les  déblais  sur  sa  hotte  cornue. 

Plus  tard  l'excavatrice  se  fait  boulangère  ;  elle  pétrit 
en  cylindre  le  pain  des  fils.  Le  père  est  alors  son  mitron. 
Il  lui  amène  du  dehors  de  quoi  faire  farine.  Comme  dans 
tout  bon  ménage,  la  mère  est  le  ministre  de  l'intérieur  ; 
le  père  est  le  ministre  de  l'extérieur.  Ainsi  s'expliquerait 
leur  invariable  situation  dans  le  logis  tubulaire.  L'avenir 
nous  dira  si  ces  prévisions  traduisent  bien  la  réalité. 

Pour  le  moment,  examinons  à  loisir,  avec  les  aises  du 
chez  soi,  la  motte  centrale,  d'acquisition  si  laborieuse. 
Elle  coYitient  une  conserve  alimentaire  en  forme  de  sau- 


LE   MINOTAURB   TYPHÉE,  l5 

cisse,  à  peu  près  de  la  longueur  et  de  la  grosseur  du 
doigt.  C'est  composé  d'une  matière  sombre,  compacte, 
stratifiée  par  couches,  où  se  reconnaissent  les  pilules  du 
mouton  réduites  en  miettes.  Parfois  la  pâte  est  fine, 
presque  homogène  d'un  bout  à  l'autre  du  cylindre  ;  plus 
souvent  la  pièce  est  une  sorte  de  nougat  où  de  gros 
débris  sont  noyés  dans  un  ciment  d'amalgame.  Suivant 
ses  loisirs,  la  mère  varie  et  soigne  plus  ou  moins  la  con- 
fection de  sa  pâtisserie. 

La  chose  est  étroitement  moulée  dans  le  cul-de-sac  du 
terrier,  où  la  paroi  est  plus  lisse  et  mieux  travaillée  que 
le  reste  du  puits.  De  la  pointe  du  canif,  aisément  cela  se 
dénude  de  la  terre  environnante,  qui  se  détache  à  la  façon 
d'une  écorce.  Ainsi  s'obtient  le  cylindre  alimentaire  net  de 
toute  souillure  terreuse. 

Cela  fait,  informons-nous  de  l'œuf,  car  cette  pâtisserie 
a  été  évidemment  préparée  en  vue  d'une  larve.  Guidé 
par  ce  que  m'avaient  appris  autrefois  les  Géotrupes,  qui 
logent  l'œuf  au  bout  inférieur  de  leur  boudin,  dans  une 
niche  spéciale  ménagée  au  sein  même  des  vivres,  je 
m'attendais  à  trouver  celui  du  Minotaure,  leur  proche 
allié,  dans  une  chambre  d'éclosion,  tout  au  bas  de  la 
saucisse.  Eh  bien  !  l'œuf  cherché  n'y  est  pas  ;  il  n'est  pas 
même  en  un  point  quelconque  des  victuailles. 

Des  recherches  hors  de  la  saucisse  me  le  montrent 
enfin.  Il  est  au-dessous  des  provisions,  dans  le  sable 
même,  tout  dépourvu  des  soins  méticuleux  où  les  mères 
excellent.  Il  y  a  là,  non  une  cellule  à  parois  lisses,  comme 
semblerait  en  réclamer  le  délicat  épiderme  du  nouveau  né, 
mais  une  anfractuosité  rustique,  résultat  d'un  simple 
éboulis  plutôt  qu'ouvrage  d'industrie  maternelle.  En  cette 
rude  couchette,  à  quelque  distance  des  vivres,  le  ver  doit 
éclore.  Pour  atteindre  le  manger,  il  lui  faudra  faire  crou- 
ler et  traverser  un  plafond  de  sable  de  quelques  milli- 
mètres d'épaisseur.  En  vue  de  ses  fils,  la  mère  Minotaure 


l6  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

est  experte  dans  l'art  des  saucisses»  mais  elle  ignore  à 
fond  les  tendresses  du  berceau. 

Désireux  d'assister  à  Téclosion  et  de  suivre  la  crois- 
sance du  ver,  j'installe  mes  trouvailles  en  des  loges  où 
sont  reproduites,  du  mieux  possible,  les  conditions  natu- 
relles. Un  tube  de  verre,  fermé  d'un  bout,  reçoit  d'abord 
une  couche  de  sable  frais  qui  représentera  le  sol  d'origine. 
A  la  surface  de  ce  lit  est  déposé  l'œuf.  Un  peu  du  même 
sable  forme  le  plafond  que  le  nouveau-né  doit  traverser 
pour  atteindre  les  vivres.  Ceux-ci  ne  sont  autres  que  la 
saucisse  réglementaire,  expurgée  de  son  écorce  terreuse. 
Quelques  coups  de  refouloir  ménagés  lui  font  occuper  la 
largeur  disponible.  Enfin  un  tampon  d'ouate,  bien  humecté 
mais  non  ruisselant,  achève  de  remplir  le  logis.  Ce  sera 
la  source  d'une  humidité  permanente,  conforme  à  celle 
des  profondeurs  où  la  mère  établit  sa  famille  ;  les  vivres 
seront  de  la  sorte  maintenus  souples,  tels  que  les  exige 
le  jeune  consommateur. 

Cette  souplesse  du  manger  et  la  sapidité  qu'amène  la 
fermentation  à  la  faveur  de  l'humide,  ne  sont  probable- 
ment pas  étrangères  à  l'instinct  des  fouilles  profondes, 
lors  de  la  nidification.  Que  veulent  en  réalité  les  parents, 
dans  leur  forage  énorme  de  profondeur?  Creusent-ils  dans 
le  but  de  leur  propre  bien-être  i  Descendent-ils  si  bas  afin 
d'y  trouver  température  et  fraîcheur  agréables  lorsque 
séviront  les  torridités  estivales  ? 

En  aucune  manière.  Robustes  de  tempérament  et 
amis  des  caresses  du  soleil  non  moins  bien  que  les  autres 
insectes,  ils  n'ont  pour  demeure  l'un  et  l'autre,  tant  que 
le  ménage  n'est  pas  fondé,  qu'un  chalet  médiocre,  en  bonne 
exposition.  Les  rudesses  de  l'hiver  ne  leur  imposent  pas 
même  de  meilleur  abri.  A  l'heure  des  nids,  c'est  une  autre 
affaire.  Ils  plongent  dans  le  sol  et  s'exténuent  en  fouilles 
illimitées.  Pourquoi  ? 

Parce  que  la  prospérité  de  la  larve  exige  nourriture 
souple  et  de  digestion  aisée.  Éclose  au  mois  de  juin,  elle 


LE   MINOTAURE   TYPHÉB.  \J 

doit  trouver  sous  la  dent  des  vivres  tendres  lorsque  les 
chaleurs  de  l'été  cuisent  le  sol  comme  brique.  La  menue 
saucisse,  à  la  profondeur  d'un  empan  ou  deux,  deviendrait 
chose  racornie,  immangeable  ;  le  ver  périrait  incapable 
de  mordre  sur  la  dure  pièce.  Il  importe  donc  que  les 
victuailles  soient  descendues  en  cave,  à  des  profondeurs 
où  les  plus  violents  coups  de  soleil  n'amènent  jamais  la 
dessiccation. 

Les  divers  bousiers  s'adressent  tous  à  des  matériaux 
récents,  doués  en  plein  de  leurs  vertus  sapides  et  plas- 
tiques. Â  ce  goût  du  souple,  le  Minotaure  fait  une  étrange 
exception  :  il  lui  faut  du  vieux,  de  l'aride.  Dans  mes 
volières  non  plus  que  dans  les  champs,  je  ne  le  vois 
jamais  cueillir  les  pilules  d'émission  récente  ;  il  les  veut 
boucanées  par  une  longue  exposition  aux  rayons  du  soleil. 

Mais  pour  convenir  au  ver,  délicat  gourmet,  le  mets 
doit  se  mijoter  au  moins  quatre  semaines,  se  bonifier  par 
la  fermentation  dans  un  milieu  saturé  d'humidité.  Â 
l'aride  pain  de  foin  succède  ainsi  la  brioche  ;  à  la  gros- 
sière saucisse,  l'onctueux  cervelas.  Comme  laboratoire  dju 
manger  des  fils  s'impose  donc  une  officine  très  profonde 
où  la  sécheresse  de  l'été  jamais  ne  pénètre,  si  longtemps 
qu'elle  se  prolonge.  Là  s'assouplissent,  au  degré  voulu,  là 
prennent  saveur  des  rogatons  qu'aucun  autre  membre  de 
la  corporation  stercoraire  ne  s'avise  d'utiliser,  faute  d'un 
atelier  de  ramollissement.  Le  Minotaure  en  a  le  mono- 
pole, et  pour  bien  s'acquitter  de  sa  mission,  il  a  l'instinct 
des  sondages  énormes.  L'aridité  des  victuailles  a  fait  du 
bousier  à  trident  un  puisatier  hors  ligne.  Un  croûton  a 
décidé  de  ses  talents. 

Autrefois,  les  Géotrupes,  cousins  du  Minotaure,  me 
valaient  une  délicieuse  rareté  :  la  longue  association  à 
deux,  le  vrai  ménage  travaillant  de  concert  au  bien-être 
des  fils.  Dun  même  zèk,  Philémon  et  Baucis,  comme  je 
les  appelais  alors,  préparaient  le  gîte  et  les  vivres  des 
jeunes.  Philémon,  plus  vigoureux,  comprimait  les  con- 

\W  SÉRIE.  T.  X.  2 


l8  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

serves  sous  la  poussée  de  ses  brassards  cataleptiques  ; 
Baucis  exploitait  le  monceau  de  la  surface,  choisissait  le 
meilleur  et  descendait  par  brassées  de  quoi  continuer 
rénorme  saucisson.  C'était  superbe  ;  le  père  faisant  fonc- 
tion de  compresseur  et  la  mère  épluchant. 

Un  nuage  jetait  de  l'ombre  sur  l'exquis  tableau.  Mes 
sujets  occupaient  une  volière  où  toute  visite  exigeait,  de 
ma  part,  une  fouille,  discrète  il  est  vrai  mais  suffisante 
pour  effrayer  les  travailleurs  et  les  immobiliser.  Prodigue 
de  patience  et  d'épreuves,  j'obtenais  de  la  sorte  une  série 
d'instantanées  que  la  logique  des  choses,  délicat  cinéma- 
tographe, assemblait  après  en  scène  vivante.  Je  désirais 
mieux,  j'aurais  voulu  suivre  le  couple  en  action  continue, 
du  commencement  à  la  fin  de  l'ouvrage.  Je  dus  y  renon- 
cer, tant  il  me  parut  impossible  d'assister,  sans  fouilles 
perturbatrices,  aux  mystères  du  sous-sol. 

Aujourd'hui  me  revient  l'ambition  de  l'impossible.  Le 
Minotaure  s'annonce  comme  un  émule  des  Géotrupes  ; 
il  parait  même  leur  être  supérieur  en  qualités  familiales. 
Je  me  propose  d'en  surveiller  les  actes  sous  terre,  à  la 
profondeur  d'un  mètre  et  davantage,  tout  à  mon  aise,  sans 
distraire  en  rien  l'insecte  de  ses  occupations.  Il  me  fau- 
drait ici  le  regard  du  Lynx,  capable,  dit-on,  de  sonder 
l'opaque,  et  je  n'ai  que  l'ingéniosité  pour  essayer  de  voir 
clair  dans  le  ténébreux. 

La  direction  du  terrier  me  fait  déjà  entrevoir  que  mon 
projet  n'est  pas  tout  à  fait  insensé.  En  ses  fouilles  de 
nidification,  s'il  ne  rencontre  pas  l'obstacle  d'une  pierre, 
le  Minotaure  descend  toujours  suivant  la  verticale;  le  fil  à 
plomb  n'est  guère  plus  fidèle  aux  règles  de  la  pesanteur. 
S'il  opérait  à  l'aventure,  en  des  voies  désordonnées,  l'ex- 
cavateur exigerait  un  sol  illimité,  hors  de  proportion  avec 
les  moyens  dont  je  dispose.  Son  invariable  verticale 
m'avertit  que  je  n'ai  pas  à  me  préoccuper  de  la  masse 
sablonneuse,  mais  uniquement  de  la  profondeur  de  la 


LE   MINOTAURE   TYPHÉE.  IÇ 

couche.  Dans  ces  conditions,  l'entreprise  ne  me  semble 
pas  déraisonnable. 

J*ai  de  fortune  un  gros  tube  de  verre  détourné  de  la 
chimie  et  mis  au  service  de  Tentomologie.  La  longueur  on 
est  d*un  mètre  environ,  et  le  calibre  de  trois  centimètres. 
Tenu  vertical,  il  suffira  au  terrier  du  Minotaure.  Je  le 
ferme  d'un  bout  avec  un  bouchon  ;  je  le  remplis  d'un 
mélange  de  sable  et  de  terre  argileuse  fraîche,  mélange 
que  je  tasse  par  couches  avec  une  baguette  de  fusil.  Cette 
colonne  sera  le  terrain  livré  au  travail  du  fouisseur.  Mais 
il  faut  le  tenir  d'aplomb  et  le  compléter  avec  divers  acces- 
soires nécessaires  à  son  bon  fonctionnement. 

A  cet  effet,  trois  bambous  sont  implantés  dans  la  terre 
d'un  grand  pot  à  fleurs.  Assemblés  au  sommet,  ils  forment 
un  trépied,  charpente  de  soutien  pour  tout  l'édifice.  Au 
centre  de  la  base  triangulaire  le  tube  est  dressé.  Une  ter- 
rine dont  j'ai  percé  le  fond,  reçoit  l'embouchure  du  tube, 
débordant  un  peu.  Ainsi,  autour  de  l'orifice  du  puits,  sera 
représentée  Taire  où  l'insecte  pourra  librement  vaquer  à 
ses  affaires,  soit  pour  rejeter  les  déblais  de  sa  galerie, 
soit  pour  cueillir  les  vivres  environnants.  Enfin  une  cloche 
de  verre  enchâssée  dans  la  terrine,  prévient  l'évasion  et 
conserve  l'humidité  nécessaire. 

Le  diamètre  du  tube  est  environ  le  double  de  celui  du 
terrier  naturel.  S'il  creuse  suivant  l'axe,  l'insecte  a  donc 
au  delà  du  large  voulu,  et  obtiendra  un  canal  revêtu  de 
partout  d'une  paroi  de  sable  de  quelques  millimètres 
d'épaisseur.  11  est  à  présumer  cependant  que  le  fouisseur, 
étranger  aux  précisions  géométriques,  et  ignorant  les  con- 
ditions qui  lui  sont  faites,  ne  tiendra  pas  compte  de  l'axe, 
s'en  détournera,  soit  d'un  côté  soit  de  l'autre.  En  outre,  le 
moindre  surcroît  de  résistance  dans  le  milieu  traversé  le 
fera  dévier  un  peu  tantôt  par  ici  et  tantôt  par  là.  Alors, 
en  divers  points,  la  paroi  de  verre  sera  totalement  dé- 
nudée ;  il  s'y  formera  des  fenêtres,  des  jours,  sur  lesquels 


20  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

je  compte  pour  me  rendre  l'observation  possible,  mais  qui 
seront  odieux  au  travailleur,  ami  de  l'obscur. 

Pour  me  réserver  ces  fenêtres  et  les  épargner  à  l'in- 
secte, j'enveloppe  le  tube  de  quelques  étuis  de  carton,  qui 
peuvent  glisser  à  frottement  doux  et  rentrer  l'un  dans 
l'autre.  Avec  ce  dispositif,  aux  moments  requis  et  sans 
distraire  l'insecte  de  son  ouvrage,  je  peux,  tour  à  tour, 
d'un  simple  coup  de  pouce,  obtenir  le  jour  pour  moi, 
l'obscurité  pour  lui.  La  disposition  des  étuis  mobiles, 
s'élevant  ou  s'abaissant,  permet  l'examen  du  tube  d'un 
bout  à  l'autre  à  mesure  que  les  accidents  du  forage  ouvrent 
des  fenêtres  nouvelles. 

Vers  la  fin  de  mars,  j'exhume  un  couple  au  moment  où 
commencent  les  grandes  fouilles  de  la  nidification.  Je 
rétablis  dans  mon  appareil.  Au  cas  où  des  vivres  seraient 
nécessaires  comme  réconfort  pendant  le  laborieux  forage 
du  puits,  quelques  crottins  de  mouton  sont  déposés  sous 
la  cloche,  à  proximité  de  l'orifice  du  tube.  Peu  après  leur 
installation,  les  captifs,  remis  de  leur  émoi,  vaillamment 
travaillent.  Comme  je  le  prévoyais,  la  fouille  est  excen- 
trique, ce  qui  amène  dans  la  paroi  sablonneuse  quelques 
vides  où  le  verre  est  à  nu.  Ces  lucarnes  ne  sont  pas  des 
plus  nettes;  néanmoins,  sous  une  incidence  favorable  de  la 
lumière,  elles  me  permettent  de  suivre  les  curieuses  choses 
qui  se  passent  dans  le  tube. 

Je  revois  à  loisir  et  d'une  façon  durable  ce  que  l'exté- 
nuante visite  des  terriers  naturels  m'avait  appris  par  rares 
et  brèves  apparitions.  La  mère  est  toujours  en  avant,  à  la 
place  d'honneur,  dans  la  cuvette  d'attaque.  Seule,  de  son 
chaperon  elle  laboure  ;  seule,  de  la  herse  de  ses  bras  dentés 
elle  ratisse,  elle  fouit,  non  relayée  par  son  compagnon. 
Le  père  est  toujours  en  arrière,  fort  occupé  lui  aussi,  mais 
d'une  autre  besogne.  Sa  fonction  est  de  véhiculer  au  dehors 
les  terres  abattues  et  de  faire  place  nette  à  mesure  que  la 
fouisseuse  approfondit  la  galerie. 

Son  travail  de  manœuvre  n'est  pas  petite  affaire  ;  nous 


LE    MINOTAURE   TYPHÉE.  2t 

pouvons  en  juger  par  la  taupinée  qu'il  élève  au-dessus  du 
terrier.  C'est  un  volumineux  monceau  de  bouchons  de 
terre,  de  cylindres  mesurant  la  plupart  un  pouce  de  lon- 
gueur et  d'un  calibre  égal  à  celui  du  terrier.  Cela  se  voit 
au  seul  examen  des  pièces  :  le  déblayeur  opère  par  blocs. 
Il  ne  transporte  pas  miette  à  miette  les  produits  de  l'ex- 
cavation comme  le  font  les  fourmis  ;  il  les  expulse  par 
agglomérés  énormes. 

Il  se  tient  aux  talons  de  la  fouisseuse,  ramenant  par 
brassées  devers  lui  les  terres  remuées.  Il  les  pétrit,  il  les 
amalgame  en  un  tampon.  Puis,  le  trident  enfoncé  dans  le 
paquet  ainsi  qu'une  fourche  dans  la  botte  de  foin  que  l'on 
monte  au  grenier,  les  pattes  antérieures  retenant  le  fardeau 
et  l'empêchant  de  s'émietter,  les  quatre  autres  convulsées 
sur  la  paroi,  il  pousse  de  toute  son  énergie.  Et  cela 
s'ébranle,  et  cela  monte,  très  lentement  il  est  vrai.  Le 
bloc  atteint  l'embouchure.  Une  dernière  poussée  le  culbute 
sur  la  pente. 

Ce  travail  dure  près  d'un  mois,  et  pendant  cette  longue 
période  de  grande  fatigue,  les  deux  collaborateurs  ne 
prennent  aucune  réfection.  J'avais  servi  au  début,  comme 
provision,  dix  pilules  répandues  à  la  surface.  Je  les 
retrouve  à  la  fin  intactes  et  en  même  nombre.  Les  insectes 
n'y  ont  absolument  pas  touché.  Pour  un  labeur  bien  moins 
pénible,  il  faut  aux  paysans  mes  voisins,  âpres  remueurs 
de  terre,  quatre  repas  par  jour.  Ah  !  que  le  Minotaure 
leur  est  supérieur  !  Un  mois  durant  et  plus,  sans  nourri- 
ture aucune,  il  accomplit  besogne  exténuante,  toujours 
vigoureux,  toujours  dispos. 

Enfin  le  terrier  est  prêt.  L'heure  est  venue  d'y  établir 
la  famille.  J'en  suis  averti  par  la  sortie  du  père  qui,  pour 
la  première  fois,  émerge  et  vient  au  grand  jour.  Il  explore, 
très  aflairé,  l'aire  de  la  terrine.  Que  cherche-t-il  ?  Appa- 
remment des  vivres  pour  la  nitée  prochaine.  C'est  pour 
moi  le  moment  d'intervenir. 

Afin  de  rendre  l'observation  aisée,  je  fais  place  nette, 


22  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

je  déblaie  le  local  de  sa  taupinée  de  sable  sous  laquelle 
sont  ensevelies  les  victuailles  servies  au  début  et  non 
employées.  Je  les  remplace  par  douze  pilules  nouvelles. 
D'autres  viendront  plus  tard,  à  mesure  qu'il  en  sera  besoin. 

Le  résultat  de  ces  préparatifs  ne  se  fait  guère  attendre. 
Le  soir  même,  me  tenant  au  guet  à  distance,  je  surprends 
le  père  qui  sort  de  chez  lui.  Il  va  aux  pilules,  en  choisit 
une  à  sa  convenance  ;  à  petits  coups  de  boutoir,  il  la  fait 
rouler  ainsi  qu'un  tonnelet.  Je  m'approche  doucement 
afln  de  mieux  voir  la  manœuvre.  Aussitôt  l'insecte,  timide 
à  l'excès,  abandonne  sa  pièce  et  plonge  dans  le  puits.  Il 
m'a  vu,  le  méfiant  ;  il  s'est  aperçu  de  quelque  chose 
d'énorme  et  de  suspect  se  mouvant  à  proximité.  C'est  plus 
qu'il  n'en  faut  pour  l'inquiéter  et  lui  faire  suspendre  la 
récolte.  Il  ne  reparaîtra  que  lorsque  sera  revenue  tran- 
quillité parfaite. 

Me  voilà  averti  :  patience  et  discrétion  extrêmes  me 
sont  imposées  si  je  veux  assister  à  la  collecte  des  vivres. 
Je  me  le  tiens  pour  dit  ;  je  suis  discret  et  patient.  Les 
jours  suivants,  à  des  heures  diverses,  je  recommence  mes 
tentatives,  si  bien  que  le  succès  me  dédommage  de  mes 
guets  assidus. 

Je  vois  et  je  revois  le  Minotaure  en  tournée  de  récolte. 
C'est  toujours  le  mâle,  et  le  mâle  seul,  qui  sort  et  vient 
aux  vivres.  La  mère  au  grand  jamais  ne  se  montre, 
retenue  qu  elle  est  au  fond  du  terrier  par  d'autres  occupa- 
tions. Les  apports  se  font  avec  parcimonie.  Là-bas  dessous, 
parait-il,  les  apprêts  culinaires  sont  de  minutieuse  len- 
teur. Il  faut  donner  le  temps  à  la  ménagère  d'élaborer 
les  pièces  descendues  avant  d'en  amener  d'autres  qui 
encombreraient  l'officine  et  gêneraient  la  manipulation. 
En  dix  jours,  à  partir  du  i3  avril,  date  de  la  première 
sortie  du  mâle,  je  relève  l'emmagasinement  de  vingt-trois 
pilules. 

Essayons  d'entrevoir  dans  l'intimité  les  actes  du  mé- 
nage. Le  père  sort,  choisit  une  pilule  dont  la  longueur 


LE   MINOTAURE   TYPHÉE.  23 

est  légèrement  supérieure  au  diamètre  du  puits.  Il  Tache- 
mine  vers  lembouchure,  soit  à  reculons  en  l'entraînant 
avec  les  pattes  antérieures,  soit  de  façon  directe  en  la 
faisant  rouler  à  coups  de  chaperon.  Arrivé  au  bord  de 
Toriflce,  va-t-il,  d'une  dernière  poussée,  précipiter  la 
pièce  dans  le  gouffre  i  Nullement  ;  il  a  des  projets  non 
compatibles  avec  une  brutale  chute. 

Il  entre,  enlaçant  des  pattes  la  pilule  qu'il  a  soin 
d'introduire  par  un  bout.  Parvenu  à  une  certaine  distance 
du  fond,  il  lui  suffit  d'obliquer  légèrement  la  pièce  pour 
que  celle-ci,  à  raison  de  l'excès  d'ampleur  de  son  grand 
axe,  trouve  appui  par  ses  deux  extrémités  contre  la  paroi 
du  canal.  Ainsi  s'obtient  une  sorte  de  plancher  temporaire 
apte  à  recevoir  la  charge  de  ti-ois  ou  quatre  pilules.  Le 
tout  est  Tatelier  où  va  travailler  le  père,  sans  dérange- 
ment aucun  pour  la  mère,  occupée  elle-même  en  dessous; 
c'est  le  moulin  d'où  va  descendre  la  semoule  destinée 
à  la  confection  du  gâteau. 

Le  meunier  est  bien  outillé.  Voyez  son  trident.  Sur  le 
corselet,  solide  base,  se  dressent  trois  épieux,  les  deux 
latéraux  longs,  le  médian  court,  tous  les  trois  dirigés  en 
avant.  A  quoi  bon  cette  machine  ?  On  n'y  verrait  d'abord 
qu'une  parure,  qu'un  atour  de  la  coquetterie  masculine, 
comme  la  corporation  des  bousiers  en  porte  tant  d'autres, 
de  forme  très  variée.  Or  c'est  ici  mieux  qu'un  ornement  ; 
aux  élégances  de  la  parure,  le  Minotaure  adjoint  l'utile. 

Les  trois  pointes  inégales  décrivent  un  arc  concave 
dans  lequel  peut  s'engager  la  rotondité  d'un  crottin.  Sur 
son  incomplet  et  branlant  plancher  où  la  station  exige 
l'emploi  des  quatre  pattes  d'arrière  appuyées  sur  la  paroi 
du  canal,  comment  fera  l'insecte  pour  maintenir  fixe  sa 
glissante  olive  et  la  fragmenter  i  Voyons-le  à  l'œuvre. 
Se  baissant  un  peu,  il  implante  sa  fourche  dans  la  pièce, 
dès  lors  immobilisée,  prise  qu'elle  est  dans  la  lunule  de 
l'outil.  A  la  faveur  de  cette  espèce  d'étau,  les  pattes 
antérieures  sont  libres  ;  de  leurs  brassards  à  dentelures. 


r 


24  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

elles  peuvent  scier  le  morceau,  le  dilacérer,  le  réduire 
en  parcelles,  qui  tombent  à  mesure  par  les  vides  du 
plancher,  et  arrivent  là-bas  à  la  mère. 

Ce  qui  descend  de  chez  le  meunier,  n'est  certes  pas 
une  farine  passée  au  blutoir,  mais  bien  une  grossière 
semoule,  mélange  de  débris  poudreux  et  de  morceaux  à 
peine  concassés.  Si  incomplète  qu'elle  soit,  cette  tritura- 
tion préalable  sera  d'un  grand  secours  pour  la  mère,  en 
méticuleux  travail  de  panification  ;  elle  abrégera  l'ou- 
vrage, elle  permettra  la  rapide  séparation  du  médiocre 
et  de  l'excellent.  Lorsque,  à  l'étage  d'en  haut,  tout  est 
trituré,  même  le  plancher,  le  meunier  cornu  remonte  à 
l'air  libre,  fait  nouvelle  récolte  et  recommence,  tout  à 
loisir,  sa  besogne  d'émiettement. 

La  boulangère,  de  son  côté,  n'est  pas  inactive  en  son 
officine.  Elle  cueille  les  lopins  pleuvant  autour  d'elle,  les 
subdivise  davantage,  les  affine,  en  fait  triage,  ceci  plus 
tendre  pour  la  mie  centrale,  cela  plus  coriace  pour  la 
croûte  de  la  miche.  Virant  d'ici,  virant  de  là,  elle  tapote 
la  matière  avec  les  battoirs  de  ses  bras  aplatis  ;  elle 
dispose  par  couches,  comprimées  après  à  l'aide  d'un 
piétinement  sur  place,  pareil  à  celui  du  vigneron  foulant  sa 
vendange.  Rendue  ferme  et  compactera  masse  deviendra 
de  meilleure  conservation.  En  dix  jours  environ  de  soins 
combinés,  le  ménage  obtient  enfin  le  long  pain  cylin- 
drique. Le  père  a  fourni  la  mouture,  la  mère  a  pétri. 

Le  24  avril,  tout  étant  bien  en  ordre,  le  mâle  sort  du 
tube  de  l'appareil.  Il  erre  sous  la  cloche,  insoucieux  de 
ma  présence,  lui  si  craintif  d'abord  et  plongeant  dans  le 
puits  dès  qu'il  m'apercevait.  Le  manger  lui  est  indifférent. 
Quelques  pilules  restent  à  la  surface.  Â  tout  instant  il  les 
rencontre  ;  il  passe  outre,  dédaigneux.  11  n'a  qu'un  désir, 
s'en  aller  au  plus  vite.  Cela  se  voit  à  ses  inquiètes  marches 
et  contremarches,  à  ses  continuels  essais  d'escalade  contre 
la  muraille  de  verre.  Il  culbute,  se  remet  sur  pieds, 
indéfiniment  recommence,  oublieux  du  terrier,  où  jamais 


LE   MINOTAURE   TYPHÉE.  25 

plus  il  ne  rentrera.  Je  laisse  le  désespéré  s'exténuer 
vingt- quatre  heures  en  vaines  tentatives  d'évasion. 

Venons  à  son  aide  maintenant,  donnons-lui  la  liberté. 
Mais  non  :  ce  serait  le  perdre  de  vue  et  ignorer  le  but  de 
son  agitation.  J'ai  une  volière  très  vaste  et  inoccupée. 
J  y  loge  le  Minotaure  ;  il  y  trouvera  ampleur  d'espace 
pour  l'essor  ;  de  plus,  victuailles  choisies  et  rayon  de 
soleil,  s'il  a  besoin  d'un  cordial  après  tant  de  fatigues.  Le 
lendemain,  malgré  tout  ce  bien-être,  je  le  trouve  affalé 
sur  l'échiné  et  les  pattes  raidies.  Il  est  mort. 

Le  vaillant,  une  fois  ses  devoirs  de  père  de  famille 
bien  remplis,  se  sentait  défaillir,  et  telle  était  la  cause 
de  son  agitation.  11  voulait  aller  mourir  à  l'écart,  bien 
loin,  pour  ne  pas  souiller  la  demeure  d'un  cadavre  et 
troubler  la  veuve  dans  la  suite  des  affaires.  J'admire 
cette  stoïque  résignation  de  la  bête. 

Si  c'était  là  un  fait  isolé,  fortuit,  conséquence  peut- 
être  d'une  installation  défectueuse,  il  n'y  aurait  pas  lieu 
d'insister  sur  le  trépassé  de  mon  appareil  ;  mais  voici  qui 
aggrave  la  chose.  Dans  la  campagne,  aux  approches  de 
mai,  il  m'arrive  fréquemment  de  rencontrer  des  Mino- 
taures  desséchés  au  soleil  ;  et  ces  défunts  sont  des  mâles, 
toujours  des  mâles,  à  de  bien  rares  exceptions  près. 

Une  autre  donnée,  très  significative,  m'est  fournie  par 
une  volière  où  j'ai  essayé  d'élever  l'insecte  à  bien  des 
reprises.  La  couche  de  terre,  d'une  paire  d'empans  d'épais- 
seur, n'est  pas  assez  profonde,  et  les  internés  ont  refusé 
d'y  nidifier.  Les  autres  travaux,  d'usage  courant,  s'y 
accomplissaient  suivant  les  règles.  Or  voici  qu'à  partir  de 
la  fin  d'avril,  les  mâles  remontent  à  la  surface,  mainte- 
nant l'un,  plus  tard  tel  et  tel  autre.  Une  paire  de  jours, 
ils  errent  sur  le  treillis,  désireux  de  s'enfuir.  Enfin  ils 
tombent,  se  couchent  sur  le  dos  et  doucement  se  laissent 
mourir.  Ils  sont  tués  par  l'âge,  inexorable  épidémie. 

Dans  la  première  semaine  de  juin,  je  fouille  de  fond  en 
comble  le  sol  de  la  volière.  Des  quinze  mâles  que  j'avais 


/ 


26  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

au  début,  il  ne  m'en  reste  plus  un.  Tous  ont  péri  ;  seules, 
les  femelles  persistent.  La  dure  loi  est  donc  formelle  : 
après  avoir  collaboré  de  ses  râteaux  et  de  sa  hotte  au  long 
forage  du  puits,  après  avoir  trituré  la  semoule  de  la  pre- 
mière galette,  le  laborieux  encorné  doit  trépasser  au  loin, 
hors  du  logis. 

Avant  d'abandonner  le  défunt,  récapitulons  ses  mérites. 
Lorsque  s'approche  la  lin  de  l'hiver,  il  fait  choix  d'une 
compagne,  s'enterre  avec  elle  et  désormais  lui  reste  fidèle. 
Malgré  ses  fréquentes  sorties  et  les  rencontres  qui  peuvent 
en  résulter,  il  tient  pour  indissolubles  les  liens  matrimo- 
niaux. D'un  zèle  que  rien  ne  lasse,  il  vient  en  aide  à  la 
fouisseuse,  éminemment  casanière.  Un  mois  durant  et 
plus,  il  charge  les  déblais  sur  sa  hotte  fourchue  ;  il  les 
refoule  au  dehors,  toujours  patient,  non  découragé  par 
la  rude  escalade,  si  fréquemment  recommencée.  Il  laisse 
à  la  mère  le  travail  modéré  des  fouilles  ;  il  garde  pour 
lui  le  plus  pénible,  l'exténuant  charroi  dans  une  étroite 
galerie  très  longue  et  verticale. 

Puis  le  manœuvre  terrassier  se  fait  récolteur  de  vic- 
tuailles ;  il  va  aux  provisions,  il  cueille  de  quoi  nourrir 
la  famille.  Pour  faciliter  l'ouvrage  de  sa  compagne,  qui 
choisit,  stratifié  et  comprime  les  conserves,  il  change 
encore  de  métier  et  devient  triturateur.  A  quelque  dis- 
tance du  fond,  sur  une  estrade  temporaire,  il  concasse,  il 
émiette  les  pilules  qu'a  durcies  le  soleil  ;  il  en  fait  farine 
qui  pleut  à  mesure  dans  la  boulangerie  maternelle.  Fina- 
lement, épuisé  d'efforts,  il  quitte  le  logis  ei  va  mourir  à 
l'écart,  en  plein  air.  Vaillamment  il  a  rempli  ses  devoirs 
de  père  de  famille  ;  il  s'est  dépensé  sans  réserve  pour  le 
bien-être  des  siens. 

Si  de  telles  choses  se  passaient,  non  dans  le  monde  des 
bousiers,  mais  dans  le  nôtre,  nous  dirions  que  c'est  de  la 
morale,  et  de  la  belle  morale.  L'expression  serait  dépla- 
cée. La  bête  n'a  pas  de  morale.  L'homme  seul  la  connaît» 
l'améliorant  à  mesure  que  le  renseignent  les  lentes  éclair- 


> 


LE    MINOTAURE    TYPHÉE.  TTJ 

cies  de  la  conscience,  ce  délicat  miroir  où  se  concentre 
ce  qu'il  y  a  de  mieux  en  nous. 

Oui,  au  milieu  de  Tindifférence  générale  du  père  pour 
ses  fils,  le  Minotaure  est,  à  Tégard  des  siens,  d'un  zèle 
bien  étonnant.  Oublieux  de  lui-même,  non  séduit  par  les 
ivresses  du  printemps,  alors  quil  ferait  si  bon  voir  le 
pays,  banqueter  avec  ses  confrères  et  lutiner  les  voisines, 
opiniâtrement  il  travaille  sous  terre,  il  sexténue  pour 
laisser  un  avoir  à  sa  famille.  Enfin  épuisé,  il  quitte  la 
fabrique  de  conserves,  il  s'en  va  mourir  à  1  écart  en  laissant 
la  mère  continuer  seule  les  affaires  de  la  maison.  Lorsqu'il 
raidit  pour  la  dernière  fois  ses  pattes,  celui-là  peut  se 
dire  :  j'ai  fait  mon  devoir. 

Or,  d'où  sont  venues  à  ce  laborieux  telle  abnégation  et 
telle  ferveur  pour  le  bien-être  des  fils  ?  On  nous  dit  qu'il 
les  a  acquises  par  un  lent  progrès  du  médiocre  au  meil- 
leur, du  meilleur  à  l'excellent.  Des  circonstances  fortuites, 
aujourd'hui  contraires,  demain  favorables,  ont  été  ses 
maîtres.  11  a  appris  par  expérience  ;  il  évolue,  progresse, 
s'améliore. 

Dans  son  étroite  cervelle  de  bousier,  les  leçons  du  passé 
laissent  empreintes  durables  qui,  mûries  par  le  temps, 
germent  en  actes  mieux  combinés.  Le  besoin  est  le  suprême 
inspirateur  des  instincts.  Aiguillonné  par  la  nécessité  et 
tiraillé  en  sens  divers  dans  le  conflit  perpétuel  des  choses, 
l'animal  est  lui-même  son  ouvrier  ;  par  ses  propres  éner- 
gies d'évolution,  il  s'est  fait  tel  qu'il  nous  est  connu.  Ses 
moeurs,  ses  aptitudes,  ses  industries,  sont  les  intégrales 
d'infiniment  petits  acquis  sur  la  route  de  l'insondable 
durée. 

Ainsi  dit  la  théorie.  Les  faits  interviennent  alors  et 
soumettent  la  diflSculté  suivante.  Le  gâteau  que  vient  de 
boulanger  la  collaboration  du  couple  est  la  ration  d'un 
ver,  absolument  d'un  seul.  Il  en  faut  au  moins  deux  pour 
que  la  race  se  perpétue  l'an  prochain.  A  coup  sûr,  il  doit 
même  y  en  avoir  davantage,  car  sont  à  prévoir  des  acci- 


{ 


28  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

dents  causes  de  mortalité.  Il  importe  qu'il  y  en  ait  le  plus 
possible  afin  que  la  race  devienne  nombreuse  et  gagne  en 
prospérité. 

Or,qu'arrive-t-il?  11  arrive  qu'une  fois  le  premier  gâteau 
préparé,  le  père  quitte  le  terrier.  Le  mitron  abandonne 
la  boulangère  et  va  trépasser  au  loin.  La  ponte  n'étant 
pas  terminée,  la  survivante  doit  désormais  continuer  l'ou- 
vrage, sans  aide.  Le  profond  terrier,  si  dispendieux  de 
temps  et  de  fatigue,  est  prêt,  il  est  vrai  ;  est  prête  aussi 
la  ration  du  premier-né  de  la  famille  ;  mais  il  reste  à 
pourvoir  les  suivants,  qu'il  serait  avantageux  d'élever  en 
aussi  grand  nombre  que  possible.  L'établissement  de 
chacun  nécessite  que  la  mère,  sédentaire  jusque-là,  sorte 
fréquemment  du  logis.  La  casanière  se  fait  quêteuse  de 
vivres  ;  elle  va  cueillir  les  pilules  dans  le  voisinage,  les 
roule  vers  le  puits,  les  emmagasine,  les  triture,  les  pétrit, 
les  empile  en  cylindres. 

Et  c'est  en  ce  moment  de  fébrile  activité  que  le  père 
abandonne  sa  compagne  !  11  donnera  pour  excuse  l'âge, 
la  décrépitude.  Ce  n'est  pas  le  vouloir  qui  lui  manque, 
c'est  la  force.  Ses  jours  sont  comptés.  Se  sentant  défaillir, 
il  se  retire  à  regret. 

On  pourrait  lui  répondre  :  puisque  d'un  petit  progrès 
à  l'autre,  à  travers  les  siècles,  l'évolution  t'a  fait  inven- 
ter d'abord  le  ménage,  incomparable  trouvaille,  puis  la 
€r3rpte  profonde,  favorable  au  bon  état  des  conserves 
pendant  les  chaleurs  de  l'été,  la  trituration,  qui  assouplit 
et  dompte  l'aride,  la  mise  en  saucisse  où  la  matière  fer- 
mente et  se  bonifie,  cette  même  évolution,  qu'on  dit  capable 
de  tant  de  merveilles,  ne  pouvait-elle  t'enseigner  aussi  à 
prolonger  ta  vigueur  de  quelques  semaines  ?  A  l'aide  d'une 
sélection  sévère  des  mieux  constitués,  l'affaire  paraît  toute 
simple. 

Elle  qui  t'a  instruit,  dit-on,  dans  ton  art  diflScile,  t'a 
laissé  cependant  ignorer  un  détail  très  important  et  d'exé- 
cution aisée.  Pourquoi  ?  Apparemment  parce  qu'elle  ne 


LB   MINOTAURB   TYPHàS.  29 

t*a  rien  appris  du  tout,  ni  ménage,  ni  collaboration  à 
deux,  ni  terrier,  ni  boulangerie.  Ton  évolution  est  per- 
manence. Tu  t'agites  dans  un  cercle  de  rayon  inextensible. 
Tu  es  et  tu  resteras  ce  que  tu  étais  quand  fut  emmagasinée 
la  première  pilule. 

Cela  n'explique  rien.  D'accord.  Nous  touchons  à  la  falaise 
de  l'inconnaissable.  Sur  cette  falaise  devrait  se  graver  ce 
que  le  Dante  met  sur  la  porte  de  son  Enfer  :  lasciate  ogni 
speranza  !  Oui,  nous  tous  qui,  dressés  sur  un  atome,  nous 
figurons  monter  à  l'assaut  de  l'univers,  laissons  ici  l'espé- 
rance. Le  sanctuaire  des  origines  ne  s'ouvrira  pas. 

J.-H.  Fabrb. 


( 


LÀ  FORÊT 

GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE 


De  même  que  l'économie  générale  d'un  peuple  est  fata- 
lement liée  à  l'histoire  de  ce  peuple,  ainsi  l'économie  spé- 
ciale d'un  des  éléments  importants  de  son  bien-être  et  de 
sa  richesse  est  non  moins  nécessairement  liée  à  l'histoire 
de  cet  élément.  En  exposant  naguère,  ici-même,  VUtilité 
économique  et  physique  des  Forêts  (  i  ) ,  nous  avons  laissé 
de  côté  leur  histoire  dans  le  pays  de  France  ;  c'est  cette 
histoire  qu'il  s'agit  aujourd'hui  d'esquisser. 

Notre  guide,  dans  l'article  précité,  avait  été  le  tome  I*' 
d'un  important  ouvrage  dû  à  un  auteur  à  la  fois  praticien, 
savant  et  érudit  (2).  Il  le  sera  encore.  Point  exclusivement 
toutefois  ;  de  temps  à  autre  il  nous  arrivera  de  recourir 
à  d'autres  sources,  sans  d'autre  part  nous  astreindre  à 
suivre  l'ordre  adopté  par  l'auteur  ;  et  comme  c'est  le  droit, 
en  même  temps  l'honneur,  de  quiconque  tient  une  plume, 
de  conserver  la  liberté  de  ses  appréciations,  les  nôtres 
s'écarteront  parfois  de  celles  de  l'éminent  écrivain.  Dans 
une  étude  de  ce  genre,  comme  le  côté  technique  est 
fréquemment  mêlé  à  l'histoire  générale,  les  points  de  vue 
peuvent  différer  d'auteur  à  auteur  dans  les  détails  de 
cet  ordre. 


(1)  Rev.  Quest.  sqent.,  juillet  1905. 

(2)  Economie  forestière^  par  G.  Huflel,  inspecteur  des  Eaux  cl  Korét.s, 
professeur  à  l'Ecole  forestière  de  Nancy.  3  \o\.  gr.  in-8®.  —  Paris,  Laveur. 


LA    FORÊT    GAULOISE,    PRANQUE    Eï    FRANÇAISE.         3l 

D'ailleurs,  bien  d'autres  questions  seraient  encore  à 
traiter  et  pourraient  faire  Tobjet  de  nouvelles  études  avant 
que  soit  épuisé  le  vaste  sujet  abordé  par  Tauteur  avec 
une  si  haute  compétence.  Le  mouvement  commercial  des 
bois,  la  statistique  forestière,  la  dendrométrie  ou  art 
d'apprécier  exactement  le  volume  des  bois  suivant  les 
diverses  destinations  auxquelles  ils  sont  propres  ;  l'examen 
analytique  de  la  formation  du  produit  de  la  forêt  ;  l'esti- 
mation des  bois  en  fonds  et  superficie,  l'aménagement  : 
autant  de  questions  qui  prêteraient  à  d'intéressants  déve- 
loppements. 

Pour  aujourd'hui,  nous  nous  bornerons  aux  points  sui- 
vants : 

Description  comparative  des  forêts  actuelles  avec  les 
immenses  surfaces  de  jadis  dont  elles  sont  les  débris. 

Exposé  des  vicissitudes  qu'a  traversées  le  sol  boisé,  en 
France,  à  toutes  les  époques. 

Aperçus  historiques  de  la  gestion  générale  des  forêts 
pendant  le  moyen  âge  et  jusqu'à  Henri  IV,  sous  l'Ancien 
Régime,  et  de  la  Révolution  jusqu'à  la  fin  du  second 
Empire. 

Enfin  quelques  données  sur  le  cas  particulier  des  forêts 
communales  et  des  forêts  privées. 


LES    DÉBRIS   DES    ANTIQUES    FORÊTS    GAULOISES 

On  peut  admettre  qu'à  l'époque  où  Jules  César  pénétra 
dans  les  Gaules,  la  moitié  au  moins  de  cette  vaste  contrée 
était  couverte  par  la  végétation  forestière,  les  parties 
défrichées  et  sédentairement  habitées  étant  d'ailleurs  fort 
irrégulièrement  réparties,  et  se  rencontrant  principale- 
ment dans  les  vallées  des  grands  cours  d'eau. 

Au  delà,  l'immense  forêt  Hercynienne  [Saltus  hyrceni- 


f 


32  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

eus),  dont  les  forêts  de  la  région  appelée  Forêt-Noire  ne 
sont  que  de  faibles  lambeaux  (  i  ),  n'était  séparée  que  par  le 
Rhin  du  massif  qui  couvrait  les  Ardennes  et  faisait  corps 
avec  celui  des  Vosges  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure. 

Les  forêts  actuelles  de  Mormal  (lo  ooo  hectares)  et  de 
Saint-Amand  (5ooo  hectares),  de  Crécy  et  autres  en 
Picardie  ;  la  belle  forêt  de  Soignes  près  de  Bruxelles,  et 
cette  autre,  à  TÉtat  français,  de  Signy  l  Abbaye  à  sept 
ou  huit  lieues  à  l'ouest  de  Mézières  (32oo  hectares),  sont 
les  restes  d'une  vaste  masse  boisée  à  laquelle  on  donnait» 
aux  temps  mérovingiens,  le  nom  de  Carbonaj^ia  Sylva. 
L'espèce  de  presqu'île  formée  par  la  Seine  et  la  Marne 
entre  le  plateau  de  Langres  et  Paris,  était  couverte  et 
débordée  par  une  voûte  feuillée  qui  comprenait  les  forêts 
de  Perth  et  de  Ders  près  de  Vitry  et  de  Vassy  ;  la  Sylva 
major  dans  la  plaine  de  Châlons  (Champs  catalauniques), 
où  Attila  fut  vaincu  par  Aétiua  ;  le  Saltus  Rigelius  (pays  de 
Reims)  ;  VOUa  Usta  Sylva  couvrant  toute  la  Champagne 
méridionale. 

Leurs  derniers  débris  sont  aujourd'hui  représentés  par 
les  montagnes  de  Reims  et  les  forêts  de  Sénart  en  Seine-et- 
Oise  (25oo  hectares,  à  l'État),  d'AnMAiNviLLiERS  en  Seine- 
et-Marne  (8000  hectares,  à  divers),  de  Fontainebleau  (2) 

(I)  D*après  Jules  César,  le  Saliics  Hercynius,  «  TArdenne  (ie  TAllc- 
magne  »,  dit  Alfred  Maury,  s*ctendait  des  limites  des  Helvètes,  des  Némètes 
et  des  Rauraques  (ce  qui  correspond  assez  bien  aux  sources  et  hauts  bassins 
du  Rhône  et  du  Rhin)  jusqu'à  la  Dacie.  c'est-à-dire  jusqu'aux  côtes  occi* 
dentales  de  la  mer  Noire  (Cf.  J.  César  :  De  hello  gallico,  lib.  VI,  cap.  XXV  ; 
et  Alfred  Maury  :  Les  Forêts  de  la  Gaule  et  de  Vaticienne  France, 

(i)  Nous  avons  dit  naguère  (Rev.  Quest.  scient.,  juillet  1903)  que  la 
forôt  de  Fontainebleau  remontait  seulement  au  x«  siècle,  commencée  par 
les  soins  du  roi  de  France  Robert  l^r.  La  contradiction  n'est  qu'apparente. 
Avant  l'occupation  romaine,  le  pays  de  Fontainebleau  faisait  partie  des 
Marches  boisées  qui  séparaient  les  Sénones  des  Carnutes  et  qui  consti- 
tuaient pour  les  Gaulois  un  bien  commun.  Par  la  suite,  ces  Marches  subirent 
les  vicissitudes  diverses  nées  de  la  domination  romaine,  des  invasions  da 
v«^  siècle  et  des  dynasties  mérovin^^ienne  et  carolingienne.  Lors  de  l'établis* 
sèment  de  la  féodalité,  l'ancienne  Marche  indivise  fut  partagée  en  divers  fiefs 
ressortissant  soit  à  la  mouvance  de  Moret,  soit  à  celle  de  Melun.  Le  roi 
Robert  acheta  le  comté  de  Melun  ainsi  que  Les  fiefs  de  plusieurs  seigneurs 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUË  BT  FRANÇAISE.    33 

(i6  900  hectares  (i),  à  l'État)  et  d'OxHB  (État,  communes 
et  divers),  entre  Joigny  et  Troyes. 

D'autre  part,  le  groupe  montagneux  des  Vosges  que 
revêt  aujourd'hui  une  sapinière  de  80  kilomètres  de  long 
sur  8  à  i5  de  large,  et  «  d'une  contenance  de  80  000 
hectares  presque  d'un  seul  tenant  »  (2),  faisait  corps  au 
nord  et  à  l'ouest  avec  la  Carbonaria,  tandis  qu'elle  con- 
finait au  sud  avec  les  croupes  et  plateaux  boisés  de  la 
chaîne  du  Jura  formant  le  vaste  Saltus  Seqitanus,  où 
l'on  trouve  encore  aujourd'hui  les  beaux  massifs  résineux 
de  La  Joux,  dans  le  département  du  Jura,  aux  confins  du 
Doubs.  et  de  Levier  dans  le  Doubs,  couvrant  chacun  une 
surface  de  2600  à  2700  hectares,  mais  remarquables  sur- 
tout par  la  beauté  de  la  végétation,  la  régularité  des  peu- 
plements et  les  magnifiques  dimensions  des  arbres  (3). 
Contraste  remarquable  avec  les  peuplements  forestiers 
des  Ardennes,  réduits  à  de  maigres  taillis  simples  sur  de 
froids  et  marécageux  plateaux  de  l'ère  primaire  (4). 

des  environs,  notamment  dans  les  bois  dits  de  Bierce  où  il  aimait  à  ehasser, 
et  constitua  ainsi  peu  à  peu  le  domaine  royal  qui  devint  la  forêt  de  Fontaine* 
bleau  (Cf.  \'Hi8toire  de  la  forêt  de  Fontainebleau^  par  Paul  Domet, 
sous-inspecteur  des  forêts,  chap.  1".  Paris,  Hachette,  1873). 

(1)  17  104  hectares,  d'après  V Histoire  précitée.  Mais,  dans  cette  conte- 
nance étaient  compris  les  chemins  publics,  dont  le  nombre  s'est  sensible- 
ment accru  depuis  lors.  D'autre  part,  sont  en  dehors  de  ce  chiffre  les  che- 
mins de  fer,  l'aqueduc  de  la  Vanne,  les  maisons  forestières  avec  le  terrain 
affecté  à  chacune  d'elles  et  enfin  le  cimetière  de  la  ville  (Hist.  for,  de  Fon» 
tainebleau,  p.  39). 

(i)  Huffel,  loc.  cit.,  p.  349. 

(3)  Dans  le  Bulletin  de  Sylviculture  (Rbyue  des  recueils  périodiques)  de 
ce  recueil,  livraison  de  janvier  1905,  nous  avons  signalé  les  dimensions 
surprenantes  d'un  sapin  récemment  abattu  dans  la  forêt  de  Levier  et  que, 
vu  sa  supériorité  sur  ses  voisins,  on  avait  surnommé  Le  Président. 
M.  Huffel  donne  les  dimensions  exactement  mesurées  d'un  autre  sapin  non 
moins  remarquable,  situé  dans  la  forêt  de  La  Joux  et  encore  sur  pied.  La 
hauteur  totale  en  est  de  49  mètres,  dont  28  de  fût  propre  au  bois  d*œuvre  ; 
son  diamètre  à  hauteur  d'homme  est  de  1",32,  et,  pris  au  milieu  de  la  lon- 
gueur du  fût  (24b,50),  de  l^n.lO.  M.  Huffel  lui  attribue  un  volume  de  30  mètres 
cubes  dont  45  en  bois  d'œuvre  ;  il  ajoute  :  ce  Cet  arbre  était  encore  vigou- 
reux il  y  a  quelques  années.  Il  est  entouré  de  plusieurs  autres  qui  l'égalent 
presque  en  dimensions.  »  (Loc.  cit.,  p.  353). 

(4)  Huffel,  loc.  cit.,  p.  344. 

111*  8ËR1R.  T.  X.  3 


r 


34  REYUB   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Les  bois  et  forêts  qui  font  le  charme  des  plaines  des 
environs  de  Paris  :  Chantilly,  donné  à  l'Etat  sous  le 
vocable  de  l'Institut  par  Mgr  le  duc  d'Aumale  et  formant 
avec  les  forêts  domaniales  d'ERMENONviLLB  et  d'HALATTB 
une  couronne  verdoyante  de  loooo  hectares  autour  de 
Senlis  (i)  ;  Saint-Germain,  Marly,  Meudon,  les  bois  de 
Boulogne  et  de  Vingennes  ;  celui  de  Chaillot,  du  cel- 
tique Chall  qui  signifie  renvei^sement  et  dont  proviendrait 
le  terme  de  chablis  pour  désigner  les  arbres  renversés 
ou  brisés  par  le  vent  (2)  ;  Retz,  avec  ses  i3  000  hectares 
environnant  Villers-Cotterets,  et  sa  voisine  étendant  entre 
celle-ci  et  la  ville  de  Compiègne  ses  1 5  000  hectares 
que  renforcent  de  près  de  5ooo  autres  hectares  Laignb 
et  OuRSCAMP  ;  Saint- Gobain  et  Coucy  comprenant  en- 
semble 7000  hectares  sans  compter  les  bois  particuliers 
faisant  corps  avec  elles  ;  les  uns  et  les  autres,  débris  des 
anciennes  sylvœ  gallo-romaines  Vemensis  et  Selvensis; 
toutes  ces  vastes  étendues  ne  sorit  plus  que  des  tronçons 
de  rimmense  Coda  sylva  ou  Forêt  Cuise  qui,  aux  temps 
gallo-romains,  couvrait  la  contrée  tout  entière  et  con- 
finait, au  nord-est,  à  la  Cavbonavia,  C'est  dans  cette  masse 
ininterrompue  que  les  légions  romaines  purent  cheminer 
plusieurs  semaines  sans  trouver  la  lisière. 

Entre  la  Seine  et  la  Loire  moyenne,  dans  les  bassins 
de  ces  deux  fleuves  et  de  leurs  affluents,  nommons  encore 
les  forêts  de  Lyons  aux  hêtres  séculaires,  d'EAWY,  de 
Roumare,  de  Brotonne,  de  Conches  et  de  Breteuil 
formant  un  ensemble  de  i5  000  hectares  ;  celles  de 
Senonches,  de  Dreux,  de  Rambouillet,  d'ANOAiNE, 
d'ÉcouvES  et  surtout  de  Bellême  dans  le  Perche  (débris 
de  la  Sylva  peiHica),  l'une  des  plus  belles  de  la  France 
actuelle,  encore  que  d'une  étendue  relativement  médiocre 


(I  j  Senlis,  en  latin  Sylvanectum  (Alfred  Maury,  Les  Forêts  de  la  GaïUe). 
(2)  A.  Ysabeau,  dans  les  Annales  forestières,  IBM  :  Les  Forêts  du 
Globe. 


"X 


LA   FORÊT   GAULOISE,    FRANQUB   BT   FRANÇAISE.        35 

(2240  hect.),  mais  remarquable  par  la  riche  végétation 
de  ses  peuplements  de  chêne  rouvre  et  de  hêtre.  Il 
convient  de  mentionner  également  la  forêt  de  Blois,  à 
3  kilomètres  du  château  de  ce  nom,  mais  qui  s'étendait 
au  xvi"  siècle  encore  jusqu'à  ses  portes  :  avec  celles  de 
Bercé,  de  Busst  et  de  Loches,  elle  représente  le  paradis 
du  chêne  qui  y  croît  avec  une  vigueur  extraordinaire,  et 
y  forme  les  plus  belles  futaies  qu'on  puisse  voir. 

La  forêt  d'ÛRLÉANS  est  surtout  remarquable  par  son 
étendue  qui  n'est  pas  inférieure  à  40  000  hectares,  dont 
plus  des  trois  quarts  à  l'État.  Aux  v*  et  vi*  siècles,  où 
d'importants  défrichements  avaient  déjà  livré  à  la  culture 
bon  nombre  des  massifs  forestiers  d'an  tan,  la  forêt  qui 
entourait  Genabum  (1)  ne  comptait  pas  moins  encore  de 
140  5oo  hectares  (2),  formant,  il  est  vrai,  une  seule  masse 
avec  la  primitive  forêt  de  Fontainebleau.  Telle  qu'elle  est 
aujourd'hui,  la  forêt  d'Orléans,  dans  laquelle  les  résineux 
(pin  sylvestre)  ne  comptent  que  pour  les  trois  dixièmes  du 
peuplement,  est,  dit  M.  Huffel,  ««  le  plus  grand  massif 
feuillu  existant  en  France  «.  Elle  forme,  avec  la  forêt  de 
Montargis,  ce  qui  nous  reste  de  l'immense  Sylva  Leodica 
gallo-romaine. 

Tout  cet  ensemble  représente  une  surface  boisée  de 
i85  000  kilomètres  carrés. 

Dans  la  région  comprenant  la  Normandie  occidentale, 
la  Bretagne,  l'Anjou,  le  Poitou,  la  Saintonge,  la  Marche 
et  le  Limousin,  on  compte  ensemble  8180  kilomètres 
carrés  de  forêts  appartenant  pour  7670  à  des  particuliers. 


(1)  Nom  romain  de  la  ville  d'Orléans,  diaprés  la  plupart  des  auteurs  et 
notamment  Alfred  Maury  :  Les  Forêts  de  la  Oaule  et  de  Vancienne 
France.  —  L'auteur  d'un  ouvrage  sur  Les  Hautes  Montagnes  du  Doubs 
depuis  les  temps  celtiques  (Paris,  Bray,  1868),  M.  l'abbé  Narbey,  attribue, 
toutefois,  l'appellation  de  Genabum  à  la  ville  actuelle  de  Gien.  Malte  Brun 
pense  que  Genabum  est  plutôt  un  village  près  de  Gien,  aujourd'hui  appelé 
le  Vieux-Gien. 

(2)  Cf.  L'Histoire  de  la  forêt  d Orléans,  par  Paul  Domet,  ancien  con- 
servateur des  foréu.  Orléans,  Herbuison,  IBVHI. 


/ 


36  .  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

qui  les  traitent,  pour  la  majeure  partie,  en  taillis  simples 
de  pauvre  végétation  et  de  maigres  revenus.  Les  forêts 
domaniales  sont  mieux  traitées  :  celle  de  Gavre,  au  nord 
de  Nantes,  comprend  4500  hectares  de  chênes  et  de  hêtres 
traités  en  futaie  pleine  ;  celle  de  Rennes,  de  2960  hec- 
tares, est  peuplée  pour  un  tiers  de  pin  sylvestre,  pour  le 
surplus  de  chêne  et  autres  feuillus.  Les  forêts  de  la  Bre- 
tagne, et  sans  doute  aussi  une  notable  partie  de  ses  vastes 
landes,  dépendaient,  à  Torigine,  de  la  vaste  forêt  de  Bré- 
chéliant  souvent  citée  dans  les  romans  de  la  Table  ronde, 
et  connue  sous  les  diverses  formes  Bvocélian,  Brechelant 
ou  Barenton,  Citons  encore,  non  plus  en  Bretagne,  mais 
près  de  Niort  (  1  ),  la  forêt  de  Chisé,  4800  hectares  de  chêne 
et  de  hêtre  traités  en  taillis  composé  (2).  Antérieurement, 
aux  VII*  et  VI®  siècles  selon  les  uns  (3),  au  xi*  selon 
d'autres  (4),  on  voyait  encore,  s'étendant  à  de  grandes 
distances  autour  du  Mont  Saint-Michel  et  couvrant  le 
terrain  occupé  aujourd'hui  par  la  baie  de  ce  nom,  la  forêt 
de  Scissy,  Saltus  Sessiacum,  disparue  sous  les  eaux  par 
suite  d'un  affaissement  du  sol  ;  il  en  est  de  même  d'une  large 
bande  du  littoral  nord  de  l'Armorique  et  des  côtes  occiden- 
tales et  septentrionales  de  la  Normandie  englobant  les  îles 
Chausey,  Minquiers  et  Jersey.  Des  vestiges  d'habitations 
et  surtout  de  végétation  ligneuse  ont  été  retrouvés  en  mer 
sur  tous  les  points  de  cet  ancien  littoral  ;  le  Pavillon 
forestier  du  Trocadéro,  à  l'Exposition  universelle  de  1878 
à  Paris,  montrait  de  nombreux  échantillons  de  bois  fos- 
siles de  diverses  essences,  bouleau,  aune,  saule,  chêne, 
coudrier,  etc.,  trouvées  dans  des  fouilles  de  la  plaine  de 
Dol  sauvée  de  l'envahissement  des  eaux  par  une  vaste 


(i)  Alfred  Maury,  loc.  cit.,  p.  249. 
(i)  Huflfel,  loc.  cit,,  p.  382. 

(3)  L*abbé  Hamard,  Le  GUeyyient  préhistorique  du  mont  DoL  Paris, 
R.  Haton,  F.  Savy,  1877. 

(4)  Alfred  Maury,  loc.  cit.,  p.  254. 


LA    FORÊT    GAULOISE,    FRANQUE    ET   FRANÇAISE.         Sy 

digue  allant  de  Cancale  au  voisinage  du  Mont  Saint- 
Michel. 

Toute  cette  moitié  septentrionale  de  la  France  actuelle, 
les  départements  de  Test  exceptés,  ne  contient  guère  que 
g  à  lo  p.  c,  en  moyenne,  de  son  étendue  à  l'état  de 
forêts  ou  terrains  boisés,  soit  6  à  7  p.  c.  dans  la  région 
nord-est,  7  à  8  p.  c.  au  nord-ouest,  i5  à  16  p.  c.  dans  les 
bassins  moyens  de  la  Seine  et  de  la  Loire. 

La  région  de  Test,  qui  comprend  le  bassin  de  la  haute 
Moselle  avec  la  Franche-Comté,  la  Bourgogne  et  le  Niver- 
nais, est  beaucoup  mieux  partagée,  contenant  190  000 
kilomètres  carrés  de  forêts  de  toutes  essences,  soit  28  p.  c. 
de  son  étendue  totale  (i).  On  peut  y  ajouter  le  Bourbon- 
nais avec  ses  20  000  hectares  de  chênes  et  hêtres,  où 
domine  le  quei^cus  robw\ 

Aux  temps  où  Jules  César  fit  la  conquête  des  Gaules, 
toute  cette  moitié  septentrionale  de  ce  qui  est  aujourd'hui 
la  France  avec  la  Belgique  et  la  rive  gauche  du  Rhin, 
était,  sauf  les  vallées  des  principaux  fleuves  et  rivières 
comme  celles  de  Lige^^  (Loire),  de  Sequana  (Seine),  d*Arar 
ou  Sagona  (Saône),  à'Isara  (Oise),  de  Samara  (Somme), 
etc.,  à  peu  près  exclusivement  envahie  par  la  forêt  où 
vivaient  des  populations  nomades  et  barbares,  n'ayant 
d'autres  moyens  d'existence  que  la  chasse,  la  pêche  et  le 
bétail  ;  quand  elles  avaient  épuisé  le  fourrage  d'un  canton 
où,  sous  l'abri  des  arbres,  se  dressaient  leurs  huttes,  elles, 
décampaient  pour  aller  s'installer  ailleurs.  Dans  ces  vastes 
étendues  »*  de  bois  sombres,  impénétrables,  couvrant  monts 
et  vallées,  les  hauts  plateaux  comme  les  fonds  maréca- 
geux >»,  le  Celte  errant  trouvait  sa  subsistance  (2). 

(1)  Alfred  Maury,  loc.  cit.,  pp.  343-544. 

(2)  Cf.  Alfred  Maury,  Les  Forêts  de  la  Gaule  et  de  V ancienne  France, 
édition  de  1867.  p.  45;  el  Montalemberl,  Les  Moines  d'Occident^  i.  Il, 
p.  588  de  l'édition  in-12,  186».  Paris,  Lecoffre,  éditeur. 


r 


38  RBVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

La  moitié  méridionale  de  la  Gaule  était  un  peu  plus 
dégagée.  Depuis  plusieurs  siècles  les  Phocéens  exploi- 
taient les  bois  et  cultivaient  le  sol  de  la  Provence  (i),  et 
l'Aquitaine  était  en  partie  défrichée.  Une  civilisation  rela- 
tivement développée  y  régnait.  César  s'étonnait  que  la 
nouvelle  d'un  événement  accompli  à  Genabum  (Orléans  ou 
Gien)  au  lever  du  soleil,  fut  transmise  avant  son  coucher 
chez  les  Arvernes  à  une  distance  d'environ  cinquante-cinq 
lieues  (cent  soixante  mille  pas)  (2);  c'était  au  moyen  de 
signaux,  de  feux,  parfois  de  simples  cris  proférés  de  dis- 
tance en  distance,  que  se  transmettaient  ainsi  les  nou- 
velles importantes.  —  Les  Bituriges  (habitants  du  Berry) 
fabriquaient  du  fer  après  en  avoir  extrait  le  minerai. 
En  Morvan  les  Éduens,  en  Dauphiné  et  en  Savoie  les 
AUobj'oges  cultivaient  le  blé,  les  Lémovices  (3)  et  les 
Carduqices  (4)  le  lin. 

Ce  n'est  pas  que  la  forêt  ne  fut  encore  et  de  beaucoup 
prédominante,  entrecoupée  de  clairières  et  de  marécages 
comme  dans  la  partie  septentrionale  :  continentes  sylvas 
ac  paludes.  Ce  qu'il  en  reste  aujourd'hui  est  comparative- 
ment bien  peu  de  chose.  Ainsi,  dans  les  dix  départements 
environ  composant  la  région  granitique  appelée  par  Élie 
de  Beaumont  Plateau  central,  on  ne  compte  guère  que  les 
neuf  centièmes  de  cette  étendue  qui  soient  à  l'état  de 
forêts,  tandis  qu'il  existe  des  friches  ou  landes  incultes, 
que  M.  Huffel  évalue  à  un  million  d'hectares, dont  3oo  000 
s'étendraient  dans  les  seuls  départements  de  la  Corrèze  et 
de  la  Creuse.  Sur  d'autres  points,  quelques  travaux  de 
boisement  ont  donné  d'excellents  résultats  ;  et  l'Auvergne 
proprement  dite,  qui  en  a  eu  l'initiative  vers  1845  par  les 
soins  d'un   Inspecteur  des  forêts    à   Clermont-Ferrand, 

(1)  Cf.  de  Ribbes,  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des  inon- 
dations, p  25.  Paris,  Guillaumin,  1857. 

(2)  Quod  spatiiim  est  millium  (passuum)  circiter  CLX.  J.  César, 
De  bello  gallico,  lib.  VU,  cap.  3,  in  fine, 

(3)  Limoges. 

(4)  Cahors. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUB  BT  FRANÇAISE.    3g 

M.  Leclerc,  compte  aujourd'hui  5ooo  hectares  ainsi 
repeuplés,  la  plus  grande  partie  appartenant  à  des  com- 
munes. 

A  l'est  et  au  sud-est  du  Plateau  ou  Massif  central  se 
dressent,  séparés  de  lui  par  la  vallée  du  Rhône,  les  pre- 
miers versants  et  les  hauts  sommets  de  la  partie  française 
du  massif  des  Alpes  :  Alpes  de  Savoie,  du  Dauphiné, 
Maritimes,  Provençales,  Vercors,  Préalpes  ;  auxquelles 
on  peut  joindre  le  petit  groupe  granitique  et  porphyrique 
formant  comme  un  îlot  entre  les  versants  triasiques  des 
Alpes  provençales  au  nord-ouest  et  la  mer  au  sud-est,  et 
connu  sous  le  nom  de  Montagnes  des  Maures  et  de 
TEsterel,  dans  le  département  du  Var. 

Là  s'étendent  iio  à  112  000  hectares  de  forêts,  dont 
82  000  aux  particuliers,  peuplées  de  chône-liège,  châ- 
taignier, pin  d'Alep,  pin  maritime,  et,  au  pied  des  versants, 
pin  parasol,  le  tout  dominant  un  sous- bois  d'arbrisseaux  et 
morts-bois  variés  que  dessèchent  les  ardeurs  de  l'été  ;  d'où 
les  incendies  fréquents  qui  désolent  ces  parages  (1).  C'est 
là,  comme  il  vient  d'être  dit,  un  massif  isolé  qui  ne  se  rat- 
tache qu'indirectement  à  celui  des  Alpes.  Ce  dernier  se 
développe  à  l'est,  par  les  Alpes  maritimes,  au  nord  par  le 
Dauphiné  et  la  Savoie,  à  l'ouest  par  les  monts  de  Vau- 
cluse,  les  Préalpes  comprenant  le  Léberon  {AU.  i  i25m.). 
Sur  le  flanc  méridional  de  cette  montagne,  entre  100  et 
700  mètres  seulement,  s'étend  la  forêt  domaniale  du  même 
nom,  toute  de  chêne  vert  et  de  pin  d'Alep  ;  les  forêts  de 
Mérindal  et  de  La  Bastide-des-Jordans  occupent  en 
Vaucluse  des  sols  rocailleux  et  desséchés,  si  fréquents  en 
Provence.  Un  peu  plus  au  nord,  à  35  kilomètres  environ 
à  l'est  d'Orange,  se  rencontre  la  très  curieuse  forêt  de 
Bédoin.  Couvrant  le  versant  méridional  du  mont  Venteux 

(1)  Cf.  Ch.  de  Ribbes,  Des  Incendies  de  forêts  dans  la  région  des 
Maures  et  de  VEstereh  ouvrage  publié  par  la  Société  forestière  des  Maures  ; 
C.  Broilliard,  Conservateur  des  forêts  en  retraite,  Questions  féminines 
dans  la  Kbvue  des  Eaux  et  Forêts,  1901-1902. 


r 


40  RBVUB   DBS    QUESTIONS    SCIBNTIPIQUBS . 

depuis  la  faible  altitude  de  loo  mètres  jusqu'à  celle  de 
1900  et  plus,  elle  voit,  sur  une  étendue  de  près  de  6000  hec- 
tares, se  succéder  les  flores  de  tous  nos  climats  :  de  100  à 
700  mètres  règne  exclusivement  le  chêne  vert  {Qiterctis 
ilex)  ;  de  700  à  800,  il  croît  en  mélange  avec  le  chêne 
blanc  (Q,  robur),  qui  se  montre  seul  jusqu'à  1000  mètres 
où  commence  à  intervenir  le  hêtre,  mêlé,  un  peu  plus 
haut,  de  quelques  rares  sapins.  A  partir  de  i5oo  mètres, 
le  pin  à  crochets  (P.  uncinata)  règne  à  l'état  pur.  Sous  les 
chênes  vert  et  blanc  se  récolte  en  grande  abondance  la 
truffe  dite  du  Périgord  [Tuber  melanosporum)  dont  la 
récolte  annuelle  rapportait  à  la  commune  de  Bédoin 
23  000  fr.  en  1882,  produit  qui  s'était  élevé  à  55  000  fr. 
en  1892  (i). 

Au  Vaucluse  confinent  les  départements  de  la  Drôme  et 
des  Hautes  Alpes,  confinant  eux-mêmes  à  celui  de  l'Isère, 
autrement  dit  l'ancienne  province  du  Dauphiné,  laquelle, 
contiguë  d'autre  part  à  celle  de  la  Savoie,  forme  un  en- 
semble comprenant  la  majeure  partie  du  massif  français 
des  Alpes. 

L'état  de  boisement,  en  Dauphiné,  présente  deux 
nuances  bien  tranchées.  La  partie  septentrionale  de  la 
province  comprend  les  bassins  de  l'Isère  et  de  la  Drôme, 
au  sol  riche  et  aux  forêts  verdoyantes  et  bien  fournies, 
telles  que  celles  de  la  Grande  Chartreuse  (6600  hectares), 
peuplée  de  sapin,  d'épicéa  et  de  hêtre  sur  rochers  cal- 
caires à  des  altitudes  s  élevant  jusqu'à  1 860  m.  et  non  loin 
de  Grenoble  ;  de  Lente  et  du  Vercors,  dans  la  Drôme, 
ayant,  à  elles  deux,  une  contenance  à  peu  près  égale.  Une 
petite  portion  du  département  des  Hautes  Alpes,  à  son 
extrémité  septentrionale  et  par  le  bassin  du  Drac  affluent 
de  l'Isère,  se  rattache  à  la  première  nuance. 

Le  surplus  de  ce  département,  compris  dans  le  bassin 
de  la  Durance,  offre  un  aspect  déjà  bien  différent.  Ce  ne 

(1)  Cf.  ÉCONOMIE  FORESTIÈRE,  t.  1,  pp.  388-500. 


LA    FORÊT   GAULOISE,    FRANQUE   ET   FRANÇAISE.        4I 

sont  pas  encore  les  Alpes  sèches  dont  nous  parlerons  tout 
à  l'heure,  mais  ce  ne  sont  déjà  plus  les  Alpes  vertes  du 
nord.  On  y  rencontre  bien  encore,  sur  les  versants  exposés 
au  nord  ou  à  Test,  dans  des  districts  peu  accessibles  ou 
appartenant  à  des  propriétaires  aisés,  de  beaux  spécimens 
de  la  végétation  forestière,  véritables  oasis  qui  «  donnent 
une  idée  de  ce  qu'étaient  et  pourraient  redevenir  les  sapi- 
nières de  cette  région  (i)  ".  Le  reste  est  plus  ou  moins 
maltraité  par  le  pâturage  abusif  et  les  défrichements 
inconsidérés. 

Nommons,  en  passant,  la  forêt  domaniale  de  Durbon, 
aux  confins  est  de  la  Drôme,  dont  nous  avons  parlé  dans 
un  travail  précédent  (2),  la  belle  forêt  de  Boscodon,  éga- 
lement à  l'État,  sur  la  rive  gauche  de  la  Durance,  en  face 
d'Embrun  ;  les  superbes  massifs  de  mélèze  du  Queyras  et 
du  Briançonnais,  notamment  ceux  de  la  forêt  communale 
de  PuY- Saint-Pierre,  à  58o  mètres  au-dessus  de  la  ville 
deBriançon,  elle-même  à  i32i  mètres  d'altitude (3),  futaie 
pleine  aménagée  à  une  révolution  de  200  ans  ;  enfin,  sur 
les  versants  français  du  Mont  Genèvre,  la  forêt  commu- 
nale du  même  nom,  entourant  les  sources  de  la  Durance 
autour  du  col  fameux  par  où  Annibal  dans  l'antiquité, 
Charles  VIII  aux  débuts  de  la  Renaissance,  Napoléon  au 
commencement  du  xix^  siècle,  franchirent  les  Alpes  avec 
leurs  armées.  L'altitude  du  col  est  de  1974  mètres,  celle  du 
sommet  de  la  montagne  n'est  pas  inférieure  à  368o  mètres  : 
les  derniers  représentants  de  la  végétation  forestière  sont 
quelques  pins  cembros  épars  à  25oo  mètres  ;  un  peu  plus 
bas,  au  regard  du  midi,  les  pins  sylvestre  et  oncinié,  à 
l'aspect  du  nord  et  de  l'est,  les  mélèzes,  forment  massifs, 
sur  55o  hectares  environ. 

Tel  est,  sommairement  indiqué,  l'état  des  forêts  du 

(1)  lluflfel,  loc.  cit.,  p.  ô9i 

(3)  Les  Arbres  et  les  Bois  ;  esthétique  forestière»  clans  la  Rev.  dbs 
QUEST.  SCIENT.,  juillet  1903. 

>       (3)  ANNUAIRE  DU  BUREAU  DBS  LONGITUDES,  année  1905. 


42  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

département  des  Hautes  Alpes  ;  mais,  autour  d'elles,  que 
de  pentes  dénudées,  que  de  pâturages  ravinés  et  dégradés, 
que  de  versants  arides  et  sans  verdure  !  Et  si  nous  péné- 
trons dans  la  région  septentrionale  de  la  Provence,  occu- 
pée par  le  département  des  Basses  Alpes,  c'est  bien  pis 
encore  ;  nous  arrivons  aux  Alpes  sèches  où  nous  trouvons 
«  la  région  la  plus  dévastée  des  montagnes  françaises  ?» ,  les 
pires  conditions  du  sol  et  de  climat  s'y  trouvant  ajoutées 
aux  causes  de  destruction  dues  au  fait  de  l'homme.  «  Les 
forêts  de  cette  région  ne  sont  plus  que  des  lambeaux  déla- 
brés, faibles  restes  des  forêts  anciennes,  et  ne  forment  des 
massifs  dignes  de  ce  nom  que  sur  les  points  à  peu  près 
inaccessibles  (i).  »» 

En  somme,  le  bassin  de  la  haute  Durance,  qu'il  soit  des 
Hautes  ou  Basses  Alpes,  est  forestièrement  dans  un  triste 
état,  que  le  service  des  reboisements  améliore  sans  doute, 
mais  non  sans  peine. 

A  l'autre  extrémité  du  Dauphiné,  les  deux  départements 
en  lesquels  se  partage  l'ancienne  Savoie  nous  ramènent  aux 
Alpes  vertes,  bien  que  la  proportion  des  terrains  boisés  à 
l'étendue  totale  de  la  province  ne  dépasse  guère  2  i/3p.  c.  : 
un  peu  plus  de  23  3oo  hectares  de  forêts,  sur  un  ensemble 
de  lo  ooo  kilomètres  carrés  ;  mais  la  végétation  forestière 
y  est  vigoureuse.  Les  sept  dixièmes  de  cette  superficie  se 
composent  de  futaies  mélangées  de  hêtre  et  d'épicéa  ;  le 
sapin  ne  s'y  rencontre  que  dans  la  proportion  de  i  p.  c, 
résistant  moins  bien  que  l'épicéa  aux  abus  du  pâturage  et 
aux  coupes  excessives  comme  il  en  était  pratiqué,  parait-il, 
autrefois,  sous  le  règne  de  la  Maison  de  Savoie. 

Dans  les  étendues  boisées,  citées  çà  et  là  aux  pages  qui 
précèdent,  ne  sont  pas  compris  les  «  périmètres  de  reboi- 
sement T,  Comme  h^s  travaux  dont  ils  sont  l'objet  ont 
débuté  il  y  a  plus  de  quarante  ans,  un  certain  nombre  de 

(1)  Huffel,  loc.cit.,  p.  391. 


LA    FORÊT   GAULOISE,    PRANQUB   ET   FRANÇAISE.         48 

ces  périmètres  commencent  à  mériter  le  nom  de  forêts. 
Mais  c'est  là  une  œuvre  en  cours  d'exécution  et  qui  est 
fort  loin  d'être  proche  de  son  achèvement  ;  nous  ne  les 
comprenons  donc  pas  dans  cet  aperçu  des  restes  des 
vieilles  forêts  de  la  Gaule  et  de  Tancienne  France. 

La  région  montagneuse  des  Pyrénées  n'est  guère  mieux 
partagée  forestièrement  que  celle  des  Alpes.  Là  aussi  les 
forêts  ont  souffert  de  l'abus  du  pâturage,  des  coupes  pra- 
tiquées sans  mesure  et  de  l'exercice  des  droits  d'usage. 
Plus  que  partout  ailleurs  cependant  elles  pourraient  être 
prospères  avec  leur  climat  méridional  tempéré  par  les 
altitudes  et  l'exposition  générale  au  regard  du  nord.  Au 
reste,  le  service  du  reboisement,  ici  comme  dans  les  Alpes 
et  ailleurs,  s'efforce,  par  de  judicieux  travaux,  de  conjurer 
la  ruine  de  ces  montagnes  et  de  reconstituer  peu  à  peu 
ce  qui  manque  à  leur  revêtement  végétal. 

Les  six  départements  sur  lesquels  court  la  chaîne  pyré- 
néenne, Pyrénées  orientales,  Aude,  Ariège,  Haute  Garonne, 
Hautes  et  Basses  Pyrénées,  comprennent,  sur  une  superficie 
totale  de  12  760  kilomètres  carrés,  41 1  200  hectares,  je 
ne  dirai  pas  précisément  de  forêts,  mais  de  domaines 
classés  comme  forêts  ;  car,  sur  ces  quatre  cent  onze  mille 
hectares,  il  y  en  a  plus  de  cent  mille  (100  800)  à  l'état  de 
terrains  vacants,  autrement  dit,  de  vides  et  de  friches. 

Le  hêtre  et  le  sapin  dominent  dans  les  trois  cent  onze 
mille  hectares  restants,  avec  le  pin  sylvestre  dans  la  partie 
orientale  de  la  chaîne.  Toutefois  le  hêtre  se  mêle  au  chêne 
sur  les  versants  inférieurs,  tandis  qu'aux  plus  hautes  alti- 
tudes le  sapin  fait  place  au  pin  à  crochets.  Ce  sont  les 
sapinières  de  l'Aude  qui  passent  pour  les  plus  belles  de  la 
région  :  l'État  en  possède  sur  une  surface  de  65oo  hec- 
tares dans  ce  département.  Citons  toutefois,  dans  l'Ariège, 
la  sapinière  de  Laurenti  à  l'altitude  moyenne  de  i65o 
mètres,  et,  dans  la  haute  Garonne,  la  forêt  domaniale 
de  MoNTAUBAN,  à  une  altitude  un  peu  moindre,  i25o 
mètres  en  moyenne.  Tout,  cependant,  n'est  pas  sapinière 


t 


44  RBVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

OU  hétraie  dans  la  région  ;  un  tiers  des  forôts  de  TAude 
est  en  taillis  simple,  composé  ou  fureté,  et  Ton  peut  citer, 
parmi  les  taillis  sous  futaie  du  bassin  de  la  basse  Garonne, 
la  forêt  domaniale  de  Bougonne,  à  20  kilomètres  à  Touest 
de  Toulouse,  d'une  contenance  de  2000  hectares  et  amé- 
nagée à  une  révolution  de  25  ans.  Enfin,  il  ne  faut  pas 
omettre  les  forêts  de  chêne  de  la  vallée  de  TAdour,  vieux 
peuplements  dont  le  type  nous  est  donné  par  la  forêt  de 
Téthieu  près  de  Dax. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  signaler  ici  un  mode  curieux 
d'exploitation  du  chêne  dans  le  Béarn,  mode  que  l'on 
pourrait,  avec  M.  HufFel,  appeler  taillis  suspendu.  Les 
arbres,  suffisamment  espacés,  sont  étêtés  à  une  hauteur 
telle  que  le  bétail  n'y  puisse  atteindre.  Comme  autour 
d'une  souche,  des  rejets  se  forment  autour  du  point  de 
section  de  chaque  arbre  ;  et  tous  les  8  ou  1  o  ans  les  habi- 
tants viennent  exploiter  ces  cépées  aériennes.  Au-dessous 
d'elles,  le  bétail  peut  pâturer  sans  inconvénient.  On  com- 
prend que  le  rendement  d'un  tel  système  d'exploitation 
soit  assez  faible  :  aussi  le  service  forestier  s'efforce-t-il 
d'amener  les  communes  à  le  remplacer  par  celui  de  la 
futaie  pleine  **  qui  serait  d'une  culture  très  facile  en  ce 
pays  où  chêne  et  hêtre  fructifient  abondamment  tous  les 
ans  "  (1). 

Pour  compléter  l'esquisse  de  ce  qui  nous  reste  de  l'im- 
mense forêt  qu'était  la  Gaule,  il  nous  faut  dire  quelques 
mots  du  vaste  massif  boisé  de  création  récente  mais  renou- 
velé de  l'antiquité,  qui  s'étend,  au  sud-ouest  de  la  France, 
sur  les  départements  de  la  Gironde,  des  Landes  et  d'une 
petite  partie  du  Lot-et-Garonne. 

Ce  massif,  de  forme  sensiblement  triangulaire,  s'appuie, 
comme  sur  une  base,  sur  un  rideau  de  284  000  kilomètres 
de  dunes  que  le  génie  de  Brémontier  est  parvenu,  à 
partir  de  1780,  à  fixer  par  des  semis  de  pin  maritime. 

(1)  Cf.  Huflel,  p.  384. 


LA    FORÊT   GAULOISE,    FRANQUB   ET   FRANÇAISE.        ^5 

Une  cinquantaine  d'années  plus  tard,  un  autre  ingénieur, 
Chambrelent,  eut  l'idée  d'employer  à  assainir  les  Landes 
marécageuses  et  les  lagunes  qui  couvraient  environ 
800  000  hectares  —  et  moyennant  un  ingénieux  système 
préalable  de  fossés  d'écoulement  — le  système  de  reboise- 
ment en  pins  maritimes  par  lequel  son  illustre  prédéces- 
seur était  parvenu  à  fixer  la  dune  mobile  et  envahissante. 
Ayant  exposé  ici-même,  avec  détails,  les  deux  œuvres  de 
Brémontier  et  de  Chambrelent  continuées  et  achevées  par 
leurs  successeurs  (i),  nous  n'avons  pas  à  y  revenir.  Obser- 
vons seulement  que  Yimmense  pignada  forme,  comme  on 
l'a  dit,  un  triangle  qui,  sur  la  base  mentionnée  tout  à 
l'heure,  ne  compte  pas  moins  de  cent  kilomètres  de  hau- 
teur. Son  étendue,  évaluée  au  chiffre  précis  de  704  53o 
hectares,  se  répartit  ainsi  entre  les  trois  départements  : 
Gironde,  279299  hectares;  Landes,  414578  hectares; 
Lot-et-Garonne,  10  653  hectares  ;  le  tout  pour  82/100 
aux  particuliers,  10/100  aux  communes  et  8/100  à  l'État. 
La  valeur  d'ensemble  de  cette  masse  boisée,  sur  des  ter- 
rains naguère  improductifs  et  fiévreux,  aujourd'hui  parfai- 
tement assainis,  est  estimée  à  environ  5oo  millions  de 
francs  (2). 

Sans  faire  tort  d'ailleurs  au  mérite  et  à  l'initiative 
géniale  des  deux  grands  ingénieurs  qui  ont  boisé  les  dunes 
et  les  landes  du  sud-ouest,  on  peut  dire  qu'ils  n'ont  fait 
en  somme  que  restaurer  ce  qui,  au  moins  en  partie,  avait 
existé  autrefois.  Aux  temps  gallo-romains,  l'Aquitaine 
présentait,  d'après  Festus  Avienus,  une  suite  de  dunes 


(i)  Voir  VArt  forestier  à  f  Exposition  universelle  de  1878^  tomes  IV 
et  V  (1878  et  1879)  de  la  Revue  des  Questions  scientifiques,  1"  série. 

(i)  Il  est  intéressant  de  comparer  à  ce  chifiFre  celui  du  revenu  attribué 
aux  80  000  hectares  des  pineraies  de  la  Sologne,  dont  Torigine  ne  remonte 
guère  au  delà  d'une  soixantaine  dannées.  M.  Huffel  évalue  ce  revenu  à 
3  200  000  francs  sur  des  terres  qui  naguère  ne  rapportaient  rien,  en  se  fon- 
dant sur  ce  que,  à  Tâge  de  30  ans,  l'hectare  de  ces  pineraies  produit,  net, 
lâOO  francs  en  bois  de  boulange,  ce  qui  fait  ressortir  le  revenu  net  moyen 
de  l'ensemble  à  40  francs  l'hectare. 


/ 


46  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

chargées  de  forêts  de  pins  et  d'essences  alpestres  qui 
s'étendaient  jusqu'aux  Pyrénées  (1),  et  les  landes  avaient 
certainement  été  boisées  dans  la  haute  antiquité. 


II 

LES   VICISSITUDES   DU    SOL   BOISÉ   A   TOUTES   LES    ÉPOQUES 

C'est  le  propre  de  la  nature  humaine  de  pousser  souvent 
ses  entreprises  à  cet  extrême  où  l'usage  fait  place  à  l'abus, 
sauf  à  tendre  ensuite  à  se  rapprocher  de  la  limite  trop 
facilement  dépassée.  A  l'origine  et  durant  les  siècles  qui 
suivirent,  l'œuvre  civilisatrice  dans  les  Gaules  se  mani- 
festait par  le  défrichement  des  forêts  trop  étendues;  il 
fallait  permettre  à  l'agriculture  de  s'étendre  et,  par  suite,  à 
la  population  de  se  développer.  Cette  œuvre  immense,  dont 
les  «  moines  d'occident  «  furent,  dans  le  haut  moyen  âge, 
les  principaux  sinon  les  seuls  champions,  s  est  poursuivie, 
dans  le  cours  des  temps,  à  travers  de  nombreuses  péri- 
péties, jusqu'à  dépasser  la  juste  mesure.  De  là  les  vastes 
étendues  de  montagnes  ou  de  plaines  qui,  soit  par  déboise- 
ment direct,  soit  par  jouissance  abusive,  se  sont  trouvées 
dénudées  et  que  l'on  tend  de  plus  en  plus  à  reboiser 
aujourd'hui. 

Au  temps  de  César,  on  l'a  dit  plus  haut,  plus  de  la 
moitié  du  territoire  des  Gaules  était  à  l'état  boisé,  avec 
des  clairières  défrichées  de  plus  ou  moins  grande  étendue 
daijs  le  centre  et  dans  le  nord,  principalement  aux  abords 
des  cours  d'eau  ;  la  partie  méridionale,  plus  ouverte  et 
mieux  cultivée,  laissait  moins  dominer  la  forêt  et  contenait 
des  champs  étendus  où  croissaient  la  vigne,  l'olivier  et  les 
céréales. 

Chaque  canton,  district  ou  territoire  défriché  et  cultivé, 

(i)  Festus  Avienus,  Qra  maritima^  cité  par  Alf.  Maury,  loc.  cit 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.    47 

pagus,  comme  l'appelait  César,  était  le  siège  d'une  tribu 
ou  peuplade  gauloise  ;  plusieurs  de  ces  jmgi,  associés  ou 
confédérés  entre  eux,  formaient  une  cité  :  véritable  nation, 
tantôt  monarchique,  tantôt  démocratique,  ne  manquant 
pas  d'une  certaine  analogie  avec  la  cité  grecque  ou 
romaine,  telle  que  nous  la  dépeint  Fustel  de  Coulanges 
dans  sa  magistrale  Cité  antique, 

La  population  des  Gaules  comprenait,  à  cette  époque, 
une  cinquantaine  de  ces  cités.  César,  dès  qu'il  eut  affermi 
sa  conquête,  en  augmenta  le  nombre  pour  en  faire  soi- 
xante-quatre circonscriptions  financières  dans  ce  qu'il 
appelait  «  la  Gaule  chevelue,  Gallia  comata  «,  autrement 
dit,  la  Gaule  transalpine.  La  division  de  la  cité  en  pagi 
fut  conservée  ;  le  pagus  lui-même  fut  partagé  en  fundi, 
sans  doute  à  l'imitation  de  la  curie  romaine  qui  avait 
au-dessus  d'elle  la  tribu,  formée  de  plusieurs  curies,  la 
cité  étant  elle-même  composée  de  plusieurs  tribus  (i).  Le 
fundus  gallo-romain  serait  le  point  d'origine  de  la  plupart 
de  nos  communes  rurales  (2).  Les  terres  arables  qu'il 
comprenait  constituaient  Yage7\ 

En  ces  temps  reculés,  «  le  domaine  public,  qui  était 
immense,  comprenait  vraisemblablement  les  forêts,  bien 
commun  »  (3).  Mais  les  premiers  déboisements  y  furent 
contemporains  de  la  guerre  de  conquête.  L'incendie  servait 
tour  à  tour  aux  indigènes  comme  moyen  de  défense,  aux 
envahisseurs  comme  moyen  d'attaque,  et  d'importantes 
masses  boisées  furent  détruites  de  ce  chef.  D'autre  part,  la 
hache  des  licteurs  romains  opérait  en  grand  des  abatages 
pour  anéantir  les  retraites  où  les  Gaulois,  soulevés  contre 
l'ennemi  commun,  s'étaient  créé  des  abris  et  des  lieux  de 
réunion.  Enfin  l'ouverture,  par  les  armées  conquérantes, 
de  routes  dirigées  dans  tous  les  sens  et  enserrant  le  pays 
conquis  dans  un  vaste  réseau,  découpa  de  grands  compar- 

(1)  Cf.  Fustel  de  Coulanges,  loc.  cit,,  liv.  ni,  chap.  I  à  HI. 
(3)  Huffel,  Etude  U«,  chap.  L 
(5)  Ibid. 


48  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

timents  dans  la  forêt  sans  fin,  préparant  ainsi  les  futures 
dénominations  forestières  locales.  La  culture  des  céréales 
et  de  la  vigne  ne  tarda  pas,  la  paix  conclue,  ou  plutôt  la 
conquête  affermie  et  devenue  définitive,  à  prendre  de 
grands  développements.  Le  seigle,  le  blé,  Tépeautre  cou- 
vrirent de  vastes  champs,  notamment  dans  une  région  qui 
lui  emprunta  son  nom  :  Sécalonie  (Secale,  d'où  Secalœnia) 
ou  Sologne.  L'extension  de  la  culture  de  la  vigne  entraî- 
nait celle  de  la  fabrication  du  merrain  pour  tonneaux, 
industrie  depuis  longtemps,  paraît-il,  chère  aux  Gaulois  ; 
et  l'on  abattait,  et  l'on  abattait  les  chênes  sans  se  pré- 
occuper de  la  régénération  des  peuplements  qui  les  four- 
nissaient :  le  bois  n'était-il  pas  le  bien  commun,  à  la 
disposition  de  qui  voulait  le  prendre,  res  nullius,  et  ne 
repoussait-il  pas  de  lui-même  ? 

M.  Charles  de  Ribbes  nous  apprend,  d'après  l'écono- 
miste Dussard  (Journal  des  Économistes  de  juillet  1848), 
que  les  forêts  qui  protégeaient,  dans  toute  son  étendue, 
la  chaîne  des  Ce  venues,  auraient  été,  sous  le  règne 
d'Auguste,  brûlées  ou  abattues  en  masse.  «*  Une  vaste 
contrée,  jusque-là  couverte  de  bois  impénétrables,  a  été 
tout  à  coup  dénudée,  rasée,  dépouillée  ;  et  bientôt  un  fléau 
jusqu'alors  inconnu  (les  ouragans  déchaînés  par  le  mistral) 
vint  porter  la  terreur  d'Avignon  aux  Bouches-du-Rhône, 
de  là  à  Marseille,  puis  étendit  ses  ravages  sur  tout  le 
littoral  (1).  « 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  Romains  aient  habituellement 
procédé  avec  un  esprit  de  destruction  sauvage  et  sans 
frein.  Ils  apportèrent  au  contraire  dans  les  Gaules  des 
habitudes  de  discipline  et  de  méthode  dont  bénéficièrent 
les  forêts  elles-mêmes  dans  la  réduction  graduelle  et 
systématique  de  leur  étendue.  Ils  avaient  envoyé  des 
géomètres,  agHmensores,  pour  cadastrer  leur  conquête,  et 


(1)  La  Provence  au  point  de  vue  des  boiê,  des  torrents  et  des  inon- 
dations, par  Charles  de  RU)b6S,  chap.  !•%  p.  19.  Paris,  Guillaumin  el  O»,  1857. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  PRANQUE  ET  FRANÇAISE.    49 

avaient  ensuite  partagé  la  propriété  forestière  en.dîveraes 
catégories  suivant  :  i*^  quelle  était  réservée  au  fisc  impé- 
rial ;  2"*  qu'elle  appartenait  aux  seigneurs  (équités),  pré- 
levée sur  les  fundi,  3*^  à  des  vici  ou  villages,  formant  alors 
déjà  une  sorte  de  forêt  communale  ;  ou  4°  quelle  était 
possédée,  à  titre  onéreux,  par  concession  du  seigneur, 
equitis,  aux  habitants  de  la  villa  ou  ensemble  des  con- 
structions élevées  dans  la  partie  du  fundus  distincte  de 
Yager  ou  partie  cultivée  ;  ou  bien  enfin  5^  qu'elle  appar- 
tenait à  une  portion  du  fundus  partagée  par  le  seigneur 
entre  ses  clients  (i). 

Les  bienfaits  de  cette  habile  organisation  administra- 
tive ne  prévalurent  pas,  à  la  longue,  durant  les  quatre  ou 
cinq  siècles  de  la  domination  romaine,  contre  les  excès  de 
la  fiscalité  romaine,  la  plus  rapace,  a  dit  Montalembert, 
qu'on  ait  jamais  rêvée  (2).  L'exagération  des  impôts,  qui  en 
arrivaient  à  dépasser  la  valeur  même  des  terres  cultivées 
sur  lesquelles  ils  étaient  assis,  incitait  leurs  propriétaires 
à  les  abandonner.  Délaissées  par  la  culture,  ces  terres  ne 
tardaient  pas  à  être  reconquises  par  la  forêt  qui  s'implan- 
tait sur  elles,  d'abord  à  l'état  de  «  halliers  de  ronces  et 
d'épines  d'une  épaisseur  formidable  «,  appelés  déserts  i^^lT 
les  populations  qui  les  avaient  quittées,  puis  peu  à  peu  de 
taillis  formés  de  végétaux  plus  arborescents,  puis  enfin 
de  hautes  futaies  (3). 

Bientôt  se  trouvaient  reconstituées  les  anciennes  forêts 
druidiques  aux  ombres  ténébreuses  que  les  Romains 
n'avaient  abordées,  aux  premiers  temps,  qu'avec  une  sorte 
de  terreur  religieuse.  Sauf  les  détails  mythologiques  et 
les  sacrifices  sanglants,  on  aurait  pu  leur  appliquer  cette 
description  que  faisait  Lucain  de  ces  «  bois  sacrés,  de 
temps  immémorial  inviolés,  dont  les  branches  enlacées 
entretenaient  sous  la  haute  voûte  des  cimes  une  ombre 

(t)  Cf.  Huffel,  loc.  cit.,  Deuxième  Élude,  chap.  M%  p.  220. 
{i)  Les  Moines  (V Occident,  tome  II,  p.  266. 
(3)  Loc.  cit.,  p.  386. 

111«SÉR1E.  T.  X.  4 


50  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ténébreuse  et  glacée.  Ni  les  Pans  rustiques,  ni  les  Syl- 
vâins  robustes,  ni  les  Nymphes  des  bois  ne  les  habitaient; 
mais  il  s'y  offrait  de  barbares  sacrifices  sur  des  autels 
chargés  de  cruels  holocaustes.  Les  arbres  étaient  rouges 
de  sang  humain.  Les  oiseaux  craignaient  de  s  y  poser,  les 
bêtes  fauves  de  s*y  réfugier.  Les  arbres  eux-mêmes  fré- 
missaient d'horreur  (i).  »» 

Cette  reprise  de  possession  du  sol  par  la  forêt  ne  fut 
cependant  pas  universelle,  et,  par  la  force  des  choses,  des 
rapports  s'établirent  entre  les  équités,  possesseurs  des 
forêts  prélevées  sur  les  finidi,  et  les  habitants  des  agri 
cultivés.  Ceux-ci  y  prenaient  le  bois  dont  ils  avaient 
besoin  pour  leur  chauffage  et  leurs  constructions  (2)  ;  et 
cette  coutume  continua  ensuite  sous  la  domination  des 
nouveaux  envahisseurs,  Germains,  Francs,  Burgondes 
(et,  en  plus,  dans  le  midi,  Arabes,  Maures,  Sarrasins)  : 
perpétuée  jusqu'à  l'établissement  de  la  féodalité,  elle  fut 
l'une  des  origines  des  droits  dusage  dont  quelques-unes 
de  nos  forêts  sont  encore  grevées  aujourd'hui. 

Néanmoins,  à  la  suite  des  invasions,  soit  par  l'effet  de 
celjes-ci,  soit  par  celui  du  délaissement  des  terres  cultivées 


(1)  Lucns  eral  longo  numquam  violalus  ab  orvo, 
Obscurum  cingens  connexis  aéra  ramis. 

Et  gelidas  allé  submotis  solibus  umbras. 

Hune  non  rurioolae  Panes,  nemoiumque  polentes 

Sylvani  Nim|)haeque  tenent.  sed  barbara  rilu 

Sacra  deum,  slruclie  diris  allaribiis  aiae  ; 

Omnis  de  huinanis  lustrata  cruoribus  arbor... 

Uiis  et  voiucres  metuunt  insisleie  lamis, 

Et  lusiris  recubare  ferae... 

Arboribus  suus  honor  inest... 
(Lucain,  la  Pharsale,  III,  599  à  411). 

Noir,  au  surplus,  dans  Les  Moines  d'Occident,  le  livre  VII,  chap.  \^*  i 
«  Les  Moines  dans  les  forêts  ». 

(2)  Plus  tard,  après  la  seconde  invasion,  diie  des  Baibares,  une  coutume 
analogue  était  reconnue  et  édictée  jiar  la  loi  i\Qs  buigondes,  tit.  XXXIJ,  qui 
poriaii  :  «  Celui  (jui  n*a  pas  de  forêt  i)cut  couper  les  bois  qui  lui  sont  néces- 
saiies,  hoimis  les  fiuitiers  tft  les  aibies  de  futaie,  dans  n'importe  quelle  lorét, 
sai;s  (|ue  le  |>iopriélaire  d'icelle  puisse  s'y  op|iOher.  »  (tf.  la  Rewe  des  Eaux 
ET  KORLTS,  année  1864,  p.  312). 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.    5l 

par  les  colons  gallo-romains,  nombre  de  ces  terres  étaient 
encore  sous  les  bois.  «  Tel  pagits  qui,  du  temps  de  César, 
dit  Montalembert,  avait  fourni  des  milliers  de  combattants 
contre  l'ennemi  commun,  n'offrait  plus  que  quelques  popu- 
lations éparses  à  travers  des  campagnes  qu'une  végétation 
spontanée  et  sauvage  venait  chaque  jour  disputer  à  la 
culture,  et  qui  se  transformaient  graduellement  en 
forêts  (i).  «  Ces  dernières,  en  s'étendant  peu  à  peu,  ne 
tardaient  pas  à  rejoindre  les  masses  continues.  Comme 
exemple  de  «  ces  envahissements  de  la  solitude  y»  et  des 
bois,  l'auteur  des  Moines  cCOccident  cite  le  fait  du  moine 
Liéphard,  mort  en  565,  qui,  venu  avec  un  seul  disciple 
sur  la  rive  droite  de  la  Loire,  à  cinq  lieues  plus  bas 
qu'Orléans,  avait  constaté  la  complète  disparition  sous  les 
bois  du  castnim  romain  de  Magdunum  autrefois  abon- 
damment peuplé  (devenu  depuis  la  petite  ville  de  Meung). 
A  la  même  époque,  un  autre  moine,  saint  Colomban,  ne 
trouva  plus  que  des  idoles  abandonnées  au  milieu  des 
bois,  sur  l'emplacement  qu'avaient  occupé  jadis  les 
temples  et  les  thermes  romains  de  Luxeuil  (2).  Il  est 
encore  de  nos  jours  tels  peuplements  forestiers  des  Vosges, 
du  Jura,  de  la  Provence,  ou  même  de  la  Normandie, 
contenant  dans  leur  sous-sol  des  restes  d'une  civilisation 
disparue  et  permettant  de  constater  qu'il  y  eut  là  jadis 
des  villages,  des  villes,  des  casti^a  romains,  ou  bien  des 
vignes,  des  plantations  d'oliviers  ou  de  pommiers  (3). 

D'ailleurs,  l'état  politique  et  social  qui  succéda  à  la 
domination  romaine,  ne  fut  point  défavorable  aux  forêts. 


(1)  Les  Moines  d'Occident,  t.  Il,  p.  384.  Voir  aussi  Maury,  loc.  cit. 

(2)  Ibid.  —  Ibi  imaginum  lapidearum  densilas  vicina  sallus  densabal.  . 
Jouas.  Vit.  S.  Colianbani,  Cité  par  Monialembert,  loc.  cit. 

{'))  Nolanimenl  en  Normandie,  dans  les  forôls  de  Brolonne  et  de  Beaumont- 
le- Roger.  Le  plateau  de  Leinenberg,  près  AbresChwiller,  en  Alsace-Lorraine, 
fjui  est  aujourd'hui  -boisé,  6iait  jadis  cultivé.  Cf.  Alf.  Maury,  loc.  cit.  — 
A.  Ysabeau,  Annales  forestières,  année  1854,  I^s  Forêts  du  Globe.  — 
L'abbé  Narhey,  Les  hautes  Montagnes  du  Doubs  depuis  les  temps  cel- 
tiques. Paris,  Ambroise  Bray,  1868. 


52  REVUB   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Les  nations  envahissantes,  germaines,  franques  et  autres 
arrivaient  de  pays  aussi  boisés,  sinon  plus  encore,  que 
les  Gaules.  C'était  au  sein  des  forêts  qu'ils  étaient  habi- 
tués à  tenir  leurs  réunions  et  à  chercher  un  abri  contre 
les  intempéries.  De  leurs  ancêtres,  venus  jadis  des  pla- 
teaux de  la  haute  Asie,  ils  tenaient  le  culte  superstitieux 
des  arbres  (i).  De  plus,  ils  avaient,  comme  d'ailleurs  les 
anciens  Gaulois  eux-mêmes,  un  goût  prononcé  pour  la 
chasse  ;  et  ce  goût,  qui  faisait  des  Francs  et  des  Gaulois, 
dit  Alf.  Maury,  les  premiers  chasseurs  du  monde  (2),  est 
une  des  causes  qui  contribuèrent  le  plus  à  maintenir  la 
situation  forestière  des  Gaules  telle  qu'elle  existait  à  la 
fin  de  la  domination  romaine.  Les  lois  coutumières  des 
tribus  envahissantes,  Saliens,  Ripuaires,  Burgondes, 
Wisigoths,  portaient  toutes  le  caractère  de  cette  préoccu- 
pation dominante  :  conserver  les  peuplements  forestiers, 
gîte  du  gibier  et  abri  de  la  pro vende  des  bestiaux  (3). 
Tout  ce  qui  avait  pu  échapper  à  la  répartition  cadastrale 
établie  par  les  Romains,  était  aux  yeux  des  envahisseurs 
bien  commun  ;  et  cette  prédisposition  opposait  souvent  à 
la  conception  de  la  propriété  forestière,  telle  qu'elle  était 
envisagée  au  point  de  vue  romain,  celle  que  s'en  faisaient 
les  nouveaux  occupants. 

Ces  derniers  avaient  pu  sans  difficulté  s'approprier  les 
forêts  du  fisc  impérial,  l'Empire  n'existant  plus,  mais 
avaient  sans  doute  éprouvé  quelque  résistance  au  sujet 
des  bois  appartenant  aux  descendants  des  anciens  équités. 
Quant  à  ceux  des  fundi,  considérés  comme  bien  commun 
par  leurs  possesseurs,  ils  devaient  être  plus  facilement 

(1)  Alf.  Maury,  loc.  cit. 

(2)  Alf.  Maury,  op.  cit.,  p.  249.  «•  Qui  vix  ulla  in  terris  nalio  invenitur  quae 
in  hac  arte  Francis  possit  aequari  »,  dit  Ëginhard. 

(5)  Quels  bestiaux  et  quel  gibier  ?  Sans  compter  les  espèces  encore  vivantes 
(le  nos  jours,  telles  que  cerfs,  chevreuils,  sangliers,  etc.,  c'étaient  Télan  et 
Taurochs.  Les  troupeaux  de  chevaux,  le  gros  et  le  petit  bétail  y  trouvaient 
leur  pâture.  Les  porcs  y  vaguaient  par  milliers  sous  les  chênaies.  Ils  étaient 
de  taille  énorme,  à  moitié  sauvages,  très  redoutés  des  passants.  Cf.  Histoire 
de  France,  publiée  sous  la  direction  de  M.  Lavisse.  Cité  par  M.  HuflfeL 


\ 


LA  FORÊT  GAULOISE,  PRANQUB  ET  FRANÇAISE.    53 

assimilables  aux  sylvœ  communes  telles  que  les  compre- 
naient les  envahisseurs,  en  tant  du  moins  que  p?'oduit 
direct  du  sol.  Au  reste,  une  fois  maîtres  des  Gaules,  les 
Francs  en  changèrent  les  circonscriptions  administratives. 
Les  pagi  des  Francs,  plus  étendus,  se  rapprochaient 
davantage  des  anciennes  civitates  que  les  Romains 
avaient  composées  de  plusieurs  pagi  gaulois. 

Les  domaines  dont  se  composa  le  pagus  furent  néan- 
moins disposés  exactement  sur  le  modèle  des  anciens //mde. 
On  y  trouvait,  comme  jadis,  la  terre  réservée  au  maître, 
le  rnansus  indominicaius  devenu  la  terre  salique,  ou  terre 
entourant  la  maison  (de  saah  habitation),  renfermant 
avec  le  sol  arable  les  eaux  et  les  forêts.  Ce  mansus  était 
cultivé  par  des  serfs  ;  et  la  partie  de  la  villa  constituant 
le  surplus  de  Yager  était  partagée  en  lots  affectés  à  la 
jouissance,  partie  des  autres  serfs,  partie  des  lèdes  ou 
serfs  affranchis,  partie  des  colons  ou  hommes  libres  (i). 

Quant  au  droit  de  chasse,  les  leudes  ou  chefs  militaires 
des  tribus  franques  se  Tétaient  approprié,  admettant  à  le 
partager  avec  eux  seulement  les  représentants  de  l'an- 
cienne noblesse  gallo-romaine. 

De  là  naquit,  sous  les  Mérovingiens  et  les  premiers 
Carolingiens,  la  curieuse  pratique  de  Vafforeslation  ou 
info7*esiation.  Les  rois  avaient,  à  l'origine,  en  vue  de  la 
chasse,  affecté  à  leur  usage,  et,  avec  eux,  à  celui  de  leurs 

(I)  Cf.  Huffel,  op.  cit.,  p.  220.  Ce  serait  une  erreur  d'assimiler  les  serfs 
du  moyen  âge  îi  des  esclaves.  L'esclave  n*a  pas  de  personnalité,  partant  pas 
de  droits  ;  il  est  la  chose  de  son  maître  ;  et  quand  on  assimile  une  troupe 
d'esclaves  à  un  troupeau  de  bétail,  un  bétail  humain,  Passimilation,  pour 
être  i;;nominieuse,  n*en  est  pas  moins  exacte.  Bien  moins  abaissée  était  la 
condition  du  serf  qui,  s*il  était  attaché  à  la  glèbe,  n'en  pouvait,  d'autre  part, 
être  détaché  arbitrairement  par  la  volonté  du  seigneur.  Autrement  dit,  s'il 
lui  était  interdit  de  quitter  le  sol,  on  n'avait  pas  non  plus  le  droit  de  ren 
expulser.  La  preuve  d'ailleurs  que  les  serfs  avaient  des  droits,  ce  sont  les 
pièces  de  procès  entre  sorfs  et  seigneurs  que  l'on  retrouve  en  grand  nombre 
dans  les  vieilles  archives  des  départements  et  dont  la  solution  était  loin 
d'être  toujours  favorable  au  seigneur.  Le  servage  a  été,  somme  toute,  une 
transition  ménagée  entre  l'esclavage  et  la  liberté  pleine,  grâce  à  l'influence 
du  christianisme. 


I 


54  REVUB   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

principaux  officiers,  des  étendues  de  terrain  plus  ou 
moins  considérables,  comprenant  non  seulement  d'impor- 
tantes aires  boisées,  mais,  en  plus,  les  cours  d'eau  qui  les 
traversaient  ainsi  que  les  plaines,  étangs  et  terres  arables 
qu'elles  englobaient.  La  foresta  —  ce  qui  n'était  pas  alors 
synonyme  de  sylva  —  n'était  autre  chose,  bien  qu'elle 
contînt  principalement  des  forêts,  que  l'enceinte  réservée 
au  roi  pour  la  chasse  et  .la  pêche. 

Ce  que  faisait  le  roi  dans  son  domaine,  ses  leudes  et 
les  descendants  des  anciens  propriétaires  (chevaliers 
romains  ou  nobles  gaulois)  le  faisaient  à  moindre  échelle 
sur  leurs  terres,  non  pas,  il  est  vrai,  sous  leur  autorité 
privée,  mais  par  expresse  délégation  du  prince.  Souvent 
aussi  le  roi  concédait  par  munificence  des  enceintes 
afForestées  à  des  particuliers  pour  services  rendus  à 
l'État,  à  des  chefs  militaires  ou  à  des  abbayes.  De  même 
que  le  roi  avait  des  agents  spéciaux,  fœ^estarii,  pour 
gérer  les  forestœ  dominœ,  les  seigneurs,  comités,  avaient 
aussi  leurs  forestarii  particulières  pour  leurs  forestœ  con- 
cédées  jtissione  régis. 

Cette  pratique  de  l'afforestation  avait  aussi  cours  en 
Allemagne  d'où  elle  nous  était  venue.  Mais  elle  avait  en 
ce  pays  un  corollaire  qui  ne  paraît  pas  avoir  été  appliqué 
dans  la  France  de  Clovis  et  de  Charlemagne  ;  c'était  la 
déforestaiioyi.  Le  souverain  —  duc,  chef  ou  roi  —  qui  avait 
afforesté  une  contrée  ou  concédé  une  foresta  à  un  sujet, 
se  réservait  —  et  exerçait  —  le  droit  de  déforester,dea/^- 
restare,  cette  contrée,  cette /bre^/a,  autrement  dit  de  retirer 
une  concession  faite  à  titre  gracieux.  C'est  que  les  affo res- 
tations ne  laissaient  pas  de  présenter  de  graves  inconvé- 
nients. Elles  dégénéraient  à  la  longue,  chez  les  descendants 
des  leudes  ou  autres  possesseurs  de  régions  afforestées, 
en  droit  de  pleine  propriété.  La  multiplication  des  bétes 
fauves,  que  nul  autre  que  le  concessionnaire  de  la  foresta 
ou  ses  gens  n'avaient  le  droit  d'abattre,  finissait  par 
rendre  la  vie  impossible  aux  populations  de  la  contrée  ; 


\ 


LA   FORÊT   GAULOISB,    FRANQUB   BT   FRANÇAISB.         55 

et  le  concessionnaire,  ou  plutôt  son  descendant,  devenu 
en  fait  propriétaire  du  pays,  voyait  le  vide  se  faire  autour 
de  lui,  et  la  forêt,  sylva  ou  saltus,  envahir  les  terres 
naguère  cultivées  :  ce  dernier  résultat,  en  soi,  ne  lui  eût 
point  déplu, car  cette  extension  du  sol  boisé  était  favorable 
à  la  multiplication  du  gibier  et  à  la  chasse  ;  mais,  amenant 
la  dépopulation,  elle  l'appauvrissait  par  là-même. 

Aussi  Charlemagne  v'eilla-t-il  tout  au  moins  à  empêcher 
Textensioii  des  fbresiœ,  en  chargeant  ses  missi  dominici 
de  s'assurer  qu'il  ne  s'en  établissait  pas  sinejussione  régis, 
et  d'interdire  toute  nouvelle  atforestation.  Il  fit  plus,  il 
établit  des  agents  spéciaux,  vicarii.judices,  forestarii, 
custodes  nemoris,  qui  avaient,  entre  autres  attributions, 
celles  de  faire  opérer  des  défrichements  là  où  cela  serait 
jugé  opportun  (i).  Malgré  cela, le  goût  des  grandes  masses 
boisées,  si  favorable  à  Taccroissement  du  gros  gibier,  pré- 
dominait. 

La  puissante  organisation  administrative  et  politique 
établie  par  Charlemagne  ne  tarda  pas  à  péricliter  sous  la 
main  débile  de  ses  successeurs  ;  et  de  l'impuissance  de 
ceux-ci  à  protéger  leurs  sujets  contre  les  invasions  du 

(l)  C'est-à-dire,  d'après  un  capiuilaire  De  villis  daté  de  80Î  :  Ubi  locus 
fuerit  ad  stirpandum...,  le  capiiulaire  complète  la  phrase  en  ces  termes  : 
stirpare  facient  Judices  et  campos  de  sylva  increscere  non  permit- 
tant.  Il  ne  faudrait  pas  induira  de  la  défense  de  faire  de  nouvelles  afiforés» 
talions,  (|u'il  fut,  comme  l'ont  cru  quelques  auteurs,  interdit  de  faire  des 
plantations  d'arbres,  des  boisements,  sylvas  plantare.  Comme  on  Ta  dit 
ci-dessus, /"ore^^a  n'était  pas  sijiva  bien  qu'il  s'y  trouvât  surtout  des  sylvce; 
c'éiait  l'enceinte  réservée  pour  la  chasse  et  la  poche.  On  peut  consulter  à  ce 
sujet  :  Dalloz,  Introduction;  Baudrillarl,  Dictionnaire  des   Eaitx  et 
ForfUs  ;  Meaume,  Commentaire  du  Code  forestier  ;  Alfred  Maury,  Les 
Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'ancienne  France.  Au  contraire,  le  îjrand 
empereur  franc,  tout  en  favorisant  les  défrichements  là  où  ils  étaient  utiles, 
réjîla  sévèrement  le  droit  de  prendre  et  de  couper  du  bois  en  forêt,  jws  capU' 
landi,  et  assujétit  à  certaines  observances  les  ouvriers  chargés  du  caplim, 
c'est-à-dire  de  la  coupe  des  bois  (Alf.  Maury,  toc.  cii,^  éd.  1850,  p.  204).  Les 
custodes  étaient  plus  spéiîialement  chargés  de  la  surveillance  des  bois,  ubi 
syloœ  debenl  esse,  )wn  permutant  eau  nimis  copulare  atque  damnare 
(G.  Huffel,  1. 1,  Et.  III,  ch.  ni).  Le  même  auteur  cite  des  capitulaires  de 
Louis  le  Débonnaire,  en  date  de  819,  interdisant  d'établir  des  forestœ  nou- 
velles. 


/ 


56  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

dehors,i)aquit  l'organisûlion  féodale.  Chaque  comte,chaque 
chef  de  pagus  dut  pourvoir  à  sa  propre  défense  et  à  celle 
des  populations  qui  la  sollicitaient.  •«  Ce  ne  sont  pas,  dit 
M.  Edmond  Demolins,  les  grands,  les  riches,  les  seigneurs 
qui  s'attachent,  par  la  force,  les  pauvres,  les  petits,  les 
faibles  ;  ceux-ci  accourent  d'eux-mêmes  implorer  aide  et 
protection,  jurer  fidélité...  Le  fait  se  renouvela  si  fré- 
quemment, qu  on  dut  rédiger  une  formule  spéciale  pour 
ces  sortes  d'actes,  témoignages  irrécusables  de  l'origine 
populaire  de  la  féodalité  (i).  »  Le  pouvoir  militaire  et 
par  suite  politique  se  trouva  ainsi  intimement  uni  au  droit 
de  propriété.  Le  capitulaire  rendu  par  Charles  le  Chauve 
au  grand  plaid  national  de  Kiersy-sur-Oise,  en  877,  ne 
fit  guère  que  sanctionner  un  état  de  choses  existant  déjà 
de  fait. 

Ce  nouveau  régime  n'était  pas  pour  restreindre  la  pos- 
session même  abusive  des  forestœ.  «  Loin  de  diminuer  le 
nombre  des  forêts  de  notre  patrie,  dit  Alfred  Maury,  le 
régime  féodal  eut  pour  effet  de  l'accroître  encore  et  de 
ramener  le  sol  à  Tétat  où  il  se  trouvait  du  temps  des  Gau- 
lois j»  ;  et,  comme  jadis  aux  derniers  temps  de  la  domina- 
tion romaine,  tels  lieux,  naguère  habités,  étaient  devenus 
en  peu  de  temps  de  profondes  solitudes,  des  fourrés 
impénétrables,  abstrusa  latibula  (2).  Le  droit  de  foresta 
s'identifia  de  plus  en  plus  avec  le  droit  de  propriété  et  de 
haute  justice.  Il  s'étendit  même  des  grands  feudataires  aux 
seigneurs  de  second  ordre  qui  eurent  droit  de  forestella^ 
de  warenna  ou  garenne,  où  ils  pouvaient  chasser  le 
petit  gibier  tel  que  lièvres,  lapins,  perdrix,  faisans  ;  le 


(1)  Histoire  ffe  France  de  M.  Edmond  Demolins,  Livre  troisième, 
chap.  III. 

(2)  C'est  dans  ces  forêts  mystérieuses  que  la  plantureuse  imagination  des 
auteurs  du  Roman  de  la  Table  ronde  plaçaient  les  aventures  merveilleuses 
de  leurs  héros,  dont  le  fameux  Merlin  Tenchanteur  ne  fut  pas  un  des 
moindres. 


LA    FORÊT    GAULOISE,    FRANOUE   ET   FRANÇAISE.         5j 

gros  gibier,  ours,  buffles,  cerfs,  étant  réservé  aux  fbf^estœ, 
suffisamment  vastes  pour  les  abriter  et  les  nourrir  (i). 

Ce  genre  dabus  était,  paraît-il,  plus  prononcé  encore 
en  Angleterre.  Tous  les  efforts  des  seigneurs  de  ce  pays 
tendaient  à  faire  occuper  par  leurs  forêts  une  étendue  de 
plus  en  plus  vaste,  afin  d'accroître  l'importance  de  leurs 
chasses.  Au  xii*  siècle,  Jean  de  Salisbury,  le  disciple 
d*Abélard,le  compagnon  de  Thomas  Becquet,  s'éleva  avec 
force  contre  cet  abus  qui  avait  pour  effet  de  remplacer 
les  populations  rurales  par  les  bêtes  fauves  :  <*  A  novalibus 
suis  arcentur  agricolœ,  dum  ferœ  habeant  vagandi  liber- 
taiem  (2).  '» 

Toutefois  cette  extension  immodérée  des  forestœ^  fores- 
tellce,  forêts  et  garennes,  eut  aussi  sa  contre-partie  dans 
les  importants  défrichements  et  la  mise  en  culture  opérés 
par  les  moines.  Dès  les  v®  et  vi®  siècles,  fuyant  le  monde 
et  recherchant  la  solitude,  de  pieux  anachorètes  accom- 
pagnés tout  au  plus  d'un  ou  deux  disciples,  ou  bien  eux- 
mêmes  disciples  du  moine  de  Subiaco,  Benoît,  ou  de 
l'Irlandais  Colomban,  allaient  chercher  au  sein  des  forêts 
vierges  le  calme  et  la  retraite.  Mus  par  le  même  senti- 
ment, d'autres  disciples  venaient  se  joindre  à  eux.  Il  fallait 
défricher  pour  pouvoir  remplacer  la  vie  de  solitaire  par  la 
vie  cénobitique.  D'autres  fois  c'étaient  des  groupes  monas- 
tiques qui,  la  hache  à  la  main,  se  frayaient  un  passage 
à  la  tête  d'une  troupe  de  fidèles  ou  de  néophytes,  abattant 
les  arbres  et  se  mettant  à  cultiver  le  sol  aussitôt  dépouillé. 
Les  paysans  accouraient  vers  les  centres  de  culture 
ainsi  créés,  où  ils  trouvaient  refuge  et  protection  contre 
les  brutalités  ou  les  exactions  des  barbares.  Durant  plu- 
sieurs siècles,  cette  intervention  des  moines  contrebalança 
dans  une  large  mesure  l'abusive  extension  des  forestœ  de 
plus  en  plus  converties  en  sylvœ  (3). 

(i)  Cf.  Championnière,  Histoire  du  droit  de  chasse,  cité  par  Alf.  Maury, 
p.  212. 

(2)  Cité  par  le  même,  p.  121. 

(3)  Voir  au  livre  VlU  des  Moines  d'Occident  (tome  11),  le  tableau  histo- 


r 


58  REVUE  DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

«  Les  moines  bénédictins,  dit  d'autre  part  M.  Huffel, 
ont  défriché,  dans  le  cours  des  siècles,  un  dixième  peut- 
être  de  l'étendue  du  pays.  C'est  à  eux  que  la  France  du 
moyen  âge  doit  de  ne  pas  être  partiellement  morte  de 
faim,  faute  de  champs  à  cultiver  (i).  " 

Le  XIII*  siècle,  époque  de  la  grande  efflorescence  intel- 
lectuelle du  moyen  âge,  le  siècle  des  Vincent  de  Beau- 
vais,  des  Albert  le  Grand,  des  saint  Thomas  d'Aquin,  des 
Dante  et  des  Roger  Bacon,  fut  aussi  une  période  moins 
tourmentée  que  les  précédentes  ;  il  y  régna  un  calme 
relatif.  L'afforestation  se  fit  moins  empiétante  sur  la 
terre  arable,  de  nouveaux  défrichements  furent  opérés  au 
grand  profit  de  la  culture  des  céréales,  et  la  population 
s'en  accrut. 

Quand  surgit,  du  milieu  du  xiv^  au  milieu  du  xV^  siècle, 
la  terrible  guerre  de  cent  ans  ;  puis  quand,  au  siècle  sui- 
vant, éclatèrent  les  guerres  de  religion,  il  est  vraisem- 
blable que  l'accroissement  des  surfaces  boisées  s'en  res- 
sentit d'une  manière  assez  sensible.  La  diminution  de  la 
population,  évaluée  à  un  tiers  dans  les  seuls  bassins  de  la 
Seine  et  de  la  moyenne  et  basse  Loire  durant  la  guerre 
de  cent  ans,  s'explique  d'ailleurs  par  l'accroissement  de 
mortalité  dont  fut  directement  ou  indirectement  cause 
une  époque  d'invasions  et  de  luttes  armées. 

rique  et  descriptif  de  rimmigration  des  moines  dans  les  forêts  des  Gaules, 
de  leurs  travaux  de  défrichement  et  de  culture,  d'apprivoisemenl  ou 
domestication  des  bétes  sauvasses,  de  protection  des  populations  agricoles  à 
rencontre  des  emportements  des  chefs  barbares,  le  tout  s*alliant  à  la  culture 
des  ieUres  et  à  la  copie  des  auteurs  classiques  de  l'antiquité,  sauvés  ainsi  de 
la  destruction. 

(1)  G.  Huffel,  Économie  forestière,  1. 1,  p.  557.  L'auteur  ajoute,  en  note  : 
«  Kn  soixante-treize  ans,  au  \\^  siècle,  on  a  pu  compter  48  années  de 
famines  partielles  ou  générales.  »>  Ce  lamentable  état  de  choses  tenait  à  plu- 
sieurs causes  dont  la  principale  était  la  faible  étendue  des  terres  cultivées 
qui  s'accroissait  moins  vite  que  la  population.  Le  xiP  siècle  ne  fut  guère 
mieux  partagé.  Sous  Philippe-Auguste,  il  y  eut  onze  périodes  de  famine. 
Celle  de  1 195  dura  quatre  ans,  dit  M.  Luchaire  au  tome  HI  de  VHistoire  de 
France^  publiée  sous  la  direction  de  M.  Ernest  Lavisse.  c<  En  1107  une  foule 
innombrable  de  personnes  moururent  de  faim:  innumeri  famé perempU 
sunt,  dit  la  Chronique  de  Reims.  » 


LA   FORÊT    GAULOISE,    FRANQUE   ET   FRANÇAISE.         5g 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  d'autre  part  que,  parallèle- 
ment à  Tempiètement  des  peuplements  forestiers  sur  le 
sol  arable  en  un  grand  nombre  de  points,  en  un  grand 
nombre  d'autres  aussi,  soit  les  défrichements,  soit  la 
jouissance  abusive  du  sol  boisé  et  de  sa  superficie,  ten- 
daient à  les  restreindre,  ou  tout  au  moins  à  en  diminuer 
rimportance.  Déjà  dans  le  midi,  aux  viii*  et  ix®  siècles,  les 
invasions  des  Sarrasins,  Arabes,  Maures  et  Berbères  avaient 
fait  fuir  les  populations  des  plaines  et  les  avaient  rejetées 
sur  les  hauts  sommets  des  Alpes  couverts  d'épaisses  forêts; 
elles  y  avaient  défriché  jusqu'aux  rochers  et  bâti  des  vil- 
lages (i).  Quand  les  Sarrasins  eurent  été  définitivement 
chassés  du  sol  de  la  France,  les  populations  reléguées 
dans  la  montagne  sous  la  protection  de  bois  impénétrables, 
purent  redescendre  dans  la  plaine  ;  mais  elles  n'y  redes- 
cendirent pas  toutes,  et  les  habitudes  prises,  comme  le  - 
fait  observer  M.  de  Ribbes,  ne  disparurent  pas.  Ce  fut  le 
premier  début,  Taurore,  si  Ion  peut  ainsi  dire,  du  déboi- 
sement de  ces  montagnes.  Un  peu  plus  tard,  quand  sur- 
vinrent et  se  multiplièrent  les  chartes  octroyées  par  les 
rois  ou  les  grands  vassaux,  les  gens  des  communes  passant 
de  l'état  de  servage  à  l'état  d'hommes  libres  et  de  proprié- 
taires, défrichèrent  et  mirent  en  culture  des  étendues 
plus  ou  moins  considérables. 

Ailleurs  les /br^sto  elles-mêmes,  quand  leurs  possesseurs 
voulaient  retenir  les  populations  autour  de  leurs  manoirs, 
durent  subvenir  aux  besoins  de  celles-ci,  non  seulement, 
en  bois  de  feu  et  de  travail  et  en  luminaire  — car  les  bois 
résineux  fournissaient  des  torches  —  mais  encore  en 
nourriture  pour  les  bestiaux  gros  et  petits  :  chevaux,  bœufs, 
vaches,  moutons,  porcs.  Cette  jouissance,  que  ne  limi- 
tait aucune  règle  à  l'origine,  dégénérait  souvent  en  de 
véritables  dévastations.  Alors  intervenaient,   de  la  part 

(1)  Cf.  Charles  de  Ribbes,  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des 
inondations.  On  doit  pouvoir  en  dire  autant  de  la  région  pyrénéenne  où 
s'est  conservé  très  vivacc  le  souvenir  des  invasions  sarrasines. 


I 


6o  RBVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

des  duces  et  comités  de  l'ère  carolingienne,  et,  plus  tard, 
des  seigneurs  féodaux,  des  concessiones,  qui  n'étaient,  dans 
le  principe,  que  la  régularisation,  quelquefois  aussi  la  res- 
triction, de  pratiques  jusque-là  toujours  exercées  et  qui 
se  trouvaient  par  là  érigées  en  véritables  droits  d'usage. 
L'exercice  de  ces  droits,  toutefois,  ne  tarda  pas,  lui  aussi , 
malgré  les  règlements,  à  devenir  abusif.  Les  concessions 
ou  chartes  les  stipulant  furent  elles-mêmes  accordées 
sans  raison  ni  mesure,  tantôt  à  des  corporations  ou  com- 
munautés religieuses  ou  civiles,  tantôt  à  des  individus  à 
titre  viager  ou  même  héréditaire,  en  tant  qu'habitants  de 
telle  localité  ou  de  telle  maison  à  laquelle  le  droit  était 
attaché  :  concessions  par  chartes  authentiques  de  droit 
d'affouage  pour  les  bois  de  feu  (  i  )  ;  de  droit  de  maronnage 
pour  les  bois  destinés  à  réparer  ou  reconstruire  les  mai- 
sons ;  de  droit  de  ramage  consistant  à  s'approprier  les 
branches  et  rameaux  nécessaires  à  la  confection  et  à  l'en- 
tretien des  haies  et  clôtures  ;  ou  bien  du  droit  de  se  four- 
nir de  tout  le  bois  nécessaire  à  la  confection  des  outils  et 
instruments  de  culture  et  des  ustensiles  de  ménage  (2)  ; 
du  droit  de  vaine  pâture  ;  du  droit  de  faînée  ou  glandée, 
appelé  encore  partage  et  pnisson,  permettant  d'introduire 
les  porcs  en  forêt  lors  de  la  faînée  du  hêtre  ou  de  la  glan- 
dée  du  chêne.  On  cite  une  Charte  octroyée  aux  Normands 
par  Louis  le  Hutin  en  i3i5  (22  juillet),  confirmée  le 
4  octobre  i533  par  François  l*'',  concernant  le  droit  aux 
mof^tS'bois,  c'est-à-dire  aux  bois  d'essences  inférieures,  et 
les  énumérant  (3). 

(i)  Les  seuls  approvisionnements  en  bois  de  feu  entraînaient  de  véritables 
hécatombes.  Les  vastes  cheminées  d*alors  consumaient  des  arbres  entiers 
en  guise  de  bûches  ;  l'industrie  du  fer  nécessaire  à  la  confection  des  armures 
des  chevaliers,  des  écuyers,  des  hommes  d'armes  de  toute  condition, 
exigeait  également  de  très  grandes  quantités  de  bois,  seul  combustible  alors 
connu. 

(i)  Le  bois  nécessité  par  la  fabrication  des  araires,  charrues  et  autres 
instruments  aratoires,  pour  la  confection  des  meubles  et  autres  industries  de 
la  matière  ligneuse,  se  prenait  en  quantité  considérable  en  forêt. 

(5)  Les  mortS'bois,  énumérés  dans  la  Charte  aux  Normands  de  Louis  X, 


LA  FORÊT  GAULOISE,  PRANQUE  ET  FRANÇAISE.    6l 

Mais  la  protection  la  plus  eflScace  des  forêts  pour  leur 
conservation  dans  la  mesure  nécessaire,  est  due  à  la  poli- 
tique constante  des  rois  de  France  descendants  de  Hugues 
Capet. 

Sous  les  faibles  successeurs  de  Charlemagne,  les  forêts 
du  domaine  royal  constitué  par  Clovis  avec  un  tiers  envi- 
ron de  l'ancien  domaine  gaulois  de  TEmpire  romain  —  les 
deux  autres  tiers  ayant  été  abandonnés  à  ses  leudes  — 
avaient  peu  à  peu  passé  en  la  possession  des  seigneurs  ou 
des  abbayes,  soit  en  donations  accordées  à  celles-ci  par 
la  munificence  des  rois  des  deux  premières  races,  soit  en 
usurpations  ou  anticipations  des  officiers  royaux,  ou  de 
toute  autre  manière.  Impuissants  à  défendre  leurs  sujets, 
les  derniers  carolingiens  ne  Tétaient  pas  moins  à  défendre 
leur  domaine.  Quand  la  dynastie  capétienne,  élevée  à  la 
dignité  royale  par  la  féodalité  naissante,  eut  établi  sur  les 
grands  feudataires  une  prépondérance  incontestée,  elle 
eut  pour  objectif  constant  l'accroissement  du  domaine 
royal,  et  chaque  fois  que  par  mariage,  traité  ou  conquête, 
une  des  principautés  ou  grandes  seigneuries  vassales  ou 
étrangères  faisait  retour  ou  accession  à  la  Couronne,  le 
domaine  privé  du  précédent  seigneur,  duc,  comte  ou  baron, 
était  incorporé  au  domaine  du  roi,  c'est-à-dire  au  domaine 
de  l'État.  Car,  dans  l'ancienne  France,  le  domaine  de  la 
Couronne  se  confondait  avec  celui  de  la  nation.  Et  le 
plus  beau  fleuron  de  cette  couronne,  dit  Alfred  Maury, 
«  c'étaient  ces  grandes  forêts  remplies  d'arbres  séculaires, 
débris  de  celles  que  César  avait  rencontrées  en  traversant 
les  Gaules  « . 

Il  n'est  que  trop  vrai,  des  parcelles  souvent  importantes 
de  ce  domaine  en  furent  détachées  à  diverees  époques  en 

sont  les  saules  et  marsaules,  les  épines  (blanches  probablement),  \esputsnes 
(?  épine  noire  ou  cornouiller  sanguin  ?),  les  aulnes,  les  seurs  ou  sureaux,  les 
jienéls,  les  genévriers  et  les  rouchts  ou  ronces.  Dans  cette  énumération, 
d'ailleurs  incom[)lète  (il  est  vrai  qu'elle  ne  concernait  que  la  Normandie), 
figurent  trois  essences,  savoir  le  saule,  le  marceau  et  l'aune  qui  ne  sont 
aujourd'hui  nullement  considérés  comme  morts-bois. 


62  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

faveur  de  seigneurs  de  la  cour  ou  autres,  soit  en  récom- 
pense de  services  rendus,  soit,  comme  l'exprime  M.  Huf- 
fel,  par  suite  de  «*  l'avidité,  Timportunité,  les  sollicitations 
des  courtisans  » .  Chacun  des  rois  qui  ceignait  la  couronne 
s'efforçait,  d'après  cet  auteur,  «  de  faire  rendre  gorge 
aux  courtisans  du  règne  précédent,  sauf  à  gratifier  ceux 
qui  l'entouraient  »» .  Mais,  ajoute  M.  Huffel,  ««  l'avidité  et  la 
constance  des  seigneurs  furent  plus  efficaces  que  l'autorité 
royale  elle-même  «  (i). 

A  l'appui  des  assertions  relatant  ces  abus,  on  nous  cite 
les  tentatives  des  rois  de  France  pour  y  échapper.  Fran- 
çois P*"  proclamant,  en  iSSg,  l'inaliénabilité  du  domaine 
royal,  n'aurait  fait  que  confirmer  un  principe  bien  anté- 
rieur à  l'avènement  des  Valois.  Ce  seraient  «  les  aliéna- 
tions ou  dons  trop  souvent  scandaleux  »,  suivait  les 
expressions  de  notre  auteur,  de  Charles  IX,  qui  auraient 
provoqué,  à  l'instigation  du  chancelier  De  L'Hospital,  le 
célèbre  édit  de  Moulins  (février  i566),  dans  lequel  ce  roi 
s'engageait  solennellement,  pour  lui  et  ses  successeurs, 
à  s'interdire  toute  nouvelle  aliénation  des  biens  de  la 
couronne,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  vendre,  dans  la 
même  année  et  en  trois  des  années  suivantes,  des  forêts 
du  domaine  avec,  il  est  vrai,  la  condition  de  faculté 
perpétuelle  de  rachat. 

A  Charles IX  succéda  son  frère  Henri  III,  qui  confirma 
en  i579  l'édit  de  Moulins,  et,  révoquant  les  ventes  ou 
cessions  de  ses  prédécesseurs,  réunit  de  nouveau  au 
domaine  les  biens  qui  en  avaient  été  distraits,  mais  en 
faisant  rembourser  le  prix  de  celles  de  ces  ventes  qui 
avaient  été  suivies  de  paiements  effectifs.  Et  cependant, 
durant  les  années  suivantes,  Henri  III  «  consentit  encore 
plus  d'aliénations  que  n'en  avait  fait  aucun  de  ses 
prédécesseurs  »  (2). 


{\)  ÉCONOMIE  FOFESTIKRE,  l.  1,  pp.  222  et  22.5. 

(2)  Ihid.,  t.  I,  p.  222.  II  nous  paraît  juste  d*ajouter  que  la  plupart  ou  au 
moins  un  grand  nombre  des  aliénations  de  forêts  ainsi  consenties  par  nos 
rois,  Tétaient  sous  la  forme  de  VEngagement;  cela  consistait  à  concéder 


LA   FORÊT    OAULOISB,    PRANQUE   ET   FRANÇAISE.         63 

Quand  Henri  IV  accéda  au  trône,  les  82  000  hectares 
de  forêts  (ou  classés  comme  telles)  qui  lui  appartenaient 
en  propre  dans  la  région  pyrénéenne,  furent,  suivant  la 
coutume,  réunies  au  domaine  de  la  couronne,  et  Ton 
ne  dit  pas  que  des  aliénations  nouvelles  aient  eu  lieu 
sous  son  règne.  Mais  depuis  lors,  ses  successeurs, 
Louis  XIII,  Louis  XIV  lui-même,  après  avoir,  en  1669, 
fait  rentrer  à  la  Couronne  bon  nombre  de  forêts  engagées, 
puis  Louis  XV,  et  enfin  la  Constituante,  par  diverses  lois 
rendues  en  1790,  consentirent  ou  prescrivirent,  sous 
diverses  formes,  des  aliénations  de  forêts  de  l'État. 

Pour  en  finir  avec  cette  question,  observons  que,  sous 
la  Restauration,  forcée  de  liquider  le  lourd  passif  légué 
par  le  règne  antérieur,  la  loi  des  finances  du  23  septembre 
1814  et  la  loi  du  25  mars  1817  en  faveur  de  la  caisse 
d'amortissement  avaient  prescrit  l'aliénation,  la  première 
de  3oo  000  hectares  de  forêts  du  Domaine,  la  seconde  de 
1 5o  000  hectares  de  même  provenance.  Mais  ajoutons 
que  les  effets  de  la  loi  de  1814  furent  arrêtés  en  1816, 
après  l'aliénation  seulement  de  45  900  hectares,  et  qu'il 
ne  fut  aliéné,  en  vertu  de  la  loi  de  1817,  que  123  000  hec- 
tares ;  ce  qui  fait  un  total  en  nombre  rond  de  169  000, 
soit  les  trois  huitièmes  seulement  de  l'étendue  prévue  et 
votée.  Sous  le  règne  de  Louis- Philippe,  l'aliénation  des 
forêts  de  l'État  fut,  pour  la  première  fois,  dans  les  vues 
(lu  ministre  Laffite,  considérée  non  plus  comme  un  expé- 
dient dans  des  moments  difficiles,  mais  comme  un  système 
financier.  Une  loi  fut  promulguée  le  25  mars  i83i,  en 
vertu  de  laquelle  il  fut  aliéné  entre  cette  date  et  Tannée 

une  sorte  d'usufruit  héréditaire  de  biens  de  la  Couronne,  de  forêts  le 
plus  souvent,  comme  gage  et  garantie  d'avances  de  fonds  faites  par  les 
engagistes.  Que  ces  abandons  de  jouissance,  équivalant  parfois  la  des  dons 
purs  et  simples,  aient  souvent  dégénéré  en  abus,  cela  n*esl  pas  contesté. 
Du  moins  ne  revétaient-ils  pas  nécessairement  le  caractère  de  faveurs 
gratuites  qui  avaient  été  arrachées  par  l'indiscrète  obsession  de  ceux  qui  en 
étaient  l'objet.  Souvent  aussi  les  domaines  engagés  ont  fait  retour  à  la 
couronne,  comme  il  a  été  dit  plus  haut.  On  en  peut  citer  des  exemples  sous 
les  règnes  de  Philippe  le  Long,  Charles  IV,  Charles  V,  Louis  XI,  François  1^, 
Charles  IX,  Louis  XIV,  le  Régent  pendant  la  minorité  de  Louis  XV. 


r 


64  RBVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

1848,  188  000  hectares  de  forêts  (1).  En  i85o,  M.  Fould 
reprenant  la  politique  financière  de  M.  Laffite,  obtint  de 
l'Assemblée  nationale,  qui  du  reste  n'y  consentit  qu'à 
regret,  l'autorisation  d'aliéner  5o  000  hectares. 

Sous  le  Second  Empire,  c'est-à-dire  de  i852  à  1870,  de 
nombreuses  aliénations  de  forêts  de  l'Etat  furent  encore 
autorisées.  D'après  M.  Becquerel  (2),  de  i852  à  1864,  il 
en  a  été  vendu  62  691  hectares.  Les  forêts  domaniales 
ayant  été,  par  la  loi  du  11  juillet  1866,  affectées  à  la 
caisse  d'amortissement,  la  loi  des  finances  du  18  du  même 
mois  prescrivit  d'aliéner  des  forêts  et  de  vendre  des  coupes 
extraordinaires  jusqu'à  concurrence  de  2  5oo  000  francs. 
D'autres  aliénations  encore  furent  réalisées  durant  le 
règne,  que  Ton  peut  évaluer  à  48  000  hectares  environ  (3). 
Le  plus  souvent,  c'est  avec  autorisation  de  défricher  que 
furent  faites  les  mises  en  vente  (4). 

(A  suivre).  C.  de  Kirwan. 

{\)  Tous  ces  chiffres  résultent  des  données  fournies  par  M.  Huffel,  op,  cit., 
pp.  220  et  suiv. 

(2)  Mémoire  lu  à  l'Académie  des  sciences.  Comptes  résidus,  séance  du 
22  mai  1805. 

(3)  Il  n'y  a  pas  un  parfait  accord  sur  rétendue  des  foréls  aliénées  de  1814 
à  1870.  M.  Huffel,  dans  une  note  au  bas  de  la  page  228  de  son  tome  l^r, 
s'exprime  ainsi  :  «  La  contenance  totale  des  bois  domaniaux  aliénés  de  1814 
à  1870  est  de  358  912  hectares.  »  Or,  en  additionnant  les  chiffres  partiels 
énoncés  dans  le  texte,  on  arrive  à  un  résultat  sensiblement  différent  : 

45  900  hect.  aliénés  en  vertu  de  la  loi  des  finances  de  1814  (p.  316)  ; 
123  000        »  »  »  loi  du  25  mars  1817  (p.  M7)  ; 

188  106       »  »  »  loi  du  25  mars  1831  (d»); 

62  601        »  aliénés  de  1852  à  1864  d'après  M.  Becquerel  ; 

Total  419  757  hectares,  non  compris  les  aliénations  effectuées  en  venu  de  la 
loi  de  1850  et  celles  qui  ont  eu  lieu  de  1864  à  1870,  évaluées  à  48  000  hectares. 
Les  données  de  M.  Becquerel  seraient  encore  inférieures.  Il  ne  i)orle  qu'à 
216  000  hectares  les  aliénations  opérées  de  1820  à  1851.  Et,  d*aprés  les  chiffres 
indiqués  par  M.  Huffel,  pp.  226  et  227,  le  nombre  d*hectares  aliénés  dans 
celte  période  serait  de  357  065  —  45  900  :^  311  165  hectares.  Ajoutons  que, 
«leux  pages  plus  haut,  le  même  auteur  évalue  â  359  000  hectares  les  forêts 
domaniales  vendues  de  1814  à  1870. 

(4)  Nous  ne  pouvons  considérer,  avec  M.  Huffel,  comme  «  aliénations  m 
véritables  et  comme  «  cédées  gratuitement  aux  dépens  du  domaine  de 
l'État  »,  les  24  667  hectares  restitués  à  la  Maison  d'Orléans  par  l'Assemblée 
nationale  en  1872  ;  car  il  s'agissait  d'une  restitution  en  toute  justice  de 
biens  arbitrairement  confisqués  aux  princes  de  cette  maison  par  décret 
présidentiel  du  22  janvier  1852. 


LES  ORIGINES  DE  LA  STATIQUE  "> 


Chapitre  XVII 

LA  COORDINATION  DBS  LOIS  DB  LA  STATIQUB  (suite) 

6.  Le  pa^^allélogramme  des  forces  et  la  Dynamique 

Les  Observations  de  Roberval 

PieiTe  Varignon  (1654-1722)  —  La  Lettre  du  P.  Lamy 

Les  Principes  de  Newton  —  La  Néo-Statique 

du  P.  Saccheri 

En  dépit  des  critiques,  bien  mal  justifiées,  de  Borelli, 
la  loi  de  la  composition  des  forces  apparaîtra  bientôt  aux 
mécaniciens  comme  le  principe  qui  doit  servir  à  débrouil- 
ler toutes  les  questions  de  Statique.  Dès  lors,  il  y  va  de 
rhonneur  de  ce  principe  qu'il  soit  rendu  indépendant  de 
toute  autre  loi  relative  à  l'équilibre,  qu'il  soit  séparé  des 
considérations  sur  le  levier  ou  sur  le  plan  incliné  dont 
il  découlait  jusqu'ici;  il  faut  qu'on  y  parvienne  d'emblée, 
à  partir  des  lois  premières  du  mouvement. 

Cette  justification  directe  par  les  principes  de  la  Dyna- 
mique, la  règle  de  la  composition  des  forces  va  la  trouver 
en  remontant  à  ses  toutes  premières  origines,  aux  raison- 
nements des  yifiyoLViyLOL  7r&oëX>5/xaTa. 

Aristote  ou  l'auteur,  quel  qu'il  soit,  des  Quœstiones 

(1)  Voir  Rbvue  des  Questions  scisNTinQUES,  octobre  1003,  p.  463,  avril  1904, 
p.  560,  juillet  1904,  p.  9,  octobre  1904,  p.  394,  janvier  1905,  p.  96,  avril  4905, 
p.  46i,  juillet  1905,  p.  115.  octobre  1905,  p.  508,  janvier  1906,  p.  115,  et 
avril  1906,  p.  383. 

m*  SARIE.  t.  X.  5 


66  REVUB   PBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

mechanicœ  connaissait  fort  bien  la  règle  de  composition 
des  vitesses.  Or,  pour  lui,  nous  l'avons  dit  (i),  connaître 
la  loi  de  la  composition  des  vitesses,  c'était  connaître  la 
loi  de  la  composition  des  forces,  car,  en  vertu  de  l'axiome 
fondamental  de  la  Dynamique  péripatéticienne,  une  force 
constante  produit  un  mouvement  uniforme  et  la  vitesse  de 
ce  mouvement  est  proportionnelle  à  la  force  qui  l'en- 
gendre. On  peut  donc  dire,  si  Ton  veut,  que  la  loi  de  la 
composition  des  forces  a  été  connue  dès  l'antiquité.  Si  les 
auteurs  modernes,  si  Léonard  de  Vinci,  Stevin  et  Rober- 
val  se  sont  efforcés  à  la  démonstration  de  cette  loi,  c'est 
qu'ils  voulaient  des  preuves  purement  statiques,  des 
preuves  qui  ne  supposassent  pas  la  proportionnalité  entre 
la  force  qui  meut  et  la  vitesse  du  mobile  ;  la  raison  de  ces 
efforts  apparaissait  très  clairement  à  Stevin,  qui  regardait 
la  Dynamique  péripatéticienne  comme  condamnée  et  ne 
savait  encore  quelle  Dynamique  prendrait  sa  place. 

Comme  Stevin,  Descartes  pensait,  nous  l'avons  vu, 
que  l'ancienne  Dynamique  était  à  refaire,  que  la  Dyna- 
mique nouvelle  n'était  pas  encore  faite  ;  il  importait,  par 
conséquent,  de  fonder  la  science  de  l'équilibre,  au  moins 
provisoirement,  sur  des  postulats  autonomes,  sur  des 
axiomes  dont  la  certitude  ne  dépendît  pas  de  la  forme  qui 
serait  attribuée  aux  lois  du  mouvement. 

A  l'égard  du  principe  péripatéticien  qui  affirme  la  pro- 
portionnalité entre  la  force  et  la  vitesse,  Roberval,  lui 
aussi,  éprouvait  quelques  doutes  ;  témoin  ce  passage  que 
nous  lisons  dans  son  Traicié  de  Méchanique  inédit  (2)  : 

«*  Et  quoyque  la  force  ou  impression  augmente,  et  en 
conséquence  la  vistesse,  il  ne  faut  pas  croire  pourtant  que 
cette  vistesse  augmente  à  proportion.  Pour  exemple,  il  ne 
faut  pas  croire  qu'une  double  force  ou  impression  cause 
à  un  mesme  corps,  une  double  vistesse,  encore  que  toutes 

(1)  V.  Chapitre  VI,  n«  2. 

(î)  Traicté  de  Méchanique  et  spécialement  de  la  conduire  et  éléva- 
tion des  eaux,  par  Monsieur  de  Roberval  (Bibliothèque  nationale,  fonda 
latin,  Ms.  n«  7tt6,  fol.  145,  recto). 


LES    ORIGINES   DE    LA    STATIQUE.  67 

les  autres  conditions  soient  pareilles.  Au  contraire,  pour 
causer  une  double  vistesse,  il  faudroit  souvent  plus  que  le 
double  de  Timpression,  sans  pourtant  qu'on  sçache  1  aug- 
mentation de  Tune  à  proportion  de  l'autre,  qui  est  une 
vérité  fort  difficile  à  découvrir.  » 

Le  scrupule  dont  témpigne  ce  passage  est  malheureuse- 
ment isolé  dans  l'œuvre  de  notre  géomètre  ;  partout 
ailleurs,  Roberval  raisonne  en  péripatéticien. 

Cet  auteur,  nous  Tavons  vu  (i),  est  le  premier  qui  ait 
publié  des  démonstrations  statiques  correctes  de  la  règle 
de  composition  des  forces  ;  il  en  a  donné  deux,  dont  la 
seconde,  tirée  de  Taxiome  que  Descartes  devait  formuler 
d'une  manière  générale,  est  fort  belle.  Néanmoins,  pour 
avoir  adopté  l'idée  que  la  loi  du  parallélogramme  des 
forces  devait  être  justifiée  par  des  méthodes  purement 
statiques  et  avoir  assuré  le  succès  de  cette  idée,  il  n'a  pas 
jugé  qu'il  fût  tenu  d'abandonner  l'antique  manière  de  voir 
d'Aristote. 

En  mourant  (lôyS),  Roberval  laissa,  en  manuscrit,  ses 
Observations  sur  la  composition  des  mouvemens^  et  sur  le 
moyen  de  trouver  les  touchantes  des  lignes  courbes  (2), 
qui  sont  un  de  ses  grands  titres  à  la  gloire  géométrique. 
La  Mécanique  n'apparaît  que  d'une  manière  fort  accessoire 
en  cet  ouvrage,  mais  elle  y  apparaît  sous  une  forme 
nettement  péripatéticienne. 

"  Puissance,  dit  Roberval  (3),  est  une  force  mouvante  ; 
Impression  est  l'action  de  cette  puissance  ;  la  Ligne  de 
direction  de  la  puissance  est  celle  par  laquelle  la  puis- 
sance meut  le  mobile...    Nous  avons  encore    défini   la 


(i)  V.  chapitre  XI n,  2. 

(2)  Divers  ouvrages  de  M.  Personier  (iic)  de  Roberval  Observations 
sur  la  Composition  des  Mouvemens  et  sur  le  moyen  de  trouver  les 
Touchantes  des  lignes  courbes.  Imprimé  une  première  fois  dans  le 
recueil  in  Ululé  :  Divers  ouvrages  de  Mathématiques  et  de  Physique  par 
Messieurs  de  i/ Académie  Royale  des  Sciences,  à  Paris,  MDCXGIII,'  et  réim- 
primé dans  les  Mémoires  db  l'Académie  dis  Sciences  depuis  1606  Jusqu'à 
1699  ;  Tome  VI,  MDCCXXX  ;  p.  1. 

(3)  Roberval,  lac.  dt.^  p.  3. 


r 


68  REVUB   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

puissance  en  tant  qu'elle  nous  peut  servir  considérant  les 
diversités  des  mouvemens,  ce  qui  n'empêche  pas  que  dans 
d'autres  spéculations,  nous  n'entendions  par  le  mot  de 
puissance  une  force  capable  de  soutenir  un  poids  ou  de 
quelque  autre  effet.  »» 

D'ailleurs,  un  peu  plus  loin  (i),  Roberval  considère 
«  dans  les  corps  deux  sortes  d'impressions  qui  les  peuvent 
faire  mouvoir  ;  l'une  qui  les  chasse  d'un  lieu  vers  un 
autre  avec  violence  :  telle  est  celle  que  la  raquette  donne 
à  la  baie,  la  corde  d'un  arc  à  la  flèche,  etc.  L'autre  qui  se 
fait  par  attraction  des  corps,  soit  que  cette  attraction  soit 
réciproque  ou  non...  » 

Il  n'est  donc  point  douteux  que,  parmi  les  puissances 
dont  il  considère  Vimpression,  Roberval  ne  range  le  poids, 
la  «  vertu  de  l'aiman  »  (2),  et  les  autres  forces. 

•«  Généralement  (3),  en  ce  Traité,  nous  considérerons 
deux  choses  dans  les  mouvements,  leur  direction  et  leur 
vitesse.  y> 

Que  la  direction  du  mouvement  coïncide  avec  la  ligne 
de  direction  de  la  puissance  qui  le  produit,  c'est  ce  qui 
résulte  de  la  définition  même  que  notre  géomètre  a  donnée 
des  mots  :  ligne  de  direction  ;  c'est  ce  qui  résulte  encore 
sans  ambiguïté  possible  de  propositions  telles  que  celle-ci  : 

«  La  direction  (4)  d'une  puissance  mouvant  un  mobile, 
lequel  par  son  mouvement  décrit  une  circonférence  de 
cercle,  est  la  ligne  perpendiculaire  de  l'extrémité  du 
diamètre,  au  bout  duquel  le  mobile  se  trouve.  »» 

Cette  proposition  est  trop  exactement  conforme  à  la 
Dynamique  péripatéticienne  pour  ne  nous  point  annoncer 
que  Roberval  accepte  l'axiome  même  sur  lequel  repose 
cette  Dynamique,  la  proportionnalité  entre  Vimpression 
d'une  puissance  et  la  vitesse  du  mouvement  uniforme 
qu'elle  engendre.  En  dépit  du  doute  émis  en  son  Traidé 

(i)  Roberval,  loc.  cit ,  p.  9. 
(î)  Id.,  tôui.,  p.  10. 

(3)  Id.,  ibid.,  p.  S. 

(4)  Id.,  ifnd.,  p.  5. 


LBS    ORIGINES   DB   LA    STATIQUB.  69 

de  Méchaniqice,  cet  axiome  semble  si  évident  au  profes- 
seur  du  Collège  de  France  qu'il  ne  songe,  nulle  part,  à  en 
demander  l'acceptation  ;  mais  il  l'invoque  de  la  manière 
la  plus  claire,  et  cela  précisément  pour  identifier  le  pro- 
blème de  la  composition  des  forces  avec  le  problème  de  la 
composition  des  mouvements  ou  des  vitesses  : 

««  Or  nous  entendons  (l)  qu'un  mouvement  est  composé 
de  plusieurs  mouvemens,  lors  que  le  mobile  duquel  il 
est  le  mouvement,  est  meû  par  diverses  impressions...  v 

«  Mais  nous  remarquerons  (2)  qu'en  cette  première 
composition  de  mouvemens  (deux  mouvements  uniformes 
de  directions  fixes)  et  généralement  en  toutes  les  autres, 
nous  pouvons  considérer  six  choses.  Sçavoir  trois  direc- 
tions qui  sont  les  deux  simples,  et  la  composée,  et  trois 
impressions  qui  sont  les  deux  simples  et  la  composée,  n 

<*  Or  si  les  trois  directions  nous  sont  données,  les  trois 
impressions  sont  aussi  données,  c'est  à  dire  les  proportions 
des  vitesses  des  trois  mouvemens,  » 

Ainsi  donc,  dans  ses  Observations  sur  la  composition 
des  mouvemens,  Roberval  ramène  la  règle  de  la  compo- 
sition des  forces  à  la  Dynamique,  mais  à  la  Dynamique 
péripatéticienne  ;  son  écrit  se  soude  de  la  manière  la  plus 
naturelle  aux  Quœstiones  mechanicœ  et  aux  Causes  de 
Charistion. 

Aux  Observations  sur  la  composition  des  mouvemens 
est  annexé  (3)  le  Projet  dun  livre  de  Mécanique  traitant 
des  mouvemens  composez  ;  ce  livre,  dont  deux  feuillets 
nous  font  connaître  seulement  l'avant-propos,  eût,  assuré- 
ment, été  rédigé  dans  le  même  esprit  péripatéticien  que 
les  Observations. 

Les  Observations  de  Roberval  furent  imprimées  seule- 
ment en  1693,  longtemps  après  la  mort  de  l'auteur; 
mais  la  doctrine  sur  les  mouvements  composés  qui  s'y 
trouvait  renfermée,  la  méthode  pour  «  tirer  les  touchantes 

(1)  Roberval,  toc.  cit.,  p.  4. 

(2)  Id.,  ibid,,  p.  6. 

(3)  Id.,  Und.,  p.  90. 


70  RBVUB  DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

aux  lignes  courbes  «  qui  s'en  déduisait,  furent  assurément 
connues  beaucoup  plus  tôt,  soit  par  tradition  orale  issue 
de  l'enseignement  que  Roberval  donnait  au  Collège  de 
France,  soit  par  communication  de  manuscrits.  Les  pen- 
sées contenues  en  cet  écrit  semblent  avoir  exercé  une 
profonde  influence  sur  les  recherches  de  Varignon. 

<*  Dès  que  M.  Varignon  eut  découvert  (i)  que  les  mou- 
vemens  composez  expliquoient  avec  une  grande  facilité 
l'emploi  des  forces  dans  les  Machines  ;  qu'ils  donnoient 
exactement  les  rapports  de  ces  forces,  selon  quelque 
direction  qu'on  les  y  supposât  placées,  avantage  qui  man- 
quoit  aux  méthodes  que  Ton  avait  suivies  avant  lui  ;  il 
s'attacha  à  en  faire  l'application  aux  Machines  simples  ; 
et  en  i685,  dans  V Histoire  de  la  République  des  Lettres^ 
il  donna  un  Mémoire  sur  les  poulies  à  moufles  (2),  dans 
lequel  il  se  servoit  des  mouvemens  composez  pour  déter- 
miner tout  ce  que  l'on  peut  désirer  sur  cette  espèce  de 
Machine.  »» 

En  1687,  Pierre  Varignon  se  fit  connaître  du  public 
par  son  Projet  d'une  nouvelle  Méchanique  (3),  dédié  à 

(\)  Averlissement  à  la  Nouvelle  Mécanique  de  Varignon. 

(2)  Pierre  Varignon,  Démonstration  générale  de  l'usage  des  poulies 
d  moufle  (Histoire  de  la  République  des  Lettres,  mai  1687,  p.  487). 
Je  n'ai  pu  me  procurer  cet  écrit.  Je  transcris  ici  ce  qu'en  dit  Lagrange 
(Mécanique  Analytique,  Première  Partie,  Section  1,  Art.  13)  :  -  L'auteur  y 
considère  l'équilibre  d'un  poids  soutenu  par  une  corde  qui  passe  sur  une 
poulie,  et  dont  les  deux  parties  ne  sont  pas  parallèles.  W  n'y  fait  point  usage 
ni  même  mention  du  principe  de  la  composition  des  forces,  mai.*?  il  emploie 
les  théorèmes  déjà  connus  sur  les  poids  soutenus  par  des  cordes,  et  il  cite 
les  statiques  de  Pardis  et  de  Dechales.  Dans  une  seconde  démonstration,  il 
réduit  la  question  au  levier,  en  regardant  la  droite  qui  joint  les  deux  points 
où  la  corde  abandonne  la  poulie,  comme  un  levier  chargé  du  poids  appliqué 
à  la  poulie,  et  dont  les  extrémités  sont  tirées  par  les  deux  portions  de  la 
corde  que  soutient  la  poulie.  ••  On  voit  donc,  comme  le  remarque  Lagrange, 
que  l'avertissement  à  la  Nouvelle  Mécanique  «  manque  d'exactitude  »  en 
prétendant  que  Varignon  «  se  servoit  des  mouvemens  composez  «  dans  son 
travail  sur  les  poulies  à  moufle. 

(3)  Projet  d'une  nouvelle  méchanique  avec  un  examen  de  l'opinion  de 
M.  Borelli  sur  les  propriétez  des  poids  suspendus  par  des  cordes.  (Sans  nom 
d'auteur).  A  Paris,  chez  la  veuve  d'Edme  Martin,  Jean  Boudol  el  Ëstienne 
Martin,  rue  S.  Jacques,  au  Soleil  d'or,  MDCLXXXVn. 


LBS  ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  Jl 

r Académie  des  Sciences.  Il  ne  cessa,  sa  vie  durant,  de 
travailler  au  traité  de  Statique  dont  ce  Projet  traçait  le 
plan  ;  mais  ce  traité  (  i  )  ne  parut  que  trois  ans  après  sa 
mort,  imprimé  par  les  soins  de  Beaufort  et  de  l'abbé 
Camus. 

Le  Projet  d'une  Nouvelle  Méchanique  débute  par  une 
préface  où  Varignon  initie  le  lecteur  aux  démarches  par 
lesquelles  son  esprit  a  acquis  une  vue  claire  des  lois 
de  l'équilibre;  l'auteur  pense  sans  doute,  par  cette  cor>- 
fidence,  nous  faire  admirer  l'originalité  de  ses  intuitions 
et  la  rare  profondeur  de  ses  méditations  ;  mais  cet  objet 
n'est  qu'imparfaitement  atteint  ;  nous  reconnaissons  bien- 
tôt, dans  les  réflexions  de  Varignon,  une  suite  de  pensées 
qu'il  est  fort  habituel  de  rencontrer  dans  les  traités  de 
Mécanique  composés  peu  de  temps  avant  le  sien  ;  en  sorte 
que  ce  qui  nous  frappe,  dans  l'œuvre  de  ce  géomètre, 
c'est  bien  moins  la  force  et  la  nouveauté  des  pensées 
qu'elle  contient  que  la  clarté  et  la  fidélité  avec  lesquelles 
elle  reflète  les  idées  de  ses  contemporains. 

«*  A  l'ouverture  du  second  Tome  des  Lettres  de  Monsieur 
Descartes,  dit  Varignon  (2),  je  tombai  sur  un  endroit  de 
la  24  où  il  est  dit  que  cest  une  chose  indicule  que  de  vou- 
loir employer  la  raison  du  Levier  dans  la  Poulie.  Cette 
réflexion  m'en  fit  faire  une  autre  :  Sçavoir  s'il  est  plus 
raisonnable  de  s'imaginer  un  levier  dans  un  poids  qui  est 
sur  un  plan  incliné  que  dans  une  poulie.  Après  y  avoir 
pensé,  il  me  sembla  que  ces  deux  machines  étant  pour  le 
moins  aussi  simples  que  le  levier,  elles  n'en  dévoient  avoir 
aucune  dépendance,  et  que  ceux  qui  les  y  rapportoient, 
n'y  étoient  forcez  que  parce  que  leurs  principes  n'avaient 

(<)  Nouvelle  Mécanique  ou  Statique  dont  le  projet  fut  donné  en 
MDCLXXXVn.  Ouvrage  posthume  de  M.  Varignon,  des  Académies  Royales  des 
Sciences  de  France,  d'Angleterre  et  de  Prusse,  Lecteur  du  Roy  en  Philosophie 
au  Collège  Royal,  et  Professeur  de  Mathématiques  au  Collège  Mazarin.  A 
Paris,  chez  Claude  Joinbert,  rué  S.  Jacques,  au  coin  de  la  rue  des  Malhurins, 
à  rimage  Notre-Dame,  MDCCXXV. 

(i)  Varignon,  Prqjet  d'une  nouvelle  Méchanique,  Préface. 


r 


72  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

pas  assez  d'étendue  pour  en  pouvoir  démontrer  les  pro- 
priétez  indépendamment  les  unes  des  autres... 

«  C'est  peut-être  ce  qui  a  porté  M.  Descartes  et 
M.  Wallis  à  prendre  une  autre  route  ;  quoi  qu'il  en  soit, 
ce  n'a  pas  été  sans  succez  :  puisque  celle  qu'ils  ont  suivie, 
conduit  également  à  la  connaissance  des  usages  de  cha- 
cune de  ces  machines,  sans  être  obligé  de  les  faire  dé- 
pendre l'une  de  l'autre  ;  outre  qu'elle  a  mené  M.  Wallis 
beaucoup  plus  loin  qu'aucun  Autheur,  que  je  sçache,  n'eût 
encore  été  de  ce  côté  là. 

j»  La  comparaison  que  je  fis  de  ces  deux  sortes  de 
principes,  me  fit  sentir  que  ceux  d'Archimède  n'étoient  ny 
si  étendus,  ny  si  convainquants  que  ceux  de  M.  Descartes 
et  de  M.  Wallis  ;  mais  je  ne  sentis  point  que  les  uns  ni  les 
autres  m'éclairassent  beaucoup  :  J'en  cherchai  la  raison, 
et  ce  défaut  me  parut  venir  de  ce  que  les  autheurs  se 
sont  tous  plus  attachés  à  prouver  la  nécessité  de  l'équi- 
libre, qu'à  montrer  la  manière  dont  il  se  fait. 

«  Ce  fut  ce  qui  me  fit  résoudre  à  prendre  le  parti 
d'épier  moi-même  la  nature,  et  d'essayer  si,  en  la  suivant 
pas  à  pas,  je  ne  pourrais  point  apercevoir  comment  elle 
s'y  prend  pour  faire  que  deux  puissances,  soit  égales,  soil 
inégales,  demeurent  en  équilibre.  Enfin  je  m'appliquai  à 
chercher  l'équilibre  lui-même  dans  sa  source,  ou  pour 
mieux  dire,  dans  sa  génération.  » 

Varignon  donne  alors  un  exemple  de  cette  méthode  qui 
permet  de  découvrir  la  génération  même  de  l'équilibre  ; 
il  analyse  l'équilibre  d'un  corps  sur  un  plan  incliné  ;  il 
montre  comment  la  tension  du  fil  qui  retient  le  corps  et 
la  pesanteur  de  cette  masse  ont  une  résultante  précisé- 
ment normale  au  plan.  Il  ne  dit  rien  à  cet  égard  qui  ne 
se  trouve  déjà  dans  Stevin,  qui  n*ait  été  maintes  fois 
reproduit  par  Mersenne,  par  Herigone,  par  Wallis,  par 
tous  ceux  qui  ont  écrit  au  sujet  de  la  Statique. 

«  Après  avoir  ainsi  trouvé  la  manière  dont  l'équilibre 
se  fait  sur  des  plans  inclinez,  je  cherchai  par  le  même 


LES   ORIGINES   DE   LA    STATIQUE.  jS 

chemin  comment  des  poids  soutenus  avec  des  cordes  seule- 
ment, ou  appliquez  à  des  poulies,  ou  bien  à  des  leviers, 
font  l'équilibre  entr'eux,  ou  avec  les  puissances  qui  les 
soutiennent  ;  et  j  aperçus  de  môme  que  tout  cela  se  faisoit 
encore  par  la  voye  des  mouvemens  composez,  et  avec  tant 
d'uniformité  que  je  ne  pus  m'empêcher  de  croire  que  cette 
voye  ne  fût  véritablement  celle  que  suit  la  nature  dans  le 
concours  d'action  de  deux  poids,  ou  de  deux  puissances, 
en  faisant  que  leurs  impressions  particulières,  quelque 
proportion  qu'elles  ayent,  se  confondent  en  une  seule  qui 
se  décharge  tout  entière  sur  le  point  où  se  fait  cet  équi- 
libre :  De  sorte  que  la  raison  Physique  des  eflFets  qu'on 
admire  le  plus  dans  les  machines  me  parut  être  justement 
celle  des  mouvemens  composez... 

"  Des  vues  si  étendues  me  surprii*ent,  et  l'évidence 
avec  laquelle  le  détail  de  tout  cela  me  paroissoit,  indé- 
pendamment même  du  général,  me  confirma  encore  dans 
l'opinion  où  j'étois,  qu'il  faut  entrer  dans  la  génération 
de  l'équilibre  pour  y  voir  en  soi,  et  pour  y  reconnoître 
les  propriétez  que  tous  les  autres  principes  ne  prouvent, 
tout  au  plus,  que  par  nécessité  de  conséquence.  « 

Comment  Varignon  est-il  arrivé  à  cette  opinion  ^  que 
la  raison  physique  des  eifets  qu'on  admire  le  plus  dans 
les  machines  est  justement  celle  des  mouvemens  compo- 
sez «  ?  On  n'en  saurait  douter  :  Il  y  est  parvenu  par  la 
voie  même  que  Roborval  a  suivie  dans  ses  Observations  ; 
il  y  a  été  conduit  par  les  principes  de  la  Dynamique 
péripatéticienne  dont  il  no  semble  avoir  douté  en  aucun 
de  ses  écrits  de  Statique. 

Non  seulement  Varignon  ne  révoque  pas  en  doute 
l'axiome  fondamental  de  la  Dynamique  d'Aristote,  mais 
il  le  formule  explicitement  (i),  il  en  fait  l'axiome  premier 
d'où  découleront  toutes  ses  déductions  :  ^  Les  espaces, 
dit-il,  que  parcourt  un  même  corps,  ou  des  corps  égaux 

(1)  Varignon,  Projet  dune  nouvelle  Méchanique^  p.  1,  Axiome. 


f 


74  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

dans  des  tems  égaux,  sont  entre-eux  comme  les  forces  qui 
les  meuvent  ;  et  réciproquement  lorsque  ces  espaces  sont 
entre-eux  comme  ces  forces,  elles  les  font  parcourir  au 
même  corps,  ou  à  des  corps  égaux  en  tems  égaux.  « 

Mais  peut-être  obj cetera- t-on  que  la  similitude  entre 
l'axiome  d'Aristote  et  Taxiome  de  Varignon  est  une  simi- 
litude apparente  ;  que  la  proposition  énoncée  par  Varignon 
s'accorderait  avec  la  Dynamique  moderne,  pourvu  que  les 
corps  considérés  partissent  du  repos  ;  que  cette  restriction 
était  sans  doute  présente  à  Tesprit  de  Varignon,  mais 
qu'il  a  négligé  de  la  formuler. 

Si  l'opinion  que  nous  avons  émise  pouvait  être  ébranlée 
par  ces  doutes,  il  nous  suffirait,  pour  la  raffermir,  de  lire 
le  début  de  la  Nouvelle  Mécanique. 

Après  avoir  déclaré  (i)  que  la  Pesanteur  est  une  force  ; 
que  "  c'est  sur  cette  mesure  que  se  fait  d'ordinaire  l'esti- 
mation de  toutes  les  autres  forces  moins  connues,...  de 
sorte  que  Ton  dit  d'une  force  quelconque,  qu'elle  est  d'une 
livre,  de  trois,  etc.  »», Varignon  forumle  ses  axiomes  ;  et, 
dans  la  liste  des  postulats  qu'il  énumère,  nous  trouvons 
ceux-ci  : 

«  I.  Les  effets  sont  toujours  proportionnels  à  leurs 
causes  ou  forces  productrices,  puisqu'elles  n'en  sont  les 
causes  qu'autant  qu'ils  en  sont  les  effets,  et  seulement  en 
raison  de  ce  qu'elles  y  causent.  »» 

• 

«  VI.  Les  vitesses  d'un  même  corps,  ou  de  corps  de 
masses  égales,  sont  comme  les  forces  motrices  qui  y  sont 
employées,  c'est-à-dire,  qui  y  causent  ces  vitesses  ;  réci- 
proquement lorsque  les  vitesses  sont  en  cette  raison,  elles 
sont  celles  d'un  môme  corps,  ou  de  corps  de  masses 
égales.  r> 

«  VII.  Les  espaces  parcourus  de  vitesses  uniformes  en 
tems  égaux  par  des  corps  quelconques,  sont  entr*  eux 

(t)  Varignon,  Nouvelle  Mécanique  ou  Statiquey  tome  I,  p.  3. 


LBS    ORIOTNES    DE    LA    STATIQUE.  JD 

comme  ces  mêmes  vitesses  ;  et  réciproquement  lorsque  ces 
espaces  sont  en  cette  raison,  ils  ont  été  parcourus  en  tems 
égaux.  r> 

f  VIII.  Les  espaces  parcourus  en  tems  égaux  par  un 
même  corps,  ou  par  des  corps  de  masses  égales,  sont 
comme  les  forces  qui  les  leur  font  parcourir  ;  et  récipro- 
quement lorsque  ces  espaces  sont  en  cette  raison,  ils  sont 
parcourus  en  tems  égaux  par  un  même  corps,  ou  par  des 
corps  de  masses  égales.  Cet  Axiome-ci  est  un  Corollaire 
des  deux  précédens.  Ax.  6.  7.  » 

«  Le  mot  vitesse  dans  la  suite  y  signifiera  toujours 
Vitesse  uniforme,  à  moins  qu'on  n  y  avertisse  du  contraire.  » 

Il  est  impossible  de  formuler  avec  plus  de  netteté 
TAxiome  dynamique  constamment  invoqué  dans  les  Phy- 
sicœ  Aitscultationes  et  dans  le  De  Cœlo,  supposé  dans  les 
Quœstiones  mechanicœ  ;  et,  certes,  on  ne  peut  sans  stupeur 
songer  que  celui  qui  affirme  cet  axiome  d'une  manière  si 
claire  et  si  explicite  est  un  mécanicien  illustre,  contem- 
porain de  Newton.  L'erreur  est  vivace  ;  la  déraciner  entiè- 
rement est  long  et  difficile  ;  toujours,  de  quelque  souche 
que  Ton  croyait  morte,  pousse  un  surgeon  imprévu  ;  de 
cette  vitalité  de  l'idée  fausse,  les  opinions  que  Varignon 
professait  en  Dynamique  sont  un  saisissant  exemple. 

Puisque  Varignon  admet  les  principes  de  la  Dynamique 
d'Aristote,  la  loi  de  la  composition  des  forces  ne  saurait 
offrir  à  ses  yeux  aucune  obscurité  ;  elle  est  ramenée  à  la 
loi  de  composition  des  vitesses  et  s'obtient  (i)  par  la 
méthode  même  qu'a  suivie  Roberval. 

Une  fois  le  principe  de  la  composition  des  forces  ainsi 
établi,  Varignon  y  ramène  tous  les  cas  d'équilibre  que  l'on 
peut  rencontrer  dans  les  machines  ;  en  tous  ces  cas,  les 
forces  résultantes  sont  annihilées  par  les  appuis.  Ce  que 
sont  les  procédés  de  réduction  employés,  à  quel  point  ils 


(1)  Varignon,  Projet  d'une  nouvelle  Méchanique,  p.  6.  —  Nouvelle 
Mécanique  ou  Statique^  tome  I,  p.  14. 


f 


76  REVUE   DES   QUESTIONS   SOIENTIPIQUBS. 

sont  presque  toujours  ingénieux,  mais  trop  souvent  arti- 
ficiels, il  n'est  pas  utile  que  nous  le  marquions  en  détail. 
Beaucoup  de  ces  procédés,  devenus  classiques,  sont  encore 
en  usage  dans  renseignement. 

C'est  seulement  dans  la  Nouvelle  Mécanique  (1)  que 
Varignon  est  parvenu  au  théorème  célèbre  que  nous  énon- 
çons aujourd'hui  sous  cette  forme  :  Par  rapport  à  un 
point  quelconque  pHs  dans  leur  plan  commun,  le  moment 
de  la  résultante  de  deux  forces  est  égal  à  la  somtne  algé- 
brique  des  moments  des  composantes.  Grâce  à  ce  beau  théo- 
rème, son  nom  est  aujourd'hui  connu  du  plus  humble  étu- 
diant en  Mécanique.  Cependant,  il  n'eut  pas  grand  effort 
à  faire  pour  le  découvrir. 

Léonard  de  Vinci  avait  déjà  aperçu  la  vérité  de  cette 
proposition  dans  le  cas  où  le  point  auquel  on  rapporte  les 
moments  est  pris  sur  la  direction  de  l'une  des  trois  forces  ; 
l'un  des  moments  est  alors  égal  à  zéro.  Sous  cette  forme, 
Stevin  l'avait  retrouvée  et  publiée  ;  après  lui,  Roberval, 
Herigone,  Wallis,  De  Challes,  Casati,  Pardies,  Borelli, 
l'avaient  tous  reproduite.  Une  généralisation  bien  aisée 
suffisait  à  donner  le  théorème  qu'expose  la  Nouvelle  Méca- 
nique, Cependant,  l'écolier  qui  répète  le  nom  de  Varignon 
ignore  celui  de  Simon  Stevin. 

La  réduction  systématique  de  la  Statique  à  la  règle  de 
composition  des  forces  concourantes  ne  s'ofirit  pas  seule- 
ment à  l'esprit  de  Varignon  ;  elle  se  présenta  en  même 
temps  aux  méditations  du  P.  Lamy.  Celui-ci  exposa  ses 
idées,  en  1687,  sous  forme  d'une  lettre  (2)  adressée  «  à 

(1)  Varignon,  Nouvelle  Mécanique^  Section  première,  Lemme  XVI; 
tome  I,  p.  84. 

(2)  Nouvelle  manière  de  démontrer  les  principaux  théorèmes  des 
èléynens  des  Méchaniques.  Pour  servir  d'addition  au  Traité  de  Mécha- 
nique  du  R  P.  Lamy,  Prêtre  de  T Oratoire.  A  Paris,  chez  André  Pralard, 
rue  S.  Jacques,  à  l'Occasion.  MDCLXXXVIl.  —  Les  quelques  pages  dont  se 
compose  cet  opuscule  furent,  en  effet,  accolées  aux  anciens  Traitez  de 
Méchanique  du  P.  Lamy,  dont  le  faux-titre  fut  également  changé  et  rem- 
placé par  celui-ci  :  Traitez  de  Méchanique^  de  V équilibre  des  solides  et 
des  liqueurs.  Nouvelle  édition.  Où  Ton  ajoute  une  nouvelle  manière  de 


LES   ORIGINES   DB   LA   STATIQUB.  77 

Monsieur  de  Dieulamant,  Ingénieur  du  Roy,  à  Grenoble  » . 

Citons  quelques  passages  de  cette  lettre  :  «  i**  Lorsque 
deux  forces  tirent  le  corps  Z  (fig.  109)  par  les  lignes  AC 
et  BC  qu'on  appelle  lignes  de  direction  de  ces  deux  forces, 
il  est  évident  que  le  corps  Z  n'ira  pas  ni  sur  la  ligne  AC, 
ni  sur  la  ligne  BC,  mais  par  une  autre  ligne  entre  AC  et 
BC,  quelle  que  soit  cette  ligne  que  je  nomme  X,  qui  sera 
le  chemin  par  lequel  Z  marchera. 

y»  2^  Si  le  chemin  X  étoit  fermé,  alors  Z  qui  est  déter- 


miné  à  marcher  par  ce  chemin  demeureroit  immobile, 
ainsi  les  forces  seroient  en  équilibre...  » 

^  4**  Force,  c'est  ce  qui  peut  mouvoir.  On  ne  mesure 
les  mouvemens  que  par  les  espaces  qu'ils  parcourent.  Sup- 
posons donc  que  la  force  A  est  à  B  comme  6  est  à  2. 
Donc  si  A  dans  un  premier  instant  tiroit  à  soi  le  corps  Z 
jusqu'au  point  E,  dans  le  même  instant,  B  ne  l'auroit  tiré 
que  jusques  en  F  ;  je  suppose  que  CF  n'est  qu'un  tiers  de 
CE.  Nous  avons  vu  que  Z  ne  peut  pas  aller  par  AC  ni  par 
BC  ;  ainsi  il  faut  que  dans  le  premier  instant,  il  vienne 
à  I)  où  il  répond  à  E  et  à  F,  c'est  à  dire  qu'il  a  parcouru 
la  valeur  de  CE  et  de  FC. 


démontrer  les  principaux  théorèmes  de  cette  Science.  Par  le  P.  Lamy,  Prêtre 
de  roratoire.  A  Paris,  chez  André  Pralard,  rué  S.  Jacciues,  k  l'Occasion. 
MDCLXXXVll. 


78  RBYUB   DBS   QUESTIONS   SOIBNnPIQUBS. 

j»  Tout  le  monde  convient  de  cela...  >» 

«*  6"*  Cette  ligne  X  a  ce  rapport  avec  les  lignes  de  direc- 
tion des  deux  forces  A  et  6  que,  de  quel  qu'un  de  ses 
points  qu'on  mène  deux  perpendiculaires  sur  ces  deux 
lignes,  elles  sont  entre  elles  réciproquement  comme  ces 
forces,  ou  comme  DE  à  DF.  »» 

Après  avoir  réduit  à  la  composition  des  forces  la  théo- 
rie du  plan  incliné  et  du  treuil,  la  loi  d'équilibre  d'une 
verge  soutenue  par  deux  cordes,  etc.,  le  P.  Lamy  ajoute  : 
«  Je  ne  crois  donc  pas  qu'on  puisse  souhaiter  un  principe 
plus  simple  et  plus  fécond  pour  résoudre  tous  les  pro- 
blèmes qu'on  peut  faire  sur  les  Méchaniques,  et  déter- 
miner exactement  la  force  de  toutes  les  machines,  de 
quelque  manière  qu'on  leur  applique  les  forces  dont  on 
se  sert  pour  les  remuer.  »» 

L'analogie  était  très  grande  entre  les  idées  que  Vari- 
gnon  exposait  dans  son  P7'ojet  dCune  Nouvelle  Méchanique 
et  celle  que  le  P.  Lamy  esquissait  en  même  temps  dans 
la  lettre  à  M.  de  Dieulamant.  Aussi,  dans  V Histoire  des 
Ouvrages  des  Sçavans  de  1688,  Basnage  accusa-t-il  le 
P.  Lamy  de  plagiat  à  l'égard  de  Varignon  :  <*  Il  y  a 
apparence,  disait-il,  que  le  P.  Lamy  doit  à  M.  Varignon 
la  découverte  de  ces  nouveaux  principes  de  Méchanique.  » 
Le  P.  Lamy  se  défendit  (1)  très  vivement  contre  cette 
accusation  et  affirma  l'indépendance  non  douteuse  de  sa 
découverte  par  rapport  aux  recherches  de  Varignon. 

Le  P.  Lamy  eût  été  en  droit  de  signaler  une  diflFérence 
entre  la  démonstration  qu'il  donnait  de  la  loi  du  parallé- 
logramme des  forces  et  celle  qu*en  donnait  Varignon,  et 
de  tirer  vanité  de  cette  différence  ;  elle  était  cependant 
bien  minime  en  apparence  ;  elle  consistait  toute  dans  l'in- 

(l)La  Nouvelle  édition  des  Traitez  de  Méchanique  du  P.  Lamy  se 
termine  par  un  Extrait  du  Journal  des  Sçavans  du  Lundy  13  septembre 
1688.  Mémoire  servant  de  Réponse  à  ce  que  l'Auteur  de  l'Histoire  des 
ouvrages  des  Sçavans  dit  au  mois  d'avril  1088«  art.  3,  touchant  une  lettre  où 
le  P.  Lamy  proposa  l'année  dernière  une  nouvelle  manière  de  démontrer 
les  principaux  Théorèmes  des  Ëlémens  de  Méchanique. 


LES   ORiaiNES   DB   LA   STATIQUB.  79 

troduction  de  ces  quelques  mots  :  ^  Dans  le  premier 
instant  »»  ;  mais  elle  était  bien  profonde  en  réalité,  puisque 
d'un  raisonnement  qui  rapportait  la  loi  de  la  composition 
des  forces  à  la  Dynamique  péripatéticienne,  elle  faisait 
un  raisonnement  capable  de  rattacher  la  même  loi  à  la 
Dynamique  moderne.  Il  est  bien  vrai,  en  effet,  selon  cette 
Dynamique,  que  si  diverses  forces,  constantes  ou  variables, 
agissent  successivement  sur  un  même  mobile  partant 
du  repos,  les  vitesses  qu'elles  lui  communiquent  au  bout 
d'un  temps  infiniment  petit,  le  même  pour  toutes,  sont 
proportionnelles  aux  intensités  de  ces  forces. 

En  même  temps  donc  qu'il  proposait  de  réduire  toute 
la  Statique  à  un  principe  unique,  représenté  par  la  règle 
de  la  composition  des  forces,  le  P.  Lamy  parvenait  à  tirer 
cette  règle  des  lois  d'une  Dynamique  exacte.  Or,  au 
moment  même  où  il  adressait  sa  lettre  à  M.  de  Dieula- 
mant.  Newton  faisait  paraître  son  immortel  ouvrage  (i) 
sur  les  Principes  mathématiques  de  la  Philosophie  natu- 
relle. Le  grand  géomètre  se  proposait,  lui  aussi,  de  tirer 
des  principes  sur  lesquels  repose  lar  science  du  mouvement 
une  justification  de  la  loi  de  la  composition  des  forces  ; 
il  y  parvenait  en  suivant  exactement  la  même  voie  que  le 
P.  Lamy  ;  peut-être  marquait-il  cette  voie  d'une  manière 
un  peu  moins  claire  que  ne  l'avait  fait  le  savant  oratorien. 

A  chaque  force,  Newton  fait  correspondre  (2)  ce  que 
l'on  pourrait  nommer  une  force  instantanée,  ce  qu'il 
désigne  par  les  mots  :  ms  impr^essa.  Au  sujet  de  cette 
vis  impressa,  il  donne  cette  indication  :  «  Consistit  haec 
vis  in  actione  sola,  neque  post  actionem  permanet  in  cor- 
pore,  y^  Il  semble  que  sous  cette  formule,  trop  concise 
pour  être  claire,  il  faille  deviner  la  pensée  suivante  :  La 
vis  impressa  est  l'effet  produit  par  une  force  qui  agit  sur 

(l)  Philosophiœ  naturalis  principia  mathemaiica,  auctore  Isaaco 
Newtono.  Londini,  MDCLXXXVIl. 
(i)  Newton,  loc.  cit.,  Detlnitiones.  Detinitio  IV. 


8o  RBYUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

un  mobile  pendant  un  temps  infiniment  petit,  choisi  une 
fois  pour  toutes. 

La  vis  impressa  détermine  alors  le  mobile  à  se  mouvoir 
en  ligne  droite,  d'un  mouvement  uniforme  dont,  pour  un 
mobile  donné,  la  vitesse  est  proportionnelle  à  l'intensité 
de  la  force  qui  a  été  appliquée  pendant  un  instant.  De  là. 
Newton  tire  sans  peine  la  démonstration  (i)  de  la  loi  du 
parallélogramme  des  forces. 

Lorsque  nous  comparons  aujourd'hui  la  déduction  par 
laquelle  Newton  et  le  P.  Lamy  ont  obtenu  la  loi  de  com- 
position des  forces  concourantes  à  la  voie  par  laquelle 
Varignon  est  parvenu  au  même  résultat,  nous  faisons 
entre  ces  deux  méthodes  une  extrême  diflférence.  Varignon 
obtient  la  loi  du  parallélogramme  des  forces  au  moyen  de 
la  loi  de  composition  des  vitesses  et  de  cet  axiome  :  Une 
force  est  dirigée  comme  la  vitesse  du  mouvement  qu'elle 
produit  ;  elle  est  proportionnelle  à  cette  vitesse.  Newton 
et  le  P.  Lamy,  au  contraire,  font  usage  de  la  règle  de 
composition  des  accélérations  et  de  ce  postulat  :  L'accélé- 
ration d'un  mobile  est  dirigée  comme  la  force  qui  le 
sollicite  et  est  proportionnelle  à  cette  force.  De  ces  deux 
principes,  nous  réputons  le  premier  erreur  grave  et  le 
second  vérité  essentielle. 

11  ne  parait  pas  que  les  géomètres  du  xvii®  siècle  ou  du 
xviii*  siècle  aient  attaché  la  moindre  importance  à  cette 
distinction.  Les  propositions  auxquelles  la  Dynamique 
péripatéticienne  avait,  depuis  deux  mille  ans,  accoutumé 
les  physiciens  étaient  encore  familières  à  tous  les  esprits  ; 
on  continuait  tout  naturellement  à  les  invoquer  toutes  les 
fois  que  leurs  conséquences  ne  heurtaient  pas  trop  violem- 
ment les  vérités  découvertes  par  la  nouvelle  Dynamique. 

De  ce  que  nous  venons  d'avancer,  les  écrits  de  Varignon 
ne  nous  offrent-ils  pas  un  exemple  saisissant  ? 

Lorsqu'en    1687,    Varignon   donne   son   Projet   cCune 

(i)  Newton,  loc.  cit.,  Axiomata,  sive  leges  motus.  Gorollarium  I. 


LES    ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  8l 

nouvelle  Méchaniqice,  il  prend  pour  point  de  départ  de  ses 
déductions  des  axiomes  que  Ton  dirait  empruntés  à  la 
Physica  auscuUatio  ou  au  De  Cœlo.  Mais,  à  ce  moment, 
Lamy  et  Newton  montrent  que  les  mêmes  conséquences 
se  peuvent  tirer  d'une  Dynamique  exacte.  Varignon  a 
sûrement  connu  la  Lettre  du  P.  Lamy  et  il  serait  de  toute 
invraisemblance  qu'il  eût  ignoré  les  Principes  de  Newton. 
En  ces  deux  écrits,  il  trouvait  le  moyen  de  corriger  ses 
raisonnements  et  de  les  rendre  saufs  de  tout  emprunt  à 
une  Physique  surannée.  S'est-il  soucié  de  le  faire? 
Aucunement.  Pendant  trente  cinq  ans,  il  consacre  ses 
eflforts  à  développer  les  indications  contenues  dans  le 
Projet,  et  la  Nouvelle  Mécanique  qu'il  produit  par  ce 
labeur  persévérant  se  trouve  plus  profondément  imprégnée 
de  Dynamique  péripatéticienne  que  son  premier  essai. 

La  Néo-Statique  du  P.  Saccheri  prête  à  des  remarques 
analogues. 

Le  P.  Saccheri  est  originaire  de  San  Remo,  où  il 
naquit  à  une  date  inconnue.  Il  mourut  à  Milan,  le  5  octo- 
bre 1733.  L'année  même  de  sa  mort,  il  avait  publié  un 
livre  de  géométrie  intitulé  :  Euclides  ab  omni  nœvo  vindi- 
catus  (i). 

Cet  ouvrage  suffit  à  prouver  que  le  P.  Saccheri  était  un 
logicien  original  et  puissant.  Il  lui  a  valu  l'honneur  d'ôti'e 
salué  par  Beltrami  (2)  comme  un  précurseur  de  Legendre 
et  de  Lobatchewsky  ;  et  M.  P.  Mansion  (3)  a  pu  dire  de 
cet  ouvrage  :  ^  Malgré  ses  défauts,  ÏEuclides  ab  omni 
nœvo  vindicatiis  est  l'ouvrage  le  plus  remarquable  que 

(1)  Euclides  ab  omni  nœvo  vindicatus  sive  conatus  geometricus 
quo  stabiliuntur  prima  universae  geomelriae  principia,  auclore  Hieronyrao 
Saccherio,  Socielalis  Jesu,  in  Ticinensi  Universilate  Malheseos  professore. 
Opusculum  ex™»  Senalui  Mediolanensi  ab  auclore  dicatum.  Mediolani, 
MDCCXXXMl.  Ex  typojrraphia  Pauli  Antonii  Montant. 

(J)  E.  Beltrami,  Un  precursore  itaUano  di Legendre  e  di  Lobaichewshi 
(Rendiconti  della  R.  AccADEUiA  DEi  LiNCEi,  t.  V,  p.  441  ;  17  mars  1889). 

(.*5)  P.  Mansion,  Analyse  des  recherches  du  P.  Saccheri,  S.  J  ,  sur  le. 
Postulatum  d*Eucltde  (Annales  de  la  Société  scientifique  de  Bruxelles, 
XI Y*  année,  1880-90,  seconde  partie,  p.  46). 

iil*  SfiRlI.  T.  X.  0 


r 


82  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Ton  ait  écrit  sur  les  Éléments  avant  Lobatchewsky  et 
Bolyai.  » 

Un  tel  géomètre  semble  particulièrement  apte  à  éviter 
les  paralogismes  lorsqu'il  traite  des  principes  de  la  Méca- 
nique; en  sorte  que  Ton  pourrait  croire  sa  Néo-Statique  (i), 
publiée  en  lyoS,  exempte  de  toute  contradiction. 

Un  écrit  de  son  confrère,  le  P.  Ce  va  (2),  avait  signalé  à 
l'attention  du  P.  Saccheri  certaines  propriétés  remar- 
quables d'une  pesanteur  qui  attirerait  les  éléments  de 
volume  des  divers  corps  vers  un  centre  fixe,  et  dont 
l'intensité  serait  proportionnelle  à  la  distance  de  l'élément 
attiré  au  centre  commun  des  graves. 

Cette  loi  de  gravité  est  précisément  celle  que  Jean  de 
Beaugrand,  le  Géostaticien,  avait  proposée  et  que  Fermât 
acceptait  avec  quelques  nuances. 

Au  sujet  d'une  pesanteur  soumise  à  cette  loi,  Saccheri 
se  propose  de  démontrer  deux  propositions  qui  sont, 
d'ailleurs,  pfi^rfaitement  exactes. 

La  première  de  ces  propositions,  qui  semble  condenser 
ce  que  les  vues  erroné.es  de  Fermât  contenaient  de  vérité 
diffuse,  peut  se  formuler  ainsi  :  Si  la  gravité  suit  une  telle 
loi,  la  pesanteur  résultante  d  un  corps  passe  toujours  par 
un  point  (centre  de  gravité)  qui  occupe,  dans  ce  corps,  une 
position  absolument  fixe  et  indépendante  de  la  situation 
du  corps. 

La  seconde  de  ces  propositions  affirme  qu'un  point, 
abandonné  sans  vitesse  initiale  et  tombant  en  chute  libre, 
mettra  toujours  le  même  temps  pour  parvenir  au  centre 
commun  des  graves,  quelle  que  soit,  au  début  du  mouve- 
ment, sa  distance  à  ce  centre. 

Des  deux  propositions  que  Saccheri  se  propose  d'établir, 

(l)  Neo-Statica  auctore  Hieronymo  Saccherio,  e  Societate  Jesu,  in  Tiei- 
nensi  Universitate  malheseos  professore,  excellentissimo  Senatui  Mediola- 
nonsi;  MOCCVlll.  Ex  typographia  Josephi  PanduJphi  Malatesise. 

Je  dois  au  R.  P.  Thirion  la  connaissance  et  la  communication  de  ce  rare 
ouvrage  ;  qu*il  me  permette  de  lui  en  exprimer  ici  ma  vive  reconnaissance. 

(i)  Cf.  Saccheri,  Neo-Statica,  iib.  IV,  Introductio,  p.  f  15. 


LES    ORIGINES    DB    LA    STATIQUE.  83 

Tune  ressortit  à  la  Statique  et  l'autre  à  la  Dynamique  ;  il 
nous  sera  donc  donné  de  connaître  les  principes  que  le 
savant  Jésuite  emploie  en  ces  deux  branches  de  Mécanique. 

Au  point  de  départ  de  ses  déductions,  Saccheri  place 
la  notion  de  mo)nentum  (i)  ;  cette  notion,  voisine  de  celle 
que  Galilée  nommait  mémento,  identique  à  la  quantité  de 
mouvement  de  Descartes ,  s'obtient  en  multipliant  la 
masse  (2)  du  mobile  par  la  vitesse  dont  il  est  animé  ;  à 
cette  vitesse  même,  Saccheri  donne,  en  général,  le  nom 
d'impetus  (3). 

La  composition  et  la  décomposition  des  momenta  ou 
des  impetus  n'est  pas  autre  chose  ({ue  la  composition  et  la 
décomposition  des  vitesses  ;  de  ce  problème,  il  n'est  point 
malaisé  à  Saccheri  d'exposer  la  solution,  connue  depuis 
Aristote.  Mais  bientôt  (4),  nous  voyons  que  les  proposi- 
tions ainsi  obtenues  subissent  une  insensible  transposition; 
un  imperceptible  glissement  transporte  à  la  vis  motrix  ce 
que  l'on  avait  prouvé  de  Vimpetits,  et  les  lois  cinématiques 
de  la  composition  des  vitesses  se  transforment  en  lois 
statiques  de  la  composition  des  forces,  sans  que  l'auteur 
ait  paru  s'apercevoir  de  ce  changement,  que  le  lecteur 
discerne  à  grand'peine. 

C'est  par  une  telle  transposition  des  forces  aux  impetus 
que  se  trouve  évaluée  (5)  la  pesanteur  apparente  d'un 
grave  sur  un  plan  incliné.  Sans  doute,  il  est  question,  en 
cette  évaluation,  de  vitesse  à  partir  du  repos  (impetus  ex 
quiète)  et  l'on  pourrait  y  voir  l'indication  que  les  forces 
doivent  être  mesurées  par  la  vitesse  qu'elles  impriment, 
au  bout  d'un  temps  infiniment  court,  au  mobile  partant 
du  repos  ;  les  raisonnements  de  Saccheri  seraient  alors 
semblables  à  ceux  de  Lamy  et  de  Newton  ;  ils  seraient 


(1)  Saccheri,  Neo-Statica^  lib.  I,  Definitiones,  p.  i, 
(i)  Id.,  ibid.,  Ub.  I,  Definitio  7,  p.  2. 
(5)  Id  ,  ibid.,  Ub.  1,  Deflnitio  9,  p.  3. 

(4)  Id.,  ibid.,  lib.  l,  Propp.  IX,  X,  XI. 

(5)  Id.,  ibid.,  lib.  1,  Propp.  XXVH  «t  XX VIII. 


f 


84  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

exacts.  Mais  aucun  commeritaire  du  mot  eœ  quiète  n'indique 
qu'il  lui  faille,  en  ce  lieu,  attribuer  une  telle  importance  ; 
dénué  de  tout  rôle  dans  les  considérations  de  Statique  que 
développe  Saccheri,  il  semble  n'être  qu  un  subterfuge  pour 
rendre  moins  criarde  la  contradiction  qui  éclate  entre 
cette  Statique  et  la  Dynamique  du  même  auteur. 

Est-il  possible,  d'ailleurs,  de  douter  un  seul  instant  que 
Saccheri  regarde  la  vis  motrix  comme  proportionnelle 
à  VimpetiLs,  comme  identique  au  momenium,  lorsqu'on  lit 
celte  définition  (1)  du  centre  de  gravité  : 

t*  Par  centre  de  gravité ,  noxxs  entendons,  en  tout  grave, 
ce  point  par  lequel  passe  la  direction  naturelle  de  Yimpetus 
composé  qui  tend  au  centre  commun  des  graves;  on  doit 
comprendre  que  cette  direction  résulte  de  l'ensemble  des 
impetus  naturels  par  lesquels  les  diverses  parties  du  grave 
tendent  au  même  centre.  »» 

11  est  bien  clair  que  la  Statique  de  Saccheri  repose  tout 
entière  sur  la  supposition  que  la  force  est  proportionnelle 
à  Yimpetus,  c'est-à-dire  a  la  vitesse.  Comme  la  Statique 
de  Varignon,  elle  emprunte  tous  ses  principes  à  la  Dyna- 
mique d'Aristote. 

Or,  lorsqu'il  aborde  des  problèmes  de  mouvement,  c'est 
la  Dynamique  de  Newton  qu'invoque  Saccheri. 

Prenant  un  point  pesant  qui  décrit  une  certaine  trajec- 
toire (2),  il  considère  Y  impetus  vivus  de  ce  point,  c'est- 
à-dire  (3)  la  vitesse  dirigée  suivant  la  tangente  à  la  trajec- 
toire; il  considère  aussi,  suivant  une  direction  quelconque 
D,  Vvnpetus  subnascens  ;  cette  grandeur  est  identique, 
d'après  ce  qu'il  a  sans  cesse  admis  dans  ses  deux  premiers 
livres,  au  quotient,  par  la  masse  du  point,  de  la  compo- 
sante du  poids  suivant  la  direction  D.  Si  Saccheri  était 
conséquent  avec  les  principes  dont  il  a  tiré  sa  Statique, 
il  égalerait  Y  impetus  subnascetis  selon  la  direction  D  à  la 

(1)  baccheri,  Neo-iitatica,  lib.  11,  Definiiio  5,  p.  55. 

(i)  Id.,  ibid,,  lib.  Hl,  Prop.  J. 

^3}  id.,  ibid.,  lib.  IJJ,  AdmoniUo,  p.  84. 


LBS   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  85 

composante  de  Yvnpetus  vivus  selon  la  môme  direction. 
Ce  n'est  pas  ce  qu'il  fait  ;  à  Yimpetus  svbnascens.  il  égale 
Y  accroissement  (incrementum)  de  la  composante  suivant  D 
de  Yimpetus  vivus.  Pour  parler  notre  moderne  langage, 
il  égale  le  quotient  par  la  masse  du  mobile  de  la  compo- 
sante du  poids  suivant  une  certaine  direction  à  la  compo- 
sante de  Yaccélération  suivant  la  même  direction  ;  Tégalité 
qu'il  pose  ainsi  est  le  principe  même  de  la  Dynamique  de 
Newton. 

Nous  voyons  ainsi  Saccheri,  qui  est  un  géomètre  très 
habile  et  un  logicien  très  subtil,  se  servir,  pour  traiter 
des  problèmes  de  Dynamique  newtonienne,  de  proposi- 
tions de  Statique  qu'il  a  établies  en  suivant  la  méthode 
d'Aristote.  Tout  aussi  bien,  nous  verrions  le  grand  Euler, 
alors  qu'il  expose  en  un  admirable  traité  (i)  la  Mécanique 
issue  de  l'œuvre  de  Newton,  adopter  en  bloc  les  lois  de 
Statique  que  Varignon  a  fondées  sur  les  principes  péri- 
patéticiens. 

Ces  exemples  suffisent  à  montrer  combien  la  substitution 
de  la  Dynamique  moderne  à  la  Dynamique  d'Aristote  a 
été  lente  et  malaisée.  C'est  que  la  Dynamique  d'Aristote 
offrait  une  traduction  bien  plus  immédiate  des  expériences 
les  plus  obvies  ;  infiniment  plus  abstraite,  la  Dynamique 
moderne  est  le  fruit  d'un  prodigieux  effort  de  réflexion  et 
d'analyse  ;  il  a  fallu  des  siècles  pour  déshabituer  l'esprit 
humain  de  la  première  et  pour  l'accoutumer  à  la  seconde. 


7.  Im  lettre  de  Jean  Bemoulli  à  Varignon  (1717) 
Vénoncé   définitif  du  pyHncipe  des  déplacements  virtuels 

En  l'an  1687,  il  semble  que  la  Mécanique  ait  pour  tou- 
jours renoncé  à  la  méthode  des  déplacements  virtuels  de 


(1)  Mechaniea  sive  Motus  Scientia'  analytice '^expositat  auctore 
Lconhardo  Eulero,  Acadeiiiias  Imper.  Scientiaruin  meinbro  el  malheseos 
sublimioris  professor.'.  Insiar  supplemenU  ad  Commentar.  Acad.  Scient. 
Imper.  Petropoli,  ex  typographia  Aeademiae  Scientianim.  An.  1786. 


86  REVUB   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Jordanus,  de  Descartes  et  de  Wallis,  aussi  bien  qu'à  la 
méthode  des  vitesses  virtuelles  d'Aristote,  de  Charistion 
et  de  Galilée.  Tous  ceux  qui  ont  écrit  sur  la  Statique 
après  Wallis,  à  l'exception  de  Casati  et  de  De  Challes, 
ou  bien  ont  passé  ces  méthodes  sous  silence,  ou  bien  ont 
déclaré  que  l'esprit  n'y  trouvait  pas  une  suffisante  assu- 
rance pour  y  prendre  le  fondement  de  la  Statique  ;  tout  au 
plus  ont-ils  consenti  à  en  faire  un  corollaire  de  propositions 
construites  sur  d'autres  hypothèses. 

Après  s'être  efforcés  d'asseoir  toute  la  Statique  sur  le 
principe  du  levier,  ils  ont  reconnu  dans  la  loi  de  compo- 
sition des  forces  concourantes  un  axiome  d'où  se  peuvent 
aisément  déduire  les  règles  d'équilibre  de  toutes  les  ma- 
chines ;  en  rattachant  directement  cette  loi  aux  premiers 
principes  de  la  théorie  du  mouvement,  ils  lui  ont  conféré 
une  clarté  et  une  certitude  qui  conviennent  parfaitement 
à  l'hypothèse  sur  laquelle  doit  reposer  toute  une  doctrine. 

La  Statique  semblait  donc  définitivement  engagée  dans 
la  voie  que  Varignon  traçait  en  son  Projet  dune  Nouvelle 
Méchanique,  que  le  P.  Lamy  marquait  dans  sa  lettre  à 
M.  de  Dieulamant.  Elle  n'avait  plus  qu'à  progresser  dans 
la  direction  que  ces  auteurs  lui  avaient  assignée.  A  c^ 
progrès,  d'ailleurs,  Varignon  consacrait  le  reste  de  sa 
vie  ;  il  s'efforçait  de  conduire  la  Statique  au  but  qu'il  lui 
avait  montré  ;  de  ses  efforts  résultait  cette  Nouvelle  Méca- 
nique ou  Statique  qui,  publiée  peu  de  temps  après  la  mort 
de  son  auteur,  devait  rester  si  longtemps  classique. 

Quant  à  la  méthode  des  déplacements  virtuels,  dont 
nous  avons  suivi  le  développement  continu  de  Jordanus 
à  Descartes  et  à  Wallis,  il  semblait  qu'elle  fût  définitive- 
ment condamnée  et  qu'elle  n'eût  plus  qu'à  rentrer  dans 
l'oubli. 

Lorsqu'on  suit  le  développement  lent  et  compliqué  par 
lequel  une  science  se  perfectionne,  on  voit  parfois  une 
idée  qui,  pendant  un  certain  temps,  a  brillé  d'un  vif 
éclat,  s'obscurcir  peu  à  peu  et  cesser  d'être  perçue  ;  il 


LBS   ORIQINBS    DB    LA    STATIQUB.  87 

semble  qu'elle  soit  à  tout  jamais  éteinte.  Mais  bien  sou- 
vent, cette  disparition,  que  Ton  prendrait  pour  une  défi- 
nitive extinction,  n'est  qu'une  éclipse  de  peu  de  durée  ;  le 
moment  où  l'idée  est  devenue  invisible  à  tous  les  yeux 
précède  à  peine  celui  où  elle  va  reparaître,  plus  brillante 
qu'elle  n'a  jamais  été,  comme  si  elle  s'était  cachée  un 
instant  pour  se  reposer,  pour  reprendre  de  nouvelles  forces 
et  un  nouvel  éclat. 

Déjà,  nous  avons  vu  la  méthode  des  déplacements 
virtuels,  qui  s'était  montrée  si  féconde  dans  les  écrits  de 
Jordanus,  du  Précurseur  de  Léonard  de  Vinci,  de  Léo- 
nard lui- môme  et  de  Cardan,  négligée  ou  repoussée  par 
Guido  Ubaldo,  par  Benedetti  et  par  Stevin.  Mais  le 
moment  même  où  elle  semblait  complètement  abandonnée 
est  précisément  celui  où  elle  fut  reprise  par  Roberval 
et  surtout  par  Descartes,  où  son  principe  se  dégagea, 
clair  et  autonome,  de  toute  alliance  avec  le  postulat  des 
vitesses  virtuelles  et  avec  la  Dynamique  d'Aristote. 

Nous  allons  assister  à  une  résurrection  toute  semblable 
de  la  méthode  des  déplacements  virtuels  ;  c'est  dans  le 
livre  même  qui  semble  consacrer  l'irrémédiable  défaite  de 
cette  méthode  et  le  triomphe  définitif  de  la  Statique 
fondée  sur  la  composition  des  forces,  c'est  dans  la  Nou- 
velle Mécanique  de  Varignon  que  nous  allons  voir  le 
principe  d'où  découle  cette  méthode  revêtir  sa  forme 
achevée. 

Dans  sa  Nouvelle  Mécanique,  en  effet,  Varignon  insère  (  i  ) 
une  lettre  que  Jean  Bernoulli  lui  avait  adressée  de  Bâle 
le  26  janvier  1717.  Cette  lettre  contient  le  passage 
suivant  : 

««  Concevez  plusieurs  forces  différentes  qui  agissent 
suivant  différentes  tendances  ou  directions  pour  tenir  en 
équilibre  un  point,  une  ligne,  une  surface,  ou  un  corps  ; 


(1)  Pierre  Varignon,  Nouvelle  Mécanique  ou  Statique;  section  IX, 
Corollaire  général  de  la  Théorie  précédente.  Tome  U,  p.  i74. 


r 


88 


REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


concevez  aussi  que  l'on  imprime  à  tout  le  système  de  ces 
forces  un  petit  mouvement,  soit  parallèle  à  soi-même 
suivant  une  direction  quelconque,  soit  autour  d'un  point 
fixe  quelconque  :  il  vous  sera  aisé  de  comprendre  que  par 
ce  mouvement  chacune  de  ces  forces  avancera  ou  reculera 
dans  sa  direction,  à  moins  que  quelqu'une  ou  plusieurs 
des  forces  n'ayent  leurs  tendances  perpendiculaires  à  la 
direction  du  petit  mouvement  ;  auquel  cas  cette  force,  ou 
ces  forces,  n  avanceroient  ni  ne  reculeroient  de  rien  ;  car 


Xig.lio 


ces  avancemens  ou  reculemens,  qui  sont  ce  que  j'appelle 
vitesses  mrtuélles  (i),  ne  sont  autre  chose  que  ce  dont 
chaque  ligne  de  tendance  augmente  ou  diminue  par  le 
petit  mouvement  ;  et  ces  augmentations  ou  diminutions 
se  trouvent,  si  Ton  tire  une  perpendiculaire  à  l'extrémité 
de  la  ligne  de  tendance  de  quelque  force,  laquelle  perpen- 
diculaire retranchera  de  la  même  ligne  de  tendance,  mise 
dans  la  situation  voisine  par  le  petit  mouvement,  une 
petite  partie  qui  sera  la  mesure  de  la  vitesse  virtuelle  de 
cette  force. 

V  Soit,  par  exemple,  P  (fig.  i  lo)  un  point  quelconque 

(1)  On  voit  que  Jean  Bernoulli  a  donné  le  nom  de  vitesses  virtuelles 
à  des  lonj^ueurs,  et  non  point  à  des  vitesses  ;  le  nom  de  déplacements  vir- 
tuels eût  seul  été  correcl  ;  cette  fâcheuses  dénomination  a  persisté  en  Méca- 
nupie,  où  beaucoup  d'auteurs  nomment  encore  Principe  des  vitesses 
virtuellt's  un  principe  où  les  vitesses  n'onl  que  faire  et  qui  devrait  se 
nommer  Principe  des  déplacements  virtuels. 


LES    ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  89 

dans  le  système  des  forces  qui  se  soutiennent  en  équilibre  ; 
F,  une  de  ces  forces,  qui  pousse  ou  qui  tire  le  point  P 
suivant  la  direction  FP  ou  PF  ;  Pp,  une  petite  ligne 
droite  que  décrit  le  point  P  par  un  petit  mouvement,  par 
lequel  la  tendance  FP  prend  la  direction  /p,  qui  sera  ou 
exactement  parallèle  à  FP,  si  le  petit  mouvement  du 
système  se  fait  en  tous  les  points  du  système  parallèlement 
à  une  droite  donnée  de  position  (i)  ;  ou  elle  fera,  étant 
prolongée,  avec  FP,  un  angle  infiniment  petit,  si  le  petit 
mouvement  du  système  se  fait  autour  d'un  point  fixe. 
Tirez  donc  PC  perpendiculaire  sur  /p,  et  vous  aurez  Cp 
pour  la  vitesse  virttielle  de  la  force  F,  en  sorte  que  F  X  Cp 
fait  ce  que  j'appelle  Énergie.  Remarquez  que  Cp  est  ou 
afiîrmatif  ou  négatif  ^sx  rapport  aux  autres  :  il  est  affir- 
matif  si  le  point  P  est  poussé  par  la  force  F,  et  que  l'angle 
FPp  soit  obtus  ;  il  est  négatif,  si  l'angle  FPp  est  aigu  ; 
mais  au  contraire,  si  le  point  P  est  tiré,  Cp  sera  négatif 
lorsque  l'angle  FPjd  est  obtus  ;  et  a^rma^t/ lorsqu'il  est 
aigu. 

»»  Tout  cela  étant  bien  entendu,  je  forme  cette  Propo- 
sition générale  :  En  tout  équilibre  de  forces  quelconques, 
en  quelque  manière  quelles  soient  appliquées,  et  suivant 
quelques  directions  qu'elles  agissent  les  unes  sur  les  autres, 
ou  médiatement ,  ou  immédiatement,  la  somme  des  Énergies 
affirmatives  sera  égale  à  la  somme  des  Énei^gies  yiégatives 
prises  affirmativement,  ?» 

C'est  en  ces  termes  que  BernouUi  formule  le  principe, 
désormais  complet,  d'où  l'on  peut  tirer  toutes  les  lois  de 
l'équilibre. 

Comment  Jean  BernouUi  est-il  parvenu  à  la  connais- 
sance de  cet  axiome  général  ?  Ce  que  Varignon  nous  a 
communiqué  de  sa  lettre  ne  nous  donne  aucim  renseigne- 
ment à  cet  égard  ;  mais  il  ne  semble  pas  fort  malaisé  de 

(1)  Le  lecteur  remarquera  que  Jean  BernouUi  introduit  dans  son  énoncé 
quelques  aflinnaiions  inexactes  et  quelques  restrictions  inutiles  ;  nous  ne 
nous  arrêterons  pas  à  relever  ces  vétilles. 


r 


go  REVUB    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

deviner  ce  que  nous  ne  connaissons  point  par  document 
positif. 

La  distance,  en  effet,  est  bien  courte  et  bien  aisée  à 
franchir  entre  la  forme  que  Wallis  avait  donnée  au  prin- 
cipe des  déplacements  virtuels  et  la  forme  que  cet  axiome 
vient  de  prendre  ;  pour  passer  de  Tune  à  l'autre,  il  suffit 
de  déclarer  ouvertement  ce  que  Wallis  soupçonnait  déjà, 
de  considérer  nettement  des  déplacements  infinitésimaux, 
des  travaux  infiniment  petits  ;  cette  transformation  ne 
pouvait  oiFrir  aucune  difficulté  à  un  géomètre  rompu  aux 
considérations  de  l'analyse  infinitésimale.  Il  paraît  donc 
très  vraisemblable  que  Jean  Bernoulli  soit  parvenu  à  son 
énoncé  du  principe  des  déplacements  virtuels  en  coordon- 
nant et  en  perfectionnant  les  affirmations  éparses  dans 
l'œuvre  de  Wallis.  Par  Wallis  et  par  Descartes,  son 
œuvre  se  reliait  avec  continuité  aux  ébauches  de  Jordanus 
et  des  mécaniciens  de  son  École. 

Ce  n'est  pas  que  la  méthode  des  déplacements  virtuels 
dont  Bernoulli  vient  de  donner  l'énoncé  général  et  précis, 
ravisse  d'emblée  tous  les  suffrages  et  que  tous  les  méca- 
niciens y  reconnaissent  le  principe  d'où  doit  découler  la 
Statique  entière.  Varignon,  qui  nous  fait  connaître  la 
découverte  du  grand  géomètre  de  Bâle,  refuse  d'y  voir 
un  principe  ;  il  n'y  reconnaît  qu'un  <<  corollaire  général 
de  la  théorie  »»  qu'il  a  fondée  sur  la  loi  du  parallélogramme 
des  forces.  *«  Cette  proposition  me  parut  si  générale  et  si 
belle,  dit  Varignon  (i),  que,  voyant  que  je  la  pouvais 
aisément  déduire  de  la  théorie  précédente,  je  lui  deman- 
dai la  permission  qu'il  m'accorda,  de  l'ajouter  ici  avec  la 
démonstration  que  cette  théorie  m'en  fournissoit,  et  qu'il 
ne  m'envoyoit  pas.  La  voici  séparée  pour  toutes  les  ma- 
chines précédentes.  «  Et,  sans  se  lasser,  Varignon  con- 
sacre cinquante  pages  à  prouver  que  toutes  les  machines 
dont  il  a  tiré  les  conditions  d'équilibre  de  la  loi  de  la  com- 

(1)  Varignon,  Nouvelle  Mécanique  ou  Statique^  lome  II,  p.  i7i. 


LBS   ORIGINES    DB    LA    STATIQUB.  Çl 

position  des  forces  vérifient  Fégalité  posée  par  Bernoulli. 
Ainsi  en  avaient  agi  Guido  Ubaldo  avec  Taxiome  d'Aristote 
et  le  P.  Pardies  avec  l'axiome  de  Descartes.  Ils  avaient 
refusé  à  ces  postulats  larges  et  féconds  le  titre  de  prin- 
cipes pour  les  reléguer  au  rang  de  corollaires. 

Nous  arrêtons  ici  cette  Histoire.  Avec  la  Nouvelle 
Mécanique  de  Varignon,  avec  la  lettre  de  Jean  Bernoulli, 
se  trouve  close  cette  période  du  développement  de  la 
Statique  qui  mérite  d'être  appelée  les  (hngines  ;  la  Période 
classique  est  ouverte.  Nous  avions  entrepris  de  rechercher 
les  sources  d'un  fleuve  ;  nous  en  avons  décrit  le  bassin 
supérieur,  aux  gorges  sinueuses  et  tourmentées  ;  le  fleuve 
entre  maintenant  dans  une  plaine  aux  molles  ondulations 
où,  dans  un  large  lit,  ses  flots  vont  poursuivre  leur  cours 
paisible. 

Au  moment  où  nous  cessons  de  le  suivre,  ce  fleuve  est 
divisé  en  deux  bras,  son  courant  se  partage  en  deux  direc- 
tions différentes,  et  ces  deux  directions  semblent  orientées 
par  les  deux  impulsions  que  la  Statique  a  reçues  dès  l'ori- 
gine ;  en  l'une,  nous  reconnaissons  la  tendance  d'Archi- 
mède  ;  en  l'autre,  la  tendance  d'Aristote. 

D'Archimède  à  Varignon,  les  géomètres  ont  poursuivi 
un  même  idéal  ;  ils  le  poursuivront  encore  de  Varignon 
à  Poinsot,  de  Poinsot  jusqu'à  nos  comtemporains.  Us 
rêvent  de  construire  la  Statique  sur  le  modèle  des  Élé- 
ments  de  Géométrie  d'Euclide.  Ils  veulent  que,  par  une 
analj'se  aussi  patiente  qu'ingénieuse,  les  cas  d'équilibre 
les  plus  compliqués  des  systèmes  les  plus  divers  soient 
décomposés,  dissociés,  jusqu'à  ce  que  Ton  voie  clairement 
les  équilibres  simples,  élémentaires,  dont  l'agencement 
complexe  les  a  produits  ;  ils  veulent,  en  outre,  qu'en  ces 
cas  simples  et  élémentaires,  le  maintien  de  l'équilibre  ait 
même  évidence  et  même  certitude  que  ces  vérités  de  sens 
commun  dont  Euclide  a  fait  ses  demandes.  Donner  à  la 
Statique  des  principes  que  l'on  puisse  réputer  aussi  clairs 


r 


92  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

et  assurés  que  les  axiomes  de  la  Géométrie,  tel  était  déjà 
l'objet  d'Archimède  lorsqu'il  composait  son  Traité  IIcpi 
C7rt7r6<îa)v  laoppomxiùv  ;  tel  était  encore  le  désir  de  Daniel 
Bernoulli,  puis  de  Poisson,  lorsqu'ils  s'efforçaient  d'éta- 
blir la  loi  du  parallélogramme  des  forces  sans  faire  appel 
aux  principes  généraux  de  la  Dynamique. 

Tandis  que  ce  courant  entraîne  un  bon  nombre  de 
mécaniciens,  d'autres  suivent  la  direction  qu'Aristote  avait 
déjà  imprimée  à  la  Statique.  Leurs  efforts  ne  tendent 
point  à  une  analyse  qui  dissocie  les  lois  les  plus  com- 
plexes de  l'équilibre  et  les  réduise  à  des  propositions 
élémentaires  claires  et  évidentes  de  soi  ;  ils  tendent  bien 
plutôt  à  une  large  synthèse  ;  tous  les  cas  de  repos  que 
l'on  rencontre  dans  la  nature  ou  que  Tart  réalise,  ils 
s'efforcent  de  les  embrasser  en  un  principe  unique  et  uni- 
versel. Assurément,  ils  tirent  ce  principe  de  quelques 
observations  simples  et  obvies  ;  mais  l'extrême  généra- 
lisation par  laquelle  ils  passent  de  quelques  expériences 
particulières  à  une  loi  si  ample,  efface  en  celle-ci  tout 
caractère  d'évidence  immédiate.  Plus  la  science, en  se  déve- 
loppant, prend  conscience  des  procédés  logiques  qu'elle 
met  en  oeuvre,  et  mieux  elle  comprend  que  la  certitude 
d'une  hypothèse  aussi  générale  ne  pouvait  être  contenue 
dans  les  quelques  faits  qui  l'ont  suggérée  ;  mieux  elle  voit 
que  ce  qui  confirme  cette  hypothèse  et  nous  assure  de  sa 
valeur,  c'est  l'aisance  avec  laquelle  elle  classe  la  multi- 
tude des  lois  diverses  que  l'expérience  a  découvertes,  c'est 
la  sûreté  avec  laquelle  elle  annonce  à  l'expérience  de 
nouvelles  lois  à  découvrir. 

C'est  cette  dernière  tendance  qui  a  conduit  les  géo- 
mètres, depuis  Jordanus  et  ses  élèves  jusqu'à  Roberval 
et  à  Descartes,  depuis  Descartes  et  de  Wallis  jusqu'à 
Jean  Bernoulli,  à  préciser  et  à  étendre  sans  cesse  le  prin- 
cipe des  déplacements  virtuels. 

Entre  ces  deux  tendances  dont  chacune  s'efforce  de 
diriger  la  Statique,  le  conflit  est   incessant.   Mais«  un 


LES    ORIGINES   DE    LA   STATIQUE.  qS 

observateur  impartial  de  cette  lutte  n  a  point  de  peine  à 
reconnaître  les  qualités  des  deux  méthodes.  Certes,  Tesprit 
d'analyse,  par  sa  critique  méticuleuse,  contribue  à  dégager 
de  toute  trace  d'erreur  les  vérités  que  l'esprit  de  synthèse 
a  fait  découvrir  ;  mais  ses  propres  découvertes,  rares  et 
maigres,  ne  servent  qu'à  mieux  prouver  sa  stérilité.  La 
fécondité  est  l'apanage  de  l'esprit  de  synthèse  ;  c'est  la 
méthode  des  déplacements  virtuels  qui,  sans  cesse,  élargit 
le  champ  de  la  Statique.  L'emploi  exclusif  de  cette  méthode 
caractérise  la  Mécanique  analytique  de  Lagrange. 

L'œuvre  de  Lagrange  est  le  confluent  où  viennent  se 
réunir  tous  les  courants  qui,  successivement,  ont  entraîné 
la  Statique,  où  aboutissent  toutes  les  tendances  qui  en 
ont  diversement  orienté  l'évolution. 

La  Statique  a  mis  à  l'origine  de  ses  déductions  tan- 
tôt le  principe  du  levier,  tantôt  les  propriétés  du  plan 
incliné,  tantôt  la  loi  de  la  composition  des  forces  ;  tous 
ces  principes  sont  équivalents  entre  eux,  et  leur  équi- 
valence résulte  de  ce  fait  qu'ils  découlent  tous  immédiate- 
ment du  principe  des  déplacements  virtuels.  Ainsi  la 
science  de  l'équilibre  se  trouve  ramenée  par  Lagrange  à 
une  parfaite  unité  ;  elle  se  trouve  tout  entière  condensée 
dans  une  seule  formule. 

Varignon,  reprenant  une  idée  qu'Albert  de  Saxe  et 
Guido  Ubaldo  avaient  esquissée,  s  est  efibrcé  de  trouver 
la  raison  de  tous  les  cas  d'équilibre  dans  les  pressions 
que  les  corps  mobiles  exercent  sur  leurs  appuis.  Lagrange 
tire  de  la  méthode  des  déplacements  virtuels  un  procédé 
aussi  simple  que  sûr  pour  définir  et  déterminer  ces  pres- 
sions qu'annulent  les  liaisons. 

La  doctrine  d'Albert  de  Saxe,  selon  laquelle  le  centre 
de  gravité  de  tout  corps  pesant  tend  à  s'unir  au  centre 
commun  des  graves,  a  fourni  un  principe  de  Statique  que 
Galilée  et  Torricelli  énoncent  en  ces  termes  :  Un  système 
est  en  équilibre  lorsque  tout  changement  de  sa  disposition 
obligerait  son  centre  de  gravité  à  s'élever.  Ce  principe  est 


r 


94  REVUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

demeuré  longtemps  séparé  du  principe  de  Tégalité  entre 
le  travail  moteur  et  le  travail  résistant,  du  principe  de 
Jordanus,  de  Descartes,  de  Wallis  et  de  Jean  Bernoulli. 
Lagrange  met  à  nu  le  lien  étroit  qui  unit  ces  deux  prin- 
cipes. 

Le  principe  de  Torricelli  n'est  pas  l'exact  équivalent 
du  principe  de  Jean  Bernoulli  ;  celui-ci  prévoit  tous  les 
cas  d'équilibre,  celui-là  en  exclut  quelques-uns  ;  c'est  grâce 
à  la  théorie  générale  de  la  stabilité,  créée  par  Lagrange, 
que  Ton  peut  caractériser  les  cas  d'équilibre  que  fait  con- 
naître le  principe  de  Torricelli  et  montrer  que  ce  sont 
les  seuls  équilibres  stables. 

Les  physiciens  se  sont  efforcés  de  tirer  le  principe  fon- 
damental de  la  Statique  des  lois  de  la  Dynamique  ; 
Roberval  et  Varignon  ont  ainsi  déduit  la  loi  du  parallé- 
logramme des  forces  de  l'antique  Dynamique  péripatéti- 
cienne, de  la  proportionnalité  entre  la  force  et  la  vitesse  ; 
le  P.  Lamy  et  Newton  l'ont,  plus  justement,  déduite  de 
la  proportionnalité  entre  la  force  et  l'accélération.  D'Alem- 
bert  a,  en  quelque  sorte,  retourné  la  question  et  montré 
comment  tout  problème  de  mouvement  se  pouvait  rame- 
ner à  un  problème  d'équilibre.  Lagrange  demande  alors 
à  la  méthode  des  déplacements  virtuels  la  formule  qui 
met  en  équation  tout  problème  de  mouvement. 

Les  assemblages  de  corps  solides  ne  sont  d'ailleurs 
point  les  seuls  systèmes  dont  l'équilibre  dépende  du  prin- 
cipe des  déplacements  virtuels  ;  la  wStatique  des  systèmes 
déformables  et,  particulièrement,  des  fluides,  découle  tout 
entière  de  ce  principe  ;  les  diverses  méthodes  propres  à 
traiter  l'Hydrostatique  qu'ont  proposées  Newton,  Bouguer, 
Clairaut,  Euler,  peuvent  toutes  se  ramener  à  cette  méthode 
générale. 

Ainsi,  par  la  méthode  des  déplacements  virtuels, 
Lagrange  constitue  une  Statique  admirablement  une  et 
ordonnée,  où  se  classent  en  un  ordre  parfait  toutes  les 
lois  de  l'équilibre  des  corps  solides  ou  fluides,  où  tous  les 


LES    ORIGINES    DE   LA    STATIQUE.  qS 

désirs  légitimes  de  ceux  qui  ont  promu  la  science  de 
l'équilibre  trouvent  leur  pleine  satisfaction. 

Après  Lagrange,  la  méthode  des  déplacements  virtuels 
reste  la  méthode  la  plus  précise,  la  plus  générale,  celle 
que  les  mécaniciens  appellent  à  leur  aide  toutes  les  fois 
qu'il  s'agit  de  dissiper  une  obscurité,  de  résoudre  une 
embarrassante  difficulté. 

Navier  a  obtenu,  sans  le  secours  de  cette  méthode,  les 
équations  indéfinies  de  l'équilibre  élastique  ;  mais,  lorsqu'il 
veut  compléter  son  œuvre  et  joindre  aux  équations  indé- 
finies les  conditions  aux  limites  qui  achèvent  la  détermi- 
nation du  problème,  il  reprend  ce  problème  par  la  méthode 
des  déplacements  virtuels. 

Poisson  pense  que  l'élasticité  d'un  corps  cristallisé  ne 
dépend,  en  général,  que  de  1 5  coefficients  ;  Cauchy  et  Lamé 
en  portent  le  nombre  à  36  ;  c'est  en  usant  des  procédés 
de  Lagrange  que  Green  peut  trancher  le  débat  et  prouver 
que  le  nombre  exact  de  ces  coefficients  est  21. 

Par  le  principe  de  l'équilibre  des  canaux,  que  Clairaut 
a  imaginé  et  que  Lagrange  a  déduit  du  principe  des 
déplacements  virtuels,  Laplace  a  obtenu  l'équation  de  la 
surface  capillaire  ;  mais  ses  démonstrations  sont  peu  sûres 
lorsqu'il  veut  établir  les  lois  qui  régissent  le  contact  du 
liquide  et  du  tube  ;  la  constance  de  l'angle  de  raccorde- 
ment est  postulée  et  non  démontrée.  Gauss,  dans  un 
travail  qui  offre  l'un  des  plus  beaux  exemples  de  la 
méthode  de  Lagrange,  démontre  avec  une  entière  pré- 
cision l'ensemble  des  lois  de  la  capillarité. 

La  théorie  de  l'équilibre  des  plaques  élastiques  semble 
poser  aux  géomètres  une  désespérante  énigme  ;  Cauchy 
et  Poisson  ne  s'accordent  pas  dans  l'énoncé  des  conditions 
qui  doivent  être  vérifiées  au  bord  d'une  plaque  ;  les  con- 
ditions qu'ils  proposent  sont  surabondantes.  C'est  encore 
la  méthode  des  déplacements  virtuels  qui  permet  à  Kirch- 
hoff  de  donner  le  mot  de  l'énigme,  d'écrire,  sans  omission 


96  REVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ni  répétition,  toutes  les  conditions  requises  au  bord  d'une 
plaque  élastique. 

Certes,  la  méthode  des  déplacements  virtuels  peut  être 
fière  du  domaine  qu'elle  a  conquis  et  auquel  elle  a  imposé 
des  lois  si  claires  et  un  ordre  si  parfait  ;  mais  voici  qu'à 
la  fin  du  XIX*  siècle  de  nouvelles  contrées,  prodigieuse- 
ment riches  et  étendues,  viennent  accroître  son  empire. 
Ce  ne  sont  plus  seulement  les  équilibres  mécaniques  qui 
se  soumettent  à  ses  arrêts  ;  elle  pose,  avec  une  souveraine 
autorité,  les  conditions  des  équilibres  qui  mettent  fin  aux 
changements  d'état  physique  ou  aux  réactions  chimiques, 
comme  de  ceux  qui  s'établissent  en  des  systèmes  électrisés 
et  aimantés.  La  graine  infime  semée  par  Jordanus  ne 
s'est  pas  contentée  de  produire  la  Mécaniqtie  analytique 
de  Lagrange  ;  elle  a  encore  engendré  la  Mécanique  chi- 
mique et  la  Mécanique  électrique  de  Gibbs  et  de  Helm- 
holtz. 


CONCLUSION 

Après  qu'il  a  parcouru  le  causse  desséché  du  Larzac, 
aux  mamelons  de  pierre  grise,  aux  dédales  rocheux,  sem- 
blables à  des  ruines  de  cités,  le  voyageur  dirige  ses  pas 
vers  les  plaines  que  baigne  la  Méditerranée.  Le  chemin 
qu'il  doit  suivre  est  dessiné  par  de  larges  ravines  ; 
traces  d'anciens  torrents  ou  de  rivières  taries,  elles  s'en- 
foncent peu  à  peu,  entaillant  toujours  plus  profondément 
le  plateau  calcaire.  Ces  ravines  confluent  bientôt  en  une 
gorge  unique  ;  de  hautes  murailles  à  pic,  couronnées  par 
de  dangereux  glacis  de  pierres  croulantes,  resserrent  le 
lit  où,  jadis,  une  belle  rivière  roulait  ses  eaux  profondes 
et  impétueuses.  Aujourd'hui,  ce  lit  n'est  plus  qu'un  chaos 
de  blocs  brisés  et  usés  ;  nulle  source  ne  suinte  aux  parois 
rocheuses,  nulle  flaque  d'eau  ne  mouille  les  graviers;  entre 
les  amas  pierreux,  nulle  plante  ne  verdoie.  La  Vissée,  tel 


LB8   ORIOINBS    DE    LA   STATIQUB.  97 

est  le  nom  que  les  Gévennols  ont  donné  à  ce  fleuve  d'aridité 
et  de  mort. 

Le  marcheur,  qui  chemine  péniblement  parmi  les  graves 
et  les  éboulis,  perçoit  par  intervalles  une  sourde  rumeur, 
semblable  aux  roulements  d'un  tonnerre  lointain  ;  au  fur 
et  à  mesure  qu'il  avance,  il  entend  ce  grondement  s'enfler, 
pour  éclater  enfin  en  un  formidable  fracas  :  c'est  la  grande 
voix  de  la  Foiuc. 

Dans  la  paroi  calcaire,  une  sombre  caverne  est  béante, 
largement  fendue  comme  une  énorme  gueule  ;  sans  relâche, 
cette  gueule  vomit  en  un  gouffre,  avec  des  transparences 
de  cristal  et  des  bouillonnements  d'écume  blanche,  la 
masse  puissante  des  eaux  que  les  fissures  du  causse  ont 
recueillies  au  loin,  qu'elles  ont  réunies  en  un  lac  sou- 
terrain. 

D'un  seul  coup,  une  rivière  est  formée  ;  désormais,  la 
Vis  roule  ses  eaux  limpides  et  froides  parmi  les  grèves 
blanches  et  les  oseraies  d'argent  ;  son  gai  murmure  éveille 
—  tel  un  écho  —  le  tic-tac  des  moulins  et  le  rire  sonore  des 
villages  cévennols,  tandis  qu'un  grand  rayon  de  soleil, 
rasant  le  bord  crénelé  du  causse,  glisse,  oblique,  jusqu'au 
fond  de  la  gorge  et  pose  un  ourlet  d'oraux  rameaux  des 
peupliers. 

Lorsque  l'histoire  classique,  faussée  par  les  préjugés  et 
tronquée  par  les  simplifications  voulues,  prétend  retracer 
le  développement  des  sciences  exactes,  l'image  qu'elle 
évoque  à  nos  yeux  est  toute  semblable  au  cours  de  la  Vis. 

Autrefois,  la  Science  hellène  a  épanché  avec  abondance 
ses  eaux  fertilisantes  ;  alors  le  monde  a  vu  germer  et 
croître  les  grandes  découvertes,  à  tout  jamais  admirables, 
des  Aristote  et  des  Archimède. 

Puis,  la  source  de  la  pensée  grecque  a  été  tarie  et  le 

fleuve  auquel  elle  avait  donné  naissance  a  cessé  de  vivifier 

le  moyen  âge.  La  science  barbare  de  ce  temps  n'a  plus 

été  qu'un  chaos  où  s'entassaient  péle-mdle   les   débris 

\W  SftRIB.  T.  X.  7 


98  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

méconnaissables  de  la  sagesse  antique  ;  fragments  des- 
séchés et  stériles  auxquels  se  cramponnent  seulement, 
comme  des  lichens  parasites  et  rongeurs,  les  gloses 
puériles  et  vaines  des  commentateurs. 

Tout  à  coup,  une  grande  rumeur  a  ému  cette  aridité 
scolastique  ;  de  puissants  esprits  ont  fendu  le  rocher  dont 
les  entrailles  recelaient,  endormies  depuis  des  siècles,  les 
eaux  pures  jaillies  des  sources  antiques  ;  libérées  par  cet 
effort,  ces  eaux  se  sont  précipitées,  joyeuses  et  abon- 
dantes ;  elles  ont  provoqué,  partout  où  elles  passaient,  la 
renaissance  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts  ;  la  pen- 
sée humaine  a  reconquis  sa  force  en  même  temps  que  sa 
liberté  ;  et,  bientôt,  Ton  a  vu  naître  les  grandes  doctrines 
qui,  de  siècle  en  siècle,  pousseront  toujours  plus  profon- 
dément leurs  pénétrantes  racines,  étendront  toujours  plus 
loin  leur  imposante  ramure. 

Histoire  insensée  !  Au  cours  de  l'évolution  par  laquelle 
se  développe  la  science  humaine,  elles  sont  bien  rares, 
les  naissances  subites  et  les  renaissances  soudaines  —  de 
même  que,  parmi  les  sources,  la  Foux  est  une  exception. 

Une  rivière  ne  remplit  pas  tout  d'un  coup  un  large  lit 
de  ses  eaux  profondes.  Avant  de  couler  à  pleins  bords,  le 
fleuve  était  simple  ruisseau  et  mille  autres  ruisseaux, 
semblables  à  lui,  lui  ont,  tour  à  tour,  apporté  leur  tribut. 
Tantôt  les  affluents  sont  venus  à  lui  nombreux  et  abon- 
dants, et  alors  sa  crue  a  été  rapide  ;  tantôt,  au  contraire, 
de  minces  et  rares  filets  ont  seuls  alimenté  son  impercep- 
tible croissance  ;  parfois  même  les  tissures  d'un  sol  per- 
méable ont  bu  une  partie  de  ses  eaux  et  appauvri  son 
débit  ;  mais,  toujours,  son  flux  a  varié  d'une  manière 
graduelle,  ignorant  les  disparitions  totales  et  les  soudaines 
résurrections. 

La  Science,  en  sa  marche  progressive,  ne  connaît  pas 
davantage  les  brusques  changements  ;  elle  croît,  mais  par 
degrés  ;  elle  avance,  mais  pas  à  pas.  Aucune  intelligence 
humaine,  quelles  que  soient  sa  puissance  et  son  origina- 


LBS   ORIGINES   DE   LA   STATIQUE.  QQ 

lité,  ne  saurait  produire  de  toutes  pièces  une  doctrine 
absolument  nouvelle.  L'historien  ami  des  vues  simples  et 
superficielles  célèbre  les  découvertes  fulgurantes  qui,  à  la 
nuit  profonde  de  Tignorance  et  de  Terreur,  ont  fait  succéder 
le  plein  jour  de  la  vérité.  Mais  celui  qui  soumet  à  une 
analyse  pénétrante  et  minutieuse  l'invention  la  plus  pri- 
mesautière  et  la  plus  imprévue  en  apparence,  y  recon- 
naît presque  toujours  la  résultante  d'une  foule  d'imper- 
ceptibles efforts  et  le  concours  d'une  infinité  d'obscures 
tendances.  Chaque  phase  de  l'évolution  qui,  lentement, 
conduit  la  Science  à  son  achèvement,  lui  apparaît  marquée 
de  ces  deux  caractères  :  la  continuité  et  la  complexité. 

Ces  caractères  se  manifestent  avec  une  particulière 
netteté  à  celui  qui  étudie  les  origines  de  la  Statique. 

De  la  Statique  ancienne,  l'historien  simpliste  ne  men- 
tionne qu'une  seule  œuvre,  l'œuvre  d'Archimède  ;  il  nous 
la  montre  dominant,  comme  un  colosse  isolé,  l'ignorance 
qui  l'environne.  Mais,  pour  admirer  la  grandeur  de  cette 
œuvre,  il  n'est  point  nécessaire  de  la  rendre  monstrueuse 
par  un  incompréhensible  isolement.  La  Statique  du  géo- 
mètre de  Syracuse,  cette  recherche  d'une  impeccable 
rigueur  au  cours  des  déductions,  cette  analyse  subtile 
appliquée  à  des  problèmes  compliqués,  ces  solutions,  mer- 
veilleusement habiles,  de  questions  dont  l'intérêt,  caché 
au  vulgaire,  apparaît  au  seul  géomètre,  portent,  à  n'en  pas 
douter,  la  marque  d'une  Science  raffinée  ;  elles  ne  ressem- 
blent nullement  aux  tâtonnantes  hésitations  d'une  doctrine 
naissante. 

Il  est  clair  qu'Archimède  a  eu  des  précurseurs  ;  ceux-ci 
ont,  avant  lui,  par  d'autres  méthodes  que  lui,  aperçu  les 
lois  de  l'équilibre  du  levier  auxquelles  il  devait  donner  un 
développement  magnifique. 

De  ces  précurseurs,  d'ailleurs,  la  trace  est  demeurée 
empreinte  dans  l'histoire.  Les  Mrî^^avHtà  npo^lruxaTa  ne  sont 
peut-être  pas  d'Aristote  comme  la  tradition  le  prétend  ; 
en  tout  cas,  la  Statique  qui  y  est  exposée  se  rattache  si 


lOO  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

directement  à  la  Dynamique  admise  dans  la  Ouonxyî  àxpàx<riç 
et  dans  lefllepi  Ovpavoij  que  nous  les  devons  attribuer  à 
quelque  disciple  immédiat  du  Stagirite.  Les  méthodes  de 
démonstration  qui  y  sont  suivies  peuvent  avoir  été  des 
méthodes  d'invention,  alors  que,  des  déductions  d'Archi- 
mède,  Ton  ne  saurait  concevoir  la  même  opinion. 

D'autre  part,  une  tradition  antique  et  vivace  persiste 
à  attribuer  à  Euclide  des  écrits  sur  le  levier.  Ces  écrits  ne 
sont  peut-être  point  ceux  que  nous  possédons  sous  le  nom 
du  grand  géomètre.  Mais  il  serait  difficile,  en  niant  leur 
existence,  d'expliquer  la  constante  rumeur  qui  l'affirme. 
Si  Archimède  a  eu  des  précurseurs,  il  a  eu  assurément, 
dans  l'Antiquité,  des  continuateurs.  La  science  byzantine 
et  alexandrine  a  poursuivi  les  voies  diverses  qu'il  avait 
tracées.  L'art  de  l'ingénieur,  que  le  grand  Syracusain 
avait  porté  à  un  très  haut  degré,  inspirait  les  tentatives 
de  Ctesibios,  de  Philon  de  Byzance,  de  Héron  d'Alexan- 
drie ;  Pappus,  au  contraire,  s'efforçait,  dans  la  recherche 
des  centres  de  gravité,  d'égaler  le  talent  du  géomètre  ; 
enfin,  l'énigmatique  Charistion,  par  ses  raisonnements 
sur  la  balance  romaine,  pénétrait  plus  avant  qu'Aristote 
et  Archimède  au  sein  des  principes  de  la  Statique. 

De  cette  Statique  hellène,  les  Arabes  n'ont  transmis 
qu'une  bien  faible  part  aux  Occidentaux  du  moyen  âge. 
Mais  ceux-ci  ne  sont  nullement  les  commentateurs  serviles 
et  dénués  de  toute  invention  que  Ton  se  plaît  à  nous 
montrer  en  eux.  Les  débris  de  la  pensée  grecque,  qu'ils 
ont  reçus  de  Byzance  ou  de  la  Science  islamique,  ne 
demeurent  point  en  leur  esprit  comme  un  dépôt  stérile  ; 
ces  reliques  suffisent  à  éveiller  leur  attention,  à  féconder 
leur  intelligence  ;  et,  dès  le  xiii*  siècle,  peut-être  mâme 
avant  ce  temps,  l'École  de  Jordanus  ouvre  aux  mécani- 
ciens des  voies  que  l'Antiquité  n'avait  pas  connues. 

Les  intuitions  de  Jordanus  de  Nemore  sont,  d'abord, 
bien  vagues  et  bien  incertaines  ;  de  très  graves  erreurs 
s  y  mêlent  à  de  très  grandes  vérités  ;  mais,  peu  à  peu,  les 


LBS   ORIGINES   DE   LA    STATIQUE.  lOl 

disciples  du  grand  mathématicien  épurent  la  pensée  du 
maître  ;  les  erreurs  s'effacent  et  disparaissent  ;  les  vérités 
se  précisent  et  s'affermissent,  et  plusieurs  des  lois  les  plus 
importantes  de  la  Statique  sont  enfin  établies  avec  une 
entière  certitude. 

En  particulier,  nous  devons  à  l'École  de  Jordanus  un 
principe  dont  l'importance  se  marquera,  avec  une  netteté 
toujours  croissante,  au  cours  du  développement  de  la 
Statique.  Sans  analogie  avec  les  postulats,  spéciaux  au 
levier,  dont  se  réclamaient  les  déductions  d'Archimède, 
ce  principe  n'a  qu'une  affinité  éloignée  avec  l'axiome 
général  de  la  Dynamique  péripatéticienne.  Il  affirme 
qu'une  même  puissance  motrice  peut  élever  des  poids  dif- 
férents à  des  hauteurs  différentes,  pourvu  que  les  hauteurs 
soient  en  raison  inverse  des  poids.  Appliqué  par  Jordanus 
au  seul  levier  droit,  ce  principe  fait  connaître  au'^Précur- 
seur  de  Léonard  de  Vinci  la  loi  d'équilibre  du  levier 
coudé,  la  notion  de  moment,  la  pesanteur  apparente  d'un 
corps  posé  sur  un  plan  incliné. 

Au  XI V®  et  au  xv®  siècles,  la  Statique  issue  de  l'École 
de  Jordanus  suit  paisiblement  son  cours  sans  qu'aucun 
affluent  important  en  vienne  accroître  le  débit  ;  mais,  au 
début  du  XVI*  siècle,  elle  se  prend  à  rouler  comme  un 
torrent  impétueux,  car  le  génie  de  Léonard  de  Vinci  vient 
de  lui  apporter  son  tribut. 

Léonard  de  Vinci  n'est  point  du  tout  un  voyant  qui, 
subitement,  découvre  des  vérités  insoupçonnées  jusqu'à 
lui  ;  il  possède  une  intelligence  prodigieusement  active, 
mais  sans  cesse  inquiète  et  hésitante.  Il  reprend  les  lois 
de  Mécanique  que  ses  prédécesseurs  ont  établies,  les  dis- 
cute, les  retourne  en  tous  sens.  Ses  incessantes  médita- 
tions l'amènent  à  préciser  certaines  idées  déjà  connues 
des  disciples  de  Jordanus,  à  en  montrer  la  richesse  et  la 
fécondité  ;  telle  la  notion  de  puissance  motrice  ;  telle  aussi 
la  notion  de  moment  ;  de  cette  dernière,  il  fait  jaillir,  par 
une  admirable  démonstration,  la  loi  de  composition  deQ 


r 


102  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

forces  concourantes.  Mais  son  esprit,  enclin  aux  tâtonne- 
ments, aux  retouches  et  aux  repentirs,  ne  sait  point  tou- 
jours garder  fermement  les  vérités  qu'il  a  un  instant  sai- 
sies. Léonard  ne  parvient  pas  à  axer  son  opinion  au  sujet 
du  problème  du  plan  incliné,  si  parfaitement  résolu  dès 
le  XIII®  siècle. 

Llndécision  qui,  toujours,  agita  l'âme  de  Léonard,  qui, 
si  rarement,  l'a  laissé  achever  une  œuvre,  ne  lui  a  pas 
permis  de  mener  à  bien  le  Traité  des  poids  qu'il  souhaitait 
d'écrire.  Le  fruit  de  ses  réflexions,  cependant,  ne  fiit 
point  entièrement  perdu  pour  la  Science.  Par  la  tradition 
orale  qui  avait  pris  naissance  durant  sa  vie,  par  la  dis- 
persion de  ses  manuscrits  après  sa  mort,  ses  pensées 
furent  jetées  aux  quatre  vents  du  ciel  et  quelques-unes 
rencontrèrent  un  terrain  propice  à  leur  développement. 

Cardan,  l'un  des  esprits  les  plus  universels  et  l'un  des 
hommes  les  plus  étranges  qu'ait  produits  le  xvi®  siècle, 
Tartaglia,  mathématicien  de  génie,  mais  plagiaire  impu- 
dent, restituèrent  à  la  Statique  de  la  Renaissance  plu- 
sieurs des  découvertes  faites  par  l'École  de  Jordanus  ;  mais 
ils  les  lui  restituèrent  souvent  sous  la  forme  plus  riche  et 
plus  féconde  que  leur  avait  donnée  Léonard  de  Vinci. 

Les  écrits  de  Tartaglia  et  de  Cardan  répandent,  en  plein 
XVI*  siècle,  un  afflux  de  la  Mécanique  du  moyen  âge.  Mais, 
à  ce  moment,  un  courant  en  sens  contraire  prend  nais- 
sance et  vigueur  en  les  traités  de  Guido  Ubaldo  del  Monte 
et  de  J.  B.  Benedetti.  Les  œuvres  de  Pappus  et  d'Archi- 
mède  viennent  d  être  exhumées  ;  elles  sont  étudiées  avec 
passion  et  commentées  avec  talent  ;  elles  donnent  aux 
mécaniciens  le  goût  de  cette  impeccable  rigueur  où,  depuis 
Euclide,  excellent  les  géomètres.  Cette  admiration  enthou- 
siaste et  exclusive  pour  les  monuments  de  la  Science  hel- 
lène fait  rejeter  avec  mépris  les  découvertes  profondes, 
mais  encore  confuses  et  mêlées  d'erreur,  qu'ont  produites 
les  Écoles  du  xiii''  siècle  ;  les  plus  pénétrantes  intuitions 
de  Jordanus  et  de  ses  disciples  sont  méconnues  par  rÉcole 


LBS    ORIGINES    DE    LA   STATIQUE.  lo3 

nouvelle,  qui  appauvrit  et  épuise  la  Statique  sous  prétexte 
de  la  rendre  plus  pure.  De  même,  Tadmiration  exclusive 
des  œuvres  empreintes  de  la  beauté  grecque  fait  traiter 
de  gothiques  les  plus  merveilleuses  créations  artistiques 
du  moyen  âge. 

A  la  fin  du  xvi®  siècle  donc,  presque  rien  ne  subsistait 
de  ce  qu  avait  spontanément  produit,  en  Statique,  le  génie 
propre  de  l'Occident.  L'œuvre  était  à  refaire.  Il  fallait 
reprendre  les  démonstrations  des  vérités  que  les  docteurs 
du  moyen  âge  avaient  aperçues  et  leur  assurer  toute  la 
clarté,  toute  la  précision,  toute  la  rigueur  des  théories 
léguées  par  les  Grecs.  A  cette  restauration  vont  se  con- 
sacrer, jusqu'au  milieu  du  xvii®  siècle,  les  plus  puissants 
géomètres  de  la  Flandre,  de  Tltalie  et  de  la  France. 

Malgré  lextraordinaire  talent  des  ouvriers,  que  de 
tâtonnements  et  de  malfaçons,  avant  que  l'ouvrage  soit 
mené  à  bien  ! 

Une  déduction  rigoureuse  suppose  des  axiomes.  Où 
trouver  les  postulats  auxquels  s'attacheront  fixement  les 
raisonnements  de  la  Statique  ?  Ceux  qu'Archimède  a  for- 
mulés sont  infiniment  particuliers  ;  ils  suffisent  à  peine  à 
traiter  de  l'équilibre  du  levier  droit.  De  toute  nécessité, 
il  faut  avoir  recours  à  des  hypothèses  nouvelles.  Les 
mécaniciens  qui  vont  les  énoncer  les  donneront  pour  prin- 
cipes inédits  et  vérités  inouïes.  Mais  si  nous  les  dépouil- 
lons du  masque  d'originalité  dont  les  a  affublées  l'amour- 
propre  de  ceux  qui  les  proclament,  nous  y  reconnaîtrons 
presque  toujours  des  propositions  fort  anciennes  qu'une 
longue  tradition  a  conservées,  qu'elle  a  mûries,  et  dont 
elle  a  montré  la  fécondité.  Là  où  une  histoire  trop  som- 
maire et  trop  systématique  a  cru  voir  une  Renaissance 
de  la  méthode  scientifique,  oubliée  depuis  les  Grecs,  nous 
verrons  le  développement  naturel  de  la  Mécanique  du 
moyen  âge. 

Galilée,  dont  la  légende  fait  le  créateur  de  la  Dyna- 
mique moderne,  va  chercher  le  fondement  de  ses  déduc- 


r 


104  REVUE    DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tions  dans  la  Dynamique  déjà  chancelante  d'Aristote.  Il 
postule  la  proportionnalité  entre  la  force  qui  meut  un 
mobile  et  la  vitesse  de  ce  mobile.  Les  travaux  des  méca- 
niciens du  XIII®  siècle  l'inspirent  lorsqu'il  veut  tirer  de  ce 
principe  la  pesanteur  apparente  d'un  corps  posé  sur  un 
plan  incliné  ;  mais  ils  ne  vont  pas  jusqu'à  lui  faire  recon- 
naître que  la  notion  cardinale  de  toute  la  Statique  est  la 
notion  de  puissance  motrice,  produit  d'un  poids  par  sa 
hauteur  de  chute.  A  cette  notion,  Galilée  substitue  celle 
de  momento,  produit  du  poids  par  la  vitesse  de  sa  chute, 
notion  qui  se  relie  immédiatement  à  la  Dynamique  déjà 
condamnée  d'Aristote. 

Pour  traiter  de  la  pesanteur  apparente  sur  un  plan 
incliné,  Stevin  invoque  l'impossibilité  du  mouvement 
perpétuel  ;  or,  ce  principe,  Léonard  de  Vinci  et  Cardan 
l'avaient  formulé  avec  une  netteté  singulière,  en  le  ratta- 
chant à  la  notion  de  puissance  motrice  qu'ils  tenaient  eux- 
mêmes  de  l'École  de  Jordanus.  Mais  cette  notion  n'appa- 
raît qu'incidemment  dans  l'œuvre  de  Stevin  ;  le  grand 
géomètre  de  Bruges  n'en  a  point  vu  l'extrême  importance. 

Elle  s'affirme  plus  nettement  en  la  belle  démonstration 
que  donne  Roberval  de  la  règle  selon  laquelle  se  com- 
posent des  forces  concourantes  ;  cette  démonstration,  qui 
comble  si  heureusement  une  profonde  lacune,  béante  en 
l'œuvre  de  Stevin,  nest  point,  d'ailleurs,  d'un  type 
imprévu  ;  pour  traiter  de  l'équilibre  du  levier  coudé,  ce 
disciple  de  Jordanus  qui  fut  le  Précurseur  de  Léonard  de 
Vinci  en  avait  tracé  le  modèle. 

Le  génie  admirablement  clair  et  méthodique  de  Des- 
cartes a  tôt  fait  de  saisir  avec  sûreté  l'idée  maîtresse  qui 
doit  régir  toute  la  Statique.  Cette  idée,  c'est  celle  dont 
Jordanus  avait  déjà  marqué  l'emploi  dans  la  théorie  du 
levier  droit,  celle  dont  son  disciple  avait  fait  usage  pour 
traiter  du  levier  coudé  et  du  plan  incliné  ;  c'est  la  notion 
de  puissance  motrice.  Cette  notion,  Descartes  la  définit 
avec  précision  ;  il  l'oppose  victorieusement  au  motnento 


LES   ORIGINES   DE    LA    STATIQUE.  lo5 

considéré  par  Galilée  ;  tandis  que  l'emploi  du  momenio 
découle  d'une  Dynamique  désormais  insoutenable,  la 
notion  de  puissance  motrice  permet  de  formuler  un 
axiome,  très  clair  et  très  sûr,  qui  porte  la  Statique  tout 
entière  ;  et  ce  principe  autonome  n'attend  point,  pour 
devenir  acceptable,  que  la  Dynamique  nouvelle  ait  été 
construite  sur  les  ruines  de  la  Dynamique  péripatéticienne. 

Malheureusement,  l'orgueil  insensé  qui  trouble  la  con- 
science de  Descartes  le  pousse  à  exagérer  la  grandeur  du 
service  qu'il  rend  à  la  Statique,  et  à  l'exagérer  au  point 
d'en  fausser  la  nature.  Incapable,  plus  encore  que  Stevin, 
que  Galilée  et  que  Roberval,  de  rendre  justice  à  ses  pré- 
décesseurs, il  se  donne  pour  le  créateur  d'une  doctrine 
dont  il  n'est  que  l'organisateur.  D'ailleurs,  ce  que  nous 
disons  ici  de  la  Statique  cartésienne,  ne  le  pourrait-on 
répéter  du  Cartésianisme  tout  entier  ?  La  superbe  de  son 
auteur  a  triomphé,  et  son  triomphe  n'a  point  d'analogue 
dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  ;  elle  a  dupé  le  monde  ; 
elle  a  fait  prendre  le  Cartésianisme  pour  une  création 
étrangement  spontanée  et  imprévue  ;  cependant,  ce  sys- 
tème n'était. presque  toujours,  que  la  conclusion  nettement 
formulée  d'un  labeur  obscur,  poursuivi  pendant  dos 
siècles.  Le  vol  gracieux  du  papillon  aux  ailes  chatoyantes 
a  fait  oublier  les  lentes  et  pénibles  reptations  de  l'humble 
et  sombre  chenille. 

Les  quelques  lignes  où  Jordanus  démontrait  la  règle  du 
levier  droit  contenaient  en  germe  une  idée  juste  et 
féconde  ;  de  Jordanus  à  Descartes,  cette  idée  s'est  déve- 
loppée au  point  de  comprendre  la  Statique  tout  entière. 
Tandis  que  se  poursuit  et  s'achève  cette  graduelle  évolu- 
tion d'une  vérité,  la  Science  est  le  théâtre  d'un  phénomène 
non  moins  intéressant,  mais  plus  étrange  ;  une  doctrine 
fausse  se  transforme  peu  à  peu  en  un  principe  très  profond 
et  très  exact  ;  il  semble  qu'une  force  mystérieuse,  atten- 
tive au  progrès  de  la  Statique,  sache  rendre  également 
bienfaisantes  la  vérité  et  l'erreur. 


106  REYUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Archimède  avait  usé,  sans  la  définir,  de  la  notion  de 
centre  de  gravité  ;  certains  géomètres  s'étaient  efforcés  de 
la  préciser  ;  mais  Albert  de  Saxe  et,  après  lui,  la  plupart 
des  physiciens  de  l'École,  profitant  de  Tindétermination 
mécanique  où  demeurait  ce  point,  lui  attribuaient  des 
propriétés  tout  autres  que  celles  dont  nous  le  douons 
aujourd'hui  ;  en  chaque  portion  de  matière,  ils  y  voyaient 
le  lieu  où  se  trouvait  concentrée  la  pesanteur  de  cette 
matière  ;  la  pesanteur  d'un  corps  leur  apparaissait  comme 
le  désir  que  le  centre  de  gravité  de  ce  corps  a  de  s'unir 
au  centre  de  l'Univers.  La  révolution  copernicaine,  en 
déplaçant  le  centre  de  l'Univers,  en  niant  même,  avec 
Giordano  Bruno,  l'existence  de  ce  centre,  ne  modifia 
guère  cette  théorie  de  la  pesanteur  ;  elle  vit  en  cette  qua* 
lité  la  tendance  qu'a  le  centre  de  gravité  de  chaque  corps 
à  s'unir  à  son  semblable,  le  centre  de  gravité  de  la  Terre. 

L'un  des  titres  de  gloire  de  Kepler  est  Id'avoir  éloquem- 
ment  combattu  cette  hypothèse  d'une  attraction  entre 
points  géométriques  et  d'avoir  affirmé  que  l'attraction  de 
gravité  s'exerçait  entre  les  diverses  parties  de  la  Terre 
prises  deux  à  deux  ;  mais  ses  contemporains,  moins  clair- 
voyants, ne  partageaient  pas  cette  opinion  ;  en  particulier, 
Benedetti,  Guido  Ubaldo  et  Galilée  affirmaient  la  sym- 
pathie que  le  centre  de  gravité  de  chaque  corps  éprouve 
pour  le  centre  commun  des  graves,  tandis  que  Bernardino 
Baldi  et  Villalpand  plagiaient  les  corollaires  exacts  que 
Léonard  de  Vinci  avait  tirés  de  cette  doctrine  erronée. 

Lorsque  cette  tendance  se  trouve  satisfaite  aussi  com- 
plètement que  le  permettent  les  liaisons  d'un  système  de 
poids  ;  en  d'autres  termes,  lorsque  le  centre  de  gravité 
du  système  est  le  plus  près  possible  du  centre  de  la  Terre, 
rien  ne  sollicite  plus  le  système  à  se  mouvoir  ;  il  demeure 
en  équilibre.  Tel  est  le  principe  de  Statique  que  formulent 
Cardan,  Bernardino  Baldi,  Mersenne,  Galilée,  qui  le 
doivent  peut-être  à  Léonard  de  Vinci. 

Ce  principe  est  faux  ;  mais,  pour  le  rendre  exact,  il 


LES   ORIGINES    DE    LA    STATIQUE,  I07 

suffira  de  rejeter  à  Tinfini  le  centre  de  la  Terre  que  Galilée 
invoque  sans  cesse  dans  ses  raisonnements  et  de  regarder 
les  verticales  comme  parallèles  entre  elles.  La  modifica- 
tion paraît  insignifiante  ;  elle  est  grave,  cependant,  puis- 
qu'elle transforme  une  affirmation  erronée  en  un  axiome 
exact  et  fécond  ;  elle  est  grave,  aussi,  en  ce  qu'elle  sup- 
pose l'abandon  d'une  théorie  de  la  pesanteur  très  ancienne 
et  très  autorisée. 

Les  débats  confus  et  compliqués  que  provoquent,  en 
France,  les  recherches  de  Beaugrand  et  de  Fermât  sur 
la  variation  de  la  pesanteur  avec  l'altitude  préparent  cette 
réforme.  Torricelli  l'accomplit  ;  il  dote  ainsi  la  Science 
d'un  nouveau  postulat  propre  à  fonder  la  Statique. 

Lorsque  l'historien»  après  avoir  suivi  le  développement 
continu  et  complexe  de  la  Statique,  se  retourne  pour 
embrasser  d'un  coup  d'œil  le  cours  entier  de  cette  Science, 
il  ne  peut,  sans  un  étonnement  profond,  comparer  l'am- 
pleur de  la  théorie  achevée  à  l'exiguïté  du  germe  qui  Ta 
produite.  D'une  part,  en  un  manuscrit  du  xiii®  siècle,  il 
déchiffre  quelques  lignes  d'une  écriture  gothique  presque 
effacée  ;  elles  justifient  d'une  manière  concise  la  loi  d'équi- 
libre du  levier  droit.  D'autre  part,  il  feuillette  de  vastes 
traités,  composés  au  xix*"  siècle;  en  ces  traités,  la  méthode 
des  déplacements  virtuels  sert  à  formuler  les  lois  de 
l'équilibre  aussi  bien  pour  les  systèmes  purement  méca- 
niques que  pour  ceux  où  peuvent  se  produire  des  change- 
ments d  état  physique,  des  réactions  chimiques,  des  phé- 
nomènes électriques  ou  magnétiques.  Quel  disparate  entre 
la  minuscule  démonstration  de  Jordanus  et  les  impo- 
santes doctrines  dos  Lagrange,  des  Gibbs  et  des  Helm- 
holtz  !  Et  cependant,  ces  doctrines  étaient  en  puissance 
dans  cette  démonstration  ;  l'histoire  nous  a  permis  de 
suivre  pas  à  pas  les  efforts  par  lesquels  elles  se  sont  déve- 
loppées à  partir  de  cette  humble  semence. 

Ce  contraste  entre  le  germe,  extrêmement  petit  et  extrê- 
mement simple,  et  Têtre  achevé,  très  grand  et  très  com- 


108  REVUE   DES    QUESllONS   SCIENTIFIQUES. 

pliqué,  le  naturaliste  le  contemple  chaque  fois  qu'il  suit 
le  développement  d'une  plante  ou  d*un  animal  quelque 
peu  élevé  en  organisation.  Cette  opposition,  cependant, 
n'est  peut-être  point  ce  qui  excite  au  plus  haut  degré  son 
admiration.  Un  autre  spectacle  est  plus  digne  encore  d'at- 
tirer son  attention  et  de  servir  d'objet  à  ses  méditations. 
Le  développement  qu'il  étudie  résulte  d'une  infinité  de 
phénomènes  divers  ;  il  faut,  pour  le  produire,  une  foule 
de  divisions  de  cellules,  de  bourgeonnements,  de  trans- 
formations, de  résorptions.  Tous  ces  phénomènes,  si  nom- 
breux, si  variés,  si  compliqués,  se  coordonnent  entre  eux 
avec  une  précision  parfaite  ;  tous  concourent  d'une  manière 
efficace  à  la  formation  de  la  plante  ou  de  l'animal  adulte. 
Et  cependant,  les  êtres  innombrables  qui  agissent  en  ces 
phénomènes,  les  cellules  qui  prolifèrent,  les  phagocytes 
qui  font  disparaître  les  tissus  devenus  inutiles,  ne  con- 
naissent assurément  pas  le  but  qu'ils  s'efforcent  d'atteindre; 
ouvriers  qui  ignorent  l'œuvre  à  produire,  ils  réalisent 
néanmoins  cette  œuvre  avec  ordre  et  méthode.  Aussi  le 
naturaliste  ne  peut-il  s'empêcher  de  chercher,  en  dehors 
d'eux  et  au-dessus  d'eux,  un  je-ne-sais-quoi  qui  voie  le 
plan  de  l'animal  ou  de  la  plante  à  venir  et  qui,  à  la  forma- 
tion de  cet  organisme,  fasse  concourir  la  multitude  des 
efforts  inconscients  ;  avec  Claude  Bernard,  il  salue  Vidée 
directrice   qui  préside  au  développement  de  tout   être 
vivant. 

A  celui  qui  l'étudié,  l'histoire  de  la  Science  suggère 
sans  cesse  des  réflexions  analogues.  Chaque  proposition 
de  Statique  a  été  constituée  lentement,  par  une  foule  de 
recherches,  d'essais,  d'hésitations,  de  discussions,  de  con- 
tradictions. En  cette  multitude  d'efforts,  aucune  tentative 
n'a  été  vaine  ;  toutes  ont  contribué  au  résultat  ;  chacune 
a  joué  son  rôle,  prépondérant  ou  secondaire,  dans  la  for- 
mation de  la  doctrine  définitive  ;  l'erreur  même  a  été 
féconde  ;  les  idées,  fausses  jusqu'à  Tétrangeté,  de  Beau- 
grand  et  de  Fermât  ont  contraint  les  géomètres  à  passer 


LES   ORIQINBS   DB   LA   STATIQUE.  IO9 

au  crible  la  théorie  du  centre  de  gravité,  à  séparer  les 
vérités  précieuses  des  inexactitudes  auxquelles  elles  se 
trouvaient  mêlées. 

Et  cependant,  tandis  que  tous  ces  efforts  contribuaient 
à  l'avancement  d'une  science  que  nous  contemplons 
aujourd'hui  dans  la  plénitude  de  son  achèvement,  nul  de 
ceux  qui  ont  produit  ces  efforts  ne  soupçonnait  la  gran- 
deur ni  la  forme  du  monument  qu'il  construisait.  Jordanus 
ne  savait  assurément  pas,  en  justifiant  la  loi  d'équilibre 
du  levier  droit,  qu'il  postulait  un  principe  capable  de 
porter  toute  la  Statique.  Ni  Bernoulli,  ni  Lagrange  ne 
pouvaient  deviner  que  leur  méthode  des  déplacements 
virtuels  serait,  un  jour,  admirablement  propre  à  traiter 
de  l'équilibre  électrique  et  de  l'équilibre  chimique  ;  ils  ne 
pouvaient  prévoir  Gibbs,  bien  qu'ils  en  fussent  les  précur- 
seurs. Maçons  habiles  à  tailler  une  pierre  et  à  la  cimenter, 
ils  travaillaient  à  un  monument  dont  l'architecte  ne  leur 
avait  pas  révélé  le  plan. 

Comment  tous  ces  efforts  auraient-ils  pu  concourir 
exactement  à  la  réalisation  d'un  plan  inconnu  des  ma- 
nœuvres, si  ce  plan  n'avait  préexisté,  clairement  aperçu, 
en  l'imagination  d'un  architecte,  et  si  cet  architecte  n'avait 
eu  le  pouvoir  d'orienter  et  de  coordonner  le  labeur  des 
maçons  ?  Le  développement  de  la  Statique  nous  manifeste, 
autant  et  plus  encore  que  le  développement  d'un  être 
vivant,  l'influence  d'une  idée  directrice.  Au  travers  des 
faits  complexes  qui  composent  ce  développement,  nous 
percevons  l'action  continue  d'une  Sagesse  qui  prévoit  la 
forme  idéale  vers  laquelle  la  Science  doit  tendre  et  d'une 
Puissance  qui  fait  converger  vers  ce  but  les  efforts  de 
tous  les  penseurs  ;  en  un  mot,  nous  y  reconnaissons 
l'œuvre  d'une  Providence. 

Bordeaux,  26  octobre  igoS. 

P.  DUHBM. 


LA  FONCTION  ÉCONOMIQUE 

DES  PORTS  ' 


II 
LE  PORT  DE  BRUGES  AU  MOYEN  AGE 


Dans  l'Europe  du  haut  moyen  âge,  adonnée  tout  entière 
à  la  vie  agricole,  les  côtes  frisonnes  offrent  le  spectacle 
exceptionnel  de  l'activité  industrielle  et  commerciale  (2). 
La  nature  elle-même  invitait  au  travail  de  la  laine  les 
habitants  de  ces  plaines  humides  :  elle  avait  doté  ces 
contrées  de  vastes  pâturages,  où  l'élève  des  troupeaux 
fournissait  d'abondantes  toisons.  Les  produits  de  l'indus- 
trie frisonne  se  répandent  de  bonne  heure  dans  tout 
l'Occident.  Remontant  le  cours  des  fleuves,  les  marchands 
de  la  côte  portent  leurs  tissus  à  travers  l'Europe  centrale  ; 
dès  le  IX*  siècle,  nos  marins  les  déchargent  en  Angleterre 
et  dans  les  ports  de  la  mer  Baltique.  La  prospérité  du 
commerce  et  l'accroissement  rapide  de  la  population  im- 
primèrent à^lïndustrie  un  nouvel  élan  :  de  la  Meuse  à  la 
côte,  les  villes  se  remplirent  bientôt  de  métiers. 


(i)  Voir  Rëyue  des  Questions  scientifiques,  avril  1906,  p.  357. 

(â)  Cfr.  Pireniie,  Histoire  de  Belgique^  t.  I,  Bruxelles,  1900,  p.  iO, 


LB   PORT   DB   BRUGBS.  111 

La  manufacture  drapière  ne  tarda  pas  à  développer  les 
relations  maritimes.  La  nécessité  d'aller  chercher  outre- 
mer la  précieuse  denrée  qui  alimentait  leurs  manufactures, 
et  l'avantage  d'y  trouver  un  débouché  ouvert  à  leurs  pro- 
duits tournaient  vers  la  mer  les  préoccupations  des  dra- 
piers de  Flandre.  Telle  est,  en  effet,  l'importance  du 
tissage  des  laines  au  milieu  du  xi*  siècle,  que  les  moutons 
indigènes  ne  sufBsent  plus  aux  besoins  de  la  fabrication  ; 
les  troupeaux  de  Champagne  et  de  Bourgogne  eux-mêmes 
ne  donnent  plus  à  l'industrie  flamande  une  matière  pre- 
mière suffisante  (i),  et  nos  bateaux  importent  de  pleins 
chargements  de  laines  anglaises,  en  échange  des  draps 
qu'ils  débarquent  sur  les  quais  de  la  Tamise. 

Une  large  baie,  aujourd'hui  comblée  par  des  atterrisse- 
ments,  offrait  à  la  Flandre  intérieure  un  accès  facile  à  la 
mer.  Cette  baie,  qui  portait  le  nom  de  Zwin,  s'ouvrait  au 
sud-ouest  de  l'Ile  de  Walcheren,  et  s'étendait  jusqu'à 
Damme.  Un  canal  prolongeait  le  Zwin  de  Damme  à 
Bruges,  aux  portes  de  laquelle  la  mer  amenait  le  flux  de 
ses  eaux.  Les  marins  brugeois  gagnaient  ainsi  le  large 
par  une  voie  directe,  tandis  que  les  bateaux  d'Anvers, 
qui  ne  pouvaient  encore,  à  cette  époque,  franchir  les  passes 
étroites  de  l'Escaut  occidental,  devaient,  pour  atteindre 
la  mer,  doubler  l'île  de  Walcheren  par  l'autre  bras  du 
fleuve  (2). 

Au  cours  du  xi®  siècle,  la  navigation  flamande  prend 
un  rapide  essor,  et  le  commerce  de  Bruges  est  déjà  flo- 
rissant. 

Au  début  de  cette  ère  de  prospérité,  trois  éléments  par- 
ticipent au  mouvement  d'affaires  qui  anime  son  port  : 
l'exportation  des  produits  indigènes,  en  particulier  des 
tissus  de  Flandre,  des  pierres  sculptées  de  Tournai  et  des 
cuivres  travaillés  à  Dinant  ;  l'importation  des  marchan- 

(1)  Cfr.  Kervyn  de  Lellénhove,  Histoire  de  Belgique^  i.  11,  Bruxelles, 
1847,  p.  297. 

(2)  Cfr.  Mertens  en  Torfs,  QeschiedenU  van  Anttcerpen,  t.  Il,  p.  301. 


112  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

dises  de  l'étranger,  notamment  des  laines  anglaises  et  des 
vins  de  France  (i),  enfin  le  transit  des  objets  qui  n'entrent 
dans  le  port  que  pour  être  réexpédiés  aussitôt  vers  la 
mer.  Des  influences  de  nature  diverse  vont  bouleverser 
l'importance  relative  de  ces  éléments  dans  le  trafic  géné- 
ral :  sur  les  quais  de  Bruges,  l'échange  de  fret  entre  les 
navires  qui  s'y  rencontrent  et  se  distribuent  leurs  cargai- 
sons va  devenir  prépondérant.  Cette  tendance  caractérise 
le  rôle  du  port  de  Bruges  au  moyen  âge  :  à  mesure  que 
s'accroît  le  trafic,  la  fonction  économique  se  dessine  avec 
plus  de  netteté.  Au  xiv®  siècle,  Bruges  sera  l'entrepôt 
du  commerce  international,  le  marché  commun  des  nations 
d'Occident. 

Des  conditions  naturelles  particulièrement  favorables 
prédestinaient  les  Pays-Bas  au  rôle  considérable  qu'ils 
allaient  jouer  de  bonne  heure  dans  le  commerce  européen. 
Situés  dans  le  voisinage  de  l'Angleterre,  ils  offraient  au 
nord  une  série  de  ports  échelonnés  sur  une  large  étendue 
de  côtes.  Par  trois  fleuves  navigables,  ils  se  rattachaient 
aux  marchés  de  la  France  et  de  l'Empire  germanique.  Les 
Pays-Bas  s'ouvraient  ainsi  de  toutes  parts  à  l'afflux  des 


(t)  Les  documents  de  l'époque  établissent  Texislence  d'un  mouvement 
commercial  asses  considérable  entre  le  port  de  Bruges  et  son  hinterland. 
En  1167,  Philippe  d'Alsace  confirme  un  ancien  privilège  des  habitants  d'Ypres, 
en  vertu  duquel,  en  payant  un  denier  par  bateau  chargé  de  marchandises, 
ils  étaient  exempts  de  tous  péages  sur  llperleet,  cours  d'eau  qui  s*abouchait 
au  port  de  Bruges  (v.  Diegerick,  Inventaire  des  chartes  d*  Ypres,  1. 1,  p.  6, 
no  5).  Vers  la  même  époque,  le  cuivre  anglais  supplante,  sur  le  marché  de 
Dinant,  le  cuivre  de  Goslar,  et  à  Liège,  où  n'arrivaient  jusque  là  que  les 
vins  du  Rhin  et  de  la  Moselle,  on  débarque  les  vins  de  la  Rochelle,  venus  par 
la  mer  (Annales  S.  Jacobi  Leodiensis.  Monum.  Germ.  Hist.  Script.,  l.  XVI, 
p.  654).  Enfm  nous  voyons  qu*en  1508,  un  règlement  des  échevins  et  doyens 
de  la  ville  de  Gand  fixe  le  salaire  des  bateliers  arrivant  par  la  Lievede  Bruges 
et  de  Dam  me  à  Gand.  Il  y  est  dit  que  le  chargement  ne  pourra  excéder  le 
poids  de  cinq  tonnes  de  vin,  ou  dix  boisseaux  de  grain,  équivalant  k  trois 
lasts  de  hareng,  cinq  cents  bardeaux,  cinq  lasts  de  cendres,  quarante  pots 
de  beurre,  trente-six  tonnes  de  bière  de  Lubeck  et  trente-trois  de  Hambourg, 
sept  tonnes  de  guède  (Gilliodts-Van  Severen,  Cartulaire  de  ^ancienne 
estaple  de  Bruges,  p.  119,  n»  162  ;  Diericx,  Mémoire  sur  la  ville  de 
Gand,  1. 1.  p.  241). 


LE   PORT   DB   BRUGBS.  il3 

marchandises,  et,  par  des  routes  naturelles,  expédiaient 
leurs  produits  aux  peuples  du  nord  comme  à  ceux  du 
midi.  Un  réseau  de  rivières  et  de  ruisseaux  canalisés,  se 
perdant  en  partie  dans  la  mer,  en  partie  dans  TEscaut, 
facilitaient  les  communications  entre  les  villes  flamandes, 
populeuses  et  florissantes,  où  la  renommée  des  foires,  qui 
se  succédaient  à  de  courts  intervalles,  attirait  les  mar- 
chands de  tous  les  pays.  Dès  le  xii^  siècle,  une  route 
terrestre,  tracée  du  Rhin  à  la  mer  du  Nord,  relie  Cologne 
à  Bruges  :  tandis  que  les  bateliers  suivent  le  cours  des 
fleuves  pour  apporter  à  la  Flandre  les  denrées  du  midi, 
de  Test  à  l'ouest  des  caravanes  de  marchands,  sillonnant 
la  plaine,  s'acheminent  vers  les  côtes  flamandes  (i).  La 
Flandre  trafique  avec  tout  l'ouest  de  l'Allemagne  centrale, 
et,  par  la  Hanse  des  dix-sept  villes  qui  l'unit  aux  cités 
marchandes  du  nord  de  la  France  (2),  elle  expose  ses  draps 
aux  foires  célèbres  de  Champagne,  où  déjà  les  drapiers 
flamands  rencontrent  les  Génois  (3).  Les  richesses  d'Orient, 
amenées  dans  les  ports  de  Gènes  et  de  Venise,  franchis- 
saient les  Alpes,  atteignaient  le  Danube  ou  le  Rhin,  et, 
par  ce  dernier  fleuve,  descendaient  aux  Pays-Bas  (4). 

D'importantes  relations  commerciales  s'étaient  donc 
établies  entre  la  Flandre  et  l'étranger  à  l'époque  où  le 
négoce  empruntait  encore  de  préférence  les  routes  et  les 
fleuves.  Mais,  quand  la  navigation  maritime  se  développa, 
nos  côtes  devinrent  tout  de  suite  l'étape  des  marchands 
de  toutes  les  nations.  La  situation  géographique  de  la 
Flandre  était,  à  cet  égard,  exceptionnellement  heureuse. 
Située  à  mi-chemin  entre  le  Sund  et  le  détroit  de  Gibral- 


(1)  Voir  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  U  I,  p.  166. 

{i)  Voir  Bourquelol,  Études  sur  les  Foires  de  Champagne,  dans  les 
MÉMOIRES  présentés  par  quelques  savants  à  TAcadémie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres,  t.  V,  p.  195 

(3)  Schulie,  Geschichte  des  mittelalter lichen  Handels  und  Yerkehrs 
zwischen  W^^stdeutschland  und  Italien,  t.  I.  Leif>zig,  1900,  p.  127.  — 
Hildebrand,  Zur  Geschichte  der  deuischen  WoUindustrie,  Jahrbûcher 
FUR  National  CEkonomie  und  Statistik,  t.  VI,  p.  237. 

(4)  Vanderkindere,  Le  Siècle  des  Artevelde.  Bruxelles,  1879,  p.  210. 
in«  SËRIE.  T.  X.  8 


114  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

tar,  elle  attirait  les  vaisseaux  de  la  Baltique  et  de  la  mer 
du  Nord,  qui  rencontraient  chez  elle  les  navires  arrivés 
de  la  Méditerranée  et  des  côtes  de  l'Océan.  La  navigation 
au  long  cours  était  pleine  de  périls,  et  le  commerce  direct 
entre  le  midi  de  l'Europe  et  son  extrémité  nord-ouest  fort 
malaisé.  Les  Allemands  n'entreprenaient  guère  d'expédi- 
tions dans  la  Méditerranée  ;  les  Français  ne  s'aventuraient 
pas  jusqu'aux  ports  de  l'Elbe  et  du  Wéser  ;  pour  les  navi- 
gateurs italiens  qui  avaient  affronté  les  orages  du  golfe 
de  Gascogne, la  Flandre  marquait  le  termede  leur  course(i); 
tous  ces  peuples  trouvaient  un  point  de  contact  naturel 
dans  cet  estuaire  d'accès  facile,  où  s'échangeaient  les  vins 
de  France  et  d'Allemagne,  les  draps  d'or  et  les  épices  que 
les  Lombards  apportaient  de  l'Orient.  Bruges,  établie  au 
carrefour  des  grandes  artères  du  commerce  d'Europe, 
devient  le  rendez-vous  des  nations  germaniques  et  des 
peuples  romans. 

Mais  ce  n'est  pas  uniquement  à  sa  position  géographique 
que  le  port  de  Bruges  dut  sa  prodigieuse  fortune.  L'admi- 
nistration clairvoyante  des  princes  a  puissamment  con- 
couru à  l'accroissement  de  sa  prospérité.  C'est  le  mérite 
des  comtes  de  Flandre  de  n'avoir  point  sacrifié  les  intérêts 
du  pays  aux  caprices  d'une  politique  personnelle,  et  d'avoir 
su  résister  aux  eniraînements  de  la  fiscalité  médiévale. 
Tandis  que  les  transformations  économiques  se  succèdent, 
et  que  Bruges  voit  évoluer  la  fonction  de  son  porl,  les 
comtes  perçoivent  nettement  les  exigences  commerciales, 
et  adaptent  leur  politique  aux  nécessités  du  moment. 
Lorsque  le  développement  des  affaires  maritimes  est 
subordonné  encore  à  l'activité  industrielle  de  l'arrière- 
pays,  et  que  la  manufacture  drapière  fournit  au  port  le 
meilleur  élément  de  son  trafic,  les  comtes  attirent  en 


(1)  Sariorius,  Urkundliche  Geschichie  des  Ursprunges  der  deutêchen 
Hanse,  t.  I,  Hambourg.  1830,  p|).  212-i  13;  voir  aussi  Roscher,  An^icA/en 
der  yolkswirthschafl  aus  dem  geschicht lichen  Standpunkt,  l,  I.  Leip- 
zig, 1878,  p.  330. 


LE    PORT    DB    BRUGES.  Il5 

Flandre,  et  notamment  à  Bruges  (i),  des  tisserands  de 
toile  et  d'étoifes  de  laine  (x'  siècle).  Mais  les  foires  res- 
tèrent le  grand  débouché  des  tissus  flamands,  aussi  long- 
temps que  la  faveur  du  transit  s'attacha  aux  routes  ter- 
restres et  fluviales  ;  aussi  les  comtes  s'empressèrent-ils  de 
favoriser  ces  concours  de  marchands  :  de  Baudouin  V  à 
Charles  le  Bon,  de  nombreuses  lois  de  paix  assurent  le  bon 
ordre  des  foires  et  garantissent  la  sécurité  des  étrangers. 
Lorsque  Bruges  tendit  à  centraliser  le  commerce  d'Occi- 
dent, rien  ne  fut  épargné  pour  développer  les  relations 
internationales.  Devançant  les  autres  princes  d'Europe  (2), 
les  comtes  de  Flandre  s'attachèrent  à  réprimer  la  pirate- 
rie ;  ils  supprimèrent  de  bonne  heure  le  droit  d'épave, 
fixèrent  équitablement  le  tarif  des  tonlieux  (3),  et  cher- 
chèrent à  empêcher  l'altération  des  monnaies  (4).  Une 
longue  série  de  privilèges  attestent  le  souci  constant  de 
garantir  aux  étrangei-s  la  sécurité  de  leurs  personnes  et 
de  leurs  biens,  d'assurer  la  loyauté  des  contrats,  la  facilité 
des  transactions  et  la  bonne  administration  de  la  justice. 
Les  Keures  de  Bruges  ordonnent  aux  échevins  de  faire 
droit  à  la  plainte  d'un  étranger  dans  les  trois  jours,  dans 
la  huitaine  si  celui  dont  on  se  plaint  est  absent  (5).  De 
nombreux  privilèges  de  justice  sont  octroyés  par  la  com- 
tesse Marguerite  aux  marchands  de  l'Empire  (i252).  Ils 
ne  pourront  être  arrêtés  pour  dette  que  s'ils  sont  débiteurs 
principaux,  et  ils  ne  seront  pas  emprisonnés  s'ils  peuvent 


II)  Warnkœnig,  Histoire  de  Flandre,  trad.  Gheldolf,  t.  U,  p.  iSi. 
(i)  Sartorius,  Urknndl.  Gesch.,  1. 1,  p.  21  î. 

(5)  Gilliodls-Van  Severen,  Cariul.  de  lancienne  estaple  de  Bruges, 
1. 1,  p.  13. 

(4)  Cfr.  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  I,  p.  163.  —  La  diversité  des 
types  monétaires  et  l'incpnitude  des  rapports  qui  existaient  entre  eux 
entravaient  les  opérations  du  commerce  international;  dès  la  fin  du 
xiu*  siècle,  la  lettre  de  chanjçe,  qui  devait  remédier  à  ces  inconvénients, 
était  en  usage  à  Bruges  (Vanderkindere,  p.  246  ;  Gilliodts-Van  Severen). 
Inventaire  des  archives  de  la  Ville  de  Bruges,  t.  lil,  p.  249. 

(5)  Keures  du  25  mai  1281  et  du  4  novembre  1304  ;  Gilliodts-Van  Severen, 
Cartul.  anc.  est.,  U  I,  n«  83  ;  iWd.,  n««  7  et  46. 


Il6  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

fournir  caution.  Si  des  hostilités  éclatent  entre  la  Flandre 
et  une  ville  allemande,  seuls  les  citoyens  de  cette  ville 
pourront  être  inquiétés  :  encore  jouiront-ils  d'un  délai  de 
trois  mois  pour  sortir  du  pays  et  emporter  leurs  biens  (i). 
Louis  de  Crécy  accorde  des  privilèges  analogues  aui  bour- 
geois et  marchands  de  la  Rochelle  et  de  St-Jean  d'Angély 
qui  ont  leur  étape  à  Damme  (2).  A  la  requête  des  mar- 
chands de  l'Empire,  le  magistrat  de  Bruges  octroie  aux 
négociants  de  tous  pays  des  lettres  de  garantie  relatives 
au  droit  de  balance  (i3i8)  :  les  dispositions  les  plus 
minutieuses  sont  prises  pour  assurer  la  loyauté  des  opé- 
rations du  pesage  public  (3)  ;  les  courtiers  sont  tenus  de 
prêter  serment  aux  échevins.  ils  sont  suspendus  à  la 
moindre  irrégularité,  aussi  longtemps  qu'ils  n'ont  pas 
accordé  satisfaction  à  la  personne  lésée  (4)  ;  les  débar- 
deurs sont  soumis  aux  mêmes  règles,  et  les  voituriers  sont 
déclarés  responsables  des  marchandises  qui  leur  sont  con- 
fiées (5).  Enfin  l'érection  d'une  chambre  d'assurances  à 
Bruges,  en  i3io,  permet  aux  négociants  de  faire  garantir 
leurs  marchandises  contre  les  risques  de  mer  et  d'incendie, 
moyennant  le  payement  d'une  prime  de  quelques  deniers 
pour  cent  (6). 

Plus  remarquable  encore  est  le  régime  de  liberté  com- 
merciale dont  la  Flandre  offre  l'exemple  à  l'époque  où  le 
monopole  et  le  privilège  pénètrent  partout  la  législation. 
La  politique  nettement  libérale,  on  dirait  volontiers 
libre-échangiste,  des  comtes  de  Flandre  (7)  favorise  à 
Bruges  l'essor  du  commerce  international,  tandis  que  des 


(1)  Cartul.  de  t ancienne  esiaple  de  Bruges,  1. 1,  n»  46. 

(2)  Charte  conservée  aux  archives  du  Nord,  transcrite  par  Finot,  Étude 
historique  sur  les  relations  commerciales  entre  la  Flandre  et  Ut 
France  au  moyen  âge.  Paris,  1894,  p.  351. 

(3)  Hansisches  UrkundenbucK  1. 11,  n»  154,  §  4  à  6. 

(4)  Ibid.,  n»  154,  §  13. 

(5)  lbid,ï\^  154,  §7. 

(6)  Gilliodls-Van  Severen,  Cartul.  de  Vancienne  estaple,  t.  I,  no  174. 

(7)  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  ï,  p.  345. 


LB   PORT   DB   BRUaBS.  1  I7 

restrictions  et  des  prohibitions  de  toutes  sortes  entravent 
ailleurs  les  relations  des  étrangers  entre  eux.  Les  tra- 
casseries fiscales  de  la  politique  française  au  xiii*  siècle 
poussent  beaucoup  de  peuples  à  établir  sur  nos  côtes  le 
siège  de  leurs  transactions  (i).  Venise,  intolérante  pour 
le  trafic  des  nations  rivales,  cherche  à  monopoliser  au 
profit  des  Vénitiens  le  commerce  de  son  port  :  elle  can- 
tonne les  étrangers  dans  des  quartiers  étroitement  gardés, 
et  leur  interdit  toutes  relations  d'affaires  avec  d'autres 
marchands  que  les  sujets  de  la  République  (2).  A  Bruges, 
au  contraire,  les  étrangers  trafiquent  librement  entre 
eux  (3)  ;  ils  peuvent  acheter,  vendre  ou  échanger  des 
marchandises  sur  leurs  navires,  leurs  barques  ou  toutes 
autres  embarcations  ;  sur  l'eau  ou  sur  terre,  dans  la  rue, 
dans  les  celliers  ou  ailleurs  ;  ils  sont  autorisés  à  conserver 
leurs  marchandises  aussi  longtemps  qu'il  leur  plaît,  à  les 
transporter  où  bon  leur  semble,  par  terre  ou  par  eau, 
sans  être  contraints  à  les  vendre.  On  leur  interdit  seule- 
ment les  opérations  de  change  et  le  prêt  à  intérêt  (4). 
Les  courtiers  sont  les  intermédiaires  obligés  dans  toute 
opération  commerciale  de  quelque  importance  ;  mais,  de 
bonne  heure,  les  comtes  arrêtent  leur  tarif,  et  la  ville  de 
Bruges  est  responsable  de  leurs  malversations  vis-à-vis 
des  étrangers  (5).  Enfin  des  conditions  avantageuses  sont 
accordées  aux   marchands  de  tous  pays,   pour  s'établir 

(1)  Vanderkindere,  Le  Siècle  des  Artevelde,  p.  2H. 

(2)  Cfr.  Schulle,  Geschichte  des  mittelalterlichen  Handels,  t.  I, 
p.  55i.  —  Noël,  Histoire  du  commerce  du  monde.  Paris,  1891-1906,  l.  H, 
pp.  iOi  el  ss.  —  Ehrenberg,  Makler,  Hosteliers  und  Bôrse  in  Briigge  ; 
Zeitschrift  fur  das  gksammte  Handblsrecht,  t.  XXX,  p.  406. 

(5)  L'importation  des  draps  anjïlais  était  prohibée  en  Flandre,  mais  on  en 
tolérait  le  transit,  ainsi  qu'en  témoignent  les  privilèges  accordés  au.\  Orien- 
taux en  1359.  Gilliodts-Van  Severcn,  Inventaire  des  archives  de  la  ville 
de  Bruges,  t.  II,  p.  51. 

(4)  Privilèges  accordés  par  Robert  de  Béthune  en  1307;  Cartulaire  de 
Vancienne  estaple  de  Bruges,  t.  I,  n*^  138,  art.  2  et  3;  voir  aussi  n"  169 
(Unov.  1309),  et  la  lettre  de  Robert  au  roi  d'Angleterre  (26  juillet  1314), 
Cartulaire  de  Vancienne  estaple,  1. 1,  n»  189. 

(5j  Giiliodts-Van  Severen,  Cartulaire  de  Vancienne  eUaple,  t.  i,  p.  127, 


t 


Il8  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

dans  la  ville  avec  leurs  biens  ;  ils  peuvent  y  acquérir  des 
hôtels,  et  des  facilités  spéciales  leur  sont  octroyées  pour 
la  location  de  maisons,  de  caves  et  de  celliers  (i). 

Le  port  de  Bruges,  où  le  commerce  jouissait  ainsi  d  une 
liberté  presque  illimitée,  offrait  d'ailleurs  à  la  navigation 
une  des  stations  les  plus  favorables  des  côtes  de  locéan 
germanique  (2).  Sous  le  règne  de  Philippe  d'Alsace  (1 180), 
à  la  suite  d'une  inondation  qui  avait  rompu  les  digues  et 
submergé  les  environs  de  Bruges,  des  améliorations  con- 
sidérables avaient  été  apportées  au  régime  du  Zwin  :  de 
puissantes  digues  marquaient  les  bords  du  chenal,  des 
pilotis  et  des  balises  en  signalaient  les  bas-fonds  (3).  Ce 
fut  probablement  au  début  du  xiii®  siècle  que  Bruges  fit 
creuser  le  grand  canal  de  navigation,  ou  nouveau  Zwin, 
qui  reliait  Damme  au  port,  et  l'ancien  Zwin,  dans  la 
direction  de  Bruges,  ne  fut  plus  fréquenté  que  par  des 
navires  d*un  faible  tirant  (4).  11  fallait  isoler  le  nouveau 
canal  de  l'action  des  marées  :  ce  fut  alors  qu'un  homme 
de  génie,  dont  l'histoire  ne  nous  a  point  transmis  le  nom, 
construisit  la  première  écluse  à  sas  (5).  Jusqu'à  cette 
époque,  de  grandes  grues  (ovevdrachten,  dobbele  kraenen) 
faisaient  monter  et  descendre  les  navires  tout  chargés  sur 
des  plans  inclinés  et  les  transportaient  ainsi  d'une  section 
de  canal  dans  une  autre  (6).  Au  témoignage  de  Guillaume 
le  Breton  (7),  le  port  était  tellement  vaste,  qu'il  put  con- 
tenir, en  I2i3,  tous  les  navires  qui  prirent  part  à  l'expé- 
dition de  Philippe-Auguste  contre  Ferrand  de  Portugal. 

(1)  Gilliodls-Vari  Severen,  Inventaire  des  archives  de  la   ville  de 
Bruges,  i.  H,  p.  50. 

(2)  Warnkœnijç,  Histoire  de  Flandre,  i.  II,  p.  197. 

(3)  Pirenne,  Histoire  de  Belgique^  t.  l,  p.  tA\. 

(4)  Gilliodis-Van  Severen,  Inventaire  des   archives  de  la  ville  de 
Bruges,  Inlr.,  pp.  470-471. 

{^)  Ibid.,  t.  111,  p.  514.  On  ignore  la  dale  à  laquelle  fui  construite  cette 
écluse  ;  elle  fut  renouvelée  de  1394  à  1396 

(6)  vvarnkœnig,  Histoire  de  Flandre,  l.  Il,  p.  187. 

(7)  Cilé  par  Warnkœnig,  ibid.,  p.  36. 


LB   PORT   DE   BRUGES.  1  IQ 

On  y  trouvait  déjà  les  richesses  de  toutes  les  parties  du 
monde. 

Attirés  par  Timportance  du  transit,  les  marchands 
vinrent  s'établir  sur  les  bords  du  golfe,  où  bientôt  s'éle- 
vèrent Termuyden,  Monikerede,  Houcke  et  TÉcluse, 
tandis  que  grandissait  la  prospérité  de  Darame,  Plus 
d'une  parmi  ces  villes  aurait  pu  faire  à  Bruges  une  con- 
currence désastreuse  ;  mais  le  privilège  de  l'étape,  qui  lui 
fut  octroyé  à  une  date  inconnue  (i),  lui  assurait  sur  la 
navigation  du  Zwin  les  droits  les  plus  importants  :  toutes 
les  marchandises  qui  pénétraient  dans  le  bras  de  mer 
devaient  être  offertes  en  vente  d'abord  à  Bruges,  à  l'ex- 
ception de  quelques  denrées  qu'il  était  permis  d'exposer 
à  Damme,  Houcke  et  Monikerede.  C  est  après  de  nom- 
breuses luttes  avec  les  bourgeois  des  villes  environnantes, 
notamment  avec  ceux  de  l'Ecluse,  que  Bruges  se  trouva 
définitivement  en  possession  de  ce  droit  (2). 

Au  début  du  xiii®  siècle,  plus  de  trente-quatre  nations 
alimentent  de  leurs  produits  le  trafic  de  son  port.  Un 
document  contemporain  qui  les  énumère  nous  instruit 
sur  la  provenance  des  denrées  qui  figuraient  dans  le 
commerce  maritime,  en  même  temps  qu  il  atteste  l'étendue 
et  la  variété  des  rapports  de  Bruges  avec  l'étranger  (3). 
L'Angleterre,  l'Ecosse  et  l'Irlande  envoyaient  des  laines, 
des  cuirs,  du  plomb,  des  charbons  de  roche,  des  fromages 
et  des   suifs;    la  Russie  importait  ses  pelleteries  et  le 


(1)  Gilliodls-Van  Severen,  Cartulaire  de  Vancienne  estaple,  t.  I,  p.  4. 
—  Sur  le  droit  d'étape,  voir  Gaillard,  Ancieniies  institutions  commer^ 
ciales.  Privilège  d'étape;  et  Bietiermann,  Dus  Stapelrecht,  Vierle^ahr- 
schrift  fiXr  Volksiairthschaft,  Politik  und  Ktdturgeschichte,  t.  LXXlï. 
Berlin,  1881,  p.  1. 

(i)  Gaillard,  op.  cit.,  p.  5.  Voir  aussi  Hansisches  Urkundenbuch,  t.  IV, 

(3)  Ce  texte,  rédigé  en  1200  à  l'usage  des  marchands,  a  élé'*mainles  fois 
reproduit;  on  le  trouvera  dans  GilliodtsVan  Severen,  Cartulaire  >de  Vari' 
cienne  estaple  de  Bruges,  t.  1,  p.  14,  et  dans  Kervyn  de  Lettenhove, 
Histoire  de  Flandre,  t.  M,  p.  300,  note  5:  l'original  en  est^conservé  à  la 
Bibliothèque  nationale  de  Paris. 


[ 


120  REVUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Danemark  ses  chevaux  ;  de  Hongrie,  de  Bohême  et  de 
Pologne  on  expédiait  à  Bruges  la  cire,  l'or  et  l'argent  en 
lingots  ;  la  Navarre  fournissait  la  laine  filée,  la  basane, 
la  réglisse,  des  amandes  et  des  draps  «  dont  on  fait 
grandes  voiles  aux  nefs  «  ;  d'Aragon  nous  venaient  le 
safran  et  le  riz,  d'Allemagne  le  vin,  les  blés  et  le  fer  ; 
les  marchands  des  royaumes  de  Léon,  de  Castille  et 
d'Andalousie  exposaient  à  Bruges  la  cochenille,  les  filasses, 
les  laines,  le  vif-argent,  le  cumin,  l'anis  et  des  fruits  ;  on 
trouvait  sur  les  quais  du  port  le  saindoux  de  Galicie, 
les  raisins  du  royaume  de  Grenade,  les  épices  d'Egypte, 
de  Palestine  et  d'Arménie,  les  pelleteries  de  Fez  et  de 
Tunis,  les  sucres  du  Maroc  fi),  les  aluns  de  Majorque  et 
de  Constantinople  (2),  enfin  les  draps  d'or  de  la  Tartarie  (3). 
En  1285,  le  vieux  port  de  Bruges,  situé  en  aval  de  la 
Reye,  n'est  plus  assez  spacieux  pour  contenir  les  bateaux 
qui  entrent  dans  le  Zwin.  Le  comte  et  le  magistrat  s'em- 
pressent d'accéder  au  vœu  des  marchands  et  creusent  un 
bassin  au  centre  de  la  ville.  La  partie  de  la  Reye  qui 
longe  la  place  et  communique  avec  le  nouveau  port  est 
couverte  d  un  bâtiment  (waterhalle)  long  de  cent  mètres 
et  large  de  vingt  et  un,  qui  occupe  tout  le  côté  oriental 
de  la  grand'place.  De  vastes  magasins  s'établissent  sous 
cette  halle,  où  le  chargement  et  le  déchargement  des 
marchandises  se  font  constamment  à  couvert  (4). 

(1)  l.e  sucre  était  surtout  amené  à  Bruges  par  les  Vénitiens  qui  allaient  le 
chercher  en  Égy()le,  et  clans  l'île  île  Candie  ;  la  canne  était  cultivée  en 
Sicile  et  en  Espagne  avant  1150,  oi  1rs  raffineries  existaient  déjà  dès  la 
première  moitié  du  xiu*'  siècle  (Gaillard,  Étude  sur  le  commerce  de  la 
Flandre  au  moyeyi  âge.  11,  Mouvement  cor  a  mer  cial  de  Bruges^  p.  51). 
Le  sucre  était  alors  une  denrée  fort  chère  :  le  prix  de  la  livre  oscillait 
entre  \  et  10  sols  parisis  au  cours  du  xiv«  siècle  ((iilliodls-Van  Severen, 
Inventaire  des  archives  de  la  ville  de  Bruges,  t.  Il,  p.  306). 

(2)  L'alun,  qui  stMvait  à  la  tannerie,  ctail  spécialement  importé  par  les 
Italiens  qui  le  liraient  eux-mêmes  de  l'Asie  mineure  (Gaillard,  op.  cit.,  p.  6). 

(3)  A  cette  nomenclature,  il  faudrait  ajouter  la  France,  Gènes  cl  Venise, 
dont  les  marchands  fréquentaient  assidûment  nos  côtes. 

(4)  Gilliodts-Van  Severen,  Inventaire  des  archives  de  la  ville  de 
Bruges,  t.  V,  p.  318. 


'<. 


LB  PORT  DE  BRUGB8.  121 

Quelle  que  fût  alors  l'importance  du  port  de  Bruges, 
c'est  au  XIV*  siècle  seulement  qu'il  atteignit  l'apogée  de 
sa  fortune.  Un  service  régulier  de  navigation  relie  à  cette 
époque  le  port  du  Zwin  à  ceux  de  Gènes  et  de  Venise. 
Les  foires  de  Champagne  avaient  été,  durant  le  xiii*  siècle, 
le  rendez-vous  des  marchands  flamands  et  génois  ;  les 
progrès  de  la  navigation  maritime  diminuèrent  l'impor- 
tance des  foires,  et,  sous  le  règne  de  Philippe  le  Bel,  les 
Italiens  commencèrent  à  se  détourner  des  marchés  de  la 
Champagne.  Quelques  années  plus  tard  (i3i3),  la  guerre 
s'étant  rallumée  entre  la  France  et  la  Flandre,  Louis  le 
Huiin  interdit  à  ses  sujets  tout  commerce  avec  les  Fla- 
mands ;  ceux-ci  abandonnèrent  les  foires  françaises,  et 
les  Génois,  cherchant  à  renouer  avec  nos  marchands  les 
relations  interrompues,  prirent,  à  travers  la  mer,  le 
chemin  de  la  métropole  flamande  (i).  En  1824,  ^^  ser- 
vice régulier  de  galères  est  établi  de  Gênes  à  Bruges  (2). 

Quant  aux  Vénitiens,  ils  avaient  fixé  de  bonne  heure 
sur  nos  côtes  le  siège  de  leurs  opérations  commerciales 
avec  les  marchands  de  TEmpire.  En  iSiy,  le  gouverne- 
ment de  la  République  équipa  lui-même  plusieurs  escadres, 
formées  chacune  de  quatre  ou  six  galères,  et  destinées  au 
commerce  des  Vénitiens  avec  les  principaux  ports  d'Eu- 
rope et  d'Orient.  La  flotte  de  Flandre  appareillait  pour  le 
plus  long  voyage.  Après  avoir  trafiqué  sur  les  rivages  de 
l'Afrique,  elle  longeait  les  côtes  de  l'Espagne,  du  Portu- 
gal et  de  la  France,  pour  mouiller  dans  les  ports  de 
l'Angleterre  et  des  Pays-Bas.  Les  galères  de  Flandre 
apportaient  les  vins  de  Chypre,  les  fruits  secs,  le  sucre  en 
poudre  dont  Venise  approvisionnait  la  Flandre,  la  soie, 
les  cotons  bruts  ou  filés,  des  épices,  des  drogues,  des 
aromates,  et  une  foule  d'autres  denrées  du  Levant.  Le 
transport  des  matières  premières  n'offrant  aux  spécula- 


(i)  Bourquclol,  Études  sur  les  foires  de  Champagne,  p.  193. 
(2jSchuiie,  Geschichle  des  mittelalterlicheti  HanUels^  1. 1,  pp.  Ii7-128. 


122  REVUB   DBS   QUESTIONS   8GIENTIP1QUB8. 

teurs  de  Venise  que  le  bénéfice  du  fret,  ils  chargeaient 
aussi  les  galères  des  produits  de  leur  propre  industrie  : 
glaces,  verres,  riches  étoffes  de  laine,  de  soie  et  d'or. 
Ils  rencontraient  à  Bruges  les  marchands  de  TEmpire 
affiliés  à  la  Hanse  teu tonique,  et  leur  vendaient  les  mar- 
chandises apportées  d'Orient.  Les  Vénitiens  étaient  auto- 
risés à  exposer  en  vente  à  Bruges,  pendant  quarante-cinq 
jours,  les  produits  qu'ils  déchargeaient  de  leurs  galères(i). 
Celles-ci  redescendaient  alors  vers  Venise,  après  s'être 
pourvues  de  toutes  les  denrées  que  les  pays  du  nord  pou- 
vaient fournir  à  ceux  du  midi  (2).  Un  auteur  évalue  à 
100  000  ducats  d'or,  soit  à  plus  de  1  700000  francs,  la 
cargaison  de  chacune  de  ces  galères  (3).  Cette  estimation 
n'est  peut-être  pas  exagérée  :  la  plupart  de  ces  marchan- 
dises étaient  des  matières  précieuses,  n'offrant  qu'un 
faible  poids  et  un  faible  volume,  et  chaque  galère  jaugeait 
1000,  1200  ou  2000  tonnes. 


La  fonction  économique  du  port  de  Bruges  au  moyen 
âge  s'accuse  nettement  dans  la  disparition  de  sa  flotte  de 
commerce.  Chez  presque  tous  les  peuples,  le  développe- 
ment de  la  marine  marchande  est  le  corollaire  naturel  de 
la  prospérité  du  commerce  et  de  l'industrie  ;  mais  à 
mesure  que  le  rôle  de  Bruges  grandit  dans  le  trafic  inter- 
national, les  bateaux  flamands  cessent  de  participer  au 
mouvement  de  son  port.  Les  populations  de  la  côte  pra- 
tiquent encore  le  cabotage  et  ne  délaissent  point  les 
occupations  fructueuses  de  la  pêche,  mais  elles  aban- 
donnent presque  complètement  la  navigation  au  long 
cours  (4).  L'activité  des  manufactures  flamandes  eût  bien 
permis  à  nos  marins  d'échanger  dans  les  ports  d' Angle- 


Ci)  Archives  de  TÉlat  à  Brujçes  ;  Ouden  Wittenbouc,  fol.  17,  n»  2. 

(2)  Daru,  Histoire  de  la  République  de  Venise,  livre  XIX. 

(3)  GilliodtsVan  Severen,  Cartulairede  V  ancienne  estaple.  1. 1,  p.  177. 

(4)  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  1. 1,  p.  24S. 


LE   PORT    DB   BRUGES.  123 

terre  et  d'Ecosse  leurs  cargaisons  de  draps  contre  des 
chargements  de  laines,  car  l'industrie  drapière  avait  pris 
une  importance  de  plus  en  plus  considérable  :  les  tissus 
de  Flandre  étaient  répandus  dans  toute  l'Europe,  et  figu- 
raient dans  les  bazars  d'Orient  avec  les  damas,  les  bro- 
carts et  les  draps  d'or  et  d'argent  (i).  Au  milieu  du 
XIV®  siècle,  l'importation  des  laines  anglaises  est  si  active, 
qu'elle  occasionne,  en  i354,  le  déplacement  d'un  capital 
de  294  184  livres  d'Angleterre  (2)  ;  mais  Bruges  avait 
acquis  l'étape  des  laines  anglaises,  et  les  drapiers  ache- 
taient sur  les  quais  du  port  la  précieuse  matière  qu'ils 
avaient  dû  autrefois  aller  chercher  au  delà  de  la  mer  (3). 
Les  marchands  étrangers,  concentrés  à  Bruges,  péné- 
traient eux-mêmes  dans  Tintérieur  du  pays  pour  se  pro- 
curer les  marchandises  destinées  à  l'exportation.  L'office 
de  courtier  qu'elle  remplit  entre  les  nations  marchandes 
absorbe  l'activité  de  Bruges  et  l'isole  de  son  arrière-pays. 
La  Hanse  de  Londres  qui  l'unissait  aux  principales  villes 
drapières  avait  monopolisé  durant  de  longues  années  le 
commerce  de  la  Flandre  avec  l'Angleterre  ;  Bruges  se 
dégage  de  cette  association,  dont  l'exclusivisme  aurait 
entravé  l'essor  des  relations  internationales  :  dès  avant  le 
XIV®  siècle,  il  n'est  plus  fait  mention  de  la  Hanse  de 
Londres  (4). 

Aussi  longtemps  que  les  fleuves  et  les  routes  furent  les 
grandes  artères  du  commerce,  nos  marins  transportaient 
vers  l'Angleterre  ot  les  côtes  de  la  mer  Baltique  les 
marchandises  amenées  de  l'Europe  centrale  ;  mais  lorsque 
les  progrès  de  la  navigation  eurent  développé  l'industrie 
des  transports  maritimes,  et  que  Bruges  fut  devenue  le 
grand  port  d'échange  d'Occident,  les  navires  étrangers 

(i)  IMrenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  I,  p.  i50. 

(i)  Varenberg,  Histoire  des  relations  diplomatiques  entre  le  Cofnté 
de  Flandre  et  l'Angleterre  au  moyen  àge^  p.  290. 

(3)  Pi  renne,  La  Hanse  flamande  de  Londres,  Bulletin  de  l'Acàdémib 
ROYALE  DE  BELGIQUE  (classe  (Ics  lettres),  1809,  p.  loi. 

(4)  Ibid,,  p.  103. 


124  RBVUB   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

finirent  par  accaparer  le  fret.  Quel  que  fût  son  port  d'ori- 
gine, tout  navire  qui  arrivait  à  Bruges  était  aussi  sûr  de 
trouver  à  se  charger,  dans  cet  entrepôt  des  richesses  du 
nord  et  du  midi,  que  de  pouvoir  s'y  débarrasser  de  sa 
cargaison.  Il  n'en  était  pas  ainsi,  au  départ  de  Bruges, 
pour  le  marin  de  Flandre;  il  pouvait  craindre  de  se  voir, 
au  retour,  réduit  à  naviguer  sur  lest,  chaque  nation 
réservant  à  son  pavillon  les  avantages  de  son  commerce. 
Entre  étrangers  et  flamands,  la  lutte  pour  le  fret  devenait 
inégale,  et  les  premiers  ne  tardèrent  pas  à  monopoliser 
l'industrie  des  transports.  Les  comtes  de  Flandre  eurent 
alors  la  sagesse  de  ne  point  s'obstiner  à  disputer  cet 
avantage  à  la  concurrence  étrangère  ;  ils  comprirent  de 
bonne  heure  quelle  source  de  prospérité  un  grand  port 
d'échange  offrait  à  la  Flandre,  et  leurs  efforts  tendirent 
à  favoriser  le  contact  entre  les  peuples  étrangers. 

Du  canal  de  Gibraltar  au  fond  de  la  Baltique,  il  n  est 
pas  une  nation  marchande  qui  ne  possède  à  Bruges  ses 
consuls,  ses  magasins  et  ses  comptoirs  (i).  Bruges  n'est 
pas  seulement  le  grand  marché  des  laines  anglaises,  le 
dépôt  central  des  draps  et  des  toiles  de  Flandre,  elle  est 
l'entrepôt  du  commerce  de  l'univers. 

Telle  est  l'importance  de  la  ville  au  xiv®  siècle,  que  sa 
cotisation  dans  les  aides  et  subsides  que  la  Flandre 
accorde  à  Philippe  le  Hardi,  en  i388,  dépasse  le 
cinquième  du  tribut  de  la  Flandre  tout  entière  (2). 
L'abondance    des    capitaux    correspond    à    Taiflux    des 


{[)  Les  Guinigi  de  Lucques  avaient  treize  représenlants  à  Tétranger  : 
quatre  d'entre  eux  résidai(»nt  à  Bruges  (Schulie,  Geschichte  des  mitelalter* 
lichen  Handels,  t.  I,  pp.  289  et  349). 

(2)  Ces  subsides  s'élevaient  à  100  000  francs  d'or;  Bruges  fut  taxée  pour 
une  somme  de  22  708  francs  (Gilliodts-Van  Sevei  en,  Inventaire  des  archives 
de  la  ville  de  Bruges,  t.  lU,  î)  iH).  On  ne  possède  point  de  données  pré- 
cisessur  la  population  de  Bruges  k  cette  époque.  M.  }?ïttnïi^  {Histoire  de 
Belgique^  t.  1,  p.  26U)  estime  qu'on  peut,  sans  tomber  dans  TexagératiOD, 
fixer  à  80  000  le  chiffre  de  la  population  brugeoise  au  cours  de  la  période  qui 
va  de  la  fin  du  rè^ne  de  Gui  de  Dampierre  au  début  de  la  guerre  de  cent 
ans  (1305  à  1337). 


LE   PORT    DE    BRUGES.  125 

marchandises.  Attirés  par  l'activité  du  trafic  internatio- 
nal, les  Lombards  ont  développé  depuis  longtemps  le 
commerce  d'argent,  et  Bruges  est  devenue  le  premier 
comptoir  financier  d'Occident  (i).  La  circulation  monétaire 
s'accroît  même  au  xv*  siècle.  Les  grandes  maisons  de 
banque  italiennes  ouvrent  des  guichets  à  Bruges,  les 
Médicis  y  établissent  une  succursale,  et  l'on  y  traite 
encore  sous  le  règne  de  Charles  le  Téméraire  de  vastes 
opérations  de  crédit.  C'est  alors  aussi  que  la  ville  déploie 
le  plus  de  luxe  et  de  magnificence,  mais  sa  puissance 
économique  ne  répond  plus  aux  splendeurs  dont  elle 
s'entoure  (2)  ;  au  xv*  siècle,  l'étoile  de  Bruges  a  dépassé 
le  zénith  et  penche  vers  son  déclin. 

Dépourvue  de  flotte,  Bruges  avait  trouvé  dans  son  port 
d'échange  international  le  mouvement  d'affaires  qui  entre- 
tenait sa  prodigieuse  vitalité  ;  elle  ne  pouvait  maintenir 
sa  fortune  qu'à  la  condition  de  rester  le  marché  commun 
des  nations  (3).  Or,  au  xv*  siècle,  le  comptoir  de  la  Hanse 
teutonique,  qui  assurait  ses  relations  avec  les  peuples 
du  nord,  perd  son  ancienne  importance  :  ce  fut,  pour  la 
métropole  flamande,  un  coup  désastreux.  Les  marchands 
d'Angleterre,  suivis  bientôt  des  marchands  du  Midi, 
prirent  la  route  de  l'Escaut,  et  fixèrent  à  Anvers  le  centre 
de  leurs  opérations.  L'exode  de  cette  clientèle  cosmopolite 
s'accuse  dans  la  dépréciation  considérable  du  produit  des 
accises,  qui  frappaient  surtout  les  objets  du  commerce  de 
transit  et  d'exportation  :  en  1404-05,  aucun  spéculateur 
ne  se  présente  à  l'adjudication  de  l'impôt,  et  la  ville  est 
obligée  de  substituer  la  perception  directe  à  la  mise  à 
ferme  usitée  jusqu'à  cette  époque  (4). 


(1)  Cfr.  Pirenne,  Histoire  de  Belgique,  t.  M,  p.  393. 
(i)  En  4369-70,  la  ville  distribue  du  blé  el  des  souliers  au  peuple  et  les 
budgets  se  soldent  désormais  en  déficit. 

(3)  llildebrand,  Zur  Geschichte  der  deutschen  Wollindtistrie  ;  Jahr- 
BÛCHER  PUR  National  Œkonomie  und  Statistik,  t.  VI  et  VII,  1865-66,  p.  24!. 
—  Pirenne,  Histoire  de  Belgique^  t.  Il,  p.  395. 

(4)  Gilliodts-Van  Severen,  Inventaire  des  archives  de  la  ville  de 
Bruges,  t.  IV,  p.  4i. 


r 


126  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

C'est  en  vain  que  Bruges  lutte  à  coups  de  mesures  pro- 
tectionnistes pour  le  maintien  d'une  prépondérance  qui 
lui  échappe  (  i  )  :  Anvers  la  supplante  de  jour  en  jour  dans 
le  commerce  international. 

Des  circonstances  diverses  concouraient  d'ailleurs  à 
pousser  vers  Anvers  les  navires  qui  faisaient  voile  vers 
les  Pays-Bas.  Le  début  du  xv®  siècle  marque,  pour  les 
côtes  de  Flandre,  une  recrudescence  de  la  piraterie.  Des 
écumeurs  de  mer,  venus  d'Angleterre  et  d'Ecosse,  de 
Bretagne  et  de  Normandie,  de  Castille  même,  et  surtout 
de  Zélande  ferment,  pour  ainsi  dire,  au  commerce  le 
golfe  du  Zwin,  moins  abrité  que  la  rade  d'Anvers  contre 
les  ravages  des  corsaires. 

La  nature  elle-même  précipite  la  décadence  de  Bruges  : 
le  caprice  des  eaux  qui  lui  avait  permis  d'édifier  sa  for- 
tune en  lui  ouvrant  la  route  de  l'univers,  s'acharnait 
depuis  longtemps  (2)  à  détourner  au  profit  de  sa  rivale  le 
transit  maritime  :  tandis  que  des  inondations  élargissent 
l'Escaut  occidental  et  donnent  à  Anvers  un  accès  direct  à 
la  mer,  la  baie  du  Zwin  s'ensable  et  finit  par  se  combler 
tout  à  fait. 

A  la  fin  du  xv*"  siècle,  un  petit  commerce  de  draperie 
anime  à  peine  la  ville  (3),  et  quatre  à  cinq  mille  maisons 
«  vagues,  closes  et  venans  en  ruyne  »  (4)  attestent  la  chute 
rapide  de  Bruges,  qui  jadis  n'avait  point  de  rivale  dans 
les  contrées  du  nord  et  que  Venise  seule  égalait  peut-être 
au  midi. 

Georges  Eeckhout. 


(1)  Hanserecesse,  1431-1476,  t.  I,  p.  233.  —  (iilliodts-Van  Severen,  op. 
ciï,l.ïV,  pp.  53ell40. 

(î)  Sur  les  sacrifices  que  Brujçes  s'est  imposés  durant  plusieurs  siècles 
pour  conserver  et  rétablir  la  navigabilité  du  Zwin,  voir  Gilliodts- Van  Severen 
dans  la  Flandre,  188i,  p.  319;  du  même  auteur,  Invent,  des  arch.  de  la 
ville  de  Bruges,  Intr.  p.  470,  et  Brtcges  port  de  mer.  pp.  43  et  ss. 

(3)  Pirenne,  Histoire  de  Belgique^  i.  Il,  p.  397. 

(4)  Gilliodts- Van  Severen,  Inventaire  des  archives ^  t.  VI,  p.  386. 


III 
LE  PORT  DK  BARRY 


rt  de  Barry  est  situé  sur  la  rive  nord  du  canal  de 
en  pays  de  Galles.  Né  d'hier,  il  n'a  pas  d'histoire  : 
clusivement  ou  à  peu  près  un  port  d'exportation 
on.  Son  existence  a  eu  sur  le  commerce  maritime 
ume-Uni  cet  effet  appréciable  d'augmenter  encore 
é  de  trouver  un  fret  de  retour  pour  les  vaisseaux 
plus  nombreux  qui  portent  les  produits  du  monde 
ms  les  ports  britanniques. 

éation  a  permis  aussi  à  l'industrie  houillère  gal- 
prendre  une  nouvelle  extension  et  d'augmenter 
iction  de  plusieurs  millions  de  tonnes  par  an. 

charbon  gallois  de  la  qualité  dite  steam  coal 
harbon  type  et  sans  rival  pour  la  navigation  à 
donnant  un  maximum  de  chaleur  avec  un  mini- 
fumée ;  très  pur  et  exempt  de  pyrites,  il  n'est  pas 
la  combustion  spontanée  qui  expose  les  navires 
er  d'incendies  d'autant  plus  redoutables  que  les 
les  allument  ont  longtemps  couvé  dans  les  soutes, 
larbon  stemn  coal  est  recherché  par  toutes  les 
lu  monde,  et  les  vaisseaux  qui  en  embarquent  à 
.'autre  fret  sont  toujours  certains  de  vendre  con- 
ment  leur  cargaison. 

donc  en  premier  lieu  à  la  qualité  exceptionnelle 
larbon,  à  la  richesse  et  à  la  facilité  d'exploitation 
in  houiller  qui  le  contient,  que  le  Pays  de  Galles 
développement  considérable  de  son  industrie  et 
ports  gallois  :  Cardiff,  Barry,  Newport,  Swansea, 
leur  prospérité  ;  mais  c'est  aussi  à  la  clair- 
î,  à  l'esprit  d'entreprise,  à  la  persévérance  et  à  la 


128  RBVUB   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

puissance  des  fondateurs  de  Cardiff  et  de  Barry  qu'il  faut 
attribuer  la  rapidité  et  la  grandeur  de  ce  développement. 

J'ai  dit  plus  haut  que  les  ports  du  canal  de  Bristol  sont 
des  ports  d'exportation;  est-ce  à  dire  qu'ils  soient  con- 
damnés à  rester  tels  ?  Je  crois  que,  si  les  circonstances 
l'exigent,  les  propriétaires  des  ports  pourront  modifier  cet 
état  de  choses. 

Le  Sud  Galles  constitue,  il  est  vrai,  un  arrière- pays  bien 
pauvre  et  le  commerce  d'importation  est  limité  pour  le 
moment  aux  besoins  de  la  classe  ouvrière  massée  dans  la 
région  des  mines,  et  à  certains  besoins  de  l'industrie 
minière  et  métallurgique. 

Voici,  par  exemple,  le  relevé  des  importations  de  Cardiff 
en  igoS  : 


Minerais  de  fer 

876  457 

tonnes 

Fonte 

12  466 

9 

Fers  en  barres  ou  ouvrés 

64    154 

ft 

Bois  de  charpente 

25944 

» 

Planches  et  bouts 

92  641 

» 

Bois  pour  parquets  et  divers 

15781 

rt 

Bois  de  mines 

357  393 

91 

Céréales  et  farines 

379   101 

« 

Pommes  de  terre 

52  863 

» 

Briques 

2  009 

T* 

Marchandises  générales 

245  i83 

S» 

Total 

2  123  992 

9» 

Mais  derrière  la  région  montagneuse  galloise  s'éten- 
dent les  comtés  du  Midland,  pays  très  riches  et  de  con- 
sommation intense,  dont  Cardiff  et  Barry,  plus  rapprochés 
que  Liverpool  et  les  autres  ports  anglais,  pourront  un 
jour  conquérir  la  clientèle  au  moins  jusque  Birmingham  : 
il  leur  suffira  de  s'outiller  mieux  pour  l'importation  et 
de  développer  leurs  communications  ferrées  avec  ces  con- 
trées. Au  surplus,  ceci  concerne  l'avenir. 


LE    PORT    DE    BARRY.  I29 

Les  points  qui  doivent  surtout  retenir  l'attention  dans 
Tétude  du  port  de  Barry  sont  les  suivants  : 

Le  port  et  son  réseau  de  voies  ferrées  sont  l'œuvre  de 
l'initiative  privée,  sans  aucun  subsidedes  pouvoirs  publics. 

Cette  œuvre  a  été  conçue  et  exécutée  avec  une  rapidité 
remarquable. 

Le  succès  et  la  prospérité  du  port  ont  dépassé  les 
prévisions  des  plus  optimistes  de  ses  fondateurs  :  après 
seize  années  d'existence  Barry  a  eu,  en  igoS,  un  mouve- 
ment total  de  plus  de  9  millions  de  tonnes,  atteignant 
presque  celui  de  Cardiff,  qui  date  de  i838,  et  est  le 
troisième  port  du  Royaume-Uni. 


Chngine  du  port  de  Barry 

Au  nord  du  canal  de  Bristol,  la  terre  de  Galles  va 
s'élevant  en  pente  douce  vers  des  régions  montagneuses 
d'asi)ect  sauvage  sillonnées  de  nombreuses  vallées. 

Dans  la  partie  orientale,  celle  comprise  entre  Newport 
et  Swansea,  ces  vallées  se  divisent  en  trois  groupes  : 

Le  groupe  des  vallées  convergeant  vers  le  sud-est,  où 
est  Newport  ; 

Le  groupe  central,  de  beaucoup  le  plus  important, 
convergeant  vers  la  vallée  de  la  Taf  et  vers  Cardiff,  qui 
marque  l'embouchure  de  ce  cours  d'eau  ; 

Le  groupe  de  l'ouest,  peu  important,  qui  dirige  ses 
eaux  vers  la  baie  de  Swansea. 

C'est  dans  cette  région  montagneuse  que  gît  l'un  des 
plus  beaux  bassins  houillers  du  monde. 

La  partie  de  ce  bassin  actuellement  reconnue  et  en 
exploitation  a  27  kilomètres  du  nord  au  sud  et  38  kilo- 
mètres de  l'est  à  l'ouest  ;  sa  superficie  dépasse  100  000 
hectares,  et  l'éminent  ingénieur  Poster  Brown  estime  à 
plus  de  6  milliards  de  tonnes  sa  richesse  en  charbon 
m*  SËHIE.  T.  X.  9 


l3o  RBVUB   DBS   QUBSTIONS  SOIBNTIFIQUBS. 

steam  coal  sans  tenir  compte  des  charbons  d'autre  qua- 
lité, dits  charbons  bitumineux. 

Au  taux  actuel  de  la  production  du  bassin  gallois, 
soit  43  millions  de  tonnes  par  an,  le  double  de  la  pro- 
duction des  bassins  belges,  cette  réserve  connue  de  steam 
coal  est  suffisante  pour  un  siècle  et  demi. 

Or,  en  i83o,  le  pays  de  Galles  était  encore  un  pays 
pauvre  :  le  marquis  de  Bute  (second  du  nom),  qui  y  possé- 
dait des  territoires  immenses,  obtenait  à  peine  de  ses 
terres  20  shellings  l'hectare. 

Sa  richesse  minérale  était  connue,  mais  inaccessible, 
et  elle  n  attirait  guère  les  capitalistes  ;  la  preuve  en  est 
dans  ce  fait  que  le  père  du  marquis  avait  accordé  des 
licf»nces  d'exploitation  de  99  ans  sur  ses  domaines  de 
Dowlais  et  d'Hirwain  moyennant  une  redevance  annuelle 
totale  de  £  5o,  soit  i25o  francs,  et  cependant  l'industrie 
ne  s'y  développait  pas. 

Mais  le  second  marquis  était  un  homme  d'une  rare 
intelligence  et  d'une  indomptable  énergie. 

Convaincu  de  la  richesse  minérale  du  pays,  il  entrevit 
le  Glamorgan  devenu  un  centre  industriel  de  prem^r 
ordre,  attirant  une  foule  de  capitalistes,  dont  les  efforts 
bien  dirigés  seraient  une  source  de  richesses  dont  lui. 
Bute,  recevrait  sa  part  légitime. 

Arrivé  à  cette  conclusion,  il  décida  de  mener  l'entre- 
prise à  ses  frais,  risques  et  périls,  s'entoura  de  conseils 
techniques  de  premier  ordre,  obtint  en  juillet  i83o  du 
Parlement  un  acte  lui  octroyant  les  autorisations  néces- 
saires, et,  en  1839,  il  inaugura  le  premier  dock  de  Cardiff 
qui  lui  avait  coûté  dix  millions.  Une  compagnie  avait 
construit  en  même  temps  un  chemin  de  fer  reliant  Cardiff 
à  Merthyr  Tydvil,  point  culminant  de  la  vallée  de  la  Taf. 

Ce  fut  le  point  de  départ  d'un  grand  développement  de 
l'industrie  dans  ce  pays  jusqu'alors  délaissé.  —  Lord  Bute 
ne  se  lassait  pas  d'ailleurs  d'agrandir  son  port,  de  per- 
fectionner son  outillage,  de  favoriser  la  création  de  nou- 


\ 


LE   PORT    DE    BARRY.  l3l 

veaux  chemins  de  fer,  et  ainsi  s'ouvraient  successivement 
à  l'industrie  les  vallées  de  la  Rhondda,  de  Rhymney, 
d'Aberdare. 

Cardiff,  écrasant  de  sa  supériorité  les  ports  de  Newport 
et  Swansea,  croissait  avec  une  rapidité  dont  le  tableau 
suivant  donnera  une  idée  exacte  : 


NNfîlES 

MOUVEMENT    DU    PORT 

POPULATION 

Tonnes 

Habitants 

1840 

46  000 

10  000 

i85o 

873  000 

18  000 

1860 

2  226  000 

33  000 

1870 

2  804  000 

59  000 

1880 

6  291  000 

85  000 

1890 

9  218  000 

129  000 

1900 

10  Soi  000 

i65  000 

1904 

10  271  000 

180  000 

Vraiment,  c'était  un  homme  brave  le  second  marquis  de 
Bute  ;  la  grandeur  de  son  œuvre  et  les  résultats  qu'elle 
a  produits  pour  les  autres  et  pour  lui-même  proclament 
la  sagesse  de  ses  actes  et  la  sûreté  de  son  jugement. 

Malheureusement,  sa  mort  marqua  un  arrêt  complet 
dans  le  développement  de  l'œuvre  entreprise. 

Le  troisième  marquis  de  Bute,  fatigué,  semble-t-il,  des 
efforts  de  son  père,  reculait  effrayé  devant  la  tâche  qui 
lui  incombait,  malgré  les  supplications  d'un  peuple  puis- 
sant d'armateurs,  d'industriels  et  de  marchands,  impatient 
d'augmenter  encore  la  puissance  productrice  du  pays. 

Voilà  l'origine  du  port  de  Barry. 

En  i883,  un  groupe  nombreux  d'hommes,  les  plus 
éminents  et  les  plus  riches  de  l'industrie  houillère,  de 
l'armement,  du  commerce  et  môme  de  la  propriété  fon- 
cière, demandèrent  au  Parlement  l'autorisation  de  créer 
sur  un  point  désert  de  la  côte  du  canal  de  Bristol  un 
port  considérable  et  un  réseau  de  chemins  de  fer,  à  leurs 
frais,  risques  et  périls. 


l32  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Ces  hommes  se  souvenaient  des  grands  exemples 
donnés  par  le  fondateur  de  Cardiff  ;  je  citerai  parmi  eux 
Lord  Windsor  et  Lord  Romilly,  propriétaires  des  terri- 
toires où  allaient  s'édifier  le  nouveau  port  et  la  nouvelle 
cité,  Archibald  Hood,  David  Davis,  Robert  Forest, 
Crawshay,  Baily,  Thomas,  propriétaires  de  mines,  Har- 
rison  Page,  John  et  Richard  Cory,  armateurs  et  expor- 
tateurs. 

Malgré  l'opposition  opiniâtre  de  Lord  Bute,  qui  fit 
défendre  ses  idées  et  son  point  de  vue  par  ses  représen- 
tants devant  la  Commission  du  Parlement,  celle-ci 
approuva  le  projet  après  quarante-trois  séances  de  dis- 
cussion ;  mais  la  Chambre  des  Lords  le  repoussa. 

On  prétendit  que  Cardiff  et  le  pays  de  Galles  étaient 
arrivés  à  leur  apogée  ;  que  rien  ne  faisait  sentir  le  besoin 
d'un  nouveau  port  qui  constituerait  une  concurrence 
inutile  et  désastreuse  pour  Cardiff,  déloyale  môme,  étant 
donnés  les  services  rendus  au  pays  par  le  marquis  de 
Bute. 

Mais  avec  une  persévérance  toute  britannique,  les  pro- 
moteurs du  projet  étaient  déjà  retournés  au  Parlement, 
faisant  valoir  l'engorgement  progressif  de  Cardiff  et  de  ses 
voies  d'accès, dont  l'état  de  congestion  devenait  chronique; 
ils  montrèrent  que  19  7o  des  navires  se  présentant  à 
Cardiff  en  i883  avaient  dû  attendre  de  deux  à  cinq  jours 
et  1 1  7o  des  navires  de  six  à  quinze  jours  avant  d'entrer 
au  port,  et  qu'il  en  résultait  une  perte  de  £  i5o  000,  soit 
près  de  quatre  millions,  pour  les  armateurs.  Ils  prou- 
vèrent que  de  nombreux  charbonnages  étaient  entravés 
dans  leur  expansion  par  l'insuffisance  des  moyens  de 
transport  et  d'embarquement  ;  que  le  port  projeté  de  Barry 
et  son  réseau  de  chemins  de  fer  sauveraient  le  pays  des 
difficultés  les  plus  graves. 

Cette  fois  le  Parlement  et  la  Chambre  des  Lords  furent 
d'accord  et,  avant  que  l'année  1884  fut  finie,  la  Compagnie 
du  Port  et  des  Chemins  de  fer  de  Barry  était  fondée  et 
en  possession  du  ParliamenCs  Ad  qui  lui  était  nécessaire. 


LE    PORT    DE    BARRY. 


l33 


En  juillet  1889,  à  peine  cinq  ans  après,  le  premier 
dock  et  la  première  ligne  de  la  Compagnie  étaient 
inaugurés,  et  pendant  les  cinq  derniers  mois  de  la  même 
année  le  nouveau  port  embarqua  plus  d'un  million  de 
tonnes. 


Développement  du  port  de  Barry 


ANNÉES 


m  > 
K  < 


»  1 
%  t 


le 
O 

H 

O 


< 

t 

Oh 


TOTAL 


S  ït  mois 
I'  année 

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3»  - 

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(860 

t89n 

tÔ9ï 

1695 
ie94 

1896 
1897 
1898 
1899 
1900 
1901 
1902 
1903 
1904 
1905 


598 
1753 

i096 
il82 

i\m 

iâ78 
1648 


2271 
3278 
3115 
3076 
3072 
3126 
3060 
3223 


567  958 

1  69J  223 
2007  271 
2236  827 
2199  906 

2  510  603 
2  516  122 

2  696  743 
3167  311 
2438  960 

3  742  356 

3  776  828 
3846508 
4157  549 

4  275153 
4313  566 
4  278  759 


TONNES 

14745 

63675 

87  553 

81764 

145  406 

167  696 

206672 

210  446 

248  349 

178161 

252  053 

255  279 

234  252 

258  491 

389596 

423  827 

399996 


TONNES 
1001657 
3  201  621 

3  068  041 

4  201  8Ô5 

4  317171 
4809  317 
5050676 

5  285002 
5859  255 
4  373  238 
7  237  264 

7  231  717 
I  7  851165 
I  8681  614 

8  855180 
9125  431 

8  671808 

I 


TONNEâ 
i  106  402 

3265  296 
4055574 
4  2S3Ô29 

4  362  577 
5007  014 

3266  548 

5  m  448 

6  107  604 
4551399 

7  489317 

7  486  996 

8  085417 

8  940105 

9  244  776 
9  549  258 
9  071864 


l34  RBVUB   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Tandis  que  la  Compagnie  de  Barry  poursuivait  avec 
une  grande  activité  l'exécution  des  docks  et  des  installa- 
tions en  vue  desquels  elle  s'était  constituée,  les  exploi- 
tants des  mines,  encouragés,  augmentaient  rapidement 
leur  production,  et  sans  que  le  port  de  Cardiff  perdît  rien 
de  son  importance,  au  contraire,  le  port  de  Barry  pros- 
péra comme  on  le  voit  par  le  tableau  qui  précède. 

Il  y  a  un  seul  moment  de  défaillance  dans  cette  série 
d'années  prospères,  c'est  en  1898  ;  le  tonnage  tombe  de 
6  107  000  tonnes  à  4  55i  000  tonnes  ;  mais  l'année  sui- 
vante il  rebondit  à  7  486  000  tonnes.  Le  même  phénomène 
s'est  produit  cette  année-là  à  Cardiff,  où  le  tonnage  est 
tombé  de  10  238  000  tonnes  à  7  498  000  tonnes  pour 
remonter  à  10  975  000  tonnes  en  1899. 

Cela  était  dû  à  une  cause  générale  :  les  grandes  grèves 
qui  désolèrent  le  pays  de  Galles. 

On  le  voit,  la  création  de  Barry  répondait  à  un  besoin 
d'expansion  industrielle  ;  son  commerce  d'importation  est 
presque  nul,  représentant  à  peine  4  1/2  °/o  de  l'ensemble, 
au  point  de  vue  du  tonnage  bien  entendu. 

Voici  le  relevé  des  importations  pour  l'année  igoS  : 

Bois  de  mines  809  780  tonnes 

Bois  de  charpente  35  943        » 

Fers  et  minerais  1  o3o       » 

Matériaux  de  construction  i3  o55       n 

Marchandises  générales  40  188       j» 

Total  :     399  996       »» 

Et  le  relevé  des  exportations  pour  la  même  année  : 

Charbon  8  612  881  tonnes 
Coke  38  63i 

Rails  678        « 

Fers  et  minerais  780       » 

Marchandises  générales  18  898       » 

Total  :     8  671  868 


"\ 


LB   PORT   DE   BARRT. 


l35 


Total 


Importations 
Exportations 


399  996  tonnes 
8671868 


Total  :     9  071  864 


Le  nombre  de  navires  ayant  visité  le  port  est  de  3225  ; 
leur  tonnage  enregistré  de  4  278  759  tonnes,  ce  qui 
correspond  à  un  tonnage  moyen  de  i326  tonnes  par 
navire. 

Le  tableau  suivant,  donnant  la  division  des  navires  en 
steamers  et  voiliers,  peut  être  intéressant  ;  je  ne  possède, 
malheureusement,  les  chiffres  que  jusqu'en  1902. 


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2  M 


STEAMERS 


TONNAGB 


VOILIERS 


o 
2: 


TONNAGE 


TOTAL 


M 
OS 
ta 
S 

o 


TONNAGB 


1880 
1890 
1891 
1892 
1893 
1894 
1895 
1896 
1897 
1898 
1899 
1900 
1901 


461 
1321 
1613 
1681 
1759 
1814 
1921 


2312  ; 
2489  î 
1997  ' 
2982  , 
2909  I 
2904 


440  679 
1  310  039 
1645  208 

1  787  225 
1819  228 
2125  978 
2203  805 

2  402979 
2  844862 
2  217  910 
3529165 
3565  626 
3675887 


137 

432 

483 

501 

403 

352 

357 

334 

317  I 

274  ' 

296 

206 

172 


I  261631  29568589   4264 


127  279 
382184 
362  063 
449602 
380  678 
384625 
312  317 
293  764 
322  449 
221050 
213  193 
211202 
170  711 

3831117 


598 
1753 


2182 

2162 

2166 

2278  I 

2646  I 
I 
2806 

2271  ' 

3278  , 

3115  : 

3076  , 


567  958 
1692  223 
2  007  271 
2  2362827 
2199906 
2  510603 
2  516  122 
2  696  743 
3167  311 

2  438960 

3  742  356 
3  776  828 
3846598 


30  427  33399  706 


r 


l36  REVUE    DES    Ql^ESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Le  nombre  de  voiliers,  qui  était  de  5oi  en  1892,  est 
descendu  graduellement  à  172  en  igoi  ;  leur  tonnage 
moyen  est  resté  à  peu  près  constant  de  980  à  990  tonnes. 

Le  tonnage  moyen  des  steamers,  au  contraire,  n'a 
cessé  d'augmenter  ;  de  980  tonnes  par  navire  en  1889,  il 
est  monté  à  i326  tonnes  en  1905, en  augmentation  de  plus 
de. 35  7o. 

Le  tableau  ci-joint  donne  le  relevé  complet  du  mouve- 
ment du  port  émanant  de  la  comptabilité  de  la  Compagnie 
de  Barry,  et  daté  du  i3  janvier  1906, 

Sur  ces  rivages  encore  déserts  il  y  a  moins  de  vingt 
ans,  s'élève  une  agglomération  imposante  de  maisons,  ren- 
fermant une  population  de  plus  de  35  000  âmes,  pourvue 
d'églises,  d'hôtels,  do  tramways  et  de  toutes  les  facilités 
modernes. 


Description  du  port  de  Bany  :  ce  quil  a  coûté 

A  l'endroit  où  s'élève  Barry,  la  côte  du  canal  de  Bristol, 
dont  la  direction  va  de  l'est  à  l'ouest,  présente  une  échan- 
crure  profonde,  semi-circulaire,  dans  laquelle  l'île  de 
Barry  est  logée. 

L'île  a  la  forme  d'un  champignon  dont  la  tête,  tournée 
vers  la  côte,  se  courbe  parallèlement  à  celle-ci  ;  la  queue, 
tournée  vers  le  sud,  s'élève  graduellement  et  forme  un 
promontoire  qui  protège  contre  les  vents  d'ouest  et  de 
sud-ouest  le  chenal  qui  la  sépare  de  la  côte. 

Les  navires  venant  du  large  passent  d'abord,  sans  quit- 
ter les  eaux  profondes,  entre  deux  phares  éloignés  de 
1 10  mètres,  reliés  à  la  terre  par  de  très  importants  brise- 
lames. 

Le  phare  ouest  est  à  feux  intermittents,  haut  de  14  mètres 
et  de  cinquième  ordre  ;  le  phare  est,  beaucoup  plus  petit, 
est  à  feux  fixes. 

Ces  phares  marquent  l'entrée  de  l'avant-port,  qui  sert 


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l38  RBVUB   DBS   QUESTIONS    SGIENTIFIQnBS. 

de  refuge  aux  bateaux-pilotes,  remorqueurs  et  autres 
bateaux  de  service. 

De  cette  entrée,  part  un  chenal  de  45o  mètres  de  long 
et  de  5  mètres  de  profondeur  à  marée  basse,  conduisant 
les  navires  aux  deux  écluses  d'entrée  des  docks. 

De  chaque  côté  de  ces  écluses  s'avancent  de  longues 
jetées  en  bois  qui  guident  les  navires  vers  leurs  portes. 
La  jetée  qui  longe  l'île  est  construite  en  pierres  sur 
200  mètres  de  long  et  sert  d'accostage  aux  navires  qui 
font  le  service  du  canal  de  Bristol,  tandis  que  les  trains 
y  amènent  ou  y  prennent  les  voyageurs  et  les  marchan- 
dises que  ces  bateaux  transportent. 

L'entrée  des  docks,  a-t-on  dit,  est  commandée  par  deux 
écluses.  En  réalité,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  exact  :  on  se 
trouve  à  gauche  devant  une  véritable  écluse  nommée 
Lady  Windsor,  et  à  droite  devant  un  bassin  de  moindre 
tirant  d'eau  isolé,  au  nord,  des  docks,  au  sud,  de  l'avant- 
port,  par  des  portes  de  fer. 

L'écluse  de  gauche  a  200  mètres  de  longueur,  20  mètres 
de  largeur  et  18  mètres  de  profondeur  ;  elle  est  pourvue 
de  3  paires  de  portes  de  fer  mises  en  mouvement  par  la 
force  hydraulique;  ce  dispositif  connu  permet  de  la  diviser 
en  deux  compartiments  pouvant  recevoir  chacun  un  navire 
de  dimensions  ordinaires. 

La  profondeur  d'eau  au  seuil  de  l'écluse  est  de  i5",5o 
à  marée  haute  et  de  7",  3 5  à  marée  basse  ;  en  réalité  la 
profondeur  est  plus  grande  au  centre  du  seuil  qui  est 
courbe,  mais  il  faut  compter  avec  les  modèles  de  navires 
à  base  très  large. 

Les  portes  de  droite  donnent,  comme  je  l'ai  déjà  dit, 
accès  dans  un  bassin  dit  n°  3,  qui  a  200  mètres  de  long 
sur  i55  mètres  de  large,  et  une  superficie  d'eau  de  3  hec^ 
tares.  Le  tirant  d'eau,  au  seuil  d'entrée  et  de  sortie,  n'y 
est  que  de  11  "",70  à  marée  haute  et  de  3°*, 60  à  marée 
basse;  aussi  ne  peut-on  commencer  à  l'utiliser  que  deux 


LE   PORT    DE    BARRY.  iSq 

heures  et  demie  avant  les  hautes  eaux  et  doit-on  en  fermer 
les  portes  deux  heures  et  demie  après. 

Les  murs  en  sont  verticaux,  et  il  est  spécialement  amé- 
nagé pour  recevoir  les  bois  d'importation. 

Les  passages  qui  le  ferment  ont  25  mètres  de  large 
avec  des  portes  de  fer  mues  par  la  force  hydraulique. 

Ce  bassin  et  Técluse  Lady  Windsor  débouchent  dans  le 
dock  n**  1 . 

Ce  dock  s'étend  vers  louest,  occupant  l'emplacement 
du  chenal  qui  séparait  l'île  de  la  côte. 

Il  présente  une  longueur  d'un  kilomètre  et  une  lar- 
geur de  35o  mètres  ;  vers  l'ouest,  il  est  divisé  en  deux 
bras  par  un  môle  d'une  longueur  moyenne  de  418  mètres  ; 
le  bras  du  nord  a  i55  mètres  de  large,  celui  du  sud 
93  mètres. 

On  a  laissé  à  la  première  moitié  de  ce  bassin  toute 
sa  largeur,  afin  que  les  plus  grands  navires  puissent  y 
manœuvrer  à  l'aise. 

La  superficie  d'eau  est  de  36  hectares. 

A  son  extrémité  orientale  ce  dock  est  en  communica- 
tion, par  un  passage  à  caisson  roulant,  avec  le  dock  n*"  2 
qui  a  été  creusé  vers  lest  dans  les  terres. 

Il  a  plus  d'un  kilomètre  de  long  et  sa  largeur  varie  de 
125  à  186  mètres;  la  surface  d'eau  est  de  16  hectares. 

Plus  loin  encore  à  Test,  en  communication  avec  le  dock 
n**  2  s'ouvrent  deux  bassins  pour  les  bois,  d'une  superficie 
de  20  hectares. 

Trois  cales  sèches,  dont  deux  peuvent  recevoir  chacune 
quatre  grands  navires  à  la  fois, complètent  ces  installations. 

En  résumé,  les  docks  en  eau  profonde  offrent  aux  navires 
6  kilomètres  de  quais  ;  le  bassin  n*"  3  et  les  bassins  à  bois 
3  kilomètres  de  quais. 

Le  chenal  a  été  comblé  entre  l'île  et  la  côte  à  l'ouest 
du  dock  n*"  1 .  En  fait,  l'île  de  Barry  n'est  donc  plus  une 
île  mais  une  presqu'île.  Ce  travail  a  été  fait  en  vue  du 
passage  des  nombreuses  voies  qui  contournent  le  port. 


140  REVUB    DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

On  a  laissé  intact  un  tronçon  de  l'ancien  chenal  à 
l'ouest  de  Tîle  ;  il  sert,  comme  autrefois,  de  refuge  aux 
bateaux  de  pêche. 

L'ensemble  du  port  est  complètement  entouré  d'une 
ceinture  de  voies  ferrées  nombreuses,  d'où  se  détachent 
des  embranchements  spéciaux  pour  le  service  de  chaque 
appareil  mécanique  d'embarquement  ou  de  débarquement, 
ou  simplement  pour  l'abordage  des  quais. 

Ces  voies  de  ceinture  et  d'abordage  ont  un  développe- 
ment de  160  kilomètres. 

Les  quais  du  nord  et  du  môle  sont  réservés  et  outillés 
pour  l'embarquement  des  charbons. 

38  grues  hydrauliques,  manœuvrant  chacune  20  tonnes 
avec  des  levées  de  12  à  14  mètres,  sont  disposées  le  long 
des  quais  à  des  distances  variables,  les  unes  fixes,  les 
autres  mobiles,  de  façon  à  ce  que  les  écoutilles  des  navires 
puissent  facilement  s'y  adapter. 

Une  de  ces  grues  peut  charger  5oo  tonnes  en  une  heure  ; 
38  grues,  marchant  ensemble,  embarqueraient  près  de 
20  000  tonnes  par  heure. 

A  chaque  grue  sont  affectées  deux  bascules,  l'une  sur 
la  voie  d'arrivée  des  wagons,  l'autre  sur  la  voie  de  retour, 
ce  qui  permet  de  vérifier  les  tares  sans  frais. 

Les  wagons  pleins  sont  amenés  aux  grues  au  moyen 
de  bornes  hydrauliques  ;  vides,  ils  s'en  retournent  par  la 
gravité. 

Neuf  machines  à  vapeur,  de  25o  chevaux  chacune, 
divisées  en  trois  stations,  produisent  la  force  hydraulique 
nécessaire  au  service  du  port  ;  quatorze  accumulateurs  en 
règlent  la  distribution. 

Partout,  aux  entrées  du  port,  des  docks,  le  long  des 
quais  et  des  voies  de  manœuvres,  se  trouvent  des  bornes 
hydrauliques  permettant  de  mettre  en  mouvement  les 
wagons  et  les  navires. 

Les  quais  sud  sont  pourvus  de  52  grues  hydrauliques 


LE   PORT   DE   BARRY.  I4I 

OU  à  vapeur,  fixes  ou  mobiles,  dont  plusieurs  ont  une 
force  de  5o  tonnes. 

Le  port  est  très  bien  outillé  en  remorqueurs,  bateaux 
de  secours  en  cas  d'incendie,  bateaux  de  service  ;  il  est 
pourvu  de  grands  ateliers  de  construction  qui  permettent 
de  réparer  rapidement  les  navires  ;  il  est  puissamment 
éclairé  à  l'électricité. 

Les  installations  des  quais  réservés  aux  importations 
ne  manquent  pas  d'importance  ;  elles  comprennent  notam- 
ment un  entrepôt  à  3  étages  de  1 5o  mètres  de  long  sur 
5o  mètres  de  large,  muni  de  grues  hydrauliques  et  de 
transporteurs  mécaniques  transversaux  ;  des  magasins 
spéciaux  pour  denrées  sèches  et  humides,  pour  les  céréales 
(avec  un  élévateur  du  dernier  modèle),  une  fabrique  de 
glace,  des  dépôts  pour  viandes  congelées  pouvant  rece- 
voir 60000  bêtes. 

Le  chemin  de  fer  de  Barry,  qui  a  un  développement 
total  de  3 10  kilomètres,  relie  le  port  aux  lignes  qui  des- 
servent les  vallées  de  la  Rhondda,  d'Aberdare,  de  Rhym- 
ney,  de  Merthyr;  le  rachat  du  chemin  de  fer  du  Glamorgan 
par  la  Compagnie  de  Barry  amène  au  port  les  produits 
des  bassins  houillers  de  Llynvi  et  d'Ogmore. 

Des  services  de  voyageurs  bien  organisés  fonctionnent 
entre  Barry  et  la  Rhondda,  le  Midland,  le  réseau  du 
Great  Western  et  Cardiif  ;  il  y  a  entre  les  deux  ports 
26  trains  de  voyageurs  par  jour,  dans  les  deux  sens. 

Le  versant  sud-ouest  de  l'île,  pourvu  de  superbes  plages 
de  sable,  a  été  très  intelligemment  aménagé  par  Lord 
Windsor  et  devient  une  station  balnéaire  en  faveur. 

Au  3i  décembre  1901,  toutes  ces  installations  étaient 
terminées,  et  le  capital  qui  y  avait  été  affecté  s'élevait  à 
£5  4o3  668,  soit,  au  cours  de  25,i5,à  fr.  i35  902  25o,2o. 

Les  résultats  financiers  de  la  Compagnie  ont  été  assez 
brillants  pour  permettre,  depuis  1 889,  le  paiement  de  divi- 
dendes variant  de  8  à  10  7o>  ^^  cela  en  accordant  à  l'in- 


142  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

dostrie  les  meîlleares  facilités  de  transport  et  d'embarque- 
ment à  des  prix  très  modérés. 

Un  charbonnage  du  centre  du  bassin,  de  Llwynypia, 
par  exemple,  paie  10  d.  3/4  de  transport  par  tonne  jus- 
ques  aux  quais  de  Barry,  soit  à  peu  près  i  franc  pour 
une  distance  d'environ  5o  kilomètres  ;  c'est  2  centimes 
par  tonne  kilométrique. 

Il  serait  trop  long  et  trop  compliqué  d'exposer  les  tarifs 
appliqués  pour  le  pesage,  rembarquement,  l'accostage, 
etc.,  mais  je  puis  dire  qu'ils  sont  modérés  et,  en  certains 
cas,  inférieurs  à  ceux  de  Cardiff. 

Il  semble  permis  de  conclure  qu'il  y  a  plus  d'une  leçon 
à  tirer  de  l'exemple  donné  par  les  hommes  dont  l'œuvre 
vient  d'être  décrite. 

H.  Laportb. 


IV 

LE  PORT  DE  BEIRA 

Situation  et  considérations  historiques 

Le  port  de  Beira  est  situé  à  la  côte  orientale  d'Afrique, 
par  le  20*  degré  de  latitude  au  sud  de  l'équateur.  Mais 
c'est  en  vain  qu'on  le  chercherait  dans  un  atlas  ayant  plus 
de  quinze  ans  d'âge  :  il  n'a  été  appelé  à  la  vie  du  com- 
merce et  de  la  navigation  qu'en  1891  et  il  n'était  alors 
connu  que  depuis  deux  ans.  En  revanche,  on  trouverait 
dans  le  vieil  atlas,  à  peu  près  à  la  même  place,  l'indica- 
tion d'un  autre  port  de  mer,  Sofala,  que  toutes  les  cartes 
géographiques  mentionnent  depuis  le  xvi*"  siècle.  Sofala 
existe  toujours,  à  demi  ensablé.  C'est  un  port  côtier,  tandis 
que  Beira,  situé  à  quelques  kilomètres  de  distance,  est  un 
port  fluvial  formé  par  l'estuaire  du  Pungué,  et  de  propor- 
tions autrement  vastes. 

L'activité  commerciale  est  ancienne  sur  ces  rivages  de 
l'océan  Indien.  Quand  l'un  des  lieutenants  de  Vasco  de 
Gama  débarqua  à  Sofala  en  1489,  il  y  trouva  une  colonie 
de  marchands  arabes  qui  achetaient  de  l'or  et  de  l'ivoire 
aux  indigènes  de  l'intérieur.  Beaucoup  de  ces  indigènes 
venaient  du  fameux  royaume  de  Monomotapa  qui  a  figuré 
pendant  longtemps  aussi  sur  les  cartes  de  l'Afrique. 
D'autres  colonies  de  marchands  arabes  étaient  établies  et 
trafiquaient  sur  les  bords  du  Zambèse,  qui  n'est  qu'à 
200  kilomètres  au  nord-est.  Cependant,  ni  les  négociants 
arabes,  ni  les  Portugais  qui  prirent  leur  place  et  dont  le 
commerce  se  maintint  pendant  des  siècles,  ne  connurent 
l'existence  du  port  superbe  qu'avait  creusé  le  Pungué 
à  son  embouchure,  et  c'est  en  1889  seulement  qu'il  fut 
découvert. 

Ce  port,  tout  neuf,  allait  acquérir  tout  de  suite,  par  sa 


144  RBVUË    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

situation  géographique,  une  sérieuse  importance  et  même 
jouer  un  rôle  dans  la  politique  internationale. 

C'était  l'époque  où  des  explorateurs  anglais  partis  du 
Cap  étaient  parvenus,  après  avoir  côtoyé  la  République 
de  l'Orange  et  le  Transvaal,  jusque  dans  les  territoires 
des  Matabélés  et  des  Mashonas  et  s'y  étaient  installés, 
après  avoir  conclu  des  traités  avec  les  souverains  indi- 
gènes. Cette  installation  ne  tardait  pas  à  être  reconnue 
par  la  Grande-Bretagne  qui,  le  29  octobre  1889,  accor- 
dait une  charte  d'incorporation  à  la  célèbre  Compagnie 
formée  par  Cecil  Rhodes  sous  le  titre  de  British  SotUh 
AfHca  Limited^  et  l'investissait  solennellement  ainsi  de 
l'administration  d'un  vaste  territoire  africain.  Or,  le  pays 
des  Mashonas  compris  dans  ce  territoire,  est  à  3oo  kilo- 
mètres à  peine  de  l'océan  Indien,  tandis  qu'à  vol  d'oiseau 
23oo  kilomètres  le  séparent  de  la  ville  du  Cap.  Le  beau 
port  qu'on  venait  de  trouver  à  l'embouchure  du  Pungué 
était  donc  le  port  naturel  de  la  Rhodésie,  sa  porte  d'en- 
trée et  de  sortie  sur  le  vaste  océan,  l'étape  marquée  sur 
la  route  la  plus  courte  et  la  plus  commode  vers  les  pays 
civilisés. 

Mais  le  Portugal  revendiquait  tout  le  pays  que  traverse 
cette  route  et  même  une  partie  du  Mashonaland  lui-même. 
On  pouvait  contester,  peut-être,  la  continuité  de  son 
occupation,  mais  l'ancienneté  en  était  hors  de  doute. 
Le  conflit  qui  surgit  entre  le  Portugal  et  la  Grande-Bre- 
tagne à  ce  propos,  en  môme  temps  qu'au  sujet  des  terri- 
•  toires  riverains  du  lac  Nyassa  au  nord  du  Zambèse,  trouva 
sa  solution  dans  le  traité  du  1 1  juin  1891  qui  délimita  les 
champs  d'action  des  deux  puissances.  Le  port  du  Pungué 
et  une  bande  de  25o  kilomètres  de  large  à  l'ouest  furent 
laissés  au  Portugal,  mais  l'une  des  clauses  du  traité 
l'obligeait  à  outiller  le  port  nouveau  et  à  le  réunir  par  un 
chemin  de  fer  à  la  frontière  de  la  Rhodésie. 

Pour  administrer  le  territoire  compris  entre  le  Zambèse 
et  le  22*"  parallèle  sud,  l'océan  Indien  et  la  frontière  des 


LE    PORT   DB   BSIRA.  l^S 

Mashonas,  et  pour  remplir  les  obligations  que  lui  imposait 
le  traité  de  1891,  le  Portugal  eut  recours  au  moyen  que 
l'Angleterre  avait  employé  pour  coloniser  la  Rhodésie  ;  il 
provoqua  la  formation  d'une  compagnie  à  charte  qui  porte 
le  nom  de  Compagnie  de  Mozambique.  C'est  donc  celle-ci 
qui  est  actuellement  souveraine  du  port  de  Beira. 


Description  du  port 

Comme  le  dit  très  justement  Douglas  Owen  dans  son 
beau  petit  livre  Pœ^ts  and  Docks,  c'est  le  port  qui  crée  la 
navigation  et  non  la  navigation  qui  crée  le  port.  Cette 
remarque  s'est  vérifiée  pour  le  port  de  Beira  qui,  après 
quinze  années  d'existence  à  peine,  est  fréquenté  par  tous 
les  grands  steamers  qui  naviguent  le  long  de  la  côte  orien- 
tale africaine. 

Qu'on  imagine  un  fleuve  possédant  à  son  embouchure 
une  largeur  de  plus  de  4  kilomètres,  et,  sur  un  quart 
environ  de  cette  largeur,  un  mouillage  qui  garde  aux  plus 
basses  marées  une  profondeur  de  26  pieds  d'eau,  assez 
près  de  la  mer  pour  que,  du  large,  on  puisse  y  parvenir 
en  moins  d'une  heure,  assez  loin  pour  que  les  vaisseaux 
à  l'ancre  s'y  trouvent  à  l'abri  le  plus  sûr.  C'est  là  le  port  de 
Beira.  Il  est  bordé  de  rives  basses  constituées  par  des 
argiles  grasses  ou  des  sables,  les  deux  alternant  fréquem- 
ment en  profondeur.  Le  Pungué  coule,  en  cet  endroit,  du 
nord  au  sud  ;  la  rive  occidentale,  couverte  de  hautes 
herbes,  est  inhabitée  ;  sur  la  rive  orientale,  qui  est  la  rive 
gauche,  on  remarque  un  groupe  allongé  d'habitations  à 
Taspect  encore  sommaire  et  quelques  bouquets  d'arbres 
bas.  C'est  la  ville  de  Beira.  N'était  le  port,  personne 
n'aurait  pensé  à  bâtir  une  ville  en  ce  lieu,  tant  il  est 
dépourvu  de  charme.  Mais  la  nature  n'avait  laissé  que  la 
ville  à  faire  ;  elle  a  créé  le  port  et  elle  l'entretient  toute 
seule. 

Ill*  SÉRIE.  T.  X.  10 


146  RBYUB   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Les  phénomènes  qui  agissent  dans  cette  partie  du  fleuve 
et  dont  le  concours  assure  le  maintien  des  profondeurs, 
ne  sont  pas  complètement  connus,  bien  qu'on  les  ait 
étudiés  déjà.  Toutefois,  Tamplitude  des  marées,  qui  va  de 
12  pieds  aux  quadratures  jusqu'à  20  pieds  aux  syzjgies, 
Téiargissement  du  lit  du  fleuve  à  5  kilomètres  en  amont 
de  son  embouchure  et  l'existence  d'un  petit  affluent  du 
Pungué,  le  Chiveve,  qui  débouche  entre  ces  grandes 
largeurs  et  l'Océan,  y  paraissent  jouer  un  rôle  important. 
Le  Chiveve  ne  contient  par  lui-même  qu'un  filet  d'eau, 
mais,  à  chaque  marée,  le  flot  vient  remplir  son  lit  et  le 
transforme  en  une  puissante  rivière  dont  les  eaux  s'écoulent 
avec  rapidité  au  moment  du  jusant.  Ces  eaux,  s'ajoutant 
aux  eaux  supérieures  emmagasinées  dans  le  Pungué 
élargi,  produisent  une  action  de  chasse  qui  empêche 
probablement  le  dépôt  des  sables  et  des  boues. 

La  ville  de  Beira  est  bâtie  entre  le  Pungué,  le  Chiveve 
et  l'Océan.  L'embouchure  du  Chiveve  dans  le  Pungué 
forme  une  sorte  d'avant-port  où  s'efiectuent  le  débarque- 
ment et  l'embarquement  des  marchandises.  Le  Chiveve 
contourne  la  ville  et  fournit  l'indication  d'une  suite  de 
docks  à  aménager,  de  sorte  que  la  cité  est,  peut-on  dire, 
toute  en  rivages. 


Communications  avec  tirUérieur  et  l'extérieur 

Quelque  avantageuses  que  soient  les  conditions  d'un  port 
maritime,  il  faut  encore,  pour  que  la  navigation  l'utilise, 
qu'il  soit  placé  à  l'entrée  ou  à  proximité  de  milieux  habi- 
tés dont  la  population  ait  besoin  d'exporter  des  produits 
et  d'en  faire  venir  du  dehors.  Il  faut  donc  que  le  port  ait 
des  communications  commodes  avec  ces  milieux  et  il  peut 
les  avoir  de  deux  manières  :  par  l'intérieur  et  par  l'exté- 
rieur. Les  grands  ports  possèdent  fréquemment  ce  double 
système  de  communications.  Ils  sont  reliés  à  leur  hinier- 


LE    PORT    DE   BBIRA.  I47 

land  par  des  voies  terrestres  naturelles,  telles  que  des 
fleuves  et  des  rivières,  ou  artificielles,  comme  des  canaux, 
des  routes  et  des  chemins  de  fer.  Et  ils  ont  des  liaisons 
par  voie  de  mer  avec  d'autres  ports  côtiers  de  dimensions 
trop  faibles  pour  admettre  les  grands  steamers  océaniques 
et  pour  lesquels  ils  servent  de  dépôts  et  de  centres  de 
distribution. 

Le  port  de  Beira  se  trouve  précisément  dans  ces 
conditions.  Il  forme  l'aboutissement  et  le  point  de  départ 
de  plusieurs  routes  continentales,  et  il  est  le  centre  de  la 
navigation  côtière  entre  le  Zambèse  au  nord  et  la  ville 
d'inhambane  au  sud. 

Le  Pungué  lui-même  constitue  une  voie  de  pénétration 
vers  l'intérieur.  Il  reste  navigable  pour  des  embarcations 
fluviales  sur  une  distance  de  55  kilomètres.  Et  il  possède, 
dans  un  fleuve  tout  voisin,  le  Buzi,  une  sorte  de  frère 
jumeau.  Le  Buzi,  en  effet,  vient  se  jeter  dans  l'océan 
Indien  au  point  précis  où  le  Pungué  lui-môme  y  amène 
ses  eaux,  un  peu  en  aval  de  Beira.  Et  comme  l'estuaire  du 
Buzi  n'a  pas  une  profondeur  suffisante  pour  admettre  des 
navires  de  mer,  bien  que  la  marée  y  pénètre  comme  dans 
le  Pungué  et  le  rende  navigable  sur  une  vingtaine  de 
kilomètres  pour  de  petits  steamers  à  quille,  c'est,  en  fin 
de  compte,  Beira  qui  commande  la  navigation  fluviale  du 
Buzi  comme  celle  du  Pungué. 

Ces  deux  voies  fluviales  n'assureraient  pas  pourtant 
à  elles  seules  un  rayonnement  bien  considérable  au  com- 
merce terrestre  du  port  de  Beira,  la  partie  navigable  de 
leurs  cours  n'ayant  qu'une  faible  étendue.  Après  une  plaine 
basse  d'une  largeur  de  loo  kilomètres  au  maximum  à 
partir  du  littoral,  le  sol  se  relève  rapidement  vers  l'ouest 
et,  à  25o  kilomètres  à  l'intérieur,  il  atteint,  dans  un  pays 
très  accidenté,  des  altitudes  variant  de  1200  à  2000 
mètres.  Inutile  de  dire  que  dans  cette  région  le  Pungué 
et  le  Buzi  ne  sont  plus  utilisables  pour  les  transports. 

Aussi    peut  on   affirmer   que   c'est  le   chemin   de   fer 


i 


148  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

imposé  par  l'article  XIV  du  traité  anglo-lusitanien  du 
1 1  juin  1891  qui  a  été  l'instrument  principal  du  dévelop- 
pement commercial  de  Beira  dans  la  direction  de  l'ouest. 
Le  Portugal  qui  avait  assumé  l'obligation  de  le  construire, 
transmit  cette  obligation  à  la  Compagnie  de  Mozambique 
en  lui  confiant  l'administration  de  son  territoire,  et  celle-ci 
à  son  tour,  concéda  la  construction  et  l'exploitation  du 
chemin  de  fer  à  un  particulier,  à  charge  de  former  une 
compagnie  pour  réaliser  cette  entreprise.  Aucun  concours 
financier,  aucune  garantie  d'intérêt  ne  fut  accordée  au 
concessionnaire.  Il  obtint  pour  tout  avantage,  avec  des 
lots  de  terrains  contigus  à  la  ligne,  terrains  auxquels  la 
construction  du  chemin  de  fer  lui-même  pouvait  donner 
de  la  valeur,  mais  qui,  à  l'époque  de  la  concession,  n'en 
possédaient  pratiquement  aucune,  il  obtint,  dis-je,  le 
produit  du  droit  de  transit  de  3  7©  ^^  valo7^em  sur  toutes 
les  marchandises  à  destination  de  VhiniefHand,  que  le 
traité  du  11  juin  1891  avait  autorisé  le  Portugal  à  per- 
cevoir. 

Le  trafic  vers  la  Rhodésie,  comme  le  mouvement 
commercial  propre  du  territoire  portugais  que  devait 
traverser  la  voie  ferrée,  était  insignifiant  à  cette  époque. 
Il  était  donc  impossible  de  compter  sur  des  transports 
suffisants  pendant  les  premières  années,  et  naturellement, 
le  rendement  du  droit  de  transit  devait  être  également 
très  faible.  Telle  était  pourtant  la  confiance  de  l'Angleterre 
dans  le  développement  économique  de  la  Rhodésie  et 
dans  l'excellence  du  port  de  Beira,  que  la  Compagnie 
finit  par  y  trouver  les  capitaux  qui  lui  étaient  nécessaires, 
et  elle  se  mit  immédiatement  à  l'œuvre. 

Elle  imagina,  d'abord,  de  construire  une  voie  ferrée 
à  écartement  de  60  centimètres,  en  la  faisant  partir  de 
Fontesvilla,  sur  le  Pungué,  qui  est  le  point  où  la  naviga- 
tion du  fleuve  commence  à  devenir  moins  facile.  Les 
auteurs  de  ce  plan  ne  pensaient  évidemment  pas  que  les 
bâtiments  de  mer  pussent  jamais  remonter  jusqu'à  Fontes- 


LE    PORT    DE    BEIRA.  I49 

villa,  mais  ils  avaient  hâte  d'établir  des  communications 
rapides  avec  la  frontière  et  ils  se  figuraient  sans  doute 
que,  pendant  longtemps,  on  pourrait  se  borner  à  trans- 
border les  marchandises,  à  Beira,  des  grands  steamers  sur 
des  allèges  qu'on  remorquerait  par  le  Pungué  jusqu'au 
terminus  du  railway.  La  ligne  fut  donc  établie  primi- 
tivement dans  ces  conditions. 

Mais  le  trafic  se  développa  assez  rapidement  pour 
rendre  cette  solution  insuffisante.  Elle  était  d'ailleurs 
défectueuse  aussi  au  point  de  vue  du  coût  des  transports. 
Une  nouvelle  compagnie,  qui  s'appela  Beira  junction 
railway  C,  fut  constituée  pour  relier  par  rail  Beira  et 
son  port  avec  le  terminus  de  Fontesvilla.  L'établissement 
de  la  voie  nouvelle  était  réalisé  dès  le  mois  d'octobre  1896, 

Il  est  évident  que  cette  ligne  de  pénétration,  destinée 
à  desservir  toute  la  Rhodésie,  ne  pouvait  s'arrêter  à  la 
frontière.  Elle  fut  poussée  jusqu'à  la  ville  de  Salisbury, 
à  390  kilomètres  à  l'intérieur,  par  une  autre  Compagnie 
fondée  en  1897.  Dans  la  pensée  des  fondateurs  de  la 
Rhodésie,  Salisbury  était  appelée  à  remplir  un  rôle  pré- 
pondérant dans  les  destinées  de  la  nouvelle  colonie 
britannique  :  la  fameuse  ligne  du  Cap  au  Caire  imaginée 
par  Cecil  Rhodes  devait  y  passer.  Plus  tard,  des  motifs 
techniques  firent  abandonner  ce  projet  et,  je  crois  bien, 
aussi  des  raisons  administratives  et  politiques.  Comme  on 
le  sait,  ce  grand  chemin  de  fer  qu'on  est  occupé  à  con- 
struire, prend  beaucoup  plus  à  l'ouest.  De  Buluwayo,  au 
lieu  de  se  diriger  vers  Salisbury,  il  oblique,  en  traversant 
la  région  houillère  de  Wankie,  vers  les  chutes  Victoria 
et  franchit  le  Zambèse  aux  chutes  mêmes  pour  revenir 
vers  Test  ;  puis,  il  se  rapproche  graduellement  de  la  fron- 
tière de  l'État  indépendant  du  Congo  et  frôle  presque  la 
pointe  sud-orientale  du  Katanga. 

La  modification  introduite  dans  le  projet  primitif  ne 
faisait  pas  lafïaire  des  gens  de  Salisbury  qui  obtinrent, 
à  force  de  réclamations,  d'être  reliés  à  Buluwayo.  Cette 


1  50  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

nouvelle  ligne  fut  ouverte  au  trafic  le  i*'  janvier  1902. 
Elle  met  Salisbury  et  par  conséquent  aussi  le  port  de 
Beira  en  communication  avec  toute  la  Rhodésie,  du  nord 
au  sud,  de  Test  à  l'ouest,  et  avec  tout  le  réseau  sud- 
africain,  en  sorte  que,  de  Beira,  on  peut  aujourd'hui  se 
rendre  au  Cap  par  chemin  de  fer.  L'écartement  normal 
des  voies  ferrées  de  l'Afrique  australe  étant  de  3  1/2  pieds 
anglais  (i"*o66),  il  avait  fallu,  dès  1899.  reconstruire 
entièrement  la  ligne  de  Beira  à  la  frontière  sur  ce  type, 
en  prévision  de  ce  reliement. 

Ainsi,  un  ensemble  de  travaux  qu'on  a  mis  moins  de 
onze  ans  à  réaliser,  a  fait,  d'un  port  inconnu  en  1889,  une 
place  d'une  importance  capitale  et  ajouté  à  son  aire  natu- 
relle de  trafic  tous  les  territoires  compris  entre  le  22* 
parallèle  sud,  le  Limpopo  et  le  Zambèse  moyen. 

Mais  le  domaine  commercial  de  Beira  est  plus  consi- 
dérable que  cela.  Comme  nous  allons  le  voir,  il  embrasse 
des  portions  bien  plus  vastes  du  continent  africain. 

Le  Zambèse,  nous  l'avons  dit,  n'est  qu'à  200  kilomètres 
environ  au  nord-est  de  Beira.  Ce  grand  fleuve,  l'un  des 
plus  puissants  de  l'Afrique,  n'a  pas  formé  de  bon  port  à 
son  embouchure.  La  bouche  d'Inhamissengo  par  laquelle 
Livingstone  avait  encore  pu  faire  passer  son  steamer,  le 
Ma-Robert,  en  1859,  est  impraticable  aujourd'hui.  Le 
port  de  Quélimane,  120  kilomètres  plus  loin,  et  très 
anciennement  fréquenté,  n'a  pas  de  communication  fluviale 
régulière  avec  le  fleuve.  Il  est  d'ailleurs  plus  difficilement 
accessible  et  d'une  profondeur  beaucoup  moindre  que 
le  port  de  Beira.  En  1889,  un  explorateur  anglais, 
D.  J.  Rankin,  a  trouvé  un  chenal  d'une  certaine  profon- 
deur entre  le  lit  principal  du  fleuve  et  l'océan.  Le  port 
de  Chindé,  depuis  lors  utilisé  pour  tout  le  trafic  du  Zam- 
bèse et  de  la  région  des  Grands  Lacs,  est  situé  sur  ce 
chenal.  Mais  il  ne  peut  recevoir  que  des  bateaux  de 
600  à  800  tonnes  au  maximum,  et  sa  barre  est  très  diffi- 
cile à  franchir.  Il  résulte  de  tout  ceci  que  la  tète  de  tout 


LE    PORT    DE   BEIRA.  l5l 

le  commerce  du  Zambèse  et  des  pays  desservis  par  la 
voie  du  Zambèse  se  trouve  à  Beira.  Les  grands  steamers 
y  amènent  des  cargaisons  qui  y  sont  transbordées  sur  les 
vapeurs  à  destination  de  Chindé.  Les  marchandises, 
déchargées  à  Chindé  sur  les  sternwheelers  à  fond  plat 
ou  sur  des  allèges,  remontent  le  fleuve  jusqu'à  Tête,  à 
400  kilomètres,  ou,  et  plus  souvent,  prennent  la  route 
du  Shiré,  affluent  du  Zambèse,  pour  être  distribuées  dans 
les  territoires  de  la  BHtish  Central  Afinca,  ou  bien 
encore,  cheminant  sur  le  lac  Nyassa  du  sud  au  nord, 
vont  aboutir  dans  les  territoires  de  TEst- Africain  allemand 
et  dans  ceux  de  l'État  Indépendant  du  Congo,  baignés 
par  le  lac  Tanganika.  C'est  donc  jusque  là,  vers  le  nord, 
que  rayonne  le  trafic  de  Beira,  grâce  à  ses  communica- 
tions maritimes  immédiates  et  aux  communications  flu- 
viales qui  eh  sont  le  prolongement.  Du  Tanganika  au 
Limpopo,  il  y  a  i5oo  kilomètres  environ  :  c'est  la  base 
d'un  triangle  dont  Beira  forme  le  sommet.  De  par  sa 
situation  géographique,  par  droit  de  naissance,  peut-on 
dire,  le  commerce  de  tout  le  morceau  de  continent  afri- 
cain compris  dans  ce  triangle  lui  appartient,  lui  vient 
déjà  ou  lui  reviendra  certainement. 


Installations  et  outillage 

Les  navires  qui  arrivent  du  large  ont  le  choix  entre 
deux  chenaiLic  d'accès  pour  pénétrer  dans  le  port  de  Beira. 
Le  plus  long  est  C(3lui  qui  fut  découvert  le  premier  et  le 
seul  utilisé  par  la  navigation  jusquen  1900.  Il  est  par- 
faitement repéré  et  marqué  de  sept  bouées  depuis  son 
origine  en  pleine  mer  jusqu'au  mouillage  dans  le  Pungué. 
Les  règles  à  suivre  pour  diriger  les  bâtiments  dans  ce 
chenal  ont  été  publiées  dans  le  Bulletin  de  la  Compagnie 
DE  Mozambique  et  dans  le  Diario  do  Govervo  portugais. 
Il  n'y  a  aucune  difficulté  à  les  observer,  en  tenant  compte, 


r 


l52  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

bien  entendu,  de  la  correction  à  faire  en  temps  de  houle. 
La  Compagnie  de  Mozambique  a,  d'ailleurs,  organisé  un 
service  de  pilotage  qui  fonctionne  régulièrement,  et 
installé  un  phare  à  feu  tournant,  visible  à  quinze  milles 
au  large,  pour  bien  marquer  l'entrée  du  port. 

La  découverte  du  second  chenal  d'accès  est  due  à 
l'équipage  d'un  croiseur  anglais,  le  Rambler,  qui  fiit 
envoyé  à  Beira  en  1900  pour  surveiller  le  débarquement 
des  troupes  coloniales  appelées  à  faire  campagne  en 
Rhodésie  lors  de  la  guerre  du  Transvaal.  Les  officiers 
du  croiseur,  peu  absorbés  par  leur  mission  militaire, 
imaginèrent  de  faire  Thydrographie  du  fleuve  et  trou- 
vèrent ainsi  un  autre  chenal  d'accès  que  celui  qui  était 
ordinairement  pratiqué.  Ce  second  chenal,  qui  offre  l'avan- 
tage d'abréger  le  trajet,  a  été,  depuis,  convenablement 
balisé,  et  la  navigation  l'emploie  régulièrement.  Il  porte 
le  nom  de  chenal  du  Rambler. 

Comme  la  plupart  des  grands  ports  de  la  côte  orien- 
tale africaine,  le  port  de  Beira  possède  des  installations 
sommaires  et  un  outillage  peu  compliqué.  Il  n'y  existe  ni 
quais  d'accostage,  ni  pier  accessible  aux  grands  steamers, 
ni  bassins,  ni  docks.  Le  déchargement  ou  le  chargement 
des  marchandises  s'opère  au  mouillage  ;  tous  les  bâtiments 
qui  fréquentent  la  côte  orientale  sont,  d'ailleurs,  munis 
des  appareils  de  levage  nécessaires  pour  la  manutention. 
Dès  que  le  vaisseau  a  jeté  l'ancre,  des  allèges  conduites 
par  des  remorqueurs  viennent  se  ranger  le  long  de  ses 
flancs  et  les  opérations  commencent.  Les  allèges  chargées, 
si  la  marée  est  haute,  les  remorqueurs  les  amènent  au 
pied  de  la  douane  de  Beira.  Là,  dos  grues  à  vapeur  sont 
installées  et  les  marchandises,  prises  des  chalands,  sont 
mises  à  quai.  L'opération  doit  nécessairement  se  faire 
à  marée  haute  ;  le  pied  du  quai  émerge  à  marée  basse. 
Mais  les  passagers  peuvent  accoster  à  Beira  en  tout 
temps,  grâce  à  une  rampe  d'accès  construite  il  y  a  peu 
de  temps  en  matériaux  durables.  Pendant  de  longues 


LE   PORT    DE   BEIRA.  l53 

années,  le  quai  de  la  douane  fiit  un  ouvrage  de  charpente 
en  bois,  que  les  ravages  des  tarets  obligeaient  à  recon- 
struire périodiquement.  Il  y  a  quatre  ans,  on  la  remplacé 
par  un  solide  mur  en  béton,  non  sans  diflSculté,  à  raison 
du  fond  vaseux  rencontré  en  cet  endroit  où  le  Chiveve 
débouche  dans  le  Pungué. 

Le  service  des  allèges  et  du  remorquage  est  entrepris 
par  des  particuliers.  Le  quai  de  la  douane  et  les  installa- 
tions de  chargement  et  de  déchargement  ont  été  réalisés 
par  les  soins  et  aux  frais  de  la  Compagnie  de  Mozambique. 
Cependant,  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  de  Beira  vers 
la  Rhodésie,  qui  possède  un  vaste  morceau  de  la  rive 
gauche  du  Pungué  en  amont  de  Beira,  y  a  fait  établir  un 
pier  en  charpente  métallique,  muni  de  grues  également. 
Cet  ouvrage  est  utilisé  pour  les  exportations  de  produits 
de  la  Rhodésie,  qu'on  évite  ainsi  de  faire  passer  par  les 
installations  ordinaires  de  la  douane. 

Les  opérations  de  déchargement  et  de  mise  à  quai  des 
marchandises  ne  laissent  pas  d'être  assez  coûteuses  dans 
les  conditions  où  se  trouve  aujourd'hui  le  port  de  Beira. 
Elles  reviennent  à  onze  shellings  la  tonne,  tandis  qu'à 
Durban  —  pour  prendre  un  point  de  comparaison  dans 
les  mêmes  parages  —  où  les  mêmes  opérations  présen- 
taient jadis  de  grandes  difficultés,  on  est  parvenu,  grâce 
à  des  installations  convenables,  à  en  réduire  le  coût  à 
trois  shellings  environ.  Aussi  n'est-il  point  surprenant 
que,  depuis  un  certain  temps  déjà,  on  ait  pensé  à  doter 
le  port  de  Beira  d'aménagements  propres  à  accélérer  les 
manutentions  et  à  en  diminuer  la  dépense.  Un  plan  étudié 
par  un  ingénieur  portugais  comporte  la  transformation 
du  cours  inférieur  du  Chiveve  en  deux  bassins  fermés  par 
des  écluses  de  manière  à  en  faire  des  docks  conservant  en 
tout  temps  la  même  hauteur  d'eau.  Les  murs  de  quai  de 
ces  deux  bassins  seraient  munis  de  grues,  de  voies*ferrées 
et  de  hangars.  Mais  ces  travaux  ne  peuvent  s'effectuer 
sans  grandes  dépenses.  Il  se  trouve,  en  effet,  à  une  cer- 


/ 


l54  RBVUE   DBS    QUESTIONS    8CIBNTIFIQUB8. 

taine  profondeur  dans  le  sol  de  Beira,  des  dépôts  lenticu- 
laires d'une  argile  très  grassp»  nommée  matope  dans  le 
pays,  qui  donne  de  grandes  difficultés  et  souvent  des 
mécomptes  dans  la  construction  des  ouvrages  maritimes.  Il 
y  a  quelques  années,  une  compagnie  française,  considérant 
rénorme  augmentation  de  valeur  qu'avaient  subie  les  ter- 
rains de  la  ville,  imagina  d'en  assécher  quelques  hectares 
bien  situés  qui  étaient  inondés  à  chaque  marée  par  le  flot 
remontant  le  Chiveve.  Un  mur  de  quai  en  blocs  de  béton 
fut  bâti  et  remblayé  par  derrière  avec  des  produits  de 
dragage.  A  peine  était-il  achevé,  et  au  moment  même  où 
la  vente  des  terrains  ainsi  conquis  allait  pouvoir  rému- 
nérer l'entreprise,  que  des  signes  d'ébranlement  se  mani- 
festaient en  un  point  de  la  muraille.  C'étaient  les  assises 
inférieures  qui  avaient  glissé  sur  un  banc  d'argile  grasse. 

Toujours  est-il  que  la  Compagnie  à  charte  de  Mozam- 
bique, qui  administre  ce  territoire  et  dont  les  ressources 
exigent  une  gestion  économe,  a  reculé  jusqu'à  présent 
devant  ces  travaux  considérables  et  quelque  peu  dange- 
reux. Il  est  vrai  de  dire  qu'elle  a  consacré  déjà  une  partie 
de  son  capital  à  protéger  la  ville  de  Beira  contre  l'invasion 
périodique  des  eaux  aux  marées  d'équinoxe.  Comme  une 
cité  flamande  ou  hollandaise,  Beira  est  bâtie  sur  une^plage 
basse  qui  se  trouve  à  peine  au-dessus  du  niveau  des  marées 
les  plus  hautes.  Il  en  résulte  que  si  la  forte  marée  coïn- 
cide avec  un  vent  du  sud-est,  et,  à  plus  forte  raison,  si  de 
grosses  pluies  ont  à  ce  moment  gonflé  le  Pungué,  l'onde 
de  marée,  renforcée,  submerge  entièrement  la  ville.  Les 
grands  dégâts  ainsi  causés  aux  marchandises  emmagasi- 
nées dans  Beira,  tout  de  suite  après  sa  fondation,  impo- 
sèrent, comme  premier  travail  à  efiectuer,  la  construction 
d'une  muraille  de  défense.  Cet  ouvrage  qui  a  été  réalisé, 
fait  apparaître  la  cité,  vue  du  fleuve,  comme  une  forte- 
resse, si  la  marée  est  basse,  parce  qu'alors  le  pied  de  la 
muraille  émerge  avec  la  plage  sur  laquelle  elle  est  fondée. 

Depuis  quelque  temps,  il  est  question  d'un  autre  projet 


LB    PORT    DE   BBIRA.  l55 

que  celui  de  Tutilisation  du  Chiveve,  On  a  constaté,  en 
amont  de  la  ville  bâtie  et  à  proximité  de  la  gare  du 
chemin  de  fer  vers  la  Rhodésie,  que  le  fleuve  garde  de 
grandes  profondeurs  jusque  tout  près  du  bord,  et  cela  sur 
deux  ou  trois  kilomètres  de  longueur. L'idée  d'y  construire 
un  ouvrage  accostable  et  muni  des  appareils  de  char- 
gement et  de  déchargement  nécessaires,  a  pris  naissance 
et  a  des  chances  de  se  réaliser.  L'exécution  de  ce  travail 
diminuerait  notablement,  paraît-il,  les  dépenses  de  manu- 
tention des  marchandises  et  en  faciliterait  l'expédition 
par  voie  de  terre.  Ceci  présente  de  l'importance  pour  le 
port  de  Beira,  non  point  seulement  en  thèse  générale, 
mais  encore,  comme  nous  le  verrons,  à  raison  de  circon- 
stances spéciales  qui  exposent  ce  port  à  la  concurrence 
très  sérieuse  d'autres  ports  de  l'Afrique  australe. 


Direction  et  impo7^tance  des  courants  commerciaiuc  à  Beira 

Cette  réflexion  nous  amène  tout  naturellement  à  évaluer 
en  chiffres  le  volume  des  courants  commerciaux  qui  pas- 
sent par  le  port  de  Beira. Voyons,  d'abord,  le  mouvement 
maritime  total.  Nous  trouvons  dans  les  statistiques  de  la 
douane  de  la  Compagnie  de  Mozambique,  qui  sont  soi- 
gneusement faites,  les  indications  suivantes  pour  l'année 
1904  : 

à  l'entrée.     .     .  545  447  tonnes 

à  la  sortie     .     .     .     543  563    — 

Et  nous  ferons  immédiatement  apprécier  l'importance 
et  la  rapidité  du  développement  commercial  de  Beira  en 
constatant  qu'en  1895,  les  chiffres  correspondants  étaient  : 

•à  l'entrée.     .     .     .      161  969  tonnes 
à  la  sortie     .     •     .     160  o32    — 


l56  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

et  mieux  encore  en  nous  souvenant  qu'en  1890  le  mouve- 
ment était  nul. 

Mais  voici  un  autre  point  de  comparaison  qui  frappera 
davantage,  puisqu'il  est  pris  en  Europe  et  qu'il  s'agit  d'un 
port  très  ancien  et  très  connu.  Le  mouvement  maritime 
d'Anvers  était  en  1860,  il  y  a  moins  de  cinquante  ans  : 

à  l'entrée.     .     .     .     512017  tonnes 
à  la  sortie     .     .     .     53i  217    — 

Ainsi,  le  tonnage  total  à  Beira  dépasse  déjà  aujourd'hui 
le  tonnage  enregistré  à  Anvers  en  1860. 

Il  ne  faut  évidemment  pas  en  tirer  des  conclusions 
exagérées.  Depuis  1860,  une  véritable  révolution  s'est 
opérée  dans  la  navigation  :  les  navires  à  vapeur  se  sont 
de  plus  en  plus  substitués  aux  navires  à  voile  et  leur 
capacité  a  été  sans  cesse  en  augmentant.  Les  statistiques 
mêmes  que  nous  employons  en  apportent  un  témoignage 
frappant  :  les  chiffres  du  tonnage  d'Anvers  qui  viennent 
d'être  mentionnés,  correspondaient  : 

à  l'entrée,    à    23 1 1  navires 
à  la  sortie,  à     2410    — 

tandis  que  ceux  du  tonnage  de  Beira  en  1904  répondent  : 

à  l'entrée,    à       366  navires 
à  la  sortie,  à       367    — 

Il  est  vraisemblable  aussi  que  le  tonnage  indiqué  par  la 
statistique  pour  Anvers  se  rapprochait  davantage  du 
mouvement  commercial  de  la  place,  c'est-à-dire  qu'une 
quantité  de  marchandises  proportionnellement  beaucoup 
plus  grande  y  avait  été  mise  à  quai  ou  chargée  à  bord 
des  bâtiments  de  mer,  qu'à  Beira  en  1904. 

Mais,  ces  réserves  faites,  le  rapprochement  des  deux 
chitfres  ne  laisse  pas  d'être  intéressant  et  suggestif. 

La  navigation  à  vapeur  prend  à  Beira  une  prépondé- 


LE   PORT    DE   BEIRA.  1 57 

rance  écrasante  sur  la  navigation  à  voiles.  Des  366  navires 
entrés,  847  sont  des  vapeurs  et  19  des  voiliers,  et  des 
367  navires  sortis,  346  sont  des  vapeurs  et  21  des  voiliers. 

Si  Ton  classe  les  navires  et  le  tonnage  correspondant 
suivant  les  provenances  ou  les  destinations,  on  aboutit  à 
une  autre  constatation  instructive.  Faisons,  par  exemple, 
ce  classement  à  l'entrée  :  nous  trouvons  85  vaisseaux 
venant  des  ports  d'Europe,  et  23o  venant  des  ports 
d'Afrique.  Or,  les  85  bâtiments  venus  des  ports  d'Europe 
ont  un  tonnage  total  de  217698  tonnes,  ce  qui  corres- 
pond à  une  moyenne  de  256 1  tonnes  par  navire,  et  les 
23 o  bâtiments  venus  des  ports  d'Afrique,  un  tonnage  total 
de  266  o54  tonnes,  ce  qui  fournit  une  moyenne  de  1 157 
tonnes  seulement  par  navire. 

La  fonction  économique  du  port  de  Beira  est  mise  en 
évidence  par  l'opposition  des  deux  chiffres.  Ils  font  appa- 
raître clairement  ce  fait  que  le  port  de  Beira  communique 
directement  pour  ses  approvisionnements  ou  ses  expédi- 
tions avec  les  grandes  places  maritimes  du  monde,  celles 
que  la  profondeur  des  eaux  permet  aux  plus  grands  navires 
do  fréquenter,  et  cet  autre  fait  que  le  même  port  joue  à 
la  côte  orientale  d'Afrique  le  rôle  d'un  centre  de  distri- 
bution, en  même  temps  que  d'un  centre  d'attraction  pour 
les  ports  côtiers  et  fluviaux  voisins,  accessibles  seulement 
aux  navires  d'un  plus  faible  tirant  d'eau. 

Le  mouvement  commercial  total  du  territoire  de  la 
Compagnie  de  Mozambique  s'est  élevé,  en  chiffres  ronds, 
à  38  millions  de  francs  pendant  Tannée  1904.  Bien  qu'il 
y  ait  d'autres  postes  de  douane  que  celui  de  Beira,  et 
notamment  sur  le  Zambèse,  il  est  certain  que  presque 
toutes  les  marchandises  comprises  dans  ce  chiffre  global 
ont  passé  par  Beira,  do  sorte  que  pour  éviter  les  doubles 
emplois,  il  vaut  mieux  prendre  pour  total  du  mouvement 
commercial  du  territoire  le  chiffre  de  Beira  même,  qui 
est  de  35  millions  de  francs  environ. 

Ce  mouvement  comporte  des  importations,  des  expor- 


/ 


l58  RBVUB   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

talions,  des  réexportations,  des  transbordements,  du  tran- 
sit et  du  cabotage,  et  il  faut,  pour  analyser  les  chiffres 
avec  exactitude,  savoir  en  quoi  consiste  chacune  de  ces 
opérations. 

La  statistique  comprend  sous  le  nom  ô! importations 
toutes  les  marchandises  entrées  dans  le  port  et  déclarées 
en  consommation.  Mais  ceci  ne  veut  pas  dire  qu'elles 
soient  réellement  consommées  dans  le  territoire.  Une 
partie  notable  de  ces  marchandises,  parmi  celles  qui  ne 
payent  point  de  droits,  sont  destinées  à  être  expédiées  en 
dehors  du  territoire  de  la  Compagnie  de  Mozambique, 
vers  la  Rhodésie  surtout. 

Ces  sorties  de  marchandises  nationalisées  qui  sont,  en 
réalité,  des  expéditions  vers  l'intérieur  du  continent, 
figurent  donc  à  leur  tour  dans  la  statistique  des  exporta- 
tions, en  môme  temps  que  les  exportations  des  produits 
du  territoire  qui  se  font  par  voie  de  mer. 

Sous  le  nom  de  réexportations,  le  tableau  du  com- 
merce de  la  Compagnie  comprend  exclusivement  des  en- 
vois de  produits  de  la  Rhodésie  qui  ne  font  que  transiter 
par  le  territoire  pour  être  expédiés  par  voie  de  mer  à 
Beira;  et  sous  le  nom  de  transit  les  marchandises  qui, 
circulant  en  sens  inverse,  ont  été  débarquées  à  Beira  et 
sans  arrêt,  ni  entreposage,  sont  expédiées  directement 
vers  la  Rhodésie. 

Le  cabotage  embrasse  les  opérations  qui  se  font  par 
voie  de  mer  avec  les  autres  ports  du  territoire  de  la  Com- 
pagnie et  particulièrement  avec  les  ports  de  Sofala, 
Chiloane  et  celui  de  Bartholomeu  Dias  qui,  bien  situé  et 
possédant  une  certaine  profondeur,  parait  appelé  aussi 
à  quelque  avenir  au  point  de  vue  du  commerce  local. 

Enfin,  sous  la  désignation  de  transbordements,  la  sta- 
tistique comprend  les  grandes  opérations  de  distribution 
et  de  concentration  par  voie  de  mer  pratiquées  avec  des 
ports  étrangers,  et  tout  particulièrement  les  décharge- 
ments et  rechargements  en  rade  des  marchandÛBes  desti- 


LB   PORT    DE   BBIRA.  iSg 

nées  à  la  région  duZambèse,  et  de  celles  qui,  en  provenant, 
sont  transbordées  sur  des  steamers  en  partance  pour 
l'Europe. 

Ceci  posé,  et  à  la  lumière  des  chiffres,  on  voit  se  des- 
siner à  Beira,  en  dehors  du  trafic  du  territoire,  deux 
grands  courants  commerciaux ,  Tun  vers  le  Zambèse, 
l'autre  vers  la  Rhodésie. 

Le  premier,  compris  dans  la  rubrique  transbof^de^nents, 
s'accuse  par  un  chiffre  d'affaires  d'environ  i3  millions 
de  francs  et  correspond  à  un  mouvement  de  23  ooo  tonnes 
de  marchandises.  Ce  mouvement,  en  1904,  s'est  partagé 
presque  également  entre  les  expéditions  de  Beira  vers  le 
Zambèse  et  celles  du  Zambèse  vers  Beira  :  en  chiffres 
ronds,  il  y  a  eu  pour  5  800  000  de  francs  de  marchandises 
transbordées  à  Beira  sur  navires  à  destination  de  Chindé 
et  pour  7  000  000  de  marchandises  venant  du  Zambèse 
et  transbordées  à  Beira  sur  de  grands  steamers  nolisés 
pour  l'Europe. 

Le  courant  vers  la  Rhodésie  comporte  plus  d'importa- 
tions et  moins  d'exportations.  La  valeur  des  marchandises 
expédiées  en  transit  s'élève  à  près  de  9  millions  de  francs, 
auxquels  il  faut  ajouter  environ  2  millions  de  francs  de 
marchandises  déclarées  en  consommation  et  réexportées 
vers  l'intérieur  du  continent  par  le  railway.  Les  réexpor- 
tations, c'est-à-dire  les  expéditions  de  produits  et  de 
marchandises  de  la  Rhodésie  vers  Beira,  en  vue  de  la 
mise  à  bord  sur  navires  frétés  pour  l'Europe,  forment  un 
total  d'un  peu  plus  de  3  millions  de  francs.  L'ensemble 
du  trafic  de  Beira  avec  la  Rhodésie  se  monte  par  consé- 
quent à  14  millions  de  francs  environ,  et  il  comporte 
25  000  tonnes  dans  le  sens  de  la  pénétration  et  un  peu 
plus  de  2000  tonnes  à  la  sortie. 

Enfin,  on  peut  fixer  841/2  millions  de  francs  les 
importations  propres  et  à  2  1/4  millions  de  francs  les 
exportations  propres  du  territoire  de  la  Compagnie  de 
Mozambique.  Tels  sont,  en  j  ajoutant  le  cabotage,  les 


l6o  RBVUE   DES    QUESTIONS   SOIBNTIFÎQUES. 

éléments  du  chiffre  de  35  millions  qui  représente  le 
mouvement  global  du  port  de  Beira  en  1904. 

Les  indications  que  nous  venons  de  donner  ne  sont 
pas  les  plus  élevées  qui  eussent  pu  être  fournies.  Le  mou- 
vement commercial  de  Beira  apparaît  plus  considérable 
dans  les  statistiques  en  1901,  en  1902  et  en  igoS.  Une 
des  causes  de  la  décroissance  en  1904  réside  dans  la 
diminution  des  envois  de  matériel  à  destination  des 
Victoria  falls,  où  l'on  a  construit  un  grand  pont  de  chemin 
de  fer,  et  de  Tentreprise  de  construction  de  la  ligne 
du  Cap  au  Caire.  Mais  ce  sont  là  de  ces  à-coups  qui  se 
produisent  dans  les  pays  neufs,  et  à  côté  du  déficit  que 
nous  mentionnons,  nous  pouvons  signaler  raugmentation 
régulièrement  croissante  du  trafic  par  mer  avec  la  région 
du  Zambèse  et  un  accroissement,  sensible  aussi  et  très 
encourageant,  des  produits  propres  des  territoires  que 
dessert  le  port  de  Beira. 

A  leurs  débuts,  les  colonies  ont  besoin  de  s*outiller  en 
hommes  et  en  choses,  et,  nécessairement,  les  besoins  y 
dépassent  de  beaucoup  les  produits.  Elles  importent  donc 
infiniment  plus  qu  elles  ne  peuvent  exporter.  L'accroisse- 
ment des  exportations  est  l'heureux  symptôme  d'une 
tendance  de  la  colonie  à  l'équilibre  et  de  sa  capacité  pro- 
gressive à  se  suffire  à  elle-même. 


La  guerre  des  tarifs  de  chemins  de  fer 
dans  t Afrique  du  Sud 

Un  facteur  qui  a  exercé,  et  d'une  manière  permanente 
cette  fois,  une  influence  déprimante  sur  le  trafic  de  Beira 
vers  rhinterland  de  la  Rhodésie,  c'est  l'élévation  des 
tarifs  de  transport  sur  son  chemin  de  fer  de  pénétration. 

Le  monopole  de  fait  dont  jouit  la  ligne  de  Beira-Salis- 
bury  est  évidemment  l'une  des  causes  de  cette  cherté  des 
frets.  Mais  il  est  juste  de  reconnaître  que  la  Compagnie 


> 


LE   PORT    DB   BBIRA.  l6l 

du  chemin  de  fer  a  de  lourdes  charges  à  supporter. 
Comme  nous  l'avons  vu,  la  voie  ferrée  a  été  établie  par 
troDçons  successifs  et,  pour  se  procurer  les  ressources 
nécessaires,  il  a  fallu  procéder  par  émission  d'obligations 
qui  parfois  ne  se  sont  pas  négociées  sans  quelque  sacrifice. 
Le  capital  à  rémunérer  pèse,  par  conséquent,  d'un  poids 
passablement  lourd  sur  l'entreprise. 

La  construction  elle-même  a  présenté  de  grandes  diffi- 
cultés ;  on  a  rencontré  en  amont  de  Fontesvilla  des  plaines 
que  le  Pungué  inonde  périodiquement  depuis  des  siècles 
et  où  le  terrain,  très  marécageux,  s'enfonce  sous  la  moindre 
pression.  Ailleurs,  les  premiers  ouvrages  d'art  établis  ont 
été  enlevés  par  les  eaux  torrentielles  qu'amassent  en  cer- 
tains points  les  brusques  et  fortes  pluies  de  décembre  et 
de  janvier,  et  il  a  fallu  les  remplacer  par  d'autres  ouvrages 
plus  solides  et  d'un  débit  plus  considérable.  Dans  la  partie 
accidentée  du  pays  qui  commence  après  le  loo*  kilo- 
mètre, et  surtout  dans  celle  qui  approche  de  la  région  des 
gisements  aurifères  de  Manicas,  le  tracé  a  dû  être  sensi- 
blement allongé  pour  éviter  des  rampes  trop  fortes,  et 
encore  ne  s'est-on  pas  montré  bien  difficile  sous  ce 
rapport. 

Enfin,  last  not  least,  à  peine  la  ligne  avait-elle  atteint 
la  frontière,  qu'il  fallait  recommencer  tout  le  travail  pour 
la  mettre  à  la  largeur  de  3  1/2  pieds,  et,  de  nouveau, 
une  somme  très  importante,  obtenue  par  l'émission  d'obli- 
gations, devait  être  affectée  à  cet  élargissement. 

Il  résulte  de  tout  cela,  que  le  coût  kilométrique  de 
la  ligne  est  relativement  élevé.  Et  comme  les  transports 
ne  sont  pas  encore  bien  abondants,  qu'il  faut,  néanmoins, 
entretenir  les  35o  kilomètres  de  la  ligne  comme  s'ils 
l'étaient,  et  que  les  frais  d'exploitation  se  ressentent  du 
profil  accidenté  qu'il  a  fallu  suivre,  il  n'est  pas  surprenant 
que  la  Compagnie  ait  la  tendance  à  maintenir  ses  tarifs 
le  plus  haut  possible. 

La  Compagnie  de  Mozambique  n'est  pas  entièrement 
ni*  SERIE.  T.  x.  il 


/ 


102  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

désarmée  contre  cette  tendance.  Quand  elle  accorda  la 
concession  du  chemin  de  fer  en  1 89 1 ,  elle  stipula  que  les 
tarifs  ne  pourraient  pas  être  supérieurs  à  ceux  des  lignes 
du  Cap.  Mais  cette  stipulation  ne  concerne  et  ne  pouvait 
concerner  que  la  partie  de  la  ligne  située  sur  son  terri- 
toire, et  rintérét  du  port  de  Beira  est  de  voir  le  prix  des 
transports  s  abaisser  aussi  sur  le  prolongement  de  cette 
ligne  à  travers  la  Rhodésie.  D'autre  part,  exiger  l'appli- 
cation rigoureuse  des  tarifs  du  Cap,  c'eût  été,  peut-être, 
obliger  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  à  liquider. 

Depuis  quelques  mois  pourtant,  des  concessions  impor- 
tantes ont  été  obtenues.  Elles  sont  dues  moins  à  l'exis- 
tence de  la  clause  relative  aux  tarifs  insérée  dans  la 
convention  de  1891 ,  qu'à  la  concurrence  qu'ont  fait  surgir 
les  lignes  du  Cap  en  vue  de  l'absorption  du  trafic  de  la 
Rhodésie. 

En  effet,  les  gouvernements  de  la  colonie  du  Cap  et  du 
Natal  ont  repris  la  politique  de  Cécil  Rhodes  qui,  tout 
en  cherchant  un  débouché  pour  la  Rhodésie  à  l'est,  vou- 
lait cependant  y  rendre  prépondérante  l'influence  des 
colonies  britanniques  de  l'Afrique  du  Sud,  Dominé  par 
cette  pensée  maîtresse,  Rhodes  avait  fini  par  obtenir, 
malgré  une  vive  résistance,  le  prolongement  des  voies 
ferrées  du  Cap  le  long  des  frontières  de  la  République 
de  rOrange  et  du  Transvaal,  d'abord  jusqu'à  Kimberley, 
ensuite  jusqu'à  Vryburg,  en  territoire  bien  anglais,  de 
manière  à  relier  directement  la  Rhodésie  à  Cape-Town. 
Puis,  obéissant  toujours  à  la  même  pensée,  il  avait  pro- 
voqué la  formation  d'une  compagnie  qui  poussa,  par 
étapes  successives,  le  rail  de  Vryburg  à  Mafeking,  de 
Mafeking  à  Bulawayo,  pour  finir  par  relier  aussi  Bula- 
wayo  à  Salisbury. 

Or,  la  guerre  du  Transvaal  terminée,  le  gouvernement 
du  Cap,  qui  possède  son  réseau  ferré,  reprit  l'exploita- 
tion des  lignes  appartenant  à  la  Compagnie  des  Rhodesian 
railways  au  nord  de  Vryburg,  et,  tout  de  suite,  conti- 


LE    PORT    DE   BEIRA.  l63 

nuant  la  politique  de  Rhodes,  il  y  appliqua  des  tarifs 
très  réduits.  Des  arrangements  furent  pris  avec  le  gou- 
vernement du  Natal  dans  le  même  sens.  Il  en  résulte  que 
le  port  de  Beira  se  trouva  tout  à  coup,  dans  son  hin- 
terland  même,  en  présence  d'une  concurrence  inattendue 
des  grands  ports  de  l'Afrique  australe  :  Cape-Town,  East- 
London  et  Port- Elisabeth. 

Pendant  plusieurs  années,  on  a  pu  lire,  dans  les  jour- 
naux et  sur  les  couvertures  des  revues  anglaises,  des 
annonces  relatives  aux  prix  de  transport  d'Angleterre  ou 
du  continent  d'Europe  à  Bulawayo  par  difiJèrentes  voies, 
et  de  toutes,  la  plus  coûteuse  était  celle  de  Beira.  Or,  la 
distance  par  rail  de  Beira  à  Bulawayo  est  de  676  milles 
anglais  seulement,  tandis  que  de  Port-Élisabeth  à  Bula- 
wayo elle  est  de  1198  milles  anglais,  de  East-London 
1258  milles  et  de  Cape-Town  i36o  milles. 

Ainsi,  bien  que  la  distance  de  Cape-Town  à  Bulawayo 
soit  le  double  de  celle  de  Beira  à  la  môme  ville,  l'abais- 
sement des  tarifs  sur  les  lignes  exploitées  par  le  gouver- 
nement du  Cap  permettait  d'y  amener  marchandises  et 
voyageurs  à  des  prix  plus  réduits  que  par  Beira.  A  Salis- 
bury  même,  qui  n'est  qu'à  384  milles  de  Beira,  les  ports 
et  les  chemins  de  fer  du  Sud-Afrique  concurrençaient 
encore  le  port  de  la  Compagnie  de  Mozambique. 

On  peut  conjecturer  qu'à  ce  jeu-là,  le  gouvernement  du 
Cap  ne  faisait  pas  de  très  brillantes  affaires,  mais  le 
chemin  de  fer  de  Beira-Salisbury  et  le  port  de  Beira  ne 
sen  portaient  pas  mieux.  Aussi  bien  la  Compagnie  du 
chemin  de  fer  a-t-elle  dû  se  rendre  aux  représentations 
de  la  Compagnie  de  Mozambique,  aux  réclamations  des 
habitants  du  Mashonaland  et  à  l'évidence  du  dommage 
qu'allait  lui  causer  la  prolongation  de  cet  état  de  choses. 
Elle  a  baissé  ses  tarifs,  non  pas  encore  autant  qu'il  eût  été 
souhaitable  pour  Beira,  mais  de  manière  sensible  pour- 
tant. Il  existe  encore  quelques  catégories  de  marchandises 
qu'il  est  plus  avantageux  d'expédier  par  le  sud  que  par 


r 


164  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Beira,  mais  c'est  à  raison,  surtout,  de  l'incidence  du  droit 
de  transit  3  7of  p^rçu  ad  valorem. 

Je  disais  au  début  de  ce  rapport,  avec  Douglas 
Owen,  que  c'est  le  port  qui  crée  la  navigation  et  non  la 
navigation  qui  fait  le  port.  Il  faudrait  ajouter  que  ce 
n'est  pas  seulement  le  port  qui  fomente  le  mouvement 
maritime,  mais  aussi  les  facilités  et  le  bon  marché  des 
communications  avec  l'intérieur  du  pays.  Un  chemin  de 
fer  dont  la  construction  a  été  coûteuse  et  qui  doit  néces- 
sairement transporter  à  prix  élevé  pour  rémunérer  son 
capital,  est  un  auxiliaire  d'une  efficacité  réduite  pour  un 
port  de  mer.  A  ce  point  de  vue,  il  est  peut-être  regret- 
table que  la  construction  du  chemin  de  fer  de  Beira  vers 
la  Rhodésie  ait  été  réalisée  avec  quelque  précipitation  et 
que  l'on  n'ait  point  décidé  tout  de  suite  de  lui  donner  la 
largeur  normale  des  voies  ferrées  de  l'Afrique  australe. 
Mais  ce  sont  là  —  je  me  hâte  de  le  déclarer  —  des  crir 
tiques  qu'il  est  facile  de  formuler  après  que  les  événements 
ont  parlé.  Ceux  qui  eurent  à  exécuter  cette  entreprise, 
connaissaient  le  marché  financier  et  savaient  l'effort  qu'on 
pouvait  lui  demander  à  ce  moment.  11  ne  faut  pas  oublier 
que  si  la  Rhodésie  retire,  à  l'heure  qu'il  est,  plus  de 
3o  millions  de  francs  annuellement  de  ses  mines  d'or,  elle 
ne  produisait  rien  en  1891  et  qu'en  l'absence  d'un 
trafic  certain,  il  est  toujours  très  difficile  de  recueillir  des 
capitaux  pour  l'établissement  d'une  voie  ferrée. 

Quant  au  courant  commercial  qui  de  Beira  se  dirige 
vers  le  Zambèse,  et  du  Zambèse  revient  vers  Beira,  on 
peut  dire  qu'il  est  entièrement  dû  à  la  liberté  de  la 
navigation  proclamée  dans  le  traité  de  1891  et  à  l'esprit 
d'entreprise.  Le  Zambèse,  qui  ne  fut  utilisé  comme 
voie  de  communication  régulière  qu'après  1891  et  qui  ne 
possédait  encore  en  1895  qu'une  flottille  insignifiante» 
porte  aujourd'hui  26  petits  steamers  et  123  autres 
embarcations  qui  naviguent  sans  relâche  sur  ses  eaux.  Le 
progrès,  dans  cette  direction,  est  d'autant  plus  reinar- 


LB   PORT   DB   BBIRA.  l65 

quable,  que  le  Zambèse  subit  de  grandes  fluctuations  de 
niveau  et  qu'il  ne  garde  la  profondeur  nécessaire  aux 
steamers  à  fond  plat  qui  le  parcourent  que  pendant  sept 
à  huit  mois  de  Tannée.  Outre  cela,  le  fleuve  est  capri- 
cieux et  modifie  sans  cesse  la  forme  de  son  lit,  de  sorte 
que  les  échouages  y  sont  assez  fréquents.  Enfin,  comme 
nous  Tavons  dit,  le  port  de  Chinde,  qui  lui  sert  d'entrée, 
est  d*un  accès  difficile,  et  le  débarquement  ainsi  que 
rembarquement  des  marchandises  y  souffrent  de  sérieux 
inconvénients.  L'ensemble  de  ces  conditions  se  traduit 
naturellement  par  l'élévation  du  coût  des  transports. 

Il  n'est  pas  surprenant  que  l'on  ait  cherché,  de  ce 
côté  aussi,  à  améliorer  l'état  des  voies  de  communication 
et  le  coût  des  frets.  L'un  des  projets  imaginés  est  déjà 
en  voie  de  réalisation. 

Pour  pénétrer  dans  le  territoire  de  la  British  Central 
Africa,  les  marchandises  remontent  sur  steamers  le 
Chiré,  rivière  qui  se  jette  dans  le  Zambèse,  à  i5o  kilo- 
mètres en  amont  de  son  embouchure;  mais  le  Chiré  cessant 
rapidement  d'être  navigable,  il  faut  ensuite  les  transpor- 
ter à  dos  d'hommes  jusqu'à  Blantyre  et  au  lac  Nyassa. 
Ce  portage  est  à  la  veille  de  disparaître  :  un  chemin  de 
fer  unissant  le  lac  Nyassa  au  bas  Chiré  est  actuellement 
en  construction. 

Un  autre  projet  de  chemin  de  fer  qu'on  s'occupe  aussi 
de  réaliser,  part  de  Beira  pour  aboutir  au  Zambèse  vis- 
à-vis  du  confluent  du  Chiré.  Il  vise  à  la  suppression  des 
transbordements  multiples  qui  retardent  et  aggravent  les 
communications  vers  la  région  du  Zambèse.  L'exécution 
de  ce  second  projet  ferait  gagner  cinq  jours  au  moins  aux 
transports  de  Beira  au  confluent  du  Chiré  ;  celle  du  chemin 
de  fer  du  Chiré  en  fera  gagner  au  moins  cinq  aussi  aux 
transports  du  confluent  du  Chiré  jusqu'au  lac  Nyassa, 
et  par  couséquent  ces  deux  ouvrages  amélioreraient 
notablement  les  communications  avec  la  frontière  orientale 
de  rÉtat  Indépendant  du  Congo  et  TEst  Africain  allemand. 


i 


l66  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Le  chemin  de  fer  de^Beira  au  Zambèse  aura  en  quelque 
sorte  pour  conséquence  de  créer  une  embouchure  au  fleuve 
et  de  développer  encore  la  navigation  intérieure  sur  ce 
puissant  cours  d'eau. 

Le  Zambèse  est  à  peine  exploité  jusqu'à  présent. 
Cependant,  sauf  une  interruption  d'une  centaine  de  kilo- 
mètres aux  rapides  de  Kebrabassa,  situés  à  5oo  kilo- 
mètres environ  de  Chinde,  il  est  navigable  sur  une 
étendue  de  près  de  800  kilomètres  pendant  une  bonne 
moitié  de  Tannée.  Les  rapides  de  Kebrabassa  contournés 
par  une  voie  ferrée,  le  Zambèse  mis  en  communication 
directe  avec  Beira  deviendrait  la  grande  route  com- 
merciale de  l'immense  territoire  compris  entre  les  lacs 
Nyassa,  Tanganika,  Moôro  et  Bangweolo.  Le  port  de 
Beira  est  donc  appelé  à  un  avenir  considérable.  Ce  sera, 
quelque  jour,  Tune  des  places  maritimes  les  plus  impor- 
tantes du  continent  africain. 

Ch.  Morisseaux. 


LbS  FONCTIONS  ÉCONOMIQUKS 
DU  PORT  DR  LIVERPOOL 


Il  ne  saurait  entrer  dans  le  cadre  d'une  courte  commu- 
nication d'étudier  sous  tous  ses  aspects  l'organisme  très 
complexe  qu'est  le  port  de  Liverpool.  Le  but  que  nous 
poursuivons  ici  est  beaucoup  plus  modeste  et  consiste 
uniquement  dans  la  détermination  des  fonctions  éco- 
nomiques de  ce  port. 

Nous  laisserons  donc  de  côté  tout  ce  qui  concerne  les 
conditions  d'exercice  de  ces  fonctions,  c'est-à-dire,  soit 
l'ensemble  des  circonstances  grâce  auxquelles  le  port  de 
Liverpool  joue  le  rôle  important  qu'il  détient  depuis  si 
longtemps,  soit  l'ensemble  des  voies  et  moyens  qui  assu- 
rent la  réalisation  de  ce  rôle.  Qu'il  nous  suffise  de  rappeler 
au  début,  sans  entrer  dans  aucuns  détails,  que  l'adminis- 
tration du  port  et  des  docks  est  centralisée  entre  les 
mains  d'une  corporation  locale,  le  Mer'sey  Docks  and 
Harbow  Board^  qui,  en  vertu  d'Aces  du  Parlement,  décide 
souverainement,  sous  la  réserve  de  certaines  garanties  et 
sous  le  contrôle  des  armateurs,  négociants  et  courtiers 
qui  l'élisent,  toutes  les  questions  se  rattachant  au  trafic 
maritime,  à  l'amélioration  de  l'outillage,  à  l'entretien  ou 
à  la  construction  des  divers  ouvrages  du  port. 

En  d'autres  termes,  Liverpool  oflre  un  des  exemples 
les  plus  parfaits  d'un  port  autonome,  gouverné  sans  par- 
tage par  une  seule  administration  locale,  dans  les  condi- 
tions d'indépendance  les  plus  caractérisées  vis-à-vis  des 
pouvoirs  publics.  Alors  que  le  port  de  Londres,  par 
exemple,  manque  d'une  direction  unifiée,  au  point  qu'une 
réforme  s'impose,  le  port  de  Liverpool  est  organisé  sous 


/ 


l68  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

un  régime  qui  correspond  merveilleusement  à  toutes  les 
exigences  modernes.  Cette  heureuse  situation  a  contribué 
dans  une  large  mesure  au  bon  accomplissement  des  fonc- 
tions économiques  qu'il  est  appelé  à  remplir. 

Comme  il  arrive  dans  la  plupart  des  grands  ports,  ces 
fonctions  sont  multiples  à  Liverpool.  Les  marchandises 
qui  s'accumulent  sur  ses  quais  n'y  viennent  pas  toutes 
pour  la  même  raison. 

Les  unes  sont  nécessaires  à  l'approvisionnement  de 
l'arrière-pays  en  matières  premières,  objets  d'alimentation 
ou  marchandises  de  toutes  sortes,  ou  bien  représentent 
le  trop  plein  de  sa  production.  Elles  ne  passent  par  le  port 
que  pour  le  service  de  son  arrière-pays,  soit  à  l'importa- 
tion, soit  à  l'exportation.  En  les  chargeant  ou  en  les 
déchargeant,  le  port  de  Liverpool  accomplit  sa  fonction 
régionale. 

D'autres,  également  attirées  vers  Liverpool  par  les 
besoins  de  l'arrière-pays,  ne  peuvent  pas  y  être  distribuées 
sans  avoir  subi  une  transformation  industrielle.  Trop 
lourdes  ou  trop  encombrantes  sous  la  forme  de  matières 
premières  pour  supporter  les  frais  de  transports  terrestres, 
beaucoup  plus  onéreux  que  les  frais  de  transports  par 
mer,  elles  doivent  être  traitées  sur  place,  là  où  elles-sont 
débarquées.  L'opération  industrielle,  leur  donnant  une 
valeur  plus  grande  sous  un  moindre  poids  et  un  moindre 
volume,  leur  permet  d'être  distribuées  par  les  voies  de 
terre  sous  leur  forme  nouvelle  de  produits  manufacturés. 
Certains  minerais,  certaines  matières  premières  de  l'in- 
dustrie des  engrais  chimiques,  beaucoup  de  plantes  oléa- 
gineuses, rentrent  dans  cette  catégorie.  Elles  donnent 
naissance  à  la  fonction  industrielle  des  ports,  variété 
notable  de  leur  fonction  régionale.  Liverpool  possède 
plusieurs  de  ces  industi'ies  spéciales  aux  ports. 

Enfin,  l'activité  du  port  de  Liverpool  est  alimentée 
également  par  des  marchandises  qui  ne  vont  pas  en  Angle- 
terre et  qui  n'en  viennent  pas.  Celles-là  n'ont  rien  à  faire 
ni  avec  la  fonction  proprement  régionale»  ni  avec  sa  fonc- 


LE   PORT    DE    LIVERPOOL.  169 

tion  industrielle.  Elles  relèvent  de  sa  fonction  commer- 
ciale. 

En  raison  de  l'espace  limité  dont  nous  disposons  pour 
présenter  cet  exposé,  nous  ne  distinguerons  pas  la  fonction 
industrielle  de  la  fonction  régionale,  dont  elle  peut  être 
considérée  comme  une  variété.  Nous  examinerons  donc 
simplement  comment  se  déterminent  la  fonction  régionale 
et  la  fonction  commerciale  du  port  de  Liverpool. 


La  fonction  régionale 

Si  nous  jetons  les  yeux  sur  une  carte  de  l'Angleterre, 
larrière-pays  géographique  susceptible  d'être  desservi  par 
Liverpool  nous  apparaît  de  suite  comme  étroitement 
limité.  Le  vaste  estuaire  de  la  Mersey,  sur  lequel  est 
située  Liverpool,  est  l'aboutissement  d'un  fleuve  de  peu 
de  longueur  ;  nous  ne  trouvons  donc  pas  là  la  profonde 
pénétration  fluviale  de  l'Elbe  derrière  Hambourg,  du 
Rhin  derrière  Rotterdam,  de  l'Escaut  et  des  canaux  de  la 
Belgique  et  du  nord  de  la  France  derrière  Anvers.  De  plus, 
dans  quelque  direction  que  l'on  s'éloigne  de  Livei'pool  sur 
le  territoire  de  l'Angleterre,  on  ne  tarde  pas  à  atteindre 
des  points  plus  rapprochés  de  Londres,  de  Hull,  de  New- 
castle,  de  Cardifl  ou  de  Swansea  que  de  Liverpool  même. 
La  concurrence  de  ces  grands  ports  restreint  strictement 
la  zone  territoriale  que  Liverpool  peut  mettre  en  commu- 
nication avec  la  mer. 

Par  contre,  cette  région  étroite  est  prodigieusement 
active.  Les  gisements  de  charbon  du  Lancashire,  du  pays 
de  Galles  et  du  Statfbrdshire  y  ont  favorisé  un  dévelop- 
pement extraordinaire  de  l'industrie.  L'esprit  d'entreprise 
des  Anglais  a  pu  s'3^  donner  libre  carrière  dans  une  infi- 
nité de  branches  de  la  fabrication.  La  métallurgie  y  occupe 
une  place  très  importante  ;  mais  l'industrie  textile,  parti- 
culièrement l'industrie   cotonnière,   concentrée   dans   le 


r 


lyO  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Lancashire,  règne  en  maîtresse  autour  de  Manchester, 
à  Oldham,  Bolton,  Rochdale,  etc. 

L'intensité  de  la  production  industrielle  appelle  forcé- 
ment une  importation  considérable  de  matières  premières. 
En  nous  reportant  aux  statistiques  de  1904  (1),  nous 
relevons,  en  effet,  au  port  de  Liverpool,  des  chiffres  d'im- 
portation de  matières  premières  qui  traduisent  clairement 
la  physionomie  industrielle  de  son  arrière-pays. 

En  tête  vient  le  coton  brut,  naturellement.  Liverpool 
en  a  reçu  685  000  tonnes  représentant  une  valeur  de  plus 
d'un  milliard  de  francs  (i  066  ôSy  i5o  francs).  La  laine 
figure  pour  5o  000  tonnes  et  g3  millions  de  francs,  le 
chanvre  pour  26  000  tonnes  et  2 1  millions  de  francs,  soit 
en  chiffres  ronds,  760  000  tonnes  de  chargement  pour  les 
navires  venant  à  Liverpool  et  près  de  douze  cents  millions 
de  francs  pour  son  mouvement  commercial,  du  seul  fait 
des  besoins  de  l'industrie  textile. 

La  métallurgie  employant  des  matières  premières  d'une 
valeur  moindre  fournit  au  mouvement  commercial  une 
contribution  beaucoup  moins  élevée  :  g3  millions  de  francs 
seulement  de  minerais  et  de  métaux  demi-ouvrés  viennent 
à  Liverpool,  mais  leur  poids  représente  56o  000  tonnes. 
La  métallurgie  est  donc  une  excellente  pourvoyeuse  de 
fret  pour  les  navires  venant  à  Liverpool. 

De  môme,  bien  que  dans  une  moindre  mesure,  la  cul- 
ture scientifique  des  terres,  l'engraissement  perfectionné 
des  animaux,  donnent  du  fret  à  l'armement  sans  mettre 
en  mouvement  des  valeurs  très  importantes.  Il  entre  par 
Liverpool  216  000  tonnes  d'engrais  et  de  tourteaux,  valant 
seulement  28  millions  de  francs.  Notons  encore  180  000 
tonnes  de  plantes  et  graines  oléagineuses  représentant 
une  valeur  de  27  millions  de  francs.  Ces  lourdes  cargai- 
sons sont  un  précieux  élément  de  trafic  pour  les  grands 
navires  d'aujourd'hui,  auxquels  il  faut  des  marchandises 

(1)  V.  Anntial  statement  ofthe  Trade  of  the  United  Kingdom  with 
foreign  countries  and  britUh  pottessionSy  1904. 


LE   PORT   DE   LIVERPOOL.  I7I 

de  poids  et  d'encombrement  pour  remplir  leurs  vastes 
cales. 

En  ajoutant  à  ces  marchandises  yb  millions  de  francs 
de  peaux  et  cuirs,  83  millions  de  bois,  40  millions  de  tabac 
brut,  22  millions  de  suif  et  stéarine,  on  arrive,  pour  les 
principales  matières  premières  importées  à  Liverpool,  à 
un  total  de  valeurs  d*un  milliard  et  demi  de  francs  envi- 
ron. Voilà  ce  que  demandent  à  Liverpool,  ce  qu'attirent, 
par  suite,  à  Liverpool,  les  besoins  industriels  de  l'étroite, 
mais  active  région  desservie  par  ce  port. 

Voici  maintenant  la  contre-partie.  Cette  région  ne 
fabrique  pas  pour  la  seule  Angleterre.  Elle  ne  s'est  déve- 
loppée que  par  les  débouchés  qu'elle  a  trouvés  au  dehors 
pour  ses  industries,  et  Liverpool  est  son  port  d'expédition. 
11  n'est  même  guère  que  cela.  En  effet,  nous  ne  voyons 
figurer  au  compte  des  exportations  de  Liverpool  ni  pro- 
duits agricoles,  ni  produits  miniers.  Il  n'est  pas  exporté 
de  ce  grand  port  anglais  une  seule  tonne  de  charbon, 
alors  que  le  Royaume-Uni  en  exporte  46  millions  de 
tonnes,  66  millions  si  on  tient  compte  des  charbons  de 
soute  pris  par  les  navires.  Tous  les  produits  anglais]expé- 
diés  de  Liverpool  à  l'étranger  sont  exclusivement  des 
produits  industriels.  Leur  valeur  s'est  élevée  en  1904 
à  2  milliards  675  millions  de  francs. 

Ces  chiffres  prouvent  clairement  que  Liverpool  a  grandi 
en  raison  du  développement  industriel  de  son  arrière- pays. 
Son  histoire  commence  avec  ce  développement  :  Liverpool 
n'avait  que  5ooo  habitants  en  1700.  Son  nom  ne  figure 
même  pas  dans  le  Doomesday  Book  dressé  à  la  suite  de 
la  conquête  de  Guillaume  le  Conquérant.  C'est  au  cours 
du  xviii®  et  surtout  du  xix*  siècle  que  le  port  a  grandi 
par  l'essor  du  Lancashire  et  des  comtés  avoisinants. 

L'industrie  régionale  a  fait  plus  que  de  fournir  à  Liver- 
pool des  importations  de  matières  premières  et  des  expor- 
tations de  produits  fabriqués.  En  agglomérant  autour  des 
usines  une  population  très  dense,  que  la  contrée  est  inca- 


f 


172  REVUE   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

pable  de  nourrir  avec  ses  ressources  agricoles,  elle  a 
déterminé  un  mouvement  considérable  d'importation  de 
matières  alimentaires.  A  elles  seules,  les  diverses  céréales 
importées  à  Liverpool  en  1904  représentent  2  186000 
tonnes  de  poids  et  une  valeur  de  358  millions  de  francs  ; 
les  viandes  figurent  pour  un  poids  très  inférieur,  870  000 
tonnes,  mais  leur  valeur  dépasse  celle  des  céréales  et 
atteint  890  millions  de  francs  ;  97  millions  de  fruits,  92  mil- 
lions de  sucres,  41  millions  d'huiles  végétales,  84  millions 
de  fromages,  3o  millions  de  poissons,  5  millions  1/2  d'œufs, 
etc.,  nous  donnent,  avec  les  céréales  et  les  viandes,  un 
total  de  valeurs  qui  n'est  pas  moindre  de  1 1 5o  millions 
de  francs.  Il  faut  autre  chose  que  des  matières  alimen- 
taires à  la  population  massée  autour  des  fabriques  de  la 
région.  Elle  consomme  pour  21  millions  de  francs  de 
pétrole,  pour  3o  millions  de  tabac  manufacturé,  pour 
3  millions  1/2  de  savon,  etc.  Plus  de  1 200' millions  de 
marchandises  viennent  ainsi  à  Liverpool  pour  la  consom- 
mation de  l'arrière-pays  et  s'ajoutent  au  milliard  et  demi 
de  matières  premières  que  nous  avons  noté  plus  haut.  La 
fonction  régionale  attire  donc  à  Liverpool,  de  ces  deux 
chefs,  des  cargaisons  d'une  valeur  totale  d'environ  2  mil- 
liards 700  millions  et  fournit  à  l'exportation  un  fret  d'une 
valeur  sensiblement  équivalente  (2  675  000  000). 

La  nature  des  marchandises  reçues  et  expédiées  est 
forcément  déterminée  dans  une  large  mesure  par  les 
besoins  de  la  région  desservie.  Si  Liverpool  reçoit  plus 
d'un  milliard  de  francs  de  coton  brut,  par  exemple,  c'est 
que  le  Lancashire  est  le  grand  centre  de  l'industrie 
cotonnière  anglaise.  Par  suite,  Liverpool  voit  son  com- 
merce maritime  se  diiiger  principalement  vers  les  pays 
producteurs  de  coton,  en  particulier  vers  les  États-Unis. 
C'est  encore  aux  États-Unis  que  Liverpool  trouve  la  plus 
grosse  part  des  céréales,  des  viandes,  que  réclame  son 
arrière-pays.  Une  contrée  à  population  clairsemée,  à  pro- 
duction agricole  surabondante,  est  précisément  complé- 


LB    PORT    DE   LIVBRPOOL.  jyS 

raentaire  d'un  pays  industriel  surpeuplé.  Elle  a  en  excès 
ce  qui  fait  défaut  à  l'autre.  Les  relations  commerciales  de 
Liverpool  avec  l'Amérique  du  Nord  résultent  donc  des 
besoins  de  son  arrière-pays.  Et  on  pourrait  facilement, 
dans  une  étude  plus  détaillée,  suivre  le  développement  du 
commerce  de  Liverpool  avec  l'Amérique  du  Sud,  l'Afrique, 
l'Australie,  parallèlement  aux  besoins  croissants  de  Tar- 
rière-pays  en  laines,  caoutchouc,  graines  oléagineuses, 
etc.,  d'une  part,  et  aux  débouchés  croissants  qu'offrent 
ces  divers  pays  aux  marchandises  fabriquées  dans  la 
région  de  Liverpool,  d'autre  part. 

Ainsi  la  quantité,  la  nature,  la  provenance  ou  la  desti- 
nation des  marchandises  débarquées  ou  embarquées  dans 
le  port  sont  fonction  de  son  arrière-pays. 

11  y  a  plus,  et  les  théories  économiques  en  faveur  à 
Liverpool  sont  déterminées  à  leur  tour  par  ces  éléments. 
L'union  douanière  impériale,  rêvée  par  M.  Chamberlain, 
y  a  rencontré  peu  d'adeptes,  parce  que  les  principales 
relations  commerciales  de  Liverpool  sont  avec  des  pays 
étrangers.  Londres,  qui  commerce  activement  avec  les 
colonies  anglaises,  a  pu  prêter  une  oreille  plus  attentive 
aux  discours  de  l'apôtre  du  néo-protectionnisme.  Si  les 
possessions  britanniques  étaient  seulement  en  mesure  de 
fournir  au  Lancashire  le  coton  brut  et  le  blé  qu'il  lui  faut, 
l'École  de  Manchester  ne  tarderait  pas  à  perdre  son  nom  ; 
mais,  dans  les  conditions  actuelles,  toute  entrave  au  trafic 
avec  l'Amérique,  par  exemple,  serait  funeste  à  la  région 
desservie  par  Liverpool. 

L'étroitesse  de  cette  région  a  déjà  été  signalée.  Il  faut 
noter  cependant  que  les  limites  en  sont  étendues,  pour 
certaines  marchandises,  par  l'existence  du  marché  natio- 
nal de  ces  marchandises  à  Liverpool.  C'est  ainsi  que 
Liverpool  reçoit  presque  tout  le  coton  brut  destiné  à 
l'Angleterre  ou  à  l'Ecosse  ;  seul,  le  port  de  Londres  en 
inscrit  à  ses  importations  pour  une  valeur  de  40  millions 
de  francs  ;  on  n'en  trouve  pas  trace  à  Glasgow,  qui  est 


r 


174  RBVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

pourtant  un  centre  d'industrie  cotonnière.  La  prépon- 
dérance industrielle  du  Lancashire  entraine  la  prépon- 
dérance commerciale  de  Liverpool  pour  l'entrée  de  cette 
matière  première  et  étend  jusqu'aux  limites  de  la  Grande- 
Bretagne  elle-même  la  région  desservie  par  Liverpool 
à  ce  point  de  vue.  De  même,  le  caoutchouc  traité  par 
l'industrie  anglaise  arrive  principalement  par  Liverpool, 
tandis  qu'au  contraire  le  thé,  si  universellement  con- 
sommé sur  toute  la  surface  du  Royaume-Uni,  entre  surtout 
par  Londres.  Liverpool  en  reçoit  seulement  pour  un  demi- 
million  de  francs  en  1904.  11  faut  donc  distinguer  l'ar- 
rière-pays  géographique  du  port  de  son  arrière-pays 
économique,  plus  exactement  de  ses  arrière-pays  éco- 
nomiques, variables  suivant  la  marchandise  considérée. 

Cette  distinction  est  d'autant  plus  nécessaire  que 
l'arrière-pays  économique  d'un  port  peut  varier  par  suite 
de  faits  extérieurs.  Liverpool  en  offre  un  curieux  exemple. 
Pendant  de  longues  années  ce  port  était  le  seul  point 
d'embarquement  des  passagers  et  émigrants  britanniques 
vers  les  États-Unis.  Aujourd'hui,  il  est  très  fortement 
concurrencé  par  Southampton,  parce  que  les  paquebots 
des  grandes  compagnies  allemandes  y  font  escale.  Tout  le 
sud  de  l'Angleterre  se  trouve  ainsi  enlevé  à  Liverpool,  au 
point  de  vue  de  ce  trafic,  et  cela  par  l'essor  de  l'armement 
bambou rgeois  et  brêraois. 

Quelles  que  soient,  au  surplus,  les  variations  subies 
par  les  arrière- pays  économiques  de  Liverpool,  sa  fonc- 
tion régionale  reste  dominée  par  le  fait  que  nous  signalions 
au  début.  Liverpool  ne  peut,  en  aucun  état  de  cause, 
desservir  une  région  très  vaste.  Son  port  a  grandi  par 
l'activité  merveilleuse  d'une  région  peu  extensible.  Il 
devait,  par  suite,  être  dépassé  par  les  ports  continentaux 
situés  à  l'embouchure  d'un  fleuve  à  pénétration  profonde, 
du  jour  où  ces  ports  seraient  mis  en  communication  avec 
leur  arrière-pays  étendu  et  économiquement  développé. 
Cela  explique  pourquoi  Liverpool  est  passée  aujourd'hui 


LE   PORT   DE    LIVBRPOOL.  lyS 

du  second  au  cinquième  rang  des  ports  d'Europe,  après 
Hambourg,  Anvers  et  Rotterdam,  Londres  conservant 
jusqu'ici  sa  prééminence. 


La  fonction  commerciale 

L'analyse  sommaire  à  laquelle  nous  nous  sommes 
livrés  pour  déterminer  la  fonction  régionale  de  Liverpool 
montre  bien  qu'elle  n'est  pas  la  seule  fonction  remplie 
par  ce  port.  En  effet,  même  en  lui  attribuant  la  totalité 
des  matières  premières  et  des  objets  de  consommation 
importés  —  ce  qui  n'est  pas  entièrement  justifié,  comme 
nous  le  verrons  —  et  la  totalité  des  exportations  d'origine 
anglaise  —  ce  qui  paraît  légitime  —  nous  arrivons  au 
compte  suivant  : 

Importations  de  matières  premières  i  milliard  Soc  mill. 

»       d'objets  de  consommation  i        «        200     » 

Exportations  d'origine  anglaise  2        »        675     » 

Total  5  milliards  SyS  mill. 

Or,  l'ensemble  des  importations  et  des  exportations  de 
Liverpool  atteint,  d'après  les  statistiques  de  1904,  six 
milliards  et  demi  de  francs.  La  fonction  régionale  n'ex- 
plique donc  pas,  à  elle  seule,  le  mouvement  des  marchan- 
dises. La  fonction  commerciale  nous  en  rendra  compte. 
Nous  verrons  même  qu'elle  a  quelque  chose  à  reprendre 
sur  le  chiffre  attribué  à  la  fonction  régionale. 

En  effet,  toutes  les  matières  premières  et  tous  les  objets 
de  consommation  importés  à  Liverpool  ne  sont  pas  à 
destination  définitive  de  sa  région.  Il  en  est  qui  vienneot 
dans  le  port  pour  y  trouver  un  marché  international  et, 
de  là,  être  réexpédiés  à  l'étranger. 

Nous  constatons,  par  exemple,  qu'en  1904,  Liverpool 
a  réexporté  pour  72  millions  de  francs  de  cotons  bruts  ; 
en   1903,  elle  en  avait  réexporté  pour  io5  millions  de 


r 


lyÔ  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

francs.  Pourquoi  ces  cotons  sont-ils  entrés  à  Liverpool, 
puisqu'ils  ne  devaient  pas  être  travaillés  en  Angleterre  ? 
Tout  simplement,  parce  que  Liverpool  est  un  grand 
marché  de  cotons  bruts.  Sans  doute,  Pexistence  de  ce 
marché  est  due  à  Ténorme  consommation  du  Lancashire  ; 
mais,  précisément  à  cause  de  Ténormité  de  cette  consom- 
mation, le  marché  dépasse  les  besoins  de  la  région.  Il  est 
assez  puissant,  assez  bien  organisé  pour  attirer  à  lui  des 
cotons  destinés  à  des  centres  de  fabrication  plus  ou  moins 
isolés  et  trop  modestes  pour  alimenter  un  marché  à  eux 
seuls.  Ces  centres  sont  ainsi  tributaires  de  Liverpool,  ou 
du  Havre,  ou  de  Brème,  car  les  places  européennes  où  se 
traitent  les  cotons  bruts  sont  en  nombre  très  limité.  Le 
marché  à  terme  est  nécessaire  aux  transactions  sur  cette 
marchandise  en  raison  de  circonstances  connues,  dans  le 
détail  desquelles  nous  ne  pouvons  pas  entrer  ici,  et  ce 
marché  ne  peut  se  constituer  que  là  où  d'importantes 
quantités  sont  traitées.  La  fonction  commerciale  de  Liver- 
pool, en  ce  qui  concerne  les  réexportations  de  cotons  bruts, 
est  due  à  l'existence  de  son  marché  de  cotons  bruts. 

Les  céréales  donnent  lieu  à  un  phénomène  analogue, 
bien  que  moins  intense,  les  marchés  européens  de  blés 
étant  beaucoup  plus  nombreux  que  les  marchés  de  cotons. 
Liverpool  a  réexporté  en  1904  pour  i5  millions  1/2  de 
céréales,  dont  1 3  millions  de  riz.  L'importance  de  son 
marché  de  riz  paraît  tenir  surtout  à  l'activité  de  ses  rela- 
tions avec  les  ports  du  sud  des  États-Unis. 

Liverpool  a  aussi  un  grand  marché  de  caoutchouc.  Les 
réexportations  ont  atteint  io3  millions  de  francs  en  1904, 
alors  que  les  importations  donnaient  un  total  de  170  mil- 
lions. Le  service  de  l'étranger  a  donc  dépassé  le  service 
de  la  région.  Notons  encore  3o  millions  de  réexportations 
de  laines,  8  millions  de  réexportations  de  plumes  d'orne- 
ment, etc. 

Toutes  ces  marchandises  viennent  chercher  un  marché 
à  Liverpool  ;  elles  y  sont  l'objet  de  transactions  qui  déter- 


\ 


LB    PORT    DB   LIVBRPOOL.  I77 

minent  leur  destination  définitive  ;  elles  y  sont  traitées. 
Mais  il  en  est  d'autres  qui  sont  simplement  transbordées 
à  Liverpool.  Celles-là  n'y  trouvent,  par  conséquent,  qu'une 
facilité,  une  occasion  de  transport.  Elles  passent  par 
Liverpool,  parce  que  c'est  une  sorte  de  carrefour  maritime, 
parce  que  c'est  le  point  d'où  une  marchandise  est  le  mieux 
assurée  d'arriver  prompteraent  à  sa  destination,  grâce  à 
la  multiplicité  et  à  la  fréquence  des  services  sur  certains 
pays.  La  cause  qui  les  attire  n'est  pas  le  marché  commer- 
cial, mais  l'activité  du  mouvement  maritime  qui  se  chiffre 
à  Liverpool,  en  1904,  par  14698792  tonnes,  entrées  et 
sorties  réunies.  Ces  marchandises  constituent  une  caté- 
gorie d'une  certaine  importance.  Les  statistiques  anglaises 
les  classent  à  part  et  indiquent  pour  elles  une  valeur  de 
214  millions  (64  millions  pour  les  marchandises  franches 
de  droit,  i5o  millions  pour  les  marchandises  taxées). 
Seuls,  les  très  grands  ports  visités  par  de  nombreux 
navires  peuvent  jouer  ce  rôle  de  distributeurs  de  marchan- 
dises de  mer  ;  c'est  une  variété  de  la  fonction  commerciale 
réservée  aux  quelques  points  du  globe  où  les  transports 
maritimes  se  concentrent  avec  le  plus  d'intensité.  En 
Grande-Bretagne,  Londres  et  Liverpool  sont,  à  peu  de 
chose  près,  les  deux  seuls  ports  où  elle  existe.  Sur  un 
mouvement  total  de  transbordements  de  marchandises  de 
mer  (transhipments)  s'élevant  à  6 1 2  millions  de  francs  en 
chiffres  ronds,  Londres  et  Liverpool  font  plus  des  trois 
quarts,  462  millions. 

Comme  l'activité  du  mouvement  maritime,  l'activité  de 
la  distribution  commerciale  attire  à  Liverpool  certaines 
marchandises  qui  ne  font  qu'y  passer.  On  voit  figurer,  par 
exemple,  dans  les  importations,  41  millions  de  jute  manu- 
facturé et  les  réexportations  en  reprennent  89  millions  et 
demi.  Il  s'agit  évidemment  de  sacs  d'emballage  de  jute 
utilisés,en  partie,  pour  la  réexpédition  de  grains,  et  spéciale- 
ment de  riz,  transportés  en  vrac  de  leur  port  d'origine, 
et  repartis  de  Liverpool  en  sacs  avec  d'autres  cargaisons. 

ni*  SÉRIE.  T.  X.  12 


178  REVUE   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Enfin,  il  faut  mentionner  aussi  les  marchandises  diri- 
gées sur  Liverpool  en  raison  des  facilités  d'entrepôt 
qu'elles  y  rencontrent.  L'existence  de  vastes  magasins, 
bien  outillés,  dans  lesquels  une  marchandise  peut  séjour- 
ner sans  trop  de  frais,  où  elle  peut  ôti'e  warrantée  dans 
de  bonnes  conditions,  constitue  un  des  éléments  de  l'orga- 
nisation commerciale  d'un  port.  C'est  encore  un  motif 
nouveau  d'y  amener  des  cargaisons  que  ne  réclame  pas 
l'arrière-pays  de  ce  port,  mais  qui  relèvent  de  sa  fonction 
commerciale. 

Le  développement  pris  à  Liverpool  par  cette  fonction 
est  dû  pour  une  large  part  à  la  puissance  des  maisons 
d'armement  établies  dans  ce  port.  Sur  dix  millions  et 
demi  de  tonneaux  de  jauge  nette  que  compte  la  flotte 
marchande  du  Royaume-Uni,  2  678  766  tonneaux,  soit 
plus  du  quart,  sont  afférents  à  des  navires  ayant  leur  port 
d'attache  à  Liverpool.  Ce  fait  est  d'une  extrême  impor- 
tance pour  l'établissement  de  certains  marchés  dans  ce 
port.  Celai  du  caoutchouc,  par  exemple,  déborde,  nous 
l'avons  vu,  d'une  façon  très  notable  sur  les  besoins  de  la 
consommation  régionale.  Plus  de  la  moitié  des  caoutchoucs 
importés  à  Liverpool  sont  réexportés  (io3  millions  de 
réexportations  sur  170  millions  d'importations).  La  com- 
paraison de  ces  deux  chiffres  montre  clairement  que,  pour 
une  grande  partie,  le  marché  des  caoutchoucs  pourrait 
être  enlevé  à  Liverpool.  Mais  il  s'y  maintient  et  il  s'y 
développe  par  la  puissance  de  l'armement  local  qui  ramène 
de  préférence  à  Liverpool  les  caoutchoucs  chargés  par  lui 
dans  les  pays  d'origine.  A  supposer  que  le  mouvement 
maritime  du  port  fût  alimenté  surtout  par  les  pavillons 
étrangers,  à  supposer  notamment  que  les  relations  avec 
l'Amérique  du  Sud  fussent  assurées  par  eux,  la  quantité  de 
caoutchouc  traitée  à  Liverpool  tendrait  naturellement  à 
se  rapprocher  de  la  quantité  nécessaire  aux  besoins  régio- 
naux. Sur  ce  point,  le  rôle  commercial  du  port  est  une 
conséquence  de  l'activité  de  l'armement  local.  C'est,  d'ail- 


{ 


LE   PORT    DE    LIVERPOOL.  I79 

leurs,  un  fait  vérifié  que,  pour  les  marchandises  d'une 
certaine  valeur  par  rapport  à  leur  poids,  les  marchés 
internationaux  se  déplacent  souvent  par  le  seul  fait  que  le 
pavillon  transporteur  vient  à  changer.  Sir  Thomas  Suther- 
land,  président  de  la  Compagnie  péninsulaire  et  orientale, 
en  donnait,  il  y  a  quelques  mois,  devant  la  Commission 
anglaise  chargée  d'étudier  les  réformes  à  apporter  à  l'or- 
ganisation du  port  de  Londres,  un  exemple  frappant.  Le 
marché  de  la  soie  était  à  Londres  dans  la  première  moitié 
du  XIX®  siècle  ;  c'est  la  création  de  la  Compagnie  des  Mes- 
sageries Maritimes  qui  a  déterminé  son  déplacement  au 
profit  du  continent  (i).  L'existence  des  grands  marchés 
internationaux  dans  un  port  peut  donc  dépendre  de  l'acti- 
vité de  l'armement  local.  Dans  le  cas  de  Liverpool,  la 
puissance  de  sa  flotte  de  commerce  contribue  fortement 
à  renforcer  sa  fonction  commerciale. 

Il  nous  reste  cà  préciser  quelle  proportion  du  trafic  total 
doit  êire  attribuée,  d'une  part,  à  la  fonction  régionale, 
d'autre  part,  à  la  fonction  commerciale  de  Liverpool.  Un 
décompte  absolument  exact  est,  bien  entendu,  impossible 
à  établir.  Cependant  on  peut  arriver  à  se  rendre  compte, 
cà  peu  de  chose  près,  de  l'importance  relative  des  deux 
fonctions  en  ce  qui  concerne  la  valeur  des  marchandises. 
En  ce  qui  concerne  leur  poids,  les  statistiques  anglaises 
ne  permettent  pas  d'établir  des  calculs  d'ensemble,  cer- 
taines marchandises  y  figurant  sans  aucune  indication 
de  poids. 

Il  faut  d'abord  remarquer  que  les  chitfres  donnés  plus 
haut  pour  la  fonction  régionale  sont  à  la  fois  incomplets 
et  forcés.  Ils  sont  incomplets,  parce  que  nous  nous  sommes 
bornés  à  relever  les  valeurs  afférentes  aux  principales 
marchandises  classées  et  qu'aucun  compte  ne  peut  être 
tenu  des  marchandises  non  classées  qui  figurent  dans  les 
statistiques  pour  des  sommes  importantes.  Us  sont  forcés, 

(l)  Report  nf  Commissioners,  Port  of  London,  p.  i3. 


l8o  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

parce  que  nous  avons  attribué  provisoirement  à  la  fonc- 
tion régionale  toutes  les  matières  premières  ou  alimen- 
taires relevées  par  nous,  alors  qu'une  certaine  partie 
d'entre  elles  est  reprise  aux  réexportations,  comme  nous 
venons  de  le  voir,  et  doit  être  portée,  par  suite,  au 
compte  de  la  fonction  commerciale. 

Dans  ces  conditions,  le  seul  procédé  —  procédé  som- 
maire, d'ailleurs  —  pour  résoudre  le  problème  posé, 
consiste  à  analyser  directement,  avec  le  secours  des 
indications  statistiques,  les  marchandises  qui  ne  viennent 
à  Liverpool  par  mer  que  pour  en  repartir  par  mer. 

Une  première  catégorie  est  celle  des  réexportations, 
c'est-à-dire  des  marchandises  qui,  ayant  été  inscrites  dans 
les  relevés  d'importations,  sont  ensuite  reprises  dans  les 
relevés  d'exportations.  Elles  figurent  au  compte  spécial 
des  réexportations  pour  446  millions  de  francs.  Il  faut  y 
ajouter  64  millions  de  marchandises  franches  en  transit, 
soit  au  total  5 10  millions  de  francs.  Mais  pour  comparer 
ce  chiffre  à  celui  du  mouvement  total  du  commerce  mari- 
time, il  convient  de  le  doubler,  puisque  ces  5 10  millions 
de  francs  entrent  à  la  fois  et  dans  le  compte  des  importa- 
tions et  dans  le  compte  des  réexportations  (i).  Nous 
arrivons  ainsi  à  une  somme  d'un  milliard  vingt  millions 
de  francs. 

Ce  n'est  pas  tout.  Nous  avons  encore  à  tenir  compte  de 
146  millions  de  transhipments  under  bond,  c'est-à-dire 
de  marchandises  soumises  aux  droits  et  transbordées  à 
Liverpool  sous  le  régime  de  l'entrepôt  réel.  Ces  marchan- 
dises ne  figurent  pas  dans  les  relevés  d'importations  et 
d'exportations.  Elles  doivent  donc  être  consid<Tées  à  part. 
Mais  elles  n'en  donnent  pas  moins  lieu  à  un  double  mou- 
vement et  il  convient,  par  suite,  de  les  doubler,  soit 
292  millions  de  francs. 


(1)  Voir  la  note  de  la  page  407,  Anntuil  Statement  of  the  Trade  ofthe 
United  Kingdom,  vol.  H. 


LE   PORT   DE    LIVBRPOOL.  l8l 

Nous  aboutissons  donc  au  compte  d'ensemble  suivant  : 

1**  Total  des  importations  et 

exportations  6  milliards  5oo  millions 

2"*  Marchandises  transbordées 

en  entrepôt  292       » 

Total  général  du  mouvement 

commercial  6  milliards  792       » 

Là-dessus,  la  fonction  commerciale  est  représentée  par  : 

1°  Les  réexportations  (comptées 

deux  fois)  892  millions 

2°  Les  transbordements  de  mar- 
chandises franches  (id.)  128       9» 

3°  Les  transbordements  en  en- 
trepôt (id.)  292       5» 

Total  pour  la  fonction  com- 
merciale 1  milliard  3 12  millions 

soit,  sur  lensemble,  19,4  7o  ou,  en  chiffre  rond,  un 
cinquième. 

Si  nous  rapprochons  ce  résultat  de  ceux  auxquels  nous 
ont  conduits  des  études  analogues  sur  d'autres  grands 
ports,  nous  constatons  que  le  rôle  de  la  fonction  commer- 
ciale est  inférieur,  à  Liverpool,  à  celui  qu'elle  tient  à 
Hambourg  (environ  25  7o)-  Cette  constatation  a  son 
intérêt,  parce  qu'elle  détruit  une  conclusion  spécieuse  et 
prématurée  contre  laquelle  il  convient  de  se  mettre  en 
garde. 

La  distinction  que  nous  avons  présentée  de  la  fonction 
régionale  et  de  la  fonction  commerciale  des  ports  pourrait 
faire  naître  l'idée  que  ces  deux  fonctions  sont  indépen- 
dantes. En  réalité,  elles  sont  distinctes,  mais  avec  un 
rapport  marqué  de  dépendance.  Dans  l'état  actuel  du 
commerce  maritime  la  fonction  régionale  a  une  impor- 
tance primordiale.  C'est  elle  qui  attire  la  plus  grande 


l82  REVUE   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

partie  des  marchandises  lourdes  ;  c'est  elle,  par  consé- 
quent, qui  contribue  le  plus  efficacement  à  remplir  les 
cales  des  grands  navires  modernes,  qui  leur  fournit 
l'occasion  de  naviguer  avec  profit,  qui  détermine  leur 
destination  définitive.  Plus  les  moyens  de  communications 
terrestres  se  développent  dans  l'arrière-pays  des  ports, 
plus  s'élargit  la  zone  de  récolte  et  de  distribution  des 
produits  lourds,  plus  devient  puissant  l'appel  du  courant 
qu'ils  créent  pour  le  commerce  maritime.  Par  suite,  les 
marchandises  plus  légères  et  de  plus  grande  valeur, 
susceptibles  de  déplacements  moins  onéreux  ou  plus  aptes 
à  en  supporter  les  frais,  se  trouvent  entraînées  par  ce 
courant  vers  les  ports  dont  la  fonction  régionale  s'affirme. 
Il  en  résulte  que  les  grands  marchés  internationaux  du 
commerce  maritime  tendent  à  se  porter  précisément  sur 
les  points  où  un  grand  marché  national  existe  et  pro- 
gresse. En  d'autres  termes,  la  fonction  commerciale  d'un 
port  est  en  danger  quand  sa  fonction  régionale  cesse  de 
grandir. 

L'exemple  de  Liverpool  montre  comment  l'arrêt  relatif 
du  développement  que  Tétroitesse  de  son  arrière-pays 
inflige  à  sa  fonction  régionale  rejaillit  aussi  sur  sa  fonc- 
tion commerciale.  Loin  de  prendre  une  importance  pro- 
portionnelle plus  considérable  que  dans  les  ports  à  vaste 
arrière-pays  comme  Hambourg,  elle  y  tient  une  moindre 
place.  Et  elle  ne  se  maintient  que  par  l'admirable  acti- 
vité, l'esprit  d'entreprise  éclairé  et  les  larges  ressources 
de  la  région  desservie  par  Liverpool. 

Paul  de  Rousiers. 


VI 

ANVKRS  ET  LA  VIK  ÉCONOMIQUE  NATIONALE 


Le  port  d'Anvers  a  fait  Tobjet,  en  ces  derniers  temps, 
d'études  importantes  et  intéressantes.  C'est  surtout  le 
point  de  vue  technique  des  installations  nouvelles  à  créer, 
avec  ou  sans  modification  apportée  au  cours  de  l'Escaut, 
qui  a  préoccupé  les  auteurs  de  ces  savantes  publications. 

Ce  côté  de  la  question  ne  sera  pas  abordé  ici. 

Ce  que  nous  voulons,  c'est  essayer  de  pénétrer  et 
de  décrire  l'importance  économique  du  port  d'Anvers, 
d'expliquer  les  avantages  qu'il  offre  au  commerce  maritime 
et  de  montrer  son  rôle,  tant  national  qu'international. 

La  Belgique  reçoit,  par  le  port  d'Anvers,  les  matières 
premières  de  toute  nature,  nécessaires  à  son  alimentation 
et  à  son  industrie,  de  même  qu'elle  exporte,  par  son 
intermédiaire,  les  produits  finis  de  ses  fabriques  et  de  ses 
ateliers.  Anvers  est  lorgane  vital,  le  cœur  de  notre 
activité  économique  nationale,  dont  les  pulsations  se 
répercutent  sur  le  corps  social  tout  entier. 

Anvers  n'est  pas  seulement  un  grand  port  national,  il 
étend  ses  ramifications  bien  au  delà  de  nos  frontières 
restreintes,  il  exerce  une  attraction  intense  sur  un  arrière- 
pays  considérable  et  devient  ainsi  un  facteur  important  de 
la  vie  économique  des  pays  voisins. 

Anvers  enfin  n'est  pas  seulement  un  port,  mais  une 
place  de  commerce  puissante,  qui  achète  à  l'étranger  et 
importe,  qui  envoie  à  l'étranger  nos  produits  et  nos 
capitaux,  comme  elle  manipule,  embarque  et  expédie  pour 
compte  des  voisins  les  marchandises  qu'ils  exportent. 

C'est  donc  dans  ses  relations  avec  l'arrière-pays  et  sous 


184  REVUB   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ses  multiples  aspects  de  place  commerciale  d'importation, 
d'exportation  et  de  port  transitaire  que  nous  étudierons 
notre  métropole  commerciale,  en  faisant  ressortir  l'in- 
fluence exercée  par  chacune  des  fonctions  de  son  grand 
port  sur  la  vie  économique  nationale. 


Vhinterland  du  po9H  cC Anvers  —  Ses  caractères 
Son  étendue 

La  Belgique  ne  produit  pas  assez  de  vivres  pour  pour- 
voir à  sa  subsistance.  Les  richesses  de  son  sol  et  de  son 
sous-sol,  à  l'exception  du  charbon,  ne  suffisent  pas  à 
alimenter  son  industrie.  Plus  que  les  autres  pays,  la 
Belgique  doit  donc  avoir  recours  à  l'étranger,  à  l'échange 
des  produits.  C'est  du  reste  ce  qui  ressort  du  chiffre  de 
son  commerce  spécial  par  tête,  puisque  chaque  Belge 
échange  annuellement  pour  environ  709  francs  de  mar- 
chandises, tandis  que  l'Anglais,  qui  vient  ensuite,  ne 
trafique  que  pour  53o  francs. 

Comme  la  Belgique  reçoit  la  plus  grande  partie  de  se^ 
vivres  et  des  matières  premières  par  voie  de  mer  et  que 
d'autre  part  ce  trafic  se  concentre  pratiquement  à  Anvers, 
on  voit  du  premier  coup  d'œil  combien  est  important 
au  point  de  vue  de  l'économie  nationale  le  rôle  joué  par 
ce  port. 

Il  nous  paraît  inutile  de  répéter  ici  l'histoire  tant  de 
fois  redite  du  port  d'Anvers.  Mais  on  peut  faire  remar- 
quer que,  dès  ses  origines,  Anvers  est  le  grand  port  de 
l'Europe  centrale.  Le  commerce  anversois  étendait  ses 
ramifications  sur  toute  l'Allemagne  centrale  et  compta 
même  à  un  moment  donné  la  République  vénitienne  au 
nombre  de  ses  clients. 

Anvers  est  en  effet  singulièrement  favorisé  par  la 
nature.  Le  bras  de  mer  dans  lequel  l'Escaut  se  jette  est  le 
nœud  de  tout  le  réseau  navigable  rhénan  et  mosan.  L'Es- 


LE    PORT   d' ANVERS.  l85 

caut  lui-même,  avec  ses  affluents,  permet  une  pénétration 
facile  en  France.  Car  le  commerce  suit  de  préférence  la 
vallée  des  fleuves  où  il  trouve  les  routes  faciles  et  éco- 
nomiques qu'il  recherche. 

(y  est  devenu  un  lieu  commun  de  dire  que  Thinterland 
fait  le  port  ;  inutile  donc  de  s'attarder  à  le  démontrer.  Ce 
sont  les  besoins  des  populations  qui  occupent  Tarrière- 
pays,  qui  déterminent  strictement  la  nature  des  services 
que  Ton  demande  au  port. 

Or,  pour  toute  la  vallée  du  Rhin,  de  la  Meuse  et  de 
TEscaut  les  besoins  sont  les  mêmes. 

Aussi  loin  que  Ton  remonte  dans  l'histoire,  on  voit  les 
populations  de  l'Europe  centrale  se  procurer,  par  le  travail 
et  l'échange,  les  biens  que  la  nature  leur  refuse  et  surtout 
dans  la  période  moderne  elles  n'échangent  pas  un  produit 
naturel  contre  un  autre,  mais  un  produit  qui  a  reçu  une 
plus-value  par  leur  travail,  contre  d'autres  qui  les  feront 
vivre,  ou  contre  des  matières  premières  pour  Tindustrie. 
Ce  travail,  tant  intellectuel  que  manuel,  rendu  nécessaire 
par  la  pénurie  des  ressources  naturelles,  aiguisé  par  une 
lutte  constante,  qui  surexcite  toutes  les  énergies,  sélec- 
tionne et  affine  les  individus  qui  s'y  livrent  et  crée  de  la 
sorte  une  catégorie  nouvelle  de  besoins,  plus  variés,  plus 
nombreux,  plus  exigeants.  Toutes  ces  circonstances  réu- 
nies contribuent  à  développer  dans  la  mesure  la  plus  large 
l'activité  des  échanges. 

Enfin,  si  la  nature  s'est  montrée  ingrate,  elle  n'a  pas 
refusé  cependant  aux  populations  do  l'hinterland  anversois 
la  source  de  toute  énergie  dynamique.  Elle  a  prodigué 
le  combustible  :  les  charbons  du  Pas-de-Calais,  du  Nord, 
du  Borinage,  du  Centre,  du  bassin  de  Charleroi,  de  la 
vallée  Mosane,  du  Rhin,  de  la  Westphalie,  permettent 
d'entretenir  et  de  centupler  l'activité  créatrice  de  la  popu- 
lation. 

Comme  la  population  de  l'hinterland  vit  essentiellement 


l86  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

de  son  travail,  la  subsistance  de  chaque  individu  est  indé- 
pendante de  rétendue  de  terre  dont  il  dispose. 

Aussi,  dans  le  bassin  immédiat  de  l'Escaut,  les  régions 
du  Pas-de-Calais,  du  Nord,  de  l'Est  sont-elles  naturelle- 
ment les  plus  denses  de  la  France.  La  population  moyenne 
de  la  Belgique  est  une  des  plus  fortes  de  l'Europe  ;  la 
Westphalie  et  la  Province  rhénane  accusent  les  chiffres 
les  plus  élevés  de  la  Prusse  et  tout  aux  confins  du  bassin 
naturel,  là  où  cependant  l'influence  du  courant  com- 
mercial se  fait  encore  sentir,  la  Saxe  présente  la  population 
la  plus  compacte  de  l'Europe  entière.  C'est  là  une  situation 
presque  unique  au  monde  :  pénétration  de  la  mer,  réseau 
navigable  naturel  étendu,  population  très  dense  avec  des 
besoins  d'échange  considérables.  Telles  sont  les  caracté- 
ristiques de  l'hinterland  drainé  par  l'Escaut,  la  Meuse  et 
le  Rhin. 

Pour  achever  cette  esquisse,  nous  remarquerons  enfin 
qu'aux  portes  de  l'estuaire  qui  réunit  les  trois  fieuves 
s'offre  une  contrée  qui,  pour  des  raisons  analogues,  a  les 
mêmes  besoins,  mais  qui,  pour  des  raisons  historiques,  est 
habitée  par  une  race  plus  mélangée,  plus  sélectionnée  par 
la  lutte  séculaire,  plus  énergique  et  plus  entreprenante  : 
l'Angleterre. 

Par  suite  de  la  situation  insulaire  de  ce  pays,  Londres 
est  devenu  le  centre  du  commerce  anglais.  Le  bras  de  mer 
réunissant  les  trois  grands  fleuves  de  l'Europe  centrale 
devait  être,  lui,  le  centre  du  commerce  continental. 

Après  avoir  indiqué  les  caractères  typiques  de  l'hinter- 
land du  port  d'Anvers,  nous  avons  à  nous  demander  quelle 
est  son  étendue  ou,  en  d'autres  termes,  quel  est  le  rayon 
d'influence  du  port  d'Anvers. 

L'étendue  de  l'hinterland  d'un  port,  son  rayon  d'influence 
est  déterminé  par  le  nombre,  la  variété  et  la  facilité  des 
voies  d'accès  à  ce  port. 

Or, Anvers  ne  dispose  pas  seulement  d'importantes  voies 


LB    PORT    D  ANVERS.  187 

de  pénétration  fluviales,  mais  encore  d'un  réseau  serré 
de  voies  ferrées,  qui  relient  son  port  à  tous  les  points  de 
TEurope. 

An  vers- Amsterdam,  Anvers- Paris,  An  vers-Bâle,  Anvers- 
Vienne,  Anvers-Milan,  Anvers-Munich,  An  vers- Berlin, 
Anvers- Leipzig  sont  autant  d'artères  dont  les  ramifications 
plongeant  au  loin  alimentent  le  port  qui  nous  occupe. 

(le  puissant  réseau  de  voies  de  communication,  en  dimi- 
nuant les  distances,  en  facilitant  la  circulation  des  mar- 
chandises, détermine  aussi  Tétendue  de  Thinterland  anver- 
sois. 

Et  cependant,  la  distance  qui  sépa^^e  Anvers  de  tun  ou 
de  taut7^e  point  de  son  hinterland  nest  pas  le  seul  élément 
dont  il  faille  tenir  compte  en  cette  matière. 

11  n'en  est  même  pas,  dans  des  cas  fréquents,  Télément 
le  plus  important,  et  cette  remarque  doit  retenir  quelque 
peu  notre  attention. 

Il  arrive,  en  effet,  que  des  trafics  qui,  par  suite  de  la 
moindre  distance  de  leur  lieu  d  origine  au  port  d'Anvers, 
sembleraient  être  réservés  à  ce  dernier  lui  échappent  et 
aillent  à  un  autre  port  plus  distant.  Et,  en  sens  inverse, 
il  arrive  aussi  qu'Anvers  reçoive  des  trafics  que  son  plus 
grand  éloignement  semblerait  devoir  lui  enlever. 

Comment  expliquer  ces  faits  ? 

Le  problème  qui  se  pose  pour  tout  exportateur,  est  évi- 
demment de  livrer  au  meilleur  marché  possible  à  destina- 
tion la  marchandise  quil  s'est  chargé  de  fournir. 

Or,  le  prix  de  revient  à  destination  comprend  deux 
éléments  principaux  :  le  coût  au  lieu  de  production  et  le 
coût  du  transport  général. 

Nous  n'avons,  ici,  à  nous  occuper  que  de  ce  dernier 
élément. 

Le  coût  du  transport  général  se  compose,  lui-même,  de 
deux  éléments  :  la  livraison  franco  bord  et  le  fret  de  mer 
que  nous  examinerons  successivement. 

Livraison  franco  bord.  C'est  le  coût  de  la  livraison 


l88  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

franco  bord  qui  détermine  l'étendue  de  Thinterland.Ce  coût 
lui-même  comprend  deux  facteurs  :  le  coût  du  transport 
jusqu'au  navire,  soit  fret  fluvial,  soit  port  de  chemin  de 
fer  (i),  et  le  coût  de  la  mise  en  cale. 

S'il  s*agit  d'un  fret  fluvial,  l'élément  principal  qui  en 
déterminera  le  taux  sera  la  continuité  de  l'emploi  du  navire. 

C'est  ainsi  que  les  allèges  rhénanes  accepteront  un  fret 
de  40  pf.  par  tonne  de  moins  pour  Rotterdam  que  pour 
Anvers,  non  pas  tant  à  cause  de  la  différence  de  distance 
qui  ne  justifie  pas  pareille  augmentation,  mais  bien  parce 
qu'elles  sont  certaines  de  trouver  immédiatement  un  fret 
de  retour  à  Rotterdam.  Si,  par  suite  de  circonstances 
extraordinaires,  telles  que  la  grève  de  igoS  dans  ce 
port,  le  retour  manque  à  Rotterdam,  nous  voyons  que  la 
différence  de  fret  monte  jusque  i  mark  en  faveur  d'Anvers. 
L'effet  s'en  fait  sentir  immédiatement,  et  l'on  peut  citer  tel 
cas  où  l'on  achemina  environ  20  000  tonnes  de  billettes 
par  Anvers  pour  un  seul  port  anglais,  alors  qu'autrefois 
ces  marchandises  passaient  par  Rotterdam.  Cette  même 
continuité  dans  l'emploi  dépend  naturellement  aussi  et 
dans  une  certaine  mesure  de  la  rapidité  des  opérations 
de  déchargement  et  de  chargement  au  port  de  mer. 

S'il  s'agit  d'un  transport  par  chemin  de  fer,  la  question  est 
plus  complexe  encore,  car  le  facteur  distance  est  vicié  ici 
fréquemment  par  la  politique  des  transports,  adoptée  par 
les  divers  États,  qui  accordent  des  rabais  de  distance,  des 
tarifs  spéciaux  pour  certains  produits  et  certaines  desti- 
nations. L'étendue  du  territoire  belge  est  trop  restreinte 
pour  influencer  sensiblement  le  prix  des  transports 
par  voie  ferrée,  exception  faite  des  zones  immédiatement 
voisines  de  la  frontière  :  l'Est  français,  le  Grand  Duché  et 
l'Alsace- Lorraine. 

Un  exemple  typique  montrera  combien  une  simple  fic- 

(1)  Nous  ne  parlons  pas  du  roulage  au  port  par  route  ordinaire,  qui  n'entre 
presque  plus  en  ligne  de  compte. 


LE   PORT   D  ANVERS.  189 

tion  pourrait  à  un  moment  donné  fausser  toute  l'économie 
de  certains  transports.  Les  fers  allemands  du  bassin  alsa- 
cien-lorrain sont  en  général  exportés  par  Anvers  ;  l'État 
belge  a  tout  spécialement  réduit  à  leur  intention  le  tarif 
base  qui  est  pratiquement  aujourd'hui  de    17  millimes 
la  tonne-kilomètre  (i),  de  sorte  que  pour  la  distance  de 
3o4  km.  Thion ville- Anvers,  les  fers  bruts  et  demi-façonnés 
paient  M.  5.99,  tandis  que  pour  la  distance  Thionville- 
Coblenz  ou    Oberlahnstein    (i83    km.),  ces  mêmes  fers 
paient  sur  la  base  du  tarif  régional  M.  5.20.  Pour  les  pou- 
trelles, la  différence  est  plus  grande  encore  :  Thionville- 
Anvers  coûte  M.  6.60,  tandis  que  Thionville-Coblenz  se 
paie  M.  7.60.  Or  si,  comme    les   industriels   alsaciens 
le  demandent,  on  accordait  à  leurs  produits  embarqués 
par  le  Rhin  à  Oberlahnstein  le  tarif  de  faveur  de  l'expor- 
tation, le  prix  de  revient  de  la  tonne  serait  de  3o  Pf. 
meilleur  marché  pour  Rotterdam  que  pour  Anvers  et  un 
trafic  de  5oo  000  tonnes  annuellement,  soit  environ  9  7© 
du   trafic   total   de  sortie,    pourrait  être   détourné   sur 
Rotterdam.  Nous  ne  disons  pas  qu'il  le  serait. 

Dans  lo  même  ordj'e  d'idées,  Essen  devrait  se  pourvoir 
de  ses  denrées  coloniales,  tabac,  etc.,  aux  ports  plus 
rapprochés  d'Amsterdam  et  d'Anvers.  Il  n'en  est  rien, 
parce  qu'il  existe  un  tarif  spécial  d'après  lequel  le  trans- 
port par  chemin  de  fer  Hambourg  ou  Bremen-Essen  ne 
dépasse  jamais  le  port  Amsterdam- An  vers- Essen. 

Le  district  de  Bâle  achète  ses  peaux,  cotons,  tabacs, 
cafés,  etc.  (au  total  environ  60  000  tonnes)  à  Hambourg, 
bien  que  la  distance  soit  en  faveur  d'Anvers.  La  distance 
Nuremberg-Anvers  est  inférieure  à  la  distance  Nuremberg- 
Hambourg  ;  cependant  les  jouets,  couleurs,  crayons,  etc., 
paient  40  Pf.  de  moins  aux  100  kilos  pour  ce  dernier 
port.  On  pourrait  multiplier  les  exemples,  mais  ceux-ci 
suffisent  à  montrer  que  toute  l'économie  d'un  port  peut, 

(1)  Circulaire  d'avril  1003. 


igO  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

à  un  moment  donné,  être  faussée  par  des  mesures  protec- 
trices. La  question  de  i'hinterland  est  donc  une  question 
complexe  :  l'étendue  de  celui-ci  n'a  rien  de  fixe  ;  elle  varie 
constamment,  et  il  faudrait  une  attention  continue  et  une 
vigilance  de  tous  les  instants  pour  parer  aux  effets  de  la 
politique  particulière  des  États. 

En  ce  qui  concerne  Anvers,  la  seule  façon  de  réagir 
pour  les  districts  éloignés  n'est  pas  la  détaxe  du  transport 
par  chemin  de  fer,  mais  bien  le  coût  de  la  livraison  en  cale. 

Nous  avons  eu,  par  exemple,  l'occasion  de  suivre  de 
près  un  transport  de  40  000  tonnes  de  machineries,  grosses 
pièces  et  accessoires,  poutrelles,  tuyaux,  etc.,  venant  de 
Nuremberg  et  Augsburg.  Le  transport  par  chemin  de  fer 
Nuremberg-Anvers  coûte  3o  francs  la  tonne,  Augsburg- 
Anvers  fr.  34.62.  L'avantage  pour  Hambourg  était  de 
fr.  6.80.  Mais  l'envoi  comportait  un  certain  nombre  de 
grosses  pièces  allant  jusque  40  tonnes.  La  marchandise 
devait  être  prise  depuis  wagon.  Anvers  enleva  l'affaire  en 
offrant  un  prix  auquel  Hambourg  ne  pouvait  traiter, 
à  cause  de  la  cherté  des  manipulations.  Pour  rendre 
l'exemple  plus  frappant  encore,  ajoutons  qu'une  partie 
de  cet  ordre  comprenant  précisément  une  forte  proportion 
de  grosses  pièces,  fut  transportée  par  des  navires  ham- 
bourgeois. 

De  par  le  fait  donc  des  communications  faciles  et 
économiques  et  par  stiite  du  bon  marché  des  opérations  de 
mise  en  cale,  Anvers  a  un  hinterland  étendu  et  dont  les 
produits  présentent  une  variété  très  grande.  On  peut  dire 
qu'il  n'existe  pas  un  objet  manufacturé  au  monde  qui  ne 
soit  un  fabricat  de  l'hinterland  anversois. 

Fret  de  mer.  Comme  pour  le  fret  fluvial,  l'armateur  doit 
se  préoccuper  d'abord  de  la  continuité  de  l'emploi  de  son 
navire  et  lui  assurer  des  retours.  Nous  reviendrons  sur 
ce  point  plus  loin. 

Mais  il  doit  aussi  assurer  à  l'exploitation  de  son  navire 
un  bon  rendement,  mettre  en  action,  d'une  manière  aussi 


LE    PORT    D ANVERS.  I91 

complète  que  possible,  toutes  les  ressources  de  son  navire 
et  combiner  habilement  les  marchandises  lourdes  et 
légères  qui  peuvent  lui  donner  du  fret. 

Un  exemple  permettra  de  saisir  l'importance  de  cette 
question.  Supposons  un  navire  qui  charge  1800  tonnes  de 
mille  kilogrammes  et  qui  ait  le  choix  entre  un  chargement 
de  minerai  cubant  20  pieds  cubes  à  la  tonne,  un  charge- 
ment de  crin  végétal  cubant  1 3o  pieds  cubes  à  la  tonne, 
ou  une  combinaison  des  deux  marchandises.  Le  navire  a 
une  capacité  de  80  000  pieds  cubes,  le  fret  net  pour 
le  minerai  est  de  8  francs,  celui  pour  le  crin  végétal  de 
1 1  francs. 

En  prenant  un  chargement  de  minerai  seul,  le  navire 
ferait  un  fret  de  14  5oo  francs  environ.  En  crin  végétal, 
il  ne  pourrait  charger  que  610  tonnes  —  il  est  même  dou- 
teux qu'il  puisse  les  prendre»  car  il  serait  trop  chargé  dans 
le  haut  et  fort  peu  stable  —  il  ferait  un  fret  de  ôySo  francs. 
En  combinant,  au  contraire,  les  deux  chargements,  il 
serait  possible  de  prendre  1400  tonnes  de  minerais  et 
400  tonnes  de  crin  végétal  représentant  un  fret  total  de 
i5  600  francs.  Cette  différence  de  fret  accumulée  pendant 
un  an  peut  représenter  jusque  4  7o  de  la  valeur  du  navire. 

Si  la  combinaison  ne  pouvait  se  faire,  pour  atteindre  le 
même  fret  total,  il  faudrait  porter  le  taux  pour  le  minerai 
à  fr.  8.66  et  celui  pour  le  crin  à  25  francs. 

Dans  une  combinaison  de  marchandises  lourdes  et 
légères.  Tune  ne  paie  pas  pour  l'autre,  mais  elles  se  sou- 
tiennent et  s  aident  mutuellement  à  obtenir  des  conditions 
meilleures.  C'est,  en  somme,  la  fable  de  l'aveugle  et  du 
paralytique. 

Nous  avons  choisi  un  exemple  simple,  mais  l'enseigne- 
ment que  l'on  en  peut  tirer  reste  absolument  le  même, 
qu  il  s'agisse  d'une  combinaison  de  minerai  et  de  crin  ou 
bien  d'un  chargement  de  rails,  poutrelles,  machineries, 
tissus,  produits  chimiques,  autos,  tuyaux  de  fonte,  wagons 


192  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

de  chemin  de  fer,  porcelaines  et  les  mille  et  une  marchan- 
dises qui  s'exportent  par  Anvers. 

Nous  en  avons  du  reste  un  exemple  immédiat  et  probant 
sous  les  yeux.  Rotterdam  importe  en  moyenne  1 1  millions 
de  tonnes  de  marchandises  et  n'en  exporte  que  5  millions 
de  tonnes  environ.  Rotterdam  jouit  d'un  quasi  monopole 
à  l'importation  pour  le  Rhin  et  la  Westphalie,  et  cepen- 
dant les  fers,  rails  et  autres  produits  qui  se  transportent 
par  eau  et  à  meilleur  compte  pour  Rotterdam  de  ces  deux 
provinces  passent  par  Anvers,  uniquement,  parce  qu'il  est 
possible  d'y  réaliser  de  meilleures  combinaisons  de  fret  et 
d'y  obtenir  des  concessions  impossibles  à  réaliser  ailleurs. 
Nous  ajouterons  que  des  produits  hollandais  et  rotter- 
damois  même  transitent  par  Anvers. 

Les  deux  hinterlands  de  Rotterdam  et  d'Anvers  che- 
vauchent l'un  sur  l'autre.  Le  port  d'Anvers  n'a  la  prépon- 
dérance dans  le  bassin  westphalien  et  rhénan  que  parce 
qu'il  exporte  en  outre  de  nombreux  produits  provenant 
des  autres  districts  de  son  hinterland,  qui  se  prêtent  à  de 
multiples  et  profitables  combinaisons  de  frets. 

//  résulte  donc  de  Vanalyse  à  laquelle  nou^s  venons  de 
nous  liwer  que  t étendue  de  thintet^land  du  port  d^Anvef^s 
nest  pas  déterminée  uniquement,  ni  même  principalement, 
par  les  voies  de  communication  nombreuses  et  variées  qui 
en  facilitent  V accès. 

Le  bon  marché  du  coût  de  la  mise  en  cale  que  ton 
rencontre  à  Anvers  et  les  combinaisons  de  frets  multiples 
et  variées  que  Von  peut  y  réaliser  sont  des  éWnents  gui, 
en  des  cas  ft^équents^  font  pencher  la  balance  en  faveur 
de  ce  porty  malgré  d'autres  circonstances  qui  lui  sont 
défavorables. 

De  cet  examen  détaillé  de  la  question  de  l'hinterland, 
on  peut  tirer  deux  conclusions  pratiques. 

D'abord,  Anvers  étend  son  action  sur  un  territoire 
énorme,  dont   la  Belgique  ne  constitue  qu'une   partie 


LE    PORT    D  ANVERS.  IqS 

modeste,  tant  au  point  de  vue  de  la  superficie  que  de  la 
population.  Les  besoins  des  habitants  de  cet  hinterland 
sont  identiques  et  permettent,  dès  lors,  des  importations 
homogènes,  qui  se  présentent  en  grandes  quantités  et  de 
par  leur  nature  se  prêtent  en  général  à  des  affrètements 
par  chargements  entiers,  sur  la  base  de  chartes-parties. 
Ensuite,  il  n'est  pas  possible  pour  Anvers  de  lutter  avec 
les  ports  concurrents  par  la  diminution  artificielle  du 
coût  du  transport  continental,  parce  que  les  voies  navi- 
gables et  les  voies  ferrées  échappent  en  majeure  partie 
à  son  contrôle.  Anvers  doit  donc  compter  avant  tout  sur 
ses  avantages  locaux  ;  il  doit  être  le  port  le  mieux 
outillé,  le  plus  étendu  et  le  meilleur  marché. 


Le  trafic  général  du  port  d  Anvers  —  Statistiques 

Les  quantités  de  inarchandises  :  insuffisance  des  sorties 

par  7'appo}^t  au^  entrées  —  La  nature  des  marchandises  : 

classes  diffé7'entes  de  navires  qui  les  importent 

ou  les  exportent 

Si  Ton  consulte  les  statistiques  du  mouvement  des  ports, 
on  constate  qu'Anvers  est  le  second  port  du  continent, 
suivant  de  très  près  et  dépassant  même  parfois  Hambourg. 
En  1903  (i),  on  relevait  en  effet  9  398  000  tonnes  de 
tonnage  net  pour  Anvers  contre  9618000  tonnes  pour 
Hambourg. 

Cependant,  ces  chiffres  ne  correspondent  pas  absolu- 
ment à  la  réalité. 

Nous  remarquerons  d'abord  qu'ils  doivent  subir,  en  ce 
qui  concerne  Anvers,  une  correction  importante  par  suite 

(I)  Nous  citons  les  chiffres  de  1903,  qui  représente  une  année  normale  : 
ceux  de  1904  ont  été  influencés  par  certaines  circonstances  exceptionnelles 
et  ceux  de  1905  par  les  aggravations  du  nouveau  tarif  douanier  allemand  et 
la  jrrôve'dp  Rotterdam. 

111*  SËRJË.  T.  X.  i3 


ig4  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

de  ce  fait  que  le  nombre  de  tonneaux  de  jauge  nette  belge 
est  plus  élevé  pour  un  même  vapeur  que  le  chiffre  alle- 
mand ou  anglais.  Car,  d'après  les  règles  adoptées  en 
Allemagne  et  en  Angleterre,  la  réduction  pour  les  soutes 
est  fixée  uniformément  à  32  7o»  tandis  qu'en  Belgique 
on  mesure  exactement  les  soutes  pour  en  déduire  l'espace 
du  tonnage  brut. 

Ensuite,  envisageant  la  question  d'une  manière  plus 
générale,  on  peut  se  demander  s'il  est  exact  de  se  fonder 
sur  le  tonneau  de  jauge  nette  pour  mesurer  l'importance 
du  trafic  d'un  port.  Il  arrive  souvent,  en  effet,  à  Anvers 
surtout  qui  est  un  port  d'escale,  qu'un  navire  compte  dans 
les  statistiques  pour  plusieurs  milliers  de  tonnes  nettes 
registres,  alors  qu'il  n'est  venu  charger  ou  décharger  que 
quelques  centaines  de  tonnes  de  marchandises.  Et,  du 
reste,  si  le  nombre  de  tonneaux  de  jauge  nette  doit  servir 
de  base  d'appréciation,  pourquoi  n'est-il  jamais  parlé  dans 
les  statistiques  de  Ste-Croix  de  Ténériffe,  par  exemple, 
que  son  tonnage  net  classe  immédiatement  après  Brème  ? 

D'autre  part,  prendre  pour  base  des  statistiques  du 
mouvement  d'un  port  la  valeur  des  marchandises,  est 
également  erroné. 

La  valeur  des  marchandises  est  affaire  de  commerce  et 
non  affaire  maritime.  Si,  demain,  l'or  et  les  diamants  du 
Transvaal  et  de  l'Orange  passaient  tous  par  le  Cap,  on 
pourrait  dire  que  le  Cap  devient  de  ce  chef  un  plus  grand 
port  de  mer,  alors  qu'en  réalité  il  ne  faudrait  même  pas 
un  navire  de  plus  pour  transporter  le  surcroît  d'exporta- 
tions. 

C'est  donc,  à  notre  avis,  d'après  la  quantité  et  la  nature 
des  marchandises  manipulées  et  payant  un  fret  de  mer 
qu'il  faut  apprécier  le  mouvement  d'un  port  et  en  opérer 
le  classement  par  ordre  d'importance. 

Or,  à  ce  point  de  vue,  Anvers  descend  au  troisième 
rang  des  ports  continentaux  avec  un  trafic  qui  a  atteint 


LE   PORT    d' ANVERS.  igS 

12404096  tonnes  en  igoS.  La  première  place  est  prise 
par  Rotterdam,  par  où  passent  annuellement  17  000  000 
tonnes  poids  de  marchandises  et  la  seconde  par  Hambourg, 
qui  en  reçoit  et  expédie  environ  1 5  000  000  de  tonnes 
poids. 

Ce  total  de  1 2  404  096  tonnes  se  décompose  en  : 
6  898  477  tonnes  à  l'importation  et  5  5o5  619  a  l'exporta- 
tion ;  soit,  pour  le  trafic  à  la  sortie,  un  déficit  de  1  398  000 
tonnes. 

Il  faut  donc  constater  une  assez  notable  insuffisance  des 
sorties,  comparées  au  mouvement  des  entrées,  et  Ton 
pourrait  conclure  de  ce  fait,  au  point  de  vue  du  commerce 
maritime,  ^  une  situation  très  désavantageuse  pour  le 
port  d'Anvers. 

En  effet,  dans  son  exploitation,  l'armateur  se  fonde  sur- 
tout pour  apprécier  une  affaire  sur  ce  principe  absolu  qu'il 
doit  employer  continuellement  son  navire,  de  jour  et  de 
nuit,  sans  interruption,  afin  d'en  retirer  un  bénéfice  suffi- 
sant. 

C'est  cet  emploi  continu  de  son  navire  que  l'armateur 
a  principalement  en  vue  dans  tous  ses  calculs.  Il  ne  dira 
pas  :  de  X  à  Y,  mon  navire  sera  employé  pendant 
autant  de  jours  au  transport  de  telle  marchandise,  donc 
le  fret  doit  me  rapporter  autant  de  francs,  mais  il  dira  : 
si  je  vais  de  X  à  Y,  je  trouverai  à  ce  dernier  port  un  fret 
immédiat  pour  un  port  Z,  d'où  je  pourrai  partir  à  nouveau 
avec  un  chargement. 

L'armateur  établit  donc  son  calcul  du  fret  non  pas  sur 
la  base  d  un  voyage  simple,  mais  sur  ce  qu'il  appelle  un 
round,  un  voyage  circulaire. 

Supposons,  par  exemple,  qu'un  navire  se  trouve  en  Z 
et  qu'il  lui  soit  offert  deux  chargements  de  même  nature 
pour  le  port  A  ou  pour  le  port  B,  tous  les  deux  équi- 
distants  de  Z  et  équivalents  sous  tous  les  rapports  (frais  de 
port,  rapidité  du  déchargement,  etc.);  supposons  aussi 
que  l'armateur  ait  la  certitude  de  trouver  un  chargement 


196  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

de  sortie  en  A,  tandis  qu'il  a  la  certitude  égale  de  ne  pas 
en  trouver  en  B  et  d'être  forcé  de  relever  sur  C.  Il  est 
évident  que  le  fretZ-A  ne  peut  être  le  même  que  le  fretZ-B, 
parce  que  les  frais  du  voyage  de  B  à  C,  pendant  lequel 
le  navire  ne  rapporte  rien,  viennent  grever  le  compte  du 
voyage  Z-B,  et  qu'aux  frais  de  relève  il  faut  ajouter 
encore  une  partie  des  frais  de  port  en  C  où  se  prendra 
le  chargement  de  sortie. 

C'est  par  application  de  ces  principes  qu'on  demandera 
i5/  par  voilier  pour  l'Afrique  du  Sud,  mais  qu'on  accep- 
tera i3/  ou  14/  pour  l'Australie,  qui  est  cependant  plus 
éloignée,  uniquement  parce  qu'on  peut  y  trouver  immé- 
diatement un  chargement  de  retour,  tandis  que  de  l'Afrique 
du  Sud,  on  sera  obligé  de  relever  en  lest,  soit  sur  l'Aus- 
tralie, soit  sur  l'Asie,  pour  trouver  un  nouveau  charge- 
ment, au  prix  de  doubles  frais  de  port  et  du  coût  du  bal- 
lastage. 

De  même,  il  est  possible  aujourd'hui  (6  mars)  de  trans- 
porter du  ciment  d'Anvers  à  St-Jean-de-Terre-Neuve  à 
raison  de  8/,  parce  que  le  vapeur  trouvera  un  retour  assuré, 
à  l'ouverture  des  ports  de  l'Amérique  britannique. 

Cest  donc  la  question  du  fret  de  retour  qui  domine  le 
marché  des  frets.  Le  fret  demandé  pour  un  port  déterminé 
sera  d'aidant  moins  élevé ,  toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
que  le  navire  sep^a  assuré  de  trouver  dans  ce  port  un  bon 
fret  de  retour. 

Il  est  frappant  de  voir  comment  les  deux  frets  s'équi- 
librent exactement.  11  y  a  6  mois,  on  payait  de  Cardiff  à 
Buenos- Aires  7/6  pour  le  charbon,  mais  le  grain  s'affrétait 
à  raison  de  17/6  pour  l'Angleterre  ou  le  continent.  Actuel- 
lement que  les  retours  de  La  Plata  ne  paient  plus  que  i3/ 
à  i3/3,  le  charbon  de  CardiiFpaie  12/9  à  i3/. 

En  tenant  compte  de  ces  explications,  dans  le  détail 
desquelles  nous  avons  cru  devoir  entrer,  on  comprendra 
l'importance  de  la  question  que  nous  soulevions  plus  haut, 


LE   PORT    D  ANVERS. 


197 


en  constatant  Tinsuffisance  des  sorties  du  port  d'Anvers 
par  rapport  aux  entrées. 

On  peut  se  demander,  en  effet,  si  cette  constatation  ne 
révèle  pas  une  situation  désavantageuse  pour  Anvers,  qui 
n  assurerait  pas  aux  navires  qui  entrent  dans  son  port  un 
fret  de  retour  suffisant,  puisque  les  statistiques  attestent 
un  manquement  notable  aux  sorties  comparées  aux  entrées, 
manquement  qui  s'élève  jusqu'à  23  "^^q.  Il  en  résulterait, 
d'après  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut,  que  le  fret  serait 
défavorable  à  Anvers,  à  cause  de  cette  insuffisance  des 
retours. 

Nous  répondrons  à  cela,  d'abord  que  les  ports  concur- 
rents du  nôtre,  et  notamment  Rotterdam  et  Hambourg, 
n'accusent  pas  une  situation  meilleure.  Rotterdam  reçoit 
1 1  5oo  000  tonnes  et  n'en  expédie  que  5  5oo  000,  et  pour 
Hambourg  la  proportion  est  sensiblement  la  même. 

Ensuite,  l'insuffisance  des  sorties  que  la  statistique 
accuse  à  Anvers,  est  plus  apparente  que  réelle. 

Ce  que  l'armateur  prend  surtout  en  considération, 
c'est  la  tonne  payante.  Supposons,  par  exemple,  qu'un 
navire  importe  de  Bilbao  2  tonnes  de  minerai  de  fer  payant 
un  fret  net  de  fr.  5,5o  la  tonne.  Ce  minerai  est  transformé 
en  une  machine  pesant  ySo  kgr.,  mesurant  2  mètres  cubes 
et  payant  sur  la  base  des  tarifs  actuels  d'Anvers  à  Bilbao 
22/  les  1000  kgr.,  soit  donc  21,00  francs. 

Dans  ce  cas,  les  statistiques  montreront  un  déficit  des 
exportations  puisqu'il  est  entré  2000  kgr.  et  qu'il  en  est 
sorti  ySo  kgr.  seulement.  En  réalité,  il  y  aura  égalité  au 
point  de  vue  du  tonnage  employé^  mais  pour  l'armateur 
la  sortie  aura  été  plus  avantageuse  que  l'entrée. 

De  plus,  si  nous  analysons  la  statistique  des  exporta- 
tions pour  Anvers,  nous  voyons  qu'un  grand  nombre  de 
marchandises  paient  non  au  poids,  mais  au  cube,  sans 
qu'il  soit  possible  d'en  déterminer  d'une  façon  exacte  la 
proportion. 

Or,  les  statistiques  que  nous  examinons  renseignent  seu- 


ig8  RBVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

lement  le  poids  des  marchandises  exportées  ou  importées. 
En  appliquant  certains  coeflScients  fournis  par  la  pratique, 
mais  suflSsamment  exacts,  on  peut  redresser  les  statis- 
tiques sur  ce  point. 

Et  Ton  constate  alors  qu'il  faut  augmenter  le  total  des 
tonnes  payantes  à  la  sortie  de  i  080  000,  représentant  les 
marchandises  payant  au  cube  et  le  total  des  tonnes 
à  l'entrée  de  108  000  seulement. 

On  obtient  ainsi  : 

A  l'importation  :  6  898  477  tonnes  (poids) 

+    108  000  tonnes  (cube). 

7  006  477  tonnes. 

A  l'exportation  :  5  5o5  619  tonnes  (poids) 

+  1  080  000  tonnes  (cube). 

6  585  619  tonnes 

ce  qui  réduit  sensiblement  l'écart  entre  les  importations 
et  les  exportations. 

Dans  ce  qui  précède,  nous  avons  considéré  le  trafic 
général  du  port  d'Anvers  au  point  de  vue  des  quantités 
de  marchandises  qui  y  entrent  ou  qui  en  sortent.  Nous 
avons  maintenant  à  l'examiner  au  point  de  vue  de  la 
nature  des  marchandises,  qui  sont  l'objet  de  ce  trafic. 

A  cet  égard,  on  peut  distinguer,  dans  le  mouvement 
général  du  port  d'Anvers,  tant  à  l'importation  qu'à  l'ex- 
portation, un  triple  courant  de  marchandises,  d'après  les 
classes  différentes  de  navires  qui  les  importent  ou  les 
exportent. 

Dans  une  première  catégorie,  figurent,  à  Y  importation, 
les  marchandises  qui,  apportées  par  chargements  entiers, 
font  en  général  l'objet  d'un  affrètement  par  charte-partie 
et  sont  pour  la  plupart  transportées  par  les  tratnps  ou 
navires  vagabonds,  qui  n'appartiennent  pas  à  une  ligne 
régulière  de  navigation. 


LE   PORT   D  ANVERS. 


«99 


On  relève  dans  cette  catégorie  les  natures  suivantes 
de  marchandises  :  (i) 


tonnes 

tonnes 

Froment 

i  727  000 

Phosphates 

14  505 

Seigle 

50  000 

Son 

25  808 

Orges  et  escourgeons 

295  308 

Minerais  de  fer 

662  658 

Avoine 

75  816 

Soufre 

10  107 

Mais 

485  001 

Matières  minérales  non  dé- 

Riz non  pelé 

30  080 

nommées 

028  821 

Graines  de  lin 

156  200 

Plomb  non  ouvré 

60  867 

Graines  d'arachides 

16  482 

Résines  et  bitumes  non  dé- 

Bois de  construction 

458  683 

nommées 

268  491 

Houille 

224  688 

Sucres  bruts  et  raffinés 

17  516 

Sel  raffiné  et  brut 

55  648 

Bois  de  teinture 

55  165 

Guano 

18  723 

Pâte  de  bois 

74  600 

Total  :  5  708  333  tonnes. 

Ce  premier  groupe  de  marchandises  importées  en  ma- 
jorité par  des  tramps  comprend  donc  près  des  9/10  du 
total  des  importations  du  port. 

Le  second  groupe  est  beaucoup  moins  important  et 
comprend  les  marchandises  qui  sont  presqu'exclusivement 
importées  par  des  navires  réguliers. 


tonnes 

tonnes 

Café 

36  301 

Produits   chimiques   non 

Cacao 

5  502 

dénommés 

73  144 

Caoutchouc 

7863 

Huile  de  pétrole  raffinée 

162  558 

Riz  pelé 

49  157 

Tabacs 

15  508 

Os  et  cornillons 

15  331 

Teintures  et  couleurs  non 

Matières  animales  non  dé- 

dénommées 

41350 

nommées 

14  018 

Tissus 

12  312 

Chanvre 

13  865 

Graines  de  colza  et  de  na- 

c:olon 

83  173 

vette 

75  074 

Laine 

70  981 

Graines  d'oeillette  et  de  pavot 

24  628 

Fonte  brute 

52  067 

Graines  de  ricin 

15  045 

Peaux  brutes 

30  140 

Graines  de  sésame 

32  864 

Vins 

17  597 

Total  :  849  456  tonnes. 


(li  Tous  ces  chiffres  sont  extraits  du  Tableau  général  du  commerce  de 
la  Belgique  avec  les  pays  étrangers,  Anni>e  4904. 


200 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


Pour  Xexportation  par  mer,  les  chiflres  qui  attirent 
l'attention  sont  les  suivants  : 


tonnes 

tonnes 

Amidons  et   fécules   non 

Fer  ébauché 

3  467 

alinienîaires 

10  572 

Fer  étiré 

44136 

Bois  ouvrés 

66  621 

Poutrelles 

152  6og 

Bougies 

5  026 

Rails 

22  062 

Conserves  alimentaires 

12  850 

Tôles 

119  467 

Cordages 

6  518 

Fer  battu,  étiré  ou  laminé 

470  750 

Eaux  minérales 

10  656 

Fer  ouvré 

152  270 

Drogueries  non  dénomm. 

13  001 

Plomb 

28  674 

Fils  de  coton,  laine  et  lin 

13  020 

Zinc 

41  717 

Liquides  alcooliques 

12  112 

Meubles 

3866 

Machines   mécaniques   et 

Cimenîs 

422  815 

outils 

45  016 

Papiers  et  cartons 

43  706 

Mécaniques,  machines   et 

Faïences  et  porcelaines 

17  487 

outils  en  fer  el  fonte 

53  687 

Produits  chimiques 

104  505 

Merceries  et  quincaillerie 

10  406 

Sucres 

123  348 

Acier  fondu 

170  327 

Tissus  de  coton 

20  571 

Acier  en  barres,feuilles  et  fils  425  7iO 

Tissus  de  laine 

3506 

Acier  non  dénommé 

56  517 

Verreries  communes 

12  224 

Cuivre  battu,  étiré  et  laminé 

5  205 

Verreries  ordinaires 

28  408 

Ponte  brute 

42  037 

Glaces 

32  180 

Fonte  ouvrée 

30  580 

Verres  à  vitre 

07  577 

Total  :  2.945.320  tonnes. 

On  remarquera  que  cette  troisième  catégorie,  qui  com- 
prend les  principales  marchandises  exportées  par  le  port 
d'Anvers,  se  compose  presquexclusivement  de  produits 
manufacturés. 

Or,  par  opposition  aux  deux  premières  catégories  inté- 
ressant l'importation,  le  transport  de  ces  marchandises 
est  opéré  par  des  navires  affectés  aux  services  réguliet^s. 

C'est  là  une  organisation  spéciale  au  port  d'Anvers.  Ce 
sont  des  courtiers  maritimes  qui  sont  à  la  tête  de  ce 
trafic.  Ils  ne  sont  pas  eux-mêmes  armateurs  ou  proprié- 
taires de  navires  et  ne  disposent  pas  pour  ces  transports 
de  lignes  régulières  de  navigation.  Mais  ik  font  appel  à 
des  iramps,  qu'ils  affectent  au  service  régulier  et  c'est  en 
cela  que  le  transport  des  marchandises  de  cette  troisième 


LE   PORT   D  ANVERS.  201 

catégorie  diffère  du  transport  des  marchandises  de  la  pre- 
mière, qui  est  opéré  presqu'en  entier  par  des  tramps 
ordinaires. 

Nous  donnerons  plus  loin  l'explication  de  ce  fait  que 
nous  nous  bornons  à  constater  ici. 


Anvers^  place  et  port  d'importation 

Dans  le  chapitre  précédent,  nous  avons  essayé  de 
caractériser  l'ensemble  du  mouvement  du  port  d'Anvers, 
tant  à  l'importation  qu'à  l'exportation,  et  nous  avons  indi- 
qué les  quantités  et  les  natures  de  marchandises  qui 
alimentent  ce  mouvement. 

Nous  nous  proposons  maintenant  de  considérer  séparé- 
ment et  d  une  manière  plus  détaillée,  dans  ce  chapitre-ci, 
rimportation,  et  dans  le  suivant  le  commerce  d'exportation 
de  la  place  d'Anvers.  Après  quoi,  il  ne  nous  restera  plus 
qu'à  étudier  la  fonction  transitaire  du  port. 

Les  chiffres  que  nous  avons  donnés  plus  haut  attestent 
l'importance  d'Anvers  comme  port  d'importation.  Mais 
Anvers  ne  se  contente  pas  de  recevoir  ces  marchandises 
nombreuses  et  variées,  il  est  aussi  un  grand  marché  de 
produits  d'importation. 

C'est  le  fait  que  nous  voudrions  mettre  en  valeur  pour 
le  moment. 

Rappelons  d'abord  qu'Anvers  ne  pourvoit  pas  seulement 
aux  besoins  de  la  Belgique,  mais  encore  aux  besoins  d'une 
partie  des  pays  limitrophes. 

La  France,  en  règle  générale,  ne  peut  être  comptée  au 
nombre  des  clients  de  notre  port.  Cette  clientèle  lui 
échappe,  par  suite  surtout  de  la  surtaxe  d'entrepôt  qui 
peut  atteindre  2  fr.  40  aux  100  kilogrammes  et  qui  frappe 
les  marchandises  non  importées  directement  par  un  port 
français. 


202  REVUB   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Le  principal  client  du  port  d'Anvers  est  TAUemagne. 
Une  lutte  très  âpre  pour  la  prépondérance  s'est  engagée 
entre  les  ports  de  Brème,  Hambourg,  Rotterdam  et  An- 
vers. A  l'heure  actuelle,  la  situation  respective  des  rivaux 
paraît  être  la  suivante. 

Anvers  a  la  prépondérance  dans  la  Westphalie  et  le 
pays  rhénan  pour  toutes  les  marchandises  que  nous  avons 
rangées  plus  haut  dans  la  seconde  classe  des  marchan- 
dises importées. 

Rotterdam  arrive  bon  premier  pour  l'importation  de 
marchandises  lourdes  (minerais  de  fer,  charbons,  phos- 
phates, etc.). 

Amsterdam,  Brème  et  Hambourg  se  disputent  le  reste 
du  trafic,  les  ports  allemands  étant  singulièrement  favo- 
risés par  les  tarifs  de  leurs  chemins  de  fer. 

Le  principal  commerce  anversois  est  celui  des  grains 
et  dérivés  :  graines  oléagineuses,  etc.,  etc.  Anvers  en  four- 
nit au  pays  entier,  puis  en  exporte  pour  l'Allemagne 
principalement.  De  i  726  000  tonnes  de  froment  arrivées 
en  1903,  364245  ont  été  réexportées,  235  000  prenant 
le  chemin  de  l'Allemagne,  100  000  tonnes  celui  des  Pays- 
Bas  et  10  000  celui  de  la  Suède.  Des  60  000  tonnes  de 
seigle,  12  000  vont  à  l'étranger. 

Il  est  réexporté  de  même  1 5  000  tonnes  d'escourgeons 
et  d'orge,  38  000  tonnes  d'avoine  et  1 27  000  tonnes  de 
maïs,  TAUemagne  restant  toujours  le  gros  client. 

Ce  chiffre  ne  représente  pas  du  reste  le  commerce  total 
de  grains  fait  par  la  place  d'Anvers.  Rotterdam,  qui  reçoit 
annuellement  environ  5  millions  de  tonnes  de  grains  et 
graines,  est  tributaire  comme  marché  de  la  place  d'Anvers. 
La  majeure  partie  des  grains  et  graines  qui  transitent  par 
Rotterdam  sont  dirigés  sur  ce  port  par  les  importateurs 
anversois  qui  y  débarquent  de  préférence  les  vapeurs 
affrétés  de  la  Mer  Noire  et  de  l'Azof  aux  termes  de  la 
BeiHh  note  et  les  vapeurs  de  La  Plata  affrétés  avec  la 
clause  du  contrat  20  dé  Londres,  parce  que  le  décharge- 


LE    PORT    D  ANVERS. 


2o3 


ment  plus  rapide  à  Rotterdam  permet  d'obtenir  de  meil- 
leurs frets,  et  ensuite  parce  que,  pour  leurs  ventes  GIF 
(rendu  destination),  destination  rhénane  et  suisse,  ils  y 
trouvent  des  allèges  à  meilleur  compte. 

Il  est  évident  que  cet  énorme  commerce  a  une  influence 
sur  les  prix  des  céréales,  car  plus  les  quantités  travaillées 
sontgrandes,  plus  la  proportion  des  frais  généraux  diminue. 

Pour  les  autres  produits  d'importation,  le  tableau  sui- 
vant résume  la  situation. 


Importations 

Réexportations 

Minerais  de  fer 

662  000 

206  000 

Minerais  non  dénommés 

928  000 

385  000 

Soufre 

19000 

10000 

Pétrole 

162000 

i5  000 

Coton 

83  000 

3i  000 

Laines 

70000 

24000 

Peaux 

39000 

23  000 

Tabacs 

i5  000 

6000 

Bois  de  teinture 

33  000 

9000 

Arachides 

16000 

10000 

Colza  et  navette 

75  000 

39000 

Graines  de  coton 

7000 

4000 

Graines  de  lin 

1 56  000 

57000 

Œillette  et  pavot 

24000 

12  000 

Sésame 

32  000 

26000 

Vins 

17  000 

6000 

Café 

36  000 

9000 

Cacao 

5  000 

2  5oo 

Caoutchouc 

7750 

6  5oo 

Dans  cette  liste  figurent  uniquement  les  produits  qui 
ont  pu  faire,  et  qui,  selon  toute  probabilité,  auront  fait 
l'objet  d'une  transaction  commerciale  sur  la  place  d'An- 
vers. 

Si  l'on  considère  que  33  7o  des  produits  importés  sont 
réexportés,  on  doit  admettre  que  de  ce  chef  uniquement 


204  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Anvers  épargne  à  la  Belgique  i/3  des  frais  généraux 
nécessaires  à  l'achat  de  ses  matières  premières.  Si  Ton 
tient  compte  en  outre  de  toutes  les  marchandises  traitées 
à  Anvers  mais  dirigées  sur  les  ports  étrangers,  comme 
c'est  le  cas  pour  les  grains  dont  nous  parlions  plus  haut, 
on  arrive  à  un  pourcentage  plus  élevé  encore  que  les 
33  7o-  Enfin,  remarquons  que  ce  commerce  fait  vivre 
plusieurs  milliers  de  ménages. 


Anvei^s,  place  et  port  cC exportation 

Si  maintenant  nous  considérons  Anvers  comme  place 
d'exportation,  nous  avons  à  distinguer  sous  ce  rapport  un 
double  point  de  vue  :  i  ^  l'exportation  des  capitaux  ;  2**  l'ex- 
portation des  produits. 

1 .  —  Anvers  est  en  effet  un  centre  important  d'expor- 
tation de  capitaux ,  qui  s'est  constitué  et  développé  comme 
un  corollaire  naturel  du  commerce  intense  d'importation 
que  nous  avons  décrit  précédemment. 

D'importantes  maisonsd'importation  anversoises,  s'étant 
trouvées  en  relations  suivies  avec  l'étranger,  ont  eu  l'occa- 
sion d'étudier  des  placements  rémunérateurs  à  opérer  dans 
les  pays  d'outre-mer  ;  elles  ont  trouvé  des  hommes  capables 
de  diriger  les  entreprises  créées  à  la  suite  de  ces  études, 
elles  ont  fourni  des  personnalités  inspirant  confiance  aux 
prêteurs  d'argent,  et  de  la  sorte  s'est  constitué  au  sein  du 
port  d'Anvers  un  véritable  marché  pour  le  placement  de 
capitaux  belges  à  l'étranger. 

La  nature  même  des  principales  marchandises  importées 
par  Anvers  a  déterminé  la  nature  des  placements  opérés. 

Ce  sont,  en  effet,  les  produits  de  la  terre  et  presque 
exclusivement  des  produits  végétaux  et  animaux  qui 
forment  le  gros  des  importations  anversoises,  et  si  l'on 
examine  d'autre  part  le  but  que  se  proposent  les  sociétés 


LB    PORT    D  ANVERS.  2o5 

financières  qui  se  sont  constituées  à  Anvers,  on  remar- 
quera qu'il  s'agit  surtout  de  sociétés  agricoles,  pastorales, 
hypothécaires,  ayant  pour  base  l'exploitation  de  biens- 
fonds. 

Il  semble  naturel,  par  exemple,  qu'un  exportateur  de 
peaux  de  La  Plata  demande  à  son  meilleur  acheteur  d'Eu- 
rope d'entreprendre  l'élevage  du  bétail  à  compte  commun. 
On  comprend  tout  aussi  facilement  qu'un  exportateur  de 
céréales,  en  contact  quotidien  avec  les  propriétaires  fon- 
ciers et  au  courant  de  leurs  besoins  d'argent,  soit  frappé 
des  bénéfices  que  l'on  pourrait  faire  en  se  substituant  aux 
petits  prêteurs  usuriers,  surtout  si  le  régime  hypothécaire 
est  bien  organisé. 

De  là  à  demander  l'appui  des  établissements  puissants 
avec  lesquels  il  se  trouve  en  rapports  journaliers,  il  n'y 
a  qu'un  pas,  et  il  semble  qu'il  ne  faut  pas  chercher  aiUeurs 
les  raisons  pour  lesquelles  Anvers  s'est  spécialisée  dans  les 
opérations  foncières  plutôt  que  dans  les  opérations  com- 
merciales proprement  dites,  auxquelles  il  semblerait  pour- 
tant que  dût  la  préparer  son  commerce  d'exportation. 

Mais  ces  opérations  sur  biens-fonds  conservent  toujours 
la  préférence  des  capitalistes,  par  suite  de  la  sûreté  du 
gage  qu'elles  offrent  ;  elles  ont  trouvé  spécialement  chez 
les  capitalistes  belges  une  clientèle  particulièrement  bien- 
veillante. 

C'est  ainsi  qu'Anvers  s'est  intéressée  à  de  grandes  entre- 
prises d'élevage,  à  des  entreprises  d'achats  et  de  ventes  de 
terrains  pour  près  de  200  millions  dans  la  République 
argentine,  au  Brésil,  en  Uruguay,  au  Paraguay. 

Parmi  les  sociétés  congolaises,  les  deux  plus  impor- 
tantes sont  d'origine  anversoise. 

Les  banques  que  nous  créons  à  l'étranger  sont  des 
banques  hypothécaires,  comme  par  exemple  celles  qui  ont 
été  fondées  en  Egypte. 

Enfin,  plus  récemment,  Anvers  s'est  intéressée  à  la 


206  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

• 

création  et  à  l'exploitation  de  nombreuses  entreprises  de 
chemins  de  fer  et  de  tramways,  autant  d'affaires  qui  im- 
pliquent une  concession  réelle  et  des  garanties  immobilières. 

Or,  si,  comme  nous  l'avons  dit,  ces  placements  de  capi- 
taux à  l'étranger,  opérés  par  l'entremise  de  la  place  d'An- 
vers, peuvent  être  considérés  comme  un  corollaire  des 
importations  du  port,  il  faut  constater  d'autre  part  que 
ces  exportations  de  capitaux  favorisent  à  leur  tour  ces 
mêmes  importations. 

Car,  créées  par  des  importateurs,  il  est  naturel  que  ces 
entreprises  favorisent  surtout  l'importation.  Ensuite,  les 
entreprises  foncières,  comme  par  exemple  les  banques 
hypothécaires  égyptiennes,  doivent  payer  leurs  intérêts  en 
Europe.  Si  donc  le  pays  débiteur  ne  veut  pas  toucher  à 
sa  réserve  d'or,  il  doit  se  créer  des  créances  là  où  il  doit 
payer  sa  dette,  en  y  vendant  des  produits.  C'est  donc 
encore  une  fois  l'importation  qui  se  trouve  favorisée. 

Les  deux  termes  :  importation  de  marchandises  et 
exportation  de  capitaux  se  commandent  l'un  l'autre,  ils 
se  fécondent  mutuellement  pour  donner  une  importance 
croissante  aux  importations. 

On  peut  se  demander  enfin,  si  les  exportations  de  capi- 
taux entendues  de  la  manière  que  nous  venons  de  décrire 
sont  avantageuses  pour  le  pays  ? 

Nous  ne  le  croyons  pas.  Une  somme  déterminée,  3o  ou 
5o  millions  par  exemple,  prêtée  pour  trente  ans  avec  des 
garanties  immobilières,  ne  fait  pas  vivre  un  seul  de  nos 
travailleurs.  Cette  même  somme  employée  à  la  construc- 
tion d'un  tramway  procurera,  il  est  vrai,  d'importantes 
commandes  à  l'industrie  nationale,  mais  il  faudra  attendre 
dix  ou  quinze  ans  avant  de  recevoir  de  nouveaux  ordres 
pour  le  renouvellement  du  matériel. 

Au  contraire,  la  même  somme  employée  en  affaires 
commerciales,  en  supposant  que  le  crédit  moyen  demandé 
par  les  négociants  d'outre-mer  soit  de  12  mois,  permet- 
trait de  faire  au  moins  pour  une  somme  égale  d'a&ires 


LE    PORT    D  ANVBRS.  207 

par  an.  Or,  la  Belgique  vit  de  son  travail  et  plus  l'argent 
qu'elle  exporte  fournira  de  travail  à  ses  travailleurs  —  ce 
mot  pris  dans  son  acception  la  plus  large  —  meilleur  sera 
remploi  de  cet  argent. 

On  pourrait  objecter,  peut-être,  que  le  courant  d'impor- 
tations que  les  opérations  financières  anversoises  suscitent 
et  développent  constitue  une  rémunération  suffisante. 
Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  finalement  les  produits  se 
paient  par  les  produits  et  que  le  mouvement  d'importation 
se  créerait  également,  si,  au  lieu  de  nous  mettre  en  con- 
tact direct  avec  les  producteurs,  en  les  soutenant  de  notre 
argent,  nous  nous  étions  unis  avec  eux,  indirectement, 
par  le  commerce. 

2.  —  Des  différents  ports  belges,  Anvers  est  le  seul  qui 
entretienne  des  relations  d'exportation  avec  l'étranger. 
Nous  avons  donné  plus  haiit  le  détail  de  ce  commerce 
d'exportation  et  nous  ajoutions,  que,  par  opposition  à 
l'importation,  qui  s'effectue  au  moyen  de  tramps  et  de 
vapeurs  appartenant  à  des  lignes  régulières^  l'exportation, 
qui  est  alimentée  presqu'exclusivement  par  des  produits 
manufacturés,  setfectue  par  des  navv^es  affectés  aux 
se7'vices  réguliers. 

Le  moment  est  venu  de  donner  l'explication  de  ce  fait. 

Nous  avons  dit  que  les  importations  par  tramps  ou 
navires  vagabonds  dépassent  de  loin  (9/10)  les  importa- 
tions de  marchandises  qui  nous  arrivent  par  les  lignes 
régulières  (i/io).  Néanmoins,  il  ne  sort  annuellement  en 
lest  que  18  °/o  environ  du  total  des  navires  entrés.  Il  faut 
donc  admettre  que  les  autres  navires  trouvent  à  s'employer 
dans  un  trafic  régulier.  Tel  est  en  effet  le  cas. 

Anvers  est  par  excellence  le  port  où  se  créent  le  plus 
de  lignes  soi-disant  régulières.  Son  hinterland  très  dense, 
très  étendu,  offre  des  ressources  immenses.  C'est  là  un 
fait  que  le  courtier  anversois  sait  mieux  que  personne.  Si 
donc  il  s'offre  au  marché  une  partie  importante  de  mar- 


208  RBYUB   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

chandises,  quelques  milliers  «le  tonnes,  pour  un  pays  avec 
lequel  Anvers  a  des  relations  suivies,  le  courtier  anversois 
n'hésite  pas  à  enlever  le  lot  en  spéculation  et  à  en  entre- 
prendre le  transport  à  des  conditions  exceptionnelles  de 
bon  marché,  bien  qu'il  ne  possède  pas  un  seul  navire. 

Son  contrat  lui  laisse  toujours  certaine  latitude  quant 
aux  dates  d'expédition,  et  il  est  donc  tranquille  sous  ce 
rapport. 

Avec  le  lot  de  marchandises  dont  il  dispose,  il  est 
certain  de  pouvoir,  au  pis  aller,  expédier  un  navire,  auquel 
il  ne  manque  par  exemple  que  25  %  de  son  chargement, 
sans  faire  trop  de  pertes.  Le  courtier  commence  alors  la 
campagne  annonçant  un  nouveau  service  régulier,  avec 
une  date  de  départ  correspondant  approximativement  à  celle 
qui  lui  est  imposée  par  son  contrat  de  base.  11  réunit  toutes 
les  marchandises  qu'il  peut  trouver  au  meilleur  prix  que 
la  concurrence  lui  permet  d'obtenir,  et  une  fois  le  moment 
venu  d'expédier  son  navire,  il  puise  dans  le  tonnage  dis- 
ponible, toujours  abondant,  le  tonnage  qui  lui  est  néces- 
saire, en  affrétant  un  navire. 

Or,  ce  courtier  a  deux  avantages  sur  la  ligne  régulière. 
En  premier  lieu,  il  ne  partira  jamais  qu'avec  un  navire 
plein  ou  presque  plein,  puisqu'il  n'est  pas  obligé  de  partir 
à  date  fixe  et  qu'ensuite,  pouvant  choisir  son  navire,  il  le 
prendra,  autant  que  possible,  juste  assez  grand  pour  ses 
marchandises.  La  ligne  régulière  au  contraire  doit  éven- 
tuellement partir  avec  un  vide  considérable  et  ne  peut 
jamais  changer  le  tonnage  du  navire  qu'elle  expédiera, 
son  choix  se  restreignant  forcément  aux  navires  qu'elle 
possède. 

On  comprend  donc  facilement  que  le  courtier  spécule 
avec  de  grandes  chances  de  succès,  puisque  au  départ  il 
n'expédie  jamais  que  des  navires  avec  un  maximum  de 
rendement.  Ceci  se  traduit  par  des  frets  inférieurs  à  ceux 
des  lignes  régulières,  du  chef  de  la  sortie  seulement.  Mais 
il  faut  encore  tenii*  compte  d'un  autre  élément  :  le  retour. 


LB   PORT    D  ANVERS.  209 

Un  navire  d  une  ligne  régulière  doit  revenir,  au  bout  d'un 
temps  assez  court,  au  port  de  départ.  Il  est  donc  très 
limité  dans  le  choix  de  ses  retours  et  obligé  d'accepter 
tel  chargement  qui  se  présente  et  qui  varie  nécessairement 
avec  la  saison,  puisqu'il  s'agit  en  général  de  produits  du 
sol.  Un  navire  afirété  au  contraire  n'a  d  obligations  d'au- 
cune sorte.  Il  peut  repartir  avec  un  chargement  pour  une 
destination  absolument  différente  du  port  d'où  il  vient. 
Le  courtier  anversois  ne  se  préoccupe  même  pas  du  retour, 
mais  l'armateur  ayant  la  plus  grande  latitude  dans  le 
choix  de  la  destination  ultérieure  de  son  navire,  est  amené 
par  l'effet  de  la  concurrence  à  donner  à  raffréteui\  à  la 
sortie,  le  bénéfice  presque  complet  du  meilleur  retour  qu'il 
a  la  faculté  de  prendre. 

Sous  tous  les  rapports  donc  le  courtier  anversois  est 
dans  une  situation  meilleure  que  la  ligne  régulière.  Or, 
par  l'effet  de  la  concurrence,  c'est  finalement  le  commer- 
çant qui  profite  de  la  lutte.  Il  est  certain  cependant  que 
ces  sei'vices  réguliei^s  présentent  certains  aléas.  Ils  n'offrent 
pas,  quant  à  la  régularité  des  départs,  les  mêmes  garanties 
que  les  lignes  régulières.  Ceci  peut  présenter  pour  le  fabri- 
cant une  perte  parfois  sensible.  Le  fabricant  fait  l'avance 
du  salaire,  des  matières  premières,  il  use  ses  machines  et 
il  n'est  payé  que  contre  remise  des  documents  d'embar- 
quement. Plus  vite  donc  il  est  payé,  mieux  cela  vaudra 
pour  lui.  Or,  il  arrive  qu'il  doive  attendre  ses  connaisse- 
ments tout  un  mois  et  perdre  l'intérêt  de  son  argent  pen- 
dant ce  laps  de  temps.  Donc  le  fabricant  prudent  s'assure 
contre  ces  retards  éventuels  en  exigeant  un  avantage  suffi- 
sant sur  le  fret.  EJn  fin  de  compte,  on  peut  cependant  dire 
que  le  solde  est  en  faveur  des  exportateurs. 

Enfin,  il  importe  de  faire  remarquer  que  ces  services 
réguliers,  de  par  la  concurrence  qu'ils  créent,  limitent  et 
mettent,  dans  une  certaine  mesure,  un  frein  aux  exigences 
des  syndicats.  On  connaît  le  fonctionnement  de  ces  syn- 
dicats ou  conférences.  Un  certain  nombre  de  lignes  englo- 

in«SËRIE.  T.  X.  14 


210  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

bant  les  ports  les  plus  importants  pour  un  rayon'déterminé, 
se  groupent  et  annoncent  que  dorénavant  elles  n'accepte- 
ront plus  les  marchandises  qu'à  certains  frets  spécifiés 
avec  un  chapeau  de  lo  "*  o-  Si  pendant  un  certain  laps  de 
temps,   ordinairement    18   mois,  le   chargeur   n'expédie 
aucune  marchandise  par  les  navires  concurrents,  il  lui 
sera  ristourné  les  10  %  de  chapeau  payés  pendant  les  douze 
premiers  mois.  On  continue  de  la  sorte  d'année  en  année, 
en  s'arrangeant  toujours  de  façon  à  conserver,  comme  gage 
de  fidélité,  10  7o  des  frets  payés  pendant  les  six  derniers 
mois.  Le  chargeur  est  donc  livré  pieds  et  poings  liés  à  la 
conférence  qui  peut,  si  le  cœur  lui  en  dit,  le  faire  passer 
par  toutes  ses  exigences.   Mais,   dans  un   port  comme 
Anvers,  un  seul  embarquement  par  un  outsider  peut  pro- 
duire un  bénéfice  plus  considérable  que  la  perte  des  10  7o 
de  chapeau.   Ensuite  les  courtiers    anversois,    qui  sont 
peut-être  les  plus  avisés  du  continent,  parce  qu'ils  sont 
élevés  à  une  rude  école,  savent  prendre  les  mesures  néces- 
saires pour  mettre  leurs  chargeurs  occasionnels  à  l'abri 
des  désagréments. 

Donc,  sous  tous  les  rapports,  Anvers,  de  par  la  nature 
de  son  trafic  à  l'entrée  et  à  la  sortie,  offre  de  nombreux 
avantages  aux  exportateurs.  Mais  une  question  toute  natu- 
relle se  pose  :  la  Belgique  en  profite-t-elle  directement  ? 

La  réponse  doit  être  négative,  malheureusement.  Le 
pays,  en  général,  ne  retire  de  cette  situation  qu'un  béné- 
fice indirect,  pour  la  raison  péremptoire  que  neuf  fois  sur 
dix  l'exportateur  est  un  étranger. 

La  Belgique  n'exporte  directementqu'une  intime  quantité 
de  ses  produits.  Ce  sont  les  Anglais  et  les  Allemands  qui 
sont  les  maîtres  de  l'exportation  de  nos  produits  :  nous 
nous  contentons  de  les  leur  vendre  FOB  {free  on  board). 

On  a  signalé  bien  des  fois  cette  situation  et  ce  n'est  pas 
le  moment  d'en  rechercher  ici  les  origines,  les  causes  et 
les  remèdes. 


LE    PORT   DANVBRS.  211 

Cependant,  si  le  pays  ne  profite  pas  directement  de  ces 
frets  réduits  que  la  concurrence  anversoise  offre  aux 
exportateurs,  il  en  profite  indirectement.  En  effet,  si  le 
coût  de  la  livraison  FOB  détermine  le  port  par  lequel  le 
fabricant  expédiera,  l'exportateur  achètera  là  où  il  pourra 
combiner  le  meilleur  prix  GIF,  c'est-à-dire  rendu  à  desti- 
nation. Il  se  peut  donc  que  parfois  la  balance  penche, 
grâce  à  la  réduction  de  fret,  en  faveur  des  produits  belges. 
Qu'il  soit  cependant  permis  de  remarquer  que  jamais  ces 
frets  ne  favoriseront  exclusivement  les  produits  natio- 
naux. Ces  avantages  s'appliqueront  aussi  bien  aux  pro- 
duits allemands  et  aux  produits  français  qui  passent  par 
Anvers. 


La  fonction  transitaire  du  port 

Dans  l'étude  de  Yhinterland,  nous  avons  montré  com- 
bien la  Belgique  est  petite,  comparée  à  l'énorme  arrière 
pays  desservi  par  son  grand  port.  Il  existe  donc  dans  le 
trafic  général  de  celui-ci  une  large  part  réservée  au 
transit.  Quelle  est  cette  part  ? 

Il  est  bien  difficile  de  donner  à  ce  sujet  des  chiffres 
exacts. 

On  peut  négliger  tout  d'abord  les  quantités  de  mar- 
chandises étrangères  qui  transitent  par  Gand  et  par 
Ostende.  Or,  le  transit  de  sortie  par  mer,  pour  la  Bel- 
gique entière,  représente  d'après  les  statistiques  officielles 
2  83oooo  tonnes.  Le  trafic  total  de  sortie  du  port  d'An- 
vers étant  de  5  1/2  millions  de  tonnes,  la  part  du  transit 
serait  donc  de  5i  7o- 

Cependant,  ce  chiffre  est  manifestement  inférieur  à  la 
réalité.  Car,  pour  éviter  les  formalités  douanières,  il  est 
avéré  (jue  beaucoup  de  marchandises  libres  de  droits 
à  l'entrée  sont  généralement  déclarées  en  consommation. 


i 


212  RBVUB    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

même  quand  elles  sont  destinées  au  transit.  Les  statis- 
tiques sont  donc  faussées  de  ce  chef  et  Ton  ne  peut  ad- 
mettre ce  chiffre  de  5i  7o  que  sous  bénéfice  d'inventaire. 

Les  mêmes  statistiques  renseignent  également  qu'il  est 
arrivé  à  Anvers  par  terre  et  par  rivière  3  5o5  ooo  tonnes 
de  marchandises  de  l'étranger.  Ceci  représenterait  environ 
68  7o  du  total  des  marchandises  exportées  d'Anvers.  Mais, 
ici  encore,  on  pourrait  objecter  avec  raison,  qu'une  partie 
de  ces  marchandises  n'est  pas  réexportée,  mais  consommée 
sur  place. 

Enfin,  on  pourrait  aussi  additionner  les  tonnages  des 
marchandises  transitant  par  la  Belgique  et  qui,  presque 
certainement,  ont  passé  par  Anvers,  en  destination  des 
Indes  Anglaises,  par  exemple,  ou  d'autres  pays  d'outre- 
mer, et  y  ajouter  5o  7o  du  trafic  par  fer  d'Anvers,  c'est- 
à-dire  la  proportion  générale  du  transit  dans  l'ensemble 
des  transports  par  voie  ferrée  en  Belgique. 

On  arriverait  ainsi  à  trouver  que  6i  7o  du  trafic  anver- 
sois  provient  du  transit.  D'ailleurs  ce  chiffre  est  également 
faussé  par  des  nationalisations  de  marchandises  destinées 
au  transit,  mais  libres  à  l'entrée. 

De  ces  considérations,  nous  concluons  que  la  part  du 
transit  dans  le  trafic  général  du  port  d'Anvers  est  au 
minimum  de  5 1  7o  ^^  »'*  maximum  de  68  7o«  On  peut  donc 
dire  que  pour  une  tonne  de  marchandise  belge  expédiée 
d'Anvers,  on  en  embarque  environ  i  1/2  de  provenance 
étrangère. 

Or,  cette  question  du  transit  joue  un  rôle  considérable 
dans  l'économie  du  port  d'Anvers  et  par  suite  dans  notre 
économie  nationale. 

Nous  avons  vu  comment  l'hinterland  étendu  et  les  nom- 
breuses ressources  qu'il  offre  permettent  aux  courtiers 
anversois  de  combiner  les  chargements  et  d'offrir  des 
frets  avantageux  aux  exportateurs. 

Nous  avons  vu  également  comment  les  frets  de  sortie 
avaient  une  répercussion  sur  les  frets  d'entrée. 


LE    PORT    D ANVERS.  2l3 

Il  est  un  troisième  élément,  dont  nous  n'avons  pas 
encore  parlé  :  c'est  Yinfluence  sur  le  fret  de  la  rapidité 
avec  laquelle  les  marchandises  peuvent  être  livrées  au 
navire,  cest-à-dire  le  despatch. 

S'il  s'agit  de  produits  agricoles,  ceux-ci,  étant  récoltés 
chaque  saison,  les  quantités  mises  à  la  disposition  pour 
embarquement  dépassent  ce  que  les  navires  peuvent 
recevoir. 

S'il  faut  embarquer  des  minerais,  il  est  souvent  possible 
de  proportionner  les  extractions  aux  enlèvements.  On 
peut  fréquemment  aussi  augmenter  la  production  par  une 
augmentation  de  main-d'œuvre. 

Pour  les  produits  industriels,  au  contraire,  la  capacité 
de  production  journalière  est  strictement  limitée  par  le 
rendement  de  l'outillage  mécanique  et  il  se  pourrait  qu'il 
soit  impossible  de  livrer  aussi  vite  que  les  vapeurs  peuvent 
chargei*.  Le  navire  pourrait  donc  être  forcé  d'attendre  : 
or,  chaque  jour  perdu  intervient  dans  le  calcul  du  taux 
du  fret. 

Un  exemple  fixera  les  idées. 

Anvers  reçoit  chaque  jour  i6  navires  en  moyenne.  Or, 
l'industrie  belge  produit  annuellement  i  35o  ooo  tonnes 
de  fonte.  Nous  en  importons  35o  ooo  tonnes. 

En  supposant  que  ces  i6  navires  ne  prennent  que  du 
fer  et  que  le  pays  ne  réclame  pas  un  kilogramme  des  fers 
finis  provenant  de  cette  production,  on  ne  pourrait  livrer 
que  5666  tonnes  par  jour,  soit  environ  35o  tonnes  par 
navire  et  par  jour. 

Or,  le  navire  peut  recevoir  et  arrimer  facilement  700 
tonnes  par  jour.  Un  navire  de  35oo  tonnes  laissé  à  la 
seule  industrie  belge  ne  pourrait  recevoir,  par  conséquent, 
son  chargement  qu'en  10  jours.  Et  comme  il  pourrait,  à 
raison  de  700  tonnes  par  jour,  terminer  son  chargement 
en  5  jours,  il  perd  5  jours,  soit,  pour  un  voyage  de 
5o  jours,  une  augmentation  de  1 1  7o  ^  porter  au  compte 
du  fret. 


/ 


214  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Si,  au  contraire,  on  fait  intervenir  l'industrie  lorraine 
avec  ses  4  millions  de  tonnes  produites  annuellement, 
l'industrie  westphalienne,  avec  une  production  annuelle 
de  5  millions  de  tonnes,  on  voit  que  l'on  pourrait  livrer 
à  raison  de  2225  tonnes  par  jour,  donc  3  fois  autant  que 
le  navire  peut  recevoir. 

Ceci  n'a  que  la  valeur  d'un  exemple,  mais  on  pourrait 
généraliser.  Il  en  résulte  que  la  densité  industrielle  de 
l'hinterland  a  une  influence  parfois  considérable  sur  le 
taux  du  fret. 

Il  est  évident  qu'il  est  excessivement  rare  qu'un  navire 
attende  son  chargement,  mais  l'usage  du  port  et  les 
moyens  de  manutention  s'adaptent  naturellement  à  ce  qui 
peut  être  reçu  des  fournisseurs,  et  cette  question  du 
despatch  se  traduit  par  une  différence  de  shellings  et  de 
pence  dans  les  frets. 

Enfin  il  est  un  quatrième  élément  qui  a  une  action 
directe  sur  la  réduction  des  frets  :  c'est  le  tonnage  des 
navires. 

Plus  le  tonnage  augmente,  plus  les  frais  sont  réduits 
et  plus  les  frets  sont  bas. 

Ainsi  un  vapeur  de  2000  tonnes  ne  peut  naviguer  avec 
un  équipage  de  moins  de  19  hommes.  Un  navire  de  4000 
tonnes  sera  largement  pourvu  avec  27  hommes,  état-major 
compris. 

Ensuite,  les  dépenses  du  chef  de  salaire  et  de  ravitail- 
lement ne  seront  aucunement  clans  le  rapport  de  27  à  19, 
comme  on  pourrait  le  croire.  L'état-major  restera  sensi- 
blement le  môme  pour  le  vapeur  de  4000  tonnes  que  pour 
le  vapeur  de  2000  tonnes.  On  embarquera  un,  peut-être 
deux  officiers  et  un  mécanicien  en  plus,  et  le  surplus  de 
la  différence  entre  les  deux  équipages  sera  constitué  prin- 
cipalement par  des  chauffeurs  et  quelques  matelots. 
Ceux-ci  naturellement  touchent  des  indemnités  de  vivre 
et  des  salaires  inférieurs  à  ceux  des  officiers.  On  voit  donc 
qu'il  en  résulte  une  différence  sensible. 


^ 


LE    PORT    DANVBUS.  21 5 

D'autre  part  également,  le  coût  de  la  tonne-mille  est 
de  beaucoup  inférieur  pour  un  grand  navire. 

Un  navire  de  62 5o  tonnes  consomme,  par  exemple, 
21  tonnes  de  charbon  pour  une  vitesse  de  9  milles  à  l'heure, 
Un  navire  de  2o5o  tonnes  consommera,  pour  atteindre  la 
même  vitesse,  environ  9  tonnes  de  charbon  par  jour.  On 
voit  donc  que,  tandis  que  les  tonnages  sont  dans  le  rap- 
port de  3  à  1 ,  les  consommations  de  charbon  ne  sont  que 
dans  le  rapport  de  2  i/3  à  1,  montrant  une  économie 
brute  de  2/9.  Et  cet  avantage  s'accentue  encore  avec  la 
distance  à  parcourir.  Si,  pour  prendre  un  exemple  concret, 
on  suppose  que  les  navires  ont  à  parcourir  8000  milles 
marins  sans  charbonner,  on  constatera  que,  dans  la  pra- 
tique, le  navire  de  625o  tonnes  devra  emporter  des  soutes 
pour  40  jours,  soit  donc  85o  tonnes.  Il  n'immobilisera  que 
14  7o  <^nviroï}  de  son  tonnage  à  transporter  des  charbons 
qui  ne  paient  pas  de  fret.  Le  navire  de  2o5o  tonnes,  au 
contraire,  devra  emporter  36o  tonnes  et  laissera  donc 
improductives  18  7o  environ  de  sa  capacité  de  transport. 

Dès  lors,  un  transport  effectué  par  un  navire  de  6000 
tormes  reviendra,  toutes  choses  égales,  à  environ  i/3  meil- 
leur marché  que  le  transport  effectué  par  un  navire  de 
2000  tonnes. 

Enfin,  et  quelque  paradoxale  que  la  chose  puisse 
paraître,  il  est  incomparablement  plus  facile  de  transpor- 
ter de  grandes  quantités  de  marchandises  vers  certains 
ports  d'un  accès  difficile,  par  de  grands  navires  que  par 
des  navires  de  tonnage  moindre. 

En  effet,  la  difficulté  principale  que  les  navires  ont  à 
surmonter  est  le  faible  tirant  d  eau  auquel  ils  sont  limités. 

Or,  un  navire  de  2000  tonnes  tire  généralement  18  pieds 
environ.  Un  navire  moderne  de  625o  tonnes  ne  dépassera 
guère  23  pieds. 

Si  nous  supposons  maintenant  deux  navires,  un  de  2000 
et  l'autre  de  6000  tonnes  devant  la  barre  de  Forcados,  par 


/ 


2l6  REVUE   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

exemple,  qui  n'a  pas  plus  de  18  pieds,  le  premier  navire 
entrera  avec  2000  tonnes  maximum. 

Le  second  navire  portera  au  minimum  4000  tonnes  sur 
18  pieds  et  entrera  donc  avec  un  cargo  double. 

Par  conséquent,  en  combinant  tous  les  éléments  : 
variétés  de  produits,  rapidité  des  opérations  et  quantités 
des  marchandises  permettant  l'emploi  de  gros  vapeurs 
économiques,  on  voit  que  le  transit  par  Anvers  a,  sur 
les  prix  du  fret,  une  influence  directe  dont  le  pays  profite 
indirectement. 

A  ce  seul  titre,  il  importerait  de  favoriser  de  toutes  nos 
forces  le  passage  des  marchandises  par  notre  port. 

Mais  ce  n'est  pas  là  l'unique  côté  de  la  question;  il  y  a 
aussi  un  bénéfice  direct  et  palpable  pour  notre  industrie 
résultant  du  fait  que  plus  les  marchandises  sont  abon- 
dantes, plus  les  départs  sont  possibles  et  fréquents. 

i"*  Envisageons  le  premier  point,  qui  se  rattache  très 
étroitement  du  reste  à  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut 
au  sujet  de  l'économie  des  transports  par  les  gros  navires. 

Un  départ  n'est  possible  d'un  port  que  du  moment  où 
il  se  présente  une  quantité  de  marchandises  telle  que  le 
transporteur  ne  se  trouve  pas  en  état  d'infériorité  manifeste 
vis-à-vis  d'un  port  voisin  d'où  s'exportent  généralement 
de  plus  fortes  quantités  de  marchandises. 

Pour  fixer  les  idées,  prenons  un  exemple. 

Anvers  exporte  en  moyenne  un  millier  de  tonnes  men- 
suellement pour  la  Nouvelle-Zélande  ;  il  semblerait  donc 
que  des  départs  directs  seraient  possibles.' 

Mais  de  Londres  on  expédie  trois  fois  par  mois  des 
navires  de  7000  tonnes  environ.  Dans  ces  conditions,  il 
est  plus  économique  de  transborder  les  marchandises 
d'Anvers  à  Londres. 

Or,  le  fret  d'Anvers  à  Londres  tombe  à  la  charge  du 
l'abricant  belge  puisqu'il  a  à  lutter  contre  ses  concurrents 
anglais  qui  n  ont  pas  à  payer  ces  frais. 

Si  donc  à  un  moment  donné  les  marchandises  transitant 


LE   PORT    d'an  VERS.  2iJ 

par  Anvers  étaient  détournées  vers  un  port  voisin,  Rotter- 
dam par  exemple,  il  est  indubitable  que  beaucoup  de  nos 
marchandises  nationales  suivraient  le  même  chemin,  ne 
fût-ce  que  par  suite  de  l'économie  de  fret  qui  en  résulterait 
pour  l'exportateur.  Mais  les  frais  de  transport  supplé- 
mentaires d'Anvers  à  Rotterdam  tomberaient  à  la  charge- 
de  nos  fabricants. 

Un  autre  élément  viendrait  encore  accentuer  le  mouve- 
ment :  en  règle  générale  le  fabricant  n'exporte  pas,  cette 
fonction  est  laissée  à  l'exportateur.  Celui-ci  ne  tire  pas  ses 
produits  d'un  seul  pays  ni  d'un  seul  fabricant.  D'autre 
part,  il  a  intérêt  à  présenter  au  transporteur  des  lots  de 
marchandises  aussi  importants  que  possible,  puisque  de 
cette  façon  il  peut  peser  sur  les  frets  et  obtenir  de  bien 
meilleures  conditions.  Si  donc  le  centre  du  transit  se 
déplaçait,  il  est  certain  que  beaucoup  de  produits  belges 
seraient  entraînés  par  le  fait  qu'ils  font  partie  de  lots  qu'il 
est  dans  l'intérêt  de  l'exportateur  de  ne  pas  scinder.  Encore 
une  fois,  les  frais  de  transport  supplémentaires  retombe- 
raient directement  ou  indirectement  à  la  charge  de  l'in- 
dustrie nationale. 

2"^  Il  est  incontestable  que  plus  la  quantité  des  mar- 
chandises manipulée  par  un  port  est  considérable,  plus 
les  départs  sont  fréquents. 

En  règle  générale,  le  fabricant  est  payé  contre  présen- 
tation des  documents  d'embarquement.  Donc,  plus  les 
départs  seront  rapprochés,  plus  il  aura  de  chances  d'ex- 
pédier sa  marchandise,  de  recevoir  les  connaissements  et 
de  rentrer  dans  ses  fonds. 

La  fréquence  des  départs  épargne  par  conséquent  à  la 
nation  en  général  un  certain  liombre  de  jours  d'intérêt 
sur  tous  les  produits  qui  passent  par  Anvers. 

Cet  intérêt  ne  doit  pas  se  calculer  sur  le  bénéfice  net 
moyen  ou  Tintérêt  généralement  payé  aux  capitaux,  mais 
bien  sur  un  chiffre  beaucoup  plus  considérable,  et  ceci 
pour  deux  raisons. 


2l8  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

La  première  est  que  le  crédit  généralement  accordé  ne 
dépasse  pas  trois  mois  ;  si  donc  un  fabricant  fait  un  béné- 
fice net  de  5  7o  sur  une  expédition,  ce  bénéfice  se  renou- 
velle quatre  fois  par  an  et  le  gain  est  par  conséquent  de 
20  7o. 

Ensuite,  parce  que  le  fabricant  qui  emploie  les  capitaux 
dans  son  industrie  doit  leur  faire  payer  d'abord  son  acti- 
vité personnelle,  ses  connaissances,  ses  employés  de  toute 
classe  et  les  risques  qu'il  encourt.  Il  remploiera  donc  ses 
fonds  non  pas  au  taux  que  lui  paiera  son  banquier,  mais 
au  taux  qu'il  obtient  en  les  fécondant  par  son  travail. 

On  peut  ainsi  fixer  à  un  chiffre  moyen  de  i5  à  20  7o 
l'intérêt  annuel  brut  que  rapporte  l'argent  employé  dans 
l'industrie. 

Pour  apprécier  maintenant  le  bénéfice  réalisé  par  la 
nation  grâce  à  des  départs  plus  fréquents,  supposons  un 
instant  que  l'hinterland  étranger  d'Anvers  vienne  à  dis- 
paraître. 

Comme  il  est  impossible  de  modifier  du  jour  au  lende- 
main le  matériel  naval  qui  doit  servir  au  transport  des 
marchandises,  nous  devrons  logiquement  admettre  que  le 
tonnage  des  navires  ne  changera  pas  et  qu'il  leur  faudra 
un  minimum  de  chargement  à  chaque  escale  à  Anvers, 
égal  à  celui  qu'ils  viennent  y  prendre  actuellement. 

Or,  comme  les  marchandises  se  présenteront  en  moindre 
quantité,  il  sera  nécessaire  d'espacer  les  départs. 

Pour  fixer  les  idées,  supposons  que  le  commerce  d'ex- 
portation —  transit  et  national  —  passant  par  Anvers 
pour  les  États-Unis  soit  de  56o  000  tonnes  pour  un  an.  Ces 
marchandises  sont  enlevées  par  260  navires.  Chaque  navire 
enlève  donc  3i65  tonnes.  Or,  les  transports  de  marchan- 
dises nationalisées  représentent  un  tonnage  de  897  000. 
Il  ne  pourrait  dès  lors  y  avoir  que  160  départs  par  an, 
donc  un  départ  tous  les  2,4  jours  en  moyenne  au  lieu  de 
tous  les  1,4  jours  comme  c'est  le  cas  actuellement. 

Il  en  résulterait  par  conséquent  un  retard  moyen  de 


LB    PORT    d'aNVERS.  219 

1  jour  sur  lensemble  des  expéditions  des  produits  natio- 
naux et  nationalisés. 

Or,  leur  valeur  est  de  94  000  000  francs,  et  Tintérôt  sur 
cette  somme  représente  environ  53  000  francs. 

Mais  on  comprendra  facilement  l'invraisemblance  de  la 
supposition  qui  a  servi  de  base  à  ce  calcul.  Il  est  impossible 
que  (lu  jour  au  lendemain  Thinterland  étranger  disparaisse. 
Ce  qui  peut  arriver,  c'est  que  l'exportation  soit  détour- 
née vers  un  port  concurrent  d'Anvers.  Dans  ce  cas,  nos 
propres  produits,  d'après  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut, 
suivraient  le  même  chemin  et  le  résultat  serait  tout  aussi 
désastreux,  puisqu'il  faudrait  en  premier  lieu  payer  un  plus 
long  transport  par  terre,  et  que  le  fabricant  attendrait 
plus  longtemps  avant  de  rentrer  en  possession  son  argent. 

Il  est  impossible  de  calculer  même  approximativement 
le  dommage  que  nous  subirions,  mais  il  est  presque  certain 
que  nous  nous  trouverions  pour  bien  des  produits  dans 
une  situation  manifestement  inférieure  à  celle  de  nos 
concurrents  allemands  :  nous  nous  verrions  forcément 
évincés  pour  beaucoup  de  marchandises. 

Observons  aussi  que  pour  détourner  ce  trafic  de  transit, 
il  ne  faut  pas  que  tous  les  produits  soient  entraînés  vers 
un  même  port.  Il  suffit  qu'une  partie,  soit  le  fret  lourd, 
soit  le  fret  léger,  prenne  le  chemin  d'un  port  concurrent. 

Nous  avons  vu,  par  exemple,  que,  bien  qu'à  l'importa- 
tion Rotterdam  détienne  le  record  et  soit  plus  avanta- 
geusement situé  qu'Anvers  pour  tout  le  bassin  du  Rhin  et 
de  la  Ruhr,  l'exportation  de  ces  provinces  passe  en  grande 
majorité  par  notre  port,  uniquement  par  suite  des  meil- 
leures combinaisons  de  fret  que  l'on  peut  y  réaliser.  Si 
donc  à  un  moment  donné  lequilibre  venait  à  être  rompu, 
si,  par  suite  de  meilleures  voies  d'accès  avec  l'hinterland, 
par  suite  de  tarifs  de  faveur,  par  suite  aussi  de  meilleures 
conditions  intérieures,  les  produits  pouvaient  être  livrés 
FOFi  à  meilleur  compte  à  un  autre  port,  et  si  les 
navires  certains   dy   trouver   soit   une   expédition   plus 


f 


220  REVUB   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

rapide  soit  de  meilleurs  frets  consentaient  à  une  réduction, 
nous  verrions  petit  à  petit  les  marchandises  prendre  le 
chemin  du  port  concurrent,  d'abord  en  petites  parties  ; 
puis,  une  marchandise  entraînant  Tautre,  les  expéditions 
feraient  boule  de  neige,  s'augmenteraient,  s'accroîtraient 
sans  cesse,  et  finiraient  par  entraîner  dans  leur  courant 
nos  propres  marchandises  au  grand  dam  d'Anvers,  du 
demi-million  d'habitants  de  notre  métropole  commerciale 
et  de  la  nation  en  général. 

Si  demain  les  fers  et  les  aciers  des  provinces  du  Rhin 
et  de  la  Lorraine  étaient  détournés  sur  Rotterdam,  qui 
nous  dit  qu'une  partie  de  nos  fers  ne  serait  pas  obligée  de 
suivre  le  même  chemin  ?  Ce  transport  supplémentaire 
coûterait  au  moins  i  sh.  à  la  tonne  et  il  ne  resterait 
d'autre  alteniative  à  nos  fabricants  que  de  refuser  les 
ordres  ou,  si  c'était  possible,  de  diminuer  la  rémunération 
du  capital,  l'amortissement  de  leurs  installations  et  le 
salaire  des  ouvriers. 

Qui  nous  dit  que  ce  mouvement  n'a  pas  commencé  déjà  ? 

Rotterdam  exporte  annuellement  5oo  ooo  tonnes  de 
charbon  qui  n'eussent  jamais  pris  ce  chemin  si  nous  y 
avions  pris  garde. 

Rotterdam  étend  de  plus  en  plus  son  influence,  Rotter- 
dam est  déjà  un  port  plus  important  qu'Anvers.  Au  point 
de  vue  des  relations  par  eau  avec  l'hinterland,  il  est  mieux 
situé  que  nous  ne  le  sommes.  Tout  comme  nous,  il  se 
trouve  au  nœud  du  réseau  fluvial  central  européen. 
Anvers  na  d'avantage  sur  lui  que  parce  qu'il  est  le 
centre  du  réseau  ferré  et  qu'il  est  appuyé  par  l'industrie 
belge.  Mais  qu  un  jour  la  Hollande  soit  entraînée  dans 
l'orbite  du  Zollverein,  qu'obéissant  à  des  préoccupations 
pangermanistes,  l'État  allemand  favorise  Rotterdam  par 
ses  tarifs  de  faveur  et  pai*  toute  l'admirable  méthode  qui 
préside  à  son  organisation  économique,  ce  jour-là  il  est  à 
craindre  que  nos  produits  mêmes  ne  soient  entraînés  et 
qu'Anveis  ne  descende  au  rang  d'un  port  local. 


LE   PORT   D  ANVERS.  221 

Deux  mots  de  conclusion  s'imposent. 

Nous  avons  vu  qu'Anvers  s'appuie  sur  un  hinterland 
étendu,  riche  et  commerçant,  avec  des  besoins  sans  cesse 
croissants.  Sous  ce  rapport  il  est  le  premier  port  du  monde. 

Anvers  n'a  pas  d'influence  directe  sur  les  voies  de  com- 
munication avec  cet  hinterland,  parce  que  le  territoire 
belge  n'est  pas  assez  étendu. 

Anvers  doit  donc  manipuler  les  marchandises  à  meil- 
leur compte  que  ses  concurrents,  Anvers  doit  attirer  les 
navires.  Il  doit  renfermer  tous  ses  avantages  en  lui-même, 
et  c'est  pour  cette  raison  qu'il  doit  être  ou  devenir  le  port 
le  mieux  outillé,  le  plus  facile  et  le  moins  cher  de  tous 
ses  concurrents. 

La  prospérité  d'Anvers  réagit  sur  l'économie  nationale 
entière  ;  directement  ou  indirectement  le  pays  retire  un 
bénéfice  de  chaque  opération  d'importation,  d'exportation 
et  de  transit.  La  question  d'Anvers  est  donc  une  question 
nationale. 

Krnest  Dubois.  Marcel  Theunissbn. 


( 


VII 

LES  PORTS  ET  LA  VIE  ÉCOiNOMIQUE 
EN  FRANCE  ET  EN  ALLEMAGNE 


Vous  avez  pensé  que  dans  l'ensemble  de  communications 
présentées  à  votre  congrès,  il  était  nécessaire  de  réserver 
une  place  à  la  France  et  à  l'Allemagne .  Je  suis  très 
touché  de  Thonneur  que  vous  m'avez  fait  en  me  priant  de 
vous  entretenir  quelques  instants  de  ces  deux  pays  dont 
j'ai  en  effet  étudié  à  plusieurs  reprises  l'activité  écono- 
mique et  le  mouvement  maritime. 

Ce  n'est  pas  un  examen  complet  que  je  puis  songer  à 
entreprendre  ici.  C'est  surtout  à  une  comparaison  entre 
les  situations  respectives  des  ports  de  ces  deux  nations  que 
je  dois  m'attacher.  Si  cette  comparaison  n'est  pas,  hélas, 
très  satisfaisante  pour  mon  amour-propre  de  Français, 
elle  est  du  moins  féconde  en  enseignements  utiles  pour 
tous  ceux  qui  veulent  se  rendre  un  compte  exact  du  rôle 
que  les  grands  ports  jouent  actuellement  dans  la  vie 
économique  de  l'humanité. 

L'une  des  premières  réflexions  qui  se  présentent  à  l'es- 
prit est  suggérée  par  une  considération  d'ordre  géogra- 
phique, dont  il  convient  de  dire  d'abord  quelques  mots. 
Vous  savez  qu'on  attachait  autrefois  une  grande  impor- 
tance aux  ports  «  naturels  y> .  Le  mot  po9*t  évoquait  prin- 
cipalement l'idée  d'une  excavation  qui  était  l'œuvre  de  la 
nature  et  offrait  aux  navires  une  station  abritée  contre  les 
vents  et  les  tempêtes.  La  main  de  l'homme  se  bornait  à 
quelques  travaux  d'amélioration.  Marseille,  Toulon,  Mo- 
naco, Nice,  Constantinople  avec  sa  célèbre  Corne  d'or, 
étaient  regardés  comme  les  plus  beaux  ports  du  monde. 
Mais  l'observation  prouve  que  les  ports  qui  actuellement 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D  ALLEMAGNE.         223 

se  développent  le  plus  sont  ceux  qui  se  trouvent  sur 
l'estuaire  d'un  fleuve  accessible  à  des  navires  d*un  fort 
tonnage  ;  c'est  le  cas  pour  Londres,  Anvers,  Rotterdam, 
Hambourg,  Stettin.  Les  ports  situés  vSur  les  estuaires 
permettent  plus  aisément  l'établissement  de  quais  d'une 
longueur  indéfinie  et  celui  de  voies  ferrées  qui  facilitent 
le  chargement  et  le  déchargement  des  marchandises.  Ils 
permettent  plus  aisément  la  création  des  magasins,  des 
hangars,  des  docks  indispensables.  L'évolution  de  ces 
immenses  navires,  dont  les  dimensions  s'accroissent  sans 
cesse,  y  est  plus  facile.  De  plus,  ils  sont  presque  toujours 
la  tête  de  ligne  d'un  réseau  de  navigation  intérieure  qui 
leur  permet  de  recevoir  commodément  ce  qui  est  la  con- 
dition primordiale  de  la  prospérité  d'un  port  :  le  fret. 

Nous  verrons  bientôt  quelle  est  l'importance  de  cette 
observation  générale  lorsqu'il  s'agira  de  comparer  le  déve- 
loppement des  principaux  ports  de  la  France  et  de  l'Alle- 
magne, car  en  Allemagne  les  ports  naturels  n'existent  pas 
et  ce  pays,  par  sa  position  géographique  en  Europe, 
semblait  prédestiné  à  demeurer  surtout  un  état  terrien, 
continental  et  militaire. 

C'est  de  la  France,  dont  les  traditions  maritimes  sont 
plus  anciennes  que  celles  de  l'Allemagne,  que  je  parlerai 
tout  d'abord. 

Lorsqu'on  se  reporte  aux  documents  officiels,  notam- 
ment au  Tableau  général  du  commerce  et  de  la  navigation 
publié  chaque  année  par  les  soins  du  gouvernement, 
lorsqu'on  consulte  les  rapports  des  chambres  de  commerce, 
les  publications  du  comité  des  armateurs  de  France  et 
des  grandes  compagnies  de  navigation,  on  constate  d'abord 
que  des  etforts  considérables  ont  été  faits  dans  notre  pays 
pour  améliorer  la  situation  des  ports  et  accroître  leur 
activité  ;  on  doit  même  remarquer,  avec  satisfaction,  que 
la  plupart  de  ces  efforts  sont  dus  à  l'initiative  privée.  Nos 
gouvernements,  qui  ont  tant  de  peine  à  équilibrer  nos 


/ 


224  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

énormes  budgets,  se  montrent  plutôt  parcimonieux  pour 
ce  qui  est  des  travaux  publics  et  de  l'aménagement  des 
ports. 

Les  améliorations  dont  je  vais  vous  dire  quelques  mots 
ont  été  principalement  le  résultat  du  concours  généreux 
des  industriels,  des  commerçants,  des  simples  particuliers. 
L'outillage  d'exploitation  a  été  en  somme  perfectionné,  à 
tel  point  qu'il  ne  fait  pas  mauvaise  figure  à  côté  de  Tou- 
tillage  des  ports  étrangers  les  plus  importants.  Grues  et 
cabestans,  vannes  et  portes,  écluses,  machines  hydrau- 
liques de  toutes  sortes,  prouvent  l'intelligence  et  la  science 
de  nos  ingénieurs  et  de  nos  constructeurs.  Et  pourtant 
l'activité  des  ports  français,  en  dépit  de  ces  louables  efforts, 
n'est  en  rapport  ni  avec  la  peine  qu'on  s'est  donnée,  ni 
avec  les  dépenses  auxquelles  on  a  consenti. 

Quelques  brèves  indications  sur  les  ports  principaux  de 
la  mer  du  Nord  et  de  la  Manche,  de  l'Atlantique  et  de  la 
Méditerranée  sont  ici  nécessaires. 

Voici  d'abord  trois  ports,  Dunkerque,  Calais,  Boulogne, 
pour  lesquels  on  a  fait  de  grands  sacrifices. 

A  Dunkerque  on  n'a  pas  dépensé  depuis  1821  moins  de 
5o  millions.  Les  nouveaux  bassins  (bassins  Freycinet) 
sont  parfaitement  aménagés  et  entourés  de  voies  ferrées 
dont  le  développement,  non  compris  celui  de  la  gare 
maritime,  dépasse  35  kilomètres.  Les  engins  de  radoub  et 
ceux  de  manutention  sont  remarquables,  les  services 
administratifs  sont  luxueusement  installés. 

Dunkerque  bénéficie  également  de  cette  concentration 
industrielle  et  commerciale  qui  n'est  ntiUe  part  en  France 
aussi  accentuée  que  dans  le  département  du  Nord,  et  lui 
procure  un  hinterland  dont  elle  a  tiré  parti.  C'est,  je  crois, 
de  tous  nos  ports  français  celui  dont  le  développement  est 
en  somme  le  plus  satisfaisant. 

A  Calais  on  a  creusé  à  grands  frais  de  nouveaux  bas- 
sins. Vous  connaissez  probablement  le  magnifique  bassin 
Carnot.    On  vient  de    construire   un   nouvel  avant-port 


PORTS  DE  FRANCE  ET  d'aLLEMÂGNE.  225 

dont  les  quais  sont  fondés  sur  des  puits  descendus  dans 
le  fond  sableux  par  un  procédé  spécial  fort  ingénieux 
d'injection  d'eau  et  d'aspiration  du  sable. 

A  Boulogne  on  a  créé  une  digue  en  eau  profonde,  formée 
d'une  infrastructure  en  moellons,  d'enrochements  et  de 
blocs  surmontant  une  muraille  en  maçonnerie  qui  s'élève 
à  20  mètres  au-dessus  du  fond.  Boulogne  est  d'ailleurs  le 
port  le  plus  important  de  France  pour  la  poche. 

Mais  ces  trois  ports,  si  intéressants  à  considérer  indi- 
viduellement, souffrent  de  leur  voisinage  même  et  de  la 
concurrence  qu'ils  se  font  entre  eux.  Ils  sont  trop  rappro- 
chés l'un  de  l'autre.  Ils  sont  en  outre,  pour  une  partie  de  la 
France  septentrionale,  concurrencés  par  le  port  du  Havre, 
où  Ton  vient  de  faire  d'énormes  travaux  et  de  construire 
un  port  en  eau  profonde  très  vaste  et  très  sûr.  La  Com- 
pagnie transatlantique  y  a  son  principal  centre  d'action. 
Elle  lutte  énergiquement  et  souvent  avec  succès  contre  les 
compagnies  anglaises  et  allemandes.  Aux  deux  navires  de 
toute  beauté,  la  Savoie  et  la  Lorraine,  qui  ont  acquis  une 
réputation  méritée,  elle  vient  d'en  ajouter  un  troisième, 
la  Provence,  qui  n'a  pas  moins  de  190  mètres  de  long, 
avec  une  puissance  de  20  000  chevaux,  dont  les  aménage- 
ments sont  somptueux  et  dont  la  vitesse  dépasse  aisément 
les  20  noeuds  réglementaires.  La  Provence  vient  de  tra- 
verser TAtlantique  en  six  jours  et  deux  heures,  dépassant 
de  plusieurs  heures  le  fameux  DeiUschland. 

Le  Havre  a,  au  surplus,  la  bonne  fortune  d'être  un 
grand  marché  mondial  du  café,  marché  auquel  on  a  su 
donner  une  organisation  excellente,  où  le  fonctionnement 
des  opérations  à  terme,  les  caisses  de  liquidation  et  les 
procédés  de  warrantage  peuvent  (sauf  quelques  critiques 
de  détail)  être  donnés  comme  modèles. 

Mais  le  Havre,  placé  à  l'extrémité  môme  de  l'embou- 
chure de  la  Seine,  souffre  forcément  du  voisinage 
de  Rouen,  qui  est  un  peu  éloigné  de  la  mer,  mais  qui  a 
l'avantage  d'être  presque  encore  sur  un  estuaire.  Rouen  est 

ni<  SÉRIE.  T.  X.  i5 


220  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

le  débouché  naturel  de  Paris,  qui  est  lui-môme  le  centre 
de  rayonnement  d  un  système  de  canaux  et  de  voies  navi- 
gables se  ramifiant  sur  une  partie  de  la  France.  C'est  pour 
ce  motif  que  Rouen  attire  beaucoup  plus  que  le  Havre  les 
marchandises  lourdes,  encombrantes,  la  houille  et  l'fitn- 
thracite  (le  port  en  reçoit  800000  tonnes  par  an),  les 
bois,  les  vins  d'Algérie,  de  Tunisie  et  d'Espagne,  le  pétrole 
brut,  les  grains,  spécialement  Tavoine  et  l'orge.  Tout  cet 
ensemble  d'arrivages  atteint  3  millions  de  tonnes.  Rouen 
est  devenu  peu  à  peu  un  grand  port  de  transit.  C'est ;en 
vue  du  transit  qu'ont  été  conçues  la  plupart  des  installa- 
tions. C'est  pour  ce  même  motif  qu'on  a  multiplié  les  grues 
flottantes.  11  n'y  a  pas  de  port  français  où  l'on  voit  autant 
de  marchandises  transbordées  directement  des  navires  de 
mer  sur  des  bateaux  fluviaux,  marchandises  qui  repartent 
sans  môme  avoir  touché  les  quais  ;  d'autres  ne  restent  à 
terre  que  le  temps  nécessaire  pour  subir  certaines  opéra- 
tions de  douane.  Ajoutons  que  la  prospérité  relative  du 
port  de  Rouen  s'explique  aussi  par  le  développement 
industriel  de  la  région  avoisinante  où  l'industrie  textile  et 
celle  des  produits  chimiques  ont  fait  de  réels  progrès. 

Si  des  ports  de  la  Manche  nous  passons  à  ceux  de 
l'Atlantique,  nous  constaterons  qu'ils  sont  dans  une  situa- 
tion plus  difficile  que  les  précédents.  La  raison  fonda- 
mentale, c'est  qu'ils  drainent  très  peu  de  fret  de  sortie. 
Ils  ont  grandi,  c'est  vrai,  mais  ils  ne  doivent  leur  activité 
qu'à  des  éléments  spéciaux  de  trafic.  Ainsi  d'importantes 
raffineries  de  sucre  se  sont  installées  à  Nantes  ;  La 
Rochelle  est  un  grand  port  de  pêche  ;  Bordeaux  est  le 
centre  d'un  commerce  considérable  de  vins. 

Les  progrès  de  ces  différentes  villes  ne  sont  pasfnéan^ 
moins  satisfaisants.  Ainsi  Nantes,  en  dépit  d'une  certaine 
prospérité  qu'on  ne  saurait  méconnaître,  souffre  profondé- 
ment de  sa  rivalité  avec  Saint-Nazaire.  Nous  avons  vu  que 
Rouen  et  le  Havre  peuvent  être  à  la  rigueur  considérés 
comme  deux  villes  complémentaires  l'une  de  l'autre.  Toutes 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D  ÂLLBMAaNB.         227 

deux  ont  des  traditions  commerciales  fort  anciennes.  Il 
n'en  est  pas  de  même  ici.  La  création  de  Saint- Nazaire 
est  récente  et  artificielle.  Les  Nantais  n'ont  pu  voir  sans 
dépit,  vers  le  milieu  du  xix®  siècle,  qu'au  lieu  d'approfon- 
dir la  Loire,  qui  n'était  accessible  dans  le  voisinage  de 
leur  ville  qu'à  des  navires  d'un  tirant  d'eau  maximum  de 
trois  mètres,  on  voulait  créer  artificiellement  à  Saint- 
Nazaire  de  grands  bassins  pour  lesquels  on  a  dépensé  une 
trentaine  de  millions. 

Cette  création  d'une  utilité  contestable  a  eu  lieu  entre 
i85o  et  1880.  Elle  répondait  aux  idées  qui  régnaient 
alors.  On  voulait  substituer  aux  ports  en  rivière  des  bassins 
directement  ouverts  sur  t océan.  Ces  bassins  devaient  être 
la  tête  de  ligne,  le  point  d'aboutissement  des  voies  ferrées. 
Les  chemins  de  fer  étaient  considérés  alors  comme  le 
seul  mode  de  transport  vraiment  moderne.  Napoléon  III 
lui-même  vint  inaugurer  solennellement  les  nouveaux 
bassins. 

Nantes  eut  à  souffrir.  Quelques  Nantais  vinrent  bien 
s'établir  à  St-Nazaire,  mais  en  petit  nombre  ;  on  ne 
déplace  pas  une  ville  si  aisément  ! 

En  réalité,  on  dissocia  les  deux  éléments  inséparables 
d'un  grand  port  :  i"*  les  bassins,  les  quais,  l'outillage  ; 
2**  le  centre  d'affaires,  le  groupement  principal  de  popu- 
lation. 

Les  Nantais  se  refusant  à  émigrer  cherchèrent  à  attirer 
les  navires,  à  ramener  à  eux  la  navigation  maritime.  Ils 
commencèrent  par  entreprendre  d'importants  travaux 
dans  la  basse  Loire,  puis,  après  hésitation,  construisirent 
un  canal  latéral  qui  leur  permit  de  recevoir  des  navires 
d'un  tirant  d'eau  de  six  mètres. 

Ces  incertitudes  furent  fâcheuses,  car,  si  les  quarante  ou 
cinquante  millions  qui  ont  été  dépensés  tant  à  St-Nazaire 
que  pour  la  construction  d'un  canal,  devenu  au  bout  de 
peu  d'années  insuffisant,  avaient  été  franchement  employés 


r 


228  REVUE   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

à  améliorer  le  cours  inférieur  de  la  Loire,  on  serait  cer- 
tainement arrivé  à  de  meilleurs  résultats. 

Le  canal  latéral  a  néanmoins  été  pour  Nantes  une 
cause  de  développement.  Le  tonnage  du  port  a  doublé 
depuis  qu'il  est  construit,  et  Nantes  est  devenue  un  port 
ouvrier.  On  y  a  créé  des  fabriques  de  biscuits,  de  con- 
serves, de  confiserie,  d'engrais  artificiels,  de  produits 
chimiques;  des  savonneries,  des  huileries,  etc.  C'est  un 
débouché  pour  les  denrées  agricoles  de  la  région  et  pour 
les  vins  de  la  vallée  de  la  Loire.  On  a  créé  récemment 
dans  les  environs  des  établissements  métallurgiques  d'une 
certaine  importance,  des  chantiers  de  constructions  na- 
vales qui  ont  profité  de  la  loi  de  iSgB  pour  construire 
surtout  des  voiliers.  Nantes,  ce  n'est  pas  douteux,  cherche 
à  sémanciper  le  plus  qu'elle  peut  de  St-Nazaire.  Elle 
veut  devenir  un  grand  port  de  navigation.  Si  elle  yl par- 
vient, c'est  alors  le  sort  de  St-Nazaire,  devenue  aujour- 
d'hui une  ville  de  33  ooo  habitants,  qui  est  compromis. 
Se  résoudra-t-on  à  la  sacrifier  après  avoir  dépensé  tant 
de  millions  pour  la  doter  d'un  port  auquel  on  vient  de 
faire  récemment  de  notables  améliorations?  La  Chambre 
de  commerce  de  cette  ville  fait  les  plus  grands  efforts 
pour  ne  pas  se  laisser  immoler.  La  lutte  est  très  vive  et 
menace  de  durer  longtemps  encore.  De  plus,  par  derrière 
cette  rivalité  se  trouve  la  question  de  la  Loire  navigable, 
gros  problème  qui  divise  depuis  longtemps  les  meilleurs 
esprits.  On  n'a  pu  encore  se  mettre  d'accord  sur  ce  qu'il 
convient  de  faire.  Est-ce  la  Loire  elle-même  qu'il  faut 
améliorer  ?  doit- on  préférer  un  canal  latéral  ?  Il  faut 
absolument  se  prononcer,  parce  qu'il  faut  absolument 
assurer  à  Nantes  le  fret  lourd  qui  lui  fait  défaut. 

On  pourrait  retrouver,  en  étudiant  les  deux  ports  de 
la  Rochelle  et  de  la  Pallice,  quelque  chose  de  la  rivalité 
que  nous  venons  de  signaler  entre  Nantes  et  St-Nazaire. 
La  Pallice  est  aussi  une  création  artificielle  destinée  à 
servir  de  débouché  au  réseau  de  l'État  ;  et  ce  réseau  ne 


PORTS  DE  FRANCE  ET  d'aLLBMÂ0NB.  22g 

se  développe  guère,  pas  plus  que  ne  se  développe  l'indus- 
trie dans  toute  cette  région.  N'est-il  pas  permis  de  penser 
que  les  millions  qui  ont  été  dépensés  dans  ces  deux  ports, 
dont  l'importance  restera,  sans  doute,  toujours  médiocre, 
auraient  été  plus  utilement  employés  ailleurs?  S'il  faut 
vraiment  que  quelques  sacrifices  soient  faits  dans  un 
pays,  ne  soni-ce  pas  des  ports  secondaires  comme  ceux-là 
qu'il  faudrait  avoir  le  courage  de  négliger  ? 

Nous  eussions  mieux  fait  de  concentrer  notre  attention 
sur  le  port  de  Bordeaux  qui  se  trouve  sur  un  magnifique 
estuaire  avec  eau  profonde  de  sept  mètres  qu'on  s'est  déjà 
préoccupé  de  porter  à  huit.  Bordeaux  a  un  passé  com- 
mercial qui  est  une  force  pour  cette  ville.  Bordeaux  est 
justement  fière  d'une  grandeur  et  d'une  prospérité  qui 
furent  telles  au  xviii®  siècle,  qu'à  ce  moment  c'était  le 
premier  port  de  l'Europe  continentale.  Le  régime  libéral 
adopté  en  1860  avait  d'ailleurs  rendu  à  Bordeaux,  après 
une  période  de  déclin  regrettable,  une  grande  activité. 
Cette  ville  était  devenue  et  est  restée  partiellement  le 
point  de  départ  des  services  de  navigation  pour  les  prin- 
cipales contrées  du  monde.  Mais  on  constate  aujourd'hui 
un  certain  ralentissement  sur  les  causes  duquel  je  ne 
puis  insister  longuement.  Il  importe  surtout  de  remarquer 
qu'il  n'est  pas  la  conséquence  de  la  création  de  Pauillac, 
bel  avant-port  d'une  profondeur  de  neuf  mètres.  Pauillac, 
où  l'on  a  créé  des  usines,  dans  de  bonnes  conditions,  est 
une  création  bordelaise,  ce  n'est  pas  pour  Bordeaux  une 
rivalité. 

Si  le  mouvement  d'aflaires  de  Bordeaux  se  développe 
encore  un  peu,  c'est  grâce  aux  industries  locales  qui 
Talimentent. 

On  a  créé  de  nombreuses  usines,  des  fabriques  de  bou- 
teilles, de  chocolat,  de  conserves  alimentaires,  de  liqueurs, 
de  produits  chimiques,  d'essence  de  térébenthine,  de  gou- 
dron végétal,   etc.  C'est  très  bien.  Ce  n'est  pas  assez  ! 


23o  RBTUB   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Bordeaux  a  cessé  d'être  un  centre  commercial  de  premier 
ordre. 

Deux  branches  importantes  du  commerce  bordelais  se 
plaignent  beaucoup  :  le  commerce  du  bois  et  celui  du  vin. 

Bordeaux  recevait  jadis  une  quantité  considérable  de 
bois  de  construction  (de  Suède,  de  Norvège,  de  Russie, 
d'Amérique).  Ces  bois  sont  actuellement  frappés  de  droits 
élevés  (atteignant  5o  7o  de  leur  valeur).  L'importation  a 
diminué  des  deux  tiers,  on  cherche  à  les  remplacer  par 
du  bois  de  la  région  pyrénéenne.  Mais  cela  a  d'autres 
inconvénients,  et  on  se  met  en  contradiction  avec  les 
efforts  de  ceux  qui  réclament,  non  sans  raison,  le  reboise- 
ment des  Pjrrénées. 

Le  commerce  des  vins,  de  3  millions  d'hectolitres  valant 
1  milliard  de  francs,  s'est  abaissé  à  i  800  c^oo  hectolitres 
valant  moitié  moins.  Cette  diminution  a  frappé  plus  ou 
moins  les  industries  qui  se  greffent  sur  le  commerce  des 
vins  (la  tonnellerie,  la  distillerie,  diverses  entreprises  de 
transport). 

Notre  régime  protectionniste  n'a  pas  été  favorable  à 
cette  branche  du  commerce  bordelais.  Nos  viticulteurs  se 
sont  imaginé  que  nous  avions  tort  d'accueillir  trop  facile- 
ment les  vins  d'Italie^ et  d'Espagne.  Ils  n'ont  pas  remarqué 
quo  nos  vins  français  entraient  pour  i/3  dans  ces  cou- 
pages, qui  donnaient  de  bons  résultats,  et  avaient  l'avan- 
tage de  maintenir  notre  exportation,  de  conserver  notre 
clientèle,  tout  en  laissant  à  notre  commerce  un  beau 
bénéfice  (1). 

La  protection  s'est  faite  en  réalité  au  détriment  des 
Bordelais,  et  c'est  aujourd'hui  dans  des  ports  étrangers, 
principalement  à  Hambourg,  Brème,  Lûbeck  que  se  font 
ces  coupages,  ces  mélanges  dont  bénéficiaient  autrefois 
les  commerçants  de  Bordeaux.  Ajoutons  que  le  commerce 


(1)  Cf.  l'intéressant  article  de  M.  A.  Marvaud,  Rbvub  économique 
NATIONALE,  février  1996,  et  le  livre  de  M.  Martinet,  Les  Ports  francs  et 

rKxpori  ition  des  vins. 


PORTS  DE  FRANGE  ET  D  ALLEMAGNE.         23  I 

des  vins  français  doit  compter  de  plus  en  plus  avec  la 
concurrence  redoutable  que  leur  font  sur  le  marché  mon- 
dial les  vins  d'Algérie,  d'Italie,  d'Espagne,  de  Crimée,  de 
Californie.  C'est  ce  qui  explique  en  partie  la  diminution 
du  tonnage  que  j'ai  signalée  plus  haut.  La  chambre  de 
commerce  fait  bien  remarquer  que  Bordeaux  est  devenu 
un  marché  important  pour  la  vente  de  la  morue  !  On 
signale  également  la  création  d'usines  pour  l'extraction 
des  essences  de  pins  landais  qui,  jusqu'ici,  allaient  se  faire 
traiter  à  Londres  ou  en  Italie,  et  de  quelques  autres 
fabriques.  Mais  ce  léger  surcroît  d'activité  ne  peut 
répondre  aux  légitimes  désirs  des  habitants.  Par  suite  de 
l'insuffisance  des  voies  fluviales  et  des  canaux  de  jonction 
avec  les  bassins  a  voisinants,  Bordeaux  manque  de  l'hinter- 
land  auquel  il  aspire. 

L'étude  des  ports  de  la  Méditerranée  n'est  pas  moins 
instructive.  Je  ne  dirai  rien  de  Cette  qui  a  conservé  une 
certaine  activité  grâce  au  commerce  des  vins  :  c'est  le 
débouché  naturel  des  départements  où  la  production  est 
la  plus  abondante  dans  notre  pays.  Mais  Marseille,  le 
premier  port  de  la  Méditerranée,  a  beaucoup  de  peine  à 
conserver  sa  suprématie.  On  a  fait  de  lourds  sacrifices 
pour  accroître  les  bassins  ;  mais  l'activité  de  cette  ville  est 
principalement  due  à  ce  qu'elle  est  devenue  un  centre 
industriel  ;  les  faubourgs  se  sont  couverts  d'usines  et 
de  fabriques  de  toute  espèce.  Marseille  a  perdu  une 
partie  du  rôle  commercial  auquel  elle  pouvait  prétendre. 
Elle  n'est  reliée  à  l'intérieur  du  pays  par  aucune  voie 
navigable  et  il  ne  suffira  peut-être  même  pas  de  construire 
un  canal  aboutissant  au  Rhône,  car  ce  fleuve,  au  cours 
capricieux  et  pour  lequel  on  n'a  pas  fait  les  dépenses 
nécessaires,  peut  être  à  peine  considéré  comme  un  moyen 
de  transport  pour  notre  pays. 

Plus  rapproché  du  centre  de  l'Allemagne,  favorisé  en 
outre  par  l'ouverture  du  Simplon,  comme  il  l'avait  été 
il  y  a  vingt-cinq  ans  par  celle  du  Saint-Gothard,  le  port  de 


r 


232  REVUE   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Gênes  fait  à  Marseille  une  concurrence  terrible.  Chaque 
année  il  gagne  du  terrain.  Il  remportera  probablement 
d'une  façon  définitive  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rap- 
proché. 

Marseille  a  été,  au  surplus,  depuis  quelques  années  le 
théâtre  de  conflits  prolongés  entre  le  capital  et  le  travail 
qui  ont  détourné  de  ce  port  un  grand  nombre  de  navires 
et  lui  ont  fait  un  tort  considérable.  La  longue  grève  de 
1904  notamment,  dont  on  n*a  pas  perdu  le  souvenir,  a  eu 
pour  elle  des  conséquences  désastreuses. 

Si  des  ports  français  nous  passons  à  ceux  de  l'Alle- 
magne, l'impression  n'est  plus  la  même.  On  y  trouve,  il 
faut  loyalement  le  reconnaître,  une  animation,  une  inten- 
sité de  vie  beaucoup  plus  considérable. 

De  tous  les  ports  de  TAUemagne  contemporaine,  celui 
qui  mérite  de  fixer  tout  d'abord  l'attention  c'est  le  port  de 
Hambourg.  C'est  un  des  ports  du  monde  dont  le  mouve- 
ment s'est  le  plus  accru  depuis  un  demi- siècle.  Il  est 
actuellement  quinze  fois  ce  qu'il  était  il  y  a  cinquante  ans. 
Le  total  des  entrées,  vers  i85o,  ne  dépassait  pas  600  000 
tonnes,  il  est  maintenant  de  plus  de  9  millions.  Les  pro- 
grès sont  particulièrement  sensibles  depuis  dix  ans,  en 
dépit  de  la  crise  économique  très  grave  par  laquelle  a 
passé  le  nouvel  empire  et  dont  les  compagnies  de  naviga- 
tion ont  forcément  ressenti  le  contre-coup.  C'est  à  3  mil- 
liards et  1/2  de  francs  que  se  chiffre  le  mouvement  des 
marchandises  entrant  chaque  année  à  Hambourg.  Les 
sorties  atteignent  une  somme  à  peu  près  égale. 

Quinze  mille  navires,  dont  plus  de  la  moitié  (54  7o)  sont 
allemands,  entrent  chaque  année  dans  le  port.  Et  le  ton- 
nage à  la  sortie  est  un  peu  plus  élevé  qu'à  l'entrée,  ce  qui 
prouve  que  les  navires  qui  fréquentent  le  port  de  Ham- 
bourg y  trouvent  du  fret  en  abondance. 

Les  causes  de  cette  marche  ascensionnelle  sont  nom- 
breuses. 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D  ALLEMAGNE.         233 

Voici  les  deux  principales  : 

1*"  La  situation  géographique  de  cette  ville  ; 

2*"  La  façon  dont  lei^  Allemands  ont  compris  le  rôle  que 
Hambourg  pouvait  jouer  dans  la  vie  de  leur  pays. 

i*"  Hambourg  est  le  débouché  d'une  région,  la  vallée  de 
l'Elbe,  dont  une  partie  au  moins  a,  au  point  de  vue  indus- 
triel, et  depuis  longtemps,  une  importance  considérable. 

L'Elbe  est  une  voie  fluviale  de  premier  ordre,  péné- 
trant jusqu'au  cœur  de  l'Europe  centrale,  très  bien  placée 
même  le  jour  où  le  Danube  sera  rejoint  à  la  Moldau,  pour 
drainer  une  partie  des  produits  de  l'Autriche.  Aucun  de 
nos  ports  français  n'est  dans  une  situation  géographique 
aussi  favorable. 

2"*  Les  Allemands,  avant  même  que  Guillaume  II  eut 
prononcé  la  parole  fameuse  :  Unsei^e  Zukunft  liegt  aufdem 
Wasser,  ont  compris  l'importance  du  rôle  que  la  mer  allait 
jouer  dans  la  vie  économique  de  l'humanité. 

Ils  ont  vu  que  TElbe  était  une  voie  naturelle  excellente. 
Ils  ont  travaillé  avec  ardeur  à  l'améliorer. 

Ils  ont  fixé  le  lit  du  fleuve,  ils  ont  pris  les  précautions 
voulues  pour  parer  à  la  possibilité  d'un  encombrement,  ils 
ont  cherché  à  lui  assurer  de  l'eau  en  toute  saison. 

Ils  ont  tendu  une  chaîne  de  touage  jusqu'à  la  fron- 
tière de  Bohême  sur  un  parcours  de  720  kilomètres. 

Ils  se  sont  enfin  préoccupés  de  relier  le  bassin  de 
l'Elbe  aux  bassins  fluviaux  voisins,  à  celui  de  l'Oder,  et 
à  celui  du  Weser. 

La  question  de  la  navigation  intérieure  a  été  considérée 
par  les  Allemands  comme  une  œuvre  d'utilité  nationale  au 
premier  chef.  Dès  1 869  avait  été  constituée  une  association 
—  depuis  elle  a  souvent  fait  parler  d'elle  —  le  Cenb^al- 
verein  fur  Hebung  der  deutschen  Fluss-  und  Kanalschiff- 
fahri,  qui  a  étudié  entre  autres  questions  : 

i""  La  question  du  canal  du  Rhin  à  l'Elbe  ; 

2"  La  question  du  canal  de  la  Sprée  à  l'Oder  ; 


/ 


234  REVUE   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

3*"  Celle  de  la  jonction  du  Danube  aux  fleuves  de  l'Alle- 
magne du  Nord  (Oder  et  Elbe). 

Une  partie  des  travaux  proposés  a  déjà  été  exécutée. 
Le  reste  viendra  plus  tard. 

L'effort  de  cette  association  a  été  complété  par  celui 
qui  a  été  fait  en  même  temps  pour  organiser  la  batellerie. 

Après  s'être  constitués  en  fédération,  en  Verband,  les 
bateliers  de  TElbe  se  sont  groupés  autour  des  industriels, 
et  ont  reçu  d'eux  les  moyens  de  lutter  contre  les  chemins 
de  fer.  Ils  ont  créé  un  bureau  central  à  Berlin,  des  écoles 
de  batellerie  et  même  un  brevet  [SchifferpaterU),  qui 
est  aujourd'hui  obligatoire  sur  l'Elbe  et  le  Rhin. 

Ils  ont  amélioré  le  matériel,  ont  construit  de  grands 
chalands  longs  et  larges,  de  fort  tonnage,  de  peu  d'enfon- 
cement, qui  sont  traînés  par  de  puissants  remorqueurs, 
ayant  eux-mêmes  un  faible  tirant  d'eau.  La  plupart  ont 
des  propulseurs  à  turbines  d'un  système  (Bellingrath-Zeu- 
ner)  fort  apprécié.  11  faut  des  sécheresses  exceptionnelles 
pour  que  la  navigation  soit  momentanément  interrompue. 

Les  Hambourgeois  ont  d'ailleurs  considérablement  aidé 
au  développement  de  leur  cité.  Ils  ont  augmenté  la 
longueur  des  quais,  creusé  de  nouveaux  bassins,  créé 
l'avant-port  de  Cuxhaven,  établi  des  magasins  considé- 
rables et  des  entrepôts  de  toutes  sortes.  Ils  ont  fait 
de  Hambourg  wn  port  franc,  et  cette  franchise,  si  elle 
n'a  pas  été,  comme  certains  l'ont  prétendu,  la  cause  unique 
du  merveilleux  essor  de  Hambourg,  a  contribué  du 
moins  puissamment  à  sa  prospérité.  Ce  qu'il  faut  surtout 
ne  pas  perdre  de  vue  lorsqu'on  étudie  les  causes  de  ce 
développement,  c'est  que  la  situation  de  Hambourg  a 
surtout  grandi  quand  l'Allemagne  elle-même  est  devenue 
une  grande  puissance  industrielle,  quand  elle  s'est  lancée 
à  la  recherche  des  marchés  du  monde,  et  s'est  engagée 
avec  l'ardeur  que  vous  savez  dans  le  commerce  d'expor- 
tation. 

On  peut  dire  à  ce  point  de  vue,  avec  M.  Paul  de  Rou- 


PORTS  DE  FRANCE  ET  D  ALLEMAGNE.         235 

siers,  que  la  prospérité  de  Hambourg  est  le  reflet  de  la 
prospérité  de  TAllemagne  (i).  Le  développement  de  la 
richesse  de  cette  ville  se  rattache  au  développement  de  la 
vie  économique  du  nouvel  empire,  et  ce  serait  toute  une 
étude  de  lessor  industriel  allemand  qu'il  faudrait  entre- 
prendre pour  bien  comprendre  le  rôle  et  la  fonction 
économique  du  port  de  Hambourg. 

Il  faudrait  étudier  l'ensemble  des  régions  dont  Ham- 
bourg est  le  débouché,  l'organisation  des  transports,  le 
rôle  respectif  des  pouvoirs  publics,  des  particuliers  et  des 
associations,  et  ne  pas  oublier  de  montrer  comment  les 
cartels  ont  puissamment  contribué  à  développer  le  com- 
merce d'exportation.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que 
Hambourg  est  devenu  le  grand  port  d'exportation  des 
produits  chimiques  allemands,  et  que  l'essor  de  l'industrie 
chimique,  un  des  plus  beaux  fleurons  de  la  couronne 
industrielle  de  l'Allemagne,  explique  certains  côtés  de 
l'activité  du  port  de  Hambourg. 

M.  de  Rousiers,  qui,  dans  le  beau  livre  auquel  j'ai  déjà 
fait  quelques  emprunts,  a  si  bien  montré  ce  que  l'Alle- 
magne envoie  à  Hambourg,  insiste  avec  raison  sur 
les  causes  qui  expliquent  le  développement  de  cette 
branche  si  importante  de  l'industrie,  dont  on  a  dit  qu'elle 
est  l'industrie  de  l'avenir. 

Hambourg  a  résolu  aussi  la  difficile  question  du  fret. 
Hambourg  n'avait  pas  de  houille,  c'est-à-dire  peu  de 
fret  lourd  à  exporter,  alors  que  le  fret  lourd  est  nécessaire 
à  la  prospérité  d'un  port. 

Ce  sont  les  produits  agricoles  qui  ont  remplacé  la 
houille.  Hambourg  exporte  le  sucre  des  innombrables 
sucreries  de  la  plaine  saxonne,  de  la  région  de  Magde- 
bourg,  du  Brandebourg,  même  de  la  Bohême.  Elle  reçoit 
plus  d'un  million  de  tonnes  de  sucre  brut,  une  quantité 

(Ij  Hambourg  et  V Allemagne  contemporaine.  Paris,  1902. 


r 


236  RBVUB    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

d'alcools,  de  sels  (provenant  de  Stassfurt,  et  beaucoup  de 
produits  de  Tindustrie  textile. 

Hambourg  doit  aussi  une  partie  de  son  activité  à  ce  qu'il 
est  un  grand  port  d'embarquement  pour  les  émigrants. 

Après  m'ôtre  ainsi  étendu  longuement  sur  Hambourg, 
je  ne  puis  dire  qu'un  mot  des  autres  ports  auxquels 
s'appliquent,  d'ailleurs,  plusieurs  des  considérations  qui 
précèdent. 

Brêrae,  malgré  ses  traditions,  la  richesse  de  ses  arma- 
teurs, les  quasi-monopoles  qu'ils  ont  su  acquérir  pour 
diverses  branches  de  trafic,  n'a  pas  pris  la  même  impor- 
tance que  Hambourg.  Cela  tient  en  grande  partie  à  ce 
qu'elle  manque  d'hinterland. 

Le  Weser  n'est  qu'un  fleuve  secondaire  comparé  à 
l'Elbe. 

Cependant,  depuis  l'entrée  de  Brème  dans  le  Zollverein 
(1888),  le  mouvement  du  port  a  plus  que  doublé. 

Sur  la  Baltique,  je  me  borne  à  dire  quelques  mots  de 
Stettin.  C'est  le  premier  port  de  la  Baltique,  et  ses  progrès 
ont  été  considérables.  En  1 870,  le  mouvement  du  port  était 
de  800  000  tonnes.  Et  aujourd'hui  il  est  de  quatre  mil- 
lions. C'est,  de  plus,  un  port  franc  et  c'est  le  plus  rapproché 
de  Berlin.  C'est  pourquoi  l'empereur  a  approuvé  en  1899 
les  plans  d'un  canal  nouveau  qui  doit  remplacer  le  canal 
de  Finow  considéré  comme  insuffisant.  Cette  création  est 
regardée  comme  indispensable  pour  que  Stettin  puisse 
devenir  le  véritable  débouché  de  la  capitale  de  l'empire. 
C'est  à  côté  de  Stettin,  à  Bredow,  qu'ont  été  installés  les 
vastes  chantiers  navals  de  la  Société  Vulcan  qui  ont  pris 
une  importance  si  considérable  et  qui  appellent  notre 
attention  sur  les  progrès  accomplis  en  Allemagne  par 
cette  branche  de  l'industrie.  Les  chantiers  allemands  qui, 
en  1870,  existaient  à  peine,  fabriquent  aujourd'hui 
1 2  7o  des  navires  construits  dans  le  monde.  La  produc- 
tion a  dépassé  l'an  dernier  3oo  000  tomies  dont  101  o3o 


PORTS  DE  FRANCE  ET  d'aLLEMAGNB.  287 

dans  les  chantiers  de  Stettin  et  112  825  dans  ceux  de 
Hambourg. 

Ce  développement  des  chantiers  est  en  rapport  étroit 
avec  le  développement  de  la  puissance  industrielle  du 
pays.  Les  Allemands  ont  compris  que  la  construction  des 
navires  n'est  pas  une  industrie  comme  les  autres,  que  la 
marine  marchande  est  une  force  énorme  d'expansion 
commerciale.  Ils  ont  senti  que  le  navire  est  un  précieux 
instrument  de  propagation  des  produits  et  de  l'influence 
d'un  pays. 

A  la  prospérité  des  chantiers  correspond  aussi  celle 
des  grandes  compagnies  de  navigation  ;  c'est  ainsi  que  la 
Compagnie  H amburg- America  a  réalisé  en  igoS  un  béné- 
fice de  40  000  000  marcs  soit  27  7o  du  capital  total, 
contre  3i  200  000  en  1904.  Elle  a  pu  donner  cette  année 
un  dividende  de  1 1  7o-  Ses  amortissements  et  réserves 
n'ont  pas  été  moindres  de  24  5oo  000  marcs,  ce  qui 
représente  i5,7  ''/o  de  la  valeur  totale  de  la  flotte  de  cette 
compagnie.  Elle  ne  possède  pas  moins  de  147  vapeurs, 
jaugeant  692  080  tonnes.  Si  Ton  y  ajoute  10  navires  en 
construction  et  une  importante  flottille  fluviale,  on  trouve 
un  total  général  de  81 1  948  tonnes  de  jauge  brute.  C'est 
presque  autant  que  toute  notre  flotte  marine  marchande 
française.  Ne  peut-on  en  conclure  que  l'industrie  mari- 
time bien  dirigée  est  capable  d'un  excellent  rapport?  Les 
actionnaires  qui  sont  restés  fidèles  à  la  Compagnie  pen- 
dant les  douze  dernières  années  ont  touché,  nous  dit 
M.  Grivot(i),  un  dividende  moyen  de  6,8  7o  P^r  an. 
De  plus,  leurs  actions  ont  acquis  une  énorme  plus-value. 
Elle  n'est  pas  inférieure  à  59,25  7o  du  capital  primitif. 
Et  d'autres  sociétés  :  le  Norddeutscher  Lloyd,  la  Com- 
pagnie hambourgeoise  sud- américaine,  la  Compagnie 
allemande  australienne,  le  Kosmos,  etc.,  marchent  sur 
les  traces  de  celle  que  je  viens  de  citer. 

(1)  Phare  du  8  avril  1006,  p.  175. 


i 


238  REVUE    DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Ces  brèves  indications  suffisent  pour  prouver  que  les 
ports  allemands  sont  plus  prospères  que  nos  ports  fran- 
çais. Une  première  cause  d'infériorité  pour  ceux-ci,  c'est 
leur  éparpillement  même.  Eu  France  il  n'existe  pas  moins 
de  69  ports  (sans  compter  le^  simples  ports  de  pêche  qui 
portent  le  total  à  417),  sur  lesquels  42  (sans  parler  de 
l'Algérie)  ont  les  honneurs  d'une  notice  spéciale  dans  le 
Tableau  général  du  commerce  et  de  la  navigation.  Qua- 
rante-deux ports  pour  lesquels  on  a  fait  des  travaux  con- 
sidérables, c'est  évidemment  trop  !  Il  eût  fallu  en  sacrifier 
les  trois  quarts  pour  concentrer  les  efforts  sur  les  huit 
ou  dix  ports  principaux  dont  on  aurait  fait  les  véritables 
centres  du  trafic  maritime  du  pays.  En  second  lieu,  un 
port  est  un  débouché,  et  cette  vérité  semble  avoir  été  un 
peu  oubliée  en  France.  On  ne  s'est  pas  suffisamment 
occupé  d'améliorer  les  voies  d'accès,  les  chemins  de  fer, 
surtout  les  voies  navigables,  sans  parler  des  routes  et 
des  canaux.  On  peut  ajouter  que  nos  ports  français 
sont,  dans  une  certaine  mesure,  victimes  de  la  politique, 
d'ailleurs  aisée  à  comprendre,  de  nos  compagnies  de 
chemins  de  fer,  qui  s'efforcent  de  conserver  les  marchan- 
dises sur  leur  réseau  le  plus  longtemps  qu'elles  peuvent. 
Les  courants  les  plus  longs  sont  naturellement  ceux 
qui  ont  Paris  pour  objectif  —  au  détriment  des  courants 
transversaux  —  et  il  n'y  a  pas  de  courants  organisés  vers 
les  ports  de  l'Atlantique,  pour  le  transport  avantageux 
des  marchandises. 

La  situation  difficile  dans  laquelle  se  trouvent  nos  ports 
s'explique  aussi  par  la  lenteur  avec  laquelle  progresse 
notre  marine  nationale.  Ceci  tient  à  des  causes  multiples 
qui  ne  peuvent  être  toutes  examinées  ici,  mais  il  importe 
au  moins  d'indiquer  les  principales. 

La  première  de  ces  causes  est  le  coût  élevé  des  navires. 

Il  est  indispensable  pour  le  progrès  du  commerce  par 
mer  d'avoir  un  instrument  à  bon  marché  ou  tout  au  moins 
pas  trop  dispendieux. 


PORTS  DE  FRANCE  ET    d'aLLBMAONE.  23g 

Or,  le  navire  construit  dans  un  chantier  français,  et  cela 
pour  des  raisons  qui  tiennent  à  notre  vie  économique  tout 
entière,  est  plus  coûteux  que  le  navire  construit  en  Angle- 
terre ou  en  Allemagne. 

Sans  doute  nous  avons  pu  acheter  des  navires  à  l'étran- 
ger, mais  l'expérience  a  démontré  que  l'armateur  français 
est  toujours  dans  une  certaine  dépendance  vis-à-vis  des 
chantiers  français,  et  c'est  là  une  infériorité  incontestable. 

Eîn  second  lieu,  les  compagnies  de  navigation  françaises 
ne  sont  pas  suflSsamraent  puissantes. 

Les  capitaux  en  France  sont  timides,  les  entreprises  de 
navigation  ne  les  tentent  pas  ;  nos  capitalistes,  nos  tran- 
quilles bourgeois,  qui  ont  sans  doute  de  sérieuses  qua- 
lités auxquelles  il  faut  rendre  hommage,  comprennent  mal 
l'évolution  économique  contemporaine,  et  l'importance 
croissante  du  trafic  maritime. 

Nous  n'avons  pas  trouvé  en  France,  depuis  quelques 
années,  assez  d'argent  pour  l'industrie  des  armements. 
L'industrie  des  transports  maritimes  est  une  de  celles  qui 
permettent  le  mieux  de  constater  que  les  Français  ne  sont 
pas  assez  entreprenants.  Leur  idéal,  c'est  d'être  «  rentiers  » . 
Il  faut  bien  dire  qu'ils  n'ont  pas  été  encouragés  à  se  porter 
du  côté  des  entreprises  maritimes  par  les  pouvoirs  publics, 
mais  c'est  là  un  sujet  sur  lequel  je  ne  puis  insister  ici.  Je 
me  contenterai  de  dire  que  notre  marine  n'a  pas  été 
soutenue  comme  il  l'eût  fallu  par  le  gouvernement,  lequel, 
absorbé  par  toutes  sortes  de  préoccupations,  et  trop  gêné 
par  la  difficulté  d'équilibrer  les  budgets,  n'a  pas  accordé 
a  notre  trafic  par  mer  l'appui  dont  celui-ci  avait  besoin. 

Les  libéralités  mêmes  dont  la  marine  a  profité,  ont  été 
dispensées  sans  vue  d'ensemble,  sans  plan  nettement  arrêté 
et  poursuivi  avec  la  continuité  désirable.  L'absence  d'esprit 
de  suite,  ici  comme  ailleurs,  a  été  très  préjudiciable  à 
la  France.  Et  puis  notre  législation  est  très  défectueuse. 
Elle  soumet  à  des  conditions  très  lourdes  la  compo- 
sition du  personnel.  Ainsi  l'équipage  doit  être   composé 


240  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

pour  les  3/4  de  marins  français  !  Au  point  de  vue  de  leur 
entretien  et  de  leur  nourriture,  il  est  démontré  que  nos 
armateurs  sont  plus  lourdement  chargés  que  les  arma- 
teurs étrangers.  La  différence  avec  l'Angleterre  n'est 
pas  inférieure  à  12  7© • 

Il  est  enfin  une  cause  plus  grave  encore  que  les 
précédentes  et  qui  mérite  une  étude  spéciale  :  c'est  la 
question  du  fret. 

Nous  manquons  en  France  de  fret  et  spécialement  de 
fret  lourd,  de  matières  pondéreuses.  Sans  doute,  notre 
industrie  et  notre  exportation  de  produits  fabriqués  ont 
fait  des  progrès  et  il  est  sorti  depuis  dix  ans  par  nos  ports 
plus  de  marchandises  françaises  que  pendant  la  période 
décennale  précédente. 

Cet  accroissement  n*a  guère  profité  à  la  France.  Ce 
sont  des  compagnies  étrangères  qui  en  ont  recueilli  la 
plus  forte  partie.  Il  faut  bien  dire  que,  sous  ce  rapport, 
notre  situation  géographique  est  moins  favorable  qu'on  ne 
le  croit  en  général.  La  France  se  trouve  en  lisière  sur  la 
partie  du  continent  la  plus  avancée  vers  l'Océan,  c'est- 
à-dire  que  beaucoup  de  nos  marchandises  forment  un  fret 
complémentaire  pour  des  navires  anglais  et  allemands  qui 
viennent  en  passant  les  chercher  dans  nos  ports.  Ces  mar- 
chandises sont  transportées  par  eux  à  Anvers,  à  Rotter- 
dam, à  Brème,  à  Hambourg,  surtout  à  Londres,  où  elles 
alimentent  ce  vaste  entrepôt  toujours  le  plus  important 
du  monde. 

A  elle  seule  la  marine  anglaise  nous  enlève  pour  200 
millions  de  francs  de  marchandises  destinées  à  d'autres 
pays.  On  comprend  dans  ces  conditions  que  le  pavillon 
français  à  Hambourg  représente  à  peine  2  7©  de  la  navi- 
gation totale  de  ce  port.  Dans  les  ports  de  la  Baltique  : 
Stettin,  Danzig,  Kônigsberg,  Riga,  la  proportion  est 
moindre  encore. 

C'est  également  par  des  navires  étrangers  que  se  font 
en  France  la  plus  grande  partie  des  importations  que  nous 


PORTS  DE  FRAJ^CE  ET  D  ALLEMAGNE.  24 1 

recevons  de  l'étranger.  26  7o  seulement  des  objets  que 
nous  achetons  sur  les  marchés  d'outre-mer  nous  arrivent 
par  des  navires  battant  pavillon  français. 

Si  sérieuse  que  soit  cependant  pour  nous  la  difficulté 
d'établir  un  marché  de  fret,  elle  n'est  pas  insurmontable. 

Le  mouvement  maritime  ne  se  borne  pas  en  effet  aux 
importations  et  exportations.  Le  commerce  de  transit '^om^ 
un  rôle  chaque  jour  plus  important. 

11  y  a  une  foule  de  marchandises  qui  n'atteignent  le 
consommateur  qu'après  avoir  subi  une  série  de  prépara- 
tions, de  mélanges,  de  triturations  de  toutes  sortes.  Or  ces 
opérations  ne  se  font  pas  ordinairement  dans  le  pays 
d'origine.  Les  produits  sont  généralement  expédiés  à  des 
commissionnaires  de  gros  installés  dans  les  ports,  qui 
approprient  la  marchandise  aux  goûts  et  aux  besoins  de 
leurs  clients.  Il  s'ensuit  que  les  chargements  ont  besoin 
d'être  groupés.  C'est  ainsi  qu'il  y  a  des  ports  où  se  con- 
centrent les  arrivages  de  vin,  de  café,  de  caoutchouc. 
Nous  ne  nous  sommes  pas  assez  occupés  de  ces  groupe- 
ments. Et  la  France  était  cependant  bien  située  pour  servir 
de  place  d'échange  et  de  distribution  ! 

Les  inconvénients  que  nous  avons  précédemment  signa- 
lés au  point  de  vue  de  sa  situation  géographique  pour  le 
commerce  d'importation  ou  d'exportation  directes,  se  chan- 
gent en  avantages  quand  il  s'agit  du  transit. 

C'est  ici  surtout  qu'intervient  la  considération  des  ports 
francs. 

L'entrepôt  fictif  ou  l'admission  temporaire,  s'ils  sont 
utiles  pour  l'industrie  elle-même,  ne  servent  pas  à  grand'- 
chose  au  point  de  vue  du  tra^isit,  et  l'absence  de  port  franc 
dans  notre  pays  oblige  les  navires  à  se  détourner  de  leur 
direction  naturelle  :  ils  vont  plus  loin,  à  Hambourg,  par 
exemple,  où  ils  trouvent  toutes  les  facilités  que  ne  peuvent 
leur  donner  les  ports  français.  C'est  ainsi  que  nous  payons 
à  l'Allemagne  chaque  année  des  commissions  considé^^ables. 

Une  quantité  de  vins  français  destinés  à  tous  les  pays 

III*  SËRIE.  T.  X.  16 


243  RBYUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

du  monde  y  sont  transportés  pour  y  subir  des  coupages, 
des  mélanges  et  être  l'objet  de  manipulations  de  toute  sorte. 
De  même  les  tourteaux  oléagineux  des  usines  de  Mar- 
seille vont  à  Hambourg  où  l'on  en  extrait,  avec  des  pétroles 
détaxés,  les  huiles  résiduelles.  Ce  sont  là  des  constata- 
tions d'autant  plus  affigeantes  pour  nous  que  nous  étions 
parfaitement  placés  pour  être  un  grand  magasin,  un 
terrain  d'échange  et  de  transit. 

Je  me  plais  à  penser,  que  dans  cette  esquisse  déjà  trop 
longue  et  cependant  bien  incomplète,  j'ai  indiqué  les  prin- 
cipales raisons  qui  expliquent  la  lenteur  avec  laquelle  se 
développent  nos  ports  nationaux.  J'espère  surtout  avoir 
provoqué  dans  vos  esprits  quelques  réflexions  utiles  et 
préparé  une  discussion  dont  je  serai  heureux  de  faire  mon 
profit. 

G.  Blondel. 


NOTE  COMPLÉMENTAIRE 


Il  serait  contradictoire  de  vouloir  à  la  fois  continuer 
cette  enquête  et  tirer  déjà  des  conclusions.  Aussi  n'est-il 
pas  question  de  conclure,  mais  de  totaliser  les  résultats 
acquis,  de  les  grouper  pour  les  saisir  d'ensemble.  C'est 
une  tâche  délicate,  à  laquelle  il  faut  se  résoudre  pourtant, 
en  vue  de  la  suite  de  l'enquête. 

Ce  qui  fait  la  fécondité  de  la  méthode  d'observation, 
c'est  la  comparaison  des  données  :  l'observation  n'est 
qu'un  moyen  au  regard  de  la  comparaison  qui  est  elle- 
même  un  moyen  au  regard  d'un  but  ultérieur,  qui  est  la 
science.  La  comparaison  révèle  des  ressemblances,  des 
différences  :  il  faut  expliquer  les  unes  et  les  autres  ;  il  faut 
aussi  classer  les  faits  observés,  discerner  et  enchaîner  les 
causes  et  les  effets.  C'est  ainsi  que  se  sont  constituées  les 
sciences  naturelles,  c'est  ainsi  que  doivent  se  constituer 
les  sciences  sociales. 

Après  qu  elle  a  fourni  les  données  comparables,  le  rôle 
de  l'observation  n'est  pas  terminé  :  les  observations  ini- 
tiales en  appellent  d'autres,  les  observations  vérificatrices, 
qui  serviront  de  contrôle  aux  inductions  de  l'esprit. 

Dans  Tordre  d'idées  qui  est  nôtre,  la  vérification 
importe  doublement.  Elle  nous  doimera  la  connaissance 
sûre  des  conditions  de  la  prospérité  des  ports  :  c'est  le 
point  de  vue  de  la  théorie.  Au  point  de  vue  pratique,  elle 
fixera  positivement  et  négativement  la  politique  maritime, 
indiquera  ce  qu'il  faut  faire  et  ce  qu'il  ne  faut  pas  faire. 

Précisément  nous  sommes  arrivés  à  ce  moment  de  l'en- 
quête où  déjcà  des  observations  très  suggestives  ont  été 
recueillies  :  elles  fournissent  des  données  à  rapprocher, 
elles  permettent  d'émettre  des  vues  critiques  et  de 
marquer  les  points  dont  la  vérification  est  à  rechercher. 

Il  y  a  port  et  port.  C'est  une  vérité  qui  se  trouve  dès 


r 


244  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

l'abord  mise  en  lumière.  S'il  est  trop  tôt  pour  tirer  de 
l'enquête  une  classification  générale  des  ports  de  com- 
merce, il  n'est  pas  trop  tôt  pour  constater  Timportance 
primordiale  de  l'hinterland  (i). 

On  peut  aussi  se  rendre  compte  expérimentalement  des 
principes  divers  sur  lesquels  on  pourrait  fonder  les  classi- 
fications :  d'après  la  position  géographique  du  port,  d'après 
sa  fonction  distributive  propre,  d'après  les  conditions 
dans  lesquelles  il  a  été  ouvert  au  trafic. 

On  aurait  ainsi  la  division  géographique  et  la  division 
économique  (2).  Au  point  de  vue  de  la  participation  à  la 
vie  économique  nationale,  les  ports  de  pénétration  comme 
Hambourg  et  Anvers  sont  évidemment  les  plus  intéressants. 

Une  mention  est  due  ici  à  la  division  qu'a  établie 
M.  de  Rousiers  d après  ses  observations  pei^sonneUes ,  et, 
semble-t-il,  en  particulier  d'après  les  avatars  de  la  fonction 
économique  de  Hambourg  (3).  Comme  on  le  verra,  cette 
classification  des  ports  se  trouve  rattachée  à  celle  de  leurs 
fonctions.  Le  port  moderne,  selon  cette  classification,  est 
au  service  de  son  arrière-pays,  tandis  que  le  port  de  jadis 
en  est  isolé. 

Les  travaux  rétrospectifs  qui  font  partie  de  cette  publi- 
cation ne  confirmeraient  pas  cette  manière  de  voir,  si, 
contrairement  aux  institutions  de  l'auteur,  on  voulait  y 
découvrir  un  système  historique.  Ce  que  M.  de  Rousiers 
a  voulu  dire,  c'est  simplement  que  le  commerce  de  mer 
était  autrefois  plus  séparé  qu'aujourd'hui  du  commerce 
de  terre. 


(1)  L'hinlerlarid  ou  l'arrière-pays  du  port  csl  la  portion  de  territoire  que 
le  port  dessert.  Son  étendue  n'est  déterminée  ni  par  la  géographie,  ni  par  le 
droit  des  gens  :  elle  n'est  pas  fixe,  elle  dépend  des  moyens  de  communiea- 
tion  naturels  ou  artificiels.  La  création  d'une  voie  ferrée  peut  l'étendre,  tout 
comme  un  tarif  trop  élevé  des  prix  de  transport  par  rail  peut  la  restreindre. 

(i)  11  est  plus  malaisé  de  qualifier  la  division  des  ports  selon  les  circon* 
stances  qui  ont  accompagné  leur  ouverture  au  commerce.  Pourtant  l'oppo- 
sition entre  la  création  de  Barry  et  la  découverte  de  Beira  est  flagrante. 

(3)  Voir  Revue  économique  internationale,  décembre  1904,  et  Répoemb 
SOCIALE,  1"  et  16  septembre  1905. 


NOTE    COMPLÉMENTAIRE.  245 

Comme  j'entretenais  de  la  question  un  membre  autorisé 
de  la  Société  scientifique  et  qui  a  été  président  de  la 
section  de  géographie,  M.  Jules  Leclercq  me  signala  une 
étude  présentée  par  lui  à  l'Académie  royale  de  Belgique 
sur  Le  plus  ancien  entrepôt  de  commei^ce  (i).  Elle  a  pour 
objet  le  port  méridional  de  Ceylan,  connu  sous  le  nom  de 
Pointe  de  Galle.  Cette  ville,  une  des  plus  vieilles  du 
monde,  paraît  être  la  Kalah  des  Arabes,  la  Tarsis  orien- 
tale des  Phéniciens.  C'était  un  entrepôt,  le  trait  d'union 
entre  l'Occident  et  l'Orient,  comme  le  dit  M.  Leclercq, 
mais  on  y  venait  chercher  aussi  les  produits  du  pays,  tels 
l'ivoire,  une  des  principales  productions  de  Ceylan,  les 
paons  et  les  singes  qui  y  abondèrent  de  tout  temps. 

Les  conditions  modernes  de  l'échange,  c'est  bien  évident, 
donnent  à  la  fonction  régionale  du  port  une  prépondérance 
qu'elle  ne  pouvait  avoir  jadis.  C'est  le  fait  très  important 
que  la  classification  de  M.  de  Rousiers  met  en  lumière  : 
ainsi  comprise,  elle  est  un  outil  scientifique  très  précieux 
qu'il  est  permis  de  comparer  aux  classifications  dont 
l'emploi  a  été  si  utile  à  ceux  qui  ont  fondé  les  sciences 
naturelles. 

Il  sera  intéressant  de  vérifier  par  les  travaux  futurs  si 
l'évolution,  loi  de  la  société  économique,  à  ce  qu'il  semble, 
est  aussi  la  loi  que  subit  la  fonction  du  port.  Il  y  aura  là, 
à  propos  d'une  fonction  économique  bien  déterminée,  un 
contrôle  précieux  de  la  théorie  de  l'évolution  dans  son 
application  à  la  vie  sociale. 

Nous  voici  seulement  au  seuil  de  l'enquête  qui  est  le 
sujet  de  cette  note,  enquête  sur  l'enquête.  Essayons  de 
grouper  les  enseignements  qu'on  en  peut  tirer,  sinon  à 
titre  de  conclusions  vérifiées,  au  moins  à  titre  d'hypothèses. 

Pour  l'économiste,  le  port  est  une  richesse  à  la  formation 
de  laquelle  concourent  diversement  selon  les  circonstances 


(l)  Voir  Bulletins  n^  l'Académib  royale  de  Belgique,  3*  série,  t.  XXXVlIt 
î"»  partie,  n»  1,  pp.  58-64.  1899. 


i 


246  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

la  nature,  les  hommes,  le  capital  (au  sens  exact  de  la 
langue  économique). 

Sans  doute,  cette  inégale  participation  des  éléntients 
indiqués  à  la  formation  du  port  est  en  relation  avec  le 
développement  économique  général.  Le  capital  n'y  pouvait 
jouer  jadis  le  rôle  dont  il  est  aujourd'hui  capable,  qu'il 
s'agisse  d'approfondir  et  d'outiller  le  port,  d'établir  les 
voies  ferrées  de  l'hinterland,  etc.  Cependant  le  rôle  de  la 
nature  ne  passe  pas  forcément  au  second  plan  dans  les 
ports  d'aujourd'hui.  Voyez  Beira  et  la  description  que 
nous  en  donne  M.  Morisseaux. 

Le  port  de  commerce  est  une  richesse  productive  :  qu'il 
appartienne  à  l'État,  à  une  municipalité,  à  une  corpora- 
tion, à  une  compagnie,  il  a  ce  caractère,  plus  aisément 
saisissable,  il  est  vrai,  si  l'exploitation  du  port  est  une 
entreprise  privée  représentée  par  des  titres  négociables. 
Le  fait  que  le  port  a  une  valeur  est  alors  mis  dans  une 
plus  vive  lumière. 

Valeur  échangeable,  le  port  doit  répondre  à  quelque 
besoin  des  hommes,  constituer  l'apport  d'une  utilité  dans 
les  relations  économiques.  La  fonction  aide  à  comprendre 
l'organe. 

Le  port  est  un  organe  de  distribution  des  biens  suscep- 
tibles à  la  fois  d'être  échangés  et  déplacés.  Il  est  le  point 
de  contact,  le  carrefour,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  des  routes 
de  terre  et  des  routes  de  mer. 

Partant  de  là,  notre  distingué  collaborateur  M.  de 
Rousiers  a  établi  cette  classification  des  fonctions  des  ports 
d'aujourd'hui  :  «  Un  grand  port  moderne  remplit  trois 
fonctions  bien  distinctes  et  dont  chacune  est  liée  à  on 
ordre  de  phénomènes  différents.  Par  sa  fonction  régionale^ 
il  est  lié  aux  forces  productives  et  à  la  puissance  de 
consommation  de  son  arrière-pays.  Par  sa  fonction 
industrielle,  il  est  lié  à  l'esprit  d'entreprise  de  ses  habi- 
tants et  aux  facilités  de  distribution  tant  terrestres  que 
maritimes  dont  il  jouit.  Par  sa  fonction  commerciale^ 


NOTE   COMPLÉMENTAIRE.  247 

il  dépend  surtout  des  avantages  de  sa  situation  géogra- 
phique maritime  et  de  l'organisation  de  son  marché  local.  » 

Cette  classification  des  modalités  de  la  fonction  du  port 
répond  à  un  but  bien  déterminé  :  trouver  la  raison  pour 
laquelle  une  marchandise  vient  dans  un  port  ou  en  part. 
C'est  ce  que  les  statistiques  douanières  ne  permettent  pas 
de  voir  d'emblée.  Les  classifications  de  la  douane, 
justifiées  au  point  de  vue  administratif  et  fiscal  qui  est 
le  leur,  font  souvent  le  désespoir  des  économistes.  La 
distinction  que  fait  M.  de  Rousiers  leur  sera  au  contraire 
d'un  grand  secours. 

Mais,  à  la  prendre  pour  point  de  départ,  on  s'aperçoit 
que  la  fonction  du  port  dépasse  les  manipulations  accom- 
plies dans  la  rade  et  les  bassins  et  sur  les  quais.  C'est 
évident  pour  la  fonction  industrielle. 

On  est  ainsi  amené  à  embrasser  dans  l'étude  de  la  fonc- 
tion du  port  une  série  de  manifestations  caractéristiques 
de  l'activité  économique. 

Le  port  d'Anvers,  pour  prendre  cet  exemple,  est  l'orga- 
nisme complexe  qui  distribue  chaque  année  dans  le  pays 
et  au  delà  de  nos  frontières  continentales,  et  qui  expédie 
par  la  voie  de  la  mer  des  millions  de  tonnes  de  marchan- 
dises (i). 

Dans  cette  activité  la  place  d'Anvers  a  une  part  impor- 
tante, par  ses  commerçants,  ses  exportateurs,  ses  agents 
maritimes,  ses  établissements  de  banque  et  d'assurance. 

Faire  abstraction  de  tout  cela,  c'est  s'interdire  la  con- 
naissance complète  et  vraie  de  la  fonction  du  port  au 
regard  de  la  vie  nationale. 

En  s'aidant  des  travaux  qui  forment  cette  première  con- 
tribution à  l'enquête  entreprise  par  la  Société  scientifique, 
on  pourrait  établir  —  provisoirement  —  un  classement 
plus  complet. 

Ce  classement  serait  rattaché  à  une  idée  générale,  qui 

(i)  Pour  1934  les  statistiques  officielles  évaluent  à  près  de  2  milliards  de 
fraacs  les  marchandises  débarquées  à  Anvers,  k  1 800  000  000  francs  ceâles 
qui  y  ont  été  embarquées. 


248  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

pourrait  être  celle-ci  :  la  fonction  des  ports  est  distributive 
—  elle  est  le  fait  de  tous  les  ports  de  connnerce  —  elle 
est  fondamentalement  une. 

La  classification  consistera  à  noter  les  diverses  modalités 
de  l'activité  économique  dans  la  réalisation  de  cette  fonc- 
tion. 

On  aura  ainsi  : 

Le  port  centre  de  manipulations-transbordements  :  cet 
aspect  de  la  fonction  distributive  du  port  a  été  appelé  par 
MM.  Dubois  et  Theunissen  la  fonction  transitaire. 

Le  port  centre  ou  siège  d'industrie  ; 

Le  port  centre  d'opérations  commerciales  ; 

Le  port  centre  d'armement  et  d'affrètement  ; 

Le  port  siège  d'opérations  et  d'institutions  financières. 

Tous  les  ports  n'ont  pas  cette  organisation  complexe. 
Anvers  n'a  pas  d'armement.  Par  contre,  c'est  un  centre 
important  d'affrètements. 

Il  n'est  peut-être  pas  superflu  de  noter  que  les  classi- 
fications de  MM.  Dubois  et  Theunissen  (fonction  transitaire 
du  port  et  fonction  commerciale  de  la  place)  et  de  M.  de 
Rousiers  ne  coïncident  pas.  La  fonction  régionale  de 
M.  de  Rousiers  n'est  pas  la  fonction  transitaire  de 
M.  Dubois.  La  fonction  commerciale  de  M.  de  Rousiers 
n'est  pas  la  fonction  de  la  place  commerciale  définie  par 
M.  Dubois. 

Montrons-le  par  un  exemple. 

C'est  à  la  fonction  de  place  commerciale  que  se  rat- 
tachent les  importations  de  blé  à  Anvers  :  pour  la  grande 
part  ce  blé  est  consommé  par  la  population  belge.  Cette 
importation  se  rattache  donc  principalement  à  la  fonction 
régionale,  au  sens  de  la  classification  établie  par 
M.  de  Rousiers. 

Autre  exemple. 

La  fonction  transitaire  pourra  consister  à  transporter 
d'un  cargo  sur  un  autre  des  marchandises  venant  d'outre- 
mer et  destinées  à  un  port  de  la  mer  du  Nord  ou  de  la 
Baltique.  Or,  il  s'agit  bien  évidemment  ici  de  la  fonction 


NOTE   COMPLÉMENTAIRE.  249 

-  commerciale  »»  au  sens  donné  à  cette  expression  par 
M.  de  Rousiers. 

L'interdépendance  des  fonctions  du  port  a  été  mise  en 
lumière,  pour  Liverpool,  par  la  monographie  de  M.  de 
Rousiers.  La  môme  démonstration  a  été  faite  avec  plus 
d  abondance,  à  propos  d'Anvers,  par  MM.  Dubois  et  Theu- 
nissen. 

Ce  point  est  indiqué  aussi  par  M.  Laporte  à  propos  de 
Barry  qui  doit  fixer  particulièrement  l'attention  au  point 
de  vue  de  la  méthode. 

Le  Play  étudia  les  sociétés  d'après  les  procédés  qu'il 
avait  employés  pour  l'étude  des  métaux,  c'est-à-dire  la 
recherche,  l'isolement  des  corps  simples.  Il  trouva  dans 
la  famille  l'unité  sociale  élémentaire.  C'est  la  même 
méthode  qu  il  s'agit  d'appliquer  à  l'étude  du  développe- 
ment économique  de  notre  temps  et  de  nos  contrées.  Il  a 
paru  que  ce  développement  n'était  nulle  part  plus  saisis- 
sable  que  dans  l'organe  principal  des  échanges  entre 
nations  :  le  port.  Il  est  vrai  que  le  port  est  souvent  un 
organe  malaisé  à  tenir  pour  élémentaire.  Un  port  qu'on 
peut  voir  naître  sera  donc  particulièrement  instructif 
à  considérer,  du  moins  au  début  de  l'enquête.  S'il  se 
trouve  que  la  fonction  de  ce  port  est  d'abord  simple  elle- 
même,  on  aura  isolé  le  corps  élémentaire  à  étudier. 

Le  port  de  Barry  est  de  création  récente  :  il  ne  date 
que  de  1889. 

Sa  fonction  distributive  est  aussi  simple  qu'on  peut  le 
souhaiter.  11  reçoit  des  mines  du  pays  de  Galles,  par  la 
voie  ferrée,  le  charbon  de  soute  que  de  nombreux  navires, 
arrivés  sur  lest,  viennent  y  charger. 

Cette  fonction  s'est  développée  avec  une  extrême  rapi- 
dité. Après  quinze  années  d'existence  les  exportations  de 
Barry  ont  dépassé  en  1904  les  neuf  millions  de  tonnes, 
alors  qu'il  n'a  été  exporté  d'Anvers  par  mer,  pendant  la 
même  année,  que  cinq  millions  de  tonnes  de  marchandises. 

Pourquoi  ?  La  monographie  de  M.  Laporte  l'explique 
très  clairement.  Nous  voyons  la  fonction  du  port  s'exercer 


250  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

SOUS  nos  yeux.  Chaque  tonne  de  charbon  exportée  par  Barry 
représente  un  bénéfice  au  moins  relatif,  un  bénéfice  par 
rapport  à  l'exportation  qui  se  serait  faite  par  Cardiff  où 
la  rapidité  des  transbordements  n'était  pas  réalisée,  une 
économie  de  temps,  d'autant  plus  appréciable  que  la  célé- 
rité est  la  condition  du  rendement  des  grands  navires 
modernes. 

Il  se  fait  que  les  exportations  de  Cardifi^ n'ont  pas  dimi- 
nué, malgré  l'ouverture  du  port  de  Barr3\  Celle-ci  a  donné 
lieu  à  un  considérable  accroissement  de  l'extraction  de  la 
houille  dans  la  région  desservie  par  Barry. 

Il  sera  intéressant  de  constater  par  la  suite  —  dans  un 
quart  de  siècle,  par  exemple  —  ce  que  Barry  sera  devenu. 

On  peut  presque  le  prédire  en  voyant  ce  qui  se  passe 
déjà.  La  fonction  de  Barry  tend  à  se  développer,  à  se 
compliquer.  L'on  voit  naître,  puis  croître  peu  à  peu  les 
importations.  Au  lieu  d'arriver  à  Barry  sur  lest,  les 
navires,  certains  navires  y  apportent  des  produits  qui 
trouvent  *leur  utilisation  sur  place,  à  Barry  même,  ou  dans 
la  région  minière  ;  ils  fournissent  du  fret  aux  wagons  qui 
ont  conduit  le  charbon  jusqu'au  port  et  s'en  retournent... 

C'est  ainsi  que  les  statistiques  ont  enregistré  en  1904 
l'entrée  à  Barry  de  3oo  000  tonnes  de  bois  de  mine  et  de 
100  000  tonnes  d'autres  marchandises  :  bois  de  charpente, 
matériaux  de  construction,  denrées  alimentaires,  etc. 

L'interdépendance  des  modes  d'activité  du  port  est  une 
des  constatations  auxquelles  donnent  lieu  les  premiers 
travaux  de  l'enquête.  Le  fret  appelle  le  fret. 

Prenons  Anvers. 

Les  besoins  régionaux  déterminent  des  importations 
considérables  de  denrées  alimentaires  et  de  matières  pre- 
mières :  de  là  appel  de  fret  de  retour. 

Qu'il  faille  du  fret  de  retour  aux  navires  entrés  à  Anvers, 
c'est  si  évident  que  des  services  réguliers  vers  les  pays 
d'outre-mer  sont  organisés  à  Anvers,  grâce  aux  navires 
irréguliers  qui  y  viennent  en  grand  nombre.  Le  port  d'An- 
vers est  pourvu  abondamment  de  fret  de  retour,  de  firet 


NOTE   COMPLÉMENTAIRE.  25  1 

lourd  notamment,  de  fret  encombrant  aussi.  Dès  lors,  les 
tramps  y  viennent  de  préférence  et  notre  pays  se  trouve 
pourvu  abondamment  et  môme  surabondamment  de  den- 
rées alimentaires  d'importation. 

Tout  cela  fait  le  marché  d'Anvers,  et  contribue  à  la 
prospérité  de  la  place. 

Voici  qu'on  s'y  intéresse  aux  entreprises  d'outre-mer  : 
cultures,  établissement  de  voies  ferrées,  etc.  Le  mouvement 
des  capitaux  suit  celui  des  denrées. 

Il  faut  payer  les  intérêts  des  capitaux  engagés  de  la 
sorte  :  il  en  résulte  un  nouvel  élan  pour  les  importations 
à  Anvers  des  denrées  produites  par  les  pays  débiteurs. 

On  pourrait  continuer  ce  travail  d'analyse,  souligner, 
par  exemple,  l'intérêt  pratique  qu'il  y  a  à  ce  que  le  transit 
par  Anvers  ne  diminue  pas  :  par  lui  la  force  centripète  de 
la  place  est  accrue.  Et  nous  ne  parlons  ni  des  industries 
du  port,  ni  des  institutions  financières  :  les  unes  et  les 
autres  sont  successivement  effet  et  cause.  Elles  ont  été 
créées  à  la  suite  du  développement  du  trafic  anversois, 
puis  sont  devenues  à  leur  tour  un  élément  nouveau  et 
causal  de  l'activité  des  affaires,  auxquelles  les  fabricats 
fournissent  matière  à  nouvelles  transactions  et  que  les 
institutions  financières  facilitent  et  développent. 

L'intérêt  de  ces  constatations  est  double. 

Elles  mettent  en  lumière  l'unité  fondamentale  de  la 
fonction  du  port.  Elles  sont  aussi  d'une  évidente  impor- 
tance pratique,  aiusi  que  l'ont  montré,  pour  Anvers, 
MM.  Dubois  et  Theunissen. 

On  a  dit  que  la  fonction  crée  l'organe.  A  la  vérité,  il  y 
a  une  corrélation  nécessaire  entre  l'organe  et  la  fonction. 
Les  êtres  primitifs  ont  des  fonctions  rudimentaires  qu'ac- 
complissent des  organes  rudimentaires  aussi.  La  fonction 
à  la  longue  transforme  et  parfait  l'organe  qui  se  prête  dès 
lors  pleinement  et  parfaitement  à  sa  fonction. 

Ces  vérités  physiologiques  sont-elles  aussi  des  vérités 
sociologiques  —  et  dans  le  cas  qui  nous  occupe  —  éco- 
nomiques ? 


252  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

C'est  le  port  qui  fait  la  navigation,  nous  a  dit  un  des 
rapporteurs.  Ceci  ne  signiâe  pas  seulement  que  le  port  est 
la  condition  de  la  navigation,  ce  serait  presque  un  truisme  ; 
il  faut  entendre  que  le  port  appelle  la  navigation.  Se 
trouve-t-il  une  clientèle  pour  tirer  parti  des  marchandises 
débarquées  dans  le  port  et  fournir  du  fret  de  retour,  la 
navigation  est  bien  près  de  se  développer  :  les  organes 
complémentaires  du  port  naîtront  sans  doute,  les  voies  et 
moyens  de  communication  se  créeront,  par  l'ouverture  de 
routes  vers  Thinterland,  par  l'armement  local  qui  vaudra 
au  port  une  zone  d'expansion  maritime. 

Celle-ci  —  la  zone  d'expansion  maritime  —  est  plus 
extensible  que  celui-là  —  l'hinterland.  Mais  la  clientèle 
de  Thinterland  est  plus  assurée. 

L'hinterland  est  mouvant,  au  surplus.  Le  port  d'Anvers 
qui  a  vu  grandir  le  sien  pourrait  le  voir  se  rétrécir  un  jour. 

La  domination  d'une  zone  commerciale  intérieure 
étendue  fait  défaut  aux  ports  français.  Ils  se  concurrencent 
à  leur  détriment.  Leur  développement  est  entravé. 

Les  ports  allemands  sont  mieux  partagés.  Si  Ton 
remarque  que  les  besoins  alimentaires  et  industriels  des 
habitants  de  Thinterland  sont  un  élément  essentiel  de  la 
prospérité  des  ports  modernes,  on  ne  peut  pas  ne  pas 
prendre  en  considération  la  faible  natalité  française 
et  l'accroissement  énorme  de  la  population  de  l'Empire 
allemand  depuis  un  tiers  de  siècle. 

L'on  touche  ainsi  aux  causes  morales  des  phénomènes 
économiques,  et  notre  enquête  rejoint  celle  de  Le  Play  : 
les  vertus  familiales  qui  font  les  peuples  heureux  sont,  en 
fin  de  compte,  un  des  éléments  de  la  prospérité  des  ports. 

Nous  voici  presque  au  terme  de  ces  réflexions.  Il  reste  à  se 
demander  quelle  est,  d'après  les  données  enregistrées,  la  loi 
de  l'activité  du  port,  ou  plus  simplement,  quel  est  le  but 
au  regard  duquel  sa  fonction  n'est  elle-même  qu'un  moyen. 

Cherchons  les  formules  les  plus  simples,  les  plus  fami- 
lières. Le  transport  des  marchandises  à  bon  marché,  la 
réduction  du  fret  (du  coût  de  transport),  voilà  ce  but. 


NOTE   COMPLÉMENTAIRE.  253 

C'est  le  but  en  tous  cas  :  que  la  fonction  du  port  soit 
purement  transitaire  ou  que  la  place  commerciale  inter- 
vienne, achète  les  marchandises  pour  les  revendre;  que 
l'acheteur  soit  un  consommateur  de  Thinterland  ou  un 
commerçant  de  la  place. 

De  fait,  la  recherche  du  bon  marché  du  fret  explique 
tout  :  les  combinaisons  des  frets  lourds  et  des  frets  encom- 
brants, des  frets  d'aller  et  de  retour,  les  grandes  dimen- 
sions des  navires  d'aujourd'hui,  la  préférence  donnée  aux 
ports  de  pénétration,  la  nécessité  des  mouillages  faciles  et 
profonds,  les  engins  perfectionnés  qui  servent  aux  trans- 
bordements. 

L'importance  du  bon  marché  du  fret  paraît  bien  être  la 
clef  des  problèmes  que  les  rapporteurs  ont  rencontrés  en 
chemin,  comme  la  fortune  foudroyante  de  Barry,  l'avenir 
de  Beira,  l'absence  d'armement  à  Anvers,  la  lenteur  avec 
laquelle  les  ports  français  voient  se  développer  le  trafic. 

Oeci  nous  amène  à  préciser  ce  qu'est,  en  définitive,  le 
bon  marché  du  fret  :  c'est  la  mise  en  action  de  la  loi  fon- 
damentale de  l'économie  politique  qu'on  a  appelée  la  loi 
du  moindre  effort.  Cette  loi  qui  domine  l'économie  de  la 
circulation  et  de  la  répartition  des  biens  comme  celle  de 
leur  production,  signifie  que  la  recherche  du  plus  grand 
effet  utile  pour  sa  peine  est  le  fait  de  l'homme  qui  poursuit 
la  satisfaction  des  besoins  matériels  selon  la  raison.  Elle 
n'est  que  la  raison  appliquée,  en  somme  (i). 

C'est  elle  qui  fait  qu'Anvers,  grâce  à  la  clientèle  que  lui 
vaut  sa  situation  géographique,  n'a  pas  eu  besoin  d'arme- 
ment :  l'affrètement  a  suflB. 

En  elle  se  résume  toute  la  courte  histoire  de  Barry,  pour 
reprendre  cet  exemple.  On  peut  dire  que  ce  port  a  été  créé 
pour  amener  dans  les  meilleures  conditions  de  prix  les 
charbons  de  Galles  (c'est-à-dire  un  fret  de  retour  recherché) 

(1)  Voir  l'introduction  à  mon  étude  sur  Le  Chèque  et  la  Compensation^ 
Kevi'e  des  Questions  scientifiques,  janvier  lOOi.  Tirés  à  part  chez  Falk  fils, 
Bruxelles. 


254  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

à  bord  des  navires  affrétés  par  les  grandes  maisons  d'ex- 
portation de  Londres  et  de  Cardiff. 

Ce  qui  fait  en  fin  de  compte  l'utilité  du  port,  ce  par  quoi 
il  contribue  au  développement  économique  du  pays,  c'est 
l'abondance  de  sa  fonction  dîstributive  qui  répand  les 
marchandises  utiles  dans  la  région  et  qui  assure  aux  pro- 
duits de  l'industrie  nationale  le  fret  d'expédition  à  bas 
prix.  Comme  on  nous  l'a  montré,  même  la  fonction  trans- 
itaire est  utile  en  ce  qu'elle  contribue  au  fonctionnement 
normal  de  l'organe,  en  ce  qu'elle  l'assouplit  en  quelque 
sorte  et  le  rend  plus  apte  à  son  rôle  essentiel. 

Ces  réflexions,  c'est  le  port  d'Anvers  qui  les  suggère.  Il 
est  un  organe  de  la  vie  économique  qui  ne  fonctionne 
point  par  le  seul  jeu  des  forces  naturelles  comme  celui  de 
Beira.  Si  l'on  s'est  suffisamment  familiarisé  avec  la  loi 
de  l'économie  de  l'effort,  on  rattachera  sans  hésiter  à* 
ridée  d'etfort  épargné  l'effort  énorme  qui  va  s'accomplir  à 
Anvers.  Car,  si  l'on  ne  se  résout  à  ménager  l'accès  du 
port  aux  grands  navires  modernes,  à  faciliter  l'entrée  et 
la  sortie  des  bassins,  bref,  à  mettre  le  port  en  état  de 
garder  sa  clientèle,  la  loi  de  l'économie  de  l'effort  menace 
très  sérieusement  de  la  lui  faire  perdre.  Tel  est  le  fait. 

L'insuffisance  actuelle  des  voies  d'accès  aux  bassins 
a  paru  manifeste  à  tous  ceux  d  entre  nous  qui  se  sont 
rendus  à  Anvers  le  23  avril.  Mais  aussi  la  visite  des  tra- 
vaux en  cours  d'exécution  les  a  frappéç  par  leur  ordon- 
nance et  leurs  proportions  grandioses.  Ils  s'en  sont  patrio- 
tiquement  réjouis. 

Nous  terminons  en  ne  concluant  pas.  Sans  doute  il 
n'est  pas  possible  de  présenter  toujours  le  raisonnement 
sous  la  forme  dubitative.  Et  les  constatations  soulignées 
dans  cette  note  ont  été  comparées,  réunies  par  des  consi- 
dérations affirmatives.  Mais  la  méthode  nous  impose  la 
prudence.  Certaines  constatations  sont  acquises.  Quant  aux 
réflexions,  tenons-les  pour  autant  d'hypothèses  à  vérifier. 

Edouard  Van  der  Smissen. 


LA  SOCIETE  SCIENTIFIQUE 
AUX  FÊTES  BU  CENTENAIRE  DE  LE  PLAY 


La  Société  scientifique  de  Bruxelles  a  rendu  dans  sa 
dernière  livraison  un  solennel  hommage  à  la  mémoire  de 
Frédéric  Le  Play  par  la  plume  autorisée  d'un  de  ses 
membres  les  plus  éminents,  M.  le  Ministre  d'État  Beernaert. 

Elle  a  voulu  aussi  s'associer  aux  fêtes  du  centenaire  de 
l'illustre  sociologue  :  le  Conseil  général  a  délégué  pour  y 
assister  M.  Beernaert,  président  et  M.  Van  der  Smissen, 
secrétaire  de  la  cinquième  section. 

Empêché  au  dernier  moment  de  se  rendre  à  Paris, 
M.  Van  der  Smissen  a  pu  du  moins  présenter  au  Congrès 
de  la  Société  d'Économie  sociale  un  mémoire  qui  sera 
publié  dans  le  Livre  d'Ch*  du  Centenaire.  Cette  communi- 
cation a  eu  pour  objet  l'application  de  la  méthode  des 
monographies  à  l'étude  de  la  fonction  économique  des 
ports  maritimes  et  l'enquête  de  la  Société  scientifique. 

A  la  demande  des  organisateurs  du  Congrès,  M.  Beer- 
naert, au  banquet  de  clôture,  a  pris  la  parole  au  nom  des 
adhérents  de  l'étranger  et  a  rappelé  les  services  inappré- 
ciables que  la  méthode  d'observation  a  rendus  à  la  réforme 
sociale. 

11  sera  agréable  à  nos  confrères  et  à  nos  lecteurs  de 
trouver  ici  le  texte  de  ce  remarquable  discours. 


«  11  est  des  renommées  qui  semblent  solidement  établies, 
mais  dont  l'éclat  éphémère  ne  résiste  pas  à  l'épreuve  du 
temps.  Quelques  années  suflSsent  pour  qu'autour  d'elles 
l'oubli  se  fasse.  Il  n'en  est  pas  ainsi,  ni  des  illustrations 
méritées,  ni  des  choses  vraiment  grandes.  Le  recul  des 
années  ne  fait  que  les  mettre  en  lumière,  et  tel  assurément 


256  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

est  le  cas  de  Le  Play.  Son  œuvre  apparaît  plus  vaste  et 
plus  saine  au  fur  et  à  mesure  que  les  faits  justifient  mieux 
l'excellence  de  sa  méthode  et  l'importance  sociale  des 
conséquences  qu'elle  peut  produire.  Déjà  il  est  entré  dans 
la  sereine  justice  de  l'histoire,  et  quelle  fôte  jubilaire  plus 
enviable  que  celle  qui  vient  de  lui  être  consacrée  ! 

ff  Voici  cinq  jours  que  Paris  —  Paris  !  —  consacre  à  la 
gloire  de  Le  Play.  Elle  a  été  célébrée  par  les  hommes  les 
plus  considérables  de  notre  temps,  en  un  long  cortège  de 
disciples  et  d'admirateurs,  et  l'on  peut  dire  que  Ton  a 
épuisé  pour  lui  toutes  les  formules  de  l'éloge.  Vous  avez 
voulu  cependant  qu'à  ce  banquet  se  fît  entendre  encore 
une  voix  étrangère,  et  c'est  du  délégué  de  la  Société  scien- 
tifique de  Bruxelles  que  vous  avez  bien  voulu  faire  choix. 
Je  vous  en  remercie  pour  elle  qui  appréciera  cet  honneur 
comme  il  convient.  Je  vous  en  remercie  aussi  pour  moi, 
bien  vivement,  puisque  vous  me  donnez  ainsi  l'occasion 
d'exprimer  et  mon  admiration  et  ma  reconnaissance  pour 
celui  que  vous  me  permettrez  d'appeler  «  le  plus  illustre 
des  hommes  de  bien  » . 

î»  Vous  avez  voulu,  Mesdames  et  Messieurs,  que  cette 
fête  ne  fût  pas  exclusivement  française  et  vous  avez  eu 
raison,  car  l'œuvre  de  votre  grand  compatriote  n'est  pas 
à  vous  seuls.  Elle  avait  en  vue  le  bien  de  tous  et  appar- 
tient au  monde.  Et  nous,  les  amis  du  dehors,  nous  saluons, 
nous  vénérons  la  mémoire  de  Le  Play,  non  seulement 
avec  l'admiration  de  disciples,  mais  avec  la  reconnais- 
sance de  débiteurs  qui  proclament  l'influence  du  Maître, 
dans  le  peu  de  bien  qu'il  leur  a  été  donné  de  faire. 

j»  Ce  que  je  viens  de  dire  est  particulièrement  vrai  de  la 
Belgique,  votre  sœur  cadette,  et  plus  spécialement  de 
moi-même.  Voici  vingt-deux  ans  que  le  parti  auquel  j'ap- 
partiens dirige  les  affaires  de  la  Belgique  —  longue 
période,  même  dans  la  vie  d'une  nation  —  et  durant  dix 
années,  j'eus  la  responsabilité  du  gouvernail.  Chez  nous, 


LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE  AUX  FÊTES  DE  LE  PLAY.       257 

comme  partout,  et  aujourd'hui  encore,  la  situation  était 
troublée  et  difficile.  Tout  est  remis  en  question,  tout 
change,  comme  la  nature  après  les  pluies  d'orage.  Il  y  a 
un  monde  d'idées,  d'intérêts,  de  passions,  de  besoins  nou- 
veaux, vrais  ou  factices  ;  de  puissantes  aspirations  au 
bien,  de  non  moins  vives  sollicitations  au  mal. 

«  Ces  situations-là,  un  gouvernement  doit  savoir  les 
regarder  en  face.  S'il  a  pour  premier  devoir  de  ne  laisser 
toucher  sous  aucun  prétexte  aux  bases  éternelles  de  toute 
société,  il  faut  aussi  qu'il  tienne  compte  de  ce  que  com- 
mandent les  faits  nouveaux  dans  l'ordre  psychologique 
et  économique.  Il  y  a  toujours  des  maux  à  guérir,  des 
remèdes  à  trouver,  des  améliorations  à  faire,  des  progrès 
à  poursuivre.  C'est  à  quoi  notre  petit  pays  s'est  attaché, 
et  si  —  je  crois  avoir  le  droit  de  le  dire  —  nos  efforts 
n'ont  pas  été  vains,  c'est  grâce  aux  idées  que  Le  Play  n'a 
cessé  de  défendre,  grâce  à  la  méthode  dont  il  a  tracé  les 
lignes  avec  une  si  clairvoyante  sûreté. 

«  En  1886,  le  gouvernement,  dont  on  annonçait  bruyam- 
ment la  chute,  lit  procéder  à  travers  tout  le  pays  à  une 
vaste  enquête  sociale  économique.  Il  voulait  voir  clair. 
On  recueillit  toutes  les  plaintes,  on  en  vérifia  le  fonde- 
ment, on  écouta  les  petits  comme  les  grands,  en  mettant 
les  intérêts  en  présence.  Ce  fut  quelque  chose  comme  vos 
célèbres  Cahiers  de  89.  Et  n'est-ce  pas  ainsi  que  Le  Play 
nous  eût  conseillé  de  procéder  ?  Puis,  forts  des  constata- 
tions ainsi  faites  nous  nous  mîmes  à  l'œuvre,  et  en  quel- 
ques années,  vous  le  savez,  la  Belgique  a  élaboré  une 
longue  série  de  lois  sociales  auxquelles,  dans  un  accès  de 
justice,  des  adversaires  eux-mêmes  ont  décerné  le  beau 
nom  de  Code  du  Travail. 

r>  Je  n'ai  garde.  Mesdames  et  Messieurs,  de  vous  fatiguer 
de  leur  énumération,  mais  je  puis  dire  que  nous  avons 
ainsi  tenté  de  réaliser  plus  d'une  idée  chère  à  Le  Play,  et 
notre  effort  législatif  a  porté  sur  les  matières  les  plus 
diverses  :  contrat  de  travail,  conseils  d'arbitrage,  union» 

m«  SERIE.  T.  X.  17 


258  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

professionnelles,  mutualités,  pensions  de  vieillesse,  habi- 
tations ouvrières,  conditions  du  règlement  du  travail, 
repos  dominical,  paternité  et  filiation,  réparation  des 
accidents,  que  sais-je  encore  !  Pour  veiller  à  l'exécution 
et  au  développement  de  cette  œuvre  complexe  et  touflîie, 
nous  avons  institué  un  ministère  du  travail.  Et  plus  d'un 
parmi  vous  ont  connu  son  premier  titulaire,  le  regretté 
Nyssens,  dont  je  salue  en  passant  la  mémoire. 

r>  Tout  à  rheure,  Monsieur  le  président  a  fait  allusion 
à  mon  intervention  personnelle  à  ces  choses.  Il  Ta  fait  en 
termes  excessifs  et  dont  je  suis  vraiment  confus.  Qu'il 
veuille  agréer  mes  remerciements,  comme  vous  tous, 
Messieurs,  pour  l'accueil  que  vous  avez  fait  à  ses  paroles 
et  qui  m'a  vivement  touché. 

>»  Mais  il  est  certain  que  le  mérite  de  ce  qui  s'est  fait  de 
bon  en  Belgique  depuis  un  quart  de  siècle  revient  pour 
une  bonne  part  à  Le  Play. 

V  Toujours,  suivant  sa  méthode,  toutes  nos  mesures  ont 
été  précodées  d'une  étude  attentive  des  faits,  tant  à  l'étran- 
ger que  dans  le  pays.  Et  en  bien  des  points,  nos  lois  sont 
le  reflet  de  sa  doctrine.  Je  ne  fais  donc  en  ce  moment  que 
remplir  un  devoir  d'élémentaire  reconnaissance,  et  encore 
une  fois  je  m'applaudis  d'en  avoir  l'occasion. 

fi  Quelques  mois  avant  sa  mort.  Le  Play  disait,  non  sans 
mélancolie  :  «  Je  n'ai  pas  réalisé  l'œuvre  dont  j'avais 
conçu  la  pensée  f*.  Qui  donc  peut  se  vanter  d'avoir  accom- 
pli l'œuvre  rêvée  ?  La  vie  humaine  est  si  courte  et  le 
progrès  est  chose  si  complexe  !  Mais,  certes.  Le  Play  n'a 
pas  eu  à  se  plaindre.  —  Quelle  belle  existence  !  que  de 
noblesse  et  d'unité  dans  l'idée  et  dans  l'eifort  !  Au  milieu 
d'une  société  fière  de  sa  prospérité  matérielle,  il  a,  l'un 
des  premiers,  aperçu  le  péril  social  et  poussé  de  trop 
justes  cris  d'alarme.  L'un  des  premiers  il  a  réagi  contre 
des  idées  qui  semblaient  passées  à  l'état  d'axiomes  ;  et, 


LA  SOCIÉTÉ  SCIENTIFIQUE  AUX  FÊTES  DE  LE  PLAY.       259 

voyant  le  mal,  il  a  cherché  le  remède.  Toujours  il  a  fait 
preuve  de  la  noble  indépendance  de  Tesprit  et  du  cœur. 

»  Et  vraiment  les  résultats  obtenus  seraient-ils  à  dédai- 
gner ?  Ne  serait-ce  rien  que  d'avoir  fondé  une  école  et 
suscité  un  mouvement  social  absolument  désintéressé,  et 
qui  ne  fait  que  commencer  ?  Qui  ne  serait  fier  de  la  bril- 
lante tliôorie  de  disciples  réunis  autour  de  cette  table, 
sans  compter  les  innombrables  amis  du  dehors  ?  Et  si  la 
France  est  jusqu'ici  peu  attentive,  faudrait-il  ne  compter 
pour  rien  les  sympathies  plus  actives  du  dehors,  con- 
sacrées et  réalisées  par  de  nombreuses  applications  de  sa 
méthode  et  de  sa  doctrine  ? 

r*  Et  puis,  il  y  a  demain. —  Demain  !  —  Demain  dont  on 
peut  beaucoup  craindre,  mais  dont  on  peut  aussi  beaucoup 
espérer,  si  l'on  entre  dans  les  voies  indiquées  par  l'illustre 
défunt. 

«  C'est,  Mesdames  et  Messieurs,  du  fond  du  cœur  que 
j'olfre  à  sa  mémoire  l'hommage  ému  de  la  Belgique  recon- 
naissante, et  plus  spécialement  de  la  Société  scientifique 
de  Bruxelles,  j» 


ê 


BIBLIOGRAPHIE 


I 


1.  N.  I.  LoBATCHEFSKij.  Zwci  geontetHsche  AhhandlungeHf 
aus  dem  Russischen  uebersetzt,  mit  Anmerkungen  und  mit  einer 
Biographie  des  Verfassers  von  Fr.  Engel,  in-S^  de  xvi-476  pp. 
avec  portrait.  Leipzig,  Teubner,  1899.  Prix  :  14  mares. 

2.  N.  J.  LoBATCHEFSKij's  imagifidre  Géométrie  und  Anwen* 
dung  der  imaginàren  Géométrie  auf  einige  Intégrale,  aus  dem 
Russischen  Obersetzt  und  mit  Anmerkungen  herausgegeben  von 
H.  Liebmann,  in-S^'  de  xi-188  pp.  avec  39  figures  et  1  planche. 
Leipzig,  Teubner,  1904.  Prix  :  8  marcs. 

3.  Études  géométriques  sur  la  théorie  des  parallèles,  par 
N.  L  LoBATCHEWSKY,  traduit  de  l'allemand  par  J.  Hoûel,  in-8*  de 
iv-42  pp.  (épuisé).  Paris,  Gauthier- Villars,  1866.  Édition  fac- 
similé  1900.  Paris,  Hermann.  Prix  :  5  fr. 

4.  Pangéométrie  ou  Précis  de  Géométrie  fondée  sur  une 
tliéorie  générale  et  rigoureuse  des  parallèles  par  N.  J.  Lobat* 
CHEwsKY.  Réimpression  fac-similé  conforme  à  l'édition  originale, 
petit  in-4'*  de  63  pp.  Paris,  A.  Herman,  1905.  Prix  :  5  francs. 

L  Lobatchefsky  (1793-1856),  a  trouvé,  un  peu  avant  1826,  donc 
après  Gauss  (1816)  et  Jean  Bolyai  (1823),  mais  a  publié  avant 
eux  (1829)  les  principes  de  cette  partie  de  la  géométrie  non 
euclidienne  qui  porte  son  nom.  Pendant  plus  d'un  quart  de 
siècle,  il  n'a  cessé  d'attirer  l'attention  de  ses  contemporains  sur 
la  nouvelle  géométrie,  en  en  exposant  les  principes  en  russe,  en 
français  et  en  allemand.  Mais  il  n'y  a  guère  réussi  :  de  son  temps» 
il  ne  semble  avoir  eu  qu'un  seul  lecteur  ;  il  est  vrai  qu'il  en 
valait  mille,  car  c'était  Gauss  lui-même.  Gauss  fit  nommer  Lobat- 
chefsky membre  de  la  Société  royale  de  Goettingue  et  il  semble 


BIBLIOGRAPHIE.  20 1 

avoir  appris  la  langue  russe  surtout  pour  lire  les  grands  mé« 
moires  de  Lobatchefsky. 

Ces  mémoires  sont  restés  inconnus  ailleurs  qu'en  Russie, 
même  après  la  publication  des  Œuvres  géométriques  de  Lobat- 
chefsky, en  18S3-1886,  par  la  Société  physico-mathématique  de 
Kazan,  précisément  parce  qu'ils  étaient  écrits  en  russe. 

Aujourd'hui,  grâce  à  la  publication  des  ouvrages  dont  le  titre 
est  en  tête  de  ce  compte  rendu,  l'œuvre  entière  de  Lobatchefsky 
est  accessible  à  tous  les  géomètres,  soit  en  allemand,  soit  en 
français. 

Les  quatre  mémoires  traduits  en  allemand  par  MM.  Engel  et 
Liebmann  contiennent  l'ensemble  des  idées  géométriques  de 
Lobatchefsky,  sous  une  forme  développée  mais  parfois  un  peu 
confuse  ;  les  Recherches  géométriques  et  la  Pangéométrie  les 
renferment  en  abrégé  et  sous  une  forme  plus  claire,  mais  moins 
complète. 

II.  Voici  une  liste  des  travaux  de  Lobatchefsky,  avec  des  indi- 
cations sur  la  date  de  leur  publication  et  sur  les  traductions  qui 
en  ont  été  faites. 

Exposé  direct.  !<>  En  1829  et  1830,  Lobatchefsky  fait  paraître, 
en  russe,  dans  le  Messager  de  Kazan,  le  Mémoire  intitulé  : 
Sur  les  premiers  principes  de  la  Géométrie, 

M.  Engel  en  a  donné  une  traduction  allemande  en  1899,  dans 
le  volume  annoncé  en  tête  de  ce  compte  rendu. 

2^  De  1885  ù  1838,  Lobatchefsky  publie  dans  les  Mémoires  de 
Kazan,  les  Nouveaux  principes  de  Géométrie  avec  une  théorie 
complète  des  parallèles,  où  il  expose  tout  au  long  sous  forme 
synthétique,  à  partir  des  notions  premières  sur  l'espace,  les 
bases  du  mémoire  précédent. 

M.  Engel  en  a  fait  paraître  une  traduction  allemande  presque 
complète  en  1899,  dans  le  premier  volume  indiqué  plus  haut. 
M.  Mallieux,  de  son  côté,  a  donné  une  traduction  française  des 
huit  premiers  chapitres  de  ce  mémoire,  en  1901  (Voir  Mathesis, 
1901,(3).  I,  p.  271)  (1). 

Exposé  indirect.  En  1835,  Lobatchefsky  fait,  dans  les  Mé- 
moires de  Kazan,  un  autre  exposé  de  ses  idées,  sous  le  titre 
Géométrie  imaginaire  ;  en  1836,  il  publie  dans  le  même  recueil 
les  Applications  de  la  géométrie  imaginaire  à  la  recherche  des 

(1)  Bien  antérieurement,  Hoûel  avait  traduit  les  Nouveaux  principes 
en  français,  mais  il  ne  trouva  pas  d*éditeur.  Frischauf  a  eu  communi- 
cation du  manuscrit  de  HoQel  lorsqu'il  écrivit  les  Eiemente  der  ahso» 
luten  Géométrie  (Leipzig,  Teubner,  1876). 


I 


202  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

intégrales  définies.  Ces  mémoires  sont  écrits  en  langue  russe  ; 
mais  il  a  aussi  publié  le  premier  en  français,  en  1887,  dans  le 
tome  17  du  JouRNiiL  de  Crelle,  sous  le  titre  Géométrie  tmo- 
ginaire  (1). 

M.  Liebmann  a  traduit  en  allemand,  dans  le  second  volume 
annoncé  en  tête  de  ce  compte  rendu,  les  deux  Hémoires  russes 
dont  il  vient  d*être  question  et,  en  outre,  quelques  pages  de 
l'article  du  Journal  de  Crelle  qui  ne  se  trouvent  pas  dans 
l'original  russe. 

Écrits  de  propagande.  1®  En  1840,  Lobatchefsky  a  publié  à 
Berlin,  en  allemand,  les  Recherches  géométriques  sur  la  théorie 
des  parallèles  où  il  expose,  avec  beaucoup  d'ordre,  les  premiers 
principes  de  la  nouvelle  géométrie. 

Une  seconde  édition  allemande  des  Recherches  a  paru  en  1887 
chez  Mayer  et  MQller  à  Berlin  ;  une  traduction  française  pur 
Hoûel,  à  Paris,  chez  Gauthier-Villars,  en  1866,  et  en  1900  chez 
Hermann  ;  une  traduction  anglaise  par  Halsted,  à  Âustin,  au 
Texas  (et  aussi  à  Tokyo)  en  1891. 

2<>  Lobatchefsky  a  donné  dans  les  Mémoirbs  de  Kazan,  en 
russe  en  1855,  en  français  en  1856,  sous  le  nom  de  Pangéomé* 
trie^  un  résumé  de  beaucoup  de  ses  recherches  sur  la  géométrie. 

C'est  ce  dernier  ouvrage  dont  M.  Hermann  vient  de  reproduire 
le  texte  français,  en  fac-similé.  Il  a  été  traduit  en  italien,  en 
1867,  par  Battaglini,  en  allemand  par  Liebmann,  en  1902  (Leip- 
zig, Engelmann). 

La  Pangéométrie  complète  les  Recherches  géométriques,  mais 
elle  n'est  pas  rédigée  avec  le  même  soin. 

III.  Sommaire  des  œuvres  de  Lobatchefsky,  A.  Exposé  direct. 
1®  Sur  les  principes  de  la  Géométrie  (Traduction  d'Engel, 
pp.  1-66  ;  notes,  pp. 238-310).  On  trouve  dans  ce  premier  mémoire 
de  Lobatchefsky  presque  toutes  ses  vues  sur  la  géométrie,  mais 
souvent  sans  démonstration. 

Introduction  :  les  défauts  de  la  géométrie  ordinaire.  1  a  5. 
Premières  notions  fondamentales,  surface,  ligne,  point,  sphère, 
éercle,  plan,  droite.  6.  Les  polyèdres  réguliers.  7.  Les  cas  d'éga- 
lité des  triangles  rectilignes  ou  sphériques.  8.  Géométrie  eucli- 
dienne ;  géométrie  imaginaire  :  sécante,  parallèle  (asymptote). 
La  fonction  F(a)  (plus  tard  TT(a)).  9.  Horicycle,  horisphère. 
10-13.  Trigonométrie  rectiligne  et  sphérique  au  moyen  de  la  fonc- 

(1)  Nous  avons  exposé  les  idées  fondamentales  de  cet  article  dana 
Mathesis,  t897,  (2),  VII,  pp.  112.117, 134-139, 158-161. 


BIBLIOGRAPHIE.  203 

tion  F.  Valeur  de  F.  14.  La  géométrie  est  euclidienne  pour  les 
triangles  infiniment  petits.  15.  Comment  l'astronomie  peut  per- 
mettre de  savoir  si  la  géométrie  physique  est  non  euclidienne. 
16-23.  Équations  de  la  droite,  du  cercle,  de  l'horicycle;  mesure 
des  arcs  de  courbes,  de  la  circonférence,  de  Thoricycle  ;  pro- 
priétés des  quadrilatères.  24-36.  Les  aires  planes  ou  courbes. 
37-48.  Les  volumes,  avec  application  à  la  recherche  des 
intégrales. 

Les  notes  de  M.  Ëngel  contiennent  un  commentaire  explicatif 
complet  de  ce  premier  mémoire  de  Lobatchefsky,  qui,  sans  ces 
noies  détaillées,  est  très  difficile  à  comprendre. 

2<>  Nouveaux  principes  de  la  Géométrie  (Traduction  d*Engel, 
pp.  67-236  ;  notes,  pp.  311-344).  Introduction  :  Critique  des  ten- 
tatives de  Legendre  et  de  Bertrand  pour  démontrer  le  postu- 
latum  d'Euclide  ;  examen  des  définitions  habituelles  des  pre- 
mières notions  géométriques  (pp.  67-83).  I.  Premières  notions 
géométriques,  contact,  sections,  surface,  ligne,  point,  distance, 
(pp.  83-93).  IL  Sphère,  cercle,  plan,  droite  (pp.  93-109). 
III.  Mesure  des  droites,  des  angles  plans,  des  angles  dièdres 
(pp.  110  118).  IV.  Droites  et  plans  perpendiculaires  (pp.  118-133). 
V.  Mesure  des  angles  solides.  Étude  des  triangles  sphériques 
(pp.  133  154).  VI.  Égalités  des  triangles  reclîlignes  et  des 
triangles  sphériques  (pp.  154-165).  VII.  Droites  parallèles (asymp- 
toliques)  (pp.  165-184).  VIII.  Horicycle,  horisphère,  triangle  sur 
riiorisphère  (pp.  185196).  IX.  Les  fonctions  trigonométriques 
(pp.  197-206).  X.La  relation  entre  l'angle  du  parallélisme  (asymp- 
totisme)  et  la  perpendiculaire  correspondante  (pp.  207-218). 
XI.  La  trigonométrie  non  euclidienne  (pp.  218-235).  —  Le  tra- 
ducteur a  laissé  de  côté  les  chapitres  XII  et  XIII,  traitant  de  la 
résolution  des  triangles  rectilignes  dans  la  géométrie  ordinaire 
et  de  la  résolution  des  triangles  sphériques  rectangles. 

Le  commentaire  de  M.  Ëngel  sur  les  Nouveaux  principes  est 
moins  étendu  que  celui  qui  est  relatif  au  premier  mémoire  de 
Lobatchefsky,  parce  que,  dans  les  Nouveaux  principes,  les 
démonstrations  sont,  en  général,  suffisamment  explicites. 

Outre  une  belle  notice  sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Lobatchefsky 
(pp.  349-449),  l'ouvrage  de  M.  Engel  renferme  des  index  très 
soignés  et  diverses  notes  complémentaires. 

B.  Exposé  indirect.  Dans  les  deux  mémoires  dont  il  vient 
d'être  question,  Lobatchefsky  déduit  des  notions  premières  sur 
l'espace,  les  formules  de  la  trigonométrie  non  euclidienne,  puis 
toute   la   géométrie   infinitésimale.   Dans  le    mémoire   intitulé 


r 


264  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Géométrie  imaginaire  (1835,  en  russe,  1837,  en  français),  il  part 
au  contraire  des  formules  de  la  trigonométrie  non  euclidienne, 
dont  la  compatibilité  avec  les  premières  notions  géométriques 
est  presque  évidente.  Voici  un  aperçu  des  matières  traitées  dans 
la  Géométrie  imaginaire  et  dans  les  Applications  de  la  géotnéirie 
à  la  recherche  de  quelques  intégrales,  traduites  en  allemand  par 
M.  Liebmann 

1®  Géométrie  imaginaire  (pp.  1-50  de  la  traduction  de 
M.  Liebmann).  Introduction  :  les  défauts  de  la  Géométrie. 
1-3.  Trigonométrie  non  euclidienne.  4.  Différentielle  d'un  arc 
de  courbe  plane.  5.  Différentielle  d'une  aire  plane.  6-10.  Aire 
du  cercle;  intégrales  doubles  diverses.  11.  Volume  et  aire 
des  surfaces  courbes.  l!2.  Cas  des  surfaces  de  révolution. 
1315.  Autres  expressions  pour  le  volume  de  la  spbère.  16-20. 
Autres  formules  de  cubatures,  avec  application  au  cône  asymp- 
totique  et  à  la  pyramide  à  faces  toutes  rectangulaires. 

2<^  Applications  à  la  recherche  de  quelques  intégrales  (pp. 
51-130  de  la  traduction  de  M.  Liebmann).  I.  Préliminaires  :  for- 
mules fondamentales  de  la  trigonométrie  non  euclidienne.  Aire 
plane  et  volume.  Intégrale  de  logcosaxte.  11.  Intégrales  trouvées 
par  transformations  simples.  III.  Cônes  finis  et  cônes  asympto- 
tiques.  IV.  Pyramides  limes  et  pyramides  asymptotiques.  V. 
Liste  de  cinquante  intégrales  trouvées  au  moyen  de  la  géométrie 
imaginaire. 

Il  n*est  pas  inutile  de  faire  remarquer  que  Lobatchefsky,  pas 
plus  que  Gauss,  Bolyai  ou  aucun  autre  géomètre,  n*est  parvenu 
à  trouver  le  volume  de  la  pyramide  non  euclidienne  en  fonction 
explicite  de  ses  côtés,  bien  qu'il  ait  attaqué  et  retourné  la 
question  de  toutes  les  manières. 

Dans  ses  notes  (pp.  131-188),  M.  Liebmann  a  commenté  les 
mémoires  de  Lobatchefsky  et  il  a  corrigé  un  grand  nombre  de 
fautes  d'impression  et  autres  qui  se  trouvent  aussi  bien  dans  la 
première  édition  russe  (1835-1836)  que  dans  la  seconde  (1883). 

C.  Les  Recherches  géométriques  et  la  Pangéométrie.  1®  Re- 
cherches géométriques.  Ce  court  opuscule  est  le  plus  clair  de 
tous  ceux  qu'ait  écrits  Lobatcbefsky.  l-15v  Propositions  de  la 
géométrie  qui  ne  dépendent  pas  du  postulatum  d'Euclide.  16-25. 
Définition  et  propriétés  des  parallèles  (asymptotes)  lobatcheEs- 
kiennes.  26-30.  Conséquences  diverses  ;  propriétés  de  l'angle 
d'asymptotisme.  31-34.  Horicycle,  horisphère.  35-37.  Établis- 
sement de  la  trigonométrie  lobatchefskienne.  Par  elle-mémef 
cette  trigonométrie  suffit  à  établir  la  légitimité  de  la  géométrie 


BIBLIOGRAPHIE.  205 

non   euclidienne   (c*est   Tidée  fondamentale  de   la   Géométrie 
imaginaire). 

^^  Pangéométrie.  1.  Résumé  de  la  partie  la  plus  élémentaire 
des  Recherches  géométriques  (pp.279-285).  2.  Trigonométrie  sphé- 
rique  établie  indépendamment  du  postulatum  d'Euclide  (pp.  285- 
292).  3.  L'angle  a  que  fait  une  droite  avec  la  perpendiculaire  de 
longueur  x  abaissée  d'un  de  ses  points  sur  une  droite  asymptote 
de  la  première  est  tel  que  sina  cha;  «-  1  (pp.  292-295).  4.  Trigo- 
nométrie lobatchefskienne  (pp.  295-301).  5.  Équation  du  cercle  ; 
longueur  de  la  circonférence  ;  longueur  d'un  arc  de  cercle-limite 
(pp.  301-304).  6.  Équation  de  la  ligne  droite  ;  quadrilatère  birec- 
tangle,  distance  de  deux  points  ;  expression  de  la  différentielle 
d'un  arc  de  courbe  (pp.  304-312).  7.  Aires  planes  (pp.  312-323). 
8.  Aires  courbes  (pp.  323-333).  9.  Volumes  (pp.  333-338).  10. 
Conclusion  :  la  géométrie  euclidienne  n'est  pas  une  conséquence 
nécessaire  de  nos  notions  sur  l'espace  (pp.  338-340). 

IV.  Un  livre  à  faire  sur  Lohatchefsky.  Tous  les  écrits  de 
Lobatchefsky,  à  part  les  Recherches  géométriques  de  1840,  sont 
pénibles  à  lire,  pour  diverses  raisons  :  \^  ils  se  superposent  et  se 
supposent  partiellement  de  manière  qu'ils  renferment  beaucoup 
de  répétitions  et  en  même  temps  ne  peuvent  être  lus  à  part 
parce  qu'ils  s'appuient  les  uns  sur  les  autres.  2*>  Les  subdivisions 
et  Tordre  des  matières  traitées  n'y  sont  pas  assez  accusés  ni 
assez  logiques  ;  on  ne  voit  goutte  dans  cette  forêt  inextricable, 
que  quand  on  l'a  traversée  tout  entière,  dit  Gauss,  en  exagérant 
un  peu.  3<>  Enfin  et  surtout,  Lobatchefsky  a  des  notations  détes- 
tables, parce  qu'il  n'emploie  pas  les  fonctions  hyperboliques. 
Il  désigne  par  F  (x)  dans  son  premier  mémoire,  par  TT  (x)  plus 
tard,  l'angle  a  de  parallélisme  (asymptotisme)  correspondant  à 
une  perpendiculaire  x.  Lorsqu'il  a  démontré  que  sina.  clia;  =  1, 
il  continue  à  se  servir  de  la  notation  a  =  TJ  (x)  et,  par  suite,  au 
lieu  de 

cha;,  slix,  thx,  cothoî,  sécha;,  cosécha;, 
il  écrit  : 
coséc  TT(a;),  cot  TT(a;),  cos  T\(x),  séc  TT(a;),  sin  Tf{x),  tang  TT(a;). 

En  employant  ces  notations  quand  elles  ne  sont  plus  néces- 
saires, il  voile  toutes  les  analogies  de  la  trigonométrie  et  de  la 
métrique  lobatchefskiennes  avec  la  trigonométrie  et  la  métrique 
sphériques. 

Nous  faisons  le  vœu  qu'un  jeune  géomètre  traduise  en  nota- 
tions modernes,  au  moyen  des  fonctions  hyperboliques,  et  fonde 


I 


206  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

en  un  seul  exposé  continu,  nettement  divisé  et  subdivisé, 
l'ensemble  des  écrits  géométriques  de  Lobatchefsky.  Alors  et 
alors  seulement,  on  saura  combien  le  géomètre  de  Kazan  a 
approfondi  les  premiers  principes  de  la  géométrie  et  comme 
il  a  poussé  loin  Tétude  de  la  partie  de  la  science  dont  il  est  le 
principal  créateur. 

P.  Mansion. 


II 


Sammlung  von  Formeln  UNO  Satze  aus  DEM  Gebiete  der 
ELLiPTisciiEN  FuNKTiONEN  ucbst  Anweudungeu,  von  J.  Thomae, 
Jena.  Leipzig,  Druck  und  Verlag  von  B.  G.  Teubner,  1905  (In-4» 
cartonné  de  iv-44  pp.).  Prix  :  2  marcs  80. 

Il  existe  maintenant  plusieurs  recueils  plus  ou  moins  étendus 
de  formules  de  la  théorie  des  fonctions  elliptiques.  1"  HoQeU 
dans  son  Recueil  de  formules  et  de  tables  nutnériques  (Paris, 
Gauthier- Villars,  1866),  donne,  en  trente-huit  pages,  les  formules 
de  la  théorie  des  fonctions  thêta,  celles  qui  expriment  les  prin- 
cipales propriétés  de  snu,  cnu,  dnu  et  des  intégrales  elliptiques 
et  leurs  relations  avec  les  fonctions  thêta  ;  il  fait  l'application  de 
ces  formules  et  des  tables  numériques  y  relatives,  à  trois  ques- 
tions, Taire  de  l'ellipsoïde,  la  longueur  de  la  géodésique  d'un 
sphéroïde  de  révolution,  le  mouvement  de  rotation  d'un  corps 
solide.  2o  L'excellent  Abriss  ehier  Théorie  der  Fundionen  einer 
compîexen  VerdnderUchen  und  der  Thetafunction,  de  51.  Tho- 
mae (Dritte  Auflage,  Halle  a.  S.,  Nebert),  contient  en  appendice 
une  liste  de  dix  pages  in-4''  de  formules  relatives  aux  fonctions 
thêta,  aux  fonctions  et  aux  intégrales  elliptiques  de  Legendre  et 
de  Jacobi.  *S°  Les  ouvrages  de  MM.  Appell  et  Lacour,  de  M.  L. 
Levy,  de  MM.  ïannery  et  Molk  sur  les  fonctions  elliptiques  se 
terminent  tous  par  des  recueils  de  formules  relatives  à  la  fois 
aux  fonctions  de  Jacobi  et  à  celles  de  Weierstrass  (8  pages  pour 
le  premier;  9  pour  le  second,  plus  des  tables;  146  pp.  pour  le 
troisième).  De  ces  trois  collections,  l'une,  celle  de  MM.  Appell  et 
Lacour,  a  paru  en  tirage  à  part,  avec  quelques  additions,  sous  le 
litre  :  Principales  formules  de  la  théorie  des  fondions  éUip' 
tiques  (Paris,  Gauthier- Villars,  1900  ;  dix  pages).  4«  M.  Schwarz 
a  publié  en  1885,  une  première  édition,  en  1893,  une  seconde 


BIBLIOGRAPHIE .  267 

édition  d'un  recueil  in-4«  intitulé  :  Forméln  und  Lehrsiiize  eum 
Gebrauche  der  eUiptischen  Functionen  (Berlin,  Reiner),  dont 
la  première  partie  seule  a  paru  (traduction  française  par  M.  Padé, 
Paris,  Gauthier- Villars,  1894,  viii-96  pages).  Ce  recueil  est  fait 
d'après  les  leçons  sur  les  fonctions  jpu,  Ou,  de  Weierstrass  et, 
naturellement,  les  fonctions  de  Legendre  et  de  Jacobi  y  sont 
à  l'arrière-plan. 

Les  fonctions  de  Weierstrass  se  prêtent  moins  bien  que  celles 
de  Legendre  et  Jacobi  aux  calculs  numériques^  et  les  travaux 
d'analyse  écrits  avec  les  notations  anciennes  sont  trop  importants 
et  trop  nombreux  pour  qu'on  puisse  réduire  la  théorie  des  fonc- 
tions elliptiques  aux  fonctions  de  Weierstrass.  C'est  pourquoi 
M.  Thomae  a  cru  devoir  publier  à  son  tour  un  recueil  de  formules 
et  de  théorèmes  complément  de  celui  de  Schwarz.  C'est  celui 
que  nous  annonçons. 

Comme  le  livre  de  M.  Schwarz,  celui  de  M.  Thomae  contient 
plus  que  son  titre  ne  le  promet.  En  réalité,  c'est  l'esquisse  très 
concise,  mais  très  complète,  d'un  cours  sur  les  fonctions  ellip- 
tiques de  Legendre  et  de  Jacobi.  Il  se  divise  en  deux  parties  : 
Théorie,  Applications. 

La  première  partie  traite  d'abord  des  propriétés  fondamen- 
tales des  fonctions  thêta  (§§  1  à  8)  :  Définitions,  zéro,  facteurs, 
périodicité,  relation  entre  k  et  q,  théorème  d'addition,  transfor- 
mation simple  du  quatrième  ordre,  relation  de  Jacobi  entre 
quatre  thêta.  Vient  ensuite  l'étude  des  fonctions  anu,  cnu,  dnu 
(§§  9  à  21)  :  définition  par  les  fonctions  thêta,  périodicité,  valeurs 
remarquables,  théorème  d'addition,  dérivation,  théorèmes  de 
Liouville,  variation  de  ces  fonctions  quand  k  est  réel,  ou  imagi- 
naire ;  transformation  simple  ;  transformation  de  Landen  ;  quel- 
ques paragraphes  sur  l'expression  de  g  en  A;  et  le  calcul  de  K  on 
de  la  variable  quand  le  module  et  snu  sont  donnés  (§  13,  20). 
Les  §§  22  à  27  sont  consacrés  aux  intégrales  de  seconde  espèce 
sous  diverses  formes,  les  §§  28  et  29  à  celles  de  troisième  espèce. 
Dans  les  suivants  (80  à  36),  l'auteur  s'occupe  de  la  réduction  des 
intégrales  elliptiques  quelconques  aux  formes  normales  de 
Legendre,  de  Riemann  et  de  Weierstrass.  Enfin,  les  derniers 
paragraphes  de  la  première  partie  (37  à  42)  traitent  des  équations 
modulaires,  des  intégrales  F,  £  de  Legendre,  de  la  moyenne 
arithmético-géométrique  de  Gauss,  de  u  comme  fonction  de  snu 
et  D{snu)j  de  quelques  cas  où  la  somme  de  deux  intégrales  du 
troisième  ordre  s'exprime  au  moyen  d'une  autre  intégrale  da 
troisième  ordre,  de  log  snu,  log  cnu,  log  dnUf  etc. 


268  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

La  seconde  partie  est  un  recueil  des  applications  les  plus 
intéressantes  de  la  théorie  des  fonctions  elliptiques,  plus  riche 
qu*aucun  des  traités  que  nous  connaissions  ;  on  regrette  seule- 
ment de  ne  pas  y  trouver  la  surface  de  l'ellipsoïde.  1.  Peudole 
circulaire.  2.  Pendule  parabolique.  3.  Arc  d'ellipse.  4.  Pendule 
sphérique.  5.  Longueur  et  aire  de  i'ellipse  sphérique.  6-9.  Con- 
struction de  Jacobi  pour  le  théorème  de  Taddition  ;  problème  de 
la  fermeture  du  polygone  de  Poncelet.  tO.  Addition  et  division 
des  arcs  de  lemniscate.  11*15.  Représentations  diverses  (ellipse, 
rectangle,  carré  dans  le  cercle  ;  triangle  isoscèle  dans  un  demi- 
plan  ;  parallélogramme  dans  un  anneau  circulaire).  16.  Potentiel 
logarithmique.  17.  Surface  mînima  de  Schwarz.  18.  Surface 
élastique.  19.  Ligne  géodésique  d'un  ellipsoïde.  20.  Application 
des  théorèmes  de  Liouville  à  une  cubique. 

L'auteur  a  cru  devoir  abandonner  les  notations  de  Guder- 
mann,  snu,  cnu,  dnu,  etc.,  qui,  de  fait,  sont  pourtant  presque 
universellement  employées  ;  il  les  remplace  par  sati,  eau,  dow; 
ensuite,  au  lieu  de  sa  (—ii),  il  écrit  sa—u  en  supprimant  les  paren- 
thèses! 11  introduit  aussi  la  fonction  jau  qui  est  égale  à  (k'anu  : 
dnu).  Nous  doutons  fort  que  ces  innovations  aient  du  succès  et, 
à  la  place  de  l'auteur,  nous  les  abandonnerions  quand  une 
seconde  édition  de  son  excellent  recueil  sera  nécessaire.  Selou 
nous,  le  poljniorphisme  des  notations  aussi  bien  dans  la  théorie 
des  fonctions  elliptiques  de  Legendre  et  de  Jacobi  que  dans 
celle  de  Weierstrass  est  un  des  obstacles  à  la  diffusion  de  cette 
partie  de  l'analyse. 

P.  Mansion. 


III 


Methodik  der  elementaren  Arithmetik  in  Verbindung  un* 
ALGEBRAiscHER  Analtsis  vou  D^  Max  Simon.  Mit  9  Toxtfiguren. 
Un  vol.  in-8o  de  vi-108  pages.  —  Leipzig  und  Berlin,  B.  G. 
Teubner,  1906. 

La  Méthode  d* Arithmétique  élémentaire  de  M.  Max  Simon  est 
bien  plus  un  cours  de  pédagogie  qu'un  vrai  traité  d'arithmé- 
tique. L'auteur  nous  y  donne  le  texte  de  ses  leçons  à  l'université 
de  l'empereur  Guillaume,  pendant  le  semestre  d'été  1904.  Son 
but  était  d'initier  les  étudiants  à  l'enseignement  de  l'arithmé- 


BIBLIOGRAPHIE.  26g 

tique  et  de  l'algèbre  dans  les  neuf  classes  des  hautes  Écoles 
et  de  leur  apprendre  à  procéder  méthodiquement  et  par  degrés. 

L'ouvrage  se  compose  de  deux  parties  parallèles  :  la  généra- 
lisation de  la  notion  du  nombre,  depuis  le  simple  concept  du 
nombre  jusqu'à  celui  du  nombre  complexe  ;  la  résolution  algé- 
brique des  équations. 

Le  concept  du  nombre  développable  en  série  et  le  calcul  de 
ces  nombres  ont  été  l'objet  d'une  attention  spéciale.  L'auteur 
s'attache  à  la  méthode  de  Georg  Cantor,  supérieure,  à  son  avis, 
à  celles  de  Dedekind  et  de  Weierstrass. 

Tout  le  volume  de  M.  Max  Simon  est  des  plus  intéressants, 
plein  de  remarques  de  bon  sens. 

Autre  qualité  bien  rare  :  M.  Max  Simon  multiplie  partout  les 
notions  historiques;  et  ces  notions,  toujours  heureusement  choi- 
sies, sont  aussi  toujours  très  exactes,  mérite  qui  vaut  bien  la 
peine  d'être  signalé. 

Voici  le  plan  de  l'auteur  : 

Introduction.  1®  Nombre  et  nombres.  2®  Addition.  S^  Sous- 
traction. ^^  Introduction  des  quantités  négatives. 

Opératimts  du  2^  degré.  5®  Multiplication.  6"  Division.  7**  Cal- 
cul des  fractions.  8°  Calcul  décimal.  9°  Calcul  des  nombres  con- 
crets. 10**  Équations  du  1»"  degré.  11°  Calcul  des  nombres  déve- 
loppables  en  séries. 

Opérations  du  3^  degré.  12<>  Puissance  et  racines.  13^  Équa- 
tions quadratiques.  14®  Logarithmes.  i&^  Théorème  du  binôme. 
IB""  Équations  cubiques.  17®  Nombres  complexes.  18"  Complé- 
ment de  la  théorie  des  équations  du  3<^  degré.  Les  équations  des 
4^  et  5«  degrés.  19""  Fonction  exponentielle.  20®  Les  logarithmes 
naturels. 

H.  B. 


IV 


Grundriss  einer  analytischen  Géométrie  der  Ebene  von 
J.  Thomae  in  Jena.  Mit  8  Figuren  im  Text.  Un  vol.  in-8*  de  x-184 
pages.  —  Leipzig,  B.  G.  Teubner,  1905. 

La  préface  du  professeur  d'Iéna  fait  bien  connaître  le  but  et 
l'esprit  de  son  livre.  Je  la  traduis,  mais  un  peu  librement. 
^  Pour  aider  mes  élèves,  dans  mes  leçons  de  Géométrie  ana- 


270  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

lyiique  plane,  dit-il,  je  me  suis  contenté,  pendant  bien  des  années, 
de  leur  mettre  entre  les  mains  un  simple  squdeite,  composé  de 
l'énoncé  des  propositions  et  d'un  très  court  aperçu  de  leurs 
démonstrations.  Les  exemplaires  du  squelette  sont  épuisés. 
Cédant  au  désir  de  mes  amis,  je  Tédite  en  le  développant  un 
peu.  Mon  intention  n'est  pas  de  rendre  ainsi  Texplication  orale 
superflue,  mais  je  veux  mettre  les  étudiants  à  même  de  suivre 
la  leçon,  sans  la  préoccupation  distrayante  de  notes  à  prendre, 
préoccupation  qui  rend  souvent  la  classe  pénible  à  suivre. 

^  Mon  Précis  comprend  la  géométrie  du  point,  de  la  droite  et 
du  plan.  Dans  cette  dernière,  j'ai  soumis  les  coniques,  la  collî- 
néation  et  la  dualité  à  une  discussion  approfondie.  De  nos  jours^ 
les  élèves  connaissent  bon  nombre  des  propriétés  des  coniques 
définies  par  leurs  équations  rapportées  à  des  axes  de  coordon- 
nées. Après  avoir  étudié  à  fond  le  cercle,  il  est  donc  permis  de 
passer  immédiatement  aux  équations  des  coniques  sous  leur 
forme  la  plus  générale.  A  mon  ouvrage  est  jointe  une  table 
analytique  des  matières.  Le  lecteur  qui  se  donnera  la  peine 
de  la  consulter,  sera  vile  renseigné  sur  les  sujets  traités. 

„  Un  Précis  ayant  pour  objet  une  matière  souvent  rebattue 
ne  peut  guère  prétendre  à  la  nouveauté.  Il  y  aurait  cependant, 
j'aime  à  le  croire,  exagération  à  dire  que  mon  opuscule  ne  con- 
tient rien  de  neuf.  Toutefois,  mon  but  principal  a  été  d'y  suivre 
toujours  un  ordre  très  systématique.  Les  propositions  élémen- 
taires de  la  Géométrie  projective  doivent,  d'après  moi,  marcher 
de  pair  avec  les  propositions  de  la  Géométrie  analytique.  Je  les 
ai  démontrées  par  la  voie  analytique.  Au  surplus,  je  n'ai  pas 
négligé  les  propriétés  métriques. 

„  Mon  ouvrage  était  déjà  sous  presse,  quand  j'eus  connaissance 
des  Leçons  de  Géométrie  analytique  de  MM.  HefTter  et  Kohler 
qui  venaient  de  paraître  chez  mon  éditeur.  Les  auteurs  de  ces 
Leçons  passent,  comme  moi,  de  la  Géométrie  à  une  dimension, 
à  celle  à  deux  dimensions.  Pour  moi,  voilà  tantôt  vingt  ans  que 
je  suis  cette  mélhode.  Nos  ouvrages  se  rencontrent,  naturelle- 
ment, en  bien  des  points.  C'est  la  conséquence  nécessaire  de 
l'identité  des  sujets  traités.  Entre  les  Leçons  de  MM.  Heffter  et 
Kohler  et  mon  Précis  il  y  a  cependant  une  différence  importante. 
Le  Précis  ne  se  contente  pas  de  classer,  il  étudie  les  construc- 
tions. Consultez  au  contraire,  au  mot  Construction,  la  table 
analytique  des  matières  des  Leçons,  vous  n'y  trouverez  qu'un 
seul  renvoi  :  lu  construction  du  quatrième  rayon  d'un  faisceau 
harmonique  dont  trois  rayons  sont  donnés. 


BIBLIOGRAPHIE. 


271 


„  Puisse  mon  Précis  remplir  le  but  pour  lequel  il  a  été  écrit  ! 
Puisse-t-il  faciliter  aux  élèves  Tétude  de  la  Géométrie  analytique 
et  de  la  Géométrie  projective  !  „ 

Les  chapitres  du  Précis  de  M.  Thomae  n'ont  pas  de  numéros 
d'ordre.  Je  crois  utile  de  les  ajouter. 

1«  Introduction.  2®  La  Géométrie  sur  une  droite  et  sur  un 
faisceau.  3°  Coordonnées  points,  dans  le  plan.  4<>  Dualité  et 
coordonnées  lignes,  b^  Des  Déterminants.  6°  Classification  des 
(ioniques.  Diamètres  conjugués.  7®  Propriétés  métriques  des 
Coniques.  8""  Coniques  passant  par  cinq  points.  9^  Similitude  des 
Coniques.  10^  Pôles  et  polaires.  Dualité.  11°  CoUinéation.  12° 
Théorèmes  et  propositions  complémentaires, 

H.  B. 


V 


Étude  sur  les  Assurances- Vie.  Calcul  des  primes  suivant  la 
notation  des  Actuaires,par  Jean  Schul,  S. J., professeur  d'algèbre 
financière  à  l'Ecole  supérieure  de  commerce  .Saint-Ignace,  à 
Anvers.  Un  vol.  in-l2  de  vii-69  pages.  —  Bruxelles,  Polleunis  et 
Ceulerick,  1906. 

11  y  a  quelques  années,  le  Bulletin  de  la  Société  des  Actuaires 
BELGES  (1)  attirait  l'attention  sur  la  nécessité  de  donner  aux 
futurs  instituteurs  des  notions  élémentaires  de  science  actua- 
rielle. 11  y  a,  en  effet,  certaines  préventions  à  l'endroit  des 
œuvres  de  prévoyance,  certaines  objections  spécieuses  tirées  de 
ridée  de  profits  exagérés  et  illicites  réalisés  par  les  sociétés 
d'assurances,  que  l'on  ne  peut  vaincre  ou  rétorquer  sans  possé- 
der une  connaissance  exacte  des  principes  du  calcul  des  proba- 
bililés,sans  joindre  à  des  arguments  d'ordre  moral  des  arguments 
de  pur  raisonnement.  Il  y  a  une  autre  raison  à  diffuser  la  science 
des  actuaires,  à  en  extraire  les  choses  les  plus  essentielles,  celles 
qui  sont  d'une  application  quotidienne  et  ordinaire  :  le  nombre 
de  ceux  qui  sont  appelés,  soit  directement,  soit  indirectement,  à 
s'occuper  de  la  prévoyance  sous  ses  différentes  formes  n'a  cessé 
et  ne  cessera  encore  de  s'accroître.  A  cet  égard,  certaines  lois 
sociales,  lois  sur  les  pensions  de  vieillesse,  lois  sur  les  accidents 

(1)  Bulletin  de  la  Société  des  Actuaires  belges,  15  juin  1899. 


r 


272  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

du  travail,  lois  sur  les  mutualités,  ont  imposé  par  intérêt  ou  par 
devoir  professionnel  aux  chefs  d'industrie  et  à  de  nombreux 
fonctionnaires  des  connaissances  nouvelles.  Évidemment,  il  ne 
faut  pas  exagérer  et  considérer  la  science  des  actuaires  comme 
une  panacée.  Au  IV®  Congrès  international  d'actuaires,  tenu  à 
New- York,  en  1903,  Tun  des  rapporteurs  américains  estimait 
que  Tétude  scientifique  des  questions  relatives  à  la  prévoyance 
serait  utile  aux  étudiants  en  droit  et  en  théologie,  en  ce  sens 
qu'elle  les  mettrait  constamment  en  présence  de  rapports  de 
causes  à  effets.  On  peut  être  assez  surpris  de  voir  la  théologie 
en  cette  affaire.  Mais  parlons  sérieusement. 

A  rUniversité  de  Gottingen  on  a  institué  des  cours  embrassant 
tout  ce  que  doivent  connaître  les  actuaires  :  économie  politique, 
statistique,  jurisprudence,  etc.  ;  après  avoir  fréquenté  ces  cours 
pendant  deux  années,  on  peut  acquérir  le  diplôme  d'expert 
d'assurances  de  l'État.  Dans  certaines  Écoles  supérieures  de  com- 
merce de  TAIlemagne,  à  Aix-la-Chapelle,  à  Cologne,  à  Dresde, 
à  Francfort-sur-Meiii,  on  enseigne  la  théorie  et  la  pratique  des 
assurances  sur  la  vie. 

Partout  les  organismes  d'assurances  s'accroissent  avec  rapi- 
dité, demandant  pour  leur  fonctioimement  un  personnel  de  plus 
en  plus  nombreux.  Au  1^^  janvier  dernier.  Ton  comptait  en 
Belgique  336  compagnies,  dont  86  pour  les  incendies,  72  pour  les 
accidents,  112  pour  les  assurances-vie,  9  pour  la  mortalité  du 
bétail,  57  pour  des  objets  divers  :  bris  de  glaces,  vol,  grêle, 
etc..  (I). 

En  matière  d'actuariat,  il  y  a  les  spécialistes,  les  dirigeants, 
c'est  le  petit  nombre  ;  il  y  a  aussi  un  notable  contingent 
d'adjoints  et  la  grande  masse  des  exécutants.  Beaucoup  déjeunes 
gens  ont  devant  eux  une  carrière,  laquelle,  de  caractère  vague 
il  y  a  quelques  années  encore,  s'est  aujourd'hui  précisée  et 
demande  que  l'on  soit  bien  préparé  à  y  entrer. 

La  science  actuarielle  est  une  application  du  calcul  des  proba- 
bilités, application  devenue  possible  lorsque  la  statistique  a 
fourni  les  indications  nécessaires  à  l'appréciation  de  la  fréquence 
des  risques  qu'il  s'agissait  de  couvrir.  Cette  science  est  conden- 
sée dans  le  Text-Book  de  l'Institut  des  actuaires  de  Londres  (2), 

(1)  Le  Moniteur  des  Assuranxes  belges  et  étrangères,  10  février  liNM. 

(2)  Text'Book  de  Tlnstitut  des  actuaires  de  Londres,  contenant  la  théorie 
de  rintérêt  des  annuités  viagères  et  des  assurances  sur  la  vie  avec  leurs 
applications  pratiques.  Traduit  de  l'anglais  par  Amédée  Begault,  ancien 
officier  d*artillerie,  actuaire  de  la  Compagnie  belge  des  assurances  géné- 
rales. Bruxelles,  firuylant-Chrlstophe  et  Cie,  1804. 


BIBLIOGRAPHIE.  278 

ouvrage  classique  qui  fait  autorité  et  dont  la  valeur  n*est  dépas- 
sée par  aucun  autre.  Mais  sa  lecture  est  longue,  elle  n'est  pas  à 
la  portée  de  tous  ;  ce  n'est  point  le  livre  des  novices  et  des 
écoliers.  Il  faut  pour  l'enseignement  des  manuels  qui,  s'inspirant 
des  principes  et  des  règles  contenus  dans  le  Text-Book,  exposent 
d'une  façon  claire,  exacte  et  méthodique  les  préliminaires  de  la 
science  actuarielle,  en  résument  les  applications,  en  donnent  les 
formules  usuelles.  Se  plaçant  à  ce  point  de  vue,  le  R.  P.  Schul, 
professeur  d'algèbre  financière  à  l'Ecole  supérieure  de  commerce 
Saint-Ignace,  à  Anvers,  a  eu  l'heureuse  inspiration  d'écrire  à 
l'intention  de  ses  élèves  —  mais  bien  d'autres  en  profiteront  — 
une  élude  sur  les  assurances-vie  qui  contient  le  calcul  des  primes 
suivant  la  notation  universelle  des  actuaires. 

On  pourrait  croire  la  question  de  notation  assez  indifférente, 
il  n'en  est  rien.  Les  applications  de  la  science  actuarielle  sont 
multiples  eX  complexes  ;  par  raison  de  synthèse,  de  rapidité  et 
de  facilité  de  calcul,  on  a  cherché  à  représenter  les  données  et 
les  résultats  par  des  signes  qui  fussent  d'un  emploi  général  et 
formassent  dans  leur  ensemble  un  alphabetparticulier  admis  dans 
tous  les  pays.  Pour  des  motifs  analogues,  le  Congrès  d'électricité 
de  1881  a  fixé  les  unités  électriques.  C'est  en  1895,  au  premier 
Congrès  international  d'actuaires(l), que  l'adoption  d'une  notation 
universelle  fut  proposée.  En  1898,  au  deuxième  Congrès  (2),  l'on 
fit  choix  de  la  notation  de  l'Institut  des  actuaires  de  Londres. 
En  employant  cette  notation  dans  son  manuel,  le  R.  P.  Schul  a 
mis  dans  la  main  de  ceux  de  ses  élèves  qui  chercheraient  car- 
rière dans  les  compagnies  d*assurances  un  outil  réellement 
pratique. 

La  lecture  de  l'ouvrage  du  jeune  et  distingué  professeur  de 
l'Institut  Saint-Ignace  se  recommande  à  tous  ceux  qu'intéressent 
les  questions  de  prévoyance,  yen  donne  ci-après  la  table  des 
matières  ;  les  intitulés  des  paragraphes  montreront  de  quelles 
combinaisons  diverses  s'occupe  aujourd'hui  la  science  actuarielle, 
qui.  pour  la  cinquième  fois  en  onze  ans,  va  tenir  prochainement 
ses  assises  solennelles  (3). 

(1)  Premier  Congrès  international  d'actuaires,  Bruxelles,  2-6  sep- 
tembre 1895.  Documents,  2e  édit.  Bruxelles,  Bruylant-Christophe  et  C>e, 
19U0. 

(2)  Transactions  ofthe  Second  International  Aduarial  Congress,  raay 
16-20,  1898.  London.  Charles  and  Edwin  Layton,  1899. 

(3)  Les  Congrès  internationaux  d'actuaires  se  sont  tenus  à  Bruxelles, 
en  1895,  à  Londres,  en  1898,  à  Paris,  en  1900,  à  New- York,  en  1903  ; 
le  cinquième  se  tiendra  à  Berlin  au  mois  de  septembre  de  cette  année. 

ill«  SERIE.  T.  \.  18 


I 


274  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Première  partie.  —  Notions  générales  siir  les  assurancea-vie. 

Deuxième  partie.  —  Éfiide  mathématique  des  primes. 

Chapitre  I.  —  Assurances  sur  une  tête,  —  Assurance-vie 
entière.  —  Assurance-vie  entière  à  prime  temporaire.  —  Assu- 
rance différée  à  prime  temporaire.  —  Assurance  temporaire.  — 
Assurance  différée  temporaire.  —  Assurance  mixte.  —  Assurance 
à  terme  fixe.  —  Assurance  mixte  à  capital  doublé.  —  Assurance 
avec  participation  aux  bénéfices.  —  Calcul  des  chargements.  — 
Valeur  d'une  police  à  une  époque  donnée.  —  Valeur  d'une  police 
libérée.  —  Assurances  payables  au  décès.  —  Primes. 

Chapitre  II.  —  Rentes  viagères  sur  une  tête.  —  Rente  viagère 
immédiate.—  Rente  viagère  différée. —  Rente  viagère  temporaire 
immédiate.  —  Rente  viagère  temporaire  différée. 

Chapitre  111.—  Relations  entre  les  assurances-vie  et  les  rentes 
viagères. 

Chapitre  IV.  —  Opérations  sur  deux  têtes. 

Section  1.  —  Rentes  viagères.  —  Rente  viagère  immédiate  sur 
deux  têtes.  —  Rente  viagère  différée  sur  deux  têtes.  —  Rente 
viagère  temporaire  sur  deux  têtes.  —  Rente  temporaire  différée 
sur  deux  tètes. 

Section  2.  —  Assurances-vie.  —  Assurance-vie  entière  immé- 
diate d'un  groupe  de  deux  têtes.  —  Assurance  différée  sur  deux 
têtes.  —  Assurance  temporaire  sur  deux  têtes.  —  Assurance 
différée  temporaire  sur  deux  têtes.  —  Assurance  mixte  sur  deux 
têtes.  —7  Prime  annuelle  d'une  assurance  sur  deux  têtes. 

Section  3.  —  Annuités  de  survie.  —  Annuité  de  survie.  — 
Annuité  de  survie  immédiate.  —  Annuité  de  survie  différée.  — 
Annuité  de  survie  temporaire. 

Section  4.  —  Assurance  dotale. 

Appendice.  —  Résumé  des  primes  comprenant  une  représen* 
tation  graphique  des  contrats  d'assurances-vie  et  des  rentes 
viagères  sur  une  tête. 

C.  Beaujean. 


VI 


Karl  Schellbach.  RCckblick  auf  sein  wissenschaftuches 
Leben  nebst  zwei  Schriften  aus  seinem  Nachlass  und  Briefeh 
VON  Jacobi,  Joacuimsthal  und  Weierstrass  herausgegeben  von 
Félix  Mûller,  mit  einem  Bildnis  Karl   Schellbachs.  Un  voL 


BIBLIOGRAPHIE.  275 

in-8<>  de  86  pages  et  un  portrait  hors  texte.  —  Leipzig,  B.  G. 
Teubner,  1905  (1). 

C'est  avec  curiosité  que  j'ai  ouvert  ce  volume.  Tout  un  fas- 
cicule des  Abhandlungen  zur  Geschichte  der  mathematischen 
WissENscHAFTEN  cousacré  à  Schellbach  !  Un  nom  si  peu  connu 
occupant  tant  de  place  dans  une  collection  de  l'importance  des 
Abhaxdlungen  ! 

En  dehors  de  l' Allemagne,  que  savait-on  de  Charles  Schellbach  ? 

Il  avait  écrit  de  nombreux  articles  sur  des  questions  de 
mathématiques  assez  diverses,  et  sa  signature  se  lisait  souvent 
dans  les  Revues  allemandes.  Il  était  aussi  l'auteur  d'un  grand 
ouvrage,  Die  Lehre  von  den  elUpHschen  Integralen  und  den 
Theta-Funktionen  (Berlin,  G.  Reimer,  X-440  pp.).  Enfin  et 
surtout,  quand,  à  la  mort  de  Crelle  (6  octobre  1855),  C.  W. 
Borchardl  prit  la  direction  du  Journal  fCr  die  reine  und  an- 
gewandte  Mathematik,  on  put  lire  pendant  plusieurs  aimées 
sous  la  signature  du  rédacteur  en  chef,  les  mats  :  **  unter  Mit- 
wirkung  von  Sleiner,  Schellbach,  Kummer,  Kronecker  und 
Weierstrass  „.  N'importe,  le  nom  de  Schellbach  semblait  pâlir  à 
côté  des  noms  illustres  imprimés  sur  la  même  ligne.  Schellbach, 
la  chose  était  notoire,  n'était  membre  d'aucune  grande  Acadé- 
mie, pas  même  de  celle  de  sa  patrie. 

Cette  exclusion,  nous  dit  M.  Félix  MQller,  était  un  vrai  préjugé 
de  caste.  Schellbach  appartint  toujours  à  l'enseignement  moyen. 
L'Académie  eût  cru  déroger  en  admettant  dans  son  sein  un  pro- 
fesseur de  cet  enseignement, quel  que  fût  d'ailleurs  le  mérite  du 
savant.  Peu  importe  la  raison,  Schellbach  n'y  a  rien  perdu  ; 
membre  de  l'Académie  de  Berlin,  son  heureuse  influence  sur 
l'enseignement  moyen  n'en  fût  pas  moins  restée  son  vrai  titre 
de  gloire. 

(Charles  Schellbach  naquit  le  25  décembre  1804?  et  mourut  le 
1"  avril  1889.  Mathématicien,  il  eut  un  talent  particulier  pour 
dénouer  les  problèmes  embrouillés  et  épineux,  les  rendre  acces- 
sibles à  tous,  les  faire  entrer  dans  l'enseignement  courant,  en  un 
mot,  les  rendre  classiques  en  les  mettant  en  pleine  lumière. 
Organisateur  des  études,  son  action  fut  excellente.  Il  eut  l'art 
d'intéresser  plusieurs  fois  à  ses  projets  de  réforme  le  prince  et 


(1 1  Ce  volume  forme  le  premier  fascicule  du  tome  20 des  Abuandlungen 
ZUR  Geschichte  oer  mathematischen  Wissenschaften  mit  Einsculuss 
iurer  A.swendungen  begrQndet  voo  Moritz  Cantor. 


2/6  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

la  princesse  royale  de  Prusse.  Grâce  à  leur  puissant  concours, 
il  put  faire  adopter  les  mesures  les  plus  utiles.  Il  avait  même 
rêvé  de  doter  Berlin  d'un  Institut  scientifique  créé  sur  le  modèle 
de  l'École  Polytechnique  de  Paris.  Ce  projet  n'aboutit  pas,  mais 
M.  Félix  Mûller  nous  donne,  en  appendice,  le  rapport  très  étudié 
que  Schellbacli  avait  écrit  dans  ce  but. 

U Aperçu  sur  la  vie  scientifique  de  Charles  Schellhach  est 
lui-même  un  résumé;  nous  ne  pouvons  songer  à  le  résumer 
davantage  sans  lui  enlever  tout  intérêt,  mais  nous  voudrions  en 
avoir  dit  assez  pour  engager  à  le  lire. 

L'auteur  divise  son  travail  en  deux  parties  : 

Dans  la  première  il  nous  donne  un  exposé  succinct  des  réformes 
que  Schellbach  introduisit  dans  l'enseignement  moyen,  ainsi  que 
l'analyse  de  ses  principaux  mémoires.  La  seconde  partie  contient 
des  pièces  justificatives.  Ces  pièces  sont  au  nombre  de  sept  :  le 
rapport  sur  la  fondation  d'un  Institut  des  sciences,  à  Berlin,  dont 
nous  venons  de  parler  ;  une  dissertation  de  Schellbach  **  Sur 
l'utilité  et  l'importance  des  mathématiques  „  ;  enfin  cinq  lettres 
inédites  adressées  à  notre  savant  par  des  correspondants  illustres, 
Jacobi  (1),  Joachimsthal  (2),  Weierstrass  (2).  La  première  des 
deux  lettres  de  Weierstrass,  datée  du  10  octobre  1860,  est  la 
plus  curieuse.  On  y  trouve  la  démonstration  analytique  d'un 
théorème  de  Steiner. 

En  tête  de  son  volume,  M.  Félix  MQller  nous  donne  un  beau 
portrait  de  Schellbach. 

H.   BOSMANS,  S.  J. 


VII 


Bellixo  Cauhara,  s.  J.,  Professore  di  Calcolo  Infinitésimale 
neir  Università  Gregoriana.  L'  **  Unicuique  suum  „,  a  Galilée, 
Fabricius  e  Scheiner  uella  scoperta  délie  macchie  solari.  Un  vol. 
in-4"  de  v-183  pages.  —  Honm,  Cuggiani,  1906  (1). 

Dans  la  livraison  de  janvier  1904  de  cette  Revue,  rendant 
compte  de  l'ouvrage  du  P.  Schreiber,  S.  J.,  intitulé  :  P.  Christoph 
Scheiner,  S.  /.,  und  seine  Sonnenheohachtungen,  je  disais  (2)  : 

(1)  Tirage  à  part  d*un  mémoire  publié  dans  les  tomes  XXIII  et  XXIV 
des  Memorie  della  Pontificia  Accademia  Romana  dei  Nuovi  LnrcEL 

(2)  Tome  LV,  pp.  298-299. 


BIBLIOGRAPHIE.  277 

**  Le  P.  Schreiber  s'en  tient  à  l'analyse  de  la  Rosa  Ursina 
sans  entrer  dans  les  querelles  de  priorité  qu'elle  soulève  entre 
les  partisans  de  Galilée,  de  Sclieiner  et  de  Fabricius.  Galilée  a 
été  trop  bien  défendu  par  M.  Favaro  dans  VÉdition  nationale 
des  Œuvrss  de  Galilée  (Florence,  1895,  t.  V,  pp.  9-19)  pour 
qu'il  soit  nécessaire  de  transcrire  ici  les  titres  des  autres  articles 
écrits  en  sa  faveur.  A  ceux  qui  voudraient  connaître  les  droits 
de  Sclieiner,  j'indiquerai  sa  biographie  :  Christoph  Scheiner  ois 
Matheinciliker^  Physiker  und  Astronomj  Bamberg,  1891,  par 
A.  von  BraunmQhl,  qui  forme  le  24®  volume  de  la  Bayerische 
BiBLiOTHEK.  Enfin  la  cause  de  Fabricius  a  été  plaidée  par 
Gerhard  Berthold  dans  une  brochure  intitulée  :  Der  Magister 
Fabricius  und  die  Sonnenflecken  nehst  einem  Exctirse  ûber 
David  Fabricius,  Leipzig,  1894..  Berthold  y  réédite  (pp.  -29-38) 
la  partie  principale  du  rarissime  opuscule  Joh.  Fabricii  Phrysii 
de  maculis  in  sole  observatis,,,  Witebergae...  M.DC.XL  „ 

Le  P.  Carrara  reprend  aujourd'hui  ce  vieux  problème,  pour 
le  discuter  de  nouveau  sous  toutes  ses  faces.  Outre  les  sources 
d'informations  nommées  ci-dessus  dans  ma  note,  l'auteur  puise 
à  d'autres  encore.  11  en  résulte  un  travail  d'ensemble  très 
curieux.  A  propos  de  cette  étude  des  sources,  j'ai  regretté 
cependant  de  ne  pas  y  avoir  trouvé  l'analyse  approfondie  du 
Profiromusde  Scheiner.  .Je  n'en  fais  pas  de  reproche  à  l'auteur. 
Le  Prodromus  est  rarissime,  et  quelques-unes  des  plus  grandes 
bibliothèques  de  l'Europe,  le  British  Muséum,  par  exemple,  ne  le 
possèdent  pas.  Le  P.  Carrara  est  parfaitement  excusable  de  ne 
pas  l'avoir  rencontré.  ^Ven  connais  un  exemplaire  à  la  Biblio- 
thèque royale  de  Belgique  (1),  et  M.  Favaro  en  a  signalé  un 
autre  à  l'Observatoire  de  Brera  à  Milan  (2). Voici  pourquoi  j'eusse 

(1)  Il  est  coté  V.  5l8k  En  voici  le  titre  :  Prodromvs  pro  sole  mobili  et 
terra  stabili,  contra  academicvm  florentinvnt  Galilteum  a  Galilœis 
avtkore  H.  F.  Gkristophoro  ScJieinero  Societatis  leso^  ante  annos  20,  et 
ampli vs  ducubratvs,  qvi  nvnc  priinvm  in  pvbîicant  îocem  prodit  svb 
avspiciis  Ftirdinandi  lll  Cicsaris  Avrjvsfi'isimi .  Anno  16ôl.  Les 
PP.  De  Backer  et  Somraervoîçel  no  l'ont  jamais  vu  ( Bibliothèque  de 
la  Cotnpagnip.  de  Ji'sns...  Nouvelle  édition.  Tome  VIÎ,  Bruxelles,  1898, 
col.  74()|. 

Le  Prodromus  est  un  ia-folio  de  (xn)  123  pa-^es,  contenant  17  belles 
planches  hors  texte,  dans  le  genre  de  celles  de  la  Rosa  Ursina,  Il  est 
divisé  en  trois  livres,  comprenant  respectivement  2S,  20  et  15  chapitres. 

(2)  Bibliojrafia  Galileiana  (1568-1895),  RaccoUa  ed  Ulnstrata  da 
A.  Cirli  ed  A.  Favaro.  Roma,  1893,  p.  O.  —  Cet  ouvrage  forme  le 
tome  XVI  d'une  collection  do  cdta1o.?ues  intitulée  Indici  e  catalogi  et 
publiée  par  le  Ministère  de  Tlnstruction  publique  du  Royaume  d'Italie. 


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278  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

voulu,  disons  mieux,  je  voudrais  —  car  il  n'est  pas  trop  tard 
pour  le  faire  —  que  le  P.  Carrara  en  entreprit  l'analyse. 

Le  Frodromus  de  Scheiner  est  un  pamphlet,  mais  un  pam- 
phlet posthume.  L*auteur  récrivit  dans  un  moment  de  colère, 
puis  le  laissa  enfoui  dans  ses  papiers.  Écrire  est  parfois  un 
excellent  calmant,  surtout  quand  on  est  assez  maître  de  soi 
pour  écrire  sans  publier.  A  la  mort  du  Jésuite,  des  amis  mal- 
adroits découvriienl  le  Prodrotnns  et  le  firent  imprimer.  La 
gloire  de  Scheiner  n'y  a  guère  gagné.  Les  quelques  observa- 
tions de  taches  du  soleil  décrites  dans  le  Prodromus  ajoutent 
assez  peu  de  chose  à  celles  de  la  Bosa  ifrsina,  mais  le  ton 
passionné  de  l'auteur  prévient  contre  lui.  Le  Prodromus  est 
comme  le  dernier  épilogue  de  la  querelle  Scheiner-Galilée.  Sa 
lecture  ne  vient  pas  modifier  l'opinion  qu'on  s'en  fait  d'ailleurs. 
Elle  ne  change  pas  les  conclusions  du  P.  Carrara.  Mais,  après 
avoir  consacré  180  pages  in-4^  à  résoudre  sous  tous  les  aspects 
le  problème  de  Ja  découverte  des  taches  du  soleil,  il  vaudrait  la 
peine  d'épuiser  le  sujet.  Le  P.  Carrara  y  arriverait  aisément  en 
quelques  pages  qui  serviraient  d'appendice  à  son  mémoire. 

Abordons  de  pins  près  ce  mémoire  lui-même. 

Qui  a  découvert,  le  premier,  les  taches  du  soleil? 

Poser  la  question  en  ces  termes,  dit  le  P.  Carrara,  c'est  la 
poser  mal.  Les  taches  du  soleil  sont  parfois  visibles  à  Tœil  nu  et 
les  anciens  eux-mêmes  les  avaient  remarquées.  Personne  ne 
songe  cependant  à  faire  remonter  jusqu'à  eux  l'honneur  de  la 
décotiverte.  Ils  s'étaient  contentés  d'une  simple  constatation  do 
phénomène,  constatation  vague  et  indécise,  sans  se  livrer  à  son 
sujet  à  des  observations  suivies. 

Ces  observations  exigeaient  l'emploi  du  télescope.  Mais,  le 
télescope  inventé,  la  constatation  des  taches  devient  aussitôt 
certaine.  Elle  était  si  aisée  pour  qui  possédait  cet  instrument, 
que,sans  se  concerler,les  astronomes  la  font  en  même  temps  de 
tous  côtés  à  la  fois.  De  là  des  querelles  de  priorité.  De  là  d'aigres 
accusations  de  plagiat  émises  avec  conviction  et  bonne  foi,  tout 
en  étant  mal  justifiées  par  les  faits.  Unîeuique  suutn,  dit  le 
P.  Carrara.  Rendons  à  chacun  des  prétendants,  Galilée, Fabrîcius, 
Scheiner,  la  part  qui  lui  revient.  Cette  part  serait,  d'après  lui, 
la  suivante  : 

Le  premier  en  date,  Galilée  se  livre  à  une  série  d'observations 
des  taches  du  soleil  faite  avec  méthode.  11  en  communique  le 
résultat  à  des  amis. 

Dans  l'entre-temps  et  sans  soupçonner  le  moins  du  monde  les 


■> 


BIBLIOGRAPHIE.  279 

travaux  de  Galilée,  Fabricius  remarque  de  son  côté  les  taches.  II 
publie  cette  découverte  le  premier  daus  uu  livre  imprimé  (1)  et 
devance  eu  cela  Galilée. 

Il  est  d*usage  de  nos  jours  d'accorder  Thonneur  de  la  priorité 
d'une  idée  au  savant  qui  la  fait  connaître  le  premier  par  la  voie 
de  la  presse.  C'est  loin  d'être  toujours  équitable.  Mais  au  xvi« 
siècle  renseignement  oral  et  la  lettre  manuscrite  jouaient  un  rôle 
trop  considérable  dans  la  diffusion  de  la  science,  pour  qu'on  pût 
songer  à  une  application  exclusive  de  cette  règle.  Si  Galilée 
a  été  prévenu  par  la  publication  imprimée  de  Fabricius,  il  ne 
saurait  voir  par  cela  seul  tous  ses  droits  de  priorité  périmés. 

Quant  à  Sclieiner,  sa  Rosa  Ursina  est  un  ouvrage  hors  de  pair 
qui  suffit,  en  toute  hypothèse,  pour  assurer  sa  gloire.  Peu  d'his- 
toriens en  parleraient  encore  du  ton  railleur  et  méprisant  de 
Delambre  (2).  Scheiner  n'a  pas  découvert  le  premier  les  taches 
du  soleil,  c'est  définitivement  prouvé  ;  mais  il  les  a  étudiées  avec 
tant  de  persévérance,  de  soin,  d'habileté,  qu'il  a  fallu  le  spee- 
troscope  et  les  travaux  du  P.  Secchi  pour  faire  faire  de  ce  côté 
un  pas  de  plus  à  la  science.  Le  P.  Carrara  le  montre  excellem- 
ment et  entre  à  ce  sujet  dans  beaucoup  de  détails.  Les  bornes 
imposées  à  un  simple  compte  rendu  ne  me  permettent  pas  de 
l'y  suivre. 

Que  dire  enfin  du  plagiat  ? 

L'accusation  de  Galilée  est  formelle,  mais  la  preuve  en  est  peu 
faite.  Le  feu  de  la  querelle  aveugle  les  deux  adversaires. 
Scheiner  est  violent,  mais,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  il  parait  sincère. 
Pour  ma  part,  quand  il  affirme  avoir  trouvé  par  lui-même  les 
taches  du  soleil,  je  ne  puis  m'empêcher  de  le  croire.  Au  surplus, 
je   ne    fais  en   cela  que   partager   l'impression   de  Delambre. 

(1)  En  voici  le  titre  complet  :  Joh.  Fabricii  Phrysii  De  Maculis  Tn 
Sole  Ohservatis,  Et  Apparente  earum  ctim  Sole  conversiotie,  Narratio  cm 
Adjecta  est  de  modo  edudionis  specierum  visibilium  dubitatio.  Wite- 
bergae,  Typis  Laurentij  Seuberlichij,  Impetisis  lohan,  Bortieri  Senioris 
&  Elire  Rochefeldij  Bibliopol  Lips.  Anno  M.DC.XI  (Bibl.  roy.  de 
Belgique,  V.  5012). 

(2)  •*  Il  est  peu  d'ouvrages  aussi  diffus  et  aussi  vides  de  choses.  Il  est 
de  784  pages,  il  n*y  a  pas  matière  pour  50.  „  Histoire  de  VAstronomie 
moderne,  tome  I,  p.  690.  Paris,  Courcier,  1821. 

Il  est  piquant  de  rapprocher  de  ce  jugement  celui  de  Houzeau  dans 
son  Vademecnm  de  V Astronome,  Bruxelles  1882,  p.  420.  **  Ouvrage  con- 
sidérable, dit-il,  on  y  trouve...  le  germe  de  plusieurs  considérations 
passées  aujourd'hui  dans  la  science,  à  titre  définitif.  „ 


I 


aSo  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

L'illustre  historien  de  rastronomie  admettait  le  plagiat  (1)  et 
niait  la  bonne  foi  du  Jésuite  (2).  Et  cependant  la  lecture  des 
lettres  de  Scheiner  à  Velser  arrache  à  sa  loyauté  cet  aveu  : 
^  Il  n*y  a  pas  de  raison  suilisante  de  taxer  Scheiner  de  plagiat. 
S'il  avait  une  lunette,  il  a  pu  voir  les  taches  du  soleil;  il  n'y  a  pas 
grand  mérite  à  cela  „  (8). 

H.  BOSMANS,  S.  J. 


VIII 

Le  Livre  de  l'Ascension  de  l'esprit  sur  la  forme  du  ciel  et 
DE  LA  terre.  Cours  d'astronomie  rédigé  en  1279  par  Grégoire 
Aboulfarag,  dit  Bar-Hebraeus,  publié  pour  la  première  fois, 
d'après  les  manuscrits  de  Paris,  d'Oxford  et  de  Cambridge,  par 
F.  Nau,  docteur  es  sciences  mathématiques,  licencié  es  sciences 
pliysiques,  diplômé  de  l'École  des  Hautes  Études.  Seconde 
partie,  traduction  française  (4).  Un  vol  in-8^  de  xxiv-200  pages. 
—  Paris,  Bouillon,  1900. 

Bar-Hebraeus,  célèbre  chez  les  orientalistes,  est  inconnu 
parmi  les  géomètres  et  les  astronomes  ;  présentons-le  donc  au 
lecteur. 

Grégoire  Aboulfarag,  surnommé  Bar-Hebraeus,  naquit  à 
Mélitène,  en  1226,  et  mourut  à  Maraga  en  Perse,  le  20  juillet 
1286.  Son  père,  riche  médecin,  lui  fît  donner  une  brillante  édu- 
cation. Le  jeune  Bar-Hel)raeus  y  aborda  toutes  les  sciences, 
rhétorique,  médecine,  philosophie,  théologie.  Le  16  septembre 
1246,  cigé  de  vingt  ans  seulement,  il  fut  consacré  évéque  mono- 
physite  de  Goubos,  près  de  Mélitène.  Transféré  Tannée  suivante 
à  Lakabin,  non  loin  de  Goubos.  il  n'y  resta  que  cinq  ans,  puis 
passa  au  siège  épiscopal  d'Alep.  En  1260,  il  entra,  comme 
médecin,  iiu  service  du  roi  des  Mogols  ;  enfin,  il  fut  nommé 
primat  d'Orient,  en  1264. 

Sa  charge  de  primat  l'obligea  à  de  notnbreux  voyages.  Mais 

(1)  Op.  c«.,  p.  633. 

(2)  Op.  cit..  p.  63:1 

(3)  Op.ciY.,  p.  631. 

(4)  Lii  première  partie,  texte  syriaque,  forme  un  volume  à  part; 
je  suis  incompétent  pour  la  juger.  Les  deux  volumes  réunis  composeot 
le  121e  fascicule  de  la  Bibliothèque  de  l'Ëcole  des  Hautes  Études. 


^ 


BIBLIOGRAPHIE.  28 1 

ces  déplacements  continuels,  loin  de  nuire  à  ses  études,  les 
favorisaient  plutôt  ;  car  il  rapportait  tout  à  la  science,  même  les 
simples  conversations. 

11  nous  donne,  lui-même,  de  curieux  renseignements  à  ce 
sujet  : 

*"  Étant  à  Bagdad,  dit*il,  pour  les  affaires  ecclésiastiques, 
j*eus  Toccasion  de  causer  souvent  avec  d'habiles  grammairiens. 
Aussi  formai-je  le  projet  de  mettre  par  écrit  les  principes  de 
cette  science.  „ 

C*est  ainsi  qu'il  fut  conduit  à  composer  sa  grammaire. 

Ailleurs,  en  tête  d'un  volume  d'histoire,  il  dit  encore  : 

^  J'ai  eu  l'occasion  d'entrer  à  la  bibliothèque  de  Maraga.  J'ai 
réuni  dans  ce  petit  volume  les  récits  dignes  de  mémoire,  que 
j'y  ai  trouvés  dans  des  manuscrits  syriaques,  arabes  et  persans.  „ 

Bar-Hebraeus  utilisait  donc  ses  voyages  pour  compulser  les 
bibliothèques  et  converser  avec  les  hommes  instruits,  puis  il 
rédigeait  ce  qu'il  avait  lu  ou  appris.  Depuis  l'âge  de  vingt  ans 
jusqu'à  son  dernier  souffle,  il  ne  cessa  jamais  d'étudier  ou 
d'écrire.  Et  voilà  comment  il  a  pu  produire  tant  d'excellents 
ouvrages,  sur  des  sujets  si  divers  (1).  Bar-Hebraeus  n'est,  à 
proprement  parler,  ni  grammairien,  ni  historien,  ni  rhéteur,  ni 
astronome  ;  c'est  un  polygraphe,  mais  s'il  faut  juger  tous  ses 
travaux  d'après  son  Cours  d'Astronomie,  il  l'est  dans  le  bon 
sens  du  mot.  C'est  ce  Cours  d* Astronomie  que  M.  l'abbé  Nau 
vient  de  publier  pour  la  première  fois. 

Un  évêque,  un  primat  d'Orient,  trouvant  des  loisirs  pour 
publier  un  Cours  d'Astronomie,  voilà  qui  nous  paraît  étrange 
aujourd'hui  !  Les  mœurs  ont  bien  changé  !  Cet  évêque,  ce  primat 
était  doublé  d'un  professeur.  Vers  1270,  il  enseignait  à  Maraga 
les  Éléments  d'Euclide,  et  deux  ans  plus  tard,  en  1272,  il  y 
expliquait  VAlmageste  de  Ptolémée.  Il  semble  même  avoir  con- 
sidéré renseignement  de  toutes  les  sciences  comme  l'un  des 
devoirs  de  sa  charge. 

Le  Livre  de  V Ascension  de  V esprit  sur  la  forme  du  ciel  et  de  la 
terre  nous  a  probablement  conservé  les  leçons  de  Bar-Hebraeus 
sur  V Almageste.  Il  n'a  cependant  pas  été  écrit  dès  1272,  mais  en 
1279  seulement.  Cette  date  importe  d'ailleurs  assez  pen,  car  il  est 
permis  d'admettre  que  la  rédaction  du  Livre  de  V Ascension  en  a 


(1)  Il  sortirait  du  cadre  de  la  Revue  de  les  énumérer  ici  en  détail. 
On  trouvera  la  liste  de  ceux  qui  ont  été  édités  jusqu*ici  à  la  page  ii  de 
y  Introduction  de  M.  Tabbé  Nau. 


f 


282  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

suivi  renseignement  oral.  L'ouvrage,  vrai  résumé  de  la  Crrande 
composition  de  Ptolémée,  a  l*allure  d*un  précis  de  cours.  Le 
style  est  littéraire,  les  calculs  sont  omis,  en  un  mot,  le  profes- 
seur cherche  à  exposer  aux  élèves  les  principes  et  les  résultats 
de  la  science,  sans  fatiguer  leur  attention  par  les  détails,  sans 
s'arrêter  aux  considérations  géométriques  longues  et  difficiles. 
Le  plan  d'ensemble  est  conçu  avec  beaucoup  d'ordre  et  de 
méthode.  On  y  distingue  d'abord  deux  grandes  parties,  la  pre- 
mière plus  proprement  astronomique,  la  seconde  formant  plutôt 
un  traité  de  géodésie.  Dans  chacune  de  ces  parties,  les  divisions 
et  les  subdivisions  sont  nombreuses  et  reviennent  toujours  dans 
le  même  ordre  pour  des  sujets  analogues.  Excellente  qualité 
dans  un  ouvrage  didactique. 

Quelle  est  l'importance  du  Livre  de  V Ascension  de  Vesprit  ? 

Voici,  en  résumé,  ce  qu'en  dit  M,  l'abbé  Nau.  Je  cite,  mais  en 
abrégeant  quelque  peu  : 

'  "^  1»  Le  nom  seul  de  l'auteur  faisait  désirer  la  publication  de 
ce  traité,  car  BarHebraeus  est  le  premier  des  écrivains  jaco- 
bites.  La  plupart  de  ses  ouvrages  sont  déjà  publiés  et  il  n'est 
pas  douteux  que  tous  ne  doivent  l'être  un  jour. 

„  2®  C'est  le  seul  ouvrage  syriaque  écrit  ex  professa  sur 
l'astronomie  ;  c'est  là  que  l'on  devra  chercher  les  termes  tech* 
niques  employés  par  les  Syriens.  Sa  publication,  qui  permettra 
de  contrôler  et  de  compléter  le  dictionnaire,  était  donc  indispen- 
sable au  point  de  vue  philologique. 

„  8»  Ce  traité  fera  connaître  l'astronomie  ancienne  et  sera 
d'un  grand  secours  pour  la  faire  apprécier  à  sa  juste  valeur.  On 
ne  prend  pas  une  idée  suffisante  de  l'astronomie  grecque  en 
lisant  une  histoire  de  l'astronomie.  A  notre  époque  surtout,  où 
l'on  préconise  la  recherche  des  documents  originaux,  il  est 
indispensable  que  nos  savants  aient  en  mains,  non  pas  des 
ouvrages  sur  rustronomie  ancienne,  mais  un  ouvrage  ancien 
d'astronomie,  où  ils  puissent  prendre  celte  science  sur  le  fait.  , 

Et  VAhnageste  de  Plolémée  ?  objectera-t-on.  Et  sa  traduction 
par  Tabbé  Halnia  ? 

""  Cette  traduction,  continue  M.  l'abbé  Nau,  est  un  ouvrage 
capital,  mais  rare  et  inabordable.  Car,  l'aurait-on  trouvé,  on 
serait  vite  rebuté  par  une  suite  de  calculs  faits  sans  le  secours 
des  notations  algébriques  et  pour  ainsi  dire  de  tête.  Aussi  a-t-il 
toujours  été  fort  peu  lu,  et  M.  Sédillot  a-t-il  pu,  durant  de 
longues  années,  donner  comme  nouvelle  une  inégalité  qui  figu* 
rait  déjà  dans   Ptolémée.  L'Académie  et  l'opinion  se  passion- 


BIBLIOGRAPHIE.  283 

nèrent  pour  la  troisième  inégalité  lunaire,  quand  M.  Munek, 
hébratsant,  vint  montrer,  sept  ans  plus  tardy  qu'elle  se  trouvait 
déjà  dans  Ptolémée.  (1)  ,, 

Tout  cela  est  fort  vrai  et  il  était  bon  de  le  redire.  On  ne  pos- 
sédait en  France  aucun  ouvrage  ancien  d'astronomie  vraiment 
à  la  portée  des  savants.  Le  volume  de  Bar-Hebraeus  traduit  par 
M.  Tabbé  Nau  comblera  cette  lacune.  On  y  trouvera  un  résumé 
de  Tastronomie  de  Ptolémée  et  de  tous  ses  résultats  ;  résumé 
clair,  sans  démonstrations  géométriques,  en  un  mot,  facile  à 
suivre  par  tout  le  monde. 

^  Au  xiii«  siècle,  dit  encore  M.  l'abbé  Nau,  à  l'époque  où  vivait 
Bar-Hebraeus,  les  Arabes  s'occupaient  d'astronomie  depuis  près 
de  quatre  siècles  et  notre  auteur  cite  un  certain  nombre  de  leurs 
résultats.  iMais  ces  résultats  semblent  peu  importants.  Les 
auteurs  arabes  que  nous  connaissons  furent  surtout  des  commen- 
tateurs et  des  astronomes  amateurs,  on  ne  les  a  admirés  que 
faute  de  connaître  les  œuvres  grecques,  leurs  modèles.  „ 

Ici  j'ai  le  regret  de  n'être  plus  aussi  complètement  d'accord 
avec  le  très  savant  éditeur.  Les  Arabes,  à  mon  avis,  ne  méritent 
pas  le  reproche  d'être  restés  stalionnaires.  A  quelles  œuvres 
grecques  M.  l'abbé  Nau  fait-il  allusion?  Évidemment  à  Y  Aima- 
geste  de  Ptolémée.  Ni  Autolycus,  ni  Cléomède,  ni  Geminus,  ni  les 
trois  livres  d'Hipparque  qui  nous  ont  été  conservés,  ne  peuvent 
être  mis  en  question.  Eh  bien  !  pour  ne  parler  que  du  seul  Alba- 
tegnins,  son  Opus  asironomicum  ne  soutient-il  pas  la  comparai- 
son avec  VAÎmageste  ?  Et  M.  Nallino,  le  récent  éditeur  de  VOpus 
astronomicum,  se  trompe-t-il  si  fort  en  déclarant  Albategnius 
très  supérieur  à  Ptolémée  (2)? 

Mais  ce  n'est  pas  le  moment  de  discuter  ici  ce  point  de  philo- 
sophie mathématique  et  d'histoire.  Peu  importe  au  surplus  ma 
manière  de  voir,  elle  n'infirme  en  rien  la  valeur  de  l'ouvrage  de 

(1)  Cette  tapageuse  et  invraisemblable  discussion  est  un  peu  oubliée 
aujourd'hui.  Si.  Tabbé  Nau  en  a  fort  bien  résumé  les  grandes  lignes 
dans  une  note  placée  au  bas  de  la  page  l29.  Le  Livre  de  V Ascension 
de  Bar-Hehraeus  vient  jeter  un  nouveau  jour  sur  le  célèbre  passage  de 
VAImageste  de  Ptolémée. 

(2)  Albatenii  opus  astrotiomictim  edîtum  a  Carolo  Alphonso  Nallino. 
Pars  I.  Mediolani,  1903.  Praefatlo  j}  4,  III,  Nostra  de  opère  astronomico 
sententia,  pp.  xli-xlvi. 

J'ai  rendu  compte  de  cette  nouvelle  édition  de  VOpus  astronomicHtn 
dans  mon  dernier  Bulletin  d'Histoire  des  Mathématiques  et  des  ISciences, 
Revue  des  Questions  scientifiques,  t.  XXXIX,  pp.  663-667. 


284  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Bar-Hebraeus,  ni  le  mérite  de  l'édition  de  M.  l'abbé  Nau.  Je  me 
rallie  même  sans  réserve  à  cette  conclusion  du  savant  éditeur  : 

**  On  peut  considérer  le  présent  Cours  d'astronomie  comme 
un  résumé  des  œuvres  de  Ptolémée  (avec  quelques  adfunda  dus 
aux  Arabes)  fait  par  un  homme  intelligent  et  de  grande  érudition 
qui  écrivait  ce  qu'il  venait  d'enseigner.  „ 

Examinons  de  plus  près  les  sources  utilisées  par  Bar-Hebraeus. 

**  La  science  de  la  sphère  céleste  et  de  ses  mouvements,  dit-il, 
est  une  mer  difficile  à  sonder  et  une  hauteur  pénible  à  gravir. 
Je  me  bornerai  donc,  dans  ce  petit  volume,  à  exposer  les  formes 
des  sphères,  le  genre  des  mouvements  célestes,  les  distances 
et  le  nombre  des  astres.  Quant  aux  démonstrations  géométriques 
touchant  ces  inatières,je  renvoie  à  Touvrage  aùvTaHiç  fieTàXT]  qui 
est  plus  grand  et  plus  développé.  „ 

Quoi  qu'il  en  soit  des  progrès  astronomiques  dus  aux  Arabes, 
la  aùviaEiç  jieTâXri,  VAlmageste,  est  bien,  en  fait,  la  source  prin- 
cipale où  puise  Bar-Hebraeus.  Seule  elle  est  nommée  dans  la 
préface,  et  l'auteur  y  renvoie  fréquemment  dans  le  corps  de 
rouvrage,par  exemple  :  à  propos  de  la  précession  des  équinoxes, 
du  mouvement  de  l'apogée  du  soleil,  de  celui  des  planètes,  des 
éclipses,  des  étoiles  variables,  etc.  etc.  Bar-Hebraeus  avait 
emprunté  aux  Arabes  le  respect  de  VAlmageste.  On  sait  à  quel 
point  Albategnius  surtout  l'avait  porté.  Mais  Bar-Hebraeus 
n'ignore  pas  pour  cela  les  œuvres  de  ces  Arabes  eux-mêmes.  Il 
connaît  tout  aussi  bien  celles  des  Syriens  ses  compatriotes,  et 
cite  notamment  Nasiruddin-el-Toussy  son  contemporain. 

J'ahrège,  car  je  crois  avoir  fait  suffisamment  entrevoir  combien 
le  Livre  de  VAscension  de  Vesprit  est  intéressant.  Je  ne  puis 
néanmoins  m'empêcher  d'observer  la  singulière  difficulté  des 
publications  de  ce  genre.  Pour  les  entreprendre,  il  faut  être  à  la 
fois  orientaliste  et  géomètre,  dons  rarement  réunis  chez  un  seul 
homme.  Docteur  es  sciences  mathématiques,  licencié  es  sciences 
physiques,  diplômé  de  l'École  des  Hautes  Études,  M.  l'abbé  Nau 
est  éminemment  l'un  et  l'autre.  Dans  les  très  érudites  notes 
ajoutées  au  texte,  le  géomètre  n'a-t-il  même  pas  perdu  parfois 
de  vue  les  philologues  ?  Je  le  crains.  Géomètres,  nous  connais* 
sons  tous  la  crispante  phrase  :  **  Le  lecteur  est  prié  de  faire  la 
figure.  .,  Mais  le  respect  du  métier  nous  commande  de  ne  pas 
avoir  l'air  de  trop  nous  en  agacer.  Peut-on  exiger  la  même 
patience  des  simples  philologues  ?  Faute  de  figures,  ceux  qui  ne 
sont  pas  géomètres  trouveront  difficiles,  je  crois,  plusieurs  des 
notes  de  M.  l'abbé  Nau,  notes   très  claires  cependant  et  fort 


BIBLIOGRAPHIE.  285 

simples  ;  par  exemple,  celles  des  pages  181  à  187.  Pourquoi  n'y 
avoir  pas  ajouté  deux  figures  avec  des  lettres  ?  Ces  lettres  sont, 
il  est  vrai,  aisées  à  suppléer  sur  les  figures  du  texte  ;  encore  en 
faut-il  riiabitude  et  ne  peut-on  guère  la  supposer  chez  tout  le 
monde.  Il  i^est  pas  toujours  bon  de  fuir  le  reproche  de  paraître 
prolixe.  M.  Nallino  a  donné  l'exemple  du  contraire  dans  son 
édition  de  VOpus  Astronomicum  d'Albategnius.  On  ne  saurait 
trop  Ten  féliciter  ni  trop  engager  les  auteurs  de  travaux  ana- 
logues à  rimiter. 

Pour  terminer  ce  compte  rendu,  il  me  resterait  à  analyser  le 
fond  lui-même  du  Livre  de  VAscension  de  Vesprit  sur  la  forme 
dît  ciel  et  de  la  terre,  mais  ici  je  suis  bien  obligé  de  dire  au  lec- 
teur :  prenez  en  mains  le  volume  et  étudiez-le.  Impossible  en 
quelques  pages  de  le  faire  su£Bsamment  connaître  à  ceux  qui 
ne  seraient  pas  au  courant  de  l'histoire  de  Tastrononiie  grecque  ; 
il  me  faudrait  transcrire  une  bonne  partie  de  l'ouvrage.  Mais 
aux  historiens  je  rappellerai  que  Bar-Hebraeus  n'est  pas  astro- 
nome de  profession.  Il  n'a  pas  contribué  à  l'avancement  de 
l'astronomie.  C'est  un  érudit  très  intelligent,  très  bien  informé, 
trùs  utile  à  lire,  par  conséquent,  pour  connaître  l'état  de  la 
science  à  son  époque.  Cette  remarque  faite,  un  résumé  de  la 
tal)le  dos  matières  donnera  une  idée  du  contenu  du  volume. 

Phemière  partie.  Sur  la  forme  du  ciel.  Chapitre  1.  Théories 
préliminaires.  Chapitre  2.  Sur  les  intersphères  du  soleil.  Cha- 
pitre 3.  Des  intersphères  de  la  lune.  Chapitre  4.  Des  sphères  de 
quatre  planètes  ;  les  trois  supérieures  et  Vénus.  Chapitre  5.  Des 
sphères  de  Mercure.  Chapitre  6.  Latitude  des  planètes.  Cha- 
pitre 7.  Propriétés  des  astres  causées  par  leurs  positions  appa- 
rentes (vues  de  la  terre)  ou  par  leurs  positions  relatives.  Cha- 
pitre 8.  Des  décans,  c'est-à-dire  des  étoiles  fixes. 

Seconde  partie.  Sur  la  forme  de  la  terre  et  les  phénomènes 
célestes  qui  s*y  rapportent.  Chapitre  1.  Division  de  la  terre,  des 
mers,  des  îles  et  des  fleuves.  Chapitre  2.  Diversité  de  l'aspect  du 
ciel  aux  divers  lieux  de  la  terre.  Chapitre  3.  Des  ascensions  et 
de  leurs  propriétés.  Chapitre  4.  Des  ombres.  Chapitre  5.  Diverses 
mesures  du  temps.  Chapitre  6.  Mesure  de  la  distance  des  astres 
à  la  terre.  Chapitre  7.  Grandeur  des  astres  par  rapport  à  la 
terre. 

H.   BOSMANS,  S.  J. 


286  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


IX 


Cours  de  Physique  de  l'École  polytechnique,  par  M.  J.  Jamim , 
troisième  supplément  par  M.  Bouty.  Radiations.  Électricité. 
Ionisation.  Un  volume  in-S»  de  vi-419  pages.  —  Paris,  Gau- 
thier-Villars,  1906. 

Les  dernières  années  se  sont  montrées  extraordinairement 
fécondes  en  progrès  dans  la  physique  tant  expérimentale  que 
théorique.  Non  seulement  elles  ont  accumulé  des  mémoires 
importants  sur  les  sujets  les  plus  divers  et  souvent  les  plus 
inattendus,  ce  qui  n'est  pas  rare  dans  l'histoire  des  sciences  ; 
mais,  ce  qui  est  sans  exemple,  en  bien  des  cas  des  résultats  ont 
été  obtenus  si  décisifs  dans  leur  teneur  particulière  et  si  sugges- 
tifs de  méthodes  fécondes  que  l'enseignement  même  de  la  phy- 
sique ne  peut  plus  les  ignorer  et  se  voit  obligé  de  transformer  sa 
physionomie  avec  une  rapidité  inouïe.  On  sait  que  le  traité  bien 
connu  de  Jamin  se  complète,  sous  la  direction  de  son  éminent 
collaborateur  M.  Bouty,  par  des  suppléments  périodiques.  Le 
supplément  actuel  forme  un  volume  de  400  pages.  Et  encore  ne 
contient-il  que  ce  qu'il  est  le  plus  urgent  de  présenter  au  lecteur 
désireux  de  se  mettre  au  courant  des  progrès  principaux  réa- 
lisés récemment,  à  savoir  : 

Quatre  chapitres  sur  les  radiations  :  I.  Émission  des  corps 
noirs;  Pression  de  radiation.  II.  Émission  des  gaz;  III.  Spectre 
infra- rouge  (où  l'on  s'étonnera  peut-être  de  rencontrer  les 
rayons  N  de  Blondlot,  trop  controversés  encore  pour  trouver 
place  dans  un  ouvrage  de  ce  genre).  Dispersion;  IV.  Ondes 
hertziennes.  Télégraphie  sans  fils. 

Quatre  chapitres  sur  Vélectricité  :  V.  Effet  électromagnétique 
de  la  convection  électrique.  Étude  expérimentale  du  magnétisme; 
VI.  Courants  alternatifs  et  polyphasés;  VIL  Électrolyse;  VIIL 
Théorie  des  ions.  Théorie  de  Nernst. 

Le  reste  du  volume,  soit  la  moitié,  est  presqu'entièrement 
rempli  par  la  grande  question  de  l'heure,  Vionisation. 

IX.  Condensation  de  la  vapeur  d'eau  autour  de  noyaux  élec- 
trisés:  X.  Propriétés  générales  des  gaz  conducteurs  ou  ionisés; 
XL  Mouvement  des  ions;  XII.  Cas  divers  d'ionisation;  XIIL 
Radioactivité;  XIV.  Constante  diélectrique  et  cohésion  diélec- 
trique des  gaz  ;  XV.  Étude  de  l'étincelle  ;  XVI.  Théorie  de  la 
décharge  dans  les  gaz  raréfiés.  Enfin  un  XVII*  et  dernier  cha- 


BIBLIOGRAPHIE.  287 

pitre  traite  d'instruments  divers  et  de  quelques  applications  de 
l'électricité. 

Inutile  de  dire  que  le  nouveau  supplément  du  cours  de 
MM.  Jamin  et  Bouty  est  traité  avec  la  même  clarté  et  la  même 
métbode  que  le  cours  lui-même. 

V.  S. 


X 

Sur  les  Électrons,  par  Sir  Oliver  Lodge.  Traduit  de  l'anglais 
par  £.  NuGUEs  et  J.  Pêridier.  Un  volume  in- 12  de  xiii-168 
pages.  —  Paris,  Gaulhier-Villars,  1906. 

Ce  petit  volume,  édité  dans  la  collection  des  Actualités  scieu' 
tiflques,  est  la  traduction  d'une  conférence  faite  à  Vlnsiitution  of 
eledrical  Engineers,\e  5  novembre  1902.  Il  a  pour  but  de  faire 
connaître  l'état  actuel,  déjà  si  intéressant,  et  les  promesses 
d'avenir,  peut-être  plus  vastes  encore,  de  la  nouvelle  doctrine  élec- 
tronique. Dans  la  bouche  d'un  interprète  autorisé  comme  M.  0. 
Lodge,  on  peut  s'attendre  à  trouver  de  ce  sujet  attachant  une 
expression  aussi  pénétrante  dans  sa  compréhension  qu'originale 
dans  son  expression.  On  sait,  en  effet,  comme  le  rappelle 
M.  Langevin  dans  la  préface  écrite  pour  cette  traduction,  que 
Sir  Oliver  Lodge  appartient  à  la  grande  famille  des  vulgarisa- 
teurs anglais,  des  Tyndall,des  Thomson,  des  Maxwell,  qui  savent, 
mieux  que  personne,  trouver  l'image  saisissante  et  tangible  pour 
traduire  l'idée  la  plus  abstraite,  tout  en  ne  sacrifiant  rien  de  la 
rigueur  de  la  pensée  à  la  recherche  d'une  transposition  maté- 
rielle frappante. 

Les  limites  étroites  d'une  conférence  obligent,  bien  entendu, 
Tauteur  à  condenser  son  exposé,  et  la  nature  de  son  auditoire 
lui  permet  un  appareil  mécanique  et  mathématique  assez  simple, 
il  est  vrai,  mais  qui  met  son  remarquable  travail  hors  de  la 
portée  de  ce  qu'on  appelle  le  grand  public.  Des  notes  complé- 
mentaires nombreuses  sur  des  points  particuliers,  d'ordinaire 
des  calculs,  achèvent  de  préciser  certains  détails,  et  en  font, 
suivant  la  pensée  des  traducteurs,  une  excellente  introduction  à 
une  étude  plus  complète  sur  le  sujet.  Ajoutons  qu'une  liberté 
d'allure  tout  anglaise  dans  le  développement  logique  lui  donne 
une  saveur  particulière  pour  le  lecteur  français  habitué  à  une 
trame  plus  serrée. 

V.  S. 


288  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


XI 


Radio-Activity,  by  E.  Rutherford,  deuxième  édition.  Un 
volume  in-8o  de  xi-580  pages.  —  Cambridge,  University  Press, 
1905. 

Est-il  bien  nécessaire  de  présenter  à  nos  lecteurs  ce  très 
remarquable  ouvrage  dont  une  année  a  vu  enlever  la  première 
édition  ?  L'article  publié  ici-même  en  juillet  1905  sur  la  radio- 
activité et  qui  était  basé  principalement  sur  le  livre  de  M.  Ruther- 
ford peut  lui  servir  en  quelque  sorte  de  compte  rendu  détaillé. 
Il  nous  dispense  de  nous  étendre  davantage  sur  l'intérêt  intense 
que  présente  la  superbe  synthèse  des  recherches  sur  la  radio- 
activité construite  par  le  professeur  de  Montréal.  Comme  les 
relations  célèbres  des  grands  voyages  d'exploration  en  pays 
sauvage — car  c'en  est  un  dans  le  véritable  sens  du  mot  pour  ceux 
qui  abordent  ce  sujet  pour  la  première  fois  —  il  présente  k  la 
fois  le  double  mérite  de  nous  raconter  les  aventures  personnelles 
de  l'auteur,  si  Ton  peut  ainsi  parler,  et  de  constituer  le  tableau 
le  plus  complet  de  nos  connaissances  actuelles  sur  le  domaine 
parcouru.  C'est  le  livre  fondamental  dans  l'étude  de  la  radio- 
activité, et  nul  ne  peut  l'ignorer  qui  prétend  ne  pas  borner  ses 
connaissances  à  une  vue  superficielle  de  ce  passionnant  sujet. 

Signalons  seulement  l'accroissement  considérable  qu'a  subi 
l'ouvrage  dans  cette  nouvelle  édition.  De  382  pages  de  texte,  il 
passe  à  558.  C'est  assez  dire  (juels  étonnants  progrès  ont  été 
réalisés  en  quelques  mois.  Voici  les  chapitres  qui  ont  subi  le 
plus  de  remaniements  : 

IX.  Théorie  des  changements  successifs  ;  X.  Produits  de  trans- 
formation de  l'uraninm,  du  thorium  et  de  l'aclinium;  XI.  Produits 
de  Iransformalion  du  radium;  XII.  Taux  d'émission  de  l'énergie; 
XIII.  Processus  radioactifs;  XIV.  Radioactivité  de  l'atmosphère 
et  de  la  matière  ordinaire. 

V.  S. 


XI 1 


TiiKoniE  DLH  Fj.ektrizitat.  Zweiter  Band  :  Elektromag.xe- 
TiscHE  Théorie  der  Strahlung,  von  D*"  M.  Abraham.  Un  volume 
grand  in-8»  de  viii-404  pages.  —  Leipzig,  B.  G.  Teubner,  1905. 


BIBLIOGRAPHIE.  289 

En  rendant  compte  dans  la  Revue  du  premier  volume  de  cet 
important  ouvrage,  nous  avons  indiqué  d'avance  la  matière  du 
second.  Voici  comment  l'auteur  la  présente  dans  sa  préface. 

La  théorie  Maxwellienne  du  champ  électromagnétique  à  la- 
quelle introduit  le  premier  volume  de  cet  ouvrage,  représente 
en  quelque  manière  le  premier  étage  de  la  théorie  moderne  de 
l'électricilé.  A  peine  les  physiciens  s'y  étaient-ils  installés,  qu'une 
foule  de  phénomènes  nouveaux  vint  fondre  sur  eux  et  exiger  une 
extension  de  la  construction.  Le  second  étage  de  la  doctrine 
électrique,  la  théorie  des  électrons,  est  destiné  à  ces  phénomènes, 
qui  se  présentent  le  plus  souvent  comme  des  rayonnements 
électromagnétiques.  Bâtie  sur  les  conceptions  de  Maxwell,  la 
théorie  des  électrons  considère  l'espace  comme  un  continu  phy- 
sique qui  transmet  les  actions  électromagnétiques.  Les  points 
de  départ  et  les  points  d'application  de  ces  actions  sont  dans 
l'électricité.  Celle-ci  serait  constituée  par  des  quantités  élémen- 
taires indivisibles  appelées  électrons.  Tout  courant  électrique 
est  conçu  comme  un  courant  convectif  d'électrons  en  mouve- 
ment. Les  rayons  cathodiques  consistent  en  un  courant  convectif 
de  ce  genre  formé  par  des  électrons  qui  se  meuvent  parallèle- 
ment avec  une  grande  rapidité  ;  à  ce  rayonnement  convectif 
correspond  le  rayonnement  ondulatoire,  qu'on  doit  rapporter 
aux  vibrations  des  particules.  C'est  à  la  théorie  de  ces  deux 
espèces  de  rayonnement  électromagnétique  qu'est  consacré  le 
second  volume  de  la  Théorie  de  l'Électricité. 

Ce  programme  est  développé  dans  deux  sections.  La  pre- 
mière, sous  le  titre  général  :  Le  champ  et  le  mouvement  des 
électrons  isolés,  comprend  trois  chapitres  :  I.  Les  fondements 
physiques  et  mathématiques  de  la  théorie  des  électrons;  IL  Le 
rayonnement  ondulatoire  d'une  charge  ponctuelle;  III.  La  méca- 
nique des  électrons.  La  seconde  a  pour  titre  :  Phénomènes  élec- 
tromagnétiques dans  les  corps  pesants,  et  se  compose  de  deux 
chapitres  :  I.  Corps  en  repos.  II.  Corps  en  mouvement. 

Que  ce  programme  ait  été  rempli  avec  autant  d'élégance  que 
d'ingéniosité,  la  notoriété  de  l'auteur  et  sa  compétence  spéciale 
dans  la  matière  le  garantissent  suffisamment.  C'est  un  ouvrage 
fondamental  dont  la  lecture  est  indispensable  à  ceux  qui  veulent 
pénétrer  toute  la  portée  des  développements  les  plus  modernes 
de  l'électricité.  Peut-être  ne  le  suivra-t-on  pas  jusqu'au  bout, 
et  sans  doute  certains  lecteurs  préféreront-ils  avec  Lorentz  et 
d'autres  s'attacher  à  la  conception  des  électrons  qui  se  con- 
tractent dans  le  mouvement  plutôt  qu'à  celle  des  électrons  sphé- 
III*  SÉRIE.  T.  X.  19 


2gO  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

riques  rigides  de  M.  Abraham.  Il  n'en  reste  pas  moins  certain, 
pour  reprendre  Timage  proposée  par  l'auteur  lui-même  dans  le 
passage  cité  de  la  préface,  que,  si  son  plan  du  second  étage  de 
la  théorie  électrique  n'est  pas  définitivement  adopté  pour  l'exé- 
cution, ce  qu'il  serait  téméraire  de  vouloir  prédire  actuellement, 
du  moins  fîgurera-t-il  brillamment  parmi  les  projets  couronnés. 

V.S. 


XIII 

Leibnizbns  nacsgklassene  Scsriften  physikalischen,  me- 
chanischen  und  technischen  luhalts,  von  D''  Ernst  Gerland. 
Un  volume  graqd  in-S»  de  vi-256  pages.  —  Leipzig,  B.  G.  Teub- 
ner,  1906 . 

Très  intéressante  collection  de  notes  en  latin,  allemand  ou 
français,  éparses  dans  les  manuscrits  du  grand  géomètre,  et 
inédites  pour  la  plupart.  Quelques-unes  sont  des  rédactions 
d'une  certaine  longueur,  sans  doute  destinées  à  être  imprim  ées 
plus  tard,  d'autres  de  brèves  indications  pour  fixer  ce  qui  sem- 
blait avoir  quelque  valeur  soit  pour  l'utilisation  immédiate  soit 
pour  être  retravaillé  dans  la  suite.  C'est,  comme  le  fait  remar- 
quer le  D^  Gerland,  une  espèce  de  correspondance  de  Leibu  iz 
avec  lui-même,instractive  cemme  les  lettres  de  tous  les  savants 
de  ce  temps,  où  les  idées  s'échangeaient  peut-être  plus  par  le 
commorce  épistolaire  que  par  les  ouvrages  imprimés,  tombant 
parfois  dans  des  redites,  mais  intéressantes  même  alors  en  ce 
qu'elles  nous  permettent  de  pénétrer  les  méthodes  de  travail 
d'un  génie  supérieur. Sous  des  points  de  vue  constamment  chan- 
geants, le  sujet  se  trouve  ainsi  éclairé  de  tous  les  côtés. 

A  part  quelques  notes  de  moindre  importance,  il  s'agit  surtout 
de  problèmes  d'acoustique  et  d'optique,  ainsi  que  de  la  mesu  re 
du  temps,  de  l'hydraulique,  et  des  transports  par  terre  et  par 
eau.  Les  travaux  d'acoustique  contiennent  la  première  descrip- 
tion précise  des  ondes  longitudinales  de  l'air,  bien  que  le  terme 
ne  soit  pas  employé,  étant  donné  qu'il  est  postérieur  à  la  con- 
sidération des  ondes  transversales.  Dans  ses  recherches d*optique, 
Leibniz  ne  va  pas  plus  loin  que  le  résultat  obtenu  dans  ses 
publications  de  1682  dans  les  Ada  Eruditorum  (p.  185)  sous  le 
titre  :  Unicum  opticae,  catoptricae  et  dioptricae  principium 


BIBLIOGRAPHIE.  29 1 

savoir  que  le  produit  des  résistances  de  deux  milieux  traversés 
par  un  rayon  lumineux  doit  être  un  minimum,  puisque  la  lumière 
suit  d*nn  point  à  un  autre  le  chemin  le  plus  facile.  Il  est  d'un 
certain  intérêt  de  voir  combien  Leibniz  est  gêné  par  cette  con- 
séquence de  son  principe  que  la  vitesse  de  la  lumière  doit  être 
plus  grande  dans  un  milieu  optiquement  plus  dense  que  dans 
un  milieu  moins  dense,  et  comment,  malgré  tous  ses  efforts,  il  ne 
parvient  pas  à  se  débarrasser  de  cette  difiSculté.  11  ne  lui  a  pas 
été  possible  de  s'affranchir  de  la  conception  des  particules 
lumineuses  projetées  en  ligne  droite,  alors  que  Huygens,  dés 
1678,  montrait  à  l'Académie  des  Sciences  de  Paris  la  voie  à  suivre 
pour  parvenir  à  la  conclusion  contraire.  Celle-ci  ne  fut  publiée 
toutefois  qu'en  1690,  dans  son  Traité  de  la  Lumière. 

Dans  ses  travaux  techniques,  Leibniz  a  un  allure  très  particu- 
lière. Les  idées  sont  nées  et  se  sont  développées  sous  sa  plume, 
mais  il  n*a  épargné  aucune  peine  pour  les  appliquer  ou  les  faire 
exécuter  en  grand,  afin  de  s'assurer  de  leur  valeur  pratique.  De 
même  que  Galilée  et  Otto  de  Guericke  ne  purent  se  libérer  des 
doctrines  qui  les  avaient  formés,  bien  que  leurs  propres  travaux 
fussent  destinés  à  les  renverser, ainsi  une  partie  des  œuvres  tech- 
niques de  Leibniz  est  tout  à  fait  conçue  au  point  de  vue  de  son 
temps  et  nous  parait  bien  démodée,  tandis  que  d'autres  énoncent 
les  manières  de  voir  les  plus  modernes.  Celles-là  restaient 
sans  doute  impénétrables  pour  ses  contemporains.  Mais  ne 
serait-ce  pas  justement  là  la  vraie  grandeur  de  ces  conquérants 
du  domaine  intellectuel,  ne  serait-ce  pas  la  seule  manière  pos- 
sible de  faire  des  progrès  réels  dans  les  sciences  ?  C'est  une 
étrange  méprise  de  croire  servir  la  mémoire  d'un  chercheur 
illustre  en  cherchant  à  retrouver  partout  nos  habitudes  intellec- 
tuelles dans  les  siennes,  au  lieu  de  montrer  comment  il  rompit 
en  tout  ou  en  partie  les  liens  où  l'enserraient  les  idées  de  son 
temps.  V.  S. 


XIV 

Elektrische  Wellen-Telegraphie,  von  J.  A.  Fleming.  Tra- 
duit de  Tanglais,  par  £.  Aschkinass.  Un  volume  grand  in-8<>  de 
185  pages.  —  Leipzig,  B.  G.  Teubner,  1906. 

Imprimé  avec  le  soin  qui  caractérise  les  publications  de  la 
maison  Teubner,  cet  élégant  petit  volume  renferme  un  exposé 


2g2  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

très  substantiel,  en  même  temps  que  très  facile  à  lire,  de  l'état 
actuel  de  la  télégraphie  sans  Hl.  Outre  son  mérite  d*exécution, 
qui  relève  de  la  méthode  si  anglaise  de  Tunion  intime  entre  l'abs- 
trait et  le  concret,  entre  la  théorie  la  plus  ingénieuse  et  la 
matérialisation  la  plus  détaillée,  il  possède  l'avantage  appré- 
ciable d'avoir  pour  auteur  un  homme  connu  pour  ses  contribu- 
tions personnelles  aux  études  de  transmission  hertzienne,  et,  de 
plus,  collaborateur  ordinaire  de  Marconi  et  de  la  société  qui 
exploite  industriellement  ses  brevets.  11  en  résulte  une  con- 
nexion étroite  entre  la  spéculation  et  la  pratique  qui  donne  une 
autorité  particulière  à  la  discussion  des  divers  systèmes. 

V.S. 


XV 


Les  Éléments  de  l'Esthétique  musicale,  par  Hugo  Riemann, 
Professeur  extraordinaire  à  l'Université  de  Leipzig,  traduit  et 
précédé  d'une  introduction  par  Georges  Humbert,  Professeur  au 
Conservatoire  de  Genève  et  à  l'Institut  de  musique  de  Lausanne. 
Un  vol.  in-S®  de  ii-278  pages  de  la  Bibliothèque  de  philosophie 
contemporaine.  —  Paris,  Alcan,  1906. 

Le  traducteur  nous  prévient  que  l'étude  consciencieuse  et 
serrée  de  Hugo  Riemann,  toute  rudimentaire  qu'elle  soit,  n'en 
porte  pas  moins  l'empreinte  d'une  forte  personnalité.  D'autre 
part,  l'auteur  délimite  dès  le  début  le  champ  de  son  ouvrage,  en 
en  excluant  les  recherches  de  physique,  de  physiologie  et  de 
psychologie  dont  il  considère  comme  acquis  les  résultats,  et  il 
écarte  également  la  partie  purement  technique  d'une  œuvre  d'art, 
rharnionie,  le  contrepoint,  Tétude  des  instruments;  en  un  mot, 
il  se  borne  à  l'examen  exclusif  de  Vœuvre  d'art  et  de  Vimpres- 
siofi  d*artf  dont  il  cherche  à  montrer  les  conditions  d'existence 
et  de  formation,  en  même  temps  qu'il  analyse  leurs  éléments 
d'action  sur  l'auditeur. 

Dès  qu'il  aborde  le  sujet  même  de  son  livre,  la  musique,  Hugo 
Riemann  se  pose  nettement  en  contradicteur  des  idées  de  Hans- 
lick,  de  ses  arabesques  et  de  sa  théorie  intellectualiste  du  beau 
musical  ;  pour  lui,  il  afiSrme  que  **  le  beau  naturel  de  la  musique 
réside  dans  l'ensemble  des  émotions  de  l'&me  humaine  «.  On  peut 


BIBLIOGRAPHIE.  293 

donc  le  rapprocher  de  Léon  Tolstoï,  tout  en  lui  reconnaissant  ce 
singulier  avantage  d'être  fort  instruit  en  matière  musicale. 

Le  premier  élément  étudié  est  Vintonation  du  son  ou  sa  hau- 
teur, expression  qu'évite  notre  auteur,  préférant  les  qualificatifs 
**  aigu  „  et  **  grave  „  à  ceux  de  "  haut  „  et  **  bas  „.  Il  fait  res- 
sortir rimportance  de  l'intonation  absolue  d'un  son  isolé,  indé- 
pendante de  ses  rapports  avec  d'autres  sons  (1)  ;  puis  il  se  lance 
dans  une  discussion  singulièrement  abstraite  sur  la  question  de 
savoir  si  Ton  doit  admettre  avec  Wundt  la  perception  d'un 
changement  continu  de  l'intonation  ou  si,  avec  Stumpf  et  Helm- 
holtz,  on  doit  se  prononcer  pour  des  sensations  sonores  non 
continues.  Riemann  se  prononce  pour  l'opinion  de  Wundt  ;  mais 
tandis  que  celui-ci  ne  lui  accorde  que  peu  d'importance  au  point 
de  vue  musical,  notre  auteur  va  jusqu'à  prétendre  que  le  prin- 
cipe de  la  mélodie  réside  dans  le  changement  non  pas  gradué 
mais  continu  de  la  hauteur  du  son. 

Le  timbre  a  fait  l'objet  d'une  célèbre  théorie  due  à  Helmholtz 
et  fondée  sur  la  considération  des  harmoniques,  bien  qu'il  recon- 
naisse Texislenee  de  bruissements  et  de  grincements  qui  en  sont 
indépendants,  mais  qu'il  considère  comme  étrangers  au  timbre 
proprement  musical.  Riemann  se  montre  convaincu  de  l'insuffi- 
sance de  cette  théorie  et  invoque  diverses  expériences  qui  prou- 
veraient la  dépendance  liant  le  timbre  à  la  matière  des  instru- 
ments, quels  (|ue  soient  tes  harmoniques.  Il  énonce  notamment 
ce  fait  que  des  trompettes  en  laiton  et  en  carton  auraient  des 
timbres  totalement  différents,  alors  que  précisément  je  me  sou- 
viens d'avoir  entendu,  au  temps  de  ma  jeunesse,  une  trompette 
de  carton  faire  retentir  de  son  éclat  cuivré  les  échos  d'un  amphi- 
théâtre de  physique. 

Un  point  auquel  Hugo  Riemann  paraît  attacher  une  assez 
grande  importance  est  de  savoir  si,  comme  le  veut  Schafliaflll 
contrairement  à  Helmholtz,  la  série  harmonique  qui  accompagne 
un  son  est  une  qualité  du  son  musical  en  soi.  Il  se  prononce 
pour  raffirnïative,  parce  que,  dit-il,  une  même  note  isolée  paraît 
plus  ou  moins  haute  suivant  rinslrument  qui  l'émet  :  l'ul^  du 
violon  paraît  grave,  tandis  que  celui  du  violoncelle  semble  assez 
aigu.  Nous  nous  demandons  s'il  n'y  a  pas  là  un  simple  effet  de 
comparaison  avec  les  autres  notes  connues  de  l'instrument,  car 
il  est  bien  certain  que,  dans  un  ensemble,  un  son  prend  sa  place 


(1)  Plus  loin  il  rattache  cette  importance  au  fait  que  toiUe  musique 
est  vocale  à  son  origine. 


294  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dans  l'harmonie  quelque  instrument  qui  remette.  Nous  croyons 
intéressant  de  noter  ici  une  remarque  faite  par  une  musicienne, 
M"e  Blanche  Lucas,  et  rapportée  par  M.  Arréat  dans  son  récent 
ouvrage  Art  et  Psychologie  hidividuelle.  Tandis  qu'elle  accorde 
peu  d'importance  au  timbre  d'un  instrument  isolé,  le  rapport  des 
timbres  l'intéresse  considérablement:  "  Deux  timbres  différents, 
dit-elle,  s'opposent  non  seulement  par  la  couleur,  mais  aussi  par 
la  dimension  que  leur  donnent  une  intensité,  un  volume  diffé- 
rents. Un  hautbois  près  d'un  violoncelle  n'est  pas  seulement  une 
couleur  claire  sur  une  tache  sombre,  il  est  aussi  une  petite  masse 
à  côté  d'une  plus  grande.  C'est  uii  mince  ornement  auprès  d'une 
colonne...  Un  timbre  seul  n'est  qu'une  couleur  ;  plusieurs  timbres 
de  volumes  différents  deviennent  de  l'architecture  et  dès  lors  les 
coule lîrs  revêtent  des  formes.  (1)  „ 

Relevons  du  reste  encore  une  observation  de  Riemann  au 
sujet  des  timbres  :  leur  diversité  s'oppose  à  la  subjeclivation 
totale  de  l'œuvre  musicale,  et  c'est  pour  cela  que  Berlioz  et  les 
compositeurs  descriptifs  et  programmatiques  leur  accordent  une 
importance  si  considérable. 

Par  le  terme  **  dynamique  „,  notre  auteur  désigne  l'ensemble 
des  variations  d'inlensfté  du  son.  Avec  raison,  croyons-nous,  il 
lui  accorde  une  grande  importance  comme  facteur  intrinsèque 
de  l'expression  musicale  ;  fèçi  encore,  comme  à  propos  de  l'into- 
nation, il  se  livre  à  une  longtf^  discussion  sur  la  continuité  ou  la 
discontinuité  des  variations. 

Le  dernier  des  facteurs  élémentaires  de  l'expression  musicale 
serait  le  degré  de  rapidité  avec  It^quel  se  produit  le  changement 
d'intonation  et  d'intensité  du  son  :v c'est  ce  que  l'auteur  a  nommé 
Vagogique.  A  la  progression  positive  des  intensités  s'allie  une 
accélération  de  mouvement,  et  celaM>ien  plutôt  sous  la  forme  de 
modifications  du  mouvement  fondamental, en  tant  que  diminution 
effective  de  la  valeur  des  noires,  (\roches,  etc.,  que  dans  un 
changement  de  la  répartition  de  ces» durées:  il  y  a,  en  un  mot, 
modification  du  tempo,  ^ 

L'art  apparaît  avec  la  conscience  netie  d'un  état  formel  ;  or,  il 
y  a  deux  facteurs  proprement  formels  c^e  la  musique,  l'harmonie 
et  le  rythme.  Revenant  à  la  question  dei  l'échelle  tonale,  l'auteur 
parle  de  1'  **  audition  absolue  „,  c'est- £|  dire  de  la  faculté  de 
reconnaître  instantanément  une  note  mtime  isolée,  faculté  innée 

(1)  Page  153. 


BIBLIOGRAPHIE.  295 

dont  l'absence  n'est  nullement  incompatible  avec  l'existence  de 
dons  musicaux  développés  (1). 

A  la  justification  mathématique  de  la  consonance  a  succédé 
son  explication  physiologique  ;  aujourd'hui  on  en  réclame  une 
psychologique  :  la  science  musicale  actuelle,  dit  Riemann, 
a  renoncé  à  se  préoccuper  des  phénomènes  acoustiques  ;  elle 
cherche  la  solution  de  l'énigme  dans  le  domaine  des  représenta- 
tions sonores  elles-mêmes.  Toutefois,  et  c'est  fort  heureux,  il  se 
contredit  quelque  peu  en  reconnaissant  qu'on  ne  saurait  nier 
l'état  de  dépendance  de  ces  dernières  par  rapport  aux  premiers. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Riemann  se  rapproche  de  la  théorie  de  la 
fusion  due  à  Stumpf  ;  mais  il  le  fait  avec  une  série  de  réserves 
peu  claires,  bien  justifiées  d'ailleurs  par  la  faculté  que  possède 
l'organe  auditif  de  distinguer  les  éléments  d'un  seul  tout  sonore, 
faculté  qui  s'oppose  à  l'idée  d'une  fusion  plus  qu'elle  ne  la  con- 
firme. 

Son  dédain  pour  l'acoustique  nous  paraît  seul  expliquer  cette 
assertion  que  "  l'on  se  demande  encore  pourquoi,  seul,  l'inter- 
valle d'octave  peut  être  élevé  à  une  puissance  quelconque  sans 
que  la  fusion  des  sons  soit  le  moins  du  mode  amoindrie  „. 
N'est-ce  pas,  en  effet,  la  conséquence  fort  naturelle  du  fait  que, 
l'élévation  à  l'octave  opérant  la  dichotomie  de  la  courbe  vibra- 
toire, la  superposition  de  toutes  les  octaves  possibles  conserve 
inaltérés  dans  la  vibration  résultante  les  nœuds  de  la  vibration 
fondamentale  (2)  ?  Sous  couleur  de  ne  vouloir  qu'une  explica- 
tion psychologique,  Riemann  en  arrive  à  se  contenter  de  cette 
énonciation  :  la  "'  relativité  des  quantités  d'intonation  n'est 
rien  autre  qu'une  dénomination  pour  la  sensation  spéciale  par 
laquelle  nous  prenons  conscience  des  rapports  d'amplitude  et 
de  durée  des  vibrations  „. 

Plus  intéressante  est  sa  discussion  contre  Stumpf  en  vue  de 
poser  une  différence  absolue  entre  les  intervalles  musicaux  et 
ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Malheureusement  il  se  perd  dans  des 


(1)  Nous  possédons  cette  faculté  assez  développée,  en  sorte  qu*à  Tau- 
dition  il  nous  semble  entendre  nommer  les  notes  ;  mais  il  nous  est  arrivé 
un  accident  assez  singulier.  Ne  nous  étant  pas  occupé  de  musique  pen- 
dant plusieurs  années,  nous  nous  sommes  aperçu  ensuite  que  nous 
nommions  les  notes  un  demi-ton  trop  haut.  Semblable  accident  est 
arrivé  à  une  personne  de  notre  connaissance. 

(2)  Il  est  vrai  qu'on  obtient  la  même  constance  des  nœuds  par  la 
division  en  trois  parties  égales,  qui  donne  ut^  soP,  ré\  la^..,  mais  les 
limites  pratiques  sont  vite  dépassées. 


296  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

formules  telles  que  celle-ci  où  il  souligne  lui-même  comme  nous 
le  faisons  :  **  Celle  conceplion  harmonique  des  sons  n'est  rien 
moins  que  la  perception  de  sons  isolés  dans  le  sens  d^har- 
manies,  c'est-à-dire  de  conglomérats  sonores,  formant  une 
unité  absolue,  ^  Mais  plus  claire  est  rénoncialion  suivante  : 
**  Sont  consonants  les  sons  qui  appartiennent  à  une  seule  et 
même  harmonie  (accord  parfait  niajeur  ou  mineur)  et  qui  sont 
compris  dans  le  sens  de  cette  harmonie.  Sont  dissonants,  les 
sons  qui  apparliennent  à  des  harmonies  dififérentes  (1)  „.  On 
enlrevoit  là  le  point  de  départ  d'une  théorie  qui  pourrait  être 
intéressante  ;  mais,  malheureusemenl,  Tauleur  n'a  pas  le  don  de 
développer  sa  pensée  avec  clarté. 

Intéressante  aussi  serait,  si  elle  élait  mieux  exposée,  la  théorie 
de  la  dissonance,  d'après  laquelle  le  son  dissonant  doit  êlre 
compréhensible  par  rapporl  à  l'harmonie  avec  laquelle  il  est  en 
conflil,  compréhensihililé  qui  le  dislingue  des  discordances  ou 
formations  amusicales.  Celle  théorie,  notons-le,  fait  comprendre 
comment  certains  intervalles  paraissent  dissonants  ou  non,  sui- 
vant qu'ils  ne  sont  pas  on  sont  au  contraire  interprétés  dans  le 
sens  d'un  seul  accord  naturel,  majeur  ou  mineur. 

La  queslion  des  progressions  interdites  donne  lieu  à  quelques 
remarques  intéressantes.  Notamment  l'interdiction  des  séries 
parallèles  d'oclav^es  ou  de  quinles  paraît  bien  expliquée  par  la 
fusion  trop  facile  des  deux  sons  qui  fait  que,  dans  le  cas  de  ces 
suites  parallèles,  les  deux  voix  ne  sont  plus  perçues  distincte- 
ment. 

C'est  à  Rameau  que  Hugo  Riemann  reconnaît  l'honneur 
d'avoir  fixé  le  premier  avec  une  précision  absolue,  dans  son 
Traité  de  Vharmonie,  la  notion  de  la  tonique,  en  tant  que  point 
de  concentration  des  rapports  harmoniques  du  ton  ;  mais 
l'échelle  diatonique  moderne  n'en  est  pas  moins  le  point  d'abou- 
tissement naturel  de  la  musique  ancienne.  Riemann  fait  ressortir 
d'ailleurs  ainsi  le  double  groupement,  majeur  et  mineur,  des 
sept  degrés  : 

Majeur  Mineur 

fa  la  ut  mi  sol  si  ré  ré  fa  la  ut  mi  sol  si 


(1)  Accord  majeur  ;  1 :  1/2  :  13  :  1  4  :  1/5  :  1/6.  Accord  mineur  :  6  :  5  : 4 
3:2:1. 


BIBLIOGRAPHIE.  297 

Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  entrer  dans  Télude  un  peu 
détaillée  des  questions  de  tonalité  et  de  modulation. 

Revenant  sur  Tétude  du  rythme,  Tauteur  insiste  sur  l'existence 
d'une  unité  moyenne  de  durée  correspondant  aux  pulsations 
normales  de  l'homme  et  sur  le  rapport  que  présente  avec  cette 
unité  moyenne  l'unité  de  mesure  d'un  mouvement  ou  tempo  ; 
il  discute  d'ailleurs  assez  longuement  l'accentuation  et  le  pro- 
longement du  temps  fort. 

Nous  arrivons  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'embryon  de  la 
composition  musicale,  au  motif,  Riemann  s'élève  justement 
contre  renonciation  d'un  célèbre  pédagogue  allemand,  Lobe, 
qui,  dans  son  Traité  de  composition,  donne  ce  nom  de  motif 
au  contenu  d'une  mesure  et  découpe  ainsi  outrageusement  tel 
fragment  de  Beethoven.  Mieux  inspiré  est  Nietzsche,  quand  il 
définit  le  motif  le  geste  de  Vémotion  musicale. 

Si  le  motif  ne  se  confond  aucunement  avec  le  contenu  de  la 
mesure,  il  ne  s'enferme  pas  moins  dans  une  sorte  d'unité  du 
temps  musical,  et  c'est  dire  qu'il  ne  saurait  être  long.  S'il 
engendre  ensuite  toute  une  composition  ou  une  partie  notable 
d'une  composition,  c'est  par  une  application  du  vieux  principe 
de  l'unité  dans  la  diversité,  et  cela  d'abord  au  moyen  de  l'imita- 
tion el  de  ses  formes  accessoires,  dont  la  première  est  la  simple 
répétition.  D'autres  fois  une  transposition,  partielle  ou  totale, 
à  Toctave  introduit  un  changement  rudimentaire  ;  une  trans- 
position sur  un  autre  degré  de  l'échelle  tonale  s'écarte  un  peu 
plus  de  la  simple  répétition.  Puis  on  altère  la  composition  même 
du  motif  en  en  modifiant  tel  ou  tel  intervalle,  ou  bien  on  le 
renverse, 

A  côté  de  ces  imitations  par  changement  d'intonation  se 
placent  les  imitations  par  changement  du  rythme,  ce  qui  con- 
stitue le  procédé  de  la  variation.  Nous  ne  pouvons  d'ailleurs 
que  signaler  les  motifs  adjoints,  <issez  longuement  étudiés  par 
Riemann  et  dont  l'usage  reposerait  sur  des  rapports  rétrogrades 
de  motif  à  motif. 

Les  motifs  fragmentaires  s'associent  pour  donner  naissance  à 
des  formes  plus  grandes,  et  c'est  là  que  le  contraste  peut 
acquérir  un  rôle  important;  mais  alors  apparaît  la  question  de 
l'unité  qui  doit  rester  un  caractère  essentiel  de  l'œuvre,  et  celle 
du  "  tempo  „  en  est  une  des  plus  sûres  garanties.  Cette  unité  de 
tempo  n'empêche  pas  d'ailleurs  des  mouvements  d*apparence 
plus  ou  moins  rapide,  grâce  aux  progressions  par  valeurs  infé- 
rieures et  par  valeurs  supérieures  à  l'unité  de  temps.  Ainsi, 


298  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dans  un  allegro^  à  un  premier  thème  en  présentant  nettement  le 
caraclère,  succédera  un  second  thème  plus  mélodique  **  en  ma- 
nière „  d'adagio  ou  û'andante.  Est-il  besoin  d'ajouter  que  Ton 
affirme  encore  mieux  les  contrastes  par  l'emploi  de  tonalités 
différentes,  ainsi  que  par  des  oppositions  de  forte  et  de  piano. 
Enfin  le  contraste  des  deux  thèmes  peut  aboutir  an  cofiflU, 
analogue  à  la  dissonance.  Le  conflit  se  manifeste  d'ailleurs  dans 
le  développement  y  dont  la  notion,  dit  Riemann,  est  extraordinai- 
rement  compliquée,  car  il  doit,  d'une  part,  former  un  contraste 
avec  les  thèmes,  revêtir  un  aspect  non  thématique  et,  d'autre 
part,  ne  rien  ofl*rir  qui  ne  soit  déjà  enfermé  dans  les  thèmes  : 
il  combine  leurs  éléments  en  une  sorte  d'alternance  kaléido- 
scopique. 

Arrivé  au  terme  de  son  étude  pour  ainsi  dire  technique,  Tan- 
teur  revient  à  la  question  de  la  nature  propre  de  la  musique. 
Avant  tout,  répète-t-il,  elle  transmet  les  sentiments  directemefit 
de  l'âme  du  compositeur  dans  celle  de  l'auditeur  ;  puis,  en  second 
lieu  seulement;  étant  l'un  des  beaux  arts,  elle  est  la  manifesta- 
tion de  la  joie  de  créer,  le  tout  sans  intervention  de  la  réflexion. 
En  un  mot,  elle  n'est  que  l'expression  spontanée  du  sentiment 
sous  une  belle  forme,  sans  aucune  prétention  à  la  caractéristique 
ou  faculté  de  représentation.  Ainsi  comprise,  elle  est  exclusive- 
ment instrumentale  et  constitua  la  musique  pure,  une  des  con- 
quêtes de  ces  derniers  siècles,  car  ce  n'est  qu'au  xvii«  siècle  que 
la  musique  commence  à  se  détacher  de  son  alliance  avec  la  danse 
et  la  poésie.  Contrairement  à  ce  que  pense  Riemann,  il  nous 
semble  que  la  musique  pure,  qui  renonce  à  toute  attache  avec 
son  origine  vocale  et  s'enferme  de  plus  en  plus  dans  ces  trans- 
formations du  motif  fort  bien  décrites  par  lui,  tend  vers  le  type 
de  Varahesque,  signalé  par  Hanslick  comme  son  type  supérieur, 
et  appelle  la  contemplation  intellectuelle  de  ses  ingénieuses 
combinaisons.  Nous  voyons  donc  là  deux  pôles  opposés,  tous 
deux  légitimes,  entre  lesquels  oscille  l'art  musical.  Si,  selon  le 
mot  flnal  de  l'ouvrage,  la  musique  la  plus  haute  ne  veut  rieH 
représenter  d'autre  que  ce  qu'elle  est  en  soi  et  par  soi,  il  nous 
parait  difficile  qu'elle  demeure  avant  tout  un  mode  de  transmis- 
sion du  sentiment,  quelle  que  soit  sa  puissance  expressive. 

Au  milieu  d'expressions  pénibles,  que  la  traduction  n'a  sans 
doute  pas  rendues  plus  claires,  l'ouvrage  de  Riemann  présente 
des  aperçus  intéressants  ;  mais,  en  écartant  toute  explication 
physique  ou  physiologique,  il  se  condamne  à  laisser  bien  des 
choses  inexpliquées,  au  sujet  desquelles  il  ne  peut  écrire  que 


BIBLIOGRAPHIE.  299 

des  phrases  assez  creuses.  Comme  conclusion  dernière,  nous 
dirons  que  la  vue  de  celte  IraducUon  nous  a  fait  regretter  qu'on 
ne  nous  en  ait  pas  encore  donné  une  de  la  célèbre  Tonpsycho- 
logie  de  Stumpf. 

G.  Lechalas. 


XVI 


Hydraulique  agricole  et  urbaine,  par  G.  Bechmann.  Un 
volume  gr.  in-S®  de  642  pages  (Encyclopédie  des  Travaux 
Publics  de  Lechalas).  —  Paris,  Ch.  Béranger,  1906. 

M.  Bechmann,  ingénieur  en  chef  des  Ponts  et  Chaussée*,  chargé 
du  cours  d'Hydraulique  agricole  et  nrbaine  à  l'Ecole  Nationale 
des  Ponts  et  Chaussées,  vient  de  publier,  sous  le  titre  ci-dessus, 
la  substance  de  son  cours.  Il  y  traite  de  Tean  envisagée  au 
double  point  de  vue  de  son  rôle  en  agriculture  et  de  son  influence 
sur  la  salubrité  des  villes.  Il  y  passe  en  revue,  avec  l'autorité 
qui  s'attache  à  son  nom,  tout  ce  qui  a  rapport  à  l'utilisation 
rationnelle  de  l'eau,  tant  au  point  de  vue  de  la  culture  des  terres 
qu'à  celui  de  l'alimentation  et  de  l'assainissement  des  villes. 
Toutes  ces  applications  de  l'hydraulique  doivent  tenir  une  place 
considérable  dans  les  études  techniques  de  l'ingénieur. 

Les  élèves  des  Ecoles  spéciales  de  Louvain  ont,  dans  le  cours 
de  chimie  industrielle,  un  chapitre  étendu  traitant  des  eaux  et 
trouveront,  dans  l'ouvrage  que  nous  analysons,  des  développe- 
ments importants  qui  les  intéresseront  tout  spécialement.  Ils  y 
retrouveront  tout  ce  qui  a  rapport  aux  eaux  diverses  sous  le 
rapport  de  leur  composition,  de  leurs  propriétés  et  de  tout  ce 
qui  concerne  les  di.^tributions  d'eau,  l'évacuation  des  eaux 
usées  et  l'épuration  des  eaux  résiduaires. 

L'ouvrage  comprend,  en  trois  parties,  28  chapitres. 

La  première  partie  s'occupe  de  l'hydrologie  avec  toutes  les 
généralités  sur  le  régime  et  l'aménagement  des  eaux  :  eaux 
météoriques,  eaux  courantes  et  eaux  souterraines.  Effets  pro- 
duits par  les  unes  et  par  les  autres.  Utilisation  de  la  pente  des 
cours  d'eau,  disposition  des  prises  d'eaux  d'usine,  défense 
contre  les  effets  nuisibles  des  eaux.  On  y  trouve  aussi  ce  qui  a 
rapport  à  l'amélioration  des  eaux  naturelles  pour  ralimentation 


3oO  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIEiNTIFIQUES. 

OU  pour  les  usages  industriels,  au  transport  de  Teau  à  distance 
et  k  Télévation  mécanique  de  Teau. 

La  deuxième  partie  est  affectée  à  Thydraulique  agricole  et  on 
y  trouve,  après  des  notions  de  génie  rural  sur  le  sol,  la  végéta- 
tion, les  assolements,  les  engrais,  etc.,  l'utilisation  de  Tean  en 
agriculture,  Temploi  des  irrigations  et  l'examen  des  diverses 
méthodes  utilisées.  Nous  avons  retrouvé,  dans  ce  chapitre,  les 
méthodes  utilisées  dans  la  Canipine  belge  où  les  irrigations 
auraient  pu  rendre  des  services  beaucoup  plus  grands  si  le 
canal  de  jonction  de  la  Meuse  à  TEscaut  avait  pu  suffire  pour 
donner  les  quantités  d'eau  nécessaires  aux  irrigations.  Les 
besoins  de  la  navigation  ont  malheureusement  empêché  de 
donner  à  l'agriculture  ce  qu'elle  réclamait  dans  cette  province 
îiride  que  les  irrigations  devaient  transformer. 

La  troisième  partie,  Hydraulique  urbaine,  est  d'autant  plus 
intéressante  que  l'auteur,  anciennenjenl  chef  du  service  muni- 
cipal des  eaux  et  de  l'assainissement  de  Paris,  a  une  compétence 
toute  spéciale  pour  y  traiter  des  questions  de  salubrité  et  d'hy- 
giène :  rôle  de  l'eau,  travaux  d'alimentation,  réservoirs  de  distri- 
bution, réseaux  de  conduite,  vente  et  tarification.  L'auteur  ter- 
mine par  les  travaux  d'assainissement,  les  égouts  et  l'épuration 
du  sewage  ;  il  passe  en  revue  l'épuratioii  par  le  sol  avec  et  sans 
utilisation  agricole,  les  procédés  chimiques  et  les  procédés 
bactériens  ou  biologiques. 

W. 


XVII 

Le  Sucre.  Les  Plantes  saccharifèrfs.  par  C.  Maréchal.  Un 
vobnne  in-8«  de  148  pages,  figures  dans  le  texte.  —  Bruxelles, 
Knoetig,  11106. 

L'auteur  de  ce  travail  a  voulu  présenter  au  lecteur  un  aperçu 
de  la  question  sucrière  sous  ses  différents  aspects  :  origine, 
fabrication,  emplois  et  propriétés.  C'est  une  œuvre  de  vulgari- 
sation dont  les  éléments  ont  été  puisés  à  bonnes  sources. 

Nous  eussions  souhaité  toutefois  voir  traiter  de  façon  plus 
circonstanciée  des  plantes  saccharifères  autres  que  la  canne  et  la 
betterave,  car  c'est  justement  sur  cette  partie  du  sujet  que  le 
grand  public  est  le  plus  ignorant.  Dans  le  même  ordre  d'idées, 


BIBLIOGRAPHIE.  3oi 

M.  C.  Maréchal  eût,  je  pense,  intéressé  ses  lecteurs  en  insistant 
sur  le  grand  nombre  de  variétés  des  cannes,  sur  leur  culture  et 
sur  les  sélections  que  Ton  continue  à  opérer  dans  beaucoup  de 
laboratoires  coloniaux.  Nous  en  dirons  autant  pour  la  betterave  ; 
ce  n'est  pas  du  jour  au  lendemain  qu'on  est  arrivé  à  obtenir  une 
betterave  sucrière  de  grand  rendement,  et  les  recherches  qui 
nous  Tout  donnée  ne  sont  pas  sans  intérêt.  Souhaitons  aussi  que 
les  gravures  qui  accompagnent  le  texte  acquièrent  dans  une 
prochaine  édition  la  netteté  qui  leur  manque  absolument  dans 
celle-ci  ;  et  conseillons  à  l'auteur  de  revoir  avec  soin  les  noms 
scientifiques  des  parasites  végétaux  et  animaux  des  deux  princi- 
pales plantes  saccharifères:  plusieurs  erreurs  s'y  sont  glissées  qui 
rendent  pénible  la  lecture  et  parfois  même  l'inteHigence  du  texte. 
Mais  ce  sont  là  critiques  de  détail,  et  volontiers  nous  signalons 
à  ceux  qui  s'intéressent  aux  produits  de  grande  culture  et  de 
consommation  mondiale  la  brochure  de  M.  C.  Maréchal. 

É.  D.  W. 


XVIII 

Minnesota  plant  diseasës,  par  G.  M.  Freeman,  assistant  à  la 
chaire  de  botanique  à  l'Université  de  Minnesota.  Un  vol.  de 
450  pages,  avec  211  figures.  —  Saint-Paul,  Minnesota,  1905. 

Dans  ces  dernières  années  la  connaissance  des  maladies  des 
végétaux  cultivés  a  fait  d'immenses  progrès  et  l'on  s'est  efforcé 
partout  de  les  utiliser.  La  Belgique  s'y  est  employée  très  éner- 
giquement,  mais  il  est  permis  de  regretter  que  les  bienfaits  de 
cette  lutte  contre  les  cryptogames,  causes,  dans  bien  des  cas, 
de  ces  maladies,  ne  soient  pas  encore  suffisamment  connus  et 
appréciés  de  nos  cultivateurs.  L'auteur  du  travail  que  nous 
signalons  ici  estime  à  plusieurs  millions  de  dollars  les  pertes 
annuelles  causées  dans  les  plantations  du  Minnesota  par  les 
maladies  cryptogamiques  des  végétaux  ;  c'est  assez  dire  corn- 
bien  il  importe  d'y  veiller. 

Nous  n'entrerons  pas  audétail  du  contenu  de  cet  ouvrage,admi- 
rablement  édité  et  illustré,  comme  d'ailleurs  le  sont  la  plupart  des 
ouvrages  publiés  par  le  Board  of  Régents  ofthe  University  for 
the  People  of  Minnesota,  Disons  seulement  que  l'auteur  étudie, 
dans  une  première  partie^  les  maladies  dans  leur  généralité  et 


3o2  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

les  divers  moyens  de  les  combattre;  dans  la  seconde,  il  examine 
plus  spécialement  les  maladies  cryptogamiques  signalées  dans 
les  divers  groupes  de  végétaux  cultivés.  Une  table  très  détaillée 
termine  le  volume.  Nous  le  recommandons  vivement  à  tons  ceux 
qui  s'occupent  des  maladies  des  plantes  ou  s'y  intéressent  dans 
un  but  pratique. 

É.  D.  W. 


XIX 

L'Argentine  au  xx®  siècle,  par  A.  B.  Martinez  et  M.  Lewan- 
DowsKi,  avec  une  préface  par  Ch.  Pellegrini,  ancien  Président 
de  la  République  Argentine.  —  Paris,  Armand  Colin,  1905. 

Ce  livre,  destiné  à  faire  connaître  en  France  la  situation 
présente  et  l'avenir  économique  de  la  République  Argentine, 
est  intéressant  aussi  pour  nous,  Belges,  qui  voyons  chaque 
année  un  bon  nombre  de  nos  compatriotes  aller  demander 
là-bas  à  l'agriculture  et  à  l'industrie  les  moyens  d'existence. 
D'ailleurs,  l'attention  de  notre  vieille  Europe  se  porte  de  plus 
en  plus  vers  ce  pays,  comme  le  prouvent  les  nombreux  écrits 
qu'on  ne  cesse  de  lui  consacrer  sur  le  continent.  Aux  livres 
s'ajoutent  les  discours,  et  récemment  encore,  au  dernier  Congrès 
colonial  allemand,  M.  le  D^  R.  Jannasch  de  Berlin,  qui  a  visité 
l'Argentine,  insistait  sur  la  valeur  de  cette  région  au  point  de 
vue  de  l'économie  générale  et  de  l'expatriation. 

Il  est  indiscutable,  comme  le  démontrent  dans  leur  livre 
MM.  A.  Martinez  et  Lewandowski,  que  la  République  Argen- 
tine a  subi  une  immense  évolution  et  que  cette  évolution  a  été 
relativement  pacifique,  surtout  si  on  la  compare  à  celle  de  cer- 
tains États  voisins,  dont  l'instabilité  politique  a  empêché  d'ail- 
leurs le  développement  économique.  Ce  qui  intéresse  surtout 
dans  l'évolution  de  ce  pays,  c'est  la  mise  en  valeur  rapide  des 
richesses  de  son  sol,  qui  a  eu  pour  résultat  un  mouvement 
commercial  intense  ouvrant  des  débouchés  nouveaux  à  l'indus- 
trie et  aux  capitaux  européens  ;  c'est  sur  ce  point  qu'insiste 
également  l'auteur  allemand  auquel  nous  faisions  allusion  plus 
haut. 

An  point  de  vue  agricole,  l'Argentine  peut  être  divisée  en 
trois  régions  principales  :  une  région   chaude  au   nord,  unie 


BIBLIOGRAPHIE.  3o3 

région  tempérée  au  centre  et  une  région  un  peu  plus  rude  au 
sud.  Ces  trois  régions  permettent  la  culture  de  plantes  variées. 
Les  principales  cultures  faites  en  grand  sont  celles  du  blé,  du 
lin,  du  mais  et  de  la  luzerne.  Elles  s'étendaient,  en  1904-1905, 
sur  une  superficie  totalede  10  273  054  hectares,soit  1  738  681  liec- 
tares  de  plus  qu'en  190i.  Une  culture  sur  laquelle  il  y  a  lieu 
d'insister  au  point  de  vue  argentin,  c'est  celle  de  la  luzerne. 
Cette  plante  est  cultivée  à  deux  fins  :  pour  l'exportation  à  l'état 
de  foin,  et  pour  l'alimentation  et  l'engraissement  du  bétail.  Les 
premières  cultures  se  rencontrent  le  plus  souvent  à  proximité 
des  stations  de  chemins  de  fer  de  façon  à  permettre  l'écoule- 
ment facile  de  la  production,  destinée  surtout  au  B.résil  et 
à  l'Afrique  du  Sud.  Mais  la  grande  zone  de  cette  culture  se 
trouve  plus  avant  dans  l'intérieur  des  terres,  où  le  produit  est 
surtout  destiné  à  l'élevage  et  à  l'engraissement  des  bêtes  à  cornes. 
Aussi  le  commerce  et  l'industrie,  dérivant  de  l'élevage,  ont-ils 
fait  de  grands  progrès  dans  l'Argentine  où  se  trouvent  actuelle- 
ment représentées  et  sélectionnées  les  meilleures  races  de 
l'Europe. 

Il  faudrait  parler  aussi  des  grandes  cultures  industrielles,  qui 
existent  dans  la  région,  et  peuvent  être  largement  développées. 
Citons  entre  autres  :  la  canne  à  sucre  ;  la  vigne,  dont  les  produits, 
préparés  par  des  procédés  plus  modernes,  pourraient  lutter 
contre  l'importation;  le  tabac;  le  mûrier  qui  permettrait 
l'élevage  du  ver  à  soie;  le  maté  dont  la  consommation  déjà 
importante  va  croissant  ;  le  coton  dont  l'avenir  est  brillant  ;  le 
caoutchouc  que  l'on  aurait  découvert  dans  certaines  régions,  et 
enfin  les  fruits  qui  pourraient  donner  lieu  à  un  commerce  dont 
le  développement  semble  assuré. 

Il  suffira,  pour  démontrer  les  progrès  déjà  réalisés,  de  citer 
ici  quelques  chiffres.  En  1900,  la  valeur  totale  de  l'exportation 
atteignait,  pour  les  produits  de  l'élevage,  61000  000  piastres 
or,  en  1904  cette  valeur  a  été  de  105  000  000  ;  de  môme  pour  la 
valeur  des  produits  de  l'agriculture,  elle  était  en  1900  de 
73  000  000,  et  en  1904,  de  150  000  000  piastres  or. 

Un  fait  économique  qui  a  agi  très  heureusement  sur  ce  déve- 
loppement, c'est  la  conversion  monétaire,  qui  supprimait  l'agio 
si  préjudiciable  aux  affaires.  Encore,  ce  qui  manque  surtout  aux 
Argentins,  c'est  le  capital  ;  mais  il  leur  viendra  sûrement  de 
l'étranger,  dès  que  la  paix  intérieure  aura  permis  au  réginie 
politique  de  se  perfectionner  et  à  Tadministration  de  s'améliorer. 


3o4  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Dès  maintenant,  en  tous  cas,  l'Argentine  mérite  de  fixer  l'atteu* 
tion  de  l'Europe. 

Comme  le  dit  justement  M.  Pellegrinî  dans  la  préface  qu'il  a 
bien  voulu  écrire  pour  ce  livre  :  **  Cet  ouvrage  doit  être  lu  par 
tous  ceux  qui  ne  croient  pas  que  l'Europe  soit  le  résumé  de 
riiunianilé  et  s'appliquent,  au  contraire,  à  suivre  le  développe- 
ment de  tous  les  autres  peuples,  comprenant  combien  il  est 
nécessaire  pour  les  grandes  nations  d'observer  l'évolution  et  les 
progrès  des  nations  plus  jeunes.  Ils  évitent  ainsi  de  se  laisser 
surprendre  par  l'apparition  subite  de  grandes  forces  écono- 
miques ou  politiques,  qui  n'avaient  pas  été  pressenties  ou  dont 
on  n'avait  point  su  profiter.  „ 

Soubaitons  que  l'Europe  française  profite  de  ce  conseil  et 
qu'elle  étudie  plus  que  jamais  la  situation  économique  et  poli- 
tique dos  pays  d'outre-mer  ;  des  monographies  du  genre  de 
celles  de  MM.Martinez  et  Lewandowski  lui  seraient  d'un  précieux 
secours  et  de  la  plus  grande  utilité. 

É.  D.  W. 


XX 


Compte  rendu  des  opérations  et  de  la  situation  de  la  Caisse 

GÉNÉRALE     D'ÉPARGNE     ET    DE    RETRAITE    instituée    par    la    loî    du 

16  mars  1865  sous  la  garantie  de  l'État.  Année  1905.  —  Un  vol. 
in-8«  de  242  pages.  —  Bruxelles,  1906. 

Le  compte  rendu  annuel  des  opérations  et  de  la  situation 
de  la  Caisse  générale  d'Épargne  et  de  Retraite  vient  de 
paraître  ;  il  contient  de  très  nombreux  renseignements  statis- 
tiques. J'y  ai  puisé  ce  qui  m'a  paru  le  plus  propre  à  montrer  les 
progrès  des  trois  institutions, Caisse  d'épargne, Caisse  de  retraite, 
Caisse  d'assurances,  qui  forment  la  Caisse  générale  ;  le  tableau 
suivant  donne  pour  la  période  décennale  1895-1905  un  premier 
aperçu  de  ces  progrès. 


BIBLIOGRAPHIE. 


3o5 


U 

OS 

m 

y 
•w 

Q 


A.  CAISSE  D'ÉPARGNE 


I 


:x:  4/)  -Etî  ^  jj 

tt  H  4K  ^  j]  O 

•^  ic  ai       -aiF^v 


B.  CAISSE  DE 
RETRAITE 


C.  CAISSE 
D'ASSORANCIS 


Û      I 


D    Q 

Sa 


1895 
1900 
1905 


1145408'  453 
1757906  1  661 
2311845  j    786 


466 

678 
806 


114 
185 
357 


12 

38 
64 


30  (KM»  15,0 

300000   !  31,0 

I 

780000   I  85,2 


3615      1,0 


13430 

27287 


637 
11^ 


A  Torigine,  la  Caisse  générale  accordait  iiniforméineiit  3  % 
d'intérêt  sur  la  totalité  des  dépùts  d'épargne.  En  1881,  année  de 
la  conversion  du  4  1/2  »  o  rentes  belges,  le  taux  d'intérêt  fut 
réduit  à  2  V  pour  la  partie  des  dépôts  dépassant  12  000  francs  ; 
en  1886.  année  de  la  conversion  du  4  <>/o  rentes  belges,  le  taux 
d'inférét  fut  réduit  à  2  "/o  pour  les  dépôts  dépassant  5000  francs. 
En  1891,  la  limite  de  5000  francs  est  abaissée  à  3000;  en  1894, 
le  3  12  "',,  rentes  belges  est  converti  et  la  réduction  du  taux  de 
l'intért^t  frappe  tout  dépôt  ayant  dépassé  3000  francs  dans  le 
courant  de  Tannée.  Enfin,  en  1902,  il  fut  décidé  que  le  taux 
d'intérêt  de  2  «/o  serait  appliqué  aux  dépôts  ayant  dépassé 
2000  francs  dans  le  courant  de  l'année.  La  réduction  progres- 
sive de  l'intérêt  accordé  aux  dépôts  n'a  pas  entravé  le  dévelop- 
pement de  la  petite  épargne  ;  dans  ces  dernières  années,  le 
nombre  et  le  montant  des  livrets  de  2000  francs  et  moins  n'ont 
cessé  de  s'accroître.  Le  nombre  et  le  montant  total  des  livrets 
de  2  à  3000  francs  ont  diminué.  Ces  résultats  apparaissent  dans 
le  tableau  de  la  page  suivante  : 

La  diminution  de  l'importance  des  livrets  de  2  à  3000  francs 
a  eu  comme  contre-partie  des  conversions  nombreuses  de 
dépôts  d'épargne  en  inscriptions  sur  carnets  de  rentes  belges. 
Le  total  des  dépôts  sur  carnets  de  rentes  s'est  élevé  depuis  1900 
de  185  à  357  millions. 


lll'SÉRIE.  T.  X. 


20 


3o6 


REVUE   0E8   QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 


NOMBRE  DE  LIVRETÎ 

3 

P 

S0IIE8 

DEFOSÉIS80ILlfllTS(l) 
(en  millions) 

0) 

S 

1 

S 

1 

1 

1 

u 

II 

1902 

1714767 

203960 

48218 

6525 

229.4 

908,7  ;  1233 

48 

1903 

1819052  1 

242558 

18765 

8073 

2413 

373,6 

46,4 

68^7 

1904 

1922918* 

1 

260881 

13358 

7895 

2543 

4014 

323 

56,» 

1905 

2009625 

283181 

11354 

7685 

2023 

424,7 

273 

48^7 

L'épargne  a  pris  en  Belgique  un  développement  considérable  ; 
en  1898,  on  comptait  un  livret  pour  cinq  habitants,  un  pour 
quatre,  en  1900,  actuellement,  presqu'un  livret  pour  trois  habi- 
tants. L'épargne  n'est  pas  pratiquée  également  dans  tout  le 
pays;  l'arrondissement  de  Bruxelles  compte  le  plus  d'épargnants, 
448  pour  1000  habitants,  celui  de  Hasselt,  le  moins,  181  pour 
1000  habitants.  C'est  dans  l'arrondissement  de  Furnes  que  les 
dépôts  d'épargne  sont  relativement  le  plus  élevés,  593  francs, 
en  moyenne,  par  livret  ;  c'est  dans  celui  de  Mons  qu'ils  sont  le 
plus  faibles,  224  francs,  en  moyenne,  par  livret.  Le  nombre 
d'épargnants  est  sensiblement  le  même  pour  les  deux  sexes; 
sur  226  073  livrets  créés  en  1905  et  soumis  à  l'observation,  on  en 
a  relevé  1J6  947  pour  les  hommes  et  106  650  pour  les  femmes. 
La  classe  ouvrière  continue  à  fournir  le  plus  fort  contingent 
d'épargnants;  les  progrès  de  l'épargne  scolaire  s'accentuent  de 
plus  en  plus,  ce  qui  est  un  heureux  présage  pour  l'avenir  des 
œuvres  de  prévoyance  :  sur  100  000  livrets  créés  annuellement 
on  eu  comptait,  en  1905,  57  165  appartenant  à  des  enfants 
mineurs.  Ce  chififre  suggestif  montre  autant  l'excellente  situation 
de  l'épargne  scolaire  que  les  heureux  résultats  de  la  loi  de  1900 
sur  lepargne  de  la  femme  mariée  et  du  mineur.  Avant  cette  loi, 
sur  100  livrets  ouverts  au  nom  de  femmes  majeures,  13  à  14  */• 
de  celles-ci,  seulement,  se  déclaraient  mariées;  la  proportion 
varie  actuellement  de  41  à  42  ''/o.  £n  1901,  au  lendemain  de  la 


(1)  Non  compris  les  intérêts  de  Tannée  courante. 


BIBLIOGRAPHIE.  3o7 

mise  en  vigueur  de  la  loi,  10  513  livrets  furent  ouverts  sous  son 
bénéfice.  En  1905  le  nombre  de  ces  livrets  avait  doublé,  20  379. 

L'augmentation  des  dépôts  a  pour  conséquence  l'augmentation 
des  placements  de  la  Caisse  d'épargne.  De  768  839  840  fr.  38, 
en  1903,  ils  se  sont  élevés  à  796  457  493  fr.  81,  en  1904  et  à 
821  749  468  fr.  71  en  1905.  Un  fait  important  à  constater,  c'est 
que  le  taux  des  produits  des  placements  diminue  alors  que 
l'intérêt  bonifié  aux  dépôts  correspondants  augmente.  Ce  taux 
a  été  de  3  «o  15  en  1903,  de  3  «/o  074  en  1904,  de  3  «/o  018  en 
1005  ;  l'intérêt  moyen  des  dépôts  a  été  de  2  o/o  75  en  1903,  de 
2  «/o  80  en  1904,  de  2  o/o  82  en  1905.  Cette  situation  provient 
évidemment,  d'une  façon  générale,  de  la  diminution  de  la 
valeur  du  loyer  de  l'argent,  mais  elle  tient  aussi  à  certains 
placements  onéreux.  Au  31  décembre  1905,  la  Caisse  générale 
avait  avancé  aux  sociétés  d'habitations  ouvrières:  fr.  27  790 128,13 
à  2  1/2  0/0,  fr.  32  751  603,43  à  3  «/o  et  seulement  fr.  1  676  476,17 
à  3  1/4  o/o.  Depuis  dix  ans  le  total  des  avances  aux  sociétés  de 
l'espèce  a  plus  que  quadruplé  et  a  passé  de  2  «/o  96  à  7  Wa  68  de 
l'ensemble  des  placements  définitifs.  La  Caisse  d'épargne  ne 
retire  pas  3  «/o  des  avances  faites  aux  comptoirs  agricoles  et, 
d'autre  part,  elle  accorde  un  intérêt  de  3  ^jo  sans  limitation  de 
dépôt,  aux  sociétés  d'habitations  ouvrières,  aux  sociétés  coopé- 
ratives de  crédit  agricole  affiliées  à  une  caisse  centrale  et  aux 
sociétés  mutualistes  reconnues. 

La  loi  du  15  avril  1884  a  permis  à  la  Caisse  d'épargne  d'em- 
plo3'er  une  partie  de  ses  fonds  disponibles  en  prêts  aux  agricul- 
teurs à  l'intervention  de  comptoirs  responsables.  Jusqu'ici  cette 
disposition  n'a  pas  produit  de  grands  résultats.  Huit  comptoirs 
existaient  seulement  au  31  décembre  1905  ;  à  cette  date,  1968 
prêts  étaient  en  cours  pour  un  total  de  fr.  8  190  941,84;  789  de 
ces  prêts,  représentant  fr.  4  071741,15,  avaient  été  conclus  à 
rintcrvenlion  d'un  seul  comptoir,  celui  de  Genappe.  Depuis  1884 
jusqu'au  31  décembre  1905,  2935  prêts  ont  été  consentis  pour  un 
total  de  17  160  809  francs. 

Les  rapports  de  la  Caisse  d'épargne  avec  les  sociétés  coopé- 
ratives de  crédit  agricole  affiliées  à  une  caisse  centrale  ont  été 
réglés  par  la  loi  du  21  juin  1894.  Au  31  décembre  1905  le  nombre 
de  ces  sociétés  s'élevait  à  438.  Six  caisses  centrales  et  237  caisses 
locales  avaient  effectué  des  dépôts  à  la  Caisse  d'épargne  pour 
une  somme  globale  de  fr.  4  464  353,81;  163  sociétés  avaient  ob- 
tenu des  ouvertures  de  crédit  pour  une  somme  de  594  832  francs, 
mais  ne  s'en  étaient  servies  qu'à  concurrence  de  fr.  143  252,34. 
Le  montant  total  des  prêts  effectués  par  les  sociétés  rurales,  qui 


3o8  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ont  fourni  des  renseignements  détaillés,  s'élevait,  à  la  fin  de 
1905,  à  fr.  5  138  687,88  ;  ces  mômes  sociétés  avaient  recueilli 
fr.  12  658  174,83  de  dépôts  d'épargne.  On  peut  en  déduire  que 
les  sociétés  rurales  fonctionnent  en  général  avec  plus  d'activité 
comme  caisses  d'épargne  que  comme  caisses  de  crédit. 

Au  81  décembre  1905,  170  sociétés  d'habitations  ouvrières 
étaient  agréées  par  la  Caisse  d'épargne,  160  sou  sfornie  anonyme, 

10  sous  forme  coopérative.  Fr.  59  716  604,06  avaient  été  avancés 
à  126  sociétés  de  crédit;  fr.  2  501  603,67  à  38 sociétés  immobi- 
lières. Au  31  décembre  1905,  le  solde  des  fonds  déposés  en 
comptes  courants  à  la  Caisse  d'épargne  par  les  sociétés  agréées 
se  montait  à  fr.  4  344  864,11.  Jusqu'à  présen  t  et  depuis  l'origine 
les  sociétés  agréées  ont  construit  ou  acquis  33046  maisons. 

Le  31  décembre  1900  la  Caisse  de  retraite  comptait  300000 
affiliés,  elle  en  comptait  780  000  au  31  décembre  1905.  Au  cours 
de  1905  le  nombre  des  affiliés  s'est  accru  de  85  138,  y  compris 

11  967  militaires  affiliés  en  vertu  de  la  loi  de  1902  sur  la  mih'ce 
et  la  rémunération  des  miliciens.  De  31  millions  de  francs  en 
1900,  le  fonds  des  rentes  s'est  élevé  à  85,2  millions  en  1905. 
Au  31  décembre  1905,  il  existait  175  mutualités  patronales 
comptant  52  793  adhérents.  Le  montant  des  versements  s'est 
élevé  de  fr.  5  121  056,02  en  1900,  à  fr.  12  685  100,71  en  1905. 

Les  primes  de  l'État  afférentes  aux  versements  de  1904  ont 
été  de  fr.  3  549  997,20  répartis  entre  503  548  affiliés, dont  503  332 
mutualistes  et  militaires  et  216  affihés  versant  à  titre  particulier. 
Les  primes  des  provinces  ont  été  de  fr.  527  490,42  ;  les  primes 
des  communes  ne  sont  pas  renseignées. 

Au  31  décembre  1905,1a  caisse  d'assurance  comptait  S9  099 
contrats  représentant  fr.  60  663  388,43  de  capitaux  assurés.  De 
ces  29  099  contrats,  23  284  avaient  été  conclus  dans  le  but  de 
garantir,  en  cas  de  décès,  le  remboursement  de  prêts  consentis 
pour  l'achat  ou  la  construction  d'habitations  ouvrières;  5845 
avaient  été  conclus  en  matière  d'assurance  sur  la  vie  pure  et 
simple.  Ces  derniers  contrats  ne  représentent  que  fr.  7  642  399,58 
de  capitaux  assurés. 


XXI 

De  l'Esprit  du  gouvernement  démocratique,  par  Adolphi 
Prins.  Un  vol.  in-8o  de  294  pages.  —  Bruxelles-Leipzig^  Misch 
et  Thron,  1906. 


^ 


BIBLIOGRAPHIE.  Sog 

Le  nom  seul  de  Tauteur  donne  la  garantie  d'une  œuvre  solide 
et  consciencieuse.  Des  pensées  originales  et  personnelles,  une 
doctrine  nette  et  sûre,  le  tout  exprimé  dans  une  langue  claire  et 
facile  :  voilà  ce  qu'on  espère  en  ouvrant  un  livre  où  s'étale  la 
signature  si  avaiitageusement  connue  de  M.  Prins.  Et  vraiment, 
l'attente  est  loin  d'être  déçue  pour  qui  prend  le  loisir  de  suivre 
l'éminent  professeur  dans  la  dernière  étude  qu'il  a  publiée  sur 
les  bases  de  la  politique  moderne,  je  veux  dire  sur  les  principes 
qui,  grftce  au  contrat  social  de  Rousseau,  sont  devenus  depuis  la 
fin  du  xviiie  siècle  la  norme  incontestée  de  tout  bon  gouverne- 
ment. 11  ne  s'agit  ni  d'exalter  ni  de  conspuer  la  démocratie,  mais 
de  rechercher  les  conditions  normales  d'existence  du  régime 
démocratique.  Vérifier  les  assises  qu'on  lui  donne  dans  l'école 
radicale,  voilà  ce  qu'a  entrepris  l'auteur,  esprit  assez  vigoureux 
et  assez  sûr  de  lui-même  pour  aborder,  sans  l'appui  d'une  pensée 
étrangère,  la  révision  d'un  problème  qu'on  aurait  pu  dire  classé 
et  sur  la  solution  duquel  bien  des  penseurs  soi-disant  libres  se 
seraient  fait  scrupule  de  revenir.  Sa  conclusion  n'est  pas  de 
nature  à  satisfaire  le  snobisme  démocratique  :  d'après  lui,  le 
principe  égalitaire,  le  principe  majoritaire  et  le  suffrage  univer- 
sel, ces  trois  axiomes  du  radicalisme  simplificateur  qui  nous 
enveloppe  de  son  atmosphère  depuis  le  contrat  social,  ne  sont 
autre  chose  que  **  des  idées  générales  subsistant  par  routine  et 
passant  pour  des  vérités  d'avenir,  alors  qu'elles  sont  déjà  dans 
le  passé  et  que  les  expériences  faites,  l'étude  attentive  des  évé- 
nements, des  faits  économiques  et  des  institutions  politiques  ont 
élargi  l'horizon  et  fait  entrevoir  des  progrès  nouveaux  „. 

C'est  d'abord  à  l'utopie  égalitaire  que  s'attaque  M.  Prins.  Ce 
rêve  d'une  cité  parfaite  et  d'une  société  d'égaux,  vieux  comme 
le  monde  et  se  rajeunissant  d'époque  en  époque  avec  lui,  s'est 
reproduit  de  nos  jours  sous  la  forme  du  marxisme,  tout  comme 
on  l'avait  vu  grandir  il  y  a  un  siècle  sous  la  forme  d'une  protes- 
tation contre  le  pouvoir  des  rois  et  d'une  revendication  de  la 
souveraineté  populaire.  Les  bourgeois  s'étaient  contentés  d'ap- 
pliquer le  principe  égalitaire  à  la  vie  politique  ;  les  prolétaires 
étaient  dans  leur  droit  en  le  transportant  sur  le  domaine  éco- 
nomique et  en  réclamant  comme  société  idéale,  non  pas  celle  où 
tout  le  monde  aurait  son  mot  à  dire  dans  Télection  des  chefs  et 
la  confection  des  lois,  mais  celle  où  régnerait  la  parfaite  égalité 
des  conditions  sociales,  où  il  n'y  aurait  plus  distinction  de  riches 
et  de  pauvres,  de  capitalistes  et  de  travailleurs,  une  société  où 
la  production  des  biens  aurait  lieu  également  pour  tous,  sans 


3lO  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

capital  ni  propriété  privée.  L'auteur  s'attache  à  montrer  que 
cette  dernière  conception  est  particulièrement  simpliste  et  que 
sa  réalisation  marquerait  non  pas  un  progrès,  mais  un  recul.  Un 
système  de  propriété  sociale  sans  capital  ni  échange,  tel  que  le 
collectivisme  le  conçoit,  ce  n'est  pas  un  point  d'arrivée,  mais  un 
point  de  départ;  l'évolution  progressive,  loin  de  nous  conduire 
au  nivellement  de  toutes  les  différences  et  de  toutes  les  variéiéSt 
à  l'unification  des  groupes,  des  orgaues  et  des  individus,  amènera 
^  une  différenciation  toujours  plus  marquée  des  facteurs  sociauz» 
une  spécialisation  de  plus  en  plus  accentuée  de  tous  les  éléments 
de  la  vie  sociale  qui,  latents  dans  la  communauté  naissante,  s'en 
détachent  et  se  développent  à  travers  les  siècles  „.  Du  même 
coup  apparaît  Terreur  grossière  des  radicaux  touchant  l'égalité 
politique.  Dire  que  tous  les  hommes  ont  un  droit  égal  au  pouvoir, 
c'est  admettre  que  tous  sont  également  qualifiés  pour  le  gouver- 
nement, c'est  ne  pas  tenir  compte  "*  des  inégalités  et  supériorités 
résultant  de  la  nature  même  et  correspondant  à  des  degrés  divers 
de  capacités,  d'aptitudes,  de  devoirs  et  de  responsabilités  «.  La 
vraie  démocratie  doit  sans  doute  combattre  les  classificatious 
arbitraires  et  conventionnelles  de  citoyens  ;  mais  à  vouloir  empo- 
cher les  classes  et  les  ordres  de  se  dessiner  sous  la  poussée  de 
la  nature  elle-même,  on  ne  peut  produire  que  la  médiocrité 
parce  qu'on  empêche  la  libre  expansion  des  forces  sociales. 

Où  M.  Prins  est  surtout  original,  c'est  quand  il  montre,  eu  dis- 
cutant le  principe  majoritaire,  que,  pratiquement,  ceux-là  mêmes 
qui  proclament  la  souveraineté  populaire  doivent  reconnaître  à 
un  groupe  le  pouvoir  exclusif  de  gouverner  le  reste  de  la  com- 
munauté. Pour  connaître  la  volonté  générale,  unique  arbitre  de 
toutes  les  mesures  à  prendre,  ils  ne  tiennent  compte  que  de  la 
majorité,  c'est-à-dire  qu'ils  admettent  cette  fiction  représentative 
"  que  la  moitié  plus  un  vaut  la  totalité  „.  Or,  de  quel  droit 
peuvent-ils  agir  ainsi,  après  avoir  posé  comme  principe  que 
**'  toute  loi  que  le  peuple  en  personne  n'a  pas  ratifiée  est  nulle  «? 
Si  une  fraction  peut  commander  au  nom  du  tout,  pourquoi  pas 
un  Parlement  ou  un  César  plébiscitaire  ?  Le  gouvernement  du 
peuple  par  le  peuple  n'est  qu'un  mot  sonore  dans  un  régime  où 
les  volontés  individuelles  ne  comptent  que  si  elles  sont  majorité. 
Pourquoi  une  décision  prise  par  la  collectivité  moins  ma  voix 
devient-elle  la  volonté  générale  plutôt  que  la  volonté  des  autres  ? 
Le  principe  majoritaire  est  impuissant  à  me  faire  comprendre 
pourquoi  je  dois  m'y  soumettre.  Impossible  de  me  prouver  que 
c*est  pour  moi  un  devoir  de  payer  des  impôts  que  je  u'ai  point 


BIBLIOGRAPHIE.  3l  1 

votés,  sans  faire  appel  —  comme  dit  très  bien  le  savant  professeur 
bruxellois  —  à  une  loi  morale  qui  plane  par  dessus  la  volonté  du 
peuple  elle-même,  modérant  à  la  fois  les  actes  de  la  majorité  et 
ceux  de  la  minorité  et  imposant  des  limites  à  leurs  caprices,  une 
loi  qui  commande  à  la  minorité  de  s'incliner  devant  les  décisions 
du  plus  grand  nombre  au  nom  de  l'ordre  légal,  mais  qui  com- 
mande en  même  temps  à  la  majorité  de  s'incliner  devant  l'intérêt 
de  tous  au  nom  de  la  justice. 

Reste  une  troisième  idole  dont  le  xix«  siècle  a  propagé  le 
culte  :  c'est  le  suffrage  égalitaire  de  tous  les  individus  comme 
moyen  de  désigner  les  représentants  du  peuple  et  de  connaître 
ce  qui  est  dans  l'intérêt  commun.  Celle-là  aussi  est  renversée 
impitoyablement  par  M.  Prins.  Le  suffrage  universel  brut,  con- 
clut-il avec  sa  franche  impartialité,  est  un  véritable  trompe  l'œil: 
il  n'a  fourni  ni  une  expression  fidèle  de  la  volonté  générale,  ni 
une  sélection  rationnelle  des  hommes  de  gouvernement,  ni  un 
moyen  efficace  d'assurer  l'équilibre  politique,  la  protection  et  la 
représentation  des  intérêts  de  tous. 

Un  dernier  chapitre  étudie  comment  il  faut  tempérer  ce  que 
ces  principes  de  la  démocralie  classique  ont  d'absolu,  comment 
il  faut  corriger  ce  qu'ils  ont  de  chimérique,  pour  obtenir  un  sys- 
tème réalisable,  **  une  démocratie  moins  exubérante  —  comme 
dit  M.  Prins  dans  son  Introduction  —  d'apparence  moins  régu- 
lière et  moins  parfaite,  mais  tenant  mieux  compte  de  la  relativité 
de  la  vie.  des  traditions,  des  nécessités  pratiques,  et  cherchant 
plus  à  combiner  les  éléments  en  présence  qu'à  détruire  ceux 
qui  lui  déplaisent  „.  La  vraie  fa<;on  d'organiser  le  régime  démo- 
cratique est  précisément,  d'après  lui,  de  favoriser  ce  que  Rous- 
seau condamnait,  de  tenir  mieux  compte  de  la  structure  naturelle 
de  l'État,  de  laisser  se  développer  les  groupements  partiels 
dont  il  est  constitué.  L'expérience  anglaise  démontre  que  le 
maintien  d'une  structure  organique  de  l'État  et  de  groupes  locaux 
n'empêche  pas  la  formation  du  sens  social  et  la  poursuite  efficace 
de  l'intérêt  commun,  tandis  que  le  radicalisme  centralisateur, 
avec  son  esprit  égalitaire  et  individualiste,  n'a  pu  empêcher  les 
plus  violentes  oppositions  des  intérêts  et  des  volontés.  **  La 
démocratie  n'est  rien  sans  de  fortes  institutions  locales;  la  liberté 
n'est  rien  sans  de  fortes  libertés  locales  ;  une  bonne  administra- 
tion et  une  bonne  représentation  des  intérêts  locaux  ont  plus 
d'importance  à  ce  point  de  vue  que  l'élévation  du  chiffre  des 
électeurs  ou  l'égalité  numérique  des  votants,  „ 

Réaction    courageuse   contre   des   erreurs  passées  à   l'état 


3 12  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

d'axiomes,  le  livre  de  M.  Prins  rencontrera  sans  doute  des  adver- 
saires qui  le  condamneront  sans  vouloir  le  discuter.  Il  n'en  aura 
pas  moins  grande  influence  sur  les  esprits  sincères,  qui  appren- 
dront de  lui  à  distinguer  entre  la  démocratie  réelle  et  la  démo- 
cratie d'imagination.  Cette  étude  sera  lue  avec  avantage  non 
seulement  par  les  professionnels  de  la  matière,  mais  par  tons 
ceux  qui  sont  en  quête  d'une  réponse  adéquate  aux  bruyantes 
déclamations  des  démagogues  modernes.  Jamais,  croyons-nous, 
on  n'a  mieux  réfuté  le  socialisme  en  restant  sur  son  terrain  ; 
jamais  on  n'a  mieux  montré  aux  radicaux  que  la  raison,  le  seul 
juge  qu'ils  reconnaissent,  les  condamne. 

E.  D. 


REVUE 

DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES 


GEOLOGIE 


Les  dépôts  siluriens  dans  le  nord  de  rAft*ique.  —  Au 

nombre  des  résultats  les  plus  remarquables  qu'aient  fait  res- 
sortir les  dernières  explorations  africaines,  il  faut  mentionner 
lu  découverte,  faite  en  différents  points  du  Sahara  et  du  Maroc, 
de  schistes  siluriens  à  graptolithes,  indiquant  soit  Tétage  goth- 
landien,  soit  peut-être  aussi  le  sommet  de  rordovieien. 

La  première  indication  de  ce  genre  avait  été  donnée  par 
M.  Mnnier-Chalmas,  qui,  en  clivant  un  schiste  rapporté  par  l'ex- 
plorateur Foureau  des  environs  de  Timassanine,  y  découvrit  uu 
Climacograptus  (1).  Depuis  lors,  on  a  rencontré,  à  cent  et  dix 
kilomètres  au  sud-est  d'In-Salah,  du  schiste  à  Diplograptus, 
Climacograptus,  Monograptua  (2),  et,  plus  récemment  encore, 
M.  Gentil  (3)  a  trouvé,  dans  l'Atlas  marocain,  à  cent  kilomètres 
à  Test  de  Marrakech,  des  schistes  contenant  les  Monograpius, 
Rasirites  et  Diplograptns  caractéristiques  de  la  base  du  goth- 
landien. 

Pendant  ce  temps,  M.  Brives  (4)  recueillait  des  orthocères 
aux  environs  de  Marrakech,  dans  un  ensemble  de  schistes  et  de 
quartzites.  Si  l'on  songe  que,  jusque  là,  le  gothlandien  n'était 
pas  connu  au  sud  de  l'Espagne  et  de  la  Sardaigne,  on  jugera 

(1)  Haug  in  Foureau,  Mission  saharienne,  1905. 
(:2)  Cotteaest  in  Flamand,  Comptes  rendus  de  l* Aca  demie  des  Sciences, 
CXL.  p.  954. 

(3)  Bulletin  de  la  Société  géologique  dr  France,  4«  série,  t.  V,  p.  521. 

(4)  Société  géologique  de  France,  7  février  1905. 


3 14  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

de  rextensioii  considérable  que  ces  nouvelles  découvertes  per- 
mettent d'attribuer  à  la  mer  du  silurien  supérieur. 

Le  dévonien  en  Podolie.  —  La  question,  longtemps  em- 
brouillée, du  prétendu  silurien  supérieur  de  la  Bohême,  a  fini 
par  être  éclaircie  le  jour  où  on  h  reconnu  que  Barrande  avait, 
par  erreur,  compris  dans  son  système  silurien  toute  une  série 
de  couches  qui,  en  réalité,  formaient  l'équivalent  du  dévonien 
inférieur  et  même,  en  partie,  du  dévonien  moyen.  Ces  deux 
étages  se  sont  développés,  en  Bohême,  sous  un  faciès  tout  à  fait 
différent  de  celui  qui  prévaut  en  Belgique  et  dans  TEifel.  Ce 
faciès  spécial  a  reçu  le  nom  d'/ierci/nten,  et  on  a  constaté  qu'il 
caractérisait  également  le  dévonien  inférieur  dans  l'Oural  méri- 
dional. 

11  était  à  présumer  que  le  régime  marin  de  la  Bohême  se 
reliait,  à  l'époque  dévonienne,  avec  celui  de  l'Oural,  et  que  la 
communication  devait  s'établir  par  la  Podolie.  Celte  induction 
est  devenue  une  certitude,  depuis  les  constatations  faites  dans 
cette  contrée  par  M.  Siemiradzki  (1).  Le  silurien  supérieur,  en 
couches  sensiblement  horizontales  et  1res  fossilifères,  forme  une 
série  complète,  où  l'on  distingue  les  divers  horizons  du  Wen- 
lock  et  du  Ludiow,  y  compris  les  couches  de  passage,  schistes 
ou  grès  verts  et  rouges,  à  Beyrichia, 

Par-dessus  apparaît  le  dévonien  inférieur  à  Pteraspia  ros- 
fratus.  Mais  tandis  que,  dans  l'ouest,  à  Buczacz,  ce  sont  des 
grès  rouges  typiques  (old  red),  à  Zaleszczycki,  des  calcaires 
apparaissent  dans  les  schistes  et,  à  Satanow,  plus  à  l'est,  les 
calcaires  intercalés  deviennent  bitumineux. 

Le  même  passage  latéral  s'observe  dans  les  couches  à  Coccos' 
teuSf  qui  surmontent  les  précédentes.  A  l'ouest,  ce  sont  des  grès 
rouges,  et,  en  passant  vers  l'est,  on  les  voit  se  transformer  gra- 
duellement en  schistes  verdâtres  avec  iiitercalation  de  calcaires 
où  abondent  les  espèces  de  l'étage  b\  de  Bohême.  Les  Sirepto- 
rhynchus  umhracuhitn,  Strophomena  inferstrialis,  Rhyncho- 
neîîa  pseudoUvonica,  figurent  dans  celle  faune.  Sur  le  Zbrucz 
supérieur  et  ses  afiluents,  cet  horizon  offre  des  banes  de  poly- 
piers, Amplexus  eurycalyx,  Michelinia  geometrica,  Heliolites 
porosa,  par  lesquels  le  dévonien  hercynien  de  la  Podolie  se 
relie  aux  couches  de  Pologne  et  à  celles  de  la  Bohême.  L'horizon 
paléontologique,  dont  il  vient  d'être  question,  avait  été  signalé 

(1)  Bulletin  de  l'Académie  des  Sciences  de  Cracovie,  janvier  19U6. 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  3l5 

en  1899  par  M.  Wenukow  ;  mais  cet  auteur  y  avait  vu  une 
apparition  de  fossiles  dévoniens  dans  le  silurien. 

D'après  M.  Siemiradzki,  le  silurien  supérieur  de  la  Podolie 
correspondant  parfaitement,  par*  sa  faune,  au  gothlandien  d'An- 
gleterre et  à  celui  de  la  Baltique,  c'est  avec  le  dévonien  inférieur 
que  se  serait  produite  l'invasion  par  ce  bassin  des  espèces  de  la 
Bohème. 

Il  est  intéressant  de  voir  se  confirmer  ainsi,  une  fois  de  plus, 
la  complète  équivalence  du  vieux  grès  rouge  inférieur  avec  la 
base  du  dévonien  typique. 

Le  dévonien  au  Sahara.  —  La  connaissance  du  terrain 
dévonien  en  Afrique  n'a  pas  moins  bénéficié  que  celle  du  silurien 
des  dernières  explorations  faites  par  les  officiers  et  les  géologues 
français  dans  la  partie  occidentale  (Ahenet)  du  Sahara  central. 

On  savait  déjà  que,  dans  le  Sahara,  les  grès  eodévoniens  ont 
une  grande  importance,  formant  de  grands  plateaux,  qui  reposent 
sur  un  substratum  plissé  de  terrains  métamorphiques.  Dans 
l'Ahenet,  ces  grès  sont  de  véritables  grauwackes  (1),  contenant 
un  Spirifer  voisin  de  S.  Hercyniœ,  des  Homalonotus,  Pterinea 
et  Tentaculites,  accompagnés  de  Tropidoleptus  rhenanus, 
genre  de  brachiopode  caractéristique  du  dévonien  inférieur  de 
l'Amérique. 

Au  sommet  des  grès  viennent  des  marnes  bariolées,  avec  un 
Spirifer  voisin  de  S.  cnUrijugatus,  et  que  couronnent  des 
marnes  riches  en  brachiopodes,  parmi  lesquels  Tropidoleptus 
carinatxis,  connu  en  Amérique  des  couches  de  Hamilton  (base 
du  dévonien  moyen  ou  eifélien).  En  certains  points  apparaissent 
des  couches  à  fossiles  ferrugineux,  où  abonde  une  goniatite 
que  M.  Haug  rapproche  â^Anarcestes  nuciformisy  du  givétien. 
Enfin  le  dévonien  supérieur  a  été  découvert  dans  la  même  région 
et,  au  Mouydir,  il  est  représenté  par  des  couches  à  Spirifer 
Verneuili  et  Produdelîa. 

Ainsi  le  dévonien  est  bien  caractérisé  en  Afrique,  où  il  offre 
des  affinités,  à  la  fois  avec  le  type  américain  du  système  et  <ivec 
celui  des  régions  classiques  de  l'Europe  (Ardennes,  Eifel,  Région 
rhénane). 

L'assise  des  ampélites  de  Ghokier.  —  On  place  générale- 
ment, à  la  base  du  terrain  houiller  de  Liège  et  du  Hainaut,  une 

(1)  Haug,  Comptes  rendus  de  l'Académie  des  sciences,  CXLII,  p.  732. 


3l6  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

assise  de  roches  siliceuses   (phtaiiites).  à  laquelle  correspond 
l'ampélite  fossilifère  de  Cliokier. 

Jusqu'ici,  dans  le  bassin  de  Mous,  cette  assise  n'était  connae 
que  par  quelques  affleurements  très  limités.  Le  charbonnage  de 
Baudour  ayant  eu  l'occasion  de  la  suivre  par  des  travaux  souter- 
rains importants,  M.  Cornet  (1)  y  a  recueilli  une  faune  abondante 
de  céphalopodes,  de  pélécypodes  et  de  poissons.  Cette  faune 
offre  une  très  grande  analogie  avec  celle  de  la  série  dite  de 
Pendleside,  que  les  géologues  anglais  placent  au'dessous 
du  milîstone  gril.  De  même,  la  flore  de  l'assise,  étudiée  par 
M.  Renier  (2),  ne  contient  que  peu  de  formes  westphaliennes, 
tandis  que  la  plupart  de  ses  espèces  accusent  Tétage  dn 
Cxiltn  et,  en  tout  cas,  indiquent  un  Age  plus  ancien  que  celui 
de  la  zone  inférieure  reconnue  par  M.  Zeiller  dans  le  bassin  de 
Valenciennes.  Ces  indications  concordantes  tendraient  à  vieillir 
l'assise  des  ampélites  en  la  faisant  descendre  dans  le  dinantien. 

L^ortgine  des  couches  de  houtlle.  —  La  question,  si  délicate, 
de  l'origine  des  couches  de  houille,  continue  à  soulever  de 
nombreuses  controverses.  Les  uns  sont  partisans  de  la  théorie 
de  la  formation  sur  place  ou  autochthone  :  d'autres  (parmi  les- 
quels se  range  l'auteur  de  ces  lignes)  croient  que  de  très  puis- 
sants arguments  militent  en  faveur  de  la  formation  par  transport 
ou  allochthone. 

Dans  ces  conditions,  il  est  intéressant  de  recueillir  toutes  les 
observations  nouvelles  qui  peuvent  contribuer  à  élucider  le  pro- 
blème. Or  il  en  est  une,  due  à  MM.  Douvillé  et  Zeiller  (3),  dont 
l'importance  n'échappera  à  personne. 

On  sait  que,  dans  les  bassins  houillers  de  l'Angleterre,  notam- 
ment au  Lancashire,  on  trouve  fréquemment,  soit  au  toit  des 
couches  de  houille,  soit  dans  ces  couches  elles-mêmes,  des 
concrétions  à  ciment  calcaire,  dites  coal-baîls.  Ces  concrétions 
sont  recherchées  à  cause  de  la  conservation  exceptionnelle  des 
restes  végétaux  qu'on  y  rencontre,  et  donnent  lieu  à  des  pré- 
parations de  plaques  minces,  recherchées  par  les  collectionneurs. 

Or,  dans  plusieurs  de  ces  plaques,  les  auteurs  que  nous 
venons  de  nommer  ont  reconnu,  au  milieu  des  matières  ulmiques 
et  des  végétaux  à  divers  degrés  de  décomposition,  l'existence  de 

(1)  Comptes  rendus,  CXLIÏ,  p.  734. 

(2)  Ibid.,  p.  736. 

(3)  Bulletin  de  la  Société  géologique  de  Fkance,  4«  série,  t  V, 
p.  154. 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        3\J 

nombreuses  coquilles  de  goniatites,  en  général  de  très  petite 
taille,  mais  parfaitement  déterminables.  La  portion  de  couche 
où  se  rencontrent  ces  restes  est  donc  incontestablement  de  for- 
mation marine  ;  et  si  l'on  prétend  y  voir  le  résultat  de  Tinvasion 
par  la  mer  d'un  ancien  sol  forestier,  sur  lequel  s'étaient  accu- 
mulés en  place  les  débris  décomposés  qui  ont  donné  naissance 
au  charbon  de  terre,  il  restera  inexplicable  que  les  débris  en 
question  aient  pu  rester  où  ils  étaient,  sans  être  complètement 
balayés  par  l'invasion  marine  qui  amenait  les  goniatites  ;  et  si 
l'on  songe  qu'à  celte  invasion  marine  aurait  dû  succéder  de 
suite  un  apport  sédimentaire  d'origine  continentale,  pour  expli- 
quer l'abondance  habituelle  des  débris  de  fougères  dans  les 
schistes  du  toit,  on  jugera  combien  est  peu  vraisemblable 
l'hypothèse  d'une  houille  autochthone,  alors  que  ces  diverses 
circonstances  s'expliquent  si  facilement  dans  la  théorie  des 
deltas  de  M.  Fayol. 

Le  trias  marin  au  Mexique.  —  Lorsque,  il  y  a  quelques 
années,  la  présence  du  trias  marin  fossilifère  fut  signalée  en 
Californie  et  jusque  dans  l'État  de  Nevada,  M.  Perrin  Smith  (1) 
fit  observer  (jue  la  faune  de  ce  terrain  présentait  plus  d'analogie 
avec  celle  du  trias  alpin  (notamment  les  couches  de  Hallstadt) 
qu'avec  celle  du  trias  asiatique.  Cela  pouvait  faire  soupçonner 
(bien  que  ce  ne  fût  pas  la  conclusion  de  l'auteur)  qu'une  commu- 
nication directe  avait  pu  exister  par  l'Atlantique  entre  la  mer 
californienne  et  celle  de  l'Europe  méditerranéenne.  Néanmoins 
toute  trace  de  cette  communication  faisait  encore  défaut,  en 
Amérique,  au  sud  du  35®  parallèle  et,  pour  retrouver  des  dépôts 
marins  triasiques,  il  fallait  aller  en  Colombie  et  au  Pérou. 

Or,  voici  qu'en  plein  centre  du  Mexique,  à  Zacatecas,  MM. 
Burckhardt  et  Scalia  (2)  viennent  de  trouver,  au  milieu  de  grès 
et  d'argiles  subordonnés  à  des  tufs  et  à  une  diabase,  des  fossiles 
marins,  à  la  vérité  mal  conservés,  mais  où  l'on  reconnaît  des 
ammoiioïdes  des  genres  Sibirites,  Javaviies,  Protrachyceras, 
ainsi  que  des  lamellibranches,  notamment  des  aviculidés  et  des 
Paîœoneilo, 

Les  couches  fossilifères  sont  directement  appliquées  sur  des 
schistes  sériciteux  très  anciens.  Elles  témoignent  d'un  dépôt 


(1)  PrOCEEDINGS   OF   THE    CAUFORIflAN   ACADEMY    OF    SCIENCES,    third 

séries.  I  (ia04),  p.  367. 

(2)  BOLETIN  DEL  ISTITUTO  GeOLOGICO  DE  MbXICO,  QO  21,  i90fik 


3l8  REVUE   DE8   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

littoral,  formé  en  bordure  d'un  bras  de  mer  trîasîque  qui,  venant 
de  Californie,  passait  sans  doute  au  nord  d'une  terre  formée  des 
Antilles  et  d'une  partie  de  rAmérique  centrale,  pour  rejoindre 
ensuite  le  sud  de  la  Méditerranée. 

Le  orétaoé  inférieur  au  Maroc.  —  L'exploration  du  Haut- 
Atlas  marocain  a  permis  de  découvrir  dans  ce  pays  deux 
horizons  crétacés,  remarquables  par  leur  analogie  avec  les  for- 
mations synchroniques  du  sud  de  la  France  (1). 

Le  premier  de  ces  horizons  appartient  à  l'nptien  supérieur  ou 
gargasien  à  plicatules.  L'abondance  des  ammonites  des  genres 
Desmoceras,  Puzosia,  Lytoceras,  Phylloceras,  associés  aux 
Parahoplitea,  différencie  un  peu  cette  faune  de  celle  de  Gargas 
en  Provence,  en  la  rapprochant  de  celle  de  certains  gisements 
algériens. 

L'autre  horizon,  à  cheval  sur  l'aptien  et  l'albien,  correspond 
aux  couches  de  Clansayes  dans  la  Drôme.  On  y  trouve  les  genres 
Parahoplites  et  DouvilleiceraSj  exactement  comme  dans  la 
région  delphinoprovençale,  où  d'ailleurs  cet  horizon  a  une  exten- 
sion beaucoup  plus  grande  qu'on  ne  le  soupçonnait  autrefois  (2). 

Le  crétacé  supérieur  sur  la  terre  Louis- Philippe.  — 

Personne  n'a  oublié  l'émotion  excitée,  dans  le  monde  géologique, 
par  l'annonce  des  découvertes  de  fossiles  que  l'expédition 
Nordenskj()ld  avait  faites  à  l'Ile  Seymour,  derrière  les  terres  de 
Grahani  et  de  Louis-Philippe.  On  savait  qu'il  s'y  trouvait  des 
céphalopodes  d'âge  crétacé,  mais  on  n'en  connaissait  pas  avec 
précision  le  niveau. 

Celte  faune  si  intéressante,  comprenant  plus  de  20()  échantil- 
lons d'ammonoTdes,  dont  quelques-uns  remarquablement  con- 
servés, a  été  étudiée  par  M.  Kilian  (3).  Par  la  prédominance  des 
genres  Pachydiscus,  Holcodiscus,  Gaudryceras,  etc..  cette  faune 
se  rattache  sans  conteste  à  l'étage  aturien  (sénonien  supérieur^, 
peut-être  aussi  en  partie  à  l'emschérien.  Ses  principales  analo- 
gies sont  avec  les  faunes  indiennes  d'Aryaloor  et  de  Valudayoor, 
près  de  Trichinopoly  ;  mais  il  y  a  également  des  accointances 
avec  le  crétacé  de  Vancouver  et  avec  celui  de  Quinquina  (Chili). 

En  somme,  cette  faune  appartient  au  type  indo-pacifique.  Un 
bras  de  mer  venant  du  Pacifique  a  dû  passer  alors  entre  le 

(1)  Kilian  et  Gentil,  Compt.  rend.,  CXLII,  p.  603. 

(2)  Jacob,  Bull.  Soc.  géol.  de  France,  4«  série,  V,  p.  399. 

(3)  Comptes  rendus  de  l* Académie  des  Sciences.  CXLII,  p.  306. 


REVUE    DBS    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  SiQ 

massif  brésilien  et  un  continent  austral,  dont  le  bord  oriental 
seul  a  été  conservé  sous  la  forme  de  la  côte  du  Chili  méridional, 
et  qui,  échancrant  la  même  terre  par  un  golfe  sur  l'emplacement 
de  la  mer  de  Weddell,  allait  rejoindre  l'Afrique  australe  sur  la 
côte  de  Natal. 

L'éocène  et  roligooène  dans  le  sud-ouest  de  la  France. 

—  Nous  sommes  bien  loin  maintenant  de  l'époque  où  le  terrain 
ntimmulitique  pyrénéen  apparaissait  aux  auteurs  de  la  carte 
géologique  de  France  comme  un  ensemble  antérieur  au  terrain 
tertiaire  parisien,  et  où  Leymerie,  n'osant  pas  se  prononcer 
catégoriquement  dans  ce  débat,  l'englobait  sous  la  dénomination 
commode  de  terrain  épicrétacé. 

On  sait  aujourd'hui  que  si,  dans  les  synclinaux  pyrénéens,  le 
passage  est  graduel  du  crétacé  supérieur  (craie  de  Tercis)  au 
nummulitique  fossilifère,  non  seulement  ailleurs  la  grande  masse 
de  ce  nummulitique  descend  rarement  au-dessous  du  lutétien, 
mais  que  des  couches  franchement  oligocènes  s'y  trouvent 
comprises. 

Une  étude  d'ensemble  sur  ces  formations  du  sud-ouest  de  la 
France  a  été  donnée  récemment  par  M.  H.  Douvillé  (1),  qui  en  a 
débrouillé  la  série,  à  travers  les  variations  des  faciès,  grâce  à 
la  considération  des  forum inifères,  notamment  des  nummulites 
et  des  orbitoïdes  (Orthophragmina,  Lepidocyclina). 

Parmi  les  faits  saillants  ainsi  mis  en  lumière,  il  y  a  lieu  de 
mentionner  les  suivants  :  la  série  de  Biarritz  ne  descend  pas 
au-dessousdu  lutétien  supérieur.  Le  bartonien,  généralement  peu 
fossilifère,  est  plutôt  marneux,  étant  caractérisé  par  les  marnes 
bleues  à  pentacrines  de  la  côte  des  Basques.  Au-dessus,  et 
débutant  par  des  poudingues,  qui  attestent  un  mouvement  du 
sol,  vient  Toligocène  inférieur  à  petites  nummulites,  associées 
à  Biarritz  avec  les  premiers  représentants  des  genres  Cîypeaster 
et  Scutella.  C'est  à  cet  oligocène  inférieur  que  M.  Douvillé 
rattache,  avec  les  couches  de  Gaas,  le  calcaire  à  astéries  de  la 
Gironde. 

Ensuite  se  serait  produite  une  émersion,  attestée  par  la  dis- 
cordance qui  existe  entre  les  couches  précédentes  et  les  assises 
à  LepidocyclinUf  dont  la  base,  visible  à  Abbesse  près  St-Paul 
de  Dax,  forme  passage  entre  l'aquitanien  et  le  burdigalien. 

Les  mêmes  vicissitudes  se  sont  produites  dans  le  bassin  de 

(1)  Bulletin  de  la  Société  géologique  de  Fraucb,  4e  série,  t.  V,  p.  9. 


320  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Paris,  et  M.  Douvillé  en  conclut  qne  les  oscillations  du  sol  pari- 
sien, pendant  l'époque  éocène  et  oligocène,  ne  sont  que  le  reten- 
tissement des  mouvements  beaucoup  plus  importants  qui  se 
produisaient  à  la  même  époque  dans  la  région  pyrénéenne. 

Les  progrès  de  la  tectonique  alpine.  —  On  sait  à  quels 
débats  retentissants  a  donné  lieu  la  question  des  nappes  de 
recouvrement  dans  les  Alpes.  A  la  suite  des  brillantes  études 
de  M.  Lugeon  sur  le  Cliablais,  la  doctrine  du  cbarriage  dans  les 
Préalpes  a  reçu  de  nouvelles  et  précieuses  adbésions  ;  d'abord 
celles  de  MM.  Haug  et  Kilian,  à  qui  Ton  doit  la  connaissance 
des  nappes  de  recouvrement  de  TUbaye  ;  ensuite  celle  de 
M.  Heim,  d'autant  plus  .significative  que  ce  géologue  éminent, 
dont  M.  Lugeon  s*honore  d*avoir  été  l'élève,  avait  longtemps 
soutenu  une  explication  différente,  résumée  dans  la  thèse  célèbre 
du  double  pli  de  Glaris. 

Non  seulement,  dans  une  lettre  publique  à  M.  Lugeon, 
M.  Heim  a  déclaré  qu'il  abandonnait  cette  hypothèse,  pour  se 
rallier  à  celle  d'une  nappe  unique,  charriée  du  sud  vers  le  nord 
par  dessus  le  flyscli  ;  mais  il  s'est  plu  à  reconnaître  que  la 
nouvelle  manière  de  voir  éclairait  d'une  façon  décisive  certains 
problèmes  de  tectoin'que.  qui  jusqu'alors  lui  avaient  paru 
insolubles. 

A  celte  occasion,  reprenant  avec  ses  élèves  l'étude  de  son 
massif  de  prédilection,  celui  du  Sentis,  M.  Heim  en  a  donné  (1) 
une  superbe  monographie,  accompagnée  de  très  belles  photo- 
graphies et  de  nombreux  croquis  tectoniques  comme  le  savant 
géologue  de  Zurich  excelle  à  en  faire.  Le  Sentis  y  apparaît 
comme  un  faisceau  de  dix  à  douze  plis,  dont  six  principaux, 
tous  recourbés  en  crochet  vers  le  nord,  par  l'effet  d'une  poussée 
méridionale,  ainsi  qu'il  est  aisé  de  l'établir  en  reconstituant  la 
surface  structurale  du  SchraUenkalk  affecté  par  ce  plissement 
Les  roches  de  la  nappe  vont  depuis  le  néocomien  jusqu'à 
l'éocène,  et  le  tout  ensemble  a  été  charrié  du  sud  au  nord  par 
dessus  le  flysch  oligocène.  Le  soin  avec  lequel  les  différents  plis 
ont  été  suivis  dans  leur  développement,  soit  du  nord  au  sud, 
soit  de  l'ouest  à  l'est,  ainsi  que  l'analyse  détaillée  des  circon* 
stances  qui  ont  plus  ou  moins  favorisé  la  production  de  cassures 
transversales,  font  de  cette  monographie  (d'ailleurs  traduite  par 

(1)  Beifrage  tur  geologischen  Karte  der  Sckweie.  Das  Sdntiêgtbirge. 
Berne,  1905. 


REVUE    DES    RECUEILS   PÉRIODIQUES.  321 

un  plan  relief  à  l'échelle  du  5000«),  un  des  plus  beaux  modèles 
du  genre  qu'il  soit  possible  de  citer. 

Depuis  ses  premiers  travaux  sur  le  Chablais,  M.  Lugeon,  avec 
le  concours  de  M.  Argand  (i),  a  étendu  ses  études  au  versant 
piémontais  des  Alpes.  Ces  auteurs  ont  reconnu,  au  sud  de 
l'espace  limité  d'un  côté  par  le  massif  du  Mont  Blanc,  de  l'antre 
par  celui  de  TAar,  une  succession  de  six  nappes  superposées, 
dont  les  plus  profondes  sont  celles  d'Antigorio,  du  Lebendun  et 
du  Monte  Leone,  la  plus  récente  et  la  plus  haute  étant  celle 
de  la  Dent  Blanche,  vaste  lambeau  avec  anticlinal  de  gneiss, 
reposant  tout  entier  sur  un  soubassement  mésozolque. 

Plus  récemment  encore  (2),  M.  Argand  a  réussi  à  préciser  ces 
données,  en  découvrant  le  pli  frontal  de  la  nappe  de  la  Dent 
Blanche,  et  en  montrant  que  celle-ci  offre  des  replis  postérieurs 
à  sa  mise  en  place,  dans  lesquels  sont  enfermées,  au  Collon,  à  la 
Valpelline  et  au  Mont  Mary,  des  zones  de  roches  basiques  en 
relation  évidente  avec  celles  d'Ivrée.  11  a  pu  établir  également 
que  cette  zone  d'Ivrée  est  un  synclinal,  butant  au  sud  contre  la 
zone  cristalline  du  Strona,  laquelle  forme  le  bord  méridional  de 
l'ancien  géosynclinal  alpin  des  schistes  lustrés,  et  doit  être  con- 
sidérée comme  la  racine  des  nappes  des  Alpes  orientales.  On  lui 
doit  aussi  cette  remarque,  que  le  métamorphisme  caractérisé 
par  les  roches  vertes  va  en  croissant  du  bord  externe  au  bord 
interne  (ou  piémontais)  du  géosynclinal. 

L'un  des  résultats  les  plus  importants  des  recherches  de 
MM.  Lugeon  et  Argand  est  d'avoir  montré  qu'à  l'aplomb  des 
massifs  cristallins  anciens,  il  arrive  souvent  à  une  nappe  de 
8*encapnchonnerf  suivant  leur  heureuse  expression,  sous  un 
repli  d'une  nappe  plus  ancienne,  rejetée  au  sud,  c'est-à-dire  en 
arrière,  par  l'effet  de  la  résistance  de  ces  massifs.  Ainsi  s'expli- 
querait la  structure  en  éventail,  si  fréquente  dans  les  Alpes. 

M.  Termier  a  montré  (3)  que  la  structure  en  nappes  empilées 
continuait  dans  toute  la  chaîne  des  Alpes  orientales,  et  cette 
conclusion,  vivement  contestée  au  début  par  les  géologues 
autrichiens,  gagne  chaque  jour  de  nouvelles  adhésions.  Ainsi 
MM.  Haug  et  Lugeon  (4)  ont  reconnu  quatre  zones  superposées 
dans  les  Alpes  du  Salzkammergut,  les  plus  basses  apparaissant 
à  travers  des  déchirures  ou  fenêtres  des  dernières,  et  la  plus 

(1)  Comptes  rendus  de  i/Acadébiie  des  Sciences,  CXL,  pp.  1364, 1491. 

(2)  ïbid.,  CXLII,  pp.  587, 666.  809. 

(3)  Ibid..  CXXXIX,  pp.  578. 617, 648,  687,  754. 

(4)  Ibid.,  CXXXIX,  p.  892. 

llhSERIE.  T.  X.  81 


322  RBVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

récente  étant  celle  du  Dachstein,  en  grands  plateaux  décbiqae* 
tés.  La  même  interprétation  est  en  passe  d'être  universellement 
admise  pour  les  Carpathes,  ainsi  que  le  proposait,  il  y  a  trois 
ans,  M.  Lugeon. 

La  tectonique  de  la  Provence  et  des  Pyrénées.  — 
L'extension  de  la  théorie  des  charriages  aux  régions  autres  que 
les  Alpes  sollicite  en  ce  moment  l'attention  de  nombreux  géo- 
logues. M.  Marcel  Bertrand  avait  émis  le  premier,  il  y  a  plusieurs 
années,  l'opinion  que  les  couches  triasiques,  jurassiques  et 
crétacées  des  environs  de  Marseille  représentaient  un  massif 
sans  racines,  charrié  par  dessus  les  couches  lignitifères  de 
Fuvean. 

11  semblait  que  la  question  dût  être  définitivement  tranchée 
par  l'exécution  de  la  galerie  à  la  mer,  entreprise  par  la  société 
des  charbonnages  des  Bouches  du  Rhône,  en  vue  de  l'assèche- 
ment du  bassin  de  Fuveau  (1).  Mais  il  se  trouve  que  la  coupe  de 
celte  galerie  est  interprétée  comme  un  succès  à  la  fois  par  les 
deux  camps  opposés.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  la  superposi- 
tion des  terrains  anciens  au  crétacé  supérieur  n'a  pas,  à  beau- 
coup près,  l'ampleur  qu'on  avait  supposée,  et  que  la  dislocation 
du  massif  semble  réserver  encore  bien  des  surprises. 

De  même,  s'il  est  démontré  que  la  notion  des  charriages  peut 
trouver  au  pied  des  Pyrénées  d'heureuses  applications,  ce  serait 
peut-être  un  excès  de  vouloir  la  faire  intervenir  pour  expliquer 
les  particularités  de  la  région  de  l'Adour,  surtout  au  voisinage 
des  affleurements  d'ophite.  Même  pour  la  partie  centrale  de  la 
chaîne,  il  y  a  désaccord  en  ce  moment,  tant  sur  l'ampleur  des 
chevauchements  que  sur  le  sens  dans  lequel  ils  se  sont  produits. 

A.  DE  Lapparbnt. 


SCIENCES  TECHNIQUES 


LE   TUNNEL   DV   SIMPLON 


Nous  avons  écrit,  l'an  dernier,  pour  cette  Revue  (2),  une 
monographie  sur  le  tunnel  du  Simplon.  Depuis,  de  nouveaux  faits 

(1)  Description  de  la  galerie  à  la  mer,  par  M.  Doraage.  Paris,  1M6. 

(2)  Tome  LVII,  livraison  de  janvier  1905,  pp.  188-24S. 


REVUB    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  323 

ont  été  signalés^  de  nouveaux  projets  ont  vu  le  jour  et  reçu  un 
commencement  d'exécution.  Nous  consacrerons  ce  bulletin  à  cet 
ensemble  de  renseignements  complémentaires.  Nous  les  grou- 
perons sons  trois  paragraphes,  où  nous  examinerons  successive- 
ment les  résultats  scientifiques  du  percement,  les  circonstances 
de  la  rencontre  des  galeries,  la  vérification  des  axes  et  la  mesure 
de  la  base  géodésique  du  Simplon,  enfin,  la  mise  en  service  du 
tunnel,  notamment  l'essai  de  traction  électrique  qui  y  est  tenté. 

Résultats  scientifiques  du  percement.  —  Les  résultats 
scientifiques  dont  il  sera  question  ici  intéressent  à  la  fois  la 
géologie,  la  thermique  du  sol  et  Thydrologie  souterraine. 

Le  système  des  deux  galeries  parallèles, distantes  de  17  mètres 
d*axe  en  axe,  adopté  au  Simplon,  a  permis  de  réunir  un  grand 
nombre  de  données  fournies  par  des  observations  poursuivies 
pendant  toute  la  durée  du  percement,  et  qui  se  rapportent  aux 
quatre  points  suivants  :  Relevés  géologiques  à  la  surface,  en 
vue  de  rétablissement  d*nne  carte  géologique  détaillée,  à 
Téchelle  de  1  :  25  000,  de  la  zone  avoisinant  le  tunnel  ;  Relevés 
géologiques  dans  les  galeries  d'avancement^  avec  prélèvement 
d'échantillons  tous  les  10  mètres  et  à  chaque  changement  de 
terrain  :  cette  collection  comprend  environ  2  500  numéros  ; 
Observations  hydrologiques  sur  les  venues  d'eau,  leur  débit, 
leur  température,  leur  composition  chimique  et  leurs  relations 
avec  la  nature  géologique  des  terrains  traversés  ;  Observations 
de  la  température  des  roches,  dans  le  tunnel  et  le  long  du  profil 
superficiel,  en  vue  de  la  détermination  d*un  profil  thermique 
exact.  En  outre,  des  observations  continues,  effectuées  en  un 
nombre  restreint  de  points  —  tous  les  kilomètres  —  ont  permis 
de  se  rendre  compte  des  modifications  qu'a  subies  la  chaleur 
souterraine  depuis  le  percement  du  tunnel,  et  des  fluctuations 
duos  à  la  ventilation  et  à  la  réfrigération. 

Depuis  racbèvement  de  l'ouvrage,  la  Commission  géodé- 
sique suisse  a  complété  Teiisemble  des  travaux  qu'elle  avait 
entrepris  à  l'occasion  du  percement  du  Simplon,  par  la  vérifica- 
tion des  axes  et  par  la  mesure  directe  de  la  distance,  supérieure 
à  20  kilomètres,  qui  sépare  les  observatoires  de  Brigue  et 
d'iselle,  établis  pour  le  contrôle  de  Talignement  du  tunnel,  et 
conservés  pour  les  travaux  astronomiques  complémentaires. 
Nouî5  en  parlerons  dans  le  second  paragraphe. 

GÉOLOGIE  D'après  M.  H.  Schardt,  membre  de  la  Commission 
géologique   du  Simplon,  les  couches   du    massif  traversé  se 


324 


REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


ramènent,  eu  égard  à  leur  nature,  à  Tun  des  quatre  groupes 
suivants  (fig.  1)  : 

1®  Formation  de  schistes  lustrés  —  jurassique  —  tric^sique  : 
Schistes  argileux  gris,  schistes  calcaires,  calcaires  grenus, 
schistes  gris  noduleux,  micaschistes,  grenatifères,  schistes  verts. 

S<>  Formation  triasique  :  Dolomite  blanche,  calcaire  doJomi- 
tique  gris,  marbres  grenus  cristallins,  schistes  gris  ou  verdâtres, 
quartzite,  arkose  passant  au  gneiss. 

30  Schistes  cristallins  :  Micaschistes  souvent  grenatifères» 
schistes  amphiboliques,  amphibolites,  schistes  chloriteux,  con- 


^^  Leone 


FiG.  1.  —  Profil  géologique  du  massif  du  Simplon,  par  H.  Schardt  (1904). 

Légende  :  Sk,  schistes  lustrés  :  Sck  et  Se,  schistes  cristallins- 
lustres  métaphoriques  ;  KG,  marbre,  dolomite  et  gypse  (Trias); 
Gn,  Gneiss  du  Monte-Leone  ;  Gna^  Gneiss  d*Antigorio. 

sidérés  comme  paléozolques,  en  partie  probablement  triasiques 
ou  jurassiques  métamorphiques. 

40  Gneiss  archéique  ou  gneiss  primitif  :  Gneiss  d'Antigorio, 
gneiss  schisteux  du  Monte-Leone,  faciès  schisteux  du  gneiss 
massif  souvent  granitolde  d'Antigorio. 

Dans  notre  étude  antérieure  nous  avons  esquissé  l'historique 
de  la  structure  du  massif  du  Simplon  et  nous  avons  insisté  sur 
la  contribution  importante  apportée  par  le  percement  à  la  con- 
naissance de  ce  massif. 

Comme  renseignement  nouveau,  donnons  ici  le  tableau  com* 
paratif  de  l'épaisseur  prévue  et  de  Tépaisseur  réelle  des  couches 
traversées  par  le  souterrain;  il  justifie,  dans  une  certaine  mesure* 
les  récriminations  dont  les  géologues  ont  été  Tobjet,  lors  de  la 
demande  de  crédits  supplémentaires  par  les  entrepreneurs  de 
Fouvrage. 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  325 

Terrains  traversés  par  le  tunnel         prévisions       réalité 

en  mètres    en  mètres 

1.  Schistes  lustrés,  schistes  calcaires, 

calcaires  schisteux  micassés .     .     .  5900  5175 

2.  Calcaire  cristallin,  marbre,  dolo- 
mite, gypse,  anhydrite 1850  1400 

8.  Micaschistes,  schistes  cristallins, 
gneiss  schisteux,  schistes  amphi- 
boliques 5200  6980 

4.  Gneiss  du  massif  Monte-Leone  .     .  8450  1900 

5.  Gneiss  d'Antigorio 3880  4825 

19  780  Ï9^3Ô 

On  le  voit,  le  gneiss  d'Antigorio  a  été  rencontré  sons  une 
épaisseur  plus  grande  que  ne  l'indiquaient  les  prévisions.  Mais 
il  s'est  présenté  une  heureuse  compensation  dans  Tabsence  du 
dôme  des  schistes  calcaires  inférieurs,  avec  leurs  couches  de 
dolomite,  on  d'anhydrite.  En  outre,  le  gneiss  du  Monte-Leone 
n*a  été  rencontré  que  sur  une  épaisseur  correspondant  à  un  peu 
plus  de  la  moitié  seulement  de  celle  que  l'on  avait  prévue. 

11  convient  d'ajouter  que  les  conclusions  que  dicteraient  les 
données  de  ce  tableau,  n'ont,  au  point  de  vue  des  difficultés 
prévues  et  des  difficultés  vaincues,  qu'une  portée  restreinte. 
L'inclinaison  des  stratifications,  le  mode  de  perforation,  les 
venues  d*eau,  la  température  souterraine,  l'évacuation  des 
déblais  étaient  autant  d'éléments  d'où  dépendait  aussi  le  succès 
plus  ou  moins  facile  de  l'entreprise,  et  où  la  part  considérable 
de  rimprévu  laissait  un  champ  très  vaste  d'application  à  toutes 
les  ressources  des  sciences  techniques. 

La  thermique  du  sol.  On  connaît  l'influence  du  relief  super- 
ficiel sur  la  disposition  des  surfaces  isogéothermiques  souter- 
raines :  elles  s'élèvent  sous  les  montagnes,  en  s'écartant  de 
plus  en  plus  les  unes  des  autres,  et  elles  s'abaissent  en  se  rap- 
prochant sous  les  vallées.  Tandis  que  le  degré  géothermique 
ino>en  est  de  80  mètres,  il  s'élève  à  70  mètres  sous  les  sommets 
des  montagnes,  et  tombe  à  20  mètres  sous  les  vallées.  A  mesure 
que  la  profondeur  augmente,  les  surfaces  isogéothermiques 
tendent  à  devenir  parallèles. 

Cette  distribution  résulte,  notamment,  des  lois  bien  connues 
de  la  transmission  de  la  chaleur  appliquées  en  tenant  compte 
de  la  disposition  des  assises  et  de  la  conductibilité  spécifique 


326 


REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


relative  des  roches  qui  les  composent.  Mais  la  conductibilité 
thermique  n'est  pas  seule  en  cause. 

L'expérience  faite  au  Simplon  a  montré  l'influence  considé» 
rable  de  la  circulation  des  eaux  souterraines  sur  Tallure  des 
isogéothermes.  On  s'en  convaincra  en  consultant  la  figure  3. 
Dès  le  kilomètre  5  de  l'attaque  nord,  à  gauche  de  la  figure» 
l'absence  des  venues  d'eau  provoque  le  relèvement  des  courbes 
thermiques. 

Au  contraire,  sur  le  parcours  des  grandes  sources  d'eau  froide 
du  côté  sud,  à  droite  de  la  figure,  dans  le  voisinage  du  kilo- 
mètre 4,4,  les  courbes  isogéothermiques  s'abaissent  brusque* 
ment,  alors  qu'elles  auraient  dû  normalement  passer  sans 
déviation  sous  la  dépression  superficielle  du  Vallé,  comme  cela 
s'est  présenté  pour  la  dépression  plus  profonde  de  la  Ganter 
sous  Bérisal  (kil.  4,5  du  côté  nord). 

ffifxMtn         Âmmnnft 


FiG.  2.  —  Profil  géothermique  provisoire  du  tunnel  du  Simplon. 

L'allure  des  courbes  permet  aussi  d'apprécier  dans  quelle 
mesure  l'influence  des  dépressions  de  la  surface  s'efface  avec  la 
profondeur,  surtout  quand  les  sillons  sont  entaillés  dans  un 
flanc  de  montagne  comme  pour  la  vallée  de  la  Ganter. 

La  distribution  de  la  chaleur  à  l'intérieur  des  montagnes  ne 
dépend  donc  pas  exclusivement  de  l'épaisseur  des  roches  qui 
séparent  un  niveau  donné  de  la  surface  ;  elle  dépend  aussi  du 
relief  du  sol,  de  la  disposition  des  couches  et  de  la  circulation 
des  eaux  qu'elles  recèlent  dans  leurs  flancs. 

Venues  d'eau.  La  figure  3  résume  les  observations  relatives 
aux  venues  d'eau.  L'attaque  partie  du  nord  a  rencontré 
142  sources  jusqu'au  kilomètre  10,879;  celle  du  sud  n'en  a 
rencontré  que  95  jusqu'au  point  de  rencontre.  En  revanche, 
c'est  de  ce  côté  que  se  sont  produites  les  venues  d'eau  les  plus 
volumineuses,  et  en  relation  directe  avec  les  cours  d'eau  de  la 
surface. 

Les  sources  à  grand  débit  s'échappaient  presque  tocgours  de 
failles  et  provenaient  de  terrains  solubles,  des  calcaires  surtout 

Au  contraire,  les  venues  à  faible  débit  se  sont  montrées  au 


REVUE    DBS    RECUEILS    PÉRIODIQUES. 


327 


contact  de  deux  terrains  de  perméabilité  différente  ;  elles  furent 
les  plus  nombreuses.  La  circulation  des  eaux  souterraines,  dans 
les  grandes  profondeurs,  parait  donc  étroitement  liée  à  l'état  de 
fissuration  des  roches;  on  devait  s'y  attendre. 

Au  cours  du  percement,  on  a  observé  la  variation  du  débit 
des  sources  rencontrées.  Beaucoup  de  celles  qui  possédaient, 
au  début,  un  volume  considérable  se  sont  réduites  plus  tard 
presque  à  de  simples  suintements.  D'autres,  tout  en  se  réduisant 
aussi  dans  de  notables  proportions,  ont  atteint,  au  bout  d'un 
certain  temps,  un  débit  constant.  Presque  toutes  les  sources  de 
grand  volume  au  début,  et  jaillissant  sous  forte  pression,  se 
sont  beaucoup  réduites  dans  l'espace  de  quelques  mois,  et  même 


FiG.  3.  —  Diagramme  des  variations  du  débit  total  des  sources  froides 
d'Iselle  entre  les  km.  3,860  et  4,421  comparées  à  la  quantité  de  pluie, 
à  la  température  et  à  la  dureté  des  eaux. 

pour  plusieurs  la  température  a  diminué  ainsi  que  la  teneur  eu 
matières  minérales. 

Voici  comment  M.  le  professeur  H.  Schardt  explique  ces 
modifications.  Les  fissures  par  lesquelles  l'eau  pénètre  dans  le 
tunnel  étaient,  à  l'origine,  remplies  presqu'au  niveau,  en  général 
inconnu,  d'une  source  superficielle.  Dans  les  régions  profondes, 
cette  eau  quasi  stagnante  pouvait  s'échauffer  et  se  saturer  de 
matières  minérales,  sans  que  la  source  superficielle  fût  pour 
cela  thermale  ou  minérale  :  malgré  sa  température  plus  élevée, 
en  effet,  celte  eau  suffisamment  minéralisée,  et  par  suite  plus 
dense,  pouvait  rester  au  fond  des  crevasses. 

Mais  dès  que  s'ouvrit  pour  elles  une  issue,  sur  le  passage  du 
tunnel,  à  1000  ou  1500  mètres  en  contre-bas  de  leur  point  d'écou- 
lement superficiel,  la  vidange  de  ces  cavités  dut  se  produire,  et 
dans  les  conditions  observées.  D'autre  part,  le  tarissement  des 
sources   superficielles   dûment   constaté   est    bien    l'indice   de 


328  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

rabaissement  du  niveau  piézoniétrique  de  la  nappe  souterraine 
et  011  comprend  que  la  pression  et  le  débit  des  irruptions  daus 
le  tunnel  aient  du  même  coup  diminué  graduellement.  En  outre, 
cette  eau,  qui,  pendant  sa  stagnation,  s'était  saturée  de  matières 
minérales,  et  échanfTée  à  loisir,  s'éconlant  maintenant  rapide» 
ment  à  travers  les  voies  souterraines,  devait  arriver  dans  le 
tunnel  de  moins  en  moins  minéralisée  et  de  moins  en  moins 
cbaude.  Eniin,  cette  période  de  transition  aura  finalement  abouti 
à  nn  régime  stable  quand  l'équilibre  se  sera  établi  entre 
l'absorption  des  eaux  à  la  surface,  et  leur  écoulement  dans  le 
souterrain. 

L'ensemble  des  observations  faites  sur  les  eaux  jaillissantes 
au  c'oursdes  travaux, a  permis  de  distinguer  trois  grandes  classes 
de  sources  :  Les  sources  chaudes,  fortement  gypseuses  et  ferru- 
gineuses, à  température  plus  élevée  que  celle  du  rocher.  Depuis 
leur  rencontre,  leur  température  s'est  élevée  ainsi  que  leur  degré 
hydrotimétrique  ;  mais  leur  volume  a  diminué.  Les  soufxes 
isothermes,  gypseuses  souvent,  toujours  plus  ou  moins  ferrugi- 
neuses. Leur  température  est  voisine  de  celle  du  rocher,  et  leur 
débit,  peu  considérable,  a  beaucoup  diminué  depuis  leur  irrup- 
tion. La  teneur  en  gypse,  très  forte  au  début  pour  un  certain 
nombre  de  ces  sources,  a  diminué  pour  les  unes  et  s*est  main- 
tenue pour  d'antres.  Les  sources  froides,  gypseuses,  peu  ferru- 
gineuses, de  grand  débit  (15  à  20  fois  celui  des  sources  des 
groupes  précédents).  Elles  comprennent  deux  catégories  :  Les 
sources  à  température  plus  basse  que  celle  du  rocher,  dont  la 
temï>érature  et  le  volume  varient  peu,  mais  dont  la  dureté  se 
modifie  ;  et  les  sources  à  température  initiale  égale  à  celle  du 
rocher,  dont  le  débit  varie  beaucoup  au  cours  de  Tannée  et  dont 
les  eaux  se  refroidissent  au  moment  de  la  crue  estivale,  en  dimi- 
nuant de  dureté. 

Voici,  d'après  l'ensemble  des  observations,  la  quantité  d'eau 
qui  s*écoulait  au  cours  des  travaux  et  qui  s*écoule  maintenant 
par  le  tunnel.  Du  côlé  nord,  le  débit  total  a  varié  entre  (K)  et  80 
litres  par  seconde.  Du  côté  sud,  le  débit  maximum  a  atteint 
1204  litres  par  seconde  avant  les  venues  d'eau  chaude.  Après  la 
rencontre  de  celles-ci,  en  septembre  1904,  le  débit  maximum 
s'est  accru  de  828  litres  par  seconde.  Actuellement,  le  débit  total, 
y  compris  celui  des  sources  d'eau  chaude,  est  de  12Î0  litres  par 
seconde  ;  il  oscillera  du  côté  sud,  au  cours  des  saisons,  entre  900 
et  1800  litres  par  seconde. 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES. 


329 


Rencontre  des  galeries.  —  Vérification  des  axes. 
Mesure  d'une  base  gôodésique  de  20  kilomètres.  — 
Le  ii  février  1905,  à  7h.20  du  matin,  les  derniers  coups  de 
mine  ouvraient  la  brèche  et  établissaient  la  communication 
entre  les  deux  galeries  issues  des  extrémités  nord  et  sud  du 
tunnel  du  Simplon. 

La  figure  4  donne  le  profil  longitudinal  des  galeries  de  base, 
et  montre  la  disposition  relative  des  fronts  d'attaque  au  moment 
de  la  rencontre.  Du  côté  nord  les  portes  de  fer,  maintenues  jus- 
qu'au 2  avril  1905,  barraient  le  passage.  Mais  du  côté  sud  on 
apercevait  la  brèche  présentant  une  largeur  d'environ  \"^.qO  sur 
1  mètre  de  profondeur.  Comme  le  plafond  de  la  galerie  d*avan- 


J\/<.rJ 


FiF.  4.  —  Profil  longitudinal  des  galeries  de  base, 

et  disposition  des  fronts  d'attaque  au  moment  de  la  rencontre. 

P  -=  Portes  de  fer.  E  ^  Poctie  d'eau  chaude. 

cernent  sud  était  de  0"™,60  au-dessous  du  plancher  de  celle  du 
nord,  la  brèche  se  présentait  de  bas  en  haut. 

Le  jour  du  percement,  MM.  Brandau,  de  l'entreprise,  et  Pres- 
se!, ingénieur  en  chef,  étaient  entrés  de  grand  matin  dans  le 
tunnel  et  s'étaient  assurés  que  les  mesures  étaient  prises  pour 
permettre  la  vidange  de  la  poche  d'eau  chaude.  D'après  les 
prévisions  de  M.  Rosenmund,  la  rencontre  n^étail  attendue  que 
pour  le  soir.  La  dernière  attaque  était  conduite  par  M.  l'assistant 
chef  mineur  Betassa,  le  même  qui,  en  1898,  avait  foré  à  la  main 
les  premiers  trous  de  mine  de  l'attaque  sud. 

A:)rès  la  charge  des  douze  trous  de  mine,  les  ouvriers  et  le 
personnel  se  retirèrent  à  six  cents  mètres  en  arrière.  On  achevait 
de  compter  les  explosions,  quand  un  torrent  d'eau  chaude  se 
précipita  par  la  brèche  ouverte.  Trois  barrages  avaient  été  con- 


33o  RBVUB   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

struits  pour  diriger  ces  eaux  dans  la  galerie  parallèle,  où  leur 
niveau  monta  rapidement  de  0in,80.  La  température  de  Teau  au 
passage  de  la  quarante-cinquième  galerie  transversale  était 
de  41o,5. 

En  quinze  minutes  environ  Teau  chaude  accumulée  du  côté 
nord,  et  dont  le  volume  était  évalué  à  1800  mètres  cubes,  s'écou- 
lait ainsi  par  Torilice  sud  du  souterrain,  et  arrivait  à  la  Diveria 
en  II1.47  :  elle  avait  marché  à  la  vitesse  moyenne  de  1™,50  à  la 
seconde  ;  sur  son  passage,  elle  avait  éteint  le  foyer  d'une  loco- 
mobile  installée  dans  une  galerie  transversale,  pour  le  service 
de  la  réfrigération  à  l'avancement  où  elle  refoulait  l'eau  froide 
provenant  des  grandes  sources  du  kilomètre  4,4. 

Après  la  vidange  de  la  poche  d'eau,  les  ingénieurs  de  service 
pénétrèrent  dans  le  tunnel  et  avancèrent  jusqu'à  la  brèche. 
L'alignement  des  deux  galeries  leur  parut  exact  ;  mais  ils  ne 
purent  se  hisser  jusqu'à  la  poche  vide,  où  la  chaleur  était  insup- 
portable. La  température  de  l'air,  fortement  chargé  de  vapeur 
d'eau,  était  de  41^  ;  c'est  que  la  réfrigération  par  l'eau  était 
arrêtée,  et  que  l'air,  refoulé  par  le  ventilateur,  s'échauffait  par 
son  passage  au-dessus  du  canal  d'écoulement  des  venues 
d'eau  chaude. 

Aussitôt  la  nouvelle  du  percement  connue  à  Iselle,  un  grand 
nombre  de  personnes  se  rendirent  dans  le  tunnel  :  on  voulait 
voir  la  brèche  !  La  plupart  revinrent  indisposées,  et  on  eut  même 
à  déplorer  la  mort  de  M.  Grassi  et  de  M.  l'ingénieur  Bianco, 
quelques  heures  après  leur  sortie  du  tunnel.  Quelle  a  pu  être  la 
cause  de  ces  accidents  ? 

Faut-il  les  attribuer  à  l'acide  carbonique  dont  la  présence  se 
manifesta,  peu  après  la  perforation  finale,  par  l'extinction  des 
lampes  ?  Sans  doute,  ce  gaz  n'est  pas  toxique,  mais  il  est  im- 
propre  à  la  respiration,  et  sa  présence,  au  voisinage  de  la  brèche, 
explique  peut-être  le  malaise  éprouvé  par  la  plupart  des  per- 
sonnes qui  s'y  sont  rendues. 

Faut-il  incriminer  la  température  élevée  et  l'humidité  extrême 
de  l'air  ?  Ceci  paraît  moins  probable.  Les  ingénieurs  et  les  contre* 
maîtres  affirment,  en  effet,  qu'ils  n'ont  jamais  ressenti  de  malaise 
aussi  considérable  même  dans  une  atmosphère  plus  chaude  et 
plus  humide. 

Quelques-uns  ont  pensé  que  l'oxyde  de  carbone,  dont  la  toxi- 
cité est  bien  connue,  était  le  grand  coupable.  On  sait  que  ce  gaz 
peut  résulter  de  la  réduction  de  Tacide  carbonique  par  raction 
de  matières  organiques  en  fermentation.  Or  dans  la  poche  d'eao 
chaude  de  l'avancement  nord,  fermée  neuf  mois  auparavant  par 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  33 1 

des  portes  de  fer,  il  se  trouvait  assez  de  boisages  pour  fournir 
la  matière  organique  en  fermentation  nécessaire,  sur  laquelle 
aurait  réagi  Tacide  carbonique  provenant  de  la  décomposition 
de  la  roche  calcique.  11  est  vrai  que  Toxyde  de  carbone  brûle 
avec  une  flamme  bleue,  et  que  cet  indice  de  sa  présence  dans  le 
tunnel  n'a  pas  été  observé.  Mais  il  est  permis  de  penser  que  ce 
gaz  existait  cependant,  mêlé  à  Tair  du  souterrain,  en  proportion 
trop  faible  pour  trahir  sa  présence  par  la  combustion,  mais  en 
quantité  suffisante  pour  produire  une  intoxication  grave. 

Après  le  percement,  dès  que  la  réfrigération  et  la  ventilation, 
à  raison  de  35  m^d*air  à  la  seconde,furent  établies,  la  température 
maximum  observée  a  été  de  30<».  Plus  tard,  après  l'achèvement 
du  revêtement  en  maçonnerie,  la  ventilation  fut  effectuée  par 
refoulement  du  côté  nord  par  le  tunnel  même,  et  du  côté  sud  par 
la  galerie  parallèle  ;  Tair  chassé  ainsi  des  deux  extrémités  sor- 
tait par  l'orifice  sud  du  tunnel,  et  dans  ces  conditions,  on  parvint, 
malgré  la  présence  des  sources  d*eau  chaude,  à  abaisser  la  tem- 
pérature maximum  à  27»,5. 

La  jonction  des  galeries  de  base  une  fois  établie,  restait  à 
élargir  la  galerie  principale  au  profil  définitif.  Comme  la  galerie 
de  base,  du  klm.  10,15  au  klm.  10,382  (point  de  rencontre),  n'avait 
qu'une  pente  de  2  "/oo,  il  a  fallu  dans  cette  section  ramener  le  sol 
à  la  pente  normale  (7  ^/oo)  (voir  fig.  4).  L'excavation  a  été  continuée 
en  creusant  une  galerie  de  faite  et  des  cheminées,  d'après 
la  méthode  anglaise  utilisée  au  Simplon.  On  a  procédé  ensuite  au 
revêtement  en  maçonnerie,  qui  a  été  terminé  le  18  octobre  1905. 

Le  système  des  deux  galeries  parallèles,  situées  à  17  mètres 
d'axe  à  axe,  a  présenté  des  avantages  incontestables,  notamment 
au  point  de  vue  de  l'aération  et  de  l'écoulement  des  eaux.  Mais 
son  application  n*a  pas  été  sans  présenter  de  sérieux  inconvé- 
nients. Signalons  le  principal. 

L'une  des  galeries  seulement,  celle  que  Ton  est  convenu  d'ap- 
peler galerie  principale,  est  achevée  ;  la  seconde,  de  dimensions 
réduites,  appelée  galerie  parallèle,  est  simplement  pourvue  d'un 
boisage  dont  on  s'est  efforcé  d'accorder  la  solidité  avec  la  nature 
des  terrains. 

Mais,  au  Simplon,  la  nature  s'est  plu  à  déjouer  les  prévisions 
les  mieux  établies,  non  seulement  des  savants,  mais  aussi  des 
ingénieurs.  Les  pressions  parfois  énormes  qui  s'exercent  dans 
les  terrains  ébranlés  par  les  explosions  brisantes,  ont  produit 
une  déformation  de  cette  galerie  parallèle  et  une  destruction 
partielle  des  boisages  destinés  à  la  protéger.  En  maint  endroit, 


332  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

on  a  constaté  des  soulèvements  du  sol  et  la  destruction  du  canal 
d'écoulement  des  eaux.  C'est  ainsi  que,  du  côté  sud,  on  a  été 
obligé  de  revêtir  de  maçonnerie  cette  galerie  parallèle  sur  une 
très  grande  longueur  (entre  les  klm.  6  et  9)  ;  sans  cette  précao- 
tion,  la  mise  hors  d*usage  du  canal  d'écoulement  eût  bientôt 
empêché  l'évacuation  de  l'eau  chaude. 

11  y  a  plus;  ces  déformations  de  la  galerie  parallèle  entraînent 
avec  elles  des  pressions  anormales  dans  le  massif  de  terrains 
qui  sépare  les  deux  galeries  ;  de  là  des  poussées  inégales  sur  le 
revêtement  en  maçonnerie  du  tunnel  achevé  ;  elles  ont  eu  pour 
effet  d'y  ouvrir  des  crevasses  qui  imposent  la  réfection  du  rêvé* 
tement.  Ce  sont  là  des  accidents  que  la  mise  au  profil  définitif 
simultané  des  deux  galeries  eût  évités. 

Ajoutons  que  le  20  février  1906,  la  voie  ferrée  était  posée  dans 
tonte  la  longueur  du  tunnel  et  que  l'on  pouvait  procéder  à  II 
réception  provisoire  des  travaux. 

Vérification  des  axes  (1).  La  vérification  de  la  rencontre  des 
axes  des  galeries  venant  du  nord  et  du  sud  a  été  faite,  le  15  août 
1905,  par  M.  le  professeur  Rosenmund  de  l'École  polytechnique 
de  Zurich  ;  elle  a  donné  les  résultats  suivants  : 

Écart  linéaire  des  extrémités  des  axes        Écart  Écart 

ati  point  de  rencontre  probable  observé 

Horizontal 0«»,050  0««,202 

Vertical 0™,050  0",087 

Longueur 0n»,560  0"»,790 

Les  écarts  probables  ont  été  déterminés  à  l'aide  des  calculs 
de  la  triangulation.  L'écart  observé  est  celui  qu'ont  donné  les 
mesures  directes  ;  il  est  donc  entaché  des  erreurs  d'observation. 

Une  première  vérification  de  la  longueur  du  souterrain  a  élé 
faite  soit  avec  des  lattes  de  construction  soignée,  soit  à  Taide 
d'une  roue  mesurant  3  mètres  de  circonférence. 

Quant  à  la  direction  horizontale  et  au  nivellement,  Tenu  chaude 
tombant  du  faite  de  la  galerie  au  klm.  9,4  à  partir  de  l'entrée 
sud,  a  rendu  les  opérations  de  vérification  très  laborieuses.  La 
buée  qui  emplissait  l'atmosphère  du  tunnel  rendait  impossibles 
les  visées  à  grande  distance  ;  celles-ci  ne  purent  dépasser  180 


(1)  Voir  Résultats  définitifs  des  opéraiions  de  traoé  du  i%mna  du 
Simplon,  —  Bulletin  du  Congrès  international  des  chemins  db  fbu, 
XX,  no  a,  p.  14  et  Bulletin  technique  de  la  Suisse  romaede,  n»  1^ 
10  cet  1905,  p.  240. 


REVUE  DBS  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        333 

mètres  du  côté  nord  et  n'atteignirent  que  65  mètres  du  côté  sud. 
La  multiplicité  des  visées  et  des  stations  qui  en  est  résultée, 
explique,  du  moins  en  partie,  la  différence  entre  Técart  probable 
et  Técarl  observé  renseignée  dans  le  tableau  précédent. 

La  base  géodësique  du  Simplon.  Nous  avons  dit  déjà  que  la 
Commission  géodésique  suisse  a  déterminé  récemment  la  dis- 
tance qui  sépare  les  observatoires  de  Brigue  et  d'Iselle,  situés 
dans  Talignement  du  tunnel  du  Simplon.  Cette  distance  est  un 
peu  supérieure  à  20  kilomètres,  ce  qui  fait  de  cette  base 
mesurée  la  plus  longue  dont  les  géodésiens  aient  disposé 
jusqu'ici. 

Mais  ce  n*est  pas  là  ce  qui  fait  l'intérêt  principal  de  cette 
détermination.  "  La  base  du  Simplon  est  la  première  dans 
laquelle  une  voie  ferrée  ait  été  directement  utilisée  pour  le 
placement  des  appareils  ;  pour  la  première  fois  aussi,  les  tra- 
vaux sont  efîectués  entièrement  à  la  lumière  artificielle  ;  cette 
base  est  la  première  dont  les  extrémités  soient  situées  sur  les 
flancs  opposés  d'un  puissant  massif  montagneux,  et  comprennent 
entre  elles  des  déviations  inverses  de  la  verticale.  Enfin  pour  la 
première  fois  aussi,  sur  une  grande  base,  le  travail  est  poursuivi 
sans  arrêt,  de  manière  à  éviter  les  erreurs  du  repérage  et  de  la 
reprise  sur  le  terrain. 

„  Le  travail  continu  était,  d'ailleurs,  imposé  par  la  durée 
extrêmement  restreinte  pendant  laquelle,  pour  des  raisons  évi- 
dentes, le  tunnel  avait  été  mis,  par  l'Administration  des  chemins 
de  fer  fédéraux,  à  la  disposition  de  la  Commission  géodésique 
suisse,  qui  a  accompli  l'effort  sans  précédent  consistant  à 
mesurer  40  kilomètres  en  cinq  jours  (1).  „ 

Comment  ce  prodige  a-t-il  pu  être  réalisme?  On  sait  que  la 
détermination  d'une  base  géodésique  utilise  des  procédés  qui 
se  ramènent  essentiellement  à  deux  types  distincts,  ayant  un 
point  de  départ  commun.  La  longueur  à  mesurer  étant  limitée 
par  deux  termes  invariablement  fixés  au  sol,  on  place,  dans  la 
verticale  du  premier,  l'une  des  extrémités  d'un  étalon  aligné 
dans  la  direction  de  la  base,  et  qui  en  mesure  la  première 
portée.  C'est  à  partir  de  cette  opération  que  les  deux  méthodes 
commencent  à  diverger. 

Dans  la  première,  on  aligne,  à  la  suite  du  premier,  des  étalons 
placés  à  une  petite  distance  l'un  de  l'autre,  puis  on  détermine, 
par  des  procédés  divers,  leur  écartement. 

(1)  R  EvuE  GÉNEBALE  DES  SciBifCES,  !?•  année,  D"  8, 90  avril  1906,  p.  350. 


334  REVUE   DES    QUESTIOxNS    SCIENTIFIQUES. 

Dans  la  seconde,  qui  s'est  de  plus  en  plus  substituée  à  la 
première,  on  utilise  un  seul  étalon,  que  Ton  déplace  de  sa 
propre  longueur  devant  un  repère  marquant  successivement 
son  extrémité  antérieure  et  son  extrémité  postérieure. 

Au  cours  du  xix«  siècle,  la  mesure  des  bases,  quelle  que  fût 
la  méthode  employée,  a  subi  une  double  évolution.  Dans  les  trois 
premiers  quarts  du  siècle,  on  a  cherché  surtout  à  augmenter  la 
précision  des  mesures,  sans  se  préoccuper  beaucoup  du  labeor 
qu'elles  imposaient  et  des  frais  qu'elles  entraînaient.  On  est 
arrivé  ainsi  à  des  résultats  excellents,  mais  partout  sur  an 
nombre  de  bases  très  restreint  :  Tensemhle  de  la  géodésie  fran- 
çaise, par  exemple,  repose  sur  trois  bases  seulement.  Tons  les 
autres  points  géodésiques  ont  été  atteints  par  des  triangles. 

Dans  le  dernier  quart  du  siècle,  c'est  à  simplifier  les  méthodes 
de  mesure  que  l'on  s'est  attaché,  quitte  à  se  relâcher  un  peu  de 
la  scrupuleuse  exactitude  des  méthodes  antérieures. 

Mais  un  fait  domine  toutes  ces  fluctuations  des  procédés  : 
c'est  la  préoccupation  constante  d'évaluer  avec  exactitude  la 
température  des  étalons  sur  le  terrain.  La  détermination  de 
cette  variable,  dont  dépend  la  longueur  de  Tinstrument,  a  tou- 
jours été  considérée  par  les  géodésiens  comme  si  difficile  et  si 
importante,  que  l'histoire  des  appareils  de  base  se  confond 
pratiquement  avec  celle  des  précautions  prises  pour  éviter  les 
erreurs  de  température. 

De  là  l'invention,  dès  la  fin  du  xviii^  siècle,  des  deux  systèmes 
d'étalons  :  les  étalons  monométalliques,  <iccompagnés  de  thermo- 
mètres, et  les  étalons  bimétalliques,  dans  lesquels  la  longueur 
de  Tnn  d'eux,  considéré  comme  étalon  principal,  est  déduite  de 
la  différence  des  deu;c  étalons,  mesurée  sur  chacune  des  portées 
de  la  base. 

Les  étalons  bimétalliques  ont  servi  aux  opérations  les  plus 
importantes  de  la  géodésie  européenne.  Mais  leur  emploi,  si 
l'on  veut  en  tirer  tout  ce  qu'ils  peuvent  donner,  exige  plus  de 
cinquante  hommes  sur  le  terrain  et  ne  permet  pas  plus  de 
100  portées,  soit  une  avance  de  400  mètres,  par  jour. 

Dans  ces  dernières  années(l),de  longues  et  savantes  études  sur 

(1)  Voir '.Travaux  et  Mémoires  du  Bureau  internatiohal,  t  XH, 
1901  :  J.-R.  Benuit  et  Ch.-£d.  Guillaume,  Nouveaux  appareils  p<mr  Ja 
mesure  des  bases  géodésiques,  —  Ch.-Ed.  Guillaume,  lAs  ApplicaUanê 
des  aciers  au  nickel,  Gauthler-Villars,  lOOi.  —  Bulletin  des  séaicccs  de 
LA  Société  fran(;aise  de  Physique,  année  1906, 1er  fascicule  :  Ch.  £d. 
Guillaume,  Les  Mesures  rapides  des  bases  géodésiques. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  335 

les  étalons  géodésiques,  poursuivies  par  J.-R.  Benoit  et  Ch.-Éd. 
Guillaume,  et  la  découverte  de  Tacier-nickel  à  faible  dilatation  — 
alliage  invar  —  ont  mis  aux  mains  des  géodésiens  une  règle 
géodésique  éminemment  pratique  et  assurant  une  précision  supé- 
rieure à  celle  des  anciens  procédés,  tout  en  simplifiant  beaucoup 
le  matériel,  en  supprimant  la  moitié  du  personnel  auxiliaire  et 
en  doublant  la  vitesse  des  opérations.  En  même  temps,  ces 
mêmes  savants  perfectionnaient  d'autres  méthodes  déjà  en 
usnge,  et  couronnaient  leurs  recherches  par  la  mise  au  point, 
dans  tous  ses  détails  pratiques,  d'un  procédé  de  mesure  des 
bases  par  fils  tendus,  en  métal  invar,  pouvant  suffire  à  toutes 
les  exigences  de  la  géodésie  supérieure,  dans  des  conditions  de 
simplicité  relative  telle  qu'un  personnel  de  dix  à  douze  hommes 
exercés  doit  pouvoir  atteindre,  en  bon  terrain  et  par  beau 
temps,  une  vitesse  de  5  à  6  kilomètres  par  jour  en  y  comprenant 
le  repérage  aux  extrémités  de  la  base  et  en  un  ou  deux  points 
intermédiaires. 

C'est  ce  procédé  qui  a  été  employé  au  Simplon. 

Le  travail  a  été  fait  par  trois  équipes  se  relayant  de  huit  heures 
en  huit  heures, sous  le  commandement  de  MM.  R.  Gautier,  direc- 
teur de  l'Observatoire  de  Genève,  A.  Riggenbach,  professeur  à 
l'Université  de  Bâle,  et  Rosenmund,  membre  de  la  Commission 
géodésique  suisse.  La  direction  générale  des  travaux  avait  été 
confiée  à  M.  Ch.-Éd.  Guillaume  qui  avait  étudié  les  dispositifs 
spéciaux  pour  les  mesures  de  nuit  sur  une  voie  ferrée. 

Les  équipes  étaient  composées  d'ingénieurs  et  d'élèves  ingé- 
niiMirs  de  l'Ecole  polytechnique  fédérale  ;  des  ouvriers  engagés 
sur  place  étaient  chargés  du  transport  du  matériel.  L'éducation 
spéciale  de  tout  le  personnel  avait  consisté  en  une  mesure  de 
quelques  centaines  de  mètres,  sur  une  voie  ferrée  à  Zurich,  et 
en  une  demi-journée  et  une  nuit  de  travail,  pour  chaque  équipe, 
à  Viège. 

Les  étalons  de  mesure  étaient  des  fils  d'acier-nickel  invar, 
dont  la  longueur  —  24  mètres  —  déterminée  au  Bureau  inter- 
national des  Poids  et  Mesures,  avant  et  après  la  mesure  du 
Simplon,  s'est  montrée  remarquablement  constante. 

La  traversée  du  Rhône,  qui  sépare  l'Observatoire  de  Brigue 
de  l'entrée  nord  du  tunnel,  a  été  eftectuée  à  l'aide  d'un  fil  de 
72  mètres,  qui  s'est  très  bien  comporté. 

xMalgré  les  difficultés  résultant  du  travail  à  la  lumière  arti- 
ficielle, l'opération  entière  —  aller  et  retour  —  comprenant 
15  repérages  sur  le  terrain,  a  été  effectuée  en  cinq  jours  d'un 


336  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

travail  continu,  comprenant  un  seul  arrêt  de  douze  heures  eiilre 
les  mesures  de  Taller  et  du  retour. 

Un  calcul  provisoire  montra  que  l'écart  des  mesures  à  TalJer 
et  au  retour  est  inférieur  à  3  millimètres  !  Cette  extraordinaire 
concordance  est  confirmée  par  ce  fait  que  les  six  points  inter^ 
médiaires,  marqués  par  des  repères  fixés  sur  les  traverses  de  la 
voie,  ont  été  retrouvés  tous,  au  retour,  à  quelques  millimèires 
près  des  positions  déterminées  à  Taiier. 

Mise  en  service.  Traction  électrique  (1).  C'est  aux  installa- 
tions hydrauliques  qui  ont  servi  à  la  construction  du  tunnel  que 
Ton  demandera  la  force  motrice  nécessaire  au  service  du  tunnel. 
On  dispose,  dans  ces  conditions,  d'une  puissance  totale  de  4000 
chevaux  environ.  A  chiique  bout  du  souterrain,  on  doit  consacrer 
250  chevaux  à  la  ventilation,  et  100  chevaux  à  l'éclairage.  Une 
réserve  de  800  chevaux  sera  maintenue  du  côté  nord  seulement, 
pour  parer  aux  nécessités  de  la  réfrigération.  Reste  donc  dis- 
ponible une  pni^*sance  d'environ  3000  chevaux. 

Déjà  les  chemins  de  fer  fédéraux  ont  introduit  des  demandes 
de  concession  pour  l'augmentation  de  la  puissance  hydraulique. 
Du  côté  nord,  une  dérivation  du  Rhône  entre  Fiesch  et  Môrel 
fournira  5000  chevaux;  du  côté  sud,  l'utilisation  de  la  Calrasca 
donnera  3000  chevaux. 

La  Société  Brown,  Boveri  et  C'«,  de  Baden,  a  été  autorisée  par 
la  direction  générale  des  chemins  de  fer  fédéraux  suisses  à 
organiser  sur  la  section  de  ligne  de  Brigue  à  Iselle,  c'est-à-dire 
à  l'intérieur  du  tunnel,  à  titre  d'essai,  l'exploitation  par  la  trac- 
tion électrique  (Contrat  du  19  décembre  1905). 

Voici  les  dispositions  principales  du  contrat  : 

Les  installations  nécessaires  à  la  production  et  à  la  trans- 
mission de  l'énergie  électrique  sont  établies  aux  frais  de  la 
Société  Brown,  Boveri  et  O^.  La  durée  de  l'essai  est  fixée  à 
un  an  II  sera  loisible  aux  chemins  de  fer  fédéraux  de  résilier  la 
convention  si  elle  juge  que  la  traction  électrique  est  insufBfiinte 
pour  assurer  le  service  régulier  du  chemin  de  fer. 

L'importance  des  installations  électriques  doit  être  telle  que 
deux  trains  puissent  se  croiser  à  la  station  médiane  du  tunnel 
ou  se  suivre  à  distance  de  bloc,  et  que  deux  de  ces  trains 
puissent  démarrer  simultanément. 

(1)  Nous  devons  à  robligeance  de  M.  A.  ZoUinger,  dr.  h.  c.  Ingénieur 
en  chef  du  Simplon,  la  communication  des  renseignements  q«i  vont 
snivre. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  SSy 

Les  trains  de  voyageurs  de  300  tonnes  (machine  non  com- 
prise) circuleront  à  la  vitesse  de  68  kilomètres  à  Theure,  sauf 
sur  lu  rampe  d'Iselle  à  la  station  du  tunnel  (7  ^/oo)  où  la  vitesse 
sera  réduite  à  34  kitomèlres  à  l'heure. 

Les  trains  de  marchandises  de  400  tonnes  (machine  non  com- 
prise) seront  remorquées  à  la  vitesse  uniforme  de  34  kilomètres 
à  l'heure  sur  tout  le  parcours. 

Les  nouvelles  installations,  dans  les  bc'ltiments  des  machines, 
seront  établies  de  telle  manière  qu'au  besoin  l'état  primitif 
puisse  être  rapidement  rétabli. 

Dans  le  tunnel,  la  canalisation  électrique  doit  être  disposée 
de  telle  façon  qu'elle  puisse  être  transformée  facilement  en 
canalisation  pour  courant  monophasé.  £n  outre,  les  câbles 
devront  être  posés  de  façon  à  pouvoir  être  rapidement  enlevés 
et  remontés  par  tronçons  en  cas  de  réparations  à  effectuer  à  la 
voûte  du  tunnel. 

Les  chemins  de  fer  fédéraux  participent  aux  frais  de  la  trac- 
tion électrique  à  raison  de  fr.  0,60  pour  chaque  train  par  kilo- 
mètre, en  service  utile  ;  la  section  Brigue-Iselle  est  estimée  à 
:2L9  kilomètres. 

On  a  adopté  le  courant  triphasé  à  la  tension  de  3000  volts 
et  à  15  périodes  par  seconde. 

Deux  locomotives  de  la  ligne  de  la  Valteline,  construites  par 
la  société  Brovvn,  Boveri  et  C»«,  ainsi  que  d'autres  locomotives 
de  réserve,  ont  servi  aux  essais  d'usage  avant  l'ouverture  de 
l'exploitation,  le  l*^»"  juin  1906  (1).  Ces  essais  ont  montré  que  la 
question  de  la  traction  électrique  au  Simplon  demandait  une 
étude  approfondie. 

Ainsi,  les  locomotives  n'ont  pu  traîner  les  400  tonnes  des  trains 
de  marchandises  à  la  vitesse  de  34  kilomètres  sur  la  rampe  dé 
7  ",oo  à  cause  du  patinage  des  roues,  l'adhérence  étant  vraisem- 
blablement insuffisante. 

D'autre  part,  les  trains  de  voyageurs  qui  devaient  marcher 
avec  800  tonnes  à  68  kilomètres  n'ont  pu  atteindre  cette  vitesse. 
Même  quelques-unes  des  locomotives  employées  à  ces  essais 
ont  été  mises  hors  service  par  suite  d'avaries  aux  moteurs  (2). 
On  a  tenté  d'expliquer  ces  accidents  de  différentes  façons.  Ainsi, 

(1)  Pour  la  description  de  ces  locomotives,  voir  Locomotivfs  élec- 
triques pour  le  tunnel  du  Simplon,  Le  Géhie  civil,  tome  XLVIll,  n^  19, 
p.  305. 

(2)  Voir  Simplon  tunnel,  Electrotechnischer  Akzeiger,  le  14  juin 
1906,  n"  47,  p.  601. 

I1I«  SÉRIE.  T.  X.  2Î       • 


338  REVrjB    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

OU  a  fait  remarquer  que  le  train  occupant  les  deux  tiers  de  la 
section  du  tunnel,  qui  est  à  voie  simple,  agit  à  la  manière  d'un 
piston  et  refoule  l'air  en  le  comprimant^  d'où  une  résistance 
supplémentaire  à  vaincre.  On  a  signalé  aussi  l'influence  de  l'atmo* 
sphère  chaude  et  humide  sur  les  isolants  qu'elle  ramollit  et 
recouvre  d'une  buée  plus  ou  moins  conductrice,  ouvrant  la  voie 
aux  courts-circuits,  etc. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  difficultés  rencontrées,  la  traction  élec- 
trique est  utilisée  pour  les  trains  de  marchandises  et  les  trains 
omnibus  depuis  le  15  juin.  Seuls  les  trains  express  sont  remor* 
qués  provisoirement  par  des  locomotives  à  vapeur. 

Il  est  permis  d'espérer  que  l'expérience  habilement  conduite 
ne  tardera  pas  à  vaincre  les  derniers  obstacles,  et  nous  serons 
rinterprète  de  tous  ceux  qui  s'intéressent  au  développement  de 
Télectrotechnique  en  souhaitant  à  la  société  Brown,  Boveri  et  D* 
un  définitif  et  brillant  succès.  Ce  sera  la  récompense  bien  méritée 
de  sa  généreuse  et  hardie  entreprise. 

Une  dernière  question  qui  intéresse  le  Simplon  est  celle  de  ses 
voies  d'accès.  A  ce  que  nous  en  avons  dit  dans  notre  premier 
article,  nous  ajouterons  ce  renseignement  : 

Le  grand  Conseil  de  Berne  a  adopté,  le  27  juin  1906,  le  projet 
de  percement  des  Alpes  bernoises  pour  la  construction  de  la 
ligne  du  Loetschberg,  entre  Frûtigen  et  Brigue,  d'une  longueur 
de  58  kilomètres  avec  rampe  maximum  de  27  ^joo  et  à  traction 
électrique.  Le  devis  est  estimé  à  88  millions.  De  la  sorte,  Berne 
et  Bàle  seront  reliés  directement  au  Simplon. 

G.  DE  Fooz. 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE 

International  Catalogue  of  scientific  Literature,  published 
for  the  international  Conncil  by  the  Royal  Society  of  London. 
Série  annuelle  de  volumes  iu-S^.  —  Paris,  Gauthier- Yillars. 

Nous  avons  annoncé  la  première  année  de  ce  Répertoire 
(Revue  ues  Questions  scientifiques,  t.  LVII,  janvier  1906, 
p.  691).  La  secofide  année,  formant,  comme  la  précédente, 
17  volumes,  a  ()aru.  La  troisième  est  en  cours  de  publication. 
Nous  avons  re<;u  les  volumes  relatifs  à  la  Physique^  à  la  Minéra- 
logie, à  la  Géologie,  à  la  Paléontologie  et  à  la  Physiolùgie. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  SSq 

Festschrii-t  Adolph  WOllner  gewidmet.  Un  volume  grand 
in-8<>  de  264  pages.  —  Leipzig,  B.-G.  Teubner,  1905. 

Recueil  de  mémoires  scientifiques  dédié  à  l'émineni  physicien, 
à  l'occasion  de  son  soixante-dixième  anniversaire,  par  ses  col- 
lègues anciens  ou  actuels  à  l'Institut  technique  supérieur  d'Aix- 
la-Chapelle.  En  voici  le  contenu  : 

Borchers,  W.,  Considérations  sur  la  simplification  de  l'extrac- 
tion du  cuivre. 

Bredt,  J.,  Étude  sur  la  configuration  dans  l'espace  du  camphre 
et  de  quelques-uns  de  ses  principaux  dérivés. 

Hayenbach,  A.,  Sur  les  spectres  de  bandes. 

Heffler,  L.,  Sur  l'ordonnance  et  la  construction  de  la  géométrie. 

Hertwig,  A.,  Relations  entre  la  symétrie  et  les  déterminants 
dans  quelques  données  de  la  théorie  des  treillis. 

Hinrichsen,  W.  et  Watanabe,  F.,  Sur  la  séparation  de  l'argent 
du  sulfure  en  présence  du  mercure. 

Koch,  K.  R.,  Une  méthode  optique  pour  la  mesure  directe  des 
oscillations  d'entraînement  dans  les  observations  du  pendule. 

Mangoldt,  H.  V.,  Sur  une  lacune  de  la  théorie  des  électrons. 

Schremann,  R.,  Développement  en  série  de  puissances  et 
méthode  des  moindres  carrés. 

Srhur,  P.,  Sur  la  composition  des  vitesses. 

Sommerfeld,  A.,  Figures  de  Lissajous  et  effets  de  résonance 
dans  les  oscillations  de  ressorts  hélicoïdaux. 

Wien,  M.,  Une  objection  à  la  théorie  de  l'audition  par  réso- 
nance d'après  Helmhoitz. 

Wien,  W.,  Sur  l'énergie  des  rayons  cathodiques  comparée 
à  celle  des  rayons  Rœntgen  et  secondaires. 

Winkelmann,  A.,  Sur  la  diffusion  de  l'hydrogène  naissant  dans 
le  fer. 

Wfisl.  F.,  Contribution  à  l'étude  des  alliages  carbonés  du  fer 
à  forte  teneur  de  carbone.  V.  S. 

L.  Couturat.  —  Les  Principes  des  Mathématiques.  Un  vol.  de 
la  Bibliothèque  de  Philosophie  contemporaine.  —   Paris,  Alcan. 

(^ol  ouvrage,  inspiré  en  grande  partie  des  Principles  ofmathe- 
mafics,  de  M.  Rl'ssel,  est  **  une  sorte  d'enquête  sur  l'état  présent 
de  la  philosophie  des  mathématiques  ^.  Il  analyse  ou  résume  les 
nombreux  travaux  publiés  depuis  une  douzaine  d'années  sur  les 
fondements  logiques  des  mathématiques,  mais  spécialement 
ceux  (jui  ont  été  effectués  par  M.  Peano  et  ses  disciples  au  moyen 
de  la  Logistique  (logique  algorithmique).  Il  aboutit  à  cette  con- 


340  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

cliisioli,  que  les  mathématiques  sont  entièrement  et  uniquement 
fondées  sur  les  principes  et  les  notions  premières  de  la  logique. 
Cette  thèse  est  opposée  à  l'épistémologie  kantienne  (Appendice 
sur  la  Philosophie  des  mathématiques  de  Kant)  ;  elle  a  donné 
lieu  à  de  nombreuses  discussions. 

C.  Guichard.  —  Sur  les  Systèmes  triplement  indéterminés 
ET  SUR  LES  Systèmes  triple-orthogonaux.  Un  vol.  petit  in-8*> 
de  95  pages  (Collection  Scientia). —  Paris,  Gauthier- Vîllars,  1905. 

La  collection  Scientia  se  compose,  comme  on  sait,  d'une  série 
de  monographies,  consacrées  à  de  nouvelles  acquisitions  de  la 
Science  jouissant,  dans  une  certaine  mesure,  d'une  autonomie 
propre. C'est  ainsi  qu'à  son  tour  M.  C.  Guichard,  dont  on  connaît 
les  belles  contributions  à  la  théorie  des  surfaces,  a  été  appelé  à 
résumer  ses  récentes  recherches  sur  les  systèmes  triplement 
indéterminés,  dont  l'importance  tient  surtout  à  la  formation,  qui 
s'en  déduit,  de  nouveaux  systèmes  triple-orthogonaux.  L'auteur 
retrouve  notamment,  à  titre  de  cas  particulier,  les  systèmes  très 
intéressants  de  Ribaucour  (et  non  de  Ribeaucour,  comme  une 
inadvertance  a  fait  imprimer  ce  nom  chaque  fois  qu'il  reyient 
en  cet  opuscule)  qui  apparaissent  ainsi  sous  un  nouveau  point 
de  vue.  M.  O. 

Ch.  Fassbinder.  —  Théorie  et  Pratique  des  approxima- 
TioNS  NUMÉRIQUES.  Un  vol.  in-8®  de  91  pages.  —  Paris,  Gauthier- 
Villars,  1906. 

Sommaire,  Ch.  I  :  Définitions  fondamentales  :  erreur  absolue, 
erreur  relative,  nombre  de  chiffres  exacts.  —  Ch.  II  :  Calculs 
approchés.  Problèmes  du  premier  type  :  Connaissant  les  appro- 
ximations de  certains  nombres,  trouver  l'approximation  du  résul- 
tat d'un  calcul  à  effectuer  sur  ces  nombres.  —  Ch.  III  :  Calculs 
approchés.  Problèmes  du  second  type  :  Étant  donnés  des  nom- 
bres exacts  ou  susceptibles  d'être  calculés  avec  autant  de 
décimales  que  l'on  veut,  trouver  avec  une  approximation  donnée 
à  l'avance  le  résultat  d'un  calcul  effectué  sur  ces  nombres.  — 
Ch.  IV  :  Notions  sur  les  opérations  abrégées.  —  Ch.  V  :  Appli- 
cation de  Talgèbre  à  la  théorie  des  erreurs.  Ce  chapitre  suppose 
coimus  le  calcul  des  dérivées  et  le  théorème  des  accroissements 
finis.  —  Nombreux  exercices. 

A.  Arnaudeau.  —  Tables  des  intérêts  composés,  ANHurrÉs 
ET  amortissements  pour  des  taux  variant  de  dixièmes  en  dixièmes 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  341 

et  des  époques  variant  de  100  à  400,  suivant  les  taux.  Un  vol. 
in-8"  de  xi[15]-125  pages.  —  Paris,  Gauthier- VilJars,  1906. 

Ces  nouvelles  tables  d'intérêts  composés  fournissent,  pour 
65  taux  d'intérêt  différents,  les  données  suivantes  :  la  valeur  de 

I  franc  placé  à  intérêts  composés  après  un  certain  nombre  d'an- 
nées ou  de  mois  ;  la  valeur  actuelle  de  1  franc  payable  après  un 
certain  nombre  d'années  ;  la  valeur  actuelle  d'un  certain  nombre 
d*annuités  de  1  franc  payables  à  la  fin  de  chaque  année  ;  l'an- 
nuité par  laquelle  on  peut  amortir  un  capital  de  1  franc  au  bout 
d*un  certain  nombre  d'années.  Ces  tables  sont  donc  de  nature  à 
rendre  les  mêmes  services  que  les  tables  existantes  ;  mais  elles 
présentent  une  particularité  importante.  Au  lieu  de  conserver 
la  graduation  traditionnelle  des  taux  d'intérêt  par  it  o  ^u  -j^ 
pour  100  (suivant  le  caractère  plus  ou  moins  usuel  des  taux  con- 
sidérés), l'auteur  a  adopté  un  intervalle  uniforme  de  -t^  pour  100 
pour  toute  l'échelle  des  taux.  Le  taux  le  plus  bas  des  tables 
étant  0,5  pour  100,  les  suivants  sont  0,6,  0.7  et  ainsi  de  suite, 
sans  aucune  lacune,  jusqu'au  taux  le  plus  élevé,  6,4  pour  100. 

II  résulte  de  cette  uniformité  dans  les  intervalles  que  l'inter- 
polation se  trouve  facililée  et  qu'on  peut  appliquer  à  cet  effet 
la  formule  de  Newton,  en  utilisant  un  ordre  de  différences  en 
rapport  avec  l'approximation  que  l'on  désire  obtenir. 

P.  Duhem.  —  I.  Un  Ouvrage  perdu  cité  par  Jordanus  de 
Nemore  :  le  Pkilotechnes.  Extrait  de  la  Bibliotheca  Mathema- 
TicA,  livraison  du  21  janvier  1905,  pp.  321-325.  —  Leipzig, 
B.-G.  Teubner. 

II.  De  l'accélération  produite  par  une  force  constante. 
Notes  pour  servir  à  l'histoire  de  la  dynamique.  Extrait  des 
Comptes  rendus  du  1I«  Congrès  international  de  Philosophie, 
pp.  859-915,  7  figures.  —  Genève,  H.  KOndig. 

III.  Le  principe  de  Pascal.  Essai  historique.  Extrait  de  la 
Revue  générale  des  Sciences,  livraison  du  15  juillet.  Brochure 
in-S*»  de  44  pages,  4  figures.  —  Paris,  A.  Colin,  1905. 

I.  Il  existait  vraisemblablement  au  xiii«  siècle  un  traité  de 
Géométrie,  sans  doute  de  Géométrie  pratique,  intitulé  Philo- 
technes  (l'Ann*  de  l'art),  dont  Jordanus  parait  revendiquer  la 
paternité.  On  peut  espérer  qu'il  n'est  pas  perdu  et  qu'il  est 
représenté  par  quelqu'une  des  nombreuses  Practica  Geometriœ 
dont  on  possède  le  texte  manuscrit.  Deux  renvois  insérés  par 
Jordanus  en  son  traité  de  Statique  faciliteront  une  identification 
précise  de  cet  écrit. 


342  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

II.  Sommaire  :  I.  Les  diverses  explications  de  la  chute  accé- 
lérée des  graves  données  en  l'antiquité  et  au  moyen  âge.  — 
II.  L'origine  de  la  notion  ùHmpetua,  —  III.  L'accélération  et  la 
dynamique  de  Léonard  de  Vinci.  --  IV.  Les  théories  dynamiques 
de  Nicoio  Tartaglia.  —  V.  Jérôme  Cardan,  Gaspard  Contarini, 
Benedictus  Pererius.  —  VI.  L'accélération  résulte  d'une  accu- 
mulation dHmpetus  produits  par  une  force  continue  :  Alexandre 
Piccolomini,  Jules-César  Scaliger,  J.-B.  Benedetti.  —  VII.  Les 
premières  recherches  de  Galilée.  —  VIII.  Les  recherches  ulté- 
rieures de  Galilée.  —  IX.  Descartes  et  Beeckmann  montrent 
qu'une  force  constante  produit  un  mouvement  uniformément 
accéléré.  —  X.  L'œuvre  de  Pierre  Gassendi.  —  Conclusion  :  au 
moment  où  la  pensée  de  Gassendi  rejoint  celle  de  Descartes  et 
de  Beeckmann,  le  moment  est  venu  où  cette  loi  :  Une  force 
constante  produit  un  mouvement  uniformément  accéléré^  va 
être  universellement  acceptée  :  la  Dynamique  nouvelle  est  née. 

Sa  naissance  a  été  le  résultat  d'une  évolution  lente,  très  com- 
plexe ;  les  quelques  idées  justes  qui  la  composent  se  sont  déga- 
gées très  péniblement  des  notions  fausses  avec  lesquelles  elles 
étaient  confondues;  bien  souvent,  après  être  apparues  un 
moment,  elles  se  sont  voilées  de  nouveau  pendant  une  longue 
durée  ;  presque  toujours,  il  est  impossible  de  fixer  avec  précision 
l'instant  où  chacune  d'elles  s'est  manifestée  pour  la  première 
fois  ;  presque  toujours,  il  est  vain  de  vouloir  nommer  celui  qui 
en  fut  le  véritable  inventeur.  Il  n'est  guère  de  doctrine  impor- 
tante en  Mécanique  qui  ne  prête  aux  mêmes  remarques. 

III.  Sommaire  :  I.  Quelques  extraits  du  Traité  de  l'équilibre 
des  liqueurs,  —  II-VII.  Influence  du  P.  Marin  Mersenne,  de 
Simon  Stevin,  de  J.-B.  Benedetti,  de  Galilée,  de  Descartes,  de 
Torricelli.  —  VIII.  Quel  fut  l'objet  de  Pascal  en  composant  le 
Traité  de  Véquilibre  des  liqueurs  :  **  Toutes  les  vérités  qui 
doivent  constituer  l'Hydrostatique  ont  été  découvertes;  mais 
elles  gisent  pêle-mêle  et  sans  rapport  entre  elles,  attendant 
celui  qui  les  ordonnera,  qui  les  reliera  les  unes  aux  autres,  qui, 
de  ces  matériaux  êpars,  construira  une  doctrine  logique  et  har- 
monieuse. Pascal  fut  cet  organisateur.  „ 

0  ECLIPSE  TOTAL  DO  SOL.  Observaçôes  feitas  pelas  commissôes 
das  Acadcmias  scientificas  dos  Collégios  de  S.  Fiel  e  Campolide. 
Une  brochure  grand  in-8°  de  49  pages.  —  Lisboa,  Papelaria  La 
Bécarre,  1905. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  343 

ObSERVACIONES    DEL   ECLIPSE   TOTAL   DE   SOL  DEL  30  DE  AgOSTO 

DE  1905.  Hechas  por  los  Padres  «le  la  Compaftia  de  Jésus  en  el 
Colegio  de  Ofla.  Une  brochure  grand  in-S®  de  48  pages.  — 
ORa,  1906. 

Résultais  des  observations  faites  par  les  missions  portugaises 
des  collèges  de  la  Compagnie  de  Jésus  d'une  part,  et  par  les 
professeurs  du  collège  d'Ofla  d'autre  part,  le  30  août  1905. 
Combinés  avec  les  documents  obtenus  dans  d'autres  stations  et 
dont  la  publication  se  continue  encore,  ils  fourniront  sans  doute 
aux  nombreux  problèmes  de  la  physique  solaire  qui  attendaient 
un  progrès  de  la  récente  éclipse,  des  éléments  de  solution  dignes 
du  soin  consciencieux  mis  à  les  préparer  et  à  les  publier.   V.  S. 

Jacques  Guillaume.  —  Notions  d'Électricité,  son  utilisa- 
tion dans  l'industrie  d'après  les  cours  faits  à  la  Fédération 
nationale  des  chauffeurs,  conducteurs,  mécaniciens,  automobi- 
listes de  toutes  industries.  Un  vol.  in-8®  de  ix-351  pages,  avec 
154  figures  dans  le  texte.  —  Paris,  Gauthier- Villars. 

Ouvrage  d'ordre  pratique.  Quelques  lois  générales,  très  sim- 
plement exposées,  servent  de  base  théorique.  En  maints  endroits, 
les  développements  donnent  plus  que  ne  promet  le  titre,  et 
seront  bien  accueillis  des  industriels  qui  ont  à  discuter  des  devis 
de  constructeurs  électriciens,  ou  sont  amenés  à  s'occuper  d'exé- 
cuter ou  d'exploiter  des  installations  de  force  ou  de  lumière. 

G.  de  Metz.  —  La  double  Réfraction  accidentelle  dans  les 
liquides.  Un  volume  in-S^  de  99  pages,  n"  26  de  la  collection 
Scientia,  —  Paris,  Gauthier- Villars,  1906. 

Essai  de  coordination  logique  des  divers  cas  étudiés  expéri- 
mentalement depuis  un  demi-siècle,  mais  non  encore  reliés  dans 
une  théorie  commune.  L'auteur  a  lui-même  exécuté  un  très  grand 
nombre  des  mesures  qui  servent  de  base  à  ce  difficile  travail,  et 
il  espère  (jue  leur  multiplication  permettra  d'arriver  à  pénétrer 
mieux  la  constitution  des  colloïdes  en  particulier  et  des  liquides 
en  général.  V.  S. 

Régis  FrlUey.  —  Les  Procédés  de  commande  a  distance  au 
MOYEN  de  l'électricité.  Uu  vol.  in-16  des  Actualités  scienti- 
fiques ;  190  pages,  94  figures.  —  Paris,  Gauthier-Villars,  1906. 

L'emploi  d'appareils  électriques  de  commande  à  distance 
commence  à  se  généraliser  pour  la  manœuvre  des  signaux  dans 
les  chemins  de  fer,  pour  le  pointage  des  canons  à  bord  des 
navires,  pour  le  mouvement  des  tourelles,  la  commande  de  la 


344  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

barre  du  gouvernail  et  des  projecteurs,  dans  TorganisatioD  des 
appareils  télémélriqnes,  etc. 

Sans  entrer  dans  les  détails  de  toutes  ces  applications,  ]*anteur 
étudie  les  procédés  qu*elles  mettent  en  œuvre.  Ces  procédés  sont 
eux-mêmes  extrêmement  variés  et,  en  dehors  des  appareils 
servant  directement  à  la  commande  à  distance  des  électromo- 
teurs, basés  presque  uniquement  sur  Temploi  d'électro-aimants 
relais  judicieusement  agencés,  ils  utilisent  sous  forme  très  origi- 
nale les  principes  les  plus  différents  de  Télectrotechnique  : 
emploi  des  ponts  de  Wheatstone,  de  l'étincelle  d*inductioii,  des 
ondes  hertziennes,  etc. 

L'auteur  donne  dans  chaque  cas  un  schéma  des  connexions 
électriques  relatives  au  procédé  étudié. 

E.  James.  —  Théorie  et  Pratique  de  l'Horlogerie  à  l'usage 
des  horlogers  et  des  Écoles  d'Horlogerie.  Un  vol.  in-16  des 
Actualités  scientifiques,  228  pages,  126  figures.  —  Paris,  Gau- 
thierVillars,  1906. 

Exposé  précis,  et  constamment  appuyé  sur  des  exemples 
pratiques,  des  connaissances  de  mécanique,  de  physique  et 
do  cosmographie  directement  applicables  à  l'horlogerie. 

Ch.  Moureu.  —  Nonoxs  fondamentales  de  Chimie  orga* 
nique,  deuxième  édition.  Un  vol.  in  8°  de  320  pages.  —  Paris, 
Gauthier  Villars,  1906. 

Exposé  des  principales  théories  actuelles  de  la  Chimie  orga- 
nique, el  étude  sommaire  et  très  générale  des  fonctions  les  plus 
importantes.  Les  étudiants  des  Facultés  des  sciences,  surtout 
ceux  du  cours  du  certiticat  P.  C.  N.,  ceux  de  l'École  de  Phar- 
macie, les  élèves  de  l'Ecole  Polytechnique  et  de  TEcole  centrale 
trouveront  dans  cet  ouvrage  une  base  solide  pour  leurs  études 
de  Chi.'uie  organique.  Voir  un  compte  rendu  de  la  première 
édition  dans  cette  Revue,  t.  LUI,  avril  1903,  p.  620. 

Sixième  Congrès  International  de  Zoologie,  Berne,  1904.  — 
Compte  rendu  des  séances.  Genève,  1905. 

Ce  volume  de  733  pages,  avec  33  planches  et  51  figures  dans 
le  texte,  renferme  l'ensemble  des  travaux  du  Congrès  de  Berne. 
Son  contenu  est  si  varié,  et  si  considérable  le  nombre  des  com- 
munications et  des  mémoires  qu'il  renferme,  qu'on  ne  peut 
songer  à  en  donner  un  résumé  tant  soit  peu  complet.  Bornons- 
nous  à  un  coup  d'œil  d'ensemble.  Les  mémoires  sont  écrits  en 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  345 

français,  en  anglais  ou  en  allemand.  Citons  parmi  les  discours 
faits  aux  assemblées  générales,  ceux  de  M.  Edmond  Perrier,  de 
Paris  ;  de  M.  Lang,  de  Zurich,  sur  un  précurseur  suisse  de  Dar- 
win, Alexander  Moritzi  ;  de  M.  Salensky,  de  St.-Pétersbourg,  sur 
les  dépouilles  du  Mammouth  découvertes  en  1901  à  Beresowka  ; 
de  M.  Osborn,  de  New-York,  qui  passe  en  revue  dix  ans  de  pro- 
grés de  la  Paléontologie  des  Mammifères  aux  États-Unis,  et 
illustre  son  récit  de  15  superbes  planches  en  héliogravure,  etc. 
Parmi  les  communications  faites  en  sections,  nous  citerons  les 
suivantes  :  Sur  la  Stegomyia  fasciata,  par  Gœldi,  de  Paré. 
L'Ours  nain  des  Alpes  grisonnes,  par  S.  Bieler,  de  Lausanne. 
Clupéidés  de  la  mer  Caspienne,  par  Borodine,  de  St-Pétersbourg. 
Un  nouveau  genre  de  Syllidiens,  par  C.  Gravier,  de  Paris.  Obser- 
vations biologiques  sur  les  Fourmis,  par  A.  Forel,  de  Chigny- 
sur-Morges.  Variations  des  papillons,  par  Arnold  Piclet,  de 
Genève.  Investigations  zoogéographiques  (avec  2  planches  colo- 
riées), par  0.  Kleinschmidt,  de  Volkmaritz,  etc.  L*ensemble  donne 
une  haute  idée  de  l'importance  de  ce  Congrès.      L.  Navas,  S.  J. 

H.  Stichel  et  H.  Riffarth.  --  Das  Tierreich.  22«  livraison. 
Lepidopfera,  Heliconiidœ,  xv-290  pages  avec  50  gravures. 
—  Berlin,  Friedlander  und  Sohn,  octobre  1905. 

Bas  Tierreich  est  l'œuvre  collective  d'un  groupe  nombreux 
de  naturalistes  distingués.  Les  vingt-trois  livraisons  qui  ont  paru 
contiennent,  sur  les  branches  les  plus  diverses  de  la  zoologie, 
d'excellentes  monographies  ;  nous  signalons,  en  particulier,  la 
22^  qui  est  consacrée  aux  Heliconides,  famille  de  papillons  à 
ailes  supérieures  allongées,  à  antennes  grêles  et  à  belles  et 
vives  couleurs. 

Une  bibliographie  très  riche  et  un  tableau  systématique  des 
formes  décrites  ouvrent  l'ouvrage.  La  bibliographie  est  indiquée 
dans  chaque  section  el  pour  chaque  forme.  Les  descriptions  sont 
très  complètes  ;  elles  sont  rédigées  en  allemand.  Des  clefs  syn- 
o[)H(iues  conduisent  avec  sûreté  à  la  détermination  el  les  indica- 
tions les  plus  précises  de  la  localité  ou  patrie  suivent  toujours 
les  descriptions. 

E\)ur  plusieurs  espèces,  on  décrit  un  bon  nombre  de  formes. 
On  suit  la  nomenclature  trinomiale  lorsqu'il  y  a  lieu,  en  corn- 
men(;ant  par  des  minuscules  tous  les  noms  techniques  de  caté- 
gorie inférieure  à  celle  des  genres.  Ainsi  on  écrit  :  Heîiconius 
cyrhia  venus.  H,  cyrbia  jiino,  au  lieu  de  :  Heîiconius  cyrbia 
Venus,  H,  Cyrbia  Juno,  etc.  La  tautologie  Heîiconius  cyrhia 


346  RBVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

cyrhia,  par  exemple»  Helicanius  gradaiua  graékUus,  etc.,  voulue 
par  plusieurs  auteurs  modernes,  nous  plaît  peu.   L.  Navas,  S.  J. 

H.  Schouteden.  —  État  indépendant  du  Congo.  Annales  du 
Musée  du  Congo.  Faune  entomologique  de  l'Afrique  tropi- 
cale. Tome  I.  Fascicule  11.  Rhynchota  aethiopica.  IL  Armiiiae 
et  Tessaratominae.  277  pages  avec  tables  et  3  planches  en  cou- 
leur. —  Bruxelles,  juin  1905. 

L'auteur  étudie  avec  sa  compétence  bien  connue  une  partie 
de  la  faune  hémiptérologique  de  TAfrique  tropicale,  il  a  eu  le 
soin  de  donner  la  clé  dichotomique  des  espèces  pour  chaque 
genre  qu'il  comprend  dans  son  mémoire.  De  chaque  espèce  il 
présente  une  description  latine  très  complète  ;  il  y  ajoute,  le 
plus  souvent  en  français,  les  renseignements  complémentaires. 
La  synonymie  accompagne  toujours  les  différentes  sections. 

De  nombreuses  figures  très  utiles  et  très  soignées,  intercalées 
dans  le  texte^  et  trois  planches  lithographiées  hors  texte,  font  de 
cette  publication  une  des  plus  riches  que  nous  connaissions.  L.  N. 

D»"  Alph.  Dubois.  —  État  indépendant  du  Congo.  Annales 
du  Musée  du  Congo.  Zoologie.  Série  IV.  Remarques  sur  l'Or- 
nithologie de  l'Etat  indépendant  du  Congo,  suivies  d'une  liste 
des  espèces  recueillies  jusqu'ici  dans  cet  État.Tomel.  Fascicule  I, 
ni-3(>  pages  avec  12  planches  en  photochromie.  —  Bruxelles, 
novembre  1905. 

Fascicule  initial  des  études  ornithologiques  sur  la  belle  et 
riche  faune  congolaise.  L'auteur  y  présente  la  description,  la 
synonymie  et  l'habitat  d'un  grand  nombre  d'espèces,  dont  plu* 
sieurs  nouvelles,  par  exemple  Barbatula  rtMgularis  Dub., 
Francolinus  Nahani,  etc.,  et  d'autres  récemment  décrites.  Dans 
le  genre  Turacus,  il  donne  la  clé  analytique  de  toutes  les 
espèces  et  variétés  connues  (25  en  tout),  en  supposant  vraisem- 
blable qu'on  en  trouvera  d'autres  au  Congo  que  les  huit  obser- 
vées jusqu'à  présent. 

Le  mémoire  se  termine  par  une  liste  de  488  oiseaux  congolais; 
c'est  peu,  sans  doute,  comparé  à  la  réalité,  mais  c'est  beaucoup 
si  l'on  tient  compte  que  l'auteur  s'est  borné,  en  dressant  ce  cata- 
logue, aux  espèces  conservées  au  Musée  de  l'État  indépendant, 
à  Tervucren,  au  Musée  royal  d'Histoire  naturelle  de  Belgique, 
et  à  celles  qui  lui  ont  passé  par  les  mains  et  de  provenance  cer- 
taine. 

Les  douze  planches  en  photochromie  sont  superbes.  Elles 


REVUE    DES    RBCUBiLS    PÉRIODIQUES.  347 

représentent  16  espèces,  dont  quelques*unes  eu  grandeur  natu- 
relle, avec  leurs  couleurs  propres  et  dans  un  cadre  vraiment 
artistique.  Nous  félicitons  Tauteur  de  ce  mémoire  et  les  artistes 
qui  Tout  aidé  à  réaliser  cette  œuvre  de  science  et  d'art.      L.  N. 

É.  De  vrildeman.  —  État  indépendant  du  Congo,  Annales 
DU  Musée  du  Congo.  Études  de  Systématique  et  de  Géographie 
botaniques  sur  la  Flore  du  bas  et  du  moyen  Congo.  Vol.  I. 
Fasc.  m  (pages  i-iii  et  233-846;  planches  xliv-lxxiii).  —  Bru- 
xelles, mars  1906. 

C'est  le  dernier  fascicule  du  premier  volume  de  la  série  V 
consacrée  à  la  Botanique.  Publication  superbe,  qui  fait  le  plus 
grand  honneur  à  TÉtat  qui  la  soutient,  et  à  notre  savant  col- 
laborateur, M.  É.  De  Wildeman. 

Il  énunière  les  plantes  de  l'herbier  du  Congo  qui  se  trouvent 
au  Jardin  botanique  de  l'État,  à  Bruxelles,  et  décrit  de  nom- 
breuses espèces,  voire  des  genres  nouveaux.  La  description  est 
sobre,  mais  précise,  suffisante  et  faite  de  main  de  maître. 

Dans  son  Introduction,  M.  De  Wildeman  s'abstient  de  porter 
un  jugement  détinitif  sur  la  valeur  des  espèces  qu'il  mentionne. 
Faute  d'exemplaires  et  de  formes  de  transition,  il  a  préféré,  et 
nous  sommes  pleinement  de  son  avis,délimiterles  formes  actuelles 
comme  espèces  distinctes,  même  au  risque  de  devoir  les  réunir 
plus  tard,  que  de  synthétiser  trop  hâtivement.  **  S'il  est,  en  effet, 
possible  de  ramener  ultérieurement  une  espèce  secondaire  bien 
décrite  à  un  type  primaire  définitivement  établi,  il  devient  fré- 
quemment impossible  de  morceler,  quand  le  besoin  s'en  fait 
sentir,  une  espèce  synthétique  constituée  d'éléments  disparates 
non  spécifiés.  „ 

Les  73  planches  lithographiées  qui  accompagnent  le  texte, 
représentent  quelques-unes  des  espèces  nouvelles  décrites.  Leur 
exécution  est  parfaite  ;  les  organes  principaux  :  feuilles,  fleurs, 
fruits,  graines,  ovaires,  etc.,  sont  admirablement  figurés.      L.  N. 

Nathan  Banks.  —  A  Revision  of  the  neartic  Hemerobiidœ, 
Trans.  a  m.  Ent.  Soc.  Décembre  1905.  In-8%  30  pages  avec 
3  planches. 

Ouvrage  d'intérêt  général,  même  pour  les  entomologistes 
d'Europe,  car  cinq  au  moins  de  nos  espèces  se  trouvent  aussi 
dans  rAmérique  septentrionale.  Il  est  basé  surtout  sur  la  col- 
lection de  M.  Banks,  riche  en  Névroptères  néartiques. 

Après  quelques  renseignements  généraux  sur  cette  famille  si 


r 


348  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

intéressante,  ]  auteur  la  divise  en  trois  sous  familles,  qu'il 
Doninie  Dilarinœ,  Sisyrinœ  et  Hetnerobiinœ,  se  servant  de  la 
terminaison  inœ,  que  plusieurs  entomologistes  consacrent,  en 
effet,  aux  sous-familles,  d'autres  la  réservant  aux  tribus. 

Dans  cette  division  s'introduit  une  nouveauté  :  Fauteur  fait 
rentrer  les  Dilar  dans  la  famille  des  Hémérohides,  dont  ils 
avaient  été  séparés  depuis  longtemps  par  Hagen  pour  former 
une  famille  autonome,  et  avec  raison,  à  notre  avis.  Le  groupe 
des  Dilar,  quoique  très  restreint  et  analogue,  dans  son  ensemble, 
aux  Hémérobides,  s*en  écarte  cependant  beaucoup  par  la  forme 
des  antennes  pectinées  chez  les  mâles,  la  présence  d'un  long 
oviscapte  chez  les  femelles,  la  structure  des  ailes,  la  forme  du 
prothorax,  etc.  Si  Ton  veut  partager  les  Dilarides,  je  trouverais 
très  naturelle  la  division  de  la  famille  des  Hémérobides  en  deux 
tribus,  les  Sisyrinea  et  les  Hémérohines. 

Les  Sisyrines  sont  distribués  dans  les  genres  Folystœchotes, 
Lomamyia  (genre  nouveau,  avec  désinence  qu*il  eût  fallu  éviter, 
étant  donné  qu'on  l'emploie  pour  quelques  genres  de  Diptères, 
en  lui  préférant  Lomamia),  Climacia  et  Sisyra, 

A  son  tour  les  Hémérobines  sont  partagés  dans  les  six  genres 
suivants  :  Megalomus,  Sympherohiiis  (nov.  gen.),  Boriomyia 
(nov.  gen.),  (Boriotnia  eût  été  préférable  pour  la  raison  donnée 
plus  haut),  Hemerohius,  Psectra  et  Micromus,  dont  deux  nou- 
veaux à  cause  de  la  division  du  genre  primitif  Hemerobins  de 
Liniié  en  trois  :  Hemerobius,  Sympherobius  et  Boriomyia.  Tous 
trois  peuvent  s'étendre  aux  espèces  européennes.  Ainsi  le  genre 
Hemerobius  s.  str.  comprend  les  espèces  :  humuli,  micans. 
atrifronSy  nitidulus,  stigma,  limbatelltiSf  lutescens,  orotypua; 
le  Boriomyia  :  concinnus,  é-fasciatus,  subnebulostis,  nervosus  ; 
le  Sympherobius  :  elegans^  parvuhis,  inconspicuus.  Le  genre 
Hemerobius  reste  le  plus  nombreux,  comprenant  treize  espèces 
néartiques,  dont  deux  aux  moins,  humuli  et  marginatuSf  sont 
fréquentes  en  Europe. 

Je  ne  puis  que  souscrire  à  l'idée  très  sage,  à  mon  avis,  de 
conserver  le  nom  d'Hémérobides,  que  quelques  auteurs  donnent 
aux  Chrysopides,  changeant  ainsi  une  pratique  consacrée  par 
l'usage  ;  d'où  la  nécessité  de  rayer  le  nom  générique  Chrysopa 
et  le  nom  de  famille  Chrysopides,  En  voulant  pousser  à  l'excès 
la  rigueur,  on  risque  d'engendrer  la  confusion.  Il  vaut  mieux, 
nous  semble-t-il,  conserver  séparées  aussi  par  le  nom  les 'deux 
familles  des  Hémérobides  et  des  Chrysopides,  conformément  à 
l'usage  le  plus  courant.  L'auteur  avait  déjà  fait  la  revision  des 


REVUE    DBS    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  849 

Chrysopides  néartiques  ;  la  révision  des  Hémérobides  en  est  la 
suite  la  plus  lieureuse.  L.  N. 

A.  Da  Gunha.  —  L'Année  technique  1905.  Un  vol.  in-8<'  de 
232  pages,  106  figures  ;  préface  de  A.  Dastre.  —  Paris,  Gau- 
thier-Villars,  1905. 

Ce  volume  nous  offre  le  tableau  des  principales  applications 
de  la  science  au  cours  de  Tannée  écoulée.  C'est,  dans  le  domaine 
des  arts  industriels  les  plus  importants,  une  sorte  de  revue  des 
progrès  accomplis.  Le  premier  chapitre  est  consacré  aux  nou- 
veautés en  construction  et  architecture  :  le  nouveau  pont  sus- 
pendu de  Williamsbourg,  qui  réunit  New- York  à  Brooklyn  à 
travers  TEasl-River  ;  les  grands  barrages  de  Barossa  en  Austra- 
lie et  d'Ithaca  aux  Etats-Unis  ;  les  perfectionnements  récemment 
adoptés  pour  permettre  le  transbordement  des  voyageurs  ou  le 
transport  des  charges  ;  la  description  de  routillage  employé 
à  la  construction  du  Métropolitain  de  Paris,  etc.  Les  chapitres 
suivants  sont  consacrés  à  la  technologie  générale,  aux  moyens 
de  transport  et  plus  particulièrement  aux  chemins  de  fer. 

Albert  Granger.  —  La  Céramique  industrielle.  Chimie. 
Technologie.  Un  vol.  de  la  Bihliothèqiie  technologtque^^H  pages, 
179  figures.  —  Paris,  Gauthier- Villars,  1905. 

L'auteur  a  réuni  en  ce  volume  toutes  les  données  définissant 
l'état  actuel  de  l'industrie  de  la  Céramique.  L'ouvrage  s'ouvre 
par  l'étude  détaillée  des  matières  premières  et  des  généralités. 
Ce  n'est  qu'après  avoir  décrit  les  substances  employées  dans  la 
composition  des  pâtes,  glaçures  et  colorants,  les  méthodes  à 
suivre  pour  constituer  une  pâte,  les  appareils  servant  à  la 
façonner,  les  fours  destinés  à  la  cuire,  que  l'auteur  aborde  l'étude 
détaillée  de  la  fabrication  des  terres  cuites,  produits  réfractaires, 
faïences  diverses,  grès  et  porcelaines,  en  se  bornant  aux  pro- 
cédés suivis  le  plus  généralement.  Les  travaux  récents  sur  la 
composition  des  argiles,  la  dilatation  des  pâtes,  les  méthodes 
d'essai  des  matériaux,  etc.,  sont  cités  et  analysés,  de  sorte  que 
le  lecteur  trouvera,  en  même  temps  que  les  détails  de  la  pratique 
industrielle,  le  résumé  des  tentatives  faites  par  les  hommes  de 
science  pour  améliorer  les  fabrications  céramiques.  Un  soin 
tout  particulier  a  été  donné  à  la  bibliographie.  Un  lexique  en 
trois  langues  (anglais,  allemand,  français)  donne  la  concordance 
de  quelques  termes  techniques  dont  l'explication  est  difficile  à 
trouver  dans  les  dictionnaires. 


r 


35o  REVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

X.  Rocques.  —  Les  Industries  de  la  conservation  des  au- 
MENTS.  Préfaces  par  P.  Brouardel  et  A.  Muntz.  Un  vol.  grand 
in-8o  de  506  pages.  —  Paris,  Gauthier- Villars,  1906. 

Le  but  de  l'auteur  est  de  réunir  les  données  que  nous  possé- 
dons actuellement  sur  la  conservation  des  aliments,  de  rappeler 
les  travaux  scientifiques  qui  ont  donné  naissance  et  servent  de 
bases  aux  industries  correspondantes  et  d'exposer  la  pratique 
rationnelle  de  ces  industries. 

H.  Astruc.  —  Le  Vinaigre.  Un  vol.  petit  in-8<>  de  VEncydo 
pédie  scientifique  des  Aide-Mémoire,  168  pages,  16  figures.  — 
Paris,  Gauthier-Villars. 

Théorie  technique  de  la  fabrication  du  vinaigre  :  la  matière 
première,  la  fabrication  tant  au  point  de  vue  chimique  qu'au 
point  de  vue  pratique,  l'installation  et  l'aniénagement  des  locaux, 
les  différents  appareils  et  procédés,  leur  conduite,  le  produit 
fabriqué,  ses  traitements,  ses  maladies,  sa  composition,  ses 
essais,  la  recherche  de  ses  adultérations,  sont  successivement 
passés  en  revue  et  minutieusement  étudiés. 

L.  Grillet.  —  La  Législation  des  accidents  du  travail.  Un 
vol.  petit  in-8«  de  V Encyclopédie  scientifique  des  Aide-Mémoire, 
200  pages.  —  Paris,  Gauthier-Villars. 

Ce  vade-mectim  sera  très  utile  aux  ingénieurs,  chefs  d'indus- 
trie, secrétaires  de  syndicats,  assureurs,  juges  ni^me  qui  y 
trouveront  l'exposé  clair  de  la  législation  française  en  matière 
d'accidents  du  travail,  et  de  l'état  actuel  de  la  jurisprudence. 

D»"  C.  M.  B.  Dubruel,  Médecin-Major  des  troupes  coloniales. 
Le  Béribérl  Un  vol.  in-8<>  de  157  pages,  avec  figures  dans  le 
texte.  —  Paris,  Baillière,  1905. 

Ouvrage  honoré  d'une  médaille  d'or  par  la  Faculté  de  Méde- 
cine de  Bordeaux  (Prix  de  Médecine  coloniale  et  d'Études 
exotiques).  I/antenr  y  rassemble  les  matériaux  épars  dans  les 
ouvrages  et  les  revues  élrangères  difficiles  à  consulter  et,  s'ai- 
daiit  (le  sa  propre  expérience,  expose  et  discute  les  théories  très 
noml)renses  émises  sur  la  nature  du  béribéri.  Voici  un  résumé 
de  la  table  des  matières  :  Historique.  Domaine  géographique. 
Palhogénie.  Anatomie  pathologique.  Causes  prédisposantes. 
Symptonuilologio.  Formes  cliniques.  Diagnostic.  Pronostic.  Pro- 
phylaxie. Traitement.  Observations.  Conclusions.  Une  liste  biblio- 
graphi(|ue  comprenant  78  n®»  (ouvrages  séparés,  articles  de 
Revue)  termine  cette  excellente  monographie. 


REVUE    DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  35 1 

James  Forbes.  —  L*Église  catholique  au  xix«  siècle 
(1800-1900),  2«  édition.  Un  vol.  in-16  de  287  pages.  —  Paris, 
Lethielleux. 

Ce  volume  réunit  quelques  conférences  données  à  Paris,  à 
Sl-Philippe  du  Roule,  à  St-François-Xavier,  etc.  L*auteur  y 
expose  le  développement  de  TEglise  catholique  au  xix«  siècle. 

Après  un  coup  d'œil  d'ensemble,  il  étudie  tour  à  tour  la  marche 
de  rÉglise,  au  cours  du  siècle  passé,  en  Allemagne,  aux  États- 
Unis,  en  Angleterre,  en  France.  Tableaux  hautement  instructifs 
et  bien  faits  pour  relever  les  âmes  que  les  tribulations  de  l'heure 
présente  tendraient  à  abattre.  Etudes  documentées,  pleines  de 
chiffres  éloquents,  où  se  retrouve  la  manière  toute  positive, 
un  peu  britannique,  de  J.  Forbes. 

Les  pages  sur  la  France  sont  particulièrement  intéressantes. 
L'auteur  y  met  à  nu  la  situation  de  son  pays  au  point  de  vue 
religieux,  et  suggère  les  remèdes  qu'elle  lui  parait  comporter. 

F.  TarmeL  —  Histoire  de  la  Théologie  positive,  du  Concile 
DE  Trente  au  Concile  du  Vatican.  Un  vol.  in-8o  de  xiv-440  p.— 
Paris,  Beauchesne,  1906. 

Ce  volume  fait  suite  à  V Histoire  de  la  Théologie  positive 
jusqu'au  Concile  de  Trente,  du  même  auteur;  il  en  a  toutes  les 
qualilés  de  clarté,  d'ordre  et  d'érudition.  Le  plan  et  la  méthode 
sont  restés  identiques  ;  toutefois  l'abondance  des  matières  a 
fait  remettre  à  plus  tard  Tétude  des  mystères,  des  sacrements 
et  de  la  grâce  :  l'auteur  se  borne  ici  au  mouvement  théologique 
relatif  au  dogme  de  l'Église  (règle  de  foi  —  Église  —  Papauté). 
Nous  souhaitons  vivement  le  prochain  achèvement  d'une  œuvre 
éminemment  utile  et  très  méritante.  £.  H. 

P.  Vallet.  —  Les  Fondements  de  la  connaissance  et  de  la 
croyance,  examen  critique  du  Néo-Kantisme.  Un  vol.  in-8o  de 
xii-43(>  pages.  —  Paris,  P.  Lethielleux. 

Exposé  et  discussion  des  "  principaux  problèmes  philoso- 
phiques et  théologi(iues  à  la  double  lumière  de  la  raison  et  de 
la  toi  et  au  point  de  vue  des  be.*<oins  de  la  pensée  contempo- 
raine „  (Préface,  p.  xii).  Première  partie  :  Les  fondements  de  la 
connaissance.  Le  problème  de  la  certitude.  La  connaissance 
sensible.  La  connaissance  intellectuelle,  [^'absolu.  La  substance. 
La  cause.  Connaissance  de  l'univers.  Connaissance  de  l'Ame. 
Connaissance  de  Dieu.  —  Seconde  partie  :  Fondements  de  la 
croyance.  La  Foi.  Les  dogmes.  L'apologétique. 


r 


352  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

J.-B.  Ferreres,  S.  J.  —  La  Mort  réelle  et  la  Mort  appa- 
rente et  leurs  rapports  avec  Tadministratioa  des  sacrements... 
Traduction  française  sur  la  3»"«  édition  espaguole  par  le  Rév. 
Df  J.-B.  Génisse,  avec  notes  et  appendices  du  même.  Un  vol. 
in-8o  de  466-xvi  pages.  —  Paris,  G.  Beauchesne,  1906. 

L'opuscule  du  R.  P.  Ferreres  s'adresse  aux  prêtres  et  aux 
médecins  ;  Timporiance  du  sujet  est  manifeste  et  l'exposé  en 
est  excellent.  Le  Rév.  B^  Génisse  en  a  triplé  les  dimensions  eu 
ajoutant  à  sa  traduction  une  préface  (5-2i2),  des  notes  et  des 
appendices  (159-466),  sur  l'incertitude  des  signes  ordinaires  de 
la  mort,  la  persistance  de  la  vie  après  le  dernier  soupir,  la 
fréquence  des  inhumations  précipitées  et  les  moyens  à  employer 
pour  échapper  au  danger  d'être  enterré  vivant. 


f 


JOSEPH-MARIE  DE  TILLY 

(1837-1906) 


Le  4  août  1906,  la  Belgique  a  perdu  l'un  de  ses  plus 
nobles  enfants,  le  lieutenant-général  Joseph-Marie  De 
Tilly,  membre  de  TAcadémie  royale  de  Belgique  et  de  la 
Société  scientifique  de  Bruxelles,  dont  les  écrits  sur  les 
principes  de  la  géométrie  et  de  la  mécanique  resteront, 
croyons-nous,  dans  le  domaine  de  la  philosophie  scienti- 
fique, l'une  des  œuvres  les  plus  remarquables  du  xix«  siècle. 

Nous  avons  publié  autrefois  dans  la  Rbvue  des  Ques- 
tions SCIENTIFIQUES  (2*  série,  t.  VII,  pp.  584-595),  une 
Notice  sur  les  rechef^ches  de  M.  De  Tilly  en  Méiagéométrie. 
Nous  donnons  plus  bas  le  discours  que  nous  avons  pro- 
noncé, le  7  août  dernier,  aux  funérailles  de  M.  De  Tilly 
et  où  nous  avons  reproduit,  en  les  complétant,  plusieurs 
de  nos  appréciations  antérieures  sur  ses  travaux. 

Voici  les  dates  principales  de  la  carrière  militaire  de 
M.  De  Tilly.  Né  à  Ypres,  le  16  août  1837,  il  a  été  suc- 
cessivement élève  (i853-i858),  répétiteur  (1864-1868), 
professeur  (1868-1877)  à  l'École  militaire  ;  directeur  de 
l'arsenal  de  construction  d'Anvers  (1879-1889)  ;  et  enfin 
commandant  et  directeur  des  études  a  l'École  militaire 
(26  décembre  1889-26  décembre  1899).  ^^  sut  y  faire 
régner  l'ordre  et  la  discipline  d'une  manière  plus  absolue 
qu'à  aucune  période  antérieure  et  il  y  éleva  le  niveau  des 
études  scientifiques. 

Le  26  décembre  1899,  ^'  ^^  Tilly  fut  nommé  pré- 

1I1«  SfiRIE.  T.  X.  23 


354  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

si  dent  du  comité  d'études  de  la  position  d'Anvers  etain  si 
éloigné  de  l'École  militaire.  Tout  le  monde  regarda  cette 
nomination  comme  une  destitution  déguisée  ;  et  quand 
M.  De  Tilly  eut  été  mis  à  la  pension,  avant  Tâge,  en  1900, 
cette  mesure  suscita,  à  lia  Chambre  des .  Représentants, 
un  long  débat  qui  mit  aux  prises,  comme  on  Ta  dit,  la 
science  militaire  et  la  bureaucratie  militaire.  L'ordre  du 
jour,  voté  par  la  Chambre,  donna  raison  à  la  science. 

M.  De  Tilly  avait  gravi  peu  à  peu  tous  les  échelons  de 
la  hiérarchie  militaire,  depuis  le  grade  de  sous-lieutenant 
d  artillerie  jusqu'à  celui  de  lieutenant-général. 

Il  avait  été  nommé  successivement  chevalier,  officier, 
commandeur,  grand  officier  de  l'ordre  de  Léopold  (novemt 
bre  1899).  Il  était  décoré  de  plusieurs  ordres  étrangers.' 

Nous  faisons  connaître  plus  bas  les  étapes  principales 
de  la  vie  scientifique  de  M.  De  Tilly.  Il  était  membre 
depuis  longtemps  de  la  Société  royale  des  Sciences  de 
Liège,  de  la  Société  des  Sciences  physiques  et  naturelles 
de  Bordeaux,  dans  les  Recueils  de  laquelle  il  a  publié  un 
de  ses  principaux  ouvrages,  Y  Essai  de  1878. 

Il  faisait  partie  de  la  Commission  de  l'Observatoire  et 
du  Conseil  d'administration  de  la  Bibliothèque  royale, 
etc.,  etc. 

La  santé  de  M.  De  Tilly  avait  été  assez  chancelante 
pendant  les  hivers  de  1904-1905,  1903-1906,  qu'il  dut 
passer  dans  le  Midi  ;  néanmoins  il  put  présider  les  sessions 
de  la  Société  scientifique  de  Bruxelles  d'octobre  1904  à 
Mons,  de  mai  1903  et  d'octobre  1905  à  Bruxelles.  Au 
printemps  de  1906,  il  semblait  avoir  repris  son  ancienne 
vigueur,  mais  une  affection  cardiaque  l'enleva  à  l'affectioil 
de  sa  famille  et  de  ses  amis,  après  quelques  jours  de 
maladie,  le  4  août  1906.  La  veille,  il  avait  reçu  les  der- 
niers secours  de  la  religion  qu'il  avait  toujours  pratiquée 
sans  bravade  et  sans  peur. 

Ses  funérailles  eurent  un  caractère  très  simple  :  il  avait 
refusé  les  honneurs  militaires.  Le  service  funèbre  eut  lieu 


'> 


JOSBPH-MARIE    DE   TILLY.    .  355 

le  mardi  7  août,  à  1 1  heures,  en  l'église  des  SS.  Jean  et 
Nicolas  à  Schaerbeek  et  rinhumation,  immédiatement 
après,  au  cimetière  de  Laeken.  M.  le  colonel  Maffei  et 
M.  Salkin,  professeur  éméri te  à  l'École  militaire,  l'un  à 
la  maison  mortuaire,  l'autre  au  cimetière,  prononcèrent 
des  allocutions  émues  où  ils  dirent,  en  termes  d'une 
grande  élévation,  à  quel  point  M.  De  Tilly  fut,  dans  sa 
vie  privée,  lami  fidèle  et  dévoué  de  ceux  qui  avaient 
mérité  son  affection,  dans  sa  vie  publique,  l'homme  du* 
devoir  absolu,  sans  faiblesse  et  sans  compromission. 

Voici  le  discours  où,  à  la  maison  mortuaire  aussi,  nous 
avons  essayé  d'apprécier  sa  carrière  scientifique. 

Messieurs, 

L'homme  éminent  dont  nous  pleurons  la  perte  a  fait 
pariie  de  l'Académie  royala  de  Belgique  depuis  1870,  de 
la  Société  scientifique  de  Bruxelles  depuis  1876,  du  Con- 
seil de  perfectionnement  de  renseignement  moyen  depuis 
1891. 

Au  nom  de  ces  corps  savants,  auxquels  il  était  si  dévoué, 
permettez-moi  de  lui  adresser  un  dernier  adieu  et,  comme 
collègue,  comme  ami,  comme  disciple,  d'esquisser  sa  belle 
et  féconde  carrière  scientifique. 

Elle  se  divise  en  quatre  périodes  presque  égales  dont 
chacune  est  marquée  par  une  œuvre  d'une  valeur  scienti- 
fique et  philosophique  durable. 

Joseph-Marie  De  Tilly,  né  à  Ypres  en  1837,  entre ^ 
à  l'École  militaire  à  seize  ans,  en  i853,  pour  en  sortir 
comme  sous-lieutenant  d'artillerie  en  i858;  il  fait  partie 
de  Tarmée  active  jusqu'en  1864,  époque  où  il  est  nommé 
répétiteur  à  l'École  militaire  ;  il  occupe  ces  fonctions  jus- 
qu'en 1868. 

C'est  pendant  ces  dix  années  d'une  laborieuse  jeunesse 
(1 858- 1868)  que  De  Tilly  pose  les  bases  de  ses  travaux 
géométriques.  Dès  1860,  à  vingt-trois  ans,  il  publie  ses 


356  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Recherches  sur  les  Élénents  de  giioméirie,  où  il  signale 
toutes  les  imperfections  et  les  lacunes  du  traité  deLegendre. 
Dans  ce  premier  écrit,  il  donne  déjà  des  preuves  d'un 
vrai  esprit  critique  à  propos  des  questions  difSciles  qui 
se  présentent  au  début  de  la  science  de  l'espace  et,  en 
particulier,  à  propos  du  postulatum  d'Euclide. 

Peu  de  temps  après,  il  fait  cette  découverte  capitale 
que  l'on  peut  établir  un  système  complet  et  rigoureux  de 
géométrie  sans  recourir  ni  au  postulatum  d'Euclide,  ni  à 
aucun  autre  équivalent.  Sans  sortir  de  la  géométrie  plane, 
il  retrouve  par  une  voie  personnelle,  tous  les  résultats 
fondamentaux  de  Lobatchefsky  et  de  Bolyai.  Mais  il  va 
plus  loin  qu'eux  ;  le  premier,  il  écrit  une  cinématique,  une 
statique  et  une  dynamique  non  euclidiennes.  Ces  recherches 
furent  présentées  à  l'Académie  royale  de  Belgique,  le 
i®''août  1868,  sous  le  titre  d'Études  de  Mécanique  abstraite. 

La  seconde  période  de  la  carrière  scientifique  de  De 
Tilly  s'étend  de  1868  à  1878.  C'est  alors  que  son  activité 
scientifique  devient  le  plus  intense.  Pendant  ces  dix 
années,  il  publie  plus  de  cinquante  notes  ou  mémoires  sur 
les  sujets  les  plus  variés  de  mathématiques  pures  ou  appli- 
quées. Il  avait  été  nommé  professeur  à  l'École  militaire 
en  1868.  La  Classe  des  sciences  de  l'Académie  royale 
l'avait  appelé  dans  son  sein  comme  correspondant  en  1870. 
Dès  1872,  elle  le  charge  de  faire  le  Rapport  séculaire  sur 
les  travaux  de  t Académie.  Ce  rapport,  d'une  lumineuse 
concision,  est  une  belle  page  d'histoire  scientifique;  mais 
il  n'est  rien  en  regard  de  l'œuvre  capitale  de  De  Tilly 
pendant  cette  seconde  période  de  sa  vie,  je  veux  dire  son 
Essai  sur  les  p7nncipes  fondamerUatix  de  la  Géométrie  et 
de  la  Mécanique  (1878).  Dans  ce  remarquable  ouvrage, 
c'est  directement  que  De  Tilly  attaque  et  expose  d'une 
manière  complète  les  principes  de  la  science  de  l'espace. 
Reprenant  à  son  insu  une  idée  de  Cauchy,  dont  on  a  d'ail- 
leurs retrouvé  le  germe  chez  Leibniz,  il  fonde  toute  la 
géométrie  sur  la  notion  d'intervalle  ou  de  distance  de 


JOSBPH-MARIB    DB   TILLY.  SSy 

deux  points.  Cette  notion  première  irréductible,  il  l'ana- 
lyse avec  une  sagacité  et  une  rigueur  magistrales,  et  il  en 
fait  sortir  successivement  la  géométrie  de  Riemann,  la 
géométrie  de  Lobatchefsky  et  enfin  celle  d'Euclide.  Dans 
son  livre,  De  Tilly  soumet  aussi  à  sa  critique  pénétrante 
les  principes  de  la  mécanique,  mais  en  les  considérant 
seulement  dans  l'espace  euclidien. 

La  troisième  période  de  la  carrière  de  De  Tilly  est  une 
période  d'activité  professionnelle  et  de  recueillement 
scientifique.  Déchargé  en  1877  de  ses  fonctions  de  pro- 
fesseur à  rÉcole  militaire,  il  fut  nommé  en  187g  directeur 
de  l'arsenal  de  construction  militaire  d'Anvers  et  occupa 
ce  poste  pendant  dix  ans.  Malgré  son  écrasante  besogne, 
il  parvient  à  publier,  entre  autres  travaux,  une  étude 
originale  d'analyse  sur  les  équations  linéaires  (1887).  La 
Classe  des  sciences  de  l'Académie  Tavait  nommé  membre 
effectif  en  1878;  il  en  fut  élu  Directeur  et  nommé  Pré- 
sident de  l'Académie  entière  pour  l'année  1887.  A  la  séance 
solennelle  de  décembre  1887,  il  prononça  un  discours 
extrêmement  remarquable  sur  les  Notions  de  force ^  daccé-^ 
lération  et  d énergie.  C'est  une  refonte  du  dernier  chapitre 
de  l'essai  de  1878,  où  se  trouve,  à  côté  d'une  critique 
approfondie  des  principes  de  la  mécanique,  une  vraie 
découverte  philosophique  :  De  Tilly  y  expose,  en  effet, 
une  solution  simple  et  naturelle  du  problème  de  la  con- 
ciliation du  déterminisme  avec  le  libre  arbitre  ;  simple 
et  naturelle,  bien  entendu,  pour  ceux  qui  connaissent  la 
mécanique  rationnelle. 

La  quatrième  période  comprend  exactement  les  dix 
années  suivantes,  du  26  décembre  1889  au  26  décembre 
1899,  pendant  lesquelles  De  Tilly  est  Commandant  et  en 
même  temps  Directeur  des  études  à  TÉcole  militaire.  En 
1891,  il  succède  à  Liagre  comme  membre  du  Conseil  de 
perfectionnement  moyen  et  y  acquiert  bientôt  la  plus 
légitime  influence.  En  1897  et  1899,  ^^  f^^^  paraître  deux 
éditions  successives  d'une  brochure  substantielle  sur  les 


358  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

exâmeïis  d'admission  en  mathématiques  à  rÉcôle  mili- 
taire :  cet  opuscule  méthodologique  contient  des  indica- 
tions vraiment  précieuses  pour  les  professeurs  de  mathé- 
matiques qui  s'intéressent  au  progrès  de  renseignement. 

De  Tilly  a  publié  pendant  cette  période  de  sa  vie  un 
mémoire  scientifique  qui  est  le  couronnement  de  son 
œuvre  géométrique  et  où.  il  s'est  vraiment  surpassé  lui- 
même  :  je  veux  parler  de  son  Essai  de  Géométrie  ana- 
lytique générale  (1892).  II.  y  montre  que  toute  la  géo- 
métrie se  réduit  en  dernière  analyse  à  une  seule  relation 
entre  w  +  2  points  si  l'espace  est  à  n  dimensions  ;  entre 
5  points  par  conséquent,  pour  notre  espace  expérimental 
à  trois  dimensions.  Cette  relation  n'est  pas  arbitraire^ 
elle  est  soumise  à  une  condition  nécessaire  et  suffisante, 
dite  condition  des  six  points,  qu'il  détermine.  Il  faut  lire 
dans  le  mémoire  même,  la  plume  à  la  main,  comment 
l'auteur  déduit  de  la  relation  fondamentale  les  trois  géo- 
métries  euclidienne,  lobatchefskienne,  riemannienne,  sans 
recourir  à  aucune  autre  notion  que  celle  de  distance. 

Après  1899,  De  Tilly  a  complété  plusieurs  de  ses 
recherches  sur  la  géométrie  ou  la  mécanique,  mais  selon 
lui,  sans  y  ajouter  rien  d'essentiel,  sauf,  ce  nous  semble, 
dans  quelques  pages  sur  le  triangle  isoscèle  ;  il  y  résout 
à  fond  une  difficulté  qui  n'existe  vraiment  qu'en  géométrie 
plane,  et  que  les  philosophes  ont  appelée,  en  géométrie 
solide,  le  paradoxe  de  Kant  sur  l'équivalence  des  objets 
symétriques. 

Telle  est  Tœuvre  scientifique  et  philosophique  de  De 
Tilly  :  il  a  étudié  trois  fois  d'une  manière  originale  et  de 
plus  en  plus  approfondie  la  question  des  premiers  prin- 
cipes de  la  science  de  l'espace  ;  vingt-cinq  ans  avant  les 
mathématiciens  philosophes  italiens,  il  a  établi  d'une 
manière  solide  cette  vérité  capitale  :  la  géoméiiHe  est  la 
physique  mathématique  des  distances  ;  —  le  premier, 
presque  le  seul,  il  a  créé  la  mécanique  non  euclidienne;  — 
par  une  voie  plus  simple  et  plus  naturelle  que  Boussinesq, 


\ 


JOSEPH-MARIE   DE  TILLY.  SSq 

il  adonné  une  solution  du  problème  de  la  conciliation 
du  déterminisme  avec  le  libre  arbitre. 

Celte  œuvre  de  De  Tilly  a-t-elle  été  appréciée  dans  son 
pays  comme  elle  méritait  de  l'être  ?  Nous  n'oserions 
l'affirmer  :  les  géomètres  la  trouvaient  trop  philosophique, 
les  philosophes  ne  pouvaient  la  comprendre  parce  qu'elle 
était  trop  mathématique.  A  cette  heure  des  suprêmes 
séparations,  qu  il  nous  soit  permis  à  nous  au  moins,  sop 
disciple  et  souvent  le  confident  de  ses  pensées,  dans  oe 
domaine  de  la  philosophie  scientifique,  de  dire  hautement 
que  nous  regardons  les  travaux  de  De  Tilly,  en  géométrie 
et  en  mécanique  non  euclidiennes,  comme  appartenant 
à  la  partie  impérissable  de  la  science. 

Mais  ce  n'est  pas  là  toute  l'œuvre  de  De  Tilly.  Homme 
du  devoir,  il  savait  que,  comme  officier  d'artillerie,  il 
devait  être  un  technicien  et  il  le  fut.  En  réalité,  ce  sont 
ses  heures  de  loisir  seules  qu'il  a  données  à  la  science 
pure  ou  philosophique.  Dans  ses  heures  de  travail  profes- 
sionnel, qui  sont  les  plus  nombreuses,  il  consacre  toutes 
les  ressources  de  son  esprit  aiguisé  par  ses  recherches 
spéculatives  aux  problèmes  de  mécanique  appliquée  et 
d'art  militaire  qu'il  est  de  son  devoir  d'approfondir  et  de 
résoudre.  C'est  ainsi  qu'en  vingt  ans,  de  i863  à  i883,  je 
trouve  dans  la  liste  de  ses  écrits  plus  de  vingt  notes^ 
mémoires  ou  ouvrages  sur  les  sciences  appliquées  :  sur 
l'appréciation  des  distances  en  artillerie  (i863)  ;  cours  de 
mécanique  (1866,  1868);  deux  cours  d'artillerie  (  1 867, 
1872-1878);  sur  le  frottement  de  glissement  (1870)  ;  sur 
le  roulement  (1871)  ;  sur  la  balistique  appliquée  (1872)  ; 
sur  le  mouvement  d'un  solide  (1873-1874)  ;  sur  la  simili* 
tude  mécanique  (1873- 1874)  ;  balistique  extérieure  (1874); 
balistique  intérieure  (1875)  ;  sur  les  levers  du  matériel 
d'artillerie  (1875)  ;  sur  des  questions  de  balistique  (1876); 
sur  le  cerclage  des  canons  (1876)  ;  sur  la  rotation  des 
projectiles  (1877)  ;  sur  des  engrenages  à  embrayage  autor 


r 


360  RBVUB   DBS   QUB8TI0NS   SGIBNTIFIQUB8. 

matique  (1878)  ;  sur  la  résistance  de  l'air  dans  le  tir  des 
projectiles  (i883). 

Sa  compétence  en  mécanique  pure  et  appliquée  était 
universellement  reconnue  par  ses  confrères  de  rAcadémie, 
de  la  Société  scientifique  et  du  Conseil  de  perfectionnement. 
Il  était  chargé  de  tous  les  rapports  relatifs  à  cette  partie 
de  la  science,  ou  y  touchant  de  près  ou  de  loin.  Avec 
quelle  conscience  ne  s  acquittait-il  pas  de  cette  tAche 
souvent  ingrate  de  rapporteur  !  Je  pourrais  citer  tel  travail 
récent  de  mécanique  dont  Texamen  lui  a  coûté  une  grande 
partie  de  ses  loisirs  pendant  près  d'un  an.  Mais  aussi, 
grâce  à  Tactive  collaboration  d'un  rapporteur  aussi  con- 
sciencieux, l'auteur  a  pu  transformer  son  mémoire  et  le 
rendre  inattaquable.  Trente  ans  auparavant.  De  Tilly 
avait  ainsi  complété  et  précisé  un  mémoire  de  Genocchi 
sur  les  Eulériennes.  Tel  livre  soumis  au  Conseil  de  per- 
fectionnement de  l'enseignement  moyen  est  devenu  un 
bon  manuel,  parce  que  l'auteur  a  pu  le  remanier  d'après 
une  critique  minutieuse  et  détaillée  que  De  Tilly,  avec 
sa  bienveillance  accoutumée,  avait  bien  voulu  en  faire. 

Il  avait  des  idées  vraiment  élevées  sur  le  rôle  de  l'en- 
seignement scientifique,  soit  dans  les  athénées  et  collèges, 
comme  le  prouvent  son  opuscule  de  1897-1899  et  maints 
articles  originaux  de  méthodologie  mathématique,  soit 
dans  les  écoles  techniques  et,  en  particulier,  à  rÉcole 
militaire.  Comme  Brialmont,  comme  Liagre,  comme 
Nerenburger,  il  appartenait  à  cette  élite,  qui  pendant  les 
fécondes  années  de  leurs  études  supérieures  ont  senti  leur 
intelligence  se  développer  et  s'épanouir  sous  l'influence 
d'un  haut  enseignement  scientifique.  Ils  ont  eu  conscience 
de  leur  valeur  personnelle  en  luttant  de  toutes  leurs  forces 
contre  les  difficultés  des  mathématiques  transcendantes, 
des  sciences  physiques  et  de  leurs  applications  exposées 
scientifiquement.  Aussi  ont-ils  tous  voulu  que  les  jeunes 
générations  qui  doivent  passer  à  l'École  militaire  pussent 
s'abreuver  à  leur  tour  à  ces  sources  fécondes  du  savoir. 


JOSEPH-MARIE   DB   TILLY.  36 1 

De  Tilly  a  lutté  dans  des  conditions  difficiles  pour  le 
maintien  de  ces  hautes  traditions  à  TEcole  militaire  et  il 
y  a  réussi,  mais  au  prix  de  bien  rudes  épreuves.  Ce  n  est 
ni  le  lieu  ni  le  moment  de  les  rappeler  ;  mais  puisque  j'ai 
l'honneur  de  parler  ici  au  nom  de  l'Académie,  je  serais 
infidèle  au  mandat  qu  elle  a  bien  voulu  me  confier,  si  je 
ne  disais  pas  que  la  Classe  des  sciences  a  fait  tout  ce 
qu'elle  a  pu  pour  en  adoucir  l'amertume.  Dans  sa  séance 
du  6  janvier  igoo  qui  a  suivi  l'éloignement  de  De  Tilly 
de  cette  École  militaire  à  laquelle  il  avait  donné  le  meil- 
leur de  sa  vie,  elle  l'a  élu  à  l'unanimité  son  Directeur 
pour  la  seconde  fois. 

La  Société  scientifique  de  Bfmooelles  s'honore  aussi  d'avoir 
compté  De  Tilly  parmi  ses  membres  pendant  trente  ans. 
Il  a  fait  partie  de  son  Conseil  chaque  fois  que  ses  occupa- 
tions professionnelles  le  lui  ont  permis  ;  il  en  a  été  vice- 
président  trois  fois  (1876-1877,  1903-1904,  1904-1905) 
et  président  pendant  l'année  écoulée,  1905-1906.  Nous 
étions  fiers  de  compter  dans  nos  rangs  un  savant  aussi 
profond  et  aussi  original,  qui  partageait  nos  convictions 
religieuses,  philosophiques  et  scientifiques. 

Par  la  dignité  de  sa  vie,  par  la  noblesse  de  son  carac- 
tère, par  son  scrupuleux  amour  du  devoir,  par  la  sûreté 
de  son  amitié,  De  Tilly  s'était  acquis  l'estime  et  l'affection 
de  tous  ceux  qui  avaient  pu  le  connaître  intimement. 
A  l'Académie,  à  la  Société  scientifique  de  Bruxelles,  au 
Conseil  de  perfectionnement  de  l'enseignement  moyen,  il 
ne  comptait  que  des  amis.  En  leur  nom  à  tous,  je  lui 
adresse  le  suprême  Au  revoir  de  lespérance  chrétienne, 
là-haut,  dans  le  royaume  de  la  Lumière  sans  ombre,  de 
la  Justice  sans  défaillance. 

P.  Mansion, 
membre  de  V Académie  royale  de  Belgique, 


r 


LA  CHRONOLOGIE 


...•'■  I 

DBS 


ÉPOQUES  GLACIAIRES 

L'ANCIENNETÉ  DE  L'HOMME 


La  notion  de  l'ancienne  extension  des  glaces  en  Europe 
est  aujourd'hui  devenue  si  courante,  qu'on  a  de  la  peine 
à  se  figurer  que  son  introduction  dans  la  science  soit 
encore  bien  loin  d'avoir  un  siècle  de  date.  C'est  en  i8i5 
que  ridée  en  est  venue,  par  simple  intuition,  à  un  modeste 
guide  alpin,  Perraudin,  et  Venetz,  qui  ne  reçut  pas  sans 
surprise  la  confidence  de  cette  conception,  dut  la  mûrir 
quelque  temps  avant  de  se  décidera  s'en  faire  le  champioq. 
Il  fallut  ensuite,  pour  amener  le  triomphe  de  cette  nou- 
veauté, les  etforts  successifs  des  Charpentier,  des  Agassk, 
des  Desor,  et  la  lumière  ne  parut  faite  que  quand»  il  y  a 
une  cinquantaine  d'années,  Alphonse  Favre  se  fut  trouvé 
en  mesure  de  définir  avec  précision  le  territoire  que  les 
glaces  alpines  avaient  occupé.  Encore  cette  démonstration 
ne  fut- elle  pas  de  suite  acceptée  par  tous.  Ceux  qui,  de 
1860  à  i865,  fréquentaient  les  cours  de  l'École  des  Mines, 
se  souviennent  encore  de  l'incrédulité,  pour  ne  pas  dire 
de  l'irritation,  que  provoquait,  chez  l'illustre  auteur  de 
la  théorie  des  soulèvements,  toute  allusion  aux  glaciers 


LA   GHROI^()Lè^ié   DBS   ÉPdQUÉfe    ÔLA^IÀiRES.  ,36^ 


t 


quaternaires:  Il  admettait  volontiers'  de'  grands  Cata- 
clysmes diluviens,  distinguant  même  xxn  diluvium- scahdi- 
tiave  et  un  diluvium  alpin  ;  mais  pour  lui,  tout  cela  était 
Tœuvre  de  violents  cours  d'eau,  et  il  ne  fallait- pas  lui 
parler  de  glaciers.  Quand,  et)  1875,  la'  Société  géôlo'gique 
de  France  tint  une  réunion  en  Savoie,  «oùs  la  direc- 
tion d'Alphonse  Favre,  qui  fit  exprès,  durant  toute  ùnè 
journée,,  de  promener  les  excursionnistes  au  milieu  des 
anciennes  moraines  et  des  ro'chers  pblis,  on  ^éiltVait  encore 
entendre  grommeler,  parmi  les  grobpe^v quelques  attardés 
de  la  vieille  école,  qui  s'obstinaient  à  ne  pas  ouvrir  leurs 
yeux  à  la  lumière. 

Combien  les  choses  sont  changées  depuis  lorâ,  et  qui 
donc  aujourd'hui  voudrait  contester  rancienne  extension 
des  glaces,  en  dehors  de  quelques  fantaisistes  que  la  con- 
tradiction amuse,  ou  de  faiseurs  de  systèmes,  dont  leë 
conceptions  a  priori  se  trouvent  dérangées  par  les  faits 
devant  lesquels  s'inclinent  tous  les  observateurs  de  bonne 
foi? 

Donc  il  ne  s'agit  plus  maintenant  de  prouver  que  les 
glaces  ont  occupé  d'immenses  territoires,  non  seulement 
autour  des  Alpes,  où  elles  couvraient  i5o  000  kilomètres 
carrés,  contre  4000  quelles  occupent  aujourd'hui,  mais 
aussi  autour  des  Pyrénées,  des  cimes  du  Massif  Central, 
des  Vosges  et  des  Carpathes,  tout  comme  elles  rayon- 
naient, sur  des  millions  de  kilomètres  carrés,  de  part  et 
d'autre  de  la  Scandinavie  ainsi  que  de  la  région  lauren*- 
tienne  de  l'Amérique.  Il  ne  s*agit  même  plus  de  définir 
avec  précision  les  limites  atteintes  par  cette  extension.  A 
mesure  qu'on  s'appliquait  à  cette  tâche,  il  a  bien  fallu 
reconnaître  qu'il  y  avait  moraines  et  moraines  ;  qu'entre 
deux  dépôts  morainiques  d'ancienne  date,  il  pouvait  exis* 
ter,  sous  le  rapport  de  la  constitution  comme  sous  celui 
de  la  situation  mutuelle,  autant  de  différence  qu'en  pou- 
vait présenter  une  moraine  quaternaire,  relativement  à 
un   dépôt  glaciaire  s'accomplissant  sous  nos  yeux.  La 


r 


304  RBVUB   DES   QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

preuve  fut  bientôt  faite,  non  seulement  que  TexteDsion 
quaternaire  avait  présenté  des  oscillations,  au  moins  com- 
parables à  celles  qui,  de  nos  jours,  font  tantôt  avancer, 
tantôt  reculer  les  lobes  de  glaces  ;  mais  que,  parmi  ces 
oscillations,  il  s'en  trouvait  d'une  telle  ampleur  que  par- 
fois, entre  deux  périodes  de  progression,  le  terrain  avait 
dû  se  trouver  au  moins  aussi  libre  de  glaces  qu'il  Test 
aujourd'hui.  En  résumé,  ce  n'est  pas  à  une  époque  glaciaire 
unique  qu'on  avait  affaire,  mais  à  plusieurs,  séparées  par 
des  stades  itUerglaciaires,  et  dont  la  succession  a  dû 
embrasser  un  énorme  intervalle  de  temps.  Mais  alors, 
combien  doit-on  reconnaître  de  ces  époques  ? 

Au  début,  dans  le  massif  alpin,  on  en  a  clairement  dis- 
tingué deux.  Les  dépôts  de  la  plus  récente  formaient, 
bien  en  avant  des  glaciers  actuels,  une  ligne  de  moraines 
encore  très  fraîche,  sinon  continue,  du  moins  facile  à 
reconstituer  dans  son  ancien  contour,  et  dont  les  maté- 
riaux n'avaient  subi  aucune  altération  sensible.Onj  recon- 
naissait encore,  sans  difficulté,  une  boue  glaciaire  grisâtre, 
empâtant  des  blocs  de  toute  dimension,  dont  beaucoup  à 
contours  anguleux,  en  même  temps  que  plusieurs  mon- 
traient des  rayures  caractéristiques.  A  cause  de  leur 
situation,  à  moindre  distance  des  glaciers  du  temps  pré- 
sent, ces  moraines  furent  appelées  moraines  internes. 

Mais,  en  dehors  du  territoire  qu'elles  occupaient,  les 
yeux  des  glaciéristes,  désormais  façonnés  à  ce  genre  de 
recherches,  apprirent  bientôt  à  reconnaître,  épars  çà  et 
là,  des  lambeaux  de  cailloutis  assez  analogues  aux  pré- 
cédents. Les  éléments,  il  est  vrai,  en  étaient  sensiblement 
altérés,  par  suite  d'une  plus  longue  exposition  à  l'influence 
des  agents  atmosphériques.  La  surface,  bien  moins  irré- 
gulière, avait  perdu  les  caractères  habituels  du  paysage 
morainique.  Mais  la  nature  et  la  disposition  des  maté- 
riaux plaidaient  pour  une  origine  glaciaire.  D'ailleurs,  là 
où  ces  dépôts  entraient  en  contact  avec  les   moraines 


LA   CHRONOLOOIB   DBS   ÉPOQUES   GLACIAIRES.         365 

internes,  on  voyait  celles-ci  raviner  très  nettement  les 
dépôts  plus  altérés.  Ces  derniers  représentaient  donc  un 
état  glaciaire  plus  ancien,  qui  s*était  étendu  en  surface 
plus  loin  que  l'autre,  à  une  époque  où  la  topographie  de 
la  contrée  différait  beaucoup  de  ce  qu'elle  est  aujourd'hui. 
Ils  appartenaient  à  une  chaîne  de  moraines  externes, 
chaîne  aujourd'hui  morcelée  par  le  travail  des  cours  d'eau, 
en  même  temps  qu'oblitérée  par  la  longue  action  des 
agents  météoriques,  mais  suffisamment  nette  pour  qu'on 
pût  affirmer  une  première  extension  des  glaces. 

Plus  d'une  fois  d'ailleurs,  entre  les  moraines  internes 
et  la  chaîne  externe,  on  voyait  apparaître,  ravinant  la 
dernière,  mais  recouvertes  par  les  premières,  soit  de 
vraies  alluvions  fluviales  avec  débris  de  grands  pachy- 
dermes ou  de  rhinocéros,  soit  des  dépôts  de  lignites,  où 
les  restes  végétaux  trahissaient  une  température  très 
clémente.  11  y  avait  donc  eu,  entre  la  première  et  la 
seconde  époque  glaciaire,  une  vraie  période  inier glaciaire, 
durant  laquelle  les  vallées  de  la  Suisse,  auparavant  en- 
fouies sous  un  épais  manteau  glacé,  avaient  dû  être  déga- 
gées jusqu'au  cœur  même  du  massif.  Des  constatations 
analogues  étaient  aussi  faites  en  Amérique,  où  l'on  appre- 
nait à  distinguer  le  vrai  drift  glaciaire,  avec  sa  topogra- 
phie morainique  si  bien  accentuée,  d'un  drifl  atténué, 
capable  de  s'étendre  jusqu'à  des  centaines  de  kilomètres 
en  avant  de  l'autre.  Ce  drift  atténué  représentait  ce  que 
Térosion  et  l'altération  atmosphérique  avaient  bien  voulu 
laisser  subsister,  parmi  les  dépôts  d'une  première  invasion 
glaciaire  qui,  comme  celle  d'Europe,  avait  couvert  plus 
d'espace  que  la  seconde. 

Ce  premier  point  une  fois  acquis,  la  poursuite  des  levés 
géologiques  de  détail  mit  les  observateurs  dans  la  néces- 
sité d'opérer,  en  chaque  point,  la  séparation  des  dépôts 
respectivement  attribuables  aux  deux  époques.  Ce  travail, 
entrepris  pour  les  Alpes  orientales  par  M.    Penck,  le 


r 


366  .-  HByU©  DE^   QUESl^ONS    SCIENTIFIQUES.    •   : 

^Vant.profesi^eur  de  riJniversité'de  Vienne  (r),  le  con-* 
duisit  d^sM883»  non  pas 'Seulement  à.  soupçonner,  mais  à 
étaJbrlir  par,  deiSrfails,  ^qi^^è  le  nombre?  des  extensions  gla- 
ciâireâ  devait  êtve  porjté  à  trois  (2),  sans  préjudice  des 
oscillations  de  n^dindre  importance  que  chacune  d*elles 
avait  pu  traverser.  Les  moraines  internes  continuant  à' 
jalonner,  la  troisième  invaisiouv  tandis  que  les  morainea- 
externes  correspondaient  à  la  seconde,  les  traces  de  la 
premièç^  se  trouvaient  dans  des  cailloutis  très  altéréSt 
occupant  des  plûteaux,  où  i}3  formaient  de»  lambeaux  de^ 
nappes,  tandis  que  les 'moraines  internes  et  externes  appa- 
raissaient surtout  spus  forme  de  tentasses  atuc  flancs  des 
vallées  actuelles.  A  ce  itioment  d'ailleurs,  à  la  notion  des 
moraines 'proprement  dites  commençait  à  se  joindre,  et 
cela,  grâce  surtout  pf  M.  Penck,  la  considération  des 
cailloiUis  flumo- glaciaires,  dont  il  convient  maintenant  de 
dii-e  un  mot,  car  elle  a  introduit  d^  facilités  particulières 
dans  l'étude  d'un  problème  dont  à  eux  seuls  les  dépôts 
morainiques  n'auraient  pas  suffi  à  fournir  la  solution,  à 
cause  delà  facilité  avec  laquelle  leurs  éléments  s'oblitèrent 
dans  le  cours  des  temps. 

Lorsque  lé  climat  d'une  région  înontagneuse  est  assez, 
stable  pour  que  les  glaciers  du  massif  ne  subissent  pas 
de  variations  notaWes,  l'extrémité  libre  de  chacun  d'eux 
s'arrête  à  une  certaine  position  moyenne,  de  part  et 
d'autre  de  laquelle  elle  n'exécute  que.de  faibles  oscilla- 
tions. Or  la  glace  ne  cessé  de  charrier  de.^  matériaux, 
amenés  à  sa  surface  par  les  avalanches,  et  qu'elle  trans- 
porte lentement',  soit  sur  ses  bords  et  À  sa  surface,  sous 
forme  de  moraines  laté^^ales  et  jfiédianes,  soit  sur  son 
fond,  à  titré  de  boue  moi^ainique  et  dé  gratiet^s  sous- 
glaciaires.  '     ' 

Arrivés  à  la  fin  de  leui:  course,  tous  ces  matériaux 

(1)  Aujourd'hui  irun^ificré  à  l'U/iiverailé  de  Berlin,  où  ii  a  recueilli  la  suc- 
cession du  baron  de  Richthofen.' 
(î)  Die  Verglelscherung  der  deuischen  Alpen, 


LA    QHHONOLOaiB    DE6   ÉPOQUES   OLACI^IRBS.         367 

tombent  en  avant  du  glacfer.,  etmnsitruisént'unç  moraine 
te7^ninale  ou' frontale^  qui  entoure  en  ûri5  de  cercle  l'extré-r 
mité  libre  du  lobé  de  glace,  et  fait  face  4  l'aval  par  un 
talus,  dont,  rincliriaison  est  celle  que  la  pesanteur  assigne 
à  un  mélangé  dé  boiie  et  de  blocs  de  diveraes  grosseurs^ 
A  chaque  instant,  une  portion  de  ce  talus  s'éboule, 
sous  le  poidis  dé  quelque  grosse  pierre  ou  sous  l'action  de 
là  pluie*  En  même  temps,  la  fusion  de  la  glace  engendre 
des^  ruisseaux  qui  sillonnent  le  talus  et  en  accroissent  Tin- 
stabilité;  Avant  de;  parvenir  au 'torrent,  qui  constituera 
Témissaire  utîique  d«  glacier,  ckacun  de  ces  ruisseaux 
entraîne,  pour  les  déposed'  un  peu  plus  bas,  quelques-uns 
des  matériaux  de  la  moraine,  la  boue  d'abord,  les  pierres 
ensuite.  Tout  cela  donne  naissance  à  des  cailloutis,  dont 
l'allure  s'approche  de  plus  en  plus  de  celle  des  allumons 
torrentielles,  â  mesure  qu'on  s'éloigne  de  la  moraine  qui 
en  a  fourni  les  éléments.  Ceux-ci,  d'abord  anguleux  et 
dispersés  sans  ordre  dans  une  boue  glaciaire,  s'arron- 
dissent et  se  classent  peu  à  peu  selon  leur  grosseur,  perdant 
leurs  rayures  et  finissant  par  se  stratifier  régulièrement. 

Ainsi  l'appareil  terminal  d'un  glacier  stationnaire  est 
un  amas  plus  ou  moins  large,  en  forme  de  demi-cercle, 
tournant  sa  convexité  vers  l'aval,  et  passant  insensible- 
ment de  l'état  de  moraine  franche  à  celui  d'alluvion  tor- 
rentielle. A  son  contact  avec  la  glace,  le  mélange  des 
éléments  est  tout  à  fait  confus,  et  comme  chaque  oscilla- 
tion secondaire  du  glacier  aiiiène  sa  charge  de  matériaux, 
tantôt  en  un  point,  tantôt  à  droite  ou  à  gauche  de  l'amas 
déjà  constitué,  tous  ces  apports  successifs  donnent,  à  la 
surface  de  la  moraine  frontale,  l'aspect  chaotique  qui 
caractérise  le  paysage  moràînique.  C'est  un  enchevêtre- 
ment capricieux  d  eminences  de  hauteurs  inégales,  inter- 
ceptant entre  elles  des  espaces  où  l'écoulement  de  l'eau 
ne  peut  plus  se  faire,  et  qui,  au  début,  abritent  autant 
de  mares  ou  d'étangs. 

Mais,  quand  an  descend,  tout  se  régularise,  la  surface 


368  RBVUB    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

cesse  d'être  indécise,  et  la  vraie  moraine  fait  place  à  an 
caillouiis  fluvio-glaciaire.  C'est  ce  que  les  Allemands  ont 
coutume  de  désigner  sous  le  nom  de  Schotter. 

Maintenant,  que  le  climat  vienne  à  changer,  en  8*adoo« 
cissant,  assez  vite  pour  que  la  retraite  du  lobe  de  glace 
soit  rapide,  il  restera,  dans  la  vallée  que  celle-ci  occupait, 
d'abord  une  dépression  en  amont,  à  l'endroit  où  station- 
nait la  glace  ;  et  cette  dépression  aura  toutes  chances  de 
se  transformer  en  un  lac,  le  poids  du  lobe  de  glace  stsr 
tionnaire  ayant  dû,  à  la  longue,  entraîner  un  certain 
approfondissement.  Ensuite  on  observera,  dominant  cette 
cuvette,  un  amphithéâtre  franchement  morainique»  con- 
cave du  côté  de  la  dépression,  et  passant  insensiblement, 
dans  la  direction  opposée,  à  un  cailloutis  fluvio-glaciaire. 
Ce  cailloutis  aura  un  développement  d'autant  plus  grand 
en  longueur,  que  la  moraine  d  où  il  dérive  était  elle-même 
plus  considérable  ;  et  les  oscillations  secondaires  que  Subis- 
sait lextrémité  libre  de  la  glace  se  traduiront  par  une 
véritable  indentation  de  la  moraine  franche  dans  des  cail* 
loutis  mixtes,  le  dépôt  morainique  débordant  ceux-ci  dans 
les  périodes  de  crue,  et  se  laissant  envahir  par  eux  dans 
les  phases  de  décrue. 

11  n'est  donc  plus  nécessaire,  pour  affirmer  la  présence 
d'un  ancien  glacier,  de  retrouver  une  vraie  moraine, 
exclusivement  composée  de  blocs  anguleux  dans  une  boue 
sans  stratification.  La  preuve  en  sera  tout  aussi  bien 
fournie  par  un  cailloutis  fluvio-glaciaire,  qu'un  œil  exercé 
saura  toujours  distinguer  d'une  alluvion  exclusivement 
formée  dans  Teau  courante.  C'est  par  l'étude  méthodique 
des  cailloutis  que  M.  Penck  était  arrivé  à  distinguer  trois 
phases  glaciaires  dans  les  Alpes  allemandes,  et,  dans  la 
même  année  i883,  il  montrait  que  ces  trois  phases  pou- 
vaient également  être  discernées  dans  la  région  sons- 
pyrénéenne. 

Mais  ce  n'était  là  qu'un  premier  aperçu,  qu'une  nou- 
velle étude  de  détail  allait  encore  compliquer.  En  1887, 


LA    CHRONOLOQIB   DES   ÉPOQUES   GLACIAIRES.  SÔQ 

la  section  de  Breslau  de  TAssociation  des  alpinistes  alle- 
mands et  autrichiens  avait  mis  au  concours  l'étude  des 
anciens  dépôts  glaciaires  dans  les  Alpes  autrichiennes. 
M.  Penck  était  tout  indiqué  pour  cette  tâche,  à  laquelle 
s  associa  d'abord  M.  von  Bôhm.  Ensuite  le  savant  pro- 
fesseur de  Vienne,  encouragé  par  la  société  de  Breslau, 
qui  promettait  son  concours  pour  la  publication  des  résul- 
tats, résolut  d'étendre  l'exploration  au  massif  alpin  tout 
entier,  en  sassurant,  pour  la  Suisse,  la  coopération  de 
M.  le  professeur  Ed.  Brùckner,  de  l'Université  de  Berne  (  i). 

Il  ne  s'agissait  plus  cette  fois  d'un  coup  d'œil  d'en- 
semble, destiné  à  fixer  les  grands  traits  du  phénomène, 
mais  bien  d'une  minutieuse  enquête,  en  vue  de  définir,  en 
chaque  point  de  l'avant-pays  alpin,  ce  qui  pouvait  revenir 
en  propre  à  chacune  des  grandes  extensions.  La  surface 
à  étudier  était  considérable,  les  cailloutis  fluvio-glaciaires 
de  la  principale  invasion  pouvant  être  suivis  depuis  le 
cœur  de  la  chaîne  jusqu'aux  approches  mêmes  du  Danube, 
dans  la  région  d'Ulm. 

Au  cours  de  ses  explorations,  M.  Penck  fut  surpris  de 
l'allure  singulière  que  semblaient  affecter  les  cailloutis 
plus  anciens  aux  alentours  du  Lac  de  Constance.  Partout 
ailleurs,  il  les  avait  vus  former  sur  les  plateaux  une  nappe, 
doucement  et  régulièrement  inclinée  vers  le  nord.  Le  mor- 
cellement que  leur  infligeaient  les  vallées  actuelles,  décou- 
pées dans  leur  masse,  n'empêchait  pas  de  raccorder  entre 
eux  les  divers  lambeaux,  et  dy  suivre  sans  trouble  les 
étapes  de  cette  descente  progressive  vers  le  Danube. 

Or,  les  environs  du  Lac  de  Constance  semblaient  don- 
ner à  cette  régularité  d'allures  un  démenti  formel.  Les 
lambeaux  reconnus  offraient,  les  uns  par  rapport  aux 
autres,  d'inexplicables  différences  d'altitude.  En  cherchant 
à  les  raccorder,  on  trouvait  que  parfois  le  plongement 


(\)  Depuis  lors,  M.  Briickner  a  accepté  la  chaire  de  Géographie  h  rUniver- 
site  de  Halle  sur  Saale,  qu*il  a  récemmeot  quiuée  pour  celle  de  Vienne, 
ni*  SERIE.  T.  X.  S4 


I 


370  REVUE    DES   QUESTIONS   SGIBNTIPIQUB8. 

paraissait  se  faire  en  sens  inverse,  c'est-à-dire  vers  les 
Alpes.  Un  moment  M.  Penck  se  d^uanda  si,  postérieure- 
ment à  la  formation  de  la  nappe  caillouteuse,  il  ne  s*était 
pas  produit,  à  titre  de  dernier  écho  du  soulèvement  alpin^ 
une  déformation  qui  eût  entraîné  des  ondulations  dans 
cette  nappe.  Mais  des  mesures  de  précision  firent  écarter 
cette  hypothèse,  en  montrant  qu'il  eût  fallu  imaginer  tout 
UH  ensemble  do  dislocations  capricieuses,  le  plongement, 
absolument  irrégulier,  paraissant  se  faire,  tantôt  dans  un 
sens,  tantôt  dans  un  autre  quelconque. 

Eniin,  au  commencement  de  1898,  la  lumière  vint 
éclairer  ce  chaos.  Un  jour,  dans  une  excursion  heureuse- 
ment combinée,  M.  Penck  vit  nettement  devant  lui  deuof 
nappes  de  cailloutis,  occupant  des  altitudes  différentes,  et 
dont  chacune  se  reliait  visiblement  vers  Tamont  à  un  dépôt 
dont  l'origine  fluvio-glaciaire  ne  pouvait  être  méconnue. 
Armé  de  cette  découverte,  il  s'appliqua  à  faire,  dans  toute 
la  région,  la  part  qui  revenait  à  chacune  des  deux  nappes, 
appuyant  ses  observations  sur  des  mesures  d'altitude 
poussées  jusqu'à  une  approximation  d'un  mètre.  11  eut 
ainsi  la  satisfaction  de  reconnaître  qu'une  fois  ce  départ 
effectué,  toutes  le^s  irrégularités  disparaissaient,  chacune. 
des  deux  nappes  montrant,  vers  le  nord,  une  inclinaison 
très  régulière,  et  ses  différents  lambeaux  se  raccordant 
entre  eux  aussi  bien  qu'on  pouvait  le  souhaiter. 

Désormais  il  était  permis  de  regarder  comme  prouvé 
qu'il  s'était  produit  quatre  extensions  glaciaires  au  lieu 
de  trois  !  Bientôt  les  Alpes  orientales,  dans  les  régions 
de  rinn,  de  la  Salzach  et  de  TEnns,  vérifiaient  à  leur  tour 
cette  conclusion,  pendant  qu'en  Suisse  M.  Brûckner  réus^ 
sissait  à  reconnaître  les  quatre  extensions  signalées  par 
M.  Penck. 

Voici  donc  l'état  actuel  de  la  question,  tel  qu'il  est 
résumé  dans  la  belle  publication,  entreprise  sous  les 
auspices  de  la  section  des  alpinistes  de  Breslau  et  qui. 


LA    CHRONOLOGIE   DBS    ÉPOQUES   GLACIAIRES.         Syi 

commencée  en  1901,  en  est  actuellement  à  sa  huitième 
livraison  (i)  : 

Les  quatre  espèces  de  cailloutis  fluvio-glaciaires  du 
massif  alpin  se  divisent  en  deux  séries  bien  distinctes. 

Ceux  de  la  première  s'observent  toujours  sur  les  pla- 
teaux qui  séparent  les  vallées  actuelles,  où  ils  forment 
des  lambeaux  de  nappes^  d'où  le  nom  de  deckenschotter, 
c'est-à-dire  cailloviis  en  nappes  ou  caillouiis  des  plateaux. 
M.  Penck  distingue  le  cailloutis  supérieur  ou  des  hauts 
plateaux,  et  l'inférieur  ou  des  bas  plateaux.  Le  premier, 
dont  les  moraines  sont  presque  complètement  oblitérées, 
est  remarquable  par  Taltération  profonde  que  ses  éléments 
ont  subie.  Les  matériaux  granitiques  y  sont  entièrement 
décomposés.  Ce  cailloutis  s'est  étalé  sur  une  pénéplaine, 
c'est-à-dire  sur  un  avant-pays  alpin  déjà  presque  complè- 
tement aplani  par  l'érosion,  mais  dont  la  topographie  a 
été  depuis  lors  profondément  modifiée,  tant  par  l'étale- 
ment des  nappes  que  par  les  vallées  qui  ont  été  creusées 
dans  leur  masse. 

Le  type  du  cailloutis  supérieur  a  été  choisi  par 
M.  Penck  sur  le  plateau  que  traverse  la  rivière  Gùnz, 
affluent  qui  aboutit  au  Danube  entre  Uim  et  Augsbourg. 
L'invasion  glaciaire  à  laquelle  correspond  cette  nappe  est 
donc  Vépoque  du  Gilnz  ou  le  Gûnzien. 

Le  cailloutis  inférieur,  en  lambeaux  de  nappes  sur  de 
bas  plateaux,  découpés  dans  les  précédents,  et  moins 
altéré  dans  ses  éléments,  a  son  type  sur  le  pays  traversé 
par  la  rivière  Mindel,  qui  aboutit  au  Rhin  un  peu  en  aval 
du  (iùnz.  L'invasion  correspondante  est  celle  de  Vépoque 
du  Mindel  ou  Mindélien. 

Les  cailloutis  de  la  seconde  série  se  distinguent  des 
précédents  par  un  caractère  essentiel.  Ce  n'est  jamais  sur 
des  plateaux  qu'on  les  trouve  étalés.  Ils  s'observent  sou^ 


(1)  Peniîk  et  Briickncr.  Die  Alpen  im  Eiszeitalier,  Leipzijï,  Tauchnitz. 
Voir  aussi  Penck,  Abchiv  fUr  Anthropologie,  1903,  p.  79. 


372  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

la  foi^me  de  terrasses,  aux  flancs  des  vallées  actuelles.  Ce 
sont  des  cailloutis  de  te)^asses,  ou  terrassenschottef^^  par 
opposition  avec  les  caillotUis  de  nappes  ou  dechenschotter. 
Quand  ils  se  sont  déposés,  ces  derniers  étaient  déjà  entail- 
lés par  les  rivières,  qui  devaient  s'approfondir  de  plus  eu 
plus  dans  leur  masse.  D'autre  part,  il  est  toujours  facile 
de  retrouver  les  moraines  auxquelles  se  rattachent  les 
dépôts  en  question. 

De  ces  dépôts  des  terrasses,  les  plus  anciens,  ou  cail- 
loutis des  hautes  ten'asses,  apparaissent  ordinairement  à 
90  ou  100  mètres  au-dessus  du  lit  actuel  des  rivières  cor- 
respondantes. Leur  type  a  été  choisi  aux  flancs  de  la 
vallée  du  Riss,  affluent  de  Flsar.  Ils  correspondent  à 
Vépoque  glaciaire  du  Riss  ou  Rissien. 

Enfin  les  cailloutis  des  basses  terrasses,  entaillés  dans 
les  précédents,  et  situés  cà'3o  ou  35  mètres  au-dessus  des 
cours  d'eau  du  temps  présent,  sont  bien  caractérisés  dans 
la  vallée  du  Wûrm,  rivière  qui,  après  avoir  traversé  le  lac 
de  ce  nom,  vient  se  perdre,  un  peu  au  nord  de  Munich, 
dans  des  marécages  alimentant  à  la  fois  l'isar  et  l'Amper. 
Ils  accusent  la  quatrième  et  dernière  invasion  glaciaire, 
celle  de  Xépoque  du  Wwvn  ou  Wûrtnien. 

Nous  avons  dit  que  les  moraines  du  Gunzien  (celles  du 
deckenschotter  ancien)  sont  presque  entièrement  mécon- 
naissables, tant  l'action  prolongée  des  agents  météoriques 
en  a  modifié  la  composition.  En  revanche,  on  arrive  à 
reconstituer  les  moraines  du  mindélien,  et  mieux  encore 
celles  des  époques  suivantes.  On  constate  alors  que  les 
invasions  du  mindélien  et  du  rissien  se  sont  avancées 
plus  loin  que  celle  du  wûrmien.  Elles  correspondent  aux 
moraines  exteivies  de  l'ancienne  classification,  tandis  que 
seuls  les  dépôts  du  wûrmien  représentent  les  moraines 
inteimes. 

11  est  des  points  où  l'on  peut  encore  reconnaître  la 
présence  simultanée  des  quatre  cailloutis.  Tel  est  le  cas 
dans  la  vallée  du  Rhin,  entre  Schaffouse  et  Bàle,  à  Brugg, 


LA    CHRONOLOGIE    DES   ÉPOQUES    GLACIAIRES.  SyS 

OÙ  ils  s'échelonnent  entre  3o5  et  5oo  mètres  d  altitude, 
tandis  qu'à  Rheinfelden  il  n'y  a  pas  entre  eux  plus  de 
20  à  3o  niètres  de  différence  de  niveau. 

Un  trait  caractéristique  des  cailloutis  des  trois  pre- 
mières invasions  est  que  tous  peuvent  être  recouverts  par 
le  dépôt  limoneux  jaunâtre  connu  sous  le  nom  de  loess, 
et  qui.  calcarifère  à  la  base,  est  décalcifié  et  transformé 
dans  le  haut  en  limon  brun.  Cette  boue,  de  formation 
subaérienne,  est  interglaciaire,  et  si  elle  a  pu  se  former 
dans  les  intervalles  des  diverses  invasions,  c'est  surtout 
entre  la  troisième  et  la  quatrième  qu'elle  paraît  s'être 
développée.  Il  est  certains  dépôts  de  loess  qu'on  voit  nette- 
ment passer  sous  les  moraines  de  l'extension  wûrmienne. 

La  dernière  progression  glaciaire,  celle  du  wûrmien, 
a  laissé  des  traces  si  nettes  que,  non  content  de  recon- 
stituer ses  moraines  extrêmes,  on  peut  entreprendre  de 
démêler  les  oscillations  successives  du  front  des  glaces 
durant  cette  période.  M.  Penck  a  reconnu  quatre  stades 
principaux  de  progression,  qu'il  a  désignés,  en  commen- 
çant par  les  plus  anciens,  sous  les  noms  de  Achen,  Bûhl, 
Gshnitz  et  Daun.  Il  s'est  assuré  de  la  position  que  devait 
occuper,  durant  chacun  de  ces  stades,  la  limite  des  neiges 
persistantes.  Alors  qu'en  moyenne,  pour  les  précédentes 
invasions,  cette  limite  était  descendue  entre  1200  et  i3oo 
mètres  au-dessous  de  sa  position  actuelle,  la  descente 
n'eût  été  que  de  900  mètres  pour  le  stade  de  Bùhl,  de 
600  pour  celui  de  Gschnitz,  enfin  de  3oo  à  400  pour  celui 
de  Daun.  Ainsi,  c'est  par  étapes  que  la  retraite  définitive 
des  glaces  se  serait  produite. 

Dans  l'intervalle  des  invasions  glaciaires,  non  seulement 
la  limite  des  neiges  revenait  à  son  altitude  normale,  mais 
parfois  il  lui  arrivait  de  la  dépasser  sensiblement.  Ainsi, 
entre  le  rissien  et  le  wûrmien,  il  s'est  formé  à  Hôtting  en 
Tyrol,  par  ii5o  mètres  d'altitude,  une  brèche  d'origine 
subaérienne,  contenant  des  restes  végétaux  où  figurent, 
à  côté  de  plantes  vivant  encore  dans  la  contrée,  Rhodo- 


374  REVUK   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

dendron  ponticum  et  Buœus  semperviretis.  Ces  dernières 
formes  sont  nettement  méridionales,  et  il  s'y  associe  un 
Rhammis  très  voisin  d'une  espèce  connue  aux  Canaries. 
Au  Caucase,  la  limite  supérieure  atteinte  par  Rhodo- 
dendf^on  ponitcum  jouit  d'une  température  moyenne  de 
7°  C,  supérieure  de  2  degrés  à  celle  qui  prévaut  aujourd*bui 
à  Hôtting,  et  la  limite  des  neiges  s'y  tient  à  3ooo  mètres. 
soit  à  400  mètres  plus  haut  que  de  nos  jours  aux  environs 
d'Innsbruck.  Donc,  à  l'époque  où  se  formait  cette  brèche^ 
les  glaciers  alpins  ne  pouvaient  manquer  d'être  plus  petits 
qu'aujourd'hui. 

Mais  ici  peutrétre  on  demandera  de  quelle  manière  il 
est  possible  de  reconstituer,  pour  une  époque  donnée,  la 
position  de  la  limite  des  neiges.  Voici  comment  M .  Brûckner 
répond  à  cette  question  (1)  : 

Si,  dans  un  massif,  on  parvient  à  reconnaître,  par  la 
recherche  attentive  des  traces  de  moraines,  ceux  des  plus 
hauts  sommets  qui  ont  dû  porter  de  petits  glaciers,  la 
hauteur  de  ces  sommets  fixera  une  limite  supérieure  pour 
l'altitude  des  neiges  persistantes,  qui,  évidemment  s'éle- 
vait au  moins  jusque-là.  A  côté  de  cela,  la  hauteur  de 
ceux  des  sommets  voisins  qui,  malgré  une  configuration 
propice  à  l'accumulation  des  glaces,  ne  laissent  pas  voir 
de  traces  de  }rlaciei*s,  assigne  à  la  ligne  des  neiges  une 
limite  inférieure,  puisqu'on  peut  affirmer  que  les  neiges 
perpétuelles  ne  descendaient  pas  aussi  bas.  Entre  les  deux 
valeurs  doit  se  trouver  l'altitude  cherchée. 

Conjointement  avec  cette  méthode  qui,  préconisée  par 
J.  F^artsch,  donne  d'excellents  résultats,  une  autre  a  été 
proposée  par  Nf .  Kurowski.  Elle  consiste  à  utiliser  ce  fait 
d'expérience,  que  Valtiiude  moyenne  de  Ut  surface  d'un 
grand  glacier  est  justement  égale  à  celle  de  la  limite  des 
neiges  pour  la  région.  Par  altitude  moyenne,  il  faut 
entendre  le  résultat  de  l'intégration  de  toutes  les  altitudes 

(I)  Hettnbr's  Geographisgre  zeitschript,  10:)4,  p.  570. 


LA   CHRONOLOGIE   DBS    ÉPOQUES   GLACIAIRES.  375 

élémentaires,  évaluées  depuis  le  front  de  la  glace,  recon- 
naissable  à  ses  moraines  terminales,  jusqu'à  la  régipn  des 
névés,  où  cessent  les  moraines  latérales.  M.  Brûckner 
affirme  que,  par  cette  méthode,  on  obtient  une  approxi- 
mation à  cinquante  mètres  près. 

Avant  de  quitter  le  sujet  de  la  limite  des  neiges,  ayons 
soin  d'enregistrer  encore  une  très  importante  remarque 
de  M.  Brûckner.  On  sait  combien  l'extension  glaciaire  a 
été  considérable  en  Suisse  lors  de  la  principale  invasion, 
ainsi  que  le  démontre  la  restitution  des  contours  de  l'an- 
cien glacier  du  Rhône.  Rien  de  semblable  ne  s  étant  pro- 
duit dans  les  Alpes  orientales,  on  a  cherché  à  expliquer 
cette  différence  en  admettant  que,  par  suite  de  la  plus 
grande  proximité  de  la  mer,  source  des  vents  humides  du 
sud-ouest,  la  limite  des  neiges  devait,  en  raison  d'une 
alimentation  plus  abondante,  descendre  à  l'ouest  du  massif 
plus  bas  qu'à  Test. 

Mais  M.  Brûckner  croit  que  la  cause  de  cette  particu- 
larité doit  être  cherchée  dans  l'obstacle  que  le  relief  du 
Jura  opposait  à  l'extension  de  la  glace.  Si  celle-ci  n'avait 
pas  rencontré  la  chaîne  jurassienne,  en  descendant  des 
massifs  de  l'Aar  et  du  Mont  Blanc,  elle  se  serait  étalée 
en  lobes  étendus,  sur  lesquels  l'ablation  se  fût  exercée  de 
façon  normale  et  en  eût  entravé  le  progrès.  Forcée  de 
s'accumuler  contre  la  barrière  montagneuse,  au  point 
d'atteindre  devant  elle  une  épaisseur  parfois  supérieure  à 
un  millier  de  mètres,  avant  de  trouver  une  iSvSue  à  l'ouçst 
par  certains  cols  du  Jura,  la  glace  a  gonflé  de  telle  sorte, 
qu'en  beaucoup  de  points  sa  surface  libre  en  est  arrivée  à 
dépasser  la  limite  des  neiges.  De  la  sorte,  un  état  de 
congélation  permanente  s'est  établi  au-dessus  des  points 
où,  sans  cet  amoncellement,  l'ablation  aurait  empêché 
l'augmentation  d'épaisseur  du  lobe  glaciaire. 

Ainsi,  à  partir  du  moment  où  son  extension  lui  a  fait 
atteindre  le  pied  du  Jura,  le  glacier  du  Rhône  a  dû  deve- 
nir, pour  le  climat  de  la  régioii,  un  facteur  prépondérant. 


r 


376  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

agissant  de  manière  à  y  opérer  un  relèvement  progressif 
de  la  limite  des  neiges. 

De  cette  façon,  tandis  que,  dans  les  Âlpes  orientales, 
le  glacier  de  la  Salzach,  libre  de  se  développer  sans 
obstacles,  n'a  couvert,  lors  du  rissien,  que  5  7o  de  plus 
que  la  surface  qui  devait  être  occupée  plus  tard  par  Tin- 
vasion  wûrmienne,  la  différence  de  superficie,  entre  les 
deux  invasions,  atteint  en  Suisse  3o  7^  au  profit  de  la 
première.  Et  pourtant,  de  Tune  à  l'autre,  et  pour  les  deux 
territoires,  la  même  différence  s  est  maintenue  entre  les 
altitudes  respectives  de  la  limite  des  neiges  ;  c'est-à-dire 
que,  dans  les  Alpes  orientales  comme  en  Suisse,  à  Tépo^ue 
du  rissien,  cette  limite  descendait  à  100  ou  i5o  mètres 
plus  bas  que  plus  tard,  lors  du  wûrmien. 

Mais  revenons  maintenant  à  la  succession  des  phases 
de  l'époque  glaciaire.  Ce  n'est  pas  tout  de  l'avoir  établie 
avec  une  précision  dont  l'exemple  n'avait  pas  encore  été 
donné.  Un  autre  devoir  s'imposait  à  M.  Penck,  celui  de 
dater  ces  alternatives  en  définissant  leur  concordance 
avec  les  divisions  chronologiques  des  temps  quaternaires, 
pendant  lesquels  elles  se  sont  déroulées. 

On  sait  que  la  chronologie  quaternaire  repose  sur 
l'emploi  combiné  de  l'argument  archéologique,  déduit  de 
l'étude  des  produits  de  l'industrie  humaine,  et  de  l'argu- 
ment paléontologique,  fondé  sur  les  variations  de  la  faune, 
spécialement  des  grands  herbivores, durant  le  môme  temps. 

A  ce  point  de  vue,  on  a  coutume  de  distinguer,  au 
début,  une  époque  chelléenne  (i),  où  les  silex,  ti'ès  roulés 
et  grossièrement  taillés  en  forme  de  coup  de  poing  amyg- 
daloïde,  sont  accompagnés  par  les  restes  de  Yéléphant 
antique  et  du  Rhinocéros  Mercki,  espèces  qui,  jointes  aux 
coquilles  caractéristiques  de  cette  phase,  entre  autres  la 
Coj'bîcula  fluminalis,  indiquent  un  climat  plus  chaud  que 

(Ij  De  Cholles-sur-Marne. 


LA   CHRONOLOGIE    DES    ÉPOQUES   GLACIAIRES.  877 

le  climat  actuel  ;  d'où  le  nom  de  faune  chavde,  donné  à 
cet  assemblage  d'animaux. 

Dans  l'époque  suivante  ou  acheuléenne  (i),  le  coup  de 
poing  est  plus  régulièrement  taillé,  plus  petit,  sensible- 
ment moins  roulé,  et  avec  lui  commencent  à  se  montrer 
les  formes  dites  pointe  à  main  et  râcloir,  lesquelles  devien- 
dront plus  fréquentes  avec  l'époque  moustérienne  (2).  La 
faune  acheuléenne  est  plus  froide,  comprenant  des  ani- 
maux à  toison,  tels  que  le  mammouth  {Elephas  primi- 
genius)  et  le  Rhinocéros  tichorhintis.  Ceux-ci  persistent 
dans  la  phase  moustérienne,  où  se  montre  déjà  le  renne 
(Rangifer  tarandus),  en  même  temps  que  les  outils  de 
silex  prennent  des  formes  de  plus  en  plus  lancéolées  (3). 

Un  perfectionnement  de  la  taille  des  silex,  en  forme  de 
feuilles  de  laurier,  caractérise  le  solutréen  (4),  dont  la 
base,  abondante  en  restes  de  chevaux  et  en  rongeurs  de 
steppes,  ne  contient  pas  encore  les  pointes  de  flèches  et 
les  têtes  de  lances  de  la  partie  supérieure.  Alors  apparaît 
lemagdalénien  (5)  typique,époque  des  dépôts  des  cavernes, 
avec  ossements  de  renne  et  instruments  d'os  ou  d'ivoire 
portant  des  gravures  et  des  sculptures  ;  après  quoi  l'humi- 
dité revient,  rendant  la  prédominance  au  c^/. 

Là  finit  le  paléolithique.  Les  dépôts  qui  viendront  après 
appartiendront  au  néolithique  ou  âge  de  la  pien^e  polie, 
précédant  immédiatement  l'époque  actuelle. 

Cette  classification  étant  admise,  le  procédé  à  employer, 
pour  dater  les  cailloutis  glaciaires,  paraît  très  simple  en 
principe.  Il  s'agit  de  rechercher  les  stations  paléolithiques 
situées  dans  le  voisinage  du  massif  alpin,  et  d'établir  leurs 
rapports  de  juxtaposition  ou  de  superposition  avec  les 
divers  cailloutis.  Par  exemple,  si  un  cailloutis  d'âge  ris- 


(1;  De  Saint-Acheul  près  d'Amiens. 

(2)  De  l'abrUsous-roche  du  Mouslier  (Dordojçne). 

(3)  Obermaier,  Archiv  fQr  Anthropologie»  1006,  p.  506. 

(4)  De  Solulré  en  Durdoj^ne. 

(5)  De  La  Madelaine  en  Périgord. 


ijS  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

sien  bien  déterminé  supportait  un  gisement  paléolithiqua 
d'âge  acheuléen,  c'est  que  l'époque  acheuléenne  serait 
postérieure  à  l'invasion  rissienne.  De  même  une  station 
dont  la  surface  se  montrerait  ravinée  par  un  cailloutis 
wûrmien  serait  évidemment  préwûrmienne. 

Malheureusement  les  stations  paléolithiques  du  pour- 
tour des  Alpes  appartiennent  presque  toutes  aux  diverses 
phases  de  l'époque  magdalénienne,  et,  parmi  celles  qu'on 
voit  en  relation  avec  des  cailloutis  définis,  il  en  est  très 
peu  de  plus  anciennes.  Une  seule  a  paru  à  M.  Penck  sus- 
ceptible de  fournir  une  indication  décisive.  Encore  est-elle 
fort  loin  des  Alpes  ;  c'est  la  station  de  Villefranche-sup- 
Saône,  un  peu  en  amont  de  Lyon  et  en  aval  de  Solutré. 
Là  s'observe,  à  une  dizaine  de  mètres  au-dessus  de  la 
rivière,  une  terrasse  d'alluvions  recouverte  de  loess,  et 
où  l'on  trouve,  en  même  temps  que  des  outils  de  type 
moustérien  franc,  un  assez  curieux  assemblage  d'osse- 
ments, offrant  l'association  de  l'éléphant  antique,  même 
de  l'éléphant  méridional,  avec  le  mammouth,  le  rhino- 
céros à  narines  cloisonnées  et  enfin  le  renne. 

La  terrasse  de  ViHefranche,  étant  recouverte  de  loess, 
ne  pouvait  être  qu'interglaciaire,  et  antérieure  au  wûr- 
mien. Seulement  quelle  faune  devait  la  caractériser? 
Évidemment  il  y  avait  remaniement  et  mélange  d'élé- 
ments d'âges  différents.  Mais  lesquels  devaient  être  con- 
sidérés comme  contemporains  du  dépôt  i 

Plusieurs  observateurs  faisaient  remarquer  qu*à  Ville* 
franche  les  débris  de  la  faune  chaude  étaient  caractérisés 
par  leur  état  fragmentaire  et  roulé,  leur  couleur  brune 
et  leur  densité  plus  forte,  attestant  une  fossilisation  plus 
profonde.  C'était  donc  aux  dépens  d'un  dépôt  contenant 
ces  débris  que  le  remaniement  avait  dû  s'opérer,  à  une 
époque  sensiblement  plus  tardive  que  celle  de  l'éléphant 
antique.  Au  contraire,  les  outils  moustériens  étaient  à 
peine  roulés,  offrant  des  arêtes  vives,  et  les  restes  d'ani- 


LÀ    CHRONOLOGIE    DES    ÉPOQUES   GLACIAIRES.         37g 

maux  de  lâ  faune  froide  (mammouth,  rhinocéros  à  peau 
laineuse)  ne  montraient  pas  de  traces  d'usure. 

Cependant  M.  Penck  se  rangea  du  côté  des  partisans 
de  Thypothèse  adverse  et,  regardant  les  restes  de  Télé- 
phant  antique  comme  la  preuve  d'un  retour  de  la  faune 
chaude  avant  le  début  du  wûrmien,  il  admit  que,  dans  le 
dépôt,  les  outils  et  les  fossiles  moustériens  existaient  à 
l'état  remanié.  Le  moustérien  en  place  se  trouvait  ainsi 
reporté  dans  la  phase  interglaciaire  intermédiaire  entre 
le  rissîen  et  le  mindélien.  Il  en  caractérisait  la  fin,  le 
dt'^but,  plus  chaud,  de  la  même  phase  interglaciaire,  cor- 
respondant au  chelléen.  La  phase  de  Villefranche  elle- 
même  aurait  été  suivie  par  la  phase  froide  du  solutréen 
inférieur,  précédant  l'invasion  wûrmienne,  contemporaine 
du  solutréen  supérieur,  le  magdalénien  venant  à  son  tour 
s'enchevêtrer  parmi  les  oscillations  du  wùrmien. 

D'après  cette  solution,  l'humanité  préhistorique  et 
paléolithique  aurait  assisté  successivement  :  l'^à  la  période 
iîitei'glaciaire  du  chelléen  ;  2**  à  l'invasion  rissienne  du 
moustérien  ;  3°  à  la  période  interglaciaire  de  Villefranche  ; 
4°  à  l'invasion  glaciaire  du  wûrmien.  Comme  de  telles 
vicissitudes  impliquent,  selon  toute  vraisemblance,  un 
nombre  d'années  considérable,  il  en  résultait  que  la  civi- 
lisation chelléenne  devait  remonter  à  une  très  haute  anti- 
quité. 

Tel  était  l'état  des  choses  quand,  durant  l'été  de  igoS, 
un  élève  distingué  de  M.  Penck,  M*  Hugo  Obermaier, 
entreprit  l'étude  des  cailloutis  de  la  région  arrosée  par  la 
Garonne  et  l'Ariège.  Déjà,  en  i883,  M.  Penck  avait 
visité  la  contrée,  où  jusqu'alors  on  ne  connaissait  qu'une 
seule  extension  glaciaire  ;  et  le  savant  viennois  avait  mon- 
tré que,  tout  comme  dans  les  Alpes,  il  était  possible  d'en 
distinguer  trois.  A  son  tour,  éclairé  par  l'expérience 
acquise  dans  le  massif  alpin,  M.  Obermaier  (1)  vient  de 

(1)  archiy  fur  Anturopologib,  1906,  p.  299. 


380  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

montrer  que  les  quatre  invasions  pouvaient  être  reconnues 
dans  la  région  sous-pyrénéenne,  et  qu'à  ce  point  de  vue 
il  y  avait  identité  entre  les  deux  massifs. 

De  ces  extensions,  une  seule,  la  dernière,  a  laissé  une 
ligne  bien  reconnaissable  de  moraines,  jouant  un  rôle 
tout  à  fait  semblable  à  celui  des  moraines  irUejmes  dans 
les  Alpes.  Ce  sont,  par  exemple,  les  placages  morainiques 
observés  contre  les  rochers  striés  de  Lourdes.  Les  autres 
invasions  ne  sont  plus  représentées  que  par  des  cailloutis. 
Le  plus  ancien,  correspondant  au  premier  deckenschoitef\ 
s'observe  à  environ  i5o  mètres  au-dessus  des  vallées.  Il 
mérite  le  nom  de  gravie?*  des  plateatuv.  Une  très  bonne 
représentation  de  cette  nappe  se  trouve  dans  les  alluvions 
anciennes  du  plateau  de  Lannemezan,  si  profondément 
altérées,  par  une  longue  exposition  à  l'air,  que  les  anciens 
cailloux  du  dépôt,  devenu  argileux,  ne  se  distinguent  plus 
que  sur  les  cassures  fraîches,  grâce  à  une  différence  de 
couleur  qui  dessine  leur  forme  extérieure.  M.  Boule,  à 
qui  revient  le  mérite  d'avoir  très  bien  discerné  le  carac- 
tère et  l'origine  de  ces  alluvions,  avait  établi  du  même 
coup  que  leur  dépôt,  antérieur  à  l'époque  de  l'éléphant 
antique,  était  d'autre  part  postérieur  au  miocène  supé- 
rieur. 

Le  second  cailloutis  est  assez  difficile  à  suivre  ;  car  il 
est  réduit  à  l'état  de  terrasse,  dominant  de  loo  mètres  le 
lit  de  la  Garonne  actuelle.  A  la  Bastide-Clermont,  cette 
haute  tentasse  a  5  kilomètres  de  largeur.  La  troisième  ou 
moyenne  tentasse  apparaît  à  55  mètres  au-dessus  de  la 
Garonne  et  sa  largeur  est  à  Leguevin  de  1 2  kilomètres. 
Enfin  la  quatrième  ou  basse  (en-asse  accompagne,  vers 
i5  mètres  de  hauteur,  tout  le  cours  de  la  rivière  entre 
Cazères  et  Toulouse.  La  liaison  de  cette  dernière  terrasse 
avec  les  moraines  d'où  elle  dérive  a  été  bien  mise  en 
lumière  en  1894  par  M.  Boule. 

Cela  posé,  tandis  que  les  dépôts  paléolithiques  sont 
très  rares  à  proximité  des  cailloutis  alpins,  les  stations 


LA   CHRONOLOGIE   DES   ÉPOQUES   GLACIAIRES.  38 1 

de  cet  âge  sont  nombreuses  dans  le  bassin  de  la  Garonne, 
OÙ  elles  ont  fait  l'objet  de  fouilles,  de  collections  et  de 
descriptions  classiques,  auxquelles  M.  Obermaier  a  pu 
facilement  se  reporter.  De  cette  comparaison  méthodique 
sont  sorties  les  conclusions  suivantes  (i)  : 

Dans  les  gisements  paléolithiques  de  la  vallée  de  la 
Garonne,  les  outils  sont  en  quartzite,  ce  qui  explique  leur 
taille  plus  grossière,  qui  leur  donne  une  apparence  plus 
ancienne.  Ces  gisements  appartiennent  à  Tacheuléen,  très 
peu  séparé  d'ailleurs  du  moustérien.  Ils  sont  situés  dans 
ou  sur  la  moyenne  terrasse  et  ont  dû  se  déposer  lors  de 
la  phase  terminale  ou  froide  de  la  dernière  époque  inter- 
glaciaire, tandis  que  l'industrie  franchement  moustérienne, 
trouvée  dans  les  grottes  de  Bize  et  de  Minerve,  corres- 
pondrait à  rinvasion  glaciaire  du  wûrmien.  D'ailleurs  le 
moustérien  typique  ferait  complètement  défaut  sur  le  ter- 
ritoire arrosé  par  la  Garonne  et  TAriège,  tandis  qu'on  le 
retrouve,  soit  à  l'ouest  (par  exemple  à  Pouy  dans  les 
Landes),  soit  à  l'est  dans  l'Aude. 

L'importance  de  ces  conclusions  ne  saurait  être 
méconnue  ;  car  il  ne  s'agit  plus  là  d'hypothèses  ni  de 
rapprochements  douteux.  Pour  la  première  fois  (puisque  le  * 
gisement  de  Villefranche  est  susceptible  d'interprétations 
si  discordantes)  que  des  stations  paléolithiques  ont  pu  être 
exactement  datées  par  des  caractères  géologiques,  ces 
constatations  font  ressortir  l'âge  ante-ww^^nien  des  gise- 
ments acheuléens.  Ces  gisements,  caractérisés,  en  outre 
des  outils  d'industrie  humaine,  par  le  mammouth,  le 
-rhinocéros  à  peau  laineuse  et  le  renne,  appartiennent 
à  Tépoque  où  se  déposait  le  loess,  dont  la  formation 
a  terminé  la  dernière  phase  interglaciaire. 

Quant  aux  stations  paléolithiques  de  la  région  toulou- 
saine, qui  reposent  directement  sur  le  terrain  miocène, 
comme  celle  de  l'Infernet,  où  les  outils  continuent  à  être 

(1)  Une  obligeante  communication  de  fauteur  nous  a  permis  d'avoir  con- 
naissance de  la  seconde  partie  de  son  travail  avant  sa  publication  déflnitive. 


38d  REVUE   DES    QUESTIONS   SC1ENT1VIQUB8. 

franchement  acheuléens,  elles  se  trouvent  à  une  si  petite 
hauteur  au-dessus  des  cours  d*eau  actuels,  qu'on  ne  peut 
les  attribuer  raisonnablement  qu*à  Tune  des  phases  termi- 
nales du  quaternaire  (i). 

Reste  la  question  des  gisements  paléolithiques  plus 
récents  que  Tacheuléen.  La  partie  du  travail  de  M.  Ober- 
niaier  qui  les  concerne  n'est  pas  encore  publiée  (2)  ;  mais 
lauteur  a  bien  voulu  nous  faire  connaître  ses  conclusions, 
en  nous  autorisant  pleinement  à  en  faire  usage. 

Pour  lui,  le  moustérien  franc  correspond  à  la  dernière 
extension  glaciaire  (wûrmienne).  A  cette  extension  aurait 
succédé  une  première  période  post glaciaire,  à  laquelle 
répondent  les  gisements  solutréens.  Ensuite  aurait  apparu 
rindustrie  magdalénienne,  laquelle,  ainsi  quon  l'a  bien 
souvent  remarqué,  accuse,  non  pas  le  climat  humide  et 
froid  qui  aurait  été  nécessaire  pour  déterminer  une  pro- 
gression des  glaciers,  mais  un  climat  froid  et  sec,  qui 
devait  contraindre  l'homme  à  se  réfugier  dans  les  cavernes, 
en  favorisant  le  développement  du  renne  et  des  petits 
rongeurs  de  steppes,  jusqu'au  retour  de  l'humidité. 

Il  faut  le  reconnaître  :  ces  nouvelles  assimilations,  fon- 
•dées  sur  des  faits  précis,  vont  déranger  beaucoup  d'idées 
trop  facilement  admises  jusqu'ici.  Bien  que  certains  gise- 
ments, comme  ceux  de  la  Somme  et  de  la  Marne,  nous 
montrent  le  chelléen  et  l'acheuléen  en  contact  immédiat, 
on  avait  mis  une  complaisance  excessive  à  accepter  la 
séparation  absolue  de  ces  deux  époques,  jusqu'à  en  faire 
les  représentants  de  deux  phases  interglaciaires  diffé- 
rentes, séparées  l'une  de  l'autre  par  l'énorme  intervalle 
de  temps  nécessaire  à  l'accomplissement  de  l'invasion  ris- 
sienne.  Pourtant,  à  plus  d'une  reprise,  dans  des  gisements 
non  remaniés,  Téléphant  antique  et  le  mammouth  se  sont 
trouvés  ensemble,  ce  qui  prouve  qu'il  n'y  a  pas  d'abfme 

(1)  Oberniaier,  loc,  cit.,  p.  310. 

i'i)  Geue  publication  a  eu  lieu  entre  la  rédaction  et  la  correction  du  ftrésent 
article. 


LA   CHRONOLOGIE   DBS   ÉPOQUES   GLACIAIRES.         383 

entre  la  faune  chaude  et  la  faune  froide.  En  outre,  les 
outils  acheuléens  ne  diffèrent  pas  assez  de  ceux  du  chel- 
léen  pour  qu'il  soit  vraiment  à  propos  d'intercaler,  entre 
ces  deux  industries,  la  longue  interruption  qui  correspon- 
drait h  la  durée  d'une  invasion  glaciaire  ;  surtout  d'une 
invasion  aussi  importante  que  celle  du  rissien,  la  plus 
considérable  de  toutes. 

Combien  est  plus  simple  la  solution  de  M.  Obermaier, 
faisant  du  chelléen  et  de  l'acheuléen  deux  épisodes  immé- 
diatement successifs,  l'un  chaud,  et  l'autre  froid,  de  la 
dernière  phase  interglaciaire  !  Après  cela  le  moustérien 
franc,  avec  ses  instruments  d'ordinaire  si  profondément 
patines,  comme  s'ils  avaient  subi  de  nombreuses  alterna- 
tives de  gelée  et  de  dégel,  trahirait  l'invasion  wûrmienne, 
à  laquelle  aurait  succédé,  mettant  fin  au  progrès  des 
glaces,  la  phase  des  steppes  du  solutréen,  suivie  par  le 
régime  sec  et  froid  du  magdalénien.  C'est  alors  que  se 
serait  produit  un  retour  d'humidité,  caractérisé  par  les 
dépôts  du  Mas  d'Azil  (Ariège),  avec  lesquels  finit  Tâge 
paléolithique. 

Si  Ton  songe  que,  dans  ces  derniers  temps,  il  ne  man- 
quait pas  d'auteurs  pour  tenter  d'évaluer,  en  centaines 
de  mille  années,  le  temps  qui  avait  dû  être  nécessaire 
pour  le  développement  de  chacune  des  diverses  industries 
paléolithiques (i),  en  les  supposant  séparées  par  de  longues 
interruptions  glaciaires,  on  appréciera  toute  la  valeur  de 
l'avertissement  donné,  par  les  observations  de  M.  Ober- 
maier, à  certains  préhistoriens  trop  pressés  de  conclure 
d'après  des  faits  insuffisamment  démontrés.  Pour  l'instant, 
il  demeure  infiniment  probable  que,  si  l'on  met  à  part  le 
prétendu  homme  éolithique,  dont  la  fortune  momentanée 
semble  aujourd'hui  fort  compromise,  l'humanité  préhis- 
torique n'a  vu  sa  carrière  traversée  que  par  une  seule 


(l)  Une  brochure  a  élé  réceinmenl  publiée  sous  le  litre  :  Douze  cent  mille 
ans  d'humanité. 


r 


384  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

invasion  glaciaire,  accomplie  à  l'époque  où  le  coup  de 
poing  classique  commençait  à  se  lancéoler,  et  où  le  renne 
se  préparait  à  supplanter  définitivement  le  mammouth  sur 
notre  sol.  Sans  doute  cette  invasion  ne  s'est  pas  accomplie 
en  un  jour,  et  a  dû  exiger  un  nombre  assez  considérable 
d'années,  qu'il  faut  ajouter,  pour  connaître  Fâge  de  la 
première  apparition  de  l'homme,  d'abord  à  la  durée  des 
industries  chelléenne  et  acheuléenne,  ensuite  aux  quelques 
milliers  d'années  qui  ont  pu  s'écouler  depuis  la  dernière 
retraite  des  glaces  jusqu'à  nos  jours.  Mais  il  y  a  loin,  sans 
doute,  de  ce  total,  encore  inconnu  pour  l'instant,  aux 
chififres  fantastiques  qu'on  s'était  plu  à  énoncer. 

En  tout  cas  il  est  intéressant  de  constater  qu'au  lieu 
de  reculer  nos  premières  origines  dans  un  passé  de  plus  en 
plus  lointain,  l'habile  et  consciencieuse  étude  de  M.  Ober- 
maier  apporte  des  arguments  considérables  en  faveur  d'une 
notable  réduction  des  évaluations  précédemment  admises. 

A.  DE  Lapparbnt. 


LE 

PROBLÈME  DE  L'ALIMENTATION 

PHYSIOLOGIE  ET  PRATIQUE  DES  RÉGIMES  iUlENTAIRES 


Dans  les  maladies  chroniques,  les  prescriptions  d'hy- 
giène et  de  diététique  ont  une  importance  au  moins  égale 
à  celle  des  prescriptions  médicamenteuses.  «  Le  régime 
et  le  repos  contribuent  souvent  autant  et  plus  que  les 
drogues  médicinales  à  rendre  la  santé  aux  malades  »»  (i). 
Le  médecin  ne  saurait  donc  entrer  dans  trop  de  détails 
pour  tout  ce  qui  touche  à  l'alimentation  de  ses  malades, 
et  ceux-ci  d'ailleurs  lui  seront  reconnaissants  de  régler 
minutieusement  un  régime,  à  la  condition  que  ce  régime 
ne  soit  pas  trop  difficile  à  suivre. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  les  malades  atteints  de 
quelque  affection  chronique  qu'il  y  a  grand  intérêt  à  faire 
observer  une  bonne  hygiène  alimentaire  ;  c'est  aussi  par 
les  individus  sains  qui  commettent  chaque  jour  trop  de 
fautes  contre  cette  hygiène.  La  médecine  tend  aujourd'hui 
à  prévenir  plus  qu'à  guérir,  et,  comme  le  dit  fort  bien  le 
professeur  Landouzy,  nous  devons  «  nous  montrer  cura- 
teui's  à  la  santé,  éducateurs  en  santé,  enseignant,  par 
l'hygiène  alimentaire  mise  à  la  portée  de  tous,  comment 
chacun  doit  mieux  manger  pour  mieux  vivre  »»  (2). 

(1)  Gautier,  L* alimentation  et  les  régimes  chez  Vhomme  sain  et  chez 
les  malades. 

[t]  H.  Landouzy  et  M.  Labbé,  Enquête  sur  (^alimentation  d* une  cen- 
taine d'ouvriers  et  d'employés  parisiens.  Paris,  Uasson,  1905. 

ni«  SltlRIK  T.  X.  25 


r 


386  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Pour  arriver  à  ce  but  de  vulgariser  l'hygiène  alimen- 
taire, nous  ne  manquons  pas  de  documents,  et  Ton  peut 
dire  que  toute  l'étude  théorique  et  chimique  de  l'alimen- 
tation a  été  suffisamment  faite.  Malheureusement,  ce  qui 
est  plus  difficile,  c'est  de  ramener  à  des  formules  simples, 
faciles  à  comprendre  et  à  retenir,  les  résultats  fournis 
par  tant  de  remarquables  travaux,  c'est  en  un  mot  de 
passer  de  la  théorie  à  la  pratique  de  l'hygiène  alimentaire. 

La  nécessité  du  régime  alimentaire  est  admise  par  tous. 
Le  jour  n'est  pas  éloigné  où  les  médecins  formuleront 
le  régime  alimentaire,  comme  ils  formulent  les  prescrip- 
tions pharmaceutiques.  Mais  la  formule  est  incomi)lète  si 
elle  n'est  pas  accompagnée  des  directions  nécessaires.  En 
d'autres  termes,  après  avoir  indiqué  au  malade  les  ali- 
ments permis  et  défendus,  il  faut  le  mettre  à  même  de  se 
conformer  facilement  à  ce  régime. 

Nous  étudierons  d'abord  les  principes  généraux  qui 
doivent  diriger  l'alimentation  de  l'individu  dans  l'état  de 
santé. 

Nous  passerons  ensuite  en  revue  quelques-uns  des 
régimes  alimentaires  préconisés  dans  les  maladies  chro- 
niques. 

Ayant  ainsi  en  main  les  données  du  problème,  nous 
aborderons  le  domaine  délicat  de  la  pratique,  et  nous 
rechercherons  quels  sont  les  procédés  à  la  fois  les  meil- 
leurs et  les  plus  simples  pour  suivre  les  régimes  alimen- 
taires. 

I.    PHYSIOLOGIE    DE   l' ALIMENTATION 

Le  but  de  l'alimentation  est  de  contribuer  à  réparer  les 
pertes  de  l'organisme  et  de  produire  dans  les  tissus  de  la 
chaleur  et  de  l'énergie.  Pour  réparer  les  pertes  de  l'orga- 
nisme et  l'usure  journalière  de  nos  tissus,  il  nous  faut  des 
albumines,  de  la  graisse,  de  l'eau  et  des  sels  minéraux. 

Les  aliments  producteurs  de  chaleur  et  d'énergie  sont 


LE   PROBLÈME   DE    l'aLIMENTATION.  887 

surtout  les  graisses  et  les  hydrates  de  carbone  ;  les  deux 
tiers  environ  de  notre  alimentation  sont  employés  à  la 
production  de  chaleur,  la  quantité  d'énergie  dont  nous 
avons  besoin  varie  pour  chaque  individu  selon  le  travail 
qu'il  accomplit. 

Ainsi  donc,  nous  utilisons  pour  notre  alimentation  de 
l'eau,  des  sels  minéraux  (chlorure  de  sodium,  sels  cal- 
caires, potassiques,  sels  de  fer)  et  trois  grands  groupes 
d'aliments  :  albuminoïdes,  graisses,  hydrates  de  carbone. 
On  a  calculé  les  différentes  quantités  de  ces  aliments  qui 
doivent  être  consommées  chaque  jour  et  dans  différentes 
circonstances  :  repos,  travail  musculaire  modéré,  travail 
de  force. 

Pour  l'adulte  au  repos,  M.  Gautier  fixe  comme  il  suit 
la  ration  d'entretien  : 

Albuminoïdes.  .  .110  gr.  produisant  523  calories 
Graisses     ....     70     »»  »»  681        »» 

Hydrates  de  carbone.  422     »  »  1781        » 

Soit  au  total  :     2g85  calories 

La  quantité  d'albuminoïdes  et  de  graisses  peut  être 
réduite,  à  la  condition  d'augmenter  celle  des  hydrates  de 
carbone,  par  exemple  : 

Albuminoïdes  ...  78  gr.  produisant  828  calories 
Graisses     .     .     .     .     5o     »  »  465       n 

Hydrates  de  carbone.  488     >»  »  2007       9 

Soit  au  total  :     2800  calories 

Pour  un  homme  adulte,  fournissant  un  travail  moyen. 
Voit  est  arrivé  aux  chiffres  suivants  : 

Albuminoïdes.  .  .  118  gr.  produisant  56i  calories 
Graisses     ....     56     »»  »»  544       » 

Hydrates  de  carbone.   5oo     y»  »  2110       » 

Soit  au  total  :     32 1 5  calories 


I 


$^  REVDB   DES   QUESTIONS   SCIBNTIVIQUBS. 

D'api^ès  Munk  et  Ëwald,  la  quantité  d'albumine  incii- 
quée  par  Voit  est  trop  considérable,  et  loaà  no  grammes 
sont  suffisants. 

Enfin,  rhomme  adulte  soumis  à  un  travail  pénible  doit- 
consommer  chaque  jour,  d'après  Gautier  : 

Albuminoïdes  .     .     .    167  gr,  produisant     691  calories 
Graisses     ....     71     »»  »»  666       » 

Hydrates  de  carbone.  692     r»  r»  2887       " 

Soit  au  total  :     4194  calories 

Tous  ces  chiffres  n'ont  naturellement  qu'une  valeur  très 
relative  ;  ils  ont  été  calculés  d'après  des  moyennes  d'ali- 
mentation d'un  grand  nombre  d'individus  ;  ils  ne  peuvent 
servir  que  de  point  de  repère. 

Landouzy  et  Labbé  indiquent  dans  le  tableau  suivant 
le  besoin  de  l'organisme  en  calories  : 

Par  kilogramme 
corporel. 
Pour  un  sujet  à  existence  sédentaire     .     .     35  calories. 
Pour  un  sujet  eflFectuant  un  travail  muscu- 
laire modéré  .     .     .     • 40        » 

Pour  un  sujet  eflfectuant  un  travail  de  force    48        « 

Ainsi  un  homme  du  poids  de  60  kilogrammes,  effec- 
tuant un  travail  musculaire  modéré,  aura  besoin  de 
60  X  40  =  2400  calories.  On  voit  que  les  chiffres  ainsi 
obtenus  sont  inférieurs  à  ceux  que  fournissent  les  tableaux 
de  Gautier,  de  Voit,  de  Munk  et  Ewald. 

Ces  tableaux  nous  montrent  que  la  quantité  de  calories 
dégagées  par  un  aliment  dans  l'organisme  est  très  variable 
suivant  la  nature  de  cet  aliment,  et  cette  notion  est  fon- 
damentale en  hygiène  alimentaire.  On  peut  admettre  avec 
Atwater  que  : 

1  gr.  d'albumine  dégage 3  cal.  68 

1  gr.  de  graisse  dégage 8  cal.  65 

i  gr.  d'hydrate  de  carbone  dégage  ....     3  cal.  88 


LB   PROBLÈME  DE   l'aLIMBMTâTION. 


389 


Munk  et  Ewald  (i)  donnent  des  chifïres  un  peu  plus 
élevés  ;  d'après  eux  : 

1  gr.  d  albumine  dégage 4  cal.  i 

1  gr.  de  graisse  dégage 9  cal.  3 

1  gr.  d'hydrate  de  carbone  dégage    ....     4  cal.  1 

Connaissant  le  chiffre  de  calories  dont  nous  avoas 
chaque  jour  besoin  et  connaissant,  d'autre  part,  la  quan- 
tité  de  calories  dégagée  par  un  gramme  de  substance 
fondamentale  (albuminoïdes,  graisse,  hydrate  decarbaoe), 
il  ne  nous  reste  plus  qu'à  rappeler  la  composition  4e 
quelques  aliments  usuels  et  leur  teneur  en  ces  substarnoes 
fondamentales,  pour  avoir  en  main  touies  les  données  du 
problème  de  l'alimentation. 

Nous  avons  réuni  dans  ce  tableau  la  taoïeur  de  jqob 
aliments  usuels  en  albuminoïdes,  graisses  et  hydrates  de 
carbone. 


Albumine 
Pour  iOO 


Lait  de  vache 

Œuf  de  poulel 

Viande  de  bœuf 

Viande  de  veau 

Viande  de  mouton 

Jambon  fumé 

Volaille 

Saumon 

Haricots 

Petits  pois    . 

lentilles 

Pommas  de  terre 

Riz 

Raisins  mûrs 

Sucre  . 

(Gruyère 

Pain     . 


5gr. 

20  gr. 
19  gr. 
17  gr. 
25  gr. 
22  gr. 

21  gr. 

24  gr. 

22  gr. 

25  gr. 
Igr. 

7gr. 
•  gr. 


7fcegr.2 

8 

9 

1 


30 

9 

7 

5 

5 

6 

49 


Graisse 
P^ur  100 

S^Bgr. 

3gr.  4à4gr. 

Igr.  5 

Ogr.8 

5gr.8 
34  gr.  03 

1  gr. 
12  gr.  72 

Igr.  6 

igr.  8 

Igr.  9 

Ogr.2 

Ogr.  6 

29gr.  75 


flydrate  de  carbone 
Pour  100 

3gr.8 


49  gr. 
52  gr.  4 
53gr.5 
20  gr. 
78  gr. 
14  gr. 
99gr.3 


29  gr.  „ 

6  gr.  2  à  7  gr.  1         0  gr.  2  à  0  gr.  4       51  gr.  1  à  51^ 


Il  résulte  de  la  lecture  de  ce  tableau  que,  parmi  les 
aliments  fortement  albumineux,  il  fistut  citer  le  gruyère, 

(1)  Munk  et  Ewald,  Traité  de  diététiques,  d*après  la  3^  édition  par  Hey- 
mans  et  MaMin.  Paris,  Gtrré  et  fla«d,  t89T. 


n 


SgO  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

le  jambon  fumé,  les  lentilles,  haricots  et  petits  pois,  puis 
la  viande  de  boucherie,  tous  ces  aliments  contenant  plus 
de  20  p.  100  d'albumine.  Les  aliments  gras  sont  le  jam- 
bon fumé,  le  gruyère,  le  saumon.  Enfin  les  aliments  les 
plus  riches  en  hydrates  de  carbone  sont  le  sucre,  le  riz, 
les  lentilles,  le  pain,  les  haricots,  les  pommes  de  terre, 
les  raisins. 

De  cette  constatation,  nous  pouvons  tirer  des  indications 
précieuses  pour  nos  régimes  alimentaires.  En  eflTet,  ce 
serait  trop  demander  que  de  vouloir  calculer  avec  préci- 
sion la  quantité  d'aliments  pouvant  fournir  à  l'organisme 
le  chiffre  de  calories  qui  lui  sont  nécessaires  ;  on  ne  sau- 
rait exiger  de  pesées  minutieuses  pour  chaque  ration  de 
viande  ou  de  légumes.  Mais  nous  avons,  tout  au  moins, 
à  la  seule  lecture  de  ce  tableau,  la  notion  immédiate  que 
les  aliments  qui  ont  nos  préférences  et  qui  paraissent  le 
plus  souvent  sur  nos  tables  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui 
nous  peuvent  fournir  le  maximum  pour  réparer  nos  tissus 
ou  entretenir  notre  chaleur  et  notre  énergie  ;  alors  que 
d'autres  aliments,  au  contraire,  qui  pourraient  nous  être 
des  plus  utiles,  n'occupent  qu'une  trop  petite  place  dans 
nos  régimes  aussi  bien  à  l'état  sain  que  dans  les  maladies 
chroniques. 

Landouzy  et  Labbé,  ayant  étudié  l'alimentation  des 
ouvriers  parisiens,  ont  bien  montré  qu'elle  était  «*  d'ordi- 
naire irrationnelle,  qualitativement  ou  quantitativement 
insuflBisante,  relativement  dispendieuse  et  souvent  insa- 
lubre « .  Les  travailleurs  parisiens  mangent  trop  de  viande, 
pas  assez  de  légumes,  de  pâtes,  de  féculents  et  de  sucre  ; 
ils  boivent  trop  de  boissons  alcooliques.  Les  ouvrières  ne 
mangent  pas  assez  et  font  dans  leurs  menus,  une  trop 
large  place  aux  crudités  et  aux  condiments. 

Ces  mêmes  auteurs, examinant  successivement  les  divers 
types  d'aliments  usuels,  font  les  remarques  suivantes,  qui 
ont  une  grande  importance  pratique  sur  laquelle  nous  ne 
saurions  trop  insister  :  les  soupes  ont  un  premier  avan- 


LE    PROBLÈME    DE    L  ALIMENTATION.  SqI 

tage,  de  donner  une  sensation  de  chaleur  et  de  bien-être 
qui  dispose  favorablement  pour  le  reste  du  repas  ;  de  plus, 
par  les  légumes,  les  légumineuses  et  le  pain  qu  elles  ren- 
ferment, elles  fournissent  à  l'organisme  beaucoup  d'éner- 
gie sous  une  forme  facilement  assimilable.  La  viande 
nest  pas  indispensable,  c'est  un  aliment  très  coûteux, 
donnant  relativement  peu  de  calories  ;  les  travailleurs  et 
les  ouvriers  ont  donc  tout  intérêt  à  restreindre  leur 
consommation  en  viande.  Par  contre,  les  légumes  secs 
(lentilles,  haricots,  pois)  sont  «  des  réservoirs  considé- 
rables d'énergie  et  de  calorique,  aussi  sains  que  peu  coû- 
teux « .  De  même  les  pâtes  alimentaires,  nouilles,  mcica- 
ronis,  semoules,  riz.  Les  gâteaux,  biscuits,  entremets,  qui 
contiennent  du  sucre,  de  la  farine,  des  œufs,  du  beurre 
ou  de  la  graisse,  ont  une  valeur  alimentaire  considérable 
et  ne  doivent  pas  être  considérés,  ainsi  qu'on  le  fait  trop 
volontiers,  comme  des  friandises.  Enfin  le  sucre  est  un 
t;y'pe  d'aliment  énergétique  et  économique.  Pour  ce  qui  est 
des  boissons,  le  vin  peut  être  pris  en  quantité  modérée  ; 
la  bière  est  une  boisson-aliment  nourrissante  et  peu  alcoo- 
lisée. "  Boire  beaucoup  de  vin,  manger  beaucoup  de 
viande  sont  deux  grandes  erreurs  répandues  partout  et 
dans  tous  les  milieux  >»  (Landouzy). 

Pour  être  un  peu  difierente,  les  fautes  contre  l'hygiène 
alimentaire  habituellement  commises  dans  la  classe  aisée 
ou  riche  ne  sont  pas  moins  nombreuses.  La  quantité 
d'aliments  est  alors  généralement  trop  considérable,  et  la 
surcharge  alimentaire  porte  aussi  bien  sur  les  albuminoïdes 
que  sur  les  graisses  et  les  hydrates  de  carbone.  De  plus, 
on  mange  beaucoup  trop  de  viande  ;  et  Munk  et  Ewald 
conseillent  de  ne  pas  prendre  plus  de  yS  p.  loo  de  la 
ration  d'albumine  dans  la  nourriture  animale.  Cette  pro- 
portion est  très  souvent  dépassée.  Le  Parisien  mange  en 
moyenne  plus  de  260  grammes  de  viande  par  jour,  et 
ce  chiffre  peut  être  doublé  pour  les  citadins  riches  et 
inoccupés  ;  M.  Gautier  a  pu  écrire  :  «  Je  ne  doute  pas  que 


392  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIPIQUBB. 

la  dégénérescence  qu'on  a  remarquée  dans  beaucoup  de 
familles  aisées  ne  tienne  particulièrement  à  ralimentation 
presque  exclusivement  carnée.  » 

La  qualité  des  aliments  laisse  aussi  souvent  à  désirer, 
en  ce  sens  qu'on  fait  abus  des  épices»  des  condiments.  Il 
faut  aussi  signaler  l'abus  des  aliments  riches  en  toxines, 
tels  que  gibier,  viandes,  faisandées.  Enfin  le  mode  d'inges- 
tion et  l'ordonnance  des  repas  sont  habitueUement  assex 
critiquables. 

Il  est  d'usage,  en  France,  de  faire,  outre  le  petit  déjeuner 
du  matin,  deux  grands  repas  auxquels  s'ajoute,  surtout  pour 
les  femmes  et  les  enfants,  un  goûter  ou  collation.  Cette 
distribution  des  repas  est  assez  rationnelle.  Cependant  une 
tendance  fâcheuse,  surtout  à  Paris,  est  de  retarder  de  plus 
en  plus  rbeure  du  diner.  Jadis,  le  déjeuner  avait  lieu  vers 
onze  heures  et  le  dîner  vers  six  heures.  Le  dîner  tardif  est 
certainement  une  habitude  défectueuse.  Souvent  aussi  le 
repas  du  soir  est  trop  copieux.  Munk  et  Ewald  conseillent 
de  prendre  au  repas  de  midi  la  moitié  de  la  ration  jour- 
nalière, l'autre  moitié  étant  répartie  entre  le  petit  déjeuner 
du  matin  et  le  repas  du  soir,  celui-ci  devant  être  au  moins 
le  double  de  celui-là. 

Cette  règle  n'est  pas  observée  par  les  commerçants,  les 
industriels,  par  toutes  les  personnes  très  occupées  qui  font 
un  repas  rapide  vers  le  milieu  du  jour  et  reportent  au  soir 
le  repas  principal. 

Les  gens  que  leurs  goûts  ou  leurs  obligations  sociales 
forcent  à  de  fréquents  «  dîners  en  ville  »  se  condamnent 
ainsi  à  une  hygiène  déplorable.  Le  repas  a  lieu  rarement 
avant  huit  heures  et  se  termine  vers  dix  heures.  Nourri- 
ture très  azotée,  trop  riche,  trop  abondante,  séjour  pro- 
longé dans  une  atmosphère  surchauffée  ;  retour  le  plus 
souvent  en  voiture,  c'est-à-dire  sans  avoir  fait  le  moindre 
exercice. 

Beaucoup  d'autres  facteurs  interviennent,  qui  peuvent 
contribuer,  et  dans  une  mesure  importante,  à  rendre  une 


LE   PROBLÈME   DE    L  ALIMENTATION.  3g3 

alimentation  (supposée  quantitativement  la  môme)  hygié- 
nique ou  au  contraire  défectueuse.  Sans  parler  des  falsi- 
fications alimentaires,  notons  seulement  combien  la  pré- 
paration des  aliments  et  Fart  culinaire  ont  une  grande 
importance.  Des  aliments  bien  cuits,  agréablement  pré- 
sentés, sont  beaucoup  mieux  digérés  et  par  suite  fournissent 
le  maximum  de  rendement  ;  les  travaux  de  Pawlow  ont 
montré  le  rôle  des  excitations  sensitives,  gustatives  et 
autres  sur  les  sécrétions  du  tube  digestif  et  de  ses  annexes  ! 

Un  rep.as  doit  schématiquement  se  composer  d'une  sub- 
stance peptogène,  par  exemple,  bouillon,  hors-d'œuvre, 
ragoût  ;  d'une  substance  nutritive  et  réparative,  telle  que 
viande,  poissons,  œufs,  féculents  ;  enfin  d'une  substance 
auxiliaire  (légumes  verts,  salades,  fruits)  (i).  La  plupart 
de  ces  aliments  sont  cuits  ;  en  effet,  la  cuisson  offre  plu- 
sieurs avantages  :  pour  la  viande,  elle  développe  son 
arôme  et  sa  saveur  ;  elle  hydrate  les  légumes,  fait  éclater 
les  grains  d'amidon,  les  transformant  en  dextrine  et  en 
sucres  ;  enfin  elle  aseptise  les  aliments.  La  cuisson  des 
viandes  nécessite  des  soins  tout  spéciaux  :  elle  doit  être 
poussée  plus  ou  moins  loin  selon  l'espèce  de  viande.  En 
principe,  les  aliments  doivent  être  pris  chauds  et  les 
boissons  fraîches  ;  un  repas  entièrement  froid  rend  diffi- 
ciles la  liquéfaction  des  gélatines  et  des  graisses  et  par 
suite  leur  bonne  digestion. 

La  quantité  de  boisson  permise  à  chaque  repas  est  très 
variable  selon  les  régimes  institués  pour  les  maladies 
chroniques  ;  nous  aurons  à  revenir  sur  ce  point.  Mais 
pour  les  individus  sains,  on  est  peu  d'accord  sur  l'in- 
fluence des  boissons  liquides  vis-à-vis  des  sécrétions 
digestives  et  par  suite  sur  la  quantité  qu'on  peut  per- 
mettre sans  inconvénients.  On  a  prétendu  que  l'eau  dimi- 
nuait le  titre  acide  du  suc  gastrique;  il  n'en  est  rien,  les 
boissons  chaudes  ou  froides  prises  modérément  provoquent 

(1)  Laumonier,  Hygiène  de  V alimentation. 


3g4  REVUB   DES    QUESTIOx>fS   SCIENTIFIQUES . 

et  augmentent  plutôt  qu  elles  ne  diminuent  la  sécréiion 
gastrique. 

11  est  aussi  très  utile,  pour  établir  un  régime  rationnel, 
de  connaître  au  moins  approximativement  le  poids  moyen 
de  quelques  portions  usuelles  et  la  contenance  de  certaines 
mesures  domestiques,  un  verre,  une  tasse. 

Voici  quelques  renseignements  donnés  à  ce  sujet  par 
M.  Pascault  (i)  : 

Une  côtelette  pèse  5o  grammes  ;  un  bifteck  moyen,  80 

à  90  grammes. 

Une  assiette  creuse  pleine  jusqu'au  bord  contient  25o 

à  3oo  ce. 

Un  verre  à  liqueur 25  ce. 

Un  verre  à  bordeaux 5o  » 

Un  grand  verre 1 5o  à  200  » 

Une  tasse  à  café 100  » 

Une  tasse  à  thé 1 20  » 

Une  tasse  à  chocolat 200  à  25o  » 

Un  bol  moyen 25o  à  3oo  • 

Un  médecin  qui  formule  une  ordonnance  de  pharmaco- 
logie s'attache  toujours  à  prescrire  des  mesures  domes- 
tiques :  c'est  ainsi  qu'il  n'ordonne  point  de  prendre  tel 
poids  d'un  médicament,  mais  une  ou  deux  cuillerées.  Il 
pourrait  en  être  de  môme  pour  la  formule  d'un  régime 
alimentaire.  Les  chiffres  ci-dessus  ne  sont  qu'approxima- 
tifs, mais  ils  rendent  service  dans  la  pratique,  en  four- 
nissant une  base  pour  fixer  le  taux  d'un  régime  avec  une 
exactitude  relative. 


II.  RÉGIMES  ALIMENTAIRES   DANS  LES  MALADIES  CHR0NIQUR8 

Toutes  ces   notions  d'hygiène   alimentaire,    tous  ces 
détails  sur  nos  aliments  usuels  et  leur  valeur,  vont  nous 

{\)  L.  Pascault,  Alimentation  et  hygiène  de  V arthritique,  Paris.  1905. 


LE    PROBLÈME    DE   l'aLIMENTATION.  SqS 

permettre  de  mieux  apprécier  les  principaux  régimes 
habituellement  prescrits  au  cours  des  maladies  chroniques. 
Ces  régimes,  en  effet  —  exception  faite  toutefois  pour 
l'obésité  —  doivent  assurer  au  malade  uîie  alimentation 
suffisante  pour  réparer  ses  tissus  et  entretenir  sa  chaleur 
et  son  énergie  ;  mais  le  choix  des  aliments  permis  doit 
d  autre  part  s'inspirer  des  indications  fournies  pai'  le  fonc- 
tionnement défectueux,  soit  de  la  nutrition  en  général, 
soit  du  tube  digestif,  du  foie,  des  reins,  etc. 

Il  va  de  soi  qu'un  régime  formulé  dans  une  maladie  ne 
saurait  être  absolu.  C'est  plutôt  une  règle  générale  sou- 
mise à  variations  dans  chaque  cas  particulier,  et  que 
l'âge,  l'état  social,  la  constitution,  les  habitudes  mêmes 
du  sujet  feront  souvent  modifier. 

Obésité,  —  Parmi  les  maladies  de  la  nutrition  l'obésité 
est  une  de  celles  dans  lesquelles  le  régime  constitue 
presque  toute  la  thérapeutique;  les  régimes  proposés  sont 
d'ailleurs  très  nombreux,  et  nous  n'avons  pas  la  préten- 
tion de  les  citer  tous.  Ils  reposent  sur  les  mêmes  prin- 
cipes :  ne  permettre  qu'une  quantité  d'aliments  inférieure 
à  la  ration  d'entretien  :  réduire  plus  ou  moins  la  quantité 
des  boissons. 

Régime  de  Dancel  :  C'est  un  régime  sec,  avec  ration- 
nement des  boissons  et  nourriture  constituée  par  des 
aliments  peu  hydratés. 

Régime  d Harvey-Banting  :  Il  consiste  dans  la  dimi- 
nution des  graisses  et  des  hydrates  de  carbone.  Les 
albuminoïdes  sont  donnés  en  grande  quantité  ;  l'obèse 
peut  boire  i  litre  à  i  litre  et  demi  de  liquides. 

Régime  d'Ebstein  :  C'est  un  régime  riche  en  graisses, 
avec  réduction  légère  des  matières  albuminoïdes  et  dimi- 
nution très  considérable  des  hydrates  de  carbone  (40  gr. 
au  lieu  de  400 ■.  Lyon  (1)  fait  remarquer  que  ce  régime 

(i)  Lyon,  Traité  élémentaire  de  clinique  thérapeutique. 


396  RKVUB   DBS   QUESTIONS   8CIBNTIFIQUBS . 

est  irrationnel,  Tingestion  de  graisse  supprimant  Tappétit 
et  créai)t  une  dyspepsie  difficile  à  guérir. 

Régùne  (ÏOei^têl  :  Ce  régime  est  basé  sur  la  réduction 
des  boissons.  Voici  les  menus  d'Oertel  : 

Le  matin  :  1 5o  grammes  de  thé  ou  de  café  au  lait  ; 
75  grammes  de  pain. 

A  midi  :  1 10  à  120  grammes  de  viande  rôtie  ou  bouil- 
lie ;  poissons  maigres,  salade  et  légumes;  quelquefois  des 
farineux  (5o  à  100 gr.)  ;  100  à  200  grammes  de  fruits; 
25  grammes  de  pain.  Pas  de  boissons  ;  exceptionnelle- 
ment 1 5  à  25  centilitres  de  vin  léger. 

Au  goûter  :  une  tasse  de  café  ou  de  thé. 

Le  soir  :  un  ou  deux  œufs  à  la  coque,  i5o  grammes  de 
viande,  25  grammes  de  pain,  fromage  ou  fruits,  l5  %25 
centilitres  de  vin  coupé. 

A  ce  régime,  très  sévère  et  difficilement  suivi  par  las 
malades,  Oertel  ajoute  la  cure  de  terrain  et  les  exercices 
gradués,  tels  qu*il  les  a  conseillés  pour  les  cardiaques. 

Régvne  de  Schweningef^  :  11  est  encore  plus  sévère  et 
ne  peut  guère  être  suivi  que  dans  un  établissement  spécid. 
L*obèse  y  fait  cinq  repas  par  jour«  mais  très  peu  abon- 
dants, et  desquels  sont  bannis  le  pain,  la  graisse,  le  sucnii 
le  lait,  le  vin  et  la  bière.  Le  régime  est  complété  par  des 
massages  et  des  bains  chauds. 

Régvne  cCAlbe7^t  Robin  :  Albert  Robin  interdit  ]e8 
farineux,  les  graisses,  les  sucres,  et  diminue  beaucoup  la 
ration  du  pain. 

A  8  heures  du  matin  :  1  œuf  à  la  coque,  ao  gramiw» 
de  viande  maigre  ou  de  poisson,  10  grammes  de  pais, 
une  tasse  de  thé  sans  sucre. 

A  1  o  heures  du  matin  :  2  œufs  à  la  coque,  5  grammes 
de  pain,  i5o  centimètres  cubes  d*eau  et  de  vin,  ou  de  tJié 
sans  sucre. 

A  midi  :  viande  froide  à  volonté,  salade  au  cresson, 
5o  grammes  de  pain  au  plus«  fruits  x^rus,  im  varre  d'« 
rougie,  une  tasse  de  thé. 


LE   PROBLÈME   DE   l' ALIMENTATION.  Sgj 

A  4  heures  du  soir  :  thé  léger  sans  sucre. 

A  7  heures  du  soir  :  i  œuf  à  la  coque,  loo  grammes 
de  viande  maigre  ou  de  poisson,  lo  grammes  de  pain,  une 
tasse  de  thé. 

En  recherchant  le  rapport  d'azote  de  l'urée  à  l'azote 
total  des  urines,  Albert  Robin  distingue  les  obèses  à 
nutrition  exagérée  avec  assimilation  trop  active  et  les 
obèses  à  assimilation  insuffisante  ;  aux  premiers,  il  res- 
treint la  quantité  de  liquide  permise,  tandis  qu'aux  seconds 
il  conseille  d'absorber  une  grande  quantité  de  liquide. 

Tous  ces  régimes  prescrits  aux  obèses  doivent  être 
naturellement  modifiés  selon  les  indications  fournies  par 
l'examen  complet  du  malade.  Il  serait  même  possible, 
d'après  G.  Leven  (i),  de  faire  maigrir  un  obèse  tout  en 
le  laissant  manger  à  sa  faim,  boire  à  sa  soif  et  sans  lui 
imposer  aucun  surmenage  physique  ;  d'après  Leven,  l'obé- 
sité survient  quand  le  système  nerveux  régulateur  du 
poids  ost  troublé  dans  son  fonctionnement  et  n'est  plus 
apte  à  maintenir  la  fixité  du  corps.  La  cause  la  plus  fré- 
quente de  ces  troubles  dans  le  mécanisme  régulateur  du 
poids  est  la  dyspepsie  ;  et  la  première  chose  à  faire,  en 
présence  d'un  obèse,  est  de  soigner  cette  dyspepsie. 

GotUte,  —  Le  régime  alimentaire  joue  un  grand  rôle 
dans  le  traitement  de  la  goutte,  et  ««  le  goutteux  qui  se 
médicamente,  sans  s'astreindre  aux  prescriptions  relatives 
à  l'alimentation  et  à  l'hygiène  générale,  ne  peut  retirer 
aucun  bénéfice  de  son  traitement  »»  (Lyon).  Mais,  comme 
le  fait  remarquer  très  judicieusement  M.  Oettinger  (2), 
on  ne  saurait  préciser  d'une  façon  exacte  quels  sont  les 
aliments  permis  et  défendus  aux  goutteux  ;  on  ne  peut  que 
poser  des  règles  générales,  car  tous  les  goutteux  ne  se 
ressemblent  pas  entre  eux,  et  ce  qui  réussit  chez  l'un  peut 
chez  un  autre  provoquer  une  attaque  de  goutte. 

(1)  Gabriel  Leven,  L'Obésité  et  son  traitement, 

(2)  Oeuinger,  Thérapeutiqiie  du  rhumatisme  et  de  la  goutte.  Paris, 
189b. 


398  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Cette  réserve  faite,  on  peut  citer  parmi  les  aliments 
permis  aux  goutteux  :  les  viandes  rouges  ou  blanches, 
bien  cuites,  rôties,  grillées  ou  bouillies  ;  certains  poissons 
(morue,  sole,  merlan),  les  œufs,  le  lait  ;  la  plupart  des 
légumes  verts  (chicorée,  laitues,  artichauts,  choux -fleurs), 
les  carottes  et  pommes  de  terre  ;  les  féculents  et  les  pâtes 
(en  quantité  modérée)  ;  les  fruits,  de  préférence  cuits  ; 
comme  boissons  permises  :  le  vin  blanc  léger,  le  café  en 
infusion  très  légère. 

Les  aliments  à  éviter  sont  :  le  gibier,  la  charcuterie 
(sauf  le  jambon),  les  poissons  gras,  les  crustacés  et  coquil- 
lages, les  condiments  (champignons,  truffes)  ;  les  légumes 
riches  en  acide  oxalique  (asperges,  oseille,  épinards, 
tomate,  cresson),  les  céleris  et  les  navets  (qui  irritent  le 
rein),  les  fromages  fermentes  et  les  sucreries.  Parmi  les 
boissons,  les  bières,  et  surtout  les  bières  fortes  anglaises, 
sont  considérées  comme  les  plus  nuisibles  aux  goutteux  ; 
les  vins  mousseux,  le  bourgogne  doivent  être  absolument 
proscrits.  «  Le  bourgogne  renferme  la  goutte  dans  chaque 
verre  »»  (Scudamore).  Pour  le  cidre,  quelques-uns  le  con- 
sidèrent comme  une  boisson  utile  dans  la  goutte,  tandis 
que  Lécorché  en  interdit  absolument  l'usage. 

D'une  façon  générale,  le  goutteux  mange  trop,  et  il 
faudra  lui  conseiller  «  une  certaine  modération  dans  le 
boire  et  le  manger  »»  (Sydenham). 

Rhumatisme  chronique,  —  De  l'hygiène  alimentaire  des 
goutteux  se  rapproche  dans  beaucoup  de  cas  celle  du 
rhumatisant  chronique.  Les  diverses  formes  de  rhumatisme 
chronique,  en  raison  de  leur  étiologie  et  de  leur  patho- 
génie, comportent  cependant  certaines  indications  parti- 
culières. 

Le  rhumatisme  progressif  et  déformant  demande  une 
alimentation  substantielle  et  réconfortante.  Il  en  est  de 
même  des  rhumatismes  d'infection,  quels  qu'ils  soient  ;  ce 
sont  toujours  des  malades  déprimés  venant  de  subir  une 


LE   PROBLÈME   DE   l'aLIMENTATION.  3gg 

infection  plus  ou  moins  grave  et  chez  lesquels  la  nécessité 
d'une  alimentation  tonique  est  évidente. 

Dans  le  rhumatisme  dyscrasique  ou  goutteux,  qui  est 
sous  la  dépendance  d'une  intoxication  avec  uricémie,  on 
devra  conseiller  le  régime  habituel  des  arthritiques.  Beau- 
coup de  ces  malades  mangent  trop  ;  ils  auront  donc  à  res- 
treindre leur  alimentation.  Le  régime  est  un  régime 
mixte,  mais  avec  une  grande  réserve  dans  la  part  faite 
aux  aliments  azotés  et  aux  boissons  alcooliques.  La  plu- 
part des  viandes  sont  permises,  à  la  condition  d'être  prises 
en  quantité  très  modérée  ;  on  conseillait  autrefois  les 
viandes  blanches  ;  actuellement  on  permet  aussi  les  viandes 
rouges.  Toutes  ces  viandes  doivent  être  tendres,  fraîches 
et  bien  cuites  ;  il  faut  interdire  le  gibier,  la  charcuterie 
(sauf  le  jambon),  les  viandes  trop  grasses  et  les  viandes 
jeunes.  Parmi  les  poissons,  il  faut  choisir  les  poissons  à 
chair  blanche  et  maigre  tels  que  la  sole  et  le  merlan, 
éviter  les  poissons  gras  (comme  le  saumon,  la  morue),  les 
crustacés  et  les  mollusques. 

Les  œufs  et  le  lait  peuvent  entrer  dans  Talimentation, 
mais  sans  en  faire  abus.  Les  légumes  verts  sont  pour  la 
plupart  un  bon  aliment  pour  l'arthritique,  tout  en  faisant 
des  réserves  pour  l'oseille,  les  asperges  et  les  épinards. 
Les  pommes  de  terre,  les  nouilles,  le  macaroni  sont  à 
recommander.  Le  pain  sera  bien  cuit  et  devra  être  bien 
mastiqué.  Les  fruits  sont  autorisés,  mais  de  préférence 
cuits.  Pas  de  condiments,  sauf  le  citron,  qui  est  très 
recommandé  par  les  médecins  anglais  contre  la  diathèse 
urique. 

Comme  boisson,  la  meilleure  est  l'eau  pure  ou  une  eau 
minérale  légère.  On  peut  cependant  permettre  un  peu  de 
vin  blanc  (bordeaux  de  préférence)  ou  de  bière  faible,  mais 
pas  de  bourgogne,  ni  de  Champagne,  et,  à  plus  forte  rai- 
son, jamais  d'alcool  ;  à  la  fin  du  repas,  on  permettra  une 
petite  tasse  de  café  ou  de  thé.  En  somme,  régime  très 
surveillé  comme  quantité  et  qualité,  et  qui  doit  naturelle- 


400  REt'nià   DES    OUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ment  devenir  encore  plus  sévère  s'il  survient  des  symp^ 
tomes  de  néphrite. 

Diabète.  —  Le  principe  fondamental  du  régime  des 
diabétiques  est  de  restreindre  autant  que  possible  l'inges- 
tion des  aliments  sucrés  et  des  substances  qui  se  transfor- 
ment facilement  en  glucose  dans  l'organisme,  c'est-à-dire 
des  hydrates  de  carbone.  Il  faudra  donc,  pour  remédier  à 
cette  suppression  des  hydrates  de  carbone,  élever  le  taux 
des  albuminoïdes  et  des  graisses  ingérées. 

La  diète  carnée  (ou  régime  de  Coutain)  est  complète- 
ment abandonnée  ;  de  même  la  diète  lactée  proposée  par 
Donkin.  Le  régime  habituellement  prescrit  est  le  régime 
mixte  de  Bouchardat,  plus  ou  moins  modifié.  Aliments 
permis  :  les  potages  gras,  le  bouillon  aux  œufs  ;  les  ali- 
ments gras  (beurre,  thon  et  sardine  à  l'huile,  gras  de 
jambon,  rillettes)  ;  toutes  les  viandes  ;  les  œufs  ;  les  crus- 
tacés et  mollusques  (sauf  les  huîtres)  ;  les  poissons  ;  la 
plupart  des  légumes  (épinards,  haricots  verts,  artichauts); 
les  fromages,  les  noix,  les  amandes.  Comme  boisson  : 
leau,  le  vin,  le  thé,  le  café.  Aliments  défendus  :  les  potages 
aux  pâtes  ;  l'oseille,  les  asperges,  les  tomates,  les  carottes» 
tous  les  aliments  féculents  (riz,  lentilles,  haricots,  pommes 
de  terre...)  ;  les  pâtes  alimentaires,  les  sauces  à  la  farine, 
les  fruits  sucrés  et  les  pâtisseries. 

La  question  la  plus  difficile  à  résoudre  est  celle  du  pain. 
En  effet,  le  pain  contient  5o  p.  loo  d'hydrates  de  car- 
bone ;  son  usage  doit  donc  théoriquement  être  absolument 
proscrit.  On  le  remplace,  depuis  les  travaux  de  Bouchar- 
dat, par  le  pain  de  gluten  ;  mais  cette  préférence  pour  le 
pain  de  gluten  ne  semble  pas  très  justifiée,  d'après  Lyon, 
car,  si  certains  pains  de  gluten  ne  contiennent  que  20 
p.  100  d'amidon,  d'autres  en  contiennent  jusqu'à  60  p.  100. 
On  a  conseillé  plus  récemment  le  pain  de  soya,  légumi- 
neuse  du  Japon  qui  ne  renferme  que  6  p.  100  d'hydrates 
de  carbone  ;  mais  ce  pain  a  une  saveur  désagréable. 
Ebstein  recommande  le  pain  d'aleurone,  fait  avec  une 


LE    PROBLÈME    DE    l'aLIMENTATION.  40I 

albumine  végétale,  surtout  abondante  dans  les  graines 
oléagineuses  et  extraite  ordinairement  de  Tamande  des 
noix  ou  des  noisettes  ;  Taleurone  ne  renferme  que  7  p.  100 
d'hydrates  de  carbone. 

Beaucoup  de  médecins  permettent  au  diabétique  une 
petite  quantité  de  pain,  la  suppression  absolue  étant  très 
pénible  ;  ainsi  Dujardin-Beaumetz  donnait  3o  à  40  grammes 
de  pain  à  chaque  repas  ;  il  faut  autoriser  de  préférence  la 
mie  de  pain,  qui  contient  moins  d'amidon  que  la  croûte, 
et  de  plus  les  malades  auront  moins  de  tendance  à  dépas- 
ser la  dose  permise,  la  mie  étant  peu  appétissante  (Lyon). 

Enfin,  d'autres  médecins  remplacent  le  pain  par  une 
petite  quantité  de  pommes  de  terre. 

Eczéma,  —  De  Tarthritisme  et  des  maladies  de  la 
nutrition  dépend  dans  beaucoup  de  cas  l'eczéma.  «*  Quelque 
pou  connues  qu'elles  soient  dans  leur  essence,  les  altéra- 
tions humorales  des  eczémateux  peuvent  être  comparées 
aux  altérations  chimiques  du  sang  et  des  humeurs  qu'on 
observe  dans  le  diabète,  dans  la  goutte  et  dans  l'urémie  » 
(Gaucher). 

M.  Petit,  qui  a  étudié  par  l'examen  des  urines,  le  bilan 
do  la  nutrition  chez  les  eczémateux  soignés  par  lui  à 
Saint-(.Tervais,  en  a  tiré  les  conclusions  suivantes  pour  le 
rogimo  de  ces  malades  : 

«  L'eczémateux  mange  trop  ;  il  absorbe  trop  d'aliments 
azolés  et  néglige  au  contraire  les  végétaux  riches  en  sels 
et  indispensables  à  la  dialyse  de  son  urée. 

n  Boire  de  leau  ou  du  lait,  ne  manger  que  des  œufs, 
des  légumes  et  des  fruits  :  telle  doit  être  la  règle  diété- 
tique de  l'eczémateux  >»  (1). 

Ajoutons  que  Turoséméiologio  fournit  de  précieuses 
indications  non  seulement  pour  établir  un  régime,  mais 
pour  le  modifier  et  l'adapter  à  l'état  du  malade. 

Dyspepsie,  —  Il  est  difficile  de  donner  schématique- 

(I)  Clément  Petit,  Urcgéméiologie  des  eczémateux^  Lyon,  1906. 
ni«  SÉRIE.  T.  X.  36 


402  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ment  le  régime  alimentaire  des  dyspepsies,  celles-ci  étant 
très  variées  par  leur  étiologie,  leurs  symptômes  et  le 
traitement  devant  naturellement  être  plus  ou  moins  sévère 
selon  les  cas.  Voici  toutefois  le  régime  de  la  dyspepsie 
dite  par  Q.  Sée  nervo-motrice  et,  par  M.  Mathieu  (i), 
sensitivo-motrice. 

Les  aliments  doivent  être  aussi  nutritifs  que  possible 
sous  un  petit  volume;  ils  seront  donc  débarrassés  des  fibres 
végétales,  des  noyaux,  des  pépins  de  fruits,  qui  constituent 
des  résidus  indigestes  et  irritants.  Les  aliments  azotés 
doivent  être  finement  divisés  ;  les  végétaux  bien  divisés 
et  bien  cuits. 

Les  divers  régimes  des  dyspeptiques  ne  sauraient  être 
présentés  ni  même  résumés  ici.  La  question  a  été  mise 
au  point  dans  un  ouvrage  récent  (Soupault,  Traité  des 
maladies  de  T Estomac,  Paris,  1 906). 

EntèiHte.  —  L  entéro-colite  muco-membraneuse  a  pris, 
en  ces  dernières  années,  la  première  place  dans  la  patho- 
logie intestinale  et  son  régime  a  été  étudié  surtout  en 
France  par  les  médecins  deChatelguyon  et  de  Plombières, 
en  Suisse  par  M.  Combe  (de  Lausanne). 

Nous  citerons  la  carte  de  régime  établie  par  les 
médecins  de  Chatelguyon  et  que  la  majorité  d*entre  eux 
prescrivent  pendant  la  saison  thermale.  C'est  un  régime  qui 
rend  de  grands  services  dans  le  traitement  de  l'entéro- 
colite.  11  est  un  peu  long  pour  être  reproduit  en  entier. 

Régime  de  Combe  :  M.  Combe  a  étudié  avec  le  plus 
grand  soin  le  traitement  de  l'entérite  muco-membra- 
neuse (2).  Le  principe  fondamental  doit  être  de  distinguer 
parmi  les  aliments  ceux  qui  favorisent  la  vitalité  des 
microbes  intestinaux  et  ceux  qui  leur  sont  nuisibles  ;  les 
premiers  sont  les  aliments  putrescibles  et  les  seconds  les 

(I)  Maihici),  art.  Maladies  de  Vestomac  du  Traité  de  médecine.  Bou- 
chard et  Brissaud,  t.  IV. 

(i)  Combe,  Tiaitement  de  tentérite  ffiuco-membraneuse,  un  vol., 
Paris,  J.-B.  Baillière. 


LB   PROBLÈME   DE    l' ALIMENTATION.  408 

aliments  antiputrides.  On  diminuera  naturellement,  dans 
la  mesure  du  possible,  l'ingestion  d'aliments  putrescibles, 
tandis  qu'on  augmentera  celle  des  aliments  antiputrides. 

Les  aliments  putrescibles  sont  les  aliments  azotés, 
viandes  et  œufs,  les  graisses,  le  beurre  et  la  crème. 

L'alimentation  antiputride  est  constituée  par  le  régime 
lacto-farineux  (lait,  farines  de  céréales,  riz,  pâtes  alimen- 
taires). 

Un  autre  principe  important  du  régime  de  M.  Combe 
est  de  ne  pas  boire  en  mangeant,  le  repas  sec  diminuant 
notablement  la  putréfaction  intestinale  azotée  ;  enfin  il 
faut  diviser  la  nourriture  en  plusieurs  petits  repas,  alter- 
nant un  repas  liquide  et  un  repas  solide. 

M .  Combe  utilise  toute  une  série  de  régimes,  les  plus 
sévères  convenant  au  traitement  de  l'entérite  aigué  ou  des 
poussées  fébriles  survenant  au  cours  de  l'entérite,  les 
autres  pouvant  être  institués  progressivement  dans  la 
suite.  Ce  sont  le  régime  des  potages,  le  régime  farineux 
sans  viande,  le  régime  farineux  avec  viande,  le  régime 
lacto-farineux  avec  légumineuses,  le  régime  complet. 

Lithiase  biliaire.  —  Les  indications  que  doit  remplir 
le  régime  alimentaire  dans  la  lithiase  biliaire  ont  été  étu- 
diées dans  un  article  récent  par  M.  Dufourt  (de  Vichy)  (i). 

Le  régime  doit  remplir  quatre  conditions  :  éviter  ou 
atténuer  l'infection  des  voies  biliaires,  maintenir  la  com- 
position normale  de  la  bile,  provoquer  une  sécrétion 
abondante  de  cette  bile  et  obtenir  une  excrétion  biliaire 
aussi  constante  que  possible. 

Pour  éviter  ou  atténuer  l'infection  des  voies  biliaires, 
il  finit  donner  au  malade  les  aliments  qui  réduisent  au 
minimum  les  putréfactions  intestinales,  c'est-à-dire  le  lait 
(Gilbert  et  Dominici),  les  farineux  et  les  pâtes  alimen- 
taires (Hoppe-Seyler,  Combe)  ;  les  œufs  sont  inférieurs  au 


(DE.  Dufourt,  Les  indications  que  doit  remplir  le  régime  alimen- 
taire dans  la  lithiase  biliaire  (Presse  mëdicaijz,  17  mars  1906). 


404  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

lait  et  aux  farineux,  en  restant  toutefois  supérieurs  à  la 
viande,  celle-ci  favorisant  au  plus  haut  degré  les  fermen- 
tations intestinales. 

Maintenir  la  composition  normale  de  la  bile  par  une 
alimentation  rationnelle  est  plus  diflBcile.  Ainsi,  on  a 
coutume  de  défendre  aux  lithiasiques  la  cervelle,  les  œufe 
et  le  sang  (par  exemple  le  boudin),  sous  prétexte  que  ces 
aliments  sont  trop  riches  en  cholestérine  ;  il  semble  que 
la  quantité  de  cholestérine  ingérée  est  sans  influence  sur 
la  composition  chimique  de  la  bile. 

Pour  provoquer  une  sécrétion  abondante  de  bile,  les 
meilleurs  aliments  sont  les  albuminoïdes,  et  en  parti- 
culier les  viandes,  puis  les  graisses  et  enfin,  mais  très 
inférieurs  à  la  viande,  les  hydrates  de  carbone.  Il  ne 
faudra  pas  oublier  toutefois  que  la  viande  ne  doit  être 
permise  qu'avec  une  certaine  réserve,  puisqu'elle  donne 
trop  de  fermentations  intestinales,  et  que  la  graisse  est 
souvent  mal  digérée. 

Enfin,  pour  obtenir  une  excrétion  biliaire  aussi  con- 
stante que  possible,  il  faut  se  rappeler  que  l'écoulement 
biliaire  se  produit  seulement  quand  le  chyme  passe  au 
pylore.  Ainsi  donc,  entre  la  fin  d'une  digestion  gastrique 
ei  le  repas  suivant,  les  voies  biliaires  forment  comme 
une  cavité  close  dans  laquelle  la  précipitation  des  pig- 
ments, de  la  chaux  et  de  la  cholestérine  se  fait  plus 
facilement.  Pour  rendre  l'excrétion  biliaire  aussi  fréquente 
que  possible,  il  suflSt  de  prescrire  au  malade  des  repas 
plus  fréquents  que  d'habitude.  Dufourt  conseille,  en  plus 
des  trois  repas  habituels,  une  collation  vers  4  heures  et 
un  repas  le  soir  avant  le  coucher. 

De  ces  principes  directeurs  du  régime  alimentaire  on 
peut  tirer  pratiquement  les  indications  que  voici  :  éviter 
une  alimentation  surabondante,  la  plupart  des  lithia- 
siques étant  des  arthritiques  ;  permettre  la  viande  (en 
laible  quantité)  ;  le  poisson  frais  et  maigre  ;  les  œufs  ;  les 
jjraisses  (crème  du  lait,  beurre  frais,  jaune  d'œuf)  ;  les 


LE   PROBLÈME    DE   L  ALIMENTATION.  4o5 

légumes  herbacés  en  grande  quantité  ;  les  fromages  frais. 
Réduire  la  quantité  des  hydrates  de  carbone,  tout  en 
permettant  quelques  farineux.  Défendre  le  vinaigre,  les 
épices,  la  moutarde,  les  liqueurs  et  boissons  alcooliques. 

Faire  des  repas  fréquents  et  légers  (cinq  repas  par  jour). 

Lithiase  rénale.  —  Du  régime  alimentaire  de  la  lithiase 
rénale,  nous  aurons  peu  de  choses  à  dire,  puisque  l'uri- 
cémie est  un  lien  pathologique  qui  relie  la  gravelle  à  la 
goutte,  et  que  nous  avons  déjà  indiqué  le  régime  des 
goutteux.  Rappelons  seulement  qu'il  faut  proscrire  les 
aliments  trop  riches  en  azote  (viandes  noires  et  fumées, 
gibier),  les  condiments,  les  légumes  qui  contiennent  beau- 
coup dacide  oxalique  (oseille,  haricots  verts,  tomates, 
asperges)  ;  les  boissons  défendues  sont  les  boissons  forte- 
ment alcoolisées,  gazeuses,  sucrées.  Aliments  permis  : 
œufs,  poissons  légers,  viandes  blanches,  légumes  verts 
cuits  (i). 

Albuminurie.  —  Le  régime  alimentaire  des  albuminu- 
riques  est  un  peu  différent  selon  qu'il  s'agit  d'une  albumi- 
nurie fonctionnelle  sans  lésion  rénale  ou  d'une  albuminurie 
liée  à  une  néphrite' chronique. 

Dans  Talbuminurie  orthostatique,  il  est  inutile  de 
prescrire  un  régime  rigoureux  ;  ainsi  le  régime  lacté  n'a 
aucune  influence  heureuse  sur  le  taux  de  l'albumine  ;  il 
suffit  d'exclure  de  l'alimentation  les  mets  épicés,  le  gibier, 
les  crustacés,  le  vin  pur  et  les  liqueurs  (Lyon). 

L  albuminurie  d'origine  digestive,  qui  s'observe  surtout 
chez  les  dyspeptiques  à  estomac  dilaté,  réclame  le  traite- 
ment de  la  dyspepsie  plutôt  que  le  régime  des  albumi- 
nuriques. 

Dans  l'albuminurie  prétuberculeuse,  Teissier  recom- 
mande une  alimentation  substantielle  (viandes,  graisses, 
beurre,  conserves  de  sardines). 


(1)  Enriqucz,  art.  Lithiase  rénale  iX\i  Manuel  de  médecine.  Debovc  et 
Achartl,  l.  VI. 


406  REVUE   DBS    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Lorsque  lalbuminurie  dépend  d'une  lésion  chronique 
du  rein,  néphrite  parenchymateuse  ou  interstitielle,  le 
régime  permis  doit  être  plus  ou  moins  sévère  selon  que 
les  signes  d'insuffisance  rénale  sont  plus  ou  moins  mar- 
qués ;  il  existe  toute  une  série  de  régimes  partant  du 
régime  lacté  absolu,  lac to -végétarien,  jusqu'au  régime 
mixte  assez  varié.  Nous  citerons  à  litre  d  exemple  la  carte 
de  régime  établie  par  les  médecins  de  Saint-Nectaire,  qui 
fournit  un  bon  type  du  régime  mixte  des  albuminuriques. 

La  question  du  régime  des  brigh tiques  est  d'ailleurs  à 
Tétude,  et  ce  régime  a  été  pour  ainsi  dire  revisé  depuis 
les  travaux  récents  sur  le  rôle  de  la  rétention  chlorurée 
dans  certains  accidents  brighiiques.  M.  Widal  a  montré 
l'importance  du  régime  déchloruré  chez  les  brightiques 
œdémateux  ;  et  il  a  exposé  récemment  au  Congrès  de 
Liège  la  pratique  de  la  cure  de  déchloruration  (i). 

Les  aliments  qui  peuvent  entrer  dans  le  menu  d'un 
brightique  à  déchlorurer  sont  :  le  pain  sans  sel  (qui  con- 
tient G  gr.  70  de  chlorure  par  kilogramme),  la  viande 
(  i  gramme  de  chlorure  par  kilogramme)  et  de  préférence 
le  bœuf,  le  mouton  et  le  poulet  ;  les  poissons  d'eau  douce, 
les  œufs  et  le  beurre  frais,  le  riz,  les  pommes  de  terre, 
les  petits  pois,  les  salades.  La  gelée,  dite  glace  de  viande, 
préparée  sans  sel,  peut  servir  à  donner  du  goût  aux  sauces 
et  aux  légumes.  On  peut  encore  utiliser  à  cet  eflfet  l'estra- 
gon, le  thym,  le  persil.  Comme  desserts  :  sucreries  et 
pâtisseries  sans  sel,  fruits  en  compote.  Les  boissons  seront 
les  eaux  minérales,  la  bière  et  le  vin  (en  petite  quantité). 
Le  lait,  qui  doit  avant  tout  ses  qualités  à  sa  pauvreté  en 
sel,  est  un  aliment  utile  à  faire  entrer  dans  le  régime  ; 
mais  il  n'est  cependant  pas  un  aliment  inoffensif  que  Ton 
peut  donner  sans  compter  au  brightique,  puisqu'il  con- 
tient environ  1  gramme  5o  de  chlorures  par  litre. 

(I)  Widal,  Le  régime  déchloruré  (vni«  Congrès  français  de  médeciDe, 

Liège,  septembre  1U05). 


LE   PROBLÈME    DE    l' ALIMENTATION.  407 

La  ration  moyenne  du  régime  déchloruré  est  :  pain 
déchloruré,  200  grammes  ;  viande,  200  grammes  ;  légumes, 
25o  grammes  ;  beurre,  5o  grammes  ;  sucre,  40  grammes  ; 
eau,  i  litre  5o  ;  vin,  3o  centilitres  ;  café,  3o  centilitres. 
Ce  régime  donne  environ  i5oo  calories  et  renferme  60  gr. 
d'albuminoïdes,  ce  qui  est  suffisant  pour  un  malade  au 
repos.  Cette  ration  peut  être  augmentée  chez  les  malades 
qui  reprennent  la  vie  active  après  la  disparition  des 
œdèmes  et  des  accidents  qui  étaient  la  conséquence  de 
ces  œdèmes.  Le  régime  déchloruré  est  aujourd'hui  très 
fréquemment  employé  non  seulement  chez  les  brightiques, 
mais  encore  chez  les  cardiaques  (Vaquez)  et  chez  tous  les 
malades  ayant  des  œdèmes,  il  rend  dans  ces  cas  de  grands 
services.  —  Une  seule  réserve  est  à  faire  chez  les  brigh- 
tiques, c'est  que,  dans  le  choix  des  aliments  pouvant 
entrer  dans  la  composition  du  menu,  il  faut  tenir  compte 
sans  doute  de  la  teneur  en  sel,  mais  éviter  cependant  les 
viandes  en  trop  grande  quantité,  les  viandes  faisandées... 
Car  ces  aliments  contiennent  des  poisons  dont  l'élimina- 
tion insuffisante  par  le  rein  est  toujours  à  craindre. 

Cardiaques.  —  Le  traitement  hygiénique  des  cardiaques 
relève  d'indications  diverses.  Le  régime  alimentaire  se 
rapproche  souvent  du  régime  des  albuminuriques.  Les 
considérations  que  nous  venons  d'émettre  à  propos  de  la 
déchloruration  peuvent  aussi  bien  s'appliquer  aux  car- 
diaques qu'aux  albuminuriques. 


III.  LA    PRATIQUE    DES    RÉGIMES    ALIMENTAIRES 

Tous  ces  régimes  alimentaires  sont  plus  ou  moins  bien 
suivis  par  le  malade  chez  lui  ;  parmi  les  malades,  il  en 
est  beaucoup  chez  lesquels  le  désir  de  faire  bonne  chère 
l'emporte,  au  moins  de  temps  en  temps,  sur  le  bon  soin  de 
la  santé.  De  plus,  la  sévérité  du  régime  souffre  des  dîners 
en  ville  ou  des  dîners  offerts  par  le  malade  à  sa  table,  et 


408  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ces  occasions,  très  fréquentes  dans  la  classe  riche,  rendent 
par  cela  même  le  traitement  par  l'hygiène  alimentaire 
parfois  un  peu  illusoire,  ou  tout  au  moins  l'empêchent  de 
donner  tous  les  résultats  qu'on  pourrait  en  espérer. 

On  comprend,  dans  ces  conditions,  le  succès  obtenu 
par  certaines  maisons  de  santé,  où  le  malade  va  pendant 
quelques  semaines  s'isoler  du  monde  extérieur  et  ne  vivre 
que  dans  le  souci  d'améliorer  son  état.  Ici,  plus  de  tenta- 
tions de  désobéir  aux  prescriptions  du  médecin,  plus  de 
dîners  ans  ;  le  menu  est  chaque  jour  minutieusement 
réglé  et  une  discipline  absolue  préside  aux  moindres 
détails  de  la  table.  C'est  surtout  pour  le  traitement  des 
maladies  du  tube  digestif  que  la  vogue  de  ces  maisons  de 
santé  est  grande.  Les  maisons  de  santé  pour  régimes  sont 
assez  nombreuses.  Les  premières  ont  été  fondées  à  l'étran- 
ger, mais  on  commence  à  en  établir  en  France,  et  sans 
nul  doute  elles  sont  appelées  au  succès.  Citons,  parmi  les 
établissements  les  plus  connus,  la  maison  dirigée  à  Franc- 
fort par  le  Docteur  Von  Noorden,  celle  du  Docteur  Wid- 
mer  à  Terri tet,  la  maison  fondée  à  Neuilly  par  le  Docteur 
Cautru,  et  celle  établie  plus  récemment  à  Saint-Gervais 
par  le  Docteur  Petit. 

Le  principe  de  ces  établissements  est  sensiblement  le 
même  ;  ils  se  distinguent  par  des  détails  de  pratique  qui 
répondent  moins  à  des  différences  de  théorie  qu'à  des  dis- 
semblances d'habitudes  et  de  tempéraments  nationaux. 

Les  maisons  de  santé  rendent  des  services  évidents  au 
malade  dont  le  traitement  exige,  sous  un  contrôle  médical 
journalier,  un  régime  spécial,  de  la  tranquillité,  le  séjour 
en  plein  air  et  l'emploi  des  agents  thérapeutiques  phy- 
siques. 

La  méthode  consistant  à  observer  séparément  chaque 
malade  permet  d'établir  un  régime  propre  à  chacun.  Donc, 
pas  de  régime  absolu,  invariable.  Les  malades  s'habituent 
à  comprendre  la  composition  des  régimes  ;  ils  en  sentent 
le  bénéfice;  ainsi,  tout  en  étant  soignés,  ils  font  une  sorte 


LE  PROBLÈME  DE  L  ALIMENTATION.        409 

d'éducation  pour  l'avenir  et  sauront  continuer  l'hygiène 
alimentaire  quand  ils  seront  rentrés  chez  eux. 

La  présence  d'un  médecin  qui  contrôle  journellement 
l'état  du  malade,  modifie  le  régime  au  gré  des  besoins 
permet  d'obtenir  des  résultats  d'autant  plus  complets  qu'on 
a  sous  la  main  tous  les  traitements  par  les  agents  phy- 
siques. 

Les  avantages  de  la  maison  de  santé  peuvent  se  résu- 
mer ainsi  :  facilité  d'établir  et  de  suivre  exacteûient  le 
régime  qui  convient  à  chacun  ;  utile  entraînement  du 
malade  pour  l'avenir. 

Les  régimes  dans  les  stations  hydro-minérales,  —  Une 
des  questions  les  plus  importantes  soulevées  par  ces 
régimes  alimentaires  est  celle  de  la  bonne  observance  du 
régime  pendant  les  séjours  que  font  les  malades  dans  les 
stations  hydro-minérales.  Et  cette  question  se  pose  à 
chaque  instant  dans  la  pratique  journalière,  la  plupart 
des  stations  d'eaux  minérales  françaises  et  étrangères 
recrutant  leur  clientèle  parmi  les  malades  atteints  de 
troubles  de  la  nutrition,  d'affections  chroniques  du  tube 
digestif,  du  foie  ou  des  reins,  parmi  ces  malades  dont 
nous  avons  étudié  les  régimes  dans  le  chapitre  précédent. 

Il  est  bien  évident  que  le  succès  de  la  cure  sera  forte- 
ment compromis  si  le  malade,  tout  en  suivant  le  traite- 
ment, soit  interne,  soit  externe  (eau  en  boisson,  bains, 
douches,  etc.),  si  ce  malade  ne  peut,  pendant  cette  période 
de  cure,  continuer  à  observer  les  règles  d'hygiène  diété- 
tique antérieurement  prescrites  par  son  médecin  habituel 
ou  celles  que  le  médecin  consultant  de  la  station  aura 
jugé  utile  de  formuler. 

Et  ce  qui  complique  la  situation,  c'est  que  le  malade  se 
trouve  dans  la  plupart  des  cas  vivre  à  l'hôtel  et  que,  par 
conséquent,  il  devient  nécessaire,  pour  assurer  au  malade 
un  régime  convenable,  de  pouvoir  compter  sur  l'hôtelier. 
Voici  donc  une  nouvelle  bonne  volonté  que  le  médecin 
doit  pour  ainsi  dire  gagner  à  sa  cause.  11  était  souvent 


A\0  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

assez  difficile  de  faire  suivre  un  régime  par  un  malade 
vivant  chez  lui  et  ordonnant  librement  le  menu  quoti- 
dien ;  il  deviendra  plus  difficile  encore  d'arriver  à  ce 
résultat  dans  les  stations  hydro-minérales,  si  les  médecins 
ne  s'assurent  du  concours  des  hôteliers. 

Indications  précises  formulées  par  lu  médecine,  disci- 
pline du  malade  à  suivre  ces  indications,  concours  de 
1  hôtelier  pour  faciliter  l'observance  du  régime,  ces  trois 
conditions  doivent  se  trouver  remplies  et  réglées  par  un 
accord  commun  pour  arriver  à  un  résultat. 

Nous  n'avons  rien  à  dire  ici  du  médecin  et  des  malades, 
mais  il  nous  reste  à  voir  comment,  dans  un  hôtel,  on  peut 
arriver  à  rendre  facile  l'exécution  des  prescriptions  médi- 
cales en  ce  qui  concerne  l'hygiène  alimentaire.  Nous  avons 
pu  nous  procurer  quelques  renseignements  sur  ce  qui  se 
fait,  à  ce  sujet,  en  Allemagne  et  en  France. 

Nous  saisirons  cette  occasion  pour  remercier  nos  con- 
frères qui  ont  eu  l'obligeance  de  nous  aider  de  leur  avis 
et  de  nous  fournir  des  documents  pour  cette  étude.  Chez 
tous,  nous  avons  trouvé  cette  opiuion  que,  malgré  quel- 
ques difficultés  de  pratique,  une  attention  plus  grande 
peut  être  apportée  à  l'hygiène  alimentaire  dans  les  villes 
deaux,  et  que  l'avenir  et  la  prospérité  des  stations  en 
dépendent. 

Carlsbad.  —  A  Carlsbad,  l'ensemble  des  pratiques  qui 
constituent  le  régime  est  le  produit  d'une  longue  expé- 
rience. Le  régime  a  été  créé  par  la  tradition  et  modifié 
peu  à  peu  par  les  progrès  de  la  science.  Il  n'existe  pas  à 
proprement  parler  de  régime  de  Carlsbad,  mais  les  méde- 
cins indiquent  à  chaque  malade  un  régime  approprié  et 
variable.  Les  ordonnances  du  médecin  comportent  le  taux 
à  manger,  c'est-à-dire  la  quantité  autant  que  la  qualité 
des  aliments. 

Carlsbad  reçoit  des  dyspeptiques,  des  hépatiques,  des 
arthritiques,  pour  ne  citer  que  les  principales  indications. 

Une  hygiène   municipale  bien   comprise,  une   bonne 


LE   PROBLÈME    DE    l'aLIMENTATION.  411 

volonté  absolue  des  hôteliers  qui  aident  le  médecin  et  font 
en  sorte  que  le  malade  trouve  toujours  les  aliments  dont 
il  a  besoin  ;  des  habitudes  locales  qui  incitent  à  se  lever 
tôt  et  à  se  coucher  tôt  :  telles  sont  les  causes  principales 
qui  permettent  à  Carlsbad  d'éviter  le  surmenage  et  de 
faire  une  bonnj  cure  sans  pourtant  s'astreindre  à  un 
régime  trop  rigoureux. 

Il  existe  une  surveillance  administrative  des  restau- 
rants, des  boucheries  et  du  lait.  L'inspection  des  viandes 
est  faite  par  un  vétérinaire  très  instruit  et  très  bien  rétri- 
bué. Pour  le  lait,  un  service  spécial  est  chargé  de  la 
surveillance  et  eh  fait  des  analyses  fréquentes.  Dans  les 
hôtels  et  restaurants,  le  malade  mange  le  plus  habituelle- 
ment à  la  carte,  faisant  lui-même  son  menu  et  dans  un 
coin  de  la  carte  sont  indiqués  les  aliments  pour  diabétiques 
et  les  aliments  convenant  aux  dyspeptiques.  Les  jambons 
de  Pra{jue  (préparés  au  salpêtre)  et  la  bière  de  Pilsen 
sont  donnés  assez  librement.  En  général,  les  hôteliers 
veillent  à  ce  que  la  cuisine  soit  peu  épicée,  légère  ;  et 
certains  aliments  ne  figurent  jamais  sur  les  menus.  On  ne 
mauge  jamais  de  crudités,  mais  on  mange  beaucoup  de 
crème,  de  fruits  en  compote.  Dans  ces  conditions,  le 
malade  trouve  toujours  sur  la  carte  les  aliments  qui  lui 
ont  été  conseillés  par  le  médecin,  et  il  peut  toujours  faire 
le  repas  de  cure. 

Marienbad,  —  A  Marienbad,  on  soigne  la  goutte,  le 
diabète,  l'arthritisme,  mais  surtout  l'obésité.  Depuis  cinq 
ans,  il  n'y  a  plus  de  table  d'hôte  ;  les  repas  sont  servis 
par  petites  tables  et  le  malade  mange  à  la  carte.  Sur  le 
menu  est  une  liste  des  aliments  défendus  ou  suspects.  En 
général,  les  hôtels  ne  servent  pas  d'aliments  trop  mauvais 
pour  la  cure  ;  il  y  a  un  accord  tacite  des  hôteliers  pour 
favoriser  le  régime.  Une  particularité  intéressante  des 
hôtels  de  Marienbad  est  que  les  portions  sont  d'un  volume 
connu,  par  exemple,  la  portion  de  viande  étant  de  loo  à 
i5o  grammes. 


412  REVUK    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Il  existait  autrefois  un  régime  dit  de  Marienbad  presque 
exclusivement  carné  ;  on  y  a  renoncé,  le  régime  s'atténue, 
s'humanise  pour  s'adapter  à  chaque  cas.  On  fait  surtout 
un  régime  de  circonstance,  de  sous-nutrition,  c'est-à-dire 
qu'on  cherche  à  donner,  mais  progressivement,  looo  à 
i5oo  calories  en  moins  de  la  ration  d'entretien.  On  ajoute 
aux  repas  de  la  salade,  des  légumes  verts,  bref  des  ali- 
ments qui  satisfont  le  besoin  du  malade  sans  trop  Tali- 
menter. 

Comme  à  Carlsbad,  l'hygiène  municipale,  l'inspection 
des  viandes  et  du  lait  sont  bien  organisées. 

Wiesbaden,  —  A  Wiesbaden,  dont  le  rhumatisme  et 
la  goutte  constituent  les  principales  indications,  il  n'existe 
pas  dans  les  hôtels  de  cuisine  spéciale  pour  la  cure.  Les 
malades  doivent  veiller  eux-mêmes  à  composer  leur  menu 
d'après  les  ordonnances  médicales.  Cela  leur  est  aisé 
d'ailleurs,  car  la  plupart  des  hôtels  s'arrangent  pour  évi- 
ter les  condiments  et  fournir  aux  pensionnaires  les  mets 
qui  leur  sont  conseillés.  Les  menus  comportent  en  outre 
un  grand  choix  de  plats  de  légumes,  si  bien  que  les 
malades  ont  la  faculté  de  suivre  un  régime  sinon  végéta- 
rien, au  moins  de  manger  fort  peu  de  viande. 

Ncuenhar,  —  A  Neuenhar,  on  sert  dans  chaque  hôtel  un 
repas  spécial  composé  suivant  les  indications  médicales. 

Kreuznach.  —  A  Kreuznach,  les  règles  diététiques  sont 
observées  d'une  façon  assez  variable,  quoique  les  méde- 
cins attachent  grande  importance  à  l'hygiène  alimentaire. 
Les  repas  sont  pris  soit  à  de  grandes  tables  d'hôte,  soit 
à  de  petites  tables  ;  mais  il  y  a  aussi  des  pensions  et  des 
restaurants  où  l'on  suit  un  régime  rigoureux. 

Ems.  —  A  Ems,  les  règles  diététiques  suivies  d'habi- 
tude sont  des  plus  larges.  Il  n'y  a  pas  à  proprement  par- 
ler de  régime  particulier.  Le  plus  souvent,  les  médecins 
conseillent  de  s'abstenir  d  aliments  trop  gras,  de  crudités. 
C'est  aux  malades  de  se  conformer  à  ces  conseils  en 
faisant  leur  choix  dans  le  menu  de  leur  hôtel.  Dans  les 


LE  PROBLÈME  DE  L  ALIMENTATION.        4l3 

hôtels  de  premier  et  deuxième  rangs,  le  service  a  lieu  par 
petites  tables.  La  cuisine  est  assez  voisine  de  la  cuisine 
française,  en  général  assez  bonne  et  légère. 

Cette  grande  variété  dans  la  façon  d'ordonner  et  de 
servir  les  repas  se  retrouve  du  reste  dans  beaucoup 
d'autres  villes  d'eaux  allemandes.  Mais  il  faut  noter  ce 
fait  général,  c'est  que  là  même,  où  par  suite  de  causes 
diverses  la  discipline  est  assez  relâchée,  les  hôtels  évitent 
de  servir  certains  aliments  reconnus  d  une  digestion  diffi- 
cile ou  incompatibles  avec  la  cure  et  cherchent  à  grouper 
sur  le  menu  plusieurs  des  mets  qui  rentrent  dans  les 
prescriptions  médicales  les  plus  usuelles. 

Vichy,  —  A  Vichy,  les  régimes  alimentaires  étaient 
prescrits  de  longue  date  par  le  corps  médical  de  la  station  ; 
mais  la  mise  en  pratique  du  régime  n'a  été  organisée  qu'à 
une  date  récente.  Certains  hôtels  ont,  à  chaque  repas, 
trois  menus  différents  :  menu  de  la  table  d'hôte,  menu  de 
la  table  des  dyspeptiques,  menu  de  la  table  des  diabé- 
tiques. Le  service  est  fait  par  petites  tables,  et  les  clients 
au  régime  payent  un  léger  supplément,  en  raison  de  l'aug- 
mentation du  personnel.  Cette  organisation  a  fonctionné 
à  la  satisfaction  de  tous,  et  sans  aucun  doute  elle  sera 
peu  à  peu  adoptée  par  de  nouveaux  hôtels. 

AiX'leS'Baifis.  —  Les  médecins  d'Aix-les-Bains  se  sont 
entendus  pour  formuler,  pendant  la  cure  thermale  un 
régime,  très  large  du  reste,  dont  voici  les  principes  : 

Composition  des  repas  :  Composer  le  menu  du  déjeuner 
et  du  dîner  de  telle  sorte  qu'il  y  ait  toujours  un  plat  de 
viande  rôtie  ou  grillée  et  un  plat  de  légumes  autre  que  la 
garniture  des  viandes. 

Alimeyits  interdits  :  Mets  faisandés  ou  très  épicés. 
Salaisons,  charcuterie,  sauf  le  jambon,  écrevisses,  homards, 
coquillages.  Poissons  salés,  fumés,  de  conserve.  Cham- 
pignons, truffes,  oseille,  rhubarbe,  cacao.  Fromages  forts. 

Aliments  pei'mis  à  dose  modérée  :  Gibier  noir.  Pois- 
son de  mer.  Cervelle,  ris  de  veau,  tête  de  veau.  Canard, 


4^4 


fcirrrï  ijek  vfB'^TJaKt'  hiZEsrriFJ:^::^^. 


flgf-OL.  Aiîï#*rg-ei, épiijkrtk.  ue;3«rarr*^  Sasrfc,  ijk'y«mgB>. 
"[ij**::!^  ^ijio^^ei.  Fruiiè  k'ide^  fnoïkitwi*-^,  irhjitë^  çrir- 

U/^wuia  tmlerdiU  :  liAa*^  for;**.  Par:.  Xfiraiv,  Bun:- 

Lai  plupart  dff^  propr^^5ULre^  d^L^^els  f'iiisjcreDi  à*  ae 
règl*:^  pour  coraposer  leuj^  s^z^^^.  H-  ôùtii^c:  -"iJI-îtzs 
iCMiVd^  lea  facilités  aux  i&tiJâides  ^x^&ijC  iu.  repsK:  xùik 
fuicn  ei^  ÏL^qué, 

Ouilelifu^om.  —  A  Cïàhhûgujon.  il  existe  tiir  rskrae 
de  régîiÉK:  géi^nl  arréUïe  par  ji  sc-c-eic  2irrî:!"iû«» 
*  OftUr  curtç,  dh  m,  médecin  de  1^  suaiiù^^  es;  re«peciat 
par  >*  yjuâ'ier^  avec  uxte  réelle  iKi'uae  Tr.\cz.'x:.iiiihzrz  j^ 
ut^hÈfît  arrive  arec  uc  réginïe  prescrii  p^r  GZk  iii£0«cÊ£ 
traium,  iiou«»  i^e  modiâc^is  rien  au  rcf:ii£ir.  a  II.:âIi^  ie 
coi^tre-ixidicaiioc  nécessîtée  par  quelque  ÎLcidetT  i/ùcxda&. 
DafiS  ce  dernier  cas,  comme  daiis  le  cas  où  le  n^l&dc  arrÎTe 
Karih  régime  q»écifié.  la  majoiiié  dei.ire  lous  frescr.TôDi 
de  suivre,  pendant  la  durée  de  ht  i^aison  ihcr-Ts^jiU^  la 
carUï  de  régime,  que  lous  modifions  ou  elagi2c>r^  s^'jûd 
que  l'état  du  malade  autorise  ou  coDire-ixjdiqur  oenaiiss 
de^  mem  indiqués.  Au  total,  il  v  a  lieu  d'éire  saiisfaii 
médicalemeni  parlant  de  TorgarisatioD  des  régimes.  • 

piomlnéres.  —  A  Plombières,  il  n'y  a  pas  de  table  de 
régime.  Sur  les  menus  de  table  d*hotel  se  trouvexit  des 
plal«  qui  rentrent  dans  les  différents  régimes. 

Chaque  médecin  donne  des  indications  au  malade.  Si 
parfois  ^:e  régime  est  plus  .sévère  que  d'ordinaire,  le  malade 
obtient  aisément  de  Tbôtelier  le  ou  les  plats  qui  lui  sont 
recommandés. 

SuirU  Nectaire,  —  Les  hôtels  ont  une  table  spéciale  de 
régime  ;  les  malades  peuvent  encore  se  faire  servir  au 
restaurant,  et  voici  les  indications  générales  auxquelles 
se  conforment  les  hôteliers  sur  lavis  du  corps  médical. 

11  f'St  interdit  de  présenter  aux  malades  de  la  table  de 
régime  d'autres  aliments  que  ceux  énumérés  ci-dessous. 


LB    PROBLÈME   DE   L*AL1MBNTATI0N.  4l5 

Les  mets  constituant  le  régime  ne  peuvent  être  exigés 
des  malades  que  s'ils  prennent  leurs  repas  à  la  table  spé- 
ciale du  régime  ou  au  restaurant. 

On  ne  présentera  à  la  table  de  régime  que  des  aliments 
d  une  fraîcheur  absolue.  Les  conserves  en  seront  scrupu- 
leusement exclues. 

Il  n'entrera  dans  la  préparation  des  mets  ni  jus  de 
viande,  ni  extraits,  ni  condiments  d'aucune  sorte,  sauf  le 
jus  de  citron  frais. 

Il  est  essentiel  que  tous  les  légumes  soient  cuits  à  l'eau, 
c  est-à-dire  à  l'anglaise  et  servis  accompagnés  d'une  coquille 
de  beurre  frais,  à  la  disposition  du  malade. 

Il  est  recommandé  d'apprêter  les  mets  avec  aussi  peu 
de  sel  que  possible. 

Les  repas  seront  constitués,  en  général,  de  la  manière 
suivante  : 

Ali  déjeuner  :  Deux  viandes  ou  un  plat  d'œufs  et  une 
viande,  un  légume  féculent,  un  légume  vert,  entremets- 
gâteaux  secs,  pain  rassis  ou  croûte  de  pain,  eau  ou  lait 
comme  boisson. 

Au  dînei^  :  Potage  maigre,  une  viande,  un  légume 
(frais  autant  que  possible),  un  entremets  au  lait,  gâteaux 
secs,  pain  rassis  ou  croûte  de  pain,  eau  ou  lait  comme 
boisson. 

Bourbon-Lancy .  — A  Bourbon- Lancy,  bien  qu'il  n'existe 
pas  à  proprement  parler  de  table  de  régime,  les  méde- 
cins de  la  station  ont  obtenu  des  hôteliers,  dont  la  com- 
plaisance et  le  bon  vouloir  sont  sans  bornes,  de  toujours 
tenir  compte  du  régime  formulé  sur  l'ordonnance.  Prati- 
quement, dans  chaque  menu,  les  malades  peuvent  trouver 
le  laitage,  les  viandes  blanches,  les  légumes,  les  œufs,  les 
fruits  prescrits  d'ordinaire. 

Vittel.  —  La  majorité  des  médecins  de  Vittel  ont  insti- 
tué un  régime  convenant  d'une  manière  générale  à  l'ar- 
thritique. 

Los  aliments  ont  été  divisés  en  trois  catégories,  selon 


4l6  revub  des  questions  scientifiques. 

qu'ils  doivent  être  absolument  défendus  à  la  majorité  des 
malades  fréquentant  la  station,  qu'ils  leur  sont  permis 
avec  modération,  ou  enfin  qu  ils  leur  sont  autorisés  sans 
restriction. 

Dans  la  première  catégorie  (aliments  défendus),  figurent 
les  gibiers  faisandés  et  conservés,  la  charcuterie  de  con- 
serve, les  crustacés  en  sauces  fortes,  les  potages,  entrées 
et  sauces  fortement  acides  et  épicées,  l'oseille,  les  fruits 
acides,  les  fromages  forts,  etc.  Ces  aliments  ne  doivent 
jamais  être  présentés  sur  la  table. 

Parmi  les  mets  permis  en  quantité  modérée,  se  trouvent 
les  viandes  rouges  et  noires,  les  volailles  grasses,  la  char- 
cuterie fraîche,  les  ragoûts,  le  gibier  à  plumes  très  frais, 
les  pâtés  de  viande,  les  gros  poissons  de  mer,  les  sauces, 
certains  légumes  comme  les  haricots  verts,  les  choux  et 
choux-fleurs,  les  asperges,  les  tomates  en  garniture. 

Peuvent  être  servis  sans  restriction,  les  œufs  modéré- 
ment cuits,  les  viandes  blanches,  les  volailles,  les  pois- 
sons légers,  les  salades  cuites,  les  féculents,  les  pommes 
de  terre,  certains  légumes  verts,  comme  les  artichauts,  les 
carottes,  les  petits  pois,  les  pâtes  alimentaires,  les  fro- 
mages frais,  les  laitages  et  les  crèmes,  les  fruits  très  mûrs 
(raisins,  fraises,  pêches,  prunes,  framboises),  les  compotes. 

Quant  à  l'organisation  matérielle  des  repas,  elle  est 
comprise  de  la  façon  suivante  :  le  fonds  du  menu  est  com- 
posé par  les  aliments  permis  à  discrétion  ;  en  outre,  chaque 
repas  comporte  un  plat  ou  plus  rarement  deux  des  ali- 
ments de  la  seconde  catégorie.  Comme  un  repas  de  table 
d'hôte  se  compose  au  moins  de  quatre  plats,  il  est  facile  à 
chacun  de  s'accommoder  du  menu.  Les  personnes  qui  ne 
font  pas  de  traitement  ont  toujours  un  menu  sufiisamment 
varié.  Pour  le  malade,  c'est  au  médecin  traitant  de  lui 
indiquer  les  aliments  permis  ou  défendus. 

Telle  est  la  manière  dont  le  régime  a  été  compris  à 
Vittel,  grâce  à  l'entente  du  corps  médical  et  des  direc- 


> 


LE    PROBLÈME    DE    l' ALIMENTATION.  417 

teurs  d'hôtel.  Cette  organisation  donne  des  résultats  satis- 
faisants. 

Nous  bornerons  là  cette  énumération,  afin  de  ne  point 
tomber  dans  des  redites. 

En  effet,  cette  revue  rapide  des  efforts  tentés  en  France 
et  en  Allemagne  pour  permettre  aux  malades  de  suivre 
un  régime  pendant  leur  séjour  dans  une  ville  d'eaux  nous 
a  suffisamment  montré  les  difficultés  que  soulève  cette 
organisation  et  les  différents  moyens  de  tourner  ces  diffi- 
culiés. 

En  somme,  l'objection  capitale  à  cette  organisation  est 
lu  suivante  :  dans  un  hôtel  d'une  ville  d'eaux,  séjournent 
non  seulement  des  malades  venus  pour  se  soigner,  mais 
aussi  des  membres  de  la  famille  de  ces  malades  les  accom- 
pagnant, et  des  touristes,  et  des  individus  très  bien  por- 
tants venus  se  distraire  au  moment  de  la  saison.  Or  à 
tous  ces  touristes,  à  tous  ces  gens  bien  portants,  il  faut 
donner  un  menu  qui  puisse  satisfaire  leurs  appétits  et 
leurs  goûts.  D'autre  part,  dans  une  même  station,  parmi 
les  malades,  il  y  a  très  souvent  plusieurs  catégories  et 
une  même  station  convient  parfois  à  des  affections  très 
diverses.  Telle  ville  reçoit  des  dyspeptiques,  des  hépa- 
tiques, des  lithiasiques.  Telle  autre  reçoit  des  intestinaux, 
des  obèses,  etc.  Que  faire  pour  donner  satisfaction  et  aux 
gens  bien  portants  qui  veulent  trouver  à  l'hôtel  le  menu 
habituel  des  tables  d'hôte,  et  aux  malades  qui  désirent 
suivre  leur  régime  ? 

Les  systèmes  proposés  pour  l'organisation  dos  régimes 
dans  les  hôtels  peuvent  se  ramener  à  trois  : 

Table  d'hôte  avec  exclusion  dans  le  menu  de  certains 
aliments  ; 

Tables  de  régime  ; 

Repas  à  la  carte. 

Le  premier  système,  à  savoir  celui  d'une  seule  table 
avec  un  menu  presque  uniquement  composé  d'aliments 
permis  aux  malades,  n'est  possible  que  dans  les  stations 

UleSERlE.  T.  X.  i7 


41 8  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

à  spécialisation  bien  limitée  et  définie.  Il  est  impraticable 
dans  les  stations  qui  reçoivent  des  catégories  différentes 
de  malades,  impraticable  aussi  dans  les  grandes  stations 
qui  reçoivent  une  large  proportion  de  visiteurs  non  bai- 
gneurs. Ce  système,  nous  l'avons  vu,  fonctionne  heureu- 
sement à  Vittel,  mais  il  ne  saurait  être  admis  à  Vichy  ou 
à  Aix.  Les  touristes  ou  les  étrangers  qui  font  un  séjour 
dans  une  ville  d'eaux  pour  se  distraire  ne  seront  pas 
satisfaits  d'un  menu  un  peu  monotone.  Certains  malades 
pourront,  il  est  vrai,  suivre  assez  rigoureusement  les 
indications  du  médecin  ;  mais,  dans  les  villes  d'eaux  rece- 
vant des  malades  atteints  d'affections  diverses,  il  sera  très 
difficile,  voire  même  impossible,  de  composer  des  menus 
donnant  satisfaction  aux  uns  et  aux  autres. 

La  table  de  régime  a  certains  avantages.  Il  est  bien 
évident  que,  dans  un  hôtel  organisant,  à  côté  de  la  table 
d'hôte,  une  table  de  diabétiques  et  une  table  de  dyspep- 
tiques, chacun  des  malades  pourra  facilement  trouver  à 
cette  table  l'alimentation  qui  lui  convient,  alors  même 
que  figurerait  parfois  sur  le  menu  un  plat  faisant  partie 
du  régime  habituel,  mais  qui,  pour  des  raisons  spéciales, 
lui  est  interdit.  Cette  division  des  malades  et  ce  service 
par  table  de  régime  ont  toutefois  l'inconvénient  capital 
de  séparer  le  malade  de  parents  ou  d'amis  venus  avec  lui 
ou  rencontrés  par  lui  à  Thôtel.  Il  est  impossible  aussi 
bien  de  soumettre  la  famille  d'un  baigneur  au  régime  de 
la  table  spéciale  que  d'isoler  le  malade  à  cette  table  pen- 
dant que  sa  famille  prendra  place  autour  de  la  table 
d'hôte. 

Le  service  à  la  carte  nous  semble  de  beaucoup  le  plus 
pratique,  surtout  dans  les  stations  importantes.  Il  permet 
au  baigneur,  quelle  que  soit  sa  maladie,  de  suivre  à  son 
gré  le  régime  indiqué,  et  cela  sans  s'isoler  de  ses  parents 
ou  do  ses  amis  et  sans  obliger  ces  derniers  à  un  régime 
monotone,  dont  ils  n'ont  pas  besoin. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  la  nécessité  de  Thygiène 


LE   PROBLÈME    DE   l'a LIMENT ATION.  41g 

alimentaire.  Les  progrès  de  l'hygiène  font  une  place  tou- 
jours plus  grande  à  la  médecine  prophylactique  ;  la 
{>harraacologie,  en  un  mot,  cède  le  pas  à  Thygiène  théra- 
l)eutique.  Or,  en  hygiène,  les  règles  diététiques  sont 
certainement  les  plus  importantes  ;  ceux  même  qui  ne  les 
suivent  pas  sont  convaincus  de  leur  nécessité  : 

Video  meliora  proboque,  sed  détériora  sequor. 

Le  malade  est  aujourd'hui  averti,  et  il  attend  la  for- 
mule de  régime  comme  partie  intégrante  de  l'ordonnance 
médicale. 

Nous  avons  montré  les  difficultés  que  soulevait,  dans 
les  villes  d'eaux,  l'établissement  d'une  alimentation  ration- 
nelle pour  les  malades,  —  des  chroniques  pourtant  qui 
relèvent  surtout  du  traitement  hygiénique,  mais  ces  diffi- 
cultés ne  sont  pas  insurmontables. 

Pour  chaque  station,  la  solution  peut  être  aisément 
trouvée  si  Ton  renonce  à  un  parti  pris  trop  systématique. 
En  effet,  chaque  station  a  ses  habitudes,  dont  il  faut  tenir 
compte.  Ce  qui  est  possible  dans  une  ville  recevant  une 
seule  espèce  de  malades  est  impossible  si  la  station  a  des 
indications  variées.  Enfin  les  grandes  villes  d'eaux,  centres 
de  villégiatures  autant  que  villes  de  malades,  ne  sauraient 
adopter  le  système  qui  convient  à  de  petites  stations. 

L'imitation  trop  stricte  de  l'étranger  n'est  pas  toujours 
heureuse,  car  les  mœurs  sont  différentes  ;  c'est  ainsi  que 
la  table  de  régime  est  vue  d'un  mauvais  œil  par  beaucoup 
de  gens,  car  on  croit  y  voir  une  importation  allemande. 
La  substitution  des  repas  pris  par  petites  tables  aux  repas 
de  table  d'hôte  nous  paraît  excellente.  Dans  bien  des  cas, 
elle  suffirait  à  résoudre  le  problème,  mais  on  ne  saurait 
en  faire  une  règle  générale. 

Chaque  système  a  du  bon  et  peut  rendre  service  à  l'oc- 
casion. Le  succès  dépend  beaucoup  du  médecin  et  de  son 


420  fiEWE  î,t>  <|tfcT:.»S   s^nzvnFi^TEà. 

Uirrt  :  ::'r-*i  ^  >ii  de  r^:L*rrch^r  les  r?M/>«iu  prztîq^âa  \zL 
corivlf-rine:.;  d;3ui3  cùa/^ue  stailoL. 

li  impfjTV^  de  ne  pas  faire  d'ijii  regLiûe  -ic^-e  c&i>s«r  *!:•>:- 
loe,  difBcile  si  réaliser,  oa  le^  propriecAir»5>  i  'û-!'*.ièl>  -^e 
voier-:  qu'une  source  de  dépensas  e;  d  ea::ois. 

Il  faiii,  aj  coDiraire.  et  d'âccord  avet:  e^i.  rr-:h.-?r  :her 
comrcer.t  la  laWe  dur*  h6iel  peu:  -^ire  iiiir^e  er.  a:-.:ori 
avec  rciygiene  sans  coûteuse  complication  dans  le  serrioe. 

En  un  rnot,  si  les  médecins  s  haoitu*-ri:  a  r-r.^LercLer  e; 
a  pre<5^:rire  des  régimes  pratiques,  faciles  a  eiecuier  et  a 
Koivre,  notLS  croyons  que  les  propriétaires  d'hôtels  trouve- 
ront les  moyens  pratiques  d'exécuter  ces  régimes  et  s'ar- 
rangeront pour  le  faire  à  leur  béLéfice  et  au  benénoe  des 
malades. 

IV  Dardel  (d'Aii-les-Bains;. 


LA  FORÊT 

GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE  (i) 


III 

DB    LOUIS   LE    GROS   A    HENRI    IV 

Ce  n'est  pas  seulement,  nous  l'avons  vu,  sous  l'ancienne 
monarchie,  et  quand,  le  domaine  de  l'État  se  confondant 
avec  celui  du  Roi,  celui-ci  en  avait  le  libre  emploi,  que 
l'Etat  —  monarchie  traditionnelle  ou  constitutionnelle, 
monarchie  élective,  république  ou  empire  —  disposait  de 
ses  forêts  pour  en  faire  de  l'argent. 

Mais  les  cessions,  justifiées  ou  non,  faites  par  nos 
anciens  rois  à  des  abbayes,  à  des  corporations,  à  des  chefs 
militaires  et,  plus  tard,  à  des  seigneurs  féodaux  ou  à  de 
grands  officiers  de  la  Couronne,  n'étaient  point  défavo- 
rables aux  forêts.  Tout  au  contraire,  elles  contribuaient 
dans  le  haut  moyen  âge,  on  l'a  vu  plus  haut,  à  l'extension 
abusive  des  masses  boisées  au  détriment  de  la  producti- 
vité utile  du  sol  sur  beaucoup  de  points.  Ce  phénomène 
se  renouvela  du  reste  plusieurs  fois  par  la  suite,  aux 
époques  de  troubles  et  de  guerres  ;  et  nous  voyons,  dans 
la  seconde  moitié  du  xiv*  siècle,  les  rois  Jean  le  Bon  et 
Charles  VI  interdire  par  des  édits  successifs  la  création 
de  nouvelles  garennes,  en  vue  d'empêcher  l'appauvrisse- 

(I)  Voir  la  Revue  des  Quest.  soent.,  juillet  1906,  p.  30. 


422  RBVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ment  et  la  diminution  des  populations  incluses  ou  voisines 
et  laccroissement  des  fauves  (i).  Ce  qui  n'empêchait  pas 
le  pouvoir  central,  surtout  sous  les  rois  de  la  troisième 
race,  de  veiller  avec  soin,  là  où  c'était  nécessaire,  à  la 
conservation  du  sol  forestier,  considéré  avec  raison  par 
eux  comme  un  intérêt  national.  Les  grands  vassaux  dans 
leurs  seigneuries,  et  même  les  communes  et  les  particu- 
liers, secondaient  parfois,  dans  la  mesure  où  ils  le  pou- 
vaient, les  efforts  du  pouvoir  central  dans  la  lutte  contre 
l'appauvrissement  et  la  ruine  des  massifs  boisés. 

La  France  méridionale  où,  grâce  à  l'application  du 
droit  romain, les  libertés  locales  avaient, mieux  qu'ailleurs, 
résisté  à  la  domination  féodale,  parait  avoir  été  la  pre- 
mière à  se  préoccuper  de  l'intérêt  forestier.  D'après 
Charles  deRibbes,  au  retour  des  croisades,  les  populations 
alpestres  entreprirent  de  reboiser  les  versants  de  leurs 
montagnes  et  de  régler  le  débit  des  torrents  et  des  cours 
d'eau,  comme  un  millier  d'années  avant  eux  l'avaient 
tenté  les  Romains,  comme  l'administration  publique  le 
réalise  aujourd'hui  :  nil  stcb  sole  novwn  !  Jusqu'au  xvi* 
siècle,  le  déboisement  des  Alpes  fut  ainsi  prévenu.  Aussi 
les  grandes  inondations  qui,  à  partir  de  la  an  du  dit  siècle, 
ont  si  fréquemment  désolé  les  vallons  et  les  plaines  de  la 
Provence  étaient-elles  jusque-là  à  peu  près  inconnues,  et 
les  campagnes  étaient  florissantes.  On  cite  deux  délibéra- 
tions des  États  convoqués  à  Aix,  en  1429  et  en  1487, 
demandant  au  Comte  de  Provence  la  faculté  d'exporter 
les  céréales,  vu  leur  extrême  abondance  qui  en  avait  avili 
les  prix.  Dans  les  siècles  suivants,  quand  le  déboisement 
eut  laissé  libre  cours  à  la  furie  des  torrents,  au  ravine- 
ment des  pentes  et  aux  brusques  descentes  des  eaux,  il 
n'en  alla  plus  de  même.  Les  populations  devinrent  clair- 
semées dans  les  gorges  et  les  vallons  de^  montagnes 
dénudées.  La  Provence  à  la  fin  du  xviii*  siècle  produisait 

(1)  Alf.  Maury,  op,  ciL 


LA    FORÊT    GAULOISE,    PRANQUE    ET    FRANÇAISE.      423 

à  peine  assez  de  grains  pour  nourrir  ses  habitants  pendant 
huit  mois  de  Tannée  (i). 

Dans  le  nord,  bien  qu'avec  moins  de  succès,  les  ducs  de 
Normandie  furent  les  premiers  à  s'occuper  de  la  protec- 
tion des  forêts.  Ils  s'ingénièrent,  dès  le  xi*  siècle,  à  régle- 
menter l'exercice  des  droits  d'usage.  Ils  réunissaient 
périodiquement  des  conseils  chargés  de  juger  les  délits, 
de  percevoir  les  droits  afférents  aux  usages  concédés  à 
titre  onéreux,  de  visiter  les  forêts  et  d'aviser  à  faire  le 
nécessaire  pour  réprimer  les  abus.  Il  fut  interdit  aux 
usagers  de  se  servir  de  leurs  propres  mains,  au  moins 
dans  les  futaies  :  la  délivrance  des  bois  qui  leur  reve- 
naient devait  leur  être  faite  par  l'officier  forestier  du 
baillage  ou  de  la  seigneurie  (2). 

Le  premier  acte  royal  concernant  les  forêts  qui,  depuis 
les  capitulaires,  aurait  été  retrouvé,  serait  dû,  d'après 
Baudrillart  (3),  à  Louis  le  Gros  et  daté  de  1 1 15.  Il  aurait 
pour  objet  l'institution  de  «*  mesureurs  et  arpenteurs  de 
terres  et  bois  »»  qui  rappellent  les  agrimensores  de  Jules 
César  et  étaient  sans  doute  chargés  comme  eux  d'une 
sorte  de  cadastre.  Mais,  d'autre  part,  M.  Huffel  signale, 
dès  le  XI®  siècle,  pour  l'administration  des  forêts  du  roi, 
des  prévôts  ou  maires  à  attributions  d'ailleurs  mal  défi- 
nies, et  par  la  suite,  entre  1180  et  1189,  soit  au  com- 
mencement du  règne  de  Philippe-Auguste,  l'institution 
de  baillis  nommés  par  le  roi  et  révocables  par  lui, 
chargés  de  faire  respecter  les  forestœ,  de  surveiller  l'exer- 
cice des  droits  d'usage  et  de  participer  à  la  marque  des 
arbres  à  réserver  dans  les  coupes  des  forêts  du  roi  (4).  Ce 
prince  ne  s'en  tint  pas  là.  Par  l'édit  de  Gisors,  novembre 

(I)  cil.  de  lUbbcs,  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des  inon- 
dations. 

(i)  Alf.  Maury,  loc.  cil. 

(5)  Dictionnaire  des  Eaux  et  Forêts.  Discours  préliminaire. 

(4)  De  bailli  dériverail  le  terme  de  baliveau  par  lequel  on  désigne  les 
arbres  à  réserver,  lorsqu'on  effectue  lu  coupe  des  taillis.  Cf.  G.  liuttel, 
op.  cit.,  t.  I,  p.  211. 


424  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

1219,  complété  plus  tard  par  celui  que  Louis  VIII  rendit 
en  décembre  1223  à  Montargis,  il  fut  porté  règlement 
administratif  concernant  les  forêts  du  domaine  royal.  Il 
s'y  agit,  entre  autres,  des  gardes  préposés  à  la  surveil- 
lance de  la  forêt  de  Retz  ou  de  Villers-Cotterêts  —  démem- 
brement, avec  la  forêt  de  Compiègne,  comme  on  la  vu 
plus  haut,  de  lantique  et  immense  Coda  Sylva  ou  forêt 
Cuise,  mais  dans  une  proportion  beaucoup  plus  forte 
qu'aujourd'hui  —  et  des  immunités  ou  facilités  accordées 
aux  marchands  de  bois  qui  l'exploitaient.  C'est  dans  ces 
édits  que  l'on  voit  pour  la  première  fois  figurer  la  charge 
de  Maître  des  Eaux  et  Forêts  (i). 

A  partir  du  règne  de  Philippe  le  Hardi,  les  ordon- 
nances royales  se  succèdent  à  courts  intervalles.  Celle  de 
ce  souverain,  en  date  de  1280,  réglait  l'exercice  des  droits 
d'usage  concédés  aux  taillables  et  aux  censitaires  dans  les 
forêts  du  roi  ;  elle  les  obligeait  à  recevoir  par  l'inter- 
médiaire des  fo7^cstarn  les  délivrances  qui  leur  revenaient 
et  prescrivait  à  ces  officiers  d'effectuer  celles-ci  «  dans  les 
lieux  les  plus  propres  et  les  plus  convenables  pour  l'amé- 
nagement des  forêts  »».  Les  attributions  de  ces  agents  se 
trouvaient  ainsi  déterminées  avec  quelque  netteté,  pour  la 
première  fois  depuis  les  capitulaires  et  la  lex  emendaia^ 
sorte  d'adaptation  par  Charlemagne  à  son  temps,  de  la  loi 
des  Francs  Saliens. 

Deux  ordonnances  de  Philippe  le  Bel,  en  date  d'août 
1 29 1  et  mars  1 3o2,  mentionnent  de  nouveau  les  Maîtrises 
des  Eaux  et  Forêts  ^  établies  pour  la  gestion  des  bois, 
rivières  et  étangs  du  domaine  (2)  ».  Quelques  années  plus 

(i)  Huffel,  op.  cit.,  l.  I,  p.  211. 

(2)  Cf.  Jules  Périn,  Traité  du  domaine  public^  Introduction.  —  Bao- 
drillarl.  Recueil  chronologique  des  règlements  forestiers.  Pour  la  pre- 
mière fois,  on  voit  apparaître,  au  commencement  du  xiv«  siècle,  appendu  I 
un  acte  du  11  novembre  1506,  un  sceau  forestier,  celui  de  •«  Frère  Ebbin, 
Waigrave  (forestariiis)  en  Flandre  ».  Ce  sceau  représente  une  main  brandis- 
sant une  cognée  (Cf.  J.  Roman,  Les  sceaux  des  forestiers  au  moyen  âçe. 
dans  MÉ.M01KES  DE  LA  Société  nationale  dbs  Antiquaires  de  France). 

R.  Cabarus,  Origine  et  Transformations  de  Vadminiitraiion  foret' 
tiêre,  dans  Revue  des  Eaux,  et  Forêts,  18d4.  Alf.  Maary,  toc.  cit. 


LA    FORÊT    GAUr.OISE,    FRANQUE    ET    FRANÇAISE.      425 

tard,  de  nouvelles  ordonnances  dues  à  Philippe  le  Long 
(i3i8)  et  à  Charles  le  Bel  {i326),  fixèrent  avec  plus  de 
précision  les  attributions  des  Maîtres  des  Eaux  et  Forets. 
Ceux-ci  eurent  sous  leurs  ordres,  à  partir  de  i552,  des 
agents  désignés  par  les  qualifications  bizarres  de  gruyers 
et  sergents  dange7*eux.  Le  gruyer  était  chargé  de  la 
gvHvie,  c'est-à-dire  de  la  gestion  du  produit  de  la  forêt 
appelé  anciennement  gi*u,  sans  doute  du  mot  5pû-,  qui 
signifie  chêne  et,  par  extension,  arbre  ou  bois.  Les  attri- 
butions du  sergent  dangereux  concernaient  l'exercice  du 
droit  de  tie^^s  et  dangiet\  Ce  droit  consistait  dans  une 
sorte  de  copropriété  ou  d'impôt  que  prélevait  ou  s'attri- 
buait le  souverain  ou  le  seigneur,  tantôt  sur  le  fond  même 
de  la  forêt  —  grairie  ou  segrairie  (i)  —  tantôt  sur  son 
fruit  ou  produit  —  gru,  grurie.  Ces  droits  s'exerçaient  au 
moyen  de  la  perception,  par  le  souverain  ou  le  suzerain, 
1°  du  tiers  du  produit  de  la  vente  des  coupes  de  bois, 
2**  du  dixième  de  ce  même  produit  (2). 

Cette  charge,  créée  sous  Henri  II,  sera  supprimée  en 
1 669  lors  de  la  célèbre  ordonnance  préparée  par  Colbert, 
et  sera  remplacée  par  celle  de  garde  général  des  Eaux  et 
Forêts,  réunissant  également  les  attributions  de  sergent 
traversier,  de  maitre-garde  et  de  routier  (3). 

C'est  par  deux  ordonnances  de  Philippe  de  Valois, 
29  mai  1 346,  que  fut  constituée  d'une  manière  générale 


(1)  Agraris,  agrarius,  «le  ager. 

(2)  Decimum  denarium^  d'où,  par  abréviation,  dangerium.  I.e  tiroit  de 
tiers  et  danger  était  surtout  exercé  en  Normandie,  et  avait  éié  réglementé 
par  Louis  X,  dans  la  charte  aux  Normands  conllrmée  plus  tard  par  Fran- 
çois V^^  dont  il  a  été  parlé  plus  haut  ;  elle  exceptait  les  morts-bois^  dont 
elle  donnait  la  liste,  de  Texercice  du  droit  de  tiers  et  danger. 

En  Lorraine  existait  un  droit  analogue  sous  le  nom  de  tiers  denier 
(Cf.  Huffel.  lac.  cit.,  p.  ±M), 

(5)  I)*après  M  Roman,  dans  le  mémoire  cité  plus  haut,  les  charges 
forestières,  même  les  plus  humbles,  étaient  fort  recherchées  de  la  noblesse, 
qui  ne  dérogeait  point  en  les  occupant.  Des  chambellans  du  roi  étaient 
maîtres  enquêteurs;  des  écuyers  appartenant  parfois  à  de  très  grandes 
familles  étaient  simples  gardes.  Tout  ce  qui  tenait  soit  à  la  vénerie  soit  à  la 
gestion  des  forêts  était  prisé  très  haut. 


426  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

en  France  radministration  forestière.  Dès  i3i8,  les 
Maitres  des  Eaux  et  Forêts  avaient  été  soumis  à  la  direc- 
tion d'un  ««  Maître-inquisiteur  »».  Philippe  VI  le  remplaça 
par  un  •*  Réformateur  général  des  Eaux  et  Forêts  du 
Royaume  >».  Durant  la  captivité  du  roi  Jean  le  Bon,  son 
fils  Charles,  régent,  crée  la  charge  de  «  Grand-Maître 
des  Eaux  et  Forêts  >»  et.,  devenu  roi  de  France  après 
la  mort  de  son  père,  relève,  pour  l'adjoindre  à  ce  titre, 
la  qualification  de  Réformateur  général,  faisant  assister 
ce  haut  fonctionnaire  par  six  «*  Maîtres  enquêteurs  » 
(i366).  Enfin,  par  une  ordonnance  rendue  en  l'Sjô  et 
portant  Règlement  général  des  Eaux  et  Forêts,  Charles  V 
le  Sage,  voulant  remédier  à  bien  des  abus,  compléta  les 
dispositions  édictées  par  Philippe  VI.  Le  nombre  des 
Maîtrises  fut  fixé  et  porté  à  dix  ;  les  attributions  des 
titulaires  en  furent  nettement  déterminées  ainsi  que 
leurs  gages  et  émoluments  (nous  dirions  aujourd'hui  leur 
traitement)  et  leurs  vacations  (nous  dirions  aujourd'hui 
leurs  fiais  de  tournées).  Les  ventes  de  coupes  de  bois  dans 
les  forêts  royales,  que  Ton  voit  mentionnées  dès  1219 
dans  Tédit  de  Gisors,  puis,  en  i3i8,.dans  l'ordonnance 
de  Philippe  V,  furent  l'objet  de  nouvelles  dispositions. 
La  charge  de  Grand-Maître  ne  tarda  pas  à  être  répartie 
entre  plusieurs  têtes.  C'est  à  la  multiplication  de  ces 
hautes  fonctions  que  se  rattache  l'extension  de  la  célèbre 
jurirliction  des  Tables  de  7narbre,  bien  qu'elle  existât  à 
Paris  dès  le  xiii®  siècle  (i).  C'étaient  des  sortes  de  cours 
d'appel  en  matière  forestière.  Les  «  Maîtres  »  —  plus  tard 
•*  Maîtres  particuliers  »  —  exerçaient  une  sorte  de  juri- 
diction de  première  instance  ;  ils  jugeaient  même  sans 


(1)  Elle  siéj^eait  dans  une  sallo  du  Palais  de  Justice  où  se  trouvait  une 
table  (le  marbre.  De  là  son  nom,  (|ue  prirent  par  la  suite  les  CQurs  ou  tribu- 
naux d*appel  analogues  qui  furent  constitués  vers  la  lin  da  xnr*  siècle. 
Cf.  Huffel,  loc.  cit.,  p.  315.  —  La  Table  de  marbre  de  l*aris,  composée  de 
plusieurs  pièces,  était  une  curiosité  ({ue  les  voyageurs  avaient  soin  de  visiter. 
Jean  de  Jandun  au  xiv^  siècle,  Gilbert  de  Metz  au  xv*  siècle  en  font  mention. 
Elle  disparut  dans  un  incendie  en  1618  (J.  Roman,  loc.  cit.). 


LA   FORÊT   GAULOISE,    FRANQUE    ET   FRANÇAISE.      427 

îippel  en  matière  réputée  peu  grave,  mais  c'était  aux 
Tables  de  marbre  qu'était  réservée  la  connaissance  des 
appels  dans  les  affaires  plus  importantes. 

La  juridiction  spéciale  en  matière  forestière,  dit 
M.  Huffel,  remonte  très  haut.  Dès  le  ix®  siècle,  sous  les 
Carolingiens,  elle  était  exercée  par  des  niawes  (majores 
ou  villici)  sous  la  haute  autorité  du  jiiclex,  lui-même 
subordonné  au  comte  (Cornes).  Plus  tard,  Philippe-Au- 
guste, par  l'édit  de  Gisors  mentionné  plus  haut,  reconnut 
la  compétence  juridique  des  forestaHi  en  matière  fores- 
tière dans  la  vaste  forêt  de  Retz  (Villers-Cotterêts)  ;  Tédit 
de  Montargis,  rendu  à  quatre  ans  de  là  par  Louis  VIII, 
étendit  ces  attributions  ;  et  l'on  voit  dès  lors  les  maîtrises 
constituées  en  tribunaux  connaissant  de  tous  les  crimes 
et  délits  commis  dans  les  forêts.  Une  refonte  générale 
de  tous  les  édits  et  ordonnances  antérieurs  eut  lieu  en 
1402,  sous  le  règne  du  malheureux  Charles  VI,  en  une 
ordonnance  d'ensemble  composée  de  76  articles. 

Toutes  ces  mesures  prises  par  nos  rois  dans  la  suite 
des  siècles,  et  par  lesquelles  se  constitua  peu  à  peu 
l'administration  des  forêts  en  France,  avaient  un  but 
de  protection  de  cette  richesse  du  sol.  Elles  tendaient 
aussi  à  venir  en  aide  aux  populations,  victimes  souvent 
des  prétentions  parfois  exorbitantes  des  seigneurs  féodaux, 
d'où  résultait  l'extension  excessive  des  surfaces  boisées, 
surtout  pendant  les  périodes  de  guerre.  La  peste,  la 
famine  n'étaient  que  trop  souvent,  surtout  aux  xi®  et  xii® 
siècles,  nous  l'avons  vu,  la  suite  de  ces  événements,  la 
terre,  envahie  par  les  bois,  ne  subvenant  plus  suffisam- 
ment à  la  subsistance  de  l'homme. 

D'autres  fois  se  succédaient  des  périodes  de  vraie 
dévastation  amenées  par  les  défrichements,  par  l'exten- 
sion abusive  des  droits  d'usage,  par  les  besoins  croissants 
de  la  consommation  et  des  industries  naissantes.  Puis  les 
guerres,  par  leurs  sanglantes  hécatombes  d'hommes, 
créaient,   dans  bien  des  contrées,  la  solitude.  Il  existe 


r 


428  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

un  grand  nombre  d'actes  du  xv*  siècle  par  lesquels  il  était 
offert  à  qui  voudrait  se  fixer  dans  telle  ou  telle  seigneurie 
autant  de  terre  arable  qu  il  en  pourrait  cultiver,  ainsi  que 
tout  le  bois  qui  lui  serait  nécessaire  soit  pour  son  chauf- 
fage, soit  pour  la  construction  et  l'entretien  des  habitations. 
Ce  n  était  là  du  reste  que  la  suite  d'une  tradition  aussi 
vieille,  peut-on  dire,  que  la  monarchie  elle-même  et  que 
Ion  a  vue  déjà  s'exercer  sous  les  ducs  et  comtes  de  l'ère 
carolingienne.  Cet  appel  des  seigneurs  féodaux  à  la 
population  parait  s'être  grandement  généralisé  du  xiii*  au 
xvf  siècle.  Il  se  forma  ainsi  des  populations  d^hospiies 
nemorum,  et  ces  hôtes  des  bois,  exploitant  sans  ordre  et 
surtout  sans  règle  ni  limites  fixes,  allaient  parfois  jusqu'à 
défricher  le  sol  des  coupes  qui  leur  avaient  été  concédées 
et  souvent  des  terrains  avoisinanls  ;  et  cela  ne  résultait 
point  d'un  mauvais  esprit  de  destruction,  mais  de  l'igno- 
rance des  règles  d'une  exploitation  normale  et  mesurée. 
C'est  encore  ce  qui  se  passe  aujourd'hui  dans  les  immenses 
forêts  du  Nouveau-Monde  :  États-Unis  ou  Dominion  cana- 
dien. Voulait-on  apporter  quelque  restriction  à  un  mode 
d'exploitation  aussi  ruineux,  c'étaient  alors  les  hospites 
qui  se  trouvaient  ruinés  eux-mêmes  et  ne  pouvaient  plus 
vivre  :  il  fallait  donc  tolérer  ce  qui  ne  pouvait  être  em- 
j)êché. 

Une  autre  cause  de  déprédation  provenait  aussi,  il  est 
triste  mais  nécessaire  de  le  reconnaître,  des  tolérances 
intéressées  mais  coupables,  voire  des  malversations  directes 
perpétrées  par  les  officiers  forestiers  eux-mêmes. 

C'est  en  vue  de  mettre  un  terme  à  de  tels  excès  que 
François  V^  rendit  ses  célèbres  ordonnances.  Par  celle  de 
i5i5,  il  rappelait  les  précédentes,  notamment  celle  de 
Charles  V  et  aussi  celle  de  1402,  toutes  plus  ou  moins 
tombées  en  désuétude,  comme  en  faisaient  foi  «  les  pille- 
ries,  lai'ciiis  et  abus  faicts  aux  eauês  et  forests  du  royaume 
au  grand  dégast  et  destruction  d'icelles  tant  par  lbs 
OFFICIERS  ROYAUX  qu'autfes  n,  pour  employer  le  langage 


^ 


\ 

LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.   429 

même  de  Torclonnance.  Une  autre  suivit  en  i5i8  qui 
étendait,  d'une  manière  facultative,  la  législation  fores- 
tière concernant  jusqu'alors  les  seules  forêts  royales,  aux 
forêts  de  tous  les  sujets  du  roi,  nobles,  vassaux  ou  autres. 
Enfin  deux  ordonnances  de  i543  et  i545  étendirent  à 
toutes  les  forêts  du  royaunie,  sans  distinction  du  mode  de 
propriété,  la  compétence  des  tribunaux  forestiers,  maî- 
trises et  Tables  de  Marbre  (i).  Les  forêts  privées  se  trou- 
vaient aiiisi  placées  sous  la  juridiction  du  service  forestier. 

Un  édit  de  Charles  IX,  en  date  de  septembre  i563, 
nous  apprend  indirectement  que  l'usage  avait  été  jusqu'à 
lui  de  couper  les  taillis  à  Tâge  de  six  ou  sept  ans,  au 
moins  dans  les  bois  des  particuliers,  puisqu'il  interdit  à 
ceux-ci,  sous  peine  d'amende  et  de  confiscation  des  bois 
abattus,  de  couper  leurs  taillis  avant  l'âge  de  dix  ans  (2). 

Deux  ans  auparavant,  en  septembre  i56i,  il  avait  pre- 
scrit, dans  toutes  les  forêts  du  domaine  et  des  communes, 
la  réserve  du  tiers  de  leur  contenance  pour  laisser  le  bois 
croître  en  haute  futaie,  proportion  qu'il  réduisit  plus  tard 
au  quart,  par  le  Règlement  d'août  iSyS  (3).  Un  édit  de  la 
même  année  ordonnait  une  sorte  d'aménagement  des  forêts 
du  domaine  par  suite  duquel  elles  devaient  être  exploitées 
en  coupes  réglées  par  dixième  de  la  contenance.  De  plus 
on  devait  réserver  dans  toutes  les  coupes,  aussi  bien  des 

(1)  Cf.  Baudrillari,  Recueil  des  rêgletnents  forestiers.  —  Cabarus,  Ori- 
gine  et  Trayis formations  de  V administration  forestière.  —  Alf.  Maury, 
Les  Forêts  de  la  Gaule  et  de  l  ancienne  France.  —  G  est  à  partir  de 
rordonnance  de  1515  que  s'établit  l'emploi  de  sceaux  généraux  de  l'admi' 
nisiration  forestière.  Leur  ornementation  est  exclusivement  ou  principale- 
ment empruntée  à  la  production  forestière,  à  la  chasse  et  à  la  pèche,  sauf 
un  sceau  de  la  Réformalion  du  baillage  d'Alençon  appendu  à  un  acte  du 
4  mai  1447  ;  il  représente  les  écus  juxtaposés  de  France  et  d'Angleterre.  Tous 
les  autres  —  et  M.  Roman  en  reproduit  une  vingtaine  —  représentent  des 
attributs  d'Eaux  et  Forêts  (Cf.  J.  Roman,  loc.  cit.). 

(i)  Baudriliart,  Dictionnaire  des  Eaux  et  Forêts,  Introduction. 

(3)  Ce  -  quart  en  réserve  »,  confirmé  ultérieurement  par  les  ordonnances 
de  1507  et  de  1060  a,  depuis  lors,  toujours  été  maintenu  dans  les  forêts  com- 
munales, au  moins  dans  celles  qui  sont  traitées  en  taillis  simples  ou  com- 
posés. Dans  les  sapinières,  le  quart  en  réserve  est  quelquefois  prélevé,  par 
volunte,  sur  le  cbiflre  de  la  possibilité  ;  mais  il  n'est  pas  obligatoire. 


I 


4.3o  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

forêts  royales  que  des  autres,  le  nombre  de  baliveaux  à 
l'arpent  désigné  par  les  édits  ou  ordonnances  antérieurs. 

L'étAt  misérable  d'un  grand  nombre  de  forêts  qui  avait 
motivé  ces  multiples  prescriptions,  n'était  cependant  pas 
universel.  La  Provence,  notamment,  où  la  tradition  et  la 
coutume  avaient  exercé  une  influence  conservatrice,  était 
encore  si  riche  en  bois  que,  si  l'on  en  croit  une  statistique 
des  Bouches-du-Rhône  mentionnée  par  M.  de  Ribbes.  lors 
du  voyage  que  fit  Charles  IX,  en  1564,  en  cette  province, 
il  fallut  faire  abattre  **  les  pins  qui,  descendant  des  flancs 
de  Septèmes,  resserraient  la  route  au  point  de  fermer  pas- 
sage au  carrosse  du  roi  (1)  ».  En  Normandie  et  dans 
quelques  autres  provinces,  des  mesures  analogues  à  celles 
proscrites  par  les  ordonnances  de  ce  prince  avaient  été 
déjà  prises,  et  depuis  longtemps,  par  les  seigneurs  suze- 
rains de  ces  provinces. 

Henri  III,  frère  et  successeur  de  Charles  IX,  voulut 
assurer  l'exécution  de  la  clause  des  mises  en  réserve 
ordonnées  par  son  prédécesseur.  A  cet  effet  il  prescrivit, 
par  un  édit  en  date  de  i583,  de  frapper  de  l'empreinte 
d'un  marteau  spécial  tous  les  arbres  réservés,  créant  pour 
l'exécution  de  cette  clause  une  charge  particulièi-e,  la 
charge  de  garde-marteau,  et  rendit  en  1 588  une  nouvelle 
ordonnance,  stipulant  que  les  mises  en  réserve  ne  devaient 
être  exploitées  que  dans  le  cas  de  besoins  exceptionnels 
et  à  titre  de  coupes  extraordinaires.  Dans  ce  temps-là  les 
budgets  ne  se  chiffraient  pas  par  milliards  ;  aujourd'hui 
les  ressources  que  pourraient  donner  les  quarts  en  réserve, 
dans  les  forêts  domaniales,  s'ils  y  avaient  été  maintenus, 
ne  représenteraient  guère  plus,  relativement  à  l'ensemble 
du  revenu  de  l'État,  qu'un  verre  d'eau  dans  la  Seine  ou 
dans  la  mer. 

Malheureusement  les  heureux  résultats  que  devaient 


(1)  statistique  des  Bouches-du- Rhône,  t.  IV,  p.  iS,  citée  par  <Ui.  de 
Hibbes  dans  La  Provence  au  point  de  vue  des  bois  et  des  inondations. 


^ 


LA    FORÊT    GAULOISE,    PRANQUB    ET    PRANÇAISB.      481 

produire  ces  diverses  mesures  furent  amoindris  par  Tattri- 
bution  de  la  vénalité  aux  oflSces  forestiers  tout  le  long  de  la 
hiérarchie.  Déjà  Henri  II  avait,  par  un  édit  de  1 552,  rendu 
héréditaires  ces  oflBces  jusque-là  réservés  au  choix  du  sou- 
verain parmi  les  sujets  les  plus  dignes.  Des  tentatives 
avaient  bien  été  faites,  à  diverses  époques,  pour  les  rendre 
vénaux  ;  mais  elles  avaient  toujours  rencontré  l'opposition 
roj^ale,  comme  le  prouvent  les  ordonnances  de  Charles  VII 
(1453),  de  Charles  VIII  (1493),  de  Louis  XII  (1498)  et  de 
François  I"  (i535).  Henri  II  et  Henri  III,  ce  dernier 
surtout  en  vue  de  combler  les  vides  causés  au  Trésor  par 
les  fastes  d'une  cour  corrompue,  non  seulement  firent 
argent  de  la  vente  des  charges  forestières,  mais  en  augmen- 
tèrent exagérément  le  nombre.  On  supprima,  il  est  vrai 
(1 575),  l'office  de  Réformateur  général,  qui  existait  depuis 
plus  de  deux  siècles,  mais  pour  élever  les  six  «  Maîtres 
enquêteurs  -^^  créés  par  Charles  V,  à  la  dignité  de  Grands 
Maîtres,  et  une  «  Table  de  marbre  «  fut  instituée  auprès 
de  chaque  grande-maîtrise.  Les  titulaires  de  ces  nouveaux 
offices  avaient  payé  cher  leurs  charges,  ce  qui  avait  sans 
doute  regarni  quelque  peu  les  coffres  appauvris  de  la  Cou- 
ronne, mais  avait  incité  les  officiers  royaux  à  se  récupérer 
sur  le  produit  des  forêts  soumises  à  leur  juridiction.  Sous 
les  qualifications  de  «  gages  »»,  de  «  taxations  »»,  de  -  chauf- 
fage »»,  qu'ils  s'étaient  fait  attribuer,  le  plus  clair  de  ces 
produits  passait  entre  les  mains  des  bénéficiaires  (1).  L'abus 
aurait  même  été  aggravé,  en  1 586,  par  l'invention  de 
XaUernativiié  des  emplois  :  deux   personnes  (plus  tard 

(1)  Baudrillarl,  Dictionnaire  des  Eaux  et  Forêts,  Inlrod.  Hs  envoyaient 
aussi  dans  les  foréis  leurs  bestiaux  en  grande  quantité.  On  avait  essayé,  mais 
sans  succès,  en  1550,  de  supprimer  ces  tolérances.  On  parvint  cependant  à  les 
réplemenler  en  1578,  mais  à  quelles  conditions  !  Les  Grands-Maîlres  eurent 
droit  annuellement  à  50  cordes  correspondant  à  103  stères  de  bois;  les 
Mailles  particuliers  à  25  cordes  ou  97  stères  ;  les  autres  officiers  (lieutenants, 
procureurs  du  roi,  gruyers,  etc.),  respectivement  b  15,  10  et  0  cordes.  —  (X 
HiifTci,  op.  cit.,  pp.  515-316.  Quand  le  nombre  des  pramles-maftrises  fut 
porté  de 6 h  10,  puisa  10 en  1080,  à  17  ou  18 en  1720,  on  put  se  rendre  compte 
de  l'hécatombe  (farbres  qui  en  résultait. 


I 


432  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

même  trois  en  i635,  quatre  en  1645)  étaient  affectées  à  la 
même  charge  à  la  condition  de  l'exercer  alternativement 
d'année  en  année  (1).  Avec  un  tel  régime,  on  le  comprend 
sans  peine,  les  forêts  étaient  mal  conservées  et  Tappau- 
vrissement  qu  elles  en  éprouvèrent  dépassa  les  profits  mo- 
mentanés que  la  vente  de  tous  ces  offices  avait  pu  apporter 
dans  les  coffres  du  Trésor  royal.  Du  reste,  les  troubles 
politiques,  la  Ligue,  les  difficultés  pour  la  succes.sion  au 
trône  soulevées  après  la  mort  d'Henri  III,  étaient  en  eux- 
mêmes  plus  que  suffisants  pour  empêcher  les  sages  réformes 
en  matière  forestière  de  François  I*"*"  et  de  Charles  IX  de 
porter  leurs  fruits,  indépendamment  même  des  autres 
causes  qui  viennent  d'être  signalées.  Ces  causes  elles-mêmes 
s'eu  trouvaient  renforcées  ;  car  si,  d'une  part,  on  faisait 
argent  de  la  multiplication  des  charges  vénales,  d'autre 
part,  on  n'abusait  pas  moins  des  ventes  de  coupes  extrao^^- 
dinaireseiVoïï  concédait  en  même  temps  des  droits  d'usage 
à  titre  onéreux  dans  les  forêts  du  domaine.  11  faut  croire 
que  la  décadence  forestière  se  faisait  sentir  jusqu'en  Pro- 
vence ;  car  on  cite  des  doléances  exprimées  en  1 572  par 
les  États  de  Brignoles  au  sujet  des  progrès  du  déboise- 
ment dans  la  contrée  (2). 

IV 

sous  L*  «^  ANCIEN  RÉGIME  y*  PROPREMENT  DIT 

C'est  ce  triste  état  de  choses  que  trouva  Henri  IV 

Quandy  par  droit  de  conquête  et  par  droit  de  naissance. 
Il  monta  sur  le  irône. 

Il  eut  à  relever  bien  d'autres  ruines  encore  à  la  suite  de 
l'odieuse  et  funeste  domination  de  Catherine  de  Médicis 


(1)  lluflel,  op,  cit.,  p.  315. 

{t)  Cil.  de  Ribbos,  Ui  Proiwnce  au  point  de  rwtf  des  bois  H  des  inon- 
daiiotis. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  PRANOUE  ET  FRANÇAISE.   433 

et  du  triste  règne  de  Henri  III.  Arrivant  au  souverain 
pouvoir  en  pacificateur  et  en  restaurateur  de  toutes  choses, 
il  ne  pouvait  pas  ne  point  comprendre  les  forêts  dans  sa 
sollicitude.  Il  avait  d'ailleurs  pour  ministre  Sully.  Est-ce 
à  celui-ci  ou  à  Colbert,  cet  autre  grand  ministre,  que  doit 
être  attribuée  la  fameuse  parole  :  «*  La  France  périra  faute 
de  bois  »»  ?  Peu  importe  d'ailleurs.  La  sage  et  avisée  pré- 
voyance qu'elle  dénote  était  également  digne  de  ces  deux 
grands  hommes. 

Par  un  édit  rendu  à  Rouen  en  janvier  iSgy,  Henri  IV 
ordonne  une  visite  générale  des  forêts  du  royaume  en  vue 
d'en  reconnaître  l'état  et  d'étudier  le  meilleur  mode  d'ex- 
ploitation à  leur  appliquer.  Les  coupes  extraordinaires, 
dont  il  avait  été  tant  abusé,  sont  interdites,  et  révoqués 
tous  les  droits  d'usage  ou  de  chauffage  concédés  depuis 
François  V^  à  titre  gratuit.  Quant  à  ceux  qui  avaient  été 
concédés  à  titre  onéreux,  la  question  de  leur  rachat  devait 
être  étudiée.  Étaient  supprimés  en  principe  les  oflSces  et 
charges  créés  dans  un  but  fiscal,  moyennant  rembourse- 
ment aux  titulaires  du  prix  par  eux  versé.  Enfin  il  serait 
procédé  à  une  sorte  de  cadastre  du  sol  boisé. 

Ces  sages  mesures  ne  purent  être  que  partiellement 
exécutées.  Le  «  nerf  de  la  guerre  »»,  qui  est  aussi  le  nerf 
des  mesures  utiles  et  des  améliorations  fécondes, fit  défaut. 
On  ne  put  réunir  les  fonds  nécessaires  pour  désintéresser 
les  possesseurs  des  charges  achetées,  pour  racheter  les 
droits  concédés  à  titre  onéreux,  pour  réunir  et  rémunérer 
des  géomètres  et  arpenteurs  en  vue  de  faire  un  relevé 
général  de  toutes  les  forêts  de  France. 

Peut-être  cependant  ce  qui  ne  put  être  réalisé  d'abord 
Teût-il  été  peu  à  peu,  par  la  suite,  si  la  politique  avisée 
du  Béarnais  n'eût  pas  été  brusquement  arrêtée  avec  sa 
vie  par  le  poignard  de  Ravaillac.  Richelieu  et  Mazarin, 
sous  le  règne  de  liOuisXIII  et  la  minorité  de  Louis  XIV, 
eurent  d'autres  visées.  CVst  à  Colbert,  le  grand  ministre 
du  roi  Louis  le  Grand,  que  revient  l'honneur  d'avoir  com- 

ni' SRRIE.  T.  x.  28 


a34  revue  des  questions  scientifiques. 

pris  lo  (lommnge  résultant  pour  le  royaume  de  la  pénurie 
croissante  des  bois  et  surtout  des  bois  de  fortes  dimensions 
nécessaires  à  notre  marine.  Il  représenta  cet  état  do  chases 
à  son  souverain.  Celui-ci  avait  un  mérite  qui  ne  lui  a 
jamais  été  contesté  :  il  savait  apprécier  les  hommes  de 
valeur,  les  honorer  et  les  écouter.  Sur  les  indications  de 
son  ministre,  il  forma  en  1661  un  Conseil  de  ré/brmation 
des  Eaux  et  Forêts  ;  il  le  composa  de  hauts  magistrats. 
d'intendants,  de  jurisconsultes,  de  Grands-maîtres  et  mit 
à  leur  tête  le  Premier-président  de  Lamoignon. 

Le  travail  de  ce  conseil  se  poursuivit  jusqu'au  i3  août 
1669.  On  étudia  avec  soin  toutes  les  législations  anté- 
rieures, on  s'éclaira  des  rapports  que  produisirent  vingt 
et  un  commissaires  réformateurs  envoyés  vers  tous  les 
centres  forestiers  du  royaume  pour  en  examiner  par  eux- 
mêmes  l'état  et  la  situation. 

Une  vaste  enquête  fut  ouverte  auprès  des  chefs  de  tous 
les  sei'vices  forestiers,  des  procureurs  généraux,  dés  direc- 
teurs des  ateliers  de  la  marine,  des  jurisconsultes  (1). 

Une  des  premières  mesures  que  proposa  le  Conseil  fut 
la  «  fermeture  y*  de  toutes  les  forêts  du  domaine  royal- 
Dans  le  cas  de  ces  situations  extrêmes  où  des  remèdes 
radicaux  simposent,  il  n*est  guère  que  des  souverains 
absolus,  comme  Louis  XIV  ou  Napoléon,  pour  être  de 
taille  à  les  faire  appliquer.  La  fermeture  des  forêts  était 
un  de  ces  remèdes.  Elle  dura  huit  ans  pendant  lesquels 
ni  aucune  coupe  ne  fut  effectuée,  ni  aucun  usager  ne  reçut 
délivrance  de  bois  ou  n'envoya  des  bestiaux  en  forêt. 

Enân  le  i3  août  1669  fut  rendue  la  célèbre  ordonnance 
sur  le  fait  des  Eaux  et  Forêts,  vrai  chef-d'œuvre  de  légis- 
lation et  d'une  législation  si  prévoyante,  si  profondément 
étudiée,  que  nonobstant  la  différence  des  temps  et  les 
transformations  essentielles  apportées  à  Tordre  social 
depuis  lors,  «*  le  code  forestier  de  1827,  écrit  M.  Huffel, 

(1)  Cf.  Huffei,  op,  cit.,  p.  Î47. 


LA    FORftT    GAULOISE,    FRANQUE    ET    FRANÇAISE.      435 

s'en  est  inspiré  presque  partout  ».  Cet  auteur  ajoute  même 
que  l'étude  de  ce  document  est,  encore  aujourd'hui,  indis- 
p^Misable  à  quiconque  désire  se  pénétrer  de  Tcsprit  de  la 
législation  forestière  de  nos  jours  (i). 

Noire  but  n'étant  pas  de  faire  ici  une  étude  spéciale  et 
détaillée  de  cette  législation,  nous  n'analyserons  pas  les 
trente-deux  titres  dont  se  compose  l'Ordonnance  et  le 
pi'éambule  qui  les  précède.  On  trouvera  du  reste  cette 
analyse  dans  l'ouvrage  de  M.  HufFel  si  souvent  cité  dans 
la  présente  étude.  Il  nous  suffira  d'en  indiquer  les  grandes 
lignes.  Ce  monument  législatif  entraîna  une  sorte  de  révo- 
lution —  bienfaisante  celle-là  —  dans  l'état  et  la  gestion 
dos  forêts.  Elle  s'appliquait  non  seulement  à  celles  du 
domaine  royal,  mais  aussi  aux  forêts  qui  étaient  tenues  en 
grurie,  grairie,  segrairie,  tiers  et  danger,  apanage,  en- 
gaj^ements  par  indivis  ;  aux  bois  dépendant  des  biens  de 
l'Église  et  gens  de  main-morte,  des  communautés  et  habi- 
tants des  paroisses. 

L'administration  prit,  dans  toute  l'étendue  du  royaume, 
un  caractère  d'uniformité  qui  rentrait  bien  dans  l'esprit 
dominateur  et  centralisateur  du  grand  roi.  Les  six 
Grandes-maîtrises,  créées  par  Henri  III  en  iSyS,  furent 
conservées  et  subdivisées  en  cent  trente  maîtrises  particu- 
lières. Chaque  maître  particulier  avait  sous  ses  ordres  un 
lieutenant,  un  garde-marteau,  un  garde-général,  deux 
arpenteurs  et  des  gardes.  En  outre,  il  était  institué  un 
gruyer  pour  gérer  ou  surveiller  les  forêts  écartées  et  hors 
de  portée  des  autres  oflSciers.  A  chaque  maîtrise  particu- 
lière était  attachée  une  magistrature  spéciale,  comme  à 
chaque  Grande-maîtrise  une  Table  de  marbre.  Ce  pouvoir 
juridictionnel  connaissait  de  toutes  les  affaires  administra- 
tives en  matière  forestière  et  même  des  questions  de  pro- 
priété j  usque  dans  les  forêts  privées,  à  la  demande  toutefois 
des  propriétaires.  Mais  les  causes  criminelles,  confiées 

(1)G.  Huffel,  op.  ciï.,  p.  i47. 


436  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

antérieurement  aux  tribunaux  des  Eaux  et  Forêts,  leur 
furent  retirées.  Néanmoins,  de  fréquents  conflits  furent 
suscités  d'une  part  entre  ces  tribunaux  et  les  parlements, 
jaloux  d'attributions  judiciaires  indépendantes  d'eux, 
d'autre  part  avec  les  seigneurs  hauts  justiciers  qui  avaient 
également  des  tribunaux  forestiers  dans  leurs  juridici  ions. 

Aussi  les  premiers  obtinrent-ils,  trente-cinq  ans  plus 
tard  (1704),  la  suppression  de  la  plupart  des  Tables  de 
marbre  (1),  et  les  seconds  un  édit  de  mars  1707  faisant 
droit  à  leurs  réclamations  :  il  était  créé  dans  la  juridic- 
tion de  chaque  seigneur  haut  justicier  des  offices  héré- 
ditaires déjuges  gruyers,  procureurs  du  roi  et  greffiers 
ayant  mêmes  attributions  que  les  officiers  de  même  nom 
dans  les  Maîtrises  (2).  En  la  même  année  une  mesure 
fâcheuse  fut  motivée  par  la  pénurie  des  finances  :  on 
rétablit  l'alternativité  des  offices  qui,  de  biennaux  ne 
tardèrent  pas  à  devenir  triennaux,  puis  même,  dans  cer- 
taines provinces,  dit  M.  Huffel,  quadriennaux. 

Malgré  tout,  l'action  bienfaisante  de  l'ordonnance  de 
1669  s'exerça,  sans  atteintes  essentielles,  jusqu'à  la  Révo- 
lution, qui  devait  bouleverser  le  service  forestier  comme 
elle  bouleversera  Tordre  social  tout  entier. 

La  restriction  dans  des  limites  raisonnables  et  la  sage 
réglementation  des  droits  d'usage  furent  un  autre  et  heu- 

(1)  Cf.  G.  Huffel,  op.  cit.,  p.  317. 

(-2)  Cf.  Baudrillart,  Dictionnaire  des  Eattœ  et  Forêts,  Inlrod.,  p.  70.  — 
L'hérédité  était  aussi  accordée  aux  otilces  forestiers  des  Grandes-maîtrises  ei 
Maîtrises  particulières,  et  ce  privilège  n*étail  pas  sans  avoir  ses  înconvô- 
nients.  On  n'i^^more  pas  que  noire  immortel  fabuliste,  La  Fontaine,  occupait 
par  droit  d  hérédité  la  charge  de  Maître  particulier,  et  que,  s'il  Ait  an  |K)ète 
de  génie,  il  fut  en  même  temps  un  pitoyable  forestier.  Peut-être  toutefois 
est  f  e  dans  la  contemplation  des  bois  et  dans  l'observation  des  mœurs  de 
leurs  habitants,  qu'il  puisa  Tinspiration  de  sa  muse.  S'il  en  est  ainsi,  par 
donnon>-lui  sa  nullité  professionnelle;  le  temps,  a  cet  insi|;ne  larron  ■, 
comme  il  disait,  est  aussi  le  (;rund  réparateur  et  a  eu  beau  jeu,  depuis  lors, 
de  fiiire  disparaître  la  trace  des  né{îli(!ences  du  Maître  particulier  des  Eaux  et 
Foi  Ois  de  CliAleuu-Thierry  ;  tandis  que  ses  admirables  Fables  sont  aussi 
;»()ûiées  après  doux  siècles  ei  demi  qu'aux  premiers  jours,  et,  tant  que  sera 
p'.irlée  la  langue  française,  compteront  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  notre 
idiome. 


LA   FORÊT    GAULOISE,    FRANQUE    ET   FRANÇAISE.      437 

reux  résultat  de  la  législation  nouvelle.  Ces  droits  avaient 
été,  à  diverses  époques,  multipliés  au  delà  de  toute  mesure 
et  pesaient  lourdement  sur  toutes  les  forêts  du  royaume 
sans  distinction.  Tous  ceux  dont  l'origine  légitime  ne  put 
être  établie  furent  supprimés,  moyennant  indemnité  quand 
il  y  avait  lieu  ;  les  droits  au  bois  de  construction  ou  d'in- 
dustrie furent  ramenés  à  de  justes  limites. 

Pour  écarter  d'autres  abus,  il  fut  aussi  tracé  d'utiles 
règles  culturales.  Il  était  prescrit  de  ne  jamais  exploiter 
les  taillis  au-dessous  de  l'âge  de  dix  ans  et  d'y  laisser 
croître  jusqu'à  quarante  ans,  âge  minimum,  seize  bali- 
veaux au  moins  par  arpent  (i).  C'était  peu,  sans  doute  ; 
mais  c'était  du  moins  le  principe  de  la  réserve,  sur  les 
taillis,  de  brins  destinés  à  croître  en  futaie  ;  et  dans  les 
bois  traités  en  futaie  pure,  dix  sujets  par  arpent  devaient 
être  maintenus  sur  pied  jusqu'à  cent  vingt  ans.  Encore 
ces  mini  ma  n'étaient-ils  pas  applicables  aux  forêts  du 
domaine  royal  et  des  communautés  ;  on  devait,  chaque 
fois  ([lie  lexploitation  revenait  sur  une  coupe  antérieure, 
respecter  les  réserves  précédentes,  tout  en  réservant  en 
plus  dix  brijis  ou  sujets  de  l'âge  de  la  coupe,  en  cours.  Les 
sujets  ainsi  conservés  ne  pouvaient  être  abattus  que  sur 
ordonnance  royale  et  seulement  en  cas  de  dépérissement 
bien  et  dilment  constaté. 

Dans  les  forêts  ou  portions  de  forêt  restées  à  Tétat  de 
pleine  futaie,  l'Ordonnance  prescrivait  un  système  assez 
simpliste  et  assurément  peu  ou  point  ^  scientifique  «, 
mais  qui  n'en  a  pas  moins  été  un  sérieux  progrès  sur  le 
désordre  qui  régnait  auparavant,  au  point  que  la  plupart 
des  belles  vieilles  futaies  qui  font  encore  aujourd'hui  la 
gloire  de  nos  forêts  domaniales,  proviennent  de  l'emploi 
de  cette  méthode.  Elle  consistait  à  exploiter  à  blanc  et  de 
proche  en  proche  par  contenances  égales,  calculées  d'après 


(I)  L'arpent  forestier  ou  «  Arpent  des  Eaux  el  Forêts  »>  valait  51  ares 
70  ccntiaies  de  nos  mesures  métriques. 


438  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

r.^ge  d exploitabilité  adopté.  Cest  la  méthode  dite  de  Hrt 
et  aire  (j'ai  eu  déjà  occasion  d'en  parler,  soit  ici-même, 
soit  dans  les  Annales  [i]),  dont  le  nom  n'otîro  un  sens 
logique  quautant  qu'on  le  considère  comme  une  corrup- 
tion de  tire  A  aire  ou  tirer  ave,  ce  qui  signifierait  :  qui 
tire  (I  taire,  à  la  surface  ou  contenance. 

Une  observation  analogue  doit  être  faite  au  sujet  de 
lobligaiion  de  réserver  dix  brins  do  Tâge  par  arpent  de 
coupe  de  taillis,  en  maintenant  indéfiniment,  dans  les 
forêts  soumises  au  régime  forestier,  tous  les  arbros  réser- 
vés lors  des  exploitations  précédentes.  Il  en  est  résulté, 
avec  le  temps,  la  substitution  graduelle  au  régime  du 
taillis  simple  d'une  sorte  de  futaie  irrégulière  sur  de 
médioci'es  taillis,  qui  a  eu  du  moins  pour  heureux  effet  de 
préserver  de  la  ruine  un  grand  nombre  de  bois  soumis. 

Ce  ne  fut  pas  sans  protestations  et  sans  résistances  que 
ces  réformes  et  bien  d'autres  furent  appliquées.  Il  s'agis- 
sait, dans  beaucoup  de  cas,  de  revenir  sur  des  habitudes 
plusieurs  fois  séculaires  ;  parfois  d'ailleurs  les  mesures 
les  plus  désirables  et  les  plus  justifiées  se  heurtent  à  une 
invincible  force  des  choses.  C'est  ce  qui  eut  lieu,  notam- 
ment dans  certaines  régions  des  Alpes  et  des  Pyrénées,  où 
le  pâturage  des  moutons,  rigoureusement  proscrit  par 
l'Ordonnance  (tout  comme, au  surplus,par  le  code  forestier 
de  1827)  lia  jamais  cessé  d'être  exercé.  Nécessité  fait  loi 
plus  que  toutes  les  lois  écrites. 

Malgré  tout,  l'énergie  de  Colbert  vint  à  bout  de  la  plu- 
part des  opj)Ositions.  Il  put  même  donner,  bien  que  tar- 
divement, satisfaction  aux  doléances  des  Etats  généraux 
de  1614,  (jui  s'étaient  vivement  émus  de  l'abus  des  engage- 
ments, en  faisant  rentrer  par  la  suite  au  domaine  de  la 
Couronne  un  grand  nombre  de  forêts  engagées.  Il  est  vrai 
que,  d'après  M.  Hutifel,  il  aurait  consenti  ensuite  de  nou- 

(l)  Tome  XXIH,  i»  partie,  année  1890. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  PRANQUB  ET  FRANÇAISE.   439 

velles  aliénations,  comme,  du  reste,  avant  et  après  lui, 
Louis  XIII,  Louis  XV  et  Louis  XVI  (i). 

Les  tribulations,  au  surplus,  ne  firent  pas  défaut  par  la 
suite  aux  malheureuses  forêts.  Ce  fut,  en  1709,  un  hiver 
d'une  rigueur  extraordinaire  qui  causa  partout  d'énormes 
ravages  et  fit  périr  une  multitude  d'arbres  et  de  cépées. 
Les  châtaigniers,  notamment,  jusqu'alors  très  abondaBts, 
succombèrent  presque  tous.  Calamité  plus  terrible  encore, 
les  blés  avaient  gelé  dans  les  emblavures,  d'où  suivit  une 
affreuse  disette  ;  les  forêts  durent  y .  remédier,  au  moins 
partiellement,  par  des  défrichements  qui  furent  autorisés 
et  même  provoqués  par  des  ordonnances,  en  vue  d'arriver 
à  une  culture  plus  étendue.  Il  fallut  bientôt  réagir  contre 
cette  pratique  ou  y  parer,  et  en  171 9  le  Régent  fit  rentrer 
quelques-uns  des  domaines  engagés  depuis  1669.  De  nou- 
velles disettes  firent  revenir  aux  défrichements,  de  1762 
à  1766;  défrichements  encore  en  1772  pour  installer  dans 
les  forêts  et  landes  du  Poitou  3ooo  Canadiens  qui  n'avaient 
pas  voulu  accepter  la  domination  anglaise  (2). 

Bien  que,  d'après  ce  que  nous  apprend  M.  Huffel, 
Louis  XVI  ait  consenti  des  aliénations  ou  engagements 
de  forêts,  ni  plus  ni  moins  que  ses  trois  prédécesseurs, 
cependant,  et  malgré  les  tribulations  qui  viennent  d'être 
indiquées,  Tère  forestière  qui  s'étend  de  1669  à  la  Révo- 
lution fut,  en  somme,  une  ère  prospère  comparativement 
aux  temps  qui  l'avaient  précédée.  De  concert  avecTurgot, 
Louis  XVI  aurait  même  projeté  des  améliorations  nou- 
velles et  des  mesures  pour  l'extension  du  sol  boisé,  jugée 
déjà  trop  faible  proportionnellement  à  l'étendue  du  terri- 

(l)  Cf.  (;.  Uuflfel,  op.  cit.,  p.  2i3. 

(i)  Durant  celte  période,  on  peut  relever  cependant  une  mesure  favorable 
à  la  conservation  des  forêts.  Ce  fut  un  arrôl  de  1743  donnant  une. nouvelle 
et  plus  juste  tiéfinition  des  morts-bois  auxquels  prétendaient  d'innombrables 
usagers,  et  en  excluant  le  charme,  le  tremble,  les  peupliers,  le  tilleul  et  les 
bouleaux.  L'arrêt  définissait  comme  morts-bois,  les  saules,  aulnes,  épines, 
sureaux,  genéis,  jçenévriers  et  ronces  (Cf.  Hufrel,  op.  cit.^  p.  230).  Aujour- 
d'hui les  saules  et  les  aulnes  ne  comptent  plus,  et  avec  raison,  parmi  les 
morts-bois. 


1 


440  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

toire.  Mais  d'autres  soucis,  d'autres  préoccupations  absor- 
bèrent l'attention  du  malheureux  souverain,  et  bientôt  se 
dessina,  puis  éclata  le  cataclysme  révolutionnaire. 


DE    LA   RÉVOLUTION    A    LA    FIN   DU    SECOND   EMPIRE 

Au  point  de  vue  exclusif  de  l'extension  du  domaine  de 
l'Etat,  les  premiers  débuts  de  la  Révolution  ne  furent  point 
défavorables  au  sol  forestier,  puisque  l'État  s'empara,  par 
décret  du  4  novembre  1789,  des  biens  de  l'Église,  notam- 
ment du  clergé  séculier,  des  ordres  religieux  et  des  sémi- 
naires. L'étendue  totale  des  forêts  domaniales  se  trouvait 
ainsi  portée  à  1  704917  hectares  (i),  auxquels  s'ajou- 
tèrent, le  12  février  1792,  634000  hectares  confisqués 
aux  émigrés.  Si  bien  qu'après  le  traité  de  Bâle  (1795), 
restitution  éphémère  à  la  France  de  sa  frontière  naturelle 
de  lest,  la  surface  forestière  domaniale  comprenait 
2  592  706  hectares.  Une  loi  fut  même  portée  le  23  août 
1790  qui  déclarait  inaliénables  les  forêts  du  domaine. 
Une  autre  loi  du  1  ^^  décembre  de  la  même  année  (dans 
laquelle,  par  parenthèse,  fut  définie  pour  la  première  fois 
la  différence  entre  le  domaine  public,  comme  les  routes, 
canaux,  ports,  forteresses,  etc.,  et  le  domaine  privé  de  la 
nation,  c'est-à-dire  de  TÉtat),  le  domaine  de  l'État  est 
déclaré  aliénable  et  prescriptible.  Une  restriction  est  for- 
mulée toutefois  en  faveur  des  forêts  ;  celles-là  seules 
peuvent  être  vendues,  qui  ont  moins  de  cent  arpents  (2)  et 
sont  à  moins  de  mille  toises  (3)  d'autres  forêts,  les  grands 
massifs  domaniaux  continuant  à  rester  inaliénables.  Le 


(\)  D'après  un  rapport  du  Coinilé  des  Domaines  à  la  Constituante  en  1791. 
Cf.  Huflel,  loc.ciL,  p.  Î24. 
(t)  51  hectares  des  mesures  actuelles. 
(5)  19.')0  mètres. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUB  ET  FRANÇAISE.   44 1 

minimum  d'étendue  et  de  distance  fut  élevé,  par  une  loi 
de  Tan  IV  (1797),  à  i63  hectares  pour  la  première,  et  à 
975  mètres  pour  la  seconde. 

Les  bois  des  particuliers  furent  aiFranchis  de  toute 
tutelle  ou  ingérence  administrative  par  une  loi  du  29  sep- 
tembre 1791,  et  rentrèrent  ainsi  sous  la  législation  du 
droit  commun.  Avec  une  apparence  de  conformité  au  prin- 
cipe d'égalité,  cette  mesure,  favorable  à  certains  égards 
au  droit  des  propriétaires,  privait  d'autre  part  d'une  pro- 
tection suffisante  cette  propriété  de  nature  toute  spéciale. 
Ce  défaut  se  fait  sentir  encore  aujourd'hui.  La  môme  loi 
édictait  une  mesure  plus  fâcheuse  encore  :  elle  confiait 
aux  municipalités  et  assemblées  locales  les  bois  des  com- 
munes et  communautés  ou  oeuvres  diverses,  et  aussi  le 
soin  «  de  veiller  à  la  conservation  des  bois  nationaux  », 
conjointement,  il  est  vrai,  avec  l'administration.  Elle 
traçait  également  un  plan  nouveau  pour  la  réorganisation 
de  l'administration  forestière,  lequel  d'ailleurs  resta  lettre 
morte  ;  mais  l'abolition  en  principe  des  maîtrises  eut  pour 
effet  d'affaiblir  très  sensiblement  l'autorité  des  officiers 
forestiers  ;  cependant,  l'ancienne  organisation  se  maintint 
jusqu'en  1801.  à  l'exception  toutefois  des  attributions 
judiciaires, qui  lui  avaient  été  retirées  par  la  loi  du  23  août 
1790.  C'est  ainsi,  comme  le  faisait  remarquer  naguère 
Jules  Clavé  dans  ses  Études  cC économie  forestière,  que, 
seuls  de  l'ancien  régime,  les  forestiers  sont  restés  en 
fonction  pendant  toute  la  durée  de  la  période  révolu- 
tionnaire. 

Les  forêts,  du  reste,  ne  s'en  sont  pas  trouvées  mieux. 
Émanation  de  gouvernements  et  d'un  ordre  social  disparus, 
ces  malheureux  forestiers  n'avaient  plus,  vis-à-vis  du 
public,  ni  prestige  ni  pouvoir  ;  ils  furent  impuissants  à 
protéger  les  forêts  qu'ils  avaient  mission  d'administrer  (1). 


(l)   Voir,  dans  le  Recueil   des  règlements  forestiers  de  Baudrillarl, 
tome  1,  p.  404,  V Instruction  de  TAsseinblée  nationale  des  12  eliO  août  1790. 


442  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Tandis  qu'on  légiférait  en  haut  lieu,  les  passions  popu- 
laires surexcitées  sous  Tinfluence  d'une  atmosphère  poli- 
tique déjà  chargée  d'électricité,  s'en  prenaient  aux  forêts. 
Vainement  LouisXVI  par  une  proclamation  du  3  novembre 
1789,  et  l'Assemblée  constituante  par  deux  décrets  des 
1 1  décembre  suivant  et  du  26  mars  1790,  s'efforcèrent-ils 
de  rappeler  les  populations  à  la  légalité  et  à  la  modéra- 
tion, lueurs  efforts  furent  vains.  Ce  fut  pire  encore  sous 
l'empire  de  la  loi  de  septembre  1791,  dont  il  vient  d'être 
parlé.  Confier  aux  assemblées  locales  le  soin  «  de  veiller 
à  la  conservation  des  bois  nationaux  »»  et  même  de  ceux 
des  communautés  qu'elles  représentaient,  c'était  un  peu 
comme  si,  de  nos  jours,  on  s'avisait  de  confier  aux  bra- 
conniers de  pêche  et  de  chasse  la  conservation  des  poissons 
et  du  gibier.  Ce  fut  bientôt  un  sac,  un  pillage  général. 
Michelet,  dans  son  Histoire  de  France,  trace  un  saisissant 
tableau  de  la  furie  des  dévastateurs.  «  Ils  escaladèrent, 
dit-il,  le  feu  et  la  bêche  à  la  main,  jusqu'au  nid  des  aigles, 
cultivèrent  l'abîme,  pendus  à  une  corde.  Les  arbres  furent 
sacrifiés  aux  moindres  usages  ;  on  abattait  deux  pins  pour 
faire  une  paire  de  sabots.  En  même  temps,  le  petit  bétail, 
se  multipliant  sans  nombre,  s'établit  dans  la  forêt,  bles- 
sant les  arbres,  les  arbrisseaux,  les  jeunes  pousses,  dévo- 
rant l'espérance.  La  chèvre  surtout,  la  bête  de  celui  qui 
ne  possède  rien,  bête  aventureuse,  qui  vit  sur  le  commun, 
fut  l'instrument  de  cette  invasion  démagogique,  la  terreur 
du  désert  (i).  »• 

Ce  lamentable  état  de  choses  fut  encore  aggravé  par 
les  usurpations  d'un  grand  nombre  de  communes,  princi- 
palement dans  les  forêts  de  l'Etat.  Le  prétexte  en  était 
une  loi  du  28  août  1792  qui  autorisait  les  communes  se 
disant  usagères  à  faire  examiner  et  régler  leurs  préten- 
tions à  dire  d'experts.  Il  en  résulta,  de  la  part  des  com- 
mîmes riveraines,  un   véritable  pillage  organisé,  et  cela 

(I)  Cf.  Meaume,  Comm,  Code  forestier,  tome  I,  p.  457,  ad  not. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.   448 

dura  de  nombreuses  années.  Vainement  une  loi  de  i8o3 
(28  ventôse,  an  XI)  prescrivit-elle  aux  usagers  ou  pré- 
tendus tels  de  produire  dans  les  six  mois  les  titres  consta- 
tant leurs  droits  ;  aucun  titre  ne  fut  produit.  Au  bout 
d'un  an,  le  délai  fut  prorogé  pour  une  nouvelle  durée  de 
six  mois,  portant  peine  de  déchéance  pour  quiconque 
ne  produirait  rien.  Sanction  en  grande  partie  vaine  ;  un 
petit  nombre  produisirent  des  titres  dont  fut  reconnu  le 
bien  fondé  partiel  ou  total,  la  plupart  n'en  produisirent 
aucun  et,  sauf  quelques  déclarations  de  déchéance,  con- 
tinuèrent, comme  par  le  passé,  à  user  de  jouissances 
auxquelles  ils  n'avaient  aucun  droit. 

On  voit  que  la  Révolution  ne  fut  pas  tendre  aux  forêts 
et  au  sol  forestier.  D'autant  plus  que,  parallèlement  à  ces 
dévastations  et  pillages  qu'elle  était  impuissante  à  empê- 
cher, elle  ne  se  priva  pas  d'aliéner,  avec  d'autres  biens 
nationaux  qu'elle  avait  du  reste  déclarés  aliénables,  plu- 
sieurs forêts  domaniales  déclarées  pourtant  inaliénables 
par  les  lois  des  25  août  et  i**"  décembre  1790. 

Cependant  la  réunion  de  tous  les  pouvoirs  entre  les 
mains  du  prodigieux  génie  que  fut  Bonaparte,  eut  son 
contrecoup  sur  toutes  choses.  Le  rappel  des  émigrés, 
dont  furent  exceptés  cependant  au  début  ceux  qui  avaient 
pris  les  armes  pour  la  défense  du  Roi,  amena  une  paci- 
fication partielle  des  esprits.  Il  devint  possible  de  régula- 
riser l'administration  publique.  Dès  1801,  le  corps  fores- 
tier fut  réorganisé  sur  de  nouvelles  bases  et  vit  peu  à  peu 
lui  revenir  l'autorité  morale  dont  il  se  voyait  dépourvu 
depuis,  surtout,  la  fameuse  loi  du  29  septembre  1791  qui, 
dans  le  vain  espoir  de  relever  son  autorité  méconnue, 
l'obligeait  à  partager  ses  attributions  avec  les  assemblées 
locales. 

Devenu  empereur,  Napoléon  restitua  quelques-unes  des 
forêts  confisquées  aux  émigrés  et  en  aliéna,  dit-on,  quel- 
ques autres,  sans  qu'on  puisse  rien  préciser  à  cet  égard, 
les  décrets  impériaux  qui  s'y  rapportent  n'ayant  pas  été, 


444  REVUB   DBS   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

on  ne  sait  pourquoi,  inscrits  au  Bulletin  des  lois.  En 
1807,  une  statistique  établie  par  les  soins  du  service  fores- 
tier fit  connaître  l'existence  de  2  32i  802  hectares  de 
forêts  domaniales  dans  la  France  d'alors,  représentant  un 
revenu  de  cinquante  millions  (i).  Un  décret  impérial,  en 
date  du  8  mars  1811,  ne  contribua  pas  à  agrandir  la 
compétence  et  le  savoir  du  personnel  forestier.  Il  y  fut 
stipulé  que  la  moitié  des  emplois  y  serait  réservée  aux 
débris  des  armées,  cest-à-dire  aux  éclopés,  à  ceux  que 
les  blessures  et  infirmités  contractées  devant  l'ennemi 
rendaient  impropres  désormais  à  faire  campagne  ;  débris 
glorieux  assurément,  mais  qui  n'avaient  pu  puiser,  au 
bivouac  et  dans  les  camps,  les  connaissances  profession- 
nelles indispensables  à  la  bonne  gestion  des  forêts.  Aussi 
les  forêts  s'en  tirèrent-elles  comme  elles  purent.  Cepen- 
dant, d'après  un  recensement  dont  le  ministre  de  l'Inté- 
rieur publiait  les  résultats  le  25  février  181 3,  la  France, 
qui  ne  comprenait  pas  moins,  alors,  de  i3o  départements, 
et  englobait,  entre  autres  territoires,  les  Pays-Bas,  le 
Valois,  une  partie  de  la  Westphalie,  aurait  possédé  huit 
millions  d'hectares  de  bois  et  forêts  —  chiffre  assurément 
trop  faible  dans  son  ensemble  —  dont  moins  de  1  800  000 
hectares  aux  particuliers,  et  le  surplus,  soit  6  200  000,  à 
l'État  et  aux  communes.  11  y  a  ici,  visiblement,  comme  le 
note  avec  raison  M.  Huffel,  une  supériorité  proportion- 
nelle inadmissible  des  forêts  domaniales  et  communales 
sur  les  forêts  privées.  La  totalité  des  bois  particuliers 
de  la  France  actuelle,  non  pas  de  la  France  de  i8i3,  est 
évaluée  à  près  de  sept  millions  d'hectares  ;  comment  n'eût- 
elle  été  que  de  moins  de  deux  millions  d'hectares  avec  une 
quarantaine  de  départements  de  plus  i 

Quelle  qu  ait  été  l'étendue  réelle  et  proportionnelle  des 
forêts  publiques  et  privées  dans  Têphémère  empire  de 
181 3,  elle  dut  être  réduite  de  son  chiifre  normal  après 

(1)  Cf.  Huffel,  loc,  cU,,  tome  I,  pp.  225  et  226. 


LA  FORÊT  GAULOISE,  FRANQUE  ET  FRANÇAISE.   445 

les  désastres  consécutifs  au  retour  de  l'île  d'Elbe  ;  ils 
contraignirent  Louis  XVIII  à  abandonner  des  territoires 
qu'avaient  respectés  les  Alliés  après  la  première  invasion. 
On  a  indiqué,  dans  la  première  partie  de  la  présente 
étude,  les  aliénations  de  forêts  auxquelles  le  malheur  des 
temps  avait  conduit  la  Restauration  à  se  résoudre.  C'est 
à  elle  toutefois  que  revient  le  mérite  d'avoir  créé,  en  1824, 
l'école  forestière  de  Nancy  qui  devait  fournir,  et  qui  a 
fourni,  en  eiFet,  une  suite  ininterrompue  d'agents  capables, 
fortement  imbus  des  saines  traditions  du  métier,  en  rem- 
placement graduel  du  personnel  très  inférieur  instauré 
par  Bonaparte  au  profit  des  invalides  de  l'armée.  Trois 
ans  plus  tard  furent  promulgués  le  Code  forestier  et 
l'ordonnance  réglementaire  disposée  pour  son  exécution. 
Cette  législation  survenait  après  une  laborieuse  prépara- 
tion due  à  une  commission  spéciale  nommée  à  cet  effet 
en  1822;  elle  compléta  définitivement  l'œuvre  de  restau- 
ration du  service  destiné  à  la  conservation  et  à  l'amélio- 
ration du  domaine  forestier  de  la  France. 

Le  Code  forestier  a  pris  pour  base  l'ordonnance  de  1669, 
en  éliminant  de  celle-ci  les  dispositions  qui  répondaient 
seulement  à  un  état  de  choses  disparu  sans  retour,  mais 
adaptant  les  autres  à  l'état  social  nouveau  créé  par  les 
événements.  Retouché,  modifié  ou  étendu  dans  quelques- 
uns  de  ses  détails,  principalement  sous  le  second  Empire, 
le  Code  forestier  promulgué  par  le  roi  Charles  X,  le 
3i  juillet  1827,  règle  encore  aujourd'hui  la  gestion  des 
bois  de  TÉtat,  des  départements,  des  communes  et  des 
établissements  publics. 

On  peut  citer  parmi  ces  modifications  et  développe- 
ments : 

Le  décret  impérial  du  19  mai  1857  prescrivant  le 
dégrèvement  des  droits  d'usage  dans  les  forêts  domaniales 
par  le  cantonnement  des  usagers;  la  loi  du  18  juin  1859, 
portée  précisément  en  revision  de  celle  de  1827,  et  qui 
adoucit  les  rigueurs  de  la  répression  par  la  faculté  laissée 


446  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

à  ladministration  de  transiger  avec  les  délinquants, 
moyennant  paiement  d'une  certaine  amende  transaction- 
nelle toujours  inférieure  à  Tamende  légale  encourue  ;  la 
loi  du  22  novembre  de  la  même  année,  modifiant  dans  un 
sens  plus  libéral  à  certains  égards,  plus  restrictif  à 
d'autres,  la  législation  relative  au  défrichement  des  bois 
des  particuliers;  les  lois  de  1860,  de  1864  et  d'années 
subséquentes  sur  la  restauration  des  montagnes  par  boise- 
ment et  gazonnement.  Mentionnons  aussi  la  loi  beaucoup 
moins  heureuse  du  1 1  juillet  1866,  par  laquelle  les  forêts 
domaniales  étaient  affectées  à  la  caisse  d'amortissement. 
C'est  en  conséquence  de  cette  disposition  que  la  loi  des 
finances  du  18  du  même  mois  autorisait  l'administration, 
comme  on  l'a  vu  plus  haut,  à  aliéner  des  forêts  de  l'État 
jusqu'à  concurrence  de  2  5ooooo  francs. 

En  1872,  après  la  perte  de  l'Alsace  et  d'une  partie  de 
la  Lorraine,  après  la  restitution  aux  princes  de  la  maison 
d'Orléans  des  biens  que  leur  avait  confisqués  le  prince 
Louis  Bonaparte,  le  domaine  forestier  de  l'Etat  com- 
prenait seulement  963  878  hectares.  Depuis  lors  de  nom- 
breuses acquisitions  s'ajoutant  à  celles  antérieurement 
faites  en  vue  des  travaux  de  reboisement,  ont  porté  ce 
chiffre  à  celui  de  1  1 55  788  hectares  au  i®*"  janvier  igoS. 


VI 

FORÊTS    COMMUNALES    ET  FORÊTS   PRIVÉES 

Dans  les  exposés  qui  précèdent,  il  n'a  été  parlé  que 
très  incidemment  des  forêts  communales  et  de  celles  des 
particuliers.  Nous  avons  vu,  au  paragraphe  II,  que  le 
point  d'origine  de  la  plupart  de  nos  communes  rurales 
peut  se  rattacher  au  fundus  gallo-romain  ;  qu'à  la  suite 
de  la  répartition  déterminée  par  le  travail  des  agrimen- 
sores,  des  forêts  ou  portions  de  forêts  avaient  été  attri- 


^ 


LA    FORÊT   GAULOISE,    FRANQUE   ET    FRANÇAISE.      447 

buées  aux  vici  ou,  à  titre  onéreux  et  par  concession  des 
équités,  aux  villœ,  ou  enfin  partagées  par  \eques  aux 
habitants  du  fundus  attachés  à  \ager,  lesquels  y  pre- 
naier^t  tout  le  bois  dont  ils  avaient  besoin.  Les  tribus 
germaines,  mêlées  aux  populations  gallo-romaines  à  la 
suite  des  invasions  du  v^  siècle,  apportant  de  leurs  i)ays 
d'origine  des  habitudes  analogues,  cet  état  de  choses  se 
continue,  sans  qu'il  y  eut  toutefois  de  démarcation  bien 
tranchée  entre  ce  qui  appartenait  aux  groupes  ou  agglo- 
mérations d'habitants  considérés  comme  tels,  et  ce  que  ces 
mêmes  habitants  possédaient  id  nniversi,  c'est-à-dire  en 
commun  mais  individuellement  (i). 

Mais  la  propriété  communale  nettement  et  juridique- 
ment établie  ne  prit  guère  naissance  qu'à  partir  du 
xii"  siècle.  Ce  fut  alors  que,  pour  réunir  ou  rappeler  les 
populations  éloignées  par  l'extension  abusive  des  bois 
dans  les  fœ^esiœ,  les  seigneurs  leur  concédèrent  des  droits 
divers  et  des  franchises  stipulés  dans  des  chartes,  leur 
reconnaissant  tantôt  une  possession  forestière  ancienne, 
tantôt  une  propriété  constituée  par  l'acte  même  d'affran- 
chissement, soit  par  don  ou  par  vente  sous  certaines  con- 
ditions, comme,  par  exemple,  l'interdiction  de  défricher 
ou  d'aliéner.  Par  la  suite,  des  forêts  communales  furent 
constituées  en  grand  nombre  par  voie  de  cantonnement, 
les  seigneurs  préférant  céder  en  pleine  propriété  aux 
communes  vassales  une  partie  de  leurs  forêts  afin 
d'affranchir  le  surplus.  C'est  surtout  à  partir  des  xiii*  et 
XIV*  siècles  que  la  possession  de  forêts  par  les  communes 
prit  une  grande  extension  :  la  propriété  communale  y 
était  toutefois  soumise  à  certaines  restrictions  qui 
variaient  de  fait  et  de  nom  suivant  les  provinces  ou  les 

(i)M.  Huifel  cite  un  ca€  tout  particulier  et  fort  curieux  d'une  forêt  de 
360  hectares  que  les  habitants  de  la  ville  de  Dôle  (Jura)  possèdent  ut 
universû  d'après  un  droit  de  possession  remontant  à  l'époque  gallo-romaine. 
Certaines  forêts  communales  provenant  de  l'ancienne  abbaye  de  Wissem- 
bourg  en  Alsace  étaient  encore  possédées  au  xui«  siècle  comme  sylvœ 
communes  remontant  aux  temps  mérovingiens.  Cf.  Hufiel,  op.  cit.,  p.  3i9. 


I 


44^  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

seigneuries,  lesquelles,  supprimées  à  la  Révolution,  furent 
uniformément  remplacées  par  la  tutelle  de  l'État. 

L'une  de  ces  restrictions,  la  plus  onéreuse  et  souvent 
abusive,  consistait  dans  le  droit  de  triage  que  se  réservait 
le  seigneur  ou  ses  descendants  sur  les  bois  qu'il  avait 
donnés,  non  vendus  à  des  communautés,  et  qui  consistait 
dans  le  tiers  des  produits,  voire  parfois  de  la  propriété, 
même  acquise  à  titre  onéreux.  Les  rois  de  France  inter- 
vinrent souvent  pour  réprimer  cet  abus.  Louis  XIV 
révoque  même,  en  1667,  tous  les  triages  établis  depuis 
moins  de  trente  ans  avec  défense  d'en  établir  de  nou- 
veaux, faisant  en  même  temps  remise  de  tous  les  triages 
existants  sur  le  domaine  royal.  Si  l'ordonnance  de  1669 
reconnut  ce  droit,  ce  fut  en  le  limitant  rigoureusement  au 
cas  où  il  provenait  de  concession  gratuite  et  à  la  condi- 
tion que  les  deux  tiers  restant  à  la  communauté  fussent 
suffisants  pour  satisfaire  à  ses  besoins. 

La  suppression  définitive  du  droit  de  triage  et  des 
autres  droits  d'origine  féodale  à  partir  de  1790,  n'alla 
pas  sans  donner  naissance  à  d'autres  abus  en  sens  con- 
traire. Déjà  nous  avons  signalé  les  funestes  eiFets,  sur  les 
forêts  de  l'État,  des  facultés  excessives  concédées  aux 
communes  de  la  situation  de  ces  forêts  et  aux  communes 
usagères.  La  révocation,  en  1790,  de  tous  les  triages 
établis  depuis  moins  de  trente  ans,  fournit  prétexte  à  un 
certain  nombre  de  communes  de  s'emparer  de  bois  doma- 
niaux ou  autres  et  de  terrains  vagues,  en  excipant  de 
prétendues  usurpations  anciennes  qui  n  avaient  jamais  été 
faites.  Abus  aggravé  encore  à  la  suite  d'une  loi  de  1792 
étendant  les  révocations  de  triages  à  tous  ceux  qui 
avaient  été  établis  depuis  1669,  et  surtout  d'une  autre 
loi,  en  date  du  11  juin  1793,  laquelle  établissait  pré- 
somption de  propriété  communale  sur  tous  les  biens 
connus  «  sous  le  nom  de  terres  vaines  et  vagues,  bois 


LA   FORÊT   GAULOISE,    PRANQUE    BT   FRANÇAISE.      449 

communaux,  hermes  (i),  vacants,  etc..  «,  sauf  le  cas  où 
le  détenteur  pourrait  présenter  un  acte  authentique 
d'achat,  à  l'exclusion  des  titres  «  émanant  de  la  puissance 
féodale  y»  (2).  Bien  mieux,  les  revendications  éventuelles 
prévues  par  cette  loi  furent  soumises  à  une  juridiction 
d'arbitres  locaux  jugeant  sans  appel.  Ce  fut  bientôt  un 
véritable  brigandage  aux  dépens  du  domaine  national,  qui 
eût  fini  par  y  passer  tout  entier;  d'autant  plus  que  dans 
beaucoup  de  communes  les  populations  n'avaient  pas  eu 
la  patience  d'attendre  le  travail  des  arbitres  cependant 
si  complaisants.  Heureusement  une  réaction  salutaire  ne 
tarda  pas  à  se  produire.  Deux  lois  de  l'an  IV  (1797) 
supprimèrent  la  juridiction  arbitrale  et  autorisèrent 
l'appel  des  décisions  prises  par  les  arbitres  ;  et  deux 
autres  lois,  l'une  de  Tan  VII,  l'autre  de  l'an  XII  pre- 
scrivirent la  revision  générale  de  toutes  les  opérations 
de  l'espèce  exécutées  en  vertu  de  la  loi  du  1  1  juin  1793. 
Malheureusement  une  partie  seulement  des  bois  usurpés 
par  les  communes  fit  retour  à  l'Etat.  Les  biens  qu'un 
grand  nombre  de  communes  s'étaient  appropriés  sans 
intervention  d'arbitres  leur  sont  restés,  et  finalement 
le  domaine  forestier  des  communes  s'est,  à  la  faveur  de 
la  période  révolutionnaire,  sensiblement  accru  au  détri- 
ment du  domaine  de  l'État.  L'annexion  de  la  Savoie 
et  de  Nice,  sous  le  Second  Empire,  ji  enrichi  le  premier 
de  170000  hectares.  Le  second  avait  été  réduit  durant 
la  période  de  i852  à  1870,  non  seulement  par  les 
aliénations  dont  nous  avons  parlé,  mais  aussi  par  de 
nombreux  cantonnements  d'usagers,  qui  avaient  augmenté 
d'autant  le  premier.  Le  traité  de  Francfort,  à  la  suite  de 
Vannée  terrible,  a  diminué  l'un  et  l'autre,  celui  des  com- 
munes de  200  000,  celui  de  l'Etat  de  97  000  hectares. 

il)  Hennés  ou  plutôt  ennes  (de  êpimoç,  désert),  -  nom  donné  dans  la 
Orôme  aux  terres  vagues  ou  laissées  sans  culture  ».  Dictionnaire  de  Larive 
tî  Fleury. 

rt)Cf.  Huffel,  pp.  231-252. 

ni'SËRIE.  T.  X.  29 


45o  RKVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Actuellement  les  communes,  auxquelles  il  faut  ajouter 
les  hospices  et  autres  établissements  publics,  possèdent 
2  2i5ooo  hectares  de  forêts  dont  i  918000  seulement 
sont  soumises  au  régime  forestier,  c'est-à-dire  à  la  tutelle 
de  l'État. 

Il  y  a  peu  de  choses  à  dire  sur  la  propriété  forestière 
purement  privée.  De  la  naissance  de  la  féodalité  au 
XV i**  siècle,  il  ne  paraît  pas  qu'il  y  ait  eu  des  forêts  ayant 
eu  d'autres  propriétaires  que  le  Roi,  les  communautés 
religieuses  ou  civiles  et  les  seigneurs.  Il  en  avait  été 
autrement  aux  temps  gallo-romains  et  mérovingiens  ; 
mais  les  contrats  de  vassalité  firent  peu  à  peu  passer  les 
domaines  privés  sous  la  domination  des  suzerains.  Ce  n'est 
que  vers  la  fin  du  moyen  âge  que  la  propriété  forestière 
privée  prit  de  l'extension.  Elle  s'élevait,  en  1789,  à 
4  5oo  000  hectares  environ. 

Depuis  lors  elle  s'est  accrue  d'abord  de  toutes  les 
aliénations  de  bois  de  l'Etat  réalisées  durant  le  siècle  qui 
a  suivi,  puis  des  nombreux  boisements  effectués  par  les 
particuliers  dans  le  cours  du  xix®  siècle,  notamment  dans 
les  Landes,  en  Sologne  et  dans  la  Champagne  Pouilleuse, 
et  aussi  en  montagne  ou  sur  des  terres  peu  favorables  à  la 
culture.  On  croit  pouvoir  évaluer  à  1  100  000  hectares  les 
massifs  forestiers  créés  par  les  particuliers  dans  le  cours 
du  dit  siècle.  Si  la  propriété  forestière  privée  s'est 
appauvrie  en  France  de  ce  qu'elle  possédait  en  Alsace- 
Lorraine,  elle  s'est  d'autre  part  accrue  des  contrées  plus 
riches  en  bois  particuliers  de  Nice  et  de  la  Savoie. 

Il  faut  tenir  compte  aussi  des  défrichements,  dont  les 
autorisations  demandées  et  obtenues  ont  suivi  une  marche 
ascendante  de  1828  à  1866  pour  diminuer  rapidement 
depuis  lors,  à  la  suite  des  nombreux  mécomptes  éprouvés. 
Le  total  de  ces  autorisations  accordées  de  1828  à  1902 
inclusivement  s'élève  à 481  761  hectares;  mais  la  quantité 
réellement  défrichée  est  notoirement  inférieure  à  ce  chiffre. 


LA    FORÊT    GAULOISE,    FRANQUE    ET    FRANÇAISE.      45 1 

En  fin  de  compte,  d'après  la  statistique  agricole, 
l'étendue  totale  de  la  propriété  forestière  privée  était,  en 
1892,  de  6  217  000  hectares. 

Nous  voici  arrivés  à  la  fin  de  cette  vue  d'ensemble  sur 
les  conditions  forestières  du  pays  qui  est  aujourd'hui  la 
France,  aux  diverses  époques  où  il  fut  successivement 
terre  celtique,  terre  gallo-romaine,  soumise  à  l'autorité 
des  Francs  mérovingiens  et  carolingiens,  et  devenue 
enfin,  avec  la  dynastie  capétienne,  la  France  proprement 
dite. 

Il  ne  serait  pas  sans  intérêt  d'examiner,  au  point  de 
vue  contemporain,  ce  que  l'on  peut  appeler  —  par  exten- 
sion à  l'œuvre  administrative  —  la  «*  politique  forestière  » 
de  la  France  actuelle  :  application  de  mesures  douanières 
protectrices  au  commerce  des  bois  ;  mesures  législatives 
propres  à  assurer  la  coopération  de  la  propriété  forestière 
à  la  sauvegarde  de  l'intérêt  général  présent  et  futur  ;  sta- 
tistique forestière  générale  et  aperçu  des  forêts  coloniales. 

Si  Ton  voulait  entrer  dans  une  analyse  complète  des 
matières  multiples  qui  sont  condensées  dans  les  tomes  II 
et  III  de  Y  Économie  forestière,  on  arriverait  à  la  com- 
position d'un  précis  des  règles  de  la  dendrométrie,  de  la 
formation  de  la  richesse  forestière  par  la  double  coopéra- 
tion de  la  nature  et  de  Thomme,  de  la  correspondance 
du  revenu  au  capital,  de  l'estimation  sous  toutes  formes 
des  forêts  et  de  leurs  produits,  enfin  de  l'art  si  complexe, 
si  délicat  —  et,  quand  il  s'agit  des  futaies  pleines,  parfois 
si  incertain  —  de  l'aménagement  des  forêts. 

Ce  sont  là,  dans  une  seule  spécialité,  de  graves  sujets 
d'étude  qu'il  pourrait  y  avoir  intérêt  à  aborder  par  la 
suite. 

C.    DE  KiRWAN. 


L'ÉLECTRICITÉ 

CONSIDÉRÉE  COMME  FORME  DE  L'ÉNERGIE 


LES  DEUX  NOTIONS  FONDAMENTALES 
LE  POTENTIEL  ET  LA  QUANTITÉ  D'ÉLECTRICITÉ 


CHAPITRE  I 


INTRODUCTION 


1.  Insuffisance  des  théories  actuelles.  —  Le  rôle  si 
important  que  joue  aujourd'hui  Télectricité  dans  l'indus- 
trie, a  placé  cette  science  au  premier  rang,  et  cependant 
sa  théorie  est  encore  loin  d'atteindre  le  degré  de  clarté  et 
de  précision  obtenu  dans  les  autres  branches  de  la  phy- 
sique. Bien  des  phénomènes  électriques  sont  encore  sans 
explication  satisfaisante,  tels  que  la  dilatation  électrique, 
la  décharge  résiduelle,  la  force  électromotrice  de  contact, 
l'effet  Peltier,  l'effet  Thomson,  la  polarisation  des  élec- 
trodes. 

L'une  des  premières  causes  de  ces  difficultés  n'est-elle 
pas  dans  cette  tendance  si  générale  des  esprits  à  vouloir 
expliquer  tous  les  phénomènes  physiques  par  les  lois  de 
la  mécanique  ?  On  parle  bien  de  la  conception  d'un  fluide 
impondérable,  mais  on  s'empresse  de  le  doter  d'une  masse 
à  laquelle  on  attribuera  bientôt  les  propriétés  de  la 
maiière,pourlui  appliquer,  non  pas  seulement  les  méthodes, 
mais  encore  les  lois  mêmes  de  la  mécanique  rationnelle. 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  453 

2.  La  masse  électrique  et  la  quantité  d électricité.  —  On 
confond  d'ailleurs  cette  masse,  quantité  positive  ou  néga- 
tive, distribuée  à  la  surface  des  conducteurs,  et  qui  s'im- 
pose en  électrostatique,  avec  la  quantité  délectricité  qui 
circule  dans  les  courants,  et  qui  n'apparaît  qu'en  électro- 
dynamique. Cette  confusion  entraîne  nécessairement  des 
contradictions  :  c'est  ainsi  que  l'on  considère  un  conduc- 
teur parcouru  par  un  courant  comme  livrant  passage  à 
de  l'électricité,  alors  qu'il  n'en  contiendrait  même  pas. 
C'est  qu'en  effet  cette  masse  électrique,  d'après  les  idées 
que  nous  développerons,  n'est  pas  plus  une  quantité 
d'électricité  qu'une  vitesse  n'est  une  longueur  absolue;  tout 
en  dérivant  de  la  quantité  d'électricité,  la  masse  électrique 
est  une  grandeur  de  nature  toute  différente  ;  c'est  une 
quantité  d'électricité  positive  ou  négative  divisée  par  un 
temps.  Cette  notion  des  masses  de  signes  contraires,  qui 
remoirte  aux  plus  anciennes  théories,  n'intervient  que  dans 
les  phénomènes  d'induction,  en  électrostatique,  et  n'est 
pas,  comme  on  l'a  dit  souvent,  exclusive  de  l'hypothèse 
d'une  seule  espèce  d'électricité,  celle-là  qui  circule  dans 
les  courants. 

3.  Le  milieu  intermédiaire  qiion  appelle  téther,  — 
Faraday  a  expliqué  le  mécanisme  de  l'action  électrique 
par  une  transmission  de  proche  en  proche,  à  travers  un 
milieu  intermédiaire  idéal,  doué  d'une  élasticité  spéciale, 
et  dont  la  structure  se  modifie  sous  l'influence  des  corps 
électrisés.  C'était  le  premier  pas  vers  le  principe  de  l'ac- 
tion au  contact,  de  la  localisation  de  l'énergie  électrique, 
comme  de  toutes  les  autres  formes  d'énergie,  dans  les 
éléments  matériels  eux-mêmes:  mais  nous  sommes  de  ceux 
dont  parle  M.  E.  Picard,  quand  il  dit  (i)  :  «  Il  a  pu  même 
paraître  à  quelques-uns,  quil  était  étrange  dexpliquei^  le 
connu  par  tinconnu,  le  visible  par  tinvisible,  dimaginery 
par  exemple,  comme  on  ta  dit,  un  éther  que  md  œil  humain 

(I)  La  science  moderne  et  son  état  actuel,  p.  127. 


454  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ne  vei'va  jamais .  «  N'est-il  pas  plus  naturel  de  rapporter 
les  effets  que  nous  observons,  non  à  ce  milieu  hypothé- 
tique, mais  au  milieu  réel  et  ambiant  qui  est,  incontesta- 
blement, le  véritable  support  et  le  véhicule  obligé  de 
l'action  électrique  ?  Ce  milieu  réel  et  matériel  est  par  trop 
souvent  négligé,  et  quand  on  veut  bien  se  rappeler  qu'il 
est  lié,  superposé  au  milieu  idéal  dont  on  s'est  un  peu 
trop  exclusivement  occupé,  on  est  fort  surpris  de  lui 
trouver  certaines  propriétés  telles  que  la  dilatation  et 
l'absorption  électriques. 

4.  Le  potentiel  quantité  physique  et  le  potentiel  pwe 
quantité  mathématique,  —  C'est  encore  cet  oubli  du  milieu 
réel  qui  conduit  à  considérer  le  potentiel  comme  une  pui^e 
quantité  mathématique.  En  élevant  la  tempétaiui'e  dun 
corps,  dit-on,  on  le  fond,  on  le  volatilise  :  on  ne  produit, 
au  contraire  y  aucun  effet  physique  sur  un  corps  e^i  le  por- 
tant,  avec  tenveloppe  qui  le  renferme,  à  un  potentiel 
élevé^[\). 

Nous  pensons,  au  contraire,  que  le  potentiel  d'un  corps 
électrisé  est  une  quantité  physique  analogue  à  la  tempé- 
rature et,  à  certains  points  de  vue,  mieux  encore  analogue 
à  la  pression  qull  supporte.  Peut-on  nier  l'influence  du 
potentiel  dans  les  phénomènes  électrochimiques  ?  Si  l'on 
place  un  corps  métallique  dans  un  milieu  aériforme  dont 
on  fasse  varier  la  pression  dans  les  limites  que  l'expérience 
permet  d'atteindre,  ces  variations  ne  produiront  sur  ce 
corps  aucun  changement  apparent  :  il  est  cependant  cer- 
tain que  son  volume  aura  varié,  si  peu  que  ce  soit.  Un 
corps  ne  peut  pas  subir  une  influence  extérieure,  sans  que 
sa  constitution  intime  en  soit  affectée  par  un  changement 
tangible,  si  faible  qu'il  puisse  être.  Le  potentiel  transmis 
à  un  corps  métallique  agit  donc  sur  ce  corps,  et  modifie 
son  état,  comme  la  pression  et  la  température  agissent 
sur  lui  et  modifient  son  état. 

(I)  Macwell,  Traité  élémentaire  d' Électricité,  traduit  par  G.  Richard, 
i884,  p.  9. 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  455 

Sans  méconnaître  les  services  rendus  par  les  théories 
actuelles  et  qu'elles  rendront  encore,  il  est  permis  de  pré- 
voir qu'il  doit  être  possible  d'en  édifier  une  nouvelle, 
basée,  avant  tout,  sur  les  deux  principes  fondamentaux  et 
si  solides  de  la  science  de  l'énergie,  auxquels  il  suffira  de 
joindre  quelques  lois  expérimentales  nettement  définies, 
pour  lui  donner,  par  un  enchaînement  logique,  tout  son 
développement. 

5.  Les  facteurs  de  Vénei^gie  élecfrique.  —  Pour  fonder 
cette  théorie  nouvelle,  deux  notions  fondamentales  sont 
nécessaires,  celle  du  potentiel  électHque  et  celle  de  la 
quantité  (T électricité.  Ce  sont  les  facteurs  de  l'énergie 
électrique,  comme  la  température  et  Ventropie  d'une  part, 
la  pression  et  le  volume  d'autre  part,  et  enfin  le  potentiel 
chimique  et  la  quantité  de  matière  sont  les  facteurs  de 
l'énergie  calorifique,  élastique  ou  chimique. 

De  ces  quatre  formes,  l'énergie  calorifique  occupe  une 
place  à  part  et  dominante,  parce  que  ses  déplacements, 
mesurés  par  l'entropie,  obéissent  à  une  loi  de  dissipation, 
tandis  que  les  déplacements  de  l'énergie  électrique,  de 
l'énergie  élastique  et  de  l'énergie  chimique  obéissent  à  une 
loi  de  conservation,  qui  est  la  généralisation  du  principe 
de  Lavoisier. 

Dans  l'univers,  toute  quantité  d'électricité  qui  quitte 
un  corps,  est  intégralement  reçue  par  d'autres  corps;  tout 
changement  de  volume  d'un  corps  ou  système  de  corps 
correspond  à  des  changements  de  volume  opposés  et 
équivalents  dans  d'autres  corps  ;  toute  réaction  chimique 
s'opère  sans  création  ni  destruction  de  matière,  suivant 
le  principe  de  Lavoisier.  Un  corps  pris  dans  un  état  déter- 
miné, et  soumis  ensuite  à  des  transformations  qui  lui  font 
échanger  de  l'électricité  avec  l'extérieur,  ne  peut  revenir 
à  un  état  identique  à  son  état  initial,  si  cet  échange  d'élec- 
tricité ne  se  réduit  pas,  en  fin  de  compte,  à  zéro  ;  de 
môme  qu'il  ne  peut  reprendre  cet  état  initial  que  si  son 
volume  reprend  la  même  valeur,  si  sa  constitution  chi- 


( 


436  RBVUE   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

mique  lui  donne,  en  tous  points,  la  densité  qu'il  avait  au 
début. 

Son  entropie  reprendra  aussi  sa  valeur  primitive,  mais 
si  sa  transformation  est  irréversible,  et  il  en  est  toujours 
ainsi  dans  la  nature, les  échanges  d'entropie  entre  les  divers 
corps  en  jeu  ne  se  compenseront  pas  :  il  y  aura  accroisse- 
ment d'entropie,  tandis  qu'il  y  aura  conservation  de 
volume,  de  quantité  d'électricité,  de  quantité  de  matière. 

Les  deux  chapitres  qui  suivent  auront  pour  objet  de 
développer  la  notion  du  potentiel  défini  qualitativement. 
Le  chapitre  suivant  nous  conduira  à  préciser  cette  notion, 
et  à  considérer  le  potentiel  comme  quantité  mesurable  ;  il 
nous  apprendra,  en  même  temps,  ce  que  l'on  doit  appeler 
la  quantité  d' électricité. 


CHAPITRE  II 

LE    POTENTIEL    ÉLECTRIQUE 

I .  Isolants  et  condticteurs  de  VélectHcité.  —  Le  frotte- 
ment développe  dans  certains  corps  dits  isolants,  un  état 
électrique  qui  a  sa  répercussion  dans  le  milieu  environnant 
que  l'on  nomme  champ  électrique.  En  vertu  de  ce  principe 
de  la  science  moderne  qu'il  n'existe  pas  d'action  à  dis- 
tance, le  champ  manifeste  le  nouvel  état  qu'il  a,  lui-même, 
acquis,  par  les  mouvements  des  corps  légers  qui  y  sont 
plongés.  Ces  mouvements  sont  les  signes  d'une  rupture 
dans  l'état  d'équilibre  vers  lequel  tendent  tous  les  phéno- 
mènes de  la  nature  ;  aussi,  au  bout  d'un  certain  temps 
plus  ou  moins  long,  l'équilibre  sera-t-il  rétabli,  le  corps 
ayant  partagé  par  diffusion  ses  propriétés  électriques  avec 
le  milieu  ambiant. 

Ces  propriétés  ne  se  développent  pas  seulement  sur  les 
isolants,  les  corps  dits  conducteurs  peuvent  aussi  les 
ucquérii'  et  les  conserver  dans  un  milieu  tel  que  l'air  sec, 


l'élbctricité,  pormk  de  léneroib.  457 

où  leur  déperdition  s'opère  très  lentement.  Ces  corps  se 
distinguent  des  premiers  par  leur  tendance  à  se  mettre 
très  vite  en  équilibre  électrique  entre  eux,  tandis  que  les 
isolants  conservent  assez  longtemps  leur  électrisation, 
alors  même  qu'ils  sont  en  contact  avec  des  conducteurs. 

La  distinction  des  corps  en  isolants  et  conducteurs  n'a 
évidemment  rien  d'absolu.  La  transmission  de  la  propriété 
électrique  dans  les  diverses  parties  d'un  même  corps,  ou 
entre  corps  différents,  se  fait  de  proche  en  proche,  avec 
des  vitesses  extrêmement  variables,  qui  ne  sont  jamais 
ni  nulles  ni  infinies. 

2.  Définition  dCun  corps  isolé  au  point  de  vue  électrique. 
—  Si  un  corps  électrisé  récupère,  par  un  procédé  quel- 
conque, la  propriété  électrique  qu'il  perd  sans  cesse  au 
contact  du  milieu  qui  l'environne,  il  s'établira  un  régime 
permanent  ;  la  constitution  du  milieu,  variable  d'un  point 
à  un  autre,  restera  invariable  en  chaque  point,  et  l'on  dit 
alors  que  le  champ  est  stable. 

Si  la  vitesse  de  déperdition  de  la  propriété  électrique 
devient  extrêmement  lente  et,  en  quelque  sorte,  négli- 
geable dans  un  milieu  très  isolant  qu'avec  Faraday  nous 
appellerons  désormais  un  diélectrique,  on  pourra  considé- 
rer le  champ  créé  dans  ce  milieu  matériel  comme  sensi- 
blement stable  pendant  la  durée  nécessaire  à  une  série 
d'expériences,  et  le  corps  électrisé  qui  aura  créé  ce  champ 
pourra  être  considéré,  à  son  tour,  comme  conservant 
intégralement,  pendant  la  même  durée,  ses  propriétés 
électriques.  Nous  dirons,  dans  ce  cas,  que  ce  corps  est 
itclé  au  point  de  vue  électrique  ou  électHquement  isolé. 

C'est  là  une  conception  purement  théorique  analogue 
à  celle  de  l'isolement  au  point  de  vue  thermique  ou  au 
point  de  vue  élastique,  qui  rend  de  si  grands  services 
en  thermodynamique  ;  mais  l'isolement  électrique  d  un 
corps  est  nécessairement  imparfait,  et  c'est  grâce  à  cela 
que  ce  corps  peut  créer  un  champ  dans  le  diélectrique  qui 
Tenvironne. 


458  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

3.  Caitse  des  phénomènes  observés  en  électroslcUiqice.  — 
La  cause  primordiale  des  phénomènes  observés  en  élec- 
trostatique ne  réside  donc  pas  dans  l'action  exercée  par 
des  conducteurs  absolument  isolés  sur  le  milieu  hypothé- 
tique que  Ton  nomme  l'éther,  mais  bien  dans  l'énergie 
sans  c^sse  échangée  de  proche  en  proche,  et  par  le  contact, 
entre  ces  conducteurs  qui  ne  sont  pas  absolument  isolés  et 
le  7nilieu  réel  environnant,  où  cette  énergie  se  déplacera 
tant  que  le  système  ne  sera  pas  arrivé  à  un  état  final 
d'équilibre  qui  est  l'état  neutre.  L'air  sec  est  un  Lsolant 
très  puissant  ;  on  conçoit  donc  que,  pendant  la  durée  nor- 
male d'une  série  d'expériences  on  puisse  considérer  comme 
stable  le  champ  créé  dans  cet  air  sec,  et  comme  conser- 
vant leur  état  électrique  primitif  les  conducteurs  qui  y 
sont  plongés. 

Mais,  dira-t-on,  si  l'énergie  électrique  arrive  à  se  dépla- 
cer si  lentement,  les  effets  de  ce  mouvement,  qui  n'est 
autre  chose  qu'un  courant  électrique  très  faible  à  travers 
le  champ,  doivent  être  bien  peu  sensibles.  A  cette  objec- 
tion, on  peut  répondre  d'abord  que  ces  effets  ne  se  mani- 
festent pas  avec  une  bien  grande  intensité,  puisqu'on  ne 
les  constate  que  sur  des  corps  légers  ;  on  peut  ajouter  que 
l'énergie  électrique  contenue  dans  un  corps  doit  être 
énorme,  au  point  que  ce  corps  peut  en  dépenser  des  quan- 
tités notables,  sans  que  son  état  électrique  en  soit  sensi- 
blement affaibli.  Les  plus  récentes  conquêtes  de  la  physique 
dans  le  domaine  des  radiations  sont  bien  faites  pour  cor- 
roborer cette  explication,  quand  on  songe  à  la  quantité  de 
chaleur  et  de  lumière  qu'un  petit  morceau  de  radium  peut 
émettre  pendant  plusieurs  années  sans  perdre  d'une  façon 
apparente,  ni  de  son  poids,  ni  de  ses  propriétés  actives. 
Il  est  même  permis  de  croire  que  les  théories  nouvelles 
qui  se  fondent  aujourd'hui  sur  les  ions  et  électrons  ne 
peuvent  être  que  facilitées  par  les  vues  qui  précèdent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  vues  conduisent  à  une  théorie  qui 
explique  avec  une  grande  simplicité  et  une  grande  clarté 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  459 

tous  les  faits  connus  en  électrostatique  et  en  électrodyna- 
mique. Mais  avant  d'aborder  cette  théorie,  il  est  nécessaire 
de  considérer  l'électricité  sous  un  aspect  très  spécial  et 
quelque  peu  abstrait,  qui  permette  de  bien  préciser  com- 
ment on  doit  concevoir  la  mesure  de  l'énergie  électrique 
contenue  dans  un  corps  homogène,  et  dont  toutes  les 
parties  sont  en  équilibre  entre  elles. 

4.  V équilibre  électrique  et  f  égalité  de  potentiel.  —  Pre- 
nons, au  hasard,  deux  corps  homogènes  isolés,  chacun, 
au  point  de  vue  thermique,  élastique  et  électrique  ;  ils  sont 
soumis  aussi,  chacun,  à  une  température,  à  une  pression 
et  à  un  état  électrique  indépendants  dans  les  deux  corps, 
en  sorte  que  ceux-ci  ne  seront  vraisemblablement  en  équi- 
libre ni  au  point  de  vue  thermique,  ni  au  point  de  vue 
élastique,  ni  au  point  de  vue  électrique.  Tout  en  les  main- 
tenant isolés  du  milieu  qui  peut  les  contenir,  mettons-les 
en  contact,  en  supposant  rompues  les  liaisons  qui  les 
isolaient  entre  eux  :  il  va  s'opérer  entre  ces  deux  corps 
des  changements  irréversibles,  tendant  au  rétablissement 
naturel  de  l'équilibre,  et  qui  se  manifesteront  notamment, 
dans  leur  masse  intérieure,  par  des  variations  locales  de 
température  et  de  pression  ;  ces  changements  prendront 
fin,  quand  cet  état  d'équilibre  sera  réalisé.  11  sera  carac- 
térisé par  l'uniformité  de  température  et  de  pression  dans 
toute  l'étendue  des  deux  corps,  qui  n'auront  échangé  avec 
l'extérieur  aucune  quantité  de  chaleur,  aucune  propriété 
électrique,  et  dont  les  volumes,  variables  séparément, 
conserveront  une  somme  constante.  Si  Ion  sépare  alors 
ces  deux  corps,  il  ne  se  produira  aucun  phénomène,  pas 
plus  que  si  on  les  remet  de  nouveau  en  contact  ;  il  y  a 
donc  aussi,  entre  eux,  équilibre  électrique.  C'est  ce  que 
nous  exprimerons  en  disant  que  ces  corps  ont  mê77ie  poten- 
tiel. L'équilibre  thermique  ou  élastique  est  caractérisé  par 
l'égalité  de  température  ou  de  pression  ;  l'équilibre  élec- 
trique est  caractérisé  par  l'égalité  de  potentiel  électrique. 

Cette  notion  de  l'équilibre  électrique  et  de  l'égalité  de 


( 


460  REVUE    DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

potentiel  n'implique  pas  nécessairement  que  les  deux  corps 
comparés  doivent  finalement  avoir  même  température  et 
même  pression,  comme  dans  le  cas  qui  vient  d'être  cité. 
Au  lieu  de  rompre,  à  la  fois,  les  trois  liaisons  isolant  les 
deux  corps  entre  eux,  on  aurait  pu  n'en  rompre  qu'une 
seule,  celle  qui  isole  les  deux  corps  au  point  de  vue  élec- 
trique ;  pendant  le  changement  spontané  qui  s'opérera, 
chacun  des  corps  conservera  un  volume  invai'iable,  et  ils 
n'échangeront  entre  eux  ou  avec  l'extérieur  aucune  quan- 
tité de  chaleur.  La  température  et  la  pression  prendront 
une  nouvelle  valeur  dans  chacun  d'eux,  quand  l'équilibre 
électrique  sera  réalisé.  Si  les  deux  corps  ne  sont  pas  pri- 
mitivement en  équilibre  électrique,  on  le  constatera  en 
plaçant  successivement  dans  un  diélectrique  une  certaine 
quantité  de  ces  deux  corps  présentant  à  la  fois  la  même 
forme  et  le  même  volume  :  le  champ  qu'ils  créeront  dans 
ce  diélectrique  ne  sera  pas  le  même.  L'expérience  apprend, 
au  contraire,  que,  quand  ils  se  sont  mis  en  équilibre  par 
conduction  électrique,  les  quantités  de  même  forme  et  de 
même  volume  créeront  dans  le  diélectrique  deux  champs 
identiques.  Les  deux  corps  ont  alors,  par  définition, 
même  potentiel  électrique. 

5.  Loi  de  T équilibre  électiHque,  —  C'est  encore  un  fait 
d'expérience  que  si  deux  corps  sont  en  équilibre  électrique 
avec  un  troisième,  ils  sont  aussi  en  équilibre  électrique 
entre  eux,  de  sorte  que  tous  les  corps  en  équilibre  élec- 
trique ont  même  potentiel,  et  que  deux  corps  qui  ne  sont 
pas  en  équilibre  ont  des  potentiels  inégaux  ou  différents. 

Les  changements  provoqués,  quand  deux  corps  com- 
plètement isolés  de  l'extérieur  et  de  potentiels  différents 
sont  mis  en  relation  par  simple  conduction  électrique,  ne 
modifient  pas  l'énergie  de  l'ensemble.  Comme  ces  deux 
corps  sont  aussi  isolés  entfe  eux  au  point  de  vue  thermique 
et  au  point  de  vue  élastique,  ils  n'échangent,  non  plus, 
entre  eux,  aucune  quantité  d'énergie  sous  forme  de  chaleur 
ou  de  travail  mécanique,  et  le  phénomène  se  réduit  à  un 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  461 

simple  transport  d'énergie  sous  forme  électrique  de  l'un  à 
l'autre  corps. 

6.  Loi  de  la  conductioné  lectrique,  —  Enfin,  un  autre  fait 
d'expérience  très  important,  c'est  que,  si  l'on  considère 
un  nombre  quelconque  de  corps  qui  peuvent  être  de  même 
nature  ou  non,  à  des  températures  et  à  des  pressions 
différentes  ou  non,  mais  soumis  à  des  potentiels  différents, 
on  peut  les  ranger,  et  d'une  seule  façon,  dans  un  ordre 
tel  que  l'action  successive  de  deux  quelconques  de  ces 
corps  A  et  C,  par  conduction  électrique,  sur  un  troi- 
sième B  placé  entre  eux  deux,  fera  subir  à  ce  dernier  deux 
changements  inverses  qui  pourront  se  compenser  et  le 
ramener  à  son  état  primitif.  Au  contraire,  deux  corps  A 
et  B,  mis  successivement  en  relation  avec  un  troisième  C, 
placé  avant  ou  après  eux  dans  l'ordre  établi,  ne  pourront 
jamais  ramener  le  corps  C  à  son  état  primitif  ;  la  double 
opération  exécutée  sur  ce  dernier  ne  fera,  en  quelque 
sorte,  que  l'éloigner  davantage  de  cet  état  primitif. 

Cette  loi  conduit  à  considérer  les  potentiels  comme  des 
quantités  susceptibles  de  s'échelonner  dans  un  sens  par- 
faitement déterminé. 

Il  résulte  d'abord  de  l'action  des  deux  corps  A  et  C  sur 
le  corps  intermédiaire  B  que,  si  celui-ci  reçoit  par  con- 
duction électrique  de  l'énergie  du  corps  A,  il  en  cède  au 
corps  C,  ou  inversement  :  par  suite.  Tordre  général  établi 
entre  tous  ces  corps  est  Tordre  dans  lequel  ils  échangent 
leur  énergie  par  conduction  électrique,  en  sorte  que  Tun 
quelconque  d'entre  eux  reçoit,  par  exemple,  de  l'énergie 
de  tous  ceux  qui  le  précèdent,  tandis  qu'il  en  cède  à  tous 
ceux  qui  le  suivent. 

L'ordre  ainsi  défini  sera  Tordre  de  décroissance  des 
potentiels,  et  nous  dirons  que  Ténergie  passe  par  conduc- 
tion électrique  des  corps  de  potentiel  plus  élevé  aux  corps 
de  potentiel  moins  élevé,  pour  arriver  à  établir  l'équilibre 
électrique  par  Tuniformité  du  potentiel. 

7.  Sources  d'électricité.  —  Quand  Tun  des  deux  corps 


f 


462  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

possède  une  masse  incomparablement  plus  grande  que 
celle  de  l'autre  corps,  l'équilibre  électrique  s'établit  sans 
que  l'état  du  premier  se  soit  sensiblement  modifié.  Son 
potentiel,  qui  devient  en  même  temps  celui  du  second, 
n'aura,  pour  ainsi  dire,  pas  varié.  Un  semblable  corps, 
supposé  complètement  isolé  de  l'extérieur,  est  une  source 
cC électricité.  C'est  un  très  grand  réservoir  d'électricité  qui 
communique  son  potentiel  sensiblement  invariable  aux 
corps  avec  lesquels  on  le  met  en  relation  par  conduction 
électrique  seulement.  Une  source  ainsi  comprise  ne  con- 
serve pas  un  potentiel  rigoureusement  constant,  et  ne  subit 
pas,  par  conséquent,  ce  que  l'on  appelle  une  transforma- 
tion équipotentielle,  quand  on  la  met  en  communication 
électrique  avec  d'autres  corps.  Il  faudrait  pour  cela  qu'elle 
fût  de  masse  infinie  et  de  conductibilité  parfaite.  Aussi 
vaut-il  mieux  donner  de  la  source  électrique  une  définition 
plus  scientifique,  en  la  supposant  de  masse  finie,  de  con- 
ductibilité parfaite,  isolée  seulement  au  point  de  vue  élec- 
trique du  milieu  environnant,  qui  continuera  à  lui  trans- 
mettre des  actions  calorifiques  ou  mécaniques,  capables 
de  maintenir  son  potentiel  constant,  quand  on  la  mettra 
en  communication  électrique  avec  les  corps  à  étudier.  On 
verra  au  chapitre  suivant  qu'on  peut  toujours  imaginer  des 
actions  calorifiques  ou  mécaniques  propres  à  obtenir  ce 
résultat.  Observons,  dès  maintenant,  que  les  pôles  d'une 
pile  de  force  électromotrice  constante,  sont  des  sources 
d'électricité,  mais  à  faible  potentiel. 


CHAPITRE  III 

LES   TRANSFORMATIONS   RÉVERSIBLES 

1 .  Titans  formations  réversibles  cCun  coi^ps  homogène  et 
isotrope,  soumis  à  des  actions  mécaniques  thenniques  et 
électriques.  —  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  développer  les 


l'élbctricité,  forme  de  l'énerqib.  463 

notions  de  réversibilité  et  d'irréversibilité  ;  nous  nous  bor- 
nerons à  rappeler  que  pour  faire  subir  à  un  corps  une 
transformation  réversible,  il  faut  supposer  que  ce  corps 
est  successivement  mis  en  rapport  thermique,  élastique  et 
électrique  avec  des  milieux  de  température,  de  pression 
et  de  potentiel  infiniment  peu  différents  de  sa  température 
propre,  de  sa  pression  et  de  son  potentiel  au  moment 
considéré,  chaque  opération  élémentaire  étant  prolongée 
pendant  une  durée  suffisante  pour  que  ce  corps  se  mette 
absolument  en  équilibre  avec  le  nouveau  milieu  qui  le 
reçoit. 

Parmi  les  transformations  réversibles  qu'un  corps  peut 
subir,  il  en  existe  quelques-unes  de  simples  dont  l'examen 
présente  le  plus  grand  intérêt,  car  elles  permettent  d'ana- 
lyser les  transformations  les  plus  complexes.  Nous  allons 
nous  y  arrêter  quelque  temps. 

Ces  transformations  sont  obtenues  par  la  mise  en  com- 
munication du  corps  avec  deux  espèces  de  sources,  sources 
d'électricité  et  sources  de  chaleur,  sources  d'électricité  et 
sources  d'énergie  mécanique,  sources  d'énergie  mécanique 
et  sources  de  chaleur.  Chacun  de  ces  trois  cas  se  subdivise 
en  deux  cas  simples,  définis  par  cette  condition  que,  des 
deux  espèces  de  sources  qui  provoquent  la  transformation 
du  corps,  il  y  en  aura  une  qui  sera  toujours  la  même, 
en  sorte  que  dans  les  six  cas  à  considérer,  la  transforma- 
tion sera  équipotentielle,  isotherme  ou  isobare.  L'autre 
source  sera  variable,  etchangera  infiniment  peu  de  tension, 
après  chaque  modification  élémentaire  du  corps.  Ces  six 
transformations  présentent  le  caractère  commun  qu'on 
peut  les  figurer  graphiquement  par  une  courbe  continue 
qui  ne  revient  jamais  sur  elle-même  pour  se  couper.  Ses 
points  successifs,  parcourus  dans  un  sens  ou  dans  l'autre, 
représentent  toutes  les  phases  possibles  de  la  transfor- 
mation du  corps,  qui  ne  peut  revenir  à  un  état  antérieur, 
qu'en  parcourant  en  sens  inverse  le  cycle  déjà  décrit. 
En  outre,  en  parcourant  ce  cycle  sans  revenir  à  un  état 


464  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIBNTIFIQUBS. 

antérieur,  le  corps  échangera  toujours  dans  un  seul  et 
même  sens,  de  l'énergie  avec  chacune  des  deux  sources. 
Cela  résulte  de  ce  que  chaque  échange  élémentaire  d'éner- 
gie entre  ce  corps  et  l'une  des  deux  sources,  détermine 
l'échange  correspondant  avec  l'autre. 

L'état  du  corps  est  défini,  au  point  de  vue  de  ses  pro- 
priétés thermiques,  élastiques  et  électriques,  par  ses  trois 
tensions,  température,  pression  et  potentiel.  Toutes  les 
autres  grandeurs  susceptibles  de  mesure,  et  qui  sont 
déterminées  dans  chaque  état  particulier  du  corps,  son 
volume,  son  entropie,  etc.,  sont  des  fonctions  de  ces  trois 
variables.  On  peut  donc  figurer  chacun  de  ces  états  par 
une  représentation  graphique  au  moyen  d'un  point  rap- 
porté à  un  système  d'axes  oT  des  températures,  oP  des 
pressions,  oE  des  potentiels,  et  dont  les  trois  coordonnées 
fixeront  les  tensions,  correspondant  à  l'état  considéré. 
C'est  à  ce  système  d'axes  que  nous  rapporterons  les  lignes 
de  transformation  que  nous  allons  maintenant  étudier. 

2.  Jb^ans formations  cTun  corps  isolé  au  point  de  vue 
mécaniqiLe,  —  11  en  existe,  comme  nous  l'avons  dit,  deux 
cas  simples,  et  qu'il  y  a  intérêt  à  examiner. 

Transformation  équipotentielle ,  Un  corps  isolé  au  point 
de  vue  mécanique,  c'est-à-dire,  conservant  un  volume 
constant,  est  mis  en  communication  permanente,  par  con- 
duction électrique  seulement,  avec  une  source  d'électricité 
de  même  potentiel,  et,  successivement,  en  communication, 
par  conduction  thermique,  avec  des  sources  de  chaleur 
dont  les  températures  varieront  d'une  façon  continue.  Ce 
corps  subira  évidemment  une  transform^ition  bien  déter- 
minée, échangeant  de  Ténergie,  sous  forme  d'électricité 
avec  la  source  unique  d'électricité,  et  sous  forme  de  cha- 
leur avec  les  sources  successives  de  chaleur  qui  sont 
mises  en  relation  avec  lui.  Si  l'on  ne  veut  pas  que  cette 
transformation  revienne  sur  ses  pas,  il  faudra  que  les 
températures  des  sources  de  chaleur  aillent  toujours  en 
croissant  ou  toujours  en  décroissant  :  le  corps  ne  repassera 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  465 

alors  jamais  par  un  état  qu'il  aurait  antérieurement  pris. 
Son  potentiel  restera  constant,  mais  sa  pression  et  son 
entropie  varieront  avec  sa  température  et  seront,  à  chaque 
instant,  fonctions  bien  définies  de  cette  température. 

Suivant  que  les  températures  des  sources  de  chaleur 
iront  en  croissant  ou  en  décroissant,  le  corps  absorbera 
ou  cédera  constamment  de  la  chaleur  ;  il  n'échangera  de 
l'énergie  calorifique  avec  ces  diverses  sources  que  dans  un 
/seul  et  même  sens  ;  comme  nous  Tavons  dit  plus  haut,  il 
n'échangera  aussi  avec  la  source  unique  d'électricité  de 
l'énergie  électrique  que  dans  un  seul  et  même  sens  ;  sans 
quoi,  au  moment  où  ce  sens  tendrait  à  changer,  subor- 
donnons l'action  de  la  source  de  chaleur  à  l'action  de  la 
source  d'électricité  :  en  faisant  varier  infiniment  peu  le 
potentiel  de  cette  dernière,  elle  continuerait  à  échanger 
avec  le  corps  de  l'énergie  dans  le  même  sens  que  précé- 
demment, ce  qui  intervertirait  le  sens  de  l'échange  calori- 
fique ;  or  ce  changement  de  sens  dans  l'échange  calorifique 
ne  peut  que  faire  revenir  la  transformation  sur  ses  pas  ; 
il  ne  peut  pas  provoquer  entre  le  corps  et  la  source  unique 
d'électricité  un  échange  indéterminé  d'énergie  électrique 
qui  serait  indifféremment  positif  ou  négatif;  l'hypothèse 
supposée  est  dorjc  inadmissible,  et  pendant  que  le  point 
figuratif  de  l'état  du  corps  décrit  une  ligne  équipotentielle 
bien  définie,  les  sources  de  chaleur  comme  la  source 
unique  d'électricité  n'échangent  de  l'énergie  avec  le  corps 
expérimenté  que  dans  un  seul  sens. 

Le  corps  n'échange  de  l'énergie  calorifique  qu'avec  les 
sources  de  chaleur  ;  suivant  qu'il  sera  soumis  à  une  varia- 
tion positive  ou  négative  de  température,  il  recevra  ou 
perdra  de  la  chaleur,  et  tacavissement  de  son  entropie 
iera  de  même  signe  que  V accroissement  de  sa  tempéi'ature. 

Ce  corps  qui  est  de  dimensions  finies,  peut  être  con- 
sidéré lui-même  comme  une  source  d'électricité  dont  Je 
potentiel  demeure  constant  malgré  les  échanges  d'énergie 
électrique  qu'il  peut  faire  avec  les  corps  à  étudier  grâce  à 

UhSËRIË.  T.  X.  30 


466  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ses  relations  avec  des  sources  de  chaleur  de  températures 
convenables. 

Transformation  isotherme.  Au  lieu  de  mettre  le  corps 
dont  le  volume  reste  constant,  en  communication  perma- 
nente avec  une  source  d'électricité,  mettons-le  en  commu- 
nication permanente  avec  une  source  de  chaleur  ayant  sa 
température  initiale,  et,  successivement,  en  communica- 
tion avec  des  sources  d'électricité  dont  les  potentiels 
varieront  d'une  façon  continue  et  toujours  dans  le  même 
sens.  Ce  corps  subira  encore  une  tranformation  bien 
définie  sans  jamais  revenir  à  un  état  antérieur,  échan- 
geant, comme  dans  le  cas  précédent,  et  dans  un  sens 
constant,  de  l'énergie  sous  forme  de  chaleur  et  d'électri- 
cité, mais  avec  une  seule  source  de  chaleur  et  avec  les 
diverses  sources  d'électricité  qui  sont  successivement  mises 
en  relation  avec  lui.  Sa  température  demeurera  constante, 
mais  sa  pression  et  son  entropie  varieront  avec  son 
potentiel. 

Ce  corps  n'échange  de  l'énergie  électrique  qu'avec  les 
sources  d'électricité  ;  suivant  qu'il  sera  soumis  à  une 
variation  positive  ou  négative  de  potentiel,  il  recevra  ou 
perdra  de  l'énergie  électrique.  Cela  signifie,  comme  on  le 
verra  dans  la  suite,  que  la  variation  de  sa  quantité  d'élec- 
tricité est  de  même  signe  que  la  variation  de  son  potentiel 
dans  un  des  éléments  de  sa  transformation. 

3.  Transformations  d!un  corps  isolé  au  point  de  vue 
thei^mique.  —  Deux  transformations  simples  sont  ici  à 
considérer. 

Transformation  équipotentielle.  Le  corps,  étant  isolé  au 
point  de  vue  thermique,  conserve  une  entropie  constante. 
On  le  met  en  communication  permanente  avec  une  source 
d'électricité  de  même  potentiel,  et  on  le  soumet  à  des 
pressions  progressivement  croissantes  ou  décroissantes 
qui  feront  varier  son  volume  dans  un  sens  constant,  néga- 
tif ou  positif.  Il  subit  encore  une  transformation  bien 
déterminée  sans  jamais  repasser  par  les  mêmes  états, 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  467 

échangeant  avec  la  source  unique  d  électricité  de  l'énergie 
dans  un  seul  et  même  sens,  tandis  qu'il  effectue  ou  con- 
somme constamment  du  travail  mécanique.  Son  potentiel 
reste  constant,  mais  sa  température  et  son  volume  varient 
avec  sa  pression  et  sont,  à  chaque  instant,  fonctions 
définies  de  cette  pression. 

Le  corps  ne  reçoit  ou  ne  perd  de  l'énergie  sous  forme 
mécanique,  qu'en  raison  des  pressions  qu'il  supporte,  et 
des  variations  de  volume  qui  y  correspondent  ;  dans  toute 
transformation  élémentaire  qu'il  subit,  la  variation  de  son 
volume  est  de  signe  conb^aire  à  la  variation  de  sa  pression. 

Ce  corps  est  encore  un  type  de  source  d* électricité.  Une 
telle  source  est  donc  un  corps,  en  principe  complètement 
isolé  de  l'extérieur  :  son  isolement  n'est  rompu,  au  point 
de  vue  électrique,  que  pour  le  mettre  en  communication 
avec  les  corps  à  étudier,  et,  au  point  de  vue  élastique  ou 
mécanique,  que  pour  lui  imposer  les  variations  de  pression 
nécessaires  à  la  conservation  de  son  potentiel. 

Transformation  à  pression  constante  ou  isobare.  Le 
corps  ayant  toujours  une  entropie  constante,  au  lieu  de  le 
mettre  en  relation  permanente  avec  une  source  d'électri- 
cité, plaçons-le  dans  un  milieu  élastique,  de  pression 
constante,  ayant  sa  pression  initiale,  et  mettons-le  succes- 
sivement en  communication  avec  des  sources  d'électricité 
dont  les  potentiels  varieront  d'une  façon  continue  et  tou- 
jours dans  le  même  sens.  Ce  corps  subira  une  transfor- 
mation bien  définie,  sans  jamais  revenir  à  un  état  anté- 
rieur, puisque  son  potentiel  croît  ou  décroît  constamment. 
Sa  pression  demeure  invariable,  mais  sa  température  et  son 
volume  varient  avec  son  potentiel,  et  i estent  fonctions  de 
ce  potentiel.  Pendant  toute  la  durée  de  la  transformation, 
le  corps  effectuera  constamment  ou  consommera  constam- 
ment du  travail,  tandis  qu  il  absorbera  constamment  ou 
cédera  constamment  de  l'énergie  électrique. 

Il  n'échange  de  l'énergie  électrique  qu'avec  les  sources 
d'électricité  ;  suivant  qu'il  sera  soumis  à  une  variation 


468  R£VC£    DES    gL£:;ST10N2>    SCIENTIFIQUES. 

positive  ou  négative  de  poteniiei,  il  recevra  ou  perdra  de 
l  énergie  électrique.  Cela  signide,  comme  on  le  verra  dans 
la  suite,  que  la  variation  de  sa  quantité  (f  électricité  est  de 
même  signe  que  la  canation  de  son  potentiel^  dans  une 
quelconque  de  ses  transformations  élémentaires. 

4.  Trayis  for  mations  d'un  corps  isolé  au  jjoint  de  eue 
électrique.  —  Il  existe  deux  transformations  simples  d'un 
corps  isolé  au  point  de  vue  électrique.  Ce  qui  reste  inva- 
riable dans  chacune  d  elles,  c'est  la  quantité  d'électricité 
contenue  dans  le  corps,  ainsi  qu  on  le  comprendra,  quand 
nous  aurons  pu  définir  la  quantité  d  électricité. 

Tj-ans formation  isotherme.  Mettons  le  corps  en  relation 
permanente  avec  une  source  de  chaleur  de  même  tempé- 
rature, et  soumettons-le  à  des  pressioiis  progressivement 
croissantes  ou  décroissantes  qui  feront  varier  son  volume 
dans  un  sens  constant  négatif  ou  positif.  11  subira  une 
traiLsforrnation  définie  sans  jamais  repasser  par  les  mêmes 
états.  Sa  température  restera  constante,  mais  son  poten- 
tiel, son  volume  et  son  entropie  varieront  avec  sa  pression 
en  restant  des  fonctions  déterminées  de  cette  pression. 
Pendant  toute  la  durée  de  la  transformation,  le  corps 
absorbera  ou  cédera  constamment  de  la  chaleur,  pendant 
quil  consommera  ou  effectuera  constamment  du  travail 
mécanique. 

Ce  corps  n'échange  de  l'énergie  sous  forme  de  travail 
qu'en  raison  des  pressions  qu'il  supporte,  et  dans  chacun 
des  éléments  de  la  transformation  qu'il  subit,  les  varia- 
tions de  son  volume  sont  de  signes  cont7'av'es  aux  varia- 
lions  de  sa  pression. 

Transformation  à  pression  constante.  Supposons  le 
corps  placé  dans  un  milieu  élastique,  de  pression  con- 
stante et  dont  il  subit  l'action  :  mettons-le  successivement 
en  relation  avec  des  sources  de  chaleur  dont  les  tempéra- 
tures varieront  d'une  façon  continue  et  toujours  dans  un 
même  sens.  Ce  corps  subira  encore  une  transformation 
définie  sans  jamais  revenir  à  des  états  antérieurs.  Sa 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  469 

pression  demeure  invariable,  mais  son  potentiel,  son 
volume  et  son  entropie  varieront  avec  sa  température  en 
restant  des  fonctions  définies  de  cette  température.  Comme 
dans  le  cas  précédent,  le  corps  absorbera  ou  cédera  con- 
stamment de  la  chaleur,  tandis  qu'il  consommera  ou 
effectuera  constamment  du  travail  mécanique. 

Co  corps  n'échange  de  l'énergie  calorifique  qu'avec  les 
sources  de  chaleur  :  suivant  qu'il  sera  soumis,  dans  une 
de  ses  transformations  élémentaires,  à  une  variation  posi- 
tive ou  négative  de  température,  il  recevra  ou  perdra  de 
la  chaleur,  son  entropie  augmentera  ou  diminuera,  en 
sorte  que  ses  variations  de  température  soyit  toujours  de 
même  signe  que  ses  variations  d! entropie, 

5.  Lois  de  déplacement  de  t équilibre.  —  Les  considé- 
rations développées  au  sujet  des  six  transformations 
simples  que  nous  venons  d'examiner,  nous  ont  permis  de 
formuler  quelques  lois,  que  l'on  appelle  lois  de  déplace- 
ment de  Téquilibre,  On  peut  les  résumer  comme  il  suit  : 

Quand  un  corps  subit  une  transformation  élémentaire 
réversible,  1°  si  son  volume  et  son  potentiel  ou  si  sa 
quantité  d'électricité  et  sa  pression  restent  constants,  son 
entropie  et  sa  température  varieront  dans  le  même  sens  ; 
2*  si  son  volume  et  sa  température  ou  si  son  entropie  et 
sa  pression  restent  constants,  sa  quantité  d'électricité  et 
son  potentiel  varieront  dans  un  même  sens  ;  3°  si  son 
entropie  et  son  potentiel  ou  si  sa  quantité  d'électricité  et 
sa  température  restent  constants,  sa  pression  et  son 
volume  varieront  en  sens  contraire. 

6.  Surfaces  de  transformation,  —  Des  lignes  simples 
de  transformation  réversible  d'un  corps  dérivent  des  sur- 
faces simples  qu'il  importe  aussi  d'étudier.  Il  en  existe 
également  six.  Trois  d'entre  elles  se  rapportent  à  l'isole- 
ment du  corps  à  l'un  des  points  de  vue  mécanique,  ther- 
mique ou  électrique  :  ce  sont,  suivant  l'expression  ima- 
ginée par  Rankine,  des  surfaces  adiabatiques ,  Les  trois 
autres  sont  des  surfaces  de  transformation  à  tension  fixe. 


470  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

surfaces  isobares  ou  de  transformation  à  pression  con- 
stante, surfaces  isothermes  et  surfaces  équipotentielles. 

7.  Surfaces  adiaba ligues.  —  Nous  avons  vu  qu'à  la 
transformation  d'un  corps  isolé  au  point  de  vue  mécanique 
correspondaient  deux  lignes  simples,  ligne  équipotentielle 
et  ligne  isotherme.  On  peut  considérer  la  surface  adiaba- 
tique  d'isolement  au  point  de  vue  mécanique  comme 
engendrée  par  l'une  quelconque  de  ces  espèces  de  lignes,  le 
point  de  départ  de  chacune  d'elles  étant  pris  sur  une  ligne 
fixe  de  l'espèce  difiîérente.  Cette  surface  sera  donc  engen- 
drée indifféremment  par  une  ligne  variable  équipotentielle 
ou  isotherme  s'appuyant  sur  une  ligne  fixe  isotherme  ou 
équipotentielle,  deux  génératrices  quelconques  ne  pouvant 
se  couper,  puisqu'elles  correspondent  à  des  tensions 
ditTérentes. 

La  transformation  la  plus  générale  d'un  corps  isolé  au 
point  de  vue  mécanique,  c'est-à-dire  maintenu  à  volume 
constant, et  qui  ne  peut  être  en  relation  qu'avec  des  sources 
de  chaleur  et  d'électricité,  est  représentée  par  une  ligne 
tracée  sur  cette  surface,  décomposable  elle-même  en 
éléments  successifs  équipotentiels  et  isothermes,  répon- 
dant aux  communications  qui  sont  faites  du  corps  avec 
des  sources  d'électricité  et  de  chaleur.  Deux  de  ces  sur- 
faces correspondant  à  des  volumes  différents  du  corps,  ne 
peuvent  se  couper,  ni  même  avoir  un  seul  point  commun, 
ce  qui  indiquerait  que,  par  des  transformations  opérées 
sur  ces  deux  surfaces,  le  corps  peut  revenir  dans  le  môme 
étnt,  et,  par  conséquent,  sous  le  même  volume. 

A  la  transformation  d'un  corps  isolé  au  point  de  vue 
thermique,  correspondent  deux  lignes  simples,  ligne 
équipotentielle  et  ligne  isobare.  La  surface  adiabatique 
d'isolement  au  point  de  vue  thermique  est  engendrée  par 
une  ligne  variable  équipotentielle  ou  isobare  s'appuyant 
sur  une  ligne  fixe  de  l'espèce  différente.  Deux  génératrices 
quelconques  correspondant  à  des  potentiels  ou  à  des  pres- 
sions différents,  ne  peuvent  évidemment  se  rencontrer. 


l'éleotricitï^.,  forme  de  l'énergie.  471 

La  transformation  la  plus  générale  d'un  corps  dont 
l'entropie  demeure  invariable  est  représentée  par  une  ligne 
tracée  sur  cette  surface  et  décomposable  en  éléments 
équi potentiels  et  isobares  qui  correspondent  aux  commu- 
nications qui  sont  faites  du  corps  avec  des  sources  d'élec- 
tricité ou  de  force  élastique.  Deux  de  ces  surfaces  adia- 
batiques  relatives  à  des  entropies  différentes  du  corps  ne 
peuvent  se  rencontrer. 

Enfin  à  la  transformation  d'un  corps  isolé  au  point  de 
vue  électrique  correspondent  deux  espèces  de  lignes  sim- 
ples, lignes  isothermes  et  lignes  isobares.  Les  lignes  d'une 
de  ces  espèces  s'appuyant,  sans  jamais  pouvoir  se  rencon- 
trer, sur  une  ligne  fixe  de  l'autre  espèce,  engendreront 
une  surface  adiabatique  d'isolement  au  point  de  vue  élec- 
trique. Toute  ligne  tracée  sur  cette  surface  représente  la 
transformation  la  plus  générale  que  puisse  subir  un  corps 
qui  n'est  mis  en  relation  qu'avec  des  sources  de  chaleur 
et  de  force  élastique,  à  l'exclusion  de  toute  source 
d'électricité  ;  elle  est  décomposable  en  éléments  isothermes 
et  isobares  correspondant  aux  communications  du  corps 
avec  les  deux  espèces  de  sources.  On  verra  au  chapitre 
suivant  que  deux  surfaces  adiabatiques  d'isolement  au 
point  de  vue  électrique  ne  peuvent  se  rencontrer. 

8.  Surfaces  équipotentielles ,  isobares  et  isothei*ines,  — 
Nous  avons  vu  qu'un  corps,  isolé  au  point  de  vue  méca- 
nique, qui  serait  en  relation  permanente  avec  une  source 
d'électricité,  et,  successivement,  en  relation  avec  des 
sources  de  chaleur  de  températures  croissantes  ou  décrois- 
santes, subirait  une  transformation,  qu'on  peut  représenter 
par  une  ligne  équipotentielle.  Un  corps  isolé  au  point  de 
vue  thermique,  et  mis  également  en  relation  permanente 
avec  la  même  source  d'électricité,  mais  successivement 
soumis  à  des  pressions  croissantes  ou  décroissantes,  subit 
encore  une  transformation  représentée  par  une  ligne  équi- 
potentielle, mais  d'espèce  différente  de  la  première.  La 
surface  engendrée  par  l'une  de  ces  deux  espèces  de  lignes, 


/ 


472  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dont  les  origines  successives  sont  prises  sur  une  ligne  fixe 
de  l'autre  espèce,  est  une  surface  équipoterUielle.  Une  ligne 
quelconque  tracée  sur  cette  surface,  et  qu'on  peut  décom- 
poser en  éléments  équipotentiels  alternativement  des  deux 
espèces,  représente  la  transformation  réversible  la  plus 
générale  qu'un  corps  mis  en  relation  permanente  avec  une 
source  d'électricité  de  potentiel  donné  puisse  subir,  moyen- 
nant ses  relations  avec  des  sources  de  chaleur  et  de  force 
élastique.  Deux  surfaces  répondant  à  deux  potentiels 
diflFérents  ne  peuvent  évidemment  avoir  aucun  point 
commun. 

Nous  avons  reconnu  l'existence  de  deux  espèces  de 
lignes  isobares,  suivant  qu'un  corps  maintenu  à  pression 
constante  est  mis  en  relation  avec  des  sources  d'électricité 
ou  avec  des  sources  de  chaleur.  La  surface  engendrée  par 
une  de  ces  espèces  de  lignes  s'appuyant  sur  une  ligne  fixe 
de  l'autre  espèce  est  une  surface  isobare.  Toute  ligne 
tracée  sur  elle,  et  que  l'on  peut  décomposer  en  éléments 
alternativement  de  l'une  et  de  l'autre  espèce,  représente 
la  transformation  la  plus  générale  qu'un  corps  maintenu 
à  pression  constante  puisse  subir,  moyennant  ses  rapports 
avec  des  sources  de  chaleur  et  d'électricité.  Deux  surfaces 
isobares,  relatives  à  des  pressions  différentes,  ne  peuvent 
évidemment  se  rencontrer. 

Enfin  nous  avons  rencontré  deux  espèces  de  lignes 
isothermes,  suivant  qu'un  corps  mis  en  communication 
permanente  avec  une  source  de  chaleur,  était  soumis  à 
l'action  de  sources  d'électricité  ou  de  fôi'ce  élastique.  Ces 
lignes,  pour  une  température  donnée,  appartiennent  à  une 
même  surface  isotherme.  Les  surfaces  relatives  à  deux 
températures  différentes  ne  peuvent  se  rencontrer.  Toute 
ligne  tracée  sur  l'une  d'elles  représente  là  transformation 
la  plus  générale  qu'un  corps  maintenu  à  température  con- 
stante puisse  subir,  moyennant  ses  relations  avec  des 
sources  d'électricité  et  de  force  élastique. 

9.  Le  cycle  de  Catmot.  —  La  thermodynamique  doit  à 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  473 

Sadi  Carnot  la  conception  d'un  cycle  de  transformation 
qui  porte  son  nom,  et  qui  est  bien  connu.  Appliqué  aux 
phénomènes  thermo-élastiques,  il  est  représenté  par  un 
quadrilatère  plan  dont  les  côtés  opposés  sont  formés  de 
deux  lignes  isothermes  et  de  deux  lignes  adiabatiques.  La 
considération  de  ce  cycle  a  trop  contribué  au  développe- 
ment de  la  science  de  l'énergie  pour  manquer  d'examiner 
ici  ce  qu'il  devient,  quand  on  veut  le  généraliser,  et  l'ap- 
pliquer aux  phénomènes  qui  mettent  enjeu  non  seulement 
la  chaleur  et  l'élasticité  mais  encore  l'énergie  électrique. 
Considérons,  d'une  part,  deux  surfaces  équipotentielles, 
isobares  ou  isothermes,  et,  d'autre  part,  deux  surfaces 
adiabatiques  correspondantes,  c'est-à-dire,  d'isolement  au 
point  de  vue  électrique  dans  le  premier  cas,  d'isolement 
mécanique  dans  le  second  cas,  et  enfin  d'isolement  au 
point  diî  vue  thermique  dans  le  dernier  cas  :  Ces  surfaces 
se  coupent  suivant  quatre  lignes  courbes  formant  les  arêtes 
d'un  prisme  quadrangulaire.  Nous  appellerons  cycle  de 
Carnot  le  cycle  de  transformation  correspondant  à  une 
courbe  fermée  faisant  le  tour  de  ce  prisme,  et  tracé  sur  sa 
surface.  Il  y  en  a  donc  trois  espèces  ;  la  troisième  est  celle 
qui  se  rapproche  le  plus  de  la  conception  de  Carnot  ;  elle 
la  traduit  rigoureusement  si  le  cycle  décrit  est  une  sec- 
tion plane  du  prisme  parallèle  au  plan  TOP.  Mais  nous 
aurons  surtout  à  faire  l'application  du  premier  de  ces 
cycles  :  il  correspond  à  deux  transformations  équipoten- 
tielles s'opérant,  chacune,  à  laide  de  sources  de  chaleur 
et  de  force  élastique  à  tensions  variables,  et  d'une  seule 
source  d'électricité,  ces  transformations  étant  comprises 
entre  deux  transformations  adiabatiques  pendant  lesquelles 
toute  communication  du  corps  expérimenté  est  suspendue 
avec  des  sources  d'électricité. 


474  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

CHAPITRE  IV 

PRINCIPE    DE    CONSERVATION    DE    l'ÉLECTRICITÉ 

i .  Consei^ation  de  la  chaleur  dans  la  conduction  ther- 
inique.  —  Considérons  des  sources  d'électricité  de  dimen- 
sions finies,  et  qui  seraient,  par  exemple,  du  deuxième 
type  indiqué  au  chapitre  précédent.  Ce  sont  des  corps 
isolés  au  point  de  vue  thermique  ;  le  potentiel  de  chacune 
d'elles  reste  constant,  quand  elle  est  mise  en  relation 
électrique  setdement  avec  les  corps  à  étudier,  moyennant 
les  variations  de  pression  auxquelles  on  la  soumet,  et  qui 
lui  font  exécuter  un  travail  positif  ou  négatif,  suivant 
que  cette  pression  diminue  ou  augmente,  en  même  temps 
que  son  volume  augmente  ou  diminue. 

Il  existe  entre  les  propriétés  des  sources  de  chaleur 
d'une  part,  et  d'autre  part,  les  propriétés  des  sources 
d'électricité  ou  des  sources  de  force  élastique  une  diflTé- 
rence  essentielle  qui  tient  à  la  nature  très  spéciale  de  la 
forme  d'énergie  que  représente  la  chaleur.  L'énergie 
calorifique  se  conserve  dans  la  conduction,  mais  donne 
lieu  à  une  dissipation  d'entropie.  Pour  toutes  les  autres 
formes  de  l'énergie,  l'inverse  se  produit.  L'énergie  élec- 
trique, l'énergie  élastique  se  dissipent  dans  la  conduction  ; 
et  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'entropie  électrique  ou 
élastique,  c  est-à-dire,  la  quantité  d'électricité  et  le  volume 
se  conservent. 

Le  développement  de  cette  idée  sur  laquelle  nous 
revenons  conduit  à  une  conclusion  très  importante. 

Que  deux  sources  de  même  nature,  et  à  des  tensions 
différentes,  soient  toutes  deux  sources  de  chaleur,  d'élec- 
tricité ou  de  force  élastique,  on  ne  conçoit  leur  mise  en 
relation  pour  une  transmission  d'énergie  sous  forme  de 
chaleur  d'électricité  ou  de  force  élastique,  qu'à  l'aide  d'un 
caîial   de  communication  de  conductibilité  médiocre,  et 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  475 

isolé  de  l'extérieur  au  point  de  vue  thermique,  électrique 
ou  élastique. 

S'il  s'agit  de  deux  sources  de  chaleur,  il  s'établira  entre 
ces  sources  ur)  régime  permanent,  et  toute  quantité  de 
chaleur  abandonnée  par  la  source  chaude  sera  intégrale- 
ment versée  à  la  source  froide.  C'est  qu'en  effet  l'énergie 
qui  rentre  dans  le  canal  de  communication  ayant  déjà 
la  forme  dégradée  de  chaleur  ne  peut  s'y  dissiper,  et 
quitte  sans  perte  ce  canal  pour  arriver  dans  la  source 
froide. 

2.  Dissipation  de  T énergie  électjnque  et  de  t énergie 
élastique  dans  les  phénomènes  de  conduction.  —  S'il  s'agit, 
au  contraire,  de  deux  sources  d'électricité  qui  ne  doivent 
échanger  de  l'énergie  que  sous  forme  électrique,  on  ne 
peut  les  mettre  en  relation  par  un  canal  de  conductibilité 
parfaite,  qui  tendrait  à  rétablir  entre  ces  deux  sources, 
et,  pour  ainsi  dire,  instantanément,  l'équilibre  de  poten- 
tiel :  on  ne  distingue  pas  comment,  dans  ce  cas,  des 
actions  thermiques  ou  élastiques,  et  élastiques  s'il  s'agit 
de  sources  du  type  indiqué  plus  haut,  pourraient  mainte- 
nir les  deux  réservoirs  d'électricité  à  des  potentiels  con- 
stants et  différents.  Le  canal  de  communication  devra 
donc  être  d'une  matière  imparfaitement  conductrice  de 
l'électricité  ;  il  sera  le  siège  d'une  transformation  irréver- 
sible qui  ne  peut  s'opérer  sans  dissipation  de  l'énergie  en 
chaleur  ;  et  s'il  est  complètement  isolé,  sa  température 
ira  constamment  en  croissant.  Mais  si  l'isolement  ther- 
mique est  supprimé,  il  s'établira  dans  ce  canal  de  volume 
invariable  un  régime  permanent,  grâce  à  la  chaleur  qu'il 
cédera  au  milieu  environnant.  On  aura  réalisé  dans  ce 
canal  une  machine  fonctionnant  avec  une  seule  source  de 
chaleur,  le  milieu  environnant,  et  qui,  dès  lors,  doit  céder 
de  la  chaleur  à  cette  source,  ainsi  que  nous  le  savons  par 
un  principe  de  la  théorie  de  la  chaleur  (  1  ) . 

(1)  Voir  rouvrage  de  l'auteur  :  Chaleur  et  Énergie^  ch.  II,  p.  39. 


476  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

De  toute  Ténergie  abandonnant  la  source  de  potentiel 
supérieur  sous  forme  d'électricité,  une  partie  sera  donc 
toujours  transformée  en  chaleur  sur  son  trajet  dans  le 
canal  de  communication  avant  d'arriver  à  la  source  de 
potentiel  inférieur  ;  et  cette  dernière  source  ne  recevra 
que  la  fraction  restante  de  l'énergie  électrique  cédée  par 
la  source  de  potentiel  supérieur.  C'est,  implicitement, 
comme  on  le  verra  dans  la  suite,  la  loi  de  Joule  sous  sa 
forme  la  plus  générale,  qui  apparaît  ici  comme  une  con- 
séquence obligée  des  principes  fondamentaux  de  la  science 
de  l'Énergie. 

On  observe  des  phénomènes  analogues  entre  deux 
sources  de  forces  élastiques  P^  et  P^,  quand  on  les  met  en 
relation  par  l'interposition  d'un  corps  imparfaitement 
élastique,  dont  le  volume  est  maintenu  constant.  Il  s'éta- 
blira d'abord  dans  ce  corps  des  pressions  variant  de 
P^  à  P^  entre  ses  points  de  contact  avec  les  deux  sources; 
l'équilibre  de  pression  qui  tend  à  se  rétablir  dans  sa  masse 
par  une  transformation  irréversible,  est  continuellement 
empêché  par  l'action  des  sources  qui  maintiennent  les 
pressions  P^  et  P^  à  leurs  points  de  contact,  la  source  de 
pression  supérieure  P^  gagnant  à  chaque  instant  sur  le 
corps  intermédiaire  le  volume  Ai?  que  celui-ci  gagne  lui- 
même  sur  la  source  de  pression  inférieure.  De  toute 
l'énergie  élastique,  P^  Av,  qui  quitte  la  première  source, 
n'arrive  à  la  seconde  que  la  fraction  P^Ai?  ;  le  reste, 
(P^  —  PJ  Ay  s'est  dissipé  en  chaleur  dans  le  corps  inter- 
médiaire, qui  s'échauffera  progressivement,  s'il  est  ther- 
miquement  isolé.  Mais  si  cet  isolement  est  rompu,  il 
s'établira  dans  le  corps  un  régime  permanent,  et  il 
réalisera  encore  une  machine  fonctionnant  avec  une 
seule  source  de  chaleur,  le  milieu  qui  l'environne.  Ce 
milieu  recevra  toute  l'énergie  provenant  de  la  source  de 
pression  supérieure  qui  se  transforme  en  chaleur  sans 
pouvoir  atteindre  la  source  de  pression  inférieure  sous  la 
seule  forme  qui  lui  permettrait  d'entrer  dans  cette  source. 


LÉLECTRICITÉ,  FORME  DE  l'ÉNEROIE.  477 

Mais,  si  de  l'énergie  s'est  dissipée  sur  le  trajet  de  cette 
transmission,  le  volume  gagné  dans  Tune  des  sources  par 
cette  opération  est  rigoureusement  compensé  par  le 
volume  perdu  dans  l'autre  ;  il  y  a  eu  conservation  de  l'en- 
tropie élastique,  c'est-à-dire  du  volume. 

Il  nous  reste  à  mettre  en  lumière  que,  dans  une  trans- 
mission d'énergie  sous  forme  électrique  entre  deux  sources 
à  des  potentiels  différents,  il  y  a  aussi  quelque  chose  qui 
se  conserve,  c'est  l'entropie  électrique,  que  Ton  appelle 
la  quantité  (T électricité.  Déjà  nous  avons  été  amené  à  en 
parler  par  anticipation  ;  ce  que  nous  en  avons  dit  paraîtra 
plus  net  au  lecteur,  quand  il  aura  lu  la  suite  de  ce  chapitre. 

3.  Principe  fondamentaL  —  La  notion  de  la  quantité 
d'électricité  dérive  d'un  principe  que  l'on  peut  appeler  le 
ptnncipe  de  la  conservation  de  télectricité,  et  que  nous 
énoncerons  comme  il  suit  : 

Une  machine  qui  fonctionne  avec  une  seule  source  d'élec- 
tHcité  la  ramène  à  son  état  initial  à  chaque  période  de  son 
évolution  complète. 

Nous  appelons  machine  un  corps  ou  système  de  corps 
qui  se  transforme  suivant  un  cycle  fermé  le  ramenant 
identiquement  à  son  état  initial,  en  sorte  que  son  évolution 
peut  s'effectuer  dans  les  mêmes  conditions  un  nombre 
quelconque  de  fois.  Cette  machine  fonctionne  sous  l'action 
d'agents  extérieurs,  notamment  sous  l'action  de  sources  de 
chaleur,  d'électricité,  de  force  élastique.  Le  principe  qui 
vient  d'être  formulé  suppose  l'intervention  d'une  seule 
source  d'électricité  ;  les  autres  peuvent  être  en  nombre 
quelconque,  et  le  système  formant  la  machine  peut  être  le 
siège  de  phénomènes  intérieurs  les  plus  divers,  mettant 
en  jeu  toutes  les  formes  naturelles  de  l'énergie.  Son  cycle 
de  transformation  peut  donc  être  réversible  ou  irréversible. 

De  ce  principe  découlent  les  conséquences  suivantes  : 

i"'  Corollaire.  —  Deux  surfaces  adiabatiques  d'isole- 
ment au  point  de  vue  électrique,  7^€latives  à  la  transforma- 


478  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tion  dun  même  corps ^ne peuvent  avoir  un  2)omt  de  coinmun 
sans  se  confondre. 

C'est  la  proposition  que  nous  avons  déjà  annoncée  à  la 
fin  du  chapitre  précédent. 

Supposons  que  ces  deux  surfaces  puissent  se  couper  ou 
seulement  avoir,  au  moins,  un  point  de  commun  C.  Par 
un  point  A  de  Tune  d'elles  passe  une  ligne  équipoleniielle 
correspondant,  par  exemple,  à  la  transformation  du  corps, 
quand,  étant  isolé  au  point  de  vue  thermique,  il  est  mis  en 
communication  avec  une  source  d'électricité  et  soumis  à  une 
pression  variable.  Cette  ligne  prolongée  d'un  côté  conve- 
nable rencontrera  la  deuxième  surface  adiabatique  en  un 
point  B,  et  pendant  la  transformation  qu'elle  représente, 
le  corps  échangera  avec  la  source  d'électricité  de  l'énergie 
électrique  toujours  dans  un  même  sens,  tandis  qu'il  etfec- 
tuera  ou  consommera  constamment  du  travail  mécanique. 
Joignons  les  points  A  et  B  au  point  C  par  une  ligne  quel- 
conque tracée  dans  chacune  des  deux  surfaces  adiaba- 
tiques  ;  nous  aurons  ainsi  formé  un  cycle  fermé  ABCA, 
que  l'on  pourra  faire  décrire  au  corps  ;  or,  pendant  sa 
transformation,  le  corps  ne  serait  en  relation  qu'avec  une 
seule  source  d'électricité,  à  laquelle  il  prendrait  ou  céde- 
rait de  l'énergie  et  qui,  par  suite,  ne  pourrait  être  rame- 
née à  son  état  initial,  une  fois  le  cycle  décrit,  ce  qui  est 
impossible  d'après  le  principe  de  conservation  de  Télec- 
tricité,  à  moins  que  les  points  A  et  B  ne  soient  sur  une 
même  surface  adiabatique,  ce  qui  démontre  le  corollaire. 

2®  Corollaire.  —  Une  machine  fonctionnant  avec  plu- 
sieto's  sources  d électricité,  s  il  en  existe  une  dont  Vétat  soit 
modifié  par  l^évolution  de  la  machine^  il  en  existei^a  au 
moins  encore  une  autre  qui  sera  modifiée  en  sens  inverse^ 
Vune  recevant  et  Vautre  perdant  de  ï énergie. 

Si  toutes  les  sources  modifiées  avaient  gagné  de  l'éner- 
gie, en  mettant  successivement  celle  de  potentiel  le  moins 
élevé  en  communication  électrique  avec  les  autres,  ces 
dernières  pourraient  être  ramenées  à  leur  état  initial,  et 


^ 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  479 

formeraient  avec  la  machine  donnée  une  machine  complexe 
fonctionnant  avec  une  seule  source,  la  source  de  potentiel 
le  moins  élevé,  qui  aurait  reçu  de  la  machine  donnée  et 
des  autres  sources  une  certaine  quantité  d'énergie,  ce  qui 
est  impossible  d'après  le  principe  de  conservation. 

Si  toutes  les  sources  modifiées  avaient  perdu  de  l'éner- 
gie électrique,  en  mettant  celle  de  potentiel  le  plus  élevé 
en  relation  électrique  avec  les  autres,  de  façon  à  ramener 
ces  dernières  à  leur  état  initial,  on  réaliserait  une  machine 
complexe  fonctionnant  avec  une  seule  source,  celle  de 
potentiel  le  plus  élevé,  qui  aurait  perdu  de  l'énergie  élec- 
trique, ce  qui  est  encore  impossible  ;  et  le  corollaire  est 
ainsi  démontré. 

Si  la  machine  ne  fonctionne  qu'avec  deux  sources,  l'une 
recevant  ou  perdant  de  l'énergie  électrique,  l'autre  en 
perd  ou  en  reçoit. 

3*  Corollaire.  —  Dayis  une  machine  fonctionnant  entre 
deux  sources  (T électricité,  le  rapport  de  la  quantité  d'éner- 
gie élcctHque  puisée  à  Vune  des  sources  à  la  quantité 
dCénergie  électrique  ve^^sée  à  Tautre,  est  indépendant  de  la 
natu7*e  des  systèmes  employés  dans  les  opérations. 

Soit  une  machine  qui  prend  une  quantité  Q^  (positive  ou 
négative)  d'énergie  électrique  à  une  source  S^,  pour  en 
verser  une  quantité  Q^  à  une  autre  S^  de  potentiel  diiférent. 
Accouplons  cette  machine  à  une  machine  de  Carnot  fonc- 
tionnant entre  les  mêmes  sources  d'électricité,  et  qui  cède 
la  quantité  Q^  d'énergie  électrique  à  la  source  S^,  de 
manière  à  la  ramener  à  son  état  initial  après  une  évolution 
de  chacune  des  deux  machines.  La  machine  de  Carnot 
recevra  de  la  source  S^  la  quantité  Q^  d'énergie  versée  par 
la  machine  donnée,  puisque  celle-ci  forme  avec  la  machine 
de  Carnot  et  la  source  S^  une  machine  complexe  fonction- 
nant avec  la  seule  source  S^,  qui  doit  revenir  à  son  état 
initial  d'après  notre  principe. 

Si  maintenant  la  machine  donnée  est  remplacée  par  une 
autre,  prenant  une  quantité  Q'^   =  ^  Q^  d'énergie  à  la 


480  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

première  source  S^,  elle  versera  une  quantité  Q'^  =  ^  Q^ 
d'énergie  à  la  seconde  source  S^,  car,  si  Ton  accouple 
encore  cette  machine  avec  la  même  machine  de  Carnot,  la 
première  faisarjt  n  évolutions  pendant  que  la  seconde  en 
exécute  m  dans  un  sens  convenable,  la  source  S^  devra 
encore  être  ramenée  à  son  état  initial,  ce  qui  s'exprime 
par  légalité  à  démontrer 

w  Q'    =  ;n  Q  . 

4®  Corollaire.  —  La  quantité  cT énergie  électrique 
échangée  par  une  inachine  de  Caimot  avec  chacu7W  des 
sources  qui  la  font  fonctionner,  est  indépendante  de  la  voie 
équipotentielle  par  laquelle  se  fait  rechange. 

Étant  données  les  deux  surfaces  équipotentielles  et  les 
deux  surfaces  adiabatiques  d'isolement  au  point  de  vue 
électrique  entre  lesquelles  fonctionne  cette  machine,  le  cycle 
qu  elle  peut  décrire  n'est  pas  encore  défini  :  il  comprend 
notamment  deux  lignes  équipotentielles  quelconques  A^  B^ 
et  A^  B^  tracées  sur  les  deux  surfaces  équipotentielles  et 
comprises,  chacune,  entre  les  deux  surfaces  adiabatiques. A 
la  partie  du  cycle  de  la  machine  que  définit  chacune  de  ces 
lignes,  correspond  un  échange  d'énergie  électrique  Q^  ou 
Q  entre  la  machine  et  l'une  ou  Tautre  source  S  ou  S  . 
D'après  le  corollaire  précédent,  le  rapport  g»  est  déterminé: 

laissons  fixe  la  ligne  A^  B^,  ce  qui  ne  changera  pas  Q^, 
et  faisons  varier  la  ligne  A^  B^  ;  quelle  que  soit  cette  der- 
nière ligne,  la  machine  échangera,  avec  la  source  S^,  la 
même  quantité  Q^  d'énergie,  puisque  le  rapport  ^  est  in  va- 

riable.  Nous  aurions  pu,  de  même,  laisser  fixe  la  ligne 
A^  B^,  et  voir  que,  quelle  que  fût  la  ligne  A^  B^,  la 
machine  échangerait  aussi,  avec  la  source  S^,  la  même 
quantité  Q^  d'énergie  électrique,  ce  qui  établit  le  corol- 
laire. 

5*"  Corollaire.  —  Dans  une  machine  qui  fotictionne 
entre  deux  sources,  la  plus  grande  quantité  d'énei^gie  élec- 
trique est  échangée  avec  la  source  de  potentiel  le  plus  élevé. 


l'électricité,  forme  de  l'énergie.  481 

C'est,  pour  ainsi  dire,  évident,  si  c'est  la  source  de 
potentiel  le  plus  élevé  qui  reçoit  de  l'énergie,  car,  en  la 
mettant  en  relation  électrique  avec  l'autre  jusqu'à  ce  qu'elle 
soit  ramenée  à  son  état  primitif,  cette  dernière,  qui  aura 
reçu  moins  d'énergie  que  n'en  aura  perdu  la  première, 
sera  également  revenue  à  son  état  primitif  d'après  notre 
principe,  puisque  la  machine  donnée  et  la  source  de  poten- 
tiel le  plus  élevé  peuvent  être  considérées  comme  formant 
une  nouvelle  machine  fonctionnant  avec  la  seule  source 
de  potentiel  le  moins  élevé. 

Si  la  source  de  potentiel  le  plus  élevé  perd  de  l'énergie, 
une  machine  de  Carnot  qui  lui  restituerait  l'énergie  cédée 
prendrait  à  Tautre  source  la  quantité  d'énergie  versée  par 
la  machine  donnée.  Or,  d'après  ce  qui  vient  d'être  dit, 
cette  machine  de  Carnot  verse  plus  d'énergie  qu'elle  n'en 
reçoit  ;  la  machine  donnée  reçoit  donc  de  la  source  de 
potentiel  supérieur  plus  d'énergie  électrique  qu'elle  n'en 
cède  à  l'autre  source  ;  et  la  proposition  est  démontrée. 

4.  Échelle  absolue  des  potentiels,  —  L'application  de 
ces  corollaires  à  une  machine  de  Carnot  va  nous  conduire 
à  la  notion  scientifique  du  potentiel  considéré  comme 
quantité  mesurable,  et  nous  apprendre  à  déterminer  numé- 
riquement le  potentiel  d'un  corps  quelconque.  Deux  choses 
restent  arbitraires,  par  exemple,  le  potentiel  qui  nous 
servira  de  point  de  départ  et  le  nombre  qui  mesurera  ce 
potentiel.  Nous  verrons  du  même  coup,  ce  que  Ton  doit 
entendre  par  la  quantité  d'électricité  considérée  également 
comme  quantité  mesurable. 

Supposons  que  le  potentiel  pris  comme  repère  soit 
celui  de  la  terre,  et  soit  E^  le  nombre  positif  qui  le  mesure. 

Considérons  une  machine  de  Carnot  fonctionnant  entre 
une  source  fixe  d'électricité  S^,  qui  peut  être  tout  corps 
conducteur  en  communication  avec  la  terre,  et  une  autre 
source  quelconque  S,  dont  nous  voulons  mesurer  le  poten- 
tiel E.  Ce  potentiel  pourra  être  plus  élevé  ou  moins  élevé 
que  celui  de  la  terre  ;  s'il  est  plus  élevé,  la  machine  de 

\W  SERIE.  T.  X.  31 


i 


482  RBVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Carnot  échangera,  d'après  le  cinquième  corollaire,  avec  la 
source  S,  une  quantité  d'énergie  électrique  Q  plus  grande 
que  la  quantité  Q^  échangée  avec  la  source  S^,  et  d'autant 
plus  grande  que  son  potentiel  sera  plus  élevé.  Si  le  poten- 
tiel de  la  source  S  est  moins  élevé  que  celui  de  la  terre, 
la  machine  échangera  avec  elle  une  quantité  d'énergie  Q 
plus  petite  que  Q^,  et  d'autant  plus  faible  que  son  poten- 
tiel sera  moins  élevé.  Posons 

f  \  Q         E 

^o  o 

Cette  équation  détermine  une  valeur  de  E  qui  sera,  par 
définition,  le  potentiel  de  la  source  S.  Cette  valeur  est, 
d'après  le  troisième  corollaire,  indépendante  de  la  nature 
des  systèmes  employés,  machine  et  sources,  en  sorte  que 
nous  concevons  ainsi  une  échelle  absolue  des  potentiels, 
comme  Lord  Kelvin  avait  conçu  l'échelle  absolue  des 
températures. 

D'après  ce  qui  vient  d'être  dit,  E  sera  supérieur  ou 
inférieur  à  E^  suivant  que  ce  nombre  définira  un  potentiel 
supérieur  ou  inférieur  à  celui  de  la  terre,  en  sorte  que  les 
nombres  mesurant  les  potentiels  augmenteront,  comme 
cela  doit  être,  dans  le  sens  des  potentiels  croissants. 

Au  lieu  de  définir  l'échelle  absolue  des  potentiels  par  la 
valeur  numérique  E^  assignée  à  un  potentiel  de  repère, 
on  peut  la  définir  en  assignant  une  valeur  numérique 
donnée  à  la  différence  de  deux  potentiels  parfaitement 
déterminés  ;  c'est  même  ainsi,  comme  nous  le  verrons 
dans  la  suite,  qu'a  été  fixée  Tunité  de  potentiel  ;  et  l'on 
compte  les  valeurs  relatives  du  potentiel  par  rapport  à 
l'un  des  deux  potentiels  qui  ont  servi  à  définir  l'échelle  et 
qui  peut  être,  par  exemple,  celui  de  la  terre  supposé  égal 
à  zéro. 

5.  Le  zéro  absolu  du  potentiel.  —  Aucune  limite  supé- 
rieure ne  paraît  imposée  aux  potentiels  ainsi  mesurés, 
mais  on  ne  peut  concevoir  un  potentiel  inférieur  au  zéro 


L*ÉLRGTRIC1TÉ,  FORME  DE  l'ÉNEROIB.  488 

de  cette  échelle.  Dire  que  ce  potentiel  pourrait  s'abaisser 
A  une  valeur  négative  —  E',  c'est  dire,  d'après  la  défini- 
tion même  du  potentiel,  qu'une  source  d'électricité  à  ce 
potentiel,  combinée  avec  la  source  de  base,  de  potentiel 
E  ,  dans  une  machine  réversible  de  Camot,  céderait  ou 
prendrait  de  l'énergie  électrique  à  la  machine  en  même 
temps  que  la  source  de  base,  ce  qui  est  contraire  au  deu- 
xième corollaire.  Nous  arrivons  donc  à  cette  conclusion, 
fort  importante,  sur  laquelle  l'attention  ne  paraît  pas  avoir 
été  jusqu'ici  appelée,  c'est  que  le  potentiel,  comme  la 
température,  a  son  zéro  absolu. 

De  même  que  la  glace  fondante,  qui  détermine  le  zéro 
de  nos  thermomètres,  a  une  température  absolue  de 
273*7,  de  même  la  terre  a  un  potentiel  absolu  ;  il  n'est, 
peut-être,  pas  rigoureusement  invariable  comme  la  tem- 
pérature de  la  glace  fondante,  et  il  serait  intéressant  de 
le  connaître  ;  mais  si  la  température  correspondant  au 
féro  de  nos  thermomètres  a  pu  être  déterminée,  grâce  aux 
propriétés  thermo-élastiques  connues  des  gaz  parfaits, 
il  n'en  est  pas  de  même,  dans  l'état  actuel  de  la  science, 
pour  le  potentiel  de  la  terre  dont  nous  ignorons  la  valeur 
absolue.  Peut-être  ces  mêmes  gaz  parfaits,  qui  sont  des 
isolants,  jouissent-ils  aussi  de  propriétés  électriques 
simples,  qui  permettraient  de  tirer  de  l'observation  de 
certains  phénomènes  électrostatiques  le  potentiel  absolu 
de  la  terre. 

Comment  se  fait-il  que  cette  notion  du  potentiel  absolu 
ait  pu  échapper  jusqu'ici  à  toutes  les  théories  électriques, 
etqu'aucun  fait  expérimental  n'aitconduit  à  la  soupçonner? 
On  en  trouve,  pensons-nous,  l'explication  dans  ce  fait  très 
probable  que  le  potentiel  absolu  de  la  terre  est  déjà  très 
élevé,  et  que  les  écarts  réalisés,  notamment  dans  les 
expériences  d'électrostatique,  sont  répartis  sur  une  très 
petite  étendue  de  l'échelle  absolue.  Tous  ces  potentiels 
sont,  sur  cette  échelle,  rassemblés  à  une  si  grande  dis- 


i 


484  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tance  de  son  origine,  que  cette  distance  apparaît  comme 
infinie. 

6.  La  quantité  d! électricité.  —  Si  une  machine  de  Car- 
not  fonctionne  successivement  entre  diverses  sources 
S  ,  S  ....  d'électricité  et  la  source  de  base  S  ,  en  'échan- 
géant  avec  ces  diverses  sources  les  quantités  respectives 
d'énergie  électrique  Q^,  Q,,...  Q^»  que  nous  supposerons 
d'abord  prises  en  valeur  absolue  avec  le  signe  positif,  on 
aura,  d'après  (1),  E^,  E^,...  E^  étant  les  potentiels  de  ces 
sources, 

Q        Q  Q         . 

E        E         ~  E 

X  2  o 

Ce  qui  prouve  que,  pour  toute  transformation  équipo- 
tentielle  d'un  corps,  comprise  entre  deux  surfaces  adiaba- 
tiques  fixes,  le  rapport  de  la  quantité  d'énergie  déplacée 
Q  au  potentiel  correspondant  E,  est  constant  et  égal  à 
une  quantité  i^  qui  ne  dépend  que  des  deux  surfaces 
adiabatiques  choisies.  On  aura  donc 

(2)  I  =  i         et         Q  =  El. 

E  étant  essentiellement  positif  comme  la  température 
absolue,  convenons  de  donner  à  Q  et  t  un  même  signe,  qui 
sera  positif  ou  négatif  suivant  que  le  corps  aura  cédé  ou 
absorbé  de  l'énergie  électrique. 

Si  le  corps  part  d'un  état  A  bien  défini,  et  arrive  à  un 
autre  état  B  également  bien  défini,  après  avoir  subi  une 
succession  de  transformations  équipotentielles  et  adiaba- 
tiques au  point  de  vue  électrique,  on  aura,  quelle  que  soit 
la  suite  de  ces  transformations. 

2-j  =  constante. 

Car  chaque  transformation  équipotentielle  peut  être 
remplacée  entre  les  deux  mêmes  surfaces  adiabatiques, 


L*ÉL£CTRICITÉ,  FORME  DE  L'ÉNERGIE.  485 

par  une  autre  transformation  équipotentielle,  opérée  tou- 
jours sous  le  même  potentiel  E^,  en  sorte  que  ^  g-  est 

égal  à  la  quantité  Q^  d'énergie  électrique  cédée  à  ce  po- 
tentiel, par  le  corps  entre  les  deux  surfaces  adiabatiques 
extrêmes,  cette  quantité  Q^  étant  divisée  par  le  potentiel 
correspondant  E^.  On  a  donc 

E         E 

o 

et  comme,  pour  ce  potentiel  auxiliaire  E^,  Q^  ne  dépend 
que  des  états  extrêmes  A  et  B  du  corps,  et  nullement  des 
transformations  équipotentielles  ou  adiabatiques  subies 

dans  l'intervalle,  2  ^  est  bien  une  constante. 

On  peut  encore  supposer  que  les  éléments  des  lignes 
équipotentielles  et  adiabatiques  sont  infiniment  petits,  et 
que  le  corps  est  successivement  mis  en  relation  avec  des 
sources  d'électricité  en  nombre  infini  et  à  des  potentiels 
infiniment  voisins  :  on  réalisera  ainsi  la  transformation 
réversible  la  plus  générale  par  laquelle  un  corps  puisse 
passer  d'un  état  A  à  un  autre  état  B. 

L'équation  précédente  prend  alors  la  forme 


const. 


On  voit  que  quand  un  corps  passe  d'un  état  à  un  autre 
par  voie  réversible  quelconque,  il  existe  une  quantité  i  qui 
n'est  nullement  liée  à  la  succession  des  états  intermédiaires 
pris  par  le  corps  dans  Tintervalle,  et  qui  ne  dépend  que 
de  ses  états  extrêmes.  Par  définition  c'est  la  quantité 
(t électricité  cédée  par  le  corps, 

7.  Mesure  de  la  quantité  d'électricité.  —  Chaque  fois 
qu'un  corps  subit  une  transformation  équipotentielle  au 
potentiel  E,  sa  quantité  d'électricité  diminue  ou  augmente 
d'une  unité  pour  chaque  quantité  d'énergie  électrique 
égale  à  E  qu'il  cède  ou  qu'il  reçoit.  Chaque  fois  que  ce 


t 


486  REVUE   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

corps  subit  une  transformation  adiabatique  au  point  de 
vue  électrique,  sa  quantité  d'électricité  reste  constante. 

Daprès  Téquation  (2)  lunité  de  quantité  d'électricité 
est  celle  que  reçoit  ou  cède  un  corps  maintenu  à  potentiel 
constant,  quand  ce  corps  absorbe  ou  cède  une  quantité 
d'énergie  électrique  égale  à  la  valeur  absolue  de  son 
potentiel.  Cette  définition  n'a  qu'une  portée  théorique,  car 
nous  ne  connaissons  pas  la  valeur  absolue  du  potentiel,  et 
nous  ne  savons  pas  davantage  mesurer  la  quantité  d'énergie 
sortant  d'un  corps  sous  forme  électrique,  mais  nous  verrons 
plus  loin  qu'on  peut  définir  l'unité  de  quantité  d'électricité 
d'une  façon  plus  pratique. 

On  conçoit  difficilement  qu'au  cours  d'une  transforma- 
tion équipotentielle  d'un  corps  qui  cède  de  l'énergie  élec- 
trique, cette  quantité  d'énergie  perdue  puisse  s'accroître 
au  delà  de  toute  limite  en  supposant  même  l'opération 
indéfiniment  prolongée.  La  quantité  d'électricité  contenue 
dans  un  corps  a  donc,  sans  doute,  une  valeur  déterminée 
et  absolue,  de  même  que  ce  corps  a  un  volume,  une 
température,  un  potentiel  et  même  une  entropie  déter- 
minés en  valeur  absolue.  Ceci  tendrait  à  prouver  que,  dans 
toute  représentation  graphique,  les  surfaces  équi poten- 
tielles indéfiniment  prolongées  dans  le  sens  de  la  diminu- 
tion de  la  quantité  d'électricité,  doivent  se  rapprocher 
indéfiniment  entre  elles  et  des  surfaces  adiaba tiques. 

Quoi  qu'il  en  soie,  la  valeur  absolue  de  la  quantité 
d'électricité  contenue  dans  un  corps  nous  est  inconnue, 
et  nous  devons  nous  borner  à  la  mesurer  à  partir  d'un 
état  bien  déterminé,  pris  comme  terme  de  comparaison. 
Dans  tout  autre  état,  la  quantité  positive  ou  négative 

d'électricité  sera  l'intégrale   I     -^^  prise   sur   un   cycle 

réversible  quelconque  et  capable  de  faire  passer  le  corps 
de  l'état  considéré  B  à  l'état  pris  comme  repère  A. 
C'est  ce  que  nous  exprimons  en  disant  que  dans  une 


l'éliîotricité,  forme  de  l'énergie.  487 

transformation  réversible  -^  est  la  différentielle  exacte 
d'une  fonction  i,  qui  représente  la  quantité  d'électricité 

(4)  1  -  *. 

Et  c'est  encore  ce  que  nous  exprimons  en  disant  que 
dans  un  cycle  fermé  on  a 


r  ^ 

J    E 


Q,  et  Q^  étant  les  quantités  d'énergie  électrique  échan- 
gées par  deux  sources  aux  potentiels  E^  et  E_^,  avec  une 
machine  de  Carnot,  on  a,  d'après  (2), 

Q,  _  Q^_  . 

E    ~"  E    ~  *• 

I  o 

Si  la  machine  fonctionne  dans  un  sens  convenable,  i 
sera  la  quantité  positive  d'électricité  puisée  à  la  source 
de  potentiel  inférieur  E^  et  versée  à  la  source  de  potentiel 
supérieur  E^.  L'énergie  prise  à  la  première  source  sera 
Q^  =  E^«  et  l'énergie  cédée  à  la  seconde  sera  Q^  =  E^«. 
Si  Ton  met  alors  les  deux  sources  en  communication  élec- 
trique à  l'aide  d'un  canal  de  conductibilité  médiocre, 
jusqu'à  ce  que  la  première  soit  revenue  à  son  état  initial, 
la  seconde  sera  également  revenue  à  son  état  initial  d'après 
notre  principe  fondamental,  la  première  aura  perdu  E^e 
d'énergie,  la  seconde  aura  gagné  EL  La  différence 
(Ej  —  Eji  aura  été  transformée  dans  le  canal  de  com- 
munication en  une  quantité  W  de  chaleur  que  nous  savons 
mesurer,  et  on  aura 

(5)  W  =  (E.  -  EJ«. 

Si,  dans  l'état  actuel  de  la  science,  nous  ne  pouvons  pas 
évaluer  E  et  E  ,  nous  savons  mesurer  la  différence 
E^  —  E^  ;  et  l'équation  précédente  nous  permet  de  calcu- 


488  REVUE    DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

1er  1,  c'est-à-dire,  la  quantité  d'électricité  qui  passe  d'un 
corps  à  un  autre,  pendant  un  certain  temps,  tous  les  deux 
étant  maintenus  à  des  potentiels  constants,  et  mis  en  rela- 
tion par  un  conducteur  métallique,  quand  on  connaît  la 
différence  de  potentiel  de  ces  deux  corps,  et  que  Ton 
mesure  la  quantité  de  chaleur  dégagée  pendant  le  même 
temps  dans  le  conducteur  de  communication. 

Nous  pouvons  donc,  par  ce  procédé,  mesurer  la  quantité 
d'électricité  qui  sort  d'un  corps  ou  qui  y  entre,  mais  nous 
n'avons  aucun  moyen  pratique  de  mesurer  la  quantité 
d'énergie  électrique  correspondante  ;  il  nous  faudrait, 
pour  cela,  connaître  la  valeur  du  facteur  par  lequel  il  faut 
multiplier  la  quantité  d'électricité,  c'est-à-dire,  connaître 
la  valeur  absolue  du  potentiel.  Nous  ne  savons  mesurer 
que  la  différence  entre  cette  quantité  d'énergie  et  celle  que 
gagnerait  ou  céderait  un  corps  de  potentiel  déterminé  tel 
que  la  terre,  s'il  recevait  ou  cédait  la  même  quantité 
d'électricité. 

8.  L'unité  de  quantité  cf électricité,  —  La  formule  (5) 
nous  permet  maintenant  de  donner  de  l'unité  de  quantité 
d'électricité  une  définition  précise  :  c'est  celle  qui  passe 
dans  un  fil  conducteur  soumis  à  un  courant  électrique, 
quand  la  différence  de  potentiel  aux  extrémités  de  ce  fil 
est  égale  à  l'unité,  et  pendant  le  temps  nécessaire  au  déga- 
gement, dans  ce  conducteur,  d'une  unité  de  chaleur,  c'est- 
à-dire  d'une  thermie,  si  l'unité  d'énergie  ou  de  travail  est 
le  kilogrammètre. 

9.  Loi  de  'conservation  de  r électricité,  —  Nous  venons 
de  voir  qu'une  machine  de  Carnot  transporte  d'une  source 
à  une  autre  une  même  quantité  d'électricité,  que  deux 
sources  mises  en  communication  échangent  également  une 
même  quantité  d'électricité.  Il  y  a,  dans  ces  phénomènes, 
conservation  de  la  quantité  d'électricité.  La  loi  est  géné- 
rale, et  c'est  pour  cela  que  nous  avons  appelé  principe  de 
conservation  de  l'électricité,  le  principe  fondamental  qui 
sert  à  établir  cette  loi. 


L  ÉLEGTRICITK,  FORME  DE  l'ÉNERGIE.  489 

Si  un  système  reste  isolé  électriquement  pendant  une 
transformation  quelconque,  la  quantité  d'électricité  qu'il 
contient  sera  invariable  comme  celle  d'un  corps  de  poten- 
tiel uniforme  qui  décrit  un  cycle  adiabatique  réversible. 
Dans  ce  système,  en  effet,  les  échanges  d'énergie  électrique 
se  font  entre  parties  qu'on  peut  envisager  comme  des 
sources  portées  à  des  potentiels  uniformes,  en  supposant, 
au  besoin,  pour  cela  que  le  système  et  le  temps  soient 
divisés  en  éléments  infiniment  petits.  Ces  échanges  obéis- 
sent à  la  loi  simple  que  nous  venons  de  rappeler,  en  sorte 
qu'il  y  a  toujours  compensation  dans  toutes  les  parties 
du  système  entre  les  quantités  d'électricité  gagnées  et 
perdues. 

C'est  ce  qui  doit  ariiver  dans  notre  monde  s'il  est  per- 
mis de  le  considérer  comme  un  système  isolé  non  seule- 
ment au  point  de  vue  électrique,  mais  encore  à  tous  les 
autres  points  de  viie  ;  et  alors  il  y  a  conservation  non 
seulement  d'électricité,  mais  de  volume,  de  matière  et, 
en  un  mot,  de  toutes  les  formes  d'entropie,  sauf  de  l'en- 
tropie calorifique,  qui  augmente  sans  cesse. 

10.  Équation  différentielle  de  (énergie,  en  fonction  de 
Ventropie,  du  volume  et  de  la  quantité  d^ électricité.  —  Nous 
avons  maintenant  tous  les  éléments  nécessaires  pour  poser 
l'équation  différentielle  de  l'énergie  U  d'un  corps,  expri- 
mée en  fonction  de  son  volume,  de  son  entropie  et  de  sa 
quantité  d'électricité,  trois  variables  que  nous  pouvons 
évidemment  substituer  aux  trois  autres,  pression,  tempé- 
rature et  potentiel,  que  nous  avons  supposées  prises  jus- 
qu'ici pour  définir  l'état  d'un  corps  et  par  conséquent  son 
énergie.  Nous  aurons 

(6)  dU  =  TdS  —  pdv  —  Edi. 

La  fonction  U  ainsi  exprimée  est,  suivant  l'expression 
de  Massieu,  une  fonction  caractéristique  du  corps  :  si  elle 
était  connue,  elle  permettrait  d'exprimer  en  fonction  des 
mêmes  variables  S,  v,  i,  tous  les  coefficients  dont  la  con- 


490  REVUB   DBS   QUESTIONS   SCIBNTiPIQUBS. 

sidération  peut  présenter  de  Tintérêt  dans  Tétude  des 
propriétés  thermiques,  électriques  et  élastiques  d'un  corps. 
il.  Le  potentiel  thermodynamique.  —  Il  en  existe  d'ail- 
leurs sept  autres,  comme  nous  l'avons  montré  ailleurs  (i), 
exprimées  à  l'aide  de  trois  des  six  variables,  T,  p,  E,  S, 
V,  t,  convenablement  choisies  ;  nous  choisirons  parmi  ces 
dernières  la  fonction  caractéristique  exprimée  en  fonction 
des  trois  tensions  T,  jp,  Ë,  et  nous  la  désignerons  par  la 
lettre  H.  Elle  se  déduit  de  la  forme  primitive  U  en  posant 

(7)  H  =  U  —  TS  +  pv  +  Et 
d'où  l'on  tire,  eu  égard  à  l'équation  (6), 

(8)  dH  -  —  SdT  +  vdp  +  »dE. 

Telle  est  l'équation  différentielle  de  la  fonction  caracté- 
ristique H  exprimée  en  fonction  des  trois  tensions  T,  p,  E. 
On  en  tire  immédiatement  pour  l'expression  de  l'entropie, 
du  volume,  et  de  la  quantité  d'électricité 

(9)  S«-^, 

(10)  .»--. 

et  pour  l'expression  de  l'énergie,  eu  égard  à  (7), 

M.  Duhem  appelle  potentiel  thermodynamique  à  pres- 
sion constante  la  fonction  H  réduite  aux  deux  variables 


(i)  Chaleur  et  Énergie^  Encyclopédie  scientifique  des  aide- mémoire  de 
M.  Léaulé,  ehap.  IV,  p.  138. 


l'électricité,  forme  de  l*énerqib.  491 

T  et  p  dans  l'étude  des  phénomènes  thermo-élastiques  ;  si 
Ton  y  ajoute  la  variable  E,  il  n'y  a  pas  plus  de  raison 
d'appeler  cette  fonction  potentiel  à  pression  constante  qu'à 
tension  électrique  constante.  Nous  appellerons  simplement 
la  fonction  H  le  potentiel  ihe^^modynamique,  malgré  les 
confusions  que  peut  entraîner  cette  dénomination,  en  rai- 
son de  l'usage  regrettable  qui  s'est  depuis  longtemps  établi 
d'appeler  potentiel  la  tension  électrique. 

E.  Ariès. 


LE  RIRE  ET  SES  ANOMALIES  '" 


«  Lorsqu'après  un  hiver  aflreux,  le  soleil  reprend  sa 
fécondité  et  nous  ramène  les  douces  influences  qui  fondent 
les  neiges  et  les  glaces  et  qui  rendent  à  la  terre  sa  fertilité 
naturelle  ;  alors,  tout  change  à  nos  yeux,  tout  prend  une 
nouvelle  couleur,  tout  rajeunit,  y* 

Ce  sont  là  les  termes  qu'Erasme  (2)  prête  à  la  folie  pour 
célébrer  ses  heureux  effets  sur  les  humains.  Par  la  folie, 
il  entend  non  pas  le  désordre  maladif  de  l'intelligence, 
mais  cet  abandon,  ce  laisser-aller  de  l'esprit  qui  est  une 
des  formes  de  la  belle  humeur,  de  la  gaieté,  la  compagne 
du  rire. 

Oui,  le  rire  est  vraiment  le  rayon  de  soleil  qui  illumine, 
qui  échauffe,  qui  anime.  Il  nous  apparaît  comme  le  symp- 
tôme de  l'allégresse.  11  est  la  signature  du  bien-être  et  il 
évoque  tout  naturellement  Tidée  de  la  santé  physique  et 
mentale  dans  sa  plénitude,  dans  son  entier  épanouisse- 
ment. 

Et  pourtant,  le  rire  peut  devenir  la  manifestation  d'un 
état  morbide.  Il  est  parfois  une  anomalie,  il  offre  des  aber- 
rations. 

C'est  à  étudier  ces  anomalies,  ces  aberrations,  ou  plus 
exactement,  à  en  effleurer  l'étude,  que  seront  consacrées 
les  lignes  qui  vont  suivre. 

(1)  Conférence  faite  à  l'assemblée  générale  de  la  Société  scientifique,  le 
24  avril  1906. 
(2;  Erasme,  Véloge  de  la  folie. 


LB    RIRB   ET    SES    ANOMALIES.  4g3 

Dans  le  rire  —  j'entends  le  rire  normal  —  il  y  a  un 
geste  et  un  état  d'âme,  il  y  a  des  modifications  corporelles 
et  des  modifications  psychiques. 

Les  modifications  somatiques  présentent  une  extension 
graduelle,  un  développeuient  progressif  dans  lequel  je 
distinguerai  —  assez  artificiellement,  j'en  conviens  — 
trois  stades,  trois  degrés. 

Le  degré  inférieur  que  nous  appellerons  le  sourire^  nous 
montre  les  phénomènes  de  la  mimique  faciale. 

Dans  le  second  degré,  qu'on  pourrait  nommer  le  rire 
proprement  dit,  aux  mouvements  de  la  face  se  joignent 
les  phénomènes  de  phonation  et  de  respiration  :  c'est  le 
rire  qu'on  entend. 

Enfin,  au  troisième  stade,  qu'avec  Dugas  (i)  on  dési- 
gnera, si  l'on  veut,  du  nom  de  surrire,  apparaissent  les 
phénomènes  de  motilité  des  membres  et  du  tronc. 

Les  phénomènes  de  la  mimique  faciale  consistent  essen- 
tiellement dans  le  mouvement  de  retrait  oblique,  en  haut 
et  en  dehors,  des  coins  de  la  bouche.  La  lèvre  supérieure 
se  tend,  les  dents  apparaissent.  Les  plis  naso-labiaux  se 
dessinent  nettement  et  s'incurvent.  La  pommette  s'arrondit 
et  devient  saillante  ;  la  paupière  inférieure  s'élève  légè- 
rement 

Le  rire  ou  le  sourire  tend  à  élargir  le  visage  :  c'est 
pourquoi,  suivant  la  remarque  de  Schack  (2),  les  figures 
larges  nous  semblent  plus  gaies  tandis  qu'un  visage 
allongé  est  un  signe  de  chagrin.  Tirer  une  longue  mine, 
ce  n'est  pas  le  fait  de  l'homme  hilare  et  réjoui. 

Souvent,  particulièrement  chez  les  individus  relative- 
ment avancés  en  âge,  où  la  peau  a  perdu  de  sa  souplesse, 
où  l'exercice  répété  du  rire  a  imprimé  ses  plissements,  on 
voit  apparaître  à  la  tempe,  au  niveau  de  l'angle  externe 


(1)  Dugas,  Psychologie  du  rire,  Paris,  IU02. 

(î)  Schack,  La  physionomie  chez  les  hommes  et  chez  les  animaux 
dans  ses  rapports  avec  feœpression  des  étnotions  et  des  sentiments, 
p.  127.  PariB,  1887. 


494 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


de  l'œil,  des  rides  rayonnantes  formant  ce  qu'on  appelle 
la  patte  cCoie. 

Le  rire  peut  être  déformé  par  l'alliage  à  la  gaieté 
d'autres  sentiments,  d'autres  émotions.  De  plus,  au  lieu 
d'être  la  manifestation  naturelle,  automatique  de  la 
mimique  émotive,  il  peut  devenir  le  produit  du  langage 
mimique,  de  ce  que  Morselli  (  i)  appelle  la  mimique  signi- 
ficative, processus  qui  est  volontaire,  qui  possède  un 
caractère  conventionnel,  artificiel  et  qui  a  pour  but  de 
déguiser  les  sentiments  autant  que  de  les  exprimer.  Ainsi 
naissent  le  rire  moqueur,  le  rire  méprisant,  le  rire  étonné, 
le  rire  de  la  pitié,  de  la  bienveillance,  du  dépit. 

Au  second  stade,  celui  du  rire  audible,  s'ajoutent  les 
phénomènes  de  phonation  et  de  respiration.  Les  cordes 
vocales  se  tendent,  la  glotte  se  resserre.  Il  se  produit  des 
séries  d'expirations  brusques,  saccadées,  s'accompagnant 
d'un  son,  le  son  du  rire,  séparées  par  des  inspirations 
profondes.  Chez  l'enfant  où  le  rire  sonore  se  déploie  avec 
ses  propriétés  naturelles,  ainsi  que  chez  la  femme,  le  son 
est  celui  des  voyelles  i  et  e  ;  chez  l'adulte,  chez  l'homme, 
il  prend  généralement  la  tonalité  de  Va  ou  de  Yo.  Parfois, 
il  devient  rauque,  assourdi  comme  dans  le  ricanement,  dans 
le  rire  étouffé. 

C'est  qu'ici  encore  interviennent  l'influence  de  sentiments 
associés  et  l'action  de  la  volonté  cherchant  à  se  conformer 
aux  règles  de  la  bienséance  ou  recourant  aux  artifices  de 
la  dissimulation.  Ces  rires  forcés  ont  excité  l'indignation 
de  Carlyle.  ««  Ces  gens-là,  dit-U,  ils  ne  font  que  renifler, 
ricaner  du  fond  de  la  gorge  ;  ils  émettent  tout  au  plus  une 
cachi nation  sifflante  et  sourde  comme  s'ils  riaient  à  travers 
un  paquet  de  laine.  " 

Enfin,  au  dernier  stade,  celui  du  surrire,  se  produit  la 
participation  du  tronc  et  des  membres.  Ce  sont  des  tré- 


(I)  Morselli.  Manuale  di  Semejoiica  délie  malattie  mentali.  Tome  II. 
p.  230. 


LB   RIRE   ET   SES   ANOMALIES.  495 

pignements  des  pieds,  des  battements  de  mains  ;  le  corps 
se  tord  en  de  véritables  convulsions.  Les  secousses  respi- 
ratoires se  succèdent  avec  rapidité,  avec  force  et  ébranlent 
douloureusement  la  poitrine  :  il  faut  se  tenir  les  côtes. 
Chez  beaucoup,  à  ce  degré,  l'œil  n'est  plus  seulement 
brillant,  humide  ;  il  se  baigne  de  pleurs  :  on  rit  auz 
larmos.  Parfois,  surtout  chez  la  femme,  se  produit  de  la 
miction  involontaire.  Selon  Bechterew  (i),  elle  ne  serait 
point  I.'i  conséquence  des  efforts  respiratoires,  mais  elle 
résu lierait  de  la  propagation  de  la  stimulation  du  centre 
mimique  au  centre  de  la  miction,  qui,  dans  l'écorce  et  dans 
la  couche  optique,  est  voisin  du  centre  de  l'expression 
émotive. 

L'agent  principal  de  la  mimique  faciale,  du  rire  est  un 
muscle  qui  s'étend  diagonalement  de  la  pommette  ou 
zygome  à  la  commissure  des  lèvres.  C'est  le  grand  zygo- 
mafique,  ainsi  qualifié  pour  le  distinguer  d'un  collègue  de 
moindre  envergure  nommé  le  petit  zygomatique. 

On  le  désigne  encore  sous  le  nom  de  zygomato-labial 
(Chaussier),  à! élévateur  oblique  extefme  de  la  coimnissure 
des  lèvres  (Mathias  Duval). 

En  raison  du  rôle  prépondérant  qu'il  joue  dans  les 
manifestations  faciales  de  l'hilarité,  Duchenne  de  Boulogne 
l'a  nommé  le  muscle  du  Hre, 

Si  l'on  pratique  Télectrisation  localisée  des  deux  grands 
zygomatiques  par  l'intermédiaire  des  filets  nerveux  qui 
les  animent,  on  réussit  à  créer  l'expression  approchante 
du  rire. 

Mais  cette  expression  a  quelque  chose  de  faux,  de  con- 
traint. La  raison  en  est,  comme  le  pense  Raulin  (2),  qu'il 
y  manque  la  contraction  de  la  paupière  inférieure  qui  fait 
partie  intégrante  du  rire  naturel. 


(1)  Bechterew,   Ueber  unwillhur lichen  Harnabgang  beirn  Lachem^ 
Neurolog.  Centralblatt,  15  mai  1890. 

(2)  Uaulin,  Le  rire  et  les  exhilarants,  p.  4i.  Paris,  1900.  J'ai  fait  à  cet 
ouvrage  de  nombreux  emprunts. 


496 


REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


Les  muscles  de  la  face,  ceux  du  rire  compris,  sont  sous 
la  dépendance  de  centres  nerveux,  de  fibres  nerveuses. 

Il  s'en  faut  que  l'accord  soit  établi  sur  la  topographie 
exacte  et  sur  la  signification  de  ces  centres,  sur  le  trajet 
de  ces  fibres  (i).  L'exposé  que  je  vais  faire  ne  doit  donc 
être  accepté  que  sous  bénéfice  de  vérification.  Les  muscles 
de  la  face  sont,  tout  à  la  fois,  des  agents  de  la  mimique  et 
des  instruments  de  la  parole  articulée.  De  plus,  la  volonté 


tViuntuN^cmcfil 
ctyÎNtilnlii^iifcii  ciu^ 


'  Cap>iil<  imIciiic 


C\M1llC^clo  inîllUlMK* 


FiG.  i.  —  Schéma  de  Tapparcil  norveux  du  rire. 

peut  les  mettre  en  activité  pour  des  besoins  divers.  A 
ces  différentes  attributions  correspondent  des  centres 
distincts. 

A  la  surface  du  cerveau,  les  centres  des  différentes 
actions  faciales  se  trouvent  dans  la  région  périrolandique 
inférieure  et  dans  la  portion  contiguë  de  la  région  frontale 
inférieure. 


(1)  Voir  Grasset,  Les  centres  nerveux,  p.  I9i.  Paris,  19(>5. 


LE   RIRE   ET   SES   ANOMALIES. 


497 


Les  fibres  émanant  de  ces  centres  descendent  vers  le 
bulbe  par  la  couronne  rayonnante  (Voir  fig.  i). 

Celle-ci  se  condense  en  une  masse  aplatie  pour  passer 
entre  les  amas  de  substance  grise  appelés  les  ganglions 
oplO'Striés.  Elle  constitue  la  capsule  interne  (Fig.  2, 
a,  b,  c,  d,  e). 


--  'O 


Fig.  Î.  —  Coape  horizontale  de  rhémisphère  gauche,  dite  coupe  de 
Flechsig  (d'après  Teslul). 

5,  Noyau  caudé  du  corps  strié,  —  L,  noyau  lenticulaire,  —  0,  Thalamus  opti- 
eus  ou  couche  optique,  ~  a,  faisceau  psychique,  --  h^  faisceau  de  l'aphasie, 
—  c,  faisceau  géniculé  ou  genou  de  la  capsule  interne,  —  d,  faisceau  pyra- 
midal, —  ^,  faisceau  sensilif. 

Considérons  la  capsule  interne  sur  une  coupe  horizon- 
tale. Elle  nous  présente  deux  segments  formant  un  angle 
ouvert  en  dehors  :  un  segment  antérieur  ou  segment  lenti- 
culO'Strié,  situé  entre  le  noyau  caudé  du  corps  strié  en 
dedans  et  le  noyau  lenticulaire  en  dehors  (Fig.  2,  a,  b) 

lii*  SÉRIE.  T.  X.  3i 


498  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

et  un  segment  postérieur  ou  lenticulo-optique  situé  entre  la 
couche  optique  en  dedans  et  le  noyau  lenticulaire  en  dehors 
(Fig.  2,  d,  e).  Le  point  de  jonction  des  deux  segments,  le 
sommet  de  l'angle  constitue  le  genou  de  la  capsule  interne 
(Fig.  2,  c). 

Les  diverses  fibres  du  facial  ne  sont  point  confondues 
dans  le  même  point  de  la  capsule  interne.  Celles  qui  sont 
destinées  aux  mouvements  volontaires  de  la  face  se 
trouvent  dans  le  faisceau  géniculé  (Fig.  2,  c).  Les  fibres 
destinées  aux  mouvements  de  la  face  intervenant  pour 
produire  la  parole  articulée  se  trouvent  dans  le  faisceau 
dit  de  t aphasie  (Fig.  2,  b).  Enfin,  les  fibres  de  la  mimique 
faciale  se  trouvent  dans  le  faisceau  que  Brissaud  a  nommé 
faisceau  psychique  (Fig.  2,  a).  Tandis  que  les  fibres 
faciales  volontaires  traversent  la  capsule  interne  sans 
s'arrêter  dans  la  substance  grise  opto-striée,  les  fibres 
mimiques  font  une  station  dans  la  partie  antérieure  de  la 
couche  optique  (voir  schéma,  fig,  1).  Cette  partie  anté- 
rieure de  la  couche  optique  constitue,  selon  Bechterew, 
le  centre  de  la  mimique  faciale  :  il  a  pour  fonction  de 
coordonner  les  mouvements  constituant  cette  mimique. 

Toutes  les  fibres  faciales  se  portent  vers  le  noyau  du 
facial  dans  le  bulbe  ou  plus  exactement  dans  l'épaisseur 
du  pont  de  Varole.  De  là  émerge  le  nerf  facial. 

Le  centre  cortical  du  nerf  facial  est  tout  à  la  fois  le  centre 
du  commandement  du  rire  et  le  centre  de  la  répression. 

Lorsque  le  rire  est  voulu,  le  centre  du  commandement 
transmet  le  stimulus  au  centre  thalamiquequi  le  coordonne 
et  le  distribue  de  façon  à  obtenir  le  résultat  désiré.  Le  sti- 
mulus passe  ensuite  au  centre  bulbaire  d'exécution. 

Si  le  rire  qui  tend  à  se  produire  doit  être  réprimé, 
l'action  inhibitoire  se  transmet,  sans  doute  directement, 
au  centre  d'exécution  qu'elle  enraye. 

Dans  tout  ce  qui  précède,  je  n'ai  eu  en  vue  que  la 
mimique  faciale  du  rire.  Celui-ci  devient-il  sonore,  c'est 
que  l'excitation  se  propage  à  l'appai'eil  nerveux  respira- 


LE   RIRE   ET   SES   ANOMALIES.  4gg 

toire  et  phonateur,  c'est-à-dire  au  noyau  du  nerf  pneumo- 
gastrique et  au  noyau  du  nerf  spinal. 

Dans  le  surrire,  la  stimulation  se  communique  à  la 
colonne  grise,  des  cornes  antérieures  de  laquelle  relèvent 
les  mouvements  des  membres  et  du  tronc. 

Nous  devrions  rechercher  maintenant  quel  est  l'état 
d'&me,  l'émotion,  le  sentiment  qui  correspond  au  rire  et 
déterminer  les  conditions  psychologiques  de  ce  phéno- 
mène. Nous  adresserons-nous  «  au  peuple  ou  aux 
habiles  '>  i  Les  habiles  ne  manquent  pas.  Un  grand  nombre 
de  penseurs  et  non  des  moindres,  se  sont  attachés  à 
étudier  la  psychologie  du  rire,  à  définir,  h  expliquer  l'état 
affectif  qui  l'accompagne,  à  scruter  la  nature  du  risible. 

Dans  ces  derniers  temps,  Dugas  (i),  Bergson  (2),  Sul- 
ly (3),  Michiels  (4),  Mélinaud  (5)  ont  produit  sur  ce  sujet 
des  travaux  de  haut  intérêt.  De  multiples  théories  ont  été 
proposées.  Certaines,  celle  de  Bergson  entre  autres,  sont 
de  pures  merveilles  d'ingéniosité,  des  chefs-d'œuvre 
d'analyse  subtile  et  délicate. 

Sans  dédaigner  aucunement  de  tels  efforts,  il  nous  suf- 
fira, pour  le  but  que  nous  nous  proposons,  de  consulter 
«  le  peuple  »,  le  sens  commun. 

Dans  son  simplisme  vite  satisfait,  il  nous  répondra  que 
le  rire  est  plus  spécialement  la  manifestation  ou  l'accom- 
pagnement de  la  gaieté  et  que  la  gaieté  a  sa  source  prin- 
cipale dans  le  plaisant,  le  comique,  — j'allais  dire...  mais 


(i)  Dugas,  Psychologie  du  rire.  Paris,  1902. 

(2)  Bergson,  Le  rire,  essai  sur  la  signification  du  comique,  Paris,  1004. 

(3)  James  Sully,  Essai  sur  le  rire.  Paris,  1904. 

(4)  Alfred  Michiels,  Le  monde  du  comique  et  du  rire.  Paris,  1887. 

(5)  Mélinaud,  Pourquoi  rii-on  f  Étude  sur  la  cause  psychologique 
du  rire  (Revue  des  deux  Mondes,  tome  CXXVll,  1805). 

Sans  prétendre  donner  la  littérature  de  la  psychologie  du  rire,  qu*on  trou- 
vera dans  les  travaux  indiqués  ci-dessus,  je  veux  signaler  deux  ouvrages 
réeents  qui  traitent  d*une  manière  très  intéressante  des  aspects  particuliers 
de  la  question  :  Prof.  D^  Sigm.  Freud,  Der  Witz  und  seine  Beziehung  zum 
Unbeioussten,  Leipzig  et  Vienne,  1905—  Paul  Gaultier,  Le  rire  et  la  cari- 
cature. Paris,  1906. 


500  RBVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

la  tautologie  est  vraiment  trop  criante...  dans  le  ridicule, 
dans  le  risible. 

liCS  déviations  que  présente  le  rire  se  rencontrent  dans 
chacun  de  ses  éléments  :  dans  sa  partie  psychique,  dans 
sa  cause  psychologique  ainsi  que  dans  ses  manifestations 
extérieures.  Comme  passage  du  normal  à  l'anormal,  nous 
envisagerons  le  fou  Hre, 

Mon  éminent  collègue,  M.  Vanlair  l'a  décrit,  d'après 
des  souvenirs  personnels,  avec  son  talent  exquis  d'obser- 
vateur et  d'écrivain  (i). 

«*  En  compagnie  d'un  ami,  dit-il,  j'avais  été  prié  à  un 
dîner  intime  dans  une  famille  qui  nous  voulait  du  bien,  et 
dont  nous  reçûmes  un  accueil  on  ne  peut  plus  cordial.  Le 
repas  fini,  la  dernière  coupe  do  Champagne  vidée,  nous 
passâmes  au  salon.  On  vint  à  parler  musique,  et  sur  nos 
vives  instances,  la  femme  de  noire  hôte,  comme  Georgina 
Smolen,  «  se  leva  pour  chanter  »,  non  pas,  hélas!  la 
douce  et  mélancolique  romance  du  Saule,  mais  un  air  de 
bravoure  de  je  ne  sais  quel  opéra.  A  défaut  d'accompa- 
gnateur, elle  prit  place  au  piano,  son  mari,  debout  à  côté 
d'elle,  s'apprétant  à  tourner  les  pages...  Un  toussotte- 
ment  discret  pour  éclaircir  la  voix,  quelques  accords  en 
guise  de  prélude,  et  la  dame  commença. 

r*  Dès  les  premières  notes,  nous  nous  regardâmes  ahu- 
ris. Jamais,  au  grand  jamais,  ni  mon  ami,  ni  moi  n'avions 
entendu  pareils  sons  issir  d'une  gorge  humaine  :  on  eût 
dit  un  orchestrion  détraqué  où,  sans  cadence  et  sans  frein, 
trompettes,  cymbales,  clairons  animaient  alterné  leurs 
grinçantes  strideurs,  tout  cela  scandé  d'arrêts  soudains  et 
de  brusques  départs  ;  quelque  chose  d'inouï,  d'indescrip- 
tible, qui  n'était  plus  un  chant,  mais  une  épouvantable 
cacophonie,  si  bien  que  tout  à  coup  mon  compagnon,  puis 

(1)  C.  Vanlair,  La  Physiologie  du  rire  (Lecture  faite  dans  la  séance 
))ul)lique  de  la  classe  des  Sciences  de  l'Académie  royale  de  Belgique,  le 
16  décembre  1003,  pp.  1205-1321). 


LE   RIRE   ET'  SES    ANOMALIES.  5oi 

moi  fftmes  pris  d'un  rire  aigu,  inextinguible,  d'un  de  ces 
rires  que  nulle  puissance  au  monde  ne  saurait  réprimer. 

5»  Pour  un  empire,  nous  n'eussions  voulu  faire  offense 
à  nos  hôtes  ;  et  rien  non  plus  ne  pouvait  clore  nos  lèvres. 
Fâcheux  dilemme  qu'il  fallait  néanmoins  résoudre,  et 
résoudre  à  l'instant.  Il  ne  s'offrait  à  nous  qu'un  moyen 
d'en  sortir  :  rire  silencieusement,  sans  émettre  un  seul 
son,  comme  l'eût  fait  un  malade  frappé  d'une  aphonie 
complète. 

»  Encore  avions-nous  une  crainte  horrible,  celle  de  voir 
le  mari  tourner  la  tête  de  notre  côté  et  nous  surprendre 
ainsi  «  flagrante  delicto  »».  J'avais  beau,  pour  ma  part, 
évoquer  des  souvenirs  funèbres,  vainement  appelai-je  à 
mon  aide  l'illusion  diversive  de  quelque  catastrophe  ima- 
ginaire :  toujours,  sans  trêve,  se  continuait  cet  affreux 
rire.  Il  dura  près  d'un  quart  d'heure  qui  nous  parut  un 
siècle. 

»  A  la  dernière  minute  seulement,  la  douloureuse  fatigue 
de  mes  muscles,  et  sans  doute  aussi  l'imminence  d'une 
suffocation  mortelle  amenèrent,  par  bonheur,  une  détente 
subite.  Et,  la  voix  chevrotante,  les  lèvres  encore  agitées 
d'une  trémulation  convulsive,  au  prix  d'un  effort  surhu- 
main, je  pus  enfin,  comme  il  convenait,  complimenter 
notre  hôtesse  sur  l'incomparable  beauté  de  sa  voix.  >» 

Ce  qui  caractérise  le  fou  rire,  c'est  son  irrésistibilité. 
C*est  comme  un  accès  convulsif  qui  doit  avoir  son  cours. 

Sa  véhémence  n'est  pas  en  proportion  de  la  cause  exté- 
rieure qui  le  provoque.  Les  raisons  de  l'ordre  le  plus  élevé 
sont  impuissantes  à  le  réprimer.  Il  semble  même,  suivant 
la  remarque  de  Montesquieu,  que  le  contraste  entre  la 
situation  où  l'on  est  et  celle  où  l'on  devrait  être  ne  fait 
que  le  stimuler. 

Voltaire  raconte  l'histoire  d'une  dame  qui,  voyant  sa 
fille  presque  agonisante,  s'écria  :  «  Mon  Dieu,  rendez-la 
moi  et  prenez  tous  les  autres.  »  Un  de  ses  beaux-fils 
s'avance  et  lui  demande  gravement  :  <«  Madame,  vos  gen- 


5o2  RBVUB   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dres  en  sont-ils  ?  y*  Assurément,  ce  n'était  pas  l'heure  de 
plaisanter  et  de  s'adonner  à  l'hilarité.  Il  n'empêche  que 
tous  les  assistants  furent  pris  d'un  accès  de  fou  rire.  La 
mourante  elle-même  y  participa  et  Voltaire  nous  dit  que, 
dès  lors,  elle  alla  de  mieux  en  mieux. 

Le  fou  rire  suppose  la  défaillance  du  psychisme  supé- 
rieur, du  pouvoir  frénateur  :  c'est  l'automatisme  qui  l'em- 
porte. 

Cette  défaillance  peut  se  montrer  à  titre  accidentel, 
même  chez  les  natures  les  mieux  pondérées  :  Quandoque 
bonus  dormiiat  Homejms. 

Elle  constitue  un  état  habituel  chez  les  déséquilibrés, 
chez  les  hystériques  en  particulier. 

L'hystérique  présente  une  aptitude  exagérée  au  rire, 
sous  l'influence  des  causes  les  plus  légères,  ou  môme  sans 
cause  appréciable  :  l'hilarité  revêt  facilement  chez  lui  le 
caractère  convulsif  :  elle  devient  immodérée  dans  son 
intensité  et  dans  sa  durée.  Briquet  (i)  a  rapporté  le  cas 
d'une  jeune  femme  qui  était  prise  de  rires  involontaires, 
que  le  chagrin  n'empêchait  pas  ;  il  lui  arrivait  souvent  de 
rire  quand  elle  avait  envie  de  pleurer  et  parfois  elle  riait 
et  pleurait  presque  en  même  temps.  Quoiqu'elle  eût  des 
sentiments  pieux  très  sérieux,  elle  était  parfois  prise  de 
spasme  inextinguible,  à  l'église  pendant  les  offices. 

Houllier  (2)  a  signalé  le  cas  des  HUes  d'un  président 
de  Rouen  qui  étaient  prises  d'un  fou  rire  durant  une  heure 
ou  deux.  Alors  la  mère  et  les  parents  arrivaient  et,  en  les 
voyant  ainsi,  se  mettaient  eux  aussi  à  rire  involontaire- 
ment. Mais  bientôt,  ils  s'arrêtaient,  exhortaient  les  malades, 
les  morigénaient,  les  menaçaient.  Rien  n'y  faisait  ;  les 
jeunes  filles  continuaient  à  rire,  assurant  qu'elles  ne  pou- 
vaient s'en  empêcher. 

Parfois  le  fou  rire  fait  partie  intégrante  de  l'accès  hys- 


(1)  Cité  par  Deschamps,  Le  Rire  hystérique.  Thèse  de  Bordeaux,  1005. 

(2)  Cité  par  Desehamps. 


LE   RIRE   BT   SfiS   ANOMALIES.  5o3 

térique  proprement  dit,  soit  qu'il  le  constitue  tout  entier, 
soit  qu'il  l'annonce,  soit  qu'il  en  marque  la  fin. 

Le  fou  rire  s'observe  dans  d'autres  états  neuropathiques 
que  l'hystérie  :  il  se  montre  chaque  fois  que  l'action  empê- 
chante des  centres  corticaux  se  trouve  affaiblie,  chaque 
fois  qu'il  y  a  diminution  du  pouvoir  volontaire. 

Féré  (i)  l'a  observé  comme  phénomène  prodromique 
de  la  chorée. 

Une  de  ses  malades  âgée  de  quinze  ans  s'était  toujours 
bien  portée  au  point  de  vue  nerveux  jusqu'au  moment  où 
on  l'amena  à  la  consultation  de  Bicêtre  en  i8g3.  La  mère 
craignait  qu'elle  ne  devînt  folle.  Jusqu'alors,  elle  avait  été 
raisonnable  et  respectueuse  ;  elle  avait  perdu  sa  grand' 
mère  maternelle  trois  semaines  auparavant  et  avait  montré 
une  émotion  très  vive  ;  mais  depuis,  tout  était  changé. 
Une  ou  deux  fois  par  jour,  quelquefois  plus  souvent  dans 
la  dernière  semaine,  elle  partait  d'un  fou  rire  dans  les 
circonstances  les  plus  mal  appropriées,  à  l'église,  au  cime- 
tière. Elle  se  rendait  bien  compte  que  sa  joie  était  intem- 
pestive; mais  elle  l'expliquait  par  un  motif  qui,  pour  sa 
mère,  constituait  une  circonstance  aggravante. 

C'était  toujours  une  cause  des  plus  futiles,  le  chat  se 
mordait  la  queue,  l'oiseau  se  plongeait  la  tête  dans  leau, 
un  passant  avait  un  chapeau  mal  posé  ou  déformé,  etc. 
Ces  explosions  paraissaient  d'autant  plus  paradoxales 
qu'elle  continuait  à  travailler  et  à  vivre  dans  les  conditions 
ordinaires  et  qu'elle  semblait  surprise  au  milieu  des  con- 
ditions les  plus  normales.  Ces  accès  de  rire  duraient  sou- 
vent un  quart  d'heure  ou  plus  et  reprenaient  sitôt  qu'on 
en  rappelait  le  motif.  Ce  n'était  que  plus  tard  que  l'inop- 
portunité semblait  comprise. 

Un  examen  soigneux  ne  permit  de  relever  aucun  trouble 
nerveux  objectif.  Peu  à  peu,  les  accès  de  rire  diminuèrent 


(1)  Féré,  Le  Fou  rire  prodromique  (Revue  Neurologique,  lome  XI, 
1903,  p.  385). 


504  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

d*intensité  tandis  qu'apparaissaient  des  contorsions  de  la 
face,  de  la  maladresse  des  mains  :  en  quelques  jours,  le 
tableau  de  la  chorée  se  compléta  et  les  accès  de  rire  ne 
se  reproduisirent  plus. 

C'est  la  gaieté  qui  est  Texcitant  normal  du  rire  ;  mais 
dans  certains  cas,  celui-ci  est  provoqué  par  d'autres 
agents. 

Des  secousses  mécaniques  peuvent  le  déterminer.  Sully 
a  constaté  que  son  fils  était  pris  de  rire  quand  il  montait 
à  cheval  sans  selle  (i). 

Certaines  substances,  dites  exhilarantes,  engendrent  le 
rire  ;  nous  en  parlerons  tout  à  Theure. 

On  voit  encore  le  rire  se  manifester  comme  phénomène 
de  détente,  de  relaxation,  à  la  suite  d'une  vive  frayeur, 
a  Un  enfant  rira  après  avoir  été  effrayé  par  un  chien  ;  une 
femme  éclate  souvent  d'un  rire  nerveux  après  avoir  éprouvé 
une  peur  rapide  mais  violente,  par  exemple,  dans  une 
voiture  dont  le  cheval  s'est  emporté  ou  dans  un  bateau  qui 
a  failli  chavirer  y*  (Sully). 

Les  soldats  en  campagne  sont  parfois  saisis  d'un  rire 
nerveux  au  sortir  du  danger  ;  au  dire  de  Darwin  (2),  les 
soldats  allemands  qui,  aux  avant-postes  pendant  le  siège 
de  Paris,  avaient  été  exposés,  pendant  des  journées  en- 
tières aux  plus  grands  périls,  étaient  tout  particulière- 
ment disposés  à  éclater  en  bruyants  éclats  de  rire  à  propos 
de  la  plus  insignifiante  facétie.  De  même,  lorsque  les 
petits  enfants  vont  commencer  à  pleurer,  il  suflSt  parfois 
d'une  circonstance  inattendue  survenant  brusquement 
pour  les  faire  passer  des  larmes  au  rire. 

Le  rire,  en  pareil  cas,  est  l'équivalent  d'autres  mani- 
festations motrices  survenant  dans  des  conditions  sem- 
blables ;  à  la  suite  d'un  accident  de  chemin  de  fer,  d'un 

(1)  Du  rire  par  secousses  mécaniques,  on  pourrait  rapprocher  le  rire  par 
chatouillement  :  Sully  en  a  fait  une  étude  développée. 

(2)  Darwin,  U expression  des  émotions  chez  V homme  et  chez  les 
animaxAX.  Traduction  française,  Paris  1874,  p.  216. 


LB    RIRE   ET   SES   ANOMALIES.  5o5 

coup  de  grisou,  on  voit  les  escapés  se  livrer  à  des 
courses  folles. 

Comme  l'a  montré  Sollier  (i),  la  surprise  de  l'accident 
a  suspendu  la  dépense  de  l'énergie  nerveuse.  Lorsque  la 
surprise  est  passée,  il  faut  que  l'énergie  accumulée  se 
dégage  ;  elle  le  fera  tantôt  sous  la  forme  du  rire,  tantôt 
sous  la  forme  de  mouvements  de  marche. 

Mais  voici  qui,  en  apparence,  est  plus  paradoxal 
encore.  Le  rire  peut  être  l'effet  de  la  douleur  physique 
ou  morale. 

Lange  (2)  a  observé  un  jeune  homme  très  intelligent 
et  pas  du  tout  nerveux,  chez  qui  il  traitait  une  ulcération 
de  la  langue  avec  un  caustique  très  douloureux. 

Régulièrement,  pendant  cette  opération,  au  moment 
où  la  douleur  était  au  maximum,  il  était  pris  d'un  violent 
éclat  de  rire. 

Toulzac  (3)  cite  le  cas  d'un  garde  forestier  qui,  rentrant 
à  sa  cabane,  trouve  sa  femme  et  ses  enfants  étendus 
morts,  scalpés  et  mutilés  par  les  Indiens  :  il  est  aussitôt 
pris  d'un  accès  de  rire,  s'exclame  à  plusieurs  reprises  : 
«  C'est  l'aventure  la  plus  singulière  que  j'ai  jamais  vue  !  *» 
et  rit  continuellement  sans  pouvoir  s'arrêter,  si  bien  qu'il 
mourut  d'une  rupture  vasculaire. 

Le  même  auteur  raconte  qu'une  bande  de  jeunes  gens 
et  déjeunes  filles  de  ig  à  24  ans,  étaient  assis  ensemble 
quand  on  vint  leur  annoncer  la  mort  d'un  de  leurs  amis  ; 
ils  se  regardèrent  une  seconde  l'un  l'autre  et  se  mirent 
tous  à  rire,  et  il  se  passa  quelque  temps  avant  qu'ils 
pussent  reprendre  leur  sérieux. 

Dans  tous  ces  cas,  dont  la  relation  est  un  peu  trop  som- 
maire et  dont  l'authenticité  n'est  peut-être  pas  rigou- 
reusement établie,  on  doit  admettre  que  le  rire  a  été  la 


(i)  Sollier,  Le  mécanisme  des  émotions.  Paris,  1905.  p.  37. 
(î)  Lange,  Les  émotions^  étude  psycho-physiologique.  Traduction  par 
G.  Dumas.  Paris,  1895,  p.  165. 
(3)  Cité  par  Deschamps. 


5o6  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

réaction  purement  physique  de  la  douleur  :  si  je  puis 
ainsi  parler,  l'excitation  nerveuse  s'est  trompée  de  chemin, 
au  lieu  de  porter  sur  l'appareil  de  la  douleur,  elle  s'est 
égarée  sur  celui  du  rire. 

J'ai  vu,  moi  aussi,  survenir  le  rire  sous  Tinfluence  de 
la  douleur,  mais  par  un  mécanisme  bien  différent.  J'assis- 
tais, il  y  a  quelques  années,  aux  obsèques  d'un  pharma- 
cien, officier  de  la  garde  civique.  A  peine  entré  à  l'église, 
je  suis  appelé  auprès  de  la  femme  du  défunt  qui  vient 
d'être  prise  d'un  accès  de  folie.  On  me  dit  que  celle-ci 
avait  éclaté  au  moment  où  retentit  la  salve  des  gardes 
civiques,  à  la  sortie  du  corps.  Je  trouvai  la  pauvre  femme 
riant  à  gorge  déployée,  contemplant  et  décrivant  avec  le 
plus  vif  intérêt,  les  évolutions  des  soldats  dans  la  rue 
déserte,  manifestant  une  joie  d'enfant  devant  le  spectacle 
que  lui  donnait  son  imagination  dévoyée. 

Ici  le  rire  n'était  que  l'expression  d'une  gaieté  patho- 
logique, de  ce  qu'on  appelle  Vétat  maniaque.  Elle  avait 
été  prise  d'un  délire  hallucinatoire  à  tonalité  expansive 
ou  maniaque.  La  durée  en  fut  courte  et  la  terminaison 
brusque  comme  le  début.  Au  bout  de  trois,  quatre  jours, 
tout  était  rentré  dans  l'ordre. 

La  manie  ou  état  maniaque  est  un  syndrome  essentiel- 
lement caractérisé  par  une  disposition  expansive,  par 
une  gaieté  immotivée,  exagérée. 

Comme  la  gaieté  normale,  la  gaieté  maniaque  porte  au 
rire,  au  badinage,  à  l'espièglerie,  elle  affine  le  sens  du. 
ridicule,  elle  suscite  le  goût  de  la  plaisanterie,  do  la 
moquerie,  souvent  de  l'impertinence. 

Le  syndrome  peut  constituer  toute  la  maladie  qu'on 
appelle  alors  la  manie  essentielle. 

Plus  souvent,  le  syndrome  manie  alterne  avec  le  syn- 
drome mélancolie  constituant  la  folie  à  double  forme,  ou 
folie  circulaire  ou  folie  maniaque  dépressive. 

Voyez  (Fig.  3)  cette  femme  accablée,  affaissée  sur  elle- 


LB   RIRE   ET    SES    ANOMALIES. 


?07 


môme.  Son  front  est  plissé,  les  coins  de  la  bouche  sont 
tirés  vers  le  bas. 

Elle  est  dans  la  phase  mélancolique  de  la  folie  cir- 
culaire. 

La  voici  dans  la  phase  expansive  ou  maniaque  (Fig.  4) 
avec  le  front  déridé,  la  figure  souriante,  épanouie,  l'allure 
dégagée. 


rXG.  3.  —  Folie  circulaire.  Femme  FiG.  A.  —  La  même  malade  qu'à  la 
de  45  ans,  phase  mélancolique  figure  3,  dans  la  phase  maniaque 
(Ziehen).  (Ziehen). 

Le  syndrome  maniaque  s'observe  également  au  cours 
delà  paralysie  générale,  ou  plutôt  à  son  début,  entraînant 
les  démonstrations  habituelles  de  la  gaieté,  parfois  la  plus 
exubérante.  Dans  tous  les  cas  dont  il  vient  d'être  question, 
ce  n'est  pas  le  rire  qui  est  injustifié,  c'est  l'état  affectif 
qui  le  provoque.  La  gaieté  maniaque  est  particulièrement 
anormale  dans  la  paralysie  générale,  puisque  le  sujet 
qu'elle  anime  est  atteint  d'une  maladie  navrante  entre 
toutes,  une  maladie  implacable,  qui  ruine  peu  à  peu 
toutes  les  puissances  de  l'âme  et  qui  se  termine  fatalement 
par  la  mort,  au  bout  d'un  terme  qui  n'excède  généralement 
pas  trois  ou  quatre  années. 

Il  y  a  des  folies  où  la  gaieté  avec  ses  marques  exté- 


5o8  RBVUB   DBS    QUESTIONS   SCIBNTIPIQUBS. 

rieures  est  tout  à  fait  légitime.  L'aberration  gît  dans  une 
idée  fausse  qui  engendre  la  gaieté  ou,  tout  au  moins,  la 
satisfaction.  Tel  est  le  cas  des  paranoïqtœs  mégalomanes 
sur  le  visage  desquels  règne  habituellement  le  sourire, 
témoignage  du  contentement  qu'ils  ont  d'eux-mêmes,  par 
suite  de  la  fausse  idée  qui  les  domine  relativement  à  leur 
condition  sociale,  à  leur  fortune,  à  leur  influence,  à  leur 
talent. 

Le  rire  de  la  démence  précoce  appartient  à  une  autre 
catégorie  encore.  La  démence  précoce  est  une  aflèction 
qui,  depuis  quelques  années,  sollicite  vivement  les  obser- 
vations et  les  études  des  aliénistes.  Elle  frappe  surtout 
les  jeunes  gens  et  aboutit  régulièrement  à  la  déchéance 
irrémédiable  des  facultés  psychiques. 

Parmi  les  symptômes  de  cette  affection  flgurent  les 
troubles  moteurs  que  l'on  appelle  les  stéréotypies.  Ce  sont 
des  attitudes  bizarres,  des  mouvements  étranges  dépourvus 
de  but,  de  raison  apparente  qui  persistent  ou  se  répètent 
indéfiniment.  Tel  malade  se  tient  des  heures  durant  avec 
les  lèvres  accolées  et  projetées  en  manière  de  grouin  ;  tel 
autre  demeure  des  journées  entières  avec  un  doigt  dans 
la  bouche  ;  un  troisième  ne  cesse  de  se  tirailler  le  lobule 
de  l'oreille. 

Le  rire  semble  être,  lui  aussi,  une  manifestation  pure- 
ment motrice  se  rattachant  à  la  stéréotypie. 

Au  point  de  vue  affectif,  la  démence  précoce  se  carac- 
térise par  l'apathie,  par  l'indifférence  émotionnelle.  Le 
sujet  semble  dépourvu  de  tout  désir,  de  toute  aspiration  : 
il  ne  porté  plus  d'intérêt  à  quoi  que  ce  soit  ;  il  n'a  cure 
de  son  avenir  ;  il  est  complètement  détaché  des  affections 
de  la  famille  ou  de  l'amitié. 

Surgissant  sur  ce  fond  d'anestliésie  psychique,  le  rire 
de  la  démence  précoce  révèle  immédiatement  son  origine 
maladive. 

Celle-ci  se  marque  encore  par  le  cachet  souvent  grima- 
çant du  rire. 


LB   RIRE   ET   SES   ANOMALIES. 


5og 


Elle  se  manifeste,  enfin,  par  ce  fait  que  le  rire  survient 
en  dehors  de  toute  provocation  appréciable  et  dans  la 
solitude. 

L'homme  qui  parle  seul  passe  pour  un  insensé  :  l'homme 
qui  rit  seul  est,  à  plus  juste  titre  encore,  suspect  d'insa- 
nité mentale.  C'est  que,  suivant  l'expression  de  Bergson, 


FiG.  5.  —  B.  M. '28  ans.  Démence  précoce  ;  attitude  permanente. 

le  rire  est  un  geste  social  ;  il  est  foncièrement  contagieux, 
communicatif  ;  il  implique  la  présence  d'autrui  ;  il  sup- 
pose la  sympathie,  la  solidarité.  Les  hommes  sains 
d'esprit  ne  rient  seuls  que  d'une  façon  tout  à  fait  excep- 
tionnelle et  quand  ils  sont  rassemblés;  chacun  est  d'autant 
plus  sollicité  au  rire  que  considérable  est  le  nombre  des 
rieurs  qui  l'entourent  :  «  plus  on  est  de  fous,  plus  on  rit.  » 
Le  dément  précoce  a  perdu  les  sentiments  de  solidarité> 


5io 


REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


de  sociabilité  :  le  monde  extérieur,  ses  semblables,  en 
particulier,  semblent  inexistants  pour  lui.  Son  rire  n'a 
plus  la  signification,  la  valeur  normale. 

Quelques  cas  particuliers  illustreront  ce  que  je  viens 
de  dire. 


FiG.  6.  —  B.  M.  avec  la  tête  qui  a  été  relevée,  riant. 

La  figure  5  représente  une  malade  de  mon  service, 
âgée  de  28  ans.  Elle  est  à  Tasile  depuis  mars  1902. 

Pendant  plusieurs  mois,  elle  a  maintenu  invariable- 
ment l'attitude  que  l'on  voit  sur  la  reproduction  photo- 
graphique :  les  mains  croisées  au  devant  de  l'abdomen, 
la  tète  enfoncée  dans  la  poitrine,  les  yeux  fermés  obstiné- 


LE    RIRB    ET   SES    ANOMALIES. 


5ll 


ment  et  activement  ;  elle  gardait  et  garde  encore  un 
mutisme  absolu. 

Indifférente  à  tout,  elle  était  prise,  à  chaque  instant, 
d'un  rire  étouffé,  d'allure  bizarre. 

Nous  lui  avons  relevé  la  tête  :  elle  n'oppose  à  cette 
manœuvre  aucune  résistance,  mais  lentement  elle  reprend 
la  flexion  habituelle.  Nous  l'avons  photographiée  au 
moment  où  son  visage  est  traversé  par  le  rire  (voir  fig.  6). 

Aujourd'hui,  elle  s'est  un  peu  relâchée  de  son  attitude  ; 


—  D.  25  ans.  Démence  précoce. 


Fig.  8.  —  D.  Démence  précoce. 


il  lui  arrive  d'ouvrir  les  yeux  et  même  de  jeter  autour 
d'elle  un  regard  vague  et  niais.  Elle  persiste  dans  son 
mutisme  et  continue  à  rire  seule,  à  rire  sans  motif. 

Celui-ci  est  encore  un  malade  de  mon  service.  11  est  âgé 
de  25  ans.  Son  admission  remonte  à  trois  ans  (voir  fig.  7). 
Dès  le  début  de  sa  maladie,  il  lui  prenait  des  rires  à 
pleins  poumons.  11  ne  pouvait  s  arrêter  bien  qu'on  le 
grondât.  11  est  arrivé  que  le  rire  se  prolongeât  jusque 


5l2 


REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


fort  avant  dans  la  nuit  :  il  ne  savait  dire  la  raison  de  son 
hilarité. 

Actuellement,  il  végète  dans  une  entière  indifférence, 
dans  une  indolence  et  une  nonchalance  complètes  ;  par- 
fois, il  parle  seul,  mais  jamais  il  n'adresse  la  parole  ni  à 
ses  gardiens,  ni  à  ses  compagnons  ;  il  ne  se  plaint  de 
rien,  ne  demande  rien,  ne  recherche  aucune  occupation, 
aucune  distraction.  11  ne  regarde  pour  ainsi  dire  pas 
autour  de  lui. 

Sa  figure  a  presque  constam- 
ment une  expression  maussade, 
parfois  il  s'emporte  sans  motif. 
11  présente  très  fréquemment  des 
sourires  étranges  qui  ne  sem- 
blent correspondre  à  aucun  sen- 
timent et  qui  n'ont  aucune  rai- 
son extrinsèque  (voir  fig.  8). 
•  Voici  encore  une  jeune  fille 
de  21  ans  atteinte  de  démence 
précoce,  admise  à  l'asile  Sainte- 
Agathe  au  mois  de  juillet  igoS 
(voir  fig.  9). 

Elle  a  toutes  sortes  de  gesti- 
culations et  de  mouvements 
bizarres  :  elle  se  balance  d'un 
côté  à  Tautre,  farfouille  con- 
stamment dans  son  nez,  puis 
passe  vivement  la  main  sur  la 
Fig.  9.  —  M.  21  ans.  Démence  face  antérieure  de  la  cuisse 
précoce.  En  ce  moment,  la  gauche.  Elle  présente  des  rires, 

malane  se  livre  à  un  mouve-  «  .       . 

ment  de  balancement  latéral  parfois    mtenses    et    prolongés, 

et  est  en  proie  à  un  rire  immo-  survenant  sans  motif  apprécia- 
ble, au  milieu  d'un  état  de  non- 
chalance, d'indilFérence  affective  nuancée  de  mécontente- 
ment et  de  grincherie. 


LB   RIRE   ET   SES    ANOMALIES. 


5l3 


Le  rire  est  souvent  un  excellent  réactif  de  Tindigence 
intellectuelle.  Il  met  celle-ci  en  évidence  et  la  fait  saisir 
sur  le  vif. 

Le  poète  Catulle  Ta  dit  : 

«  Risu  inepto,  res  ineptior  nulla  est.  •» 
«  Rien  n'est  plus  sot  qu'un  sol  rire.  » 

Je  serais  tenté  de  dire  que  rien  n'est  plus  révélateur  de 
la  pauvreté  de  l'esprit  que  le  rire  niais,  le  rire  hébété. 
On  l'aperçoit  sur  cette  photogi*aphie  qui  représente  un 
dément  sénile  (fig.  lo). 


FiG  10.  ~  Gaieté  hébétée  chez  un  dément  sénile  (Weygandt). 

On  le  voit  également  chez  un  paralytique  général  dont 
la  figure  1 1  reproduit  la  photographie. 

Je  le  disais  tout  à  l'heure  :  il  est  des  substances  qui 
passent  pour  productrices  du  rire  :  ce  sont  les  exhila- 
rants. Le  rire  qu'elles  déterminent  me  paraît  dépendre, 
en  général,  de  perturbations  d'ordre  psychique. 

Parmi  ces  substances,  je  signalerai  le  protoxyde 
d'azote,  l'opium,  le  haschisch,  le  seigle  ergoté. 

Le  protoxyde  d'azote  qu'on  appelle  encore  le  gaz  hila- 
rant, le  gaz  du  paradis,  a  été  découvert  par  Priestley 

l!l«  SÉRIE.  T.  X.  33 


514 


REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


en  1776.  Quelques  années  plus  tard,  Humphry  Dav}'  en 
l'étudiant,  essaya  sur  lui-même  les  effets  de  rinbalation. 
«  Sans  perdre  précisément  connaissance,  dit-il  en  rappor- 
tant sa  première  expérience  qui  date  de  1799,  je  suis 
demeuré  un  instant  promenant  les  yeux  dans  une  espèce 


FiG.  11.  ^  Rire  hébété  chez  un  paralytique  général. 

d'étourdissement  sourd,  puis,  je  me  suis  pris,  sans  y 
penser,  d'éclats  de  rire  tels  que  je  n'en  ai  jamais  fait  de 
ma  vie.  » 

Davy  répéta  plusieurs  fois  l'inhalation  et  obtint  tou- 
jours des  résultats   identiques.   Il  note  que,   sous  son 


LE   RIRE    ET    SES   ANOMALIES.  5l5 

action,  il  ressentait  «  des  impressions  de  plaisir  vraiment 
sublimes  (i).  " 

Depuis  lors,  le  protoxyde  d'azote  a  été  souvent  expéri- 
menté, souvent  utilisé  comme  anesthésique  général,  par- 
ticulièrement dans  la  petite  chirurgie  et  dans  la  chirurgie 
dentaire.  11  est  encore  fort  usité  en  Amérique  puisque 
Wood  estime  à  ySo  ooo,  le  chiffre  des  narcoses  annuelles 
pratiquées  avec  ce  moyen  dans  les  États-Unis  d'Amérique. 
.  L'Angleterre  aussi  en  fait  grand  usage  :  Sydney  Rum- 
boll  compte  comme  nombre  moyen  de  narcoses  annuelle- 
ment pratiquées  à  l'aide  du  protoxyde  d'azote  dans  toute 
la  Grande-Bretagne,  pour  les  dix  dernières  années, 
4  millions  de  narcoses.  Or,  de  toutes  ces  expériences,  il 
ressort  que  le  protoxyde  d'azote  agit  comme  les  autres 
anesthésiques  généraux  (2). 

Il  supprime  la  conscience,  la  sensibilité  ;  mais  cette 
action  paralysante  est  précédée  d'une  phase  d'excitation 
se  caractérisant  par  une  sorte  d'ivresse  au  cours  de 
laquelle  se  manifeste  parfois  le  rire. 

Ses  effets  exhilarants  sont  donc  secondaires  ;  ils  ne  se 
produisent  pas  constamment.  A  cet  égard,  il  faut  tenir 
compte  des  dispositions  individuelles. 

Davy  possédait,  sans  doute,  une  propension  marquée 
au  rire  :  en  effet,  l'histoire  rapporte  que  lorsqu'il  décou- 
vrit le  potassium,  sa  joie  se  marqua  de  la  façon  la  plus 
vive  :  il  exultait  ;  en  proie  à  un  rire  violent,  il  se  mit  à 
danser  dans  son  laboratoire. 

L'action  exhilarante  de  l'opium  n'est  pas  non  plus  con- 
stante. Elle  se  rattache  vraisemblablement  à  l'état  de 
bien-être,  d'euphorie  que  produit  souvent  ce  narcotique. 

L'écrivain  anglais,  Thomas  de  Quincey,  qui  pendant 
plus  d'un  demi-siècle  fut  un  mangeur  d'opium,  caractérise 


(i)Cité  parRaulin. 

(i)  Dumont,  Traité  de  Vanesthésie  génér-ale  et  locale.  Traduction 
française  par  Calhelin.  Paris,  1004,  p.  134. 


5l6  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

ses  effets  en  disant  que,  dans  les  premiers  temps  du 
moins,  il  engendre  «  une  sérénité  sans  nuage  »,  mais 
non  point  une  ivresse  comparable  à  celle  de  l'alcool  (i). 
Par  Tusage  prolongé  du  poison,  se  constitue  souvent  une 
hébétude  satisfaite  qui  peut  s'exprimer  par  un  rire 
grimaçant. 

Le  haschisch  dont  l'élément  actif  est  l'extrait  de  chanvre 
indien.  Cannabis  indica,  est  employé  en  Orient,  depuis  un 
temps  immémorial,  comme  condiment,  conmie  excitant. 
On  l'avale  mélangé  à  des  aromates  de  toutes  espèces  et  à 
des  huiles  végétales  ;  ou  bien,  on  le  fume  dans  des  pipes 
ou  dans  des  cigarettes. 

Moreau  de  Tours  l'a  fait  connaître  en  Europe,  il  y  a 
un  peu  plus  d'un  demi-siècle. 

A  la  suite  de  la  publication  de  ses  recherches,  le 
haschisch  obtint  une  vogue  considérable.  Chacun  voulait 
l'essayer  :  à  Paris,  l'hôtel  Pimodan  réunissait  un  Club 
d Haschischins  comprenant  des  écrivains  tels  que  Balxac, 
Théophile  Gautier,  Gérard  de  Nerval.  On  se  livrait  de 
compagnie  à  l'ivresse  du  chanvre  indien. 

Toute  une  littérature  est  sortie  de  ce  mouvement  qui 
est  à  peu  près  éteint  aujourd'hui.  D'après  Richet  (2),  ce 
n'est  qu'exceptionnellement  qu'il  se  rencontre  encore  çà 
et  là  quelques  amateurs  de  ce  poison. 

Richet  lui-môme  en  a  pris  assez  souvent  à  titre  d'expé- 
rience et  il  en  a  fait  prendre  à  ses  amis. 

«  A  doses  modérées,  dit-il,  l'ébriété  qu'il  procure  est 
très  agréable.  On  éprouve  un  certain  bien-ôtre  qu'on  ne 
sait  à  quoi  attribuer,  et  ce  même  sentiment  de  satisfaction 
que  tout  le  monde  a  éprouvé  plus  ou  moins  après  l'ab- 
sorption d'une  certaine  quantité  d'alcool. 

5»  Peu  à  peu,  l'excitation  de  la  moelle  épinière  produit 
des  effets  plus  caractéristiquas.  On  s'agite,  on  se  promène 


(1)  Thomas  de  Quincey,  Confessions  d'un  mangeur  d'opium. 
(s)  Charles  nicliet,  UHomme  et  Inintelligence.  Paris,  1884,  p.  184. 


LE   RIRB   BT   SES   ANOMALIES.  5  \J 

de  long  en  large,  on  sétire  dans  tous  les  sens  ;  on  a  envie 
de  danser,  de  remuer,  de  soulever  des  poids  énormes  et 
au  milieu  de  cette  agitation  toute  musculaire,  Tintelli- 
gence  reste  calme.  Mais  tout  d*un  coup,  pour  un  mot  dit 
au  hasard  par  quelque  assistant,  pour  une  remarque  toute 
naturelle  qu'on  vient  de  faire,  on  est  pris  d'un  rire  presque 
involontaire,  rire  prolongé,  nerveux,  convulsif,  qu'on  ne 
saurait  justifier  et  qui  semble  interminable.  Quand  cet 
immense  éclat  de  rire  a  cessé,  on  sent  qu'il  était  ridicule; 
on  reprend  ses  sens  et  on  comprend  que,  si  Ton  a  ri  ainsi, 
c'est  que  l'on  vient  de  subir  les  premières  atteintes  du 
poison. 

»  A  partir  de  ce  moment,  les  idées  deviennent  de  plus 
en  plus  promptes.  C'est  un  feu  d'artifice  perpétuel,  une 
gerbe  de  feu  qui  éclate  dans  toutes  les  directions.  L'idée 
succède  à  l'idée  avec  une  rapidité  vertigineuse.  Les 
pensées  vont,  viennent,  se  pressent  en  désordre,  sans  lois 
apparentes,  en  réalité  suivant  les  lois  fatales  de  l'associa- 
tion des  idées  et  des  impressions.  On  parle  avec  agitation, 
presque  avec  fureur  et  on  s'étonne  de  voir  autour  de  soi 
des  pereonnes  ne  partageant  pas  l'ivresse  qu'on  ressent  ; 
on  s'indigne  de  la  lenteur  de  leurs  conceptions,  r» 

A  en  juger  par  l'action  physiologique  du  chanvre 
indien,  il  semble  que  cette  substance  soit  appelée  à  jouer 
un  rôle  utile  dans  le  traitement  des  maladies  mentales. 

Mais,  en  réalité,  son  emploi  est  des  plus  restreints,  ses 
indications  fort  mal  réglées,  ses  effets  incertains.  L'in- 
constance de  la  composition  chimique  du  produit  con- 
stitue une  difficulté  sérieuse  à  son  emploi.  Néanmoins, 
comme  le  pensent  Richet  et  Raulin,  il  mériterait  d'être 
l'objet  de  nouvelles  recherches  au  point  de  vue  de  ses 
applications  thérapeutiques. 

J'ai  cité  encore  le  seigle  ergoté.  Luton  de  Reims  a  fait 
connaître  l'action  exhilarante  de  la  teinture  d'ergot  de 
seigle  associée  au  phosphate  de  soude. 

Il  l'a  constatée  d'une  manière  fortuite  chez  une  femme  à 


5l8  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

laquelle  ~  pour  une  arthrite  subaiguô  du  genou  droit  — 
il  avait  administré  simultanément  une  cuillerée  à  café  de 
teinture  d'ergot  de  seigle  et  une  cuillerée  à  bouche  de 
solution  de  phosphate  de  soude  au  i/io.  L'étonnement  fut 
grand  lorsqu'au  bout  de  3/4  d'heure  à  peu  près,  il  se 
produisit  chez  la  malade,  sans  aucun  motif,  une  explo- 
sion de  rires  à  grands  éclats,  qui  pendant  une  heure  ne 
s'arrêta  guère  et  revint  par  accès  très  rapprochés.  Ce  rire 
semblait  s'associer  à  des  pensées  gaies  et  trahir  une  sorte 
d'ivresse  et  même  lorsqu'il  fut  apaisé,  la  personne  en 
cause  conserva  pendant  longtemps  encore  de  l'entrain  et 
de  la  bonne  humeur. 

Les  mêmes  résultats  furent  observés  sur  7  ou  8  femmes 
ou  jeunes  filles.  Les  hommes  donnèrent  des  réactions  un 
peu  moins  vives  (i). 

Dans  ces  derniers  temps,  j'ai  expérimenté  le  mélange 
de  Luton. 

Je  l'ai  pris  moi-même,  je  l'ai  donné  à  des  hommes  et  à 
des  femmes,  à  des  individus  sains  et  à  des  gens  affectés 
de  troubles  psychiques  divers  :  mélancolie,  hystérie,  dés- 
équilibration  mentale,  etc.  Le  nombre  des  sujets  qui  ont 
absorbé  la  potion  est  de  1 1  et  le  chiffre  total  des  essais  a 
été  de  19.  Dans  aucun  cas,  je  n'ai  observé  le  moindre 
phénomène  indiquant  une  influence  exhilarante. 

Évidemment,  ces  résultats  négatifs  ne  sauraient  pré- 
valoir contre  les  observations  positives  de  Luton.  Mais  ils 
montrent,  tout  au  moins,  que  l'action  exhilarante  n'est 
point  régulière. 

Peut-être  pourrait-on  incriminer  la  pureté  du  seigle 
ergoté  dont  il  a  été  fait  usage.  Le  seigle  ergoté  est  un 
produit  d'une  grande  altérabilité. 

J'ai  eu  beau  doubler  et  tripler  la  dose,  employer  des 
préparations  de  diverses  origines,  essayer  successivement 
la  teinture  de  seigle  ergoté  d'après  la  Pharmacopée  fran- 

(1)  até  par  Raulin,  p.  145. 


LB   RIRB  BT   SBS   ANOMALIBS.  SlQ 

çaise  et  la  teinture  de  notre  Pharmacopée,  recourir  au 
seigle  ergoté  dyalisé  de  Golaz,  l'effet  a  toujours  été  nul. 

Les  expériences  de  Luton  tendent  à  démontrer  que  c'est 
en  créant  un  état  d'ivresse  que  l'ergot  de  seigle  associé 
au  phosphate  de  soude  produit  le  rire.  Son  action  se 
porte  donc  également  sur  l'élément  psychique.  On  sait 
d'ailleurs  que  l'ergot  de  seigle  peut  engendrer  des  folies 
bien  caractérisées. 

On  pourrait  allonger  la  liste  des  hilarants.  L'alcool  y 
figurerait  à  aussi  juste  titre  que  le  protoxyde  d'azote.  La 
plupart  des  solanées  vireuses  amènent  à  doses  toxiques 
des  délires  qui,  en  certains  cas,  revêtent  une  allure  gaie 
et  invitent  au  rire.  Le  délire  de  l'empoisonnement  par  la 
belladone  en  particulier,  présente  souvent  un  caractère 
expansif. 

Dans  une  matière  qui  est  aussi  complexe  que  celle  que 
nous  traitons  ici,  qui  conserve  tant  d'obscurités,  tout  par- 
tage du  sujet  risque  de  tomber  dans  l'arbitraire,  de 
prendre  un  caractère  artificiel.  Néanmoins,  la  division 
est  utile  pour  faciliter  l'exposé  et  pour  grouper  les  faits. 
Sous  le  bénéfice  de  cette  réserve,  j'ai  réparti  en  deux 
groupes,  les  déviations  du  rire.  Celles  dont  l'étude  vient 
d'être  achevée  affectent  plus  spécialement  l'élément  psy- 
chique du  phénomène  ou  appartiennent  à  l'ordre  dyna- 
mique. Les  anomalies  du  deuxième  groupe  que  je  vais 
aborder,  intéressent  plutôt  l'élément  somatique,  le  méca- 
nisme physiologique  ou  relèvent  de  causes  organiques. 

Sans  nous  dissimuler  les  incertitudes  qui  entourent 
encore  les  données  anatomo- physiologiques,  nous  suivrons 
l'examen  de  ces  anomalies  sur  le  schéma  de  l'appareil  du 
rire  (voir  fig.  i). 

11  y  a  d'abord  les  altérations  des  centres  du  comman- 
dement et  de  l'inhibition  du  rire  ainsi  que  des  fibres  qui 
émanent  de  ces  centres  et  les  relient  au  centre  thalamique 
et  au  centre  bulbaire  :  altérations  par  hémorragie,  altéra- 


520 


RBVUB   DBS  QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


tions  par  ramollissement,  etc.  Elles  se  traduisent  par 
le  Hre  et  le  pleurer  spasmodigues. 

Il  suflSra  de  s'approcher  des  malades  affectés  de  ce 
trouble,  de  leur  adresser  la  parole,  de  se  mettre  à  les 
examiner,  de  produire  des  excitations  douloureuses  de  la 
peau  pour  qu'aussitôt  ils  soient  saisis  d'un  rire  forcé, 
incoercible,  évoluant  à  la  manière  d'un  accès  (voir  fig.  1 2), 


FiG.  12.  —  Rire  spasmodique  chez 
une  artérioscléreuse  pseudobulbaire 
(Dupré). 


Fig.  13.  —  Même  malade  que 
fig  13  :  pleurer  spasmodique 
(Dupré). 


Au  rire  s'associe  ou  se  substitue  souvent  le  pleurer. 
Cela  débute  comme  un  accès  d'hilarité  et  cela  se  termine 
par  des  sanglots  ;  ou  bien,  l'expression  de  la  gaieté  se 
mêle,  se  combine  à  l'expression  du  chagrin  en  d'innom- 
mables mimiques  (voir  fig.  i3). 

Ces  malades  font  l'effet  d'être  abêtis  et  l'on  est  tenté  de 
les  considérer  comme  atteints  d'une  sensiblerie  niaise, 
d'une  émotivité  hébétée.  Mais,  il  n'en  est  pas  toujours 
ainsi.  L'intelligence  peut  être  entièrement  conservée.  Le 
sujet  a  conscience  de  son  infirmité  ;  il  s'en  plaint. 

Les  crises  de  pleurs  ou  de  rire  ne  se  rattachent  pas  à 
un  état  émotif.  Elles  résultent  de  l'excitabilité  ou  de 


LE   RIRB   ET   SES   ANOMALIES.  52 1 

l'excitation  anormale  des  centres  inférieurs  qui  sont  sous- 
traits à  l'action  modératrice  des  centres  corticaux.  Il 
s*agit  d'une  manifestation  spasmodique  réflexe. 

On  n'aura  pas  manqué  de  noter  les  ressemblances  qui 
existent  entre  les  crises  convulsives  de  rire  et  de  pleurer 
des  pseudobulbaires  avec  celles  que  nous  avons  signalées 
dans  l'hystérie. 

L'hystérie  est  la  grande  simulatrice  :  elle  imite,  pour 
ainsi  dire,  toutes  les  maladies  organiques  du  système 
nerveux. 

On  doit  admettre  que  dans  cette  affection  —  mais,  par 
suite  d*un  trouble  purement  dynamique  —  il  y  a,  aussi 
bien  que  dans  les  lésions  cérébrales  dont  il  vient  d'être 
question,  une  insuffisance  de  l'action  inhibitoire  des  cen- 
tres corticaux  et  un  éréthisme  des  centres  inférieurs. 

Dans  l'un  et  l'autre  cas,  on  trouve  intimement  associés 
deux  processus  qu'à  première  vue,  on  serait  enclin  à  con- 
sidérer comme  tout  à  fait  antagonistes  :  le  rire  et  le  pleu- 
rer. En  fait,  leurs  centres  nerveux  sont  intimement 
associés  ;  leur  mécanisme  physiologique  est  analogue.  Le 
rire  comme  le  pleurer  provoque  les  larmes.  Le  pleurer 
comme  le  rire  débute  par  des  contractions  de  la  face  pour 
gagner  ensuite  l'appareil  respiratoire  ;  le  sanglot,  en  effet, 
a  son  siège  dans  cet  appareil. 

Psychologiquement,  les  deux  processus  ont  également 
des  points  de  contact. 

N'est-il  pas  des  situations  en  face  desquelles  on  ne  sait 
s'il  faut  rire  ou  pleurer  ?  Et  n'est-il  pas  vrai  —  comme 
Montaigne  l'a  développé  (i)  —  que  parfois  nous  pleurons 
et  nous  rions  d'une  même  chose  ? 

«*  Artabanas,  dit  l'auteur  des  Essais,  surprit  Xerxès, 
son  neveu  et  le  tança  de  la  soudaine  mutation  de  sa  con- 
tenance. Il  était  à  considérer  la  grandeur  démesurée  de 
ses  forces  au  passage  de  l'Hellespont  pour  l'entreprise  de 

i)  Montaigne,  EssaU»  édition  Leclerc,  tome  1,  p.  S02. 


522  REVUB   DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

la  Grèce  :  il  lui  prit,  premièrement,  un  tressaillement 
d'aise  à  voir  tant  de  milliers  d'hommes  à  son  service  et 
le  témoigna  par  l'allégresse  et  fête  de  son  visage  et  tout 
soudain  au  même  instant,  sa  pensée  lui  suggérant  comme 
tant  de  vies  avaient  à  défaillir  au  plus  loin  dans  un  siècle, 
il  refrogna  son  front  et  s'attrista  jusqu'aux  larmes.  » 

Sans  doute,  si  un  même  objet  peut  susciter  joie  et 
peine,  c'est  parce  que,  comme  le  dit  encore  Montaigne, 
«  chaque  chose  a  plusieurs  biais  et  plusieurs  côtés  « .  Il 
n'en  ressort  pas  moins  que  l'âme  passe  avec  une  singulière 
facilité  d'un  sentiment  à  l'autre,  que  souvent  même  elle 
associe  et  confond  le  plaisir  et  la  douleur. 

Si  le  centre  de  la  coordination  de  la  mimique,  c'est-à-dire 
la  couche  optique,  si  les  fibres  qui  en  émanent  sont 
détruites  et  si  la  lésion  est  circonscrite  à  ces  parties,  on 
observera  une  paralysie  isolée  de  la  mimique.  Le  malade 
pourra  encore  contracter  volontairement  les  muscles  de  la 
face,  puisque  nous  supposons  que  la  voie  des  incitations 
volontaires  est  respectée,  mais  son  visage  ne  réagira  plus 
sous  les  influences  émotionnelles. 

Par  contré,  il  pourra  se  produire  une  paralysie  des 
mouvements  volontaires  de  la  face  avec  conservation  de 
la  mimique  :  dans  ce  cas,  la  couche  optique  et  ses  fibres 
seront  intactes.  Magnus  a  rapporté  un  cas  de  ce  genre  (i). 
Les  mouvements  voulus  de  la  figure  n'étaient  plus  pos- 
sibles :  le  malade  continuait,  néanmoins,  à  rire  et  à  sou- 
rire normalement. 

L'altération  du  centre  d'exécution  entraîne  naturelle); 
ment  la  suppression  de  la  mimique  faciale  :  c'est  ce  qui 
s'observe  dans  la  paralysie  bulbaire  progressive  qui, 
anatomiquement,  se  caractérise  par  l'atrophie  des  noyaux 
bulbaires,  celui  du  facial  entre  autres.  Lorsque  cette  atro- 
phie est  très  avancée,  «  le  sujet  garde  dans  tous  ses  traits 
une  stupéfiante  impassibilité  ;  sur  son  masque  figé,  pas 

(1)  Cité  par  Grasset,  Les  centres  nerveux ,  p.  105. 


LB   RIRB   ET   SBS  ANOMALIES.  523 

même  lia  plus  légère,  la  plus  fugitive  contraction  ne  vien- 
dra déceler  ses  émotions  intimes  »  (Vanlair).  Cette  même 
immobilité  de  la  face  se  rencontre,  mais  comme  consé- 
quence d'un  processus  anatomo-pathologique  différent, 
dans  l'atrophie  musculaire  de  l'enfance.  Duchenne  de  Bou^ 
logne  en  a  publié  un  exemple  (i).  Lorsque  le  sujet  riait, 
ses  zygomatiques  n'agissaient  plus  :  sa  bouche  s'agrandis- 
sait transversalement  par  la  contraction  des  buccinateurs  ; 
ses  lèvres  se  renversaient  un  peu  en  avant,  ce  qui  donnait 
à  son  rire  une  expression  singulière.  Ses  camarades  lui 
disaient  qu'il  riait  en  cul  de  poule. 

Dans  la  paralysie  du  nerf  facial  —  il  s'agit  de  la  para- 
lysie périphérique  —  l'immobilisation  ne  se  manifeste 
que  d'un  côté  parce  que,  très  généralement,  un  seul  des 
nerfs  est  atteint.  La  moitié  demeurée  saine  se  contracte 
plus  activement,  parce  qu'elle  n'est  plus  contenue  par  la 
tonicité  du  côté  opposé.  Dans  ces  conditions,  la  face  riante 
offre  un  aspect  étrange  ressemblant  beaucoup  à  celui 
qu'elle  présente  dans  l'hémispasme  dont  nous  allons  parler 
tout  à  l'heure. 

Des  spasmes,  des  convulsions  dans  le  domaine  des 
muscles  affectés  au  rire  pourront  simuler  celui-ci  ou  le 
défigurer. 

Ces  convulsions  se  rencontrent  parfois  dans  l'épilepsie 
ordinaire.  Bechterew  (2)  a  publié  des  cas  de  cette  maladie 
où  l'attaque  s'accompagnait  de  rire  convulsif  que  le  malade 
ne  se  rappelait  pas  plus  que  l'attaque  elle-même. 

Dans  l'épilepsie  Bravais-Jacksonienne,  l'accès  débute 
ordinairement  par  l'irritation  du  centre  facial.  Des  con- 
tractions de  la  moitié  correspondante  du  visage,  en  parti- 
culier l'élévation  d'une  des  commissures  donnant  lieu  au 
rictus,  en  constituent  la  manifestation  initiale. 

L'athétose,  qui  est  également  une  maladie  convulsive, 


(1)  Cité  par  Raulin,  p.  164. 

(i)  Analysé  dans  la  Rbvue  neurologique,  tome  X,  1902,  p.  1156. 


324 


REVUE  DBS   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


peut  intéresser  les  muscles  de  la  mimique  faciale  (i).  Elle 
donne  lieu  à  das  jeux  de  physionomie  très  changeants  se 
succédant  avec  rapidité,  d'une  façon  désordonnée  et  sou- 
vent asymétrique,  imitant  lexpression  de  l'étonnement, 
de  la  tristesse  ou  de  la  gaieté. 

Ces  contractions  répétées  finissent  par  laisser  sur  la  face 
des  rides  profondes  (voir  fig.  14). 


Fig.  14.  —  Athétose  double.  Contraction  des  muscles  de  la  face 
à  Toccasion  de  la  parole  (Michaîlowsky). 

Quoique  névrose  généralisée,  l'hystérie  détermine  par- 
fois des  accidents  tout  à  fait  localisés,  par  exemple  le 
spasme  de  la  face,  c'est-à-dire  une  contraction  plus  ou 
moins  permanente  des  muscles  de  la  face. 

Ce  spasme  facial  —  comme  on  peut  le  voir  sur  la  fig.  1 5 
—  altère  profondément  le  jeu  de  la  physionomie,  il  crée 


(!)  Voir  Micliaïlowsky,  llude  clinique  sur  Vathétose  dotdtle,  Nouvellb 

ICONOGRAPHIE  PHOTOGRAPHIUUË   DE   LA    SALPÊTRIËRE,   tOmC   V,  1892,  p.  57.  — 

Audry,   Uathéiose  double  et  les  chorées  chroniques  de  Venfance, 
Paris,  1892. 


LE   RIRB   BT   SES    ANOMALIES.  525 

artificiellement  une  expression  d'hilarité  et  défonne  le  rire 
naturel. 

Je  signalerai,  enfin,  les  anomalies  congénitales,  dégé- 
nératives  du  rire.  La  dégénérescence  entraîne  souvent  des 
désordres  dans  le  fonctionnement  des  muscles  :  telle  est 
la  loucherie,  tel  est  le  bégaiement,  telle  est  encore  l'asy- 
métrie fonctionnelle  de  la  face  et,  en  particulier,  l'asymé- 
trie mimique  ou  hémimie  (Pierret). 


FiG.  15.  —  Contraction  faciale  hystérique  [Delprat(l)]. 

C'est  à  cette  catégorie  que  je  crois  devoir  rapporter 
l'asymétrie  du  rire  chez  le  sujet  dont  la  photographie  se 
trouve  reproduite  à  la  figure  16. 

Il  s'agit  d'un  héréditaire,  présentant  de  la  débilité  psy- 
chique. A  l'état  de  repos  ou  dans  les  mouvements  volon- 
taires, on  ne  remarque  point  de  différence  entre  l'inner- 
vation des  deux  moitiés  de  la  face  tandis  que  dans  le  rire 
et  mieux  encore,  dans  le  simple  sourire,  on  constate  une 

(i)  Nouvelle  iconographie  photographique  de  la  Salpêtriêre,  tome  V, 
1892,  p.  38. 


526 


REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


prévalence  marquée  de  la  contraction  de  la  moitié  gauche 
de  la  face. 

Il  faut  noter  que  Tocclusion  de  Toeil  gauche  qui  se  voit 
sur  la  photographie,  n'est  pas  un  phénomène  actif  :  elle 
résulte  d'une  paralysie  du  releveur  de  la  paupière  supé- 
rieure consécutive  h  des  convulsions  de  l'enfance.  On  ne 
peut  donc  pas  attribuer  l'élévation  de  la  commissure  gauche 
à  une  contraction  synergique  de  celle  de  l'orbiculaire  (i). 


FiG.  16.  —  Asymétrie  de  la  mimique  du  rire. 

D'autre  part,  rien  ne  permet  de  supposer  que  le  sujet 
ait  souffert  d'une  paralysie  faciale  du  côté  droit  dont 
l'inertie  relative  dans  le  jeu  de  la  mimique,  serait  le  résidu. 
Il  n'a  pas  été  atteint  de  maladie  de  l'oreille  (2). 


(i)  Henle  (cité  par  Raulin,  p.  43)  a  attiré  l'attention  sur  cette  synergie.  Il 
a  fait  remarquer  que  lorsqu'on  ferme  exactement  l'un  des  yeux,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  rétracter  la  lèvre  supérieure  du  môme  côlé. 

(2)  Lannois  et  Pauiet,  Lasymétrie  de,  la  mimique  faciale  d'origine 
otique  en  pathologie  nerveuse  (Congrès  des  médecins  aliénistes  et  neuro* 
logistes,  il®  session  tenue  à  Limoges). 


LE   RIRE   ET    SKS   ANOMALIES.  527 

Telles  sont  les  principales  aberrations  du  rire.  Elles  ne 
sont  point  de  pures  curiosités  ;  elles  constituent  des  signes 
de  maladie,  elles  viennent  au  secours  du  diagnostic. 

Le  rire  sollicite  l'intérêt  médical  à  d'autres  points  de 
vue  encore. 

Il  lui  arrive  très  exceptionnellement  du  reste,  de  désar- 
ticuler, de  décrocher  la  mâchoire,  de  produire  des  hernies, 
d'amener  des  hémorragies.  D'autre  part,  s'il  en  faut  croire 
certains  observateurs,  la  secousse  morale  et  physique 
qu'il  détermine,  serait  capable  d'opérer  des  guérisons 
merveilleuses. 

L'on  ne  doit  guère  compter  sur  de  pareilles  cures,  mais 
chacun  peut  attendre  de  la  gaieté  et  du  rire,  des  effets 
salutaires  au  point  de  vue  de  la  santé  corporelle. 

L'École  de  Salerne  n'a  fait  que  traduire  les  données  de 
la  sagesse  du  peuple,  quand  elle  recommande  la  gaieté 
comme  un  médecin  qui  ne  trompe  pas  : 

Si  tibi  deficiant  medici,  medici  fiant  haec  tria  :  mens 
hilaris,  requies,  moderata  diaeta  (i). 

Gaieté,  doux  exercice  et  modeste  repas  :  voilà  trois  méde- 
cins  qui  ne  trompent  pas. 

Sans  doute,  le  rire  n'est  pas  toujours  à  portée. 

Un  des  médecins  renommés  du  xviii*  siècle,  Sylva  est 
appelé  près  d'un  malade  consumé  d'une  vraie  mélancolie. 

—  Je  vous  conseille,  lui  dit-il.  d'aller  voir  Arlequin, 
c'est  la  meilleure  drogue  que  je  puisse  vous  faire  prendre. 
Riez  et  vous  serez  sauvé. 

—  Hélas  !  répliqua  le  malade. 

—  Mais  pourquoi  hésiter  ? 

—  Arlequin,  c'est  moi  ! 

'    Le  pauvre  Dominique  (c'était  le  vrai  nom  du  bouffon) 
ne  tarda  pas  à  succomber  à  son  incurable  mélancolie  ! 
Mais,  généralement,  il  dépend,  en  bonne  part,  de  la 


(1)  Schola  Salemitana  sive  de  conset^anda  valetudine.  Auctore 
Joanne  de  Mediolano.  RoUerdam,  1607,  p.  8. 


528  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

volonté  d'orienter  notre  humeur  vers  la  sérénité,  vers  la 
joie  et  de  nous  mettre  dans  les  dispositions  propres  à  subir 
les  influences  hilarantes. 

Sully  nous  apprend  que  dans  •«  la  joyeuse  Angleterre  » 
—  c'est  ainsi  qu'il  qualifie  son  pays  —  il  y  a-pas  mal  de 
gens  qui  considèrent  le  rire  comme  une  indécence,  sinon 
comme  une  immoralité.  Ces  gens  sont  en  dehors  du  sens 
commun. 

La  douce,  la  bonne  gaieté,  le  rire  sincère  et  honnête 
sont  des  présents  de  Dieu.  Honnis  soient  ceux  qui  les 
dédaignent  ! 

La  sagesse  nous  dit  d*en  user,  la  justice  nous  commande 
d'en  remercier  le  Ciel. 

D"  X.  Francotte. 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE 

AUX  TEMPS  PRÉHISTORIQUES 


Dans  la  livraison  d'octobre  iSgS  de  cette  Revue  (i), 
j'ai  rendu  compte  d'une  série  de  découvertes  relatives  à 
l'époque  néolithique  en  Espagne.  J'en  déduisais  l'existence 
de  très  anciennes  relations  avec  les  peuples  de  TEst 
méditerranéen.  De  nouvelles  trouvailles  m'ont  pennis  de 
donner  aux  faits  une  précision  que  je  n'aurais  pu  espérer, 
et  de  déterminer  la  part  qu'on  peut  attribuer  à  TOrient 
et  à  l'Occident  dans  les  civilisations  qui  se  sont  succédé 
en  Espagne. 

Pour  bien  comprendre  l'époque  néolithique,  il  est 
nécessaire  d'étudier  en  même  temps  toute  la  suite  de 
l'histoire  du  pays  ;  celle-ci  en  effet  n'est  pas  une  série 
incohérente  d'événements  :  ses  chapitres  s'enchaînent  l'un 
à  l'autre,  s'expliquent  Tun  par  l'autre  ;  tel  épisode  histo- 
rique n'est  que  le  recommencement  d'un  autre,  qui  semble 
perdu  dans  les  temps  préhistoriques,  et  sa  connaissance 
permet  de  restituer  ce  dernier  à  l'histoire.  De  même,  nous 
devons  revoir  avec  soin  les  plus  anciennes  traditions 
relatives  au  pays.  Si,  faisant  abstraction  d'idées  précon- 
çues, nous  cherchons  à  traduire  leur  enseignement  et 
celui  des  fouilles  en  une  langue  commune,  nous  constate- 
rons qu'ils  se  complètent  d'une  façon  étonnante,  et  nous 
aurons  produit  une  source  de  lumière. 

C'est  vers  ce  but  que  tendent  mes  efforts. 

(1)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XXXIV,  pp.  480S«^â. 
ni«  SËRIE.  T.  X.  34 


53o  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


DIVISION    ET    DÉBUTS    DU    NÉOLITHIQUE 

A  la  fin  de  Tépoque  quaternaire,  ou  commencement  de 
l'actuelle,  les  populations  de  TOccident  européen  étaient 
en  possession  d'un  outillage  en  silex  très  primitif,  dérivé 
de  celui  qu'on  trouve  A  la  fin  de  l'occupation  des  cavernes, 
à  Tépoque  magdalénienne.  Ces  outils  sont  extrêmement 
petits  :  celui  qui  joue  le  rôle  principal,  surtout  dans  la 
Péninsule,  est  un  tronçon  de  lame  découpé  en  forme  de 
trapèze  servant  de  bout  de  flèche  :  la  céramique  et  le 
polissage  de  la  pierre  étaient  inconnus  :  on  trouve  peu 
d'objets  ayant  un  caractère  ornemental. 

11  existe  des  stations  où  Ton  rencontre  cet  outillage 
seul,  sans  mélange  d'autre  plus  perfectionné  :  il  constitue 
donc  par  lui-même  un  ensemble  complet,  répondant  à  un 
état  social  déterminé,  très  rudimentaire  et  antérieur  à 
celui  dont  nous  allons  nous  occuper. 

Dans  d'autres  stations,  villages,  sépultures,  cachettes, 
on  trouve  ce  même  outillage,  identique  à  lui-même,  mais 
associé  à  des  séries  d'objets  qui  révèlent  une  civilisation 
beaucoup  supérieure.  L'étude  des  gisements  prouve  sur- 
abondamment qu'il  n'y  a  pas  mélange  d'objets  appartenant 
à  deux  époques  successives,  mais  juxtaposition  de  deux 
industries  contemporaines,  l'une  très  primitive,  l'autre 
beaucoup  plus  avancée.  C'est  l'apparition  de  cette  dernière 
que  je  considérerai  ici  comme  servant  à  fixer  le  début  de 
l'époque  néolithique  proprement  dite.  Ainsi  limitée,  elle 
comprend  en  Espagne  une  série  de  phases  dont  le  nombre 
augmente  à  mesure  que  les  fouilles  se  multiplient  ;  mais 
pour  les  besoins  de  cette  étude  je  ne  considérerai  que 
trois  grandes  divisions  principales  ;  nous  aurons  ainsi  le 
tableau  suivant  : 


ORIENTAUX   ET    OCCIDENTAUX   EN    ESPAGNE.  53 1 


Division  de  t époque  néolithique 

Basée  sur  la  taille  du  silex  Basée  sur  la  nature 

des  instruments  nouveaux 

I  Taille  et  formes  primitives.  Pierre  polie 
II       «               y*      intermédiaires.  >»         »» 

III       r>  r*      perfectionnées.         Cuivre 

Le  premier  élément  de  cette  classification  est  tiré  de  la 
taille  du  silex.  Nous  avons  vu  qu'avant  le  Néolithique, 
Toutillage  de  pierre  se  composait  exclusivement  de  tout 
petits  silex.  Pendant  la  première  des  phases  ci-dessus,  il 
continue  à  être  en  usage  à  côté  des  instruments  polis. 
Pendant  la  seconde,  il  se  transforme  :  les  lames  deviennent 
plus  grandes,  les  trapèzes  se  modifient  :  une  de  leurs 
pointes  s'effile,  et  l'ensemble  prend  la  figure  d'un  triangle 
allongé  à  base  concave  ;  mais  le  procédé  de  taille  reste  le 
même.  La  dernière  phase  voit  la  taille  du  silex  à  son 
apogée  :  les  lames  sont  des  pièces  superbes  dont  la  lon- 
gueur atteint  35  centimètres  et  plus  ;  les  pointes  de  flèche 
sont  traitées  par  un  procédé  nouveau,  qui  retaille  toute 
leur  surface  et  en  fait  des  figures  symétriques  :  l'habileté 
est  poussée  à  l'extrême  et  produit  de  vraies  œuvres  d'art  ; 
OD  fabrique  aussi  des  poignards  en  silex,  mais  d'un  tra- 
vail généralement  moins  soigné. 

II  y  a  quelques  années,  j'avais  toujours  rencontré  les 
trapèzes  modifiés  en  compagnie  de  flèches  taillées  sur  les 
faces,  et  j'en  avais  conclu  que  ces  dernières  avaient  servi 
de  modèle,  dont  on  avait  copié  le  profil  au  moyen  du 
procédé  de  taille  ancien.  Depuis,  j'ai  trouvé  au  moins  une 
station  importante,  dont  tous  les  caractères  sont  inter- 
médiaires, et  où  les  flèches  sont  exclusivement  des  tra- 
pèzes modifiés  :  cette  forme  doit  donc  être  considérée 
comme  un  produit  d'évolution  locale  antérieure  aux  flèches 
perfectionnées  de  la  dernière  période.  Quant  à  cellea-ci. 


532  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

elles  constituent  le  dernier  terme  de  cette  même  évolution. 
Il  y  a  cependant  des  faits  qui  appellent  une  autre  explica- 
tion, et  j'aurai  à  revenir  sur  ce  sujet. 

Le  second  élément  de  classification  est  tiré  de  l'emptoi 
de  la  pierre  polie  et  du  cuivre.  Pour  en  saisir  la  portée, 
il  faut  se  rendre  compte  du  rôle  de  ces  matériaux.  On 
semble  souvent  admettre  que  le  polissage  est  le  dernier 
degré  de  perfectionnement  dans  le  travail  de  la  pierre. 
Cette  notion  est  erronée.  Il  suffit  pour  la  renverser  de 
jeter  un  coup  d'œil  sur  le  tableau  ci-dessus  où  on  voit  que 
la  taille  du  silex  a  été  rudimentaire  pendant  la  majeure 
partie  du  règne  de  la  pierre  polie,  et  qu'elle  a  atteint  son 
apogée  précisément  au  moment  de  la  décadence  de  celle-ci. 
D'autre  part,  on  ne  constate  pas  Texistence  d'une  période 
où  on  aurait  graduellement  passé  de  la  taille  par  éclate- 
ment à  celle  par  martelage  et  polissage  :  au  contraire, 
lorsqu'on  a  pu  établir  l'âge  exact  des  outils  polis,  on 
constate  que  les  plus  anciens  ne  sont  pas  en  silex  :  en 
Espagne,  comme  généralement  dans  le  Midi,  ils  ne  le 
sont  même  jamais  ;  ils  sont  en  roches  telles  que  la  diorite 
et  la  fibrolithe,  qui  n'étaient  pas  employées  avant  l'appli- 
cation du  nouveau  procédé.  Que  le  principe  de  celui-ci  fût 
connu  de  tout  temps,  on  ne  peut  le  mettre  en  doute  ;  mais 
on  ne  l'a  jamais  appliqué  au  façonnage  des  formes  an- 
ciennes :  celles-ci,  même  quand  le  polissage  est  largement 
appliqué,  continuent  à  s'obtenir  par  éclatement,  en  évo- 
luant dans  une  tout  autre  direction.  Le  procédé  consis- 
tant à  polir  la  pierre,  ou  plus  exactement  à  la  marteler 
et  à  l'aiguiser,  est  exclusivement  employé  à  un  genre 
d'instruments  qui  apparaît  en  même  temps  que  lui  et  qui 
n'a  aucune  ressemblance  avec  les  silex  taillés. 

Les  instruments  polis  ou  aiguisés  forment  donc  un 
attirail  nouveau,  entièrement  indépendant  de  celui  en 
silex,  autant  par  les  formes  que  par  le  procédé  et  la 
matière  utilisée,  tous  caractères  qu'il  montre  dès  sa  pre- 
mière apparition.  On  peut  affirmer  qu'il  répond  à  des 


ORIENTAUX   ET   OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  533 

besoins  d'un  ordre  tout  à  fait  nouveau  comme  lui-même. 
Et  sa  décadence  ne  correspond  pas  à  la  disparition  de 
ces  besoins,  mais  à  l'emploi  d'une  substance  qui  lui  est 
supérieure  :  le  cuivre.  Les  instruments  en  métal, eux  aussi, 
sont  martelés,  polis  et  aiguisés  ;  leur  tranchant  s'obtient 
et  se  refait  de  la  même  manière,  répond  aux  mêmes  néces- 
sités ;  ils  sont  bien  de  la  même  famille,  différente  de 
celle  des  silex  taillés.  Il  serait  téméraire  de  prétendre  que 
les  haches  de  pierre  descendent  de  celles  en  cuivre,  mais 
en  signalant  la  possibilité  de  cette  hypothèse,  on  fait  bien 
sentir  la  portée  de  l'apparition  du  polissage  et  sa  grande 
signification  :  c'est  en  dehors  de  l'industrie  préexistante 
du  silex  qu'est  apparue  celle  des  haches,  des  herminettes, 
des  coins,  des  ciseaux  et  des  gouges  pour  la  fabrication 
desquels  on  a  choisi  les  substances  les  mieux  appropriées  : 
cuivre,  diorite,  fibrolithe,  silex. 

Pour  mieux  comprendre  que  l'introduction  de  ces  outils 
signifie  beaucoup  plus  que  l'acquisition  d'un  nouveau 
système  pour  tailler  la  pierre,  il  suffit  de  constater  qu'ils 
sont  partout  et  toujours  accompagnés  des  premiers  vases 
en  terre  cuite,  parfois  déjà  ornés  ;  de  graines  carbo- 
nisées et  de  meules  à  broyer  le  grain  ;  qu'on  les  trouve 
dans  les  plus  anciens  fonds  de  cabanes  ;  qu'avec  eux 
naissent,  ou  prennent  un  subit  développement,  l'emploi 
de  l'os,  le  goût  des  parures,  le  culte  des  morts  et  de 
certaines  divinités.  En  un  mot,  la  pierre  polie  est  un 
caractère  accessoire,  un  témoin  de  l'avènement  de  l'agri- 
culture avec  son  cortège  habituel  d'industries,  de  la  trans- 
formation d'une  race  vivant  au  jour  le  jour  en  un  peuple 
prévoyant,  puisqu'il  laboure  et  sème  en  attendant  la 
récolte,  et  qu'ensuite  il  fait  provision  de  blé.  Le  principe 
de  la  propriété  du  sol,  acquise  par  le  travail,  est  une  suite 
de  ce  changement,  comme  aussi  une  vie  sédentaire,  la 
construction  de  magasins,  de  maisons,  de  villages.  C'est, 
en  un  mot,  l'aurore  de  la  civilisation. 

La   construction   de  maisons,  de  dépôts,   d'appareils 


534  RBVUB   DES    QUESTIONS    SCIBNTIFIQUR8. 

divers  pour  l'agriculture  et  toutes  les  industries  nouvelles, 
implique  un  usage  très  fréquent  du  bois.  Pour  couper 
des  troncs  d'arbre,  les  fendre,  les  débiter,  les  tailler,  à 
quoi  auraient  pu  servir  les  lames  microscopiques  du 
magdalénien,  ses  petits  grattoirs,  ses  fines  pointes  ?  Il 
fallait  un  tout  autre  genre  d'outils,  et  c'est  à  cette  néces- 
sité que  répondent  les  instruments  en  pierre  polie.  Le 
courant  qui  apporta  l'agriculture  possédait  cet  outillage^ 
dont  les  formes  se  sont  conservées  jusqu'à  nos  jours  sans 
grands  changements. 

La  hache  polie  n'est  pas  un  symbole  de  la  guerre  : 
c'est  celui  de  la  civilisation  nouvelle,  que  résume  l'agri- 
culture. Les  anciens  considéraient  celle-ci  comme  le  don 
d'une  divinité  à  laquelle  ils  rendaient  un  culte.  Nous 
voyons  sur  les  parois  des  cryptes  sépulcrales  néolithiqucB 
en  France,  la  représentation  d'une  divinité,  avec,  comme 
attribut,  la  hache  polie.  On  n'aurait  pu  mieux  choisir 
pour  traduire  graphiquement  l'existence  du  susdit  culte, 
continué  par  l'antiquité  classique.  Remarquons  en  passant 
que  sa  naissance  parait  s'expliquer  plus  naturellement  si 
l'agriculture  fut  vraiment  un  don,  reçu  d'une  nation 
supérieure. 

Quant  à  l'origine  de  cette  civilisation,  dans  l'article 
cité  plus  haut,  j'ai  signalé  des  analogies  très  significa- 
tives entre  les  mobiliers  de  l'époque  de  la  pierre  polie  en 
Espagne  et  ceux  des  plus  anciennes  villes  d'Hissarlik. 
Je  reprendrai  brièvement  la  comparaison. 

L'industrie  du  silex  est  toute  différente  dans  les  deux 
pays  :  elle  date  d'une  époque  où  il  n'existait  pas  de  rela- 
tions entre  eux.  Celle  de  la  pierre  polie  est  identique  : 
on  dira  que  cela  va  de  soi,  que  c'est  un  stade  par  lequel 
presque  tous  les  peuples  ont  passé  ;  cela  est  exact  ;  mais 
pour  montrer  que  dans  le  cas  actuel  il  y  a  de  plus  con- 
temporanéité  et  certains  rapports  très  étroits  entre  les 
industries  des  deux  pays,  il  suffit  d'examiner  les  objets 
qui  accompagnent  la  pierre  polie.  Commençons  par  les 


ORIENTAUX   ET   OCCIDENTAUX   EN    ESPAGNE.  535 

poteries.  L'histoire  de  la  céramique  prouve  que  c'est  un 
des  arts  qui  impriment  le  mieux  à  leurs  produits  le  sceau 
de  l'époque  et  de  Técole  auxquelles  ils  appartiennent.  Les 
plus  anciens  vases  espagnols,  par  la  grossièreté  de  leur 
exécution,  témoignent  de  l'inexpérience  des  ouvriers  ;  et 
cependant  leurs  formes  sont  déjà  avancées  et  de  celles 
que  doit  précéder  une  certaine  pratique  :  on  sent  l'in- 
fluence de  modèles  plus  parfaits  ;  or  c'est  précisément  à 
Hissarlik  qu'on  trouve  un  ensemble  de  produits  qui  ont 
pu  inspirer  ceux  d'Espagne,  et  dans  les  deux  pays  les 
formes  se  modifient  aux  époques  suivantes  :  il  en  est  de 
même  des  ornements  incisés  qui  décorent  les  vases. 

Un  autre  objet  joue  un  rôle  important  :  le  fusaïôle  en 
terre  cuite.  On  sait  que  Schliemann  en  a  recueilli  des 
milliers  dans  les  anciennes  villes  d'Hissarlik  et  que  dans 
la  suite  ils  deviennent  rares.  En  Espagne  ils  caractérisent 
la  même  époque  de  la  pierre  polie,  après  laquelle  on  n'en 
trouve  pas. 

L'identité  des  idoles  plates  de  pierre  en  forme  de 
violon,  est  complète  entre  les  exemplaires  espagnols  et 
troyens,  et,  comme  pour  les  objets  précédents,  exclusive- 
ment propre  à  la  pierre  polie  :  après,  en  Espagne  comme 
à  l'Est,  on 'leur  voit  succéder  d'autres  idoles  de  forme 
différente. 

Ces  faits  ne  s'expliquent  plus  par  le  hasard  ni  par  le 
parallélisme  inévitable  dans  la  marche  de  l'industrie  :  ils 
sont  le  produit  de  conceptions  locales,  individuelles,  qui 
ne  se  produisent  pas  deux  fois  indépendamment.  La 
grande  supériorité  des  objets  d'Hissarlik  proteste  d'ail- 
leurs contre  Tidentification  du  degré  de  culture. 

Quelques  mots  sur  les  objets  de  parure.  Le  palais 
d'Hissarlik  contenait  de  nombreux  bijoux  en  or  et  en 
argent.  En  Espagne  ils  sont  faits  au  moyen  de  coquilles 
ou  de  pierres  ;  une  grotte  sépulcrale  a  livré  un  diadème 
en  or  :  cette  pièce  unique  diminue  un  peu  la  distance  que 
l'abondance  de  l'or  crée  entre  les  deux  civilisations  que 


536  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

nous  comparons.  Mais  il  y  a  plus  :  si  avec  MM.  Perrot 
et  Chipiez  on  étudie  les  éléments  des  diadèmes,  colliers  et 
boucles  d'oreilles  d'Hissarlik,  on  y  sent  encore  la  barbarie 
qu'au  premier  aspect  voile  l'éclat  de  tant  d'or.  Si  on 
regarde  de  plus  près,  cette  impression  s'accentue,  car  on 
y  reconnaît  l'imitation  d'ornements  de  coquilles;  en  effet, 
les  rondelles  de  test  de  cardium,  incomplètement  usées, 
présentent  sur  leur  pourtour  de  petits  becs  ;  sur  leurs 
faces,  se  voient  des  lignes  concentriques  ou  des  droites 
parallèles  :  copiés  sur  des  rondelles  en  or,  régularisés  et 
appropriés  au  métal  et  au  procédé  employé,  ces  éléments 
sont  devenus  ceux  que  portent  les  perles  de  collier  d'His- 
sarlik  ;  d'autres  pendeloques  sont  inspirées  des  cyprées, 
ou  de  fragments  allongés  de  test  coquillier  ;  le  type 
habituel  des  pendants  d'oreilles  dérive  de  la  coquille 
trouée  du  cardium. 

Si  ce  sont  bien  là  les  tout  premiers  pas  au  sortir  de 
la  barbarie,  la  présence  des  métaux  et  de  l'art  naissant 
n'en  constitue  pas  moins  une  grande  supériorité.  Celle-ci 
d'ailleurs  est  une  des  circonstances  nécessaires  pour 
rendre  compte  du  courant  venant  de  l'Est.  Nous  le  ver- 
rons mieux  dans  la  suite. 


LA    DERNIÈRE   PHASE    DU   NÉOLITHIQUE 

La  dernière  phase  du  Néolithique  est  caractérisée  en 
Espagne  par  l'apogée  de  la  taille  du  silex  et  par  la  déca- 
dence de  la  pierre  polie  devant  l'invasion  du  cuivre.  J'ai 
déjà  émis  l'opinion  que  cette  période  est  contemporaine 
de  la  civilisation  mycénienne  et  influencée  par  elle.  Si 
dans  l'étude  comparative  qui  doit  établir  cette  thèse,  on 
considérait  isolément  chaque  série  d'objets,  il  pourrait 
rester  un  certain  doute  :  mais  devant  l'ensemble  la  con- 
viction se  fait,  et  elle  achève  de  se  confirmer  à  la  vue  de 


ORIENTAUX   ET   OCCIDENTAUX    EN    ESPAÔNE.  SSy 

l'enchaînement  des  différentes  parties  de  l'histoire,  qui  se 
complètent  et  s'éclairent  mutuellement. 

Commençons  par  l'industrie  de  la  pierre. 

A  Mycènes  on  trouve  quelques  haches  polies  ;  mais 
leur  rôle  est  absolument  effacé  ;  en  Espagne  elles  sont  de 
même  exceptionnelles  dans  les  tombes  les  plus  récentes 
du  Néolithique. 

L'industrie  du  silex  ou  de  l'obsidienne  est  beaucoup 
plus  développée  en  Espagne  qu'à  Mycènes  ;  on  en  voit  la 
raison  :  les  habitants  du  premier  de  ces  pays  ne  disposant 
pas,  comme  les  Mycéniens,  du  bronze  pour  la  fabrication 
des  outils  minces,  tranchants  ou  perçants,  ont  poussé 
beaucoup  plus  loin  la  perfection  de  la  taille  du  silex.  Les 
magnifiques  poignards  Scandinaves  resteront  le  meilleur 
exemple  à  l'appui  de  cette  démonstration.  Malgré  cela, 
Schliemann  a  recueilli,  dans  une  des  plus  riches  tombes 
de  l'acropole  de  Mycènes,  trente-cinq  pointes  de  flèches 
en  obsidienne  d'un  bon  travail  :  elles  formaient  partie  de 
l'armement  d'un  personnage  royal,  couvert  d'or,  accom- 
pagné d'épées,  de  lances  et  de  poignards  en  bronze  d'un 
travail  reiçarquable  :  il  n'y  avait  aucune  flèche  en  métal. 
Donc  au  point  de  vue  de  l'emploi  de  la  pierre,  de  la  belle 
taille  du  silex  ou  de  l'obsidienne,  la  différence  entre  le 
Mycénien  ancien  et  le  Néolithique  espagnol  consiste 
seulement  dans  la  proportion  des  objets  en  pierre  rela- 
tivement à  ceux  en  métal. 

Cette  constatation  est  capitale  au  point  de  vue  de  l'âge 
relatif  des  deux  civilisations.  On  peut  à  ce  sujet  raisonner 
de  deux  manières,  suivant  le  point  de  vue  auquel  on  se 
place  : 

1*  L'abondance  et  la  nature  des  métaux  à  Mycènes 
correspondent  à  un  niveau  industriel  plus  élevé,  donc 
à  une  époque  plus  récente  ; 

2**  L'identité  des  flèches  de  pierre  entraîne  la  contem- 
poranéité  des  deux  civilisations. 

Le  premier  raisonnement  est  celui  qu'on  fait  d'habi- 


538  REVUB    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tude  :  on  se  débarrasse  de  l'objection  tirée  de  la  présence 
des  flèches  de  pierre  en  parlant  de  survivance  d'un  âge 
plus  ancien.  Pour  peu  qu'on  veuille  donner  un  sens  à 
cette  réponse,  on  s'aperçoit  qu  elle  revient  à  rajeunir  la 
fin  de  l'usage  des  armes  de  pierre,  ou  à  vieillir  celui  des 
métaux,  et  l'objection  reste  entière. 

Le  second  raisonnement  prend  comme  élément  chrono- 
logique l'objet  le  plus  ancien,  et  par  cela  même  il  est 
plus  juste  :  si  les  deux  pays  ont  eu  une  époque  où  ils 
faisaient  usage  de  flèches  en  pierre,  on  ne  peut  pas 
admettre  que  le  plus  avancé  des  deux  ait  tardé  plus  que 
l'autre  à  les  remplacer  par  celles  en  métal  :  il  faut  donc 
considérer  les  flèches  mycéniennes  comme  au  moins  aussi 
vieilles  que  les  flèches  espagnoles.  Que,  disposant  du 
bronze,  on  ait  continué  à  les  faire  en  pierre,  cela  n'a  rieîii 
d'étonnant  :  la  pierre  devait  présenter  des  avantages; 
d'ailleurs  le  fait  est  là,  et  il  est  loin  d'être  unique  :  il  se 
répète  dans  les  sépultures  françaises  au  point  d'être  la 
règle,  et  d'après  M.  A.  Martin  la  belle  industrie  des 
pointes  de  flèche  en  silex  a  été  créée  par  le  bronze. 

Supposer  les  flèches  mycéniennes  plus  récentes  que 
celles  d'Espagne,  c'est  les  faire  contemporaines  de  l'âge 
du  bronze  dans  ce  pays  ;  or,  malgré  quelques  progrès 
industriels,  la  civilisation  de  cet  âge  diffère  beaucoup 
plus  de  la  mycénienne  que  celle  du  Néolithique. 

La  grande  abondance  de  métaux  précieux  accompa- 
gnant les  flèches  en  pierre  de  Mycènes,  contraste  avec 
leur  absence  en  Espagne;  mais  ce  contraste  est  également 
un  fait,  et  loin  de  fournir  une  objection,  il  donne  la  clef 
de  l'histoire  du  Néolithique  :  sans  lui,  on  ne  pourrait  pas 
comprendre  les  expéditions  des  Orientaux  en  Espagne. 

Autre  chose  très  remarquable  :  le  type  des  flèches 
mycéniennes,  rare  en  Europe,  caractérise  en  Espagne, 
par  son  abondance  et  par  la  beauté  des  produits,  précisé- 
ment et  exclusivement  la  province  où  nous  constaterons 
tant  d'autres  influences  venant  du  bassin  oriental  de  la 


ORIENTAUX    ET    OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  53g 

Méditerranée,  celle  qui  fut  de  tout  temps  le  point  de 
mire  des  Phéniciens.  Une  coïncidence  si  visible  doit 
avoir  une  signification  :  il  doit  exister,  dans  ces  pointes 
de  flèche,  quelque  chose  qui  est  venu  de  l'Est  ;  Tavenir 
dira  si  c'est  leur  type,  si  ce  ne  sont  pas  des  flèches  elles- 
mêmes  Voilà  le  motif  de  ma  réserve  loi^que  je  me  suis 
demandé  si  la  belle  taille  du  silex  était  exclusivement 
le  résultat  d'une  évolution  locale. 

Je  viens  de  faire  allusion  aux  expéditions  des  Orientaux 
en  Espagne,  et  de  nommer  les  Phéniciens.  On  sait  que 
les  marchés  de  Sidon  regorgeaient  de  l'or  et  de  l'argent  de 
Tarshis  ;  que  l'étain  fut  pendant  longtemps  une  des  prin- 
cipales sources  de  richesse  des  Phéniciens,  et  combien  ils 
faisaient  d'efibrts  pour  conserver  le  monopole  de  son  com- 
merce ;  ce  métal  avait  plus  d'importance  encore  que  l'ar- 
gent :  il  devenait  de  plus  en  plus  nécessaire  et  nous 
pouvons  être  assurés  que  toute  la  production  était  dirigée 
sur  les  marchés  de  l'Est,  où  il  était  bieîi  payé,  et  que  pas 
une  parcelle  n'en  était  détournée  au  profit  des  peuplades 
arriérées.  La  navigation  du  temps  avait  pour  seul  et 
unique  but  le  drainage  vers  les  centres  civilisés  de  tous 
les  produits  précieux  des  pays  neufs,  et  l'inégalité  que 
nous  constatons  à  chaque  pas  entre  les  civilisations  con- 
temporaines des  deux  extrémités  de  la  mer  intérieure  en 
est  tout  à  la  fois  la  cause  et  le  résultat,  la  condition  sine 
qua  non. 

Ne  nous  étonnons  donc  pas  si  à  une  même  époque 
Mycènes  est  riche  en  bronze,  tandis  que  l'Espagne  ne 
possède  que  le  cuivre  :  si  un  doute  pouvait  subsister  sur 
la  cause  de  l'absence  du  bronze,  il  suffirait  pour  le  lever, 
de  considérer  la  métallurgie  de  l'âge  du  bronze  en 
Espagne  :  malgré  la  pleine  connaissance  de  cet  alliage,  il 
est  encore  rare,  le  cuivre  est  plus  abondant  :  on  voit  avec 
quelle  difficulté  l'étain  y  pénétrait  et  on  comprend  qu'à 
une  époque  plus  ancienne,  il  n'en  parvenait  pas  du  tout. 


540  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

L'argent  et  le  plomb  ont  joué  dans  l'antiquité  un  rôle 
considérable.  Le  premier  a  fourni  la  matière  d'un  grand 
nombre  de  bijoux  et  de  vases,  qu'on  retrouve  dans  le  bas- 
sin égéen  dès  l'âge  de  la  pierre  polie  ;  du  second  on  pos- 
sède très  peu  d'objets  ouvrés  ;  mais  il  était  indispensable 
dans  la  métallurgie  de  l'argent.  Celui-ci  s'extrait  surtout 
des  minerais  de  plomb  et,  en  deuxième  ligne  aujourd'hui, 
de  ceux  de  cuivre.  Le  Sud  de  l'Espagne  contient  des  gise- 
ments très  riches  des  uns  et  des  autres,  et  les  Carthaginois 
comme  les  Romains  les  ont  connus  et  exploités. 

Quelques  mots  sur  la  métallurgie  de  l'argent  sont  néces- 
saires. On  commence  par  produire  le  plomb  ou  le  cuivre 
par  simple  fusion  du  minerai  au  charbon  de  bois.  Le 
plomb  s'obtient  très  facilement  :  pour  le  cuivre  c'est  un 
peu  plus  difficile,  et  j'ai  pu  constater  que  les  néolithiques 
cassaient  le  minerai  en  petits  morceaux,  qu'ils  chauffaient 
avec  du  charbon  de  bois  :  le  feu  était  insuffisant  pour  pro- 
duire une  masse  liquide,  mais  chaque  fragment  subissait 
isolément  l'action  réductrice  de  la  flamme  :  il  s'y  produi- 
sait des  particules  de  cuivre  métallique  ;  après  refroidis- 
sement on  broyait  les  morceaux  à  demi  fondus  et  au  moyen 
d'un  lavage  on  extrayait  les  parcelles  de  cuivre  :  on  les 
refondait  ensuite  dans  des  moules  ou  des  creusets.  Tout 
l'argent  des  minerais  se  retrouve  dans  le  plomb  ou  dans 
le  cuivre.  Les  proportions  sont  excessivement  variables  : 
disons  en  passant  qu'un  métal  contenant  1  7o  d'argent  est 
considéré  comme  très  riche. 

Voici  maintenant  comment  on  extrait  l'argent. 

Si  c'est  du  plomb,  on  le  maintient  fondu  dans  une 
cuvette  plate  appelée  coupelle  :  on  dirige  un  courant  d'air 
à  la  surface  du  bain  ;  le  plomb  s'oxyde  en  formant  de  la 
litharge  qui  surnage  et  qu'on  enlève  continuellement  :  à  la 
fin  tout  le  plomb  est  ainsi  éliminé  et  l'argent  reste  seul  ; 
on  reconnaît  la  fin  de  l'opération  à  l'éclat  que  prend  brus- 
quement le  bain  :  cela  s'appelle  l'éclair.  Les  toutes  der- 
nières traces  de  plomb  sont  difficiles  à  éliminer,  et  on  ne 


ORIENTAUX   ET    OCCIDENTAUX   EN    ESPAGNE.  S^X 

le  fait  pas,  parce  qu'elles  ne  nuisent  pas  aux  propriétés 
de  l'argent  :  il  faut  l'analyse  chimique  pour  en  constater 
la  présence. 

Si  le  métal  riche  est  du  cuivre,  comme  celui-ci  ne 
s'oxyde  pas  seul,  on  lui  ajoute  du  plomb,  qui  l'entraîne 
dans  l'oxydation,  et  les  deux  métaux  alliés  sont  éliminés 
dans  la  litharge.  Mais  si  la  quantité  de  plomb  ajoutée  est 
insuffisante,  aussitôt  qu'elle  est  consommée  le  cuivre  qui 
reste  ne  s'élimine  plus,  à  moins  d'ajouter  encore  du  plomb. 
Seulement,  comme  une  certaine  dose  de  cuivre  n'altère 
pas  sensiblement  les  qualités  de  l'argent,  il  se  peut  que 
les  anciens  aient  souvent  produit  de  l'argent  plus  ou  moins 
cuivreux  sans  s'en  douter,  et  que  dans  certains  cas,  pour 
des  raisons  voulues  ou  non,  on  ait  même  laissé  des  pro- 
portions très  fortes  de  cuivre.  Ainsi  s'expliqueraient  les 
objets  qui  contiennent  autant  et  plus  de  cuivre  que  d'ar- 
gent. On  peut  y  voir  des  alliages  intentionnels,  mais  il  est 
plus  probable  que  ce  sont  des  résultats  d'affinages  incom- 
plets. Les  objets  en  argent  d'Hissarlik  et  de  Mycènes 
analysés  par  Schliemann,  contiennent  de  3  à  4  7o  de  cuivre 
et  des  traces  de  plomb,  témoins  du  procédé  employé  pour 
la  désargentation. 

Revenons  au  Néolithique  espagnol  :  s'il  est  contempo- 
rain du  Mycénien,  qui  connaissait  l'argent  et  le  plomb, 
il  faut  s'expliquer  l'absence  de  ces  métaux  en  Occident. 

Dans  une  bourgade  néolithique,  située  dans  un  des  plus 
riches  centres  producteurs  d'argent  de  l'antiquité,  tout 
près  de  ma  maison,  et  que  je  puis  donc  fouiller  minutieu- 
sement, j'ai  rencontré  dernièrement  des  fragments  de 
galène  argentifère  et  même  du  plomb  fondu  :  je  n'ai  pas 
de  doute  sur  le  gisement  de  ces  matières,  mais  je  n'ai  vu  en 
place  que  le  minerai  ;  le  métal  a  été  trouvé  en  mon  absence. 
Lorsque  je  rencontrai  le  premier  fragment  de  minerai 
de  plomb,  je  fus  très  étonné  et  très  perplexe.  Attribuer 
au  hasard  ce  qu'on  ne  comprend  pas  est  un  procédé 
peu  scientifique  :  j'en  arrivais  à  admettre  que  les  Néo- 


542  KEVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

lithiques  avaient  apporté  là  intentionnellement  ce  morceau 
de  galène  :  mais  j'avoue  que  tout  en  croyant  déjà  alors 
très  fermement  à  l'existence  de  relations  avec  le  monde 
égéen  riche  en  métaux,  il  restait  dans  mon  esprit  une  telle 
dose  des  idées  courantes  sur  le  peu  d'antiquité  du  plomb 
relativement  au  Néolithique,  que  je  ne  m'arrêtai  pas  un 
instant  à  l'idée  que  les  anciens  avaient  là  celte  matière 
pour  en  extraire  le  plomb.  Mais,  quelque  temps  après,  une 
autre  maison  de  la  même  bourgade  me  livre  plusieurs 
autres  morceaux  de  galène  et  du  plomb  métallique  ;  j'étais 
travaillé  par  une  autre  constatation  :  c'est  que  le  minerai 
de  cuivre  de  la  même  station  contenait  une  notable  pro- 
portion d'argent.  A  ce  moment  survint  une  découverte  qui 
rompit  le  charme,  quoiqu'elle  n'appartienne  pas  au  néo- 
lithique. J'avais  repris  les  fouilles  de  la  nécropole  des 
Eriales,  composée  d'un  certain  nombre  de  dolmens  :  le 
mobilier  des  uns  est  néolithique  ;  celui  des  autres  est  de 
l'âge  du  bronze,  quoique  je  n'aie  constaté  jusqu'à  présent 
que  des  objets  en  cuivre.  L'examen  de  ces  sépultures 
montre  avec  toute  clarté  qu'elles  sont  du  tout  premier 
début  de  l'âge  du  bronze,  et  immédiatement  postérieures 
au  Néolithique,  sans  interposition  d'aucune  époque  inter- 
médiaire. Dans  ces  dolmens,  j'avais  trouvé  des  bracelets 
et  des  pendants  d'oreilles  en  cuivre,  en  argent  et  en  argent 
contenant  10  à  12  7o  de  cuivre  ;  parmi  ces  bijoux  il  y  en 
avait  deux  dont  je  n'avais  pas  encore  déterminé  la  nature  ; 
après  la  trouvaille  du  plomb  néolithique,  je  les  fis  exami- 
ner au  laboratoire,  où  il  fut  constaté  qu'ils  étaient  en 
plomb  !  Mon  chimiste  D.  Ramon  de  Cala,  ne  pouvant 
admettre  qu'on  eût  fait  des  bijoux  en  plomb,  soupçonna 
qu'ils  avaient  été  dorés  ;  et  en  effet,  l'analyse  trouva  5  7o 
d'or,  et  en  attaquant  un  petit  tronçon  entier  par  l'acide, 
il  laissa  une  gaine  cylindrique  de  substance  non  dissoute, 
translucide  ;  c'était  l'or  réduit  à  cet  état  par  la  présence 
de  sels  de  plomb,  et  devenu  invisible  par  cette  altératioo. 
Le  signal  était  donné,  et  toute  une  série  de  faits 


ORIENTAUX    Bl^   OCCIDBNTAUX   EN    ESPAGNE.  548 

étranges  et  mal  interprétés,  s*éclaira  d'un  jour  nouveau  : 
il  y  a  plus  de  vingt  ans,  nous  avions  découvert  dans  les 
villes  et  sépultures  de  l'âge  du  bronze,  quantité  d'objets 
en  argent  dont  beaucoup  contenaient  du  cuivre,  quelques- 
uns  un  peu  de  plomb  :  nous  avions  aussi  des  lingots  de 
plomb  et  même  de  la  litharge,  produit  de  l'aflBnage  de 
l'argent.  Nous  n'avions  trouvé  d'autre  explication  à  la 
présence  de  l'argent  que  la  connaissance  de  gisements  du 
métal  natif,  comme  celui  de  Herrerias  (Cuevas),  car  nous 
écartions  absolument  l'idée  qu'à  l'âge  du  bronze  on  aurait 
pu  connaître  le  procédé  de  la  coupellation  du  plomb.  Le 
cuivre  des  objets  d'argent  était  supposé  allié  intentionnel- 
lement. Les  lingots  de  plomb,  dont  nous  ne  mettions  pas 
en  doute  l'ancienneté,  étaient,  croyions-nous,  des  traces 
d'essais,  de  recherches  sans  importance  :  quant  à  la 
litharge,  malgré  une  certaine  préoccupation,  nous  la  con- 
sidérions comme  probablement  plus  récente,  l'endroit  de 
la  découverte  n'ayant  pas  été  rigoureusement  déterminé. 
Si  l'on  veut  tenir  compte  de  ce  que,  par  suite  des  idées 
reçues,  nous  avons  toujours  été  tentés  d'écarter  systéma- 
tiquement l'ancienneté  des  trouvailles  de  plomb,  on  recon- 
naîtra que  plus  d'un  fait  a  pu  nous  échapper  ;  cela  ne  fait 
qu'augmenter  la  valeur  de  ceux  qui  ont  résisté,  et  dont 
l'ensemble  malgré  tout  assez  imposant,  amène  des  conclu- 
sions inattendues. 

Nous  savons  donc  que  les  Néolithiques  d'Espagne  ont 
produit  du  plomb,  et  que  leurs  successeurs  de  l'âge  du 
bronze  employaient  le  plomb  et  l'argent. 

M^is  que  faisaient  les  Néolithiques  avec  le  plomb  ? 

Un  des  faits  de  la  haute  antiquité  dont  l'histoire  a  con- 
servé le  souvenir  le  plus  précis,  malgré  quelques  détails 
fabuleux,  est  la  découverte  de  l'argent  en  Espagne  par  les 
Phéniciens.  Elle  nous  raconte  que  ceux-ci,  attirés  dans  le 
pays  par  leui-  commerce,  apprirent  Texistence  de  riches 
gisements  d'argent,  dont  les  indigènes  ignoraient  la  va- 
leur :  qu'ils  le  leur  achetèrent  à  vil  prix  pour  le  revendre 


544  REVUE    DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

en  Grèce,  en  Asie  ;  que  parfois  il  y  en  avait  tant  sur  le 
marché  qu'ils  ne  pouvaient  tout  charger  sur  leurs  navires  : 
alors  ils  coupaient  leurs  ancres  en  plomb  et  les  rempla- 
çaient par  d'autres  en  argent.  Ce  commerce  se  prolongea, 
et  procura  aux  Phéniciens  d'immenses  richesses. 

Ce  récit  paraît  au  premier  abord  présenter  des  exagé- 
rations et  même  des  contradictions. 

Puisque  les  indigènes  ignoraient  la  valeur  de  l'argent, 
il  ne  s'agit  pas  d'une  époque  où  ils  l'utilisaient  pour  leurs 
bagues,  leurs  bracelets,  leurs  boucles  d'oreille  et  leurs 
couronnes.  Mais  comment  ont-ils  pu  le  produire  et  le 
vendre  sans  l'employer  eux-mêmes  ?  D'un  autre  côté,  sup- 
poser des  gisements  si  fabuleusement  riches  qu'on  en 
chargeait  de  pleins  vaisseaux  et  qu'il  en  restait  toujours, 
c'est  dépasser  les  limites  de  la  vraisemblance. 

Ces  difficultés  disparaissent  si  on  admet  que  la  mar- 
chandise achetée  par  les  Phéniciens  était  du  plomb  et  du 
cuivre  argentifères,  ou  même  des  minerais  d'argent. 

Ce  que  nous  croyons  un  langage  imagé,  exagéré,  est 
au  contraire  un  langage  essentiellement  commercial  :  les 
Anglais  qui  viennent  aujourd'hui  charger  le  plomb  espagnol 
aux  mêmes  ports  qu'autrefois  les  Phéniciens,  sont  ache- 
teurs d'argent,  non  de  plomb,  car  ce  dernier  produit  est 
accessoire  et  le  premier  fait  la  valeur  des  lingots.  Cela 
était  encore  plus  vrai  au  temps  des  Phéniciens  :  la  valeur 
de  l'argent  relativement  à  celle  du  plomb  était  plus 
grande  :  celui-ci  n'était  pas  môme  considéré  comme  un 
métal  ;  c'est  à  peine  si  plus  tard  on  lui  donne  un  nom  ;  il 
servait  à  la  coupellation  du  cuivre  riche  ;  c'était  une 
impureté  à  éliminer,  et  quand  on  l'emploie  comme  tel, 
c'est  pour  falsifier  l'or,  ou  à  cause  de  son  grand  poids» 
pour  en  faire  des  ancres  :  on  en  a  retrouvé  qui  pèsent 
jusqu'à  ySo  kilogrammes. 

On  comprend  maintenant  que  les  indigènes  aient  pu 
vendre  aux  Phéniciens  de  grandes  quantités  d'argent  sans 
en  connaître  la  valeur,  puisque  cet  argent  était  caché  dans 


ORIENTAUX   ET    OCCIDENTAUX   EN    ESPAGNE.  545 

le  plomb  dont  ils  ne  pouvaient  rien  faire,  ou  dans  le  cuivre 
qu'ils  avaient  en  grande  abondance. 

Cette  histoire  de  la  découverte  et  du  premier  commerce 
de  l'argent  amène  plusieurs  conséquences  importantes. 

Elle  nous  donne  une  date  assez  précise  pour  la  dernière 
phase  du  Néolithique  espagnol,  car  les  Phéniciens  n'ont 
pu  commencer  ce  trafic  avant  le  milieu  du  second  millé- 
naire ;  d'autres  découvertes  nous  conduiront  au  môme 
résultat. 

Elle  nous  dit  qu'à  l'époque  où  les  Phéniciens  recher- 
chaient l'argent,  les  indigènes  n'en  connaissaient  pas  la 
valeur  :  autant  vaut  dire  que  la  civilisation  des  premiers 
était  beaucoup  supérieure  ;  connaissant  celle-ci  ou  celle 
de  Mycènes,  nous  aurions  pu  d'avance  nous  attendre  à 
trouver  les  Espagnols  contemporains  attardés  à  l'âge  de 
pierre  ou  très  peu  avancés  dans  l'industrie  du  métal. 

Elle  nous  fait  toucher  du  doigt  le  rôle  des  Phéniciens 
en  Espagne,  leur  action  de  drainage  des  produits  précieux 
vers  leur  métropole.  Pendant  toute  la  durée  de  leur  com- 
merce préhistorique,  on  ne  trouve  pas  d'or  dans  les  sépul- 
tures d'Espagne;  on  le  connaissait  et  l'employait  cependant 
avant  eux,  et  à  peine  disparaissent-ils,  qu'il  réapparaît 
dans  les  mobiliers,  en  quantité  assez  sérieuse.  Faut-il  en 
déduire  qu'ils  parvenaient  à  arracher  même  l'or  aux  indi- 
gènes ?  De  leur  part  ce  ne  serait  pas  étonnant  ;  on  me 
concédera  tout  au  moins  qu'il  y  a  peu  d'espoir  de  trouver 
au  Néolithique  espagnol  des  objets  précieux  importés  de 
l'Est,  quand  les  produits  de  valeur  du  pays  y  font  défaut. 
On  conçoit  aussi  que  les  Phéniciens,  même  s'ils  faisaient 
déjà  le  commerce  de  l'étain,  n'en  aient  pas  apporté  en 
Espagne. 

Elle  nous  montre  pourquoi  l'absence  de  bronze  et  d'é- 
tain  n'empêche  pas  la  civilisation  néolithique  d'Espagne 
d'être  contemporaine  de  celle  de  Mycènes,  puisque  pré- 
cisément les  peuples  civilisés  de  l'Est  méditerranéen 
s'enrichissaient  avec  les  métaux  des  autres  pays. 

ni*  SÉRIE.  T.  X.  35 


546  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Si  Ton  s'étonne  de  la  longue  durée  de  cet  éiat  de 
choses,  il  faut  se  rappeler  que  l'histoire  la  donne  comme 
un  fait,  et  encore  une  fois  elle  s'explique  par  la  grande 
infériorité  des  indigènes  ;  les  fouilles  nous  montrent  d'ail- 
leurs que  non  seulement  ils  ignoraient  la  valeur  et  les 
applications  de  l'argent,  mais  qu'ils  n'employaient  pas 
même  le  cuivre,  si  abondant,  à  faire  des  bijoux  ;  anté- 
rieurement, les  bracelets  en  pierre  eten  coquille  abondent; 
mais  à  la  fin  du  Néolithique  cette  mode  n'existe  pas  :  c'est 
étrange,  mais  très  réel  ;  aussitôt  après,  elle  s'établit  tout 
d'un  coup  et  d'une  façon  générale.  On  peut  aussi  invoquer 
cette  raison,  que  si  même  à  un  moment  donné  les  Néo- 
lithiques ont  soupçonné  le  secret  des  Phéniciens,  il  leur 
manquait  encore  beaucoup  pour  être  capables  d'extraire 
l'argent  du  plomb,  et  en  attendant  celui-ci  restait  pour 
eux  sans  valeur.  Enfin,  le  caractère  des  Phéniciens  nous 
est  assez  connu  pour  que  nous  ne  doutions  pas  qu'ils 
auront  mis  tout  en  œuvre  pour  maintenir  leur  supériorité: 
ils  ont  même  eu  recours  à  la  guerre  pour  se  rendre  maîtres 
du  pays  et  mieux  tenir  leur  proie. 

Abordons  maintenant  un  tout  autre  ordre  de  faits  non 
moins  intéressant. 

On  sait  que  le  poulpe  est  un  des  motifs  de  prédilection 
de  l'art  mycénien  :  il  y  est  reproduit  sous  toutes  les 
formes  :  certains  dessins  sont  réalistes,  d'autres  très 
stylisés,  dont  le  but  est  ornemental  ou  symbolique.  Parmi 
ces  derniers,  il  y  a  tout  particulièrement  une  série  que 
MM.  Perrot  et  Chipiez  ont  d'abord  fait  connaître,  et  que 
M.  Fréd.  Houssay  a  interprétée  avec  une  rare  clair- 
voyance. Ces  poulpes,  peints  sur  des  vases,  ont  le  corps 
très  allongé,  les  yeux  très  marqués  :  les  quatre  paires  de 
bras  sont  des  lignes  ondulées,  terminées  par  un  enroule- 
ment avec  un  signe  particulier.  Entre  les  bras  sont  peints 
des  animaux  divers,  hérissons,  chevaux,  poissons»  oiseaux, 
etc.  M.  Houssay  y  reconnaît  l'expression  des  idées  philo- 


ORIENTAUX   ET    OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  547 

sophiques  des  Mycéniens,  une  théorie  de  révolution,  con- 
sidérant la  mer  comme  le  grand  laboratoire  où  se  brassent 
tous  les  principes  vivants.  Pline  développe  cette  même 
philosophie.  Afes  découvertes  en  Espai^ne  fournissent  un 
argument  inattendu,  mais  très  précieux  à  l'appui  de  la 
théorie  de  M.  Honssay. 

Je  retrouve  en  effet  le  poulpe  figuré  sur  un  très  grand 
nombre  d'objets  néolithiques  ayant  un  caractère  religieux. 
L'animal  y  est  encore  plus  stylisé  qu'à  Mycènes  :  la  meil- 
leure représentation  se  trouve  deux  fois  sur  un  vase 
grossier,  peinte  en  rouge  :  le  corps  est  une  ligne  verti- 
cale, les  yeux  sont  deux  cercles  avec  un  point  central  :  les 
quatre  paires  de  bras  se  relèvent  verticalement  ;  les  infé- 
rieures sont  terminées  par  un  chevron  à  la  place  de  l'en- 
roulement mycénien  :  les  paires  supérieures  se  retournent 
au-dessus  des  yeux,  où  on  voit  d'autres  lignes  rappelant 
des  sourcils. 

Grâce  aux  vases  mycéniens,  je  crois  qu'on  ne  peut 
hésitera  y  reconnaître  le  même  poulpe,  encore  plus  stylisé, 
et  par  conséquent,  exclusivement  symbolique.  L'exécution 
est  beaucoup  plus  mauvaise,  mais  à  part  cela,  la  seule 
différence  consiste  dans  la  terminaison  des  bras.  Ce  détail, 
loin  de  nous  gêner,  est  un  très  curieux  élément  de  pré- 
cision. Dans  les  nombreux  dessins  accompagnant  ou  non 
le  poulpe  sur  les  objets  néolithiques  de  la  Péninsule,  l'en- 
roulement ou  la  spirale  si  caractéristique  des  Mycéniens 
est  totalement  absent  ;  je  n'en  connais  pas  un  seul 
exemple  ;  cela  est  d'autant  plus  frappant  que  certains 
motifs  de  décoration  présentent  dans  l'ensemble  de  leurs 
contours,  les  mêmes  dispositions  que  ceux  de  Mycènes, 
et  c'est  seulement  la  nature  des  lignes  qui  varie  :  à 
Mycènes  c'est  la  spirale,  en  Espagne  le  chevron,  le 
triangle,  le  carré  ou  le  losange  formant  des  damiers  ; 
ainsi  la  différence  observée  dans  lextréniité  des  bras  du 
poulpe  est  commune  à  tout  le  système  décoratif.  Or,  si  la 
spirale  est  la  courbe  préférée  des  Mycéniens,  c'est  dans 


548  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

les  anciens  objets  phéniciens  ou  chypriotes  qu'on  doit 
chercher  les  lignes  angulaires  de  notre  Néolithique, notam- 
ment les  damiers,  motif  fréquent  et  absolument  identique 
de  part  et  d'autre. 

Les  poulpes  d'Espagne  sont  donc  phéniciens,  non 
mycéniens.  Cela  pourra  servir  de  point  de  départ  à  des 
aperçus  intéressant  l'histoire  du  symbole  lui-même,  ainsi 
que  celle  des  Phéniciens  :  pour  nous  l'essentiel  est  d'y 
trouver  une  nouvelle  preuve  de  la  présence  des  Phéni- 
ciens en  Espagne. 

Nous  voyons  aussi  confirmée  la  contemporanéité  de  la 
dernière  phase  néolithique  et  du  Mycénien.  En  effet, 
laissant  de  côté  le  caractère  phénicien  de  notre  poulpe, 
celui-ci  est  certainement  un  motif  propre  à  la  civilisation 
mycénienne.  M.  Houssay  croit  le  retrouver  dans  les 
figures  dites  de  chouette  sur  les  vases  d'Hissarlik  ;  mais 
il  y  a  dans  cette  attribution  quelque  chose  de  contradic- 
toire :  des  dessins  aussi  stylisés,  aussi  éloignés  de  la 
réalité,  devraient  être  les  derniers,  non  les  premiers 
termes  de  l'évolution  :  cest  en  plein  Mycénien  qu'on 
trouve  toute  la  gradation.  En  tout  cas,  c'est  bien  à  cette 
dernière  série  que  se  relient  les  poulpes  espagnols. 

La  stylisation  extrême  de  ceux-ci  semble  indiquer 
qu'ils  ne  sont  pas  nés  dans  le  pays,  qu'ils  y  sont  arrivés 
déjà  à  l'état  de  symbole.  Comme  dans  le  monde  mycénien 
ils  personnifiaient  le  pouvoir  créateur  de  la  vie,  il  est  à 
supposer  que  nos  Turdétans  ont  accepté  une  philosophie 
toute  faite,  et  ont  vu  dans  ces  grossières  images  les 
représentations  d'une  divinité.  L'examen  complet  du 
même  vase  va  nous  confirmer  dans  cette  manière  de  voir, 
comme  celui  des  autres  figures  symboliques.  A  côté  des 
deux  poulpes,  sont  peints  des  triangles  formés  de  points, 
les  uns  avec  le  sommet  vers  le  bas,  les  autres  avec  le 
sommet  vers  le  haut.  Tâchons  de  comprendre  leur  signi- 
fication. J'ai  trouvé  dans  une  maison  néolithique  une 
grossière   statuette  de   pierre   représentant  une  femme 


ORIENTAUX   ET   OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  549 

sans  tète  ni  bras,  peut-être  brisée.  Les  parties  sexuelles, 
comme  sur  tant  d'autres  en  Egypte  et  dans  le  bassin 
égéen,  sont  marquées  par  un  grand  triangle  rempli  de 
points  ;  ce  triangle  est  peu  réaliste  ;  il  est,  lui  aussi, 
stylisé  ;  et  ici  le  doute  n'est  pas  possible  :  il  exprime 
l'idée  de  maternité.  Il  me  semble  qu'il  est  permis  de 
retrouver  la  même  idée  dans  les  triangles  formés  de 
points,  alors  même  qu'ils  ne  sont  pas  sur  une  image 
féminine,  par  exemple  sur  le  vase  aux  poulpes.  Une  fois 
admis  que  ce  triangle  est  devenu  un  signe  hiéroglyphique, 
l'expression  graphique  d'une  idée,  on  peut  se  demander 
si  un  triangle  en  tout  semblable,  mais  avec  le  sommet 
retourné,  ne  signifierait  pas  l'idée  complémentaire,  celle 
de  paternité  ;  de  là  à  réunir  les  deux  par  le  sommet  il 
n'y  a  qu'un  pas  pour  exprimer  l'union  de  sexes,  l'idée  de 
reproduction,  de  conservation  de  la  vie.  Déjà  la  décou- 
verte de  M.  floussay  nous  fait  saisir  le  sens  philosophique 
du  poulpe,  image  du  principe  créateur  de  la  vie,  et  le 
caractère  sacré  du  vase  ;  or,  si  nous  lisons  les  triangles 
avec  la  clef  proposée  ci-dessus,  en  allant  de  droite  à 
gauche,  comme  les  Phéniciens,  nous  trouvons  alternative- 
ment un  triangle  féminin  et  un  masculin,  trois  fois,  puis 
les  deux  derniers  formant  une  seule  figure  à  sommet 
commun,  celle  du  principe  conservateur  de  la  vie. 

Nous  aurions  donc  sur  ce  vase  liturgique  un  résumé 
de  la  philosophie  ou  de  la  religion  apportée  par  les 
Phéniciens  en  Espagne. 

Mais  rinterprétation  du  double  triangle  demande  con- 
firmation. 

Les  mystères  de  la  création  et  de  la  conservation  de 
la  vie  ont  toujours  grandement  préoccupé  les  anciens  ; 
ceux-ci  ont  extériorisé  les  conceptions  de  leur  esprit  en 
des  figures  d'idoles  et  des  représentations  tirées  de  la 
nature,  des  organes  et  des  êtres  qui  leur  semblaient 
avoir  les  rapports  les  mieux  marqués  avec  ces  mystères. 
Les  statuettes  à  grand  triangle  sexuel,  les  dessins  de 


55o  REVUK    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

poulpes  en  sont  dos  exemples.  En  voici  un  autre,  sur 
des  vases  représentés  dans  l'article  précédemment  cité 
(fîg.  221  et  222)  (1).  Sur  chacun  d'eux  on  voit  un  cerf  n  la 
ramure  puissante,  entouré  de  biches  ;  c'est,  avec  le  poulpe, 
le  seul  animal  que  j'aie  retrouvé  sur  des  vases.  Pline 
décrit  l'étonnement  que  causaient  aux  penseurs  de  son 
temps  la  chute  annuelle  des  bois  du  cerf,  et  la  relation 
de  leur  croissance  avec  la  force  reproductrice  de  l'animal  : 
si  celle-ci  lui  est  enlevée,  les  bois  ne  repoussent  pas.  Ces 
idées  étaient  plus  vieilles  que  Pline,  et  nous  pouvons 
biet)  y  voir  une  allusion  sur  nos  vases  préhistoriques  ; 
or,  détail  vraiment  éloquent,  sur  chacun  de  ces  tableaux, 
à  une  place  où  on  se  demande  ce  qu'elle  vient  faire,  se 
trouve  notre  figure  du  double  triangle  :  elle  est  là  comme 
une  légende  explicative  de  la  scène  ;  mais  je  ne  sais 
laquelle  dos  deux,  la  légende  ou  la  scène,  explique  pour 
nous  l'autre  :  nous  voyons  que  toutes  deux  font  allusion 
au  même  principe  do  la  reproduction. 

On  peut  interpréter  dans  le  même  sens  les  figures  d'un 
autre  vase  (fig.  225  du  môme  article)  (2)  ;  à  côté  de  deux 
yeux  qui,  nous  le  verrons,  dérivent  de  ceux  du  poulpe, 
ce  sont  deux  feuilles  de  palmier.  Recourons  encore  à 
Pline  :  il  nous  dit  combien  l'esprit  des  anciens  avait  été 
frappé  par  la  différenciation  des  sexes  chez  le  palmier  : 
la  sexualité  existe  chez  tous  les  végétaux,  dit-il,  mais 
dans  nul  autre  on  ne  la  constate  comme  dans  celui-là. 
Pouvons-nous  croire  que  c'est  par  hasard  que  les  Néo- 
lithiques l'ont  choisi  pour  le  dessiner  sur  cette  série  de 
vases  qui  parlent  tous  de  la  même  idée  t  Ici  il  n'y  a  pas 
de  double  triangle  :  mais  il  ne  serait  pas  si  bien  à  sa 
place  à  côté  des  végétaux. 

Il  n'est  pas  inutile  de  consigner  une  autre  remarque. 
Les  anciens  attachaient  de  l'importance  aux  analogies 


(l;  Revue  des  Quest.  scient.,  i.  XXXI v,  p  «34. 
(2)  Ibidem,  p.  534. 


ORIENTAUX    ET   OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  55  I 

accidentelles  que  présentent  les  formes  des  choses  ;  or,  il 
j  en  a  une,  incontestable,  entre  les  bras  du  poulpe  et  la 
ramure  du  cerf,  et  même,  quoique  plus  vague,  avec  les 
feuilles  de  certains  palmiers  ;  celle-ci  devient  tout  à  fait 
marquée  sur  des  idoles  en  os,  où  certaines  lignes,  dérivées 
des  bras  du  poulpe,  présentenc  absolument  l'aspect  de 
palmes. 

Dans  ce  même  ordre  d'idées  il  y  a  une  analogie  plus 
importante,  et  très  frappante,  entre  la  figure  géométrique 
de  notre  double  triangle  sexuel  et  celle  des  représenta- 
tions symboliques  de  la  hache  bipenne.  On  me  demandem 
quel  rapport  il  y  a  entre  les  deux  idées?  Je  demanderai  i\ 
mon  tour  si  c'est  pour  elle-même  que  la  hache  bipenne  u 
été  honorée  l  Ses  titres,  comme  instrument  de  sacrifice, 
sont  bien  maigres.  Ne  serait-ce  pas  plutôt  à  cause  de  sa 
forme  même,  semblable  à  celle  du  double  triangle  sexuel? 
Elle  serait  alors  le  symbole  du  principe  de  la  puissance 
reproductrice,  ce  qui  cadre  infiniment  mieux  avec  ce  que 
nous  savons  des  idées  et  des  cultes  de  Tépoque.  De  plus, 
je  ne  vois  pas  de  raison  pour  croire  que  ce  signe  soit  né 
en  Espagne,  et  n'ait  pas  été  importé  avec  le  triangle 
féminin  et  le  poulpe  :  dès  lors,  il  aurait  existé  dans  TEst 
méditerranéen  et  y  aurait  été  également  le  symbole  du 
principe  conservateur  de  la  vie  ;  cela  admis,  je  me  de- 
mande comment  on  pourrait  ne  pas  l'identifier  avec  la 
hache  bipenne. 

Il  nous  faut  revenir  au  poulpe.  J'en  ai  décrit  plus  haut 
les  représentations  les  plus  parfaites  que  j'aie  trouvées 
sur  la  céramique  espagnole.  Mais  il  y  en  a  bien  d'autres, 
où  il  serait,  je  crois,  impossible  de  soupçonner  une  allu- 
sion au  poulpe,  si  nous  n  avions  pas  les  précédentes  pour 
servir  de  transition.  Les  uns  sont  des  cercles  entourant 
un  point,  et  représentant  les  yeux,  avec,  de  chaque  côté, 
des  paires  de  bras  terminés  par  le  chevron  ;  les  paires 
de  bras  sont  plus  souvent  au  nombre  réglementaire  de 
quatre  ;  mais  on  en  voit  aussi  trois,  ou,  d'autres  fois. 


552  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

beaucoup  plus  ;  sur  certains  vases  les  yeux  sont  rem- 
placés par  des  mamelons  en  relief,  ce  qui  semble  mieux 
marquer  une  tendance  à  Tanthropomorphisme.  On  ne 
peut  pas  sempêcher  de  trouver  à  ces  figures  avec  les 
séries  de  bras  de  chaque  côté,  une  analogie  d'ensemble 
avec  les  globes  ailés  égyptiens  et  avec  les  dieux  ailés 
assyriens  ;  sur  un  vase  même  (fig.  224  de  l'article  cité)  (i) 
ils  flanquent  un  cercle  unique,  comme  un  globe,  entouré 
de  points  ;  mais  au-dessus  et  en  dessous,  il  y  a  des  paires 
d'yeux  qui  nous  ramènent  au  poulpe.  Je  ne  crois  pas  que 
le  hasard  explique  cette  analogie  dans  les  représentations 
de  la  divinité  principale  de  divers  peuples,  et  il  y  aurait 
lieu  d'en  rechercher  la  cause. 

Sur  nos  vases  espagnols,  le  plus  souvent  le  poulpe 
figure  deux  fois.  Fréquemment  ses  bras  ont  disparu,  et  il 
ne  reste  que  deux  yeux  ;  d'autres  fois,  à  côté  de  ceux-ci 
il  y  a  des  séries  de  lignes  courbes  qui  paraissent  dérivées 
des  bras  ;  d'autres  en  zigzag  sont  identiques  au  signe 
représentant  l'eau  chez  les  Égyptiens  :  des  champs  de 
points  et  de  lignes  verticales  ont  probablement  aussi  un 
sens.  Sauf  les  deux  premiers  exemples  décrits,  qui  sont 
peints  eu  rouge,  toutes  ces  figures  sont  gravées  ;  dans  un 
cas  après  la  cuisson,  dans  tous  les  autres,  avant. 

Après  les  vases,  les  os  d'animaux  peints  ou  gravés  nous 
fournissent  une  série  surprenante  de  dessins  qui  ont  avec 
les  précédents  la  relation  la  plus  étroite.  Ces  os  ont  reçu 
des  ornements  peints,  mais  souvent  les  surfaces  peintes 
ont  été  fortement  corrodées,  et  le  dessin  se  trouve  gravé 
en  creux.  Le  sujet  reproduit  est  toujours  le  même  :  sa 
caractéristique  est  une  paire  d'yeux,  cercles  à  point  cen- 
tral, entourés  de  rayons.  La  forme  de  l'objet  ne  permet- 
tant pas  le  développement  en  largeur,  c'est  au-dessus  et 
surtout  au-dessous  des  yeux  que  sont  placés  les  autres 
ornements  qui  sur  les  vases  s'étalent  sur  tout  le  pourtour  : 

(I)  Revue  des  Qubst.  scient.,  t.  XXXIV,  p.  534. 


ORIENTAUX   ET   OCCIDENTAUX   EN   ESPAGNE.  553 

ce  sont  surtout  ces  mêmes  arcs  de  cercle  rappelant  les 
bras  du  poulpe,  et  s  alignant  en  nombre  des  deux  côtés 
d'un  axe  vertical,  comme  des  palmes  :  il  y  a  des  champs 
remplis  de  zigzags,  des  séries  de  lignes  droites  courtes 
et  parallèles,  des  chevrons,  des  triangles  ;  le  sujet  le  plus 
compliqué  est  celui  du  damier  :  les  carrés  ou  losanges 
sont  alternativement  vides  et  pleins  :  le  remplissage  de 
ceux-ci  est  obtenu  par  des  lignes  croisées  parallèles  aux 
précédentes  et  formant  comme  un  damier  plus  petit.  On 
ne  trouve  pas  ce  dessin  sur  les  vases  liturgiques,  mais 
les  lignes  croisées  formant  greneté,  sont  fréquentes  sur 
divers  objets,  entre  autres  sur  des  récipients  en  albâtre 
ou  en  os.  Ce  dernier  système  d'ornementation  est  très 
phénicien  ;  les  autres,  notamment  le  damier,  qui  n'est 
plus  un«i  composition  simple,  offrent  avec  ceux  des  anciens 
vases  chypriotes  l'identité  la  plus  complète. 

J'ai  dit  plus  haut  que  les  dessins  ont  été  peints  et  que 
souvent  les  parties  peintes  sont  actuellement  en  creux  : 
même  lorsqu'il  n'en  est  pas  ainsi,  la  couleur  ne  se  distingue 
plus  :  l'os  a  seulement  un  aspect  un  peu  différent  qui 
révèle  les  lignes  du  dessin,  ou  bien  on  y  voit  des  stries, 
comme  si  on  avait  raclé  plutôt  que  peint.  Lorsque  le  des- 
sin est  en  creux,  on  se  demande  si  c'est  par  un  effet  de 
corrosion  naturelle,  d'altération  de  la  peinture,  ou  le 
résultat  voulu  d'un  procédé  de  gravure  ;  dans  certains  cas 
on  incline  vers  cette  dernière  réponse.  La  même  question 
se  présente  devant  les  œufs  d'autruche  peints  ou  gravés 
d'une  nécropole  carthaginoise  voisine. 

Sur  les  os  non  gravés,  les  lignes  sont  très  fines  et  ser- 
rées ;  le  dessin  est  fort  délicat,  l'exécution  très  soignée. 

Beaucoup  de  motifs  représentés  sont  ceux  du  répertoire 
des  vases  gravés  ;  ce  sont  bien  les  mêmes  idées,  exprimées 
par  le  même  peuple  à  la  même  époque  :  la  plupart  ne  sont 
pas*  seulement  des  ornements  :  ils  ont  aussi  un  sens  sym- 
bolique. La  forme  des  os  donne  à  l'ensemble  l'effet  des 
idoles  chypriotes  ;  avec  leurs  deux  yeux,   ils  évoquent 


554  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ridée  d*une  figure  humaine,  comme  les  petites  idoles  en 
albâtre  (fig.  25g  de  l'art,  cité)  (i),  avec  leurs  seins  en  relief, 
et  d'autres  avec  une  sorte  de  tête  et  deux  yeux.  Parmi  les 
os,  une  côte  plate  gravée,  avec  les  deux  yeux  très  carac- 
téristiques, entourés  de  lignes  ornementales,  porte  une 
série  de  rangées  horizontales  formées  par  des  triangles  ; 
une  au-dessus,  avec  les  sommets  renversés  ;  sous  les  yeux, 
trois  rangées,  avec  sommets  en  haut  ;  plus  bas  deux  autres 
semblables,  séparées  des  précédentes  par  une  bande  ou 
ceinture  de  losanges.  Les  triangles  sont  remplis  de  lignes 
croisées.  L'intérêt  de  cette  côte  consiste  en  ce  qu'elle  se 
rattache,  par  son  ensemble  et  surtout  les  deux  yeux,  aux 
os  longs  avec  lesquels  elle  se  trouvait,  et  par  sa  forme 
plate  et  les  nombreux  triangles,  à  une  catégorie  d'objets 
bien  connus  et  qui  jouent  un  rôle  important  dans  le  Néo- 
lithique de  la  Péninsule  :  je  veux  parler  des  plaques  de 
schiste  gravées.  J'en  ai  retrouvé  dans  les  sépultures  d'An- 
dalousie :  quelques-unes  n'ont  que  des  trous  de  suspen- 
sion ;  d'autres  portent  en  outre  trois  paires  de  lignes 
courbes  (fig.  266  de  l'art,  cité)  (2),  réminiscences  lointaines 
des  bras  du  poulpe  :  d'autres  sont  couvertes  de  triangles 
identiques  à  ceux  de  la  côte  gravée.  La  plus  belle  collec- 
tion de  ces  plaques  provient  des  sépultures  portugaises  : 
les  détails  varient  à  Tin  fini  ;  voici  les  caractères  les  plus 
habituels  :  le  tiers  supérieur,  outre  un  ou  deux  trous  de 
suspension,  porte  au  centre  un  espace  triangulaire  à  som- 
met retourné,  privé  d'ornements  :  ces  derniers  se  com- 
posent de  bandes  ornées,  différemment  disposées,  et  qu'il 
faut  rapprocher  des  lignes  courbes  ci-dessus  mentionnées  ; 
elles  ont  donc  une  relation  —  on  ne  le  croirait  pas  — 
avec  les  bras  du  poulpe.  Le  reste  de  la  surface  est  couvert 
de  dessins  géométriques  variés,  parmi  lesquels  dominent 
les  triangles  remplis  de  lignes  croisées,  et  des  bandes  ou 


(1)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XXXIV,  p.  539. 

(2)  Ibidem,  p.  541. 


ORIENTAUX    ET    OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  555 

ceintures  de  composition  différente.  Ces  plaques  sont  rec- 
tangulaires ou  plus  larges  à  la  base  ;  il  y  en  a  d'autres  en 
forme  de  crosse,  ornées,  et  qui  rentrent  dans  le  même 
groupe  ;  je  citerai  aussi  une  corne  avec  des  gravures  de 
chevrons.  Sur  les  plaques,  les  trous  de  suspension  font 
fonction  d'yeux  :  cela  est  moins  clair  quand  l'œil  est 
unique.au  milieu  du  front,  comme  chez  les  Cyclopes;  mais 
on  ne  peut  en  douter  en  présence  de  quelques  exemplaires 
hautement  intéressants,  dont  l'anthropomorphisme  a  été 
signalé  par  M .  Cartailhac  :  un  épaulement  dégage  la  tête  ; 
le  vide  triangulaire  du  sommet  s'allonge  et  devient  une 
sorte  de  nez  ;  sous  les  deux  yeux,  trois  ou  quatre  paires 
de  lignes  sont  d  autant  plus  singulières  qu'elles  laissent 
entre  elles  un  espace  vide,  piéciséraent  où  devrait  se 
trouver  la  bouche.  Sur  le  corps  de  la  plaque  provenant  de 
Idanha  a  Nova,  les  chevrons  affectent  une  disposition  qui 
fait  allusion  à  des  bras,  à  des  jambes,  à  des  pieds  ;  au 
musée  de  Madrid  se  trouve  une  plaque  où  les  mains  sont 
bien  marquées  :  elles  touchent  un  triangle  à  sommet 
retourné,  tout  au  bas  de  l'objet.  L'anthropomorphisme 
de  ces  figures  est  évident  ;  mais  on  voit  bien  qu'il  est 
né  de  la  juxtaposition  d'éléments  que  nous  connaissons 
comme  indépendants,  et  dont  l'agencement  paraît  avoir 
d'abord  visé  un  effet  décoratif. 

C'est  en  France  que  nous  trouvons  le  couronnement' de 
la  série,  le  dernier  terme  de  cette  singulière  évolution  : 
ici  encore  M.  Cartailhac  a  été  le  premier  à  signaler  la 
parenté  entre  les  plaques  gravées  et  les  statues-menhirs  : 
j'appelle  surtout  l'attention  sur  celle  de  St-Sernin,  parce 
que,  tout  en  se  trouvant  au  sommet  du  groupe,  sa  tête 
nous  ramène  au  point  de  départ  :  elle  reproduit  de  façon 
frappante  les  traits  élémentaires  de  notre  poulpe  ;  deux 
yeux,  le  corps  et  quatre  paires  de  bras  rudimentaires. 
L'absence  de  bouche,  signalée  par  M.  Houssay,  est  bien, 
comme  ce  savant  le  dit,  la  preuve  de  l'origine  de  toutes 


556  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

ces  divinités,  qui  émerge  au  milieu  du  courant  anthropo- 
morphique. 

Nous  assistons  ici  à  la  formation  d'un  vaste  panthéon  : 
comme  dans  celui  de  l'antiquité  classique,  les  dieux  se 
transforment,  s'unissent,  se  multiplient  ;  les  hasards  d'un 
dessin, des  rapprochements  fortuits  leur  donnent  naissance  : 
cela  nous  est  raconté  par  ces  os  et  ces  pierres  en  un  lan- 
gage qui  n'est  pas  plus  banal  que  celui  de  la  mythologie 
ancienne.  Dans  cette  cohue  de  dieux,  on  retrouve  cepen- 
dant la  persistance  d'un  culte  primordial,  celui  du  principe 
créateur,  dont  la  figure  symbolique,  tirée  du  poulpe, 
subsiste  au  milieu  de  toutes  les  transformations. 

A  l'Est  méditerranéen,  si  nous  suivons  MM.  Perrot  et 
Chipiez,  la  colonne  est  née  de  l'emploi  des  troncs  d'arbre 
pour  soutenir  les  toits  de  trop  grande  portée  :  la  partie  la 
plus  large  se  plaçait  en  haut  et  la  base  plus  étroite  repo- 
sait sur  un  dé  en  pierre.  La  colonne  lapidaire  a  conservé 
la  gracilité  et  l'amincissement  vers  le  bas  ;  parfois  elle 
était  faite  de  plus  d'un  tronçon,  rassemblement  s'obtenant 
par  tenon  et  mortaise.  Pour  cette  colonne,  MM.  Perrot 
et  Chipiez  ont  créé  l'ordre  mycénien. 

L'architecture  néolithique  faisait  également  usage  de 
colonnes  en  bois  et  en  pierre  ;  j'ai  retrouvé  un  des  dés  en 
pierre  sur  lesquelles  reposaient  les  premières  :  il  est  de 
profil  identique  à  ceux  du  palais  de  Tirynthe,  et  n'en 
diffère  que  par  le  creux  pratiqué  dans  sa  face  supérieure 
pour  mieux  assujettir  le  poteau.  Les  colonnes  de  pierre 
sont  infiniment  plus  grossières  que  celle  de  Mycènes; 
parfois  elles  sont  à  peine  dégrossies,  mais  d'autres  fois, 
ce  sont  de  vrais  fûts  à  section  arrondie  par  un  travail 
patient  :  dans  un  cas,  deux  fragments  s'emboîtaient  par 
un  tenon  et  une  mortaise  rudimentaires.  Dans  plusieurs 
exemples,  on  peut  observer  d'une  façon  bien  caractérisés 
l'amincissement  vers  le  bas. 

La  colonne  néolithiqueappartientdoncàl'ordre  mycénien. 

Dans  l'article  de  1893,  j'ai  comparé  les  sépultures  néo- 


ORIENTAUX   ET   OCCIDENTAUX   EN    ESPAGNE.  55 J 

lithiques  aux  tombes -à  coupole  de  Mycènes  :  l'analogie 
est  frappante  ;  depuis,  plusieurs  savants  de  la  Péninsule 
ont  renchéri  sur  le  sujet,  qui  vient  d'être  traité  de  main  de 
maître  par  Don  Manuel  Gomez  Moreno,  dans  le  Bolbtin 
DE  LA  Real  Academia  de  la  Historia,  à  propos  de  la 
récente  découverte  d'une  superbe  tombe  à  coupole  dans 
les  environs  du  célèbre  dolmen  d'Antequera. 

La  comparaison  des  deux  systèmes  architecturaux  s'im- 
posait. M.  Gomez  Moreno  croit  les  coupoles  plus  anciennes 
que  les  dolmens.  Je  crois  qu'en  principe  il  a  raison,  et  un 
des  motifs  qui  me  le  font  croire  c'est  que  les  plus  anciennes 
maisons,  souterraines  ou  superficielles,  sont  rondes  comme 
les  coupoles  qui  en  sont  les  copies.  Mais  il  y  a  un  fait 
positif  :  les  deux  systèmes  étaient  contemporains  à  la  fin 
de  Tépoque  néolithique,  à  Taurore  de  l'âge  du  bronze. 
De  plus,  il  y  a  entre  les  deux  systèmes  une  différence 
autrement  grande  que  la  forme  et  le  plan,  c'est  le  prin 
cipe  architectural  de  leur  couverture  :  voûte  dans  les 
coupoles,  dalles  plates  dans  les  dolmens.  La  voûte  est 
par  elle-même  une  construction  savante  qui  n'a  pu  naître 
en  un  jour  ;  on  pourrait  se  demander  si,  ne  disposant  pas 
de  dalles  assez  larges,  on  n'a  pas  réduit  la  portée  des 
chambres  en  posant  sur  les  pieds-droits  une  première 
rangée  de  pierres  en  encorbellement,  puis  une  autre  et 
ainsi  de  suite  ;  ce  serait  une  genèse  contraire  à  celle  pro- 
posée par  M.  Gomez,  mais  je  ne  crois  pas  non  plus  que  les 
choses  se  soient  passées  ainsi.  On  est  frappé,  à  la  vue  de  la 
plupart  de  ces  voûtes,  du  contraste  entre  la  science  archi- 
tecturale que  suppose  le  système,  et  l'inhabileté  de  l'exé- 
cution :  presque  toutes  sont  interrompues  avant  d'arriver 
à  la  clef,  et  on  a  bouché  le  trou  par  une  grande  dalle, 
de  sorte  que  ce  ne  sont  plus  de  véritables  voûtes.  Il 
semble  que  souvent  on  a  préféré  renoncer  tout  à  fait  au 
principe,  à  cause  du  manque  d'ouvriers  habiles,  pour 
admettre  celui  des  constructions  mégalithiques.  On  peut 
même  montrer  que  les  constructeurs  n'ont  pas  eux-mêmes 


558  REVUE    DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

compris  la  théorie  de  la  voûte,  puisque  souvent  ils  ont 
soutenu  par  une  colonne  la  dalle  faisant  office  de  clef.  On 
peut  difficilement  imaginer  une  association  de  deux  élé- 
ments aussi  bien  faits  pour  s'exclure  :  la  colonne  et  la 
voûte,  même  par  encorbellement.  C'est  par  cette  faute 
technique  qu'on  distingue  le  copiste  inconscient  et  mal* 
adroit  du  créateur  intelligent.  On  croirait  voir  l'œuvre 
d'un  enfant  qui  a  puisé  dans  une  boîte  à  jeu  divers  éléments 
et  les  a  assemblés  sans  comprendre  leur  rôle  ;  l'enfant, 
c'est  l'ouvrier  turdétan  néolithique;  la  boite,  c'est  l'archi- 
tecture mycénienne. 

L'emploi  des  crépis  en  plâtre  et  des  peintures  murales 
dans  les  maisons  ou  les  tombes  suggère  des  réflexions  du 
même  genre  :  on  ne  peut  nier  d'une  façon  absolue  la  pos- 
sibilité d'une  invention  locale  ;  mais  aucun  archéologue 
ne  s'attend  à  trouver  un  pareil  raffinement  dans  ces  gros- 
sières constructions  :  l'idée  des  stucs  vient  à  l'architecte 
quand  il  a  obtenu  de  beaux  parements  réguliers  qui 
invitent  à  y  produire  des  surfaces  lisses, lesquelles  appellent 
des  décors  ;  de  même  pour  la  céramique  :  pour  songer  a 
orner  et  surtout  à  peindre  des  vases,  il  faut  que  le  potier 
fournisse  de  belles  superficies  capables  de  recevoir  et  de 
faire  valoir  les  peintures. 

Pas  plus  que  la  colonne,  les  anciennes  villes  d'Hissarlik 
n'ont  connu  les  crépis  ni  les  peintures  :  c'est  avec  l'ait 
mycénien  qu'ils  naissent  ;  c'est  avec  tous  les  autres  ves- 
tiges d'art  de  l'Est  méditerranéen  qu'ils  apparaissent  en 
Espagne,  et  comme  toujoui's,  avec  des  caractères  d'infé- 
riorité très  marqués.  Cette  infériorité  ne  doit  pas  nous 
étonner  :  ces  arts  que  nous  appelons  mycéniens  péné- 
traient en  Espagne  par  les  Phéniciens  ;  ceux-ci,  artistes 
médiocres  eux-mêmes,  venaient  pour  s'enrichir,  non  pour 
créer  des  écoles  artistiques,  et  les  indigènes  n'ont  à 
aucuiie  époque  montré  des  dispositions  à  devenir  de  bons 
élèves. 

Coupoles,  colonnes,  crépis,  peintures,  etc.,  ne  survivent 


ORIENTAUX    ET   OCCIDENTAUX   EN    ESPAGNE.  5bg 

pas  au  Néolithique  :  ils  disparaissent  à  Tâge  du  bronze 
avec  les  Phéniciens,  pour  ne  reparaître  qu'avec  les  Car- 
thaginois et  les  Grecs. 

Il  est  encore  un  détail  à  mentionner  :  très  fréquemment 
j'ai  retrouvé  dans  les  maisons  néolithiques  des  foyers 
ronds,  marqués  par  une  forte  épaisseur  de  cendres,  et 
limités  par  un  bourrelet  circulaire  d'argile.  C'est  exacte- 
ment la  disposition  du  foyer  découvert  par  Schliemann 
dans  le  mégaron  du  palais  de  Mycènes,  moins  les  décors 
en  couleurs.  En  Espagne  je  n'ai  pas  constaté  ce  système 
de  foyers  autre  part  que  dans  les  demeures  de  l'époque 
néolithique  ;  c'est,  à  côté  de  tant  d'autres,  une  analogie 
de  plus. 

Il  nous  reste  à  examiner  une  série  de  témoins  plus 
directs  encore,  sinon  plus  probants,  de  la  présence  des 
Phéniciens.  J'ai  trouvé  dans  les  sépultures  de  nombreux 
débris  de  vases  en  plâtre.  Celui-ci,  très  fin  et  solide,  était 
obtenu  par  la  calcination  du  gypse  cristallisé  très  pur 
qu'on  trouve  abondamment  en  petits  filons  ;  on  en  ramasse 
de  nombreux  fragments  crus  dans  les  décombres  des 
maisons,  d'autres  à  moitié  cuits;  les  plus  fréquents  sont 
des  restes  de  crépissages  appliqués  sur  les  murs  et  sur  les 
boisages.  L'emploi  du  plâtre  dans  la  confection  des  vases 
est  fort  extraordinaire  ;  on  s'en  servait  aussi  pour  boucher 
le  fond  de  pots  troués  ;  il  y  a  encore  des  vases  en  terre 
cuite  ordinaire,  munis  d'un  col  en  plâtre,  appliqué  après 
la  cuisson,  et  dont  l'adhérence  devait  être  extrêmement 
défectueuse  :  ces  cols  conservent  des  traces  de  couleur 
rouge.  Parmi  les  vases  entiers  il  y  en  a  qui  sont  ornés  de 
lignes  gravées  et  de  peintures  rouges  et  bleuverdâtre. 
L'exemplaire  le  plus  complet  a  la  forme  d'un  œuf  d'au- 
truche de  petite  dimension,  dont  le  bout  serait  largement 
ouvert  :  il  est  décoré  d'une  série  de  lignes  gravées  verti- 
cales, comme  des  méridiens  arrêtés  par  deux  cercles 
polaires  :  les  côtes  ainsi  marquées  sont  alternativement 


56o  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

vides  et  remplies  de  lignes  croisées.  L'ensemble  repro- 
duit le  système  de  décoration  des  œufs  d'autruche  qui 
abondent  dans  les  nécropoles  puniques,  et  sur  lesquels  on 
revoit  les  lignes  croisées.  De  cette  ressemblance,  j'avais 
déduit  que  dès  le  Néolithique  existait  le  commerce  des 
œufs  d'autruche  peints  ou  gravés,  spécialité  des  Phéni- 
ciens :  c'était  surtout  en  Afrique  qu'ils  allaient  les  cher- 
cher pour  les  répandre  sur  les  côtes  de  la  Méditerranée. 
Or,  voilà  que  parmi  les  milliers  de  petites  rondelles  per- 
cées servant  de  grains  de  collier,  je  constate  qu'un  grand 
nombre  sont  faites  de  coquilles  d'œufs  d'autruche,  ce  qui 
vient  transformer  mon  hypothèse  en  certitude. 

Dans  les  mêmes  sépultures  et  maisons,  je  recueille  des 
objets  en  ivoire,  souvent  travaillés  et  ornés  avec  soin  ; 
quelques-uns  sont  d'usage  indéterminé  :  de  grandes 
plaques  ornées  de  gravures,  paraissant  destinées  à  être 
attachées  sur  les  vêtements  :  une  d'elles  est  couverte 
d'un  greneté  uniforme.  Il  y  a  aussi  des  peignes  ;  le  plus 
intéressant  est  reproduit  par  la  figure  23'i  de  l'article 
d'octobre  iSgS  (i)  :  il  est  fait  de  deux  pièces  assemblées 
très  adroitement  par  tenon  et  mortaise.  Cet  ivoire  pro- 
venait d'Afrique  sinon  d'Asie,  et  il  est  à  présumer  qu'il 
était  introduit  en  Espagne  sous  forme  d'objets  ouvrés. 

Parmi  les  objets  se  rapportant  à  la  toilette,  nous  trou- 
vons encore  de  petits  récipients  en  albâtre  et  en  os,  d'une 
forme  particulière,  propre  à  contenir  des  parfums  ;  des 
pastilles  et  des  enduits  de  cinabre  indiquent  le  môme 
genre  de  goût  pour  les  cosmétiques  et  les  fards  :  les 
enduits  et  croûtes  peuvent  être  le  résidu  de  cosmétiques, 
que  l'on  avait  l'habitude  de  colorer  avec  le  cinabre. 

Enfin  je  ferai  mention  de  quelques  très  rares  grains  de 
collier  minuscules,  de  terre  légèrement  émaillée,  de  cou- 
leur gris  foncé  peu  attrayante. 

Je  crois  qu'il  serait  difficile  de  trouver  une  série  d'ar- 

(1)  Revue  des  Quest  scient.,  t.  XXXI V,  p.  837. 


ORIENTAUX    ET    OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  56 1 

ticles  d'importation  caractérisant  mieux  que  ceux-là  la 
spécialité  du  commerce  phénicien.  Il  serait  superflu  de 
<;iter  les  témoignages,  nombreux  et  clairs,  des  auteurs 
anciens; rappelons  que  les  fouilles  des  nr^'cropoles  puniques 
le  confirment  :  celle  de  Villaricos,  par  exemple,  a  pro- 
duit en  quantité  des  œufs  d'autruche  peints  ou  gravés  ; 
on  y  trouve  des  peignes  en  ivoire,  plus  richement  repré- 
sentés dans  les  nécropoles  de  l'Andalousie  occidentale, 
où  ils  sont  couverts  de  gravures  remarquables,  de  carac- 
tère oriental  très  marqué  ;  les  ungùentaria  en  albâtre 
abondent  dans  ces  sépultures,  comme  les  perles  en  verre. 

Si  le  commerce  de  ces  produits  a  été  de  mémoire 
d'homme,  la  spécialité,  le  monopole  des  Phéniciens,  je 
ne  vois  pas  qu'on  puisse  chercher  à  expliquer  leur  pré- 
sence dans  les  tombes  et  les  maisons  néolithiques  du  Sud 
de  l'Espagne,  autrement  que  par  l'existence  de  ce  com- 
merce phénicien,  du  moment  que  d'autres  considérations 
nous  ont  prévenu  qu'il  est  contemporain  de  la  dernière 
phase  du  Néolithique.  Ajoutons  qu'aucun  pays  n'a  été 
travaillé  par  les  Phéniciens  comme  le  Sud  de  l'Espagne. 

Il  est  extrêmement  probable,  pofir  ne  pas  dire  sûr, 
que  la  plupart  de  ces  produits  ont  été  fabriqués  par  les 
Phéniciens  chez  eux  ou  en  Espagne.  J'ai  la  même  impres- 
sion pour  les  os  peints  et  gravés  :  presque  tous  ceux  que 
je  possède,  une  trentaine,  se  trouvaient  réunis  dans  les 
décombres  d'une  maison  brûlée,  comme  formant  un  lot 
de  marchand. 

D'après  cela,  nous  serions  devant  des  produits  qui  sont 
les  plus  anciens  qu'on  puisse  attribuer  à  l'industrie  et  à 
l'art  phéniciens.  On  est  habitué  à  voir  l'histoire  de  ce 
peuple  éclairée  surtout  par  la  lumière  venant  des  colonies 
qui  l'ont  enrichi.  Mais  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que 
les  objets  trouvés  en  Espagne,  même  s'ils  sont  de  fabrique 
phénicienne,  sont  des  produits  médiocres  :  ce  sont  de 
ceux  qu'on  réserve  pour  les  peuples  arriérés,  ou  pour  les 
colonies  :  de  la  pacotille  d'exportation.  C'est  bien  cela,  non 

m*  SÉRIE.  T.  X.  56 


562  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIPIQUB8. 

de  Tétain,  ni  des  poignards  incrustés  d'or  et  d'argent,  ni 
des  vases  ou  des  bijoux  précieux  richement  travaillés  que 
nous  devons  nous  attendre  à  trouver  aux  mains  des  indi- 
gènes comme  prix  de  la  matière  que  les  commerçants 
leur  achetaient,  de  l'argent  surtout,  dont  ils  exportaient 
des  quantités  énormes  pour  fabriquer  et  vendre  dans  les 
centres  civilisés,  et  non  ramener  en  Espagne,  ces  vases  et 
ces  bijoux  de  prix  que  l'antiquité  a  chantés  et  que  leurs 
voisins  se  disputaient. 

L'Espagne  neuve  et  ignorante,  Tarshis  la  riche  en 
argent,  exploitée  par  le  camelot,  la  ruse  et  les  armes  des 
Phéniciens  ;  ses  dépouilles  enrichissant  Sidon  et  Mycènes, 
voilà  le  tableau  de  la  fin  du  Néolithique,  tracé  par  les 
fouilles. 

Pour  achever  de  faire  ressortir  le  caractère  oriental 
des  objets  et  des  industries  que  nous  venons  d'étudier,  il 
est  encore  une  donnée  de  première  importance,  sans 
laquelle  le  tableau  serait  incomplet  :  c'est  le  contraste 
que  présentent  avec  eux  les  produits  occidentaux.  Ce  con- 
traste, nous  le  verrons  surtout  en  étudiant  l'âge  suivant, 
celui  du  bronze,  dont  le  caractère  dominant  est  la  dis* 
parition  complète  de  toute  influence  orientale,  et  qui 
nous  fournit  un  point  de  comparaison  de  grande  valeur. 
Mais  sans  sortir  du  Néolithique,  et  comme  on  devait  s'y 
attendre,  nous  trouvons  des  éléments  qui  appartiennent 
en  propre  à  TOccident,  et  qui,  eux  aussi,  servent  à  mieux 
marquer  la  coexistence  de  deux  courants  très  différents. 

Parmi  eux  sont  les  substances  suivantes  :  ambre, 
lignite,  callaïs  ;  les  deux  premières  surtout  nous  reponent 
aux  pays  de  leurs  gisements  classiques  :  les  rivages  de 
la  Baltique  et  les  contrées  entourant  la  mer  du  Nord; 
on  les  rencontre  dans  les  sépultures  néolithiques,  sous 
forme  de  grains  de  collier,  à  côté  des  grains  en  coquille 
d'œufs  d'autruche.  Leur  caractère  exotique  est  confirmé 
par  ce  fait  qu'on  ne  les  trouve  plus  à  l'âge  du  bronze,  où. 


ORIBNTAUX   ET    OCCIDENTAUX   BN   ESPAGNE.  563 

pour  les  milliers  de  grains  récoltés,  étaient  exclusivement 
utilisés  les  produits  indigènes  ;  elles  reparaissent  dans  les 
nécropoles  des  Visigoths.* 

Il  existait  aussi  un  art  particulier  à  l'Occident,  et  qui 
peut  soutenir  la  comparaison  avec  celui  des  Phéniciens, 
sinon  avec  celui  des  Mycéniens  :  c'est  l'art  céramique 
avec  sa  décoration  si  spéciale.  A  travers  les  siècles  qui 
ont  suivi  la  pierre  polie  et  jusque  dans  notre  ère,  le 
centre  et  TOuest  de  l'Europe  ont  montré  une  constante 
prédilection  pour  la  poterie  à  surface  noire  lissée,  con- 
trastant avec  le  goût  des  couleurs  vives  dans  le  bassin 
oriental  de  la  Méditerranée.  Ses  formes  aussi  sont  spér 
ciales  ;  elles  restent  simples,  n'ont  ni  la  complication  ni 
l'élégance  des  produits  de  Grèce  et  d'Asie  mineure.  Enfin 
leur  décoration  est  d'un  principe  totalement  différent  : 
c'est  le  procédé  primitif  de  l'incision,  sans  emploi  de 
couleurs. 

Dans  les  tombes  néolithiques  d'Espagne  on  trouve  côte 
à  côte  des  vases  ornés  de  peintures  ou  gravures  de  style 
oriental,  et  d'autres  de  l'art  occidental  le  mieux  caracté- 
risé. Ces  derniers  appartiennent  au  groupe  qui  est  surtout 
connu  par  les  poteries  en  forme  de  calice  ou  de  tulipe, 
répandues  dans  l'Occident  de  l'Europe,  et  souvent  accom- 
pagnées d'ambre,  de  lignite  ou  de  callaïs  :  c'est,  en  eflFet, 
cette  forme  qui  paraît  la  plus  typique  du  groupe,  et  qui 
couvre  l'ère  la  plus  étendue  ;  mais  à  côté  de  cela  il  y  en 
a  plusieurs  autres.  Les  vases  en  tulipe  ont  le  fond  bombé 
avec,  au  centre,  une  partie  aplatie  ou  un  petit  creux 
circulaire  correspondant  à  une  saillie  à  l'intérieur  ;  la 
panse  est  arrondie  ou  carénée,  le  bord  évasé  ;  ils  sont  à 
peu  près  aussi  larges  que  hauts  ;  dans  la  Péninsule,  une 
classe  qui  paraît  dérivée  de  la  précédente  est  sensible- 
ment plus  aplatie  ;  il  y  a  aussi  des  bols  ou  calottes 
sphériques  ;  en  Andalousie  M.  Bonsor  a  trouvé  des  coupes 
à  pied  qui  se  rapprochent  du  groupe  par  leur  ornemen- 
tation, mais  je  les  crois  un  peu  plus  récentes. 


t 


564  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Généralement,  la  pâte  est  fine,  l'exécution  bonne,  la 
surface  soigneusement  lissée  ;  la  couleur  est  parfois  rouge, 
souvent  gris  brun,  mais  on  paraît  avoir  cherché  à  obtenir 
plutôt  le  noir.  Leur  valeur  vient  surtout  de  la  décoration 
de  la  surface,  qui  est  très  spéciale  ;  le  procédé  d'abord  : 
toutes  les  lignes  sont  en  creux,  et  souvent  remplies  de 
matière  blanche  ;  le  creux  s  obtenait  dans  la  pâte  molle, 
ou  par  incision,  ou  par  estampage  au  moyen  d'une  sorte 
de  peigne  qui  imprimait  une  série  de  petits  éléments 
linéaires  à  la  suite  l'un  de  l'autre  ;  les  dessins  les  plus 
caractéristiques  sont  ceux  formés  par  les  combinaisons  de 
petites  lignes  courtes  parallèle  s,  très  rapprochées  les  unes 
des  autres  et  différemment  agencées.  Cela  donne  des  sur- 
faces qui  rappellent  des  ouvrages  de  vannerie,  des  tissus, 
des  dentelles,  et  l'effet  est  très  heureux.  Mais  si  ce  que 
j'appellerais  la  trame  de  ces  tissus  est  très  variable,  ce 
qui  est  une  loi  générale,  c'est  leur  disposition  en  bandes 
horizontales  étagées  faisant  le  tour  complet  du  vase,  et 
laissant  le  plus  souvent  entre  elles  des  zones  sans  orne- 
ments ;  sur  les  fonds  bombés,  ces  bandes  concentriques, 
avec  une  étoile  au  centre,  sont  souvent  remplacées  par 
d'autres  radiales.  Il  y  a  d'ailleurs  une  grande  variété  de 
détails  individuels  ;  certaines  bandes  sont  limitées  par  des 
lignes  droites  ;  d'autres  par  des  becs  ;  au  bord  même  de 
certains  vases  il  y  a  comme  des  franges  interrompues, 
ou  bien  l'ornementation  empiète  un  peu  sur  l'intérieur. 

Cet  art,  malgré  l'aspect  de  richesse  de  certains  de  ses 
produits,  reste  sévère  :  par  son  incrustation  dans  la  pâte, 
le  décor  fait  partie  intégrante  de  l'objet,  et  sa  disposition 
par  bandes  circulaires  en  épouse  bien  la  forme.  Ces  qua- 
lités, les  vases  peints  mycéniens  ne  les  possèdent  pas  :  le 
potier  a  pris  leur  surface  comme  il  en  aurait  pris  une 
autre  quelconque  pour  y  appliquer  des  ornements,  en  se 
préoccupant  peu  de  la  ligne  du  vase  :  celui-ci  est  une  chose 
et  le  sujet  qui  le  décore  en  est  une  autre.  Cela  même  a 


ORIENTAUX   ET    OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  565 

permis  au  pinceau  de  courir  plus  librement  et  d'obtenir 
des  effets  plus  variés  et  plus  brillants. 

Des  deux  écoles  on  ne  peut  dire  Tune  supérieure  n 
l'autre  ;  c'est  une  question  de  goût,  non  de  mérite  artis- 
tique. Mais  ce  qui  nous  intéresse  ici,  c'est  de  constater 
que  l'Occident  avait  son  art  céramique  propre,  très  per- 
sonnel, et  spécial  à  l'époque  néolithique  ;  art  qui  tient 
une  place  très  honorable  à  côté  de  celui  des  Mycéniens 
et  des  Phéniciens  et  qui  en  est  aussi  différent  que  possible. 
Ce  n'est  donc  pas  seulement  par  la  ressemblance  des  pro- 
cédés ou  des  sujets  que  nos  vases  à  poulpes  et  autres  objets 
peints  proclament  leur  origine  orientale  ;  c'est  tout  autant 
par  le  contraste  le  plus  absolu  qu'ils  offrent  avec  les 
produits  occidentaux  contemporains. 

La  céramique  que  nous  venons  d'étudier  est  propre  à 
la  moitié  occidentale  de  l'Europe.  Elle  est  très  abondante 
dans  la  Péninsule  ibérique,  où  les  formes  semblent  plus 
variées  :  on  la  trouvée  tout  au  centre,  à  Ciempozuelos, 
près  de  Madrid.  J'ai  constaté  ce  système  d'ornementation 
sur  un  vase  en  forme  de  cruche,  de  la  plus  ancienne  phase 
du  Néolithique.  Si  on  en  a  fabriqué  partout,  la  Péninsule 
a  été  en  tout  cas  un  centre  très  ancien  et  très  important 
de  production,  sinon  d'exportation.  Jusqu'à  présent  c'est 
seulement  dans  le  Sud,  c'est-à-dire  dans  la  province  que 
les  Phéniciens  ont  habitée,  que  ce  genre  de  céramique 
est  associé  à  des  poteries  de  caractère  oriental. 

La  partie  phénicienne  de  l'Espagne  est  l'Andalousie 
moderne,  la  Bétique  romaine,  la  Turdétanie,  Tartesside 
ou  Tarshis  préhistorique.  Son  axe  est  le  bassin  du  Gua- 
dalquivir,  limité  au  Sud  par  la  chaîne  bétique  qui  court 
parallèlement  à  la  côte  ;  le  point  culminant  de  ces  mon- 
tagnes atteint  l'altitude  de  3ooo  mètres  dans  la  Sierra 
Nevada,  où  la  neige  ne  disparaît  jamais  complètement.  Les 
navigateurs  venant  de  l'Est  pouvaient  pénétrer  en  Anda- 
lousie par  les  parties  basses  de  l'Ouest,  par  la  région  où 


566  REVUE   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

débouche  le  Guadalquivir  :  mais  il  fallait  pour  cela  fran- 
chir les  colonnes  d'Hercule,  ce  qui  allongeait  la  navi- 
gation. Si  même  ils  avaient  réussi  à  pénétrer  par  là 
assez  avant  dans  Tintérieur,  cela  n'enlevait  pas  la  valeur 
d'une  route  plus  directe  par  le  Sud-Est.  Ici  se  pré- 
sentait un  autre  obstacle  :  la  chaîne  bétique  à  traverser. 
Pour  cela,  les  seuls  chemins  praticables,  et  d'ailleurs 
excellents,  sont  les  lits  des  cours  d'eau,  généralement  à 
sec  et  formés  de  graviers.  La  plupart  descendent  de  la 
montagne  et  n'ont  aucune  utilité  :  mais  quelques-uns  des 
principaux  conduisent  à  des  cols  et  permettent  d'arriver  au 
versant  intérieur  :  ce  sont  ceux  que  suivent  aujourd'hui  les 
chemins  de  fer  qui  mettent  l'intérieur  en  communication 
avec  la  mer,  et  aboutissent  aux  ports  de  Malaga  et  d'Al- 
mérie  ;  c'étaient  également  ceux  que  les  anciens  ont  pu 
suivre.  Plus  à  l'Est  encore,  et  aux  limites  de  l'Andalousie, 
de  la  contrée  riche  en  argent,  se  trouve  le  Rio  Almanzora  : 
c'est  près  de  son  embouchure,  à  l'endroit  appelé  Almiza- 
raque,  près  de  la  plage  de  Villaricos.  que  j'ai  trouvé  la 
galène  et  le  plomb  néolithiques,  et  les  idoles  en  os  peintes  : 
les  Phéniciens  y  ont  donc  abordé  ;  les  Carthaginois  fon- 
dèrent à  Villaricos  la  colonie  de  Baria  pour  exploiter  les 
mines  d  argent  ;  les  Romains  leur  succédèrent,  et  il  y  a 
soixante  ans  on  a  repris  l'exploitation  et  l'exportation. 
Mais  le  point  de  débarquement  est  mauvais,  et  on  ne  peut 
pas  supposer  que  des  conquérants  y  soient  venus  avec  des 
flottes  ;  d'ailleurs,  en  remontant  la  vallée,  j'ai  trouvé  plu- 
sieurs bourgades  néolithiques  sans  importance  stratégique. 
Le  véritable  chemin  indiqué  pour  des  envahisseurs 
arrivant  de  TEst,  est  le  Rio  Andarax  ou  d'Almeria,  qui 
aboutit  à  un  bon  port,  recherché  par  les  anciens  et  encore 
actuellement  :  il  relie  la  mer  à  la  partie  Est  de  l'Andalou- 
sie, et  réduit  à  son  minimum  le  trajet  à  faire  par  mer.  De 
plus,  il  conduit  directement  aux  riches  mines  de  cuivre 
argentifère  de  l'Ouest  de  Sierra  Nevada.  Sur  les  quinze 
premiers  kilomètres  depuis  la  mer,  il  parcourt  une  vallée 


ORIENTAUX   BT    OCCIDENTAUX   EN    ESPAONB.  507 

fertile  assez  large,  puis  il  traverse  un  véritable  défilé,  où 
la  construction  du  chemin  de  fer  a  été  excessivement 
coûteuse,  sans  réussir  à  éviter  des  courbes  et  des  pentes 
parfois  excessives.  C'est  précisément  à  lentrée  de  ce  défilé, 
à  l'endroit  appelé  Los  Millares,  que  se  trouve  la  ville 
néolithique  la  plus  importante  que  je  connaisse.  Je  l'ai 
décrite  dans  l'article  publié  dans  cette  Revue  en  Octo- 
bre 1893  (i),avec  sa  nécropole  qui  m'a  fourni  tant  de  restes 
précieux  de  traces  d'infiuence  orientale.  La  ville  occupe 
un  espace  de  cinq  hectares,  défendu  du  côté  de  la  rivière 
par  un  escarpement  de  70  mètres  de  hauteur,  et  de  l'autre 
par  des  levées  de  terre,  tranchées,  Jbastions,  etc.  Une 
source  actuellement  tarie  avait  été  captée  et  menée  dans 
la  ville  par  une  conduite  de  plus  d'un  kilomètre  de  lon- 
gueur. Sur  les  collines  environnantes  qui  dominent  les 
environs,  des  forts  ont  été  construits,  qui  pouvaient  abriter 
de  fortes  garnisons.  Je  nai  pas  vu  en  Préhistorique 
d'autre  exemple  d'un  appareil  défensif  si  considérable  :  à 
l'âge  du  bronze  même,  époque  par  excellence  des  villes 
fortifiées,  ce  ne  sont  que  des  rochers  isolés  avec  leur  acro- 
pole. Mais  ici  tous  les  caractères  se  réunissent  pour 
montrer  que  la  place  avait  une  importance  stratégique 
régionale.  Tout  le  pays  contribuait  à  la  défendre,  et  avait 
intérêt  à  la  garder.  Nous  savons  que  par  sa  situation, 
c'était  la  porte  orientale  de  la  Tartesside,  et  nous  voyons 
qu'elle  était  destinée  à  en  protéger  l'entrée  contre  des 
envahisseurs  venant  de  la  mer.  Seules  d'ailleurs,  des 
armées  organisées  devaient  passer  par  là  :  elles  avaient 
besoin  et  du  port  abrité  qu'offre  Almérie,  et  du  chemin 
commode  qu'est  le  lit  du  cours  d'eau  ;  des  bandes  de  pil- 
lards auraient  passé  d'un  autre  côté.  Notons  aussi  que  la 
distance  de  i5  kilomètres  jusqu'à  la  mer,  forçait  les 
envahisseurs  à  s'éloigner  de  leurs  navires,  ce  qui  était 
une  cause  d'infériorité  pour  l'attaque. 

(1)  BEVUE  DES  QUKST.  SCIENT.,  t.  XXXIV,  pp.  517  61  SUÎV. 


568  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Voilà  donc  que  nous  arrivons  à  prouver  la  réalité 
d'expéditions  venues  de  la  Méditerranée  par  le  simple 
examen  des  ruines  d'une  ville  construite  pour  s'opposer  à 
ces  invasions.  Et  dans  cette  ville,  à  côté  de  produits  qui 
existent  dans  tous  les  milieux  néolithiques  de  l'Occident, 
nous  en  trouvons  d'autres,  spéciaux  an  sud  de  la  Pénin- 
sule :  des  coquilles  d'œufs  d'autruche  qui  n'ont  pu  venir 
que  par  mer,  comme  les  envahisseurs  ;  de  l'ivoire,  des 
parfums,  des  poulpes  mycéniens,  des  colonnes  d'ordre 
mycénien,  des  voûtes  encorbellées,  etc.,  etc. 

Si  ce  ne  sont  pas  les  Phéniciens  qui  apportaient  toutes 
ces  choses  par  la  mer,  qui  est-ce  ?  Et  alors  où  sont,  et 
que  sont  celles  que  les  Phéniciens  ont  apportées  ? 

J'ai  pu  me  demander,  au  début  de  ces  recherches,  s'il 
ne  fallait  pas  croire  à  la  présence  d'un  peuple  conquérant 
à  la  remorque  duquel  les  Phéniciens  se  seraient  insinués 
dans  le  pays,  profitant  des  conquêtes  et  des  ruines  :  mais 
j'ai  dû  bien  vite  abandonner  cette  idée  en  constatant  le 
sceau  phénicien  même  sur  les  objets  qu'on  peut  attribuer 
à  l'art  mycénien  ;  ensuite,  après  avoir  trouvé  les  preuves 
matérielles  du  commerce  de  l'argent,  but  de  ces  expédi- 
tions, il  devenait  évident  que  les  Phéniciens  étaient  seuls, 
sinon  ils  n'auraient  pas  eu  le  monopole  du  trafic. 

En  somme,  cest  contre  les  Phéniciens  que  se  levaient 
les  remparts  de  M  illares,  c'est  pour  les  empêcher  d'envahir 
la  Turdétanie  par  l'Est. 

Les  Phéniciens  n'étaient  donc  pas  seulement  de  pai- 
sibles marchands,  mais  aussi  d'audacieux  conquérants. 
Et  en  effet,  l'histoire  nous  dit  qu'une  grande  partie  de 
l'Ibérie  leur  était  soumise,  qu'ils  étaient  maîtres  de  la 
Turdétanie.  Cependant  Millares  paraît  leur  avoir  résisté 
et  de  tout  cela  il  faudrait  déduire  que  les  Phéniciens 
avaient  réellement  réussi  à  conquérir  certaines  régions, 
peut-être  une  partie  du  versant  maritime  de  la  chaîne 
bétique,  et  l'Ouest  de  l'Andalousie,  et  qu'ils  cherchaient  à 
couronner  leur  conquête  et  à  en  améliorer  les  conditions 


ORIENTAUX    ET    OCCIDENTAUX    EN    ESPAGNE.  SÔQ 

d'exploitation,  par  la  possession  de  la  porte  orientale,  qui 
se  trouvait  sur  le  trajet  le  plus  court  pour  le  transport 
des  marchandises. 

D'ailleurs,  si  les  Turdétans  ont  construit  des  sépultures 
à  coupoles,  employé  des  colonnes,  des  crépis,  des  pein- 
tures murales,  s  ils  ont  adopté  les  idées  et  les  symboles 
religieux  de  l'Est,  le  poulpe,  le  triangle,  si  en  un  mot  ils 
ont  si  intensément  subi  l'influence  des  Phéniciens,  n'en 
faut-il  pas  déduire  que  ceux-ci  ont  vécu  près  d'eux,  avec 
eux,  construisant  des  voûtes  par  encorbellement,  prati- 
quant leur  culte,  etc.?  De  simples  échanges  commerciaux 
effectués  sur  la  plage  n'auraient  pas  amené  ce  résultat, 
et  rhistoire  est  là  qui,  encore  une  fois,  est  d'accord  avec 
nos  suppositions. 

Mais  si  des  colons  phéniciens  ont  habité  l'Espagne  à 
l'époque  néolithique,  que  doivent  être  les  vestiges  qu'ils  y 
ont  laissés  ?  Leurs  établissements  n'ayant  qu'un  but 
purement  commercial,  on  peut  croire  que  la  population 
qui  les  occupait  ne  jouissait  pas  des  privilèges  de  la 
métropole,  et  se  pliait  aux  usages  du  pays,  comme  cela 
se  fait  dans  toutes  les  colonies.  Peut-être  donc  serait-il 
diflBcile  de  distinguer  les  traces  d'établissements  phéni- 
ciens de  ceux  des  indigènes,  surtout  si  les  races  étaient 
plus  ou  moins  mélangées.  Peut-être  certaines  des  coupoles 
que  nous  attribuons  aux  indigènes,  sont-elles  plutôt  phé- 
niciennes. Peut-être  en  est-il  de  même  du  village  d'Almi- 
zaraque,  où  j'ai  trouvé  la  statuette  du  type  des  îles,  avec 
son  grand  triangle,  de  nombreux  os  peints,  de  la  galène 
et  du  plomb. 

J'ai  dit  que  M  illares  paraît  avoir  résisté  aux  Phéniciens. 
Mais  devant  la  difficulté  de  distinguer  une  ville  indigène 
d'une  ville  contemporaine  au  pouvoir  des  Phéniciens,  on 
ne  peut  pas  après  tout  affirmer  que  ceux-ci  ne  s'en  sont 
pas  rendus  maîtres.  Cette  hypothèse  s'accorde  mieux  que 
l'autre  avec  les  faits  dont  je  vais  rendre  compte,  et  qui 
me  paraissent  devoir  peser  beaucoup  dans  la  balance. 


570  RBVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Millares  est  sur  la  rive  droite  du  Rio  Andarax.  Sur  la 
môme  rive,  à  3  kilomètres  plus  bas,  est  bâtie  la  ville  de 
Gâdor  ;  le  grand  massif  montagneux  situé  à  l'Ouest, 
célèbre  par  ses  mines  de  plomb  (non  argentifère),  s'appelle 
Sierra  de  Gâdor. 

Il  n  est  pas  possible  de  lire  ce  nom  sans  être  frappé  de 
sa  ressemblance  avec  celui  de  Gadir  (ou  Agadir),  la  plus 
ancienne  colonie  phénicienne  connue.  Ayant  demandé  à 
Don  Fr.  de  Valladar,  éminent  archéologue  de  Grenade, 
son  opinion  sur  Tétymologie  de  Gâdor,  il  eut  l'obligeance 
de  m'en  indiquer  plusieurs  ;  il  les  rejette  comme  fantai- 
sistes, et  conclut  en  croyant  qu'elle  est  la  même  que  celle 
de  Gadir  ou  Gadur.  Je  me  suis  aussi  demandé  si  le  nom 
de  la  montagne  et  de  la  ville  moderne  n'avait  pas  été 
porté  d'abord  par  la  ville  préhistorique  ;  après  l'abandon 
de  celle-ci,  il  aurait  voyagé.  Le  pays  fournit  divers  exem- 
ples de  villes  modernes  et  de  ruines  situées  à  quelque 
distance,  portant  le  même  nom  avec  le  qualificatif  «  la 
vieille  ?». 

Mais  en  recherchant  un  sens  au  nom  de  Los  Millares 
(singulier  :  Millar),  je  trouvai  qu'en  espagnol  moderne, 
outre  celui  de  millier,  il  en  a  deux  autres,  peu  usités  ; 
l'un  d'eux  est  :  endroit  où  on  peut  élever  deux  troupeaux, 
soit  mille  brebis.  Or,  Gadir  en  phénicien  veut  dire  :  abri 
pour  troupeaux  de  brebis.  Ainsi  donc,  Millares  est  la 
traduction,  en  espagnol,  du  nom  phénicien  de  Cadix  !  Et 
ce  nom  phénicien  lui-même,  à  peine  altéré,  se  retrouve 
dans  la  ville  qui  s'est  substituée  à  Millares,  et  dans  la 
montagne  qui  la  domine. 

J'ai  traduit  Gadir  par  :  abri  pour  troupeaux  de  brebis; 
c'est  la  traduction  adoptée  par  Delgado  dans  son  remar- 
quable ouvrage  sur  les  monnaies  autonomes  d'Espagne. 
Les  anciens  ont  beaucoup  discuté  sur  ce  nom  :  générale- 
ment on  lui  donne  le  sens  d'enclos,  endroit  entouré  d'une 
défense  ;  on  a  même  supposé  que  la  défense  à  laquelle  il 
fait  allusion,  était  la  mer  ;  d'autres  donnent  à  Cadix  ou  à 


ORIBIfTAUX   BT   OCGIDBNTÂUX    BN   B8PAQNB.  Sj  l 

son  île  des  noms  tout  dififérents.  Ceci  provient  de  ce  que 
chaque  peuple  traduisait  le  nom  primitif  en  sa  langue  ; 
il  en  est  résulté  bien  des  confusions.  Delgado  fait  à  ce 
sujet  une  étude  très  remarquable  et  qui  mérite  d'être 
réprise.  Il  fait  observer  que  beaucoup  de  noms  de  lieux 
et  de  personnages  mythiques  de  cette  partie  de  l'Espagne 
font  allusion  à  l'industrie  pastorale.  Un  des  rois  de  l'At- 
lantide, fils  de  Neptune  et  de  Méduse,  porte  indistincte- 
ment trois  noms  :  Gadiro,  phénicien  que  nous  pouvons 
traduire  par  propriétaire  de  troupeaux  de  brebis  ;  Eumé- 
los,  qui  en  grec  signifie  riche  en  belles  brebis  ;  et 
Chrysaor,  l'homme  à  l'épée  ou  à  la  ceinture  d'or.  Ses  fils 
s'appelaient  Géryon,  propriétaire  de  troupeaux  de  rumi* 
nants.  Les  pommes  d'or  des  Hespérides  seraient  des  bre- 
bis, puisque  ^/yjXa  veut  dire  pommes  ou  brebis,  et  que  les 
frères  Hespérus  et  Atlas  avaient  des  brebis  renommées 
pour  leur  toison  blonde  et  dorée.  L'île  gaditane  se  nom- 
mait aussi  Erythea,  que  Delgado  rapporte  à  Asti-Herites 
(troupeaux  de  brebis). 

Il  se  dégage  de  là  des  conclusions  intéressantes. 

L'industrie  pastorale  était  très  en  honneur  dans  le  pays 
visité  par  les  Phéniciens  ;  les  étrangers,  par  les  compa- 
raisons qu'ils  peuvent  faire,  remarquent  aussitôt  les  traits 
les  plus  saillants  des  peuples  qu'ils  fréquentent,  et  choi- 
sissent les  mots  les  plus  caractéristiques  pour  désigner  les 
lieux  et  les  personnages.  Nous  pouvons  donc  admettre 
que  les  Phéniciens  ont  baptisé  M  illares,  dont  le  nom 
propre,  Gadir  ou  Gador,  est  resté  à  la  montagne  et  a 
voyagé  avec  la  ville,  tandis  que  le  nom  commun  est  resté 
aux  ruines,  devenues  lieu  dit,  et  s'est  traduit  de  langue 
en  langue  jusqu'à  nos  jours. 

On  attribue  à  l'an  i  loo  environ,  la  fondation  de  Gadir, 
où  au  moins  le  moment  où  les  Phéniciens  en  firent  un 
centre  important.  Or,  nous  verrons  dans  la  suite  que  c'est 
vers  cette  époque  que  se  place  l'abandon  de  Millares  :  une 
paissante  invasion  chassa  les  Phéniciens,  produisant  une 


572  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

révolution  complète  dans  leur  commerce  qui  se  reporta 
vers  rOuest.  Nous  verrons  pourquoi  ;  en  attendant,  rete- 
nons ce  qui  suit. 

Avant  la  Gadir  qui  vit  encore,  il  y  en  avait  une  autre, 
morte  depuis  3ooo  ans.  Elle  était  la  porte  orientale  de  la 
Turdétanie,  son  point  le  plus  rapproché  de  la  métropole 
des  Phéniciens.  Ceux-ci  jouèrent  dans  son  histoire  un 
rôle  prépondérant  ;  et  elle  à  son  tour  avait  pour  eux  une 
importance  considérable.  Bâtie  à  une  certaine  distance  de 
la  mer,  au  point  choisi  par  les  indigènes  (nous  devons  le 
croire  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances),  elle  parait 
au  premier  abord  moins  avantageusement  placée  pour  les 
Phéniciens.  Cependant,  aux  mains  de  ceux-ci,  elle  proté- 
geait très  efficacement  la  rade  de  débarquement  d'Almérie, 
malgré  son  éloignement,  et  elle  rendait  ses  possesseurs 
maîtres  d'une  campagne  fertile  ;  de  plus,  le  point  essentiel 
était  de  l'enlever  aux  indigènes.  Après  leur  expulsion,  les 
Phéniciens  ont  dû  choisir  une  nouvelle  Gadir;  ils  s'arrê- 
tèrent à  Cadix  :  leur  choix  ayant  dû  se  baser  sur  des 
principes  rationnels,  il  faut  conclure  que  c'était  le  point 
le  plus  rapproché  de  Phénicie  :  cela  nous  annonce  que 
l'objectif  principal  de  leur  commerce  se  trouvait  au  delà  ; 
que  ce  n'était  plus  ou  du  moins  plus  aussi  spécialement  la 
Turdétanie,  dont  en  effet  ils  étaient  chassés  :  c'est  encore 
pour  cette  dernière  raison  sans  doute  qu'au  lieu  de  s'éta- 
blir dans  la  Péninsule,  comme  l'était  Millares,  ils  sont 
restés  dans  la  mer,  autant  dire  chez  eux.  A  la  nouvelle 
colonie,  les  Phéniciens  donnèrent  le  nom  de  l'ancienne,  en 
souvenir  d'elle  ou  simplement  par  l'habitude  acquise,  le 
nom  ayant  pris  le  sens  de  colonie  ou  échelle  de  l'extrême 
Occident.  Le  voyage  de  ce  nom  d'une  extrémité  de  la 
Turdétanie  à  l'autre,  serait  un  cas  comme  celui  de  tant 
d'autres  noms  que  nous  ne  parvenons  pas  à  fixer.  D'après 
cela,  la  période  de  prospérité  de  Millares,  la  dernière 
étape  du  Néolithique  en  Espagne,  est  contemporaine  de  la 
première  phase  du  commerce  phénicien,  caractérisée  sur- 
tout par  l'exportation  de  l'argent. 


ORIENTAUX    BT    OCCIDENTAUX   EN    ESPAGNE.  bj3 


LES   PHÉNICIENS 

J'ai  plus  d'une  fois  hésité  à  employer  le  nom  des 
Phéniciens  sans  formuler  une  réserve.  Je  dois  donner  la 
raison  qui  a  triomphé  de  mon  hésitation. 

Que  les  influences  constatées  à  la  fin  du  Néolithique 
proviennent  du  bassin  oriental  de  la  Méditerranée,  cela 
est  hors  de  discussion.  Quelles  datent  de  la  deuxième 
moitié  du  deuxième  millénaire,  cela  me  paraît  également 
certain.  Reste  à  justifier  leur  attribution  aux  Phéniciens. 

L'argument  principal  est  Texistence  du  commerce  de 
l'argent. 

Il  n'y  a  peut-être  pas,  relativement  à  ces  époques,  de 
fait  sur  lequel  l'histoire  soit  aussi  explicite,  aussi  affir- 
mative, et  nous  avons  vu  que  les  termes  qu'elle  emploie, 
loin  d'être  exagérés  ou  inexacts,  sont  absolument  con- 
formes aux  habitudes  commerciales  et  industrielles. 

Les  Phéniciens  ont  les  premiers  fait  le  commerce  de 
l'argent  d'Espagne,  sur  une  grande  échelle,  et  ils  ont, 
d'une  façon  ou  de  lautre,  tenu  le  pays  sous  leur  dépen- 
dance. 

A  la  fin  du  Néolithique  nous  trouvons  tout  à  la  fois  la 
preuve  du  travail  du  plomb  argentifère,  et  labsence  de 
toute  utilisation  du  plomb  ou  de  l'argent  :  nous  en  avons 
conclu  que  le  plomb  était  exporté  pour  être  affiné  dans 
les  usines  des  acheteurs,  comme  cela  se  fait  encore 
aujourd'hui. 

Il  est  naturel  de  conclure  que  les  exportateurs  étaient 
les  Phéniciens,  désignés  par  l'histoire.  Pour  rendre  la 
démonstration  complète,  il  faut  montrer  que  le  commerce 
phénicien  ne  peut  pas  se  placer  à  une  époque  plus 
récente  ;  pour  cela  il  faut  étudier  celle  qui  suit  immé- 
diatement le  Néolithique  :  Tâge  du  bronze.  Ces  deux 
périodes  montrent  entre  elles  le  contraste  le  plus  complet  ; 
on  peut  le  résumer  en  peu  de  mots  :  la  fin  du  Néolithique 


574  RëVUB   DB8    QUË8T10N8    8C1ENTIFIQUH8. 

est  imprégnée  d'influences  venant  de  l'Est  ;  les  produits 
importés  de  même  origine  sont  très  abondants  ;  elle 
emploie  largement  le  cuivre,  le  plus  commun  des  métaux; 
elle  est  privée  des  métaux  précieux  :  étain,  argent  et 
même  or.  L'âge  du  bronze,  au  contraire,  est  de  carac- 
tère tout  à  fait  européen,  sans  trace  d'influence  orien- 
tale ;  il  utilise  à  peu  près  exclusivement  les  produits 
locaux  ;  il  est  surtout  riche  en  argent,  possède  de  Tétain 
et  de  l'or.  Ces  quelques  lignes  sufSsent  pour  montrer 
que  le  commerce  de  l'argent  et  la  puissance  phénicienne 
ne  peuvent  pas  se  placer  à  l'âge  du  bronze.  Ce  que  nouB 
savons  de  l'âge  du  fer  nous  montre  également  des  civilisa- 
tions venues  de  l'Europe  centrale,  sans  trace  d'orienta- 
lisme. Il  faut  descendre  jusqu'à  Texpansion  coloniale  de 
Carthage  pour  assister  au  retour  de  l'Orient. 

Il  n'y  a  donc  pas  place,  après  le  Néolithique,  pour  un 
des  plus  grands  événements  dont  l'histoire  du  bassin 
méditerranéen  nous  ait  conservé  le  souvenir,  et  le  Néo- 
lithique réunit  toutes  les  circonstances  qui  s'adaptent  aux 
conditions  marquées  par  l'histoire  pour  cet  événement. 

Nous  devons  donc  placer  avant  la  fondation  de  Cadix 
toute  une  grande  et  brillante  étape  de  l'activité  commer- 
ciale des  Phéniciens,  celle  de  l'exportation  de  l'argent 
d'Espagne 

Reste  à  voir  si  cette  conclusion  s'accorde  avec  ce  que 
nous  savons  des  Phéniciens  de  Phénicie  avant  i  loo. 

Malheureusement  cela  se  réduit  à  peu  de  chose,  car 
tous  les  renseignements  se  rapportent  aux  époques  sui- 
vantes, et,  en  général,  même  notablement  postérieures  ; 
on  s'expose  à  de  grossières  erreurs  si  on  veut  juger  les 
Phéniciens  d  avant  iioo  par  les  monuments  qui  soBt 
beaucoup  plus  récents.  J'ai  bien  peu  d'autorité  pour 
traiter  des  questions  relatives  à  l'histoire  de  ce  peuple. 
Je  voudrais  cependant  proposer  sa  division  en  trois 
périodes,  afin  d'éviter  des  confusions  : 


ORIENTAUX  ET  OCCIDENTAUX  EN  ESPAGNE.     SyS 

La  première,  que  j'appellerais  préhistorique,  descen- 
drait jusque  vers  le  xii*  siècle. 

La  seconde,  historique,  jusque  vers  le  viii*. 

La  dernière,  qui  mériterait  le  nom  de  carthaginoise, 
jusqu'au  ii*. 

C'est  ici  la  première  qui  nous  intéresse  :  elle  finit  plus 
ou  moins  vers  l'époque  du  siège  de  Troie,  de  la  décadence 
de  Mycènes,  de  l'invasion  dorienne. 

Autrefois  on  admettait  que  la  civilisation  primitive  de 
Chypre  était  l'œuvre  des  Phéniciens,  et  c'est  là  qu'on 
voulait  trouver  les  données  pour  reconstituer  leur  his- 
toire. Aujourd'hui  on  tend  à  réduire  à  peu  de  chose  leur 
rôle  dans  cette  Ile.  C'est  là  cependant  que  nous  trouvons 
des  séries  d'objets  qui  ont  avec  ceux  d'Espagne  de  remar- 
quables rapports. 

M.  Pottier,  dans  son  Catalogue  des  vases  antiques  du 
Louvre,  divise  l'histoire  céramique  de  Chypre  en  plusieurs 
périodes.  La  première  va  de  2000  ou  au  delà,  jusqu'au 
XII*  siècle  ;  il  y  distingue  deux  phases  :  la  seconde  serait 
le  perfectionnement  de  la  première.  Il  me  semble  voir 
dans  cette  phase  quelque  chose  de  plus  qu'un  perfectionne- 
ment, et  j'y  suis  amené  par  la  comparaison  des  peintures 
céramiques  chypriotes  avec  les  peintures  des  idoles  tur- 
détanes  :  ces  dernières  n'ont  aucun  lien  de  parenté  avec 
le  groupe  ancien  de  Chypre,  tandis  qu'elles  sont  absolu- 
ment identiques  à  celles  du  groupe  récent  (salle  A, 
vases  40-68).  Ce  sont  les  mêmes  dents  de  loup,  qua- 
drillés, losanges,  damiers  et  un  motif  analogue  à  la 
tresse  ;  l'agencement  des  éléments  est  le  même  ;  c'est  la 
même  absence  de  spirales,  d'enroulements,  de  cercles  ; 
tandis  que  ceux-ci  abondent  dans  le  groupe  ancien  de 
Chypre.  Il  faut  naturellement  faire  abstraction  des  cercles 
représentant  les  yeux  et  des  courbes  rappelant  les  bras  : 
ce  sont  des  attributs  d'idoles  qu'on  trouve  en  Espagne  et 
à  Chypre. 

A  côté  de  cette  étonnante  ressemblance  de  système 


SyÔ  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

décoratif,  il  faut  en  signaler  deux  autres  non  moins 
spéciales. 

M.  Pottier  attribue  à  cette  même  phase  récente  le 
développement  de  la  céramique  en  forme  d'animaux.  Or, 
le  Portugal  a  fourni  un  vase  en  forme  d'animal,  dont  la 
présence,  dans  un  milieu  néolithique,  étonnait  fort 
M.  Cartailhac  ;  dans  une  sépulture  néolithique  d'Anda- 
lousie, j'en  ai  trouvé  un  autre  en  forme  de  vache.  Ce 
sont  donc  des  produits  spéciaux  à  l'époque. 

Les  Chypriotes  ont  eu  à  cette  période  une  prédilection 
marquée  pour  les  vases  conjugués  et  à  plusieurs  goulots 
sur  une  panse  ;  c'est  également  à  la  fin  du  Néolithique 
que  je  trouve  en  Espagne  nombre  de  vases  conjugués, 
doubles  ou  triples,  ou  avec  quatre  goulots  sur  une  même 
panse. 

De  cet  examen  résultent  trois  choses. 

1.  Le  groupe  lécent  de  Chypre  se  sépare  assez  de 
l'ancien  pour  qu'on  se  demande  s'il  n'est  pas  la  consé- 
quence d'un  fait  nouveau,  d'un  apport  quelconque  de 
l'extérieur. 

2.  Il  existe  un  lien  très  étroit  entre  les  produits  chy- 
priotes du  groupe  récent  et  ceux  à  influence  phénicienne 
d'Espagne.  Ce  lien  implique  une  communauté  d'origine. 

3.  Il  implique  aussi  la  contemporanéité.  Or  des  consi- 
dérations d'un  autre  ordre  m'ont  amené  à  placer  la  der- 
nière phase  néolithique  dans  la  seconde  moitié  du  deuxième 
millénaire,  et  c'est  aussi  la  date  attribuée  aux  vases 
chypriotes  les  plus  récents  de  la  première  période. 

On  voit  qu'au  point  de  vue  chronologique,  l'accord 
règne  parfait  entre  toutes  les  sources  que  nous  consultons. 

Chypre  fournit  un  autre  élément  de  comparaison  :  les 
idoles  primitives.  Il  y  en  a  surtout  de  deux  sortes  :  les 
colonnes  et  les  plaques.  Dans  la  Péninsule  ibérique,  c'est 
la  même  chose.  Les  colonnes-idoles  de  Chypre  sont  en 
terre  cuite,  grossières,  avec  empattement  à  la  base  ;  au 
sommet  sont  modelés  des  bras,  des  seins,  une  tète.  Les 


ORIENTAUX   BT    OCCIDENTAUX   EN   ESPAGNE.  Syy 

colonnes-idoles  d'Espagne  sont  en  os  longs  d'animaux  ; 
avec  leur  élargissement  naturel  à  la  base,  leur  forme  et 
leur  dimension,  elles  reproduisent  exactement  l'aspect  de 
celles  de  Chypre  :  naturellement  ils  ne  sont  pas  modelés  ; 
au  lieu  de  cela  ils  sont  peints.  La  différence  entre  les 
deux  séries  vient  surtout  de  la  nature  de  la  substance 
employée,  et  c'est  peut-être  pour  cela  que  l'anthropomor- 
phisme, à  peine  pressenti  sur  l'os,  est  si  accusé  sur  les 
statuettes  d'argile.  A  ce  propos,  on  peut  en  Espagne 
même  comparer  de  petites  colonnes  coniques  en  albâtre, 
coiffées  d'un  chapeau  ou  chapiteau,  ornées  de  seins  en 
relief  à  d'autres  idoles  du  même  groupe  et  qui  sont, 
comme  celles  décrites  ci-dessus,  en  os  d'animaux  :  mais 
ce  sont  des  phalanges  courtes  ;  comme  les  os  longs,  au 
lieu  d'être  modelées  ou  sculptées, elles  sont  parfois  peintes. 

Les  idoles  plates  de  Chypre  sont  encore  en  terre  cuite  ; 
celles  de  la  Péninsule  en  schiste  ;  les  unes  et  les  autres, 
couvertes  de  gravures.  Je  signalerai  comme  tout  à  fait 
extraordinaire  la  ressemblance  d'une  plaque  chypriote  du 
Louvre  avec  celle  de  Idanha  a  Nova  (Portugal).  Elles  sont 
rectangulaires,  mais  un  très  fort  épaulement  en  détache 
une  partie  plus  étroite  qui  forme  tête,  ornée  d'yeux,  de 
nez,  sans  bouche,  avec  des  lignes  horizontales  à  sens  mys- 
térieux que  je  crois  dérivées  des  bras  du  poulpe.  Sur  le 
buste,  trois  colliers  ;  de  côté,  des  lignes  servant  de  bras, 
et  d'autres  qu'on  ne  comprend  pas.  Sur  la  partie  inférieure 
de  la  plaque  portugaise  il  y  a  des  jambes  et  des  pieds  : 
sur  la  chypriote  rien  qu'une  ceinture  de  losanges  ;  mais 
une  autre  idole  portugaise  (d'Alcobaça),  au  lieu  de  jambes 
a  une  rangée  de  triangles,  et  la  ceinture  de  losanges  se 
retrouve  sur  la  côte  gravée  d'Almizaraque  (Espagne).  De 
même  les  deux  rangées  de  triangles  qui  ornent  le  cou  de 
la  terre  cuite  de  Chypre,  rentrent  dans  la  catégorie  des 
triangles  habituels  des  plaques  turdétanes. 

Puisque  nous  en  sommes  aux  analogies  entre  Chypre 
et  le  Sud  de  l'Espagne,  je  ne  passerai  pas  sans  signaler 

JII«  SÉRIE.  T.  X.  37 


578  RBVU9  DB6   QUSSTIONa  SCIBNTiFUÎJD96L. 

celle  qui  résulte  de  l'emploi  si  général  du  cuivre  pur  : 
quelle  que  soit  la  cause  de  ce  fait,  il  constitue  un  rappro-r 
chement  réel. 

Puisque  la  Phénicie  reste  muette  sur  la  civilisation  des 
Phéniciens  préhistoriques,  tâchons  de  reconstituer  quel- 
ques-uns de  ses  traits  par  l'étude  comparée  de  la  Turdé- 
tanie  et  de  Chypre. 

Si  réellement  cette  ile  n'a  pas  été  sous  la  dépendance 
des  Phéniciens,  il  y  a  eu  cependant  des  relations  très 
étroites  entre  les  deux  pays.  Si  la  peinture  céramique 
chypriote  vers  les  xvi*  à  xii®  siècles  n'est  pas  phénicienne, 
on  doit  admettre  que  la  peinture  phénicienne  contempo- 
raine s'est  formée  à  la  même  école  que  celle  de  Chypre, 
sinon  à  Chypre  même.  Je  ne  vois  pas  d'autre  moyen 
d'expliquer  la  présence  d'un  style  chypriote  si  pur  et  si 
caractérisé  dans  la  colonie  phénicienne  de  Tarshis.  Nous 
sommes  ainsi  amenés  à  une  première  conséquence  :  les 
Phéniciens  préhistoriques  connaissaient  la  peinture  céra- 
mique. La  très  grande  finesse  d'exécution  des  peintures 
sur  os  d'Almizaraque  prouve  qu'ils  maniaient  habilement 
le  pinceau  ;  mais  le  caractère  rudimentaire  et  le  style 
primitif  des  peintures  sur  vase  d'Espagne,  la  proportion 
plus  forte  de  vases  gravés,  même  parmi  ceux  qui  repro- 
duisent des  symboles  venus  d'Orient,  semblent  nous 
prévenir  que  dans  l'application  de  la  peinture  à  la  décora- 
tion de  la  céramique,  ils  étaient  moins  avancés,  et  cela 
explique  qu'on  leur  ait  attribué  l'ignorance  complète  de 
cette  technique.  D'ailleurs  toute  la  céramique  turdétane 
est  très  inférieure  à  la  chypriote,  et  si  j'ai  signalé  plus 
haut  des  analogies  qui  impliquent  une  influence  de  Tune 
sur  l'autre,  les  produits  de  l'Ouest  restent  cependant  plus 
grossiers.  Cela  peut  provenir  de  la  prépondérance  de 
l'élément  turdétan  indigène,  ou  du  retard  naturel  de  la 
colonie  sur  la  métropole  ;  mais  il  se  pourrait  aussi  qu'il 


ORIBNTAUX   ET   OCCIDENTAUX   EN   ESPAGNE.  5^9 

faille  remonter  plus  haut  et  admettre  qu'en  céramique  les 
Phéniciens  étaient  plus  arriérés  que  les  Chypriotes. 

Par  l'examen  des  récipients  à  parfums  et  de  divers 
objets  en  ivoire,  nous  voyons  qu'ils  avaient  déjà  le  goût 
de  l'ornementation  par  le  greneté,  procédé  qu'ils  ont  tant 
affectionné  et  appliqué  aux  vases  en  métal  durant  la 
période  historique. 

La  simplicité  des  ornements  d'un  peigne  en  ivoire  et 
d'un  vase  en  forme  d'œuf  d'autruche,  montre  un  art 
débutant  ;  mais  ici  encore  on  trouve  déjà  des  motifs  que 
les  Carthaginois  reproduisirent  dix  siècles  plus  tard. 

L'absence  de  perles  en  verre,  la  rareté  et  la  grossièreté 
des  minuscules  grains  de  terre  émaillée  témoignent  dans 
le  même  sens  :  les  Phéniciens  n'étaient  pas  encore  maîtres 
de  ces  industries,  qui  plus  tard  leur  rapportèrent  de  si  gros 
bénéfices. 

Pour  les  idoles  plates  et  en  forme  de  colonne,  il  y  a 
tant  de  points  communs  entre  les  séries  turdétane  et  chy- 
priote, qu'on  n'a  aucune  peine  à  se  figurer  ce  que  pouvaient 
être  les  phéniciennes  qui  leur  auraient  servi  de  trait 
d'union. 

Le  poulpe  nous  conduit  à  Mycènes  plutôt  qu'à  Chypre  ; 
mais  la  variante  des  bras  qui  en  fait  un  véritable  poulpe 
ailé,  semble  un  acheminement  vers  les  dieux  ailés  asia- 
tiques ;  chez  les  Phéniciens  cela  ne  doit  pas  nous  sur- 
prendre. 

Les  statuettes  féminines  à  grand  triangle,  le  double 
triangle  ou  hache  bipenne,  se  trouvent  également  dans 
leur  milieu  naturel. 

En  architecture,  nous  avons  vu  copier  les  œuvres  des 
Mycéniens. 

Les  Phéniciens  préhistoriques,  comme  leurs  colons  et 
comme  les  Mycéniens,  faisaient  usage  d'outils  et  d'armes 
de  pierre.  11  est  rationnel  de  leur  attribuer  l'introduction 
en  Espagne  du  type  mycénien  de  pointes  de  flèche  à  base 


58o  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

très  creusée,  puisque  cette  forme  est,  dans  la  Péninsule, 
localisée  dans  la  région  soumise  à  leur  influence. 

Ils  connaissaient  le  bronze,  mais  Tétain  étant  rare,  il  est 
fort  possible  qu'ils  aient  surtout  employé  le  cuivre  pur, 
comme  les  Chypriotes  et  les  Turdétans. 

Leur  commerce  était  varié  :  nous  avons  vu  quelques-uns 
de  ses  articles  :  parfums,  cosmétiques,  fards,  œufs  d'au- 
truche, ivoire,  perles  émaillées  ;  puisqu'ils  ont  connu 
l'ambre,  le  jais,  la  callaïs,  ils  ont  dû  intervenir  dans  leur 
colportage  ;  bien  d'autres  substances  n'ont  pas  laissé  de 
traces.  De  la  Turdétanie  ils  tiraient  des  produits  très 
variés  :  les  mêmes  que  Rome  en  exporta  plus  tard.  Aux 
deux  époques,  l'argent  a  joué  le  rôle  principal.  Les  Phé- 
niciens l'emportaient  sous  forme  de  plomb  et  de  cuivre 
riches  ou  de  minerais,  et  en  extrayaient  l'argent  chez  eux. 
Les  découvertes  d'Hissarlik  montrent  la  grande  antiquité 
du  travail  des  métaux  précieux,  compatible  avec  une  civi- 
lisation qui  ignore  les  métaux  usuels,  cuivre  et  bronze.  On 
peut  affirmer  que  les  Phéniciens  préhistoriques  transfor- 
maient en  vases,  ornements  et  bijoux,  l'or  et  l'argent  qui 
sortaient  de  leurs  navires  et  de  leurs  fourneaux. 

Le  commerce  et  le  travail  de  l'argent  furent  la  cause 
principale  de  l'influence  qu'ils  acquirent  dans  l'histoire  des 
peuples  méditerranéens. 

Après  avoir  montré  le  rôle  important  que  les  Phéni- 
ciens ont  joué  dans  l'histoire  d'Espagne  pendant  la  der- 
nière phase  du  Néolithique,  il  convient  de  rappeler  que 
les  relations  que  j'ai  constatées  entre  le  bassin  égéen  et 
l'Espagne  sont  bien  plus  anciennes  que  les  navigations 
des  Phéniciens.  Ceux-ci  n'ont  fait  que  suivre  le  chemin 
ouvert  par  d'autres  peuples.  Cela  reste  toujours  d'accord 
avec  les  souvenirs  que  la  tradition  a  conservés.  Bien 
avant  qu'on  n'eût  songé  à  remuer  le  sol,  les  historiens 
ont  longuement  discuté  tout  ce  qui  a  rapport  à  ces 
anciennes  expéditions  :  les  discussions  ont  surtout  porté 
sur  la  réalité  des  données  qu'Homère  a  prises  comme 


ORIENTAUX   ET   OCCIDENTAUX   EN   ESPAGNE.  58 1 

base  de  ses  poèmes  ;  commencées  il  y  a  deux  mille  ans, 
elles  durent  encore.  Strabon  surtout  a  défendu  Homère 
contre  les  attaques  dont  il  a  été  l'objet,  et  cherché  à 
démontrer  l'existence  d'anciennes  migrations  de  peuples 
de  race  hellène  en  Espagne.  Il  invoque  le  témoignage  de 
divers  auteurs,  tels  qu'Asclépiade  de  Myrlée  qui  a  habité 
la  Turdétanie,  et  dans  le  récit  d'un  voyage,  parle 
entre  autres  de  la  ville  d'Ulysse,  Odissea,  avec  un  temple 
de  Minerve  où  se  trouvaient  fixés  des  boucliers  et  des 
éperons  de  navire  en  mémoire  des  erreurs  du  héros. 
Cette  ville  était  située  au-dessus  d'Abdera,  dans  la  mon- 
tagne, donc,  comme  Millares,  sur  le  versant  maritime  de 
la  chaîne  bétique,  et  d'ailleurs  pas  très  loin  de  notre  ville 
préhistorique  ;  d'autres  noms  de  villes,  des  coutumes 
grecques  observées  en  Lusitanie  et  diverses  circonstances 
fournissent  des  arguments  du  même  genre. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  valeur  de  ces  données  et  de 
l'époque  à  laquelle  elles  se  rapportent,  Homère  a  dû 
mettre  à  profit  les  traditions  au  sujet  des  expéditions  en 
Espagne  plus  anciennes  que  celles  des  Phéniciens.  Ces 
traditions  formaient  le  fonds  de  l'histoire,  et  il  ne  paraît 
pas  nécessaire  de  recourir  à  un  périple  phénicien  pour 
expliquer  \ Odyssée;  ce  serait,  semble-t-il,  enlever  au 
récit  beaucoup  de  son  caractère  national  :  le  poète  n'avait 
pas  à  mendier  les  données  de  son  œuvre  aux  Phéniciens. 
M.  Victor  Bérard  attribue  cependant  un  rôle  prépondérant 
aux  Phéniciens,  comme  source  de  renseignements  ;  son 
livre,  dit-il,  est  le  développement  d'une  phrase  de  Strabon 
u  oi  y%o  (I>otvtx£;  ï$r)<o\j^j  toùto  n  :  les  Phéniciens  faisaient  con- 
naître ces  choses,  et  d'une  autre  semblable.  Mais  si  on 
laisse  ces  phrases  là  où  Strabon  les  a  mises,  on  voit  que  les 
renseignements  dont  il  s'agit,  se  rapportent  exclusive- 
ment aux  conditions  de  climat  et  de  richesse  de  la  Tur- 
détanie, dont  les  Phéniciens  étaient  maîtres.  Strabon 
dit,  en  effet,  clairement  qu'Homère  était  au  courant  de 
l'expédition  d'Hercule,  la  plus  ancienne,  et  de  celles  des 


$82  RBVPB  DBS  QUESTIONS  SCJSINTIFIQUES. 

Phéniciens  qui  vinrent  ensuite.  Comme  me  le  fait  re- 
marquer M.  J.  Mansion,  professeur  à  l'Université  de 
Liège,  la  différence  de  temps  entre  tffropyîxw;,  mis  au 
courant,  instruit  par  une  tradition  antérieure,  et  7ruv9avô- 
fwvo;,  apprenant,  montre  que,  pour  Strabon,  Homère 
apprend  la  richesse  de  Tlbérie  par  les  Phéniciens  ses 
contemporains  (soit  par  ce  qu'ils  en  disaient,  soit  par  leur 
commerce  et  les  produits  rapportés),  tandis  que  les  expé- 
ditions d'Hercule  et  autres  lui  sont  connues  par  l'histoire 
elle-même. 

Au  point  de  vue  historique,  la  valeur  de  VOdyssée  n'en 
est  que  plus  grande,  et  à  notre  point  de  vue,  nous  ver- 
rons là  un  argument  de  plus  pour  montrer  que  les  Phéni- 
ciens ont  été  précédés  en  Occident  par  des  peuples  du 
bassin  égéen. 

(A  suivre)  Louis  Siret. 


VARIETES 


I 


TAIF 

LA   CITÉ    ALPESTRE    DU    HIDJAZ,    AU    l''*'   SIÈCLE    DE    l'iSLAM 

Étude  de  géographie  arabe  ancienne  (  i  ) 

I 

A  une  forte  journée  au  sud-est  de  la  Mecque  (2),  sur  le  rebord 
oriental  du  plateau  pittoresquement  vallonné  que  forme  vers 
son  milieu  la  longue  chaîne  courant  parallèlement  à  la  mer 
Rouge,  s'élève,  adossée  au  mont  Ghazwftn,  la  ville  de  Tftif  (3),  la 


(1)  Leçon  professée  à  la  Faculté  orientale  de  TUniversité  de  Beyrouth, 
en  1905.  Nous  nous  sommes  contenté  d'y  ajouter  quelques  références 
nouvelles.  En  Fabsence  de  caractères  ponctués,  nous  avons  adopté  pour 
les  noms  arabes  une  transcription  suffisamment  claire  plutôt  que 
rigoureusement  conséquente  (Ainsi  :  Hadjftdj,  sans  redoublement  du 
(^îm).  Nos  confrères  orientalistes  voudront  bien  nous  en  tenir  compte. 

(2)  On  indique  généralement  une  évaluation  plus  élevée  ;  nous  obte- 
nons la  nôtre  en  combinant  surtout  Aghàni  1, 155,3  (position  du  'Arclj) 
et  156,  en  bas  (  :  de  'Ardj  on  se  rend  à  Tftif  pour  la  prière  du  vendredi). 
Maqdisi  place  deux  ou  même  trois  "  marhala  „  entre  la  Mecque  et  T&if 
(112,3  etc.)  :  pour  la  dimension  des  marhala  de  ce  géographe,  voir 
106, 11  etc.  Ibn  Rosteh,  184  néglige  de  noter  ici  les  distances.  Ya'qoûbl 
Geograph.  316,9  parle  de  deux  marhala.  Les  Indications  de  Istakhri  sont 
tout  à  fait  défectueuses  (19,9  11),  sans  atteindre  pourtant  Terreur  de 
Qalqachandi  1 207  (édit.  d'Egypte)  lequel  place  Tâif  au  N.  E.  de  la  Mecque. 
Lés  relations  incessantes  entre  les  deux  cités  s'opposent  également  à 
l'hypothèse  d'une  grande  distance. 

(3)  Hamdâni,  Djaetrat  ca-^Arab,  120-121  ;  notice  de  Yaqoût  III,  495  etc.; 
tioùs  f  renverrons  eonstamment.  Maqdisi  70,9.  Margolioutb,  Mohammed, 


584  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

patrie  des  hommes  d*État  Omaiyades  (1)  et  centre  urbain  de  la 
puissante  tribu  de  Tliaqlf  (2).  La  légende  rattaclie  les  Thaqafites 
aux  antiques  races  de  'Ad  et  de  Thamoûd,  exterminées  par 
Allah  (3).  Nous  aurons  à  discuter  la  valeur  de  cette  donnée, 
outrageusement  défigurée  par  la  tendance  et  la  réaction  anti- 
omaiyades.  Quoi  qu'il  en  faille  penser,  la  vive  intelligence  des 
Thaqafites  (4)  leur  assigne  un  rang  à  part  parmi  les  populations 
de  l'Arabie. 

La  religion  chrétienne  n'était  guère  représentée  à  Tâif  que  par 
des  esclaves  chrétiens  tels  que  celui  rencontré  par  Mahomet, 
dans  sa  première  excursion  propagandiste  à  Tftif.  On  aimerait  à 
supposer  l'existence  d'une  colonie  de  chrétiens  Nadjr&nites  en 
cette  ville,  située  sur  la  route  de  Nadjrân,  et  en  relations  con- 
stantes d'affaires  avec  elle.  Le  silence  de  nos  documents  ne  nous 
permet  de  rien  affirmer.  A  quelle  confession  appartenaient  les 
esclaves  *"  grecs  „  de  Tâif  (5)  dont  parle  la  légende  musulmane, 
comme  al-Azraq  (6)  et  'Obaid,  père  putatif  de  Ziâd?  Nous  l'igno- 
rons ;  ils  finirent  par  embrasser  l'islam.  Le  christianisme  du 
célèbre  Omaiya  ibn  abi  Sait  (7)  nous  parait  de  moins  en  moins 
vraisemblable  (8).  En  décrivant  les  délices  du  Paradis,  un 
poète  chrétien,  même  hétérodoxe,  n'aurait  jamais  pensé  à  y 
introduire  des  **  houris  „  (9),  comme  le  fait  Omaiya. 

Au  début  de  l'Islam,  Tâif  (10)  était  incontestablement,  après  la 

402-403,  a  une  bonne  description  de  TAif.  On  trouve  aussi  quelques  traits 
dans  la  monographie  consacrée  par  M.  Périer  à  Hadjftdj. 

(1)  Nommons  Moghira  ibn  Cho'ba,  Ziftd.  Hadjâdj.  etc. 

(2)  Celle-ci  faisait  à  son  tour  partie  du  groupement  de  tribus  compris 
sous  le  nom  de  **  HawAzin  „.  Le  relatif  ou  ethnique  (en  arabe  nisbat)  de 
Thaqif  est  "  Thaqafi  „  d'où  Thaqafite,  employé  par  nous. 

(3)  Kâmil  de  Mobarrad  266;  ^4^/.  IV  74. 

(4)  D'où  le  terme  **  Thaqif^  homme  très  intelligent.  Voir  les  lexiques. 

(5)  Plus  vraisemblablement  des  syro-mésopotaraiens.  Les  arabes  à 
cette  époque  donnaient  volontiers  le  nom  de  **  Roum  ^  à  leurs  voisins 
septentrionaux  relevant  de  Byzance.  Comp.  Tdbaq,  IIP  176,20. 

(6)  Ibn  Sa'd.  Tahaqût  (=Tabaq)  IIP  177. 

(7)  On  peut  maintenant  sur  Omaiya  consulter  Tétude  de  Fr.  Schulthess 
dans  Orientalische  Studien  (hommage  à  NOideke)  I,  71.  Sa  mémoire 
était  très  vénérée  à  Tâif  (Ibn-Doraid,  Ichiiqàq).  Cela  permet  de  conclure 
à  l'existence  d'un  petit  groupe  de  **  hanîf  „  en  cette  ville.  Cfr  Schulthess, 
op.  cit.  86-87. 

(8)  L'épisode  de  la  prédication  de  Mahomet  à  Tftif  nous  montre  la 
population  favorablement  disposée  pour  le  christianisme. 

(9)  CtV  Journal  AsiAT.  1904*  135.  160. 

(10)  La  tribu  de  Thaqîf  occupe  encore  le  territoire  de  Tftif.  Burckhardt 
(  Voyages  en  Arabie,  1, 113  ;  Paris,  1835)  la  trouva  presque  détruite.depuis 


VARIÉTÉS.  585 

Mecque,  la  première  ville  du  Hidjâz,  peut-être  même  de  l'Arabie. 
L'expression  qoranique  **  ahqariatân  ^  (1)  englobant  les  deux 
cités,  suffirait  à  le  prouver.  L*art  de  la  construction  y  avait 
atteint  un  plus  grand  développement  qu'à  la  Mecque  (2).  On  y 
admirait  de  hautes  demeures,  massives  comme  des  forteresses, 
et  à  ce  titre  qualifiées  de  **  hosn  „  et  de  **  otom  „  (3).  La  ville  des 
Thaqafites  avait  en  outre  sur  la  cité  de  Qoraich  l'avantage  de 
posséder  une  enceinte  fortifiée  ;  celle-ci  était  garnie  de  machines 
de  guerre,  habilement  maniées  par  les  habitants,  comme  le  pro- 
phète en  fit  l'expérience  après  la  journée  de  Honain  (4).  Cette 
importance,  Tâif  la  devait  à  sa  situation  très  spéciale,  ne  rappe- 
lant en  rien  celle  des  agglomérations  urbaines  de  la  Péninsule, 
au  sein  des  hautes  montagnes,  au  milieu  d'eaux  courantes  (5), 
s'écoulant  dans  la  direction  du  Nadjd,  et  du  Yémen  (6). 

Les  eaux,  la  pureté  de  l'air  (7),  la  fraîcheur  de  la  tempéra- 
ture (8),  s'abaissant  parfois  au-dessous  de  zéro,  y  développaient 
la  plus  luxuriante  végétation.  Des  champs  de  céréales  (9),  des 


le  passage  des  Wahhabiles.  Ces  sectaires  y  auraient  massacré  15  000 
habitants,  musulmans  et  juifs.  La  présence  de  ces  derniers  en  plein 
Hi^jftz  est  à  retenir.  Cfr  Ed.  Driault,  La  politique  orientale  de  Napo- 
léon 1,  43. 

(1)  Qoran,  XLII  30  ;  iTdmiZ.  291;  Balâdhori,  3i.  Farazdaq.  Cfr  J.  Hell 
dans  Z.  D.  M.  G.  1905. 602.  vers  2  ;  le  poète  se  vante  de  compter  parmi 
ses  parents  ('Achîra)  les  **  habitants  des  deux  cités  ^  (qariatân), 

(2)  Où  pour  les  constructions  soignées  on  doit  recourir  aux  étrangers. 
Ag.  I  9*^,4;  II f,  84;  86;  reconstruction  de  lu  Ka'ba,  sous  ibn  Zobaîr;  ibn 
al-Faqih  196,  14.  Comp.  dicton  attribué  à  Mahomet  :  *"  Le  plus  mauvais 
emploi  de  Targent  pour  un  musulman,  c'est  de  construire.  „  Tabaq. 
VIH  120,1. 

(3)  Ag.  Xli  45, 49.  WOstenfeld.  Chroniken  der  Stadt  MpJcka,  II,  76.  rap- 
pelant probablement  le  style  des  maisons  de  San*a  dans  le  Yémen  ;  voir 
illustrations  dans  Touvrage  de  Hogarth,  p.  198. 

(4)  Balâdhori  55. 

(5)  Yâqoût  III  495-06.  Cf.  Hogarth,  The  pénétration  of  Arabia,  1905. 
Dans  la  carte  adjointe,  on  indique  6168  pieds,  comme  hauteur  de  Tâif. 
L'altitude  de  la  Mecque  serait  de  1970  pieds,  le  mont  Ghazwân  attein- 
drait environ  9000  pieds. 

(6)  Hamdâni  121,4  ;  Yâqoût  III  496,1  ;  Khamîs  II,  30.  Un  autre  wâdi  au 
moins  s'ouvrait  dans  la  direction  du  Hidjâz  et  de  Médine.  Balâdhori, 
13,  7-9;  Samhoûdi  (texte  allemand  de  Wtlstenfeld),  154. 

(7)  *lqd  III  356;  Maqdisi,  79.  Excepté  pourtant  dans  le  voisinage  des 
tanneries  ;  il  en  sera  question  plus  bas. 

(8)  Kâmil  115:  Maqdisi  79,7  ;  *lqd  IIJ.  342,  7  a.  d.  1. 

(9)  Yâqoût  III  495.  Le  froment  constituait  la  base  de  Talimentation  des 
gens  de  Tâif  au  lieu  du  lait  et  des  dattes,  nourriture  ordinaire  des 


586  REVUE   DES    QUESTIONS  SCIENTIFIQUES. 

forêts  couvraient  les  collines  et  les  vallées  environnantes  où 
abondait  le  gibier  (1).  Dans  les  jardins,  soigneusement  enclos  dé 
mars  (2),  on  retrouvait  outre  les  palmeraies  du  Hidjftz  (3)  et  les 
représentants  ordinaires  de  la  maigre  Bore  arabique»  des  pro- 
ductions végétales  et  des  fruits  de  la  Syrie  :  les  raisins»  les 
bananes»  les  figues,  les  pèches,  les  grenades»  les  melons  (4)  ; 
produits  appréciés»  et  exportés  dans  le  reste  du  Hidjâz  (5).  Les 
vignobles  de  Tftif  produisaient  du  vin  (6)  en  telle  quantité  qu'on 
disait  proverbialement:  importer  du  vin  chez  les  Thaqatites  (7); 
au  lieu  de  :  porter  de  Teau  à  la  rivière.  Us  produisaient  en  outre 
une  variété  de  **  zabîb  „,  sorte  de  raisin  de  Corinthe»  célèbre 
dans  toute  la  péninsule  et  jusque  sur  les  marchés  de  la  Babylonie 
et  de  la  Syrie  (8),  pourtant  pays  de  vignobles.  Les  étrangers 
passant  par  Tâif  à  la  fin  des  vendanges,  s'extasiaient  de- 
vant rétendue  des  aires  ou  "  bayâdir  „,  noires  comme  les 
^  hart^a  „  (9),  et  servant  à  la  préparation  du  raisin  sec  (10). 
Avec  les  chrétiens  et  les  juifs  (11),  les  Thaqatites  étaient  les 

Arabes.  Ag,  XII  4849.  Le  pain  était  une  rareté  chez  certains  nomades, 
on  Toffrait  aux  hôtes  de  distinction,  'igd,  I  211,9;  Ag,  IV  103, 14;  Lam- 
mens,  Un  poète  royal  à  la  cour  des  Omiades,  40. 

(1)  Ag,  Vil  145.  Certaines  parties  de  la  banlieue  étaient  territoire 
sacré,  où  la  chasse  demeurait  interdite.  Voir  *Iqd  I  135  ;  Wellhausen, 
Reste  arah.  Heidenthum  50,  etc.  Wtlstenfeld,  Chroniken  der  Stadt 
Mekka  II  48.  75. 

(2)  Pour  ce  motif,  comme  dans  le  reste  du  Hldjaz,  ils  s'appelaient 
-  hûU  .  pi.  "  hUân  „.  Balftdhori  58.  Tabari  1 1200, 16;  1671,9. 

(3)  Yâqoût  III  495. 

(4)  Djamhara  106,  29;  Balàdhori  56-58;  Maqdlsi  19;Khamîs  II,  209; 
Yftqoût,  ioe.  cit.  Ibn  Batoûta,  I  304-5.  L*énumération  de  ces  fruits  repa- 
raît dans  la  description  du  paradis  d'Omaiya  ibn  abi  Sait;  on  y  retrouve 
jusqu'au  blé  et  au  miel.  J.  A.  1904^  160. 

(5)  Ag.  I.  84. 14. 

(6)  Khamîs  II,  137,2.  Balàdhori,  56. 

(7)  Ibn  Qotaiba,  Poesis  (éd.  de  Goeje)  416,  6.  Aussi  le  plus  original  des 
poètes  bachiques  depuis  Tlsiam,  le  joyeux  abouMikcijan,  est-il  origi- 
naire de  Tàif. 

(8)  Ag.  XIII  34.  Comme  le  montre  ce  texte,  dans  Baihaqi,  107,  13; 
Djâhiz  Mahitsin  165, 10  à  la  leçon  "  sait  „  huile,  il  faut  préférer  "  eabtb  ,, 
comme  objet  du  commerce  spécial  d*aboû  Sofi&n  à  la  Mecque.  On  avait 
transplanté  jusque  dans  le  Khoras&n  la  vigne  produisant  le  zabib  de 
Tâlf.  Maqdlsi,  324, 4. 

(9)  Terrains  volcaniques,  couverts  de  blocs  de  basalte,  très  fréquents 
en  Arable. 

(10)  Yâqoùt  III  499. 14,  Ibn  al-Faqlh  22, 14  etc. 

(11)  Lammens,  Poé^e  ro^o/.  41.  Djâhiz,  Opuscula,  63.  Ag,  VIII,  81,  S,  9. 
XII,  151  ;  155. 


VARIÉTÉS.  587 

eabaretiers  ordiAaires  des  villes  du  HidjAz.  Pour  faire  cesser  leur 
odieuse  industrie,  le  calife  'Omar  ne  trouva  pas  de  moyen  plus 
espéditif  quede  faire  mettre  le  feu  à  leurs  tavernes  de  Médine  (1). 
De  sa  vigne  de  Tâif,  *AI>âs,  Tonele  du  prophète,  tirait  le  raisiné, 
servant,  pendant  la  saison  du  pèlerinage,  à  corriger  le  goût 
saumâtre  (2)  de  l'eau  de  Zamzani  (3).  La  tradition  l'affirme  du 
moins.  Mais  avec  le  caractère  de  l'usurier  (4)  que  fut  toiyours 
l'ancêtre  des  'Abbassides,  rien  ne  nous  force  à  admettre  le  dés- 
intéressement de  cette  opération. 

A  Tâif,  Tapiculture  (5)  était  également  l'objet  de  soins  spé- 
ciaux, favorisés  par  l'extension  des  vergers.  Bref,  le  territoire 
de  Tâif  était  un  coin  de  la  Syrie  transporté  sous  le  ciel  inclément 
du  Hidjàz  (6).  La  toute-puissante  intercession  du  patriarche 
Abraham  —  ainsi  le  voulait  la  légende  —  avait  obtenu  ce  pro- 
dige en  faveur  des  habitants  de  la  Mecque,  cette  vallée  stérile 
et  sans  eau,  où  le  regard  ne  trouvait  pas  à  se  reposer  (7).  Aussi 
conçoit-on  l'attraction  exercée  par  ce  site  privilégié  sur  les 
riches  marchands  de  Qoraich.  Malgré  les  faveurs  spirituelles 
pronn'ses  aux  Mecquois  assez  courageux  pour  affronter  les 
ardeurs  de  leur  été  (8),  lorsque  les  caprices  du  calendrier 
musulman  faisaient  coïncider  le  jeûne  du  Ramadan  avec  la 
période  de  la  canicule,  il  était  de  mode  de  se  transporter  sur  les 
hauteurs  du  mont  Ghazwân.  Ainsi  fit  le  pieux  calife  *Omar  II  (9), 
et  le  non  moins  orthodoxe  grammairien  Asma'i,  lequel,  à  cette 

(1)  Ta6a^.lïIi202;V40. 

(2)  Sur  cette  particularité  cfr  Azraqi  294  ;  340  ;  Maqdist  101, 5. 

(3)  Azraqi  70.  Comp.  Balftdhori  56. 

(4)  Le  prophète  dut  porter  une  interdiction  spéciale  contre  les  opé- 
rations usuraires  de  son  oncle. 'JgcZ  II  159, 8  a.  d.  1.  Pour  Tusure  à  la 
Mecque,  cfr  ibn  Hadjâr,  II  396. 6  ;  Azraqi,  351  ;  365, 5. 

(5)  Balâdbori,  57  ;  Baihaqi  516,  12. 

(6)  Ibn  al-Faqîh  17, 1.  19.  Azraqi  41  ;  Maqdisî  79.  7. 

(7)  Ibn  al-Faqîh  17,  16.  Djâhiz.  Tria  opusctda,  61,  3-4.  Yâqoût,  III,  496. 
Les  dattes  elles-mêmes  étaient  une  rareté  à  la  Mecque.  Ag.  IV  42, 10. 
Istakhri,  17,  5.  etc.,  a.  d.  1.  signale  quelques  palmiers  et  pas  un  arbre 
fruitier  dans  toute  Tétendue  du  territoire  sacré  de  la  Mecque.  Une 
grappe  de  raisins,  trouvée  après  la  bataille  de  Ohod  entre  les  mains 
d'un  prisonnier  médinois,  fait  crier  au  miracle.  Ag,  I V  42,  U.  Tabaq,  VIII, 
221, 10. 

(8)  Ibn  al-Faqih  17,  15.  Azraqi  267,  1.  Avant  les  travaux  de  Mo'ftwia, 
la  ville  manquait  d*eau  en  été.  Azraqi,  439.  La  source  de  Zamzam  était 
mtermittente.  Ibid,  300.  Voir  aussi  Chroniken  der  Stcidt  Mekka,  II,  33, 2. 

(9)  Azraqi  364. 


588  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

occasion,  confère  à  la  cité  des  Thaqnfites  Tépithète  de  bénie  (1). 
Tàif  était  devenue  (2),  et  est  demeurée  depuis  (3)  la  villégia- 
ture favorite  des  Mecquois  (4).  Avant  comme  après  Tlslam, 
l'idéal  d'une  vie  heureuse  au  Hidjâz  était  de  passer  l'hiver  à 
la  Mecque  (5),  le  printemps  à  Médiue  (6)  et  Tété  à  Tâif  (7). 
Beaucoup  de  notables  musulmans,  venant  achever  leur  carrière 
orageuse  dans  les  villes  saintes  du  Hidjàz,  possédaient,  comme 
ibn-'Abbâs,  l'ancêtre  vénéré  des  califes  de  Bagdad,  comme  'Ali, 
fils  de  Hosain  (8),  comme  la  fameuse  'Aicha  bint-Talha,  nièce 
de  la  favorite  du  prophète,  une  luxueuse  villa  à  Tâif,  où  ils  se 
réfugiaient  pendant  la  saison  chaude  (9). 


n 

Au  point  de  vue  économique,  la  position  de  TAif  n'était  pas 
moins  heureuse  et  presque  aussi  centrale  que  celle  de  la 
Mecque.  Sise  en  plein  Hidjâz,  voisine  du  Yéinen,  à  proximité  de 
la  grande  foire  de  'Okûz  (10),  une  localité  thaqafîte  (11)  dans  une 
région  fréquentée  par  les  nomades  de  Qoda*a  et  de  Modar  (12), 

(1)  Kdmil  115, 10.  Il  ne  croyait  donc  pas  aux  récits  tendancieux,  mis 
en  circulation,  vers  cette  époque,  par  la  réaction  anti-omaiyade.  Pour- 
tant Asma*i  n*aimait  pas  les  Omaiyades;  11  étendait  cette  aversion 
jusqu'à  leurs  poètes.  Cfr  Poète  royal,  8. 

(2)  Maqdisî  79,  10. 

(3|  Les  chérifs  de  la  Mecque  ont  leur  campagne  à  Tftif. 

(4)  Pendant  la  révolte  de  Vlédine  sous  Yazid  I,  les  harems  de 
rOmuivade  Marwftn  et  de  *Ali,  fils  de  Hosain,  s'y  réfugient.  Ag,  1 13; 
Tabari'll,  409;  Ibn  al-Athir  IV,  49. 

(5)  Ou  plus  exactement  nu  TîhAma,  c.-à-d.  sur  les  bords  de  la  mer 
Rouge  ;  Azraqi  79,  d.  J. 

{(})  Ou  mieux  dans  la  plantureuse  valléo  du  *Aqiq,  le  bois  de  Bou- 
logne de  Médine.  Cfr  Âg,  III  173;  VU  li5;  XII 169, 173;  XVI 93  ;  XIX  56. 

(7)  YAqoût  III  500,  16.  Djâhiz,  Opuscula,  62,  21.  Maqdisi  95,  17. 
Azraqi  71),  d.  1.  Corrigez  en  ce  .sens  le  texte  de  Djahiz  traduit  dans  Mar- 
got ion  t  h,  Mohammed,  6. 

(8)  Tabari  II,  410. 

(9)  Aif.  X  01,  2;  même  cas  pour  Sokaina,  petite-tille  de  'Ali; 
Ag,  XVIII  9;î,  22,  une  princesse  omaiyade  a  passé  Tété  à  Tâil*.  Ag.  1 S5. 13. 
Ainsi  t'ont  la  plupart  des  Mecqnois  propriétaires  fonciers  à  Tàif;  nous 
les  citerons  plus  loin. 

(101  A  ton  considérée  comme  exclusivement  qoralchite. 

(11)  Située  à  un  **  barîd  „  de  Taif.  Azraqi  131,  i;i-14.  Pour  les  relations 
fréquentes  de  Tftif  avec  le  Vémen,  ou  peut  voir  Fr.  Schulthess,  Untaiya 
ibn  abVs  ij'aW,  dans  Orientalischf.  Studien  (hommage  à  NOldeke)  1,  87. 

ll2)yâqoût  m  498,  S  etc. 


VARIÉTÉS.  589 

centre  de  Timportante  coofédéraiiou  bédouine  de  Hawâzin  (1), 
Tâif  était  traversée  (2)  par  la  grande  route  commerciale  allant 
du  sud  de  TArabie  dans  la  direction  de  la  Mecque  et  de  la 
Syrie  (3).  Par  les  vallées  ouvertes  dans  la  façade  orientale  de 
son  plateau,  la  ville  communiquait  avec  le  Madjd  et  la  Babylonie. 
Cette  heureuse  situation,  Tâif  avait  su  la  tourner  à  l'avantage 
de  son  commerce,  très  développé  sans  pouvoir  toutefois  rivaliser 
avec  celui  de  la  Mecque  (4).  Elle  y  serait  peut-être  parvenue  en 
dépit  de  son  éloignement  de  la  mer  et  des  marchés  syriens,  si, 
comme  la  Mecque,  elle  avait  possédé  une  aristocratie  marchande 
assez  unie  pour  étouffer  les  divisions  particulières  dans  Tintérèt 
du  commerce  et  de  la  cité  (5).  Aux  notables  de  Tâif  il  manquait 
le  sentiment  de  la  solidarité,  reliant  entre  eux  les  Qoraichites  (6). 
Le  plus  considéré  des  Thaqafites  au  moment  de  la  prédication 
de  Mahomet,  aurait  porté  le  titre  fastueux  de  **  'azîm  al-qatia- 
tain  „  (7)  ou  **  premier  des  deux  cités  „  (8)  ;  mais  il  ne  parait 
pas  avoir  incarné  le  talent  politique  d'un  aboû  Soiiân.  Deux 
grands  partis  divisaient  la  cité  :  celui  des  ^  Ahlâf  „  et  celui  des 
**  banoû  Mâlik  „  (9).  Ces  dissensions  nuisirent  au  développe- 
ment économique  de  Tâif. 

La  cité  possédait  un  sanctuaire  renommé,  avec  un  trésor  et 
une  caste  sacerdotale  (10);  et,  en  Arabie,  comme  on  le  voit  par 
l'exemple  de  la  Ka'ba,  les  sanctuaires  servaient  généralement  de 
centres  à  des  foires.  Or,  dans  les  villes  à  sanctuaires, le  commerce 


(1)  Rappelons  la  bataille  de  Honain  et  le  siège  de  Tftif  par  Mahomet. 
Cfr  Spreoger.  Mohammad  III  323,  etc.  Ha^jâj  est  appelé  **  saiyd  de 
Hawazin  „.  Ag.  XI  60,  4  a.  d.  1.;  61, 1.  Avant  la  bataille  du  Chameau,  sur 
rinvitation  de  Moghîra,  tous  les  Hawâzins  se  retirent  du  camp  de  *Aicha. 
Tahaq.  V,  93,  Sur  les  relations  entre  Hawaztn  et  Thaqif,  voir  aussi 
MasoudiV,  64-65. 

(2)  Cfr  Grimme,  Mohammed,  cartes  des  routes  de  l'Arabie. 

(3)  Cfr  Balàdhori  36, 10.  Ya'qoubi  II  :232,  2  ;  Ag,  II 155,  3. 

(4)  Cfr  une  remarque  de  Nôldeke  dans  Z.  D.  M.  G.,  1886,  p.  185. 

(5)  Les  épisodes  qui  suivirent  le  siège  de  Tâif  par  Mahomet  et  pré- 
cédèrent Tadhésion  à  ITslam  montrent  la  cité  travaillée  par  des  luttes 
intestines. 

(6}  Cfr  Nôldeke  dans  Z.  D.  M.  G.,  1S8I5,  p.  177. 

(7)  Cump.  Qoran  XLIII  30,  et  commentaire  de  Baidawi  sur  ce  passage. 
Ibn  Doraid,  Ichtiqàq  185^;  'Iqd  I  94;  II  63;  Ag,  XI  61-2;  XII  45.  On 
n*est  pas  d'accord  sur  le  nom  du  titulaire,  mais  il  était  certainement 
thaqaiite. 

(8)TâîfetlaMecque. 

(9)  Ag,  IV  74  ;  Osd  cU-Ghâba  IV  187  ;  Tabaq.  V  369,  20  ;  373,  10. 

(10)  Wellhausen,  J?e^e  30  etc. 


SgO  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

d'abord,  puis  le  plaisir,  avaient  fini  par  relégner  à  l'arrière-plan 
les  préoccupations  religieuses  (1).  Tftif  ne  faisait  pas  exception- 
à  la  loi  générale.  Les  étrangers  y  fréquentaient  surtout  le  mar- 
ché, puis  le  quartier  spécial  dont  Mas'oûdl  (2)  a  conservé  le  nom 
caractéristique.  Aussi  Mahomet  recommande-t-il  aux  mission- 
naires détachés  par  lui  à  Tâif,  d*alléger  pour  les  habitants  le 
précepte  onéreux  de  la  prière  (3).  Cela  n'empêche  pas  d'admettre 
avec  la  tradition  (4)  qu'au  moment  de  la  mort  du  prophète,  l'en- 
semble de  la  population  avait  officiellement  adopté  la  foi  nouvelle. 

La  ville  ne  vivait  pas  exclusivement  du  transit,  comme  celle  de 
Qoraich,  mais  elle  pouvait  alimenter  un  commerce  d'exporta- 
tion (5),  au  moyen  des  produits  de  son  industrie  et  de  son  agri- 
culture (6).  Ces  derniers  nous  sont  déjà  connus.  Pour  Tindustrie 
il  faut  mentionner  d'importantes  tanneries  établies  sur  les  nom- 
breux cours  d'eau  qui  arrosaient  les  vallées  environnantes  (7). 
Tel  était  le  nombre  de  ces  établissements  que  l'air  de  ces 
quartiers  s'en  trouvait  empesté  au  point,  disait-on,  de  les  faire 
déserter  par  les  oiseaux  (8). 

Aussi  rencontrons-nous  les  Thaqafites  sur  toutes  les  routes  de 
l'Arabie  (9),  fréquemment  engagés  dans  des  spéculations  com- 
merciales en  commun  avec  les  Qoraichites  et  en  voyage  d'affaires 
avec  ces  derniers  (10).  Le  cycle  de  légendes  formé  autour  de  la 
mémoire  du  célèbre  Omaiya  ibn  abi  Sait  nous  a  gardé  le  sou- 
venir de  ces  relations  pacifiques,  si  rares  entre  voisins  dans 
l'Arabie  ancienne  et  moderne.  C'était  avant  tout  le  commerce  — 
nous  pouvons  le  supposer  —  qui  avait  attiré  à  Tâif  une  colonie 
juive  (11)  ;  le  commerce  également  servait  de  trait  d'union  entre 

(1)  Reste,  216. 

(2)  Prairies  d*or,  V  22.  Rappelons  répisode  d'aboû  Sofiàn,  et  de 
Somaiya. 

(3)  Tabaq,  V  372-73. 

(i)  Ibn  Hadjâr  II  no84i3;  III  7,  18,  31.  Notez  la  sollicitude  de  la  tra- 
dition à  enregistrer  l'adhésion  des  Thaqafltes  à  la  foi  nouvelle. 

(5)  Jusqu'au  début  du  régime  omaîyade  le  gouvernement  de  Tàif  est 
toujours  signalé  parmi  les  plus  importants  de  Terapire.  Avec  le  transfert 
de  la  capitale  à  Damas.  Tàif  souffrit  de  la  décadence  générale  qui 
atteignit  le  Hidjàz,  où  seules  les  villes  saintes  gardent  de  l'importance. 

(6)  De  là  l'expression  fréquente  dans  VAghâni  :  aller  faire  le  commerce 
à  Tâif.  Cfr  Ag.  XL\  57. 

(7)  Hamdâni  12(),  22  ;  Yâqoût  111  496. 

(8)  Yftqoùt  loc.  cit.  On  exporte  les  souliers  fabriqués  à  Tâif.  *lqd  1 68, 7. 

(9)  Khamts  1 1  1.%,  <2;Ag.:  XII  46, 23  ;  48. 5  ;  XIV  140, 12. 

(10)  Ag.  III  187-88;  XII  48.9;  ibn  Hichâm  531. 

(11)  Balftdhori  56.  Même  explication  pour  la  colonie  juive  de  Na^jrân. 


VARIÉTÉS.  Sgi 

les  deux  grandes  cités,  **  Qariaiân  „  du  Hidjâz  (1),  et  fournissait 
l'occasion  d'échanges  constants  entre  leur  population.  Dans  les 
rapports  de  Tftif  et  de  la  Mecque,  on  ne  retrouve  pas  la  situation 
tendue  qui,  avant  comme  après  Tislam,  sépare  les  Qoraichite& 
d'avec  les  Médinois.  Aussi,  au  début  de  sa  mission,  Mahomet, 
repoussé  par  ses  concitoyens,  décide-t-il  de  se  rendre,  non  à 
Médine,  mais  à  Tâif  (2).  Les  Mecquois  traversent  incessamment 
Tâif  ou  y  résident  dans  l'intérêt  de  leur  commerce  (3).  lis  avaient 
fini  par  y  former  une  colonie  ;  et  nos  auteurs  (4)  parlent  couram- 
ment des  Qoraichites  de  Tâif.  De  leur  côté,  de  nombreux  Tbaqa- 
fites  élisent  domicile  à  la  Mecque,  et  se  rattachent  en  qualité  de 
hallf  (5)  à  des  familles  mecquoises  (6).  A  la  bataille  de  Ohad  uu 
contingent  de  cent  Thaqafiles  combat  dans  les  rangs  Qorai- 
chites (7)  et  le  poète  Omaiya  ibn  abi  Sait,  lui-même  fils  d'une 
qoraichile  (8),  consacre  une  élégie  à  la  mémoire  des  Mecqnois 
tombés  à  Badr. 

Comme  l'affirme  Bal&dhori  (9),  la  plupart  des  Mecquois  possé- 
daient des  maisons  ou  des  propriétés  à  Tâif  ou  dans  les  envi- 
rons ;  domaines  que  ces  habiles  marchands  s'entendaient  mer- 
veilleusement à  mettre  en  valeur  (10).  Aboû  Sofi&n  récoltait  dans 
ses  clos  de  Tâif  le  zabîb  qui,  avec  le  cuir,  alimentait  son  com- 
merce spécial  de  la  Mecque  (11).  Le  célèbre  Mecquois  abou 
Ohaiha  (12)  meurt  dans  sa  propriété  de  Tâif(13).  Presque  tous  (14) 


(J)  (3fr  Ag.  XllI  34-,  ad  fin.,  la  réponse  de  Mo*âwia  à  sa  sœur  mariée  à 
Tâif.  Cette  fille  d*aboû  Sofi&n  est  mentionnée  dans  Bohâri  Ifl  468. 

(2)  Cfr  Tah.  1 1199  etc. 

(3)  Cfr  Balâdhori,/î  tidjara  3471, 12;  Tab.  1 1573. 3.  Rappelons  l'histoire 
d'abou  Sofiftn  et  de  Somaya. 

(4)  Par  ex.  Tab.  1 1185, 15. 

(5)  Allié. 

(6)  Curieux  exemple  dans  Tahaq.  IIP  176, 20-25. Un  de  ces  halîffinii  par 
devenir  le  principal  personnage  de  la  famille  mecquoise^qui  Va  accueilli. 
Chroniken  Mekka  II  143,2. 

(7)  Wâqidi202,3(éd.  Kremer). 

(8|  Ibn  Qotalba,  Foesis  279;  ou  mieux  d'une  femme  Omaiyade.  Ag,  III 
183.  Voir  maintenant  Fr.  Schulthess,  op.  cit.  1  72. 

(9)  56,  i^;Ag.  VII 145;  II  88,6;  154,6,  etc. 

(10)  Balftdbori,  56, 13  etc. 

ai)  Ibn  Rosteh  215,9  ;  Wâqidi  2S0;Ag,  XIII  34,  ad  fin. 

(12)  WOstenfeld,  Eegister  356. 

(13)  Tab.  I  1261. 

(14)  Propriétés  à  Tâif  des  familles  Omaiyades  de  'Abdallah  ibn  *Amîr, 
et  de  Sa'id  ibn  al-*Asi  ;  Osd  al-Ghûba  IV  108,8;  'Jgd  II  154.9;  229. 


592  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

les  Omaiyades  étaient  propriétaires  à  Tâif  :  aboû  Sofiâii  (1),  le 
calife  'Othmân  (2)  et  aussi  *Al)bâs,roncle  du  prophète  (3).Par  des 
achats  faits  aux  Juifs  de  Tâif  (4)  le  calife  Mo'âwia  arrondit 
encore  les  propriétés  (5)  héritées  d'Aboû  Sofîân.  Une  vallée  voi- 
sine de  Tâif  était  habitée  par  les  descendants  des  Omaiyades  (6). 
Nous  retrouvons  aussi  des  descendants  de  *Amrou  ibn  al-'Asi 
fixés  à  Tâif  (7).  Le  clos  de  ce  dernier  renfermait  une  vigne  en 
berceau  supportée  par  mille  étais  (8).  Ibn  'Abbâs  y  passera  les 
dernières  années  de  sa  vie.  Comme  le  fut  l'Ile  de  Rhodes  sous  la 
dynastie  ottomane,  la  région  de  Tâif  était  devenue  l'exil  des 
grands  personnages  de  Qoraich.  Le  cadre  frais  et  verdoyant, 
formé  par  les  forêts  et  les  vallons  du  mont  Ghazwân  devait  leur 
faire  trouver  moins  amer  leur  éloignement  de  la  Mecque  (9). 

Entre  Thaqafites  et  Qoraichites  les  alliances  matrimoniales 
étaient  fréquentes  (10).  Dans  son  essai  de  propagande  à  Tâif, 
Mahomet  s'en  souviendra  pour  se  mettre  sous  la  protection  des 
Mecquoises,mariées  en  cette  ville. Parmi  elles, on  comptait  deux 
filles  d'aboû  Sofiân  (11).  La  mère  et  la  femme  du  célèbre  saiyd 
thaqafite  Ghailân  étaient  omaiyades  (là).  Mahomet  lui-même 
accorda  la  main  d'une  de  ses  filles  à  un  habitant  de  Tâif  (13), 
comme  avaient  fait  aboû  Tâlib,  l'oncle  du  prophète  (14)  et  0mm 

(1)  Marassa*  234,  4  a.  d.  1.  ;  Yâqoût  IV  369  ;  Bakri  830. 

Tab.  I  1692, 1  ;  KhatnU  II  135,  4  a.  d.  1.  ;  Ag.  XIII  34.  ad  fin. 

(2)  Tab.  1 2834, 16;  Balâdhori  362, 7;  'Othmftn  naquit  kTk\f,Khamîs  II 2M. 

(3)  Balâdhori  56. 

(4)  Balâdhori  56.  Propriétés  à  Tâif  du  calife  Waltd  II,  Ag.Wl  146,  en  bas. 

(5)  'Iqd  II  154  ;  Yâqoût  III  500, 16.  Ag.  VII  145. 

(6)  Hamdâni  121, 3.  Comp.  dans  Ag,  1 153  etc.,  la  notice  du  *Othmânide 
al-'Argi. 

(7)  Haradâni  120, 25  ;  'Iqd  III  381, 8  ;  Tabari,  II 279, 11. 

(8)  lbnalFaqih22,9. 

(9)  *Omar  ibn  abl  Rabra  est  exilé  àTâif  Jp.  VIII  58.  On  le  signale  au 
calife  Walid  I  désireux  de  connaître  cette  ville  Ag,  II  145.  Djarid,  exclu 
de  la  Mecque,  s'établit  à  TSilf  Ag.  III 106  3  a.  d.  1.  Autre  exilé  à  TSliï  Ag. 
XV  63,8.  Qui  sait  si  les  charmes  de  Tâif  n'eussent  pas  empêché  un  troi- 
sième exilé  de  Médine,  Rabi*a  ibn  Omaiya,  de  se  faire  chrétien  ?  Ag,  XIII 
112  :  ibn  Hadjâr  11085. 

(10)  Ibn  Hichâm  219, 14 ;  293  ;  875.  Khamîs  1 420, 3;  III  111,3. Tab. 1 1200, 
5  ;  1573,  3  ;  1672. 10.  Ag.  XII  45, 13.  Tabaq.  VIII  34,  31  ;  217,  23. 

(11)  Tab.  1 1672, 11  ;  ibn  Hichâm  873.  Tabaq.  VIII  175,  a 

(12)  Ag.  XII,  45.  Le  thaqafite  'Orwa  ibn  Mas*oud  a  aussi  une  mère 
mecquoise.  Tabaq.  V  369,  6. 

(13)  Cnetani,  op.  cit.  421.  Ya'qoubi  II  42.  La  mère  du  calife  Marwân 
était  également  de  Tâif.  Ag.  XVI  91. 

(14)  Tabaq.  VIII  33,  25. 


VARIÉTÉS.  5g3 

Hablba.  une  de  ses  épouses  (1).  Les  plus  illustres  musulmans  : 
le  calife  'Omar  (2),  *Ali,  le  gendre  du  Prophète  (3),  le  fils  de 
*Abl)âs  (4)  s'allieront  par  des  mariages  aux  familles  de  Tâif.  Le 
célèbre  Hadjâdj  faisait  sans  doute  allusion  à  des  relations  aussi 
intimes,  quand  il  se  vantait  de  descendre  des  nobles  dames  de 
Qoraich  (5).  Invité  à  composer  un  panégyrique  en  l'honneur 
d'un  Omaiyade,  le  poète  Farazdaq  ne  trouve  rien  de  mieux  que 
de  réunir  chez  les  ancêtres  de  son  Mécène  les  gloires  de  Qoraich 
aux  illustrations  de  Thaqlf  (6). 

Comme  dans  toutes  les  places  commerçantes  de  l'Arabie  (7), 
l'usure  florissait  à  Tâif  ;  et  elle  n'était  pas  seulement  pratiquée 
par  les  juifs  ;  témoin,  les  prescriptions  édictées  par  Mahomet 
pour  réglementer  la  conversion  des  Thaqafites  à  l'Islam  (8).  Ces 
derniers  passaient  avec  raison  pour  les  plus  fins  et  les  plus 
retors  (9)  des  habitants  de  la  Péninsule  (10).  De  là  au  reproche 
de  tout  envahir,  il  n'y  avait  qu'un  pas  (11)  ;  et  il  fut  formulé  par 
les  contemporains,  témoins  de  la  prodigieuse  fortune  d'un  Ziftd 
et  d'un  aboû  Bakra  (12).  Sur  les  trois  **  dâhiat  „  célèbres  du 

(1)  Tabaq.  VIII  68,  7  ;  elle  établit  à  Tâif  une  ftlle  issu©  de  son  premier 
mariage. 

(2)  Les  Dégociations  entamées  par  lui  n*aboutirent  pas.  *lqd  II  58. 
Ses  descendants  épouseront  des  Thaqafites  Tabaq,  VIII  34647. 

(3)  Khamts  II  285;  Tab.  I  3172, 14. 

(4)  Mas'oûdi  V  57.  Les  Omaiyades  continueront  à  choisir  des  épouses 
à  Tâif.  Cfr  Ibn  Doraid,  Ichtiqàq  49, 5  ;  les  Thaqafites  sont  les  "  akhwôX  „ 
du  pieux  'Omar  II.  Tabaq,  V  250, 16. 

(5)  'Iqd  II  153;  compar.  II  154.  10  a.  d.  1.  Ag.  XVI  39,  3  a.  d.  1.  Le 
calile  Wâlid  II  se  vante  également  de  descendre  de  Thaqîf.  Ag,  VI  103, 
9  a.  d.  1. 

(6)  Une  gratification  [de  100(X)  dirheras  fut  la  réponse  à  ce  distique. 
^lqd\  119,  11  :  preuve  qu'on  l'avait  goûté,  et  qu'on  ignorait  alors  les 
bruits  fâcheux  répandus  depuis  sur  lorigine  de  Thaqîf.  Avant  Farazdaq, 
on  autre  poète  avait  déjà  loué  une  fille  d'aboû  Sofiân  de  sa  parenté 
avec  cette  tribu.  Ag.  III  105,  en  bas.  Comme  les  Iraqains  eux-mêmes  en 
conviennent,  on  ne  peut  reprocher  à  Hadjâdj  son  origine.  *lqd  II  187, 
S  a.  d.  1. 

(7)  Comp.  références  données  plus  haut. 

(8)  Balâdhori  56,  7  ;  Yâqoût  III  500  ;  Khamts  II 137. 

(9i  Parce  que,  disait-on,  ils  se  nourrissaient  habituellement  de  pain 
de  froment.  Ag.  XII  48-49  ;  'Iqd  l  211, 8. 

(10)  Comp.  la  réponse  de  'Oyaina  ibn  lïosn  (Tabari  I  1674)  un  type, 
demeuré  légendairr,  de  rusticité  bédouine.  'Jqd  Ili  308,  6.  Sa  famille 
comptait  parmi  les  plu»  illustres  de  TArabie.  Ag.  XWl  105  (ad  finem). 

(11)  Djâhiz,  Avares  169,  10. 

(12)  Ce  dernier,  un  des  plus  grands  propriétaires  fonciers  de  Basra. 
Il|e  SÉRIE.  T.  X.  58 


^91  KEVrE    hES    w'-fi^'TK'NS   ^*::EXT: FIATES. 

r»rgrie  de  Mo'âwia.  deux  lll  >o'.d  ongioaires  de  Tlif.  L&  ^:«- 
naii'^T-anee  (2)  de  l'ecritnre  (3l  t  eUit  encore  pl«s  rtpae  ive  q^'a 
la  Mecque,  {:r4ce  aox  écoles»  qo'on  y  eotretefiait  i4^  EJ«»  c«»- 
feenereiil  leur  réputatiou  ju&qoe  soos  la  dynastie  ées-  *At(èas- 
bide.*»  (5).  Le  plus  aocieo  graniojairieii  arabe  o>«»c  «=sc  ie 
tbaqafite  '1^  ibn  'Omar  (t  Ibi  770^  (5|.  Ce<t  e^aleiBKt  a  Tàif 
qu'on  rem-ontrait  le?»  mèdecina  le?»  plus  célèbres  de  Ta^^iei^ae 
Arabi»;  |7).  Le»  babitauU  <ïe  di>tiuguaierit  de  méice  éaik»  la 
|ii>*':)ie.  qiiaiit*.'  rarement  reconnue  aux  citadins  de  la  PexÛB- 
sufe  (8).  L'exception  établie  en  faveur  de  Médiue  par  le^  cri- 
tiques  arabe*»  leur  a  été  inspirée  par  des  preocc«patk>c< 
religieur^e».  S^'ule,  la  musique  parait  n'avoir  pas  ete  cultivée, 
l'ofiinie  dan»  le?»  deux  grandes  cites  du  Uidjàz  :  oo  la  loIeFait 
seulet::eni  aux  lamentations  funèbres  (0).  Les  poètes  thaqaàtes 
se  distinguent  également  par  une  plus  grande  résenre  méritant 
d'être  relevée  au  milieu  de  la  licence  générale  da  Parnasse 
arabe.  S'ils  chantent  le  vin  avec  ferveur,  on  ne  reocootre  parmi 
eux,  ni  un  Abwas  ni  un  *Omar  ibn  abl  Rabl'a  (Ul).  Pendant  le 
premier  siècle  de  l'Islam,  VAghâni  (VI  24.  en  basi  ne  signale  à 
Tâif  qu'un  seul  poète  erotique.  Encore  le  "  nasib  .  (11)  se  pré> 

(nMf>ghlraetZjàd. 

1:2)  Un  autre  talent,  ceini  de  torturer  avec  art  les  prisonniers  de 
guerre,  est  signalé  Ag,  X  20,  ad  finem  :  33. 

(3)  Elle  est  vantée  par  leur  poète  Omaija.  Cfr  ibn  UicbAm.  92L  Voir 
aussi  une  remarque  du  calife  'Otbmftn,  citée  dans  NOldeke,  Gesekkàiê 
des  Qorâns  2^)6. 

(4)  I^  célèbre  Hadjftdj  appartenait  à  une  génération  de  maîtres 
dVroIe,  Knmil  290-291:  *Tqd  III  7,  2.  Cfr  Périer,  op.  cU.,  6.  Qotaiba. 
Poésie  206,  14.  Ibn  Rosteb  216. 13, 22. 

(5)  Ag.  IX  40,  2  et  3. 

(6)  C(imp.  Brockehnann'  Gesckiehte  dw  arab.  LitUtatur  I  99,  lequel 
assifrne  comme  date  de  sa  mort  140  765. 

a)*lqd  II  r,  2;  414;  ibn  Kballikftn  1  357.  Ag.  XI  102,6;  Tabaq.  lïV  101 

5;  v:n2,i. 

{H)  Raibaqi  4ô7,  9  ;  Ag,  III  187,  IV  3.  La  raison  de  cet  exclusivisme 
est  donnée  Ay,  11  18,  ad  fin.  —  En  réalité  **  dans  les  villes  on  était  trop 
plongé  <]ans  des  préoccupations  mercantiles  pour  que  jamais  une 
littérature  en  dût  venir  „  (CI.  Huart,  Littéral,  arabe,  5).  Hamdàni  134,  7 
fait  <les  réserves  sur  la  pureté  du  dialecte  aral>e  de  Tftif  ;  elles  détonnent 
sons  la  plume  de  ce  géographe  yéménite  au  style  heurté. 

(9)  Ag  I  99. 

(10)  On  reprochait  aux  Thaqafites  d*étre  grands  dépensiers.  Djâhix, 
Avares,  169,8. 

(11)  La  partie  amoureuse  de  la  qasida  arabe. 


VARIÉTÉS.  595 

seiitet-il  chez  lui  comme  une  concession,  parfois  burlesque»  aux 
formes  **  hiératiques  „  (1)  de  TaDcienne  poésie  arabe. 


III 

Cet  ensemble  de  circonstances  heureuses  nous  permet  de 
comprendre  pourquoi,  pendant  la  période  omaiyade,  aucune 
autre  tribu  arabe,  pas  même  celle  de  Qoraich,  ne  produisit  un 
aussi  grand  nombre  d'hommes  remarquables  :  Moghlra,  Ziftd, 
'Obaidallah,  Hadjâdj...  Ajoutons-y  le  fameux  Mokhtàr,  type 
étrange  de  révolutionnaire  illuminé.  Les  relations  incessantes 
avec  la  famille  des  Omaiyades  expliquent  la  décision  avec 
laquelle  tes  Thaqafites  se  déclarèrent,  dès  le  début  (2),  pour  les 
descendants  d'aboû  Sofiftn,  et  aussi  la  faveur  que  leur  témoi- 
gnèrent généralement  les  califes  syriens,  jusqu'à  admettre  dans 
les  rangs  de  leur  famille  des  haUf^ei  même  des  maula  de  Tâif (3). 

Cette  faveur,  et  encore  plus  les  services  rendus  par  les  Tha- 
qafites à  la  dynastie  syrienne  (4)  devaient  provoquer  une  réac- 
tion de  la  tradition  anti-omaiyade.  Elle  voulut  faire  expier  à  ces 
"  homines  novi  „  leur  extraordinaire  fortune,  les  punir  d'avoir 
eu  trop  de  talent.  Il  faut  également  tenir  compte  des  ran- 
cunes (5)  amassées  par  les  hommes  d'État  omaiyades.  Sans 
parler  de  l'imposteur  Mokhtâr,  justement  honni,  'Obaidallah 
déploya  parfois  une  véritable  brutalité  dans  son  zèle  pour  te 
maintien  de  Tordre.  Son  entêtement  amena  la  catastrophe  de 
KarbalÀ,  et  fournit  une  ample  matière  au  drame  de  la  "  Semaine 
Sainte  „  des  Chi'ites  (6).  Si  Hadjâdj  ne  fut  pas  le  tyran  décrit 

(1)  Sur  lesquelles  le  premier,  je  croîs  Winekler,  a  attiré  TattentioD. 
M.  V.  A.  G..  1901,  Arabisch'Orientalisch-SemUisch. 

(2)  Leur  désir  de  voir  le  califat  se  perpétuer  au  sein  des  banoû  Oraaiya 
les  fait  sortir  du  camp  de  'Aicha  avant  la  bataille  du  Chameau.  Tabari 

1  3, 103-4.  Contre  leur  hégéraoDie,  ils  n*éprouvaient  ni  les  répugnances 
des  Ansûrieus,  ni  la  jalousie  des  grandes  familles  mecquoises. 

(3)  Cfr  ibn  Hadjâr  1  51  no  80  et  autres  références  données  plus  haut 
Au  neveu  de  Mo'âwia,  les  Omaiyades  reprochent  pourtant  d'avoir  eu 
un  père  thaqafite  Ag.  XIII  43,  en  bas.  Mo*ftwia  lui  refuse  une  de  ses 
filles.  Ag.  XIII  34.  en  bas.  Même  reproche  à  Marwftn  au  sujet  de  sa 
mère,  originaire  de  Tâif.  Ag,  XVI 91. 

(4)  Les  *Abbassîdes  séviront  contre  tous  les  amis  des  Omaiyades;  de  là 
leurs  mesures  contre  les  descendants  de  *Amrou  ibn  al  'Asi.  Ag.  X  16U, 

2  a.  d.  1.  Cfr  Baihaqi  529. 

(5)  Comp.  les  **  khotba  „  provocantes  de  Ha()jftdj  dans  'Iqd  II 187-91. 

(6)  Voir  la  description  dans  Zeitscbaift  fOr  Asstriologig,  IX  280,  ete. 


5q6  revue  des  questions  scientifiques. 

par  les  écrivains  'aiides  et  'abbassides,  il  eut  le  tort  d'être  con- 
staiiiineiit  un  justicier  implacable.  11  lui  manqua,  non  Téoergie, 
mais  le  prestige,  et  les  autres  qualités  éminentes  de  Ziftd  tou- 
jours maître  de  lui-même  jusqu'à  produire  rillusion  du  "  hilm  .(1  ). 
Or,  dans  cette  jalouse  (i)  et  vindicative  société  aralie,  dont  la 
loi  du  *"  ihàr  „  i'S)  forme  une  des  bases,  les  rancunes  vont 
s'accumulant.  Quand  la  chute  des  Omaiyades  leur  permit  de 
s'exhaler  impunément,  les  descendants  des  hommes  d'État  tha- 
qafites  avaient  disparu  dans  la  tempête  (4)  balayant  le  trône 
des  califes  syriens.  Ne  pouvant  se  venger  sur  leur  personne,  la 
réaction  .voulut  prendre  sa  revanche  en  s'acharnant  sur  leur 
mémoire.  Recourant  à  son  arme  habituelle,  la  calomnie,  elle 
s'est  efforcée  de  mettre  la  ville  de  Tàif  et  la  tribu  de  Thaqff  au 
ban  de  l'histoire.  Elle  accumule  les  crimes  sur  le  pa^isé  des 
ancêtres  de  Thaqlf  et  les  déclare  étrangers  à  la  race  arabe  (5). 
Si  elle  les  rattache  au  peuple  de  Thamoûd  (6),  exterminé  par 
Allah,  aux  traîtres  qui  guidèrent  la  marche  des  Abyssins  vers 
la  Mecque  (7),  c'est  pour  insinuer  que,  descendus  de  cette  race 
maudite,  les  'Obaidallah,  les  Hadjâ'lj  ont  simplement  continué 
les  traditions  d'impiété  de  leurs  ancêtres  et  se  sont  montrés  les 
dignes  ministres  des  infidèles  Omaiyades.  Ne  fait-on  pas  prédire 
à  Mahomet  que  de  Thaqlf  sortiront  un  bourreau  et  un  impos- 
teur (8),  prescrire  aux  bons  Musulmans  de  détester  cette  tribu  ? 
Malheureusement, en  insérant  dans  le  même  '"^dtïli^  l'obligation 
d'aimer  les  Ansâr  (9),  le  faussaire  a  trahi  son  origine  médinoise. 


(1)  Cfr  Ay.  XI  123.  en  bas. 

(2)  **  Les  neuf  dixièmes  de  Tenvie  appartiemient  aux  Arabes  :  les 
autres  nations  se  partagent  le  reste  ^  ;  ainsi  s'exprime  une  tradition 
attribuée  à  Mahomet. 

(3)  La  loi  du  sang,  du  talion. 

{i)  A  TexceptioD  peut-être  de  ceux  de  Ziftd;  voir  comment  les  traitent 
les  'abbassides.  Baihaqi  529. 

(5)  Ay,  IV  76.  Comp.  vers  d'aboû  '1-Aswad.  Mas*oûdi  V  159. 

(6)  Ay,  IV  74-75. 

(7)  Consulter  le  monumental  ouvrage  du  prince  Léon  Caelani,  Annali 
deW  Islam,  1 128-129.  Nous  profitons  de  cette  occasion  pour  le  signaler 
à  rattentiou  des  érudits.  curieux  de  Thistoire  de  Flslam  primitifl  Pour 
Tampleiir  du  plan,  pour  le  nombre  de  questions  nouvelles,  résolument 
abordées,  nous  ne  lui  connaissons  rien  de  pareil. 

(8)  Ay.,  loccif.  Mas'oudi  V  25:  ibn  al-Athîr  IV  294;  Tabaq.  VIII  185, 
14-19.  L'imposteur  c*est  Mokhtftr.  le  bourreau  :  Hac(jftc(j,  'Obaidallah  ou 
Z'ikô,  au  (*h(»ix. 

(9)  Ay.  IV  76,  en  bas.  Cela  n'a  pas  empêché  *Ali  d'utiliser  les  service  s 
de  Ziàd  et  de  nombreux  Thaqalites,  et  d'épouser  une  femme  de  Tftif. 


VARIÉTÉS.  597 

En  s'alliant  à  la  race  maudite  —  conduite  imitée  par  les  deux 
califes  du  nom  de  'Omar,  ces  plus  parfaites  incarnations  de 
l'idéal  islamite,  —  le  Prophète  s'inscrira  d'avance  en  faux 
contre  cette  façon  d'écrire  l'histoire.  Il  suffit  de  signaler  ces 
traditions  tendancieuses  (1),  le  procédé  étant  suffisamment 
connu  (2).  Si  l'étude  sur  la  cité  de  Tâif  démontre  le  caractère 
apocryphe  et  la  date  postérieure  (4)  de  ces  prophéties  post 
eventum  (4),  la  carrière  des  hommes  d'État  thaqafites,  leur 
dévoûment  sans  bornes  à  la  cause  omaiyade  (5),  expliquent 
amplement  les  motifs  de  ces  haines  posthumes.  L'acharnement 
des  rancunes  chi'ites  et  'abbassides  est  le  plus  bel  hommage 
rendu  à  leur  activité  administrative. 

Henri  Lammens,  S.  J. 


II 


L'AGRANDISSEMENT  DE  LA  LUNE 
A  L'HORIZON 

Peu  de  questions  ont  autant  excité  la  curiosité  que  l'agran- 
dissement apparent  de  la  lune  (et  souvent  aussi  du  soleil)  à 
l'horizon.  M.  Claparède,  qui  Ta  reprise  récemment  dans  les 
Archives  de  Psychologie  (6),  en  donne  une  bibliographie  qui 
ne  contient  pas  moins  de  soixante-dix  noms  :  le  nôtre  y  figure 
pour  un  petit  article  paru  dans  la  Revue  Philosophique  de  1888» 
2«  semestre.  C'est  dire  que  le  sujet  nous  intéresse  et  que  nous 

(1)  Déjà  signalées  par  G olûz'iher,  Mohammedanische  Studien  I  99- 100. 

(2)  Il  a  été  principalement  mis  en  lumière  par  Fauteur  des  Moham- 
medanische  Studien. 

(3)  Les  "  actes  „  de  la  primitive  église  musulmane  témoignent  à  TAif 
un  très  vif  intérêt,  et  la  placent  immédiatement  après  la  Mecque  et 
Médine. 

(4)  On  les  ignora,  nous  l'avons  vu,  pendant  toute  la  durée  de  la 
période  omaiyade.  Avec  les  califes,  les  plus  illustres  familles  re- 
cherchent les  alliances  thaqafites;  et  les  poètes,  interprètes  de  Toplnion 
publique,  les  célèbrent  comme  des  titres  de  gloire.  Le  nom  de  'Alt, 
à  qui  on  les  attribue  [Ag.  IV  74-75).  en  montre  la  provenance. 

(5)  Cette  tendance  est  surtout  visible  dans  le  baditb,  cité  dans 
Ag.  IV  76.  7  a.  d.  1. 

(6)  Octobre  1905. 


SgS  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

avons  lu  avec  beaucoup  de  curiosité  Tétude  d'un  psychologue 
aussi  péuétrant  que  le  jeune  professeur  de  TUniversité  de 
Genève. 

Il  donne  d*abord  un  aperçu  détaillé  des  théories  proposées, 
en  se  servant  notamment  d'une  étude  publiée  en  1903  par 
Reimann  dans  la  Zeitschrift  fGr  Psychologie.  Nous  ne  l'y 
suivrons  pas  et  ne  parlerons  que  de  la  seule  explication  qui 
paraisse  sérieuse  en  dehors  de  celle  qu*a  imaginée  M.  Clapa- 
rède  (1).  Cette  explication  consiste  h  dire  que  la  lune  voisine  de 
rhorizon  présente  un  éloignement  apparent  plus  grand  que 
lorsqu'elle  est  élevée  dans  le  ciel  et  que,  étant  vue  sous  le  même 
angle,  elle  parait  forcément  plus  grosse. 

Ce  plus  grand  éloignement  près  de  l'horizon  peut  s'expli- 
quer de  différentes  façons,  par  l'interposition  d'objets,  par 
la  perspective  aérienne,  par  la  forme  du  ciel,  toutes  causes  du 
reste  qui  peuvent  coopérer  et  jouer,  selon  les  cas,  un  rôle  plus 
ou  moins  important.  Mais  voici  que  M.  Claparède,  après  avoir 
reconnu  que  cette  explication  est  très  tentante,  prétend  la  ruiner 
radicalement  par  la  simple  constatation  de  ce  fait  que  la  lune  ne 
paraîtrait  pas  plus  éloignée,  mais  au  contraire  beaucoup  plus 
rapprochée  lorsqu'elle  se  lève,  et  de  même  le  soleil  lorsqu'il 
se  couche. 

Frappé  personnellement  de  cette  proximité  apparente,  il  a 
ouvert  une  enquête  :  sur  vingt-six  personnes,  vingt-cinq  ont 
déclaré  que  la  lune  leur  paraissait  plus  rapprochée  à  son  lever. 
Quelques-unes  ajoutèrent  :  ^  C'est  certain  qu'on  la  voit  plus 
rapprochée,  puisqu'elle  semble  plus  grosse  ;  c'est  justement 
parce  qu'elle  nous  parait  plus  près  que  nous  la  voyons  plus 
grosse  !  „ 

Une  autre  enquête  faite  par  Zoth  sur  une  centaine  de  per- 
sonnes n'a  donné  que  trois  témoignages  contre  la  plus  grande 
proximité  à  l'horizon,  et  encore  ces  trois  personnes  déclaraient- 
elles  ne  pouvoir  répondre. 

Voilà  donc  un  fait  qui  parait  bien  acquis  et  qui,  de  prime 
abord,  semble  ruiner  de  fond  en  comble  l'explication  de  la  gros- 
seur par  Téloignement  apparent.  Avant  de  discuter  la  portée 
réelle  de  cette  réfutation,  remarquons  que,  selon  la  réflexion  de 
M.  Claparède,  il  semble  que  seuls  les  auteurs  autosuggestionnés 
par  la  théorie  croient  voir  la  lune  plus  loin  à  l'horizon,  et  ce 

(1)  On  verra  cependant  plus  loin  qu*il  en  est  une  autre  qui  complète 
heureusement  celle-ci. 


VARIÉTÉS.  599 

serait  un  bel  exemple  d'auto-suggestion  se  renouvelant  depuis 
Ptolémée,  qui  a  fondé  cette  théorie  (I)  ! 

En  critique  sérieux.  M.  Claparède  ne  se  hâte  pas  trop  de 
triompher.  Si  Ton  veut,  dit-il,  conserver  la  théorie  de  l'éloigne- 
ment  apparent,  il  faut  admettre  qu'on  fait  les  deux  jugements 
superposés  suivants  :  !<"  la  lune  est  plus  éloignée,  donc  elle  est 
plus  grosse;  2«  la  lune  est  plus  grosse,  donc  (sachant  que  sa 
grosseur  est  invariable)  je  la  suppose  située  plus  près.  *"  Dans  la 
première  de  ces  inférences  (qu'on  pourrait  appeler  ^tmairej, 
le  jugement  d'éloignement  serait  subconscient  et  résulterait  de 
fonctions  innées  ;  dans  la  seconde  (inférence  secondaire),  le 
jugement  de  proximité  serait  conscient  et  reposerait  sur  des 
notions  acquises.  „  C'est  bien  ainsi,  nous  l'avons  vu,  qu'apparaît 
le  jugement  de  proximité  chez  plusieurs  des  personnes  inter- 
rogées par  M.  Claparède,  et  de  fait  rien  de  plus  naturel  que 
cette  superposition  de  jugements  quasi  contradictoires  sur  des 
plans  de  conscience  différents. 

Mais  M.  Claparède  objecte  que,  chez  lui,  le  sentiment  de  la 
proximité  de  la  lune  à  son  lever  est  immédiat,  précède  même 
l'impression  de  grosseur.  Il  faudrait  donc  admettre  que  ces 
deux  inférences  contradictoires  peuvent  avoir  lieu  au  même 
instant  dans  un  même  esprit.  Or  il  a  fait  une  expérience  qui 
semble  indiquer  la  possibilité  de  cette  étrange  simultanéité. 
Prenant  soit  deux  vues  stéréoscopiques,  soit  deux  pains  à  cache* 
ter  collés  sur  une  vitre,  il  en  opère  la  fusion  tantôt  par  conver- 
gence et  tantôt  par  divergence  ;  on  sait  que,  dans  le  cas  de  la 
convergence,  la  théorie  veut  qu'on  voie  l'image  plus  proche  que 
le  plan  contenant  les  objets,  et  qu'on  la  voie  plus  loin  dans  le 
cas  de  la  divergence  :  d'où  il  doit  résulter  qu'elle  paraisse  plus 
petite  dans  le  premier  cas  et  plus  grande  dans  le  second. 

Or,  quand  M.  Claparède  compare  la  situation  apparente  de 
l'image  au  plan  des  objets,  il  constate  toujours  la  vérification  de 
la  théorie  ;  mais,  s'il  compare  entre  elles  les  deux  images  résul- 
tantes sous  le  rapport  de  leurs  distances,  il  constate  que  parfois 
l'image  résultante  par  convergence  parait  située  plus  loin  que 
l'image  par  divergence,  ce  qui  tient  évidemment  à  son  rape- 
tissement. 

Cette  expérience  est  extrêmement  curieuse  (2),  car  ici  l'infé- 

(1)  Nous  sommes  à  ranger  parmi  ces  auteurs  auto-suggestionnés, 
bien  qu'il  nous  ait  toujours  manqué  un  sentiment  bien  net  de  la  distance 
de  la  lune  haut  dans  le  ciel. 

(2)  Nous  aurions  vivement  désiré  la  répéter;  mais  malheureusement. 


600  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

rence  secondaire  l'emporte,  non  sur  une.  simple  inférence  pri- 
maire, mais  sur  une  vision  véritable  :  le  cas  difîère  de  celui  de 
la  lune  et  est  beaucoup  plus  caraclérislique.  Il  convient  d'autant 
plus  d*y  insister  que  M.  Claparède  ne  paraît  pas  l'avoir  remar- 
qué. La  lune  est  à  une  distance  pratiquement  intinie,  et  ses 
images  sur  la  rétine  ne  diffèrent  pas,  quelle  que  soit  sa  position 
dans  le  ciel  (1)  :  ce  n'est  donc  bien  que  par  une  inférence,  reposant 
sur  telle  ou  telle  suggestion,  que  nous  la  voyons  plus  éloignée 
ou  plus  voisine  à  l'horizon,  tandis  que,  dans  l'expérience  des 
deux  fusions,  il  y  a  réelle  vision  à  des  distances  différentes,  et 
c'est  cette  vision  réelle  que  doit  vaincre  l'inférence  secondaire 
provoquée  par  l'inférence  primaire  qu'occasionne  la  dite  vision. 

En  résumé,  et  avec  plus  de  précision,  on  peut  distinguer 
quatre  cas. 

1<>  Si  la  lune  est  suggérée  plus  loin  par  la  vue  des  objets 
terrestres  ou  la  forme  de  la  voûte  céleste,  il  y  a  là  une  inférence 
réellement  primaire,  qui  entraîne  l'inférence  secondaire  de  la 
grosseur,  laquelle  à  son  tour  suggère  (inférence  tertiaire)  la 
proximité  de  la  lune  ; 

2"  Si  la  proximité  est  perçue  d'abord  et  antérieurement  à  la 
grosseur,  comme  M.  Claparède  croit  l'avoir  observé  sur  lui- 
même,  on  aurait  une  inférence  primaire  de  proximité,  puis  une 
inférence  secondaire  de  grosseur  :  les  deux  inférences  ne  sont 
pas  de  même  ordre  ; 

3"  Si  grosseur  et  proximité  sont  suggérées  simultanément, 
on  est  en  présence  de  deux  inférences  secondaires  contradic- 
toires ; 

4"  Enfin,  dans  l'expérience  des  pains  à  cacheter  fusionnés  par 
divergence  ou  par  convergence,  on  a  une  vision  proprement 
dite  victorieusement  combattue  par  une  inférence  secondaire 
dérivant  d'une  inférence  primaire  suscitée  par  la  vision  elle- 
même.  C'est  le  plus  bel  exemple  qu'on  puisse  rêver,  beaucoup 
plus  caractéristique  que  le  troisième  cas  où  il  y  a  deux  infé- 
rences contradictoires  dont  les  origines  peuvent  être  indépen- 
dantes. 

D'où  nous  pouvons  conclure  que  les  inférences  les  plus 
directement  contradictoires  sont  compatibles  et  qu'il  est  impos- 
sible de  ruiner  par  cette  voie  la  théorie  classique.  Mais  cela 


si  la  fusion  par  divergence  nous  est  très  familière*  nous  ne  réalisons 
qu'avec  une  extrême  difficulté  lu  fusion  par  convergence. 
(1)  Sous  réserve  de  la  réduction  du  diamètre  vertical  près  de  Thorizon. 


VARIÉTÉS.  60 1 

n'empêche  pas  d'examiner  avec  grand  intérêt  la  théorie  que 
M.  Claparède  s'efforce  de  substituer  à  celle-ci. 

Ainsi  qu'il  l'indique  dans  une  note  complémentaire,  parue 
dans  le  numéro  de  janvier  1906  des  Archives  de  Psychologie, 
sa  propre  théorie  a  été  précédée  par  une  autre  assez  voisine  et 
qu'on  peut  associer  avec  elle  :  il  s'agit  de  la  théorie  de  LQhr. 
^  Lorsqu'on  regarde  la  lune  à  rhorizon,  remarque  celui-ci,  il  ne 
tombe  dans  le  champ  visuel  qu'une  étroite  bande  de  ciel  sur 
laquelle  se  concentre  l'attention  ;  par  rapport  à  cette  bande,  la 
lune  parait  beaucoup  plus  grande  que  la  lune  au  zénith,  qui  se 
détache  sur  une  étendue  céleste  considérable.  „  Reimann  objecte 
que  le  champ  visuel  a  toujours  la  même  étendue  et  que  Lûhr 
n'a  pas  le  droit  d'en  négliger  la  partie  terrestre.  A  quoi  M.  Cla- 
parède répond  que,  si  la  remarque  est  juste,  il  faut  cependant 
ajouter  que,  si  le  champ  visuel  reste  physiologiquement  le 
même  dans  les  deux  cas,  il  ne  l'est  pas  psychologiquement, 
l'étendue  objective  étant  proportionnellement  bien  moindre  dans 
la  partie  terrestre  du  champ  visuel.  D'où  il  résulte  que,  si  Lûhr 
a  eu  le  tort  de  prétendre  que  la  lune  n'est  comparée  qu'au  fond 
céleste,  il  est  vrai  que  le  champ  total  auquel  elle  est  comparée 
a  un  contenu  objectif  et  une  valeur  psychologique  moindres 
quand  elle  est  à  l'horizon.  Telle  est  la  théorie  du  contraste. 

Celle  qui  appartient  en  propre  à  M.  Claparède  est  la  théorie 
de  Yintérét,  l'intérêt  excité  par  la  lune  étant  plus  grand  quand 
elle  est  près  de  l'horizon,  parce  qu'alors  on  a  le  sentiment 
qu'elle  est  un  objet  terrestre.  11  cite  d'ailleurs  une  série  de 
constatations  montrant  que,  plus  la  lune  produit  ce  sentiment  et 
moins  elle  apparaît  comme  étant  elle-même,  plus  elle  donne 
le  sentiment  de  Ténormité.  Mais  pourquoi  grossissons-nous  les 
objets  terrestres  ou  paraissant  tels?  C'est  qu'ils  présentent  pour 
nous  plus  ^'intérêt,  répond  M.  Claparède,  et  il  fait  valoir  d'in- 
génieuses considérations  à  l'appui  de  cette  explication. 

En  terminant  sa  nole%  complémentaire  de  janvier  1906, 
M.  Claparède  fait  observer  que  le  contraste  et  l'intérêt  peuvent 
collaborer  d'une  façon  directe,  par  Teffet  du  rétrécissement  du 
champ  visuel  vraiment  efficace  sous  Tinfluence  de  l'attention 
qu'excitent  les  astres  à  l'horizon,  conformément  à  une  remarque 
due  à  M.  Larguier  des  Bancels. 

Jusqu'ici  nous  nous  sommes  borné  à  résumer;  nous  voudrions 
maintenant  apporter  une  très  modeste  contribution  à  la  discus- 
sion, et  elle  se  trouve  être  favorable  à  la  thèse  de  M.  Claparède. 
On  sait  que  le  soleil  subit,  comme  la  lune,  un  grossissement 


t 


6o2  REVUE   DBS    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

apparent  à  l*borizon,  mais  il  nous  semble  qu'en  général  il  est 
sensiblement  moindre,  ce  que  confirme  le  fait  qu'on  parle 
davantage  du  grossissement  de  la  lune.  Or,  il  est  incontestable 
que  le  soleil  ne  prend  guère  l'apparence  d'un  objet  terrestre  : 
par  l'illumination  du  ciel  qu'il  produit,  il  demeure  Tastre  par 
excellence  et  ne  peut  guère  être  pris  pour  le  gros  ballon  que 
nous  fait  voir  si  souvent  la  lune  à  son  lever.  Dès  lors  il  ne 
resterait  à  peu  près  plus  dans  ce  cas  que  l'effet  de  contraste 
invoqué  par  Lahr,et  par  suite  le  grossissement  doit  être  moindre. 

G.  Lécha  LAS. 


BIBLIOGRAPHIE 


I 


Encyclopédie  des  Sciences  mathématiques  pures  et  appli- 
quées. Édition  française.  Tome  I,  volume  4,  fascicule  1  et 
vplume  ii,  fascicule  1.  Deux  vol.  in-S»  de  160  et  96  pages.  — 
Paris,  Gauthier- Villars  ;  Leipzig,  Teubner,  1906. 

Nous  avons  indiqué  (1)  dans  quel  esprit  avait  été  entreprise 
la  publication  de  Tédition  française  de  cette  Encyclopédie  ;  nous 
n'avons  pas  à  y  revenir. 

Le  premier  des  nouveaux  fascicules  parus  comprend  : 

i^  Le  Calctd  des  probabilités  exposé  d'après  l'article  allemand 
de  E.  Czuber,  par  J.  Le  Roux  (46  pages)  ; 

^0  Le  Calcul  des  différences  et  son  application  à  Vlnterpola* 
tion,  exposés  d'après  les  articles  allemands  de  D.  Selivanov  et 
J.  Bauchinger,  par  H.  Andoyer  (114  pages). 

Pour  intéressantes  qu'elles  puissent  être,  les  additions  ap- 
portées, dans  l'édition  française,  au  premier  de  ces  articles  ne 
visent  que  des  points  de  détail.  II  convient  de  citer  particulière- 
ment celle  qui  a  trait  à  la  notion  même  de  la  probabilité  et  à  la 
valeur,  plus  ou  moins  subjective,  qu'il  convient  de  lui  attribuer, 
notamment  d'après  Laplace,  Cournot,  Poincaré. 

Les  additions  au  second  article  sont  de  bien  plus  grande 
étendue.  L'application  du  calcul  des  différences  à  l'interpolation 
est  de  la  plus  haute  importance  pour  Tétude  mathématique  des 
lois  physiques  et,  particulièrement,  de  celles  qui  sont  du 
domaine  de  l'astronomie.  On  peut  même  dire  qu'à  ce  point  de 
vue  elle  constitue  une  des  pierres  angulaires  des  mathéma- 

(i)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  LVIII,  juillet  1905,  p.  319. 


604  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tiques,  lorsqu'il  s'agit  d'aller  jusqu'aux  calculs  numériques  qui 
ne  peuvent  être  réalisés  que  par  voie  d'approximations  poussées 
plus  ou  moins  loin. 

1/adaptateur  français  de  cette  partie  de  l'Encyclopédie  qui» 
en  raison  de  son  enseignement  astronomique  à  la  Sorbonne, 
a  été  amené  à  approfondir  ce  genre  de  question,  s'est  donc 
trouvé  à  même  d'enrichir  l'exposé  allemand,  d'ailleurs  fort 
intéressant  par  lui-même,  du  fruit  de  sa  propre  érudition.  Ses 
additions  fort  nombreuses  portent  principalement  sur  les  équa- 
tions aux  différences,  les  fonctions  génératrices,  la  sommation 
des  séries,  les  quadratures  mécaniques,  et  il  y  a  lieu  de  noter 
l'emploi  constant  qu'il  y  fait  du  calcul  symbolique,  si  bien 
approprié  à  ce  genre  de  question.  L'exposé,  au  point  où  l'a  mis 
M.  Andoyer,  est  de  nature  à  sufRre  à  quiconque  peut  avoir  à 
faire  des  applications  numériques  du  calcul  des  différences  ;  il 
offre,  à  cet  égard,  un  caractère  de  véritable  utilité  qui  s'ajoute 
à  l'intérêt  très  puissant  qu'offrent  les  diverses  parties  de 
l'Encyclopédie  prises  dans  leur  ensemble. 

Le  second  fascicule  ici  annoncé  contient  : 

1°  Les  Propositions  élémentaires  de  la  théorie  des  nombres 
(c'est-à-dire  celles  qui  concernent  les  nombres  entiers,  et  plus 
particulièrement  les  nombres  naturels,  et  qui  peuvent  être 
établies  sans  le  secours  de  l'analyse  transcendante),  exposées 
d'après  l'article  allemand  de  P.  Bachmann,  par  £.  Âlaillet 
(75  pages)  ; 

2»  Le  début  de  la  Théorie  arithmétique  des  formes,  exposée 
d'après  l'article  allemand  de  K.  Th.  Vahlen,  par  E.  Cahen. 

Le  premier  de  ces  articles  offre,  par  rapport  à  l'édition 
allemande,  de  nombreuses  additions,  dues  non  seulement,  à 
titre  personnel,  à  l'adaptateur  français,  mais  encore  à  P.  Tan- 
nery  (le  numéro  tout  entier  consacré  aux  nombres  aliquotaires) 
et  au  directeur  de  l'édition  française  lui-même,  M.  J.  Molk,  dont 
la  part  contributive  a  trait  surtout  aux  congruences  de  degré 
supérieur,  aux  nombres  parfaits  et  amiables,  enfin  aux  diverses 
espèces  de  figures  magiques  qui,  pour  n'être  que  de  simples 
jeux  de  l'esprit,  n'en  présentent  pas  moins,  au  point  de  vue 
arithmétique,  un  très  grand  intérêt  en  raison  de  la  difficulté  des 
problèmes  qu'elles  ont  soulevés  et  de  la  grande  ingéniosité  qui 
a  été  dépensée  à  leur  solution. 

Les  quelques  pages  publiées  de  l'article  dont  le  début  a  servi 
à  compléter  le  fascicule  en  question,  et  qui  a  trait  à  un  siget 
d'une  si  haute  importance,  permettent  de  bien  augurer,  tant 


BIBLIOGRAPHIE.  6o5 

SOUS  le  rapport  de  l'intérêt  que  sous  celui  de  l'étendue,  des 
compléments  dont,  sur  ce  terrain,  va  bénéficier  l'édition  française. 
On  ne  saurait,  à  cette  occasion,  trop  insister  sur  l'importance 
d'une  œuvre  dans  laquelle,  en  une  si  heureuse  harmonie, 
viennent  s'ajouter  aux  qualités  spéciales  de  l'érudition  allemande 
celles  de  la  française. 

M.  0. 


II 

Sur  quelques  points  du  calcul  fonctionnel,  par  M.  Fréchet. 
Thèse  présentée  à  la  Faculté  des  Sciences  de  Paris  pour  obtenir 
le  grade  de  Docteur  es  Sciences  mathématiques.  Un  vol.  in-i®  de 
74  pages.  —  Paris,  1906. 

Lagrange  et  Euler  définissaient  la  fonction  :  ce  qui  a  une 
expression  analytique  déterminée.  Cauchy  et  Riemann  se  trou- 
vant à  l'étroit  dans  la  définition,  l'élargirent  :  y  est  fonction  de  x 
quand,  x  étant  un  nombre  choisi  dans  un  ensemble,  on  lui  fait 
correspondre  un  nombre  déterminé  y.  Le  mode  de  correspon- 
dance —  qu'il  soit  ou  non  exprimable  par  des  symboles  d'opéra- 
tions arithmétiques  —  est  tout  à  fait  quelconque  pourvu  qu'il 
soit  défini.  Les  généralisations  successives  de  cette  définition 
s'obtiennent  en  y  remplaçant  les  mots  un  nombre,  par  un  sys- 
tème de  nombres,  une  suite  infinie  de  nombres,  une  ligne,  la 
forme  d'une  fonction  ordinaire. 

La  généralisation  nouvelle,  introduite  par  M.  Fréchet,  sub- 
stitue au  mot  nombre  le  mot  un  élément.  Nous  sommes  donc  en 
présence  de  l'extrême  généralisation  de  l'idée  de  fonction  :  la 
variable  est  un  élément  pris  dans  un  ensemble  d'objets  de  nature 
quelconque,  abstraction  faite  de  cette  nature. 

L'étude  des  fonctions  considérées  à  ce  point  de  vue  est  appelé 
Calcul  fonctionnel. 

Cette  étude  impose  à  l'auteur  une  généralisation  de  la  théorie 
des  ensembles  linéaires,  celle  de  la  notion  de  limite,  par  exemple. 
Oo  définira  comme  on  voudra  la  limite  d'une  suite  d'éléments 
A,  A,...  An...  pourvu  que 

1®  la  limite  de  la  suite  A,  A,  A,...  soit  A. 

ï«  la  limite  de  A^  A,...  An  étant  A,  la  limite  d'une  suite  d'élé- 
ments pris  dans  la  suite  A,  A,...  An  et  dans  le  même  ordre,  soit 


6o6  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

également  A.  D'où,  ensembles  dérivés,  fermés,  parfaits,  compacts. 
D*où  encore,  continuité  d*une  fonction,  définie  par  la  relation 

f{limA)=^limf{A) 

vérifiée  quel  que  soit  le  mode  de  tendance  à  la  limite.  Définition 
de  la  convergence  d'une  série  d'opérations. 

Ces  définitions  mènent  à  la  généralisation  de  presque  tous  les 
théorèmes  sur  les  ensembles  linéaires  et  sur  les  fonctions  con- 
tinues. 

Une  nouvelle  notion,  celle  de  voisinage,  restreignant  un  peu, 
il  est  vrai,  la  généralité  des  ensembles  considérés,  permet 
d'étendre  plus  loin  ces  généralisations  de  théorèmes.  La  notion 
de  voisinage  est  définie  dans  une  classe  de  la  manière  suivante  : 
On  fait  correspondre  à  tout  groupe  de  deux  éléments  de  la  classe 
un  nombre  positif.  Désignons-le  par  (A,  B)  pour  les  éléments 
A  et  B.  Ce  nombre  jouit  des  propriétés  suivantes  : 

1)  (A,  B)  -  (B,  A) 

â)  Si  A  est  identique  à  B,  (A,  B)  est  nul  et  réciproquement. 
3)  (A,  B)  <  e  et  (B,  C)  <  e  entraînent  (A,  C)  <  /  (e),  f  (e)  ten- 
dant  vers  zéro  avec  €. 

On  dira  que  la  suite  A,  A, ...  An  ...  a  pour  limite  A  si  (A,  An) 

tend   vers  zéro   avec  — 
n 

La  limite  ainsi  définie  est  une  limite  au  premier  sens.  L'inverse 
n'est  pas  vrai. 

La  continuité,  on  l'entrevoit,  se  définit  également  au  moyen 
du  voisinage. 

Dans  une  seconde  partie  de  sa  thèse,  H.  Fréchet  applique 
à  des  cas  particuliers  remarquables  les  théorèmes  généraux  de 
sa  théorie  :  ensembles  linéaires  et  fonctions  d'une  variable; 
ensembles  de  fonctions  continues  et  fonctionnelles  ;  ensembles 
de  points  dans  les  divers  espaces  ;  fonctions  holomorphes  è  l'in- 
térieur d'une  même  aire  ;  ensembles  de  courbes  continues  et 
fonctions  de  lignes  ;  fonctions  de  surfaces. 

Terminons  ce  trop  court  aperçu  par  une  remarque  de  l'auteur  : 
*"  En  procédant  ainsi  (par  la  généralisation  introduite)  il  arrive 
que  certaines  démonstrations  sont  rendues  plus  difficiles  puis- 
qu'on se  prive  d'une  représentation  plus  concrète.  Mais  ce  que 
l'on  perd  ainsi,  on  le  regagne  largement  en  se  dispensant  de 
répéter  plusieurs  fois  sous  des  formes  différentes  les  mêmes 


BIBLIOGRAPHIE.  607 

raisonnements.  On  y  gagne  souvent  aussi  d'apercevoir  plus  net- 
tement ce  qui  dans  les  démonstrations  était  véritablement  essen- 
tiel et  de  les  simplifier  en  les  débarrassant  de  ce  qui  ne  tenait 
qu'à  la  nature  propre  des  éléments  considérés.  ^ 

Aussi  cet  important  mémoire  constitue-t-il  une  heureuse  syn- 
thèse des  beaux  travaux  de  MM.  Le  Roux,  Volterra,  Ârzela, 
Hadamard,  sur  les  fonctions  généralisées.  Il  fait  même  plus  que 
les  résumer  :  il  épuise  en  uue  fois  toute  la  partie  fondamentale 
de  la  théorie  des  fonctions  généralisées  particulières  qu'on  peut 
imaginer  à  l'infini. 

F.  W. 


III 


Traité  de  Trigonométrie  plane  et  sphérique,  par  l'abbé 
E.  Geun,  Dr.  S.  Th.  et  Ph.,  professeur  de  Mathématiques  supé- 
rieures au  Collège  Saint-Quirin  à  Huy.  Ouvrage  couronné  par 
l'Académie  royale  de  Belgique;  adopté  et  spécialement  recom- 
mandé par  le  Conseil  de  perfectionnement  de  l'enseignement 
moyen  pour  les  classes  supérieures  de  la  section  scientifique  des 
Athénées  et  l'École  militaire  de  Bruxelles.  Deuxième  édition. 
Un  vol.  in-8o  de  288  pages.  —  Bruxelles,  Schepens  et  C»*; 
Namur,  Wesmael-Charlier;  Huy,  chez  l'auteur.  1906.  Prix  : 
5  francs. 

Sommaire.  Introduction  (pp.  5-7).  Objet  et  division  de  la  trigo* 
nométrie.  L'auteur  exclut  de  son  livre  les  séries  trigonomé- 
triques,  les  formules  trigonométriques  différentielles  et  les  fonc- 
tions hyperboliques. 

Livre  I.  Théorie  des  lignes  trigonométriques  (pp.  8-117). 
1.  Arcs  de  cercles  positifs  et  négatifs.  2-5.  Définitions  et  varia- 
tions des  lignes  trigonométriques.  6-7.  Réduction  au  premier 
quadrant.  8.  Relations  entre  les  lignes  trigonométriques  d'un 
même  arc.  9-10.  Formules  relatives  à  l'addition  des  arcs  (démon- 
stration de  proche  en  proche;  démonstration  de  Cauchy; 
8in(a4-  b  +  c  +•• •);cos(a  -f -b-j-c  +-- ) ;  tang  (a -f  b+c+ ••)• 
IL  Formules  relatives  à  la  multiplication  des  arcs,  jusques  et  y 
compris  celles  qui  donnent  sinma,  cosma  en  fonction  des  puis- 
sances de  sina,  cosa,  et  inversement.  12.  Formules  relatives  à  la 
division  des  arcs.  18.  Lignes  trigonométriques  de  H  en  3  degrés 


6o8  RBVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

avec  des  dénominateurs  rationalisés.  14.  Construction  des  tables 
trigonoméiriques  (sexagésimales  ou  centésimales,  de  dix  en  dix 
secondes).  15.  Usage  des  tables  avec  de  nombreux  exemples 
traités  complètement.  16.  Rendre  une  formule  calculable  par 
logarithmes.  17.  Vérification  des  identités  trigonoméiriques 
(innombrables  exemples).  18.  Équations  trigonoméiriques. 

Livre  IL  Triganotnétrierediligne  {pp.  118-176).  1-2.  Triangles 
rectangles.   3-5.   Triangles  quelconques.  6.  Aire   du    triangle. 

7.  Cercle  circonscrit,  cercles  inscrits.  8.  Résolution  des  triangles 
quand  les  données  ne  sont  pas  toutes  des  angles  ou  des  côtés. 
9.  Quadrilatère,  inscrit  ou  non,  trapèze.  10-12.  Application  de  la 
trigonométrie  à  la  mesure  des  hauteurs  et  des  distances  ;  appli- 
cations géodésiques;  nombreuses  applications  numériques  sexa- 
gésimales ou  centésimales. 

Livre  111.  Trigonométrie  sphérique  (pp.  177-217).  1-4.  Rela- 
tions fondamentales  et  résolution  des  triangles.  5.  Excès  sphé- 
rique. 6.  Cercle  circonscrit,  cercles  inscrits.  7.  Questions  divei*ses. 

8.  Nombreuses  applications  numériques. 

Livre  IV.  Compléments  de  trigonométrie  (pp.  218-285). 
1.  Méthode  des  projections.  2.  Exercices  sur  les  lignes  trigono- 
métriques  de  Tare  de  3®.  3.  Sommation  des  sinus  et  cosinus  d'arcs 
en  progression  par  différence.  4.  Questions  de  maximums  et  de 
minimums  (9  pages).  5.  Valeurs  limites  de  (sin  x  :  x),  etc. 
6-12.  Expression  trtgonométrique  des  imaginaires  ;  formules 
relatives  à  l'addition  et  à  la  multiplication  des  arcs  ;  formules 
donnant  cosma,  sinma  en  fonction  de  cos'^a,  sin"*  a,  etc.  et 
inversement  ;  résolution  des  équations  binômes  ;  théorèmes  de 
Moivre  et  de  Côtes.  13-14.  Polygones  réguliers;  polygone  régu- 
lier de  17  côtés.  15.  Résolution  de  Téquation  cubique.  16.  Les 
formules  de  la  trigonométrie  rectiligne  comme  limites  de  celles 
de  la  trigonométrie  sphérique.  17.  Questions  diverses  contenant, 
entre  autres,  un  grand  nombre  de  formules  de  la  géométrie 
récente  du  triangle,  relatives  aux  angles  de  Rrocard,  puis  une 
cinquantaine  d'exercices  de  trigonométrie. 

Le  Traité  de  Trigonométrie  de  M.  l'abbé  Gelin  est  très  com- 
plet sur  tous  les  sujets  qu'il  aborde  :  chaque  point  est  exposé 
d'une  manière  logique,  claire  et  concise.  Mais  il  faut  bien  avouer 
qu'à  cause  de  ses  qualités  mém«,  le  Traité  est  peut  être  d*un 
usage  assez  difficile  pour  des  commençants  :  ceux-ci  feront  bien 
de  se  servir  plutôt  du  Précis  de  trigonométrie  rectiligne  de 
l'auteur,  sous  la  direction  d'un  professeur  expérimenté. 

Voici  quelques  remarques  relatives  à  des  points  spéciaux. 


BIBLIOGRAPHIE.  609 

Dans  le  livre  I,  il  eût  été  utile  de  représenter  géométriquement 
les  relations  y  =  smx,y=  tang  x,  pour  faire  ressortir  davan- 
tage que  les  lignes  trigonoxuétriques  sont  des  fonctions  de  x  ; 
puis  de  prouver  que  ces  fonctions  sont  continues. Dans  le  livre  IV, 
il  eût  été  avantageux  d'introduire  la  notation  e*^'  pour  représen- 
ter l'expression  cosa:  -f-  i  sinx  ;  cela  aurait  permis  de  simplifier 
les  §§  3,  6  et  suivants.  Bien  entendu,  cette  addition  eût  entraîné 
l'introduction  toute  naturelle  d'un  aperçu  de  la  théorie  des  fonc- 
tions hyperboliques,  ce  qui  aurait  augmenté  la  valeur  du  Traité. 

La    formule   approximative  a;  =  ^        -       ,  si  commode  pour  la 
'^^  2  +  coso;  '^ 

résolution  pratique  des  triangles  rectangles,  mériterait  aussi  une 

petite  place  dans  le  dernier  livre. 

P.  M. 


IV 


Mélanges  de  géométrie  a  quatre  dimensions,  par  E.  Jouffret. 
Un  vol.  in-80  de  XI-227  pages.  —  Paris,  Gauthier- Villars,  1906. 

Dans  la  Revue  des  Questions  scientifiques  d'octobre  1903  (1), 
nous  avons  rendu  compte  du  Traité  élémentaire  de  Géométrie 
à  quatre  dimensions  du  colonel  Jouffret.  Depuis  cette  époque, 
la  mort  en  a  frappé  l'auteur  ;  mais  il  laissait,  prêt  à  l'impression, 
un  nouveau  livre  que  nous  devons  à  sa  veuve  de  connaître 
aujourd'hui. 

Comme  l'indique  son  titre,  ce  livre  n'a  pas  la  régularité  didac- 
tique du  précédent,  qu'il  est  du  reste  bon  de  connaître  préala- 
blement, bien  qu'un  coup  d'œil  sur  les  principes  puisse  en 
dispenser  à  la  rigueur.  Après  une  étude  des  trois  premiers  des 
six  polyédroTdes  réguliers,  le  colonel  Jouffret  aborde  des  ques- 
tions de  géométrie  à  trois  dimensions  dans  le  but  de  montrer 
qu'elles  appellent,  pour  ainsi  dire,  la  géométrie  à  quatre  dimen- 
sions :  ce  sont  Thexagramme  de  Pascal  et  les  surfaces  dti 
3«  degré. 

L'hexagramme  est  la  figure  formée  par  six  points  dont  trois 
quelconques  ne  soient  pas  en  ligne  droite  et  par  les  droites  qui 
les  joignent  deux  à  deux.  Or  l'étude  de  l'hexagramme  plan  est 

(1)  Revue  des  Que.st.  sciemt.,  t.  LIV,  pp.  606-609. 
llle  SÉRIE.  T.  X.  59 


6lO  REVUE    DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

grandement  facilitée  quand  on  le  considère  comme  la  projection 
d'un  hexagramme  dans  l'espace,  parce  que  sur  le  plan  deux 
droites  se  coupent  toujours,  alors  que  leur  intersection  ne  joue 
un  rôle  dans  la  tigure  de  Thexagramme  que  lorsqu'elles  sont 
les  projections  de  deux  droites  de  l'espace  qui  se  coupent  :  le 
meilleur  moyen  d'écarter  les  points  inutiles  est  donc  de  remonter 
du  plan  dans  l'espace  (1).  Mais  il  est  encore  préférable  de 
remonter  de  là  dans  Véiendue,  ou  champ  à  quatre  dimensions  : 
comme  l'a  fait  observer  M.  Richmond,  la  figure  de  quatre  points 
dans  le  plan  fournit  à  la  géométrie  de  la  droite  une  notion  fon- 
damentale, celle  du  rapport  anharmonique  ;  la  ligure  de  cinq 
points  dans  l'espace  fournil  à  la  géométrie  du  plan,  la  notion 
également  capitale  de  deux  triangles  homologiques  ;  \a  figure 
de  six  points  dans  l'étendue,  ou  hexastigme,  fournit  aux  champs 
inférieurs  la  notion  de  Vhexagramme. 

Enfin  la  partie  purement  mathématique  de  l'ouvrage  se  ter- 
mine par  l'étude  des  hypersurfaces  du  second  degré,  ou  hyper- 
quadriques,  et  par  celle  des  qtiartiques  ou  surfaces  du  4^  degré 
produites  par  l'intersection  de  deux  hyperquadriques.  Il  serait, 
notons-le,  plus  logique  d'appeler  byperquartiques  ces  surfaces, 
puisque  le  nom  de  quartique  appartient  déjà  à  la  courbe  du 
4«  degré,  intersection  de  deux  quadriques  dans  l'espace. 

Pour  qui  connaît  la  clarté  et  la  conscience  de  composition  des 
ouvrages  du  colonel  Jouffret,  il  nous  suffira  de  dire  que  celui-ci 
est  digne  des  précédents.  Mais,  avant  d'en  arriver  au  chapitre 
final,  traitant  de  la  question  de  l'existence  réelle  de  Thyper- 
espace,  nous  voudrions  parler  d'un  point  de  terminologie  qui 
nous  parait  avoir  une  réelle  importance.  Déjà  nous  avions 
cherché  une  chicane  de  ce  genre  à  l'auteur,  et,  dans  une  note  de 
la  page  168,  il  nous  donne  théoriquement  raison  (2)  ;  aujourd'hui 
la  critique  sera  analogue,  mais  de  portée  plus  générale. 

11  est  entendu  que  le  sujet  étudié  est  la  géométrie  à  quatre 
dimensions  euclidienne  ;  mais  ce  n'est  pas  là  une  raison  pour 
adopter  une  terminologie  se  prêtant  mal  à  une  extension  ulté- 
rieure.  Le   colonel  Jouffret  pose   la  droite,  le  plan,  l'espace, 

(1)  Les  surfaces  du  3e  degré  servent  à  Tétude  de  Thexagramme  dans 
l'espaco. 

(2)  11  s*agissait  du  terme  **  hypersphère  ^  qu'il  applique  à  la  sphère  à 
trois  dimensions,  alors  qu'il  nous  parait  préférable  de  le  réserver  aux 
surfaces  isogènes  à  courbure  nt'pralive  de  la  géométrie  de  Lobatchefsky. 
Celles-ci  étant  hors  de  cause  dans  sou  livre,  il  a  cru  devoir  consei*ver 
son  vocabulaire  précédent. 


BIBLIOGRAPHIE.  6l  1 

rétendue,  constituant  autant  de  champs  à  une,  deux,  trois  et 
quatre  dimensions.  On  voit  de  suite  qu'il  n'y  a  de  champs  que 
là  où  la  géodésique  est  la  droite  euclidienne,  et  en  effet  il  n'y  a 
aucun  terme  générique  appliqué  à  ce  que  nous  appellerions 
volontiers  des  espaces  quelconques  à  n  dimensions.  Aussi  ce  qui 
a  trois  diinensions  et  n'a  pas  la  droite  euclidienne  pour  géodé- 
sique est-il  appelé  unetiypersurface.  Il  y  a  là,  semble-t-il,  comme 
une  sorte  de  crainte  d'ouvrir  la  porte  au  langage  de  la  géométrie 
générale.  N'est-ce  pas  une  crainte  de  ce  genre  encore  qui  a 
empêché  l'auteur  de  compléter  son  étude  sur  l'hypersphère, 
selon  son  expression,  pour  laquelle  il  s'est  borné  à  renvoyer  à 
son  Traité  élémentaire  ?  On  sait  que,  dans  celui-ci,  s'il  a  étudié 
notamment  avec  soin  la  mesure  du  contenant  et  du  contenu,  il 
s'est  abstenu  d'étudier  toute  cette  géométrie  propre  de  l'hyper- 
sphère qui  n'est  qu'un  duplicata  de  la  géométrie  de  Riemanu, 
bien  que  ce  soit  un  chapitre  de  la  géométrie  euclidienne  à 
quatre  dimensions. 

Qu'on  nous  pardonne  ces  redites  dictées  par  une  de  ces  idées 
fixes,  vulgairement  dites  marottes.  Il  nous  reste  à  dire  quelques 
mots  de  Vexistence  de  Thyperespace  ;  mais  d'abord  il  convient 
de  noter  qu'en  fidèle  adepte  des  doctrines  de  M.  Duhem  le 
colonelJouffret  n'entend  par  existence  que  l'utilité  d'un  schéma(t). 

A  ce  point  de  vue,  le  principal  argument  est  emprunté  à  la 
sléréochimie  des  atomes  à  cinq  valences  :  on  ne  peut  que  regret- 
ter que  son  exposé,  très  intéressant,  soit  un  peu  trop  sommaire  (â). 

Mentionnons  enfin  les  arguments  de  Zollner,  empruntés  aux 
expériences  du  médium  Slade  qui  fit  disparaître  un  grain  de  blé 
enfermé  dans  une  sphère  de  verre  et  le  fit  reparaître  au  dehors, 
et  qui  dénoua  une  corde  scellée  à  ses  deux  bouts  sur  deux 
poteaux.  Il  est  certain  que,  bien  établies,  de  telles  expériences 
constitueraient  un  argument  de  premier  ordre. 

G.  Lechalas. 


(!)  Il  se  hasarde  cependant  à  noter  que  ce  schéma  ne  se  heurte  à 
aucune  contradiction  et  que  rien  n'empêche  dès  lors  de  lui  attribuer  une 
existence  pareille  à  celle  d«  notre  espace. 

|2)  Nous  avons  au  contraire  trouvé  un  argument  centre  la  quatrième 
dimension  dans  le  fait  qu'un  acide  tartrique  donné  conserve  toujours 
son  caractère,  puisque,  s'il  subissait  des  mouvements  dans  un  espace 
à  quatre  dimensions,  ses  molécules  devrait  nt  y  subir  des  retournements 
(voir  Revl'E  puilosopuique  de  septembre  J$K)1,  p.  344). 


Cl  2  KfcVrE    Df>    gi  fc>TiONS    SCIENTIFigCEa'. 


V 

Ofi'R^  d'A<tro50mie.  par  Loris  Maillard.  Tome  I.  Uii  toI. 
4^.  lithographif-.  de  243  pages.  —  Paris,  A.  HermaD». 


III 


Le  Cours  de  M.  L.  Maillard  est  professe  à  la  Faculté:  des 
M'ieiK-es  de  rLniversité  de  Lausanne.  11  tient  le  milieu  entre  des 
lef;oiis  de  Ojsniograpliie.  dont  il  supporte  les  première:»  uotioas. 
et  un  Traité  d'astronomie  mathématique,  auquel  il  emprunte  cer- 
tains dé%'eloppements  et  en  résenre  d'autres,  sans  que  la  raîsoo 
qui  a  déterminé  le  choix  des  matières  2K>it  toujours  bieo  appa- 
rente. En  pareil  cas,  on  risque  d*eDcourir  le  reproche  :  Cest  trop 
et  pas  as<>ez  :  mais  en  le  formulant  ici  nous  serions  vraisembla- 
blement injuste.  Ce  Cours,  en  effet,  en  suppose  un  autre  qu'il 
prépare  et  qui  le  complète  :  M.  Maillard  y  renvoie  à  maintes 
reprises  ;  il  faudrait  en  connaître  la  teneur  pour  pouvoir  porter 
un  jugement  d'ensemble. 

A  ne  considérer  que  ce  premier  volume,  le  Cours  de  M.  Mail- 
lard se  distingue  surtout  des  ouvrages  similaires  par  FatModance 
des  données  historiques,  biographiques  et  bibliographiques, 
développées  en  marge  d<'S  levons  techniques.  L'auteur,  qui  a 
beaucoup  lu,  se  complaît  manifestement  à  faire  bénéficier  des 
trésors  de  son  érudition  les  lecteurs  curieux  d*autre  chose  que 
de  sèches  descriptions  et  d'arides  calculs.  C'est  pour  eux  qu'il 
a  écrit  une  bonne  partie  de  son  livre,  la  plupart  des  notes  et 
V Aperçu  historique  qui  lui  sert  d'introduction  ;  il  y  retrace,  en 
quelques  puges,  l'histoire  des  origines  et  des  étapes  successives 
de  l'astronomie  ancienne  et  de  l'astronomie  moderne.  Les  sources 
011  il  a  puisé  sont  excellentes;  aussi  cet  aperçu  vaut-il  mieux 
que  beaucoup  d'autres,  trop  souvent  mal  renseignés. 

Le  Cours  se  divise  en  deux  parties  :  la  première  est  consacrée 
à  V Astronomie  Sjjhérique,  la  seconde  à  VAstrottotnie  descriptive 
et  à  V Astrophysique.  Le  tome  I  comprend  la  première  partie  et 
le  premier  chapitre  de  la  seconde.  Nous  allons  le  parcourir  rapi- 
dement. 

Le  chapitre  premier  traite  des  méthodes  générales  de  calcul  : 
mesure  des  angles  et  des  arcs  ;  trigonométrie  sphérique  :  for- 
mules fondamentales,  parmi  lesquelles  celles  relatives  aux 
triangles  rectangles,  avec  la  règle  mnémotechnique  de  Neper  ; 
théorème  de  Legendre  sur  rassimilatiou  approchée  d'un  triangle 
sj)hérique   à   un  triangle   rectiligne  ;  formules    différentielles  : 


BIBLIOGRAPHIE.  6l3 

notions  très  sommaires  sur  la  méthode  des  moindres  carrés.  — 
Un  paragraphe  sur  les  constructions  graphiques  eût  été  ici  à  sa 
place,  et  on  eût  loué  Tauteur  d'en  recommander  J'usage  et  d'eu 
expliquer  l'emploi  sur  quelques  exemples  concrets. 

On  aborde,  au  chapitre  II,  la  description  de  la  sphère  céleste  : 
mouvement  diurne,  définitions  qui  s'y  rattachent,  groupement 
des  étoiles  en  constellations,  etc.  Une  carte  des  constellations 
principales  de  l'hémisphère  nord,  avec  alignements,  complète 
les  indications  du  texte. 

Les  coordonnées  horizontales,  horaires,  équatoriales,  éclip- 
tiques  sont  définies  au  chapitre  III,  qui  se  termine  par  l'établisse- 
ment et  la  vérificaition  des  lois  du  mouvement  diurne.  —  Au 
chapitre  précédent  l'auteur  avait  écrit  :  ^  nous  démontrerons  que 
la  rotation  diurne  est  uniforme  „.  C'est  beaucoup  dire.  On  ne 
démontre  pas,  à  parler  en  toute  rigueur,  l'uniformité  de  la  rota- 
tion apparente  de  la  sphère  céleste,  puisque  la  marche  des  pen- 
dules à  laquelle  on  la  compare  est,  en  définitive,  contrôlée  par 
celle  des  étoiles.  11  n'eût  peut-être  pas  été  inutile  d'en  faire  la 
remarque. 

L'étude  de  l'atmosphère  et  du  rôle  qu'elle  joue  dans  les  obser- 
vations astronomiques,  fait  Tobjet  du  chapitre  IV  ;  ici  les  ren- 
seignements surérogatoires  abondent.  On  décrit  les  méthodes 
d'exploration  de  l'atmosphère  ;  on  résume  ce  qu'elles  nous  ont 
appris  des  variations  de  la  température  et  de  la  pression  avec  la 
latitude  et  l'altitude;  on  établit  la  formule  barométrique  de 
Laplace,  on  soumet  à  la  critique  les  hypothèses  sur  lesquelles 
elle  repose  et  les  résultats  auxquels  elle  conduit,  etc.  Les  diffé- 
rents moyens  dont  nous  disposons  pour  fixer  approximativement 
la  hauteur  de  l'atmosphère  sont  signalés,  et  on  nous  donne, 
des  recherches  qui  ont  porté  sur  sa  couleur  et  sa  composition 
chimique,  un  résumé  très  bien  au  point.  Toutefois,  la  partie 
principale  de  ce  chapitre  est  celle  qui  traite  de  la  réfraction. 
Ici  encore  M.  Maillard  remonte  aux  origines  et  suit,  dans  l'exposé 
des  lois  de  la  réfraction  simple,  l'ordre  historique  :  même  sur* 
abondance  de  détails  intéressants  dans  ces  quelques  pages  qu'on 
lirait  volontiers  dans  un  traité  de  physique.  Il  aborde  enfin  la 
réfraction  astronomique  dont  il  établit  l'équation  différentielle. 
Son  intégration  exige  la  connaissance,  qui  nous  manque,  des 
relations  qui  relient  entre  elles,  sur  le  parcours  des  rayons  lumi- 
neux, les  caractéristiques  physiques  (température,  densité, ...) 
des  couches  d'air  traversées  :  on  y  supplée  par  des  hypothèses. 
Leur  choix,  inspiré  par  des  lois  physiques  connues,  est  limité 


0-4  yy^^'y^  '-'r^  we-t-ow  ^nETnFJv'c- 

y^f  U^  *s%n;*fMX%  d«  rai^oi  :  il  re«l«r  aiMrnre.  4aB»>  « 

fMt  v/uaMîtU^  A«  oMBdrOAe  ëe  robtcrtvIiMà.  AacaBr  a'cfiK  iiw 
ïnu**'U^  ^U^iàHimn^J:  ^mr  4e»  cibvemtÎM»  fuie»  tns  prs;»  ée 
lltfffmm,  Vzf  nrjtitre.  t<Hfieff  ronrK-i^eat  pMr    éa 

prali^oimi^iftl  '%u6ry^wàzn\it  <kr  U  oow»4it«tio«  pkj«éq«e  éc-  c  s- 
ffa<#«plsMrr«.  VzmUsnr  ^iittfAÏ^  qiB«4q«e«'aDe$  ^  ce«  tibevn»  et 
jt^b^r^r  v>fj  calral  «rn  partant  d«r  rfa3'f^>tbe«e  ^  Di  ftr- 

i>  rbApHre  V  eiit  ronsaeré  a«x  cofTeHkfflKï  de  fta  poraBaKe 
«I  4^  rabermt'-r/o.  Il  j  «<4  traité  sgeeesgire»e«t  des  psrmllaxes 
dm  afrf  r««  da  Hj-^ttenie  «oUîre  :  de^  parallaxe»  de»  étoiles  e^  des 
laétliod^r^  employ^'e^  pour  le<»  nie^orer  Ideteimnatioa  de»  pn- 
tifpfiH  Mh^plwm,  proréàé:  photo$rrapbî^«e>  :  de  la  dêt^iMJ ■■*!<!■ 
«fttrrifiooiiqoe  de  la  rîte*ï«!e  de  la  lumière»  et  de  rabeiTatîoa  des 

l/étode  den  instrament»  et  des  méthodes  d'obserraticM  est 
faite  a«  chapitre  VL  Parmi  les  isstmmeots.  les  oos  iguomom. 
t',AârHnii  sipUilre^f...  pendules,  chronomètre:»)  ont  pour  b«t  la 
îtimnrf,  dn  temps  :  arec  les  autres  (iosimmeots  à  piaoules, 
«estant,  tél#;M!opes,  héliostat.  sidérostat»  looetles,  hélioiBetre* 
iustrameots  méridieos,  zénithaux  et  éqnatoriaax),  les  lignes  de 
visée  sfint  précisées,  la  puissance  de  l'œil  est  angneotèe  et  U 
mesure  des  angles  rendue  plus  rigoureuse.  —  L'expose  est  sor- 
tout  descriptif  et  historique  ;  il  ne  comprend  pas  la  théorie  des 
instruments  d'optique,  et  on  n'y  trouve  pas  non  plus  celle  dy 
niveau  à  huile  l^s  méthodes  d'observation  portent  sor  la  déter- 
mination du  méridien  :  observations  de  la  Polaire,  méthode  des 
hauteurs  correspondantes  et  des  digressions  des  cireompdaires  ; 
et  sur  la  mesure  des  déclinaisons,  des  angles  horaires  et  des 
ascenhious  droites. 

Quelques  exercices  sont  proposés  à  la  fin  de  chacun  de  ces 
ehapiln*s  ou  des  paragraphes  principaux,  et  on  y  a  joint,  très 
souvent,  une  liste  d'ouvrages  à  consulter. 

\Ai  seconde  partie.  Astronomie  descriptive  et  Astrophysique 
«'.niuprendra  :  La  Terre,  le  Soleil,  la  Lune,  le  Système  planétaire, 
les  Planètes,  les  Comètes  et  les  Étoiles  filantes  ;  les  Etoiles,  les 
Nébuleuses  et  les  Hypothèses  cosmogoniques.  De  cet  ensemble» 
le  premier  chapitre  seul,  intitulé  La  Terre,  fait  partie  du  tome  I. 

Ou  y  rappelle  les  preuves  ordinaires  de  sa  sphérîeîté  en  y 
joignant  celle  que  Charles  Dufour  a  tirée  de  l'observation  — 


BIBLIOGRAPHIE.  6l5 

bien  rarement  possible  —  des  images  réflécbies  à  la  surface 
d'une  nappe  d'eau  de  grande  étendue,  absolument  calme  — 
formant  un  miroir  sphérique  convexe  —  et  en  l'absence  de 
toute  réfraction  anormale.  Viennent  ensuite  les  définitions  des 
coordonnées  géographiques  et  de  brèves  indications  sur  la  déter- 
mination de  la  latitude  et  de  la  longitude.  Elles  sont  suivies  de 
notions  sur  la  navigation  astronomique.  On  y  trouve  l'explica- 
tion de  la  méthode  du  Capitaine  Sumner  pour  la  détermination 
du  point  :  toute  observation  d'une  hauteur  d'astre,  à  un  instant 
quelconque,  conduit  à  la  détermination  d'un  petit  cercle  (cercle 
de  hauteur)  sur  lequel  se  trouve  l'observateur,  et  dont  le  chro- 
nomètre fixe  le  centre  et  le  sextant  le  rayon.  La  construction  des 
cartes  géographiques  n'est  pas  abordée,  mais  la  géodésie  est 
bien  partagée  :  Historique  intéressant,  triangulation,  nivellement; 
triangulation  et  nivellement  de  la  Suisse.  Les  recherches  rela- 
tives à  la  direction  et  à  l'intensité  de  la  pesanteur,  et  les  résul- 
tats généraux  qu'elles  ont  fournis,  sont  largement  exposés  ;  on 
y  a  joint  quelques  indications  sur  le  problème  de  la  variation 
des  latitudes. 

Ici  l'auteur  élargit  son  sujet,  et  aborde,  en  géologue,  la  consti- 
tution interne  de  la  Terre  :  ères  géologiques,  géothermie,  séismes 
et  volcanisme.  Aux  théories  du  volcanisme  et  des  séismes  sont 
liées  les  hypothèses  de  la  déformation  polyédrique,  des  soulève- 
ments et  des  affaissements  de  l'écorce  terrestre  :  M.  Maillard  en 
donne  un  bon  résumé.  Il  le  fait  suivre  d'un  exposé,  très  bien 
renseigné,  des  recherches  relatives  à  la  densité  moyenne  de  la 
Terre.  Le  dernier  paragraphe  est  consacré  à  la  rotation  de  la 
Terre.  Les  preuves  qu'il  expose  sont  celles  que  fournissent  la 
forme  aplatie  du  globe,  la  déviation  vers  l'est  des  corps  tom- 
bant en  chute  libre  (théorie  et  observations),  le  mouvement  sur 
un  plan  horizontal,  les  expériences  de  Foucault  et  celles  qu'elles 
ont  provoquées  (pendule  et  gyroscopes),  les  courants  fluviaux 
et  marins,  et  les  courants  atmosphériques. 

On  voit  asse^,  par  ces  brèves  indications,  que  l'ouvrage  de 
M.  Maillard  est  moins  le  développement  méthodique  d'un  pro- 
gramme d'examen  imposé  à  de  futurs  astronomes,  qu'un  livre  de 
culture  générale,  écrit  avec  clarté,  que  tous  les  élèves  des 
Facultés  de  sciences  physiques  étudieront  avec  profit,  et  qui  par 
sa  documentation  très  variée  et  de  bon  aloi  intéressera  tout 
homme  instruit,  curieux  de  données  précises  sur  l'histoire  de 
l'astronomie,  de  ses  instruments,  de  ses  méthodes  et  de  ses 
conquêtes. 

J.  T. 


6l6  KKVl'K    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQCKS. 


VI 

Elemknti  di  Asthonomia  ad  iisu  delle  Scuole  e  per  Istrii/ione 
privata.  compilati  dal  P.  Adolfo  Mf  ller  d.  C.  d.  G.,  pmfessore 
di  Asf  rononiia  nelJ*  Universilà  Gregoriaiia,  Diretlore  delT  Osserv. 
Astron.  sul  Giaiiirolo.  2  vol.  12".  Vol.  t.  Astronietria-Astroniecca- 
nica.  602  pages.  300  fig.,  2  cartes  (1904).  Vol.  2.  Astrofisica- Astro- 
cronaca.  600  nages,  150  fig.  (1906).  —  Rome,  Desclée,  Lefebvre 
et  O^. 

Le  R.  P.  Mflller,  bien  connu  par  les  articles  scientifiques  et 
historiques  qu'il  a  publiés  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des 
Nuovi  LiNCEi  et  dans  diverses  revues  allemandes,  vient  de  faire 
une  œuvre  utile  et  charitable  en  terminant  la  publication  de  son 
cours  d'Astronomie.  Ce  cours,  fruit  de  l'expérience  que  donne 
un  long  enseignement,  se  présente  sous  la  forme  de  deux  beaux 
volumes,  fort  bien  imprimés  et  copieusement  illustrés.  Le  but 
que  l'auteur  poursuivait  était  double  :  donner  un  traité  classique 
d'astronomie  qui  pûl  servir  à  des  professeurs,  tout  en  permet- 
tant à  des  étudiants  travaillant  seuls  de  s'initier  à  cette  science 
—  puis  montrer  comment  les  progrès  de  Tastronomie,  loin  de 
nuire  à  la  religion,  tendent  au  contraire  à  apaiser  le  prétendu 
conflit  entre  la  science  et  la  foi,  qui  trouble  tant  d'âmes. 

Pour  atteindre  le  premier  but,  l'auteur  s'est  résigné  à  laisser 
de  côté  tous  les  calculs  compliqués,  s'astreignant  à  ne  démon- 
trer, dans  les  chapitres  qui  concernent  Tastronomie  spliérique, 
que  les  théorèmes  indispensables.  De  cette  façon  le  lecteur 
ordinaire  ne  se  trouve  pas  rebuté,  dès  l'abord,  et  reste  muni  pour- 
tant du  bagage  trigonométrique  nécessaire,  qu'il  sera  ensuite 
libre  de  compléter.  L'écueil,  dans  un  ouvrage  élémentaire  d'as- 
tronomie est  la  vulgarisation  banale  qui  mêle,  sans  les  distin- 
guer, les  données  certaines  avec  les  pures  hypothèses.  Grâce  à 
l'ordre  et  à  la  méthode  de  l'auteur,  cet  écueil  est  ici  fort  heu- 
reusement évité. 

Le  second  but  que  poursuivait  le  P.  Mûller  était  plus  difficile 
à  atteindre:  faire  de  l'apologétique  à  propos  de  tout  eût  été 
ridicule  ;  dire  la  vérité  est  parfois  bien  délicat.  Il  s'agissait  ici 
de  montrer,  incideniment,  Tab.sence  de  toute  contradiction  entre 
les  doctrines  de  l'Église  et  les  données  certaines  de  la  Science, 
de  revendiquer  pour  l'Église  la  gloire  d'avoir  concouru  large- 
ment au  progrès  de  l'esprit  humain,  et  de  rendre  à  des  savants 
qui  eurent  le  tort  d'être  prêtres  ou  religieux,  le  mérite  de  leurs 


BIBLIOGRAPHIE.  6\J 

inventions  et  de  leurs  découvertes.  L*auteur  a  fait  tout  cela  d'une 
plume  légère  et  courtoise,  sans  discussion,  sans  aigreur,  par 
accumulation  de  faits,  de  textes,  de  dates  précises.  A  ce  point  de 
vue,  les  notes  bibliograpliiques  et  les  documents  justificatifs  qui 
se  pressent  nombreux,  au  bas  de  presque  chaque  page,  consti- 
tuent une  mine  précieuse,  en  même  temps  qu'ils  témoignent 
d'un  souci  d'exactitude  et  d'un  travail  de  recherche  considérables. 

Le  premier  volume  comprend  l'astronomie  sphérique  et  la 
mécanique  céleste  ;  son  principal  mérite  est  d'être  clair  tout  en 
restant  élémentaire.  Nous  signalerons  spécialement  de  nombreux 
et  intéressants  détails  historiques  sur  les  instruments  astro- 
nomiques, et  de  nombreuses  références  à  propos  des  divers 
systèmes  planétaires  et  de  la  réforme  du  calendrier. 

Le  second  volume  est  consacré  presque  tout  entier  à  l'astro- 
physique. Les  étonnants  développements  que  cette  science  a  pris 
depuis  quelques  années  rendaient  difficiles  le  choix  et  le  classe- 
ment des  matériaux.  L'auteur,  grûce  à  d'heureuses  divisions,  est 
arrivé  à  mentionner  et  à  suffisamment  expliquer  toutes  les 
découvertes  les  plus  importantes.  Il  rend  compte  des  instruments 
et  des  méthodes  successivement  employés,  dit  ce  qui  revient  de 
mérite  à  chacun  des  savants  mentionnés,  et  surtout  reconstitue 
bien  les  phases  d'avance  et  de  recul  par  lesquelles  ont  passé  les 
différentes  découvertes.  Nous  ne  saurions  trop  louer  cette  mé- 
thode, adoptée  si  rarement  dans  les  traités  classiques,  d'exposer 
la  marche  de  la  science  d'une  manière  historique,  telle  qu'elle 
s'est  effectuée  dans  le  temps  et  l'espace  :  rien  n'est  aussi  lumi- 
neux, parce  que  rien  n'est  plus  vivant  et  plus  humain.  Le  second 
volume  du  P.  MOller  acquiert,  de  par  cette  méthode,  un  intérêt 
continuellement  soutenu  qui  le  met  bien  au-dessus  d'un  livre 
d'étude  ordinaire. 

L'astrophysique  est  divisée  en  cinq  parties.  La  première 
initie  le  lecteur  aux  instruments  et  aux  méthodes  ptiotogra- 
phiques,  spectroscopiques  et  photométriques  ;  la  seconde  et  la 
troisième  traitent  de  la  constitution  physique  des  planètes  ;  la 
quatrième  étudie  les  étoiles  ;  les  découvertes  récentes  sur  les 
étoiles  variables  y  sont  très  nettement  exposées.  Une  cinquième 
partie  enfin  résume  nos  notions  sur  les  comètes,  les  étoiles 
filantes  et  la  lumière  zodiacale.  L'ouvrage  se  termine  par  un 
chapitre  sur  l'origine  et  la  structure  du  monde.  Un  appendice 
donne  un  conspedus  général  de  l'histoire  de  l'astronomie. 

A  propos  de  l'exposé  des  systèmes  cosmogoniques,  qu'il  nous 
soit  permis  de  regretter  de  ne  pas  voir  signalées,  à  la  suite  des 


6l8  REVUE    DES    QUESTIONS    SOIENTIFIQUES. 

théories  de  Kaiit,  Laplace  et  Faye,  celles  de  M.  Tabbé  Moreux  et 
du  colonel  du  Ligondès,  qu'il  n*est  plus  guère  permis  d'ignorer. 
Les  deux  volumes  du  P.  HQller  sont  écrits  en  une  langue 
souple  et  harmonfease,  rendue  parfois  légèrement  oratoire  par 
des  réminiscences  classiques  et  scripturaîres,  et  pourtant  sa- 
chant rester  scientifique.  Ce  charme  du  style  est  bien  fait  pour 
attirer,  plus  nombreux  encore,  les  lecteurs. 

P.  V. 


VII 


Observation,  étude  et  prédiction  des  marées,  par  Rollet 
DE  l'Isle,  ingénieur  hydrographe  en  chef  de  la  marine.  Un  vol. 
u\-8^  de  287  pages  et  19  planches.  —  Paris,  Imprimerie  nationale, 
1905. 

Le  problème  des  marées  est  un  des  plus  beaux  et  des  plus 
captivants  de  la  Mécanique  du  globe;  il  a  tenté  les  plus  hauts 
génies  mathématiques  depuis  Newton,  qui,  le  premier,  a  saisi  les 
causes  principales  du  phénomène,  jusqu'à  Laplace,  qui,  par 
un  prodigieux  effort  d'analyse,  a  su  le  réduire  en  formules, 
aujourd'hui  encore  utilisées  pour  en  prédire  les  variations.  La 
théorie  mathématique  qu'a  ainsi  édifiée  l'illustre  géomètre  con- 
stitue un  des  chapitres  les  plus  importants  de  la  Mécanique 
céleste.  Elle  a,  dans  la  période  contemporaine,  été  développée, 
par  divers  géomètres  dont  les  recherches  ont  été  synthétisées 
par  M.  Maurice  Lévy  en  un  ouvrage  fort  savant,  mais  qui 
s'adresse  plutôt  aux  mathématiciens  (1).  M.  Rollet  de  Tlsle,  qui 
dirige  en  France,  avec  une  compétence  incontestée,  le  service  de 
la  prédiction  des  marées,  s'est  proposé,  sans  rien  négliger  de 
ce  que  la  théorie  mathématique  offre  d'essentiel,  de  condenser, 
en  un  volume  relativement  peu  étendu,  toutes  les  notions  qui, 
dans  cet  ordre  de  questions,  intéressent  la  pratique.  C'est  ce 
volume  que  nous  allons  analyser;  sans  nulle  banalité  on  peut 
affirmer  qn*il  est  venu,  au  moins  dans  la  littérature  scientifique 
française,  combler  une  lacune  entre  les  exposés  sommaires  insuf- 

(1)  Analysé  dans  la  Revue  des  Qoest.  scient.,  t.  XLV,  janvier  1899, 
p.  245. 


BIBLIOGRAPHIE.  6 19 

fisaiits  poar  les  spécialistes  et  les  développements  exclusivement 
théoriques  qui  ne  s'adressent  qu'aux  seu's  savants. 

Comme  ce  sont,  en  somme,  les  données  de  l'observation  qui 
dominent  tout  le^ujet,  M.  Rollet  de  l'isle  débute  très  sagement 
par  une  description  générale  des  divers  modes  d'observation, 
n'bésitant  pas  à  entrer  dans  tous  les  détails  pratiques  dont  son 
expérience  personnelle  lui  a  révélé  l'utilité,  notamment  en  ce 
qui  concerne  l'installation  des  échelles  de  marées  et  l'enregistre- 
ment des  observations,  et  donnant  une  description  très  conscien- 
cieuse des  différents  appareils  qui  ont  été  mis  en  usage  pour 
Tenreg^'strement  automatique  des  variations  du  niveau  de  la 
mer;  raarégraphes  à  flotteur  (Service  hydrographique  ;  Service 
des  Ponts  et  Chaussées  ;  U.  S.  Coast  and  Geodetic  Survey  ; 
Indes  Anglaises;  marégraphe  à  mercure  de  Nakamura;  etc.)  et 
marégraphes  à  pression  (Van  Rysselberghe;  Honda;  Richard; 
Service  maritime  de  la  Gironde  ;  Besson;  Favé  ;  Adolf  Mensing), 
ces  derniers  pouvant  servir  à  l'étude  du  phénomène  par  des  fonds 
atteignant  150  ou  200  mètres. 

Une  fois  connu  l'outillage  permettant  d'observer,  l'auteur 
décrit  les  phénomènes  généraux  mis  en  évidence  par  ces  obser- 
vations et  entame  l'étude  des  forces  génératrices  à  l'intervention 
desquelles  on  en  peut  réduire  l'explication  mécanique.  La  corré« 
lation  évidente  entre  la  grandeur  et  la  périodicité  du  mouvement 
du  niveau  de  la  mer,  d'une  part,  les  positions  relatives  de  la 
Terre,  de  la  Lune  et  du  Soleil,  de  l'autre,  conduit  à  penser  que 
le  phénomène  de  la  marée  n'est  que  la  conséquence  d'une  per- 
turbation produite  par  ces  deux  derniers  astres  dans  l'équilibre 
que  prendrait  la  masse  liquide  qui  recouvre  la  Terre  si  celle-ci 
était  isolée  dans  l'espace.  Le  premier  problème  qui  se  pose  con- 
siste donc  à  étudier  l'action  d'un  astre  voisin  de  la  Terre  sur  une 
particule  libre  à  la  surface  de  celle-ci.  Après  avoir  formé  le 
potentiel  des  forces  résultant  de  l'action  de  l'astre  (attraction 
exercée  sur  la  particule  et  force  d'inertie  d'entraînement)  en  y 
introduisant  la  distance  zénithale  de  l'astre,  et  l'avoir  développé 
suivant  les  puissances  de  l'inverse  de  la  distance,  l'auteur  se 
borne  au  terme  principal  (en  tenant  pour  négligeable  la  qua- 
trième puissance  de  la  parallaxe)  et  discute  les  variations  qui 
s'en  déduisent  pour  les  composantes  verticale  et  horizontale  de 
la  force  attractive.  Cette  première  discussion  suffit  à  montrer 
que  les  déplacements  observés  dans  le  phénomène  des  marées 
sont  précisément  de  l'ordre  de  grandeur  de  ceux  que  doit  entraî- 
ner, en  vertu  de  cette  explication  mécanique,  l'action  combinée 


620  RlîlVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

de  la  Lune  et  du  Soleil,  et  cela  suffit  pour  fixer  la  cause  princi- 
pale du  phénomène  ;  reste  à  en  prédire  les  manifestations. 

•*  La  résolution  de  ce  problème,  dit  M.  Roilet  de  Tlsle,  pré- 
sente des  difficultés  de  deux  sortes  :  les  premières  viennent  de 
rinégale  répartition  de  la  masse  liquide  à  la  surface  du  globe, 
partagée  en  mers  de  forme  et  de  dimensions  différentes,  de  pro- 
fondeurs variables  et  mal  connues  ;  les  secondes  tiennent  à  ce 
que  l'analyse  est  encore  aujourd'hui  impuissante  à  résoudre  le 
problème  même  dans  le  cas  le  plus  simple,  celui  d'un  sphéroïde 
entièrement  recouvert  d'une  couche  liquide  d'épaisseur  uni- 
forme. Mais,  en  se  bornant  au  point  de  vue  immédiatement  pra- 
tique des  prédictions,  les  principes  que  les  tentatives  théoriques 
faites  pour  le  résoudre  ont  mis  en  lumière,  sont  devenus,  grâce 
à  des  hypothèses  que  l'observation  a  vérifiées,  les  bases  de 
méthodes  qui  donnent  des  résultats  d'une  étonnante  précision.  , 
Remarquons,  en  passant,  que  c'est  là  un  des  exemples  les  plus 
frappants  de  l'efficacité  de  la  méthode  mathématique  dans  le 
domaine  des  sciences  physiques,  alors  même  que  les  circon- 
stances privent  ses  déductions  d'un  caractère  d'entière  rigueur. 
D'ailleurs,  tout  en  faisant  remarquer  qu'il  pourrait  paraître  suffi- 
sant de  donner,  sans  démonstration,  les  formules  qui  servent  de 
base  aux  méthodes  de  prédiction,  l'auteur  déclare  qu'il  lui  a 
semblé  préférable  de  montrer  le  lien,  si  relâché  qu'il  soit,  qu'éta- 
blissent les  hypothèses  admises  entre  les  théories  et  les  formules 
qu'il  aura  à  appliquer,  ce  en  quoi,  pour  notre  part,  nous  estimons 
qu'il  a  eu  grandement  raison,  car  il  n'est  rien  de  si  peu  satis- 
faisant pour  l'esprit  que  l'emploi  de  formules  ne  se  rattachant 
à  aucune  conception  théorique  et  apparaissant  comme  le  fruit 
du  pur  arbitraire. 

En  premier  lieu,  il  envisage  la  théorie  donnée  en  1687  par 
Newton  dans  ses  Principes  de  la  Philosophie  naturelle,  théorie 
dont  nombre  de  gens  ne  possèdent  que  l'idée  par  trop  sommaire 
qu'en  donnent  les  ouvrages  d'enseignement  élémentaire.  Elle 
suppose,  comme  on  sait,  que  la  couche  liquide  prend  une  figure 
momentanée  d'équilibre  (d'où  son  nom  de  théorie  statique)  mais 
avec  un  retard  de  trois  heures  environ  (c'est-à-dire  en  prenant 
l'astre  attirant  dans  la  position  qu'il  occupait  trois  heures 
auparavant).  En  partant  de  l'expression  du  potentiel  précédem- 
ment trouvée,  l'auteur  montre  par  un  calcul  simple  comment 
cette  hypothèse  conduit,  en  première  approximation,  pour  la 
surface  d'équilibre  des  mers,  à  un  ellipsoïde  de  révolution 
allongé  dont  l'axe  passe  par  l'astre  attirant. 


BIBLIOGRAPHIE.  02 1 

Mais  la  théorie  de  Newton  ne  lient  pas  compte  de  la  tendance 
qu'ont  les  molécnles  liqmdes  sollicitées  constamment  vers  une 
nouvelle  position  d'équilibre  à  la  dépasser  et  à  accomplir  des 
oscillations  réglées  par  les  lois  de  la  dynamique.  C'est  sous  ce 
nouvel  aspect  que  Laplace  a  envisagé  le  problème.  Sa  théorie 
(en  raison  de  cela  qualifiée  de  dynamique)  passe  à  bon  droit 
pour  une  des  parties  les  plus  ardues  de  la  Mécanique  céleste. 
Permettre  au  lecteur  d'en  pénétrer  l'essence  par  un  exposé  clair 
et  simple  qui  mette  les  grandes  lignes  en  évidence,  en  écartant 
les  détails  analytiques  au  milieu  desquels  l'attention  risque  de 
s'égarer,  telle  est  la  tâche  que  s'est  imposée  M.  Rollet  de  l'Isle 
et  qu'il  a  réussi  à  mener  à  bonne  fin.  Admettant  à  titre  de 
postulats  les  principes  posés  par  Laplace  touchant  la  périodicité 
des  mouvements  de  la  mer  produits  par  une  force  perturbatrice 
périodique  et  la  superposition  des  effets  de  plusieurs  forces  de 
cette  nature,  il  fait  voir  comment  l'expression  du  potentiel  (où 
l'on  introduit  l'angle  horaire  et  la  distance  polaire  au  lieu  de  la 
distance  zénithale)  comprend,  pour  chaque  astre  attirant,  des 
termes  de  trois  espèces,  les  uns  variant  lentement  avec  la  dis- 
tance polaire,  les  autres  dépendant  soit  de  l'angle  horaire  soit 
du  double  de  cet  angle. 

De  là  également,  dans  l'expression  générale  de  la  marée, 
trois  sortes  de  termes  auxquelles  correspondent  les  ondes  à 
longue  période,  les  ondes  diurnes  et  les  ondes  semi-diurnes. 
C'est  sur  cette  décomposition  qu'est  fondée  la  méthode  de 
Laplace  pour  la  prédiction  des  marées.  Les  constantes  ainsi 
introduites  étant,  pour  un  lieu  donné,  déduites  de  l'observation, 
rien  n'est,  dès  lors,  plus  facile  que  d'obtenir  la  hauteur  de  la 
mer  en  ce  lieu  à  un  instant  quelconque  ;  mais  ce  qu'au  point  de 
vue  pratique  il  importe  surtout  de  connaître,  ce  sont  les  heures 
et  les  hauteurs  des  hautes  et  des  basses  mers,  et  là  le  problème 
se  complique  car  il  ne  saurait  être  résolu  que  par  approxima- 
tions successives.  L'auteur  développe  en  détail  cette  solution 
dans  le  cas  d'une  marée  semi-diurne  seule  (pratiquement,  pour 
nous,  riverains  de  l'Atlantique,  le  plus  important)  et  recourt,  pour 
en  synthétiser  la  discussion,  au  moyen  si  parlant  de  la  figuration 
géométrique  (particulièrement  élégante  en  ce  qui  concerne  les 
variations  des  heures  des  pleines  mers).  Il  montre  ensuite 
comment  il  y  a  lieu  d'en  modifier  les  résultats  pour  tenir 
compte  de  la  marée  diurne.  Si  les  amplitudes  des  deux  marées 
sont  comparables,  la  solution,  dans  le  cas  général,  est  absolu- 
ment inextricable;  il  faut,  pour  chaque  cas  rencontré  dans  la 


622  RKVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

pratique,  recourir  à  des  méthodes  particulières;  l'auteur  indique 
celle  que  M.  Tingénieur  hydrographe*  Héraud  a  employée  avec 
succès  pour  les  marées  de  Cochinchine.  Sur  nos  côtes,  Tinfluenee 
de  la  marée  semi-diurne  étant,  de  beaucoup,  prépondérante, 
Tapplication  de  la  méthode  de  Laplace  réussit  particulièrement 
bien  ;  on  néglige  Tinfluence  de  la  marée  diurne  sur  les  heures  et 
on  ne  tient  compte  de  son  effet  que  sur  les  hauteurs. 

Préalablement  aux  grands  travaux  de  Laplace,  Daniel  Ber- 
noulli,  à  l'occasion  d'un  concours  ouvert  en  1738  par  TAca- 
demie  des  Sciences  de  Paris,  avait,  en  partant  de  la  théorie  de 
Newton,  édifié  une  méthode  qui,  bien  que  d'une  applicatioti 
restreinte,  est  loin  de  manquer  de  valeur  puisqu'elle  a  servi  de 
base  à  l'établissement,  par  Lubbock  et  Whewell,  des  tables 
anglaises  de  prédiction.  M.  Rollet  de  l'Isle  en  donne  un  résuiné 
au  cours  duquel  il  remarque  que  Bernoulli,  ce  qui  n'est  pas  un 
mince  mérite,  avait  mis  en  évidence  les  notions  relatives  à  l'âge 
de  la  marée,  l'établissement  du  port,  le  coefficient  et  l'unité  de 
hauteur,  et  il  indique  ensuite  de  quelle  façon  cette  méthode  a 
guidé  les  recherches  empiriques  de  Lubbock  et  de  Whewell 
d'où,  comme  nous  venons  de  le  dire,  sont  sorties  les  tables 
usitées  en  Angleterre. 

Mais  la  méthode  la  plus  féconde,  celle  dont  l'application  est 
la  plus  générale,  est  la  méthode  harmonique,  qui  résulte  directe- 
ment des  principes  posés  par  Laplace,  mais  qui  n'a  été  explicite- 
ment formulée  que  beaucoup  plus  tard  par  Lord  Kelvin  en  vue 
de  surmonter  les  difficultés  que  soulevait  le  calcul  des  marées 
aux  Indes.  Théoriquement,  elle  consistait  à  rétablir  dans  le 
développement  du  potentiel,  les  termes  que  Laplace  avait  cru 
pouvoir  négliger  pour  la  marée  de  Brest  en  raison  de  la  très 
notable  prédominance,  en  ce  point,  de  la  marée  semi-diurne. 
Pratiquement,  elle  se  heurtait  à  la  double  difficulté  de  déterminer 
les  coefficients  et  les  phases  de  tous  les  termes  périodiques 
intervenants  et  de  reconstituer  la  hauteur  du  niveau  par  la 
somme  de  tous  ces  termes  périodiques.  Mais  le  génie,  à  la  fois 
si  profond  et  si  pmtique,  de  Lord  Kelvin  est  parvenu  à  triompher 
de  ces  obstacles  avec  l'ingéniosité  qui  se  retrouve  dans  toutes 
les  inventions,  si  nombreuses  et  d'une  si  vaste  portée,  de 
l'illustre  physicien  et  mathématicien  anglais.  La  méthode  har- 
monique peut  d'ailleurs  être  aussi  considérée  comme  la  traduc- 
tion analytique  et  la  généralisation  des  anciennes  méthodes  de 
Lubbock  et  de  Whewell.  Mais,  au  point  de  vue  mathématique, 
elle  doit  être  surtout  regardée  comme  une  application  —  et  l'une 


BIBLIOGRAPHIE.  023 

des  plus  belles,  à  coup  sûr,  qui  en  aient  été  faites  —  de  la 
fameuse  formule  de  Fourier.  Elle  repose  essentiellement  sur  le 
développement  du  potentiel  en  somme  de  termes  périodiques 
à  chacun  desquels  en  correspond,  dans  le  développement  de  la 
hauteur  de  la  marée,  un  autre  dont  Tamplitude  se  déduit  de 
celle' du  premier  au  moyeu  d*un  certain  facteur,  la  phase  au 
moyen  d'une  certaine  constante  soustractive,  dépendant  l'un  et 
l'autre  des  circonstances  locales.  Chacun  des  termes  du  second 
développement  est  considéré  comme  définissant  une  des  ondes 
élémentaires  dont  la  superposition  produit  la  marée.  La  pratique 
a  d'ailleurs  permis  de  reconnaître  que  la  reconstitution  du 
phénomène  était,  en  général,  obtenue  d*une  façon  largement 
suffisante  au  moyen  de  14  ondes  lunaires  (8  semi-diurnes, 
3  diurnes,  8  à  longue  période)  et  6  solaires  (3  semi-diurnes, 
2  diurnes,  1  a  longue  période)  qui  toutes  sont  distinguées  par 
une  dénomination  spéciale  et  désignées  par  une  lettre  qu'a 
consacrée  l'usage.  Il  existe  évidemment  des  relations  entre  les 
constantes  introduites  par  l'analyse  harmonique  et  celles  que 
comporte  la  théorie  de  Laplace  :  âge  de  la  marée,  établissement 
du  port,  rapports  des  actions  moyennes  des  deux  astres,  unité 
de  hauteur,  etc.  Les  principales  sont  mises  en  évidence  par 
l'auteur. 

Le  calcul  des  marées  de  Brest  présente  une  importance  par- 
ticulière non  seulement  parce  que,  depuis  les  belles  recherches 
de  Laplace,  il  sert  de  fondement  à  la  prédiction  du  phénomène 
sur  toutes  les  côtes  françaises,  mais  encore  parce  qu'on  en  tire 
parti  pour  les  autres  points  du  globe  où  la  méthode  de  Laplace 
est  encore  d'une  application  commode,  c'est-à-dire  où  la  marée 
semi-diurne  est  nettement  prépondérante  par  rapport  à  la  marée 
diurne.  M.  RoUet  de  l'Isle  consacre  donc  un  chapitre  tout  entier 
à  la  marée  de  Brest,  faisant  connaître  en  détail  la  méthode 
pratique  que  l'ingénieur  hydrographe  Chazallon  a  greffée,  à  ce 
propos,  sur  la  belle  théorie  de  Laplace. 

Pour  la  prédiction  de  la  marée  en  un  point  déterminé  quel- 
conque, la  méthode  de  Laplace  est,  avons-nous  dit,  plutôt  utili- 
sable si  la  marée  diurne  est  pratiquement  négligeable  auprès  de 
la  marée  semi-diurne  alors  que  la  méthode  harmonique  est 
d'une  application  absolument  générale  ;  mais  connue  celle-ci 
exige  quinze  jours  au  moins  d'observations  continues,  que, 
d'autre  part,  la  condition  requise  pour  la  validité  de  la  première 
est  fréquemment  réalisée,  l'auteur  commence  par  l'exposer  de 
façon  très  détaillée.  Après  avoir  montré  comment  se  déterminent 


624  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

les  caractéristiques  de  la  marée  semi-diurne,  il  développe  les 
divers  procédés  permettant  d'obtenir  les  prédictions  ;  le  premier 
repose  sur  le  calcul  direct  des  formules,  le  second,  où  la  géomé- 
trie vient  très  heureusement  au  secours  du  calcul,  sur  l'emploi  de 
tableaux  de  concordance  permettant  de  déduire  soit  les  heures, 
soit  les  hauteurs  des  pleines  mers  de  celles  qui  ont  été  obtenues 
directement  pour  un  autre  port;  l'auteur  donne  également 
quelques  indications  sur  le  procédé  des  annuaires  anglais  fondé 
sur  l'emploi  de  certaines  tables  de  corrections. 

Lorsque  les  deux  marées  ont  des  grandeurs  comparables,  la 
méthode  de  Laplace  ne  reste  efficace  que  dans  des  cas  extrê- 
mement rares  (comme  celui  des  mers  de  Cochinchine)  alors  que 
la  méthode  harmonique  permet  de  résoudre  le  problème  d'une 
façon  absolument  générale  pourvu  toutefois  que  Ton  dispose 
d'observations  préalables  suffisamment  longues  et  précises.  Il 
s'agit,  en  effet,  tout  d*abord,  d'effectuer  Tanalyse  harmonique  de 
la  courbe  de  marées  relevée  pendant  un  certain  temps  de  façon 
à  déterminer  les  ondes  élémentaires  qui,  par  leur  superposition, 
produisent  l'onde  marée.  Cette  analyse  harmonique  comporte 
divers  procédés  que  l'auteur  décrit  en  détail,  et  notamment  celui 
de  M.  Darwin  qui  s'est,  comme  on  sait,  fait  une  spécialité  de  ce 
genre  d'étude.  Pour  l'opération  inverse  consistant,  par  somma- 
tion des  ondes  élémentaires,  à  prévoir  la  hauteur  de  la  marée 
pour  un  instant  quelconque.  Lord  Kelvin  a  imaginé,  sous  le  nom 
de  Tide predictor,une  solution  mécanique  extrêmement  élégante, 
que  rapporte  l'auteur  et  sans  le  secours  de  laquelle  l'opération 
fût  restée  tout  à  fait  impraticable.  Un  exemplaire  de  la  machine 
de  Lord  Kelvin  fonctionne  au  Service  hydrographique  de  Paris 
où  elle  sert  à  calculer  les  annuaires  des  colonies  françaises  des 
mers  de  Chine  et  de  l'Océan  Indien.  Une  variante  de  cette 
machine,  due  à  M.  Roberts.  fonctionne  aussi  à  l'India  Office  de 
Londres,  pour  le  calcul  des  marées  des  Indes  anglaises.  On 
obtient  par  ce  procédé  une  prédiction  complète  de  la  marée, 
c'est-à-dire  la  hauteur  à  un  instant  quelconque.  Or,  en  pratique, 
ce  sont  surtout  les  pleines  et  les  basses  mers  qu'il  importe  de 
connaître  :  ce  renseignement  se  déduit  bien  évidemment  de  la 
courbe  tracée  par  la  machine  de  Lord  Kelvin  ;  mais  on  peut 
l'atteindre  directement  sans  recourir  à  une  détermination  aussi 
complète.  L'auteur  décrit,  à  ce  sujet,  la  machine  simplifiée  ima- 
ginée en  1880  par  M.  Ferre!  et  qui  fonctionne  depuis  1882  à 
Washington  pour  les  besoins  du  Coast  and  Geodetic  Survey. 
11  donne  aussi,  pour  le  cas  où  la  marée  diurne  a  une  amplitude 


BIBLIOGRAPHIE.  025 

très  petite  relativement  à  la  marée  semi-diurne,  le  procédé 
de  calcul  de  M.  Darwin,  fondé  sur  Temploi  des  éléments  que 
fournit  l'analyse  harmonique. 

On  peut  enfin  se  proposer  de  calculer,  à  défaut  d'un  annuaire» 
une  pleine  ou  une  basse  mer  isolée.  Pour  ce  problème  M.  Rollet 
de  l'isle  indique  plusieurs  solutions  dont  l'une  lui  appartient  en 
propre.  11  fait  voir  enfin  comment,  dans  le  cas  où  Ton  ne  dispose 
que  d'observations  incomplètes  (soit  de  moins  d'une  année  d'ob- 
servations de  pleines  et  basses  mers,  s'il  s'agit  de  la  méthode  de 
Laplace,  de  moins  de  quinze  jours  d'observations  continues,  s'il 
s'agit  de  la  méthode  harmonique),  comment  on  peut  néanmoins 
les  utiliser  en  vue  de  la  réduction  des  sondes  d'un  lever  hydro- 
graphique. 

Le  phénomène  des  marées  intéresse,  en  effet,  particulièrement 
l'hydrographe  pour  la  détermination  de  ce  qu'on  appelle  le 
niveau  de  réduction  des  sondes,  à  partir  duquel  sont  prises  les 
cotes  portées  sur  la  carie  des  abords  d'un  littoral.  Le  niveau 
adopté,  à  cet  effet,  en  France  est  celui  le  plus  bas  que  la  mer 
puisse  théoriquement  atteindre  afin  qu*en  tout  point  le  naviga- 
teur trouve  en  tout  temps  au  moins  autant  d'eau  qu'en  indique 
la  cote  portée  sur  la  carte.  En  Angleterre,  on  se  borne  à  prendre 
le  niveau  des  basses  mers  de  vives  eaux  moyennes  (qui,  de  fait, 
est  rarement  dépassé)  afin  de  ne  pas  induire  le  navigateur  en 
une  défiance  exagérée  pour  la  plus  grande  part  du  temps,  quitte 
à  appeler  son  attention  sur  les  précautions  qu'il  doit  prendre 
aux  époques  de  plus  grand  abaissement  de  la  surface  de  la  mer. 
L'auteur  indique,  pour  les  divers  cas  qu'offre  la  pratique,  la  fa^on 
dont  on  peut  procéder  à  cette  détermination. 

Son  ouvrage,  sans  négliger  le  côté  scientifique  de  la  question 
(en  tant,  tout  au  moins,  qu'il  intéresse  les  applications)  visant, 
avant  tout,  un  but  technique,  AL  Rollet  de  l'isle  consacre  un 
chapitre  aux  renseignements  donnés  dans  les  annuaires  et  sur 
les  cartes,  publiés  surtout  en  France  et  en  Angleterre,  indiquant, 
de  façon  détaillée,  comment  il  convient  de  s*en  servir  pour 
résoudre  les  problèmes  courants  de  la  pratique. 

Pour  la  détermination  du  niveau  moyen,  qui  intéresse  particu- 
lièrement les  opérations  de  nivellement  géodésique,  il  décrit  le 
marégraphe  totalisateur  de  M.  Reitz,  qui  conduit  au  résultat  de 
façon  purement  automatique,  ainsi  que  le  médimarémètre  de 
M.  Lallemand  qui,  bien  qu'exigeant  une  opération  graphique 
complémentaire  (fort  simple,  à  la  vérité,  et  susceptible  d*ètre 
n|e  SERIE.  T.  X.  40 


626  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

effectuée  au  moyen  d'uu  intégrateur),  a  Tavantage  d'un  établis- 
sement beaucoup  plus  facile  et  moins  dispendieux. 

Le  phénomène  des  marées  à  Tembouchure  des  fleuves,  où  il 
se  complique  notablement  du  fait  de  la  configuration  des  rives 
et  des  fonds  entre  lesquels  il  s'insère,  offre  un  intérêt  spécial 
tant  pour  la  navigation  que  pour  les  travaux  publics.  M.  Rollet 
de  risie,  sans  s'appesantir  sur  les  théories  encore  assez  flot- 
tantes en  lesquelles  on  s'est  efforcé  de  synthétiser  cet  ensemble 
fort  complexe  de  faits,  se  borne  à  étudier  les  manifestations  du 
phénomène  et  à  tirer  des  résultats  de  cette  étude  les  consé- 
quences pratiques  qu'ils  comportent.  11  s'inspire  d'ailleurs,  pour 
cet  exposé,  des  remarquables  travaux  des  ingénieurs  des  Ponts 
et  Chaussées  Comoy  et  Bourdelles,  de  même  que,  pour  la  solu- 
tion du  problème  des  routes,  qui  se  pose  aux  navigateurs  en  ces 
parages,  il  utilise  les  importantes  recherches  de  l'ingénieur 
hydrographe  Manen.  Il  dit  enfin  quelques  mots  du  mascaret,  qui 
constitue  la  particularité  la  plus  frappante  des  marées  fluviales, 
mais  sans  insister  sur  les  explications  assez  hypothétiques  qui 
en  ont  été  données  par  divers  ingénieurs  et  dont  la  plus  satis- 
faisante semble  être  celle  qui  a  été  proposée  par  M.  Bazin. 

Un  non  moindre  intérêt  s'attache  à  l'étude,  fort  complexe 
aussi,  des  courants  de  marée  dont  l'allure  normale,  telle  qu'elle 
résulterait  des  seules  influences  astronomiques,  peut  être  pro- 
fondément modifiée  par  les  circonstances  locales.  **  L'étude  des 
courants  de  marée  sur  les  côtes,  dit  l'auteur,  a  une  très  grande 
importance,  tant  au  point  de  vue  de  la  navigation  qui,  dans 
certains  chenaux,  peut  être  arrêtée  ou  facilitée  par  ces  courants, 
qu'au  point  de  vue  de  l'amélioration  ou  de  la  construction 
des  ports  à  établir  sur  ces  côtes.  Ces  courants,  en  effet,  sont, 
avec  les  vents,  les  grands  agents  de  la  transformation  des 
rivages  ;  ce  sont  eux  qui  transportent  les  alluvions  produites  par 
la  désagrégation  des  falaises  ;  ils  peuvent,  dans  quelques  cas, 
produire  des  atterrissements  considérables  ou,  au  contraire,  des 
affouillements  dangereux.  11  est  impossible  d'établir  un  projet 
de  constructions  à  la  mer  sans  avoir  des  données  précises  sur 
les  courants  littoraux  de  marée  dans  le  voisinage.  „  L'auteur 
s'étend  d'ailleurs  particulièrement  sur  les  courants  de  la  Manche 
d'après  les  travaux  de  MM.  Keller  (à  qui  il  emprunte  d'intéres- 
santes données  historiques  sur  la  question),  Gaussin,  Hédouin  et 
le  commandant  Houette. 

Diverses  causes  accidentelles,  au  premier  rang  desquelles  il 
faut  compter  la  pression  barométrique  et  le  vent,  interviennent 


BIBLIOGRAPHIE.  627 

pour  fausser  dans  une  certaine  mesure  les  prédictions  déduites 
des  considérations  purement  astronomiques  et  il  était  intéres- 
sant à  cet  égard  de  confronter  les  résultats  des  observations 
avec  ceux  des  formules.  M.  RoUet  de  Tlsle  s*est  lui-même  parti- 
culièrement occupé  de  la  question,  en  ce  qui  concerne  le  port 
de  Brest,  pour  les  années  1895  et  1898.  Les  courbes  d'erreurs 
présentent  bien  Taliure  caractéristique  de  l'exclusion  de  toute 
erreur  systématique.  Les  écarts  sur  les  heures  restent,  en  valeur 
absolue,  inférieurs  à  vingt  minutes,  cette  limite  étant  d'ailleurs 
très  rarement  atteinte  ;  en  ce  qui  concerne  les  hauteurs,  les 
prévisions  trop  fortes  sont  prépondérantes  pour  les  hautes 
mers,  et  c'est  le  contraire  pour  les  basses  mers  ;  les  erreurs 
restent,  au  surplus,  comprises  entre  +  35  et  —  55  centimètres 
pour  les  pleines  mers,  -f-  30  et  —  70  pour  les  basses  mers. 
L'auteur  dit  enfin  quelques  mots  des  variations  accidentelles  du 
niveau  de  la  mer  connues  sous  le  nom  de  seiches,  et  qui,  diaprés 
les  travaux  de  M.  Farel,  semblent  produites  uniquement  par  des 
circonstances  atmosphériques,  ainsi  que  des  raz  de  marée. 

Si,  au  point  de  vue  pratique,  la  connaissance  qui  importe  le 
plus,  et  en  vue  de  laquelle  ont  été  dressés  les  annuaires,  est 
celle  des  pleines  et  des  basses  mers,  il  est  pourtant  des  cir- 
constances où  le  besoin  se  fait  sentir  d'obtenir,  en  un  point 
donné,  la  hauteur  de  la  marée  à  un  instant  quelconque.  La 
méthode  harmonique,  quand  on  peut  l'appliquer,  donne  la  solu- 
tion du  problème  ;  mais,  dans  les  circonstances  ordinaires,  il 
s'agît  de  déduire,  au  moins  approximativement,  et  par  le  pro- 
cédé le  plus  simple  et  le  plus  rapide  possible,  le  renseignement 
que  l'on  recherche  des  indications  fournies  par  les  annuaires. 
De  nombreux  procédés  ont  été  proposés  pour  ce  but.  L'auteur 
rapporte  ceux  de  Laplace  (1810),  Chazallon  (1839),  Whewell 
(1840),  Airy  (1842),  Beechey  (1848),  Bouquet  de  la  Grye  (18t>8), 
Ploix  (1876),  Hanusse  (1890)  ;  il  termine  par  la  description  des 
abaques  qu'il  a  construits  lui-môme  pour  cet  usage  et  qui  sont 
édités  par  le  Service  hydrographique  français,  et  indique  le 
principe  de  tables  perpétuelles  qui  seraient,  à  ce  point  de  vue, 
d'une  grande  utilité. 

L'ouvrage  se  termine  par  une  étude  fort  intéressante  du 
régime  de  la  marée  sur  les  côtes  de  France  bordant  l'Atlantique 
et  la  Manche  et  qui  peuvent  se  répartir  en  trois  sections  :  de  la 
frontière  espagnole  à  Brest,  de  Brest  à  Cherbourg,  de  Cherbourg 
à  la  frontière  belge.  Pour  chacune  d'elles,  l'auteur  indique  les 
principales  particularités  qu'offre  le  phénomène;  c'est  d'ailleurs 


628  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

dans  la  troisième  que  se  rencontrent  les  plus  grandes  anomalies 
en  raison  de  l'interférence  qui  se  produit  entre  Tonde  qui,  après 
avoir  atteint  les  Orcades,  redescend  le  long  de  la  cMe  Est  de 
l'Angleterre,  et  celle  qui  remonte  directement  dans  la  Manche. 
L'auteur  étudie  d'ailleurs  en  détail,  par  une  méthode  en  partie 
géométrique»  le  problème  de  la  combinaison  de  deux  ondes 
marchant  en  sens  contraire  dans  un  canal.  Les  points  du  littoral 
pour  lesquels  il  indique  les  circonstances  principales  du  phéno- 
mène sont,  pour  la  première  section,  la  Gironde,  les  Pertuis,  la 
Charente,  la  Loire  ;  pour  la  seconde,  Brest,  Saint-Malo,  Goury  ; 
pour  la  troisième,  la  baie  de  Seine  et  la  Seine.  Ces  descriptions 
physiques,  jointes  aux  théories  scientifiques,  ajoutent  notable- 
ment à  rinlérét  du  livre,  qui,  dans  son  ensemble,  est  peut-être 
le  plus  instructif  qu'on  ait  encore  écrit  sur  le  sujet.  Par  la 
variété  de  ses  enseignements,  il  est  d'ailleurs  susceptible  d'in- 
téresser un  cercle  de  lecteurs  plus  large  que  celui  des  seuls 
spécialistes  qui  auront  à  le  consulter,  et  avec  le  plus  grand 
fruit,  au  point  de  vue  technique. 

M.  0. 


VIII 

Etude  expérimentale  du  Ciment  armé,  par  R.  Feret,  ancien 
élève  de  l'École  polytechnique,  chef  du  laboratoire  des  Ponts 
et  Chaussées  de  Boulogne-sur-mer  (Ouvrage  faisant  partie  de 
V Encyclopédie  industrielle  fondée  par  M.-C.  Lechalas).  Un  vol. 
in-80  de  777  pages.  —  Paris,  Gauthier- Villars,  1906. 

11  n'y  a  guère  qu'une  dizaine  d'années  que  le  ciment  armé  a 
pénétré  dans  la  pratique  courante  du  constructeur,  mais  son 
essor  a  été  rapide,  et.  par  la  place  qu'il  est  parvenu  à  se  faire 
en  si  peu  de  temps,  on  peut  juger  de  l'avenir  qui  lui  est  vrai- 
semblablement réservé.  Aussi  l'étude  de  ses  propriétés  a-t-elle 
sollicité  de  nombreux  ingénieurs,  dont  les  travaux,  publiés  sons 
forme  de  volumes  à  part  ou  d'articles  parus  en  divers  recueils 
techniques,  ont  déjà  donné  naissance,  comme  on  le  verra  plus 
loin,  à  une  ample  littérature.  Chef,  depuis  vingt  ans,  du  labora- 
toire créé  à  Boulogne-sur-mer  par  l'Administration  des  Ponts 
et  Chaussées  de  France  pour  le  contrôle  et  l'étude  des  chaux  et 
ciments,  M.  Feret  était  particulièrement  qualifié  pour  apporter 


BIBLIOGRAPHIE.  629 

sa  contribution  à  cette  étude  nouvelle.  Non  moins  habile  à 
manier  la  théorie  qu'à  exécuter  les  expériences  et  à  poursuivre 
les  conséquences  de  leurs  résultats,  il  s'est  trouvé  à  même 
d'envisager  la  question,  des  divers  points  de  vue  où  elle  se 
présente,  avec  une  égale  compétence  ;  aussi  son  oeuvre  est-elle 
de  nature  à  intéresser  à  la  fois  ceux  que  sollicite  plus  particu- 
lièrement le  côté  théorique  ou  le  côté  pratique  du  sujet.  C'est 
cette  œuvre  qu'il  livre  aujourd'hui  au  public  sous  forme  d'un 
volume  de  près  de  800  pages.  Un  travail  de  cette  ampleur  et  de 
cette  originalité  ne  s'analyse  pas  aisément  en  quelques  lignes. 
Nous  essaierons  néanmoins  d'en  faire  naître  quelque  idée  en 
insistant  de  préférence  sur  les  points  où  se  manifeste  plus 
spécialement  la  contribution  personnelle  de  l'auteur,  d'ailleurs 
fort  importante  dans  l'ensemble. 

En  de  telles  matières,  les  développements  théoriques  n'ont  de 
valeur  que  s'ils  s'appuient  sur  l'expérience  dont  ils  ont  pour 
but  d'ordonner  et  de  synthétiser  les  résultats.  L'auteur  a  donc 
fait  sagement  de  consacrer  la  première  partie  (90  pages)  de  son 
ouvrage  aux  expériences  comprenant  les  essais  de  rupture 
sous  charges  continuellement  croissantes  ou  avec  alternatives 
de  chargement  et  de  déchargement.  11  consigne,  chemin  faisant, 
nombre  de  remarques,  d'une  grande  importance  pratique,  aux- 
quelles il  a  été  personnellement  conduit,  notamment  sur  la 
nécessité  d'étudier  les  déformations  des  poutres  sous  des 
charges  inférieures  à  leur  charge  de  rupture,  sur  les  variations 
de  l'élasticité  du  mortier  suivant  que,  pour  une  charge  donnée, 
il  est  ou  non  parfaitetneni  écroui,  sur  la  succession  des  états 
élastiques  d'une  poutre  pour  des  valeurs  de  plus  en  plus  fortes 
de  la  charge  maximum,  etc. 

La  deuxième  partie,  relative  aux  théories  et  aux  calculs,  est 
beaucoup  plus  étendue  (240  pages).  C'est  là  principalement  que 
M.  Feret  a  occasion  de  développer  ses  idées  personnelles.  11  fait 
d'abord  un  rappel  des  principes  généraux  de  la  résistance  des 
matériaux  pour  en  faire  l'application  à  chacun  des  matériaux 
en  présence  considéré  isolément,  puis  à  leur  ensemble. 

L'étude  de  la  rupture  sous  différents  genres  d'effort  ayant 
particulièrement  fixé  l'attention  de  l'auteur,  il  développe,  en  la 
remaniant  sur  quelques  points,  la  théorie  à  laquelle  il  avait  été 
précédemment  conduit  et  qu'il  avait  exposée,  en  1900,  devant  le 
Congrès  international  des  méthodes  d'essai  des  matériaux  de 
construction.  En  s'inspirant  des  premières  études  de  M.  L.  Du- 
randClaye,  trop  peu  remarquées  à  l'époque  de  leur  publication, 


63o  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

mats  qui  ont  pris  depuis  lors,  dans  l'évolution  de  la  science  des 
essais,  la  place  qui  correspond  à  leur  réelle  importance,  la 
théorie  de  M.  Feret  considère  la  rupture  sans  déformation  per- 
manente appréciable  comme  résultant  dans  tous  les  cas  de  la 
combinaison  d'une  action  normale,  d*une  action  tangentielle  et 
du  frottement  (au  besoin  pris  comme  négatif  dans  certains  cas 
particuliers)  et  aboutit  à  une  formule  absolument  générale 
applicable  à  tous  les  genres  d'effort  possibles  :  traction,  com- 
pression, flexion,  cisaillement,  etc.  Cette  théorie,  habilement 
construite,  indique  chez  l'auteur  un  esprit  puissamment  synthé- 
tique. 11  a  soin  d'ailleurs  de  passer  en  revue  les  formules 
admises  dans  la  pratique  par  divers  auteurs  pour  montrer  à 
l'aide  de  quelles  simplifications  on  peut  les  rattacher  à  la  for- 
mule générale  et  mettre  en  évidence  les  vérifications  tirées  des 
expériences  décrites  au  début  de  l'ouvrage,  de  façon  à  préciser 
la  mesure  dans  laquelle  elles  se  peuvent  justifier.  Toute  cette 
discussion,  non  moins  critique  que  savante,  est  propre  à  éclairer 
la  religion  des  ingénieurs  appliqués  à  tirer  parti  de  ce  mode 
nouveau  de  construction. 

Mais  c'est  peut-être  davantage  encore  dans  les  solutions 
graphiques  qu'il  propose  de  substituer  à  des  calculs  nécessaire- 
ment fort  compliqués  que  s'affirme,  avec  une  plus  haute  origina- 
lité, le  remarquable  talent  de  Tauteur,  solutions  qu'il  développe 
d*abord  dans  le  cas  des  poutres  homogènes  pour  en  faire  ensuite 
l'extension  à  celui  des  poutres  armées.  Ainsi  qu'il  arrive  tou- 
jours avec  ce  mode  spécial  de  calcul,  les  discussions  y  prennent 
une  forme  véritablement  lumineuse. 

Lh  marche  forcément  suivie  dans  le  développement  de  toute 
théorie  physique  comportant,  au  début,  diverses  hypothèses 
simplificatives  propres  à  rendre  non  seulement  plus  aisée,  mais 
même  simplement  possible,  la  tâche  de  l'analyste,  il  y  a  lieu, 
pour  serrer  la  réalité  de  plus  près,  d'introduire  successivement 
divers  éléments  de  complication  en  appréciant  l'influence  qu'ils 
peuvent  exercer  sur  la  forme  des  résultats  tout  d'abord  acquis. 
El  c'est  ainsi  que  procède  M.  Feret  en  ayant  d'abord  égard 
aux  efforts  répétés  (ce  qui  le  conduit  encore  à  une  solution 
graphique  intéressante  pour  le  problème  des  flexions  répétées), 
puis  à  diverses  causes  d'erreurs  relatives  à  la  configuration  de 
la  poutre  et  de  l'armature,  aux  efforts  extérieurs,  aux  actions 
moléculaires  internes,  à  rhélérogénéilé  des  matériaux,  à  l'in- 
fluence de  divers  agents  physiques  (température^  état  hygro- 


BIBLIOGRAPHIE.  63 1 

métrique,  variations  de  volume  du  mortier  pendant  le  durcisse- 
ment). 

La  troisième  partie  (145  pages)  peut  être  vraiment  qualifiée 
d*œuvre  de  bénédictin,  appelée  à  rendre  d'inappréciables  ser- 
vices et  pouvant  servir  de  modèle  à  des  publications  similaires 
visant  un  objet  technique  ;  c*est  une  bibliographie  générale  du 
ciment  armé  dans  laquelle  Tauteur  s*est  efforcé  de  réunir  tout 
ce  qui,  soit  sous  forme  d'articles  de  périodiques,  soit  sous  forme 
de  brochures  séparées,  a  été  publié,  dans  une  langue  quelconque, 
sur  le  ciment  armé  et  ses  applications.  Ce  répertoire  est  d'ail- 
leurs méthodiquement  classé  en  cinq  paragraphes  principaux  : 
généralités  ;  observations  et  expériences  ;  théories  et  calculs  ; 
systèmes  de  construction  ;  applications.  Eux-mêmes  sont  sub- 
divisés en  un  certain  nombre  d'articles  et,  pour  donner  une 
idée  du  soin  qu'y  a  mis  l'auteur,  nous  ne  croyons  pouvoir  mieux 
faire  que  de  donner  la  nomenclature,  fort  instructive,  d'ailleurs, 
par  elle-même,  des  articles  entre  lesquels  sont  réparties  les 
applications  cataloguées  au  dernier  paragraphe  : 

Dispositions  pratiques  et  organisations  de  chantier.  —  Appli- 
cations en  général.  —  Poutres,  dalles,  hourdis,  planchers.  — 
Balcons,  encorbellements,  tribunes.  —  Toitures.  --  Escaliers. 
—  Murs.  —  Piliers  et  colonnes.  —  Mâts  et  poteaux.  —  Cheminées 
d'usines,  tours,  phares.  —  Pilots  et  fondations.  —  Pavages, 
dallages,  pistes.  —  Pierres  artificielles  et  menus  objets.  — 
Maisons  d'habitation  ou  de  commerce.  —  Édifices  publics.  — 
Magasins  et  constructions  industrielles.  —  Constructions  mili- 
taires. —  Chemins  de  fer.  —  Systèmes  de  traverses  pour 
chemins  de  fer.  —  Divers  travaux  hydrauliques.  —  Grands 
barrages.  —  Murs  de  quai.  —  Consolidations  de  rives.  — -  Cou- 
vertures de  rivières.  —  Ponts  et  passerelles.  —  Voûtes,  tunnels, 
conduites,  tuyaux.  —  Réservoirs,  cuves,  silos.  —  Diverses 
autres  applications. 

Cette  listé,  outre  qu'elle  témoigne  du  souci  d'ordre  que  l'auteur 
a  apporté  dans  l'élaboration  de  cette  bibliographie  si  complète, 
permet  d'embrasser  d'un  coup  d'œil  le  cycle  des  applications  si 
variées  du  ciment  armé,  et  c'est  aussi  ce  qui  nous  a  engagé  à  la 
reproduire  ici. 

La  quatrième  partie  (280  pages),  bien  que  présentée  à  titre 
d'annexé,  offre  une  importance  intrinsèque  et  comporte  des 
développements  tels  qu'il  y  a  lieu  d'y  insister  non  moins  que  sur 
la  portion  principale  de  l'ouvrage  ;  elle  a  trait  surtout  aux 
recherches  personnelles  de  l'auteur  touchant  les  diverses  résis- 


632  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

tances  des  mortiers  et  bétons.  Les  premiers  travaux  de  M.  Feret 
sur  ce  sujet,  disséminés  jusqu'alors  en  diverses  publications, 
sont  ici  synthétisés  et  complétés  par  de  nombreuses  recherches 
nouvelles,  qui  forment  du  tout  un  ensemble  homogène  et  pré- 
senté dans  un  ordre  méthodique. 

L'auteur  traite  en  premier  lieu  des  résistances  à  la  compres- 
sion. La  contribution  personnelle  la  plus  originale  qu'il  y  a 
apportée  vise  la  prévision  des  résistances.  Il  est  parvenu,  eu 
effet,  à  donner  une  formule,  fondée  sur  la  considération  des 
volumes  absolus  occupés  dans  le  mortier  ou  le  béton  frais  par 
les  différents  éléments  constituants,  qui  permet  de  comparer 
approximativement  les  résistances  à  la  compression  qu'attein- 
dront, au  bout  d'une  môme  durée  de  conservation  dans  des  con- 
ditions identiques,  tous  les  mortiers  ou  bétons  composés  avec  le 
même  liant.  M.  Feret  complète  d'ailleurs  son  exposé  de  principes 
par  le  compte  rendu  de  nombreux  essais  auxquels  il  s'est  livré 
dans  des  conditions  diverses,  essais  qui,  pour  la  plupart,  consti- 
tueront aux  yeux  des  gens  techniques  une  nouveauté  et  leur 
apporteront,  en  ce  qui  concerne  l'influence  de  la  répétition  des 
efforts,  des  enseignements  analogues  à  ceux  que  nous  devons  à 
WAliler  relativement  aux  métaux.  Notons  en  passant  que  l'auteur 
fournit  quelques  indications  touchant  la  compression  par  chocs, 
qui  ne  semble  pas  avoir  été  beaucoup  étudiée  jusqu'ici. 

Les  résistances  au  cisaillement  et  au  poinçonnage  n*ont  pas 
moins  attiré  les  vues  de  l'auteur  et,  dans  le  chapitre  qu'il  leur 
consacre,  il  met  en  évidence  le  fait  intéressant  qu'elles  sont  pro- 
portionnelles à  la  résistance  à  la  compression,  ce  qui  apporte  la 
confirmation  par  l'expérience  de  certaines  idées  théoriques 
émises  dans  la  seconde  partie  de  l'ouvrage. 

En  revanche,  les  résistances  à  la  traction  et  à  la  flexion, 
sur  lesquelles  l'auteur  s'étend  ensuite  longuement,  et  qui  sont 
proportionnelles  entre  elles,  ne  le  sont  pas  à  celles  du  groupe 
précédent. 

11  convient  de  signaler  d'une  façon  toute  spéciale  la  méthode 
nouvelle  proposée  par  M.  Feret  pour  les  essais  de  flexion  et  qui 
est  caractérisée  par  la  constance  du  moment.  Dans  les  anciennes 
méthodes  intervenaient  des  efforts  parasitaires  susceptibles  de 
masquer  les  effets  que  l'on  voulait  réellement  constater.  Au  con- 
traire, dans  les  essais  sous  moment  constant,  dont  l'auteur  donne 
une  justification  rigoureuse,  la  partie  où  se  fait  la  rupture  est 
absolument  soustraite  aux  efforts  qui  se  développent  dans  le  voi- 
sinage des  points  de  contact  de  l'appareil  d'essai  et  du  prisme 


BIBLIOGRAPHIE.  633 

soumis  à  l'épreuve.  M.  Feret  donne,  au  surplus,  toute  sa  mesure 
comme  expérimentateur  en  se  livrant  à  une  étude  détaillée  de 
toutes  les  influences  avec  lesquelles  il  faut  compter  pour  en 
déduire  une  méthode  qui,  au  mérite  d'éliminer  autant  que  pos- 
sible toute  action  perturbatrice,  joint  celui  d'être  d'une  exécution 
absolument  simple.  Il  faut  avoir  été  aux  prises  avec  des  difficul- 
tés analogues  à  celles  qu'il  a  si  bien  vaincues  pour  apprécier 
toute  l'habileté  qu'il  a  déployée  en  cette  partie  de  ses  travaux. 

Comme  dans  le  cas  de  la  compression,  il  esquisse  un  mode  de 
prévision  des  résistances  à  la  flexion,  mais  les  résultats  ici  obte- 
nus ne  sont  pas  encore  d'une  aussi  parfaite  netteté.  Il  fournit 
aussi  des  indications  sur  les  essais  de  flexion  par  chocs  qui 
offrent  un  certain  caractère  de  nouveauté. 

Le  dernier  chapitre  est  consacré  à  une  question  qui  n'avait 
pas  encore,  que  nous  sachions,  été  élucidée  à  ce  point,  celle  de 
l'adhérence  des  mortiers  et  bétons  aux  autres  matériaux.  Il  n'a, 
en  effet,  jusqu'à  présent  été  tenté  que  fort  peu  d'essais  dans 
cette  voie.  L'étude  générale  entreprise  par  M.  Feret  n'en  est  que 
plus  intéressante.  Il  y  fait  ressortir  pour  la  prejnière  fois  la 
nécessité  d'avoir  égard  à  deux  sortes  d'adhérence,  l'une  nor- 
male, l'autre  tangentielle,  et  parvient  à  une  formule  identique  à 
celle  qu'il  a  précédemment  mise  en  évidence  dans  l'étude  de  la 
rupture,  à  cette  différence  près  que  l'adhérence  y  remplace  la 
cohésion.  Toutefois  la  tentative  de  vérification  expérimentale 
qu'il  fait  connaître  aurait  besoin  de  recevoir  encore  quelques 
perfectionnements. 

11  est  remarquable  que  l'étude  des  méthodes  propres  à  effec- 
tuer la  détermination  de  l'adhérence  normale  aboutit  à  un  dis- 
positif identique  à  celui  proposé  pour  les  essais  à  la  flexion.  En 
analysant  d'ailleurs,  de  manière  approfondie,  les  diverses 
influences  auxquelles  il  faut  avoir  égard  dans  ces  essais,  l'auteur 
est  conduit  à  nombre  d'indications  d'un  haut  intérêt  pratique. 

La  détermination  de  l'adhérence  tangentielle  ne  comporte  pas 
encore  toute  la  précision  que  Ton  souhaiterait  de  réaliser  et  ne 
conduit  conséquemment  pas  encore  à  des  conclusions  suffisam- 
ment fermes. 

M.  Feret  étudie  à  part  les  influences  qui  interviennent  dans 
l'adhérence  tangentielle  de  divers  mortiers  soit  à  des  pierres, 
soit  au  fer.  Dans  ce  second  cas,  on  retombe  sur  le  sujet  même 
auquel  est  consacré  l'ensemble  du  volume  ;  aussi  l'auteur  s'y 
étend-il  particulièrement,  multipliant  les  indications  sur  toutes 
les  circonstances  dont  peut  dépendre  le  degré  d'adhérence  des 


634  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES.. 

bétons  à  leurs  armatures,  notamment  sur  la  manière  dont  le 
ciment  armé  se  comporte  dans  divers  milieux,  tels  que  l'eau 
douce,  Teau  de  mer,  une  atmosphère  plus  ou  moins  humide, 
soumise  ou  non  aux  intempéries  on  à  d'importantes  variations 
de  température. 

Tel  est,  en  ses  grandes  lignes,  le  livre  à  la  fois  original  et 
savant  que  M.  Feret  vient  d'offrir  aux  ingénieurs.  Il  marquera 
certainement  une  époque  dans  l'histoire  du  ciment  armé  et 
contribuera  à  préparer  les  surprises  que  ce  nouvel  élément  de 
construction  nous  réserve  encore. 

M.  0. 


IX 


Traité  pratique  d'électrochimie,  par  Richard  Lorenz,  pro- 
fesseur à  l'École  polytechnique  fédérale  de  Zurich,  directeur  des 
laboratoires  d'électrochimie  et  de  chimie  physique.  Refondu 
d'après  l'édition  allemande  par  Georges  Hostelet.  Un  vol.  in -8® 
de  vi-324  pages.  —  Paris,  Gauthier- Villars,  1905. 

Ce  livre,  comme  l'indique  son  titre,  n'est  pas  une  simple  tra- 
duction de  l'édition  allemande  parue  en  1901.  Celle-ci  était  prin- 
cipalement destinée  à  des  commençants  et  comprenait  unique- 
ment le  programme  d'expériences  que  l'auteur  faisait  exécuter 
à  cette  époque  par  les  élèves  électrochimistes  de  l'Ecole  poly- 
technique fédérale  de  Zurich.  Dans  cette  édition  française  au 
contraire,  les  auteurs,  comme  ils  nous  le  disent  dans  la  préface, 
ont  cru  opportun  de  refondre  l'ouvrage  en  adoptant  un  point  de 
vue  plus  systématique.  Ils  ont  voulu  associer  aux  moyens  d'édu- 
cation pratique  une  méthode  d'enseignement  progressif  au  labo- 
ratoire, tant  pour  faire  comprendre  Tesprit  des  théories  que  pour 
apprendre  à  trouver  en  elles  un  guide  de  travail  expérimental. 

C'est  pourquoi  la  première  partie  est  précédée  d'une  introduc- 
tion donnant  les  notions  générales  sur  l'électricité,  l'état  d'élec- 
trisation,  les  courants  électriques  et  leurs  effets,  les  générateurs 
et  les  récepteurs,  le  rendement  des  machines  électriques,  la  force 
électromotrice  de  polarisation  et  les  unités  pratiques  d'électri- 
cité. Une  introduction  à  la  2^**  partie  nous  donne  des  notions 
générales  de  mécanique  chimique. 

Ce  n'est  pas  chose  aisée  de  donner  d'une  façon  succincte  et 


BIBLIOGRAPHIE.  635 

suffisamment  claire  à  la  fois  ces  notions  sur  Ténergétique,  la 
thermodynamique  et  les  équilibres  chimiques  :  les  auteurs 
cependant  semblent  y  avoir  réussi,  étant  donné  que  cette  édition 
française  n*est  plus  destinée  à  des  commençants.  L'ouvrage 
lui-même  renferme  65  exercices  d'électrochiitiie  divisés  en  trois 
parties.  La  1"  partie  qui  étudie  d'une  façon  plus  élémentaire  les 
lois  et  les  réactions  fondamentales,  explique  avec  assez  de 
détails  les  méthodes  de  mesures  électriques  :  mesure  de  l'inten- 
sité d*un  courant  ;  mesure  de  la  résistance  d'un  électrolytc  au 
moyen  du  pont  de  Wbeatstone  ;  mesure  enfin  de  la  différence  de 
potentiel  entre  deux  points  d'un  circuit. 

Des  exercices  spéciaux  indiquent  différents  procédés  d'étalon- 
nage d'un  ampèremètre  ;  l'ajustement  d*uDe  résistance  ;  l'emploi 
d'un  voltmètre  comme  ampèremètre  ou  comme  résistance,  etc. 

La  section  II  de  cette  première  partie  examine  les  conditions 
et  les  dispositions  favorables  à  la  réalisation  d'une  transforma- 
tion électrochimique  déterminée  d'abord  si  cette  réaction  est 
obtenue  par  une  réaction  primaire  ;  ensuite  si  elle  Test  par  une 
réaction  secondaire. 

La  seconde  partie,  qui  donne  la  théorie  de  l'électrolyse,  est 
divisée  elle  aussi  en  deux  sections. 

La  section  I  traite  de  la  dissociation  électrolytique  des  solu- 
tions aqueuses  ainsi  que  de  leurs  facteurs  d'équilibre  en  phases 
homogènes.  Elle  fait  évaluer  ensuite  leurs  résistances  spécifiques 
aux  déplacements  provoqués  par  le  passage  du  courant  à  tra- 
vers l'électrolyte.  Dans  les  exercices  de  la  section  II  on  déter- 
mine en  premier  lieu  les  lois  des  variations  des  tensions  de 
polarisation  d*une  transformation  électrochimique  à  l'une  ou  à 
l'autre  électrode  ;  et  ensuite,  par  l'étude  de  l'influence  de  la 
densité  du  courant,  on  évalue  les  forces  retardatrices. 

Enfin  la  8™«  partie  traite  de  l'électrochimie  appliquée,  de 
l'analyse  électrochimique  et  de  la  production  électrochimique  des 
corps. 

Beaucoup  de  ces  exercices,  ceux  notamment  qui  caractérisent 
les  principes  des  théories  admi.ses  sont  précédés  d'un  exposé 
sommaire,  qui  en  montre  la  portée.  Nous  pourrions  répéter  ici 
ce  que  nous  avons  dit  de  l'exposé  des  théories.  Un  très  grand 
nombre  de  ces  exercices  sont  d'une  manipulation  difficile,  quel- 
ques-uns exigent  même  une  habileté  plus  qu'ordinaire. 

Les  auteurs,  comme  ils  le  disent  dans  la  préface,  n'ont  pas  la 
prétention  de  donner  un  exposé  complet  de  la  matière.  D'amples 
renseignements  bibliographiques  tant  au  bas  des  pages  que  dans 


636  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

un  appendice  spécial,  renseignent  d'ailleurs  complètement  le 
lecteur  qui  voudrait  étudier  plus  à  fond  un  domaine  spécial  de 
Télectrochimie. 

J.  P. 


X 


Le  Bois,  par  J.  Beauverie  (1),  avec  une  préface  de  M.  Dau- 
BRÉE,  conseiller  d'État,  directeur  général  des  Eaux  et  Forêts. 
Compact  in-8o  de  xi-1402  pages  en  deux  fascicules,  le  premier 
pp.  1  à  704,  le  deuxième  pp.  705  à  1402.  Avec  485  figures,  dont 
J6  hors  texte.  —  Paris,  Gauthier- Villars,  1903  (De  la  collection 
Encyclopédie  industrielle,  fondée  par  M.  Lechalas,  inspecteur 
général  des  Ponts  et  Chaussées). 

La  littérature  forestière,  depuis  quelques  années  surtout, 
s'enrichit  de  nombreux  ouvrages.  Déjà  nous  avons  eu  l'occasion 
d'attirer  l'attention  —  et  d'y  insister  —  sur  le  travail  encyclo- 
pédique en  matière  forestière  de  M.  Huffel,  professeur  à  l'École 
des  Eaux  et  Forêts  de  Nancy,  Économie  forestière,  dont  deux 
volumes  sur  trois  ont  paru  jusqu'à  présent. 

Le  travail  de  M.  Beauverie,  dont  le  titre  précède,  est  plus 
spécial,  encore  que  non  moins  savant  et  non  moins  approfondi. 
Il  envisage  et  étudie  à  tous  les  points  de  vue,  aussi  bien  dans 
sa  constitution  intime  que  dans  son  mode  de  formation  et  ses 
emplois  industriels  et  commerciaux,  cette  marchandise  univer- 
sellement répandue  et  base  d'industries  si  nombreuses  et  si 
variées,  qu'on  appelle  le  bois. 

Un  tel  sujet  se  rattache  nécessairement  à  l'art  forestier 
comme  à  la  science  forestière  elle-môme.  Celle-ci,  toutefois,  n'y 
concourt  que,  en  quelque  sorte  incidemment,  comme  un  élément, 
essentiel  il  est  vrai,  du  sujet  principal,  non  comme  ce  sujet  lui- 
même.  La  forêt,  la  sylviculture  proprement  dite,  y  occupe  un 
chapitre;  l'abatage  et  la  traite  des  bois  un  autre;  et  ces  deux 
chapitres  sont  loin  d'être  les  plus  importants.  En  revanche,  de 
vastes  développements  sont  donnés  à  ce  qu'on  pourrait  appeler 
la  physiologie  du  bois,  à  ses  caractères  et  propriétés  chimiques 

(1)  Docteur  es  sciences,  chargé  d'un  cours  et  des  travaux  de  botanique 
appliquée  à  TUniversité  de  Lyon,  préparateur  de  botanique  générale. 


à 


BIBLIOaRAPHIE.  ÔSy 

et  physiques,  au  commerce  de  cette  marchandise,  aux  défauts 
et  altérations  auxquels  les  bois  sont  exposés,  aux  procédés 
employés  pour  prolonger  leur  conservation.  L'étude  des  bois 
industriels  et  des  essences  qui  les  produisent,  comme  aussi  leur 
production  dans  les  cinq  parties  du  monde  et  dans  nos  colonies, 
complètent  cette  œuvre  monumentale. 

Ayant  ainsi  donné  un  très  sonjmaire  aperçu  de  l'ensemble  de 
l'ouvrage,  il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  l'examiner  avec  quelque 
détail. 

Les  "  Chapitres  „  —  ils  seraient  beaucoup  mieux  désignés 
sous  l'appellation  de  **  Livres  „,  celle  de  "  Chapitres  „  et  de 
"  Paragraphes  „  étant  réservée  à  leurs  nombreuses  divisions  et 
subdivisions  —  les  "  Chapitres  „,  disons^nous,  sont  au  nombre 
de  treize. 

L  Le  premier  est  un  véritable  traité  de  physiologie  végétale, 
avec  application  spéciale  au  tissu  ligneux,  des  principales 
essences.  Commençant  par  la  description  de  la  cellule  puis  des 
diverses  variétés  de  fibres  et  de  vaisseaux  et  décrivant  leur  rôle 
dans  la  formation  du  bois  sous  l'action  de  la  sève,  l'auteur 
explique  la  formation  des  couches  concentriques  annuelles  avec 
distinction  des  formations  printauière  (vaisseaux)  et  automnale 
(fibres)  :  ce  mode  de  développement  est  déterminé  dans  nos 
climats  tempérés  par  la  succession  régulière  des  saisons  froide 
et  chaude.  Dans  les  pays  tropicaux  ou  subtropicaux,  il  n'en  est 
plus  de  même  ;  les  alternatives  de  séries  pluvieuses  et  sèches, 
pouvant  se  reproduire  plusieurs  fois  dans  la  même  année,  ne 
permettent  plus  de  se  servir  de  ce  mode  d'appréciation. 

La  formation  et  l'accroissement  de  l'écorce  des  arbres,  la 
naissance  et  le  développement  du  tissu  subéreux  aux  dépens  du 
parenchyme  de  celle  de  plusieurs  d'entre  eux,  sont  présentés, 
de  même  au  reste  que  les  exposés  qui  précèdent,  avec  de  nom- 
breuses figures  dans  le  texte  à  l'appui.  11  en  est  de  même  d'une 
dernière  et  fort  intéressante  division,  qui  a  pour  objet  la  recon- 
naissance des  qualités  des  bois  d 'œuvre  par  Tétude  anatomique, 
au  besoin  aidée  du  microscope,  de  sections  longitudinale  et 
horizontale  prélevées  sur  des  bois  de  chaque  essence. 

IL  Pour  la  composition  particulière  et  les  propriétés  chi- 
miques, notre  auteur  admet,  en  chiflTres  ronds  et  conformes  à  la 
moyenne,  les  proportions  suivantes  :  40  ^/o  d'eau,  1  de  cendres 
et  59  de  principes  élémentaires. 


638  REVUE    DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

La  teneur  en  eau  varie  avec  les  essences,  avec  les  parties  de 
l'arbre  considérées,  avec  la  saison  d'abatage,  la  durée  de  dessic- 
cation à  Tair  libre,  écorcé  ou  non,  débité  ou  non.  Sans  nous 
arrêter  aux  très  nombreux  chiffres  donnés  à  Tappui  de  ces 
assertions,  fondées  toutes  sur  des  observations  fréquentes,  arri- 
vons aux  cendres  du  bois. 

L'analyse  dernière  de  celles-ci,  allant  jusqu'à  la  décomposi- 
tion des  corps  en  combinaison  dont  elles  se  composent,  donne  : 
soufre,  phosphore,  chlore,  silicium,  potassium,  calcium,  magné- 
sium, fer,  sodium,  plus,  dans  quelques  cas  d'ailleurs  très  rares, 
aluminium,  barium,  zinc,  etc.  De  la  proportion  de  ces  divers 
corps  dans  les  principales  essences  de  bois,  des  nombreuses 
expériences  citées  et  des  chififres  en  résultant,  nous  retiendrons 
seulement  cette  remarque  fort  curieuse,  déjà  signalée  par 
MM.  Fliehe  et  Grandeau,  à  savoir  que  l'impuissance  du  pin 
maritime  et  du  châtaignier  à  croître  en  un  sol  d'une  teneur  un 
peu  forte  en  calcaire,  tiendrait  moins  à  la  présence  du  calcaire 
lui-même  qu'à  l'insuffisance  de  potasse,  la  teneur  des  sols  en 
cette  matière  étant  généralement  en  raison  inverse  de  celle  de 
la  chaux. 

Ce  sont  les  quatre  principes  élémentaires  de  toute  végétation 
qui^  dans  les  parties  jeunes  du  bois,  comme  l'aubier  par  exemple, 
forment,  par  leurs  combinaisons,  les  nombreuses  substances 
que  fait  naître  ou  entretient  la  vie  même  de  la  plante,  telles 
tout  d'abord  que  le  protoplasma,  matière  vivante  de  la  cellule, 
la  glucose,  l'amidon,  le  tanin,  les  résines,  les  huiles.  C'est  encore 
de  là  que  viennent  les  odeurs  suaves  émises  par  certains  bois, 
désagréables  par  d'autres.  Parmi  ces  derniers,  citons  le  nerprun 
purgatif  (Rhamnus  cathartica),  la  bourdaine  (FrangtUa  vtd- 
garis),  le  cerisier  à  grappes  (Cerasus  padus)  ;  parmi  les  pre- 
miers nommons  entre  autres  :  les  bois  de  rose  (Convolvulus 
floriduSf  C.  Scopariusjf  le  bois  de  violette  (Acacia  homalo- 
phylla),  le  palissandre  (Ma^^haerium)^  les  bois  de  santal  (San- 
taluniy  Erimophilay  Myopomm).  Les  bois  colorés  qu'utilise 
souvent  la  teinture  sont  également  nombreux  :  bois  jaunes,  bois 
rouges,  bois  roses,  bois  noirs,  dont  Ténumération  nous  entraîne- 
rait trop  loin. 

La  cellulose  et  ses  dérivés,  les  principes  pectiques  et  les 
matières  incrustantes  produites  par  la  végétation  closent  le 
chapitre  second  avec  grande  abondance  de  détails  et  exposé 
d'expériences  les  concernant. 


BIBLIOURAPHIE. 


639 


III.  Le  chapitre  suivant,  qui  a  pour  objet  les  caractères  et 
propriétés  physiques  des  bois,  a  une  importance  industrielle 
considérable.  Les  questions  de  la  densité^  de  la  dureté,  de 
l'homogénéité  des  différents  bois,  de  leur  coloration,  de  l'apti- 
tude à  la  fente,  sont  traitées  de  la  manière  la  plus  pratiquement 
scientifique.  A  propos  de  la  coloration,  l'auteur  s'élève,  non  sans 
quelque  raison,  contre  la  qualification  de  bois  blancs  appliquée 
aux  bois  tendres,  attendu  que  la  teinte  blanche  domine  en  des 
bois  très  durs  comme  le  charme  et  le  robinier  par  exemple. 
Aussi  adopte-t-il,  dans  un  chapitre  ultérieur,  une  classification 
toute  différente  en  **  bois  durs  „,  ^  bois  blancs  „  (comprenant 
plusieurs  bois  durs),  **  bois  fins  „  et  "  résineux  „.  Malgré  tout, 
telle  est  la  force  de  l'habitude  que,  selon  toute  probabilité,  la 
vieille  démarcation  en  bois  durs  comprenant  tous  les  bois  durs, 
et  en  bois  blancs  comprenant  tous  les  bois  tendres,  persistera 
dans  la  pratique. 

Mais  ce  qui  donne  au  chapitre  qui  nous  occupe  son  plus 
grand  intérêt,  ce  sont  les  renseignements,  tous  établis  par  le 
calcul  et  appuyés  sur  de  multiples  expériences,  concernant 
la  résistance  des  bois  à  toutes  les  forces  qu'ils  ont  à  subir  : 
pression,  traction,  torsion,  frottement,  etc.,  et,  en  second  lieu, 
leurs  propriétés  calorifiques.  On  trouve  là,  en  ces  deux  ordres 
de  faits,  les  données  les  plus  précises  et  les  plus  complètes  qu'il 
soit  possible  de  réunir  avec,  à  l'appui,  les  chiffres  les  plus 
solidement  établis. 

iV.  Rien  de  bien  saillante  signaler  dans  le  chapitre  qui  suit, 
intitulé  :  **  Production  des  bois.  La  forêt.  „  C'est  un  abrégé  des 
données  les  plus  générales  de  la  sylviculture,  établi  d'après  les 
bons  auteurs,  mais  où  une  place  trop  grande  nous  paraît 
accordée  aux  arbres  exotiques.  Non  pas  que  nous  les  repous- 
sions en  principe  et  absolument,  mais  parce  que  leur  introduc- 
tion dans  nos  climats  ne  doit  être  tentée  qu'avec  prudence  et 
circonspection  :  toute  essence  exotique  ne  se  naturalise  pas, 
c'est-à-dire  ne  se  reproduit  pas  d'elle-même  et  sans  le  secours 
de  l'homme.  Tel  est  le  cas,  au  moins  sur  bien  des  points,  du 
fameux  Wellingtonia  ou  Séquoia  gigantea  qui,  d'ailleurs,  ne 
parait  pas  devoir  réaliser  chez  nous  les  formidables  dimensions 
de  ses  pareils  de  Californie.  £nfin  il  arrive  fréquemment  que 
les  essences  importées  ne  présentent  plus,  dans  leur  bois,  les 
qualités  de  leur  pays  d'origine. 

Relèverons-nous  en    passant   deux   inadvertances  ?  Le   mot 


640  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

féminin  cépée,  employé  au  masculin  (p.  193),  et  (p.  214)  le 
Taxodium  disiichum  dénommé  en  français  :  cyprès  cahux  au 
lieu  de  cyprès  chauve. 

V.  Sobrement  exposé  et  clairement  détaillé  est  le  chapitre 
sur  l'abatage  et  la  traite  des  bois.  Les  modes  de  procéder  et 
l'emploi  des  machines  et  appareils  y  sont  appuyés  de  figures 
dans  le  texte  qui  en  rendent  Tintelligence  facile,  même  à  qui 
serait  étranger  à  ces  matières. 

VI.  Sous  le  titre  de  "  Commerce  des  bois  „,  il  est  traité  de 
plusieurs  sujets  assez  sensiblement  différents  :  exploitation 
commerciale  de  la  forêt;  cubage  des  bois;  usages  commerciaux; 
prix  des  bois  ;  droits  de  douane  et  données  statistiques.  On  voit 
par  là  en  quel  large  horizon  Tauteur  envisage  tout  ce  qui  con- 
cerne, dans  toutes  les  directions  et  à  tous  les  points  de  vue,  une 
matière  première  si  abondante  dans  la  nature  et  si  nécessaire 
à  l'homme. 

VII.  Bien  plus  étendu  encore  est  le  chapitre  suivant  —  le 
Livre,  devrions-nous  dire  —  consacré  aux  altérations  et 
défauts  des  bois  d'œuvre.  Ces  défauts  proviennent  de  causes 
innombrables.  Les  unes  tiennent  à  la  végétation  des  arbres  eux- 
mêmes  sous  l'action  notamment  de  l'inégale  participation  aux 
agents  atmosphériques,  par  la  formation  des  nœuds,  etc.,  etc. 
D'autres  sont  dues  à  la  végétation  de  plantes  associées  comme 
le  lierre,  les  clématites  et  les  chèvrefeuilles  grimpants,  ou  de 
plantes  parasites  comme  le  gui  et  l'innombrable  série  des 
végétaux  cryptogamiques  :  bactéries,  champignons,  agarics.  Un 
troisième  ordre  de  causes  réside  dans  le  règne  animal  :  mammi- 
fères, oiseaux  et  surtout  l'innombrable  classe  des  insectes,  les 
uns  s'attaquant  aux  feuilles,  d'autres  au  bois,  aux  bourgeons,  aux 
racines  ou  à  l'écorce  :  coléoptères,  hyménoptères,  lépidoptères, 
termites,  sans  parler  de  certains  crustacés  et  des  tarets  qui 
attaquent,  en  nier,  le  bois  des  bateaux.  Enfin  les  agents  phy- 
siques, vents,  neiges,  givre,  verglas,  grêle,  foudre,  avalanches, 
cyclones,  froids  excessifs  et  extrêmes  sécheresses.  Toutes  ces 
causes  agissent  chacune  à  sa  manière,  d'où  tonte  une  classifica- 
tion, avec  dessins  à  l'appui,  des  tares  qui  en  résultent,  et  indica- 
tion des  moyens  de  reconnaître  à  la  vue  extérieure  si  tel  bois 
donné  est  taré  ou  non. 


BIBLIOGRAPHIE.  64 1 

VIII.  Quand  des  bois  oiït  échappé  ou  résisté  à  toutes  ces  causes 
d'altération  et  sont  abattus  parfaitement  sains,  ils  n'échappent 
point,  comme  toute  chose  d'ailleurs  ici-l)as,  à  l'action  du  temps. 
Tout  s'use,  se  décompose  et  périt  à  la  longue.  Le  bois  périt  de 
vieillesse  par  la  décomposition  de  ses  tissus  ;  il  peut  périr  aussi 
par  l'attaque  de  champignons  parasites  ou  d'insectes.  Mais  on 
peut  retarder  très  ^sensiblement  l'effet  de  cette  action  inévitable  : 
1"  en  empêchant  la  circulation  de  Tair  dans  le  bois  on  obvie  à 
l'oxydation  lente  de  ses  tissus  ;  2°  en  le  débarrassant  de  tous 
ceux  de  ses  éléments  qui  peuvent  être  un  aliment  à  des  micro- 
organismes vivants,  ce  à  quoi  Ton  parvient  par  plusieurs 
moyens  :  séchage  naturel  à  l'air  libre  ou  artificiel  par  la  chaleur 
ou  la  ventilation  ;  séchage  par  immersion  dans  Teau,  celle-ci 
dissolvant  peu  à  peu  tous  les  liquides  séveux  contenus  dans  le 
bois  et  s'évaporant  promptement  une  fois  hors  de  l'eau;  destruc- 
tion de  l'amidon  contenu  dans  la  tige  de  l'arbre  par  l'annélatiou 
du  tronc  au-dessous  de  la  naissance  des  branches  au  printemps 
précédant  l'automne  de  l'abatage.  —  Un  troisième  moyen  de 
conservation  du  bois  consiste  à  introduire  dan?^  ses  fibres  et 
ses  vaisseaux,  des  matières  antiseptiques  qui  en  font  un  milieu 
impropre  à  entrotem'r  la  vie.  Les  systèmes  et  procédés  en  cet 
ordre  sont  nombreux.  S'il  s'agit  d'une  pénétration  superficielle, 
on  peut  recourir  à  la  carbonisation  extérieure,  au  goudronnage, 
aux  enduits  à  l'huile  ou  autres  substances,  à  l'immersion  à  froid 
ou  à  chaud  dans  un  bain  antiseptique.  Quand  on  veut  obtenir  la 
pénétration  profonde  ou  complète  de  la  matière  antiseptique 
dans  le  boisS,  on  recourt  à  l'injection.  Les  méthodes  d'injection 
sont  nombreuses  et  varient  aussi  avec  la  nature  de  l'agent 
antiseptique  employé. 

Mieux  encore,  on  arrive  à  rendre  le  bois  incombustible  par 
Vignifngation,  et  à  recouvrir  d'une  légère  couche  de  métal 
divers  objets  usuels  ou  d'usage  courant,  c'est  la  tnéiallisaiion 
des  bois. 

Les  120  dernières  pages  de  cette  division  considérable  sur  la 
Conservation  des  bois  qui  n'en  contient  pas  moins  de  134, 
forment  le  début  du  Fascicule  II,  commençant  à  la  page  705; 
et  l'on  se  demande  avec  curiosité  pourquoi  ces  20  dernières 
pages  n'ont  pas  été  ajoutées  au  Fascicule  L  lequel  aurait  été 
le  îbmc  r^. 

Ce  "  fascicule  I  „  se  termine  par  un  commencement  de  phrase  : 
**  Tous  les  „,  sur  lequel  se  ferme  la  couverture.  Et  le  "  fasci- 
cule H  „,  à  la  suite  du  faux-titre  et  du  titre,  débute,  tout  au 
lIKSEmE.  T.  X.  41 


642  REVUE    hES    gr/E-STIONS    SCIENTIFIQL'ES. 

haut  de  la  paire  70o.  par  la  «iiife  de  la  phrase  :  *  mois,  oa  porte 
ta  HfAniton  k  IVbiillitîon.  etr.  . 

f'efte  hizarrerie  sera  ai.sémeni  réparée  par  le  relieor  qœ 
pourra  snti*-:  peine  mettre  les  choses  an  ptAnl  en  ajontant  ai 
fa.M'iciiIe  I  les  iO  premières  pages  dn  fascicale  FI. 

IX.  f^  division  .snîvant#*  contient  dans  nne  *  Première  partie  , 
comprenant  les  tioiî*  indigènes  ou  natnralisés.  IVInde  physio- 
logique et  détaillée  de  tontes  les  essences  avec  indication  des 
maladies  et  des  ennemî>  propres  à  chacune  d'elles.  C'est  ici  que 
se  rencontre  la  rla>sifîcation  nouvelle  dont  il  a  été  parlé  plos 
haut.  Dans  les  hois  durs,  l'auteur  comprend  :  les  chênes,  le 
hêtre,  le  châtaignier,  le  noyer,  les  frênes,  les  onnes  et  les 
mfiriers.  Ses  6oi«  hlnncs  sont  le  charme,  les  ératdcs  (deux  caté- 
gories d'essences  qin'  sont  cependant  des  hoîs  durs),  les  aunes, 
le  bouleau,  le  coudrier  (un  demi-dur),  le  platane,  le  robinier 
(il  est  bien  tout  à  fait  dur.  celui-là),  les  tilleuls,  les  saules,  les 
peupliers  et  le  marronnier.  Après,  viennent  les  bais  fins:  d*abord 
les  fruitiers  amygdales  :  amandier,  pêcher,  cerisiers,  prunier, 
abricotier  :  puis  les  pomacés  :  néflier,  épine  blanche,  coignassîer, 
poirier,  pommier,  sorbiers  el  alisiers.  Ensuite  ce  sont  les  deux 
cornouillers,  puis  le  buis,  le  houx,  l'olivier,  Tailante.  le  mico- 
coulier et  une  foule  de  morts-boîs. 

Parmi  les  résineux,  M.  Beauverie  donne  les  monographies 
physiologiques  et  anatomiques  de  huit  pins  (sylvestre,  de  mon- 
tagne, loricio,  etc.),  du  sapin,  de  Tépicea,  du  mélèze,  du  cèdre 
du  Liban  (qu'il  ne  paraît  pas  séparer  des  types,  cependant  bien 
distincts,  de  l'Atlas  et  de  l'Inde),  des  genévriers,  des  thuyas  et 
de  l'if.  (]'est  dans  cette  division  que  se  trouvent  les  gravures 
hors  texte  représentant  des  arbres  dans  tout  leur  aspect. 

Là  ne  s'arrête  pas  le  **  Chapitre  IX  „.  Une  *  Deuxième 
partie  „  qui  suit  se  rapporte  aux  **  Bois  exotiques  d'importation  , 
et  se  subdivise  suivant  qu'il  s'agit  de  Bois  exotiqfies  d'ébénis- 
tarie,  de  Bois  oxaliques  de  service  ou  de  construction  et  enfin 
de  Bois  de  teinture, 

f*arnii  les  premiers,  passons  les  acajous  vrai  (Snnetenia 
Mahogoni)  et  faux  {Cedrela  odorata),  le  palissandre  {Machae- 
riuni),  les  ébènes  (Diospyros  ou  Plaquemiers  divers).  Mais 
pounpioi  Tantenr,  qui  fait  un  éloge  d'ailleurs  mérité  du  tulipier 
{Uriodendron  fuHpifera),  le  range-t-il  parmi  les  bois  d'ébénis- 
teri(%  pnis(fne  son  usage  habituel,  dans  son  pays  d'origine, 
paraît  être  un  emploi  do  charpente  et  de  menuiserie  dans  la 


BIBLIOGRAPHIE.  643 

construction  des  maisons?  Le  gayac  (Guaiacum  officinale,  arbre 
subtropical,  bois  très  dur,  plus  lourd  qHe  l'eau  (densité  =  1,38), 
sert  pour  les  usages  où,  sans  employer  le  métal,  ou  veut  néan- 
moins une  grande  solidité.  Les  noyers  et  caryas  d'Amérique»  les 
bois  de  Tordre  des  cupressinées,  genévriers,  thuyas,  callitris;  les 
bois  de  citron  et  ceux,  fort  différents,  du  citronnier  et  de  l'oran- 
ger ;  les  bois  dits  de  rose  et  les  bambous, — sont  les  plus  saillants 
parmi  la  multitude  de  ceux  que  décrit  notre  auteur  et  que  nous 
ne  saurions  mentionner  tous. 

Le  pitchpin,  le  teck  et  deux  eucalyptus,  le  Jarrah  et  le  Karri 
représentent  les  bois  de  service  et  de  construction...  Nous  avons 
eu  déjà  l'occasion  d'exposer  ici-même  que  bien  des  espèces  de 
pin  fournissent  ce  qu'on  appelle  le  pitchpin,  Pinua  australiSf 
P.  tœda,  P.  ponderosa  (1).  M.  Beauverie  y  ajoute  le  sapin  00 
tsuga  de  Douglas  dont  il  fait  grand  éloge  et  qu'il  signale,  d'après 
M.  D.  Cannon,  comme  "  cultivable  en  France  sur  une  grande 
échelle  „.  Je  ne  demande  pas  mieux  ;  mais,  pour  ma  part,  malgré 
divers  essais,  je  n'ai  jamais  pu  réussir  une  plantation  à'Ahies 
Douglaaii  (2). 

Le  bois  du  teck,  Tectona  grandis  (verbénacées),  arbre  hindou 
qui  demande  une  température  moyenne  de  20<»  C,  contient  dans 
ses  tissus  une  huile  résineuse,  grâce  à  laquelle  il  résiste  à 
l'humide,  au  sec,  et  même  au  taret,  ce  rongeur  des  navires. 
Aussi  est-il  d'un  grand  emploi  dans  les  constructions  navales  de 
tout  ordre  ;  et  notre  auteur  en  fait-il  l'objet  d'une  monographie 
très  étendue. 

Les  eucalyptus,  dont  l'Australie  compte  150  espèces  diffé- 
rentes, fournissent  le  Karri  et  le  Jarrah,  qui,  par  leurs  qualités 
remarquables,  feraient  dans  certains  cas  concurrence  au  bois  de 
teck  lui-même. 

Les  bois  de  teinture,  dont  Timportance  a  beaucoup  diminué 
depuis  la  découverte  de  l'aniline,  sont  principalement  le  cam- 
pèche  {Hœmaloaglon  campechianum)  du  Mexique  ;  les  cachous 
{Acacia  catechu  et  autres); les  bois  rouges  du  Brésil,le  santal,ete. 

X.  La  production  du  liège,  sa  récolte,  ses  emplois,  sujet  dont 
nous  avons  eu  déjà  l'occasion  d'entretenir  nos  lecteurs,  mais 

(i)  D'aucuns  ont  même  prétendu  que  Ton  pouvait  faire  de  bon 
pitchpin  avec  P.  maritima,  crû  et  exploité  dans  certaines  conditions. 

(2)  D'autre  part, M.  Beauverie  ne  mentionne  pas  VAbies  Nordmaniana, 
qui  se  recommande  par  sa  rusticité,  sa  résistance  aux  gelées  et  la  riche 
ampleur  de  son  feuillage. 


644  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

traité  ici  avec,  toute  l'ampleur  que  comporte  un  véritable  traité, 
occupent  le  "  chapitre  X  „. 

XL  Suit  Texposé  général  d*abord,  puis  détaillé  pour  chacun 
des  pays  civilisés  des  cinq  parties  du  monde,  de  la  production 
du  bois  dans  l'univers,  avec  une  division  sur  Tinsuffisance  de 
cette  production  d'après  M.  Mélard,  sujet  déjà  traité  ici-niéme 
en  janvier  1901,  et  sur  lequel  nous  ne  nous  arrêterons  pas. 

XU.  Les  bois  des  colonies  fran<;aises  sont  l'objet  d'un  examen 
détaillé  comme,  dans  le  chapitre  précédent,  ceux  des  différents 
peuples.  Entin  le  chapitre  Xlll  et  dernier  étudie  V  **  Utilisation 
des  bois  „  classés  par  l'auteur  en  Bois  d*œuvre  (charpente, 
traverses,  poteaux  télégraphiques,  étais  de  mine,  etc.)  ;  Bois  de 
travail  (sciages,  tour,  sculpture,  tabletterie,  etc.)  ;  Bois  d'in- 
dustrie (pâte  à  papier,  cellulose,  celluloïd,  soie  artificielle)  ;  Bois 
de  combustion  (feu,  charbon,  briquettes  de  sciure,  distillation 
par  carbonisation  en  vase  clos). 

Tel  est  le  résumé  très  sommaire  de  ce  vaste  ouvrage.  A  une 
ou  deux  exceptions  près,  chacune  des  grandes  divisions  appelées 
chapitres  dont  il  se  compose,  constituerait  à  elle  seule  un  traité 
spécial  et  complet.  Un  tel  travail  fait  le  plus  grand  honneur  à 
celui  qui  l'a  conçu,  en  a  patiemment  réuni  les  matériaux  épars 
et  les  a  mis  en  œuvre  en  un  style  clair,  facile  et  toujours  attachant 
dans  sa  forme  didactique. 

C.    DE  KiRWAN. 


XI 

Traité  d'exploitation  commerciale  des  rois.  Tome  !««•  (1), 
par  Alphonse  Matuey,  inspecteur  des  Eaux  et  Forêts.  Préface 
de  M.  Daurrée,  directeur  général  des  Eaux  et  Forêts.  Un  vol. 
in-8o  de  xviii-488  pages,  avec  377  figures  dans  le  texte  et 
8  planches  en  chromolithographie.  —  Paris,  Lucien  Laveur,  1906. 

Bien  que  s'occupant  de  plusieurs  des  questions  traitées  dans 
le  précèdent  ouvrage,  celui-ci,  enfermé  dans  un  espace  plus 
restreint  et  d'ailleurs  conçu  sur  un  plan  dififiûrent,  est   loin  de 


(1)  Constitution.  —  Défauts  et  maladies  des  bois.  —  Conservation.  — 
Emmagasinage  et  traitements  préservatifs.  —  Exploitation  des  bols.  — 
Les  transports. 


BIBLIOGRAPHIE.  645 

faire  double  emploi  avec  le  premier.  Le  premier  est  assurément 
l'œuvre  d'un  savant  de  marque,  ayant  expérimenté  au  labora- 
toire et  mis  en  œuvre  d'innombrables  documents.  Le  second  est 
aussi  l'œuvre  d'un  savant,  mais  d*un  savant  qui,  tout  en  ayant 
utilisé,  lui  aussi,  plusieurs  sources,  a  observé,  étudié,  et  souvent 
même  pratiqué  sur  place  ce  qu'il  nous  enseigne. 

Avant  tout  forestier,  mais  forestier  ayant  parcouru  de  nom- 
breuses régions,  c'est  moins,  cependant,  au  point  de  vue  du 
forestier  que  s'est  placé  M.  Alphonse  Mathey,  qu'au  point  de 
vue  industriel  de  l'exploitant,  du  marchand  de  bois. 

Honoré,  comme  Le  Bois,  d'une  Préface  de  M.  Daubrée,  con- 
seiller d'Etat  et  Directeur  général  des  Eaux  et  Forêts,  le  Trailé 
d'exploitation  commerciale  des  bois  se  présente  au  public, 
ainsi  que  l'ouvrage  qui  l'a  précédé,  avec  l'approbation  de  la  plus 
haute  autorité  existant  en  la  matière. 

Son  **  Tome  premier  „  comprend  cinq  "  I jvres  „  se  rapportant 
respectivement  à  la  Coffstitution  des  bois,  à  leurs  Défauts  et 
maladies,  à  leur  Conservation,  emmagasinage  et  traitements 
préservatifs,  à  leur  Exploitation  et  à  tout  ce  qui  concerne  leurs 
Trattsports, 

On  voit,  par  cette  énumération,  quelles  sont  les  analogies  et 
les  différences  de  ce  volume  avec  le  travail  précédent,  dont 
notre  auteur  ne  parait  pas  d'ailleurs  avoir  eu  connaissance. 

Différences  et  analogies  ressortiront  mieux  encore  de  la  rapide 
analyse  qui  va  suivre. 

Visant  surtout  à  être  pratique,  M.  Alph.  Mathey  néglige 
l'examen  microscopique  des  tissus  ligneux,  plus  applicable  au 
laboratoire  que  sur  le  parterre  d'une  coupe,  et  se  borne  à  l'exa- 
men qu'il  appelle  macroscopique,  c'est-à-dire  pratiqué  par  l'œil 
nu  ou  armé  seulement  de  la  loupe.  Ceci  posé,  il  donne  pour 
chaque  essence,  le  dessin  très  soigné  d'un  échantillon  de  bois 
prélevé  suivant  trois  faces  :  section  transversale,  c'est-à-dire 
normale  à  l'axe  de  la  tige  ;  section  radiale,  c'est-à-dire  longitu- 
dinale dans  le  sens  des  rayons  ;  section  tangentielle  à  la  circon- 
férence d'un  des  cercles  d'accroissement  annuel. 

Chacun  de  ces  dessins  —  il  y  en  a  21  —  est  accompagné  d'un 
texte  explicatif  des  détails  de  chacune  des  trois  faces. 

Cette  étude  macroscopique  est  suivie  d'un  exposé  des  **  Pro- 
priétés physiques,  mécaniques  et  chimiques  des  bois  „,  que  com- 
plète un  chapitre  sur  la  ^  Constitution  chimique  du  bois  „.  Les 
propriétés  chimiques  telles  que  les  odeurs  communiquées  aux 
bois  par  les  acides  et  les  huiles  essentielles  que  leurs  tissus 


646  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

contiennent,  ou  par  les  produits  volatils  qu'ils  fournissent,  om 
encore  leur  plus  ou  moins  d'aptitude  à  riojection  des  matières 
antiseptiques,  tout  cela  est  autre  chose  que  l'ensemble  des 
substances  dont  tout  bois  est  composé,  savoir  :  eau,  cellulose, 
vasculose,  matière  incrustante,  amidon,  etc.,  et  enfin  ceudres 
qui  sont  le  résidu  des  matières  minérales  s'ajoutaut,  eu  plus  o« 
moins  fortes  proportions,  au  surplus. 

Limité  par  l'espace,  nous  ne  pouvons  qu'indiquer,  malheureu- 
sement sans  entrer  dans  le  vif,  tous  ces  sujets  traités  avec  la 
compétence  de  l'observateur  et  du  savant. 

Mais  une  partie  de  l'ouvrage  sur  laquelle  nous  ne  saurions 
trop  attirer  l'attention,  c'est  le  Livre  II,  où  sont  décrits,  jusque 
dans  leurs  plus  minimes  détails,  les  défauts  et  les  maladies  des 
bois.  Nous  avons  vu,  en  parlant  de  l'ouvrage  de  M.  Beauverie, 
quelles  sont  les  innombrables  causes  de  ces  défauts  et  de  ces 
altérations;  M.  Mathey  les  répartit  en  cinq  classes  :  les  défauts 
physiques,  les  blessures,  les  maladies  physiques,  les  maladies 
parasitaires  et  enfin  les  piqûres  et  vermoulures  sur  les  bois 
abattus.  II  communique  le  fruit  de  ses  sagaces  observations,  non 
seulement  par  un  texte  descriptif  très  complet,  mais  encore  par 
des  dessins  qu'il  a  tracés  lui-même  et  dout  45,  hors  texte  et 
coloriés,  composent  les  huit  planches  en  lithochromie.  annoncées 
dans  le  titre.  71  autres  figures  dans  le  texte  ajoutent  un  surcroît 
de  clarté  aux  descriptions  écrites. 

Si  ce  qui  précède  intéresse  tout  autant  le  forestier  que  le 
marchand  de  bois,  ce  qui  suit,  sans  être  assurément  indifférent 
au  premier,  est  avant  tout  profitable  au  second. 

En  effet,  une  fois  le  bois  abattu  et  débité  en  marchandise, 
c'est  l'intérêt  de  l'acheteur,  et  de  lui  seul,  d'employer  les  meil* 
leurs  modes  de  procéder  pour  empêcher  cette  marchandise  de 
se  détériorer,  la  préserver  autant  que  possible  de  toute  atteinte. 
Ces  moyens  sont  nombreux,  soit  en  mettant  en  œuvre  les  agents 
naturels  comme  l'air  et  l'eau,  soit  en  recourant  à  des  moyens 
artificiels  comn)e  les  enduits^  le  flambage,  l'emploi  des  matières 
antiseptiques  par  immersion  ou  injection. 

Il  est  vrai  que  V Exploitation,  objet  du  Livre  IV,  intéresse, 
<'onsidérée  en  elle-même,  au  moins  autant  le  forestier  que  l'ex-» 
ploitant.  Mais  comme  celui-ci  est  soumis  à  un  cahier  de  charges 
très  sévère  et  supporte,  de  son  fait  même,  d'assez  lourdes  res- 
ponsabilités, il  a  tout  avantage  à  être  très  exactement  renseigné. 
Et  c'est  pourquoi  l'auteur  se  place  à  ce  point  de  vue. 

Celui-ci  nous  permettra- t-il,  à  propos  de  la  saison  la  plus 


BIBLIOGRAPHIE.  647 

favorable  à  la  coupe  des  bois,  une  petite  critique  de  détail?  Il 
repousse  ropinioii  des  anciens  quant  à  Tinfluence  de  la  lune  sur 
la  végétation,  et  fait  état,  notamment,  de  la  fameuse  consultation 
donnée  à  ce  sujet  par  Arago  en  1832.  Mais  il  a  été  répondu 
depuis,  que  la  dissertation  sur  ce  point  du  grand  Astronome 
péchait  par  la  base.  Il  avait  réuni  et  mêlé  les  observations  faites 
sur  les  deux  hémisphères,  lesquelles,  donnant  des  résultats  en 
sens  inverse  de  Tun  à  l'autre,  avaient  fourni  à  Arago  une  somme 
algébrique  égale  à  zéro.  M.  Henri  de  Parville  a  établi  cela 
jadis  dans  diverses  chroniques  politiques  du  Correspondant, 
du  Journal  des  Débats  et  autres.  Rien  donc  à  conclure  de 
l'opinion  de  l'illustre  astronome.  M.  Mathey  est  sans  doute  plus 
heureux  quand  il  cite  les  expériences  de  Duhamel  en  France  et 
de  Burgsdorf  en  Allemagne,  lesquelles  prouvent  que  la  qualité 
du  bois  abattu  est  indépendante  de  la  lunaison. 

Mais  on  oublie  que  ces  expériences  ont  porté  sur  des  bois 
exploités  en  hiver,  parce  que,  en  Europe  comme  dans  tous  les 
climats  de  la  zone  tempérée,  on  exploite  les  bois  en  automne  et 
en  hiver  quand  le  mouvement  de  la  sève  est  arrêté.  Il  résulte 
incontestablement  de  ces  expériences,  que  la  lune  n'a  aucune 
influence  sur  la  végétation  et  par  suite  sur  lepoque  de  l'abatage 
du  bois,  par  l'excellente  raison  que  cet  abatage  a  lieu  quand  la 
végétation  est  arrêtée.  Mais  cela  ne  prouve  pas  que,  durant 
l'activité  de  celle-ci,  le  cours  de  la  lune  n'ait  sur  elle  aucune 
influence.  D'après  M.  Henri  de  Parville,  cette  influence  serait 
réelle  dans  la  zone  intertropicale  où  la  végétation  est  en  activité 
constante. 

Cela  n'a  du  reste  pas  grand  intérêt  pratique  pour  nous, puisque, 
dans  DOS  climats,  on  n'exploite  guère  en  temps  de  sève.  Mais  il 
nous  a  paru  que,  proclamée  d'une  manière  générale  et  sans 
aucune  restriction,  cette  négation  de  l'influence  de  la  lune  était 
trop  absolue. 

Le  travail  de  l'exploitation  des  coupes  de  bois  n'est  pas  moins 
présenté  avec  un  détail  d'informations  au  double  point  de  vue 
cultural  et  des  règlements  administratifs  à  observer,  qui  ne  laisse 
rien  à  désirer.  La  description  des  outils  et  appareils  divers 
employés  dans  tous  les  pays,  avec  dessins  les  représentant, 
complète  cette  division  de  l'ouvrage. 

La  cinquième,  consacrée  aux  Transports,  occupe  plus  du  tiers 
du  volume.  Elle  est  du  plus  grand  intérêt  pour  les  exploitants, 
comme  aussi  pour  les  propriétaires  de  forêts;  car  le  débouché 
des  produits  a  sur  leur  valeur   une  importance  considérable. 


648  REVLK    DES    glJKSTlONS    SCIENTIFIQUES. 

L'auteur  en  dérril  sepl  ou  huit  ralêgoiies,  et  il  le  fait  avec  une 
maestria  qui  diMiole  autant  les  aplitudt^s  el  les  connaissances 
de  ringénieur  que  celles  du  forestier.  C'est  d'abord  le  transport 
sur  essieux,  c'est  à-dire  par  charrois  avec  matériel  roulant  de 
toutes  formes  suivant  la  nature  des  produits  et  des  voies  de 
communication.  C'est  ensuite  le  flottage  soit  par  radeaux  pour 
planches  el  billes  ou  grumes,  soit  à  bûches  perdues  pour  le  bois 
de  chaufliige  (1). 

Le  schliltaje  est  un  autre  mode  de  transport  des  buis  u^ité 
seulement  là  où  il  a  sa  raison  d'être,  soit  dans  les  pays  de  mon- 
tagne, et  particulièrement  dans  les  Vosges  et  dans  les  Alpes 
allemandes.  11  consiste  essentiellement  en  des  traîneaux  dont  la 
forme  varie  suivant  qu'il  s'agit  de  pièces  de  bois  ou  de  bois  de 
chauffage  el  qu'un  homme  conduit  sur  des  pentes  variant  de 
20  pour  cent,  limite  inférieure  à  50  pour  cent,  limite  ne  pouvant 
être  dépassée.  Le  rôle  du  conducteur  est  de  diriger  le  convoi  en 
le  retenant  plutôt  qu'en  le  tirant.  Des  traverses  en  bois  disposées 
le  long  du  chemin  permettent  au  conducteur  de  prendre  à 
chaque  pas  un  point  d'appui,  en  s'arc-boutaut  contre  la  tète  de 
schlitte. 

Tous  les  pays  de  montagnes  ne  sont  pas  munis  de  chemins  de 
schlitte  et  nantis  des  appareils  ajipropriés  ;  et  d'autre  parL  dès 
que  la  pente  dépasse  50  pour  cent,  ce  mode  de  transport  ne 
saurait  plus  être  employé  sans  danger.  On  a  recours  alors  à  des 
glissoirs,  Elémentairement  ces  glissoirs,  appelés  aussi  drayes, 
ne  sont  que  les  sillons  naturels  creusés  par  les  eaux  suivant  les 
lignes  de  plus  grande  pente,  le'long  desquels  les  pièce <  de  bois 
sont  plus  ou  moins  maltraitées  par  les  heurts  d'une  voie  aussi 
primitive  et  n'arrivent  à  la  vallée  qu'en  assez  mauvais  étal.  I^es 
divers  perfectionnements  qu'on  leur  apporte  au  moyen  parfois 
de  véritables  travaux  d'art  la  transforment  en  rièses  sèches  ou 
à  eau  pour  les  longs  parcours  avec  faibles  pentes. 

Le  téléphérage  (Tf\\e,  au  loin  ;  qpépeiv,  porter)  est  un  mode  de 
transport  relativement  nouveau  mais  très  usité,  paraît-il,  en 
Suisse  et  en  Autriche,  dans  les  parties  de  montagne  011  Tinstal- 
lation  de  chemins  ou  de  rièses  est  impossible.  Il  consiste  dans 
l'emploi  de  cûbles  et  fils  de  fer  parlant  de  points  élevés  au- 
dessus  d'une  pente  extrême  ou  d'un  rocher  à  pic  et  aboutissant 
à  une  station  plus  basse,  souvent  par  dessus  ravins  ou  rivières. 

(1)  Le  bois  de  chauffage  aussi  se  transportait  eo  radeaux  sur  TYoune, 
il  y  a  une  trentaine  d'années. 


BIBLIOGRAPHIE.  649 

Tel  est  le  principe. 

Quant  anx  différents  modes  d'emploi  ponr  faire  glisser  les 
charges  de  bois  le  long  du  cûble,  ils  varient  suivant  les  circon- 
stances locales  comme  aussi  selon  la  nature  et  le  poids  de  la 
charge.  L'auteur  les  décrit  en  grand  détail  toujours  avec  figures, 
et  aussi  calculs  et  tableaux  à  l'appui. 

Il  est  un  sixième  mode  de  transport,  lequel  est  précieux  dans 
les  pays  où  manquent  encore  les  voies  de  communication  et 
peut  aussi  rendre  service,  comme  moyen  économique,  dans 
d'autres  régions.  Il  consiste  dans  ce  qu'on  appelle  les  Porteurs  : 
soit  sur  rails,  en  bois  comme  les  décrit  un  auteur  allemand  cité 
par  notre  autour,  M.  Frankhauser,  ou  bien  en  fer  suivant  le 
fameux  procédé  Decauville;  soit  en  employant  les  plans  inclinés 
automoteurs  à  deux  voies  comme  en  installe  également  la 
maison  Decauville  ;  soit  enfin  sur  morails  pour  les  bois  longs, 
comme  cela  se  pratique  en  Amérique.  Dessins,  devis,  calcul  de 
tous  les  éléments  de  ces  divers  dispositifs,  accompagnent  inva- 
riablement les  descriptions. 

Enfin  lorsque,  par  ces  différents  moyens  de  transport  hors 
forêt,  les  bois  sont  réunis  en  chantier  pour  être  expédiés  ensuite 
plus  ou  moins  loin,  il  y  a  les  transports  par  eau  c'est-à-dire  sur 
canaux,  et  par  chemins  de  fer.  Le  dernier  chapitre,  affecté  à 
ces  deux  moyens  de  communication,  donne  l'indication  des 
démarches  à  faire  pour  les  utiliser,  des  règlements  de  circula- 
tion à  observer,  des  prix  de  revient  par  unités  de  poids  et  de 
distance,  enfin  de  toutes  les  formalités  à  accomplir  vis-à-vis  de 
grandes  administrations  comme  celles  des  Compagnies  de 
chemins  de  fer. 

Là  se  termine  le  tome  !««' du  Traité  d'exploitation  commer- 
ciale des  bois.  Le  tome  II,  en  préparation,  comprendra  tout  ce 
qui  concerne  le  débit  des  bois  :  Bois  de  feu,  charbon,  bois  à 
défibrer,  petits  bois  d'industrie,  grumes,  charpentes,  sciages, 
merrains,  petites  et  grandes  industries  forestières. 

On  voit  par  ce  qui  précède  que  le  travail  de  M.  Alph.  Mathey, 
plus  spécial  et  moins  étendu  que  celui  de  M.  Beauverie,  est 
aussi  plus  pratique  si  l'on  se  place,  comme  l'a  voulu  l'auteur, 
au  point  de  vue  particulier  de  l'exploitant  et  du  propriétaire. 

C.    DE   KlRVt^AN. 


65o  RETCB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 


XII 

L£  DoMAUe  ET  LA  ViE  DU  SaF»  AUTBEFOIS  ET  AUJOURD'HUI 
ET    FRlUCIPALEMEirr   DAJIS   LA   REGIOS    LTOXXAISE.  Elssaî    de  BoB»- 

graphie  deiidrécologîque  avec  tmbleauXt  cartes  et  des^ia»  hors 
texte,  par  Cl.  Roux«  docteur  es  sciences,  laoréat  de  la  Société 
aationale  d'Agriculture,  membre  de  la  Société  fore:>tJere  de 
Francbe-Comté,  membre  et  lauréat  de  plusieurs  sociétés  s-aTaute» 
de  la  France  et  de  TEtranger,  etc.  Un  foI.  graod  in-8*  de 
148  pages.  —  Lyon,  Association  typographique. 

Ce  titre,  un  peu  touffu,  implique  non  seulement  une  excellente 
monographie  du  Sapin  (Ahies  pedinoia,  DCK  mais  encore 
d'intéressantes  données  sur  nombre  d'autres  essences  fores- 
tières plus  ou  moins  associées  au  sapin  ou  envisagées  compara- 
tivement à  lui. 

De  la  *"  Région  lyonnaise  ,  comprenant  le  Lyonnais,  le  Beau- 
jolais, le  Forez,  le  plateau  central,  région  explorée  en  entier 
par  l'auteur,  celui-ci  rayonne  sur  les  autres  contrée^  de  la 
France  et  de  l'Europe  en  tout  ce  qui  concerne  la  flore  forestière 
ligneuse  et  principalement  Ahies  pedinaia. 

Après  une  Introdiidion  sur  laquelle  nous  reviendrons  tout 
à  l'heure,  l'auteur  partage  son  sujet  en  trois  parties  dont  deux, 
de  beaucoup  les  plus  importantes,  la  seconde  surtout,  sont 
affectées  :  la  première  à  VExpoaé  des  faits  quant  au  domaine 
du  sapin  **  autrefois  „  (c'est-à-dire  aux  temps  géologiques)  et 
*^  aujourd'hui  „  ;  la  seconde,  à  V Interprétation  des  faits  quant 
à  l'aire  actuelle  de  cette  essence. 

L'Introduction,  tout  en  exposant  l'objet  de  l'ouvrage  et  les 
caractères  botaniques  du  sapin,  nous  donne  en  même  temps  la 
définitiuii  de  divers  termes  qui  revienuent  souvent  dans  le  cours 
de  l'ouvrage  et  qui,  bien  qu'usuels  parmi  les  botanistes  de 
profession,  peuvent  être  moins  familiers  à  d'autres  personnes. 
Tels  :  la  Phytécologie  (Outôv,  plante,  arbre,  végétal  ;  oîxoç, 
maison,  demeure),  autrement  dit  la  géographie  botanique  ; 
VEcologie  (même  étymologie,  sans  doute,  moins  q)UTÔv)  d'une 
signification  analogue  ;  la  nutrition  mycorhizienne  (MOk^Ç, 
champignon  ;  'pila,  racine)  des  plantes  sylvicoies,  la  mycorhise 
étant  une  sorte  de  mycélium  entourant  comme  d'une  gaine  les 
radicelles  de  certains  arbres,  nommément  du  sapin  ;  enfin  la 
mycotrophie  (Tç)0<pY\,  nourriture),  c'est-à-dire   le   concours   de 


BIBLIOGRAPHIE.  65 1 

certains  champignons  à  la  nutrition  des  plantes,  qui  a  fait  plus 
spécialement  Tobjet  des  recherches  personnelles  de  l'auteur. 

L'exposé  très  détaillé  des  caractères  du  sapin  non  seulement 
au  point  de  vue  strictement  botanique,  mais  aussi  comme 
aspect  général,  dimensions  et  mode  d'origine,  complète  l'Intro- 
duction. 

La  répartition  des  àbiétinées  aux  différentes  époques  géo- 
logiques à  partir  du  carbonifère  supérieur  et  jusqu'au  pliocène  et 
au  quaternaire  interglaciaire,  n'occupe  que  de  courts  passages 
dans  la  première  partie.  —  C'est  la  situation  forestière  au  point 
de  vue  du  sapin  en  tant  qu'essence  exclusive,  dominante  ou 
mélangée,  dans  les  sept  groupes  dont  se  compose  la  France 
continentale  et  la  Corse,  qui  occupe  le  plus  grand  nombre  de 
pages  de  cette  partie  de  l'ouvrage  :  Plateau  central,  Pyrénées, 
Alpes,  Jura,  Vosges,  Normandie  et  Bretagne  et  enfin  la  Corse, 
sont  examinés  département  par  département,  parfois  par  arron- 
dissement communal,  le  tout  résumé  dans  un  tableau  d'ensemble 
et  représenté  graphiquement  par  deux  cartes  coloriées,  ren- 
voyées à  la  fin  du  volume. 

La  Deuxième  Partie,  où  sont  exposées  les  "  Influences  écolo- 
giques d*où  résulte  l'aire  actuelle  du  sapin  „,  est,  comme  on  l'a 
dit,  de  beaucoup  la  plus  considérable.  Elle  représente  l'objet 
même  de  l'ouvrage,  tout  ce  qui  précède  en  représentant  plutôt 
les  préliminaires. 

L'auteur  y  répartit  ce  qu'il  appelle  les  **  facteurs  écologiques  „ 
en  trois  catégories  :  phytécologiques,  édaphiques  ("Ebacpoç,  sol) 
00  géiques  (ffi,  terre)  et  hioiiquea  (Bioç,  vie)  ou  animés. 

Dans  la  première,  sont  rangés  les  facteurs  climatiques  ou 
géographiques  comprenant  les  éléments  climatériques,  climato- 
logiques  et  météorologiques.  Ils  sont  *^  géographiques  ^  en  ce 
sens  que  leur  action  s'exerce  à  la  fois  sur  de  grandes  étendues 
continentales.  Pour  apprécier  leur  influence  sur  le  sapin,  l'au- 
teur se  livre  d'abord  à  des  considérations  d'ensemble  sur  les 
climats  en  général,  où  sont  signalés  les  climats  suivants  :  mega* 
thermes  (plaines  tropicales)  ;  scérophUes  (déserts  sans  froid 
hivernal)  ;  des  Steppes  (déserts  à  hivers  rigoureux);  mésothermes 
allant  de  la  culture  du  camélia  à  celle  des  céréales  ;  micro» 
thermes  (grands  bois  feuillus,  bouleau,  hêtre,  sapin)  ;  hékisto* 
thermes  C'Hkicttoç,  moindre,  plus  petit)  ou  froids,  sans  autre 
végétation  que  celle  des  p&turages  ;  et  enfin  climat  du  froid 
étemel  où  cesse  toute  végétation. 

De  ces  vues  d'ensemble,  Tauteur  passe  aux  climats  anciens^ 


652  KhVl.K    L'E.>    vl-'E>TI'»NS    SCIENTIFIQUES. 

«rVs*  à-'Jir<'  a  c*-u\  de-  diver>es  *rpipqur>  gfroh.»sïqu€r^  en  Frmt« 
*-!  en  Europe  ju^|ije-  et  y  fomprî>  la  pêrii>de  glaciaire,  et  er  Su 
aux  rîinial-  actuel*  et  à  i'iiiflueijce.  s^nr  le  >apiD.  de  la  tempéra- 
ture d'T  l'huniiditH,  de  Tt-tat  de  l'air  atmophériqoe.  L'antror 
iîi-i-le  aver  raison  «-ur  la  Mjmme  d'tiumidite  nécessaire  a  ret 
arhn-,  qui  ne  recherrlie  pa»  le  froid  eoDinie  on  e^t  p»jrié  a  !e 
croire:  un  clinia!  froid  niai>  -ec  ne  lui  conviendrait  psts.  Il  loi 
faut,  au  contraire',  une  c^'rtaine  >onime  de  chalenr  anuuelle.  {oî 
d'aill«'urs  ne  doit  pa.«-  être  dépassée. 

Il  e-t  lin  point  de  détail  où  nou^  devrons  uou<  séparer  de 
M.  Ronx.  A  l'occasion  de  Tinfluence  de  la  lumière  sur  le  sapin, 
il  écrit  :  *  Ce>t  un  fait  c«uinu  depuis  longtemps  que  le>  conifrres 
peuvent  végéter  dans  des  conditions  d'insolatioD  défectueuses., 
I/assertion  est  beaucoup  trop  générale  :  vraie  pour  le  sapin  et 
l'if  ^TaxHS  baccata.  Lin.),  elle  est  fausse  pour  la  plupart  des 
pins,  pour  le  mélèze,  pour  les  cèdres,  qui  sont,  les  uos  et  les 
autre-,  arbres  rie  lumière.  I/épicéa  lui-même,  qui  reqaîert 
quelque  ombrage  durant  les  premières  années  à  la  suite  de  sa 
sortie  de  terre,  ne  supporterait  pas,  comme  l'if  et  le  sapin,  an 
couvert  prolongé. 

.Nous  voici  mainlenant  arrivés  à  l'influence,  sur  la  végétatioa 
du  sapin,  de  facteurs  édaphiqties  ou  géiqttes,  qui  ne  sont  autres 
que  le  relief  du  sol,  l'altitude,  l'exposition,  la  composition  chi- 
mique tant  nn'nérale  qu'organique  du  terrain.  Les  prenûers  : 
relief,  altitude,  exposition,  varient  leur  action  suivant  la  latitude 
et  suivant  aussi  la  direction  des  vents  dominants  ;  et  Tautear 
c.'te,  à  l'appui,  ce  qui  se  passe  dans  différents  pays,  principale- 
ment du  Plateau  central  et  de  la  région  lyonnaise. 

Parnn'  les  facteurs  biotiques  ou  animés^  M.  Roux  distingue 
les  influences  des  autres  végétaux,  herbacés  ou  ligneux,  des 
animaux  et  enfin  de  l'homme,  celui-ci  agissant  tantôt  comme 
destructeur,  tantôt  comme  conservateur  ou  propagateur.  Noos 
n'entrerons  pas  dans  le  détail  de  cet  excellent  chapitre,  on 
nous  signalerons  cependant,  en  passant,  le  paragraphe  relatif 
à  la  symbiose  mycotrophique  et  aux  associations  mycorhi- 
ziennes  non  seulement  du  sapin  mais  aussi  des  antres  conifères 
et  même  de  plusieurs  arbres  ou  arbrisseaux  feuillus.  Nous 
relèverons  toutefois,  à  propos  de  la  soi-disant  ^^  Lutte  du  Sapin 
et  du  Hêtre  „,  luie  assertion  des  plus  contestables  à  nos  yeux. 

**  De  toutes  les  plantes  avec  lesquelles  le  sapin  peut  se 
disputer  le  terrain,  dit  l'auteur,  le  hêtre  est,  sans  contredit,  la 
plus  redoutable  pour  lui.  „  affirmation  beaucoup  trop  absolue 


BIBLIOGRAPHIE.  653 

et  que  repousse,  dans  sa  généralité,  Texpérience  pratique.  L'au- 
teur se  fonde  sur  cette  considération  théorique  que  tous  deux, 
hêtre  et  sapin,  sont  niycotrophes  et  inanife^lent  à  peu  près  les 
mêmes  exigences  quant  aux  conditions  de  clialcur,  d'humidité 
et  d'exposition. 

D'ores  et  déjà,  l'on  pourrait  logiquement  conclure  de  celte 
similitude  d'exigences,  que  ces  deux  essences  doivent  prospérer 
là  où  elles  rencontrent  ensemble  les  conditions  de  prospérité 
que  toutes  deux  réclament.  iMais  il  y  a  plus  :  sans  nous  prévaloir 
de  nos  observations  personnelles  durant  trente-quatre  années 
de  service  extérieur,  nous  pouvons  citer  deux  autorités  que  ne 
récusera  pas  notre  savant  contradicteur  :  le  Cours  de  culture 
des  bois  de  Lorentz  et  Parade,  qui  préconise  le  mélange  du 
sapin  avec  le  hêtre  conmie  des  plus  favorable  à  leur  commune 
végétation  (p.  269  et  suiv.  de  la  5«  édition),  et  Le  Traitement 
des  bois  en  France,  de  M.  Ch.  Broilliard,  qui  est  également 
favorable  à  ce  mélange  (pp.  2GG-267  de  la  t^  édition).  Il  est  vrai 
que  les  forestiers  (et  nous-mêmes  avons  été  dans  ce  cas) 
dirigent  les  exploitations  dans  les  forêts  mélangées  de  sapin  et 
de  hêtre,  autant  que  possible  de  manière  à  sacrifier  le  hêtre  au 
profit  du  sapin.  Mais  le  but  de  cette  manière  de  faire  n'a  rien 
de  cultural  ;  il  est  exclusivement  économique,  le  sapin,  à  égalité 
de  dimensions,  ayant  une  valeur  double  et  phis  de  celle  du  hêtre. 

Le  volume  se  termine  par  une  Troisième  Partie  consacrée  à 
une  étude  comparée  du  sapin  avec  les  autres  arbres,  feuillus  ou 
résineux,  tant  sous  le  rapport  de  la  végétation  que  sous  celui 
de  la  valeur  marchande,  suivie  de  quelques  considérations  sur 
l'utilité  des  forêts  de  conifères  au  multiple  point  de  vue  éco- 
nomique, climatologique,  hygiénique  et  esthétique. 

Une  bibliographie  des  plus  détaillées  forme  annexe  à  la  fin 
du  volume  avec  les  cartes  coloriées  et  dessins  hors  texte  dont 
il  a  été  parlé. 

C.    DE   KiRWAN. 


XIII 

Les  tremblements  de  terre.  Géographie  séismologique, 
par  F.  DE  MoNTEssus  de  Ballore.  Préface  par  M.  A.  de  Lappa- 
BENT,  de  rinstitut.  Un  vol.  in-8"  de  471  pages,  89  figures  et 
8  cartes.  —  Paris^  Arm.  Colin,  1906. 


654  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Les  manuels,  les  traités,  les  atlas  qui  ne  sont  pas  vieux  de 
cinquante  ans,  nous  montrent  par  des  graphiques  suggestifs  la 
conception  simpliste  qu*on  avait  alors  de  la  constitutiou  interne 
du  globe  terrestre.  C'était,  pensait-on,  un  noyau  igné  fort  impor- 
tant avec,  par  dessus,  une  croûte  solide.  Cette  croûte  subissait  la 
poussée  du  magma  en  feu  et  toujours  en  travail,  qui  tantôt  lu 
bosselait  en  forme  de  montagnes,  et  qui  tantôt  parvenait  à  la 
déchirer  et  à  s'épancher  à  la  surface  en  coulées  plus  ou  moins 
importantes.  Le  feu  intérieur  était  le  grand  agent  —  si  non 
l'unique  —  de  tous  les  bouleversements  de  la  surface  terrestre  et 
spécialement  des  tremblements  de  terre  (séismes)  qui  si  souvent 
répandaient  la  terreur  et  la  mort. 

Depuis  lors,  les  choses  ont  singulièrement  changé  de  face. 
La  masse  terrestre  n'est  plus  cet  édifice  homogène  où  les 
strates  s'étagent  dans  une  régularité  presque  continue  depuis  le 
granit  jusqu'aux  alluvions  modernes  en  passant  par  les  témoins 
des  ûges  successifs  de  la  terre.  Il  ressort  de  la  synthèse  des 
progrès  immenses  de  la  Géologie,  que  l'ensemble  du  sol  que 
nous  foulons  n'a  aucune  homogénéité  et  que  Ton  a  bien  fait  de 
le  comparer  à  une  marquettene  dont  les  compartiments  juxta- 
posés, différents  de  structure  et  de  composition,  ont  joué  les  uns 
par  rapport  aux  autres  dans  des  proportions  qui  défient  toute 
imagination.  M.  de  Lapparent  le  dit  fort  à  propos  dans  la  pré- 
face de  cet  ouvrage  :  le  plancher  des  vaches  ne  jouit  nullement 
de  celte  stabilité  indéfinie  sur  laquelle  le  vulgaire  est  si  accou- 
tumé à  compter. 

Au  lieu  d'une  enveloppe  boursouflée  par  des  ardeurs  îiiterues, 
il  semble  bien  plutôt  que  l'écorce  terrestre  soit  une  pelure  tou- 
jours trop  ample  pour  le  noyau  qu'elle  recouvre.  On  conçoit  ainsi 
qu'il  se  crée  en  dessous  d'elle  de  fréquents  appels  au  vide, 
L'écorce  s'effondre  d'une  part  et  s'élève  de  l'autre:  en  un  mot, elle 
se  ride.  Pour  peu  que  la  rigidité  de  la  matière  ou  l'amplitude 
du  mouvement  ne  répondent  point  aux  exigences  locales,  il  se 
forme  des  déchirures,  voire  des  lignes  de  fracture,  par  où  l'acti- 
vité interne  peut  librement  se  manifester. 

Il  suit  de  tout  ceci,  que  le  volcanisme  n'a  pas  avec  les  phéno- 
mènes séismiques  le  lien  qu'on  lui  attribuait  autrefois.  11  n'est 
plus  la  cause,  il  devient  un  effet.  Là  où  la  croûte  de  la  terre  aura 
subi  de  tels  entraînements  qu'elle  se  sera  profondément  déchirée, 
il  ^era  possible  au  feu  intérieur  de  monter  et  de  couler  à  la  sur- 
face avec  plus  ou  moins  de  continuité. 

Les  études  de  Suess,  de  Marcel  Bertrand  et  de  bien  d'autres 


BIBLIOGRAPHIE .  655 

ont  solidement  assis  ces  conceptions  et  leur  ont  fait  prendre 
place  dans  l'enseignement  d'aujourd'hui.  Si  fondées  que  soient 
ces  conclusions,  il  est  heureux  de  constater  qu'un  travail  de 
pure  statistique,  conduit  sans  relâche  pendant  de  longues  années 
et  fait  en  dehors  de  toute  idée  préconçue,  vienne  apporter  un 
appui  indiscutable  à  cet  édifice  scientifique. 

Nous  nous  rappelons  avec  émotion  la  visite  que  nous  fîmes, 
il  y  aura  bientôt  dix  ans,  aux  précieuses  archives  de  M.  de 
Montessus.  C'était  à  Vannes.  M.  de  Montessus  n'était  pas  encore 
géologue  —  et  cela  même  donne  une  singulière  valeur  à  son 
*"  travail  de  bénédictin  „  fait  en  dehors  de  toute  préoccupation- 
pour  assurer  le  triomphe  de  telle  ou  telle  théorie.  Notre  confrère 
collectionnait  les  renseignements  précis  au  sujet  de  tous  les 
tremblements  de  terre.  L'immense  accumulation  remplissait  une 
bibliothèque  couvrant  tout  un  pan  de  mur.  Chaque  séisme 
s'y  trouvait  renseigné  avec  les  meilleures  sources  et  classé  par 
distribution  géographique.  Comme  séismographe,  M.  de  Mon- 
tessus n'était  plus  un  inconnu.  Grâce  à  sa  prodigieuse  connais- 
sance des  langues,  il  avait  pu  recueillir  ses  renseignements  aux 
quatre  coins  du  monde  et  en  publier  déjà  les  synthèses  locales 
dans  la  langue  même  de  chaque  pays. 

La  statistique  était  mûre.  Elle  était  si  complète  qu'il  s'en 
dégageait  déjà  comme  l'indication  d'une  portée  plus  large.  L'au- 
teur sentait  que  pour  faire  porter  tous  les  fruits  à  ses  efforts  il 
fallait  un  nouveau  travail.  Le  travail  ne  l'a  jamais  effrayé.  II  se 
mit  donc  à  approfondir  la  géologie. 

A  mesure  que  sa  science  s*éclairait,  il  comprit  qu'il  fallait 
superposer  ses  documents  statistiques  aux  données  fournies  par 
les  cartes  et  les  descriptions  géologiques  des  différentes  régions 
du  globe. 

Cette  méthode  était  la  bonne  :  elle  devait  aboutir  à  mettre 
définitivement  en  lumière  la  connexion  intime  qui  existe  entre 
la  structure  tectonique  de  la  terre  et  la  répartition  des  séismes 
à  sa  surface. 

La  contraction  du  noyau  intime  de  la  terre,  nous  le  disions 
tout  à  l'heure,  amène  la  croûte  solide  à  se  plisser  et  se  fracturer 
dans  un  mouvement  proportionnel.  Et  l'on  conçoit  aisément  que 
les  matériaux  rigides  qui  la  constituent  ne  puissent  pas  subir 
des  froissements  aussi  profonds  sans  que  des  ébranlements  se 
manifestent  dans  toute  la  masse  :  sans  qu'il  se  produise  des 
tremblements  de  terre.  D'autre  part,  les  lignes  suivant  lesquelles 
se  sont  une  fois  produits  des  plissements  et  des  déchirures  sont 


656  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

et  restent  des  points  faibles,  aux  environs  desquels  des  mouve- 
ments consécutifs  pourront  continuer  à  se  produire  plus  aisément. 
C'est  le  principe  de  la  survivance  des  plissements  si  manifeste- 
ment établi  et  si  lumineusement  confirmé  par  Pouvrage  qui  nous 
occupe. 

Mais  passons  à  l'ouvrage  lui-même.  L'introduction  est  si  bien 
faite,  elle  synthétise  si  nettement  l'ensemble  du  travail,  que  nous 
en  conseillons  vivement  la  lecture  à  tous  ceux  qu'on  appelait 
pittoresquement  autrefois  les  Naturae  curiosiores.  Un  coup 
d'œil  aux  deux  premières  planches  hors  texte  en  fera  ressortir 
.  TintérêL 

L'étude  d'ensemble  du  globe  a  amené  le  géologue  à  y  tracer 
les  lignes  de  grands  cercles  (géosynclinaux)  suivant  lesquelles 
les  mouvements  tectoniques  plus  récents  se  sont  davantage 
accusés.  Il  y  a  le  cercle  alpin  ou  méditerranéen,  le  cercle  circum- 
pacifique  et  l'amorce  d'un  troisième  que  M.  de  Montessus  appelle 
mozambique.  Or  il  s'est  fait  —  et  c'est  là  le  résultat  qui  est  le 
plus  d'intérêt  général  —  que  sur  les  171000  séisines  étudiés 
par  l'auteur,  plus  de  90  'Vo  viennent  se  placer  dans  cette  région 
des  hauts  profils  dont  la  géologie  affirme  l'instabilité.  Répétons 
aussitôt  —  afin  de  bien  mettre  en  lumière  cette  nouvelle  idée  — 
que  si  les  volcans  actifs  se  localisent  également  sur  le  même 
tracé,  ce  n'est  point  qu'ils  soient  en  rien  la  cause  ni  de  la  sur- 
rection  des  chaînes,  ni  des  ébranlements  séismiques,  mais  tout 
simplement,  parce  qu'ils  ne  peuvent  exister  que  là  où  la  croûte 
terrestre  est  assez  déchirée  pour  permettre  aux  masses  ignées 
internes  de  se  manifester. 

Si  nous  comparons  mainteuant  les  observations  recueillies  sur 
les  diverses  aires  ainsi  dessinées  sur  la  surface  terrestre,  il 
appert  que  le  grand  massif  appelé  par  l'auteur  le  continent 
Nord-Atlantique  est  d'une  stabilité  relative  des  plus  suggestive. 
Ce  sont  les  grands  massifs  calédoniens  et  hercyniens,  les  pre- 
miers plissés  à  Taurore  des  temps  géologiques  qui  ont  eu  le  temps 
de  se  tasser  et  ne  manifestent  plus  que  par  de  rares  secousses 
le  souvenir  de  leur  antique  vie,  pour  ainsi  dire  épuisée. 

Il  en  va  tout  autrement  du  géosynclinal  alpin  où  les  chaînes 
de  montagnes  se  sont  constituées  bien  plus  récemment.  Là,  les 
mouvements  séismiques  doivent  être  plus  intenses  et  plus  nom- 
breux :  la  théorie  le  veut  et  l'observation  le  confirme. 

Une  observation  analogue  s'impose  pour  toute  la  bordure  du 
griuiil  effondrement  pacifique.  Si  ce  mouvement  semble  s'être 
dessitté  dès  le  début  de  l'histoire  géologique  du  globe,  il  n'en 


BIBLIOGRAPHIK.  ÔDy 

reste  pas  moins  évident  que  sa  survivance  est  des  plus  active. 
Les  bourrelets  de  montagnes  qui  le  bordent  tout  le  long  de 
TAmérique,  nous  le  prouvent  sans  conteste  et  les  lamentables 
désastres  de  San  Francisco  et  du  Chili  sont  venus,  terribles,  en 
établir  hier  encore  la  réalité. 

Le  texte  aussi  bien  que  les  planches  nous  suggèrent  d'intéres- 
santes réflexions  au  sujet  du  géosynclinal  mozambique.  Il  n*est 
qu'amorcé  et  se  dirige  par  deux  bouts  vers  les  terres  antarc- 
tiques. Là  doit  se  trouver  le  nœud  de  la  question.  Les  études 
polaires  nous  ont  déjà  habitué  à  considérer  bien  différemment 
les  deux  pôles  du  globe.  Les  considérations  séismologiques  nous 
conduisent  aux  mêmes  conclusions.  Si  le  Pôle  Nord  est  solide- 
ment assis  en  pleine  région  stable,  le  Pôle  Sud  doit  plutôt  être 
sur  le  passage  d'un  mouvement  géosynclinal  qui  irait  de 
l'Afrique  orientale  vers  le  Brésil. 

Nous  signalons  ces  vues  générales  aux  lecteurs  instruits.  Les 
géologues  de  profession  trouveront  des  jouissances  spéciales  à 
parcourir  la  partie  statistique  —  la  plus  importante  —  de 
l'ouvrage  de  M.  de  Montessus.  Les  limites  d'un  compte  rendu 
nous  interdisent  d'entrer  dans  tant  de  détails.  Un  exemple  fera 
comprendre  la  portée  de  noire  invile.  On  sait  qu'en  très  grands 
traits  la  structure  du  massif  armoricain  se  réduit  à  des  plisse- 
ments presque  équivalents  qui  juxtaposent  du  Nord  an  Sud  trois 
lignes  de  fatles  sensiblement  E.-W.  Il  e^t  patent  que  les  points 
faibles  de  ce  massif  seront  les  charnières  (anticlinales  ou 
synclinales)  de  ce  plissement.  Or,  c'est  précisément  selon  ces 
lignes  que  sont  venus  se  disposer  les  plus  nombreux  et  les  plus 
accentués  des  séismes  dont  M.  de  Montessus  a  recueilli  l'histoire 
en  Bretagne. 

Pour  finir,  il  faudra  bien  dire  un  mot  de  critique  :  il  est 
regrettable  que  M.  de  Montessus  soit  venu  sur  le  tard  à 
la  géologie.  Mais  on  ne  remarque  cette  lacune  que  dans  des 
points  de  si  faible  importance  que  ce  serait  ingrat  à  nous  de  le 
reprocher  à  l'auteur,  lorsqu'il  est  venu  enrichir  notre  science 
d'un  ouvrage  de  si  grand  mérite  et  d'une  portée  théorique  si 
appréciable. 

G.  SCHMITZ,  S.  J. 


III'SKRIE.  T.  X  42 


658  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 


XIV 

Les  Révélations  de  l'Écriture  d'après  un  contrôle  scien- 
tifique, par  Alfred  Binet,  directeur  du  Laboratoire  de  Psy- 
chologie physiologique  à  la  Sorbonne.  Un  voL  in-S®  de  VI 11-2^ 
pages  (de  la  Bibliothèque  de  Philosophie  contemporaine),  — 
Paris,  Alcaii,  1906. 

Dans  le  numéro  d'avril  1897  de  la  Revue  des  Questions  scien- 
tifiques (l),  nous  avons  rendu  compte  de  l'ouvrage  de  M.  Cré- 
pieux-Jamin  sur  l'Écriture  et  le  Caractère.  Celui  de  Al.  Binet, 
que  nous  avons  l'honneur  de  présenter  aujourd'hui,  roule  à  peu 
près  sur  le  même  sujet,  mais  le  caraclère  en  est  bien  différent. 
Tandis  que  M.  Crépieux-Jamin  est  un  des  maîtres  de  la  grapho- 
logie et  enseigne  ce  qu'il  est  convaincu  être  une  science, 
M.  Binet  s'abstient  systématiquement  de  faire  acte  de  grapho- 
logue et  a  donné  pour  objet  à  ses  études  de  soumettre  à  une 
série  d'épreuves  méthodiques  un  certain  nombre  de  grapho- 
logues distingués.  Il  s'est  appliqué  à  déterminer  dans  quelle 
mesure  ceux-ci  sont  capables  de  reconnaître  le  sexe,  l'âge, 
l'intelligence  et  le  caractère  des  sujets. 

Pour  le  diagnostic  du  sexe,  il  n'a  été  remis  aux  experts  que 
des  enveloppes  de  lettres,  afin  d'éviter  que  le  contenu  de  celles-ci 
pût  donner  des  indices  étrangers  à  l'écriture.  Mais  cette  précau- 
tion même  n'est  pas  suffisante,  car  une  lettre  adressée  à  uue 
femme,  par  exemple^  a  plus  de  chance  d'avoir  été  écrite  par  une 
femme  qu'une  lettre  adressée  à  un  homme.  M.  Binet  a  donc  eu 
soin  d'équilibrer  plus  ou  moins  à  ce  point  de  vue  les  enveloppes 
des  diverses  sortes  ;  toutefois  l'équilibre  est  assez  loin  d'être 
parfait  :  37  adresses  de  femme  à  homme  balancent  assez  bien 
47  adresses  de  femme  à  femme,  mais  il  n'y. a  que  22  adresses 
d'homme  à  femme  contre  68  d'homme  à  homme. 

M.  Binet  reproduit  les  renseignements  que  lui  ont  donnés  ses 
experts  sur  les  signes  servant  à  fonder  leur  appréciation  ;  mais, 
ne  pouvant  étendre  indéfiniment  ce  compte  rendu,  nous  nous 
bornerons  à  résumer  les  résultats,  que  l'on  doit  rapprocher  de 
la  proportion  des  succès  qu'aurait  dû  donner  un  tirage  au  sort, 
c'est-à-dire  de  50  °/o.  Le  pourcentage  des  succès  de  M.  Crépieux- 
Jamin  est  de  78,8  et  celui  de  M.  Eloy  de  75. 

[{)  Revue  des  Quest.  scient.,  t.  XLI,  pp.  G32-657. 


BIBLIOGRAPHIE.  659 

Ajoutons  que  des  ignorants  soumis  à  la  même  épreuve  ont 
tous  obtenu  plus  de  50  ^jo  de  succès,  généralement  entre  63  et 
78,  ce  qui  montre  que,  inférieurs  à  des  graphologues  émérites, 
ils  en  approchent  cependant  parfois  d'assez  près. 

Notons  enfin  qu'il  paraît  assez  aisé  de  dissimuler  son  sexe  au 
moyen  d'une  écriture  falsifiée. 

La  détermination  de  1  âge  soulève  une  difficulté  particulière  : 
l'âge  psycho- physiologique  et  Tâge  résultant  de  l'acte  de  nais^ 
sance  peuvent  ne  pas  coïncider,  et  alors  le  graphologue  paraîtra 
se  tromper  alors  que  son  diagnostic  aura  été  irréprochable.  A 
l'occasion  de  cette  difficulté,  M.  Binei  nous  paraît  être  tombé 
dans  une  erreur  que  nous  croyons  devoir  signaler  :  **  Nous 
n'avons  pas,  dit-il,  à  nous  inquiéter  de  ces  difficultés,  puisque 
nous  opérons  seulement  sur  des  moyennes.  C'est  l'âge  de  100 
personnes  au  moins  que  nous  demandons  aux  graphologues  de 
déterminer  ;  nous  n'attachons  pas  d'hnportance  aux  cas  parliea- 
tiers,  mais  seulement  à  la  moyenne  centennale.  Or  cette  méthode 
corrige  en  quelque  sorte  automatiquement  les  erreurs  provenant 
des  écarts  entre  les  âges  physiologiques  et  les  âges  de  l'éfat 
civil.  Si  certains  de  ceux  qui  ont  écrit  les  adresses  sont  plus 
jeunes  que  leur  âge,  d'autres  sont  plus  vieux,  et  avec  un  nombre 
suffisant  de  documents,  ces  écarts  de  signe  contraire  se  com- 
pensent. Admettons,  par  exemple,  que  sur  dix  vieillards  de 
60  ans,  il  y  en  ait  5  dont  l'âge  physiologique  soit  de  55  ans,  et 
5  dont  l'âge  physiologique  soit  de  65  ans,  tout  se  passe,  au  point 
de  vue  des  moyennes,  comme  si  ces  dix  vieillards  avaient  phy- 
siologiquement  60  ans.  „ 

En  lisant  pour  la  première  fois  ce  passage,  nous  avons  été 
bien  surpris,  car  il  signifie  positivement  que,  dans  ses  épreuves 
graphologiques,  M.  Binet  va  se  borner  à  rapprocher  l'âge  moyen 
des  sujets  de  la  moyenne  des  âges  diagnostiqués.  Or  une  pareille 
méthode  serait  inadmissible  au  premier  chef,  car  la  compensa- 
tion des  erreurs  véritables  se  ferait  comme  celle  des  divergences 
entre  âges  physiologiques  et  âges  réels,  et  le  plus  habile  des 
graphologues  courrait  grand  risque  de  ne  pas  remporter  sur  le 
hasard.  Peut-être  même  aurait-il  chance  de  lui  rester  inférieur, 
car  il  pourrait  se  faire  qu'il  commît  quelque  erreur  systématique 
que  la  prise  des  moyennes  n'éliminerait  pas.  Aussi  M.  Binet 
n'a-t-il  pas  procédé  ainsi  et  a-til  toujours  fait  état  des  erreurs 
absolues.  Il  semble  donc  avoir  été  victime  du  mot  **  moyenne  ,» 
qui  se  retrouve  bien  le  même  des  deux  côtés,  mais  s'applique 


66o  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

d'une  part,  aux  Ages  réels  et,  d*autre  part,  non  aux  âges  diagnos- 
tiqués, mais  aux  erreurs  absolues  qui  ont  été  commises. 

Cette  erreur  de  M.  Binet  n'a  d'ailleurs  pas  de  gravité  ;  mais 
il  reste  que  Técart  entre  l'âge  physiologique  et  l'âge  réel  fait 
ressortir  à  la  charge  des  graphologues  des  erreurs  dont  ils  ne 
sont  pas  responsables. 

Cette  question  de  Tâge  pose  d*ailleurs  un  problème  fort  déli  - 
cat:  on  ne  peut  comparer  à  un  tirage  au  sort  le  fait  de  deviner  des 
âges  au  hasard,  car  une  foule  d'habitudes  mentales  interviennent 
dans  cette  dernière  opération.  Voici  donc  ce  qu'a  fait  M.  Binet  : 
il  a  calculé  les  écarts  entre  l'âge  réel  des  sujets  et  l'âge  attribué 
par  un  expert  au  sujet  dont  Tenveloppe  portait  le  numéro  pré- 
cédent. Cette  opération,  faite  sur  les  séries  de  M.  Crépieux-Jamin, 
a  donné  un  écart  moyen  de  15  ans  7  dixièmes,  chiffre  qu'on  con- 
sidérera comme  l'écart  moyen  que  produirait  le  hasard.  C'est 
de  ce  chiffre  qu'on  doit  donc  rapprocher  les  écarts  moyens 
suivants,  répondant  aux  diagnostics  des  deux  graphologues  sou- 
mis à  l'expérience. 

M.  Crépieux-Janiin.  10  ans  2  dixièmes  ;  M"«  H.,  14  ans  77  cen- 
tièmes. Les  ignorants  ont  été  plus  habiles  que  cette  dernière  : 
leurs  écarts  ont  varié  de  10,6  à  14,5.  Tous,  doctes  et  ignorants, 
ont  tendance  à  se  rapprocher  de  la  moyenne  des  âges  possibles 
(30  à  40  ans),  ce  qui  doit  provenir  d'une  certaine  prudence. 

Ajoutons  que  les  épreuves  ont  eu  lieu  sur  de  simples  enve- 
loppes, les  mêmes  que  pour  le  sexe. 

Pour  l'appréciation  de  l'intelligence,  il  est  nécessaire  de  dis- 
poser de  documents  plus  étendus  que  de  simples  adresses  ; 
mais  ici  un  autre  danger  apparaît  dans  le  contenu  de  la  letlre, 
qui  peut  révéler  bien  des  choses.  11  est  vrai  que  les  graphologues 
déclarent  parfois  ne  pas  lire  les  documents  qui  leur  sont  soumis, 
parce  que  cela  les  troublerait  ;  mais  il  est  bien  difficile  d'ad- 
mettre qu'habituellement  le  contenu  du  texte  étudié  leur 
demeure  inconim.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  quelque  soin  qu'il  ait 
pris,  M.  Binet  n'a  pas  toujours  su  éviter  cet  écueil  :  une  lettre  de 
M.  Brunetière  donne  rendez-vous  **  au  bureau  de  la  Revue  ^  et 
indique  son  adresse  particulière  ;  M.  Buisson  parle  de  sa  ^  con- 
férence fermée  de  pédagogie  „,  et  Meilhac  de  la  prochaine  pre- 
mière d'une  de  ses  pièces. 

Deux  séries  d'épreuves  ont  été  faites  :  dans  la  première,  on 
avait  formé  des  couples  de  documents  émanant  d'un  homme 
supérieur  et  d'un  homme  d'intelligence  moyenne,  et  il  s'agissait 
de  les  distinguer,  l'expert  sachant  comment  avaient  été  formés 


BIBLIOGRAPHIE.  (>6\ 

les  couples.  Dans  l'autre  série  d'épreuves,  on  lui  soumettait  des 
documents  analogues  aux  précédents,  mais  inégalement  dis* 
tribués  entre  diverses  collections. 

Sur  36  couples  étudiés  environ,  le  pourcentage  des  succès 
a  été  le  suivant  :  M.  Crépieux-Jamin,  91,6;  M.  Humbert,  85,7  ; 
M.  Vie, 82,8;  les  autres  graphologues,  de  80  à  61  (M.  Paulhan,  86). 

L'épreuve  des  collections  fut  faite  au  moyen  de  83  écritures 
de  supérieurs  mélangées  à  30  écritures  de  moyens.  M.  Crépieux- 
Jamin  a  réalisé  un  pourcentage  de  succès  égal  à  77,  M.  Vie 
un  pourcentage  de  76,  M.  Ëloy  de  70.  En  faisant  certaines 
corrections  interprétatives,  on  ferait  monter  le  chiffre  de 
M.  Crépieux-Jamin  à  87  et  celui  de  M.  £loy  à  81. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  sur  les  portraits  graphologiques* 
très  intéressants  a  étudier,  mais  à  propos  desquels  il  est  difficile 
de  résumer.  Au  contraire,  il  nous  faut  parler  des  pièges  tendus 
par  M.  Binet  à  quatre  de  ses  collaborateurs.  Il  leur  écrivit  que, 
pour  tels  et  tels  couples  d'écritures,  ils  s'étaient  complètement 
fourvoyés.  Cette  déclaration  était  véridique  deux  fois  sur  quatre, 
fausse  pour  les  deux  autres  couples.  M.  Crépieux-Jamin  reconnut 
ses  deux  erreurs,  en  plaidant  les  circonstances  atténuantes; 
mais  il  protesta  avec  vivacité  dans  les  deux  autres  cas,  et  tout 
cela  est  à  son  grand  honneur.  M.  Paulhan  résista  de  même 
énergiquement  les  deux  fois  où  il  avait  raison,  mais  eut  bien  de 
la  peine  à  se  rendre  dans  les  deux  autres  cas.  Quant  aux  deux 
derniers  graphologues,  ils  s'empressèrent  de  se  rectifier  uni- 
formément. 

Les  ignorants  en  graphologie  ont  encore,  à  propos  de  l'intel- 
ligence, remporté  des  succès  dont  certains  pourraient  faire 
envie  aux  graphologues;  malheureusement  leurs  épreuves  n'ont 
pas  été  directement  comparables  à  celles  de  ces  derniers.  Men- 
tionnons toutefois  que  M™®  B.,  soumise  à  Tépreuve  des  couples, 
obtint  80  o/o  de  succès. 

M.  Binet  a  éprouvé  toute  la  difficulté  qu'il  y  a  à  contrôler  des 
portraits  graphologiques  de  caractères  en  les  comparant  à  ses 
appréciations  personnelles.  Aussi  a-t-il  adopté  une  autre  mé- 
thode :  à  des  écritures  de  braves  gens  qu'il  connaissait  bien,  il 
a  mélangé  celle  de  grands  criminels  et,  sans  rien  dire  de  cela  à 
ses  experts,  leur  a  demandé  de  faire  le  portrait  complet  des 
caractères  en  insistant  surtout  sur  les  qualités  de  bonté,  de 
douceur...,  et  sur  les  qualités  contraires. 

Par  cette  méthode  M.  Binet  a  obtenu  une  série  de  portraits 
assez  flatteurs  de  Vidal,  le  tueur  de  femmes  :  M.  Eloy  a  cru 


662  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

qu*il  s*agîssait  de  M.  Biiiet  jeune  :  seul  M.  Crépieux-Jamin  Fa 
assez  bien  jugé.  Dans  le  parricide  Caron,  M.  Vie  a  découvert 
une  jeune  tîlle  duuce  et  modeste!  Somme  toute,  M.  Crépieux- 
Jamin  a  donné,  pour  11  assassins,  7  diagnostics  très  satisfai- 
sants et  4  manquant  vraiment  de  la  sévérité  nécessaire.  Groupés 
par  couples,  les  criminels  et  les  braves  gensiont  donné  lieu,  de 
la  part  du  même  expert,  à  8  succès  et  à  3  échecs,  soit  73  <>  o  de 
succès  ;  MM.  Vie  et  Eloy  n*ont  obtenu,  tous  deux,  que  54,5  ^  •, 
ee  qui  est  vraiment  bien  peu.  £n  somme,  il  semble  que  le 
caractère  soit  bien  moins  révélé  que  Tintelligence  par  récriture. 

Si  l'on  considère  l'ensemble  des  résultats  obtenus  par 
M.  Binet,  on  ne  peut  se  soustraire  à  l'impression  que  la  gra- 
phologie repose  sur  une  base  sérieuse,  mais  qu'on  est  bien  loin 
d'être  arrivé  à  des  résultats  régulièrement  exacts  :  la  science 
de  la  graphologie  est  donc  loin  d*être  réellement  constituée. 
Mais  il  y  a  plus  :  ou  peut  se  demander  si  la  graphologie  n'est 
pas  restée  a  l'état  û'art,  un  art  dont  M.  Crépieox-Jamin  serait 
le  virtuose. 

Un  premier  fait  qui  conduirait  à  cette  conclusion  consiste 
dans  les  succès  nombreux  d'ignorants  en  graphologie:  si,  somme 
toute,  les  Ignorants  restent  inférieurs  aux  experts,  cela  est  fort 
naturel  en  toute  hypothèse,  car  on  se  perfectionne  dans  tout  aK 
par  l'exercice,  et  de  plus  il  y  a  chance  pour  que  ceux  qui 
s'adonnent  à  l'étude  de  la  graphologie  soient  mieux  doués  que 
la  moyenne  à  ce  point  de  vue. 

Une  autre  raison  d'éprouver  des  doutes  est  apparue  à 
M.  Binet,  comme  elle  nous  était  apparue  à  nous-mêmes,  et 
l'étendue  de  ses  observations  lui  donne  une  grande  force  :  c'est 
que  Ton  ne  saisit  guère  comment  les  conclusions  découlent  des 
prémisses,  ou.  plus  clairement,  comment  de  l'analyse  des  signes 
on  passe  au  portrait  psychologique  (1).  Dans  notre  compte  rendu 
de  1897,  nons  avons  indiqué  un  procédé  qui  permettrait  peut- 
être  de  reconnaître  si  véritablement  ce  passage  est  légitime 
ou  si  en  réalité  le  graphologue  s'appuie  sur  des  impressions 
non  systématisées.  11  faudrait  disposer  de  deux  graphologues 
habiles,  dont  l'un  procéderait  à  l'analyse  des  signes  et  dont 
l'autre,  sans  voir  l'écriture,  donnerait  l'interprétation  de  cette 


(1)  Un  fait  relevé  par  M.  Binet  et  qui  complique  la  question  consiste 
dans  le  désaccord  de  certains  graphologues  sur  rinterprétation  psycho- 
logique d*un  même  signe  :  ainsi  une  écriture  grande  révèle  de  Timagi- 
uation  à  M.  Crépieux-Jamin  et  de  la  gaucherie  à  M.  Paulhan. 


BIBLIOGRAPHIE.  663 

analyse.  Il  serait  bien  intéressant  que  M.  Binet  pût  procéder  à 
cette  expérience,  à  laquelle  il  serait  peut-être  singulièrement 
difficile  d'amener  deux  graphologues  à  se  prêter. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  a  pu  se  rendre  compte  du  haut  intérêt 
du  livre  de  M.  Binet,  qui  nous  donne  tout  au  moins  une  impar- 
tiale et  méthodique  enquête  sur  les  résultats  actuellement 
obtenus  par  la  graphologie. 

G.  Lechalas. 


XV 


L'Objet  de  la  Métaphysique  selon  Kant  et  selon  Aristote, 
par  C,  Sentroul,  Docteur  en  Philosophie.  Un  vol.  in-8<>  de 
xn-240  pages.  —  Louvain,  Institut  supérieur  de  Philosophie, 
1905. 

M.  Sentroul  aurait  pu,  tout  aussi  bien,  intituler  sa  thèse  **  La 
Connaissance  selon  Kant  et  Aristote  „,  ou  plus  simplement 
encore  "  Kant  et  Aristote  „,  car,  en  réalité,  ce  qu'il  étudie  ce 
n*est  rien  moins  que  la  méthode,  les  principes  premiers  et  les 
conclusions  spécifiques  des  deux  grandes  philosophies  qui  à 
l'heure  présente  se  disputent  l'empire  des  esprits.  La  compa- 
raison de  Kant  et  d'Aristote  avait  été  faite  déjà,  mais  par  un 
Kantien.  **  Peut-être  fallait-il  la  refaire  „,  remarque  M.  Sentroul. 
Surtout,  ajouterons-nous,  fallait-il  qu'elle  fût  refaite  par  ud 
philosophe  scolastique;  mieux  encore,  par  un  scolastique  appar- 
tenant à  l'École  de  Louvain.  M.  Sentroul  représente  admirable 
ment  l'esprit  et  les  tendances  de  l'Institut  supérieur  de  Philo- 
sophie ;  c'est  assez  dire  qu'outre  l'intérêt  documentaire  qui 
s'attache  à  toutes  les  productions  de  l'Institut,  cette  thèse  se 
recommande  encore  par  sa  réelle  solidité  et  ses  mérites  intrin- 
sèques. 

Au  premier  rang  de  ceux-ci  nous  plaçons  le  souci  de  la  mise 
an  point,  et  la  bienveillance  dont  M.  Sentroul  se  montre  géné- 
reux vis-à-vis  de  l'adversaire.  Il  lui  prouve  son  loyal  respect, 
tout  d'abord  par  le  soin  qu'il  apporte  à  l'étudier  et  l'effort  qu'il 
consacre  à  fouiller  tous  les  recoins  de  sa  pensée  ;  ensuite,  en 
lui  faisant  l'honneur  de  le  prendre  au  sérieux.  M.  Sentroul  ne 
pense  pas  qu'il  suffise  d'y  aller  d'une  chiquenaude  ou  d'Un 
souffle  pour  renverser  Kant.  Il  n'imagine  pas  que  le  Kantisme 


664  REVUE    DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

sorte  tout  entier  d*uue  misér<ible  confusion  de  définitions 
logiques  qu*on  ne  pardonnerait  pas  à  un  commençant.  Il  recon- 
naît liautement  les  bons  services  rendus  par  Kant  à  la  philoso- 
phie :  *"  Chez  Kant  seulement  le  problème  du  vrai  a  été  envisagé 
en  face,  retourné  sous»  tous  ses  aspects,  sondé  dans  toutes  ses 
profiuideurs.  contrôlé  par  toutes  les  pierres  de  touche  „  (p.  38). 
11  n'hésite  pas  non  plus  à  produire  sa  sympathie  :  **  Kant  s'est 
appliqué  à  Tétude  des  faits  et  des  sciences,  il  a  entretenu  com- 
merce avec  tous  les  grands  esprits,  il  a  recouru  à  la  vigueur  de 
la  réflexion  la  plus  concentrée,  il  s*est  soutenu  par  une  indéfec- 
tible patience,  mais  surtout  par  une  rare  loyauté  d'esprit,  et 
une  droiture  de  cœur  plus  rare  encore.  C'est  de  la  sorte  qu'il  a 
édifié  l'œuvre  massive  qui  jalonne  l'histoire  des  idées  ,,  (p.  237). 

Ce  qui  n'empêche  pas  l'auteur  d'être  un  adversaire  irréduc- 
tible, passionné  même  par  endroits.  Il  a  beau  protester  dans  sa 
préface  :  ""  Nous  ne  plaidons  pas,  nous  exposons.  Et  dans  cet 
exposé  nous  ne  croyons  pas  avoir  été  aveuglé  par  nos  préfé- 
rences „,  son  livre  est  à  la  fois  un  plaidoyer  et  un  réquisitoire. 
Kant  sert  de  repoussoir.  Eu  définitive,  on  garde  l'impression 
que  pour  M.  Sentroul  le  principal  mérite  de  Kant  est  d'avoir 
fourni  l'occasion  d'aiguiser  à  neuf  la  définition  de  la  vérité  : 
**  Résultat  assez  mince  d'un  laborieux  et  titanesque  effort  !  „ 
(p.  237).  Non  vraiment,  on  ne  trouvera  pas  dans  ce  livre  les  deux 
lignes  qui  pourraient  faire  pendre  son  auteur  sous  l'inculpation 
**  d'infiltration  kantienne!  „ 

La  page  suivante,  que  nous  transcrivons  de  la  préface,  est 
très  suggestive,  et  suffit  à  elle  seule  à  renseigner  sur  la  méthode, 
la  manière  et  les  conceptions  de  M.  Sentroul.  ^  Le  plan  que 
nous  avons  suivi  s'indiquait.  On  ne  peut  comprendre  ce  que 
c'est  que  la  Métaphysique,  surtout  s'il  s'agit  de  métaphysique 
kantienne,  à  moins  qu'on  ne  comprenne  d'abord  ce  que  c'est  que 
la  science.  Or,  la  notion  de  Science  suppose  celle  de  Vérité  et 
de  Réalité,  De  là  quatre  chapitres  fondamentaux  sur  les  notions 
kantiennes  de  la  vérité,  de  la  réalité,  de  la  science  et  de  la 
métaphysique,  précédés  d'un  aperçu  synthétique  sur  le  kan- 
tisme en  général.  Nous  n'avons  consacré  à  Aristote  que  deux 
chapitres.  D'une  part,  le  dogmatisme  aristotélicien  ne  disjoint 
pas,  comme  le  fait  Kant,  la  notion  de  Vérité  d'avec  celle  de 
Connaissance  du  réel.  D'autre  part,  et  en  somme  pour  les 
mêmes  raisons,  il  n'établit  pas  entre  la  science  et  la  niétapliy- 
sique  les  différences  que  relève  le  Kantisme.  Le  chapitre  con- 
sacré au  dogmatisme  aristotélicien  nous  ne  l'avons  pas  intitulé 


BIBLIOGRAPHIE.  665 

la  question  de  la  vérité  selon  Aristote,  parce  que  la  position  de 
cette  question  comporte  peut-être  une  nouvelle  mise  au  point. 
Nous  l'avons  traitée  avant  d'aborder  le  Kantisme  :  ce  qui,  à  nos 
yeux,  est  la  vraie  solution  du  problème  est  antérieur  à  Texamen 
d'une  solution  particulière.  „ 

Ce  **  plan  „  soulève  bien  quelques  objections.  Ce  procédé  par 
échelons  :  vérité,  réalité,  science,  métaphysique,  n'est-il  pas 
trop  exclusivement  discursif?  La  méthode  employée  par 
M.  SentrouK  ne  l'amènera-t-elle  pas  à  se  donner  l'air  de  marcher, 
tout  en  restant  en  place  ?  Est-il  d'ailleurs  bien  exact  que  le 
Kantisme  tienne  essentiellement  dans  une  définition  inadéquate 
de  la  notion  vérité  ?  Et  si  par  hasard  Kant  avait  remarqué  que 
la  connaissance  humaine,  outre  un  élément  objectif  qu'il  n'a 
jamais  songé  à  contester,  contient  encore  un  élément  subjectif 
indéniable,  qu'il  y  a  lieu  par  conséquent  d'en  tenir  compte 
méthodiquement,  n'aurait- il  pas  mieux  valu  partir  de  là,  et 
débuter  par  ce  qui  est  la  conclusion  trop  peu  préparée  du  livre  : 
**  Kant  rentre  dans  le  groupe  qui  veut  concilier  Tidéalisme  et 
l'empirisme  „  (p.239)?  Mais  combien  de  fois  Kant  lui-même  n'a-t  il 
pas  répété  que  le  point  de  départ  de  ses  recherches  est  le  pro- 
blème posé  par  Hume  ?  Que  dire  enfin  de  cette  juxtaposition, 
point  par  point,  d'Aristote  et  de  Kant,  qui  se  prolonge  pendant 
plus  de  200  pages  ?  Pour  comprendre  et  juger  un  système,  il 
faut,  semble-i-il,  le  con) parer,  non  pas  avec  quelque  autre  sys- 
tème, mais  avec  la  réalité,  ou,  si  Ton  veut,  avec  les  données 
premières  dont  il  prétend  fournir  l'explication.  En  d'autres 
termes,  il  faut  deviner  la  vérité,  entrevue  au  moins  confusément, 
qui  se  cache  sous  les  formules  inadéquates  et  embarrassées  du 
système.  Si  donc  M.  Sentroul  se  borne  à  comparer  Kantisme  et 
Aristotélisme,  il  restera  prouvé,  mais  cela  seulement,  qu'au 
point  de  vue  où  l'Aristotélisme  cesse  d'être  un  système,  le 
Kantisme  n'a  plus  aucun  sens. 

Le  livre  de  M.  Sentroul  n'en  atteint  pas  moins  son  but,  puis- 
qu'il fait  réfléchir  et  qu'il  pose  des  problèmes.  Il  est  peu  de 
pages  qui  ne  contiennent  quelque  aperçu  intéressant.  Qu'on  lise, 
par  exemple,  le  paragraphe  consacré  à  la  prétendue  opposition 
qui  existeniit  entre  la  métagéométrie  et  la  doctrine  kantienne  de 
l'espace.  Non  seulement  cette  opposition  est  chimérique  (dis- 
tinguer intuition  et  objet  dépensée),  mais  de  plus  **  l'explication 
la  plus  obvie  de  la  métagéométrie  est  celle  qu'on  tirerait  du 
Kantisme  (p.  176)  „.  **  A  la  vérité,  la  métagéométrie  constitue, 


666  REVOB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

pour  ceux  qui  refusent  d'adhérer  au  Kantisme,  une  difficulté 
sérieuse,  mais  non  insoluble  (p.  175).  „  —  Pourquoi  ?  Les  expli- 
cations de  l'auteur  manquent  de  netteté.  Que  M.  Sentroul  se 
donne  la  peine  de  tirer  au  clair  son  impression  ;  à  coup  sûr  il 
débrouillera  le  problème. 

P.  S. 


XVI 


R.  P.  Martin  Hagen,  S.  J.  Lexicon  Biblicum.  Volumen  pri- 
mum,  A.C.,  1040  colonnes,  in-S®.  —  Paris,  Letliielleux,  1905. 

Le  Cursus  Scripturae  Sacrae  des  Pères  Jésuites  allemands 
doit  comprendre,  outre  les  commentaires  proprement  dits,  tous 
les  accessoires  utiles  ou  nécessaires  aux  travailleurs.  Cest  ainsi 
qu'une  concordance  des  textes  a  déjà  vu  le  jour  ;  un  dictionnaire 
hébraïque  est  en  préparation,  et  le  lexique  biblique,  dont  le 
premier  volume  vient  de  paraître,  promet  de  s'achever  assez 
rapidement.  L'ouvrage  complet  aura  trois  volumes.  La  rédaction 
en  a  été  confiée  au  R.  P.  Martin  Hagen. 

Tous  les  renseignements  que  l'érudition  la  plus  variée  peut 
rassembler  dans  le  domaine  de  l'archéologie,  de  l'histoire,  de  la 
géographie,  des  sciences  naturelles,  etc.,  se  trouvent  condensés 
ici  dans  un  nombre  de  pages  relativement  restreint.  Une  biblio- 
graphie très  soignée  accompagne  la  plupart  des  articles.  Quant 
à  la  sûreté  des  informations,  il  suffit  de  citer  les  noms  des  colla- 
borateurs que  le  R.  P.  Hagen  s'est  adjoints.  Nous  y  remarquons 
les  noms  des  RR.  PP.  Knabenbauer,  Fonck,  Zorell  et  Deimel. 

Les  questions  d'introduction  générale  et  spéciale  ont  été 
systématiquement  écartées  du  lexique  du  R.  P.  Hagen  :  elles 
sont  supposées  résolues  dans  les  trois  premiers  volumes  du 
Cursus,  dus  à  la  plume  du  R.  P.  Cornely.  En  théorie,  on  peut 
admettre  qu'un  lexique  ne  doit  pas  faire  double  emploi  avec  une 
Introduction;  en  pratique  on  peut  se  demander  peut  être,  si 
toutes  les  opinions  critiques,  soutenues  jadis  par  le  R.  P.  Cor- 
nely, seraient  maintenant  encore  défendues  avec  la  même  con- 
viction. La  récente  réponse  de  la  commission  biblique  ne 
sanctionne  pas  toutes  les  vues  que  le  savant  exégète  avait 
exprimées   sur  la  composition  du  Pentateuque.   Le  R.  P.  de 


BIBLIOGRAPHIE.  667 

Hummelauer,  à  qui  le  Cursus  est  redevable  de  plusieurs  volumes 
fort  estimés,  ne  les  avait  guère  partagées  non  plus  ;  et  dans  le 
camp  des  théologiens  catholiques  il  n'est  pas  seul  de  son  avis. 
Le  R.  P.  Hageu  s'est  peut-être  un  peu  trop  effacé  devant  les 
écrits  de  ses  devanciers. 

Malgré  l'exclusion  voulue  des  questions  d'introduction,  tout 
le  volume  dénote  une  tendance  très  conservatrice.  Les  idées 
moins  sévères  de  plusieurs  exégètes  catholiques  n'ont  eu 
aucune  influence  sur  la  rédaction  de  l'ouvrage. 

S.  E. 


REVUE 

DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES 


LE  CONGRES  INTERNATIONAL  DES  CHIMISTES  A  ROME 
(avril-mai  1906) 


Le  premier  Congrès  de  chimie  appliquée  fut  tenu  à  Bruxelles, 
du  4  au  11  août  1894,  sous  la  présidence  d'honneur  de  M.  Léon 
De  Bruyn,  ministre  de  l'agriculture,  à  l'initiative  des  sociétés 
des  fabricants  de  sucre  de  Belgique  et  surtout  de  l'ancienne 
Association  belge  des  chimistes,  qui  avait  alors  pour  président 
M.  le  professeur  Hanuise  et  pour  secrétaire  général,  M.  Sachs. 

Plus  tard,  en  1908,  ce  Congrès  fut  organisé  d'une  façon  gran- 
diose par  les  chimistes  de  Berlin  et  le  Congrès  de  Rome  dépassa 
toutes  les  espérances,  car  on  vit  afiBuer  plus  de  deux  mille  con- 
gressistes dans  les  superbes  locaux  du  nouveau  Palais  de  Jus- 
tice, dont  l'inauguration  coïncida  avec  celle  du  Congrès. 

Voici  en  quels  termes  M.  Sachs  résume,  dans  le  journal  La 
Sucrerie  belge,  les  résultats  de  ces  assises  scientifiques  : 

L'industrie  du  sucre  de  betteraves,  dont  on  avait  cru  long- 
temps l'introduction  en  Italie  impossible,  s'est  développée  depuis 
quelques  années,  de  façon  que  l'importation  de  sucres  étrangers 
a  complètement  cessé  et  que  la  production  dépasse  même  les 
besoins,  malheureusement  encore  bien  faibles,  de  la  consomma- 
tion italienne.  Nous  envisageons  ce  développement  sans  aucun 
ombrage,  parce  que  nos  collègues  italiens,  en  adhérant  à  la 
Convention  de  Bruxelles,  se  sont  interdit  toute  exportation  de 
sucre,  et  aussi  parce  que  l'initiative  belge,  en  participant  à  la 
création  de  sucreries  en  Italie,  en  retire  également  quelques 
avantages. 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  669 

Aussi  avons-nous  été  heureux  de  trouver  une  réception  très 
cordiale  de  la  part  des  fabricants  de  sucre  italiens,  et  notam- 
ment de  M.  Maraini,  membre  de  la  Chambre  des  représentants 
et  président  du  Syndicat  des  fabricants  de  sucre  italiens,  qui 
nous  a  fait  connaître  lui-même  l'histoire  de  l'industrie  sucrière 
en  Italie.  Ajoutons  que  nos  collègues  italiens  d'origine  belge  et 
en  premier  lieu  M.  Wanlin,  directeur  de  la  sucrerie  de  Foligno, 
ont  fait  tout  ce  qui  était  en  leur  pouvoir  pour  nous  rendre  le 
séjour  en  Italie  aussi  utile  et  agréable  que  possible.  Personnel- 
lement nous  avons  été  touchés  aussi  par  la  grande  amabilité  qui 
nous  a  été  témoignée  par  le  président  du  Congrès  M.  Paterno, 
et  le  secrétaire  général,  M.  le  professeur  Villavecchia,  qui  a  été 
en  même  temps  président  du  Comité  d'organisation  de  la  Sec- 
tion V  (sucrerie).  Nous  leur  devons  même  l'honneur  d'avoir  été 
reçus  au  Quirinal  par  LL.  MM.  le  Roi  et  la  Reine  d'Italie,  qui 
avaient  déjà  témoigné  Tîntérêt  qu*ils  attachaient  au  Congrès,  en 
assistant  à  son  ouverture  au  Palais  de  Justice  de  Rome,  vaste 
bâtiment  mis  entièrement  à  notre  disposition. 

Notons  encore  les  réceptions  nombreuses  auxquelles  les 
membres  du  Congrès  ont  été  invités,  telles  que  celle  de  la  Muni- 
cipalité de  Rome  au  Capitole  (Campidoglio),  du  ministre  de 
rinstruction  publique  à  Tivoli,  du  Comité  au  Palatin,  de  l'Asso- 
ciation artistique  internationale,  de  M.  Maurice  Deutsch,  etc., 
sans  oublier  naturellement  le  banquet  traditionnel. 

A  l'ouverture  du  Congrès,  c'est  M.  Proosl,  directeur  général 
du  ministère  de  l'agriculture,  qui  a  pris  la  parole  au  nom  de  la 
Belgique.Il  a  rappelé  la  part  qu'il  avait  prise  au  premier  Congrès 
de  chimie  appliquée  tenu  à  Bruxelles  en  1894  (auquel  il  a  rendu, 
disons-le  en  passant,  un  service  important,  quoique  ignoré). 
Il  a  fait  l'éloge  en  particulier  des  officiers  italiens,  qui  ont  établi 
pour  leurs  soldats  des  cours  populaires  d'agriculture,  de  façon 
que  le  service  militaire  est  pour  le  fils  du  paysan  une  école  qui 
l'entraîne  à  améliorer  le  travail  de  la  terre,  au  lieu  de  le  déser- 
ter. C'est  un  exemple  que  les  autres  pays  feraient  bien  de  suivre, 
pour  conjurer  la  dépopulation  des  campagnes,  qui  devient  un 
véritiible  péril  social.  En  dehors  des  1 1  ou  plutôt  16  sections, 
qui  ont  tenu  des  réunions  nombreuses  au  Congrès  de  Rome, 
nous  devons  aussi  mentionner  les  Conférences  données  en 
assemblée  générale,  parmi  lesquelles  nous  signalons  surtout 
celle  de  M.  le  D""  A.  Franck  (Charlottenburg),  sur  l'emploi  direct 
de  l'azote  atmosphérique  pour  la  production  d'engrais  et  d'autres 
produits  chimiques,  et  de  Sir  W.  Ramsay  (Londres)  sur  l'épura- 


670  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

tion  des  eaux  d'égout.  M.  le  professeur  H.  Moîssau  (Paris)  a 
obtenu  aussi  un  vif  succès  par  la  communication  de  ses  travaux 
sur  la  distillation  des  métaux  qui  lui  ont  permis  de  calculer 
approximativement  la  température  du  soleil  (un  peu  plus  de 
3000^  C). 

Finalement,  il  a  été  décidé  de  tenir  le  prochain  Congrès  de 
chimie  appliquée  à  Londres  en  1909. 

Le  Bulletin  de  la  Sucrerie  belge  (1)  contient  les  comptes 
rendus  détaillés  des  délibérations  de  la  section  de  sucrerie 
organisée  par  le  professeur  Villavecchia,  secrétaire  général  du 
Congrès.  Nous  nous  bornerons  ici  à  signaler  ce  qui  nous  a  paru 
de  nature  à  intéresser  nos  lecteurs  au  point  de  vue  de  l'hygiène 
publique  et  privée  et  de  Tagriculture. 

La  commission  internationale  pour  Tunification  des  mé- 
thodes d'analyse  des  denrées  alimentaires  fut  présidée  brillam- 
ment par  M.  J.-B.  André,  inspecteur  général  au  ministère  de 
l'agriculture,  délégué  du  gouvernement  belge. 

Dès  le  Congrès  de  Paris  de  1896,  dit  le  journal  L'Italie, 
M.  le  professeur  Puitti,  de  l'Université  de  Naples  avait  proposé 
l'institution  de  cette  commission  qui,  si  elle  reçoit  des  pouvoirs 
officiels  des  divers  gouvernements,  rendra  les  plus  grands  ser- 
vices à  l'alimentation  de  l'homme.  On  peut  en  dire  autant  au 
point  de  vue  de  l'alimentation  des  plantes  et  des  animaux  ;  la 
commission  internationale  des  fourrages  et  des  engrais  artifi- 
ciels ou  commerciaux  siégea  également  à  Rome  sous  la  prési- 
dence du  D^*  Grueler  de  Suède.  Ce  n'est  que  lorsque  les  chimistes 
des  diverses  nations  se  seront  enfin  mis  d'accord  pour  adopter 
des  méthodes  d'analyse  uniformes  que  l'on  verra  cesser  la 
confusion  des  langues  qui  empêche  les  analystes  de  s'entendre 
et  de  venir  en  aide,  comme  il  convient,  aux  Gouvernemenls 
désireux  de  réprimer  la  fraude. 

On  connaît  les  efforts  persévérants  tentés  dans  cette  voie, 
depuis  la  création  de  notre  ministère  de  l'agriculture,  tant  au 
service  de  l'hygiène  par  M.  l'inspecteur  J -B.  André,  que  de 
l'agriculture  proprement  dite,  par  M.  Proost. 

M.  le  professeur  Villavecchia  a  proposé  au  Congrès  de 
Rome  d'émettre  le  vœu  que  les  administrations  financières  et 
douanières  des  différents  États  s'accordent  entre  elles  pour 
unifier  les  méthodes  d'analyse  de  tous  les  produits  qui  font 

(i)  Livraisons  de  juin,  juillet,  août  :  Bulletin  de  la  Sccbebue  belgs. 
Bureau,  rue  Hydraulique,  21,  Bruxelles. 


RBYUB   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  67 1 

l'objet  d'échanges  commerciaux  et  particulièrement  des  produits 
sucrés  (adopté  à  l'unanimité)  (1).  Les  travaux  de  la  section  I 
(Chimie  analytique)  ont  particulièrement  mis  en  lumière  les 
progrès  de  ces  métliodes  de  mesures,  dont  la  précision  a  souvent 
peu  de  chose  à  envier  aux  mesures  astronomiques.  La  chimie 
analytique  est  le  pilier  sur  lequel  repose  la  chimie  tout  entière, 
et  chaque  jour  pour  ainsi  dire  voit  naître  un  réactif  nouveau  ou 
une  modification  heureuse  d'un  procédé  déjà  connu. 

""  Vu  que  les  cultivateurs  ne  connaissent  pas  généralement  les 
effets  de  l'efTeuillage  sur  la  qualité  et  la  quantité  des  betteraves, 
la  Ve  section  engage  les  personnes  qui  donnent  l'instruction 
agricole  à  faire  connaître  ces  effets  nuisibles  à  l'intérêt  des 
cultivateurs  comme  des  fabricants  de  sucre.  „  ^  Le  Congrès 
reconnaît  que  la  seule  méthode  pratique  pour  le  dosage  direct 
du  sucre  dans  la  betterave  est  la  méthode  aqueuse  à  chaud  ou 
à  froid,  dite  de  Pellet,  et  que  la  méthode  par  digestion  alcoolique 
doit  être  complètement  supprimée.  ,, 

La  question  des  sucres  intéresse  au  plus  haut  point  Thygiène 
et  l'agriculture  depuis  que  l'on  connaît  les  précieuses  propriétés 
alimentaires  de  ce  principe  immédiat  qui  engendre  la  chaleur  et 
le  mouvement,  sans  surcharger  les  organes  digestifs.  Le  sucre 
étant  descendu  aujourd'hui  de  un  franc  à  50,  à  60  cent,  le  kilo, 
est  devenu  un  aliment  économique  à  la  portée  de  toutes  les 
bourses. 

On  a  calculé,  en  effet,  que  100  kilos  de  sucre  donnent  200  uni- 
tés nutritives,  tandis  que  100  kilos  de  pommes  de  terre  n'en 
donnent  que  S6,8.  Il  faut  750  kilos  de  pommes  de  terre  pour 
fournir  le  même  nombre  d^unitéa  nutritives^  que  100  kilos  de 
sucre  de  betterave  en  admettant  que  la  fécule  de  pommes  de  terre 
s'assimile  aussi  bien  que  la  saccharine  ;  or,  il  est  prouvé  que  la 
pomme  de  terre  constitue  pour  un  grand  nombre  de  personnes 
un  aliment  indigeste,  qui  engendre  la  dilatation  d'estomac  et  des 
perturbations  intestinales,  surtout  dans  les  pays  chauds.  ^  En 
Arabie,  dit  M.  L.  Wery,  pays  de  la  canne  à  sucre,  on  voit  le 
peuple  sucer  un  bout  de  canne  à  sucre  pour  toute  nourriture. 

(1)  "  Ce  vote  unanime  met  parfaitement  en  lumière  Tutillté  des  Con- 
grès internationaux  de  science  appliquée.  M.  Pellet  a  proposé  aussi, 
comme  on  l'a  fait  en  Belgique  pour  Tétude  des  sols  et  des  engrais 
(voir  plus  loin),  de  nommer  des  commissions  nationales,  composées  de 
délégués  des  gouvernements,  des  sociétés  agricoles,  des  chimistes,  etc.  „  ; 
chacune  de  ces  commissions  ferait  partie  de  la  commission  internatio- 
nale qui  prendrait  les  résolutions  définitives. 


672  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Les  coureurs,  esclaves  qui  font  journellement  des  étapes  qui 
nous  épouvanteraient  ne  se  nourrissent  que  d'une  poignée  de 
dattes,  fruit  essentiellement  sucré.  ,,  Ces  faits  confirment  rigou- 
reusement les  données  publiées  dans  cette  Revue  depuis  trente 
ans  (voir  nos  chroniques  agricoles)  et  qui  étaient  jadis  fort  discu- 
tées dans  le  monde  des  agronomes  et  des  hygiénistes  (1). 

M.  F.  Dupont  (de  Paris)  a  présenté  un  intéressant  mémoire  sur 
la  quantité  de  sucre  produite  par  un  hectare.  Cette  quantité  de 
sucre  s'obtient  en  multipliant  le  poids  de  betterave  par  la  richesse 
en  sucre  ;  elle  varie  de  2500  jusque  8000  kilos,  elle  est  en 
moyenne  de  8000  à  5000  kilos. 

La  canne  à  sucre  donne  en  Egypte  de  6000  à  8000  kilos  p^ar 
hectare,  à  Java  10  à  14  000,  aux  lies  Havij  jusque  35  000  kilos. 

La  betterave  à  suere  donne  plus  dans  le  midi  que  dans  le  nord 
de  l'Europe,  parce  que  la  température  est  supérieure  durant  la 
végétation,  d'un  bon  nombre  de  calories  (40  à  60  000  kilos  par 
hectare  avec  15  à  16  "/o  de  sucre). 

Dans  son  discours  d'ouverture,  le  Président,  M.  le  professeur 
Paterno,  sénateur,  a  rapidement  établi  la  portée  immense  de  la 
chimie  appliquée  dans  l'existence  sociale  pour  la  prospérité  des 
peuples.  C'est  pourquoi  il  salue  avec  joie  cette  réunion,  car,  selon 
le  mot  de  Humbold,  à  mesure  que  les  relations  entre  peuples 
s'accroissent,  la  science  gagne  en  intensité  et  en  profondeur. 
Ces  congrès  ont,  en  effet,  pour  but  de  rendre  plus  parfaite  l'union 
de  la  science  et  de  la  technique,  ce  levier  le  plus  fort  du  progrès 
social  moderne. 

Le  sénateur  Paterno,  après  avoir  dit  qu'on  ne  saurait  plus 
assigner  de  limites  aux  découvertes  chimiques,  parle  des  der- 
nières trouvailles  relatives  à  la  transmutation  des  métaux,  le  plus 
grand  problème  de  la  chimie  appliquée,  car  il  n'y  a  qu'un  pas 
de  la  transformation  d'un  corps  simple  en  un  autre  à  la  produc- 
tion artificielle  de  corps  nouveaux  avec  des  propriétés  voulues  (2). 

*"  Dans  le  temps  infini  et  dans  l'infinie  mutabilité  des  choses 
rien  ne  peut  plus  être  dit  impossible.  ^ 

(1)  Voir  notamment  la  question  sucrière  résolue  par  la  science,  Jour- 

HAL  DE  LA  SoCIÉTÊ  CEUTBALE  D'aGRICULTURE  DE  BELGIQUE  (février  1875^. 

(2)  Valchimie,  dit  le  dictionnaire  de  Bouillet,  inspectear  général  de 
rinstrudion  publique,  étudiait  comme  aujourd'hui  la  chimie  ''mais  dans 
le  but  chimérique  d^ opérer  la  transmutation  des  métaux  ^.  11  faudra  donc 
modifier  nos  dictionnaires  officiels  pour  en  revenir  aux  théories  du 
moyen  âge. 


REVUB   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  673 

M.  le  professeur  Paterne,  en  parlant  du  temps  infini  ne 
semble  pas  avoir  tenu  compte  de  la  judicieuse  observation  de 
Littré,  qui  écrivait,  il  y  a  quelque  trente  ans,  que  **  nous  ne 
pouvons  afiSrnier  l'éternité,  ni  l'infinité  des  choses  dont  nous  ne 
connaissons  que  le  côté  phénoménal  ,,. 

*^  Déjà  les  chimistes  remplacent  les  produits  de  la  nature  par 
ceux  qu'ils  obtiennent  artificiellement  dans  les  laboratoires. 
L'homme  travaille  donc  à  se  rendre  indépendant  de  la  terre,  et 
quel  bouleversement  dans  ce  vieux  monde  quand  il  lui  sera 
possible  d'obtenir  sans  recourir  au  sol  sa  nourriture  normale 
et  les  produits  nécessaires  aux  diverses  exigences  de  la  vie 
sociale  ?  ^ 

En  attendant  que  cet  idéal  soit  atteint,  le  docteur  Franck  a 
exposé  les  moyens  les  plus  modernes  de  fertilisation  du  sol  par 
l'utilisation  directe  de  l'azote  atmosphérique  pour  la  fabricatiou 
d'engrais.  Il  a  retracé  toute  l'évolution  de  cette  branche  des 
sciences  naturelles  qui  vise  par  une  plus  large  distribution 
d'engrais  azotés  à  augmenter  la  productivité  du  sol. Le  problème 
est  compliqué  :  le  guano  et  l'ammoniaque  sont  insuffisants  ; 
quant  au  nitrate  de  soude,  le  moment  est  proche  où  les  gise- 
ments seront  épuisés.  Il  est  vrai  que  notre  atmosphère  est  un 
immense  et  inépuisable  réservoir  d'azote.  Un  calcul  bien  simple 
montre  que  la  colonne  atmosphérique  dominant  un  hectare  de 
terrain  renferme  79  000  tonnes  d'azote,  soit  une  quantité  égale 
à  celle  que  contiennent  les  500  000  tonnes  de  nitrate  de  soude 
que  l'Allemagne  importe  du  Chili.  Mais  comment  fixer  l'azote 
atmosphérique?  Par  le  moyen  de  bactéries?  Helbriegel  et  Wino- 
gradzky  le  pensèrent.  La  nitragine  entra  dans  le  commerce, 
mais  on  n'a  guère  obtenu  jusqu'ici  de  résultats  pratiques.  Le 
docteur  Franck  rappelle  ensuite  les  plus  intéressants  parmi  les 
travaux  que  ce  sujet  a  suscités.  Un  fait  était  certain  ;  sous  l'ac- 
tion de  l'étincelle  électrique  l'azote  de  l'atmosphère  se  com- 
binait avec  l'oxygène  en  formant  de  l'acide  nitrique  ;  mais  l'on 
n'avait  pas  d'appareils  capables  de  résister  aux  températures 
nécessaires.  Siemens  cependant  inventait  la  dynamo  ;gr&ce  à 
ses  travaux,  deux  Suédois  Birkeland  et  Eyde  trouvaient  un  pro- 
cédé pour  la  production  électrique  d'acide  nitrique,  qui  doit 
encore  recevoir  la  sanction  de  l'expérience.  Le  docteur  Franck 
montre  ensuite  par  quelle  série  d'expériences  l'on  arriva,  en 
chauffant,  avec  de  Teau  à  haute  pression,  la  calciocyanamide 
brute,  à  produire  de  l'ammoniaque  et  des  sels  d'ammoniaque  ; 
et  comment  l'on  déduisit  que  la  calciocyanamide  pouvait  être 

III*  SÉKIE.  T.  X.  43 


674  REYUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

employée  directement  pour  la  iiatrition  des  plantes  comme  en- 
grais. L'on  procéda  alors  à  de  sérieoses  expériences  qui  furent 
dirigées  par  MM.  Wagner  de  Darmstadt  et  Gerlach  de  Posen. 
Elles  eurent  lieu  en  1901  et  1902,  en  grand  nombre  et  dans  des 
conditions  variées  et  furent  tout  à  fait  concluantes.  La  calcio- 
cyanamide  renfermant  le  20  p.  c.  d'azote,  était  déclarée  un 
engrais  des  plus  avantageux  pour  Tagriculture.  De  plus,  les 
matières  premières  nécessaires,  telles  que  la  chaux,  le  charl>oD 
et  Tazote  atmosphérique  sont  faciles  à  obtenir. 

Le  professeur  Angclo  Menozzi  de  Milan, qui  est  non  seulement 
un  habile  chimiste  agronome,  mais  aussi  un  économiste  aux 
vues  larges,  reconnaissait  bientôt  l'importance  que  ce  nouveau 
procédé  électrochimique  pouvait  présenter  spécialement  pour 
l'Italie  et  réussissait  à  réveiller  par  ses  études  rintérét  des 
ingénieurs  et  des  industriels.  Avec  le  concours  de  personnalités 
éminentes  de  l'industrie  l'on  a  constitué  dans  la  suite  la  Società 
Générale  per  la  Gianamide,  qui  se  rendit  propriétaire  de  tous 
les  brevets  et  procédés  pour  la  production  de  la  chaux  azotée 
et  de  ses  dérivés.  Cette  Société  céda  alors  ses  brevets  pour 
l'Italie  et  l'Autriche-Hongrie  à  la  Società  Italiana  per  la  fabbiH- 
cazione  di  Prodotti  Azotati  qui  a  déjà  mis  en  action  une  grande 
usine  à  Piano  d'Orte.  Après  avoir  expérimenté  le  procédé 
sous  tous  ses  rapports,  elle  a  décidé  d'agrandir  considérable- 
ment cette  usine  en  utilisant  les  grandes  forces  hydrauliques  du 
Pescara,  appartenant  à  sa  Société  même,  Sociefà  Italiana  di 
Elettrochimica,  et  d'installer  aussi  à  Fiume,  en  Hongrie,  une 
usine  importante.  La  Societàr  Générale  à  son  tour  a  assuré  ou 
prévu  l'installation  de  plusieurs  fabriques  en  d'autres  pa\'s  pour- 
vus de  forces  d'eau  à  bon  marché,  comme  la  France,  TEspagne, 
la  Suisse  et  la  Norvège. 

La  crainte  exprimée  par  certains  auteurs  que  la  cyanamide 
en  se  développant  puisse  donner  naissance  d'abord  à  la  dicyan- 
dianiide,  et  ensuite,  à  cause  de  l'absorption  deau,  à  la  cyandia- 
midine  avec  son  action  caustique,  n'est  pas  fondée,  comme  cela 
a  pu  être  constaté  par  des  essais  sérieux  ;  car  la  transformation 
ou  bien  la  polymérisation  de  la  chaux  azotée  en  dicyandiamide 
se  fait  seulement  par  les  températures  de  45  à  50  degrés  centi- 
grades :  ce  qui  n'existe  pas  dans  le  sol.  Quant  aux  quantités  d'acé- 
tylène dégagées,  l'on  doit  observer  que  l'acétylène  n'est  pas 
vénéneux  pour  l'organisme  des  animaux  et  des  plantes  ;  son 
innocuité  a  été  prouvée  aussi  moyennant  des  essais    directs 


REVUE  DBS  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        6j5 

exécutés  avec  les  herbes  potagères  les  plus  sensibles  et  les 
légumes  de  toute  espèce. 

Le  docteur  Franck  donne  ensuite  un  bref  aperçu  sur  les  autres 
applications  qui  sont  nées  jusqu'ici  du  procédé  de  la  fixation 
de  l'azote,  et  termine  par  un  véritable  dithyrambe  en  l'honneur 
de  la  patrie  de  Volta  et  de  Galvani. 

Nous  publions  in  extenso  l'analyse  de  cette  conférence, 
parce  qu'elle  résume  parfaitement  les  progrès  réalisés  depuis 
dix  ans  dans  la  fabrication  des  engrais  artificiels  à  base  d'azote. 
Georges  Ville  disait  avec  raison  :  "  Quand  nous  fournirons  l'azote 
à  bon  compte  aux  cultivateurs,  le  problème  de  la  vie  à  bon 
marché  sera  résolu,  „ 

Il  existe  un  autre  moyen  de  fixer  directement  l'azote  de  l'air 
dans  le  sol,  que  G.  Ville  a  contribué  l'un  des  premiers  à  mettre 
en  lumière  : 

C'est  la  sidération,  c'est-à-dire  la  fixation  de  l'azote  par  les 
plantes  de  la  famille  des  légtmiineuses,  comme  le  trèfle  et  le 
lupin. 

D'immenses  plaines  de  sable  ont  été  mises  en  valeur,  depuis 
vingt-cinq  ans,  par  la  culture  du  lupin,  qui  fixe  l'azote  atmo- 
sphérique sur  ses  racines  par  l'intermédiaire  des  bulbiles  carac» 
téristiqnes  des  légumineuses;  ce  phénomène  de  symbiose^  œuvre 
d'une  bactérie,  a  été  fort  bien  étudié  en  Allemagne  vers  la  fin 
du  siècle  dernier  ;  mais  les  cultures  dans  le  sable  calciné  de 
M.  Georges  Ville,  qui  fut  énergiquement  soutenu  dans  sa  cam- 
pagne par  l'illustre  Chevreuil,  son  commensal  au  Muséum,  ne 
parvinrent  pas  à  fournir  la  démonstration  expérimentale  de  la 
fixation  de  l'azote,  avant  les  découvertes  des  Allemands  et  les 
travaux  subséquents  de  Scho^sing  et  Laurent.  En  effet,  dans 
toutes  les  écoles  officielles  d'agriculture  de  l'Europe,  on  ensei- 
gnait qu'il  n'existe  pas  de  plantes  améliorantes  et  que  les  légu- 
mineuses puisent  leur  azote,  comme  les  autres  plantes,  dans  la 
profondeur  du  sol.  Seul  à  l'École  d'agriculture  de  l'Université 
de  Louvain,  créée  en  1878,M .  Proost  enseignait  la  fixation  directe 
de  l'azote  libre  de  l'air  par  des  plantes  de  familles  diverses  et 
il  ne  tarda  pas  à  mettre  à  la  portée  de  tous,  par  ses  expériences 
dans  le  sable  lavé,  cette  preuve  que  les  expériences  dans  le  sable 
calciné  ne  parvenaient  pas  à  fournir  parce  que  la  calcination 
détruit  les  microbes  du  sol  (voir  Annales  de  la  Société  scien- 
tifique DE  Bruxelles,  tome  XXIV,  avril  1900);  c'est  ce  que 
M.  Proost  a  rappelé  à  la  VI1«  section  (chimie  agricole)  du  Con^ 
grès  de  Rome  en  montrant  comment  les  expériences  du  jardin 


676  RJ5VU£   DES  QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

botanique  de  Louvain  qu'il  dirigea  à  partir  de  1884,  ramenèrent 
à  découvrir  ensuite  des  quantités  considérables  de  potasse,  non 
décelée  par  les  réactifs  ordinaires,  dans  les  sables  lavés  qui  ser- 
virent à  ses  expériences.  11  démontra  que  cette  potasse  est  assi- 
milée par  certaines  plantes» comme  la  pomme  de  terre  et  l'avoine, 
tandis  qu'elle  ne  Test  guère  par  le  froment  (i). 

M.  le  professeur  Stocklasa,  de  Prague,  vice-président  de  la 
section,  a  confirmé  le  phénomène  de  la  fixation  directe  de 
l'azote  atmosphérique  par  les  bactéries  du  sol  qu'il  a  baptisées 
du  nom  de  radiobacter  et  à'azotobacter.  L'exposé  de  ses  belles 
recherches  a  paru  cette  année  dans  les  Berichten  der  Deutschen 
BOTAMscHEN  Gesellschaft  (Baud  XXIV.  Heft  1).  M.  le  profes- 
seur Graiideau  de  Paris  vient  également  de  publier,  à  Paris, 
une  étude  très  complète  sur  la  production  de  l'acide  nitrique 
avec  les  éléments  de  l'air  (Paris,  librairie  du  Temps,  boulevard 
des  Italiens). 

Après  une  discussion  des  plus  intéressantes,  à  laquelle  prirent 
part  des  savants  de  divers  pays,  notamment  MM.  les  profes- 
seurs Giglioli,  Dusserre,  Prianischnikow  (président),  Stocklasa 
(vice-président),  M.  Proost  propose  d'instituer,  comme  en  Bel- 
gique, une  commission  permanente  de  chimistes,  de  physiciens 
et  de  naturalistes  pour  étudier  à  fond  les  conditions  naturelles 
et  artificielles  de  production  des  sols  et  de  réunir  les  matériaux 
de  bonnes  cartes  agronomiques  (séance  du  30  avril,  Bolletiko 
quotidiaxo  del  vi  congresso  internazionale  di  chimica  appu- 
cata). 

La  section  adhère  à  cette  proposition  qu'elle  considère  d'in- 
térêt international  et  dans  la  séance  du  2  mai,  elle  émet  le 
vœu  suivant,  qui  fut  voté  en  assemblée  générale,  ^  qu'il  soit 
institué  dans  les  divers  pays  d'Europe  des  champs  d'expé- 
riences permanents,  suivant  le  type  de  ceux  de  Rothandstld, 
afin  de  déterminer  exactement  la  production  naturelle  et  la 
production  artificielle  des  grains  et  des  autres  cultures,  dans 
les  diverses  conditions  de  climats  (2)  „. 


(1)  Telle  est  donc  Tune  des  principales  raisons  d'éire  des  assoiemewts ; 
certaines  plantes  rustiques  mobilisent  les  principes  minéraux  feitill- 
sauts,  que  les  anciens  procédés  d*analyse  usités  dans  les  laboratoires 
agricoles  no  parvenaient  pas  à  déceler. 

(2)  Le  Congrès  de  Botanique  appliquée  qui  s*est  tenu  à  Paris  à  la  fin 
du  mois  d*août,  a  confinné  ce  vœu  en  proposant  une  entente  interna- 
tionale entre  les  savants  pour  ramélioration  progressive  des  cultures 
par  la  sélection  et  Thybridation  des  végétaux,  Tintroduction  des  plantes 
utiles,  etc. 


REVUE   DBS    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  677 

En  la  séance  suivante,  M.  Proost  appelle  Tattention  de  la 
section  sur  l'analyse  des  cendres  de  certains  arbres  cultivés  du 
Midi  qui,  comme  la  vigne,  l'olivier,  Toranger,  donnent  des  signes 
de  dégénérescence,  qui  se  manifestent  par  la  multiplication 
des  maladies  de  nature  parasitaire.  Considérant  que  certaines 
plantes  contiennent  dans  leurs  cendres  des  quantités  très 
minimes  de  métaux  sous  forme  de  sels  qui  ne  sont  pas  restitués 
par  les  engrais  chimiques  et  qui  semblent  jouer  un  rôle  ptiysio- 
logique  important  (comme  le  manganèse),  il  se  demande  s'il  n'y 
a  pas  là  une  piste  nouvelle  à  suivre  par  les  chimistes  et  les 
physiologistes.  Certaines  espèces  de  plantes  ne  végètent  que 
dans  nos  mines  de  zinc,  par  exemple  Gentiana,  Viola  calamù 
naria.  L'uranium  se  retrouve  dans  les  cendres  de  certaines 
variétés  de  betteraves,  etc.  M.  le  président  se  rallie  à  cette 
manière  de  voir. 

La  conférence  de  M.  le  professeur  W.  Ramsay  sur  Véptira- 
tion  des  eaux  d*égout  constitue  un  exposé  très  complet  de 
l'état  actuel  de  cette  grave  question,  qui  intéresse  au  plus  haut 
point  l'hygiène  et  l'agriculture  :  évidemment  la  solution  du  pro- 
blème est  encore  à  trouver.  L'orateur  rappelle  les  découvertes 
de  Pasteur  montrant  que  l'épuration  naturelle  des  eaux  par  le 
sol  doit  être  attribuée  aux  microbes;  ce  qui  a  suggéré  l'idée  des 
procédés  dits  biologiques,  permettant  de  réduire  considérable- 
ment la  surface  des  terrains  d'épandage. 

Les  eaux  d'égout,  préalablement  épurées  par  des  méthodes 
de  filtration,  sont  soumises  tour  à  tour  aux  procédés  d'oxyda- 
tion par  les  microbes  acrobies  de  la  surface  du  sol,  et  aux  pro- 
cédés de  réduction  par  les  microbes  anacrobies  du  sous-sol. 
Par  l'oxydation,  les  matières  organiques  hydrocarbonées  et 
azotées  donnent  de  l'acide  carbonique,  de  l'acide  azoteux  et 
ensuite  de  l'acide  azotique  combiné  sous  forme  de  nitrate  de 
chaux.  Mais  les  eaux  d'égout  riches  en  ammoniaque  n'éprouvent 
pas  de  fermentation  azotique,  car  il  ne  se  forme  que  des  azotites. 

La  conclusion  c'est  qu'on  ne  peut  pas  toujours  distinguer 
avec  certitude  les  bacilles  dangereux  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas 
et  qu'il  faut  disposer  de  terrains  perméables  et  étendus  pour 
pratiquer,  comme  à  Gennevilliers,  l'irrigation  agricole  avec 
succès. 

L'expérience  peu  satisfaisante  des  irrigations  de  la  ville  de 
Bruxelles  dans  les  plaines  situées  en  aval  de  la  capitale,  près 
de  Vilvorde,  confirme  cette  manière  de  voir. 


678  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

Au  banquet  de  clôture  du  Congrès,  la  Belgique  fut  repré- 
sentée par  M.  ringénieur  Watteyne  du  ministère  du  Travail  qui 
porta  le  toast  suivant  très  applaudi  : 

**  On  aime  chacun  son  métier  î 

„  Le  mien  est  celui  de  mineur  !  Et  j'en  suis  fier  ! 

M  Le  métier  de  mineur,  en  effet,  a,  comme  celui  des  armes,  sa 
noblesse  spéciale,  celle  du  danger  ! 

„  Ce  danger  ne  manque  pas  dans  les  mines  de  houille  de 
Belgique  qui  sont  les  plus  profondes  et  les  plus  dangereuses 
du  monde  entier. 

„  Aussi  la  lutte  contre  les  dangers  qui  menacent  la  vie  des 
mineurs  est-elle,  chez  nous,  continuelle  et  acharnée. 

„  Cette  lutte  est  la  préoccupation  constante  des  Ingénieurs 
du  Corps  des  Mines,  auquel  j'ai  Thonneur  d'appartenir. 

„  Et  si  M.  le  Ministre  de  l'Industrie  et  du  Travail  a  délégué 
près  de  ce  Congrès  des  représentants  du  Corps  des  Mines,  c'est 
spécialement  en  vue  de  la  recherche  de  nouveaux  moyens  pour 
augmenter  la  sécurité  de  nos  ouvriers  mineurs. 

„  Son  attente  n'a  pas  été  déçue  :  les  travaux  présentés  aux 
Sections  des  Explosifs  et  des  Mines,  dont  nous  avons  suivi  les 
séances,  ont  apporté  des  lumières  nouvelles  qui  nous  aideront 
à  résoudre  divers  problèmes  intéressant  la  sécurité  des  mines. 

„  Au  nom  des  ouvriers  mineurs  de  Belgique,  merci  î 

„  Qu'on  me  permette  de  viser  particulièrement  dans  mes 
remerciements  les  distingués  et  dévoués  Présidents  des  classes 
III^  et  III",  qui  ont  dirigé  les  travaux  de  ces  classes  avec  tant 
d'autorité,  de  compétence  et  de  courtoisie.  Ils  appartiennent 
tous  deux  aux  nobles  métiers  dont  j'ai  parlé  :  ce  sont,  en  effet, 
un  mineur  et  un  soldat  !  J'ai  nommé  le  colonel  Vitali  et  mon 
sympathique  collègue  italien,  Tiiigénieur  en  chef  Mattirolo  î  „ 

La  section  des  explosifs,  à  laquelle  M.  l'ingénieur  Watteyne 
collaborait,  a  entendu  une  communication  présentant  un  grand 
intérêt  d'actualité  de  M.  Armand  Gautier  de  Paris,  sur  les 
phénomènes  volcaniques  dans  leurs  rapports  avec  la  genèse  des 
eaux  thermales, 

M.  Gautier  attribue  les  éruptions  volcaniques  et  l'origine  des 
sources  thermales  non  pas  à  l'introduction  des  eaux  de  la  mer 
par  les  failles  terrestres  dans  les  régions  incandescentes  du 
globe,  mais  à  la  dislocation  des  couches  profondes  cristallines, 
qui  perdent  leur  eau  de  cristallisation  en  pénétrant  dans  les 
laves  brûlantes  qui  supportent  l'écorce  terrestre.  Ces  roches 
primitives  contenant  de  8  à  16  "/o  d'eau  de  constitution  peuvent 


RBVUB  DES   RECUEILS    PÉRIODIQUES.  679 

dégager  de  ^5  à  30  millions  de  tonnes  d'eau  par  kilomètre  cube 
de  granit,  par  exemple,  et  200  milliards  de  mètres  cubes  de  gaz 
à  une  pression  de  sept  à  huit  mille  atmosphères.  Aii>«i  s'explique- 
raient la  formidable  puissance  des  éruptions  volcaniques»  leur 
intermittence  et  leur  irrégularité  qiri  tiennent  à  l'irrégularité 
même  des  plissements,  des  dislocations  et  des  effondrements  de 
récorce  terrestre. 

Partant  de  ces  données  M.  Armand  Gautier  a  réussi  à  fabri* 
quer  de  toutes  pièces  de  véritables  eaux  minérales,  identiques 
aux  eaux  minérales  naturelles  par  la  distillation  lente  due  à  la 
déshydratation  artificielle  des  roches  cristallines  primitives. 

V.  D.  B. 


GEOGRAPHIE 


Le  royaume  de  Marrakech  (1).  —  L'extrême  Nord  et  la 
frontière  algérienne  du  Maroc  sont  les  parties  les  plus  troublées 
de  l'empire  chérifîen,  qui  compte  heureusement  d'autres  régions 
plus  vastes,  plus  fertiles,  plus  peuplées  et  plus  soumises.  Telles 
sont  par  exemple  les  grandes  plaines  du  ^aotf^  ;  elles  consti* 
tuent  le  royaume  de  Marrakech,  et  leurs  produits  (céréales), 
s'écoulant  par  Rabat,  Casablanca,  Mazagan  et  Safi  (doté  d'une 
mauvaise  barre),  donnent  au  commerce  du  Maroc  toute  son 
importance.  C'est  ce  royaume  qui  a  fait  Tobjet  des  recherches 
de  M.  Lemoine;  s'il  n'a  apporté  que  des  modifications  et  des 
compléments  de  faible  importance  à  la  belle  carte  d'ensemble  au 

10  000  000®  de  M.  de  Flotte- Roqiievaire,  en  revanche,  au  point 
de  vue  géologique,  il  a  fait  des  constatations  fort  intéressantes. 

11  a  défini  plusieurs  niveaux  du  Trias,  du  Jurassique,  du  Crétacé, 
du  Pliocène,  etc.,  et  il  a  constaté,  après  MM.  Théobald  Fischer  et 
BriveSy  l'existence  de  plis  orientés  N.  20<>  E.  dans  les  couches 
primaires  qui  affleurent,  non  seulement  dans  les  Djebilet,  mais 
dans  ï Atlas  ;  ces  plis  toutefois,  considérés  comme  le  prolonge- 
ment des  plis  hercyniens  d'Europe,  n'affectent  pas  les  sédiments 
d'âge  secondaire.  **  Ces  derniers  sont  plissés  d'une  façon  tout 
autre,  parallèlement  ou  à  peu  près  parallèlement  à  la  chaîne  de 

(1)  Paul  Lemoine,  La  Géographie,  t.  XII  C1905),  pp.  21-28. 


68o  REVUE   DES   QÛESTl6i«8   SClKNtli^QO». 

V Atlas.  Ainsi  se  saperposent...  dans  la  région  de  VAflaê,  deax 
séries  de  plis  d'Ages  différents  et  de  direction  différente.  Cest 
nn  phénomène  analogue  à  celui  qui  a  été  observé  dans  les 
Sudèies  et  sur  le  bord  de  la  Meseta.  „ 

D'autre  part  la  partie  sud  de  la  région  de  Marrakech  se  com- 
pose, au  S.  de  l'ofi^  Tenaift,  de  plateaux  calcaires,  d'&ge  crétacé 
et  éocêne.  dont  la  fertilité  est  médiocre  par  suite  du  manque 
d'eau.  Ce  n'est  qu'autour  des  sources  et  des  puits,  que  se  sont 
établies  d'importantes  cultures,  et  que  se  sont  formées  des 
agglomérations  :  douar  (village),  kaabah  (château),  zaonia 
(monastère).  Au  nord  du  Tensifl,  les  terrains  pliocènes  prennent 
un  développement  inconnu  plus  au  sud,  et  présentent  générale- 
ment des  cultures  assez  intensives;  on  y  récolte  quantité  de 
céréales  :  blé,  orge,  mais,  etc.  Le  sol,  presque  partout  fertile, 
l'est  particulièrement  là  où  dominent  les  terres  noires  ^îira)  et 
les  terres  rouges  (hamris);  **  celte  région  est  appelée  à  devenir 
l'une  des  plus  importantes  du  globe  au  point  de  vue  de  la  pro- 
duction des  céréales,  et  un  des  greniers  de  VEurope  „. 

En  arrière,  la  plaine  de  Marrakech  est  constituée  par  des  allu- 
vions  de  rivières  originaires  de  V Atlas  ;  ces  alluvions  reposent 
sur  des  terrains  primaires  et  forment,  grâce  à  une  irrigation 
abondante  et  savante,  '^  une  vaste  oasis  où  les  cultures  de  céréales 
et  les  pâturages  alternent  avec  les  plantations  de  palmiers  et 
d'oliviers,  et  avec  les  jardins  où  l'on  cultive  les  grenadiers,  les 
dattiers,  les  citronniers  et  les  orangers  „. 

Comme  lu  plupart  des  régions  montagneuses,  le  haut  Atlas 
est  un  pays  pauvre,  sauf  en  quelques  coins  privilégiés,  où 
s'observent  de  riches  cultures  étagées,  soigneusement  irriguées. 

Pour  comprendre  la  situation  politique  du  royaume  de  Marra- 
kech, il  importe  do  rappeler  que  le  sultan  jouit  dans  le  pays  d'un 
certain  prestige  religieux,  dû  h  ce  qu'il  appartient  à  une  illustre 
famille  chérifienne.  Mais  une  partie  du  Maroc  (Bled  makhzen) 
reconnaît  de  plus  son  autorité  temporelle,  d'où  l'obligation  des 
impôts  et  (lu  service  militaire  ;  dans  les  différentes  régions  du 
Bled  makhzcn,  le  sultan  est  représenté  par  des  caïds. 

Le  Bled  mnkhzen  est  formé  de  deux  royaumes,  concentrés 
autour  dos  deux  capitales  Fez  et  Marrakech,  où  le  sultan  réside 
alternativement.  Le  royaume  de  Fez  comprend  les  deux  villes 
impériales  de  Fez  et  de  Meknès;  ses  ports  sont  Larache  et 
Tanger,  Il  est  séparé  du  royaume  de  Marrakech  par  le  territoire 
insoumis  (Bled  es  siha)  des  Zemmow%  que  l'empereur  doit  con- 


REVUE   DES   RECUEILS   PÉRIODIQUES.  68 1 

tourner,  en  passant  le  long  de  la  mer  par  la  ville  fortifiée  de 
Rabat,  s'il  veut  passer  d*un  royaume  dans  l'autre. 

Le  royaume  de  Marrakech  est  le  plus  important  des  pays 
roakhzen  ;  **  il  s'étend  jusqu'à  VAtlas.  Son  commerce  propre  est 
extrêmement  actif,  et  c'est  nar  ses  ports,  surtout  par  Mogador, 
que  se  font  les  transactions  avec  le  Sud'Marocain  (oued  Sotts, 
oued  Draa)  et  avec  le  Sahara  „. 

Quelques  régions  peuvent  être  considérées  comme  intermé- 
diaires entre  le  Bled  makhzen  et  le  Bled  es  siba  ;  le  sultan  y 
entretient  des  caTds,  qui  n'exercent  pas  l'ombre  d'une  autorité; 
telles  sont  la  région  du  Sous,  la  région  longeant  la  frontière 
oranaise. 

L'organisation  du  pays  est  encore  toute  féodale  ;  une  partie 
considérable  du  Maroc  occidental  est  constituée  de  grands  fiefs, 
dont  les  titulaires  sont  le  caïd  des  Ahdi,  le  caïd  du  Glaoui,  le 
caïd  des  Goundafl,  etc. 

Le  Soudan  anglo-égryptien  (1).  —  La  convention  signée  en 
1898  avec  la  France,  a  donné  à  VAngleterre  la  certitude  de 
conserver  la  domination  de  VÉgypte,  et  lui  a  fourni,  avec  la 
reconnaissance  de  ses  droits  sur  le  Soudan,  le  moyen  d'établir 
sa  suprématie  sur  la  mer  Rouge,  et  de  se  relier  avec  la  colonie 
de  l'Uganda,  Tous  ces  avantages,  le  gouvernement  anglo- égyp- 
tien les  poursuit  avec  une  ténacité  remarquable.  On  peut  placer 
à  la  base  de  l'organisation  du  pays,  et  surtout  de  la  mise  en 
valeur  du  Soudan,  dont  l'avenir  est  dans  l'agriculture,  les  voies 
de  communication  et  l'irrigation.  Le  chemin  de  fer  d'Alexandrie 
à  Wadi'Halfa  a  été  poussé  jusqu'à  Khartoum,  et  a  largement 
contribué  au  développement  rapide  de  cette  ville,  qui  était  en 
ruines,  il  y  a  sept  ans,  et  qui  ne  tardera  pas  à  passer,  du  rang  de 
centre  administratif  du  Soudan  anglo-égyptien,  à  celui  de  capi- 
tale, ""  à  cause  de  l'importance  de  sa  situation  géographique  et 
de  la  situation  centrale  que  lui  feront  les  voies  de  communica* 
tion  „.  Khartoum  compte  aujourd'hui  :  un  palais,  de  nombreux 
édifices,  une  belle  mosquée,  une  école  remarquable  (Gordon  col- 
lège), des  hôtels,  de  l'eau  potable,  l'électricité,  des  quais  en 
pierre  en  voie  de  prolongement  vers  le  Nil  Blanc  ;  grâce  à  un 
pont  bientôt  terminé,  ces  quais  relieront  Khartoum  à  Omâur- 


(1)  Par  Bonnel  de  Mézières.  Bull,  du  Comité  de  l'Afrique  française, 
19()6,  pp.  189-194  ;  —  L'activité  des  Anglo-Égyptiens  au  Soudan.  Ibidem, 
1906,  pp.  00-62. 


fnan,  et  en  feront  on  seul  centre  de  90  000  habitants.  Sur  cette 
Toie  ferrée  de  Wàdi-HcUfa  à  Khartoum  vient  se  raccorder  entre 
Berber  et  Ed  Damer,  station  située  sur  VAibara^  la  ligne,  longoe 
de  532  kilomètres,  qui  part  de  Port'Soudan  (Cheikh-Barudj.  Ce 
nouveau  port,  placé  sur  la  mer  Rouge,  à  48  kilomètres  au  N.  de 
Souakim  et  puissammeut  défendu,  est  dans  one  situation  admi- 
rable, au  fond  d'un  large  golfe  en  eau  profonde.  Ces  deox  lignes 
combinées  assurent  en  temps  de  guerre  les  communications  de 
V Angleterre  entre  V Europe  et  VAsie,  et  lui  permettent  d*aller  se 
ravitailler  au  Soudan,  à  Khartoum  en  particulier,  qui  est  un 
remarquable  centre  d'approvisionnements.en  grains  et  en  viande, 
pour  une  flotte  ou  une  armée,  quelle  que  soit  leur  importance. 

Sur  la  ligne  Wadi-Halfa'Khartoum-Port-Soudan,  sont  amor- 
cés ou  le  seront  bientôt,  un  embranchement  qui  partira  de 
Thomian,  situé  à  mi-chemin  entre  la  mer  Rouge  et  VAtbara.  et 
se  dirigera  sur  Kassala,  et  une  voie  qui  s*embrancbe  à  la  station 
d'Abou' Ahmed,  entre  Wadi-Halfa  et  Khartoum,  longe  le  XH 
jusqu'à  Merowé,  et  se  continuera  jusqu'à  Dongola  ;  cette  der- 
nière voie,  d'intérêt  local,  aidera  à  la  transformation  rapide  de 
cette  région,  très  propre  à  la  culture  des  dattiers,  des  céréales 
et  du  coton,  et  assurera  ce  trafic  au  Soudan,  au  détriment  de 
V  Egypte. 

Au  surplus  Khartoum  va  devenir  tète  de  ligne  d*une  voie 
ferrée  longeant  le  Nil  Bleu,  se  dirigeant  vers  Wad-Médani  et 
Rosèires,  et  aboutissant  à  Addis-Abbaba,  C'est  probablement 
sur  cette  ligne,  qui  facilitera  les  travaux  d'irrigation  dans  la 
superbe  région  enserrée  entre  le  Nil  Bleu  et  le  .Yi7  Blanc,  et 
dénommée  Ghézireh,  qu'aboutira,  le  long  des  contreforts  abys- 
sins, le  chemin  de  fer  de  V  Uganda. 

Quant  au  chemin  de  fer  du  Kordofan,  il  sera  amorcé  à  El 
Duei'm,  an  S.  de  Khartoum,  sur  le  Nil  Blanc  ;  il  gagnera  El 
Obéid;  il  n'est  guère  douteux  que  celte  ligne,  qui  facilitera 
l'occupatioii  du  Darfonr,  sera  prolongée  à  travers  le  Ouadaï 
jusqu'au  Tchad,  sous  le  nom  de  Chemin  de  fer  du  Pèlerinage  ; 
elle  achèvera  de  développer  et  de  civiliser  le  Soudan  tout  entier 
du  Sénégal  au  Nil. 

Nous  venons  de  dire  que  la  voie  ferrée  de  V Uganda  irait 
s'amorcer  à  la  ligne  Khartoum- Addis-Abbaba.  L'événement 
n'est  point  proche  et  le  Nil  Blanc  restera  en  attendant  la  seule 
grande  artère  reliant  le  Soudan  à  VÉtat  Indépendant  du  Congo 
et  à  V  Uganda.  Le  Bahr  el-Arab  et  le  Kir  ont  été  débarrassés 
du  sedd,  et  les  vapeurs  peuvent  remonter  jusque  Ilofrat  el-Nahas 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  683 

et  jusqu'à  uue  journée  de  Dem»Ziber.  Dans  la  rivière  de  Djour* 
les  roches  ont  été  enlevées  et  la  navigation  est  possible  jusque 
près  de  Tamboura.  Deux  de  ces  voies  fluviales  permettent  des 
communications  avec  le  Mbomou-Vbanghiy  et  la  troisième  avec 
le  Chari. 

Sans  parier  des  ponts  à  construire  en  divers  points  du  Nil, 
signalons  qu*  **  un  barrage  doit  être  établi  à  Groz-Abou-Grutna, 
pour  faciliter  Tirrigation  du  territoire  entre  le  Nil  Blanc  et  le 
Nil  Bleu,  et  aussi  du  Sud  du  Kordofan  „,  et  que  le  cours  du  Nil 
depuis  Bor  jusqu'à  sa  rencontre  avec  le  Sobat  sera  rectifié,  pour 
éviter  la  perte  d'eau  considérable  qu'éprouve  le  fleuve  pendant 
sa  traversée  des  régions  marécageuses  du  Bahr  ehGhazal,  et 
augmenter  ainsi  dans  d'énormes  proportions  la  surface  des  terres 
irriguées  ou  le  nombre  des  récoltes. 

L'Année  cartographique  (1).  —  Cette  publication  continue 
à  présenter  le  plus  grand  intérêt  ;  la  présente  livraison  contient 
les  modifications  géographiques  et  politiques  survenues  pendant 
Tannée  1004  en  Asie,  en  Afrique  et  en  Amérique  ;  MM.  E,  Gif- 
fault,  M,  Chesneau  et  V.  Huot  ont  dressé  les  cartes  respectives 
de  ces  trois  continents. 

La  feuille  consacrée  à  VAsie  donne  les  itinéraires  de  V.  Obrout- 
cheffy  en  Asie  centrale,  dans  la  Chine  septentrionale  et  au  Nan 
Chan  (échelle  du  7  500  000*^)  ;  —  les  itinéraires  du  lieutenant 
Oum  dans  la  province  de  Bar  Lac  (Indo-Chine  française) 
(éch.  du  1  500  000®)  ;  —  les  itinéraires  de  MM.  C,  G.  Rawling  et 
A.  J.  G.  Hargreaves  dans  le  Tibet  occidental  (éch.  du  5  000  000»)  ; 
—  trois  cartons  montrant  l'avancement  des  travaux  géodésiques, 
de  la  topographie  et  de  la  cartographie  dans  V Indo-Chine  fran* 
çaise.  Pour  Y  Afrique  nous  avons  une  carte  de  la  partie  du 
Sahara,  comprise  entre  In-Salah  et  Tombouctou,  d'après  les 
reconnaissances  du  commandant  Laperrine,  du  capitaine  Thève* 
niant,  du  lieutenant  Voinot,  etc.  (éch.  du  6  000  000«)  ;  —  un 
croquis  du  Tchad,  d'après  la  carte  manuscrite  du  lieutenant 
Boudry,  dressée  à  l'aide  des  travaux  des  officiers  qui  ont 
séjourné  dans  la  région  (éch.  du  1  2(X)  000«)  ;  —  un  croquis  des 
îles  de  Los  ;  —  le  tracé  du  chemin  de  fer  projeté  entre  Thiès  et 
Kayes  ;  —  enfin  au  point  de  vue  politique  :  la  nouvelle  frontière 


(1)  Supplément  annuel  à  toutes  les  publications  de  Géographie  et  de 
Cartographie.  15e  année.  Paris,  Hachette,  novembre  1905.  In-fo.  Trois 
feuilles  de  cartes  avec  texte  explicatif  au  dos. 


684  REVÙÈ   DES   QUESTIONS   8ClENTlÊiQl/B8. 

anglo-allemande  en  Guinée  (éch.  du  4000  000«);  la  nouvelle 
frontière  entre  Niger  et  Tchad,  d'après  l'accord  franco-anglais 
du  8  avril  1904  (éch.  du  6  000  000«);  la  nouvelle  frontière  franco- 
anglaise  en  Gambie  (éch.  du  1  000  000«)  ;  les  nouvelles  divisions 
de  V Afrique  occidentale  française,  V Amérique  n'est  représen- 
tée que  par  deux  cartes  :  les  Monts  Appalaches  et  les  Grands 
Lacs  canadiens^  d'après  les  cartes  du  *  U.  S.  Geological  Sur- 
vey  n  (éch.  du  3  000  000«)  ;  —  explorations  dans  la  HatUe  Argen- 
tine et  la  Bolivie,  entreprises  de  1903  à  1904  par  M.  Florence 
O'Driscoll  et  les  D"  Sleinmann,  Hoék  et  von  Bistram  féchelle 
du  5  000  000«). 

Bien  que  le  texte  placé  au  dos  des  cartes  ne  soit  qu'une  partie 
accessoire  et  se  borne  généralement  à  un  exposé  sommaire  des 
itinéraires,  il  nous  faut  cependant  signaler  Texcellent  commen- 
taire ajouté  par  M.  Emm,  de  Margerie  au  croquis  des  Monts 
Appalaches  et  une  notice  sur  le  lac  Tchad,  écrite  par  le  lieute- 
nant Boudry,  et  d'où  il  résulte  que  **  dans  un  temps  plus  ou 
moins  long,  lorsque  le  Tchad  aura  acquis  sa  stabilité  hydrogra- 
phique, il  n'en  restera  qu'un  vaste  marais  et  la  communication 
navigable  entre  le  Chari  et  la  Komadougou,  point  de  départ  de 
la  route  du  Soudan,  n'existera  que  pendant  quelques  mois  de 
l'année  „. 

Le  peuplement  de  la  Suisse.  Étude  de  géographie 
humaine  (1).  —  La  Suisse  couvre  41  324  kilomètres  carrés, 
répartis  en  trois  grandes  régions  naturelles,  qui  sont  du  sud  au 
nord,  les  Alpes,  le  Plateau  et  le  Jura,  La  zone  productrice  ne 
comprend  que  les  trois  quarts  de  cette  superficie  ;  la  zone  habi- 
tée, en  raison  de  l'altitude,  est  encore  plus  restreinte.  Sur  les 
sommets  des  Alpes,  dont  plusieurs  points  sont  à  plus  de 
4000  mètres  au-dessus  du  niveau  delà  mer,  le  climat  est  très 
rude  et  contrarie  le  mouvement  de  la  population  ;  en  1888,  5  <>  o 
seulemtMit  des  habitants  habitaient  au-dessus  de  1000  m.  d'alti- 
tude ;  le  climat  est  beaucoup  plus  doux  dans  les  vallées,  où 
l'élevage,  principalement  celui  du  gros  bétail,  constitue  de  loin 
l'occupation  principale  des  habitants  ;  cette  industrie  pastorale 
entraîne  une  large  dispersion  de  la  population,  mais  résoul  le 
problème  de  Texistence  dans  ces  hautes  altitudes. 

""  Les    grandes    vallées    longitudinales,    généralement    assez 


(1)  Par  Pierre  Clerget.  Bull.  Soc.  Rot.  Belge  de  Géographie,  1906, 
pp.  73.97. 


RBVUB  DSS   RECUEILS   PÉRIODIQUES.  685 

larges,  sont  plus  habitées  que  les  vallées  latérales,  plus  étroites 
et  à  pentes  plus  raides  ;  le  peuplement  est  tellement  fonction  de 
l'étroitesse  de  la  vallée  que  VEngadine^  tout  entière,  avec  ses 
vingt-deux  communes,  atteint  à  peine  la  population  de  Coire 
(12  209  habitants);  la  zone  habitable  ne  s'étend  que  sur  une 
mince  bande  et  les  maisons  vont  s*égrenant  en  chapelet  le  long 
de  la  route.  ^  De  façon  générale  d'ailleurs  les  villages  s*éta 
blissent  toujours  plus  haut  que  la  rivière,  soit  que  celle-ci  coule 
dans  une  gorge  profonde,  soit  que  Ton  craigne  les  irrégularités 
de  son  débit;  presque  partout  les  pentes  exposées  au  midi  sont 
plus  peuplées  et  plus  cultivées,  que  les  versants  tournés  vers  le 
nord.  "  D'autres  facteurs  généraux  exercent  aussi  leur  influence 
sur  le  peuplement  des  Alpes  :  la  nature  de  la  roche  en  place, 
l'épaisseur  de  la  terre  végétale,  l'abondance  de  l'eau  et  les  faci- 
lités de  l'irrigation  ;  plusieurs  de  ces  conditions  se  trouvent 
réunies  dans  l'utilisation  des  cônes  de  déjection  que  les  torrents 
forment  à  leur  sortie  des  vallées  latérales.  Plus  ces  torrents  sont 
écartés  les  uns  des  autres,  plus  ils  sont  puissants,  plus  leur 
pente  est  douce  et  plus  leur  cône  est  faiblement  incliné  et  stable. 
Dans  ce  dernier  cas,  les  villages  s'y  installent,  l'homme  y  trouve 
de  l'eau,  un  terrain  particulièrement  fertile  ;  de  là,  il  domine  la 
plaine  d'alluvions,  et  la  vallée  où  coule  le  torrent  est  le  chemin 
naturel  de  la  montagne.  „ 

A  l'exception  de  Coire,  située  au  coude  du  Rhin,  au  point  où 
la  vallée  s'élargit  suffisamment  pour  permettre  les  cultures,  les 
agglomérations  urbaines  sont  inconnues  dans  les  Alpes;  les 
habitants  vivent  dispersés  dans  les  villages  ;  mais  à  la  belle 
saison  des  bourgades  de  quelques  centaines  d'individus  se  gros- 
sissent de  milliers  d'excursionnistes,  qui  se  succèdent  sans 
interruption  ;  c'est  même  grâce  à  *"  l'industrie  des  étrangers  „, 
autrement  rémunératrice  que  l'élevage  et  vraie  barrière  à  l'exode 
rural,  engendré  par  les  branches  industrielles,  que  la  population 
permanente  de  ces  petits  centres  tend  naturellement  à  aug- 
menter. 

Bien  que  l'altitude  soit  beaucoup  moindre  au  Jura  que  dans 
les  Alpes  (Mont  Tendre  1683  mètres),  néanmoins  le  climat,  celui 
des  hautes  vallées  notamment,  est  plus  rude  à  altitude  égale  ; 
aussi  l'élevage  est-il  prédominant,  et  les  cultures  encore  plus 
rares  que  dans  les  Alpes  ;  il  ne  s'en  trouve  même  pas  dans  les 
hautes  vallées,  dont  la  population  serait  beaucoup  moins  dense, 
sans  l'introduction,  au  commencement  du  xviii«  siècle,  d'une 
industrie  merveilleusement  adaptée  au  milieu,  l'horlogerie  ;  elle 


686  REVUB  DBS   QUESTION»  aBBHOlFlQUES. 


constitue  la  grande  richesse  de  ce  pays  au  sol  pauvre.  Ici,  < 
dans  les  Alpes,  les  exigences  de  l'élevage  ont  nécessité  la  dis- 
persion de  la  population  :  on  ne  peut  signaler  dans  les  haules 
vallées,  à  Taltitude  de  950  et  de  1000  mètres,  que  deux  villes 
de  13  000  et  de  36  000  âmes,  le  Locle  et  la  Chaux-de-Fonds  ; 
elles  ont  grandi  avec  le  développement  de  l'horlogerie,  mais 
elles  ont  gardé  leur  aspect  rural,  leurs  mœurs  simples  et  leur 
caractère  hospitalier. 

Le  pied  du  Jura,  qui  forme  la  partie  la  plus  basse  du  Plateau 
suisse,  a  une  altitude  comprise  entre  350  et  450  mètres,  mais 
du  côté  des  Alpes,  la  région  s'élève  jusque  près  de  2000  mètres. 
Sons  le  rapport  climaténque,  le  Plateau  est  la  plus  favorisée 
des  trois  grandes  régions  naturelles  de  la  Confédération  helvé- 
tique, La  température  moyenne  annuelle  oscillant  entre  7  et 
10'  C,  le  Plateau  est  à  la  fois  région  de  culture  et  région  d'éle- 
vage ;  la  vigne  et  les  céréales  sont  particulièrement  en  honneur, 
mais  l'élevage  gagne  sur  la  culture  ;  il  est  plus  rémunérateur  en 
raison  des  perspectives  qu'il  ouvre  à  certaines  industries  :  fabri- 
cation du  fromage,  du  lait  condensé,  de  la  farine  lactée,  du  cho- 
colat au  lait.  Ce  développement  de  l'élevage  pousse  à  l'exode 
rural,  car  il  nécessite  moins  de  bras  ;  il  favorise  donc  l'action 
exercée  par  les  villes,  particulièrement  développées  sur  le  Pla» 
teau,  qui  réunit  toutes  les  conditions  pour  être  plus  peuplé  que 
les  Alpes  et  le  Jura, 

**  Si  de  nombreuses  agglomérations  jalonnent  l'ancienne  voie 
romaine  de  Genève  à  Arhon,  c'est  encore  l'eau  qui  a  exercé  sur 
les  centres  habités  la  plus  puissante  attraction.  Au  nord  et  au 
sud,  où  cet  élément  est  plus  rare,  les  villages  sont  compacts  ; 
dans  les  vallées  du  centre,  au  contraire,  où  l'eau  est  surabon- 
dante, les  fermes  se  disséminent,  le  paysan  s'isole  au  milieu  de 
ses  terres.  Cette  influence  de  l'eau  n'est  nulle  part  plus  visible 
qu'autour  des  lacs.  „  Les  causes  de  ces  phénomènes  sont  radou- 
cissement de  la  température,  la  beauté  du  paysage  et  les  facili- 
tés offertes  aux  cultures  arborescentes  et  à  la  vigne.  M.  F. -A. 
Forel  a  tracé,  sur  les  rives  suisse  et  savoyarde  du  Léman,  deux 
bandes  parallèles  de  2500  mètres  de  largeur,  de  250  kilomètres 
carrés  de  superficie  totale,  la  première  riveraine,  la  seconde 
située  entièrement  à  l'intérieur  des  terres.  La  population  de  la 
zone  lacustre  est  de  246  296  habitants,  soit  570  par  kilomètre 
carré  ;  elle  est  six  fois  plus  considérable  que  celle  de  la  zone 
campagnarde  qui  s'élève  à  43  938  individus,  soit  93  par  kilo- 
mètre carré.  **  Même  en  soustrayant  de  la  première  zone  les 


REVUE  DES  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        687 

deux  grandes  cités   de  Genève  et  de  Lausanne^  il   resterait 
251  habitants  par  kilomètre  carré...  ^ 

""  Sur  les  dix-huit  villes  suisses  de  plus  de  10  000  habitants^ 
quinze  se  trouvent  sur  le  Plateau,  réparties  principalement  soit 
au  pied  du  Jura,  soit  au  pied  des  Alpes,  vérifiant  le  principe 
que  la  population  se  porte  toujours  de  préférence  à  la  b'mite  de 
deux  régions  naturelles.  „  Presque  tous  ces  centres  doivent 
essentiellement  leur  extension  à  la  création  des  chemins  de  fer 
et  au  développement  industriel.  **  L'extension  du  périmètre 
urbain  s*est  modelée  sur  la  topographie  :  si  Ton  constate  à 
Berne  et  à  Fribovrg,  par  exemple,  une  forte  prédominance  vers 
l'ouest,  c'est  que  dans  cette  direction  s'ouvre  le  méandre  de 
VAar  ou  de  la  Sarine,  point  de  départ  du  peuplement  des  deux 
villes.  Partout  ailleurs,  l'élargissement  s'est  fait  à  peu  près 
également  en  tous  sens,  à  moins  que  les  rives  d'un  lac  ou  un 
autre  obstacle  physique  ne  lui  aient  marqué  des  limites  infran- 
chissables „.  Il  faut  signaler  enfin  **  l'influence  des  pays  voisins 
qui  s'est  fait  sentir  surtout  à  la  périphérie  :  si  Genève  est  fran- 
çaise d'allures,  Bâle  et  Schaffhouse  ont  bien  le  cachet  allemand, 
et  l'air  italien  des  petites  villes  tessinoises  n'est  pas  pour  sur- 
prendre. La  Sîiisse  se  trouve,  en  effet,  au  carrefour  de  trois 
civilisations,  qui  se  reflètent  et  s'estompent  dans  le  peuplement 
de  ses  frontières.  ^ 

Belle  port  de  mer  (1).  —  Sachant  que  les  voies  de  communi- 
cation sont  le  principal  facteur  du  développement  industriel  et 
commercial  d'un  pays,  et  qu'elles  modifient  de  façon  heureuse 
les  conditions  économiques  des  régions  qu'elles  traversent,  la 
Suisse,  placée  au  cœur  de  V Europe,  en  un  carrefour  où  viennent 
se  croiser  plusieurs  artères  de  trafic  international,  n'a  pas  hésité, 
comme  le  prouvent  le  Saint-Gothard  et  le  Simployi,  à  s'imposer 
des  sacrifices  énormes.  Toutefois  ces  transports  par  essieu  sont 
onéreux  :  ils  augmentent  largement  le  prix  de  revient  des  ma- 
tières premières  nécessaires  à  l'industrie.  Aussi,  en  peuple  bien 
avisé,  les  Suisses  cherchent-ils  à  développer  chez  eux  la  navi- 

(1)  Revue  pratique  des  sciences  commerciales,  Liège,  1900, pp.  265-276. 
Analyse  d'une  étude  publiée  par  M.  Th.  Zobrist,  professeur  à  TÈcole  de 
commerce  de  Porrentruy,  sous  le  titre  :  La  navigation  sur  le  Rhin 
supérieur.  Son  importance  pour  la  ville  de  Bfile  et  «on  Influence  sur  le 
trafic  international  de  la  Suisse,  dans  :  Scuweizerisches  Kaufman» 
NiscHEs  Centralblatt,  mars  1006,  nos  9, 10  et  IL 


688  REVUB   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

galion  fluviale^  dont  les  tarifs  sont  particulièrement  favorables 
au  transport  des  marchandises  lourdes  et  encombrantes. 

La  convention  de  Mannheim  de  1868  a  ouvert  le  Rhin  el  ses 
affluents,  de  Baie  jusqu'à  la  pleine  mer,  à  toutes  les  embarcations 
chargeant  les  personnes  et  les  marchandises  ;  ces  bateaux 
peuvent  suivre  la  voie  qui  leur  plaît,  pour  Taller  et  le  retour. 
Aussi  la  batellerie  sur  ce  fleuve,  en  dépit  des  voies  ferrées  qui 
drainent  ses  rives,  a-t-e11e  pris  un  essor  extraordinaire  ;  les  ports 
rhénans  allemands  présentent  un  mouvement  annuel  qui  dépasse 
trente  millions  de  tonnes  ;  entre  Ruhrort  et  Mannheim,  il  circule 
tous  les  ans  près  de  trente  mille  bateaux,  et  quarante  mille  entre 
Ruhrort  et  Rotterdam.  Il  se  comprend  dès  lors  que  les  villes 
rhénanes  s'imposent  des  sacrifices  d'argent  considérables  pour 
se  créer  des  ports  sûrs.  **  Duiaburg,  Ruhrort,  Dusseldorf, 
Cologne,  Mayence  et  Mannheim,  possèdent  des  bassins  et  des 
quais  d'embarquement  qui  rappellent  ceux  des  grands  ports  de 
mer  ;  ils  sont  munis  de  l'outillage  le  plus  puissant  et  le  plus 
moderne.  „  Il  en  sera  bientôt  de  même  de  Kehl,  de  Strasbourg 
et  de  Bàle,  Nous  disons  Bâle,  en  dépit  des  obstacles  résultant  de 
l'opposition  de  Mannheim,  de  celle  de  Kehl  et  de  Strasbourg, 
et  des  difficultés  que  le  Rhin  supérieur  o£fre  à  la  navigation.  Des 
remorqueurs  d'un  type  spécial  auront  aisément  raison  des  bancs 
de  gravier  tapissant  çà  et  là  le  lit  du  fleuve,  et  la  preuve  ayant 
été  faite  que  celui-ci  est  navigable  pendant  au  moins  huit  mois 
d'avril  à  novembre,  une  société  de  navigation  à  vapeur  sur  le 
Rhin  supérieur  a  été  fondée  kBâle.Comme  couronnement  de  tous 
ces  efforts,  des  fonds  viennent  d'être  votés  par  le  Grand  Conseil 
du  Canton  pour  doter  la  ville  d'un  port  digne  de  la  première 
place  de  commerce  de  la  Suisse. 

Congrès  internationai  pour  l'étude  des  régions  polaires. 

—  Ce  congrès  a  tenu  ses  séances  à  Bruxelles,  du  vendredi  7  au 
mardi  11  septembre.  Le  véritable  but,  visé  par  les  organisateurs, 
était  la  création  d'une  *  Commission  polaire  internationale  «.  La 
partie  scientifique  cependant  n'a  pas  été  perdue  de  vue,  mais 
elle  venait  en  ordre  secondaire.  Comme  toujours  des  discussions 
plus  ou  moins  vives  ont  eu  lieu,  des  critiques,  peut-être  justifiées, 
ont  été  ou  peuvent  être  formulées  ;  le  travail  des  sections,  faute 
de  temps,  n'a  pas  été  ce  qu'il  aurait  dû  être  ;  mais  l'accord  s*est 
fait,  grâce  à  des  concessions  mutuelles  ;  des  vœux  ont  été  émis 
et  adoptés,  et  l'on  a  voté  le  projet  de  statuts  de  la  *"  Commis- 
sion polaire  internationale  „  que  nous  venons  de  signaler.  Ce 


REVUE  DBS  RECUEILS  PÉRIODIQUES.        689 

projet  devra  être  soumis  dans  le  plus  bref  délai  à  l'approbation 
des  États.  Et  voilà  créé  un  nouvel  organisme,  dont  on  peut 
attendre  les  plus  heureux  résultats,  car  les  polaires  ont  toujours 
arboré  la  vieille  et  fière  devise  :  noblesse  oblige. 

F.  Van  Ortroy. 


ETHNOGRAPHIE 


Chronologie  du  quaternaire.  —  Qui  parviendra  à  débrouil- 
ler le  chaos  du  quaternaire  ?  M.  Rutot  y  contribue  avec  sa 
hardiesse  habituelle  et  il  a  élaboré  un  système  complet,  dans 
lequel  viennent  s'intercaler  à  leurs  places  respectives,  les  dépôts, 
les  données  de  la  faune  et  les  industries  paléolithiques.  Malheu- 
reusement  cet  ensemble,  si  savamment  conçu  et  si  adroitement 
agencé,  est  sujet  à  beaucoup  de  critiques,  même  de  la  part  de 
ceux  qui  n'opposent  aucune  difficulté  à  l'industrie  éolithique  (1). 
M.  Blanckenhorn  s'en  est  longuement  occupé  à  la  Société  d'An- 
thropologie de  Berlin,  quand  il  s'est  agi  d'interpréter  les  trou- 
vailles faites  dans  le  diluvium,aux  environs  de  Neuhaldensleben, 
à  l'ouest  de  Magdebourg. 

En  premier  lieu,  il  reproche  à  M.  Rutot  de  suivre  trop  servi- 
lement M.  Geikie  et  de  ne  p^s  tenir  suffisamment  compte  des 
travaux  des  géologues  allemands  et  notamment  des  intéressantes 
recherches  de  M.  Penck,  sur  le  quaternaire  des  Alpes  (2). 

M.  Blanckenhorn  fait  valoir  un  second  grief  contre  la  classi- 
fication de  M.  Rutot,  qui  a  le  tort  de  caractériser  des  époques 
par  Velephas  antiquus  et  Velephcts  prxmigeyiius  et  d'établir  une 
distinction  trop  formelle  entre  ces  deux  époques.  C'est  un  fait 
avéré  que  les  restes  de  ces  deux  éléphants  se  rencontrent  très 
souvent  ensemble,  que  Velephas  antiquus  est  caractéristique  du 
Chelléen  et  qu*il  ne  faut  pas  assigner  le  gisement  de  Taubach  à 

(1)  P.  Favrenu,  Neue  Funde  ans  dem  Diîuviutn  in  der  Untgegend  von 
Neuhaldensleben.  M.  Blanckenhorn,  Diskussion,  Zeitschrift  fCr  Eth- 
nologie, tome  XXXVII,  1905,  pp.  284  et  suiv. 

(2)  A  lire  un  article  de  M.  A.  Obermaîer  :  Le  Quaternaire  des  Alpes  d 
la  Nouvelle  Classification  du  professeur  A.  Penck,  L* Anthropologie, 
1904,  p.  25. 

II1*SÊUIE.  T.  X.  44 


ÔgO  REVUE    DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

une  prétendue  époque  éolithique,  parce  qu'on  y  a  relevé  la  pré- 
sence de  Yelephas  antiqutM, 

M.  Rutot  commet  une  troisième  erreur  ;  il  attribue  une  valeur 
excessive  à  l'aspect  de  l'industrie  et  au  type  des  instruments. 
Parce  que  le  coup  de  poing  fait  défaut,  dans  certains  gisements 
de  l'Europe  centrale,  ce  n'est  pas  un  motif  pour  les  classer  dans 
le  paléolithique  moyen  ou  le  paléolithique  supérieur,  alors  que 
les  données  de  la  géologie  permettent  de  fixer  une  date  plus 
reculée. 

L*Oriffine  des  Éolithes.  —  M.  Boule  combat  l'existence  de 
l'homme  tertiaire  et  la  valeur  des  éolithes  comme  produits  de 
l'industrie  humaine,  pour  deux  motifs  :  d'abord  il  est  imprudent 
d'admettre  l'existence  de  l'homme  à  des  époques  géologiques  si 
reculées  en  Tabsence  de  tout  document  ostéologique  ;  ensuite  il 
paraît  certain  que  les  éolithes  peuvent  être  produits  par  des 
causes  naturelles. 

Il  y  a,  au  sud-est  de  Mantes,  dans  la  commune  de  Guerville, 
une  usine  qui  fabrique  du  ciment,  en  mélangeant  de  la  craie  et 
de  l'argile  plastique.  La  craie,  qui  renferme  des  rognons  de 
silex,  est  versée  avec  l'argile  dans  des  cuves  circulaires,  appe- 
lées délayeurs  et  dans  ces  bassins  elle  est  soumise  au  mouvement 
tourbillonnaire  de  l'eau.  Ces  cailloux,  qui  subissent  dans  les 
délayeurs  les  actions  dynamiques  d'un  tourbillon  artificiel,  com- 
parables aux  actions  dynamiques  d'un  cours  d'eau  naturel  et 
torrentiel,  offrent  tous  les  caractères  des  anciens  graviers  des 
rivières  et  un  grand  nombre  d'entre  eux  présentent  des  retouches 
identiques  à  celles  qu'on  observe  sur  les  éolithes.  M.  Boule  a  pu 
recueillir  une  belle  collection  d'échantillons,  semblables  à  ces 
pièces,  qu'on  désigne  sous  les  noms  de  peradeurs,  grattoirs, 
retouchoirs,  silex  à  encoches.  Voici  la  conclusion  de  M.  Boule  : 
**  Comme  paléontologiste,  je  crois  fermement  à  l'existence  de 
l'homme  tertiaire  ;  je  ne  doute  pas  qu'on  trouvera  un  jour  ses 
traces  sur  quelque  point  du  globe  ;  mais  pour  être  irrécusables, 
ces  traces  devront  avoir  une  valeur  tout  autre  que  celle  des 
éolithes  „  (1). 


(1)  M.  Boule,  ^Origine  des  éolithes,  L'Anthropologie,  t  XVI,  1905, 
pp.  257  ot  suivantes.  M.  H.  Obermaler  expose  les  mômes  données,  dans 
rarticle  Zur  EolUhenfrcige,  Archiv  fOr  Anthropologie,  Neue  Folge, 
t.  IV,  p.  75. 


REVUE   DES  RECUEILS   PÉRIODIQUES.  69 1 

Classiflcation  du  néolithique.  —  A  la  Société  d'anthropo- 
logie de  Bruxelles,  M.  Rutot  (1)  a  fait  valoir  quelques  notions 
préliminaires  sur  le  néolithique,  devant  servir  de  base  à  une 
classification  à  introduire  dans  cet  âge.  Il  distingue  des  faciès 
divers  du  néolithique  et  il  discerne  le  Tardenoisien,  le  Cam- 
pignien,  le  Néolithique  à  faciès  éolithique,  auquel  il  donne  le  nom 
de  Flénusien,  TOmalien,  caractérisé  par  les  fonds  de  cabanes,  le 
Robenhausien  à  faciès  industriel  et  le  Robenhausien  à  faciès 
défensif. 

Cette  manière  d'envisager  le  néolithique  nous  suggère  plu- 
sieurs observations. 

M.  Rutot  considère-t-il  le  néolithique  en  général  ou  ne  tient-il 
compte  que  du  néolithique  de  Belgique  ? 

Sans  le  dire  clairement,  il  ne  parait  s'occuper  que  du  néo~ 
lithique  de  Belgique,  car  s'il  tenait  compte  du  néolithique  des 
autres  pays,  il  devrait  d*après  son  système  introduire  un  grand 
nombre  de  subdivisions,  pour  caractériser  tous  les  faciès  que  le 
néolithique  comporte  en  divers  pays.  Nous  croyons  que  la  répar- 
tition de  M.  Rutot  est  sujette  à  faire  naître  la  confusion  ;  pour- 
quoi choisir  un  nom  particulier,  comme  l'Omalien  par  exemple, 
pour  désigner  l'habitat  et  l'industrie  des  fonds  de  cabanes,  qui 
se  manifestent  en  plusieurs  pays  ?  Avec  une  telle  nomenclature, 
on  risque  de  multiplier  les  vocables  à  l'infini  et  d'avoir  un  nom 
particulier  pour  chaque  découverte. 

Si  l'on  établit  une  classification  pour  le  néolithique,  il  y  a  lieu, 
nous  semble-t-il,  de  distinguer,  non  les  manifestations  diverses 
de  la  culture  néolithique,  mais  les  époques  pendant  lesquelles 
cette  culture  a  évolué  ;  de  cette  façon  on  peut  s'en  tenir  aux 
débuts  du  néolithique, caractérisés  par  les  stations  à  tranchets  du 
Campignien,  de  l'Arisien  et  des  AJfaldsdynger  du  Danemark  et 
autres  gisements  similaires  (â)  et  au  plein  épanouissement  du 
néolithique,  pour  lequel  on  a  depuis  longtemps  adopté  le  nom 
de  Robenhausien  et  qui  est  caractérisé  par  des  faciès  divers, 
comme  l'érection  des  cabanes  et  des  habitations  lacustres,  la 
construction  des  dolmens,  la  confection  des  beaux  instruments 
tels  que  les  haches  polies  et  les  pointes  de  fièches.  Toutes  les 
stations  de  Tapogée  du  néolithique  offrent  des  ressemblances  et 
présentent  aussi  des  variétés,  soit  pour  l'habitat,  soit  pour  la 


(1)  A.  Rutot,  Notions  préliminaires  sur  le  Néolithique.  Bulletin  de  la 
Société  d'Anthropologie  de  Bruxelles.  Tome  XXIV,  1905,  p.  xxiii. 

(2)  UAwTHROPOLOGiE,  tomc  XII,  p.  354. 


692  REVUE   DES    QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

confection  des  instruments  et  l'industrie  de  la  poterie  et  ces 
variétés  sont  réunies  à  des  degrés  divers  dans  les  mêmes  sta- 
tions ;  cette  diversité  n'implique  pas  une  nomenclature  diverse, 
une  classification  distincte,  mais  simplement  des  notions  ethno- 
graphiques différentes.  Jusqu'à  nouvel  ordre,  à  l'exemple  de 
M.  Piette  (1),  nous  ne  distinguerons  que  deux  époques  dans  le 
Néolithique,  pour  lesquelles  on  peut  adopter  le  nom  de  Cam- 
pignien  pour  les  stations  à  tranchets  et  le  noip  de  Robenhausien 
pour  les  stations  où  prédomine  la  hache  polie. 

L'homme  de  Krapina.  —  Nous  avons  étudié  un  nouvel 
article  de  M.  Gorjanovîc-Kramberger  sur  ses  intéressantes 
recherches  dans  la  caverne  de  Krapina  (!2).  Il  en  résulte  à  toute 
évidence  que  le  gisement  de  Krapina  appartient  au  paléolithique 
inférieur,  bien  qu'il  soit  difficile  d'établir  la  chronologie  du  qua- 
ternaire pour  la  Croatie  et  de  la  comparer  à  celle  des  autres 
contrées,  pour  le  motif  que  le  gisement  paraît  antérieur  au  loess 
et  que  la  Croatie  n'a  pas  subi  l'invasion  des  Glaciaires. 

Il  est  certain  que  la  caverne  de  Krapina  est  caractérisée  par 
la  présence  du  rhinocéros  Mercki.  M.  Gorjanovic-Kramberger  a 
relevé,  depuis  ses  précédentes  études,  un  crâne  entier  de  ce 
rhinocéros,  qui  a  permis  de  fixer  l'âge  géologique  de  la  couche 
et  l'a  mis  hors  de  conteste. 

L'étude  de  quelques  débris  de  crânes  humains  a  permis  de 
conclure  qu'il  y  a  des  crânes  dolichocéphales,  mésaticéphales  et 
brachycéphales  ;  nous  avions  toujours  cru  que  les  races  primi- 
tives de  l'Europe  étaient  extrêmement  dolichocéphales. 

M.  Gorjanovic-Kramberger  attribue  aussi  des  caractères  pithé- 
coldes  à  une  partie  de  l'os  frontal.  Il  est  aisé  de  constater  la 
notable  diflFérence  qui  distingue  le  type  de  Spy-Néanderthal,  du 
crâne  du  Chimpanzé  :  n'est-il  pas  hors  de  propos  d*attaclier  une 
si  grande  importance  à  des  parties  si  fragmentaires  ?  La  diffé- 


(1)  E.  Piette,  Classification  et  Terminologie  des  temps  préhistoriques, 
Centralblatt  fCr  Anturopologie,  tome  VI,  p.  65.  —  M.  Cnrtailhac 
écrit  dans  1*Anthropologie,  tome  XVI,  1905,  p.  321  :  **  Ni  Salmon  ni 
MM.  Capltan  et  d*Au]t  n'ont  Inventé  le  Campignien  ;  Thonneur  en  revient 
aux  Danois,  à  Worsaae  principalement  et  la  démonstration  de  deux 
phases  dans  le  Néolithique  remonte  au  Congrès  de  Copenhague,  en  1869.^ 

(2)  Dr  K.  Goganovic-Kramberger,  Ber  paJdolithische  Meïisch  und 
seine  Zeitgenossen  aus  dent  Diluvium  von  Krapina  in  Kroatien,  dans 

MlTTElLUNGEN  DER  AnTHROPOLOGISCHEN  GeSELLSCHAFT  IN  WiEN,  t.  XXXV, 

1905. 


REVUE   DES    RECUEILS    PÉRIODIQUES.  6g3 

rence  est-elle  moins  accentuée,  parce  que  les  arcades  sour- 
ciiières  sont  proéminentes,  le  front  fuyant  et  que  Tos  nasal, 
dont  une  minime  partie  seulement  subsiste,  ne  forme  pas  un 
angle  avec  l'os  frontal,  mais  semble  se  profiler  dans  la  même 
direction  que  le  front  ?  Qu'on  jette  un  coup  d'oeil  sur  une  collec- 
tion de  crânes  récents,  et  on  verra  immédiatement  des  exem- 
plaires dans  lesquels  une  partie  de  l'os  nasal  suit  le  profil  de 
l'os  frontal  que  M.  Gorjanovic-Kramberger  a  si  minutieusement 
étudié. 

L'auteur  décrit  dans  les  moindres  détails  quatre  mâchoires 
inférieures,  et  il  les  compare  à  la  mâchoire  de  la  Naulette  et 
à  celles  de  Spy  et  de  Sipka.  Elles  sont  prognathes  et  sans 
connexité  en  avant.  L'apophyse  du  génioglosse  fait  défaut,  mais 
on  aperçoit  deux  légères  éminences,  dans  lesquelles  on  voit 
poindre  la  spina  mentalis  interna  de  l'homme  récent. 

Les  écritures  de  Tâge  glyptique.  —  M.  Piette  poursuit  dans 
I'Anthropologie,  ses  originales  études  d'ethnographie  préhisto- 
rique. Son  dernier  article  s'occupe  des  écritures  de  l'âge  glyp- 
tique. On  sait  que  M.  Pietle  appelle  ainsi  l'âge  du  renne,  à  cause 
des  sculptures  et  des  gravures  qu'on  y  rencontre.  Il  nous  montre 
divers  fragments  de  bois  de  renne  avec  de  belles  sculptures  en 
creux.  Les  signes  qu'ils  portent,  représentent  des  cercles  à 
saillie  centrale,  des  losanges,  des  fossettes,  des  spirales  de 
formes  diverses,  qui  se  suivent. 

Voici  maintenant  la  thèse  que  M.  Pietle  soutient  :  ces  signes 
sont  des  hiéroglyphes.  Ces  symboles  sont  des  images  employées 
comme  signes  d'une  chose  ;  ils  représentent  donc  des  mots. 
Dans  la  succession  des  temps,  les  mots  ont  été  décomposés  en 
syllabes,  les  syllabes  en  lettres  et  les  mêmes  signes  ont  désigné 
successivement  des  mots,  des  syllabes  et  des  lettres.  Les  mer- 
veilleuses sculptures  de  l'âge  du  renne  nous  représentent  donc 
les  plus  anciennes  inscriptions  connues,  l'écriture  des  temps 
paléolithiques  ! 

Nous  professons  pour  la  science  et  les  admirables  découvertes 
de  M.  Piette  le  plus  grand  respect,  mais  nous  hésitons  à  sous- 
crire à  des  assertions  aussi  hardies  et  aussi  dénuées  de  preuves. 

Prenons  le  cercle  à  saillie  centrale  ;  nous  admettons  tout  au 
plus  qu'il  offre  quelque  ressemblance  avec  l'hiéroglyphe  qui 
désigne  le  soleil.  M.  Piette  va  trop  loin,  quand  il  affirme  que  ce 
signe  est  le  symbole  du  soleil.  Comment  peut-on  le  savoir? 

M.  Piette  est  encore  plus  tranchant,  quand  il  s'agit  des  autres 


€94  REVUE   DES   QUESTIONS   SCIENTIFIQUES. 

lignes.  Il  ne  suffit  pas  de  dire  :  *"  Le  losange  aussi  est  rertaine- 
ment  un  symbole...  Le  sixième  signe  est  évtâemment  mi  hiéro- 
glyphe. „  Ce  sixième  signe,  aussi  énigmatiqiie  que  les  autres^ 
consiste  en  deux  lignes  droites  et  trois  lignes  courbes  juxta- 
posées. 

En  somme,  les  affirmations  de  M.  Piette  ne. nous  paraissent 
pas  appuyées  de  preuves  suffisantes,  et  ensuite  Tauteur  ne 
semble-t-il  pas  se  contredire  et  donner  la  véritable  interpréta- 
lion  de  ces  signes,  quand  il  avoue  que  ces  signes  constituent  des 
motifs  d'ornementation  et  que  **  le  symbolisme  a  été  la  princi- 
pale source  d'ornementation  aux  temps  glyptiques  „  ? 

Tout  ce  qu'on  peut  présumer,  c'est  qu'il  est  possible  que  ces 
gravures  soient  des  symboles  et  même,  si  c "^étaient  des  hiéro- 
glyphes, il  faudrait  renoncer  à  jamais  à  les  lirc^  à  les  interpréter, 
à  en  saisir  la  signification. 

La  chronologie  que  M.  Piette  s'efforce  d'établir  s»r  l'évolu- 
tion de  récriture,  sur  le  temps  nécessaire  à  l'écriture  pictogra- 
phique pour  se  développer  et  aboutir  à  l'écriture  cursive,  nous 
semble  également  du  domaine  de  la  fantaisie  (1). 

Les  restes  humains  quaternaires  dans  TSurope  cen- 
trale. —  M.  H.  Obermaier  entreprend  dans  I'Anthropologie  (2) 
les  restes  humains  quaternaires,  recueillis  dans  l'Europe  cen- 
trale, pour  élucider  le  problème  des  races  humaines  quater- 
naires. La  première  partie  de  ce  remarquable  travail  est  con- 
sacrée aux  découvertes  anthropologiques  de  l'Autriche-Hongrie 
et  son  principal  mérite  consiste  en  ce  que  l'auteur,  ayant  étudié 
les  découvertes  sur  place,  est  à  même  d'écarter  toutes  celles 
dont  la  valeur  scientifîque  n'est  pas  solidement  établie. 

C'est  ainsi  qu'il  élimine  comme  douteuses  ou  erronées,  les 
trouvailles  faites  en  Bohême,  en  Hongrie  et  en  Pologne  et  cer- 
taines trouvailles  faites  en  Moravie,  pour  s'en  tenir  au  gisement 
de  la  caverne  de  Sipka  en  Moravie, qu'il  range  dans  la  troisième 
période  glaciaire  :  Moustérien  à  faune  froide  ;  aux  découvertes 
de  Krapina,  aux  gisements  de  Willendorf,  de  Predmost  et  de 
Bruenn,  qu'il  attribue  à  la  troisième  période  interglaciaire  et  à 
la  phase  de  la  formation  du  loess  :  Moustérien  à  faune  chaude 
et  période  des  steppes  ;  au  gisement  de  la  GndentiS'hoehlef 


(1)  Ed.  Piette,  Études  d^ ethnographie  préhistorique.  Les  Écritures  de 
Vâge  fflyptique.  L'Anthropolocik,  t.  XVI,  1905,  pp.  1-11. 

(2)  L'Anthropologie,  tome  XVI,  1905,  pp.  885  et  suiv. 


REVUE   DES   RECUEILS    PÉRIODIQUES.  ÔqS 

qu'il  classe  dans  la  quatrième  période  glaciaire  :  Magdalénien  à 
faune  froide. 

La  caverne  de  Sipka,  au  nord  de  la  Moravie,  n'a  fourni  qu'un 
fragment  incomplet  et  partant  peu  caractéristique  de  mandibule 
humaine  ;  la  CrudenuS'hoehle,  sise  aux  environs  de  Krenis  n'a 
procuré  qu'une  canine  d'enfant  et  la  station  de  Willendorf,  près 
de  Vienne,  qu'un  fragment  de  fémur  gauche. 

Nous  avons  déjà  rendu  compte  des  découvertes  de  Krapina 
et  nous  en  reparlons  plus  loin. 

La  station  de  Predmost,  située  aux  environs  de  Prerau,  a 
livré  plusieurs  squelettes.  On  a  pu  reconstituer  dix  crânes  doli* 
chocéphales,  dont  six  appartiennent  à  des  individus  adultes  et 
quatre  à  des  adolescents.  La  longueur  des  fémurs  permet  de 
conclure  qu'il  s'agit  d'une  grande  race.  Les  crânes  masculins 
montrent  des  arcades  sourcilières  bien  développées. 

A  Bruenn  on  a  trouvé  un  squelette,  dont  le  crâne  est  au  plus 
haut  degré  dolichocéphale.  Quelques  parties  du  crâne  et  des 
autres  ossements  étaient  colorées  d'un  rouge  intense.  M.Virchow 
avait  exprimé  l'opinion  que  cette  coloration  était  artificiellement 
produite  après  le  décharnement  des  os.  M.  Obermaier  est  d'avis 
qu'on  jetait  autour  du  corps  enterré  des  grains  de  sanguine, 
dont  la  désagrégation  produisait  des  taches  rouges  sur  les  os  et 
sur  les  objets  placés  à  côté  d'eux. 

Résultat  scientifique  :  bien  que  les  documents  ne  soient  pas 
abondants,  il  est  permis  de  présumer  qu'à  l'époque  quaternaire 
la  région  du  Danube  moyen  était  peuplée  d'une  grande  race 
dolichocéphale. 

Les  peintures  et  gravures  murales  de  la  caverne  de 
Marsoulas.  —  Nos  lecteurs  se  rappellent  le  bel  article  con- 
sacré par  le  regretté  marquis  de  Nadaillac  aux  peintures  et  aux 
gravures  murales  des  grottes  préhistoriques  de  l'âge  du  renne  (1). 
L'infatigable  et  savant  abbé  Breuil,  aidé  de  M.  Cfirtailhac  et  de 
M.  Capitan,  continue  à  explorer  ces  cavernes  et  à  rendre  compte 
de  ses  découvertes.  Récemment  et  de  concert  avec  M.  Cartailhac 
il  a  décrit  dans  I'Anthropologie  (2)  les  relevés  des  grafTites  et 
des  peintures  de  la  caverne  de  Marsoulas,  située  près  de  Salies- 
du-Salat,  dans  la  haute  Garonne. 

(1)  Revue  des  Questions  scientifiques,  t.  LVI.  juillet  1904.  pp.  67-96. 

(2)  E.  Cartailhac  et  l'abbé  Breuil,  Les  Peintures  et  Gravures  murales 
des  cavernes  pyrénéennes,  L'Anthropologie,  t.  XV],  juillet-octobre 
1905,  pp.  431444. 


696  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Ce  qui  captive  Tintérét,  dans  les  découvertes  faites  dans  cette 
caverne,  c*est  qu'elles  établissent  un  lien  entre  la  caverne  espa- 
gnole d'Altamira  et  celle  de  Font-de-Gaume  et  autres  du  Péri- 
gord,  de  la  Gironde  et  du  Gard. 

Il  y  a  d'abord  un  paragraphe  relatif  aux  gravures.  Nous 
admirons  les  dessins  d'un  cheval  gravé  sur  la  paroi  droite,  d'un 
bison  gravé  sur  la  paroi  gauche  et  d'un  bouquetin  gravé  au 
fond  de  la  galerie.  Les  principales  figures  entières,  au  nombre 
de  quatorze  se  composent  de  six  chevaux,  six  bisons,  un  bou- 
quetin et  un  cervidé.  Il  y  a  une  centaine  de  croquis  de  têtes, 
parmi  lesquels  le  bison  prédomine.  Quelques  croquis  de  ligures 
humaines  semblent  rappeler  des  masques  de  sauvages. 

Le  paragraphe  suivant  traite  des  animaux  peints.  La  princi- 
pale figure  est  un  grand  bison,  analogue  à  ceux  d'Altamira.  Les 
bords  de  l'image,  le  pourtour  du  corps,  c'est-à-dire  la  croupe, 
la  queue,  la  ligne  dorsale,  le  creux  des  reins,  le  garrot,  toute  la 
tête,  l'avant  du  poitrail  sont  noirs.  En  dedans  de  ces  lignes  la 
masse  du  corps,  les  flancs,  les  cuisses  sont  rouges.  L'œil  a  la 
prunelle  ruuge.  Deux  bisons,  qu'on  rencontre  ensuite,  sont  noirs. 

Le  dernier  paragraphe  de  celte  monographie  expose  les 
signes.  On  remarque  des  lectiformes,  des  pectiformes,  des  poin- 
tillés et  des  bandes  arborescentes,  qui  sont  rouges.  Les  peignes, 
a  quatre,  à  cinq  et  parfois  à  six  dents  assez  allongées,  semblent 
représenter  des  mains.  On  observe  aussi  des  croix,  inscrites 
dans  un  cercle,  qu'on  retrouve  sur  les  galets  coloriés  du  Mas 
d'Azil. 

A  iMarsoulas  pas  plus  qu'à  Altamira  on  ne  rencontre  de  figures 
d'animaux  éteints,  comme  dans  la  Dordogne. 

Grétnes  préhistoriques  et  crânes  modernes.  —  M.  Charles 
S.  Meyers  a  établi  une  comparaison  intéressante  entre  deux 
séries  d'indices  (1).  La  première  appartient  à  un  grand  nombre 
de  crânes,  qui  proviennent  des  fouilles  de  M.  Pétrie  à  Nekada  et 
auxquels  on  attribue  un  âge  de  5000  ans  avant  notre  ère.  La 
seconde  a  été  prise  sur  le  vivant  et  ramenée  aux  indices  cranio- 
métriques.  L'auteur  a  pu  mesurer  des  soldats  égyptiens,  origi- 
naires des  provinces  de  Kena  et  de  Girga  et  ces  conscrits  ont 


(1)  Charles  S.  Meyers,  CatUributions  to  Egyptian  Anthropometry,  The 
comparative  Anthropometry  of  the  most  ancient  and  modem  Inhabû 
tants,  dans  The  Journal  of  the  Anthropological  Instituts  of  Great 
Britain  and  Ireland.  Vol.  XXXV,  1905. 


REVUE   DES   RECUEILS   PÉRIODIQUES.  697 

vécu  dans  la  même  région  de  la  vallée  du  Nil  et  dans  le  même 
milieu  que  leurs  ancêtres  préhistoriques. 

L'indice  céphalique  moyen  de  la  série  préhistorique  est  72,99  ; 
l'indice  céphalique  moyen  de  la  série  moderne  est  72,53  ;  la 
morphologie  du  cr&ne  ne  dénote  donc  aucune  différence  essen- 
tielle entre  la  population  préhistorique  et  la  population  moderne. 

Dans  les  deux  séries,  on  constate  que  l'écart  entre  l'indice 
céphalique  minimum  et  l'indice  céphalique  maximum  est  très 
faible  et  le  peu  d'étendue  des  oscillations  démontre  que  la  popu- 
lation moderne  est  demeurée  aussi  homogène  que  l'était  la 
population  préhistorique. 

Pour  la  sériation  individuelle,  la  courbe  accuse  sensiblement 
les  mêmes  sommets,  avec  double  décroissance  analogue,  dans 
les  deux  séries. 

Cette  comparaison  fournit  un  bel  exemple  de  la  persistance 
des  caractères  physiques,  dont  l'ensemble  constitue  les  races. 

Le  crannoge  de  Zeebrugge.  —  Quand  on  a  creusé,  en  1904, 
la  darse  ouest  du  port  de  Zeebrugge,  on  a  découvert,  sous  deux 
mètres  d'alluvions  marines,  un  ancien  ouvrage  en  bois,  de  forme 
rectangulaire,  qui  a  été  déblayé  en  partie  et  décrit  par  M.  le 
baron  de  Loê  (1).  Il  était  formé  de  poutres  en  grume,  de  12">,50 
de  longueur,  parallèles,  distantes  les  unes  des  autres  de  2"^,66  à 
3  mètres  et  reliées  entre  elles  par  des  traverses.  L'ouvrage  était 
maintenu  en  place  par  deux  rangées  latérales  de  pieux,  fixés 
très  profondément  en  terre  et  serrés  les  uns  contre  les  autres. 
Les  grandes  poutres  présentaient  toutes  aux  extrémités,  une 
ouverture  rectangulaire,  dans  laquelle  pénétraient  les  traverses 
de  liaison.  Quelques  vestiges  découverts  sur  cet  ouvrage,  qui 
reposait  sur  la  tourbe,  le  fixent  à  l'époque  romaine,  comme  le 
suggère  d'ailleurs  la  couche  d'alluvions  marines  qui  le  recouvre 
et  dont  le  dépôt  a  commencé  dès  le  iv^  siècle.  Cette  construction 
offre  une  ressemblance  frappante  avec  les  crannoges  des  lies 
britanniques.  On  y  a  recueilli  aussi  une  calotte  crânienne,  avec 


(1)  A.  de  L06,  Découverte  d'un  ancien  ouvrage  en  bois,  dans  les  travaux 
de  creusement  de  la  darse  ouest  du  port  de  Zeebrugge,  Bulletin  de  la 
Société  d'anthropologie  de  Bruxelles,  tome  XXIV,  1906,  p.  xix.— 
Baron  Ch.  Gilles  de  Pélichy,  Note  sur  l'ancien  ouvrcige  en  bois,  découvert 
au  port  de  Zeebrugge.  Annales  de  la  Société  d*émulation,  tome  LV, 
1905.  p.  177. 


ôqS  revue  de§  questions  scientifique- 

rîndîce  céphalique  74.85  (l),  11  résulte  d'autres,  découvertes  que 
la  région  a  été  occupée  aussi  par  une  race  t^racbycéphale  ;  le 
mélange  des  races,  qui  se  constate  de  nos  jours,  remonte  par 
conséquent  à  une  date  très  ancienne. 

J.  Claerhout. 


SCIENCE  ECONOMIQUE 


Les  Caisses  ordinaires  d*épargne  en  Italie  (2).  —  Le 
Ministère  italien  de  l'Agriculture,  de  l'Industrie  et  du  Com- 
merce a  publié,  à  l'occasion  de  l'Exposition  internationale  de 
Milan,  un  historique  étendu  des  Caisses  ordinaires  d'épargne 
dans  lequel  il  a  fait  ressortir  la  grande  part  prise  par  ces  Caisses 
dans  le  développement  économique  du  pays.  Cet  historique, 
formé  d'une  série  de  monographies  groupées  par  région  terri- 
toriale, débute  par  une  introduction  générale  claire,  méthodique 
et  substantielle  dont  l'analyse  me  suffira  pour  montrer  les  pro- 
grès de  l'épargne  en  Italie  depuis  1822  jusqu'aujourd'hui  et  quel 
a  été  le  rôle  bienfaisant  des  capitaux  accumulés  par  elle,  dans  le 
domaine  de  l'agriculture,  dans  celui  de  l'industrie,  comme  aussi 
en  matière  de  bienfaisance,  de  prévoyance  et  d'utililé  publiques. 

Les  premières  Caisses  d'épargne  italiennes  —  les  Caisses 
vénitiennes  ~  datent  de  1822  ;  elles  furent  annexées  aux  Monts 
de  Piété.  En  1823,  fut  fondée  la  Caisse  de  Milan,  en  1827,  celle 
de  Turin,  en  1829,  celle  de  Florence.  Les  États  de  l'Église  insti- 
tuèrent la  Caisse  de  Rome,  en  1836  et  celle  de  Bologne,  en  1837. 
Puis  les  Caisses  se  multiplièrent  de  plus  en  plus.  Au  l*""  avril  1906 
on  en  comptait  184  en  activité. 

L'Italie  ne  fut  pas  la  première  à  instituer  des  Caisses  dVpargne 
—  l'Allemagne,  l'Angleterre  et  la  Suisse  se  disputent  cet  hon- 
neur —  mais  elle  ne  fut  pas  longtemps  à  occuper  une  place 

(1)  V.  Jacques,  Note  sur  le  crCine  trouvé  à  Zeebrugge,  Bulletin  de  la 
Société  d'anthropologie  de  Bruxelles,  tome  XXiV,  1905,  p.  xxu. 

(2)  Mlnistero  d'Agricultura,  Industrie  e  Comniercio.  Le  Casse  ordi' 
fiarie  di  Risparmio  in  Italia  dal  1822  al  1904,  Notizie  storiobe  presen- 
tate  air  Esposlzione  di  Milauo  del  1906.  Un  vol.  in-S©  de  64-1  pages.  — 
Homa,  Tipogrnfia  nationale,  1906. 


revus;  des  recueils  périodiques.  699 

importante  parmi  les  pays  épargnants.  Les  184  organismes 
actuels  présentent  une  caractéristique  bien  propre  au  génie 
italien  :  une  grande  variété  d'organisation  et  une  remarquable 
faculté  d'adaptation  aux  besoins  locaux  et  au  processus  de  la 
vie  sociale.  La  loi  de  1888  sur  les  Caisses  d'épargne  a  respecté 
leur  féconde  indépendance  et  n'a  pas  voulu,  en  les  courbant  sous 
une  règle  trop  uniforme,  les  empêcher  de  continuer  une  œuvre 
économique  favorisée  par  une  liberté  d'action  dont,  à  considérer 
l'ensemble  des  institutions,  on  n'a  jamais  abusé. 

Les  Caisses  ordinaires  d'épargne  sont  régies  par  la  loi  précitée 
de  1888,  par  celle  de  1898  et  par  un  règlement  de  1897. 

Les  Caisses,  quel  que  soit  le  fondateur,  ont  droit  à  la  per- 
sonnalité civile.  Leur  dotation  originelle  ne  peut  être  inférieure 
à  3000  francs  et  n'est  susceptible  de  remboursement  que  si  le 
fonds  de  réserve  atteint  le  t/10  des  dépôts.  Ce  fonds  —  comme 
aussi  n'importe  quelle  espèce  de  patrimoine  ou  de  profil  — 
ne  produit  pas  intérêt  au  bénéfice  du  fondateur.  Les  9/10  des 
profits  annuels  sont  destinés  obligatoirement  à  la  formation 
et  à  l'augmentation  du  fonds  de  réserve;  le  dernier  dixième 
peut  être  affecté  à  des  œuvres  de  bienfaisance  ou  d'utilité 
publique,  à  l'augmentation  du  patrimoine,  etc.  Cette  part  de  I/IO 
est  majorée  lorsque  le  fonds  de  réserve  se  maintient  à  une  valeur 
égale  au  1/10  des  dépôts.  La  qualité  de  sociétaire  est  distincte  de 
celle  d'administrateur  ;  la  première  est  personnelle  et  intrans- 
missible jusqu'au  remboursement  de  la  contribution.  Aucune 
participation  aux  profits,  aucune  indemnité  rattachée  à  ces  pro- 
fits ne  sont  accordées  aux  administrateurs  ;  ils  ne  perçoivent  que 
des  jetons  de  présence  lorsque  le  capital  administré  dépasse  cinq 
millions  de  lire. 

Les  livrets  d'épargne  sont  nominatifs  ou  au  porteur,  ou  bien 
nominatifs  payables  au  porteur;  la  loi  admet  aussi  des  dépôts 
autres  que  des  dépôts  sur  livrets,  notamment  des  dépôts  en 
compte  courant.  Les  institutions  de  bienfaisance,  les  sociétés  de 
secours  muhiels,  les  sociétés  d'artisans,  etc.,  qui  représentent  la 
petite  épargne  sont  autorisées  dans  certaines  limites  à  posséder 
des  livrets  particuliers  bénéficiant  d'un  taux  d'intérêt  plus  élevé 
que  celui  des  livrets  ordinaires. 

Les  Caisses  d'épargne  ne  peuvent  acquérir  d'immeubles  que 
pour  les  besoins  de  leur  service  ;  tous  ceux  qui  viennent  à  leur 
échoir  par  héritage,  donation,  on  toute  autre  cause  et  dont  l'em- 
ploi ne  répond  pas  à  ces  besoins,  doivent  être  vendus  dans  les 
dix  ans. 


yOO  REVUE   DES   QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

Les  statuts  des  Caisses  sont  approuvés  par  le  Roi  sur  la  pro- 
position du  ministre  de  TAgriculture,  de  l'Industrie  et  du  Com- 
merce, le  Conseil  d'État  entendu.  Les  Caisses  sont  soumises 
à  la  surveillance  du  ministre  de  l'Agriculture,  de  l'Industrie  et 
du  Commerce. 

£n  cas  de  graves  irrégularités,  le  Conseil  d'administration 
peut  être  dissous  ou  suspendu  et  remplacé  temporairement,  dans 
le  premier  cas,  par  un  commissaire  royal  ou,  dans  le  second, 
par  un  commissaire  ministériel.  Lorsque  dans  le  courant  d'un 
exercice  une  perte  d'au  moins  la  moitié  du  patrimoine  a  été 
constatée  et  que  cette  perte  n'est  pas  réparée  par  les  fondateurs 
dans  une  mesure  suffisante,  la  dissolution  peut  être  prononcée 
par  le  Roi,  le  Conseil  d'État  entendu. 

On  voit  par  ce  rapide  exposé  de  la  législation  que  l'avoir  des 
déposants  est  entouré  des  plus  expresses  garanties.  En  l'espèce, 
ces  garanties  sont  nécessaires  ;  elles  sont  un  des  meilleurs 
encouragements  à  l'épargne  populaire. 

Les  184  Caisses  d'épargne  actuelles  se  répartissent  inégale- 
ment sur  le  territoire  italien  ;  les  Marches  et  le  Midi  en  possèdent 
le  plus  grand  nombre,  la  Sicile,  la  Lombardie,  la  Ligurie  en 
comptent  le  moins,  la  Sardaigne  n'en  possède  plus.  Les  Caisses 
se  classent  en  deux  grands  types  :  celui  de  Société  anonyme 
—  103  caisses  —  qui  domine  dans  la  Toscane  et  les  anciens 
Etats  pontificaux,  et  celui  d'institutions  fondées  par  des  com- 
munes ou  d'autres  êtres  moraux  —  76  Caisses  —  type  habituel 
à  la  haute  Italie  et  au  Midi.  Les  5  Caisses  non  comprises  dans 
les  catégories  précédentes  sont  de  forme  spéciale.  La  Caisse  de 
Milan  a  une  administration  à  la  nomination  de  laquelle  prennent 
part  la  commune  de  Milan,  toutes  les  provinces  lombardes  et  le 
Gouvernement;  les  Caisses  de  Palerme  et  de  Carrare  ont  un 
conseil  nommé  par  le  Gouvernement  ;  la  Caisse  de  Naples 
dépend  de  la  Banque  de  Naples  et  celle  de  Sienne  du  Mont  de 
Piété  de  Paschi. 

Diverses  institutions  ont  des  succursales  et  leur  action  s'étend 
hors  de  leur  province. 

A  la  fin  de  1904,  les  sommes  déposées  dans  les  182  Caisses 
alors  existantes  se  montaient  à  1776  900  000  lire;  l'ensemble 
des  patrimoines  était  de  281  800  000  lire.  Il  y  avait  donc 
2  058  700  000  lire  à  administrer. 


REVUB  DBS   RECUEILS   PÉRIODIQUES. 


701 


Le  tableau  suivant  indique,  depuis  1830,  les  accroissements 
décennaux  des  dépôts  et  des  patrimoines  pour  l'ensemble  des 
Caisses  ordinaires  d'épargne  italiennes. 


(En  millions  de  lire) 

1830  1840    18&0    1860    1870    1880  1890  1900  1904 

Dépôts                6,3    2t,4    42,5    157,7   347,7  686.0  1186,7  1504,7  1776,9 

Patrimoines       0,2      1,0      2,6     11,2     28,2     70,4  140,4  234,3  2813 


Si  Ton  tient  compte,  en  outre,  de  près  de  984  millions  de  lire 
recueillis  par  la  Caisse  d'épargne  postale,  dont  il  sera  dit  quel- 
ques mots  plus  loin,  on  arrive  à  un  total  de  2761  millions  de  lire 
de  dépôts,  somme  considérable,  mais  qui  est  loin  de  représenter 
toute  l'épargne  italienne  que  sollicitent  aussi  pour  une  grande 
part  les  institutions  de  crédit  et  les  Banques  populaires.  A  la  fin 
de  1904,  les  seules  Banques  coopératives  —  au  nombre  de  759 
—  avaient  recueilli  640  1/2  millions  de  lire. 

Les  Caisses  ordinaires  d'épargne  sont  de  véritables  Banques 
de  dépôt,  elles  sont  donc  appelées  à  p/acer  les  fonds  qui  leur  sont 
confiés  et,  à  cet  égard,  elles  attirent  particulièrement  l'attention. 

Voici  le  tableau  des  placements  (dépôts  et  patrimoines) 
depuis  1830  : 

(En  millions  de  lire) 


Au 

Prôts 

Prêts 

Portefeuille 

Comptes 

En 

1  déc. 

Titres  hypothéc. 

chirograph. 

(Lett.  de  ch.) 

courants 

souffr. 

1830 

3.0 

1,5 

1,9 

— 

— 

— 

1840 

2.6 

7,6 

8.5 

0.9 

2,3 

— 

1850 

2.7 

20.0 

14.9 

3,3 

23 

~ 

I8r,u 

14,0 

83,3 

31,7 

12,6 

6.9 

0,2 

1870 

733 

107.5 

49.3 

27,1 

11,9 

0.9 

1880 

306,3 

135.4 

92,7 

823 

46,4 

2,2 

1890 

578.7 

274,9 

151,0 

142,0 

60.4 

6,9 

1900 

991,4 

255.6 

136,8 

138,2 

66,3 

7.1 

1904 

107-2,7 

303.1 

165,0 

289,8 

80,7 

7,3 

Les  placements  en  titres  sont  pour  la  presque  totalité  des 
placements  en  titres  publics  ;  ils  ont  eu  et  ont  encore  une  grande 
influence  sur  le  marché  des  fonds  d'État,  ils  ont  contribué  à 


TABLE  DES  MATIERES 

DU 
DIXIÈME  VOLUME  (troisième  série) 

TOME    LX    DE   LA  COLLECTION 


LIVhAISON  DE  JUILLET  1906 


Le  Minotaure  Ttphée,  par  M.  J.-H.  Fabre 5 

La  Forêt  gauloise,  franque  et  française,  par  M.  G.  de 

Kirwan 30 

Les  Origines  de  la  Statique  (fin),  par  M.  P.  Dahem  .     .      65 
La  Fonction  économique  des  Ports  (suite)  : 

IL  Le  Port  de  Bruges  au  moyen  âge,  par  M.  Georges 

Eeckhout 110 

IIL  Le  Port  de  Barrt,  par  M.  H.  Laporte  ....     127 
IV.  Le  Port  de  Beira,  par  M.  Gh.  Morisseaux     .     .     143 
V.  Les  Fonctions  économiques  du  Port  de  Livcrpool, 

par  M.  Paul  de  Rousiers 167 

VL  Anvers  et  la  vie  économique  nationale,   par   MM. 

Ernest  Dubois  et  Marcel  Theunissen    .    .    .     183 
VIL  Les  Ports  et  la  vie  économique  en  France  et  en  A  lle- 

magne,  par  M.  G.  Blondel 2:22 

Note  complémentaire,  par  M.  Edouard  Van  der 

Smissen 243 

La  Société  scientifique  aux  fêtes  du  centenaire  de  Le 

Play,  Discours  de  M.  Beernaert 255 

Bibliographie.  —  I.  1.  N.  L  Lobatchefskij.  Zwei  geome- 
trisehe  Abhandlungen,  aus  dem  Hussisclien  uel)er- 
setzt,  mit  Âimierkungeii  und  mit  eiiier  Biograpliie  des 
Vertassers  von  Fr.  Eiigei.  -  2.  N.  J.  Lobatchefskij 's 
iinaginare  Géométrie  and  Ânwendung  der  imaginnren 
Géométrie  auf  einige  Intégrale,  aus  dem  Russischen 
nbersetzt  und  mit  Anmerkungen  herausgege!)en  von 
IL  Liebmann.  —  3.  Études  géométriques  sur  la  théorie 
dos  parallèles  par  N.  L  Lobatchewsky,  traduit  de  Pal- 
lemand  par  J.  Hoûel.  —  4.  Pangéométrie  ou  Précis  de 
Géométrie  fondée  sur  une  théorie  générale  et  rigou- 
reuse des  parallèles  par  N.  J.  Lobatchewsky,  P.  Man- 

sion 260 

IL  Sammlung  von  Formeln  und  Sfitze  aus  dem 
Gebiete  der  elliptischen  Funktionen  nebst 
Anwendungen,  von  J.  Thomae,  P.  Mansion.    266 

llhSËRlE.  T.  X.  45 


yo6  REVUE   DES    QUESTIONS    SCIENTIFIQUES. 

III.  Methodik  der  elementaren  Arîlhmetik  in  Ver- 

bindung    mit   Algebraischer   ÀDalysis    von 

D^  Max  Simon,  H.  B 268 

IV.  Grundriss  einer  analytischen  Géométrie   der 

Ebene,  von  J.  Thomae  in  Jena,  H.  B.  .     .     .     269 

V.  Études  sur  les  Assurances-Vie.  Calcul  des 
primes  suivant  la  notation  des  Actuaires,  par 
Jean  Schul,  S.  J..  professeur  d*Algèbre  finan- 
cière à  TÉcole  supérieure  de  commerce  Saint- 
Ignace  à  Anvers,  C.  Beaujean 271 

VI.  Karl  Schellbach.  HOckblick  auf  sein  wissen- 
schaflliclies  Leben  nebst  zwei  Scbriflen  au& 
seinem  Naclilass  und  Briefen  von  Jacobi. 
Joacbimstbal  und  Weierstrass  berau^gege- 
ben  von  Félix  MOller,  mit  einem  Bildnis 
Karl  Schellbachs,  H.  Bosmans,  S.  J.     .     .     274 

VII.  Bellino  Carrara,  S.  J.  Professore  di  Calcolo 
infinitésimale  nell*  Universita  Gregoriana. 
L'  **  Unicuique  Suum  ,,,  a  Galileo,  Fabricins 
e  Scheiner  nella  scoperta  délie  macchie  so- 

lari,  H.  Bosmans,  S.  J 276 

VI IL  Le  livre  de  l'Ascension  de  l'esprit  sur  la  forme 
du  ciel  et  de  la  terre.  Cours  d'astronomie 
rédigé  en  1279  par  Grégoire  Aboulfarag,  dit 
Bar-Hebraeus,  publié  pour  la  première  fois, 
d'après  les  manuscrits  de  Paris,  d'Oxford  et 
de  Cambridge,  par  F.  Nau.  Seconde  partie, 
traduction  française,  H.  Bosmans,  S.  J..     .    i^) 

IX.  Cours  de  Physique  de  TÉcoIe  polytechnique, 
par  M.  J.  Jamin,  troisième  supplément  par 
M.  Bouty.  Radiations.  Électricité.  Ionisation, 

V.  S. 286 

X.  Sur  les  Électrons,  par  Sir  Oliver  Lodge.  Tra- 
duit de  l'anglais  par  E.  Nugues  et  J.  Péridier, 
V.  S 287 

XL  Radio-Activify,  by  E.  Rytherford,  deuxième 

édition,  V.  S 288 

XII.  Théorie  der  Elektrizitat.  Zweiter  Band  :  Elek- 
tromagnetische  Théorie  der  Strahlung,  von 
Dr  M.  Abraham,  V.  S 288 

XIII.  Leibnizens  nachgelassene  Schriften  physika- 

lischen,  meclianischen  und  technischen   In- 
halts,  von  D^  Ernst  Gerland,  V.  S 290 

XIV.  Elektrische  Wellen-Telegraphie,  vcn  J.-A.  Fle- 

ming. Traduit  de  l'anglais  par  E.  Aschkinass, 

V.  S 291 


TABLE   DES   MATIÈRES.  707 

XV.  Les  Éléments  de  Testhétique  musicale,  par 
Hugo  Riemann,  Professeur  à  TUniversité  de 
Leipzig,  traduit  et  précédé  d'une  introduction 
par  Georges  Humbert,  Professeur  au  Conser- 
vatoire de  Genève  et  à  linstitut  de  musique 

de  Lausanne,  G.  Lechalas 292 

XVL  Hydraulique  agricole  et  urbaine,  par  G.  Bech- 

mann,  W^ 299 

XVII.  Le  Sucre.  Les  plantes  saccharifères,  par  C. 

Maréchal,  É.  D.  'W 300 

XVIII.  Minnesota  plant  diseases,  par  G.  M.  Freeman, 

É.  D.  1?^ 301 

XIX.  L'Argentine  au  xx«  siècle,  par  A.  B.  Martinez 
et  M.  Lewandowski,  avec  une  préface  par 
Ch.  Pellegrini,  ancien  Président  de  la  Repu* 

blique  argentine,  É.  D.  1^ 302 

XX.  Compte  rendu  des  opérations  et  de  la  situation 
de  la  Caisse  générale  d'épargne  et  de  retraite 
instituée  par  la  loi  du  16  mars  1865  sous  la 

garantie  de  l'État 304 

XXI.  De  l'Esprit  du  gouvernement   démocratique, 

par  Adolphe  Prins,  B.  D 308 

Revue  des  recueils  périodiques. 

Géologie,  par  M.  A.  de  Lapparent 313 

Sciences  techniques,  par  M.  G.  de  Fooz 322 

Bulletin  bibliographique 338 


LIVRAISON  D'OCTOBRE  IfOJ 

Joseph  Marie  de  Tilly  (1837-1906),  par  M.  P.  Mansion.     353 
La  chronologie  des  époques  glaciaires  et  i/ancienneté 

DE  l'homme,  par  M.  A.  de  Lapparent 362 

Le  PROBLÈME  DE  L'aLIMENTATION.  PHYSIOLOGIE  ET  PRATIQUE 

DES   REGIMES    ALIMENTAIRES,  par  M.  Ic   D^  Dardel 
(d*Aix-les-Bains) 385 

La     FORÊT     GAULOISE,    FRANQUE     ET     FRANÇAISE     (fin\    par 

M.  C.  de  Klrwan 421 

L'ÉLECTRICITÉ   CONSIDÉRÉE   COMME   FORME  DE  l'ÉNERGIE.  LeS 
DEUX    NOTIONS    FONDAMENTALES  :    LE    POTENTIEL    ET    LA 

QUANTITÉ  d'Électricité,  par  M.  le  L*  Colonel  Arles.  452 
Le  rire  et  SES  anomalies,  par  M.  le  D^  X.  Francotte.  492 
Orientaux  et  Occidentaux  en  Espagne  aux  temps  pré- 
historiques, par  M.  L.  Slret 529 


univers:ty  of  michigan 


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