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REVUE
DES
OUESTONS SCIENTIFIOIIBS
PUBLIEE
PAR LA SOCIETE SCIENTIFIQUE DE BRUXELLES
Nulla iinquain inler fldein et rationem
vera dissensio esse potesl.
Const. de Fid. cath., c. nr.
TROISIÈME SÉRIE
TOME IX — 20 JANVIER 1906
(TRKNTIÈME ÀffNÉB; TOME MX DE I.A COLLECTION)
LOUVAIN
SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE
(M. J. Thirion)
II, RUE DES RÉ COLLETS, ii
1906
LE CHANOINE NICOLAS JEAN BOULAY
La Société scientifique vient de faire une perte bien
grande et bien douloureuse en la personne de M. le Cha-
noine Boulay, doj-en de la Faculté des sciences à rUuiver-
siiê ôaiholiquo de Lille, décédé le 19 octobre, à Vkge de
69 an^^. Les qualités éminentes de notre regretté confrère,
la pan active qu'il a prise à nos travaux, sa haute science,
8& grande modestie nous font un devoir de lui adresser
un suprême adieu et de consacrer à sa mémoire un sou-
venir recou naissant.
M. le Chanoine Nicolas Jean Boulay naquit en iSSy à
Vaguey. non loin de Rerairemont dans les Vosges. 11 se
fil remarquer de bonne heure par la fermeté de son carac-
tère et par la précision de son esprit. Ses études en lit-
léraiure, en philosophie et en théologie furent des plus
brillantes ; mais ce fut surtout vers les sciences naturelles
que sa vocation scientifique se dessina. Tout jeune encore
il s'occupa des ronces de la Lorraine ; il était encore
étudiant au séminaire, lorsqu'il entra en relation avec le
«avant professeur Godron de Nancy. Celui-ci encouragea
le jeune abbé dans ses études et le poussa a publier, en
1864, son premier travail sur ce groupe important de
Tégétanx.
Nommé quelque temps vicaire au sortir de sa théologie,
H. Boulay fut bien vite, à la demande de ses anciens
maîtres, rappelé comme professeur au séminaire de St-Dié
b REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
par Téminent cardinal Caverot qui avait apprécié ses
talents et deviné son avenir.
Si Ton veut savoir quel fut son enseignement dans ce
milieu choisi, on na qu'à visiter le diocèse de St-Dié.
Tous ceux qui eurent l'avantage d'être ses disciples
redisent avec émotion quel zèle il apportait dans ses fonc-
tions, combien il passionnait le jeune clergé pour les
sciences et quelles belles excursions il lui procurait dans les
montagnes qui encadrent si gracieusement la ville. Tout
lui était également familier : la botanique, la zoologie, la
géologie, la physiqu(\ la chimie ; et, de ses connaissances
si variées, il savait toujours tirer une conclusion philo-
sophique qui élevait Tâme de ses élèves vers Dieu et les
armait pour les combats de l'avenir.
Cependant, c'était vers la liberté de l'enseignement
supérieur catholique qu'allaient ses préférences. Aussi,
lorsque le R. P. d'Alzon annonça qu'il allait fonder une
Université catholique à Nîmes, M. Boulay fut des premiers
à donner son concours. Si les projets du R. P. d'Alzon
n'aboutirent pas, du moins les quelques aniiées que notre
savant confrère passa à Niraes et à Marseille ne furent pas
sans résultat. 11 eut le talent et le courage, en dépit d'un
enseignement chargé, de préparer seul et de conquérir
avec succès le grade de licencié es sciences naturelles.
L'heure était venue oi\, dans la capitale du Nord de la
France, des catholiques intelligents et généreux songèrent,
cette fois pratiquement, à constituer une véritable Univer-
sité catholique. L'appel qu'ils firent à M. Boulay fut
entendu et le savant botaniste vint des premiers à Lille
avec de belles collections de zoologie, de botanique et de
géologie qu'il avait en grande partie recueillies lui-même.
La chaire qu'il devait occuper était celle de botanique,
sa science préférée; mais, comme il se trouvait presque
seul au début, il dut à la fois pourvoir à l'enseignement
complet des sciences naturelles, créer un jardin botanique,
classer les collections et contribuer à l'organisation du
LE CHANOINB NICOLAS JEAN BOULAY. 7
cabinet de physique aussi bien que des laboratoires de
chimie. Tout autre aurait succombé sous une si lourde
lâche : loin d'en sentir le poids, M. Boulay trouva encore
le lemps de préparer et de soutenir, en 1876, devant la
Fa:uité des sciences de Caen, deux belles thèses qui lui
T8icrf»nt le grade de docteur es sciences. La première
iraii pour objet : Les principes généraux de la distribution
its mousses ; la seconde : Le terrain houiller du No7\i de
la France.
Depuis cette date, ses publications ne cessèrent point. Il
mena tout de front : la botanique descriptive, la paléonto-
logie végétale, les discussions philosophiques, la péda-
gogie scientifique ou l'enseignement des sciences dans les
peiits elles grands séminaires, Tanthropologie, la socio-
logie le développement des collections, la nouvelle orga-
nisation du jardin botanique, la fondation d'une société
pour l'étude des ronces, la fondation d'une société sem-
blable pour l'étude des mousses, la création de la Rkvue
DE Lille, l'organisation, à TUniversité, de conférences
d'anthropologie, et, par dessus tout, la préparation tou-
jours parfaite^ toujours méthodique des étudiants au
grades! difficile de la licence.
Nos Annales et notre Revue des Questions scienti-
fiques sont remplies de ses travaux : Analyse du beau
travail de M. Grand Eury sur le Bassifi houiller de la Loire
(1877) ; Recherches de paléontologie végétale sur le Bassin
kmller du Not^d de la France (1879) ; Notices sur les
Moraines pj'of ondes des anciens glaciei\s dans les hautes
Talléesdes Vosges (1882) ; Théorie de f Évolution en Bota-
^ue (1893) ; Flore fossile de Gergovie, etc., etc.
La Revub db Lille, dont il fut l'un des pi-incipaux
fondateurs et à laquelle il collabora si activement, s'honore
«lavoir enregistré dans ses numéros : ses études sur les
Sciences naturelles et la Bible (1893) ; ses publications sur
^Transformisme (1890-1891) ; ses aperçus sur \ Ancien-
8 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
"neté de t homme (1894); ses observations sur la Formation
scientifique des professeurs ecclésiastiques ( 1894) ; sa
critique des Se^vnons laïcs d^ Huxlei/ (\Sg^) ; ses remarques
sur le Congrès scietitifique international des catholiques
(1894) : son travail sur V(hngine de C espèce htcmaine,
etc., etc.
A Colmar, il publia une belle étude sur la Paléontologie
végétale du Terrain houiller des Vosges [x^j^ ; à Marseille,
des annotations sur quelques Mousses de la région médi-
terranéenne (1881) ; à Lille, un aperçu général sur les
Ar&r^i- (1888), \q?^ Premiei*s Joiu^s de la Genèse (1890),
la Flore pliocène de Thézier (Gardj (1890), un Traité
d'anthropologie ( 1 896) .
Mais son grand travail, celui qui fait l'honneur de sa
vie, est son savant T)*aité des Muscinées, La première
édition en un volume avait été saluée du titre à'opus
pj^aestantissimum \)ar les Allemands. Il le développa depuis
et fit paraître le premier volume d'une seconde édition
en i883. Le second volume avait été édité en 1904 ; il
était occupé à la rédaction du troisième, lorsque la mort
vint le frapper sur la brèche. Nous espérons qu'il se
rencontrera quelqu'un pour achever ce travail monumental
où l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de l'érudition
ou de la précision scientifique de l'auteur.
Dans son deuil notre Société scientifique est fière d'avoir
compté M. Boulay dans son sein, de l'avoir appelé depuis
longtemps à la présidence de la troisième section et tout
dernièrement à la présidence générale. lion nombre
d'autres sociétés s'honorèrent de le compter parmi leurs
membres : les Sociétés scientifiques de Colmar, de Mar-
seille, de Besançon, et surtout les deux grandes Sociétés
géologique et botanique de France. Cette dernière fut
unanime en 1898 à l'appeler à la vice-présidence, malgré
son éloignement de Paris.
LE CHANOINE NICOLAS JEAN BOULAY. 9
Tant de travaux, tant de science méritaient des récom-
penses. Par deux fois les suffrages des collègues de
M. Boulay et la confiance des évéques rappelèrent au
décanat : Monseigneur de Saint-Dié lui conféra le titre
de Chanoine honoraire de sa cathédrale et Monseigneur
de Cambrai lui envoya pareille distinction, heureux
daiiacher à son église métropolitaine un prêtre d'un tel
mérite. Inutile de dire que ces honneurs ne changèrent
rienauï habitudes de modestie et de travail de M.Boulay.
Beaucoup d'autres distinctions lui seraient encore
arrivées, s'il avait été de renseignement officiel ; mais ce
siini prêtre était au-dessus de toutes les récompenses
liiinaifles. Sa grande satisfaction était de faire mieux
coonaitre Je Dieu des sciences et de mieux faire estimer
SM Église. Nous espérons que Dieu lui a accordé là Haut
lacoQîempIation de cette vérité qu il aimait tant, et nous
swk'ions pour l'Église d'avoir toujours des nuiîtres tels
îwJf.ie Chanoine Boulay.
Chanoine Bourgeat.
\
LES OBSERVATOIRES
DE
LA COMPAGNIE DE JESUS
AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE
A la fin du xyiii** siècle, au moment de la suppression
de leur Ordre, les Pères de la Compagnie de Jésus étaient
à la tête de 3 o observatoires, sur i3o environ qui exis-
taient à cette époque. De ces 3o observatoires, les uns
cessèrent d'exister, les autres passèrent en de nouvelles
mains.
Fidèle à son passé et aux grandes idées qui avaient fait
sa gloire, la Compagnie de Jésus renaissante, au fur et à
mesure de ses moyens, reprit les travaux scientifiques
interrompus. Dix ans à peine après son rétablissement,
elle rentrait en possession de l'Observatoire du Collège
Romain, en 1824. L'Observatoire de Georgetown se
fondait en 1842, celui de Stonyhurst en 1844 ; d'autres
suivirent bientôt.
Au début du xx"" siècle, moins de cent ans après son
rétablissement, les Pères de la Compagnie de Jésus
dirigent plus de vingt observatoires. Deux pourtant
leur ont été enlevés : celui du Collège Romain, et celui de
Quito ; c'étaient les deux seuls qui fussent régulièrement
subventionnés par des gouvernements. La Compagnie doit
LBS OBSERVATOIRES DE LA COMPAQNIE DE JÉSUS. 1 1
suffire, à peu près seule, aux dépenses de tous les autres,
à rexception de celui de Manille.
De ces observatoires, tous, évidemment, n'ont pas la
même impoi^tance : ceux de Georgetown, Stonyhurst,
Manille, Zi-ka-wci, Kalocsa et Tananarive, classés ainsi
par ordre de date de fondation, concentrent, à l'heure ([u'il
esi. la majeure partie de Tactivité scientifique et sont uni-
ver>elleinent connus. D'autres, tout en étant des observa-
loires de recherches, sont plus récents ou ont une moindre
renommée ; d'autres enfin sont plutôt des observatoires de
collèges et en complètent heureusement renseignement.
\\ nous a semblé intéressant de fixer la physionomie des
observatoires actuellement existants, en réunissant, dans
une série de notices, les étapes de leur histoire et les
détails de leur fonctionnement. Ce sera, du même coup,
réunir et classer des documents trop épars.
L'histoire des anciens observatoires de la Compagnie de
Jè>us méi'iterait d'être écrite ; elle nécessite de longues et
minutieuses recherches que nous esi)érons pourtant mener
à l)ien. A cette histoire pourront être adjointes, (X)mme
traits d'union avec les notices suivantes, des notices sur
quelques observatoires, fondés, puis supi)rimés, dnns le
courant du xix® siècle : ainsi l'Observatoire de Quito,
dirigé par les Jésuites de 1870 à 1875, celui de l'Univer-
sité St-Louis (États-Unis), fondé en i855, supprimé en
1888, d'autres encore. L'Observatoire du Collège Romain,
malgré le renom que lui ont donné, de 1824 à 1879, ses
illu.Nires directeurs, ne doit pas cependant être séparé de
ses jumeaux du xvii" siècle ; son histoire, pour être com-
prise, ne doit pas être fragmentée.
Bien que renfermant quelques détails biographiques, les
figes qui suivent contiennent surtout des monographies
Jb/jservatoires. Ennemis, amis, membres même de la
Compagnie de Jésus, y verront comment elle comprend,
ienos jours encore, l'apostolat de la science.
12 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
OBSERVATOIRE DE GEORGETOWN (i)
HISTORIQUE
Fondation. — Le collège de la Compagnie de Jésus à
Georgetown est le plus ancien des États-Unis ; il fut fondé
en 1789 par le Père Jean Carroll, quelque temps avant
son élévation à Tépiscopat. L'Observatoire de Georgetown
est lui-même Tun des premiers de la République Améri-
caine, car il date de 1842-43. Il est par conséquent con-
temporain de l'Observatoire Naval de Washington, son
puissant voisin d'aujourd'hui, et de sept ans seulement plus
jeune que l'Observatoire de Williams Collège, le plus
ancien des États-Unis.
L'Observatoire de Georgetown fut construit et organisé
par le Père Jacques Curley. Né le 25 octobre 1796, dans
le comté de Roscommon,en Irlande, Jacques Curley arriva
à Philadelphie en 1817. 11 n'avait fait encore que des
études primaires, mais montrait déjà certaines aptitudes
pour les sciences exactes. Après avoir, durant neuf ans,
exercé de petits emplois de teneur de livres et de profes-
seur d'arithmétique, à l'âge de 3o ans il commença ses
études de latin au séminaire de Washington. En 1827 il
entrait au noviciat de la Compagnie deJésus à Georgetown ;
son noviciat terminé, il était nommé professeur de sciences
au Collège de cette ville ; il devait occuper cette chaire
pendant quarante-huit ans.
En 1841, sous le rectorat du Père Thomas Jenkins, on
décida d'annexer au Collège de Georgetown un observa-
it) c;eorgetown Collège Observalory. Georgetown (D. C). Éiats-Unis.
I^ OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. l3
roire destiné à compléter renseignement des sciences. Le
Père Je/i'kins et le Père Charles Stonestreet réunirent les
fonds Jieoessaires ; le Père Curley choisit remplacement,
dftïsina Jes plans et réussit, au bout de peu de temps, à
rèuDir une série d'instruments de premier ordre, dont
pbidirs, aujourd'hui, fournissent encore un bon usage.
CiifjLy un instrument méridien d'Ertcl, de Munich, monté
efl 1S44, un équatorial de Troughton et Simms, de
Lûijilres, morjté en 1840, deux pendules sidérales de
Molvijt'ux.
Proliuml des instants de loisir que lui laissait son
enseigneraeiit au collège, le Père Curley se mil au travail.
Aièv: le concours de Sir 0. B. Airy, Astronome Royal
AGn^uwich, il commença, par une suite de mesures de
culmlnaiions d'étoiles circumpolaires, à déterminer la
lâiimJe du nouvel observatoire, puis sa longitude, au
aiûveiidune suite d'observations d'occultations d étoiles
pat la lune. L/opéralion fut si bien menée qu'une nou-
velle deierminat ion, faite plus tard par la méthode télé-
graplûv^ue, indiqua une erreur d'à peine trois dixièmes de
Mcoode.
Le Père Curley corrigea également les calculs faits pour
la dètermiiiation du méridien de Washington ; les obser-
vations qu'il rit dans ce but ont été, plus d'un demi-siècle
après, reconnues fort exactes par les astronomes officiels
d« gouvernement des Etats-Unis.
La révolution de 1848, en exilant les Jésuii.es italiens,
fournit des assistants au Père Curley. Le célèbre Père de
Vico, directeur de 1 Observatoire du Collège Romain, et
surnommé le Chasseur ae comètes, passa quelques mois à
Georgetown, mais revint mourir à Londres, à 43 ans à
pooe. Le Père Sestini, élève du Père de Vico, et qui avait
Pallié déjà à Romô un mémoire sur les couleurs des étoiles,
^rii à Georgetown ses observations. En i85o, il entre-
pntune étude suivie des taches du Soleil et la poursuivit
journellement , pondant près de deux mois ; les magnifiques
14 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dessins qu il en fit furent lithographies et publiés par le
Naval Observatory. Le Père Sestini composa en outre un<»
série d'ouvrages de mathématiques.
Le Père Secchi, chassé lui aussi d'Italie, où il était
professeur de physique, à Lorette, alla passer quelque
temps à l'Observatoire de Stonyhurst, puis vint à George-
town. Il y resta un an et y composa un traité sur la
mesure des résistances électriques, qui fut publié en i852
dans les Smithsonian Contributions to Knowledge ; c'est
le premier ouvrage sorti de son infatigable plume. — S'il
ne coopéra pas directement aux travaux des Pères Curley
et Sestini, on peut penser qu'il profita du moins de leur
savoir, car en 1849 il était rappelé pour recevoir à Rome
la succession du Père de Vico : la direction de l'Observa-
toire et la chaire d'astronomie à l'Université Grégorienne.
En i852, le Père Curley, dans un volume de 2i5 pages
in-quarto, intitulé Annals of the Observatory of Geor-
getown Collège, résumait les travaux des dix années pré-
cédentes. Ce volume marquait la fin de la première étape
de la vie de l'Observatoire. La guerre civile qui survint
à cette époque, puis la reconstruction complète du Col-
lège de Georgetown, firent oublier durant plusieurs années
les travaux astronomiques. Le Père Curley exerça alors
pendant dix ans les fonctions de Socius de trois Provin-
ciaux, les Pères Brocard, Stonestreet et Villiger, et celles
de Procureur de Province, qui lui prirent une grande
partie de son temps.
En 187g, le Père cessait de professer la physique. Le
Père Ryan, son successeur, prenait part, la même année,
à une expédition scientifique organisée par le Père Sestini
pour observer l'éclipsé de Soleil du 29 juillet.
En 1889, le Collège de Georgetown célébrait de grandes
fêtes à l'occasion du centenaire de sa fondation. Le Père
Curley, qui y résidait depuis 58 ans, put prendre encore
part à ces solennités, puis, comme s'il n'eût attendu que
cela pour mourir, il s'éteignit doucement le 24 juillet, à
LBi» OBSERVATOIRES DE LA COMPAQNIE DE JÉSUS. l5
l'âge de 93 ans. Sa calme et longue vie, tout entière
dévouée à l'étude et à renseignement de l'astronomie et de
la physique, sciences auxquelles, vers la fin, il ajouta la
botanique, a laissé dans l'esprit de tous ceux qui Font
connu, une impression d'unité grandiose et de délicieuse
harmonie.
Réorgnnisafton . — Le Collège de Georgetown complète-
ment reconstruit et agrandi, on s'occupa sans tarder de
son important auxiliaire, l'Observatoire ; il avait jus-
qu'alors bien rempli son rôle d'observatoire de maison
d'éducation ; on décida de le consacrer à de hautes recher-
ches scientifiques. Dès 1888, le Père J. G. Hagen en fut
Domuié le second directeur. Sous sa direction, TObserva-
loire fut remanié de fond en comble en 1889 et mis à la
hauteur de son nouveau rôle. C'est aujourd'hui un obser-
vatoire astronomique de premier drdre.
Le Père Hagen s'est surtout consacré à dos études de
photométrie stellaire. Les nombreux travaux qu'il a
poMiés sur ce sujet, son grand Atlas des étoiles variables,
an ouvrage désormais classique, témoignent de ses con-
MÎssances techniques et de s^ remarquable activité. Nous
en reparlerons bientôt en détail.
En 1890. le Père Fargis était nommé assistant du
Père Hagen, et, depuis, s'employait à perfectionner le
photocbronographe ; la même année, le Père William
Rigge, le directeur actuel de l'Observatoire de Creighton
(Omaha), venait passer un an à Georgetown pour étudier
les étoiles variables.
En 1891, le Père Hedrick est venu, à son tour, com-
pléter le brillant personnel de l'Observatoire de George-
town, et s'adonner tout entier, lui aussi, à l'observation
des étoiles.
En i8g3 enfin, le Père Algue, le savant directeur de
rObservatoire de Manille, venait, durant deux ans,
apporter à Georgetown le concours de son esprit inventif
et coopérer aux intéressants travaux qui s'y exécutent.
l6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
II
TECHNIQUE
Bâtiments et instimments , — L'Observatoire de George-
town, dans son état actuel, se compose d'un bâtiment cen-
tral, à trois fenêtres de façade, et de deux ailes (PI. I,
fig. i). Le bâtiment central a trois étages : le premier
contient quatre pendules et les appareils électriques ; le
second renferme la bibliothèque, très complète ; le troi-
sième supporte la coupole et abrite un équatorial Fauth
avec une lentille de 3o centimètres. Les deux ailes ren-
ferment, l'une un instrument des passages, de 1 1,25 cen-
timètres, signé d'Ertel, l'autre une lunette photographique
de transit, de 22,5 centimètres, due à Saegmiiller. Une
annexe située à l'est contient un télescope zénithal de i5
centimètres, servant à la photographie, et un petit dôme
abrite l'équatorial de 12 centimètres qui se trouvait primi-
tivement, du temps du Père J. Curley, sous la coupole
centrale.
L'Observatoire possède un assez grand nombre d'autres
instruments de moindre importance ; signalons un chrono-
graphe de Fauth, plusieurs horloges, dont une de Rielier,
marchant dans une enceinte où l'on a fait un vide partiel.
Le cercle méridien de Troughton et Simms avec lunette
de 10 centimètres, qui servit de longues années dans l'aile
orientale, a été échangé pour la lunette méridienne photo-
graphique.
Un fil relie l'Observatoire au Western Union Telegraph
et lui permet de recevoir ainsi les signaux quotidiens du
Naval Observatory.
Inventions et travaux, — Nous avons mentionné les
travaux exécutés à Georg€ftown par les Pères Sestini et
Curley sur les taches solaires. Les travaux faits depuis
1889 peuvent se ranger dans deux catégories : étude des
PL ASCII E I
Fie. 1. — Observatoire de Georgetown.
Fie. 2. Passage de Smius, photographié au moyen du iiiotochronographe.
^t
LES OBSERVATOIRES DB LA COMPAGNIE DE JÉSUS. I7
éioiles variables, applications de la photographie aux
passages d'astres.
Sans être le créateur d'une branche nouvelle de Tastro-
ûomie, comme l'a été le Père Secchi, le Père Hagen a
I ce[>eiidunt le mérite d'avoir aiguillé dans un sens complè-
tement nouveau l'étude deS'étoiles variables. A la suite de
longues et patientes recherches, il a commencé, en 1899,
la publication d'un Atlcis Stellarum variabilzum, qui
vient combler une lacune souvent déplorée et donner aux
ob-ervateurs une base solide et un point de départ sûr
de leurs travaux. L'atlas se compose de 25o cartes ; il y
a une carte pour chaque étoile, à moins que la position
ircs rapprochée de deux ou trois d entre elles ne permette
(le les grouper ensemble. L étoile en observation occupe
le centre de la carte ; tout autour un carré, dans une
étendue d'un demi-degré, comprend toutes les étoiles
jusqu a la 1 3* grandeur, utilisables pour Tidentification
ou la comparaison des variations d'éclat de la première.
Ces étoiles, termes de comparaison, sont portées sur la
carte avec une rigoureuse exactitude. Un second carré,
circonscrit au premier, et s'étendant sur un espace de un
de^Té, donne les étoiles avoisinantes, dont les positions
ont été copiées sur les cartes de Bonn.
L'Atlas Siella^nÀm vaviabilium comprendra cinq séries.
Série I. Étoiles comprises entre les déclinaisons de
0" et de — 25"* et qui, à leur minima declat, deviennent
\A\\s faibles que la lo** grandeur (44 cartes).
Série 1 1 . Étoiles de même nature, comprises entre les
parallèles de o** et de + 25° (46 cartes).
fiérie III. Étoiles de même nature, comprises entre les
pâraJJéles de + 25** et + 90° (87 cartes).
Série IV. Étoiles comprises entre — 25'' et + 90** et
gui, à leur minima, ne deviennent pas plus faibles que la
/o* grandeur (96 cartes).
Série V. Étoilescomprises entre les parallèles de — 25*"
il/e.sÊBfE. X- IX. 2
l8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et -}- 90*" ôt qui, à leur minima, sont plus brillantes que la
7® grandeur (17 cartes). — Sous presse.
Cet Atlas des Étoiles variables a déjà rendu de grands
services : en mars 1900, par exemple, la carte du Père
Hagen pour la Nova Persei, permit de contrôler et de
discuter d'une façon fort précise les observations qui
en furent faites.
Le Professeur E. C. Pickering, de l'Observatoire de
Harvard Collège, s'intéiessait tellement à la publication
de cet ouvrage qu'il obtint de Miss Catherine Bruce, la
grande bienfaitrice des astronomes, une riche mise de
fonds, grâce à laquelle l'éditeur put se mettre à l'œuvre.
Orâce également à ces deux amis de la science, le Père
E. Gœtz sera bientôt en possession d'un équatorial de 3o
centimètres, qui lui permettra de compléter à Buluwayo,
dans la Rhodesia, au sud de l'Afrique, l'œuvre du Père
Hagen, en dressant la carte des étoiles variables de l'hémi-
sphère austral.
Parallèlement à cet Atlas, et en collaboration avec les
Pères E. Gœtz et R. Martin, le Père Hagen a publié en
1 9o3 les observations d étoiles variables faites par Edouard
Heis de 1840 à 1877, et par Adalbert Kriiger de i853 à
1892. S'attachant à les classer et à les calculer sous
la forme et d'après les formules adoptées aujourd'hui, il
les a rendues plus accessibles aux astronomes, dont il a
mérité ainsi la vive reconnaissance.
Une seconde catégorie de travaux exécutés à l'Obser-
vatoire de Georgetown consiste dans la recherche de
moyens propres à éliminer ce qu'en termes techniques on
appelle ^ l'équation personnelle >». On sait que lorsqu'un
astronome observe le passage d'une étoile devant le réti-
cule d'une lunette et pointe l'heure de ce passage, il
s'écoule un « temps perdu »» appréciable entre l'observa-
tion et le pointage. Ce « temps perdu >», qui constitue
-« l'équation personnelle »> de l'astronome, varie d'un indi-
vidu à l'autre, peut même varier d'un jour à l'autre pour
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. I9
un même individu. On a donc intérêt à éliminer cette
source d'erreur.
Deux Jésuites se sont attaqués à ce problème : le Père
Charles Braun, ancien directeur de l'Observatoire Hay-
nald, à Kalocsa — nous parlons de sa méthode dans la
cniice de cet Observatoire — et le Père Fargis, aidé des
Pires Algue, Hedrick et Rigge, à Georgetown.
Une plaque photographique de sensibilité constante,
sur laquelle Tétoile trace son image, est évidemment
le meilleur enregistreur possible et réduit au minimum
Terreur et par suite la correction. D'ailleurs cette correc-
tion est toute mécanique, et peut être facilement déter-
minée. Les premières expériences faites dans ce sens
sont dues au Professeur E. C. Pickeriug, en 1886. Elles
furent reprises en 1 889, à Georgetown même, par M. Bige-
lov et M- SaegmûUer, aidés du Père Hagen. La même
année, le Père Fargis arrivait à l'Observatoire et, peu à
pe-.i, inventait et perfectionnait le Pholochronographe,
Voici le principe de sa méthode.
t)n remplace le réticule par une lame de verre sur
laquelle est gravé un trait coïncidant avec la méridienne
de !a lunette ; derrière ce réticule simplifié on met une
plaque photographique. Les rayons provenant de l'étoile
dont on va observer le passage devraient en donner une
image sur la plaque ; ils sont interceptés par une mince
et légère languette de métal, fixée à l'armature d'un
électro-aimant. A chaque seconde, une horloge h contact
électrique ouvre ou ferme le circuit, et déplaçant ainsi la
languette pendant un dixième de seconde, laisse la plaque
s'impressionner librement. De plus, à chaque miimte, la
'anguetie, maintenue au repos pendant deux ou trois
î^ondes, produit des interruptions d'image qui servent
^ repères. Le passage terminé, une lampe électrique,
«Bumée devant Tobjectif de la lunette, donne sur la plaque
de la ligne méridienne de l'instrument. On a
isur cette plaq^® ^^ trace de cette méridienne, une
20
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
série d'images de l'étoile séparées par un intervalle de neuf
dixièmes de seconde, et, toutes les minutes, par un inter-
valle de deux ou trois secondes (PI. I, fig. 2). On n'a plus
qu'à mesurer au microscope les positions relatives des
images et de la ligne méridienne, pour calculer iinmé-
Fig. 3. — Floating Zenith Télescope.
diatement l'heure du passage de l'étoile dans le plan
méridien de la lunette.
Cette application du photochronographe a réalisé tout
ce qu'on en avait espéré. On peut s'en convaincre pni la
discussion complète des passages de 161 étoiles qu'a laite
le Père Hedrick dans une brochure intitulée : Photo-
graphie Transits of 161 Stars (Washington, 1896).
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 31
Perfectionné, le photochronographe du Père Fargis a
permis depuis la détermina-
tion exacte des latitudes.
On la. dans ce but, utilisé
à l'Observatoire de George-
town, sous trois formes
différentes .
La première forme, in-
ventée en 1 89 1 , par le Pore
Fargis. consiste à adapter
lephoïK-hronographe à ime
luîietff» zénithale flottant
sur un bain de mercure
^Floîiiing Zenith Télescope
fîg. 3.;.
DàMs la seconde forme
iRtiÛeoiing Zenith Télescope
îîg.4i,due au Père J. Algue,
directeur de l'Observatoire
de Manille, qui la combina
a Georgetown en iSgS,
deux lunettes sont montées
bojt a bout, de façon à ce
que leurs deux objectifs
soient aux deux extrémités
opposées, et que leurs
foFers cofncident. Au foyer
coffliDun se trouve une pel-
licule photographique. Les
objectifs reçoivent respecti-
vement les rayons émanés
de deux étoiles situées de
pan et d'autre du zénith,
f"» directement, l'autre
Pig. 4.— Reflecting Zenith Télescope.
Vrtj réâoxio^ sur un bain de mercure, et forment de ces
22 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
deux étoiles des images sur la pellicule. Chaque seconde,
l'arrivée des rayons est périodiquement interrompue au
moyen dun disque tournant à secteurs alternativement
pleins et évidés. Les passages effectués, on détermine
sur la pellicule les deux points où les traces des étoiles
coupent le plan méridien du lieu : la somme des distances
de ces points à Taxe de collimation de l'instrument donne
la différence des distances zénithales des deux étoiles, et
par suite la position du zénith.
Enfin, dans le troisième procédé (Photographie Zenith
Télescope fig. 5), on utilise simplement une lunette zéni-
thale ordinaire, dans laquelle une plaque sensible vient
remplacer le micromètre oculaire employé habituellement.
Avec cet instrument, le Père William Rigge a commencé
en 1895 une série complète d'observations sur les variations
de latitude des étoiles, série continuée depuis par le Père
Hedrick.
Grâce à ces différentes inventions, on peut donc, à
l'heure qu'il est, déterminer photographiquement longi-
tudes et latitudes, et calculer les variations de ces der-
nières avec la plus complète précision, sans avoir à tenir
compte de l'équation personnelle des observateurs ; toutes
les observations sont, par suite, comparables.
Ajoutons que le photochronographe peut rendre égale-
ment de grands services pour les mesures concernant les
étoiles doubles et les planètes. A l'Observatoire de George-
town, on l'a déjà, depuis plusieurs années, employé à cet
usage.
Ces quelques lignes suffiront sans doute à montrer l'in*
térét des recherches scientifiques exécutées à l'Observa-
toire de Georgetown.
Notons, en terminant, que l'on doit encore au Père
Hagen un ouvrage en quatre volumes in-quarto intitulé :
Synopsis ofHigher Mathematics. •« L'œuvre entreprise par
le R. P. Hagen, écrivait le Professeur Gilbert, de l'Uni-
versité de Louvain, dans un compte rendu du premier
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAONIB DE JÉSUS. 23
volume de la Synopsis^ esc à la fois colossale dans le tra-
vail quelle réclame, d'une importance considérable par
son utilité indiscutable, enfin véritablement neuve comme
conception. » Cette savante encyclopédie a été analysée
Fig. 5. — Photographie Zenilh Télescope.
dans cette Revue : nous renvoyons le lecteur aux articles
de MM. P. Mansionet J. Neuberg(i). Mentionnons aussi
une œuvre bibliographique de premier ordre, due égale-
il) Retdx des Qout. ScmrnnQUBS, t. XXXH, p. 894 ei t. xxxvii, p. S96.
I
24 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment au R. P. Hagen, Y Index opei*um Leonardi EuleHi
(Berlin, F. L. Dames, 1896).
OBSERVATOIRE DE STONYHURST (1).
HISTORIQUE
Fondation. — Faire Thistorique du Collège de Stony-
hurst serait sortir complètement de notre sujet. Rappelons
simplement qu'en 1592, afin d'éviter la persécution qui
sévissait alors en Angleterre, les Jésuites anglais fondèrent
un Collège à St-Omer. En 1762, la guerre, menée par le
Parlement contre la Compagnie, les obligea à le trans-
férer à Bruges. En 1773, date de la suppression par
Clément XIV, Bruges fermait ses portes, mais, grâce
au prince-évêque de Liège, Monseigneur Wellbruck, des
Jésuites pouvaient continuer à mener entre eux dans
cette ville la vie de communauté et à y diriger un collège
florissant. Enfin, chassés par les armées de la Révolution
en 1794, maîtres et élèves se transportèrent à Stonyhurst,
dans le Lancashire, où Sir Thomas Weld, ancien élève
de Bruges, leur offrait un antique domaine qui lui venait
de la famille Shireburn (PI. II, fig. 6).
Au travers de difficultés diverses, le nouvel établisse-
ment se développa d'abord assez lentement ; mais la
période de 1830-1840 vint hâter sa prospérité. En i838,
se fondait l'Université de Londres avec examens et grades
accessibles à tous : Stonyhurst, décidé à y présenter ses
élèves, voulut se mettre à la hauteur de sa tâche. Entre
(1) Stonybunt Collège Observatory, Blackburn, Angleterre.
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 2!)
autres améliorations, durant cette année i838, un Obser-
vatoire séleva au milieu du jardin.
Cet Observatoire fut construit sur les dessins de
M. Tuack, de Preston, d'après les données du Père
Charles Irvine, maître scientifique du collège à cette
époque. Les bâtiments consistent en une salle centrale
octogonale, accolée de quatre ailes. La salle centrale,
surmontée d'un dôme cylindrique, devait servir à installer
un équatorial.
Le plus gros était fait ; mais il fallut attendre jusqu'en
1844 pour se procurer les instruments météorologiques
essentiels, et c'est seulement en 1845 que Téquatorial de
12 cm., construit par Jones, fut mis en place.
Pourtant, dès 1842, nous trouvons le Père Henri Mac
Cann nommé directeur de l'Observatoire, et il occupe ce
poste ou, du moins, garde ce titre pendant deux ans, car
on ne saisit pas bien en quoi pouvaient consister j^es
fonctions.
En 1844 et 1845, nul ne lui succède, mais en 1846, le
Père Joseph Howell est envoyé comme directeur et reste
à la tête de l'Observatoire j usqu en i85i. Les Pères Adam
Laing-Meason, Georges Porter et Alfred Weld l'aidont
dans ses travaux.
En 1848, Stonyhurst reçoit des hôtes illustres déjà ou
destinés à le devenir bientôt : les Pères Secchi et de Vico,
chassés d'Italie par la révolution, et dont nous aurons
l'occasion de parler longuement ailleurs.
Kn i85i, le Père Jamos Clare succède au Père Howell.
n est remplacé lui-môme en i856 par le Père Weld,
sortant de théologie. Ce dernier se met à l'œuvre avec
ardeur et donne à l'Observatoire d'importants développe-
ments. En i858, à la suite d'une visite que fait à Stony-
hurst le général Sir Edouard Sabine, membre de la
Société Royale de Londres, le Père Weld reçoit des
instruments pour la mesure des éléments magnétiques
26 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
terrestres, et inaugure la série, dès lors ininterrompue,
des observations magnétiques (PI. II, fig. 7).
Le Père Weld quitta Stonyhurst en 1860 ; il fut rem-
placé d'abord par le Père Stephen- Joseph Perry pendant
deux ans, puis par le Père Jean Moore, auquel succéda
le Père Walter Sidgreaves.
C'est au Père Sidgreaves que Ion doit le premier Bul-
letin d'observations magnétiques de Stonyhurst. Le général
Sabine voulut .bien se charger de le présenter à la Société
Royale de Londres et en profita pour demander qu une
avance de fonds permit à l'Observatoire de faire des obser-
vations continues. La requête fut favorablement accueillie
et bientôt Stonyhurst put installer des enregistreurs
magnétiques. A peu près à la même époque, et égale-
ment sur les instances du général Sabine, le *« Board of
Trade » choisissait Stonyhurst pour être Tune des sept
stations météorologiques de i* classe, et tous les en-
registreurs météorologiques usités dans ce but y étaient
installés. D'autre part, le Collège de Stonyhurst lui-même,
jaloux de mettre la section astronomique de l'Observa-
toire à la hauteur des autres, fit l'acquisition d'un nouveau
télescope de 20 centimètres d'ouverture, construit par
Careypour un amateur, M. Peters, et dont celui-ci ne s'était
pas servi. Consulté sur sa valeur. Sir George Airy, Astro-
nome Royal, déclara que la monture métallique était
excellente, et que, l'objectif seul laissant à désirer, il serait
facile, en le changeant, d'avoir un télescope de premier
ordre.
Les améliorations se succédaient donc à l'Observatoire
de Stonyhurst. Mais plusieurs étaient incompatibles avec
son organisation d'alors. Ainsi la monture de fer du
télescope nouvellement acquis ne pouvait guère voisiner
avec les instruments magnétiques. On se résolut donc
à des agrandissements considérables.
Organisation. — Une nouvelle construction avec dôme
métallique fut élevée dans le parc, consacrée à l'astro-
PLANCHE II
FiG. 6. -— Le Collège de Stonyhurst, vu de l'Observatoire.
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, ^^K^^-^ ' -j^^BK' ^ y
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Fie. 7. — Observatoire de Stonyhurst. Pavillo.v météorologique.
FiG. 8. — Observatoire de Stonyhurst, vu du Collège.
.^
LES OBSBRVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 27
noinie, et le télescope y fut installé par M. Beck en 1867
(PL II, fig. 8). L'ancien observatoire fut attribué tout entier
à la météorologie. Enfin une salle souterraine, creusée à
côté, devint la salle des observations magnétiques.
Complètement équipé, TObservatoire de Stonyhurst ne
cessera plus de fonctionner régulièrement. Pendant
plusieurs années il continua à être subventionné en qualité
de station officielle du « Board of Trade »». Puis, le
nombre des stations ayant été diminué, la subvention fut
supprimée, et le collège prit toutes les dépenses à sa
charge.
En 1868, le Père Perry reprenait la direction : il la
gardera jusqu'à sa mort. Nous parlerons plus loin de ses
travaux ; disons ici un mot de l'homme et de sa vie (fig. 9).
Né à Londres le 26 août i838, Stephen- Joseph Perry
fit ses études au Collège des Bénédictins de Douai où il
passa sept ans. Ses dispositions pour les sciences l'y firent
remarquer. Il se destinait à la prêtrise et alla com-
mencer à Rome, au Collège Anglais, ses études de philo-
sophie. La lecture de la vie de saint Ignace de Loyola
décida de sa vocation, et, le 14 novembre i853, il entrait
au noviciat de la Compagnie de Jésus à Hodder, près de
Stonyhurst. Ses études de rhétorique et de philosophie
le conduisirent ensuite à St-Acheul, près d'Amiens, et à
Stonyhurst. Puis ses supérieurs l'envoyèrent en i858 à
Londres et en 1859 à Paris, pour se perfectionner dans
les diflerentes branches des sciences. Dans cette dernière
ville, il eut le bonheur d'avoir pour maîtres Bertrand,
Delaunay, Cauchy.
En 1860, nous retrouvons le Père Perry à Stonyhurst,
professeur de physique et de mathématiques au collège
et en même temps directeur de l'Observatoire. Il y reste
trois ans, puis va à St-Beuno's faire sa théologie. Ordonné
prêtre le 23 septembre 1866, il fait à Laon la troisième
28
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
année de probation que la Compagnie de Jésus impose à
tous ses enfants, et revient à Stonyhurst prendre la direc-
tion de rObservatoire.
Religieux d'une vertu à toute épreuve, d'une douceur
et d'une égalité de caractère proverbiales, le Père Perry
Fijç. 9. — Le Père Slephen Perry.
fut encore un travailleur acharné. Dès Tété de 1868, à
peine installé directeur de l'Observatoire, il entreprenait,
avec le Père Sidgreaves, un voyage d'exploration magné-
tique dans Touest de la France. En 186g, il faisait la môme
chose dans Test. En 1871 , en compagnie du Frère Carlislev
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 2g
il explorait de môme la Belgique. En 1870, il avait été
envoyé à Cadix, en mission ofiScielle, pour observer, une
éclipse totale de Soleil. En 1874, il fait partie de l'expédi-
tion anglaise chargée d'aller observer, dans Tile de Ker-
guelen, au sud de l'Afrique, le passage de Vénus sur le
Soleil. Il y occupe ses loisirs à faire des observations
météorologiques et magnétiques. En 1882, il est de nou-
veau envoyé par le gouvernement anglais à Madagascar
avec le Père Sidgreaves, pour observer un second
passage de Vénus. En 1886, il va observer une éclipse
de Soleil à Carriacou, dans les Petites Antilles; en 1887,
une seconde éclipse à Pogost, sur le Volga; et en 1889,
une troisième dans la Guyane, à l'île insalubre, assez déri-
soirement nommée «« Ile du Salut ». Il contracta dans cette
dernière station une dysenterie pernicieuse dont il mourut
en mer, le 27 décembre 1889, en face des côtes de la
Guyane française. Il fut enterré à Demerara.
Sous la direction du Père Perry, l'Observatoire de Sto-
nyhurst, dont il s'occupait activement malgré ses nom-
breuses absences, fit des progrès considérables. Les
travaux en furent surtout orientés du côté de l'étude des
taches solaires. Des observations quotidiennes de la
chromosphère, de nombreux dessins des taches fournirent
de précieux documents sur leur forme et leur mouvement
de rotation. L'étude du spectre solaire, mise en honneur»
comme l'on sait, par le Père Secchi, fut aussi activement
poussée.
Le passage du Père Perry à l'Observatoire marque une
étape notable en avant.
Le retour du Père Sidgreaves au poste de Directeur, en
1889, ^^ ^^^ travaux si appréciés sur les spectres stellaires,
en marquent une autre non moins remarquable, dont nous
allons reparler en détail.
En 1890, un grand « meeting » se réunissait à Londres
pour célébrer la mémoire du Père Perry. Sur la pro-
position de Mgr Vaughan, évêque de Salford, depuis
30 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cardinal-archevêque de Westminster, on décidait d'offrir à
l'Observatoire de Stonyhurst, en souvenir de ce mort
illustre, un objectif de premier ordre, destiné à compléter
le grand télescope acheté en 1867. L'objectif, construit
par Sir Howard Grubb, de Dublin, fut monté et mis en
place en 1893 ; il a permis de faire depuis des photogra-
phies admirables. La lentille, de 38 centimètres d'ouver-
ture, n'a pas coûté moins de 65o livres (16 25o fr.).
II
TECHNIQUE
Bâtiments et insti^ments, — Les bâtiments de l'Obser-
vatoire de Stonyhurst sont situés dans le jardin qui se
trouve au sud-est du collège ; ils comportent trois parties
principales : un pavillon météorologique, un pavillon
astronomique et une salle magnétique souterraine.
Le pavillon météorologique, on l'a vu plus haut, n'est
autre que l'observatoire primitif. 11 se compose d'une salle
centrale éclairée par quatre fenêtres et par un vitrage
cylindrique surmontant le toit. Le toit qui couvre ce
vitrage supporte girouette et anémomètres. Quatre ailes
en croix sont accolées à la salle centrale ; l'une soutient
Tabri des thermomètres ; deux autres portent des fenêtres
longues spéciales, permettant des observations à la lunette
méridienne. La salle centrale contient les instruments
météorologiques ordinaires. Une pelouse s'étend tout
autour du pavillon ; on y a ménagé des espaces appro-
priés pour les abris contenant les instruments, et pour
différents piliers de maçonnerie servant aux observations
avec visées. Parmi les instruments, signalons spéciale-
ment un barographe et un thermographe à enregistrement
photographique, automatiquement effectué par un rayon
PLANCHE 111
Fio. 10. — Observatoire de Stonthurst. Equatorial.
(5
^NJl
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 3l
lumineux rasant la surface de la colonne de mercure, et
un pluviomètre à déversement automatique.
La pelouse qui entoure le pavillon météorologique
s'incline en talus du côté opposé au collège ; ce talus,
coupé en son milieu, donne accès à la salle souterraine
des instruments magnétiques. Un magnétographe complet
en occupe le centre et enregistre, d'une façon continue,
les variations de la déclinaison, de l'inclinaison et de
rintensité. Une cabane contient un peu plus loin les instru-
ments qui, tous les mois, servent à faire des mesures de
valeurs absolues. L'un d'eux, une boussole d'inclinaison
<le Barrow, vient récemment de passer au nombre des
reliques de TObservatoire ; cette boussole servait aux
mesures mensuelles depuis i863 ; c'est elle qui servit au
Père Porry dans ses voyages d'exploration magnétique en
France, en Belgique, et dans ses expéditions lointaines de
1874 et de 1882. Elle a été remplacée par une boussole
de Dover, offerte à l'Observatoire par la Société Royale
de Londres.
Plus bas, à l'angle sud-est du jardin, s'élève le pavillon
astronomique : construction massive, surmontée d'un
dôme (PI. II, fig. 8). C'est là qu'est installé le grand
équatorial dont nous avons parlé plus haut (PI. III,
fig. 10). L'instrument primitif a été modifié : au tube
solide porté par Taxe de déclinaison ont été adaptés un
nouvel oculaire et un nouveau tube objectif beaucoup
plus large que l'ancien, et qui contient la belle lentille
de 38 centimètres, offerte en mémoire du Père Perry.
L'adaptation de cette lourde pièce n'était point des plus
faciles : elle a été réussie d'une façon fort satisfaisante,
comme en témoignent les beaux résultats obtenus depuis
par le Père Sidgreaves.
En 1903, les instruments astronomiques dont s'était
servi M. le Colonel Cross à son observatoire de Redscar,
furent offerts par son fils à Stonyhurst. Une lunette de
10 centimètres avec prisme photographique, provenant
32 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de ce don, fut montée sur un pied équatorial, construit
primitivement pour un télescope de Newton. Elle sert
aux observations spectrales.
Le reste de l'équipement astronomique comprend : une
lunette de 12,5 centimètres par Clarke, un altazimuth de
24 centimètres par Cassegrain, un télescope Newton de
18 centimètres, deux lunettes méridiennes, deux horloges
sidérales, un chronomètre, un héiiostat, deux spectro-
scopes à vision directe, l'un de Browning, l'autre de Hilger
(PL IV, fig. 1 1), un grand spectroscope à quatre prismes
de Troughton et Simms, un spectroscope Browning à six
prismçs, un prisme circulaire de 10 centimètres, et un
spectroscope photographique de Hilger avec réseau
Rowland. Le réseau a 8 centimètres de long et ne contient
pas moins de 5o 000 traits ; il a été gravé en 1887 à
Baltimore, à la John Hopkins University.
Inventions et ti^avauœ. — Ce qui précède montre quels
sont les points sur lesquels portent spécialement les travaux
des observateurs de Stonyhurst : magnétisme et astro-
physique. — Nous ne dirons rien de spécial des observa-
tions météorologiques qui sont consignées, depuis 1860,.
dans un bulletin annuel.
Les premières observations magnétiques faites à Stony-
hurst datent de i858. Le Père Weld fit à cette époque
la détermination des éléments magnétiques absolus. Les
observations mensuelles de déclinaison, inclinaison et
intensité commencèrent en 1 863 sous le Père Sidgreaves :
ces observations n'étaient point, à beaucoup près, à cette
époque, aussi répandues quelles le sont aujourd'hui, et
Stonyhurst faisait preuve d'une forte avance sur bien
d'autres observatoires. Peu de temps après, des enre-
gistreurs magnétiques permettaient d'avoir des observa-
tions continues. Leurs indications, précieuses par leui^
continuité même, permirent, dès i883, au Père Perry, de
faire ressortir, dans différents mémoires, les liens qui
existaient entre les troubles magnétiques et plusieurs
p^
PLANCHE IV
I
1
FiG. 11. — SpECTROSCOPE HlLCER AVEC RÉSEAU ROWLAKD,
EMPLOYÉS A l'Observatoire de Stonyhurst.
K
H
(I) iH()n|
(2)
Vf II
I
(3)
(4)
IIIM:I
liJi
FlG. 12. — PORTIOHS DU SPECTRE SOLAIRE
OBTIHUES AD MOYEN d'uN RÉSEAU RoWLAKD, A l'ObSERVATOIRK DE StOHTHURST.
- • .V.;
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 33
catégories de phénomènes : maxima d'activité solaire,
rendus apparents par le nombre et l'étendue des taches du
disque, tremblements de terre, aurores boréales, éruptions
de volcans, variations de la quantité de pluie. Si les
liens de causalité de ces phénomènes n'étaient pas complè-
tement élucidés — ils ne le sont pas encore — du moins
les documents et les moyennes discutés par le Père Perry
offraient de précieuses indications. Ces documents et
ces moyennes mettaient d'ailleurs en évidence les varia-
tions magnétiques séculaires, annuelles et quotidiennes,
si importantes pour la correction des calculs d'observa-
tions ; on les a bien souvent utilisés.
Une autre gloire de Stonyhurst, ce sont les voyages
d'ex^doration magnétique faits par les Pères Perry et
Sidgreaves. Bien que l'on connaisse depuis assez long-
temps la direction générale des lijçnes isodynamiques,
isogones et isoclines à la surface de la terre, leurs fré-
quentes anomalies exigent une étude longue et minutieuse,
et nécessitent une série de déterminations en des stations
aussi rapprochées que possible, permettant d'enserrer le
globe dans un réseau à mailles étroites. Ce travail, qui se
complète de jour en jour, n'en était qu'à ses débuts en 1 868.
Durant l'été de cette année, profitant du temps que lui
laissaient les vacances, le Père Perry, en compagnie du
Père Sidgreaves, vint explorer l'ouest de la France. Les
stations furent Paris, Laval, Brest, Vannes, Angers,
Poitiers, Bordeaux, Abbadie, Loyola, Bayonne, Pau,
Toulouse, Périgueux, Bourges, Amiens. Les résultats
des observations, compaiés à ceux obtenus par le
D*^ Lamont dix ans auparavant, permirent de donner une
valeur de la variation séculaire. Une carte magnétique
approximative put être dressée.
L'année suivante, les deux Pères exploraieijt l'est de la
France en 21 stations : Paris, Reims, Metz, Strasbourg,
Issenheim, Dôle, Mont Roland, Dijon, Lyon, Avignon,
Marseille, Monaco, Montpellier, Grenoble, N.-D. de
m* SÉRIE. T. IX. 3
34 REVUE DJES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Myans (près Chambéry), Villefranche, St-Étienne, Cler-
mont, Moulins, Douai, Boulogne.
En 1871, le Père Perry repartait pour la Belgique en
compagnie du Frère W. Carlisle, assistant à l'Observa-
toire de Stonyhurst. Il fit des observations en 20 stations.
Les résultats obtenus corrigèrent à peu près totalement
les chiffres publiés auparavant par le D"" Lamont, et per-
mirent de rétablir la direction vraie des lignes magné-
tiques dans ce pays.
Le Père Perry profita également de ses différentes
missions scientifiques pour mesurer les valeurs magné-
tiques au Cap, à Bombay, Aden, Port-Saïd, Malte, Pa-
lerme, Rome, Naples, Florence, au Canada, etc.. Il a
publié sur le magnétisme, dans diverses revues ou
feuilles savantes, des articles appréciés.
Les travaux d'astrophysique, exécutés à l'Observatoire
de Stonyhurst, comprennent des recherches sur la photo-
sphère et la chromosphère du Soleil et sur la spectro-
scopie stellaire.
Bien que la curiosité scientificjue du Père Perry Tait
poussé à explorer un peu dans tous les sens les richesses
du monde céleste, et que son esprit fécond ait su mettre au
jour des travaux variés sur les comètes, les satellites de
Jupiter, les passages de Vénus, différentes éclipses, sur
de nouvelles étoiles de la constellation d'Andromède,
c'est surtout à la physique solaire qu'il consacra ses soins
et son temps. A lui et à ses assistants, il avait donné
comme programme de suivre pas à pas le Soleil dans
toutes les phases de sa vie mouvementée. Protubérances,
taches, facules, leur forme, leur mouvement, devaient être
étudiées en détail. Elles le furent dès 1880. On ne
s'adressa pourtant pas à la photographie pour les repré-
senter, mais bien au dessin. Cela n'alla pas au début sans
quelques diflBcultés : on arrivait bien à tracer une esquisse
du bord des parties les plus brillantes, mais quand il
s'agissait des détails, à l'intérieur des taches, c'était autre
PLANCHE V
2 3 4:56 7 g 9
Fie. 13. — Spectres de o de la Baleine et de a d'Hercule,
PHOTOGRAPHIÉS A l'ObsERVATOIRE DE StONYHURST.
FiG. 14. — Spectres de o de la Baleine obtenus les 29 novembre,
11 ET 19 décembre 1807 a l*Observatoire db Stonyhurst
ET montrant L*Lf version DES RADIATIONS BLEUES ET JAUNES.
(-
36 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
On sait Tutilité de ces études spectrales. A des billions
de kilomètres de distance, elles révèlent bien des secrets
de la vie des astres ; la nature et la position des lignes
du spectre font connaître la nature des matières incan-
descentes de Tétoile ; Téclat des raies indique une masse
portée à une haute température ; puis les raies d'absorp-
tion deviennent de plus en plus nombreuses : la masse
incandescente s'est vaporisée ; enfin de larges bandes
apparaissent, mêlées à des raies d'absorption : la masse a
passé à l'état gazeux et s'est dissociée. On connaît d'ail-
leurs, au moins de nom, ces étoiles nouvelles, la Nova
Persei, la Nova Aurigse, qui, dans ces dernières années,
ont occupé si vivement les astronomes. En un point du
ciel où nulle étoile ne brillait, tout à coup un point lumi-
neux apparaît, rapidement il prend de l'éclat, puis lente-
ment s'éteint et disparaît, pour toujours quelquefois,
parfois pour reprendre, quelque temps après, un regain de
vie et d'éclat. C'est quelque astre obscur et glacé, qui,
subitement arrêté dans sa course, par un choc sans doute,
ou échauffé par un passage trop rapproché d'un autre
astre, ou par une course trop rapide à travers une région
semée de matière cosmique, est rapidement porté à l'état
incandescent et repasse par toute une série de convulsions.
Les deux « Nova ^ que nous venons de nommer ont été
étudiées d'une façon très complète par le Père Sidgreaves
(PI. VII, fig. 16 et 17). Il a fait de plus une monographie
spectrale de p de la Lyre, enrichie d'une collection de
photographies d'un grand intérêt.
Pour ces observations, le Père Sidgreaves se sert
tantôt du spectrographe Hilger à réseau Rowland, installé,
avec un héliostat, dans une des salles du pavillon météoro-
logique, tantôt concurremment du polyprisme de Hilger
monté sur l'équatorial Perry, pour les régions bleue et
jaune du spectre, et d'un prisme de 22^5 de Thorp, monté
sur l'équatorial Cross de 10 centimètres, pour les régions
violette et ultra- violette. Une méthode à lui consiste
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 35
chose. Pourtant, au bout de quelque temps, Texpérience
apprit au dessinateur, le Frère W. M'Keon, le curieux
effet produit par le mouvement sur une image floue : en
projetant sur un papier blanc l'image à dessiner et en
remuant légèrement le papier, l'image acquiert plus de
netteté, les détails se tranchent ; la ligne de partage des
facules et de la photosphère devenait de cette façon très
visible et pouvait être exactement représentée. Cette
méthode, depuis lors, n'a pas cessé d'être employée à
Stonyhurst. Grâce à elle, grâce aussi à un perfectionne-
ment, suggéré en i883 par Sir G. Stokes, et qui consiste
à représenter les facules en rouge, couleur très parlante
à l'œil, l'Observatoire fut, au bout de quelques années,
en possession d'une précieuse collection. Ces dessins ont
été utilisés, à diverses reprises, par le Père Perry et le
Père Sidgreaves, pour des rapports et des communications
aux sociétés savantes. L'année même de sa mort, le Père
Perry songeait à mettre en parallèle, dans une môme
publication, l'ensemble de ses observations magnétiques
et solaires, afin de faire ressortir leur étroite connexion.
Le Père Sidgreaves fit ce travail dix ans plus tard ; appuyé
sur les chiffres recueillis durant dix-sept années, il crut
pouvoir conclure que le lien était certain entre les maxima
de taches solaires et les grandes perturbations magné-
tiques, mais que ces deux ordres de phénomènes, sans
s'influencer l'un l'autre, obéissaient dans leurs variations
à une cause commune, à une même source d'énergie.
Sans négliger l'observation des taches solaires, comme
on vient de le voir, le Père Sidgreaves, successeur du
Père Perry, s'est plus spécialement dévoué à la spectro-
scopie (PL IV, fig. 12). Il a étudié les spectres de diffé-
rentes parties de la surface solaire, des taches et des
facules, et il en a obtenu des photographies remarquables.
Mais ce sont surtout les spectres des étoiles qui lui ont
permis de faire les communications les plus intéressantes
(PL V, fig. i3et 14; PL VI, fig. i5).
i
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. Sy
à ne pas employer de fente, mais à faire suivre à Tétoile
une direction parallèle aux arêtes réfringentes du prisme :
la pose est plus courte et les résultats excellents.
Conclusion. — Si TObservatoire de Stonyhurst n'a point
eu IVxistenco mouvementée de quelques-uns de ses frères,
il a su du moins profiter de la paix pour sélever en peu
d'années à la hauteur des espérances qu'on en avait conçues :
c'est aujourd'hui l'un des meilleurs centres scientifiques
de la Compagnie de Jésus, et de l'Angleterre, pourrions-
nous ajouter. Les travaux qu'on y exécute, au double
point de vue magnétique et astrophysique, sont de ceux
qui ne sont pas oubliés.
Si celte célébrité tient en grande partie à des hommes
éminents comme les Pères Perry et Sidgreaves, honorés
plusieurs fois de la confiance du gouvernement anglais,
membres de la Société Royale astronomique de Londres
et de plusieurs autres sociétés savantes, nous n'aurons
garde d'oublier qu'elle est due aussi aux labeurs de cher-
cheuis plus modestes, comme le Père A. L. Cortie,
depuis près de quinze ans assistant à l'Observatoire, et
auteur, lui aussi, d'intéressantes communications (i).
Pourtant, au Père Cortie, comme au Père Sidgreaves,
au Père Perry et à plusieurs de leurs prédécesseurs, les
loisirs furent parcimonieusement mesurés : tous durent
cumuler leur charge de directeur ou d'assistant avec celle
de professeur de physique au Collège, avec d'autres
encore, non moins absorbantes.
Enfin, et ce n'est pas une des moindres gloires de
l'Observatoire dont nous venons d'esquisser la vie, Stony-
hurst a initié aux études scientifiques des hommes dont
(i) Le Père Corlie, à la léte d'une mission anglaise, observait Téclipse de
soleil du 30 août i905, à Vinaroz, sur la côte est de l'Espagne. Six belles
photographies de la couronne, donnant une image du soleil de 53 millimètres
de diamètre, ont été obtenues à Taide d*une lunette de 5 mètres de distance
focale, munie d'une lenUUe de 10 centimètres, instrument appartenant à
rAcadcmie royale d'Irlande.
La mission a, en outre, pris des photographies du spectre de la couronne.
38 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les uns sont célèbres, comme le Père Secchi, et dont les
autres, les Pères Algue, Dechevrens, Cirera, Mûller,
Gangoiti, de Beaurepaire. Goëtz, etc., etc., bien connus
dans le monde scientifique, seront nommés dans ces
pages.
OBSERVATOIRE DE BELEN (i)
HISTORIQUE
Fondation. — En i854, les Pères de la Compagnie de
Jésus fondaient à la Havane le Collège Royal de Belen.
Quatre ans ne s'étaient pas encore écoulés que déjà ils
songeaient à compléter leur œuvre par la création d'un
observatoire.
On sait combien terribles sont les cyclones qui viennent
périodiquement dévaster les Antilles et causer dans les
mers si fréquentées de cette région de nombreux naufrages.
Les prévoir à échéance aussi longue que possible, deviner
leur direction probable, les signaler sur tout leur parcours,
c'était là une tâche qui, pour être dilEcile, valait au moins
qu'on tentât de la mener à bien; et si, sur la surface du
globe, un observatoire valait la peine d'être établi, c'était
sans nul doute à la Havane.
A cette époque, d'ailleurs, la science météorologique
s'organisait de plus en plus, les méthodes se perfection-
naient ; elle était, dès lors, en mesure de rendre les ser-
vices eu vue desquels on l'avait créée.
Vers la fin de iSSy, le Collège de Belen commença donc
la construction d'un observatoire météorologique ; en
(i) Observatorio del Colegio de Belen, Habana, Cuba.
\
PLANCHE VU
Fc 28
Mr 3
16
25
\\ 1 1
i^j«i I
FUJ. 10. — SPKCinES DIVERS DE LA NoVA PeRSEI
OBTENUS A L'OBSEnVATOlIlE DE StONYHURST.
FiG. 17. — Alternatives de variations dans le spectre
DE la Nova Persei.
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 3g
i858 il était achevé et, en mars de cette année, on y
commençait des observations régulières. Le premier
Directeur fut le Père Antoine Cabré (1829-1883), alors
professeur de physique et de mathématiques.
Un des buts de la nouvelle création était évidemment
de compléter renseignement scientifique donné aux élèves,
en les familiarisant avec les instruments météorologiques ;
la première publication de l'Observatoire, en 1859, ^e
présente pourtant déjà comme une étude très complète et
raisonnée des éléments climatologiques de la Havane, et,
dès le début, s'amassèrent, grâce à des prodiges de travail,
les données précieuses si bien utilisées dans la suite.
En 1860, le Père Cabré regagnait TEspagne ; le Père
François Butina lui succéda, remplacé lui-même en 1862
par le Père Félix Ciampi. Durant cette année l'Observa-
toire s'enrichissait d'instruments magnétiques : déclino-
mètre, magnétomètre bifilaire et inagnétomètre à balance,
qui furent aussitôt mis en place.
En i863, le Père Ciampi était rappelé en Italie. Durant
un an, les Pères Butina et Reynal pourvurent à ce que
les observations ne fussent pas interrompues ; de 1864 ^
1867, le Père Joseph Reynal prit la direction, remplacé
de 1867 à 1868 par le Père François Pons, et en 1869
par le Père José-Maria Vêlez. Durant ces années l'Obser-
vatoire connut des jours critiques : accablés de besogne
dans les nombreuses charges qu'ils remplissaient au
Collège, alors très pauvre de personnel, ces Pères durent
faire souvent des prodiges d'activité et de dévouement pour
mener à bien ce surcroît de besogne, dépouiller et classer
les observations, et les publier dans des résumés mensuels
et des bulletins annuels que l'on réclamait à grands cris.
En 1870 enfin, le Père Benoît Vifies prenait la direc-
tion de l'Observatoire de Belen ; il la devait garder durant
vingt-trois ans.
Né à Poboleda (Tarragone) le 19 septembre 1837,
entré dans la Compagnie de Jésus en i856, le Père Vifies
40 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
montra toujours des dispositions remarquables pour les
sciences exactes; durant sept ans il enseigna la physique,
la chimie et les mathématiques supérieures au Séminaire
de Salamanque. Tout le reste de sa vie se passa à la
Havane. Homme d'une application inouïe au travail et
d'une énergie peu commune à poursuivre une idée, il a
fait preuve d'une pénétratioîi profonde en résolvant le
problème si complexe de la formation et de la marche des
cyclones des Antilles.
Dès son arrivée à Cuba, le Père Vines se préoccupa de
classer les données de ce problème ; les observations des
douze années précédentes, soigneusement revues par lui
et comparées entre elles, lui permirent de sérieuses études
préliminaires. En même temps, il accrut la précision et
lexactitude des observations faites sous ses ordres, afin
de déterminer les moindres particularités météorologiques.
Cest dans ce but que, en 1873, il faisait Tacquisition d'un
météorographe Secchi, cette merveille tant admirée à
TExpositiou de 1867 ^ Paris, et qui avait valu à son
inventeur les plus hautes récompenses.
Au bout de cinq années d'un labeur assidu, le Père
Vines possédait la plupart des éléments de la question des
cyclones ; toujours poursuivi de la pensée de sauver des
vies humaines et d'éviter à l'île de Cuba d'irréparables
désastres, il s'était déjà avancé plusieurs fois à annoncer
l'approche probable du fléau ; en 1875 et 1876, il pro-
nostiquait enfin officiellement et faisait connaître aux
intéressés, coup sur coup, l'arrivée et la trajectoire de
trois cyclones. Ses avis furent écoutés ; le vapeur Liberty,
qui crut pouvoir ptisser outre aux avertissements donnés,
se perdit corps et biens.
En 1876, le Père Vifios envoyait à l'Exposition de
Philadelphie la collection des publications de l'Observa-
toire de B^len ; elles furetit récompensées d'un diplôme
d'honneur.
En 1877, le Père entreprit, sous les auspices de l'Aca-
\
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 4I
demie des Sciences de la Havane, deux voyages d explo-
ration scientifique à travers les îles de Cuba et de Porto-
Rico. Il s était donné pour mission d étudier les cyclones
sur le théâtre même de leur action, d'interroger les traces
de lenv passage et de recueillir, de la bouche de témoins
autorisés, des détails nombreux et circonstanciés sur la
naissance, la marche et les effets de ces météores. Cette
mission, on le savait, avait un but d'utilité commune; on
savait également qu'elle était confiée à un homme capable
de 11 mener à bonne fin ; aussi le Père Vinos fut-il accueilli
partout avec la bienveillance la jdus cordiale; tous mirent
à son service leurs ressources et leur influence. A son
retour, il fit, devant ses collègues de l'Académie, l'histoire
de ces deux voyages, avec l'exposé et la discussion des
faits observés et des documents rassemblés. Le tout fut
publié en un volume : Apuntes relaiivos a los huracanes
de las Aniillas en sefiembre y octubre de 1875 y 1876,
que nous aurons à analyser plus loin.
La même année, l'Observatoire de Belen était associé
au service d'informations météorologiques internationales,
décidé en 1873 au Congrès de Vienne, et qui, jusqu'en
1887, publia une remarquable collection de cartes météoro-
logiques internationales, enlaçant dans un vaste réseau
tout l'hémisphère boréal.
L'année suivante (1878), l'Observatoire recevait un
diplôme et une médaille à l'Exposition de Paris.
En 1880, le Père Vines, à l'occasion des tremblements
de terre qui s'étaient fût sentir dans la partie ouest de
Cuba les 22 et 23 janvier, faisait dans cette région, en
compagnie d'un ingénieur-inspecteur des mines, un voyage
d'exploration géologique et volcanique, qui lui fournit
l'occasion d'un intéressant mémoire.
En 1882, désireux de se mettre au courant des derniers
progrès de la science et d'étudier sur place les perfection-
nements apportés aux instruments et aux observations, le
Père Vin-îs partait pour l'Europe. Il visita successivement
42 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les observatoires les mieux installés d'Espagne, de France,
de Belgique, d'Angleterre. A Stonyhurst, il profita avec
plaisir des conseils et de l'expérience du célèbre Père
Perry et, grâce à lui, put acquérir et faire déterminer les
constantes de plusieurs instruments précieux. La sphère
d'action de l'Observatoire de Belen s'étendait tous les
jours ; il fallait s'efforcer de le mettre à la hauteur de sa
tâche.
Cette année même, le passage de Vénus sur le Soleil
préoccupait l'attention des savants ; pour l'observer on
monta au Collège de Belen un magnifique équatorial de
Kooke. Une Commission polaire internationale organisait
au pôle nord une série d'expéditions destinées à étudier
la géographie et la physique de cette intéressante partie
du globe ; simultanément des observations météoro-
logiques et magnétiques devaient se faire à toutes les
latitudes en des lieux spécialement choisis. L'Observatoire
de Belen fut invité oflSciellement à prêter son concours
et à faire ces observations.
En 1888, les travaux importants publiés jusqu'alors par
ses directeurs étaient récompensés d'une médaille d'or à
l'Exposition Universelle de Barcelone.
Mais ces voyages, ces récompenses ne faisaient point
oublier au Père Vines le but principal qu'il s'était pro-
posé dès le début : l'organisation d'un service complet
d'informations sur les cyclones. Les succès obtenus par
semblables services dans les Observatoires de Manille et
de Zi-ka-Wei stimulaient son zèle. Les mémoires divers,
les appendices aux Bulletins de l'Observatoire publiés par
lui, montraient sa profonde connaissance des lois du phé-
nomène ; autre chose était de prédire d'avance sa marche
et son parcours. 11 lui fallait pour cela être aidé par
d'autres observateurs, être renseigné sur l'existence des
moindres signes avant-coureurs de la tempête.
Les vaisseaux de la marine de guerre espagnole, répartis
un peu sur tous les points de Cuba ta de Porto-Rico,
LBS OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 48
furent les premiers à offrir leur coopération, intéressés
qu'ils étaient à la chose ; des observateurs de bonne volonté,
placés dans la partie orientale de Tile ou dans les Petites
Antilles, prêtèrent leur concours ; ces observations, trans-
mises au Père Vines par la Conimandance de la marine et
la Direction du port, lui permettaient de tirer immédia-
tement des conclusions, aussitôt communiquées au public,
aux compagnies de navigation. Dès 1875 et 1876, le ser-
vice fonctionnait, au moins sommairement.
Le côté le plus embarrassant de la question, on s'en
aperçut vite, était le côté financier. Fort heureusement,
les diverses compagnies de câbles et de télégraphes auto-
risèrent la transmission des dépêches météorologiques, soit
complètement gratis, soit du moins avec de fortes réduc-
tions. Jusqu'en 1886 pourtant, ce service d'informations
souffrit d'assez nombreuses irrégularités. A cette époque,
l'utilité incontestable d'un service régulier finissant par
s'imposer, on songea à une organisation permanente et
complète.
Sur l'initiative du Père Vines, la Junta General de
Comercio de la Havane et différentes autres administra-
tions s'entendirent pour supporter les frais d'un service
régulier de télégrammes, centralisant à la Havane les
nouvelles météorologiques. Le précieux concours de
M. Ramsden, consul d'Angleterre à Santiago de Cuba,
permit bientôt d'étendre ce service et de recevoir des
dépèches régulières des Antilles anglaises. Les Com-
pagnies de câbles tinrent à coopérer à cette œuvre d'in-
térêt général ; si bien qu'en 1887, sept stations d'infor-
mations fonctionnaient régulièrement aux points suivants :
la Trinité, la Barbade, la Martinique, Antigua, Mayagùez
(Porto-Rico), la Jamaïque, Santiago de Cuba. D'autres
également envoyaient de temps en temps des observa-
tions : St-Thomas, St-Christophe, la Guadeloupe, la
Domitiique, Ste-Lucie, Grenade. De Cienfuegos, le Père
L. Gangoiti, futur successeur du Père Vines, et alors pro-
44 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
fesseur au Collège de N.-D. de Montserrat, télégraphiait
également de précieuses informations. A ces stations aux-
quelles d'autres se joignirent dans la suite, il faut ajouter
les stations flottantes formées par les navires de guerre
et qui, par ordre supérieur, envoyaient périodiquement
leurs observations à la Havane.
Muni de tous ces documents, le Père Vines put, durant
de longues années et à maintes reprises, signaler rapproche
et tracer la marche des cyclones. Nul ne pourrait dire
le nombre de vies humaines et la somme de richesses
qui, grâce à lui, ont échappé au fléau.
Le Père eût désiré pourtant quelque chose de plus
stable qu'une organisation reposant, en somme, sur des
bonnes volontés privées et des intérêts un peu personnels.
En 1890, il put espérer un moment voir ses espérances réa-
lisées. A cette époque en effet, le gouvernement espagnol
ayant décidé d'établir à la Havane un observatoire météo-
rologique, l'Académie des Sciences de cette ville, con-
sultée par le gouverneur général de Cuba, déclara à
l'unanimité que la Havane devait être dotée d'un obser-
vatoire central de première classe, et que, si cela ne se
pouvait faire, il était à désirer que l'Observatoire du
Collège de Belen devînt le centre d'un service régulier
d'informations, recueillies et transmises par des stations
oflBcielles, distribuées à Cuba même, St-Dominique,
Puerto-Rico et dans les Petites Antilles. Malheureuse-
ment, ni l'un ni Tautre de ces souhaits ne fut exaucé : on
créa, sous la dépendance de la Commandance de la marine
à la Havane, un petit observatoire, qui, loin d'améliorer
la situation, la compliqua encore davantage. D'une part,
ses directeurs étaient loin, malgré leur bonne volonté,
d'avoir la compétence que donnait au Père Vines sa vieille
expérience de vingt ans ; d'autre part, les informations
qu'il transmit ou reçut furent loin d'être régulières et
firent souvent défaut au moment opportun. — Le Signal
Sercice des États-Unis qui recevait les câblogrammes
V
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. ^5
de cet observatoire, et auquel le Père Vines continuait h
envoyer ses prévisions, fut plus d'une fois dans une cruelle
perplexité, en présence d'informations contradictoires
émanées de ces deux sources, et ne put s'empêcher de
donner raison à son officieux mais savant correspondant.
Et le public et les journaux, faisant semblables constata-
tions, continuaient à consulter le Père et à célébrer l'exac-
titude de ses prédictions.
Malgré tout, le coup fut sensible au Père Vines. Était-ce
donc ainsi qu'on le payait des inappréciables services
rendus pendant vingt ans, et des labeurs inouïs auxquc Is
il s'était livré ? Alors que le gouvernement anglais témoi-
gnait la plus grande faveur à l'Observatoire des Jésuites
de wStonyhurst, alors que les États-Unis confiaient à ces
mêmes Jésuites le service météorologique des Philippines,
alors que, grâce à la faveur de différents gouvernements,
les Jésuites pouvaient, à Zi-ka-Wei, organiser un S(n*vice
d'informations modèle, le seul Observatoire du Collège de
Belen, non seulement ne recevait aucune subvention, mais
avait encore à payer au gouvernement espagnol des
droits de douane de 33 7o P^^^^' des instruments déjà très
cheis et au moyen desquels il avait pu faire, durar t de
longues années, des annonces absolument gratuites !
H ne restait plus au Père Vines que quelques années
à vivre. Comme s'il eût eu le pressentiment de sa fin pro-
chaine, il se multiplia pour consigner dans ses derniers
écrits les résultats de ses observations et de ses études
sur les cyclones. Son infatigable plume ne s'arrêta plus, et
Tannée même de sa mort, en 1893, sollicité par la com-
mission do l'Exposition de Chicago d'envoyer quelque
nouveau travail, il composa ses Investigaciones relativas
à la Circulaciôn y Traslaciôn Ciclôyxica, en quelque
sorte son testament scientifique, œuvre d'une précision et
d'une étendue de vues étonnantes.
Le 23 juillet 1893, le Père Benoît Vines allait dans un
46 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
monde meilleur, jouir d'un repos bien mérité, loin des
mesquineries d'ici-bas.
De 1873 à 1874, il avait été aidé dans sa lourde tâche
par le Père Thomas Ipina, de j5 à 77 par le Père Boni-
face F. Valladares, de 78 à 80 par le Père Maurice Cid,
en 81 et 82 par le Père Pierre Oroso, en 83 et 84 de
nouveau par le Père Valladares. A partir de i885,
M. Joseph Albertilui servit d'assistant.
La succession du Père Vines était lourde ; tous le sen-
taient, et on se demandait, non sans inquiétude, qui ose-
rait assumer la responsabilité de prédire les cyclones des
Antilles, avec la sûreté et la maîtrise qui avaient caracté-
risé ses informations. La tâche échut au Père Laurent
Gangoiti, dès longtemps en relation avec le Père Vines,
et au courant du fonctionnement d'un observatoire. Le
29 août 1893, il prenait la direction de celui de Belen.
Le public, malin autant qu'intéressé, l'attendait à
l'œuvre : le cyclone de septembre 1894 fut annoncé et
décrit par le nouveau directeur avec une exactitude qui
rassura pleinement les craintifs et provoqua, dans toute
la presse, une explosion de joie. On reporta aussitôt sur
lui la confiance que Ton avait eue en son prédécesseur.
L'un des premiers soucis du Père Gangôiti fut de
mettre en ordre et de publier les observations des trois
dernières années, ce que le Père Vines n'avait pu faire,
surchargé comme il Tétait d'occupations. Puis, de con-
cert avec le Père Recteur du Collège, le R. P. José-
Maria Palacio, il s'occupa de mettre le local même de
l'Observatoire plus en rapport avec les accroissements
successifs qu'avaient pris ses services, et la haute qualité
des personnages qui y faisaient de fréquentes visites, car,
jusqu'alors, la pauvreté de l'installation avait étrangement
contrasté avec la célébrité de l'institution et l'idée gran-
diose qu'on s'en faisait, d'après ses succès. On éleva
donc, sur l'une des parties de la façade du collège, une
gracieuse construction destinée à abriter les instruments ;
LES OBSERTATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 47
de plus, une subvention annuelle fixe fut attribuée à
Tobservatoire rajeuni.
Durant plusieurs années, sous la direction du Père
Gangoiti, l'Observatoire de Belen, tout en restant un
observatoire strictement privé, continua de son mieux à
remplir le rôle à la fois scientifique et humanitaire qu'il
s'était fixé, subvenant seul à ses dépenses. Plusieurs
fois le Père Vifies avait eu à lutter pour lui garder ce
caractère privé qui faisait une pî^rtie de son mérite ; il
avait refusé la subvention que lui offraient les États-Unis
s'il voulait se laisser incorporer au Signal Service ;
il avait refusé de le laisser transformer par le gouverne-
ment espagnol en observatoire de l'État. En iSgS,
les dépenses grandissant toujours, il fallut pourtant
prendre un parti. D'aucuns, et non sans raison, s'éton-
naient que l'Espagne ne voulût point aider pécuniaire-
ment une œuvre qui, depuis plus de quarante années,
avait rendu de si éminents services. Le Père Gangoiti se
décida à rappeler ces services dans une supplique au
ministre des Colonies et à demander un crédit d'une
centaine de mille francs. La supplique fut appuyée par
les premières autorités cubaines, et en mai 1896, le
marquis de Palmerola annonçait que la subvention était
accordée, à prendre sur l'exercice 1896-97.
Sur ces entrefaites, la guerre séparatiste éclatait à Cuba,
suivie bientôt de la guerre hispano-américaine, et la
grande île changeait de maître. Les États-Unis instal-
lèrent, à la Havane et dans les Antilles, des stations
relevant du Weather Bureau, Ils voulurent un instant
imposer à l'Observatoire même de Belen, gardant direc-
teur et assistants, de devenir une station officielle ; c'eût
été enlever à l'œuvre toute sa valeur et tout son mérite.
Obéissant à certaines inspirations venues de Washington ,
les autorités américaines enlevèrent aux Pères de l'Obser-
vatoire le libre usage des lignes télégraphiques, pour les
48 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
réserver au seul Weather Bureau; Tordre, il est vrai, ne
tarda pas à être révoqué.
Pas un instant, au milieu de toutes ces complications,
ne s'éclipsa la faveur dont était entouré l'Observatoire de
Belen. Répondant à d'universelles sollicitations, il conli-
nue à rendre les mêmes services que par le passé, à côté
du Weathe7' Bureau et presque comme si ce dernier
n'existait point, mais consulté pourtant par lui, à diffé-
rentes reprises, et vivant avec lui en bonne intelligence.
L'Observatoire n'a, du reste, d'autres moyens d'existence
que ceux dont il a toujours vécu : les subsides octroyés
par le collège et la bienveillance de ceux qui utilisent ses
avertissements et ses travaux.
II
TECHNIQUE
Bâtiments et instruments, — L'Observatoire du collège
de Belen est situé sur une partie des bâtiments du collège
dont il forme un second étage ; il comprend dix fenêtres
de façade. Au centre, une grande bibliothèque de 1 i^.SS
sur 7"", 65 renferme différentes publications provenant
des observatoires nombreux avec lesquels celui de
Belen est en relation ; au sud et au nord, des apparte-
ments pour le directeur, le sous-direcieur et les assistants.
A l'extrémité nord, dans une salle spéciale, sont installés
sur de solides colonnes les instruments magnétiques
fixes. Dans l'un des angles de la terrasse qui surmonte
l'étage de l'Observatoire, une tour carrée, fort élégante,
contient la salle des instruments météorologiques ; à la
hauteur de plus de vingt mètres où ils sont installés, ils
sont parfaitement dégagés ei i)lacés en bonne situation.
La t( rrasse de la tour elle même supporte les anémo-
mètres. Un abri ordinaire renferme thermomètres et
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 49
psychromètres ; un solide pilier de marbre, fixé sur l'un
des gros murs du collège, sert aux mesures magnétiques
absolues.
Au point de vue astronomique, l'Observatoire possède
une lunette équatoriale de Kooke de dix centimètres
d'ouverture, munie d'un appareil de projection pour l'ob-
servation des taches solaires, d'un spectroscope de Hilger
et d'un autre de Browning. Ce bel instrument a servi à
observer l'éclipsé de soleil du 28 mai 1900; mais, faute
de re^ources, on n'a pu encore l'installer dans un local
approprié. On espère pouvoir un jour lui construire une
cor. pôle à l'extrémité septentrionale de la terrasse de
l'Observatoire. Signalons également un théodolite de
Troughton permi^tiant d'npprécier les 3o", un théodolite
de mines, modèle Combes, un théodolite répétiteur con-
struit par Abraham, de Livcrpool, un sextant de Jones
donnant les 10" ave(* deux horizons artificiels, un
beau j)endule conij)ensatPur à mercure avi-c contacts
électri(jues, construit par Howard et C'*", de Boston, et
pouvant servir de chi-onographe, enfin un chronomètre
d'isaac.
La section magnétique comprend un magnétomètre
de Urubb, de Dublin, composé d'un déclinomètre, d'un
magnétomètre bifilaire et d'un magnétomètre à balance
avec théodolite pour les lectures. Un magnétomètre uni-
filaire d'EUiot, un inclinomètre de Casella servent aux
mesures magnétiques en voyage ; leuis constantes ont été
déterminées à l'Observatoire de Kew.
La section météorologique est très complètement équi-
pée : 4 baromètres à mercure de divers types, thermo-
mètres et psychromètres, deux pluviomètres, hygromètres,
évaporoniètre de Piche, deux anémomètres Robinson,
girouette peifectionnée, système Friez, de Baltimoie,
sept néphoscopes divers, enfin un cyclonoscopc et un
cj'clonephoscope de l'invention du Père Vines et que
nous décrirons tout à l'heure.
in«sÉRiii:. T. IX. 4
5o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Parmi les instruments enregistreurs, citons d'abord. le
météorographe du Père Secchi ; il marche depuis plus
de trente ans sans la moindre irrégularité. Puis viennent
un barographe Richard, un psjchrographe Casella, et le
Univo'sal Siinshine Recorder de Lecky, instrument dont
l'ingéniosité est connue.
Une chose à noter, c'est que l'Observatoire possède un
atelier lithographique et imprime lui-même tous les
papiers quadrillés de ses enregistreurs.
Inventions et travatuc, — Comme on a pu le voir par les
lignes qui précèdent, c'est surtout à Tétude des terribles
cyclones des mers des Antilles qu'on s'est appliqué à
l'Observatoire de Belen. Grâce aux documents amassés
par lui et ses prédécesseurs, grâce à vingt ans d'un tra-
vail continu, le Père Vifies a pu, le premier, pénétrer le
terrible phénomène, le comprendre dans ses détails, et
formuler les lois de sa formation et de sa marche. C'est
justice de nous arrêter quelque peu à exposer ses décou-
vertes. Elles sont contenues dans plusieurs des notices
ajoutées par lui aux Bulletins de l'observatoire, mais
surtout dans les deux ouvrages que nous avons déjà
signalés : Apitntes.., et Invesiigaciones
11 est impossible de rapporter ici tous les détails et
toutes les particularités signalées par le Père Vifies : déter-
mination de l'aire de pression minima où sévit le cyclone
et des aires de pression maxima où régnent les anti-
cyclones ; diamètre de la tourmente proprement dite et
diamètre de l'espace central où règne un calme relatif ;
vitesse giratoire du tourbillon et sa vitesse de translation,
prise à diflférentes distances de l'axe vertical et en divers
points de la trajectoire ; eiFets de balancement du cyclone
autour de son axe, etc. Mais arrêtons-nous aux pages où
le Père Vines attire l'attention sur la convergence des
vents tourbillonnants et sur la véritable forme du cyclone.
Cette question est capitale, puisqu'elle permet de com-
\
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 5l
prendre l'organisation intime des tempêtes et que sa
solution est discutée en sens opposé par différents savants.
Tout d'abord le Père s'élève contre la théorie de Faye
d'après laquelle tous les mouvements tourbillonnants à axe
vertical, tempêtes, ouragans, bourrasques, cyclones,
seraient des girations descendantes se formant dans les
courants supérieurs de l'atmosphère aux dépens des iné-
galités de vitesse de ces courants, et empruntant à la force
vive de ces mêmes courants l'action mécanique qu'ils
exercent sur les mers et les continents. Dans l'idée de
Faye, les cyclones seraient, en dernière analyse, des
appareils de transmission de la force dans le sens vertical,
avec concentration très énergique au bas, tendance cen-
trifuge à la surface du sol, et mouvement ascendant dans
la partie extérieure du tourbillon.
Or, de l'avis du Père Viîies, cette théorie, que son auteur
prétend appuyer sur la réalité des faits et les lois de Red-
fieUK n'est qu'une théorie à 'priori, que les faits eux-mêmes
se chargent tous les jours de réfuter et de contredire.
Et, à de nombreux témoignages, le Père ajoute celui de
sa propre expérience; là où la théorie de Faye exige
nécessairement des courants descendants, une dépression,
une tendance centrifuge, l'observation a presque toujours
montré, d'une façon très nette, des courants ascendants,
une aspiration, une tendance centripète.
D'après le Père Vines, une loi générale unique peut
rendre compte de la circulation cyclonique dans les
Antilles ; cette loi se formule ainsi : La circulation cyclo-
nique se fait de telle soj'te que les courants inféyneurs de
t atmosphère convergent cers le centre, les cotuants d'alti-
tude moyenne tournent circidai7*ement autour de ce centre,
tandis que les courants supérieurs sont divergents. Cette
loi ne souffre pas d'exceptions.
Le meilleur moyen de la vérifier est d'observer la marche
des nuages ; selon leur nature, en etfet, les nuages sont
situés à différentes hauteurs et soumis à l'influence des
52 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
courants atmosphériques qui les entraînent dans leur cir-
culation.
La loi générale peut donc se décomposer comme suit :
1** Les légers cirrus qui flottent aux plus* hautes altitudes
s'éloignent dans une direction radiale du centre du cyclone.
Pratiquement, leur direction forme un angle à peu près
nul avec la ligne qui joint ce centre au point où est situé
l'observateur.
2° Les cumulus et nimbus très bas se dirigent dans une
direction à peu près perpendiculaire à celle du centre du
cyclone.
3° Les ciri*o-stratus, cirro-cumulus et alto-cumulus se
dirigent dans des directions faisant avec celle du cyclone
des angles variant entre 90° et 0°, angles d'autant plus
faibles que ces nuages occupent des couches plus élevées.
4° Le vent converge vers le centre du cyclone. Il souffle
d une direction située en dehors de l'angle droit formé par
les directions perpendiculaires suivies par les cirrus et les
cumulus, et de la gauche d'un observateur regardant le
centre du cyclone.
Ces divers phénomènes ont été depuis bien souvent con-
statés, ainsi que Texistence des cirrO'St7^atvLs plumifoivnes ^
précurseurs de cyclones, remarqués pour la première fois
et nommés ainsi par le Père Vines. '
Les conclusions générales dégagées par le Père sont
plus connues aujourd'hui qu'elles ne Tétaient au moment
où il les formulait ; elles valent pourtant la peine d être
citées, comme un témoignage de l'étendue de ses vues et
de ses efforts pour synthétiser tant d'obscurs phénomènes.
Il existe dans l'atmosphère, à un moment donné, des
points de pression mini ma et des points de pression maxi-
nia. Tout minimum peut être considéré comme un centre
d'aspiration, et tout maximum comme un centre d'expira-
tion ou d'expulsion. L'air des couches inférieures de
l'atmosphère se meut horizontalement à la surface du sol ;
il converge, en suivant des trajectoires spiraloïdes, vers
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 53
les centres de pression minima, et ce mouvement giratoire
sexécute toujours dans le sens des aiguilles d'une montre,
dans rhémisphère austral, en sens inverse dans Thémisphère
boréal. Le contraire a lieu autour des centres de pression
maxima. Du premier de ces deux mouvements naissent
les cyclones à courants centripètes et ascendants; le second
produit les anticyclones, à courants centrifuges et descen-
dants. La force principale qui provoque et entretient les
tempêtes se trouve emmagasinée dans la vapeur d'eau
enlevée à la surface des mers par la chaleur solaire. C'est
cette énergie potentielle, rendue actuelle parla condensa-
tion de cette vapeur, qui trouble Téquilibre atmosphérique
et donne lieu à tous les phénomènes qui sont les con-
séquences de pressions inégales à la surface du globe. Il
suit de là que toute cause qui tend à augmenter ou à
diminuer la précipitation de vapeur d*eau, tend, par le
fait même, à accroître ou à affaiblir la violence des mouve-
merits giratoires de Tair.
Passant de la théorie à la pratique, le Père Vines avait
réalisé deux instruments, le cyclor)OScope et le cycloné-
phoscope permettant de déceler à distance la présence et
la marche des cyclones.
Le cyclonoscope se compose d'un cercle horizontal sur
lequel est tracée la rose des vents ; un second cercle plus
petit et concentrique est mobile sur le premier ; il porte
les directions relatives des vents et des différentes variétés
de nuages par rapport au cyclone et à l'observateur. 11
suffit de placer l'instrument horizontalement, d'orienter
le grand cercle, de faire coïncider les indications du petit
avec les phénomènes atmosphériques observés, et l'on a
immédiatement la position et le sens de la marche du
cyclone.
Le cyclonéphoscope, plus perfectionné, porte au centre
un néphoscope de réflexion, et une boussole sert à l'orienter
exactement.
Ce court exposé des travaux du Père Vifies expliquera
54 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sans doute suffisamment et la sûreté de ses prédictions sur
les cyclones — sûreté déconcertante et proverbiale — et
les mentions élogieuses qu'ont faites de lui de savants
météorologistes, comme Ferrel dans son Popular Trea-
iise on the Winds^ et l'idée plusieurs fois reprise de
donner aux cyclones des Antilles le nom de Vinesa^
poiir les opposer aux typhons des mers de Chine.
Hâtons-nous d'ajouter que le Père Gangoiti, successeur
du Père Vines, a su émerger du brillant sillage qu'il lui
faut suivre ; ses informations toujours précises, ses pro-
nostics jamais trompés, lui ont valu, en maintes occasions,
les éloges les plus flatteurs. Le Diario de la marina
du 18 septembre 1900, ne disait-il pas, par exemple, que,
en cas de divergence de pronostics entre le Weathev Bu-
reau et le Père Gangoiti, c'était toujours l'avis du second
que l'on suivait ? La Union Espanola du 24 septembre
igoS énonçait la même idée.
Sous la direction du Père, les travaux de l'Observatoire
se poursuivent avec la plus grande régularité : dix obser-
vations quotidiennes auxquelles il faut ajouter les deux
observations internationales de 7 h. 3o du matin et de
7 h. 3o du soir. La collection des Bulletins est complète,
de i858 à igoS (une lacune de 4 ans, de 1881 à 1884,
sera bientôt comblée), et cette collection est très appréciée.
Les Bulletins de l'Observatoire de Bolen sont échangés
avec ceux de 1 56 observatoires.
Les annonces émanées du directeur sont envoyées à la
plupart des journaux de Cuba, à seule charge à eux de ne
pas attaquer la religion et le personnel de l'Observatoire.
Plusieurs feuilles, pour pouvoir insérer ces annonces, ont
renoncé à leurs violentes déclamations antireligieuses.
Depuis 1901, le Père Gangoiti est aidé par un sous-
directeur — les Pères Simon Sarasola et Mariauo Gutier-
rez-Lanza ont successivement occupé ce poste — et par
trois assistants civils.
Des services particuliers sont souvent demandés à l'Ob-
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 55
servatoire ; ainsi les commandants de paquebots y font
régler leurs chronomètres de bord ; en iqoS, le Coast
and Geodelic Siirrey priait le P. Gangoiti de faire à la
Havane et dans les environs dos mesures magnétiques
absolues ; une autre année (1898), les officiers du vaisseau
autrichien Donau venaient faire à l'Observatoire des
mesures sur l'intensité rie la pesanteur.
En terminant, exprimons un souhait : c'est que des res-
sources plus considérables permettent à l'Observatoire de
Belen de remplir de mieux en mieux la noble tâche qu'il
s'est donnée de contribuer à l'avancement de la science et
au bien de l'humanité.
OBSERVATOIRE DE MANILLE (i)
HISTORIQUE
Fondation. — C'est en i865 que fut fondé l'Observatoire
de Manille, au collège de TAthénée, dirigé par les Pères
de la Compagnie de Jésus. On sait combien fréquents et
capricieux sont les cyclones qui dévastent les îles Philip-
pines. Depuis plusieurs années les professeurs du collège
s'intéressaient à ces singuliers météores et s'etforçaient
d'en recueillir les pronostics. Le formidable typhon de
septembre i865, en leur montrant l'utilité de leurs tra-
vaux, les décida à poursuivre leurs observations d'une
manière plus scientifique. liCs instruments les plus indis-
pensables furent installés, et dès lors un petit bulletin
mensuel, illustré de courbes diverses, puis un bulletin
(1) Manila Ceniral Observalory, Philip|>ine.
56 REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
annuel, enregistrèrent les observations et résumèrent les
principales perturbations atmosphériques.
Sous rimpulsion de son ardent directeur, le Père Fré-
déric Faura, le nouveau centre scientifique se développa
rapidement. En 1868, on fit Tacquisition du météorographe
du Père Secchi ; plusieurs instruments furent offerts par
do généreux donateurs. En 1870, la feuille mensuelle
publiée par TObservatoire se transformait en un véritable
Bulletin, contenant, avec des articles de fond, des obser-
vations météorologiques complètes, faites toutes les trois
heures, et leurs moyennes.
Les documents allèrent ainsi s'accumulant pendant
quatorze ans. En 1879 enfin, le Père Faura crut arrivé
le momeni de les utiliser. Après une longue et minutieuse
étude des mouvements du baromètre à ces latitudes, de
l'aspect des nuages et des changements de direction du
vent à l'approche des cyclones, il se jugea suffisamment
outillé pour annoncer à coup sûr ces terribles phénomènes.
A lui revient Thonneur d'avoir, le premier, prédit la
formation, les mouvements et la trajectoire probable des
typhons des mers de Chine, rendant ainsi aux habitants
des îles Philippines et aux compagnies de navigation
d'inappréciables services.
Le premier typhon annoncé par le Père Faura fut
celui du 7 juillet 1879, le second, celui du 20 novembre
de la même année. L'exactitude avec laquelle se réali-
sèrent les prévisions du Père donna dès lors à réfléchir
aux autorités locales. L'Observatoire de l'Athénée prenait
rang ; ses avis et annonces furent reçus avec considéra-
tion. En 1878, le directeur général des télégraphes don-
nait toute autorisation pour que, des diverses îles, les
renseignements pussent être centralisés à Manille. Aidé
ainsi dans sa tâche, et fort de ses études préliminaires, le
Père Faura, de 1879 ^ ^^^^ seulement, put annoncer
cinquante-trois typhons ; trois fois seulement il se trompa
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGME DE JÉSUS. 5j
légèrement sur leur direction probable. Ces chiffres sont
assez éloquents.
Bientôt même TObservatoire de Manille eut l'occasion
d'étendre encore son rayon d action. En 1880, un câble
lut immergé entre Hong-Kong et Manille. Désireux de
faire prodter les côtes de Chine des annonces de typhons,
dont l'Archipel des Philippines se félicitait, M. J. Hen-
nesy, gouverneur de Hong-Kong, écrivait à D. Fernando
Primo de Rivera, gouverneur de l'Archipel, pour obtenir
par son influence, du directeur de l'Observatoire, qu'un
échange quotidien et régulier de renseignements météoro-
logiques eût lieu entre les ports de la côte de Chine et
ceux des Philippines. Le P. Faura répondit que ce projet
avait été dès longtemps caressé par lui, et que, ses
observations lui ayant montré l'arrivée des cyclones sur
les côtes chinoises deux jours au moins après leur pas-
sage sur les Philippines, l'échange de dépêches projeté
avait une utilité incontestable.
Il ne se trompait pas : le 18 août i883, le Daily Press
de Hong-Kong constatait que, dans le courant de cette
année, les prévisions de l'Observatoire de Mar)ille s'étaient
réalisées de point en point, et il insistait sur les avantages
de ces communiqués météorologiques. D'après les conseils
du Père Faura, Hong-Kong songea bientôt aussi à avoir
son observatoire : habitants des côtes et navigateurs des
mers voisines en retirèrent de grands avantages.
Mais on pouvait faire mieux encore. En 1876, le Père
Faura était parti pour T Europe; nous le trouvons à Ronie,
auprès du Père Secchi, en 1877 ; il visite l'Exposition de
1878 à Paris, et va conférer à Stonyhurst avec le Père
Perry. Or, de congrès en congrès, depuis le premier Con-
grès de météorologie de Bruxelles en i853, cette science
avait rapidement progressé. Pour l'améliorer encore, on
saccordait surtout sur ce point que, par le moyen des
lignes télégraphiques, le globe entier devait être enserré
dans un réseau d'observations faites simultanément, d'après
58 REVL'E DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
une méthode uniforme, et centralisées ensuite dans
quelques stations principales. Pareille institution pouvait
seule permettre do formuler des lois générales et d'en
prévoir l'application .
Tout pénétré de ces idées, le Père Faura revint à
Manille, avec le désir bien arrêté de faire tout son pos-
sible pour doter les Philippines d'un réseau météoro-
logique complet. Des listes de souscription furent lancées,
remplies par des particuliers, des compagnies de navi-
gation et d'assurance ; des mémoires furent rédigés et
envoyés à Madrid. La Compagnie de Jésus offrait de
bâtir à ses soins et frais un observatoire central et d'en
prendre la direction.
Le 28 avril 1884, un décret royal approuvait la création
d'un observatoire central et de six stations reliées télé-
graphiquement à l'observatoire ; des sommes importantes
étaient mises à la disposition des directeurs ; toutes les
stations navales des îles étaient priées de recueillir les
renseignements intéressants et de les faire parvePiir à
Manille. Une ère nouvelle commençait.
Organisation, — Encouragé par ces heureux résultats,
le Père Faura se mit, avec son habituel enthousiasme, à
compléter l'œuvre commencée. Ses efforts portèrent natu-
rellement sur deux points : construction du nouvel obser-
vatoire, organisation des stations secondaires.
L'observatoire fut inauguré en juillet 188G. Les bâti-
ments sont situés dans un faubourg de Manille nommé
Ermita, près de la mer ; rien n'en borne la vue. De grands
jardins s'étendent tout autour, offrant toute facilité pour
des agrandissements futurs. Le bâtiment principal, aux
murs fort épais, a la forme d'un rectangle; nous le décrirons
plus loin en détail. Deux autres constructions séparées
ont été élevées daris la suite, l'une servant de pavillon
magnétique, l'autre attribuée aux observations astro-
nomiques. Un poste télégraphique, réservé au service
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. DQ
météorologique, unit l'observatoire central au câble des
Philippines et aux stations secondaires.
La plupart de ces stations furent fondées de i885 à
1887. Les premières fondées, vu Timportance de leur
situation géographique, furent celles du sud-est de Tile de
Luçon. Le Père Faura lui-même, accompagné du Père
Battlô et de Dom Toribio Jovellanos, assistant à l'Obser-
vatoire, fit en 1&85 un voyage dans ce but. Dom Jovel-
lanos alla ensuite installer les stations du centre et du
nord de Tîle.
Chacune de ces stations fut pourvue des instruments
suivants, signés pour la plupart de Negretti et Zambra :
Baromètre Fortin Anémoscope
Thermomètre à maxima Anémomètre
Thermomètre à minima Évaporomètre
Psychromètre Pluviomètre
Quelques-unes reçurent en plus un baromètre, psychro-
mètre et thermomètre enregistreurs de Richard. Les
observations de toutes ces stations étaient envoyées tous
les jours télégraphiquement à Manille.
D'ailleurs, le zèle et lactivité du Père Faura ne se
bornèrent pas à la météorologie. L'étude des phénomènes
sismiques, si importants dans toute cette partie du monde,
l'occupait depuis longtemps. Les notes qu'il publia, à
propos du grand tremblement de* terre de 1880, lui
valurent même, de la part de la municipalité, le titre de
Fils adoptif de Manille. Quatorze stations de l'île de
Luçon, équipées d'instruments spéciaux, télégraphiaient
les moindres mouvements du sol.
Mais, dès cette époque, les relations de l'Observatoire
de Manille s'étendaient jusqu'à des postes bien plus
éloignés : l'Ile de Mindanao. les Mariannes, les Carolines
lui envoyaient leurs observations. Des dépêches météoro-
logiques étaient quotidiennement échangées entre Manille
etMacao, depuis i885, Manille et Saigon, depuis 1887,
60 REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES,
sur demande spéciale des autorités de ces deux villes.
Plus tard, en 1898, à la suite de l'expédition magnétique
quil fit sur les côtes de la Chine et du Japon, le Père
Michel SaderraMata, alors directeur de l'Observatoire de
Manille, obtint l'échange de télégrammes avec Tokio,
Nagasaki, Shanghaï, Amoy et Haïphong. En 1899, le
Père Algue, le directeur actuel, entra de même en rela-
tions quotidiennes avec les stations importantes de l'île
de Forinose.
Cependant de graves événements se passaient dans les
Philippines, et l'Archipel changeait de maîtres. Par suite
de la guerre hispano-américaine, l'amiral Dewey, avec
sa flotte, stationnait, plusieurs mois durant, en rade de
Manille. A l'amiral et aux commandants des divers bâti-
ments, le Père Algue envoya les annonces de typhons et
les notices publiées par l'Observatoire. Sir Dewey lui en
témoigna par lettre sa reconnaissance, et tint à confirmer
l'exactitude rigoureuse des renseignements fournis.
Le câble unissant Manille à Hong-Kong avait été
rompu. Un officier supérieur de la flotte anglaise à
l'ancre devant cette dernière ville, pria immédiatement
l'amiral Dewey de vouloir bien rétablir la communica-
tion, insistant sur les pertes et les accidents qui se produi-
raient, si Manille ne signalait plus l'arrivée des typhons.
Le consul des États-Unis à Hong-Kong faisait bientôt la
même requête et demandait au Père Algue de lui expé-
dier dorénavant les télégrammes jusqu'alors adressés au
consul d'Espagne. Mais ce fut M. Doberck, directeur de
l'Observatoire de Hong-Kong, qui, bien malgré lui, attira
le plus favorablement le regard des Américains victorieux
sur l'Observatoire de Manille. Une lettre de lui, datée de
l'été de 1898, en donnait au ministre de l'Agriculture des
États-Unis une appréciation plutôt défavorable et appelait
spécialement son attention sur les troubles que provoquait
soi-disant, dans l'archipel, chaque annonce de typhon.
Un décret ne tarda pas à interdire toute annonce. Mais
LES OBSERVATOIRRS DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 6l
alors ce fut un iolle si général des compagnies de naviga-
tion, des cercles maritimes, de la presse et du public, à
Manille et à Hong-Kong, que les Américains durent y
regarder d'un peu plus près. Le résultat était à prévoir :
dès avril 1899, l'Observatoire reprenait son service d'in-
formations et sortait, grandi et mieux connu, de la lutte.
Le Père Algue qui s'était tenu, en cette occasion, sur une
défensive courtoise, reçut d'unanimes éloges, comme
directeur de cet observatoire.
Organisation sous le nouveau régime. — En fait, pendant
l'insurrection des Philippines et la guerre hispano-amé-
ricaine, les observations de la station centrale n'avaient
pas souffert une minute d'inierruption. Sur l'ordre du
gouvernement espagnol, le signal des tempêtes n'avait
pas, il est vrai, été hissé pendant le blocus, mais aussitôt
que le gouvernement des Etats-Unis eut pris possession
de Manille, le capitaine du port s'empressa de réparer le
mât des signaux et pria l'Observatoire de vouloir bien
continuer, comme précédemment, les annonces de typhons.
De multiple façon les Américains s'attachèrent dès lors à
prouver quel cas ils faisaient des travaux de l'Observa-
toire. Par leurs soins la communication télégraphique fut
rétablie avec le câble, avec les différentes stations ; le
bureau astronomique fut chargé de transmettre l'heure
moyenne à tous les ports. En 1899, le gouverneur mili-
taire, major général E. Otis, confirmait à l'Observatoire
le caractère officiel que le gouvernement espagnol lui
avait reconnu en 1884. Les directeurs, du reste, mon-
traient leur bonne volonté en publiant en anglais, dès
1899, à la demande des autorités de l'île, divers travaux
et résumés météorologiques fort utiles. Enfin, le 22 mai
1901, une loi approuvée par le gouvernement de Was-
hington constituait à nouveau, en lui donnant un énorme
accroissement, le service météorologique de l'archipel des
Philippines. Voici dans quelles circonstances.
Sur la demande de la commission chargée d'organiser
62 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les nouvelles possessions américaines, on en dressa un
atlas, accompagné d'un volumineux dossier, auquel les
Pères de la Compagnie de Jésus collaborèrent pour une
large part. Ces documents devaient être publiés par l'im-
primerie gouvernementale ; pour en surveiller Timpres-
sion, le ministre de la Guerre manda le Père Algue à
Washington. Celui-ci quitta Manille le 28 décembre 1899,
laissant la direction provisoire de l'Observatoire au Père
Doyle, un Irlandais qui avait déjà eu plusieurs fois l'oc-
casion de traiter avec les autorités américaines, et partit
pour les Etats-Unis. 11 y rencontra partout les disposi-
tions les plus favorables. Fort aimablement accueilli par
le directeur du service météorologique, M. Willis L.
Moore. le Père Algue fut présenté par lui au ministre de
l'Agriculture, M. Wilson. Les plans élaborés reçurent
approbation complète et furent envoyés à la commission
officielle des Philippines à laquelle il avait été accordé
plein pouvoir légal. Le Père Algue fut autorisé à aller
en Europe pour y faire les achats nécessités par la nou-
velle organisation ; il y représenta le gouvernement des
Philippines à l'Exposition de 1900, puis, revenant parles
États-Unis, il était de retour à Manille le 28 janvier 1901 .
Le 22 mai suivant, était publiée une loi réorganisant eu
détail le service météorologique de l'archipel. Le Père
Algue était nommé directeur de ce service et dépendant
du ministre de l'Agriculture au même point que le direc-
teur du service météorologique des États-Unis ; un grand
nombre de stations secondaires nouvelles étaient fondées,
les services d'informations organisés minutieusement ;
enfin, des sommes considérables étaient mises à la dis-
position de l'Observatoire.
Aux termes de la loi, les stations secondaires étaient
divisées en quatre classes suivant leur importance ; elles
formaient un total de soixante-douze. Aidés par la bienveil-
lance du public, et par la générosité de plusieurs particu-
liers, les directeurs du nouveau service se mirent immé-
"\
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 63
diaternent à la dure tâche de les installer. Trois expéditions
partirent successivement dans ce but, la première dirigée
par le Père Balthazar Ferrer, assistant «à TObservatoire de
Manille, la seconde sous les ordres du Père Martial vSolà,
secrétaire du service météorologique, la troisième (Con-
duite par le Père M. Saderra Mata, assistant. Toutes
trois remplirent leur but, en dépit des difficultés maté-
rielles.
En outre de ces stations officielles, il en existe encore
dans les Philippines quelques-unes, tenues par des parti-
culiers bénévoles, et d autres fondées dans des lieux de
villégiature dont on a un intérêt particulier à connaître
à fond les conditions climatériques, parce que les Euro-
péens débilités par les chaleurs y vont retrouver la santé.
Le service météorologique des Philippines n'a cessé de
fonctionnera la satisfaction de tous. Le Père J. Algue,
directeur actuel de l'Observatoire, a été arraché, en 1897,
date de la mort du Père Faura, à ses recherches astro-
nomiques ; ses travaux l'ont fait connaître du monde
entier, et, à St-Louis, c'est lui qui, tout récemment, a été
chargé d'organiser l'exposition scientifique de l'archipel
des Philippines.
Il
TECHNIQUE
BiUimenis et instrianenis. — L'Observatoire central de
Manille s'occupe principalement de météorologie et d'astro-
nomie (fig. 18). La météorologie est installée dans deux
larges tours rectangulaires qui limitent, à ses deux extré-
mités, la façade principale. Dans la tour de gauche on a
construit un énorme pilier de pierre de taille, qui s'élève à
travers les deux étages tout en étant complètement isolé
par un léger espace. C'est à ce pilier que sont fixés les
64
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
instruments exigeant une grande stabilité. Les instru-
ments qui n'ont pas besoin d'être placés en plein air sont
répartis dans deux grandes salles ; les autres sont distri-
bués sur les terrasses des tours. Enfin, au milieu du jardin
qui entoure l'Observatoire, deux enceintes gazonnées et
légèrement surélevées (PI. VIII, fig. 19), afin d'empêcher
Fig. \S. — Vue d'ensemble de i'Observaloire de Manille.
l'eau d'y séjourner dans la saison des pluies, contiennent le
reste des appareils. Dans l'une des enceintes, un abri du
type classique renferme les thermomètres et les hygro-
mètres ; tout autour, les pluviomèties ; dans l'autre, un abri
spécial contient les thermomètres à maxima et minima, les
psychromètres, etc. Cet abri a un double toit : le toit supé-
rieur est en lamelles de bois superposées de façon à laisser
circuler l'air ; le toit inférieur est en feuilles de palmier ;
l'ensemble est absolument inipénéliable à la chaleur.
Autour du second abri, les actinomèires, thermomètres à
radiation, etc. Des séries de thermomèlies pei mettent, en
plàsche vin
FiG. 10. — Observatoire de Manille. Pavillon météorologique.
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 65
un autre endroit, de connaître la température du sol à
ditférentes profondeurs.
Le matériel astronomique comprend un joli bâtiment
surmonté d'un dôme et séparé du bâtiment principal
(PI. IX, fig. 20). Le dôme, construit à Barcelone, a été posé
à Manille en 1898. La lunette méridienne, Téquatorial, les
chronomètres ont chacun une salle spéciale. L'ëquatorial
a 0^,48 d'ouverture ; lobjectif est de Merz et la monture
de Saegmiiller ; il possède deux spectrographes, l'un de
Tôpfer, de Berlin, l'autre de Hilger, de Londres. De
nombreux sextants, plusieurs télescopes, dont quelques-
uns peuvent être utilisés pour la photographie, des théo-
dolites, un cercle mural donnant les secondes complètent
l'ensemble.
Le magnétisme est d'autant moins négligé, à Manille,
que l'Observatoire étant situé sur une ligne isogonique,
les plus faibles perturbations s'y font sentir ; les résultats
qu'on y enregistre ont une grande valeur scientifique. Le
Père Cirera, fondateur de l'Observatoire magnétique de
l'Ébre, inauguré en septembre 1904, a été longtemps
directeur du service magnétique des Philippines.
Parmi les instruments dont est pourvu l'Observatoire
de Manille, quelques-uns méritent d'être cités. Tel le
raétéorographe du Père Secchi, enregistrant sur une
même feuille de papier quadrillé les courbes correspon-
dant aux variations de la pression atmosphérique, de la
température, de l'humidité relative, de la force et de la
direction du vent, avec l'heure et la durée des chutes de
pluie. Cet instrument fonctionne sans interruption depuis
1869. Tel encore le céraunographe, inventé par le Père
Joseph Schreiber, ancien assistant à l'Observatoire de la
Compagnie de Jésus à Kalocsa,en Hongrie, destiné à déce-
ler, à distance, les troubles électriques de l'atmosphère (i).
Tel enfin le microséismographe de Vicentini, appareil
(1) Cet instrument, ainsi que le précédent, seront décrits diins d'autres
notices.
llfSÉlilE. T. IX. 5
66 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
euregisirour fort ingénieux, dont les courbes ont permis
au Père Algué de reconnaître, non seulement les petites
vagues sismiques locales, mais l'approche des cyclones,
Tétat de la mer dans le voisinage de Tile, etc. Le micro-
séismographe a même pu enregistrer avec une amplitude
de mouvement de ©"".ooSg un tremblement de terre du
Mexique.
Les quatre classes de stations rattachées à l'Obser-
vatoire sont pourvues de groupes d'instruments variant
avec leur importance. Celles de première classe possèdent
un appareillage météorologique complet. Celles de qua-
trième classe, créées surtout en vue de rendre service à
une contrée purement agricole, s'occupent spécialement
de mesures pluviométriqnes. Pour faciliter l'étude des
mouvements terrestres, fréquents en ces régions, en intro-
duisant le plus d'éléments possible dans la monographie
de chacun d'eux, toutes les stations sont dotées en outre
de sismographes d'un type uniforme ; leurs indications,
confrontées, donnent lieu à d'intéressantes observations.
Les bâtiments qu'occupent les différentes stations ne
sont naturellement pas construits sur le même modèle ;
plusieurs, le plus grand nombre même, ont été achetés
tout faits et aménagés pour leur nouvelle destination. On
a choisi des constructions solides, aux murs épais, offrant
toutes les garanties désirables. Plusieurs ont été offertes
par de généreux amis de la science.
Ajoutons entîn que TObservatoire de Manille a eu long-
temps son imprimerie particulière; mais depuis 1902 tous
les travaux de l'Observatoire sont imprimés à l'imprimerie
du gouvernement.
Inventions et travaux. — Peu d'observatoires offrent
un ensemble d'inventions et de travaux aussi imposant que
rObîîervatoire de Manille. Aussi est ce justice que ce
chapitre nous arrête quelque peu.
La première invention que nous signalerons est celle
d'un baromètre anéroïde par le Père Faura en i885.
PLANCHE IX
FiG. 20. — Observatoire de Manille. Pavillon astronomique.
LBS OBSERVATOIRES DE LA COMPAQNIE DE JÉSUS. 6j
L'idée du Père Faura était de créer un instrument por-
tatif qui fournit des indications assez précises sur les
typhons à ceux qui n'étaient pas à même de recevoir les
annonces de l'Observatoire. Il y parvint en faisant graver
sur le baromètre une série de données très claires que
l'aiguille venait automatiquemeut montrer, sans erreur
possible. Le baromètre du Père Faura est aujourd'hui
d'un usage courant dans tout l'archipel et à bord des
navires qui fréquentent ces parages : c'est la meilleure
preuve de son utilité. 11 a, du reste, été plus d'une fois
copié ou contrefait.
En 1898, le Père Algue publiait son barocyclonomètre.
L'instrument comporte un baromètre et un cyclonomètre.
Le baromètre présente ceci de spécial que son échelle
gravée est mobile. Les mers qui avoisinent les Philip-
pines ont des particularités curieuses au point de vue des
variations de la pression atmosphérique normale : cette
pression est de 754 mil!, à Hong-Kong et de ySS mill. à
Manille ; entre Chefou et lloilo elle varie de 771 mill. à
759 mill. Dans ces conditions, une échelle fixe, même
réduite pour la région, n'est d'aucune utilité aux naviga-
teurs et ne sert qu'à les induire en erreur. L'échelle
mobile, inventée par le Pôi e Algue, leur permet de remé-
dier à ce défaut. Le cyclonomètre, adjoint au baromètre,
représente graphiquement la section de la partie inférieure
du corps d'un cyclone. 11 permet aux pilotes de trouver
aisément, dans tous les cas, la direction à prendre pour
l'éviler.
Ajoutons, la chose n'est pas inutile, que, avant que le
Père Algue ait pu prendre un brevet pour son invention,
ello lui a été enlevée par le directeur de l'Observatoire
de Brème, M. Paul Bergholz. Ce personnage a poussé
l'audace jusqu'à faire construire un barocyclonomètre
identique à celui du Père Algue, chez le fabricant même
choisi par ce dernier, G. Lufft, de Stuttgart. La seule
68 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
différence est que les indications gravées sont en allemand
au lieu d'être en anglais.
En 1900, le Père Algue, durant sa visite à l'Exposi-
tion de Paris, chargeait Ducretet de la construction d'un
néphoscope de son invention. Cet appareil donne la direc-
tion de marche des nuages, et, de plus, leur vitesse appa
rente. Connaissant par des tables la hauteur de chaque
catégorie de nuages, on déduit rapidement à l'aide de ces
données la vitesse réelle. L'avantage de ce néphoscope est
de ne donner lieu à aucune erreur de perspective et de
permettre une lecture facile.
Enfin, il convient de mentionner ici le télescope à
réflexion inventé par le Père Algue, en 1894, à l'Obser-
vatoire de la Compagnie de Jésus à Georgetown, et dont
un exemplaire existe à Manille. Cet instrument, destiné
à supprimer ce qu'on appelle Y «* erreur personnelle », in-
évitable dans toutes les observations courantes, et à noter
automatiquement le passage des étoiles, est décrit dans
la notice de l'Observatoire de Georgetown.
Pour ce qui regarde les publications particulières dues
à la plume des Pères qui se sont succédés à l'Observatoire
de Manille, on comprendra que nous n'en puissions don-
ner ici une liste complète. Plusieurs présentent, au point
de vue technique, un grand intérêt, spécialement celles
qui traitent des typhons et des phénomènes sismiques.
Rappelons également que plusieurs des chapitres du grand
ouvrage sur les Philippines édité en 1900 à Washington,
par les soins du gouvernement des États-Unis, ont été
écrits par des Jésuites.
L'Observatoire de Manille publie chaque mois un Bul-
letin in-quarto, donnant les tables numériques de ses
observations. Ce Bulletin a paru en espagnol de i865 à
1901. Depuis lors, il parait en anglais et en espagnol.
Chaque fascicule contient d'ordinaire un ou plusieurs
rapports détaillés sur un sujet intéressant la science :
astronomie, climatologie, histoire naturelle, etc. Ces
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 6q
pages mensuelles ne sont, d'ailleurs, que le résumé d'un
service météorologique minutieusement et savamment
organisé dont il nous reste à parler en détail.
De i865 à 1880, on ne fit à l'Observatoire central de
Manille que six observations par jour ; de 1880 à i883,
on les fit toutes les heures de 5 heures du matin à 1 1 heures
du soir ; depuis i883, elles se font régulièrement d'heure
en heure, le jour, de 5 heures à 9 heures sur les instru-
ments à lecture directe, et la nuit au moyen des enregis-
treurs.
Dans les stations de première classe, les observations
sont lues six fois par jour, et des enregistreurs donnent
les valeurs horaires. Dans les stations de seconde classe,
qui ne possèdent pas d'enregistreurs, les observations sont
lues six fois par jour également. Dans celles de troisième
classe, elles ne le sont que deux fois. Les stations pluvio-
métriques notent quotidiennement la pluie tombée, deux
valeurs barométriques et les valeurs thermométriques
maxima et minima. De plus, outre leur feuille quoti-
dienne, les stations de première et de seconde classe
doivent envoyer chaque mois à Manille un petit bulletin
complétant . et détaillant leurs observations ; elles en font
autant à la fin de chaque année.
Les observations sismiques doivent être centralisées à
l'Observatoire, aussitôt après le passage du phénomène.
Là elles sont dépouillées et comparées : leur nombre, à
lui seul, leur donne un grand intérêt, car, nous l'avons
dit, toutes les stations sont pourvues de sismographes du
même type.
Un autre service fonctionne encore à Manille : c'est le
Service des récoltes (a^op service), fondé en août 1901
pour remplacer le Service agronomique qui existait sous
le gouvernement espagnol. Chaque mois, les directeurs des
stations adressent à l'Observatoire un rapport indiquant
la nature et l'état des récoltes, l'influence que le temps a
eue sur elles, la présence des insectes nuisibles, spéciale-
yO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment des sauterelles. La publication de ces renseigne-
ments est fort utile aux propriétaires et aux commerçants.
Ajoutons que le Père William Stanlon, directeur de ce
service, a commencé à recueillir et à étudier les diveraes
espèces d'insectes nuisibles à l'agriculture, dans ces régions
tropicales.
Enfin l'Observatoire de Manille est à la disposition du
public pour régler tous les genres d'instruments météoro-
logiques, déterminer au besoin leur erreur instrumentale,
et ce, gratuitement. En particulier, il règle annuellement
près d'une centaine de chronomètres, provenant des
bateaux qui fréquentent le port.
Pourtant, sans contredit, l'un des rôles les plus impor-
tants de l'Observatoire de Manille est celui qu'il joue dans
la prévision et l'annonce du temps. Ce rôle peut se dédou-
bler en deux parties : annonces régulières et annonces
extraordinaires ; ces dernières concernent les typhons.
Deux fois par jour, Manille échange des télégrammes
météorologiques avec des stations du Japon, de la Chine,
de rindo-Chine et de l'île Formose, au nombre do vingt-
trois, parmi lesquelles on trouve les principaux ports
d'Extrême-Orient: Hong-kong,Macao, Saigon, Haïphong,
Shanghaï et Tokio. Les observations reçues, combinées
avec les siennes propres, permettent à l'Observatoire de
Manille de rédiger une noie annonçant le temps probable
pour les vingt-quatre heures suivantes. Cette note est
immédiatement télégraphiée, avec* variantes appropriées,
à toutes les stations des Philippines, et portée à la con-
naissance du public.
Les annonces de typhons sont un peu plus coni})liquées.
Aussitôt que les troubles atmosphéri(|ues précurseurs ont
été signalés, la vigilance de letat-major de l'Observatoire
redouble : les observations sont laites à des intervalles
très ra[)prochés ; on les demande, d'heure en heure, aux
stations qui, par leur situation, semblent pouvoir fournir
des données plus importantes ; on lâche enfin, de toute
manière, de prévoir la marche du terrible enniemi.
\
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 71
Si le typhon approche, des télégrammes sont expédiés
h tous les points des Philippines en relation avec l'Obser-
vatoire, indiquant le trajet suivi et les localités particu-
lièrement menacées. Cas télégrammes sont immédiatement
publiés et les capitaines de ports hissent les signaux
convenus. A Manille môme, capitaine de port, comman-
dant de l'escadre, directeurs des compagnies de naviga-
tion sont tenus au courant, d'instant en instant ; des
signaux spéciaux, cônes et boules pendant le jour, feux
blancs et rouges pendant la nuit, hissés au sémaphore,
indiquent la direction et la violence du cyclone. S'il y a
lieu, les amarres des navires sont renforcées et les pré-
cautions les plus minutieuses prises pour éviter tout
accident.
Les annonces de typhons sont encore câblées de Manille
aux grands ports que nous citions plus haut. Manille, en
effet, occupe une position en vedette par rapport aux
côtes de Chine et du Japon. Les terribles tempêtes qui se
forment dans le Pacifique se dirigent, en effet, dans la
directi(î?i de l'un ou l'autre de ces deux pays, et dans les
deux cas passent à proximité plus ou moins grande de
Manille; de cette île à la Chine, les typhons mettent d'or-
dinaire de deux à quatre jours pour se transporter ; pour
atteindre le Japon, il leur faut de trois à dix jours. On
conçoit, dus lors, tout Tavantage que les habitants et les
navigateurs ont à être renseignés d'avance pour se tenir
sur leurs gardes. Aussi l'Observatoire de Manille envoie-
t-il généralement trois dépêches pour chaque typhon :
la première signalant son existence et sa position ; la
se onde son pass ige sur TArchipel ou à courte distance ;
la troisième indiquant la fin du typhon sur l'archipel et
la direction qu'il a prise.
Que de vies et d'argent ont déjà été sauvés par ce service
d'annonces! Il serait difficile sans doute de le supputer.
Conclusion. — Les lignes qui précèdent auront suffisam-
ment montré que l'Observatoire de Manille n'a jamais
^2 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
failli à la tâche, durant sa déjà longue existence, et qu'il
a bien rempli le but de ses fondateurs. Malgré les attaques
irgustes dont il a parfois été l'objet, dans l'ensemble on
lui en a été reconnaissant.
En i883, l'Observatoire était couronné à l'Exposition
coloniale universelle d'Amsterdam; il l'était encore à l'Ex-
position de Madrid, en 1887. En 1893, l'Amérique célé-
brait la mémoire de Christophe Colomb par la grande
Exposition de Chicago ; deux Pères de l'Observatoire furent
officiellement convoqués pour y représenter le gouverne-
ment espagnol. En 1900, le Père Algue était envoyé par la
Commission des États-Unis aux Philippines, comme délé-
gué au Congrès international de météorologie de Paris.
En 1902, l'Observatoire de Manille prenait part à l'Expo-
sition coloniale de Hanoï, sur le désir exprès du consul
de France. Enfin, nous avons dit que le Père Algue avait
été chargé par les États-Unis d'organiser l'Exposition
scientifique des Philippines à la Woj^lcfs Fair de St-I^ouis.
Ajoutons que, en 1896-97, Manille a été l'un des seize
observatoires choisis pour déterminer les mouvements
généraux de l'atmosphère au moyen de mesures très pré-
cises effectuées sur les nuages.
(A siiirre.) P. de Vregille, S. J.
L'INDUSTRIE DE L'OR.
S'il est un mot magique, c'est celui qui désigne le
précieux métal.
Posséder lor : n'est-ce point le but exclusif, et de la
plupart des hommes civilisés, qui voient sans cesse croître
leurs besoins de bien-être, et même des pauvres sauvages,
qui savent échanger un peu de leur poudre contre la
pacotille des traitants (
La légende veut qu il soit des pays fortunés où la terre
est comme pavée d'or : Eldorado, Californie, Australie,
Transvaal, Klondyke ; là, dit-on, les gueux deviennent
d'un coup riches à millions, et tel miséreux, qui, ne sachant
où reposer sa tête dans notre égoïste vieux monde, s'en
est allé, le désespoir au cœur, tenter là-bas la fortune,
sy est un jour éveillé sur un lit d'or.
De tels récits sont loin de la réalité. Que certains
pi*osj)ecteurs aient fait une fortune rapide, cela est vrai ;
mais combien ont payé de leur vie Vauri sacra famés qui
les dévorait ! Qui n'a présentes à lesprit les lamentables
odyssées des chercheurs dor du Klondyke, luttant tout
ensemble contre les iroids terribles d'un hiver polaire,
contre lextréme «humidité de soudains dégels, contre la
férocité de forbans (i), désireux de s'approprier leur bien
par quelque audacieux coup de main, et s'en revenant
pour la plupart ruinés et non pas enrichis, heureux encore
;l» Au Klondyke, acluellemonl, la police est parfaHement bien organisée
elia sécurité absolue, i.es immigrants ne peuvent débarquer s ils ne pos-
sèdent une certaine somme, les résidcnis ne peuvent quitter le pays s'ils
ont des deUes.
74 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de n'être pas comptés parmi ceux que la mort avait fait
siens, là-bas ?
Le vrai est que, des quelque i5oo millions d'or ex-
traits annuellement des mines du moilde entier, la plus
grande part est le fruit d'une industrie en tous points
comparable à celle des métaux vulgaires.
Les placers donnant l'or à la pelle sont d'une extrême
rareté. Au contraire, les gisements où la quantité d'or ne
dépasse point quelques centigrammes par tonne de mine-
rai sont les plus communs ; et ces gisements sont cou-
ramment exploités.
Aussi bien, l'accroissement constant de la production
de l'or tient non seulement aux nouvelles découvertes de
gisements, mais encore aux traitements âe plus en plus
perfectionnés, qui permettent d'extraire l'or de minerais
pauvres délaissés jusqu'alors, et même des résidus, faible-
ment aurifères, des anciennes exploitations.
Si de 1875 à 1880 la production mondiale de l'or,
restant à peu près stationnaire d'une année à l'autre,
atteignait bon an mal an 480 millions de francs, avec le
maximum de 689 millions en 1878; si en i8go cette
production approchait de 700 millions et passait en 1899
à 1612 millions, l'accroissement si rapide ainsi réalisé
était dû non seulement à la découverte des liions du
Transvaal, mais encore à l'emploi de procédés d'extrac-
tion nouveaux. Pour preuve, ce f<iit : depuis 1890 toutes
les régions aurifères, sauf la Sibérie, ont doublé leur
pri).luction et, par ailleurs, les Russes, au contraire des
A7i(jlo- Saxons (qui détiennent les exploitations du Canada,
de la Californie, du Transvaal, de l'Ausiralasie) en sont
restés aux méthodes d'autrefois.
• 1/or se rencontre soit à Tétat libre, dans les sables ou
alluvions qui forment les lits des rivières, soit empâté
dans certaines roches quartzeuses, où il se trouve mêlé à
l'industrie de l'or. 75
diverses substances. De là, deux traitements bien diffé-
rents des masses aurifères.
Dans le cas d'alluvions, il suffit d'opérer un simple
triage, soit à la main, pour les pépites, soit à l'aide de
l'eau, pour l'or en particules ténues ; car dans un mélange
d'eau, de sable et d'or, l'or descend au fond et se sépare
ainsi du gros des matières étrangères. Le mélange riche
en or recueilli au fond de la cuve est soumis à l'action du
mercure qui dissout le métal précieux. Une simple distil-
lation sépare ensuite l'or du mercure. Les alluvions à
pépites sont d'ailleurs fort rares, et celles-ci sont d'ordi-
naire fort petites ; la plus grosse qu'on ait jamais ren-
contrée pesait 95 kilogrammes ; on la trouva à Molvague,
en Australie. Une pépite de 4 kilogrammes est encore
un échantillon historique et il n'en a guère été trouvé plus
d'une vingtaine dépassant ce poids ; il est vrai qu'une
pépite de 4 kgr. a déjà une valeur respectable, 12 000 fr.
D'ordinaire, l'or des alluvions est à l'état de poussière
impalpable ou de paillettes très menues.
Bien plus compliqué est le traitement des roches auri-
fères. Un broyage préalable, dégageant l'or de sa gangue,
est tout d'abord nécessaire ; ensuite on traite le mélange
d'or et de débris rocheux à peu près comme les alluvions.
Mais il est ici des minerais qui ne se prêtent pas à l'action
du mercure et qui, jusqu'à ces dernières années, avaient
été délaissés pour ce motif : on ne savait point en retirer
l'or. Voici que, tout récemment, les procédés dits de
cyanuration, de chloruration, de bromo-cyanuration ont
permis de les traiter : de là, pour une part, Tessoi* prodi-
gieux de l'industrie aurifère, qui jette actuellement sur le
marché deux fois autant d'or qu'en 1890.
L'étude de l'industrie aurifère comporte ainsi deux
grandes divisions : les alluvions, les minerais.
Pour les alluvions, il y a lieu de distinguer la petite,
la moyenne, la grande industrie.
Ici, c'est le simple plat creux des prospecteurs, qui,
76 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rempli de sable et d'eau et agité d'un mouvement circu-
laire, laisse échapper peu à peu tout ce qui n'est pas or ;
là, dans les régions privées d'eau, comme l'Australie
occidentale, ce sont les vanneurs à or ; puis, les dragues,
qui peuvent traiter jusqu'à 80 000 mètres cubes d'allu-
vions par mois ; enfin les gigantesques barrages et les
conduites d'eau de 100 kilomètres et plus de Californie,
destinés à produire des trombes liquides qui délitent des
montagnes entières et savent en extraire l'or.
Pour les minerais qui, au contraire des alluvions, ne
peuvent être traités que par la grande industrie, il y a
lieu d'étudier les moulins, les concentrateurs, les distri-
buteurs, les traitements chimiques.
Bref, autant de chapitres présentant chacun un intérêt
marqué, cela en raison des aspects divers que présente la
recherche de l'or tant dans les pays froids que dans les
pays chauds ou tempérés, pour ce motif aussi que les
procédés d'extraction sont la plupart d'une extrême
ingéniosité.
LES ALLUVIONS AURIFERES
On peut distinguer trois catégories d'alluvions auri-
fères : les alluvions anciennes, les alluvions glaciaires,
les alluvions récentes.
Les alluvions anciennes appartiennent aux époques
géologiques les plus diverses. 11 en est qui remontent à
l'époque primaire, comme le conglomérat du Gard, en
France, et qui sont le plus souvent recouvertes par des
terrains de formation relativement récente. Lors de la
destruction de ces derniers, le métal précieux des allu-
vions, mis au jour, est entraîné par les cours d'eau et
L INDUSTRIE DE LOR.
77
s'amasse dans certaines poches où les orpailleurs savent
le recueillir.
A ce genre d'alluvions appartiennent les dépôts qui se
rencontrent sur les plateaux, en Californie notamment.
Les unes et les autres ont ce caractère d'être disposées
en couches indépendantes de l'orographie actuelle des
contrées où on les rencontre, de recouper, par exemple,
les vallées.
Les alluvions glaciaires ont été constituées par les gla-
ciers et non plus par les cours d'eau comme les alluvions
anciennes ou récentes. C'est à des alluvions de ce genre
que le Rhône doit detre aurifère aux environs de Pont-
Saint-Esprit, à sa sortie des plaines du Lyonnais. Là, en
effet, il traverse l'ancienne moraine des glaciers alpestres,
beaucoup plus développés alors qu'ils ne le sont de nos
jours. Telles sont aussi les alluvions du Pamir occidental
et celles du Tian-Chan.
Enfin, il y a lieu de distinguer dans les alluvions
récentes celles qui sont au-dessus du niveau actuel des
rivières et celles qui sont au niveau même des rivières ;
dans ces dernières on doit comprendre les lits des rivières
aurifères.
Il est à noter que, sauf exception, la partie la plus
riche d'une alluvion aurifère est la partie la plus pro-
fonde, pour cette raison que l'or tend toujours à s'infiltrer
dans les sables, h descendre : c'est une conséquence de
son poids spécifique fort élevé.
Les alluvions aurifères des pays habités sont toujours,
et de temps immémorial, connues pour telles par les auto-
chtones, sauf les cas où elles sont si profondément enfouies
que leur accès nécessite des travaux d art. La prospection
est donc pour l'ordinaire guidée par certains renseigne-
ments particuliers aux contrées explorées. La connais-
sance de la géologie, plus encore le coup d'œil des cher-
cheurs d'or locaux, peut lui être aussi d'une aide eflBcace.
Partout, l'étude première d'une alluvion se fait au
y8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
moyen d'un plat de dimensions variables, nommé pan
ou bâtée, d'environ 5o centimètres de largeur et de 8 cen-
timètres seulement de profondeur ; Ton y verse un mé-
lange d'eau et d'alluvion ; un mouvement de balancement,
imprimé à l'appareil, fait ensuite que le sable et l'eau
sont peu à peu rejetés au dehors, tandis que le métal
précieux se concentre au fond de la cuvette.
Le pan est employé par les Américains et les Austra-
liens ; la bâtée par les Sibériens et les Nègres. Les Amé-
ricains du Sud emploient un ustensile analogue mais plus
petit, qu'ils nomment poinina.
La teneur en or du résidu est généralement évaluée au
coup d'œil ; il suffira de dire ici qu'un prospecteur exercé
sait distinguer une alluvion renfermant trois centimes
seulement d'or au mètre cube d'une alluvion stérile.
Souvent, dans le cas d'alluvions riches, le lavage au
pan est plus qu'un procédé de prospection ; il devient pro-
cédé d'exploitation.
Il est rare d'ailleurs que cette industrie rudimentaire
ne nécessite quelques travaux propres à dégager l'alluvion
aurifère ou la partie inférieure de cette alluvion, qui
d'ordinaire est la plus riche ; telles sont les galeries sou-
terraines creusées par les Sartes de la Boukharie orientale
dans le but d'extraire les alluvions qui gisent au-dessous
du niveau actuel des eaux. Ces pauvies gens sont à ce
point demies de procédés pratiques, que les boyaux de
1 kilomètre et plus qu'ils creusent sont parfois l'œuvre de
plusieurs générations et se lèguent de père en fils comme
propriétés reconnues par la loi et les coutumes. En raison
de l'exiguïté de ces boyaux, les enfants seuls peuvent en
retirer les matériaux, alluvions et autres. Ils emploient à
cet effet des hottes pouvant en contenir lo à 12 kilogr.
Des qu'un lavage au pan a démontré la présence de l'or
dans une alluvion, on se préoccupe de déterminer la
situation de la couche la plus riche : celle-ci, on l'a dit,
se trouve d'ordinaire à la partie inférieure de l'alluvion ;
L INDUSTRIE DE l'oR. 79
même la roche servant de support à Talluvion peut con-
tenir un peu d'or, qui s y sera introduit par infiltration.
La couche la plus riche reconnue, on exécute divers son-
dages plus ou moins éloignés du premier, qui délimitent
le placer. L'exploitation moyenne ou intensive peut alors
intervenir.
Les prospections devant servir de base aux grandes
exploitations sont préparées de longue main et suivant des
principes particuliers aux diverses régions où elles ont
lieu.
En Sibérie, dès que les rivières commencent à geler, au
mois de novembre, les expéditions ou pm^ties, composées
de vingt, quarante individus et plus, se mettent en route
et se rendent sur le théâtre de leurs recherches. Elles y
exécutent pendant les grands froids (3o° et 40"* centigrades
sous zéro) des puits nommés chourfs, de section carrée, de
i"',5o à 2 mètres de côté, et situés à environ 5o mètres
les uns des autres, sur une ligne perpendiculaire à la vallée
qu'il s'agit d'explorer. Souvent les travaux à exécuter sont
extraordinairement pénibles, car dans ces régions glacées
le gel du terrain atteint des profondeurs incroyables ; c'est
ainsi que dans le bassin de la Lena, où de riches alluvions
sont exploitées à 25 et 3o mètres au-dessous de la surface
du sol, celles-ci sont converties en roc par le froid. Or les
terrains gelés ne peuvent s'abattre au pic ; ils résistent à
cet outil, car ils se matent à la façon du plomb. 11 faut, soit
les laisser dégeler par le soleil, à raison de o"^, 10 par jour,
soit s'aider du feu, et encore avec d'infinies précautions,
le feu transformant ce roc en une boue liquide qui vient
combler les puits.
Au printemps, les parties regagnent les régions civili-
sées et l'examen du registre des sondages fait connaître
s'il y a lieu ou non d'exploiter le placer étudié.
Les frais d'une partie de 10 hommes s'élèvent à environ
3o 000 francs.
En Guyane, les choses se passent un peu ditférem-
8o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment. Tout le monde y cherche l'or, soit pour son propre
compte, soit pour le compte d autrui. Souvent même ces
deux conditions sont cumulées.
Là, les prospecteurs commencent par se munir d'une
de ces pirogues du pays qui, creusées à l'aide du feu dans
un tronc d'arbre, sont d'une solidité à toute épreuve et
reviennent à la somme modique de 25o à 3oo francs. Ces
embarcations peuvent emporter 1200 kilogr. de fret.
Dordinaire, une expédition comporte plutôt deux
pirogues et se compose de 7 à 8 hommes, plus une
femme, qui cumule les fonctions de blanchisseuse et de
cuisinière.
On emporte des vivres pour six semaines ou deux mois :
manioc, riz, morue, lard, tafia pour les nègres, farine et
biscuit en sus pour les Européens. On emporte aussi ses
ustensiles de chasse et de pèche, destinés à assurer des
vivres frais au personnel.
Le départ a lieu à l'époque des eaux moyennes ; c'est
alors que la navigation offre le moins de dangers et n'exige
qu'un nombre restreint de transbordements au passage
des rapides.
Arrivée au lieu de prospection, l'équipe creuse des
trous rectangulaires de un mètre sur deux et examine les
sables au moyen de la poruna.
La recherche dans les lits des rivières desséchées est
relativement facile. Il n'en va pas de même pour les régions
boisées où un réseau inextricable de troncs énormes, de
lianes, de souches, de racines vient s opposer aux travaux.
M. Levaf, dont les ouvrages font ici autorité, estime que
les frais de déboisement et de dessouchement d'un hectare
de forêt atteignent environ 2000 francs si la largeur de
l'emprise ne dépasse pas 20 à 3o mètres, et s'élèvent au
double si cette largeur d'emprise est portée à 5o ou
60 mètres. Ce déboisement s effectue à la hache, travail
que les indigènes savent exécuter avec une merveilleuse
adresse, profitant de l'enlacement général des arbres par
l'industrie de l'or. 8i
ê
les lianes pour les abattre par rideaux. Ils choisissent à
cet effet deux chefs de file, deux gros arbres touffus,
enlèvent les menus bois qui se trouvent entre les deux,
entaillent ensuite jusqu'au cœur les arbres intermédiaires
et attaquent enfin les deux chefs de file ; la chute de
ceux-ci entraîne tous les autres. Les arbres abattus sont
débités par morceaux, emportés à dos d'homme ; un
second rideau est alors abattu, et ainsi de suite. Reste à
effectuer le dessouchement, plus aisé qu'on ne le pense-
rait, grâce à cette circonstance que les arbres guyanais
sont à racines traçantes et non pivotantes.
D'ordinaire, les prospecteurs demandent un permis de
recherches pour la région qu'ils ont en vue; le coût est de
fr. 0,10 par hectare et le permis est valable pendant
deux ans.
S'ils n'ont point pris cette précaution, le placer qu'ils
découvrent appartient au premier d'entre eux qui vient le
déclarer à Cayenne. Ils se livrent en ce cas à des luttes
de vitesse souvent épiques, parfois dramatiques. Un des
plus riches placers du pays a été l'objet d'une compétition
de ce genre ; le plus fort pagayeur l'emporta. L'histoire
en est restée légendaire.
En Guyane, comme en Sibérie, la superstition a une
large pari dans la recherche des gisements aurifères. Une
grande importance est attribuée au nom du placer. En
Sibérie, nombreux sont les Blagoviestchensk (Bonne-
Nouvelle), les Nadiéjda (Espérance), les Vissioly (Joyeux),
les Rodjestvensky (Noël), les Préobrajensky (Trans-
figuration), les Vozdvijensky (Erection de la Croix) ; en
Guyane on trouve les « Pas-trop-tôt, Enfin, Dernière
Chance, A-Dieu- Vat, Dieu-Merci, Tard-Venu, « etc.
Et nous arrivons ainsi à l'exploitation industrielle, pré-
parée par la prospection et le simple lavage à la bâtée.
Dans l'industrie moyenne, on se préoccupe d'accélérer
le lavage à la bâtée au moyen d'instruments appropriés.
\W SÉRIE. T. IX. 6
82 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le Cradle^ Rocher ou Bej^ceau^ sorte* de caisse de bois
rectangulaire d'environ un mètre de côté, est l'appareil le
plus simple parmi ceux qu'on emploie d'ordinaire. On lui
imprime un mouvement de va-et-vient, qui a pour résultat
de rejeter l'eau et le sable dont on le remplit, et de faire
descendre l'or au fond. C'est l'outil préféré des Chinois.
Le Cradle a été perfectionné récemment de manière à
élever son débit de lavage à 1 5 mètres cubes de gravier
par jour.
Ensuite vient le Long-Tom, qui est formé d'une boîte
inclinée de 3°", 60 de long sur o"*,3o à o°*,6o de large.
On y verse un mélange d'eau et d'alluvions qui s'écoule
peu à peu, tandis que l'or est retenu sur le plancher par
de petits taquets tellement disposés qu'ils constituent des
rigoles. Il est d'usage de débourber l'alluvion et de la
tamiser avant de la passer au Long-Tom ; la consomma-
tion d'eau s'en trouve réduite.
Le fond du Long-Tom chinois présente une particularité
intéressante : il est percé de trous qui laissent tomber l'or
dans une caisse fermée à clé.
Le Long-Tom boukhare est construit à même le sol, au
bord de l'eau, en raison de la pénurie de bois ; son plan-
cher d'argile est garni de bandes de feutre en poil de cha-
meau, qui retiennent l'or.
Le Long-Tom est encore utilisé en Sibérie sous le nom
de Stanock, sur les rives aussi de la mer de Behring, dont
1rs sables sont aurifères.
C'est le principal instrument employé au Placer Union,
qui occupe 4 milles de longueur sur les bords de l'Océan
Pacifique, à 5oo kilomètres environ au nord de San-Fran-
cisco, à 25 kilomètres au sud de la rivière Klamath. La
rocolte du sable aurifère s'opè,re, soit sur la plage, à marée
basse, soit dans une dune voisine de la côte. L'installa-
tion comprend trois long-toms. Le sable est tout d'abord
distribué en tête d'une première table, de forme trapézoï-
dale, de 1 1 pieds de long, de deux pieds de large en tète,
^
l'industrie de l'or. 83
de six pieds de large à son extrémité. Mélangé d'eau, il
coule sur une seconde table de 6 X 6 1/2 pieds, percée de
trous de 6 millimètres et formant crible : les cailloux
stériles sont ainsi retenus et évacués aussitôt. De là, les
sables fins passent sur une table de 6 X 6 pieds, couverte
de plaques amalgamées, dont le mercure dissout Tor, puis
sur une dernière table de 6 X 6 pieds encore, garnie de
couvertures de laine qui retiennent les dernières particules
du précieux métal.
Une machine de 16 chevaux élève leau nécessaire au
lavage et monte aussi les sables à la hauteur des premières
tables des 3 long-toms.
Lo5 plaques de cuivre amalgamées, c'est-à-dire alliées
de mercure, ont la propriété de dissoudre les particules
dor qui viennent à leur contact. Elles sont en cuivre
recuit et mesurent environ 3 millimètres depaisseur. On
les prépare comme il suit : tout d'abord on les frotte
vigoureusement à la brique, pour détruire toute trace
d oxyde, puis on les lave à Teau chaude et enfin on les
frotte avec un drap imprégné de mercure ; bientôt, sur-
tout si Ton s'aide d'un peu de cyanure de potassium, une
tache Manche apparaît en un point de la plaque, s étend
et la couvre ensuite en entier. L'opération est alors ter-
minée. Parfois on argenté les plaques de cuivre avant de
les amalgamer ; cela facilite la prise du mercure.
La récolte de l'or des plaques s'opère en les raclant
avec des palettes do caoutchouc, car l'emploi des racloirs
durs et, tout spécialement, métalliques leur est nuisible.
On brosse ensuite les plaques et on les remet en état par
une légère addition d'une lessive de cendres de bois et de
cyanure de potassium.
Quant à Tamalgamo d'or, obtenu, soit par l'usage des
plaques, soit par le mercure versé dans les appareils des-
tinés à laver les sables, on le presse d'abord dans une
peau de chamois, ce qui élimine une part de mercure,
84 REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
puis on le distille à la manière ordinaire : Tor reste sous
forme de résidu.
Nous arrivons au sluice, le plus important appareil de
l'industrie moyenne.
En principe, le sluice est un canal rectangulaire en
bois, de longueur telle que, pendant le passage de la boue
aurifère, le métal précieux ait le temps de se séparer des
matières stériles et de venir se déposer sur le plancher infé-
rieur, où se trouvent des dispositifs propres à le retenir.
Les sluices les plus courts n'ont jamais moins de 10 «à
12 mètres en longueur : et ceux-ci exigent que les sables
aurifères soient débarrassés des gros cailloux avant d'y
être introduits, que les mottes argileuses soient broyées
avant dy pénétrer. Cailloux et moites de terre risque-
raient en effet d entraîner certaines particules d'or n'ayant
pu se fixer au fond de l'appareil dans un aussi court
trajet.
Le sluice « normal » est construit sur place, en planches
grossières non rabotées ; sa largeur usuelle varie entre
20 et .45 centimètres, sa profondeur de i5 à 25 centi-
mètres et sa longueur de 16 mètres à 100 mètres et plus.
La })artie supérieure de cette sorte de canal, qu'on
incline de 10 à 20 degrés sur l'horizon, a le fond garni
de petits tasseaux, destinés à désagréger les mottes
d'argile. D'autres tasseaux, destinés à retenir l'or, sont
placés à la suite de ceux-ci.
Une très grande quantité d'or fin serait cependant
perdue, si l'on se bornait à laisser agir ceux-ci. On com-
plète leur action par celle d'une certaine quantité de
mercure, environ 2 kilogrammes, qu'on verse en tète de
l'appareil et qu'on fait tomber en pluie fine, en le mettant
au préalable dans une passoire ; retenu par les tasseaux,
il retient l'or à son tour.
On nettoyé fréquemment le sluice et, lorsqu'il est usé,
on le brûle : ses cendres sont tiaitées comme des alluvions
ordinaires. a
\
l'industrie de lor. 85
Un sluice de o"',40 à o",45 de largeur peut passer de
un mètre cube et demi à deux mètres cubes de gravier
par heure. Sa marche exige un surveillant, un nombre
variable de déblayeurs, 6 ou 12 piocheurs pelleteurs, un
homme placé tous les 5 ou 6 mètres pour enlever les gros
cailloux et les mottes d'argile, deux ouvriers chargés de
dégager la queue de l'appareil. Le rendement varie d'un
demi-mètre cube à deux mètres cubes d'alluvions par
journée d'ouvrier.
La question du débourbage et de Télimination des gros
cailloux est des plus importantes. Les tasseaux en bois
sont insuffisants à produire ces effets. On arrive à pro-
duire le débourbage en ajustant sur le fond, dans la partie
élevée de l'appareil, des sortes de grilFes de fer ; à la suite
de celles-ci, on dispose des grilles, analogues aux essuie-
pieds métalliques actuellement répandus partout ; les
vides en forme de losange de ces grilles retiennent les
cailloux, qu'on peut enlever ensuite à la pelle.
Les sluices importants nécessitent des travaux prépara-
toires qui touchent parfois à la grande industrie et qui
sont, outre le déboisage dont il a été parlé déjà, la con-
struction d'un barrage en amont, l'établissement d'un
canal amenant l'eau du barrage i\ la tête du sluice, enfin
le décapelage ou enlèvement des stériles, recouvrant les
alluvions aurifères.
Il est de toute nécessité que le barrage soit parAiite-
ment bien construit et puisse supporter les crues, car sa
rupture peut entraîner la ruine des exploitations placées
au-dessous. Et puis, c'est un fait d'expérience qu'une fois
emporté, un barrage est des plus difficiles à réparer,
car les eaux, en TalFouillant, y creusent d'ordinaire une
grande cavité qu'il importe tout d'abord de combler.
Ces barrages se construisent toujoui's en terre et en
bois. Si la rivière n'a pas plus de 1 5 mètres de largeur,
le plus simple est de pratiquer deux rainures en face
l'une de l'autre dans un endroit escarpé et de superposer
86 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les uns aux autres des troncs d'arbre, qui, placés per-
pendiculairement au fil de leau, s'appuient par leurs extré-
mités dans les rainures. Un second barrage identique est
placé à deux ou trois mètres de distance, puis l'intervalle
est comblé avec de la terre glaise battue. Enfin un pique-
tage en amont et un piquetage en aval, Tun et Tautre
formés de pieux verticaux, s appuyant sur les premiers
troncs d'arbre, viennent consolider l'ouvrage. Le trop-
plein s'établit sur l'une des rives, et sur l'autre on place
la prise d'eau destinée aux chantiers.
Il sera question plus loin seulement des grands bar-
rages, tels que ceux de Californie, qui emmagasinent
jusqu'à 35 millions de mètres cubes d'eau et qui sont
construits, comme bien on pense, tout différemment. Ils
n'ont en etFet rien de commun avec l'industrie moyenne
de l'or, qui nous occupe seule ici.
Il nous reste à remarquer que l'opération importante
du décapelage n'est pas toujours faite, et bien à tort,
avec tous les soins désirables. C'est ainsi qu'en Guyane,
les premiers stériles qui recouvrent la couche aurifère
sont déversés huv le champ même d'exploitation, puis, une
fois lavées les alluvions qui se trouvent au-dessous, sont
remaniés à nouveau et rejetés sur ces alluvions, d'où le
travail inutile d'un double transport.
Cette mauvaise méthode d'opérer provient de l'empres-
sement fiévreux qu'ont les prospecteurs de faire les
premiers lavages.
Dans une exploitation raisonnée, les stériles placés
au-dessus de la couche aurifère doivent être, dès le
début, transportés dans un endroit tel qu'ils ne gêneront
en rien les travaux futurs.
Heureux encore sont les mineurs qui peuvent trouver
assez d'eau dans les environs de leurs placers pour user
de la bâtée, du long-tom, du sluice. Tels ne sont pas ceux
de l'Australie occidentale.
Dans cette région désertique, comparable en tous points
\
l'industrie de l'or. 87
à notre Sahara, aucune exploitation hydraulique n'était
possible. Seul, le vannage devait donner des résultats
appréciables.
Les premiers appareils, connus sous le nom de hnockers
(frappeurs), à cause du choc produit par un mouvement
d'excentrique qui écoulait uniformément le sable à traiter,
eurent peu de succès ; ils étaient encombrants et difficiles
à régler. Peu à peu cependant leurs défauts furent cor-
rigés et on est arrivé aujourd'hui à construire des van-
neurs à peu près parfaits, formés essentiellement d'une
plaque perforée ne donnant point passage aux gros cail-
loux, d'un tamis en zinc rejetant les cailloux moyens,
d'un soufflet produisant un courant d'air à travers les
mailles du tamis ; ce courant d'air sépare les parties
terreuses de l'or, lequel tombe dans des sluices secs qui
le retiennent. L'originalité du système consiste dans la
présence de sortes de tuyaux verticaux qui retiennent
l'or, tandis que les matières plus légères sont rojetées par
les filets de vent qui passent h travers les trous du tamis
et sont finalement expulsées.
Une observation importante : l'air doit être amené par
une soufflerie intermittente et non en jet continu.
Les machines de ce ^enre, fabriquées sur place, re-
viennent à environ 200 francs. On a tenté de leur sub-
stituer, mais sans grand succès, des sasseurs.
Au contraire, M. Edison a réussi à résoudre, par un
appareil spécial, un problème fort compliqué, sur lequel
le^ vanneurs ordinaires n'avaient aucune prise.
Il s'agissait de traiter à sec les •* Gold Mountains »» du
Nouveau-Mexique, situées à 35 milles au S.-W. de
Santa-Fé. Grandes étaient les difficultés à vaincre. Le pro-
cédé à découvrir devait être très économique, l'appareil
devait être capable de traiter de grandes quantités d'allu-
vions, d'en extraire aussi bien l'or en pépites que l'or fin ;
enfin il devait donner un rendement élevé.
Après trois années d'études, M. Edison reconnut qu'à
(
88 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la suite d'une simple chute dans un courant d'air horizon-
tal, l'or se séparait des matières terreuses en vertu de
son poids spécifique élevé ; il construisit sur cette donnée
un appareil, où se trouvaient réalisées les qualités pra-
tiques que voici : absence de variations dans la pression
du courant d'air, écoulement régulier de la veine gazeuse,
chute, sans vitesse initiale, de toutes les parcelles, auri-
fères ou non, appareil qui résolvait complètement le
problème posé.
Nous voici bien près de la grande industrie, qui n'est
qu'un prolongement de l'industrie moyenne, de même que
celle-ci est un perfectionnement du simple lavage à la
bâtée. Et nous allons voir que la grande industrie aurifère
ne le cède en rien à l'industrie métallurgique, à l'industrie
houillère, à nulle, en un mot, des exploitations, où le
machinisme a réalisé les merveilles que l'on sait.
Cradles, long-toms, sluices ordinaires sont des appa-
reils impuissants à laver les cubes énormes d'alluvions
qu'exploitent les grandes sociétés, et surtout, les sables
aurifères que recouvrent les eaux des fleuves.
L'appareil usité pour traiter ces derniers est la drague,
d'invention, on mieux, d'appropriation toute récente. Les
premières machines de ce genre furent mises en service
vers i885 : c'était en Nouvelle-Zélande. Ce n'est guère
cependant avant iSgS que les dragues furent communé-
ment employées.
La drague est un perfectionnement de la pelle à sable
ou à gravier, emmanchée au bout d'une perche, au
moyen de laquelle les orpailleurs tirent à eux le sablé
situé sous les eaux des rivières. Un premier progrès fut
de manœuvrer non plus du rivage, mais à bord d'un
radeau, et de remplacer la pelle par une sorte de poche à
bords tranchants, puis, d'agrandir la poche, et de la re-
monter à l'aide d'une corde enroulée sur un treuil. Un
sluice, destiné à laver le sable, fut adjoint au radeau, ainsi
r\
LINDUSTRIE DE l'oR. 89
qu'une pompe, propre à amener en tête du sluice leau
nécessaire à ce lavage.
Cet appareil, encore primitif, est utilisé par les
maraudeurs, en Sibérie orientale ; ils écrément ainsi
certains placers mal surveillés. Il a été en usage aussi en
Nouvelle-Zélande .
On en a fait récemment un appareil parfaitement bien
adapté au.\ besoins de la grande industrie. On construit
actuellement un modèle de prospection, où la pelle est
remplacée par une chaîne, portant des godets en acier
doux, à lèvres coupantes ; les graviers y sont classés par
une grille et les stériles évacués par un conduit spécial,
placé à l'arrière ; les sables déposent leur or sur un véri-
table long-tom, enfin, le lavage est assuré par une pompe
à chapelet, démontable, que manœuvre un seul homme.
L'équipe est réduite à 6 hommes.
Le prix de cette petite drague ne dépasse point 5ooo
francs, et sa partie métallique, la seule qu'il y ait lieu de
transporter, ne pèse que i5oo kilogrammes, le poids
maximum des pièces étant de 4S kilogrammes.
En principe, les grandes dragues d'exploitation ne sont
point autrement construites. La coque est formée par
deux pontons parallèles, de faible hauteur, tenus à une
distance suffisant au passage de la chaîne à godets et des
bâtis la supportant. Cette forme assure le maximum de
stabilité, aussi bien latérale que longitudinale, et ne
nécessite qu'un faible tirant d'eau,.
L'alluvion est extraite par une chaîne à godets et, tout
d'abord, débarrassée de ses cailloux stériles par une grille,
puis jetée dans une sorte de cuve où elle se débourbe
sous l'action de jets d'eau puissants ; l'or tombe au fond
de cette cuve avec le sable fin et le mélange passe par des
trous, d'environ i3 millimètres de diamètre, dans un
sluice approprié.
Une drague de 22 mètres de longueur totale, ainsi con-
go REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
struite, est capable de laver 5o mètres cubes de gravier à
l'heure.
L'un des plus grands soucis des directeurs de dragage
est Tévacuation des sables dont on a relire Tor. C'est Tune
des plus grandes difficultés de l'exploitation intensive des
ailuvions. Il faut, en effet, dans le cas présent, rejeter ces
matières à une distance telle de la drague que l'ensable
ment de l'appareil soit évité, quelles que soient les posi-
tions d'attaque, fort variées, qu'il ait à prendre.
Dans l'exploitation des lits de rivière, on parvient à ce
résultat en déplaçant la drague contrairement au sens du
courant et en abandonnant les stériles vei^s l'aval : le con-
l'ant se charge de les emmener, ou, tout au moins, fait
qu'ils restent en place et n'entravent point les travaux
postérieurs. 11 n'en est plus de même quand la drague
exploite un placer ordinaire arrosé par un simple ruisseau
ou quand on entaille les berges pour exploiter l'alluvion
placée en sous-sol. En raison du foisonnement des terres,
qui font que le volume de celles-ci s'accroît de 3o,
5o pour cent et plus, par leur siniple lavage, des précau-
tions spéciales doivent être prises : notamment, la drague
doit pouvoir rejeter les sables par 1 arrière à une hauteur
telle qu'elle les accumule à un niveau supérieur à celui
du terrain qu'elle attaque.
On y parvient en roulant les sables sur une sorte de
plan incliné mesurant environ la moitié de la longueur do
la drague entière et phicé à l'arrière de celle-ci. C'est en
cela que l'aspect des dragues à or difTère de celui des
dragues ordinaires.
Le personnel nécessaire à la manœuvre d'une drague,
lavant 5o mètres cubes de graviers à l'heure, se compose
d'un chef de manœuvre, d'un mécanicien attaché à la ma-
chine motrice, d'un chautfeur s'occupant de la chaudière,
d'un manœuvre, d'un ouvrier laveur, soit 5 hommes, au
lieu des 6 que nécessite la conduite d'une petite drague
de prospection. C'est une des bizarreries de la grande
\
L INDUSTRIE DE L OR. gi
industrie, qui, lA comme ailleurs, tend à réduire la main-
d'œuvre à un minimum. Il est vrai que le coût d'une grande
drague s'élève à 3 ou 400 000 francs, somme dont l'amor-
tissement équivaut au salaire des ouvriers nécessaires à
en assurer le service.
Les dragues, comme tous les appareils de la grande
industrie, permettent l'exploitation rémunératrice d'allu-
vions pauvres, c'est-à-dire ne renfermant que quelques
centimes d'or au mètre cube, cela grâce à l'énorme
volume de sable, 2 à 3oo 000 mètres cubes pour une
drague, qu'elles permettent de traiter chaque année.
A ce type d'appareil se rattachent les excavateurs, qui
n'en diffèrent guère que par lour but : l'attaque des allu-
vions sèches et non plus immergées. Les excavateurs sont
dos lors montés sur roues et peuvent se déplacer sur des
rails. Un excavateur moyen pèse 80 tonnes et revient
à 120 000 francs.
Quels que soient les résultats que la grande industrie
ait obtenus des dragues et des excavateurs, ceux-ci n'ont
point suffi à son activité.
En dehors des placers exploitables par les méthodes
que nous avons exposées, il en est qui nécessitent le re-
maniement de cubes de terrains énormes, de véritables
montagnes, ce que ne pouvaient faire les dragues les
plus puissantes.
Partant de ce principe, qu'un simple appareil d'arro-
sage, formé par un tonneau, élevé de quelques mètres
au-dessus du sol, et par une manche d'arrosage que ter-
mine une lance en fer blanc, parvenait à déliter les allu-
vions, à rejeter les sables et à concentrer l'or, les Améri-
cains imaginèrent de construire des appareils analogues,
mais de dimensions colossales, où le tonneau était remplacé
par un réservoir immense, le tuyau par des conduites
gigantesques, la lance par des ajutages puissants, capables
92
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de diriger, sous de hautes pressions, des jets d'une masse
et d'une force telles que l'esprit en est confondu.
Le tableau que voici donnera une idée des installations
de ce genre faites en Californie :
PROPRIÉTAIRES
CAPACITÉS
TOTALES
EN
MÈTRES CUBES
SUPERFICIE
DES
RÉSERVOIRS
EN HECTARES
HAUTEURS
MAXIMUM
DES DIGUES
EN MÈTRES
LONGUEURS
MAXIMUM
DBS DIGUES
EN MÈTRES
COUTS TOTAUX
EN
FRANCS
North Bloomfield C»
20500COO
27.69
30,48
129.20
1233 535
Eurêka Lake 0°
20 267 880
21.44
20,73
76.00
215 000
Millon C°
48 265 000
16,36
33.82
100,82
775 000
Soulh Yuba 0°
34 772 457
59.06
22.80
197.60
n
Blue Tenh C*
8 450 000
m
" i
»
f*
California G*
16 860 000
n
1
n
w
n
Eldorado
30 067 000
»
'
m
853 350
Sprinp Valloy
-
'•
87,13
389,12
it
Tuolumne
n
"
18,24
01,20
2 000 000
De tels réservoirs, nécessités par l'irrégularité du
régime des eaux californiennes, région où seules les re-
tenues provenant de la fonte des neiges sont capables d'as- ■
surer le travail d'été, sont tout simplement obtenus parle
barrage de vallées. Les points choisis sont naturellement
ceux où les vallées se resserrent et présentent des contre-
forts rocheux solides. Les matériaux employés varient
avec les ressources locales ; parfois des blocs de granit,
(uichevétrés sans mortier, sortes de murs colossaux en
pierres sèches, forment la face antérieure de la construc-
tion, qui est ensuite revêtue de terre pilonnée ; alors la
surface en contact avec l'eau est recouverte de planches,
clouées sur des poutres horizontales et calfeutrées. Parfois
encore, les barrages sont entièrement en bois, rocailles
l'industrie de l'or. 93
et terres, le cadre étant constitué par des troncs d'arbre
posés horizontalement les uns sur les autres ; les troncs de
la première couche sont placés dans le sens du courant,
ceux de la seconde perpendiculairement, ceux de la troi-
sième dans le sens encore du courant, et ainsi de suite ;
tous sont réunis par des pièces de fer.
Le barrage est toujours traversé par une prise d'eau,
située un peu au-dessus du fond et construite avec des
dalles de granit ; l'admission de l'eau y est commandée
par des vannes.
Ces constructions gigantesques présentent une solidité
telle que les crues envoyant 5oo mètres cubes d'eau par
seconde au-dessus de leur crête ne peuvent les ébranler.
La conduite des eaux se fait au moyen de fossés ou
canaux, suivant, en général, les flancs de quelque vallée,
et mesurant 2 à 3 mètres de largeur au plan d'eau, 1 à
2 mètres à la partie inférieure, o^'^yS à i'",5o enfin de
profondeur.
Dans des travaux aussi grandioses, tous les détails, si
minces .soient-ils, ont leur importance : c'est ainsi qu'on'
préfère un canal profond mais étroit à un canal large,
mais peu profond, car, dans ce dernier, l'évaporation de
l'eau se montre sensible.
Enfin, on se débarrasse des feuilles mortes et des glaces,
qui pourraient obstruer le canal, en assurant par une
forte pente, 2 à 4 millimètres par mètre, un écoulement
rapide des eaux.
Le canal est creusé à même le sol, si celui-ci est con-
sistant ; sinon, on le construit en pierres sèches, dont les
vides sont comblés à l'aide de terre pilonnée ; dans les
régions rocheuses, on le fait en bois et on le soutient alors
à l'aide de chevalets. C'est sous cette dernière forme qu'on
lui fait parfois traverser de larges vallées. Le Magenta
Flume, en Nevada, est un modèle du genre. C'est un
aqueduc véritable, supporté par des bâtis en bois d'une
légèreté inouïe, et garanti du vent par des haubans
/
94 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
formés de simples fils de fer, qui viennent se rattacher au
sol. A dessein, on l'a construit suivant un tracé sinueux :
sa résistance au vent s'en trouve accrue.
Dans le Bracket Flume, en Californie, on a dû accrocher
le canal à une falaise à pic, de plusieurs centaines de
mètres d'élévation, au moyen de tijjes et de crampons en fer.
L'emploi de tuyaux en tôle donne d'excellents résultats,
et peu à peu ceux-ci se substituent aux canaux ordinaires;
ils ont d'ailleurs été souvent employés autrefois, sous
forme de siphons, pour la traversée des rivières. Ces
tuyaux sont ordinairement employés par morceaux de
5 à 7 mètres et rivés à leurs extrémités sur un manchon
en fer ; leur diamètre atteint et dépasse i mètre ; enfin,
ils sont pourvus d'appareils de sûreté, tels que valves et
soupapes à flotteurs, destinés à prévenir l'action destruc-
trice des vides et des coups de bélier.
Pour le Milton Ditch, de 23 kilomètres de longueur,
le creusement du canal est revenu à 402 000 francs, la
fondation des 9 kilomètres de conduites à gS 000 francs,
leur construction à 298 000 francs, les frais généraux à
59 000 francs, les indemnités à 8000 francs, soit au total
plus de 860000 francs, ce qui donne 16 fr. 90 pour le
coût du mètre de canal et 45 fr. 24 pour celui du mètre
d(î conduite.
Sept canaux californiens destinés à des exploitations
aurifères dépassent 100 kilomètres ; ce sont ceux de la
Milton C*", i35 kilomètres, du South Yuba, 198 kilo-
mètres, de l'Excelsior C, 101 kilomètres, de la Tuo-
lumne C*", 201 kilomètres, de la Califoinia C*", 402 kilo-
mètres ; mais le plus gigantesque est le Parc Canal, qui
compte 407 kilomètres et qui a coûté dix millions de
francs, soit 21 481 francs par kilomètre. Le moindre prix
par kilomètre courant, soit 7458 francs, a été atteint
dans le canal de la California C** ; le prix le plus élevé,
69919 francs, se trouve être celui du canal de la com-
l'industrie de l'or. 95
pagnie La Grange, q.ui, avec ses 32 kilomètres, a coûté
aussi cher que le canal de la Milton (y.
Le plus fort débit, 1019 mètres cubes par minute, est
celui du South Yuba Canal.
Le plus souvent, Teau est fournie aux mines par des
compagnies spéciales ou par des compagnies mixtes, à
raison de fr. o,65 à fr. i,25 la journée pour chaque litre
débité en une seconde ; ainsi un canal débitant 10 mètres
cubes à la seconde se louerait 120000 X o,65, soit
78 000 francs au moins par jour ; ces prix sont à ce
point rémunérateurs que certaines compagnies minières
ont abondonné leurs propres exploitations pour vendre
leur eau.
Quels que soient les moyens employés pour recueillir
et amener les eaux sur les chantiers, une énorme pression
est nécessaire à l'extrémité de la conduite d'adduction ;
aussi les canaux débouchent-ils à une hauteur considé-
rable au-dessus du point d'attaque, hauteur qui atteint
parfois 100 mètres ; là, Teau s'engouffre dans une der-
nière conduite en tôle, fortement inclinée, par l'inter-
médiaire d'une boîte carrée en bois solidement construite
et pourvue d'une grille, destinée à arrêter les matières
flottantes, et aussi d'un déversoir, donnant passage à l'eau
en excès.
La conduite se termine en bas par une boîte carrée en
fonte, munie de valves, où viennent s'embrancher les
tuyaux de distribution de l'eau sur le chantier ; ces tuyaux
8e terminent eux-mêmes par des ajutages d'environ u™,2o
de diamètre.
Le débit de ces ajutages vai io de 27 à 40 mètres cubes
par seconde et la vitesse du jet atteint parfois cinquayite
mètres pa7^ seconde, tandis que la portée utile du jet est
voisine de 60 mètres.
On conçoit l'action que de tels jets peuvent avoir sur
les masses d'alluvions. Celles-ci fondent littéralement à
vue d'œil, et des collines véritables disparaissent en
/
96 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
quelques heures. Ils coupent aisément les terrains les
plus compacts, les transforment en torrents de boue et
les entraînent dans d'immenses sluices disposés à cet
effet, tandis que les dispositifs spéciaux, grues, grizzlies,
under-currents, sont ménagés à l'effet d'enlever les gros
blocs de rocher.
Enfin, refficacité du torrent est encore aidée par de
gigantesques coups de mines, dont le chargement peut
atteindre i5oo à 2000 barils de poudre pour chacun.
Les eaux et les graviers s'écoulent par un tunnel, com-
prenant à son intérieur les sluices, qui est creusé dans la
partie inférieure de la couche aurifère. Les tunnels ont
généralement 2™,3o de large sur 2"", 65 de haut et abou-
tissent à des vallées placées en contre-bas ; leurs lon-
gueurs varient avec la topographie du terrain; la longueur
de certains tunnels est réduite à 5o mètres; pour d'autres
elle atteint plusieurs kilomètres ; ceux-ci nécessitent des
ventilateurs ou des puits d'aérage. Le tunnel de la French
Corral Mine a i25o mètres de longueur; son prix de
revient s est élevé à 8:iî5 000 francs ; pour TAmerican
Mine et la North Bloomfield Mine, les tunnels, qui
mesurent respectivement i3oo et 2700 mètres, ont coûté
700 000 francs et 2 5oo 000 fr.
La limite inférieure du prix de revient de ces exploita-
tions est si faible qu'on a pu exploiter ainsi, et avec un
certain bénéfice, des alluvions contenant fr. 0,175 seule-
ment par mètre cube.
Malheureusement, il est rare que les énormes cubes
d'alluvions délités ne vieiment point à descendre dans les
parties basses des vallées exploitées, à combler les lits
des rivières, à susciter en fin de compte des inondations
qui ruinent les travaux agricoles.
C'est ainsi que la rivière Tuolumne qui, avant de rece-
voir les débris d'exploitations hydrauliques, mesurait
170 mètres de largeur et 4"*,5o de profondeur, eut son
lit comblé en vingt et un mois ; partiellement nettoyée
r\
L INDUSTRIE DE L OR.
97
par les crues printanières des deux années suivantes,
elle était réduite, quatre ans plus tard, à une largeur de
lo mètres et à une profondeur de o'",3o. Dès cette époque,
les eaux commencèrent à se répandre dans la vallée et à
submerger les récoltes lors des crues.
Ces funestes effets atteignirent leur maximum d'in-
tensité dans les comtés de Butte et de Mariposa. Les
désastres furent tels que les populations agricoles s'in-
surgèrent et qu'une commission officielle, nommée par le
pouvoir fédéral, en vint à prescrire de replacer les allu-
vions dans les situations qu elles occupaient avant leurs
exploitations.
Les mines qui peuvent se soumettre à cette condition
sont en nombre si restreint que la méthode hydraulique
s'est trouvée, du coup, arrêtée et ses 4000 kilomètres de
canaux rendus inutiles, cependant que les ySo millions
de francs qu elle avait absorbés devenaient improductifs.
En présence des résultats grandioses de cette industrie,
des 1375 millions de mètres cubes d'alluvions préis
aujourd'hui à être traités, on ne peut que souhaiter une
entente entre les i3o 000 mineurs et les 260 000 ouvriers
agricoles actuellement en conflit.
II
LES FILONS AURIFERES
Les sables aurifères sont des roches aurifères dés-
agrégées. Malgré le peu de rareté relative de ces sables,
on peut dire que l'état normal de l'or natif est plutôt
d'être mêlé, sous forme de filons ou d amas, à des quartz
compacts et de s'y trouver en compagnie de minéraux
très divers.
Le traitement des sables repose suj* un principe fort
simple : le lavage. Au contraire, l'exploitation des filons
ni« SÉRIE. T. IX. 7
i
98 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nécessite un broyage, suivi d'une opération analogue au
lavage des sables et destinée à séparer Tor de sa gangue,
réduite en poudre. Pour nombre de minerais, cette opé-
ration consiste à dissoudre lor dans le mercure et à Tex-
traire ensuite de celui-ci. Pour d'autres, où le mercure
se trouve être sans action, le chlore ou le cyanure de
potassium lui doivent être substitués.
Quoi qu'il soit de ces diverses méthodes, le broyage leur
est commun et il est produit par des appareils qui se
réfèrent à trois types : les concasseitrs, les broyeurs^ les
finisseurs, et, parmi ceux-ci, les célèbres tube-mills.
Les concasseurs sont des appareils à mâchoires, qui
reçoivent les gros blocs extraits de la mine et qui les
réduisent en morceaux de i5 à 5o milliniètres.
Les plus employés sont les Blake, où la mâchoire
mobile est suspendue par sa partie sijpérieure,et lesT^odgre,
dont la mâchoire mobile tourne autour d'un axe, placé à
sa partie inférieure.
Dans l'un et dans l'autre, le concassage s'eifectue entre
deux joues en acier à surface striée, particularité qui évite
les glissements. Le mouvement alternatif de la mâchoire
mobile s'obtient par le jeu d'un excentrique.
Ces appareils sont fort massifs et leur poids varie, sui-
vant les modèles, de 78 kilogr. à 27 000 kilogr. Les plus
puissants peuvent broyer 25 tonnes de minerai par heure;
ils exigent l'action d'une machine à vapeur de 40 chevaux
et débitent des blocs de 75 centimètres de diamètre.
On leur préfère quelquefois le Gyratory Crusche7\ sorte
de gros moulin à noix, analogjie aux moulins à café. Le
grand modèle, mù par une machiné de 125 à 175 chevaux,
broie 3oo à 5oo tonnes par heure de blocs mesurant i°*,20
sur o"',5o.
Au sortir des concasseurs, le minerai, réduit en mor-
ceaux de 5 centimètres environ, passe dans un broyeur
proprement dit, broyeur à pilons, broyeur à écrasement.
L INDUSTRIE DE L OR. 99
moulin à b(»ulets, qui peuvent indifféremment travailler
soit à sec, soit avec une circulation d'eau entraînant les
poussières obtenues. Ce dernier mode est, en général,
préférable.
Ces appareils effectuent eux-mêmes le tamisage néces-
saire et retiennent automatiquement les morceaux de
minerai qui ne sont point réduits à la dimension voulue.
Les broyeurs à pilons ont pour type le moulin califor-
nien à bocards, C est le broyeur le plus répandu. 11 broie
à laide de pilons, composés chacun d'une tige ou flèche,
d'un taquet, d'une tête et d'un sabot, travaillant sur un
dé, dans un mortier, et soulevés chacun aussi par une
came. L'ensemble de plusieurs pilons forme une batterie.
Le poids de chaque pilon varie de i5o à ôyS kilogr.,
leur nombre pour chaque appareil est de 3 à lo, la force
motrice nécessaire à l'action d'une batterie de 2 à 5o che-
vaux, la production par heure de loo à 2400 kilogr. ; le
poids d'un appareil à pilons complet peut atteindre près
de 75 tonnes et n'est jamais inférieur à 10 tonnes ; enfin
tous donnent de 80 à go coups de pilon par minute.
Ces broyeufs réduisent le minerai en grains d'environ
i millimètre de côté.
11 est de toute importance de les asseoir sur des fonda-
tions d'une solidité exceptionnelle, sans quoi les chocs
répétés des pilons disloquent promptement les bâtis, ce qui
amène la rupture des Hèches.
Les mortiers sont en fonte. Au contraire, les dés dont
on en garnit le fond sont en acier forgé, ainsi que les
sabots qui vieiment frapper sur les dés, ou plutôt sur les
blocs interposés entre eux-mêmes et les dés. En trois mois,
un dé de 26 centimètres de hauteur, ayant travaillé sans
interruption, est réduit à 3 centimètres et, par le fait, mis
hors d'usage ; il en est de même des sabots. On compte
ainsi que le broyage d'une tonne de rainerai consomme
un peu plus de 3oo grammes d'acier.
Le broyeur à pilons est remplacé dans nombre d'ex-
lOO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ploitations par le moulin c/u7e>n, qui, procédant par écrase-
ment, se compose essentiellement d'une aire circulaire,
garnie d'une sole métallique en fonte ou en acier, sur
laquelle roulent une ou plusieurs grosses meules à axe
horizontal. Ces moulins sont surtout employés dans la
région de TOural, tandis que les broyeurs à pilons le sont
exclusivement au Transvaal. Un moulin à trois meules,
pesant chacune 35oo kilogrammes, peut broyer 7 à lo
tonnes de minerai en 24 heures. A ces moulins on peut
rattacher les cylindres broyeurs où le minerai, passant
entre deux rouleaux massifs, se réduit par là-même en
poussière. Deux paires de cylindres peuvent aisément
broyer i5o tonnes de minerai dur en 24 heures.
Tout différents sont les moulins à boulets, instruments
récents dont Tindustrie deTor tire actuellement un excel-
lent parti.
Ces broyeurs sont formés d'un tambour cylindrique, où
des boulets en acier forgé sont en contact avec le minerai.
Au repos, le minerai et les boulets remplissent la moitié
inférieure du tambour. A la vitesse de 40 tours par minute,
la force centrifuge répartit également le minerai et les
boulets dans l'intérieur du tambour et les déplacements
imprimés aux boulets font qu'ils broient peu à peu la
masse en contact avec eux.
Le diamètre des tambours varie de r",36 à 2'",75, leur
largeur de o'",77 à i™,57, le nombre de tours par minute
de 18 ta 35, le poids d'un jeu de boulets de 200 à 1400
kilogrammes, la force motrice nécessaire à la marche d'iin
tambour de 2 à 3o chevaux, le débit par heure de 200 à
1600 kilogrammes.
L'enveloppe des cylindres est formée par des plaques
d'acier, disposées parallèlement à leur axe ; trois de
celles-ci sont soulevées automatiquement pendant la rota
tion par des griffes fixes, ce qui permet et l'entrée et
l'évacuation du minerai.
L INDUSTRIE DE L OR. lOI
L'or des minerais pulvérisés dans les broyeurs à pilons,
dîins les moulins californiens, dans les cylindres à boulets,
est souvent recueilli de suite au moyen du mercure. C'est
ainsi que, dans les broyeurs, des plaques amalgamées
intérieures, extérieures et aussi du mercure versé à la
main se chargent de cette opération. Cela exige que dans
ces divers appareils le broyage soit poussé fort loin.
Cependant les broyeurs dont nous venons de parler
conviennent mal à réduire le minerai en poudre très fine,
comme il est nécessaire ; leur véritable destination est
plutôt de l'amener à l'état de grains mesurant 3 milli-
mètres environ. Aussi bien, la grande industrie traite ces
grains par des appareils spéciaux : les fiyiissews, qui
appartiennent à deux catégories bien distinctes : les finis-
seurs qui ont recours à la force centrifuge et les hibemills
ou flint-milh, tout à ftiit semblables aux broyeurs à boulets.
Ces derniers appareils ont acquis une telle célébrité
qu'il ne sera pas inutile de les décrire ici avec soin.
On sait depuis fort longtemps que des corps durs, placés
dans un cylindre fermé et soumis à un mouvement de
rotation, se réduisent en poudre, tant par leur frottement
entre eux que par frottement sur les parois du cylindre.
C'est ainsi quon pulvérisait autrefois les racines d'iris
dans des cylindres ; ceux-ci étaient en tôle émaillée, la
poudre obtenue ne pouvant supporter le contact du fer.
Plus tard, on s'aperçut que la rapidité du broyage était
considérablement augmentée, quand on introduisait dans
l'appareil, avec les corps à traiter, des boulets faits d'une
matière dure, rapidité qui s'accroissait encore quand ces
boulets étaient de diamètres différents, les plus petits
d'entre eux venant s'intercaler entre les plus gros et la
surface de frottement s'en trouvant accrue.
Lorsque le cylindre tourne, les boulets sont relevés
jusqu'à une certaine hauteur, puis retombent à la surface
de la masse et broient les matières qui se trouvent en
/
102 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
recevoir le choc. C'est le principe du broyeur à boulets,
cest aussi le principe du tube-milL
L'expérience a montré qu il est nécessaire d'opérer dans
un cylindre non pas fermé, mais permettant la circulation
continue des matières, et d'augmenter le nombre des
boulets au fur et à mesure que le broyage s'accomplit.
Ces conditions sont réalisées dans le tube-miJl ; les
matières à broyer, introduites par la partie centrale d'une
des extrémités, sortent librement par l'autre extrémité, à
travers des ouvertures convenables, mén^igées à la péri-
phérie ; cela fait que le volume des matières à broyer
diminue automatiquement de manière constante d'une
extrémité à l'autre du cylindre, tandis que les boulets,
agissant sur la matière fine en train de s'écouler, se
trouvent être répartis uniformément dans toute la masse,
d'où le résultat demandé.
Ajoutons que les boulets sont ici des galets de quartz,
provenant du Groenland.
Les tube-mills exigent une force motrice importante.
Un appareil moyen de r",2o de diamètre intérieur, de
5 mètres de longueur, contenant 5 tonnes de galets et
réduisant par heure 3ooo kilogrammes de minerai en
grains de ["'""^S au diamètre de o"""',!, exige un moteur
de 3o à 35 chevaux. Le prix d'un semblable tube-mill
s'élève à 25 ooo francs.
Ces machines donnent d'excellents résultats ; l'adjonc-
tion de l'une d'entre elles à un pilon de 25 têtes, dont
elle finit le travail, double la production de celui-ci.
C'est à tort cependant qu'on a regardé leur introduction
au Transvaal comme le signal d'une révolution dans l'in-
dustrie de lor. C est un perfectionnement, sans plus, aux
méthodes usitées jusqu'alors.
L'or des minerais broyés est amalgamé au moyen de
plaques de cuivre recouvertes de mercure et placées soit
à l'intérieur, soit à l'extérieur des moulins. Pour certains
minerais, il est nécessaire en outre de concentrer l'or
l'industrie de l'or. io3
ayant échappé à l'action de ces plaques et qui se trouve
disséminé dans la masse déjà broyée. C'est le cas sur
tout des minerais sulfureux sur lesquels le mercure na
pas d'action. On y arrive au moyen des concentrateurs.
Dans certains de c»^s appareils, on utilise les densités
relatives des particules, pour obtenir une séparation à
l'aide de secousses sur un plan incliné où coule une nappe
deaw. Dans d'autres, on fait effectuer le dépôt des parti-
cules aurifères, mélangées à leau et aux matières étran-
gères, sur une surface inclinée immobile, tandis que les
matières étrangères sont entraînées par un faible courant
d'eau.
La question du traitement des dépôts aurifères effectués
dans les concentrateurs a une importance telle qu'il nous
la faut traiter spécialement.
Je vais donc clore ici la question du broyage. Pour
conclure, jo citerai quelques chiffres, montrant ce que
peut être son importance économique.
M. Levât estime que le broyeur de 20 pilons est le type
minimum à employer dans une exploitation moyenne.
Pour ce type de broyeur, 3oo 000 litres d eau à mélanger
aux matières à pulvériser sont nécessaires pour chaque
journée de 24 heures de travail. Les pilons les meilleurs
pèsent 450 kilogrammes chacun, ont une course de 17
centimètres et frappent 90 coups par minute. Le con-
casseur doit broyer 6 tonnes à l'heure et réduire le minerai
en grains de 35 millimètres ; i5 chevaux lui sont néces-
saires, tandis que le moulin à pilons en absorbe 5o, et les
deux concentrateurs à ajouter, 1 à 2. Enfin, Tinstallation
comporte 4 tables d'amalgamation, \n\ classificateur hy-
draulique et un appareil à distiller l'amalgame de mer-
cure. Le prix de revient total d'une usine de ce genre est
denviron 3oo 000 francs. Le prix du traitement varie de
1 à 25 francs par tonne de minerai, le chiffre de 10 francs
devant être regardé comme une moyenne convenable.
Voici quelques données relatives à la mine Ciiij and
i
104 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Suburban, qui peut être prise comme type moyen des
exploitations sud-africaines :
NOMBRE TONNES VALEUlt TENEUR COUT PROFIT BÉNÉFICE
ANNÉE DE PILONS BROYÉES DE l/OR ?" TONNE P' TOSNK P"" TONNE NET
(ei Livret) (» Scheli.) (eo î^cbell.) (eo Srheil.) (fi Lirret)
1894
50 à 130
109.849
263.787
47/10
31/10
16/
88.3Î7
ISOii. . . .
120 à 170
196.040
596.695
40/5
286
11/11
117.255
189(5
120 à 160
202.830
584.019
37/10
264
11/6
116.997
1897. . . .
160
226.865
493.008
43/6
24/
19,6
220.505
1898. . . .
160
218.116
482.048
44/2
25
192
208.923
1899 f9 lUQ.s)
160
173.076
440.918
50,4
23 9
24/7
215.309
1901. . . .
.^)5
40.364
129.886
56/
27/3
28/9
66.751
190i . . . .
75
107.840
2i7.333
45/10
27/9
18 1
97.485
1903. . . .
115
181.200
389.478
43/
21/1
25 II
196.869
1904 ....
160
237.700
453.849
34/8
2t76
14/2
197.339
Certains minerais sont, soit en partie, soit en totalité,
rebelles à Tamalgamation. Leur traitement de début est
analogue à celui qu'on applique aux minerais amalga-
mables : on les coDcasse, on les broie, on les concentre ;
on fait alors agir non plus le mercure mais le chlore, les
cyanures ou les hromo-cyanures alcalins, qui, les uns et
les autres, ont la propriété de dissoudre Tor libre ou
engagé dans des combinaisons chimiques diverses.
Les progrès extraordinaires réalisés récemment dans
rindustrie de Tor, tiennent autant à la mise en œuvre de
ces îigents chimiques qu'à la découverte des mines du
Transvaal C'est dire quelle est leur importance. Le
simple exemple du minerai àe Mount-Morgaii, en Austra-
lie, montrera ce qu'ils peuvent donner. Sa richesse varie
de 25o à 3oo grammes d*or à la tonne. Malgré les plus
minutieuses précautions, le mercure n'en retirait que i5o
à 200 grammes de métal précieux, quand l'emploi du
chlore vint donner toute satisfaction et porter la valeur
de la mine à 400 millions de francs. Il est vrai qu'elle fut
achetée 8200 francs seulement en 1878 ; encore son pro-
priétaire n'avait-il fait connaître la présence de l'or sur
ses terres qu'en échange de la quantité de whisky qu'il
pourrait boire en un jour !
\
L INDUSTRIE DE l'oR. 1o5
On sait depuis fort longtemps que l'or est soluble
dans le chlore.
En 1879, Mears observa que certain minerai, grillé,
puis introduit dans un tonneau tournant avec du chlore
sous pression, était convenablement attaqué par ce gaz ; ce
fut la première application industrielle de cette propriété
du chlore. Peu après, Munktell imagina de mêler le
minerai à de Thypochlorite de chaux, dont le chlore était
dégagé par un acide, et traita ainsi avec succès certains
minerais de l'Oural. Mais, cest à Mount-Morgan, dans
le Queensland, que le procédé au chlore reçut les per-
fectionnements qui en ont fait un des plus puissants instru-
ments propres à traiter les minerais aurifères non amal-
gamables.
Ici, le minerai, .concassé, est broyé au moyen de
cylindres, puis grillé i\ basse température, au rouge
cerise, ce qui détruit les combinaisons organiques et
chasse l'eau de cristallisation. On emploie à cet effet des
fours à trois soles superposées, où le minerai est avancé
mécaniquement par des râteaux. L'opération dure 3 heures ;
puis, le minerai est déchargé, refroidi à l'air libre et
introduit dans des barils, k raison de 400 litres d'eau,
20 kilogrammes d'acide sulfurique et 16 kilogrammes
de chlorure de chaux.
Les douelles de ces barils sont en bois d'eucalyptus, les
fonds en bois de fer. On leur donne i'",o5 de diamètre
intérieur et on les cercle de fer à l'extérieur ; Tintériour
est garni de feuilles de plomb, recouvertes elles-mêmes
d'un garnissage en bois.
Après une heure et demie ou deux heures de rotation
lente, 6 tours par minute, les barils sont ouverts et la
pulpe jetée dans des bacs pourvus d'un lit de gravier, où
on la laisse se clarifier ; la liqueur est portée ensuite dans
des filtres à charbon de bois, substance qui possède la
propriété d'en absorber l'or ; les charbons saturés sont
incinérés et laissent enfin un résidu contenant yS 7o d'or.
106 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
On peut se faire ainsi une idée du traitement général
au chlore, qui, suivant la nature du rainerai, varie quelque
peu. En général, on précipite lor de la solution retirée
des bacs à laide de Thydrogène sulfuré, obtenu en faisant
réagir de l'acide sulfurique sur du sulfure de fer.
On opère, en général, sur j5 ou loo tonnes de solution.
Les frais de ce traitement s élèvent environ à 1 5 francs
par tonne de minerai.
La chloruration est surtout appliquée aux minerais
aurifères contenant des proportions importantes de bas
métaux. Pour les autres minerais on lui a substitué avec
avantage la crjanuration, qui, connue depuis longtemps,
n'est entrée qu'en 1887 dans le domaine de l'industrie.
Ce procédé eut un succès considérable dans la mine
Robinson au Transvaal ; il permit en effet de réaliser un
bénéfice mensuel de jb 000 francs, pour une installation
qui avait coûté précisément cette somme. Dès lors, sa
fortune était faite et toutes les mines du Rand l'adop-
tèrent. On a calculé que six d'entre elles seulement
seraient en état de distribuer des dividendes si la cyanu-
ration ne leur prétait point son concours.
Un point capital de cette méthode est qu'elle est sujette
à des modifications aussi nombreuses que le sont les
minerais. Cependant, on peut la résumer comme il suit.
Au 7)'a7isvaal, jiprès avoir retiré tout Tor amalga-
mable, on broie les résidus dans des tube-mills et on
procède à leur concetitration comme il a été dit. Puis, on
tnûie séparément les sables fins et les poussières, les uns
par une solution forte de cyanuie de potassium, les autres
par une solution faible, celle-ci employée en très grande
quantité. L'or des solutions est ensuite précipité par la
tournure de zinc.
En Amérique, le traitement par le cyanure est opéré
après un broyage à 3 degrés suivi d'un grillage.
En Australie^ à Coolgavdie et à Kalyoorlie, on concasse,
on broie, on grille le minerai, puis on le traite par le
L INDUSTRIE DE L OR. IO7
mercure, ce qui en extrait le tiers de Tor contenu ; on con-
duit alors la pulpe dans des cuves de cyanuration, munies
dagitaieurs, où on la laisse séjourner trois heures ;
ensuite la pulpe est passée dans des filtres-presses ; les
gâteaux obtenus sont traités à nouveau, et sous pression,
par une solution de cyanure qui absorbe, ou peu s'en faut,
les dernières traces d or. A la compagnie Great Bouldei*
Persévérance^ le coût du traitement est de 36 francs par
tonne de minerai ; on a ainsi extrait de cette mine pour
plus de i8 millions de francs d'or en 1902.
Récemment, quelques sociétés ont substitué la bromo-
cyanuration à la cyanuration simple ; ce procédé paraît
être des plus intéressants, mais, il convient d'attendre,
avant de se prononcer définitivement sur sa valeur.
L'extraction de For contenu dans la solution de cyanure
de potassium a donné lieu à de nombreuses recherches.
Le procédé au charbon de bois entraîne une consomma-
tion exagérée de cyanure et conduit à incinérer d'énormes
quantités de ce corps, d'où risque de perte du métal pré-
cieux. Il est vrai que les lingots ainsi obteims sont d'un
titre élevé en or. L'aluminium est d'un prix trop élevé et
ne peut pas être employé dans des solutions contenant de
la chaux. Des méthodes électrolytiques ont été proposées,
mais tendent à être abandonnées. Bref, l'emploi du zinc
a été universellement adopté, malgré son inconvénient de
donner des précipités à faible teneur d'or : 40 à 5o 7o
seulement. Mais un progrès notable reste ici à réîdiser.
Ajoutons que, le cyanure de potassium étant un violent
poison, son emploi doit être soumis à de grandes pré-
cautions ; même son antidote — mélange de sulfate fer-
reux, de potasse caustique, de magnésie en poudre —
est d'ordinaire tenu en permanence à la disposition des
ouvriers.
<
108 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
III
LES RÉGIONS AURIFERES
La production aurifère totale du monde entier sest
élevée en 1904 aux environs de 1823 millions de francs.
Les Etats-Unis comptent pour 440 millions dans ce
chiffre énorme ; leur production en 1908 avait atteint
370 millions seulement. L'augmentation considérable,
obtenue de Tannée dernière à Tannée précédente, tient
aux mines du district de Crijde Creek dans le Colorado et
à celles de Califoimie, au développement aussi de Tindus-
trie du dragage. Enfin des gisements d'or importants ont
été découverts dans le bassin du Tanana en Alaska.
La production de TAlaska en 1904 est évaluée à
45 millions, sur lesquels 25 millions ont été retirés des
sables du Cap Morne et 1 5 millions de Tîle de Douglas ;
la mine Alaska Treadwell de cette dernière région traite
annuellement 600 000 tonnes d'un minerai contenant seu-
lement 10 francs d'or à la tonne; ce sont les minerais
les plus pauvres du monde entier ; les frais s'élèvent à
6 francs par tonne seulement et la mine parait assurée
d'un certain avenir. D'ailleurs, les exploitations de ces
pays glacés prennent de jour en jour une plus grande
extension, grâce à la construction de voies ferrées et de
routes carrossables, à la sécurité aussi qu'y rencontrent
aujourd'hui les prospecteurs.
Les perfectionnements récents apportés à la cyanura-
lion ont considérablement amélioré le rendement des
mines an South Dakota et en particulier de celle du
Ilomestake, qui sest élevé en 1904 à 25 millions de
francs. Cest la mine d'or la plus importante du inonde
entier et en même temps Tune des plus pauvres pour la
teneur des minerais, qui ne contiennent que 19 francs d'or
à la tonne. Il est vrai que les frais ne s'élèvent qu'à
\
L INDUSTRIE DE l'oR. lOQ
12 fr. 5o. Elle traite actuellement i 400 000 tonnes de
minerai par an.
En Nevada, les opérations effectuées dans la région
appelée Goldfields se sont améliorées par le fait qu'une
voie ferrée a rendu plus aisées les communications locales.
Le Montana^ le comté de Fergics présentent des signes
certains d'amélioration.
En dernier lieu, le raffinage des immenses quantités
de cuivre, tirées des mines des districts de Butte et de
Binham, a produit encore une somme considérable de
métal précieux.
L'AusTRALASiE a VU sa production passer de 410 mil-
lions en 1903 à 45o millions en 1904 ; elle est actuelle-
ment le plus gros fournisseur d'or du monde entier. Les
mines les plus importantes de cette région sont situées
dans le district de Kalgoorlie ; elles sont au nombre de 16.
Certaines mines australiennes ont fait des sondages à une
grande profondeur, 4000 pieds et plus, sans arriver à des
résultats favorables. Cependant un sondage au diamant,
poussé jusqu'à 1900 pieds, dans la mine de Ch^eat Boidder
a donné pleine satisfaction.
Six mines de Y Australie occidentale peuvent prétendre
à un rang élevé dans réchelle des grands centres produc-
teurs : Bouldei^ Persévérance, Golden Horseshoe, Great
FingaU, Great Boulder^ Ivanhoe, Oroya B7'ownhill. Elles
sont bien conduites, et possèdent des réserves qui leur
assurent une marche régulière, sur leur pied actuel de
production, pendant plusieurs années.
Dans la Nouvel le- Galles du Sud, les exploitations
cuprifères ont donné une notable quantité d'or. La mine
Waihi a donné 16 millions de francs d'or. Elle possède
actuellement 32o pilons et peut broyer 3oo 000 tonnes
de minerai par an.
Le dragage s'est considérablement développé dans le
sud de la Nouvelle-Zélande^ où 160 dragues, actuellement
en service, ont extrait des sables 5o millions de francs de
IIO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
précieux métal ; il donne aussi de bons résultats dans la
Nouvelle- Galles du Sud et en Victoria.
L'Ouest Africain, Gold Coast et Côte d'Ivoire, se tient
au chiffre de 6 à 7 millions, en raison des abus dus à la
spéculation. En ÉgypteM^ résultats encourageants donnés
par la mine Vm Rus, du Soudan, a activé les recherches
de districts aurifères et Tinstallation des exploitations
projetées. En Rhodesia, les 25 millions d'or extraits en
1904 font entrevoir un avenir heureux.
En Asie, les placers de TOural sepuisent de jdus en
plus, et les principaux centres de production sibériens
sont ceux de V Amour, de la Lena, de la Transbaihalie.
Les dragages se développent dans les régions de
YYénéssei, de VAUai et des monts Oural. Les exploita-
tions corétmnes ont été arrêtées du fait de la guerre
russo-japonaise, mais d'importantes découvertes ont été
faites au Japon. Il est vraisemblable que l'exploitation de
ces mines aidera à l'extension industrielle qui so prépare
en ce pays, chargé, comme on le sait, d'une dette énorme,
4650 millions de francs environ , relativement à la
pénurie de ses ressources linancières. La production de
Sinnatra est en voie; de prospérité, tandis que les mines
de Bornéo, des Célèbes et de la Nourelle-duinée n'ont pas
répondu aux espérances qu'elles avaient fait naître.
Aux Indes anglaises, les deux principales mines sont
la Champion Reef et la Mysor ; elles paraissent avoir
atteint leur période de production maxima; leurs réserves
de minerais s'épuisent.
La ])roduction d'or du Canada est localisée dans les
placers des régions glaciales du nord-ouest et dépasse
5o millions de francs. La production s'y maintient à peu
près constante, car l'épuisement des placers riches, qui
en ont fait la réputation, est compensée par la mise au
jour et l'exploitation de placers pauvres, et qui cepen-
dant sont rémunérateurs.
Au Mexique, l'industrie minière est en grand progrès.
^
L INDUSTRIE DE L OR. 111
Le principal centre de la production aurifère du pays est
le district à'El Oro, à 90 milles de Mexico ; on y ren-
contre des mines, placées dans d'excellentes conditions et
appelées à un grand avenir.
La production d'or des Guyanes, et surtout de la
Guyane française, est en voie d accroissement. Plus de
40 raillions de francs d'or ont été extraits de la région
de Xlnini, à 25o kilomètres dans l'intérieur, depuis sa
découverte. L'ouverture du riche filon d'Adieu- Vat, dans
la commune de Sinnaraary, paraît devoir être le prélude
d'un développement minier actif. Actuellement la produc-
tion annuelle de la Guyane française est de 12 a i5 mil-
lions.
Le Transvaal, où les capitalistes européens ont de si
grands intérêts, mérite une attention particulière. Sa
production en 1904 a atteint près de 400 millions de
francs et a fini sous des auspices favorables.
L'introduction de la main-d'œuvre jaune a été un succès
économique certain ; celle-ci suffit à assurer l'exploitation
des mines existantes et la reconstitution des travaux
abandonnés lors de la guerre ; elle permettra d'accroître
la production dans une mesure notable. Le recrutement
des Cafres est aussi devenu plus facile. On avait vu jusqu'à
ces derniers temps ce phénomène d'une douzaine de grandes
mines d'or du Transvaal, travaillant seulement à moitié de
leur production totale, par suite du manque de bras. Cette
situation a complètement changé depuis l'introduction de
la main-d'œuvre jaune, et ces mines reprennent, dans
l'ordre de production du monde entier, le rang qui leur
est dû.
Parmi les quarante-trois principales mines du Rand,
XAmjels Gold, la City and Subiirhan, la Bonanza, la Crovm
Reef, la Crown Beep, la Driefoniein, la Ferreira Gold, la
Fei^eira Deep, la Geldenhuis Est aie, la Geldenhuis Deep,
ÏHefiry N ourse, la May Consolidated, lOiNew Primrose, la
Robinson Goldyla Robinson Central Deep,\8L Robinson Deep,
112 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la Rose Deep, la Simmer and Jack, la Village Mam Reef^
la Van Ryn ont donné dans les premiers mois de igoS
les plus forts bénéfices.
La mine Ferreira Deep, qui en igoS occupait le vingt-
deuxième rang, est depuis lors passée au premier.
Parmi les dix-sept plus grandes mines du Transvaal,
dix appartiennent à la classe des mines travaillant sur les
affleurements, sept à la classe des mines travaillant les
couches profondes.
La production totale de janvier dernier a atteint
39 600 000 francs.
Le prix moyen de revient actuel du traitement est de
48 francs par tonne ; on compte le voir tomber à 38 francs
dans un avenir prochain. Ces chiffres, beaucoup trop
élevés, devraient être moitié moindres, et la production du
Transvaal devrait dépasser 1 200 millions de francs par an.
D'ici cinq à six ans, les mines Roodeport, Wemmer,
Gimberg, Geldenhuis Esfate et Crown Reef auront épuisé
leurs bons minerais ; déjà les administrateurs de la Wem-
mer ont jugé à propos de ne pas déclarer de dividende
pour la première moitié du présent exercice ; il est vrai
que, pour un capital initial de 12 000 livres sterling,
graduellement monté à 90 000, la Wemmer a distribué
839 180 livres de dividende. Les mines Geldenhuis^
Main Reef, Balmoral, Spes Bona, York et West Rand
Central seront elles-mêmes bientôt épuisées.
Toutes ces mines pourront alors exploiter certains
minerais pauvres qu'elles négligent actuellement et qui
sont connus sous le nom de Main Rcef, Cependant leur
faible teneur moyenne, 16 francs à la tonne, ne permet
guère de compter sur des bénéfices importants, encore que
la mine Crown ait réalisé de beaux bénéfices dans une
exploitation de ce genre, et que la Robinson Deep se pré-
occupe actuellement d'exploiter le Main Rcef.
Quelques mines auront épuisé bien plus tôt encore leur
minerai : la Bonanzay dont les bénéfices baissent à vue
l'industrie de l or. 1 l 3
d'œil, et la Jampers, à la fin de iQoS; le Champ d'Or
et le Jvbilee en 1906 ; le Salisbiiry et le Durban Roodex)Ort
en igog.
A ce moment, il est à craindre qu'une sorte de panique
ne s'empare des porteurs d'actions des autres mines et que
des titres de valeur ne soient alors vendus à des prix très
inférieurs à ceux qu'ils pourront valoir. Il y aurait intérêt,
et pour les mines à long avenir et pour les autres, à
fusionner. On éviterait ainsi des liquidations dangereuses.
Il n'est pas inutile de faire observer à ce propos que la
baisse actuelle des actions minières du Transvaal (ces
cours actuels sont les plus bas qui aient été enregistrés
depuis la guerre) ne tient point à un défaut d'exploitation,
à une diminution de rendement. Bien au contraire, les
chiflFres que nous avons cités montrent que l'exploitation a
reconquis l'importance que la guerre lui avait fait perdre :
et la coopération, qui se généralise, l'augmentation
notable du nombre des tube-mills, tendent de plus en
plus à augmenter la production.
La dépréciation des actions minières tient à ce fait que
les capitalistes anglais, qui en détiennent la majeure partie,
sont obérés, par suite des sacrifices que la guerre leur
a coûtés, et qu'il leur faut se ménager des disponibilités ;
la lecture des revues économiques qui se sont occupées
de la question ne laisse aucun doute sur ce point.
On le voit, l'industrie de l'or est l'une des plus impor-
tantes du monde entier, tant par la nombreuse main-
d'œuvre qu'elle occupe, que par les capitaux considérables
qui y sont engagés et par le mouvement d'affaires énorme
qu'elle entretient.
Ce n'est point cependant, nous l'avons vu, qu'elle soit
d'ordinaire une source de fortunes faciles ; et peut-être
est-ce ici le lieu de détruire d'un mot la légende des sou-
terrains remplis d'or, qui tiennent une si grande place
dans les contes anciens : les 1 800 millions d'or actuelle-
\W SÉRIE. T. IX. 8
I
114 RBYUË DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment extraits des mines du monde entier formeraient un
cube de 3 mètres de côté seulement, occuperaient à peine
une humble chambrette ; et tout Tor extrait du sol pendant
la période de notre histoire ancienne et moderne ne rem-
plirait certainement pas une salle mesurant 20 mètres de
largeur, 3o mètres de longueur et 5 mètres de hauteur !
Nous sommes fort éloignés ici des cubes énormes de
fer, de cuivre et même de plomb que l'industrie jette
annuellement sur le marché. C'est donc à bon droit que
Tor est dénommé métal précieux. Précieux, il l'est par sa
rareté, par ses avantages économiques, qui en font l'étalon
monétaire univei'sel, par sa facilité au monnayage, par
la beauté de son aspect. L'or est le roi des métaux, on
Ta dit avec raison.
V** R. DE MONTESSUS.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE
(■)
Chapitre XVI
LA DOCTRINE D^ALBERT DE SAXE ET LES
6ÉOSTATIGIENS
1 . Comment s'est épurée la notion de centre de gravité
V influence de Kepler
Un système est en équilibre, lorsque tout changement
de sa configuration ferait monter son centre de gravité.
Ce principe est nettement formulé dans la lettre adressée,
le 3 décembre lôSg, par Galilée au P. Castelli ; il est
non moins clairement énoncé dans la pièce sur la chute
des graves, que Torricelli donna peu après. Toutefois,
lorsque nous comparons les formes prises par ce môme
principe dans l'écrit de Galilée et dans celui de Torricelli,
nous notons entre elles une différence essentielle.
Non seulement Galilée ne néglige pas, en principe, la
•convergence des verticales vers le centre de la Terre,
mais encore la considération du point de convergence des
verticales est un élément essentiel de ses déductions.
Celles-ci gardent un reflet très net de cette doctrine, pro-
fessée par Albert de Sâxe et par maint scolastique, et à
peine modifiée par Copernic : Un grave, qui est une
(I) Voir Revue DBS QuESTiOiNS SCIENTIFIQUES, octobre 100.">, p. 463, avril 1904,
p. 560, juillet 1904, p. 9, octobre 1904, p. 394, janvier 1903, p. 96, avril 1905.
p. 46i, juillet 1905, p. 115, et octobre 1905, p. 508.
(
1 l6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
partie de la Terre entière, a même nature que la Terre ;
le centre de gravité de ce poids tend à s'unir à son sem-
blable, qui est le centre de gravité de la Terre entière ;
cette sympathie du semblable pour son semblable sauve-
garde l'intégrité du globe.
Constamment, le langage de Galilée se conforme à cette
doctrine. Après avoir défini le centi'e de gravité, il ajoute :
« C'est aussi ce point qui tend à s'unir au centre du
Monde, c'est-à-dire de la Terre, lorsque le corps peut
tomber librement dans un milieu quelconque. » Il admet
que «* c'est ce centre de gravité, et ce centre seulement,
qui tend à s'unir avec le centre commun ». A la tin de sa
vie encore, au moment de donner de son principe un
énoncé définitif, il parle du «* centre commun vers lequel
conspirent toutes les choses graves » ; il admet qu'un
ensemble de graves « ne peut se mouvoir spontanément,
si, par suite du mouvement pris, son propre centre de
gravité ne gagne pas en voisinage par rapport au susdit
centre commun ». Ce n'est pas, pour nos préjugés histo-
riques modernes, un mince sujet d'étonnement que de voir
Galilée faire reposer en entier sur la théorie scolastique
d'Albert de Saxe le «* théorème essentialissime », dont
dépend la ruine de la Dynamique péripatéticienne.
Les raisonnements de Torricelli diffèrent profondément
de ceux de Galilée ; non seulement Torricelli ne cherche
plus à justifier son principe par la tendance qu'aurait le
centre de gravité d'un ensemble de poids à se placer au
centre des choses graves, mais encore il rejette résolu-
ment ce dernier point à l'infini, il traite les verticales
comme parallèles entre elles. Les idées qu'il professe à
cet égard sont des plus nettes.
a Voici, dit-il (i), une objection qui est des plus-
répandues auprès de très graves auteurs : Archimède a fait
une hypothèse fausse en regardant comme parallèles entie
(I) EvangelisiiB Torricellii de dimtnsione parabolœ solidique hypir-
bolici prohlemata duo; ad leclorem proœmium, p. 9.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 1 I7
eux les fils qui soutiennent les deux poids pendus à une
balance ; en réalité, les directions de ces deux fils con-
courent au centre de la Terre. ?»
Pour résoudre cette objection, Torricelli distingue
nettement les machines concrètes, formées de corps
pesants réels, sur lesquelles on expérimente, et les
machines abstraites desquelles le géomètre raisonne ; c'est
en celles-ci seulement que Ton peut considérer des sur-
faces pesantes sans épaisseur, des fils sans poids ; il est
également permis d'y considérer les verticales comme des
lignes parallèles. « Le fondement mécanique qu'Archimède
a adopté (i), savoir, le parallélisme des fils de la balance,
peut être réputé faux, lorsque les masses suspendues à la
balance sont des masses physiques, réelles, tendant au
centre de la Terre. 11 n'est plus faux, lorsque ces masses
{qu'elles soient abstraites ou concrètes) ne tendent point
au centre de la Terre ni à quelque autre point voisin de
la balance, mais vers quelque point infiniment éloigné.
« Toutefois, pour plus de brièveté et de facilité, nous
ne nous écarterons pas du langage usuel ; ce point [infini-
ment éloigné] vers lequel tendent les masses suspendues
à la balance, nous le nommerons encore centre de la
Te)Te..,yi
Torricelli borne donc résolument le champ de ses
déductions ; il le réduit à cette Mécanique abstraite où
Ton traite la pesanteur comme ayant, en tout point,
même intensité et même direction ; par là même, il trans-
forme le principe entaché d'erreur qu avait énoncé Galilée
en un principe parfaitement correct. Quelles influences
ont pu le déterminer à accomplir une telle transformation ?
Parmi ces influences, il convient de mentionner en
premier lieu celle de Kepler. L'opinion qui voit dans la
gravité un désir de ce point mathématique, le centre de
gravité du poids, à s'unir k un autre point mathématique,
(I) Evangelisla Torricelli, loc. cit.^ p. II.
Il8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
centre de TUnivers ou centre de la Terre, trouve en lui
un adversaire convaincu. L'attraction mutuelle de deux
points mathématiques lui paraît une pure fiction ; seuls^
deux corps peuvent s'attirer ou se repousser l'un l'autre :
tf L'action du feu, dit-il (i), consiste, non à gagner la
surface qui termine le Monde, mais à fuir le centre ; non
pas le centre de TUnivers, mais le centre de la Terre ;
et ce centre non pas en tant que point, mais en tant qu'il
est au milieu d'un corps, lequel corps est très opposé à
la nature du feu, qui désire se dilater ; je dirai plus, la
flamme ne fuit pas, mais elle est chassée par l'air plus
lourd comme une vessie gonflée le serait par l'eau... Si
l'on plaçait la Terre immobile en quelque lieu et qu'on
en approchât une Terre plus grande, la première devien-
drait grave par rapport à la seconde et serait attirée par
elle comme la pierre est attirée par la Terre. La gravité
n'est pas une action, c'est une passion de la pierre qui est
tirée, y»
« Un point mathématique (2), que ce soit le centre du
Monde ou que ce soit un autre point, ne saurait mouvoir
effectivement les graves ; il ne saurait non plus être l'ob-
jet vers lequel ils tendent. Que les physiciens prouvent
donc qu'une telle force peut appartenir à un point, qui
n'est pas un corps, et qui n'est conçu que d'une manière
toute relative !
• » 11 est impossible que la forme substantielle de la
pierre, mettant en mouvement le corps de cette pierre,
cherche un point mathématique, le centre du Monde par
exemple, sans souci du corps dans lequel se trouve ce
point. Que les physiciens démontrent donc que les choses
naturelles ont de la sympathie pour ce qui n'existe pas !
»... Voici la vraie doctrine de la gravité : La gravité
(1) Jo. Kepleri /lï/fra ad Herxcartvm^^^ mars 1605 (Joannis Kepler^
astronomi Opéra omnia edidil Ch. Frise h ; t. Il, p. 87).
(2) Joannis Kepleri De motibus stellœ Martis commet! tarii^ Prag»^
l609(Kepleri Opéra omnia, t. ni, p. I»l).
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. lig
est une affection corporelle mutuelle entre corps parents,
qui tend à les unir et à les conj oindre ; la faculté magné-
tique est une propriété du même ordre ; c'est la Terre qui
attire la pierre, bien plutôt que la pierre ne tend vers la
Terre. Même si nous placions le centre de la Terre au
centre du Monde, ce n est pas vers ce centre du Monde
que les graves se porteraient, mais vers le centre du
corps rond auquel ils sont apparentés, c est-à-dire vers le
centre de la Terre. Aussi, en quelque lieu que l'on trans-
porte la Terre, c'est toujours vers elle que les graves
sont portés, grâce à la faculté qui Tanime. Si la Terre
n'était point ronde, les graves ne seraient pas, de toute
part, portés droitement au centre de la Terre ; mais,
selon qu'ils viendraient d'une place ou d'une autre, ils se
porteraient vers des points différents. Si, en un certain
lieu du Monde, on plaçait deux pierres, proches l'une de
l'autre et hors de la sphère de vertu de tout corps qui
leur soit apparenté, ces pierres, à la manière de deux
aimants, viendraient se joindre en un lieu intermédiaire,
et les chemins qu'elles feraient pour se réjoindre seraient
en raison inverse de leurs masses. »
On devine sans peine le rôle que de telles affirmations
ont dû jouer en cette lente évolution qui a abouti à la
doctrine de l'attraction universelle ; notre objet n'est
point ici de retracer cette évolution (i). Il nous suffira
d'avoir opposé la pensée de Kepler, qui voit dans la pesan-
teur une attraction mutuelle entre le grave et chacune
des parties du globe terrestre, à l'opinion d'Albert de Saxe,
de Cardan, de Guido Ubaldo, de Galilée, opinion selon
laquelle le centre de gravité d'un poids aspire à coïncider
avec le centre commun des choses pesantes.
(1) Cf. : p. Duhem, La théorie physique, son objet et sa structure ;
2« partie, ch. VU, § 2, p. 364. Paris, 1905.
120 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
2. — Comment s*esi épurée la notioyi de centre
de gravité (suite) — Les géostaticiens
Les critiques de Kepler contribuèrent peut-être moins
à réfuter cette opinion que les graves erreurs auxquelles
elle conduisit divers géomètres, et non des moindres.
Vers l'an i635, Jean de Beaugrand allait en tous lieux,
annonçant qu'il avait découvert la loi selon laquelle le
poids d'un corps varie avec Téloignement du centre de la
Terre. Mersonne s'empressait d'inséror (i), en son Har-
monie unirerseUc, l'énoncé de la loi dont Beaugrand pro-
mettait la démonstration. Selon cette loi. ^ un corps
pesant, par exemple une balle de plomb d'une livre,
devient d'autant plus légère qu'elle s'approche du centre
de la Terre ; et elle ne pèse plus rien lorsqu'elle se joint
audit centre, comme conclud Monsieur de Beaugrand
dans sa Géostatique, où il tient que la pesanteur de
chaque corps se diminue en mesme raison qu'il s'approche
d'avantage du centre de la Terre, et que mesme toute la
Terre ne pèse point « .
Mersenne ajoutait (2) : « J'espère que celuy qui en a le
premier avancé la proposition nous donnera telle satisfac-
tion sur ce sujet, que Ion n'y trouvera plus de difficulté,
comme il le promot dans sa Géostatique ».
Mersenne n'était pas le seul géomètre qui souhaitât de
connaître la démonstration promise par Beaugrand ; Fer-
mat n'attendait pas avec moins d'impatience la publication
de la Géostatique; le 26 avril 1 636, il écrivait (3) au
savant religieux : ^ Vous m'obligeriez beaucoup de me
faire savoir si M. de Beaugrand est à Paris. O'est un
{\) Harmonie Universelle, par F. Marin Mersenne. Seconde partie de
rHarmonie unive?*selle, l.ivre VIII, De l'uiilité deriiannonieeulesaulres
parties des mallnMiialiquos. Proposition XVUI, p. 61. Paris, MDCXXXVIl.
(-2) Mersenne, loc. cit., p. 63.
(5) Fermai, Œuvres, publiées par les soins de MM. Paul Tannery el
Ch Henry. Tome H, Correspondance, p. 4.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 121
homme duquel je fais une estime très singulière ; il a
Fesprit merveilleusement inventif, et je crois que sa Géo-
statique sera quelque chose de fort excellent » .
La Géostatique annoncée depuis longtemps, ardemment
désirée par les meilleurs géomètres du temps, parut
enfin (i). Le désappointement dut être grand ; les raison-
nements de Beaugrand ne valaient absolument rien.
Descartes (2) neut point de peine à démêler le vice
essentiel qui faussait tout l'ouvrage ; les raisonnements
d'Archimède touchant l'équilibre du levier ne sont vrais
»* qu'en cas qu on suppose que les cors pesans tendent en
bas par lignes parallèles et sans s'incliner vers un mesme
point «, et Jean de Beaugrand ne lavait point compris ; à
celte première erreur, d'autres paralogismes venaient se
joindre, pour aboutir à la fameuse proposition que Tauteur
avait pompeusement annoncée. Descârtes, avec la rudesse
qu'il apportait presque toujours dans ses jugements, mais
avec une justice qui en était trop souvent exclue, ap-
préciait la Géostatique en ces termes :
« Bien que j'aye vu beaucoup de quadratures du cercle,
de mouvemens perpétuels, et d'autres telles démonstra-
tions prétendues qui étaient fausses, je puis toutefois dire
avec vérité que je n'ay jamais vu tant d'erreurs jointes
ensemble en une seule proposition... Ainsi je puis dire
pour conclusion que tout ce que contient ce livre de
Géostatique est si impertinent, si ridicule et si méprisable,
que je m'estonne qu'aucuns honnestes gens ayent jamais
da'gné prendre la peine de le lire, et j'aurais honte de
celle que j'ay prise d'en mettre icy mon sentiment, si je
ne l'avois fait à vostre semonce. «
Un tel jugement était peu propre à assurer à Descartes
f U Joannis de Beaugrand, Régi*? Franciae domui regnoque ac aerario sanc-
lioi i a consiliis secretisque, Geostatice, seu de vario pondère gravium
^ecunduni varia a Terrœ centra intervalla dissertatio mathematica ;
Parisiis, apud Tussanum Du Bray, MDCXXXVl.
(i) Descartes, Œuvres^ publiées par Ch. Adam et Paul Tannery, tome U.
Correspondance^ p. 174 : Lettre de Descartes îi Mersenne du 29 juin 16.)8
122 REYUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l'amitié de Jean de Beaugrand ; celui-ci se répandit assu-
rément en malédictions contre le philosophe (i), car nous
voyons Descartes mander à Mersenne {2), le 27 juillet 1 638,
qu'il se soucie peu de ce que «« le Géostaticien » écrit
contre lui.
La Géostatique, d'ailleurs, ne paraît pas avoir trouvé,
auprès des amis de Jean de Beaugrand, un accueil beau-
coup meilleur qu'auprès de Descartes ; on en peut juger
au ton de la lettre que Fermât écrivait (3) à Mersenne le
mardi 3 juin i636 : «* J'ai vu la Géostatique de M. de
Beaugrand et me suis étonné d'abord d'avoir trouvé ma
pensée dilfférente de la sienne ; j'estime que vous l'aurez
déjà remarqué. Je lui envoie franchement mon avis sur
son livre, vous assurant que j'estime si fort son esprit et
qu'il m'en a donné de si grandes preuves, que j'ai peine
à me persuader qu'ayant entrepris une opinion contraire
à la sienne, je ne me sois éloigné de la vérité ; je consens
pourtant qu'il soit mon juge et ne vous récuse pas non
plus. »
Fermât, dans cette lettre, oppose son opinion à celle
de Jean Ae Beaugrand ; lui aussi, en effet, avait avancé
une proposition de Géostatique ; jointe, en mai i636, à
une lettre à Carcavi, qui est aujourd'hui perdue, cette
proposition nous a été conservée (4).
La proposition de Géostatique donnée par Fermât va
être le point de départ d'un débat long et important ; au
cours de ce débat, nous verrons le conseiller au Parlement
de Toulouse aux prises avec les plus grands géomètres de
(l)Les pamphlets anonymes que Beaugrand avait composés contre Des-
cartes ont éxé retrouvés par Paul Tannery (Paul Tannery, La Correspon-
dance de Descartes dans les inédits du fonds Libri; Paris, 1896).
(2) Deseartcs, Œuvres, publiées par Ch. Adam et Paul Tannery, tome 11,
Correspondance^ p. 253.
(3) Fermai, Œuvres, publiées par les soins de Paul Tannery etCh. Henry.
Tome il, Correspondance, p. U.
(4) Id., ihid,, p. 6 : Propositio geostatica Domini de Fermât.
LBS ORIGINES DE LA STATIQUE. 123
son temps, Etienne Pascal, Roberval et, enfin. Descartes ;
nous entendrons Fermât énoncer des théorèmes qui paraî-
tront étranges à notre raison, accoutumée à la Mécanique
moderne ; nous le verrons développer des déductions
qui nous sembleront absurdes. Gardons-nous cependant
de croire ce débat oiseux, de penser qu'il n'a eu d'autre
effet que de prouver à Fermât les contradictions, bien
évidentes pour nous au premier abord, auxquelles se
heurtaient ses opinions touchant la Statique. La querelle
a une tout autre portée. Son sens exact, il est vrai, ne
saurait nous apparaître, si nous ne nous débarrassions
pour un instant des connaissances mécaniques que des
efforts, accumulés pendant des siècles, ont rendues aisées
et comme naturelles à nos intelligences du xx® siècle ; ce
sens, au contraire, nous deviendra clair, si nous restaurons
en nous l'état d'esprit d'un géomètre au temps de
Louis XIII.
Deux doctrines bien distinctes prétendent alors traiter
de l'équilibre et du mouvement du corps pesant.
L'une de ces doctrines a pris d'abord pour principe
l'axiome fondamental de la Dynamique péripatéticienne;
certains mécaniciens, Galilée par exemple, tiennent encore
pour cet axiome ; mais la plupart des géomètres l'ont plus
ou moins formellement abandonné ; ils tirent leurs théo-
rèmes de Statique de l'égalité entre le travail moteur et
le travail résistant, invoquée tout d'abord par Jordanus,
ou d'autres principes liés à celui-là : telle l'impossibilité
du mouvement perpétuel. Dans les écrits de Stevin et de
Roberval, cette doctrine est parvenue à constituer une
Statique complète, dont Descartes tracera bientôt un
tableau, admirable de clarté et de simplicité.
L'autre doctrine a été formulée par Albert de Saxe ;
la Scolastique entière l'a adoptée ; elle découle de ce prin-
cipe : Il y a en tout grave un point, le centre de gravité,
qui tend à s'unir au centre commun des graves. Ber-
nardino Baldi et Guido Ubaldo ont exposé cette doctrine
124 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
avec une grande précision, tandis que Cardan, Mersenne
et Galilée en tiraient cette règle de Statique : Un système
demeure en équilibre lorsque tout dérangement éloignerait
son centre de gravité du centre commun des graves.
Or, entre les deux doctrines, celle qui est née de Jor-
danus de Nemore et celle qui a été proclamée par Albert
de Saxe, il y a contradiction ; celle-ci ne peut s'accorder
avec celle-là ; les corollaires utiles qu elle a fournis ne
pourront être acceptés par ceux qui posent en principe
l'égalité du travail moteur au travail résistant, tant qu'une
correction convenable n'aura pas effacé en ces corollaires
la marque du postulat inacceptable qui les a produits.
Cette contradiction va apparaître, parce que Fermât,
disciple convaincu de la théorie inaugurée par Albert de
Saxe, poussera celle-ci jusqu'à ses conséquences inac-
ceptables. Le débat dont nous allons retracer l'histoire va
donc débarrasser la Statique de la contradiction qu'elle
recelait et assurer Funité logique de cette science.
Qu'il faille voir en Fermât un disciple convaincu de la
doctrine d'Albert de Saxe, c'est ce que nous marque le
début même de sa Propositio geostcUica.
Fermât prend pour principe « cette proposition qui »,
dit-il, « se prouve très aisément en marchant sur les
traces d'Archimède et que Ion démontrerait incontinent
si elle venait à être niée :
« Soit B (fig. 102) le centre de la Terre, BC un rayon
terrestre, BA une partie du rayon opposé ; si le poids
placé en C est au poids placé en A comme BA est à BC,
les poids A et C ne se mouvront pas ; ils se feront équi-
libre. »
Étrange transposition des lois établies par Archimède !
Fermât applique la règle du levier au cas où les deux
forces agissantes, dirigées toutes deux suivant le levier,
sont opposées Tune à l'autre ; il est bien clair cependant
que, pour se faire équilibre, deux telles forces doivent
être égales, et non pas dans le rapport de AB à BC.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 125
Ainsi nous exprimerions-nous en vertu des connais-
sances qui nous sont aujourd'hui si familières qu elles nous
paraissent être de toute première évidence. Gardons-nous,
cependant, de regarder Fermai comme un homme dénué
de sens qui n'aurait point su reconnaître cette évidence.
La proposition qu'il énonce et qui nous surprend si fort
est la proposition essentielle d'une théorie qu'un grand
nombre de profonds penseurs ont soutenue, d'Albert de
Saxe à Galilée.
N'est-ce pas, en effet, Albert de Saxe qui écrivait (i) :
« Si la masse entière de la Terre était violemment
retenue hors de son lieu, par exemple en la concavité de
C
o^ — ^
l'orbe de la Lune, et si, d'autre part, on laissait tomber
un corps grave, ce grave ne se mouvrait pas vers la masse
totale de la Terre ; il se dirigerait en ligne droite vers le
centre du Monde. La raison en est qu'il ne trouverait son
lieu naturel qu'au centre du Monde, pourvu, du moins,
que son centre de gravité fût au centre du Monde » ?
N'est-ce pas le même Albert de Saxe qui, disant de la
Terre entière ce qu'Aristote, Simplicius, saint Thomas,
avaient affirmé d'un grave quelconque, écrivait (2) :
« La Terre a son centre de gravité au centre du Monde.
En efiet, toutes les parties de la Terre tendent au centre
par leur gravité, comme Aristote le dit textuellement ;
d'ailleurs, la vérité de cette proposition est hors de doute.
Par conséquent, la partie la plus lourde de la Terre pous-
(I) Alberli de Saxonia Quœstiones in octo libres Physicorum ; in librum
IV quaestio V.
{t) Alberli de Saxonia Quœstiones in iibros de Cœlo et Mundo ; in
librum IJ quaeslio XXIH.
120
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
serait l'autre jusqu'à ce que le centre de gravité de la
Terre entière fût au centre du Monde. Alors ces deux
parties de même gravité demeureraient immobiles, lors
môme qu'elles n'auraient pas même grandeur, comme deux
poids dans une balance » ?
• N'est-ce pas enfin Marsile d'inghen qui expliquait, en
ces termes (i), la théorie d'Albert de Saxe : «* Si un clou
était en équilibre au centre de la Terre, il n'y aurait qu'une
faible longueur de ce clou d'un certain côté du centre,
savoir, du côté où se trouve la tête du clou ; et cela parce
que la tête est beaucoup plus lourde que le reste du clou » ?
Qu'est donc le postulat, si absolument inadmissible pour
nous, qu'invoque Fermât, si ce n'est la conclusion de
Marsile d'inghen revêtue d'une forme mathématique
précise ?
C'est au moyen de ce principe, dont la fausseté est pour
nous d'une palpable évidence, que le grand géomètre
toulousain justifie la proposition suivante :
Soient C le centre de la Terre (fig. io3), CA un rayon
(l) Johannis Maroilii Inguen Quœetiones super octo libres Physicorum;
circa librum IV quiiîslio V.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 127
terrestre et B un poids placé entre C et A. Pour soutenir
€e poids placé en B, il faudrait lui appliquer directement
une certaine force F. Supposons qu'au lieu d'appliquer
cette force directement au point B, on la lui applique par
l'intermédiaire de la tige AB, et que la force tire en A ;
elle devra avoir une grandeur F' qui sera à F comme BC
est à AC.
La conséquence est manifestement aussi inadmissible
que le principe ; les deux propositions sont également
propres à marquer l'extrême ignorance des lois de la véri-
table Mécanique où se trouvaient quelques-uns des plus
grands géomètres du xvii'' siècle.
Le P. Mersenne, après avoir reproduit (i), dans son
Harmonie Universelle, le raisonnement de Fermât, dit :
« Je ne voy pas la force de cette démonstration. »» Et
Descartes écrit (2) au dit P. Mersenne : ** Au reste, j'ay
à vous dire que mon Limousin est enfin arrivé, il y a déjà
huit ou dix jours, et qu'il m'a apporté la Géostatique, avec
la lettre que vous m'avez écrite par luy, en laquelle vous
avez mis un raisonnement de M. Fermât pour prouver la
mesme chose que le Géostaticien. Mais soit que vous ayez
obmis quelque chose en le décrivant, soit que la matière
soit trop haute pour moy, il m'est impossible d'y rien
comprendre, sinon qu'il semble tomber dans la faute du
Géostaticien, en ce qu'il considère le centre de la Terre
comme si c'estoit celuy d'une balance, ce qui est une très
grande méprise, r^
Fermai eut sacs doute connaissance des objections que
certains géomètres élevaient contre sa proposition ou des
obscurités qu'ils y rencontraient ; pour lever les unes et
dissiper les autres, il rédigea une pièce en latin (3), qu'il
(1) Harmonie Universelle, par F. Marin Mersenne. Seconde Partie de
V Harmonie Universelle. Livre VIU, Deluiililéderharnionieeldesautres
parties des malhémaliques. Proposition XVMI, p. 63. Paris, MDCXXXVU.
(i) Descartes, Œuvres, publiées par Ch. Adam et Paul Tannery, t. n,
Correspondances p. 190 ; Lettres de Descaries à Mersenne du 20 juin 1638.
(3) Fermât, Œuvres, publiées par les soins de MM. Paul Tannery et
I
128 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
inséra dans une lettre adressée (i) à Mersenne le 24 juin
i636.
Le grand géomètre toulousain se plaint, tout d'abord,
que Ton confonde son sentiment avec celui de Beaugrand,
selon lequel le poids d'un grave dépend de sa distance au
centre de la Terre : «* J'estime que tout grave, en quelque
lieu du Monde qu'il soit, hormis dans le centre, pris en
soi et absolument, pèse toujours également, et c'est une
proposition que j'aurais aisément prise pour principe, si
je ne la voyais contestée. Je tâcherai donc à la prouver ;
mais qu'elle soit vraie ou non, cela n'empêche pas la
vérité de ma propositioti, qui ne considère jamais le grave
en soi, mais toujours par relation au levier, et ainsi je ne
mets rien dans la conclusion qui ne se trouve dans les
prémisses »».
La distinction invoquée par Fermât nous parait
aujourd'hui insaisissable ; pour la comprendre, il faut se
souvenir que Fermât est imbu des opinions courantes dans
l'École depuis Albert de Saxe ; il regarde comme invariable
la gravité totale d'un corps ; mais de cette gravité con-
stante, une part plus ou moins grande peut passer à l'état
actuel et faire effort sur le levier, tandis que le reste
demeure à l'état potentiel.
Fermât nous apprend ensuite (2) qu'il soupçonnait
depuis longtemps Archimède de n'avoir pas apporté toute
la précision désirable dans l'étude des Méchaniques ; il
est clair, en effet, qu'il a supposé parallèles entre elles les
directions de chute des graves ; hors de cette hypothèse,
ses démonstrations ne peuvent subsister. Ce n'est point
que cette hypothèse s'écarte beaucoup de la vérité ; la
grande distance où se trouve le centre de la Terre permet
de regarder les lignes de descente des graves comme
Ch. Henry ; i. H, Ccrrespondance^ p. 23 : Nova in mcchanicis thcoremaia
Domini de Fermât.
(1) Fermât, loc. cit., p. 47.
(i) Id., ibid., p. 23.
LBS ORIGINES DE LA STATIQUE. 12Q
parallèles entre elles. Mais cette approximation ne saurait
satisfaii*e ceux qui cherchent la vérité minutieuse et
profonde.
Pour découvrir cette vérité, il faut faire usage de prin-
cipes autres que ceux d'Archimède ; Fermât en propose
de nouveaux qu'il regarde comme dignes de toute con-
fiance. C'est ainsi qu'il admet ce postulat, conséquence
immédiate de la doctrine d'Albert de Saxe : Si deux graves
égaux, unis par une ligne droite sans poids, n'étaient
retenus par aucun obstacle, ils ne pourraient se reposer
tant que le milieu de cette droite ne serait point au centre
du Monde.
Il admet également un autre postulat dont nous repro-
duirons exactement l'énoncé (i) ; nulle preuve plus mani-
feste ne saurait être donnée de l'ignorance où ^ Monsieur
Fermât, conseiller au parlement de Tholose, et très
excellent géomètre «, demeurait au sujet des lois de Méca-
nique les plus anciennement découvertes et les plus claire-
ment connues.
(1) Fermai, loc. cit. y p. 25.
\W SËRIE. T. IX.
l3o REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
« Soit DBC un levier (fig. 104) ne passant pas par le
centre de la Terre ; le point d'appui de ce levier est en B ;
ses bras sont BD, BC ; le centre de la Terre est en A.
Que Ton mène les droites DA, BA, CA ; que Ton suspende
des graves aux points D et C et que le rapport du poids
0 au poids D soit le produit du rapport de la ligne DA à
la ligne CA et du rapport inverse de l'angle CAB à l'angle
BAD. Je dis que le levier BDC, suspendu par le point B,
demeurera en équilibre.
» Nous pouvons affirmer que cette proposition est très
vraie ; nous la démontrerons, lorsqu'il conviendra, par
des démonstrations tirées de la Géométrie la plus pure et
de la Physique. »
La proposition formulée par Fermât est entièrement
inexacte ; pour la rectifier, il y faut remplacer le rapport
des angles CAB et BAI) par le rapport de leurs sinus ;
dans la pratique, ces angles sont assez petits pour que
Terreur commise soit très faible ; on conçoit donc que ce
postulat erroné ait fourni à Fermât des conséquences qui
sont qiialiiativement exactes.
De ce nombre est cette proposition : Une balance de
bras égaux, portant des poids égaux, est en équilibre
instable lorsqu'elle est parallèle à l'horizon.
« L'erreur d'Archimède (i), si pourtant nous la pouvons
nommer ainsi, provient de ce qu'il a pris pour fondement
que les bras de la balance arréteroient, quoiqu'ils ne
fussent pas parallèles à l'horizon, de quoi j'ai démontré
le contraire.
»... Mais si la descente dos graves se faisait par lignes
parallèles,... en ce cas, la proposition d'Archimède serait
vraie ; ce n'est pas que, dans l'usage, elle manque sensi-
blement, mais il y a plaisir à chercher les vérités les plus
menues et les plus subtiles, et d'ôter toutes les ambiguïtés
qui pourraient survenir. C'est ce que j'ai fait très exacte-
(I) Fermai, loc. cit., p. 18.
LES ORIGINES DB LA STATIQUE. l3l
ment et je puis vous assurer que, quoique la recherche
soit bien malaisée, j'en possède toutes les démonstrations
parfaitement. «
Les déductions d'Archimède étaient parfaitement exemp-
tes de Terreur que Fermât prétendait en éliminer ; seul,
Ouido Ubaldo s'en était rendu coupable ; Fermât écri-
vait (i) donc avec plus de justice, en sa pièce latine :
« Nous démontrerons et réfuterons l'erreur d'Ubaldo et
d'autres géomètres, qui supposent les bras de la balance
capables de demeurer en équilibre, lors même qu'ils ne
sont pas parallèles à l'horizon. »
Parmi les corollaires exacts que Fermât put tirer de
ce principe erroné, il convient encore de citer celui-ci (2),
d'une importance singulière pour l'objet de cette étude :
« On voit par ce qui précède que toutes les définitions du
centre de gravité, données par les anciens, gisent à terre ;
si l'on excepte la sphère, il n'est aucun corps où Ton puisse
trouver un point déterminé tel que ce grave, suspendu par
ce point, en dehors du centre de la Terre, demeure en
équilibre indifférent. « Mais au lieu d'en déduire que la
notion de rentre de gravité perd tout sens lorsqu'on cesse
de traiter les verticales comme parallèles, Fermât veut,
à tout prix, sauver cette notion, et il propose (3) cette
définition nouvelle, conséquence étrange des doctrines
d'Albert de Saxe, de Bernardino Baldi, de Guido Ubaldo
et de Galilée : « Nous définirons désormais le centre de
gravité de la manière suivante : Un point, placé à l'inté-
rieur du corps, tel que le corps demeurerait en équilibre
indifférent si ce point était uni au centre de la Terre ; dans
ce cas, seulement, il y a lieu de considérer des centres de
gravité, r
Mersenne s'empressa de communiquer la démonstra-
tion de Fermât aux divers géomètres avec lesquels il
(1) Fermât, loc. cit, p. 26.
(2) Id., ibid., p. 23.
<3)Id., iWd.,p. 25.
i
l32 . REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
avait commerce ; elle ne plut pas, et Fermât ne tarda pas
à le savoir. « Vous ne devez pas douter que ma démon-
stration ne conclue parfaitement, écrit-il (i) à Mersenne le
i5 juillet i636, bien qu'il semble que M. deRoberval ne
Ta pas trouvée précise. »
Roberval ne tarda sans doute pas à faire connaître ses
objections à loncontre des principes admis par Fermât,
car, au mois d'août i636, celui-ci écrit (2) au professeur
du Collège de France :
« La première objection consiste en ce que vous ne
voulez pas accorder que le mitan d'une ligne qui conjoint
deux poids égaux, descendant librement, saille unir au
centre du Monde. En quoi certes il me semble que vous
faites tort à la lumière naturelle et aux premiers prin-
cipes... La vérité de mon principe dépend de ce que les
deux poids ou puissances ont naturellement inclination
au centre de la Terre et tendent là... Outre que jamais
personne n'a douté que le centre d'un grave ne s'unit au
centre de la Terre s il n'étoit empêché.
»... La deuxième objection est contre la nouvelle pro-
portion des angles que j'ai découverte, contre laquelle
vous n'avez rien dit de précis, mais seulement que vous
avez démontré que la proportion réciproque des poids
doit être expliquée non par les angles, mais par les sinus
de ces angles.
» Voici la démonstration de ma proposition... j»
Le samedi 16 août i636, Etienne Pascal et Roberval
écrivaient (3) à Fermât une longue lettre ; en cette épître,
modèle de discussion scientifique courtoise et précise, les
postulats sur lesquels le grand géomètre toulousain avait
fondé sa Mccani(iue se trouvaient soumis à un exact et
rigoureux examen. L'effort de Roberval et d'Etienne
(I) Feriiial, Œuvres^ publiées par ies soins de MM. Paul Tannery et
Ch. Henry, t. W, Correspondance, p. 28.
(î) I(l.//6/V/., p. 51.
(3) Id., tbid., p. ô5.
^
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. l33
Pascal tendait surtout à révoquer en doute le principe
posé par Albert de Saxe, formulé par Bernardino Baldi
et Guido Ubaldo, admis par Galilée, reçu par Ferm it
comme une vérité de « lumière naturelle », comme un
« premier principe y> dont, jamais, « personne n'a douté »».
« Monsieur »», écrivent Etienne Pascal et Roberval,
«* le principe que vous demandez pour la Géostatique e^t
que si deux poids égaux sont joints par une ligne droite
ferme et sans poids et, qu'étant ainsi disposés, ils puissent
descendre librement, ils ne reposeront jamais jusqu'à ce
que le milieu de la ligne (qui est le centre de la pesanteur
des anciens) s'unisse au centre commun des choses
pesantes.
« Ce principe que nous avons considéré il y a longtemps,
ainsi qu'il vous a été mandé, paraît d'abord fort plausible ;
mais quand il est question de principe, vous savez quelles
conditions lui sont requises pour être reçu ; desquelles
conditions, cette principale manque au principe dont il
s'agit ici, savoir que nous ignorons quelle est la cause
radicale qui fait que les corps pesants descendent et d'où
vient l'origine de cette pesanteur. Ainsi nous n'avons rien
de connu assurément de ce qui arriverait au centre où les
choses pesantes aspirent, ni aux autres lieux hors la sur-
face de la Terre, de laquelle, pour ce que nous y habitons,
nous avons quelques expériences sur lesquelles nous fon-
dons nos principes.
» Car il peut se faire que la pesanteur est une qualité
qui réside dans le corps même qui tombe ; peut-être qu'elle
est dans un autre, qui attire celui qui descend, comme
dans la Terre. 11 peut se faire aussi et il est fort vraisem-
blable que c'est une attraction mutuelle ou un désir naturel
que les corps ont de s'unir ensemble, comme il est clair au
fer et à l'aimant lesquels sont tels que, si l'aimant est
arrêté, le fer n'étant point empêché l'ira trouver, si le fer
est arrêté, l'aimant ira vers lui ; et si tous deux sont libres,
l34 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ils s*approcheront réciproquement en sorte toutefois que
le plus fort des deux fera le moins de chemin. »
En lisant ces lignes écrites par Etienne Pascal et par
Roberval, on ne saurait méconnaître Tinfluence exercée
par Kepler sur ces géomètres ; cette constatation, d'ail-
leui-s, n'est poiiit pour nous surprendre ; l'étude du célèbre
traité Ainstarchi Samii de mundi systemate^ composé par
Roberval, marque du reste que, comme Descartes, le pro-
fesseur du Collège de France avait médité la pensée du
grand astronome.
«« Or »>, poursuivent Etienne Pascal et Roberval, « de
ces trois causes possibles de la pesanteur, les conséquences
sont fort ditférentos, ce que nous ferons connaître en les
examinant ici Tune après Tautre.
?» En premier lieu, si la première est vraie, selon l'opi-
nion commune, nous ne voyons point que votre principe
puisse subsister ; car, sur ce sujet, le sens commun nous
dit quen quelque lieu que soit un poids, il pèse toujours
également, ayant toujours la même qualité qui le fait
peser, et qu'alors un corps reposera au centre commun
des choses pesantes, quand les parties du corps qui seront
de part et autre du même centre seront d'égale pesanteur
pour contrepeser l'une à l'autre, sans avoir égard si elles
sont peu ou beaucoup éloignées du centre.
j> ... Et ne sert de rien d'alléguer le centre de la pesan-
teur du corps AB, lequel centre, selon les anciens, est
au milieu C ; car ce centre n'a été démontré que quand la
descente des poids se fait par des lignes parallèles, ce qui
n'est pas ; et quand il y aurait un tel point, ce qui ne peut
être aux corps qui tiennent à un même centre commun, il
n'a pas été démontré, et ne prouveroit aucunement que ce
seroit ce point là par lequel le corps s'uniroit au centre
commun. Même cela, pour les raisons précédentes, répugne
à notre commune connaissance en plusieurs figures.
» En tous cas, nous ne voyons point que ce centre
commun des anciens doive être considéré autre part qu'aux
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. l35
poids qui sont pendus ou soutenus hors du lieu auquel ils
aspirent.
« ... Si la seconde ou la troisième cause possible de
la pesanteur du corps est vraie, il nous semble que Ton
en peut tirer des conclusions. »
Etienne Pascal et Roberval tentent, en effet, de déter-
miner comment le poids d'un corps varie avec la distance
de ce corps au centre de la Terre lorsque Ton regarde le
poids d'un grave comme la résultante d'attractions exer-
cées par les diverses parties du globe ; leur analyse est
simplifiée à l'excès, car ils ne paraissent point tenir
compte de l'influence que la distance de deux corps exerce
assurément sur la grandeur de leur attraction mutuelle ;
elle lien est pas moins un curieux essai pour suivre et
développer la pensée de Kepler. Elle conduit d'ailleurs les
deux auteurs à ces sages réflexions touchant les tentatives
de Géostatique : « Puis donc que de ces trois causes pos-
sibles de la pesanteur, nous ne savons quelle est la vraie^
et que même nous ne sommes pas assurés que ce soit l'une
d'icelles.se pouvant faire que ce soit une autre, de laquelle
on tireroit des conclusions toutes différentes, il nous
semble que nous ne pouvons pas poser d'autres principes
en cette matière que ceux desquels nous sommes assurés
par une expérience continuelle, assistée d'un bon juge-
ment.
1» Quant à nous, nous appelons des corps également ou
inégalement pesants ceux qui ont une égale ou inégale
puissance de se porter vers le centre commun, et un même
corps est dit avoir un même poids, quand il a toujours
cette même puissance ; que si cette puissance augmente
ou diminue, alors, quoi que ce soit le même corps, nous
ne le considérons plus comme le môme poids. Or, que cela
arrive aux corps qui s'éloignent ou s'approchent du centre,
c'est ce que nous désirerions bien savoir ; mais ne trouvant
rien qui nous contente sur ce sujet, noyis laissons cette
question indécise et nous raisonnons seulement sur ce que
l36 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les Anciens et nous en avons pu découvrir de vrai jusqu'à
maintenant. »
Etienne Pascal et Roberval ont une connaissance
exacte des lois de la composition des forces ; aussi leur
est-il facile de mettre à nu les graves erreurs que Fermât
a commises en ses déductions.
Prenant un arc de cercle EBD (fig. io5) dont le centre
A coïncide avec celui de la Terre, « vous supposez,
disent-ils à Fermât (i), que le poids, posé tout entier au
point B, pèsera de même sur l'appui B qu'étant posé par
parties aux points EFBCD. Cela est tellement éloigné du
vrai que quelquefois, en lieu de peser sur Tappui B vers
A, il pèsera au contraire sur le même appui pour s'éloigner
de A «. C'est ce qui arrivera, par exemple, si l'arc ËD
surpasse une demi-circonférence et si la charge est tout
entière placée aux deux points E et D. « Et, toutefois,
étant ramassé tout entier au point B, il pèsera toujours
de toute sa force sur l'appui B pour emporter le levier
vers A, et, en général, étant étendu, il pèsera toujours
moins sur l'appui qu'étant ramassé au point B. Toutes ces
choses, quoique contraires à votre supposition, sont
démontrées en suite de nos principes. »
(I) Etienne Pascal et Roberval, loc, cit,^ p. 43.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. l'i'J
Les mêmes principes conduisaient Mersenne à recon-
naître que le poids total d'un corps d'étendue finie devait
diminuer au fur et à mesure que ce corps s'éloigne du
centre de la Terre ; et cela, bien que chaque partie du
corps gardât, contrairement à l'opinion de Beaugrand,
un poids invariable. ^ Ceux, dit le savant religieux (i),
qui considèrent un centre particulier de pesanteur dans
chaque partie d'un corps proposé, et qui donnent une
inclination particulière à chaque point du dit corps pour
descendre au centre des corps pesants (que Ton suppose
estre le mesme que celuy de la Terre) prouvent par uno
autre voie, qui me semble meilleure, que les poids
deviennent plus légers, ou pèsent moins en s'approchant
du'lit centre, mais non en mesme proportion qu'ils s'en
approchent... Mais parce que l'autre différente pesanteur
vient des angles différents faits par chaque point du corps
proposé (à raison de la ligne droite par laquelle il veut
descendre au centre de la Terre) avec la ligne qui traverse
le centre de la pesanteur du dit corps, ou qui luy est paral-
lèle, il s'ensuit que si le poids est considéré comme un
point, c'est-à-dire que Ton considère un point qui ait de
la pesanteur, il aura toujours la même pesanteur, près
ou loin du centre de la Terre : ce qui n arrive pas dans
l'autre opinion (2), dans laquelle ce point devient plus
léger en mesme raison qu'il s'approche du centre, comme
fait le corps pesant. »»
La remarque faite par Mersenne en ce passage semble
présentée comme une opinion commune dans les Ecoles au
moment où il écrit ; or, cette opinion, nous l'avons ren-
contrée (3), sous une forme très nette, dans le Ti^actatus
de ponderibus de Maître Biaise de Parme ; et déjà Albert
(1) Harynonie Unioerselle^ [)ar F. Marin Mersenne. Seconde Partie de
r Harmonie Universelle. Livre VIII, De rulilité de Tharmonie et des par-
ties des mathématiques. Proposition XVIII, p. 65. Paris, MDGXXXVIl.
(2) Celle que soutenait de Beaugrand.
(3) Voir ci-de.ssus, Chapitre VII, § 4.
l38 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de Saxe, dont Tinfluence sur Biaise de Parme n'est point
niable (i), en marquait (2) le principe : « La distance fait
bien, il est vrai, que les diverses parties d'un grave
tendent à leur lieu naturel par des voies diverses ; mais
jamais elle n'empêcherait la tendance d'un corps vers son
lieu » ; Albert de Saxe lui-même, en écrivant ces lignes,
visait, nous lavons vu, un argument de Roger Bacon.
C'est pour nous une occasion nouvelle de constater la per-
sistance, parmi les mécaniciens du xvii* siècle, de tradi-
tions qui devaient leur origine à l'école de Jordanus et
aux commentaires d'Albert de Saxe et de ses disciples.
Fermât reçut avec un étonnement profond les critiques
par lesquelles Etienne Pascal et Roberval prétendaient
ruiner le principe d'Albert de Saxe ; cet étonnement
pénible se laisse deviner en la lettre qu'il adressait
à Mersenne le mardi 2 septembre i636 : ^ Pour la
Proposition géostatique, dit-il (3), elle est toute fondée
sur ce principe seul que deux graves égaux, joints pnr
une ligne ferme et laissés en liberté, se joindront au
centre de la Terre par le point qui divise également la
ligne qui les unit, c'est-<à-dire que ce point de division
s'unira au centre de la Terre. Messieurs Pascal et Rober-
val, après avoir reconnu que mon raisonnement est fondé
là-dessus et, qu'accordant ce principe, ma proposition est
sans difficulté, m'ont nié ce principe, que je prenais pour
un axiome, le plus clair et le plus évident qu'on peut
demander ; obligez-moi de me dire si vous êtes de leur
sentiment. Je l'ai pourtant démontré depuis peu par «le
nouveaux principes, tirés des expériences, qu'on ne
saurait contester et je le leur envoierai au plus tôt. »
Réduites, sans doute, aux idées que l'on développait
(0 Voir ChapUre XV, Arl. 5.
(i) AlberU de Saxonia Qiiœstiones in libros de Cœto et Mundo ; in
Il bru m 1 quasstio X.
(3) Feniial, Œuvres, publiées par les soins de MM. Paul Tannery et
i.\\. Henry ; l. H, Correspondance^ p. 58.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. iS^
dans les Écoles, d'après l'antique enseignement d'Albert
de Saxe, les connaissances de Fermât en Mécanique lais-
saient béantes d'immenses lacunes ; le géomètre toulousain
ignorait assurément comment l'équilibre d'un levier tiré
par des forces diversement inclinées dépendait des
moments de ces forces par rapport au point d'appui ; aussi
doutait-il des raisonnements de Roberval, où il était fait
usage de cette règle. « Vous m'obligerez beaucoup, écrit-
il (i) au professeur du Collège de France, de m'envoyer
la démonstration de votre proposition suivant l'opinion où
vous êtes, que les graves gardent la proportion réciproque
des perpendiculaires tirées du centre du levier sur les
pendants, et de laquelle je douterai toujours jusqu'à ce
que je l'aurai vue. Je vous puis pourtant assurer que je ne
saurais démordre de la mienne. ?»
Cédant aux instances de Fermât, Roberval lui écrit (2)
le n octobre i636 : « Je vous envoie la démonstration
de la proposition fondamentale de notre Méchanique.
ainsi que je vous l'ai promise «. Et, en indiquant minu-
tieusement la définition des termes qu il emploie, les
axiomes qu'il invoque, il lui expose avec grand soin les
lois d'équilibre d'un levier, droit ou coudé, que sollicitent
des forces diversement inclinées. L'ordre que suit cet
exposé rappelle très exactement la marche des raisonne-
ments de Giovanni Battista Benedetti. Il n'est guère
douteux, d'ailleurs, que Roberval ne connût le Diver-
sofmm specidationum de cet auteur. Un an plus tard, on
effet, Mersenne expose (3), en la sccoyide partie de Vilar-
)nanie Universelle, comment la convergence des verticales
modifie la loi d équilibre de la balance ; la règle qu'il
indique est celle de Fermât, rectifiée par la correction
(1) Fermai, pp. ciY., [>. 50. LeUre de Fermai à Roberval du 16 septembre
1636.
(2) Fermai, op. cit., p. 75,
i3) Harmonie Universelle, par F. Marin Mersenne; Seconde partie de
l'Harmonie Universelle ; Nouvelles observations physiques et mathéma-
tiques. V« observation, p. 17. Paris, MDCX.XXVU.
I
140 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qu'y avait apportée Roberval ; et, pour justifier cette cor-
rection, il invoque le traité de Benedetti :
« Or il ne sera pas hors de propos d'ajouter icy une
particulière remarque que l'on a faite touchant les bras
de la balance, dont les poids sont en raison réciproque de
la longueur des dits bras, suivant les positions d'Archi-
mède, parce qu'il suppose que les pendans des balances
descendent parallèles, au lieu qu'ils penchent et s'inclinent
vers le centre de la terre, auquel ils se rencontreraient,
s'ils avoyent chacun 1 145 lieues de longueur. De là vient
que ceux qui considèrent la balance plus exactement,
concluent que les poids précédens sont en raison réci-
proque des lignes perpendiculaires menées des centres
de chaque poids sur la ligne qui conjoint le centre de la
terre et de la balance ; ou en raison réciproque (1)
composée de la raison des lignes penchantes et de la raison
dos angles faits au centre de la terre, par la ligne qui
conjoint les centres de la terre et de la balance, et les
dites lignes penchantes, c'est à dire d'inclination ou de
direction des poids vers le centre de la terre ; ou plutost
en raison réciproque des lignes perpendiculaires tirées
du centre de la balance sur les lignes penchantes,
comme fait Jean Benoist dans son 3^ chapitre sur les
Méchaniques, ce que plusieurs excellents géomètres
estiment véritable. «
La théorie si nette que Benedetti avait sans doute
empruntée à Léonard de Vinci et que Roberval lui
emprunte à son tour, n'a pas raison de l'obstination avec
laquelle Fermât défend sa manière de voir. Il s'efforce (2)
de mettre Roberval en contradiction avec lui-même ; il
croit y parvenir en tirant des principes contenus en sa
dernière lettre la conclusion qu'une sphère pesante, placée
(I) CeUc règle est celle qu'avail proposée Fermât.
(â) Fermât, Œuvres, publiées par les soins de MM. Paul Tannery et
Ch. Benry; t. II, Correspondance, p. 87 ; Objecta a Domino de Fermai
adversus propositionem mechanicam Domini de Roberval, décembre 1636.
LES ORIGINES DE LA' STATIQUE. I41
sur un plan tangent au globe terrestre, se mettra en
mouvement à moins qu elle ne se trouve au point de con-
tact ; en cette conclusion, nous reconnaissons une propo-
sition d'Albert de Saxe ; Léonard de Vinci, Villalpand»
Mersenne nous Tout soigneusement conservée ; Fermât
ne voit pas que si la théorie du plan incliné exige le repos
dune telle sphère placée sur un plan horizontal, c'est
précisément parce que cette théorie néglige la conver-
gence des verticales.
L'opiniâtreté du géomètre toulousain, qui refuse de se
rendre aux raisons de la saine Mécanique, se manifeste
encore à plusieurs reprises (i) ; la cause, toutefois, peut
être tenue pour entendue ; l'opinion d'Albert de Saxe,
selon laquelle la pesanteur d'un corps est la tendance qu'a
le centre de gravité de ce corps à s'unir au centre de la
Terre, a subi une irrémédiable défaite.
Avec son bonheur habituel. Descartes entre dans la lutte
au moment où il n'y a plus qu'à recueillir les fruits de la
victoire.
L'inlassable curiosité de Mersenne lui a fait désirer de
connaître l'avis du grand philosophe sur le problème
géostatique qui vient de mettre aux prises Fermât, Ro-
berval et Etienne Pascal. Accédant à cette demande»
Descartes envoie au religieux Minime, le i3 juillet i638,
un Exauien de la question sçavoiv si un corps pèse plus
ou moins, estant pj^oche du ceiitre de la tetv^e qiien estant
éloigné (2).
Cet examen renferme un exposé de la Statique carté-
sienne, peu différent de celui que Constantin Huygens
avait reçu quelque temps auparavant ; à cet exposé, que
nous avons commenté en notre Chapitre XIV, sont
(i) Fermât, Œuvres, publiées par les soins de MM. Paul Tiinnery et
Ch. Henry ; l. Il, Correspondance ; Letlres de Fermai à Roberval du
7 décembre 1636 (p. 89) et du 16 décembre 1656 (p. 02).
(2) Descaries, Œuvres, publiées par Ch. Adam et Paul Tannery ; l. Il,
Correspondance (mars 1638, décembre 1659), p. 222.
142 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
jointes diverses remarques qui ont trait au débat dont
nous relatons l'histoire.
Nous avons vu que Descartes avait connu par Mersenne
les propositions avancées par Fermât ; qu'il ait connu
également la lettre où Etienne Pascal et Roberval réfu-
taient ces propositions, on n'en saurait douter à la lecture
des passages suivants :
«... 11 faut déterminer ce qu'on entend par pesanteur
absolue. La plus part la prennent pour une vertu ou
qualité interne en chascun des cors qu'on nomme pesans,
qui les fait tendre vers le centre de la terre, y» Selon les
uns, cette vertu dépend de la forme ; selon les autres,* de
la matiè7*e seule. «* Or, suivant ces deux opinions, dont
la première est la plus commune dans les escholes, et la
seconde est la plus receue entre ceux qui pensent sçavoir
quelque chose de plus que le commun, il est évident que
la pesanteur absolue des cors est toujours en eux une
mesme, et qu'elle ne change point du tout à raison de
leur diverse distance du centre de la Terre.
9» 11 y a encore une troisième opinion, à sçavoir de
ceux qui pensent qu'il n'y a aucune pesanteur qu^ ne soit
relative, et que la force ou vertu qui fait descendre les
cors qu'on nomme pesans, n'est point en eux, mais dans
le centre de la Terre, ou bien en toute sa masse, laquelle
les attire vers soy, comme l'aymant attire le fer, ou en
quelque autre telle façon. Et selon ceux-ci, comme
l'aymant et tous les autres agens naturels qui ont quelque
sphère d'activité agissent tousjours d'avantage de près
que de loin, il faut avouer qu'un mesme cors pèse d'autant
plus qu'il est plus proche du centre de la Terre.
n Pour mon particulier, « ajoute Descartes, «je conçoy
véritablement la nature de la pesanteur d une façon qui
est fort différente de ces trois, mais pour ce que je ne la
sçaurois expliquer qu'en déduisant plusieurs autres choses
dont je n'ay pas icy dessein de parler, tout ce que je puis
dire est que par elle je n'apprens rien qui appartienne à
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 14$
la question proposée, si non qu'elle est purement de fait,
c'est à dire qu elle ne sçauroit estre déterminée par les
hommes qu'en tant qu'ils en peuvent faire quelque expé-
rience ; et mesme que, des expériences qui se feront icy
en nostre air, on ne peut connoistre ce qui en est beau-
coup plus bas, vers le centre de la terre, ou beaucoup
plus haut, au delà des nues, à cause que s'il y a de la
<iiminution ou de l'augmentation de la pesanteur, il n'est
pas vraysemblable qu'elle suive partout une mesme pro-
portion, n
Descartes cherche d'ailleurs si, parmi les expériences
dont les résultats sont déjà connus, il n'en est aucune qui
nous puisse renseigner sur les variations de la pesanteur ;
les faits lui semblent montrer que la pesanteur décroît
lorsqu'on s'élève à partir de la surface de la terre ; mais
les preuves qu'il donne de cette assertion sont étranges ;
il cite « le vol des oyseaux ", ^ ces dragons de papier
que font voler les enfants y* et même, sur la foi de Mer-
sonne, « les baies des pièces d'artillerie, tirées directe-
ment vers le zénith, qui ne retombent point »». Parmi les
arguments qu'il invoque, il en est un qui n'est point sans
intérêt pour l'histoire de la pesanteur universelle :
»i Une autre expérience, qui est desja faite et qui me
semble très forte pour pei^suader que les cors éloignez du
centre de la terre ne pèsent pas tant que ceux qui en sont
proches, est que les Planètes qui n'ont pas en soy de
lumière, comme la Lune, Venus, Mercure, etc., estant,
comme il est probable, des cors de mesme matière que la
Terre, et les cieux estant liquides, ainsy que jugent
presque tous les astronomes de ce Siècle, il semble que ces
Planètes devroient estre pesantes et tomber vers la Terre,
si ce n'estoit que leur grand éloignement leur en oste
l'inclination. »
Néanmoins, Descartes ne pense pas que l'expérience
soit assez avancée pour permettre de raisonner géométri-
quement sur une pesanteur variable ; il la tiendra donc
144 RBVDB DBS QDBSTIONS SCIBNT1PIQUB8 .
pour constante dans ses raisonnements : « Outre cela, nous
supposerons que chasque partie d'un mesme cors pesant
retient tousjours en soy une mesme force ou inclination
à descendre, nonobstant qu'on l'esloigne ou qu'on l'ap-
proche du centre de la terre, ou qu'on le mette en telle
situation que ce puisse estre. Car encore que, comme j'ay
desjà dit, cela ne soit peut estre pas vray, nous devons
toutefois le supposer pour faire commodément notre
calcul.
» Or cete égalité en la pesanteur absolue estant posée,,
on peut demonstrer que la pesanteur relative de tous les
cors durs, estant considérez en lair libre et sans estre
soutenus d'aucune chose, est quelque peu moindre, lore-
qu'ils sont proches du centre de la Terre que lorsqu'ils en
sont esloignez, bien que ce ne soit pas le mesme des cors
liquides ; et au contraire que deux cors parfaitement
égaux estant apposez l'un à l'autre dans une balance
parfaitement exacte, lorsque les bras de cette balance
ne seront pas parallèles à l'horison, celuy de ces deux
cors qui sera le plus proche du centre de la terre pèsera
le plus, et ce d'autant justement qu'il en sera plus proche.
D'où il suit aussy que hors de la balance, entre les parties
égales d'un mesme cors, les plus hautes pèsent d'autant
moins que les plus basses qu'elles sont plus esloignées du
centre de la terre, de façon que le centre de gravité ne
peut estre un centre immobile en aucun cors, encore
mesme qu'il soit sphérique. ?»
La première proposition énoncée par Descartes est celle
que Biaise de Parme a formulée autrefois, que Mersenne
a retrouvée ; Etienne Pascal et Roberval en ont opposé
à Fermât de fort analogues ; les règles de composition
des forces en donnent bien aisément la démonstration ;
mais, nous l'avons vu. Descartes ne paraît pas avoir
jamais eu une connaissance bien exacte de ces lois ; aussi,
lorsqu'il se propose (i) de donner une - démonstration qui
(1) Descartes, loc. cit. y p. 238.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. I45
explique en quel sens on peut dire quun corps pèse moins,
estant proche du centre de la To^e, qu'en estant esloigné » ,
a-t-il recours à un artifice assez étrange et assez peu
rigoureux pour tirer cette démonstration des lois du plan
incliné.
Quant à la proposition qui a pour objet Tinstabilité de
l'équilibre d'une balance où Ton regarde les verticales
comme concourantes, elle fait Tobjet (i) d'une ^ autre
démonstration y qui explique en quel sens on peut dire quun
mesme cors pèse plus, estant proche du centre de la terre
qu'en estant esloigné »» . Cette démonstration n'a point exigé
de Descartes un fort grand effort d'invention ; Etienne Pas-
Ciil, Roberval et Mersenne avaient déjà moritré comment
on devait, selon les principes exposés par Benedetti (2),
corriger le raisonnement de Fermât ; cette déduction
ainsi rectifiée est celle que Descartes s'approprie.
De la dédiiction incorrecte qu'il avait construite, For-
mat avait déj<à tiré ce corollaire qu'un corps n'a pas un
centre de gravité indépendant de sa position ; ce corol-
laire, Descartes le justifie (3) de nouveau par des raisons
exactes :
«* En suite de quoy il est évident que le centre de gra-
vité des deux poids B et D (fig. 106), joins ensemble par
la ligne BD, n'est pas au point C, mais entre C et D, par
exemple au point R, où je suppose que tombe la ligne qui
divise l'angle BAD en deux parties égales... De façon que
(1) Descaries, loc. cit., p. 24:2.
(t) Dans une leUre (a) doni le desiitiaiaire esl probablement Boswell et dont
la (laie esl peut-être !64(J. Descaries déclare qu'il <* partage l'avis de ceux ijui
ùxsGùi (\\xe deux poids sont en équilibre quant ils sont en raison in-
verse des perpendiculaires abaissées du centre, de la balance sur les
lignes qui joignent les exty^émites des bras au centre de la Terre •».
Il ajoule que ** non seulement la raison en est évidente, mais encore qu'elle
p«'Ul être prouvée »». Nous avouons (ju'il nous est impossible de trouver
irace d*un raisonnement concluant dans les considérations présentées par
Descartes.
(û) Descaries, Œun^es, publiées par Ch. Adam et Paul Tannery ; lome IV»
Correspondance ; Additions, p. 696
(3) Descaries, loc, cit., p. 244.
in« SÉRIE. T. I\. 10
146
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les poids 6 et D doivent estre soutenus par le point R
pour demeurer en équilibre en l'endroit où ils sont. Mais
si on suppose la ligne BD tant soit peu plus ou moins
inclinée sur l'horizon, ou bien ces poids à une autre
distance du centre de la terre, il faudra qu'ils soient sou-
tenus par un autre point pour estre en équilibre, et ainsy
leur centre de gravité n'est pas tousjours au mesme
point. »
Fermât avait cru, du moins, pouvoir admettre l'invaria-
bilité du centre de gravité de la sphère ; Descartes
prouve (i) que cette exception même n'a pas lieu d'être
admise : « D'où il suit clairement que le centre de gravité
de toute ce te sphère n'est pas au point qui est le centre de
sa figure, mais quelque peu plus bas en la ligne droite qui
tend de ce centre de sa figure vers celuy de la terre. Ce
qui semble véritablement fort paradoxe, lorsqu'on n'en
<ronsidàre pas la raison ; mais en la considérant, on peut
voir que c'est une vérité mathématique très assurée. »
L'exposé de Descartes résume et juge le débat qui a mis
aux prises de Beaugrand, Fermât, Mersenne, Roberval
(i) Descartes, ioc. cit., p. 2i5.
LBS ORIGINES DB LA STATIQUE. I47
6t Etienne Pascal ; la conclusion en est maintenant claire
et certaine ; Tidée d'un centre de gravité invariablement
lié à chaque corps solide n'a de sens qu'autant que les ver-
ticales sont traitées comme parallèles entre elles ; c'est
donc une absurdité que de vouloir attribuer à ce point une
tendance à s'unir au centre de la Terre ; la seule considé-
ration du centre de la Terre suffit à rendre illégitime la
considération du centre de gravité. Telle est la consé-
quence importante qu'a produite la querelle des géostati-
ciens.
De cette querelle, Torricelli a-t-il eu connaissance ? Ses
recherches ont-elles pu éprouver l'influence des idées qui
se discutaient parmi les géomètres français ? De ce point,
nous ne saurions douter.
Nous avons vu que Torricelli avait passé une grande
partie de sa vie à Rome, auprès de son maître, le
P. Castelli ; c'est seulement trois mois avant la mort de
Galilée (8 janvier 1642) qu'il quitta son premier maître,
pour se rendre à Arcetri, auprès du grand géomètre.
Or, au fort de la querelle sur la Géostatique, le
P. Castelli avait eu commerce avec Jean de Beaugrand ;
il avait eu connaissance des propositions de Fermât sur
la variabilité du centre de gravité et avait entrepris des
recherches semblables ; nous en avons pour garant la
lettre suivante (i), dont nous ignorons malheureusement
la date et le destinataire :
« J'ai lu les très subtiles pensées de M. de Fermât au
sujet du centre de gravité ; je confesse bien volontiers
qu'elles m'ont paru belles et dignes de cette sublime intel-
ligence, que M. de Beaugrand me célébra avec force
louanges lors de son passage à Rome. Je veux croire qu'il
en possède une démonstration rigoureuse. M. de Beau-
grand m'a dit avoir obtenu une proposition semblable :
savoir, qu'un même grave, placé à des distances diverses
du centre de la Terre, pèse inégalement, et que le
(1) Fermai, Œuvres, publiées par les soins de MM. Paul TanneryjCi
Ch. Henry ; t. Il, Correspondance y p. 26.
i
148 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
poids est au poids comme la distance au centre de la
Terre est à la distance. Aussi ai-je appliqué ma pensée
à cette matière et ai-je pensé, à ce moment, que j'avais
retrouvé la démonstration ; mais depuis, m'étant pro-
posé certaines difficultés, mon ardeur pour cette spé-
culation s est refroidie. Je me souviens encore que j'en
avais déduit la conséquence même qu'en tire M. de Fer-
mat, savoir qu'un grave dont le centre de gravité coïnci-
derait avec le centre de la Terre n'aurait aucun poids et^
de plus, que la Terre entière est dépourvue de poids ; en
outre, j'avais trouvé qu'un grave qui descend vers le centre
de la Terre, non seulement change de poids d'instant
en instant, mais encore, chose qui peut sembler plus mer-
veilleuse, que le centre de gravité se déplace continuel-
lement en la masse de ce grave ; de plus, si un grave se
meut sur place d'un mouvement de rotation, son centre
de gravité change sans cesse ; aussi suis-je aisément d ac-
cord avec M. de Fermât en ceci : Que la nature du centre
de gravité n'est point du tout telle que les mécaniciens
l'ont communément décrite. »»
Torricelli coimaissait donc les erreurs et les contradic-
tions auxquelles on est conduit lorsqu'on traite du centre
de gravité sans admettre le parallélisme des verticales ;
on comprend, dès lors, pourquoi il a pris soiij de formu-
ler, avec* tant de précisioQ, cette dernière hypothèse. Par
là, il a profondément transformé le principe de Statique-
qu'il tenait de Galilée ; il a fait disparaître toute trace de
la doctrine erronée à laquelle ce principe devait sa nais-
sance. Comme mainte proposition de Physique, c'est en
reniant ses origines que la loi de Torricelli est devenue
une irréprochable vérité. Mais en brisant tout lien avec
l'erreur qui lui avait donné naissance, elle a perdu l'ap-
parente évidence qui semblait en imposer l'acceptation ;
elle s'est montrée dès lors ce qu'elle était réellement : un
pur postulat, justifié seulement par l'accord de ses con-
séquences avec la réalité.
(A suivre.) P. Duhem.
LE
COTÉ MILITAIRE
DU
NÉO-PROTECTIONMSME BRITANNIQUE
La Revue des Questions scientifiques, dans sa livrai-
son du 20 juillet dernier (1), a publié plusieurs articles
sur une question d'une importance considérable : La Crise
du Libre- échange en Angletey^re et ses conséquences,
MM. G. Blondel. Ch. Dejace, Achille Viallate, Emm. de
Meester, P. de Laveleye et Éd. Van der Smissen ont
examiné cette question sous de multiples aspects et, après
eux, je ne scruterai pas les causes du néo-protectionnisme
britannique, je ne rechercherai pas s'il en existe une for-
mule pratique et quels en seraient les effets politiques
et économiques. M. Achille Viallate a fait ressortir le
côté militaire du problème : je me propose de grouper
autour de son argumentation et de sa documentation
quelques faits typiques et circonstanciés, dans lesquels
(l) La Crise du Libre échange en Angleterre et ses confié quences :
I. L'Évolution économique de l'Angleterre au X/X« siècle, par
G. Blondel.
II. La Crise du Libre-échange, par Ch. Dejace.
Ui. L Angleterre et la Politique mondiale^ par Achille Viallate.
IV. Les Intérêts d'Anvers, par Emm. de Meester.
V. L'Industrie sidérurgique, par P. de Laveleye.
Vi. La Politique des traités, par Éd. Van der Smissen.
l5o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
on trouvera, je pense, de nouveaux motifs de partager
Fopinîon du savant professeur de l'École libre des Sciences
politiques, de Paris.
Les guerres de la Révolution et de l'Empire avaient
coûté 20 milliards à l'Angleterre, mais l'avaient laissée
moins appauvrie que les Etats continentaux. Grâce à
cette circonstance, à sa situation insulaire et à une triple
autonomie agricole, industrielle et commerciale, elle s'est
complue, pendant presque tout le xix^ siècle, dans une alti-
tude dédaigneuse vis-à-vis des autres peuples et est restée
impassible devant les profondes convulsions qui ont agité
l'Europe, en 1866 et en 1870, et l'Amérique, lors de la
guerre de la Sécession. Favorisée par l'inertie générale
à l'endroit de la conquête violente ou pacifique de terri-
toires lointains, elle s'est créé un empire colonial gigan-
tesque, qui renferme le quart de la population du globe et
sur lequel, mieux encore que sur les possessions de Charles-
Quint, le soleil ne se couche jamais. Paisiblement — du
moins sans heurt préjudiciable avec les puissances, car les
Indes lui ont coûté du sang et de longs efforts — elle a
poursuivi ses desseins égoïstes de souveraineté universelle,
déversant sur le continent des cargaisons de plus en plus
nombreuses, prêtant son or à gros intérêts, triplant sa
fortune publique.
Depuis vingt-cinq ans la face et le fond des choses ont
changé. La France, Tunique rivale que l'Angleterre comp-
tât sur mer, a accru considérablement le nombre de ses
vaisseaux. L'Allemagne, dont la flotte date d'hier, est en
passe de devenir une grande puissance navale. Les Etats-
Unis d'Amérique, révélant une marine d'une valeur
insoupçonnée, ont écrasé l'Espagne à Cavité et à Santiago
de Cuba. L'amiral Togo, enfin, s'égalant à Nelson, a
donné aux escadres japonaises un prestige incomparable.
La possession de la mer est disputée à l'Angleterre, elle
a cessé d'en être l'unique dominatiice, elle n'est plus cer-
LE COTÉ MILITAIRE DU NÉO-PROTBGTIONNISMB. l5l
taine de détenir sur les océans la seule suprématie mili-
taire qui lui semblât réellement utile, d'autant plus que
ses colonies, toujours agrandies, augmentent sa vulnéra-
bilité, et font dans les eaux extra-européennes la tâche
très difficile à ses divisions navales. L'Angleterre ne
met plus dans la ceinture flottante de ses croiseurs et de
ses cuirassés la même confiance qu'autrefois, et elle s est
préoccupée des institutions surannées, et qui semblaient
immuables» de son armée de terre.
De ces institutions, la guerre du Transvaal a montré
tous les vices. Pour réduire définitivement les républiques
sud-africaines, dont les effectifs, y compris les contingents
étrangers, n'ont jamais atteint 40 000 hommes, l'Angle-
terre a dû en employer environ 35o 000 ; elle a laissé en
Afrique près de iSooo morts; le chiffre des blessés, des
prisonniers et des mahules rai)atriés s'est élevé à 60 000
et la guerre a coûté 5 1/2 milliards de francs. Cependant,
il ne faut pas s'en tenir à l'expression brutale de ces sta-
tistiques ; si elles témoignent d'efforts considérables, elles
s'expliquent aussi par les difficultés de l'entreprise, qui,
a-t-on dit, équivalait au transport de 200 000 hommes de
Calcutta à Marseille et à leur marche sur Hambourg.
Après la guerre, une commission royale d'enquête a été
constituée : elle a entendu de nombreux témoins, formulé
plus de vingt mille questions ; elle a tout étudié et tout
contrôlé. Elle a conclu à l'absence de préparation, à l'in-
suffisance de l'état-major, au manque d'hommes, de che-
vaux, de matériel, d'approvisionnements, de munitions.
Pourtant, à la fin de 1897, lord George Hamilton, secré-
taire d'État pour l'Inde, s'était vaniteusement écrié : «* Le
monde entier a les yeux fixés sur notre armée »» et, au
lendemain du raid Jameson, M. Balfour avait affirmé que
jamais l'Empire britannique ne s'était trouvé dans une
situation aussi favorable pour soutenir une guerre, que
jamais il n'avait possédé une meilleure machine de com-
l52 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
bat. Des a^rmations aussi solennelles que démentent les
faits ne sont pas rares dans l'histoire.
En réalité, depuis 181 5, on ne tenait plus l'armée
anglaise pour susceptible de jouer un rôle sur le continent
et on ne se donnait pas la peine d'en étudier l'organisation.
Après la guerre franco-allemande, la plupart des nations
européennes s'empressèrent de chercher d'utiles enseigne-
ments chez les vainqueurs et renouvelèrent leurs institu-
tions militaires ; l'Angleterre n'en fit rien et continua
d'entretenir une sorte de garde civique casernée, composée
de soldats superbes, bien nourris et bien payés, mais plus
aptes à la parade et aux évolutions compassées qu'au
service en campagne et au métier compliqué de la guerre
moderne.
Avant l'expédition du Transvaal, l'armée anglaise était
comparable à larmée des États-Unis d'Amérique, lorsque
celle-ci, en 1899, ^^^ ^ lutter contre l'Espagne. Des
deux côtés, les forces permanentes régulières étaient
insuffisantes pour les besoins de la mobilisation, et aucune
prescription légale n'obligeait les milices à combattre en
dehors du territoire national ; des deux côtés, les troupes
étaient disséminées par fractions peu importantes, ne pos-
sédant entre elles aucun lien organique : corps d'armée,
divisions, brigades n'existaient pas, et il fallait tout créer
au dernier moment. 11 suffit de formuler un tel système
pour le condamner.
En 1901, après la guerre, la Chambre des Communes
ap[)rouva la division du territoire en six circonscriptions,
à chacune desquelles était attribué un corps d'armée,
pourvu, en temps de paix, des états-majors et des services
nécessaires. Ce projet ne fut pas exécuté. Au commence-
ment de 1905, un Avmy ordev a réparti les troupes en
sept commandements qui ne comportent pas de grandes
unités, sauf un corps, dit « expéditionnaire»» (feld force),
de i5 000 hommes, stationné à Aldershot et qui est tou-
jours prêt à être envoyé en n'importe quel point de l'em-
LB COTÉ MILITAIRE DU NÉO-PROTECTIONNISME. i53
pire. Excepté dans les gardes à pied, le régiment d'infan-
terie ne constitue qu'une unité purement nominale; les
bataillons sont complètement autonomes ; les deux tiers
des régiments de cavalerie ne sont pas embrigadés ; les
batteries et les compagnies de l'artillerie à pied forment
des unités isolées, et les batteries de campagne sont réu-
nies par deux, trois ou quatre en groupes indépendants.
El) somme, après des velléités de se conformer aux prin-
cipes modernes de l'organisation des armées, on paraît y
avoir renoncé, et les troupes anglaises, du moins quant à
leur formation, ne sont pas mieux préparées qu'aupara-
vant à passer du pied de paix au pied de guerre.
On s'est inquiété, d'autre part, de remédier aux incon-
vénients de l'unique mode de recrutement, le volontariat
intégral. Entretenir une armée nombreuse, composée uni-
quement de volontaires, même médiocres, est un problème
insoluble. Il y a quelque cent ans, l'Angleterre, avec
17 millions d'habitants, pouvait mobiliser 7 à 800 000
hommes ; aujourd'hui, avec 43 millions, ce ne serait
plus que 600 000. 11 s'agit ici de l'ensemble des forces
militaires et non uniquement des troupes régulières.
Après 1870, les effectifs de ces troupes ont été loin de
suivre l'extraordinaire accroissement des armées des
grandes puissances européennes. En 1854, l'armée régu-
lière, y compris la portion détachée aux Indes, compte
140 000 hommes ; en 1867, on crée la réserve ; en 1877,
armée régulière et réserve forment un total de 220 000
hommes, successivement accru depuis jusqu'à 3ôo 000
hommes, chiffre actuel. Au début de la campagne de 1870,
la France n'avait mis que 3oo 000 hommes en ligne ; vers
la mi-novembre 600 000 hommes étaient sous les armes,
mais, pour la plupart, gardes nationaux, mobiles et corps
francs ; actuellement, les effectifs de l'armée française,
armée active et réserve de l'armée active, s'élèvent à
2681 000 hommes. Alors que les forces totales mobili-
i54
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sables égalent en France et en Allemagne le 1/8 delà
population, le 1/10 en Italie, le i/i3 en Russie, le i/i5
en Autriche-Hongrie, elles n'atteignent que le i/65 en
Angleterre.
La grande recruteuse de Tarnaée britannique, a-t-on
dit, c'est la faim. Chez les Anglais, le goût réel du métier
militaire existe peu et le simple soldat est méprisé par
tous ceux qui possèdent quelque situation sociale. Les fils
de famille qui ont trop fait la fête, profitent assez souvent
de cette déconsidération. Comme la recrue peut se racheter
endéans les trois premiers mois de service, ils s'enrôlent,
et les parents paient la rançon, s'imposent tous les
sacrifices, plutôt que de subir le déshonneur d'un fils
figurant aux derniers rangs de l'armée.
Le volontariat a pour conséquence une longue durée
de service actif: 9 années dans l'infanterie et dans l'artil-
lerie à pied, 8 années dans la cavalerie, 3 années dans les
autres armes ; on lui attribue aussi le chiffre élevé des
désertions annuelles, 8 à 10 p. c. de celui des enrôle-
ments (1).
Est-ce à dire que dans l'armée anglaise l'esprit militaire
et le culte du drapeau soient inconnus, que rien n'y pousse
aux actions héroïques, sans lesquelles rien de grand ne se
conçoit à la guerre? Non, mais Tesprit militaire n'y cherche
pas sa principale raison d'être et le meilleur de sa force
(1)
.MVIM.C NOMBRE DE j «^O^BRE DE HOMMES
^"^^^^ i DÉSERTEURS I ^^^^^^^^^ ' ^^^^"^^^ I ENRÔLÉS
I i RENTRES i I
I DECHETS
PAR RAPPORT
I AU NOMBRE
I d'hommes
! ENRÔLÉS
1000 1
6378
2438
1
39i0 '
49 266
8 %
lOOi '
7686
2689
4997 '
47 039
10,6 0/,
1902
7i6i
2851
4311
KO 753
8,8%
LE COTÉ MILITAIRE DU NÉO-PROTECTIONNISME. l55
aux sources fécondes du patriotisme ; il n'est qu'une
manifestation de lesprit de corps, il se cantonne dans le
régiment, parfois même dans un cercle plus restreint, et
c'est assez de la gloire particulière de telle ou telle unité
pour convaincre ceux qui lui appartiennent de l'invincibi-
lité des troupes anglaises. Fantassins, cavaliers, artilleurs
ont leurs mœurs spéciales et sont soumis à un ordre de
préséance qui résulte de la tradition et que consacre la
loi. Chaque régiment a ses emblèmes, ses marches et ses
sonneries ; il vit d'une vie personnelle et professe pour
les autres la jalousie, le mépris ou l'envie. Tout cela pro-
voque une émulation d'origine assez mesquine, mais qui
surexcite l'amour-propre du soldat et, sous le feu, lui fait
accomplir des prodiges. En 1897, à l'assaut du plateau
de Dargai par les Écossais de Gordon, le piper, blessé
aux deux jambes, refusa de s'abriter et de cesser de jouer
la marche du régiment. ** Un piper de Gordon, dit-il, ne
se repose pas pour si peu, laissons ces faiblesses aux
fantassins de ligne. « Cette appréciation était injustifiée,
mais elle peint bien l'esprit militaire anglais.
A côté de l'armée régulière il y a des forces auxiliaires :
milice, yeomanry, corps de volontaires, qui se recrutent
par engagements, et auxquelles un cadre permanent,
détaché de l'armée régulière, donne l'instruction. Dans la
milice, on sert six années, dans la yeomanry, ou cavalerie
de la milice, cinq années. Le service consiste en un cer-
tain nombre de jours ou d'heures d'exercice. Les miliciens
ne sont pas contraints à quitter le territoire du Royaume-
Uni; en vain, jusqu'à présent, on a tenté de leur imposer
pareille obligation. Un bill, qui la comportait, lu à
la Chambre des Lords, n'a pas été voté et le gouverne-
ment l'a retiré.
Les corps de volontaires, comme les miliciens, sont
destinés à la défense de la métropole. Leur organisation
actuelle date de i858; ils comprennent de l'infanterie, de
l'artillerie, du génie, un service de santé, une intendance
l56 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et un détachement d'automobilistes et de motocyclistes.
Aucune loi ne âxe les conditions de l'engagement, c'est
l'affaire de règlements organiques, et un préavis de quinze
jours permet de prendre congé. Les volontaires assistent
à quelques exercices par an. Ils s'habillent et s'équipent à
leurs frais, mais l'État intervient dans l'entretien des corps
par des subsides, calculés sur le nombre d'efficients,
c'ost-à-dire d'hommes instruits, qu'ils peuvent mettre en
ligne. En toutes circonstances, les volontaires montrent un
grand esprit d'indépendance vis-à-vis du pouvoir central;
c'est ainsi qu'ils se sont refusés à subir un examen médical
sous le contrôle du gouvernement et que, récemment, les
volontaires du nord de l'Ecosse ont déclaré qu'ils ne se
rendraient pas à Edimbourg, où le roi devait les passer en
revue, si le Tî^ar Offlce n'augmentait pas leurs indem-
nités de déplacement et de séjour. On a, d'ailleurs, rap-
proché Tatlitude du War Office lors de cet incident, de
l'intention, prêtée au gouvernement, de réduire de beau-
coup l'effectif des volontaires : on procéderait à une
sélection ne laissant dans les rangs que les hommes pos-
sédant une certaine valeur militaire.
Une loi datant de 1757 impose à tout citoyen anglais,
sauf certaines exceptions, ou plutôt certaines dispenses
temporaires, le service dans la milice, mais l'application
en est suspendue tous les ans par un vote de la Légis-
lature. Les miliciens se recrutent donc par engagements
volontaires et non par une conscription générale de tous
les citoyens. Après la guerre du Transvaal, on songea à
introduire le service forcé en Angleterre. La question
ouverte à peine souleva les plus vives polémiques. « Si on
établit le service obligatoire, s'écria lord Salisbury, les
jeunes Anglais émigreront. ^ M. Boodrick fit remarquer
que, tout en tenant compte des difiîcultés d'un système de
défense nationale, privé du mode de recrutement que pos-
sédaient les autres nations, il convenait de ne prendre
aucune mesure contraire au statut en vigueur, aussi long-
>
LE COTÉ MILITAIRE DU NÉO- PROTECTIONNISME. l5j
temps que la grande majorité de la nation ne se serait
pas montrée favorable à ladoption de la conscription.
Celle-ci ayant été proposée indirectement en mai 1904,
par YArmy Council, nouvel organisme créé à Tinstar du
Conseil de l'Amirauté, l'opinion publique fut vivement
émue. Lord Roberts, l'ancien commandant en chef de
l'armée, ne croit pas possible l'application de la conscrip-
tion aux troupes régulières, c'est-à-dire à celles que la
loi appelle à combattre en dehors du territoire national.
En somme, de vifs dissentiments se sont élevés depuis
la guerre du Transvaal au sujet du recrutement et de
l'organisation de Tarmée et, l'accord n'ayant pu être réalisé
sur des réformes jugées cependant nécessaires, le stain
quo a été maintenu. Dans ces conditions, peut-on compter
sur la pleine efficacité de la coopération des forces de
terre, armée, milice et volontaires à la défense de l'em-
pire, dont, en mai igoS, M. Balfour a exposé le plan i
Jusque dans ces derniers temps le danger d'une in-
vasion n'avait jamais été envisagé sérieusement en Angle-
terre ; on estimait que la flotte et les fortifications côtières
constituaient une double barrière dont la seule existence
était une garantie suffisante. « La dernière chose que je
considérerais comme possible, a déclaré M. Balfour, est
une invasion par la France. ^ La Chambre des Commui^es.
a applaudi, mais surtout en l'honneur de l'entente cor-
diale ; l'orateur, on l'a fait remarquer, n'a point démontré
que le débarquement d'une armée allemande sur le sol du
Royaume-Uni ne pouvait réussir. Aujourd'hui, à toute
évidence, on se préoccupe en Angleterre d'une entreprise
directe contre les ports et les côtes de la métropole. Tout
récemment, à Portsmouth, on s'est livré à des exercices
pour se rendre compte de la possibilité de débarrasser la
passe de vaisseaux échoués et de s'opposer aux attaques
i!e torpilleurs venant de la haute mer. Le i*"" août dernier,
lord Roberts, exposant la situation des forces militaires
à la Chambre de commerce de Londres, a dit : «* L'on doit
l58 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
faire en sorte non seulement de pouvoir repousser victo-
rieusement toute invasion, mais aussi de convaincre les
puissances étrangères qu'une opération de ce genre n'au-
rait aucune chance de succès »» . Ainsi, sur terre, les Indes,
où il semblait fatal qu'on se heurtât un jour ou Tautre, et
même prochainement, avec la Russie, ne sont plus con-
sidérées comme le seul point faible de l'empire.
L'Angleterre consacre ySo millions de francs au budget
de la guerre, les Indes 470 millions ; mais Ceylan, Mau-
rice, Hong-Kong n'affectent au môme objet que 10 mil-
lions, les colonies autonomes que 40 millions. Pour la
marine, la métropole seule assume près des 9/10 des
charges financières. Une coopération aussi réduite cause
quelque surprise ; elle explique que l'effectif des corps
coloniaux réguliers, à peine 20 000 hommes, est tout
à fait hors de proportion avec l'étendue et la population
des colonies. « Le problème se pose, écrit M. Viallate,
de l'utilisation de la matière militaire de ces grandes
colonies — Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique
du Sud — dont la population blanche dépasse 1 1 millions
d'habitants. »» Mais il ne s'agit pas ici d'une organisation
uniquement destinée à assurer la défense particulière de
chacune des colonies, organisation qui existe en germe
sous la forme de milices locales, il s'agit que toutes
coopèrent à la défense de la communauté. Il faudrait
transformer et développer les institutions militaires des
colonies et imposer aux troupes coloniales l'obligation
de concourir, en quelque lieu que ce soit, à la protection
de l'Empire britannique. Jusqu'à présent tout dépend de
la bonne volonté des colonies : lors de la guerre du
Transvaal, la métroi)ole n'a pu exiger d'elles l'envoi d'un
seul homme dans le sud de l'Afrique ; c'est de leur plein
gvO, qu'elles ont fourni d'assez nombreux contingents.
Celte situation sera-t-elle modifiée ? On doit avouer que
l'exemple de la métropole en matière de reformes mili-
taires, son attitude vis-à-vis du problème du recrutement.
>
LB COTÉ MILITAIRE DU NÉO-PROTBCTIONNISMB. iSq
son impuissance à obliger ses volontaires et ses miliciens
à servir en dehors du Royaume-Uni, tout cela n'est pas
fait pour inspirer aux colonies des résolutions qui ren-
draient utilisables pour la sécurité commune les ressources
en hommes dont elles disposent.
Je terminerai cette étude rapide des forces de terre de
l'Angleterre en citant les paroles suivantes prononcées par
lord Roberts à la Chambre de commerce de Londres, le
i**" août dernier : « Je le répète, je suis sûr que tout mili-
taire ayant quelque expérience de la guerre m'approuvera,
quand je prétends que ce serait une insigne folie que de
vouloir entreprendre une guerre contre un État civilisé
avec des forces organisées comme elles le sont à présent.
Cette assertion a, d'ailleurs, déjà été produite, en mai
1904, par la Commission d'enquête sur la guerre sud-
africaine, quand elle déclarait que, dang leur organisation
actuelle, les troupes auxiliaires étaient incapables de
défendre le territoire national. A foi^tiori seraient-elles
incapables de prendre part à une guerre contre une armée
continentale. »
Ce n'est pas sur ses troupes de terre que l'Angleterre
compte, en ordre principal, pour assurer sa défense, c'est
sur sa flotte. La renommée de la marine anglaise date
d'Elisabeth qui. en s'alliant aux Hollandais, les aida à
enlever aux Espagnols l'empire des mers ; Cromwell pour-
suivit une œuvre si bien commencée et éleva l'Angleterre
au premier rang des puissances maritimes. Plus tard la
guerre de Sept ans mit les colonies françaises à la merci
(les Anglais. Ce fut en vain que Napoléon, au comble de
sa fortune, déclara le blocus continental et employa contre
l'Angleterre tous les efforts de son génie ; elle demeura
inattaquable dans son île et finit par porter le coup fatal
au grand capitaine. Cependant le glas de la destinée napo-
léonienne ne sonna pas en i8o5, à Trafalgar, mais dix
ans après, à Waterloo. Presque jusqu'au terme du xix®
l6o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
siècle, ce n'est pas sur mer que le sort des nations se
décida, A partir de la guerre du Japon contre la Chine,
en 1895, les opérations navales acquièrent tout d'un coup
une importance nouvelle et prépondérante : en 1899, 1*^^"
pagne est vaincue sur mer parles États-Unis d'Amérique;
sur mer aussi, le Japon frappe par deux fois la Russie, au
début et à la fin de la grande guerre dont tremblent encore
les rivages de rExtréme-Orient. Pourquoi un changement
si soudain ?
Nelson mort, la guerre maritime entra en pleine déca-
dence. En 1809, la flotte anglaise comprenait 709 bâti-
ments, son personnel était de 140 000 hommes; en 1817,
124 bâtiments seulement restaient utilisables et le per-
sonnel était descendu à 19 000 hommes. Toutefois, cela
était suffisant. Sur les flots, tout avait cédé à l'Angle-
terre ; ses escadres s'étaient endormies sur leurs ancres, et
il semblait que les luttes ardentes de la veille ne revien-
draient plus avant longtemps. L'éventualité d'un rôle
militaire de quelque importance paraissait extrêmement
reculée. La tâche qui était à remplir consistait dans la
police de la mer, dans un métier de gendarmerie maritime
au bénéfice des armateurs de Londres et de Liverpool.
Les navires de guerre devenaient encore les porteurs des
ordres et des volontés de lorgueilleuse Albion, avide
d'étendre sans limite sa souveraineté sur les îles et sur les
océans. En 1819, on s'empare de Singapore ; en i833, des
îles Falkland; en i838, d'Aden; en 1839, de Hong-Kong;
en 1840, de la Nouvelle-Zélande. Pour des conquêtes
aussi considérables, peu ou point d'actions militaires
sérieuses, pas plus que dans les luttes contre le Birman,
1824-25, contre la Chine, 1839-42, contre le dictateur
Rosas, à La Plata, 1845. La guerre maritime se mourait
faute d'aliments suffisants, faute de compétiteurs qui
vinssent, poussés par l'ambition ou la nécessité, tenter
d'arracher son sceptre à la dominatrice des mers. Mais le
jour où déjeunes nationalités se trouveront à l'étroit dans
LE COTÉ MILITAIRE DU NÉO-PROTECTIONNISME. l6l
leurs frontières naturelles, où leur commerce et leur
industrie excéderont leurs besoins, elles tourneront leurs
regards vers la mer, dont les flots ont fécondé toutes les
grandes civilisations, et la mer redeviendra, comme elle
le fut lors des plus importants conflits économiques que
nous raconte Thistoire, le théâtre de leurs efforts et le
champ futur de leurs combats.
Dans les trois premiers quarts du dernier siècle, les
nations civilisées ne cherchaient pas avec Tâpreté ac-
tuelle des possibilités de richesse et de prospérité sur
tous les points de TUnivers, et ne trouvaient point, jusqu'à
leurs antipodes, des motifs continuels de dissentiment.
Aussi l'Angleterre était-elle insouciante de tout danger et,
sauf quelques perfectionnements apportés à la construc-
tion des vaisseaux, ne faisait-elle rien pour le renforcement
et Tamélioration de sa flotte. La navigation à vapeur,
l'emploi des hélices, la substitution des coques métalliques
aux carènes en bois ne retinrent pas immédiatement
lattention. L'on fut longtemps sans se préoccuper de
transformer l'artillerie de bord, malgré la remarquable
invention du canon à bombes, due, en 1821, au général
français Paixhans.En somme, on ne paraissait aucunement
se douter de la puissance nouvelle que le progrès
scientifique était susceptible de donner à la marine de
guerre. La vapeur, victorieuse de la distance et des
intempéries, devait permettre l'accroissement des flottes,
l'augmentation numérique des équipages, sans causer
aucun préjudice, bien au contraire, à la rapidité et à la
précision des opérations. Les cuirassements, les bouches
à feu de gros calibre, les canons à tir rapide, les torpilles
allaient peu à peu rendre les flottes de guerre de terribles
instruments de destruction, mais impossibles à improviser.
On ne réussit plus, en armant en course de légers vais-
seaux marchands, à tenir en échec les escadres ennemies ;
le temps des corsaires et des abordages est passé. La
stratégie et la tactique navales plus certaines de leurs
moyens en ont vu le nombre s'élever et, en proportion de
]II« SÉlilE. T. IX. il
102 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rétendue, de la puissance et de la perfection de ces
moyens, le but et les résultats de la guerre maritime ont
grandi. C'est ainsi que nous assistons à une renaissance^
due autant à des raisons techniques et scientifiques qu'à
des raisons économiques et politiques.
La guerre de Crimée prouva l'infériorité de la flotte
anglaise vis-à-vis de celle de la France. Des vaisseaux à
voile la composaient principalement, et ses quelques vais-
seaux à vapeur ne possédaient pas les qualités, surtout la
vitesse, des nombreux bâtiments de même espèce que
comprenait l'autre flotte ; elle manquait de canonnières
auxquelles suppléèrent les batteries flottantes françaises.
Au lendemain de la guerre, bien que les deux puissances
si longtemps désunies se fussent rapprochâmes pour com-
battre côte à côte sous les murs de Sébastopol, l'Angle-
terre eût dû se préoccuper de l'état de sa marine :
pendant quelque temps elle n'en fit rien, se fiant proba-
blement aux intentions pacifiques de l'Empire français.
Mais, de tels actes traduisirent ces intentions qu'elle
s'inquiéta. Napoléon III prétendit protéger la liberté en
Europe les armes à la main et, après avoir aidé de cette
façon à fonder l'unité italienne, il ceignit son front d'une
couronne de lauriers. En 1860, l'année qui suivit l'expé-
dition d'Italie, la France construisit son premier cuirassé;
ce fut le signal d'une impulsion en faveur de la réorga-
nisation de la flotte anglaise. Celle-ci ne possédait alors
que quelques vaisseaux à coque métallique et, sur
38 vaisseaux en construction, 20 étaient en bois. En
1868, on compte 28 vaisseaux de ligne cuirassés, mais
bientôt la valeur de la flotte demeura stationnaire et, à
partir de 1876, elle périclita. Sans doute, de i85o à 1880,
on construisit en Angleterre de nombreux vaisseaux de
guerre, mais sans plan défini, sans qu'apparût le souci de
donner de l'homogénéité aux bâtiments d'une même classe
et de profiter des derniers progrès de la science ; en 1880,
des croiseurs, d'une vitesse de 1 1 à 1 3 nœuds seulement^
étaient encore sur chantier.
LE COTÉ MILITAIRE DU NÉO-PROTECTIONNISME. l63
Cette même année, TAngleterre entreprit enfin d'asseoir
son établissement militaire naval sur des bases solides ;
aussi bien, l'extension des flottes étrangères, de celle de
la France surtout, était devenue trop évidente pour qu'elle
ne cherchât point à se prémunir contre les dangers qui
en pouvaient résulter. Ce sont d abord des mesures d'or
ganisation : la création, en 1882, d'un service de ren-
seignement. Intelligence Department, ressortissant à l'Ami-
rauté et destiné à réunir tous les documents relatifs aux
marines étrangères, à leur matériel, à leur armement, à
leur tactique, à leur répartition en escadres ou en divi-
sions navales, à leur rôle présumé en temps de guerre ;
ensuite, l'institution, en 1884, d'un service detat-raajor,
ayant principalement pour mission de préparer la mobi-
lisation de la flotte et d'étudier les circonstances de son
emploi éventuel. Bientôt après, en i885, on cherche à
perfectionner les aptitudes du personnel pour le service
de guerre en procédant à de grandes manœuvres navales
annuelles. Puis viennent les décisions capitales : en 1888,
Vlmperial Défense Act, qui décrète la construction d'une
escadre pour la protection du commerce dans les eaux
australiennes, et consacre des sommes importantes à la
défense des ports et des stations de charbon ; en 1889, le
Naval Défense Act^ vaste programme d'accroissement de la
flotte — dont coût 55o millions de francs — qui comporte
un total de 60 bâtiments, dont 10 cuirassés, 32 croiseurs
protégés et 18 torpilleurs (voir le tableau (1) au bas de la
page suivante) à fournir, environ pour les deux tiers, par les
chantiers de l'Etat, et pour le tiers, par l'industrie privée.
Tout cet ensemble correspondait à une nouvelle poli-
tique navale, à la fois défensive et offensive. 11 s'agissait
de garantir la métropole d'une invasion et d'en assurer le
ravitaillement en toute éventualité, de protéger la flotte
marchande en n'importe quel point de l'océan, de procurer
la sécurité aux ports et aux côtes des Indes et des
colonies, et de maintenir avec la métropole la liberté des
communications. Ce côté défensif est d'une extrême impor-
104
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tance, il y va d'une question de vie ou de mort. En i85o,
l'Angleterre pouvait suflSre à nourrir les deux tiers de ses
habitants, aujourd'hui cette proportion est descendue à un
peu plus de 20 7o ; 40 millions d'hommes doivent être
alimentés par le dehors. On avait songé à la rénovation
de l'agriculture, à la création de vastes greniers, mais
c'était chose irréalisable et, en tout cas, précaire; le
développement de la marine de guerre a été choisi comme
le meilleur moyen de sauver le peuple anglais de la
famine, lors d'un péril extérieur.
Le rôle offensif, attribué à la marine, est aussi étendu
que le rôle défensif. Elle doit être capable de retenir les
flottes ennemies dans leurs ports, ou, si elles en sortaient,
(le les battre et même de les détruire ; de poursuivre et
d'anéantir les croiseurs et les corsaires de l'adversaire ;
de bloquer ses côtes, d'y causer le plus de dommage
possible ; de capturer ou de couler ses vaisseaux mar-
(1) Classes et vitesses, tonnages approximatifs des vaisseaux à construire
en venu du Naval Défense Act (d'après les documenis officiels :
BATIMENTS DE COMBAT
(Cuirassés;
CROISEURS PROTÉGÉS
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LE COTÉ MILITAIRE DU NÉO- PROTECTIONNISME. l65
chands et leurs convoyeurs ; enfin, de Tempôcher de se
servir de la mer comme voie de communication.
Le programme de 1889 fut accompli plus rapidement
qu'on ne l'avait annoncé. De 1890 à 1896, on lança
20 cuirassés, 19 croiseurs de i*"*" classe, 42 de 2® classe,
12 de 3® classe. Aujourd'hui la flotte anglaise comprend
428 bâtiments, dont 59 cuirassés, 24 croiseurs cuirassés
et 87 croiseurs protégés ; 94 vaisseaux sont en construc-
tion, dont 9 cuirassés, 19 croiseurs cuirassés et 1 croiseur
protégé (1).
(I) Tableau comparatif des flottes de guerre de la Grande-Brctapne, de la
France, de la Russie, de l'Alleina^îne, de l'Italie, des États-Unis d'Amérique
et du Japon, au 16 mars 1905, d'après un document officiel distribué à la
Cbambre des Communes (les vaisseaux russes internés sont compris dans le
tableau).
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l66 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La réorganisation de la flotte a été menée avec une
rapidité surprenante, rappelant celle de Colbert sous
Louis XIV (i) ; il est douteux qu'un pareil effort puisse
être soutenu encore longtemps. Depuis vingt ans le
budget de la marine a plus que triplé ; depuis quinze
ans le personnel a doublé, il est actuellement de près de
122 ooo hommes. Rien d'étonnant que le recrutement
souffre quelque difficulté, comme aussi la constitution
d'une réserve suffisante pour la guerre. On se demande
si l'Angleterre peut conserver l'assurance do réduire la
coalition des deux marines les plus puissantes — la fran-
çaise et lallcmande. D'après les spécialistes, l'écrasement
de Tennemi, pour être certain, exige, toutes choses égales
d'ailleurs, une supériorité numérique considérable : cinq
contre trois, pour les cuirassés. En 1902, aux 43 cuirassés
de la France et de la Russie, l'Angleterre aurait dû en
opposer 72, elle n en possédait que 5o, dont 1 1 vieux
d'au moins 25 ans ; on estimait à 25o le nombre néces-
saire de croiseurs et de torpilleurs, il n'en existait que
i58. Aujourd'hui, TAngleterre compte, en bâtiments con-
struits et en construction, 68 cuirassés, i3i croiseurs et
1 12 torpilleurs, mais la France et l'Allemagne atteignent
ensemble un total de 78 cuirassés, 124 croiseurs et
484 torpilleurs. La situation est moins bonne qu'en 1902
et il n'est pas à croire qu elle s'améliore, au contraire. Si
donc la formule « plus forte que les deux plus fortes »,
two poioer sfanda)'d, n est plus d'une application pleine et
entière, que ftiut-il penser de cette prétention ambitieuse
de la Grande-Bretagne de tenir tête aux marines réunies
du monde entier, luttant victorieusement contre tous ses
antagonistes européens et forçant au respect le restant des
flottes militaires ?
(I) En 1661, lorsque Colberl prit le ministère, la France ne possédait que
30 bAtimer.ts, dont 3 seulement de 60 canons. En 1666, elle en possédait 70,
dont iO brûlots; en 1671, 196. En 1683, sans compter un grand nombre de
petits navires, elle disposait de 107 bâtiments de 2i à 120 canons.
LE COTÉ MILITAIRE DU NÉ0-PR0TE(3TI0NNISME. 167
En décembre 1904, le chancelier de Bûlow disait que
le nombre des nations maritimes avait tellement augmenté,
qu'aucune puissance ne pouvait se déclarer maîtresse uni-
verselle des mers. C'était comme un avertissement donné
à l'Angleterre, comme Texpression tempérée de la volonté
de l'Allemagne de s'agrandir de plus en plus au point de
vue naval. D'une rivalité économique s'accentuant toujours,
est née, entre les deux peuples, une rivalité politique, qui
engendre, à son tour, une rivalité militaire. Ni d'un côté,
ni de l'autre, on n'a entièrement foi dans des assurances
pacifiques et l'Allemagne, hâtant l'augmentation de sa
flotte, lance deux cuirassés tous les ans. En février 1905,
M. Austin Lee, l'un des lords de l'Amirauté, s'exprimait
publiquement ainsi : « Il a été fait une nouvelle et com-
plète répartition de la flotte, afin de pouvoir s'opposer à
tous les ennemis possibles. . . Nous n'avons pas tant à ouvrir
l'oeil sur la France dans la Méditerranée, qu'à regarder
avec plus d'anxiété vers la mer du Nord. ^ Ces paroles
visaient un mémorandum du 6 décembre 1904, intitulé
Distjnbtdion and Mobilisation of the fleet — complété
par un second mémorandum du i5 mars suivant —
qui, après \ Impérial Défense Act de 1888 et le Naval
Défense Act de 1889, marque une troisième et importante
étape dans la réorganisation de la défense maritime de
l'Empire britannique.
Jusqu'en 1905 (voir le tableau (i) au bas de la page
suivante), l'Angleterre ne possédait que trois flottes dans
les eaux européennes, celles do la Méditerranée, du Canal
et la flotte de réserve ; la première, de beaucoup la plus
importante, comprenait, k une unité près, autant de
cuirassés que les deux autres. Aujourd'hui quatre flottes
sont atfectées aux eaux européennes : la flotte du Canal,
ancienne flotte de réserve, forte de 12 cuirassés modernes
et ayant pour base les eaux métropolitaines ; la flotte
de l'Atlantique, ancienne flotte du Canal, forte de 8 cui-
rassés modernes et ayant pour base Gibraltar ; la flotte
i68
RBVU)3 DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de la Méditerranée, forte de 8 cuirassés modernes et
ayant pour base Malte ; enfin, la nouvelle flotte de
réserve destinée au relèvement et au renforcement des
autres, forte de 6 cuirassés et ayant pour base les eaux
métropolitaines. A chacune de ces flottes est adjointe une
division de croiseurs. Dans les eaux extra-européennes
on ne compte plus que trois groupes de croiseurs : le
groupe oriental, Chine, Australie et Indes, le groupe du
Cap de Bonne-Espérance, et le groupe occidental, chargé
de la surveillance de l'Atlantique, et que Ion désigne sous
le nom de Particular Service, parce que les bâtiments
d'école et d'instruction y sont rattachés ; ce dernier groupe
a sa base à Devenport, dans les eaux métropolitaines. Los
divisions du Pacifique, de l'Amérique du Nord et des
Antilles ont été supprimées.
Deux faits importants ressortent de cette nouvelle répar-
(1) Flottes et divisions de la marine anjjlaife en février 1903 (The Sta*
mans Year Book),
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LE COTÉ MILITAIRE DU NÉO- PROTECTIONNISME. 169
tition : raugmentation de la densité navale dans les eaux
européennes et, dans ces eaux, le déplacement de la masse
principale de la Méditerranée dans la Manche et dans la
mer du Nord. Du premier de ces faits il apparaît que
l'Angleterre renonce à loccupation souveraine de tous les
océans. Aussi bien, à l'ouest, la grande république anglo-
saxonne, forçant les conséquences de la doctrine de Monroë,
entend faire du golfe du Mexique et de la mer des Antilles
des propriétés strictement personnelles et percer à son
profit l'isthme de Panama ; elle donne à ses ambitions
l'appui d'un établissement militaire qui, dans ces der-
nières années, a pris une extension considérable. A l'est,
le Japon, rejetant son manteau féodal, a brûlé les étapes
de la civilisation ; après avoir vaincu la Chine et conquis,
comme le fit la Prusse en Allemagne, l'hégémonie en
Asie, il s'est débarrassé pour longtemps de l'ours mosco-
vite. A lui la première place en Extrême-Orient. Sur la
surface de la terre se marquent trois pôles d'influence :
anglais, anglo-saxons et nippons Vv)nt lutter à qui, dans
l'avenir, fera de l'un d'eux le centre du monde. En atten-
dant que cette lutte ébranle quelque jour l'Univers, Ton
se ménage, l'on cherche à s'unir contre la compétition des
autres peuples. Au moment où s'achevait la conférence de
Portsmouth, le Japon et l'Angleterre renouvelaient plus
étroitement leur traité d'alliance ; éventuellement — c'est
du moins admissible — la flotte britannique soutiendrait
celle du Mikado et l'armée japonaise prêterait son appui
pour la défense des Indes. Avec les États-Unis, point de
traité, mais John Bull ne cesse de faire à Jonathan des
gestes amicaux, et n'est-ce pas son intérêt ? Le Canada,
qui s'accole par d'immenses frontières à la puissante répu-
blique américaine, est pour l'Angleterre un sujet constant
d'inquiétude ; la métropole craint la défection d'une colonie
dont l'autonomie est presque une entière indépendance.
Par de bons rapports, il faut aussi se ménager vers les
à
170 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Indes la route de Panama, si quelque événement fermait
le canal de Suez.
Ainsi, pour le maintien de l'empire colonial britannique,
c'est la politique d'alliance qui prévaut et c'est elle encore
qui l'emporte pour la conservation de l'intégralité métro-
politaine. Contre l'Allemagne, l'Angleterre se garde au
moyen de la France qui lui prêterait le secours de son
armée sur le continent. L'entente cordiale est accomplie et,
après les incidents du Maroc, pour bien l'affirmer, Albion
est allée promener ses cuirassés et ses croiseurs dans la
Baltique, dont d'aucuns voulaient faire un lac allemand,
et où elle n'avait plus montré ses escadres depuis 1854.
Sans doute, la diplomatie a arrondi les angles. La flotte
anglaise a été reçue de façon courtoise et officielle, mais
l'opinion publique ne s'y est pas trompée. D'ailleurs, le
moment psychologique était passé ; quand on commence
n tirer le glaive, il ne faut pas s'arrêter ; sinon, il retombe
de lui-même au fourreau.
Que croire après cela du néo-protectionnisme britan-
nique, de cette fédération de la métropole et des colonies,
se suffisant h elle-même, dédaigneuse de tout appui exté-
rieur, et qui aurait pour adversaire quiconque n'y serait
pas incorporé ? Chimère évidemment ! Mais les chimères
ont leur valeur, les utopies leur raison d'être, et il reste
que la formule de la fédération britannique, rêvée par les
impérialistes d'Outre-Manche, sera lexpression véhiculaire
de cette plus grande Angleterre dont ils ont l'orgueilleuse
hantise. Certes, elle ne s'appliquera jamais à un groupement
unitaire de tous les membres de l'Empire fondus dans
une nouvelle nationalité, mais elle soutiendra de son pres-
tige l'énergie des hommes d'Etat, et inspirera au peuple
anglais tout entier la fierté qui donne aux nations leur
grandeur et qui la leur conserve.
C. Beaujean.
LE TUNNEL
ET
LE CHEMN DE FER ELECTRIQUE
DE LA JUNGFRAU
Ingénieurs et touristes s'intéressent également, mais
à des points de vue différents, au gigantesque travail qui
se poursuit actuellement à la Jungfrau. Un tunnel et un
chemin de fer électrique — vraies merveilles de l'art —
vont ouvrir aux alpinistes une voie aisée et sans danger
jus'qu'au sommet de la célèbre montagne.
Le 25 juillet dernier, cette œuvre gigantesque achevait
de franchir une étape considérable : ce jour-là on in-
augurait la station de la Mer de glace (Eismeer), située
à 3i6i mètres d'altilude, en face des masses majes-
tueuses du grand et du petit Fiescherhorn, du Wetterhorn,
du grand et du petit Schreckhôrn et de l'immense glacier
appelé la Mer de glace. Une galerie descendante conduit
de la station du chemin de fer à quarante mètres plus bas,
aux rives mêmes du glacier.
Mais le spectacle sera autrement grandiose du haut de
la Jungfrau (4167 mètres). Là, le regard embrasse un
horizon immense où s'enchevêtrent et s'entassent glaciers
et pics couverts de neiges éternelles. D'une part et au
premier plan, se dressent les cimes du Finsteraarhorn
(4275 mètres) et de l'Aletschliorn (4183 mètres). De
i
172 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l'autre côté de la vallée du Rhône, ce sont les sommets
les plus élevés des Alpes Pennines : le mont Rose
(4638 mètres), le mont Cervin, le Weisshorn ; et là-bas,
bien loin, c'est l'énorme massif du Mont-Blanc (4810
mètres), distant de plus de cent kilomètres.
Jusqu'ici des privilégiés, à l'âme vaillante et aux jarrets
d'acier, ont seuls joui de ce spectacle, et ils en ont acheté
le plaisir au prix de fatigues considérables et de sérieux
dangers. Dans quelques années, tous, les moins hardis
comme ceux dont l'ascension de la montagne eût, à mi-
chemin, épuisé les forces physiques, y seront conviés et
s'y rendront confortablement installés dans les voitures
du chemin de fer de la Jungfrau.
Nous nous proposons de présenter, sur cette gigan-
tesque entreprise, une étude d'ensemble mise à jour au
moment de sa publication.
Il ne manque pas de livres, de mémoires, d'articles de
Revue qui lui sont consacrés : ils s'adressent, pour la
plupart, à un public spécial d'ingénieurs et de techniciens.
Nous les utiliserons ; mais nous tirerons parti surtout des
renseignements recueillis lors des visites des installations
et des travaux que nous avons faites en ces dernières
années (1).
Notre travail comprendra deux grandes divisions se
rapportant, l'une à la partie scientifique de l'œuvre, l'autre
à sa partie technique.
La partie scientifique aura quatre sections: la. pre-
mière sera consacrée aux conditions sanitaires et esthé-
tiques de l'entreprise. La seconde et la troisième traiteront
de la géologie et de la thermique du sol du massif de
(1) Nous remercions M. K. Liechti, directeur technique, etM. W. Uehlinger,
ingénieur, pour les services excellents qu'ils nous ont si aimablement rendus
au cours de ces visites. Nous devons de très précieuses indications et nombre
(le renseignements inédits à M. H. Colliez, professeur de géologie à TUniver*
site de Lausanne, à M. Tingénieur F. Gianella, à M. le professeur F. Zwicky
et k M. J. Hirsbrunner, capitaine d'artillerie ù l'armée fédérale : qu'ils
veuillent bien aussi agréer Thommage de notre reconnaissance.
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11
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LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGPRAU. lyS
la Jungfrau. Nous aurons roccasion dy développer les
résultats scientifiques du percement. Enfin, dans la
quatrième section, nous exposerons les travaux de trian-
gulation qu'a exigés le tracé de l'axe du souterrain.
La partie technique se subdivisera en deux sections
principales, où nous considérerons l'infrastructure du
tunnel et la superstructure du chemin de fer. Nous com-
prendrons dans l'étude de l'infrastructure, le mode de
construction du tunnel, la perforation, l'évacuation des
déblais, le tir des mines et la ventilation. Nous rattache-
rons à l'étude de la superstructure les installations
motrices hydrauliques, le transport de force, les transfor-
mateurs et la ligne à basse tension, la voie, le matériel
roulant et l'établissement des stations. Un aperçu des
résultats financiers de ^'entreprise terminera notre étude.
Un mot de l'histoire et une rapide description du tracé
du nouveau chemin de fer vont nous servir d'introduction.
Historique. — Lorsqu'on 1894 feu M. Guyer-Zeller de
Zurich demanda au Conseil fédéral suisse la concession
du chemin de fer de la Jungfrau, sa prétention fit sourire,
et les journaux, toujours prompts à prendre parti,
menèrent la campagne contre la concession. Avaient-ils
pris la peine d étudier le projet, présenté sous une forme
précise et après une étude approfondie de la question ?
11 est 2)ermis d'en douter ; mais on aurait tort de trop leur
en vouloir. L'idée de construire un chemin de fer élec-
trique jusqu'au sommet de la Jungfrau ressemble si fort,
au premier abord, à un rêve, qu'on est excusable de s'y
méprendre. Et puis, ce n'était pas la première fois que
cette idée était jetée dans le public (1), et la plupart des
demandes antérieures de pareille concession étaient mar-
quées au coin d'une telle fantaisie et d'une telle ignorance
(I) Bornons-nous à rappeler le projet Kocchlin, le projet Traulweiler cl le
projet Loeher qui admellaienl le fond de la vallée de Laulerbrunnen comme
jjoinl de départ du chemin de fer.
174 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des difficultés à vaincre, qu'elles avaient naturellement
jeté le discrédit sur tout projet analogue.
Celui de M. Guyer-Zeller méritait mieux. On finit par
le comprendre et par apprécier la noble et généreuse
pensée qui le lui avait inspiré.
Il voulait procurer au grand nombre la jouissance,
réservée jusqu'ici à quelques-uns, d'un des spectacles les
plus grandioses de la nature, en les amenant à contem-
pler Tune des plus belles régions du globe de Tune de ses
cimes les plus élevées ; il consacra toutes les ressources de
son intelligence et une part de sa fortune à la réalisation
de cette entreprise ; et, à sa mort, deux ans à peine après
le début des travaux, sa famille prit à cœur de poursuivre
l'œuvre si péniblement et si généreusement commencée.
Elle a droit à partager, avec l'initiateur de l'entreprise
et ses collaborateurs, l'admiration des techniciens et la
reconnaissance du grand public. L'ascension pédestre de
la Jungfrau dure dix heures et coûte 35o francs en appro-
visionnements et en salaire des guides et des porteurs. Et
que de dangers font courir à ceux qui l'entreprennent les
précipices, les crevasses, les avalanches, qui les guettent
à chaque pas pour les jeter aux abîmes ! Or, voici qu'on
s'offre à y transporter tout le monde à moindres frais et
surtout sans fatigue et sans danger. Libre aux touristes
hardis ou téméraires de dédaigner le rail ; mais combien
d'autres seront heureux d'en profiter ! Aussi, les adver-
saires de la première heure sont-ils revenus aujourd'hui à
des sentiments moins hostiles, voire à des sentiments
favorables, maintenant que les travaux suivent leur cours
normal et que le succès paraît certain. Quelques-uns même
se livrent à une admiration enthousiaste et n'hésitent pas à
placer M. Guyer-Zeller au rang des gloires de l'Helvétie.
Description du tracé. — Le point de départ de la ligne
est la station de la petite Scheidegg du chemin de fer de la
Wengernalp, située à 2064 mètres d'altitude (PI. I, fig. i)-
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGPRAU.
175
Les touristes s y rendent, d'ordinaire, d'Interlaken, par les
chemins de fer de TOberland bernois. La ligne se bifurque
à Zweilùtschinen et aboutit d'une part à Lauterbrunnen
au sud, d'autre part, à Grindelwald, à l'est (fig. 2).
Fig. 2. — Les lignes d'accès au chemin de fer cleclhque de la Jnngfrau.
Le chemin de fer de la Wengernalp réunit ces deux
localités en passant par la station de la petite Scheidegg.
C'est le long de la section de Wengen à la petite Schei-
degg que l'on jouit des plus belles vues d'ensemble de
TEiger, du Mônch et de la Jungfrau.
A partir de la petite Scheidegg, la ligne se dirige vers
l'ouest, passe à côté du Fallbodenhubel, et, sauf un petit
r
176
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tunnel qu'elle traverse, court à ciel ouvert jusqu'au bord
du glacier de TEiger (Eigergletsche^^J (P\. Il, fig. 3); c'est
là que commence le souterrain.
La ligne actuellement en exploitation se dirige vers
Test, le long de la paroi de TEiger, jusqu'à la station
iVEigei^wand, d'où elle s'infléchit vers le sud, en une
courbe de cinq cents mètres de rayon, pour atteindre la
station d'Eismee^' {lAg. 4).
De la première station en galerie, Kothstock, on peut
JJtmWS"
.JOnehMOf
JSbaOcnJbf^/tav tttg'»
Fig. 4. — Le tracé du chemin de fer électrique de la Jungfrau.
Lôgendc : Section à ciel ouvert.
Tunnel en exploiiaiion (1005 .
Tunnel projeté.
atteindre le sommet du Rothstock, situé à 2668 mètres
d'altitude, par un chemin taillé dans le roc. La station
iVEigericand, ouverte aux touristes depuis deux ans, est
située au kilomètre 2,4 dans le souterrain (PI. 111, fig, 5).
Elle est creusée dans le roc, et se compose d'une grande
salle, dont la voûte est supportée par des piliers.
Mais la station souterraine la plus importante est celle
iXEismeer (PI. IV. fig. 6) ; elle est logée dans une immense
excavation de près de cent mètres de longueur, ouverte
d'un côté par de larges fenêtres, pratiquées dans les flancs
de l'Eiger, et d'où la vue porte sur de vastes étendues où
pics et glaciers se partagent ladmiration du touriste(Pl.V,
Hg. 7). Là, et dans le souterrain même, on établira des
salles d'attente, des bulfets, voire des chambres à coucher.
PLANCHE II
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III* SÉRIE. T. IX.
1»
178 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pour les voyageurs. Les parois, le plafond et le sol seront
revêtus de bois ; tous les locaux seront éclairés et chauffés
à 1 électricité. En somme, on trouvera dans cette station et
en son hôtel tout le confort moderne, et cela dans la zone
des neiges perpétuelles.
On sait que Ion tente actuellement Tapplication à l'as-
cension du Wetterhorn d'un système de transport par
câbles, composé de deux câbles porteurs et d'un câble
tracteur. Ce système fonctionnera, au point de vue de la
stabilité, comme un pont suspendu, avec cette différence
que le pont tout entier sera ici en mouvement. Si cette
entreprise donne des résultats satisfaisants, le chemin de
fer de la Jungfrau emploiera le même système pour
l'ascension de TEiger en partant de la station d*Eismeer.
Le conseil technique du chemin de fer examine en ce
moment deux projets bien distincts pour relier Bismeef*
au sommet de la Jungfrau. En principe, la ligne doit
traverser le Mônch et passer sous le col de la Jungfrau avant
d'atteindre le sommet. Le projet adopté en iSgS (fig. 8)
comportait la station du Mônch, à partir de laquelle
la ligne était en contre-pente pour le passage du col.
Mais cette contre-pente présente l'inconvénient de laisser
les locomotives en panne en plein tunnel, en cas d'arrêt du
courant électrique. C'est pour éviter cet inconvénient que
l'on a proposé, en 1902, de supprimer la station du Mônch,
et de relier la station (VBismcer au col de la Jungfrau par
un tracé direct h faible rampe (fig, 9). Dans ces conditions,
si le courant venait à manquer, les trains pourraient
redescendre à la station inférieure par le seul effet de ht
pesanteur. Toutefois, le projet primitif conserve des par-
tisans. Ils préconisent l'établissement de la station du
Mônch (366o mètreS; sur une esplanade, singulièrement
favorisée au point de vue climatérique, car la neige ne
s'y rencontre que sous une faible épaisseur. Les dimensions
du plateau suffisent d'ailleurs à l'établissement d'une
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU.
179
Station, d'un hôtel et même d'une remise pour le service du
chemin de fer.
Les travaux ont été arrêtés à la fin du mois de novem-
bre, afin de permettre au conseil technique du chemin de
fer de fixer le choix du tracé qu'il conviendra d'adopter.
Le projet de la station du col de la Jungfrau (Jung-
fraujoch) prévoit deux percées latérales, dirigées l'une au
nord, l'autre au sud, et qui permettraient aux touristes
l'accès facile des glaciers de la Concordia, de l'Aletsch et
de TEggis.
Au delà du col de la Jungfrau, le tracé se continue
Fij;. 9. — Nouveau tracé du chemin de fer de la Jungfrau (1902).
dans les flancs de la montagne, pour déboucher sur une
esplanade située à 74 mètres en contre-bas du sommet.
Cette esplanade, comme celle du Monch, n'est jamais en-
combrée par les neiges ou les glaces et se prête à l'éta-
blissement facile d'une station et d'un hôtel. Enfin, un
ascenseur vertical transportera les touristes au sommet
de la Jungfrau.
Un tracé direct à'Eigergleischer à Jungfravjoch a été
étudié, qui réduisait la longueur du tunnel de deux kilo-
mètres environ ; il a été abandonné à cause de la difficulté
que l'on eût rencontrée à percer des galeries latérales
d'évacuation des déblais dans les flancs nord de TEiger et
i8o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
du Mônch, sillonnés d'avalanches et couverts de glaciers.
Ces galeries latérales ont été pratiquées, dans le projet
en exécution, partout où le tunnel se rapproche de la
paroi de la montagne : elles assurent la bonne aération
du souterrain, tout en facilitant l'évacuation des déblais.
Nous avons réuni dans le tableau suivant les traits
caractéristiques principaux des deux projets soumis au
conseil technique.
STATIONS
ALTITUDE
DISTANCE
DU POINT DE
DÉPART
DISTANCE
d'une STATION
A L'AUTRE
Ligne
mètres
mètres
mètres
RAMPE
MAXIMUM
millimètres
par mètre
Ligne exploitée
1 Petite Scheidepg. .
2 Eigergleischer . . .
3 Eigerwand
4 Eismeer
4^ tracé projeté
A Eismeer
5 Monch
6 Jungfraujoch . . . .
7 Ijungfrau (plateau).
2 064
Jungfrau (sommet)
^ tracé projeté \
Eismeer 3 161
Jungfraujoch. ... 3396
Jungfrau (plateau). I 4 003
Jungfrau (sommet) ; 4 167
2523
2868
3 161
3 161
3 5S0
3 396
4 093
4167 ;
0
2 015
3 535
5 515
5515
7 946
9 657
12 443
12 445
5515
9 400
12 200
12 200
2015
1520
1980
2431
I 1711
2 786
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3885
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LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRA.U. l8l
1. CONDITIONS SANITAIRES ET ESTHÉTIQUES
Parmi les objections formulées contre le chemin de fer
de la Jungfrau, il faut rappeler celles qui ont trait aux
conditions sanitaires et esthétiques ; elles méritent de
retenir l'attention, ne fût-ce que pour constater que cette
entreprise, comme toute grande œuvre, a fourni l'occasion
de mettre au point plus d'une question intéressante.
Les conditions sanitaires se rattachent au mal de mon-
tagne, et réclament la solution de la question suivante :
La santé d'un homme bien portant, élevé en deux
heures et sans fatigue, de 2000 à 4000 mètres d'altitude,
ne souffrira-t-elle pas de la rapide variation de la pression
atmosphérique qui en sera la conséquence ?
Le comité central du Club alpin suisse attribue le mal
de montagne à trois causes principales : un régime ali-
mentaire mal compris, le surmenage qu'entraîne une
marche fatigante, enfin l'abus des excitants alcooliques.
M. l'ingénieur topographe, S. Simon, partage cet avis.
Si nous consultons les aéronautes, nous entendons
M. E. Spelterini déclarer qu'il n'a observé, au cours des
460 voyages aériens qu'il a entrepris, aucun malaise
parmi les huit cents voyageurs, dont bon nombre de
dames, qui l'accompagnaient dans ses ascensions ; et
cependant, il a dépassé fréquemment la hauteur de 4000
mètres, il lui est même arrivé d'atteindre celle de 6140
mètres (1).
M. le docteur P. Regnard, dans une conférence donnée
;l) Au cours des ascensions de Glaisher (5 septembre 1862) et de Tissan-
dier, Sivel et Crocé (le 15 avril 1875), où il y eut accidents graves et morts
par asphyxie, les hauteurs atteintes furent respectivement de 8838 et 8600
mètres.
l82 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à la Société de Biologie de Paris (i), émet une opinion
rassurante, fondée sur l'expérimentation.
Le savant professeur considère comme inexactes les
deux opinions extrêmes qui attribuent exclusivement le
mal de montagne soit à la dépression atmosphérique, soit
à la fatigue résultant de la marche. En etfet, si le mal de
montagne tenait uniquement à Taltitude, on l'aurait tous
ensemble et chaque fois que Ton atteindrait l'altitude
critique. Si c'était une suite de la seule fatigue, on devrait
l'avoir en plaine, ce qui n'a pas lieu. Il est vraisemblable
que le malaise tient à la fois aux deux causes : un homme
qui s'élève dans l'atmosphère, trouve, dans l'air de plus
en plus raréfié qu il respire, l'oxygène qui lui est néces-
saire en quantité de plus en plus faible ; mais, s'il n'exécute
aucun mouvement, l'asphyxie qui le menace pourra
lui être épargnée, puisqu'il dépense économiquement le
peu d oxygène dont il dispose. Au contraire, qu'il vienne
à produire un travail considérable en élevant son propre
poids ou en s'agitant inconsidérément, Toxygène, qui lui
est mesuré parcimonieusement, deviendra insuffisant, et le
mal de montagne, qui n'est qu'une forme particulière
d'asphyxie, le terrassera : c'est le cas de l'alpiniste inex-
périmenié.
L'expérience suivante, faite par M. le docteur P. Re-
gnard,en fournit la preuve. Sous une cloche à vide, il place
deux cobayes : Tun complètement libre, l'autre enfermé
dans une cage d écureuil, mise en mouvement par un petit
moteur électrique à vitesse variable. La rotation de la
cage oblige l'animal prisonnier à se mouvoir, à montet*
sans cesse pour éviter de tomber en avant, en sorte qu'il
accomplit une ascension relative continue. La vitesse de
rotation est réglée de telle façon que l'animal élève son
propre poids de 400 mètres par heure. En même temps»
(I) Comptes rendus hebdomahaires des séances de la Société de Biologie,
X« série, tome I, n» 14, pp. 305-568.
LB CHEMIN DE FER DE LA. JUNQFRAU. l83
une trompe à vide permet de diminuer lentement la
pression sous la cloche, où un manomètre indique, à
chaque instant, sa valeur. Dans ces conditions, tant que le
manomètre n accuse pas une dépression correspondant à
l'altitude de 3ooo mètres, les deux cobayes semblent éga-
lement insensibles; mais, dès que la dépression s'accentue,
le cobaye prisonnier tombe fréquemment en avant, et
donne des signes manifestes d'angoisse* et d'impuissance,
tandis que son compagnon reste absolument calme.
A 4600 mètres environ — c'est à peu près la hauteur
du Mont Blanc — le voici qu'il se laisse tomber sur le
dos, ne remue plus même les pattes et se laisse rouler
comme une masse inerte, alors que le cobaye libre est
encore parfaitement tranquille. Ce n'est qu'à 8000 mètres
— hauteur des Himalaya — qu'il s'agite, roule sur le dos,
écume et ne tarderait pas d'expirer si, à ce moment, le
rétablissement graduel de la pression atmosphérique sous
la cloche ne venait ranimer les deux victimes. Les suites
de l'expérience sont intéressantes : tandis que le cobaye
surmené par son ascension forcée reste malade le lende-
main, l'autre se met à manger moins d'une demi-heuie
après l'épreuve.
Mais on ne pouvait évidemment s'en tenir à cette
expérience de laboratoire.
Au sein de la commission chargée par le Conseil fédéral
d'étudier la possibilité et les conditions de l'établissement
du chemin de fer de la Jungfrau, se trouvait M. le pro-
fesseur Kronecker, de Berne, auquel l'examen des con-
ditions sanitaires de l'entreprise fut spécialement confié.
Avant de formuler son avis, il fit en montagne une série
d'expériences sur des sujets d'âge et de tempérament
différents. Voici les conclusions du rapport, solidement
documenté et très intéressant, qu'il présenta au Conseil (1).
1° A une altitude supérieure à 3 000 mètres, le mal de
(l) Le Projet du chemin de fer de la Jungfrau^ examiné au point de
vue scientifique, technique et financier. Zurich.
184 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
montagne atteint tous les sujets, dès que ceux-ci se livrent
à un exercice fatigant, mais un même effort, effectué par
différentes pei'sonnes, occasionne chez chacune d'elles ce
malaise à des degrés différents ; pour beaucoup d'indi-
vidus, les moindres mouvements peuvent produire des
attaques inquiétantes.
2^ Les diverses régions des Alpes ne provoquent pas
avec la même intensité le mal de montagne ; générale-
ment, et toutes choses égales d'ailleui's, les sommets sont
moins funestes que les enfoncements abrités.
3° Les personnes bien portantes supportent, jusqu'à
Taltitude de 4000 mètres, un transport sans fatigue, sans
qu'il en résulte de malaise notable ou de danger ap-
préciable pour leur santé ; mais, dès qu elles se livrent à
des mouvements brusques, elles éprouvent des symptômes
désagréables, même menaçants, de troubles circulatoires.
4** On devrait conseiller à tout excursionniste, inac-
coutumé à la montagne, de ne pas prolonger son séjour à
la station du sommet au delà de deux ou trois heures.
5° Enfin il conviendrait d'éprouver les qualités de mon-
tagnard des ouvriers de la ligne et des employés du che-
min de fer, avant le début du travail, et éventuellement,
il fiiudrait leur donner le temps et l'occasion de s'accli-
mater.
De fait, lexpérience réalisée, au cours des travaux, sur
les ouvriers du chemin de fer a montré que non seulement
le mal de montagne ne les atteint pas, mais que les con-
ditions hygiéniques sont là-haut particulièrement favo-
rables ; les maladies graves sont inconnues dans ce petit
peuple de travailleurs, privé, pendant la saison des neiges,
de tout contact avec le reste du monde.
Une autre objection que Ion a faite au chemin de fer
de la Jungfrau, s'inspire de considérations esthétiques.
Des membres de l'Assemblée fédérale se sont demandé si
sa construction n'allait pas défigurer la montagne et
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU. l85
enlever aux hautes Alpes le charme de leur beauté sau-
vage. L'appréhension se conçoit, mais elle n'est point
justifiée. La ligne est ici presqu'entièrement construite
en tunnel, elle respecte donc tout le décor de la montagne.
Sans doute, elle court aussi en partie à ciel ouvert, et
on a ménagé des ouvertures dans les flancs du rocher ;
mais vient-on à chercher, des sommets voisins et Toeil
armé d'une lunette, les stations et la voie ferrée, on a
grand mal à les découvrir ; une vue de la paroi de
I Eiger, prise de la mer de glace, montre à peine les
larges fenêtres de la station d'Eismeer.
D'ailleurs, on peut différer d'opinion sur l'effet produit par
un chemin de fer dans un paysage. Personne ne niera que
les vallées de la Reuss et du Tessin n'aient beaucoup gagné
par la construction du chemin de fer du Saint-Gothard.
II est permis d'admirer, même au sein d'un superbe
panorama, l'effet pittoresque de certaines œuvres d'art,
et toutes ne sont pas indignes du cadre qui les entoure.
Encore, dira-t-on, n'est-ce pas une profanation que
d'imposer à la montagne ce joug de fer ? Faire l'ascension
de la Jungfrau en voiture-salon, est-ce là ce que demandent
ces milliers de touristes que les merveilles de la nature
attirent chaque année dans ces régions privilégiées ? — A
quoi répond tant d'indignation ? Tous ceux qui, de nos
jours, courent les montagnes, y sont-ils donc poussés par
le sentiment de leur admirable beauté ? Combien n'y en
a-t-il pas qui font l'ascension de telle cime uniquement
pour la gloriole d'y être montés ou d'avoir atteint le som-
met en moins de temps que d'autres, qui les y ont pré-
cédés ? Combien n'y cherchent qu'un exercice de sport, où
les muscles seuls ont leur part ? Personne ne songe à leur
imposer le chemin de fer, mais pourquoi le refuser à tant
d'autres, moins bien musclés mais plus sensibles peut-
être aux charmes de la nature, et qui, sans lui, en seraient
fatalement privés ?
Il est superflu d'insister.
f
l86 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
2. ÉTUDE GÉOLOGIQUE DU MASSIF DE LA JUNGFRAU
Les études géologiques qu'a nécessitées le tracé du
chemin de fer de la JuDgfrau ont été faites par M. Golliez
en 1895 et en 1896. Elles ont tout d'abord confirmé la
possibilité du projet de M. Guyer-Zeller et lui ont apporté
la sanction d'une étude approfondie du terrain et des
conditions de réalisation. Disons de suite que les prévi-
sions géologiques de M. Golliez se sont, jusqu'ici, réa-
lisées de point en point. Mais outre ces données pratiques
indispensables, letude géologique de ce massif, surtout
au nord, amena M. Golliez. à une interprétation nouvelle
de la techtonique de la région. Cette interprétation se
rattachait directement aux hypothèses émises en 1882
par M. Marcel Bertrand sur le double pli glaronnais et
admettait que les massifs du nord de la chaîne de la
Jungfrau étaient formés par une vaste nappe chiffonnée
venant du Sud et recouvrant les terrains du Hochgebirgs-
kalk. Cette opinion devait recevoir la consécration du
maître lui-même : en 1897, MM. Marcel Bertrand et
M. Golliez, étudiant en commun les chaînes nord entre
la Kander et le Lac des Quatre Cantons, confirmèrent que
toute cette chaîne est le résultat d*un énorme recouvre-
ment venu du sud.
Déjà M. Balzer avait signalé la présence d mtercalations
de schistes et de grès dans la paroi nord de la masse do
THochgebirgskalk, entre le Schwarzmonch et la Jungfrau,
mais ce fait n était pas accepté comme une démonstration
suffisante du plissement secondaire des couches. Les ob-
servations faites dans le tunnel sont venues la corroborer.
Elles ont permis, en effet, de constater la répétition du grès
nummulitique éocène, dans le voisinage des stations de
Rothstock et d'Eigerwand (fig. 10), dans des conditions
telles que Ton put conclure au chiffonnement de la masse,
en apparence homogène, du Hochgebirgskalk. Or le che-
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU.
i87
vauchement du massif de la Jungfraii et le chiffonnement
des couches qui le composent sont des caractères que Ton
retrouve dans la structure si compliquée du massif du
Simplon. Ce sont donc des masses énormes que la poussée
venue du sud a refoulées vers le nord, sur un parcours
Fig. iO. — Coupe géologique du massif de l'Kiger élablie par une projection
sur un plan méridien
Légende : S = Schisles cristallins.
H -= Hochgebirgskalk.
g = Grès nummulilique éocène.
L = Lias.
C = Crétacé.
de plus de cinquante kilomètres, pour les rejeter sur les
terrains sous-jacents d'âge plus récent.
Une description rapide des terrains de la région facili-
tera Tintelligence de ces bouleversements.
Les roches qui composent le massif de la Jungfrau et
que l'on rencontre en suivant le tracé du chemin de fer à
partir de la petite Scheidegg, peuvent se grouper en trois
l88 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
complexes nettement définis : ce sont des schistes argi-
leux, noirs^ noduleux, le calcaire dit Hochgebirgskalk, et
des schistes cristallins.
Le complexe des schistes argileux, très puissant dans
la chaîne des Scheidogg, est formé de schistes très lamel-
leux, argileux, et d'un noir de graphite. Les nombreuses
lamelles de mica qui s'y sont développées, donnent à la
cassure de la roche un aspect satiné, qui permettrait de
les appeler schistes luisants ou lustrés. La présence fré-
quente, au sein des couches, de rognons de matière calcaire
ou siliceuse de la grosseur du poing, achève de justifier
l'appellation de schistes argileux, noirs, noduleux donnée
à ces terrains.
Le raccordement de ce complexe avec son analogue
plus fossilifère des Alpes bernoises occidentales et des
Alpes vaudoises, fait attribuer ces roches au Dogger infé-
rieur, ou plutôt au Lias supérieur (aalénien), à cause des
quelques rares fossiles qu on y a trouvés, notamment les
ammonites Murchisona\
Dans la chaîne qui nous occupe, ce terrain se rencontre
tout le long de la ligne du chemin de fer de la Wengern-
aip, depuis Wengen jusqu'à la petite Scheidegg, et
jusqu'à Grindelwald. Ces schistes sont traversés çà et là
par des bancs peu épais du calcaire gris compact du Hoch-
gebirgskalk sous-jacent. D'après B. Studer, le fondateur
de la géologie de ces contrées, le Hochgebirgskalk com-
prend un ensemble de calcaires, en bancs de diverses
épaisseurs, d'aspect marbré ou de texture semi-cristalline.
Ces bancs caractérisent les hautes Alpes bernoises, et Ton
peut dire que c'est l'étude de la chaîne Eiger-Monch-
Jungfrau qui a fourni et justifie l'appellation de Hoch-
gebirgskalk.
Jusqu'ici ces roches avaient été attribuées par tous
les géologues au Malm, c'est-à-dire au Jurassique supé-
rieur. M. H. GoUiez croit pouvoir les considérer comme
un ensemble de terrains compris entre TOxfordien et le
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNOPRAU. 189
calcaire uummulitique, en sorte que, d'après ce savant
géologue, ces couches s'étendraient du Jurassique supé-
rieur à l'Éocène. Un point important pour les techniciens,
c'est la remarquable homogénéité apparente de ce com-
plexe et son énorme épaisseur. Dans cet ensemble, en
eflFet, on ne rencontre que des calcaires durs, en bancs
épais de plusieurs mètres, ou tout au moins en plaquettes
difficiles à séparer. Le plus souvent ces calcaires sont gris
clair, mais on en rencontre de teinte foncée et même de
noirâtres et d'aspect marbré. Quant à la puissance du
Hochgebirgskalk, on en juge aisément par les énormes
remparts calcaires de la chaîne Eiger-Mônch-Jungfrau.
L'Eiger lui-même, de sa base — au col de la petite Schei-
degg — jusqu'au sommet, est formé de ces roches, ce
qui représente un massif de plus de 1400 mètres de hau-
teur verticale, massif, il est vrai, replié sur lui-même.
Les sommets du Mônch et de la Jungfrau sont formés
de roches cristallophyliennes, et, en particulier, de gneiss
et de schistes cristallins dans l'acception générale du
terme. Ces roches cristallines sont paléozoïques et formées
d'un ensemble de schistes métamorphiques micacés, que
l'on trouve dans le voisinage, à l'entrée des vallées de
Stechelberg et des deux glaciers de Grindelwald, et
même plus loin, à l'entrée du Valais, du Hasli et de la
vallée de la Reuss. Ces schistes micacés représentent des
sédiments puissamment métamorphiques, traversés par des
filons de granit dont l'épaisseur est très variable : elle
atteint parfois jusqu'à vingt mètres, et se réduit souvent
à une simple infiltration entre les lames de micaschiste,
pour former du gneiss. L'endomorphisme, ou l'influence
des roches encaissantes sur le magma éruptif, a donné lieu
à des formations abondantes de biotite, d'amphibolite et
de séricite d'une extrême variété. L'ensemble de ces
roches mérite donc bien le nom de schistes granitisés que
l'école moderne lui a donné.
En somme, le massif Eiger-Mônch-Jungfrau est donc
i
\gO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
constitué de trois ensembles de roches complexes, allant
du paléozoïque jusqu'à la base du tertiaire. Il est intéres-
sant d'étudier les rapports qui relient entre eux ces
éléments divers.
Les massifs calcaires de l'Oberland bernois, en contact
avec les couches schisteuses qui les bordent au nord,
soulèvent un des problèmes les plus importants de la
géologie de l'Helvétie. Le contraste entre ces deux con-
trées est frappant : les escarpements formés par les
terrains calcaires plus récents dominent fièrement les
terrains schisteux plus anciens, qui s'étalent à leurs pieds ;
en plusieurs points, ces terrains schisteux s'enfoncent
même dans les calcaires, et il était permis auti*efois
d'admettre qu'ils pouvaient se raccorder en profondeur
avec les terrains du même âge, connus sous le nom de
Zicîschenbildungen, et qui s'intercalent plus au sud entre
le gneiss et les mêmes calcaires.
M. Balzer et M. Moesch ont étudié chacun de ces ter-
rains séparément, sans envisager leurs rapports mutuels.
Le premier essai de rapprochement fut tenté par M. A.
Heim. Il fit une série de coupes et les interpréta en
supposant un double pli, qu'il décomposa en pli du nord
et pli du sud. En 1882, M. M. Bertrand émit le premier
l'hypothèse d'un énorme pli couché : la charnière serait
formée du pli du nord, alors que la base serait composée
du pli du sud de M. A. Heim. Cette hypothèse avait
contre elle l'amplitude considérable du mouvement qu'elle
suppose et la difficulté de fixer les limites de cette masse
étrangère, en précisant où elle se termine et où réap-
paraissent les terrains en place. Aussi fallut-il attendre
que les remarquables travaux de M. H. Schardt, dans
les Préalpes, de M. Golliez dans les Alpes bernoises et
ceux de M. M. Lugeon dans le Chablais, eussent démontré
le rôle des grands d(^placements horizontaux, pouvant
atteindre jusque cinquante kilomètres, pour préparer le
triomphe de l'hypothèse de M. M. Bertrand. Encore la
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU. I9I
solution du problème réclamait- elle des études de détail,
des observations longtemps et soigneusement répétées,
comme celles de M. H. Schardt, de M. GoUiez et de
M. M. Lugeon. On ne les a pas négligées. Dans leur
mémoire très documenté, MM. Marcel Bertrand et H.
Golliez ont fait faire un progrès important à la théorie
des masses de recouvrement dans la région de TOberland
bernois, en établissant la continuité de la bande nummu-
Jitique, entre l'Aar et le Kander, lallure plongeante des
fig. 11. — Coupe géologique du massif Miinnlichen, Eiger,Monch, Jungfrau
par M. H. Golliez (1905).
Légende : S = Schistes cristallins.
H » Hochgebirgskalk.
N = Calcaire nummulilique du Fallbodenhubel.
L = Lias.
C = Crétacé.
plis au sud et l'absence de racine pour une partie au moins
des massifs situés au nord (Groupe de Schilthorn) (i).
On ne peut dire toutefois que le problème soit définitive-
ment résolu. Mais il faut ajouter que la démonstration du
chiffonnement des assises, fournie par le percement du
tunnel de la Jungfrau, sans présenter le caractère d'une
preuve décisive, fournit cependant un témoignage favo-
rable à l'hypothèse de M. H. Golliez et aidera cer-
tainement l'étude du massif des hautes Alpes bernoises. La
(!) Les Chaînes septentrionales des Alpes bernoises. Buij.BTm de la
Soc. GÉOL. DE France, 5« série, t. XXV.
192 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
simple comparaison des coupes géologiques de M. H. Gol-
liez fait voir les progrès accomplis, grâce au percement
du tunnel, dans la connaissance de la structure intime du
massif (fig. 8 et 11).
Mais, la nature géologique des terrains traversés par le
nouveau chemin de fer nous intéresse ici à un autre point
de vue encore. Dans l'établissement d'un ouvrage d'art
dans les conditions et de l'importance du tunnel de la
Jungfrau, la question des matériaux de construction est
capitale, et le fait que la voie souterraine a ici une lon-
gueur considérable, la rend plus importante encore : il est
manifestement avantageux d'éviter les maçonneries, d'un
prix toujours élevé. Mais il faut que les terrains s'y
prêtent.
Les travaux effectués dans les schistes noirs nodu-
leux sont tous à ciel ouvert : nous n'avons pas à nous en
occuper.
Le tunnel traverse, dès son origine et sur la plus
grande partie de son parcours, les calcaires du Hoch-
gebirgskalk. Dans la section achevée du souterrain, les
parois se maintiennent parfaitement sans aucun revête-
ment en maçonnerie. Ces résultats répondent aux prévi-
sions de M. H. Golliez, qui avait été appelé à se pronon-
cer sur cette question importante (1). L'avis de l'éminent
géologue se basait sur la façon dont la roche se comporte
dans la montagne et au laboratoire. Ainsi, dans la
région de TEiger, partout où règne le Hochgebirgskalk, se
dressent des parois tellement abruptes que la neige même
a peine à s'y fixer ; cependant les éboulis sont très
rares à leur base, ce qui prouve bien qu'elles résistent vic-
torieusement aux agents atmosphériques. Près de Lauter-
brunnen, la grande paroi d'où tombe le Staubbach est
faite de Hochgebirgskalk. Les célèbres gorges de l'Aar
sont taillées dans les mêmes calcaires. Tous les touristes
(!) H. Golliez, Uésumé des études géologiques du tracé du chemin
de fer de la Jungfrau, concession : (iuyer-Zciler. Zurich.
PLANCHE IV
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LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGPRAU. IqS
admirent ces murailles qui résistent fièrement à mille causes
de destruction, et conservent leur allure verticale sur une
hauteur considérable. D autre part, les essais de désagré-
gation, pratiqués au laboratoire sur des échantillons de ces
roches, n'ont donné aucune trace de gélivité. La nature
apporte donc à Tart, dans le percement du tunnel de l.i
Jungfrau, un généreux concours.
La dernière section du souterrain sera construite dans
les schistes cristallins et les gneiss. Ces roches sont moins
homogènes que les calcaires ; elles permettront cependant
de tenter l'essai d*un passage sans revêtement en maçon-
nerie. Il est possible que la traversée des gneiss, en bancs
suflBsamment épais, se fasse comme celle du Hochgebirgs-
kalk; mais il sera prudent de recourir à la maçonnerie dans
la traversée des couches plus schisteuses et plus feuilletées.
Remarquons enfin que c'est aux variations de tempéra-
ture surtout qu'est due la désagrégation des roches.
Or, si Ion excepte une couche superficielle de faible
épaisseur, nous allons voir que les roches du tunnel se
maintiennent à une température presque invariable.
3. THERMIQUE DU SOL DANS LE TUNNEL
Dans les sections du tunnel actuellement ouvertes à
l'exploitation, les observations thermométriques n'auraient
présenté qu'un médiocre intérêt ; aussi ne les entre-
prendra-t-on qu'au delà de la station d'Eismeer, lorsque
le souterrain pénétrera dans la zone des températures
aériennes franchement négatives. L'utilité de ces obser-
vations se conçoit aisément : elles fournissent des ren-
seignements précieux sur la distribution des températures
à l'intérieur du sol, et un contrôle nécessaire aux pro-
cédés empiriques auxquels on est généralement réduit
pour les calculer. Nous suivrons, dans notre exposé,
letude de M. GoUiez.
MleSÉRIE. T. JX. 13
I
ig4 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
On sait que Ton détermine la température probable, à
une profondeur donnée, en une région déterminée, en
recourant aux données suivantes : la température moyenne
annuelle de l'air, la profondeur de la couche à tempéra-
ture constante, et la valeur du degré géothermique ap-
plicable dans la région considérée.
Ces données ne sont pas directement fournies par
Tobservation, mais elles s'en déduisent avec une approxi-
mation plus ou moins grande et de diverses façons. Ainsi,
la température moyenne annuelle de l'air dans une
région de niveau supérieur à celle où des observations
ihermométriques ont été faites, s évalue par l'application
de la loi de la décroissance de la température avec l'alti-
tude dans ces contrées, à partir d'une origine d'altitude
et de température moyenne annuelle connue.
Nous appelons degré aéroihermique d'une région
donnée, la variation d'altitude entraînant une diminution
d'un degré dans la température de lair à un instant
déterminé.
Les obsei'vations météorologiques ont permis d'évaluer
le deg7x aéroihermique moyen annuil dans les Alpes :
il vaut 170 mètres; en n'utilisant que les observations
faites en été, il se réduit à 148 mètres, et il atteint, pour
celles de Thiver, jusque 222 mètres.
Quant à la température prise comme point de repère,
il y a manifestement avantage à la choisir à une altitude
aussi élevée que possible, puisque l'on diminue ainsi
Terreur qu'entraîne l'introduction dans les calculs d'une
valeur plus ou moins exacte du degré aérothermique.
D'autre part, il importe aussi que cette température initiale
puisse être contrôlée par un grand nombre d'observations.
Ce sont ces raisons qui ont amené M. GoUiez à choisir,
pour point de repère, le Saint-Bernard, situé à l'altitude
de 2478 mètres et dont la température moyenne annuelle,
déduite d'une série de vingt-sept années d'observation,
peut être fixée à — 1**,76.
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGPRAU. I g5
La température moyenne annuelle au sommet de la
Jungfrau a été déterminée, par le calcul, de deux façons
différentes. En adoptant le degré aérothermique moyen
annuel de 170 mètres, à partir du Saint-Bernard, et les
caractéristiques du point d'origine que nous venons de
donner, on trouve — 1 i^'yôg. Des calculs analogues, effec-
tués sur le degré aérothermique mensuel fourni par les
observations météorologiques des» Alpes, et sur les tem-
pératures moyennes correspondantes observées au Saint-
Bernard, donnent — 12*", 2. L'écart, on le voit, est peu
considérable.
La température moyenne, en été, au sommet de la
Jungfrau, serait de — 5*^,5, valeur très voisine de celle
observée au sommet au Mont-Blanc ( — 5"* à — 6°) par
M.Vallot. Le diagramme ci-joint(fig. 12) montre nettement
Tallure des résultats du calcul relatifs à la détermination
théorique de la température moyenne annuelle et de la
température mo3^enne de Tété, le long de la paroi, dans
le voisinage du tunnel. Ce même tableau donne, en outre,
les températures correspondantes dans le souterrain.
Nous allons en dire un mot.
On savait que la profondeur de la couche du sol à
température constante est peu considérable dans ces
régions élevées, que Ton a assimilées aux contréos sep-
tentrionales. Mais, dans ce domaine des neiges perpé-
tuelles, il fallait se rendre compte de l'influence de l'épais
manteau d'hermine qui recouvre le sol. Les sondages,
effectués au sommet du Mont-Blanc sous la direction de
M. l'ingénieur Imfeld, et les observations de M. Vallot
ont confirmé cette conclusion formulée pour la première
fois par M. GoUiez, que la glace fonctionne comme le sol
au point de vue thermique, c'est-à-dire qu'elle possède
également une couche à température constante, au voisi-
nage de la surface. La profondeur moyenne de cette
couche à température constante, mesurée à partir de la
surface, serait, dans le sol comme dans la glace, de 6 à
10 mètres environ dans ces régions.
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LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU. I97
L'expérience, faite au Simplon (i) a montré rextréme
variabilité du degré géothermique due à la structure des
terrains et surtout aux venues d'eau. Celles-ci ne sont pas
à craindre ici, grâce à la température relativement basse
qui y règne ; et, de fait, la traversée de l'Eiger, aujour-
d'hui terminée, s'est accomplie dans un roc absolument sec.
Afin d'être fixé, au moins d'une manière approchée,
sur les températures t que l'on devait s'attendre à ren-
contrer dans le souterrain, on les a calculées par les
formules de Stapff, soit en fonction de la hauteur verticale
du sol, A, on a alors / = 9 + 0,02079 ^ î ^^^^ ^^ fonction
de la plus courte distance d à la paroi, ce qui donne
/' = 9' + 0,02159 ^' l^^ï^s ces formules, t et ( sont les
températures du point d'affleurement de la hauteur verti-
cale h et de la plus courte distance d, La valeur du
degré géothermique supposée est de 47 mètres environ.
Les résultats du calcul des températures t et i dans le
souterrain, fournis par ces formules, sont donnés dans le
diagramme (fig. 12). De ces deux températures du sol au
niveau du tunnel, c'est à celle que donne l'emploi de la
plus courte distance qu'il convient d'attribuer le plus
d'importance, car le tunnel longe souvent les parois de
rochers à quelques mètres seulement. D'ailleurs, les deux
déterminations auront leur valeur dans l'étude thermique
de chaque point particulier. On remarquera que la courbe
qui traduit ces données met nettement en évidence ce
fait important : dans la majeure partie du tunnel, la
température sera inférieure à zéro degré centigrade. Que
peut-on prévoir de l'influence de ces basses températures
sur la désagrégation des roches, et quelles conditions
imposent-elles à la construction du tunnel et de la voie ?
Au sein même du tunnel, la température restera sensi-
blement stationnaire, grâce à sa situation dans les couches
(OH. Schardt, Les Résultats scientifiques du percement du tunnel
du Simplon^ géologie-hydrolo^ie-thermiqae. Bulletin technique db la
Suisse romande, Lausanne, 1905.
igS
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
profondes du sol, et à la petitesse vraisemblable des
variations que leur fera subir le mouvement de l'air dû
ii la ventilation naturelle et à l'exploitation du chemin de
fer. Dès lors, on n'a pas à redouter les effets désastreux
des variations brusques et considérables de la température
sur ces roches, d'ailleurs si résistantes et si peu gélives.
Au voisinage de l'orifice et aux stations d'Eigerwand
et d'Eismeer, la température subira manifestement des
fluctuations quotidiennes, mais la ventilation naturelle en
JTor.r
Fig. iô. — Profil en travers du massif au col de la Jungfrau.
resserrera les limites, et elles seront inoffensives, tous ces
points étant situés en plein massif de l'Hochgebirgskalk,
dont nous connaissons la résistance à la désagrégation.
Quant à l'influence de la température du sol sur les
constructions, elle est plutôt favorable, puisqu'au delà de
la station d'Eismeer, le souterrain tout entier restera à
une température inférieure à zéro, en sorte que les tra-
vaux de maçonnerie, l'édification des bâtiments, la pose
do la voie, se feront sur roc gelé.
Une difficulté se présente pour le passage sous le col
de la Jungfrau dont le flanc sud est complètement couvert
do glaciers (fig. i3). A quelle profondeur convient-il de
PLANCHE V
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LE CHEMIN DE FER DE LA JUNOPRAU.
199
construire le tunnel pour le maintenir dans le roc ? Au
début des travaux, on projetait d'exécuter des sondages
dans le glacier de la Jungfrau pour déterminer son épais-
seur. Ils n'ont pas été faits jusqu'ici. Le comité technique
du chemin de fer se propose même de s'en passer.
L'épaisseur du glacier sera déterminée le long de l'arête
nord du col, à peu près verticalement au-dessus du sou-
terrain. On descendra les observateurs le long de cette
paroi jusque sur le roc. D'après les évaluations déjà faites
par M. GoUiez, l'épaisseur de la glace au col serait de
75 à 100 mètres. Le tunnel étant beaucoup plus bas, il se
maintiendra sûrement dans le roc.
Aucune difficulté ne se présente au sommet même de la
Jungfrau. Le roc affleurant s'y montre à 8 mètres plus bas
que le sommet proprement dit, et à 5o mètres environ en
arrière. Il ne faut toutefois se faire aucune illusion sur les
promenades que le touriste pourrait faire sur le sommet :
il est vertigineux. C'est une lame de roc et de neige à
paroi verticale au nord, à pente effroyablement raide au
sud. L'ascenseur vertical, qui débouchera dans les rochers,
se terminera en tourelle avec plateforme de laquelle le
touriste pourra jouir, en toute sécurité, de l'incomparable
spectacle du sommet de la Jungfrau.
4. TRAVAUX DE TRIANGULATION EXÉCUTÉS POUR LE TRACÉ
DE l'axe DU TUNNEL
Deux méthodes distinctes ont été appliquées pour déter-
miner la direction du percement : les procédés ordinaires
de la topographie et la métrophotographie ou la photo-
grammétrie des Allemands. L'une et l'autre de ces
méthodes exigeaient que la région traversée par le souter-
rain fût d'abord couverte d'un réseau de triangles,
s'appuyant sur les principaux sommets voisins. On y a
joint six signaux sur le flanc nord-est de la petite
200 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Scheidegg, et une série d'autres signaux, disposés sur la
paioi de FEiger et du Mônch longée par le chemin de
fer, aux endroits prévus pour les stations et en quelques
points intermédiaires correspondant aux galeries latérales
d'évacuation des déblais.
C'est M. le professeur C. Koppe, chargé jadis des tra-
vaux de triangulation au tunnel du Saint-Gothard, qui a
inauguré le travail en y employant la métrophotographie.
Après avoir établi un canevas, en y comprenant les signaux
correspondant à la station voisine de l'orifice du tunnel (i),
il a calculé toute cette partie du réseau après l'avoir rat-
tachée à une petite base de 1 72^,81, mesurée sur le
plateau de la gare de la petite Scheidegg. Le système de
coordonnées rectangulaires qu'il avait adopté avait la
base pour axe des x, et pour axe des y une perpendiculaire
k cette base, le plan fondamental étant le plan horizontal
passant par le plateau de la petite Scheidegg. Après une
saison passée sur le terrain, M. C. Koppe dut renoncer à
poursuivre son travail, sa santé ne lui permettant pas
d'aiFronter les excursions dans la haute montagne. Le
travail fut alors confié à M. l'ingénieur F. Gianella. Dans
le but d'éviter les erreurs qui se sont produites lors du
percement du Saint-Gothard, par suite de l'altitude trop
élevée de la base, mesurée dans la plaine resserrée d'An-
dermatt, M. F. Gianella rattacha le réseau de M. C. Koppe
à la triangulation fédérale suisse et, notamment, aux
signaux du second ordre des environs, le Schilthorn
(2974 mètres), le Mannlichen (2345 mètres), le Faulhorn
(2684 mètres) et le Schwarziiorn (2930 mètres) (fig. 14).
En outre, il réduisit au niveau de la mer la triangulation
de M. C. Koppe, projetée, nous Tavons dit, sur l'horizon
du plateau de la petite Scheidegg, afin de pouvoir adopter
(l) Die photogrammetrischen Sludien und deren Vertoertung beiden
Vorarbeiteii fur eine Jungfraubakn, von D"" C. Koppe. Schweizbrischb
Bauzeitung, Bd. XXVll, no" 55, 24 ei 25. — Photogrammetrische Arbeiien
fur die Jungfraubahn, von D' C. Koppe. Ibio., Bd. XXVHI, n»» U et It.
LE CHEMLN DE FER DE LA JUNGPRAU.
20 1
les coordonnées fédérales, dont Taxe des x est dans le
plan méridien et Taxe des y dans le plan d'un petit cercle
terrestre.
Un signal placé au sommet de TEiger (SgyS mètres).
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^Utttlmt'Jt^i
Echelle :
250 000
Fig. 14. — Carie de la triangulation exécutée pour le tunnel de la Junjçfrau.
Légende: . Section du chemin de fer à ciel ouvert.
Section achevée du tunnel.
Section «lu tunnel à construire.
^= sommets et trianjïles du réseau fédéral.
A— sommets el triangles pour la triangulation du tunnel.
bien déterminé par rapport aux quatre points fédéraux
indiqués précédemment, a permis de relier entre eux et au
réseau fédéral du second ordre les deux séries de triangles
qui s'étendent sur les flancs nord et sud du massif.
Le réseau de la triangulation étant ainsi parfaitement
déterminé, on a choisi les orifices et le tracé du tunnel de
202 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
façon à ne pas sortir de la montagne, et le calcul a achevé
de déterminer la position exacte des stations et des ori-
fices latéraux par rapport au canevas de la triangulation.
Enfin, on a fixé sur le terrain, à laide de signaux, ces
positions des stations et des orifices. La vérification s'est
faite, aisément à Taide de nouveaux levés, exécutés sur
l'ensemble de tous les anciens sommets et signaux, et sur
les treize nouveaux sommets et les signaux déterminés
par le calcul. Ce travail de vérification a été exécuté par
M. le professeur F. Zwicky.
Les signaux placés au sommet des montagnes sont for-
més de deux planchettes en croix, fixées sur une perche,
solidement bétonnée dans la roche. Sur les parois presque
verticales, on a fait usage d'échiquiers à quatre carreaux,
blanc et rouge, fixés par un boulon en fer scellé au centre.
Comme il convenait de faire à la fois des levés d'azimut
et des levés en hauteur, on a employé un théodolite à
répétition. Le cercle horizontal mesurait 200 millimètres
de diamètre ; il avait quatre veriiiers qui permettaient
d'effectuer les lectures de 5" en 5". Le cercle verti-
cal, d'un diamètre de i5o millimètres, portait deux ver-
niers, et les lectures se faisaient de 10" en 10". Un
personnel d'élite accompagnait le topographe et emportait
les provisions nécessaires à un séjour dans la montagne,
permettant dos observations du lever au coucher du soleil.
L'exactitude des pointés dépend de l'état de l'atmo-
sphère et de la clarté du jour. Par temps ordinaire et
température normale, l'erreur sur la mesure d'un angle,
après six répétitions, pouvait atteindre dr 5". En l'absence
du vent et par un ciel sans nuages, l'erreur pouvait
s'abais"^er à ± 2". Vne. rigoureuse exactitude dans ces
mesures n'a pas ici l'importance capitale qu'elle avait dans
Tentreprise du percement du Simplon. Là, le front d'at-
taque était double : ici il est unique, on n'a donc pas à se
préoccuper de la coïncidence des axes dans le souterrain.
En outre, le déplacement de quelques mètres d'une station
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNOPRAU. 2o3
OU d'un orifice d'évacuation est sans influence sur le résultat
du percement. Mais il faut ajouter que le développement
des travaux de triangulation n'en a pas moins été l'objet
de soins excellents. La preuve en est que pour la section
Eigerwand-Eismeer, la déviation de Taxe du tunnel n'at-
teignit que i', soit une déviation latérale de o"*,3o et une
déviation verticale de o'",5o.
L'observation ayant fourni la valeur des angles du
réseau de la triangulation de la Jungfrau, le calcul
a permis de déterminer la longueur des côtés de ces
triangles et par suite les coordonnées des sommets ; la
valeur adoptée pour chacun d'eux, est la moyenne arith-
métique de la série des valeurs déduites par le calcul
de l'observation diiecte. Il fallut faire appel aux procédés
trigonométriques pour la détermination des hauteurs, car
le nivellement n'était point praticable, même jusquà
Eismeer, dont la différence de niveau relative à la petite
Scheidegg est de looo mètres. Remarquons que le nivel-
lement avait été jusqu'ici le seul procédé en usage pour la
détermination des hauteurs dans les travaux de triangula-
tion des grands tunnels. Le soin apporté aux observations
a permis de réduire Terreur en déviation latérale à o°*,i5
pour une portée de lo kilomètres et une dénivellation de
2400 mètres.
Le but |)rincipal de ces travaux de triangulation est de
fixer, dès l'entrée du tunnel, l'axe qu il convient de suivre
dans le percement. Cet axe était représenté par une ligne
tracée sur le sol et qui guidait le mineur au front d'avan-
cement. Tous les mois, on déterminait cet axe avec plus
de soin par un calcul d'azimut appuyé sur les sommets
environnants du réseau.
Au sein même du tunnel, la direction du front d'attaque
était obtenue à l'aide du fil à plomb, et on la contrôlait
toutes les deux ou trois semaines à Taide du théodolite et
de jalons pour les sections droites ou com'bes. Le niveau
ordinaire servait à vérifier la pente du souterrain. Le
204
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
travail se poursuivait ainsi jusqu'à ce qu'on eût atteint
remplacement d'une station ou d'une galerie latérale. Là,
on corrigeait la direction, ta l'intérieur du tunnel, par un
stationnement du nouvel orifice par rapport aux sommets
voisins.
Voici, à titre d'exemple, la marche suivie à la station
d'Eismeer pour préi)arer l'avancement. Un point A bien
déterminé, situé sur la rampe de la station, a été rattaché
au réseau général de la triangulation du chemin de fer
(fig. i5). Ce point A a été déterminé, par tâtonnements.
Fig. 15. — Plan- terrier de la slalion d'Eismeer.
de façon à se trouver dans le plan vertical passant par le
l)oint B,fixé au plafond et situé sur Taxe actuellement suivi
dans le tuimel, et par le sommet d'une montagne déter-
minée. Ainsi la direction azimutale AB est tléterminée par
le point A et le sommet de la montagne. Pour connaître la
direction dans le tunnel, on rattache la direction AB au
réseau triangulé (fig. 14). On connaît donc la position du
point extrême de la section, soit Jungfraujoch. Comme la
direction a décidé d'établir une section en ligne droite de
270 mètres, suivie d'une courbe de 200 mètres de rayon, il
restera à fixer la valeur des angles x et y d'après les con-
ditions du problème.
Les travaux de triangulation qui se rapportent à la
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGPRAU.
2o5
section d'Eismeer à Jungfraujoch, ont été exécutés par
M. l'ingénieur J. Hirsbninner, capitaine d'artillerie à
Tarmée fédérale.
II
1. IxNFRASTRUCTURE
Dès que la concession du chemin de fer fut accordée, la
commission d'études mit en concours une série de ques-
Fig. 16. — Profil transversal du tunnel.
tions se rapportant à la construction et à l'exploitation de
la ligne. Un grand nombre d'ingénieurs de tous pays
prirent part à ce concours. La commission d'études, après
avoir pris connaissance des mémoires et décerné seize prix
aux plus méritants, arrêta les détails du projet d'exécu-
tion, et les travaux commencèrent quelques mois après
l'octroi de la concession par le Conseil fédéral.
La section de la ligne allant de la Petite Scheidegg
I
206 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à Eigergletscher est à ciel ouvert et ne présente d'autre
ouvrage d art qu'un tunnel de 70 mètres de longueur.
La partie la plus importante de l'entreprise est le
grand tunnel de dix kilomètres de longueur. Le profil
transversal est rectangulaire dans sa partie inférieure et
se termine par une voûte en demi-cercle ; la largeur est
de 3™,7, la hauteur de 4"',35 (fig. 16).
Construction du tunnel et évacuation des déblais. — La
méthode employée pour le percement du tunnel a subi des
Fi;;. 17. — Coupe lonf^iludinale montrant les fronts d'attaque
et (l'élargissement.
variantes imposées par les conditions de travail. Dans la
section Eigergletscher-Rothstock-Eigerwand, la proxi-
mité de la paroi de TEiger a permis de multiplier les
galeries latérales poui* l'évacuation des déblais, et l'on a
pu mettre simultanément en activité juscjue trois chantiers
indépendants. L'emploi de la méthode anglaise (1), appli-
quée au percement du Simplon, était rendue impossible
par les dimensions transversales insuffisantes du sou-
terrain.
Au delà de la station d'Eigerwand, la ligne s'écarte de
la paroi de la montagne ; la construction des galeries
(I) Voir l'ariicle Le Tunnel du Shnplony dans la Revue des Qubst. scibmt.,
janvier 1005.
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGPRAU. 207
d'évacuation y devenait difficile et onéreuse. Il a donc
fallu renoncer aux chantiers indépendants, et modifier les
procédés de construction. Le profil transversal a été divisé,
horizontalement, en deux parties égales. La partie supé-
rieure est affectée à la galeHe d' avancement, appelée aussi
fi'ont (f attaque ou galerie de faîte ; la partie inférieure
constitue le chantie^^ d'élargissement (fig. 17). Les fronts
d'attaque et d'élargissement se suivent à quelques mètres
de distance.
Au moment de notre visite, l'enlèvement des déblais de
la galerie de faîte était effectué dans des auges portées
par deux hommes jusqu'au chantier inférieur. Les déblais
provenant des deux chantiers étaient déversés dans un
wagon, remorqué par une locomotive électrique jusqu'à
la dernière galerie latérale, située au kilom. 4,45 de
la ligne. Cette galerie latérale a une pente de 85 % ^t
une section transversale de 2 mètres sur 3. Le sol y est
recouvert de feuilles de tôle pour faciliter le départ des
déblais. La dépendance des chantiers et l'enlèvement des
déblais, rendu difficile par l'éloignement de la galerie
d'évacuation, ralentissent beaucoup l'avancement général
des travaux.
Perforation. — Les perforatrices utilisées depuis l'ou-
verture des chantiers sont de trois systèmes. Les unes
fonctionnent par rotation ; elles sortent des ateliers
d'Oerlikon. Les autres, du type dit « h percussion ?», sont
mises en mouvement, soit par l'action pulsatoire d'un
sol énoïde, c'est le système Thomson-Houston, soit par un
moteur spécial, c'est le système Siemens et Halske.
L'expérience faite à la Jungfrau a montré que les per-
foratrices à percussion l'emportent sur les perforatrices
à rotation lorsqu'on s'attaque à des roches dures, comme
celles du massif qui nous occupe ici ( i ) . On a constaté aussi
(I) La durelé de ces roches répond aux chiffres 5 ou 6 de l'échelle inter-
nationale.
I
208
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
que le système Thomson-Houston, tout en simplifiant
beaucoup l'appareil, présente le grave inconvénient d'un
échauffement excessif du solénoïde au bout de quelques
heures de travail, et imposait ici la transformation du
courant triphasé en courant continu pulsatoire. Au mo-
ment de notre visite, on ne faisait plus usage que de
perforatrices Siemens et Halske à percussion et à mani-
velle.
Le nombre des chocs est de 420 à 450 par minute. Un
moteur électrique, placé dans un coffre spécial, com-
munique le mouvement de percussion à la perforatrice par
Fi^î. 18. — Coupe longitudinale ilo la perforalricc ii percussion
(le Siemens el Halske.
rintermédiaire d*un arbre tiexible, (jui agit sur une paire
de roues dentées coniques (fig. 18 el pi. VI, fig. 19). Le
mouvement de rotation est transformé en mouvement alter-
natif par une manivelle et une glissière fixée au cadre porte-
outil. Le mouvement de percussion entraîne une vis héli-
coïdale qui communique au foiêt des rotations alternatives
qui dégagent les déblais du fond du trou. Un mouvement
lont de rotation de loutil est obtenu par un cliquet engrenant
une roue à redents. Enfin, le mouvement d avancement de
la perforatrice tout entière se fait à la main par la mani-
velle en saillie à Topposé du forêt. Deux perforatrices
montées sur des colonnes verticales travaillent au front
d attaque (fig. 17); elles creusent des trous de mine de
\"\ïo à i"',3o de profondeur, le diamètre variant de
36 à 5o millimètres. On fait ainsi de i3 à i5 trous
PLANCHE ri
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LE CHEMIN DE FER DE LA JUNQFRAU. 209
au front d'attaque dans l'espace de huit heures. Pen-
dant ce temps, l'avancement est de un mètre environ,
soit une excavation de huit mètres cubes. Le chantier
d'élargissement est pourvu également de deux perforatrices
Siemens et Halske, montées sur colonne horizontale,
appuyée aux parois de la galerie.
Les conditions de perforation sont les mêmes qu'au
front d'attaque ; mais les trous de mine, au nombre de
six seulement, ont ici jusque deux mètres de profondeur ;
c'est que la masse à briser par l'explosion est déjà dégagée
sur deux de ses faces.
Lorsque la mise en place de ces colonnes de calage est
difficile, les perforatrices sont montées sur des trépieds
garnis de lourdes masses qui assurent leur stabilité
(pi. VI, fig. 19).
Tir des mines. — D'ordinaire, le tir des mines a lieu
pendant le renouvellement du poste de travail. L'explosif
employé est la dynamite gélatinée que l'on est obligé de
dégeler en hiver, la température variant de — 10° à
— 20°. Cette opération se pratique progressivement
dans des chaudrons à double paroi pourvus d'une circula-
tion d'eau chaude, de vitesse et de température réglées à
volonté. La dynamite gélatinée, employée au front d'at-
taque, est formée presque exclusivement de nitroglycérine;
celle qu'on utilise au chantier d'élargissement en contient
83 7o' La charge d'explosif est d'environ i,5 kilogramme
par mètre cube de roche excavée, et on emploie pour le tir
la mèche Bickford et les amorces au fulminate de mercure.
La longueur de la mèche varie de 1 mètre à i™,5o.
Le trou de mine creusé au centre du front d'attaque
reçoit une charge double à peu près de celle des autres
trous. La mèche qui lui correspond est la plus courte :
l'explosion plus prompte qui en est la conséquence facilite
le dégagement des autres trous de mine.
IIP sRrje. t. IX. 14
I
210 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pour ceux-ci, on a adopté une échelle de longueurs des
mèches permettant d'espacer le tir de leurs cartouches,
eii sorte que Tartificier puisse s'assurer, dans une certaine
mesure, de l'explosion de toutes les charges. Dès que le
tir est achevé, il se rend le premier sur le chantier, muni
d'une lampe de sûreté, rappelant la lampe Davy, pour
contrôler le tir de chacun des trous de mine.
Ventilation^ postes de ti^avail, revêtement, éclairage. —
La ventilation est assurée par un ventilateur Sulzer, mis
en mouvement par un moteur électrique. Il débite o"'',75o
d'air par seconde, sous la pression dé o'",5oo d'eau. Le
conduit de la ventilation est formé de tuyaux en tôle de
o",253 de diamètre, reposant sur le sol. Lorsque la
distance du front d'attaque à la galerie latérale dépasse
1200 mètres, on recourt à un second ventilateur, surtout
après un tir de mines.
Le poste est de huit heures par jour ; et comme le
travail se poursuit sans interruption, trois postes se par-
tagent les vingt-quatre heures du jour. Chaque équipe
comprend un chef de chantier, un piqueur, un artificier
et vingt hommes. Dans ces derniers temps, le nombre
total des travailleurs occupés aux travaux du chemin de
fer s'élevait à cent trente.
Nous avons dit que la dureté de la roche dispense de
protéger le souterrain par un revêtement en maçonnerie.
Plus tard, lorsque le tunnel traversera les gneiss, il faudra
garnir les parois et le plafond de pieds droits et d'une
voûte maçonnée.
L'éclairage est réalisé de façon très pratique, à l'aide
d'une latte terminée par deux conducteurs portant cinq
lampes à incandescence en série. Pour éclairer un point
quelconque du tunnel, il suflSt de suspendre la latte aux
deux conducteurs aériens du courant secondaire.
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNQFRAU. 21 1
2. SUPERSTRUCTURE (l)
La force motrice nécessaire à la constraction du tunnel
ot à rexploitation du chemin de fer, est fournie par
leau sous pression, dérivée de la Lùtschine blanche à
Lauterbrunnen et de la Lùtschine noire à Burglauenen.
A Lauterbrunnen, une conduite de i3i5 mètres, débitant
6 mètres cubes à la seconde, fournit 2i3o chevaux ; à
Burglauenen, une conduite de même débit rendrait dispo-
nible une force motrice de près de 9000 chevaux. Pour
le moment, l'usine de Lauterbrunnen seule est en activité ;
la puissance qu'elle fournit suffit amplement aux besoins
de tous les services. La force hydraulique, dans une
station motrice, dépend essentiellement du débit de la
conduite sous pression et, par suite, du débit du cours
d'eau. Mais dans cette région de neiges perpétuelles, il se
présente une circonstance particulièrement favorable à
l'exploitation du chemin de fer par la houille blanche.
Cest pendant Tété que le mouvement des voyageurs atteint
son maximum. Or les deux Lûtschinen sont alimentées
en majeure partie par la fonte des neiges étalées sur les
parties élevées de leur bàssin hydrographique, et c'est en
été que cette fusion est naturellement le plus aboniante.
Ainsi, la puissance hydraulique varie en même temps et
dans le même sens que les nécessités de l'exploitation du
chemin de fer.
Station hydro-électrique de Lauterbrunnen. — La prise
d'eau de l'usine hydraulique de Lauterbrunnen est située
en amont et près du pont du chemin de fer de la
(I ) Pour celle partie de notre travail, nous avons consulté, notamment : Die
Zeitscbrift des Vereinbs deutscheu Ixgenieure ; Bie Jungfraubahn und
der Bau ihres Tunnels, von Paul MôUcr. Berlin, 19J4 ; et Le Génie civil,
Le Chemin de fer de la Jungfrau et ses nouvelles locomotives
électriques^ par Sicdler. Paris, lOOi.
i
212 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Wengernalp ; elle comprend un barrage pour la dériva-
tion des eaux et un bassin de décantation. Un double
grillage, composé de barres, distantes respectivement de
loo et de 20 millimètres, retient les objets flottants
emportés par les eaux, avant leur entrée dans le bassin
de décantation.
L'eau pénètre ensuite dans une conduite métallique
d'amenée de i"',8o de diamètre intérieur, suivie d'une
autre, sous pression, de même diamètre. La conduite
d'amenée a 690 mètres de longueur ; elle est faite en
tôle rivée de 5 millimètres d'épaisseur et court sur la
rive gauche de la Lûtschine blanche. Elle est incomplète-
ment remplie pendant Tété et reçoit alors une certaine
pression.
A l'intersection de la conduite d'amenée et de la con-
duite sous pression, se trouve une sorte de cheminée en
jèr, qui a un double but : elle joue le rôle de vase d'ex-
pansion, et prévient la production des coups de bélier
dans la conduite d'amenée, quand celle-ci reçoit une cer-
taine pression ; elle permet aussi le nettoyage facile d'un
barrage placé à sa base, dans la conduite même, et destiné
à retenir les matières qui auraient franchi les grillages
et échappé à la décantation.
La conduite sous pression a 625 mètres de longueur ;
elle est formée de tronçons en tôle de 7 millimètres à la
base et de 6 millimètres à la partie supérieure. A une
distance de 100 mètres environ du bâtiment des turbines,,
la conduite sous pression franchit la Lûtschine sur un
pont métallique formé de deux poutres paraboliques.
La différence de niveau entre la prise d'eau et la station
hydraulique est de 40"™, 80. La perte de charge dans la
conduite métallique peut être évaluée à 5",3o pour un-
débit de 6 mètres cubes par seconde : la hauteur de chute
utile est donc de 35"\5o.
L'usine hydraulique de Lauterbrunnen (pi. VII, fig. 20)
est un bâtiment en briques, d'un développement de 3o mètres
PLANCHE VU
FiG. 20. — Station hydroélectriquk de Lauterbrunnen.
FiG. 21. — Salle des machines de la station hydroélectrique
DE LaUTERBRUNNEN.
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU. 21 3
le long du cours d'eau, de 18 mètres de largeur et de
12 mètres de hauteur. Outre la salle des machines, elle
contient le logement du chef électricien et un atelier de
réparation. Cette usine est reliée par téléphone aux diffé-
rentes stations du chemin de fer.
Lasalledes machines (pl.VII,âg. 2i)contientsix unités
hydro-électriques ; dans une annexe est installé un mo-
teur à gaz pauvre, actionnant par courroie, aux moments
des basses eaux, un des générateurs triphasés. Un pont
roulant, de 7,5 tonnes et de 12™, 35 de portée, chemine le
long de la salle des machines.
Les six unités hydro-électriques peuvent être réunies
en trois groupes formés chacun de deux turbines ; celles-ci
sont toutes à axe horizontal.
Le premier groupe comprend deux turbines jumelles,
système- Girard, de 5oo chevaux chacune ; elles sont
calculées pour effectuer 38o tours à la minute, sous
une hauteur de chute utile de 35 mètres et un débit de
1430 litres par seconde ; elles sont munies de volants et
de régulateurs mécaniques de précision. Ces turbines
sont à injection totale. Les aubes mobiles ont un diamètre
moyen de 610 millimètres. L'eau est amenée aux roues
directrices par une bâche en fonte située au centre de la
double turbine.
Le second groupe est formé de deux turbines excita-
trices, développant une puissance de 25 chevaux chacune,
sous une hauteur de chute utile de 35 mètres et un débit
de 71 litres à la seconde ; leur vitesse est de 700 tours
à la minute. Des régulateurs hydrauliques assurent la
régularité de la marche. Les turbines de ces deux groupes
ont été fournies par la société J. J. Rieter et C'®, de
Winterthur ; celles du dernier groupe sortent des ateliers
de la société Escher, Wyss et C'*, de Zurich.
Ce troisième groupe comprend deux turbines Francis
à réaction (flg. 22 et 23), d'une puissance de 800 chevaux.
Voici leurs caractéristiques : sous une chute effective de
i
214
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
32",5o, et un débit de 2460 litres par seconde, leur
vitesse de rotation est de 38o tours par minute. Elles
sont munies de palettes d'admission mobiles sous raction
d'un servo-moteur, et d'un dispositif spécial qui a pour
but d'amortir la force vive de leau dans le cas d*une
brusque obturation de la conduite. Ce dispositif est
Fig. 22. — Vue d'une lurbir.e Fjancis de 800 chevaux.
placé en amont de chaque turbine, et se compose d'une
bascule fermant une ouverture cylindrique. Une obtu-
ration brusque de la conduite vient- elle à se produire, la
bascule tourne sur son axe et laisse échapper une certaine
quantité d eau. Les turbines du premier et du troisième
groupe sont réunies aux obturateurs par des manchons
d'accouplement, formés de deux disques réunis par une
s^érie de courroies hans fin en caoutchouc. De faibles
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU.
2l5
différences dans le centrage des arbres sont ainsi sans
inconvénient sur la transmission du mouvement. En
outre, cette série de courroies isolantes supprime toute
communication électrique entre la turbine et le généra-
teur, en sorte que Ton peut isoler parfaitement celui-ci de
la terre.
Des quatre alternateurs accouplés aux grandes tur-
bines, trois sortent des ateliers Oerlikon, le quatrième,
Fig. Î3. - Coupe d'une turbine Francis de 800 chevaux.
d'une puissance de 800 chevaux, a été construit par la
société Brown, Boveri et C** de Baden (Suisse).
Ces alternateurs fournissent du courant triphasé sous
la tension de 7000 volts et une fréquence de 38 périodes
par seconde. Deux dynamos à courant continu, accouplées
aux petites turbines, servent d'excitateurs et fournissent
le courant sous la tension de 65 volts et une intensité de
25o ampères.
Les alternateurs de 5oo chevaux alimentent uniquement
le transport de force ; ceux de 800 chevaux concourent
simultanément au transport de force et à l'éclairage de la
2l6 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
commune de Lauterbrunnen. Pour ce dernier service, des
transformateurs abaissent la tension du courant à 1 20 volts.
Aux époques des basses eaux, notamment au mois de
janvier de chaque année, le débit de la Lùtschine ne suffit
pas aux divers services de la construction du chemin de fer;
on a donc dû installer une réserve, composée d'un géné-
rateur à gaz pauvre et d'un moteur à deux cylindres de
125 chevaux.
Transport de force, transfoi^mateurs, distribution du
courant électrique. — A Tair libre, le transport de force,
à haute tension, se fait par trois fils de cuivre de 7,5 milli-
mètres de diamètre, supportés par des poteaux distants
de 3o mètres. Dans le tunnel, sur un premier parcours de
près de 2 kilomètres, le transport de force est réalisé par
des fils de même dimension, logés dans une excavation
latérale pratiquée à une certaine hauteur. Plus loin on a
recours à un câble unique de 70 millimètres carrés de
section, suspendu à des crochets en fer solidement fixés
dans la voûte du tunnel. A proximité de chaque station,
on a installé un ou deux transformateurs, de 200 kilo-
watts chacun, qui abaissent le courant à 200 volts. Aux
stations de la petite Scheidegg et d'Eigergletscher, les
transformateurs sont installés dans des caveaux souter-
rains. Dans les stations en tunnel, ils sont logés dans des
excavations pratiquées dans le rocher. Enfin, de petits
transformateurs de 3o kilowatts desservent certains ser-
vices spéciaux d'éclairage et de chauffage.
Le transport de force à haute tension est muni de para-
foudres de Siemens et Halske ; la conduite à basse tension
est protégée par des paratonnerres à pointe.
Le réseau de distribution du courant est formé de deux
fils de cuivre de 9 millimètres de diamètre, placés à la
distance de 400 millimètres et retenus à une distance de
3", 700 au-dessus des rails par des fils d'acier de
6 millimètres, fixés eux-mômes à des poteaux ou aux
LB CHEMIN DE FER DE LA JUNOFRAU.
217
parois du souterrain. Les deux fils conducteurs sont soi-
gneusement isolés de la terre. Le troisième conducteur du
courant triphasé secondaire est formé par les rails de la
voie, réunis entre eux par des lames de cuivre qui assurent
leur continuité électrique.
La voie (fig. 24). — L'écartement des rails mesure
1 mètre. La voie elle-même est constituée de traverses
fiiT»
X
-4I4.
Fig. Î4. — Plan et coupe transversale de la voie.
en fonte distantes de 1 mètre, à Texception du joint,
où la distance des traverses n'est que de o"*,5oo.
Les rails ont 100 millimètres de hauteur et 90 millimètres
Rail à crémaillère. Rail ordinaire.
Fig. 25. — Coupe transversale montrant le mode d'attache des rails.
de largeur au patin. La crémaillère, du système E. Strub,
est placée entre les rails et fixée sur les traverses de la
même manière que les rails (fig. 25). La crémaillère Strub
I
2l8
RBYUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
présente l'avantage de se remplacer aisément et de se prêter
à l'application des freins à engrenage. On a adopté la forme
des dents en biseau qui provoque l'expulsion des corps
étrangers lors de l'engrènement du pignon. Afin d'éviter
les chocs au passage des véhicules sur les joints des rails,
ceux-ci sont terminés par une surface, inclinée de 45® sur
leur axe ; les joints de la crémaillère sont normaux.
L'écartement des rails est portée à i",002 dans
les courbes de 200 mètres de rayon, admises comme
minimum dans le tunnel, et à 1^,004 dans celles de
100 mètres de rayon, tolérées seulement dans les parties
Fig. 36. — Plan de croisement de la voie à crémaillère.
à ciel ouvert. Les courbes employées dans le raccor-
dement des aiguilles ont 80 mètres de rayon. Comme les
dents de la crémaillère dépassent le bourrelet du rail, il
a fallu imaginer un dispositif spécial (fig. 26) permettant
le croisement des rails et de la crémaillère ; un système
de tringles réalise les combinaisons cinématiques néces-
saires à la solution du problème.
Matériel roulant. — Les locomotives sont au nombre
de six. L'équipement électrique des locomotives portant
les numéros 1, 2 et 6 a été fourni par la société Brown,
Boveri et C* ; celui des numéros 3, 4 et 5 sort des ateliers
d'Oerlikon. Le numéro des locomotives indique l'ordre de
leur construction. La fabrique suisse de locomotives de
Winterthur a été chargée de la partie mécanique de toutes
ces locomotives ; chacune d'elles est mise en mouvement
LE GHBMIN DE FER DE LA JUNQFRAU. 2 I9
par deux moteurs de 120 chevaux, tournant à la vitesse
de ySo tours par minute. Les engrenages de réduction
ne permettent pas de dépasser la vitesse de 8 à 9 kilo-
mètres à rheure.
Ce qui différencie surtout ces locomotives, c'est le mode
adopté pour produire le freinage électrique. En tout ceci,
le chemin de fer de la Jungfrau a apporté son tribut d'ex-
périences à cette intéressante question d'électro- technique.
La grosse difficulté à vaincre provient de la perturbation
produite dans les génératrices de l'usine hydro-élec-
trique lors de la descente des locomotives. Sur un chemin
de fer à voie unique, en effet, il est à peu près impossible
d'équilibrer le poids mort du train, en maintenant con-
stamment le même nombre de trains en mouvement à la
montée et à la descente.
D'ailleurs, dans une question de ce genre on a soin de
faire l'hypothèse la plus défavorable ; elle consiste ici
dans l'application du freinage électrique au nombre
maximum de locomotives en service.
Dans les locomotives numéros 1 et 2, on adopta la
solution la plus simple. A la descente, les moteurs fonc-
tionnent comme génératrices et envoient leur courant
dans la ligne. Pour régulariser le courant on a eu recours
à des résistances liquides et métalliques installées à l'usine
hydro-électrique. Mais on se heurte au grave inconvénient
de faire dépendre de l'usine elle-même le réglage du
courant, alors que celui-ci varie avec l'allure du train
descendant. Il arrivait ainsi que le train, par suite d'un
défaut de surveillance, déchargeait complètement l'usine.
Dans le but d'éviter cet inconvénient, la locomotive
numéro 3 a été pourvue d'un commutateur qui supprime
la résistance de démarrage et de réglage de la partie tour-
nante des moteurs pour la brancher sur la ligne en paral-
lèle avec l'enroulement fixe des moteurs. Ce dispositif
faisait dépendre la vitesse du train de celle des généra-
trices de l'usine.
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU. 221
Afin de rendre les trains, à la descente, complètement
indépendants de lusine génératrice, la direction tech-
nique a fait construire les autres locomgtives de telle
manière que toute l'énergie développée par le poids du
train descendant soit absorbée par la locomotive elle-
même. Dans ces conditions, si une avarie grave se pro-
duisait en cours de route, les trains pourraient toujours
redescendre à la station inférieure. Dans les locomotives
numéros 4 et 5, les moteurs travaillent encore à la des-
cente comme générateurs, mais leurs enroulements pri-
maires ne sont plus traversés par le courant triphasé du
réseau ; ils le sont par un courant continu fourni par
une petite dynamo excitatrice, calée sur l'extrémité de
l'arbre de l'un des moteurs. A la descente, la locomotive
est entraînée par le poids du train. Le wattman inter-
rompt la communication entre la ligne secondaire et les
moteurs ; les stators de ces derniers, au lieu d'être par-
courus par le courant de la ligne, sont traversés par le
courant continu de l'excitatrice ; celui-ci produit dans les
rotors des courants induits, dont la tension dépend de la
vitesse du moteur et de l'intensité de l'excitation. On fait
varier cette intensité à l'aide d'un régulateur inséré dans
les inducteurs de l'excitatrice, ce qui permet de régler à
volonté la tension des courants induits qui sont absorbés
dans la résistance ; on a soin de ventiler celle-ci éner-
giquement. Ce freinage électrique permet de faire varier
la vitesse de marche d'une manière absolument indépen-
dante de l'usine hydro-électrique et sans intervention
de freins mécaniques.
La locomotive numéro 4 est mise en mouvement par
deux moteurs triphasés à six pôles (pi. VIII, fig. 27 et 28).
Chacun d'eux pèse 2 tonnes et développe, sous une tension
de 5oo volts, à ySo tours à la minute et 38 périodes par
seconde, une puissance de i5o chevaux. La dynamo exci-
tatrice fournit du courant de i5o ampères sous 25 volts à
la vitesse de 700 tours, et pèse 3oo kilogrammes.
222
RRVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La locomotive numéro 6 est munie de moteurs fonc-
tionnant à la descente comme dynamos en série à courant
continu (fig. 29 à 32). La vitesse peut être réduite à 400
mètres à l'heure, grâce à un dispositif spécial de connexion.
Les constructeurs ont dû tenir compte, dans l'étude de
I. :
I: i
!i .■
Fig. 31 et ."S2. — Plan et coupe de la locomotive no 0.
1- I
.1
■I ^!
cette locomotive, de cette condition qu'avant de servir au
service des voyageurs, elle devait transporter les déblais
provenant des travaux. Comme ces déblais cheminent
toujours en descendant, un freinage électrique très
soigné était ici de grande importance. Cette machine
est pourvue en outre d'une série d'appareils de sûreté,
PLANCHE Vin
FiG. 27. — Vue de i.a locomotive ÉLECTniQUE n** 4.
Fie. 28. — Vue du bâti et des moteurs de la locomotive n** 4.
LB CHEMIN DE FER DE LA JUNGFRAU. 223
afin de parer à un bon nombre de distractions ou de
négligences de la part du wattman.
La disposition des appareils a été l'objet de soins par-
ticuliers. La conduite de la locomotive a été rendue très
simple, en plaçant la commande des résistances de démar-
rage et de freinage dans un même controllei\
Les voitures à voyageurs destinées à être accouplées
directement avec la locomotive sont du type anglais : elles
comprennent 40 places et pèsent 4,3 tonnes. Les voitures
remorquées sont du même type ; elles ne sont pas pour-
vues de bras d'accouplement et ne pèsent que 3,9 tonnes.
Installation des stations. — A la petite Scheidogg, l'in-
stallation de la station comporte une gare et une remise
destinée à l'exploitation. Les bâtiments érigés pour la
construction du tunnel, sont établis à l'orifice du souter-
rain près de la station d'Eigergletscher. On y trouve un
petit atelier pour les réparations mécaniques, une forge,
un atelier de charpentier, les logements des employés et
des ouvriers, des magasins d'habillement, de provisions
et de matériaux de construction (fig. 33).
Toutes les dispositions sont prises pour ravitailler,
l'hiver, le personnel pour plusieurs mois, en prévision de
communications impossibles avec les habitants de la
vallée. Le charbon n'est employé que pour la cuisine, le
four de boulangerie et la forge. C'est au courant élec-
trique que l'on demande la chaleur nécessaire au chauf-
fage des locaux, au dégel de la dynamite et à la fusion de
la neige destinée à pourvoir d'eau les installations.
Les stations de Rothstock, d'Eigerwand et d'Eismeer
sont établies en souterrain. Cette dernière station est
pourvue d'un bureau de poste, le plus élevé de la Suisse
et, vraisemblablement, du monde entier.
Nous avons dit, au début de ce travail, que l'entreprise
avait construit à Eismeer une galerie descendante donnant
aux voyageurs un accès facile vers la mer de glace. Cette
I
224
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
galerie, d'une longueur de 120 mètres, a une pente de
3o p. c, elle rachète donc une différence de niveau de
40 mètres ; elle est creusée dans la paroi sud de l'Eiger,
en suivant successivement deux directions opposées. Le
long de cette galerie, on a pratiqué, tous les dix mètres,
des galeries transversales, horizontales, sortes de fenêtres
s'ouvrant dans la paroi de la montagne. Pendant la con-
struction, ces fenêtres ont servi à l'évacuation des déblais ;
Fig, 55. — Plan- terrier îles installations à Eigergleischer.
dans la suite, elles serviront d'observatoires aux touristes
et dépendront de Thôtel d'Eismeer.
Résultats fiyianciers de V entreprise. — Le tableau suivant
résume les prévisions de M. Guyer-Zeller, le fondateur
de Tentreprise, relatives au mouvement des voyageurs et
aux recettes du nouveau chemin de fer :
station d'Eigerglelscher
âOOOObillei
is aller et retour à
3fr.
» d'Eigorwand
2S00
»
»
8 »
» d'Eismeer
2 000
»
»
14 J>
» Munclijoch
4 000
»
»
tt »
» Jun^fraujoch
5 000
»
»
27 »»
» Jungfrau
10 000
«
»
33 »
Au total, 43 5oo billets aller et retour avec une recette
de 671 000 francs. A cela devaient s ajouter la vente delà
force motrice disponible et les loyers des restaurants,
ressources considérables, qui s'augmenteraient encore de
LE CHEMIN DE FER DE LA JUNGPRAU. 225
l'exploitation des 9000 chevaux hydrauliques de Burg-
lauenen, concédés à l'entreprise.
Or, en 1899, le chemin de fer a été ouvert à l'exploita-
tion jusqu'à Eigergletscher : 22 981 voyageurs en ont fait
usage au cours de cette année. Quatre ans plus tard, en
1903, lorsque le tunnel eut atteint Eigerwand, on compta
29 01 3 voyageurs. Entin, depuis l'inauguration, en
1905, de la station d'Eismeer, 36 583 touristes s'y sont
rendus. Les prévisions de M. Guyer-Zeller sont donc
dépassées, et on peut considérer le chemin de fer de la
Jungfrau comme une entreprise d'avenir.
Ce sera surtout une merveille de ce siècle de l'électri-
cité, où concourent tous les progrès de la technique
moderne et où s'affirme la puissance du génie et de la
volonté de l'homme, disposant en maître des énergies de
la nature, pour triompher des obstacles qu'elle-même
oppose à ses projets.
G. DE Fooz.
llleSËRIE. T. IX. 15
L'HAECKÉLIANISME
ET
LES IDÉES DD PÈRE WASMANN
SUR L'ÉVOLUTION
On n'a peut-être pas oublié les polémiques assez aigres
soulevées, ces dernières années, dans les milieux scienti-
fiques allemands, par les ouvrages du D*" Albert Fleisch-
mann (i).
La critique radicale, à laquelle le professeur de zoologie
d'Erlangen soumettait l'ensemble des doctrines trans-
formistes, excita dans le camp des évolutionnistes de très
vives protestations. On alla jusqu'à soutenir, qu'en écrivant
de pareils livres, Fleischmann s'était mis lui-même au ban
du monde savant, la théorie de l'évolution n'étant plus une
pure hypothèse, mais l'expression de faits acquis et scien-
tifiquement démonti'és. C'était beaucoup dire, et il aurait
fallu sans doute, pour être dans le vrai, se faire, de part
et d'autre, quelques concessions.
Le moins piquant dans cette controverse ne fut pas
assurément de voir intervenir en faveur du transformisme,
[)Our le défendra discrètement, à la fois, contre les attaques
(!) Die Besc eytdeu zt hcvrie . Gemciiiver<liintllichc Vorle^ungen iiber den
Auf- iind Nirdernariî,' ciruT naiuiwis?riiscliafiliclicn Hypothèse, $;ebaUen vor
Siudiercndrn aller Kakuliaien, \oii D»- AlbcM Fleischmann. Leipzig, Georgi,
l'JOI. ~ lue Darichnche Thcoric. Leipzi^i, Thifine, 1003.
L*HAECKÉLIANISME ET LES IDÉES DU P. WASMANN. 227
exagérées de Fleischmann et contre le zèle intempestif
d'adeptes trop fervents, un savant catholique bien connu
des zoologistes, le Père Erich Wasmann, S. J.
Déjà en 1901 , il publiait dans le Biologisches Central-
BLATT un article sous ce titre : Y a-t-il de fait des
espèces qui se trouvent encore aujoiuxl'hui en pleine période
d'évolution (1) ? A la question ainsi posée, le savant
myrmécologue répondait affirmativement. 11 faisait d'ail-
leurs d'expresses réserves sur le bien fondé d'une trop
large généralisation de la théorie évolutionniste.
Cette restriction prudente n'empêcha pas certains jour-
nalistes de s emparer du fait et d en grossir à plaisir les
conséquences. Un jésuite transformiste ! Mais c'était la
théologie traditionnelle qui se mettait enfin en marche
vers la lumière : elle cherchait à traiter avec le darwi-
nisme !
Il était urgent de préciser pour le grand public les
positions prises dans les mémoires techniques. C'est ce
que fit le JP. Wasmann dans une série d'articles, publiés
d'abord dans les Stimmen aus Maria- Laach (igoi-igoS),
puis réunis en un volume en 1904 (2).
Ce livre, il fallait s'y attendre, a été très différem-
ment apprécié. Quelques-uns l'ont trouvé trop hardi et
inopportun. D'autres, plus nombreux, ont pensé que le P.
Wasmann n'avait pas été assez loin. Il fallait aller jusqu'au
bout des principes posés et englober l'homme dans la série
de l'évolution organique. On devine de quel côté venaient
ces dernières critiques. Nulle part elles n*ont été expri-
mées d'une façon plus acerbe que dans trois conférences
tapageuses, données à Berlin, les 14, 16 et 19 avril igoD,
par Ernest Haeckel lui-même. Le célèbre auteur des Welt-
(1) Gibt es tatsàchlich Arten, die heute yioch in der Stammes-
enticichlung hegriffen sind ? Mit allgcmoiuen Beinerkiinjîcii iiber die
Enlwickluiiîî (1er Myrmekophilie und Tennilophilie urnl Qber (Jas Wesen der
Symphilie (BiOL. Centralblatt, XXI, n» 25. 23).
(2) Die moderne Biologie und die Enticichlungstheorie. Herdcr, 1904.
r
228 rbvuë des questions scientifiques.
ràthsel était résolu, nous dit-il, à ne plus prendre la
parole dans des réunions populaires, mais la vue du
danger que l'ait courir à la science allemande « révolution-
nisme ecclésiastique » du P. Wasmann Ta décidé à ren-
trer en scène.
Voici dans quels termes il parle du célèbre jésuite (») :
« Le plus grand triomphe qu ait encore remporté notre
théorie transformiste, c est bien qu'au début du xx** siècle,
sa plus redoutable ennemie, TKglise, se soit adaptée à
elle, et ait essayé de mettre d'accord la foi et révolution-
nisme.
« Plusieurs tentatives timides avaient été faites dans ce
sens, dans les dix dernières années, par un certain nombre
de théologiens et de philosophes d'esprit indépendant,
mais sans grand succès. Le mérite d'avoir réalisé cet essai
hardi revient à un jésuite, le P. Erich Wasmann de
liuxembourg... »»
Haeckel reconnaît la valeur scientifique de l'entomo-
logiste h qui nous devons de si pénétrantes étude's sur les
fourmis et sur leurs hôtes. Mais, c'est précisément cette
science qui rend redoutable l'écrivain jésuite ! On va
croire, comme le dit France dans le Freies Wort (2),
(|u'il - existe une science jésuitique, dont les résultats
peuvent être pris au sérieux « . Or, ^ cet étonnant livre de
Wasmann, dit Haeckel (p. 32), est un chef-d'œuvre de
sophistique et de dissimulation jésuitique... Le neuvième
chapitre pourrait, avec un petit nombre de modifications,
figurer avec honneur dans un ouvrage de Darwin, de
Weismann, ou de tout autre partisan du transformisme.
Le chapitre suivant est en contradiction criante avec le
précédent. Wasmann y présente l'application de la théorie
il) l)er Kampf um dan Entwickelunçs-Gedanken. Drei VorlrSge
jî(?hallen am 14. iO. urul 10.. April 190:> im Saalc dor Sinf^-Akademie zu Berlin,
von Ernsl Harckel, Professer an der UnivcrsiliU Jena (Sechstes bis zchntes
Tausend). Berlin, Keimer 1905, |). 31.
(i) N» ii, 190-4.
L*HAECKÉLIANISME ET LES IDÉES DU P. WASMANN. 229
transformiste à rhomme d'une manière parfaitement
absurde : le lecteur se demande si Wasmann croit vrai-
ment à cet ensemble d'idées ridicules, ou s'il a eu seule-
ment pour but de brouiller les concepts de ceux qui le
liront et de leur rendre ainsi plus acceptable la foi reli-
gieuse la plus plate (i) ".
Escherich fait au P. Wasmann le même reproche. « Si
vraiment, dit-il, la théorie de la descendance ne peut se
réconcilier avec les dogmes de l'Église que de la manière
proposée, on peut dire que Wasmann a donné la preuve
rigoureuse de l'impossibilité de cet accord, car ce qu'il
propose comme théorie de la descendance est un être
mutilé au point d'en être méconnaissable, et qui n'est évi-
demment pas viable (2). r^
Pourtant, au début de sa seconde conférence, Haeckel,
semblant revenir sur le jugement si sévère porté dans la
première, laisse entrevoir comme possible une conversion
complète du P. Wasmann au monisme.
« Il faut, dit-il, attendre avec impatience la suite de la
marche de ses idées ; si la fidélité à ses convictions et son
courage moral sont assez forts, il tiiera les conclusions
qui découlent de sa profonde science biologique, et il
sortira de l'Église romaine... «
Si Haeckel s'est fait à ce point illusion sur l'attitude
que prendrait dans la suite le P. Wasmann, il n'a pas eu
à attendre longtemps pour être détrompé.
(1) On se demandera, après avoir lu ces li^jnes, comment Haeckel a osé
écrire, quelcfues pages plus loin (|). 64), ([ii'il n aUa(iae ni la personne ni le
caractère du P. Wasmann, mais seulement le système des Jésuites ; il ne
doute pas que le célèbre biolojîisle n'ait écrit son livre en toute bonne foi !...
Mais ceux-là seuls s'étonneront à qui la manière de Haeckel est éiran;;ère.
Dans sesi dernières conférences (p. 37) on trouve encore des passi)ges du
pfOûtde celui-ci : « Comme le montre toute l'histoire du Papisme romain, le
{^rand charlatan du Vatican est l'ennemi naturel de la science libre et de
l'enseignement libre, ici qu'il est praii(iué dans les universités allemandes. »
H est assez intéressant de relever ce manque complet de tolérance et de
di{^nité scientifique chez des adversaires qui posent pour les défenseurs de
la pure et calme vérité.
(2) Cité d'après Haeckel, p. 53.
r
23o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le 2 mai, paraissait dans la Gërmaniâ et dans la
KôLMSCHE VoLKszEiTUN(î uiie lettre ouverte au professeur
d*Iéna dans laquelle le P. Wasmann, se plaçant au point
de viio de la simple probité scientifique, se plaignait
d'avoir été ciié d'une manière inexacte. Si Ton s'était
donne h\ ptûne de lire son livre avec plus d'attention, on
n'aurai i pas dit qu'il cherchait à pactiser avec la doctrine
de Uaeckei, puisqu'il a loujours affirmé la nécessité d'une
interwntion du Créateur pour lorigine du monde, pour
celle de la vie et pour colle de l'homme ; on ne l'aurait
pas présenté non plus comme un partisan du darwinisme,
puisqu'il n'admet pas cette théorie spéciale, confondue à
ton. ])ar Ilaeckel avec le transfoi'misme. Enfin, Wasmann
s'éioime que le professeur de zoologie d'Iéna se permette
de parler si légèrement sur des questions de psychologie,
qui semblent être assez en dehors de sa compétence.
Un abîme sépare donc de Thaeckélianisme la doctrine
du célèbre jésuite. Sur le terrain philosophique, les deux
.systèmes sont contradictoires, et de cette divergence fon-
cière dérive, au point de vue s(-ientifique, une attitude
toute différente à l'endroit de l'évolutioimisme. Pour
Haeckel et pour les monisle^2, le transformisme le plus
radical s'impose avec une nécessité logique : c'est un
postulaf, que l'on cherche à confirmer par des faits. Pour
Wasmann et pour les créaiionnistes, l'évolution est une
/il/jfOfhi'st\ que l'on admettra, exactement dans la mesure où
elle fournira, pcmr les donnét's de Tobservation, l'interpré-
tation la plus rationnelle.
On comprendra, sans (pril soit nécessaire d'insister,
combien cette seconde^ manière d'envisager la théorie de
la descendance offre plus de garanties d'impartialité scien-
tifique. Lorsque l'on a absolument besoin d'un système
pour défendre une thèse, il est fort à craindre que Ton se
laisse infiuencer,dans l'appréciation des preuves apportées,
par des motifs sans objectivité. Il en est tout autrement
lorsque la thèse n'a rien à craindre de n'importe quel
L'HAECitÉLIANISME ET LES IDÉES DU P. WASMANN. 23 l
système. Que les espèces végétales et animales se soient
développées par évolution progressive, ou qu'elles aient
toutes été créées directement, Dieu n'en reste pas moins
nécessaire à l'origine du monde. On peut donc sans crainte
interroger les faits et attendre leur réponse.
D'après le P. Wasmann, cette réponse est favorable au
transformisme dans un nombre de cas suflSsant pour qu'il
faille reconnaître à la théorie de la descendance, restreinte
à de justes limites, une vraie valeur scientifique.
Quelles sont ces limites et quelles sont les conclusions
que l'on peut prudemment admettre, soit pour ce qui
concerne le transformisme en géuéral, soit pour son exten-
sion au corps de l'homme, c'est ce que nous allons exposer
brièvement (i).
I . — La théorie de t évolution en yénéral
Pour écarter une pétition de principe qui se glisse
fréquemment dans les discussions sur l'évolutionnisme, le
P. Wasmann insiste sur la nécessité de distinguer soigneu-
sement l'espèce natareUe de l'espèce systématique.
Une espèce natwelle est constituée par l'ensemble des
êtres vivants issus d'une même souche.
Une espèce systématique est un groupe d'êtres vivants,
ayant un certain nombre de caractères communs et distinc-
tifs, assez stables pour constituer actuellement une unité
morphologique et physiologique close.
(1) Le P. WajJinian rap;>elle à coux de ses adversaires qui ont l'air de le
traiter comme un Père de l'Êi^lise du \\^ siècle, quil n'est en aucune manière
le représentant autorisé des doctrines de TÉglise, pas môme de celles de son
ordre. \\ parle comme biologiste et comme philosophe en son nom person-
nel. Dans la suite de Co*i article, nous nous efforcerons de traduire sa pensée
avec le plus de fidélité possible. Mais, nous ne nous croyons pas obligé d'imi-
ter un certain nombre de critiques, dailleurs à peu prés complètement
étranf|[ers aux sciences naturelles, qui ont cru nécessaire de nous donner
leur avis sur la valeur objective des déductions du P. Wasmann.
/
232 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La théorie fixiste maintient que la stabilité de l'espèce
systématique est absolue.
La théorie transformiste admet que plusieurs espèci^s
systématiques peuvent faire partie d'une même espèce
naturelle.
Or, quarrive-t-il le plus souvent? Prouvez à un partisan
des doctrines fixistes qu un certain nombre d espèces sys-
tématiques descendent d'un ancêtre commun, il admettra
le fait et ii'en tirera que cette conclusion : vous, zoo-
logistes, vous vous étiez trompés et vous aviez pris pour une
bonne espèce ce qui n était qu une variété ou une race.
Le cercle vicieux est évident. On suppose que, par
définiiioyi, l'espcce systén)ati(|ue n'est pas autre chose que
Icspèce naturelle ; or, c'est cela précisément qui est mis en
question.
Un fait s'impose en etfet et qui no doit pas être nié par
les transformistes, c'est la stabilité actuelle de la presque
totalité des espèces systématiques que nous pouvons
observer.
Plate s'étant permis d écrire que : « L'expérience des
zoologistes spécialistes en systémaiique prouve, avec toute
la netteté désirable, qu une espèce nepeut pas être délimitée
d'une manière tranchée, parce qu'une des lois fonda-
mentales des organismes est la variabilité (i) «, le P. Was-
mann, qui a passé une bonne partie de sa vie à faire de la
systématique, affirme que, pour avoir la vérité, il faudrait
l)rendre exactement la contradictoire de la phrase de
Plate, - car la variabilité des organismes ne s'exerce, le
plus souvent, qu entre les limites des races «.
Mais, la stabilité actuelle est-elle une preuve de la
stabilité dans le passé i
Le P. Wasmann ne le pense pas. Pour lui, les séries
qui nous conduisent des espèces fossiles aux espèces
actuelles représentent autre chose que des enchaînements
(1) lUOLOGISCHES Centralbi.att, 1001, n» 5.
l'haeckélianisme et les idées du p. WASMANN. 233
logiques, et il lui paraît presque certain qu'il y a, entre les
êtres vivant aujourd'hui et ceux qui ont peuplé la terre
aux diflFérentes époques géologiques, un lien de dépendance
génétique (i).
Pour ne pas rester dans cette vague généralité, voici
un exemple des raisonnements qui, d'après le P. Was-
mann, doivent presque nécessairement entraîner la con-
viction ; il est tiré du sujet qui occupe depuis plus de
vingt ans ce laborieux chercheur.
Le plus grand nombre des commensaux normaux des
fourmis et des termites, ceux surtout qui présentent au
plus haut degré des caractères d'adaptation à la vie
myrmékophile ou termitophile, sont des coléoptères. Or
les coléoptères sont beaucoup plus anciens, paléontologi-
quement, que les fiimilles des fourmis et des termites ; ils
apparaissent dès le trias; et, dans le lias, ils atteignent
un tel développement, que beaucoup de fiimilles et de
genres actuels y sont déjà représentés. Les fourmis et les
termites, au contraire, ne prennent de l'importance qu'à
l'époque tertiaire. Auparavant, il n'y avait donc pas pour
ces insectes d'occasions de s'adapter qui les auraient
transformés en hôtes des fourmis ou des termites. Il nous
faut donc admettre l'une ou l'autre des deux hypothèses
suivantes :
Ou bien, à Tépoque tertiaire il y a eu création d'ime
foule de nouvelles familles de coléoptères, qui sont exclu-
sivement myrmékophiles ou termitophiles, comme les
Paussides, les Clavigerides, les Gnostides, etc., et d'un
nombre encore bien plus considérable de genres myrméko-
philes ou termitophiles appartenant à d'autres familles
comme les Staphylinides, les Scarabéides, etc. ; ou bien,
(1) Parlant de révolution, M. de Lapparent exprime le m(*me avis : « L'im-
pression qui résulte de la coniemplalion du monde paléontologique ne
semble pas pouvoir s'accorder avec un autre système. - Cf. Les Devoirs et
les Droits de Vapologiste en matière scientifique {Keyue d*Apologétique,
1905, p. 244,).
234 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ces hôtes des termites et des fourrais se sont développés
aux dépens de souches préexistantes à l'époque méso-
zoïque, et dont les descendants se sont pro;jressiveinent
transformés.
« Cette dornière hypothèse, continue le P. Wasmann
(p. 222), nous semble beaucoup plus vraisemblable, non
seulement au point de vue scientifique, mais aussi à juger
la chose en philosophe. Car, si la théorie transformiste
nous fournit un moyen d expliquer naturellement l'appari-
tion de ces nouveaux types termitophiles et myrméko-
philes comme des formes d'adaptation, nous ne devons
pas avoir recours à une nouvelle création immédiate. «
A cette première preuve fournie par la paléontologie,
l'embryogénie et Tanatomie en ajoutent de très pressantes
dans ce même domaine des hôtes des fourmis et des
termites. Nous citons, à titre d'exemple, les conclusions
que tire L^ P. Wasmann des remarquables études qu'il
poursuit sur des diptères de la famille des Termitoxeniidcte,
Ces curieux insectes ne sont pas, comme les autres,
monosexués, ce sont des hermaphrodites protandriques,
c'est-à-dire que l(\s glandes mâles arrivent chez eux à
maturité avant les glandes femelles. A la différence des
autres diptères, ils n'ont pas d'état larvaire proprement
dit : celui-ci est remplacé par une forme sténogastre pas-
sant peu à peu à une forme physogastro, qui représente
l'insecte adulte. Ces diptères n'ont pas d'ailes, mais ils
portent sur le thorax de remarquables appendices, qui
servent, tour à tour, de balanciers, d'organes de transport
— car c'est par là que les termites les prennent pour les
déplacer sans les endommager — d'organes des sens et
enfin principalement d'organes excréteurs d'un exsudât
dont les termites sont très friands.
En face de ces insectes bizarres, que dira la théorie
fixiste ? Elle les placera, non parmi les diptères, mais
dans un ordre à part, et elle sera obligée d'admettre que
l'haeckélianisme et les idées du p. WASMANN. 235
f
ces espèces ont été créées clans cet état-là, pour être
termitophiles.
l.a théorie de révolution reconnaît en eux do vrais
diptères. Les curieux organes du mésolhorax sont des
ailes transformées. Ces insectes, vivant toujours dans les
galeries des termites, n'ont que faire d'organes du vol.
L'évolution s'est abrégée, de là la suppression du stade
larvaire et la viviparité de certaines espèces. Bref, toutes
les particularités de l'anatomie de ces insectes reçoivent
dans la théorie de la descendauce une explication ration-
nelle, alors que la théorie fixiste reste muette devant
l'énigme.
Comme le fait remarquer judicieusement le P. Was-
mann, ces exemples i)rouveraient peu de chose s'ils étaient
isolés, mais la l'éalité est qu'ils sont infiniment nombreux,
et c'est pour cela qu'une formation technique est néces-
saire pour apprécier la valeur de pareils arguments. Si
l'-on n'est habitué à manier que des abstractions, on ne
sera pas impressionné par ces vraisemblances accumulées,
qui, dans les sciences d'observation et d'induction, con-
duisent à la certitude empirique.
Les preuves que nous avons examinées jusqu'ici sont
indirectes; le P. Wasmann estime qu'il y en a aussi de
directes en faveur du transfoiinisme. A son avis, non
seulement la stabilité des espèces systématiques n'est pas
absolue dans la série chronologique, mais, même de nos
jours, on peut constater que certaines espèces sont en
train d'évoluer. C'est ce qu'il a cherché à démontrer dans
son étude sur le développement phylogénique des Di-
narda. En combinant toutes les données de ses observa-
tions sur l'anatomie, les mœurs, la distribution géogra-
phique des quatre espèces suivantes : Dinar da denlata,
D. Maerckelii, D, Hageni, D, ryginaea, il arrive à con-
clure, avec beaucoup de vraisemblance, que les deux
premières sont maintenant complètement adaptées, tandis
que les deux dernières sont en voie d'une adaptation plus
/
236 REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
parfaite à leur vie myrmékophilo. Dinarda dentata serait
le type le plus ancien et duquel dériveraient les autres.
Nous sommes obligé de renoncer à reproduire la série
des déductions qui ont conduit le P. Wasmann à ces
conclusions ; plusieuis pages n'y suffiraient pas, et ceux de
nos lecteurs qui nous auraient suivi, trouveraient peut-être
encore largumcnt assez difficile à mettre en forme. Ce
qui ne prouverait rien, nous l'avons dit, contre sa valeur.
lie Père Wasmann est donc franchement partisan de
la théorie transformiste, et, comme le faisait remarquer un
critique d'ailleurs peu sympathique à notre auteur (i),
ses convit'tionssont le résultat, non de spéculations àprwri,
mais A\\\\o longue et paiienl»' vie de recherches techniques.
Pourquoi faut-il que le l)*" von Bu rtel-Reepen ajoute :
« On ne sait pas où s'arrête le savant et où commence le
jésuite T l La même pnk)CCupation d'honnêteté scienti-
lique. qui détermine le P. Wasmann à accepter loyalement
riiypothèso, r()l)lige à en restreindre l'application aux cas
où elle est solidement ai)payée sur les faits. Voilà pour-
quoi, comme savant, il constate que la théorie de la
(lescen(lan<'e devient de moins en moins probable, à mesure
que l'on remonte dos espèces systématiques aux groupe-
ments plus généraux de familles, d'ordres et do classes.
Voilà ])our(iuoi encore il se refuse à admettre l'hypo-
thèse toutes les fois que des faits d obs«»rvation soulèvent
contre elle des diUîcullés non encore résolues. Telle est
précisément son attitude vis-à-vis de la question du trans-
formisme appliqué à riiomme.
II. — La théorie de révoluivm appliquée à Vhomme
Le Père Wasmaim examine successivement les deux
questions suivantes :
(I) D^ von Bullol-Ree[)en. ARCHIV fur RASSEN- UND GESELLSCnAFTSBIOLOGIE,
1903, p. 281.
"^
l'haeckélianisme et les idées du p. wasmann. 287
1° Est-on autorisé à envisager Thomme uniquement au
point de vue zoologique ?
2"* Que valent de fait les preuves anatomiques, physio-
logiques, paléontologiques, apportées en faveur de la
descendance animale de Thomme ?
A la première, il répond i)ar une négation formelle.
Indépendamment de toute doctrine religieuse, une autre
science que la zoologie a le droit de donner son avis sur
rhomme et sur son origine. Cette science, c'est la psycho-
logie. Elle est à base expérimentale comme les autres
sciences naturelles, et il est illogique de récuser à priori
ses conclusions. Or, la psychologie découvre dans Thomme
un principe psychique d*un ordre essentiellement différent
de celui des autres animaux. Par suite, il ne peut, en aucune
façon, être question dune origine animale pour Tâme
humaine. Celle-ci est une substance spirituelle, qui réclame,
pour sa genèse, une intervention spéciale de la cause créa-
trice. Si donc révolution est étendue à Thomme, ce sera
seulement pour expliquer l'origine de son corps. Une des
erreurs fondamentales de l'Haeckélianisme consiste à ne
consulter systématiquement qu'une seule des sources de
documentation qui nous sont ouvertes, quand il s'agit de
la nature humaine. Et cet exclusivisme est anti-scienti-
fique.
Mixte au point de vue de la philosophie naturelle, la
question de l'origine de l'homme l'est encore par un autre
endroit. Elle touche à un dogme, et de ce chef l'exégèse
et la théologie doivent être entendues à leur tour.
Le Père Wasmann n'est pas entré dans la discussion
dogmatique du sujet ; il s est contenté de marquer les
positions respectives du savant et du théologien. 11 nous
semble qu'il s'est acquitté de sa tâche avec une réserve
à la fois prudente et large.
« On ne peut en aucune manière, dit-il (p. 284, note),
blâmer les théologiens et les exégètes, lorsque, en consi-
dération du sens immédiatement obvie du récit génésiaque
i
238 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et (le décisions comme celle du Concile provincial de
Cologne (1860, lit. IV, cap. 14), ils ne traitent cette
matière qu'avec beaucoup de précautions et une réserve
plutôt défiante à Tendroil de la théorie évolutionniste. Un
zoologiste, un botaniste ou un chimiste qui n'ont aucune
connaissance théologique sont aussi peu aptes h prononcer
un jugement compétent en matière dogmatique, que le
serait, par exemple, un théologien, ignorant complètement
les sciences, à donner son avis sur l'évolution des Ammo-
nites ou sur celle des Paussides. «
Aux exégètes, s'il en était qui l'oubliaient, Wasmann
appellerait aussi que la question a son côté scientifique.
Il ne faut pas la traiter seulement en théologien, ni se
hiiter de déclarer contraire à TKcriture sainte ce qui est
I)eut-(Hre susceptible d'une interprétation orthodoxe. Le
syst-ènie de Copernic lui aussi n'at-il pas été d'abord rejeté
par lopinion commune ( 1) ?
En Tespèce, le P. Wasmann se contente d'affirmer que
l'autorité compétente n'a pas tranché le débat.
- Nous laissons, dit-il (p. 280), nos adversaires athées
se représenter le Dieu du récit biblique comme un potier
(le forme humaine, pétrissant en terre glaise le corps
d'Adam, puis lui insulUanl une âme dans le visage.
C'est une conception anthropomorphique que déjà saint
(1 Ou iK' Vi'ut niiiloinonl insiniKT ([uo I*évolutioiuiisiiie,Hppli(iiié à riioinme,
s<' iioiivr ;iuji)unl'lHii <l:iris l;i |i(»>itioii (iir:ivait auUetbis le» s\>lènie de
Copcriiiv II famlriiit, \n)uv qiiil y cûl |»ariit;, (juo, ih; piirl ei d'aurre, les
aiiiimictiis scleiilitiijiH's aioiii la iii'^nu.' \aleur, «M, comme nous le dirons plus
|i)ii), il s'ni faut de b(>auroup.
Mais n'cst-il pas Maiiiicnl uliU* <lc conslatcr combien de temps il a fallu
|.our i{uo riiabiludtî se prenne d'cnviN.i^jM- une (|ue>tion sous un jour nou-
veau. Plus de cenl an.s api es la ciindamnalion «le Galilée, la doctrine nouvelle
l'tail encore rejctéc au nom de rKcniure bainle.
A liiie d'exemple, je si;^iialefai les Uièscsqui claienl soutenues à ln{;oIsiadl
cil 17.")*) |far le P. Joscjih ManijoUL S. J. [Philosophia rationalis et
t ujii n'im ntalis hodnruis diaccutnim stuciiis acruinraoïiiUa, auctore
I\ Jnsrpho Mffih/o/f.L S. J. Ihi;i»lsiadii et Monacbii apud Cralz. 17rt(5J. Ces
ar;:un.eiiis Fe trouvent au volume 111, p. 4i.-).
Huit ans plus tard, rinti-ansi,:cance est un peu moindre, si l'on en juge
l'haeckélianisme et les idées du p. wasmann. 239
Augustin a traitée de nimiiim piieinlis cogitatio. Nous
savons que ces expressions de la sainte Écriture doivent
être regardées comme imagées, mais nous ne savons
pas quelles propriétés possédait la matière dont Dieu
s'est servi pour l'unir à la première âme humaine, direc-
tement créée par lui. ^
Si donc, de ce côté, la question n'est pas authentiquement
décidée, si la philosophie laisse libre champ à Thypothèse,
on peut se demander ce que dit la zoologie.
L'avis du P. Wasmann est que les arguments, apportés
jusqu'à présent en faveur de la descendance animale du
corps de l'homme, sont très faibles, pour ne pas dire tout
à fait insuffisants ^p. 285), et la critique, exclusivement
scientifique, à laquelle il soumet, dans cette dernière partie
de son ouvrage, les deux théories principales des évolu-
tionnistes, mérite de fixer notre attention.
Un premier système, souteim jadis par Karl Vogt,
aujourd'hui seulement par un petit nombre d'anthropo-
logistes, fait descendre l'homme directement du singe.
Un second, beaucoup plus généralement adopté à
l'heure actuelle, considère l'homme et le singe comme les
termes auxquels out abouti deux séries divergentes issues
d'un ancêtre commun, que Ton place vers les débuts de
l'époque tertiaire.
La première théorie se heurte à des difficultés zoo-
paria Philosophia recei\tioi\ publiée par le Père Maxime Manyoltl en
1764, encore à In^îolstâdi. Je trouve, au tome U, p. 455, la réponse aux difli-
cullés faites aux - Copcrnicani »».
... - Uespoyident... vet'ba Scripturœ accipienda noyi esse in sensu
liUerali^ jjhysico^ proprio et aOsoluto, sed in populari, optico, imp)'o-
prio et quoad apparentiam, » Ne dirail-on pas ces lignes écrites d'ir.er.
Or, il celle réponse des Co[)ernicani, on ne fait pas de nouvelle objection ;
seulement lariicle se termine par celte |)roposilion dont la forme dubitative
inérile d eue notée (p. 46:2) :
• Hinc quamvis Systema Copernicanum sua sese simplicilate commendet
alque etiam phaenomenis aslronomicis oplime conj^rual, proin defendi ut
hy|>olhesis possit, lamen, si verba Scriplura; in proprio ac lilterali sensu
sint accipienda, in thesi defendi non potest, sed tenendum quoad substantiam
cril syslema Tychonicum. »
(
240 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
logiques que le P. Wasmann juge fort sérieuses, à celle-
ci en particulier : sur quelques points, il faudrait admettre
que riiomme n est pas à un degré d'évolution plus avancé
que les singes, mais au contraire que ces derniers repré-
sentent un type plus hautement organisé. Certains organes
de l'homme seraient dans un état de régression qui semble
contraire aux principes de l'évolution.
Le P. Wasmann fait également la critique des argu-
ments physiologiques et anatomiques, apportés par Selenka
et Klaatsch pour appuyer la descendance simienne de
l'homme.
Nous n'insisterons pas sur cette réfutation qui a été
souvent faite et ici même (1) d'une manière assez complète.
Il semble donc qu'il faille renoncer à trouver dans le
singe lancêtre de Thomme. Est- il scientifiquement plus
vraisemblable que l'homme et le singe soient reliés par
un ancêtre commun i A ne considérer la question qu'au
point de vue zoologique, et en se plaçant sur le terrain de
1 anatomie comparée, cette opinion serait certainement
beaucoup plus acceptable, mais, pour elle, la difficulté
vient des découvertes paléontologiques.
En effet, si l'hypothèse des deux séries partant d'un
même ancêtre et aboutissant d'une part aux singes actuels,
de l'autre à l'homme, a été réalisée, on devrait trouver
parmi les espèces fossiles des types intermédiaires aussi
bien pour la série simienne que pour la série se terminant
à rhomme. Or, pour la première, on connaît, de fait, un
assez grand nombre de fossiles représentant passablement
la généalogie phylétique des singes actuels ; pour la
seconde, on ne trouve rien, absolument rien (2).
Preuve négative, dira-t-on ! C'est vrai, mais, dans
(I) Kr. Dierokx, S. J. //oî'ignte de l'homme cVaprês Em, HaeckeU
l. XLVU, p. 51)0.
(ij D'accord avec un bon nombre <ranlhropolo{ïisles distingués, le P. Was-
mann est (l'avis (|ue le Pithvcanthropus crectus n'est pas un de ces
chaiiions intermédiaires.
l'haeckélianismb et les idées du p. wasmann. 241
Tespèce, preuve, dont on ne saurait, serable-t-il, nier la
^^aleur. Est-il scientifiquement vraisemblable que, seuls, les
ascendants du singe aient eu leurs squelettes conservés, et
que tous les ascendants de Thomme aient disparu sans
laisser de traces (1) ?
Que valent les arguments tirés de Tembryogénie hu-
maine? Le P. Wasmann est d'avis que celle-ci ne présente
aucune particularité qui ne puisse sexpliquer que par
l'ascendance animale de Thomme. Si Ton signalait dans le
développement de lembryon humain quelque chose comme
ce que Kûkenthal a décrit pour la baleine, il faudrait
parler autrement (2). Mais il n'en est pas ainsi.
Il faut donc regarder comme singulièrement hasardées
les déclarations des biologistes qui parlent de la descen-
dance animale de l'homme comme d'un fait acquis à la
science, et c'est rendre un mauvais service aux doctrines
transformistes, que de les appliquer systématiquement
dans des cas où les observations semblent parler contre
elles.
Telle est dans ses grandes lignes l'opinion du P. Was-
mann sur l'évolution ; comme on Ta vu, loin de la repous-
ser en bloc et à priori, il la considère comme la seule
interprétation rationnelle d'un grand nombre de faits
(I) Une dernière sup|)osilion, qui, je crois, n'a pas été envisagée par le
P. Wasmann, pourrait et relaile parlesévoiulionnistes,etil faudrait on montrer
rinadmissibilité, pour avoir conti e eux un argument rigoureux. On pourrait,
en effet, imaginer, pour la série simienne, une évolution lente et passant par
an grand nombre de formes intermédiaires, [)our la série humaine une cvo-
lation rapide à partir de Tancétre commun. Ainsi s'expliquerait l'absence
d'ascendants pour Thomme dans tes espèces fossiles. Mais alors on devrait
trouver rhomme fossile contemporain des [)remiers ancêtres du singe actuel
ei la paléontologie nous apprend que l'homme ne fait son apparition que
beaucoup plus tard.
(i) Ce savant a montré que, pendant le développement embryonnaire, la
baleine possède de véritables dents, tandis que les adultes en sont dépour-
vues. Comme, d'autre part, on connaît des baleines fossiles qui, à l*état
adulte, étaient munies de dents, on est incliné k supposer (le P. Wasmann dit,
p. iî8 : logiquement forcé de conclure) que nos baleines actuelles descendent
de celles de l'époque tertiaire. Les dents que l'on ne trouve plus aujourd'hui
que cbez l'embryon seraient de simples organes témoins.
Ill« SÉRIE. T. IX. 16
242 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
biologiques ; mais il demande que Ton n'affirme pas sans
preuve la parenté phylétique de telles ou telles espèces.
Nous ne voyons rien là que de très objectif et de très
scientifique, et si le lecteur avait lu dans son texte l'étude
(lu P. Wasmann, il se demanderait sans doute avec nous
comment la science biologique allemande peut être mise
en péril par des travaux où brillent une précision et une
rigueur logique, que l'on aimerait à trouver toujours sous
la plume des évolutionnistes vulgarisateurs. Ce qui, peut-
être, court quelque danger (et nous aurions là une expli-
cation suffisante des colères du professeur d'Iéna), c'est
l'hégémonie intellectuelle à laquelle prétend l'haeckélia-
nisme.
Si Haeckel et ses amis étaient seuls à coimaitre la
biologie, le public incompétent serait bien un peu entraîné
malgré lui à accepter sans contrôle les dogmes du
monisme. xMais que des philosophes théistes deviennent,
comme savants, les égaux de leurs adversaires athées,
(ju'ils demandent respectueusement que l'on veuille bien
se donner la peine de prouver ce que Ton affirme, cela
rend un peu moins commode la position de ceux qui —
j(î ne dirai pas, me servant du langage d'Haeckel, comme
des charhUans — mais comme des imprudents, se mettent
dans rimpossibilito de soutenir, devant un auditoire de
spécialistes, ce qu'ils ont proclamé dans des réunions
[)opulaires.
Sans doute, parmi ceux qui attaquent nos idées reli-
gieuses, il y a des travailleurs de premier ordre et des
hommes qui, pour rien au monde, ne voudraient violenter
un fait en faveur d'une thèse, mais Texpérience a appris
que tous n'ont })as de tels scrupules. Il est bon que de
lioire côté d'autres — fussent-ce même des jésuites — soient
capables de les leur suggérer.
R. DE SiNÉTY, S. J.
L'ÉCLIPSÉ TOTALE DE SOLEIL
DU 30 AOUT I905
Si un événement astronomique a été attendu avec une
fiévreuse impatience, ce fut très certainement Téclipse
totale du 3o août igo5. Dès Tannée dernière, à pareille
époque, tous les observatoires se préparaient à ce grand
événement. La trajectoire de Téclipse fut étudiée dans ses
moindres détails, toutes les Revues scientifiques discu-
tèrent les conditions météorologiques locales et chacun se
basant sur des moyennes de température et de nébulosité
choisissait, un an à lavance, l'emplacement qu'il croyait lui
convenir.
Le trajet de leclipse favorisait d'ailleurs singulièrement
la répartition des différentes missions. Le cône d'ombre
devait commencer à toucher la Terre au Canada, au sud
du lac Winnipeg, passait sur l'extrémité australe de la Baie
d'Hudson, quittait rAmérique un peu au-dessus de Terre-
Neuve et, après avoir parcouru l'Atlantique en biais,
prenait en écharpe la péninsule Ibérique, couvrant sur une
largeur de plus de deux cents kilomètres toute la région
comprise entre Oviedo et Oropesa.
De la côte orientale d'Espagne, le cône d'ombre, effleu-
rant Majorque, se dirigeait vers le sud-est, entrait en
Algérie non loin de Philippeville et Collo, puis continuait
vers Sfax, Tripoli et TÉgypte pour finir en Arabie.
i
244 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Sur tout cet immense trajet, accompli en 2 heures
53 minutes, la durée moyenne de 1 éclipse totale était d'en-
viron trois minutes, intervalle très suffisant pour mener à
bien les opérations même compliquées.
On ne se fit pas faute de mettre au programme les
expériences les plus difficiles et les plus nouvelles. Bref,
la fièvre d'activité accompagnant les préparatifs de
Téclipse n'a de précédent, je crois, que dans la campagne
entreprise en 1874 pour la mesure de la parallaxe solaire
au moyen du passage de Vénus.
Le mois d'août, en Espagne, d'après toutes les données,
n'est pas favorable aux observations astronomiques ; les
orages y sont fréquents, la nébulosité moyenne très élevée,
mais on peut toujours compter sur un aléa. D'autre part,
rien n'est menteur comme une statistique météorologique;
l'étude d'un phénomène du genre d'une éclipse peut enfin
tenir à une éclaircie momentanée. Toutes ces raisons,
jointes à une grande facilité de pénétration en Espagne,
firent choisir cette contrée comme lieu principal d'obser-
vation et, du cap Santander à Alcala, on ne vit pendant
un grand mois que des astronomes accompagnés de leurs
instruments.
L'Algérie et la Tunisie, en raison de l'éloignement des
centres scientifiques, furent moins fréquentées et quelques
missions seulement s'y rendirent.
Il y a déjà quati'e mois que le phénomène est passé et
il serait grandement temps de présenter un compte rendu
(les résultats. Malheureusement, je crains bien que ceux-ci
n'aient pas donné aux astronomes toute la satisfaction
désirable. Le temj)s a gêné un peu partout les observa-
tions et, sauf en quelques points privilégiés, le ciel a été
l)lus ou moins couvert.
Nous allons exposer cependant, en suivant la trajectoire
tl<; l'éclipsé, les résultats acquis définitivement.
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT 1903. 245
LES OBSERVATIONS EN ESPAGNE
Au Labrador, les missions anglaises et américaines
n ont rien pu obtenir, le temps s est montré absolument
mauvais et il nous fLiul passer immédiatement en Espagne.
A Cistierna, se trouvaient réunis MM. Puiseux et
Hamy, de l'Observatoire de Paris ; M. Lebeuf, directeur
de l'Observatoire de Besançon; M. Baillaud, directeur de
rObservatoire de Toulouse, accompagné de MM. Le Mor-
van et Chofardet. Le ciel sest montié malheureusement
couvert pendant toute la durée de la totalité.
A Burgos, le ciel très nuageux d'une façon générale,
s'est néanmoins découvert en certains points pendant
toute la durée de la totalité. M. G. Meslin, chargé d'une
mission de l'Université de Montpellier, a fait des mesures
relatives à la polarisation de la couronne. Il a constaté
que la proportion de lumière pohnisée est très sensi-
blement la même dans la région polaire et dans la région
équatoriale ; elle est très voisine de 5o p. c. Ce nombre
est identique à celui qui a été donné par M. Landerer
pour une région située sur Técliptique à quelques
aecondes du bord solaire. Cette proportion élevée de
lumière polarisée semble indiquer qu'une partie au moins
de la lumière nous arrivant de la couronne a subi des
réflexions ou des réfractions. A l'aide du polariscope de
Bravais, il a cherché les changements de teinte ou d'in-
tensité, dans la zone polaire, dans la zone équatoriale et
dans lazimut de 45*^, en donnant au nicol les deux orien-
tations principales. Il n'a dans aucun cas constaté de
polarisation elliptique, ni avec le bilame qu'il avait fait
construire, ni avec le bilame ordinaire substitué au pré-
cédent un peu avant le troisième contact. Il conclut du
ses observations que les réflexions dont il vient d'être
246 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
({uestion n'ont pas le caractère de la réflexion métallique
ou que les réfractions ne se produisent pas à travers des
couches rendues biréfringentes.
Les observations de M. Treschel ont été intéressantes.
«* Ce qu'il y avait de remarquable, dit-il, était la courbure
tràs accentuée des rayons partant du Soleil dans la direc-
tion nord-est, courbure constatée également par les Pères
Jésuites du collège où je m'étais installé et qui s'occu-
paient de cette partie de la couronne. Il ne peut y avoir
aucun doute sur cette courbure des rayons.
r Les rayons sud-ouest de la couronne atteignaient une
longueur double du diamètre du Soleil. La courbure des
rayons et l'aspect générnl de la couronne n'ont pas varié
pendant la durée de la totalité.
» J'ai pu faire un croquis à la lumière même de la cou-
ronne, sans m'aider d'une lanterne. Un peu avant le com-
mencement de leclipse, le baromètre est sensiblement
descendu d'un millimètre, pour remonter tout aussitôt
après ; mais cette variation de pression me semble plutôt
avoir été produite par une dépression locale se mani-
festant par la présence de gi'os nuages orageux, qui ont
même laissé tomber quelques gouttes de pluie, mais ne se
sont pns réunis et ont été entraînés ])ar le vent.
yi [/obscurcissement causé par réclipse ressemblait en
tous points à celui qu'on observe quelquefois à l'approche
d'un gros orage en été, au milieu de la journée. «
M. Nielsen, au Campo de la Isia, près de Burgos, put
constater cinq grandes protubérances sur le limbe est.
El l<\s étaient de couleur rouge cerise vif ordinaire, sauf
la quatrième, qui était un peu plus pâle vers le sommet.
IMusieurs personnes à la même station auraient vu cette
protubéiance et toute la région chromosphérique entre la
troisième et la ciiKiuième protubérance de couleur vert
chimique (coroniunW). M. Nielsen s'assura aussitôt que ces
personnes n'éiaient pas atteintes de daltonisme. Une de
ces protubérances resta visible très longtemps avant d'être
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT igoS. 247
couverte par la lune qui s'avançait. En même temps deux
protubérances apparaissaient dans le quadrant nord-
ouest suivies, deux ou trois secondes plus tard, par une
huitième dans le quadrant sud-ouest, toutes de couleur
rouge ordinaire, ainsi que la chromosphère très bien
visible autour du limbe ouest.
Le corps de la Lune paraissait comme un disque et non
comme un globe. Il était de couleur noire bleuâtre terne.
Il fut impossible de voir Tombre s approcher, mais on
la vit très nettement se dessiner sur des collines de
quinze cents mètres de hauteur et assez éloignées vers
l'est. Elle mit au moins une minute pour atteindre
l'horizon.
M. Nielsen observa très bien les bandes d'ombre, elles
allaient de l'ouest à l'est à la vitesse de cinq à six milles
à l'heure. Il estima à trente ou quarante centimètres la
distance qui séparait les bandes et à huit ou dix centi-
mètres la largeur des bandes elles-mêmes.
Mgr Spée, astronome à l'Observatoire Royal de Bel-
gique, qui s'était rendu à Burgos, eut l'heureuse idée
d'employer plusieurs personnes pour avoir un dessin de la
couronne, chacune d'elles ayant à reproduire un secteur
déterminé h l'avance. Le succès fut complet et Mgr Spée
a donné un très beau dessin dans le Bulletin de la
Société belge d'astronomie du mois d'octobre. Voici la
description du phénomène tel qu'il est apparu à Mgr wSpée.
« r^a couronne se montra au moment précis où le crois-
sant s'éteignit, et je no pus constater sa présence même
une seconde avant Toccultation complète; je la jugeai
moins brillante que dans Téclipse du 28 mai igoo. Loh
mauvaises conditions atmosphériques rendent fort bien
compte de ces deux particularités ; j'ai déjà signalé
l'influence considérable qu'exerçait sur l'apparence et l'éclat
de cette enveloppe du Soleil Tétat de l'air. Sa lumière
propre ne dépasse certes pas de beaucoup celle de la pleine
Lune, et il suffit de la présence d'un léger brouillard pour
248 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en affaiblir les rayons. Ceux qui nous arrivaient devaient
traverser des milieux chaigés de vapeur d'eau, milieux qui
en absorbaient une partie.
« Au m(Mne instant que la couronne, je vis un arc rose,
d'un ton assez vif, embrassant tout le contour est de la
I.une. Cette vision ne dura que deux à trois secondes,
après lesquelles le disque noir no me parut plus qu'entouré
d'un anneau, d'un blanc d'argent mat uniforme d'une
largeur (pie j'estimai à deux minutes environ. A partir de
cet anneau, très brillant, la lumière s'atfîublissait graduel-
lement et de certaines régions partaient des faisceaux,
inégaux en gi'andour et en éclat, d'un caractère presque
impossible à rendre avec un crayon. Suivant la ligne
horizontale passant par le centre, il y en avait un à droite
et un à gauche d'une longueur égale au diamètre de la
Lune. Le plus étendu se trouvait dans le secteur d'en bas,
vers l'ouest ; du même roté, mais dans le secteur d'en
liaul, se voyaient trois jets d'une» lumière plus vive ; enfin,
dans le secteur d'en haut, vers l'est, un foisceau compact
était fortement inrliné vers le pôle, comme s'il subissait
l'action d'un souffle puissant. Tous les faisceaux propre-
ment dits allaient en s'amincissant .à mesure qu'ils
s'éloignaient du bord, .le n'aperçus aucune protubérance.
r En somme le type, dans son enst^mble, est bien celui
qu'a présenté la couronne aux éclipses du 22 décembre
1870, du 6 mai i883 et surtout à celle du 16 avril 1893.
Or toutes ces époques, ainsi que la présente, coïncident
avec des maxima d'acfiviie solain» : cette similitude vient
a l'appui (le l'opinion générale, (pie les variations de forme
ei d'éitMidue (le la couronne seraient liées aux troubles
dont la ptiotosplière est le siège .«^
I/expédiiion belge dirigée par M. Damry a obtenu
aussi (juelques résultats satisfaisants dont nous dirons les
principaux. M. Ventosa a déterminé les heures des contacts
en observant avec une lunette binoculaire prismatique de
Buscli, grossissant linéairement dotize fois, un oculaire
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT 1905. 249
teinté pour robservation des phases partielles, l'antre
libre utilisable pendant la totalité. Les temps étaient notés
au moyen d'une montre de précision et d'un compteur à
secondes mis en mouvement ou immobilisé aux inst^ints
des contacts.
Par ces moyens relativement simples M. Ventosa a
trouvé que le deuxième et le troisième contacts s'étaient
produits dix-sept secondes en avance sur Theure (*alculée,
la durée de la totalité n étant pas sensiblement altérée.
M. Quignon avait pris à tache de guetter les franges
dombre et de les photographier, si possible. Un écran
blanc avait été adapté à cet etfet à Tune d(»s tentes
dont on disposait. Trois appareils photographiques ont
fonctionné sans résultat nettement visible, alors que l'opé-
rateur voyait distinctement le phénomène onduler sur la
toile.
La direction dos franges était parallèle à celle de la
marche de l'ombre de la Lune. Elles présentaient un
écartement de 3o centimètres avec une largeur moyenne
de i5 centimètres environ.
Plusieurs étoiles orit été identifiées : a Hydre, Procyon,
Régulas ; Vénus était visible plusieurs minutt^s avant la
totalité.
Les mesures d'intensité photogénique avant, pendant
et après le phénomène, seront IViites ultérieurement à l'aide
des plaques obtenues.
Une autre mission du Bureau des Longitudes compre-
nant les astronomes do l'Observatoire de Bordeaux était
installée dans la pépinière du service forestier du district
de Burgos, à quinze cents mètres au nor'd-est de la ville.
Elle disposait d'un équatorial photographique (doublet de
Grubb de 12 centimètres de diamètre et de 110 centi-
mètres de distance focale) et d'un équatorial visuel (objec-
tif de 8 pouces et de 3'", 10 de longueur focale) portant
un spectroscope à trois prismes de 60°, en flint léger,
capable de montrer facilement les raies du calcium com-
25o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFigUES.
prises entre les raies D. Cet appareil était destiné à
fournir des photographies du spectre de la couche ren-
vei-sante et des diverses régions de la couronne.
I/observation de Téclipse ne put malheureusement se
faire que pendant des intervalles très courts. Néanmoins,
M. Courty a pu obtenir, à lequatorial photographique,
deux bonnes images de la couronne.
Dans le voisinage de Burgos, certains observateurs ont
été eîicore moins bien partagés.
La mission du Bureau des Longitudes confiée à M.
Deslandros et installée à Villargamar, à trois kilomètres
de Burgos, n a pu observer la totalité que pendant une
minute. Mais ce court intervalle a été bien employé.
M. Fabr}^ a pu faire une observation photométrique
sur la lumière totale de la couronne et une observation
sur 1 éclat d*un de ses points.
M. Bernard, qui dispo;sait d'un photomètre spécial,
destiné à comparer les éclats de la lumière circumsolaire
dans les diverses phases du phénomène, a pu faire aussi
une mesure pendant la totalité.
MM. dVVzambuja et Sausot ont pu faire des mesures
dans le spectre calorifique de la couronne avec deux
appareils différents.
M . Kannapell a obtenu quatre épreuves photographiques
de la couronne polarisée par réflexion.
11 a obtenu aussi une image de la couronne avec un
spectrographe et la seule raie verte À 53o, image qui
doniie celle couronne aux pôles du Soleil, et qui, à ce
point de vue, est nouvelle.
M. Blum a pu obteiiir deux belles épreuves de la cou-
ronne intérieure avec des écrans colorés qui ne laissent
passer aucune radiation {gazeuse des protubérances. Le
but était de reconnaître si les protubérances émettent
ré(*lle:nent un spectre continu plus intense que les régions
voisines. La comparaison de ces épreuves avec d'autres
ordinaires permettra de résoudre la question.
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT 1905. 25 1
M. Evershed, le spectroscopiste anglais bien connu,
avait établi une très belle chambre prismatique près de
Burgos ; mais il semble inutile de compter sur ses tra-
vaux car, le soir même, l'illustre astronome envoyait à la
Royal Society un télégramme ainsi conçu : Nuages épais,
aucun résultat.
A Almazan, trois missions étaient réunies. La première,
américaine, d'Indiana University, ayant à sa tête M. J.-A.
Miller, chef de l'expédition, et le Prof. Cogshall ; la
seconde, mexicaine, de l'Observatoire de Tacubaya, ayant
à sa tête le Prof. Gamma et le Prof. Gallo. Ces deux
missions avaient principalement en vue la photographie
de la couronne et étaient munies d'appareils gigantesques,
notamment de lunettes de dix-huit mètres de longueur
montées en cœlostats. Nous ne connaissons rien des
résultats obtenus. Il n'en est pas de même de la tioisième
mission dirigée par M. Flammarion, directeur de l'Obser-
vatoire de Juvisy, qui s'était rendu dans cette localité,
accompagné de M"® Flammarion son secrétaire, ainsi
que de MM. Quénisset et Penso.
Malgré un temps très mauvais et un ciel couvert, la
mission put voir le phénomène dans une éclaircie. Nous
donnons textuellement le récit qu'en a fait M. Flammarion.
« Aussitôt que le disque noir de la Lune eut entière-
ment couvert le disque solaire, j'ai immédiatement été
frappé par l'éclat des protubérances rouges qui se mon-
traient sur le bord gauche ou oriental. Elles étaient
parfaitement visibles, non seulement à la jumelle, mais
encore à l'œil nu. Elles étaient non pas roses, mais )'ougi's,
d'un rouge vif de cerise et aussi faciles à voir que la
couronne elle-même.
» Donc la couronne et les protubérances émettent une
lumière assez intense pour traverser deux couches de
nuages légers. Il me semble même que ces protubérances
pourraient être observées sans éclipse si l'on pouvait,
dans un ciel pur, au sommet d'une montagne élevée.
i
252 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
masquer le disque solaire par un écran de même dimen-
sion, entraîné assez loin de Tobjectif d'un équatorial
pointé sur le Soleil.
»» Ces protubérances ou flammes rouges ont été visibles
pendant une demi-minute. Je n'ai pas compté. Le spec-
tacle est si beau, si splendide, si extraordinaire, qu'il est
difficile de le contempler froidement. J'avais, par exemple,
tout piéparé, pour noter le moment du commencement
de la totalité ainsi que celui de la fin, constater si la durée
observée correspondait exactement au calcul, et ce pro-
jet s'est évanoui à rinstant précis où il pouvait être
réalisé. Il en a été de môme pour M. Quénisset, qui
observait non loin de moi à Téquatorial, et pour M. Penso,
qui suivait le phénomène par projection.
•î Pendant la première demi-minute, les protubérances
du bord oriental du Soleil frappaient par leur couleur
rouge et leur éclat. La couronne, d'un blanc d'argent,
paraissait légèrement verte, sans doute par un effet de
contraste. Le dis(iue lunaire, en s avançant vers la gauche,
les couvrit graduellement et les éclipsa. Au milieu de la
totalité, i)endant deux minutes peut-être, le bord solaire
se montra absolument net. Mais avant la fin, et pendant
un temps que j'estime également à une demi-minute,
d'autres protul)érances, démasquées par la Lune, se mon-
trèrent à droite le long du bord occidental, moins impor-
tantes toutefois que les premières.
« A travers ce ciel nuageux, que nçus avons photo-
gra[diié, le contour extérieur de la couronne était indis-
cernable. Mais la région la plus intense, voisine du Soleil,
brillait avec un éclat notable. Les croquis que j'ai pu
prendre ne luoidrent que ce qui était visible dans ces
conditions atrnosjtha'iques .
^ J'ai pu faire deux esquisses rapides de la couronne
ainsi visible. Sa largeur égalait environ le sixième du
diamètre du Soleil éclipsé, ou le tiers du rayon. Dans la
première esquisse, les protubérances sont visibles sur le
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT 1905. 253
bord gauche ou oriental du disque ; dans la seconde, on
les voit sur le bord droit ou occidental. Au milieu de la
totalité, aucune protubérance ne se montrait.
» Le diamètre de la Lune étant à cette heure-là de
32'45",o et celui du Soleil de 3i'4i",4, le disque lunaire
dépassait le disque solaire de i'3",6 ou 63", 6, c'est-à-dire
par un anneau de 3r',8. Les flammes visibles ne devaient
pas dépasser cette hauteur, sinon par des pointes ou des
nuages rares, car le disque lunaire les a masquées pen-
dant la majorité de l'éclipsé.
f* La couronne visible dans ce ciel nuageux pouvait
mesurer environ 5 minutes. Les protubérances ne parais-
saient pas surpasser une demi-minute, il semble qu'elles
auraient dû être à peine perceptibles. Cependant, elles
paraissaient fort élevées, même à l'œil nu, leur couleur
rouge tranchant nettement sur le fond de la couronne
argentée. Elles s'élevaient sans doute en pointes fines,
dépassant peut-être 3i",8, mais trop fines pour être vues
au milieu de la totalité, à travers les nuages.
f» Ajoutons qu'elles occupaient un grand espace en lon-
gueur. Si l'on réunit les deux côtés observés dans la pre-
mière et dans la seconde partie de l'éclipsé, on obtient
une troisième figure, qui montre le contour du Soleil au
moment du phénomène.
j» Le voile nuageux masquant le contour extérieur de
la couronne, il m'a été impossible de savoir, à Almazan,
si ce contour était régulier ou lançait des jets, des rayon-
nements, des aigrettes, à de grandes distances, comme je
l'ai observé en 1900. Son uniformité circulaire, au moins
par l'intensité visible, indiquait bien, comme aspect
général, le type con'espoyidant au maximum de ^activité
sdaire, tout opposé au type équatorial de 1900, coj'res-
pondant au minimum.
n II est superflu d'ajouter que si le ciel avait été pur,
nous aurions vu les flammes solaires avec toute leur hau-
r
254 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
teur réelle, et la couronne avec toute son étendue. Noos
n'avons vu que les régions les plus intenses.
« Là où le ciel a été pur, la couronne a été vue s'éten-
dant à distance avec des rayonnements splendides. J'avais
espéré que la photo}]^i*aphie nous aurait aidés à reconnaître
la forme exacte de la couronne et des protubérances ;
mais, quoique la vision n'ait pas été par trop mauvaise à
travers ce ciel nuageux, la chambre noire ne nous a rien
donné du tout. Les nuages m'ont empêché également de
répeter mes observations de 1900 sur la duplicité de la
couronne, n
A Alcosèbre, M. Landerer a été favorisé d'un assez
beau temps et a réalisé son programme qui portait sur
l'étude de hi polarisation de la lumière coronalo. En 1900,
cette étude avait montré que la polarisation commençait
dès le milieu de la couronne intérieure. Il n'en a pas été
de même cette année, la polarisation ne s'est montrée
qu'au-dessus de cette couche, atteignant son maximum en
pleine couronne extérieure. Sur les six photographies prises
pendant la totalité, les deux images du disque lunaire
appaiaissent entourées d'une atmosphère lumineuse ayant
à sa base la même intensité sur tout leur pourtour. L'ac-
tion du prisuK» de Wollasion em[)loyé n'y est nettement
visible qu'à partir des couches élevées de la couronne
intérieure proprement dite.
Bien que la précision (fue Ton peut atteindre avec le
procédé emphné soit inféri(Mjre à celle du photopolari-
mètre, il permet néanmoins d'obtenir des résultats appro-
chés au I 10. La proportion de lumière polarisée dont il
s'agit nïaintenant, mesurée sur les clichés à Taide d'une
gamme à dix intensités, savoir : zéro pour la lumière
naturelle, 10 pour la lumière complètement polarisée, a
été trouvée comprise enti-e o,5o et u,6o, valeur qui diffère
à peine de celle obtenue en 1900.
La durée de la totalité a été exactement celle delà
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT igoS. 255
durée calculée, cest-à-dire 3°',42% résultat obtenu en
même temps par la mission Janssen établie non loin de là.
Cette dernière mission a obtenu avec M. Pasteur diffé-
rentes photographies de la couronne, d'un intérêt médiocre
(tailleurs, car les clichés ne montrent plus de traces de
lumière coronale à partir de 1 5' du limbe de la Lune.
Elles sont moins étendues que la couronne vue à Tœil nu.
MM. Millochau et Stéphanick, de la même mission,
ont mieux employé leur temps en photographiant et en
observant les spectres de la couche renversante et de la
couronne.
La côte est de l'Espagne avait donné refuge à un grand
nombre d'observateurs.
AAlcala de Chisvert, situé près de la totalité, se trouvait
la mission de M. De la Baume Pluvinel. Nous savons,
sans aucun autre détail, que, malgré les nuages, cet habile
astronome a réalisé une bonne partie de son programme.
Nous citerons pour mémoire les observations de M. G.
Tremblay et de M. Moye. Ce dernier a donné un dessin
qui m'a paru singulier. Tous les panaches revêtent la
forme d'ogives bien marquées ; M. Moye est le seul qui
ait vu cette apparence, propre plutôt aux couronnes des
périodes de transition et nettement marquée par exemple
dans le beau dessin de M. Hansky en 1896. Je dois
ajouter qu'à Sfax, où j'observais Téclipse dans de très
bonnes conditions, je n'ai rier) vu qui approchât de près
ou de loin de ces formes ogivales, pas plus à l'œil nu qu'à
la lunette, et nos photographies ne montrent rien d'ana-
logue. Bien plus, M. Moye est le seul observateui*, jusqu'à
ce moment, qui ait signalé ces apparences ; nous lui lais-
sons toute la responsabilité de cette étrange vision.
Les travaux photographiques et spectrographiques
beaucoup plus sérieux de MM. Simonin, Javelle et Colo-
mas ne sont pas encore connus.
M. Comas Sola, directeur de l'Observatoire Fabra de
à
256 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Barcelone, et M. Raurich ont obtenu de très beaux résul-
tats à Vinaroz.
M. Comas Sola a pu faire trois photographies de la
couronne avec un objectif Grubb de i5 centimètres monté
sur pied équatorial ; les poses ont varié de 8 à 12 secondes.
Dans ces photographies, on voit des filaments vers l'ouest
du Soleil qui atteignent jusqu'à trois fois le diamètre
solaire. Il y a des filaments courbes et un pinceau de
rayoïis au pôle sud dont Taxe de symétrie coïncide avec
l'axe du Soleil, ce qui rappelle l'aspect caractéristique de
la couronne sur les pôles solaires pendant les époques de
minimum d activité. Les plus longs filaments sont équa-
toriaux et rectilignes. La plupart des protubérances sont
très visibles dans les clichés (plaques anti-halo spécial
rapid llford).
A Tœil nu et au commencement de la totalité, on a vu
plusieurs protubérances, notamment à lest, d'une couleur
rouge très intense, semblable à celle de la région C du
spectre. La couche coronale en contact avec la photosphère
était très blanche, comme la lumière du magnésium.
Le premier contact intérieur a été observé par deux
procédés : par l'observation directe de la disparition du
dernier rayon de soleil et par l'observation de l'inversion
du spectre au moyen d'une jumelle qui portait un prisme
de ôcYMevant un dos objectifs. L'apparition du /fo^A-s^jîïCC-
irinn a précédé d'une demi- seconde l'appréciation du pre-
mier contact intérieur par vision directe, appréciation
faite également au moyen d'une autre jumelle semblable.
L'obs'Tvation du renversement du spectre est due à
M. A. Garcia. La ccjuroiinc a été évidemment plus étendue
et plus lumineuse» qu'en 1900.
« Avec un objectif de 1 1 C(*ntimètres et un grand prisme
(le llini de 60", dit iM. Comas Sola, j'ai fait la photo-
grai'hif* de i)lusieurs specires chromus[)liériques, en me
servant de la inémc monture parallaciiciue que pour l'autre
chambre. Dans ces photographies on remarque, en premier
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT 1905. 267
lieu, que le spectre de la chromosphère est peu riche en
raies, moins qu'en 1900. I) autre part, la majorité des
grandes protubérances a donné un spectre continu.
» Les raies des protubérances ont été très diverses,
selon leur origine. Dans les spectres des petites protubé-
rances, il y a eu également de grandes ditïérence.s. Dans
presque tous, la raie H du calcium est invisible. Dans une
autre petite photographie apparaît bien la raie H du cal-
cium, mais les raies do riiydrogène H-/ et llô sont invi-
sibles. La raie F est aussi invisible dans quelques protubé-
rances. Cinq minutes avant la totalité, on voit renversée,
dans la photogiaphie du spectre de la chromosphère, la
raie H7, mais les raies H et K sont renversées quelques
instants seulement avant le commencement de la totalité,
ce qui a été confirmé par la pellicule que j ai obtenue avec
un cinématographe de M. Gaumont, dans lequel j'avais
placé, devant son objectif de Goerz, un prisme de M. Mail-
hat. On doit conseiller ce procédé spectro-cinémato-
graphique comme un puissant auxiliaire des autres obser-
vations spectrographiques.
» La luminosité générale de l'atmosphère pendant la
totalité a été plus intense qu'en 1900, sans doute par suite
de la grande intensité lumineuse de la couronne. »
M. Raurich a pris un dessin dont il laut le féliciter;
c'est le meilleur, à mon avis, qui ait paru sur l'éclipsé du
mois d'août, et celui qui se rapproche le plus des photo-
graphies.
Dans la même ville se trouvait une mission anglaise
dirigée par le P. Cortie, assisté de MM. Adrian Liddell,
L. Cafferala et G. de Aquilera. Malgré de légers nuages
ijui passèrent devant le Soleil au commencement de l'éclipsé,
la réussite fut complète. Six belles photographies de la
couronne donnant une image du Soleil de 53 millimètres
de diamètre ont été obtenues à Taide d'une lunette de
5 mètres de distance focale munie d une lentille de 10 cen-
timètres, instrument appartenant à TAcadémie royale
m^ SÊRI£. T. IX. 17
258 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'Irlande. Ils ont, en outre, pris des photographies du
spectre de la couronne.
A rObservatoire de Tortosa, le P. Cirera, assisté d'un
nombreux personnel, a pu utiliser une éclaircie d'une mi-
nute et demie pour prendre quatre photographies de la
couronne, plusieurs dessins, ainsi que bon nombre d'ob-
servations sur les éléments météorologiques.
Le P. Lucas, très connu de nos lecteurs, et le P. Wulff
ont déterminé la durée de la totalité à laide d'un appareil
nouveau de leur invention et basé sur les propriétés élec-
triques du sélénium.
M. Aiidré, directeur de l'Observatoire de Lyon, campé
non loin de là, a été moins favorisé. Malgré les nuages il
a pu, il est vrai, observer les contacts extrêmes, mais
le ciel a été couvert pendant toute la totalité. Les mesures
d'ionisation et de champ électrique ont été poursuivies
pendant toute la durée de Téclipso.
D après un correspondant écrivant au Times, quelques
observations intéressantes et d'un caractère simple furent
faites par des astronomes amateurs à bord de VArcadia
qui, au moment de Téclipse, se trouvait près de la côte
d'Espagne, non loin de Castellon. Dos membres delà Bri-
tish Astronomical Association étaient à bord ; ils s'orga-
nisèrent pour observer les divers détails du phénomène.
Des nuages passaient sur le Soleil, mais il y avait des
intervalles de clarté parfaite. On vit les grains de Baily
en même temps que les bandes d'ombre. La couronne était
très compacte, très brillante et de teinte argentée. Un
seul rayon s'élançait d'une façon remarquable hors de la
couronne, mais il existait également quatre ou cinq ban-
deroles plus faibles. Les protubérances parurent plus pâles
que de coutume.
A bord d'un autre steamer, ÏOrtonn^ le Docteur Lannor
a observé le phénomène. Voici ses conclusions : La cou-
ronne était très belle et très détaillée, de sorte qu'il est
très difficile d'en donner la description générale. Quelques
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT 1905. 259
banderoles semblaient se croiser, elles n'étaient certai-
nement pas toutes radiales. On les voyait d'une façon
certaine jusqu'à environ deux diamètres solaires. Elles
étaient distribuées tout autour du Soleil, mais principa-
lement au sommet gauche (45° du sommet) du limbe. Sur
le limbe inférieur gauche se trouvait une longue banderole
de peu de largeur.
Les protubérances étaient distribuées plus ou moins
régulièrement autour du Soleil. Une, principalement, se
faisait remarquer dans le quadrant gauche supérieur. Leur
couleur était beaucoup moins vive qu'on s y attendait ;
elles étaient simplement de teinte violette ou rosée.
Les bandes d'ombre furent observées sur le pont du
navire à la fin de Téclipse.
En raison de son grand rapprochement de la ligne de
totalité, l'île Majorque avait donné asile à de nombreuses
missions, dont la plus importante était celle de l'Observa-
toire de physique solaire de South Kensington. Le temps
s'est montré, en général, un peu plus favorable qu'en
Espagne. Voici une partie de la relation de Sir N. Lockyer.
« Au moment du premier contact, il y avait très peu de
nuages dans la région voisine du Soleil, et nous obser-
vâmes ce premier contact dans d'excellentes conditions.
Peu à peu, on vit une grande bande de nuages s'élever
de Touest, et ce fut bientôt une sorte de course de vitesse
entre les nuages et le moment du second contact, ou le
commencement de la totalité. Le croissant diminuait
progressivement à mesure que les nuages devenaient de
plus en plus épais devant le Soleil. Les nuages l'empor-
tèrent ! Le moment du second contact ne put être observé !
Nous poursuivions cependant notre programme, bien que
nous sachions que nous ne photographions rien. Vénus
se montra tout à coup dans l'ouest à travers une éclaircie.
» Il y avait heureusement deux courants d'air différents
dans les régions supérieures, l'un venant du sud et l'autre
de l'ouest. La rencontre de ces deux courants pouvait
26o RBYUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
amener la disparition des nuages sur le Soleil, et nous
donner pendant quelques instants une vue de la couronne
à travers un voile moins épais ; les intervalles de clarté
se produisirent vers la fin de la totalité. L'apparition de
la lumière du Soleil au bord nord-ouest du Soleil annonça
la fin de la totalité, et termina ainsi le travail des instru-
ments et de la grande majorité des divers détachements.
» Nous étions tous très désappointés. Tant de fatigues
pour faire de la bonne besogne avec toutes les garanties
possibles de réussite, et hélas ! obtenir un si piètre résul-
tat! Les chambres prismatiques de grand pouvoir dispersif
et les réflecteurs prismatiques de grande longueur focale,
pour ne rien dire des objectifs à long foyer destinés à
fournir des négatifs à trois couleurs, ne pouvaient donner
de bons résultats dans un ciel nuageux.
r> Pendant les quelques instants libres entre les exposi-
tions des différentes photographies dans mon instrument,
je vis assez la couronne pour reconnaître quel merveilleux
spectacle elle aurait été par un ciel sans nuages. L'un des
détails caractéristiques de cette éclipse fut la protubérance
rouge extrêmement brillante située dans le quadrant nord-
est ; je ne vis rien de semblable lors des éclipses de 1898
ou de 1900. I) après certains observateurs, le paysage fui
illuminé par cette belle protubérance et on signale des
effets de coucher de soleil.
f La couronne elle-même était du type maximum^ les
rayons radiant dans toutes les directions même très près
des pôles. Au pôle nord il y avait une région montrant
les belles fentes que Ton voit surtout dans les éclipses de
minimum, mais au pôle sud cette structure caractéristique
n'existait pas. Malheureusement, le limbe oriental et le
limbe occidental étaient, voilés par un nuage plus épais
que la région nord et sud au moment où j'avais la possi-
bilité de regarder. Ce fut donc vers les pôles solaires que
je vis les plus longs rayons coronaux, et deux dans le
l'éclipsb totale de soleil du 3o AOUT 1905. 261
quadrant sud-est s'étendaient au moins à deux diamètres
solaires.
» L*éclipse terminée, il n'y avait plus qu'à rassembler
les plaques photographiques exposées et à commencer
l'emballage des instruments. Le soir, la moitié de l'ouvrage
était déjà faite.
» Dans la fraîcheur de la nuit on commença le dévelop-
pement des plaques. On choisit d'abord celles qui avaient
chance d'être impressionnées. Pour résumer ce qui a été
obtenu, maintenant que la série entière est développée,
nous dirons que nous avons été beaucoup plus heureux
que nous l'espérions. M. Butler, à l'aide du réflecteur
prismatique, obtint une excellente image de la couronne
inférieure, le diamètre solaire étant d'environ 21 centi-
mètres.
• M. F. Me Clean, avec le coronographe de 16 pieds,
obtint une belle photographie de la couronne • avec des
détails excessivement nets et une grande extension.
» Le lieutenant Trench, avec le coronographe De La
Rue, fut assez heureux pour prendre trois négatifs qui
seront très utiles, car ils sont bien au point.
» Malheureusement, les longues expositions exigées
pour la chambre à trois couleurs manœuvrée par Lady
Lockyer ne donnèrent rien à cause des nuages.
» M. Clift, avec le 3 1/2 pouces de Newton monté équa-
torialement, a obtenu deux bonnes expositions.
9 L'instrument que je devais manœuvrer m'a fourni
quatre bons négatifs : l'un montre l'anneau coronal vert
plus évident que sur les photographies prises pendant les
éclipses de 1898 ou de 1900 et aussi plusieurs autres
anneaux distincts.
n Le spectre de la chromosphère inférieure, au com-
mencement et à la fin de la totalité, n'a pas été obtenu.
n M. Howard Payn a eu une bonne image sur deux
expositions, et cette image montre le spectre des grandes
protobérances et l'anneau vert coronal.
/
202 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
« Les observateurs des bandes d'ombre ont réuni une
grande somme d'informations en ce qui concerne leur
grandeur, la vitesse et la direction de leur mouvement.
» Les dessinateurs de la couronne donnèrent des résul-
tats très concordants, et les autres groupes fournirent
aussi des documents très utiles qui seront publiés plus
tard, car les observations n'ont pas encore été comparées.
y» Peut-être serons-nous un peu plus savants lors de la
prochaine éclipse et pourrons-nous dire en quelles régions
il fera beau temps ou mauvais temps sur la trajectoire de
l'éclipsé, y»
La mission des Pères Jésuites, dirigée par le P. Âlgué
de l'Observatoire de Manille, a été plus heureuse. Le ciel
se montra très beau et on a jm prendre un grand nombre
de dessins et de pliotographies.
II
LES OBSERVATIONS EN ALGÉRIE, EN TUNISIE ET EN ÉGTPTB
Les astronomes qui avaient déserté la vieille Europe pour
gagner le territoire africain ont été bien inspirés. Partout
le ciel s'est montré favorable et, de Philippeville à l'Egypte,
on a pu accumulej" de nombreux documents dont les
résultats n'ont pas encore été donnés complètement.
A Philippeville, M. Nordmann a observé le magné-
tisme et lelectricité atmosphérique. Dans cette ville, où
se proposait de s'établir primitivement Sir Lockyer, le
temps a été superbe.
M. PiltschikotF a mesuré In quantité de lumière pola-
risée, à lo degrés, et dans le vertical du Soleil. Il a
montré aulérieuroment (lue cette proportion de lumière
est constante, quelle que soit nilumi nation de l'atmo-
sphère, et que l'on ait atfaire au Soleil ou à la Lune. Elle
est plus forte pour le bleu que pour le rouge. Pendant
l'églipse totale de soleil du 3o AOUT 1905. 263
Téclipse actuelle, au point du ciel ci-dessus, la proportion
de lumière polarisée était de 62 pour 100 avant et après
Téclipse, pour le bleu, de 5j à 54,5 pour 100 pour le
rouge. Pour le bleu, pendant la totalité, ce chiffre est
tombé à zéro, mais il y a incertitude sur ce résultat.
Notons encore les observations météorologiques faites
à Constantine par MM. Henry de la Vaulx et J. Joubert,
à terre, en ballon monté et en ballon sonde. Au moment
de la totalité, la température a subi une baisse de 5°
•à terre et de 3** à 4® dans les couches supérieures. L'obs-
curité a été plus grande à 25oo m. qu'à terre même. Le
mouvement tournant du vent a été très caractéristique ;
non seulement il a été observé h terre, mais encore la
trajectoire de la marche suivie par le ballon montre que
celui-ci a décrit un arc de cercle de 270**. Aussitôt après
Féclipse, le vent est revenu à sa direction initiale.
A El Arrouch, la mission de M. Andoyer de Paris a pu
prendre 1 1 clichés pendant l'éclipsé à Taide d'un objectif
photographique de 140"" d'ouverture.
A Souk Ahras nous trouvons une mission allemande
avec le professeur Scharr, directeur de l'Observatoire de
Hambourg, qui avait amené une lunette photographique
dont le tube, non démontable, de 20 mètres de longueur
présenta les plus grandes difficultés de transport. On
obtint des photographies du Soleil de 18 centimètres de
diamètre pour la couronne intérieure. La mission recher-
chait en même temps, au moyen d'instruments mieux
appropriés, l'extension coronale et les planètes intra-
mercurielles. La discussion des observations n'est pas
encore terminée.
A Guelma s'étaient établies plusieurs missions assez
importantes, sous la direction de M. Trépied (mission
française), du professeur Schwarzschild (mission alle-
mande) et de M. Dinwiddie (mission américaine).
M. Trépied a obtenu sur ses photographies en dehors
de Féclipse, le disque lunaire visible sur la couronne.
r
264 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
A Sfax, des quatre missions établies aucune n'a encore
donné des résultats définitifs.
La première mission dirigée par Sir Christie, astronome
royal, se proposait, en outre des études spéctroscopiques,
de l'aire des photographies à grande échelle. Qu a-t-elie
obtenu? Mieux, pensons-nous, que ne le feraient croire ces
dépêches rédigées à la hâte après le phénomène.
tf Hien (|ue le ciel fût partiellement nuageux, Téclipse a
été très bien obsorvée et photographiée. La couronne vue
à Sfax, était du type maximum caractéristique, avec des-
banderoles sétendant au moins à deux diamètres du
disque et de couleur rosée *».
« Le jour de Téclipso fut de beaucoup le plus mauvais
de notre séjour à Sfax, dit Sir Christie. Les nuages dimi-
nuèrent un peu dans la matinée, mais il resta un voile
brumeux sur le Soleil qui fut renforcé, à mesure que le
temj)s avançait, par la lumière des images détachés cou-
vrant le nord-ouest.
r> Le Soleil ne fut jamais caché plus de quelques
secondes, mais c'était suffisant pour compromettre le
travail des grosses lunettes. A mesure que la lune cachait
le Soleil, la température qui était de 32^,2 descendit
à 28^,9.
y» Le nombre des observateurs s'accrut de quelques
olficiors et marins du iSii/fblk, qui devaient surveiller les
phénomènes secondaires, compter les secondes au métro-
nome, etc.
« La lumière devint étrange et on aperçut les bandes
d'ombre dansant sur le sol et les murailles. Vénus brillait
et peu après, Arcturus. Sir William Christie observait la
diminution graduelle du disque du Soleil sur la glace
de la chambi'c Thompson et, 20 secondes avant la dis-
parition du disque, cria le ^ Sland by »» . Tout était prêt.
-> Alors so produisit un. intervalle beaucoup plus long
jusqu'à la totalité et (juc Ton ne pouvait s'expliquer sur le
moment, mais que l'on comprit plus tard. 11 ne semble pas
L'âCLIPSB TOTALE DE SOLEIL DU 3o AOUT IQOS. 205
qu'il y ait eu un commencement bien défini pour Téclipse.
Le croissant ne disparut jamais totalement, ou plutôt il
se changea en un magnifique groupe de protubérances
distribuées snr un arc d'environ 3o degrés, près de l'en-
droit où Ton avait vu la disparition du disque vrai du
Soleil. Elles devaient avoir une hauteur immense, et il
s'écoula au moins 3o secondes avant qu'elles fussent
cachées par la lune qui s'avançait.
n En même temps et graduellement aussi émergea la
couronne. Les observateurs qui avaient déjà vu d'autres
éclipses ont dit que c'était une pauvre couronne. Pour les
autres, il n'en était pas de même.
» A la place du croissant du Soleil, un disque noir
comme de l'encre se projetait sur le ciel avec une paire
d'immenses protubérances roses à l'est de son sommet, et
de toutes les parties de la circonférence, des rayons et
des banderoles de substances pâles, mais définies, répar-
ties avec l'irrégularité la plus grande, brillaient autour
du bord du disque, et se perdaient pour l'œil à deux dia-
mètres de distance. La plupart des observateurs virent une
teinte rosée dans cette couronne. Pour d'autres, elle avait
la teinte de l'argent pur ou du gris d'aluminium. Elle
était très certainement du type associé au maximum des
taches. Beaucoup d'étoiles furent visibles, bien que le
ciel ne fût jamais très noir. Les 200 secondes passèrent
trop vite, et avec un éclat surprenant le disque du Soleil
commença à réapparaître. 11 ne restait plus qu'à grouper
les résultats et à déterminer à quel point le commence-
ment indéfini avait nui au programme. La plupart des
observateurs ont pris avec succès sept photographies
sur huit. Jusqu'à quel point le brouillard et la lumière
diffuse du ciel ont-ils affecté ces photographies, c'est ce
que l'on ne sait pas encore. »
La mission italienne dirigée par le docteur Zona n'a
pas non plus donné signe de vie depuis le 3o août.
Néanmoins le docteur Zona a proposé une explication
f
266 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
assez ingénieuse des bandes d*ombre. Ces bandes auraient,
d'après lui, une origine purement atmosphérique.
Il a observé que les rayons de lumière, dirigés par un
projecteur de navire de guerre sur une muraille à plu-
sieurs kilomètres du navire, montrent exactement la même
sorte de bandos lumineuses et sombres visibles à Sfax
pendant la récente éclipse solaire.
Il avait aussi remarqué que la lumière de Vénus, pro-
jetée à travers une petite fenêtre sur la muraille opposée
de la chambre où il était assis, montrait le même aspect.
Le docteur Zona suppose que les vibrations atmosphé-
riques, causant l'agitation du limbe solaire observé
directement, sont la seule et véritable cause des bandes
oscillantes vues pendant les éclipses totales.
La troisième mission établie à Sfax était celle de
M. Bigourdan, astronome de TObservatoire de Paris,
accompagné de MM. Dehalu et Gorissen, astronomes
belges et de M. Eysséric. Les grains de Baily ont été
aperçus très nettement. Le principal instrument de la
mission était une lunette horizontale de lo mètres de
distance focale et 20 centimètres d'ouverture avec miroir
monté en cœlostat. Cette lunette, ainsi que le châssis
photographique, contenant la provision de plaques, était,
paraît-il, montée pour la première fois et n'avait pas
encore été essayée. Il ne faut donc pas s'étonner du fait
qui arriva au moment de l'éclipsé. La nervosité des opé-
rateurs est toujours àcraindre dans ces difficiles occasions,
et l'on se trouve bien de faire de nombreuses répétitions
avant l'événement si Ton veut écarter toutes chances
d'insuccès. Après deux poses, le châssis magasin ne
voulut plus fonctionner et c'est grand dommage, car les
deux clichés obtenus donnent beaucoup de détails de la
couronne intérieure. Cliaquo plaque porte en outre une
échelle d'intensité qui permettra d'évaluer d'une façon
précise l'éclat relatif photogénique des diverses régions
coronales. L'échelle a été obtenue en exposant à une
l'éclipsb totale de soleil du 3o AOUT 1905. 267
lumière d'intensité connue et avec des poses croissantes
une série de petits carrés au bord de chaque plaque.
La même mission a fait aussi un essai de photographie
monochromatique, en posant à Taide d'un écran vert qui
ne laissait passer que les rayons voisins de X 53o. Le
cliché a montré une étendue coronale s'étendant à 3o'
seulement du bord lunaire, soit environ une fois seule-
ment le diamètre du Soleil ; mais, tel qu'il est, ce cliché
nous semble à peu près inutilisable en raison de deux
images secondaires produites par une double réflexion
intérieure qu'on n'avait pas aperçue.
I^e programme spectrographique a pu être complète-
ment rempli à l'aide de deux spectrographes à fente,
chacun à deux prismes et produisant une déviation de 90"*.
Le collecteur de lumière avait o",8o environ de foyer
et 0™,i5 d'ouverture. Les fentes étaient assez longues
pour déborder considérablement le Soleil de chaque côté,
de manière à obtenir la composition de la lumière coro-
nale sur quatre points, correspondant à peu près à Téqua-
teur et à l'axe du Soleil.
On avait ajouté diverses expériences de photométrie
oculaire et photographique dont nous ne connaissons pas
encore les résultats.
La mission Bigourdan avait, en outre, installé une sta-
tion magnétique avec les trois instruments enregistreurs
ordinaires : déclinomètre, balance et bifilaire. Les obser-
vations, organisées par M. Dehalu, n'ont montré de
trouble magnétique notable que la veille de Téclipse. Pour
se prononcer définitivement sur Tinfluence de l'éclipsé, il
est nécessaire de comparer les courbes du 3o août à celles
obtenues avant et après ; mais, dès maintenant, on peut
dire que, à Sfax, cette influence a été au moins très faible.
La quatrième mission était celle de Tauteur de cet
article (mission Moreux du Bureau des Longitudes).
Notre programme comportait un nombre assez restreint
{
208 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de recherches qui peuvent être éimmérées dans Tordre
suivant :
1^ Détermination de Theure des contacts au moyen
d'un chronographe enregistreur spécialement construit à
cet effet ;
2*" Dessin de Téclipse à l'œil nu.
Ces deux parties du programme m'étaient réservées et» g
bien que je les aie remplies avec toute la satisfaction dés^^M
rable, je dois avouer que l'exemple n'est pas bon à jnaîte^^
et que je ne les recommencerais pas volontiers» une seule
occupation étant largement suffisante pour employer tes
moments précieux d'une éclipse.
3** Détermination de l'extension coronale au moyeu
d'objectifs à grande luminosité, et recherche {1} d'une
planète intra-mercurielle. Ce travail avait été confié â
M. l'abbé Marchand, mon secrétaire, ainsi qu'k M, Ma^
quaire, directeur de la fabrique Pillivuyt, à Mehuii, el
attaché comme photographe à la mission.
4"* Recherche des variations électriques de l'atmosphère
pendant la totalité. Cette partie très délicate avait élè
réservée à M. Salles, physicien attaché au laboratoire du
Collège de France.
Le cinquième membre de la mission, M. Baudon, avait
été bénévolement prêté à la mission Bigourdart.
La détermination des contacts, surtout celle du pi
mier, est une chose plutôt difficile, et je compris
3o août dernier, combien je devais me féliciter d*avoir
fait mes premières armes en Espagne, dans la belle oasis
d'Elche, alors que j'observais 1 éclipse aux côtés de
M. Flammarion et du comte de la Baume- Plu vinel.
L'appréciation de l'heure devient un problème insur-
montable, même avec un bon chronomètre réglé, et sa
solution complètement illusoire, lorsqu'on a la prétention
d avoir le dixième de seconde. Un chronographe enregis-
treur devient donc absolument indispensable.
Je m'étais entendu depuis longtemps avec mon ami
>re^H
l'éclipsb totale de soleil du 3o AOUT 1905. 269
M. Paul Ditisheim, le constructeur qui a créé l'année
dernière l'horloge la plus parfaite sortie des mains de
l'homme, pour lui faire exécuter un chronographe enre-
gistreur assez poi'tatif et facilement maniable (âg. 1).
M. DitLsheim était en mesure de me livrer, dès les pre-
miei*s jours du mois d août, un chronomètre enregistrant
Fig. i. — Clironograi^he enregistreur de M. Paul Ditisheim.
l'heure au centième de seconde sur une bande de papier
se déroulant très régulièrement et à la façon d'une bande
de télégraphe Morse. C'était plus qu'il n'en fallait.
Je suis au dernier regret de ne pouvoir, même au-
jourd'hui, donner à mes lecteurs tous les résultats obtenus
à l'aide de ce remarquable instrument, les corrections de
l'heure faites à Sfax par M. Bigourdan n'étant pas encore
prêtes.
270 REVUE DES QUESTIONS SGIENTIPIQUB8.
Mais j'ai pu toutefois apprécier la durée de TëcTipso 6t
les nombres obtenus sont très intéressants, comparés à
ceux de la durée calculée.
MM. Todd et Baker, dans Popular Aktronomy (roiu
1905) avaient donné pour Sfax : grandeur de réclipsa:
1,020, durée : 3"'28%3 ; tandis que TAnnuaîre du BtiRgâir
DES Longitudes avait donné 1,021 et une durée de 3"2t*
ou 3°,4. Cette même durée avait été calculée par M. Lan-
derer qui avait trouvé le nombre de 3"26'*. Le chrona-
graphe enregistreur a indiqué une durée totale de S'^'aS^^a,
chiffre assez voisin de celui qui a été déduit de la Cou*
NAISSANCE DES TeMPS.
Ces erreurs très petites se font cependant sentir diiitt^^
le tracé de la limite de l'éclipsé. Ainsi Sousse et Gabèif
qui étaient à la limite septentrionale et méridionale de k
lone de totalité, n'ont pas eu l'éclipsé totale p comme j*AÎ
pu m'en assurer par le témoignage d'observateurs envoyé»
dans ces deux villes. Il est vrai qu'à Gabès, d'apr^îe
M. Landerer, la grandeur de l'éclipsé devait être de 0,999*
Nous avons donc encore besoin de remanier les chilfrâi
d'après lesquels nous calculons les éléments des éclipsM,^
bien que nous ayons atteint sous ce rapport une asss^
grande exactitude. L'important est d'admettre un dia-
mètre lunaire exact.
Pendant tout le temps qu'a duré l'éclipsé partielle, j'«t
suivi avec des grossissements différents l'envahîsseraeotdu
disque solaire ; les montagnes de la lune se découpaient
très nettes sur la photosphère et, au moment précis où là
bord lunaire atteignait une tache solaire, je n'ai rien
remarqué d'anormal, en tout cas rien qui indiquât la pré-
sence d'une atmosphère à la surface de notre satellite.
Au moment du second contact, le phénomène cooiiti
sous le nom de grains de Baily apparut très neltetnent ;
occupé comme je l'étais à surveiller le moment précis du
contact, je n'ai pu prendre un dessin exact du phénomèner
Les premiers rayons de la couronne ont été vus
L'éCLIPSB TOTALE DE SOLEIL DU 3o AOUT IQOS. 2J\
Pig. 2. — La couronne solaire. Éclipse du 50 août 1905
(Dessin pris à Sfax, par Tabbé Moreux).
/
272 RBVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sûrement cinq secondes avant la totalité, à Touest du Soleil,
et huit secondes après la fin. La totalité est enfin com-
mencée. Mes collaborateurs ont eu une petite désillusion ;
ils s'attendaient en général à une couronne plus étendue.
Le spectacle fut cependant d'une idéale beauté (fig. 3).
La chromosphère entourant le Soleil était d'un rouge
violacé resplendissant ; de belles protubérances s'élevaient
çà et là comme des panaches de fumée tranquille. Deux
d'entre elles étaient nettement antipodales, fait qui a été
souvent signalé. Deux autres présentaient dans leur moitié
supérieure une coloration argentée, ce qui n'a pas été
observé, que je sache, depuis Téclipse de i885. Au. delà
de la chromosphère, la couronne intérieure était puissam-
ment lumineuse, teintée non pas en vert comme on Ta
souvent constaté, mais en bleu pâle, avec, sur ses bords,
des rayons dorés d'une teinte chaude rappelant l'or rouge.
Les jets coronaux à l'œil nu me parurent très droits et
cessaient d être visibles à un diamètre et demi du Soleil.
Dans la partie supérieure apparaissait un rayon massif
très lumineux à sa base, dirigé h peu près tangentielle-
ment au bord solaire ; il était accompagné de deux autres
rayons plus petits, moins lumineux et parallèles à la direc-
tion du premier. Sur la droite, après l'amorce d'un pre-
mier jet, en partait un second très important et dirigé à
peu près normalement. Un peu plus bas s'échappait un
troisième rayon tangent, moins long et plus difficile à
distinguer.
Dans la partie inférieure, l'œil pouvait saisir six jets
coronaux dont trois facilement visibles : c'était l'amoroe
de rayons courbes et beaucoup plus longs, ainsi que nous
le verrons sur les photographies. A l'est enfin, apparais-
saient noyés dans une forte lumière deux rayons faisant
entre eux un angle droit et dont l'intervalle lumineux était
comblé par une matière blanche se dégradant insensi-
blement sur le fond du ciel.
L'aspect du paysage était fort caractéristique. La colo-
l'éclipsé totale de soleil du 3o AOUT 1905. 273
ration dominante était d'une teinte neutre telle qu'on l'ob-
tiendrait en mélangeant du jaune et du vert pâle avec de
la terre d'ombre.
L'obscurité n'a été complète à aucun moment de la
totalité, puisque j'ai pu lire mon chronomètre à i",5o de
distance sans aucune difficulté. On eût dit un crépuscule
bizarre où les ombres des objets avaient presque disparu
et où toutes choses revêtaient une teinte à peu près uni-
forme. L'obscurité moins grande qu'en 1900 s'explique
assez facilement par deux raisons. La première, c'est que
la couronne était réellement plus lumineuse, bien que
moins étendue ; la seconde provenait d'une hauteur plus
grande du Soleil au-dessus de Thorizon. L'éclipsé s'est
produite à Sfax à 2** 25™ , alors qu'en 1900, en Espagne,
le phénomène eut lieu après 4 heures du soir.
C'était avec une certaine appréhension que j'avais
abordé l'étude de l'extension coronale au moyen d'objectifs
à grande luminosité. Comme l'expérience était nouvelle,
je crois, je n'avais aucune raison de réussir, d'autant que
mes objectifs d'ouverture f: 4,3 étaient composés de 4 len-
tilles, fait qui a toujours été considéré comme très défa-
vorable, en raison des multiples réflexions. 11 ne coûtait
cependant que d'essayer. Les résultats ont dépassé notre
attente. Non seulement nous avons obtenu une très belle
couromie, dont certains rayons atteignent quatre fois le
diamètre du Soleil, mais l'extension de la couronne exté-
rieure y est très marquée (fig. 3).
Nos clichés, excessivement nets, perdent beaucoup à
Tagrandissemeut et plus encore à la reproduction. La
gravure ne donne que les principaux rayons. Ceux-ci
s'étendent beaucoup plus loin qu'on pouvait les voir à
l'œil nu et la conclusion à en tirer est que désormais,
pour les éclipses, la photographie avec objectifs très
lumineux s'impose. Quant à la couronne extérieure, nos
plaques donnent une extension, en forme d ellipsoïde plus
ou moins déformé, tout autour du Soleil.
Jll* SÉRIE. T. IX. 18
{
274 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Fig, 3, — r/£eli[ise solaire ilu 30 aoùL IOO:i. Sji:=siuïî Mok^uji îi Sfas.
Agrandii^enienL d'une pbolographîe prise avec un objeclirnoreuï ùe graniie lumûio^ilé,
ï^ose i B secondes
l'éclipsb totale de soleil du 3o AOUT 1905. 275
Le grand axe du côté ouest s'étend à près de 14 fois le
diamètre de la Lune, soit 7^32' exîicteiïUîut, A lest, la
limite ne dépasse pas dix fois, soit S'^iS', Au nord et au
Ft^:, 4. — Eciipsc du ÔO aoûl 19Û5. Courbes isoplioliques
lie la couronne inléncut e (iUiché de là (nif^ian filoreux, à Sfuxl*
sud, la largeur est beaucoup moindre, 4''28' au nord et
3*^2 î' dans la partie opposée.
En résumé, le Soleil n'occupe pas le centre de Tellip-
Sûïde dont le grand axe mesure iS^^^S et le petit axe
environ S'\ Il n'est pas du cadre de cet article de faire
276 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ressortir les conclusions qu'impose cette constatation :
elles seront très intéressantes pour la physique solaire.
Lexistence de la couronne extérieure, très développée
même aux périodes de maximum d'activité, peut désor-
mais être considérée comme un fait acquis. Sa direction
générale est celle de Téquateur solaire ; il serait intéres-
sant de savoir si elle coïncide avec Taxe de la lumière
zodiacale dont elle me parait faire partie, et qui est elle-
même plus ou moins excentrée par rapport au Soleil.
J ai développé, dans mon livre Le Problème solaire^ la
façon dont la lumière zodiacale peut donner lieu aux dif-
férentes formes d'activité solaire. Mes idées depuis 1900
ont très peu changé à ce sujet, et j'avoue que c'était en
grande partie pour confirmer mes hypothèses que j'avais
résolu de rechercher l'extension coronale lors de la der-
nière éclipse.
Au point dé vue de l'intensité lumineuse, les mesures
faites sur les clichés ont montré que Téclairement diminue
i\ peu près en raison inverse du carré de la distance. Cette
loi qu'on peut regarder comme très approchée pour la
couronne intérieure (fig. 4), semble totalement en défaut
à partir de la quatrième zone sur le dessin, surtout dans
les régions équatoriales et polaires. Ceci provient vrai-
semblablement des jets coronaux formés de poussières
repoussées par la lumière solaire, et qui sont distribués
inégalement dans l'espace suivant les périodes d'activité
En prenant comme unité l'intensité de la dernière
(*ourbe extérieure, on voit que les courbes isophotiques
(Hg. 5) — cest-à-dire de même luminosité — ne sont
pas échelonnées régulièrement jusqu'à la chromosphère,
dont l'intensité est représentée par 55 à peu près.
Toutes les plaques qui m'ont servi pour les photographies
de la couronne sont des plaques anti-halo de l'usine Saint-
Clair de Bordeaux, dont je me sers habituellement. Celles
employées pour l'éclipsé avaient été mises à ma disposition
par M. F. Saint-Clair, que je suis heureux de remercier.
L*àGLIPSE TOTALE DE SOLEIL DU 3o AOUT IQoS. 277
J'avais aussi essayé de photographier la couronne
avant et après Téclipse, mais les plaques lentes Lumière,
que j'ai employées avec des poses très courtes, n ont rien
donné d'intéressant. Cet essai nest donc pas à recom-
mencer dans une semblable occasion.
Les recherches des variations du champ électrique de
l'atmosphère avaient été confiées, ainsi. que je l'ai dit, à
M. Salles, physicien au Collège de France et attaché à
Pig. 5S. — Courbes isophotifjuos des couronnes intérieure et extérieure
le 30 août 1005, d'après les clichés pris par la mission Moreux, à Sfax.
ma mission. Les appareils employés consistaient en un
collecteur au radium et un électromètre d'Exner du type
courant. Cet électromètre avait été étalonné au départ à
Taide d'une batterie de petits accumulateurs. Le collecteur
avait été étudié par comparaison avec ceux qu'emploie
M. Th. Moureaux, le directeur de l'Observatoire du parc
S'-Maur. Le collecteur, fixé à l'extrémité d un petit mât
de 2^,40 environ, était placé bien à découvert dans un
des angles de la cour de Técole des garçons à Sfax.
Afin d'obtenir des résultats appréciables et compa-
rables entre eux, M. Salles commença ses observations une
(
278 RBVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUBS.
dizaine de jours avant Téclipse. Ces mesures quotidiennes
s'étendaient de midi et demi à 5 heures du soir ; elles ont
montré assez nettement un acxroissement du champ venB
midi ; puis la courbe descendait entre 4 et 3 heures du soir.
En général, il soufflait à Sfax un vent du nord-nord-est
et, chaque fois que le vent se faisait sentir, les déviations
de Télectromètre étaient troublées. Par temps calme, la
feuille de Télectromètre donnait des indications s'écartant
peu l'une de l'autre.
Malheureusement, le jour de l'éclipsé, par suite de
Faction du vent, la feuille de Télectrométre était dans un
perpétuel état d'agitation ; néanmoins, pendant la totalité,
on put observer un abaissement sensible du champ. Toute-
fois, au cours de cotte phase très courte, le potentiel passa
brusquement de 85 volts à i25 volts pour retomber ensuite
à 85 volts. Le minimum observé pendant la totalité a
été de 5o volts. Immédiatement après le troisième contact,
l'électromètre remonta à i5o volts, puis retomba aussitôt
à 5o volts et finalement remonta vers des valeure compa-
rables à celles qui précédèrent la totalité.
Ce qui est très remarquable, c'est que, malgré le mini-
mum constaté pendant la totalité, cette chute n'a été ni
précédée d'un abaissement graduel du potentiel, ni suivie
d'un accroissement en correspondance avec la marche de
roclipse. Elster et Geitel avaient autrefois constaté une
diminution suivie d'une augmentation pendant Téclipse de
1887, bien que le temps eût été couvert, et Ludwig, pen-
dant l'éclipsé de 1898, avait observé une diminution du
champ, dix minutes avant la totalité ; cette diminution
avait atteint un minimum cinq minutes après l'occultation,
puis le champ était resté constant pendant vingt minutes
pour remonter ensuite. Etant donnée l'absence de netteté
des observations, M. Salles n'a pas cru devoir continuer
ce qu'il se proposait de faire, c est-à-dire d'encadrer les
observations entre deux séries. Des expériences en cours
permettront de décider s'il Aiut incriminer le collecteur aa
l'églipse totale de soleil du 3o AOUT igo5. 279
radium ou s'il n'y a eu là qu'une action perturbatrice du
vent apportant des charges.
A Sfax, les ombres volantes ont été vues par beaucoup
d'observateurs ; l'un de mes collaborateurs, M. Baudon,
les a décrites comme des sinusoïdes sombres de deux ou
trois centimètres d'épaisseur et paraissant avancer comme
un homme marchant au pas.
Quelques observateurs se sont inquiétés de vérifier
diverses assertions relatives aux plantes et aux animaux.
Nous avons reçu à ce sujet les observations les plus
contradictoires. A Maknassy, M. Bursault, directeur des
mines de Gafsa, écrivait : Les coqs se sont mis à
chanter à 1 h. 35 ; au moment de la totalité, les moineaux
sont venus en masse se coucher dans les arbres ; les gril-
lons, qui ne se font entendre que la nuit, se sont mis à
chanter. Les acacias et les mimosas ont fermé leurs
feuilles ; toutefois des pourpiers en fleurs et des belles-
de-nuit n'ont pas paru impressionnés. A Kairouan, on a
constaté que les pigeons sont rentrés au colombier.
A Sousse, le commandant Lefranc, qui observait au
moment de la phase maximum et alors que les rayons
coronaux étaient faiblement visibles, car il n'y a pas eu
de totalité, m'a affirmé que les animaux n'ont pas paru
impressionnés. Deux chiens se livrant à un combat acharné
dans la rue, ont continué leur lutte malgré l'obscurcissement
du ciel ; des chats allongés sur une terrasse, ne se sont
pas aperçus du phénomène ; mais, par contre, de nom-
breuses chauves-souris sont sorties de leurs repaires et
ont voleté pendant plusieurs minutes.
Bien que les Arabes eussent été avertis partout par des
circulaires écrites dans leur langue, la plupart d'entre eux
n'ont cru au phénomène annoncé qu'au moment de Téclipse,
et tous ceux des campagnes ont manifesté une grande
frayeur. Les femmes sont restées enfermées dans leurs
gourbis, priant Allah et Mahomet de les épargner.
A Sfax, la colonie maltaise était peu rassurée, et, dès
i
28o REVUE DES QUESTIONS SCUENTIPIQUBS.
le matii), beaucoup de femmes entouraient leur taille d'un
chapelet à la manière d'une ceinture. Beaucoup d'entre
elles croy nient leur dernière lieure arrivée, et M. le Curé
a dû passer bon nombre d'heures au confessionnal. La
présence de deux ecclésiastiques veims de France pour
étudier le phénomène (M. Tabbé Marchand et moi) leur
donnait cependant quelque espoir, et. malgré leui-s appré-
hensions, personne à Sfax n'est mort de frayeur.
A Tripoli, le temps fut aussi beau que possible. L'ex-
pédition américaine de Amherst Collège, ayant à sa tète
le Prof. Todd, a pu recueillir une ample moisson de
documents. Un coronographe automatique put prendre
jusqu'à 25o photographies de la couronne. On aperçut les
bandes d'ombre au moins dix minutes avant la totalité,
mais avec de nombreuses et remarquables particularités.
Elles étaient onduleuses et étroites, se mouvant plus
rapidement qu'un homme au pas, à angle droit avec le
vent, atteignant un maximum puis s'évanouixsant cinq fois
pendant les huit minutes précédant la totalité.
La durée de leclipse, qui devait être de 3"g% fut
inférieure de 3 secondes a ce chiifre calculé.
Là aussi s'étaient réunies les missions de M, Libert, de
M. Palazzo, directeur du Bureau central météorologique
italien et celle du Pi'of. Milloséwitch de Rome.
En Egypte, 1 éclipse fut observée avec succès par
M. Reynolds, qui employait son réflecteur de 120 pieds,
et par la mission américaine établie à Assuan. C'était la
troisième expédition de l'CJbservatoire Lick, qui avait
assuré toutes les chances de visibilité, en envoyant des
missions aux deux extrémités de la bande de totalité. On
disposait pour cela d'instruments semblables avec un pro-
gramme id(»ntique. 11 y avait en elïët intérêt à prendre
des photof^raphies à doux heures et demie d'intervalle,
atin de se rendre compte du changement problématique
(1(» la couronne. On sait l'insuccès de l'expédition du
Labrador qui rendit iimtiles ces dispositions. La couronne
l/ÉCLIPSE TOTALE DE SOLEIL DU 3o AOUT IQOS. 28 1
apparut, comme en Tunisie, relativement peu étendue,
avec sa plus longue banderole au sud-est d'environ deux
diamètres de longueur, et trois autres plus courtes dans
la partie supérieure. Les résultats des photographies ne
sont pas encore publiés.
En somme, jusqu'à présent, on chercherait en vain le
fait bien nouveau ; il ftiut attendre encore quelques mois.
Les expériences de polarisation n'ont rien appris que
nous ne sachions déjà. Tout au plus pourrait-on porter à
l'actif de la nouvelle éclipse l'observation de l'anneau du
coronium distingué sur tout le pourtour du disque solaire ;
les clichés diront ce qu'il faut penser des autres raies
caractéristiques encore inconnues ; à noter aussi la grande
extension coronale extérieure, découverte par notre mis-
sion à Sfax, qui semble montrer un nouveau mode d'opé-
ration à tenter dans toutes les éclipses.
Une ample provision de plaques qu'on posera au foyer
d'objectifs très lumineux, sera désormais tout indiquée
pour les recherches de ce genre. Du haut de sommets très
élevés, nos objectifs auraient probablement donné une
extension coronale beaucoup plus forte, indiquant une
étroite parenté entre la lumière zodiacale et la couronne.
La photographie trichrome, essayée pour la première
fois par différentes missions, ne donna aucun résultat en
raison des conditions atmosphériques pitoyables où se
sont faits les essais. Mais il n'y a pas là matière à
découragement, chaque éclipse nous révélant de nouveaux
travaux à entreprendre et nous laissant un legs de
doutes sans cesse soulevés et sans cesse écartés.
A l'heure actuelle, il serait puéril de nier que la couronne
constitue pour l'astronome un phénomène très embarras-
sant et d'autant plus inexplicable que nos méthodes
modernes d'investigation nous le font mieux connaître.
Décembre 1905, Bourges, Observatoire.
L'Abbé Th. Moreux.
I
BIBLIOGRAPHIE
1
Cours d'analyse mathématique, par Ed. Goursat, profeaseor
à la Faculté des Sciences de Paris. Tome II. Un vol. in-8* de
6*0 pages. — Paris, Gauthier- Villars, 1905.
En rendant compte dans cette Revue (1) du tome I de cet
ouvrage, nous avons insisté sur ses éminentes qualités, au premier
rang desquelles il convient de placer une extrême clarté uniei
une impeccable rigueur. Nous n'avons donc pas à y revenir id,
nous contentant d'indiquer rapidement la matière de ce second
volume, plus important d'ailleurs que le premier.
Ce volume s'ouvre, avec le Chapitre XIII, par une étude des
Fonctions élémentaires (Vune variable comp^eo:^, comprenant les
principes fondamentaux relatifs aux fonctions monogènes» l'étude
des transcendantes élémentaires définies par des séries entières
à termes imaginaires, les notions essentielles relatives à la
représentation conforme d'une part, aux produits infinis de
l'autre, toutes matières aujourd'hui bien classiques, mais propres»
précisément en raison de cela, à mettre en valeur les procédés
personnels d'exposition et de démonstration de l'auteur. Notoas
en particulier que les propriétés des produits infinis sont établies
directement, sans le secours des logarithmes.
Le Chapitre XIV, relatif à la Théorie générale des fandiai^
anahjHques, d'après CaucJnj, peut être caractérisé par cette
remarque (|ue l'auteur y a suivi l'ordre historique d'aussi près
que le permettent les nécessités de renseignement. Il débute par
les généralités concernant les intégrales prises entre des limites
(1) Janvier 1903, p.»».
BIBLIOGRAPHIE.
283
aginaires. M. Goursat y donne du théorème de Cauchy la
monstratioii qui lui est personnelle et qui suppose simplement,
mme on sait, l'existence de la dérivée et non la continuité de
tle dérivée.
La formule fondamentale donnant la valeur d'une fonction
ilomorphe en un point d'une aire fermée par un contour, quand
I connaît ses valeurs sur ce contour, est aisément déduite de là.
auteur en fait immédiatement rapplicationaux séries deïaylor
de Laurent, à celles plus générales de MM. Appell et Pain-
véf procédant les unes suivant des fractions rationnelles, les
itres suivant des polynômes, et aussi aux séries de fonctions
doDiorplies. Enfin sont données les généralités sur les fonctions
éromorphes, notamment ce qui se rapporte à leurs points sin-
liiers essentiels. Suivent des applications nombreuses et bien
loisies, parmi lesquelles nous signalerons une démonstration
mveile de la formule de M. Jenseii. Le Chapitre se termine par
^tude des périodes des intégrales déliuies; luréduclibilLté des
triodes de l'intégrale elliptique de première espèce y est éla-
ie d*une façon particulièrement élégante.
De même que le nom de Cauchy a pu être inscrit en tête du
recèdent, c'est celui de Weierstrass qui domine le Chapitre XV,
msacré aux Fonctions uniformes, et qui s'ouvre par la théorie
BS facteurs primaires et le célèbre théorème de M. Mittag-
effler. L'auteur a d'ailleurs soin de ne pas omettre la méthode
lus ancienne de Cauchy, fondée sur la Ihéorie des résidus, et
ai permet le développement d'une fonction méromorphe en
lie série à termes rationnels ; il en fait Tapirlication aux fonç-
ons cosa; et sino;. Mais l'application capitale de cette théorie
ènérale des fonctions uniformes est celle qu'en développe l'au-
lur aux fonctions elliptiques, en faisant usage des fonctions
>ndamentales introduites par Weierstrass. Notons, à titre de
§taii, l'heureuse modification apportée par M. Goursat à la
îmonstration du théorème de Jacobi sur l'impossibilité d'une
mction uniforme à trois périodes. Mais c'est particulièrement
l'occasion du problème de l'inversion (ju'il convient de louer
exposé personnel de l'auteur qui nous semble, en cette délicate
nestion, avoir su mettre le résultat à l'abri de toute objection.
n peut de même lui faire honneur de l'excellente méthode par
.quelle sont obtenues les formules générales d'inversion dans
! cas d'un polynôme du quatrième degré.
La théorie si importante du Prolonijemenf analytique a été
îservée pour le Chapitre XVl, l'auteur ayant manifestement
284 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tenu à la faire ressortir comme une conséquence naturelle des
idées de Caucliy. On sait d'ailleurs que, de son côté, M. Lindelof
a fait remarquer, dans son Calcul des résidus (1), que le prin-
cipe fondamental du prolongement analytique a d'abord été
énoncé par Cauchy.
Cette théorie entraîne l'étude des notions d'espace lacunaire
et de coupure essentielle, que l'auteur introduit par une méthode
qui lui est aussi personnelle. Il rattache avec beaucoup d'élé-
gance au théorème général de Caueliy un théorème d'Hermite
sur les fonctions affectées de coupures, définies par une intégrale
dépendant d'un paramètre.
Les Fonctions analytiques de plusieurs variables font l'objet
du Chapitre XVII. A la vérité, l'auteur se borne an cas de deai
variables, mais ses démonstrations peuvent être immédiatement
étendues au cas d'un nombre quelconque de variables.
Les généralités par lesquelles débute ce chapitre sont traitées
avec ce souci de complète rigueur qui n'abandonne jamais Tan-
teur et qui l'a conduit notamment à insister largement sur deux
questions essentielles, qu'on n'est pas habitué à voir toujours
traiter avec un tel soin : les cercles de convergence associés et
la définition des intégrales doubles. Comme appartenant plus
particulièrement en propre à M. Goursat, on peut citer la démon*
stration de la formule de différenciation sous le signe intégral,
ainsi que la définition de r(^) pour les valeurs de z dont la partie
réelle est négative.
Cette rigueur observée dans les généralités assure un solide
fondement à la théorie des fonctions implicites, qui suit immé*
diatenient, et notamment à colle des fonctions algébriques dont,
en une dizaine de pages, les prémisses sont développées avec
une maîtrise qui ne saurait surprendre de la part de Tautenr
dont on connaît sur ce sujet h' Traité magistral, publié en com-
mun avec M. Appell. Eu particulier. M. Goursat est parvenu à
rendre tout à fait rigoureuse la démonstration du théorème de
Weierstrass sur la décomposition d'une fonction holomorphe
F {x, y) s'annulaiit pour x — 0. // = o, ainsi que Textension de
la formule de Lag range au cas des fonctions explicites définies
par un système d'équations simultanées.
Le (Chapitre XVIII, qui vise la formation des Équations diffé-
rentielles et les Méthodes étrmcntah'cs d'intégration^ n'offre que
l'exposé des cas, depuis longtemps classiques, d'intégration par
U) Revue, davril 19U5. p. 6:21.
BIBLIOGRAPHIE . 285
oadraiures des équations du premier ordre et d'abaissement
les équations d'ordre supérieur. On peut y noter le souci qu'a
iurauteur d'y rattacher les uns aux autres les divers cas élé-
nentaires du premier ordre où l'équation n'est pas résolue par
'apport à la dérivée.
Avec le Chapitre XIX, qui vise les Théorèmes d^existencefUn
premier pas est fait dans la voie de la théorie moderne des
équations différentielles, inaugurée par Canchy. C'est ici le CaU
ml des limites de l'illustre Géomètre qui sert de fondement à la
méthode suivie par Tauteur, mais sensiblement perfectionnée
par lui sur plusieurs points importants. £n ce qui concerne
notamment l'application du calcul des limites aux équations aux
dérivées partielles, la méthode qu'il fait connaître, notablement
plus simple que celle de M""® de Kowalewsky, a l'avantage d'être
tout à fait générale. Il insiste d'ailleurs longuement sur l'unicité
des intégrales données dans le cas ordinaire. La question a été
longtemps contestée ; elle l'est peut-être encore ; mais, avec
l'exposé de M. Goursat, la réponse ne semble pas douteuse.
En ce qui concerne la méthode des approximations succes-
sives, qui a dû son plein succès à M. Picard, avec un complé-
ment important dû à M. LindelOf, l'auteur a simplifié la démon-
stration de la réciproque. Il a, d'autre part, su donner à la
méthode de Cauchy-Lipschitz une forme géométrique des plus
ivantageuses.
A la suite de la théorie des intégrales premières et du multi-
plicateur, M. Goursat expose, en quelques pages, les principes
fondamentaux de la théorie des groupes continus et des trans-
formations infinitésimales, de façon à montrer comment les divers
)rocédés d'intégration vus jusque-là peuvent être rattachés à ces
)rineipes. Cet exposé si clair, si habilement condensé peut servir
l'introduction à la lecture du magistral Traité de Sophus Lie.
Ainsi que le remarque l'auteur, ^ les équations différentielles
es mieux étudiées jusqu'à présent sont les équations linéaires.
Elles jouissent d'un ensemble de propriétés caractéristiques qui
!es distinguent nettement et en facilitent l'étude. I)*ailleurs, elles
nterviennent dans un grand nombre d*applications importantes
Je l'analyse, et leur étude préliminaire est très utile, avant
l'aborder les équations différentielles de la forme la plus
générale „. Aussi le Chapitre XX est-il consacré aux Équations
îifférentielles linéaires, bornées d'ailleurs à celles dont les
iroeflicienis sont des fonctions analytiques de la variable indépen-
laute. Si vaste est le sujet qu*il pourrait, à lui seul, donner lieu à
/
286 KKVIK DKS QÏÎKSTIONS SCIENTIFIQUES.
un vrritalile Tniih*. Avec un niro talent, M. Goursai a su eu
extniiro les parties vraiment essoiilielles pour les faire cadrer
dans son expusé (rensenil)le de l'Analyse infinitésimale. Il t,
bien entendu, surtout insisté sur les propriétés qui caractérisent
ces équations, comme d'avoir des systèmes fondamentaux d'inté-
grales, de ne posséder que des points singuliers fixes, etc. il
offre ainsi aux étudiants un exemple relativement simple en
même t(;nips que d'une haute importance intrinsèque, et admi-
rablement coordonné, des théories générales relatives an pro-
longement analytique. Application est faite de ces généralités
à (|uelques équations particulières : équations à coefficients
constants, équations linéaires d'Euler, équation de Laplace dont
les coetlirieuts sont des l'onctions linéaires de la variable.
l/auteur pousst; encore plus avant Texainen de cette théorie
en abordant, dans l'ordre d'idées de M. Fuchs, Tétude des inté-
grales régulières d'une équation linéaire au voisinage d'un point
singulier. Il s'etforce surtout, en cette étude, de mettre en relief
le rOle fondamental joué par le problème purement algébrique
de la réduction d'une Mibslitution linéaire à une forme cano-
nicjue.Les types particuliers d'équations (Gauss, Uessel, Picard),
à propos desquels ces vues sunt développées, olfrent d'ailleurs
par eux-mêmes un puissant intérêt.
La théorie est ensuite étendue aux systèmes d'équations
linéaires, et le même problème de réduction se retrouve à propos
des systèmes à coellicinits constants.
Les trois d(>niiers chapitres, que l'auteur, préoccupé sans
doute de restreindre les dimensions de son ouvrage, a réduits
en (|uelque sorte à l'essentiel, n'en méritent pas moins d'élit
loués sérieuximenl.
Le (Ihapitre XXI. qui traite des Équations différentielles fum
linéaires, ouvre des vut s très suflisantes sur le problème de
rinlégration tel ((u'il se pose aujourd'hui, et en fait nettement
sentir les ditlicultés. A propos des équations du premier ordre
dans lesquelles la dérivée n'est pas exprimée par une fonctioB
holomorphe, l'auteur donne une idée des belles recherches de
M. Poincaré.
iM.(îour>iit insiste plus spécialement sur la théorie des ioté-
gral(*s singulières, qu'il iilu>tre par un mode d'interprétation
géométrique heureusement iniiiginé, et qu'il réussit à étendre
aux sy>têmes du premier ordre.
Le (ihapitre Wll contient im tableau sobrement tracé de U
théorie des Kqtîahona aux (ivvivvea partielles, siget auquel, ne
BIBLIOGRAPHIE. 287
fût-ce que par ses contributions personnelles, M. Goursat serait
à même de donner un bien plus large développement. L'auteur
envisage successivement les équations linéaires du premier
ordre, les équations aux différentielles totales, les équations du
premier ordre à trois variables, les équations d'ordre supérieur
au premier. Son mode d'exposition ne s'écarte pas sensiblement,
en ces matières, des usages classiques, si ce n'est qu'il y fait
intervenir de façon peut-être plus systématique les niétbodes
géométriques. En particulier, l'interprétation qu'il donne de la
méthode de Mayer pour l'intégration d'une équation aux dififé-
rentieiles totales, la rend absolument intuitive.
Le Chapitre XXIII fournit un exposé des Éléments du calcul
des varicUions réduit au cas le plus simple. En ce domaine,
s'affirment particulièrement les qualités de rigueur de l'auteur,
qui s'eflforce, en outre, de donner une idée de quelques récents
progrès de cette théorie. C'est ainsi, par exemple, et en l'éta-
bUssaut d'ailleurs d'une façon originale, qu'il fait connaître la
nouvelle condition nécessaire pour le minimum, obtenue par
Weierstrass, ainsi que les conditions suflisantes, dues au même
géomètre, et pour l'obtention desquelles il suit la marche de
M. Hilbert. Au cours de la discussion, il fait voir comment se
présentent tout naturellement les résultats mis en évidence par
M. Poincaré dans ses Méthodes nouvelles de la Mécanique
céleste. On peut remarquer que les auteurs étrangers emploient
de préférence des moyens beaucoup plus compliqués, peut-être
parce qu'ils ne supposent pas les fonctions analytiques; mais
c'est là un avantage qui peut être tenu pour assez illusoire.
Rappelons en terminant, que tous les chapitres de Texcellent
Cours de M, Goursat se terminent par une série d'exercices
proposés au lecteur et dont on ne saurait trop louer l'heureux
choix. L'ouvrage, d'une admirable impression, fait grand hon-
neur à la maison Gauthier-Villars à qui le public mathématique
est déjà redevable de tant de beaux et bons Traités d'Analyse.
M. 0.
H
L — Die AnfangsgrCndë der Differentialrechnung und
Integralrechnung fQr Schûler von hOheren Lehranstalten und
Fachscbuleu sowie zum Selbstunterricht, dargestellt von D>^ Ri-
288 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
CHARD SchrOder, mit zahlreiehen Cbungsbeispîelen und 27 Figu*
reu im Text. Un vol. iii-S® de vii-181 pages. — Leipzig, B. G.
Teubner, 1905.
II. — Oberdie Anwendungen der darstellenden Géométrie
iNSBESONDERE ÛBER DIE Photogrammetrie, mit eineni Anhang :
Welche Vorteile gewfllirt die Bendlzung des Projektioiisappa-
rates iin matheniatiselieii Unterricht ? Von Friedrich Schilung,
mit 151 Figuren und 5 Doppeltafeln. Un vol. in-8odevi-198 pages.
— Leipzig, B. G. Teubner, 1904.
III. -— Leçons de Mécanique élémentaire à l'usage des Classes
de mathématiques A et B, conformément aux programmes da
31 mai 1902, par P. Appell et J. Chapuis. Un vol. petit in-8*
de 306 pages avec 104 tigures dans le texte. — - Paris, Gauthier-
Viilars, 1905.
I. — M. SchrOder nous avertit, dans la préface, qu'il n'a pas
écrit ce petit livre pour prendre parti dans le débat qui partage
actuellement les mathématiciens allemands : Convient-il d'intro-
duire les éléments de TAnalyse supérieure dans l'enseignement
secondaire ou d*en maintenir Tcxclusion ? Tout en restant étran*
ger à ces discussions, il a voulu profiter de la liberté que lui
laissaient les programmes pour consulter l'expérience : il a donné
les premières notions du Calcul dift'érentiel et intégral à des
élèves de renseignement secondaire déjà en possession de la
Géométrie analytique plane et de l'Analyse algébrique élémen-
taire. Le résultat a paru heureux, (^est de ces leçons qu'est sorti
ce petit livre ; il. pourra aider ceux qui voudraient tenter pareille
épreuve.
Le débat auquel M. SchrAder fait allusion, est un épisode de
révolution qui se prépare ou s'accomplit, en divers pays, dans
l'enseignement secondaire des sciences et, en particulier, des
mathématiques. II convient de nous y arrêter un instant, si nous
voulons saisir la physionomie spéciale des trois ouvrages dont
nous avons transcris les titres en tête de cet article (1).
(1) Nous renvoyons, pour plus amples détails, au rapport de M. F. Ma-
rotte, professeur au Lycée Charleniugne. à Paris : L' Énseigfiemeni dei
sciences mathématiques et phjfsiques... eu Allemagne ; un vol. de 121p.
Paris, A. Colin ; et à un article du même nuïeur :!/ Évolution ctduéile de
Vêtiseignemeni mathématique eu Angleterre et eu Allemagne (BulleTO
DES SCIENCES MATuÉM., deuxième série, t. XXJX, p. 281, octobre 1905).
C*est à cet article que nuus empnnitons les données générales de M
compte rendu.
BIIJLIOGRAPHIE. 289
C'est surtout dans les pays induslriels et sous la poussée de
préoccupations économiques et des revendications de Tutilita-
risiue scientifique, que ce mouvement réformateur a pris nais-
sance. Il tend à introduire, voire à faire prévaloir, dans Torienta-
tion de renseignement secondaire, la conception pratique el active
de la science, à la place de la conception théorique et critique.
En Angleterre, certains réformateurs vont jusqu'au bout dans
celte voie nouvelle: à les suivre, les mathématiques deviendraient
un art plutôt qu'une science, et leur étude mie sorte d'apprentis-
sage où il importerait moins de comprendre et de raisonner
que de savoir et d'appliquer ; le rôle quelles peuvent Jouer dans
la culture générale de l'esprit passerait ainsi au second rang,
pour céder le pas à l'utilité qu'on [)eut en retirer dans le domaine
des applications.
Les savants, les universitaires font, on le conçoit, à ces pro-
positions de vives objections ; leur réalisation toutefois fait son
cheDiin. C'est que les Ecoles anglaises, indépendantes de l'Etat
et, dans une large mesure, maîtresses d'elles-mêmes, peuvent
prendre l'initiative de ces réfornies hardies : aussi est-ce moins
une évolution qu'une révolution qui s'opère dans l'orientation
des études an sein de certaines d'entre elles.
En Allemagne, le mc^me mouvement issu des mêmes causes
présente une physionomie difTérente et progresse d'autre façon.
Là l'Etat a le monopole de renseignement et les professeurs
sont liés par leurs programmes. Toutefois ces programmes sont
assez souples pour permettre à l'initiative individuelle de s'exer-
cer, et les professeurs partisans d'une réforme en protitent pour
Ih préparer par leur enseignement même. Leurs aspirations
d'ailleurs n'affectent ni le radicalisme, ni la fougue de celles d'mi
certain nombre de leurs collègues anglais. On en trouve l'expres-
sion autorisée dans le livre de M. Klein : Ueher eineseitgemdsse
Umgesialtung des maihematischen Unterrichls an den hôheren
Sehulen (Leipzig. B. G. Teubner, 1904). "* Il est consacré, dit
M. Marotte, non point à l'exposition des questions scienlitiques,
mais à la recherche du meilleur contenu qu'il convient de donner
actuellement à l'enseignement mathématique „... M. Klein y
* prépare la réforme analytique, en étudiant d'une façon appro-
fondie la grosse question de l'introduction, dans les écoles
secondaires, des éléments du Calcul différentiel et intégral qui,
eu Prusse, en sont encore exclus.
« Cette exclusion, en même temps qu'elle interdit aux élè\es
l'accès des mathématiques modernes, les prive du puissant
III» SÉIIIK. T. IX. 10
r
290 REVL'E DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ill^trull]ellt quelles sont pour pénétrer le monde physique ; elle
))aralyse le mouvement des mathématiques vers les apph'cations.
C'est pourquoi ceux qui, en Prusse, poursuivent la rénovatioD
de renseignement mathématique, font porter maintenant leur
pri neipal effort sur Tintroduction dans l'école secondaire de Tétude
^éométri(|ue de la notion de fonction et des éléments du Calcul
difVérentiel et intégral.
^ M. Klein expose avec persuasion les raisons qui sont en
laveur de cette mesure, où il montre l'aboutissement d'un nioo-
voment commencé depuis longtemps dans les Ecoles allemandes;
par une discussion serrée, il écarte les objections et calme les
inquiétudes ({u'elle soulève dans une partie du corps enseignant;
il expli(iue enfin comment il convient de la réaliser dans la
pratique de Técole. Il faut citer la fornuile très heureuse daus
laquelle M. Klein enferme sa thèse et où il marque la place des
idées nouvelles dans l'enseignement futur :
„ Il faut, dit-il, que la notion de fonction, sous sa forme
géométrique, pénètre comme un ferment tout le contenu d$
Vt^nseiffnemvnt, ce qui implique une certaine connaissance delà
(iéométrie analytique et des élémenls du Calcul différentiel et
intégral sous la forme naïve où les ont exposés les grand:»
malliéuïaticiens du xviii'' siècle. «...
11 importe de signaler une dift'érence essentielle entre les
réformes anglaise «*l allemande. ** On a vu qu'en Angleterre c'est
le principe même do renseignement mathématique, le raisoune-
\\w\\\ (lédn<tif, (|ui est en jeu : la culture de la logique abstraite,
si elle n*est pas absolument négligée, passe au second plan; les
Mathématiques deviennent une science expérimentale. Je ne
cri»is pas (jue ces doctrines de M. Perry aient beaucoup de
partisans dans le corps professoral allemand et les réformateurs,
pour y faire accepter leurs idées, doivent insister sur ce point
(jue l'éducation logi(]ne n'aura pas à souffrir de leurs propositions
el restera, après connue avant, une obligation essentielle de
renseignement mathématique. Voici, à cet égard, la position de
M. Klein, position (pradopteront sans doute la plupart des
mathématiciens :
" Il s'est révélé, depuis dix ans, dans des cercles étendus, on
fort courant anlimathématique qui menace la position dont jouis-
>aicnt depuis longtemps les Malhémali(|ues dans la science et
dans renseignement... Ce mouvement tire sa force de certaines
particularités qui ont souvent atfecté la pensée mathématique.
Dans le domaine des applications, c'est la mise prématurée en
BIBLIOGRAPHIE. 29I
formules mathématiques, faites à priori, sans connaissance
exacte des conditions de la réalité et qui détourne de Tétude
immédiate de la réalité ; dans renseignement, c'est la considéra-
tion exclusive de renehatnement logique, ayant pour consé-
quence la négligence des facteurs psychologiques. L* enseigne-
ment logique est pour les mathématiques ce qu'est le squelette
pour un organisme animal, qui ne saurait se tenir sans
squelette ; mais ce serait une étrange zoologie que celle qui ne
traiterait jamais que du squelette des animaux. Espérons que,
dans un temps peu éloigné, la pensée mathématique, dégagée
des accidents où elle est inipliquée, s'élèvera avec une nouvelle
vigueur, selon la force indestructible qui lui est propre (1). „
Revenons au petit livre de M. SchrOder. Quoi qu'il en soit des
intentions de l'auteur, ces Éléments du Calcul différentiel et
intégral sont écrits en marge des programmes ; ils s'inspirent
des idées si nettement exposées par M. Klein, en en élargissant
peut-être un peu l'application, et. de fait, servent la cause des
réformateurs. 11 n'importe; considérés en eux-mêmes, et abstrac-
tion faite de tout prosélytisme, ces Éléments sont excellents dans
leur genre.
La théorie n'y tient qu'une place très restreinte, réduite, le
plus souvent, à des explications faites sur des exemples con-
crets ; de nombreux exercices, tous très simples, bien gradués
et complètement résolus, façonnent la main à la technique du
calcul et mettent en lumière ses multiples applications. Dans
tout le livre, il n'est question que de fonctions de deux variables
susceptibles d'être représentées par une courbe plane, en coor-
données rectilignes ou polaires. On expose, dans le Ch. 1, la
notion de fonction et sa représentation géométrique ; la signi-
fication géométrique de la dérivée et du quotient difîérentiel.
Les règles de difFérentialion des fonctions élémentaires, des
fonctions composées et des fonctions de fonctions sont établies
et appliquées à de nombreux exemples (fonctions explicites,
104 exercices ; fonctions implicites, 7 exercices).
Le Cb.ll est consacré à l'application du Calcul difTérentiel à la
recherche des vraies valeurs des fonctions se présentant sous la
former;» ^» etc., quand on substitue, dans leur expression analy-
tique, une valeur particulière à la variable x (26 exercices).
Le Ch. 111 aborde la recherche des maxima et des minima
(10 exercices).
(1) F. Marolle, aH. cUé, pp. 302-304.
/
292 KKVUK DKS QUESTIONS SCIKNTIFIQUKS.
Ia's applications jjréoiiuWriqnt^s font l'objet du Cli. IV^. On y
donne lt>.s é(|iiations de la tangente et de la normale ; la sons-
tan^cnte et la sous-nonnale ; les lon^uenrs de la tangente et de
la normale ; les coonlonnèes du centre et Texpression dn rayon
de coiulinre : un mot sur les points d'inflexion ; enfin réqiiatîoii
de la développée. Tout cela est appli(|iié au Cercle, à la Parabole,
à l'Ellipse, à l'Hyperbole, à la F^arabole sémicubiqne !/" = o- •
à la (!i<soTde, à la Cycloïde, à la licniniscate et à la Cardidolde.
Le (]h. V ouvre la sec(»nde [)arlie, consacrée au Calcul intégral.
On mi>ntre>.le lien (]ui unit la t'onclion difTérentielle et la t'onctioii
inlé}j:rale : le Calcul intégral t»st l'inverse du Calcul ditTérentieJ.
On dresse un tableau d'inté<^rales immédiates. Quelques règles
d'intéirration s(uit ensuite données et appliquées à des exemples :
Tout facteur constant peut être mis hors du signe d'intégration.
Inléirralion des sommes et des dilVérences. Intégration par par-
ties et par substitution, t-n mot des intégrales définies.
Les applications sont développées dans les deux chapitres
suivants : (Juadrature des courbt>s dont les é'|uatioiis sont don-
nées en coordonnées rertilignes on polaires; applications à la
Parabole, au Cerclt», à TKIlipse, à l'Hyperbole, à la Cissolde, à la
(]ycloïde. à la Cardidolde et à la Lemniscale. Kectitieation des
courbes plaïu's ; application à la Parabole, à la CissoTde, à la
Cycloïde et à la Cardidoïde.
Enlin le dernier chapitn> est rap))lication de ces élénieuL^i
d'Analyse supérieure à la Mécani(|iU' du ()oint : Vitesse et accé-
lérai i(»n : étude du mouvement parab(di(|ne et du mouvement
vibraloin* harmonique : la secondt* loi de Kepler étal)lie eu
partant de rhypothèse de l'attractimi: chute d'un point pessuit
le long d'une courbe (humée, vile^^se ac(|uise, durée de la clinte,
application à la Cycloïde.
Nous nous sommes arrêté au détail de la table des matières
de Cl» p(»tit livre en faveur de nos jeunes lecteurs. La plupart
d'entre eux abordent pour la [)remière fois l'Analyse supérieure
à Inniversilé. Les lei;ons qu'ils y reçoivent sont excellentes, les
traités (ju'ils ont entre les mains stuit parfaits, mais leur perfec-
tion même, letir im|)ercable rigueur, déroutent souvent leurs
premiers pas. Il leur manque une initiation (|uHs peuvent, en
suivant un bon guide, se donner eux-mêmes: il leur faut des
exercit-es très sinq)h>s (|ui les acheminent vers les upplieatioDS
plus difliciles (pii, seules, trouvent naturellement place dans les
traités plus relevés. Qu'ils étudient, la plume à la main, les
lUBLlOGRAPHlE. 298
Élétnenta dont nous venons d'indiquer le contenu ; les quelques
heures qu'ils leur donneront seront très utilement employées.
II. — Ce n'est pas à l'intérieur de l'école seulement que les
professeurs allemands, partisans d'une réforme dans renseigne-
ment secondaire des sciences, travaillent à la préparer: ils pro-
longent ce mouvement réformateur à l'extérieur par leurs écrits
et leurs discours, dans les Congrès el, plus efficacement encore,
par des Cours de Vacances pour les professeurs des écoles
secondaires.
Cette institution, qui date de (juinze ans, s'est développée à
ce point que l'on donne maintenant, à Pâques, chaque année ou
tous les deux ans, de semblables cours à Berlin, Francfort, GOt-
lingen. Grésil wald, léna, etc. Le livre de M. Klein, dont nous
avons parlé plus haut, reproduit des Conférences de Vacances
faites à GAltingen, en 1904. La Revue a signalé récemment un
ouvrage de M. E. Riecke et d'antres universitaires, qui a la
même origine (1). Il a trait à la Physique et à l'Astronomie.
M. Riecke y expose, de façon élémentaire, les acquisitions
récentes faites dans le domaine de l'électricité et des radiations ;
MM. Behrendseii et Stark y parlent du buL de la méthode, du
contenu de l'enseignement physique dans les écoles secondaires;
M. Bose y présente les installations de l'Université de GAttingen
destinées à l'apprentissage manuel des étudiants en Physique;
enfin M. Schwarzschild y consacre un article aux observations
astronomiques n'exigeant que des moyens très simples.TtJut cela
est .conçu et présenté de façon à aider les professeurs de l'ensei-
gnement moyen à se tenir au courant des progrès de la science
et à établir, dans leurs leçons, un contact plus fréquent et plus
intime entre la théorie et la réalité, entre les développements
abstraits et les applications qu'en fournissent les sciences d'ob-
servation et d'expérience.
Le livre de M. F, Schilling reproduit aussi des Conférences de
Vacances faites à Gftttingen, en 1904. Comme celui de M. Riecke,
il a pour but de grouper des connaissances pouvant servir, dans
l'exercice de l'enseignement, aux applications concrètes. Ici, c'est
Tart des constructions graphiques (]ui est présenté dans ses
multiples applications à la Stéréométrie, à la Géométrie pro-
jective et à la Géométrie analytique ; h la Cinématique pure, à la
Mécanique et à la Statique graphique; à la Physique malhéma-
(1) Revue de8 Quest. scient., troisième série, t. Vil. avril 1905. p. 63i.
294 REVIÎK DKS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tique ; à TAiiulyse et à ]*Algèbre ; à lu Géodésie, à l'Astronomie
et à la Géogruphie mathématique; à la Cristallographie; à
rArciutecturo ; aux Machines et aux Sciences de l'ingénieur ; à la
Physiologie et à la Psychologie ; enfin aux Beaux-Arts, peinture
et sculpture. Tout cela est développé sommairement, dans h
première partie, avec assez d*ampleur toutefois pour qu'appa-
raissent nettement Tintérêt et Futilité que peuvent présenter,
dans renseignement secondaire, ces applications variées, en le
rattachant à la réalité. Des indications bibliographiques com-
plètent l'exposé et indiquent les sources à consulter pour nue
étude plus approfondie.
La seconde partie est consacrée tout entière à la Photogram-
métrie, traitée plus largement. On sait que la Photogrammélrie
enseigne à déterminer la figure d'un solide, la configuration
d'un édifice, l'allure d'un terrain, etc.. à l'aide de perspectives
ou, pratiquement, de plusieurs photographies.
Nous reconunandons cet ouvrage aux professeurs, qui pourront
en tirer un excellent parti.
111. — Ce mouvement réformateur n'existe pus seulement en
Angleterre et en Allemagne, il se manifeste aussi en Autriche et
en Suisse, où il a dos tendances analogues à celles qu'il présente
en Allemagne, et il se poursuit en France avec celte particula-
rité qu'il part là d'en haut et dicte les nouveaux programmes.
Ceux-ci, théoriquement du n)oins, le réalisent d'emblée en impo-
sant à l'enseignement scientifique secondaire une allure pins
réaliste, plus instrumentale j <pji le rattache plus étroitement
au monde physique. L'enseignement mathématique, en particu-
lier, devra, dans cet esprit nouveau, éviter d'être trop abstrait,
tout vu reslani logiijue et sagen)ent rigoureux. Pour cela, il fera
un fréquent appel aux données des sciences d'expérience et
d'observation : elles lui fourniront la matière d'aperçus et d'exer-
cices d'un caractère concret, des données pratiques qui mettront
les élèvi's à même d'appli(|u<;r à la réalité leurs connaissances
acquises en Géométrie, en Algèbre, en Trigonométrie ; éveille-
ront leur esprit d'initiative et les habitueront aux calculs numé-
riques, au maniement des divers systèmes d'tnntés et au passage,
si fréquent en Physique et ilans l'industrie, d'un de ces systèmes
à un antre. C'est dans ce but que les nouveaux programmes ont
étendu 1 enseigntHuent de la Cinématique et de la Mécanique,
tout en le rapprochant de l'enseignement des sciences physiques
et en le mettant en harmonie avec les méthodes suivies dans les
grandes Écoles et dans l'enseignement supérieur.
BIBLIOGRAPHIE. 2^0
Les Leçons de mécanique élémentaire de MM. P. Appell et
J. Chappuis sont conçues et développées dans cet esprit. La
première partie (Classes de première G et D), publiée en un petit
volume séparé, expose les notions essentielles sur les vecteurs,
les projections et les moments, et développe les premières notions
de Ctnëma^tgue; Cinématique du point, mouvements élémentaires
d*an système invariable ou corps solide, cliangen)ent du système
de comparaison. La seconde partie {Classes de mathématiques
A et B), celle dont nous avons transcrit le titre en tête de cet
article, poursuit, dans son premier cbapitre, Tétude de la Ciné-
nuUique considérée de son point de vue originel, c'est-à-dire
comme l'étude géométrique des principaux organes de transmis-
sion de mouvement. On la restreint ici à l'étude des engrenages
cylindriques et à celle des systèmes articulés plans les plus
simples.
Les trois chapitres suivants forment une section intitulée Mé-
canique ; ils ont pour titres particuliers, le H : Forces appliquées
à un même point, le III : Statique des corps solides libres, et le
IV : Équilibre des corps solides non libres. Machines simples.
Le chapitre V, consacré à la Dynamique, établit les équations
du mouvement d'mi point ; il expose la notion du travail et l'ap-
plique à l'équilibre des machines simples ; il donne un premier
aperçu du théorème des forces vives qui devient le point de
départ d'une étude élémentaire du mouvement dans les ma-
chines.
Des exercices sont proposés à la fin de chaque chapitre.
On s'imagine parfois qu'il est aisé d'écrire un excellent
Manuel élémentaire. C'est une erreur ; les maîtres seuls peuvent
y prétendre. Il faut savoir gré à MM. Appell et Chapuis de
n'avoir pas jugé indigne d'eux de mettre à composer celni-ci
leur science et leur talent d'exposition Nous recommandons
vivement ces excellentes Leçons aux étudiants qui y trouveront
l'occasion d'une première initiation éminemment utile.
J. 1\
III
Traité de Physique, par 0. 1). Cunvolsox, prt)fesseur à l'Uni-
versité impériale de St Pétersbourg. Ouvrage traduit sur les
éditions russe et allemande, par E. Davaux, ingénieur de la
t
296 REVUK DKS QUESTIONS SCIKNTIKiyUKS.
Marine. Édition revno et (*onsidéral)]ement augmentée par Tau-
tenr, suivie de JVbfes de Physique théorique par E. et F. Cos.skrat,
Tonif» I, premier fasricnle : grand in -8" de xiii-407 pages, avec
219 ligures dans le texte. Tome II, premier fascicule: vii-20î
pages avec 105 figures dans le texte. — Paris, A. Herinann, J906.
La première édition russe de ce Traité a été entreprise en
1897. et la seconde en 1900. En ni<>me temps, on annonçait une
traduction allemande, commencée en 190^ et dont trois volumes
ont paru {Lehrbnch der Physik, Braunschweig, I90i-1905, in-8*»).
La traduction française que nous doime M, Davaiix en com-
prendra quatre, qui seront pul>liés chacun en plusieurs fascicules,
i.e succès des éditions russe et allemande garantit celui de cette
traduction (pii est (mi réalité une troisiétne édition, mise à jonr
et enrichie de notes originales, importantes et étendues, par le
Iraflucteur et ses collaiiorateurs, MM. K. et F. Cosserat.
Le Traité de M. Chwolson n'est pas écrit pour les débutants:
non seulement il suppose un cours antérieur de Physique géoé-
raie élémentaire, mais son allure synthétique le rend moins
propre à un premier enseignement. Ses dimensions d*ailleurs ne
sont pas celles d'un manuel à mettre entre les mains des éla-
diaiits. mais plutôt celles d'une encyclopédie analogue an Cour$
(le Physique, resté inachevé, de Violle. Sa facture, la langue qu*il
pririe ne sont point non plus celles d'un livre classique, dont le
texte condensé suppose un maître qni Tinterprète et Texpligne,
mais bien celles de levons orales, développées avec ampleur,
))arrois avec surabondance, et qui rendent superflu tout nouveau
commentaire. C'est plus et mieux qu'un manuel, c'e.sl nne
** somme „ à con-^nller, à étudier par ceux qui, familiarisés déjà
avec la matièrt», désirent l'approfondir : ils y trouveront un
tableau, tracé de main de maître, de l'état actuel de la Physique,
un guide très sur et ])arfaitement informé. lies connaissances
maihémaliques(]ue l'auteur snp))ose chez .son lecteur ne dépassent
pas, en général, les éléments de l'analyse supérieure ; mais il
est vrai-^eniblable (pie le niveau mathématique s'élèvera dans
les lascicules ou les volumes suivants. Au début de ses leçons,
en 4'lfcl, M. ('InvoKon s'adresse manifestement k des élèves qui
n'ont pas encore étudié le (lalcul différentiel et intégral ; il prend
la peine de l(Mir dire ce que c'e.st qu'ime dérivée et comment on la
calcnle dans des cas très simples ; il leur apprend que le signe
d'intégration signifie ** limite somme ,,,etc. Mais ces élèves suivent
sans doute, ailleurs et simultanément, un cours d'analyse. ** Nous
BIBLIOGRAPHIE. 297
fevileroiis, dit railleur, tout au moina dans les premières parties,
les applications des malhématiques supérieures, supposant que
le lecteur qui aborde l'élude de cet ouvrage ne s'est pas encore
familiarisé avec elles „. Bientôt, il s'affranchit de ces enlraves
et emploie courammenl le langage et la technique de l'analyse
supérieure, quille à inviter ** le lecteur qui n'esl pas encore fami-
liarisé avec les connaissances mathématiques nécessaires „ à
rinlelligence de tel ou tel paragraphe, à passer outre provisoi-
rement. C'est la situation de plus d'un professeur de Mécanique
et de Physique, qui se heurtent à la difficulté que M. Chwolson
s'efforce ici de tourner.
A la manière de Verdel. l'auteur réunit, à la fin de la plupart
des chapitres et, parfois, à la suite de paragraphes plus impor-
biiits.de nombreuses référence^ bibliographiques qui complètent
celles que Ton trouve au bas des pages et permettent au lecteur
de remonter aux sources et d'élargir le champ de ses éludes.
Signalons, entre autres, une liste de soixante-trois Recueils
périodiques, consacrés exclusivement à la Physique ou large-
ment ouverts aux travaux originaux qui relèvent de cette
science. Cette documentation, très riche et de bon aloi, est un
des nombreux mérites de l'ouvrage : elle fait corps avec lui et
n'esl pas un étalage d'érudition factice qui s'arrête aux titres des
travaux cités et n'a rien fourni au te^te qu'elle accompagne.
A ces remarques générales, il convient d'ajouter quelques
indications de détail sur le contenu de cet important ouvrage et
sur la forme «|u'il y revêt.
Tome I, Fas(:ic:ule 1. — Il comprend trois parties intitulées:
Introduction générale (1-54) ; Mécanique (55-273) ; Instruments
et méthodes de mesure (274-407).
Dans la première, l'auteur définit l'objet de la Physique : elle
esl ** la science de la matière inorganisée et des phénomènes qui
s'y passent „; il en marque le triple but: "la découverte, rètude
et l'explication de ces phénomènes „: il décrit les uioyens (ju'elle
emploie à l'atteindre : l'observation, rexpérimentation, la mesure,
dont les lois synihétisenl et généralisent les résultats; il étudie
rétablissement et indique la portée de ces lois ; confiant en la
construction de la théorie physique à la manière déductive, il
envisage le choix et le rôle des hypothèses qui en seront le point
de départ et, si les faits les confirment, les conclusions der-
nières.
Dès ces premières pages le soin s'affirme dune exposition
r
298 RKVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
approfondie, onlonnée, en même temps que le souci des notions
précises et des énoncés rigoureux. Signalons en particulier les
trois paragraphes: (>. Grandeurs physiques, 7. Lofs physiques,
8. Etats de la matière, où l'auteur insiste, avec beaucoup de
raison et en termes excellents, sur les notions fondamentales de
mesure, d'unité, de valeur innnériqne, de coefficient de propor-
tionnalité, et sur leur application à la température, à la densité,
etc. Cette première partie se termine par le rappel de quelques
propositions mathématiques : mesure des angles plans et des
angles solides; notion de la dérivée : tangente et rayon de cour-
bure ; principes de la théorie des vecteurs.
Dans la seconde partie, M. ChwoNon aborde la Mécanique.
Il laisse de côté toute question étrangère à son sujet principal,
mais il développe largement celles (]ui trouveront leur applica-
tion dans le cours du Traité. Cet excellent exposé diffère
beaucoup des notions de Mécanique que Ton trouve en tête de
la plupart des traités de l^liysique: là. elles sont, le plus souvent,
très écourlées et c'est à propos des phénomènes physiques,
étudiés successivement, qu'on les complète en les appliquant a
des cas particuliers, b.i elles forment un ensemble, le tout, à peu
près, des connaissances mécaniques abstraites qui fourniront la
charpente du Traité et prendront un sens concret en acoustique,
en luinière, en électricité, etc.
Le premier chapitre, intitulé Du mouvement, a trait à la ciné-
matique du point réduite aux notions do vitesse, de composition
des vitesses, d'accélération du inonvtMnenI rediligne et du mou-
vement curviligne plan ; on y a joint It^s déhnitions des éléments
du mouvement de rotation d'un solide autour d'un axe fixe.
Lt? chapitre II, De la force, expose les notions essentielles de
la dyiiami(|ue du point matérit^l. I/auteur s ni>pire de Newton.
S'il signale, en passant, les ditliculh's que soulèvent les prin-
cipes fondamentaux de la Mécani(|iif' classi(iue, il ne s'attarde
[)as aux controverses (ju'clles ont provo(jm}es, et se borne à
renvoy«'r aux ouvrages (|ui leur sont consacrés. 11 définit les
unités mécaniques ('. (i. S. : traite de la composition et de la
décomposition des forces ; décrit le champ de force et emprunte,
en finissant, à la dynamique du solide, le calcul des moments
d'inertie.
Le Travail et la force vive font l'objet du Chapitre IIL 1^
notion du travail, netleuH'nt posée et généralisée, est appliquée
à l 'évaluation du travail d'un cou|)le, du «léplacement d'un corps
dans un champ imiforme, de celui des forces centrales, etc. La
BIBLIOGRAPHIE. 299
relation qui lie le travail et la force vive est appliquée au
mouvement des corps en chute libre. La considération du temps
pendant lequel un travail s'est effectué, dans des conditions don-
nées, conduit à la notion de puissance ; et le chapitre se ter-
mine par une très bonne introduction à Tétude de Ténergie :
L'énergie est la capacité de travail d'un corps ou d'un système
de corps. Elle est une fonction finie, uniforme et continue de
l'état du corps ou du système. Elle peut être cinétique (mouve-
ment d'ensemble, chaleur, rayonnement,...) ou potentielle (éner-
gie de masses qui s'attirent suivant la loi de Newton et d'un
corps élastique déformé ; énergie chimi(|ue. électrostatique.
magnétique,...). L'énergie se conserve, elle se transforme.
Le Chapitre IV contient l'étude détaillée du Mouvement vibra-
toire harmonique. Partant de l'origine géométrique de ce mouve-
ment — projection du mouvement circulaire et uniforme —
l'auteur en établit la formule, celles de la vitesse et de l'accélé-
ration, la loi de la force qui le produit et celle de l'énergie qui
l'accompagne. Il passe à la composition et à la décomposition
de .semblables vibrations et y ajoute un paragraphe, un peu plus
complexe, consacré aux mouvements vibratoires amortis.
Le Chapitre IV complète le précédent, en suivant, dans le
milieu, la Propagation des vibrations par rayonnement. On y
trouve, sous forme abstraite, sans qu'il y soit parlé de son,
de lumière ou d'électricité, l'exposé des phénomènes d'inter-
férence, de diffraction, de réflexion, de réfraction des ondes
longitudinales et transversales, et de ceux qui tiennent au
déplacement relatif de la source et de l'observateur (Principe
Doppler-Fizeau). Vient ensuite un chapitre consacré à VAf trac-
tion universelle. L'auteur introduit, très utilement, dans son
exposé la notion de densité négative. 11 démontre les théorèmes
classiques relatifs à l'attraction d'une couche sphérique et d'une
sphère homogènes sur un point matériel ; il établit que le champ
de force, à l'intérieur d'une cavité sphérique creusée dans une
sphère homogène, est uniforme ; il étend l'étude de l'attraction
sur un point niatériel au cas d'une couche ellipsoïdale homogène,
à surfaces terminales homothétiques,et à celui d*un plan indéfini.
Au chapitre VIL l'étude de l'attraction s'achève par l'exposé
des Éléments de la théorie du potentiel. Voici les principales
questions qui y sont abordées : Fonctions de point, surfaces de
niveau et lignes de force ; potentiel d'une masse et dun système
de masses; potentiel mutuel de deux systèmes : espace à potentiel
i
300 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cotistant Application an potentiel d'une couche sphétHque ei
d'une sphère,
\a{ Pesanteur est rattachée à Tattraction universelle, au
chapitre VIII. Elle funrnit l'exemple d*un champ uniforme, dans
le voisinage de la surface de la Terre. I/êtude de la chute et de
TasciMisioii verticales des corps pesants et du mouvement des
projectiles dans le vide ; la théorie du pendule simple et celle
du pendule composé complètent ce chapitre.
Un exposé substantiel, très net, très précis sur les Dimensions
des grandeurs physiques forme le IX« et dernier chapitre de
cette seconde partie.
iMM. K et F. Cosseral y ont ajouté une note étendue Sur la
dynamique du point et du corps invariable (240-278). Los con-
sidérations théoriques et critiques qui y sont présentées
tranchent, par leur complexité, sur le fond classique et la forme
élémentaire du Traité : elles n'y sont cependant pas déplacées.
Dans son exposé didactique, M. Chwolson laisse très judicieuse-
mont de cùté les difficultés que soulève Tapplication des prin-
cipes de la Mécanique aux phénomènes naturels, mais il a vonio
(|uc ses lecteurs en fussent instruits ; c'est à les leur faire con-
naître, en même temps qu'à les intéresser aux efforts tentés
pour les écarter, que visent les notes de MM. E. et F. Cosserat.
M. Poincaré a émis l'idée que ces difficultés proviennent peut-
être d'une application trop fidèle, à tons les phénomèues, de la
Mécanique classique et de la théorie de l'univers astronomique
qu'elle suffit à supporter. Il y a lieu, dès lors, de s'essayer à la
construction d'une Mécanique plus souple, plus compréhensÎYe
surtout, dtmt la Mécanique classique serait un cas particulier.
Des efforts dans ce sens ont été tentés ; MM. E et F. Cosserat les
reimuvellent, en adoptant, dans ses traits généraux et SOD
mode de déduction, le système énergétique. Tous ceux qu'inté-
ressent CCS discussions thcori(|ues, quelle que soit d'ailleurs
leur opinion sur la possibilité et la portée d'une explication
mécani(]ue de Tunivers, liront avec plaisir et non sans utilité cet
essai original et ahondamment documenté : il place le lecteur eo
face des questions controversées et lui donne, en un tout bien
ordonné, les sources où il trouvera, avec les détails du débat,
les efforts de la critique et leurs résultats.
La troisième partie du fascicule que nous anal^'sons est
consacrée aux Instruments et aux méthodes de mesuré. Il
faut louer la netteté, la précision, l'insistance à ne laisser dans
Tombre aucun point délicat. Des Remarques générales sur les
BIBLIOGRAPHIE. 3o l
esures physiques occupent le premier chapitre : mesures ubso-
es, et mesures relatives; étalons et instruments; technique
léraloire et calcul des résultats. Dans le chapitre II, Tanteur
îcrit les Instruments auxiliaires principaux : n)achines à divi-
T les longueurs et les cercles ; niveau, loupe, microscope et
nette.
Il entre au détail des applications dans les sept chapitres
livants : Mesure des longueurs et des surfaces : mètre, vornier,
)héromètre, cathétoinètre, planimètres ; Mesure des angles :
5rnier circulaire, niveau, théodolite, nïélhode de la déviation
un miroir, gonion)ètres ; Mesure des volumes : voluménomètre
5 Regiianlt ; Mesure des forces et des masses: halances et
îsées; dynamomètres et balances de torsion ; Mesure dutemps:
mdule et chronographes ; Mesure de Vi^itensité de la pesan-
ur : un mot de l'emploi théoriquement possible de la machine
Atwood, du plan incliné, de l'appareil Morin : recours au pen-
de ; variation de g avec l'altitude et la lalitnde ; Mesure de la
msité moyenne de la Terre.
Une note Sur la théorie des intégrateurs, par M. Ed. Davaux,
rmine cet exposé.
Tome 11, Fasciculk 1. — Il a pour titre : Émission et absorp-
on de Vénergie rayonnante. Vitesse de propagation. Réflexion
réfraction. Ce simple énoncé dit assez combien la disposition
îs matières diffère ici de celle adoptée généralement dans les
ivrages français. La division en traités scparés groupant les
[lénoDiènes d'après les impressions produites sur nos sens
- le tact, l'oreille, l'œil... — s'efface ici pour taire phn e à une
aithèse générale qui rapproche et fusionne les phénomènes
après la similitude de lerirs propriétés essentielles et sans
iiir compte de l'ordre historique de leur invention.
Le premier chapitre, servant d'introduction, est une vue d'en-
îmble des formes diverses de l'énergie rayonnante dont l'él lier est
support et le véhicule. On y traite d'abord de la production et
5 l'observation des vibrations lentes : décharge électrique oscil-
nte, expériences de Hertz. On passe de là aux vibrations plus
ipides : radiations lumineuses que l'œil perçoit, radiations
llra-violeltes que révèlent la photographie, les phénoniè..es de
iioresceuce, etc ; radiations infra-rouges que décèlent le tln^rmo-
lèire^les piles thermo-électriques, le radio-micromèlre de Boys,
bollomètre de Langley, le radiomètrc de Crookes, etc. L ener-
ie rayonnante, sous ces formes diverses, jouit de propriétés
r
3o2 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
fcndanienUiles que rantoiir rappelle, lieur étude exige, parfois,
que Ton travaille sur des radiations homogèues ; on dispose,
pour les produire, de différents moyens : la dispersion, la dif-
fraction, l'absorption élective, les réflexions successives. Des
découvertes récentes nous ont fait connaître de ** nouveaux
rayons „ : ceux de HAntgen. de Becquerel, etc. L'aulenr signale
leur existence et en renvoie Tétude à plus tard.
lie chapitre II envisage la Transformation de V énergie calori'
flqne en énergie rayonnanfe et inversement, sujet délicat, que
les recherches modernes, très nombreuses et très touffues, ont
beaucoup élargi. M, Chvvolson donne de Tensenible de ces tra*
vaux un exposé très ample et bien ordonné : lois du rayonne-
ment, pouvoir émissif et pouvoir absorbant; lois de Kirehlioif,
de Stephan. de Wien, de Lambert, etc. Un aperçu des travaux
thé()ri({ues et des recherches expérimentales relatifs à la pres-
sion de l'énergie rayoïmante clôt cet excellent exposé.
Les déterminations expérimenlales de la Vitesse de propagea
lion de V énergie rayonnante sont étudiées an chapitre IH. On
y expose les méthodes de KAmer, de Hradley, de Fizeau, de Foo-
canlt et les applications qui en ont été faites à lu détermination
de la vitesse de propagation de la lunn'ère. On signale, en termi-
nant, les rcîcherches relatives à Tinfluence du mouvement du
nn'lieu sur cette propagation, et leurs résultats.
Le chapitre IV et le chapitre V traitent respectivement de It
Réflexion et de la Réfraction de Véncrgie rayonnante. C'est là
(|n'il faut chercher les questions groupées généralement sons le
titre d'Optique géométrique ou des rayons lumineux .'théorie des
miroirs, astigmatisme, caustiques, diffusion ; théorie du prisme,
des lentilles, des systèmes optiques... Tout cela est brièvement
étendu aux ** rayons électriques „.
(les indications suffisent à notre but: donner nue idée des
>ujVts traités et de la disposition des matières dans cet ouvrage
bien moderne. Llh*s laissent à peine soupçonner rampleuret i'éru»
dition des développements : et nous aurions dû allor>ger outre
mesure ce compte rendu si nous avions voulu signaler, mi^me
paitiellement, les traits d'heureuse originalité dans le mode
d'exposition et Tallure des démonstrations.
Tant de (|nalités. jointes à la richesse de la documentation,
assurent au Traité de M. (Ihwolson l'accueil empressé de tons
ceux (]ui enseignent ou étudient la Physique générale.
J. Thirion, s. J.
BIBLIOGRAPHIE. 3o3
IV
Les Quantités élémentaires dTlectricité, Iuns, Électrons,
Corpuscules. Mémoires réunis et publiés par Henri Abraham êi
Paul Langevin. Un volume gv^ud iii-8« de xvi-1144 pages, avec
de nombreuses figures. — Paris, Gauthier-Villars, 1905.
Ce très précieux volunie,que les physiciens de langue française
accueilleront avec un empressement recomiaissant, fait partie de
la Collection de Mémoires relatifs à la Physique, publiée sous
les auspices de la Société française de Physique. On y a réuni
le texte complet ou les parties principales des travaux français
et étrangers (traduits en français), où s'est introduite et élaborée
la notion nouvelle et éminemment féconde de la structure dis-
continue des charges électriques, qui forme à rheine actuelle un
des caractères les plus saillants des recherches en électricité.
L* avertissement mis en tête de ce volume par MM. Abraham
et Langevin, en montre nettement le but et la composition, et
signale les services qu'il est appelé à rendre aux chercheurs.
Les lignes suivantes sont empruntées, à peu près textuellement,
à cet avertissement.
La notion de structure discontinue des charges électriques
domine et pénétre la plupart des découvertes récentes en
Physique ; cette forme nouvelle des conceptions atomistiques
sert maintenant de guide à beaucoup de chercheurs. C'est pour
leur faciliter les rerherches, autant que pour préciser les carac-
tères essentiels des idées actuelles» que la Société française de
Physique a jugé utile de réunir un ensenïble de travaux concer-
nant les circonstances d'observation et les propriétés des centres
éleetrisés, ions, électrons ou corpuscules.
Cette collection de Mémoires doit être surtout un Livre de
références, qui mette sous la main des physiciens de langue
française un certain nombre (hî travaux utiles à consulter. Les
Mémoires sont classés par ordre alphabétique de noms d'auteurs
et par ordre chronologique pour chaque auteur. Un Tableau
synoptique groupe les Mémoires relatifs à chaque division du
sujet. En voici les grandes lignes; les nombres entre parenthèses
indiquent celui des auteurs auxquels la table renvoie.
Les ions. — A. Caractères et circonstances de production.
1. Décharges disruptives (8). 11. Flammes et gaz chauds (5).
in. Lumière ultra-violette (4). IV. Rayons cathodiques (2).
I
3o4 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
V. Rayons R^^ntgeii et rayons secondaires (8). VI. Corps radio-
actifs et ionisation deratinosphère ((>). Vil. Réactions chimiques
(2). VIII. Ionisation des solides et des liquides (3). — B, Fro^
priétés des ions, I. Mobilité (11). II. Diffusion (1). III. Recoin*
liinaison des ions (7). IV^. Courants dans un gaz ionisé (4).
V. Phénomènes de condensation (7). VI. Charge absolue des
ions, leur niasse. Dénombrement des ions dans les gaz et charge
atomique dans Télectrolyse (5).
Les électrons. — A. Circousiances de production. I. Rayons
calhodi(|ues ((>). II. Rayons de Goldstein (3). III. Actions des
radiations (rayons ultra-violets et rayons Rontgen) (5). W, Corps
radioactifs (4). V. Corps incandescents (3). — B. Propriétés des
électrons. 1. Existence de la charge (7). II. Action du champ
éleclrifiue (7). III. Action du champ magnétique. Rayons catho-
diques (6). Rayons ? (7). Kanalstrahlcn (1). Rayons a (â). IV.
Mesure du rapport de la charge à la nuisse et à la vitesse.
Rayons cathodiques (5). Rayons prodm'Ls par la lumière ultra-
violette et les corps incandescents (I). Rayons ? (i), Kanal-
stralilen (:2). Rayons 2 (i2). \\(]onduclihilité produite par les élec-
trons en mouvement ; phénomènes d'absorption (S). VI. Théorie
des métaux (3). VII. Phénomènes cosmiques (4). — C. Mécanique
électromafjnétiqneA. Dynamicjue des électrons et masses électro-
magnétiques (8). II. Phénomènes électri(|ues et optiques; théorie
de raberration ; le mouvement absolu (3). III. Rayonneuieiit
produit par raccéléralion des électrons (3).
La lecture de ce tableau fait saisir les grandes lignes du plau
suivi par MM. Abraham et Langevin ; mais il n*est pas inutile
d'en conq)léter la détinition en donnant un exposé rapide des
lacunes principales.
D'une manière générale, on a restreint au minimum les appli*
cations. On n'en a donné que le strict nécessaire pour préciser
les circonstances de production et les propriétés des centres
électrisés.
Dans la première partie, qui contient l'élude expérinieninle
des gaz conducteurs et des ions aux(|uels ils doivent cette pro-
priété, (m a limité la (question des ions de l'atmosphère aux
travaux qui en ont signalé l'existence, sans faire intervenir le
détail des méthodes de mesure et des résultats obtenus.
Sur la queslion de la décharge disruptive, on a retenu tout
d'abord une série de Mémoires relatifs aux émissions de parti-
cules électriséeSy rayons cathodi(iucs et Kanalstrahlen, et à
l'étude de ces particules. On donne, en second lieu, des travaux
BIBLIOGRAPHIE.
3o5
plus récents, d'où se dégage la notion fondamentale de l'ionisa-
tion par les cliocs. On a dû négliger le délail des applications
qui en sont actuellement faites à la théorie des aspects divers et
compliqués de la décharge. De même, on n'a conservé des tra-
vaux relatifs à la radioactivité que ceux concernant les émissions
a et 3, en laissant de côlé la question des transformations con-
tinuelles dont les suhstances radioactives sont le siège. L'émis-
sion possible de particules électrisées par le Soleil est également
indiquée sans examen détaillé des applications d'un si haut
intérêt qu'on en peut faire pour l'explication des phénomènes
météorologiques et cosmiques.
Dans la partie plus purement théorique, où la dynamique des
électrons se déduit des propriétés du milieu où ils se meuvent,
on a conservé uniquement le point de vue électromagnétique,
sans aborder les importants essais de représentation mécanique,
tels que ceux poursuivis par M. Larmor. On a également donné
des indications sur le rayonnement émis dans Téther par les
centres électrisés au moment où ils subissent une accélération ;
et on a montré comment on en peut déduire l'explication des
diverses radiations: lumière, rayons de R<'>ntgen, rayons secon-
dtiires et probablement aussi rayons •; des corps radioactifs. En
te qui concerne ces radiations elles-mêmes, on a t-eulement
insisté sur leur propriété commune de donner naissance à des
centres électrisés lors de leur passage à travers la matière.
On a coniplèteuïent laissé dans l'ombre d'intéressantes théories
électroniques : telles que les théories du niagnéli^me et de la
réfraction, comme celles des phénomènes magnéto-optiques tels
que le phénomène de Zeeman et la polarisation rotatoire magné-
tique. On n'a donné, sur la théorie des métaux, qu'une partie
seulement du travail de M. Drude, celle où se dégage nettement
ra>sin)ilation à un gaz des électrons présents dans un métal, avec
identification de leur énergie cinétique moyenne à celle des
molécules gazeuses de même température. On retrouvera, dans
les publications de la Société de Physique pour le Congrès de
1901), le Rapport du professeur J.-J. Thomson sur le même sujet.
(]es indications suffisent à montrer l'intérêt et l'importance de
ce recueil dont les matériaux, épars en un grand nombre de
publications périodiques, ont été choisis et mis en œuvre par
MM. Abraham et Lange vin avec une science profonde et détail-
lée d'un sujet qu'ils ont eux-mêmes étudié avec tant de soin et
pratiqué avec tant de succès.
J.T.
MKSÉRIE. T. IX. 20
3o6 Ri:VUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Manuel pratique de Radiologie médicale, par le D' Emile
Dupont. Un vol. iii-16 de 126 pages avec figures. — Bruxelles,
H. Lainertin, 1905.
Initit* dès longtemps anx applications de la découverte de
ROntgon par la fréquentation des principaux instituts radio-
logiqnos d'Europe ; rompu, par la pratique journalière, à la tech-
nique de ces applications dans le service radioscopique et
radi(»grapliiqne qu'il a installé et qu'il dirigea Thôpital militaire
de Bruxelles ; chargé, depuis 1897, des conférences radio-
logiques pratiques données, chaque année, aux médecins de It
garnison de <*ette ville, M. le D^* Ë. Dupont, mieux que personne,
était |)réparé à écrire un Manuel pratique de radiologie
médicale : il y a parfaitement réussi. Son livre est de ceux qu'A
faut louer sans réserve. Ces quelques pages claires, précises,
Il Haut droit au but, sans digressions théoriques inutiles, sans
descriplions encombrantes, constituent bien un manuel prcUiqiMf
un guide oxcrllont pour le médecin qui songerait, dans un cas
difficile, à recourir aux rayons ROntgen, ou à pratiquer lui-même
la radiologie.
Voici nn court résumé de la table des matières.
A[)rès avoir rappelé très brièvement la découverte et les
propriélés essentielles des rayons X, fauteur définit les unités
éleclri(jues usuelles : le volt, l'ampère, le coulomb, l'ohm et le
wall. Puis il divise son livre en cinq parties.
Dans la première il traite du Ma/^We/ ; source d'électricité,
bobine et interrupteur, tubes et appareils auxiliaires.
Dans la seconde, il expose la Technique radioscopique d
radiogt'nithique : choix des plaques sensibles, durée de pose,
disposition des appareils, manipulations photographiques,
examen radioscopique, lecture des radiographies, radiographie
stéréosc(ipi(|ue.
Dan^ la troisième partie, il passe en revue les Applicaiioni
médico chirurgicales des rayons X : recherche des corps étran-
^'ers dans les tissus, fractures, décollements épiphysoires, mala-
dies des os. luxations, arthrites, dents; examen du thorax, tuber-
culose pidiuonaire, pneumonie, emphysème pulmonaire, maladies
de la plèvre, adénopathies bronchiques, affections cardiaques,
anévrysiiies, rétrécissement de Fœsophage.
BIBLIOGRAPHIE. Soy
La quatrième partie est eoiisuerée aux Applications des
rayons Rôntgen dans Varmée : incorporation des miliciens,
arrivée des rf^crnes au régiment ; au cours du service : fractures,
luxations, ostéites, corps étrangers, maladies internes; réformes,
pensions, maladies simulées.
La cinquième partie expose Torganisation et le fonctionne-
ment du Service radiologique militaire belge.
Une table alphabétique détaillée rend très facile la recherche,
dans le Manuel, d'un renseignement déterminé.
J. T.
VI
Manuel des recherchks préhistoiuques publié par la Société
préhistorique de France, avec :205 figures et plusieurs tableaux
hors texte. Un vol. in- 12 de ix-332 pages. — Paris, librairie
C. Reinwald, Schleicher frères, éditeurs, 1906.
Voici un livre vraiment nouveau, le premier de son genre qui
paraisse sur la malièro. Il a pour but de faire coimaîlre, à ceux
qui veulent s'occuper de recherches préhistoriques, toutes les
Dotions nécessaires pour les mener à bien.
Celte fois, on peut répéter eu toute vérité la phrase trop
souvent banale des comptes rendus d'ouvrages, que ce livre
vient à son heure. En effet, les travaux relatifs à la préhistoire
se multiplient chacjue jour, mais parfois :1s sont entrepris par
des auteurs (jui gâchent la besogne. De plus, la science pré-
historique se fixe de jour en jour davantage; il importe que ceux
qui veulent s'y livrer soient au courant de ses méthodes et de
ses principes.
Le manuel que nous signalons ne porte pas de nom d'auteur ;
il n'en est pas moins l'œuvre de personnes compétentes entre
toutes. II est dû à l'initiative de la Société préhistorique de
France et à la collaboration d'habiles et expérimentés techni-
ciens.
Nous ne pouvons songer à donner une analyse complète de
l'ouvrage, qui est tout entier fait de détails et de minutieuses
prescriptions. Mais nous essaierons d'en donner une idée som-
maire.
II se divise en deux parties très nettes, l'une intitulée Tech-
3o8 RKVUE DKS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nique (jénérale, l'autre Technique spéciale. Le premier chapitre
décrit le matériel nécessaire aux recherches préhistoriques, et
le second funrnit des renseignements sur les terrains a fouiller.
Quand un gisement a été découvert, il y a des formalités à
remplir pour s*assurer ou la location ou la propriété du terraiu,
ou le droit d*y l'aire des fouilles. \.q Manuel donne à cet égard
tous les renseignements désirables, il y a même un chapitre
spécial sur la législation des travaux préhistoriques.
La valeur des découvertes dépend en bomie partie de l'exac-
titude dos indications topographiques de la trouvaille, et bien
des documents ont dil être récusés parce que les preuves man-
quaient |)our les situer avec précision. Le Manuel insiste sur ce
point, il enseigne des méthodes >ùres pour guider les auteurs
dans la l'avon de libeller les indications géographiques, strati-
graphiques et celles qui ressortissent au folk-lore. On y trouvera
un plan de procès- verbal, des tableaux pour la description des
monuments et des objets de collection, et la façon de s*assui'er
la propriété scientitiquc des découvertes qu'on vient de faire.
Tour donner avec exactitude les indications topographiques,
il est souvent nécessaire de faire un levé de terrain à la boussole.
Le chapitre VI fournil tons les renseignements désirables à cet
égard et, dans le chapitre VU, nous trouvons ceux qui concenieiit
la construction des cartes préhistoriques.
La conservation des objets récoltés fait l'objet du cha-
pitre VllL On s'y occupe successivement de la façon de récolter
les silex, les objets en bois, les ossements, les verres, la poterie
et les instruments métalliques. 11 est souvent nécessaire de con-
solider les ossements et les objets fragiles, soit pour leur
extraction du sol, soit pour leur classement dans les colleetious.
Divers procédés peuvent être employés, le silicatage et la soli»
dification par le blanc de calcaire, la parafline, la stéarine ou
par le plâtre. Les est.'impages et les moulages rentrent dans le
même ordre d'idées ; le Manuel décrit les différentes sortes
d'estam)>ciges et de moulages; ceux-ci se font au plâtre, à la géla-
tine et à la gut ta- percha. Les auteurs du Manuel nous apprennent
même comment il faut miner une roche qui renferme des pièces
impossibles à enlever autrement ou qui empêche les recherches
ultérieures.
Dans bon nombre de sciences, la photographie joue aujoop
d'hui un r6le prépondérant. Au chapitre I\, le Manuel détaille
les services spéciaux que la photographie est appelée à rendre
BIBLIOGRAPHIE. 3og
aax préhistoriens, en distinguant la photograpliie des lieux, celle
des opérations et celle des objets trouvés.
Comme tous les archéologues, les amateurs d'objets préhisto-
riques sont exposés à être victimes des faussaires, car il y a des
ateliers et des fabriques modernes de silex, de pointes de flèches,
de haches et d'instruments en corne, et parfois, comme sur les
bords du lac de Bienne en Suisse, les productions préhistoriques
contemporaines sont faites avec de la matière authentique. On
trouvera dans le chapitre X du Manuel Ténoncé de tous les cri-
tères qui peuvent faire juger de raulhenticité des objets pré-
historiques.
Est-il possible, sur les seules dimensions d'un os long humain,
de déterminer la taille et le sexe d'un squelette préhistorique?
La question est |)ratique. Elle a été résolue affirmativement par
M. le D"" L. Mauouvrier, et le Manuel reproduit les tableaux
dressés dans ce but par le savant professeur de l'Ecole d'anlhro-
pologie.
Au chapitre XII sont donnés d'excellents conseils pour l'in-
stallation et le rangement des collections, et le \\\h- reproduit,
en tableaux, les principales classifications préhistoriques cou-
nues. Des figures nombnîuses et bien choisies caractérisent
l'industrie de chacune de ces époques et permettent au collec-
tionneur le moins expérimenté d'identifier les pièces recueillies.
La^ seconde partie du Manuel est consacrée à la technique
spéciale, c'est-à-dire aux diverses espèces de gisements préhisto-
riques que l'on peut être amené à fouiller. Ce sont d'abord les
stations et ateliers de surface, les fonds de cabanes et les
cachettes en pleine terre. Sont aussi à étudier les berges des
cours d'eau, les dragages dos rivières, les sources, les fontaines
et les falaises où s'accimiulcnt souvent des kj^kkenm^ddings.
Les stations lacustres, palalittes et tcrramares font l'objf't du
chapitre If! de la seconde partie du ManueL\je chapitre» IV
s'occupe des recherches et des fouilles dans les sépultures à
inhumation sans cercueils, et le chapitre V des grottes et des
cavernes. Pour tous ces gisements, le Manuel fournil les indica-
tions nécessaires qui les font découvrir, -trace les règles à suivre
pour l'exploitation méthodique, signale les difficultés que Ton
rencontre, et les objets caractéristiques (ju'on y peut recueillir.
Faut-il dire que tout cela est présenté de la façon la plus pratique,
dénote une expérience consommée et trahit un esprit de critique
très exercé ? Si on ne le savait d'ailleurs, on s'apercevrait aisé-
ment, à la lecture de ces pages du Manuel^ que l'on a aflaire à
I
3lO REVUK DKS gUKSTlONS SCIKNTIFIQUKS.
(les professionnels ayant une longue habitude du terrain. Rien
n'rst oublié, rien n'est laissé à l'imprévu, et des exemples aussi
nombreux que pertinemment choisis appuient toujours à propos
les considérations émises.
Le Manuel se termine (chapitres VI-X) par l'étude des mona-
monts à grosses pierres, menhirs, alignements, cromleelis. luéga-
lillies et dolmens, des tumulus, des enceintes défensives, des
fosses et puits funéraires et enfin des puits d'extraction des
silex. Ici peut-tMre y avait-il, lieu de parler aussi des Marchets,
ces petits tertres formés par un tas de cailloux au centre des-
quels se trouvent des ossements humains, et qui ont été réeein-
n)ent fort bien étudiés par M. le baron de Loé, dans un mémoire
présenté au Congrès de Dinant en 1903.
Autre desideraiun). Puisque, p. 261, les auteurs du Manuel
citent une trentaine de noms populaires donnés aux mégalithes,
il n'en efit pas cofité beaucoup pour compléter ce vocabulaire,
d'autant plus que quel(iu<*s-unes des plus caractéristiques de ces
dénominations ont été omises.
A la lin du Manuel est annexé un index alphabétique des
principaux termes et mots employés en préhistorique. Cet
index pourrait être utilement augmenté ; ainsi, outre le mot
marchei que nt)us avons déjà cité, on est un peu surpris de ne
pas rencontrer les termes d'Ages, d'amygdaliens, de cérauuies,
de craquelage. de cupules, d'ébiirnéen, de fissuration, de fossile,
de i;laciaire, de plan de frappe, de rondelles crAnienues, etc.
VaW terminant la préface «lu Manuel, le secrétaire général de
la Société préhistorique de France déclare que c'est la conscience
Irauffuilie (ju'il soumet cet essai à la critique. Ce n'est point
téméraire présomption, tous ceux qui auront seulement feuilleté
ce Manuel auront bien vile acquis la conviction qu'il doit être le
livre de chevet de Ions ceux qui veulent s'occuper de la science
préhistorique.
J. G.
Vil
Six Leçons dk pukhistoiuk, par Georges Engeurand, profes-
seur à l'Institut des Hautes-Etudes de Bruxelles et ù l'ExtensioD
universitaire de Belgique, avec une Préface de L. Capitan, pro-
BlBLlOCiKAPHlK. 3ll
fessenr à l'École d'Anthropologie de Paris. Un vol. in-S» de
?ii-263 pages et 124 figures dans le texte. — Bruxelles, Veuve
Ferdinand Larcier, 1905.
On ne peut qu'applaudira tous les essais qui tendent à rendre
plus accessibles au grand publie les études préhistoriques. A ce
litre, l'ouvrage de M. Engerraiid sera, nous n'en doutons pas, le
bienvenu.
Il s'adresse avant tout au lecteur belge, car la préhistoire
dont l'auteur s'occupe est principalement celle de la Belgique.
Aussi bien, il se passera quelque temps encore avant que l'on
puisse réaliser la synthèse générale de la préhistoire du globe
tout entier. Néanmoins, Tauleur fournit suffisamment d'indica-
tions sur des régions étrangères, pour que l'ensenible de la
question préhistorique en Belgique reçoive de là son complément
nécessaire.
La première leçon de M. Engerrand, intitulée Considérations
générahSf définit la préhistoire et expose brièvement les ori-
gines et le développement de cette science. Rien de nouveau à
signaler ici, les faits rapportés par M. Engerrand sont bien
connus. On sera cependant quelque peu surpris de la façon dont
il cite, page 10, le témoignage de Marbode, relatif aux Céraunie^,
* Marbode, dit-il, dans la Dadijlothèque, qui date de la décadence
romaine, parle longuement des pierres de foudre, „ En effet,
Marbode, qui vivait au xi^ siècle, ne peut être daté de la déca-
dence romaine. Quant à la Dadylothèque, nous nous demandons
en vain ce que cela peut vouloir signifier. La citation de Mar-
bode de Ceraunia forme lo chapitre XX VI II du Liber ïapidum
ou De gemmis (voir PL., t. CL XXI, col. 1756-1757), mais aucune
œuvre de Marbode n'est intitulée Dacfylothèque.
De ci de là, moins pourtant que chez d'autres auteurs qui ont
traité de la préhistoire, perce le désir d'être un peu désagréable
aux croyants. Ainsi, page 1 1 ,M. Engerrand aurait pu se dispenser
de dire que Mercati présente ** des déductions intéressantes bien
qu'il essaie d'accommoder sa découverte avec la Bible „. De
même, page 13, l'aveuglement de Cuvier est attribué à d'ar-
dentes convictions religieuses. Page 21, il y a un alinéa franche-
ment mauvais sur les rapports de la Bible et de la science
préhistorique.
Dans la deuxième leçon, Fauteur examine la question de
l'homme tertiaire. M. Engerrand admet que l'on ne possède
pas à l'heure présente de traces de la présence de l'homme à
/
3 12 KKVUE DKS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l'époque tertiaire. Mais pour lui, les silex de ïhenay, de Puy-
Couniy, d'Otla et de quelques autres localités ont été utilisés
par un précurseur de riiomine, l'anthropopillièque de Mortillet
ou le Pithecanthropus de M. Dubois. xM. Engerraud est plein
d'admiration i)our ces prétendues découvertes. " C'est là, dit-il
(page 49), un des exemples magnitiques des résultats auxquels
est arrivée la science moderne à déterminer Texistence d'un
être aujourd'hui di.sj)aru,à l'aide des seules données théoriques „
et page iV^ : ** Nous ne savons véritablement ce (jue nous devons
admirer le plus en ceci, de la hardiesse de ces savants, ou de la
puissance de leur logique qui les conduisait ainsi à admettre
l'existence d'un être entièrement hypothétique. Ce n'était plus
la divinité (]ui faisait l'homme d'nn peu de limon, c'était le génie
humain qui reconstituait notre ancêtre de toutes pièces. „
Cet accès de lyrisme n'est point justifié par la réalité des
faits. Malgré reiithousiasmr de M. Engerrand. il s'en faut de
beaucoup (jue le précurseur de l'homme soit une vérité scienti-
fique indnl)itai)lemenl démontrée. Bien des savants se refusent
carrément à souscrire à l'hypothèse de M. de Mortillet. Quoi
qu'il en soit, M. Engeirand est aussi beaucoup trop alfirmatif en
ce qui concerne le Pithecanfhropus erectns de Java. On n'a
pas encore, (]ue nous sachions, répondu victorieusement aux
objeclit)ns de M. Houzé (1).
La troisième leçon de M. Eiigerrand est tout entière consacrée
à la question des éolilhes. On y trouve un exp<isé très clairet
un résumé \\\r\ méthodique des travaux de M. Uutot et d'autres
géoh)g«ies sur (relie nouvelle période préhistorique. Nous n'in-
sisterons pas davantage sur ce [)oint qui a été naguère étudié
ici même par M. Tabbé J. (^laerhoiit (:2), et nous rappellerons que
M. de Lapparent vient de donner le coup de grâce à cette pré-
tendue découviMte {'^).
L'auteur dislin;,Mit\ dans la période paléolithique, deux phases
snccosives ; il leur donn<» les noms d.» paléolithique supérieur
et inl'criiMir. Ces deux époques l'ont l'objet de la quatrième et
de la ciiujuièine leçons. Ces! surtout l'apparition de l'os travaillé
qui sépare le paléolithi(jue inférieur et le supérieur. La distinc-
tion «'sl donc ré(»lle et parfaitement justifiée. Pour chacune des
périodes. M, Engerrand examine successivement les industries,
(1) Cf. lÎFATE DKS Qi.ESTioxs sciKNTiFKjrKs, juillet ISIW, :2e série, t. X,
pp.:i11.:jir).
(!2) Imn.. octobre 1905, 3e série, t. VI H. pp. (j(>04JG3.
(3) La Fablv vnUthiquc, duns Le Coruespondant, 23 décembre 191)9.
BIBLIOGRAPHIE. 3l3
la faune et la flore, les conditions climatériques et les données
ethnogéniques. Quoique fortement condensé, cet exposé suc-
cinct est très exact et très complet. Ajoutons que la critique de
Tanteur est, en général, très ferme dans cette partie de son
ouvrage ; à l'exception toutefois de la dernière phrase (page 186).
Nous protestons, avec Max Millier, contre la théorie qui y est
émise que Thomnie ait dû jamais se dégager de Tanimalité, et
il n'est nullement démontré qu'il ait fallu des centaines de mil-
lions d'années pour expliquer la succession des phénomènes
géologiques que Ton constate pendant la période paléolithique.
Dans la sixième leçon de son livre, M. Engerrand étudie
l'époque néolithique. Nous y avons trouvé l'énoncé de tous les
faits qui concernent cette période, sauf la mention de la cité
lacustre de Denterghem, découverte par M. Tahhé Glaerhout, et
qui méritait bien d'être signalée. Les évaluations chronologiques
nous ont paru aussi beaucoup plus raisonnables que celles qui
ont été assignées aux époques précédentes.
Pour l'âge du bronze et du fer, M. Engerrand ne nous donne
qu'une page. C'est vraiment trop insuttîsant, et à fournir si peu, il
eût mieux valu ne rien dire et faire ouvertement la déclaration
qu'on n'entendait point s'occuper de cette partie de la science
préhistorique. Dans les conclusions qui terminent l'ouvrage de
M. Engerrand, nous relèverons encore quelques détails. L'auteur
cherche à mettre en contradiction ce qu'il appelle le ** concept
biblique „ avec les données de la science relatives à l'âge de
l'homme. Il trahit par là ou son ignorance de l'état de la ques-
tion de la chronologie biblicjue, ou son désir de battre en brèche
renseignement religieux.
Plus loin, en rappelant la découverte du prétendu Pithec-
anthropus, M. Engerrand éprouve le besoin de dire que cer-
tains cherchent ** dans des légendes ou des traditions les
éléments qui permettraient de faire connaître la vérité sur nos
origines „. L'allusion est transparente, mais, encore une fois, la
Bible n'est nullement en contradiction avec les données certaines
de la préhistoire. Celle-ci ne connaît que l'homme après sa chute,
et ne peut rien nous enseigner de ses origines surnaturelles,
question réservée à la Révélation.
** Mais, continue M. Engerrand, elle est bien plus féconde la
méthode qui ne considère plus l'homme comme échappant aux
lois naturelles. „ Distinguons. Nous souscrivons à toutes les
découvertes de la préhistoire qui peuvent fournir des ren.seigne-
ments sur la vie naturelle de l'homme, mais celle-ci demeure
I
3 14 RFA'UR DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES,
iinpiiissaiite à faire connattre la vie surnaturelle, qui est signalée
par d'antres sources d'informations.
En résumé, malgré les divergences que nous avons relevées
el qu'il serait aisé de faire disparaître, sans que l'œuvre y perdit
rien, le petit livre de M. Engerrand rendra service à tous ceux
qui veulent facilement et rapidement s'initier aux études pré-
Iu>tonques.
J. G.
VIII
Science et Apologétique, par A. de Lapparent, de l'Acadé-
mie des Sciences. Conférences faites à l'Institut catholique de
Paris (mai-juin 1905). Un vol. in-lB de 304 pages de la Collec-
tion Etudes de philosophie et de critique religietise. — Paris,
librairie Blond, 1905.
Le savant éminent, bien connu des lecteurs de la Revue des
Qi KsrioNs sciKNTiFiuLEs, (jui professe la Géologie à l'Institut
catlioliqne do Paris, a abordé, dans une série de conférences
fait(îs an mémo lieu, le sujet, délicat entre tous, des rapports de
la science ot de Tapologétique. Par la publication de ces coufé-
roncos, il a élargi son pnbh'c, et nous voudrions donner une idée
aussi exacte (|ue possible de l'inspiration dominante qui Ta
dirigé dans cotte œuvre.
L;i simple énuniération dos titres des cliapitres permet de
deviner cette ins|)iration : JjCS conceptions de la géométrie,^
La science des nombres et la mécanique. — - Les scteficea (f oft-
servalion, — L'ordre dans la création, — Le principe de la
moindre action. — Les notions d'origine et de fin. — La fi,na-
lité dans le monde. — U évolution des doctrines scientifiques. —
Les devoirs et les droits de Vapologiste en matière scientifique,
A celte simple lecture, nous voyons que M. de Lapparent veut,
avant tout, mettre son auditeur ou son lecteur au courant des
grandes discussions sur los idées fondamentales de la science.
C'est ainsi que. dans le premier cbapitre, il traite des concepts
do l'étendue, do Torigine des axiomes géométriques et des géo-
métries non-euclidiennes. Dans le second, à propos du nombre,
il cliercbe à indiquer, en quelques mots, le mouvement d'idées
provoqué par Hilbert et Cantor ; puis il esquisse la crise que
BIBLIOGRAPHIE. 3l5
traverse eu ce moment la mécanique. Enfin, dans le troisième
chapitre, il s'efforce de donner une idée précise des caractères
de la physique et du rôle qu'y jouent les mathématiques.
Toute cette première partie présente un caractère exclusive-
ment scientifique, et c'est tout au plus si la philosophie s'intro-
duit dans des conclusions telles que celle-ci, sur les théories
physiques : ** Dépassant de heaucoup la portée des besoins qui
ont engendré la science, l'intelligence cherche à grouper toutes
les lois découvertes en une synthèse, qui les rattache étroitement
les unes aux autres. C'est le rôle des théories, et on peut dire
qu'elles ont bien rempli leur lâche sj, même en se renversant les
unes les autres, elles n'ont cessé de manifester de plus en plus
l'ordre et l'harmonie, dont le besoin inné en nous avait suscité
ces incursions dans le domaine de Thypothèse. „
Faire ressortir cet ordre et cette harmonie dans la création,
montrer les indices de finalité que révèle Télnde du monde, voilà
l'objet de la seconde partie, celle qui contient tout l'essentiel
de la pensée de l'auteur. Ici apparaît le trait penf-élre le plus
caractéristique de l'œuvre, par l'absence de toute allusion au
concordismCy qui a fait couler tant d'encre pendant le xix*- siècle.
Il n'y a pas beaucoup d'années, un livre sur la science et l'apo-
logétique aurait pu le couïhaltre, mais on aurait difficilement
compris qu'il le j)assîU sous silence. Aujourd'hui M. de Lapparent
le fait, et c'est un signe des temps.
Puisque c'est là la partie essentielle de son œuvre, arrélons-
nous-y un instant. Si l'auteur restreint sagement le rôle de la science
daus l'apologétique, il est bien loin de l'en exclure, et, en cela,
il adopte une attitude singulièrement différente de celle d'un
autre savant, fort apprécié aussi des lecteurs de la Revue,
M. Duhem. Dans une discussion aussi nette que courtoise, M. de
Lapparent fait ressortir cette opposition qu'il eût été fâcheux
de dissimuler. Précisément dans un des derniers numéros des
Annales de philosophie t:nRÉriENNE (numéro d'octobre 1905),
M. Duhem a précisé avec la dernière rigueur la portée de la
science telle qu'elle lui apparaît. Ilépondant à un article, d'ail-
leurs remarquable, de la Revue de Métaphysique et de
Morale, où M. Rey disait que la philosophie scientifique de
M. Duhem est celle d'un croyant, celui-ci riposte vivement
qu'il a refusé aux théories physiques tout pouvoir de pénétrer
au delà des enseignements de l'expérience, toute capacité
de deviner les réalités qui se cachent sous les données sen-
sibles. ** Par là, dit-il, j'ai dénié à ces théories le pouvoir de
t
3i6 KKvri-: des qukstidns sciisntifiques.
tracer le plan d'aucun système métaphysique, comme aux doc-
trines métaphysiques le droit de témoigner pour ou rontre
aucune tliéorie pliysique. « Puis, développant sa pensée, il con-
sacre un para^^raphe spécial à montrer que son système dénie à
la théorie physique ** toute portée métapliysique ou apologé-
tique ^. \ji\, parlant de la loi de Clausius sur la variation de
IVntropiejl dit qu'on pourrail.sans peine,construiro une thernio-
dynann'que nouvdle ({ui, tout aussi hien que la thermodyna-
mique ancienne, représenterait les lois expérimentales connues
jusqu'ici, dont p(Midant dix mille ans les prédictions marche-
raient d'accord avec celles de la thermodynamique ancienne,
mais (fui ensuite entraînerait une décroissance de l'entropie de
riJnivers. ** Par son essence même, dit-il. la science expérimen-
tale est incapable de prédire la fin du monde, aussi hien que d'en
aflirmer la perpétuelle activité (I). n
Vixr le fait même que M. de l.apparenl a principalement étu-
dié une science de caraclère historiqiie, comme la géologie, qui
cherche forcément, non seulement à reconnaître l'état présent
de noire glohe, mais à établir, de fa(;on plus ou moins hypothé-
tique, ses états antérieurs qui explicjnent Tétat présent ; parce
fait même, disons-nous, il doit forcément considérer hi science
connup a>anl i)our objet de nous faire connaître des réalités
objectives, tout en reconnaissant que celle connaissance ne pré-
sente, le plus souvent, qu'une probabilité plus ou moins grande.
A Tappui d(^ celte tendance, à laquelle il ne saurait se soustraire,
M. d»* Lapparent aj)porle d'ailleurs de très sérieuses raisons
dans la discussion qn*il fait des idées de M. Duheni (2). On h'n
aussi avec grand intérêt son paragra|)he sur les notions d'ori-
gine et de tin. malgré la criti<]ue implacable que M. Duhem a
dirigée contre des discussions de cet ordre».
Au sujet de la finalité, nous aurions une petite critique à
adressera M. de Lapparent, (jui ne nous parait pas avoir donné
à l'expression de sa pensée une préri-^ion suflisanle II y a deux
farons de concevoir la finalité. mê:n(» quand on Tattrihue à une
cause (]ni connail la tin et délire la réaliser. On peut rattacher
ces deux conceptions de la linalilé aux idées de Malebranche et
de Leibniz. Pour ce dernier. Dieu a coordi)nné tous les phéno-
(1) Pour hien s:iisir toute la portée de la pensée de M. Duhera, il
convient (h; se reporter aussi à la fîn de son étude (numéro de novembre),
où. sans rien retirer de ce qui précède, il explique qu'il existe un lien
iVaiiaUHfit* entre la cosmt»h»gie et la théorie physique.
{•2) Paires 1:K> et suiv.
BIBLIOGRAPHl?:. Siy
mènes du monde matériel de façon qu'ils répondent jusqu'aux
moindres phénomènes psychiques des êtres animés : l'univers
se trouve ainsi machiné de façon à réaliser une foule de volontés
particulières, et Ton ne voit pas pourquoi des volontés particu-
lières de Dieu seraient moins favorablement traitées que celles
de ses créatures. Aussi, pour Leibniz, est-il absolument le meil-
leur des mondes possibles.
Malebranche considère, au contraire, un monde réalisé ainsi
grâce à Tintervention d'une foule de buts particuliers, comme
inférieur en beauté à un monde soumis seulement à quelqiies
volontés générales, engendrant des résuHals de détail moins
parfaits et comportant même de regrettables défectuosités, tels
que les monstres. " Non content, dit-il, que l'univers l'honore
par son excellence et sa beauté, Dieu veut que ses voies le glori-
fient par leur simplicité, leur fécondité, leur universalité, leur
uniformité, par tous les caractères ijui expriment des qualités
qu'il se glorifie de posséder. Ainsi ne vous imaginez pas que
Dieu ail voulu absolument faire l'ouvrage le plus parfait qui se
puisse, mais seulement le plus parfait par rapport aux voies les
phis dignes de lui (1). „
L'étude de l'univers rend celte dernière conception plus vrai-
semblable, car, si l'on y reconnaît l'ordre et l'harmonie que
célèbre M. de Lapparenl, on n'y sent pas généralement les com-
binaisons ingénieuses qui auraient préparé chaque résultat parti-
culier. Telle paraîtrait, dans l'ensemble, la conception de M. de
Lapparent; mais, quand il aborde des exemples de finalité, il
parle tout à fait connue si Dieu les avait préparés par des volon-
tés particulières. Nous pourrions en domier comme exemple ce
qu'il dit des circonstances qui ont favorisé la formation et la
conservation des dépôts de houille (:2). Mais nous préférons envi-
sager le phénomène du mimétisme.
Chez le papillon Kallima, les deux ailes du même côlé s'asso-
cient, quand elles sont relevées, pour imiter une feuille de
l'arbuste sur lequel vit laniinal ; la couleur et les détails sont
parfaits ; mais il y a plus : l'aile antérieure représente la partie
distale, et l'aile postérieure la partie proximale de la même
feuille, la nervure médiane de la feuille imitée se continuant
exactement d'une aile sur l'autre. Pour parfaire l'imitation, l'aile
postérieure se prolonge en une corne qui vient au contact de la
(1) Neuvième Entretien stir la Métaphysique.
(2) Pages 190 et suiv.
é
3l8 REVUE DES QUESTIONS SC1ENT1F1QUE8-
hranche sur laquelle le papillou repose, et cette corne reproduit
le pétiole de la feuille ! Nous avons vu de ces papillons, et l'Ioii-
tation est vraiment extraordinaire.
M. de iiapparent n*hêsite pas à voir là la velouté de la Pro-
vidence. S'il veut dire par là que Dieu a tout combiné systémati-
quement pour (|ne cette merveilleuse réussite de mimétisme ^e
produiMty nous éprouvons un réel embarras à le suivre. Xoiis
avons tous dit avec Racine :
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
£t sa bonté s'éteud sur toute la nature.
Or, la pâture des petits oiseaux, c'est une multitude d'insectes,
et n'est-il pas un [leu gênant de bénir Dieu en même temps de
les leur livrer avec générosité et de prendre tant de soin pour
leur soustraire une espèce particulière ? Que s'il s'agit, au con-
traire. d*i!ne simple réussite des lois peu connues de révolution,
nous admirerons sans réserve des lois générales et simple^
capabh's de produire de tels résultats. Malebrancbe, après avoir
célébré les merveilles du monde <ies infectes, manquait à sun
princi|)t\ parer' tjue, inipuis>ant à expliquer ces merveilles par
la siuïple lui de la i-omMîuiiication de-; mouvements, il ne voy;.it
«l'anlr*^ ori^niie à t(us les animaux que b*ur formali(»n par Dieu,
aux jours de la création, avec emboîtement de tons les germes
devant >e développer successivement. Soyous plus fidèles que
lui-niéin<» à sa pensée et, moins intransigeants sur Tabsolne siui-
|)Iicilé (les lois de la nature, cn^yoïis (jn'elles sont assi/, fécondes
pour rxpli(iuer t]vs prodiges tels (|ue celui qu'a réalisé le An/-
liwn.
Ajuès c«*ite sorte de digression sur un détail, rnvenons à
l'analyse sommain» de l'ouvrage. Après avoir comliattu les
agiio>liques. toujours i'm|)rrssés à élargir le cercle de rincon-
nais>îil)le, M. dr Lapparenl se retourne contre ceux qui font de
la sciriMt* le terrain i\v< ci'rtiludes, la clé de tous les mystères.
Il e>t îiinsi amené à fiiin' U* tablran. niill»Miient ebargé, nullement
pessimiste, des incertitudes et (\i':> variations des diverses
scieiic es.
Mutin nous avons vu que. dans mi dernier cbapitre. il aborde
la c|Ufsli(în des droits el drs devoirs dt» l'apologiste en matière
scienliticiue. Le <lroit dr critiquer (ont ce (pi'il y a de faux dans
les tlièses plu> on moins scientitiïjues par les(juelles on prétend
saper toute religion m* saurait faire de doute, el M. de l^appareut
indique sommairement, et de façon généralement heureuse,
BIBLIOGRAPHIE. SlQ
quelques-unes de ces thèses qui compromettraient la science, si
celle-ci était responsable de ce qu'on dit en son nom. Mais pour-
quoi se laisse-t'il entraîner à lancer contre l'art contemporain
de ces anatbèmes absolus qui sont toujours injustes et le sont
peut-être aujourd'hui plus qu'en bien d'autres temps? En matière
dramatique, par exemple, si la JS'ouvelle Idole de M. de Curel a
déjà un certain recul, le Dédale de M. Paul Hervieu n'est que
d'hier, et le Duel de M. Henri Lavedan est d'aujourd'hui. Or, (jui
pourrait contester la noblesse de pareilles œuvres ?
Plus intéressante est la discussion des devoirs de l'apologiste
envers la science. iM. de Lapparent envisage d'abord la nature
des positions à défendre ; comme le taisait l'abbé de Broglie,
il montre combien il importe de ne pas faire la partie helle aux
assaillants, en incorporant dans le domaine de la défense dogma-
tique des traditions qui n'intéressent pas le salut et n'ont pas
trait au dogme. Il fait ressortir le danger de ces livres où des
résultats acquis de la science sont dénoncés comme contraires
à la vérité religieuse, et il fait à ce sujet quelques citations
piquantes, tout en taisant charitablement les noms des auteurs.
Eusuite il signale tant d'applications radicalement fausses de
principes scientiti(]ues à Texplication naturelle de faits extraor-
dinaires, applications (|ui prouvent simplement <|u'avant de se
servir de la science il faut apprendre à la connaître, et, à ce
propos, M. de Lapparent donne de sages conseils sur la réserve
à observer dans les critiques contre les Ihéuries évolntionni^les.
Enfin il fait un noble ai)pel à la sérénité (jni devrait toujours
présider au travail scientitique.
Tout le paragraphe que nous venons de résumer nous paraît
excellent, et cependant il y a mie note que nous y avons cliert liée
sans l'y trouver, bien (ju'assurément la pensée de l'auteur suit,
sur ce point, conforme à la nôlre. 11 montre avec raison aux
apologistes combien leurs intempérantes critiques contre des
conquêtes avérées de la science sont de nature à nuire à la cause
sacrée qu'ils défendent ; mais il ne leur dit pas (ju'ils ont troj)
souvent l'air de n'estimer qu'un seul ordre de vérités, le plus
sacré sans doute; que la vérité sans épilhèle, sans distinction
des objets qu'elle concerne, est une chose sacrée aussi et ([n'en
dehors de toute utilité apologétique elle a droit au respect de
tous. Il ne leur dit pas qu'il faut respecter le savant sincère,
qui tâtonne à la recherche de la vérité, et ne pas prétendre
l'arrêter à tout instant, parce que ses travaux pourraient scan-
daliser quelque ûme simple. Nous avons traité ailleurs ce sujet
(
320 REVUE DliS QUESTIONS SClENÏlKigUBS.
et ne voulons ici* que l'indiquer, en ajoutunt comme conclusion,
à laquelle adhérera sans doute sans resserve la pensée si haute
et si sincère de M. de Lapparent, cette parole empruntée à un
homme qui, pour n*ètre pas catholique, n'en est pas moins uu
grand c'hrélien : ** Rappelez-vous (jue la foi, pour être efficace,
doit avoir pour compaji^ne la bonne foi, dans le sens le plus
complet de ce terme „ (l).
G. Lechalas.
(1) Ernest Na ville. La Philosophie et la Religion, page 89. Nous ne
résistons pas an désir de reproduire ce conseil, donné à la généralité de
ceux qui enseignent la religion : "i^nnoncez rÉvangile dans sa sim*
plicité, en le séparant autant que possible des surcharges de la théo-
logie. Placez les grandes vérités de la foi eu face des coeurs, des
consciences, de la vie. Évitez les conth'ts de détail de la théologie et des
sciences : ils ne se produisent qu*ù la clrconfV>rence du domaine reli-
gieux : attachez-vous au centre et ramenez-y continuellement Tatten-
tiou de ceux qui vous écoutent. ^
REVUE
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
BIOLOGIE GÉNÉRALE
AUTOUR DE LA GÉNÉRATION SPONTANÉE. LK RADIUM ET LA VIE
Le lecteur ne doit espérer ni redouter que nous entonnions
après tant d'autres notre hymne au radinni. Nous estimons suffi-
sante la documentation psychologique réservée à nos arrière-
neveux par la récente efflorescence du lyrisme scientilique de
nos contemporains. Passé les portes dn laboratoire, les faits,
entraînés dans le grand courant de la publicité, s'amplifient et se
dramatisent : les espoirs qu'ils font naître se haussent à même ;
puis, tôt ou tard, dans ce décor d'épopée, la vérité expérimen-
tale se trouve bien simple, bien modeste, bien vulgaire, et, pour
tout dire, bien dépaysée. Que ce soit l'excuse de cette brève
chronique, qui n'aura rien du dithyrambe.
Tout biologiste, je crois, souscrira volontiers à cette proposi-
tion de Weismann : ** La question de l'origine de la vie est un
problème qui attendra longtemps encore sa solution „ (1). Par
ailleurs, le sens même de cette solution se trouve nécessaire-
ment impliqué dans Vatfitude métaphysique que l'on adopte vis-
à-vis du problème plus général de l'essence même de la vie.
Attitude métaphysique ? Eh ! oui, c'est triste à dire, mais, en ce
domaine de la biologie générale,je ne sache pas que beaucoup de
savants aient gardé la parfaite neutralité d'un agnosticisme
(1) A. WeismaDD. Vortrdge iiber Descendemtheorie. Jeua, 1902, t. I,
p.«.
llhSÉRIE. T. IX. 21
r
322 KliVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
conséquent avec soi-même. Donc, les métaphyaiciena vitalistes
d'une part, reconnaissant dans Têtre vivant quelque chose de plus
que dépures interactions physico-chimiques,doiventbien chercher
les antécédents de ce *" quelque chose ^ en dehors du monde
physico-chimique ; d'autre part, les métaphysiciens mécaDi-
cistes, de quelque confession qu'ils se réclament, sont acculés
logiquement à expliquer l'origine de la vie par une ^ anto-orga-
nisation „ de la matière inorganique, par une *" génération spoD-
tanée „, peut-être actuellement impossible, mais, en tous cas,
réalisée à un moment quelconque de la durée.^ Je ne vois aucune
possibilité, écrit Weismann, d'écarter l'hypothèse d'une généra-
tion spontanée : elle est pour nous une nécessité logique (1). «
Et, en fait, beaucoup de biologistes acceptent cette conséquence
inéluctable de leurs opinions philosophiques. *" D'aucune façon,
proclame Max Verworn, nous n'échapperons à cette conclusion,
que la substance vivante est sortie quelque jour de ces autres
substances que nous avons accoutumé d'appeler non vivantes (2).«
On conçoit dès lors l'intérêt théorique de certaines recherches
susceptibles peut-être de jeter quelques lueurs sur ce mystère
des origines» de la vie. Malheureusement, beaucoup de ces
recherches se montrèrent moins significatives qu'elles n'avaient
paru de prime abord. Quel émoi lorsque, pour la première fois,
on réalisa en laboratoire des synthèses organiques qui sem-
blaient Tapanage exclusif de la matière vivante ! C'était comme
une maiiunise sur la vie. Il fallut en rabattre. Bientôt néanmoins
l'un croit prendre sa revanche. Voici qu'on décompose l'activité
totale do Télre vivant en activités secondaires, soigneusement
isolées en vue d'une étude méthodique; rien de mieux, mais
pourquoi cet étonnement naïf et triomphant, lorsqu'on ne trouve
dans les manifestations de ces activités que des phénomènes
physicochimi(ines? Un prophète de médiocre clairvoyance eût
pu prédire ce résultat, et l'énigme de la vie subsistait tout
entière.
Une seule dénionslration eût été péremptoire: celle qui con-
sistait à montrer expérimentalement la vie s'organisant au sein
d(i la matière brute. Longtemps, une observation insuffisante per-
nn't de croire (|ue la nature prodiguait cette démonstration. Li
ci>ntrovcrse fauïense entre Pasteur et Pouchet ruina définitive-
ment l'édifice de preuves dont s'élayait la croyance à une gêné-
{{) A. Weismann, op. cit., t. Il, p. 4-12.
(;2) Mux Verwdrn. AUgemeine Physiologie, 4c Aufl. Jena, 1903, p.3K.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 323
ration spontanée actuellement réalisable. Malgré le nouvel et
récent effort de Bastian (l),qui garde une foi robuste en la géné-
ration spontanée et défend envers et contre tous cette autre
cause perdue qu*est la génération équivoque, on s'accordera
presque unanimement à déclarer, comme Ch.Ric1iet,qu' "' en tous
cas, actuellement, on doit dire qu*il n'y a pas de génération spon-
tanée dans les conditions expérimentales connues (2) „.
Pouchet et Bastian étaient sur une fausse piste ; la persévé-
rance de ce dernier ^ la suivre en dépit du scepticisme général
confine à l'obstination. Plus avisés peut-être furent ceux qui,
renonçant, provisoirement du moins, à voir germer des orga-
nismes aussi définis que des protozoaires ou des bactéries dans
des' Diilieux de culture, qu'on soupçonnera toujours d'avoir été
mai stérilisés, s'efforcèrent de combler petit à petit Tabîme qui
sépare la matière nettement inorganique et la matière nettement
vivante, tâchèrent de saisir dans le monde minéral les moindres
velléités d'organisation, les lois de transformation des équilibres
morphologiques et chimiques un peu complexes, bref, tout ce
qu'ils pouvaient considérer comme les signes avant-coureurs de
la vie. Pareilles recherches, dussent-elles finalement proclamer
** l'autonomie „ de la vie, ne sauraient être superflues, car, qui
peut se flatter — ffit-il vilaliste — de définir actuellement le
minimum de caractères qui seraient le signe et l'efTel d'une
énergie nouvelle transcendant l'inorganique ?
Plusieurs des tentatives faites pour reproduire artificiellement
quelqu'un des phénomènes vitaux élémentaires sont restées
classiques et constituent un des prenn'ers chapitres de la ^ cyto-
mécanique „ : qu'on veuille se rappeler les préparations mous-
seuses de BQtsehli (1892-1894) et de Rhumbler (1896), reprodui-
sant d'une manière satisfaisante la structure alvéolo-réliculée
du protoplasme; lesobservations de BiUschli et de Quincke(1888)
sur les mouvements des gouttelettes d'une émulsion ; les modèles
mécaniques de Heidenhain (1895) ; les asters (Morgan 1896) et
les fuseaux artificiels (Henking 1893,Ziegler 1895,Gallardo 1896,
S. Leduc plus récemment) ; Tingéniense interprétation donnée
{{) Bastian, H. C. Stttdies on Hétérogènes is. Loudon, t90i, — Arche-
hiasis and Het^rogenesis. Nature, vol. 71, nov. 1904. — On fhe Oriyin of
FlageUate Monads and of Fungns-yerms from minute Masses of Zoo-
glaea. Ibip., nov. 1904.
(2) Ch. Richet, La géfiération spontanée. Article destiné au Diction^
naire de Physiologie du roérae auteur et re])roduit daos la Rev. gén.
DES Se, t. J5, 1904, p. 404.
r
324 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
par Rhuiiibler de quelques traits de la division cellulaire, etc.
Toutes ces recherches ont leur intérêt, mais il ne viendra
en l'esprit de personne qu'elles acheminent très avant dans l'ex-
plication de la vie.
La plasmologie. — Entrelenips naissait à Naples, dans les
laboratoires de von Schrftn, une science nouvelle, appelée peut-
être à quelque avenir et à coup sûr intéressante : la plasmologie.
Au cours d'études bactériologiques, von SchrOn eut rattentîon
attirée sur la manière dont cristallisaient certaines sécrétions
albumineuses de bactéries : durant toute une phase de leur for-
mation ces cristaux lui parurent présenter, à peu près, l'allure
de petites masses vivantes. 11 étendit alors ses recherches aux
solutions minérales et y constata les mêmes phénomènes. Voici
— sominaireinent — quelques-uns des principaux (1).
Il y a dans l'existence des produits sohibles un moment parti-
culièrement important : c'est celui où l'équilibre instable d'une
solution, à point pour cristalliser, vient à se rompre. Que s^e
passe-t-il alors ? Dans la masse homogène de l'ean-mère, dans
le pétroplasme, se détache une sorte de globule, visible grftce
à un indice de réfraction différent de celui du liquide. A l'inté-
rieur de ce globule apparaissent des formations réticulées, puis
de petits points obscurs comparables à des noyaux : ce sont les
** péfrohlastes „, les progéniteurs des éléments cristallins. Ces
pétroblastes ne restent pas tous enfermés dans le globule : une
partie le quitte pour aller donner naissance k d'autres cris-
taux embryonnaires ; mais le globule est lui-même le siège d'une
élaboration cristalline grâce à un on plusieurs pétroblastes qui y
demeurent. Les pétroblastes ne sont pas des corpuscules inertes :
ils s'accroissent en attirant à eux les matériaux du pétro-
plasnie environnant et se multiplient — comme les organismes
unicellulaires— par division ou par bourgeonnement.Von SchrOn,
très frappé de ces analogies curieuses avec les phénomènes
(1) Voir : M. Benedikt, Le Biomécanisnte oi< néovîMisme en méd^
cine et en biologie. Traduit par Robert-Tissot. Ire partie. Paris, Maloine,
19U1 ;2e partie. 19U4.— Id.. Les Orighv's des formes de la vie; Rev. Scninr.,
1905, p. 417. — F. di Brazza et P. Pirenne. La Vie dafis les cristattx ; Ret.
Scient., 1904, p. 518, — H. Piéron, Un nouvel aspect de la lutte du méca»
nis^ne et du vitalisme. La plasmologie. Rev. Scient., 1905, p. 452. Noos
renvoyons de préférence à cet article, un des plus judicieux qu'ait inspi-
rés la question présente. — Jacques Boyer, La Vie descristaum. CoaMOfl»
1ÎM)4.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 325
vitaux, eu arriva à la conviction que les cristanx vivent réelle-
ment durant les stades précristallins et nous laissent leurs sque-
lettes sous la forme de cristaux parfaits. Vie éphémère, dont le
professeur napolitain croit lire le cycle entier dans les 1^ 000
micro-pliotogrammes on il en a fixé maintes et maintes fois toutes
les étapes, mais aussi vie spontanément organisée au sein d*nne
solution inorganique, ** génération spontanée ^ an sens le plus
rigoureux du mot. La vie n'est pas l'apanage du germe organique,
la vie est une propriété moléculaire.
Ces vues de von SchrAn trouvèrent quelque écho, notamment
chez le professeur de Vieinie, Moriz Benedikt, qui les rappela à
ses lecteurs dans une brochure récente (l). Depuis elles furent
vulgarisées de ci de là et eurent la bomie fortune de prendre le
public par les yeux autaiït et plus que par l'esprit, grâce à de
très nombreuses et très jolies reproductions photographiques.
C'étaient tantôt de belles cellules de quartz, rappelant par leur
ampleur et la netteté de leur noyau certaines grandes cellules
glandulaires de tissus animaux ; tantôt des figures précristal-
lines d'acide salicylique simulant une agglomération de cellules
nerveuses bipolaires ou plnripolaires; tantôt des rhomboèdres
d'acide urique, encore munis d'un noyau, mais déjà saisis par la
rigidité de l'état cristallin, et ainsi de suite. Puis un savant mexi-
cain, M. Herrera. qui s'est fait le traducteur de la brochure de
Benedikt (2), vint ajouter à la galerie de von Schrôn les tableaux
étranges que lui avaient dessinés complaisamment les silicates:
non seulement des cellules et des noyaux, des amibes, des
bacilles, mais des diatomées, des radiolaires, des hyphes et des
asques de champignons, des figures en spirème et jusqu'à des
méduses et des lombrics. De son côté, M. S. Leduc avait obtenu
des formes remarquables par des procédés relativement simples:
fuseau et asters de la karyociuèse (3), tissus liquides à belles
cellules nucléées polyédriques, tissus gélatineux, dont les cel-
(1)M. Benedikt, op. cit., 1904-.— Fd., Krystcdlisation und Morphogenesis.
Bi&mechanische Studie, Wien, 1904.
(î) M. Benedikt et A. Herrera, El Biomp^anismo o Neovitalismo en
Medicina y en Biologia. Mexico, 1904-.
(3) S. Leduc, Diffusion des liquides. Son rôle biologique. C. R. Ac. Se.
Paris, 1904 (5 dée.).— Relativement aux phénomènes de la karyocinèse,
signalons un travail récent, qui rappelle les recherches de Gallardo :
Prof. M. Hartog, The Dual Force of fhe diuiding Cell Part. L The Achro-
tncUic Spindle- Figure elucidcUed hy Magnetic Chaitis of Force. Phoc.
Royal Society, 513 B (19 jan. 1905).
I
320 RliVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Iules, à membranes nettement marquées, donnent Timpression
d'un parenchyme végétal, et autres curiosités de ce genre. Plus
d'un lecteur, peu familiarisé avec la morphologie cellulaire, dot
se dire, en voyant passer ce défilé d'ébauches vitales, que le
domaine de la vie organique était décidément entamé par la
matière minérale.
Les radiobes. — Il nous reste à signaler la dernière en date
de ces tentatives biomécaniques. Nous en empruntons l'exposé
à son auteur responsable, M. John Butler Burke, un jeune physi-
cien irlandais du ^ Cavendish Laboratory „ de Cambridge (1).
Étudiant le mode de formation des équilibres moléculaires
instables, il fut amené à se demander si de pareils groupeineiib
ne s'édifieraient pas. dans certaines substances organiques, sous
l'action du radium. L*ex[)érienco était relativement aisée. Uu
bouillon de culture contenant une forte proportion de gélatine
fut distribué entre plusieurs tubes. Une partie de ceux-ci
reçurent en même temps une petite quantité de sels de radiuDi:
bromure ou chlorure ; les autres tubes servirent de contrôle. Le
tout avait été soigneusement stérilisé, à 130" C, selon les pro-
cédés ordinaires. Or, après 24 heures environ dans les bouillons
saupoudrés de bromure, après trois ou quatre jours dans les
bouillons saupoudrés i\v chlorure, se montra à la surface de la
gélatine une apparence analogue à celle dos cultures micro-
bieinies. apparenro qui, en quinze jours, envahit la musse vers
le bas, jiistprà un bon centimètre de la surface. De plus, la portion
de la gélatine on siégeait l'apparence en (]uestion déviait à
gauche le [)land(* la lumière polarisée. Dans les tubes de contrôle,
ni apparenie de cnllure, i\\ [)onv()ir rotaloire. L*examen micro-
sco[n'(pn> amena de nouvelles constatations. La gélatine des tubes
de eontrôh' ne présenta aucune trace de bactéries. Par contre,
celle (|iii avait été soumise à Taclion du radium contenait des
formai iuiir^ ^ilnbulaires de dimensions diverses ne dépassant
guère 0,:{ |j. " l'n examen attentif (»t pri^longé «le leur str-icture.de
leur manière (réire el de leur liêveloppement, écrit M. .J. Burke,
me permet à peine de douter (pTils ne constituent des corps
liauU'meiil organisés, bien (pi'ils ne soient pas des bactéries. «
Que ce nr soient pas des bactéries, on l'admettra facilement,
puisque la stérilisation, conime le [)ronvent les tubes-témoins,
(1) .Tnlin Riiller Rurke, On tlip spontatienns action of radio-<Mctivé
hodirs tw ijrUit'mo wediu. Natche. t. 7i, mai 1ÎM)r>, p. 7S. Voir aussi Ibid.,
Juin. lîH).i. p. '2n el t. 7:{. nov. 11H):>, p. ',.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 327
n*a rien laissé à désirer et que d'ailleurs ces nouveaux corpus-
cules ne donnent pas de sous-cultures. Mais pourquoi leur attri-
buer une organisation supérieure à celle des cristaux ordinaires?
Cesl, répondra M. J. Burke, qu'ils ne sont pas des " agrégats sta-
tiques „ comme les cristaux, mais des agrégats dynamiques.
En effet, le corpuscule — le radiobe, puisqu'il faut l'appeler par
son nom — s'accroît, «e multiplie et dépérit. Une limite constante
est imposée à sa croissance, et M. Burke attache à ce fait une
importance particulière, parce qu'il y voit l'indice d'une adapta-
tion des relations internes aux relations externes, c'est-à-dire,
d'après lui. un signe de ** vitalité „. Un ** radiobe „ serait donc
an organite intermédiaire entre un cristal et un protoplasme
vivant typiquement constitué : il se forme sous la seule action
des énergies inorganiques, en dehors de toute influence vivante ;
d'autre part, avec un peu de bonne volonté, on dirait qu'il vit.
Ne tiendrions-nous pas celte fois le chaînon tant cherché entre
le règne minéral et le règne organique ?
Ce n'est pas l'avis de tout le monde, tant s'en faut. Les meil-
leures autorités scientifiques de Grande-Bretagne ob>crvèrent
dès l'abord une prudente réserve. Eu juillet dernier (1), Sir
William Ramsay émit publiquement ses doutes et fit entrevoir
des possibilités d'explication qui réduisent notablement la portée
de la découverte de J. Burke.
Le seul fait qui pût servir de base sérieuse à l'interprétation
proposée par J. Buike était la croissnnce et le bourgeonnement
des corpuscules gélatineux. Sir William Ramsay montre que ce
fait est susceptible d'mie explication mécanique relativement
simple. " L'émanation (de radium) dissoute dans l'eau, la décom-
pose en ses gaz constituants, l'oxygène et l'hydrogène. Et il y a
proportionnalité entre le degré de décomposition de Teau et le
degré d'altération de l'émanation. An début, lorsque celle-ci est
récente et, par conséfjuent, relativement abondante, la (jnanlité
des gaz libérés est comparativement considérable : puis, à mesure
queréuîanalionse raréfie, la décomposition se ralentit, une moindre
quantité de gaz étant produite durant la même unité de teuips. „
D'autre part, " la solution de rémanation dans l'eau possède la
curieuse propriété de coaguler l'albumine. On ignore la nature pré-
cise de la Iransformalion ainsi déterniinée. Toujours est-il que,
l'émanation une fois mise en présence d'un liquide qui contient
(1) William Ramsay, Le radium ijentil donner la vie ? Revue gén.
SCIE5C., t. 16, 1905, p. 801.
/
328 RirVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de 1*albnminey il se con.stitiie dans ce liquide des cellules ultra-
niicrosi'opiques „ par TefFet combiné du dégagement gazeux et de
la coagulation de l'albumine. Appliquons ces données aux expé-
riences de J. Burke. ** M. Burke emploie du bromure de radium,
solide, en fine poudre. 11 en éparpille quelques minuscules grains
sur son bouillon gélatine. (lelni-ci n'étant qu'à demi solidifié, il
est à peu près certain que les grains de bromure de radium s'en-
foncent quelque peu au-dessous de la surface. Ils se trouvent
ainsi dans les conditions voulues pour, en se dissolvant, décom-
poser Tean. c*est-à-dire pour libérer de l'ox^'géne et de l'hydro-
gène en même temps que de l'émanation, laquelle reste mélangée
à ces gaz. Il se forme de la sorte des bulles minuscules... Et
l'action coagnlatrice exercée par l'émanation sur l'albumine do
nnlien étndié fournit à chacune de ces bulles la membrane voulue
pour qu'elles affectent l'aspect d'autant de cellules... , Voilà
pour l'origine des radiobes : simples ^ poches „ gazeuses. Voici
maintenant le mystère de leur croissance. ** L'émanation qui se
trouve également enclose dans cette espèce de poche continue à
décomposer l'eau, puisqu'elle (l'eau) diffuse à travers la paroi,
et avec d'autant plus de facilité que celle-ci est naturellement
humide. Cette diffusion n'est cependant pas assez rapide pour
empêcher l'arcumnlation des gaz et, par suite, l'éclatement de la
bulle, éclatement «pii peut se produire sur plus d'un point. „ Et
le bourgeonnement ? C'est l)ien simple. " Les gaz qui s'échap-
peut par ces crevasses eîi traînent avec eux un peu de Témana-
tion,qui les dote immédiatement d'inie poche nouvelle greffée sur
la première. Il en résulte que celle-ci ressemble à une cellule de
levure, et la seconde à un bourgeon... „ ** Et ce processus se réi-
térera nécessairement taiït que le radium continuera à engendrer
de Témanatiou. c'est-à-dire ni plus ni moins que pendant des
milliers d'années. Les ** organismes „ de M. Burke ont donc devant
eux une belle |)ers|)eclive de longévité. „
Il reste, par consé(iuent, de moins en moins vraisemblable que
le radium puisse faire surgir la vie dans la matière brute et il
faudra se résigner à éteindre ce rayon d'une gloire bien assez
touffue enrore. Du reste, s'il faut en croire M. W. A. Douglas
Hmlge (1), les sels solubles de baryum produiraient sur la gela-
tific les nHMnes merveilleux effets que les sels de radium : gloire
partagée, gloire anioindrie.
(I) W. A. Douglas Ruilge, Action of Radium ScUls on Gélatin. Naturb,
t. 7-2, cet. 1905, pi (>».
^
REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES. 829
Cette réduction de raventure des radiobes «^ des propor-
tions qu'elle n'eût jamais dû dépasser, achèvera sans doute
d'éteindre une querelle de priorité qui s'est élevée entreM.Burke
et M. Raphaël Dubois (de Lyon). Celui*ci, indépendamment du
premier, avait obtenu des cellules gélatineuses, de ** grosses
vacuolides „, sous l'action des sels de radium, de baryum et de
manganèse (1). M. Burke proteste (:2) contre l'identification de
ces vacuoles, visibles à grossissement moyen et de structure
probablement cristalline, avec les vrais radiobes, infiniment
exigus, dont l'observation exige l'emploi des objectifs les plus
puissants, car ils atteignent à peine la taille des plus petits
diplococcus. Faut-il après cela débouler M. Dubois de ses pré-
tentions et déclarer thai his daim to priorUy is qtiife irrelevant?
Nous n'avons pas à trancher ce litige ; essayons plutôt de tirer
la morale des pages qui préfèdeiit et d'apprécier h leur juste
valeur les expériences qu'elles relatent.
Si une trouvaille sensationnelle ne vient réhabiliter les radiobes,
Tengoûment du grand public fera bientôt place à l'indifférence,
peut-être au dédain, ce qui serait injuste. La foule, même instruite
et cultivée, aime les coups de théâtre, et des acteurs qu'elle
grandit exige (ju'ils soutiennent sans faiblir leur rôle factice.
Qui ne voit que ce procédé est aux antipodes de la méthode
scientifique, faite totit entière de calme, de patience, de mesure
et d' ** objectivité ., ? On poinrait écrire sur la porte des labo-
ratoires le fameux ** odi profanum vulgus et arceo „. Or, les
radiobes relèvent avant tout du laboratoire. Certes, nous nous
permettons de trouver leur baptême prématuré, mais nous ne
voudrions pas méconnaître l'intérêt sérieux qu'ils peuvent pré-
senter au point de vue de la cylomécanique. 11 convient de leur
donner une place à côté des formations précristallines. Celles-ci
offrent, il est vrai, des apparences morphologiques rappelant
parfois plus nettement des tissus organiques, mais elles se pro-
duisent aux dépens de substances infiniment éloignées, dans leur
constitution chimique, des albumines vivantes ; autrement en
va-t-il des bouillons gélatineux de Burke, et les transformations
qui s'y manifestent empruntent de ce chef une signification plus
spéciale.
Il nous reste à préciser la signification biologique de la plas-
mologie et en général de la cylomécanique. 11 ne viendra à la
(1) Voir R. Dubois, La gémration spontafiée par le radium : éobes et
radiobes. Revue des Idées. 15 juill. 1905.
(2) Voir Nature, juill. et nov. 1905.
r
33o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pensée de personne — et de M. Herrera moins que de tout
autre — d'assimiler les lombrics, les méduses, les radiolaires
ou môme les amibes silicateux aux modèles vivants qu'ils copient
grossièrement. De même la ressemblance des cellules et des
tissus de MM. von SclirAn et S. Leduc avec les cellules et les lis-
sus authenliquement vivants est bien superficielle, et n'émoovre
que médiocrement un biologiste un peu familiarisé avec les
détails de la morphologie cellulaire. Ressemblance lointaine,
bornée aux grands traits, mais qui pourrait être infiniment plus
parfaite sans qu'on eflt le droit de s'en étonner... Quant aux apti-
tudes dynamiques de ces formations, quel est le biologiste étroit
qui eût pu les dénier à priori à des «igrégats purement minéraux?
1/ètre vivant nu pas le monopole de l'énergie, on le savait
depuis longtemps ; il n'a pas môme le monopole d'une certaine
tendance morphogéin'(ine, comme la cristallographie en avait
fait foi. Ponnpioi des agrégats inorganiques ne présenter«iient-ils
pas des phénomènes analogues à la croissance et an bourgeon-
nement ?
Mais j'entends une objection : où, dans ce cas, faire passer la
limite entre le vivant et le non-vivant ? Oci pourrait n'être
qu'affaire d'écolo, on pure (piestion de terminologie. Mais si
nous cherchons la démarcation ol)j(H*tive qui serre de plus près
le sens commun, nous nous servirons avec avantage du critérium
séculaire de l'aristolélisme. Voici. L'étude du monde minéral four-
nit un certain nombre <le lois générales qui régissent les activités
de ce (pie nous appelons la matière hrtite : de plus, Texercice
de ces aclivilés est universellement sounns à certaines conditions
d'es|)ace et de temps. Pa>sons maintenant aux êtres auxquels le
seiïs comnnni altribue la vie à coup sur. Nous y constatons iid
certain nombre de propriétés analogues à celles du monde miné-
ral ; puis des mtxies d'activité plus complexes, «ïu'iine analyse
atlentive piM-mcltrait néainnoins de considérer isolément comme
de simples resullantes des activité'^ l'iémenlaires de la matière;
enfin, par dessus tout Ci'la. ou pluir»t compénélrant et ordonnant
tout cela, un syslènje de rvunlafious et <lr corrélations, qui ne se
laissent pas réduire en coniposantesinorganiques et dont la mise en
(ï'uvre c{'\u\\)\ie jusqu'à uu certihi itohit aux nécessités spatiales
des énergies p|iysiro-chinii<pies (I). (]elte irréductibilité, celte
(1) Nous no pouvons taire ici la triose ni la preuve de cette proposition.
Le locleur se reportera avec fruit à un article récent, où le Prof Gré-
goire a vulgarisé ces notions délieales avec une grande solidité philo-
sophique et une rare compétence [Le Mouvement antitnécanieiade,
Rev. (jt^EST. Scient., t. 58, oct. 1U05|.
^
RBVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 33 1
différence profonde dans le mode d'action, cette ^ autonomie ^,
pour employer l'expression de Hans Drieseh, partout où elle se
trouvera réalisée, sera le signe d'une activité nouvelle débordant
les activités inférieures ; dans le cas présent, elle sera le signe
de la vie. En termes expérimentaux, la question de la limite du
vivant et du non-vivant se pose donc comme suit. Voici un
* agrégat dynamique „ : vit-il ? Je vous réponds par cette aller-
native : Une analyse consciencieuse vous y at-elle montré "autre
chose „ qu'une application plus ou moins complexe des lois
mécaniques, physiques et chimiques ? — Non. Alors il ne vit
pas : ce n'est qu'un ingénieux mécanisme. — Oui. Dans ce cas,
disons qu'il vit. Et je ne prétends nullement que votre réponse
puisse toujours être aussi catégorique: il se présentera — surtout
parmi les organismes inférieurs — des sujets douteux pour les-
quels la preuve d'une " autonomie ^ serait nialaisée à établir.
Vous lâcherez alors de fonder votre conviction sur d'autres
indices, par exemple sur des analogies de structure et de fonc-
tionnement, et vous vous contenterez d'une probabilité plus pré-
caire.
Revenons à la plasmologie et ii la eytomécanique. On y réa-
lise au moyen des seules forces physico-chimiques quelques
phénomènes analogues à ceux cjui se rencontrent universelle-
ment chez les êtres vivants. La constatation est fort intéressante;
que pronve-t-elle ? Que la vie s'est organisée spontanément clans
la matière brute? Nullement, mais elle nous montre mieux
jusqu'à quel point la matière vivante est soumise aux lois génc-
raies des équilibres morphologiques et chiniiiiues; elle permettra
peut-être de mieux définir de quelle manière rénergie vitale
interfère avec les causalités extérieures. Aucun vilaliste ne pré-
tend que la fonne, la structure ou les réactions chimiques de
l'être vivant soient l'effet exclusif de l'énergie vitaUî : elles sont
l'effet combiné et progressif d'inie tendance interne et de
diverses causalités extérieures ( 1), Un vitalisnie bien compris ne
peut qu'accueillir avec faveur tout ce cjui lui permeltni de se
formuler d'une manière plus ne! te : rien ne rempéclie donc de
fraterniser avec la plasmologie et la cytomécanicjue.
Aussi, du point de vue môme du vitalisnie, est ce avec plaisir
et sans la moindre appréhension (|ue nous avons vu surgir, ces
dernières années, divers genres de recherches, considérées par
(1) La Revue publiera ultérieurement un aperçu de Tétat actuel des
rectierches dans le domaine de la morphologie expérimentale.
332 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
plusieurs couime un appoint au mécanicisme.Telles.par exemple,
les expériences de M. Chunder Bose (1), sur la ** sensibilité des
métaux ^ à Texcitation électrique ; sur les phénomènes de
** fatigue „. de ** repos „, d' ** empoisonnement „, etc., qu'ils mani-
festent... (Il va sans dire que nous n*en tirons pas les mêmes
conclusions que M. Chunder Bose...). Tels encore, et surtout, les
travaux relatifs aux solutions colloïdales. Le platine colloïdal
décompose Teau oxygénée, comme le font certains ferments du
sang, et oxyde Talcool aussi U'w.n que le mycoderma aceti ; Tiri-
dium colloïdal attaque le formiate de calcium avec autant de
succès que certaines hactéries; plusieurs poisons, qui détruisent
les ferments organiques ou en entravent l'action, paralysent de
même Tactivité des métaux colloldaux (â). Ces analogies d'aetioo,
pour intéressantes qu'elles soient, ne donnent pas la clef des
phénomènes vitaux. De même, les ohservations délicates et les
hypothèses ingénieuses de M. Jean Perrin (8) sur les phénomènes
granulaires des solutions colloïdales ne jnstitient pas, à nos yeux,
Tespoir exprimé comme suit par hi chronique de la Revue géhé-
KALE DKS SciKNCKS : ** Imi rapprochant les travaux de M. Perrin
de la théorie granulaire de la matière vivante, telle que root
adoptée de nombreux biologistes, on arrive peut-être à entrevoir
comme pas trop lointaine une solution physico-chimique des pro-
blèmes biologiques (4) „. Lt nous en dirons autant de recherches
plus réccnles encore, par exemple de celles très méritantes de
V. Henri et Larguier des Bancels (5) sur le mécanisme des
actions diastasiques et ra[)plication à la physiologie générale
des méthodes de la chimie physique.
11 est piquant de constater qu'au moment même où plusieurs
chimistes et [)hysico-chimistes accentuaient la note mécaniciste,
le Pnd* Xeumeister (0) — un chimiste. lui aussi, non un pur
morjjhologiste — écrivait, à léna, des déclarations comme celles*
ci : Les vrais phénomènes vitaux sont intraduisibles en termes
empruntés aux catégories physico-chimiques : la vie est une
relali(Mi réciproque du physique et du psychique. — Les activités
(t) .lagadis ChnndtT Bose, Hespotise in the Hving and noti-Uoing-
Londou. 11M)!2. Voir aussi : Journal de Puysique, août 1902.
(:2) Ci. Le Bon, Énergie iniraafomique, Rev. se, lîKfâ, p. &51.
(3) C. H. AcAD. Se. Pahis, t. i:m et t. 137 {\m\),
(i) Rkv. géx. sciexc, t. 14, lîKW. p. lli2S.
(r>) Journal de Puysiol. et de Patuou génér., 1904, p. ^1.
((>) IL NeiniieistiT. Betrachtnnuen iïher das Wesen der Lebensermkti^
numjf'ii. Ein Bettrag zum BegrilTiIes Protoplasmas. Jena, 1903.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 333
vitales portent l'empreinte de quelque chose de transcendan-
tal, etc.. Bien entendu, ce " psychique ^ et ce ** transcendan-
tal „ demandent explication, et nous n'y souscririons pas sans
réserves.
Si ces lignes tombaient sous les yeux du Prof. Max Verworn,
l'auteur très distingué d'une presque classique ** Physiologie
générale ff, nous serions sans doute irrévocablement classé parmi
ces ** mystiques „ de la biologie, dont la multiplication inspire
des crîiintes sérieuses à la sollicitude scientifique du docte pro-
fesseur (1). C'est que " le mysticisme est la négation même de
la science „... Notre cas d-dilleurs se trouve fort aggravé par
l'appel imprudent que nous avons fait à l'autorité de Neumeister
et surtout de Driesch. Quoi qu'il en soit de l'opportunité d'alté-
rer à ce point le sens traditionnel du mot " mysticisme „, nous
nous bornerons, pour notre défense, à laisser le lecteur résoudre
lui-même la question suivante. Au double problème, que Ver-
worn formule à peu près en ces termes : 1. Les processus vitaux
dépendent-ils exclusivement des mêmes principes d'activité que
les processus de la matière inanimée ? 2. Le'a processus psy-
chiques, sont-ils réductibles aux mêmes principes d'où dépendent
les processus matériels ? —~ A priori et en chœur, Max Ver-
worn avec tous les tenants du monisme matérialiste répondent
oui. Pour nous, fidèles à une méthode qui fait le fond même de
l'aristotélisme et de la philosophie scolastiqne, nous répondons
simplement : tout dépend de l'examen des faits, nos principes
nous lient au verdict de l'expérience ; mais nous pensons, et
c'est bien notre droit, qu'actuellement les faits disent non. Qui
manque ** d'esprit scientifique „ ?...
J. M., S. J.
PHYSIOLOGIE
SUR LE MÉCANISME DES SÉCRÉTIONS DIGESTIVES
Le regretté P. Hahn a rendu compte, dans cette Revue, des
travaux de Pawlow sur les sécrétions digestives. L'habile
(1) Max Verworn, Principienfragen in der Naturwissenschafi. Jena,
334 RKVIJJ3 DES QUESTIONS SCIENTIB'IQUES.
physiologiste russe eut le mérite de mettre en belle lumière
expérimentale deux ordres de faits vaguement pressentis par le
sens commun : i^ Tinfluence des sensations et des pures repré-
sentations imaginaires, non seulement sur la sécrétion salivaire,
mais aussi sur les sécrétions gastriques ; S» Tadaptation des
sécrétions gastrique et pancréatique à la nature des aliments
ingérés. Le premier de ces faits apportait une confirmation non-
velle à toutes les expériences d'où l'on avait pu déduire depuis
longtemps Taclion d'un mécanisme nerveux dans le fonctionoe-
ment des glandes digestives ; le second fait ne pouvait guère se
concevoir que comme TefTet d'une sensibilité spéciale, d'une sorte
d'électivité des terminaisons nerveuses affleurant aux muqueuses
qui se trouvaient en contact avec les matières alimentaires. D'où,
chez plusieurs physiologîsstes, la tendance à attribuer nue impor
tance trop exclusive à l'action du système nerveux dans les
sécrétions digestives. Il fallut en rabattre un peu, et au chapitre
de Vaction secrétaire réflexe doit se joindre aujourd'hui le
chapitre de VacHon sécréiùire humorale.
Action sécrétoire humorale. Sécrétine et sécrétion pan-
créatique. — Les principaux pionniers de cette nouvelle con-
quête furent deux savants anglais, Bayliss et Starling. Ils expo*
sèrenl leurs recherches dans une ** lecture „, faite devant la Royal
Society, le 24 mars 1904 (1). Voici, dégagés de cette communi-
cation, quelques points plus intéressants.
Pour Pawlow, la sécrétion pancréatique, aussi bien queli
sécrétion salivaire, résulte d'un processus nerveux réflexe. Contre
cotte manière de voir, une première difTiculté surgit bientôt des
expériences de Popielski (i) et de VVertheimer (3). On savait que
l'introduction d'une certaine quantité d'acide dans le duodénum
provoquait la sécrétion pancréatique. Rien en cela qui contredit
les vues de Pawlow, l'attaque de l'acide déterminant une réaction
rétlexc. iMais voici que |;i sécrétion pancréatique se produisait
encore après rupture de toute communication nerveuse de l'io'
tcstin et dn pancréas avec le système nerveux central, bien plus
après extirpation des ganglions du plexus solaire. Les voies do
(t) The Chemical Régulation of the Secretonf Process. By D»" Bayliss
T. R. S. and Prof. Starling T. R. S. (Read beforo Iho Royal Society.
Croonian lerturel. Voir aussi leurs communications antérieures :JorBii.
PnvsioL., vol. 28, 1002. — (^entiialulatt fCIb Physioi.., 1902.
{i) Gazette clinique de Botkin. 1900.
(3) Journal de Puysiol.. etc. Vol. 3, 1901.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 335
réflexe pancréatique — si réflexe il y a -— devenaient fort mal-
aisées à reconnaître et, dans ce cas, se trouvaient donc restreintes
aux éléments nerveux et aux connexions nerveuses du duodénum
et du pancréas.
Bayliss et Starling reprirent la question à ce point et furent
assez heureux pour instituer ** Texpérience cruciale „, qui con-
sistait, en l'occurrence, à obtenir la sécrétion pancréatique en
versant de l'acide dans une boucle intestinale préalablement
isolée de toute communication nerveuse avec le pancréas et avec
le reste du corps. L'arc réflexe ayant été rompu, il fallait bien
qu'une autre voie eût assuré la corrélation observée entre l'in-
testin et le pancréas : ne restait guère que la voie circulatoire.
Mais une question se posait alors : était-ce l'acide qui, absorbé
par la muqueuse intestinale, était charrié par le sang jusqu'au
pancréas et y provoquait la sécrétion ? était-ce une autre sub-
stance née sur le parcours et sous l'action de Tacide ? De nou-
velles expériences tranchèrent rallernative. L'acide injecté direc-
tement dans les vaisseaux sanguins ne donna lieu à aucune
sécrétion. Un élément nécessaire à l'excilalion sécrétoire était
donc produit, en amont, dans la n)uqnense intestinale elle-même.
Et, en effet, il suffit de faire agir l'acide chlorhydrique sur les
produits de r&clage de cette muqueuse pour obtenir un mélange
dont l'injeclion dans le torrent circulatoire amenait une abon-
dante sécrétion pancréatique. Cet excitant sécrétoire originaire
de la muqueuse fut appelé sécrétine.
Nous ne suivrons pas les auteurs anghiis dans l'étude des
caractéristiques chimiques — encore toutes négatives — de leur
sécrétine. Elle n'est ni un protéide coagulable, ni un ferment, ni
un alcaloïde. Comme l'adrénaline, elle est extrêmement oxydable,
et comme l'adrénaline aussi, elle jouU de propriétés qui ne sont
pas individuelles ou spécifiques au sens limitatif de ces mots : la
sécrétine du chien peut provoquer la sécrétion pancréatique, non
seulement chez un autre chien, mafs chez les vertébrés les plus
divers : singe, chat, lapin, oiseau, grenouille, etc..
Sécrétine et sécrétion biliaire. — On sait le rapport étroit
qui existe, chez les mammifères supérieurs surtout, entre la
sécrétion biliaire et la sécrétion pîmcréatique: à plusieurs points
de vue le concours simultané des deux sucs est indispensable à
une digestion normale. Or, il paraîtrait que la sécrétion biliaire
est amorcée ou accélérée par le même mécanisme humoral qui
excite l'activité du pancréas. Les divers travaux relatifs à cette
336 REVUE DES QUESTIONS SCIExNTIFigUES.
question se confirment les uns les autres. Henri et Portier (1),
puis Ënriquez et Halliou (2) mirent nettement en évidence l'action
accélératrice de la sécrétine sur la production de la bile. Bayliss
et Starling (8), de leur côté, arrivèrent aux mômes résultats en
injectant dans les veines une solution de sécrétine aussi parfaite-
ment purifiée que possible. Falloise (4) surtout, grâce au soin
qu'il prit de n'injecter que des produits débarrassés d'albumoses
et de sels biliaires, put établir des conclusions irréprochables.
Ces recherches, et d'autres encore, permettent de conclure au
parallélisme complet des processus excito-sécrétoires humoraux
provoquant d'une part la sécrétion pancréatique et d'autre part
la sécrétion biliaire. Dans les conditions physiologiques, le
chyme acide, passant de Testomac dans le duodénum, *" engendre,
aux dépens d'une prosécrétine contenue dans la muqueuse
duodénale, une sécrétine qui, résorbée par les racines du sys-
tème-porte, est entraînée au foie et en accélère l'activité sécré-
toire „, tout en se portant simultanément vers le pancréas pour
en exciter et en activer la sécrétion.
Le fait dune sécrétion humorale — pancréatique et biliaire —
est sutlisamment établi par les observations rappelées ci-dessus.
Ënriquez et Hallion l'ont confinné par une expérience fort élé-
gante. Dans le duodénum d'un chien porteur d'une fistule pan-
créatique, on injecte une solution faible d'acide chlorhydrique. Le
suc pancréatique vient sourdre à l'orifice fistulaire. Peu après
le début de cette réaction, on prélève au chien en expérience
une certaine quantité de sang, qu'on transfuse à un second chien :
une forle sécrétion pancréatique s'établit bientôt chez ce dernier.
L'excitation sécrétoire ne peut ici provenir que de la sécrétine
contenue dans le sang transfusé. Le fait semble donc bien clair.
S'ensuit-il pourtant que les sécrétions pancréatique et biliaire
se produisent exclusivement par voie humorale, nullement par
voie réflexe ; que par conséquent l'opinion de Pawlow soit totale-
ment erronée? Pareille affirmation déborderait notablement les
prémisses expérimentales ; même, n'en déplaise à plusieurs phy-
siologistes, cet exclusivisme semble condamné par l'expérience
suivante, dont nous empruntons l'exposé à Hédon (1904). ^ La
sécrétion pancréatique s'établit encore, lorsqu'on injecte l'acide
(1) C. H. Soc, BioL., 19U2, p. 620.
(2) Ibid., 1903.
(3) Journal of Physiology, t. 28, p. 325.
(4) Bulletin Ac. roy. de Belgique, Cl. d. Se, 1902, p. 945, et 1903,
pp. 757-791.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 33/
dans une anse intestinale isolée, à connexions nerveusei intactes,
mais dont on dérive le sang veineux à l'extérieur, de manière
que la sécréline ne puisse pas se déverser dans le torrent circu-
latoire. „ Il est donc probable que les deux processus — réflexe
et humoral — coexistent et s'enchevêtrent dans Pacte physio-
logique complexe de la sécrétion.
Régulation qualitative de la sécrétion pancréatique. —
Mais à tout le moins le second fiiit signalé par Pavvlow, Vadapta-
tion des sécrétions digestives à la composition des aliments
iïigérés, pouvait-il s'expliquer en dehors d'une influenie ner-
veuse ? Eu particulier, la régulation, non plus seulement quanti-
iative, mais qualitative, de la sécrétion pancréatique, n'indiquait-
elle pas une réactivité spéciale des terminaisons nerveuses delà
muqueuse intestinale? C'est ce que pensaient l^avvlow et plusieurs
de ses élèves: Vasilieff (1), Jablonsky (2), Wallher (3). Les
tables .d'observations qu'ils publièrent soulèvent pourtant une
objection; c'est que l'adaptation qu'elles révèlent est fort impar-
faite, bien qu'on ne puisse nier une variation dans les propor-
tions des divers ferments pancréatiques consécutive k l'établis-
sement d'un nouveau régime alimentaire. Popielski (4), en 11)03,
porte le scepticisme plus loin et se refur^e à reconnaître une
adaptation véritable du suc pancréatique à la nature chimique
des substances en digestion ; les variations observées sont
réelles, mais trennent à d'autres causes.
Il existe cependant un cas bien net d'adaptation du suc pan-
créatique à la composition chimique de l'aliment ; et il a suggéré
à Bayliss et Slarling une jolie série d'expériences. Fischer et
Kiebel(l895) (5), Portier (1898) ((î) avaient constaté l'inactivité
complète de l'extrait aqueux de pancréas vis à-vis du lactose. En
18il9,Weinland (7) confirma cette observation pour ce qui concer-
nait les animaux soumis à une alimentation d'où le lait était pro-
scrit ; mais il trouva que l'extrait pancréatique d'animaux nourris
au moyen de lait, additionné parfois de lactose, contenait une
proportion considérable de ladase, ferment inversif du sucre
(1) Arch. des Se. BioL. St. Pélersburg, 1893.
(2) Ism., 189B.
(3) IBID., 1899.
(4) Centralblatt fCr Phvsiol., 1903.
(5) SiTZUNC.SBER. K. Preuss. Akad. Wiss.. 1895. p. 73.
(6) C. R. Soc. BioL., 1898. p. 387.
(7) Zeitschrift fCr Biol., t. 38, 1899 et t. 40, 1900.
III^StniK. T. IX. îi
338 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Icictose. La présence d'une lactase dans le suc pancréatique était
donc bien réellement déterminée par l'ingestion de lactose en
plus ou moins grande quantité.
Quel était le mécanisme de cette adaptation ? Bayiiss et Star-
ling tentèrent de l'analyser. Diverses hypottièses explicative3 se
trouvèrent successivement éliminées. Ainsi, Ton pouvait sup-
poser que la production de lactase par le pancréas était due à la
présence, dans le sang, du lactose absorbé au niveau de l'intestin
grêle : cette supposition fut écartée par l'inefficacité constatée
d*injections intraveineuses de lactose. Mais la muqueuse intes-
tinale elle-même contient toujours une certaine proportion de
lactase opérant dans le duodénum l'inversion d'une certaine
quantité de sucre lactose ; d'où une double possibilité: la lactase
pancréatique pouvait être sécrétée sous l'influence des premiers
produits d'inversion, entraînés par le sang jusqu'au pancréas ;
elle pouvait aussi n'être que la réapparition de la lactase intes-
tinale, émise en plus grande abondance et partiellement réso.rbée.
L'expérience vint infirmera la fois ces deux hypothèses. En effet,
l'injection de galactose pas plus que l'injection d'une solution
très riche en lactase ne fit apparaître la moindre trace de ce
ferment dans le suc pancréatique. Restait l'hypothèse d'une
régulation purement nerveuse, au sens de Pawlow ; encore une
fois, l'expérience s'y montra défavorable. Car d'abord cette
influence nerveuse s'accordait malaisément avec la lenteur
extrême de la réaction pancréatique : plus d'une heure après
injection de lactose dans le duodénum, la lactase n'apparaissait
pas encore dans le suc pancréatique. Mais voici qui trancha la
question. L'injection intraveineuse ou sous-cutanée d*un extrait,
ol)tenu par macération de l'intestin grêle d'un chien alimenté au
lait, provoqua, chez un chien nourri de biscuit, Tapparition du
ferment inversif dans le suc pancréatique. Bayiiss et Starling
reproduisirent huit fois cetfe expérience avec un succès constant.
Elle entraînait une conséquence bien nette : c'est que la forma-
tion de lactase dans le pancréas pouvait se produire, indépen-
damment de toute irritation des terminaisons nerveuses de la
muqueuse intestinale, sous l'action d'une ** substance x „ appa-
raissant dans cette muqueuse à la suite d'une alimentation riche
en lactose. Il était naturel de rapprocher cette " substance x „ de
la sécrétine, de la considérer comme une sécréline spéciale qui
devrait ses propriétés nouvelles à Taction du lactose sur la
muqueuse duodénale. Malheureusement, la sécrétine résiste à
l'ébullition — qui intervient d'ailleurs dans son procédé de pré-
paration —tandis que la " substance x*„ est détruite ou du moins
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. BSq
devient inactive par rébuUition. Il semble donc que cette ^ sub-
stance ^ soit quelque chose de distinct de la sécrétine, quelque
chose qui viendrait, à l'action excito-sécrétoire de celle-ci,
ajouter une influence spécificatrice. On pourrait se demander,
avec les auteurs anglais, si les variations qui se produisent dans
les proportions des trois principaux ferments pancréatiques
— trypsine, amylopsine, stéapsine — ne seraient pas réglées
par un mécanisme analogue.
Ces recherches ouvrent des voies nouvelles, sans suffire encore
à démêler les attributions respectives de la régulation nerveuse
et de la régulation chimique dans les processus sécrétoires. Le
progrès scientifique se fait par oscillations successives : hier
toute régulation était nerveuse, maintenant la vogue passe au
chimisme. L'avenir dira peut-être si l'adage ** in medio stat vir-
tus „ trouve ici son application.
Sapocrinine. — La sécréline deBayliss etStarling est obtenue
à la suite d'une injection d'acide chlorhydrique dans la première
portion de l'intestin grêle. Or, au témoignage de Babkine, l'intro-
duction de savons alcalins dans le duodénum provoque elle
aussi une abondante sécrétion pancréatique. Ce phénomène fut
étudié de plus près par Fleig (1903) (1), qui le trouva absolument
parallèle à celui qu'avaient décrit Bayliss et Starling : le suc
pancréatique obteim était identique au suc de sécrétine ; sa
sécrétion était provoquée, non par voie réflexe, mais par voie
humorale : la substance excito-sécrétoire se formait au niveau
de la muqueuse intestinale et, charriée par le sang, allait irriter
les cellules sécrétrices du pancréas. Fleig appela cette substance
sapocrinine, pour la distinguer de la sécrétine qu'il considère
comme une oxtfcHnine : leur action physiologique est d'ailleurs
identique.
Sécrétion du suc intestinaL Le mécanisme de cette
séirétion laisse encore les physiologistes un peu perplexes. Pour
les uns, elle ne s'établit que sons une excitation locale, jamais à
dislance du segment irrité ; pour d'autres, l'excitation est trans-
mise, par voie nerveuse ou autrement, à des éléments glandu-
laires éloignés. Delezenne et Frouin (i) ont apporté récemment
de précieux éclaircissements à la question. Tout d'abord, la
(1) Journal de Physiol. etc., 1904, 14 janv,
&) G. R. Soc. BioL., 1904, 20 févr.
340 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
divergence de vues des divers expérimentateurs s'explique fort
naturellement par le fait constaté, que l'influence à distance ne
s'exerce que dans le duodénum et dans la première portion du
jéjunum, mais non plus au delà. Selon le segment d'intestin grêle
qu'avaient isolé et observé ces auteurs, leur conclusion, relati-
vement à l'influence à distance, fui affirmative ou négative. Ainsi
donc, dans tout le segment supérieur de l'intestin grêle, une
excitation locale détermine une réaction glandulaire étendue.
Par quel mécanisme ? Action réflexe ou bien action humorale ?
Delezenne et Frouin démontrèrent par d'ingénieuses expériences
(rappelant celles que nous avons signalées plus haut) que la
sécrétion du suc entérique dans le segment duodénal et jéjunal
supérieur était provoquée par une sécrétine élaborée dans la
muqueuse duodénale au contact du chyme acide. Rien ne diffé-
renciant cette sécrétine de celle de Bayliss et Starling, on peut
admettre, d'une manière générale, qu'au passage du chyme dans
l'intestin, un seul et même excitant sécrétoire s'élabore au sein
de la muqueuse duodénale et se distribue par voie sanguine aux
trois systèmes glandulaires dont la mise en activité importe, pour
l'heure, à la digestion normale : le pancréas, le foie et les glandes
de Lieberkûhn.
Il convient de ne pas oublier que les expériences établissant
le fait d'une action sécrétoire humorale n'excluent en aucune
façon — dans le cas de l'intestin pas plus que dans le cas du
foie ou du pancréas — la possibilité d'une action réflexe juxta-
posée à la première.
Entérokinase. -— On sait que le suc pancréatique contient,
entre autres ferments, celui que Ton a nommé la trypsineei qui
a fonction de solubiliser les albumines. Or, le suc pancréatique,
tel qu'il sort de la glande, est inactif vis-à-vis des albumines :
on admet qu'il ne contient encore qu'une protrypsine, un tryp-
sinogène, qui se transformera en ferment actif sous l'action de
diverses circonstances réalisées dans le duodénum. L'école de
Pawlow montra que l'agent de cette transformation était un
élément, de l'ordre des ferments, contenu dans le suc intestinal :
cet élément reçut le nom (V entérokinase. Des Hna^e^ ayant une
action identique furent d'ailleurs trouvées par Delezenne dans
les leucocytes, chez certaines bactéries, certains champignons,
etc. Que l'entérokinase transforme le trypsinogène en trypsine
active, comme le pense Pawlow, ou bien, comme le croit Dele-
zenne, se fixe sur l'albumine pour la sensibiliser à l'action de la
REVUE DES RECUEILS TÉRIODIQUES. 34 1
trypsine, le résultat pratique est le même, c'est de rendre actif
sur Talbumine le suc pancréatique. Or, sur la foi d'un passage —
mal interprété — de Heidenhain, on avait cru jusqu'ici que la
collation d'activité au suc pancréatique pouvait s'opérer tout
aussi bien, sans entérokinase, sous la seule influence des acides
dilués ; que, par conséquent, dans la digestion ordinaire, elle
était doublement assurée par rintervention du suc entérique et
du chyme acide venant de l'estomac. Encore une conception à
réformer, si toutefois nous pouvons nous en rapporter à un
mémoire récent de Hekma (de Groninglie) (1) : l'action des «icides
ne confère au suc pancréatique aucune activité zymotique ; si la
protrypsine devient active, elle le doit toujours à une kinase,
et normalement, à l'entérokinase du suc intestinal.
Elinases artificielles. — Quiconque s'intéresse au progrès de
la physiologie générale aura sans doute remarqué toute une
série de travaux récents sur les propriétés des i^olutions colloï-
dales. Nous y reviendrons, s'il y a lieu, dans des numéros ulté-
rieurs de cette Revue. On nous permettra cependant de signaler
dès maintenant, en deux mots, un des aspects plus rigoureuse-
ment biologiques de ces importantes recherches. Comme l'écri-
vait, il y a peu de temps, Victor Henri, elles ** nous font entrevoir
que les phénomènes d'agglutination et d'hémolyse, que l'action
des toxines, des antitoxines et des venins doivent se ramener à
des actions de colloïdes organiques ^ (2). Cette vue théorique
vient de trouver, grâce à Larguier des Bancels, une réalisation
partielle. Appliquant au suc pancréatique et à l'albumine les con-
séquences de ses recherches antérieures relatives à " l'influence
des électrolytes sur l'action réciproque de divers colloïdes „, il
créa pour ainsi dire la kinase artificielle, c'est-à-dire qu'il put,
par une série de moyens purement physico-chimiques et d'ail-
leurs excessivement simples, rendre actif sur l'albumine le suc
pancréatique inactif (8). Voilà encore un mode d'activité soustrait
à l'empire direct et exclusif de la vie.
(1) JouRN. DE Physiol. etc, t. 6, no ], p. 25.
(2) Le Rôle des colloïdes en Biologie, Rev. gén. des Se, 1905, p. 640.
(3) Nous nous permettons de signaler encore deux communications
qui nous parviennent au dernier moment : C. Delezenne, Actioation du
suc pancréatique par les sels de calcium, C. R. Acad. Se. Paris. Vî nov.
1905 et C. R. Soc. de Biol., 18 nov. 190.5. — 1d., Sur le rôle des sels de
calcium dans VaHivation du suc pancréatique. Spécificité du calcium.
C. R. Acad. Se. Paris, 27 nov. 1905 et C. R. Soc- de Biol., 25 nov. 1905. —
/
342 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Suppression fonctionnelle du pancréas. — Le suc pancréa-
tique étant le principal agent de la digestion normale, on conçoit
que sa suppression doive amener des troubles considérables
dans la nutrition. Il semblerait cependant qu'on les a un peu
exagérés, et que le pancréas puisse être jusqu'à un certain point
suppléé par les autres glandes digestives. C'est une des conclu-
sions d'un récent travail de E. Zunz et L. Mayer, qui font bien res*
sortir cjBtte nouvelle application de la loi si intéressante des sup-
pléances organiques. ^ La suppression fonctionnelle du pancréas,
écrivent-ils, au moins en tant que producteur du sue pancréatique,
n'a qu'un retentissement minime sur l'état général des animaux
opérés, grâce au système habituel de compensation (1).^ En effet,
la ligature des canaux pancréatiques provoque une intervention
beaucoup plus large du suc gastrique d'une part, d'autre part de
l'érepsine et des autres ferments intestinaux.
Cette rapide revue de quelques travaux récents suffira sans
doute à faire saisir le progrès constant qu'a réalisé, même après
les recherches de Pawlovv, le chapitre du mécanisme des sécré-
tions digestives. Ici comme ailleurs, les faits nouveaux ont sus-
cité de nouveaux problèmes, et la question n'est point épuisée,
tant s'en faut.
J. M., S. J.
Comme on le sait, le suc de sécrétine est^ de soi, iuactlf. M. Delezeune
le rend actif pur simple addition d'un sel soluble de calcium. I/action
du sol calcique serait-elle donc Identique à celle de la kinase ? Non : car
le suc pancréatique filtré sur paroi de collodiou, n'est plus activable par
les sels de Ca, mais bien encore par la kinase proprement dite. Le filtre
sépare donc une substance, qui. a^joutée à un sel de Ca, semble douée
des mêmes propriétés que la kinase. L'auteur émet, sous toutes réserves,
rtiypothùse que les sels de calcium interviendraient dans la formation
même de la kinase, par leur action sur une ** substance-mère ., commune
à tous les sucs iuactifs. On serait en présence d'un ** processus plus ou
moins analogue à celui de la formation du fibrin-ferment „.
(1 ) Recherches sur la diyestion de la viande chez le chien après liifature
de.s canaux pancréatiques. Mêm. Acad. roy. de Médec. de Belgique,
1904 Collect. in-8o, t. 18. — Sur les effets de la ligature des canaux pan-
créatiques chez le chien. Bull. Acad. roy. de Médec. de Belgique.
4e série, 1. 19, no 8. lîKtô.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 343
AGRICULTURE
l/année 1905 marquera dans l'histoire de ragriculture en Bel-
gique par les orages répétés et meurtriers qui ont ravagé les
récoltes et les fermes sur divers points du pJiys, et par les
nombreux congrès internationaux, tenus à Liège dans le courant
de Tété, et dans lesquels les délégués étrangers ont rendu un
éclatant et légitime hommage au ministère qui a su transformer,
en moins de vingt ans, réconomie rurale de la Belgique par ses
réformes scientifiques et économiques. C'est la province de
Luxembourg qui a su profiter le plus rapidement des mesures
prises par le ministère de T Agriculture et cela grûce aux hommes
de dévouement qui, par leur tact, leur énergie et leur connais-
sance des besoins de leur contrée, ont su mettre à profit rensei-
gnement agricole. Cet ens»Mgnenient a été instauré par M. Proost,
le dévoué directeur génénal de TAgriculture, qui était à cette
époque inspecteur de TAgriculture. Malgré toutes les difficultés
inhérentes à ces réformes, il a su créer de toutes pièces un service
dont on admire l'organisation à l'étranger. Parmi les honmies
qui, sur place, ont secondé ce grand initiateur, nous devons citer
M. Bradffort qui a succédé à M. Proost dans l'Administration.
Voulant donner la plus grande propagande possible aux nou-
veautés scientifiques, le ministère a publié au cours de cette
année plusieurs tracts, qui ont été distribués gratuitement aux
cultivateurs. Ceux publiés en 1905 traitent les questions sui-
vantes :
Le tract u^ 26 s'occupe de V exploitation de la volaille et
met en lumière le rôle économique de l'agriculture en Belgique.
Il nous apprend qu'an seul point de vue des œufs, notre produc-
tion est inférieure à la consommation de 70 millions de pièces.
Il n'est certes pas impossible de combler ce déficit, car l'exploi-
tation de la volaille est encore susceptible de grands développe-
ments. Cette industrie, bien entendue, est d'un grand rapport
contrairement à ce que l'on croit parfois encore dans nos cam-
pagnes.
Pour ce qui concerne la race de poule à choisir, on est géné-
ralement d'avis qu'il convient de s'en tenir aux races locales
car rinlroduction de poules étrangères, et surtout de poules ita-
liennes, présente trop d'inconvénienls,nolamment au point de vue
de l'hygiène.
f
344 RKVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
On préconise d'appliquer aux volailles les procédés de sélec-
tion employés pour les autres animaux de la ferme, car les lois
de l'hérédité sont les mêmes pour les oiseaux que pour le bétail.
Ce tract i\^ 26 traite, en outre, de l'incubation et de l'élevage
ainsi que de l'alimentation de la poule pondeuse. Des règles
d'hygiène y sont bien développées en même temps que les
moyens propres à prévenir le choléra des poules qui fait de si
grands ravages dans nos poulaillers.
Le tract n" 27 nous initie à l'organisation des écoles ménagères
agricoles et des succès que ces dernières ont obtenus. On a
exposé dans la deuxième sec! ion du Congrès de Liège des gra-
phiques montrant la marche ascendante de ces écoles; an début,
les cultivateurs ne voulaient pas entendre parler de cet ensei-
gnement, on ne discute plus aujourd'hui les bienfaits que ces
écoles rendent à la classe agricole; cet enseignement est très
estimé et les cours sont suivis avec goût et entrain par un grand
nombre d'élèves.
Le tract n® 28 donne le résumé des essais démonstratifs qui
ont été faits sur V Alimentation rationnelle du bétail. Ces essais,
au nombre de 150, faits pendant une période de trois années,
ont été exécutés sous le contrôle des agronomes de l'État.
De l'examen des chiffres on déduit que le bénéfice net, réalisé
par vache et par jour, a été de 27 centimes, abstraction faite de
l'amélioration ap[)ortée au fumier de ferme et de l'augmentation
en poids des animaux. Si l'on admet qu'il y a environ 160 jours
d'alimentation à l'élable, chaque année, l'application des règles
de l'alimentation rationnelle procure, en bénéfice net, plus de
4H francs par tête.
Le tract n*' 28 donne encore quelques conseils des plus utiles
sur le rationnement et l'achat des aliments ; il met l'agriculteur
en garde contre la fraude, car les aliments ne sont pas toujours
de toute pureté. Bien avisés sont les cultivateurs qui font leurs
achats avec toutes les garanties possibles. Il est vrai que ces
analyses sont assez coûteuses; mais les acheteurs peuvent traiter
avec les maisons placées sous le contrôle des laboratoires d'ana-
lyses de l'Etat et des laboratoires agréés par l'État. Ces mar-
4-hai:ds se soumettent à un règlement de contrôle qui donne
toute garantie aux cultivateurs.
Le tract n® 29 traite de l'alimentation du cultivateur. L'alimen-
tation rationnelle des animaux domestiques progresse chaque
Jour, alors qu'en alimentation humaine, les traditions et les habi-
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 345
tildes prédoQiinent encore. Les différents aliments y sont décrits
avec leur préparation et comment on doit les prendre.
Comme on le constate par Ténumération qui précède, les tracts
publiés en 1905 sont d'un grand intérêt pour nos cultivateurs ;
nous ne saurions trop engager ces derniers h les lire. Tous les
tracts sont mis gratuitement à la disposition des agriculteurs
qui en font la demande à Tagronome de TEtat de leur circon-
scription.
Pendant Tannée lî)05,la commission des laboratoires de TÉtat
et la commission de la carte agronomique ont été réunies sous
la présidence de M. le Directeur général Proost. Pour mener ce
grand travail à bonne lin, il faut donner à Tétude des sols belges
une direction unique. La commission de la carte est compostée de
divers spécialistes : nous y voyons des agronome.*^, des climato-
logistes, des géologues, des botanistes et des chimistes. Il est cer-
tain que la nouvelle carte agronomique de la Belgique contri-
buera singulièrement à stimuler et à orienter les recherches des
agronomes et des savants de nos écoles libres et officielles.
La cartographie agraire faite jusqu'à ce jour n'empruntait sa
documentation qu'à la chimie. La teneur du sol en principes fer-
tilisants était la seule indication fournie à l'agriculteur ; on ne
s'occupait guère de la porosité, de la plasticité, de la dureté, de
la ténacité et de la perméabilité des terres. Dans le plan soumis
à la commission, toutes ces questions font l'objet d'une élude
minutieuse. Les procès- verbaux font ressortir la grande utilité
qu'il y a pour l'agriculteur à connaître Vétat physique de son sol
et la météorologie de sa région; parmi les éléments physiques,
la connaissance de l'hydrographie est d'une importance capitale.
L'eau est, pour nos contrées comme pour les pays chauds, le
facteur prépondérant de la production agricole. Nous ne sau-
rions trop féliciter le Gouvernement d'avoir eu l'idée de joindre
à la connaissance du sol celle de l'étude physique de la tei re.
M. Grafliau, Directeur du laboratoire agricole de Louvain, a fait
ressortir la haute portée des caractères physiques du sol, dont
l'étude a été trop négligée jusqu'à ce jour. La physique agricole,
dit-il, est appelée à rendre à l'agriculture des services aussi
signalés que la chimie.
Les institutions libres et officielles continuent, par leur zèle et
leurs travaux, à justifier l'utilité de leur création. Le cercle
d'études des agronomes de TEtat et du personnel enseignant des
f
346 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
écoles d*agriculture a collaboré au travail des tracts sur le bail
type des diverses régions agricoles du pays, et aux tracts sur les
méthodes d'appréciation du bétail dans les expertises et les con-
cours agricoles. Le cercle a émis ses idées pour l'organisation
dressais démonstratifs sur Talimentation du bétail, l'appréciation
des aliments d'après la méthode des unités nutritives, l'ensilage
des fourrages verts, la dénomination des constituants des four-
rages, etc.
En 1903, ce cercle d'études a organisé un concours de plans
de ferme, de façon à créer un type d'exploitation d'étendue
moyenne pour chacune des régions du pays.
Le cercle d'études des agronomes de l'État et des professeurs
d'agriculture, fondé en février 1901, compte aujourd'hui prés de
trois cents membres.
Le cercle d'études du personnel enseignant des écoles ména-
gères agricoles et des écoles de laiterie a été fondé vers la même
époque que le précédent. Ces études se confinent dans les
branches qui intéressent spécialement l'éducation de la fermière.
Comme le cercle précédent, il publie un bulletin. Cinq numéros
ont paru jusqu'à ce jour.
Le cercle a surtout étudié les questions suivantes : Rôle et
importance de l'alimentation de l'homme ; méthode à suivre dans
renseignement de la laiterie; les vêlements rationnels; utilité de
la fabrication du fromage en Belgique; la fabrication du pain; etc.
Le cercle participe chaque année au concours régional, orga-
nisé successivement dans les diverses provinces, en exposant les
produits fabriqués par les écoles auxquelles appartiennent les
maîtresses. A ce jour il compte environ 50 membres.
Dans toute la Belgique les seigles et les froments se présen-
taient sous le plus bel aspect au mois de juin ; les rendements
ont été quelque peu affaiblis par suite de la verse survenue en
juillet. L'escourgeon d'hiver, qui promettait une belle récolte, a
également souffert de la verse sur une grande partie du pays.
En général, l'avoine a donné d'assez beaux résultats ; mais, en
beaucoup d'endroits, on a eu à combattre les sénés (Sauve) par
l'emploi du sulfate de fer en dissolution dans de l'eau. Ce produit
étant beaucoup demandé, il n'est pas toujours vendu avec la
pureté nécessaire ; aussi les agriculteurs doivent-ils exiger, sur
facture, la garantie de 95 pour cent de pureté à 75 pour cent de
finesse.
Dans la région de Merxplas, les avoines ont eu une levée lente
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 847
et irrégulière ; en différents endroits on a dû les remplacer par
des cultures de féveroles. La station entomologique de l'État a
reconnu qu'elle a été ravagée par la larve de ïoscinia fritz.
Les pommes de terre ont eu une levée lente, bien qu'elles
aient été plantées dans de bonnes conditions; elles ont ensuite
souffert des gelées nocturnes survenues du 22 au 24 mai, et fina-
lement, les pluies ont occasionné la maladie qui a été combattue
en divers endroits par. Temploi de la bouillie bordelaise. En
général, on peut dire que, pour la Belgique, la récolte de la pomme
de terre a été mauvaise, aussi les prix sont-ils déjà très élevés.
Ce qui se vendait 7 francs par 100 kilos en novembre 1904 se
vend 13 et 14 francs en novembre 1905.
Les betteraves à sucre ont été favorisées dans leur croissance
par les pluies chaudes de juin, les sarclages et binages ont été
quelque peu contrariés par l'humidité; toutefois, elles ont donné
de beaux rendements tant en poids qu'en richesse.
Les lins ont eu une croissance normale et leurs rendements
ont été assez rémunérateurs. On a essayé sur le lin le sulfate de
fer pour détruire les sénés, mais on a trouvé que cette récolte
en souffre ; il est probable qu'il serait nécessaire, avant de faire
l'aspersion, que la plante ait atteint la hauteur de 10 centimètres.
Les prairies ont souffert dès le début de l'année, elles ne se
sont mises que tardivement en végétation à cause du temps froid
d'avril ; malgré ce retard, elles'ont donné un foin assez abondant
mais le fanage a été contrarié par les pluies.
Comme les prairies, les trèfles et luzernes se sont mis tardi-
vement en végétation par suite des froids du mois d'avril ; mais
ensuite, le temps leur ayant été propice, ils ont donné un produit
assez abondant.
Les pâtures ont fourni une herbe abondante. L'engraissement
des bêtes en a été très favorisé.
Les houblons se sont développés normalement, les plantes ont
été saines et vigoureuses; aussi les rendements sont-ils satis-
faisants. Dans le Brabant, les houblonnières ont été quelque peu
attaquées par les pucerons.
Sauf les pommes de terre, on peut dire que, pour 1905, toutes
les récoltes ont donné des rendements satisfaisants; quant aux
arbres fruitiers, ils ont souffert des pluies du printemps et des
gelées survenues dans la seconde quinzaine de mai. La récolte
en fruits n'a pas été abondante, elle a été nulle dans certaines
régions.
34^ RiiVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pendant Tannée 1905, de nombreux congrès internationaux
d'agriculture ont été réunis à Liège.
Ces congrès, comme Tout constaté les journaux de Liège, sans
distinction de parti, ont obtenu un succès inattendu. Tous les
pays d'Europe et les Etats-Unis y étaient représentés.
Daus un discours d'une très haute portée, M. Henri Delvaux,
député du Luxembourg, a retracé les progrès accomplis dans
Tordre économique par l'enseignement agricole, particulière-
ment en Belgique, sous la haute direction de M. Proost.
Aussitôt après ce discours, le Congrès de l'enseignement agri-
cole a commencé la discussion en sections, discussion très nourrie
et qui a abouti à des vœux qui, nous Tespérons, ne resteront pas
stériles, notamment en ce qui concerne les méthodes d'enseigne-
ment.
La 3« section du Congrès a insisté sur Tenseignenient agricole
professionnel populaire qui s'adresse aux tilles et aux fils des
petits cultivateurs. Au Congrès international de Lausanne, en
1898, M. le professeur Proost avait déjà fait ressortir le vice des
anciennes méthodes pédagogiques, toujours en usage, et, particu-
lièrement, la surcharge des programmes de l'enseignement pri-
maire, qui devrait être orienté, à la campagne, vers la profession
de cultivateur.
On devrait se borner à apprendre à lire, à écrire, à calculer
et pour le surplus, à faire des excursions, à établir des jardins
d'expériences, qui permettraient d'enseigner d'une façon intui-
tive les principales applications des sciences naturelles à l'agri-
culture. Ainsi on donnerait un enseignement utile, pratique, que
Ton pourrait développer dans les écoles d'adultes, dans les cours
du soir, donnés par des instituteurs ou des agronomes. Nous ne
saurions trop applaudir à ces vœux, car la surcharge actuelle
des programmes, loin de favoriser le progrès de l'enseignement
primaire, multiplie le nombre des illettrés dans 7ios campagnes,
ce que démontre V examen de nos miliciens.
Les membres étrangers du Congrès se sont plus, d'ailleurs, à
reconnaître les merveilleux progrès réalisés dans l'enseignement
professionnel agricole qui, en moins de quinze ans, a transformé
notre économie rurale. Ainsi que le rappelait M. Kleyer, bourg-
mestre de Liège, lors de la réception des congressistes à Thôtel
de ville, M. Ruau, ministre de l'Agriculture en France, a déclaré,
lors de la visite au pavillon de l'Agriculture et aux écoles ména-
gères agricoles, que " notre enseignement agricole faisait l'objet
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 849
de son admiration, et dépassait de loin ce qui se fait dans les
autres pays „.
Le Congrès de renseignement a été snivi du Congrès de Tali-
mentalion du bétail, où nos agronomes et professeurs ont dis-
cuté brillamment, dans la l""^ section, les problèmes de la produc-
tion du lait, de la graisse, de la viande et du travail mécanique.
Le rôle du sucre, comme aliment producteur de la chaleur et de
la force, a élé particulièrement mis en lumière dans la 2'"<^ sec-
tion. Dans la 3"^^ section, composée en majeure partie de profes-
seurs de l'enseignement supérieur et présidée par M. Leplae,
de rinstitut agronomique de Louvain, on a discuté à fond la
réforme de renseignement supérieur, qui verse encore dans les
mêmes errements que renseignement prin)aire,au point de vue de
Tabus de la mémoire et de Tinsuffisance du dévelop|)ement de la
raison (Voir plus loin, 5"»^ section, rapport de M, Frateur).
Le Congrès international de mécanique s est teini ensuite à
rUniversité de Liège, sous la présidence d'honneur de M. le Baron
Vander Bruggen, ministre de l'Agriculture.
En ouvrant la séance, M. de lleinricourl de Grûnne insiste sur
rimportance de ce Congrès: la situation faite aux campagnes
par rémigration des ouvriers vers la ville, par la cherté de la
main-d'œuvre et par la concurrence étrangère, esl intolérable. Le
principal remède à cette situation réside dans le perfeclionne-
ment et le développement du machinisme (t). Au (Congrès de l'ali-
mentation des animaux domestiques, on a présenté un rapport
très intéressant, traitant de Tintlnence des aliments sucrés sur la
digeslibilité de la ration du cheval. Une discussion des plus
instructives s'engage à ce sujet. L'emploi des phosphates dans
ralimentation animale a soulevé également un débat très inté-
ressant, d'où il résulte que rem[)loi des engrais phosphatés et
calcaires constitue la meilleure méthode pour intro^luire les sels
minéraux dans la nutrition. Quant à l'emploi direct des matières
minérales dans l'alimentation, le Congrès émet le vœu de voir
entreprendre des expériences en vue de fixer l'éleveur sur l'effet
à obtenir. Elles devraient porter sur l'assimilation de l'acide
phosphorique et de la chaux, ces éléments étant considérés
isolément (2).
(1) La Surprodudiwi industrielle et le retour à la terre, par S. Méline.
Paris, Hachette, 191)5.
(2) Ces recherches feront Tobjet des analyses des laboratoires de TÉtat,
réorganisés suivant les vœux de la Commission dont nous avons parlé
plus haut.
35o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L'assemblée estime que le meilleur moyen de procurer une
alimentation phosphatée aux animaux de la ferme, c'est rincor-
poration an sol d'engrais calcaires et phosphatés ; chaque pays,
possédant son institut, doit résoudre les questions d'alimentation
du bétail, dont plusieurs ne peuvent être étudiées à la ferme.
Dans la 2^ section, où la question de l'abreuvement de nos
animaux a été traitée par M. Paul Wéry, on a reconnu la néces-
sité de répandre parmi les cultivateurs des notions d'hygiène,
spécialement en ce qui concerne les eaux dont ils abreuvent les
animaux. On a démandé de voir établir dans les communes des
abreuvoirs publics bien surveillés et dont l'eau de bonne qualité
se renouvelle, là où il n'y a pas moyen d'établir un abreuvoir
dans chcique exploitation. Il serait souhaitable de voir supprimer
l'usage des abreuvoirs exposés aux inBltrations des purins,
fumiers, etc., et d'interdire l'usage des mares stagnantes, où les
animaux puisent des germes infectieux avec l'eau des boissons.
On désire voir se propager, dans les exploitations agricoles,
Tusage des fontaines jaillissantes tombant d'une certaine hauteur
dans un réservoir d'où l'eau puisse s'écouler constamment, de
sorte que, suffisamment aérée et perpétuellement renouvelée,
cette eau présente, tant en été qu'en hiver, toutes les conditions
de composition et de température désirables.
Cette section demande que des observations nombreuses
soient faites pour déterminer les meilleures méthodes de
recherches sur la qualité des eaux et qu'une commission inter-
nationale soit nommée à cet effet.
On décide qu'il y a lieu de généraliser, par tons les moyens
possibles, les Concours iVéiahlcs, qui promettent des progrès
importants et immédiats au point de vue de l'assainissement des
locaux de logement. Le Congrès émet le vœu qu'à côté de ce
concours, il en soit organisé un autre ayant pour objet l'appré-
ciation des qualités présentées par le bétail de l'exploitation.
Enlin, le Congrès étudie les moyens prophylactiques, préconi-
sés dans la lutte contre la tuberculose : il in)porte de préserver
h's veaux contre la contagion en les éloignant de l'élable, immé-
diatement après la naissance; de ne pas abreuver les veaux
dans les mêmes seaux qui servent à la traite des vaches, et de
prendre soin par une des méthodes suivantes que le lait, donné
aux veaux, scit exempt de bacilles de Koch : a) Faire bouillir ou
thauiîer le lait jusqu'à la température voulue, après le troisième
jour, h) Se servir du lait provenant de nourrices examinées à
fond par un vétérinaire et reconnues entièrement saines.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 35 1
Poursuivant ses vœux, le Congrès demande de faire paître, dans
les pâtures, les veaux à l'écart des vaches; de faire examiner
dans un laboratoire de bactériologie le lait et les matières patho-
logiques provenant des vaches suspectes de tuberculose, et de
fonder à cet effet, dans chaque pays, un ou plusieurs laboratoires
spéciaux où Ton ferait gratuitement des recherches bactério-
logiques à l'usage des vétérinaires et des éleveurs de bétail ;
d'exproprier et d'abaltre, comme en Hollande, les bêles (les
veaux aussi) souffrant de la tuberculose clinique ou de la tuber-
culose ouverte, démontrée par l'examen bactériologique, et les
bêtes suspectes de tuberculose clinique, chez qui la réaction de
la tuberculinalion est positive; de luberculiner tous les jeunes
veaux de un à deux mois ef, tons les six mois, le troupeau sain.
A la 3« section, il a été dit que le cheval supporte sans accident
les doses de mélasse dont on est en droit d'attendre la plus
haute productivité et le meilleur effet sur la santé. Considérant
que Talimentation rationnelle est un des facteurs principaux de
Talimentation des animaux domestiques et souvent aussi un des
moyens préventifs contre les mahidies et spécialement contre la
tuberculose, la section estime qu'il est éminemment désirable de
multiplier les essais sur ralimenlation ; organisés sons la direc-
tion de spécialistes, ces essais contribueraient beaucoup à vul-
gariser les principes de l'alimentation rationnelle.
Pour préparer les éléments de vulgarisation rationnelle de
l'avenir, il y aurait lieu d'organiser, dans chaque p«iys, des essais
pratiques d'alimentation adaptés aux êovditions spéciales de
chaque réfjion et exécutés dans des établissements présentant
les garanties nécessaires de bonne exécution des essais (1).
A la suite du rapport de M. Fratenr à la 3« section, une dis-
cussion très intéressante s'est engagée, au cours de laquelle
M. Proost a insisté sur la nécessité d'exiger des professeurs de
renseignement supérieur de l'agriculture un enseignement syn-
thétique qui s'adresse moins à la mémoire qu'à la faculté d'ob-
servation et au jugement. Le vice de nos méthodes pédagogiques
consiste à surcharger la mémoire par des leçons interminables
qui paralysent l'intelligence en la gavant outre mesure, et en ne
laissant pas à l'étudiant le temps de penser.
La section de l'enseignement émet le vœu : 1^ De voir créer
dans les Écoles supérieures d'agriculture une chaire spéciale
(1) Ce qui justifie le mainlion des laboratoires agricoles dans les
diverses régions agricoles de la Belgique.
I
352 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d*aliinentatioii rationnelle du bétail ; 2® de voir affecter à cette
chaire, non seulement un laboratoire de démonstration, mais
encore un laboratoire de recherches et de lui affecter le matériel
et les ressources nécessaires ; 3° de voir accorder aux exercices
pratiques d'alimentation une importance suffisante.
On prend en considération les conclusions du rapport de
M. Grégoire : 1° Il est de l'intérêt de l'agriculture de voir établir
le contrôle de la production individuelle des vaches ; 2*' A cette
lin, il serait désirable d'établir entre les cultivateurs des sociétés
de contrôle ; 3» Il serait souhaitable que les pouvoirs publics
encourageassent ce contrôle par tous les moyens et, notamment,
en plaçant à la disposition des cultivateurs et dos sociétés, des
conseillers compétents.
On le voit, Tannée 1905 a été fertile en enseignements agri-
coles. Les praticiens et les spécialistes trouveront dans les
procès-verbaux des Congrès les renseignements les plus utiles.
Auguste François.
NECROLOGIE
La Société scientifique a perdu, le 3 décembre dernier, un de
ses membres les plus éminenls et de ses patrons les plus dévoués
dans la personne de M. Gustave Dewalque, de l'Académie royale
de Belgique, professeur à l'Université de Liège. M. G. Dewalque
était né à Slavelot, le 2 décembre 1820; il faisait partie de notre
Société depuis 1880; il dirigea ses travaux, en qualité de pré-
sident, en 1884-1885, et, pendant de longues années, fil partie de
son conseil général.
La Revue publiera plus tard une notice sur les travaux de
notre savant et regretté confrère.
J. T.
LE CENTENAIRE DE LE PLAY
« Je n'ai pas réalisé l'œuvre dont j'avais conçu la pen-
sée (i). î» C'est ainsi, qu'au terme d'une laborieuse carrière
de plus de quarante années, Le Play appréciait, non sans
mélancolie, le rôle qu'il avait joué. L'histoire n'a point
ratifié le jugement trop modeste que le Maître portait sur
lui-même, et voici que l'œuvre de Le Play est populaire.
Dans le recul des années, elle apparaît plus grande au fur
et à mesure que les circonstances permettent de mieux
apprécier son influence, ou donnent à sa méthode sociale
des applications nouvelles.
Le Play n'est pas l'homme d'un pays. Il appartient à
tous ceux qui, dans le monde entier, travaillent à la réali-
sation des réformes sociales.
C'est pour cette raison qu'à l'heure où la France s'ap-
prête à célébrer, dans des fêtes grandioses, le centenaire
du grand économiste, nous avons cru que la Belgique,
qui, plus peut-être que toute autre nation, est tributaire de
l'École de la réforme sociale, devait joindre sa voix à ce
concert d'éloges.
Et si tous doivent célébrer la mémoire du savant, la
Revite des Questions scientifiques est particulièrement
bien placée pour saluer le savant chrétien.
«« Le bienfait de la paix sociale s'est trouvé réalisé dans
tous les temps, en tous les lieux, pour toutes les races,
(1) LeUre écrite cinq mois avant sa mort. — E. de <:urzac : Frédéric Le
Play, sa méthode, sa doctrine, son œuvre, son esprit, p. l.
II1« SÉRIE. T. IX. 23
354 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à certaines conditions toujours les mêmes, qui reposent
invariablement sur l'observation de la morale formulée
dans le Décalogue (i). »»
Telle est la conclusion que le simple examen des faits
devait amener chez Le Play, après vingt ans de voyages
qui le conduisirent du nord de la Norvège au sud de
l'Espagne, et des montagnes de TÉcosse aux steppes de la
Sibérie.
C'est au cours de ces explorations, faites à jûed le plus
souvent, que Le Play fit les premières applications de sa
méthode nouvelle d'observation. Elle porte, avant tout, sur
la situation des familles, car « le problème de la paix a
toujours le même objet : empêcher les individus de céder
aux tendances qui les portent à répandre autour d'eux le
désordre. 11 est résolu en grande partie pour le corps
social, s'il Test pour la famille (2). r*
Mais pour pouvoir apprécier exactement l'état d'une
civilisation, les monographies de famille ne suffisent pas.
Le Play complétait cette étude par l'examen de l'organi-
sation communale et du vsystème politique du pays qu'il
voulait connaître. Son souci de l'exactitude allait plus loin
encore : les premiers résultats une fois acquis, il recher-
chait, dans chaque nation, quelques personnes qui, mieux
que d autres, lui semblaient avoir conservé intact le dépôt
des coutumes et des traditions populaires. 11 soumettait
son travail au contrôle sévère de ceux qu'il appelle les
« autorités sociales « .
La publication de ces admirables enquêtes eut un grand
retentissement. Des côtés les plus ditlîérents, depuis
Louis Blanc, Sainte-Beuve et Arago jusqu'à Thiers et
Montalembert (3), les encouragements et les félicitations
arrivèrent à l'auteur. Et cependant, dans les Ouvriers
ewvpéens, Le Play s'insurge contre toutes les idées en
(1) La Uéforme Sociale, 15 juillet 1883, p. 6u7,
(i) Ouvriers européens, l. 1", p. 212.
(3) V. Victor de Clerc : Les Doctrines sociales catholiques en France,
t. n, p. 30, el £. de Curzac, ouvrage cité.
LE CENTENAIRE DE LE PLAY. 355
vogue à cette époque, il brise avec les traditions fidèle-
ment conservées de la Révolution française et, détruisant
à jamais le prestige des théories aprioristes, il introduit
le <« réalisme r dans les études sociales.
Pour se rendre compte du courage qu'il y avait alors
à prendre une semblable attitude, il faut se rappeler le
prestige acquis sur les masses par ces ** faux dogmes de
1789 y» que le Maître ne craignait point de stigmatiser.
Aujourd'hui la cause est entendue. C'est par l'applica-
tion de ces mêmes méthodes d'observation et d'enquête,
que l'on s efforce un peu partout de porter remède aux
maux dont souffre la société.
Là ne s'est point bornée l'influence de Le Play.
Non seulement il a créé une méthode, mais il a ramené
l'attention sur des problèmes insoupçonnés et méconnus,
il a laissé une doctrine.
Sous le Second Empire, la richesse de la nation avait
trop longtemps fait oublier les misères d'en bas. Le mérite
de Le Play fut de montrer qu'à côté des questions pure-
ment économiques, d'autres se dressent non moins impé-
rieuses, plus menaçantes peut-être. Un écrivain de valeur
l'a dit : ** l'Economie sociale est née en notre siècle des
observations et des travaux de M. Le Play « (i).
L'action de Le Play, dans le domaine des doctrines
sociales, pour être moins connue peut-être, n'a pas été
moins réelle. Nous ne pouvons songer à nous y arrêter
longuement ici.
L'étude attentive des phénomènes sociaux l'avait amené
à cette conviction qu'il y a des principes immuables sur
lesquels la société humaine est assise et dont elle ne peut
s'écarter sans souffrir et finalement sans périr (2).
Ces principes, très simples et peu nombreux, forment
la Constitution essentielle de l'humanité.
(1) Joseph Rambaud : Histoire des Doctrines économiques^ 1. U, ch. XU,
^. MX : Le Play et V Ecole de la Réforme sociale,
(%) E. de Curzac, ouvrage cité, p. 72.
[
356 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le Play les résume en ces termes : « Dans les sociétés
heureuses, le décalogue et l'autorité paternelle peuvent
être assimilés au fondement, la religion et la souveraineté
aux ciments qui relient entre eux les matériaux, enfin la
propriété sous ses trois formes (communale, familiale,
patronale) aux matériaux eux-mêmes, c'est-à-dire à la
partie matérielle de la construction (i). »
Religion, famille, propriété, travail, tels sont, d'après
Le Play, les fondements essentiels de la société. Selon lui,
les maux dont elle souffre aujourd'hui proviennent tous
de la violation de l'un de ces principes : la religion n'a
plus la place quelle devrait occuper ; la famille est dés-
organisée; lapropriété estdissoute à chaque génération par
les partages forcés ; le contrat du travail manque de solidité.
Pour porter remède à cette situation, l'intervention de
rÉtat est nécessaire, mais elle doit être secondée et com-
plétée par l'initiative privée, les associations et le patro-
nage des classes dirigeantes. Le Play insistait tout
particulièrement sur cette dernière idée. La responsabilité
des grands l'effrayait et il répétait souvent cette phrase
d'un pécheur de la mer Caspienne, qui lui avait dit un
jour : « C'est par la tête que pourrit le poisson ».
Sans doute, sur plus d*un point, on peut ne pas
admettre ces théories, mais on ne saurait nier l'influence
heureuse qu'elles exercèrent sur l'évolution générale des
idées à la fin du xix" siècle. Le Play fut un innovateur
par sa méthode, et un précurseur par sa doctrine.
C'est à ces titres divers que la célébration de son cente-
naire s'imposait à tous, mais nous ne pourrions oublier
qu'il fut aussi, à sa manière, un apologiste de nos
croyances, dont, mieux que personne, il a montré la
nécessité sociale.
C'est sous cet aspect qu'il nous plaît ici de saluer plus
spécialement sa mémoire.
A. Beernâert.
(1) La Constitution essentielle de rhumanité, p. 87.
LA FONCTION ECONOMIQUE
DES PORTS
Les préoccupations réalistes dominent aujourd'hui la
science économique. La raison en est simple : la vérifica-
tion des doctrines suppose la connaissance des faits.
Rigoureusement pratiquée, la méthode d'observation
permet seule de formuler des lois économiques précises
et bien établies, comme elle ruine les lois prétendues.
Il est donc désirable d'en généraliser l'application et
d'étendre les recherches à toutes les parties de l'économie
politique.
L'importance chaque jour croissante des échanges
internationaux, la possibilité de mesurer cette importance
et cet accroissement par les statistiques du commerce
extérieur des différents pays (i) ont suscité en abondance
les travaux relatifs à cette branche de la science. Même
on vivifie les données de la statistique par l'étude mono-
graphique des ports de commerce qui ouvrent les routes
de l'océan.
. Les enquêtes monographiques sont le, complément indis-
pensable des relevés statistiques. Elles sont la méthode
même parce qu'elles constituent l'observation directe d'un
objet précis, individualisé, saisi dans la complexité de son
(1) Il est bieo, vrai qtie ces. slalistiqacs sont imparfaites, approximallyes.
Telles quelles, efTes pcrmeltenl de mesurer les variations du [)hénomène,
parce que les causes d'erreur, et les erreurs dès lors, sont constantes.
r
358 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
organisation, vu à un moment déterminé de son dévelop-
pement.
La gloire de leur avoir donné droit de cité dans l'éco-
nomie politique revient à un ingénieur du xix*" siècle,
Frédéric Le Play. Le Play appliqua la méthode à l'étude
des familles ouvrières, mais son procédé fécond est sus-
ceptible d'applications infinies, comme en témoigne par
exemple l'œuvre historique d'Hippolyte Taine.
Largement comprise, étendue à la recherche des rap-
ports commerciaux multiples dont le port est le centre,
la monographie des ports embrasse un ensemble de phé-
nomènes de circulation, ensemble vaste, mais pourtant
limité, et se prêtant par là à l'observation méthodique et
scientifique.
Le rôle des ports de commerce, c'est évident pour
l'observateur même superficiel, pourvu qu'il soit averti,
est en rapport avec le développement économique général.
L'ère contemporaine est l'ère de la production en grand,
obtenue avec le concours de véritables armées ouvrières
dirigées elles-mêmes par un état-major technique, au
moyen d'énormes capitaux et de machines puissantes.
C'est aussi l'ère de l'échange intensif, des marchés mon-
diaux, de la multiplication des voies de communication,
de la construction des navires géants, de l'approfondisse-
ment des ports et du perfectionnement de leur outillage.
La fonction du port, permanente par certains côtés, est
donc aussi variable dans ses modalités. Puisque le port
est l'organe essentiel de l'échange entre nations, il y a un
intérêt scientifique de premier ordre à la recherche des
caractères constants et des caractères variables de sa
fonction, et surtout à la détermination des fonctions con-
stantes, soumises dans leur permanence, comme les fonc-
tions variables dans leur évolution, aux lois fondamentales
de l'économie politique.
Il est essentiel de poursuivre une telle enquête avec le
LA FONCTION ÉCONOMIQUE DES PORTS. 359
souci de robjectivité et de Timpartialité. Le parti pris
gâterait tout.
Dès lors, rien de tel que l'enquête multiple confiée à
plusieurs personnes appartenant à des milieux divers et
à des* professions différentes, pourvu que les méthodes
scientifiques leur soient familières, et qu'elles adoptent
un même plan strictement descriptif.
Encouragée par l'essai heureusement tenté lors de la
session de igoS, la V Section de la Société scientifique
a entrepris cette tâche que l'effort individuel, si fécond
qu on le suppose, ne pourrait mener à bien.
Nous publions aujourd'hui la première monographie
de cette enquête, celle de trois ports de la Grèce ancienne
par M. Henri Francotte (i).
Nous joignons, comme on le voit, l'étude rétrospective
à l'observation directe des faits contemporains, avec la
conviction que, par l'emploi des méthodes critiques rigou-
reuses, l'historien peut atteindre la certitude.
Edouard Van der Smissen,
Secrétaire de la V« Section de la Société scientifique.
(i) On trouvera, au compte rendu de la séance du 25 janvier dernier, un
exposé préliminaire plus complet, ainsi que Tindication des monographies
présentées à la session de Pâques.— Annales de la Société scientifique
Di Bruxelles, trentième année, 2>»« fascicule.
r
LA FONCTION ÉCONOMIQUE DES PORTS
DANS L'ANTIQUITÉ GRECQUE ^"
Il y a bien peu de temps que Ton s'occupe de l'histoire
économique de. l'antiquité. On étudiait les chefs-d'œuvre
de son art et de sa littérature ; on réédifiait, vrai tour de
force d'érudition et de divination, les institutions poli-
tiques de la Cité : on a longtemps oublié que, suivant un
mot fameux, la première question de l'histoire est toujours
celle de savoir ce que les hommes mangent. Les Grecs
ne nous ont laissé sur ce côté de leur vie que peu de
renseignements. Ils ont l'air d'avoir été plus désintéressés
que nous ; nous nous les représentons volontiers sem-
blables à leurs statues auxquelles les artistes se sont
efforcés de donner des poses simples mais majestueuses,
ne nous montrant jamais ou bien rarement leurs modèles
dans la familiarité des attitudes, dans le laisser-aller de
l'existence de chaque jour. L'argent et tout ce qui s'en-
suit, nous nous le figurons, était plus indifférent aux
Grecs qu'à nous, et cependant, à le bien prendre, il n'y a
pas d'histoire, sauf la nôtre peut-être, où les questions
économiques et sociales aient tenu plus de place, où elles
aient été débattues avec plus d'acharnement et résolues
avec plus d'âpreté et de dureté. Mais les intérêts qui
séparaient alors les hommes, s'ils les séparaient aussi
ardemment qu'aujourd'hui, étaient d'une nature bien
(l) Pour la bibliographie générale, je me permets de renvoyer k mon
ouvrage sur V Industrie dans la Grèce ancienne, i vol. Bruxelles, 1000
el 1001 . Je me bornerai ici à rai^peler l'ouvrage capital de Bockh : Die Staats*
haushaltung der Athener.
LES PORTS DANS L'aNTIQUITÉ GRBOQUB* 36 1
différente de ceux qui nous préoccupent. Il importe que
je le montre tout d'abord et que je trace ainsi le cadre
dans lequel se place mon sujet.
A toutes les époques de l'histoire grecque, la base du
régime économique est la terre. C'est elle que, souvent,
les partis se disputent. L'opposition des oligarques et des
démocrates ne répond pas seulement aux tendances natu-
relles qui divisent tous les hommes, selon qu'ils tiennent
plus ou moins à la tradition ou inclinent aux nouveautés ;
c'est le combat des riches et des pauvres, des propriétaires
et des non-propriétaires ou, comme dit énergiquement
Platon (i), des gras et des maigres.
Par là s'expliquent l'âpreté et la violence des lattes
politiques ; elles mettent en présence des idées sans doute,
mais surtout des intérêts ! Ce sont des classes et des
factions plutôt que des partis qui se rencontrent sur la
place publique. Les Grecs continuent à ressembler à leur
grand héros, Achille : comme lui, ils combattent pour la
satisfaction de se sentir les plus forts, pour la conscience
d'être les maîtres, quelque chose qui de loin ressemble à
l'honneur ; mais surtout ils combattent pour le butin.
Voyez au programme des démocrates les grosses et péril-
leuses revendications : partage des terres, suppression
des dettes, surtout de celles qui grèvent le sol. Voyez,
dans l'histoire, ces bannissements en masse, ces confisca-
tions, ces exécutions sanglantes : elles dénouent, par la
révolution, des crises politiques qui sont surtout des
crises sociales.
Si, à toutes les époques, la terre est la base du régime
économique, cette vérité, suivant les cités et les époques,
demande à être précisée.
L<es poèmes homériques nous dépeignent un régime
économique très primitif. Les héros nous irûtient volon-
tiers au détail de leur fortune ; sans être des parvenus,
(1) Rep,, 856 D. ' >
/
362 RBYUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ils se complaisent dans un certain étalage des biens dont
les dieux les ont favorisés. On y peut faire deux parts :
la principale se compose de la terre et des troupeaux ;
l'autre constitue le trésor, des armes, des étoffes, des
métaux précieux, du fer. La maison est l'unité écono^
mique : les biens s'y produisent et s'y consomment. Le
maître préside lui-même à l'exploitation de son domaine.
Le travail agricole est hautement en honneur, des fils de
rois ne dédaignent pas d'aller faire paître les troupeaux (i).
Les travaux domestiques sont dirigés par la mère et par
ses filles. Assistées de leurs esclaves, elles tissent les
vêtements, elles brodent, et Nausicaa, la fille du roi des
Phéniciens, s'en va, joyeusement, avec ses compagnes,
laver les vêtements de son père et de ses frères à la
rivière (2).
La femme, en Grèce, n'est pas la bête de somme qu'elle
est ailleurs, en Orient ; mais par son travail elle s'efforce
d'assurer à son mari les loisirs auxquels il a droit. Le
chef de famille va à la chasse, mange et boit avec ses
amis ; il surveille ses fermiers et ses esclaves ; c'est un
grand seigneur qui vit dans ses terres ; mais, au besoin,
il met lui-même la main à l'œuvre. L'Odyssée (3) décrit
avec complaisance le chef-d'œuvre d'Ulysse, qui, pour
fabriquer son lit, s'est fait charpentier, menuisier, orfèvre.
Aucune déconsidération ne s'attache encore au travail
manuel.
Cependant, la famille, avec ses serviteurs et ses esclaves,
ne peut subvenir à tout. Certaines professions exigent des
installations et une habileté spéciale ; la première qui se
constitue est celle du forgeron. Chez Hésiode (4) encore,
la forge est, en hiver, le lieu de rendez-vous des voisins
qui devisent entre eux tout en se chauffant. D'autres pro-
(1) 7/ûtei^, VI, 246;XX, 188
(i) Odyssée. VI.
(5) XXII, i05.
{A) Œuvres et jours^ 405.
LES PORTS DANS L ANTIQUITÉ GRECQUE. 363
fessions commencent à devenir indépendantes, à se déta-
cher de l'organisation familiale, comme celle du charpen-
tier ; mais les métiers ne sont pas encore séparés ; le
même mot tUtw (i) désigne le charpentier, le menuisier,
le charron, le tailleur de pierres, etc. La présence de ces
artisans ne dérange pas l'organisation familiale ; dans
beaucoup de maisons, leur concours est inutile et, là où
il est demandé, il s'exerce dans des conditions qui laissent
intact le type que nous avons décrit ; car, le plus souvent,
l'artisan s'en va travailler chez son client et en reçoit la
matière première.
La vie est simple ; l'agriculture fournit la nourriture,
les vêtements. Quelques échanges d'une maison à l'autre
sufiBsent pour remplir les vides que la production a pu
laisser, et assurer à chacun la satisfaction de ses besoins.
Le commerce de détail, la boutique, seraient sans clients.
La terre est la grande nourricière, mais parfois la
récolte manque ; puis toutes les régions ne sont pas
également favorables, par exemple, à la culture de la
vigne. Le rôle du commerce commence : à lui de combler
ces lacunes.
Puis, certaines matières premières, comme le fer, le
cuivre, l'étain, c'est au commerce encore qu'incombe la
tâche de les aller chercher aux lieux de production, bien
loin parfois.
Et enfin, par ci par là, le luxe a créé des besoins
factices, ou aussi de nobles aspirations se sont fait jour.
Les rois aiment orner leur palais des produits de l'art ;
eux-mêmes, pour se distinguer de la foule de leurs sujets,
demandent des armes précieuses. Le goût de la toilette
chez les femmes s'est développé : il faut des colliers d'or,
des peignes d'ivoire.
Tout à l'origine, un simple commerce d'échanges de
peuplade à peuplade a suffi pour faire circuler, parfois
(1) Iliade, VI, 313.
I
364 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES,
d'un monde à l'autre, quelques rares objets, comme peut-
être l'ambre ou rétain* Ces relations des peuples n'ont pas
tardé à se régulariser et à se compliquer : les foires se
renouvelante époques périodiques, à l'occasion des grandes
fêtes religieuses, à Delphes, à Olympie et ailleurs, per-
mettent aux producteurs et aux consommateurs de se
rencontrer.
Peut-être aussi, aux frontières, se tiennent, comme
aujourd'hui en Afrique, des marchés où, à la faveur d'une
trêve de quelques jours, se pratiquent les échanges.
Enfin, il y a des objets qu'il faut aller offrir aux clients
chez eux, comme les objets précieux qui représentent une
grande valeur. Cette fois, c'est la tâche spéciale du com-
merce organisé en profession distincte de toute autre.
Chose remarquable, à l'origine, ce sont surtout des Phé-
niciens qui exercent cette profession. L'Odyssée nous les
montre, abordant au port avec leurs riches cargaisons,
puis allant tenter les femmes par les magnifiques parures
qu'ils étalent, joignant, quand ils le peuvent, la piraterie
au commerce (i). La distinction entre ces deux professions
ne s'est pas nettement établie : de là le mauvais renom du
commerce et la synonymie que les Grecs établissent entre
échanger et tromper.
Telle est l'organisation économique primitive : la maison
est l'unité dans laquelle les biens se produisent et se
consomment. Elle se conserve intacte ou à peu près dans
une grande partie de la Grèce.
En quelques cités s'ouvre une nouvelle phase de l'his-
toire économique ; entre le producteur et le consomma-
teur s'introduisent des intermédiaires qui assurent la cir-
culation des biens, de l'un à l'autre. Ces progrès nous
sont attestés de deux façons : directement par ce que nous
savons des cités qui les ont accueillis ; indirectement par
ce que nous savons de celles qui les ont repoussés. Tandis,
(I) Odyssée, XV, 412.
LES PORTS DANS l'aNTIQUITÉ GRECQUE. 365
en effet, qu'Athènes ouvre ses portes au commerce et à
rindustrie, d'autres cités s'effrayent. Elles voient les nou-
veautés qui, immédiatement, dérangent le train accoutumé
de la vie ; elles devinent celles qui suivront. En effet, le
commerce et l'industrie changent les idées, introduisent
quelque chose de hardi, d'aventureux. Sur mer, on s'habi-
tue à braver le hasard ou à compter sur lui. Les paysans
sont, comme les saisons, réguliers, répétant d'année en
année les mêmes travaux, et laissant aller leur vie suivant
un cours immuable. Mettez cet esprit nouveau dans la
politique ; ajoutez-y la population qui s'accroît, la popu-
lace qui apparaît : les vieilles institutions s'en vont avec
l'esprit qui les soutenait,
Sparte surtout vit et comprit le danger et, aussitôt,
elle fortifia les règles anciennes. Interdiction de faire le
commerce, interdiction de voyager, exclusion des étran-
gers qui pourraient venir donner des exemples fAcheux.
Les Spartiates vivent chez eux dans une noble oisiveté :
les hilotes cultivent la terre et remettent à leurs maîtres
une partie des fruits. Ceux-ci sont consommés dans les
repas communs. Aucun travail, aucun souci matériel ne
vient distraire le citoyen de ses devoirs envers l'État.
Il ressemble à un propriétaire qui vit tranquillement de
ses rentes, et la législation a pris soin de les lui assurer,
car elle a défendu de vendre le lot de terre, le klèros, et
a réglé une fois pour toutes sa transmission d'aîné à aîné.
Ailleurs, mêmes précautions pour sauvegarder la per-
pétuité de la propriété dans la même famille et préserver
les particuliers de la ruine et l'Etat des réformes : par
exemple, en Elide, défense d'hypothéquer sa terre. Ailleurs
encore, mêmes préventions, mêmes répugnances à l'en-
droit du travail manuel ; tout est condamné, et la fatigue
qu'il impose, et la gêne à laquelle il astreint, et le bénéfice
qu'il rapporte : à Thèbes (i), par exemple, les artisans et
(1) Arisl. Polit. ; VU, (vi) 1321 a.
f
366 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les marchands sont privés des droits politiques. A Locres,
Zaleucus avait décrété, dit-on, qu'il n'y aurait pas de
revendeurs, mais que le paysan vendrait lui-même ses
produits.
On en reste là dans certaines régions, et si vous con-
sidérez la carte de la Grèce, elles la couvrent presque tout
entière : tout le Péloponèse, sauf quelques villes comme
Corinthe, tout le nord et tout le centre, sauf toujours
quelques exceptions. 11 s'est bien, il est vrai, en ces
régions, constitué des cités ; mais combien sont encore
purement agricoles ! Elles ressemblent à ces petites
villes fortifiées que Ton rencontre en Italie et qui, aujour-
d'hui comme il y a plusieurs siècles, renferment dans
leurs murs une population adonnée presque tout entière
aux travaux des champs. Mais n'oublions pas qu'en Grèce,
la terre est ingrate ; aussi ne nous étonnerons-nous pas
de constater combien d'hommes lui tournent le dos et
cherchent d'un autre côté leur subsistance. Ils échangent
la charrue contre l'épée et ils peuvent répéter cette chan-
son d'un Cretois : «« C'est une grande richesse pour moi
que ma lance et mon épée et le beau bouclier qui protège
mon corps. Voilà avec quoi je laboure, avec quoi je mois-
sonne (i). »»
Toutes ces provinces se consument dans des guerres
incessantes qui détruisent les richesses au fur et à mesure
qu'elles se produisent : et la richesse en hommes, la pre-
mière de toutes, et la richesse du sol, les arbres, les
moissons, dans lesquelles on porte la hache ou l'incendie.
Un pays, ainsi mis en coupe réglée, finit par s'épuiser ;
il faut aller chercher ailleurs les occasions de donner des
coups d'épée et du butin à se partager : les Grecs se
répandent à travers le monde, et vont se mettre au service
des princes qui, eux aussi, rêvent de conquêtes et de pil-
lage. Dans toutes les armées, on en trouve, partout où
{{)Athen. XV, 695 f.
LES PORTS DANS L ANTIQUITÉ GRECQUE. SÔy
on a besoin de soldats robustes, adroits et d'un courage
éprouvé. Leur plus bel exploit, ils l'accomplirent quand,
au nombre de Dix Mille, ils tinrent tôle à tout l'Empire
des Perses et montrèrent à la Grèce que, pour conquérir
l'Asie, elle avait des soldats et qu'il ne lui manquait plus
qu'un chef pour les conduire.
Dans d'autres cités, je l'ai dit, un type nouveau s'est
constitué : l'industrie et le commerce sont devenus des
facteurs de la vie économique ; les hommes leur demandent
leur subsistance ; la terre n'est plus désormais la base
unique de la richesse.
Nommons quelques-uns des centres dans lesquels ce
changement s'est accompli : Corinthe, Chalcis, Égine,
Athènes.
Faut-il fixer des dates ? Athènes est devancée par les
cités que nous venons d'énumérer. Ses progrès ne datent
guère que de la fin du vf siècle : Solon ne fit pas seule-
ment une révolution politique, il fit une réforme écono-
mique, en frappant, le premier, la monnaie. Avant cette
époque, l'Eubée d'un côté. Egine d'un autre possédaient
déjà chacune leur système monétaire. Solon adopta l'éta-
lon d'Eubée.
Quelles sont les causes qui ont amené ce changement ?
Il est difficile de les préciser toujours ; la principale me
parait être la situation même de ces cités : Corinthe, par
exemple, domine deux mers et tient, en outre, la clef des
routes du Péloponèse. Les hommes y sont bien pour
quelque chose aussi, et, à Corinthe encore, le mérite
d'avoir compris les avantages de la situation topogra-
phique revient à ses tyrans au viu® et au vii° siècles.
Le développement économique d'Athènes, commencé
à la fin du vi** siècle, prend toute son ampleur au com-
mencement du v®, tout de suite après les guerres
médiques. Et d'abord les hommes en ont le mérite : c'est
Thémistocle qui développe la flotte de guerre, c'est Aris-
tide qui groupe autour d'Athènes, dans une ligue, une
f
368 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
foule de cités pour guerroyer contre la Perse ; bientôt ces
cités tombent sous la dépendance politique d'Athènes,
forment son empire et lui ouvrent un vaste marché. Le
hasard y est bien aussi pour quelque chose : entre la
bataille de Marathon et la bataille de Salamine, il fit
découvrir, dans les mines du Laurion, des filons d'argent
plus riches que ceux qui avaient été exploités auparavant.
Pendant un siècle ou deux, les particuliers et l'État lui-
même allaient y trouver des richesses considérables.
Mais il est temps de déterminer exactement en quoi
consiste ce changement, surtout à Athènes.
La population s'y est accrue dans des proportions con-
sidérables. Vers la fin du v^ siècle, elle atteint son maxi-
mum. Les évaluations varient : 3o ooo, 35 ooo, 40 000,
peut-être 60 000 adultes, et, en multipliant par quatre,
de 120000 à 240000 citoyens. Il y faut ajouter les
étrangers domiciliés, les métèques : 5o 000 environ; les
esclaves : 100 000 environ. Au maximum donc, la popu-*
lation de TAttique s'élevait à : 240 000 citoyens, 5o ooo
métèques, 100 000 esclaves ; au total, 3go 000 âmes.
M. Beloch (1) a estimé quelle pouvait être l'importance
de la population urbaine à l'époque d'Alexandre. A ce
moment, la population de toute TAttique, d'après ses
évaluations, se monte à 274 000 âmes, Athènes et le Pirée
comprenaient au plus 120 000 habitants. Ce chitfre est
certainement excessif, puisque 100 000 habitants pour
Athènes et le Pirée donneraient 170 habitants par hectare,
c'est-à-dire une densité plus forte que celle de Berlin.
Acceptons cependant ce chiffre : avec 100 000 habitants,
Athènes est devenue une grande ville, une très grande
ville ; il n'y a probablement, dans tout le bassin de la
Méditerranée, aucune ville qui puisse rivaliser avec elle;
Une agglomération d'hommes aussi considérable ne peut
plus vivre uniquement de la terre. La campagne n'est
(1) Bevôlkerung der griech. râni, WeiU
LES PORTS DANS l/ ANTIQUITÉ GRECQUE. 36g
pas abandonnée ; une grande partie des Athéniens con-
tinuent à y résider ; parmi les citadins, il en est encore un
bon nombre qui exploitent la terre eux-mêmes et par
leurs esclaves. Thucydide note comme un trait de mœurs
l'attachement de ses compatriotes pour la campagne. A
côté de cette population rurale, il y a, surtout au Pirée,
les marins, les commerçants, les hommes d'affaires, les
artisans et même les industriels.
Prenons d'abord Tindustrie : des métiers de plus en
plus nombreux se sont détachés de la famille ; mais, très
apparentes, subsistent les traces de l'organisation pre-
mière, surtout dans les modes de rémunération du tra-
vail : souvent, l'ouvrier vient travailler au domicile du
client ; souvent aussi, il reçoit de celui-ci la matière pre-
mière ; souvent enfin, son salaire, en tout ou en partie, lui
est payé en nature.
Nous rencontrons aussi l'artisan indépendant, travail-
lant chez lui, dans son échoppe ou dans son établi ; ven-
dant directement aux clients les produits de son travail.
Cette apparition caractérise un régime nouveau que l'on
a appelé l'organisation urbaine.
Un second signe : à côté de l'artisan, le boutiquier.
Chacun ne peut plus se procurer, par son travail, les
denrées, les objets nécessaires à la vie de chaque jour;
ou bien, on n'a plus le temps ni l'occasion de s'adresser
aux producteurs : les revendeurs de détail assurent l'ap-
provisionnement des ménages.
Ajoutons que l'on relève à Athènes quelques traces
de la grande industrie. On peut citer la fabrique de
lits et la fabrique d'épées du père de Démosthène :
la première employait une vingtaine d'esclaves, l'autre
trente-deux ou trente-trois ; la fabrique de boucliers du
père de Lysias. Dans les mines du Laurion, les exploi-
tations employant plusieurs centaines d'esclaves n'étaient
pas rares.
Enfin, le grand commerce s'est étendu ; il amène les
III« SËRIE. T. IX. u
1
SyO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
marchandises que le sol ne donne pas et dont cette popu-
lation, relativement considérable, réclame des quantités
importantes.
Ailleurs, en dehors d'Athènes, en de moindres propor-
tions, des progrès du même genre, et surtout l'augmenta-
tion de la population, se sont accomplis. Hier, les foires
suffisaient, ce moyen primitif ne disparaît pas : il se per-
fectionne. Il faut une grande foire, permanente, aisément
accessible, où chacun, même du dehors, viendra s'appro-
visionner. Par là, je détermine le rôle du port d'Athènes
dans le monde grec. Le Pirée est la place vers laquelle
convergent toutes les routes commerciales, le centre des
affaires, le marché où l'agriculture et, dans une certaine
mesure, l'industrie déversent le trop plein de leurs produits.
Athènes garda sa prééminence économique plus long-
temps que sa prééminence politique : au iv® siècle encore,
tout à la fin même du siècle, elle est la métropole com-
merciale du monde grec.
Les conquêtes d'Alexandre le Grand en Asie coupent
l'histoire de la Grèce en deux : la civilisation, le mouve-
ment, la richesse, la population émigrèrent. Un nouveau
monde s'ouvrait aux Grecs ; les routes commerciales se
déplaçaient. Rhodes hérita d'abord de la situation occupée
jusque-là par Athènes ; elle était placée à l'intersection des
lignes du commerce international, de la ligne nord-sud,
du Pont à Alexandrie, et de la ligne est-ouest, d'Espagne
à la Syrie et au centre de l'Asie. Ses habitants étaient
doués d'un tempérament plus calme que celui de beaucoup
de Grecs ; avec cela, de l'esprit d'initiative, et, ce qui
est plus rare, de l'esprit de suite. Ils tirèrent un parti
merveilleux de la situation que leur avaient faite les
circonstances. A côté d'eux, toujours en Asie, quelques
villes, comme Chio, Ephèse, sans rivaliser avec Rhodes,
atteignaient une prospérité nouvelle.
La fortune de Rhodes eut une courte durée. Vers la
fin du m* siècle et surtout au ii®, une nouvelle puissance
LES PORTS DANS L ANTIQUITÉ GRECQUE. 87!
surgit, une grande vijle se crée à Touest : c'est Rome.
De nouvelles voies s'ouvrent au commerce. Pendant
tout un temps, Rhodes maintient sa position, mais
Rome la détruisit d'un seul coup, en déclarant le port de
Délos, port libre (164). Délos devint le grand marché où
se rencontrèrent TOrient et l'Occident, « le point da
relâche le plus commode pour tout vaisseau venant d'Italie
ou de Grèce et se rendant en Asie ( 1 ) »» . La prospérité de
Délos se soutint durant un siècle environ ; elle fut ruinée
par la guerre de Mithridate et par les pirates.
Il n'y eut plus dès lors, dans le monde grec, qu'un seul
port, qu'une seule place que les commerçants continuaient
à visiter. C'était Alexandrie, tête de ligne vers l'Asie et
vers l'Afrique et, d'un autre côté, vers Rome. Derrière
elle, il y avait un pays fertile qui donnait en abondance
l'huile, le blé, le lin ; elle recevait de l'Arabie et de
rinde les parfums, l'ivoire.
On voit combien, en général, fut fragile la prospérité
dos ports grecs ; il n'en pouvait être autrement, puisque,
en général, elle reposait surtout sur le commerce inter-
national ; il leur manquait un hinterland. Le commerce
international se déplace subitement ; au i^*" siècle avant
notre ère, il a déserté Corinthe, Athènes, Délos, Rhodes,
et toutes ces places sont tombées dans le marasme.
Revenons-aux trois ports que nous avons cités, Athènes,
Rhodes, Délos. En réunissant les renseignements épars
que nous possédons, nous arriverons à nous former une
idée assez précise de la nature et de l'organisation du
commerce qui s'y faisait.
Tout d'abord, le commerce et aussi l'industrie sont
dans les mains des étrangers, plutôt que dans celles des
nationaux. Partout où le régime urbain s'est implanté, on
rencontre en grand nombre des métèques ou étrangers
domiciliés. Comme ils ne peuvent pas acquérir la propriété
(1) Strab., X, 514.
f
372 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
foncière, ils sont forcément poussés vers d'autres profes-
sions que l'agriculture ; mais cette raison n'est pas la
seule. Parmi les métèques, il y a beaucoup d'affranchis :
l'esclavage les a dressés au travail manuel ; il en est qui
ont exercé pour le compte de leurs maîtres un métier,
ou tenu une boutique; ils ne font que continuer leur
existence antérieure. Enfin, parmi eux, des étrangers
d'origine libre sont venus faire fortune au loin et utiliser
les capacités qui, dans leur ville natale, resteraient
sans emploi. Pour tous ceux-là qui, par leur activité»
assurent la prospérité publique, les Athéniens ne sont pas
généreux; ils leur refusent, nous l'avons dit, le droit de
propriété ; ils les frappent de contributions spéciales et
les appellent, en temps de guérie, sous les drapeaux,
dans des conditions plus dures que celles qui pèsent sur
les nationaux.
Les citoyens ne restent pas étrangers au mouvement
des affaires. L'exemple donné est contagieux. Mais l'opi-
nion publique n'est pas franchement réconciliée avec le
commerce et l'industrie ; elle est encore trop entichée de
la supériorité de l'agriculture. Cultiver la terre est toujours
la plus noble et la plus saine des occupations. L'opinion
accepte les autres formes du travail, mais pas indistincte-
ment ; elle ne peut tolérer qu'un homme libre s'adonne à
des travaux qui dépriment son intelligence ou déforment
son corps ; avant tout, il lui faut garder des loisirs. Elle
n'admet pas non plus chez un citoyen la préoccupation
absorbante du gain : il peut faire des affaires, il le doit
même, mais il lui faut garder du temps pour se promener
à l'agora, disent les gens ordinaires ; pour faire de la poli-
tique, disent les hommes d'Etat ; pour faire de la phi-
losophie, disent les professeurs. Ces préjugés peuvent
paralyser ou énerver la bonne volonté des pauvres diables
qui craignent de déroger en prenant un métier réputé
servile, et se plient à une existence besogneuse pour
sauver leur dignité de citoyens : ils se font sentir surtout
k
LBS PORTS DANS l'aNTIQUITÉ GRECQUE. SjS
tout en haut, dans les classes supérieures. La jeunesse
continue à préférer les émotions de la tribune à celles de
la Bourse, et à donner une large partie de son temps aux
affaires de l'État. Ce qui ne veut pas dire que Ion néglige
ses propres affaires ; on prend des intérêts dans les entre-
prises industrielles et commerciales ; on place adroite-
ment son argent ; mais on ne le fait pas, du moins en
général, fructifier soi-même.
L'une des opérations les plus pratiquées est le prêt, et
spécialement le prêt maritime ou à la grosse aventure.
11 offrait de grands risques, vu les nombreux accidents
auxquels les navires étaient exposés. Les sommes prêtées
pouvaient être affectées sur le navire lui-même aussi bien
que sur son chargement. En cas d'heureuse traversée,
le prêteur rentrait dans ses avances ; sinon, il supportait
la perte. Aussi l'intérêt stipulé était-il très élevé, jusqu'à
3o p. c, tandis que pour les prêts ordinaires on demandait
12 à 18 p. c. C'est sous cette forme que se produit
l'association des capitaux, nécessaire à la grande expan-
sion du commerce. Des sociétés commerciales, perma-
nentes, dotées d'une personnification civile, il n'y en a
pas : on rencontre des associations d'individus en vue
d'une opération déterminée ou pour l'exploitation d'une
banque ou d'une mine. Par contre, en foule, des con-
fréries formées entre gens de même profession et ayant,
à côté de leur caractère religieux qui est le principal,
un certain caractère professionnel. Toute association,
en Grèce, a pour premier objet la célébration d'un
culte ; mais, fatalement, quand elle groupe des hommes
qui exercent le même métier, qui ont des intérêts com-
muns, les questions professionnelles viennent à l'ordre
du jour. On a retrouvé, à Délos, les restes du local des
Poseidoniastes et de celui des Hermaïstes. Les confréries
en Grèce jouissent, comme telles, de la personnification
civile ; elles possèdent des immeubles, spécialement un
lieu de réunion où les membres, tout en se divertissant.
i
374 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
viennent causer de leurs affaires; cela suffit pour leur
donner un caractère professionnel, car il n'y a point de
trace des grandes compagnies marchandes. La maison
des Hermaïstes, par exemple, n'a que des caves étroites ;
elle ne possédait ni greniers, ni boutiques ; ce n'était
donc pas le siège des affaires communes ; tout simplement,
elle était le local d'un cercle ou d'un club.
Quelles étaient les marchandises qui s'échangeaient
dans les ports grecs ?
Dans une très faible mesure, les produits de l'industrie.
En effet, celle-ci ne se pratiquait guère que dans l'atelier,
rarement dans la fabrique ; la production des artisans
s'écoulait sur place. Cependant, les œuvres des artistes
ont eu, de bonne heure, un débouché à l'étranger : les
vases de Corinthe, par exemple ; ceux d'Athènes- ont été
transportés par le commerce sur tous les points du monde
grec.
Le commerce était surtout alimenté par les produits
agricoles : Athènes était le grand marché des grains; elle
en avait besoin pour la consommation de ses habitants.
Le surplus s'écoulait au dehors. Aux grains, il faut ajouter
le vin et l'huile, la laine, le poisson, les esclaves. Chio et
plus tard Délos étaient les grands marchés de chair
humaine.
Les auteurs, et en particulier Strabon, nous donnent
quelques renseignements sur la façon dont était approvi-
sionné le marché, et sur les débouchés que s'étaient assurés
les commerçants grecs. L'une des régions dans lesquelles
ils trafiquent de préférence est la mer Noire. Tanaïs, par
exemple, «* servit longtemps d'emporium ou de marché
commun aux nomades de l'Europe et de l'Asie, et aux
Grecs du Bosphore ; les premiers y transportaient des
esclaves, des peaux et différents produits de l'industrie
nomade, les seconds, des tissus, du vin, et maintes
autres productions des pays civilisés qui trouvaient à s'y
LES PORTS DANS L ANTIQUITÉ GRECQUE. SyS
échanger avantageusement (i) »». Dioscu ras, dans la môme
région, servait d'emporium aux populations deTintérieur (2).
N'oublions pas Panticapée, aujourd'hui Kertch,et les autres
villes du royaume de Bosporos où les Athéniens allaient
chercher le blé. Il en venait aussi de Sicile, d'Egypte et
d'ailleurs. Strabon cite encore en Asie, Apamée, Éphèse
** qui est l'entrepôt général des marchandises d'Italie et
de Grèce », Comana, Pessinonte, le principal emporium
d'une partie de la Galatie, Phase qui est «* le centre du
marché de la Colchide >». En Italie, le marché des Oanu-
sites dans la région de Barium ; en Gaule, ceux de Nar-
bonne et d'Arles.
Ces marchés étaient approvisionnés par la navigation
fluviale, comme Phase et surtout Alexandrie, et aussi par
les caravanes. Strabon mentionne celles qui mettaient
en rapport l'Inde et l'Arabie avec Coptos (3) ; celles des
Arabes vers l'Inde et la Perse (4) ; celles des Aorses qui
monopolisaient le transport à dos de chameaux des mar-
chandises de l'Inde et de la Babylonie, expédiées par la
voie de l'Arménie et de la Médie (5).
Le commerce par caravanes paraît aux mains des indi-
gènes : les Grecs et aussi les Phéniciens se limitent au
commerce maritime. Un ancien géographe (6) nous décrit
la façon dont opèrent les Phéniciens sur les côtes de
rÉthiopie : ils débarquent dans l'île de Cerné, y installent
des tentes, puis, chargeant leurs marchandises sur des
canots, ils les transportent sur le continent et les vendent
aux indigènes. Hérodote (7) de son côté raconte comment
les Carthaginois trafiquent avec les habitants de la Lybie :
ils disposent leurs marchandises sur le rivage, allument
(1) Sirab., XI, 2, 13.
(J) Id., XI, 2, 16.
(3) Itl., XVl, 4. U.
(4) id., XVU, 1,45.
(5) Id., XI, 2.
(6) Scylax, PeripL Geogr. Minor. 1, 112.
(7) Hérod., IV, 496.
SyÔ REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de grands feux et s'en vont. Les indigènes, attirés par ce
signal, arrivent, choisissent ce qui leur convient et déposent
la quantité d*or qui leur paraît être l'équivalent de ce
qu'ils désirent. Si les Carthaginois ne s'en contentent pas,
ils la laissent et les nomades ajoutent un surplus jusqu*à
ce que les marchands soient satisfaits. Quand on est d'ac-
cord, vendeurs et acheteurs, sans s'être vus, se retirent
chacun de leur côté.
En se réservant le commerce maritime, les Grecs
n'avaient point peut-être pris la meilleure part. Les navires
de ce temps-là étaient loin d'approcher de nos géants
d'aujourd'hui ; leur capacité ne dépassait pas 36o tonnes.
Leur construction et leurs moyens d'action ne leur per-
mettaient pas d'affronter les gros temps. En général,
durant l'hiver, ils restaient au port.
De plus, l'insécurité des mers est grande. Elle l'est par
le fait des guerres incessantes : les navires des puis-
sances neutres sont de bonne prise. Elle l'est par le fait
de la piraterie : celle-ci constitue un moyen, sinon hono-
rable, du moins admis, de gagner sa vie. Aristote veut qu'on
le réserve à l'égard des barbares; mais le moyen, quand
on court les mers, par métier, de laisser échapper une
belle occasion parce qu'elle s'offre sous l'aspect de com-
patriotes ! Certaines régions de la Grèce sont de véritables
nids à pirates ; la Crète a toujours eu à cet égard une
mauvaise réputation ; l'Etolie ne valait guère mieux.
Pénétrons maintenant dans l'une des places commer-
ciales que nous avons citées. Le commerce est centralisé
en deux endroits : Temporion et l'agora ; le premier au
port, la seconde dans la ville. Je dois rappeler que, dans
les commencements, les Grecs bâtissaient leurs villes,
comme Athènes, dans l'intérieur des terres, à l'abri des
coups de main des" pirates. Plus tard, seulement, ils se
rapprochèrent de la mer, comme à Rhodes.
A peu de chose près, le Pirée offre encore le même
aspect que dans l'antiquité : des bornes qui ont été retroU-
LES PORTS DANS l'aNTIQUITÉ GRECQUE. Z'J'J
vées en place indiquent les limites du port de commerce.
Les quais contre lesquels venaient se ranger, comme
aujourd'hui, les embarcations légères, que l'on appelle des
caïques, n'étaient pas bien étendus (i) : Ils étaient
bordés par des magasins bâtis en portiques, gtoolI, au
nombre de cinq : on cite le magasin des grains. Il y
avait aussi un local appelé $tlyi>.oL, une véritable bourse, où
les marchands exposaient des échantillons et où se trai-
taient les affaires.
Du côté de la terre, Temporion est également délimité
par des bornes. C'est dans cet espace que les marchandises
doivent être déchargées : celles qui sont destinées à l'em-
porion sont revendues sur place ; celles qui sont destinées
au commerce local sont transportées à l'agora.
Les dimensions du port de Délos étaient encore plus
modestes. Le port proprement dit n'avait qu'un développe-
ment de rivage de 800 mètres. 11 n'était pas entièrement
entouré de quais ; ceux-ci s'étendaient seulement sur
25o mètres, et ne formaient pas une ligne continue; dans
les intervalles, on avait disposé le sol en une pente pavée qui
descendait jusqu'au sable (2). L'auteur auquel nous devons
ces mesures ne peut en croire ses yeux. «* N'oublions pas,
dit-il, que les navires des anciens n'avaient point les pro-
portions des nôtres. De plus, les anciens mouillaient leurs
bâtiments côte à côte, poupe au quai et proue en avant :
un voilier à quai ne s'amarre pas autrement. C'est ainsi
rangés que Ton voit aujourd'hui, dans le port du Pirée, les
caïques de l'Archipel. Cette disposition permet à de nom-
(t) i.es mesures exactes sont difficiles à donner, parce que Ton n'est pas
d'accord sur l'utilisation des différentes parties du Pirée pour le port de
commerce et pour le port militaire.
Un ingénieur grec, M. Angelopoulos, donne aux quais du port de com-
merce 2i40 m. ; il ajoute 800 m. environ pour les môles ; mais il ne tient
pas compte des deux bornes qui semblent avoir été trouvées in situ. TTcpl
TTeipaiuiç Kal t«£pv Xim^vwv aùToO. Athènes, 1898.
(2) Ardaillon, Bull. Corr. Hellén,, XX, p. 432 et Quomodo Graeci collo»
caverint portus atque aedificaverint. Lille, 1888.
378 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
breux bâtiments de faible tonnage, de trouver place en
un court espace. « «^ En dehors du port, ajoute-t-il, vers le
sud, on retrouve 1 5oo mètres de quais ; ils ont été,
semble-t-il, en partie construits par des commerçants
pour l'usage de leurs magasins, parfois sur une largeur
de 1 5 mètres, souvent de 4 à 5 mètres seulement, et sur
une hauteur qui ne dépasse le niveau de Veau que de
3o à 40 centimètres, quelquefois de 2 mètres. »»
Les installations de Temporion de Délos étaient les
mêmes que celles du Pirée. D'abord, les bazars disposés
en portiques, <rroai ; puis la Bourse, Szïytxoi, qui se compo-
sait d'un bâtiment à deux ailes d'une longueur, l'une de
44 mètres, l'autre de y5 mètres ; enfin les magasins.
Les marchandises, débarquées dans le port, alimentent en
partie le commerce local ; celui-ci est concentré à l'agora.
A Athènes, il y avait une agora au Pirée et dans la ville
môme. Les boutiquiers y dressent des échoppes bâties en
planches ; mais à Athènes et en d'autres villes, on a, de
bonne heure, construit des bazars qui fournissent aux
négociants des installations plus commodes. La Grèce
moderne répète ici encore la Grèce ancienne : le marché
est resté le centre de la vie commerciale. Les cultivateurs
apportent des fruits ou des légumes ; les artisans étalent les
produits de leur travail. Dans les rues avoisinantes, comme
autrefois encore, le marché se prolonge sur les trottoirs et
dans les maisons. Rien n'est plus frappant que cette inten-
sité du commerce de détail. Les étalages sont très spécia-
lisés. Les artisans, qui travaillent sous les yeux du public,
sont nombreux : il ne manque que Socrate causant avec ses
disciples dans l'atelier du fabricant de brides. La spécia-
lisation du commerce et du travail multiplie les transac-
tions : la même pièce de monnaie passe en un jour par de
nombreuses mains. Les bénéfices sont petits, mais on s'en
contente. Une foule bruyante et affairée entoure les
échoppes et, au milieu des allées et venues, dans le mou-
vement des paroles et des gestes, on se donne l'illusion
LES PORTS DANS l'aNTIQUITÉ GRECQUS. Sjg
de faire beaucoup de besogne ; mais le Grec a toujours
été plus habile qu'appliqué, plus adroit que laborieux,
plus amateur de paroles et de belles attitudes que d'ac-
tions. Dans l'antiquité, comme aujourd'hui, à l'agora, on
faisait beaucoup de bruit pour rien. Plus d'un historien
s'y est laissé prendre. On se représente Athènes, Rhodes,
Délos, comme de grandes places de commerce disposant
d'énormes capitaux, traitant des affaires gigantesques,
dévorées par la fièvre des spéculations. La réalité était
beaucoup plus modeste : à l'emporion comme à l'agora,
en général, on opérait petitement sur des quantités
médiocres, avec peu d'argent. Les affaires n'étaient consi-
dérables que par l'adresse que l'on y déployait, et parfois
par l'éloquence que l'on mettait jusque dans d'humbles
trafics,
La législation relative au commerce donne la meilleure
justification de ce que je viens de dire ; elle ne se com-
pose que de quelques articles. Elle est simple comme les
situations et les intérêts qu'elle règle.
L'entrée et la sortie de toutes les marchandises n'étaient
pas absolument libres : en Macédoine, la sortie des bois
de construction était soumise à des restrictions ; ailleurs
c'était le blé dont les pays producteurs réglaient l'expor-
tation.
Partout, d'innombrables décrets honorifiques accordent,
à des étrangers, comme un privilège, le droit de faire
entrer et de faire sortir des marchandises.
Les droits d'entrée et de sortie, les taxes perçues à
l'occasion des ventes au marché sont les sources princi-
pales des revenus, où, dans beaucoup de cités, s'alimente
le trésor public. Le taux ordinaire des droits d'entrée et
de sortie est de 2 7o- ^^ ^ retrouvé récemment le règle-
ment des douanes de Kyparissos (1). Dès que le navire
est arrivé dans la zone de l'emporion, son chargement
(1) Bull. Corr, Hellén., XXl, p. 574.
38o REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sera déclaré aux receveurs du 5o*, et les droits seront
acquittés préalablement à toute vente. Les exportateurs
doivent, avant le chargement, faire la déclaration et payer
le droit. Toute infraction est frappée d'une peine du
décuple. Est encore punie, toute déclaration de valeur
inférieure à la valeur réelle.
On a soutenu, il est vrai, que le Pirée était un port
franc ; mais rien ne confirme cette opinion. Tout au con-
traire, un décret du iv* siècle montre que toute marchan-
dise indistinctement devait les droits de douane : dans ce
décret, on voit que les Athéniens imposent aux habitants
de l'île de Céos d'amener au Pirée, et nulle part ailleurs,
le vermillon qu'ils exploitent. Ce vermillon sera en par-
tie employé à Athènes, mais en partie aussi, cela va de
soi, réexporté. Or, le payement des droits d'entrée pour
toutes les quantités introduites est formellement prévu (i).
On remarque que toutes les marchandises sont frappées
d'une façon uniforme, les matières premières comme les
produits fabriqués, les denrées nécessaires à la vie comme
les objets de luxe. Le droit pèse assez lourdement sur les
denrées qui sont importées pour être immédiatement
exportées, puisqu'il arrive à être de 4 p. c. Aux droits de
douane, il faut ajouter des taxes diverses, taxes de déchar-
gement, etc. (2).
Arrivées à l'agora, les marchandises sont de nouveau
frappées par le fisc qui perçoit un droit sur toutes les
ventes. Nous en ignorons le taux : il semble qu'il était à
Athènes du centième.
A Athènes encore, il était défendu de prêter sur un
navire dont le chargement de retour était destiné à un
autre port qu'Athènes. Cette mesure visait surtout les
navires qui se rendaient dans les pays producteurs de
grains, et, en leur enjoignant le retour à Athènes, assu-
rait l'approvisionnement de la ville. Dans le môme but,
(1) Corp. inscr, Attic, il, p. 546.
(8) A Délos. Bull. Corr. hellén., VI, p. 66.
LES PORTS DANS l'aNTIQUITÉ GRECQUE. 38 1
cette règle que les deux tiers du blé importé devaient être
dirigés, sur Tagora d'Athènes ; l'autre tiers seul pouvait
être exporté.
Quelques chiffres pour terminer.
Le plus précis nous est donné par Polybe (i): en 164,
les Romains, pour punir les Rhodiens, déclarèrent Délos
port franc. Du coup, les douanes de Rhodes ne donnèrent
plus que 1 5o 000 drachmes (2) au lieu d un million qu'elles
donnaient auparavant. Le droit étant supposé au taux
ordinaire de 2 p. c, tout le mouvement commercial de
Rhodes s'élèverait à 5o millions, ou même beaucoup
moins, puisque dans ce million de droits de douane sont
compris le droit d'entrée et le droit de sortie.
Des inscriptions de Délos nous donnent deux chiffres,
mais antérieurs à la grande prospérité de l'île : en 27g,
le produit des douanes est de 14 200 ; en 25o, de 525o
drachmes.
A Athènes, en 400, à un moment de ralentissement
des affaires, les douanes rapportaient encore de 3o à 36
talents (3) pour i5oo à 1800 talents de marchandises im-
portées et exportées, ce qui, en ne tenant compte que des
2 p. c. perçus à l'entrée, correspond à 10 millions environ
de drachmes. Quelques années auparavant, les Athéniens
avaient frappé leurs vassaux d'une contribution de 5 p. c.
sur les marchandises transportées par mer ; ils rempla-
çaient par là le tribut qui donnait 1000 talents ; la nou-
velle taxe devait au moins rapporter la même somme. Si
cela est, tout le mouvement commercial dans les ports de
l'empire athénien représentait une valeur de 120 millions
de drachmes environ.
Pour que ces chiffres nous donnassent une idée tout
à fait précise, il faudrait connaître la valeur de l'argent
(1) Polybe, xxxi, 7, 12.
(3) n esl probable qu'il s'agit là de drachmes de Rhodes, valant 4/5 de
celles d'Athènes. Ces chiffres, réduits en monnaie athénienne, devraient
dont être diminués de 1/5.
(9) Andoc, de MyU., 133.
382 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans rantiquité. On semble d'accord pour proposer comme
multiple le nombre 3. Nous aurons donc en francs : Im-
portation à Athènes tout au début du iv* siècle : 3o mil-
lions. Mouvement commercial dans l'empire athénien tout
à la fin du v® siècle : 36o millions. Importation à Rhodes
au II® siècle : i5o millions.
Ce sont là des sommes bien minimes : elles font sourire
presque, si on les rapproche de celles d'aujourd'hui. Ainsi
se marque, par la brutalité des chiffres, la difflèrence
des époques, des régimes économiques et des civilisations.
Les Grecs, malgré tout, supportent la comparaison ; car
si nous les battons sur le terrain des affaires, nous n'avons
encore rien à opposer à Homère, ni à Phidias. Ils ont pu
remuer moins d'argent que nos contemporains ; ils n'en
ont remué que plus d'idées, et, quoi qu'on en dise, leurs
chefs-d'œuvre littéraires et artistiques, leur philosophie
resteront les sources auxquelles les peuples et les indivi-
dus avides d'une culture supérieure devront continuer à
s'abreuver.
Henri Francotte.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE
(•)
Chapitre XVII
LA COORDINATION DES LOIS DE L.A STATIQUE
1. Le P. Marin Mersenne (1588-1648) —
Biaise Pascal (1623-1662) — Le P. Zwcc/ie (1 586-1670) —
Le P, Honoré Fahri (1606-1688)
Lorsque le xvii* siècle parvient au milieu de sa course,
l'œuvre entreprise en Statique par Stevin, par Galilée, par
Roberval, par Descartes et par Torricelli se trouve accom-
plie. Au moment où débuta le xvi® siècle, la plupart des
grandes vérités de la Statique avaient été déjà entrevues,
soit par les mécaniciens de TÉcole de Jordanus, soit par
Léonard de Vinci. Puis elles s'étaient obscurcies de nou-
veau, et la critique étroite et partiale des géomètres les
avait rejetées dans Toubli. C'est ainsi que la brume se
déchire un instant et laisse apercevoir la neige étincelante
des hautes cimes qu'un nouveau nuage vient bientôt
voiler. Maintenant, les propositions les plus importantes,
parmi celles qui composent la Science de l'Équilibre, sont
formulées d'une manière précise ; les silhouettes des prin-
cipaux sommets se dessinent avec netteté. Mais il s'en faut
bien que la Statique soit complètement constituée. Une
(1) Voir Rbvi'e DES Questions saKN'TiFiQUKS, octobre 1903, p. 465, avril 1904,
p. tt60, juillet 1004, p. 0, octobre 1904, p. 394, janvier 1905, |). 90, avril 1905.
|i. 464, juillet 1905, p. 115, octobre 1905, p. 508, et janvier 1900, p. 115.
384 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
théorie scientifique n'est pas la réunion de quelques
grandes vérités isolées les unes des autres ; elle est un
système où ces vérités s'enchaînent les unes aux autres,
une classification méthodique dont Tordre manifeste les
affinités naturelles des divers principes. Or, de cet enchaî-
nement, nul mécanicien n'a encore la claire vision. Si les
principaux sommets brillent déjà, éclairés d'une vive
lumière, les contreforts qui les unissent et les groupent en
un même massif sont encore noyés dans l'ombre. Parfois
même, les yeux qui contemplent un pic n'aperçoivent pas
une cime voisine. Descartes, qui marque si nettement les
contours du principe des déplacements virtuels, n'a de la
loi de la composition des forces qu'une vue extrêmement
confuse et inexacte.
II reste donc, pour que la Statique soit une science
faite, une œuvre importante à accomplir. Il reste à grouper
les diverses lois déjà découvertes en un système un et
coordonné, à montrer comment elles s'accordent entre
elles, comment elles dérivent les unes des autres, comment,
en chaque circonstance, elles fournissent les conditions qui
suffisent à assurer l'équilibre et qui sont nécessaires pour
qu'il ait lieu.
Ce travail de systématisation et de coordination, nul,
plus que le P. Mersenne, n'a souhaité ardemment de le
parfaire ; nul ne s'y est plus activement efforcé. Malheu-
reusement, le laborieux Minime n'était pas apte à mener
à bonne fin la tâche qu'il s'était imposée. Pour classer en
une théorie harmonieuse toutes ces propositions diverses
et disparates, il fallait une vue claire et profonde des
principes, une extrême rigueur 4^ déduction, un sens cri-
tique très sûr et très finement aiguisé ; Mersenne était
doué seulement d'une curiosité inlassable de collectionneur
et d'une exubérante imagination d'artiste. Aussi, à la place
du système logique qu'il eût fallu construire, ne composa-
t-il qu'une compilation.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 385
Compilation fort complète, d'ailleurs, et pour laquelle les
œuvres de presque tous les mécaniciens contemporains
furent mises à contribution.
Dès 1626, Mersenne avait donné son Synopsis malhe-
matica (i), longue liste de propositions dues soit à des
géomètres anciens, soit à des auteurs modernes. A côté
des théorèmes qui composent les traités d'Archimède,
Mersenne avait reproduit les énoncés qui forment les
ouvrages de Commandin et de Luca Valerio ; il y avait
joint maint texte emprunté à Simon Stevin, à Guido
Ubaldo, à Villalpand, à d'autres encore. Les Mechanico-
mm libri demeurèrent jusqu'à la fin du xvii^ siècle le
thème de plus d'un traité de Statique, d'autant qu'en 1644,
Mersenne réédita son Synopsis (2).
En 1634 paraissent Les méchaniques de Galilée ; l'infa-
tigable compilateur ne s est pas contenté de traduire l'œuvre
du grand géomètre de Pise; il y a joint «* plusieurs addi-
tions rares et nouvelles, utiles aux Architectes, Fonteniers,
Philosophes et Artisans »» ; et parmi ces additions, plu-
sieurs sont empruntées aux «* Méchaniques du Guid-
Ubalde(3) ..
L'année i636 voit paraître les Harmonicorum libri;
Mersenne y rapporte les premiers travaux de Galilée sur
la chute accélérée des graves ; la Statique y tient peu de
place ; cependant, on y étudie (4) de quelle manière varie
la pesanteur d'un grave pendu à l'extrémité d'un bras de
levier lorsque ce levier tourne autour du point d'appui ;
l'influence de Benedetti, dont Mersenne ne cite pas le nom
0) V. Chapitre XIII, 1, et Chapitre XV, 2.
(2) Vnivertœ Geomeiriœ miœtœque Mathematicœ synopsis, et hini
refractionum démons trat arum traciatus ; studio et operâ F. M. Mer-
senni M. ; Parisiis, apud Antoniuin Bertier, via Jacobaeâ, sub signo Forttinae,
MDCXLIV.
(3) Mersenne. Les méchaniques de Galilée, p. 23. Cf. L'épîire dédica-
toire adressée à M. de Reffuge.
(4) F. Marini Mersenni, ordinis minimorum, Harmonicorum libri;
Lutetiae Parisiorum, sumptibus Guglielmi Baudry, MDCXXXVI ; Liber secun-
dus, de caosis sonorum, Propositio XXIV, Coroliarium IV, p. 22.
III* SÉRIE. T. IX. 25
386 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en cet ouvrage, mais qu'il invoquera en un autre écrit,
est ici bien manifeste.
En la même année i636, Mersenne donne, en français,
XHainnonie universelle. Là se trouve inséré le « Traité de
Méchanique, des poids soustenus par des puissances sur
les plans inclinez à l'horizon ; des puissances qui sous-
tiennent un poids suspendu à deux chordes ; par G. Per^.
de Roberval « . Mais le laborieux Minime ne se borne pas à
adjoindre l'écrit de Roberval à la partie de son propre ou-
vrage qu'il a intitulée : A . Traitez de la nature du son et des
moucemens de toutes sortes de corps. Livre second. Des
mouvemens de toutes sortes de corps. Dans cette même
partie, après avoir rapporté la théorie de Galilée sur la
chute des corps et critiqué les hypothèses faites par le
grand physicien au sujet du plan incliné, hypothèses qui
ne s'accordent pas avec ses propres expériences, Mersenne
« examine (i) la 9 proposition du 8 livre des Recueils
Mathématiques de Pappus, qui consiste à sçavoir quelle
force est nécessaire pour soustenir un poids donné sur
un plan droit incliné à l'horizon selon un angle donné,
dont j'ay déjà parlé assez amplement dans la 4 addition
que j'ay mis (sic) dans les méchaniques de Galilée ; c'est
pourquoi j'ajoute seulement ici la démonstration qu'en a
fait Monsieur de Roberval, l'un des plus excellens géo-
mètres de ce siècle » .
Roberval n'est point le seul mécanicien dont les œuvres
soient étudiées dans Yllarmonie universelle. Peu après le
passage que nous venons de citer, Mersenne nous montre (2)
que la loi du plan incliné donnée par Cardan au DePropor-
tionibus n'est point exacte ; puis (3) que « Cardan, Tar-
talea et Guid-Ubalde ont failli touchant la balance «.
Ailleurs (4), Mersenne se montre préoccupé de la
(1) Mersenne, lac cit., Proposition VU, Corollaire VHI, p. 121.
(2) J(i., ibid., Proposition X, Corollaire I, p. 124.
(3) Id., ibid,, Proposition X, Corollaire II, p. Mi.
(A) Id.. Harmonie universelle. A. Traitez de la nature dos sons et des
^
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. SSy
diminution que peut éprouver la pesanteur d'un corps
qu'on éloigne du sol. Cette préoccupation se retrouve en
plusieurs passages des Nouvelles observations physiques
et mathématiques, observations qui doivent prendre place
à la fin de \ Harmonie universelle. Nous y voyons Mer-
senne (i) soucieux de l'objection qu'adressait Fermât à
la théorie du levier donnée par Archimède ; il tient
compte de la convergence des verticales au moyen du
théorème des moments, « comme fait Jean Benoist dans
son 3 Chapitre sur les méchaniques, ce que plusieurs
excellents géomètres estiment véritable «. Auparavant,
il avait reproduit (2) sur le même sujet l'étrange raison-
nement de •* Monsieur Fermât, conseiller au parlement
de Tholose, et très excellent géomètre »», non sans ajou-
ter : ^t Je ne voy pas la force de cette démonstration » ;
il avait aussi annoncé la prochaine publication de la
Géostatique de Monsieur de Beaugrand.
h'Ha^nnonie unive^^selle traitait d'un grand nombre de
questions de Mécanique ; mais ces questions, éparses en
diverses parties de l'ouvrage, ne se réunissaient pas de
manière à former un traité de Mécanique. Ce traité,
Mersenne tenta quelques années plus tard de le com-
poser ; il l'adjoignit à l'un de ces ouvrages touffus et
désordonnés, consacrés aux questions les plus diverses,
qu'il avait coutume de publier. Le T^radatus mechanicus,
theoricus et praciicus, publié à Paris, chez Antoine Ber-
lier, en 1644, forma la seconde partie des Cogitata
physico-mathematica (3).
mouvemens de loules sortes ûo corps. Livre troisième : Du mouvement,
de la tension, de la force, de la pesanteur, et, des autres propriéiez des
irhordes harmoniques et des autres corps. Proposition XIX, p. :207.
(1) Mersenne, Harmonie universelle^ Nouvelles observations pliysiques
€l mathématiques, V« observation, pp. 10-17.
(2) Id., ihid.^ Livre VUI. De l'uiiliié de l'harmonie et des autres parties
des mathématiques. Proposition XVlll, pp. 61 et seqq.
(3) Voici quelques indications sur ce curieux ouvrai»e :
Il est intitulé : F. Marini Mersenni Minimi Cogitata physico-mathema-
tica^ in quibus tam naturae quam artis effectus admirandi cerlissimis
/
388 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ce Tractatus mechanicus n'est, en réalité, qu'une com-
pilation fort peu méthodique des connaissances acquises
en Statique par le P. Marin Mersenne.
Le jyi'œludium par lequel il débute renferme quelques
figures (i) relatives au levier et au plan incliné; les
Questions mécaniques du Stagirite inspirent la démonstra-
tion de la règle du levier, tirée des vitesses avec lesquelles
se meuvent les extrémités. Visiblement, les propositions
demonslralionibus explicanlur. Parisiis, suniptibus Antonii Berlier ; via
Jacobea, MDCXLIV.
Une Prœfatio prcefaiionum réunit les divers traités qui composent ce
volume. Elle est suivie d'un sommaire ainsi libellé : Tractatus isto voluminc
contenu : 1. De mensuris, ponderibus et nummis HebraTcis, Grœcis et
RomanisadGallicaredaclis. — II.De hydraulico-pneumaticisphaenomenis.—-
m. De Arte naulica, seu Histiodroma, et Hydrosiatica. — IV. De Musica
theorica et practica. — V. De mechanicis phaenomenis. — VI. De Ballisticis,
seu Acontismologicis phaenomenis.
Alors une Prœfatio generalis, sans pagination, précède un écrit de
40 pages : De Gallîcis, Romanis, Hehraicis et aliis mensuris^ pon-
deribus et nummis. Ce traité est une seconde rédaction, plus correcte,
de celui que nous allons rencontrer peu après.
Un faux titre : Hydraulica, pneumatica, arsque navigandi, Har-
monia theorica^ practica et mechanica phœnomena, auiore M. Mer-
senno M., Parisiis, sumptibus Antonii Bertier, via Jacobeâ, MDCXLIV,
précède une épitre dédicatoire au Marquis d'Estampes Valençay, le Trac-
tatus de mensuris, ponderibus atque nummis tam Hebraïcis quam
Grœcis et Romanis ad Parisiensia eccpensis (pp. 1-40) et le De hydrau-
licis et pneumaticis phœnomenis (pp. 41-214).
Un nouveau faux-titre : Ars navigandi super et sub aquis, cum
Tractatu de Magnete et Harmoniœ theoreiicœ, practicœ et instru-
mentalis, Libri quatuor. Parisiis, sumptibus Antonii Bertier, via Jacobaeû,
sub signo Forlunae, MDXLJV — annonce les matières qui occupent les pages
225 à 370. Là se trouve, en particulier (pp. 225-255), l'Hydrostatique.
Nous trouvons encore un faux-titre, accompagné cette fois d'un change-
ment de pagination. Ce faux-titre porte : F. Marini Mersenni Minimi Trac-
tatus mechanicus^ theoricus et practicus. Parisiis, sumptibus Antonii
Bertier, viû Jacobaeû, sub signo Fortunae, MDCXLIV. 90 pages composent
ce traité.
Un dernier faux-titre, accompagné d'un troisième changement de pagina-
tion, est ainsi rédigé : F. Marini Mersenni Minimi Ballistica et Acontismo»
logia, in quà sagittarum, jaculorum, et aliorum missilium jactus,
et robur arcuum explicantur. Parisiis, sumptibus Antonii Bertier, via
Jacobœâ, MDCXLIV. Cette dernière partie compte 140 pages.
Un Index amplissimus omnium rerum quas hoc pnmum volumen
complectitur termine l'ouvrage.
(1) Mersenne, Tractatus mechanicus, p. 2.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 889
II et V (1), consacrées à la notion de moment, ont subi
rinfluence de Benedetti, tandis que la proposition VI (2)
reproduit des considérations de Guido Ubaldo, qui sem-
blent méconnaître cette notion. La proposition X (3)
développe, au sujet de l'utilité des poulies, dos considéra-
tions qui sont empruntées à Galilée. Mais les deux
auteurs auxquels Mersenne doit le plus sont Descartes
et Roberval.
De Descartes, le laborieux compilateur reproduit
presque en entier la lettre que ce «< Vir clarissimus >» lui
écrivit le i3 juillet i638 (4), et que nous avons étudiée
au Chapitre XIV. Cette lettre fournit la théorie du
levier (5), celle du plan incliné (6), à propos de laquelle
Mersenne formule laxiome do Descartes, enfin la variation
apparente du poids d'un corps lorsque ce corps s'éloigne
du centre de la Terre (7).
Le calcul de la force qui doit agir parallèlement ou
obliquement à un plan incliné pour maintenir un corps
(1) Mersenne, Tractatus mechanicus, p. 10 et p. 18.
(2) 1(1., ibirl,, p. -23.
(3) Id., ibid., p. 36.
(4) H y était, (iu reste, dûment autorisé par une lettre de Descartes en date
<lu 2 février 1643 {Œuvres de Descartes, [mbliées par (^h. Adam et Paul
Tannery, Correspondance, t. UI, p. 611). Descartes, en celte lettre, disait à
Mersenne que plusieurs personnes, en Hollande, avaient déjà eu copie de sa
statique. Ces copies provenaient de l'exemplaire adressé à Conslantin
Huygens; les unes étaient en français, d'autres traduites en latin. C'est une
de ces traductions latines que l'abbé Nicolas Poisson, prêtre de l'Oratoire,
retraduisit en français et lit imprimer en 1668 (a). Jean Daniel Mayor, au
contraire, ayant trouvé une copie française de Y Explication des engins^
la traduisit en latin et la lit imijrimer à Kiel en 1672.
(5) Mersenne, Tractatus mechanicus, Propositio III, p. 12.
(6) Id., ibid., Propositio IX, p. 54.
(7) Id., ibid., Propositio VII, p. 25.
{a) Traicté de la Mécanique composé par M. Descartes, de plus
V Abrogé de la Musique du môme auteur, mis en français avec les éclair-
cissemens nécessaires, par N.P.P.D.L.; Paris, Angot, 1668. Celte traduction
du Traicté de la Mt^canique fui réimprimée en 1724, à Paris, avec la
Méthode, la Dioptrique et les Météores. Victor Cousin la insérée au t. V de
son édition des Œuvres de Descartes (Paris, 1825).
3gO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pesant en équilibre sur ce plan est tiré (i) du Traité de
Méchanique composé par Roberval et inséré ^nV Harmonie
universelle.
Ce n'est point, d ailleurs, dans le T^^aciatus mechanicus
que Mersenne reproduit la théorie de Roberval touchant
le parallélogramme des forces. Il la donne seulement dans
la Ballistica et Acontismologia, où elle forme les propo-
sitions V et VI (2).
Ajoutons enfin que l'influence de Stevin, moins mani-
feste que celle des auteurs précédemment cités, n'est point
cependant entièrement absente de la Statique de Mersenne.
Elle se trahit plus clairement en d'autres parties des
Cogitata physico-mathematica. Le mot antisacoma, em-
ployé en un certain lieu (3), en est déjà la trace non
douteuse. Elle se marque surtout, profonde et nette, en
l'Hydrostatique, que Mersenne emprunte presque entière-
ment au géomètre de Bruges.
Tel est ce traité de Mécanique, où les fragments tirés
des écrits les plus divers s'accolent en une mosaïque gros-
sière, sans que rien les raccorde les uns aux autres, sans
qu'aucune transition atténue la dureté tranchée de leurs
disparates. Visiblement, Mersenne n'était point homme à
ramener à l'unité tant d'œuvres dissemblables, à mettre
d'accord tant de principes, contradictoires en apparence.
Tout ce qui manquait à Mersenne pour réduire la Sta-
tique en un corps de doctrine, pénétration profonde des
principes, rigueur de la déduction logique, acuité du sens
critique, toutes ces qualités, Pascal les possédait au degré
suprême. 11 était donc merveilleusement préparé à l'œuvre
qu'il s'agissait d'accomplir ; et il semble bien, en effet,
qu'il s'y soit essayé. Son essai, malheureusement, ne nous
est pas parvenu.
Nous en avons connaissance par un passage du Traité
(1) Mcisfnnr, Iractatus niichonicvs,Y\i. Al-tQ,
(2) 1(1., Ballistica et Acontismologia^ n>. i0-l8.
(3) Ici., Le hydraulicis et pneumaticis phœnoment's, p. 141.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. SqI
de t Équilibre des liqueurs que Périer publia à Paris, en
i663,un an après la mort de son beau-frère. Au Chapitre II,
intitulé : Pourquoi les liqueurs pèsent suivant leur hau-
teur, nous lisons ceci :
^ Voici encore une preuve qui ne pourra être entendue
que par les seuls géomètres, et peut être passée par les
autres.
y* Je prends pour principe, que jamais un corps ne se
meut par son poids, sans que son centre de gravité des-
cende...
« J'ai démontré par cette méthode, dans un petit Traité
de Mécanique, la raison de toutes les multiplications de
forces qui se trouvent en tous les autres instruments de
mécanique quon a jusqu'à présent inventés. Car je fais
voir en tous, que les poids inégaux qui se trouvent en
équilibre par l'avantage des machines, sont tellement dis-
posés par la construction des machines, que leui* centre
de gravité commun ne sauroit jamais descendre, quelque
situation qu'ils prissent ; d'où il s'ensuit qu'ils doivent
demeurer en repos, c'est-à-dire en équilibre. «
Le principe adopté par Pascal, en son petit Traité de
Mécanique, est donc le principe formulé par Torricelli.
Pascal ne méconnaissait point, d'ailleurs, la valeur de
l'axiome invoqué par Descartes. Au Traité de V Équilibre
des liquew^s, en ce même Chapitre II, nous lisons ceci :
«Et l'on doit admirer qu'il se rencontre en cette machine
nouvelle cet ordre constant qui se trouve en toutes les
anciennes : savoir, le levier, le tour, la vis sans fin, etc.,
qui est, que le chemin est augmenté en même proportion
que la force De sorte que le chemin est au chemin
comme la force est à la force ; ce que l'on peut prendre
même pour la vraie cause de cet effet : étant clair que
c'est la même chose de faire faire un pouce de chemin à
cent livres d'eau, que de faire faire cent pouces de chemin
à une livre d'eau, et qu'ainsi, lorsqu'une livre d'eau est
tellement ajustée avec cent livres d'eau, que les cent livres
392 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ne puissent se remuer un pouce, qu'elles ne fassent remuer
la livre de cent pouces, il faut qu elles demeurent en équi-
libre, une livre ayant autant de force pour faire faire un
pouce de chemin à cent livres, que cent livres pour faire
faire cent pouces à une livre. »»
Pascal admettait donc à la fois l'axiome de Descartes
et l'axiome de Torricelli ; mais nous ignorons s'il était
parvenu à montrer pourquoi ces deux principes s'accor-
daient en toutes leurs conséquences, ni même si cette
question avait sollicité son attention.
Le sens critique est assurément la faculté que le
P. Zucchi prisait au plus haut point. C'est avec beaucoup
de finesse et de subtilité qu'il relève, en sa Nouvelle philo-
sophie des machines (1), tout ce quont d'inadmissible les
assertions émises par Aristote, dans les premiers chapitres
de ses Questions mécaniques ; il ne montre pas moins de
sagacité lorsqu'il s'efforce de mettre en lumière les postu-
lats implicites et, d'ailleurs, nullement évidents qu Archi-
mède appelle à son aide pour justifier la loi du levier.
Ce sens critique, toutefois, n'était ni si délié, ni si sûr
qu'il pût guider le P. Zucchi, sans erreur ni défaillance,
parmi les divers principes de Statique que les géomètres
modernes avaient proposés ; entre ces axiomes disparates,
il hésite ; parmi ces notions mal définies, il confond.
En un de ses axiomes (2), par exemple, il prend le mot
virtus au sens où Descartes disait force, où nous disons
aujourd'hui tirivail; mais, en l'axiome suivant, le mot
(1) Nova de Machinis Philosophia in qua, Paralogismis Antiquœ
detectis, explicantur Machinnrum vires um'co principio, singulit
immediato, auihore Nioolao Zucchio Parmensi, Socielalis Jesu, olim pro-
fessore Malliemalieae in CoUcî^io Uornano. Accessit exclusio vacui contra
nova expérimenta, contra vires Machinarum. Promotio Philosophia Magne-
ticae ; ex ea novum arjîumentum contra systeina Pythagoricum. Ronrïae, lypis
haereclum Manclphii, MDCXXXXIX. — Une première édition de cet ouvrage
avait été donnée à Paris en I64G ; les matières mentionnées dans le litre de
la seconde édition à partir du mot accessit ne figuraient pas dans la pre-
mière édition.
(2) Zucchi, loc. cit., pars secunda, sectio V, 2, p. 43.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. SqS
virtus â pris le sens que nous donnons aujourd'hui au mot
force. Le premier de ces postulats semble annoncer que
l'auteur va fonder toute sa Statique sur le principe Carté-
sien : Ce qui suffît à élev^er un certain poids à une certaine
hauteur, suffit aussi à élever un poids K fois plus grand
à une haïUeur K fois moindre. Mais le raisonnement
tourne à Timproviste et le principe auquel il se trouve
conduire est le principe Péripatéticien : Ce qui suffit à
mouvoir un certain poids avec une certaine vitesse, suffit
également à mouvoir un poids K fois plus gi^and avec une
vitesse K fois inoindre.
Toutefois, généralisant la remarque que Galilée avait
faite au sujet du plan incliné, Zucchi a soin de corriger
Taxiome Péripatéticien : « La vitesse ou la lenteur du
mouvement, dit-il (i), doit être estimée suivant la ligne
de Tinclination de la puissance motrice ou résistante ; en
particulier, dans le cas des poids, elle doit être estimée
suivant la verticale, car Tinclination de ces poids au
mouvement vers le bas ou leur résistance au mouvement
vers le haut est dirigée suivant cette ligne. »»
On voit, par cette citation, avec quelle aisance les con-
temporains de Descartes étendaient à des puissances
de direction quelconque ce qu'ils savaient être vrai au
sujet des poids. Il nous semblera donc fort naturel, au
prochain §, que Wallis apporte une semblable généralisa-
tion à laxiome de Statique formulé par le grand philo-
sophe français.
Au moment où le P. Zucchi donnait à Paris la pre-
mière édition de sa Nova de machinis jMlosophia, un
autre savant Jésuite s etïbrçait de présenter la Dynamique
sous une forme entièrement logique, où les lois mathé-
matiques de cette science fussent très exactement déduites
des principes de la Philosophie naturelle ; ce Jésuite était
le P. Honoré Fabri. Né dans le Bugey, en 1606 ou 1607,
(1) Zucchi, lac, cit., pars tertia, seclio 111, p. 86.
394 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
le P. Fabri fut professeur au Collège des Jésuites de Lyon»
puis Grand Pénitencier du Saint-OflBce ; il mourut à Rome
le 9 mars 1688. Il était, au début de sa carrière scienti-
fique, en très fréquent commerce avec le P. Mersenne.
Le P. Fabri ne publia pas sous son nom le résultat de
ses méditations sur le mouvement local ; l'ouvrage où ce
résultat se trouve consigné parut (1) sous le nom d'un
ami du P. Fabri, Pierre Mousnier, Docteur en Médecine.
L'ouvrage publié par Pierre Mousnier est, avant tout,
un traité de Dynamique ; il est, pour l'histoire de cette
science, du plus haut intérêt ; mais la Statique étant, en
dernière analyse, un cas très particulier de la Dynamique,
on ne s'étonnera point qu'elle se trouve touchée en cet écrit.
Le livre V, intitulé : De motu in diversis plants, expose
la théorie du mouvement d'un grave placé sur un plan
incliné ; cette théorie suppose la détermination préalable
de la pesanteur apparente d'un tel grave.
Le P. Fabri fonde cette détermination sur cet axiome (2):
Un C07ys grave ne se meut spontanément que pou7* des-
cendre. De ce postulat, il tire ce corollaire (3), d'où découle
toute la théorie du plan incliné : Le mouvement d'un grave
est gêné dans le rapport où le chemin qu*il faut accomplir
poxcr acquérir une hauteur défe^vninée ou pour accroître
d'une longueur déterminée sa distance au centre est à cette
longueur verticale.
Ne voyons-nous pas dans cette formule un ressouvenir
de l'ancien axiome de Jordanus : Gravius in descendendo
quando ejusdem 7notus ad médium 9'ectior ?
Ce n'est pas la seule relique de la science médiévale
( l) Tractotus physicus de motu locali, in que effectus omnes, qui
ad impetxim, motum nafuralem, violentum et mixtum pertinent^
explicantur, et ex principiis physicis démons trantur ; auclore Petro
Moiisnerio, Doctore medico ; cuiicta excerpta ex praeleclionibus R. P. Hono*
raii Fabry, Societatis Jesu. Lugduni, apud Joannem Champion, in foro (^m-
bii, MDCXLVI.
(2) Id., ibid., p. 195, Axioma I.
(5)Id., ibid,, p. 196, Theor'ema V.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. SqS
que contienne l'ouvrage du P. Fabri ; on y retrouve (i),
par exemple, au sujet de la convergence des verticales,
tous les paradoxes qu'avaient imaginés Albert de Saxe et
son École, et que Villalpand, Bernardino Baldi et Mer-
senne avaient recueillis.
Le P. Fabri, ou son interprète Pierre Mousnier, ne se
contente pas, d'ailleurs, de la brève allusion à la Statique
que renferme le Livre consacré au plan incliné ; un appen-
dice (2) est spécialement consacré à l'étude des engins
propres à lever de grands fardeaux ; les lois fondamen-
tales qui régissent l'emploi de ces engins s'y trouvent
ramenées aux principes sur lesquels le savant Jésuite a
assis sa Dynamique.
Plus nettement encore que la Statique du P. Zucchi, la
Statique du P. Fabri s'identifie avec la Statique de Gali-
lée, c'est-à-dire, en dernière analyse, avec la Statique
d'Aristote, modifiée par la considération du plan incliné.
Cela ressort avec évidence des divers axiomes postulés au
début de cette Statique :
^ Une même puissance produit plus aisément en un
même mobile un mouvement moindre qu'un mouvement
plus grand. — Un mouvement est d'autant moindre qu'il
est plus lent, c'est-à-dire qu'il requiert plus de temps pour
parcourir un espace donné. — Un poids égal à un autre ne
le peut mouvoir d'un mouvement égal. — Un poids égal à
un autre le peut mouvoir d'un mouvement moindre. — Un
poids se meut plus aisément suivant une oblique que sui-
vant une verticale d'autant que l'oblique est plus longue
que la verticale. — Un poids peut mouvoir un poids plus
grand, pourvu que le mouvement de celui-ci soit moindre
que le mouvement de celui-là et que le rapport des mouve-
ments soit moindre que le rapport des poids. — Pour qu'un
poids puisse entraîner un poids plus petit d'un mouvement
(i) Pierre Mousnier, toc. cit,, p. 219.
(i) Id., ibid,, Appendix secunda : De principio physico^statico ad
movenda ingentia pondéra, p. 438.
t
396 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
plus grand que le sien, il faut que le rapport des poids
soit plus grand que le rapport des mouvements. »»
Après avoir formulé ces axiomes, lauteur énonce en
ces termes le « Problème universalissime »» de la Statique :
« Mouvoir un poids quelconque au moyen de n'importe
quelle puissance «, et il en donne cette solution générale :
- Faire en sorte que le mouvement du poids soit moindre
que le mouvement de la puissance et que le rapport des
mouvements soit supérieur au rapport des poids. »»
A cette solution est joint ce « Corollaire universalis-
sime 5» : «* Il résulte de là que toute l'industrie qui a pour
objet de mouvoir de grands poids consiste à rendre leur
mouvement de plus en plus lent ; vous pourrez augmenter
le poids mis en mouvement dans le rapport où vous aurez
diminué le mouvement. >»
Quelques indications très sommaires marquent l'appli-
cation de ce principe au levier, aux moufles, au treuil,
à la vis, aux roues dentées, au plan incliné.
L'influence de Descartes, si sensible en certaines parties
de la Dynamique exposée par le P. Honoré Fabri, ne se
perçoit nullement ici ; toute la Statique du savant Jésuite
est construite sur la notion de mommto, telle que Galilée
l'a conçue.
2. Le Traité de Mécanique de Koberval
C'est seulement d'une manière incidente, comme appen-
dice à la théorie du mouvement local, que le P. Fabri
avait traité des Méchaniques ; encore s'était-il borné à
présenter sous une forme très générale et très concise le
principe qui en justifie l'emploi; ses leçons, publiées par
Pierre Mousnier, ne pouvaient donc, en aucune façon,
jouer le rôle d'un traité de Statique. Ce rôle n'était pas
joué davantage par l'écrit du P. Zucchi; cet écrit n'avait
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. Sgy
rien d'un traité complet de Statique ; c'était bien plutôt
un essai critique sur les principes de la Mécanique.
C'est, au contraire, un traité complet de Mécanique
que Roberval se proposait d'écrire.
La publication de cet ouvrage était ardemment souhai-
tée par les amis du Professeur au Collège de France. En
reproduisant, dans ses Cogitata physico-mathemaiica, les
théorèmes de Roberval sur le plan incliné, Mersenne
espère (i) qu'il excitera «« ceux qui s'adonnent aux études
de Mécanique à réclamer de notre grand géomètre, qui
le cède à peine à Archimède, l'exposé des autres parties
de cette Science ; et à le réclamer avec tant d'importunité
qu'ils finissent par l'obtenir, pour le plus grand honneur
des lettres «. Ces réclamations ne furent pas assez puis-
santes pour vaincre la répugnance que Roberval paraît
avoir éprouvée à l'égard de la publication de ses œuvres.
Le traité de Mécanique de ce grand géomètre n'était
cependant point demeuré à l'état de projet ; il avait été
composé en entier ; nous en avons le témoignage par une
lettre que l'auteur adressait en i65o à Hevelius (2) ; cette
lettre nous fait même connaître les titres des huit livres
qui devaient composer cet ouvrage : « Nous avons con-
struit, dit Roberval, une Mécanique nouvelle, depuis les
fondations jusqu'au faite; sauf un petit nombre, les pierres
antiques avec lesquelles elle avait été édifiée jusqu'ici ont
toutes été rejetées. Elle est complète en huit étages, aux-
quels correspondent des livres en même nombre.
« Le premier livre traite, d'une manière générale, du
centre de vertu des puissances ; on y cherche s'il existe
un tel centre, à quelles puissances il convient et quelles
sont celles auxquelles il ne convient pas.
» Le second traite de la balance ; on y examine les
poids qui se peuvent faire équilibre.
(t) Mersenni Cogitata physico-mathemaiica, Tractatus mechanicus^
p. 47.
i%)Buy0ens et Roberval; Documents inédits par G. Henry. Leyde, 1880.
f
3g8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
» Le troisième traite du centre de vertu des puissances
en particulier.
V Le quatrième est consacré à un extraordinaire larcin.
r» Le cinquième a pour objet les instruments et les
machines.
» Le sixième a trait aux puissances qui agissent au
sein de certains milieux ; on s'y occupe des corps flottants.
r> Le septième est consacré aux mouvements composés.
» Le huitième, enfin, traite du centre de percussion
des puissances mobiles. «
Ce traité de Mécanique ne nous est point parvenu.
Longtemps après la mort de Roberval, on publia (i),
en annexe à son traité géométrique qui a pour titre :
Obsertmtions sur la composition des mouvcmens, un court
fragment désigné par ces mots : Projet d'un livre de
Mécanique traitant des mouvemens composés; ce fragment,
dont nous aurons à nous occuper au § 4, peut être regardé
comme un essai pour le septième livre du traité de Méca-
nique; mais cet essai se borne à ce qui devait former les
premières pages de ce livre.
D'autres fragments, composés par Roberval sur divers
sujets de Mécanique, et presque tous inédits, se trouvent
en un cahier manuscrit conservé à la Bibliothèque
Nationale (2).
(1) Divers ouvrages dk Mathématique et de Physique par Messieurs db
l'Académie royale des Sciences. A Paris, MDCXCIII.
(2; Bibliothèque nationale, fonds latin, Ms. n» 7226. — Voici la compo-
sition exacte de ce manuscrit ;
Fol. 1 : blanc — fol. 2 (reclo^ à fol. 30 (verso) : Tractatus ynechaniciis
a D. D. Roberval, anno 1645. — fol. 31 (recto) à fol. 35 (verso) : Démon-
stratio mechanica. — fol. 34 (recto) à fol. 54 (recto) : Lettre de Monsieur
de Roberval à Monsieur de Fermâtes, conseiller de Thoulouze, con-
tenant quelques propositions méchaniques. — fol. .^4 (verso) à fol. 56
(verso) : Proposition de Mons^ de Robet^al qui sert à trouver les
centres de gravité. Envoyée à M^ Fermât le premier avril 164$. —
foll. 57 et ."S8 : blancs. — fol. 59 (reclo) à fol. 82 (recto) : Theorema lemma-
ticum ad invenienda centra gravitatis mire inserviens a D. D.
Roberval : anno i64S{Cc fragment ne contient pas seulement le lemme
dont il s'agit, mais encore l'application de ce lemme ù la recherche des
centres de gravité du demi-cercle, de la demi.circonférence, de la trochoïde,
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 899
Parmi ces fragments, il en est assurément plusieurs
que Ton doit regarder comme des ébauches de quelque
livre du Traité de Mécanique annoncé dans la lettre à
Hevelius.
Le TractatiLs mechanicus que Ton trouve au début du
cahier manuscrit ne paraît pas être autre chose que le
commencement du premier livre de ce traité. C'est bien,
«n effet, le centre de vertu de puissances quelconques que
Roberval se propose comme objet de ses déductions.
Roberval définit ce qu il entend par puissance (virtiis
seu potentia) ; à ce mot, il attribue exactement le" sens
que nous attribuons au mot force ; cest, du reste, le sens
qu'il lui attribuait dès i636, dans la lettre à Fermât que
nous avons déjà mentionnée au Chapitre précédent :
« Nous appelons en général une puissance, y disait-il,
cette qualité par le moyen de laquelle quelque chose que
ce soit tend ou aspire en un autre lieu que celuy où elle
est, soit en bas, en haut ou à costé, soit que cette quan-
tité convienne naturellement à la chose ou quelle luy soit
^communiquée d'ailleurs. De laquelle définition il s'ensuit
que tout poids est une espèce de puissance, puisque c'est
une qualité par le moyen de laquelle les corps aspirent
vers les parties inférieures. Souvent nous appelons aussy
du nom de puissance la mesme chose à laquelle la puis-
sance convient, comme un corps pesant est appelé un
poids. «
de la courbe associée a la irochoïcle cl du triangle). — fol. 82 (verso) et loil.
83 et 84 : blancs — fol. 83 (recto) à fol. 207 (recto) : TraiM de Mechanique
et spécialement de la conduitte et élévation des eaux. Par Monsieur
de Roberval — lo\. 207 (verso) à fol. 210 (recto); Proposition fonda-
mentale pour les corps flottants sur Veau, — Le reste du cahier est blanc.
De ces divers écrits, un seul a éié publié ; cVsl la lettre à Kennat, écrite
le 11 octobre 1656, et relative à la querelle sur la proposition ;;éoslaiique;
le commencement de celte lettre fut publié en 1679, à Toulouse, dans les
Varia opéra mathematica D. Pétri de Fermai, pp. 158-141 ; la lettre a
été donnée in extenso par Paul Tannery et Ch. Henry dans leur édition des
Œuvres de Fermai, i. II. Correspondance, art. XIV, p. 75. Tous les autres
fragments sont inédits ; ils mériteraient les honneurs de la pubUcalion.
/
400 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pour employer notre langage moderne, c'est la compo-
sition des forces appliquées à un corps solide que Roberval
se proposait d'étudier au premier livre de son Traité de
Mécanique, dont le Tractatus mechanicus de 1645 nous
présente sans doute le début.
Le problème est posé, tout d'abord, avec une grande
généralité ; le corps peut être un point, une ligne, une
surface ; il peut être étendu en toutes dimensions ; les
forces peuvent être quelconques. Mais cette généralité ne
tarde pas à subir des restrictions, explicites ou implicites ;
en fait, Roberval admet que la puissance dont est doué
chacun des éléments du solide a une grandeur invariable ;
il admet qu'elle a une direction fixe ou bien qu'elle se
dirige vers un centre fixe.
Ces restrictions rendent légitime le Postulat fondamen-
tal auquel Roberval attribue le troisième rang et que,
dans sa lettre de i636, il énonçait déjà en ces termes :
« Si une puissance est pendue ou arrestée à une ligne
flexible et sans poids, laquelle ligne soit attachée par un
bout à quelque arrest, en sorte qu'elle soustienne la puis-
sance, tirant sans empeschement contre cette ligne, la
puissance et la ligne prendront quelque position en
laquelle elles demeureront en repos, et la ligne sera
droicte par force. Soit icelle ligne appelé le pendant ou
la ligne de direction de la puissance... '^
Du problème déjà restreint qui vient d'être énoncé, le.
Tractatus mechanicus de 1645 examine seulement un
cas fort particulier, celui où toutes les forces qui solli-
citent le corps solide sont parallèles entre elles et à une
direction fixe. Ce cas particulier est étudié, d'ailleurs,
avec un grand appareil de rigueur logique ; par une
méthode, qui s'inspire à la fois d'Archimède et de Pappus,
sont établies l'existence et les propriétés du centre des
forces parallèles.
Un commencement de recherches sur la composition
des puissances semblables, appliquées à des solides sem-
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 4OI
ê
blables, termine ce fragment sans l'achever ; du premier
livre du Tb^aité de Mécanique annoncé à Hevelius, livre
dont la lettre écrite en i636 à Fermât nous permet de
deviner le plan, la plus grande partie, et la plus neuve,
fait défaut.
Le second livre de ce traité était consacré à la balance ;
c'est sans doute à ce second livre qu'était destinée la
Demonstratio mechanica conservée par le Manuscrit de la
Bibliothèque Nationale. Cette démonstration mécanique
est celle de la loi du levier ; comme forme, elle imite les
rigoureuses déductions des géomètres grecs ; comme fond,
elle se rapproche de celle qu'avaient adoptée Stevin et
Galilée.
Selon la lettre qu'il adressait à Hevelius, Roberval
traitait, en son troisième livre, « du centre des vertus des
puissances en particulier ». Qu'entendait-il par là? Sans
doute la recherche géométrique des centres de gravité de
certaines figures, recherche à laquelle il avait consacré
une bonne part de son talent de géomètre. Nous trouvons,
probablement, une partie des matériaux qui sont entrés
dans la composition de ce livre, lorsque nous lisons, au
Manuscrit que conserve la Bibliothèque Nationale, la
Proposition de Mons'' de Roberval qui sert à trouve^' le
centre de gravité et le Theo^^ema lemmaticum ad invenienda
centra gravitatis mire inserriens a D. D. Roberval, anno
1645.
La. proposition qui fait le principal objet de ces deux
écrits énonce la propriété fondamentale du centre de gra-
vité d'un nombre quelconque de points matériels : Le
moment, par rapport à un plan quelconque, de la masse
totale des pointç, réunie en leur centre de gravité, est égal
à la somme algébrique des moments de ces points par
rapport au même plan. Ce théorème se trouvait implici-
tement à la base de toutes les recherches de centres de
gravité, aussi bien de celles qui avaient été accomplies
dans l'antiquité par Archimède ou Pappus que de celles
llh SÉRIE. T. IX. f6
i
402 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qui avaient été poursuivies dans les temps modernes par
Commandin, Maurolycus, Guido Ubaldo, Stevin et Luca
Valerio ; ou, pour mieux dire, ces recherches utilisaient
un cas particulier de ce théorème, le cas où le plan choisi
passe par le centre de gravité ; mais jamais, croyons-nous,
il n'avait été énoncé et démontré dans son entière géné-
ralité.
La démonstration de Roberval procède avec ce luxe
compliqué d'appareil déductif où se complaisait habituel-
lement notre géomètre ; en la rédaction latine du Théo-
rema lemmalicum, ce luxe est vraiment excessif ; on
souhaiterait plus de brièveté et de simplicité. A cette
rédaction, d'ailleurs, sont jointes d'intéressantes applica-
tions du lemme qui y est démontré ; ces applications con-
cernent la recherche des centres de gravité du demi-cercle,
de la demi-circonférence, de la trochoïde (i), de la courbe
dissociée à la trochoïde et du triangle.
Que le troisième livre annoncé à Hevelius eût bien pour
objet la recherche des centres de gravité particuliers, nous
en trouvons la confirmation dans le titre du quatrième
livre : « Quartus, de fure mira continet «. Roberval y
voulait, sans doute, rapporter l'étrange larcin dont il fut
victime de la part de Torricelli ; Pascal nous a conté, dans
XHistoire de la Roulette, cet impudent plagiat (2).
Un fragment sur les corps flottants : Pi^oposition fon-
damentale jwurles corps flottants sur Veau, termine le cahier
manuscrit conservé à la Bibliothèque Nationale ; il eût
servi, sans doute, à la composition du sixième livre du
Ti^aité de mécanique.
Notre manuscrit ne renferme rien qui ait trait aux
mouvements composés, dont devait s'occuper le septième
(1) C*esl le nom par lequel Roberval désigne la courbe que Pascal nomme
la roulette et que Ton appelle coramunémenl aujourd'hui la cycloide, selon
la proposition de Beaugrand.
(2) Œuvres complètes do Biaise Pascal, lome III, p. 338 ; Paris, Hachette,
1880.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 403
livre ; comme nous l'avons dit, le Projet dun livre de Mé-
canique traitant des mouvements composés^ qui fut publié
en 1693, semble un essai de rédaction du début de ce livre.
L'objet du huitième livre était le centre de percussion
des puissances mobiles, au sujet duquel une si vive dis-
cussion s'était élevée entre Roberval et Descartes. Le
manuscrit de la Bibliothèque Nationale ne contient rien
qui ait trait à cet objet.
Si nous laissons de côté le traité élémentaire dont nous
parlerons tout à l'heure, nous ne trouvons rien non plus,
en notre manuscrit, qui ait pu entrer dans la composition
du cinquième livre, consacré «« aux instruments et aux
machines » . Cette lacune est particulièrement regrettable ;
c'est en ce livre, assurément, que Roberval eût exposé en
entier les démonstrations dont le Traité de Méchaniqtie,
inséré en l'Harmonie universelle de Mersenne(i), contenait
seulement Tébauche.
Ainsi nous ne possédons point le Traité de Mécanique
que Roberval avait composé, comme en témoigne sa lettre
à Hevelius ; le cahier manuscrit conservé à la Bibliothèque
Nationale nous présente seulement certains fragments que
Roberval avait, semble-t-il, fait réunir et classer pour les
employer dans la construction de ce grand ouvrage.
Si incomplets et disparates que soient les matériaux
réunis sous nos yeux, ils suffisent à nous faire deviner les
proportions et le plan de l'édifice achevé ; la perte de cette
oeuvre paraît être définitive ; elle mérite de vifs regrets.
Le Traité de Mécanique de Roberval était, à coup sûr, un
monument ample et puissant, où les doctrines élaborées
au début du xvii* siècle se troiivaient ordonnées et classées ;
le souci de la déduction rigoureuse, poussé jusqu'à la
minutie, le rendait certainement prolixe et compliqué ;
mais les géomètres qui souhaitaient que la science de
(l)Ce traité était aussi vendu séparément h Paris, par Richard Charlcmagne,
rue des Amandiers, à la Vérité Royalle, MDCXXXVI.
•404 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l'équilibre fût développée avec une parfaite clarté y trou-
vaient l'entière satisfaction de leurs désirs.
Roberval ne s'était pas seulement soucié des aspirations
des géomètres, amis des savantes et rigoureuses déduc-
tions ; il avait aussi songé aux besoins des artisans ; ceux-
ci n'ont ni assez de force d'esprit, ni assez de loisir, pour
suivre les raisonnements par lesquels, d'un petit nombre
de postulats simples et généraux, on peut tirer avec
méthode les diverses lois de la Mécanique ; et cependant,
il leur est nécessaired user de ces lois, partant d'en prendre
une connaissance claire, précise et assurée. C'est pour
leur procurer lavantage d'une telle connaissance que fut
sans doute composé le Traicté de Mechanique et spéciale-
ment de la conduitie et élévation des eaux, par Monsieur de
Robe7^val, dont le texte, malheureusement inachevé, occupe
la plus grande partie du Manuscrit de la Bibliothèque
Nationale.
Ce Traicté de Mechanique n'est pas daté ; mais un
passage qu'il renferme nous peut donner une indication
sur l'époque où il fut composé. Traitant de l'élévation des
eaux au moyen du « Syphon «, Roberval s'exprime en ces
termes ( 1 ) :
t* Et quoyque par ce moyen il semble qu'on peut faire
passer l'eau par une haute montaigne, touttefois on se
souviendra qu'une telle conduitte d'eau est impossible aux
lieux plus haults que 32 pieds de France, et qu'un peu
au dessoubs de 32 pieds, elle est fort mal asseurée par
deux raisons. La première qu il est fort difficile que le
Syphon soit si bien soudé que l'air n'y trouve bientost
passage, et par ce moyen le Syphon s'emplissant d'air,
l'eau ne coule plus. L'autre raison est qu'en une grande
haulteur il faut un syphon trop hault, ainsy il est subject
à crever. »
L'expérience de Torricelli a mis en la pression de
(1) Roberval, loc, cit., fol. 176, verso.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 4o5
l'atmosphère la raison véritable des effets que mentionne
Roberval. Il est clair que celui-ci n a encore, à Tépoque
où il rédige son Traicté de Méchanique, aucune idée de
cette expérience célèbre. Or c'est en 1644, qu'au retour
d'an voyage en Italie, Mersenne répéta à Paris l'expé-
rience de Torricelli et « la divulgua en France, non sans
l'admiration de tous les savans et curieux « (1). Familier
de Mersenne, Roberval dut connaître un des premiers
l'importante ^ expérience d'Italie «. Si donc il l'ignore en
son Traicté de Méchanique, c'est apparemment que ce
traité fut rédigé avant 1644.
En ce Traicté de Méchanique, plus de définitions, de
postulats, de déductions ; mais un expose très clair, très
simple, très exempt de prétentions à la science abstruse^
présente les principaux enseignements de la Mécanique;
en lisant ce petit ouvrage, on se prend parfois à songer
au Traité de V équilibre des liquew^s et au Traité de la
pesanteur de la masse de Vaù\ ces deux immortels chefs-
d'œuvre de Pascal ; le Traicté de Méchanique de Rober-
val procède du même esprit.
La Dynamique, la Mécanique des fluides en forment la
plus grande partie. ^ Mais auparavant, dit l'auteur, nous
donnerons quelque cognoissance des Instruments de la
Méchanique, sçavoir autant qu'il en sera besoin pour
fabriquer ceux qui servent à nostre dessein de la conduitte
et élévation des eaux « .Voilà pourquoi le traité débute par
l'étude des «* cinq genres principaux d'instruments régu-
liers et dont les forces sont cognûes, sçavoir la balance, le
levier, la roue avec son aissieu, les poulies ou les moufles,
et le plan incliné auquel se réduisent le coin et la visz ».
C'est en cet écrit que l'on peut retrouver les marques
de l'influence exercée sur Roberval par Bernardino Baldi ;
nous avons relevé ailleurs (2) quelques-unes de ces mar-
(1) Pascal , Nouvelles expériences touchant le vide ; au lecteur
(Œuvres complètes de Biaise Pascal, Ed. Hachelle, 1880; p. 1).
(i) Cf. P. Duhem, Bernardino Baldi, Roberval et Descartes (Bulletin
iTALiDf, t. VI, janvier 1906).
i
406 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ques ; citons seulement ici la discussion touchant la sta-
bilité et la sensibilité de la balance ; non seulement Rober-
val y reproduit fort exactement ce que Baldi avait dit à
ce sujet (i), mais encore il transforme en une erreur
formelle un passage douteux écrit par l'abbé de Guastalla ;
parlant des balances où le centre de gravité du fléau se
trouve au-dessous de l'axe de rotation, Roberval s'exprime
en ces termes (2) : « La troisiesme sorte est sujette à
tromper, quand le centre de pesanteur est au dessoubs de
celuy du mouvement. »
Ce n'est pas en ce traité élémentaire qu'il nous faut
chercher aucune vérité nouvelle de Statique ; Roberval se
borne à formuler avec clarté et simplicité les lois qui
étaient déjà connues par les travaux de ses prédécesseurs
ou par les siens ; c est ainsi que les propriétés du plan
incliné sont exposées avec grand soin. Contentons-nous
de citer ce passage (3), relatif à l'égalité du travail moteur
et du travail résistant dans les machines ; il ne diflFère
guère de ce que nous avons lu au De subtiliiate de Cardan
ou en La Raison des forces mouvantes de Salomon de
Caus :
« Enfin il faut remarquer, ce qui est vray non seule-
ment au levier, mais aussy en tous les autres instruments,
touchant le mouvement et le chemin que font les poids
et la puissance qui les meut par le moyen de l'instrument,
sçavoir que s'ils agissent par des bras égaux ou par des
distances égales, ils font des chemins égaux ; s'ils agissent
par des distances inégales, celuy qui agit par la plus
grande fait le plus de chemin, à proportion que sa distance
est plus grande, et partant, il s'ensuit que le moindre des
deux, soit la puissance ou le poid, estant celuy qui, en
récompense, doit avoir'le plus grand bras ou la plus grande
distance, sera aussy celuy qui aura le plus de chemin. Il
(1) V. ci-dessus, Chapitre XV, 2« Période.
(2) Bibliothèque Nationale (fonds latin), Ms. 72â6, fol. 89, recto.
(3) Bibliothèque Nationale, (fonds latin), Bis. 7226, fol. 99, verso.
k
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 407
s'ensuit encore que, à proportion, il faudra plus de temps
à celuy qui agira par le plus grand bras pour faire che-
miner l'autre, ou au contraire. Par exemple, posant une
petite puissance, laquelle doit mouvoir un grand poid, il
faudra que cette petite puissance ayt, à proportion, un
plus grand bras, et partant qu'elle fasse beaucoup de
chemin, et ainsy qu'elle employé beaucoup de temps, pen-
dant que le poid fera beaucoup moins de chemin ; sçavoir
que si le bras de la puissance est lo fois aussy grand [que
celuy du poid] (i), il faudra que pour faire cheminer un
pied, elle chemine dix pieds ; par ce moyen, le poid se
meut fort lentement, et faut beaucoup de temps pour faire
cheminer assez peu.
y» Ce que nous venons de dire est pour donner adver-
tissement qu'il ne faut point espérer d'espargner ensemble
du temps et de la puissance, ny faire un grand effect avec
peu de force, sinon en beaucoup de temps ; et en quoy se
trompent ordinairement les ignorants qui sont cause de
se faire mocquer d'eux, et de la science aussy, sur laquelle
les autres ignorants en rejettent souvent la faulte mal à
propos, r*
Roberval a donc consacré une très grande part de son
activité scientifique à composer un vaste et rigoureux
traité de Mécanique à l'usage des géomètres, à rédiger un
exposé élémentaire de cette même science pour la com-
modité des artisans. Mais, selon son étrange coutume, il
n a point fait imprimer ces deux ouvrages ; le premier est
aujourd'hui perdu, le second est encore inédit. Aussi ces
Traités de Mécanique, demeurés inconnus, ne pouvaient-
ils satisfaire au besoin de plus en plus pressant qui pous-
sait aussi bien les géomètres que les artisans à désirer
une Statique complète et coordonnée.
(!) A la place de ces mots, le texte, par erreur évidente du copiste, dit ;
qu'elle.
/
408 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3. John Wallis (1616-1703)
Les géomètres, sinon les artisans, virent bientôt leur
désir comblé par la publication du traité (i) monumental
qu'avait composé John Wallis.
En effet, les trois volumes consacrés par le grand géo-
mètre anglais à la Statique, à la Dynamique, à l'Hydro-
statique,sont un véritable inonument élevé à la Mécanique,
le plus ample, le plus systématique qui ait été composé
depuis Tœuvre de Stevin.
La Statique de Wallis n'est point, d'ailleurs, sans ana-
logie avec la Statique de Stevin. On y trouve le môme
souci, parfois exagéré, de rigueur géométrique, le môme
désir de ne laisser passer aucune supposition, si claire
soit-elle, aucun corollaire, si évident qu'on l'imagine, sans
qu'un énoncé formel et précis les signale. On éprouve
aussi,il faut bien l'avouer, à lalecture deces deux ouvrages,
la même fatigue causée par l'usage excessif d'un appareil
logique si compliqué.
Sur quelle hypothèse doit-on faire reposer toute la
Statique i
En toute machine, àewx puissances (poieniiœ) s'opposent
l'une à l'autre et doivent se contrebalancer exactement
pour que l'équilibre s'établisse ; Tune est la force moiHce
(vis motvix), l'autre la résistante (resisteyitia) ; comment
évaluera-t-on ce dont chacune d'elles est capable, soit pour
déterminer le mouvement de la machine, soit pour l'em-
pêcher ?
(1) Johannis Wallis Mechanica, sive de Motu. Tractatus geometri-
ctis. Pars prima, in quaDe molu jîeneralia. De graviuin descensu et motuam
declivilaie, De libra. Londini, MDCLXIX. — Pars secunda, quae est de cenlro
gravitalis «jusque calcule. Londini, MDCLXX.— Pars lerlia, in qua De veclc,
De cuneo. De elalere oi resiliiione seu reflexione, De hydrosUiticis
et aëris aequipondio, variisque quœstionibus mechanicis. Londini, M DGLXXU
— Réimprimé dans : Johannis Wallis Opéra mathematica, Volumen pri-
mum. Oxoniue, e Theatro Sheldoniano, MDOXCV.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 409
Deux solutions sont en présence.
L'une est celle que Galilée a tirée de l'ancienne Dyna-
mique péripatéticienne : Pour connaître ce dont est capable
un poids, qu'il soit moteur ou résistant, on calculera son
moniento, c'est-à-dire qu'on multipliera ce poids par la
vitesse du mouvement de son point d'application ou
mieux par la projection de cette vitesse sur la verticale.
L'autre est celle qui a pris naissance au sein de l'École
de Jordanus, qu'Herigone et Roberval ont adoptée, que
Descartes a formulée avec netteté et défendue avec âpreté :
Pour déterminer ce dont un poids est capable, on multi-
pliera ce poids par le chemin que décrit son point d'appli-
cation ou, pour parler plus exactement, par la projection
de ce chemin sur la verticale.
Entre les deux solutions, Wallis hésite (i) et, au lieu
de résoudre son hésitation en une décision nette, en un
choix non équivoque, il adopte une étrange demi-mesure,
une véritable cote mal taillée.
Ce que peut la force motrice aura pour mesure le
momentum de cette force ; la capacité de la résistance
sera marquée par son impedimentum. Or, tandis que le
momentum sera le produit de la force motrice par la vitesse
du point d'application, Vimpedimentum s'obtiendra en
multipliant la résistance par le chemin que parcourt le
point où elle s'applique :
« Momentum appello, id quod motui efficiendoconducit.
« Impedimentum, id quod motui obstat, vel eum im-
pedit.
» Momentum eadem ratione a verbo moveo descendit,
atque Impedimentum ab impedio.,.
yi Ad momentum refero vim motricem et celeritatem (2).
Quœ, quo majora sunt, eo magis efficitur motus.
(1) Johannis Wallis Mechanica. Pars prima. Cap. I : De niolu generalia.
(â) Par un lapsus évident, Wallis dit ici : tempus, au lieu de : celeri-
tatem.
410 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
y* Ad impedtmentum refero resisteniiam et distantiam.
Quae, quo majora sunt, eo magis motus impeditur. »
Il n'est point permis de dire que l'équilibre est produit
par l'égalité entre le momentum et Yimpedhnentum ; ce
sont grandeurs d'espèces différentes, entre lesquelles il ne
peut y avoir égalité ; un momentum qui équilibre exacte-
ment un impedimetiium ne lui est point égal ; selon l'ex-
pression adoptée par Wallis, il lui est équipolleni.
Cette cote mal taillée entre la doctrine Galiléenne et la
doctrine Cartésienne ne peut que compliquer inutilement
les propositions de la Statique ; elle rend infiniment gauche
et pénible le premier Chapitre de la Mécanique de Wallis.
Ce grand géomètre l'a sans doute reconnu, car il n'a pu
garder cette étrange demi-mesure et, à partir du second
Chapitre (i), il est devenu résolument Cartésien.
Un grave, dit-il, tant qu'il n'en est point empêché, tend
à descendre ; il ne descend qu'autant qu'il s'approche du
centre de la Terre ; il ne monte qu'autant qu'il s'en éloigne.
Sa propension à un mouvement déterminé est mesurée par
la grandeur de sa descente en ce mouvement ; sa répugnance
à un certain déplacement par la grandeur de son ascension
en ce déplacement. La grandeur de la descente d'un poids
est le produit de ce poids par la hauteur dont il s'est
abaissé ; la grandeur de tascension est, de même, le pro-
duit du poids par la hauteur dont il s'est élevé.
Lorsqu'on a affaire à un système de plusieurs graves»
on peut former, d'une part, la somme de toutes les des-
centes et, d'autre part, la somme de toutes les ascensions ;
si la première somme excède la seconde, l'excès représente
la grandeur de la descente totale ; si la seconde somme
surpasse la première, l'excès représente la grandeur de
l'ascension totale ; entre ces deux cas, se place celui où
la somme des descentes est précisément égale à la somme
des ascensions.
(1) Johannis Wallis Mechanica, Pars prima, Cap. II. De gravium descenso
et motuum declivitate.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 41 %
Dans le premier cas, le système tend à se mouvoir dans
le sens qui a été supposé réalisé lorsqu'on a calculé les
descentes et les ascensions partielles ; dans le second cas,
il tend à prendre le mouvement contraire ; dans le troi-
sième cas, il ne tend à se mouvoir ni dans un sens, ni dans
l'autre ; il demeure en équilibre.
Tels sont les principes que formule Wallis, donnant
une forme très générale à l'axiome Cartésien.
Cet axiome, le grand géomètre anglais va le généraliser
encore davantage.
Descartes avait presque continuellement supposé que
les forces en balance fussent des poids, et il avait borné à
ce cas l'énoncé de son principe de Statique. Nous avons
fait remarquer, au Chapitre XIV, combien il était aisé de
l'étendre à tel point qu'il pût s'appliquer à toute espèce
de forces. Bien que la possibilité de cette extension
n'ait pu échapper à la clairvoyance du grand philosophe,
celui-ci avait négligé d'en donner la formule. Cette
généralisation, Wallis va la signaler et y insister.
Il remarque (i) d'abord, comme Descartes l'avait fait
avant lui, que le principe fondamental de la Statique
n'implique aucune hypothèse au sujet de la nature de la
gravité ; que Ion y voie une qualité innée en tout corps
pesant ; ou bien une attraction, analogue aux actions
électriques et magnétiques, exercée par la Terre ; ou bien
une pression qui pousse les graves vers le centre du globe,
peu importe. Il suffit que l'on entende sous le nom de gra-
vité la force qui se manifeste aux sens, la force qui meut
les corps graves vers le bas, quelle qu'en soit la nature.
Mais si les lois de Statique qui concernent la gravité
n'ont rien qui dépende de la nature particulière de cette
force, elles doivent s'étendre, jmdatis mutandis^ à toute
sorte de forcés : «* Ce que nous avons dit au sujet de la
gravité et du centre de la Terre peut se répéter de n'im-
(1) Johannis Wallis Mechanica^ Pars prima, Cap. 1, Art. XU.
i
412 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
porte quelle force motrice et du terme vers lequel elle
tend, w
« La descente d'un grave est mesurée ( i ) par la quan-
tité dont il s'est approché du centre de la Terre ; son
ascension, par la quantité dont il s'en est éloigné. Aussi,
d'une manière entièrement générale, le progrès dû à une
force motrice est mesuré par le mouvement effectué dans
la direction de cette force, le recul par le mouvement en
sens contraire. «
«* Les valeurs (2) des descentes de divers graves sont
entre elles dans le même rapport que les produits des poids
par les hauteurs de chute ; les ascensions s'évaluent d'une
manière semblable... D'une manière entièrement générale,
les progrès ou les reculs effectués sous l'action de forces
motrices quelconques s'évaluent en formant les produits
des forces par les longueurs des progrès ou des reculs
estimés selon la ligne de direction des forces. »»
La règle est donc bien claire, qui permet de passer du
cas de la pesanteur au cas d'une force quelconque ; il est
maintenant facile à Wallis de poser les fondements d'une
Statique entièrement générale ; il lui suffit, à la suite des
énoncés (3) où il formule les hypothèses sur lesquelles
repose la Statique des corps pesants, d ajouter ces mots :
« Idem intellige, mutatis mutandis, de quacumque vi
motrice >».
Ainsi se trouve formulé le principe fondamental de cette
Statique où le géomètre anglais montre une profonde
pénétration des écrits de ses prédécesseurs, aussi bien de
Torricelli (4) que de Jordanus (5), de Tartaglia et de
Guido-Ubaldo.
(1) Johannis Wallis Mechanica, Pars prima. Cap. II, Prop. Hl.
(2) Itl., iOid,, Pars prima, Cap. U, Prop. V.
(3) Id., ibid,, Propp. VI et VUI.
(4) Cf. : Id., ibid., Cap. III, De libra, où se manifeste une évidente
nfluence de Torricelli.
(5) Cf. : Id., ibid , Cap. IH ; en particulier, voir la Prop. XI V et les deux
scholies.
^
LBS ORIGINES DE LA STATIQUE. 4l3
Pour tirer ce principe de celui qu'avait formulé Des-
cartes, quelle besogne Wallis a-t-il dû accomplir ? Presque
aucune. Il lui a suffi d'expliciter certaines affirmations qui
demeuraient implicites dans l'essai du grand philosophe,
de produire certaines généralisations dont la nécessité
était évidente de prime abord.
D'autre part, lorsque Jean BernouUi voudra énoncer le
principe des déplacements virtuels, quelle transformation
devra-t-il faire subir au postulat de Wallis ? Presque
aucune. Ce que Wallis considère lorsqu'il veut évaluer la
tendance d'une force à produire un mouvement déterminé,
c'est ce que l'on a nommé depuis le moment virtuel ou le
t7^avail virtuel de cette force ; c'est par Tégalité entre la
somme des moments virtuels positifs et la somme des
moments virtuels négatifs qu'il caractérise l'équilibre.
Assurément, en ses énoncés, Wallis considère des
déplacements virtuels finis, qu'il suppose rectilignes ;
il suppose que les forces sont constantes en grandeur et
en direction. Mais déjà, il entrevoit les procédés infinité-
simaux qui permettront de se débarrasser de ces entraves ;
il reconnaît (i), comme Descartes l'avait déjà reconnu
avant lui, qu'une trajectoire curviligne peut être rem-
placée par sa tangente, une surface courbe [sur laquelle
le poids s'appuie par son plan tangent ; il aperçoit (2)
l'artifice analogue qui permettra de considérer des forces
variables en grandeur et en direction.
Lorsque Jean BernouUi voudra donner sa formule
définitive au principe des déplacements virtuels, il lui
suffira de réunir les énoncés épars dans le traité de
Wallis et de les revêtir de la forme infinitésimale.
C'est donc par une simple nuance que le principe de
Wallis se distingue de celui de Descartes ; c'est par une
nuance moins perceptible encore que la formule de Jean
Bernoulli se sépare de la formule de Wallis. Or, trente-
(1) Johannis Wallis Mechanica, Pars prima, Cap. H, Prop. XV.
(4) Id., ibid., Prop. XVH.Scholium.
414 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
deux années se sont écoulées entre la lettre de Descartes
à Constantin Huygens et la Statique de Wallis, tandis
que quarante-huit ans séparent la publication de cette
Statique de la lettre que Jean Bernoulli écrivit à Varignon.
Tant est lent et pénible le progrès de la vérité en la
science humaine !
4. Les grands traités de Statique de TÉcole jésuite —
Le P. De Challes (162 1-1678) — Le P. Paolo Casati
{1617-1707)
Composé suivant les règles d'une logique trop savante
et trop compliquée, borné d'ailleurs à Tétude des ma-
chines les plus simples, le traité de Wallis n'était point
propre à satisfaire les désirs de la plupart des physiciens
ou des artisans.
« Les traitez, écrivait (i) le P. Hardies en 1673, qu'on
a publiez des loix du mouvement, de la résistance des
corps, de la force des percussions, de l'équilibre des
liqueurs, de la dureté, de la pesanteur, et beaucoup
d'autres, sont as^eûrement des ouvrages dignes de la
subtilité de leurs auteurs, et de la politesse du siècle;
mais après tout, on ne peut pas dire que ce soit là une
Méchanique. Ce sont de belles parties, mais elles ne sont
pas un corps, puisque ce sont des productions de divers
Auteurs, qui ont eu diverses veûës, qui n'ont point con-
certé ensemble, pour concourir à un même dessein, et
qui même ont raisonné sur des principes differens.
r* J'avais toujours espéré que ce grand ouvrage de
M. Wallis, que nous attendions depuis si longtemps,
comprendrait tout ce qu'on peut souhaiter sur ce sujet ;
(1) La Statique ou la science des forces mouvantes, par le P. Ignace
Gaston Pardies, de la Compaji^nie de Jésus. Paris, chez Sebast. Mabre-
Cramoisy, Imprimeur du Itoy, Rue S^ Jacques, aux Cicognes, MDCLXXIll.
Préface.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 41 5
€t je n'en doutois presque plus, quand je vis trois grands
tomes in-4** sous le titre de Méchanique et de Science du
Mouvement. Mais j'ay trouvé que cet Ouvrage excellent
en soy et admirable, est plus propre à contenter ceux qui
sont déjà consommez dans cette science, qu'à instruire
ceux qui veulent l'apprendre ; car outre qu'il s'en faut
bien qu'il ne comprenne tout, il est écrit d'une manière
si sçavante et si géométrique qu'il y a fort peu de per-
sonnes capables de le comprendre. «
A l'époque où le P. Pardies écrivait ces lignes, le désir
de posséder un traité de Mécanique à la fois aisé et com-
plet, était si commun et si vif que Louis XIV et Colbert
s'en émurent ; en 1675, ils entretinrent l'Académie des
Sciences de ce désir et la pressèrent d'y donner satisfaction:
« Le Roi (1) voulut que l'Académie travaillât incessam-
ment à un Traité de Méchanique, où la Théorie et la
Pratique fussent expliquées d'une manière claire et à la
portée de tous ; on devoit cependant séparer de la Théorie
tout ce qui pouvoit appartenir de trop près à la Physique,
tout ce qui pouvait faire naître de la dispute, on devoit la
renfermer dans une espèce d'Introduction à tout l'Ouvrage.
On décriroit ensuite dans l'Ouvrage même toutes les
Machines en usage dans la Pratique des Arts, soit en
France, soit dans les Pays Étrangers.
» Ce fut ce que M. Colbert fit sçavoir par M. Perrault
à l'Académie, le 19 Juin de cette année. La Compagnie
fit dans le cours de quelques Assemblées ses Réflexions
sur ce sujet ; et M. Du Hamel fut chargé de rendre
compte à M. Colbert du résultat des Ecrits de chacun.
MM. Picard, Hughuens, Mariotte et Blondel travail-
lèrent de concert aux Préliminaires ; MM. de Roberval
et Roëmer traittèrent aussi cette Matière en particulier ;
on chargea M. Buot de dresser le Catalogue des Machines,
(1) Histoire de l'Académie Royale des Sciences. Tome 1 : Depuis son
élablissemenl en 1666jusqu*à i080. Paris, MOCCXXXIII, p. 190.
41 6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et d en faire faire les Desseins ; on lui donna pour aides
M. Couplet, et MM. Pasquier et Du Vivier. «
L'ouvrage demandé à l'Académie ne vit jamais le jour,
que je sache ; mais les traités de Mécanique rédigés par
des particuliers se pressèrent, de plus en plus nombreux.
Ces traités, malheureusement, n'étaient point seulement
fort nombreux ; ils étaient souvent fort médiocres. Parmi
leurs auteurs, les uns, préoccupés de ne rien omettre,
mais peu soucieux de l'unité, ramassaient pêle-mêle et
sans choix tout ce qui avait été dit sur la Statique ;
d'autres, au contraire, par une critique pointilleuse et
malveillante, rejetaient même les vérités les plus sûres et
les principes les plus féconds.
C'est un ouvrage (i) d'aspect imposant et antique que
le Cours ou Monde Mathématique du P. Claude François
Milliet Dechales ou De Challes. Les déductions et les
discussions s'y poursuivent selon la méthode lente, sévère
et rigoureuse de la Scolastique.
En ces discussions aux formes péripatéticiennes, on
devine la continuelle influence de très vieux auteure ; non
seulement le Synopsis de Mersenne a été mis à contribu-
tion (2), mais à chaque instant, on retrouve des allusions
au traité du Précurseur de Léonard de Vinci, au Jo7'dani
Opusculum de pondei^ositate édité par Curtius Trojanus ;
ici (3), le savant Jésuite réfute l'opinion de cet auteur
(1) R. p. Claudii Francisci Milliet Dechales, Camberiensis, e Socielate
Jesu, Cursus seu Mundus mathematicus. Tomus secundus, compleclens
Geomelriam practicam, Staticam, Geographiam, Tractât, de Magnete, Archi-
tectonicam civilem, Artem tignariam, et Tractai, de Lapidum sectionc. —
Editio altéra, ex manuscriptis Authoris aucla et emendata, operd et studio
R. P. Amati Varcin, ejusdem Societatis. — Lugduni, apud Anissonios, Joan.
Posuel et Claud. Rigaud. MDCLXXXX.
La première édition, en deux volumes, du Cursus seu Mundus mathe-
maticus parut à Lyon en 1074 ; je n'ai pu la consulter.
(2) Ihid. Tractatus nonus : Slatica, seu de Gravitate Terrae. Liber ocla-
vus ; Proprietates centri gravilatis et lineae directionis.
(3) Ibid. Tractatus octavus : Mechanica. Liber Primus : De vera causa et
principio augmenU potentiac per machinam.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 417
touchant Tinfluence que le milieu exerce sur le mouvement
des projectiles ; là (i), il lui emprunte la démonstration
de la règle du levier ou certaines propositions (2) tou-
chant la balance.
Il est vrai que le P. De Chàlles rajeunit parfois d'assez
étrange façon les emprunts qu'il fait à d'anciens mécani-
ciens ; ce qu'il prend dans leurs œuvres, il l'attribue volon-
tiers à quelques-uns de ses contemporains qui sont ses
confrères ou ses amis.
Ainsi la démonstration de la loi du levier composée par
Stevin et par Galilée, à l'imitation d'un raisonnement
connu dès le xiii* siècle, est donnée (3) par le P. De Challes
comme étant du P. Léotaud (1595-1672), son confrère en
la Société de Jésus. La réduction du problème du plan
incliné au problème du levier, effectuée par Galilée dès ses
premiers travaux, conservée par Roberval, reprise en
sens inverse par Descartes, est (4) •* de mon ami, M. Rey-
naud, homme fort versé aux mathématiques ».
Le Principe de Statique admis par le P. De Challes est
exactement celui qu'Aristote postule en ses Quœstiones
mechanicœ ; mais au cours de son exposé, ce principe se
transforme peu à peu comme il s'est transformé dans les
écrits de Galilée.
Pour évaluer l'effet mécanique d un poids, il faut con-
naître sa quaniiié de mouvement ; « cette quantité de
mouvement s'obtient (5j en multipliant le nombre des
parties du poids par la vitesse ; et comme nous ne con-
(1) Cursus seuMundus mathematicus. Tradatus nonus : Slatica, ?cu
de Gravilate Terrae. Liber tertius : De descensu gravium in planis inclinaiis
ei funependulis : Definiliones — Liber qiiarlus : Deiequiponderantibus. Pro-
positio IV.
(i) Ibid. Tractalus nonus : Slalica, seii de Gravilate Terrae Liber quarius :
De aequiponderantibus. Prop. XV.
(3j Ibid. Tractalus oclavus : Mechanica. Liber primus : De vera causa et
principio augmenti potenliae per machinam, p. 168.
(4) Ibid, Tractalus nonus : Slatica seu de Gravilate Terr». Liber tertius :
De descensu gravium in planis inclinaiis et funependulis. Proposilio VUI.
(5) Ibid. Tractalus octavus : Mechanica. Liber primus : De vera causa el
principio augmenti polenlia per machinam. Prop. XVU.
llhSËRlE. T. IX. 37
r
41 8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
naissons ni ne mesurons la vitesse autrement que par
l'espace parcouru dans un temps déterminé, pour con-
naître la quantité de mouvement, il nous faudra multi-
plier le nombre des parties du poids par l'espace par-
couru... »
Si, en une machine, deux poids s'opposent Tun à l'autre
« de telle manière qu'il se trouve en chacun d'eux môme
quantité de mouvement, il y a équilibre r» .
« Deux mobiles sont donc égaux en force ( i ) lorsque
leurs grandeurs sont en raison inverse de leurs vitesses. »»
En sorte qu'» aucune machine n'augmente les forces de
la puissance (2) »». « Si les forces de la puissance peuvent
s'appliquer à un plus grand poids (3), c'est que la quan-
tité de mouvement est diminuée dans le poids ou augmen-
tée dans la puissance. » Donc «* autant les forces de la
puissance (4) sont accrues par la machine, autant est accru
le rapport du mouvement de la puissance au mouvement
du poids. «
Le principe qui vient d'être énoncé ne tarde pas à
être mis en défaut si on ne le modifie ; ce n'est point la
vitesse même d'un poids qui doit figurer dans le calcul
de la résistance de ce poids, mais seulement la compo-
sante verticale de cette vitesse ; les observations les plus
obvies signalent la nécessité de cette correction ; celle-ci,
par exemple, qu'une même puissance, normale à un même
levier, soutient un moindre poids lorsque le levier est
horizontal que lorsqu'il est oblique (5). Il semble (6) que
notre auteur ait surtout puisé Tintelligence de cette cor-
rection que réclame l'axiome d'Aristote en étudiant la
(I) Cursus seu Mundus maiheniaticus, loc. cit., Prop. XIX.
(î) Ibid., loc. cit., Prop. XVni.
(V) Ibid.y loc. cil., Prop. XVII.
(4) Ibid., loc. cit.. Prop. XIV.
(5) Ibid. Tractalus oclavus : Mechanica. Liber sccundus : De vecte. Propo-
sitio X.
(6) Ibid, Traclatus nonus : Statica seu de Gravitate Terrae. Liber tertius :
De descensu gravium in planis inclinatis et funependulis. Deflnitioncs.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 4I9
première déduction où il en ait été fait usage, la démons-
tration de la règle du levier donnée par Jordanus
de Nemore. Cette démonstration est, d'ailleurs, adoptée
par le P. De Challes en sa théorie de la balance (i).
Du reste, fidèle en cela à la Dynamique péripatéti-
cienne, c'est toujours la vitesse d'ascension ou de descente
d'un grave, et non la hauteur dont il monte ou descend,
que le P. De Challes considère dans ses raisonnements ;
aussi sa théorie du plan incliné est-elle celle de Galilée (2),
et non point celle de Descartes.
Cette théorie débute par une curieuse proposition (3),
difficile à concilier avec celles qui la suivent. Le P. De
Challes cherche pourquoi une sphère roule d'autant moins
vite sur un plan que ce plan est moins incliné ; il en trouve
la raison dans le contrepoids formé par une partie de la
sphère; son raisonnement rappelle les déductions de Pap-
pus et, plus encore, celles de Léonard de Vinci et de Ber-
nardino Baldi.
La méthode par laquelle il traite (4) la composition des
forces concourantes rappelle également de très près celle
que Léonard avait un instant adoptée. De Challes suppose
que deux cordes concourantes soutiennent un poids et il
se propose de déterminer la tension de chacune d'elles.
Dans ce but, il remplace celle des deux cordes dont il ne
calcule pas la tension par une barre rigide mobile autour
d'un de ses points ; la solution du problème est alors
immédiate.
Comme Guido-Ubaldo, Villalpand et Mersenne, notre
auteur admet (5) que « le centre de gravité d'aucun corps
(1) Cursus seu Mundus mathematicus, Traciatus nonus : Statica. Liber
quartus : De aequiponderanlibus. Proposilio IV.
(2) Ibid, Liber lertius : De descensu gravium in planis inclinatis. Prop. IL
(ô) Ibid.^ loc. cit., Prop. I.
(4) Ibid,, loc. cit., Propp. X el XI.
(5) Ibid. Liber octavus : Proprielates centri gravitatis el lineïB direclionis*
Prop. L
420 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ne peut monter si ce n'est violemment r. Il fait l'applica-
tion de ce principe aux exemples mêmes que Mersenne a
cités, et qui sont de Léonard.
Ce principe, il le justifie par des raisonnements sem-
blables à ceux de Villalpand, sans invoquer la sympathie
du centre de gravité pour le centre commun des graves.
Ce n'est pas que cette sympathie — si bien réfutée cepen-
dant, et depuis un demi-siècle — lui semble absurde ;
témoin ce curieux passage (i) :
« En tout corps grave, il existe un ceiiain centre de
gravité... Le P. Léotaud s'est efforcé de prouver cette
proposition, en partant de cette opinion commune, admise
chez les Péripatéticiens : Le centre de l'Univers ou, si
l'on veut, le centre de la Terre — peu importe — est le
centre de tous les graves ; ils y sont tous portés par leur
pesanteur et. ils y demeurent en repos. Démonstration :
Chaque grave se porte de tout son effort vers le centre
de rUnivers de telle sorte que si Ton supprimait tout
obstacle, il se dirigerait vers ce centre et y demeurerait.
Mais il ne pourrait jamais demeurer en repos s'il n'exis-
tait à l'intérieur de ce corps un certain point ou centre de
gravité, tel que le corps cesse de se mouvoir lorsque ce
point coïncide avec le centre de l'Univers... Cette démon-
stration est bonne, mais nous verrons si l'on ne peut rien
dire de plus convaincant, r»
Le P. De Challes, en effet, n'est point sans éprouver
quelques doutes à lendroit des propriétés que les anciens
attribuaient au centre de l'Univers ; il pense (2) que les
graves, dans leur chute, pourraient bien chercher à s'unir
non point au centre m^ie de la Terre, mais à un noyau
intérieur, qui serait lui-même dénué de pesanteur. Com-
bien naïve et vieillotte paraît cette hypothèse, si l'on
(i) Cursus seu Mundus mathematicus.TT2iCidii\is nonus : Statiea. Liber
.quarlus ; De aequiponderantibus. Petitio IV.
(2) Ibid. Liber primus : Digressiones physicae. Digressio X.
LB8 ORIGINES DE LA STATIQUE. 42 1
songe qu'au moment où notre auteur l'émettait, Newton
possédait déjà les fondements du système de la gravita-
tion universelle !
Cette même impression de naïveté sénile se dégage de
tout ce que le P. De Challes a écrit sur la Statique ; les
découvertes quelque peu récentes, les idées quelque peu
neuves semblent n'avoir pu trouver accès dans son sys-
tème. Mais s'il ne rapporte presque rien qui ne sente son
vieux temps, du moins conserve-t-il ce que les anciennes
traditions avaient de précieux. Les puissantes pensées de
Descartes et de Wallis sur la méthode des déplacements
virtuels sont demeurées pour lui lettre morte ; du moins
a-t-il gardé de cette méthode tout ce que Galilée en avait
écrit. Un grave est en équilibre lorsque le centre de gra-
vité est le plus bas possible ; il ne donne pas à ce priîicipe
la fonne précise sous laquelle l'ont mis Torricelli et
Pascal ; du moins le présente-t-il tel que l'ont exposé
Cardan, Villalpand et Mersenne. Le respect extrême
que notre auteur professe pour la tradition le rend peu
accessible aux vérités nouvelles ; mais il en fait un con-
servateur jaloux des vérités anciennes.
S'il est, d'ailleurs, un lieu où Ton doive rencontrer le
respect de la tradition, c'est assurément au sein d'un
ordre religieux fortement constitué ; or le P. De Challes
était Jésuite ; son ouvrage prend place en la longue série
des écrits par lesquels la Compagnie de Jésus s'est efforcée,
au XVII® siècle, de donner à la Statique une organisation
logique.
A l'origine de ces efforts se placent les traités du
P. Zucchi et du P. Honoré Fabri; ces traités, non moins
que l'enseignement donné par leurs auteurs soit au Collège
Romain, soit au Collège que la Compagnie de Jésus possé-
dait à Lyon, ont exercé une influence marquée sur les
exposés de la Statique qui furent, ultérieurement, com-
posés par des Jésuites.
Le P. Zucchi et le P. Fabri ont pris pour principe
422 REVUE DES QUESTIOxNS SCIENTIFIQUES.
fondamental de la Statique le principe des vitesses vir-
tuelles sous la forme que lui avait donnée Galilée; cette
forme offrait en effet, à leurs yeux, un singulier avantage;
elle permettait de souder les lois découvertes par les stati-
ciens modernes aux principes de la Mécanique péripatéti-
cienne ; et l'on sait combien les Jésuites du xvi® et du
XVII® siècle ont attaché de prix à cette œuvre synthétique
où la Physique d'Aristote, soigneusement maintenue en
tous ses principes essentiels, se trouvait enrichie de toutes
les acquisitions de la Science nouvelle.
Ce désir d'être à la fois péripatéticien fidèle et mécani-
cien très informé de la science de son temps animait
assurément le P. De Challes ; il lavait conduit à fonder
sa Statique sur le principe que le P. Zucchi et le P. Honoré
Fabri avaient adopté. Ce même désir anime le P. Paolo
Casati ; il lui fait adopter le même parti.
Le P. Paolo Casati, de Plaisance (1617-1707), avait
débuté dans la Mécanique, en i655, par un curieux
ouvrage intitulé : Ten^a machinis inota (1) ; une seconde
édition, plus complète, de cet ouvrage parut en i658 (2).
En cet écrit, trois interlocuteurs, auxquels le P. Casati
a donné les noms de Galilée, de Mersenne et de Guldin,
commentent le mot célèbre d'Archimède : «^ Donnez-moi un
point d'appui et j'ébranlerai le Monde «. Ils s'efforcent de
prouver que cette parole n'est point seulement une vaine
jactance.
Stevin avait déjà émis une opinion analogue; l'influence
de Stevin est d'ailleurs visible dans le curieux dialogue
(1) Terra machinis mota ejusque gravitas et dimensio. Disserta-
tiones duœ quas,.. publiée exposuit,,. Antonius Cornes de Montfort.
Authore Paulo Casato c Societate Jesu. Roiiiae, lypis hseredum CorbeleUi»
MDCLV.
(2) Terra machiyiis mota. Lisser tationes geometricœ, fnechanicœ,
physicœ, hydrostaticœ^ in quitus machinarum conju{/atarum vires
inter se comparantur ; multiplici nova ynethodo Terrœ magnitudo
et gravitas investigatur ; Archimedes Terrœ motionem spondens ab
arrogantiœ suspicione vindicatur. Authore Paulo Casato, e Societate
Jesu. UoiTi», ex typographia Ignatii de Lazaris, MDCLVlll.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 423
composé par le P. Casati ; le guindeau y est nommé pan-
cratium ; c'est précisément le nom proposé par Stevin, au
passage même où il discute la proposition attribuée à
Archimède.
Il est une autre influence dont nous pourrions, si nous
en avions le loisir, relever les traces en divers passages
du Terra machinis mota ; cette influence est celle de
Léonard de Vinci. Assurément, l'enseignement de la
Mécanique que les Jésuites donnaient dans leurs Collèges
contenait de nombreux emprunts aux notes du grand
peintre ; Tétude du Cursus mnthematicus du P. De Challes
nous a déjà révélé quelques-uns de ces emprunts ; nous
pourrions, au Tei^a machinis mota, en signaler d'autres
qui ont trait à certaines théories hydrostatiques ; d'autres
encore s'offriront plus tard à nos remarques.
Les dialogues intitulés Terra machinis mota n'impor-
tent guère à la coordination des principes de la Statique ;
c'est en un autre livre que le P. Casati a travaillé à cette
coordination. Ce nouveau livre ne fut imprimé qu'en
1684 (i) ; mais en son avis ad lecto7^em, Fauteur nous
apprend que dès Tannée i655, il en avait remis un résumé
manuscrit à ses auditeurs du Collège Romain. L'écrit du
P. Casati serait donc plus ancien que celui du P. De
Challes ; entre ces deux écrits, on peut, d'ailleurs, établir
de nombreux rapprochements ; non seulement ils pro-
cèdent du même esprit, mais, bien souvent, ils usent des
mêmes démonstrations.
Le premier livre (2), consacré au centre de gravité, est
en très grande partie emprunté à Bernardino Baldi, à
Villalpand et à Mersenne. c'est-à-dire, en dernière ana-
lyse, à Léonard de Vinci. D'ailleurs, il semble parfois
(1) R. p. Pauli Casali Placenlini, Societ. Jesu, Mechanicorum libri octo,
in quibtcs uno eodemque principio vectis vires physice explicantur
et geometrice démons trantur , atque machinartim omnis generis
componendarum methodus proponitur. Lugduni, apud Anissonios, Joan.
Posuel et Claudium Rigaud, MDCLXXXIV.
(2) Id., ibid. Liber primus : De cenlro gravitatis.
^24 RBYUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
que le P. Casati éprouve, en ses Mecanico9nim librt,
comme en ses précédents ouvrages, l'influence directe de
Léonard ; une certaine suspension à galets (i), qui permet
de sonner sans peine une lourde cloche, parait presque
textuellement extraite des notes du grand peintre (2).
L'étude de la station des animaux, reproduite d'après
ceux qui se sont inspirés de Léonard (3), donne occasion
à l'auteur de formuler la loi du polygone de stisterUation ;
il semble même que le P. Casati soit le premier mécani-
cien qui ait fait usage de cette dénomination.
C'est en ce même livre que l'auteur traite (4) de la
pesanteur apparente d'un grave placé sur un plan incliné ;
pour déterminer cette pesanteur apparente, il raisonne à
peu près exactement comme le P. Honoré Fabri ; •« la
pesanteur du corps sur le plan incliné est à sa pesanteur
le long du plan vertical comme la résistance qu'il éprouve
à monter suivant un de ces plans est à la résistance qu'il
éprouve à monter suivant l'autre ; mais ces résistances
sont entre elles comme les violences que le corps subit en
ces mouvements », et ces violences sont en raison inverse
des chemins que le corps doit parcourir en ces deux plans
pour s'élever d'une même hauteur.
Casati distingue, d'ailleurs, entre la pesanteur appa-
rente du corps placé sur un plan incliné (gravitatio in
piano inclincito) et la pression qu'il exerce sur ce plan
(gravitatio in planum inclinatxcm) ; l'analyse de Stevin lui
eût permis de déterminer exactement cette dernière force ;
mais il ne fait point appel à cette analyse ; renouvelant
une erreur de Descartes, il formule (5) la proposition
(1) p. Casati, Mecanicorum libri or/o;lib. If, Cap. l, p. 130.
(2) Les Manuscrits de Léonard de Vinci, Ms. I de la Bibliothèque de
rinslitut, fol. 57 [0|, verso.
(3) P. Casati, Mecanicorum libri octo; liber primus : De centre {^ravita-
tis; Cap. XI : Quomodo animalium motus ordinentur ex centro (^ravitatis.
(4) Id., ibid.; Cap. XIII : tjiid ratione minuatur gravitatio in piano
inclinato.
(J&) Id., ibid, ; Cap. XIV : Quâ ratione corpus gravitet in planum inclina-
tum ; p. 88.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 425
suivante : « Nous connaissons, par le Chapitre précédent,
la puissance de la pesanteur du corps placé sur le plan
incliné ; la différence entre la pesanteur du corps suivant
le plan vertical et cette pesanteur du même corps placé
sur le plan incliné est la mesure de l'obstacle apporté au
mouvement du corps par le plan sous-jacent ; c'est donc
aussi la mesure de la pression que le corps exerce sur ce
plan, n
Au problème du plan incliné se ramène ( i ) la détermi-
nation du moment d'un poids fixé à une extrémité d'un
bras de levier dont l'autre extrémité peut tourner autour
du point d'appui ; ce moment est égal à la pesanteur
apparente qu aurait le même poids posé sur un plan nor-
mal au bras de levier ; l'artifice qui permet de passer
d'un problème à l'autre est celui-là môme qu'avait employé
Descartes, celui dont Galilée et Roberval avaient usé en
sens inverse.
Ce problème résolu, Casati passe (2) à la détermination
des tensions de deux cordes qui portent un poids ; il
l'obtient en suivant exactement la même marche que De
Challes.
Les solutions des diverses questions de Statique qui ont
été examinées au livre I" ont été tirées de postulats rela-
tifs aux propriétés du centre de gravité ; ces postulats
n'ont pas été ramenés aux lois générales du mouvement ;
en son second livre (3), Casati se propose de déduire des
principes de la Dynamique la théorie des diverses
machines.
Les principes de Dynamique qu'expose notre auteur
ont la plus grande aflSnité avec ceux qu'a formulés le
P. Fabri ; ils reposent (4) en entier sur la considération
(1) P. Casati, Mecanicarum libri octo ; liber primus : De cenlro gravi-
talis ; Cap. XV : Inquiruntur rationes gravitalionis corporum suspensoruin ;
p. 05.
(2) l(J., ibid., p. 100.
(5) Id., ibid. ; liber secandus : De causis motus machinalis.
(4) Id., ibid, ; Cap. II : lra{)elûs raotum proxime effîcientis natara ezpli-
catur; p. 142.
426 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'un impetxis proportionnel au produit du poids du corps
mis en mouvement par la vitesse de ce mouvement.
Cette notion joue un rôle essentiel dans Ténoncé du
principe sur lequel repose toute machine ; cet énoncé,
Casati l'emprunte (1) encore presque textuellement à
Fabri :
t* Tout l'artifice de la Mécanique consiste donc à distri-
buer ses instruments de telle manière et à placer la puis-
sance et la charge en de tels points que la puissance se
meuve plus vite que la charge ; si l'on tient compte du
rapport de leurs mouvements, on saura déterminer la
puissance qui est capable de mouvoir une charge donnée
ou la charge que peut lever une puissance donnée ; il faut,
en effet, pour que ce mouvement soit possible, que le rap-
port de la puissance au poids de la charge surpasse le
rapport du mouvement de la charge au mouvement de la
puissance. La machine n'augmente pas les forces de la
puissance, elle ne diminue pas le poids de la charge ; elle
accommode simplement la résistance du poids à la vertu
de la puissance.
y^ Cette loi a une cause physique. Mimpetus produit par
la puissance aurait, pour mouvoir un fardeau égal à la
puissance, avec la même vitesse que la puissance, une
intensité trop grande ; il a une intensité moindre lorsqu'il
s'agit de mouvoir plus lentement un fardeau plus grand ;
mais cette intensité suffit, en raison de la résistance plus
faible...
•» On voit donc qu'une sorte de justice règne sans cesse
entre les forces de la puissance, la pesanteur de la charge,
les espaces parcourus par les mouvements et les durées de
ces mouvements ; là où les forces de la puissance dimi-
nuent, où la pesanteur de la charge augmente, les espaces
parcourus par la charge deviennent plus courts et les
durées de ces parcours plus longues ; en revanche, les
(1) p. casati, Mecanicorum lil>ri octo; liber secundus : De causis motus
machinalis ; Cap. V : In quo machinarum vires sitae sint ; pp. i7i-17i.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 427
espaces parcourus par la puissance deviennent plus longs,
car cette puissance plus faible doit se mouvoir plus rapide-
. ment que la charge. Si donc on veut soulever un fardeau
plus lourd, on doit augmenter la puissance ou bien, si Ton
veut garder une puissance invariable, on doit soit diminuer
le mouvement de la charge, soit augmenter le mouvement
de la puissance ; avec une petite puissance, on ne saurait
mouvoir rapidement un grand poids. »»
C'est la Statique d'Aristote, et non celle de Galilée,
qu'exposent ces divers passages ; mais le P. Casati n'ignore
pas la modification que l'étude du plan incliné a contraint
le géomètre de Pise d'apporter au principe péripatéticien ;
nous l'avons vu reproduire une solution exacte de ce pro-
blème du plan incliné ; aussi, en toutes circonstances,
ce qu'il introduit dans ses calculs, ce n est pas la vitesse
même du poids mis en branle, mais la projection dé cette
vitesse sur la verticale.
Les mécaniciens de l'École Jésuite, le P. Zucchi et le
P. Honoré Fabri, comme le P. De Challes et le P. Casati,
ont assurément bien connu l'œuvre de Uescartes ; néan-
moins, ils n'ont pas adopté la méthode par laquelle ce
grand philosophe voulait que la Statique fût traitée. Qu'ils
se soient refusés à suivre cette méthode, on le comprend
sans peine ; son objet propre, en effet, était de rompre
tout lien entre la Statique enfin constituée et la loi essen-
tielle de la Dynamique péripatéticienne ; l'intention for-
melle des géomètres Jésuites, au contraire, était de souder-
intimement la moderne Science de l'équilibre aux principes
de la Mécanique d'Aristote ; comment ne se fussent-ils
point ralliés à la méthode de Galilée qui, si directement,
découlait des axiomes postulés aux Physiques ^ au De
Cœlo, aux Qiœstions mécaniques ? qui cependant, dans la
pratique, donnait exactement les mêmes corollaires que
la méthode Cartésienne, et par les mêmes calculs ?
S'ils ont donc méconnu la notion de travail^ dont la
428 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nature et Tiinportauce avaient apparu de plus en plus claire-
ment depuis Jordanus jusqu'à Descartes, du moins ont-ils
conservé en sa plénitude le procédé des vitesses virtuelles,
issu de la Physique d'Aristote et transformé par Galilée,
sous l'influence des découvertes dues à l'École de Jordanus.
L'Ecole Jésuite de Mécanique sauvegardait donc une
bonne part des idées fécondes qu'avait engendrées l'antique
Science De pondeHbus,
5. La réaction contre les méthodes des vitesses virtuelles
et des travaux virtuels : Jacques Rohault (1620-1675)
— Le P. Pardies (i 636- 1673) — Les Traitez du
P. Lamtj — Le De motu animalium de Borelli
Ces vérités anciennes, nous allons les voir grossière-
ment méconnues, brutalement chassées du domaine de la
Statique. Déjà, au xvi* siècle, nous avions vu Guido-
Ubaldo, Benedetti et Stevin mener une violente réaction
contre les idées fécondes que contenaient en germe les
enseignements de l'École de Jordanus. Cette même réaction,
nous la retrouvons à la fin du xvii* siècle, aussi radicale
en ses exclusions qu'au xvi® siècle, mais bien moins jus-
tifiée, car l'École de Jordanus s'appelle maintenant l'École
de Descartes et de Wallis.
Dans cette exclusion de toute démonstration qui invo-
.quât la méthode des déplacements virtuels, de toute com-
paraison entre le travail de la puissance et le travail de
la résistance, nul ne fut plus absolu que Jacques Rohault ;
il faudrait remonter à Benedetti pour trouver un auteur
qui eût passé aussi exactement sous silence toute considé-
ration de cette nature.
Élève et ami de Cyrano de Bergerac, qu'il détacha du
système de Gassendi pour l'amener à la Cosmologie car*
tésienne, Rohault avait trouvé dans les papiers de Cyrano
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 429
le plan (i) de divers chapitres d'un traité de Physique ; il
composa et publia le traité complet (2) qui eut grande
vogue, et demeura classique jusqu'au milieu duxviii^siècle.
De son vivant, Rohault ne publia rien qui eût rapport
à la Statique ; mais il en traita dans ses cours ; et ses
cours, d'une diction claire et élégante, accompagnés de
démonstrations expérimentales habiles, étaient très fré-
quentés. «« Les conférences publiques qu'il faisoit (3) une
fois toutes les semaines, où se trouvoient des personnes de
toutes sortes de qualitez et conditions, prélats, abbez,
courtisans, docteurs, médecins, philosophes, géomètres,
régens, escoliers, provinciaux, estrangers, artisans, en un
mot des personnes de tout âge, de tout sexe, et de toute
profession, et où il prononçoit presque autant d'oracles,
qu'il faisoit de réponses aux difficultez qui lui estaient
proposées par toutes sortes de personnes, l'avaient mis
dans une si grande réputation, qu'il s'en est trouvé plu-
sieurs, les uns par curiosité, pour se donner la satisfac-
tion de l'entendre, les autres par jalousie, pour juger de
sa doctrine et tâcher de la combattre, qui ont quitté leur
païs, et entrepris de grands voyages. »
Par ces conférences, la méthode selon laquelle Rohault
exposait la Statique fut bientôt connue ; et l'on en peut
noter l'influence en des écrits qui parurent plusieurs
années avant qu'elle ne fût elle-même imprimée.
Nous la possédons aujourd'hui dans les Œtivres post-
(!) Sous forme de deux fragments que Ton trouvera dans : Cyrano de Ber-
gerac, Histoire comique des états et empires de la lune et du soleil ou
Yoyage dans la lune. Nouvelle édition par P. L. Jacob, Biblioi)hile. Paris,
1858. Ces deux fragments furent publiés pour la première fois, en 1662, dans
les Nouvelles œuvres de Cyrano. Rohault était certainement l'auteur de cette
publication et de la préface qui y fut mise.
(î) Traité de Physique, par Jacques Rohault. A Paris, chez la veuve de
Charles Savreux, libraire juré, au pied de la Tour de Notre-Dame, à TEn-
seigne des Trois Vertus. MDCLXXI.
(5) Préface mise par Clerselier aux Œuvres posthumes de son gendre
Jacques Rohault.
^30 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
humes de Rohault, que son beau-père Clerselier donna (i)
en 16S2.
Nous l'avons dit, on y chercherait en vain une allusion
à la méthode des déplacements virtuels, qu'on la prît,
d'ailleurs, sous la forme qui s'est modifiée d'A^ristote à
Galilée ou sous la forme qui s'est développée de Jordanus
à Descartes et à Wallis. On n'y trouverait, non plus,
aucune mention du principe du centre de gravité, si pré-
cisément formulé par Torricelli et par Pascal, ni du
postulat de l'impossibilité du mouvement perpétuel, si
habilement employé par Stevin. La loi du levier, établie
par le procédé que Stevin et Galilée tenaient sans doute
du Moyen Age, sinon de l'Antiquité, telle est la source
unique dont découlent toutes les lois des « Méchaniques ».
L'ordre de l'exposition, la sévérité et la clarté des déduc-
tions dissimulent mal l'aridité du fond, d'où Ton a arraché
tout ce qui portait des semences fécondes.
Et cependant, l'auteur qui rejetait en un si complet
oubli les pensées de Descartes touchant les « Mécha-
niques »» était, en Physique, un fervent Cartésien. C'est
lui qui écrivait, en la Préface de son Traité de Physique :
«* Celui qui a le plus contribué à la composition de cet
Ouvrage, duquel cependant le nom ne se trouvera nulle
part, parce qu'il Teût fallu trop souvent répéter, est le
célèbre M. Descartes, dont le mérite se faisant de plus
en plus reconnoître chez plusieurs dcxS principaux États,
fera avouer à tout le inonde, que la France est du moins
aussi heureuse à produire et élever de grands hommes
dans toutes sortes de professions, que l'a été l'ancienne
Grèce. r>
Il y a plus. En ce Traiié de Physique, Jacques Rohault
définissait (2) la notion de quantité de mouvement et
(i) Œuvres posthumes de M. Rohault. A Paris, chez Guillaume Desprez,
rue S»-Jac(iues, à S. Pros[)er, et aux Trois Vertus, au dessus des Mathurins.
MDCLXXXIl. — Traité des Méchaniques, pp. 479-594.
(2) RolKiult, Traité de physique. Première partie, Chapitre X : Du mou-
vement et du repos.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 481
montrait comment l'égalité des quantités de mouvement
entraînait l'équilibre entre la puissance et la résistance,
presque exactement dans les termes que De Challes allait
adopter quelques années plus tard :
^ Le mouvement a toujours été reconnu comme une
espèce de quantité, laquelle dune part s'estime par la
longueur de la ligne que le mobile parcourt... D'autre
part, elle s'estime par le plus ou moins de matière qui se
meut tout à la fois... Et de là il suit manifestement,
qu'afin que deux corps inégaux ayent des quantités égales
de mouvement, il faut que les lignes qu'ils parcourent
soient entre elles en raison réciproque de leurs masses,
comme si un corps est triple d'un autre, il faut que la
ligne qu'il parcourt ne soit que le tiers de celle de l'autre.
f» Quand deux corps appliquez aux extrémités d'une
balance, ou d'un levier, sont entre eux en raison réci-
proque de leurs distances au point fixe, c'est une néces-
sité qu'en se mouvant ils décrivent des lignes qui soient
€ntre elles en raison réciproque de leur masse,... Ainsi
nous devons juger qu'ils seront dans un parfait équilibre.
Ce qui doit servir de fondement à la Mécanique. »
Pourquoi Rohault, lorsqu'il écrivit son Traité des
Mèchaniqites , prit-il un fondement tout autre, et n'accorda-
t-il plus même une mention à celui-là ? Nous ne saurions
le dire. Toujours est- il que son traité se trouva, par là,
conforme à la mode du temps.
Les Cartésiens les plus fervents, comme Rohault, en
étaient venus à passer sous silence le principe sur lequel
Descartes voulait que fût fondée toute la Statique ; les
adversaires du grand philosophe allaient plus loin ; ils
combattaient ouvertement ce principe et les autres prin-
cipes analogues.
Le P. Ignace Gaston Pardies, de la Compagnie de
Jésus, était un ardent adversaire de Descartes. En son
Discours de la Connaissance des Bêtes (1), publié à Paris,
(1) Ce discours, comme les autres écrits du P. Pardies dont nous aurons
432 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
chez Mabre-Cramoisy, en 1672, il combattait l'automa-
tisme que le grand philosophe attribuait aux animaux ;
en son Discours du mouvement local^ donné par le même
éditeur d'abord en 1670, puis en 1673, il niait les prin-
cipes de la Dynamique cartésienne. Nous le voyons donc
sans étonnement rejeter les fondements sur lesquels Des-
cartes prétendait édifier la Statique.
La Statique (1) du P. Pardies est un livre fort peu ori-
ginal, bien qu'il semble avoir eu quelque vogue. Le début
en est presque textuellement emprunté à Villalpand. La
loi du levier, pompeusement annoncée par ces mots :
•* Voicy maintenant la plus importante proposition de la
Statique » , est établie par la démonstration qu'ont adoptée
Stevin et Galilée, que Rohault et De Challes ont repro-
duite ; Pardies, d'ailleurs, s'exprime (2) à l'endroit de ce
raisonnement comme s'il s'agissait d'une nouvelle inven-
tion : « Ceux qui ont connaissance de ce que disent sur
ce sujet les interprètes ou les commentateurs d'Archimède
pourront remarquer que, dans la démonstration que je
viens de faire, on évite toutes les difficultez auxquelles est
sujette la démonstration ordinaire. »
L'équilibre du levier coudé est traité (3) sous une forme
qui rappelle les raisonnements de Benedetti ; d'ailleurs,
au levier droit pu coudé se ramènent toutes les machines
simples, telles que les poulies, le plan incliné, les assem-
blages de deux cordes qui soutiennent un poids; les
à parlor, est réimprimé dans les Œuvres du R. P. Ignace-Gasion Pardies,
de la Compagnie de Jésus, contenant: i. 2j€s élémens de Géométrie;
2. Un discours du mouvement local ; 3. La Statique, ou la science des
forces mouvantes ; 4. Deux machines propres à faire les quadrans ;
5. Un discours de la connaissence des bêtes. Augmenté dans cotte nou-
velle édition d'une table pour l'intelligence des Élémens de Géométrie, selon
Euclide. A Lyon, chez les Frères Bruyset, rué Mercière, au Soleil. MDCCXXVi
(i) La Statique ou la Science des forces mouvantes, par le P.Ignace-
Gaston Pardies. de la Compagnie de Jésus. Paris, chez Sebast. Marbre-
Cramoisy, Imprimeur du Roy, rue S» Jacques, aux Cicognes. MDGLXXIII.
Seconde édition, MDCLXXIV.
(2) Id., i6id.,p. 40.
(3) Id., lôïd., p. 42.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 433
tensions de ces cordes sont déterminées (i) par Tartifice
même qu ont employé De Challes et Casati.
Incidemment, le P. Pardies écrit (2) : «« Dans toutes ces
forces mouvantes, on peut remarquer que le mouvement
perpendiculaire que font les poids en même temps pour
monter ou pour descendre est toujours réciproquement
proportionnel aux mêmes poids v . A l'appui de cette pro-
position, il cite l'exemple du levier et reproduit la figure
que De Challes avait presque exactement copiée dans le
traité de Jordanus de Nemore.
Mais de cette proposition, le P. Pardies se garde bien
de faire le fondement qui doit porter la Statique ; il veut
que la Statique repose sur de tout autres principes et
que cette proposition soit réduite au rôle de corollaire :
« Aussi, dit-il (3), quelques-uns en ont fait un principe
pour démontrer la raison de toutes les forces mouvantes;
et il semble bien évident qu il ne faut ny plus ny moins
de force pour porter un poids de cent livres à un pied de
haut que pour en porter un d'une livre à cent pieds de
haut : de sorte qu'un poids d'une livre descendant de la
hauteur de cent pieds contreballancera à un poids de
cent livres dans la hauteur d'un pied. Ce principe a quelque
chose qui ne satisfait pas si parfaitement l'esprit, qu'il
puflSse pour faire des démonstrations. 11 est néanmoins
très véritable, et après les démonstrations que je viens de
faire touchant les Forces Mouvantes, on peut le mettre
hardiment comme indubitable, j?
Si le P. Pardies se refuse à suivre Descartes et à faire
de la proposition de Jordanus le postulat essentiel de la
Statique, il n'en a pas moins exactement saisi les liens de
cette proposition avec l'impossibilité du mouvement per-
pétuel. Ce qu'il dit (4) pour montrer que « le mouvement
(l) Pardies, loc. cit., pp. ilO et seqq.
Vi) Id., ibid., p. 09.
(3) Id., ibid., p. 101.
<4) Id., ibid,, p. 102.
ni« SÊIUE. T. IX. ^
434 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
perpétuel par méchanique est impossible « n'est évidem-
ment qu'un commentaire, d'ailleurs clair et exact, de ce
que Cardan avait écrit dans le De subtiliiate : «» D'où
l'on peut faire voir que ceux-là perdent leur temps, qui
cherchent le moyen de faire le mouvement perpétuel par
la Statique. Pour cela, il faudroit nécessairement que de
certains corps descendissent, et que d'autres montassent,
en sorte que les mêmes qui sont une fois montez, soient
aussi ceux qui descendent après, pour perpétuer ainsi le
mouvement, par une succession et une circulation conti-
nuelle. Mais il est manifeste que dans ces rencontres, tout
ce qui descend, doit monter. Si ce qui doit monter est
égal à ce qui doit descendre en même temps, il n'est pas
possible que le mouvement se fasse de luy-méme, puis-
qu'un poids égal ne peut pas de cette sorte en surmonter
un autre égal. Si ce qui descend est plus grand que ce qui
monte en même temps, il faut nécessairement que la
vitesse de ce qui descend soit à proportion plus petite, en
sorte que comme le poids qui descend est à celuy qui
monte, ainsi soit la vitesse de celuy qui monte à la vitesse
de celuy qui descend ; autrement, la succession ne pour-
roit pas être perpétuelle, et il monteroit plus de corps
qu'il n'en descendroit, ou au contraire, il en descendroit
plus qu'il n*en monteroit ; et ainsi la machine seroit bien-
tost épuisée. Que si la vitesse de ce qui descend est à la
vitesse de ce qui monte en raison réciproque des poids
des corps, il y aura équilibre et rien ne bougera. «
La Statique (i) du P. Lamy, prêtre de l'Oratoire, n'est
(1 ) Traitez de Méchanique. de Véquilibre des solides et des ligueurs,
où l'on découvre les causes des effets de toutes les machines dont on mesure
les forces d'une mani^^re particulière ; on y en propose aussi quelques nou-
velles. Par le P. Lamy, presire de l'Oraioire. A Paris, chez André Pralard,
rué Saint Jacques, à l'Occasion. MDCLXXIX. — Traitez de Méchanique^
de Véquilibre des solides et des liqueurs. Nouvelle édition. Où Ion
ajoute une nouvelle manière de démontrer les principaux théorèmes (Je
celte science. Par le P. Lamy, prêtre de l'Oratoire. A Paris, chez André Pra-
lard, rué S. Jacques, à TOccasion. MDCLXXXVll. Cette seconde édition
n'est en réalité que la première, dont on a chargé le faux titre et à laquelle
LES ORIGINES DB LA STATIQUB. 435
guère originale ; comme celle du P. Pardies, et peut-être
plus qu elle, elle rappelle le Ti^aité de De Challes ; comme
elle, elle débute par les théorèmes de Villalpand ; comme
elle, elle donne de la loi du levier la démonstration qu'ont
adoptée Stevin et Archimède.
Mais le P. Lamy va encore plus loin que le P. Pardiee
dans la voie critique où celui-ci s'est engagé. Ni le postu-
lat d'Aristote et de Galilée, ni le postulat de Descartes
ne semblent au savant Oratorien propres à fonder une
Statique ; ce sont des corollaires des lois de l'équilibre ;
ce n'en sont point les raisons d'être.
« Ce qu'on gagne en force dans un levier, dit-il (i), on
le perd en espace de temps et de lieu. « Cette remarque,
il la justifie selon le très vieux procédé d'Aristote, en
considérant la longueur même du chemin décrit par cha-
cun des poids et non point la projection de ce chemin sur
la verticale. Il ajoute (2) alors : « Il ne faut point chercher
d'autre cause d'équilibre de deux corps de pesanteur diffé-
rente qui sont suspendus à une verge que celle que nous
avons proposée ; car il est manifeste, selon que nous
l'avons prouvé, que cela arrive parce que la verge est
poussée également des deux côtés de lappuy ; cependant,
plusieurs ont assighé une autre cause de cet équilibre,
sçavoir cette loy de nature que nous venons de démontrer
dans la Proposition précédente...
» Plusieurs raisons m'ont empêché d'embrasser ce sen-
timent. Premièrement en considérant deux corps en équi-
libre, je ne conçois pas comment un mouvement qu'ils
n'ont point, et qu'ils ne peuvent avoir qu'en sortant de
leur repos, peut être la cause de ce même repos...
« Il y a des machines dans lesquelles cette loy de nature
on a joint une addition dont il sera question en l'article suivant. — Une
troisième édition porte le litre de la première, suivi de ces mots : Revus et
corrijçez par le R. P. Bernard Lamy, Prêtre de l'Oratoire. A Paris, chez
Denys Mariette, rue Saint Jacques, à Saint Augustin. MDCCJ.
(1) Lamy, loc, cit., p. 74.
(î) Id., tôîd., p. 76.
436 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
que ce que Ton gagne en force, on le perd en temps, est
gardée, et cependant nous démontrons géométriquement
que la force de ces machines a une autre cause que cette
loy ; ce n'est donc pas une bonne conséquence qu elle soit
la cause de la force du levier, de ce qu'elle se trouve dans
ses effets...
» Il n*est pas nécessaire que je fasse remarquer (i) que
cette loy par laquelle on perd en espace de lieu et de
temps ce que Ton gagne en force, n*est pas la cause de la
force des poulies, mais une suite de leur composition. Ce
sont des leviers, comme nous avons veu... Aussi il ne faut
point chercher d'autre cause de TefFet de ces machines. »»
L'axiome si souvent invoqué depuis Aristote et Galilée
ne mérite donc point, selon le P. Lamy, de garder ce
rang logique élevé ; il doit descendre à l'humble rang de
corollaire.
L'axiome de Jordanus et de Descartes n'est pas mieux
accueilli (2) par notre auteur : « Monsieur Descartes pro-
pose le principe suivant, qu'il prétend être la cause de cet
équilibre du levier. C est la même chose, dit-il, de lever
un fardeau pesant 100 livres à la hauteur de 10 pieds que
d'en élever un de 10 livres A la hauteur de 100 pieds... Il
y a ici, ce me semble, un paralogisme, car ce principe ne
peut être vrai que lorsque l'on peut lever séparément les
parties d'un fardeau. Par exemple, il ne faut pas plus de
force pour porter 10 pierres séparément à un pied de
hauteur, que pour porter une de ces pierres à 10 pieds
de hauteur ; et si je puis porter une pierre à ces 10 pieds,
je pourray assurément lever toutes ces pierres à la hauteur
d'un pied ; mais comme il est évident, cela ne peut se
faire si je ne les prens les unes après les autres : car
quoique je puisse lever un fardeau d'une livre à la hauteur
de 1000 pieds, je ne puis pas lever un poids de 1000 livres
à la hauteur de la millième partie d'un pied. >»
(1) Lamy, loc. cit., p. H7.
(2) Id , ibid., p. 79.
LES ORIGINES DB LA STATIQUE. 487
Contre laxiome d'Aristote, le P. Lamy reprend les
objections de Stevin, objections qui tombent d'elles-mêmes
si Ton remarque que la méthode des vitesses virtuelles est
un procédé de démonstration po^ absurdum. A l'axiome
de Descartes, il adresse des critiques que Mei-senne avait
formulées avant lui ; la confusion entre la force et le
travail, confusion engendrée par une terminologie défec-
tWuse, en fait tout le fond.
L'axiome de Stevin, tiré de l'impossibilité du mouvement
perpétuel, ne trouvera pas grâce, lui non plus, devant
la sévère critique du pointilleux oratorien.
C'est au cours de la théorie du plan incliné qu'il trouve
occasion d'attaquer cet axiome.
Ce qui préoccupe avant tout Lamy, en cette théorie du
plan incliné, c'est de connaître la fraction de la pesanteur
totale du corps que porte le plan ; car (i) « un corps
pesant ne communique qu une partie de sa pesanteur au
plan sur lequel il est posé quand ce plan est incliné « .
Cette partie est ce que nous nommons aujourd'hui la com-
posante du poids suivant la normale au- plan. L'excès
arithmétique (2) du poids entier sur cette composante est,
selon l'expression de Lamy, ce qui po7'te en tair ; il semble
bien que Lamy subisse ici une fâcheuse influence du
P. Casati.
D'ailleurs, pour évaluer cette partie de la pesanteur
que porte le plan incliné, Lamy use de bien étranges
démonstrations, visiblement imitées de Léonard de Vinci
et de Bernardino Baldi. Il suppose que le corps porté par
le plan incliné ait la forme d'une sphère (fig. 107) et il
déclare (3) que « le plan incliné ne porte pas toute la
pesanteur de X, mais... qu'il porte seulement celle que res-
sentiroit celuy qui soûtiendroit le levier LG au point E ;
ainsi le reste porte en l'air r. .
(1) Lamy, loc. cit., p. 121.
(î) id., ma,, p. i«5.
(3)ld.,t&td., p. 121.
/
438
RBVUB DBS QUESTIONS SCIBNTIPIQUES.
Ce raisonnement fournit à Lamy ce théorème faux (i) :
« Un corps estant posé sur un plan incliné, la partie de
la pesanteur de ce poids qui porte sur ce plan est à celle
qui n*y porte pas comme la longueur du plan est à sa
hauteur, r*
Bien qu'usant toujours de raisonnements aussi étranges,
Lamy est plus heureux en cette autre proposition (2) :
« Lorsqu'on tire une sphère le long d'un plan par une
ligne parallèle à ce plan, ce qui porte de cette sphère sur
le plan est à ce qui ne porte pas comme l'inclination du
plan est à sa hauteur. »» Dans cet énoncé, ce qiœ le plan
ftg.W7.
ne porte pas signifie la composante du poids du corps
parallèlement au plan incliné.
Ce théorème conduit notre auteur à cet autre (3) qui,
lui aussi, est exact : « Deux corps pesans estant sur deux
plans de mesme hauteur, si ce que porte lun des deux
plans est à ce que porte l'autre comme Tinclination de l'un
à celle de lautre, ces deux corps seront en équilibre. »»
Entre cette proposition et la théorie du plan incliné
telle que Ta formulée Stevin, il y a parfait accord ; mû
peut-être par le besoin de critiquer le grand géomètre de
Bruges, Lamy altère son propre théorème pour trouver
un désaccord avec la doctrine classique du plan incliné :
u L'on croit communément, dit-il (4), que lorsque les
(l) Lamy. loc, cit., p. 122.
(i) J(l., i6id., p. 131.
(3) Id., ibid., p. 135.
(4)ld., fWd, p. i37.
V
LB8 ORIGINES DE LÀ STATIQUE. 489
poids entiers de deux corps pesans qui sont sur deux
plans disposez comme on le voit dans la figure de la pro-
position précédente, sont l'un à l'autre, comme les plans
sur lesquels ils sont, ils doivent estre en équilibre, cela
n'est pas comme nous venons de le voir. Il ne faut pas
que ce soient les poids entiers qui soient l'un à l'autre
comme ces plans, mais la partie de ces poids qui portent
sur ces plans.
» J'ay veu dans un Autheur cette démonstration
prétendue du sentiment que je rejette... » Après avoir
rapporté la démonstration de Stevin, Lamy ajoute (i) :
« Mais comme la démonstration suppose Timpossibilité
du mouvement perpétuel, qui n'a point encore esté démon-
strée, elle n'est pas bonne. Outre cela, il n'a pas remarqué
que les sphères E, F, Gr (ftg. 108) ne peuvent tomber, et
faire monter les sphères 0, N, à cause qu'elles pendent
plus du côté du plan AC que du côté du plan AB... r»
La critique n est pas fondée ; le collier de perles des-
sine une chaînette parfaitement symétrique qui pend
également du côté AB et du côté AC ; mais, il faut l'avouer,
Stevin, si prodigue de précautions inutiles en ses longues
(l) Lamy, loc, cit., p. 139.
/
440 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
démonstrations, aurait été sagement inspiré en l'affirmant
explicitement et en appuyant son affirmation de quelques
raisons.
La Statique du P. Pardies, le T7^aité de Méchanique
du P. Lamy sont des œuvres fort médiocres ; ces deux
écrits, comme ceux de Rohault et de De Challes, nous
montrent en quel état de décadence se trouvait, au voisi-
nage de l'an 1680, la Science de l'équilibre. La même
impression se dégage encore d'un autre écrit (1), composé
à la même époque, bien que cet écrit ait pour auteur
l'illustre Borelli et que ses nombreuses éditions attestent
la vogue dont il a joui.
L'étude des efforts faits par les muscles qui déterminent
les mouvements des animaux exige que Borelli détermine
les tensions des cordes qui arrêtent une résistance. Un
chapitre entier (2) est consacré à ces lemmes sur la com-
position des forces ; les procédés par lesquels la démons-
tration de ces propositions est ramenée aux propriétés
du levier n ont rien de naturel ; ce sont d'ingénieux arti-
fices dont remploi entraîne malaisément la conviction.
Les résultats obtenus sont naturellement ceux que Ton
connaissait depuis Stevin. Borelli, cependant, juge bon
de critiquer les démonstrations de Stevin et d'Herigone(3),
qu'il nomme, aii.si que le raisonnement d'un certain « insi-
gnis Geometra neotericus »» qu'il ne nomme pas, mais
dont l'artifice est celui-là même qu'ont employé De Challes,
Casati et Pardies. Il va plus loin ; il croit découvrir une
(i) Johannis Alphonsi Borelli, Neapolilani Maihescos professori?, De
motic animûlium. Pars Prima. Roimae, MDCLXXX. Pars secunda. Romae,
MDCLXXXI.— Edilio allera. Lugduni in balavis, MDCLXXXV. — En 1710,
parut ù Leyde une édition à laquelle était jointe une disserlation : De motu
musculorum, due à Jean Bernoulli. Ainsi complétée, l'œuvre de Borelli fut
réimprimée plusieurs fois, noiammenl à Naples en 1734. La dernière édition
-en fut donnée à La Haye en 1743.
(2) Id., ibid. Pars prima. Cap. XIII : Lemmala pro musculis quorum fibr»
non sunt parallelae ci oblique trahunt.
(3) Id., ibid. Pars prima, Cap. XUl : Digressio (à la suite de la Propo-
sitio LXIX).
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 44 1
erreur dans les énoncés de Stevin et d'Herigone. Il admet
avec eux que deux forces obliques et concourantes, exer-
cées par deux cordes, tiendront un poids en équilibre si
cliacune des tensions est à ce poids comme le côté du
parallélogramme des forces est à la diagonale de ce qua-
drilatère ; mais il prétend que la réciproque de ce théo-
rème n'est point exacte. Varignon n'aura point de peine
à lui prouver, et cela par ses propres lemmes, qu'il erre
pleinement.
D'ailleurs, Borelli s'interdit toute allusion aux prin-
cipes généraux de la Statique, aussi bien au principe des
vitesses virtuelles, sans cesse repris d'Aristote à Galilée,
qu'au principe des déplacements virtuels, constamment
accru et précisé, de Jordanus à Descartes et àWallis. Pour
lui, comme pour Rohault, pour Pardies et pour Lamy, la
loi du levier est « la plus importante proposition de la
Statique •» ; toutes les autres s'y ramènent. L'étroitesse
d'esprit de ces auteurs va rejoindre celle de Guido Ubaldo.
11 est clair, en effet, que la plupart des géomètres n'ont,
vers l'an 1680, qu'une fort médiocre connaissance de la
Statique ; non seulement les principes larges et féconds
auxquels cette science doit ses plus belles découvertes
sont méconnus, relégués au rang de corollaires, passés
sous silence, voire réputés faux, mais encore certains des
théorèmes les plus certains sont contestés ou demeurent
incompris ; de ce nombre est la loi de la composition des
forces concourantes. Voici cependant que cette loi va
cesser de paraître lun des nombreux théorèmes de la
Statique ; qu'elle va se donner comme la proposition
fondamentale d'où découle toute cette science, comme le
seul principe où le géomètre découvre avec pleine clarté et
entière certitude la raison des équilibres les plus divers.
P. DUHEM.
(La fin prochainement).
CONFLITS DE FAITS
El'
CONFLITS DE TENDANCES
Lettre à un jeune homme
... Cette fois, cher ami, je ne puis me défendre de vous
chapitrer en forme. Quand vous m'écrivîtes votre dernière
lettre, les oreilles devaient vous tinter encore de quelqu'une
de ces sonneries d'alarme, dont nous assourdit généreuse-
ment le belliqueux altruisme des apôtres de l'émancipa-
tion scientifique. La crainte révérencieuse de 1' •« aime
science « troublerait-elle la sérénité de votre foi ? Quelque
chose vous chitFonne, c'est visible... Eh! bien, parlons
franc. Je comprends ce malaise intime, que vous osez à
peine vous avouer ; et comment ne pas l'excuser chez
vous, simple laïc, quand on peut le sentir, çà et là, étrei-
gnant jusqu'aux âmes sacerdotales i Aux affirmations
tranchantes d'incompatibilité entre la foi et la science,
font écho, dans certains milieux catholiques, je ne sais
quels chuchotements inquiets, quelles anxiétés mal
définies : on dirait qu'une vague menace plane sur nos
croyances... Oh ! sans doute, la foi reste entière dans le
triomphe final de la vérité, mais elle se mêle d'une obsé-
dante appréhension de surprises et de sursauts. Avec votre
caractère et vos lectures, vous deviez subir ces influences
ambiantes.
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. 448
Vous êtes jeune ; vous aimez l'Église et vous aimez le
progrès ; vous voulez être de votre temps, à la fois très
chrétien et très moderne ; parce que vos convictions
morales et religieuses vous sont chères, vous exigez d'elles
une souplesse d'adaptation qui les mette en consonance
constante avec tout ce qui a l'heur de conquérir vos
admirations et vos respects.
Loin de moi de qualifier d'illusions ces aspirations
généreuses : au besoin je les défendrais cotitre vous-même.
Mais les meilleures tendances ont leur écueil. Quand elles
pénètrent une âme avec l'acuité qu'elles ont atteinte dans
la vôtre, elles constituent, selon les cas, des instruments
incomparables d'activité chrétienne, ou bien des sources
trop fécondes de trouble et de désenchantement. Sans
doute, rien de mieux — et à l'heure actuelle, rien de plus
désirable — qu'un esprit ouvert et largement accueillant,
assez droit pour ne rien dissimuler de la vérité, assez
bienveillant pour la deviner sous la gangue même de
l'erreur ; rien de mieux que ce désir intense de voir
l'Église catholique prendre la tête du mouvement moral,
social, intellectuel, stimuler les initiatives et opérer des
pénétrations hardies dans tous les domaines du progrès.
Encore si la tendance, en soi, est louable, faudrait-il
s'enquérir de la manière dont elle se concrète, du choix
plus ou moins judicieux de ses points d'application. Le
zèle le plus désintéressé, la plus admirable élévation de
pensées, ne garantissent pas, dans l'ordre pratique, contre
toute faute de repérage ou toute erreur de perspective.
C'est une de ces erreurs de perspective qui manifeste-
ment est cause de ce vague malaise qu'accusait votre der-
nière missive.
Comme tant de nos contemporains, vous avez le culte
— un peu superstitieux — de la Science. Elle représente
pour vous, que sais-je ? ce quelque chose de quasi trans-
cendant, dont les manifestations proteiformes compénè-
trent toute notre civilisation moderne ; ce quelque chose
444 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qui entre en nous par les yeux, par les oreilles, par tous
les sens, qui s incorpore pour ainsi parler à notre idéal
d'hommes du xx® siècle ; que sais-je encore ? cette
autorité sans appel, qui rend absolus, quels qu'en soient
les considérants, tous les arrêts signés à son nom ; cette
méthode impeccable, qui mérite et réclame crédit illimité
de notre confiance...
Ne protestez pas : tout cela se trouve chez vous à l'état
d'impressions. •
Vous souvient-il de la visite que vous me lîtes. Tannée
dernière, au laboratoire i Ces étagères de réactifs, ces
instruments de mesure si précis, ces microscopes si péné-
trants ; puis, dans les manipulations, cette technique en
apparence si sûre d'elle-même, ces mille précautions contre
les causes d'erreur ; et encore, dans les mémoires que vous
feuilletiez, cette méthode fortement accusée et s offrant
pour ainsi dire au contrôle, cette allure calme et posée,
cette marche dont chaque pas semble appuyé sur un fait»
ce luxe de documents précis : mesures, statistiques, des-
sins à l'échelle, photogrammes, etc., cette bibliographie
copieuse et exacte, bref ce souci constant et presque
affecté d'objectivité..., tout cet ensemble de circonstances
contribuait à créer, dans votre imagination de lettré,
autour de ce concept abstrait de « Science », une atmo-
sphère d'étonnement et d'admiration peut-être excessive.
Certes, je vous eusse scandalisé si je vous avais montré
alors la large part subjective, qui, dans les sciences bio-
logiques du moins, se cache souvent sous des apparences
de rigueur et de méthode ; si, prenant un de ces mémoires
imposants, dont les conclusions vous paraissaient presque
sacrées, je lavais lu devant vous comme le lisent les
hommes du métier, avec cette critique froide et impitoyable
qui refait les raisonnements, soupèse les observations,
contrôle chaque fait par d'autres faits, chaque auteur par
d'autres auteurs, et accorde le moins possible de cette
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. 445
confiance, que vous, cher ami, vous eussiez cru devoir
prodiguer.
Et remarquez bien que, ce disant, je ne vise pas les
généralisations théoriques ou les conclusions d'ordre
plutôt philosophique ; je parle de ces conclusions qui se
réclament directement de la méthode expérimentale :
leur portée exacte est fonction des expériences ou des
observations qui les ont établies ; or, pour saisir cette
portée, une critique des recherches préalables s'impose
toujours, critique souvent malaisée aux spécialistes mêmes.
Saisissez- vous combien le grand public doit être bon juge
dans l'appréciation de ces résultats scientifiques que la
vulgarisation lui sert par brassées !
Mais laissons ce point de vue. Je n'ai pas le loisir d'y
insister aujourd'hui. Je souhaiterais seulement que vous
fissiez passer du domaine spéculatif dans celui de vos
impressions pratiques cette proposition banale : toute con-
clusion d'un mémoire isolé, fût-il d'un maître de la science,
est sujette à vérification et au besoin à revision plus com-
plète.
Ne croyez pas que je veuille ainsi déprécier la science
expérimentale. Grâce à un contrôle continuel et à des éli-
minations successives, la paille est tôt ou tard séparée du
bon grain ; la vraie science progresse, et merveilleusement.
Le mérite en revient pour une bonne part à ces travail-
leurs consciencieux, qui savent résister à l'entraînement
des généralisations hâtives et garder la vue nette des
exigences de la méthode. J'estime trop lesprit de M. Bru-
netière pour croire qu'il ait constaté sans déplaisir l'étrange
abus que plusieurs ont fait d'une expression qui a soulevé
bien des colères : la vraie science ne peut « faire banque-
route »» ; dans les 'limites de son objet, la science est chose
éminemment respectable et bienfaisante. Sur ce point,
nous sommes, je crois, pleinement d'accord.
Un conflit serait-il donc à redouter entre le dogme
-catholique et cette science expérimentale proprement
/
446 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dite ? Une affirmation du magistère authentique de l'Église
court-elle le risque de se trouver en désaccord avec un fait
scientifique bien et dûment établi ?
Pareil conflit, pareil désaccord sont impossibles : Dieu
auteur de la nature ne peut contredire Dieu garant du
dogme ; vous en êtes convaincu autant que moi. D'où
provient donc, en face du développement des sciences, la
pusillanimité, l'attente inquiète, de ces chrétiens qu'on
croirait sous le coup d'une menace permanente ?
Interrogez- vous vous-même, cher ami : cette crainte
pusillanime d'un démenti expérimental à vos croj^ances ne
provient pas de la perception personnelle d'un danger
possible ; elle résulte uniquement de vos lectures. Vous
connaissez trop bien cette littérature tendancieuse des
Hàckel, des Bûchner, des Berthelot, des Verworn, des Le
Daiitec, des Séailles, des Buisson, e tutti quanti. A force
d'entendre affirmer le conflit, vous vous surprenez à le
redouter. Les rectifications opposées par les savants
catholiques — elles ne manquent point, grâce à Dieu —
n'atteignent pas l'éclat bruyant, la persévérance obstinée,
importune, des sophismes hautains ou perfides de leurs
adversaires. C'est pourquoi l'on est obligé de vous redire
ce qui s'est dit excellemment plus de cent fois depuis des
années.
Vous êtes-vous jamais sérieusement demandé si la
science que ces messieurs veulent à tout prix ennemie du
dogme est bien cette vraie science expéi^imentaley dont les
progrès font l'honneur de notre génération? Permettez-moi
de vous faire part d'une impression qu'a accentuée chez
moi la pratique directe des sciences biologiques. Au début,
je m'imaginais — comme vous — que tout ce bruit et
toutes ces clameurs étaient l'indice, noïî pas certes d'une
contradiction véritable, mais du moins d'une sérieuse diffi-
culté de conciliation entre la foi et la science ; d'où une
préoccupation bien naturelle de saisir les points précis où
portait le litige. Or il advint que, plus j'avançai, plus la
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. 447
difficulté se déroba. Tous les conflits de faits — je ne parle
pas des conflits de tendances — s'évanouissent dès qu on
s'applique à en préciser les termes. La foi et la science ont
si peu de points communs ! La Bible est le seul endroit,
semble-t-il, où pourrait s'établir un contact, et, fran-
chement, les latitudes traditionnelles d'interprétation
suffisent, non seulement à résoudre les quelques chétives
objections qui furent proposées, mais à supprimer la pos-
sibilité même de difficultés sérieuses. Si d'aventure vous
possédiez un fait gênant, je vous serais bien obligé de
me le signaler, car toutes mes battues dans le champ des
sciences biologiques, les principales intéressées, au dire
de beaucoup, sont restées totalement infructueuses.
Ne prendrions-nous pas trop au sérieux ou trop au
tragique les déclarations d'adversaires qui souvent ignorent
à la fois et le catéchisme et les bornes de leur compétence,
double lacune fort grave en l'occurrence ?
Le profit serait mince de nous attarder sur ce terrain
battu et rebattu des soi-disant contradictions de faits ;
aussi bien, je ne sache pas qu'un savant sérieux ose encore,
devant ses pairs, y asseoir sa controverse antireligieuse.
Que n'observe- 1- on le même scrupule et la même loyauté
par devant le gros public ! Du reste, en général, la tac-
tique des protagonistes du •* progrès laïque » a évolué à
son avantage ; elle est devenue plus fine et plus perfide.
Ce qu'elle oppose au dogme, ce ne sont plus des faits
purement expérimentaux, c'est cette réalité complexe qui
s'appelle la «« Science moderne « , et qui englobe non seu-
lement un bagage inerte de faits, mais une méthode, des
tendances, un esprit, une philosophie des choses, une
Weltanschaimng . Oh ! ici, cher ami, les questions se com-
pliquent, et je ne nierai plus qu'il ne puisse y avoir
incompatibilité radicale entre un élément quelconque de
cet amalgame et quelqu'une de nos croyances catholiques.
Faut-il s'en alarmer ?
Une mise au point loyale des situations respectives me
/
448 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
semble éminemment propre à calmer vos inquiétudes et à
ranimer votre élan.
Et tout d'abord, le dogme catholique apporte-t-il chez
ses adhérents une entrave à la pleine compréhension et à
l'application loyale de la méthode scientifique ?
Certes, s'il s'agissait de la méthode scientifique telle que
vous la concevez, je répondrais catégoriquement : non.
Mais jugez de mon embarras : un Hâckel dans ses élucu-
brations monistes, un Le Dantec dans ses conceptions les
plus originalement subjectives, se proclament les servants
fidèles et scrupuleux de la « méthode scientifique » . Or
croyez bien que cette « méthode « là, transportée des
ouvrages de vulgarisation dans des mémoires spéciaux,
ferait hausser les épaules. Le langage courant a donc créé
des équivoques, qui peuvent égarer la bonne foi des non-
initiés. Si « méthode scientifique »» signifie ^ méthode
expérimentale «, c'est-à-dire détermination des faits géné-
raux et des lois expérimentalement véritiables, j'avoue ne
pas saisir le moins du monde comment son intelligence et
sa pratique pourraient se trouver gênées par les convic-
tions religieuses de l'expérimentateur ; le plus catholique
des savants admet comme tout le monde et sans aucune
réticence, la valeur absolue de la méthode expérimentale
dans le domaine des choses expérimentables ; qu'est-ce
donc qui pourrait l'empêcher d'y pousser l'expérience
loj'^alement et jusqu'au bout ? Rien d'injuste et. . . d'étrange,
sous la plume de pamphlétaires anticléricaux, comme cer-
taines insinuations, certaines prétéritions, et parfois
certains étonnements affectés ou sincères. Il me semble
que les œuvres de nos savants catholiques ne font pas si
mauvaise figure dans la littérature scientifique, et pro-
clament assez haut qu'un homme de science catholique
n'est pas nécessairement une non-valeur...
J'abrège ces considérations, qui sufiîsent amplement à
dégager le dogme de toute responsabilité dialectique vis-
à-vis de la science ; mais, j'en suis sûr, un accord aussi
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES.
449
parcimonieux ne vous satisferait qu'à demi. La méthodo-
logie scientifique ne tient pas tout entière dans la méthode
strictement expérimentale : elle comprend en outre, de
nos jours surtout, une part de procédés qui ressortissent
moins à la logique formelle qu'à la psychologie. Ces exi-
gences techniques — plus ou moins flottantes parce que
subjectives pour une part — il serait regrettable de les
négliger dans ce qu'elles ont d'utile et de légitime. Voyons
donc quelle peut être en face de celles-ci l'attitude d'un
catholique sincère.
Depuis l'époque de la Renaissance scientifique, plus
d'un chapitre de la méthodologie générale des sciences
s'est notablement complété et précisé. Ce progrès est tan-
gible en ce qui concerne le rôle des hypothèses scienti-
fiques. Nous n'en sommes plus à la sévérité puritaine de
Newton, si intolérant pour les hypothèses actuellement
invérifiables : sous l'influence de Mach, de Duhem, d'Ost-
wald, de H. Poincaré et d'autres, la notion de Thypothèse
utile s'est juxtaposée plus étroitement, ou même substi-
tuée, à la notion de l'hypothèse objectivement probable.
Certaines hypothèses qu'eût rejetées Newton se trouvent
maintenant pleinement justifiées par leurs avantages psy-
chologiques et pratiques. Assez maladroit pourrait être
le geste d'un apologiste qui écarterait sans plus d'examen
telle ou telle manière de voir sous prétexte qu'elle n'est
qu'hypothétique ; et pour ma part, je regretterais de
découvrir chez mes coreligionnaires une attitude hostile
à quelque théorie scientifique réellement féconde, ou,
pour mieux dire, aux parties réellement fécondes de
quelque théorie scientifique.
Assurément, une hypothèse scientifique qui se présen-
terait comme un pur moyen d'investigation ou de coordi-
nation, sans aucune prétention à représenter la réalité
des choses, ne pourrait entrer en conflit logique ou psy-
chologique avec le dogme ; mais un symbolisme aussi
dégagé est moins facile à réaliser qu'à définir ; il peut
Hl« SÉRIE. T. IX. S9
^50 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
être à l'usage d'un petit nombre d'esprits aflSnés ; chez la
plupart il subira des alliages et servira tôt ou tard non
plus seulement à organiser Yactton scientifique, mais à
représenter avec plus ou moins de probabilité Vabsolu
scientifique. Le divorce complet entre l'hypothèse d'appli-
cation et l'hypothèse d'explication, possible en droit, me
paraît très rarement réalisé en fait, du moins dans les
sciences naturelles. Croyez- vous que Weismann, par
exemple, considère sa théorie du plasma germinal comme
un pur schématisme symbolique ? Sans doute, il ne pré-
tendra pas à l'objectivité, même probable, du menu détail
de ce jeu compliqué d'ides, de déterminantes et de bio-
phores, mais les grandes lignes à tout le moins de ce
mécanisme lui paraissent une expression vraie de phéno-
mènes naturels. Combien d'évolutionnistes, pensez-vous,
voient dans l'hypothèse de la descendance un simple moyen
de « faire de l'ordre »» en anatomie comparée ? Que telle
ou telle généalogie particulière ne soit guère qu'une vue
provisoire et méthodique, on l'accordera sans peine, mais
très peu s'abstiendront de considérer le transformisme
comme une explication objective, plus ou moins probable,
de la diversité des types organisés.
11 ne suffira donc pas de dire au savant catholique :
« Groupez les faits sous telle hypothèse qui vous plaira :
tant que vous ne portez pas de jugement sur l'objectivité
de cette hypothèse, l'Église s'en désintéresse »». Pareille
position, pour la plupart des hommes de science, serait
psychologiquement intenable. Reste donc à nous enquérir
si le dogme catholique peut gêner le savant dans l'adop-
tion des bonnes et solides hypothèses de traraiL Ma réponse
sera brève et nette : à priori aussi bien qu'à posteriori,
non.
Pour un catholique tel que vous, toute cette question
s'éclaire du principe général de la véracité de Dieu, garant
du dogme. Une hypothèse n'est utile et féconde que grâce
à certains éléments et à certains rapports vrais dissimulés
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. ^5 I
SOUS un symbolisme peut-être inexact ; la vérité ne pou-
vant contredire la vérité, ce qu'il y a de réellement fécond
dans une hypothèse ne peut être non plus en opposition
avec le dogme.
Mais cette constatation abstraite a peu d'importance
pratique. En fait — et c'est ce qui importe — Yadhésion
au dogme na jamais contraint un homme de science à
réduire son outillage utile. Que de fois Ton nous jette
à la face l'accusation de « manquer de la liberté d'esprit
nécessaire y» : au lieu de s'en tenir à des généralités, qu'on
nous montre donc, dans l'arsenal des sciences expérimen-
tales, un véritable instrument que nous soyons inaptes à
manier.
Cependant, n'exagérons rien et ne confondons pas deux
questions fort distinctes. 11 peut se faire, accidentellement,
qu'une décision disciplinaire, n'engageant pas l'infaillibi-
lité de l'Eglise, atteigne un savant catholique et l'entrave
plus ou moins dans ses travaux. J'accorde volontiers que
pareille décision, d'ailleurs réformable, se montrera par-
fois inopportune : ceci est affaire de gouvernement, non
aflfaire de foi, et nombre d^objections écloses à ce sujet
reposent sur une ignorance complète des règles, cependant
assez précises, de l'exercice du magistère infaillible de
l'Église. Pour les actes qu'elle ne couvre pas du privilège
de l'infaillibilité, l'Eglise ne réclame point de ses « juges »
un traitement de faveur, mais l'application sincère des
principes de l'équité naturelle. Or, il serait injuste au
premier chef de prétendre caractériser systématiquement
une attitude par deux ou trois gestes isolés et accidentels.
L'Église n'a pas pour mission de promouvoir les sciences :
si elle est sortie souvent d'une neutralité — dont on n'eût
pu raisonnablement lui faire grief — ce fut presque
toujours pour rendre au savoir humain des services
éminents, jamais à dessein de le contrarier. Quant à ces
méprises — fort rares d'ailleurs — contre lesquelles
Dieu n'a pas garanti le pouvoir ecclésiastique, replacées
452 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans leurs circonstances de temps et de lieu elles
s'expliquent pour le moins aussi bien que certains ostra-
cismes malencontreux prononcés parfois par des corps
savants, dont le prestige demeure à bon droit incontesté.
Cher ami, quand vous entendrez des publicistes faire à
l'Église le reproche d'hostilité au progrès et de palinodies
hypocrites, posez-vous ces trois questions :
1. Les actes ou décisions incriminés sont-ils exacte-
ment rapportés? 2. Sont-ils le fait du magistère infaillible^
d'une autorité disciplinaire, ou bien seulement d'un certain
nombre de théologiens sans mandat? 3. Replacés dans
leur cadre naturel, ont-ils la portée et la signification
qu'on leur attribue ?
Mais revenons à l'attitude présente de l'Église en face
des hypothèses scientifiques. Seule parmi celles-ci, de
votre aveu, l'hypothèse de l'évolution pourrait faire diffi-
culté. Mais, mon pauvre ami, ignorez- vous donc que sur
ce point le biologiste catholique a cent fois plus de liberté
quil nen poimmt exiger raisonnablement ? Avant d'at-
teindre, en partant de la matière brute, cette âme spiri-
tuelle de l'homme, que l'Église impose comme limite à sa
chevauchée évolutionniste, il devrait franchir, avec moins
de risque certes pour son salut que pour son bon sens,
deux barrières singulièrement élevées — d'aucuns diront
infranchissables : la génération spontanée et l'origine
physico-chimique de la sensation. L'Église se désintéresse
de cette « performance r : libre à lui de la tenter s'il en a
la fantaisie. C'est par un à fortiori écrasant que vous pour-
rez après cela vous rassurer sur le sort réservé par notre
obscurantisme de croyants à des formes plus modérées et
plus réellement philosophiques de l'hypothèse transfor-
miste.
Et ici encore, ne nous laissons pas prendre aux appa-
rences. Je le veux bien, aucun principe philosophique
n'interdit d'abandonner à la synthèse évolutionniste le
champ complet de la morphologie des êtres vivants ; mais
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. 453
ne vous imaginez pas que cette synthèse hypothétique soit
près d'être faite, même dans les grandes lignes. La théorie
transformiste, étendue à V ensemble du règne végétal et du
règne animal, ne saurait être actuellement qu'un point
de vue esthétique, une concession à nos goûts d'unité, tout
au plus une idée directrice psychologiquement justifiée.
Elle n'est pas encore — et qui pourrait dire si elle le
deviendra ? — un outil de travail bien utile et bien
maniable, une sérieuse hypothèse de recherches. En
voulez-vous la preuve ? Mais voyez donc : si l'on s'accorde
assez facilement sur le principe abstrait de la descendance,
combien nombreuses et profondes ne sont pas les diver-
gences dès qu'on tente de préciser davantage, de déter-
miner les facteurs d'évolution ou de grouper les généa-
logies fragmentaires ? Quelles fortes nuances ne séparent
point l'interprétation hreckelienne de la loi biogénétique
(parallélisme de l'ontogénie et de la phylogénie), de l'in-
terprétation bien plus pénétrante qu'en donne Oskar
Hertwig ? Qu'on pousse un peu cette dernière interpréta-
tion, et l'une des lois fondamentales de l'évolutionnisme
pourrait peut-être s'accommoder d'une hypothèse tout
autre. Que se produisent — et surtout se soient produits
— des phénomènes importants de sélection, d'adaptation,
de mutation, j'en suis convaincu autant que tous mes
collègues en biologie : mais les causes, le mécanisme, la:
portée..., qui les connaît ?
En somme, un seul point paraît actuellement assez bien
établi pour qu'il soit dangereux de n'en point tenir compte :
c'est l'étroitesse de notre conception de l'espèce organique,
le caractère artificiel des groupements de nos classifica-
tions. Sous l'influence de conditions biologiques diverses,
des transformations se seraient opérées, dont l'amplitude
embrasse non seulement ces groupes auxquels, à l'exemple
de Linné, nous appliquons l'étiquette « espèces «, mais
encore des groupes plus étendus, comme des genres et
des familles. Beaucoup considèrent la chose comme infi-
454 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
niment probable, sinon certaine. D'autre part, la possibilité
de transformations de cet ordre est à peu près le plus
large présupposé théorique indispensable actuellement aux
bons travaux de morphologie comparée. Je sais bien que
plusieurs homologies de l'anatomie comparée tendent à
faire admettre des rapports de parenté entre presque tous
les groupes de l'échelle animale ; mais remarquez que
beaucoup de ces homologies sont discutées ou discutables,
que leur détermination est en partie subjective et leur
signification des plus fuyantes ; remarquez surtout que
ces homologies, par leur côté objectif, c'est-à-dire par les
ressemblances qu'elles expriment, n'impliquent pa$ néces-
sairement, tant s'en ftiut, la parenté physique des types-
qui les réalisent : on leur fait impliquer souvent cette
parenté grâce à une pure hypothèse, qui, pour être
légitime, n'en est pas moins rigoureusement superflue dès
qu'on la généralise.
Vous préciser davantage la dose exacte de transfor-
misme qui constitue pour le biologiste une bonne « hjrpo-
thèse-instrument de travail «, je ne le tenterai point ici :
c'est affaire à débattre entre spécialistes, et nous avons
vu que le point de vue religieux ne saurait les mettre à
l'étroit. Mais il est bon — même quand la foi n'y est point
intéressée — de ramener à des proportions raisonnables
les exigences exorbitantes et les caprices d'enfants gâtés,
qui se rencontrent parfois sous la plume de certains
savants et plus encore de certains publicistes « éclairés »,
catholiques ou non. A les entendre, l'adoption intégrale
de la synthèse évolutionniste s'impose aujourd'hui comme
une nécessité ^c\entiûq\ie. Dieu nous délivre de ce simplisme
intolérant ! Ne lisais-je pas ces jours derniers, dans une
de ces revues qui font Topinion du monde « bien élevé « ,
un chaud plaidoyer pour la forte imprégnation de tout
l'enseignement scientifique <* moyen » par l'idée évolu-
tionniste ? 11 est temps, paraît-il, de faire à notre jeunesse
une mentalité évolutionniste. Et l'année dernière, c'est un
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. 455
ecclésiastique que j'entendais souhaiter avec impatience
la pénétration de l'esprit du jeune clergé par le principe
d'évolution, cette conquête définitive de la science moderne !
Entre parenthèses, mon bon ami, le zèle de cet ardent
abbé avait toute la sincérité et quelques-unes des illusions
du vôtre. Et vous concevrez qu en ce moment je lève les
yeux avec une certaine mélancolie vers ma modeste biblio-
thèque, où les ouvrages des maîtres de la morphologie
comparée témoignent, chacun à sa façon, de Yincertitude
qui j^ègne encore, chez les plus compétents, sur la valeur
concj^ète de la théorie de la descendance.
Après cela, n allez pas croire que je prêche la croisade
contre l'idée d'étendre le transformisme à l'ensemble du
monde organique. (Jette idée, en soi, est belle et sédui-
sante ; si les faits ne l'appuient pas suffisamment, du
moins ne la contredisent-ils point, que je sache ; libre à
chacun de l'adopter, si elle lui plaît. Je proteste unique-
ment contre Tintolérance qui voudrait l'imposer à tous
sous peine de déchéance intellectuelle et scientifique.
Et à ce propos, permettez-moi de préciser ma pensée
par une remarque, qui a quelque chance de vous agréer.
On ne peut nier que l'idée d'une évolution organique
n'entre à dose plutôt forte dans ce qu'on pourrait appeler
l'esprit scientifique contemporain. Serait-il vraiment
opportun de combattre cet *< esprit »» ou d'en faire fi
dès que ses manifestations dépassent les limites de sérieuse
objectivité que f ai tracées plus haut ? Plusieurs controver-
sistes catholiques semblent l'avoir cru et s'être mal gardés
eux-mêmes de cette intolérance, si contagieuse, dont ils
faisaient grief à leurs adversaires. J'estime qu'ils ont
manqué parfois de ce tact, de cette mesure, qui résultent
d'une juste appréciation des choses.
Tout n'est pas à dédaigner dans une attitude même
subjective, dans un ensemble de tendances et d'apprécia-
tions dont la valeur ne serait susceptible d'aucune dé-
monstration directe. Car voyez : même dans le cas où
i
456 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cette démonstration est possible, le processus psycholo-
gique, qui forme en fious, petit à petit, presque à notre
insu, la conviction ou l'opinion, n'est qu'imparfaitement
superposable au schématisme dialectique par lequel nous
éprouvons et justifions ces attitudes mentales. Que de fois
nous admettons d'abord et nous j^rouvofis ensuite ! Voilà
un cytologiste à son microscope : depuis des semaines il
examine, plus ou moins minutieusement, des files inter-
minables de préparations. Je gage que, n^uf fois sur dix,
le premier travail qui s'est fait en son esprit n'aura
ressemblé en rien à cet acheminement méthodique et
appuyé, que son mémoire imprimé présentera plus tard
au public. Par les yeux lui seront entrées une foule d'im-
pressions qui se seront enregistrées et casées comme elles
auront pu, essayant de se coordonner sous tels ou tels
points de vue successifs, aiguillant l'esprit presque méca-
niquement dans telle ou telle direction, s emboîtant enfin
sous une forme d'équilibre plus stable dont l'expression
abstraite se sera imposée alors à la manière d'une hypo-
thèse sérieuse : la justification dialectique de celle-ci ne
vient que plus tard.
Mais chez un homme de science, maniant un nombre
énorme de faits connexes, relatifs à une même spécialité,
ce travail mi-conscient mi-inconscient ne chôme guère ;
une partie seulement de ses résultats s'extériorisera en
propositions induites ou déduites selon l'ordonnance clas-
sique ; l'autre partie consistera surtout en répercussions
silencieuses sur l'orientation et les tendances de la vie
mentale ; elle créera chez cet homme une prédominance
de telles ou telles représentations, une prédisposition à
apprécier tel groupe de choses sous tel ou tel angle.
Encore une fois, tout n'est pas à négliger dans ce fonds
de mentalité, qui s'est constitué en dehors des règles de
la logique mais au contact quotidien des faits ; s'il est
vrai, du moins, que les tendances sourdes de l'esprit
peuvent trouver une garantie relative dans la nature
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. 457
même des circonstances où elles ont éclos et grandi. Aussi
leurs manifestations, quand elles demeurent dans les
limites des convenances et du bon sens, peuvent paraître
respectables, non seulement parce qu'elles expriment Tétat
d'âme d'un de nos semblables, mais aussi parce qu elles
ont chance de rencontrer partiellement la vérité.
Supposez maintenant que ces préférences intellectuelles
se retrouvent identiques chez la majorité des hommes de
science attachés à telle étude particulière : tant qu elles
ne porteront pas sur des objets étrangers au champ d'in-
vestigation de ces savants, ne méritent- elles pas notre
déférence, sans s imposer d'ailleurs à notre adhésion ? Je
conçois parfaitement que beaucoup de biologistes sentent
les faits se coordonner plus aisément en leur esprit dans
l'hypothèse d'une évolution dominant toute la morphologie
organique ; d'autres n'éprouveront pas cette impression
au même degré ; mais un profane serait-il bien venu de
leur reprocher cette attitude personnelle en vertu de je
ne sais quels axiomes philosophiques douteux ou de
quelles traditions mal comprises ?
Cher ami, le publiciste catholique, en face de « l'esprit
scientiflque contemporain » , doit naviguer à égale distance
de deux écueils : l'admiration aveugle — ceci est un peu
pour vous — et le manque de sympathie — ceci est pour
quelques autres. Qu'il est donc diflScile, en dépit des
meilleures intentions, de garder sa ligne droite, le cap
sur la vérité !...
Vous semblez avoir lu ce discours de Gabriel Séailles
au récent Congrès maçonnique de Rome. Un joli pamphlet,
n'est-ce pas i Son auteur, en homme d'esprit, fait bon
marché des prétendues oppositions entre le dogme et les
faits scientifiques. Cela, c'est la glu vulgaire où se
prennent les simples et les badauds. Le conflit est ailleurs,
mais, là, aigu et irréductible. L'esprit chrétien — et plus
particulièrement l'esprit catholique — barre la route à
l'esprit moderne ; les « affirmations de la conscience con-
458 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
temporaine »» refoulent devant elles les affirmations de la
conscience religieuse ; la mentalité créée par la Science
est incompatible avec la mentalité pétrie par le dogme, etc.
Ah ! pauvre cher ami, ce sont de pareilles affirmations
dont la superbe assurance donne le frisson à des catho-
liques aussi sincères que vous l'êtes ! Et vous cherche»
quel sacrifice d apaisement Ton pourrait bien offi'ir à ce
fétiche d' •* esprit moderne « et à ses redoutables oracles.
Ici vous n'échapperez pas à la lutte, elle est inévitable.
L' ** esprit moderne « de M. Séailles est sur trop de points
le contrepied de l'esprit catholique. Mais l'esprit moderne
de M. Séailles est-il l'esprit moderne tout court ? Cette
« mentalité laïque contemporaine », tant adulée, trouve-
t-elle réellement dans la science son inspiratrice et son
garant ?
La sempiternelle piperie des mots ! L* « esprit mo-
derne »», c'est-à-dire celui de la masse de nos contempo-
rains, sera apparemment ce quon le fera ; et rien ne pré-
sage que la Providence de Dieu doive soumettre la cause
de la vérité à Tépreuve de fléchissements particulièrement
pénibles. La persécution matérielle ne tue pas l'esprit, et
l'horizon intellectuel est-il donc plus inquiétant qu'à
d'autres époques ?
Quant à cette ^ mentalité laïque « dont on voudrait
faire un synonyme d' ** esprit scientifique »» , elle représente
un ensemble de principes et de tendances, dont une partie
seulement — celle précisément qui s'accorde sans peine
avec le catholicisme le plus orthodoxe — peut se pré-
valoir du patronage de la science. La divergence entre cette
« mentalité » et le dogme commence au point pj^écis où la
science cède la place à la métaphysique.
Le dogme, nous l'avons vu, s'accommode de toutes les
exigences logiques et psychologiques du progrès scienti-
fique, et laisse même par delà pas mal de marge à la fan-
taisie. Tant que cette fantaisie folâtre dans le domaine
des choses expérimen tables, son contrôle et sa répression
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. ^5g
ressortissent à la juridiction ordinaire de la science ; dès
qu'elle se porte plus loin et prétend atteindre, par néga-
tion ou autrement, des objets transcendants à Texpérience
sensible, elle échappe à la tutelle de la science pour
tomber sous la juridiction de la métaphysique. La « science
laïque « vit d'un malentendu : en tant que «< science »», elle
ne peut être laïque plutôt que cléricale ; en tant que
« laïque » , elle n'est plus << science « , elle est « métaphy-
sique "
Entre le dogme et la métaphysique ^ laïque »» , le dés-
accord est évident. Mais qu'est-ce donc que cette méta-
physique laïque ?
Tout d abord, c'est la métaphysique de ces doctes
ingénus qui croient bonnement n'en point faire du tout ;
et ils ne sont pas rares parmi nos savants d'aujourd'hui.
Vous n'imaginez pas jusqu'à quel point la pratique trop
exclusive du raisonnement expérimental peut rendre un
homme de science inaccessible à l'impression de raisonne-
ment d'un autre ordre. S'il n'y prend garde, la réalité
métaphysique revêt bientôt à ses yeux un tel caractère
d'étrangeté, que volontiers il la tiendrait pour fantasma-
gorie de rêveurs. De cette disposition affective à la néga-
tion formelle de tout objet dépassant l'expérience sensible,
la distance est bien courte : elle sera tôt franchie ^ous
l'impulsion de ce sentiment étroit, créé par un rétrécisse-
ment arbitraire du champ des expériences personnelles.
Et l'aboutissant, dans ce cas, se trouvera être un véritable
dogmatisme négatif.
Ce dogmatisme — souvent plus ou moins latent, et
alors de teinte uniformément imprécise — se diversifie
sous la plume des métaphysiciens patentés qui le for-
mulent. Je ne puis songer à en décrire ici les multiples
modalités ; aussi, cher ami, en abandonné-je les profon-
deurs à vos méditations. Si je ne me trompe, vous vous
apercevrez sans peine que la philosophie fondamentale de
r « esprit scientifique, laïque et moderne » se ramène
i
460 RBVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
logiquement — lorsqu'il est autre chose qu'une poussée
d'instincts anticléricaux — soit à l'affirmation, métaphy-
sique s'il en fut, du monisme matérialiste, soit à la thèse
épistémologique du phénoménisme le plus radical : deux
attitudes qu'un irrévérencieux pourrait trouver légèrement
arriérées dans l'évolution de la pensée philosophique con-
temporaine.
D'ailleurs, il n'importe pour l'instant. Tout mon but
était de rappeler que si nos croyances sont en conflit avec
quelque chose, ce n'est ni avec les faits scientifiques, ni
avec les exigences scientifiques, ni même avec les fantai-
sies purement scientifiques, mais bien avec un certain
courant métaphysique, hypocritement paré du manteau
de la science et dont les adhérents — des parangons de
modestie — se piquent de monopoliser l'esprit moderne
et les ferments de progrès.
Toutes équivoques levées, il apparaît que le ten^ain de
la lutte est le teiv^ain philosophique. Or là vous savez com-
bien l'on est fort lorsqu'on a pour soi cette pei^ennis
philosophia qui n'ampute la conscience humaine d'aucun
de ses organes d'information, ni l'univers connaissable
d'aucun ordre de ses réalités.
Je termine ici mon plaidoyer. Puisque vous êtes respon-
sable de sa confection, n'oubliez pas de rapporter cette
modeste pièce au dossier complet de la défense de l'Église.
Car quelle que soit leur valeur, l'impression qui se dégage
de titres isolés est trop pâle pour être juste. Le morcelle-
ment des points de vue fait tort à la vérité intégrale. La
cause de l'Église mérite mieux que le bénéfice des sen-
tences laborieusement échafaudées par une apologétique
fragmentaire ; pour qui sait l'envisager, cette cause, dans
toute son ampleur, pour qui sait non seulement la com-
prendre mais la vivre, elle s'illumine d'un resplendisse-
ment triomphal de vérité. Mon cher ami, nulle part
comme dans la foi catholique vous ne trouverez l'épa-
nouissement harmonieux et raisonnable de vos tendances
CONFLITS DE FAITS ET CONFLITS DE TENDANCES. 46 1
les meilleures, nulle part non plus vous ne trouverez plus
réduite la part des déceptions et des lassitudes insépa-
rables de toute vie humaine. N'allez donc plus vous immo-
biliser, anxieux et désenchanté, devant une difficulté de
détail, qui n'est souvent qu'une misérable équivoque,
oubliant, pour un trait d'ombre fugitif, le faisceau com-
pact où la lumière de vérité surabonde. Modicae fidei,
qtuire dubitasti ?
J. M.
FORMATION SUR PLACE
DE LA
HOUILLE <"
Il y aura bientôt dix ans que nous eûmes l'honneur
d'entretenir les lecteurs de la Revue (2) de nos idées sur
la formation de la houille. Le cours de nos études sur
les bassins houillers belges nous avait amené à examiner
les diverses théories qui tâchent d'expliquer ce phéno-
mène, toujours si captivant pour un géologue. Aucune
ne nous donnait pleine satisfaction. A prendre les choses
en gros, on peut dire que les idées se partageaient —
comme elles se partagent encore — entre deux courants
principaux : l'un, le plus ancien, guidé par le principe
des causes actuelles, convergeait vers ce qu'on appelle la
formation de la houille sur j)lace (autochtonie) ; l'autre,
plus récent, plus vigoureux, grâce aux travaux et aux
(1) Cet arllcle a fait Tobjel de plusieurs conférences que l'auteur a données
cet hiver : à la Société scienlifique de Bruxelles ; à l'École supérieure de
Commerce de l'inslitul St-Ignace d'Anvers; à l'École professionnelle du
Collège Sl-Louis de Liège ; à la Société « Geloof en Welenschap •» de Maas-
tricht ; à l'Extension universitaire belge de StGilles ; à l'Association des
Ingénieurs sortis des Écoles spéciales de Louvain ; à T •* Émulation » de
Namur ; à l'Extension universitaire de Mons ; à la Société belge de Géologie,
de Paléontologie et d'Hydrologie de Bruxelles; à lExlension universitaire
d'Ixelles, etc.
(i) LAge de la houille. Revue des Qi'Est. scient., 1896, t. XXXIX,
pp. 463-486.
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 468
expériences de MM. Grand' Eury et Fayol, tendait à tout
-expliquer par la formation par transport (allochtonie) (i).
Bien que la formation sur place comptât plus de sym-
pathie et plus d'appui en Belgique, il faut avouer qu'à ce
moment-là elle était basée sur un fondement moins scien-
tifique, moins riche en raisons et en preuves. Tout se
résumait à dire que les lits de houille devaient s'être
constitués à la façon dont se forment aujourd'hui les tour-
bières. Et les tourbières, on les connaissait peu ou prou.
Lisez les travaux les plus autorisés de l'époque et vous y
verrez les raisons mises en assez pauvre lumière, et les
auteurs se satisfaire trop aisément de cette idée simpliste
qui croit que jamais il n'y eût rien de nouveau sous le
soleil.
L'autre théorie se présentait en bien meilleure posture
devant la critique. Elle était basée sur Tétude fouillée
<le certains bassins houillers du centre de la France et
se trouvait corroborée par les fameuses expériences que
M. Fayol fit dans les lavoirs de ses exploitations minières.
Pour elle, la houille était une alluvion au même titre que
les sédiments entre lesquels ses couches sont enserrées.
En cherchant bien, nous avions eu la bonne fortune de
trouver dans notre bassin houiller belge un certain
nombre de faits qui rentraient dans les idées des savants
français. C'était l'enchevêtrement lenticulaire latéral des
sédiments qui composent Thorizon houiller de Belgique (2),
c'étaient encore les conditions de gisement de nombreux
troncs-debout accusant beaucoup plus le transport qu'une
végétation autochtone (3), c'étaient enfin de nombreux
galets parfaitement roulés qui se trouvaient disséminés
(1) M. (le Lapparent s'en est fait l'avocat. Cfr. LOi^igine de la Houille,
Revue des Quest. scient., juillet 1802. Et aussi : Traité de Géologie,
5«n« 6Jil., 1006, pp. 076-990.
(i) Projet d^étude des bassins houillers belges. Revue des Quest.
SCŒNT., l. XXXVn, janvier 1903, pp. 143 159.
(3) La Portée géogénique des troncs-debout. Ann. de la Soc. saENT.,
1893-1896, t. XX, première partie, pp. 113 117.
464 REVUE DES QUESTIONS SCIEbîTIPIQUES.
dans la houille même, lui imprimant ainsi le caractère
d'une alluvion (i).
Malgré ces observations, qui auraient dû nous écarter
de la théorie traditionnelle et nous gagner pour de bon
aux idées de la formation par transport, un fait nous
arrêta. 11 nous amena à concevoir alors une hypothèse
hybride qui, nous semblait-il, aurait pu satisfaire dans
la mesure voulue aux exigences des deux théories. Ce
fait, il convient que nous y insistions, c'est le ** mur »
géologique (2) de nos couches de houille. Tout le monde
le sait, le mur est cet aspect particulier que prend tout
sédiment en dessous d'un lit de charbon. Le caractère
stratigraphique de la roche est comme atténué par la
macération particulière qu'y a amenée la végétation, dont
le développement in loco natali s'affirme sans conteste.
Les axes des racines (stigmaria) pénètrent naturellement
la roche avec leurs radicelles inconsistantes radiant tout
autour dans la situation même de la vie, surprise par la
pétrification de l'ensemble. En un mot, ce mur n'est autre
chose qu'un sol de végétation qui se répète dans Vépais--
seur de la formation houillère, non seulement autant de
fois qu'il y a de veines exploitables, mais autant de fois
qu'il y a de simples passées de charbon ; et qui s'étend
en surface, à chacun de ces niveaux, autant que chacune
de ces couches mesure d'extension. L'absence d'un mur
en dessous d'une couche de houille est un fait excep-
tionnel et absolument local. Un phénomène d'une pareille
signification s'impose à l'observateur d'une façon si pres-
sante qu'on ne peut point négliger son importance dans
les déductions théoriques qu'on 'est amené à formuler.
La chose ne laisse pas place au doute : le mur des^
(1) A propos des cailloux roulés du houiller. Ann. de la Soc. géol.
DB Belgique, 1894, t. XXl, pp. lxxi et suiv.
(2) Le Mur des couches de houille et sa flore, Ann. de là Soc. géol.
DE Belgique, 1895, l. XXU, pp. 13 el suiv. — La signification géogénique
des Stigmaria au mur des couches de houille, Ann. de la Soc. scient.»
1896-1897, t. XXi, première partie, pp. 86-92.
FORMATION SUR PLACE DB LA HOUILLE. 405
couches de houille est un phénomène autochtone. Il indique
d'une manière péremptoire la présence d'une végétation
qui s'est naturellement développée à l'endroit même où
on en trouve le système radiculaire pétrifié.
C'est en considération du mur géologique que nous ne
parvînmes pas jadis à nous dégager entièrement des
idées d'autochtonie. Nous pensions alors que, si les élé-
ments rocheux de la formation houillère étaient dus
uniquement à la sédimentation, il n'en était pas de même
de la totalité des lits charbonneux. Ceux-ci étaient
parfois la trace d'une végétation autochtone qui avait
pris racine sur la plaine maritime, tandis que, grâce
à d'autres causes — par exemple à des érosions —
il était venu s'y ajouter des débris de la végétation con-
tinentale. C'était là une vraie sédimentation humique —
la - bouillie végétale « de de Saporta — amenée de la
terre ferme par les cours d'eau. 11 y avait donc quatre
procédés différents : l'allochtonie de tous les sédiments,
schistes ou grès ; la modification de ceux-ci en « mur »
par l'implantation d'une végétation ; et enfin l'autochtonie
ou l'allochtonie de la houille, d'après que celle-ci pro-
venait des restes de la végétation transformés sur place, ou
bien qu'elle provenait de l'apport, par les eaux courantes,
des débris végétaux enlevés aux terres voisines (i).
Pour tirer profit de ces observations, il nous manquait,
comme à beaucoup de géologues, la connaissance des
tourbières, avec lesquelles nous aurions dû pouvoir établir
(1) M. A/ Renier vient de réunir dans un mémoire les principaux faits
connus, qui établissent l'autochtonie des « murs » et des « troncs-debout »
dr»s bassins belges (a). Ce n'est pas Tendroit d'en discuter le contenu. Disons
seulement que nous préférerions, pour schématiser le cycle houiller, la
formule : - stampe^ mur, couche de houille^ stampe » Il est plus
logique de fournir d'abord au mur de quoi s'établir.
(a) Observations paléontologiques sur le mode de formation du
terrain houiller belge. Ann. de la Soc. géol. de Belgique, 1906, t. XXXU,
pp. M 26 et suiv., pi. XI,
lll'SÉRIE. T. IX. 30
466 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un parallèle pour édifier d'une façon scientifique la théorie
de la formation autochtone de la houille.
L'année dernière, M. le D"^ H. Potonié, professeur à
rÉcole des Mines de Berlin, fut prié d'exposer à Liège,
dans le pavillon de la Société Internationale de Forage
d'Erkelenz, ses idées touchant la formation de la houille.
Son exposition était des plus parlantes, appuyée sur des
échantillons variés, recueillis au cours de ses longues et
savantes observations. Cependant le public, avec ses idées
préconçues, n'aurait guère tiré tout le parti désirable de
cet ensemble si complexe. Il fallait un guide. M. Potonié
rédigea un mémoire et voulut bien recourir à nous pour
le présenter aux lecteurs de langue française (1). Ce tra-
vail nous amena à pénétrer les idées du savant professeur ;
il nous dévoila tout un monde nouveau d'observations et
nous ébranla singulièrement dans la tendance de plus eu
plus prononcée qui nous entraînait à attribuer dans la for-
mation de la houille la part du lion au transport.
Ce qui nous manquait, nous le disions tout à l'heure,
c'était la connaissance des tourbières actuelles. Or,
M. Potonié avait passé à la paléobotanique avec un acquis
immense amassé par de longs travaux botaniques au milieu
des marécages tourbeux de l'Allemagne du Nord. Ses
observations venaient renverser beaucoup d'idées reçues
touchant la vie des tourbières et nous apprenaient une
foule de détails qui, à chaque pas, établissaient un trait
d'union nouveau entre le passé de la houille et des lignites
et le présent des tourbières. Qu'il nous permette de lui
exprimer ici notre plus vive gratitude pour les marques de
confraternité scientifique aussi aimables que désintéressées
dont il nous honora.
(i) Entstehung der Steinkohle, von prof. D' H. Potonié. 3« Aufl. Berlin,
Borntrâger, 1005.
CeUe brochure a été largement distribuée à TExposilion. Notons II ce
propos que, en la traduisant, nous nous sommes attaché à rendre le plus
fidèlement possible la pensée de l'auteur ; ici nous avons pu nous affranchir
de cette rigueur et adopter la forme à noire manière de voir.
L
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 467
Avant .d'aborder l'examen du parallèle qui va s'imposer
à nous, à la lumière des faits nouveaux, il convient que
sommairement nous exposions les grandes lignes de la
formation actuelle des gisements d'origine végétale.
On pourrait énoncer ce principe : toute accumulation
de débris organiques, et particulièrement de restes végé-
taux, dépend de la relation qui s'établit par le jeu des
circonstances entre la production des organismes et leur
décomposition chimique. Si celle-ci égale et surtout dépasse
celle-là, il n'y aura point d'accumulation.
Ainsi le végétal qui tombe à découvert sur le sable de
nos chemins devient aussitôt la proie de l'oxygène de l'air
qui l'aura bientôt réduit en eau (H^O) et en gaz (0,0). Ce
sera la destruction. En repassant par le chemin, vous
pourrez voir se dessiner encore dans le sable l'organisation
délicate de la feuille qui y était étalée, mais vous ne dis-
tinguerez plus aucune trace des matières qui l'ont com-
posée. Ce jeu-là pourra, à un endroit donné, se répéter
maintes fois, sans que jamais aucune trace palpable ne
puisse et! rester : le processus de la décomposition l'em-
porte radicalement sur celui de la production.
Il en va tout autrement lorsque, aux pieds des arbres
d'une forêt, s'accumulent les dépouilles de sa végétation
dense et compacte. Les débris se recouvrent rapidement
les uns les autres, dans un milieu tout de moiteur où la
stagnation de l'air est favorisée par les couronnes enche-
vêtrées des arbres et des buissons. Dans ces circonstances
l'oxygène ne peut pas exercer son action assez rapidement
pour amener une destruction complète. A la faveur du
milieu spécial, qui n'est point aseptique, mais où l'action
bactérienne est intense, le produit humique qui se formera
sera le tei^reau. C'est un humus nettement alcalin ou neutre.
Dans ce cas-ci il se constituera déjà une certaine accumu-
lation humique qui, si elle est à temps recouverte par un
sédiment, pourrait donner lieu à une couche de matières
charbonneuses.
468 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Mais les circonstances sont bien autrement favorables
à une accumulation importante de produits humiques dans
les milieux où se développent les tourbières. La tourbièf-e
est essentiellement une végétation marécageuse qui, tout
en se développant à Tair libre, a son pied sous le manteau
protecteur de Teau. Grâce à une adaptation particulière,
les végétaux tourbeux meurent par leur base sous l'eau,
tandis que des niveaux successifs de racines s'étagent le
long de leurs tiges et de leurs troncs. Le végétal peut ainsi
accumuler sous lui, abrités contre loxygène par une eau
peu mouvementée, les restes de toute sa vie, et assurer,
tant que les circonstances ne changeront pas, la continuité
de la croissance tourbeuse. La tourbe est aussi un humus,
mais un humus entièrement aseptique et d un caractère
franchement acide.
. Il suflSrait, pour passer de la tourbe au lignite, et du
lignite à la houille, d'imaginer un processus chimique qui
s'exprimât par l'idée d'un enrichissement en carbone [\). Le
malheur en tout ceci est que la chimie des matières hu-
miques en est encore à l'abc. Ce chapitre reste entièrement
ouvert aux investigations des spécialistes. Espérons que
l'intérêt qu'y trouverait la géologie, engagera quelque
patient chercheur à élucider cette diflBcile question. L'im-
possibilité où nous nous trouvons de tabler actuellement
sur les conclusions des chimistes, ne doit pas cependant
nous défendre d'émettre une idée qui n'a pour elle rien
d'improbable.
Passons enfin à un milieu plus spécial encore, celui
des eaux stagnantes ou semi-stagnantes où se forment les
Sapropels (boues de putréfaction). M. Potonié a créé ce
terme, pour grouper toutes espèces de vases organiques
fort répandues, qui ont jusqu'ici trop peu attiré l'attention
(i) On trouvera les plus suggestives considérations à ce sujet dans la con-
férence faite & Arras, en 1004, par M. Ch. Barrois, de l'Institut. Cfr. Sur le
mode de formation de la houille au Pas-de-Calais, Aiw. de la Soc.
CÉOL. DU Nord, 1004, t. XXXni, pp. 156 et suiv.
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 469
des naturalistes. Fraîche, cette vase singulière est d'un
aspect boueux et au toucher fort élastique (i) ; séchée elle
durcit extrêmement, se craquelé et présente des cassures
conchoïdales quand elle est ancienne.
L'examen microscopique nous montre le sapropel con-
stitué de débris plus ou moins décomposés, apparte-
nant aux plantes et aux animaux aquatiques, qui se
trouvent comme noyés dans une gelée. Celle-ci ne peut
être que le résidu humique d'une décomposition initiale
des organismes entamés qu'elle empâte. Peut-être pour-
rait-on rapprocher cette constatation de la présence
constante d'une «« matière bitumineuse »» qui compénètre
la masse de tout charbon, d'après les consciencieuses
recherches de M. C.-Eg. Bertrand (2). En tous cas les
faits indiquent que, dans ce milieu, l'oxygène, agissant au
début, s'est trouvé en quantité insuffisante pour amener
la « destruction ». Mais ce qui ne s'explique guère, c'est
que cette décomposition amorcée se soit arrêtée, et que le
résidu soit comme figé dans un état définitif. Ainsi les
échantillons de sapropel, qui avaient passé à Liège les
plus chauds mois de l'année, n'accusaient pas le moindre
progrès de décomposition à la fin de l'exposition !
L'intérêt de la matière nous engagerait à ne pas nous
en tenir au sapropel pur; mais nous étendrions trop le
cadre de notre sujet. Il est rare, en effet, que cette roche
se présente dans une homogénéité absolue. Ordinairement
des sédiments minéraux s'y mêlent, ils peuvent même
(1) Dans l«s régions à sous-sol tourbeux, comme en Hollande, la présence
éventuelle de cette formation est prévue dans les cahiers de charge. Son
élasticité joue parfois de mauvais tours aux entrepreneurs Elle résiste au
début, puis la bâtisse s'alourdissant, en une fois, le sol cède et la vase sapro-
pélienne (Derrie ou Darink en Hollande) s*échappe tout autour de la con-
struction, qui s'effondre d'autant en dessous du niveau prévu.
(2) Ce que les coupes minces des charbons de terre nous ont appris
sur leur mode de formation, — Mém. du congrès international de...
GÉOLOGIE APPLIQUÉE, Liège, 1905.
/
470 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
constituer la masse tandis que le sapropel n'en sera plus
que raccessoire.
Qu'il nous sufiBse de dire ici que tout cet ensemble rentre
dans la classe des roches sapropéliennes , Tantôt, comme
dans les cannel-coal, les boghead, les kieselguhr, etc.,
le sapropel prédominera — tantôt, comme dans les roches
bitumineuses ou fétides, le sapropel ne fera qu'imbiber la
pâte minérale. Tous ces degrés se rencontrent dans la
formation houillère depuis le sapropel pur — qui serait
la houille mate, d'après M. Potonié — jusqu'au sédiment
minéral qui dégage des hydrocarbures à la flamme. Enfin
indiquons simplement que M. Potonié a établi qu'au
nombre des sapropels se rangent les roches-mères des
pétroles (i).
Les diflerents stades que nous venons de rencontrer en
appellent tous à lautochtonie.Si nous n'avons pas signalé
de phénomène où l'accumulation d'un combustible soit
due au transport, c'est tout simplement, qu'à notre con-
naissance, il n'y a pas de formation où actuellement nous
puissions observer la constitution d'un pareil gisement dû
à cette cause. Il est vrai qu'on cite certains sondages —
comme ceux de Y Albatros, rapportés par Agassiz — où du
fond du golfe du Mexique, les appareils auraient ramené
des végétaux dans tous les états de la décomposition, mêlés
à la vase à globigérines ! Le fait est intéressant, mais il
est unique. Et il s'agirait encore de démontrer que c'est
à partir du charriage même que ces végétaux étaient
ainsi décomposés. 11 nous reste de ce que nous avons
appris par M. Potonié, comme de nos propres observa-
tions, qu'il paraît bien diflBcile, sinon impossible, qu'une
masse végétale — la « bouillie " de de Saporta — soit char-
riée à quelque distance par des eaux courantes, sans
être notablement diminuée, si même elle ne partage pas le
(l) Zur Frage nach den Ir-materialien der Pelrolea von H. Potonié.
*- Jahrb. d. Kômgl. Preuss. Geol. La>'desanstakt, B. XXV, SS. 342-368.
PLANCHE I
Cliché d« l'aniear.
FiG. 1. — Lac sur i/ancien bras de la Havel. Stade a Sapropel.
(Sehiachien See, Oninewald, Btrlin.)
Cliché de r«iitciir.
FiG. 2. — Même lac auréolé de Sapropel. — Roseliêre envahissante.
Au loin la tourbière boisée.
^
k
■>*...
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 47 1
sort des végétaux que nous voyions tout à Theure réduits
à la «« destruction »» . Descendez en Belgique des faîtes de
la Baraque Michel, où vivent pas mal de tourbières, et
vous verrez descendre à vos côtés mille filets d'eau tout
teintés de noir par les matières humiques dont ils se sont
chargés en parcourant le plateau. Vous ne devrez pas
marcher bien loin pour constater que la teinte s'éclaircit
et que bientôt même Teau par ses remous aura permis à
l'oxygène de l'air de brûler entièrement l'humus qu'elle
charriait. C'est un exemple de fort petite mesure, mais
nous avons sur le monde de grands fleuves, le Rio-Negro,
le Congo, etc., qui charrient des dépôts analogues en pro-
portion de leur importance comme de celle des forêts
tourbeuses qu'ils traversent. Or nulle part on ne nous a
montré jusqu'ici un recoin, une anse plus tranquille, un
lac où ces grands charrieurs de matières végétales auraient
déposé une sédimentation de combustibles végétaux. Ils
roulent leurs eaux toutes noires jusque dans la mer et
c'est là, dans les remous de l'estuaire, que se détruisent
les dernières grâces du transport de matières végétales.
Avant de passer à l'analyse du phénomène actuel, tel
qu'il s'offre à nos observations, il convient de nous arrêter
encore à une remarqiie préliminaire, d'une portée fort
générale. Nulle part, et surtout dans notre vieille Europe,
dont l'homme a pris tellement possession, nous ne voyons
la nature librement agir ; partout l'homme intervient et la
régit brutalement. Voulez-vous un exemple : nous parlions
tout à l'heure de fleuves, quels sont ceux qui sont encore
abandonnés à leur libre développement ? Ici on les rétrécit,
là on leur donne plus d'ampleur, on établit des barrages,
des écluses, on les enserre de quais rigides, on va même
jusqu'à leur faire... de « grandes coupures r>. On com-
prendra aisément qu'il serait dangereux d'établir des théo-
ries si l'on prétendait trop rigoureusement tenir compte
de ce que l'on voit dans la nature telle qu'on peut l'atteindre
aujourd'hui : le ^ voile de la civilisation » déforme et
Fijf. 1. — Bras de la Havel envahi graduellement par le régime tourbeux.
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 473
masque beaucoup trop les choses. Il ne faut point chercher
dans nos observations des photographies selon lesquelles
nous voudrions reconstituer trop fidèlement le passé. M. de
Lapparent nous a mis en garde contre la « fascination des
causes actuelles »» . Ce n'est que sage ; vouloir trouver
dans le présent ['absolue représentation du passé serait
une grave erreur. Mais nous pensons, d'autre part, qu'il
est également hasardeux de vouloir faire de toutes pièces
le passé, sans avoir égard à ce que nous enseigne la
nature d'aujourd'hui. La nature jouit d'une activité trop
exubérante, trop capricieuse pour se laisser enfermer dans
Tétroitesse d'un cadre aussi conventionnel.
Il y a, non loin de Berlin, un bras de la Havel (Fig. i),
est en voie de disparaître par l'ensablement de son fond et
qui par la conquête que les végétaux font lentement, mais à
coup sûr, de chacun des lacs qui s'échelonnent le long de
son ancien cours. Lorsqu'on observe les lacs — le Schlach-
tensee, par exemple (PI. 1, fig, i) — qui sont encore large-
ment ouverts, on voit s'y développer une grande quantité
d algues, de plantes et d'animaux aquatiques. Les restes de
ces organismes ne tardent pas à se précipiter au fond des
eaux semi-stagnantes en s'additionnant des excréments de
la faune aquatique et des organes caducs des plantes
riveraines. Cette formation se produit d'une façon très
active dans la plupart de ces lacs ; elle en tapisse le fond et
en auréole (PL I, fig. 2) les bords : c'est du sapropel.
Grâce à cette bordure, composée d'une matière éminem-
ment nutritive, la végétation hydrophile qui cerne le lac
se hâte de l'envahir. Il se fait ainsi que, dans un temps
relativement court, des surfaces aquatiques se trouvent
entièrement envahies par la végétation qui s'y glisse à la
faveur de la vase sapropélienne(Fig. 2). Le premier résultat
de cet envahissement végétal est la constitution de ce que
nous connaissons sous le nom de «« prairie élastique »
(PL IL fig. 1). Des Nuphar, des Potamogeton, des Phrag-
mites, des Glyceria, des Careœ et bien d'autres plantes
474
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
adaptées à ces milieux s*âcquittent graduellement de la
besogne. Et voilà le régime de tourbière amorcé : c'est
Fig. 2. — Représentation schématique de renvahissement des lacs par
raccumulalion sapropélienne (le pointillé) et la multiplication des plantes
hygTO[\h']\es (Ver landung). AWer de I à IV; IV est le stade de prairie
élastique.
le premier stade de tourbière plate, le stade marécageux,
la « roselière ».
Nous le savons, ces prairies élastiques prennent bientôt
\
PLANCHE 11
Cliché de l'Anienr. Pig. 1.
Trassitio!( : 1. Lac. — 2. Boselière. — 8. Prairie ëluiiqiie. — 4. Tourbière boifée.
(Kmmme-Lanke, Omnewald, Dmrlin.)
Cliché de rantevr.
Fio. 2. — Type de bois a TOURBièRB*
(Bàketal. TrltowcAnal, GroM-LIchterfelde, Berlin.)
(
\
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 475
assez de consistance pour supporter des charges, voire
pour permettre petit à petit rétablissement à leur surface
de bois et de forêts. Parmi la végétation arborescente,
qui constitue ainsi le second stade de tourbière plate — la
tourbière boisée^ — dominent les aulnes (A. glutinosa), les
bouleaux [B. pubescens), les sapins, les chênes, les
fusains, etc., le tout bientôt envahi par les plantes grim-
pantes — les lianes de ces climats — le houblon, le chèvre-
feuille, etc. (PL II, fig. 2, PI. III et PI. IV, fig. i). Ce
tableau d'ensemble nous montre les tourbières sous un
aspect pittoresque, sous lequel nous n'étions pas accou-
tumés à nous les imaginer. Quand toute cette végétation
se trouve harmonieusement mêlée dans une tourbière,
M. Potonié y voit — nous le justifierons plus tard — le
type moderne le plus rapproché de ce que devaient être
les forêts houillères (Mischwaldflachmoor : tourbière
boisée à essences diverses).
Il est aisé de comprendre qu'une végétation aussi puis-
sante ne puisse pas s'établir là où l'alimentation ne serait
pas en proportion de ses appétits. Aussi voyons-nous qu'au
traversde toutes ces tourbières circulent des eaux, quelque-
fois des rivières, des fleuves, qui apportent aux végétaux
une nourriture sans cesse renouvelée. Nous sommes loin
des tourbières qui s'étioleraient à l'entrée de la moindre
eau impure !
Mais supposons maintenant que les circonstances vien-
nent à empêcher l'eau de pénétrer encore la tourbière,
ou que, par l'accumulation tourbeuse même, la surface où
la vie se développe, dépasse le niveau où l'alimentation
se produit, et voilà que les végétaux propres aux tour-
bières boisées arrêtent leur développement, deviennent
difformes, chétifs, et bientôt dépérissent (PI. IV, fig. 2
et PI. V, fig. i). Pour peu que dans ces circonstances-là
le milieu, par suite du climat, par exemple, soit particu-
lièrement humide, une nouvelle végétation naine, plus
résistante et surtout plus sobre (les Sphagnum, les
Eriophorum^ les Vaccinium, les Scheuchzeria^ etc.),
476 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
prend pied et amène la tourbière au stade de tourbière
bombée (PI. V, fig. 2 et PL VI, fig. i). Ce sont là, en
somme, les tourbières dont parle le plus la littérature
géologique; mais, comme on voit, elles ne constituent
qu'une étape parmi toutes celles que peut traverser ce
régime si complexe. Une tourbière bombée peut non
seulement se passer de nourriture, mais elle n'en supporte
pas. Si une circonstance, un changement de régime,
venait à lui en amener, elle périrait et retournerait à l'un
des stades antérieurs. Non loin du château de Grunewald
se trouve une petite tourbière bombée. Son existence,
menacée par diverses causes, vient de l'être d'une façon
plus sensible encore par la proximité d'une route que
les automobiles fréquentent beaucoup. La poussière, que
celles-ci soulèvent, et les fumées hydrocarburées, qu'elles
lancent, apportent à la tourbière une nourriture trop
abondante qui va achever de la faire dépérir.
Mais continuons la marche normale. Si la tourbière
continue à s'accroître, l'accumulation humique va néces-
sairement s'élever tôt ou tard au-dessus du niveau de
l'humidité qui lui est nécessaire avant tout. Ce sera la
sécheresse, presque l'aridité (PL VI, fig. 2). Alors s'éta-
blira par dessus la tourbière bombée la bfmyèi^e [Calluna^
Erica, etc. ...) stade dernier, type de la décrépitude ultime
dans la vie des tourbières.
Nous venons dans ce court aperçu de retracer d'une
façon toute théorique, tous les différents états par lesquels
pourrait passer une tourbière. Mais, il convient d'y insis-
ter, cette succession ainsi représentée est purement théo-
rique : c'est un schéma. Loin de nous d'en inférer que
partout et toujours la succession se fait dans cet ordre
complet et que toujours, devant une tourbière fossile, il
faille rechercher les différents lits accusant la superposi-
tion des cinq formations (PL VII, fig. 1) que nous venons
de décrire.
Quelques exemples mettront notre remarque en pleine
lumière. On a pu voir parmi les documents exposés à
PLANCHE ni
FiG. 1-2. — Types de tourbière boisée ▲ essences variées (uanes).
(Bambnieh, FtUenlébn, Bniuwiek.)
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 477
Liège par M. Potonié, la photographie d'une minuscule
tourbière bombée, née sur la surface mamelonnée mais
nue d'un bloc erratique du Hartz. En somme, que faut-il
pour qu'il s'établisse une tourbière bombée ? Rien n'exige
que quelque autre formation tourbeuse se soit d'abord
développée en cet endroit. Il suffit d'une atmosphère saturée
d'humidité, de quelques spores ou semences appropriées
amenées en cet endroit, mais par dessus tout d'un sol
dépourvu de principes nourriciers. Ce qui s'est fait directe-
ment sur cette roche, aurait pu se faire aussi bien sur U!i
sable bien lessivé, comme en toutes conditions analogues.
Nous parlions à l'instant de la disparition d'une tourbière
bombée cédant à nouveau la place à une tourbière boisée.
Ce fait seul indique la possibilité d'alternances répétées
de lits tourbeux appartenant à des régimes différents.
Imaginons même qu'une bruyère tourbeuse s'effondre assez
pour provoquer par dessus sa surface un envahissement
lacustre, et nous trouverons du sapropel {i^' stade) super-
posé à de la tourbe de bruyère (5® stade). En petit nous
pouvons observer ce phénomène, lorsque des roselières,
envahies par les eaux aux périodes de crue, se couvrent
de «* papier d'algue r>. Pareille alternance, d'une forma-
tion aquatique et d'une autre plus terrestre, ne pourra- t-elle
pas se répéter souvent ? Sur la tranche, la tourbe qui en
résultera, devra présenter un aspect stratifié, rappelant
celui de la plupart de nos morceaux de charbon où des
lames brillantes alternent avec des lames mates.
Tout ceci revient à dire que s'il nous a fallu décrire le
phénomène tourbeux dans un ordre — et nous avons pré-
féré un ordre logique, — nous ne voulons nullement signi-
fier par là que toujours dans la nature le phénomène se
présente avec la succession rigoureuse de toutes ses phases
possibles. Cela dit encore, si l'on y réfléchit, que toutes
ces diverses végétations que nous avons décrites en rap-
port avec les divers régimes tourbeux peuvent fort bien
se rencontrer sans qu'on trouve par dessous l'accumulation
tourbeuse à laquelle on pourrait s'attendre. Ainsi tel lac
478 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des environs de Swinemûnde (Ahlbeeker See) s'est si fort
rempli de sapropel que son eau adipeuse n'y permet plus
la libre navigation. Et cependant les conditions du milieu
n'ont pas encore amené par dessus l'établissement des
régimes tourbeux qui devraient, semble-t-il, s'y être
installés depuis longtemps. Encore un exemple, plus
proche de nous : la surface aride de notre sableuse Cam-
pine a amené le développement de bruyères sans fin, et
cependant nous ne voyons que rarement se former sous
leurs pieds la tourbe de bruyère. Cela prouve tout simple-
ment — rappelons-nous notre premier principe — qu'en
cette région les conditions du milieu, tout en étant favo-
rables à la croissance de l'association végétale propre aux
bruyères, favorisent d'ailleurs la «< destruction » des végé-
taux dans une telle mesure qu'aucune accumulation
humique n'a le temps de se constituer. Nous n'y relevons
que des humâtes ferreux qui teintent le sol et forment
quelquefois des croûtes d'alios.
Les conditions idéales pour l'établissement du régime
des tourbières sont les suivantes. Il faut une humidité
climatérique intense, soit par continuité des pluies, soit
par humidité persistante de Tair, soit par irrigation péné-
trante et ininterrompue du sol. Toute cette eau contribue
d'une part au développement des plantes qui fournissent
le plus volontiers de la tourbe, tandis que d'autre part
elle alimente cette nappe protectrice à la faveur de laquelle
s'opère la macération tourbeuse. Il semble aussi que la
lumière tamisée soit plus favorable au phénomène que la
lumière solaire directe et intense. On pense assez généra-
lement que c est la condition dont bénéficiait la terre aux
temps carbonifériens. Une bonne partie de l'eau actuelle-
ment condensée sur notre planète devait encore se trouver
dans l'atmosphère. Cette enveloppe nuageuse tempérait
l'action directe du soleil et procurait à toute la végétation
les avantages des serres où la lumière obscure est d'autant
plus agissante qu'elle reste captive. En tous cas MM. Bar-
PLANCHE ly
Cliché de Tanteiir.
FiG. 1. — Tourbière plate boisée a essences variées.
(Dalle, HukOTro.)
Cliché de l'Aiitear.
Fio. â. — Transition de la tourbière boisée (1) vers la tourbière bombée (!2).
(Dftlle, HanoTre.)
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 47g
thelot et G. André (i) ont montré que l'activité directe de
la lumière solaire aidait singulièrement la rapide destruc-
tion des résidus végétaux. C'est peut-être pour ce motif
qu'on signale plus rarement des dépôts humiques de
quelque importance dans les régions tropicales qui à
d'autres titres sembleraient tout indiquées pour produire
en masse des formations de tourbe.
L'ensemble des conditions que nous avons détaillées est
bien celui dont jouit la grande plaine morainique qui
s'étend vers la mer du Nord et la Baltique. Les relevés
récents nous apprennent que les tourbières couvrent en
Poméranie lo p. c. de la surface du sol, i5 p. c. en
Hanovre, 3o p. c. en Finlande. Ce sont des conditions
analogues qui ont multiplié par centaines, sur les flancs
irrigués des Alpes, les centres tourbeux dont le grand
mémoire de MM. Frùh et Schrôter (2) vient de nous révé-
ler l'existence et la vitalité. C'étaient aussi, nous n'hésitons
pas à le croire, dans des conditions analogues que
devaient se trouver les régions carbonifériennes alignées
dans les synclinaux le long du plissement hercynien, ainsi
que plus tard les régions des lignites éogènes qui s'allon-
geaient au pied du plissement alpin.
Mais il est temps d'en revenir à la formation de la houille.
Nous l'avons dit, avec M. Potonié nous voyons dans les
tourbièy^es plates à essences variées le type le plus rappro-
ché de ce que devaient être les tourbières carbonifériennes.
11 s'agit de justifier cette manière de voir.
Et d'abord, parmi les tourbières actuelles ce type-là est le
seul qui comporte le développement d'une végétation très
variée et dont les individus atteignent la forme arborescente
dans toute sa plénitude. Or il ne faut pas s'être occupé
(<) Sur Voxydation spontanée de V acide humique et de la terre
végétale, — Comptes uendus de TAcad. des Sciences, 1892, l, CXIV, pp. 4t
el suiv,
(2) Die Moore der Schtoeiz. — Beitr. zur Geol. der Schwbiz, \\\ Liefe-
rang, 1904.
48o
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
beaucoup de paléobotanique houillère pour savoir combien
la flore de cet âge est mêlée, et combien grands sont les
végétaux — même les cryptogames — qu'on y rencontre.
Il ne faudrait pas croire cependant que du fait qu'il s'agit
d'une végétation à grande allure, la tourbe formée sur
place allât accuser dans sa masse la conservation d'organes,
voire de plantes entières. L'examen de la tourbe, si autoch-.
tone qu'elle soit, montre une désagrégation bien compa-
rable à celle qu'on a relevée jusqu'ici dans la houille. C'est
pour croire que la macération tourbeuse désorganise pro-
Fi$i: 5. — Croissance étagée de végétaux houillers du bassin St-Élicnne
d'après M. G. Grand'Eury. Formation des couches de houille, PI. XXVll.
fondement les végétaux les plus puissants. Dans les lignites
la désorganisation est tout aussi accusée. Il est exception-
nel de pouvoir reconnaître dans la masse l'organisation
d'une partie appréciable de végétal.
Quant au mode de croissance des végétaux de tourbière,
il rappelle par bien des traits ce qu'on a observé dans la
formation houillère. Ainsi en dessous des lits de tourbe on
relève la présence du sédiment qui a donné l'hospitalité à
la première végétation (PI. Vil, fig. 2). C'est le » mur »
de la couche, son sol végétal où l'on voit le développement
des racines in loco naiali, tel que nous le connaissons aux
PLANCHE V
Cliché d« raatcar.
Fio. 1. — Rachitisme des arbres et croissance en touffes des plantes basses.
DANS UNE tourbière BOMBÉS.
(Qninewald, Berlin.)
CUdié a» l'antou.
FiG. 2. — Type de tourbiâre bombée.
(Triasfal, Qifhoni, HanoTn.)
/
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 48 1
murs de nos houillères. Quant à l'appareil radical lui-même,
il a deux caractères spéciaux. Il accuse d'abord la « crois-
sance étagée »» telle que, depuis longtemps, M. Grand'Eury
Ta décrite pour la région carboniférienne (Fig. 3). Si pour
le passé nous ne pouvons guère la montrer d'une façon
probante que sur des faits relevés en plein dans les sédi-
ments, ce n'est pas à dire que ces mêmes végétaux crois-
saient autrement au milieu du marécage tourbeux. Seule-
ment, au sein de la houille et du lignite la désorganisation
est trop prononcée, pour que nous puissions nettement
surprendre le phénomène, tel qu'on l'atteint partout dans
les tourbières actuelles. L'important est d'établir que les
espèces houillères avaient l'élasticité voulue pour s'adapter
à un milieu enlizant.
Ensuite, pour les grands végétaux, cet appareil radical
n'est jamais pivotant — dispositif qui n'assurerait aucune
stabilité au milieu d'un marécage — mais au contraire
il se développe puissamment en radeau (PL VIII, fig. i)
terminé par des racines traçantes, de manière à asseoir
solidement le végétal à la surface du marécage, tout
en lui assurant le moyen de respirer. Les souches en
place, dont on rencontre quelquefois des restes appré-
ciables, aussi bien dans les tourbières que dans les gise-
ments de lignite, ne gênent nullement pour établir un
rapprochement déplus avec certains troncs-debout observés
dans nos charbonnages. Dans la grande tourbière de
Triangel (Hanovre), nous avons eu la bonne fortune de
rencontrer une plage où la bruyère et sa tourbe (dernier
stade; avaient été consumées par un incendie. La photo-
graphie montre (PI. VIII, fig. 2), sortant du milieu du lit
tourbeux sous-jacent, les souches puissantes et serrées de
la grande végétation arborescente qui avait couvert de sa
luxuriante couronne cette tourbière actuellement désolée,
au temps où elle appartenait encore au type des tourbières
boisées. Si la formation tourbeuse s'était arrêtée en ce
temps-là, et si, au lieu de passer à la bruyère, elle s'était
m* SÊKIË. T. IX. 31
4^2 RBVUB DBS QUESTIONS SCIÈNTIJ^IQUËS .
recouverte d'un manteau de sédiments, nous aurions eu,
à n'en pas douter, au « toit ^ de cette couche de combustible,
une légion de troncs-debout autochtones.
Un dernier détail encore justifie le choix que nous avons
fait parmi les types de tourbières : c'est que seules les
tourbières plates» et surtout les tourbières boisées, per-
mettent l'apport par les eaux courantes d'éléments nourri-
ciers et partant d'éléments minéraux. Or, c'est grâce à ces
apports internes, dus aux eaux de circulation, qu'on peut
expliquer aisément la formation dans les couches de com-
bustible de ces concrétions minérales dont nous recueillons
de nombreux témoins dans la formation houillère, ainsi que
nous les rencontrons, en voie de constitution, au sein des
tourbes actuelles. On attribue à une loi chimico-physique
le fait qui amène au sein d une masse homogène les prin-
cipes minéralisateurs libres à se porter de préférence sur et
autour de l'objet dont la présence rompt Thomogénéité de
l'ensemble. Nous expliquons ainsi que dans un sédiment
minéral un principe minéralisateur liquide se porte, pour
le pétrifier et l'entourer même de couches concentriques
qui en font un nodule, sur un corps organisé — un fossile —
gisant dans le sédiment. Ici la distance du sédiment au
reste organisé est frappante. Mais il semble que les choses
se passent de même lorsque, dans une amas humique qui a
subi la macération tourbeuse, il se trouve un élément,
végétal aussi, mais qui n'en est pas réduit au même degré
de décomposition, qu'il soit resté davantage ligneux ou bien
qu'il ait été atteint de pourriture avant son enfouissement.
Dans ce cas, le principe minéral liquide, circulant à travers
l'ensemble, se portera de préférence pour le minéraliser
sur cet organisme-là, qui rompt Thomogénéité de la masse.
On expliquerait ainsi les concrétions siliceuses, ferrugi-
neuses ou calcaires qui se trouvent fréquemment au sein
des couches du houiller, et qui nous montrent souvent
des végétaux à structure pétrifiée, dont la conservation a
PL A yen E ri
Cliché de l'antear.
FiG. 1. — Mares aseptiques dans une tourbière bombée.
(Kelidioger-Mcor, Stade, Hambnrg.)
Cliehti de l'aalear.
Fia. 2. — Bruyère avec genévriers.
(Unteilob, Landes de Lûnebarff.)
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 488
conduit aux récents et sensationnels progrès de la paléo-
botanique.
Il convient aussi de mettre en lumière le parti que la
théorie doit tirer de l'extension des tourbières. Tout le
monde connaît les surfaces énormes que couvrent sur
le monde les formations houillères. A ne prendre que le
grand bassin westphalien, qui s'étend d'Allemagne en
Angleterre en passant largement par la Belgique et la
France, on saisira aisément que le point de comparaison
qu'on lui cherche dans la nature actuelle doit aussi être
susceptible d'un grand développement superficiel. Re-
marque qui ne sera qu'accentuée, si Ton songe que les limites
originelles de sa largeur (N.-S.) étaient loin de coïncider
avec celles que lui assignent nos cartes géologiques : les
plissements et les érosions les ont notablement réduites.
Comment donc imaginer une même formation lagunaire
— car cet immense bassin est nettement un et homogène —
comment imaginer une même lagune s étendant oblique-
ment à travers lo degrés de longitude, dont on ne connaît
que vaguement labouiissant marin et plus vaguement
encore l'aboutissant continental, avec son puissant régime
fluvial? Ajoutons — tout, jusqu'à la structure intime des
plantes, nous l'impose — que la végétation houillère était
marécageuse et qu'il faudrait, pour rester fidèle à vaste
ridée de transport, amener les résidus humiques d'une
surface continentale déjà assez basse, vers l'énorme lagune
plus basse encore.
Ce que nous venons de dire du bassin westphalien,
nous pourrions le répéter dans une certaine mesure de la
plupart des bassins houillers. Nous veirions ainsi la terre
ferme prendre à ces époques un développement qui serait
plutôt inquiétant pour les océans. Il faudrait admettre en
outre que tous ces systèmes lagunaires ont été propre-
ment respectés par les vicissitudes subséquentes de la
surface terrestre, tandis que l'appareil côtier comme
4^4 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l'appareil fluvial auraient toujours été impitoyablement
détruits. Ce serait demander beaucoup de bonne volonté.
Mais il en va tout autrement si nous en appelons à la
formation sur place, aux tourbières. 11 n'est plus néces-
saire alors d'imaginer ces terres si étendues pour loger
l'intense végétation carboniférienne, qui devrait être plus
intense qu'on ne le pense, vu que le charriage en aurait
nécessairement réduit d'une façon notable les résidus. Il
ne faut plus chercher la place où tracer l'imposant réseau
hydrographique, chargé de laver le continent, d'amener
et d'étendre sur la plaine maritime la délicate ^ bouillie
végétale », soigneusement triée. 11 ne faut pas davantage
ménager les contacts nécessaires entre la lagune et la
mer. 11 suffira d'une terre basse — que ce soit la dépres-
sion d'un synclinal, ou l'évasement d'une vallée — où
l'irrigation intense et continue satisfasse aux exigences
des végétations tourbeuses et dont la topographie per-
mette à la mer voisine de la visiter en quelques points de
son étendue, soit par de passagères incursions, soit par
l'établissement d'un régime saumâtre plus ou moins franc.
Grâce à la persistance de pareilles conditions du milieu,
l'amas tourbeux pourra atteindre des proportions appré-
ciables, et, au temps de la sédimentation minérale, rien
n'empêchera — au moins dans notre bassin westphalien —
ces lentes opérations dont témoignent tant de preuves et
en particulier les humbles Spirorbes (i) enroulés sur de si
nombreux fossiles houillers.
(1) Ch. Barrois, Sur les Spirorbes du terrain houiller de Bruay
(Pasde Calais). — Ann. de la Soc. géol. du Nord, 1904, t. XXXUI, pp. 5U
et suiv.
A. Malaqoin, Le Spirorhis pusillus du tei^rain houiller de Bruay,
la formation du tube et leur adaptation en eau douce à l'époque
houillère. — Jbid,., pp. 05 et suiv., pi. ï\.
U ne faut pas se le dissimuler, les S[»irorbes tant de fois observés et qui
viennent défaire l'objet de la belle étude renseignée ci-dessus, ces Spirorbes
s'observent sur les fossiles recueillis dans la stampe, ils sont donc cer-
tainement allochiones. H serait diflicile d'attribuer les empreintes si nom-
breuses des sédiments aux seules souches qu'on y trouve parfois enracinées;
PLANCHE ru
aiebë d« l'antear.
FiG. 1. — Tourbière en exploitation montrant la superposition des tourbes :
1. Tonrb* de roselière. — 2. Tourbe de forêt. — 8. Tonrbe de brajère.
(Triangel, HmnoTre.)
CUeM de l'utow.
Fio. 2. — Mur di tourbière.
I. SédiBMi. " 8. Mw. - 8. Towbe de roMlièn.
(Tdtoweual, OvoH-LielitarftUt.)
i
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 485
Quant à la surface, peu importe. Rien ne limite l'ex-
tension possible d'une tourbière et surtout d'un ensemble
de tourbières, tant que perdurent les conditions favorables
à leur naturel développement.
Nous savons parfaitement qu'il y a une grande difficulté
à expliquer la superposition de nombreuses couches de
combustible, comme nous la voyons dans nos bassins
houillers belges. Il faut, sur toute la surface du bassin,
ramener le niveau terrestre à l'altitude qu'exige la vie
des plantes, autant de fois qu'on compte de lits charbon-
neux, et cela après autant de périodes où la sédimenta-
tion y aura déposé les roches intercalaires (starape). C'est
un grave problème. Mais, est-il moins grave dans l'autre
théorie ? Ne faut-il pas aussi des conditions hypsomé-
triques bien définies pour provoquer un charriage ? Ne
faudra-t-il pas même faire varier à la fois, dans une
situation réciproque bien déterminée, et le niveau de la
lagune et celui des terres où prospèrent les forêts ? La
formation par transport ne fait donc que déplacer la
difficulté, si elle ne l'augmente pas. M. Douvillé, le savant
professeur de l'École des Mines de Paris, nous disait
dernièrement que ses études sur les Pyrénées l'avaient
conduit à démontrer que durant toute la surrection de ce
système montagneux, les flancs avaient subi des oscilla-
tions continuelles et fort appréciables. Son mémoire va
prochainement nous édifier à ce sujet. La lumière ne vien-
drait-elle pas de là ? Maintenant que nous admettons, que
nous touchons du doigt — on peut le dire — la sur-
vivance des mouvements tectoniques les plus anciens,
verrons-nous une impossibilité à croire que, lorsque la
croûte terrestre était en travail de ces énormes chaînes
la plupart doivent appartenir aax stations échelonnées le long de la zone
tourbeuse. Jusqu'ici donc les Spirorbes n'indiquent rien pour les lits char-
bonneux eux-mêmes.
L*évidence de l'allochtonie des empreintes nous a conduit d'ailleurs à ne
tenir aucun compte, dans notre théorie, de la parfaite conservation a à la
façon des plantes d'herbier » des végétaux délicats étalés entre les strates
houillers.
486 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de montagnes, les flancs de ces plissements et jusqu'à
leur voisinage aient subi comme une répercussion de ces
ridements gigantesques en les suivant de loin dans un
mouvement oscillatoire plusieurs fois répété ? Cela nous
sourit fort; d'autant plus que le grand bassin westphalien
se constituait tout juste dans un vaste synclinal courant
au pied nord de la chaine hercynienne, alors en plein
mouvement de surrection. L'intermittence du mouvement
oscillatoire par lequel cette dépression suivait ainsi
l'ascension du système montagneux, l'aurait mise en
situation, tantôt de recevoir des sédiments, tantôt de
permettre à sa surface le développement de la vie. A
cette lin, pas n'est besoin d'imaginer que ce mouvement
se produisait de l'est à l'ouest avec un synchronisme et
un ensemble absolus. Il suffit qu'au total chaque point ait
été soumis à des variations d'amplitude sensiblement
égales. Ceci justifierait la grande similitude et le caractère
d'homogénéité qu'accusent les diverses régions d'un même
bassin, tandis que Tasynchronisme relatif expliquerait les
discontinuités latérales mises en une lumière si frappante
par l'enchevêtrement lenticulaire que montrent les sédi-
ments et les couches de combustible.
Notre conclusion se dégage de plus en plus : l'horizon
houiller est constitué par des roches allochtones et par
des lits charbonneux autochtones. Le mur n'est pas un
sédiment spécial, c'est une simple modification amenée
dans le sédiment par suite de l'établissement d'une végé-
tation. Est-ce à dire que nous excluions tout phénomène
de transport, une fois que nous nous trouvons en face d'un
gisement humique ? Ce serait une absurdité criante. La
nature n agit point d'après des lois aussi simples : sa
fécondité se manifeste par la complexité harmonieuse de
ses opérations. Si nous en venons à croire que, en général,
toute formation humique est autochtone, nous ne préten-
dons point qu'il ne puisse s'y rencontrer, à titre d*épisodes,
des cas de transport ; comme, d'ailleurs, rien n'établit
PLAyCHE Vin
Cliehé de rantenr.
FiG. 1. — Souche dressée montrant le développement en rXdeau
DES RACINES DES GRANDS ARBRES.
(Tourbière de Triaogel.)
Clielië a» raateiur.
FiG. 2. — Souches en place de la tourbière boisée,
MISES A NU PAR l'INCENDOB DE LA BRUTÈRI ET DE SA TOURBE.
(Triâogel, HmoTit»)
r
FORMATION SUR PLAGB DE LA HOUILLB. 487
à priori que certains gisements ne pourraient être dus
uniquement à un phénomène d'allochtonie.
Par exemple, personne ne mettra en doute que les gise-
ments de dopplérite, d'alios humique, etc., ne soient dus
à une formation par transport ; pas plus qu'il ne viendra à
ridée de personne de comparer ces formations si peu
importantes aux couches de charbon que renferment nos
bassins houillers.
Pour peu qu'on observe les surfaces des roches accu-
mulées sur les terris des charbonnages, on y voit souvent
des brins de végétaux sensiblement de même grandeur
et souvent orientés dans une même direction. C'est le
« Hâcksel r* (paille hachée) des Allemands. Rien d'étonnant
dans ce phénomène, puisqu'il s'observe au sein môme des
sédiments. Il indique qu'une eau courante a charrié des
débris de végétaux frais, qu elle les a classés et entraînés
au gré de son cours, dans le sens que réclame la pesan-
teur. Mais ce phénomène a son pendant dans l'intérieur
môme des tourbières actuelles, des gisements de lignite
et, sans doute, des gisements houillers. On voit, en effet,
s'isoler certaines fois, au milieu môme de la tourbe com-
pacte, un paquet de tourbe boulante (Schlammtorfj : ce
n'est autre chose que de la tourbe « remaniée » par une
eau courante et rejeiée plus loin dans cet état désagrégé.
M. Potonié explique de la môme façon la présence du
lignite boulant (Rieselkohle), si bien connu du mineur
rhénan. Et nous nous demandons si une action analogue
ne pourrait expliquer l'accident d'une houille qui ruisselle
sous le pic de l'ouvrier, alors que le reste de la veine se
débite en gros morceaux.
Il y a aussi les troncs-debout dont certains spécimens
semblent, par leurs conditions de gisement, présenter
plutôt un phénomène allochtone. Ils se trouvent en plein
sédiment sans racines, parfois en situation peu naturelle,
et accusant par le relèvement du sédiment qui les encaisse
la preuve qu'ils furent comme ensablés. Qu'est-ce qui
i
488 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nous empêche d'admettre que des troncs d'arbres aient
été charriés de la môme façon que la roche qui les moule?
Nous devons avouer que nous n'attachons même plus
à certains caractères la portée que nous leur donnions
autrefois. Il ne faut pas oublier, en effet, que notre bassin
houiller — nous ne parlons pas de celui de la Campine —
a été intimement bouleversé par de multiples plissements.
Ceux-ci ont fait jouer, si peu que ce soit, les strates les uns
par rapport aux autres. Ainsi nous avons relevé aux char-
bonnages de rOuest-de-Mons un tronc d'arbre qui, dans
un anticlinal aigu, se trouvait débité en autant de tronçons
qu'il traversait de strates et ces tronçons n'étaient plus
restés, de par le plissement, dans leur superposition natu-
relle ; pour certains le rejet était de l'importance du
diamètre de la tige. Pareils faits nous amènent à douter
de la signification que nous avons attribuée autrefois à des
empreintes horizontales qui s'étalaient sous la base des
troncs-debout du Bois d'Avroy (1). Nous étions en « dres-
sant y* , L'acuité du plissement aurait très bien pu déplacer
les strates contigus de manière à glisser la base du tronc
par dessus l'empreinte voisine : la superposition nous
aurait trompé. D'ailleurs, plus on examine les souches
qu'on trouve au voisinage d'une veine, plus on est porté
à y voir des survivants de la végétation autochtone.
Il y a encore le fait des « cailloux roulés », fait auquel
nous avons contribué à donner nous-même une grande
signification. Pour être sincère, nous ne pouvons point dire
que la question nous semble résolue. Les cailloux restent
des témoins éminemment allochtones et dont la fréquence
relative ne laisse pas d'être troublante. Seulement il est
certain que ces cailloux se présentent d'une façon trop
accidentelle, trop sporadique pour emporter la conviction.
Ils se trouvent disséminés à travers l'horizon houiller sans
(1) Un banc à troncs'debout aux charbonnages du Grand- Bac
(Sclossin-Lictîe). — Bui.L. dk l'Acad. roy. de Belgique, 1896, 3» s., l. XXXI,
pp. i60-266, pi. 1.
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 489
égard ni à leur masse, ni à leur nature. L'eau courante
n'aurait-elle pas dû les classer par ordre de densité et en
semer môme de temps en temps des traînées? Cela impose-
rait avec plus d'évidence l'idée de transport.
Proposons deux explications qui pourraient, dans une
certaine mesure, satisfaire aux exigences du phénomène
observé. D'abord, rien ne nous empêche de supposer que
de temps à autre les cours d'eau — comme la Sprée qui
traverse le Spréewald (tourbière d'aulnes) — n'aient déra-
ciné quelques grands végétaux tenant des cailloux empê-
trés dans leurs racines et qu'ainsi, portés par ces radeaux,
les cailloux ne se soient échoués au sein de la tourbière.
Ensuite, pour peu que la tourbière ait été proche du rivage
de la mer — comme celles de la Prusse Orientale ou de
Tîle de Sylt — les fortes marées auraient pu rejeter à
certains moments des galets en pleine formation auto-
chtone. Nous avons observé la chose au lendemain d'une
tempête sur les rivages d'Helgoland. A cet endroit, le fond
de la mer est tout couvert de galets ; de grandes lami-
naires s'y attachent et, lorsque la tempête remue les eaux,
elle rejette sur la côte des galets sur lesquels l'eau n'aurait
pas eu de prise si la surface de ces grandes algues ne lui
avait prêté son concours. Les galets parviennent ainsi
sur un rivage sans quon puisse après un certain temps
s'en expliquer la présence, car le tissu de l'algue se détruit
bien vite et laisse la pierre sans moyen de justification
devant l'observateur étonné.
Un nouveau fait, plus frappant encore, vient d'émou-
voir les savants. Dans les coal balls du Yorkshire, M. Lo-
max à rencontré des masses de Goniatites intimement
mêlées aux débris de végétaux humifiés (PI. IX) dont
ces nodules carbonates ont préservé en partie la structure
intime (i). Voilà bien la mer : car il semble qu'on ne puisse
pas attribuer à ces céphalopodes d'autre habitat que la
(I) Henri Douvillé, Le9 - coal balls n du yarA^^ire. — Bull, de la Soc.
GÉOLOGIQUE DE Feance, 1005, 4« série, t. V, pp. 154 et suiv., pi. VI.
490 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
haute mer. Comment se trouvent-ils en masses si com-
pactes, comptant des individus de tout âge, au milieu de
cette végétation continentale que nous croyons auto-
chtone ? Le problème est ardu. Nous pouvons même en
accentuer la portée en rapprochant de ce fait la présence si
fréquente de Goniaiites, de Producéus, et d'autres animaux
marins, à plusieurs niveaux de la plupart des formations
houillères, de la nôtre en particulier (i). Nous avons
l'unique ressource de supposer que la mer n'était pas fort
éloignée de la région tourbeuse, pas assez du moins pour
lui défendre des incursions répétées. La chose ne répugne
point, c'est tout ce qu'on peut dire. On voit par ceci que
nous ne tentons pas d'atténuer les difficultés au profit
de notre cause ; nous avouons même que c'est une objec-
tion à laquelle nous ne voyons pas de réponse péremp-
toire. Seulement nous ne voyons pas davantage comment
il serait plus facile d'interpréter le phénomène dans l'hypo-
thèse de la formation par transport. D'autant plus que,
d'un caractère très localisé, le fait de la présence de ces
coquilles marines ne pourrait pas à lui seul infirmer le
fait du ^ mur » géologique des couches de houille, qui,
lui, s'affirme avec une persistance et une continuité frap-
pantes à travers toute l'épaisseur et toute l'étendue de la
formation houillère.
L'ensemble de ces considérations nous amène donc à
abandonner nos idées d'autrefois et à croire que les accu-
mulations de combustible, et particulièrement celles de
notre grand bassin westphalien, se sont formées sur place,
grâce à des végétations analogues à celles des vastes tour-
bières boisées. Si le transport a aussi concouru à la for-
mation de ces gisements, ce n'est que localement et comme
par épisode. Évidemment nous n'avons pas la hardiesse
(I) Voir, cnlre autres, P. Kourmarier : Esquisse paléontologique du
bassin houiller de Liège.— Con;;rôs international... de géologie appliquée,
Liège, 1905; et du même : Note sur lu zone inférieure du terrain
houiller de Liège, - Ann. ob la Soc. géol. de Belgique, t005-0G, t. XXXIll,
pp. M 17 ei suiv.
PLANCHE IX
Cliebé de l'anfenr.
FiG. 1. — Coal-hall du Torkshirk avec Goniatites noyées
DANS LE MAGMA HUMIQUE.
aiebë de Tanteiir.
FiG. 2. — Gonialitea jeones réparties par couches régulières -
DANS l'amas HUMIQUE.
Lee prëpftniUme appartttnntnt à l'Éeok rapërittri uttonato
dw Mines de Paria ; M. DouTiUé nou lai a obUgiaauMnt préiéea.
FORMATION SUR PLACE DE LA HOUILLE. 49 1
de vouloir présenter cette théorie comme absolument
définitive, mais les faits nous obligent à la croire mieux
fondée, et en science nous ne devons avoir cure d autre
chose : le progrès vers la vérité.
Ajoutons aussi qu'en géologie nous nous sentons porté
de préférence vers l'application large du principe des
causes actuelles. La nature evSt une, les principes de son
activité ont toujours été les mêmes ; ce qui a varié, c'est
bien plus la modalité que le fond des choses. Et si nous
étions conduit par là à allonger, h multiplier un peu les
siècles, qu'importe ? Les données chronologiques sont si
incertaines dans Tespèce, que nous n'avons point à nous en
mettre en peine. Nous pouvons marcher, tant que nous
restons dans les limites que les faits imposent. La crainte
d'allonger l'histoire géologique du globe est la dernière
objection à opposer à une hypothèse rationnelle.
Pour finir, nous abandonnons aux réflexions du lecteur
une vue téléologique qui nous a plusieurs fois hanté au
cours de nos récents A'oyages. Dans la nature, les tour-
bières jouent, vis-à-vis des terres basses et marécageuses,
le rôle que les coraux tiennent, dans les mers chaudes, à
l'endroit des hauts-fonds. Ce ne sont d'ailleurs que deux
épisodes de l'histoire géologique de la croûte terrestre.
Elle se résume en quelque sorte dans le titanesque combat
que se sont livré à travers les âges l'élément marin
et l'élément continental. Celui-ci a triomphé de celui-là.
Il a commencé à poindre en archipel à la surface des
eaux, il s'est solidarisé petit à petit en se groupant, il a
assuré ses conquêtes successives par l'ossature des chaînes
de montagne, et voilà qu'il se trouve actuellement con-
stitué en plusieurs masses importantes lui assurant un
définitif triomphe. Le temps des violences semble passé
ou au moins suspendu ; mais la lutte continue, lente et
sourde, en divers points du globe. Ici l'élément marin a
quelques avantages, là la terre prend les siens. Parmi les
avantages de l'élément solide il convient de signaler les
492 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tourbières et les atolls, produits les uns par l'activité
animale, les autres par celle des végétaux. Dans les mers
tropicales s'élèvent des récifs dus à la vie corallienne ;
lentement les animalcules multiplient leurs colonies et con-
struisent de gigantesques édifices capables de braver les
flots. Us forment ainsi un système insulaire dont les chaî-
nons, se rejoignant toujours davantage, fournissent un
abri à l'accumulation des sédiments et tendent vers la
constitution d'une terre ferme nouvelle aux dépens de la
mer. Sur la terre l'eau a gardé certains domaines maré-
cageux, surfaces incertaines qui pourraient retourner
aisément au régime marin ; il s'agit d'en assurer la con-
quête au continent. C'est ici la végétation tourbeuse qui
s'en charge. Nous l'avons vu, les végétaux aquatiques se
multiplient rapidement, la végétation riveraine enserre
la surface liquide, la pénètre, y introduit le régime fores-
tier, qui, lui, prend définitivement possession du terrain,
s'y établit en maître et conquiert la surface entière au
régime continental. C'est ainsi que l'activité biologique
qui travaille d'une part à préparer l'érosion, l'abaissement
des hautes cimes, s'applique d'autre part à combler les
faibles dépressions terrestres ou marines pour faire tendre
tout vers la stabilité désertique de la plaine — vers la
mort.
G. SCHMITZ, S. J.
LES OBSERVATOIRES
DE
LA COMPAGNIE DE JESUS
AU DÉBUT DU XX» SIÈCLE (1)
OBSERVATOIRES DE ZI-KA-WEI ET ZO-SÉ (2).
HISTORIQUE
Fondation. — En 1845, le R. P. Gotteland, qui venait
d'être nommé Supérieur de la nouvelle mission du Kiang-
nan, confiée par la Propagande à la Compagnie de Jésus,
éiiumérait dans une lettre diverses fondations qu'il avait
dessein de créer : « Et, ajoutait-il, auprès de ces grands
établissements, je voudrais un petit observatoire... »
Le désir du Père Gotteland ne se réalisa que vingt- sept
ans plus tard, mais il fut largement comblé.
En décembre 1872, le Père Colombel commençait, bien
modestement , quelques observations météorologiques.
(1) Voir Revue des Questions scientifiques, janvier 1906, p. 10.
(i) Observatoire de Zi-ka-wei, Changhaï (Chine). — Observatoire de Zo-sé,
Changbal (Cbine).
494
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L'année suivante, on contruisait un observatoire (Fig. 21)
dans un jardin que possédaient les Pères, au sud de leur
résidence et de leur collège de Zi-ka-wei, à huit kilo-
mètres au sud-ouest de Changhaï. Le bâtiment se compo-
sait d'un rez-de-chaussée formé de cinq pièces et d'un petit
étage surmontant la pièce du milieu et terminé par une
Fijç. 21. — Ancien Observatoire de Zi-ka-wei.
plateforme. Les instruments météorologiques ordinaires
y étaient installés.
Dès 1874, le nouveau venu prenait une certaine exten-
sion, s'enrichissait d'un météorographe Sccchi, d'un
déclinomètre et d'un cercle d'inclinaison de Barrow. Enre-
gistrant sur une mén)e feuille les courbes correspondant
aux variations de pression, de température, d'état hygro-
métrique, de force et de direction du vent, avec Theure
LftS OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 495
même et la durée des chutes de pluie, le météorographe
offrait le double avantage de centraliser les observations,
tout en permettant de placer chaque appareil dans le lieu
le plus avantageux.
En septembre 1874, on inaugurait des observations
météorologiques suivies, faites de trois en trois heures,
de 4 heures du matin à 10 heures du soir, d'après la
méthode de TObservatoire de Montsouris. Le Père Le Lee
en était chargé. A peu près à la même époque, le Père
Marc Dechevrens commençait, dans une cabane de bois
construite ad hoc, une série de mesures magnétiques
absolues, daprès les instructions du général Sabine,
directeur du Magnelic Suf^vey de Londres.
En ibyS, le Père Le Lee succédait au Père Colombel
dans la charge de directeur. Les moyennes météoro-
logiques paraissaient dans le Bulletin de la Société Asia-
tique de Changhaï et se publiaient également dans un
journal quotidien.
En 1876, le Père Marc Dechevrens remplaçait le Père
Le Lee comme directeur ; il devait occuper ce poste pen-
dant onze ans et donner à l'Observatoire, par ses impor-
tants travaux, un haut renom scientifique. Cette même
année, paraissait un Bulletin de 25o pages, donnant la
série des observations météorologiques et magnétiques
faites à Zi-ka-wei. L'année suivante, dans le tome XXIV
de TAnnuaire de la Société Météorologique de France,
le Père publiait des Recherches su?- les pnncipaux phé-
fiomènes obso^vés à Zi-ka-wei. Dès lors, les mémoires
sortis de sa plume se succèdent presque sans interruption,
et vingt et un trouvent à se classer de 1787 à 1887, dont
quelques-uns très importants et fort appréciés.
En 1877, on installait dans un pavillon magnétique un
magnétographe d'Adie,à enregistrement photographique,
donnant les éléments magnétiques terrestres : déclinaison,
inclinaison et intensité. 11 a, depuis lors, poursuivi régu-
lièrement sa tâche délicate.
496 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Mais déjà l'attention du Père Dechevrens était concen-
trée presque tout entière sur l'étude des vents et des
typhons. On sait combien sont dangereux, dans les mers
de Chine et dans TOcéan Pacifique, ces vastes mouvements
giratoires autour d*un axe animé lui-même d'un mouve-
ment de translation considérable. Sur terre, au passage
des typhons, souvent tout est dévasté, soit à cause de la
bourrasque, soit à cause des terribles raz-de-marée dont
ils s'accompagnent ; sur mer, les navires, si nombreux
dans ces parages, n'ont pas de pires ennemis. A mesure
que s'ouvraient au commerce les ports de Chine, du Japon
et des îles, on sentait de plus en plus la nécessité d'orga-
niser un service d'annonces, qui pût permettre aux Com-
pagnies de ne faire naviguer leurs bâtiments qu'en toute
sécurité. Mais, pour prédire les typhons, il les fallait
d'abord étudier : de plusieurs côtés on se mit à l'œuvre.
On peut voir, dans la Notice sur l'Observatoire de
Manille, que, dès 1879, le Père Faura, fondateur de cet
Observatoire, annonçait, plusieurs jours d'avance, le grand
typhon du mois de juillet. Peu après, ce même typhon
faisait, de la part du Père Dechevrens, l'objet d'un tra-
vail très complet, discuté à l'Académie des Sciences de
Paris, dans la séance du 12 janvier 1880, et sur lequel les
Comptes RENDUS contiennent une note de M. Faye. Fondé
sur les observations barométriques comparées de Zi-ka-wei
et de Kobé (côte méridionale du Japon), le Père Deche-
vrens évaluait la vitesse de translation des typhons et
faisait remarquer la constance de leur trajectoire. En
1880, un câble reliait Manille à Hong-kong, et, dès lors,
l'Observatoire des Philippines envoyait au grand port des
dépêches quotidiennes. Mais il y avait plus à faire, et, dès
1882, dans un article inséré par le Hong-kong Daily
Press, le Père Dechevrens développait le projet d'un
vaste service d'informations météorologiques, reliant entre
eux tous les ports de lu côte de Chine, et les unissant aux
Observatoires de Zi-ka-wei et do Manille, alors seuls en
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE jésUS. 497
fonction dans ces parages. Malgré quelques difficultés,
l'idée fit son chemin et le service d*inforrnations est aujour-
d'hui l'un des principaux de l'Observatoire de Zi-ka-wei.
De 1879 ^ i885, le Père Dechevrens n'a pas publié
moins de soixante-deux monographies de typhons dis-
tincts : l'ensemble forme un volume in-4° de 377 pages avec
43 planches donnant les trajectoires de ces typhons.
Après les typhons, les vents sollicitèrent l'attention du
Père Dechevrens ; leur étude, du reste, éclaircissait bien
des points de la précédente série de phénomènes. Afin
d'en mieux pénétrer le détail, il fit construire, en 1884,
dans le jardin de l'Observatoire, une tour en bois de qua-
rante et un mètres de hauteur, destinée à supporter des
anémomètres. Jusqu'alors on navait fait usage que d'un
moulinet Robinson, placé sur la plateforme de l'Observa-
toire, à douze mètres du sol. On installa au sommet de
la tour un anémomètre Beckley. En 1886, le Beckley était
remplacé par un clino-anémomètre, de l'invention du Père
Dechevrens, destiné à donner l'inclinaison des courants
aériens. Une observation suivie des mouvements des cirrus
donnait en même temps de précieuses indications sur les
mouvements de la haute atmosphère.
A la fin de 1887,1e Père Dechevrens rentrait en Europe
pour raison de santé ; nous le retrouverons directeur de
l'Observatoire St- Louis, dans l'Ile de Jersey. Ses travaux
sur les typhons, les courants atmosphériques, la lumière
zodiacale, la bonne direction qu'il avait imprimée à l'Ob-
servatoire de Zi-ka-wei, l'avaient déjà fait avantageuse-
ment connaître. En février 1887,11 avait eu l'honneur
d'être choisi par le Pape Léon XIII, comme l'un des dix
membres étrangers associés, cette année-là, aux Acadé-
miciens pontificaux des Ntcovi Lincei.
Le Père Bernard Oorus, Hollandais, remplaça quelques
mois le Père Dechevrens, et, en août 1888, le Père Sta-
nislas Chevalier prenait la direction de l'Observatoire.
Sous lui, les travaux entrepris se poursuivirent régulière-
Ui* SÉRIE. T. IX. 32
498 REVUE DÈS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment; les typhons, la météorologie de l'Est-Asie lui four-
nirent le sujet d'intéressants mémoires. Dès lors aussi, la
cartographie chinoise lui prit une part de son temps ; nous
verrons plus loin avec quels heureux résultats.
Tf^anslaiion. — Les dernières années de la direction
du Père Chevalier furent marquées par d'importants événe-
ments. En 1893, on fut obligé d'abattre la tour de bois des
anémomètres. A la fin de 1895, les autorités chinoises
entreprirent le curage périodique des canaux de la plaine
de Changhaï. L'Observatoire, situé entre un canal de
communication, à l'est, et un ancien arroyo, à l'ouest, eut
à souffrir de l'un et de l'autre. Du côté du canal, creusé
trop à pic, des éboulements se produisirent ; du côté de
l'arroyo, où l'on avait accumulé les terres de déblais, des
tassements peu rassurants. Il fallait, de toute nécessité,
se transporter sur un nouveau terrain. Les développements
successifs des services météorologiques rendaient du reste
les locaux primitifs bien insuffisants, et des agrandisse-
ments s'imposaient.
Sur ces entrefaites, en décembre 1896, le Père Louis
Froc succédait au Père Chevalier. En 1897, le transfert
de l'Observatoire fut décidé.
Pour trouver un emplacement, il suffit de franchir
l'arroyo de l'ouest ; là, un espace suffisamment vaste et un
sol compact offraient les conditions désirables. Tandis
que les instruments continuaient à fonctionner dans les
anciens locaux, les constructions furent poussées active-
ment, durant les années 1899 ^^ 1900. Du i*"" janvier 1901
datent les valeurs inscrites au premier Bulletin du nouvel
Observatoire.
On profita de ce transfert pour donner aux observations
météorologiques et magnétiques de Zi-ka-wei leur naturel
complément, les observations astronomiques. Dès 1895,
le Père Chevalier avait demandé aux deux administrations
municipales de Changhaï, française et internationale, de
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 4gg
l'aider pour l'achat d une lunette équatoriale. Ces admi-
nistrations, avec le concours des principales sociétés
maritimes, lui accordèrent 3o ooo francs. Cette somme
contribua à l'achat d'un équatorial jumelé de Gautier,
d'environ loo ooo francs. L'instrument et une coupole
destinée à l'abriter, furent apportés d'Europe en 1898 et
mis en place par le Père Robert de Beaurepaire, sur
la colline de Zo-sé, à 23 kilomètres au sud-ouest de Zi-ka-
wei. Depuis 1901, le Père Stanislas Chevalier est le
directeur de l'Observatoire astronomique de Zo-sé.
Entre temps, sur la demande de M. Doumer, gouver-
neur général de l'Indo-Chine française, depuis président
de la Chambre, le Père Froc faisait deux voyages au
Tonkin pour étudier la création, dans cette colonie,
d'un observatoire central et de stations rattachées. Sa
mission donnait aux intéressés entière satisfaction. Entre
ces deux voyages, il en faisait un troisième au Japon, pour
accompagner le directeur nommé du Central d'Indo-
Chine, et étudier avec lui, par ordre du gouvernement,
l'organisation météorologique de ce pays.
Le Père Louis Froc est, à l'heure qu'il est, aidé dans sa
lourde tâche de directeur par le Père Joseph de Moidrey.
II
TECHNIQUE
Bâtiments et Instruments. — L'Observatoire actuel de
Zi-ka-wei se trouve à une distance d'une soixantaine de
mètres de l'ancien, dans un enclos assez vaste. Il com-
prend deux bâtiments principaux (Fig. 22).
Au centre s'élève une grande et belle construction en
briques, orientée est-ouest suivant son grand axe, et
mesurant cinquante mètres de longueur. Elle est formée
d'un corps central et de deux ailes faisant une égale saillie
5oo
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sur les deux façades. Au centre de la façade nord» est
accolée une tour de trente-trois mètres de hauteur. Le
bâtiment a un sous-sol, un rez-de-chaussée et un étage ; il
est couronné par un toit entouré d'une balustrade. La ter-
rasse qui termine la tour est surmontée des anémomètres.
A Test, en rez-de-chaussée, une salle méridienne de six
mètres sur quatre s'appuie sur l'aile qui se trouve de ce
côté. Le style roman donne à l'ensemble un cachet de
calme et de sérieux tout à fait de circonstance.
Fig. 22. — Zika-vvei. Observatoire actuel.
Au sud du bâtiment que nous venons de décrire, à
trente-cinq mètres environ de distance, se trouve le pavil-
lon magnétique. Construction très simple de treize mètres
sur quinze, elle est prolongée à l'ouest par un vestibule, à
Test, par une salle destinée aux mesures d'inclinaison. Les
murs extérieurs sont en granité de Sou-tchéou, soigneu-
sement vérifié au déclinomètre. Une salle intérieure ren-
ferme le magnétographe d'Adie, une seconde les différentes
boussoles à lecture directe.
\
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 5oi
Plus au sud encore, à cent quatre mètres de TObserva-
toire proprement dit, est construite une cabane protégeant
le pilier qui sert aux mesures de déclinaison et de compo-
sante horizontale.
Près du pavillon magnétique, une petite coupole en
bois doublé de zinc, construite sur place, abrite un équa-
torial.
Enfin, des mires pour les visées, des poteaux pour les
actinomètres et le néphoscope, un abri du type classique
sont répartis dans le jardin de l'Observatoire, aux endroits
les plus favorables.
La pression atmosphérique est lue sur deux baromètres-
étalons, l'un d'Adie (système Fortin), l'autre de Ton-
nelot. Les interpolations peuvent être faites d'après les
courbes enregistrées par deux météorographes Secchi que
possède l'Observatoire. L'un d'eux est un précieux souve-
nir du savant et illustre directeur de l'Observatoire du
Collège romain. C'est en effet l'instrument même qui,
présenté .par le père Secchi, en 1867, à l'Exposition de
Paris, fut honoré d'un grand prix, et valut à son auteur
la Croix de la Légion d'honneur, décernée par Napo-
léon III. En quittant la France, le Père avait laissé son
instrument au Collège Ste-Geneviève de Paris (rue des
Postes), qui le légua à Zi-ka-wei en 1881. Le second
raétéorographe, construit, comme le précédent, par Bras-
sart, de Rome, a été modifié en igoS, et consacré à un
enregistrement plus ample et plus détaillé des valeurs de
la pression.
L'Observatoire possède également plusieurs baro-
graphes Richard. Une vingtaine de ces barographes sont
prêtés à des observateurs, en majorité à des navigateurs,
qui, en échange, font des séries d'observations continues
et envoient les diagrammes à Zi-ka-wei. Citons les paque-
bots des Messageries Maritimes^ entre Saigon et Yoko-
502 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
hama, la ligne Canadienne des Empress^ entre Vancouver
et Hong-kong, etc.
L'anémomètre que supporte la tour est du type Beckley,
construit à Londres par Munro. La vitesse est mesurée
au moulinet Robinson ; la direction sobtient par la rota-
tion d'un plateau horizontal supportant deux moulinets
verticaux à ailettes inclinées à 45®. .L'enregistrement se
fait mécaniquement au pied de l'appareil, et électrique-
ment sur le tableau du météorographe Secchi.
L'enregistreur magnétique, par Adie, est du modèle
connu de Kew. Déclinoinètre, balance et bifilaire sont
installés sur des piliers monolithes en granité de Sou-
tchéou, sans aucune action magnétique. Le déclinomètre
à lecture directe dont il est fait usage, est du type de
Kew, construit par EUiott. Les boussoles à lecture directe,
à peu près du modèle de Kew, ont été construites dans
l'atelier même de l'Observatoire.
Sous la coupole dont nous avons parlé, un équatorial
de Billant, monté suivant la méthode adoptée pour les
équatoriaux jumelés servant à dresser la carte du ciel,
permet d'observer et de photographier la surface solaire.
Les objectifs, construits par Dom SiefFert, Bénédictin,
ont 108 millimètres d'ouverture ; celui de l'observation
directe a 140 centimètres de distance focale, celui de la
photographie 1 3o ; la monture a été exécutée sur place.
La salle méridienne renferme un cercle méridien de
Stackpole, de New- York. L'objectif a 55 millimètres
d'ouverture. Dans la même salle sont axées deux hor-
loges Fénon.
Signalons encore un grand chronomètre de Mûller, un
autre de Carter, un chronomètre sidéral de Frodsham ;
puis un aba de Brûnner, un céraunographe, destiné à
signaler l'existence d'éclairs lointains (1), et d'autres
instruments secondaires.
(1) Voir la notice sur l'Observatoire de Kalocsa.
>
PLANCHE X
Via, 23. — Observatoire de Zo-sé.
Fie. '•24c. — Le sémaphore du Quai de France, a ChaxghaT.
Fio. <£}. — Le mat des signaux de Ou-soifo
RÉPÉTAlfT LES SIGNAUX ENVOYÉS PAR L*ObSBRVATOIRE DE Zl-KA-WEI.
i
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DB JÉSUS. 5o3
Enfin un service sisraique, installé en janvier 1904,
comprend deux sismographes à pendules horizontaux, du
système du Professeur F. Omari, Tun pour la composante
E-W, l'autre pour la composante N-S. Ce dernier est
un don du gouvernement japonais, offert en souvenir du
séjour à Zi-ka-wei d'une commission géodésique, voya-
geant pour l'étude de l'intensité de la pesanteur et pour
des observations magnétiques comparées.
L'Observatoire astronomique de Zo-sé est situé sur une
colline boisée, à quatre-vingt quinze mètres d'altitude. 11
se compose de trois corps de bâtiments (PI. X, flg. 23).
Au centre, une coupole de dix mètres de diamètre, con-
struite par M. Gillon, abrite un équatorial à deux lunettes
jumelées, construit par Gautier, de Paris, sur le modèle
de ceux qui servent aux observations internationales pour
la carte du ciel. Chaque objectif a 40 centimètres d'ouver-
ture ; la distance focale de l'objectif photographique est
de 6"\87 ; sur la plaque, un espace de deux millimètres
correspond à une minute d'arc. La distance focale de
l'objectif à vision directe est un peu plus considérable.
L'Observatoire a récemment fait l'acquisition d'une
machine micrométrique de Gautier servant à des mesures
précises de distances sur les plaques.
Services et travaux. — Mentionnons d'abord, comme
se rapportant plus directement au sujet, la publication
annuelle du Bulletin détaillé des observations, qui se pour-
suit sans interruption depuis trente ans. Les valeurs men-
tionnées par le Bulletin et les savants commentaires qui
les accompagnent, forment une mine de richesses pré-
cieuses.
Un nombre considérable de mémoires sur des phéno-
mènes plus remarquables, ou des études d'ensemble ont
été successivement édités par les Pères Dechevrens, Che-
valier, Froc, de Moidrey , et témoignent d'une merveilleusç
5o4 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
activité. La plupart sont sortis des presses de l'Imprimerie
de la Mission catholique à T'ou-sè-wè, près de Zi-ka-wei.
Mais ce qui, à l'heure qu'il est, contribue le plus à
étendre la renommée de l'Observatoire est, sans contredit,
le service météorologique important dont il est le centre,
et dont l'organisation, commencée par le P. Dechevrens,
est due, pour la plus grande part, au Père Froc.
Ce service se décompose en deux : service de l'heure,
service des annonces des coups de vent et tjrphons.
L'heure se donne à 1 1 h. 55 m. et à 12 h. o m., en
opérant, de Zi-ka-wei. le déclanchement électrique qui pro-
duit la chute d'une boule méridienne située au sommet du
sémaphore municipal, dressé à l'extrémité nord du quai
de France, à Changhaï (PI. X, fig. 24). De plus, l'Observa-
toire donne aux commandants de navires toute facilité
pour le réglage des chronomètres de bord.
Le service des signaux se fait par le moyen de ballons
et pavillons, hissés aux vergues du sémaphore de Chan-
ghaï, d'après les indications de l'Observatoire de Zi-ka-
wei, à 9 h. 3o m. du matin et à 3 h. 3o m. du soir. Ces
signaux indiquent les coups de vent et leur direction, les
typhons et la trajectoire probable de leur centre, les
brouillards régnant à Gutzlatf, phare situé à l'embouchure
du Yang-tsé-kiang, à 83 kilomètres au sud-est de Chang-
hai'. De plus, des signaux spéciaux marquent, à 10 h.
du matin, l'état du vent et du temps à Changhaï. Des aver-
tissements supplémentaires sont en outre téléphonés aux
journaux vers 5 h. du soir.
Le code des signaux, officiellement accepté par Sir
Robert Hart, directeur des Douanes Impériales chinoises,
est en usage, depuis 1898, dans la plupart des ports de
Chine. 11 a été également officiellement adopté à T'sin-tau
(Kiao-tchoou),à Port-Arthur, à Vladivostok et récemment
à Hong-kong. Un nouveau code a été inauguré en janvier
1906.
Pour formuler ces avis en toute connaissance de cause»
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉl?US. 5o5
l'Observatoire de Zi-ka-wei reçoit, deux ou trois fois par
jour, des télégrammes de soixante stations réparties dans
tous les pays environnants : Chine, Cochinchine, Philip-
pines, Formose, Mandchourie, Sibérie, Japon, Corée.
D'après ces renseignements sont dressés un tableau et une
carte. Le tableau reste constamment affiché et il est tenu au
courant, au fur et à mesure que les télégrammes arrivent ;
la carte est affichée à midi.
A la demande des navigateurs, Zi-ka-wei a môme
étendu à une vingtaine de ports les avertissements donnés
primitivement à celui de Changhaï seul. Les avis sont
résumés dans une centaine de phrases courtes, cataloguées
sous autant de numéros, et ces numéros sont hissés aux
sémaphores des ports, au moyen des pavillons corres-
pondants (PI. X, fig. 25).
On s'imagine sans peine l'intensité et la continuité de
travail que ce multiple service suppose, surtout de la part
d'un personnel très restreint ; mais on conçoit facilement
aussi les immenses secours qu'il rend aux nombreux
navires qui sillonnent les mers de Chine. Nous n'en appor-
terons que deux preuves : la première est le témoignage
que, en mars 11904, l'amiral von Tirpitz, ministre de la
Marine allemande, rendait, en plein Reichstag, à l'utilité
sans égale de l'Observatoire de Zi-ka-wei, en faveur
duquel il exprimait le désir de voir voter une subvention,
comme marque effective de reconnaissance ; la seconde est
l'établissement d'un service similaire de celui de la Chine,
sur les côtes de l'Indo-Chine et du Tonkin, service qui
permettra aux navigateurs des mers du sud de mieux
utiliser les avertissements des Observatoires de Manille et
de Haï-phong.
Passant maintenant des services publics de l'Observa-
toire aux travaux particuliers exécutés par ses différents
directeurs, il convient de signaler en premier lieu les
études faites par le Père Dechevrens sur les courants de
la haute atmosphère et la température des tourbillons
atmosphériques. Les premiers Mémoires du Père Deche-
5o6 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
vrens sur ces différentes questions datent de i885 et 1886 ;
mais, dès 1877, il avait indiqué ses idées, sans les classer
pourtant en corps de doctrine. C'est à Zi-ka-wei égale-
ment qu'il imagina son clino-anéniomètre^ destiné à faire
connaître les composantes de l'inclinaison des courants
aériens. Le Père ayant poursuivi à l'Observatoire de
Jersey ses études intéressantes et publié en 1902 et en
1905 des mémoires définitifs sur ces questions, nous
croyons devoir remettre l'analyse de ses idées et l'exposé
de ses théories à la Notice sur cet Observatoire. Qu'il
nous suffise d'ajouter que ces théories, longtemps com-
battues, comme allant à rencontre des principes reçus,
semblent aujourd'hui avoir pleinement triomphé.
Les travaux géographiques du Père Stanislas Chevalier
nous transportent dans un tout autre ordre d'idées.
Dès 1899, '^ ^^^^ publiait un petit traité intitulé : La
navigation à vapeur sur le haut Yang-tse, C'était le pre-
mier résultat d'une exploration hydrographique de cinq
mois que le Père avait faite, de novembre 1897 à mars
1898, sur le Fleuve Bleu, et le prélude d'autres publica-
tions du plus grand intérêt. En 1889, ^ ^^ ^^ ^^ l'année,
paraissait un allas du Yang-tsé, de 1-tch'ang-fou à P'ing-
chan-hien, contenant soixante feuilles au 25 millième,
de 40 centimètres sur 5o, et accompagné d'un texte à part
avec croquis et dessins de l'auteur. L'ouvrage fut cou-
ronné par l'Académie des sciences et honoré d'une médaille
d'or par la Société de Géographie. C'est assez dire sa
valeur.
En 1894, le Père Chevalier publiait encore une carte
générale de la Chine avec lettre exclusivement chinoise
et, en 1903, une nouvelle édition avec la lettre chinoise
et la romanisation.
Quand ses occupations le lui permettront, le Père
compte reprendre, dans le Kiang-nan, les travaux des
anciens Jésuites, vieux bientôt de deux siècles, et restés
pourtant, jusqu'ici, le dernier mot de la géographie du
Céleste Empire.
LBS OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 5oj
Au Père Louis Froc on doit un savant et minutieux
travail sur Tatmosphère en Extrême-Orient, son état nor-
mal et ses perturbations, adressé spécialement aux navi-
gateurs. Après des considérations théoriques générales,
l'auteur fait une étude spéciale et approfondie de chaque
mois en particulier; puis il passe en revue les types prin-
cipaux de mauvais temps qu'on peut être exposé à rencon-
trer aux différentes époques de Tannée. Des cartes donnent,
pour chaque mois, les directions moyennes des isobares,
résultats de dix années d'observations ; d'autres cartes
donnent les trajectoires moyennes des tempêtes.
Le travail du Père Froc forme, à lui seul, la matière
de deux rapports annuels de la Shanghai Meteorological
Society, l'un de 90, l'autre de 86 pages. Ces rapports ont
été traduits de l'anglais en français par les soins du Ser-
vice de la météorologie nautique, et ont paru dans les
Annales hydrographiques. Ils constituent un manuel
complet de météorologie nautique et sont devenus déjà
le vade-mecum des navigateurs dans les mers difficiles et
capricieuses de l'Extrême-Orient. Grâce aux considéra-
tions détaillées qui les accompagnent, les cartes du Père
Froc cessent d'être un exposé muet d'observations, elles
deviennent vivantes et parlantes, à même de fournir à
ceux qui les sauront interroger, des renseignements per-
mettant de prévoir le temps et, dans maint cas douteux,
indiquant même ce qu'il y a de mieux à faire.
Ce n'est donc point sans l'avoir mérité, que le directeur
de l'Observatoire de Zi-ka-wei, déjà honoré d'une décora-
tion du Mikado, vient de se voir attribuer le prix Janssen
par la Société de Géographie de Paris.
En Chine surtout, les Jésuites auraient été infidèles à
eux-mêmes et à leur passé, si, adonnés exclusivement à
l'apostolat des missions, ils avaient négligé l'apostolat de
la science.
Après cette courte visite à l'Observatoire de Zi-ka-wei,
on ne saurait leur adresser semblable reproche.
5o8 REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
OBSERVATOIRE DE KALOCSA(i)
HISTORIQUE
Fondation. — L'Observatoire de Kalocsa, connu égale-
ment SOUS le nom d'Observatoire Haynald, doit son
existence à la munificence du cardinal Louis de Haynald,
archevêque de Kalocsa. Mgr de Haynald occupait parfois
ses loisirs à contempler les astres et il avait fait l'acquisi-
tion d'une lunette de Merz de 8 centimètres. La trouvant,
après usage, assez peu commode, il résolut de s'en défaire
et Toffrit au Collège des Pères Jésuites de Kalocsa. Son
intention était du reste de compléter ce don et d'aider les
professeurs du Collège à installer un modeste observatoire.
Pressé par le ministre d'État Tréfort, l'archevêque conçut
bientôt un plus vaste dessein et résolut de fonder un
observatoire suffisamment monté pour qu'il pût servir à
des recherches scientifiques sérieuses. Il consacra à ce
projet la somme de j5 ooo francs. Malheureusement, il
voulut le voir trop rapidement exécuté. Au lieu de con-
struire les bâtiments de toutes pièces, il fit élever l'obser-
vatoire, en troisième étage, au-dessus du Collège déjà
existant, de sorte qu'aujourd'hui tout agrandissement est
impossible (Fig. 26).
Les travaux furent commencés en 1878 ; l'année sui-
vante, ils étaient terminés. L'installation se fit sous la
direction d'un riche amateur, le D*" Nicolas de Konkoly
qui, en 1871, s'était bâti, dans son parc de O'Gyalla, un
bel observatoire fort bien équipé.
(1) Haynald Obsenratorium, Kalocsa (Hongrie).
LES OBSBRVATOIRBS DB LA GOMPAGNIB DB JÉSUS. SOÇ
En septembre 1879, ^^ ^^^^ Charles Braun prenait la
direction de l'Observatoire de Kalocsa; deux assistants lui
étaient adjoints. Mgr de Haynald fixait au nouvel établis-
sement scientifique un revenu annuel de 1800 francs.
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Fig. î6. — Observatoire de Kalocsa.
Cette fondation fut assurée, en 1889, par un versement de
3o 000 francs. L'Observatoire de Kalocsa était créé ;
c'était le second construit en Hongrie, depuis la fin mal-
heureuse de celui de Blacksberg près de Buda, en. 1848.
Ch^ganisaiion. — Le Père Charles Braun resta à la tête
de l'Observatoire jusqu'en 1884. 11 fit plusieurs améliora-
tions et acheta divers instruments. Très occupé d'inventions
qu'il poursuivait et dont nous reparlerons, il n'entreprit
pas d'observations systématiques ; cependant, dès cette
époque, on fit quelques observations de taches solaires.
Au Père Braun succéda le Père Adolphe Hûninger,
jusqu'alors assistant à l'Observatoire, et actuellement, pro-
fesseur de théologie à Sarajevo. Il entreprit immédiate-
ment l'observation j^égulière des protubérances du Soleil.
5lO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
En octobre i885, le Père Jules Fényi le remplaçait.
Sous son active direction l'Observatoire de Kalocsa s'est
considérablement développé. L'observation des protubé-
rances et des taches a fourni au Père Fényi matière à
d'importantes et fort nombreuses communications. La
météorologie aussi y est en grand honneur et le Père a
inventé des appareils météorologiques appréciés.
Depuis 1904, l'Observatoire reçoit une subvention de
200 francs de l'Observatoire central de Budapest, dont le
bulletin annuel publie quelques-unes des observations
faites à Kalocsa. Enfin, une station dans la mission du
Bas-Zambèze, à Boroma, est affiliée à l'Observatoire de
Kalocsa qui centralise ses observations.
En 1891, le Père Jean Schreiber fut nommé assistant
du Père Fényi ; il occupa ce poste jusqu'en mars 1903,
époque de sa mort : ses recherches littéraires et scienti-
fiques seront mentionnées plus loin. A l'heure qu'il est, le
Père P^ényi est aidé par le Père Esch ; un assistant laïque
s'occupe des observations météorologiques et des calculs.
En Hongrie, des observations météorologiques suivies
sont faites encore à Presbourg et à Szatmar par les Pères
de la Compagnie de Jésus. Celles de Presbourg embrassent
déjà une durée de 5o ans ; celles de Szatmar sont quoti-
diennement télégraphiées au Bureau Central de Budapest.
Une lettre réconte du Ministre du commerce, M. Dara-
nyi, rappelait les services rendus par ces observations et
remerciait les Pères de Kalocsa, de Presbourg et de
Szatmar de leur zèle à aider aux progrès de la science.
11
TECHNIQUE
Bâtiments et instruments, — L'Observatoire se compose
de cinq salles et de deux coupoles (Fig. 27 et 28). La plus
grande coupole a 4 mètres de diamètre ; elle renferme un
^
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 5 il
Fig. 27. — Observatoire de Kalocsa. Plan.
!. Salle méridienne. 2. Grande coupole. 5. Salle du premier vertical.
4. Laboratoire. 5. Appartement du Directeur. 6. Bibliothèque. 7, Petite
coupole.
Fig. 28. — Observatoire de Kalocsa. Coupe.
5l2
RBVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
équatorial de 18 centimètres (Fig.29).La partie optique de
rinstrumentestde Merz, la partie mécanique de Browning,
de Londres. Grâce à la libéralité du cardinal de Haynald,
le Père Braun fit adapter à cette lunette un spectroscope
construit par Hilger, de Londres (Fig. 3o). Il est formé de
Fi^. 29. — Observatoire de Kalocsa. Équalorial de Merz*Browning.
4 prismes de 60° et de 2 prismes de So*", ce qui équivaut
à 10 prismes de 60** ; on peut, à volonté, se servir de la
dispersion de 10, 8, 6, 4 et 2 prismes.
La petite coupole a 3 mètres de diamètre ; elle abrite
une lunette de 8 centimètres, montée parallactiquement et
signée de Merz. Trois salles servent de bibliothèque, de
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DB JÉSUS. 5l3
laboratoire et de chambre pour l'observateur. De chaque
côté de la grande coupole se trouvent deux chambres,
portant des ouvertures orientées dans la direction du méri-
dien et dans ccUq du premier vertical. L'une d'elles con-
tient une lunette des passages, à défaut d'une lunette
méridienne qui n'aurait pu être installée commodément.
A cette lunette, construite par Cooke, d'York, sont jointes
une horloge astronomique du môme fabricant, et une
Fig. 30. — Observatoire de Kalocsa. Speclroscope de Hilger.
horloge à contact électrique. La seconde petite salle a une
ouverture orientée de lest à l'ouest ; un pilier y sert à
fixer divers instruments. On y peut installer un théodolite
astronomique universel de Breithaupt donnant les deux
secondes tant en azimut qu'en hauteur. C'est ce théodolite
qui a servi au Père Braun pour déterminer la latitude et
la longitude de l'Observatoire.
A 25 mètres de distance des coupoles, un pylône massif
extérieur forme une plateforme de 3 mètres 5o de large,
lll« SÉBIË. T. IX. 33
5 14 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
très dégagée, qui sert à des observations astronomiques
ou géodésiques.
Parmi les instruments mentionnons aussi : un spectro-
scope à vision directe de Merz, un second de Hântsch de
Berlin, à collimateur, un troisième de Browning contenant
deux poljprismes d'Amici que Ton peut associer en nombre
variable et donnant une dispersion de 20^.
Des observations photométriques peuvent être faites
au moyen d'un astrophotomètre de ZôUner et d'un spec-
trophotomètre de Glan et Vogel. Ce dernier permet de
comparer l'intensité de deux rayons lumineux dans cha-
cune des couleurs du spectre qu'ils fournissent.
Outre les instruments classiques, la section météoro-
logique en comprend quelques-uns de spéciaux que nous
mentionnerons bientôt.
Inventions et travauœ. — Le Père Charles Braun s'est
acquis une certaine célébrité par ses inventions ingé-
nieuses : on a de lui un néphoscope et un trigonomètre
qui ne sont pas sans valeur ; mais ses deux plus intéres-
santes inventions sont un micromètre pour l'observation
des passages d'étoiles et le spectrohéliographe dont il a
donné deux types.
On sait que la notation du moment précis du passage
d'une étoile, devant le réticule d'une lunette, constitue une
des principales diflScultés des observations. Ce qu'on
appelle « la perte de temps »» de deux observateurs peut
différer de plus d'une demi-seconde ; le même individu est
sujet lui-même à des variations. Aussi a-t-on cherché
depuis longtemps à éliminer des calculs l'influence de
« Téquation personnelle « en enregistrant automatique-
ment et mécaniquement le passage de l'astre. Deux
Jésuites se sont attachés à résoudre ce problème : le Père
Braun à Kalocsa et le Père Fargis à Georgetown. Voici
la méthode imaginée par le premier.
Un petit chariot, mû par un mouvement d'horlogerie,
est réglé de façon à ce que sa vitesse de translation soit
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 5l5
rigoureusement la même que celle de l'étoile à observer :
cela revient pratiquement à transformer un objet mobile
en un objet fixe. Ce chariot porte un fil ; lorsque ce fil a
été mis sur Tétoile au moyen d'une vis micrométrique, on
ferme un circuit électrique qui, dès la seconde suivante
comptée par Thorloge à contact, arrête le chariot. Une
simple lecture des indications du micromètre du chariot
et du chronographe fournit alors avec une extrême pré-
cision le moment du passage de l'étoile au méridien.
La solution est ingénieuse ; malheureusement, le Père
Braun ne put trouver à Kalocsa un constructeur capable
d'exécuter ses plans, et les circonstances ne lui permirent
pas de le faire lui-même. Il publia pourtant son invention
dès 1864.
Repsold, reprenant l'idée, la simplifia, en ce sens qu'au
lieu d'actionner le chariot par un mouvement d'horlogerie,
il le manoeuvrait à la main, par une vis. L'observateur
avait ainsi les deux mains occupées. Struve, de Kœnigs-
berg, ne connaissant probablement pas les dessins du
Père Braun, s'avisa bientôt de perfectionner l'instrument
de Repsold, en réintroduisant le mouvement d'horlogerie
supprimé par celui-ci. On revenait ainsi à l'instrument
primitif.
Sans contester le mérite, d'ailleurs incontestable, des
deux derniers inventeurs, il n'est que justice de reven-
diquer la priorité de l'idée pour le Père Braun.
On doit encore au Père l'idée première d'un spectro-
héliographe, destiné à photographier la surface solaire tout
entière avec ses taches et protubérances. Dès 1872, il en
donnait le principe. On projette l'image du soleil sur la
fente d'un spectroscope ; du spectre résultant on ne prend
que l'une des raies les plus actiniques et on la fait tomber
sur une seconde fente placée devant une plaque sensible.
Si l'on vient maintenant à mouvoir la première fente de
façon à lui faire recevoir les rayons émanés des divers
points du disque solaire, la seconde fente distribuera sur
5l6 REVUE DES QUESTIONS SCIENtlFIQUâS.
la plaque toute une série de rayons monochromatiques
correspondants à ces divers points : ces rayons pourront
être atténués ou supprimés aux endroits correspondants
aux taches, renforcés au contraire à ceux qui corres-
pondent aux protubérances. L'ensemble donnera une
représentation complète de la surface du soleil.
Ce premier type du spectrohéliographe du Père Braun
ne fut jamais construit, faute de ressources. Le professeur
Haie, alors à l'Observatoire de Kenwood, publia, en 1891,
et fit exécuter un instrument qui, différant du précédent
par quelques détails, est cependant basé sur le môme prin-
cipe. M. Haie a, du reste, rendu justice au Père Braun, en
lui reconnaissant la paternité de l'invention (Sidbreal
Messenger. Juin 1891, n"" 96). A la même époque que
M. Haie, M. Deslandres, alors à l'Observatoire de Paris,
combina un instrument analogue.
Le Père Braun a également inventé un second type de
spectrohéliographe, d'une forme assez singulière, qui a eu
le sort de son aine et n*a jamais été construit.
Malgré sa faible santé, le Père Jean Schreiber, assis-
tant à Kalocsa, de 1891 à 1908, année de sa mort, s'est
livré à de nombreux travaux. Dans le domaine littéraire,
on lui doit une Notice sur les Jésuites Astronomes de la
Compagnie avant sa suppression, des recherches sur les
travaux solaires du Père Scheiner, sur la carte lunaire
des Pères Riccioli et Grimaldi. Au point de vue scienti-
fique, il a laissé de nombreuses observations de taches
du soleil, et un instrument aujourd'hui très employé, sous
diverses formes analogues, le Gewi((er7'€gislràtor(Fig.'iï).
Comme son nom l'indique, cet appareil est destiné
à enregistrer les décharges de la foudre. En 1898,
M. Ducretet, l'ingénieur-constructeur bien connu de Paris,
signalait que le récepteur d'un poste de télégraphie sans
fil fonctionnait sous l'influence des éclairs : les ondes
émises par la décharge atmosphérique pouvaient donc
décohérer le tube à limaille. On comprit immédiatement
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 5\J
toute la portée de cette découverte pour la météorologie :
a^ec des tubes sensibles ou des détecteurs appropriés, on
pourrait enregistrer des éclairs lointains et prévoir
d'avance l'arrivée des orages.
De différents côtés on se mit à l'œuvre pour rendre
pratique cet enregistrement. Boggio-Lera et Lancetta
en Italie, Palatin en Hongrie, d'autres peut-être aussi,
trouvèrent des solutions.
Fijî. 31 — Le GcwiUerregistriUor.
Dès 1900, le Père Schreiber, à Kalocsa, en trouvait
une fort élégante, à laquelle, du reste, le Père Fényi ne
fut pas étranger. 11 remplaçait d'abord le cohéreur Branly
par deux aiguilles croisées en X. A l'état normal, la
résistance au contact était suflSsante pour empêcher le
courant des piles de circuler ; mais une onde venait-elle
abaisser cette résistance, le courant passait, pouvant
actionner une sonnerie, faire dévier, au moyen d'un
électro-aimant, la plume d'un enregistreur, etc.
5l8 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L'enregistreur fabriqué par le Père Schreiber se com-
posait d'un disque de carton blanc monté sur l'un des
ressorts d'un simple réveille-matin : la plume traçait d'un
trait continu une spirale dont le rayon allait en diminuant ;
à l'arrivée d'une onde, la plume, attirée par Télectro,
décrivait un crochet visible.
Cet appareil, bien primitif, put enregistrer, avec une
précision remarquable, des éclairs distants de iio kilo-
mètres.
Le Getoitterregistràto?" a été perfectionné depuis; il
se présente aujourd'hui sous différents noms et diverses
formes. A l'Observatoire de Cleveland, le Père Oden-
bach a créé le céraunographe qui lui donne des résultats
très intéressants ; le Père Âlgué à Manille, le Père Zuko-
tynski à Chyrow, à Kalocsa même le Père Fényi, ont
successivement imaginé différents dispositifs.
Un exemplaire de l'appareil, fabriqué de toutes pièces
à Kalocsa, et ne demandant guère de frais de construction,
fonctionne en ce dernier observatoire depuis 1901. Il a
pu, à maintes reprises, indiquer des orages distants de
400 kilomètres. L'enregistrement se fait sur un tambour
qui fait un tour par heure : les marques indiquant les
éclairs sont ainsi espacées et lisibles.
Empressons-nous d'ajouter que si l'Observatoire de
Kalocsa fait des observations météorologiques intéres-
santes, il est surtout célèbre par la remarquable étude
des protubérances et des taches solaires que le Père Fényi
y poursuit depuis vingt ans. Les comptes rendus de ses
découvertes et de ses travaux font la matière de plus de
cent articles différents qui ont paru en différentes langues,
dans plusieurs journaux scientifiques. Nous ne pouvons
évidemment les analyser ici, mais nous en extrairons trois
points principaux qui donneront une idée de lensemble
des travaux du Père.
C'est d'abord une nouvelle interprétation des phénomènes
des protubérances solaires. Ces protubérances (Fig. 32-35)
LES OBSERVATOIRES DE LA GOMPAONIB DE JÉSUS. SlQ
que Ton aperçoit déformant les bords du disque, sont consti-
tuées, on le sait, par de gigantesques flammes d'hydrogène
incandescent qui s élèvent à des milliers de kilomètres de
a. 68" e 7t^^ 50
Pig. 32.» Protubérance solaire de 6! 000 km. de hauteur, observée à Kaloesa.
KijS. 33. — Protubérance solaire de Fig. 54. — Protubérance de 174 000 km.
496 821 km., observée à Kaloesa. de hauteur, obsenée à Kaloesa.
Fip 55. — Protubérance de 1S3 000 km. de hauteur, observée à Kaloesa.
hauteur, avec des vitesses de plusieurs centaines de kilo-
mètres par seconde, puis saffaissent sur elles-mêmes et
disparaissent. On avait pensé longtemps que ces poussées
d'hydrogène avaient lieu au sein d'une atmosphère con-
stituant autour du soleil une couche concentrique. Appuyé
520 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sur de longues observations et sur des calculs, le Père
Fényi a montré que ces protubérances élevées se produi-
saient dans le vide et non au sein d'une atmosphère. Dans
son hypothèse, tous les phénomènes observés sur les pro-
tubérances : spectre, éclat, disparition ont, dès lors, pu
s'expliquer facilement.
Le Père Fényi a également donné une nouvelle expli-
cation des facules du soleil, explication dans laquelle il
se rencontre, à bien des années de distance, avec une
constatation faite par le Père Secchi. On avait pris les
facules pour des endroits proéminents de la photosphère,
ou pour des protubérances vues de face. Dans l'expli-
cation du Père Fényi, les facules sont les endroits où
retombent sur la masse solaire les courants gazeux qui,
projetés auparavant dans le vide sous forme de protubé-
rances, redescendent maintenant sur eux-mêmes en vertu
de la gravitation.
Enfin, dans plusieurs de ses publications, le Père
Fényi a donné une nouvelle théorie du phénomène de
déplacement des raies du spectre protubérantiel. Le phé-
nomène est celui-ci : si Ton observe au spectroscope le
pied ou le milieu des protubérances dans la chromosphère,
on aperçoit quelquefois toutes les raies de Thydrogène
qui, à un moment donné, se déplacent ensemble dans la
même direction vers Tune de ses extrémités, tantôt vers
le bleu, tantôt vers le rouge. Ce fait remarquable avait
eu bien des admirateurs, mais pas d'interprète. Le Père
Fényi, le premier, la expliqué d'une façon très simple,
par des courants gazeux. La rencontre d une protubérance,
montant rapidement, avec un semblable courant, retombant
en sens contraire, produit, à partir de l'endroit où a lieu
le choc des deux courants, une composante, laquelle
occasionne, aussi longtemps qu'elle reste dans la ligne
visuelle, un déplacement de la lumière spectrale dans l'un
ou l'autre sens.
De nouvelles explications du phénomène ont été, il est
>
I^S OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 521
vrai, données depuis. Doppler, dans la sienne, suppose des
mouvements horizontaux de la masse gazeuse, mouve-
ments difficiles à imaginer; W. Michelson, de son côté, a
donné une belle théorie : il suppose simplement que, à la
partie supérieure de la protubérance, le courant gazeux
ascendant se trouve du côté de l'observateur et intercepte,
par suite, les rayons émis derrière lui, tandis que, au bas
du courant, le phénomène inverse se produit ; en haut les
lignes du spectre se déplaceront donc vers le rouge et,
en bas, vers le bleu.
Dans une de ses dernières publications, le Père Fényi,
sans rejeter sa première théorie, admet cependant que
celle de Michelson peut la compléter sur quelques points.
Ajoutons que plusieurs des mémoires du Père Fényi
ont trait à l'intéressante question des relations entre les
éruptions solaires .et les troubles magnétiques terrestres.
Son opinion est que les grandes protubérances ce coïncident
jamais avec des troubles magnétiques, sauf quand ces
protubérances sont formées de vapeurs métalliques et
se trouvent dans le voisinage des taches. Il a constaté,
d'autre part, que les hauteurs maxima des protubérances
coïricidaient parfaitement avec les périodes d'apparition
d'un nombre maximum de taches. De nombreuses obser-
vations lui ont prouvé de plus que les grandes protubé-
rances pouvaient se trouver à toutes les latitudes solaires,
mais sans jamais dépasser la latitude de 41''.
Conclusion. — Ces rapides aperçus suffiront, nous
semble-t-il, à montrer l'importance des travaux qui se
poursuivent à l'Observatoire de Kalocsa et les remar-
quables résultats qui en ont fait Tun des meilleurs centres
d'étude d'astrophysique.
Ajoutons en terminant, bien que cela ne se rapporte
pas directement à cette monographie, que le Père Charles
Braun, retiré au Collège de Mariasheim, en Bohême,
s'occupe depuis plusieurs années de déterminer la con-
stante de la gravitation. Les valeurs obtenues par lui ont
522 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
été citées avec éloge dans plusieurs Bulletins de Sociétés
savantes et donnent une haute idée de sa science ingé-
nieuse et persévérante.
OBSERVATOIRE DE TANANARIVE (i)
HISTORIQUE
Fondation. — En 1880, à la demande de M. Alfred
Grandidier, de l'Académie des Sciences, Mgr Cazet,
vicaire apostolique de Madagascar, faisait installer à
Tananarive un petit observatoire météorologique rudimen-
taire. Les missionnaires de la Compagnie de Jésus y firent,
jusqu'au jour où les Français furent expulsés de l'ile, des
observations quotidiennes sur la pression atmosphérique,
l'état hygrométrique, la température et la hauteur des
pluies.
La paix conclue et les Pères rentrés à leur poste, Mgr
Cazet et le R. P. Michel, visiteur de la mission, formèrent,
en 1887,1e projet d'avoir à Madagascar non plus seulement
une station météorologique, mais un observatoire com-
plet, capable de rendre de réels services à la science, et
de rehausser aux yeux des indigènes le prestige de l'in-
fluence française. M. Le Myre de Vilers, résident général,
encouragea vivement cette idée qui suscita d'ailleurs un
vif courant de sympathie auprès des membres du gouver-
nement et au sein de l'Académie des Sciences. Désigné
pour mettre l'entreprise à exécution, le Père Ë. Colin alla
faire son apprentissage auprès du Père Perry, à l'Obser-
(I) Observatoire d'Ambohidempona, Tananarive (Madagascar).
PLAyCfŒ XI
Fio. .%. — I/ancien Observatoire de Tananarive.
FiG. 37. — L'Observatoire de Tananarive en ruines.
/
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 52*3
vatoire de Stonyhurst, puis à l'Observatoire de Montsou-
ris.Vers la fin de 1888, il s'embarquait pour Madagascar,
emportant une collection d'instruments météorologiques,
astronomiques et magnétiques, dus à l'influente initiative
de M. Le Myre de Vilers.
Dès son arrivée, en janvier 1889, le Père Colin s'occupa
de rechercher un emplacement convenable. Deux mon-
tagnes, situées non loin de Tananarive, semblaient offrir
les conditions requises ; l'une était sacrée, il n'y fallait
point songer ; l'autre était néfaste, et il paraissait facile
de s'y établir. Ce ne fut pourtant qu'après bien des
démarches et des pourparlers, qu'à la fin d'avril, Mgr
Cazet obtint du gouvernement malgache la concession de
terrain nécessaire.
Au mois de juin, les ouvriers creusaient les fondations
du nouvel observatoire dans le sol granitique de la mon-
tagne d'Ambohidempona. Bien que tous les matériaux
dussent être apportés à dos d'hommes, en sept mois tout
était à peu près terminé.
L'Observatoire fut bâti en briques et en pierres de
taille ; les fondations sont formées de blocs compacts de
granit (PI. XI, fig. 36). Construit d'après les plans de
M. Lequeux, architecte de Paris, il se composa d'un octo-
gone central de 8 mètres de diamètre, terminé en cylindre
à la partie supérieure et supportant une grande coupole ;
sur trois des côtés de l'octogone étaient adossés des pavil-
lons flanqués de tours. Vu de l'est, l'ensemble de Tédifice
présentait la forme d'un T, dont la branche supérieure,
orientée du nord au sud, était tournée vers Tananarive.
Simple mais imposant, sur sa montagne élevée presque à
pic de 120 mètres au-dessus de la plaine, l'Observatoire
occupait une superbe position, mais malheureusement
aussi, comme nous allons le voir bientôt, une position
stratégique qui lui fut funeste.
Organisation. — La nouvelle station scientifique devait
être à la fois, dans le plan de ses fondateurs, astro-
524 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nomique, météorologique et magnétique. Sans plus tarder,
le Père Colin s'occupa d'organiser ces trois sections.
Dans la tour de Test fut installé un cercle méridien
portatif Rigaud, oifert par l'Amiral Mouchez, directeur
de l'Observatoire de Paris, et dont l'histoire était à elle
seule un petit roman, car, après avoir servi à M. Yvon
Villarceau pour déterminer les positions géographiques
de plusieurs villes de France, le pauvre instrument avait
eu à subir un incendie, à l'Observatoire de Paris, pendant
les troubles de la Commune, et avait été sauvé à grand'
peine.
La coupole centrale abrita, au bout de quelque temps,
un équatorial de Eichens, dû également à la libéralité de
l'amiral Mouchez. 'Cette lunette avait servi à observer, en
1882, le passage de Vénus sur le Soleil et, depuis, était
restée sans emploi. Sur la demande du Père Colin, Tin-
strument fut monté équatorialement, muni d'un mouve-
ment d'horlogerie et expédié à Tananarive. 11 n'y devait
pas parvenir sans encombre. Le tube de la lunette, assi-
milé à un canon, et le pied parallactique pris pour un
affût, effarouchèrent les Malgaches chargés de les trans-
porter de Tatnatave à TObservatoire, et furent par eux
jetés dans un fourré. Le Père Colin finit pourtant par les
sauver et n'eut à déplorer que quelques pièces faussées.
Grâce à l'initiative et à la libéralité de MM. Le Myre
de Vilers et Mascart, membre de l'Institut, le service
météorologique fut pourvu de nombreux instruments :
barographe, psychrographe, évaporographe, géothermo-
graphe furent associés avec des instruments à lecture
directe observés cinq ibis par jour. Sur le dôme fixe de la
tour sud, on installa anéraoscope et anémographes de
vitesse et de pression. Le long de la balustrade qui sur-
montait les pavillons de la façade, furent fixés les hélio-
graphes, actinomctres et actinographe.
Dans un pavillon spécial, bâti à une certaine distance
de l'Observatoire, un magnétographe Mascart donnait les
Les observatoires de la compagnie de jésus. 525
courbes continues de déclinaison, inclinaison et intensité,
par enregistrement photographique.
L'une des premières occupations du Père Colin, en 1889
et 1890, fut de déterminer la longitude et la latitude de
son Observatoire : nous dirons tout à l'heure comment il
s'y prit. En 1891 et en 1892, aidé du Père Roblet, il
déterminait à son tour l'altitude géodésique, au milieu de
difficultés de toute sorte.
En 1891, on agrandissait le champ dos études climato-
logiques, en créant un réseau de treize stations dissémi-
nées dans la grande île : Betafo, Beforona, Arivonimamo,
Ambositra, Ambohimandroso, Fianarantsoa à l'intérieur;
sur les côtes, Diégo-Suarez, Vohémar, Tamatave, Manan-
jary, Fort-Dauphin, Nos-Vé, Majunga. Ces observations,
centralisées, permettaient de suivre les aires de haute et
basse pression, et de tracer la trajectoire des cyclones qui
visitent parfois Madagascar. Elles étaient envoyées au
Bureau central de Paris et aux principaux observatoires
des diverses parties du monde.
L'avenir s'annonçait donc plein de promesses pour
l'Observatoire Royal de Tananarive, placé sous le haut
patronage de Sa Majesté Ranavalomanjaka III. Au prix
de tracas et de fatigues épuisants, avec d'assez minimes
ressources, le Père Colin était arrivé à faire progresser
de front ses multiples travaux, météorologiques, astro-
nomiques, magnétiques, géodésiques, et à mettre l'Obser-
vatoire en bon rang. Tout cela était sans doute trop beau
pour durer.
Desiviiction. -- En 1894, brisé par les lièvres palu-
déennes et par les privations, le Père, sur l'ordre pressant
des médecins, rentrait en France pour s'y rétablir. D autre
part, les relations se tendaient de plus en plus entre le
gouvernement français et le gouvernement malgache ; en
1895, colons et missionnaires quittaient précipitamment
Madagascar. Mgr Cazet demanda au premier ministre,
Rainilaiarivony, de vouloir bien prendre sous sa protec-
520 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tion rObservatoire d'Ambohidempona où Ton était obligé
d'abandonner tous les instruments. La requête fut favo-
rablement accueillie, et les deux calculateurs indigènes
reçurent Tordre de continuer les observations météorolo-
giques. Ce ne devait pas être pour longtemps. Les troupes
françaises de débarquement occupaient bientôt une partie
de Tile et marchaient sur la capitale ; sous le prétexte que
l'Observatoire pourrait servir de poste stratégique aux
ennemis, le gouvernement malgache ordonnait la démoli-
tion de l'édifice. Dans la journée du 18 septembre iSgS,
Tordre sauvage était exécuté : plusieurs instruments
étaient brisés et emportés dans toutes les directions, les
coupoles mises à bas, les murs nivelés presque jusqu'au
sol. Des efforts inouïs poursuivis pendant six ans, il ne
restait que le souvenir (PI. XI, fig. 3j).
Au nord des ruines, les Malgaches élèvent à la hâte des
retranchements et y établissent une batterie ; le 3o sep-
tembre, au matin, les canons français les délogent de la
position que nos tirailleurs occupent bientôt, suivis par
Tartillerie. Après quelques minutes de bombardement,
Tananarive capitule et les Malgaches, épouvantés, s'en-
fuient en masse vers Touest.
Dès le lendemain de Toccupation, le général de Torcy,
chef d'état-major du corps expéditionnaire, voulut bien
s'intéresser à ce qui restait de TObservatoire : il put réunir
quelques débris d'instruments, passablement détériorés ;
d'autres avaient disparu pour toujours.
Quelques mois après, en 1896, le Père Colin revenait
de France, triste de tant de ruines, mais bien résolu à les
relever, si on lui en fournissait les moyens. 11 put immé-
diatement installer quelques instruments météorologiques
dans Templacement de la mission, et reprendre une partie
des observations.
Sollicité sur ces entrefaites par le général Voyron,
commandant le corps d'occupation, de faire partie d'une
brigade topographique envoyée en reconnaissance sur la
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 527
côte orientale de Madagascar, le Père accepte et, durant
plusieurs semaines, s emploie à l'exécution de la partie
géodésique et magnétique.
A sa rentrée à Tananarive, on lui rapporte une parole
pleine d'espérances, prononcée par le général Gallieni :
« Les Hovas ont détruit TObservatoire ; ils le rebâtiront. »
Us devaient le rebâtir en effet.
Reconsti*uction. — Depuis la prise de Tananarive, une
compagnie de soldats sénégalais occupait les ruines de
Ambohidempona. Enragés destructeurs, comme tous les
noirs africains, ils avaient achevé de renverser ce que le
temps, les Malgaches et les. obus avaient épargné. Il
n'était guère possible au Père Colin de s'établir en pareil
voisinage. Du reste, son expérience passée lui avait fait
connaître certains inconvénients provenant de la situation
topographique de lancien Observatoire. 11 songea à choisir
un autre emplacement. Deux sommets sur lesquels il avait
successivement porté son choix, devaient être utilisés pour
des postes fortifiés et ne purent lui être accordés ; la ter-
rasse supérieure du palais de la reine qu'on lui offrit, ne
présentait pas des garanties de stabilité suffisantes et ne
pouvait convenir. Force fut, bon gré mal gré, de revenir
à Ambohidempona.
Au mois de juin 1898, le Père Colin s'établissait dans
l'ancien pavillon magnétique, réparé à la hâte ; les pans
de murs ruinés de l'Observatoire étaient démolis ; les fon-
dations de granit seules restaient en bon état. Toute
indemnité avait été refusée par le comité consultatif du
contentieux, l'Observatoire ayant été détruit pour fait de
guerre ; la colonie accordait pourtant une subvention
de 10 000 francs, en considération des services rendus
par le Père. Avec cette somme bien insuffisante et une
centaine de prestataires, prêtés par le général Gallieni,
on se mit à l'œuvre, courageusement.
Quelques modifications furent faites au plan primitif.
Ayant renoncé à tout espoir de coopérer à la carte pho-
528 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tographique du ciel austral, le Père Colin se résolut à
réduire et à simplifier le service astronomique. Au lieu du
pavillon central que surmontait la grande coupole, on con-
struisit un simple péristyle. La grande façade fut relevée,
et perpendiculairement à sa direction, du côté sud, on
éleva une nouvelle aile. En môme temps, une maison
d'habitation en pisé fut construite, à deux cents mètres de
rObservatoire, en contre-bas, à Tabri des forts vents d'est.
Dans l'intervalle, les épaves du naufrage de iSgS étaient
recueillies peu à peu. Chronomètres, miroir d'héliostat,
axes, plaques de fonte, crapaudines, etc., finissent par
répondre à lappel.
En 1899, un prix de 6 000 francs, fondé, à la Société
de Géographie, par M"*' Herbet-Fournet, et attribué aux
Pères Colin et Roblet, permet de couvrir les frais d'achat
chez MM. Gillon, de Paris, d'une coupole de cinq mètres
de diamètre. Ce ne fut pas sans des péripéties nombreuses
qu'arrivèrent, de Majunga à Tananarive, les huit volumi-
neuses caisses qui renfermaient ce lourd colis ; elles
arrivèrent pourtant et, au début du mois d'août 1899,
la coupole tournait sur ses rails. Quelques mois après» la
lunette équatoriale d'Eichens, réparée tant bien que mal,
était installée sur un nouveau pilier, et deux lunettes
méridiennes, celle de Rigaud et une de Brunner, orientées
dans une nouvelle salle.
Depuis lors, les travaux de l'Observatoire d'Ambohi-
dempona ont repris en partie leur cours ; le Père Colin
a pu exécuter do nouveaux voyages d'exploration
géodésique et magnétique. Mais, surchargé de besogne,
n ayant comme assistant actif qu'un Malgache, et ne dis-
posant d'aucune subvention, il est malheureusement dans
l'impossibilité de réaliser le vaste programme qu'il avait
autrefois conçu et auquel sa science et ses connaissances
techniques, plusieurs fois officiellement reconnues, lui
donneraient le droit de prétendre.
LES OQSBRVATOIRBS DB LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 529
II
TECHNIQUE
Bâtiments et instruments . — Dans son état actuel (Fig. 38),
le bâtiment principal de TObservatoire de Tananarive a la
forme d'un L. Comme dans Tancien, la grande façade est
orientée du nord au sud, et terminée à une extrémité par
Fig. 58. — L'Observatoire actuel de Tananarive.
une aile perpendiculaire en retour. Au centre de la façade,
un péristyle fermé entoure une salle centrale qui contient
un baromètre Tonnelot à large cuvette, deux baromètres
enregistreurs Richard, dont l'un, à mouvement rapide, est
utilisé pour l'observation des cyclones, et un sismographe
Cecchi ; de plus, les enregistreurs d'un anémomètre Robin-
son, d'un anémomètre Richard, et d'une girouette du
môme constructeur.
Encadrée dans l'aile méridionale, se trouve la salle
m* SÉRIE. T. IX. 34
53o REVUE DÈS QUESTIONS SCIËNTÎt'IQUBS.
méridienne, soigneusement assise sur une couche com-
pacte de gneiss granitique. On a ainsi remédié à un grave
défaut de l'ancienne salle qui, souvent ébranlée par les
vents d*est, rendait impossible les observations avec bain
de mercure. Deux lunettes, Tune de Rigaud, l'autre de
Brûnner, fournissent l'heure par les passages d'étoiles.
Signalons encore, avec l'équatorial de Eichens, une pen-
dule sidérale et quatre chronomètres, une lunette photo-
graphique solaire.
Complétant la série des instruments météorologiques,
se trouvent à l'extérieur thermomètres et psychromètres,
thermographe et psychrographe de Richard, hygromètre
enregistreur du même, pluviomètre de l'Association
scientifique, actinomètre ordinaire, actinographe VioUe-
Richard, héliographes Campbell et Jordan, le premier
brûleur, le second photographique.
Un magnétographe Mascart complet fonctionne dans le
pavillon magnétique. Pour les voyages, l'Observatoire
possède des instruments de mesures absolues, entre autres
le théodolite-boussole Brûnner.
Depuis 1903, le général Gallieni a fondé des postes
météorologiques nouveaux en divers points de l'île ; leurs
observations, concentrées au Service de l'Agriculture, sont
communiquées à l'Observatoire. Tous les jours, des
dépêches météorologiques, envoyées des ports des côtes
est et ouest, arrivent à Tananarive. Elles sont également
communiquées à l'Observatoire qui, d'après leurs don-
nées, avertit de l'approche des cyclones.
Travaux. — On peut ranger les différents travaux
entrepris par le Père Colin à Madagascar, depuis 1889,
sous quatre catégories : travaux météorologiques, astro-
nomiques, géodésiques et magnétiques. Nous les passerons
successivement en revue, en signalant au fur et à mesure
ses collaborateurs.
Les observations météorologiques faites depuis 1889,
soit à Âmbohidempona, soit dans les sous-stations, sont
LES OBSERVATOIRES DB LA OOMt^AONIE DB JÉSUS. 53 1
consignées, discutées et réduites dans cinq volumes déjà
publiés. Elles donnent d'intéressants détails sur la marche
des phénomènes atmosphériques à cette latitude. Elles
ont, de plus, fourni la matière d'un mémoire sur le climat
de rimerina, lu, en iSgS, à la Société de Géographie com-
merciale de Paris, d'une étude sur le régime météoro-
logique de Madagascar, pendant Tannée 1902, de plusieurs
articles sur les cyclones, parus dans le Journal officiel de
la Colonie.
Les travaux astronomiques du Père Colin sont eux-
mêmes de deux sortes : ceux entrepris pour fixer les
coordonnées et laltitude de l'Observatoire, et des travaux
divers se rapportant à la géographie de Madagascar.
La longitude d'Ambohidempona fut déterminée, en 1889
et 1890, au moyen de 3g séries comprenant 56 1 observa-
tions d'étoiles voisines de la lune, et autant de passages
de cet astre au méridien. La latitude fut mesurée, au
cours de ces mêmes années, par la méthode des hauteurs
d'étoiles déterminées au moyen du nadir et des quatre
micromètres de la lunette méridienne Rigaud. L'opéra-
tion ne se fit pas sans peine : bien des soirées furent
passées en vain à l'oculaire de la lunette ; les vents d'est
et de sud-est agitaient si furieusement la montagne et
l'Observatoire, que le bain de mercure n'était jamais assez
tranquille pour réfléchir les fils du réticule. Des nuits plus
calmes permirent enfin de constituer quinze séries portant
sur un total de i56 hauteurs d'étoiles.
En mars 1891, on commença la détermination de l'alti-
tude au-dessus de TOcéan Indien, avec un théodolite à
cercle répétiteur de Gambey. Le nivellement, poursuivi
pendant six mois, au milieu de difficultés et d'épreuves
de tous genres, donna enfin pour résultat une hauteur
de 1402 mètres, valeur qui diffère de un mètre en moins de
l'altitude conclue d'après trois années d'observations du
-baromètre à mercure. L'Observatoire de Tananarive est
donc l'observatoire astronomique le plus élevé du monde.
/
532 REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
On doit encore au Père Colin la détermination astro-
nomique des coordonnées de 17 points de Tîle, au moyen
des instruments de Brûnner.
Les premiers travaux géodésiques furent exécutés, en
1891 , pour la détermination de Taltitude dont nous venons
de parler. On devait déjà à l'infatigable patience du Père
Roblet des études cartographiques sur l'Imerina et le
pays des Betsiléos, études qui lui avaient valu l'un des
prix attribués par l'Académie des Sciences^ La détermi-
nation de la longitude et de la latitude de l'Observatoire
fournissait à ces études un complément essentiel, en
asseyant le réseau sur une orientation certaine. On com-
mença par vérifier la base, mesurée vingt ans auparavant
dans la plaine de Maharemana, par le Père Roblet ; puis
le Père Colin poursuivit la triangulation et le nivellement
géodésique, depuis le centre de l'Imerina jusqu'à Andevo-
rante, sur 21 1 kilomètres de longueur et 20 de largeur,
tandis que le Père Roblet établissait les levés de détail
avec l'alidade nivelatrice et la. planchette. Les cartes de
rimerina nord et sud furent publiées par les deux Pères,
en 1895, sur la demande du Service géographique de
l'armée, à l'usage des officiers du corps expéditionnaire.
Ce même service publia l'itinéraire de Tananarive à
Andevorante, qui fut très utile, soit dans le tracé de la
grande route de l'Est, soit pour les cartes itinéraires de
Tananarive à la côte orientale.
Affecté au Bureau géographique de l'État-Major par
le général Voyron, en 1896, le Père Colin triangulait, avec
une brigade topographique, la côte orientale de Madagas-
car, sur une superficie de i25 kilomètres carrés. En 1897,
il relève une superficie de 1 5 000 kilomètres carrés au
nord de Tananarive ; en 1898, il détermine sur la côte
occidentale les positions géographiques de cinq stations ;
en 1900, il rectifie, sur une assez longue étendue, la côte
orientale et constate que la côte s'infléchit vers le S.-S.-W.
LES OBSBRVATOIRBS DB LÀ COMPAGNIE DE JÉSUS. 533
beaucoup plus que ne l'indiquent les cartes marines ; en
1901 , il relève le massif central de l'île dans tous ses détails.
Au point de vue magnétique, nous sommes redevables
au Père Colin de nombreux levés de précision, exécutés
sur une grande partie de la surface de Tîle, au cours de
ses voyages astronomiques ou topographiques. A part
quelques déterminations faites sur les côtes, on ne possé-
dait, avant lui, à peu près aucune donnée magnétique. En
divers points, le Père a constaté de fortes anomalies, très
intéressantes pour la détermination de la constitution
géologique du sol et qui, de plus, permettent aux topo-
graphes et aux géomètres de régler leurs boussoles sur la
déclinaison locale.
En 1902, à la demande du général Gallieni qui prend
à sa charge les frais de construction d'un pavillon magné-
tique, le Père Colin coopère aux travaux de la mission
allemande au pôle sud. A cet effet, il installe le magnéto-
graphe Mascart, observe pendant un an, toutes les
semaines, les éléments magnétiques absolus et envoie un
volumineux dossier d'observations météorologiques et
magnétiques au général Gallieni.
Cette même année, il continue, sur le versant nord du
massif de l'Ankaratra, les levés magnétiques qu'il avait
entrepris Tannée précédente et il détermine les positions
géographiques d'Ambatolampy.
En 1903, le service géographique de TÉtat-Major
demande au Père Colin de compléter sa triangulation, en
serrant les stations géodésiques aussi près que possible les
unes des autres (3 ou 4 km. au maximum). La moitié de
ce travail était déjà exécutée, calculée et livrée au service
géographique en 1904. De sa propre initiative, le Père
Colin parachève cette œuvre cartographique, en relevant
les éléments magnétiques en 49 points compris dans ce
réseau.
Les travaux les plus importants du Père Colin sont
consignés dans des rapports et communications faits à
534 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
TAcadémie des Sciences, de 1892 à igoS, après chacun
de ses voyages. Les derniers rapports donnent les valeurs
magnétiques absolues observées chaque semaine à Ambo-
hidempona.
Ajoutons en terminant que, malgré ses absorbantes
occupations, le Père Colin a su trouver le temps de publier
un ouvrage sur la grande ile sud- africaine, plusieurs
articles dans diverses Revues et un recueil de mélodies
malgaches, transcrites au cours de ses explorations scien-
tifiques.
Conclusion. — On voit que pour n'avoir pas eu l'exis-
tence calme et fortunée de quelques-uns de ses frères,
l'Observatoire de Tananarive, grâce au zèle et à la volopté
tenace de son Directeur, n'en a pas moins su se créer une
place honorable, qu'on se plaît du reste à reconnaître. En
1890, l'Académie des Sciences décernait au Père Colin
le prix Jérôme Ponti, en 1898 le prix Valz, en 1908 le
prix Gay ; en 1895, la Société de Géographie lui attri-
buait les prix et médailles d'or Louise Bourbonnaud, en
1898, le prix de 6000 francs Herbet-Fournet. De plus, il
était successivement nommé OflScier d'Académie, Officier
de l'Instruction publique et Correspondant de l'Institut.
Ces distinctions flatteuses ne peuvent pourtant consoler
le Père Colin de la ruine de son premier Observatoire, ni
lui faire oublier le manque d'aide et de ressources qui
paralyse le développement de son œuvre, si utile et si
française.
OBSERVATOIRE DE JERSEY (1)
Installation. — L'Observatoire St- Louis est situé dan»
l'île de Jersey. Cest un Observatoire de recherches
(1) Observatoire St-Louis, Sl-Hélier, Jersey (lies de ia Manche).
LBS OBSBRVATOIRBS DE LA œMPAQNIE DE JÉSUS. 535
météorologiques. Le fondateur et directeur actuel ast le
Père Marc Dechevrens, pendant de longues années direc-
teur de rObservatoire de Zi-ka-wei, et que son état de
santé obligea, en 1887, à revenir en Europe.
La fondation de cet Observatoire date de la fin de
Tannée iSgS. Sur une colline de 55 mètres de hauteur
qui, au nord, domine la ville de St-Hélier, capitale de
Fig. 39. — L'Observatoire Sl-Louis, à Jersey.
Tîle de Jersey, fut élevée une tour d acier de 5o mètres
de hauteur, destinée à supporter des anémomètres. A
quelque distance du pied de la tour, le bâtiment de TOb-
servatoire comprend une salle centrale qui abrite les
enregistreurs ; autour, une salle méridienne, une biblio-
thèque, des laboratoires et des chambres pour les obser-
vateurs.
L'Observatoire possède un équipement météorologique
536 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
complet : au sommet de la tour (Fig. 89), un anémomètre
universel Dechevrens, à contacts électriques, enregistre la
direction du vent et les deux composantes de la vitesse ;
au-dessous de lui, fonctionnent girouette et anémomètre
à succion.
Au-dessus de la salle centrale sont installés moulinet
Robinson, girouettes, héliographe Jordan. Cette salle
renferme des enregistreurs Richard pour les anémo-
mètres, un baromètre Tonnelot à large cuvette et à
échelle compensée, un barographe Richard, un baro-
graphe à mouvement rapide, un barographe à air et eau
d'une grande sensibilité, etc. Un abri extérieur contient
les thermomètres et psychromètres.
Signalons en outre une lunette méridienne de Gautier,
de 5 cm. et une lunette de 11 cm. d'ouverture à laquelle
peut s'adapter un spectroscope.
Un Bulletin annuel très complet publie, depuis 1894,
les données météorologiques d'usage. En outre, des
observations magnétiques d'inclinaison et de déclinaison
sont faites, depuis 1897, au moyen d'une boussole de
Dover portant une lunette à réticule, adaptée par le con-
structeur lui-même. Les valeurs magnétiques, mesurées
trois fois par mois, sont également consignées sur le
Bulletin.
Inventions et travaux. — Nous avons, dans la notice
sur l'Observatoire de Zi-ka-wei, mentionné simplement
au passage les travaux entrepris en Chine, dès i885, par
le Père Dechevrens sur les mouvements de la haute
atmosphère et les variations de température produites
par les tourbillons. Le détail de ces travaux, poursuivis à
Jersey par le Père, trouve ici sa place naturelle.
Les premiers mémoires du Père Dechevrens sur les
mouvements généraux de la haute atmosphère datent de
i885 et 1886. Plusieurs autres les ont suivis depuis, qui
n'ont fait que confirmer les idées émises dans les premiers.
Tous aboutissent au môme résultat : les mouvements
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 53 J
généraux de Tatmosphère, au-dessus de la zone tempérée
de l'hémisphère nord, ne semblent pas répondre à l'idée
qu'on s'en était faite d'après les recherches de Maury et
de Dove. On croyait, sur l'autorité de ces savants auteurs,
à l'existence d'une vaste circulation entre Téquateur et le
pôle, à un ** courant équatorial « supérieur et à un
« courant polaire » inférieur de retour. De fait, aujour-
d'hui, ces dénominations elles-mêmes sont abandonnées,
depuis que les résultats des observations du Père Deche-
vrens, étendus ensuite à l'Europe et à toute la zone tem-
pérée, ont montré avec évidence un immense courant
d'ouest à est, établi dans les couches supérieures de
l'atmosphère.
Dès 1877, le Père Dechevrens pressentait la chose,
car voici ce qu'il écrivait dans un mémoire intitulé
Recherches sur la- variation des vents à Zi-ka-wei : «« Les
observations des nuages supérieurs montrent qu'il existe,
au-dessus de l'horizon de Zi-ka-wei et dans les hautes
régions de l'atmosphère, un fleuve aérien s'écoulant de
l'ouest à l'est. Ce qui donne à ce fait une très grande
importance, c'est que les vents d'ouest proprement dits
sont presque nuls à Zi-ka-wei » (p. 23). Zi-ka-wei est à
la limite de la zone tropicale et de la zone tempérée, par
3i** de latitude nord.
C'est en i885, dans un mémoire sur la Direction des
cinnis à Zi-ka-wei, d'après finit années cC observations^
.que le Père Dechevrens établit définitivement l'existence
d'un grand courant supérieur d'ouest à est, au-dessus de
l'Asie orientale. Le rôle qu'il osa assigner à ce courant
dans l'économie générale des mouvements de l'atmosphère
terrestre est considérable. 11 le regarda d'abord comme
une déviation du contre-alizé de sud-ouest, venu origi-
nairement de l'océan Indien équatorial. Ce courant
s'abaisse vers le Pacifique, en continuant sa rotation par
le nord ; parvenu à la surface de la mer, sous le Japon,
il revient ensuite à l'équateur comme alizé de nord-est.
/
538 RBVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ce qui se passait ainsi au-dessus de TAsie orientale
par rapport au Pacifique, le Père Dechevrens le soup-
çonnait et rindiquait, au-dessus des contrées orientales
des États-Unis d'Amérique, par rapport à TAtlantique.
L'alizé de N.-E., dans notre hémisphère, ne serait
donc plus, comme on le croyait alors et comme on le
répète encore parfois, le courant de retour descendu du
pôle et dévié au S.-W., à partir du 35® degré de latitude,
par la rotation du globe. La circulation atmosphérique
provoquée par lexcès de chaleur, à Téquateur, serait
strictement limitée à la zone tropicale ; Tair ascendant de
Téquateur ne tarderait pas à y faire retour, comme cou-
rant de S.-W., d'W. et de N.-W., dans les hautes
régions, comme courant de N., de N.-E. et d'E. dans les
régions inférieures.
Cet ensemble d'idées était nouveau et hardi, à l'époque
où il fut émis ; appuyé sur des observations irrécusables
et de grand poids, il excita le zèle des observateurs en
Europe, comme en témoigne ce passage du Rapport de la
Commission inteimationale des Nuages (i9o3) : « Le
R. P. Marc Dechevrens a démontré le premier, en i885,
que la direction moyenne des nuages supérieurs est con-
stamment de l'ouest dans la zone tempérée (en Asie).
Comme nous l'avons dit plus haut, nous avons, depuis la
même année i885, trouvé la même chose pour l'Europe
et d'autres parties des zones tempérées. »>
Le fait est donc pleinement admis aujourd'hui. M. Ber-
nard Brunhes, directeur de l'Observatoire du Puy-de-
Dôme, écrivait dans la Revue générale des Sciences,
du 3o mai 1904, en rendant compte de l'important
ouvrage de MM. H. Hiklebrandsson et L. Teisserenc de
Bort sur Les Bases de la météorologie dynamique^ et en
citant leurs propres expressions : « Au delà de la région
des calmes tropicaux, commence la circulation propre de
la zone tempérée où l'air tourne constamment de l'ouest
à l'est, ainsi que l'a établi pour la première fois le Père
Dechevrens. »
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. SSq
Adoptant jusqu'au bout les déductions auxquelles le
Père Dechevrens avait été amené, par Tétude de l'atmo-
sphère de Zi-ka-wei, le Rappo^H de la Commission inter-
nationale des Nuages et les Bases de la Météorologie
dynamique, qui reproduisent intégralement ce rapport,
concluent ainsi la discussion des observations de nuages
faites sur tous les points du globe : « Au-dessus des alizés
il règne un contre-alizé du S.-W. sur l'hémisphère boréal.
Ce contre-alizé ne dépasse pas la limite polaire de l'alizé ;
il est dévié de plus en plus à droite pour devenir un
courant de l'ouest, au-dessus de la crête du maximum
barométrique des tropiques (entre 3o'' et 35° de latitude),
où il descend pour alimenter l'alizé. »
En même temps qu'il poursuivait l'étude des mouve-
ments généraux de l'atmosphère, le Père Dechevrens
faisait d'intéressantes et importantes recherches sur les
perturbations de l'équilibre atmosphérique, dues aux
grands mouvements tourbillonnaires, et sur les curieux
phénomènes de température qui les accompagnent.
En dehors des variations lentes et graduelles qui pro-
viennent de la succession des saisons, toutes les varia-
tions accidentelles du temps, parfois si brusques et si
considérables, sont occasionnées par le passage incessant
de tourbillons de vaste étendue, dans la direction de l'est
ou du nord-est. De toutes ces variations, les plus impor-
tantes, parce que les autres n'en sont guère que la con-
séquence, sont celles de la température de Tair. Le Père
Dechevrens en a fait, depuis vingt ans, une étude'persé-
vérante.
Ses idées étaient déjà faites, en 1886, lors de la publi-
cation de son premier mémoire sur cette importante
question. Mais les rapides conquêtes faites, en ces der-
nières années, sur la haute atmosphère, grâce à l'emploi
des ballons-sonde, ont ramené à l'ordre du jour plus
d'un point traité par le Père, à cette époque déjà lointaine.
Les découvertes les plus récentes paraissent bien con-
firmer ses vues sur la constitution des tourbillons atmo-
540 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sphériques, en même temps qu'elles corroborent les
critiques adressées par lui à la théorie mécanique des
cyclones.
Dans cette théorie, généralement acceptée par les
météorologistes d'Europe, on admet que les températures
différentes observées dans les cyclones et les anticyclones
sont TefFet des mouvements de lair, mais des seuls mou-
vements verticaux : Tair se refroidirait par le fait qu'il
monte et se réchaufferait par le fait qu'il descend.
Le Père Dechevrens fait remarquer que ce serait vrai
si l'élévation de l'air, d'un côté, était due à un excès de
température, et sa descente à un déficit sur la normale.
Mais tel n'est pas le cas. L'air ne s'élève, dans le cyclone,
quelle que soit sa température initiale, qu'à la suite d une
forte diminution de la pression, occasionnée dans une
région moyennement élevée, par la cause génératrice de
tout le trouble atmosphérique considéré. Or, ce trouble
s'est propagé aussi bien dans les masses supérieures que
dans les masses inférieures, donnant ainsi lieu à la for-
mation de deux tourbillons symétriques superposés. On
pourrait donc attribuer le refroidissement dont il s'agit
aussi bien au courant descendant qu'au courant ascendant,
ce qui impliquerait contradiction dans la théorie.
D'autre part, lair ne descend, dans l'anticyclone, indé-
pendamment de sa température actuelle, que parce que,
sous l'action de la môme cause perturbatrice, les masses
aériennes, expulsées de la région cyclonique, sont venues
s'accumuler sur un autre point de la couche moyenne ;
l'excès de pression qu'elles y exercent les a réchauffées et
les contraint, en même temps, à s'élever et à s'abaisser le
long de la même verticale. Ici encore, on devrait donc,
contradic toi rement, attribuer ce réchauffement aussi bien
au courant ascendant qu'au courant descendant. Il est
évident, d ailleurs, que le réchauffement précède ici la des-
cente et ne la suit pas : il ne la suit pas, en fait, puis-
qu'on observe au pied de la colonne descendante, non un
excès, mais un sensible déficit de la température.
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DiB JÉSUS. 541
De plus, le Père Dechevrens fait observer que le résul-
tat thermique qu'on devrait naturellement attendre du
courant ascendant cyclonique et du courant descendant
anticyclonique est contraire à celui que lui assigne la
théorie mécanique. En eflfet, ces deux courants verticaux
ont pour objet et doivent avoir pour résultat immédiat de
rétablir l'équilibre de pression, troublé dans la région
moyenne, le courant ascendant en relevant la pression et
par suite la température, le courant descendant eri abais-
sant pression et température, sur tous les points où pres-
sion et température ne sont pas normales. Le Père conclut
donc assez logiquement, semble-t-il, que le refroidisse-
ment qui a lieu à la tête du cyclone par basse pression
et au pied de Tan ticy clone par haute pression, est TefiFet
de la dispersion horizontale d'air qui s'y produit, tandis
que le réchauffement observé à la tête de l'anticyclone et
au pied du cyclone est l'effet de la concentration horizon-
tale des masses d'air aftiuentes. D'ailleurs, les ballons-
sonde ont fait connaître que dans les très hautes régions,
entre 1 5 ooo et 20 000 mètres d'altitude, il fait beaucoup
plus froid au-dessus de l'anticyclone qu'au-dessus du
cyclone. Cette importante constatation semble justifier
les deux assertions du Père Dechevrens, relatives à l'exis-
tence d'un tourbillon supérieur renversé et à l'efficacité
des mouvements horizontaux pour modifier les tempéra-
tures.
Ajoutons enfin que les cirrus et leurs mouvements ont
fourni au Père de curieuses particularités, cadrant fort
bien avec la théorie des deux touibillons et explicables
par les seuls mouvements horizontaux de l'air. Les idées
émises par le Père Dechevrens ont, sur ce point encore,
fait leur chemin. Tout récemment, M. Helm Clayton, le
célèbre météorologiste américain, disait dans un mémoire
intitulé Recherches sur la température dans les cyclones et
anticyclones de la zone tempérée : «* Le Père Marc Deche-
vrens a été le premier à signaler des observations qui
542 RBVUB DES QUESTIONS SCIBNTIFrQUBS.
tendaient à combattre l'opinion, alors courante, que les
cyclones étaient des aires de chaleur (dans toute leur hau-
teur). Ses résultats montrent que, sur les plaines, la tem-
pérature s'élève quand la pression diminue. Pour les
sommets de montagnes, ses résultats prouvent d'une façon
aussi décisive que c'est le contraire qui a lieu et que la
température tombe en même temps que la pression. *
A l'occasion de la réunion du Congrès météorologique
d'Innst)rûck, en septembre igoS, le Père Dechevrens a
résumé, dans un nouveau mémoire,ses divers arguments en
faveur de sa théorie hydrothermodynamique des cyclones
et exposé son opinion sur les causes probables de ces
grands troubles atmosphériques. 11 y voit le résultat d'une
lutte engagée par les Ibrces atmosphériques pour rétablir
l'équilibre des pressions et des courants, troublé par
l'inégale distribution des températures entre les mers et
les continents, à la surface de notre hémisphère.
Comme corollaire de ces études, signalons un intéres-
sant instrument inventé par le Père Dechevrens, l'anémo-
mètre universel.
Dès 1881 , pour contrôler les observations et les
recherches qu'il faisait à Zi-ka-wei, le Père Dechevrens
avait imaginé une girouette spéciale, ou incîinomètre,
destinée à mesurer l'angle fait avec l'horizon par les cou-
rants d air ascendants ou descendants. L'instrument n'était
point parfait ; de plus, s'il indiquait la direction des cou-
rants, il n'indiquait pas leur vitesse.
En i885, l'inclinomètre était remplacé par le dino-
anémomètre ou anémomètre unive^^sel (Fig. 4o).Cet anémo-
mètre se compose de trois parties principales. Un moulinet,
analogue au moulinet Robinson, mais formé de coupes
hémi-cylindriques verticales, est mis en mouvement par les
courants d'air horizontaux à l'exclusion des autres ; les
courants verticaux, de leur côté, agissent sur un second
moulinet à palettes plates inclinées à environ 45'', deux
par deux, dans des directions perpendiculaires ; enfin
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 543
deux roues verticales à ailettes servent à orienter toujours
la barre supportant les deux moulinets dans une direction
perpendiculaire à celle du vent, de façon à ce qu'ils ne
s'influencent pas mutuellement. Des contacts électriques
Fig. iO. — Anémomètre universel Dechevrens.
permettent d'enregistrer séparément la direction du vent,
sa composante horizontale et ses deux composantes ver-
ticales, ascendante ou descendante, avec leurs vitesses
relatives.
Le clino-anémoraètre installé à Zi-ka-wei sur une tour
en bois de 40 mètres de hauteur, fournit au Père Deche-
i
544 . RBVUB DBS QUESTIONS SOIBNTIFIQUBS.
vrens les éléments d'un mémoire sur rinclinaison des
vents, paru en 1887. En 1889, un exemplaire de l'instru-
ment était placé sur la Tour Eiffel, mais malheureusement
dans d'assez mauvaises conditions. En 1894, le Père De-
chevrens installait lui-môme le clino-anémomètre à Jersey ,
au sommet de la tour d'acier, à 5o mètres du sol ; il ^
pu, depuis lors, faire, grâce à ses indications, des remar-
ques intéressantes. Nous en noterons quelques-unes.
La composante verticale du vent varie d'une façon très
régulière ; elle est manifestement dépendante de réchauf-
fement diurne des couches inférieures de l'air et elle
atteint son maximum vers 1 heure de l'après-midi.
La composante verticale descendante subit des varia-
tions horaires assez curieuses ; son maximum a lieu à
midi, en môme temps que le maximum de la composante
ascendante ; son minimum a lieu à 4 heures du matin ;
le rapport des vitesses maxima et minima de cette com-
posante est à peu près exactement 4. Le Père Dechevrens
avait déjà constaté semblables résultats en Chine.
Des courants verticaux ascendants existent, non seule-
ment en été, mais même en plein hiver, dans l'fle de
Jei*sey et, par suite, on ne saurait négliger ces courants
dans l'étude des variations de la tension de la vapeur
d'eau ; ils donnent au contraire l'explication de ces varia-
tions dans les iles et sur les côtes.
Ajoutons, pour être complet, que l'on a parfois reproché
au clino -anémomètre un manque de sensibilité pour les
courants verticaux descendants, qui sont, à certains
moments, excessivement faibles. Une série d'observations
assez longue permettra sans doute d'éliminer cette cause
d'erreur.
Dans un autre ordre d'idées, on doit au Père Dechevrens
une méthode simplifiée, dite des Facteurs, pour le calcul
des séries de Fourier et de Bessel, lorsqu'on les applique
à la météorologie.
Ces séries permettent de décomposer les courbes météo-
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGMIB DE JÉSUS. 545
rologiques périodiques en leurs éléments constitutif ;'elles
permettent également d'interpoler de nouvelles valeurs '
dans la série des observations et de corriger même les
séries d'observations un peu défectueuses. Mais leur manie-
ment n'est pas sans difficulté ; leur calcul par la méthode
naturelle ou trigonométrique est fastidieux et donne lieu
à bien des erreurs.
Dès avant 1890, le Père Dechevrens s'était préoccupé
d'abréger ce laborieux calcul et de simplifier le méca-
nisme des formules employées. Dans une communication
à l'Académie des Sciences de Paris, le 19 mai 1890, il
exposa la théorie des transformations à faire subir à la
formule de Bessel pour l'amener à ne plus exiger, dans
sa résolution, que des opérations arithmétiques, additions
et multiplications. La théorie et la pratique de ces trans-
formations ont depuis été données par le Père Dechevrens
dans deux Mémoires à l'Académie des Nuovi Lincei de
Rome (Vol. XVI et XVII, 1899 et 1900). Des tables et
un interpolateur à cadran permettent très simplement de
calculer, corriger et interpoler les séries météorologiques
usuelles de 3, 6, 12, 24, 36 observations. La méthode est
désormais à la portée de tous les calculateurs.
Pour terminer, nous dirons quelques mots d'un instru-
ment que le Père Dechevrens a combiné et étudié, durant
ses courts instants de loisir, le Campylographe (1).
Le campylographe, dans sa conception première, devait
se borner à tracer les courbes de Lissajous, courbes qui
résultent de deux mouvements rectilignes pendulaires
rectangulaires. Il s'est d'abord transformé en un instru-
ment plus général et de plus grande portée, par l'addition
d'un troisième mouvement circulaire uniforme, celui du
plan d'inscription de la résultante des deux mouvements
précédents. Puis, en faisant guider les règles directrices
par leurs deux extrémités, et en donnant à ces deux extré-
(i) Voir : Rbvue des Quest. saBNT., t. XLIX» p. 22 ; et Annales de là Soc.
SCBNT., t. XXVI, sec. partie, p. 41.
\W SfiRiE. T. iX. W
546 REVUE DBS QUESTIONS SCIËNTIl^IQUÉS.
mités des mouvements différents, tout en conservant la
rotation du plateau d'inscription, l'inventeur est arrivé à
réaliser un campylographe donnant la résultante de cinq
mouvements.
Au point de vue géométrique, le campylographe pré-
sente de l'intérêt : il dessine à volonté les diverses courbes
usuelles, puis le groupe des épi- et hypocycloïdes, leurs
courbes parallèles et leurs conchoïdes, le groupe encore
des scarabées, des foliums et de leurs conchoïdes ; le tout
dans des conditions graphiques déterminées. Des diffé-
rences de phase, introduites dans l'un des mouvements,
donnent des courbes décalées, qui, regardées stéréosco-
piquement, présentent un relief admirable.
OBSERVATOIRE DE TORTOSE (1)
L'Observatoire de Tprtose, ou, comme il est plus spé-
cialement nommé, l'Observatoire de l'Èbre, est situé près
de la ville de Tortose, à l'embouchure de l'Èbre, au-dessus
de la délicieuse vallée du fleuve. C'est le plus récemment
fondé des observatoires de la Compagnie de Jésus, car son
inauguration ne date que de septembre igo4,mais c'est Tun
des plus intéressants par son but très spécial et son amé-
nagement perfectionné. Le fondateur.et premier directeur
en est le Père R. Cirera, ancien directeur du service
magnétique à l'Observatoire de Manille, et auteur de tra-
vaux techniques appréciés sur le magnétisme dans les
Philippines.
L'Observatoire de l'Èbre (Fig. 41) est composé, suivant
la méthode aujourd'hui classique, de pavillons séparés, au
nombre de six, espacés sur une colline offrant des condi-
tions géologiques très favorables. Son objet principal est
(1) Observatorio del Êbro, Torlosa (Espagne).
PLANCHE XII
FiG. 42. — Observatoire de lEbhe, a Tortose.
Pavillon électro-météorologique.
Fio. 43. ~ Obsertatoirb db l*£bre, a Tortose.
Pavillons magnétiques.
^
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 547
l'étude du magnétisme considéré en lui-même et dans ses
relations avec les phénomènes électriques de l'atmosphère
et les phénomènes d'activité solaire (PL XII, fig. 42).
Accessoirement et comme complément des études précé-
dentes, l'Observatoire enregistrera les éléments météoro-
logiques principaux, les mouvements microsismiques du
sol ; enfin il s'occupera d'une façon suivie de la polarisa-
tion de la lumière atmosphérique.
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Fig. 41. — Observatoire de TÈbre, à Torlose.
1. Maison d'habitation. 2. Pavillon ëlectro*méléoroIogique. 3. Appareils
météorologiques à Tair libre. Â, Néphoscope de réfraction. 5. Pavillon
sismique. 6. Pavillon astrophysique. 7. Pavillon pour les observations
magnétiques absolues. 8. Pavillon des instruments magnétiques enre-
gistreurs.
Nous décrirons successivement chacune de ces sections.
Section magnétique. — La section magnétique comprend
deux pavillons séparés (PL XII, fig. 43). Lé premier
renferme, dans une cave à deux salles, deux séries com-
plètes d'instruments de variation de M. Mascart ; l'un
est un magnétographe à enregistrement photographique,
l'autre un instrument à lecture directe. L'enregistreur
utilise l'acétylène, et l'inscription se fait sur un cylindre
déroulant deux centimètres à l'heure. Le second pavillon
est destiné aux déterminations magnétiques absolues. Un
magnétomètre unifilaire du modèle de Kew donne la
déclinaison et la composante horizontale ; l'inclinaison est
S4Ô tlBVtJB t)ËS QUESTIONS SOIENTÎFIQtHU.
mesurée au moyen de VinclinationS'-indtictùr du modèle
de Potsdam.
Section ash^ophysique. — A cette section est réservé
un pavillon en forme de croix. Au centre une coupole
mobile abrite une lunette équatoriale double, avec objectifs
visuel et photographique de 1 62 millimètres. L'instrument,
construit par Mailhat, servira à Tétude des taches et pro-
tubérances.[I)ans les ailes de ce pavillon sont installés un
cercle méridien (PL XIIl,âg.44) pour la détermination
de l'heure, accompagné de deux pendules, l'une sidérale
avec balancier Rieffler, l'autre de temps moyen, distribuant
électriquement l'heure à tous les pavillons ; un spectre-
goniomètre à réseau Rowland avec chambre photogra-
phique, utilisé pour mesurer la vitesse radiale des éruptions
solaires par le déplacement des raies du spectre ; enfin
un spectro-héliographe à deux fentes, système Evershed,
permettant d'isoler une radiation déterminée du spectre,
et de photographier ainsi en lumière monochromatique
toute la surface solaire. Sur les plaques fournies par ce
dernier instrument, la chromosphère a 60 millimètres de
diamètre. Un sidérostat polaire sert à maintenir sur le
spectroscope un faisceau de rayons de direction constante.
Section électrique. — Cette section occupe un quatrième
pavillon. Le potentiel électrique de l'air est mesuré au
moyen de deux éiectromètres à quadrants, système Mas-
cart, de sensibilités différentes : l'un, très sensible, destiné
aux observations ordinaires ; l'autre, à aiguille plus lourde,
pour enregistrer les potentiels élevés. Deux galvanomètres
enregistreurs Deprez-d'Arsonval servent à mesurer les
courants telluriques dans deux directions perpendiculaires.
Un céraunographe, du modèle construit et employé à
l'Observatoire de Kalocsa, par le Père Fényi, est utilisé
pour reni*egistrement des orages électriques. Enfin, la
déperdition de l'électricité est étudiée avec les appareils
et suivant la méthode de Elster et Geitel. De plus, un
PLASCHE Xlll
Fici. 44. — Observatoire de l'Ebre, a Tortose.
Cercle méridien, par Mailhat.
LES OBSBflTATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 54^
appareil de Gerdien donne le rapport du nombre des ions
positifs à celui des ions négatifs dans l'air libre (Fig. 45).
Section météorologique, — Une partie du pavillon élec-
trique est attribuée à cette section et comprend baromètres
et barographes, actinomètres divers. Des abris extérieurs
renferment thermomètres et psychromètres. Un cinquième
pavillon sert à Tétude des nuages, au moyen d'une herse
néphoscopique de M. Bessons et d'un néphoscope à réfrac-
tion. Un photopolari mètre Cornu, à monture azimutale et
zénithale, permet de faire des observations sur la lumière
atmosphérique.
Fig. 45. — Observatoire de l'Èbre, à Torlose.
Appareil de M. Gerdien pour l'étude de l'ionisation de Tair.
Section sismologique , — Un sixième pavillon, en grande
partie souterrain, abrite un microsismographe à trois
composantes, de Vicentini, et les pendules horizontaux de
Grablovitz.
On voit que rien n a été négligé par le Père Cirera pour
faire de l'Observatoire de TÉbre un observatoire astro-
physique de premier ordre. Pour être une science nouvelle,
la physique cosmique nen est pas moins appelée à de
hautes destinées ; les relations de l'activité solaire avec la
plupart des phénomènes météorologiques et magnétiques
de notre globe, pour n'être encore guère connues dans
leurs lois, n'en sont pas moins indiscutables. Aussi cpm-
55o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
prend-on les espérances que beaucoup fondent sur l'étude
d'un astre qui régit nos saisons et leurs variations décou-
rageantes.
Souhaitons donc longue vie et brillant avenir au jeune
observatoire créé pour faire progresser cette science qu un
de nos astronomes a récemment nommée ^ la météorologie
de r avenir » .
A l'occasion de l'éclipsé solaire du 3o août igoS,
phénomène qui, pour la première fois, visitait un obser-
vatoire, en la personne de celui de Tortose, de précieuses
observations y ont été faites par un groupe de Jésuites.
De plus, le Père J. Algue dirigeait une mission à Palma,
et le Père L. Cortie une autre mission à Vinaroz. Aussi
S. M. Alphonse XIII chargea-t-elle le ministre de l'In-
struction Publique d'adresser au Père Cirera une gracieuse
lettre, pour le remercier de tout ce que la Compagnie de
Jésus avait fait, en cette circonstance, pour le progrès
de la science et le renom de l'Espagne.
OBSERVATOIRE DE CLEVELAND (i)
HISTORIQUE
C'est en iSgS que les Pères du Collège St-Ignace de
Cleveland,dans TOhio (États-Unis d'Amérique), décidèrent
de fonder un petit observatoire météorologique. Il fut
équipé comme les stations de l'hélasse du Bureau centrai
météorologique de Washington ; le Père F. Odenbach en
fut nommé directeur.
(1) Ignatius* Collège Observatory,[CleYeUnd (Ohio), Ëtats-Unis d'Amériqae.
LES OBSERVATOIRES DE LÀ COMPAGNIE DE JÉSUS. 55 1
Le but principal assigné à l'Observatoire était l'étude de
Télectricité atmosphérique et des nuages de la haute
atmosphère. Sans négliger l'observation des données ordi-
naires, l'Observatoire a, depuis dix ans, poursuivi sa tâche
avec un succès croissant. Son histoire n'offre, du reste,
aucune péripétie bien saillante ; mais ses travaux nous
arrêteront plus longtemps.
II
TECHNIQUE
Bâtiments et instruments, — L'Observatoire est au cin-
quième étage de la tour qui, d'un côté, limite la belle
façade du Collège St-Ignace (Fig.46).Là se trouvent trois
Fi(^. 46. — Collège de Cleveland.
salles : Tune sert aux instruments météorologiques, la
seconde de bibliothèque, la troisième de chambre noire
pour la photographie. Un sixième étage contient une salle,
percée de fenêtres de tous côtés et d'où l'on commande tout
l'horizon, chose précieuse pour l'observation des nuages.
552 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L'équipement météorologique comprend baromètres et
barograpbes, tbermomètres et thermograpbes, anémo-
mètre Robinson à contacts électriques, girouette à con-
tacts, héliographes, pluviomètre enregistreur, électroscope
spécial avec tige extérieure pour la mesure du potentiel
de l'électricité atmosphérique, néphoscope, météoro-
graphe et céraunographe.
La plupart de ces instruments sont du modèle du
Weather Bureau. Les deux derniers sont de l'invention
du Père Odenbach et fabriqués par lui-même.
Au moyen de contacts électriques et d'électro-aimants
guidant les plumes, le météorographe enregistre sur un
tambour horizontal faisant un tour en une semaine, la
quantité de soleil, la vitesse et la direction du vent. Sa
marche est parfaite.
C'est au Père Odenbach que le céraunographe doit son
nom, destiné à rappeler son rôle d'enregistreur d'éclairs.
Nous avons raconté, dans la notice sur l'Observatoire
de Kalocsa, comment, à la suite d'une communication
faite par M. Ducretet de Paris à l'Académie des Sciences,
divers auteurs, entre autres le Père Schreiber, avaient
utilisé les propriétés connues du cohéreur Branly, pour
capter les ondes électriques émanées d'éclairs lointains,
et les enregistrer. Étudié par le Père Odenbach pendant
plusieurs années, le céraunographe s'est peu à peu trans-
formé entre ses mains ; de multiples perfectionnements en
ont fait un instrument sensible et docile. Voici les parti-
cularités les plus intéressantes du dernier modèle (Pl.XIV,
fig. 47)-
Tout d'abord, le cohéreur à limaille est complètement
abandonné ; il est remplacé par des baguettes de graphite
posées sur deux épingles d'acier oxydé. La sensibilité est
plus considérable avec deux ou trois baguettes qu'avec
une seule. Le Père Odenbach emploie d'ordinaire deux
cohéreurs de sensibilité différente et deux relais, avec
bobines de résistance différente. En temps ordinaire, pour
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 553
déceler les orages lointains, on met en circuit le cohéreur le
plus sensible à quatre baguettes, avec un relai de
looo ohms. On parvient de cette façon à enregistrer des
éclairs distants de près de mille kilomètres. Lorsque
l'orage est parvenu dans un rayon de 1 5oà 25o kilomètres,
les ondes électriques arrivent avec beaucoup plus de
facilité : c'est alors un bruit assourdissant produit par les
chocs multipliés du décohéreur. A ce moment on met en
circuit un cohéreur formé d'une seule baguette, avec un
relai de i5o ohms. L'instrument n'enregistre plus désor-
mais que les éclairs les plus violents.
En moyenne, le céraunographe signale les orages onze
heures d'avance ; il en a signalé un vingt-neuf heures
avant son arrivée. Les tracés (PI. XIV, fig. 48) ont donné
lieu à quantité de remarques intéressantes sur les éclairs
ou les décharges électriques lentes, les premiers qui
accompagnent les orages, les secondes qui précèdent les
chutes de pluie ou de neige.
Le Père Odenbach emploie un fll de terre, mais, comme
antenne collectrice, se sert simplement du motif de cuivre
qui surmonte la tour de l'Observatoire.
Une chose curieuse, décelée par le céraunographe, c'est
que, longtemps avant l'arrivée d'un orage, l'éther entre
déjà en vibration ; dans ces conditions, en effet, une
étincelle produite à proximité du cohéreur, et bien trop
faible d'ordinaire pour l'influencer, le fait immédiatement
entrer en activité. Le fait est à rapprocher de la sensibilité
exagérée d'un cohéreur placé dans un champ magnétique.
Travaux. — En 1896-97, l'Observatoire de Cleveland
a été l'une des stations choisies aux États-Unis par le
Weather Bureau, pour l'étude générale des nuages, pro-
posée par le Congrès International d'Upsal, en 1894.
Depuis, outre ses observations sur l'électricité atmo-
sphérique, le Père Odenbach s est employé à vérifier et à
compléter la loi des courants cycloniques aux différentes
altitudes, proposée, en 1877, par le Père Benoît Vines, le
554 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
fondateur de TObservatoire de la Havane. Il poursuit
également des travaux intéressants de mesure sur la hau-
teur des nuages. La méthode qu'il emploie est originale
et vaut la peine d^être signalée.
D'ordinaire, la hauteur des nuages se mesure pendant la
journée, au moyen de deux observateurs qui, munis
chacun d'un théodolite et placés aux deux extrémités d'une
base de longueur connue, observent simultanément un
nuage donné. Le Père Odenbach travaille la nuit, avec
un seul théodolite et une base de 8 kilomètres. Voici dans
quelles conditions. Au sud-est de l'Observatoire est une
usine de fabrication d'acier. Un convertisseur Bessemer
en activité projette la nuit, sur les nuages, une lueur
intense. Quelquefois, cette lueur forme directement au-
dessus du foyer une tache lumineuse bien délimitée ; à
d'autres moments, il se produit sur le ciel une réflexion
très régulière qui donne une image exacte de l'ouverture
du foyer et des flammes qui en sortent. Deux conclusions
à tirer : dans le premier cas, le nuage qui sert d'écran est
situé directement au-dessus de l'usine ; dans le second cas,
suivant les lois de l'optique, le nuage est exactement à la
moitié de la distance qui sépare l'usine de l'observateur.
Donc, connaissant cette distance, il suffit, dans les deux
cas, de pointer le théodolite sur le nuage, de lire l'angle
que cette direction fait avec l'horizontale et de résoudre,
avec ces deux données, un triangle trigonométrique qui
donne la hauteur cherchée.
L'Observatoire du Collège St-lgnace publie chaque
année, à la fin de l'Annuaire du Collège, un Bulletin
donnant les moyennes météorologiques mensuelles.
PLASCHE XIV
Fio. 47. — Céraukographe du Pkrk Odenbach.
ccrAunoqraph rccord.
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Fio. 48. — Tracés enregistrés par le Ceraunographe.
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LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 555
OBSERVATOIRE CREIGHTON A OMAHA (i)
HISTORIQUE
L'Observatoire Creighton a une histoire intéressante :
il constitue un bon exemple de ces fondations qui se
créent, presque sans qu'on y pense, parce que leur utilité
finit par s'imposer, et de ces observatoires dont les prin-
cipaux instruments existent, avant que les quatre murs en
soient construits.
Le Collège de la Compagnie de Jésus à Omaha, dans
le Nebraska, au centre des États-Unis d'Amérique, fut
fondé en 1 877 ; il est dû en grande partie aux généreuses
libéralités de M. John A. Creighton et se fait un devoir
de reconnaissance de porter son nom. Il existait depuis
six ans, lorsque le désir vint de le compléter en y instal-
lant des cabinets de physique et de chimie, à la hauteur
des progrès modernes. Mis au courant de ces projets,
M. Creighton signifia son intention de parfaire son œuvre,
et mit à la disposition du Collège des sommes considé-
rables. Chargé de l'achat des instruments, le Père A.
Lambert s'en acquitta au mieux. Signalons seulement une
lunette équatoriale de 12,5 centimètres, pourvue de son
mouvement d'horlogerie et de six oculaires, un chrono-
mètre et un théodolite de 17,5 centimètres. C'étaient des
pièces dignes de figurer dans un Observatoire : nul pour-
tant n'avait la moindre idée d'en fonder un.
En i885, le Père Joseph Rigge vint à Omaha comme
professeur de sciences. La vue de l'équatorial le laissa
(1) Creighton University Observatory, Omaha (Nebraska). Élats-Unis d*Amé-
rique.
556 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES,
rêveur : rouler cette masse dehors, à une certaine distance
du Collège, puis y rajuster son mouvement d'horlogerie
et faire ensuite tous les menus préparatifs d'une obser-
vation, c'était bien du temps perdu et bien des dangers
courus par instrument. Si l'on voulait en tirer parti, il
fallait lui construire un bâtiment spécial, avec coupole
mobile, et l'y laisser à poste fixe. Cela s'imposait. Consulté
sur cette question, M. Creighton offrit de faire les frais
de la construction ; un autre généreux donateur, M. John
A. Mac Shane, promit le mouvement d'horlogerie, le
chronographe et l'équipement électrique. Sans plus tarder,
les plans furent faits et, dès la fin de i885, s*élevaità une
centaine de mètres au nord du Collège un pavillon astro-
nomique avec coupole; bientôt l'équatorial y était fixé sur
un solide pilier.
En 1886, la Howard Clock Company de Boston
installait l'horloge et le chronographe. Le Père Joseph
Rigge était absent et ces derniers travaux furent faits
sous la direction de son frère, le Père William Rigge.
L'équatorial installé, le Collège se dit qu'il fallait en
profiter et que c'en serait faire un bon emploi que de
donner l'heure exacte à la ville d'Omaha. Mais il fallait
aussi, pour cela, avoir une horloge astronomique et une
lunette de tiansit. M. Creighton promit de donner la
lunette si le Collège bâtissait la salle méridienne. La salle
fut immédiatement construite à l'est du dôme et reliée à
lui par un corridor. Fauth et C**, de Washington (D. C),
reçurent l'ordre d'exécuter une lunette de transit de 7,5
centimètres avec cercle méridien. L'instrument fut mis en
place l'année suivante. Peu après, arrivait une horloge
astronomique, et l'Observatoire de Creighton, désormais
fondé, était relié télégraphiquement au Western Union
Telegraph, de façon à recevoir chaque jour, de l'Observa-
toire Naval de Washington, les signaux donnant le temps
vrai. Un des premiers usages que l'on fit de la ligne fut
de déterminer électriquement la longitude de l'Observa-
LES OfiSBRYATOIRBS DE LA COMPAGNIB DE JÉSUS. 557
toire de Creighton, au moyen d'un échange de signaux
avec Washington.
Depuis lors, l'Observatoire a continué de vivre et de se
perfectionner, en remplissant son double but : permettre
aux élèves du Collège une instruction astronomique com-
plète et pratique — pour plusieurs Téquatorial et la lunette
méridienne n'avaient plus de secret — et offrir à l'occasion
aux directeurs des moyens d'investigation scientifique.
Des travaux intéressants y ont été faits à différentes
reprises, comme nous allons le voir.
La direction en a été confiée successivement au Père
Joseph Rigge, à différents Pères ou laïques, professeurs
en même temps au Collège. Depuis 1896, le Père William
Rigge s'en occupe avec zèle ; malheureusement, le mau-
vais état de ses yeux ne lui permet pas de faire toutes les
délicates observations auxquelles ses connaissances tech
niques lui donneraient le droit de prétendre.
II
TECHNIQUE
Bâtiments et instruments, — L'Observatoire d'Omaha
(Fig. 49) comprend deux salles reliées par un passage. Une
tour en briques porte une coupole mobile, avec rainure de
45 centimètres de large, ouverte de la base au sommet.
La coupole, à roulement, peut s'orienter dans toutes les
directions. L'équatorial qu'elle abrite a 12,5 centimètres
d'ouverture et 2 1 centimètres de distance focale ; son axe
polaire peut s'incliner à toutes les latitudes. Plusieurs
oculaires, un hélioscope le complètent. 11 est signé de
Steward.
La salle méridienne contient un excellent cercle avec
lunette de 7,5 centimètres. Les micromètres permettent de
i
558
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lire le dixième de seconde, aussi bien en ascension droite
qu'en déclinaison.
Dans le passage qui relie les deux salles, une chambre,
soigneusement construite de murailles épaisses et faites de
matières isolantes, afin d*y conserver une température
rigoureusement constante, contient l'horloge astronomique
et l'horloge donnant le temps moyen solaire.
Fig. 49. — Observatoire Creighton.
L'Observatoire possède également un altazimut de
Steward, un théodolite Gurley, un chronomètre Heinrich,
un chronographe Fauth.
Tf^avaux divers, — Nous avons parlé, dans une autre
notice, des travaux auxquels le Père William Rigge a
coopéré à l'Observatoire de Georgetown.
A Omaha même, il a observé, le 29 juillet 1897, une
éclipse annulaire de soleil (Astronomical Journal, 24 août
1897). Envoyé en 1900 à Washington, en Géorgie, pour
observer Téclipse totale de soleil du 28 mai, il put noter
l'heure exacte des quatre contacts, avec une rare précision
(Technology Quarterly, septembre 1900).
Dans les Astronomiscue Nachrichten de mars 1896
\
LES OBSfiRVATOIRBS DB LÀ COlfPAGNIB DB JÉSUS. SSq
et d'avril 1902, le Père William Rigge a exposé une
méthode commode et originale de prévoir graphiquement
les occultations au moyen d'un simple diagramme. Nous
lui devons une série d'articles, dans Popular Astronomy,
sur les Jésuites astronomes et leurs observatoires, où
nous avons à plusieurs reprises puisé d'intéressants
documents.
Enfin le Père a publié, dans différents journaux locaux,
des articles de vulgarisation scientifique, en nombre con-
sidérable.
Aussi n'est-ce point sans raison que M. W. E. Chandler,
dans un discours devant le Sénat des États-Unis, en avril
1900, rangeait l'Observatoire Creighton au nombre des
6 1 observatoires principaux des États et que la Smithsonian
Institution l'inscrit sur son catalogue universel des obser-
vatoires.
OBSERVATOIRE DE VALKENBERG (i)
HISTORIQUE
Bien qu*envoyant,depuis quelque temps, des observations
météorologiques au Bureau central de Hollande, l'Obser-
vatoire de Valkenberg est absolument privé. Il a été fondé
dans l'automne de 1896, au Collège St-Ignace, qui sert de
maison d'études théologiques à de jeunes religieux de la
Compagnie de Jésus. Le but principal que se proposaient
ses fondateurs était l'observation des étoiles variables. On
sait le renouveau qui a été donné à cette branche de
(i) Ignatius Collegium, Stemwarte, Valkenberg (Limburg- Hollande).
560 RBVUB DBS QUBSTIONS S0IBNTIFIQUB6.
l'astronomie par le Père J. Hagen, directeur de l'Obser-
vatoire de Georgetown, aux États-Unis. Le Père Hagen a
entrepris, en 1889, la publication d'un grand Atlas des
Étoiles variables, aujourd'hui classique. Dans la préface
de cet ouvrage, le Père mentionne l'active part de collabo-
ration qui est due aux observateurs de Valkenberg. Ceux-
ci furent successivement le Père Joseph Hisgen de 1897
à 1902, le Père Michel Ësch de 1898 à 1902,1e Père Alfred
Baur de 1902 à aujourd'hui.
De 1897 à 1898, la direction de l'Observatoire de Val-
kenberg appartint au Père Hisgen ; depuis 1898 au Père
Baur.
En juin 1901, on créait à Valkenberg une station
météorologique, dont le^ résultats mensuels étaient centra-
lisés au Koninklijk Nede7'landsch Insiituui. Depuis 1904,
des observations régulières se font trois fois par jour
pour les éléments habituels et sont transmises, au moins
en partie, à l'Institut royal d'Utrecht.
Le Père Esch est, en ce moment, assistant du Père
J. Fényi, à l'Observatoire de Kalocsa, en Hongrie.
II
TBCHNIQUE
La coupole qui forme la partie la plus importante de
l'Observatoire de Valkenberg, se trouve dans l'aile orien*
taie du Collège St-Ignace (Fig. 5o) et surmonte une tour
d'une trentaine de mètres d'élévation. Pour assurer la
stabilité nécessaire, Taile est construite en maçonnerie
massive et munie de contre-forts.
La coupole a cinq mètres de diamètre ; elle abrite un
équatorial de 23 centimètres d'ouverture et de 290 centi-
mètres de distance focale (Fig. 5i). L'équipement paral-
lactique est de Saegmùller (Fauth et G'*) de Washington,
LKS OBSERVATOIRES DB LA OmiPAGNIB DE JÉSUS. 56 1
l'objectif de Clacey.Les parties massives de rinstrument
sont en bronze d'aluminium, les tubes en tôle mince; aussi
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Fig. 50. — Collège et Observatoire de Valkenberg.
la légèreté de l'ensemble constitue-t-elle une nouveauté
fort appréciable.
Fig 51. — Observatoire de Valkenberg. Équalorial.
Deux cercles horaires et deux cercles de déclinaison,
munis de verniers, permettent de trouver immédiatement
ni« SÉR1£. T. IX. 36
502 REVUB DfiS QUESTIONS SGIBNTIPIQUBS.
et sans hésitation ud corps céleste de coordonnées connues.
L'appareillage a été décrit par le Père Hagen dans la
Zbitschrift fur Instrumentenkunde d'avril 1894.
Le chercheur a 5,5 cm. d'ouverture, 20 cm. de distance
focale et un champ de 9° de diamètre.
Cet équatorial a été à l'exposition de Chicago ; c'est
probablement le premier de fabrication américaine qui ait
été installé en Europe.
Valkenberg possède encore une lunette de i5,3 centi-
mètres, signée de Flôssl, de Vienne, avec mouvement alt-
azimutal, et un théodolite de Breithaupt ; de plus, une
horloge sidérale, chronographe à tambour et chronomètres,
spectroscope, etc.
Quelques articles dans les Astronomische Naohrichtbn
sont dus aux Pères Hisgen et Esch. Ce dernier prépare en
ce moment la publication de ses observations.
Le Père Xavier Kûgler, professeur de Mathématiques
au Collège St-lgnace, a publié, dans ces dernières années,
d'importants travaux sur l'astronomie des Assyriens, et
différents journaux scientifiques en ont, à plusieurs reprises,
donné de fort élogieux comptes rendus.
OBSERVATOIRE DE CARTUJA, GRENADE (i)
HISTORIQUE
L'Observatoire de Cartuja, près de Grenade, est Tun des
plus récents des observatoires fondés par la Compagnie de
Jésus (Fig. 52). Il a été construit en 1902 sous la direc-
(1) Observatorio de Carluja, Grenade (Espagne).
LES OBSBRVATOIRBS DE LÀ COMPAGNIE DE JÉSUS. 563
tion du p. Jean Granero, et ses premiers bulletins datent
du début de igoS.
Fig. 5i. — Collège de Cartuja, Grenade.
Magnifiquement placé dans les montagnes et sous le ciel
si pur de l'Andalousie, à 775 mètres d'altitude, cet Obser-
Fig. 53. — Observatoire de Cartuja.
vatoire comprend deux édifices en briques avec chaînes
d'angle en pierres. Leur pur style dorique en fait des bâti-
564
REVUE DES QUESTIONS SCtBNTiPiQUfiS.
ments fort élégants. Le principal se compose d'une pièce
centrale et de quatre ailes (Fig. 53 et 54). La salle cen-
trale, surmontée d'une coupole de 8 mètres de diamètre,
contient un splendide équatorial et abrite provisoirement
sur son pourtour les instruments sismographiques. L'aile
de l'est contient la lunette méridienne ; celle du sud une
salle de manipulations photographiques, un atelier méca-
nique, les chambres des observateurs, etc. L'aile ouest
forme une seule salle où sont rassemblés tous les instru-
ments de météorologie. Enfin l'aile nord sert de vestibule
Fig. 54. — Plan de l'Observatoire de Cartuja.
1. Salle d*enlrée. % Équalorial el sismogra|ihes. 3. Enrcgisireurs météoro-
logiques. 4 et 5 Appartements 6. Laboratoire photographique. 7. Salle
méridienne.
d'entrée. Aux quatre angles du bâtiment, des colonnettes
supportent les girouettes et les anémomètres dont les
indications se transmettent électriquement aux enregis-
treurs.
A gauche de l'édifice principal, une construction du
même genre mais plus petite abrite, sous une coupole,
un second équatorial et est aménagée pour les observations
spectroscopiques.
L'Observatoire de Cartuja est absolument privé : il a
été construit près du scolasticat de la Province de Tolède,
PLANCHE XV
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FiG. 55. — Observatoire de Cartuja. Equatorial.
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LBS OBSBRVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 565
afin de permettre aux jeunes religieux qui se préparent à
l'enseignement de se perfectionner dans l'étude théorique
et pratique des sciences exactes.
II
TECHNIQUE
Section astronomique. — La pièce la plus importante
de cette section est un équatorial de 5", 3 5 de distance
focale et de 32 cm. d'ouverture (PI. XV, fig. 55). Un
diaphragme-iris se manœuvrant de l'extérieur peut réduire
cette ouverture à 2 cm. seulement ; c'est la première fois
que ce dispositif est construit avec de semblables dimen-
sions, et la précision de son fonctionnement fait honneur
à M. Mailhat, de Paris.
Une autre amélioration a encore été introduite : la
position du micromètre est, comme l'on sait, diflScile à
régler ; afin de n'avoir pas à l'enlever lorsqu'il n'est pas
utile, on a fait adapter à l'équatorial, du côté de l'oculaire,
un tube latéral, où un miroir à 45** renvoie les rayons
venant de l'objectif, avant leur arrivée au micromètre
(Fig. 56). A ce tube peuvent se fixer l'oculaire ordinaire
et un spectroscope à 12 prismes. Le plus gros des deux
chercheurs de l'équatorial a 109 millim. d'ouverture et on
y peut ajuster un appareil photographique.
Signalons, en second lieu, un cercle méridien de Mail-
hat, sur le cercle vertical duquel deux microscopes à
micromètres bifilaires permettent de lire directement les
secondes, et un chronographe de Richard qui offre cette
particularité que la même plume sert à pointer automa-
tiquement sur le cylindre enregistreur et les secondes et
les signaux envoyés électriquement par l'observateur.
Enfin rObservatoire possède deux télescopes de 16 et
10 cm, d'ouverture, un bon théodolite, un alta^mut
566
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
construit par Salmoiraghi, de Milan, un spectroscope
à 12 prismes, à dispersion variable, construit par H.
Grubb, de Dublin, et que l'on peut combiner avec un
polyprisme d'Amiei, un chronomètre Roskell, un héliostat
Silbermann-Pellin, un cœlostat à miroir de 20, 3 centi-
mètres de diamètre, de Steward, etc.
Fig. 56. — Observatoire de Cartuja. Équatorial. Partie oculaire.
Section météorologiqiLe. — Les instruments de cette
section sont distribués les uns sur la terrasse du bâtiment
principal, avec leurs enregistreurs, dans une salle inté-
rieure, d'autres dans des abris situés dans le jardin. Ce
sont les baromètres, dont un baromètre normal de 22 mil-
limètres, avec cathétomètre donnant, à la lecture, le cen-
tième de millimètre, et un Fortin grand modèle ; des
thermomètres, hygromètres des types classiques. Des ther-
momètres au dixième de degré donnent la température du
sol à 10, 20 et 3o cm. de profondeur. Un anémo-cinémo-
graphe Richard enregistre la vitesse du vent et totalise
les kilomètres parcourus. La direction et la vitçs^e des
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 56j
nuages sont déterminées au moyen du néphoscope Fine-
mann-Hildebrandsson. La quantité de pluie, Tévaporation,
les heures de soleil sont également enregistrées.
Section géodynamique. — L'Observatoire étudie les
mouvements du sol au moyen d'un microsismographe
Vicentini, dont les trois pendules pèsent ensemble près de
400 kgr. Le Père Ramon Martinez a fait subir au sys-
tème enregistreur de cet instrument une intéressante
modification. On sait que les vibrations transmises au
sismographe s'inscrivent au moyen d'une pointe légère sur
une bande de papier enduite de noir de fumée. Dans le
cas particulier, cette bande se déroule avec une vitesse de
i5 millimètres par minute. Cette vitesse, suffisante pour
différencier les courbes représentant des ondulations
terrestres lentes et espacées, ne l'est plus quand ces ondula-
tions sont rapides, et la lecture des graphiques surchargés
et embrouillés devient très difficile. Voici comment le
Père Martinez remédie à cet inconvénient. Un sismoscope
auxiliaire, mis en branle par une onde terrestre de direc-
tion quelconque, ferme aussitôt un circuit électrique qui
commande un moteur de vitesse supérieure à celle du
moteur ordinaire entraînant la bande de papier. Celle-ci
défile alors avec une rapidité considérable et les traits ne
risquent plus de s'y superposer en partie. Au bout de
quelques minutes, le moteur à grande vitesse s'arrête
automatiquement et le papier reprend son mouvement lent.
C'est une élégante conciliation d'économie et d'exactitude.
Bidletin. — Les Directeurs des différentes sections
de l'Observatoire, le P. J. Mier pour l'astronomie, le
P. R. Martinez pour la météorologie et la physique du
globe, et leurs aides publient un Bulletin mensuel con-
tenant des tableaux et un diaire météorologique détaillé,
ainsi que des observations sismiques intéressantes. En
même temps, on observe journellement la surface solaire,
on multiplie les dessins et les photographies de la photo-
sphère, et on poursuit l'étude spectrale des taches et de^
568 RBVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
protubérances. Nul doute que ce Bulletin et ces obser-
vations accumulées ne deviennent, avec le temps, une
mine précieuse de documents.
OBSERVATOIRE DE CALCUTTA (i)
L'Observatoire du Collège St-François-Xavier, à Cal-
cutta, est surtout un Observatoire d'astrophysique. Il fut
fondé, en iSyS, par le R. P. Lafont, recteur du collège,
sur les instances de M. Tacchini. alors directeur de l'Ob-
servatoire de Palerme, dans le but de coopérer aux tra-
vaux du Père Secchi et des autres membres de la Société
degli Spettroscopisti italiani. Le ciel du Bengale, toigours
si pur pendant les mois d'hiver, devait permettre de faire
sur le Soleil de précieuses observations, complétant celles
faites en Europe.
Une coupole de 7 mètres de diamètre fut installée
au-dessus du collège. En 1887, la construction d'un second
étage obligea à la déplacer et elle fut transférée dans le
jardin, en une position plus commode et plus isolée.
Les instruments principaux sont les suivants : un téle-
scope de 22 cm. d'ouverture par Steinheil, de Munich ;
un spectroscope réversible par Browning, de Londres,
équivalent à 10 prismes de 60" ; un petit équatorial de
7,5 centimètres ; un petit instrument de passage ; enfin
un cœlostat à double miroir par Gautier, de Paris.
D'intéressants travaux pourraient être exécutés avec
ces instruments ; malheureusement il a été jusqu'ici
impossible aux Supérieurs de la mission du Bengale, de
fournir le personnel nécessaire à des observations suivies.
Sous la direction du Père de Clippeleir, quelques Pères
du Collège de Calcutta et du Collège St-Joseph de Dar-
(!) St Francis- Xavier's Collège Observatory, Calcutta.
LES OBSBRVâTOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. SÔQ
jeeling, ont observé successivement quatre éclipses de
soleil, en ces dernières années : deux éclipses annulaires
et deux totales. Une éclipse de chaque espèce a donné des
résultats satisfaisants. L'éclipsé totale de janvier 1898 a
été observée à Dumraon ; les résultats en ont été publiés
dans une plaquette de 104 pages, illustrée de 14 gravures.
L'éclipsé totale de 1901 a été observée à Padang, dans
l'ile de Sumatra ; mais les nuages ont empêché d'obtenir
des résultats bien complets.
OBSERVATOIRE DE BULAWAYO (i)
Au mois de février 1897, le Père V. Nicot commençait
une série d'observations météorologiques à Bulawayo,
dans la Rhodesia. 11 ne possédait, au début, que les instru-
ments absolument indispensables ; les documents qu'il
amassa attirèrent pourtant l'attention de la British South
Africa Company. La puissante Compagnie avait déjà fondé
plusieurs postes météorologiques dans la province de
Rhodesia, notamment à Victoria et à Empandeni ; elle
fut heureuse de favoriser une bonne volonté privée et,
dès 1899, compléta l'équipement du Père Nicot. Les
observations se poursuivirent dès lors à Bulawayo, suffi-
samment détaillées ; elles donnèrent lieu à des remarques
intéressantes que le Père réunit, en 1900, dans un rapport
lu devant la Rhodesian Scientific Association.
La question se posa bientôt de savoir si un observatoire
complet n'aurait pas sa raison d être à Bulawayo. La ville
du Cap possédait, il est vrai, un fort bel observatoire
astronomique ; Lovedale, à l'est de la colonie, avait égale-
ment un poste ; mais l'atmosphère de la Rhodesia, si pure
pendant une grande partie de Tannée, la position de Bula-
(1) Observatory, Bulawayo, Rhodesia (Soulh Africa).
570 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
wayo par rapport à l'équateur, semblaient militer en faveur
d'une nouvelle station centrale. Avis pris, les Jésuites
anglais, chargés de la mission du Zambèze, décidèrent, en
1902, la création d'un observatoire, modeste au début,
mais que Ton s'efforcerait de compléter dans la suite.
On se mit à l'œuvre. La Chartered Company accorda
plusieurs lots de terrain, dans les environs de la ville, en
bonne situation ; elle fournit même généreusement une
partie des fonds nécessaires aux constructions. Au mois
de juin 1903, le directeur nommé de l'observatoire nais-
sant, le Père E. Gœtz, arrivait à Bulawayo avec plusieurs
caisses d'instruments qu'il s'occupa immédiatement d'in-
staller. Au mois d'août suivant, un assez grand nombre
fonctionnaient déjà, en dépit des difficultés inhérentes à
semblable travail, en une ville éloignée des grands centres.
Le Père Gœtz s'était longuement préparé à sa tâche, à
Paris d'abord, puis dans les Observatoires de Stonyhurst
et de Georgetown ; confiant dans l'avenir, il se donna
comme programme de poursuivre l'étude météorologique
et magnétique de l'ouest de l'État de la Rhodesia, tout en
coopérant, pour l'hémisphère sud, aux observations entre-
prises par le Père Hagen sur les étoiles variables.
Petit à petit, le Père Gœtz remplit ce triple programme.
En 1904, au mois de décembre, il était envoyé en mission
officielle pour relever les éléments magnétiques d'une par-
tie de la Rhodesia ; dépouillant et classant les documents
amassés depuis huit ans, il faisait, dans une série d'ar-
ticles, une étude assez détaillée sur le climat du pays ;
enfin il présentait à la Rhodesian Scientific Association
un rapport sur les étoiles variables, indiquant le but pour-
suivi et les résultats déjà acquis.
L'équipement météorologique de Bulawayo comprend
tous les instruments ordinaires, baromètres, thermomètres,
pluviomètres, anémomètres, etc., en partie double : instru-
ments à lecture directe et instruments enregistreurs. A
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. Sj l
signaler en particulier un sunshine-recorder du Profes-
seur Marvin qui donne des résultats intéressants.
L'équipement magnétique comprend deux appareils
principaux, boussole d'inclinaison et magnétomètre unifi-
laire. Les observations sont faites régulièrement.
La Société Royale d'Astronomie de Londres a gracieu-
sement prêté une lunette des passages ; le Père Gœtz
dispose en outre d'une bonne pendule astronomique, de
plusieurs chronomètres et d'un chronographe. Nous avons
dit, dans la notice sur l'Observatoire de Georgetown que,
grâce à la générosité d'une amie de la science, le Père
aurait bientôt entre les mains un superbe équatorial, au
moyen duquel il pourra poursuivre fructueusement ses
observations sur les étoiles variables.
Ajoutons que les observations météorologiques faites à
Bulawayo ne sont pas les seules dues à des Jésuites, dans
l'Afrique du Sud. Depuis plusieurs années, le Père Lebœuf
poursuit des observations à Salisbury, au nord de Bula-
wayo, et le Père Fényi a récemment publié des documents
très complets, amassés de iSgS à 1897 parle Père L.
Menyhârth, à Boroma et à Zumbo, dans la mission des
Jésuites portugais (1).
OBSERVATOIRE DE FELDKIRCH (2)
Le Collège de Stella matutina à Feldkirch, dans le
Vorarlberg (Tyrol autrichien), possède une station
météorologique et quelques instruments astronomiques
servant à l'enseignement.
La station météorologique existe depuis 1889 ; les
observations usuelles y sont faites régulièrement, avec
(1) Meteorologische Beobachtungen von P. L. Menyh,irih (Kalocsa,
4904. Im Selbsiverlat; der Sternwarte).
(2) Stella matutina CoUegium, Feldkirch, VorarU)erg, Autriche.
572 * REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les instruments ordinaires. Parallèlement à ces observa-
tions, d'autres étaient faites, depuis une cinquantaine
d'années, dans une station météorologique officielle, par
un professeur de l'État. Ces séries d'observations ont
fourni au Père Joseph Paffrath les éléments de plusieurs
publications sur le climat de Feldkirch et des contrées
environnantes, de Chur à Bodensee.
A partir du mois de mai igoS, la station météoro-
logique officielle a été transportée dans la maison que les
Pères de la Compagnie de Jésus possèdent à Tisis, à un
quart d'heure de Feldkirch ; les observations y seront
faites régulièrement, et continueront à être coUationnées
et mises en ordre à Feldkirch.
Le collège possède un équatorial de 1 5 centimètres, de
Merz, pourvu de plusieurs oculaires, d'un spectroscope et
d'une pendule.
Au Père Joseph Kolberg (1832-1893), professeur de
sciences physiques à Feldkirch, durant plusieurs années
avant 1870, puis de 1876 à i883, on doit un intéressant
ouvrage : Die Mechanik des Erdballs, et des travaux
très complets sur la géologie du Vorarlberg, que la mort
l'empêcha malheureusement de parachever.
Le Père Richen, également professeur à Feldkirch,
étudie spécialement la flore du Vorarlberg et de Lichten-
stein.
OBSERVATOIRE DE GOZO (1)
L'Observatoire météorologique de Gozo commença à
fonctionner en août 1882 ; il fut organisé sous la direction
du Père Denza, Barnabite, et du Père Philippe Barello,
delà Compagnie de Jésus. Jusqu'en 1903, les observa-
tions qu'on y recueillait parurent dans le Bulletin de
(1) Meteorological Observatory, The Seminary, Gozo (Malte).
LB8 OBSBRVâTOIRBS DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. SyS
rObservatoire de Stonyhurst, auquel elles étaient trans-
mises par le Père Scoles. A l'heure qu'il est, les moyennes
mensuelles paraissent dans le principal journal anglais de
Malte et dans le Bulletin de l'Observatoire de Turin.
Les observations sont faites deux fois par jour, à 9 h.
du matin et à 9 h. du soir ; elles comprennent tous les
phénomènes météorologiques ordinaires. Les principaux
instruments sont un anémographe Denza, pluviomètre,
évaporimètre, psychromètre à ventilateur, ozonomètre et
baromètre. Un chronomètre à contact signale l'heure de
midi les jours de fête, en produisant l'allumage d'un
petit canon.
L'Observatoire est situé à 1 1 1 m. d'altitude. Le direc-
teur actuel est le Père F. Longhitano. Il est à regretter
que le manque de ressources ne lui permette pas d'étendre
ses observations, utiles pour l'étude des dépressions de la
Méditerranée.
OBSERVATOIRE DE LOUVAIN (1)
Cet observatoire, complètement privé, n'est pas un
observatoire de recherches, mais un observatoire destiné
à l'instruciion technique d'un certain nombre de jeunes
religieux de la Compagnie de Jésus.
11 comprend une salle méridienne, avec lunette de pas-
sage de 7,5 cm. d'ouverture; une coupole mobile avec
équatorial de i5 cm. ; un équatorial portatif de 10 cm.,
un petit télescope à réflexion, une horloge sidérale, et un
certain nombre d'instruments accessoires : spectroscopes,
théodolites, etc.
Aucune observation météorologique n'y est faite.
(!) Rue des Récollets, 11, Louvain, Belgique.
574 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
OBSERVATOIRE DE MONDRAGONE (i)
U Osservatorio meteoj^ologico Tuscolano est situé à
435 m. au-dessus du niveau de la mer, à l'angle nord-
ouest de l'ancienne Villa Borghèse, devenue le Collège de
Mondragone, dans la délicieuse campagne de Frascati.
La première idée de cet Observatoire est due au Père
Secchi qui, dès longtemps, en avait deviné l'utilité. Il
écrivait dans le numéro d'octobre 1876 du Bulletin de l'Ob-
servatoire du Collège Romain : «* Si aux stations de Mon-
tecavo et de Grottaferrata peuvent s'en ajouter d'autres à
Velletri... et à Mondragone, le climat des collines du
Latium sera suffisamment étudié ; cette région est impor-
tante à connaître au point de vue scientifique, aussi bien
qu'au point de vue de l'agriculture et de l'hygiène, car
elle est le centre principal de la production de la vigne et
des céréales, et le lieu de villégiature préféré des Romains
pendant la saison malsaine d'été. "
La mort empêcha le Père Secchi d'exécuter son projet.
Le Père Félix Ciampi (1826-1889), ancien directeur de
l'Observatoire de Belen, à la Havane, et assistant de Secchi
à l'Observatoire du Collège Romain, fonda la station
météorologique de Mondragone, en 1880, et en fit l'une
des plus importantes de l'Italie. Par ses soins, les obser-
vations se poursuivirent activement pendant près de neuf
ans ; elles étaient adressées à tous les observatoires ita-
liens, qui envoyaient en échange leurs bulletins.
A la mort du Père Ciampi, l'Observatoire de Mon-
dragone eut à subir quelques années de crise et fut
presque abandonné. Il a repris heureusement son fonc-
tionnement régulier : on y fait quatre observations quoti-
diennes ; les valeurs enregistrées sont envoyées au Bureau
(1) Osservalorio Tuscolano, Frascali, Italie.
LES OBSBRVâTOIRBS DE LÀ COMPAONIB DB JÉSUS. SyS
Central de Rome et à l'Observatoire central de la Société
Météorologique Italienne, à Moncalieri. Le Père V. Bovini
est chargé, à Theure qu*il est, de recueillir ces observa-
tions.
UOsservatoHo Tuscolano possède un équipement très
complet. A 3i m. au-dessus du sol fonctionnent une
girouette et un anémomètre Robinson, tous deux à con-
tacts électriques. Auprès est installé un héliographe, le
premier adopté en Italie; plus bas est un pluviomètre. Le
baromètre en usage depuis le début est un instrument du
type Fortin, construit par Deleuil ; il a été acheté par le
Père Secchi lui-même et c'est Tun des bien rares souve-
nirs qu'il ait pu, à sa mort, laisser à ses frères ; aussi le
conserve-t-on comme une relique.
Signalons encore quatre excellents thermomètres, dont
l'un étalonné à Paris, des thermomètres à maxima et
minima, deux psychromèlres, un actinomètre d'Arago, un
néphoscope de Braun, un évaporomètre à vis micromé-
trique ; puis deux anéroïdes, un barographe, un thermo-
graphe, un psychrographe et un sismographe. Pluie et
mouvements sismiques, direction et vitesse du vent sont
inscrits avec Theure des phénomènes sur un même tam-
bour enregistreur. Enfin un ozonomètre permet de doser
l'ozone que renferme en si grande proportion l'air déli-
cieux de Frascati.
L'abri des instruments, à doubles persiennes, a été si
bien établi, au point de vue de la circulation d'air, qu'un
ventilateur, placé devant le psy chromé tre, n'en fait pas
sensiblement varier les indications.
OBSERVATOIRE DE OUDENBOSCH (i)
Les Pères de la Compagnie de Jésus possèdent à
Oudenbosch (Fig. 5y), en Hollande, une station météoro-
(1) Kerkslraat, A. ii, Oudenbosch, HoUande.
f
576
RBVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
logique. Les observations ordinaires y sont faites trois fois
par jour et envoyées à l'Observatoire central des Pays-Bas
qui les insère dans son bulletin mensuel.
Fig. 57. — Collège et Observatoire de Oudenbosch.
Un petit équatorial, de 8 centimètres d'ouverture, forme
le début d'un observatoire astronomique que les Pères se
proposent d'organiser plus tard.
Le Père Stein a fait à Leyde, en 1899-1900, des obser*
vations suivies sur les variations de latitude, et les a
publiées à Haarlem en 1901.
OBSERVATOIRE DE ROME (1)
Ce serait sortir des limites que nous nous sommes
fixées que de faire ici Thistorique de l'Observatoire du
(i) Borgo San Spirito, 12, Rome.
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. 5'J'J
Collège Romain. Rappelons-en simplement les princi-
pales étapes.
Illustré par des hommes comme les Pères Scheiner, de
Gottignies, Bosco vich, TObservatoire, lors de la sup-
pression de la Compagnie de Jésus, passe aux mains d'un
prêtre séculier, Joseph Calandrelli. En 1824, le Pape
Léon XII le rend à ses fondateurs ; sous le Père de Vico,
l'Observatoire a, pendant quelques années, un renouveau
de gloire. En 1848, les Jésuites sont chassés de Rome.
Ils y rentrent en 1849, ®^ ^^ ^(^ve Secchi reste à la tête de
rObservatoire jusqu'à sa mort. Mais, dès 1870, l'Obser-
vatoire du Collège Romain, confisqué par le gouvernement
italien, est devenu l'Observatoire Royal.
A l'heure qu'il est, un petit Observatoire, complètement
privé, est annexé à l'Université Grégorienne. Il est situé
- sul Gianicolo ^ ; le Père Adolphe MùUer, professeur
d'astronomie à TUniversité, en est le directeur. 11 a à sa
disposition deux bonnes lunettes de Merz montées équato-
rialement, l'une de 27 centimètres, l'autre de 10 centi-
mètres d'ouverture.
La situation très incommode de l'Observatoire, les
ressources à peu près nulles dont il dispose, servent sur-
tout à mettre en relief la luxueuse installation et le nom-
breux personnel des trois autres observatoires de Rome.
On doit au Père Millier différents travaux sur Kepler
et Copernic, sur la planète Vénus, etc., et un beau Traité
d'astronomie.
OBSERVATOIRE DE SALTILLO (1)
Le Collège de St-Jean Népomucène, à Saltillo, dans la
province de Coahuila, au Mexique, fait, depuis juillet
(1) Colegio de S. Juan Nepomuceno, Saltillo, Coah., Mexique.
IIJ« SÉRIE. T. IX. 37
t
578 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1884, des observations météorologiques. Les premières
sont dues au Père Henri Cappelletti ; elles ne furent pas
publiées, à cause des différentes interruptions qu'elles
subirent. En 1886, le Père P. Spina commença des obser-
vations régulières, publiées depuis dans des bulletins
annuels, avec Taide du gouvernement de l'État de Coahuila.
Remplacé en i8go par le Père Cappelletti, puis parles
Pères Gustave Hérédia, Paul Louet, Henri Tavernier,
Urbain Pautard et Michel Kubicza, le Père Spina est de
nouveau, aujourd'hui, chargé des observations.
Les instruments sont ceux d'une station météorologique
ordinaire.
Le Père Cappelletti a publié un traité de Cosmographie
et un mémoire sur le crépuscule. Le Père Spina, outre
plusieurs ouvrages de mathématiques pures, a publié
divers mémoires sur la climatologie du Mexique.
OBSERVATOIRE DE SANTA-CLARA (1)
Le Collège de Santa-Clara, en Californie, possède un
Observatoire astronomique et météorologique qui s'orga-
nise peu à peu. Le directeur en est le Père Jérôme Ricard.
A la lin de i8g5, un équatorial de 20 centimètres fut
offert au Collège ; faute de local approprié pour l'installer,
l'instrument resta sans usage jusqu'en 1900 ; il fut alors
placé sur un bâti commode et protégé par un hangar
roulant sur rails, que Ton peut déplacer à volonté. L'ob-
jectif est de Chirk aîné, sa monture de Fauth et C'®, de
Washington ; l'éclairage des cercles et réticules se fait
électriquement.
A Téquatorial sont venus se joindre successivement un
télescope de 10 centimètres, une pendule astronomique
(I) Santa Clara Collet;c, Santa Clara, California, Étais-Unis.
■\
LES OBSERVATOIRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS. SjQ
de Saegmûller, un micromètre de position du même con-
structeur. Dernièrement, le Père Ricard a équipé une
Station météorologique, en relation avec le Weather
Btu^eaii de San-Francisco. Elle comprend baromètres
et barograplies, thermomètres et thermographes, un
météorographe, anémomètre et néphoscope.
L'Observatoire a déjà rendu des services au Collège de
Santa-Clara, et un journal local publie ses bulletins quo-
tidiens. Il est à souhaiter qu'un bâtiment sérieux permette
bientôt d'employer les instruments qu'il possède à des
observations régulières.
Pierre de Vregille, S. J.
VARIÉTÉS
CURIOSITES MEDICALES
Je dois m'exenser auprès des lecleurs de celle Revue de
les distraire des travaux de science pure dont ils aiment à se
repaîlre. Les quelques notes qui vont suivre n*ont rieu de bien
scientifique; elles sonl plutôt d'ordre professionnel.
El cependant elles ne nianquenl pas d'intêrt>t. Elles soulèvent
un coin du voile qui cache Télal de la science médicale au moyen
âge et même de nos jours. Certes il ne faut pas prendre à la
leltre lout ce (fu^ont écril les auteurs que nous allons citer.
Mais, en lisanl entre les lignes et en faisant la part de l'état
d'âme de certains d'entre eux, il esl assez facile et certainement
pernus de pressentir ce que nos citations renferment de vrai et
de fondé. A ce litre, nous avons cru que ce petit travail ne serait
pas déplacé daiis la Revue des Questions scientifiques.
La visite du médecin au moyen âge. — Pour se faire une idée
des mœurs médicales au moyen âge, il suffit de lire un petit
manuscrit, sorti de Técole de Salerne, qui parul probablemeut
au xii^ siècle. Il est intitulé : De adventu medici ad œgrotum.
Il était évidenmient destiné à servir de guide au jeune médecin
pour la pratique ordinaire.
Cet écrit est charmant de vérité et de finesse. En le lisant, on
sent qu'on y trouve un tableau fidèle de la vie de ce temps*là.
Il y règne une aimable naïveté et une foi vive, jointes à une
grande connaissance des hommes. On y trouve des règles pleines
de tact pour la conduite du médecin, mais aussi une recherche
assez raffinée de l'inlérôt personnel. Telle devait être la conduite
des meilleurs médecins de cette époque, puisque tel était Tensei*
VARIÉTÉS. 58 1
giiement de la célèbre école de Salerne à la période la plus
florissante de son existence.
Voici comment débute ce manuscrit :
** Lorsque tu seras appelé près d'un malade, ô médecin, im-
plore d'abord l'aide du Tout-Puissant. Que l'ange, qui accom-
pagna Tobie, accompagne aussi ton esprit et ton corps!
^ Tâche de savoir du messager, qui est venu t'appeler, si la
malîidie est grave, à quel organe elle s'est attaquée et comment
la maladie a connnencé. Tout cela te sera utile, pour que, arrivé
près du malade, tu sois déjà guidé dans tes recherches, et que
tu puisses immédiatement lui parler, en les nommant, des souf-
frances qu'il éprouve ; tu gagneras ainsi sa confiance et il te
regardera dès lors comme un sauveur qui va lui apporter sa
guérison.
„ Quand lu seras arrivé à la demeure, demande, avant d'ap-
procher du malade, s'il s'est confessé. S'il ne l'a pas fait, qu'il
le fasse immédiatement ou du moins qu'il promette de le faire ;
car si tu n'en parles qu'après l'avoir examiné, il aura déjà un
triste pressentiment et croira que tu juges son état désespéré.
., Eu arrivant près du malade, évile de paraître hautain, ni
intéressé; rends avec modestie le salut que te feront les parents
et assieds-toi si on t'y invite...
„ Te voilà près du malade; demande-lui comment il se trouve.
Ensuite tais-lui avancer le bras et tàte le pouls; mais prends
soin d'abord que le malade soit calme; car bien des malades ont
les battements du cœur précipités, les uns par la joie de ton
arrivée, d'autres, plus avares, par la pensée des honoraires que
tu réclameras. Soutiens le bras de la main, fais attention que le
malade ne repose pas sur le côté gauche et compte le pouls au
moins jusque cent. Examine l'état du pouls avec soin et long-
temps; car les personnes présentes l'écouteront avec d'autant
plus d'attention que tu auras attendu plus longtemps avant de
parler...
,, Alors promets au malade qu'avec l'aide de Dieu tu le gué-
riras. Mais, dès que tu l'auras quitté, dis aux parents que le cas
est très grave; de cette manière, s'il guérit, ton mérite n'en sera
que plus grand; et s'il meurt, les parents seront convaincus que
tu as prévu dès le début une terminaison fâcheuse...
„ Que ta conversation soit aimable, que la manière d'être soit
honorable et que ta confiance se place en Dieu seul. Si les maîtres
de la maison t'invitent à dîner, ne t'y rends pas avec un empres-
sement exagéré ; et ne prends pas la première place, bien que.
i
582 REVUE DES (QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d*api'ès l'usage, la première place revienne aux prêtres et aux
médecins...
„ Fendant le dîner, informe-toi souvent de Tétat du malade;
sa confiance en toi ne fera que grandir, s'il apprend que tu ne
l'oublies pas au milieu des plaisirs de la table. Quand le repas
est terminé, vante l'excellence des mets et des boissons, le
malade en éprouvera un grand contentement...
„ Et alors, si l'état du malade est satisfaisant, amène-le douce-
ment à te payer. Enfin, je te conseille, en vue d'augmenter ta
clientèle, de Iftclier de gagner les bonnes grâces des amis du
malade; parle-leur de loi et de tes cures, autant que cela te
parait utile. Cela fait, prends congé en faisant des recommanda-
tions prudentes et convenables; enfin va en paix et que le
Seigneur l'accompagne ! „
Celle conduite du médecin au lit du malade, telle qu'elle est
conseillée par l'école de Salerne, n'est peut-être pas tout à fait
de notre goût, et cependant que de choses vraies on y trouve!
Que de remarques applicables à notre époque! La politique
médicale est aussi ancienne que la médecine elle-même, et les
praticiens de nos jours ne peuvent pas plus la négliger que
notre vieux maître Hippocrale et ses tidèles disciples de Salerne.
Remarquons, par exenjple, les conseils minutieux et judicieux
(jui sont donnés pour que le médecin cherche à gagner la con-.
fiance de son malade. N'y a-t-il pas là une prescience de l'impor-
tance de la suggestion, dont l'efficacité thérapeuti((ue a été si
bien établie de nos jours? Il n'est pas un praticien, un peu expé-
rimenlé et un peu observateur, qui n'ait acquis la conviction que
son influence morale était souvent plus utile que l'administration
de ses médicaments les plus actifs.
Un détracteur de la médecine au moyen âge. — Il est passé de
mode de se gausser de la médecine et des médecins. Ce n'est
pas une mode nouvelle; déjà au moyen âge on aimait à plai-
santer celte profession, qui y prêtait alors plus qu'à notre époque.
Nous n'en voulons pour preuve qu'un écrit du célèbre Pétrarque,
sous le titre significatif de Contra medicum quemdam invec»
tivœ.
Le talent d'observation du poète, sa connaissance des hommes,
la multiplicité de ses relations et ses nombreux rapports avec
les médecins du xiv<^ siècle le mettaient à même de juger des
défauts de la science médicale et de la conduite des praticieos.
11 avait observé les faits et gestes des médecins à la cour des
rois comme à celle des papes, près des grands et des riches,
VARIÉTÉS. 583
dans le tumulte des grandes villes comme dans la vie tranquille
des champs.
Ce n'est pas Tart de guérir en lui-même qu'il méprise. ** Je ne
doute pas, dit-il, que la médecine existe et qu'elle soit quelque
chose de grand, puisqu'elle a été donnée par Dieu dans les
saintes Écritures et qu'elle a été consacrée aux dieux par les
païens. Si elle était toute erreur, elle n'aurait pas été acceptée
par tant d'intelligences d'élite. J'aime la vraie et utile médecine,
mais je déteste les mensonges des médecins ou de ceux qui se
disent à tort médecins. Lorsque je mets à nu des abus qui ont
détruit l'ancienne renommée de Kart de guérir, la médecine, si
elle pouvait parler, me remercierait avec effusion. „
Il attaque surtout la suffisance et l'ostentation avec lesquelles
les médecins se livrent à des discussions théoriques et à des
subtilités jusqu'au lit du malade. " C'est là, dit-il, le malheur de
notre époque. Autrefois on se guérissait sans raisonner beau-
coup. Aujourd'hui on se borne à des déductions artificielles et,
au lieu de traiter le malade, on lui bourre les oreilles de syllo-
gismes ; des milliers de nialades sont morts, pendant que les
médecins discutaient et péroraient. Aujourd'hui les médecins
ne savent plus se parler sans se disputer, et comme ils n'ont
appris ni h discuter ni à se taire, ils crient au plus fort, s'échauf-
fent, se mettent en colère et s'injurient, sans aucun profit pour
le malade. Us ont oublié que la médecine, comme le disait Vir-
gile, portait autrefois le nom d'art muet (muta ars). „
Il vante les traditions grecques en médecine et il a Hippocrate
en grand honneur; il parle avec d'autant plus de mépris de
l'élément arabe qui s'était introduit de son temps en médecine.
** Les médecins arabes, dit-il, ont détruit toute la médecine clas-
sique et leurs doctrines ne sont que mensongères.,, Et il appelle
les malades traités d'après cette méthode peregrinis meâica-
mentis infedos.
Il reproche aux médecins de ne pas savoir se traiter eux-
mêmes : " Au contraire, écrit-il, ils sont plus souvent malades
que les autres, et leur figure pâle et amaigrie dit ouvertement
qu'ils ne se connaissent pas en médecine; et ne voit-on pas les
médecins les plus célèbres, auxquels on ne peut reprocher de
rignorance, mourir trop souvent à la fleur de l'ftge? „
11 méprise les règles de la diététique. D'une constitution
robuste et doué d'un excellent appareil digestif, il se fâchait
quand ses amis médecins l'exhortaient à vivre d'une manière
sobre et régulière. ** F^a diététique, dit-il, est devenue une véri-
f
584 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
table tyrannie, que les médecins veulent vous imposer aussi
bien en santé qu*en maladie! Sachez donc que les Romains ont
pu vivre pendant cinq siècles sans aucune règle de diététique et
cependant se bien porter. Maintenant un homme comme il faut
n'oserait plus tousser, ni cracher, sans la permission du médecin;
et cependant on n'en vit ni mieux ni plus longtemps. Les méde-
cins prescrivent des règles qu'ils sont les premiers à enfreindre.
£t s'ils sont parfois invités à votre table, ils auront soin de
vous permettre ce qu'ils aiment, de vous défendre ce qu'ils ne
goûtent pas.
„ On en connaît bien de ces médecins célèbres qui enseignent
de telle manière et qui dînent tout autrement (aliter docenieSf
aliter prandentes). Eux qui vous recommandent d'abréger les
repas, ils se remplissent le ventre de bonne heure, mangent et
boivent jusque bien avant dans la nuit. Celui qui voudrait suivre
toutes les prescriptions hygiéniques des médecins ne se porte-
rait jamais bien, et évidemment, si ces règles ne conviennent pas
aux personnes bien portantes, elles conviendront encore moins
aux malades.
„ Les médecins ont le privilège unique de n'être punis pour
aucune de leurs fautes. La terre couvre les fautes des médecins,
comme le disait Socrate, et l'art de guérir est la profession la
plus rassurante ; car dans toutes les antres, les fautes les plus
minimes causent du préjudice à celui qui les commet; chez le
médecin, au contraire, ses fautes lui sont même payées. Il n'y a
pas de roi ni d'empereur qui ait un pouvoir pareil. „
Les misères du médecin. — Parmi Ions les déboires qui atten-
dent le médecin dans l'exercice de sa profession, il en est qui
sont plus pénibles que d'autres; tels, par exemple, les préjugés
et les erreurs qui sont répandus dans le public; telles encore les
incertitudes et les dinicultés de l'art de guérir.
Au moyen fige déjà les praticiens s'en plaignaient, ainsi que le
prouvent les doléances d'un célèbre médecin arabe, connu sous
le nom de Kha/ès, (jui vivait à Bagdad au commencement du
x® siècle.
** Une des choses qui font le plus de tort aux médecins sérieux,
écrit-il, c'est le préjugé que le médecin doit tout savoir, sans
avoir même interrogé le malade. Du moment qu'il a vu les urines
ou ta té le pouls, il doit aussi savoir ce que le malade a mangé
ou fait. Cela n'est que mensonge et duperie, et ne réussit que
par des artifices, des cadeaux, des questions indirectes et
adroites, par lesquels on trompe le public. Certains médecins
VARIÉTÉS. 58i)
paient même des hommes ou des femmes, qui sont chargés de
les informer de l*état du malade, et cela en interrogeant les
domestiques, les voisins, les amis...
y, Moi-même, continue Rhazès, quand je débutai dans la pra-
tique médicale, j'avais soin de ne rien demander dés que j'avais
vu les urines, et j'étais fort estimé. Plus tard, quand j'interro-
geais le malade avec soin, ma réputation diniinua notablement...
„ La confiance du malade en son médecin, même en cas de
guérison, est aussi diminuée par l'absence d'égards. Le public
exige que l'on soit guéri en un niomenl, comme par enchante-
ment, ou bien qu'on ne prescrive que des remèdes agréables,
etc., ce qui n'est pas possible dans toute circonstance, ni pour
tout malade. Punir le médecin à cause des défauts de la science
est une grande injustice. Les charlatans, eux, réussissent très
bien, même quand ils traitent d'une manière absurde, et leur
honteux métier sullit pour leur subsistance, tandis que le médecin
sérieux ne se procure qu'à grand'peine les choses les plus
nécessaires à la vie.
„ D'autres fois un malade vous arrive avec empressement
une ou deux fois; vous lui prescrivez (jnebjue chose, vous l'inter-
rogez, puis vous ne le voyez plus, ou vous ne le rencontrez que
lorsque vous n'avez pas l'occasion de lui parler, tandis que le
médecin a besoin de la persévérance de son malade. „
Rhazès expose égalenienl les ditricultés de la position des
médecins auprès des princes et des souverains. Il parle par
expérience, car ses talents et son habileté lui avaient valu la
place de médecin du Calife.
" (]e qui diminue encore l'etticacité de la médecine, écrit-il,
c'est la répulsion qu'éfirouvent même de bons médecins pour un
traitement énergique, de sorte qu'ils abandonnent la médication
et le régime habituellement prescrits, surtout s'ils traitent un
roi ou un homme célèbre, qui serait atteint d'une maladie grave
ou d'une affection intime plus ou moins douteuse, sur le traite-
ment de laquelle les médecins ne sont pas d'accord. Alors le
praticien évite les remèdes énergiques ou même toute médication
et se borne à prescrire certains aliments, a(in d'éviter la colère
du roi et la fureur du peuple... Ces circonstances sont vraiment
fâcheuses pour les rois et les princes, qui profiteront moins de
la science des plus grands médecins que le vulgaire et le plus
infime de leurs sujets...
„ J*en conclus qu'il est très utile à un roi ou à un prince de
ne pas inquiéter son médecin, de le satisfaire au contraire, de
[
586 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
purler souvent avec lui, de lui rendre service, de lui témoigner
une grande alTection et de lui laisser entendre qu*il ne sera
jamais rendu responsable de la fâcheuse tenninaison d*une ma-
ladie incurable et qu'il ne ^era même pas puni pour une erreur
ou une méprise. Grfice à celte assurance, le médecin apprendra
à connaître les habitudes les plus secrètes de son client et il
n'aura plus aucune des inquiétudes ou des craintes qui pour-
raient affaiblir son intelligence et troubler son jugement. „
Le maître, au service duquel Rhazès était attaché, ne parait
pas avoir tenu compte des conseils de son médecin, s'il faut en
croire le fait rapporté par la tradition. On raconte que le calife
Al Manzour accepta la dédicace d'un livre écrit par Rhazès, à
condition de voir répéter devant lui les expériences alchimiques
mentionnées dans l'ouvrage. L'auteur aurait vainement essayé
d'y réussir et le calife, furieux, aurait ordonné de frapper avec
le livre sur la tête du pauvre savant aussi longtemps qu'un
feuillet resterait attaché au volume. Le malheureux Hhazès
serait devenu aveugle à la suite de cet humiliant châtiment.
Ce n'est pas seulement au moyen Age que les médecins se
plaignent des misères de leur profession. Il y a trois ans parut
un livre, qui fit grand bruit en llussie et ailleurs : les Mémoires
d'un médecin, écrits par le D^ Veressaïef. Il est assez piquant
de le parcourir après avoir lu les pages de Rhazès.
Dès l'Université, l'auteur a des doutes sur la valeur de la
médecine : ** A côté de celte médecine tant vantée, qui guérit et
ressuscite, j'en découvrais sans cejîse une autre, impuissante
celle-là, sans force, commettant des erreurs, se livrant au men-
songe, se faisant fort de soigner des maladies qu'elle ne pouvait
pas déterminer, et déterminant avec précision des maladies
qu'elle savait ne pas pouvoir guérir. „ Et plus loin : ** Dans le
traitement des maladies, ce qui m'étonnait surtout, c'était l'équi-
libre instable et l'indécision de la science, la grande quantité de
remèdes proposés pour chaque maladie, et, à côté de cela, le peu
de foi accordée à ces remèdes. „
Cependant la suite de ses études modifia cette première
impression : ** Lorsque j'avais commencé à étudier la médecine,
j'en attendais tout; après avoir vu qu'on ne pouvait tout lui
demander, j'avais conclu qu'elle ne pouvait rien; et maintenant
je voyais (ju'elle pouvait beaucoup; et ce " beaucoup „ nie rem-
plissait <le confiance et de respect pour la même science que je
méprisais du fond de l'àme si peu de temps auparavant. „
Le voilà maiiitenant en face des difficultés de la pratique
VARIÉTÉS. 587
médicale. lise trouve imméilialement embarrassé par le choix
des médicaments innombrables qui sont à sa disposition : *" Un
tableau poignant se déroulait devant moi ; chaque numéro de
chaque journal médical contenait l'annonce de dizaines et de
dizaines de nouveaux procédés. Chaque semaine, chaque mois,
c'était comme une sorte de courant immense et redoutable, dont
l'éclat éblouissait et étourdissait. Et, à côté des nouveaux médi-
caments, des nouvelles doses, des nouvelles applications, des
nouvelles opérations, il y avait toujours par centaines et par
centaines d'autres vies perdues. „
Aussi ses anxiétés grandissent. ** Ma situation de médecin,
dit-il. devint ainsi très étrange. Mon désir sincère est de ne pas
nuire au malade qui réclame mes soins. C'est là un principe si
élémentaire et si indiscutable qu'on ne peut le méconnaître.
Mais, si je l'adopte systématiquement, je me condamne à l'im-
puissance, à l'arrêt absolu de toute amélioration. L'homme vivant
me barre toutes les routes : partout où je le vois, je recule. Ainsi
ma tranquillité d'àme est sauvegardée, mais le problème n'en
reste pas moins sans solution. „
Très sévères, mais très justes sont les pages où l'auteur flétrit
l'expérimentation que certains médecins se permettent de faire
sur les malades.
** N'eslil pas temps pour les médecins de s'entendre afin de
s'opposer à de telles expériences, quelque instructives qu elles
soient par elles-mêmes ?
„ Oui, il en est temps, grand temps ! Mais il est temps aussi,
pour la société, de cesser d'attendre le moment où les médecins
sortiront de leur apathie. Il faut qu'elle prenne elle-même les
mesures nécessaires pour protéger ses membres contre ces zéla-
teurs de la science, qui oublient vraiment un peu trop la diffé-
rence qu'il y a entre un lidinme et un cochon d'Inde. „
Le médecin russe vient à se demander quelles sont actuelle-
ment les ressources de l'art de guérir. Après avoir exposé toutes
les obscurités de la pathologie, toutes les ditricultés de la science
du diagnostic, il examine la valeur de la thérapeutique. "" Quelle
garantie la science me donnera-t-elle de relïicacité des remèdes
qu'elle préconise ? La cause des effets de la majorité de ces
remèdes nous est à peine connue. Ce n'est que d'une façon
empiri((ue, par des observations cliniques, que la science établit
la manière de les employer. Mais nous savons déjà combien ces
observations sont sujettes à l'erreur...
r, Au travail déjà infiniment complexe et mystérieux qui s'ac-
r
588 REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
complit dans un organisme malade, s'ajoutent des milliers d'in-
fluences, celles des innombrables formes de raetivité de la mala-
die et du milieu ambiant, celles de la multitude des réactions
provenant des forces combatives, et la mille et unième influence
sera celle du remède ! Comment déterminer ce qu'elle sera,
parmi tant d'autres diverses ? „
On comprend ce que le D*" Veressaïef a dû souffrir en se voyant
obligé de pratiquer un art dans lequel il avait si peu de con-
flance. Cependant le raisonnement l'empêche de tomber dans un
découragement absolu. ^ Déjà, dès maintenant, si imparfaite
qu'elle soit, la science a acquis de sérieux avantages, qui aug-
mentent chaque année. Le patrimoine est entre nos mains. £t
dans tous les domaines de la médecine, nous pouvons être utiles
et travailler beaucoup. „
L'auteur se plaint, comme Rhazès, de la pauvre opinion que
le profane a de la médecine. " Dans le public, écrit-il, règne une
forte méfiance à l'endroit de la médecine et des médecins. Ceux-
ci, depuis longtemps, servent de thème favori aux caricatures et
aux épigrammes. £t quant à la médecine, les gens bien portants
en parlent volontiers avec ironie, et les malades, lorsqu'un
médecin a échoué à les soulager, avec la haine la plus véhé-
mente. ,.
D'où viennent ces sentiments ? En grande partie de ce que le
public accorde à la médecine des pouvoirs qu'elle n'a pas et ne
peut avoir. ** La foule n'a pas la moindre idée de ce qu'est la
vie, pas plus qu'elle ne comprend ce qu'est et peut être la science
médicale. Voilà l'origine de la plupart des malentendus, lorigine
de la foi aveugle des uns en la toute-puissance de la médecine,
ainsi que de la méfiance, également aveugle, que la même méde-
cine provoque chez d'autres. Et l'une autant que l'autre ont les
conséquences les plus fâcheuses. „
Comme Rhazès, le médecin russe montre les diflicultés de la
médecine chez les gens riches. " Les clients les plus difliciles
sont les personnages de tous genres qui apparliennentaux classes
élevées. Ils sont impatients, gûtés et rendent le médecin respon-
sable de la présence de leur maladie, ou de la plus légère souf-
france. Et c'est pourquoi, d'ailleurs, la faveur du public va de
plus en plus à des médecins reniés avec mépris, et non sans
raison, par ceux de leurs confrères qui sont vraiment dignes de
ce nom. „
Le D*" Veressaïef insiste sur la nécessité de capter la confiance
des malades ; il se rencontre ici avec les médecins Salernitains.
VARIÉTÉS. 589
" Partout, à chaque pas, il faut savoir être acteur ; c'est indis-
pensable: car la maladie ne se guérit pas seulement au moyen
des remèdes et des ordonnances, mais aussi par Tintervention
du malade lui-même ; sa confiance et son courage sont une aide
puissante dans la lutte contre la maladie, une aide qu'on ne peut
estimer trop haut. „
L'auteur décrit avec complaisance les difficultés et les amer-
tumes de la pratique médicale. " Toute la carrière d'un médecin
est remplie, presque sans interruption, de moments critiques,
qui tiennent le cœur et l'esprit dans un état de nervosité per-
manente. La rechute d'un convalescent, le malade inciwahle qui
demande à être secouru, la mort qui épie sans cesse sa proie,
la possibilité continuelle d'un accident ou d'une erreur, enfin
l'atmosphère même de souffrances et de détresses qui nous
environne toujours, tout cela nous maintient l'âme dans des con-
ditions d'alaruje et de trouble perpétuelles... Quelquefois les
forces nous abandonnent, et une telle tristesse s'empare de nous
que nous voudrions fuir, nous en aller très loin, nous débarrasser
de tous les malades et avoir l'impression d'être tranquilles et
libres, quand ce ne serait (jue pour un temps relativement court. „
Après avoir mis à nu toutes les misères de la vie médicale, le
médecin russe se demande si on pourrait améliorer cette situa-
tion et il conclut par ces paroles, quelque peu toisloïennes : ** La
solution unique a pour principe la conscience que nous ne sommes
qu'une petite fraction d'un tout formidable, dont aucune des
parties ne peut s'isoler sans nuire à l'ensemble. Et c'est donc
seulement par le progrès de ce tout que nous pouvons espérer
le perfectionnement individuel qui nous conduira à une meilleure
destinée. „
D^ Mœller.
II
LA REDUCTION DES INTENSITÉS
LUMINEUSES EN PEINTURE
Que le peintre soit impuissant à réaliser sur la toile des inten-
sités lumineuses analogues à celles qui lui servent de modèle,
c'est un fait trop évident, dans une feule de cas, pour qu'il ait
r
590 REVUE DES QUESTIONS SCJENTIFÏQUES.
été méconnu ; mais on a été souvent porlé à soutenir une théorie
que condamne aussi rol)servatioii et d'après laquelle les inten-
sités lumineuses picturales devraient être proportionnelles k
celles des objets représentés sur un même tableau. Jamin, jadis
professeur de physique à TEcole Polytechnique, était imbu
à priori de cette idée ; mais des mesures photomélriqnes, rap-
portées dans mi article de la Revue des DeuxMoxdes (1857,
1" sein., p. 1)24), lui montrèrent que le rapport des intensités
lumineuses des parties en pleine lunn'ère à celles des parties
situées dans Tombre est bien plus petit sur la toile que dans la
nature, d'où il était porté à conclure à une impuissance de la
peinture.
Dans nos Études -csfhéiiques, nous avons discuté ce sujet, et
nous n'aurions pas songé à le reprendre si nous n'avions trouvé
ime solution différente du problème dans un ouvrage publié
récemment. M. Frédéric Passy a donné, en effet, au public, sous
le titre de Reïiqniœ, un certain nombre d'écrits, dus à son fils
Jacques, qu'il a eu le malheur de perdre en 1898 (1).
La principale des éludes composant ce volume est un mémoire
envoyé en 1891 à l'Académie des Beaux- Arts, qui avait choisi
comme sujet de concours : Démontrer la i^érité on V erreur de
cette exclamation de Pascal : ** Quelle vamté que la peinture
QUI attire l'admiration par la ressemblance des choses dont
ON n'admihe pas les originaux ! y,
Le mémoire de Jacques Passy (il en fut envoyé soixante-deux)
ne fit l'objet d'aucune mention : on n«î doit qu'en être plus recon-
naissant à M. Frédéric Passy de nous l'avoir conservé, car il est
fort intéressant. Personnellement nous avons pris à sa lecture
un plaisir d'autant pins vif que, dans sa façon scientifique d'abor-
der les problèmes d'esthétique (5), Jacques Passy nous paraît
montrer une tournure d'esprit très voisine de la nùtre.
Cherchant à établir qne le rôle de la ressemblance est fort
limité dans le plaisir (|ue nous cause la peinture, il est amené à
faire ressortir qne, par la force des choses, les intensités lumi-
neuses, non seulement n'y peuvent rivaliser avec celles des
objets, mais ne peuvent suivre la loi de proportionnalité, bien
qu'un drfaut de rédaction puisse faire croire d'abord qu'il pro-
(1) Jacques Paîrsy, TieJiqukr. Vn vol. in-8'' de xv-î^i2 pages. Pari.s, 1905,
Société française d'imprimerie et de librairie.
|2) Jacques Passy était cliimisle et a particulièrement étudié les
oiieurs et les parfums.
VARIÉTÉS. Sgi
fesse l'observalion de cette loi (l). Voici en quels termes il
formule ensuite ce qu'il croit être le principe de réduction des
intensités lumineuses :
** A et B étant les intensités de deux objets réels, a et 6 les
A a 1
intensités des mêmes objets sur le tableau • ^ "^ r ^ -. la quan-
tité - étant arbitraire, mais constante pour un même tableau ;
c'est ce qu'on pourrait appeler l'échelle lumineuse du tableau.
On déduit de la relation précédente — = - » ce qui montre que,
T
si, en transposant un morceau de musi({ue ou en reproduisant
une carte à une autre échelle, on conserve la grandeur absolue
des rapports, la peinture ne conserve que les rapports relatifs
ou rapports des rapports. „
Ainsi que le dit Jacques Passy, deux valeurs choisies pour
représenter les valeurs extrêmes du modèle déterminent la série
entière des valeurs intermédiaires et permettent d'y enfermer
tout le tableau. Notre auteur fait d'ailleurs justeujent remarquer
que cette réduction des limites entre lesquelles s'échelonnent
toutes les intensités, donne, dans certains cas, une supériorité
à l'image sur la réalité. Elle permet de conserver tout ce qu'il
y a d'essentiel dans l'impression, en éliminant ce qu'il y a de
pénible ou de fatigant dans certains effets réels. ** Ainsi, dit-il,
la représentation du soleil couchant supprime les effets d'éblouis-
sèment qui se produisent dans la réalité et empêchent, dans une
certaine mesure, l'œil de jouir de toute la variété des nuances (â).
De même, la représentation du clair de lune supprime les efforts
fatigants que nous faisons pour percer l'obscurité, tout en con-
servant ce qu'il y a d'esthétique dans cet aspect. Kn un mot, la
peinture, par l'emploi d'une échelle moyenne d'intensité, ramène
aux conditions de la vision distincte et reposée, des impressions
(1) Page 37.
(2) On sait que certains peintres, tels que MM. SchrMieyder-Mdiler et
Jespersen, se sont appliqués, non sans succès, à donner rillusi(jn de cet
éblouissement. en reproduisant les images consécutives provoquées
par la contemplation du soleil couchant. Pour un soleil disparaissant
dans une puissante illumination jaune, la toile est parsemée d'images
négatives violacées, assez faibles pour ne pas attirer l'attention dans
la vision indirecte, mais semblant surgir dès qu'elles se projettent sur
la tache jaune, qui s'arrête, comme fascinée, sur elles.
/
592 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qui ne se rencontrent dans la réalité qu'aux degrés extrêmes ;
nos sensations y gagnent en délicatesse, en durée et surtout en
clarté (1) „.
Tout cela est très juste, très bien observé et parfaitement
expliqué par la formule ; et cependant cette formule nous parait
receler un vice fondamental.
Si Ton ne suit pas la règle de proportionnalité des intensités,
ce n'est pas par simple impuissance à le faire, mais c*est aussi
parce que son observation donnerait de fâcheux résultats. Étant
donné en effet un système d'objets que Ton éclaire d'une façon
déterminée, mais en faisant varier Tintensité de la source lumi-
neuse, les oppositions entre les ombres et les lumières paraissent
plus accentuées avec les faibles éclairages ; c'est ce qu'on
observe en comparant un effet de clair de lune à un effet de
clair de soleil. Le même effet se produisant quand on regarde
un même tableau plus ou moins éclairé, les rapports des inten-
sités objectives ne peuvent être rendus par lui que sous un
éclairage déterminé. Or, c'est ce qui n'aurait pas lieu, si la for-
mule de Jacques Passy était exacte, car le rapport ^ est déter-
miné par la peinture, les valeurs absolues de a et de 6 variant
seules avec l'éclairage. Sans doute, le peintre pourra éluder
dans une certaine mesure les conséquences du vice de la formule
en tenant compte de Téclairage probable dans son choix de la
valeur de n ; mais ce correctif est en contradiction avec le prin-
cipe de la formule et ne peut fournir qu'une cote mal taillée.
(]'e.*5t qu'en etfet celle furnuile a été posée en tenant compte
seulement de la nécessité d'enfermer entre certaines limites les
valeurs du tableau et les intensités lumineuses qui y corres-
pondent sous un certain éclairage : la loi de variation entre ces
limites n*a donné lien à aucune discussion, bien que Jacques
Passy mentionne la loi psycho- physique de Fechner, tout en
faisant les réserves nécessaires sur son exactitude. Acceptant
ces réserves, nous nous appuierons cependant sur cette loi pour
en déduire une formule théorique, qui ne sera certainement pas
rigoureusement exacte.
Supposant donnée Tintensité a qui répond à la plus vive
intensité A du modèle, cherchons ce qu'il faudrait faire pour
obtenir des rapports de sensations égaux à ceux que donne
celui-ci. La loi de Fechner- consistant dans la proportionnalité
(1) Page 100.
VARIÉTÉS. SgS
des sensations aux logarithmes des excitations, nous devrons
avoir :
logg _ log A
log b ~ log B '
En général, cette solution, que nous avions donnée sans
réserve dans nos Études esthétiques, est inapplicable, parce
que, si a est, comme d'ordinaire, bien plus faible que A, h devra
aussi être plus faible que B, ce qu'il sera souvent impossible
d'obtenir. Force sera alors de suivre Jacques Passy et de se
fixer des limites de variation plus restreintes, en renonçant à
reproduire réellement les rapports des sensations. On peut
constater, du reste, que journellement on fait des copies où les
intensités extrêmes varient de façon quasi arbitraire : on pren-
dra un papier plus ou moins teinté et on se servira de mine de
plomb ou de crayon noir de façon à obtenir des dessins de
valeurs très différentes, rendant cependant les effets avec une
fidélité sans doute incomplète, mais beaucoup plus grande
qu'on ne le croirait à priori.
Donc nous devons admettre que le rapport des sensations ne
soit pas le même pour la contemplalion du tableau et pour celle
de l'objet. On aura donc pour les intensités extrêmes :
log A_ J_ log g^
lop: B "~ n * log~6 "
et à l'imitation de Jacques Passy, mais en serrant sans doute la
vérité de plus près que lui, nous poserons entre les intensités
intermédiaires \ et x sur l'objet et le tal)leau, la relation :
log A _ _l^ log g
log X n log X
Les rapports des sensations ne sont pas conservés, mais les
rapports de leurs rapports sont constants.
Nous prévoyons une objection à cette solution : pourquoi
prenons-nous comme point de départ la proportionnalité des
sensations, tandis qu'en musique la transposition se fait par
conservation des rapports entre les excitants, c'est-à-dire entre
les nombres de vibrations, d'où résulte qu'à des intervalles
égaux répondent des différences égales de sensations?
Après avoir noté que les faits nous ont obligé à nous écarter
de la loi musicale, nous essaierons de donner une réponse au
moins plausible à la question fort embarrassante que nous
venons de poser.
III«SERIE. T. IX. 38
5^4 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Une lumière très faible n'est pas perçue ; si on augmente son
intensité, à un certain moment le seuil de l'observateur est
atteint, et il éprouve une sensation élémentaire ; puis, la lumière
augmentant d'une façon continue, il éprouve une série d'augmen-
tations discontinues de sensation, dont chacune ajoute une
unité à l'intensité de la sensation. Celle-ci a donc une mesure
pour ainsi dire absolue.
Tout autre est la hauteur des sons, qui ne part pas d'un zéro
de hauteur : des excitations trop éloignées ne donnent pas la
sensation de son, mais de bruits discontinus. Lorsque la fusion
se produit, le phénomène est d'ordre qualitatif: quand donc le
son montera, si l'on a bien des élévations successives qui donne-
ront une mesure, celle-ci ne partira pas d'un zéro, en sorte
qu'elle n'aura pas de valeur absolue et qu'il ne pourra exister,
entre les sensations sonores, que des différences, non des rap-
ports de hauteurs. Au contraire, les sons peuvent, tout aussi
bien que les lumières, donner lieu à des rapports d'intensités
entre les sensations qu'ils excitent ; malheureusement, si l'on
note en musique les hauteurs des sons, on se borne à de vagues
indications pour les intensités. Il serait très intéressant de
vérifier si, un même uir étant exécuté avec des intensités
moyennes différentes, les rapports des diverses intensités
doivent rester constants ou si l'on doit les modifier comme cela
a lieu pour les intensités lumineuses. Un mode opératoire qui
présenterait peut-être des facilités particulières, consisterait à
écouter un même morceau à des distances différentes et à
observer si des modifications dans l'accentuation n'apparaî-
traient pas comme nécessaires pour conserver au morceau son
caractère.
Quoi qu'il en soit de cette question d'ordre musical, il serait
indispensable de reprendre les observations de Jamin et de les
poursuivre d'une façon beaucoup plus méthodique. Ayant été
inspirées par la pensée de vérifier le principe hypothétique de la
proportionnalité des intensités lumineuses, elles n'ont pas eu
besoin d'être conduites avec beaucoup d'art pour permettre
d'établir que ce principe n'est aucunement observé. Beaucoup
plus délicates seront celles qui auront pour objet de déterminer
suivant quelle loi varient les hitensités entre des limites à peu
près arbitrairement choisies par l'artiste.
Une première précaution sera de n'étudier, d'abord, que des
œuvres monochromatiques, la comparaison des intensités lumi-
neuses de couleurs différentes étant fort délicate et ces intensités
VARIÉTÉS. 595
variant dans des rapports différents quand varie celle de l'éclai-
rage.
Un second point consisterait à se placer dans des conditions
d'éclairage moyennes, en l'absence d'indices montrant que l'ar-
tiste a eu en vue des conditions spéciales, qu'il conviendrait
alors de reproduire.
Il serait d'ailleurs très intéressant de comparer des gravures
reproduisant une même œuvre, mais avec des limites de valeurs
notablement différentes.
Ce n'est que grûce à des mesures photométriques de ce genre,
nombreuses et très soignées, qu'on pourra espérer sortir du
champ des formules hypothétiques, telles que celles qui ont été
mises en avant par Jacques Passy et par nous-mônïe et qui ne
peuvent avoir d'autre prétention que de répondre aux conditions
générales imposées par des observations grossières, en même
temps qu'aux lois générales de la sensibilité.
Dans les Reliquiœ de Jacques Passy, nous avons envisagé un
point spécial sur lequel nous avons accusé quelque désaccord
avec lui, mais en profitant de son travail pour perfectionner sin-
gulièrement, croyons-nous, ce que nous avions dit de cette
question dans nos Études esthéiiqueSf où nous n'avions pas tenu
compte de la nécessité d''introduire le paramètre n, en consé-
quence du fait que la copie d*un même objet peut présenter des
limites de valeurs très différentes, laissées au choix de l'artiste.
Indépendamment du mémoire académique dont nous avons
parlé, le volume contient : un très intéressant article sur les
Dessins des enfants, précédemment paru dans la Revue philo-
sophique; des aperçus originaux sur VArt japonais ; un impor-
tant article sur Berlioz et WlfiigfMer, inséré dans le Correspondant;
enfin quelques Nouvelles et Fragments littéraires,
G. Lechalas.
f
BIBLIOGRAPHIE
I
Cours d'Analyse infinitésimale, par Ch. J. de la Vallée
Poussin ; tome II, un vol. in-8<> de xvi-440 pages. — Louvaiii,
Qyslpruysl-Dieudonné ; Paris, Gauthier- Villars (1906).
Le tome premier de ce Cours contenait, après les définitions
du nombre irrationnel et de la continuité, la théorie des dérivées
et des différentielles, des fonctions explicites ou implicites, la
formule de Taylor, la théorie des intégrales simples par excès
et par défaut, la théorie des séries, et, comme applications géo-
métriques, la théorie des courbes planes et gauches, le calcul
des arcs, des aires, des volumes. Le tome second, qui vient de
paraître, comprend : 1® les intégrales multiples, les intégrales
de fonctions infinies, la dérivation des intégrales par rapport à
un paramètre, les intégrales curvilignes ; 2® les équations diffé-
rentielles, les équations linéaires aux dérivées partielles, les
équations aux diflTérentielles totales ; 3<» les fonctions spéciales,
circulaires et eulériennes ; 4° les séries de Fourier ; 5" le calcul
des variations et des différences ; 6" comme applications géo-
métriques, la théorie des points singuliers, du contact, des enve-
loppes ; les lignes de courbure et les lignes asymptotiques ; la
flexion et la torsion géodésiciues.
L'on voit quelle large introduction à l'étude de l'Analyse est
constituée par ces deux volumes, et nous aihuis indiquer briève-
ment quelles sont les quîilités les plus saillantes du second.
1" L'auteur commence par la théorie élémentaire des inté-
grales doubles et triples, définition, calcul, chajigement de varia-
bles, fornïules de Green, Stokes. Puis il fait ce véritable tour de
force de donner en 1 1 pages (p. 58 à p. 69) la théorie des inté-
BIBLIOGRAPHIE. 5gj
grales multiples les plus générales, ne faisant appel qu'à la
partie indispensable de la doctrine des ensembles.
Il définit ensuite les intégrales à champ infini ou à élément
infini et fait la théorie rigoureuse de leur réduction à des inté-
grales simples, de leur dérivation et intégration par rapport à
un paramètre, en donnant de nombreuses applications très inté-
ressantes.
Toute cette partie a une grande valeur par sa i^r^cmon, sa
simplicité, son caractère pratique.
D'ailleurs M. de la Vallée Poussin avait publié, dans cet ordre
d'idées, deux excellents Mémoires dans le JouriNal de M. Jordan
(1899) et dans les Annales de la Société scientifique de
Bruxelles (1892), mémoires bien connus de tous.
2** Il est essentiel de dire, dès l'abord, que l'auteur considère
toujours et exclusivement des variables réelles. Il démontre, par
une méthode qui n'e.^t ni celle de Cauchij (Calcul des Limites),
ni celle de Cauchy-Lipschitz, ni celle de M, Picard (approxima-
tions successives), Y existence de l'intégrale unique d'un système
d'équations différent iellcs du premier ordre, et la continuité de
l'intégrale relativement aux constantes arbitraires (p. 130 à
p. 186).
Beaucoup d'équations sont alors intégrées eflFectivement.
Pour les équations linéaires, M. de la Vallée Poussin introduit,
dès l'abord, le Wronslcien et la formule de Liouville et établît
la théorie de l'intégration avec beaucoup de soin, en particulier
par la méthode des multiplicateurs (p. 183 à p. 186). Dans le cas
où les coeflîcients sont constants, il fait usage des opérations
symboliques de Brisson et de Cauchy. Quelques pages sont con-
sacrées aux équations classiques de Bessel et de Riccati, avec
une contribution personnelle de l'auteur.
Puis viennent les équations aux dérivées partielles linéaires,
intégrées par la méthode de Gilbert ** qui ne laisse échapper
aucune solution „.
L'on peut regretter, peut-être, que l'auteur n'ait pas montré
la génération des intégrales par des assemblages de caractéris-
tiques : mais ce n'est point là un grief considérable...
Les équations aux différentielles totales sont étudiées d'une
manière détaillée tant pour une équation que pour un système.
L'on peut dire que si, dans toute cette partie, le point de vue
est assez élémentaire, il est du moins extrêmement pratique,
ainsi qu'il convenait dans une œuvre d'où la variable complexe
est exclue à dessein.
SgS REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3<* Les pages 274 à 800 présentent le plus grand intérêt. D'une
manière tout élémentaire nous voyons là le sinus développé en
produit infini, la cotangente développée en série, les nombres et
polynômes de Bernoulli, enfin les fonctions eulériennes et la
formule complète de Stirling. 11 me semble excellent de donner
tout cela en dehors de la théorie des fonctions synectiques, sauf
à y revenir, ensuite, à ce dernier point de vue. Et c'est là une
raison de plus pour souhaiter que M. de la Vallée Poussin publie
le troisième vc^lume qu'il promet dans sa préface.
4<> Encore en peu de pages (p. 300 à p. 324) nous avons les
fondements essentiels de la théorie des séries trigonométriques,
avec les hypothèses de Dirichlet. Le fait que le développement
est unique, ou théorème de G. CantoVy est établi grâce à deux
théorèmes de Riemann et à un théorème de M. Schwarh,
préalablement établis.
Ceci constitue un chapitre capital au point de vue de la haute
spéculation.
5*^ L'on sait aujourd'hui, grâce surtout à Weierstrass, à quel
point le calcul des variations présente d'immenses difficultés.
M. de la Vallée Poussin réserve pour le volume suivant une
exposition détaillée de ces délicates questions. Il nous donne ici
les moyens les plus commodes pour obtenir les conditions néces-
saires de variation nulle. Viennent ensuite quelques formules
très utiles de la théorie des différences.
6^ Les questions de géométrie sont très classiques. Elles sont
exposées avec élégance et précision, et ici comme partout l'auteur
donne un excellent choix à' exercices.
En somme, l'on peut dire que ce livre est d/(fmeu^afVe, puisque
les ingénieurs et les physiciens y trouveront un très grand
nombre de faits analytiques utiles, indispensables pour l'appli-
cation des mathématiques — et l'on peut dire que ce livre est
élevé, puisque les géomètres y trouvent de très hautes théories
touchant la notion iVintégrale et les développements en sérielle
Fourier.
Partout des moyens simples, normaux, rapides; partout une
impeccable rigueur.
Tous ceux (jui feront usage de ce cours acquerront une for-
mation parfaite. Tous ceux qui Tauront lu souhaiteront voir
exposées par le même auteur la théorie des fonctions synec-
tiques, la théorie des variations avec ses récents progrès, la
théorie des équations aux dérivées partielles du i"* et du 2">«
ordre, si indispensable au physicien...
BIBLIOGRAPHIE. SqÇ
L'auteur, bien connu pour ses travaux sur la définition de
rintégrale et sur la fonction l de Riemann, s'est révélé parfait
professeur dans ses deux premiers livres d'enseignement.
R. d'Aduémar.
II
Leçons d'Algèbre et d'Analyse, par Jules Tannery, profes-
seur à l'Université de Paris. 2 vol. gr. in-S® de 423 et 636 pages.
— Paris, Gauthier- Villars, 1906.
L'enseignement des mathématiques dans les lycées français
vient de subir une importante réforme. A la suite des délibéra-
tions d'une commission interministérielle, dans laquelle siégeaient,
à côté des représentants de renseignement universitaire, ceux
des diverses écoles spéciales se recrutant dans les hautes classes
des lycées, un nouveau programme a été édicté qui fait rentrer
dans le cycle de ces classes un certain nombre de notions, plus
particulièrement d'analyse (éléments du calcul intégral et de la
théorie des équations difTérentielles) et de mécanique, qui appar-
tenaient jusqu'ici à celui des écoles spéciales. La tendance uni-
versitaire a été manifestement de garder le monopole de la
culture générale exigée pour l'étude approfondie des sciences en
vue de leurs applications ultérieures ; le but qu'elle a visé a été
de concentrer dans l'enseignement des lycées tout ce qui pou-
vait paraître essentiel en vue des besoins généraux de telle ou
telle spécialité ; c'est aux écoles à découper dans ce programme
général la matière de leurs examens suivant ce qu'elles consi-
dèrent comme leurs propres besoins. Ce que vaut une telle orga-
nisation, l'avenir le dira. Il semble bien, en dépit du soin qu'ont
mis les membres de la commission sus-nommée à élaguer tout
ce qui leur a paru superflu, que le total de ce qu'ils ont ajouté
l'emporte sensiblement sur celui de ce qu'ils ont retranché et que,
en définitive, l'assimilation de toutes les matières que renferme
le programme représente un bien gros effort pour des jeunes
gens de 18 à 20 ans. 11 convient, d'ailleurs, de reconnaître que
c'est, avant tout, ici une question de mesure et que, si les pro-
fesseurs tiennent rigoureusement compte des recommandations
formulées par la commission même, le danger du surmenage
sera atténué ; il faut pour cela qu'ils sachent résister aux imita-
600 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tions du désir de faire, aux examens, briller leurs élèves d'un
éclat emprunté, au grand détriment des qualités de fond.
Quoi qu'il en soit, voici, en ce qui concerne la science du noQi-
bre, comment, dans son rapport préparatoire aux travaux de la
commission, s'exprimait le vice-recteur de l'Académie de Paris :
" L'algèbre ou l'analyse est cependant la base de tout notre
enseignement supérieur. Elle apprend à calculer, à raisonner, à
réfléchir; elle exige un effort continu, une attention sans défail-
lance, une vue incessante de la route parcourue ; elle procède
par des méthodes générales ou généralisables. Par tous ces
caractères et ces effets, elle est une excellente éducalrice des
esprits. Elle n'a pas une moindre utilité pratique ; elle est l'outil
vraiment universel, celui dont tons auront besoin : savants, ingé-
nieurs, officiers, physiciens. Elle devrait, par suite, avoir dans les
programmes la place dominante ; or, elle n'y a qu'une place
subordonnée. Examinateurs et professeurs semblent d'accord,
ceux-ci pour la restreindre dans l'examen, ceux-là pour l'expé-
dier au plus vite dans renseignement, trop oublieux de sa grande
vertu éducative et de sa supériorité pratique.
^ En revanche, trop de géométrie analytique ; non pas que
cette branche des mathématiques soit sans efficacité éducative ;
elle vaut par les représentations graphiques et par les expres-
sions concrètes des formules abstraites ; mais, poussée trop loin,
et elle est poussée trop loin, elle aboutit à un pur mécanisme...,,
C'est dans l'esprit que définit le passage ci-dessus qu'a été
réformé le programme d'algèbre et d'analyse dont les principales
innovations ont trait à l'élude des fonctions définies par des
séries entières, aux éléments du calcul intégral borné aux qua-
dratures classiques et à leurs principales applications géomé-
triques, à rintégration des équations du premier ordre dans le
cas où les variables se séparent et dans celui où l'équation est
linéaire, à l'intégratipn de Téquation linéaire du second ordre à
coefïicients constants.
Un des maîtres les plus éminents ayant pris part aux travaux
de la commission de réforme, M. Jules Tannery s'est proposé,
pour sa part, de développer en un ouvrage magistral le nouveau
programme d'algèbre et d'analyse. Ce que peut être un tel
exposé, sous une plume à la fois si experte et si élégante, tous
ceux qui ont eu déjà occasion d'étudier les publications anté-
rieures de M. Tannery peuvent, à priori, s'en faire une idée. Et
pourtant, le présent ouvrage dépasse peut-être encore ce à qaoi
on était en droit de s'attendre de son auteur ; avec lui pourra être
BIBLIOGRAPHIE. 6o l
faite la preuve qu'il est possible de pousser fructueusement une
(Hude à bout rien qu'avec le secours du livre. Cette dernière
observation fait pressentir tout le parti que les maîtres, non
moins que les élèves, auront à retirer de cet excellent traité. Il
nous suffira d'en donner ici une rapide analyse tendant cependant
à dégager quelques idées qui contribuent à imprimer à l'œuvre
son cachet particulier.
Le chapitre 1 contient un exposé de la théorie des nombres
irrationnels fondée sur la notion de coupure et dont il suffît de
dire qu'il résume les publications antérieures de l'auteur sur ce
sujet, tant celles-ci peuvent, aujourd'hui, être considérées comme
classiques.
Dans le chapitre II, relatif aux polynômes, se trouve habile-
ment préparé tout ce qui sert à Télude d'une fonction développée
en série entière, et, dans le chapitre IV, relatif aux fractions
rationnelles, tout ce qui sert à l'élude des fonctions qui devien-
tient infinies comme ces fractions ; le sens de la décomposition
des fractions rationnelles est ainsi bien éclairci. La division des
polynômes est traitée à fond au chapitre III. Le même souci
d'amorcer les parties élevées de l'algèbre se rencontre dans la
façon dont est présentée, au chapitre V, la théorie du plus grand
comnmn diviseur.
Deux chapitres, VI et Vif, sont consacrés aux nombres ima-
ginaires ; le point de vue de Caucliy (et de Kronecker) sur l'ori-
gine et le rôle des nombres imaginaires y est mis en évidence
d'une façon très élémentaire. Dans le second, est exposée la
représentation géomélri(jue.
Le chapitre VIII contient les éléments de l'analyse combina-
toire et la formule du binôuïe.
Au chapitre IX, les équations du premier degré sont étudiées
d'abord sans la considération des déterminants; il convient d'y
souligner le soin avec lecjuel l'auteur traite de la résolution des
équations numériques, question capitale pour les applications,
sur laquelle le plus souvent les livres didactiques insistent
insuffisamment ; d'un autre côté, l'étude des équations à deux et
trois inconnues prépare visiblement la théorie des déterminants
développée au chapitre X. Cette théorie des déterminants ren-
contre parfois des détracteurs qui ne veulent y voir qu'une
algorithmie de luxe sans intérêt véritable pour ceux qui étudient
les mathématiques principalement en vue de leurs applications ;
une telle manière de voir est aujourd'hui battue en brèche par
l'utilisation constante de la notion de déterminant dans le
602 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
domaine de la Nomographie, où elle rend d'inestimables services.
A la suite de cet exposé des propriétés fondamentales des déter-
minants, la théorie des équations du premier degré est reprise
dans toute sa généralité, de manière à préciser avec une parfaite
netteté ce qu'est la dépendance, ou l'indépendance, de telles
équations ; les applications à la géométrie analytique sont ainsi
bien préparées, sans d'ailleurs qu'aucune d'elles ne soit explici-
tement traitée. Bien que les méthodes d'élimination d'Euler, de
Bézout et de Sylvester aient disparu du programme, l'auteur a
cru devoir les traiter rapidement (en six pages), de manière à
obtem'r les conditions nécessaires et suffisantes pour l'existence
de p racines communes finies ou infinies. A la vérité, d'ailleurs,
les déterminants de Bézout ou de Sylvester ne sont pas écrits
une seule fois.
L'ordre logique aurait sans doute appelé ici la théorie des
équations algébriques, le reste du livre étant entièrement con-
sacré à l'analyse. Mais l'auteur se serait ainsi privé de la possi-
bilité de se servir de propositions plus générales utiles pour la
résolution numérique : aussi ne peut-on qu'approuver le parti
auquel il s'est fixé de rejeter celle-ci plus loin.
Après les généralités sur les séries, réunies dans le chapitre XI,
l'auteur aborde, au chapitre XII, l'étude des fonctions d'une
variable réelle, qui constitue Tune des parties capitales du livre.
On est frappé, en parcourant ce chapitre, de la façon précise
dont toutes les fonctions sont définies, en particulier les fonc-
tions inverses. Suivant la recommandation de Cauchy, arc \gx,
par exemple, est toujours compris entre — ^ et â ; cela sup-
prime d'avance toute ambiguïté dans les intégrations. Quand le
sens est changé, intervient un autre symbole : par exemple,
arc tg (n tg^;) pour désigner un arc dont la tangente est égale à
n Igx (n > 0) et qui est compris entre les mêmes multiples de
3 que l'arc X. Avec cette fonction, l'intégration de . , , i.-
2 * * a eus x + ftsin x
se fera sans ambiguïté. Notons, en passant, la façon toute simple
dont sont introduites les fonctions hyperboliques, directes et
inverses.
Les dérivées, leur application à l'étude de la variation des
fonctions sont présentées, au chapitre XIII, surtout au point de
vue intuitif, celui qui, incontestablement, convient le mieux à
l'enseignement.
Les séries de fonctions font l'objet du chapitre XIV, dont
l'importance mérite aussi d'être soulignée. Sans prononcer le
BIBLIOGRAPHIE. 6o3
mot de convergence uniforme, Tauteur se sert constamment du
théorème de Weierstrass, si simple et si évident. Si l'on suppose
ai > 0, et la série a, + a, + ... + a„ 4- ..., convergente, puis,
dans un intervalle, | /i (x) | < Oj, dans ce même intervalle la
série /*, (x) 'r A {x) -j- .... est absolument convergente, et sa
somme est continue si les fonctions ft (x) le sont. Ce théorème
sufSt amplement, comme le fait voir Tanteur, pour les cas élé-
mentaires. C'est encore lui qui intervient dans la démonstration
de la proposition en vertu de laquelle la dérivée de ïawa?" est
^nanX'''^ C'est en partant des équations différentielles que
vérifient ces fonctions que, par la méthode des coefficients indé-
terminés, l'auteur obtient les séries e', (i + «)", log (i -\-x), La
formule de Taylor et le reste de Lagrange sont établis par une
voie très naturelle. H y a d'ailleurs lieu de signaler les vues
générales émises à propos de la fonction exponentielle, faisant
ressortir les simplifications résultant de l'introduction à priori
de celte fonction par son développement en série. Cette façon de
procéder a Timmense avantage de rendre inutile tout ce qui a
trait au calcul des radicaux, aux exposants négatifs ou fraction-
naires, ce dont, raisoiniablement, personne ne saurait songer
à se plaindre. Le paragraphe consacré aux infiniment petits et aux
infiniment grands, conçu dans un esprit vraiment pratique, est
d'une remarquable précision ; on ne s'y arrête sur la règle de
l'Hospital que juste autant qu'il est nécessaire, c'est-à-dire bien
moins que certains cours élémentaires, volontiers trop prolixes
sur ce point.
Le chapitre XV contient des applications nombreuses et bien
conduites à l'étude de la variation d'une fonction et à la sépara-
tion des racines.
Dans le chapitre \VÏ, où sont abordées les équations algé-
briques, l'auteur insiste beaucoup sur les fonctions symétriques,
en ayant soin de distinguer les fonctions .symétriques de n
variables des fonctions symétriques des n racines d'une étjua-
tion. On aurait mauvaise grâce à lui reprocher les quelques
pages, très substantielles, qu'il a consacrées, en petit texte, aux
équations du 3^ et du 4« degré, que le nouveau programme a
sacrifiées, attendu que, dans les applications, ces équations ne
sont pas traitées autrement que les équations numériques de
degré quelconque.
Le chapitre WII introduit la notation différentielle en vue
surtout de l'étude des courbes planes. Les idées de Tauteur sur
ce point sont assez originales pour que nous y insistions un peu.
604 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Il sépare, en effet, nettement la notion de différentielle de celle
d'infiniment petit; les différentielles des variables indépendantes
X, 2/, z, ... sont pour lui d'autres variables indépendantes qui
leur correspondent respectivement et que Ton désigne par dx^
dy, dZf ... ; la différentielle d'une fonction /*(«, i/, z) est la forme
linéaire fxdx -f f'ydy + fidz; l'importance de cette forme tient
essentiellement à la façon dont elle se conserve quand on change
les variables indépendantes, et le grand avantage de la notatiou
différentielle est que les variables indépendantes n'ont pas
besoin d'être spécifiées. Rien n'empêche d'ailleurs de regarder
les différentielles comme des infiniment petits quand on en a
besoin.
Dans les notions de calcul intégral, qui constituent le cha-
pitre XVIII, un des plus développés de l'ouvrage, on est frappé
du souci qu'a l'auteur de présenter son exposé de façon qu'il ne
reste rien de vague dans les applications. En particulier, on ne
peut manquer d'être séduit par la façon à la fois simple et
rigoureuse dont sont traités les changements de variables,
sources, en ce qui concerne les limites, de tant d'embarras pour
les débutants et même pour d'autres qui n'ont pas suffisamment
réfléchi sur les principes. L'auteur a d'ailleurs eu soin, dans les
exemples qu'il a développés, d'aller presque toujours jusqu'aux
valeurs numériques.
A titre d'observation générale, on peut remarquer que les
démonstrations de M. Tannery sont intuitives, autant que pos-
sible, ce qui, en effet, convient le mieux, et de beaucoup, à des
débutants ; il fait aussi constamment appel à la représentation
géométrique, afin que le lecteur ait toujours quelque chose de
concret devant les yeux, ce dont, pour notre part, nous ne sau-
rions trop le féliciter. Quand les exigences de la rigueur l'en-
Iratneraient à des développements hors de proportion avec le
but à atteindre, il n'hésite pas, avec grande raison, à laisser une
lacune, mais il le dit avec une netteté qui met le lecteur dans
l'impossibilité de rester sur une idée fausse ; c'est, à notre sens*
particulièrement en cela que l'exposé de M. Tannery mérite d'être
cité comme un modèle dans le genre didactique.
Outre les nombreux exercices traités, à titre d'exemples, dans
le texte même, l'ouvrage en contient plus de quatre cents, d'une
remarquable variété, proposés, en fins de chapitres, au lecteur.
** ... Le parfait enseignement, dit M. Tannery dans sa préface,
serait, à mon sens, un enseignement tel que celui qui l'a reçu et
qui se l'est complètement assimilé s'étonne du peu de place qae
BIBLIOGRAPHIE. 6o5
tiennent dans sa propre pensée les principes fondamentanx, les
théories qui s'en déduisent, les méthodes qui en résultent,
parce que ces principes sont si clairs, ces déductions si natu-
relles, ces méthodes si aisées qu'il peut à chaque instant les
retrouver sans effort. £st-il besoin de dire que je n'ai nullement
la prétention de in'ètre approché de cet idéal, même de loin ? „
En cette dernière phrase, il nous semble que l'auteur s'est
laissé égarer par sa parfaite modestie. Son ouvrage nous parait,
au contraire, s'être approché, autant que cela est humainement
possible, de l'idéal qu'il a si bien défini dans les lignes qui pré-
cèdent, et, sur nombre de points, il inaugure des méthodes
didactiques destinées à s'imposer avec force en dépit des habi-
tudes antérieures.
Nous ne saurions non plus nous dispenser de louer la superbe
exécution du livre qui, une fois de plus, vient attester la supé-
riorité, dès longtemps proclamée, de la maison Gauthier-Villars.
M. 0.
III
Encyklopâdie der Elementar-Mathematik. Ein Handbuch
fur Lehrer und Studierende von Heinrich Weber, Professor in
Strassburg, und Josef Wellstein, Professor in Giessen. In drei
Bânden. — Erster Band : Elementare Algehra und Anahjsis,
Zweite Auflage. — Zweiler Band : Elemente der Géométrie. —
Deux volumes in-8<» de xviii-r)39 et xii-604 pages. — Leipzig,
B. G. Teubner, 1905 et 1906 (l).
V Encyclopédie des Mathématiques élémentaires, par MM.
Weber et Wellstein, est excellente et devrait se tronvt»r dans
la bibliothèque de tous les profe.sseurs de mathématiques de
renseignement moyen. La meilleure preuve de î^on mérite est
le succès éclatant avec lequel elle a été accueillie en Allemagne.
Le premier volume parut on 1903 et, deux ans pins tard, avant
même que le troisième volume n'eut vu le jour, les auteurs
étaient obligés d'en donner une nouvelle édition.
Conçue dans le plan de tous les ouvrages de ce genre, V Ency-
clopédie est une manière de dictionnaire d'information ou, si
(1) Le troisième volume est en préparation.
6o6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l'on veut, d'aide-mémoire, mais ce n'est pas un cours complet
de mathématiques élémentaires. Les démonstrations des théo-
rèmes y sont omises^ ou tout au plus indiquées dans leurs
grandes ligues. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les
renseignements bibliographiques y sont nuls ou fort rares, à Tex-
ception toutefois d'un chapitre entier consacré aux fondements
de la géométrie. Pour justifier en cela tant la règle que l'excep-
tion, les auteurs regardent la bibliographie comme affaire à
réserver aux grandes encyclopédies ; or on sait que dans la
grande encyclopédie allemande la bibliographie de la géométrie
élémentaire n'a pas encore paru.
A signaler aussi dans la réédition du tome I, une innovation
heureuse empruntée à l'édition fran<;aise de VEncyclopédie des
sciences mathématiques , je veux dire les chapitres donnant des
notions historiques sur divers théorèmes particuliers.
Voici le résumé succinct des matières traitées :
Tome I. Livre L Fondements de V Arithmétique, 1® Nombres
naturels ; 1^ Opérations fondamentales; 3® Division et fractions;
40 Nombres irrationnels ; 5« Proportions ; 6° Puissances et loga-
rithmes ; 70 Équations du 1" degré ; 8® Équations du 2<* degré
et nombres imaginaires ; 9*^ Permutations et combinaisons ;
lO*' Applications diverses.
Livre IL Algèbre. Il® Équations algébriques ; 12® Théorèmes
fondamentaux de l'algèbre; 18» Équations indéterminées du
\^^ degré ; 14® Équations indéterminées du 2** degré ; \b^ Frac-
tions continues; 16» Solutions algébriques des équations des
3« et 4« degrés ; 17» Recherche des racines des équations numé-
riques ; 18" Division de la circonférence ; 19" Démonstration de
l'impossibilité de la solution générale de ce problème.
Livre IIL Analyse, 20® Séries intinfes ; 21® Séries infinies à
termes alternativement positifs et négatifs ; 22o Séries conver-
gentes infinies servant au calcul de la fonction exponentielle et
des fonctions trigonométriques ; 23" Développement du binôme
en série ; 24" Séries logarithmiques ; 25" Produits infinis ;
26" Transcendance des nombres e et tt ; 27" Fonctions, différen-
tielles, intégrales.
Tome 11. Livre /. Géométrie élémentaire. 1" Étude critique
des concepts élémentaires ; 2" La géométrie naturelle ou eucli-
dienne n'est qu'un cas particulier de la métagéométrie ; 3" Fon-
dements de la géométrie projective.
Livre IL Trigonométrie, 5" Trigonométrie plane et polygono-
métrie; 6" Géométrie et trigonométrie sphériques : A) Orienta-
BIBLIOGRAPHIE . 607
lion des arcs et des angles à la surface de la sphère ; B) Formules
du i^^ ordre ou formules auxquelles s'applique la loi du
triangle de Mobius ; C) FormuIe3 du 2^ ordre ou formules aux-
quelles cette loi n'est pas applicable; D) Trigonométrie sphérique
appliquée.
Livre IlL Géométrie analytique et stéréométrie. 7® Géométrie
analytique plane ; 8" Point, plan et droite dans l'espace ; 9» Cu-
batnres et quadratures; 10° Groupes de révolution et polyèdres
réguliers ; 1 i» Géométrie analytique de l'espace.
Chacun des deux volumes se termine par une table alphabé-
tique des matières.
H. B.
IV
Lehrbuch der ANALYTiscEiEN GEOMETRIE. Erstcr Band : Géo-
métrie in den Grundgehiîden erster Stufe tind in der Ehene, von
L. Heffter, Professor an der Universitat Kiel, und C. Kuehler,
Professor an der Universitat Heidelberg. Un vol. in-S** de xvi-
526 pages. — Leipzig et Berlin, B. G. Tenbner, 1905.
Tout en étant systématique et même, si l'on veut, élémentaire,
en ce sens du moins qu'il forme par lui-même un tout complet,
le volume de MM. Heflfter et Koehler n'est cependant pas écrit
pour des commençants. En principe, il ne suppose, il est vrai,
chez le lecteur, aucune connaissance de la géométrie analytique,
mais, pour être compris, il exige néanmoins une grande habitude
de cette science. C'est que, dans leur exposition, les auteurs
suivent un ordre extrêmement abstrait et purement logique.
Ils commencent par les vérités les plus générales de la géo-
métrie projective, pour descendre de là à la géométrie aflRne et
de celle-ci à la géométrie éqniforme, chacune de ces géométries
étant regardée comme une particularisation de la précédente.
Les auteurs ont cru pouvoir imaginer cet enchaînement comme
suit : ** La géométrie projective est comme le simple dessin d'un
tableau, la géométrie affine y pose une première couche de
couleur, la géométrie équiforme en ajoute une seconde pour
produire par là les nuances multicolores auxquelles notre œil
est habitué. „ On discutera, peut-être, le mérite et l'opportunité
6o8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'une exposition de ce genre dans un cours oral, mais dans un
volume imprimé elle forme incontestablement un essai original
des plus intéressants.
H. B.
AnfangsgrOnde der darstellenden Géométrie fur Gymna-
siEN, von Fritz SchOtte, Oberlehrer am Gymnasium zu DOren.
Un vol. in-8o de 41 pages. — Leipzig et Berlin, B. G. Teubner,
1905.
Le récent programme de 1901 a mis les éléments de la
géométrie descriptive au nombre des branches qui doivent être
enseignées dans les gymnases allemands ; mais il paraîtrait,
d après M. Schûlte, que jusqu'aujourd'hui un manuel vraiment
pratique à mettre entre les mains des élèves ferait encore
défaut. Sans doute, ajoute-t-il, les bons traités de géométrie
descriptive ne manquent pas. A l'occasion de la loi de 1901, on
a même vu surgir de tous côtés de nouveaux cours de géométrie
descriptive élémentaire, mais il n'y a guère lieu d'en être
satisfait ; ils sont trop complets, rebutent les enfants et leur
font perdre de vue l'esprit de la science.
Ces quehjues considérations de la préface montrent le point
de vue particulier où s'est placé M. Schutte. Son livre est court,
clair et des plus élémentaires. Les figures sont soignées et l'im-
pression fort belle, qualité toujours recommandable dans nn
manuel scolaire.
H. B.
VI
Die Planimetiue fCr das Gymnasum, von G. HolzmClleh.
I Teil, von Quarta bis Unterseknnda einschliesslich reichend.
2^- édit. Un vol. in-8* de vii-240 pages. — Leipzig, Teubner, 1905.
Ouvrage conforme au nouveau plan d'études prussien de 190L
II embrasse le premier cycle de la géométrie et une partie du
second.
BIBLIOGRAPHIE. 609
Le premier cycle doit être pour Tenfaiit une introduction facile,
intéressante, snggestive. L'intuition, le dessin, la construction de
modèles font tous les frais du programme : ils ne font pas tout
renseignement du maître. A lui de dégager des éléments con-
crets, des démonstrations expérimentales, les concepts abstraits
de la géométrie, d'en montrer les relations, d'acheminer la
jeune intelligence vers la notion de la démonstration logique,
de la lui faire désirer, de lui donner l'impression qu'elle est
indispensable, de l'amorcer même dans la mesure où le per-
mettra le développement déjà acquis. Supprimer ou négliger cet
aspect de l'enseignement mathématique du premier cycle, c'est
en annuler la portée pédagogique, c'est fausser, peulêlre irré-
médiablement, l'esprit de l'enfant. Avec cette mentalité qui con-
siste à prendre pour équivalentes les expressions " trouver ou
rencontrer la solution d'un problème „ et " résoudre un pro-
blème „ on s'interdit l'accès de la mathématique supérieure où
la. démonstration par exemples accumulerait contradiction sur
contradiction.
Ainsi précisés, le programme et la méthode d'enseignement
du premier cycle sont-ils compatibles avec l'introduction d'un
manuel scolaire? Lea manuels eux-mêmes et l'expérience répon-
dront. En tout cas, il nous semble que le texte qu'on pourra
mettre entre les mains de l'enfant devra se réduire à un mini-
mum, n'encombrant pas les abords de la géométrie de détînitions
raffinées. A ce point de vue, le début du livre de M, Holzmûller
nous paraît moins heureux. Quatre paragraphes de détînitions
successives où l'auteur décrit le point, la ligne, la droite. Voilà
pourtant des idées toutes faites déjà dans l'esprit de l'enfant :
on peut s'en servir hardiment comme base d'une première élude
quasi expérimentale de la géométrie. Un point est quelque chose
dans l'esprit et dans l'imagination du jeune débutant; je crains
bien que ** une figure spaciale purement logique sans aucune
dimension „ ne lui dise plus rien; d'autant plus qu'on l'avertit
en note que, pour voir un point, il devra imaginer à la place de
l'œil un unendlidi scharfes geistiges Auge, qui doit être regardé
lui-même conmie un point mathématique.
S'il faut un manuel pour les commençants, le meilleur ne
serait-il pas un simple recueil d'exercices à faire? Le maître gar-
derait pleine liberté — condition du succès du nouveau plan
d'études élémentaires -— pour tirer des représentations maté-
rielles les concepts et les détînitions de la géométrie proprement
dite, et pour transposer les faits d'intuition, le plus qu'il le
llleSÉRIE. T. IX. 39
i
6 10 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pourra, mais comme il renteiid, dans le cadre ébauché de la
vraie science géométrique.
Si l'excès de méthode et de classification nous parait nuisible
dans un manuel destiné aux élèves d'un premier cycle d'études,
dans le second cycle au contraire ces qualités viennent prendre
la première place. L'ouvrage que nous analysons la leur donne.
L'exposé de la géométrie est simplifié; Télagage a été mené
avec discernement, laissant debout et mettant mieux en relief,
par son isolement même, la solide structure de l'antique et clas-
sique géométrie grecque. Quelques idées introduites à propos
préparent l'enseignement ultérieur : l'élève aura acquis par
exemple la notion d'inversion, celle de faisceaux de cercles, etc.
L'abondante littérature éclose de tous côtés sous l'influence
des réformes de programmes réalise incontestablement un pro-
grès. Mais, œuvre d'hier, faut-il s'étonner qu'elle ne soit pas
parfaite? Félicitons-nous des efforts tentés. L'expérience élimi-
nera peu à peu les tentatives moins fructueuses pour affermir et
consacrer celles qui relèveront véritablement les belles études
mathématiques.
F. W.
VII
ElNLKITUNG IN DIE FUNKTIONENTHEORIE, VOU StOLZ Uud GmEINER.
Zweite Ableilung, mil 11 Figuren im Text. Un vol. in-S» de viii-
598 pages. — Leipzig, Teubner, 1905.
Signalons comme caractéristiques de cet ouvrage :
1® Sa tendance franchement arithmétique;
2® Le parti pris d'exclure tout recours au calcul dififéreutiel et
intégral.
Cette introduction à la théorie des fonctions est pénétrée de
l'esprit de Weierstrass. L'étude des fonctions n'est autre chose
que l'étude des modes de combinaison du nombre; la combinai-
son la plus féconde est la série potentielle. Prise comme élément
de fonction, elle donne naissance à un nouvel ordre de combinai-
sons dont les ramifications envahissent presque tout le champ
actuellement exploré de l'analyse. Le chapitre sur les produits*
infinis est traité sans appel aux séries logarithmiques corres*
pondantes. L'exposé se distingue par sa précision concise.
BIBLIOGRAPHIE. 6l l
Ch. VI. Critères de convergence des séries (d'après Prings-
heim). Passage au cercle de convergence. Ch. VII. La fonction
analytique homogène d'après Weierstrass. Ch. VIII. Fonctions
circulaires. Ch. IX. Produits infinis. Ch. X. Fractions périodiques
finies. Ch. XI. Fractions périodiques infinies.
F. VST.
VIII
Elemente der Vektor-Analysis, mit Beispielen ans der theo-
retischen Physik, von A. H. Buchereh. 2® édition. Un vol. in-8«
de viu-103 pages. — Leipzig, Teuhner, 1905.
Le lecteur de ce petit volume se sera convaincu de l'avantage
et du secours que trouverait la physique mathématique dans
l'emploi des notations du calcul vectoriel. L'usage de ce symbo-
lisme condensé et suffisamment transparent n'a guère pénétré
dans les manuels français.
Une première partie de l'ouvrage traite des opérations fonda-
mentales sur les vecteurs; la seconde rassemble en quelques
chapitres substantiels les transformations vectorielles couram-
ment usitées en physique : théorème de Gauss, théorème de
Green, etc.
L'étudiant qui s'apprête à aborder les théories de la physique
mathématique -- théorie de la chaleur, du magnétisme, théorie
de Clerx-Maxwell, et d'autres — épargnera temps et peines en
demandant à cet excellent ouvrage de lui servir d'introducteur.
Il évitera ainsi de recommencer indéfiniment, sous des formes
diverses, les mêmes transformations ; il discernera plus aisé-
•ment, sous les revêtements variés des diverses parties de la
physique, l'unité de la structure mathématique.
F. W.
IX
• Vorlesungen Cber die Vektorenrechnung, mit Anwendungen
At'F Géométrie, Mechanik und mathematische Physik, von E.
Jahnkr. Un vol. in-S® de xii-225 pages. — Leipzig, Teubner, 1905.
6l2 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Cet ouvrage se distingue du précédent par un caractère scien-
tifique d'un ordre plus élevé. Tout en cherchant à rendre son
enseignement pratique et à le débarrasser de tout ** lest „ inutile,
l'auteur n*a pas sacrifié le plaisir de lui donner une allure philo-
sophique. Il fonde son exposé sur un concept logique purement
abstrait, indifférent par lui-môme à représenter l'être tout géo-
métrique et tout intuitif que nous appelons vecteur.
Le physicien de laboratoire, l'ingénieur d'usine seront tentés
peut-élre de trouver que cette méthode alourdit la définition
des opérations fondamentales et rejette à l'arrière-plan des
applications leur signification géomélrique. En revanche, le théo-
ricien qui a le loisir et se sent le goût de pénétrer les rapports
logiques des formules dont il se sert journellement, parcourra
ces leçons avec plaisir; nous ajouterons qu'il les vivra, tant elles
ont gardé du cours de l'École technique de Charlottenbourg, où
elles ont été prononcées, l'animation vive du maître qui a con-
quis l'attention active de son auditoire, et qui lit dans les yeux
de ceux qui l'écoutent l'action et la réaction de sa propre pensée,
F. W.
X
La Science moderiNE et son état actuel, par Emile Picard,
membre de l'Institut, professeur à la Sorbonne. Un vol. iu-18,
de 299 pages de la Bibliothèque de Philosophie scientifique. —
Paris, Flammarion, éditeur, 1905.
Ce volume est le développement du rapport général sur les
progrès récents des sciences que l'auteur avait été appelé à
rédiger à l'occasion de l'Exposition universelle de 1900. Cette ,
origine suffit à en déterminer le caractère : il s'agit d'une œuvre
avant tout objective, où la personnalité de l'auteur ne se
montre qu'avec discrétion. Certains trouveront, sans doute, que
le mathématicien transparaît cependant dans ce premier chapitre
consacré au développement de Vanalyse mathématique et à ses
rapports avec les autres sciences, alors que les mathématiques
ont leur place propre, avec Vastronomiej dans le chapitre II.
Puis viennent la mécanique et Vénergétique, la physique de
Véther, la physique de la matière et la chimie, la minéralogie
et la géologie, la physiologie et la chimie biologique, la 6oto-
BIBLIOGRAPHIE. 6i3
nique et la zoologie et enfin, en dernier lien, la médecine et les
théories microbiennes.
Condenser dans un volume de 300 pages à la fois les résultats
de tant de sciences et les grands courants d'idées auxquels
elles donnent lien présentement constituait un problème singu-
lièremenl ardu, et dire simplement que M. Picard a su le résoudre
à la satisfaction de tous sutlit à faire l'éloge du savant et de
l'écrivain.
Nous aurions cependant une petite chicane à lui opposer,
parce que nous trouvons une lacune dans son plan : il n'y a pas
fait la plus petite •filace à la logique algorithmique ou logistique,
selon le terme qu'on préférera. Nous savons bien que ce n'est
pas là une science proprement dite, mais plutôt une méthode;
mais celte méthode a une si hanle portée philosophique qu'elle
méritait bien une petite place. Nous savons aussi que la logis-
tique n'a pas encore ses grandes entrées dans les académies;
mais nous savons aussi (|ue, grc'^ce à M. Peano, elle est, depuis
plusieurs années, sortie du champ exclusif des discussions phi-
losophiques pour entrer dans celui des applications scientifiques,
et nous eussions aimé que M. Picard saluât au moins ce premier
épanouissement d'une fleur née du rêve incessant de Leibniz.
Mais laissons ce détail et examinons d'un peu plus près le
volume. Nous ne saurions évidemment songer à passer en revue,
à la suite de l'auteur, tout le cycle de la science hunuiine, et
nous devrons nous attacher à ce qui y occupe le moins de place,
c'est-à-dire à ces disirètes indications qui tendent à révéler les
conceptions générales de l'auteur.
Ainsi qu'on peut le prévoir, c'est surtout dans le premier
chapitre, déjà mentionné, cpie se nmntrent ses idées personnelles.
Si d'ailleurs il y donne le tableau du grand rôle joué par les
nuithéinatiques dans les diverses sciences, ce n'est pas sans
faire ressortir tout ce ([ue les mathématiques pures doivent aux
mathématiques appliquées. Au xviii« siècle, la grande majorité
des recherches analytiques ont pour occasion un problème de
géométrie et surtout de mécanique ou de physique ; le l)esoin
de rigueur ne se fait pas beaucoup sentir, et d'Alembert traduit
bien la tendance dominante en disant aux scrupuleux : ** Allez
en avant et la foi vous viendra „.
Au commencement du xix« siècle, la mêuje inspiration subsiste
avec Fourier; mais déjà se fait sentir une conception plus haute
de la science mathématique, car, à l'opinion de Fourier que son
but principal est l'utilité publique et l'explication des phéno-
6 14 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mènes naturels, Jacobi oppose cette pensée que le but uniqt^e de
la science c'est Vhonneur de Vesprit humain, et Gauss appelait
les mathématiques la reine des sciences et l'arithmétique la
reine des mathématiques. De cet esprit sont sorties toutes les
préoccupations logiques et esthétiques qui ont donné une phy-
sionomie si caractéristique à tant de travaux des deux derniers
tiers de ce siècle. Mais M. Picard est uji esprit trop pondéré
pour s'attacher exclusivement à Tune de ces deux tendances,
qu'il serait puéril, dit-il, d'opposer l'une à l'autre, ajoutant que
l'harmonie des sciences mathématiques est dans leur synthèse.
Certains autres chapitres mériteraient de fixer notre atten-
tion, comme précisant des aperçus sommaires du premier. C'est
ainsi que, dans le troisième, à l'histoire de la genèse de la méca-
nique, nous voyons succéder un aperçu des modes d'exposition
déductifs qui, condensant en quelques postulats les résultats
auxquels a conduit la succession d'efTorls et de tâtonnements
des créateurs de la science du mouvement, permet d'en tirer
ensuite, d'une façon bien séduisante, toute la science mécanique.
La vérification expérimentale des conséquences les plus loin-
taines sert de justification des postulats posés à la base. Mais
M. Picard est trop soucieux des exigences de l'enseignement
pour ne pas noter que ces postulats, placés au début, paraissent
singuliers à ceux devant qui on les énonce pour la première fois.
Puis vient la question de savoir si toutes les transformations
du monde physique se produisent d'après les lois de la méca-
nique, et, à ce propos, l'auteur se pose cette question prélimi-
naire : ** Quel est le sens exact de cette assertion, si toutefois
elle en a un ? ^ Il montre ensuite combien il est difficile d'y
répondre. Un des tens les plus satisfaisants est celui qui consiste
à considérer un phénomène comme expliqué mécaniquement
quand on a pu poser des équations différentielles qu'il vérifie.
Mais ces équations exigent souvent l'introduction de masses
cachées, et ne peut-on dire que ces masses cachées ne sont que
de mauvaises plaisanteries? Oui, à priori, répond M. Picard, non
en fait. ** Le point capital, dit-il, est d'arriver à des relations
entre les (|uantités mesurables, permettant de prévoir les phéno-
mènes ; les quantités inaccessibles sont des variables auxiliaires,
que Ton cherche ensuite à éliminer. „
La réponse nous paraît quelque peu empreinte de la marque
de ce nouveau positivisme (jui entraîne en ce moment plus ou
moins tous les esprits. Bien que reconnaissant la justesse de
maintes remarques sur lesquelles il s'appuie, nous avons peine
à nous y abandonner.
BIBLIOGRAPHIE. 6l5
Sans doule, une masse cachée inventée tout exprès pour expli-
quer un ordre de phénomènes ressemble à une mauvaise plaisan-
terie ; mais, si celte masse cachée, au lieu de s'évanouir, une fois
ce service rendu, se trouve à point pour expliquer d'autres
phénomènes qui n'avaient aucunement concouru à sa définition,
ne semblet-il pas qu'elle commence à perdre son aspect plaisant
et à prendre tournure de réalité ?
Nous dirons quelque chose d'approchant à propos des modèles.
** Supposons, dit M. Picard, que deux phénomènes différents
conduisent aux mêmes équations différentielles ; ils sont alors
les modèles l'un de l'autre, et pour une même catégorie de
phénomènes, il peut y avoir plusieurs modèles... L'accord entre
l'esprit et la nature est, dans cet ordre d'idées, comparable à
l'accord entre deux systèmes qui sont modèles l'un de l'autre. „
Tout cela est vrai sans doute ; on plutôt, tout cela serait vrai
si le monde n'était formé que de systèmes de phénomènes indé-
pendants les uns des autres. Mais il n'en est pas ainsi ; aussi
arrivera-t-il que les divers systèmes de modèles s'harmoniseront
ou non, et il n'est peut-être pas illégitime d'espérer que, peu
à peu, on pourra ainsi resserrer le choix, non entre des modèles
isolés, mais entre des systèmes coordonnés de modèles.
Du reste, M. Picard hii-n)ême, d^ns son Introduction, parait un
peu plus confiant dans les ressources du mécanisme qui, grâce
à un élargissement des moules anciens, permettront probable-
ment aux chimistes et aux physiciens, dit-il, de conserver long-
temps, en l'entendant bien, la formule cartésienne d'après laquelle
toutes les transformations du monde physique se font d'après
les lois de la mécanique.
11 faut nous arrêter après ces quelques mots qui touchent à la
conception générale de la science, parce que nous ne saurions
plus où le faire, si nous Jious laissions entraîner, sur les pas de
M. Picard, à parler de tous las problèmes qu'agite la science
contemporaine.
G. Lechalas.
XI
La TnÉoniE physique, son objet et sa structure, par
P. Duhem, correspondant de l'Institut de France, professeur de
physique théorique à la Faculté des sciences de Bordeaux. Un
6l6 REVUE DEîS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
vol. iii-8o de 450 pages de la Bibliothèque de philosophie expéri-
mentale, publiée sous la direction du Prof. Peillaube. — Paris,
Chevalier et Rivière, 1905.
** Il n'est presque aucun chapitre de la physique théorique, dit
Tauteur dans son introduction, que nous n'ayons eu à enseigner
jusqu'en ses détails ; il n'en est guère au progrès desquels nous
ne nous soyons maintes fois efforcé. Les idées d'ensemble sur
Tolyet et la structure de la théorie physique que nous présentons
aujourd'hui sont le fruit de ce labeur prolongé pendant vingt ans.
Nous avons pu, par cette longue épreuve, nous assurer qu'elles
étaient justes et fécondes. (1) „
Les idées dont M. Duhem nous offre aujourd'hui le développe-
ment et la synthèse, sont celles dont il inaugurait l'exposé dans
cette Revue il y a quatorze ans. Au début, cette conception nou-
velle d'une physique ne relevant que des faits, séparée de la
métaphysique par une cloison étanche et, cependant, tout aussi
suggestive que l'ancienne de îiouvelles recherches et de nouvelles
découvertes, a revêtu, aux yeux de savants éminents, une appa-
rence paradoxale qui a provoqué la contradiction. Mahitenant
que ces di^scussions ont fourni à l'auteur l'occasion d'écarter des
malentendus, il semble bien que l'accord est près de se faire
et que le nombre grandit de ceux pour qui les idées du savant
professeur de Bordeaux sont ** justes et fécondes „.
Je ne m'attarderai pas à en louer l'exposé sobre, limpide, d'une
surprenante plasticité et qui réussit, sans effort, à épouser les
contours variés d'une pensée sonpie et vigoureuse. Les lecteurs
de la liEVL'E cojHiaissent assez la manière de cet infatigable col-
laborateur pour qu'il ne soit pas superflu d'en louer les mérites.
Je veux me borner à rappeler la pensée maltresse de la Théorie
physique et à en ébaucher l'analyse, en suivant l'auteur pas à
pas, pour ne pas dire mot à mot.
L'idée centrale de l'ouvrage, qui en résume à la fois les
conclusions, c'est cette conception de la théorie physique : ** Une
théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de
propositions mathématiques, déduites d'un petit nombre de prin-
cipes, (]ui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi
complètement, aussi exactement que possible un ensemble de
lois expérimentales (2). „
(1) La Théorie physique, lutroduction, p. 2.
m Jhifl. n. ^
(2) Ibid., p. 26.
BIBLIOGRAPHIE. 617
La théorie physicjue n'est pas une explication. Si l'objet de la
lliéorie physique est d'expliquer les phénomènes, c'est-à-dire de
saisir sous eux la réalité qu'ils recèlent, on doit admettre qu'elle
ne peut prouver avoir atteint son but que si réponse est donnée
à ces deux questions : Exisle-t-il une réalité matérielle distincte
des apparences sensibles ? De quelle nature est cette réalité ?
Or, ces deux questions ne ressortissent point à la méthode expé-
rimentale qui ne connaît que les apparences sensibles. Leur
solution est l'objet de la métaphysique. Si donc la théorie phy-
sique doit donner une explication de la réalité, elle sera sub-
ordonnée aux systèmes métaphysiques et participera forcément
aux dissensions des philosophes. La réalité fondamentale sera
différente pour les péripatéticiens de ce qu'elle est pour les
dynamistes, pour les atomistes, pour les cartésiens. Où donc
retrouvera- t-on dans ce chaos d'affirmations contradictoires, la
belle unité, la rigueur mathématique, qui doivent assurer aux
conclusions de la physique le consentement universel?
Mais, si la théorie physique se déclare impuissante à atteindre
directement autre chose que des apparences, à quoi sert-elle ?
Réduite à son objet propre, (|ui est tout d'abord la représentation
la plus simple, la plus complète, la plus exacte d'un ensemble de
lois physiques, elle est de ce chef un immense soulagement pour
la raison humaine, et contribue à cette économie intellectuelle
qui prévient l'encombrement et le désarroi.
Elle n'est pas seulement la représentation des lois expé-
rimentales, elle en est aussi la classification. Or, des connais-
sances classées sont des connaissances d'un emploi commode et
d'un usage sûr ; et voilà qu'elle devient un merveilleux outil
que rien ne pourrait suppléer.
Ce n'est pas tout. Si l'analyse des méthodes par lesquelles
s'édifient les théories physiques nous prouve avec une entière
évidence que ces théories ne sauraient se poser en explication
des lois expérimentales, il n'en est pas moins vrai qu'un acte de
foi, que cette analyse est incapable de justifier, comme elle est
impuissante à le refréner, nous assure que ces théories, par-
venues à un haut degré de perfection, " ne sont pas un système
purement artificiel, mais une classification naturelle „ où se
reflète la réalité.
Dans un article paru récemment (1), M. Duhem insiste sur cette
(1) Physique de croyant, dans Annales de philos, curét., nov. et déc.
1905.
6l8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
idée. La théorie par ses perfectionuements successifs tend à
ranger les lois expérimentales en un ordre de plus en plus ana
logue à Vordre transcendant selon lequel se classent les réalités.
Certes, cette affirmation, ce n'est pas la logique de la science qui
Textorque au savant. Le ptiysicien peut, sans cesser d'être
logiqtiement conséquent avec ses principes, représenter par
plusieurs théories, logiquement inconciliables, des groupes de
lois expérimentales ; l'incohérence d'une théorie ne relève pas de
ce tribunal. Mais le même sentiment qui nous fait croire à une
classification naturelle possible, nous pousse à coordonner
logiquement nos théories. En sorte que Tunité de la science res-
tera, quoi qu'il en ait, l'aspiration éternelle du savant.
Mais, dirat-on, parler de classification naturelle, c'est bien
dire que la théorie digne de ce nom refiète avec fidélité Vordre
des réalitésj Vordre ontologique. Dès lors, pourquoi ces longs
délonrs? Pourquoi ne pas marcher droit à cette réalité par la
route de la métaphysique? Pourquoi ne pas construire dès
l'abord, de ce point de vue, la théorie explicative ? Pourquoi ne
pas lui donner d'emblée la perfection vers laquelle elle tend
comme un variable vers sa limite, quand on n'en veut faire
qu'une classification naturelle ?
Parce que l'histoire de la science nous montre que ce procédé
ne serait qu'une illusion. Dans toute théorie physique, il faut
distinguer deux parties : une partie représentative, qui lui appar-
tient en propre, et une partie explicative qui, logiquement, la
déborde. Or, la vitalité et la fécondité comparées de ces deux
parties sont bien diflFérentes. Tandis que la partie repré-
sentative se développe pour son compte et persiste à travers
toutes les vicissitudes des systèmes métaphysiques, toujours
jeune et féconde, en découvertes, la partie explicative, caduque
et stérile, ne survit jamais à la conception philosophique qui Fa
fait naître. "* Ce qui est durable et fécond dans la plupart des
doctrines physiques, c'est l'œuvre logique par laquelle elles sont
parvenues à classer naturellement un grand nombre de lois en
les déduisant de quelques principes; ce qui est stérile et péris-
sable, c'est le labeur entrepris pour expliquer ces principes,
pour les rattacher à des suppositions touchant les réalités qui se
cachent sous les apparences sensibles (1). „ Attachons-nous donc
à perfectionner la partie représentative de la théorie, poussons-
la jusqu'à en faire une classification naturelle : B\ors et ainsi
(\) La Théorie physique, p. 57.
BIBLIOGRAPHIE. 619
seulement nous pourrons y contempler, comme en un miroir,
l'image fidèle des réalités que recouvrent les apparences sen-
sibles.
Nous n*abordQrons pas l'analyse de la seconde partie du livre
de M. Duliem, la structure de la théorie physique. Ses parties
principales ont été publiées ici-même, et nos lecteurs ne les ont
pas oubliées. Bornons-nous à en rappeler la conclusion générale.
La théorie physique doit s'acheminer vers sa forme limite qui
est celle d'une classification naturelle. Mais quelle est la struc-
ture actuelle de la théorie physique qui parait tendre effective-
ment vers cette limite? Ce ne sont pas les structures mécaniques,
au sens étroit du mot, où le seul mouvement local fournit tous
les éléments de la construction ; mais plutôt la thermodynamique
générale qui confère une égale importance à la quantité et à la
qualité, et, par ses symboles numériques, représente également
les diverses grandeurs des quantités et les diverses intensités
des qualités. Dans la pensée de M. Duhem, la structure de la
théorie physique idéale se relierait très étroitement aux doctrines
essentielles de la physique péripatéticienne, en ce sens que les
constructions de la thermodynamique générale, en se perfec-
tionnant sans cesse, et la cosmologie scolastique réduite à ses
affirmations essentielles, nous fourniraient deux images distinctes^
puisqu'elles sont prises de points de vue différents, mais nulle-
ment discordantes du même ordre ontologique.
P.C.
XII
Traité de géologie, par A. de Lapfarent. Cinquième édition
refondue et considérablement augmentée, 3 volumes gr. in-8®
de xvi-i2016 pages avec 888 figures. — Paris, Masson et C'S
éditeurs, 1906.
Il m'échoit le grand honneur de présenter aux lecteurs de la
Revue des Questions scientifiques, la nouvelle édition du livre
si connu de M. de Lapparent. l^es liens si étroits et si anciens
qui rattachent le savant professeur à la Société scientifique de
Bruxelles, feront que, plus que tous autres, les nombreux mem-
bres de la Société se réjouiront du grand et légitime succès, sans
précédent dans les annales de la littérature scientifique, dont ce
traité est l'objet.
620 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Qu'un ouvrage exclusivement scientifique, aux deliors rébar-
batifs et aux dimensions presque imposantes ait su, de prime
abord, faire une pareille trouée et en arriver dans le court espace
d*un petit quart de siècle à sa cinquième édition, il y a de quoi
rendre jaloux le romancier le plus choyé du grand public. On
sérail tenté d'en rendre tout Thonneur à une soif plus grande et
à un goftt plus vif de nos contemporains pour les pures produc-
tions intellectuelles, si Ton ne savait que les publications de M. de
Lapparent se laissent lire à Tégal des plus captivantes éditions
littéraires. Je n'apprends rien d'ailleurs à cet égard à aucun des
lecteurs de la Revue, familiarisés de longue date avec le faire
d'un de ses plus éminents collaborateurs.
Nous pouvons d'ailleurs nous féliciter de ces rééditions rapides,
car elles nous procurent l'avantage de pouvoir êlre toujours
rapidement tenus au courant des nouveautés, dans l'effrayant
mouvement scientifique de notre époque. C'est merveille assuré-
menl qu'il existe encore des cerveaux synthétiques capables
de s'assimiler et de faire assimiler aux autres, la quintessence
d'une science devenue mondiale et envahissante comme la géo-
logie.
On pourra juger du travail qu'a nécessité celte remise sur le
métier du Traité de géologie par le détail des transformations,
ajoutes et suppressions qu'énumère le prospectus de cette cin-
quième édition.
Laissant de côlé ce témoignage tangible de la refonte de cette
dernière édition, nous nous contenterons d'examiner brièvement
ce que présente de neuf le travail. Pour nos lecteurs, ce sera en
quelque sorte une rapide revue des progrès des sciences miné-
rales dans ces cinq dernières années.
Le plan général de l'ouvrage est resté le même. Après les
modificalions profondes el les remaniements que l'auteur a fait
subir à ce plan, au cours des éditions précédentes, on ne doit pas
s'étonner de voir ce plan arriver à un état d'équilibre stable. Nos
connaissances sont en effet suffisantes pour que nous puissions
avoir une idée d'ensemble de la nature minérale et, si Ton peut
concevoir l'agencement des diverses parties constitutives du
monde inorganique autrement que l'auteur, surtout au point de
vue du développement logicjue des idées, si, dis'je, on peut le
concevoir autrement que l'auteur, n'empêche que l'ordre qn'il a
adopté se montre comme tout à fait didactique et tracé de main
sûre et large.
La première partie du traité, celle qui s'occupe de l'étude des
BIBLIOGRAPHIE. 021
phénomènes géologiques actuels, autrement dit de la géographie
physique de notre globe, est celle qui a subi le moins de modi-
fications. Nous ne pouvons pas d'ailleurs dans cette voie espérer
des progrès continuels et éclatants. Seules les études patientes
et tenaces, poursuivies pendant de longues années, ou des
explorations en pays presque inconnus pourront encore nous
révéler des choses i>ensationnelles dans cet ordre d'idées. Pour
le reste, tant dans son Traité de géologie que dans les éditions
successives de ses Leçons de géographie physique, M. de I.ap-
parent a eu l'occasion de mettre en vedelte les faits les pins
saillants d'une science dont il est un des principaux initiateurs
en pays de langue française. On trouvera néanmoins résumés
en cette dernière édition quelques faits d'actualité concernant
des phénomènes naturels qui ont tristement attiré l'atten-
tion dans ces derniers temps. Je veux parler des volcans et
des tremblements de terre. On trouvera à bonne place une étude
des faits impressionnants dont les Antilles ont été le thét^t refaits
qui, consciencieusement étudiés par des commissions scienti-
fiques, ont été si riches d'enseignements variés. Un chapitre
entier et tout nouveau est consacré à la description des procédés
systématiques d'étude des tremblements de terre, antre sujet
d'actualité non moins grave. Je souhaiterais voir l'auteur donner
un développement plus grand à Tétude de l'hydrologie sou-
terraine et aux méthodes d'investi;;ation de la circulation des
eaux souterraines. De nos jours, la géologie a brilhunment
conquis dans cette voie des titres à la reconnaissance des j)opn-
lations et a servi de guide aux techniciens. Je me permettrai
aussi d'appeler l'attention de l'auteur sur la contradiction qui
existe entre les résultats de la inagisirale étude des eaux de la
Meuse par MM. Spring et Prosl e le> résultats de l'élude
d'autres cours d'eau cités dans le Traité th' géologie. Leur étude
a dépassé de loin, en précision et comme somme de travail,
tout ce qui avait été fait dans ce genre. Or les conclusions de
leurs recherches sont en désaccord avec celles déduites des
études de Sir J. Murray. Sans parler dune foule de conclusions
de la plus haute importance, le tra\iiil de MM. Spring et Prost
a montré avec des preuves indubi table.- (pie. j)our la Meuse,
le travail chinn'que des eaux souterraines <'st près de (jualre
fois plus actif que le travail mécani<ine des eaux courantes. Pour
M. xMurray, ce tnivail chimique ne serait que la moitié du
travail mécanique. 11 y a là contradiction évidente dont il
622 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
importerait d'avoir le fin mot par une de ces analyses critiques
dont M. de Lapparent a le secret.
N*oul)Iions pas de signaler que la question des anomalies de
la pesanteur, si intéressante pour la connaissance des régions
profondes et inaccessibles du globe, a reçu de larges complé-
ments dans cette cinquième édition.
La deuxième partie du Traité, celle qui s'occupe de la géologie
proprement dite est naturellement celle où les suppressions et
les ajoutes ont été les plus nombreuses. Dans ce doniaine en
effet,rien n'arrête la marée montante formidable des découvertes,
et pour trouver du neuf on n'a que l'embarras du choix.
Les chapitres consacrés à l'étude de la pétrographie et de la
lithologie sont vraisemblablement ceux qui, de tout 1 ouvrage,onl
subi le plus de remaniements. L'éminenl professeur s'est donné
des peines considérables pour nous fournir une bonne classifica-
tion des roches éruptives. S'il n'y a pas réussi, chose que l'avenir
nous apprendra, ce sera une nouvelle preuve à njoufer à tant
d'autres de l'impossibilité de classer un chaos qui va toujours
en s'obscurcissant sous l'avalanche des noms nouveaux et des
descriptions interminables et indigestes. Nous féliciterons l'au-
teur d'avoir conservé comme base de sa nouvelle classification
lîi notion de composition chimique ou, plus spécialement, de la
plus ou moins grande acidité des roches. C'est évidemment là,
au point de vue génétique, une donnée de première importance,
tandis que nous avons peine à voir dans les questions de texture
autre chose que des faits de détail. Importantes pour les pétro-
graphes, qui se contentent de mettre l'œil à leur microscope
et pour qui un échantillon est tout un monde, pour le stratî-
graphe ces variations de texture ne sont que des conséquences
souvent très localisées de c(»nditions de milieu diversifiées à
l'extrême. Un stratigraphe sérieux ne consentira jamais à laisser
classer sous trente-six noms différents une même masse éruptive,
une commune origine mais diversifiée de texture par suite de
conditions de milieu différentes.
A ceux qui ont de la propejision k suivre le goût du jour, pour
lequel tout doit prendre en scietice une tournures mathcmatiqui
et se ramener à des graphic|iie^ et à des diagrammes, je rec€
mande la lecture des chapilies où Tauteur a résumé de iitaln
maître les tentatives américaines et autres pour schr^ntidr-erl
différenciation et la composition des magmas éruptil!-, i lU -a^k
intéressantes à plus d'un titre comme moyeu df* nuiiiarj
BIBLIOGRAPHIE.
623
je crains bien cependant que ces tentatives ne contribuent
h compb'quer la pétrographie au lieu de la simplifier.
Si nous passons maintenant à la stratigraphie proprement
dite, nous allons constater facilement de notables accroissements
dans la dernière édition du Traité. Ainsi nous pourrons signaler
tout d'abord, pour ne plus avoir à y revenir, deux choses sail-
lantes :
M. de Lapparent a donné avec beaucoup de raison un
développement plus grand à la description des formations
des régions exotiques. Cette manière de faire trouve sa justifi-
cation dans les progrès énormes accomplis depuis quelques
années dans des régions jadis presque totalement inconnues.
Ces progrés, outre qu'ils comblent des lacunes regrettables,
présentent un vif intérêt à une époque où les idées de prospec*
tion et d'expansion mondiale préoccupent les nations indus-
trielles. Sous ce rapport, les prospecteurs. et les voyageurs en
pays étrangers, gens qui d'habitude ont rarement le temps de se
docuu)enter sur la géologie des pays qu'ils vont visiter, trouve-
ront ici d'excellentes descriptions de pays neufs, descriptions
enrichies par surcroît de très nombreuses citations biblio-
graphiques.
M. de Lapparent a encore perfectionné dans cette édition les
esquisses paléographiques qu'il avait inaugurées dans l'avaD/-
dernière édition. Sans se faire lui-même illusion sur la vaJev
absolue de ces essais de reconstitution, il croit bon de ks
améliorer sans cesse et telle est, je crois, l'idée juste quefm
peut s'en faire. Dans Télat de nos connaissances, de fcfc
reconstitulions sont encore bien précaires, mais ce n'tstfÊS
une raison pour ne pas les tenter. Le tout est de neptss'oi*
gérer leur valeur et de les considérer comme des Mto*"^
indéfiniment perfectibles et présentant du moins cegnrfMB-
tage de schématiser à un moment donné l'ensemble éii
naissauL-es.
Pour e^Ê^KL/MMloufit. M. i^^J^Ji^ptirent a m^^ c^'
rcpré9i^K^|^|v i*eta ^r^F p^'^^lifl^^r
Beri^^^y^^^Poi t ié
624 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
latéralement deux demi-hémisphères. Je ne sais pas si c'est parce
que nous ne sommes pas encore familiarisés avec ce mode de
projection, mais il me semble que ce morcellement de la projec-
tion, et celui des continents qui en est la conséquence, font perdre
à l'innovation ses principaux avantages. Je n'y vois plus guère
comme avantage que de mettre en vedette, en plein centre de
l'hémisphère complet, les méridiens passant par l'Europe et
l'Afrique qui nous intéressent tout parliculièrement. Mais les
Américains et les Asiatiques vont réclamer, car leurs continents
sont horriblement déformés, voire même disloqués.
Un chapitre intéressant de la nouvelle édition est celui qui
renferme la description du système archéen. Malgré les attaques
incessantes des partisans du métamorphisme à tous crins dans
la question de l'existence de l'archéen, je pense que l'auteur est
dans la note vraie en admettant qu'il existe, encore accessibles à
nos observations, des portions de la primitive écorce du globe. Que
ces portions soient faibles et rares, peu importe pour le principe.
M. de Lapparent est d'ailleurs le premier à reconnaître que le
nombre de ces portions va continuellement en diminuant, par
suite des travaux où Ton parvient à rattacher à Tune ou l'autre
formation sédimentaire, tel ou tel massif considéré jusqu'ici
comme archéen. Ainsi il n'hésite pas, dans sa nouvelle descrip-
tion des massifs archéens alphis, à montrer que beaucoup de ces
massifs sont des formations sédimentaires métamorphiques,
et, sans tomber dans un excès contraire, il profite des belles
recherches dont le tunnel du Simploii a été l'occasion, pour
montrer que la plus grande partie de l'ancien archéen de cette
région des Alpes doit être rattacliée aux formations sédimen-
taires. Émettons le vœu que, pour une prochaine édition, l'auteur
veuille bien nous donner un coup d'œil d'ensemble sur l'archéen
des régions tropicales africaines sur lesquelles la somme de
documents commence à devenir assez importante pour justifier
une première synthèse.
Abordant ensui le l'étude des formations sédimentaires, l'auteur
y trouve d'abord l'occasion d'une injporlanle et heureuse correc-
tion à ses éditions précédentes par la création du système
précambrien. Quelle que soit l'opportunité d'élever au rang de
système ce terrain considéré par lui primitivement comme
subordonné au système suivant, je félicite vivement l'auteur de
cette nioditicalion. i.es recherches de l'avenir nous diront l'im-
portance de cette coupure nouvelle, mais il importait de lui
enlever au plus tôt un nom, celui d'étage ardennais, qui présup-
BIBLIOGRAPHIE. 025
posait que l'ardennais de Belgique pût ne pas être du vrai
cambrien. Pour tous les géologues belges, sans exception,
depuis longtemps, et spécialement pour ceux qui ont eu Tocca-
sion de comparer Tardennais de Belgique au cambrien classique
du Pays de Galles, le synchronisme complet ne peut faire
Tombre d'un doute, non seulement pour les strates fossilifères
à Dictyonema, mais pour toutes les couches sous-jacentes. Et
puisque je suis ici sur la question du cambrien belge, je me
permettrai de faire observer que, pour moi, comme pour la
plupart des géologues belges, la classification du cambrien belge
par Duuïont n'a pas encore été trouvée suffisamment en défaut
pour qu'il y ait grand intérêt à la modifier sensiblement, malgré
les belles recherches de MM. Gosselet et Malaise.
Arrivant ensuite à Texamen du système silurien, nous voyons
avec plaisir que la classification de ce système si intéressant
semble avoir pris une forme suffisamment stable pour pouvoir
subir l'épreuve d'éditions ultérieures sans nouvelles modifica-
tions. Certes, il y aura encore des gens qui trouveront à y redire,
car il esl de ces géologues (jui ont la spécialité de ces boule-
versernenls de classements, mais la stabilité a bien aussi ses
avantages, ne fût-ce qu'au point de vue didactique. 11 ne serait
pas possible, dans uii compte rendu nécessairement restreint, de
passer en revue, même sommairement, toutes les nouveautés
signalées dans la description des terrains. CTest presqu'à chaque
page (|ne l'on voit renseignés les travaux les plus récents et
qu'éclate le souci de l'auteur de tenir à jour cette partie si
importante de son œuvre. On me pardonnera de faire un peu de
particularisme et de me borner à montrer combien les progrès
de la géologie belge ont trouvé dans M. de LapparenI un inter-
prète assidu et bienveillanl, et c'est justement en m'antorisant de
cette bienveillance que je me permettrai, chemin faisant, de lui
signaler quelques points laissés dans l'ombre.
Le système carboniférien intéresse tout particulièrement
l'éminenl professeur, si on en juge par le soin tout particulier
et par les développements qu'il a donnés à cette partie de
son travail.
Ainsi pour la Belgique, les nombreux travaux auxquels a
donné lieu la classification du dinantien sont fort exactement
résumés, et il en est de même pour toutes les découvertes de
nouveaux bassins houillrrs dont l'Europe occidentale a été le
théâtre dans ces dernières années. On trouvera aussi, à propos
du même système, l'exposé des idées nouvelles sur la trans-
lll^SF.HIK. T. IX. 40
626 REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
forinatioii des végétaux en charbon, sur la position syslêmatique
de végétaux houillers jadis classés comme cryptogames, sur
les accidents tectoniques qui se rencontrent dans les bassins
franco belges, sur la répartition des faunes et des flores
houillères et l'usage qu'on peut en faire au point de vue de la
détermination de Page des terrains, pour ne signaler que
les faits les plus saillants.
Concernant l'origine du célèbre poudingue de Malmedy, je me
permettrai de faire remarquer qu'il a été l'objet de la part de
M. Renier d'une étude remarquable et qu'il n'est plus possible
de maintenir l'opinion de M. Gosselet concernant la formation
de ce poudingue. Un fleuve qui a traversé un lac ne renferme
plus aucun sédiment, à plus forte raison de cailloux qu'il pour-
rait aller jeter dans un lac inférieur ; et quant à la direction du
courant qui a charrié les cailloux de ce poudingue, il était bien
certainement dirigé de l'Eifel vers Rochefort, et non de Roche-
fort vers l'Eifel, comme le prouve à l'évidence la nature des
cailloux du poudingue.
On trouvera aussi dans le tome II l'exposé des idées de
M. Vandenbroeck concernant le classement des célèbres dépôts
à Iguanodon de Bernissart.
Quant à la classification des formations belges allant du
céuomanien au monlien inclusivement, l'auteur continue à pro-
poser les mêmes groupements que ceux qu'il avait donnés dans
la quatrième édition. Je ne crois pas cependant que pendant
les cinq années qui se sont écoulées entre les deux éditions,
M. de Lapparent ait rallié un seul adhérent belge à ces idées
en grande partie appuyées, semble-t-il, sur l'autorité de M. Mu-
nier-Chalmas. Tout spécialement il me semble que, après les
nombreux travaux qui ont fixé l'âge du tufeau de Ciply, il est
impossible de le rapporter au danien. Les bryozoaires et les
petits brachiopodes daniens que contient ce tufeau n'ont rien
à faire dans la question, puisqu'ils sont remaniés du danien
sous-jacent. Quant à réunir le montien au danien, la chose est
non moins impossible, puisqu'il n'y a entre eux absolument
aucune connexion faunique. Si la faune du calcaire pisolithiqne
est bien celle du montien, ce n'est pas une raison pour réunir
le monlien au danien, mais bien pour enlever le calcaire piso-
lithiqne au danien.
Si nous passons maintenant au tertiaire, nous y verrons que
M. de Lapparent y développe les théories nouvelles de MM. DoU-
fuss et consorts qui modifient complètement les groupements
BIBLIOGRAPHIE. 627
des étages landenieus et heersiens tels qu'ils figurent dans la
légende toute récente de la carte géologique. Plus loin il réunit
également en un seul étage les denx divisions que nous appe-
lons en Belgique yprésien et panisélien.
Enfin, pour en finir sur ce sujet, nons dirons que Ton trouvera
déjà résumés les travaux cependant absolument récents des
géologues anglais, belges et hollandais sur la question des
étages les plus élevés du pliocène du bass^in anglo-belge. Nous
citons ce dernier fait surtout pour montrer qu'avec M. de Lap-
parent on est sûr de ne jamais être en retard pour les questions
qui ont le plus d'actualité.
Le chapitre du quaternaire a été suffisamment retravaillé pour
nous tenir au courant des travaux nombreux exécutés dans ce
domaine si obscur de la géologie. Nous exprimerons seulement
le regret de ne pas y voir l'exposé et la critique par l'auteur
des théories de M. Arrbénius sur les causes de la période gla-
ciaire. Ces théories, à coup sûr très ingénieuses, auront toujours
eu cet avantage d'ouvrir des voies nouvelles pour l'explication
de certains phénomènes géologicpies encore peu élucidés. A
noter aussi quelques heureuses ajoutes dans les chapitres trai-
tant des gisements éruplifs et des formations métallifères. Pro-
fitant de travaux récents, M. de Lapparent a fortement étendu
ce qui concerne la genèse des glles métallifères.
Mais, pour finir, il nous reste à parler de la partie de son
travail qui a le plus bénéficié des dernières découvertes sensa-
tionnelles. Je veux parler de la question de l'origine et du mode
de formation des montagnes. C'est pour cela surtout que l'on
pouvait attendre avec impatience son exposé critique des théories
nouvelles, qui depuis quelques années se sont suivies avec une
telle rapidité, enchérissant (je n'oserais dire chevauchant) les
unes sur les autres, au point qu'il devient presque impossible
à ceux qui ne sont pas dans le mouvement, de les suivre.
On sait comment, depuis fort peu d'années, nos idées sur
l'orogénie sont bouleversées par la notion des grands charriages
et des chevauchements. Appliquant des idées nouvelles et
fécondes, quelques géologues, parmi lesquels nous citerons
en première ligne MM. Bertrand, Termier, Haug et Lugeon,
ont renouvelé complètement la face de nos connaissances sur
la structure si intéressante des régions alpines, et donné,
pour la première fois, des explications satisfaisantes de questions
comme celles des klippes et des schistes lustrés des Alpes,
628 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
queslicns qui, pendant tant d'années, s'étaient dressées eomme
des sptiinx devant le monde géologique. 11 y aura profit à suivre
l'exposé de ces théories captivantes sous la conduite d*un guide
au jugement aussi sûr que M. de Lapparent.
Nous ne déposerons pas la plume sans exprimer le souhait de
voir Tauteur, dans U\ prochaine édition de son magistral Traité,
compléter les toutes dernières pages de son livre, celles où il
expose, de façon si élevée, les théories cosmogoniques. Comme
il le dit si hien, une théorie cosmogonique procède nécessaire-
ment de rensemhle des progrès acconiplis dans tons les
domaines de la science. Ces théories sont donc nécessairement
des étapes qu'il faut successivement franchir pour s'approcher
de plus en plus d'une perfection qu'elles sont encore loin
d'atteindre. C'est ainsi que les théories de M. Faye ont remplacé
et amélioré les idées de Laplace. De même, les progrès «iccom-
plis ne permettent pins d'admettre dans leur intégrité toutes
les théories de M. Faye. Nous serions heureux de voir l'opinion
de M. de Lapparent sur le système cosnïogonique de M. du
Ligondès, dont le nom n'est point inconnu aux uiemhres de la
Société scientifique, qui savent tous que ce savant mathématicien
est des leurs. Imparfait vraisemhlahiement connue le sont
toutes les œuvres humaines, ce système nous paraît cependant
réaliser un progrès sur ses devanciers et nous fait a.ssister d'une
façon plus logique à ces grandioses phénomènes de la naissance
du n)onde.
Nous avons plus d'une fois fait allusion, dans les pages qui
précèdent, à la prochaine édition du Traité de géologie, Quoique
nous soyons dans notre pays et que nul n'y soit prophète, dit-on,
nous sommes sûrs de ne pas nous aventurer, en prédisant que
le succès de cette cinquième édition permettra à la sixième de
ne pas se faire désirer plus longtemps que ses devancières.
X. Stainier.
XIII
The okigin and infixence of the thohoughbred horse, by
William Ridgewav, M. A., V. B. A., Hon. 1). Litt. 1 vol. de
xvr-588 pages. — Camhridge, Universily Press, 1905.
Cet ouvrage n'intéressera le sportman ou l'éleveur que daus
la mesure où ils seraient doublés d'un archéologue curieux ou
BIBLIOGRAPHIE. 629
d'un zoologiste soucieux des problèmes d'origine. Aussi bien
l'auteur at-il pour buf, comme il le déclare, d'essayer d'une
solution personnelle à l'un des problèmes les plus ardus de
l'histoire du cheval : l'origine ancestrale de nos races domesti-
quées et leurs relations biologiques avec les types sauvages ou
semi-sauvages.
L'originalité de cette tentative réside moins dans son objet —
souvent poursuivi par ailleurs — et dans ses résultats — qui ne
rallieront pas toutes les adhésions — que dans la méthode em-
ployée. La plupart des zoologistes attaqueraient la généalogie
de nos pur-sang avec une documentation faite surtout, sinon
exclusivement,d'éléments anatomiques et paléontologiques joints
à quelques indices précieux déduits des lois de la distribution
géographique des faunes. M. Ridgevvay, grâce à sa compétence
d'archéologue, peut puiser à d'autres sources : il utilise large-
ment les informations d'ordre historique. Rien de mieux, car
l'évolution des races chevalines fut en partie contemporaine des
civilisations de l'antiquité. Ce point de vue nouveau a, du reste,
l'avantage de rendre la prése»)te étude abordable et attrayante
pour des lecteurs cultivés qui ne seraient pas des professionnels
de la zoologie.
Nous ne pouvons songer à développer ici la thèse de l'auteur,
à suivre les vicissitudes et les intîltrations mutuelles des deux
grandes familles d'Eqnus ca^aWiiS, auxquelles peuvent se rame-
ner respectivement les types prédominants du nord et du sud
de TEurope. Nous n'essayerons pas non plus de déceler la traî-
née si étendue de sang arabe dans la plupart des races euro-
péennes, puis, par une vaste induction, de rattacher une bonne
partie de celles-ci au cheval barbe, au Lihyan horse, que l'au-
teur appelle Equus cahallus libyens et qu'il considère comme
une race naturelle, constituée sur place, dans la région du nord
de l'Afrique. Notons seulement que cette dernière opinion con-
tredit — à tort ou à raison? — des vues qui semblaient prévaloir
il y a peu de temps et qui se présentaient sous haut patronage
(E. R. Lydekker. Proc. Zool. Soc. 1904).
Voici une idée de l'ordonnance des matières traitées par le
Prof. Ridgeway. A un chapitre d'introduction sur ** les ancêtres
des Équidés „, font suite une revue et un classen)ent des Equidés
actuellement existants, puis un long (3iâ pages) et très intéres-
sant chapitre sur les races de chevaux dans les temps préhis-
toriifues et historiques : ici surtout l'érudition de l'auteur peut
se donner carrière et achever de dépouiller son livre de cette'
63o REVaîE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
raideur guindée inhérente aux travaux de pure systématique.
Enfin, une fois établies — par rareliéologie. par l'histoire et par
l'observation -- les multiples affinités du cheval bai nord afri-
cain, restait à s'enquérir de Forigine de celui-ci : le chapitre IV
s'intitule ** l'origine du cheval libyen „. Le volume se termine
par un chapitre qui ne se rattache qu'indirectement à la thèse
générale : c'est un appendice sur ** le développement de l'équi-
tation ^.
Le texte est appuyé de 143 excellentes illustrations.
J. M.
XIV
An elementary course ix Mammaliax Osteologv, by the Rev.
A. M. Kirsch, C. S. C, professor of Zoology in the University of
Notre-Dame. 1 vol. de vi-110 pages. — Notre-Dame, Indiana,
University Press.
Ce petit volume marque une adhésion de plus à une méthode
d'enseignement «pii s'impose de toute évidence en histoire natu-
relle. Il ne suffit pas au jeune naturaliste d'être un prodige de
réceptivité et d'enregistrer passivement, dans une mémoire com-
plaisante, les — combien fastidieuses! — nomenclatures qui sur-
chargent ses programmes. S'il n'arrive à vivre un peu sa science,
à voir, à toucher, à expérimenter le plus possible, ce qu'il nomme,
toute sa ** capacité „ spéculative et abstraite, fût-elle servie par
les plus brillantes aptitudes verbo-motrices, ne lui fera pas
dépasser la médiocrité, parce que, dans les sciences expérimen-
tales, il faut autre chose qïi'une documentation livresque : il faut
le sens et l'intelligence du fait concret et sensible. Quoi qu'il
en soit de l'importance qu'il convient d'attribuer à l'ostéologie
dans les divers programmes d'étrides, on reconnaîtra que cette
branche se prête excellemment à un enseignement intuitif. On
ne peut que féliciter le R. P. Kirsch d'avoir conçu son manuel
de telle façon qu'il rende indispensables la présence dans la
salle de cours et la manipulation par chaque étudiant des pièces
ostéologiques dont le professeur signale les particularités. Nous
croyons que les élèves du R. P. Kirsch, après avoir pratiqué les
exercices qui concrètent chacune des onze leçons de leur manuel,
non seulement connaîtront d'une manière très satisfaisante le
H1BLI0GRA1»H1E. 63 1
squelette de Mammifères, mais auront daiis Tintervalle développé
cet esprit d'observation attentive et méthodique, que devrait
posséder à forte dose tout médecin et tout homme de science.
J.M.
XV
Le Sorgho dans les vallées du Niger et du Haut-Sénégal.
CxiUure, récolte, préparation, commerce, par M. Dumas. — Paris,
Aug. Challamel, rue Jacob, 17, lî^G (1905).
Le sorgho est le fruit d'une graminée des plus variables,
V Andropogon Sorghum ou Sorghnm vnlgare. Il forme la base
de la nourriture des indigènes, dans la région considérée par
l'auteur, et est d'un usage assez courant dans toute l'Afrique.
M. Dumas en distingue huit variétés qui possèdent des pro-
priétés différentes au point de vue de la consommation, de la
conservation et de la facilité de culture. Il indique sommaire-
ment les caractères de ces variétés qui, d'après lui, semblent
assez faciles à distinguer au point de vue botanique; il passe en
revue les modes de cnllure et de récolte, les maladies auxquelles
la plante est exposée et ses principaux ennemis. 11 signale ses
usages, parmi lesquels nous citerons, en dehors de son emploi
comme nourriture de l'homme, son utilité dans la préparation
d'une sorte de liqueur fermentée que ne dédaigne pas l'Européen.
On est même parvenu, en préparant soigneusement cette boisson
fermentée et en y ajoutant du houblon, à en faire une véritable
bière. C'est généralement à la fennne qu'est dévolue, là-bas, la
fonction de brasseur, et le secret d'une bonne fabrication dépend
du maintien d'un ferment bien sélectionné.
Des observations réunies par l'auteur, il est permis de con-
clure qu'une culture de sorgho, faite à l'aide d'un matériel
agricole perfectio rmé, cofiterait, pour une surface de 5 hectares,
142 fr. 75, et donnerait un rendement de 1500 kilos au moins
par hectare, soit au total 7500 kilos, qui, vendus à 10 centimes
le kilo, rapporteraient 750 francs. Les bénéfices d'une telle
entreprise justifieraient cette opinion que, dans les régions tro-
picales, il y aurait souvent plus d'avantage à faire des cultures
vivrières qu'«à entreprendre des cultures ** riches „. dont la pro-
I
6.32 RKVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
(luction n'est pas assurée et dont la valeur des produits est
soumise à des variations considérables.
Le travail de M. Dumas, bien que très spécial, mérite d'être
pris en considération par les colons et les sociétés agricoles de
l'Afrique tropicale occidentale et centrale.
É. D. W.
XVI
Le Rafia. Exploitation, utilisation et commerce à Mada-
gascar, par M. Deslandes. Une brocli. de 50 pages. — Paris,
Aug. Challamel, rue Jacob, 17, 1906 (1905).
Le Rafia de Madagascar, tel qu'il se présente généralement
dans le commerce, provient d'un palmier, le Raphia Ruffia,
très répandu dans la grande lie où il abonde surtout dans les
zones marécageuses. C'est une des plus jolies plantes de la
flore indigène. Les feuilles ont des folioles qui atteignent
jusqu'à 1»»,80 de longueur ; le raehis est de la grosseur du bras.
D'après la consciencieuse monographie de M. Deslandes, le
Rafia exploitable doit èlre ikgé d*au moins 15 ans, mais ce n'est
que vers l'âge de 40 à 50 ans qu'il atteint toute sa vigueur et
c'esl alors qu'il commence à fructifier.
Nous ne [)ouvons suivre l'auteur dans toutes les observations
qu'il présente sur l'exploitation de ce palmier, sur l'utilisation
des différentes parties de la plante, sur la préparation des
fils etc. ; mais nous attirons l'attention du lecteur sur ce
travail à un point de vue plus général : il constitue une mono-
graphie modèle dont la lecture apprendra à nos concitoyens qui
résident en Afrique la manière de nous documenter sur les
espèces similaires du continent. 11 nous paraît certain que
Madagascar n'est pas le seul pays capable de fournir un rafia
utilisable : l'Afrique occidentale, très riche en spécimens du
même genre, doit posséder, parmi les nonibreuses espèces du
genre, quelque plante de valeur. La monographie de M. Des-
landes, qui décrit soigneusement la préparation du rafia, pourra
servir de guide aux agents coloniaux pour tenter des expériences.
Pour les y encourager rappelons que, en 1904, le rafia a fait
l'objet, pour Madagascar, d'une exportation de 3 333 044 kilos
d'une valeur de 2 077 997 francs; en 1902, la valeur de l'exporta-
BIBLIOGRAPHIE. 633
tion iraiteignait que la moitié de ce chiffre, ce (jui démontre le
développement de cette industrie locale.
É. D. W.
XVII
Culture et Industrie du Manioc. P^tude faite à la Réunion,
par L. CoLsoN et L. Chatel. — Paris, Aug. Challamel, 1906.
Parnn les pUntes coloniales les plus utiles, figure le Manihot
utilissima qui fournit le manioc, matière alimentaire en usage
dans toutes les régions tropicales. Les auteurs du livre (|ue
nous signalons, frappés des divergences d'opinions exprimées
sur ce produit dans les périodi(|ues spéciaux, ont voulu apporter
leur contribution à Tétude de cette plante en fournissant aux
coloniaux la synthèse des renseignements qu'ils ont recueillis
à la Réunion, où non seulement ils ont vu cultiver le manioc
pour les usages locaux, mais où ils l'ont vu exploiter indus-
triellement.
Ils divisent leur étude en trois parties. Dans la première,
après avoir esquissé sommairement — trop sommairement
peut-être — les caractères botaniques du type et des variétés,
ils passent à la culture proprement dite en insistant sur la
nécessité de ramendeuient : le calcul des substances minérales
enlevées au sol par la culture de cette plante montre, en effet,
combien elle est épuisante.
Ils insistent aussi, dans ce même chapitre, sur l'emploi du
manioc dans l'alimentation de l'homme et du bétail, dans l'in-
dustrie des apprêts, et sur sa Iransftirmation en tapioca et fécule.
La deuxième partie est consacrée à l'étude industrielle ; les
auteurs partent du produit brut et décrivent les phases par
lesquelles il doit passer avant d'être transformé en tapioca ou
en fécule. La parlie technique est ici des plus intéressantes ; nous
signalerons, en particulier, les paragraphes consacrés à l'exposé
des frais et des bénéfices résultant d'une entreprise industrielle
coloniale de fabrication de tapioca et de fécule : avec un capital
de 400 000 francs, on peut, tous frais déduits, espérer obtenir
sans trop de difficulté 25 ^jo de bénéfices.
La troisième partie est consacrée à des annexes : comptes
divers de vente, d'achat, de transport ; importation et exporta-
f
634 lU'IVlJK DES QUESTIONS SCIKxNTlFIQUES.
lion en France, en Angleterre et en Allemagne de divers fari-
neux ; exporlations d'antres pays producteurs; exposé des
motifs qui réclament des lois relatives aux tarifs de ces divers
produits.
Bien que le sujet soit traité ici plus spécialement au point de
vue de la Réunion et de la France, il y a cependant pour les
colons d'autres pays beaucoup à prendre dans ce volume. Il
serait à souhaiter que les auteurs, qui possèdent si bien leur
sujet, voulussent préparer un travail d'ensemble sur ce produit,
car il n'est pas inutile d'insister sur cette vérité, que parmi les
produits de culture facile et considérés souvent comme sans
valeur, il en est dont on peut retirer des bénéfices certains.
É. D. W.
XVII I
Kalexder fur die Baumwollixdustrie, 1906. Jalirbuch fQr
Kaufiente und Industrielle der Haumwollbranche,27 Jahrgang. —
Leipzig, H. A. L. Degener, 1906.
Ce petit volume paraît pour la vingt septième fois. Loin de
diminuer, son intérôt s'accroît, maintenant que le coton est iiii
des produits les plus à la mode, et l'un de ceux qui, avec le
caoutchouc, voient leur consommation augmenter presque jour-
nellement. Nous ne pouvons signaler tous les renseignements
utiles et intéressants (ju'il renferme et dont l'indication som-
maire de la table des matières a exigé quatre pages de texte
serré. Bornons-nous à quelques données générales. Le livre
s'ouvre par une courte notice historique. On y lit que le coton
est une plante très anciennement utilisée ; chez nous, au xii« et
au xiii® siècles, on fabriquait des vêlements de coton. Ce furent
des Belges, des Flamands, qui transportèrent cette industrie en
Angleterre, où elle est devenue des plus florissante. On compte,
en effet, dans ce pays plus de 48 000 000 de broches, alors que,
dans toute l'Europe continental, il n'y en a guère plus de
34 055 000 et aux États-Unis 22 000 000. Ces derniers sont cepen-
dant les plus forts producteurs de coton, mais jusqu'ici, une
forte quantité de la production est exportée.
Un coup d'œil sur les statistiques du Kalender montre Tac-
croissement considérable de broches dans presque tous les pays;
BIBLIOGRAPHIE. 635
c'est en Chine et au Japon que cet accroissemeut a été, dans ces
dernières années, proportionnellement le plus considérable;
ainsi, an Japon, le nombre des broches a passé, de 181)0 à 1901,
i\e 380 000 à 1 500 000.
Si Ton veut se faire une idée de la consommation annuelle du
colon, qui auj^mente à la fois sur le continent européen, aux
Étals-Unis et aux Indes, il snfTil de consulter les chiffres suivants
établis pour Tannée 19031904 (l*^** septembre au 80 août).
Consommation :
Angleterre 2 977 000 balles
Continent européen 5 148 000 „
États-Unis 3 775 000 „
Indes 1 254 000 „
Total 13 154 000 balles
La production totale s'était élevée pendant la même période :
Indes à 3 965 000 balles
Brésil et divers 1200 000 „
Egypte 81)0 000 „
États-Unis 13 561000 „
Total 19 592 000 balles
dont ïine partie naturellement est manufacturée dans le pays
d'origine.
Nous n'insisterons pas sur les chapitres qui s'adressent direc-
tement aux industriels et où ils trouveront des renseignements
précieux sur les machines, le produit brut, rentretien, etc. Citons
cependant un paragraphe utile à tous les travailleurs, celui où
Ton donne la valeur des poids, mesures et moimaies des divers
pays. En résumé, le Kalender est le vademecum obligé de tous
ceux qu'intéresse le coton.
É. l). W.
XIX
Commercial Geography, by H. Gannett, C. L. Garrison and
E. J. Houston. -- New-York, American Book Company, 1905.
Au moment où l'on parle tant chez nous d'extension éco*
nomique mondiale, il nous parait intéressant de signaler la publi-
636 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cation de ce manuel élémentaire, bien propre à faire pénétrer
dans les masses des idées sur la géographie économique et
commerciale qui, malheureusement, font encore si grandement
défaut chez nous.
L'ouvrage compte plus de 400 pages ; des figures et de nom-
breux diagrammes aident puissamment le lecteur à s'orienter
dans cette science relativement neuve mais d'une si grande
importance aujourd'hui.
il est divisé en trois parties. Dans la première, on envisage
les conditions commerciales, climatériques, topographiques»
sociales, manufacturières et financières ; dans la seconde, on
aborde l'étude des produits commerciaux, qui précède tout
naturellement celle du sol et de sa culture ; enfin dans la troi-
sième partie, viennent des monographies spéciales relatives aux
divers pays du monde, toutes taillées sur le même modèle et
par conséquent comparables entre elles.
Les États-Unis de l'Amérique du Nord y sont placés naturelle-
ment au premier plan, ce qui nous permet une fois de plus de
juger des progrès accomplis dans ces régions admirablement
favorisées par toutes les conditions aidant le commerce et son
extension. En 1904, le commerce des Etats-Unis avait atteint
une valeur de 2400 millions de dollars dont 1000 millions à
riniportation et 1400 millions à l'exportation ; sous ces deux
aspects de trafic, c'est l'Angleterre qui occupe le premier rang.
Notre petite Belgique ne compte guère dans le commerce d'im-
portation américaine ; nous envoyons sans doute quelques pro-
duits en Amérique, mais leur valeur est très faible; pour
l'exportation américaine, la valeur des marchandises reçues par
nous comporte environ 7 °/o du commerce total d'exportation
des États-Unis.
Le livre des trois professeurs anuricains mérite d'ôlre mis
entre les mains de tous ceux qui, chez nous, abordent les études
commerciales et consulaires ; et tous les professeurs de géo-
graphie y puiseront des données qui leur permettront de rendre
plus attrayants leurs cours de géographie physique.
E. D. W.
BIBLIOGRAPHIE. 6'i'J
XX
Expédition antarctique belge. — Résultats du voyage du
S. Y. Belgica, en 1897- 1898 1899, sous le commandement de
A. DE Geklachë de Gomery. — Rapports scientifiques^ publiés
aux frais du Gouvernement belge, sous la direction de la Com-
mission de la Belgica. Botanique. Les Phanérogames des Terres
Magellaniques, par Ê. De Wildeman, Conservateur au Jardin
botanique de TÉtat à Bruxelles. Grand in-4*> de 2:iî2 pages et
^3 planches. — Anvers, Impr. J.-E. Buschmann, 1905.
Au cours de TExpédition antarctique de la Belgica, les obser-
vations botaniques furent départies à M. E. Racovitza. Cet explo-
rateur dut se contenter de récolter et de préparer les matériaux,
et c'est M. E. De Wildeman, 1^»* Conservateur au Jardin bota-
nique de rÉtat à Bruxelles, (jui a été chargé de leur détermina-
tion et de leur publication, pour ce qui concerne la flore
phanérogamique. D'autres savants, belges ou étrangers, ont été
chargés de la partie cryptogamique.
M. De Wildeman était tout désigné pour celle lAche impor-
tante. Ses nombreux et savants travaux sur la flore exotique, et
spécialement sur la flore du Congo belge, lui ont valu depuis
longtemps un rang distingué parmi les botanistes descrij)teurs.
Personne ne s'étonnera donc que nous ayons surtout des éloges
à lui adresser pour cette nouvelle publication.
M. De Wildeman divise son travail en trois parties :
l.Enuméralion systématique des Phanérogames, récoltées par
JVl. E. Racovitza, pendant la croisière vers le Pôle sud du S. Y.
Belgica,
11. Enumération systématique de la flore austro antarctique
américaine (Phanérogames).
in. Tableaux statistiques de la flore austro-antarctique améri-
caine (Phanérogames).
Connue on te voit, les matériaux rapportés par M. Racovitza
ne font l'objet que de la \^^ partie. Ces matériaux, en effet, sont
relativement assez peu nombreux.
Pour donner plus de portée à son travail, M. De Wildeman a
compulsé tout ce qui a été publié jusqu'ici sur la dispersion des
Phanérogames dans les Terres Magellaniques, Par là, il a rendu
grand service à ceux qui devront, dans la suite, s'occuper de la
flore de ces terres australes : ils trouveront réuni, en un seul
1
638 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
volnnie,tout ce que l'on connaît sur la végétation de rAmériqne
continentale subantarctique, sur la végétation de la Terre de
Feu, des lies Clarence, Hosle, Navarin, Londonderr}', Smoke,
Dawson, Camden, Basket, de l'Ile des États, etc.
La nature même de la flore dont il s'agit, nécessitait en
quelque sorte la méthode qui a été suivie. ** Les nombreux îlots,
dit l'auteur dans son Introduction, p. 3, intermédiaires entre
la terre ferme de l'Amérique et les îles de l'Archipel, établissent
de multiples et indéniables rapports entre la flore de ces deux
domaines, dont l'élude ne peut être faite séparément. „
Les plantes qui fcnt l'objet de la U^ partie (pp. 6-32) et qui
ont été récollées par M, Racovitza, pendant les années 1897-
1898-1899, comprennent 97 espèces et variétés; elles se répar-
tissent entre 75 genres et appartiennent à 36 familles différentes.
11 peut être intéressant, pour le botaniste belge, de savoir si
nos espèces indigènes ont des représentants dans ces contrées
éloignées. Voici, parmi les espèces rapportées par M. Racovitza,
celles qui font partie de la flore belge : Âira flexuoaa L., Poa
annua L., Triticum repens L,, vav, pungens Brougu., Rumex
acetosella L., Cerastium arvense L., C, vulgatum L., Stellarta
média Cyr., iS. nemortim L., Cardamine amara L., Capselln
Bursa-pastoris Moench, TrifoUum repens L., Apium graveo-
ïens L., Plantago niaritima L., Galiuni Aparine L., BeUis
perennis L,,Senecio vulgaris L.et Taraxacum officinaleW eber.
Dans la 2^' partie (pp. 33-182), comme nous l'insinuions plus
haut, M. De Wildeman dresse l'inventaire de toutes les espèces
et variétés, observées à la surface des Terres Magellaniques,
c'est-à-dire dans la zone américaine continentale subantarctique
et dans les 26 îles du voisinage qui ont été visitées jusqu'à prè^
sent. Les ouvrages qui ont été mis à contribution à cet effet
sont la Flora antarctica de Hooker, ainsi que les publications
de Franchet, Hariot, Spegazzim, Philippi, Alboff, Dusen, etc.
Les explorations récentes ont fourni des renseignements bota-
niques au sujet de certaines îles dont la flore était complète-
ment inconnue: pour d'autres, elles ont enrichi les rares données
que l'on possédait jusqu'à présent. Mais, en général, la flore
côtière seule a été étudiée ; peu de naturalistes ont pu pénétrer
jusque dans Tintérieur des îles et c'est là, peut-être, qu'on trou-
verait les représentants de la flore ancienne, que ni l'homme, ni
les animaux importés n'ont encore pu influencer. C'est assez dire
qu'il y a encore à faire et à trouver, dans ces régions envelop-
pées de mystère.
BIBLIOGRAPHIE. ÔSg
L'auteur convient que, malgré ses recherches, son travail pré-
sente peut-être certaines lacunes ; mais, ajoute-t il, le relevé est
suffisamment complet pour démontrer que la dispersion des
espèces est loin d*être intégralement comme.
Essayer, par conséquent, de tirer des conclusions absolues,
d'établir des lois géo-botaniques, serait absolument prématuré :
toutes les conclusions ne peuvent être que provisoires,
La 3® partie (pp. 183--02) contient les Tableaux statistiques
de la flore austro-antarctique américaine. Ces tableaux sont d'un
usage éminemment pratic^ue et expéditif. Dans la colonne de
gauche sont inscrits les noms des espèces végétales; puis vien-
nent 27 colonnes, portant, en tête, le nom d'une des îles ou des
régions explorées ; un trait horizontal, figuré dans ces colonnes,
indique la présence de l'espèce dans la région correspondante ;
l'absence de trait signifie qu'elle y est inconnue jusqu'à présent.
Un simple coup d'œil,jeté sur ces Tableaux, suffit pour indiquer
hnmédiatement la répartition, dans ce domaine floral, des 539
espèces et variétés qu'il contient.
Ce qui frappe, à première vue, c'est la grande ressemblance
de la flore de la Terre de Feu et de la flore de l'Amérique conti-
nentale subantarctique; elles paraissent aussi considérablement
plus riches que celles des 25 îles voisines, explorées jusqu'à ce
jour. Il est juste d'ajouter, d'autre part, que ce sont précisément
ces deux flores qui ont été le plus étudiées et qui sont le mieux
connues, à l'heure présente. Il paraît probable qu'une grande
partie des éléments qui les constituent se retrouveront sur les
Iles avoisinantes, quand l'exploration de ces dernières aura pu
être faite plus en détail. ** Rien, en efl^et, dit M. De Wilderuan,
p. 202, dans les conditions climatériques et géologiques ne
semble difl^érencier fortement la Terre de Feu des îlots voisins,
et la flore qui recouvre ces vestiges d'un ancien continent aura
certainement eu une origine unique ;seuirhomnie a pu modifier,
dans une certaine mesure, le tapis végétal des zones côtières
d'îles fréquemment visitées. „
Une Table alphabétique des noms spécifiques (avec leurs
synonymes) occupe les pp. 203-217. Les pages suivantes (218-
222) donnent l'explication des 23 magnifiques planches qui ter-
minent le volume.
E. P.
640 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
XXI
FoNTENELLE, pai" A. LabordeMilaa. Un vol. petit in-S® de
176 pages de la colleelion des Grands écrivains français.
- Paris, Hachelte, 1905.
Ce volume, orné d'une héliogravure qui reproduit la gravure
de Dossier d'après le portrait de Fonlenelle par Rigaud, est
divisé en trois parties, consacrées respectivement aux tâtonne-
ments et faux départs du héros, puis à son élude, d'ahord comme
vulgarisateur et ensuite comme philosophe et savant.
L'histoire des origines de Fontenelle est intére.^sante. Neveu
des deux Corneille, il dut surtout au cadet, à Thomas. On sait
en effet (|ue celui-ci, non content de suivre, de loin, les traces
de son frère, sut se tourner, à l'approche de la soixantaine, vers
l'érudition et projeta la publication de dictionnaires plus ou
moins encyclopédiques. En attendant, collaborateur important
puis co directeur du Mercure galant, il réunissait cliez lui ceux
qui pouvaient le renseigner et aider à la rédaction. Là, on lisait
sous le manteau, avant que le privilège ne fût accordé, la
Lettre sur la Cofnète de Bayle, où la science s'um'ssait à un
scepticisme déguisé. On voit que Fontenelle. arrivant de Rouen,
tombait en un milieu bien propre à développer ses tendances
naturelles. Ses débuts cependant ne furent pas tous lieureux, et
il mérita de ligurer, comme écrivain bel esprit et prétentieux,
sous le nom de (^ydias. dans la galerie de La Bruyère.
Au sujet du vulgarisateur, de l'auteur de VOrigine des Fables,
de V Histoire des Oracles, de la Digression svr les Anciens et
les Modernes, de la Pluralité des Mondes, des Analyses et
Extraits académiques et des Éloges non moins académiques,
M. Laborde-Milaà a écrit un chapitre intéressant, mais ne con-
tenant rien d'imprévu.
Nous ne dirons pas la môme chose du chapitre sur le philo-
sophe et le savant, car là, l'auteur prétend établir que Fontenelle
fit une série de découvertes originales. Laissons de côté les
découvertes littéraires et arrivons de suite aux découvertes
scientifi(iues et philosophiques.
Voici d'abord des idées ** étonnantes pour l'époque „, d'après
M. Laborde-Milaà, cintre la génération spontanée : ** Tous les
animaux qui paraissent venir ou de pourriture ou de poussière
humide et échauffée, ne viennent que de semences que Ton
BIBLIOGRAPHIE. 64 1
n'avait pas aperçues... Jamais il ne s'engendra de vers sur la
viande où les mouches n*ont pu laisser de leurs œufs. Il en va
de même de tous les autres animaux que Ton croit qui naissent
hors delà voie de la génération. Toutes les expériences modernes
conspirent à nous désabuser de cette ancienne erreur, et je me
tiens sûr que, dans peu de temps, il n'en restera plus le moindre
sujet de doute. „
L'auteur est si assuré que de telles idées étaient absolument
originales aux xvii^ et xvin« siècles, qu'il ne donne aucune date
(chose utile cependant quand il s'agit d'un écrivain resté actif
jusqu'à près de cent ans) et n'indique pas l'écrit d'où est extraite
cette citation.
Il eût été pourtant intéressant d'être fixé sur la date où
Fontenelle s'exprimait comme on l'a vu, car, s'appuyant évidem-
ment sur les expériences de Redi (1), Malebranche, en 1688, ne
tenait pas un autre langage dans son XI« Entretien sur la
Métaphysique, Écoutons-le :
" Théotime, — Il faut, Théodore, que je vous dise une expé-
rience que j'ai faite. Un jour, en été, je pris gros comme une
noix de viande, que j'enfermai dans une bouteille, et je la cou-
vris d'un morceau de crêpe. Je remarquai que diverses mouches
venaient pondre leurs œufs ou leurs vers sur ce crêpe, et que,
dès qu'ils étaient éclos, ils rongeaient le crêpe et se laissaient
tomber sur la viande, qu'ils dévorèrent en peu de temps; mais
comme cela sentait trop mauvais, je jetai le tout.
„ Théodore. — Voilà comme les mouches viennent de pour-
riture : elles font leurs œufs ou leurs vers sur la viande et
s'envolent incontinent ; après que ces vers ont bien mangé, ils
s'enferment dans leurs coques et en sortent mouches ; et le
commun des hommes croit sur cela que les insectes viennent de
pourriture.
„ Théotime. — Ce que vous dites est sûr, car j'ai renfermé
plusieurs fois de la chair, où les mouches n'avaient point été,
dans une bouteille fermée hermétiquement, et je n'y ai jamais
trouvé de vers...
„ Théodore, — ... Qu'y a-t-il de plus incompréhensible qu'un
animal se forme naturellement d'un peu de viande pourrie ? „
Quiind Malebranche publiait cela, Fontenelle n'avait guère
plus de trente ans : jusqu'à preuve contraire, nous croyons que ce
dernier n'a fait que répéter ce qu'avait dit le métaphysicien de la
(1) Esperieme intorno alla generasione degli inse/ti, Florence, 1668.
III* seuiE. T. IX. 41
642 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
vision en Dieu. Il eût d'ailleurs été assez intéressant de donner
cette preuve pour que, de rabsence de toute indication à ce
sujet, nous devions conclure (pie AI. Laborde Milaà n'a pas Ju
Malebranche,
Quoi qu'il en soit, cette question de la génération spontanée
n'est qu'un détail. La vraie gloire de Fontenelie serait d'avoir
propagé trois grandes idées (léconvrrfes par lui, en prenant le
mot dans son sens strictement élymologique. Ces trois idées
sont les suivantes : Tout dans la nature est soumis à des lois.
Toutes les sciences se tiennent et se pénètrent, n'étant respec-
tivement que les cas particuliers d'une science unique. Celle-ci
ne doit être que la coordination de tous les phénomènes par des
rapports mathématiques.
Sans doute. M. Laborde-Milaà reconnaît que ces idées émanent
du cartésianisme scientifique : mais ce serait Fontenelie qui les
aurait mises au jour. Certes, nous ne prétendons point contester
le mérite du neveu des Corneille ; mais il nous semble que la
pensée de Descartes n'était point restée aussi méconnue qu'on
veut bien le prétendre.
Si M. Laborde-Milaà avait lu Malebranche, il aurait su que
ces pensées imprègnent son œuvre. Son idée dominante, son
LeitmotiVy peut-on dire, quand il parle de la nature, c'est que
Dieu y fait tout conformément à des volontés générales. C'est
par là qu'il explique tous les désordres qu'on remanjue dans la
nature ; sans cesse il répète : ^ Vous savez que Dieu agit toujours
d'une manière simple et um'forme „. Pour lui, le merveilleux
de la Providence divine consiste dans la sage combinaison que
Dieu a mise entre toutes les parties de l'univers, au temps de
la création, par rapport aux lois générales de communication des
mouvements. Ces lois générales sont la base de tout dans l'uni-
vers, puisque tout s'y réduit à l'étendue. Et, dès lors, toute la
science se réduira à des lois mathématiques : " Comprenons
bien, dit-il, que toutes les modalités de l'étendue ne sont et ne
peuvent être que des figures, configurations, mouvements sen-
sibles ou insensibles, en un mot, que des rapports de distance. „
Conséquent avec lui-même, il afTn niera, bien avant Euler, que
les diverses couleurs sont dues à une plus ou moins grande
multiplicité de vibrations en un temps donné.
Ces pensées sur les lois générales et leur caractère sont par-
ticulièrement développées dans les Entretiens sur la Méta-
physique, qui datent de 1688, comme la première citation de
Fontenelie faite à ce sujet par M. Laborde-Milaà; mais elles
BIBLIOGRAPHIE. 643
inspirent aussi ses œuvres antérieures, en sorle que Fontcnelle
n'ii point eu à découvrir des pensées ci. fouies dans les œuvres
de Deseartes et restées lettre morte pour tous.
Aussi, quel que soit son mérite, il nous semble plus que
jamais, après avoir lu l'intéressant pelit volume dont nous
venons de parler, que Fontenelle fut essentiellement un vulga-
risateur, conformément à l'opinion commune. A vouloir Télever
trop haut, on courrait risque de le faire déprécier injustement.
G. Lechalas.
XXII
La Providence et le Miracle devant la science moderne, par
Gaston Sortais, ancien professeur de philosophie. Un vol. in- 12
de lî)l pages. — Paris, Beauchène, 1005.
Que faut-il entendre par ** Science moderne „ ? Nous parlons
ici des sciences expérimentales.
Au sens ordinaire des mots, cela doit signifier la science con-
temporaine, la(]uelle est moderne par rapport à ce qu'elle était
au siècle précédent et aux siècles antérieurs, chacun de ceux-ci
étant moderne par rapport aux siècles écoulés auparavant. A ce
point de vue, la science dite moderne n'a d'autre avantage sur
celle (|ui l'a précédée que d'êlre venue après elle et, partant,
d'avoir pu profiter des travaux et des découvertes de celle-ci,
pour progresser à son tour dans la voie évolutive de l'esprit
humain et préparer de nouveaux progrès à la science future, à la
science de demain.
Mais ce n'est pas ainsi qu'on l'entend généralement. Pour une
certaine école, la science n'est moderne qu'autant que, sortant
de son rôle d'expérimentation, de classement des faits et de
construction de théories destinées à relier ces ùûis entre eux,
elle fait invasion dans un domaine qui n'est pas le sien, pour
prétendre anéantir toute métaphysique et par suite toute reli-
gion, voire tout théisme : ce qui est en effet assez moderne.
C'est contre cette insoutenable thèse que s'élève victorieuse-
ment M. Gaston Sortais dans l'excellent volume dont le titre
figure eu tète de cet article. £t nous délions l)ien quiconque de
répondre à rargumentation serrée de l'auteur autrement que
644 KKVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
par des faux-fuyanls^ des aflirinations sans preuves et des échap-
patoires peu dignes dune discussion sérieuse.
Renouvelant en les aggravant l'erreur et rineonséquence d'un
grand penseur de la première moitié du siècle dernier, un haut
dignitaire de l'enseignement public, philosophe, professeur en
Sorbonne, M. Séailles, puisqu'il faut l'appeler par son nom, pré-
tend nous enseigner non seulement ^ comment les dogmes
finissent „, mais encore et surtout ^ pourquoi ils ne renaissent
pas „. Double erreur, dont, avec un peu de bon sens, d'observa-
tion et de bonne foi, il est facile de montrer la faiblesse et
l'inanité ; mais on ne parvient que trop, à l'aide de phrases
sonores, d'assertions gratuites et de fausses interprétations, u
faire pénétrer cette erreur dans les esprits simplistes en la leur
donnant comme des conséquences inéluctables de la fameuse
Science moderne.
C'est principalement dans un ouvrage intitulé les Affirmations
de la conscience moderne, que M. Séailles étale ses assertions
dogmatiques, bien que d'un dogmatisme à rebours, mais que
n'appuie aucune démonstration sérieuse. Et, à ce propos, qu'il
nous soit permis d'ouvrir ici une parenthèse. D'une part, faire
appel à la conscience moderne, n'est-ce pas supposer que les
hommes ** modernes „ sont faits d'une autre pâte que les hommes
des générations précédentes? Est-ce que la conscience humaine,
en tant que telle, varie ? Ce qui varie, c'est l'étendue des con-
naissances, ce sont aussi les passions, les erreurs qui se suc-
cèdent parallèlement aux développements légitimes de l'esprit
humain. Mais depuis Socrate et Platon, et même avant qu'ils n'en
eussent formulé la loi, le ** connais-toi toi-même, nosce teipsum „
a toujours été et sera toujours la base inébranlable de la con-
science humaine. D'autre part, M. Séailles, qui repousse tout
dogmatisme aussi bien métaphysicjue que religieux, que fait-H
autre chose que du dogmatisme, quand il aflirme superbement
que les progrès de la science ** moderne „ ont définitivement
aboli tout théisme, c'est-à-dire toute notion d'un Dieu personnel,
d'un Créateur et Ordonnateur du monde ? Nous verrons tout à
l'heure sur quoi il prétend appuyer cette condamnation som-
maire. Mais quoi de plus dogmatique (jue de telles assertions :
** Depuis trois siècles les progrès continus de la science posi-
tive ont ruiné la conception esthétique et morale de l'Univers „?
Par suite, il ne saurait être question d'un Être suprême l'ayant
créé, d'une Providence le gouvernant, d'une grandiose harmonie
entre le monde en ses multiples parties et son divin Ordonna*
BIBLIOGRAPHIE. 645
teiir ; encore moins de miracles et de causes finales, concepts
puérils qui s*évanouissent avec toute la métaphysique aristotéli-
cienne et médiévale, à la lumière grandissante de la science
** moderne „. Si ce n'est là le propre texte de notre contradicteur,
c'est bien exactement le sens de ses affirmations.
Rendons-lui toutefois cette justice qu'il ne confine pas la
"" science moderne ^ dans les cinquante ou soixante dernières
années, puisqu'il veut bien lui concéder trois siècles d'existence.
Mais alors, il n'y a qu'à examiner ce qu'ont pensé, durant cet
intervalle, les grands savants, ceux qui, par leur génie et leurs
découvertes, ont été les promoteurs de la marche en avant des
sciences et de l'esprit humain. Et M. Sortais a beau jeu de citer,
par ordre chronologique : Kepler, l'illustre astronome, pour qui
^ la connaissance du vrai se ramène à repenser les pensées du
Créateur „; Galilée lui-même qui, nonobstant les ardentes sym-
pathies que lui a vouées tout le clan libre-penseur, n'en lisait pas
moins la grandeur de Dieu " dans le livre ouvert du ciel „ ;
Newton, qui, dans son livre à jamais célèbre des Principes delà
philosophie naturelle, a écrit de si belles pages sur la grandeur,
la souveraineté et la providence de Dieu; Descartes, cet illustre
penseur, si grand admirateur de la Beauté divine (Cf. notam-
ment ses Méditations I1I« et V«); Leibniz, l'immortel inventeur
du calcul infinitésimal, qui voyait dans les causes finales, si
cavalièrement niées par M. Séailles, ** l'une des plus efficaces et
des plus sensibles preuves de l'existence de Dieu pour ceux qui
peuvent approfondir les choses (Cf. les Principes de la nature
et de la grâce) ; Laplace lui-même, que le professeur à la Sor-
bonne croit pouvoir nous opposer victorieusement, bien qu'il
n'ait jamais tenu le propos inepte à lui prêté par la légende,
mais fait au contraire très explicitement allusion à la ** suprême
Intelligence créatrice „ (Cf. V Exposition du système du monde,
4® édit.) ; Lamarck, le naturaliste évolutionniste, n'admettant
l'apparition et l'organisation de la vie que comme Tœuvre ** de
l'Auteur suprême de la nature et des lois qui la constituent elle-
même „ (Cf. Philosophie zoohrjiqne) ; Agassiz, naturaliste plus
célèbre encore, pour qui les systèmes d'exposition de la nature
ne sont que ^ la traduction, dans la langue de Thomnie, des
pensées du Créateur „ 'Cf. De V espèce et de la classification
en zoologie).
L'érudit auteur que nous analysons ajoute encore à la liste
des savants croyants des trois siècles de la ** Science moderne „,
Ampère, appelé par Tillustre Maxwell ** le Newton de l'électri-
646 REVUK DKS gUKSTlONS SCIENTIFIQUES.
cité „ el qui était 1111 catholique fervent ; Lii:big. ** le plus grand
chimiste de rAIIemagne ^ au dire de Molescholl, un matérialiste
avéré, celui-là, ce qui n'empêchait pas Liebij? de reconnaître et
d'admirer ** la sagesse du Créateur „; Volta disant hautement :
Non eruhesco evangeUum ; Fresnel, Faraday, Robert Mayer,
qui, soit dans leurs cours et conférences, soit dans leurs écrits,
ont hautement proclamé l'œuvre créatrice et providentielle de
la Divinité. Bien des noms, et non des moindres, manquent à
cette énumération et notre auteur n'a garde de ne pas signaler,
avec Cauchy, ceux de Copernic, Fermât, Pascal, Grimaldi,
Euler.Guldin, Boscowitch, Gerdil, FlaCy.Ou peut citer encore
Cauciiy lui-môme, Biot. J.-B. Dcmas, Le Verrier, Chevreuil»
Pasteur, Hermite, etc.
Il est vrai que l'on pourrait opposera cette longue liste de
savants et de hautes intelligences, d'autres savants sans convic-
tions spiritnalistes ou même franchement matérialistes et antî-
théisles. iMais déjà le seul fait que, dans toute la durée des
temps que l'on qualifie de modernes, il se soit trouvé des hommes
de science de premier ordre, et dans toutes les directions, pour
reconnaître Dieu, le Dieu personnel et providentiel des théistes,
comme le maître de la science et l'auteur souverain de la nature,
ce seul fait suffit à renverser les aphorismes de M. Séailles. Mais
il y a plus. C'est parmi les noms compris dans cette série que
se trouvent les esprits de plus grande envergure, ceux à qui
est le plus redevable de son avancement scientifique la pensée
contemporaine. El c'est bien en vain qu'on chercherait dans leurs
écrits la moindre proposition dont on pût légitimement tirer
quoi que ce soit infirmant la doctrine spiritualiste. Plus qu'un
autre, iM. Séailles devrait savoir tout cela ; et l'on peut à bon
droit s'étonner d'une telle ignorance chez un membre du haut
enseignement de l'État.
Quant aux savants hostiles, ce n'est jamais sur les vérités
scientifiques par eux mises au jour que s'appuient leurs déduc-
tions matérialistes ou anlispiritualisles ; c'est seulement sur des
hypothèses injustifiées ou sur des propositions qu'ils y ont
surajoutées et qu'ils ont puisées précisément, bien qu'arbitrai-
rement, dans ce domaine métaphysique qu'ils affectent de nier
et de mépriser. Nous aurons occasion de faire ressortir celle
particularité significative.
Mais il est un camp retranché, une forteresse, où MM. Séailles,
Goblet, Ch. Riclier et autres pontifes de la soi-disant libre pen-
sée, se retranchent et se croient inexpugnables: c'est l'impossi-
BIBLIOGRAPHIE. 647
bilité du miracle, sou incompatibilité essentielle avec les données
de la science moderne, laquelle repose sur un déterminisme
universel.
C'est là un principe posé à priori et impliquant le parti pris
de n'accepter ni démonstration contraire, ni constatation de faits,
ni preuve d'aucune sorte. Mais partir d'un principe théorique
pour eii déduire tout un système, qu'est-ce autre chose que faire
de la métaphvsique? 11 est vrai qu'on essaie d'appuyer le prin-
cipe sur un semblant de preuve, à savoir que le miracle, fût-il
possible, n'a jamais été constaté.
** Nous ne rejetons pas seuleuient le miracle, dit M. .Séailles,
parce que nous ne voyons pas qu'on ait jamais constaté, dans la
suite des faits, l'intervention d'une puissance surnaturelle. Son
idée ne trouve plus place dans notre esprit... Le miracle nous
apparaît aujourd'hui comme un procédé puéril, enfantin, indigne
d'une haute intelligence à laquelle il ne saurait convenir de
troubler le règne des lois qu'elle a établie... Si nous n'admettons
pas le miracle, c'est qu'il est rejeté par la conscience (moderne,
naturellement) plus encore qu'il n'est nié par la science. „
Remarquons que si M. Séailles, en affectant de parler au plu-
riel, semble se poser en mandataire de tous les savants, il n'est
cependant point d'accord non seulement avec les savants spiri-
tualistes contemporains (cela va sans dire), mais pas même avec
les savants de l'école positiviste. Ceux-ci, tels entre autres que
Renan, Littré, Aug. Sabatier, M. Buisson, ne contestent nulle-
ment la possibilité intrinsèque du miracle ; leur thèse, c'est que
le miraculeux, le surnaturel rentre dans la région de l'incon-
naissahle et échappe ainsi aux prises de la science. Leur signa-
lez-vous un fait parfaitenjent authentique, comme la guérison
instantanée, à Lourdes, d'une sourde-muet te, ils vous répondront,
comme Littré, par des généralités vagues et des raisonnements
contradictoires ; mais du fait signalé, ils ne souffleront mot (1).
11 est plus facile d'esquiver une difficulté que de la résoudre.
Revenons à ceux qui nient jusqu'à la possibilité en soi du
miracle. Leur raisonnement est celui-ci : Si les lois de la nature
n'étaient pas immuables, régies par un déterminisme absolu, la
science serait impossible; puis donc que le nnracle est en contra-
diction avec le déterminisme, bien de la science, et que celle-ci
existe, le miracle n'existe pas, ne peut pas exister.
(1) Voir dans le livre de M. Sortais, pp. 46 et 47, le récit détaillé de cette
échappatoire peu glorieuse du célèbre positiviste, aux prises avec le
P. de Bonniot.
648 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Tout est contestable — et réfutable — dans les termes de ce
syllogisme. Il n'est pas malaisé de démontrer que le détermi-
nisme dans les lois de la nature n'est point absolu, mais condi-
tionnel ; qu'il y a d'ailleurs des causes libres, telles les inter-
ventions de l'bomnie, qui plie ces lois de la nature à toutes les
fins qu'il se propose. El puisque l'homme, par son action volon-
taire et libre, modifie à tout instant les effets naturels des lois
physiques, il n'y a aucune espèce de contradiction à ce qu'une
cause supérieure à l'homme les modifie dans une mesure à
laquelle l'homme lui-même ne peut atteindre.
Si le principe de déterminisme absolu, universel, était vrai, il
n'existerait aucune liberté dans le monde et les actes les plus
délibérés de la volonté humaine seraient déterminés par des lois
aussi fatales que celles qui meuvent les flots de l'océan ou la
gravitation des astres. Sans doute certains ne craignent pas
d'aller jusque-là, mais c'est à rencontre du témoignage du sens
intime de chacun et de la conscience, cette fois, non seulement
" moderne „, mais de tous les lieux et de tous les temps.
D'ailleurs, tout en faisant au déterminisme la part qui lui est
due et qui s*étend à tous les phénomènes du monde matériel
(soit inerte, soit vivant, mais que n'éclaire point le flambeau
de la raison)f le miracle, fût-il aussi fréquent qu*il est rare et
exceptionnel, ne gênerait en rien l'expansion de la science. Les
merveilles que rhonnno accomplit, grâce aux progrès des cou*
naissances et aux labeurs de son génie, ne sont-elles point, relati-
vement à la nature qui lui est inférieure, de vrais miracles? En
quoi la marche ordinaire de la nature physique est-elle troublée
et son étude rendue impossible du fait des chemins de fer, des
automobiles, de la télégraphie avec ou sans fils et du téléphone ?
Ces résultats sont cependant snpernaturels, peut-on dire, relati-
vement au cours ordinaire de la nature livrée à elle-même. Or
le miracle proprement dit n'est autre chose, comparativement à
l'homme et à ses moyens d'action, qu'un effet d'une puissance
supérieure parfaitement comparable aux effets de la puissance
humaine sur la portion de la nature qui lui est subordonnée. Car
le miracle n'est pas, comme on le répète à " satiété „, une déroga-
tion aux lois de la nature, encore moins ime perturbation ou une
violation de ces lois. Il est leur direction dans un ordre de
moyens d'action supérieurs à ceux dont riiomme dispose. La
guérison instantanée d'un os brisé ou d'une plaie purulente ne
déroge pas plus aux lois de la nature (]ue l'arrêt, par ma main
ou mon pied, d'une pierre qui roule sur une pente et serait, sans
BIBLIOGRAPHIE. 649
mon intervention, descendue jusqu'au fond de la vallée. Telle
est d'ailleurs la doctrine de saint Thomas (Summ, theoL, I' P.,
Q. 1 10, art. 4 ; - Q. 105, a. 6 et 7).
Bien d'autres considérations sont encore développées par
notre auteur, qui établissent péremptoirement la possibilité du
miracle. De plus^ il oppose aux tenants du déterminisme absolu
d'autres philosophes et d'autres savants comme MM. Boutroux,
Fonsegrive, E. Rahier, de Lapparent, Poincarré, Duhem, sans
parler de Descartes, de Robert Mayer et de tant d'autres.
La thèse à priori de l'impossibilité intrinsèque du miracle
demeure donc insoutenable.
C'est là, à proprement parler, une ** question de droit „. Il
reste la *" question de fait „.
Avant de la discuter, répondons d'un mot à l'assertion que le
miracle est rejeté par la conscience ** moderne „. S'il est vrai
que, dans les temps primitifs et môme beaucoup plus tard, bon
nombre d'esprits naïfs aient indûment considéré comme miracu*
leux une foule de faits plus ou moins remarquables mais dont
l'explication naturelle leur échappait, c'est tomber dans un excès
contraire et non moins erroné, sinon plus encore, que de repous-
ser jusqu'à la possibilité du miracle en s'appuyant, comme
Jules Simon par exemple, sur l'immutabilité divine, qui, pen.se-
t-il, serait détruite si Dieu ** changeait ses lois „, ce qui revien-
drait à dire qu' ** il se change lui-même „. C'est oublier ce que
Jules Simon lui-même cependant reconnaît ailleurs, à savoir la
prescience, mieux nommée V omniprésence de Dieu, qui, de
toute éternité, connaît les prières et les vœux qui lui sont adres-
sés dans tous les temps et a disposé ses décrets dans la mesure
où il a voulu exaucer ces vœux et ces prières. Il n'est pas moins
immuable dans une intervention miraculeuse ou particulièrement
providentielle, que dans sa Providence générale assurant le cours
ordinaire des lois qu'il a édictées. Leibniz, Euler et, de nos
jours, plusieurs théologiens protestants eux-mêmes, ont reconnu
et proclamé cette vérité. Pour iêtre au-dessus des lois de la
nature, les décrets divins ne .sont pas contraires à ces lois.
Arrivons à la question de fait. Pour nos adversaires, le miracle,
en admettant qu'il fût pos.sible, n'a jamais été constaté. Ne leur
opposez pas l'authenticité, la sûreté et la véracité des témoi-
gnages : cela ne compte pas pour eux. Il faudrait à leur sens
qu*un miracle pût être constaté à la façon d'une expérience de
laboratoire, produit et reproduit à volonté en présence d'un
comité scientifique commis à cet effet. Voyez-vous Dieu obéis-
65o KKVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sant docilement aux injonctions capricienses d'un groupe de
créatures niellanl en (pielque sorte le Créateur sur la sellette?
Mais est-ce qn*il n*est pas, dans l'ordre naturel, une foule de
faits parfaitement cnnstatahles, constatés et admis par la science
et sans que le laboratoire y soit pour rien ? liefusera-t-ou de
croire, en Europe, à la réalité d*un tremblement de terre ou
d'une éruption volcanique brusquement surgie en Amérique ou
en Asie, parce que ces phénomènes se sont produits sans qu'on
les ait prévus et sans (ju'on ail envoyé au préalable une commis*
sien pour les constater? Nullement. On y croira sans hésitation
sur le témoignage de ceux ({ui en auront été témoins, et sur les
effets (jue ces phénomènes auront laissés aux lieux où ils se
seront manifestés. On y croira, comme l'on croit, sur le témoi-
gnage de l'hisloire, à l'existence de Napoléon, de f^onis XIV, de
Charlemagne ou de César.
Or, la réalité des miracl<»s s'établit comme celle des faits his-
toriques, soit que ces fails appartiennent à l'histoire de l'huma-
nité ou à l'ordre des phénomènes matériels. C'est par le témoi-
gnage de ceux qui en ont été l'objet et de ceux qui en ont été
témoins, et par les résultais acquis, qu'apparaît leur réalité,
et cette constatation est aussi sérieuse, aussi probante, aussi
inattaquable que celles qui se font au laboratoire. Par cela m6me
que les miracles sont des faits exceptionnels, toujours fort rares
d'ailleurs, ils échappent à toute répétition prochaine. Parce que
la redoutable explosion de l'Ile de Krakoto en août 1883 ne s'est
pas, fort heureusement, reproduite depuis lors, faudra-t-il la
révoquer en doute ?
Reconnaissons donc que la prétention d'exiger, pour s'assurer
de la réalité d*un miracle, sa reproduction à volonté devant des
témoins choisis et spéciaux, n'est autre chose qu'un faux-fuyant
peu sincère, impliquant par dessus tout le parti pris de se refuser
à toute évidence plutôt que de laisser tomber une théorie pré-
conçue.
A la suite de celte lumineuse démonstration, M. Sortais cou-
sacre un chapitre, et non des moins heureux, à un exposé de
phénomèm^s miraculeux accomplis à Lourdes, ou à l'invocation
de Notre-Dame de Lourdes, appuyés tous de constatations tech-
niques les plus autorisées de médecins et de savants d'une
conqiétence et d*une honorabilité hors de conteste. Il signale,
entre autres, le fait de ce pauvre journalier belge, Pierre De
Rudder, atteint depuis huit ans d'une fracture de la jambe
accompagnée d'un œdème purulent, examiné à maintes reprises
BlULIOGRAPHIE. 65 l
|)îir les iiiédeciiis îiyaiit tous conelii à la nécessité de raniputa-
lion dn nienihre lé.sé.
Nous n'avons pas à rappeler ici le fait de la gnérison instan-
tanée du pienx ouvrier, fait si bien exposé ici-nième par trois
docteurs médecins (1), ni à mentionner les nombreuses guéri-
sons miraculeuses exposées dans les ouvrages du 0' Boissa-
rie (-2) et de G. Beririn (3), et dont M. Sortais donne un excellent
résumé. Mais il s'appuie surtout sur la guérison de Pierre De
Rudder, (jui implique, outre la soudure des os brisés, la création
d'un fragment d'os (séquestre) tombé, pour poser ce dilemme :
OH le miracle ou la génération spontanée. Encore que celle-ci,
en supposant qu'elle existftt, ne prouverait rien à rencontre du
Créateur, comme le démontre saint Thomas C<S>i«mm.//<eo/. Pars 1»,
q. Lxx, art. 3, ad 8^"^). Mais enfin les expérimentations les plus
minutieuses n'ont pu, jusqu'ici, constater aucun fait de gi^nération
spontanée, et la théorie n'en a plus cours dans la science. Il faut
donc, si Ton veut expliquer les faits miraculeux dûment con-
statés en deho:s d'une intervention supranaturelle, se rejeter
sur une prétendue loi de la nature que la science ** moderne „
repousse.
C. DE KiRWAN.
XXIII
MoxuMENTA JuDAicA. Prima pars, Bibliotheca Targumica
(Erster Band, Erstes Heft). Aramaia : Die Targumim zum Pen*
^a/eKc/». Herausgegeben von August WOnsche, Wilhelm Neu-
MAXX und MoRiTz AltschCler. Un vol. in-4*' de xxi-58 pages. —
Wien und Leipzig, iin academischen Verlag, 1906.
La publication ^Qii Monumenta Judaicayàowi le premier fiisci-
cule vient de paraître, s'annonce comme un événement impor-
(1) Guérison subite d'une fracture, récit et étude scientifique^ par
lu Van Hoestenberghe, Dr en médecine, R. Royer, Dr en médecine,
A. Dcscliamps, S. J., Dr en médecine et en sciences naturelles, dans la
Revue des Quest. scient., du 20 octobre 18i>9, t. XLVL — I«ious-môme
avons analysé ce mémoire dans la Revue tuomiste, mai 19i)U, sous ce
titre : Chuérison subite d'une jambe ca^ée et gangrenée depuis huit ans.
(2) Lourdes : les grandes Gtiérisons.
(3) Histoire critique des guérisons de Lourdes.
652 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tant au point de vue scientifique. Pour l'historien des diverses
religions qui sont redevables à la Bible d'un grand nombre de
leurs éléments, comme pour l'exégèle, qui ne saurait se désinté-
resser des interprétations traditionnelles juives, il y a dans les
Targums et le Tulmud une source précieuse d'informatîons.Mais
elle est trop peu connue. C'est ainsi que les anciennes versions
bibliques, appelées Targums, ne sont encore traduites dans
aucune langue moderne ; à moins d'aborder le texte original, il
faut se fier à la version latine,souvent défectueuse, qui se trouve
dans les grandes Bibles polyglottes de Paris et de Londres.
M. le D*" J.-J. Hollitscher, directeur des Monumenta Judaica,
a voulu combler cette lacune. Désireux de mettre à la disposi-
tion des travailleurs des documents dûment épurés par la cri-
tique textuelle, il s'est d'abord entendu avec un spécialiste dans
la matière, M. le D«* Moritz AltscliOler. Celui-ci fut chargé de
reconstituer le texte qui servira de base aux travaux ultérieurs.
Pour élaborer la traduction de ce texte, une difficulté spéciale
se présentait.
Les Monumenta Jndaica sent destinés aux savants de toutes
les religions. Comme ils contiennent des textes autrement inter-
prétés par les catholiques, par les protestants et par les Israé-
lites, il fallait naturellement chercher avant tout un terrain
d'entente entre les théologiens de ces trois confessions. Voici la
solution, qui, dans un esprit de haute impartialité, a été trouvée
par M. Hollitscher.
Un comité de rédaction a été constitué, formé par des repré-
sentants dos trois principales religions intéressées «^ l'œuvre,
MM. Wnnsche, Neumann et AltschOlor. Le directeur M. Hollit-
scher est le président du comité. Pour la publication des Tar-
gums le travail est distribué de la manière suivante :
M. Altschûler, qui représente la théologie juive, après avoir
critiquement arrêté le texte, fait une première traduction, en
s'inspirant de lensemble de la littérature talmudique et de la
littérature orientale juive.
La traduction achevée est revue une première fois par
M.Wûnsche, théologien protestant, d'après les données fournies
par la littérature orientale non juive, surtout par les documents
assyriens, arabes et syriaques.
Enfin M. Neumann, professeur à la faculté de théologie de
l'Université de Vienne, contrôle au nom des catholiques le texte
et la traduction fournis par MM. Altschnler et WQnsche. Comme
BIBLIOGRAPHIE. 653
de juste, il consulte surtout les Pères de TÉglise, la version des
Septante, la Vulgate, etc.
La possibilité des divergences d'opinions est prévue. C'est
d'abord dans une discussion libre, purement scientifique, qu'en
présence du directeur on s'efforcera d'établir l'unité de vues.
Mais il peut se faire que l'accord soit impossible à obtenir. I^our
respecter la liberté de chacun, et pour mettre le lecteur direc-
tement en face de toutes les interprétations, les trois rédacteurs
sont autorisés à exposer dans les Monumenta leur opinion, en
engageant leur responsabilité personnelle. A la majorité des
voix le comité détermine la traduction qui est placée dans le
texte principal, et celle (jui est renvoyée dans le commentaire.
On le voil, M. Hollitscher a voulu faire œuvre de science et
être objectif, autant que possible. La même largeur de vues, qui
a guidé le choix des trois éditeurs, a déterminé aussi celui des
collaborateurs. Il suffit de jeter un coup d'œil sur la liste des
noms, cités aux pages xiii et xiv, pour voir que la plus franche
impartialité a été observée. Parmi les collaborateurs catho-
liques, citons M. Doller, professeur de théologie à Vienne, M. Her-
klotz, professeur au séminaire de Leitmeritz, M. Nikel, profes-
seur de théologie à Breslau, M. l'abbé Riessier, M. Selbst,
professeur au séminaire de Mayence, M. B. Schftfer, professeur
de théologie à Benron. M. l'abbé Trzeciak à Posen, M. J. Weiss,
professeur de théologie à Graz, le R. P. Zapletal, 0. P. profes-
seur de théologie à Fribourg en Suisse.
Le directeur des Monumenta Judaica n'a pas voulu se borner
à réaliser ce plan, déjà très étendu. Les Targums et le Talmud,
si importants comme livres religieux, soni tout aussi importants
comme livres historiques, marquant des phases de l'histoire
religieuse en général. Envisagée au point de vue de sa significa-
tion historique, toute version directement faite sur l'Ancien Tes-
tament devient une sorte de Targum, qui marque elle aussi une
date dans le développement religieux. Et pour l'exégète moderne,
les bibles syriaque, samaritaine, arabe et les versions latine et
grecque ont pour l'intelligence parfaite des livres saints la même
valeur que les Targums proprement dits.
Partant de celte idée, M. Hollitscher s'est résolu à donner
dans Tœuvre monumentale qu'il dirige, la discussion philolo-
gique et historique de tous les textes divergents de quelque
importance, fournis par les versions primaires de l'Ancien Testa-
ment. Il est certain que les immenses matériaux réunis ainsi et
mis à la portée des travailleurs, rendront à ceux-ci un service
654 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
signalé. L'intérêt religieux el liisloricine, présenté par les varia*
tions successives» des textes, saule aux yeux ; el nous pourrons
peut-êlre saisir sur le vif la naissance de certaines interpréta-
tions prélendûment traditionnelles, qui ne sont parfois qu'une
altération di; la signification primitive.
Des dissertations spéciales sur les divers problèmes soulevés
par Texanien comparé des textes viendront compléter Tédition
des Targums. Déjà maintenant on nous annonce une étude lliéo-
logique de M. le professeur Neumann concernant le récit de lu
création : Eine fheologische Nachlese zum Schôitfuugsberichie.
Dans leur en>en)ble, les principes qui guident les éditeurs
dans la publication des Targums seront naturellement appliqués
à celle du Talmud. Toutefois les traités ne seront pas donnés
dans leur ordre traditionnel, et généralement même, ils ne res-
teront pas tels quels. A moins d'être talmudisle de profession,
il était diflicile juscju'ici de s'orienter dans le dédale des livres
juifs, et Texégèle ou l'historien, qui cherchait un renseignement
spécial, risquait fort de perdre sa peine. Dans les Monumevta
Judaica, les écrits talmudiques seront rangés dans un ordre
systématique, permettant de grouper les questions se rappor-
tant au même objet. Le principe qui a déternnné l'ordre est très
moderne, puisque les éditeurs veulent faire ressortir l'histoire
de la civilisation chez les peuples antiques, d'après les deux
Talmuds et la littérature nn'draschique. La culture assyrienne et
babylonienne sera au premier plan, et pour le dire en passant,
il est à croire que la controverse récente sur la Babjlonie et la
Bible y trouvera des éléments de solution. 11 faut toujours savoir
gré aux éditeurs des grandes collections de viser à l'utilité pra-
tique des le'cteurs. Mais pour apprécier l'innovation qui nous est
annoncée, il faut attend] e l'exécution du plan. II y a un danger
réel : une fois qu'on systématise, on est exposé à ne pas avoir
toujours la discrétion désirable. Sans doute, la haute compétence
des éditeurs est une excellente garantie ; mais des tables détail-
lées auraient peut-être concilié le nuiintien de l'ordre traditionnel
avec la facilité des recherches.
Le preuïier fascicule des Monnmeuia Judaica tient largement
les promesses des éditeurs: il donne le Targum d'Onkelos sur
la (ienèse ch. I à XVllL 25. Four éviter des frais exagérés et
épargner au lecteur une vocalisation pénible, le texte araniéen
est transcrit en caractères latins. La justiiication critique du
texte sera donnée dans une livraison prochaine.
La traduction est d'une fidélité minutieuse. 11 est intéressant
BIBLIOGRAPHIE. 655
de rappeler ce que cieviennent dans rinterpréfation d'Onkelos
ceiiains passages que nous sommes habitués à entendre anlre-
menl. Vîw exemple, Gen. lll, 15, Dieu dit an serpent : Je mettrai
une inimitié entre toi et la femme, entre ton fils et son fils, il se
sonviendra de ce qne tu lui as fait au commencement, et tu
attendras la fin. - Gen. \\\ 1. Dieu dil à Abraham: Ne crains pas,
Abram ; ma parole sera toujours ton soutien. Ta récompense
est très grande. Notre Vulgate porte : Ego protedor tuas sum
et merces tua magna niynis.
On pourrait multiplier ces exemples, qui jettent mi jour nou-
veau sur la portée de certaines prophéties messiani(|ues aux
yeux des anciens Israélites, et sur Timportance attachée par eux
à la doctrine du Verbe. Des dissertations spéciales viendront
certainement discuter les problétnes d'histoire religieuse, qui se
posent ainsi d'eux mêmes.
Outre le texte et la traduction du Targuni d'Onkelos Gen.
1-XVliI, 2t>, le premier fascicule des Monumcnta nous donne
aussi, en guise d'introduction, deux études très soignées sur la
tradition orale chez les Juifs, et sur le nom et la vie d'Onkelos
d'après les sources talmudiques. On peut, nous paraît-il,
admettre comme définitivement prouvée la non-existence d'une
tradition secrète chez les Juifs. H n'existe aucune tradition orale,
qui ne soit codifiée dans les livres. Sans doute, les docteurs juifs
peuvent diercher et trouver, même aujourd'hui, des explications
et des interprétations nouvelles: c'est le droit de tout écrivain.
Mais ce sont là des vues particulières, qui n'ont pas de valeur
oflicielle,el qui sont soumises à la libre appréciation des lecteurs.
Elles ne lient personne, si elles ne sont pas ratifiées d'avance
par l'autorité du Tabnud.
Sur le nom et la vie d'Onkelos, le Talmud donne des rensei-
gnements, dont l'exactitude historique doit souvent être révoquée
en doute. On sait qu'Onkelos fut, conime îsaint Paul, disciple de
GamaliCl (^d. V,84;XXIl,B),n)ort l'arj 53 après Jésus-Christ. Une
discussion pénétrante de M. Allschuler suggère l'identification
d'Onkelos, auteur de la version arauïéenne du Pentatenque,
avec Aquilas, auteur d'une traduction littérale du Pentatenque en
grec. Onkelos était un prosélyte. Avant de s'initier pleinement
aux explications rabbiniques, entendues dans la synagogue, il
peut avoir fait une version grecque, un peu servile, de la loi de
Moïse. Plus tard, quand il eut reçu la circoncision, il noua des
relations plus étroites avec les Juifs, soumit son premier travail
aux RR. Eliezer et Josué, et se familiarisa pleinement avec leurs
656 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
enseignements. Le résultat de ses nouvelles études fut précisé-
ment le Targum araméen, qui porte son nom.
Souhaitons que la publication des Monumenta Judaica se'
poursuive rapidement : elle fournira un instrument de travail de
premier ordre à tous ceux qui s'intéressent aux antiquités reli-
gieuses de rOrient.
S. E.
XXIV
La Belgique. Institutions, Industrie, Commerce. Un vol. grand
in-8*' de 870 pages, avec cartes et photogravures au nombre de
500 environ. — Bruxelles, J. Goemaere, 1905.
Ce volume fait partie des publications du Ministère de l'In-
dustrie et du Travail de Belgique. Il a été imprimé pour le
Commiïssariat général du Gouvernement près de l'Exposition
universelle et internationale de Liège, sous la directien de
M. Jean Mommaert, directeur au Ministère de l'Industrie et du
Travail, par M. J. Gocmaere. imprimeur du Roi, à Bruxelles.
Les photogravures dont il est orné viennent des établisse-
ments J. Mal vaux, à Bruxelles. Il s'ouvre par une dédicace de
M. Francotte, ministre de l'Industrie et du Travail, à Sa Majesté
Léopold 11, Roi des Belges, Souverain de l'État indépendant
du Congo.
C'est un sentiment de lierté patriotique qui a tait entreprendre
ce travail et inspiré la pensée de marquer la situation du F^ays
au début du xx® siècle, et au moment où la Belgique célèbre le
soixante-quinzième anniversaire de son indépendance nationale.
Voici, en une analyse sonimaire, l'indication des divers sujets
qu'embrasse cette publication.
Des notes générales sur la géographie du pays, sa population
et sa constitution indépendante, servent d'introduction. L'ouvrage
expose successivement tout ce qui concerne:
Les institutions politiques, administratives et judiciaires. Le
régime électoral. Le pouvoir législatif. Le pouvoir exécutif. Les
adnn'nistrations provinciale et communale. Les cultes et la
bienfaisance.
L'enseignement officiel et libre à tous les degrés. Les uni ver-
BIBLIOGRAPHIE. 65j
sites, académies, bibliothèques, archives, sociétés savantes. Les
beaux-arts, leur enseignement et leurs manifestations diverses.
L'agriculture, les eaux et forêts. Le service d*hygiène. Les
industries alimentaires.
L'économie sociale ; les lois protectrices du travail ; les
institutions mutualistes et caisses de retraite ; les habitations
ouvrières ; la Caisse générale d'épargne et de retraite. La situa-
tion des classes moyennes et les institutions spéciales d'en-
seignement technique.
L'industrie belge sous toutes ses formes, depuis les mines de
houille, les carrières et la métallurgie, jusqu'à lu fabrication de
la dentelle et la taille des diamants.
Le conmierce intérieur et extérieur de la Belgique.
L'outillage économique du pays. Les ports et voies navigables.
Les chemins de fer. La marine. Les postes et télégraphes.
Enfin, le ministère des Affaires étrangères, l'armée, les mis-
sions belges à l'étranger et l'État indépendant du Congo.
La plupart des documents émanent des services administratifs
compétents, et tous les ministères ont prêté leur concours à
leur mise en œuvre.
** Ce livre, dit M. le ministre Francotte, aflirme les droits du
peuple belge à une existence indépendante : il expose ses titres
à l'estime des nations. „
N. N.
IIMSËRIE. T. IX. 42
REVUE
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
HISTOIRE DES MATHEMATIQUES ET DES SCIENCES
La Bibliotheca Mathematica (1). — Voici IMiidicatioii som-
nuiire des cirlicles publiés en 1ÎH)4 dans rexcellenfe revue de
M. EneslrOni. M. Zenthen nons y parle de raritimiétiqiie des
Grecs et des Indiens (2), Paul Tanuery du symbole de la sous-
traction chez les Grecs (8), et M. F'rédéric Hultsch du calcul des
fractions sexagésimales dans les scolies d'Euclide (4). Voilà
pour Tantiquité.
Le moyen ûge a donné lieu à deux articles sur Jordan de
Némore, Tun de M. EnestrOm, Tautre de M. Duheni (5), et à un
article sur Léonard de Crémone par M.Favaro (6). Je reviendrai
plus loin k ce dernier.
Quant à la période moderne, je n'insisterai pas cette fois sur
(1) Bibliotheca Mathematica. Zeitschrift fttr Geschichte der roathe-
matisctien WissensctiafteD, 3«' série, t. V. Leipzig, lOOi.
(2) Sur V arithmétique des Grecs et des Indiens, par H. G. ZeutheD,
pp. 97-112.
(3) Sur le symbole de soustradion che^g les Grecs, par Paul Tannery,
pp. 5^.
(4) Die Sexagesimalrechnutigen in den Scholien zu Euklids JSÏemen-
ten, von Friedrirti Hultsch. pp. 225-233.
(5) Ist Jordanus Nemorarins VerfcLSser der Schrift : ' Algorithmus
demofvstratus „ ? von G. EnestrOm, pp. 9-14.
Un ouvrage perdu cité par Jordanus de Némore : le Philoieàknea, par
P. Duhem, pp. 321-325.
(6) Nuove ricerche sul mcUematico Leonardo Cremaneae, di A. Favaro,
pp. 326-34L
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 65g
rimportance de la correspondance d'Euler et de Jean 1 BernouUî
dont M. Enestrôm continue la publication (1), mais je signalerai
tout d'abord un travail hors de pair : la biographie de Luigi
Cremona par M. Loria (i). Personne n'était mieux à même que
M.Loria d'entreprendre l'analyse des travaux du grand géomètre,
et le professeur de Gènes s'est tiré de cette tâche difficile et
délicate avec un vrai bonheur.
Viennent ensuite l'histoire de la découverte de l'horloge à
pendule, par M. Gerland (3) ; celle du problème du maximum
d'attraction, par M. Hofï'mann (4), ainsi que des contributions
à l'histoire des précurseurs du calcul infinitésimal, par M. Wall-
ner (5), et à celle du calcul intégral chez Newton et Cotes, par
M. von Brannmûhl (6). M. KOrner nous donne un travail très
étendu sur les modifications du concept du point niatériel au
xvm« siècle (7) ; enfin, moi-môme j'ai écrit une note sur la
trigonométrie d'Adrien Romain (8). J'y confirme, en le complé-
tant et en le rectifiant queUpie peu, un fait intéressant mis jadis
en lumière par M. von Branninilhl : C'est à Adrien Romain que
l'on doit le premier essai systénialique de notations trigono-
métriques. Mais au lieu de le rapporter, avec M. von BraunmQhl,
au Canon trianyulorum sphacricorum, publié en ir>()9, il faut
le faire remonter jusqu'au Spéculum Astronomicum, qui est de
1606; d'autant plus que les notatiiuis du Spéculum diffèrent de
celles du Canon et sont, il faut l'avouer, plus heureuses que ces
dernières.
11 me reste à nommer, parmi les questions actuelles, la note sur
le Jahrbuch ûber die Fortschritte der Mathematik, par M. Mfll-
(1) Der Briefivechsel zwischen Leonhard Eider und Johann I Ber-
nouïli, von G. EnestrOin, pp. 248-291.
(2) Lui{ii Cremona et son (mwre mathématique^ par Gino Loria, avec
portrait photolllhographié de Cremona hors texte, pp. 125-195.
Il faut y ajouter : Un article de L, Cremona sur Giovanni Ceva, par
Gino Loria, p. 311.
(3) Ueher die B>rfindung der Pendeluhr, von E. Gerland, pp. 234-247.
(4) Die Entwickelung der verschiedenen Problème der Maxima der
Aneiehung, von £. Hoffmann, pp. 366-397.
(5) Entivickelmigsgeschichtliche Momente bei Entstehung der Infinité^
simalrechnung, von C. R. Wallner, pp. 113-124.
(6) Beitrdge sur Geschichte der Integralrechnung bei Newton und
Cotes, von A. von BraunmOhl, pp. 355-365.
(T) Der Begriff des materiellen Punktes in der Mechanik des acM-
eehnten Jahrhunderts, von Theodor KOmer, pp. 15-62.
(8) Note sur la Trigonométrie d'Adrien Romain, par H. Bosmans,
pp. 342-354.
660 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1er (1), et les très intéressantes considérations de M. EnestrOm
sur divers points de la méthodologie de l'histoire des mathé-
matiques (2).
Pour une continuation de THistoire des Mathématiques
de Gantor (3). — C'est le professeur d'Heidelberg lui-niôme,.
qui nous fait connaître dans quelles conditions il entreprend ce
grand projet. On pouvait, dit-il, formuler deux desiderata princi-
paux au sujet des Vorîesungen et il est le premier à reconnaître
qu'ils sont fondés. Et d'abord, les Vorîesungen s'en tiennent aux
mathématiques pures, en excluant systématiquement l'histoire
de leurs applications aux sciences astronomiques et techniques.
C'était imposé par la nécessité de limiter un sujet immense, et
l'auteur laisse pour le moment à d'autres le soin d'y suppléer.
Mais on pouvait regretter, avec plus de raison semble-t-il, que
les Vorîesungen arrêtassent l'histoire des mathématiques au
milieu du xviii® siècle. L'ûge de l'auteur et l'énormité du travail
déjà accompli pour mener à bien l'œuvre colossale des Vor»
lesungen jusqu'à celle date, excusaient cependant pleinement
M. Cantor. N'importe, on a insisté. Mais devant l'impossibilité
évidente et absolue où se trouvait l'auteur de se charger seul de
la continuation de l'entreprise, un groupe de savants s'est
présenté pour travailler sons sa direction.
Le IV® volume des Vorîesungen ira de 1759, date du premier
mémoire de Lagrange, jusqu'à 1799, date de la thèse doctorale
de Gauss. Le plan général des volumes précédents y sera rigou-
reusement suivi, sauf les modifications imposées par la manière
même dont se sont développées les mathématiques à la fin du
({) Bas Jahrbtich iiber die Fortschritte (1er Matliematik, 1869-1904,
von Félix MOUer, pp. 2ft2-2l»7.
(2) Ueber regelmâssige und unregelmàssige hislorisdie EtUwickelung
auf dem Gebiefe der MaihetmUik, von«G. EnestrOin, pp. 1-4.
Die Gesdiichte der Mathematik und der U ni versitiUsunterricht, von
G. EnestrOm, pp. 63 67.
Ist es zrveckmdssîy dass mathemcUisdie Zeitschriftenartikel dcdiert
werden ? von G. Enestrôm, pp. 196-19^.
Welche Fordennigen siud an Hezensiùnen mathemaiischer Arbeiten
MU stelîen ? von G. EnestrOni, pp. 298-3 '4.
Eiii veues lifterarisches Hilfsmittel eur Verbreitung tnathematiscli'
historischer Kenninisse, von G. EnestrOui, pp. 3U^>•4U6.
(3) Ueber ei nef i 4 Band von Canlor, Vorîesungen iiber Geschichte der
Mathematik, von Morilz Cuntor. jAURESBEiiicui deu Deutscuen Matue-
matiker-Vekeinigung, t. XIII. leua, 1904.
RBVUB DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 66l
xviiie siècle. C'est ainsi qu'elles commencent à prendre un
caractère franchement international; il n'y aura donc plus lieu
de diviser le volume en chapitres par nationalité. Elles ont
ensuite une tendance à se spécialiser ; on écrira par conséquent
séparément l'histoire de leurs diverses branches, en consacrant
des chapitres distincts n chacune d'elles. C'est même ce dernier
mode de répartition du volume en chapitres qui a permis, sans
trop de peine, de partager le travail entre plusieurs collabora-
teurs. Voici comment ils se sont distribué la besogne :
M. S. GOnther, de Munich : Histoires des mathématiques,
Éditions classiques. Dictionnaires.
M. Bobynin, de Moscou : Manuels et recherches de géométrie
élémentaire, Théorie des parallèles.
M. von Branninûhl, de Munich : Trigonométrie et Polygone-
métrie, Tables de logarithmes et autres tables.
M. Cajori, de Colorado Springs : Calcul algébrique, Théorie
des équations, Théorie des nonibres.
M. Netlo, de Giessen : Séries, Combinaisons, Probabilités,
Théorie des imaginaires.
M. Kommerell, de Reullingen : Géométrie analytique.
M. Loria, de Gênes : Géométrie descriptive.
M. Vivanti, de Messines : Trailés de calcul infinitésimal,
Questions spéciales de calcul infinitésimal. Intégrales définies.
Transcendantes.
M. Wallner, de Munich : Différentielles partielles et totales.
Calcul des Variations, des Sommes et des DifTérences.
M. Cantor, d'IIoidelberg : Progrès des Mathématiques de 1759
à 1799, Développement des Idées pendant cette période.
Les auteurs espèrent pouvoir être prêts en 1906.
Les mathématiques chez Aristote, par Heiberg (1). —
C'est, si je ne me trompe, le Père Blancanus, jésuite, qui eut le
premier l'idée de rechercher dans la vaste collection des œuvres
d'Arislole toutes les définitions de géométrie et tous les théo-
rèmes qu'elle contient, de les réunir en un volume et de dessiner
ainsi un tableau d'ensenïble des connaissances mathématiques
du Stagirite. Négligeant le texte grec, Blancanus écrivit en
latin, en donnant les extraits dans l'ordre où il les rencontrait
(1) Mathematisches zxi Aristoteles von J. L. Heiberg. âbhandlungeii
zuR Geschicute der Mathematischen Wissenschaften mit £in-
scHLuss mRER Anwendung. T. XVIII. Leipzig, Teubner, 1904, pp. 149.
602 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans les traités d*Aristote; car, au point de vue philosophique
spécial où le jésuite se plaçait, Tenchaînement logique des pro-
positions et leur énoncé dans la langue originelle le préoccupaient
assez peu. Quoi qu*il en soit, ses Aristotelis loca mathematica (1)
sont restés, même aujourd'hui, même après le travail de
M. Heiberg, un ouvrage de grande valeur, qu'aucun autre ne
saurait remplacer. Le professeur de Copenhague le reconnaîtrait
probablement sans difficulté lui-même. C'est que malgré le titre,
qui pourrait un moment faire soupçonner le contraire, M. Heiberg
s'est mis à un point de vue très différent de son devancier. Il
n'a pas précisément voulu publier une édition grecque des textes
que Blancanus avait donnés en latin, mais en nous faisant cou-
naître les mathématiques chez Aristote, il a cherché plut(M à
contribuer, pour sa part, à l'histoire de la formation des Éléments
d*EucUde, M. Heiberg suit donc l'ordre des Éléments II cile
Aristote en grec, sans le traduire, mais en reliant les divers
passages par un commentaire très bref en allemand. Je ne dirai
rien du fond de ce travail, on connaît le grand mérite de tout
ce qu'écrit M. Heiberg.
L'ouvrage est divisé en trois parties. Dans la première l'auteur
étudie les œuvres authentiques d'Aristole. 11 reprend ensuite de
la même manière, mais plus en abrégé, dans la seconde, les
œuvres apocryphes. Quant à la troisième partie, elle a un carac-
tère différent. L'antiquité, dit M. Heiberg. ne semble pas avoir
fait pour Aristote le travail entrepris par Théon de Smyrne sur
les connaissances mathématiques chez Platon. Cependant, au
moyen &ge byzantin, on trouve quelque chose d'analogue dans
une leçon de Jean Pachynière sur VOrganon, conservée dans le
cod. Vindohon, philos. 150. M. Heiberg en publie le texte dans
la troisième partie de son travail.
(1) En voici le titre complet Aristotelis loca Mathematica Exvfiiuer-
sis ipsitis Operibus collecta d: explicata. Aristotelicœ viddicet exposi-
iionis complementum hactenus desideratum. Accessere de NcUura
MathemcUicarum scientiarum Tract(dio ; atq; Clarorum MathemaiicO'
rum Chronologia, Authore losepho Blancano Bononiensi è Societate
Issu, Mathematicarum in Grtjmnasio Farmensi Professore. Ad Illus-
trissimum ac Sohilissimum Fetrvm Franciscvm Malaspinam Aedift-
ciorum Marchionem, apud Cœs. Maiestatem pro iSereniss. Parmensium
Duce Leyatum. Bononiœ M. DC. XV, Apud Bartholomœum Achium, Supe^
riorum permissu. Sumptihus llieronymi Tamburini.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 663
L.a nouvelle édition de l'astronomie d'Albategnius, iiar
Nallino (t). — Albategiiius vécut à la fin du ix® siècle et au
coromeiicement du x^ Ou ne connaît pas la date exacte de sa
naissance, mais les historiens arabes le font mourir le 13 février
929. C'était au retour d'un voyage à Bagdad, dans une petite
bourgade nommée Qaçr-al-Giçç.
Les occidentaux ont tous représenté Albcitegnius comme un
prince, grand seigneur. Rien ne vient confirmer cette légende,
dont on ne retrouve pas de trace chez les auteurs arabes.
Albategnius y apparaît seulement comme le plus habile de leurs
observateurs et le plus grand de leurs astronomes, ce qui est
incontestable. Son influence a été énorme, même chez les occi-
dentaux. Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler que
Régiomontan l'avait profondément étudié, qu'il en avait com-
menté les endroits les plus difficiles, et qu'en dernière analyse
— fait que l'on soupçonnait déjà et que la nouvelle édition de
H. Nallino démontre à toute évidence — Régiomontan doit à
Albategnius une grande partie de ses connaissances astro-
nomiques et trigonométriques.
M. Nallino nous doinie d'abord, dans la Préface, des renseigne-
ments, aussi nombreux que nouveaux, tant sur la personne
elle-même d'Altiategnius que sur ses ouvrages. Je voudrais
pouvoir les résumer ici, mais les limites de ce bulletin m 'obligeant
à me borner, je dirai seulement un mot de VOpus astronotnicum
dont le savant italien entreprend la réédition.
UOpus astronomicmn est, en fait, le seul ouvrage d'Alba-
tegnius qui ait été étudié jusqu'à ce jour. 11 a eu autrefois deux
éditions, l'une en 1537, l'autre en 1645 (2).
(1) Al'BaUânî sive Albatenii Opus Astronotnicum ad fîdem codieis
Escurialensis Arabica editum, latine versnm, adnotationibus instruc-
tum a (Parole Alphonsu Nallino. Pars prima Versio Capitum cum
animadversionibus. Milan, 1903. Puoblicazioni del reale obsehvatorio
Di Bheha in Milano. Nu XL. Parte 1. Gr. in4'. de Lxxx-3â7 pages.
Pars secunda. Versio lafina Tabulanim cum animadversionibus
indicibusque (sous presse).
Pars iertia, tcxtum arabicum continens, Milan lbD9. Puoblicazioni...
etc. N- XL. Parle II I. 281- pages.
Je remercie la Bibliothèque de TObservatoire Ro3'al d*Uccle pour
robligeance iivec laquelle elle a mis son exemplaire à ma disposition.
(2) En voici les titres : Continentur in hoc libro. Rvdimenta astrono-
mica Alfragani. Item Albategnius astronomes peritissimvs de motu
steUarvm, ex obseruationibus tum propriis, tum Ptolemœi, omnia cU
demonslraHùibus Geometricis dt Additionibus loannis de Hegiomonte.
Item Oratio introdudoria in omnes Scientias Maihematicas loannis
664 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ce ne sont là cependant que des éditions fragmentaires qui
contiennent le texte courant de l'ouvrage, mais en omettent la
partie probablement la plus utile, je veux dire les tables astro-
nomiques. Elles ont été faites d*après une version écrite en très
mauvais latin par Platon de Tivoli. Platon, on Ta répété souvent,
n'était guère astronome et M. Nallino nous affirme qu'il n'était
pas beaucoup plus fort en arabe. Il traduit fréquemment, mot
pour mot, des passages auxquels il ne comprend rien et en forge
des phrases qui n'ont aucun sens possible. Delambre a essayé
de l'expliquer, mais l'obscurité de IMaton l'a plus d'une fois
induit dans de graves erreurs. Pour Albategnius plus encore que
pour d'autres, il arrive au célèbre historien de l'astronomie de
substituer, sans en avertir, ses idées et ses déujonstrations à
celles de l'auteur dont il écrit le commentaire (1). Ni Hanckel ni
Càntor ne semblent avoir eu le courage de beaucoup étudier
Albategnius lui-même ; s'en rapportant à Delambre, ils ne font
que le répéter. Quant à von BraunmOhl, seul il parle du grand
astronome avec exactitude, encore ne s'occupe-t-il que de sa
trigonométrie (2).
de Regionionie, Patauij habita, cum Alfraganum publiée prœlegeret.
Eivsdem idilissima introductio in éiemenia Euclidis, Item Epistola
Philippi Melanchtonis nuiicupatoria ad Senatum Noribergefutem,
Omnia iam recens prélis publicata, Norimbergœ anno M,D,XXXVIL
— Au fo 36 : Explicit Alfraganxis. Norimbergœ apud Joh, Fetreium^
anno saltdis MDXXXVIL
Mahometis Albatenii De Scientia Steîlarum Liler, cum aliquoi addi-
tionibus Joannis Rogiomonfani ex bibliotheca Vaticana transcriptus.
A lu tin : Bononiœ M.DC.XÏjV. Typis Ilœredis Victarii BencUii.
Superiorum permissu. Quoi qu'en dise le titre, ce n'est qu'une repro-
duction de rédition de lû;n, mais beaucoup plus fautive que Tédition
originale.
(1) Ce n*est pas la première fois que j*ai l'occasion de faire cette
remarque, et je suis heureux de pouvoir en confinner le bien fondé par
Tavîs d'un homme de Taulorité de M. Nallino.
** Delambre. dit-il (Histoire de l'Astronomie du Moyen- Age, Paris, 1819,
pp. 16-6^), Plalouis versione quantum fierit poterat doctrinas Ailiatenias
eruere conalus est ; sed obscurus et imperitus interpres tautum virum
saepe in graves induxit errores. Delambre auteni, multa problemata
potius ad suam quani ad auctoris mentem resolvens et formulas suas
interdum Albateniis commiscens. causa fuit cur postea Hankel et
Cantor, ejus vesiigia persequeutes, de Albatenio falsa sentirent., (p. xl).
Si ma remarque peut paraître renfermer une critique, ce n'est qu'en
me plaçant au point de vue historique, car uu point de vue mathématique
la méthode de Delambre est très défendable.
(2) Vorlesungen Uber Geschichte der Trigonométrie, Leipzig, Teubner,
REVUE DBS RECUEILS PÉRIODIQUES. 665
L'utilité d'une édition meilleure d*Albategnius était donc
incontestable, et voici comment M. Nallino s'y est pris pour nous
la donner. 11 ne s'agit toujours, bien entendu, que du seul
Opiis aatronomicum.
Tout d'abord, et la chose est connue, le texte original arabe de
VOpua nous a été conservé. Mais quoique certains catalogues
de bibliothèques puissent faire croire le contraire, il ne subsiste
que dans un seul manuscrit, celui de la Bibliothèque de TEs-
curial. Ce texte assez imparfait est encore, à tout prendre, le
meilleur et surtout le plus intelligible.
H y en a eu deux versions latines, celle de Platon de Titroli et
celle de Robert de Rétines. Malheureusement les manuscrits
retrouvés par M. Nallino contiennent tous la version de Platon
et celle de Robert est aujourd'hui perdue.
Platon et Robert se sont-ils contentés du texte courant ? Ont-
ils traduit en outre les tables astronomiques ?
On ne saurait l'affirmer d*une manière certaine, mais la chose
est probable du moins pour Tun des deux. La Bibliothèque de
l'Arsenal, à Paris, possède, en effet, une très importante version
espagnole qui semble devoir remonter au roi Alphonse X, c'est-
à-dire au xiii« siècle. Or, cette traduction renferme les tables et
le traducteur paraît avoir travaillé sur une version latine et non
pas sur le texte arabe (1).
En résumé, les sources à utiliser sont l'original arabe et deux
versions anciennes, l'une en latin, l'autre en espagnol.
La méthode à suivre pour la publication du texte arabe
s'imposait. Le manuscrit de l'Escurial est unique, Tinlérêt en
est surtout philologique et documentaire ; il ftillait donc l'impri-
mer tel qu'il est en se contentant dVn corriger les fautes de
plume. Ce texte remplit le fascicule Ilï. Mon incompétence me
défend d'en parler. Qu'il me suffi.se de dire qu'on y trouve la
première édition des tables astronomiques d'Albategnius.
Mais si la question était simple pour le texte origiiial de
1900. pp. 50-54. En tout ceci je ne fais que me rallier à Tavis de M. Nallino,
qui regrette, avec raison, que le savant professeur de Munich n*ait pas
pu recourir au texte arahe d'Albategnius.
Il est intéressant de comparer le passage de von Braunmahl cité
ci-«iessus, au chapitre de la préface de Nallino intitulé Trigonometria
Albatenia, (pp. xlvi-xlvih).
(1) Pour des raisons assez plausibles, mais trop longues à exposer
ici, M. Nallino croit que cette version latine des tables d*Albategnius
a été plutôt rœuvre de Robert de Rétines que celle de Platon de Tivoli.
666 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
VOpus, il était loin d*en être de même pour la version latine
qu'il convenait d'en donner au public. Fallait-il rééditer Platon
de Tivoli ? Halley (1) et Delambre (2) en avaient, il est vrai, fait
la base de leurs commentaires ; c'était une raison, mais était-
elle suffisante? M. Nallino ne Ta pas cru. Heureusement pour
nous ! Car, avec cette clarté, cette élégance, cette merveilleuse
facilité de plume dont les savants italiens ont gardé le secret, il
nous donne une traduction latine bien près, cette fois, d'être par-
faite et qui de longtemps ne sera pas surpassée.
Reste la richissime collection d'éclaircissements et de notes
que M. Nallino y a ajoutés.
Il se trouvait, pour les écrire, dans une situation assez embar-
rassante. " Je m'adressais à la fuis, dit-il, aux philologues et
aux géomètres. Or, leurs genres d'études sont si disparates, que
ce qui paraît simplicité presqu'enfantine aux uns, présente
cependant des difficultés sérieuses aux autres. „ Dans cette
conjoncture, que faire ?
Tâcher de se mettre à la portée de tout le monde et affronter,
sans trop de crainte, le reproche de paraître prolixe.
^ Moi-même, ajoute M. Nallino, je suis plus philologue que
géomètre. Bien des fois j'aurais hésité à me fier à mes propres
idées, mais j'ai trouvé le pins précieux des concours chez
M. Schiaparelli, directeur de l'Observatoire de Milan. Il a bien
vonlu reviser mes notes, vérifier mes calculs et les enrichir
souvent de remarques et de réflexions personnelles. Pour les
distinguer des miennes, elles sont mises entre crochets d'iiiler-
calation d'une forme spéciale. „
Rencontrer Schiaparelli ponr commenter Albategnius ! Quelle
fortune, pour M. Nallino !
Et maintenant comment Albategnius lui-même sort-il de cette
redoutable épreuve d'une nouvelle édition de son Opus astro-
nomicnm claire et facile à comprendre ?
Absolument grandi (8) et, à tout point de vue, à la hauteur de
(1) Emendationes ac Notas in vetustas Albatenii observcUiones astro
nomicas, ctim resolutione tabularnm Itmisolarium eiusdem authoris,
par Edin. Halley, S. R. S. Puilosophical Transactions, v. XVII. for
the Yenr 1694. Londtm. 16%, pp. 9l:J-9-21.
(2) Histoire de V Astronomie du Moyen- Age, par M. Delambre, Paris,
Courcier. 1819, pp. 1061
(3) Je citerai notamment le chapitre XXVI, à propos duquel Alba-
tegnius est si fort maltraité par Regiomontan et par Delambre. I/astro-
nome arabe n*y dit aucune des absurdités que lui prête la version de
\
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 667
sa réputation. Cest un observateur consciencieux et adroit, mais
modeste ; sincère admiraleur de Ptolémée, dont il ne s'écarte
qu'à regret, tout en étant très supérieur à son modèle.
Ajouleraije qu'il a trouvé en M. Nailino un éditeur digne
de lui ?
Le savant italien me dirait, peut-être, que je force la note. Je
n'insiste donc pas, quoique son édition de VOpus astronomicum
me paraisse le document le plus important qui ait été publié
jusqu'ici sur Tastronomie arabe.
Les travaux de M. A. Favaro sur Léonard de Crémone ( 1 ).
— En présentant il y a deux ans aux lecteurs de la Revue {^) le
Traité (V Arpentage (8) de Léonard de Crémone, je disais : ** On
ne coimatt guère la vie de Léonard. Lui-même date la tin de son
travail par les mots compléta die primo aprilia 1488, qui
prouvent qu'il vivait au déclin du xv*^ siècle. Arisio le nomme
dans sa Cremona illustrata. Une première fois il le qualifie de
insignis astronomus, phy siens et mathematicus ; puis, quelques
lignes plus loin, il rapporte ce passage de Jerême Vida : fuit
ante Blasium, Leonardus Maynardus, qui suo tempore non
tanfum inter nostros, sed etiam inter omnes, in iis studiis
(les mathématiques) tenuit principatum. On n'en sait pas
davantage. „
En m'exprimanl ainsi, j'utilisais les renseignements que le
regretté Max Curtze donnait lui-même dans la préface de son
édition ; mais ils renferment plusieurs erreurs, comme on l'a
reconnu depuis.
Platon de Tivoli. Cest donc Platon et non pas Albategnius qui mérite
les reproches des deux savants critiques. Quant au chapitre XXV, il est
pmbahlement interpolé et continue à rester inintelligible en plusieurs
endroits.
(1) Ce sont par ordre de dates : Sul matematico Cremonese Leonardo
Mainardi. Bibliotheca Mathematica, 3« ser., t. IV, 19(>3, pp. ÎW 3îi7.
ItUorno al presunto atitore ddla Artis metrica practice compilatio.
Atti DEL Reale IsTiTifTO Veneto di Scienze, Lettere ed Arti. Anno
accademieo 19031904. T. LXIII. Part. % pp. 377-3U5.
Nuove ricerche sul matematico Leonardo Cremonese. Bibliotheca
Mathkmatica, 3e série, t. V. 1903. pp. 326-341.
(2) Janvier 1904. pp. 291-295.
(3) Die " Pratica Geometriœ „ des Leonardo Mainardi aus Cremona,
publiée dans les Urkunden sur Geschichte der Mathematik in Mittelalter
und Renaissance herausgegeben von Maximilîan Curtze. Abuandlungen
ZUR GeSCHICHTK. der MATHEMATISCHEN WlSSENSCHAFTEN MIT £lNSCULUSS
iHRER Anwendungen. Leipzig, B. G. Teubner, 1902.
668 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
C*est M. Gustave EnestrOm qui appela, le premier, l'atteution
sur les obscurités que présentait le problème de Tauteur du
Traité d'Arpentage. Il fit remarquer, dans la Bibliotheca
Mathematica (1), que la date du l®"^ avril 1488, in?crite sur le
manuscrit, publié par Curtze, n'était pas nécessairement celle de
la composition de l'ouvrage ; mais qu'elle pouvait être aussi bien
celle de la traduction italienne, ou même tout bonnement celle
de la copie, l.es mots fuit ante Blasium le firent songer au
célèbre Biagio de Parme qui mourut, on le sait, le 23 avril 1416.
Si cette conjecture se vérifiait. Léonard Mainard eût vécu un
siècle plus tôt que ne le supposait Curtze, et l'intérêt de son
Traité d'Arpentage en serait augmenté d'autant. M. EnestrOm
posait donc le problème.
M. A. Favaro l'aborda aussitôt. Léonard Mainard, d'après lui,
était plus connu, du moins en Italie, que ne le supposait Curtze.
Notamment l'époque où il vivait ne pouvait être révoquée en
doute : c'était bien celle que lui avait assignée le professeur de
Thorn. Mais M. Favaro soulevait une autre difficulté : Léonard
de Crémone auteur du Traité d'Arpentage était-il bien Léonard
Mainard ? Ne fallait-il pas plutôt voir sous ce nom Léonard d'An-
tonii de Crémone ? Avec preuves à l'appui, M. Favaro observait
que l'existence de Léonard d'Antonii au commencement du
xv« siècle était aussi bien assurée que celle de Léonard Mainard
à la fin du même siècle. Il y avait donc lieu de se demander
lequel des deux Léonard de Crémone était l'auteur du traité
publié par Curtze.
Paul Tannery intervint alors dans la discussion. La conjecture
de M. Favaro. disait-il dans le Journal des Savants (2), était la
vérité n)éme. Léonard d'Antonii était l'auteur du Traité d" Arpen-
tage, car le manuscrit N^ 719:2 du fonds latin de la Bibliothèque
Nationale tranchait la question. Mai<, modeste et désintéressé
comme toujours, le savant français se contentait de cette indi-
cation générale, désireux qu'il était de laisser à son illustre aixi
de Padoue l'honneur de continuer à mettre la solution du pro-
blème en pleine lumière. C'est d'ailleurs ce qu'avec sa maîtrise
habituelle. M. Favaro n*a pas manqué de faire dans ses Nuove
ricerche sul matematico Leonardo Cremonese. Il n'est plus
(1) Ueberden italienischen Mathematiker Leonardo Mainardi.BiBUO-
THECA Mathkmatica, 3« ser., t. IV, 19U3, p. 290.
(2) Août 1901'. Maximiiian Curtee historien des matJiématiqueSt pp. 466-
468.
\
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 669
douteux que le Traité d'Arpentage ne soit dû à Léonard d'An-
toiiii et qu*il ne remonte par conséquent au commencement du
XV* siècle. On le voit, ce Traité déjà si important et si curieux
y gagne encore beaucoup en intérêt historique. Il montre, comme
le dit fort bien Paul Tannery (1), que Léonard de Crémone, son
auteur, fut " l'un de ces précurseur^ ignorés dont les savants de
la Renaissance utilisèrent les travaux sans citer les noms „.
Pour une édition nationale des GEhivres de Torricelli (2).
— Peu de noms sont à bon droit aussi populaires que celui
d'Évangéliste Torricelli, l'inventeur du baromètre (3). Et cepen-
dant, par une rare série de contretemps les plus divers et de
malheurs, le petit nombre de ses travaux a été livré à l'impres-
sion. Les autres, précieusement conservés à la Bibliothèque
Nationale deFlorence,y forinent une vaste collection manuscrite
ne comptant pas moins de !24 volumes. On en a de nos jours
publié, à diverses reprises, des extraits. Leur haut intérêt fait
vivement désirer une étude complète et méthodique du reste. 11
suffira de rappeler, par exemple, les recherches de Torricelli sur
la courbe logarithmique, éditées par M. Loria (4), pour prouver
combien cette curiosité du public est justifiée. On sait d'ailleurs
quelle grande et légitime inttuenee la correspondance de Torri-
celli a exercée sur les géomètres et les physiciens de son temps !
Aussi s'aecordet-on pour demander une édition critique et com-
plète des œuvres, tant imprimées qu'inédites, de Timinortel
Italien.
Le Congrès des Sciences historiques tenu à Rome, en 1903.
s*est fait l'écho autorisé du vœn général en votant la motion
suivante :
(1) Dans un compte rendu des Urkunden de Curtze, publié dans le
BiLLETiN DES SCIENCES Matukmatioues de Darhoux, 2e série, t. XX VIII,
l'e partie. Paris. 1904, p. 167.
(2) Un impresa nasionaJe di universale interesse (puhblicazione dette
opère di Evangelista Torricelli). RelazJone del Trol*. Gino Loria (Atti
DEL Co.NGRESSO INTEKNAZIONALE DI ScniNZK StoRICUE (HoMA, 1903^
T. XII. Homa. 19(4.
(3) Voir sur ce sujet : Evan(je.Untn Torricelli. Esperiensa deW AnjetUo
Vivo. Accademia del Ciwento hudrumenii per conoscer VAlterazioni
deW Aria. Neudrucke von Scurifi en und Karten uebeu Météorologie
UND Erdmagnetïsmus, luTaus^egebeu von Frolessor Dr. G. Helhnann.
No 7. Berlin, 1897.
(4) Le ricerche inédite di Evangelista Torricelli, sopra la curva loga-
rithmica di Gino L(»ria. Bibliotiieca Mathehatica, 3« série, t. 1, 1900,
pp. 75-^9.
670 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
" Le Congrès prie le Gouvernement de Sa Majesté le Roi
d'Italie :
„ 1» De nommer une commission d'hommes compétents cliar-
gée d'examiner les manuscrits d'Évangéliste Torricelli et de
déterminer ceux d'entre eux qui méritent l'honneur de l'impres-
sion.
^ ^^ De prendre l'initiative d'une Édition complète des Œuvres
de Torricelli. Elle devrait comprendre tons ses onvr.iges déjà
imprimés antérienremenl, celles de ses œuvres inédites qui en
seraient jugées dignes et, en outre, sa correspondance scientifique.
Une pareille entreprise couronnerait glorieusement VÉdition
^laiionale des Œuvres de Galilée, ^
Nous tiendrons, s'il y a lieu, nos lecteurs au courant des suites
qui pourraient être données à cette motion.
Louis de Puget, François Lamy, Louis Joblot, par
H. Brocard (1). — Louis Joblot à titre de Harrisien est visi-
blement celui de ces trois savants qui intéresse le plus M. Bro-
card, mais Louis de Pnget de Lyon (:2) est le plus connu, grâce à
la correspondance de iioileau-Despréaux et de Brossetle, dans
larpielle son nom revient fréquemment. Quant à dom François
Lan)y, bénédictin, il ne faudrait pas le confondre avec le Père
Bernard Lamy de l'Oratoire, dont les Éléments de Géométrie
jouiront de tant de vogue au xv!!!*^ siècle (3).
** Louis Joblot était bien oublié, même en sa ville natale (4),
(1| Louis de Puget, François Lamy, Louis Joblot, leur action scietUi-
fique d'ajyrès de nouveaux documents. Cotitribution à VHistoire des
Sciences Fhifsiques et Naturelles de J671 à 1711, par H. Brocard, ancien
élève de l'Ecole Polytechnique, Correspondant du Ministère de l'Instruc-
tion Publique. Bar-leDuc. Imprimerie Comte-Jacquet, Facdouel, direc-
teur. MDCCCCV. Gr. in-4 de vii-232 pages.
(2) Louis de Puget naquit à Lyon en 1629 et y mourut le 16 décembre
17()9. On lui doit d'importantes observations de magnétisme et de micro-
graphie.
(3) Un éloge de dom François Lamy a été publié, en 1857, par
M. Alphonse Dantier dans les pièces annexées à ses deux rapports sur
la corres)iondance inédite des Bénédictins de St-Maur (Archives des
Missions scientifiques et littéraires. Tome VI. Paris, 1857). Il est
réédité, par M. Brocurd, sous le N* CXIV. Qu'il nous suffise de dire ici
que François Lamy, religieux bénédictin de l'abbaye de Saiot-Denia,
naquit à Monthireau en Beauce, en 1636, et qu*il mourut à Saint-Denis,
le 11 avril 1711.
(4) Il naquit à Bar-le-Duc, où il fut baptisé le 9 août 1645, et mourut à
Paris le 27 avril 1723.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES, 67 1
nous dît M. Brocard, quand Tattention se porta sur lui dans
deux articles de la Revue Scientifique parus à peu d'intervalle:
n 10 février 1894. Docteur Paul Cazeneuve, professeur à la
Faculté de Médecine de Lyon : La génércUion spontanée diaprés
les livres d* Henri Backer et de Joblot (1754).
^ 9 mars 1894. Jacques Boyer, professeur de Mathématiques
et de Physique à Paris : Joblot et Backer,
„ Ces deux éludes furent immédiatement reprises, et bientôt,
Li Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc publiait,
au tome IV de ses Mémoihes. paru en octobre 1S95, une magis-
trale notice biographique, due à M. Wlodimir Konarsky, intitu-
lée ; Un savant Bar ris i en, précurseur de M. Pasteur. Louis
Joblot (133 pages, 4 planches). „
Le travail de M. Brocard, fruit de recherches longues et con-
sciencieuses, a pour objet de fournir des maiériaux destinés à
compléter quelcpie jour la biographie de Louis Joblot et This-
toire de ses rehilions avec le physicien Louis de l^iget. C'est
une publication de documents en bonne partie inédits, au nombre
de 1 IG, dont aurun pris isolément n'a, peut-être, une importance
de premier ordre, mais dcMit l'ensemble très intéressant mérite
d'être signalé à la curiosité des physiciens.
** Il eût été désirable, dit M. Brocard, que la Société française
de Physique les publiAt dans sa collection de documents et
mémoires originaux, à côté des travaux de Coulomb, d'Oersted
et d'Ampère. Le Comité des travaux historiques et scientifiques
aurait sans doute proposé aussi de les éditer dans une de ses
publications oflicielles. ou de recommander leur insertion dans
quelque volume des Notices et Extraits des Manuscrits de la
Bibliothèque Nationale et autres Hbliothhques, publiés par
V Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, De sbn côté, la
Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc aurait peut-
être accepté de contribuer à cette publication, mais elle a fait
remarquer avec raison que cette œuvre n'était pas exclusivement
Barrisienne et n'avait pas de relations assez directes avec
l'œuvre de Joblot. „
Avec un désintéressement et une générosité auxquels il nous
a déjà habitués en mainte circonstance, M. Brocard a ^ simplifié
les choses „, en prenant à ses frais l'initiative de cette publica-
tion, quitte à limiter le tirage à cent vingt exemplaires adressés
directement à diverses bibliothèques publiques ou distribués à
des amis personnels.
En fait, le volume de M. Brocard contient, au nombre de cent
672 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
seize, tous les documents connus concernant l'activité scientifique
de Joblot, de Puget et du P. Lamy. Outre beaucoup de pièces
inédites, on y trouve la réimpression de plusieurs autres, tirées
pour la plupart de la Correspondance de Boileau- Despréaux et
Brosseite, du Journal des Savants, des Mémoires pour V Histoire
des Sciences et des Beaux-Arts publiés à Trévoux et de quelques
autres ouvrages. Ces articles éclaircissent en les complétant les
/documents, jusqu'ici inconnus, publiés par M. Brocard pour la
première fois.
L'exécution matérielle du volume est magnifique, j'allais dire
trop belle, car elle empêcherait plus d'une très utile publication
de pièces d'un genre analogue, s*il était reçu qu'elles ne pussent
être éditées sans ce luxe d'impression et de planches hors texte.
M. Brocard s'est visiblement inspiré des grandes éditions des
œuvres de Fermât, de Huygens, de Galilée et de Descartes ;
encore une fois c'est parfait, mais c'est presque trop beau.
Sur une erreur mathématique de Descartes, par Paul
Tamiery (1). — Cet article de Paul Tannery est assez court et
n'a peut-être même pr.s bien grande importance, mais le lecteur
me pardonnera de donner, en épilogue à mon compte rendu, un
nouveau témoignage de sympathie à notre regretté confrère, en
ne passant pas sous silence Tun des derniers écrits sortis de sa
plume.
Descaries s'est trompé en énonçant les lois de la chute des
corps. Tel est, on le sait, l'avis de Paul Tannery et telle a été
après lui l'opinion de tout le monde, à l'exception toutefois de
M. Chazottes, professeur à Guéret (Creuze) (2).
Mais écoutons d'abord Descartes. Après avoir dit que les
vitesses d'un corps tombant en chute libre croissent comme les
temps, il ajoute : ** D'où il suit certainement que si vous laissiez
toml)er une boule, in sjtatio plane vacuo de 50 pieds de haut,
que, de quelque matière qu'elle pust estre, elle employeroit
justeuïent trois fois autant de lenips aux 25 premiers pieds,
qu'elle feroit aux 25 derniers. „ Je choisis ce passage parce
qu'il est en français, niais il y en a d'autres analogues.
Il a semblé à M. Chazottes qu'un homme de la valeur de
(1) Sur ufie erreur maihéwatique de Descartes^ par Paul Tannery.
Arcuiv fCr Gescuichte der Philosophie. Kouv. série, tome X, Berlin,
1904. pp. 354-340.
{i) Sur une prétendue faute de raiscmuement que Descartes aurait
commise, par J. Chazottes, professeur à Guéret (Creuze). lBio.,pp. 171-175.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 678
Descartes ne pouvait pas s'être trompé. Partant de celte idée
préconçue, l'explication de la loi des espaces que je viens de
rappeler, doit donc, d'après lui, signifier que les espaces par-
courus sont proportionnels aux carrés des temps. C'est une thèse
paradoxale ; mais dire le point précis où pèche le raisonnement
de M. Chazottes est chose néanmoins assez difficile. L'auteur a
un style obscur et s'exprime d'une manière si peu conforme à
Tusage reçu entre mathématiciens, qu'il est malaisé de le com-
prendre. Tannery a bien beau jeu à le réfuter. Il le fait avec tant
d^aisance, de clarté et de malice, qu'on a presque l'impression
qu'il enfonce des portes ouvertes.
Je ne puis résister au plaisir de transcrire, par exemple, cette
réflexion de bon sens par laquelle il termine : ** Il y a une
croyance trop répandue, dit-il, c'est que les sciences exactes ont
été construites comme elles peuvent et doivent être enseignées,
c'est-à-dire sans tâtonnements et sans erreurs de la part de ceux
qui ont frayé des voies nouvelles. Cette croyance il faut la laisser
aux maîtres d'école, à qui il n'est pas permis de se tromper; la
vérité historique est que, même en mathématiques, les plus
grands génies ont commis des inadvertances singulières :
^ Quandoque bonus dormitat Homerus „
et cela non seulement dans leur correspondance, mais encore
dans les écrits qu'ils ont publiés. Dans la Géométrie de Descartes,
il y en a deux en particulier que les contemporains n'ont pas
remarquées. Mais dans ces erreurs des grands novateurs, dont ni
Fermât, ni Galilée, ni tant d'autres ne sont pas indemnes, on
reconnaît la griffe du lion. Ils n'en sont pas diminués ; cela doit
au contraire nous rendre plus humbles vis-à-vis d'eux et nous
faire bien comprendre la difficulté de la tâche qu'ils ont accomplie,
la grandeur des services qu'ils ont rendus à l'humanité comme
créateurs de branches nouvelles de la science. Honorons-les donc
jusque dans leurs erreurs ; car ce sont eux qui nous ont appris
à n'y plus retomber. .,
H. BOSMANS, S. J.
IIK SÉRIE. T. IX. 43
674 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
GEOLOGIE
La craie phosphatée de Taplo'w. — L'Angleterre, si riche
en gisements minéraux de tout genre, ne possède qu'un seul
petit gîte de craie phosphatée, celui de Taplow. Les recherches
récentes de MM. White et Treacher (1) leur ont permis de tirer
les conclusions suivantes : La craie en question, dans sa portion
la plus riche, est de l'Âge des craies à Marsupites cortestudina'
rius. Sa faune microscopique est absolument particulière. Elle
constitue un gisement extrêmement localisé qui parait déposé
dans une sorte de cuvette ou entonnoir d'origine synclinale.
Enfin, une partie au moins du constituant phosphaté a acquis ses
caractères sur place. D'après cela, cette craie est contemporaine
des craies phosphatées du turonien du Cambrésis. Comme tous
les gisements de craies phosphatées ou de calcaires oolithiques
phosphatés, elle se trouve en cuvettes isolées. Cela est vrai à
Ciply en Belgique, pour toutes les craies phosphatées du nord
de la France, pour les calcaires richement phosphatés de l'éocène
d'Algérie et de Tunisie. Ce serait une nouvelle preuve du bien
fondé de l'hypothèse de M. F. Cornet, qui attribue la formation
de ces gisements à l'accumulation de débris organiques dans des
mers fermées en voie d'évaporalion.
Les "wash-out du houiller du Torkshire. — Les géologues
anglais ont fréquemment décrit, avec grand détail, de singuliers
accidents que l'on observe dans leurs bassins houillers. Ce sont
des endroits où, dans une couche de charbon, le charbon a été
enlevé, après coup, sur une étendue plus ou moins grande et
remplacé par des sédiments généralement arénacés, voire même
caillouteux. Les allures de ces accidents rappellent à l'esprit
l'aspect de sections de lits de rivière ou de chenaux torrentiels.
M. E. F. Middieton (2) décrit à son tour des accidents semblables,
présentant les traits les plus caractéristiques de ce genre de
bouleversements. Du charbon a été enlevé dans des sortes de
cuvettes et remplacé par du grès, qui aux alentours forme le toit
de la couche et qui là descend jusque sur le mur, en supprimant
le charbon. Dans un autre cas, un conglomérat avec vrais cail-
(1) QUARTERLY JOURN. OF THE GEOL. SOC, t. LXI, 1905, p. 461.
(2) iWd., p. 3:19.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 6j5
loux, dont M. Middleton ne donne malheureusement ni l'origine
ni la nature, est venu raviner la couche de charbon. Ce qu'il y
a de plus remarquable dans les faits cités ici, c'est que l'on
observe un accident semblable dans deux couches superposées
écartées de plus de 200 mètres. Les deux accidents sont pour
ainsi dire superposés, et l'on n*en observe pas dans une couche
intermédiaire. A l'occasion de la discussion qui a suivi la lecture
du travail de M. Middleton, M. Fox-Strangways a signalé que
dans le bassin du Leicestershire on avait observé un dérange-
ment semblable, qui se composait d'un creux où venaient aboutir
de nombreux courants tributaires donnant l'impression du tracé
classique d'un système de drainage.
Les horizons marins du houiller du North-Staffordshire.
— Il est un fait bien surprenant, c'est de voir combien, partout,
a été peu étudié le terrain qui devrait par excellence être le
mieux connu, je veux parler du terrain houiller. Quand on voit
de quelle utilité serait pour la détermination et le synchronisme
des formations houillères la rencontre d'horizons persistants et
caractéristiques de fossiles, on s'étonnerait que l'on n'ait pas
déployé autant de zèle à leur recherche que pour d'autres ter-
rains,si l'on ne savait que la récolte des faunes houillères néces-
site de longues et pénibles recherches au fond des charbonnages,
recherches qu'on doit faire par soi-même. C'est par suite de ce
manque de zèle que le bruit a couru, et court encore, que les
fossiles houillers sont rares et inutiles et leurs horizons sans
persistance. Chaque fois qu'un chercheur patient et tenace s'est
mis à la besogne, la fausseté de cette opinion a éclaté immé-
diatement. Le travail que vient de publier M. Stobbs (1) en est
une nouvelle preuve. L'Angleterre, par suite de toutes sortes de
circonstances, est le pays dont les terrains houillers sont le
mieux connus au point de vue qui nous occupe. Tout spéciale-
ment le bassin du Norlh-StafTordshire, grâce aux travaux anciens
de M. J. VVard, était en tête comme progrès des connaissances.
Cela n'a pas empêché M. Stobbs d'y faire des découvertes capi-
tales que nous pouvons résumer de la façon suivante. Le bassin
en question renferme onze niveaux marins. Ces niveaux, très
étendus, très riches, se trouvent dans toute l'épaisseur du ter-
rain houiller. Les fossiles marins alternent avec les couches
renfermant les fossiles considérés comme d'eau douce (Carbonî-
(1) QUARTERLY JOURN. OF THE GEOL. SOC, t. LXI, 1905, p. 495.
676 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cola, etc.)- 11 n*y a jamais mélange des deux faunes, mais les
deux peuvent se trouver très voisines. La faune de ces niveaux
marins, variable comme groupement, ne présente aucune varia-
tion sensible de haut en bas du bouiller. Dans un des niveaux
les plus élevés, on rencontre des fossiles du bouiller le plus infé-
rieur et même du calcaire carbonifère. Il y a au moins trois de
ces niveaux fossilifères qui s*étendent dans les bassins voisins
tels que ceux du Lancashire, du Yorkshire, du South-Stafford-
shire et de Coalbroak-Dale. Dans beaucoup d'autres bassins
on commence à trouver des horizons marins que Ton pourra
utiliser plus tard pour étendre les synchronismes proposés à
d'autres bassins encore.
Il est inutile d'insister sur l'importance capitale de la plupart
de ces conclusions et sur le bouleversement qu'elles apportent
dans les idées ; mais il est curieux de suivre la marche des con-
naissances. Lors de la rencontre des premiers fossiles houillers,
on a dit qu'ils étaient accidentels et dus à des invasions. Lors-
qu'ils se sont multipliés, on a fini par admettre que le houiller
inférieur était caractérisé par ses faunes marines. Bientôt cette
conclusion devra s'étendre à tout le houiller, et ce qui était l'ex-
ception sera alors la règle. Ajoutons qu'un excellent appendice
paléontologique par M. W. Hind, le spécialiste le plus autorisé
en la matière, augmente encore la valeur du travail.
Lies Alpes entre le Brenner et la Valteline (1). — Le Con-
grès géologique international de Vienne en 1903 et surtout les
grandes excursions géologiques qui l'ont accompagné, ont eu
les conséquences les plus heureuses pour la géologie autri-
chienne. Il existait en effet dans cette vaste contrée des régions
qui, malgré tout le talent et le zèle des savants autrichiens,
étaient restées, au point de vue géologique, de grandes énigmes.
Un tel état de choses peut s'expliquer fort bien et durer fort
longtemps. Par habitude, par esprit d'école ou tout autrement,
chacun emboîte le pas de son prédécesseur et il se forme ainsi
un profond sillon dont on a peine à sortir. C'est alors que les
bienfaits d'une intervention étrangère, toute pacifique d'ailleurs,
peuvent se faire sentir. C'est ce qui a eu lieu pour les Alpes
orientales notamment, et c'est le Congrès de Vienne qui a pro-
duit le choc des idées d'où a jailli la lumière. Certes, il peut
(1) P. Terroier, fiuLL. soc. geolog. de France (4e série), t. V, 1905,
pp. 209-289, 2 pL
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 677*
sembler inadmissible pour les géologues du terroir que des
étrangers, infiniment moins familiarisés qu'eux avec la structure
de leur pays, prétendent la connaître et l'expliquer mieux qu'eux,
et je comprends qu'ils rechignent à adopter des théories nou-
velles, mais il suffit que ces théories arrivent à point et qu'elles
soient fondées pour qu'elles fassent leur chemin.
La constitution stratigraphique de la région étudiée par
M. Termier n'est pas trop chargée et elle avait été soigneuse-
ment travaillée non seulement par les géologues autrichiens,
mais encore par des étrangers. Elle comprend d'abord une puis-
sante série de roches mésozoïques ou néozolques d'âge précis
indéterminé, mais certainement équivalentes des Schistes lustrés
des Alpes occidentales. Puis vient du trias très puissant, repré-
senté surtout par des calcaires-marbres et des dolomies, puis
du terrain carbonifère peu développé,constitué par des phyllades,
et enfin, à la base, vraisemblablement, de l'archéen assez com^
plexe. Mais dans les Alpes orientales, ces quelques terrains s'en-
chevêtraient de telle façon que, pour expliquer la tectonique de
la région, les géologues avaient été conduits à admettre des
allures et spécialement des plissements absolument invraisem-
blables. C'est dans ce chaos que M, Termier a essayé de faire la
lumière en appliquant aux Alpes orientales les grandes idées
qui ont renouvelé nos connaissances sur les Alpes de TouesLOn
sait que M. Termier est un des maîtres qui, parmi un petit groupe
de géologues français et suisses, s'attachent depuis peu d'années
à élucider la structure si compliquée de nos grands massifs
montagneux du centre de l'Europe, en s'inspirant de la notion
si féconde des grands charriages.
Cette notion, qui a fait ses preuves en France et en Suisse,
s'est montrée non moins apte à résoudre les grands problèmes
qui se posaient dans les Alpes du Tyrol. Dans cinq notes présen-
tées à I Académie des sciences, M. Termier a déjà fait connaître
les premiers résultats de ses recherches. Ce sont ces résultats
qu'il synthétise aujourd'hui dans un vaste travail accompagné
de tous les documents graphiques, caries, coupes, qui permettent
d'en saisir la portée et montrent le chemin parcouru dans la voie
de l'interprétation de la tectonique de la région. Il nous serait
impossible de résumer un semblable travail, bourré de faits et
de renseignements. Nous risquerions d'en donner une idée aussi
fausse que celle que l'on prendrait d'une forêt où le bûcheron
n'aurait plus laissé subsister que quelques arbres rabougris.
Nous nous contenterons de suivre l'auteur dans les conclusions
678 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
OÙ il a, en quelques lignes» consigné lui-même les principaux
résultats de ses études.
]<>Âu nord de l'axe des Hohe Tauern, les Alpes du Tyrol
sont formées de nappes empilées les unes sur les antres, nappes
qui ont été plissées ou ondulées après leur empilement.
2^ Les schistes lustrés de la Basse-Engadine a£Renrent dans
un paquet de nappes.
3<» Les Alpes calcaires, au nord de Tlnn» sont des témoins des
nappes supérieures.
4<» Au sud de Taxe des Hohe Tauern, s'étend une zone de plis
verticaux ou quasi verticaux où se trouvent en place les racines
des plis couchés au nord et transformés en nappes.
Ce sont là des résultats que Tauteur considère, avec raison,
comme acquis et indubitables. Il ajoute alors des considérations,
que lui-même signale comme encore hypothétiques, concernant
la structure de la région qui avoisine un gigantesque accident
stratigraphique que Ton a appelé la faille alpino-dinarique, et
qui borde vers le sud la région dont il a fait Tobjet de cette
étude. Celte faille, que Ton peut suivre sur des centaines de
kilomètres, sépare la région étudiée d'une région totalement
différente à tous égards, le massif des Din'arides. M. Termier
émet l'hypothèse que cette faille alpino-dinarique n'est elle-
même qu'une gigantesque surface de charriage suivant laquelle
le massif des Dinarides aurait été poussé vers le sud en passant
par dessus les Alpes. Celte hypothèse géniale sortira du domaine
spéculatif, comme le dit l'auteur, le jour où Ton aura trouvé, en
pays alpin, des lambeaux du massif des Dinarides ou bien quand
on aura vu les Alpes s'enfoncer en pente faible et régulière sous
les Dinarides.
J'ai depuis longtemps dépassé les bornes d'un compte rendu
sommaire; mais je ne voudrais pas abandonner ce travail magis-
tral sans signaler comment l'auteur trouve, dans une objection
capitale qu'on aurait pu faire à sa thèse du charriage, une
confirmation éclatante de celle-ci.
Je veux parler de ce fait que, dans une partie de la région
étudiée, les plis se déversent vers le sud, c'est-à-dire en sens
inverse de celui du mouvement de charriage. M. Termier montre
avec raison que ce déversement, vers le sud, des plis se trans-
forme graduellement, latéralement vers l'est et vers l'ouest en
un déversement normal vers le nord. Ce fait serait uniquement
dû à une décompression locale ayant produit ce renversement
momentané des plis. Comme le même renversement local se
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 679
retrouve dans la faille alpino-dîiiarique, on s'expliquerait très
bien les choses en admettant que cette faille est elle-même une
surface de charriage et que la décompression locale est posté-
rieure aux phénomènes de charriage.
Observations paléontologiques sur le mode de formation
du terrain houiller belge (1). — La vieille question de la for-
mation de la houille, toujours palpitante, suscite de nos jours
quantité de travaux où l'on ne se contente plus de vagues obser-
vations et d'affirmations plus ou moins spéculatives, mais où
Ton étudie à fond l'une ou l'autre partie de ce vaste problème.
Seuls ces travaux feront progresser la question, et c'est dans
cette catégorie que peut se ranger le beau travail de iM. Renier.
Il commence par étudier avec soin les caractères des roches
si importantes qui avoisinent les couches de houille et que
les minenrs appellent toit et mur. Il montre que la distinction
de ces deux roches repose non pas sur des caractères litho-
logiques, mais sur des caractères paléontologiques qu'il détaille
ensuite longuement et soigneusement. De faits qu'il signale, il
croit pouvoir conclure que le seul caractère qui distingue ces
deux roches, c'est l'absence ou la présence des empreintes de
mur ou stigmaria.
Il examine ensuite la signification génétique des stigmaria
qui existent dans les mines. Pour lui, les caractères déjà signalés
dans ces végétaux comme aussi des faits nouveaux qu'il signale
lui paraissent mettre hors de doute que le mur représente un sol
de végétation. 11 développe entre autres longuement la question
du tarandage des végétaux du toit par des radicelles de stigmaria.
Il aborde ensuite la question des troncs-debout que l'on ren-
contre dans le toit des couches. Il expose des cas nouveaux qu'il
a eu l'occasion d'observer personnellement, et conclut des faits
qu'il signale que les troncs observés par lui étaient en place.
Passant ensuite en revue tontes les descriptions de troncs
rencontrés jusque maintenant par d'autres auteurs dans le bas-
sin houiller franco-belge, il conclut de l'étude critique qu'il fait
de toutes ces descriptions qu'il ne lui semble pas admissible
qu'aucun tronc ait été charrié.
Inutile de dire que de tout cela l'auteur conclut que la houille
est une formation sur place, et il développe dans le dernier
(i) A. Renier : Ann. soc. géolog. de Belgique, t. XXXII, mém., pp. 291-
314, i pi.. 1906.
b80 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
chapitre de son travail le mode de formation sur place qui lui
semble le mieux conciliable avec les résultats de ses études
paléontologiques.
X. Stainier.
HYGIENE
S'il est une science qui progresse de jour en jour et qui rend
à l'humanité des services inestimables, c'est bien VHygiène,
depuis qu'elle se fonde sur les révélations des sciences physiques
et naturelles. Hier encore, les disciples du grand Pasteur signa-
laient, en France, les résultats inespérés obtenus par Thygiène
prophylactique des nourrissons, au point de vue de la mortalité
causée par Ventérite et la bronchite dans certaines villes.
Cette mortalité, souvent excessive, est due surtout à l'une ou
à l'autre des trois tares héréditaires auxquelles bien peu d'en-
fants échappent aujourd'hui : la tuberculose, l'arthritisme ou
la syphilis, qui affaiblissent l'organisme humain et créent un
terrain favorable à l'évolution du microbe homicide.
La lutte contre la tuberculose est entreprise aujourd'hui avec
une ardeur et une intelligence remarquables,dâns tous les grands
centres où l'on se préoccupe surtout de prévenir le mal, en
améliorant le terrain par une alimentation et une habitation
plus rationnelles. La malpropreté, la misère, l'intempérance et
l'ignorance des parents contribuent, pour la plus large part, à
favoriser les ravages de ces trois minolaures. C'est pourquoi les
Sociétés protectrices de Venfance ont ouvert partout des bureaux
ou des asiles où l'on distribue du lait pur aseptique, des vête-
ments, et où les médecins donnent gratuitement aux mères des
conseils pour l'alimentation et l'Iiygiène des nourrissons et de
la maison.
Le 7 janvier dernier, nous assistions à Nice à la séance inau-
gurale d'une œuvre nouvelle mutualiste d'assistance maternelle.
Les renseignements les plus suggestifs y ont été fournis par
plusieurs médecins de la Riviera sur les ravages causés par les
maladies infantiles dans les diverses régions de la France, sur
les causes qui les déterminent et sur les résultats inespérés
déjà obtenus par le concours de la charité et de la science.
^
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 68 1
** Sur 1000 enfants de moins d'un an qui meurent à Nice, dit
le D"" Balestre, plus de 200 succombent à la gastro entérite, près
de 800 sont emportés par les maladies des voies respiratoires.
Les maladies contagieuses, notamment la tuberculose, causent
le troisième quart des décès. „
La direction méthodique de la nourriture et du sevrage permet
d*arraclier à la mort la plupart des enfants enlevés par la diar-
rhée parce que leur régime est livré au hasard. ** La consulta-
tion des nourrissons, c'est la véritable école des mères, qui y
apprennent les règles présidant à l'élevage rationnel de ces
petits êtres et les moyens de se préserver activement de la plu-
part des maladies contagieuses. „
M. le ï)^ Balestre affirme que, sur 6462 enfants de moins d'un
an qui sont morts à Nice en dix-huit ans, 4800 auraient pu être
sauvés. ** C'est la population d'une petite ville perdue par notre
faute. „
L'expérience a prononcé déjà, en effet, sur la valeur de ces
consultations de nourrissons.
A St-Pol-sur-xMer (1), la mortalité infantile était effroyable.
Depuis deux ou trois ans, cette mortalité a diminué de près de
la moitié. Dans la clinique du D*" Maygrier, à Paris, en cinq ans,
on n'a pas eu un seul décès par gastro-entérite et il meurt
40 enfants sur mille au lieu de 140. Et à Nice, les enfants
secourus par la Société protectrice meurent dans une proportion
moitié moindre que rensemble de la population infantile.
Voilà certes des constatations bien faites pour encourager
l'initiative de toutes les personnes charitables dont les aumônes
s'égarent trop souvent en pure perte, parce qu'elles sont distri-
buées sans discernement.
L'intensité du mal, comme le fait observer fort bien le
D*" Balestre, dépend de notre inattention et de notre ignorance
(l)St-Pol-sur-Mer, faubourg tlo Dunkerke. L'établissement fondé en
1887 par M. G. Van Kauwenherghe pour traiter les enfants atteints de
tuberculose osseuse ou fi^anglionnaire, comme à Middeikerke, vient
d*étre transféré à Zuyleoote, au milieu des dunes voisines de La Panne,
avec tous les perfectionnements scientifiques applicables aux divers
services sur une surface de 100 hectares. Le bâtiment principal se déve-
loppe sur un front de 420 mètres et est divisé en dix grandes salles
donnant sur la mer, communiquant par des galeries vitrées avec de
superbes dortoirs, gymnases, bains, douches, salles de récréations
couvertes, pavillons d'isolement pour les enfants eu observation ou
atteints de maladies contagieuses, etc., etc., chauffage à la vapeur,
éclairage électrique, etc., etc.
682 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des merveilleux progrès réalisés par la science moderne : Le
quartier de Nice oii il meurt le plus d'enfants est précisément
celui oii on consomme le plus d'alcool.
La question des logements sains et à bon marché a fait aussi
Tobjet de nombreuses enquêtes, qui prouvent que le manque
d'air et de lumière contribue, pour une large part, au dévelop-
pement de la tuberculose, même dans les pays chauds et abrités
contre les vents du nord comme la Riviera.
Dans nos précédentes chroniques nous avons suffisamment
appelé Tattention de nos lecteurs sur la question de ]*insalubrité
des logements pour nous dispenser d*y revenir.
Cette question fait en ce moment l'objet de nombreuses et
savantes enquêtes à Paris, comme dans le midi de la France,
où la malpropreté légendaire des gens du peuple contribue pour
une si large part au développement de la mortalité. Si cette
mortalité n'est pas plus considérable, il faut en rechercher la
cause dans la sobriété des habitants, qui absorbent beaucoup
moins d'alcool et qui mangent beaucoup moins que dans nos
pays du Nord.
On ne saurait assez répéter que nous mangeons et buvons
beaucoup trop et que cette fntempérance, dont on invoque pour
excuse la rigueur du climat, est une des causes principales de
la mortalité, de la criminalité et de la dégénérescence de la race.
L'alcoolisme, qui sévit chez nous d'une façon si cruelle, favo-
rise singulièrement, on le sait aujourd'hui, la propagation des
maladies contagieuses et l'éclosion de bon nombre de maladies
organiques qui abrègent l'existence.
C'est par antiphrase, sans doute, que Talcool a été baptisé du
nom (Teau-de-vie par nos ancêtres.
Mais ce que l'on ignore généralement, c'est que l'alimentation
surazotée, Vabus de la viande, contribue aussi pour une large
part à développer ou à faire naître une altération spéciale des
tissus, particulièrement des artères, que l'on appelle Varthri*
tisme et qui, en deux ou trois générations, atteint profondément
la constitution de la race.
La machine humaine, constamment surchargée des résidus
d'une alimentation intensive et mal pondérée, intoxiquée par
des toxines qui empoisonnent le sang et réagissent sur le cer-
veau, obéit à des impulsions redoutables, d'autant plus que le
besoin d'excitants comme les boissons fermentées, se fait de
plus en plus sentir. La viande appelle le vin et, sous l'empire de
ces deux stimulants passionnels, la bête humaine prend aisé-
ment le dessus.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 683
C'est ce que les anciens philosophes et législateurs avaient
parfaitement compris, sans connaître le pourquoi, comme les
savants qui nous renseignent aujourd'hui (1). Il est vraiment
curieux de voir, au xx® siècle, la science rationaliste en revenir
aux prescriptions de l'Église qui préconisait le jeûne et l'abs-
tinence depuis 1800 ans, comme une vertu nécessaire pour
gagner le ciel. Il n'y a pas bien longtemps que les savants dis-
ciples d'Épicure se plaisaient à faire des gorges chaudes sur
l'ignorance de ces moines et de ces religieuses qui se privaient
volontairement de viande et de vins, considérés alors comme des
dispensateurs précieux d'énergie physique et morale. Il suffit de
relire bon nombre de traités de médecine et d'hygiène de Vali"
mentation, publiés il a trente ans à peine, pour être complète-
ment édifié à cet égard (2).
Aujourd'hui, c'est une tout autre antienne. Depuis qu'une
science plus sérieuse u rigoureusement démontré que la ma-
chine humaine est comparable, au point de vue organique, à une
machine à feu qui n'a besoin que de matières hydrocarbonées
pour produire de la chaleur et du mouvement, et que c'est une
erreur de croire qu'il faut lui restituer beaucoup d'azote parce
que ses tissus se décomposent rapidement, les augures de la
science positiviste non seulement en reviennent aux prescrip-
tions de rÉglise, mais exhument toutes les citations classiques
de Bouddha, de Confucius, de Pythagore, de Platon, etc., pour
démontrer que la morale scientifique doit reposer dorénavant
sur Vhygiène de l alimentation, voire même sur le végétarisme
exclusif.
Il est certain qu'une alimentation végétale bien comprise peut
suffire à l'homme, surtout dans les climats chauds, comme en
Asie où nous voyons des ouvriers indiens ou malais fournir un
travail considérable parfois en ne mangeant que du riz et en ne
buvant que de l'eau (3).
(1) Les pensées et les actions des hommes, disait Platon, sont intime-
ment liées aux besoins et aux désirs de la boisson, de la nourriture et
de i*amour sexuel : selon Tusage qu'ils en font, il en résulte pour eux la
vertu ou le vice. Les esclaves du ventre, dit Salluste, doivent être
comptés au nombre des morts ou des animaux inférieurs.
(2) Notamment le traité d*hygiène de M. H. Georges, de Paris, qui va
jusqu'à prétendre que les races de nègres anthropophages sont plus
énergiques et plus intelligentes que les peuplades végétariennes.
(3) Voir les récentes publications de M. Armand Gauthier, Dr Lan-
douzy, Brouardel, etc.
684 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Il est incontestable qu'à ce régime on évite à coup sûr une
foule de maladies ou d'infirmités qui abrègent ou qui empoison-
nent l'existence et que le problème de la vie à bon marclié est
résolu par le fait, puisqu'on peut très bien se nourrir pour moins
de 60 centimes par jour avec des légumes et des fruits et qu'on
a calculé que le prix de la calorie peut descendre jusqu'à un cen-
time dans les hydrates de carbone comme le sucre, tandis qu'il
s'élève à 50 ou 60 centimes dans la viande.
Mais ces savants théoriciens et expérimentateurs n'oublient-ils
pas trop souvent de tenir compte des coefficients de digestihû
lité qui varient parfois singulièrement suivant les individus, les
tempéraments, l'âge et les troubles fonctionnels qui affectent
certaines périodes de la vie ?
il est très utile d'établir des tables de richesse comparée des
aliments en albumine, en graisse, en hydrates de carbone et en
matières minérales. Mais ces tableaux ne sont-ils pas de nature
à induire singulièrement en erreur les individus affectés de ce
qu'on appelait jadis des idiosyncrasies diverses ?
Combien de gens, par exemple, ne parviendront jamais à
digérer des champignons ou des fèves, plus riches que la viande
en matières azotées, des fruits plus riches en matières miné-
rales ou hydrocarbonées, des olives ou du maïs plus riches en
matières grasses ?
Nous avons pu constater pour notre part qu'en l'occurrence ce
n'est pas toujours la foi qui sauve, car nous avons assisté à
plusieurs déconvenues cruelles chez des néophytes ardents de
la foi nouvelle, forcés d'en revenir rapidement aux errements
de leurs ancêtres. Ne serait-ce pas le cas de répéter une fois de
plus: In medio virtus? Mais en tout cas, il importe de s'inspirer
le plus possible des découvertes de la science de l'alimentation,
non seulement dans les ménages, mais dans les écoles, où elles
sont trop souvent méconnues et où bien des enfants ont puisé
le germe de maladies de Kappareil digestif ou du système ner-
veux, qu'une connaissance sérieuse des principes de la chimie
alimentaire et de l'hygiène de la digestion aurait pu conjurer
ou prévenir aisément. C'est ainsi que M. le l)"" Landouzy démon-
trait récemment que l'ouvrier parisien se nourrit mal parce
qu'il boit trop et mange trop peu ; ce qui est rarement le cas
chez nous où, nous le répétons, le plus souvent on boit et mange
trop et surtout Ton boit trop d'alcool, dans toutes les classes de
la société.
Beaucoup de personnes, par exemple, appartenant aux classes
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 685
riches, aisées, ne se doutent pas qu'elles s*aIcooliseht au même
tiire que les vulgaires consommateurs d'alcool en buvant du
vin, surtout entre les repas. Et comme, plus on mange de viande,
plus on est tenté généralement de t)oire du vin ou d'autres
stimulants nervins, on crée, sans le savoir, un véritable cercle
vicieux qui aboutit invariablement à Varthritisme et à ses
multiples accidents. L'usage du tabac contribue également, en
activant la sécrétion des glandes salivaires et en irritant les
muqueuses du tube digestif, à provoquer la soif.
Les végétariens constatent que la soif diminue ainsi que l'ex-
citation du cerveau à mesure qu'on se prive davantage de
viande, d'alcool et de tabac. C'est là un fait incontestable et sur
lequel on ne saurait assez appeler l'attention de nos compa-
triotes.
Il ne suffit pas de demander à Dieu, en bon chrétien, la grâce
de ne pas nous induire en tentation : il faut avoir le courage
de ne pas s'y induire soi-même. Et aujourd'hui que la science
nous permet de voir clair dans ces ressorts cachés de l'orga-
nisme dont le mystère était encore impénétrable pour nos
parents, il serait vraiment impardonnable de ne pas tenir compte
de ses révélations. L'abus des viandes et du vin, indépendam-
ment des troubles fonctionnels, crée un véritable état d'aHëna-
tion mentale, dont les parents et les éducateurs de la jeunesse
n'ont pas appris suffisamment à se défier jusqu'ici. Le vin devrait
être proscrit dans une éducation rationnelle au même titre que
ces dîners plantureux, ces banquets pantagruéliques, dont on
abuse singulièrement dans les pays du nord et qui déterminent
fatalement la dilatation de l'estomac avec ses exigences tyran-
niques toujours croissantes et souvent mortelles à l'âge mûr.
Tous les éleveurs et sportsmen savent très bien à quoi ils
s'exposent en donnant trop d'avoine à un cheval, surtout quand
il ne se fatigue pas assez. Mais les parents et les maîtres les plus
lettrés ignorent malheureusement encore dans bien des pays le
danger d'une alimentation ou d'un régime qui présente exacte-
ment les mêmes inconvénients parce qu'il excite et empoiscjnne
la bête humaine. Leur aveuglement est comparable à celui de
ceux qui, dans le domaine intellectuel, stimulent et pervertissent
l'imagination de la jeunesse par des tableaux et des lectures
licencieuses, sous prétexte de les initier aux merveilles de l'art
et de la littérature contemporaine.
Comme le dit fort bien le D' Landouzy, tandis que le paysan
sait parfaitement comment il doit nourrir son cheval et sa vache.
686 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la plupart des éducateurs ignorent encore les principes de Tali-
Dientation rationnelle de nos enfants parce qu'ils n'ont pas été
initiés aux découvertes de la science moderne. Il serait grand
temps de consacrer à ces études nécessaires quelques heures
de plus dans les programmes de nos écoles normales, où l'on a
inscrit tant de branches, fort secondaires en regard de ces con-
naissances d'un intérêt primordial pour l'humanité.
Les instituteurs français ont raison de se plaindre de la sur-
charge ridicule de ces programmes, mais il est permis de se
demander si, en Belgique^ nous n'avons pas versé jusqu'ici dans
les mêmes errements (1).
La tonicité musculaire et l'influx nerveux se perdent d'autant
plus rapidement que l'excitation artificielle des fibres et des
cellules a été plus vive et plus prolongée. Aussi voit-on survenir
de bonne heure, chez les gros mangeurs et les alcoolisés, des
troubles gastro-intestinaux caractérisés par des fermentations
anormales des aliments. C'est surtout le gros intestin qui semble
pâtir le plus de cet état contre nature ; son irritation continue
produit des catarrhes chroniques du colon descendant, quand il
n'engendre pas Vappendicite, cette épée de Damoclès de l'âge
mûr, inconnue des générations pour lesquelles la viande et le
vin étaient des aliments de luxe.
Voilà pourquoi ces maladies soi-disant nouvelles se mani-
festent aujourd'hui avec une fréquence dont on ignorait la cause
avant les révélations de la chimie biologique et de l'anatomie
comparée. L'examen de notre appareil intestinal, particulièrement
du gros intestin, démontre en effet qu'il est mieux adapté à la
digestion des végétaux qu'à celle de la viande, qui ne subit guère,
dans l'appareil digestif des véritables carnivores, les fermenta-
tions anormales observées chez l'homme et entraînant la lym-
panisation et le catarrhe.
Les disciples de Pasteur ont cru trouver dans le lait caillé un
remède efficace contre ces fermentations morbides parce que
l'acide lactique serait microbicide, particulièrement dans la pré-
paration appelée lait de Bulgarie, qui contient, paraît-il, un
ferment spécial. Nous doutons fort que ce produit puisse remé-
dier au mal, car il ne suffît pas d'entraver l'évolution des bac-
téries pathogènes, il faut remonter à la cause, et l'on ne peut
régénérer chez les arthritiques impénitents les glandes alté-
(1) Voir la Réfwme des humanités, p^v A. Proost, Édit. Schepens,
1806.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 687
rées ou détruites cl le système nerveux épuisé par les excès.
Néanmoins le lait caillé constitue, pour les arthritiques et les
dispeptiques qui le supportent, un médicament précieux et à la
portée de tous. A ce propos, faisons remarquer que bon nombre
de ces malades ne supportent pas le régime lacté tant vanté par
les médecins qui le prescrivent souvent en parfaite ignorance de
cause.
En effet, si le lait constitue un aliment complet et léger chez
les enfants dont le foie et le pancréas sont sains et qui digèrent
par conséquent les matières grasses en suspension dans ce
liquide, il n*en est pas de même chez les vieillards et chez tous
les arthritiques atteints de dégénérescence de ces organes. L'école
d*Hippoerate avait déjà parfaitement observé le fait sans l'expli-
quer,qnand elle formulait cet aphorisme oublié par les Esculapes
modernes qui prescrivent la diète lactée partout où ils décou-
vrent de rinflammation ou de l'irritation chronique : Le vin est
le lait des vieiUards.
En d'autres termes, il est nécessaire, dans certains cas, d'user
de stimulants et d'excitants pour remédier à l'atonie des organes,
cause première de l'irritation ou d'autres troubles fonctionnels ;
mais, par malheur, le sujet finit presque toujours par forcer la
dose parce que les organes s'émoussent et réagissent de moins
en moins à mesure qu'on les excite davantage. ConclusionI: la
sobriété seule peut empêcher l'homme d'aboutir à un certain
âge à ce cercle vicieux, cause de mort prématurée.
Mais la sobriété est une habitude qu'il devient fort difficile
d'acquérir dans V(i\;e mûr quand la volonté s'affaiblit avec les
autres facultés. C'est pourquoi tant de vieillards succombent
victimes de leur impuissance à suivre le régime que la raison
leur prescrit. Et le plus souvent leur vieillesse et leurs infirmi-
tés sont aussi prématurées que leur décès. Tout est habitude
dans la vie, la vertu comme le vice, et la sobriété ne coûte
guère à ceux qui ont exercé leur volonté de bonne heure et qui
n'ont pas été élevés par des parents ou des maîtres inconscients
des lois de la nature.
Nous avons vu obtenir des résultats inespérés par Tusage du
lait écrémé chez les arthritiques, les convalescents et les vieil-
lards qui ne supportaient ni le lait pur ni le lait caillé. Il con-
vient d'appeler Taltention des mères de famille et des gardes-
malades sur cet aliment liquide qui contient tous les principes
du laitage à l'exclusion de la graisse et qui se trouve partout,
aujourd'hui que les sociétés coopératives agricoles emploient
688 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
couraniinent les écréineuses centrifuges. Il constitue, en été
surtout, une boisson économique des plus rafraîchissantes et
nullement indigeste, remplaçant avantageusement la bière et le
vin ou les mélanges d'eau, d'essence et d'alcools divers comme
V absinthe.
L'alceolisme constitue, on Ta démontré et répété à satiété, un
des principaux facteurs de la tuberculose, ce qui n'empêche qu'il
continue à sévir de plus belle dans toutes les classes de la
société, e' surtout dans les milieux populaires où l'hygiène
morale, c'est-à-dire la religion, fait défaut.
L'expérience prouve, en effet, que les meilleurs conseils et
les conférences les plus suggestives sont inopérants dans les
centres industriels travaillés par le socialisme. La progression
véritablement effrayante de la criminalité dans nos grandes
villes sous l'empire du délire alcoolique devrait, semble-t-il,
ouvrir les yeux à nos législateurs et à nos politiciens athées.
Les désespérés de la vie deviennent de plus en plus nombreux
dans les sociétés où sévit le siruggle for life sans pitié et sans
espérance dans une vie meilleure ; et il n'est plus guère de jour
où la presse quotidienne n'enregistre quelque drame horrible,
odieux attentats, massacres féroces d'enfants ou de vieillards
inoffensifs, agressions en pleine ville et en plein jour par
ces bandes organisées à'apaches dont on semble encourager les
exploits en les relâchant toujours.
N'est-ce pas là le retour à la barbarie prédit par tous les peu-
seurs que n'aveugle pas l'esprit sectaire antireligieux, et qui
faisait dire à Voltaire lui-même, dans un accès de sincérité : Si
Dieu n'existait pas, il faudrait Vinventer ? Quoi qu'en disent
nos docteurs positivistes qui ne voient pas au delà de l'horizon
de la matière, Vhygiène de Vàme est plus nécessaire encore que
l'hygiène physique sur laquelle ils prétendent reconstruire l'édi-
fice de la morale. Parce que, comme l'a fort bien fait observer
Herbert Spencer, l'homme se détermine beaucoup plus par des
sentiments que par des motifs rationnels.
Nul n'admire plus que nous les merveilleuses découvertes de
la science de la vie. Nous croyons l'avoir prouvé en insistant sur
la nécessité pour tous ceux qui ont charge d'âme de s'initier aux
révélations de la biologie, qui permettent, non seulement de
prévenir et de porter remède aux misères physiques de l'huma-
nité, mais, en triomphant des tares héréditaires ou acquises, de
rétablir souvent l'équilibre rompu entre les facultés organiques
et psychiques.
N
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 689
En terminant, nous croyons devoir appeler Tattention de nos
lecteurs sur les nouveaux travaux des bactériologistes et des
médecins qui s'efforcent de trouver le sérum des maladies con-
tagieuses, comme la tuberculose, et sur les progrès inespérés de
rélectrotfaérapie.
Nous avons visité à Gènes la clinique du professeur Mara-
gliano qui ne fait pas mystère du résultat de ses expériences,
comme d'autres savants bien connus. En attendant que M. le pro-
fesseur Behring ait découvert un vaccin qui permette de pré-
venir la tuberculose humaine, comme il a réussi à prévenir la
tuberculose bovine (1), M. Maragliano vise surtout à mettre en
état de défense V organisme menacé par la tuberculose en secon-
dant la vis medicatrix de la nature. En distinguant les ravages
causés par les bcicilles et les toxines qu'ils sécrètent, il a été
amené à produire d*abord une antitoxine neutralisant les effets
du poison tuberculeux des microbes et à découvrir un produit
qui tue les bacilles eux-mêmes et qu'il a appelé bactériolysine.
Les médecins de nos diverses écoles peuvent ergoter tant
qu'ils voudront sur la valeur de sa théorie ;\l n'en est pas
moins vrai que les résultats obtenus dans cet hôpital sont indé-
niables et que des malades dont la situation paraissait dés-
espérée en sont sortis complètement guéris en apparence.
M. Maragliano déclare lui-même qu'il ne se targue point de
guérir les malades dont les poumons sont en pleine décomposi-
tion, mais il affirme qu'on peut empêcher les tuberculeux de
devenir phtisiques, et qu'on peut empêcher Vhomme de devenir
tuberculeux.
Voilà de l'hygiène préventive bien comprise et dont feront
bien de s'inspirer surtout tous les disgraciés de la nature, affligés
de tares héréditaires ou de dégénérescences résultant de leurs
imprudences ou de leurs excès.
Les résultats obtenus récemment à l'Hôtel-Dieu, à Paris, par
l'application des courants électriques de haute fréquence ne sont
pas moins surprenants que ceux que l'on obtient par les sérums
et les antitoxines dans la prophylaxie des maladies contagieuses.
Ces courants à alternances répétées (jusque 250 000 par seconde
et plus), étudiés par M. d'Arsonval, sont particulièrement efficaces
dans les affections produites par le ralentissement de la nutri-
(\) Le bovovaccin de Behring permet déjà de conjurer la contamina-
tion par le lait tuberculeux qui inocule aux enfants en bas âge les
germes de mort. Les récentes expériences de Melun ont confirmé sa
découverte d'une façon éclatante.
IlhSËRlE. T. IX. 44
690 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tion (1) comme le diabète, la goutte, I'arthritisme. Ils modifient
rhypertension artérielle qui est la cause de V artériosclérose.
Le patient placé dans la cage d'Arsonval (Solénolde), électrisé
par induction de ses courants à grande tension, sent la pression
artérielle baisser rapidement en quelques minutes et éprouve
un bien-être extraordinaire qui persiste après quelques séances ;
de sorte que l'on voit des arthritiques, considérés comme incu-
rables parce que leur mal était rebelle à tout autre traitement,
recouvrer la santé, à condition d'éviter soigneusement tout excès
de table.
M. le Di" Moutier a même obtenu, par la méthode d'Arsonval,
l'expulsion de calculs et de sable chez les malades atteints de
gravelle, et calmé presqu'instantanément des coliques néphré-
tiques et hépatiques ou des crises neurasthéniques. Ce n'est
certes pas une hyperbole que d'affirmer que ces résultats tien-
nent véritablement du merveilleux. L'homme devient le maître
de sa machine, car il active à volonté la combustion interstitielle
et remonte ou abaisse à son gré la tension des artères.
A. Proost.
BOTANIQUE INDUSTRIELLE ET COMiMERCIALE
A propos de Quinquina. — Dans le fascicule d'octobre 1905
de cette Revue, le R. P. Bosmans, S. J., a résumé un intéressant
article du R. P. J. Rompel sur VHistoire du quinquina. Cette
notice nous a suggéré l'idée de présenter aux lecteurs de la
Revue un rapide aperçu des efforts tentés par différents gouver-
nements de l'Amérique pour introduire chez eux la culture
rationnelle d'une plante aussi utile.
La culture des arbres à quinquina, représentants du genre
Cinchona de la famille des Rubiacées, a été essayée un peu par-
tout ; mais elle n'a guère été couronnée de succès que dans les
Indes anglaises et dans les Indes néerlandaises, où l'on y a
d'ailleurs consacré des sommes considérables et mis à profil la
science et l'expérience de leurs meilleurs agronomes et chimistes :
(1) Voir V Année scientifique et agricole 1866, pur A. Proost, édit.
Schepens, Bruxelles.
I
RBVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 691
leurs efforts ont abouti à faire de cette plante, à Java, une culture
modèle. Dans TAmérique du Nord, la culture des plantes à
quinine a été tentée plusieurs fois ; on Ta essayée en Californie,
en Géorgie, en Floride, toujours sans succès ; récemment encore,
en 1902, on a fait des plantations expérimentales, et leur résul-
tat, très peu encourageant, doit plutôt faire considérer ce groupe
de plantes comme non cultivables dans rAmériqne du Nord, dont
les conditions physiques et météorologiques semblent d'ailleurs
défavorables aux Cinchona.
Au Mexique, pendant le passage de l'empereur Maximilien
a la direction des affaires, on installa, en 1866, dans les environs
de Cordoba. à une altitude de 92 mètres et sous une température
de 22'' C, des quinquinas qui végétèrent au début ; leur dévelop-
pement fut même suffisant pour permettre un envoi d'écorce
à l'Exposition universelle de Philadelphie, en 1876. En 1891, on
estimait encore la surface plantée de Cinchona à 200 acres, et
le nombre de pieds à 40 000 ; mais, depuis, les plantations
paraissent avoir été complètement abandonnées et des renseigne-
ments récents, fournis par le consul hollandais à Mexico, on
peut déduire que cette culture est perdue. Au Guatemala, les
premiers essais datent de 1880. En 1891, il y avait, d'après
certaines estimations, 2 000 000 de pieds dans les diverses plan-
tations. Actuellement ce petit pays est encore un de ceux de
l'Amérique qui jettent sur les marchés européens un peu
d'écorce de quinquina; c'est à Londres surtout et à Hambourg
que sont présentés les produits de cette origine.
Les Cinchona se rencontrent à l'état indigène au Venezuela,
mais on ne s'occupe pas de leur culture ; il semble même que
l'exploitation ne s'y fasse plus, car ce produit, qui jadis figurait
sur la liste des exportations, en a totalement disparu.
Le Venezuela et Costa-Rica avaient envoyé à l'Exposition de
Saint-Louis des échantillons d'écorce; malheureusement on ne
possède sur l'exploitation de ce produit, probablement active
pendant un certain temps, que des renseignements très vagues.
M. le D' Preuss a estimé, en 1899, l'exportation du Venezuela
À 6 400 kilos d'écorce de quinquina, qui auraient été fournis à
l'Allemagne. Cette exportation proviendrait des Cinchona
Tucuyensis et C cordifolia ou rotundifolia, deux plantes de
beaucoup moindre valeur que celles cultivées dans les Indes
néerlandaises. Les écorces de provenance américaine ne ren-
ferment, en eftet, que 6 à 7 "/o de quinine, alors que celles des
cultures javanaises en renferment en moyenne 13 à 20 «/o.
692 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
En Colombie, le commerce du quinquina, qui y est iudigène,
après avoir été plus ou moins florissant, a perdu son importance
en dépit des efforts du gouvernement pour Tencourager. Le
gouvernement a même décidé d'accorder une prime de 1000
dollars pour toute plantation de 10 000 arbres de C. succiruhraf
ledgeriana, lancifoliaf pitayensis, mais cet appât n'a point fait
progresser la culture. Il semble exister dans la région trois
grandes plantations dont deux seraient encore en exploitation
régulière et posséderaient ensemble environ 500 000 arbres,
donnant une écorce de très belle qualité ; la troisième plantation
a été abandonnée par suite de la baisse des prix.
Dans rOrénoque, le Guayana, le Jurua on rencontre également
des Cinchonaf mais leurs écorces n'arrivent guère sur les mar-
chés ; pauvres en quinine, elles sont d'ailleurs très peu estimées.
Le Pérou, le pays d'origine de l'écorce de quinquina, ne compte
plus guère dans ce commerce. En 1900^ la quantité de quinquina
exportée se chiffrait par 81 500 kilos, et il n'est pas question
d'exportation de quinine. Il en est de même pour TÉquateur, qui
depuis quelques années n'exporte presque plus de quinquina.
Au Brésil, les essais de culture ont été renouvelés fréquem-
ment. En 1868, Glaziou en installa à Thérésopolis ; en 1891, il y
avait dans cette région de belles plantations, mais l'écorce que
l'on en obtenait ne renfermait que l,9â ^jo de quinine. Grâce à
l'appui du gouvernement, il existait en 1897-1898, 500 000 arbres
de C. îedgeriana et 20 000 pieds environ d'hybrides, en pleine
terre. Dans les autres régions brésiliennes, cette culture n'a guère
été couronnée de succès plus brillants; aussi exporte-t-on peu ou
point de quinquina de cette origine. 11 est curieux de constater
que ce pays, riche en essences à quinine, reçoit d'Europe
l'écorce de quinquina et la quinine qu'y emploie la médecine.
C'est la Bolivie qui a, dans l'Amérique du Sud, le plus d'im-
portance pour la culture des Cinchona. Les premiers essais
remontent à 1870 et sont dus à l'influence de Ledger qui préco-
nisa ce genre de culture. En 1878, des Allemands en installèrent
dans les environs de La Paz, et, en 1880, en comptait sur les
montagnes de Mapiri environ 500 000 jeunes plantes ; trois ans
plus tard on estimait leur nombre à 6 500 000 environ, mais dans
ce nombre, il y aurait eu des plantes de valeur très différente.
L'exportation de quinquina atteignit, en 1902, 898 750 kilos.
Parmi les lies américaines, la Jamaïque a eu jadis une certaine
importance, mais elle a bien diminué. Ce fut en 1860 que Ton
tenta les premiers essais, et c'est en 1878 que la première
>
RBTUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. ÔçS
yeUow hark de cette provenance fut vendue à Londres où la
qualité du produit fut reconnue bonne. En 1890, plus de 1100
hectares étaient dévolus à cette culture, et le gouvernement
avait créé neuf jardins d'essais occupant 58 hectares. On a même
tenté, comme stimulant, d'installer une fabrique de quinine,
mais sans succès.
A la même époque, on fit des essais analogues à Trinidad,
sans résultat encourageant; actuellement Trinidad ne produit
plus de quinquina,et réserve ses terrains pour le cacao et d'autres
fruits. A la Martinique et la Guadeloupe, les essais ont été aussi
abandonnés.
Les quinquinas de l'Amérique du Sud n*ont donc sur le marché
qu'une bien faible importance. D'après des statistiques, assez
vieilles, malheureusement — elles datent de 1901 -— la produc*
tion aurait été cette année-là de 775 000 livres anglaises, soit
environ 4,5 °jo de la production mondiale.
De nos jours les Anglais et les Hollandais sont maîtres du
commerce de la quinine. C'est vers 1851 que les quinquinas
furent introduits à Java et dans les Indes anglaises. Le premier
plant qui parvint à Java, en 1851, fut offert au gouvernement
néerlandais par le Muséum de Paris. On le planta sur les flancs
du célèbre volcan Gedeh ; il mourut en 1862, après avoir été
multiplié par boutures. Ce premier succès amena naturellement
les Hollandais à rechercher en Amérique d'autres espèces, et, par
des soins appropriés, ù constituer des variétés et des hybrides
qui fournissent actuellement des rendements inespérés.
Nous n'avons rien dit de l'Afrique ; on n'y a obtenu, avec les
Cinchonaf que des résultats très incertains et il semble même
peu probable que ce continent et les lies avoisinantes puissent
jamais devenir des centres de production de quinquina. Nous ne
ferons pas ici l'historique des essais tentés en Afrique ; il nous
a paru plus intéressant d'insister sur les cultures américaines,
pour mieux faire ressoiHir l'importance acquise par le quinquina
en dehors de son pays d'origine devenu tributaire de l'étranger.
C'est là un fait qui s'observe encore pour d'autres produits
tropicaux, le café, par exemple, qui, originaire de TAfrique,
est actuellement produit surtout par le Brésil qui fournit même
certaines régions de l'Afrique où il existe des caféiers indigènes.
Culture et industrie du coton aux États-Unis. — Dans un
volume que vient de faire paraître à Paris (A. Challamel, éditeur,
rue Jacob, 17) M. Fr. Bernard, chargé de missions par l'Asso-
694
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES^
ciation cotoniiiëre coloniale française, nous trouvons, outre des
renseignements très pratiques sur la culture du cotonnier telle
qu'elle se pratique dans la région la plus productrice du monde»
des indications très intéressantes surFétaldesindustries annexes,
qui, depuis quelques années, ont donné un nouvel essor à l'indus-
trie principale. L'auteur insiste sur les résultats obtenus en
Amérique par l'outillage mécanique qui a transformé complète*
ment les conditions de cette culture intensive.
Après l'égrenage qui a séparé de la filasse qui l'entoure la
graine proprement dite, une partie de celle-ci est conservée pour
les ensemencements futurs, l'autre sert à l'extraction d'une huile
qui, depuis ces dernières années, arrive de plus en plus abondante
sur les marchés et entre même actuellement pour une grande
proportion dans beaucoup d'huiles dites d'olives commerciales.
D'une tonne de graines de cotonnier, le planteur obtient :
Huile 138 kilos
Farine ou tourteau 875 „
Bourre de coton 12 „
Pelure de graines 400 „
Déchets 75 „
Le tableau suivant montre le progrès de ces industries annexes.
en
u
-w
as
<
NOMBRE
d'usines
NOUBHE DE TON-
NES DE GRAINES
VALEUR DE LA
GRAINE
VALEUR DES PRO-
DUITS RETIRÉS DE
LA GRAINE
FR.
FR.
1
1870
26
80 000
3 200 ooa
1 7 500000
i
1875
35
150 000
7 500 000
' 14 500 000
1880
45
280 000
14 000 000
i 24500000
1885
80
550 000
27 500 000
, 48000000
1890
119
1000«)00
60 000 000
119 000000
1895
ibO
1800000 1
108 000 000
i 166000000
1900
400
1900000
1
119000000
. 176000000
i
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. ÔqS
On ne peut assez recommander la lecture de cet important
ouvrage aux coloniaux qui désirent entreprendre la culture de
ce textile. Certes il n'est pas complet, mais il renferme une foule
de détails pratiques qui éviteront aux planteurs bien des tâton-
nemeuts. Souhaitons que M. F. Bernard, qui va continuer ses
enquêtes cotonnières dans TAfrique, en Algérie, en Tunisie, en
Egypte, puisse parfaire son travail et nous donner, sur la
matière, un traité complet.
Le thé de Pormose. — La guerre russo japonaise a attiré
l'attention sur cette région de l'Asie dont le commerce devient
de jour en jour plus important. Un des produits de l'exportation
de Formose est le thé, qu'on y cultive sur des espaces très
étendus dans le nord de Tîle. On récolte sur le penchant des
collines et dans certaines vallées qui séparent les plateaux, des
variétés de thé excellentes, telles que celle connue sous le nom
commercial de ** thé U-long „.
Les conditions topographiques et climatérologiques sont d'ail-
leurs particulièrement favorables à cette culture dans toute
cette région ; mais les trois localités Toa-Ko-Ham, Keelung,
Shiutiam, situées en amont de la rivière San-Hsi-Lien, sont les
centres de production les plus réputés.
La culture du théier y remonte au moins à un siècle ; au début
elle se restreignait à Tusage particulier des habitants, et c'est,
semble-t-il, de 1855 seulement que datent ses premiers progrès ;
élargissement des plantations, sélectionnement des plantes,
amélioration des procédés de préparation qui actuellement sur-
tout font l'objet de recherches de la part de stations officielles.
Les planteurs emploient huit variétés différentes, dont ils ont
appris à connaître les caractères et les exigences ; ce sont de
petits arbrisseaux dont la taille varie de 86 à 84 centimètres.
C'est généralement par marcottage que ces théiers sont multi-
pliés ; on est ainsi à peu près sftr de conserver aux descen-
dants les caractères de la race primitive. Après quatre ans de
culture, les marcottes enracinées sont suffisamment développées
pour une première exploitation. Les plantes de 13 à 15 ans, qui
ont donc été exploitées pendant une dizaine d'années, sont cou-
pées à la base; les rejets peuvent alors être à nouveau épluchés.
La cueillette ne se fait pas en une fois ; mais, d'avril à
novembre, elle se repète environ une dizaine de fois. Suivant
l'époque de la récolte, on obtient des qualités un peu différentes,
auxquelles on donne le nom de la saison où on les a récoltées.
La cueillette se fait à la main, et avec le plus grand soin.
696 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Dans le nord de Formose, on estime le rendement d'une plan-
tation à 2000 livres de feuilles fraîches par tcho, qui vaut 9 915
mètres carrés.
Formose produit actuellement deux qualités principales de
thé : " U-long „ et ** Pao-tchung „. Le premier est préparé par
la méthode ancienne plus ou moins perfectionnée ; le second est
obtenu par un procédé introduit plus tard dans File.
Pour obtenir le ** U-long „, les feuilles du théier doivent
subir deux séries de préparations : la première porte sur le choix
du producteur, et revient au planteur; la seconde sur le traite-
ment du produit, et concerne le commerçant en gros. Le thé
ordinaire se prépare encore le plus souvent a la main ; aussi sa
qualité dépend-elle en grande partie de Thabileté de l'ouvrier,
habileté qui ne s'acquiert que par une très longue pratique. Les
feuilles, après la récolte, sont étalées au soleil sur des toiles afin
de subir un premier flétrissage ; après quoi, on les entasse dans
des corbeilles en bambous où elles vont subir un second Hétris-
sage ; elles en subiront un troisième, dans des sortes de vans.
Cette opération, qui n'est qu'une fermentation, doit être con-
duite avec soin : le temps nécessaire pour obtenir les résultats
désirés varie beaucoup avec les conditions extérieures.
Après le flétrissage commence la torréfaction, pendant
laquelle l'ouvrier doit veiller à ce que la température ne s'élève
pas au-dessus d'un certain degré ; il en est de même pendant le
desséchage qui vient ensuite et doit être repris plusieurs fois. Le
temps nécessaire à ces manipulations n*est pas le même pour les
thés des différentes saisons. Les thés de printemps et d'automne
demandent 8 heures en moyenne pour passer par ces différentes
phases, le thé d'été 6 heures seulement, et le thé d'hiver 7 heures.
On estime qu'il faut 4 livres de feuilles fraîches pour obtenir
1 livre de thé préparé ; le rendement d'un tcho serait donc de
500 livres de thé préparé. Celui-ci, dans la région et pour le thé
U-long, est emballé en sacs de 50 livres, d'où son nom de
** thé en sac „.
C'est la ville de Ta-tu-tia qui est l'entrepôt principal du thé ;
ce sont les négociants de cette cité qui vont dans les plantations
acheter le thé en sacs et lui font subir dans leurs magasins une
sorte de raflinage. Les feuilles sont triées, après avoir été
tamisées, puis séchées au four pendant 7 à 8 heures. Après le
séchage, on les renferme dans des caisses. Cette nouvelle série
d'opérations fait perdre au thé environ 10 à 15 p. c. de son poids.
Les caisses d'emballage sont doublées de papier de plomb, et le
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 697
bois dont on les construit est ordinairement celui d'un conifère
de la région d'Araoy. Ce thé raffiné est connu sur le marché
japonais sous le nom de ** thé en caisse „.
Le thé U-long est de qualité intermédiaire entre le thé noir et
le thé vert. Sa fabrication assez spéciale- lui donne un arôme
particulier très apprécié des amateurs. Les analyses chimiques
des deux qualités extrêmes de ce thé ont donné en moyenne les
résultats suivants :
Qualité Qualité
supérieure inférieure
Théine 1 963 1 933
Tanin 9 630 6 163
Albumine 16 625 15 925
Matières extractives . . . 42 822 34 620
Eau 8 838 11780
Cendres 6 503 7 600
Quant au thé ^ Pao-tchung ^, sa fabrication est d'origine chi-
noise ; le mode de préparation a été introduit à Formose il y a
environ trente ans seulement.
On part du thé U-long; on l'entasse dans une chambre avec
des fleurs odoriférantes qui doivent lui communiquer un arôme
particuli(ir. Une fois le thé bien imprégné de l'odeur des fleurs,
on met le mélange à sécher au soleil, puis on trie le tout pour
séparer les fleurs.
On signale quatre fleurs à mélanger a ce thé, mais nous ne
connaissons pas leurs noms. L'emballage se fait en petits
paquets qui, à leur tour, sont empaquetés dans des caisses en
bois à parois garnies intérieurement de feuilles de plomb.
Comme nous Tavons dit, c'est Ta-tu-tia qui est Je centre du
commerce du thé, c'est là qu'aflliient toutes les récoltes, aussi y
règne-t-il une grande animation pendant la saison; on estime à
plusieurs milliers le nombre d'ouvriers et d'ouvrières employés
en ce moment aux diverses manipulations.
Les négociants en thé de Formose sont de nationalités très
différentes : Européens, Américains, Chinois, indigènes et Japo-
nais. Mais ce ne sont guère que des maisons européennes ou
américaines qui s'occupent du raffinage et de l'exportation : elles
sont an nombre de sept, trois européennes, quatre américaines.
L'exportation du thé de Formose est de date relativement
récente ; elle fut inaugurée il y a quarante ans environ par un
Anglais, John Dodds, qui en expédia 5000 livres à Amoy, d'où il
\
698 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
passa en Amérique. Actuellemeut, c*est devenu, avec le riz et le
camphre, un des articles principaux du commerce de Formose
qui en expédie annuellement pour une valeur de 7 000 000 de
yens (yen = fr. 2,58).
Ce sont actuellement encore les États-Unis de TAmériquedu
Nord qui sont les principaux acheteurs pour le thé U-long : ils
prennent environ les 9/lU de Texportation totale ; viennent
ensuite le Canada et l'Angleterre.
Quant au Pao-tehung, ou thé parfumé, il est surtout demandé
par Java, Bornéo, Sumatra et les autres lies de la Malaisie qui
prennent 8 à 9/10 de l'exportation totale; le reste passe en
Aunam, au Siam, à Singapour et dans les autres localités des
Straits.
Sans insister sur les statistiques, nous croyons utile, pour
montrer l'extension du commerce de ce produit, de donner
quelques-uns des chiffres représentant la quantité et la valeur
du thé exporté depuis 1867.
Quantité
Valeur en yens
en livres anglaises
à Formose
1867
203000
—
1870
1 054 000
—
1880
9 047 000
3 278 524
1890
12 862 900
4 688 47S
1893
16 394 900
6 167 761
1900
14 598 584
5 300 193
1904
13 588 222
6 246 428
C'est en 1893 que l'exportation a atteint son maximum en
poids, et en 1897 son maximum en valeur : 15 228 643 livres
valant à Formose 6 906 030 yens.
La production du café aux Indes. — On cite constamment
les chiffres de la production du café au Brésil, mais on ne trouve
que peu de renseignements sur la production des Indes anglaises,
qui mérite cependant d*entrer en ligne de compte.
A la fin de 1904, on comptait dans ces régions 212 964 acres
de terrain en caféiers, tous, sauf 335 acres, situés dans la
** Southern India „. La production du café est limitée à une aire
étroite, dans une région élevée, au delà de la côte sud-ouest ;
les districts Mysore, Coorg, Madras, Nilgiris, Malabar, com-
prennent 86 °/o de la surface totale occupée par cette plante
aux Iodes.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 699
Le Mysore possède à lui seul la moitié des terres cultivées en
café ; eu 1904 il y avait 104 287 acres, tandis que Coorg n'en
possédait que 48 142 et Niigaris et Malabar 30 000 environ.
Madras, Saleme, Corimbatore, Travencore, Cochin, Burma,
Assam, Bombay, fournissent également du café, mais en quan-
tité très réduite.
Si Ton représente la surface cultivée et la production de 1885
par 100, les années suivantes la surface et la production seront
données par les chiffres suivants :
Surface
Production
1885
100
100
1886
97
100
1887
103
74
1888
104
98
1889
110
65
1890
114
63
1891
111
84
1892
110
80
1893
112
75
1894
117
76
1895
120
78
1896
128
57
1897
122
61
1898
121
73
1899
116
76
1900
115
66
1901
110
69
1902
100
73
1903
96
78
1904
90
89
Ces chiffres montrent, d'une part, qu'après avoir pendant une
certaine période cherché à augmenter la surface cultivée, on a
depuis abandonné quelques plantations; d'autre part, ils font
voir que, même avec une plus grande surface, on n'obtient plus
dans les Indes un rendement comparable à celui de 1885.
Pendant la période de 1889-1905, on a noté, en 1895, la plus
forte production avec un total de 40 141 667 livres et la plus
faible en 1901 avec 15 585 003 livres. Pendant les deux der-
nières années, les exportations se sont chiffrées et réparties
comme suit :
700 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1904-1905 1903-1904
Angleterre
17 074684
20982 528
Autriche-Hongrie
219 296
400 960
Belgique
402 752
470 176
France
11716880
10850112
Allemagne
227 248
315 616
Italie
17 027
70112
Egypte
2 016
—
Afrique orientale (anglaise)
784
896
n „ (allemande)
4 032
2 352
(portugaise)
—
336
Madagascar
224
—
Maurice
95 536
35 504
Natal
10 416
14336
Cap de Bonne-Espérance
112
—
États-Unis
33 600
21504
Arabie
227 360
272 272
Bavière
—
64176
Ceylan
1 999 872
2 565 584
Mekran et Sonmiani
—
112
Perse
15 232
18032
Turquie d'Asie
59 136
25 200
Australie
514304
820656
Totaux
32 620451
36 930 464
Pendant Tannée 1904, 22 522 personnes furent employées aux
plantations d'une manière permanente et 51 870 temporairement,
ce qui fait, en moyenne, une personne par 26 acres.
Les Indes, tout en exportant du café, en reçoivent de 800 000 à
1 300 000 livres. Amené à Burma, ce café provient surtout des
Straits Settlements; celui qui arrive à Bombay provient d'Europe
et en grande partie, par des réexpéditions, d'Autriche-Hongrie.
L'exportation a augmenté, dans les dernières années, mais
la valeur a continué à diminuer malgré la diminution de pro-
duction du Brésil. On sait que la plus forte production en café
a été atteinte au Brésil en 1901-1902; elle se chiffrait alors par
une exportation de 15 439 000 sacs, en 19021903 elle tombe à
12 324 000 et en 1903-1904 à 10 407 000 sacs ; en 1904-1905 elle
n'a guère dépassé 10 000 000, et en 1905-1906 on ne croit pas
qu'elle atteindra ce chiffre.
É. D. W.
>
TABLE DES MATIERES
DU
NEUVIÈME VOLUME (troisième série)
TOME LIX DE LA COLLECTION
LIVRAISON DE JANVIER d©06
Le Chanoine Nicolas Jean Houlay, par M. le Chanoine
Bourgeat 5
Les Observatoires de la Compagnie de Jésus au début
DU xx« siècle, par le R. P. P. de Vregille, S. J. . 10
L'Industrie de l'Or, par M. le Vt« R. de Montessus . . 78
Les Origines de la Statique (suite) , par M. P. Duhem . 115
Le Coté militaire du Néo-Protectionnisme britannique,
par M. G. Beaujean 149
Le Tunnel et le Chemin de fer électrique de la Jung-
FRAU, par M. G. de Fooz 171
L'Haeckélianisme et les Idées du P. Wasmann sur l'Évo-
lution, par le R. P. R. de Sinéty, S. J 226
L'ÉcLiPSE TOTALE DE SoLEiL DU 30 AOÛT 1905, par M.Tabbé
Th. Moreux 243
Bibliographie. — I. Cours d'Analyse mathématique, par
Ed. Goursat, tome II, M. G 282
IL 1. Die Anfangsgrflnde der Difierentialreclinung
und Integrairechnung fur Schûler von hOhe-
ren Lehranstalten und Faebschulen, dar-
gestellt von D^ Richard SchrOder. 288
702 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
2. Ueber die Auweiidungeti der darstellenden
Géométrie insbesondere Qber die Photo-
grammetrie, von F. Schilling. 293
3. Leçons de Mécanique élémentaire, par P.
Appell et J. Chapuis, J. T 294
III. Traité de Physique, par 0. D. Chwolson, J. Thi-
rion 295
IV. Les Quantités élémentaires d'Électricité, Ions,
Électrons, Corpuscules. Mémoires réunis et
publiés par H. Abraham et P. Langevin, J. T. 303
V. Manuel pratique de Radiologie médicale, par le
Dr E. Dupont, J. T 306
VI. Manuel des Recherches préhistoriques, publié
parla Société préhistorique de France, J. G. 307
VIL Six Leçons de Préhistoire, par G. Engerrand,
J. G 310
VIII. Science et Apologétique, par A. de Lapparent,
G. Leehalas 314
Revue des recueils périodiques.
Biologie générale, par J. M., S. J 321
Physiologie, par J. M., S. J 333
Agriculture, par A. François 343
Nécrologie. — M. Gustave Dewalque, J. T 352
TABLE DES MATIÈRES. yoS
LIVRAISON D'AVRIL 1©0G
Le Centenaire de Le Play, par M. A. Beemaert . . . 353
La Fonction économique des Ports.
Introduction, par M. É. Van der Smissen .... 357
I. La Fonction économique des ports dans l'Antiquité
grecque, par M. H. Francotte 360
Les Origines de la Statique (suite), par M. P. Duhem. 383
Conflits de faits et Conflits de tendances, par M. J. M. 442
Formation sur place de la Houille, par le R. P. G.
Schmitz, S. J 462
Les Observatoires de la Compagnie de Jésus (fin), par
le R. P. P. de Vregille, S. J 493
Variétés. -— L Curiosités médicales, par M. le D*" Mœller. 580
IL La Réduction des Intensités luminetises en Pein^
ture, par M. G. Lechalas 589
Bibliographie. ~ L Cours d'Analyse infinitésimale, par
Ch.-J. de la Vallée Poussin, R. dAdhémar .... 596
IL Leçons d'Algèbre et d'Analyse, par Jules Tan-
nery, M. O. . 599
IIL Encyklopadie der Elementar-Matlieniatik,...
von H. Weber und J. Wellstein, H. B. . . 605
IV. Lebrbucli der analytischen Géométrie. Erster
Band : Géométrie in den Grundgebilden erster
Stnfe und in der Ebene, von L. HefTler und
C. Koehler, H. B 607
V. Anfangsgrftnde der darstellenden Géométrie
fur Gymnasien, von Fritz Schulte, H. B. . 608
VI. Die Planimetrie fur das Gymnasiuni, von G.
Holzmuller, F. \V. . . ^ 608
VU. Einleitung in die Funktionentbeorie, von Stolz
und Gmeiner, F. 'W 610
VllL Elemente der Voktor-Aiialysis, mit Beispielen
ans der theoretischen Pliysik, von A. H.
Bucberer, F. W 611
IX. Vorlesungen ûber die Vektorenreehnung. mit
AnvvendungenAuf Géométrie, Meehanik und
Mathematik, von E. Jabnke, F. W. ... 611
X. La Science moderne et son état actuel, par
Emile Picard, G. Lechalas 612
704 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
XI. La Théorie physique, son objet el sa structure,
par P. Duhem, P. C 615
XII. Traité de Géologie, par A. de Lappareni,
X. Stainler 619
XIII. The Origin and Influence of the Thoroughbred
Horse, by William Ridgeway, J. M. . . . 628
XIV. An Elementary course in Mammalian Osteo-
logy, by the Rev. A. M. Kirsch, C. S. C, J. M. 630
XV. Le Sorgho dans les vallées du Niger et du
Haut-Sénégal, par M. Dumas, É. D. TV. 631
XVI. Le Ralia. Exploitation, utilisation et commerce
à Madagascar, par M. Deslandes, É. D. TV. 632
XVII. Culture et Industrie du Manioc, par L. Colson
et L. Chatel, É. D. W 633
XVIII. Kalender fOr die Baumwollindustrie, 27 Jahr-
gang, É. D. W 634
XIX. Commercial Geography, by H. Gannett, C. L.
Garrison and E. J. Houston, É. D. W. . . 635
XX. Expédition antarctique belge. Résultats du
S. Y. Belgica, en 1897-1898-1899. Rapports
scientifiques. Botanique. Les Phanérogames
des Terres Magellaniques, par É. De Wilde-
man,B.P 637
XXI. Fontenelle,par A. Laborde-Mi]aà,G.Lechalas. 640
XXII. La Providence et le Miracle devant la science
moderne, par Gaston Sortais, G. de Kirwan. 643
XXIII. Monunienta Jndaica. Prima pars : Bibliotheca
Targumica. Erster Band, erstes Hefl. Ara-
maia : Die Targuniim zum Pentateuch. Her-
ausgegeben von A. Wûnsche, W. JN'eumann
und M. AltschOler, S. B 651
XXIV. LaBelgique, Institutions, Industrie, Commerce,
N. N 656
Revue des recueils périodiques.
Histoire des Mathématiques et des Sciences, par
H. Bosmans, S. J 658
Géologie, par X. Stainler 674
Hygiène, par A. Proost 680
Botanique industrielle et commerciale, par É. D.W. 690
Louvain. — Imp. Pollki ni& cît Cklibkick, 6o, rue Vital Dec08ter,6o
REVUE
DBS
QUESTIONS SCIËNTIFPES
REVUE
DES
QUESTIONS SCÏMTIFIQUES
PUBLIEE
PAR LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE DE BRUXELLES
Nulla unquam inter fldetii cl ralionem
vera dissensio esse potesi.
Const. de Fid. cath., c. nr.
TROISIÈME SÉRIE
TOME X — 20 JUILLET 1906
(TRENTIÈME ANNÉE; TOME I.X DE LA COLLECTION)
LOUVAIN
SFXKÉTAKIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE
(M. J. Thirion)
II, RUE DES RÉCOLLETS, ii
^
LE MINOTAURE TYPHÉE
Pour désigner Tinsecte objet de cet opuscule, la
nomenclature savante associe deux noms redoutables :
celui de Minotaure, le taureau de Minos, nourri de chair
humaine dans les cryptes du labyrinthe de Crète, et celui
de Typhée, Tun des géants, fils de la Terre, qui tentèrent
d'escalader le Ciel.
A la faveur de la pelote de fil que lui donna Ariane,
fille de Minos, l'Athénien Thésée parvint au Minotaure,
le tua et sortit sain et sauf, ayant pour toujours délivré
sa patrie de l'horrible tribut destiné à la nourriture du
monstre. Typhée, foudroyé sur son entassement de mon-
tagnes, fut précipité dans les flancs de l'Etna.
Il y est encore. Son haleine est la fumée du volcan.
S'il tousse, il expectore des coulées de lave ; s'il change
d'épaule pour reposer sur l'autre, il met en émoi la
Sicile, il la secoue d un tremblement de terre.
Il ne déplaît pas de trouver un souvenir de ces vieux
contes dans l'histoire des botes. Sonores et respectueuses
de l'oreille, les dénominations mythologiques n'entraînent
pas des contradictions avec le réel, gravjB défaut que
n'évitent pas toujours les termes fabriqués de toutes
pièces avec les données du lexique» Si de vagues ana-
logies relient en outre le fabuleux et l'historique, noms
et prénoms sont des plus heureux. Tel est le cas du
Minotaure Typhée (Minotaurus Tk/phœus, Lin.j.
On appelle de ce nom un coléoptère noir, de taille
assez avantageuse, étroitement apparenté avec les troueurs
6 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de terre, les Géotrupes. C'est un pacifique, un inoffensif,
mais il est encorné mieux que taureau de Minos. Nul,
parmi nos insectes amateurs de panoplies, ne porte armure
aussi menaçante. Le mâle a sur le corselet un faisceau de
trois épieux acérés, parallèles et dirigés en avant. Sup-
posons-lui la taille d'un taureau, et Thésée lui-même, le
rencontrant dans la campagne, n'oserait affronter son
terrible trident.
Le Typhée de la fable eut l'ambition de saccager la
demeure des dieux, en dressant une pile de montagnes
arrachées de leur base ; le Typhée des naturalistes ne
monte pas ; il descend, il perfore le sol à des profondeurs
énormes. Le premier, d'un coup d'épaule, met une pro-
vince en trépidation ; le second, d'une poussée de l'échiné,
fait trembler sa taupinée comme tremble l'Etna lorsque
son enseveli remue. Il affectionne les lieux découverts,
sablonneux où, se rendant au pâturage, les troupeaux de
moutons sèment leurs traînées de noires pilules.
Ces dragées, modelées en olives, sont pour lui la régle-
mentaire provende. A leur défaut, il accepte aussi les
menus produits du lapin, de cueillette aisée, car le timide
rongeur, crainte peut-être de se trahir par des témoins
trop répandus, a ses latrines parmi des touffes de thym
et revient toujours crotter à l'endroit accoutumé. Mais ce
sont là des vivres de qualité inférieure, utilisés, faute de
mieux, pour lui, jamais pour sa famille. Il leur préfère
ceux que lui fournit le troupeau. S'il fallait le dénommer
d'après ses goûts, il faudrait l'appeler le passionné collec-
teur de crottins de mouton.
Cette prédilection pastorale n'avait pas échappé aux
anciens observateurs. L'un d'eux appelle l'insecte Scarabée
des moutons, Scarabœus ovinus. Il est fâcheux que la
nomenclature n'ait pas conservé le vieux qualificatif, de
signification si précise, éminemment apte à nous ren-
seigner.
Les terriers, reconnaissables à la taupinée qui les sur-
LE MINOTAURE TTPHÉB. 7
monte, commencent à se montrer fréquents en automne,
lorsque des pluies sont enfin venues humecter le sol,
calciné par les torridités estivales. Alors, de dessous
terre, les jeunes de l'année doucement émergent et
viennent, pour la première fois, aux réjouissances de la
lumière ; alors, en des chalets provisoires, grassement on
festoie quelques semaines ; puis on thésaurise en vue de
l'avenir.
Visitons la demeure, maintenant travail aisé, auquel
suffit une simple houlette de poche. Le manoir est un
puits du calibre du doigt et de la profondeur d'un empan
environ. Pas de chambre spéciale, mais un trou de sonde,
vertical autant que le permettent les accidents du terrain.
Tantôt d'un sexe, tantôt de l'autre, le propriétaire est au
fond, toujours isolé. L'heure de se mettre en ménage et
d'établir la famille n'étant pas encore venue, chacun vit
en ermite et ne s'occupe que de son bien-être. Au-dessus
du reclus, une colonne de crottins de mouton encombre le
logis. Il y en a parfois de quoi remplir le creux de la main.
Comment le Minotaure a-t-il acquis tant de richesses ?
Il amasse aisément, affranchi qu'il est du tracas des
recherches, car il a toujours soin de s'établir à proximité
d'une copieuse émission. Il fait cueillette sur le seuil
même de sa porte. Lorsque bon lui semble, la nuit sur-
tout, il sort et choisit dans l'amas de pilules une pièce à
sa convenance. De son chaperon comme levier, il l'ébranlé
en dessous ; d'un doux roulis il l'amène à l'orifice du puits,
où le butin s'engoufire. Suivent d'autres olives, métho-
diquement, une par une, toutes d'une manœuvre facile à
cause de leur forme. Ainsi roulent des fûts sous la poussée
du tonnelier.
Lorsqu'il se propose d'aller festoyer en paix sous terre,
loin de la mêlée, le Scarabée sacré conglobe en boule sa
part de victuailles ; il lui donne la configuration sphérique
la mieux apte au charroi. Le Minotaure, versé lui aussi
dans la mécanique du roulage, est aflPranchi de ces pré-
8 RBVUE ràS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
paratifs ; le mouton lui moule gratuitement des pièces
à déplacement aisé. Satisfait de sa récolte, l'amasseur
rentre chez lui.
Que va-t-il faire de son trésor ? S*en nourrir, cela va de
soi, tant que le froid et sa conséquence l'engourdissement
ne suspendront pas Tappétit. Mais la consommation n'est
pas tout : en hiver certaines précautions s'imposent dans
une retraite de médiocre profondeur. Aux approches de
décembre déjà se rencontrent quelques taupinées aussi
volumineuses que celles du printemps. Elles correspondent
à des terriers descendant à plus d'un mètre de profon-
deur. En ces cryptes reculées, l'hiver n'est pas à craindre,
mais elles sont encore rares. Les plus fréquentes, toujours
occupées par un seul habitant, ne mesurent guère qu'un
empan. D'habitude elles sont capitonnées d'un copieux
molleton provenant de pilules arides émiettées et réduites
en charpie. Il est à croire que cet amas filamenteux,
favorable à la conservation de la chaleur, n'est pas étran-
ger au bien-être de l'ermite en des temps rigoureux. Le
Minotaure thésaurise donc un peu pour vivre, un peu
pour s'entourer d'un matelas de feutre lorsque viennent
les froids sérieux.
Vers les premiers jours de mars commencent à se ren-
contrer des couples, adonnés de concert à la nidification.
Les deux sexes, jusque-là isolés en des terriers super-
ficiels, se trouvent maintenant associés pour une longue
période. En quel lieu se fait la rencontre et se conclut le
pacte de collaboration ? Un fait tout d'abord attire mon
attention. Dans Tarrière-saison , ainsi qu'en hiver, les
femelles abondaient, aussi nombreuses que les mâles ;
quand arrive mars, je n'en trouve presque plus, à tel point
que je désespère de peupler convenablement la volière où
je me propose de suivre les mœurs de l'insecte. Pour une
quinzaine de mâles, j'exhume deux ou trois femelles tout
au plus. Que sont devenues ces dernières, si fréquentes
au début ?
LE MINOTAURB TYPHÉB. Q
Je fouille, il est vrai, les terriers les mieux accessibles
à ma petite houlette. Peut-être le secret des absentes
est-il au fond des gîtes plus pénibles à visiter. Faisons
appel à des bras plus souples, plus vigoureux que les
miens et armés d'une bêche. Je suis dédommagé de ma
persévérance. Les femelles enfin se trouvent, aussi nom-
breuses que je peux le désirer. Elles sont seules, sans
vivres, au fond d'une galerie verticale dont la profondeur
découragerait quiconque n'est pas doué d'une belle patience,
souverain levier de l'observation.
Maintenant tout s'explique. Dès l'éveil printanier et
même parfois à la fin de l'automne, avant d'avoir connu
leurs collaborateurs, les vaillantes futures mères se
mettent à l'ouvrage, choisissent bonne place et forent un
puits qui, s'il n'atteint déjà la profondeur requise, sera du
moins l'amorce de travaux plus considérables. Aux heures
discrètes du crépuscule, c'est dans ces galeries plus
ou moins avancées que les prétendants viennent les trou-
ver, des fois plusieurs ensemble. 11 n'est pas rare, en effet,
d'en rencontrer deux ou trois auprès de la même nubile.
Comme un seul suffit, les autres videront les lieux, s'en
iront chercher ailleurs lorsque le choix de la sollicitée et
peut-être un brin de bataille auront décidé de la chose.
Entre ces pacifiques, les rixes doivent être sans gravité.
Quelques enlacements de pattes, dont les brassards dentelés
grincent sur l'armure de corne, quelques culbutes sous
les coups de trident, à cela sans doute se réduit la que-
relle. Les surnuméraires partis, le ménage se fonde, et
dès lors sont contractés des liens de remarquable durée.
Ces liens sont-ils indissolubles ? Les deux conjoints se
reconnaissent-ils parmi leurs pareils ? Y a-t-il entre eux
mutuelle fidélité? Si les occasions de rupture matrimoniale
sont très rares, nulles même à l'égard de la mère, qui de
longtemps ne quitte plus les profondeurs de son manoir,
elles sont fréquentes, au contraire, à l'égard du père,
obligé par ses fonctions de venir souvent au dehors. Ainsi
lO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qu'on le verra tantôt, il est, sa vie durant, le pourvoyeur
de vivres et le préposé au charroi des déblais. Seul, à
différentes heures de la journée, il expulse au dehors les
terres provenant des fouilles de la mère ; seul il explore
les alentours du domicile, en quête des pilules dont se
pétrira le premier gâteau.
Parfois les terriers sont voisins. Le collecteur de vic-
tuailles ne peut-il, en rentrant, se tromper de porte et
pénétrer chez autrui ? En ses tournées, ne lui arrive- t-il
jamais de rencontrer une promeneuse non encore établie,
et alors, oublieux de sa première compagne, n est-il pas
sujet à divorcer? La question méritait examen. J'ai cherché
à la résoudre de la manière suivante.
Deux couples sont extraits de terre en pleine période
d'excavation. Une marque indélébile, pratiquée de la
pointe d'une aiguille au bord inférieur des élytres, me
permettra de les distinguer l'un de l'autre. Les quatre
sujets sont distribués au hasard, un par un, à la surface
d'une aire sablonneuse d'une paire d'empans d'épaisseur.
Pareil sol est suflSsant aux fouilles d'une nuit. Dans le
cas où des vivres seraient agréables, une poignée de crot-
tins de mouton est servie. Une ample terrine renversée
couvre l'arène, met obstacle à l'évasion et fait l'obscurité,
favorable au recueillement.
Le lendemain, réponse superbe. Il y a deux terriers
dans l'établissement, pas davantage ; les couples se sont
reformés tels qu'ils étaient avant ; chaque particulier a
retrouvé sa particulière. Une seconde épreuve faite le jour
d'après, ensuite une troisième, ont le même succès : les
marqués d'un point sur l'élytre sont ensemble, les non-mar-
qués le sont aussi au fond de la galerie.
Cinq fois encore, je fais chaque soir recommencer la
mise en ménage. Les choses maintenant se gâtent. Tantôt
chacun des quatre éprouvés s'établit à part ; tantôt, dans
le même terrier sont inclus ici les deux mâles et là les
deux femelles ; tantôt la même crypte reçoit les deux
LB MINOTAURE TYPHÉB. il
sexes associés autrement qu'ils ne Tétaient au début. J'ai
abusé de la répétition ; désormais c'est le désordre. Mes
bouleversements quotidiens ont démoralisé les fouisseurs ;
une demeure croulante, toujours à recommencer, a mis
fin aux associations légitimes. Le ménage correct n'est
plus possible du moment que la maison s'effondre chaque
jour.
N'importe, les trois premières épreuves, alors que des
troubles coup sur coup répétés n'avaient pas encore
brouillé le délicat fil d'attache, semblent affirmer certaine
constance dans le ménage Minotaure. Elle et lui se recon-
naissent, se retrouvent dans le tumulte des événements
que mes malices leur imposent. Ils se gardent mutuelle-
ment fidélité, qualité bien remarquable dans la classe des
insectes, si vite oublieux des obligations matrimoniales.
Or, comment dans ce ménage se répartit le travail? Le
savoir n'est pas entreprise commode, à laquelle suffise la
pointe d'un couteau. Qui se propose de visiter l'insecte
fouisseur chez lui, doit recourir à des circonvallations exté-
nuantes. Ce n'est plus ici la chambre du Scarabée, du
Copris et des autres, mise à découvert, sans fatigue, avec
une petite houlette de poche ; c'est un puits dont on n'at-
teindra le fond qu'à l'aide d'une solide bêche, vaillamment
manœuvrée pendant des heures entières. Pour peu que le
soleil tape dur sur la nuque, on reviendra de la corvée
tout perclus.
Ah ! mes pauvres articulations rouillées par l'âge !
Soupçonner un beau problème sous terre et ne pouvoir le
résoudre ! L'ardeur persiste, aussi chaleureuse qu'au vieux
temps où j'abattais les talus spongieux aimés des Antho-
phores ; l'amour des recherches n'a pas défailli, mais les
forces manquent. Heureusement, j'ai un aide. C'est mon
fils Paul, qui me prête la vigueur de ses poignets et la
souplesse de ses reins. Je suis la tète, il est le bras.
Le reste de la famille, la mère comprise et non de
moindre zèle, d'habitude nous accompagne. Les yeux ne
12 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sont pas de trop lorsque, la fosse devenue profonde, il
faut surveiller à distance les menus documents exhumés
par la bêche. Ce que l'un ne voit pas, un autre l'aperçoit.
Huber, devenu aveugle, étudiait les abeilles par l'inter-
médiaire d'un serviteur clairvoyant et dévoué. Je suis
mieux avantagé que le grand naturaliste de la Suisse.
A ma vue, assez bonne encore quoique bien fatiguée,
vient en aide la perspicace prunelle de tous les miens.
Si je suis en état de poursuivre mes recherches et d'ob-
tenir, en particulier, le secret du Minotaure, c'est à eux
que je le dois. Grâces leur en soient rendues.
De bon matin, nous voici sur les lieux. Un terrier est
trouvé avec taupinée volumineuse, formée de tampons
cylindriques, expulsés tout d'une pièce à coups de refou-
loir. Sous le monticule de déblais s'ouvre un puits ver-
tical. Un beau jonc, cueilli en chemin, est introduit dans
le gouffre. Engagé plus avant à mesure que le haut se
dénude, il nous servira de guide.
Le sol est très meuble, sans mélange de cailloux,
odieux à l'insecte fouisseur, ami de l'invariable direction
verticale, odieux aussi au tranchant de la bêche explora-
trice. Il se compose uniquement de sable cimenté par
un peu d'argile. La fouille serait donc aisée s'il ne fallait
atteindre des profondeurs où le maniement des outils
devient fort difficile, à moins de bouleverser le terrain
sur de grandes étendues. La méthode que voici donne de
bons résultats sans exagérer les masses remuées, ce que
le propriétaire du champ pourrait trouver mauvais.
Une aire d'un mètre de largeur au moins est attaquée
autour du puits. A mesure qiie le jonc conducteur se
dénude, on l'enfonce davantage. Il plongeait d'abord d'un
empan ; il plonge maintenant d'une coudée. Bientôt l'ex-
traction des terres devient impraticable avec la pelle,
que gêne le manque de large ; il faut se mettre à genoux,
rassembler des deux mains les déblais et les rejeter à
belles poignées. La cuve s'approfondit d'autant, ce qui
LE MINOTAURB TYPHÉÊ. x3
augmente la difficulté déjà si grande. Un moment arrive
où, pour continuer, il est nécessaire de se coucher à plat
ventre, de plonger l'avant du corps dans le trou autant
que le permet la souplesse des reins. Chaque plongeon
amène au dehors à peine le plein creux d une main. Et
le jonc descend toujours, sans indication d'un prochain
arrêt.
Impossible à mon fils de continuer de la sorte, malgré
son élasticité juvénile. Pour se rapprocher du fond de
la désespérante cuve, il abaisse le niveau de sa base
d'appui. A l'extrémité de la ronde fosse, une entaille est
faite, où il y a tout juste place pour les deux genoux.
C'est un degré, un gradin que l'on approfondira à mesure.
Le travail reprend, plus actif cette fois, mais le jonc
consulté descend encore et de beaucoup.
Nouvel abaissement de l'escalier d'appui et nouveaux
coups de bêche. Les déblais enlevés, l'excavation descend
au delà d'un mètre, Y sommes-nous enfin? Point : le ter-
rible jonc continue de plonger. Approfondissons l'escalier
et continuons. Le succès est aux persévérants. Victoire !
c'est fini. A la profondeur d'un mètre et demi, le jonc
vient de rencontrer un obstacle. La chambre du Mino-
taure est atteinte.
La houlette de poche dénude avec prudence et l'on
voit apparaître les maîtres de céans, le mâle d'abord, un
peu plus bas la femelle. Le couple enlevé, se montre une
tache circulaire et sombre ; c'est la terminaison de la
colonne de victuailles.
Attention maintenant, fouillons en douceur. Il s'agit
de cerner au fond de la cuve la motte centrale, de l'isoler
des terres environnantes ; puis, faisant levier de la hou-
lette insinuée dessous, d'extraire le bloc tout d'une pièce.
C'est fait : nous voici possesseurs du couple et de son
nid. Deux grosses heures d'exténuantes fouilles nous ont
valu ces richesses ; le dos fumant de Paul nous dit au
prix de quels efforts.
/
14 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Cette profondeur d*un mètre et demi n'est pas et ne
saurait être constante. Bien des causes la font varier,
telles que le degré de fraîcheur et de consistance du
milieu traversé, la fougue au travail de l'insecte et le
loisir disponible suivant l'époque plus ou moins rap-
prochée de la ponte. J'ai vu des terriers descendre un
peu plus bas, j'en ai trouvé d'autres n'atteignant pas tout
à fait un mètre. Dans tous les cas, il faut au Minotaure
une crypte de profondeur outrée. Nous aurons tantôt à
nous demander quel impérieux besoin oblige le collecteur
de crottins de mouton à se domicilier si bas.
Avant de quitter les lieux, notons un fait dont le
témoignage aura plus tard sa valeur. La femelle s'est
trouvée tout au fond du terrier ; au-dessus, à quelque
distance, était le mâle, l'un et l'autre immobilisés par la
frayeur dans une occupation qu'il n'est guère possible de
préciser encore. Ce détail, vu et revu dans les divers
terriers fouillés, semble dire que les deux collaborateurs
ont chacun une place déterminée.
La mère, mieux entendue aux choses d'éducation,
occupe l'étage inférieur. Seule elle fouille, versée qu'elle
est dans les propriétés de la verticale, qui économise le
travail en donnant la plus grande profondeur. Elle est
l'ingénieur, toujours en rapport avec le front d'attaque de
la galerie. L'autre est son manœuvre. 11 stationne à l'ar-
rière, prêt à charger les déblais sur sa hotte cornue.
Plus tard l'excavatrice se fait boulangère ; elle pétrit
en cylindre le pain des fils. Le père est alors son mitron.
Il lui amène du dehors de quoi faire farine. Comme dans
tout bon ménage, la mère est le ministre de l'intérieur ;
le père est le ministre de l'extérieur. Ainsi s'expliquerait
leur invariable situation dans le logis tubulaire. L'avenir
nous dira si ces prévisions traduisent bien la réalité.
Pour le moment, examinons à loisir, avec les aises du
chez soi, la motte centrale, d'acquisition si laborieuse.
Elle coYitient une conserve alimentaire en forme de sau-
LE MINOTAURB TYPHÉE, l5
cisse, à peu près de la longueur et de la grosseur du
doigt. C'est composé d'une matière sombre, compacte,
stratifiée par couches, où se reconnaissent les pilules du
mouton réduites en miettes. Parfois la pâte est fine,
presque homogène d'un bout à l'autre du cylindre ; plus
souvent la pièce est une sorte de nougat où de gros
débris sont noyés dans un ciment d'amalgame. Suivant
ses loisirs, la mère varie et soigne plus ou moins la con-
fection de sa pâtisserie.
La chose est étroitement moulée dans le cul-de-sac du
terrier, où la paroi est plus lisse et mieux travaillée que
le reste du puits. De la pointe du canif, aisément cela se
dénude de la terre environnante, qui se détache à la façon
d'une écorce. Ainsi s'obtient le cylindre alimentaire net de
toute souillure terreuse.
Cela fait, informons-nous de l'œuf, car cette pâtisserie
a été évidemment préparée en vue d'une larve. Guidé
par ce que m'avaient appris autrefois les Géotrupes, qui
logent l'œuf au bout inférieur de leur boudin, dans une
niche spéciale ménagée au sein même des vivres, je
m'attendais à trouver celui du Minotaure, leur proche
allié, dans une chambre d'éclosion, tout au bas de la
saucisse. Eh bien ! l'œuf cherché n'y est pas ; il n'est pas
même en un point quelconque des victuailles.
Des recherches hors de la saucisse me le montrent
enfin. Il est au-dessous des provisions, dans le sable
même, tout dépourvu des soins méticuleux où les mères
excellent. Il y a là, non une cellule à parois lisses, comme
semblerait en réclamer le délicat épiderme du nouveau né,
mais une anfractuosité rustique, résultat d'un simple
éboulis plutôt qu'ouvrage d'industrie maternelle. En cette
rude couchette, à quelque distance des vivres, le ver doit
éclore. Pour atteindre le manger, il lui faudra faire crou-
ler et traverser un plafond de sable de quelques milli-
mètres d'épaisseur. En vue de ses fils, la mère Minotaure
l6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
est experte dans l'art des saucisses» mais elle ignore à
fond les tendresses du berceau.
Désireux d'assister à Téclosion et de suivre la crois-
sance du ver, j'installe mes trouvailles en des loges où
sont reproduites, du mieux possible, les conditions natu-
relles. Un tube de verre, fermé d'un bout, reçoit d'abord
une couche de sable frais qui représentera le sol d'origine.
A la surface de ce lit est déposé l'œuf. Un peu du même
sable forme le plafond que le nouveau-né doit traverser
pour atteindre les vivres. Ceux-ci ne sont autres que la
saucisse réglementaire, expurgée de son écorce terreuse.
Quelques coups de refouloir ménagés lui font occuper la
largeur disponible. Enfin un tampon d'ouate, bien humecté
mais non ruisselant, achève de remplir le logis. Ce sera
la source d'une humidité permanente, conforme à celle
des profondeurs où la mère établit sa famille ; les vivres
seront de la sorte maintenus souples, tels que les exige
le jeune consommateur.
Cette souplesse du manger et la sapidité qu'amène la
fermentation à la faveur de l'humide, ne sont probable-
ment pas étrangères à l'instinct des fouilles profondes,
lors de la nidification. Que veulent en réalité les parents,
dans leur forage énorme de profondeur? Creusent-ils dans
le but de leur propre bien-être i Descendent-ils si bas afin
d'y trouver température et fraîcheur agréables lorsque
séviront les torridités estivales ?
En aucune manière. Robustes de tempérament et
amis des caresses du soleil non moins bien que les autres
insectes, ils n'ont pour demeure l'un et l'autre, tant que
le ménage n'est pas fondé, qu'un chalet médiocre, en bonne
exposition. Les rudesses de l'hiver ne leur imposent pas
même de meilleur abri. A l'heure des nids, c'est une autre
affaire. Ils plongent dans le sol et s'exténuent en fouilles
illimitées. Pourquoi ?
Parce que la prospérité de la larve exige nourriture
souple et de digestion aisée. Éclose au mois de juin, elle
LE MINOTAURE TYPHÉB. \J
doit trouver sous la dent des vivres tendres lorsque les
chaleurs de l'été cuisent le sol comme brique. La menue
saucisse, à la profondeur d'un empan ou deux, deviendrait
chose racornie, immangeable ; le ver périrait incapable
de mordre sur la dure pièce. Il importe donc que les
victuailles soient descendues en cave, à des profondeurs
où les plus violents coups de soleil n'amènent jamais la
dessiccation.
Les divers bousiers s'adressent tous à des matériaux
récents, doués en plein de leurs vertus sapides et plas-
tiques. Â ce goût du souple, le Minotaure fait une étrange
exception : il lui faut du vieux, de l'aride. Dans mes
volières non plus que dans les champs, je ne le vois
jamais cueillir les pilules d'émission récente ; il les veut
boucanées par une longue exposition aux rayons du soleil.
Mais pour convenir au ver, délicat gourmet, le mets
doit se mijoter au moins quatre semaines, se bonifier par
la fermentation dans un milieu saturé d'humidité. Â
l'aride pain de foin succède ainsi la brioche ; à la gros-
sière saucisse, l'onctueux cervelas. Comme laboratoire dju
manger des fils s'impose donc une officine très profonde
où la sécheresse de l'été jamais ne pénètre, si longtemps
qu'elle se prolonge. Là s'assouplissent, au degré voulu, là
prennent saveur des rogatons qu'aucun autre membre de
la corporation stercoraire ne s'avise d'utiliser, faute d'un
atelier de ramollissement. Le Minotaure en a le mono-
pole, et pour bien s'acquitter de sa mission, il a l'instinct
des sondages énormes. L'aridité des victuailles a fait du
bousier à trident un puisatier hors ligne. Un croûton a
décidé de ses talents.
Autrefois, les Géotrupes, cousins du Minotaure, me
valaient une délicieuse rareté : la longue association à
deux, le vrai ménage travaillant de concert au bien-être
des fils. Dun même zèk, Philémon et Baucis, comme je
les appelais alors, préparaient le gîte et les vivres des
jeunes. Philémon, plus vigoureux, comprimait les con-
\W SÉRIE. T. X. 2
l8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
serves sous la poussée de ses brassards cataleptiques ;
Baucis exploitait le monceau de la surface, choisissait le
meilleur et descendait par brassées de quoi continuer
rénorme saucisson. C'était superbe ; le père faisant fonc-
tion de compresseur et la mère épluchant.
Un nuage jetait de l'ombre sur l'exquis tableau. Mes
sujets occupaient une volière où toute visite exigeait, de
ma part, une fouille, discrète il est vrai mais suffisante
pour effrayer les travailleurs et les immobiliser. Prodigue
de patience et d'épreuves, j'obtenais de la sorte une série
d'instantanées que la logique des choses, délicat cinéma-
tographe, assemblait après en scène vivante. Je désirais
mieux, j'aurais voulu suivre le couple en action continue,
du commencement à la fin de l'ouvrage. Je dus y renon-
cer, tant il me parut impossible d'assister, sans fouilles
perturbatrices, aux mystères du sous-sol.
Aujourd'hui me revient l'ambition de l'impossible. Le
Minotaure s'annonce comme un émule des Géotrupes ;
il parait même leur être supérieur en qualités familiales.
Je me propose d'en surveiller les actes sous terre, à la
profondeur d'un mètre et davantage, tout à mon aise, sans
distraire en rien l'insecte de ses occupations. Il me fau-
drait ici le regard du Lynx, capable, dit-on, de sonder
l'opaque, et je n'ai que l'ingéniosité pour essayer de voir
clair dans le ténébreux.
La direction du terrier me fait déjà entrevoir que mon
projet n'est pas tout à fait insensé. En ses fouilles de
nidification, s'il ne rencontre pas l'obstacle d'une pierre,
le Minotaure descend toujours suivant la verticale; le fil à
plomb n'est guère plus fidèle aux règles de la pesanteur.
S'il opérait à l'aventure, en des voies désordonnées, l'ex-
cavateur exigerait un sol illimité, hors de proportion avec
les moyens dont je dispose. Son invariable verticale
m'avertit que je n'ai pas à me préoccuper de la masse
sablonneuse, mais uniquement de la profondeur de la
LE MINOTAURE TYPHÉE. IÇ
couche. Dans ces conditions, l'entreprise ne me semble
pas déraisonnable.
J*ai de fortune un gros tube de verre détourné de la
chimie et mis au service de Tentomologie. La longueur on
est d*un mètre environ, et le calibre de trois centimètres.
Tenu vertical, il suffira au terrier du Minotaure. Je le
ferme d'un bout avec un bouchon ; je le remplis d'un
mélange de sable et de terre argileuse fraîche, mélange
que je tasse par couches avec une baguette de fusil. Cette
colonne sera le terrain livré au travail du fouisseur. Mais
il faut le tenir d'aplomb et le compléter avec divers acces-
soires nécessaires à son bon fonctionnement.
A cet effet, trois bambous sont implantés dans la terre
d'un grand pot à fleurs. Assemblés au sommet, ils forment
un trépied, charpente de soutien pour tout l'édifice. Au
centre de la base triangulaire le tube est dressé. Une ter-
rine dont j'ai percé le fond, reçoit l'embouchure du tube,
débordant un peu. Ainsi, autour de l'orifice du puits, sera
représentée Taire où l'insecte pourra librement vaquer à
ses affaires, soit pour rejeter les déblais de sa galerie,
soit pour cueillir les vivres environnants. Enfin une cloche
de verre enchâssée dans la terrine, prévient l'évasion et
conserve l'humidité nécessaire.
Le diamètre du tube est environ le double de celui du
terrier naturel. S'il creuse suivant l'axe, l'insecte a donc
au delà du large voulu, et obtiendra un canal revêtu de
partout d'une paroi de sable de quelques millimètres
d'épaisseur. 11 est à présumer cependant que le fouisseur,
étranger aux précisions géométriques, et ignorant les con-
ditions qui lui sont faites, ne tiendra pas compte de l'axe,
s'en détournera, soit d'un côté soit de l'autre. En outre, le
moindre surcroît de résistance dans le milieu traversé le
fera dévier un peu tantôt par ici et tantôt par là. Alors,
en divers points, la paroi de verre sera totalement dé-
nudée ; il s'y formera des fenêtres, des jours, sur lesquels
20 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
je compte pour me rendre l'observation possible, mais qui
seront odieux au travailleur, ami de l'obscur.
Pour me réserver ces fenêtres et les épargner à l'in-
secte, j'enveloppe le tube de quelques étuis de carton, qui
peuvent glisser à frottement doux et rentrer l'un dans
l'autre. Avec ce dispositif, aux moments requis et sans
distraire l'insecte de son ouvrage, je peux, tour à tour,
d'un simple coup de pouce, obtenir le jour pour moi,
l'obscurité pour lui. La disposition des étuis mobiles,
s'élevant ou s'abaissant, permet l'examen du tube d'un
bout à l'autre à mesure que les accidents du forage ouvrent
des fenêtres nouvelles.
Vers la fin de mars, j'exhume un couple au moment où
commencent les grandes fouilles de la nidification. Je
rétablis dans mon appareil. Au cas où des vivres seraient
nécessaires comme réconfort pendant le laborieux forage
du puits, quelques crottins de mouton sont déposés sous
la cloche, à proximité de l'orifice du tube. Peu après leur
installation, les captifs, remis de leur émoi, vaillamment
travaillent. Comme je le prévoyais, la fouille est excen-
trique, ce qui amène dans la paroi sablonneuse quelques
vides où le verre est à nu. Ces lucarnes ne sont pas des
plus nettes; néanmoins, sous une incidence favorable de la
lumière, elles me permettent de suivre les curieuses choses
qui se passent dans le tube.
Je revois à loisir et d'une façon durable ce que l'exté-
nuante visite des terriers naturels m'avait appris par rares
et brèves apparitions. La mère est toujours en avant, à la
place d'honneur, dans la cuvette d'attaque. Seule, de son
chaperon elle laboure ; seule, de la herse de ses bras dentés
elle ratisse, elle fouit, non relayée par son compagnon.
Le père est toujours en arrière, fort occupé lui aussi, mais
d'une autre besogne. Sa fonction est de véhiculer au dehors
les terres abattues et de faire place nette à mesure que la
fouisseuse approfondit la galerie.
Son travail de manœuvre n'est pas petite affaire ; nous
LE MINOTAURE TYPHÉE. 2t
pouvons en juger par la taupinée qu'il élève au-dessus du
terrier. C'est un volumineux monceau de bouchons de
terre, de cylindres mesurant la plupart un pouce de lon-
gueur et d'un calibre égal à celui du terrier. Cela se voit
au seul examen des pièces : le déblayeur opère par blocs.
Il ne transporte pas miette à miette les produits de l'ex-
cavation comme le font les fourmis ; il les expulse par
agglomérés énormes.
Il se tient aux talons de la fouisseuse, ramenant par
brassées devers lui les terres remuées. Il les pétrit, il les
amalgame en un tampon. Puis, le trident enfoncé dans le
paquet ainsi qu'une fourche dans la botte de foin que l'on
monte au grenier, les pattes antérieures retenant le fardeau
et l'empêchant de s'émietter, les quatre autres convulsées
sur la paroi, il pousse de toute son énergie. Et cela
s'ébranle, et cela monte, très lentement il est vrai. Le
bloc atteint l'embouchure. Une dernière poussée le culbute
sur la pente.
Ce travail dure près d'un mois, et pendant cette longue
période de grande fatigue, les deux collaborateurs ne
prennent aucune réfection. J'avais servi au début, comme
provision, dix pilules répandues à la surface. Je les
retrouve à la fin intactes et en même nombre. Les insectes
n'y ont absolument pas touché. Pour un labeur bien moins
pénible, il faut aux paysans mes voisins, âpres remueurs
de terre, quatre repas par jour. Ah ! que le Minotaure
leur est supérieur ! Un mois durant et plus, sans nourri-
ture aucune, il accomplit besogne exténuante, toujours
vigoureux, toujours dispos.
Enfin le terrier est prêt. L'heure est venue d'y établir
la famille. J'en suis averti par la sortie du père qui, pour
la première fois, émerge et vient au grand jour. Il explore,
très aflairé, l'aire de la terrine. Que cherche-t-il ? Appa-
remment des vivres pour la nitée prochaine. C'est pour
moi le moment d'intervenir.
Afin de rendre l'observation aisée, je fais place nette,
22 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
je déblaie le local de sa taupinée de sable sous laquelle
sont ensevelies les victuailles servies au début et non
employées. Je les remplace par douze pilules nouvelles.
D'autres viendront plus tard, à mesure qu'il en sera besoin.
Le résultat de ces préparatifs ne se fait guère attendre.
Le soir même, me tenant au guet à distance, je surprends
le père qui sort de chez lui. Il va aux pilules, en choisit
une à sa convenance ; à petits coups de boutoir, il la fait
rouler ainsi qu'un tonnelet. Je m'approche doucement
afln de mieux voir la manœuvre. Aussitôt l'insecte, timide
à l'excès, abandonne sa pièce et plonge dans le puits. Il
m'a vu, le méfiant ; il s'est aperçu de quelque chose
d'énorme et de suspect se mouvant à proximité. C'est plus
qu'il n'en faut pour l'inquiéter et lui faire suspendre la
récolte. Il ne reparaîtra que lorsque sera revenue tran-
quillité parfaite.
Me voilà averti : patience et discrétion extrêmes me
sont imposées si je veux assister à la collecte des vivres.
Je me le tiens pour dit ; je suis discret et patient. Les
jours suivants, à des heures diverses, je recommence mes
tentatives, si bien que le succès me dédommage de mes
guets assidus.
Je vois et je revois le Minotaure en tournée de récolte.
C'est toujours le mâle, et le mâle seul, qui sort et vient
aux vivres. La mère au grand jamais ne se montre,
retenue qu elle est au fond du terrier par d'autres occupa-
tions. Les apports se font avec parcimonie. Là-bas dessous,
parait-il, les apprêts culinaires sont de minutieuse len-
teur. Il faut donner le temps à la ménagère d'élaborer
les pièces descendues avant d'en amener d'autres qui
encombreraient l'officine et gêneraient la manipulation.
En dix jours, à partir du i3 avril, date de la première
sortie du mâle, je relève l'emmagasinement de vingt-trois
pilules.
Essayons d'entrevoir dans l'intimité les actes du mé-
nage. Le père sort, choisit une pilule dont la longueur
LE MINOTAURE TYPHÉE. 23
est légèrement supérieure au diamètre du puits. Il Tache-
mine vers lembouchure, soit à reculons en l'entraînant
avec les pattes antérieures, soit de façon directe en la
faisant rouler à coups de chaperon. Arrivé au bord de
Toriflce, va-t-il, d'une dernière poussée, précipiter la
pièce dans le gouffre i Nullement ; il a des projets non
compatibles avec une brutale chute.
Il entre, enlaçant des pattes la pilule qu'il a soin
d'introduire par un bout. Parvenu à une certaine distance
du fond, il lui suffit d'obliquer légèrement la pièce pour
que celle-ci, à raison de l'excès d'ampleur de son grand
axe, trouve appui par ses deux extrémités contre la paroi
du canal. Ainsi s'obtient une sorte de plancher temporaire
apte à recevoir la charge de ti-ois ou quatre pilules. Le
tout est Tatelier où va travailler le père, sans dérange-
ment aucun pour la mère, occupée elle-même en dessous;
c'est le moulin d'où va descendre la semoule destinée
à la confection du gâteau.
Le meunier est bien outillé. Voyez son trident. Sur le
corselet, solide base, se dressent trois épieux, les deux
latéraux longs, le médian court, tous les trois dirigés en
avant. A quoi bon cette machine ? On n'y verrait d'abord
qu'une parure, qu'un atour de la coquetterie masculine,
comme la corporation des bousiers en porte tant d'autres,
de forme très variée. Or c'est ici mieux qu'un ornement ;
aux élégances de la parure, le Minotaure adjoint l'utile.
Les trois pointes inégales décrivent un arc concave
dans lequel peut s'engager la rotondité d'un crottin. Sur
son incomplet et branlant plancher où la station exige
l'emploi des quatre pattes d'arrière appuyées sur la paroi
du canal, comment fera l'insecte pour maintenir fixe sa
glissante olive et la fragmenter i Voyons-le à l'œuvre.
Se baissant un peu, il implante sa fourche dans la pièce,
dès lors immobilisée, prise qu'elle est dans la lunule de
l'outil. A la faveur de cette espèce d'étau, les pattes
antérieures sont libres ; de leurs brassards à dentelures.
r
24 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
elles peuvent scier le morceau, le dilacérer, le réduire
en parcelles, qui tombent à mesure par les vides du
plancher, et arrivent là-bas à la mère.
Ce qui descend de chez le meunier, n'est certes pas
une farine passée au blutoir, mais bien une grossière
semoule, mélange de débris poudreux et de morceaux à
peine concassés. Si incomplète qu'elle soit, cette tritura-
tion préalable sera d'un grand secours pour la mère, en
méticuleux travail de panification ; elle abrégera l'ou-
vrage, elle permettra la rapide séparation du médiocre
et de l'excellent. Lorsque, à l'étage d'en haut, tout est
trituré, même le plancher, le meunier cornu remonte à
l'air libre, fait nouvelle récolte et recommence, tout à
loisir, sa besogne d'émiettement.
La boulangère, de son côté, n'est pas inactive en son
officine. Elle cueille les lopins pleuvant autour d'elle, les
subdivise davantage, les affine, en fait triage, ceci plus
tendre pour la mie centrale, cela plus coriace pour la
croûte de la miche. Virant d'ici, virant de là, elle tapote
la matière avec les battoirs de ses bras aplatis ; elle
dispose par couches, comprimées après à l'aide d'un
piétinement sur place, pareil à celui du vigneron foulant sa
vendange. Rendue ferme et compactera masse deviendra
de meilleure conservation. En dix jours environ de soins
combinés, le ménage obtient enfin le long pain cylin-
drique. Le père a fourni la mouture, la mère a pétri.
Le 24 avril, tout étant bien en ordre, le mâle sort du
tube de l'appareil. Il erre sous la cloche, insoucieux de
ma présence, lui si craintif d'abord et plongeant dans le
puits dès qu'il m'apercevait. Le manger lui est indifférent.
Quelques pilules restent à la surface. Â tout instant il les
rencontre ; il passe outre, dédaigneux. 11 n'a qu'un désir,
s'en aller au plus vite. Cela se voit à ses inquiètes marches
et contremarches, à ses continuels essais d'escalade contre
la muraille de verre. Il culbute, se remet sur pieds,
indéfiniment recommence, oublieux du terrier, où jamais
LE MINOTAURE TYPHÉE. 25
plus il ne rentrera. Je laisse le désespéré s'exténuer
vingt- quatre heures en vaines tentatives d'évasion.
Venons à son aide maintenant, donnons-lui la liberté.
Mais non : ce serait le perdre de vue et ignorer le but de
son agitation. J'ai une volière très vaste et inoccupée.
J y loge le Minotaure ; il y trouvera ampleur d'espace
pour l'essor ; de plus, victuailles choisies et rayon de
soleil, s'il a besoin d'un cordial après tant de fatigues. Le
lendemain, malgré tout ce bien-être, je le trouve affalé
sur l'échiné et les pattes raidies. Il est mort.
Le vaillant, une fois ses devoirs de père de famille
bien remplis, se sentait défaillir, et telle était la cause
de son agitation. 11 voulait aller mourir à l'écart, bien
loin, pour ne pas souiller la demeure d'un cadavre et
troubler la veuve dans la suite des affaires. J'admire
cette stoïque résignation de la bête.
Si c'était là un fait isolé, fortuit, conséquence peut-
être d'une installation défectueuse, il n'y aurait pas lieu
d'insister sur le trépassé de mon appareil ; mais voici qui
aggrave la chose. Dans la campagne, aux approches de
mai, il m'arrive fréquemment de rencontrer des Mino-
taures desséchés au soleil ; et ces défunts sont des mâles,
toujours des mâles, à de bien rares exceptions près.
Une autre donnée, très significative, m'est fournie par
une volière où j'ai essayé d'élever l'insecte à bien des
reprises. La couche de terre, d'une paire d'empans d'épais-
seur, n'est pas assez profonde, et les internés ont refusé
d'y nidifier. Les autres travaux, d'usage courant, s'y
accomplissaient suivant les règles. Or voici qu'à partir de
la fin d'avril, les mâles remontent à la surface, mainte-
nant l'un, plus tard tel et tel autre. Une paire de jours,
ils errent sur le treillis, désireux de s'enfuir. Enfin ils
tombent, se couchent sur le dos et doucement se laissent
mourir. Ils sont tués par l'âge, inexorable épidémie.
Dans la première semaine de juin, je fouille de fond en
comble le sol de la volière. Des quinze mâles que j'avais
/
26 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
au début, il ne m'en reste plus un. Tous ont péri ; seules,
les femelles persistent. La dure loi est donc formelle :
après avoir collaboré de ses râteaux et de sa hotte au long
forage du puits, après avoir trituré la semoule de la pre-
mière galette, le laborieux encorné doit trépasser au loin,
hors du logis.
Avant d'abandonner le défunt, récapitulons ses mérites.
Lorsque s'approche la lin de l'hiver, il fait choix d'une
compagne, s'enterre avec elle et désormais lui reste fidèle.
Malgré ses fréquentes sorties et les rencontres qui peuvent
en résulter, il tient pour indissolubles les liens matrimo-
niaux. D'un zèle que rien ne lasse, il vient en aide à la
fouisseuse, éminemment casanière. Un mois durant et
plus, il charge les déblais sur sa hotte fourchue ; il les
refoule au dehors, toujours patient, non découragé par
la rude escalade, si fréquemment recommencée. Il laisse
à la mère le travail modéré des fouilles ; il garde pour
lui le plus pénible, l'exténuant charroi dans une étroite
galerie très longue et verticale.
Puis le manœuvre terrassier se fait récolteur de vic-
tuailles ; il va aux provisions, il cueille de quoi nourrir
la famille. Pour faciliter l'ouvrage de sa compagne, qui
choisit, stratifié et comprime les conserves, il change
encore de métier et devient triturateur. A quelque dis-
tance du fond, sur une estrade temporaire, il concasse, il
émiette les pilules qu'a durcies le soleil ; il en fait farine
qui pleut à mesure dans la boulangerie maternelle. Fina-
lement, épuisé d'efforts, il quitte le logis ei va mourir à
l'écart, en plein air. Vaillamment il a rempli ses devoirs
de père de famille ; il s'est dépensé sans réserve pour le
bien-être des siens.
Si de telles choses se passaient, non dans le monde des
bousiers, mais dans le nôtre, nous dirions que c'est de la
morale, et de la belle morale. L'expression serait dépla-
cée. La bête n'a pas de morale. L'homme seul la connaît»
l'améliorant à mesure que le renseignent les lentes éclair-
>
LE MINOTAURE TYPHÉE. TTJ
cies de la conscience, ce délicat miroir où se concentre
ce qu'il y a de mieux en nous.
Oui, au milieu de Tindifférence générale du père pour
ses fils, le Minotaure est, à Tégard des siens, d'un zèle
bien étonnant. Oublieux de lui-même, non séduit par les
ivresses du printemps, alors quil ferait si bon voir le
pays, banqueter avec ses confrères et lutiner les voisines,
opiniâtrement il travaille sous terre, il sexténue pour
laisser un avoir à sa famille. Enfin épuisé, il quitte la
fabrique de conserves, il s'en va mourir à 1 écart en laissant
la mère continuer seule les affaires de la maison. Lorsqu'il
raidit pour la dernière fois ses pattes, celui-là peut se
dire : j'ai fait mon devoir.
Or, d'où sont venues à ce laborieux telle abnégation et
telle ferveur pour le bien-être des fils ? On nous dit qu'il
les a acquises par un lent progrès du médiocre au meil-
leur, du meilleur à l'excellent. Des circonstances fortuites,
aujourd'hui contraires, demain favorables, ont été ses
maîtres. 11 a appris par expérience ; il évolue, progresse,
s'améliore.
Dans son étroite cervelle de bousier, les leçons du passé
laissent empreintes durables qui, mûries par le temps,
germent en actes mieux combinés. Le besoin est le suprême
inspirateur des instincts. Aiguillonné par la nécessité et
tiraillé en sens divers dans le conflit perpétuel des choses,
l'animal est lui-même son ouvrier ; par ses propres éner-
gies d'évolution, il s'est fait tel qu'il nous est connu. Ses
moeurs, ses aptitudes, ses industries, sont les intégrales
d'infiniment petits acquis sur la route de l'insondable
durée.
Ainsi dit la théorie. Les faits interviennent alors et
soumettent la diflSculté suivante. Le gâteau que vient de
boulanger la collaboration du couple est la ration d'un
ver, absolument d'un seul. Il en faut au moins deux pour
que la race se perpétue l'an prochain. A coup sûr, il doit
même y en avoir davantage, car sont à prévoir des acci-
{
28 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dents causes de mortalité. Il importe qu'il y en ait le plus
possible afin que la race devienne nombreuse et gagne en
prospérité.
Or,qu'arrive-t-il? 11 arrive qu'une fois le premier gâteau
préparé, le père quitte le terrier. Le mitron abandonne
la boulangère et va trépasser au loin. La ponte n'étant
pas terminée, la survivante doit désormais continuer l'ou-
vrage, sans aide. Le profond terrier, si dispendieux de
temps et de fatigue, est prêt, il est vrai ; est prête aussi
la ration du premier-né de la famille ; mais il reste à
pourvoir les suivants, qu'il serait avantageux d'élever en
aussi grand nombre que possible. L'établissement de
chacun nécessite que la mère, sédentaire jusque-là, sorte
fréquemment du logis. La casanière se fait quêteuse de
vivres ; elle va cueillir les pilules dans le voisinage, les
roule vers le puits, les emmagasine, les triture, les pétrit,
les empile en cylindres.
Et c'est en ce moment de fébrile activité que le père
abandonne sa compagne ! 11 donnera pour excuse l'âge,
la décrépitude. Ce n'est pas le vouloir qui lui manque,
c'est la force. Ses jours sont comptés. Se sentant défaillir,
il se retire à regret.
On pourrait lui répondre : puisque d'un petit progrès
à l'autre, à travers les siècles, l'évolution t'a fait inven-
ter d'abord le ménage, incomparable trouvaille, puis la
€r3rpte profonde, favorable au bon état des conserves
pendant les chaleurs de l'été, la trituration, qui assouplit
et dompte l'aride, la mise en saucisse où la matière fer-
mente et se bonifie, cette même évolution, qu'on dit capable
de tant de merveilles, ne pouvait-elle t'enseigner aussi à
prolonger ta vigueur de quelques semaines ? A l'aide d'une
sélection sévère des mieux constitués, l'affaire paraît toute
simple.
Elle qui t'a instruit, dit-on, dans ton art diflScile, t'a
laissé cependant ignorer un détail très important et d'exé-
cution aisée. Pourquoi ? Apparemment parce qu'elle ne
LB MINOTAURB TYPHàS. 29
t*a rien appris du tout, ni ménage, ni collaboration à
deux, ni terrier, ni boulangerie. Ton évolution est per-
manence. Tu t'agites dans un cercle de rayon inextensible.
Tu es et tu resteras ce que tu étais quand fut emmagasinée
la première pilule.
Cela n'explique rien. D'accord. Nous touchons à la falaise
de l'inconnaissable. Sur cette falaise devrait se graver ce
que le Dante met sur la porte de son Enfer : lasciate ogni
speranza ! Oui, nous tous qui, dressés sur un atome, nous
figurons monter à l'assaut de l'univers, laissons ici l'espé-
rance. Le sanctuaire des origines ne s'ouvrira pas.
J.-H. Fabrb.
(
LÀ FORÊT
GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE
De même que l'économie générale d'un peuple est fata-
lement liée à l'histoire de ce peuple, ainsi l'économie spé-
ciale d'un des éléments importants de son bien-être et de
sa richesse est non moins nécessairement liée à l'histoire
de cet élément. En exposant naguère, ici-même, VUtilité
économique et physique des Forêts ( i ) , nous avons laissé
de côté leur histoire dans le pays de France ; c'est cette
histoire qu'il s'agit aujourd'hui d'esquisser.
Notre guide, dans l'article précité, avait été le tome I*'
d'un important ouvrage dû à un auteur à la fois praticien,
savant et érudit (2). Il le sera encore. Point exclusivement
toutefois ; de temps à autre il nous arrivera de recourir
à d'autres sources, sans d'autre part nous astreindre à
suivre l'ordre adopté par l'auteur ; et comme c'est le droit,
en même temps l'honneur, de quiconque tient une plume,
de conserver la liberté de ses appréciations, les nôtres
s'écarteront parfois de celles de l'éminent écrivain. Dans
une étude de ce genre, comme le côté technique est
fréquemment mêlé à l'histoire générale, les points de vue
peuvent différer d'auteur à auteur dans les détails de
cet ordre.
(1) Rev. Quest. sqent., juillet 1905.
(2) Economie forestière^ par G. Huflel, inspecteur des Eaux cl Korét.s,
professeur à l'Ecole forestière de Nancy. 3 \o\. gr. in-8®. — Paris, Laveur.
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUE Eï FRANÇAISE. 3l
D'ailleurs, bien d'autres questions seraient encore à
traiter et pourraient faire Tobjet de nouvelles études avant
que soit épuisé le vaste sujet abordé par Tauteur avec
une si haute compétence. Le mouvement commercial des
bois, la statistique forestière, la dendrométrie ou art
d'apprécier exactement le volume des bois suivant les
diverses destinations auxquelles ils sont propres ; l'examen
analytique de la formation du produit de la forêt ; l'esti-
mation des bois en fonds et superficie, l'aménagement :
autant de questions qui prêteraient à d'intéressants déve-
loppements.
Pour aujourd'hui, nous nous bornerons aux points sui-
vants :
Description comparative des forêts actuelles avec les
immenses surfaces de jadis dont elles sont les débris.
Exposé des vicissitudes qu'a traversées le sol boisé, en
France, à toutes les époques.
Aperçus historiques de la gestion générale des forêts
pendant le moyen âge et jusqu'à Henri IV, sous l'Ancien
Régime, et de la Révolution jusqu'à la fin du second
Empire.
Enfin quelques données sur le cas particulier des forêts
communales et des forêts privées.
LES DÉBRIS DES ANTIQUES FORÊTS GAULOISES
On peut admettre qu'à l'époque où Jules César pénétra
dans les Gaules, la moitié au moins de cette vaste contrée
était couverte par la végétation forestière, les parties
défrichées et sédentairement habitées étant d'ailleurs fort
irrégulièrement réparties, et se rencontrant principale-
ment dans les vallées des grands cours d'eau.
Au delà, l'immense forêt Hercynienne [Saltus hyrceni-
f
32 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
eus), dont les forêts de la région appelée Forêt-Noire ne
sont que de faibles lambeaux ( i ), n'était séparée que par le
Rhin du massif qui couvrait les Ardennes et faisait corps
avec celui des Vosges dont nous parlerons tout à l'heure.
Les forêts actuelles de Mormal (lo ooo hectares) et de
Saint-Amand (5ooo hectares), de Crécy et autres en
Picardie ; la belle forêt de Soignes près de Bruxelles, et
cette autre, à TÉtat français, de Signy l Abbaye à sept
ou huit lieues à l'ouest de Mézières (32oo hectares), sont
les restes d'une vaste masse boisée à laquelle on donnait»
aux temps mérovingiens, le nom de Carbonaj^ia Sylva.
L'espèce de presqu'île formée par la Seine et la Marne
entre le plateau de Langres et Paris, était couverte et
débordée par une voûte feuillée qui comprenait les forêts
de Perth et de Ders près de Vitry et de Vassy ; la Sylva
major dans la plaine de Châlons (Champs catalauniques),
où Attila fut vaincu par Aétiua ; le Saltus Rigelius (pays de
Reims) ; VOUa Usta Sylva couvrant toute la Champagne
méridionale.
Leurs derniers débris sont aujourd'hui représentés par
les montagnes de Reims et les forêts de Sénart en Seine-et-
Oise (25oo hectares, à l'État), d'AnMAiNviLLiERS en Seine-
et-Marne (8000 hectares, à divers), de Fontainebleau (2)
(I) D*après Jules César, le Saliics Hercynius, « TArdenne (ie TAllc-
magne », dit Alfred Maury, s*ctendait des limites des Helvètes, des Némètes
et des Rauraques (ce qui correspond assez bien aux sources et hauts bassins
du Rhône et du Rhin) jusqu'à la Dacie. c'est-à-dire jusqu'aux côtes occi*
dentales de la mer Noire (Cf. J. César : De hello gallico, lib. VI, cap. XXV ;
et Alfred Maury : Les Forêts de la Gaule et de Vaticienne France,
(i) Nous avons dit naguère (Rev. Quest. scient., juillet 1903) que la
forôt de Fontainebleau remontait seulement au x« siècle, commencée par
les soins du roi de France Robert l^r. La contradiction n'est qu'apparente.
Avant l'occupation romaine, le pays de Fontainebleau faisait partie des
Marches boisées qui séparaient les Sénones des Carnutes et qui consti-
tuaient pour les Gaulois un bien commun. Par la suite, ces Marches subirent
les vicissitudes diverses nées de la domination romaine, des invasions da
v«^ siècle et des dynasties mérovin^^ienne et carolingienne. Lors de l'établis*
sèment de la féodalité, l'ancienne Marche indivise fut partagée en divers fiefs
ressortissant soit à la mouvance de Moret, soit à celle de Melun. Le roi
Robert acheta le comté de Melun ainsi que Les fiefs de plusieurs seigneurs
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUË BT FRANÇAISE. 33
(i6 900 hectares (i), à l'État) et d'OxHB (État, communes
et divers), entre Joigny et Troyes.
D'autre part, le groupe montagneux des Vosges que
revêt aujourd'hui une sapinière de 80 kilomètres de long
sur 8 à i5 de large, et « d'une contenance de 80 000
hectares presque d'un seul tenant » (2), faisait corps au
nord et à l'ouest avec la Carbonaria, tandis qu'elle con-
finait au sud avec les croupes et plateaux boisés de la
chaîne du Jura formant le vaste Saltus Seqitanus, où
l'on trouve encore aujourd'hui les beaux massifs résineux
de La Joux, dans le département du Jura, aux confins du
Doubs. et de Levier dans le Doubs, couvrant chacun une
surface de 2600 à 2700 hectares, mais remarquables sur-
tout par la beauté de la végétation, la régularité des peu-
plements et les magnifiques dimensions des arbres (3).
Contraste remarquable avec les peuplements forestiers
des Ardennes, réduits à de maigres taillis simples sur de
froids et marécageux plateaux de l'ère primaire (4).
des environs, notamment dans les bois dits de Bierce où il aimait à ehasser,
et constitua ainsi peu à peu le domaine royal qui devint la forêt de Fontaine*
bleau (Cf. \'Hi8toire de la forêt de Fontainebleau^ par Paul Domet,
sous-inspecteur des forêts, chap. 1". Paris, Hachette, 1873).
(1) 17 104 hectares, d'après V Histoire précitée. Mais, dans cette conte-
nance étaient compris les chemins publics, dont le nombre s'est sensible-
ment accru depuis lors. D'autre part, sont en dehors de ce chiffre les che-
mins de fer, l'aqueduc de la Vanne, les maisons forestières avec le terrain
affecté à chacune d'elles et enfin le cimetière de la ville (Hist. for, de Fon»
tainebleau, p. 39).
(i) Huffel, loc. cit., p. 349.
(3) Dans le Bulletin de Sylviculture (Rbyue des recueils périodiques) de
ce recueil, livraison de janvier 1905, nous avons signalé les dimensions
surprenantes d'un sapin récemment abattu dans la forêt de Levier et que,
vu sa supériorité sur ses voisins, on avait surnommé Le Président.
M. Huffel donne les dimensions exactement mesurées d'un autre sapin non
moins remarquable, situé dans la forêt de La Joux et encore sur pied. La
hauteur totale en est de 49 mètres, dont 28 de fût propre au bois d*œuvre ;
son diamètre à hauteur d'homme est de 1",32, et, pris au milieu de la lon-
gueur du fût (24b,50), de l^n.lO. M. Huffel lui attribue un volume de 30 mètres
cubes dont 45 en bois d'œuvre ; il ajoute : ce Cet arbre était encore vigou-
reux il y a quelques années. Il est entouré de plusieurs autres qui l'égalent
presque en dimensions. » (Loc. cit., p. 353).
(4) Huffel, loc. cit., p. 344.
111* 8ËR1R. T. X. 3
r
34 REYUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les bois et forêts qui font le charme des plaines des
environs de Paris : Chantilly, donné à l'Etat sous le
vocable de l'Institut par Mgr le duc d'Aumale et formant
avec les forêts domaniales d'ERMENONviLLB et d'HALATTB
une couronne verdoyante de loooo hectares autour de
Senlis (i) ; Saint-Germain, Marly, Meudon, les bois de
Boulogne et de Vingennes ; celui de Chaillot, du cel-
tique Chall qui signifie renvei^sement et dont proviendrait
le terme de chablis pour désigner les arbres renversés
ou brisés par le vent (2) ; Retz, avec ses i3 000 hectares
environnant Villers-Cotterets, et sa voisine étendant entre
celle-ci et la ville de Compiègne ses 1 5 000 hectares
que renforcent de près de 5ooo autres hectares Laignb
et OuRSCAMP ; Saint- Gobain et Coucy comprenant en-
semble 7000 hectares sans compter les bois particuliers
faisant corps avec elles ; les uns et les autres, débris des
anciennes sylvœ gallo-romaines Vemensis et Selvensis;
toutes ces vastes étendues ne sorit plus que des tronçons
de rimmense Coda sylva ou Forêt Cuise qui, aux temps
gallo-romains, couvrait la contrée tout entière et con-
finait, au nord-est, à la Cavbonavia, C'est dans cette masse
ininterrompue que les légions romaines purent cheminer
plusieurs semaines sans trouver la lisière.
Entre la Seine et la Loire moyenne, dans les bassins
de ces deux fleuves et de leurs affluents, nommons encore
les forêts de Lyons aux hêtres séculaires, d'EAWY, de
Roumare, de Brotonne, de Conches et de Breteuil
formant un ensemble de i5 000 hectares ; celles de
Senonches, de Dreux, de Rambouillet, d'ANOAiNE,
d'ÉcouvES et surtout de Bellême dans le Perche (débris
de la Sylva peiHica), l'une des plus belles de la France
actuelle, encore que d'une étendue relativement médiocre
(I j Senlis, en latin Sylvanectum (Alfred Maury, Les Forêts de la GaïUe).
(2) A. Ysabeau, dans les Annales forestières, IBM : Les Forêts du
Globe.
"X
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUB BT FRANÇAISE. 35
(2240 hect.), mais remarquable par la riche végétation
de ses peuplements de chêne rouvre et de hêtre. Il
convient de mentionner également la forêt de Blois, à
3 kilomètres du château de ce nom, mais qui s'étendait
au xvi" siècle encore jusqu'à ses portes : avec celles de
Bercé, de Busst et de Loches, elle représente le paradis
du chêne qui y croît avec une vigueur extraordinaire, et
y forme les plus belles futaies qu'on puisse voir.
La forêt d'ÛRLÉANS est surtout remarquable par son
étendue qui n'est pas inférieure à 40 000 hectares, dont
plus des trois quarts à l'État. Aux v* et vi* siècles, où
d'importants défrichements avaient déjà livré à la culture
bon nombre des massifs forestiers d'an tan, la forêt qui
entourait Genabum (1) ne comptait pas moins encore de
140 5oo hectares (2), formant, il est vrai, une seule masse
avec la primitive forêt de Fontainebleau. Telle qu'elle est
aujourd'hui, la forêt d'Orléans, dans laquelle les résineux
(pin sylvestre) ne comptent que pour les trois dixièmes du
peuplement, est, dit M. Huffel, «« le plus grand massif
feuillu existant en France «. Elle forme, avec la forêt de
Montargis, ce qui nous reste de l'immense Sylva Leodica
gallo-romaine.
Tout cet ensemble représente une surface boisée de
i85 000 kilomètres carrés.
Dans la région comprenant la Normandie occidentale,
la Bretagne, l'Anjou, le Poitou, la Saintonge, la Marche
et le Limousin, on compte ensemble 8180 kilomètres
carrés de forêts appartenant pour 7670 à des particuliers.
(1) Nom romain de la ville d'Orléans, diaprés la plupart des auteurs et
notamment Alfred Maury : Les Forêts de la Oaule et de Vancienne
France. — L'auteur d'un ouvrage sur Les Hautes Montagnes du Doubs
depuis les temps celtiques (Paris, Bray, 1868), M. l'abbé Narbey, attribue,
toutefois, l'appellation de Genabum à la ville actuelle de Gien. Malte Brun
pense que Genabum est plutôt un village près de Gien, aujourd'hui appelé
le Vieux-Gien.
(2) Cf. L'Histoire de la forêt d Orléans, par Paul Domet, ancien con-
servateur des foréu. Orléans, Herbuison, IBVHI.
/
36 . REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qui les traitent, pour la majeure partie, en taillis simples
de pauvre végétation et de maigres revenus. Les forêts
domaniales sont mieux traitées : celle de Gavre, au nord
de Nantes, comprend 4500 hectares de chênes et de hêtres
traités en futaie pleine ; celle de Rennes, de 2960 hec-
tares, est peuplée pour un tiers de pin sylvestre, pour le
surplus de chêne et autres feuillus. Les forêts de la Bre-
tagne, et sans doute aussi une notable partie de ses vastes
landes, dépendaient, à Torigine, de la vaste forêt de Bré-
chéliant souvent citée dans les romans de la Table ronde,
et connue sous les diverses formes Bvocélian, Brechelant
ou Barenton, Citons encore, non plus en Bretagne, mais
près de Niort ( 1 ), la forêt de Chisé, 4800 hectares de chêne
et de hêtre traités en taillis composé (2). Antérieurement,
aux VII* et VI® siècles selon les uns (3), au xi* selon
d'autres (4), on voyait encore, s'étendant à de grandes
distances autour du Mont Saint-Michel et couvrant le
terrain occupé aujourd'hui par la baie de ce nom, la forêt
de Scissy, Saltus Sessiacum, disparue sous les eaux par
suite d'un affaissement du sol ; il en est de même d'une large
bande du littoral nord de l'Armorique et des côtes occiden-
tales et septentrionales de la Normandie englobant les îles
Chausey, Minquiers et Jersey. Des vestiges d'habitations
et surtout de végétation ligneuse ont été retrouvés en mer
sur tous les points de cet ancien littoral ; le Pavillon
forestier du Trocadéro, à l'Exposition universelle de 1878
à Paris, montrait de nombreux échantillons de bois fos-
siles de diverses essences, bouleau, aune, saule, chêne,
coudrier, etc., trouvées dans des fouilles de la plaine de
Dol sauvée de l'envahissement des eaux par une vaste
(i) Alfred Maury, loc. cit., p. 249.
(i) Huflfel, loc. cit,, p. 382.
(3) L*abbé Hamard, Le GUeyyient préhistorique du mont DoL Paris,
R. Haton, F. Savy, 1877.
(4) Alfred Maury, loc. cit., p. 254.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. Sy
digue allant de Cancale au voisinage du Mont Saint-
Michel.
Toute cette moitié septentrionale de la France actuelle,
les départements de Test exceptés, ne contient guère que
g à lo p. c, en moyenne, de son étendue à l'état de
forêts ou terrains boisés, soit 6 à 7 p. c. dans la région
nord-est, 7 à 8 p. c. au nord-ouest, i5 à 16 p. c. dans les
bassins moyens de la Seine et de la Loire.
La région de Test, qui comprend le bassin de la haute
Moselle avec la Franche-Comté, la Bourgogne et le Niver-
nais, est beaucoup mieux partagée, contenant 190 000
kilomètres carrés de forêts de toutes essences, soit 28 p. c.
de son étendue totale (i). On peut y ajouter le Bourbon-
nais avec ses 20 000 hectares de chênes et hêtres, où
domine le quei^cus robw\
Aux temps où Jules César fit la conquête des Gaules,
toute cette moitié septentrionale de ce qui est aujourd'hui
la France avec la Belgique et la rive gauche du Rhin,
était, sauf les vallées des principaux fleuves et rivières
comme celles de Lige^^ (Loire), de Sequana (Seine), d*Arar
ou Sagona (Saône), à'Isara (Oise), de Samara (Somme),
etc., à peu près exclusivement envahie par la forêt où
vivaient des populations nomades et barbares, n'ayant
d'autres moyens d'existence que la chasse, la pêche et le
bétail ; quand elles avaient épuisé le fourrage d'un canton
où, sous l'abri des arbres, se dressaient leurs huttes, elles,
décampaient pour aller s'installer ailleurs. Dans ces vastes
étendues »* de bois sombres, impénétrables, couvrant monts
et vallées, les hauts plateaux comme les fonds maréca-
geux >», le Celte errant trouvait sa subsistance (2).
(1) Alfred Maury, loc. cit., pp. 343-544.
(2) Cf. Alfred Maury, Les Forêts de la Gaule et de V ancienne France,
édition de 1867. p. 45; el Montalemberl, Les Moines d'Occident^ i. Il,
p. 588 de l'édition in-12, 186». Paris, Lecoffre, éditeur.
r
38 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La moitié méridionale de la Gaule était un peu plus
dégagée. Depuis plusieurs siècles les Phocéens exploi-
taient les bois et cultivaient le sol de la Provence (i), et
l'Aquitaine était en partie défrichée. Une civilisation rela-
tivement développée y régnait. César s'étonnait que la
nouvelle d'un événement accompli à Genabum (Orléans ou
Gien) au lever du soleil, fut transmise avant son coucher
chez les Arvernes à une distance d'environ cinquante-cinq
lieues (cent soixante mille pas) (2); c'était au moyen de
signaux, de feux, parfois de simples cris proférés de dis-
tance en distance, que se transmettaient ainsi les nou-
velles importantes. — Les Bituriges (habitants du Berry)
fabriquaient du fer après en avoir extrait le minerai.
En Morvan les Éduens, en Dauphiné et en Savoie les
AUobj'oges cultivaient le blé, les Lémovices (3) et les
Carduqices (4) le lin.
Ce n'est pas que la forêt ne fut encore et de beaucoup
prédominante, entrecoupée de clairières et de marécages
comme dans la partie septentrionale : continentes sylvas
ac paludes. Ce qu'il en reste aujourd'hui est comparative-
ment bien peu de chose. Ainsi, dans les dix départements
environ composant la région granitique appelée par Élie
de Beaumont Plateau central, on ne compte guère que les
neuf centièmes de cette étendue qui soient à l'état de
forêts, tandis qu'il existe des friches ou landes incultes,
que M. Huffel évalue à un million d'hectares, dont 3oo 000
s'étendraient dans les seuls départements de la Corrèze et
de la Creuse. Sur d'autres points, quelques travaux de
boisement ont donné d'excellents résultats ; et l'Auvergne
proprement dite, qui en a eu l'initiative vers 1845 par les
soins d'un Inspecteur des forêts à Clermont-Ferrand,
(1) Cf. de Ribbes, La Provence au point de vue des bois et des inon-
dations, p 25. Paris, Guillaumin, 1857.
(2) Quod spatiiim est millium (passuum) circiter CLX. J. César,
De bello gallico, lib. VU, cap. 3, in fine,
(3) Limoges.
(4) Cahors.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUB BT FRANÇAISE. 3g
M. Leclerc, compte aujourd'hui 5ooo hectares ainsi
repeuplés, la plus grande partie appartenant à des com-
munes.
A l'est et au sud-est du Plateau ou Massif central se
dressent, séparés de lui par la vallée du Rhône, les pre-
miers versants et les hauts sommets de la partie française
du massif des Alpes : Alpes de Savoie, du Dauphiné,
Maritimes, Provençales, Vercors, Préalpes ; auxquelles
on peut joindre le petit groupe granitique et porphyrique
formant comme un îlot entre les versants triasiques des
Alpes provençales au nord-ouest et la mer au sud-est, et
connu sous le nom de Montagnes des Maures et de
TEsterel, dans le département du Var.
Là s'étendent iio à 112 000 hectares de forêts, dont
82 000 aux particuliers, peuplées de chône-liège, châ-
taignier, pin d'Alep, pin maritime, et, au pied des versants,
pin parasol, le tout dominant un sous- bois d'arbrisseaux et
morts-bois variés que dessèchent les ardeurs de l'été ; d'où
les incendies fréquents qui désolent ces parages (1). C'est
là, comme il vient d'être dit, un massif isolé qui ne se rat-
tache qu'indirectement à celui des Alpes. Ce dernier se
développe à l'est, par les Alpes maritimes, au nord par le
Dauphiné et la Savoie, à l'ouest par les monts de Vau-
cluse, les Préalpes comprenant le Léberon {AU. i i25m.).
Sur le flanc méridional de cette montagne, entre 100 et
700 mètres seulement, s'étend la forêt domaniale du même
nom, toute de chêne vert et de pin d'Alep ; les forêts de
Mérindal et de La Bastide-des-Jordans occupent en
Vaucluse des sols rocailleux et desséchés, si fréquents en
Provence. Un peu plus au nord, à 35 kilomètres environ
à l'est d'Orange, se rencontre la très curieuse forêt de
Bédoin. Couvrant le versant méridional du mont Venteux
(1) Cf. Ch. de Ribbes, Des Incendies de forêts dans la région des
Maures et de VEstereh ouvrage publié par la Société forestière des Maures ;
C. Broilliard, Conservateur des forêts en retraite, Questions féminines
dans la Kbvue des Eaux et Forêts, 1901-1902.
r
40 RBVUB DBS QUESTIONS SCIBNTIPIQUBS .
depuis la faible altitude de loo mètres jusqu'à celle de
1900 et plus, elle voit, sur une étendue de près de 6000 hec-
tares, se succéder les flores de tous nos climats : de 100 à
700 mètres règne exclusivement le chêne vert {Qiterctis
ilex) ; de 700 à 800, il croît en mélange avec le chêne
blanc (Q, robur), qui se montre seul jusqu'à 1000 mètres
où commence à intervenir le hêtre, mêlé, un peu plus
haut, de quelques rares sapins. A partir de i5oo mètres,
le pin à crochets (P. uncinata) règne à l'état pur. Sous les
chênes vert et blanc se récolte en grande abondance la
truffe dite du Périgord [Tuber melanosporum) dont la
récolte annuelle rapportait à la commune de Bédoin
23 000 fr. en 1882, produit qui s'était élevé à 55 000 fr.
en 1892 (i).
Au Vaucluse confinent les départements de la Drôme et
des Hautes Alpes, confinant eux-mêmes à celui de l'Isère,
autrement dit l'ancienne province du Dauphiné, laquelle,
contiguë d'autre part à celle de la Savoie, forme un en-
semble comprenant la majeure partie du massif français
des Alpes.
L'état de boisement, en Dauphiné, présente deux
nuances bien tranchées. La partie septentrionale de la
province comprend les bassins de l'Isère et de la Drôme,
au sol riche et aux forêts verdoyantes et bien fournies,
telles que celles de la Grande Chartreuse (6600 hectares),
peuplée de sapin, d'épicéa et de hêtre sur rochers cal-
caires à des altitudes s élevant jusqu'à 1 860 m. et non loin
de Grenoble ; de Lente et du Vercors, dans la Drôme,
ayant, à elles deux, une contenance à peu près égale. Une
petite portion du département des Hautes Alpes, à son
extrémité septentrionale et par le bassin du Drac affluent
de l'Isère, se rattache à la première nuance.
Le surplus de ce département, compris dans le bassin
de la Durance, offre un aspect déjà bien différent. Ce ne
(1) Cf. ÉCONOMIE FORESTIÈRE, t. 1, pp. 388-500.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 4I
sont pas encore les Alpes sèches dont nous parlerons tout
à l'heure, mais ce ne sont déjà plus les Alpes vertes du
nord. On y rencontre bien encore, sur les versants exposés
au nord ou à Test, dans des districts peu accessibles ou
appartenant à des propriétaires aisés, de beaux spécimens
de la végétation forestière, véritables oasis qui « donnent
une idée de ce qu'étaient et pourraient redevenir les sapi-
nières de cette région (i) ". Le reste est plus ou moins
maltraité par le pâturage abusif et les défrichements
inconsidérés.
Nommons, en passant, la forêt domaniale de Durbon,
aux confins est de la Drôme, dont nous avons parlé dans
un travail précédent (2), la belle forêt de Boscodon, éga-
lement à l'État, sur la rive gauche de la Durance, en face
d'Embrun ; les superbes massifs de mélèze du Queyras et
du Briançonnais, notamment ceux de la forêt communale
de PuY- Saint-Pierre, à 58o mètres au-dessus de la ville
deBriançon, elle-même à i32i mètres d'altitude (3), futaie
pleine aménagée à une révolution de 200 ans ; enfin, sur
les versants français du Mont Genèvre, la forêt commu-
nale du même nom, entourant les sources de la Durance
autour du col fameux par où Annibal dans l'antiquité,
Charles VIII aux débuts de la Renaissance, Napoléon au
commencement du xix^ siècle, franchirent les Alpes avec
leurs armées. L'altitude du col est de 1974 mètres, celle du
sommet de la montagne n'est pas inférieure à 368o mètres :
les derniers représentants de la végétation forestière sont
quelques pins cembros épars à 25oo mètres ; un peu plus
bas, au regard du midi, les pins sylvestre et oncinié, à
l'aspect du nord et de l'est, les mélèzes, forment massifs,
sur 55o hectares environ.
Tel est, sommairement indiqué, l'état des forêts du
(1) lluflfel, loc. cit., p. ô9i
(3) Les Arbres et les Bois ; esthétique forestière» clans la Rev. dbs
QUEST. SCIENT., juillet 1903.
> (3) ANNUAIRE DU BUREAU DBS LONGITUDES, année 1905.
42 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
département des Hautes Alpes ; mais, autour d'elles, que
de pentes dénudées, que de pâturages ravinés et dégradés,
que de versants arides et sans verdure ! Et si nous péné-
trons dans la région septentrionale de la Provence, occu-
pée par le département des Basses Alpes, c'est bien pis
encore ; nous arrivons aux Alpes sèches où nous trouvons
« la région la plus dévastée des montagnes françaises ?» , les
pires conditions du sol et de climat s'y trouvant ajoutées
aux causes de destruction dues au fait de l'homme. « Les
forêts de cette région ne sont plus que des lambeaux déla-
brés, faibles restes des forêts anciennes, et ne forment des
massifs dignes de ce nom que sur les points à peu près
inaccessibles (i). »»
En somme, le bassin de la haute Durance, qu'il soit des
Hautes ou Basses Alpes, est forestièrement dans un triste
état, que le service des reboisements améliore sans doute,
mais non sans peine.
A l'autre extrémité du Dauphiné, les deux départements
en lesquels se partage l'ancienne Savoie nous ramènent aux
Alpes vertes, bien que la proportion des terrains boisés à
l'étendue totale de la province ne dépasse guère 2 i/3p. c. :
un peu plus de 23 3oo hectares de forêts, sur un ensemble
de lo ooo kilomètres carrés ; mais la végétation forestière
y est vigoureuse. Les sept dixièmes de cette superficie se
composent de futaies mélangées de hêtre et d'épicéa ; le
sapin ne s'y rencontre que dans la proportion de i p. c,
résistant moins bien que l'épicéa aux abus du pâturage et
aux coupes excessives comme il en était pratiqué, parait-il,
autrefois, sous le règne de la Maison de Savoie.
Dans les étendues boisées, citées çà et là aux pages qui
précèdent, ne sont pas compris les « périmètres de reboi-
sement T, Comme h^s travaux dont ils sont l'objet ont
débuté il y a plus de quarante ans, un certain nombre de
(1) Huffel, loc.cit., p. 391.
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUB ET FRANÇAISE. 48
ces périmètres commencent à mériter le nom de forêts.
Mais c'est là une œuvre en cours d'exécution et qui est
fort loin d'être proche de son achèvement ; nous ne les
comprenons donc pas dans cet aperçu des restes des
vieilles forêts de la Gaule et de Tancienne France.
La région montagneuse des Pyrénées n'est guère mieux
partagée forestièrement que celle des Alpes. Là aussi les
forêts ont souffert de l'abus du pâturage, des coupes pra-
tiquées sans mesure et de l'exercice des droits d'usage.
Plus que partout ailleurs cependant elles pourraient être
prospères avec leur climat méridional tempéré par les
altitudes et l'exposition générale au regard du nord. Au
reste, le service du reboisement, ici comme dans les Alpes
et ailleurs, s'efforce, par de judicieux travaux, de conjurer
la ruine de ces montagnes et de reconstituer peu à peu
ce qui manque à leur revêtement végétal.
Les six départements sur lesquels court la chaîne pyré-
néenne, Pyrénées orientales, Aude, Ariège, Haute Garonne,
Hautes et Basses Pyrénées, comprennent, sur une superficie
totale de 12 760 kilomètres carrés, 41 1 200 hectares, je
ne dirai pas précisément de forêts, mais de domaines
classés comme forêts ; car, sur ces quatre cent onze mille
hectares, il y en a plus de cent mille (100 800) à l'état de
terrains vacants, autrement dit, de vides et de friches.
Le hêtre et le sapin dominent dans les trois cent onze
mille hectares restants, avec le pin sylvestre dans la partie
orientale de la chaîne. Toutefois le hêtre se mêle au chêne
sur les versants inférieurs, tandis qu'aux plus hautes alti-
tudes le sapin fait place au pin à crochets. Ce sont les
sapinières de l'Aude qui passent pour les plus belles de la
région : l'État en possède sur une surface de 65oo hec-
tares dans ce département. Citons toutefois, dans l'Ariège,
la sapinière de Laurenti à l'altitude moyenne de i65o
mètres, et, dans la haute Garonne, la forêt domaniale
de MoNTAUBAN, à une altitude un peu moindre, i25o
mètres en moyenne. Tout, cependant, n'est pas sapinière
t
44 RBVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
OU hétraie dans la région ; un tiers des forôts de TAude
est en taillis simple, composé ou fureté, et Ton peut citer,
parmi les taillis sous futaie du bassin de la basse Garonne,
la forêt domaniale de Bougonne, à 20 kilomètres à Touest
de Toulouse, d'une contenance de 2000 hectares et amé-
nagée à une révolution de 25 ans. Enfin, il ne faut pas
omettre les forêts de chêne de la vallée de TAdour, vieux
peuplements dont le type nous est donné par la forêt de
Téthieu près de Dax.
Il n'est pas sans intérêt de signaler ici un mode curieux
d'exploitation du chêne dans le Béarn, mode que l'on
pourrait, avec M. HufFel, appeler taillis suspendu. Les
arbres, suffisamment espacés, sont étêtés à une hauteur
telle que le bétail n'y puisse atteindre. Comme autour
d'une souche, des rejets se forment autour du point de
section de chaque arbre ; et tous les 8 ou 1 o ans les habi-
tants viennent exploiter ces cépées aériennes. Au-dessous
d'elles, le bétail peut pâturer sans inconvénient. On com-
prend que le rendement d'un tel système d'exploitation
soit assez faible : aussi le service forestier s'efforce-t-il
d'amener les communes à le remplacer par celui de la
futaie pleine ** qui serait d'une culture très facile en ce
pays où chêne et hêtre fructifient abondamment tous les
ans " (1).
Pour compléter l'esquisse de ce qui nous reste de l'im-
mense forêt qu'était la Gaule, il nous faut dire quelques
mots du vaste massif boisé de création récente mais renou-
velé de l'antiquité, qui s'étend, au sud-ouest de la France,
sur les départements de la Gironde, des Landes et d'une
petite partie du Lot-et-Garonne.
Ce massif, de forme sensiblement triangulaire, s'appuie,
comme sur une base, sur un rideau de 284 000 kilomètres
de dunes que le génie de Brémontier est parvenu, à
partir de 1780, à fixer par des semis de pin maritime.
(1) Cf. Huflel, p. 384.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUB ET FRANÇAISE. ^5
Une cinquantaine d'années plus tard, un autre ingénieur,
Chambrelent, eut l'idée d'employer à assainir les Landes
marécageuses et les lagunes qui couvraient environ
800 000 hectares — et moyennant un ingénieux système
préalable de fossés d'écoulement — le système de reboise-
ment en pins maritimes par lequel son illustre prédéces-
seur était parvenu à fixer la dune mobile et envahissante.
Ayant exposé ici-même, avec détails, les deux œuvres de
Brémontier et de Chambrelent continuées et achevées par
leurs successeurs (i), nous n'avons pas à y revenir. Obser-
vons seulement que Yimmense pignada forme, comme on
l'a dit, un triangle qui, sur la base mentionnée tout à
l'heure, ne compte pas moins de cent kilomètres de hau-
teur. Son étendue, évaluée au chiffre précis de 704 53o
hectares, se répartit ainsi entre les trois départements :
Gironde, 279299 hectares; Landes, 414578 hectares;
Lot-et-Garonne, 10 653 hectares ; le tout pour 82/100
aux particuliers, 10/100 aux communes et 8/100 à l'État.
La valeur d'ensemble de cette masse boisée, sur des ter-
rains naguère improductifs et fiévreux, aujourd'hui parfai-
tement assainis, est estimée à environ 5oo millions de
francs (2).
Sans faire tort d'ailleurs au mérite et à l'initiative
géniale des deux grands ingénieurs qui ont boisé les dunes
et les landes du sud-ouest, on peut dire qu'ils n'ont fait
en somme que restaurer ce qui, au moins en partie, avait
existé autrefois. Aux temps gallo-romains, l'Aquitaine
présentait, d'après Festus Avienus, une suite de dunes
(i) Voir VArt forestier à f Exposition universelle de 1878^ tomes IV
et V (1878 et 1879) de la Revue des Questions scientifiques, 1" série.
(i) Il est intéressant de comparer à ce chifiFre celui du revenu attribué
aux 80 000 hectares des pineraies de la Sologne, dont Torigine ne remonte
guère au delà d'une soixantaine dannées. M. Huffel évalue ce revenu à
3 200 000 francs sur des terres qui naguère ne rapportaient rien, en se fon-
dant sur ce que, à Tâge de 30 ans, l'hectare de ces pineraies produit, net,
lâOO francs en bois de boulange, ce qui fait ressortir le revenu net moyen
de l'ensemble à 40 francs l'hectare.
/
46 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
chargées de forêts de pins et d'essences alpestres qui
s'étendaient jusqu'aux Pyrénées (1), et les landes avaient
certainement été boisées dans la haute antiquité.
II
LES VICISSITUDES DU SOL BOISÉ A TOUTES LES ÉPOQUES
C'est le propre de la nature humaine de pousser souvent
ses entreprises à cet extrême où l'usage fait place à l'abus,
sauf à tendre ensuite à se rapprocher de la limite trop
facilement dépassée. A l'origine et durant les siècles qui
suivirent, l'œuvre civilisatrice dans les Gaules se mani-
festait par le défrichement des forêts trop étendues; il
fallait permettre à l'agriculture de s'étendre et, par suite, à
la population de se développer. Cette œuvre immense, dont
les « moines d'occident « furent, dans le haut moyen âge,
les principaux sinon les seuls champions, s est poursuivie,
dans le cours des temps, à travers de nombreuses péri-
péties, jusqu'à dépasser la juste mesure. De là les vastes
étendues de montagnes ou de plaines qui, soit par déboise-
ment direct, soit par jouissance abusive, se sont trouvées
dénudées et que l'on tend de plus en plus à reboiser
aujourd'hui.
Au temps de César, on l'a dit plus haut, plus de la
moitié du territoire des Gaules était à l'état boisé, avec
des clairières défrichées de plus ou moins grande étendue
daijs le centre et dans le nord, principalement aux abords
des cours d'eau ; la partie méridionale, plus ouverte et
mieux cultivée, laissait moins dominer la forêt et contenait
des champs étendus où croissaient la vigne, l'olivier et les
céréales.
Chaque canton, district ou territoire défriché et cultivé,
(i) Festus Avienus, Qra maritima^ cité par Alf. Maury, loc. cit
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 47
pagus, comme l'appelait César, était le siège d'une tribu
ou peuplade gauloise ; plusieurs de ces jmgi, associés ou
confédérés entre eux, formaient une cité : véritable nation,
tantôt monarchique, tantôt démocratique, ne manquant
pas d'une certaine analogie avec la cité grecque ou
romaine, telle que nous la dépeint Fustel de Coulanges
dans sa magistrale Cité antique,
La population des Gaules comprenait, à cette époque,
une cinquantaine de ces cités. César, dès qu'il eut affermi
sa conquête, en augmenta le nombre pour en faire soi-
xante-quatre circonscriptions financières dans ce qu'il
appelait « la Gaule chevelue, Gallia comata «, autrement
dit, la Gaule transalpine. La division de la cité en pagi
fut conservée ; le pagus lui-même fut partagé en fundi,
sans doute à l'imitation de la curie romaine qui avait
au-dessus d'elle la tribu, formée de plusieurs curies, la
cité étant elle-même composée de plusieurs tribus (i). Le
fundus gallo-romain serait le point d'origine de la plupart
de nos communes rurales (2). Les terres arables qu'il
comprenait constituaient Yage7\
En ces temps reculés, « le domaine public, qui était
immense, comprenait vraisemblablement les forêts, bien
commun » (3). Mais les premiers déboisements y furent
contemporains de la guerre de conquête. L'incendie servait
tour à tour aux indigènes comme moyen de défense, aux
envahisseurs comme moyen d'attaque, et d'importantes
masses boisées furent détruites de ce chef. D'autre part, la
hache des licteurs romains opérait en grand des abatages
pour anéantir les retraites où les Gaulois, soulevés contre
l'ennemi commun, s'étaient créé des abris et des lieux de
réunion. Enfin l'ouverture, par les armées conquérantes,
de routes dirigées dans tous les sens et enserrant le pays
conquis dans un vaste réseau, découpa de grands compar-
(1) Cf. Fustel de Coulanges, loc. cit,, liv. ni, chap. I à HI.
(3) Huffel, Etude U«, chap. L
(5) Ibid.
48 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
timents dans la forêt sans fin, préparant ainsi les futures
dénominations forestières locales. La culture des céréales
et de la vigne ne tarda pas, la paix conclue, ou plutôt la
conquête affermie et devenue définitive, à prendre de
grands développements. Le seigle, le blé, Tépeautre cou-
vrirent de vastes champs, notamment dans une région qui
lui emprunta son nom : Sécalonie (Secale, d'où Secalœnia)
ou Sologne. L'extension de la culture de la vigne entraî-
nait celle de la fabrication du merrain pour tonneaux,
industrie depuis longtemps, paraît-il, chère aux Gaulois ;
et l'on abattait, et l'on abattait les chênes sans se pré-
occuper de la régénération des peuplements qui les four-
nissaient : le bois n'était-il pas le bien commun, à la
disposition de qui voulait le prendre, res nullius, et ne
repoussait-il pas de lui-même ?
M. Charles de Ribbes nous apprend, d'après l'écono-
miste Dussard (Journal des Économistes de juillet 1848),
que les forêts qui protégeaient, dans toute son étendue,
la chaîne des Ce venues, auraient été, sous le règne
d'Auguste, brûlées ou abattues en masse. «* Une vaste
contrée, jusque-là couverte de bois impénétrables, a été
tout à coup dénudée, rasée, dépouillée ; et bientôt un fléau
jusqu'alors inconnu (les ouragans déchaînés par le mistral)
vint porter la terreur d'Avignon aux Bouches-du-Rhône,
de là à Marseille, puis étendit ses ravages sur tout le
littoral (1). «
Ce n'est pas à dire que les Romains aient habituellement
procédé avec un esprit de destruction sauvage et sans
frein. Ils apportèrent au contraire dans les Gaules des
habitudes de discipline et de méthode dont bénéficièrent
les forêts elles-mêmes dans la réduction graduelle et
systématique de leur étendue. Ils avaient envoyé des
géomètres, agHmensores, pour cadastrer leur conquête, et
(1) La Provence au point de vue des boiê, des torrents et des inon-
dations, par Charles de RU)b6S, chap. !•% p. 19. Paris, Guillaumin el O», 1857.
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUE ET FRANÇAISE. 49
avaient ensuite partagé la propriété forestière en.dîveraes
catégories suivant : i*^ quelle était réservée au fisc impé-
rial ; 2"* qu'elle appartenait aux seigneurs (équités), pré-
levée sur les fundi, 3*^ à des vici ou villages, formant alors
déjà une sorte de forêt communale ; ou 4° quelle était
possédée, à titre onéreux, par concession du seigneur,
equitis, aux habitants de la villa ou ensemble des con-
structions élevées dans la partie du fundus distincte de
Yager ou partie cultivée ; ou bien enfin 5^ qu'elle appar-
tenait à une portion du fundus partagée par le seigneur
entre ses clients (i).
Les bienfaits de cette habile organisation administra-
tive ne prévalurent pas, à la longue, durant les quatre ou
cinq siècles de la domination romaine, contre les excès de
la fiscalité romaine, la plus rapace, a dit Montalembert,
qu'on ait jamais rêvée (2). L'exagération des impôts, qui en
arrivaient à dépasser la valeur même des terres cultivées
sur lesquelles ils étaient assis, incitait leurs propriétaires
à les abandonner. Délaissées par la culture, ces terres ne
tardaient pas à être reconquises par la forêt qui s'implan-
tait sur elles, d'abord à l'état de « halliers de ronces et
d'épines d'une épaisseur formidable «, appelés déserts i^^lT
les populations qui les avaient quittées, puis peu à peu de
taillis formés de végétaux plus arborescents, puis enfin
de hautes futaies (3).
Bientôt se trouvaient reconstituées les anciennes forêts
druidiques aux ombres ténébreuses que les Romains
n'avaient abordées, aux premiers temps, qu'avec une sorte
de terreur religieuse. Sauf les détails mythologiques et
les sacrifices sanglants, on aurait pu leur appliquer cette
description que faisait Lucain de ces « bois sacrés, de
temps immémorial inviolés, dont les branches enlacées
entretenaient sous la haute voûte des cimes une ombre
(t) Cf. Huffel, loc. cit., Deuxième Élude, chap. M% p. 220.
{i) Les Moines (V Occident, tome II, p. 266.
(3) Loc. cit., p. 386.
111«SÉR1E. T. X. 4
50 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ténébreuse et glacée. Ni les Pans rustiques, ni les Syl-
vâins robustes, ni les Nymphes des bois ne les habitaient;
mais il s'y offrait de barbares sacrifices sur des autels
chargés de cruels holocaustes. Les arbres étaient rouges
de sang humain. Les oiseaux craignaient de s y poser, les
bêtes fauves de s*y réfugier. Les arbres eux-mêmes fré-
missaient d'horreur (i). »»
Cette reprise de possession du sol par la forêt ne fut
cependant pas universelle, et, par la force des choses, des
rapports s'établirent entre les équités, possesseurs des
forêts prélevées sur les finidi, et les habitants des agri
cultivés. Ceux-ci y prenaient le bois dont ils avaient
besoin pour leur chauffage et leurs constructions (2) ; et
cette coutume continua ensuite sous la domination des
nouveaux envahisseurs, Germains, Francs, Burgondes
(et, en plus, dans le midi, Arabes, Maures, Sarrasins) :
perpétuée jusqu'à l'établissement de la féodalité, elle fut
l'une des origines des droits dusage dont quelques-unes
de nos forêts sont encore grevées aujourd'hui.
Néanmoins, à la suite des invasions, soit par l'effet de
celjes-ci, soit par celui du délaissement des terres cultivées
(1) Lucns eral longo numquam violalus ab orvo,
Obscurum cingens connexis aéra ramis.
Et gelidas allé submotis solibus umbras.
Hune non rurioolae Panes, nemoiumque polentes
Sylvani Nim|)haeque tenent. sed barbara rilu
Sacra deum, slruclie diris allaribiis aiae ;
Omnis de huinanis lustrata cruoribus arbor...
Uiis et voiucres metuunt insisleie lamis,
Et lusiris recubare ferae...
Arboribus suus honor inest...
(Lucain, la Pharsale, III, 599 à 411).
Noir, au surplus, dans Les Moines d'Occident, le livre VII, chap. \^* i
« Les Moines dans les forêts ».
(2) Plus tard, après la seconde invasion, diie des Baibares, une coutume
analogue était reconnue et édictée jiar la loi i\Qs buigondes, tit. XXXIJ, qui
poriaii : « Celui (jui n*a pas de forêt i)cut couper les bois qui lui sont néces-
saiies, hoimis les fiuitiers tft les aibies de futaie, dans n'importe quelle lorét,
sai;s (|ue le |>iopriélaire d'icelle puisse s'y op|iOher. » (tf. la Rewe des Eaux
ET KORLTS, année 1864, p. 312).
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 5l
par les colons gallo-romains, nombre de ces terres étaient
encore sous les bois. « Tel pagits qui, du temps de César,
dit Montalembert, avait fourni des milliers de combattants
contre l'ennemi commun, n'offrait plus que quelques popu-
lations éparses à travers des campagnes qu'une végétation
spontanée et sauvage venait chaque jour disputer à la
culture, et qui se transformaient graduellement en
forêts (i). « Ces dernières, en s'étendant peu à peu, ne
tardaient pas à rejoindre les masses continues. Comme
exemple de « ces envahissements de la solitude y» et des
bois, l'auteur des Moines cCOccident cite le fait du moine
Liéphard, mort en 565, qui, venu avec un seul disciple
sur la rive droite de la Loire, à cinq lieues plus bas
qu'Orléans, avait constaté la complète disparition sous les
bois du castnim romain de Magdunum autrefois abon-
damment peuplé (devenu depuis la petite ville de Meung).
A la même époque, un autre moine, saint Colomban, ne
trouva plus que des idoles abandonnées au milieu des
bois, sur l'emplacement qu'avaient occupé jadis les
temples et les thermes romains de Luxeuil (2). Il est
encore de nos jours tels peuplements forestiers des Vosges,
du Jura, de la Provence, ou même de la Normandie,
contenant dans leur sous-sol des restes d'une civilisation
disparue et permettant de constater qu'il y eut là jadis
des villages, des villes, des casti^a romains, ou bien des
vignes, des plantations d'oliviers ou de pommiers (3).
D'ailleurs, l'état politique et social qui succéda à la
domination romaine, ne fut point défavorable aux forêts.
(1) Les Moines d'Occident, t. Il, p. 384. Voir aussi Maury, loc. cit.
(2) Ibid. — Ibi imaginum lapidearum densilas vicina sallus densabal. .
Jouas. Vit. S. Colianbani, Cité par Monialembert, loc. cit.
{')) Nolanimenl en Normandie, dans les forôls de Brolonne et de Beaumont-
le- Roger. Le plateau de Leinenberg, près AbresChwiller, en Alsace-Lorraine,
fjui est aujourd'hui -boisé, 6iait jadis cultivé. Cf. Alf. Maury, loc. cit. —
A. Ysabeau, Annales forestières, année 1854, I^s Forêts du Globe. —
L'abbé Narhey, Les hautes Montagnes du Doubs depuis les temps cel-
tiques. Paris, Ambroise Bray, 1868.
52 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les nations envahissantes, germaines, franques et autres
arrivaient de pays aussi boisés, sinon plus encore, que
les Gaules. C'était au sein des forêts qu'ils étaient habi-
tués à tenir leurs réunions et à chercher un abri contre
les intempéries. De leurs ancêtres, venus jadis des pla-
teaux de la haute Asie, ils tenaient le culte superstitieux
des arbres (i). De plus, ils avaient, comme d'ailleurs les
anciens Gaulois eux-mêmes, un goût prononcé pour la
chasse ; et ce goût, qui faisait des Francs et des Gaulois,
dit Alf. Maury, les premiers chasseurs du monde (2), est
une des causes qui contribuèrent le plus à maintenir la
situation forestière des Gaules telle qu'elle existait à la
fin de la domination romaine. Les lois coutumières des
tribus envahissantes, Saliens, Ripuaires, Burgondes,
Wisigoths, portaient toutes le caractère de cette préoccu-
pation dominante : conserver les peuplements forestiers,
gîte du gibier et abri de la pro vende des bestiaux (3).
Tout ce qui avait pu échapper à la répartition cadastrale
établie par les Romains, était aux yeux des envahisseurs
bien commun ; et cette prédisposition opposait souvent à
la conception de la propriété forestière, telle qu'elle était
envisagée au point de vue romain, celle que s'en faisaient
les nouveaux occupants.
Ces derniers avaient pu sans difficulté s'approprier les
forêts du fisc impérial, l'Empire n'existant plus, mais
avaient sans doute éprouvé quelque résistance au sujet
des bois appartenant aux descendants des anciens équités.
Quant à ceux des fundi, considérés comme bien commun
par leurs possesseurs, ils devaient être plus facilement
(1) Alf. Maury, loc. cit.
(2) Alf. Maury, op. cit., p. 249. «• Qui vix ulla in terris nalio invenitur quae
in hac arte Francis possit aequari », dit Ëginhard.
(5) Quels bestiaux et quel gibier ? Sans compter les espèces encore vivantes
(le nos jours, telles que cerfs, chevreuils, sangliers, etc., c'étaient Télan et
Taurochs. Les troupeaux de chevaux, le gros et le petit bétail y trouvaient
leur pâture. Les porcs y vaguaient par milliers sous les chênaies. Ils étaient
de taille énorme, à moitié sauvages, très redoutés des passants. Cf. Histoire
de France, publiée sous la direction de M. Lavisse. Cité par M. HuflfeL
\
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUB ET FRANÇAISE. 53
assimilables aux sylvœ communes telles que les compre-
naient les envahisseurs, en tant du moins que p?'oduit
direct du sol. Au reste, une fois maîtres des Gaules, les
Francs en changèrent les circonscriptions administratives.
Les pagi des Francs, plus étendus, se rapprochaient
davantage des anciennes civitates que les Romains
avaient composées de plusieurs pagi gaulois.
Les domaines dont se composa le pagus furent néan-
moins disposés exactement sur le modèle des anciens //mde.
On y trouvait, comme jadis, la terre réservée au maître,
le rnansus indominicaius devenu la terre salique, ou terre
entourant la maison (de saah habitation), renfermant
avec le sol arable les eaux et les forêts. Ce mansus était
cultivé par des serfs ; et la partie de la villa constituant
le surplus de Yager était partagée en lots affectés à la
jouissance, partie des autres serfs, partie des lèdes ou
serfs affranchis, partie des colons ou hommes libres (i).
Quant au droit de chasse, les leudes ou chefs militaires
des tribus franques se Tétaient approprié, admettant à le
partager avec eux seulement les représentants de l'an-
cienne noblesse gallo-romaine.
De là naquit, sous les Mérovingiens et les premiers
Carolingiens, la curieuse pratique de Vafforeslation ou
info7*esiation. Les rois avaient, à l'origine, en vue de la
chasse, affecté à leur usage, et, avec eux, à celui de leurs
(I) Cf. Huffel, op. cit., p. 220. Ce serait une erreur d'assimiler les serfs
du moyen âge îi des esclaves. L'esclave n*a pas de personnalité, partant pas
de droits ; il est la chose de son maître ; et quand on assimile une troupe
d'esclaves à un troupeau de bétail, un bétail humain, Passimilation, pour
être i;;nominieuse, n*en est pas moins exacte. Bien moins abaissée était la
condition du serf qui, s*il était attaché à la glèbe, n'en pouvait, d'autre part,
être détaché arbitrairement par la volonté du seigneur. Autrement dit, s'il
lui était interdit de quitter le sol, on n'avait pas non plus le droit de ren
expulser. La preuve d'ailleurs que les serfs avaient des droits, ce sont les
pièces de procès entre sorfs et seigneurs que l'on retrouve en grand nombre
dans les vieilles archives des départements et dont la solution était loin
d'être toujours favorable au seigneur. Le servage a été, somme toute, une
transition ménagée entre l'esclavage et la liberté pleine, grâce à l'influence
du christianisme.
I
54 REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
principaux officiers, des étendues de terrain plus ou
moins considérables, comprenant non seulement d'impor-
tantes aires boisées, mais, en plus, les cours d'eau qui les
traversaient ainsi que les plaines, étangs et terres arables
qu'elles englobaient. La foresta — ce qui n'était pas alors
synonyme de sylva — n'était autre chose, bien qu'elle
contînt principalement des forêts, que l'enceinte réservée
au roi pour la chasse et .la pêche.
Ce que faisait le roi dans son domaine, ses leudes et
les descendants des anciens propriétaires (chevaliers
romains ou nobles gaulois) le faisaient à moindre échelle
sur leurs terres, non pas, il est vrai, sous leur autorité
privée, mais par expresse délégation du prince. Souvent
aussi le roi concédait par munificence des enceintes
afForestées à des particuliers pour services rendus à
l'État, à des chefs militaires ou à des abbayes. De même
que le roi avait des agents spéciaux, fœ^estarii, pour
gérer les forestœ dominœ, les seigneurs, comités, avaient
aussi leurs forestarii particulières pour leurs forestœ con-
cédées jtissione régis.
Cette pratique de l'afforestation avait aussi cours en
Allemagne d'où elle nous était venue. Mais elle avait en
ce pays un corollaire qui ne paraît pas avoir été appliqué
dans la France de Clovis et de Charlemagne ; c'était la
déforestaiioyi. Le souverain — duc, chef ou roi — qui avait
afforesté une contrée ou concédé une foresta à un sujet,
se réservait — et exerçait — le droit de déforester,dea/^-
restare, cette contrée, cette /bre^/a, autrement dit de retirer
une concession faite à titre gracieux. C'est que les affo res-
tations ne laissaient pas de présenter de graves inconvé-
nients. Elles dégénéraient à la longue, chez les descendants
des leudes ou autres possesseurs de régions afforestées,
en droit de pleine propriété. La multiplication des bétes
fauves, que nul autre que le concessionnaire de la foresta
ou ses gens n'avaient le droit d'abattre, finissait par
rendre la vie impossible aux populations de la contrée ;
\
LA FORÊT GAULOISB, FRANQUB BT FRANÇAISB. 55
et le concessionnaire, ou plutôt son descendant, devenu
en fait propriétaire du pays, voyait le vide se faire autour
de lui, et la forêt, sylva ou saltus, envahir les terres
naguère cultivées : ce dernier résultat, en soi, ne lui eût
point déplu, car cette extension du sol boisé était favorable
à la multiplication du gibier et à la chasse ; mais, amenant
la dépopulation, elle l'appauvrissait par là-même.
Aussi Charlemagne v'eilla-t-il tout au moins à empêcher
Textensioii des fbresiœ, en chargeant ses missi dominici
de s'assurer qu'il ne s'en établissait pas sinejussione régis,
et d'interdire toute nouvelle atforestation. Il fit plus, il
établit des agents spéciaux, vicarii.judices, forestarii,
custodes nemoris, qui avaient, entre autres attributions,
celles de faire opérer des défrichements là où cela serait
jugé opportun (i). Malgré cela, le goût des grandes masses
boisées, si favorable à Taccroissement du gros gibier, pré-
dominait.
La puissante organisation administrative et politique
établie par Charlemagne ne tarda pas à péricliter sous la
main débile de ses successeurs ; et de l'impuissance de
ceux-ci à protéger leurs sujets contre les invasions du
(l) C'est-à-dire, d'après un capiuilaire De villis daté de 80Î : Ubi locus
fuerit ad stirpandum..., le capiiulaire complète la phrase en ces termes :
stirpare facient Judices et campos de sylva increscere non permit-
tant. Il ne faudrait pas induira de la défense de faire de nouvelles afiforés»
talions, (|u'il fut, comme l'ont cru quelques auteurs, interdit de faire des
plantations d'arbres, des boisements, sylvas plantare. Comme on Ta dit
ci-dessus, /"ore^^a n'était pas sijiva bien qu'il s'y trouvât surtout des sylvce;
c'éiait l'enceinte réservée pour la chasse et la poche. On peut consulter à ce
sujet : Dalloz, Introduction; Baudrillarl, Dictionnaire des Eaitx et
ForfUs ; Meaume, Commentaire du Code forestier ; Alfred Maury, Les
Forêts de la Gaule et de l'ancienne France. Au contraire, le îjrand
empereur franc, tout en favorisant les défrichements là où ils étaient utiles,
réjîla sévèrement le droit de prendre et de couper du bois en forêt, jws capU'
landi, et assujétit à certaines observances les ouvriers chargés du caplim,
c'est-à-dire de la coupe des bois (Alf. Maury, toc. cii,^ éd. 1850, p. 204). Les
custodes étaient plus spéiîialement chargés de la surveillance des bois, ubi
syloœ debenl esse, )wn permutant eau nimis copulare atque damnare
(G. Huffel, 1. 1, Et. III, ch. ni). Le même auteur cite des capitulaires de
Louis le Débonnaire, en date de 819, interdisant d'établir des forestœ nou-
velles.
/
56 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dehors,i)aquit l'organisûlion féodale. Chaque comte,chaque
chef de pagus dut pourvoir à sa propre défense et à celle
des populations qui la sollicitaient. •« Ce ne sont pas, dit
M. Edmond Demolins, les grands, les riches, les seigneurs
qui s'attachent, par la force, les pauvres, les petits, les
faibles ; ceux-ci accourent d'eux-mêmes implorer aide et
protection, jurer fidélité... Le fait se renouvela si fré-
quemment, qu on dut rédiger une formule spéciale pour
ces sortes d'actes, témoignages irrécusables de l'origine
populaire de la féodalité (i). » Le pouvoir militaire et
par suite politique se trouva ainsi intimement uni au droit
de propriété. Le capitulaire rendu par Charles le Chauve
au grand plaid national de Kiersy-sur-Oise, en 877, ne
fit guère que sanctionner un état de choses existant déjà
de fait.
Ce nouveau régime n'était pas pour restreindre la pos-
session même abusive des forestœ. « Loin de diminuer le
nombre des forêts de notre patrie, dit Alfred Maury, le
régime féodal eut pour effet de l'accroître encore et de
ramener le sol à Tétat où il se trouvait du temps des Gau-
lois j» ; et, comme jadis aux derniers temps de la domina-
tion romaine, tels lieux, naguère habités, étaient devenus
en peu de temps de profondes solitudes, des fourrés
impénétrables, abstrusa latibula (2). Le droit de foresta
s'identifia de plus en plus avec le droit de propriété et de
haute justice. Il s'étendit même des grands feudataires aux
seigneurs de second ordre qui eurent droit de forestella^
de warenna ou garenne, où ils pouvaient chasser le
petit gibier tel que lièvres, lapins, perdrix, faisans ; le
(1) Histoire ffe France de M. Edmond Demolins, Livre troisième,
chap. III.
(2) C'est dans ces forêts mystérieuses que la plantureuse imagination des
auteurs du Roman de la Table ronde plaçaient les aventures merveilleuses
de leurs héros, dont le fameux Merlin Tenchanteur ne fut pas un des
moindres.
LA FORÊT GAULOISE, FRANOUE ET FRANÇAISE. 5j
gros gibier, ours, buffles, cerfs, étant réservé aux fbf^estœ,
suffisamment vastes pour les abriter et les nourrir (i).
Ce genre dabus était, paraît-il, plus prononcé encore
en Angleterre. Tous les efforts des seigneurs de ce pays
tendaient à faire occuper par leurs forêts une étendue de
plus en plus vaste, afin d'accroître l'importance de leurs
chasses. Au xii* siècle, Jean de Salisbury, le disciple
d*Abélard,le compagnon de Thomas Becquet, s'éleva avec
force contre cet abus qui avait pour effet de remplacer
les populations rurales par les bêtes fauves : <* A novalibus
suis arcentur agricolœ, dum ferœ habeant vagandi liber-
taiem (2). '»
Toutefois cette extension immodérée des forestœ^ fores-
tellce, forêts et garennes, eut aussi sa contre-partie dans
les importants défrichements et la mise en culture opérés
par les moines. Dès les v® et vi® siècles, fuyant le monde
et recherchant la solitude, de pieux anachorètes accom-
pagnés tout au plus d'un ou deux disciples, ou bien eux-
mêmes disciples du moine de Subiaco, Benoît, ou de
l'Irlandais Colomban, allaient chercher au sein des forêts
vierges le calme et la retraite. Mus par le même senti-
ment, d'autres disciples venaient se joindre à eux. Il fallait
défricher pour pouvoir remplacer la vie de solitaire par la
vie cénobitique. D'autres fois c'étaient des groupes monas-
tiques qui, la hache à la main, se frayaient un passage
à la tête d'une troupe de fidèles ou de néophytes, abattant
les arbres et se mettant à cultiver le sol aussitôt dépouillé.
Les paysans accouraient vers les centres de culture
ainsi créés, où ils trouvaient refuge et protection contre
les brutalités ou les exactions des barbares. Durant plu-
sieurs siècles, cette intervention des moines contrebalança
dans une large mesure l'abusive extension des forestœ de
plus en plus converties en sylvœ (3).
(i) Cf. Championnière, Histoire du droit de chasse, cité par Alf. Maury,
p. 212.
(2) Cité par le même, p. 121.
(3) Voir au livre VlU des Moines d'Occident (tome 11), le tableau histo-
r
58 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
« Les moines bénédictins, dit d'autre part M. Huffel,
ont défriché, dans le cours des siècles, un dixième peut-
être de l'étendue du pays. C'est à eux que la France du
moyen âge doit de ne pas être partiellement morte de
faim, faute de champs à cultiver (i). "
Le XIII* siècle, époque de la grande efflorescence intel-
lectuelle du moyen âge, le siècle des Vincent de Beau-
vais, des Albert le Grand, des saint Thomas d'Aquin, des
Dante et des Roger Bacon, fut aussi une période moins
tourmentée que les précédentes ; il y régna un calme
relatif. L'afforestation se fit moins empiétante sur la
terre arable, de nouveaux défrichements furent opérés au
grand profit de la culture des céréales, et la population
s'en accrut.
Quand surgit, du milieu du xiv^ au milieu du xV^ siècle,
la terrible guerre de cent ans ; puis quand, au siècle sui-
vant, éclatèrent les guerres de religion, il est vraisem-
blable que l'accroissement des surfaces boisées s'en res-
sentit d'une manière assez sensible. La diminution de la
population, évaluée à un tiers dans les seuls bassins de la
Seine et de la moyenne et basse Loire durant la guerre
de cent ans, s'explique d'ailleurs par l'accroissement de
mortalité dont fut directement ou indirectement cause
une époque d'invasions et de luttes armées.
rique et descriptif de rimmigration des moines dans les forêts des Gaules,
de leurs travaux de défrichement et de culture, d'apprivoisemenl ou
domestication des bétes sauvasses, de protection des populations agricoles à
rencontre des emportements des chefs barbares, le tout s*alliant à la culture
des ieUres et à la copie des auteurs classiques de l'antiquité, sauvés ainsi de
la destruction.
(1) G. Huffel, Économie forestière, 1. 1, p. 557. L'auteur ajoute, en note :
« Kn soixante-treize ans, au \\^ siècle, on a pu compter 48 années de
famines partielles ou générales. »> Ce lamentable état de choses tenait à plu-
sieurs causes dont la principale était la faible étendue des terres cultivées
qui s'accroissait moins vite que la population. Le xiP siècle ne fut guère
mieux partagé. Sous Philippe-Auguste, il y eut onze périodes de famine.
Celle de 1 195 dura quatre ans, dit M. Luchaire au tome HI de VHistoire de
France^ publiée sous la direction de M. Ernest Lavisse. c< En 1107 une foule
innombrable de personnes moururent de faim: innumeri famé perempU
sunt, dit la Chronique de Reims. »
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 5g
Il ne faut pas perdre de vue d'autre part que, parallèle-
ment à Tempiètement des peuplements forestiers sur le
sol arable en un grand nombre de points, en un grand
nombre d'autres aussi, soit les défrichements, soit la
jouissance abusive du sol boisé et de sa superficie, ten-
daient à les restreindre, ou tout au moins à en diminuer
rimportance. Déjà dans le midi, aux viii* et ix® siècles, les
invasions des Sarrasins, Arabes, Maures et Berbères avaient
fait fuir les populations des plaines et les avaient rejetées
sur les hauts sommets des Alpes couverts d'épaisses forêts;
elles y avaient défriché jusqu'aux rochers et bâti des vil-
lages (i). Quand les Sarrasins eurent été définitivement
chassés du sol de la France, les populations reléguées
dans la montagne sous la protection de bois impénétrables,
purent redescendre dans la plaine ; mais elles n'y redes-
cendirent pas toutes, et les habitudes prises, comme le -
fait observer M. de Ribbes, ne disparurent pas. Ce fut le
premier début, Taurore, si Ion peut ainsi dire, du déboi-
sement de ces montagnes. Un peu plus tard, quand sur-
vinrent et se multiplièrent les chartes octroyées par les
rois ou les grands vassaux, les gens des communes passant
de l'état de servage à l'état d'hommes libres et de proprié-
taires, défrichèrent et mirent en culture des étendues
plus ou moins considérables.
Ailleurs les /br^sto elles-mêmes, quand leurs possesseurs
voulaient retenir les populations autour de leurs manoirs,
durent subvenir aux besoins de celles-ci, non seulement,
en bois de feu et de travail et en luminaire — car les bois
résineux fournissaient des torches — mais encore en
nourriture pour les bestiaux gros et petits : chevaux, bœufs,
vaches, moutons, porcs. Cette jouissance, que ne limi-
tait aucune règle à l'origine, dégénérait souvent en de
véritables dévastations. Alors intervenaient, de la part
(1) Cf. Charles de Ribbes, La Provence au point de vue des bois et des
inondations. On doit pouvoir en dire autant de la région pyrénéenne où
s'est conservé très vivacc le souvenir des invasions sarrasines.
I
6o RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
des duces et comités de l'ère carolingienne, et, plus tard,
des seigneurs féodaux, des concessiones, qui n'étaient, dans
le principe, que la régularisation, quelquefois aussi la res-
triction, de pratiques jusque-là toujours exercées et qui
se trouvaient par là érigées en véritables droits d'usage.
L'exercice de ces droits, toutefois, ne tarda pas, lui aussi ,
malgré les règlements, à devenir abusif. Les concessions
ou chartes les stipulant furent elles-mêmes accordées
sans raison ni mesure, tantôt à des corporations ou com-
munautés religieuses ou civiles, tantôt à des individus à
titre viager ou même héréditaire, en tant qu'habitants de
telle localité ou de telle maison à laquelle le droit était
attaché : concessions par chartes authentiques de droit
d'affouage pour les bois de feu ( i ) ; de droit de maronnage
pour les bois destinés à réparer ou reconstruire les mai-
sons ; de droit de ramage consistant à s'approprier les
branches et rameaux nécessaires à la confection et à l'en-
tretien des haies et clôtures ; ou bien du droit de se four-
nir de tout le bois nécessaire à la confection des outils et
instruments de culture et des ustensiles de ménage (2) ;
du droit de vaine pâture ; du droit de faînée ou glandée,
appelé encore partage et pnisson, permettant d'introduire
les porcs en forêt lors de la faînée du hêtre ou de la glan-
dée du chêne. On cite une Charte octroyée aux Normands
par Louis le Hutin en i3i5 (22 juillet), confirmée le
4 octobre i533 par François l*'', concernant le droit aux
mof^tS'bois, c'est-à-dire aux bois d'essences inférieures, et
les énumérant (3).
(i) Les seuls approvisionnements en bois de feu entraînaient de véritables
hécatombes. Les vastes cheminées d*alors consumaient des arbres entiers
en guise de bûches ; l'industrie du fer nécessaire à la confection des armures
des chevaliers, des écuyers, des hommes d'armes de toute condition,
exigeait également de très grandes quantités de bois, seul combustible alors
connu.
(i) Le bois nécessité par la fabrication des araires, charrues et autres
instruments aratoires, pour la confection des meubles et autres industries de
la matière ligneuse, se prenait en quantité considérable en forêt.
(5) Les mortS'bois, énumérés dans la Charte aux Normands de Louis X,
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUE ET FRANÇAISE. 6l
Mais la protection la plus eflScace des forêts pour leur
conservation dans la mesure nécessaire, est due à la poli-
tique constante des rois de France descendants de Hugues
Capet.
Sous les faibles successeurs de Charlemagne, les forêts
du domaine royal constitué par Clovis avec un tiers envi-
ron de l'ancien domaine gaulois de TEmpire romain — les
deux autres tiers ayant été abandonnés à ses leudes —
avaient peu à peu passé en la possession des seigneurs ou
des abbayes, soit en donations accordées à celles-ci par
la munificence des rois des deux premières races, soit en
usurpations ou anticipations des officiers royaux, ou de
toute autre manière. Impuissants à défendre leurs sujets,
les derniers carolingiens ne Tétaient pas moins à défendre
leur domaine. Quand la dynastie capétienne, élevée à la
dignité royale par la féodalité naissante, eut établi sur les
grands feudataires une prépondérance incontestée, elle
eut pour objectif constant l'accroissement du domaine
royal, et chaque fois que par mariage, traité ou conquête,
une des principautés ou grandes seigneuries vassales ou
étrangères faisait retour ou accession à la Couronne, le
domaine privé du précédent seigneur, duc, comte ou baron,
était incorporé au domaine du roi, c'est-à-dire au domaine
de l'État. Car, dans l'ancienne France, le domaine de la
Couronne se confondait avec celui de la nation. Et le
plus beau fleuron de cette couronne, dit Alfred Maury,
« c'étaient ces grandes forêts remplies d'arbres séculaires,
débris de celles que César avait rencontrées en traversant
les Gaules « .
Il n'est que trop vrai, des parcelles souvent importantes
de ce domaine en furent détachées à diverees époques en
sont les saules et marsaules, les épines (blanches probablement), \esputsnes
(? épine noire ou cornouiller sanguin ?), les aulnes, les seurs ou sureaux, les
jienéls, les genévriers et les rouchts ou ronces. Dans cette énumération,
d'ailleurs incom[)lète (il est vrai qu'elle ne concernait que la Normandie),
figurent trois essences, savoir le saule, le marceau et l'aune qui ne sont
aujourd'hui nullement considérés comme morts-bois.
62 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
faveur de seigneurs de la cour ou autres, soit en récom-
pense de services rendus, soit, comme l'exprime M. Huf-
fel, par suite de «* l'avidité, Timportunité, les sollicitations
des courtisans » . Chacun des rois qui ceignait la couronne
s'efforçait, d'après cet auteur, « de faire rendre gorge
aux courtisans du règne précédent, sauf à gratifier ceux
qui l'entouraient »» . Mais, ajoute M. Huffel, «« l'avidité et la
constance des seigneurs furent plus efficaces que l'autorité
royale elle-même « (i).
A l'appui des assertions relatant ces abus, on nous cite
les tentatives des rois de France pour y échapper. Fran-
çois P*" proclamant, en iSSg, l'inaliénabilité du domaine
royal, n'aurait fait que confirmer un principe bien anté-
rieur à l'avènement des Valois. Ce seraient « les aliéna-
tions ou dons trop souvent scandaleux », suivait les
expressions de notre auteur, de Charles IX, qui auraient
provoqué, à l'instigation du chancelier De L'Hospital, le
célèbre édit de Moulins (février i566), dans lequel ce roi
s'engageait solennellement, pour lui et ses successeurs,
à s'interdire toute nouvelle aliénation des biens de la
couronne, ce qui ne l'empêcha pas de vendre, dans la
même année et en trois des années suivantes, des forêts
du domaine avec, il est vrai, la condition de faculté
perpétuelle de rachat.
A Charles IX succéda son frère Henri III, qui confirma
en i579 l'édit de Moulins, et, révoquant les ventes ou
cessions de ses prédécesseurs, réunit de nouveau au
domaine les biens qui en avaient été distraits, mais en
faisant rembourser le prix de celles de ces ventes qui
avaient été suivies de paiements effectifs. Et cependant,
durant les années suivantes, Henri III « consentit encore
plus d'aliénations que n'en avait fait aucun de ses
prédécesseurs » (2).
{\) ÉCONOMIE FOFESTIKRE, l. 1, pp. 222 et 22.5.
(2) Ihid., t. I, p. 222. II nous paraît juste d*ajouter que la plupart ou au
moins un grand nombre des aliénations de forêts ainsi consenties par nos
rois, Tétaient sous la forme de VEngagement; cela consistait à concéder
LA FORÊT OAULOISB, PRANQUE ET FRANÇAISE. 63
Quand Henri IV accéda au trône, les 82 000 hectares
de forêts (ou classés comme telles) qui lui appartenaient
en propre dans la région pyrénéenne, furent, suivant la
coutume, réunies au domaine de la couronne, et Ton
ne dit pas que des aliénations nouvelles aient eu lieu
sous son règne. Mais depuis lors, ses successeurs,
Louis XIII, Louis XIV lui-même, après avoir, en 1669,
fait rentrer à la Couronne bon nombre de forêts engagées,
puis Louis XV, et enfin la Constituante, par diverses lois
rendues en 1790, consentirent ou prescrivirent, sous
diverses formes, des aliénations de forêts de l'État.
Pour en finir avec cette question, observons que, sous
la Restauration, forcée de liquider le lourd passif légué
par le règne antérieur, la loi des finances du 23 septembre
1814 et la loi du 25 mars 1817 en faveur de la caisse
d'amortissement avaient prescrit l'aliénation, la première
de 3oo 000 hectares de forêts du Domaine, la seconde de
1 5o 000 hectares de même provenance. Mais ajoutons
que les effets de la loi de 1814 furent arrêtés en 1816,
après l'aliénation seulement de 45 900 hectares, et qu'il
ne fut aliéné, en vertu de la loi de 1817, que 123 000 hec-
tares ; ce qui fait un total en nombre rond de 169 000,
soit les trois huitièmes seulement de l'étendue prévue et
votée. Sous le règne de Louis- Philippe, l'aliénation des
forêts de l'État fut, pour la première fois, dans les vues
(lu ministre Laffite, considérée non plus comme un expé-
dient dans des moments difficiles, mais comme un système
financier. Une loi fut promulguée le 25 mars i83i, en
vertu de laquelle il fut aliéné entre cette date et Tannée
une sorte d'usufruit héréditaire de biens de la Couronne, de forêts le
plus souvent, comme gage et garantie d'avances de fonds faites par les
engagistes. Que ces abandons de jouissance, équivalant parfois la des dons
purs et simples, aient souvent dégénéré en abus, cela n*esl pas contesté.
Du moins ne revétaient-ils pas nécessairement le caractère de faveurs
gratuites qui avaient été arrachées par l'indiscrète obsession de ceux qui en
étaient l'objet. Souvent aussi les domaines engagés ont fait retour à la
couronne, comme il a été dit plus haut. On en peut citer des exemples sous
les règnes de Philippe le Long, Charles IV, Charles V, Louis XI, François 1^,
Charles IX, Louis XIV, le Régent pendant la minorité de Louis XV.
r
64 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1848, 188 000 hectares de forêts (1). En i85o, M. Fould
reprenant la politique financière de M. Laffite, obtint de
l'Assemblée nationale, qui du reste n'y consentit qu'à
regret, l'autorisation d'aliéner 5o 000 hectares.
Sous le Second Empire, c'est-à-dire de i852 à 1870, de
nombreuses aliénations de forêts de l'Etat furent encore
autorisées. D'après M. Becquerel (2), de i852 à 1864, il
en a été vendu 62 691 hectares. Les forêts domaniales
ayant été, par la loi du 11 juillet 1866, affectées à la
caisse d'amortissement, la loi des finances du 18 du même
mois prescrivit d'aliéner des forêts et de vendre des coupes
extraordinaires jusqu'à concurrence de 2 5oo 000 francs.
D'autres aliénations encore furent réalisées durant le
règne, que Ton peut évaluer à 48 000 hectares environ (3).
Le plus souvent, c'est avec autorisation de défricher que
furent faites les mises en vente (4).
(A suivre). C. de Kirwan.
{\) Tous ces chiffres résultent des données fournies par M. Huffel, op, cit.,
pp. 220 et suiv.
(2) Mémoire lu à l'Académie des sciences. Comptes résidus, séance du
22 mai 1805.
(3) Il n'y a pas un parfait accord sur rétendue des foréls aliénées de 1814
à 1870. M. Huffel, dans une note au bas de la page 228 de son tome l^r,
s'exprime ainsi : « La contenance totale des bois domaniaux aliénés de 1814
à 1870 est de 358 912 hectares. » Or, en additionnant les chiffres partiels
énoncés dans le texte, on arrive à un résultat sensiblement différent :
45 900 hect. aliénés en vertu de la loi des finances de 1814 (p. 316) ;
123 000 » » » loi du 25 mars 1817 (p. M7) ;
188 106 » » » loi du 25 mars 1831 (d»);
62 601 » aliénés de 1852 à 1864 d'après M. Becquerel ;
Total 419 757 hectares, non compris les aliénations effectuées en venu de la
loi de 1850 et celles qui ont eu lieu de 1864 à 1870, évaluées à 48 000 hectares.
Les données de M. Becquerel seraient encore inférieures. Il ne i)orle qu'à
216 000 hectares les aliénations opérées de 1820 à 1851. Et, d*aprés les chiffres
indiqués par M. Huffel, pp. 226 et 227, le nombre d*hectares aliénés dans
celte période serait de 357 065 — 45 900 :^ 311 165 hectares. Ajoutons que,
«leux pages plus haut, le même auteur évalue â 359 000 hectares les forêts
domaniales vendues de 1814 à 1870.
(4) Nous ne pouvons considérer, avec M. Huffel, comme « aliénations m
véritables et comme « cédées gratuitement aux dépens du domaine de
l'État », les 24 667 hectares restitués à la Maison d'Orléans par l'Assemblée
nationale en 1872 ; car il s'agissait d'une restitution en toute justice de
biens arbitrairement confisqués aux princes de cette maison par décret
présidentiel du 22 janvier 1852.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE ">
Chapitre XVII
LA COORDINATION DBS LOIS DB LA STATIQUB (suite)
6. Le pa^^allélogramme des forces et la Dynamique
Les Observations de Roberval
PieiTe Varignon (1654-1722) — La Lettre du P. Lamy
Les Principes de Newton — La Néo-Statique
du P. Saccheri
En dépit des critiques, bien mal justifiées, de Borelli,
la loi de la composition des forces apparaîtra bientôt aux
mécaniciens comme le principe qui doit servir à débrouil-
ler toutes les questions de Statique. Dès lors, il y va de
rhonneur de ce principe qu'il soit rendu indépendant de
toute autre loi relative à l'équilibre, qu'il soit séparé des
considérations sur le levier ou sur le plan incliné dont
il découlait jusqu'ici; il faut qu'on y parvienne d'emblée,
à partir des lois premières du mouvement.
Cette justification directe par les principes de la Dyna-
mique, la règle de la composition des forces va la trouver
en remontant à ses toutes premières origines, aux raison-
nements des yifiyoLViyLOL 7r&oëX>5/xaTa.
Aristote ou l'auteur, quel qu'il soit, des Quœstiones
(1) Voir Rbvue des Questions scisNTinQUES, octobre 1003, p. 463, avril 1904,
p. 560, juillet 1904, p. 9, octobre 1904, p. 394, janvier 1905, p. 96, avril 4905,
p. 46i, juillet 1905, p. 115. octobre 1905, p. 508, janvier 1906, p. 115, et
avril 1906, p. 383.
m* SARIE. t. X. 5
66 REVUB PBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mechanicœ connaissait fort bien la règle de composition
des vitesses. Or, pour lui, nous l'avons dit (i), connaître
la loi de la composition des vitesses, c'était connaître la
loi de la composition des forces, car, en vertu de l'axiome
fondamental de la Dynamique péripatéticienne, une force
constante produit un mouvement uniforme et la vitesse de
ce mouvement est proportionnelle à la force qui l'en-
gendre. On peut donc dire, si Ton veut, que la loi de la
composition des forces a été connue dès l'antiquité. Si les
auteurs modernes, si Léonard de Vinci, Stevin et Rober-
val se sont efforcés à la démonstration de cette loi, c'est
qu'ils voulaient des preuves purement statiques, des
preuves qui ne supposassent pas la proportionnalité entre
la force qui meut et la vitesse du mobile ; la raison de ces
efforts apparaissait très clairement à Stevin, qui regardait
la Dynamique péripatéticienne comme condamnée et ne
savait encore quelle Dynamique prendrait sa place.
Comme Stevin, Descartes pensait, nous l'avons vu,
que l'ancienne Dynamique était à refaire, que la Dyna-
mique nouvelle n'était pas encore faite ; il importait, par
conséquent, de fonder la science de l'équilibre, au moins
provisoirement, sur des postulats autonomes, sur des
axiomes dont la certitude ne dépendît pas de la forme qui
serait attribuée aux lois du mouvement.
A l'égard du principe péripatéticien qui affirme la pro-
portionnalité entre la force et la vitesse, Roberval, lui
aussi, éprouvait quelques doutes ; témoin ce passage que
nous lisons dans son Traicié de Méchanique inédit (2) :
«* Et quoyque la force ou impression augmente, et en
conséquence la vistesse, il ne faut pas croire pourtant que
cette vistesse augmente à proportion. Pour exemple, il ne
faut pas croire qu'une double force ou impression cause
à un mesme corps, une double vistesse, encore que toutes
(1) V. Chapitre VI, n« 2.
(î) Traicté de Méchanique et spécialement de la conduire et éléva-
tion des eaux, par Monsieur de Roberval (Bibliothèque nationale, fonda
latin, Ms. n« 7tt6, fol. 145, recto).
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 67
les autres conditions soient pareilles. Au contraire, pour
causer une double vistesse, il faudroit souvent plus que le
double de Timpression, sans pourtant qu'on sçache 1 aug-
mentation de Tune à proportion de l'autre, qui est une
vérité fort difficile à découvrir. »
Le scrupule dont témpigne ce passage est malheureuse-
ment isolé dans l'œuvre de notre géomètre ; partout
ailleurs, Roberval raisonne en péripatéticien.
Cet auteur, nous Tavons vu (i), est le premier qui ait
publié des démonstrations statiques correctes de la règle
de composition des forces ; il en a donné deux, dont la
seconde, tirée de Taxiome que Descartes devait formuler
d'une manière générale, est fort belle. Néanmoins, pour
avoir adopté l'idée que la loi du parallélogramme des
forces devait être justifiée par des méthodes purement
statiques et avoir assuré le succès de cette idée, il n'a pas
jugé qu'il fût tenu d'abandonner l'antique manière de voir
d'Aristote.
En mourant (lôyS), Roberval laissa, en manuscrit, ses
Observations sur la composition des mouvemens^ et sur le
moyen de trouver les touchantes des lignes courbes (2),
qui sont un de ses grands titres à la gloire géométrique.
La Mécanique n'apparaît que d'une manière fort accessoire
en cet ouvrage, mais elle y apparaît sous une forme
nettement péripatéticienne.
" Puissance, dit Roberval (3), est une force mouvante ;
Impression est l'action de cette puissance ; la Ligne de
direction de la puissance est celle par laquelle la puis-
sance meut le mobile... Nous avons encore défini la
(i) V. chapitre XI n, 2.
(2) Divers ouvrages de M. Personier (iic) de Roberval Observations
sur la Composition des Mouvemens et sur le moyen de trouver les
Touchantes des lignes courbes. Imprimé une première fois dans le
recueil in Ululé : Divers ouvrages de Mathématiques et de Physique par
Messieurs de i/ Académie Royale des Sciences, à Paris, MDCXGIII,' et réim-
primé dans les Mémoires db l'Académie dis Sciences depuis 1606 Jusqu'à
1699 ; Tome VI, MDCCXXX ; p. 1.
(3) Roberval, lac. dt.^ p. 3.
r
68 REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
puissance en tant qu'elle nous peut servir considérant les
diversités des mouvemens, ce qui n'empêche pas que dans
d'autres spéculations, nous n'entendions par le mot de
puissance une force capable de soutenir un poids ou de
quelque autre effet. »»
D'ailleurs, un peu plus loin (i), Roberval considère
« dans les corps deux sortes d'impressions qui les peuvent
faire mouvoir ; l'une qui les chasse d'un lieu vers un
autre avec violence : telle est celle que la raquette donne
à la baie, la corde d'un arc à la flèche, etc. L'autre qui se
fait par attraction des corps, soit que cette attraction soit
réciproque ou non... »
Il n'est donc point douteux que, parmi les puissances
dont il considère Vimpression, Roberval ne range le poids,
la « vertu de l'aiman » (2), et les autres forces.
•« Généralement (3), en ce Traité, nous considérerons
deux choses dans les mouvements, leur direction et leur
vitesse. y>
Que la direction du mouvement coïncide avec la ligne
de direction de la puissance qui le produit, c'est ce qui
résulte de la définition même que notre géomètre a donnée
des mots : ligne de direction ; c'est ce qui résulte encore
sans ambiguïté possible de propositions telles que celle-ci :
« La direction (4) d'une puissance mouvant un mobile,
lequel par son mouvement décrit une circonférence de
cercle, est la ligne perpendiculaire de l'extrémité du
diamètre, au bout duquel le mobile se trouve. »»
Cette proposition est trop exactement conforme à la
Dynamique péripatéticienne pour ne nous point annoncer
que Roberval accepte l'axiome même sur lequel repose
cette Dynamique, la proportionnalité entre Vimpression
d'une puissance et la vitesse du mouvement uniforme
qu'elle engendre. En dépit du doute émis en son Traidé
(i) Roberval, loc. cit , p. 9.
(î) Id., tôui., p. 10.
(3) Id., ibid., p. S.
(4) Id., ifnd., p. 5.
LBS ORIGINES DB LA STATIQUB. 69
de Méchaniqice, cet axiome semble si évident au profes-
seur du Collège de France qu'il ne songe, nulle part, à en
demander l'acceptation ; mais il l'invoque de la manière
la plus claire, et cela précisément pour identifier le pro-
blème de la composition des forces avec le problème de la
composition des mouvements ou des vitesses :
«« Or nous entendons (l) qu'un mouvement est composé
de plusieurs mouvemens, lors que le mobile duquel il
est le mouvement, est meû par diverses impressions... v
« Mais nous remarquerons (2) qu'en cette première
composition de mouvemens (deux mouvements uniformes
de directions fixes) et généralement en toutes les autres,
nous pouvons considérer six choses. Sçavoir trois direc-
tions qui sont les deux simples, et la composée, et trois
impressions qui sont les deux simples et la composée, n
<* Or si les trois directions nous sont données, les trois
impressions sont aussi données, c'est à dire les proportions
des vitesses des trois mouvemens, »
Ainsi donc, dans ses Observations sur la composition
des mouvemens, Roberval ramène la règle de la compo-
sition des forces à la Dynamique, mais à la Dynamique
péripatéticienne ; son écrit se soude de la manière la plus
naturelle aux Quœstiones mechanicœ et aux Causes de
Charistion.
Aux Observations sur la composition des mouvemens
est annexé (3) le Projet dun livre de Mécanique traitant
des mouvemens composez ; ce livre, dont deux feuillets
nous font connaître seulement l'avant-propos, eût, assuré-
ment, été rédigé dans le même esprit péripatéticien que
les Observations.
Les Observations de Roberval furent imprimées seule-
ment en 1693, longtemps après la mort de l'auteur;
mais la doctrine sur les mouvements composés qui s'y
trouvait renfermée, la méthode pour « tirer les touchantes
(1) Roberval, toc. cit., p. 4.
(2) Id., ibid,, p. 6.
(3) Id., Und., p. 90.
70 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
aux lignes courbes « qui s'en déduisait, furent assurément
connues beaucoup plus tôt, soit par tradition orale issue
de l'enseignement que Roberval donnait au Collège de
France, soit par communication de manuscrits. Les pen-
sées contenues en cet écrit semblent avoir exercé une
profonde influence sur les recherches de Varignon.
<* Dès que M. Varignon eut découvert (i) que les mou-
vemens composez expliquoient avec une grande facilité
l'emploi des forces dans les Machines ; qu'ils donnoient
exactement les rapports de ces forces, selon quelque
direction qu'on les y supposât placées, avantage qui man-
quoit aux méthodes que Ton avait suivies avant lui ; il
s'attacha à en faire l'application aux Machines simples ;
et en i685, dans V Histoire de la République des Lettres^
il donna un Mémoire sur les poulies à moufles (2), dans
lequel il se servoit des mouvemens composez pour déter-
miner tout ce que l'on peut désirer sur cette espèce de
Machine. »»
En 1687, Pierre Varignon se fit connaître du public
par son Projet d'une nouvelle Méchanique (3), dédié à
(\) Averlissement à la Nouvelle Mécanique de Varignon.
(2) Pierre Varignon, Démonstration générale de l'usage des poulies
d moufle (Histoire de la République des Lettres, mai 1687, p. 487).
Je n'ai pu me procurer cet écrit. Je transcris ici ce qu'en dit Lagrange
(Mécanique Analytique, Première Partie, Section 1, Art. 13) : - L'auteur y
considère l'équilibre d'un poids soutenu par une corde qui passe sur une
poulie, et dont les deux parties ne sont pas parallèles. W n'y fait point usage
ni même mention du principe de la composition des forces, mai.*? il emploie
les théorèmes déjà connus sur les poids soutenus par des cordes, et il cite
les statiques de Pardis et de Dechales. Dans une seconde démonstration, il
réduit la question au levier, en regardant la droite qui joint les deux points
où la corde abandonne la poulie, comme un levier chargé du poids appliqué
à la poulie, et dont les extrémités sont tirées par les deux portions de la
corde que soutient la poulie. •• On voit donc, comme le remarque Lagrange,
que l'avertissement à la Nouvelle Mécanique « manque d'exactitude » en
prétendant que Varignon « se servoit des mouvemens composez « dans son
travail sur les poulies à moufle.
(3) Projet d'une nouvelle méchanique avec un examen de l'opinion de
M. Borelli sur les propriétez des poids suspendus par des cordes. (Sans nom
d'auteur). A Paris, chez la veuve d'Edme Martin, Jean Boudol el Ëstienne
Martin, rue S. Jacques, au Soleil d'or, MDCLXXXVn.
LBS ORIGINES DE LA STATIQUE. Jl
r Académie des Sciences. Il ne cessa, sa vie durant, de
travailler au traité de Statique dont ce Projet traçait le
plan ; mais ce traité ( i ) ne parut que trois ans après sa
mort, imprimé par les soins de Beaufort et de l'abbé
Camus.
Le Projet d'une Nouvelle Méchanique débute par une
préface où Varignon initie le lecteur aux démarches par
lesquelles son esprit a acquis une vue claire des lois
de l'équilibre; l'auteur pense sans doute, par cette cor>-
fidence, nous faire admirer l'originalité de ses intuitions
et la rare profondeur de ses méditations ; mais cet objet
n'est qu'imparfaitement atteint ; nous reconnaissons bien-
tôt, dans les réflexions de Varignon, une suite de pensées
qu'il est fort habituel de rencontrer dans les traités de
Mécanique composés peu de temps avant le sien ; en sorte
que ce qui nous frappe, dans l'œuvre de ce géomètre,
c'est bien moins la force et la nouveauté des pensées
qu'elle contient que la clarté et la fidélité avec lesquelles
elle reflète les idées de ses contemporains.
«* A l'ouverture du second Tome des Lettres de Monsieur
Descartes, dit Varignon (2), je tombai sur un endroit de
la 24 où il est dit que cest une chose indicule que de vou-
loir employer la raison du Levier dans la Poulie. Cette
réflexion m'en fit faire une autre : Sçavoir s'il est plus
raisonnable de s'imaginer un levier dans un poids qui est
sur un plan incliné que dans une poulie. Après y avoir
pensé, il me sembla que ces deux machines étant pour le
moins aussi simples que le levier, elles n'en dévoient avoir
aucune dépendance, et que ceux qui les y rapportoient,
n'y étoient forcez que parce que leurs principes n'avaient
(<) Nouvelle Mécanique ou Statique dont le projet fut donné en
MDCLXXXVn. Ouvrage posthume de M. Varignon, des Académies Royales des
Sciences de France, d'Angleterre et de Prusse, Lecteur du Roy en Philosophie
au Collège Royal, et Professeur de Mathématiques au Collège Mazarin. A
Paris, chez Claude Joinbert, rué S. Jacques, au coin de la rue des Malhurins,
à rimage Notre-Dame, MDCCXXV.
(i) Varignon, Prqjet d'une nouvelle Méchanique, Préface.
r
72 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pas assez d'étendue pour en pouvoir démontrer les pro-
priétez indépendamment les unes des autres...
« C'est peut-être ce qui a porté M. Descartes et
M. Wallis à prendre une autre route ; quoi qu'il en soit,
ce n'a pas été sans succez : puisque celle qu'ils ont suivie,
conduit également à la connaissance des usages de cha-
cune de ces machines, sans être obligé de les faire dé-
pendre l'une de l'autre ; outre qu'elle a mené M. Wallis
beaucoup plus loin qu'aucun Autheur, que je sçache, n'eût
encore été de ce côté là.
j» La comparaison que je fis de ces deux sortes de
principes, me fit sentir que ceux d'Archimède n'étoient ny
si étendus, ny si convainquants que ceux de M. Descartes
et de M. Wallis ; mais je ne sentis point que les uns ni les
autres m'éclairassent beaucoup : J'en cherchai la raison,
et ce défaut me parut venir de ce que les autheurs se
sont tous plus attachés à prouver la nécessité de l'équi-
libre, qu'à montrer la manière dont il se fait.
« Ce fut ce qui me fit résoudre à prendre le parti
d'épier moi-même la nature, et d'essayer si, en la suivant
pas à pas, je ne pourrais point apercevoir comment elle
s'y prend pour faire que deux puissances, soit égales, soil
inégales, demeurent en équilibre. Enfin je m'appliquai à
chercher l'équilibre lui-même dans sa source, ou pour
mieux dire, dans sa génération. »
Varignon donne alors un exemple de cette méthode qui
permet de découvrir la génération même de l'équilibre ;
il analyse l'équilibre d'un corps sur un plan incliné ; il
montre comment la tension du fil qui retient le corps et
la pesanteur de cette masse ont une résultante précisé-
ment normale au plan. Il ne dit rien à cet égard qui ne
se trouve déjà dans Stevin, qui n*ait été maintes fois
reproduit par Mersenne, par Herigone, par Wallis, par
tous ceux qui ont écrit au sujet de la Statique.
« Après avoir ainsi trouvé la manière dont l'équilibre
se fait sur des plans inclinez, je cherchai par le même
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. jS
chemin comment des poids soutenus avec des cordes seule-
ment, ou appliquez à des poulies, ou bien à des leviers,
font l'équilibre entr'eux, ou avec les puissances qui les
soutiennent ; et j aperçus de môme que tout cela se faisoit
encore par la voye des mouvemens composez, et avec tant
d'uniformité que je ne pus m'empêcher de croire que cette
voye ne fût véritablement celle que suit la nature dans le
concours d'action de deux poids, ou de deux puissances,
en faisant que leurs impressions particulières, quelque
proportion qu'elles ayent, se confondent en une seule qui
se décharge tout entière sur le point où se fait cet équi-
libre : De sorte que la raison Physique des eflFets qu'on
admire le plus dans les machines me parut être justement
celle des mouvemens composez...
" Des vues si étendues me surprii*ent, et l'évidence
avec laquelle le détail de tout cela me paroissoit, indé-
pendamment même du général, me confirma encore dans
l'opinion où j'étois, qu'il faut entrer dans la génération
de l'équilibre pour y voir en soi, et pour y reconnoître
les propriétez que tous les autres principes ne prouvent,
tout au plus, que par nécessité de conséquence. «
Comment Varignon est-il arrivé à cette opinion ^ que
la raison physique des eifets qu'on admire le plus dans
les machines est justement celle des mouvemens compo-
sez « ? On n'en saurait douter : Il y est parvenu par la
voie même que Roborval a suivie dans ses Observations ;
il y a été conduit par les principes de la Dynamique
péripatéticienne dont il no semble avoir douté en aucun
de ses écrits de Statique.
Non seulement Varignon ne révoque pas en doute
l'axiome fondamental de la Dynamique d'Aristote, mais
il le formule explicitement (i), il en fait l'axiome premier
d'où découleront toutes ses déductions : ^ Les espaces,
dit-il, que parcourt un même corps, ou des corps égaux
(1) Varignon, Projet dune nouvelle Méchanique^ p. 1, Axiome.
f
74 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans des tems égaux, sont entre-eux comme les forces qui
les meuvent ; et réciproquement lorsque ces espaces sont
entre-eux comme ces forces, elles les font parcourir au
même corps, ou à des corps égaux en tems égaux. «
Mais peut-être obj cetera- t-on que la similitude entre
l'axiome d'Aristote et Taxiome de Varignon est une simi-
litude apparente ; que la proposition énoncée par Varignon
s'accorderait avec la Dynamique moderne, pourvu que les
corps considérés partissent du repos ; que cette restriction
était sans doute présente à Tesprit de Varignon, mais
qu'il a négligé de la formuler.
Si l'opinion que nous avons émise pouvait être ébranlée
par ces doutes, il nous suffirait, pour la raffermir, de lire
le début de la Nouvelle Mécanique.
Après avoir déclaré (i) que la Pesanteur est une force ;
que " c'est sur cette mesure que se fait d'ordinaire l'esti-
mation de toutes les autres forces moins connues,... de
sorte que Ton dit d'une force quelconque, qu'elle est d'une
livre, de trois, etc. »», Varignon forumle ses axiomes ; et,
dans la liste des postulats qu'il énumère, nous trouvons
ceux-ci :
« I. Les effets sont toujours proportionnels à leurs
causes ou forces productrices, puisqu'elles n'en sont les
causes qu'autant qu'ils en sont les effets, et seulement en
raison de ce qu'elles y causent. »»
•
« VI. Les vitesses d'un même corps, ou de corps de
masses égales, sont comme les forces motrices qui y sont
employées, c'est-à-dire, qui y causent ces vitesses ; réci-
proquement lorsque les vitesses sont en cette raison, elles
sont celles d'un môme corps, ou de corps de masses
égales. r>
« VII. Les espaces parcourus de vitesses uniformes en
tems égaux par des corps quelconques, sont entr* eux
(t) Varignon, Nouvelle Mécanique ou Statiquey tome I, p. 3.
LBS ORIOTNES DE LA STATIQUE. JD
comme ces mêmes vitesses ; et réciproquement lorsque ces
espaces sont en cette raison, ils ont été parcourus en tems
égaux. r>
f VIII. Les espaces parcourus en tems égaux par un
même corps, ou par des corps de masses égales, sont
comme les forces qui les leur font parcourir ; et récipro-
quement lorsque ces espaces sont en cette raison, ils sont
parcourus en tems égaux par un même corps, ou par des
corps de masses égales. Cet Axiome-ci est un Corollaire
des deux précédens. Ax. 6. 7. »
« Le mot vitesse dans la suite y signifiera toujours
Vitesse uniforme, à moins qu'on n y avertisse du contraire. »
Il est impossible de formuler avec plus de netteté
TAxiome dynamique constamment invoqué dans les Phy-
sicœ Aitscultationes et dans le De Cœlo, supposé dans les
Quœstiones mechanicœ ; et, certes, on ne peut sans stupeur
songer que celui qui affirme cet axiome d'une manière si
claire et si explicite est un mécanicien illustre, contem-
porain de Newton. L'erreur est vivace ; la déraciner entiè-
rement est long et difficile ; toujours, de quelque souche
que Ton croyait morte, pousse un surgeon imprévu ; de
cette vitalité de l'idée fausse, les opinions que Varignon
professait en Dynamique sont un saisissant exemple.
Puisque Varignon admet les principes de la Dynamique
d'Aristote, la loi de la composition des forces ne saurait
offrir à ses yeux aucune obscurité ; elle est ramenée à la
loi de composition des vitesses et s'obtient (i) par la
méthode même qu'a suivie Roberval.
Une fois le principe de la composition des forces ainsi
établi, Varignon y ramène tous les cas d'équilibre que l'on
peut rencontrer dans les machines ; en tous ces cas, les
forces résultantes sont annihilées par les appuis. Ce que
sont les procédés de réduction employés, à quel point ils
(1) Varignon, Projet d'une nouvelle Méchanique, p. 6. — Nouvelle
Mécanique ou Statique^ tome I, p. 14.
f
76 REVUE DES QUESTIONS SOIENTIPIQUBS.
sont presque toujours ingénieux, mais trop souvent arti-
ficiels, il n'est pas utile que nous le marquions en détail.
Beaucoup de ces procédés, devenus classiques, sont encore
en usage dans renseignement.
C'est seulement dans la Nouvelle Mécanique (1) que
Varignon est parvenu au théorème célèbre que nous énon-
çons aujourd'hui sous cette forme : Par rapport à un
point quelconque pHs dans leur plan commun, le moment
de la résultante de deux forces est égal à la somtne algé-
brique des moments des composantes. Grâce à ce beau théo-
rème, son nom est aujourd'hui connu du plus humble étu-
diant en Mécanique. Cependant, il n'eut pas grand effort
à faire pour le découvrir.
Léonard de Vinci avait déjà aperçu la vérité de cette
proposition dans le cas où le point auquel on rapporte les
moments est pris sur la direction de l'une des trois forces ;
l'un des moments est alors égal à zéro. Sous cette forme,
Stevin l'avait retrouvée et publiée ; après lui, Roberval,
Herigone, Wallis, De Challes, Casati, Pardies, Borelli,
l'avaient tous reproduite. Une généralisation bien aisée
suffisait à donner le théorème qu'expose la Nouvelle Méca-
nique, Cependant, l'écolier qui répète le nom de Varignon
ignore celui de Simon Stevin.
La réduction systématique de la Statique à la règle de
composition des forces concourantes ne s'ofirit pas seule-
ment à l'esprit de Varignon ; elle se présenta en même
temps aux méditations du P. Lamy. Celui-ci exposa ses
idées, en 1687, sous forme d'une lettre (2) adressée « à
(1) Varignon, Nouvelle Mécanique^ Section première, Lemme XVI;
tome I, p. 84.
(2) Nouvelle manière de démontrer les principaux théorèmes des
èléynens des Méchaniques. Pour servir d'addition au Traité de Mécha-
nique du R P. Lamy, Prêtre de T Oratoire. A Paris, chez André Pralard,
rue S. Jacques, à l'Occasion. MDCLXXXVIl. — Les quelques pages dont se
compose cet opuscule furent, en effet, accolées aux anciens Traitez de
Méchanique du P. Lamy, dont le faux-titre fut également changé et rem-
placé par celui-ci : Traitez de Méchanique^ de V équilibre des solides et
des liqueurs. Nouvelle édition. Où Ton ajoute une nouvelle manière de
LES ORIGINES DB LA STATIQUB. 77
Monsieur de Dieulamant, Ingénieur du Roy, à Grenoble » .
Citons quelques passages de cette lettre : « i** Lorsque
deux forces tirent le corps Z (fig. 109) par les lignes AC
et BC qu'on appelle lignes de direction de ces deux forces,
il est évident que le corps Z n'ira pas ni sur la ligne AC,
ni sur la ligne BC, mais par une autre ligne entre AC et
BC, quelle que soit cette ligne que je nomme X, qui sera
le chemin par lequel Z marchera.
y» 2^ Si le chemin X étoit fermé, alors Z qui est déter-
miné à marcher par ce chemin demeureroit immobile,
ainsi les forces seroient en équilibre... »
^ 4** Force, c'est ce qui peut mouvoir. On ne mesure
les mouvemens que par les espaces qu'ils parcourent. Sup-
posons donc que la force A est à B comme 6 est à 2.
Donc si A dans un premier instant tiroit à soi le corps Z
jusqu'au point E, dans le même instant, B ne l'auroit tiré
que jusques en F ; je suppose que CF n'est qu'un tiers de
CE. Nous avons vu que Z ne peut pas aller par AC ni par
BC ; ainsi il faut que dans le premier instant, il vienne
à I) où il répond à E et à F, c'est à dire qu'il a parcouru
la valeur de CE et de FC.
démontrer les principaux théorèmes de cette Science. Par le P. Lamy, Prêtre
de roratoire. A Paris, chez André Pralard, rué S. Jacciues, k l'Occasion.
MDCLXXXVll.
78 RBYUB DBS QUESTIONS SOIBNnPIQUBS.
j» Tout le monde convient de cela... >»
«* 6"* Cette ligne X a ce rapport avec les lignes de direc-
tion des deux forces A et 6 que, de quel qu'un de ses
points qu'on mène deux perpendiculaires sur ces deux
lignes, elles sont entre elles réciproquement comme ces
forces, ou comme DE à DF. »»
Après avoir réduit à la composition des forces la théo-
rie du plan incliné et du treuil, la loi d'équilibre d'une
verge soutenue par deux cordes, etc., le P. Lamy ajoute :
« Je ne crois donc pas qu'on puisse souhaiter un principe
plus simple et plus fécond pour résoudre tous les pro-
blèmes qu'on peut faire sur les Méchaniques, et déter-
miner exactement la force de toutes les machines, de
quelque manière qu'on leur applique les forces dont on
se sert pour les remuer. »»
L'analogie était très grande entre les idées que Vari-
gnon exposait dans son P7'ojet dCune Nouvelle Méchanique
et celle que le P. Lamy esquissait en même temps dans
la lettre à M. de Dieulamant. Aussi, dans V Histoire des
Ouvrages des Sçavans de 1688, Basnage accusa-t-il le
P. Lamy de plagiat à l'égard de Varignon : <* Il y a
apparence, disait-il, que le P. Lamy doit à M. Varignon
la découverte de ces nouveaux principes de Méchanique. »
Le P. Lamy se défendit (1) très vivement contre cette
accusation et affirma l'indépendance non douteuse de sa
découverte par rapport aux recherches de Varignon.
Le P. Lamy eût été en droit de signaler une diflFérence
entre la démonstration qu'il donnait de la loi du parallé-
logramme des forces et celle qu*en donnait Varignon, et
de tirer vanité de cette différence ; elle était cependant
bien minime en apparence ; elle consistait toute dans l'in-
(l)La Nouvelle édition des Traitez de Méchanique du P. Lamy se
termine par un Extrait du Journal des Sçavans du Lundy 13 septembre
1688. Mémoire servant de Réponse à ce que l'Auteur de l'Histoire des
ouvrages des Sçavans dit au mois d'avril 1088« art. 3, touchant une lettre où
le P. Lamy proposa l'année dernière une nouvelle manière de démontrer
les principaux Théorèmes des Ëlémens de Méchanique.
LES ORiaiNES DB LA STATIQUB. 79
troduction de ces quelques mots : ^ Dans le premier
instant »» ; mais elle était bien profonde en réalité, puisque
d'un raisonnement qui rapportait la loi de la composition
des forces à la Dynamique péripatéticienne, elle faisait
un raisonnement capable de rattacher la même loi à la
Dynamique moderne. Il est bien vrai, en effet, selon cette
Dynamique, que si diverses forces, constantes ou variables,
agissent successivement sur un même mobile partant
du repos, les vitesses qu'elles lui communiquent au bout
d'un temps infiniment petit, le même pour toutes, sont
proportionnelles aux intensités de ces forces.
En même temps donc qu'il proposait de réduire toute
la Statique à un principe unique, représenté par la règle
de la composition des forces, le P. Lamy parvenait à tirer
cette règle des lois d'une Dynamique exacte. Or, au
moment même où il adressait sa lettre à M. de Dieula-
mant. Newton faisait paraître son immortel ouvrage (i)
sur les Principes mathématiques de la Philosophie natu-
relle. Le grand géomètre se proposait, lui aussi, de tirer
des principes sur lesquels repose lar science du mouvement
une justification de la loi de la composition des forces ;
il y parvenait en suivant exactement la même voie que le
P. Lamy ; peut-être marquait-il cette voie d'une manière
un peu moins claire que ne l'avait fait le savant oratorien.
A chaque force, Newton fait correspondre (2) ce que
l'on pourrait nommer une force instantanée, ce qu'il
désigne par les mots : ms impr^essa. Au sujet de cette
vis impressa, il donne cette indication : « Consistit haec
vis in actione sola, neque post actionem permanet in cor-
pore, y^ Il semble que sous cette formule, trop concise
pour être claire, il faille deviner la pensée suivante : La
vis impressa est l'effet produit par une force qui agit sur
(l) Philosophiœ naturalis principia mathemaiica, auctore Isaaco
Newtono. Londini, MDCLXXXVIl.
(i) Newton, loc. cit., Detlnitiones. Detinitio IV.
8o RBYUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un mobile pendant un temps infiniment petit, choisi une
fois pour toutes.
La vis impressa détermine alors le mobile à se mouvoir
en ligne droite, d'un mouvement uniforme dont, pour un
mobile donné, la vitesse est proportionnelle à l'intensité
de la force qui a été appliquée pendant un instant. De là.
Newton tire sans peine la démonstration (i) de la loi du
parallélogramme des forces.
Lorsque nous comparons aujourd'hui la déduction par
laquelle Newton et le P. Lamy ont obtenu la loi de com-
position des forces concourantes à la voie par laquelle
Varignon est parvenu au même résultat, nous faisons
entre ces deux méthodes une extrême diflférence. Varignon
obtient la loi du parallélogramme des forces au moyen de
la loi de composition des vitesses et de cet axiome : Une
force est dirigée comme la vitesse du mouvement qu'elle
produit ; elle est proportionnelle à cette vitesse. Newton
et le P. Lamy, au contraire, font usage de la règle de
composition des accélérations et de ce postulat : L'accélé-
ration d'un mobile est dirigée comme la force qui le
sollicite et est proportionnelle à cette force. De ces deux
principes, nous réputons le premier erreur grave et le
second vérité essentielle.
11 ne parait pas que les géomètres du xvii® siècle ou du
xviii* siècle aient attaché la moindre importance à cette
distinction. Les propositions auxquelles la Dynamique
péripatéticienne avait, depuis deux mille ans, accoutumé
les physiciens étaient encore familières à tous les esprits ;
on continuait tout naturellement à les invoquer toutes les
fois que leurs conséquences ne heurtaient pas trop violem-
ment les vérités découvertes par la nouvelle Dynamique.
De ce que nous venons d'avancer, les écrits de Varignon
ne nous offrent-ils pas un exemple saisissant ?
Lorsqu'en 1687, Varignon donne son Projet cCune
(i) Newton, loc. cit., Axiomata, sive leges motus. Gorollarium I.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 8l
nouvelle Méchaniqice, il prend pour point de départ de ses
déductions des axiomes que Ton dirait empruntés à la
Physica auscuUatio ou au De Cœlo. Mais, à ce moment,
Lamy et Newton montrent que les mêmes conséquences
se peuvent tirer d'une Dynamique exacte. Varignon a
sûrement connu la Lettre du P. Lamy et il serait de toute
invraisemblance qu'il eût ignoré les Principes de Newton.
En ces deux écrits, il trouvait le moyen de corriger ses
raisonnements et de les rendre saufs de tout emprunt à
une Physique surannée. S'est-il soucié de le faire?
Aucunement. Pendant trente cinq ans, il consacre ses
eflforts à développer les indications contenues dans le
Projet, et la Nouvelle Mécanique qu'il produit par ce
labeur persévérant se trouve plus profondément imprégnée
de Dynamique péripatéticienne que son premier essai.
La Néo-Statique du P. Saccheri prête à des remarques
analogues.
Le P. Saccheri est originaire de San Remo, où il
naquit à une date inconnue. Il mourut à Milan, le 5 octo-
bre 1733. L'année même de sa mort, il avait publié un
livre de géométrie intitulé : Euclides ab omni nœvo vindi-
catus (i).
Cet ouvrage suffit à prouver que le P. Saccheri était un
logicien original et puissant. Il lui a valu l'honneur d'ôti'e
salué par Beltrami (2) comme un précurseur de Legendre
et de Lobatchewsky ; et M. P. Mansion (3) a pu dire de
cet ouvrage : ^ Malgré ses défauts, ÏEuclides ab omni
nœvo vindicatiis est l'ouvrage le plus remarquable que
(1) Euclides ab omni nœvo vindicatus sive conatus geometricus
quo stabiliuntur prima universae geomelriae principia, auclore Hieronyrao
Saccherio, Socielalis Jesu, in Ticinensi Universilate Malheseos professore.
Opusculum ex™» Senalui Mediolanensi ab auclore dicatum. Mediolani,
MDCCXXXMl. Ex typojrraphia Pauli Antonii Montant.
(J) E. Beltrami, Un precursore itaUano di Legendre e di Lobaichewshi
(Rendiconti della R. AccADEUiA DEi LiNCEi, t. V, p. 441 ; 17 mars 1889).
(.*5) P. Mansion, Analyse des recherches du P. Saccheri, S. J , sur le.
Postulatum d*Eucltde (Annales de la Société scientifique de Bruxelles,
XI Y* année, 1880-90, seconde partie, p. 46).
iil* SfiRlI. T. X. 0
r
82 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ton ait écrit sur les Éléments avant Lobatchewsky et
Bolyai. »
Un tel géomètre semble particulièrement apte à éviter
les paralogismes lorsqu'il traite des principes de la Méca-
nique; en sorte que Ton pourrait croire sa Néo-Statique (i),
publiée en lyoS, exempte de toute contradiction.
Un écrit de son confrère, le P. Ce va (2), avait signalé à
l'attention du P. Saccheri certaines propriétés remar-
quables d'une pesanteur qui attirerait les éléments de
volume des divers corps vers un centre fixe, et dont
l'intensité serait proportionnelle à la distance de l'élément
attiré au centre commun des graves.
Cette loi de gravité est précisément celle que Jean de
Beaugrand, le Géostaticien, avait proposée et que Fermât
acceptait avec quelques nuances.
Au sujet d'une pesanteur soumise à cette loi, Saccheri
se propose de démontrer deux propositions qui sont,
d'ailleurs, pfi^rfaitement exactes.
La première de ces propositions, qui semble condenser
ce que les vues erroné.es de Fermât contenaient de vérité
diffuse, peut se formuler ainsi : Si la gravité suit une telle
loi, la pesanteur résultante d un corps passe toujours par
un point (centre de gravité) qui occupe, dans ce corps, une
position absolument fixe et indépendante de la situation
du corps.
La seconde de ces propositions affirme qu'un point,
abandonné sans vitesse initiale et tombant en chute libre,
mettra toujours le même temps pour parvenir au centre
commun des graves, quelle que soit, au début du mouve-
ment, sa distance à ce centre.
Des deux propositions que Saccheri se propose d'établir,
(l) Neo-Statica auctore Hieronymo Saccherio, e Societate Jesu, in Tiei-
nensi Universitate malheseos professore, excellentissimo Senatui Mediola-
nonsi; MOCCVlll. Ex typographia Josephi PanduJphi Malatesise.
Je dois au R. P. Thirion la connaissance et la communication de ce rare
ouvrage ; qu*il me permette de lui en exprimer ici ma vive reconnaissance.
(i) Cf. Saccheri, Neo-Statica, iib. IV, Introductio, p. f 15.
LES ORIGINES DB LA STATIQUE. 83
Tune ressortit à la Statique et l'autre à la Dynamique ; il
nous sera donc donné de connaître les principes que le
savant Jésuite emploie en ces deux branches de Mécanique.
Au point de départ de ses déductions, Saccheri place
la notion de mo)nentum (i) ; cette notion, voisine de celle
que Galilée nommait mémento, identique à la quantité de
mouvement de Descartes , s'obtient en multipliant la
masse (2) du mobile par la vitesse dont il est animé ; à
cette vitesse même, Saccheri donne, en général, le nom
d'impetus (3).
La composition et la décomposition des momenta ou
des impetus n'est pas autre chose ({ue la composition et la
décomposition des vitesses ; de ce problème, il n'est point
malaisé à Saccheri d'exposer la solution, connue depuis
Aristote. Mais bientôt (4), nous voyons que les proposi-
tions ainsi obtenues subissent une insensible transposition;
un imperceptible glissement transporte à la vis motrix ce
que l'on avait prouvé de Vimpetits, et les lois cinématiques
de la composition des vitesses se transforment en lois
statiques de la composition des forces, sans que l'auteur
ait paru s'apercevoir de ce changement, que le lecteur
discerne à grand'peine.
C'est par une telle transposition des forces aux impetus
que se trouve évaluée (5) la pesanteur apparente d'un
grave sur un plan incliné. Sans doute, il est question, en
cette évaluation, de vitesse à partir du repos (impetus ex
quiète) et l'on pourrait y voir l'indication que les forces
doivent être mesurées par la vitesse qu'elles impriment,
au bout d'un temps infiniment court, au mobile partant
du repos ; les raisonnements de Saccheri seraient alors
semblables à ceux de Lamy et de Newton ; ils seraient
(1) Saccheri, Neo-Statica^ lib. I, Definitiones, p. i,
(i) Id., ibid., Ub. I, Definitio 7, p. 2.
(5) Id , ibid., Ub. 1, Deflnitio 9, p. 3.
(4) Id., ibid., lib. l, Propp. IX, X, XI.
(5) Id., ibid., lib. 1, Propp. XXVH «t XX VIII.
f
84 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
exacts. Mais aucun commeritaire du mot eœ quiète n'indique
qu'il lui faille, en ce lieu, attribuer une telle importance ;
dénué de tout rôle dans les considérations de Statique que
développe Saccheri, il semble n'être qu un subterfuge pour
rendre moins criarde la contradiction qui éclate entre
cette Statique et la Dynamique du même auteur.
Est-il possible, d'ailleurs, de douter un seul instant que
Saccheri regarde la vis motrix comme proportionnelle
à VimpetiLs, comme identique au momenium, lorsqu'on lit
celte définition (1) du centre de gravité :
t* Par centre de gravité , noxxs entendons, en tout grave,
ce point par lequel passe la direction naturelle de Yimpetus
composé qui tend au centre commun des graves; on doit
comprendre que cette direction résulte de l'ensemble des
impetus naturels par lesquels les diverses parties du grave
tendent au même centre. »»
11 est bien clair que la Statique de Saccheri repose tout
entière sur la supposition que la force est proportionnelle
à Yimpetus, c'est-à-dire a la vitesse. Comme la Statique
de Varignon, elle emprunte tous ses principes à la Dyna-
mique d'Aristote.
Or, lorsqu'il aborde des problèmes de mouvement, c'est
la Dynamique de Newton qu'invoque Saccheri.
Prenant un point pesant qui décrit une certaine trajec-
toire (2), il considère Y impetus vivus de ce point, c'est-
à-dire (3) la vitesse dirigée suivant la tangente à la trajec-
toire; il considère aussi, suivant une direction quelconque
D, Vvnpetus subnascens ; cette grandeur est identique,
d'après ce qu'il a sans cesse admis dans ses deux premiers
livres, au quotient, par la masse du point, de la compo-
sante du poids suivant la direction D. Si Saccheri était
conséquent avec les principes dont il a tiré sa Statique,
il égalerait Y impetus subnascetis selon la direction D à la
(1) baccheri, Neo-iitatica, lib. 11, Definiiio 5, p. 55.
(i) Id., ibid,, lib. Hl, Prop. J.
^3} id., ibid., lib. IJJ, AdmoniUo, p. 84.
LBS ORIGINES DE LA STATIQUE. 85
composante de Yvnpetus vivus selon la môme direction.
Ce n'est pas ce qu'il fait ; à Yimpetus svbnascens. il égale
Y accroissement (incrementum) de la composante suivant D
de Yimpetus vivus. Pour parler notre moderne langage,
il égale le quotient par la masse du mobile de la compo-
sante du poids suivant une certaine direction à la compo-
sante de Yaccélération suivant la même direction ; Tégalité
qu'il pose ainsi est le principe même de la Dynamique de
Newton.
Nous voyons ainsi Saccheri, qui est un géomètre très
habile et un logicien très subtil, se servir, pour traiter
des problèmes de Dynamique newtonienne, de proposi-
tions de Statique qu'il a établies en suivant la méthode
d'Aristote. Tout aussi bien, nous verrions le grand Euler,
alors qu'il expose en un admirable traité (i) la Mécanique
issue de l'œuvre de Newton, adopter en bloc les lois de
Statique que Varignon a fondées sur les principes péri-
patéticiens.
Ces exemples suffisent à montrer combien la substitution
de la Dynamique moderne à la Dynamique d'Aristote a
été lente et malaisée. C'est que la Dynamique d'Aristote
offrait une traduction bien plus immédiate des expériences
les plus obvies ; infiniment plus abstraite, la Dynamique
moderne est le fruit d'un prodigieux effort de réflexion et
d'analyse ; il a fallu des siècles pour déshabituer l'esprit
humain de la première et pour l'accoutumer à la seconde.
7. Im lettre de Jean Bemoulli à Varignon (1717)
Vénoncé définitif du pyHncipe des déplacements virtuels
En l'an 1687, il semble que la Mécanique ait pour tou-
jours renoncé à la méthode des déplacements virtuels de
(1) Mechaniea sive Motus Scientia' analytice '^expositat auctore
Lconhardo Eulero, Acadeiiiias Imper. Scientiaruin meinbro el malheseos
sublimioris professor.'. Insiar supplemenU ad Commentar. Acad. Scient.
Imper. Petropoli, ex typographia Aeademiae Scientianim. An. 1786.
86 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Jordanus, de Descartes et de Wallis, aussi bien qu'à la
méthode des vitesses virtuelles d'Aristote, de Charistion
et de Galilée. Tous ceux qui ont écrit sur la Statique
après Wallis, à l'exception de Casati et de De Challes,
ou bien ont passé ces méthodes sous silence, ou bien ont
déclaré que l'esprit n'y trouvait pas une suffisante assu-
rance pour y prendre le fondement de la Statique ; tout au
plus ont-ils consenti à en faire un corollaire de propositions
construites sur d'autres hypothèses.
Après s'être efforcés d'asseoir toute la Statique sur le
principe du levier, ils ont reconnu dans la loi de compo-
sition des forces concourantes un axiome d'où se peuvent
aisément déduire les règles d'équilibre de toutes les ma-
chines ; en rattachant directement cette loi aux premiers
principes de la théorie du mouvement, ils lui ont conféré
une clarté et une certitude qui conviennent parfaitement
à l'hypothèse sur laquelle doit reposer toute une doctrine.
La Statique semblait donc définitivement engagée dans
la voie que Varignon traçait en son Projet dune Nouvelle
Méchanique, que le P. Lamy marquait dans sa lettre à
M. de Dieulamant. Elle n'avait plus qu'à progresser dans
la direction que ces auteurs lui avaient assignée. A c^
progrès, d'ailleurs, Varignon consacrait le reste de sa
vie ; il s'efforçait de conduire la Statique au but qu'il lui
avait montré ; de ses efforts résultait cette Nouvelle Méca-
nique ou Statique qui, publiée peu de temps après la mort
de son auteur, devait rester si longtemps classique.
Quant à la méthode des déplacements virtuels, dont
nous avons suivi le développement continu de Jordanus
à Descartes et à Wallis, il semblait qu'elle fût définitive-
ment condamnée et qu'elle n'eût plus qu'à rentrer dans
l'oubli.
Lorsqu'on suit le développement lent et compliqué par
lequel une science se perfectionne, on voit parfois une
idée qui, pendant un certain temps, a brillé d'un vif
éclat, s'obscurcir peu à peu et cesser d'être perçue ; il
LBS ORIQINBS DB LA STATIQUB. 87
semble qu'elle soit à tout jamais éteinte. Mais bien sou-
vent, cette disparition, que Ton prendrait pour une défi-
nitive extinction, n'est qu'une éclipse de peu de durée ; le
moment où l'idée est devenue invisible à tous les yeux
précède à peine celui où elle va reparaître, plus brillante
qu'elle n'a jamais été, comme si elle s'était cachée un
instant pour se reposer, pour reprendre de nouvelles forces
et un nouvel éclat.
Déjà, nous avons vu la méthode des déplacements
virtuels, qui s'était montrée si féconde dans les écrits de
Jordanus, du Précurseur de Léonard de Vinci, de Léo-
nard lui- môme et de Cardan, négligée ou repoussée par
Guido Ubaldo, par Benedetti et par Stevin. Mais le
moment même où elle semblait complètement abandonnée
est précisément celui où elle fut reprise par Roberval
et surtout par Descartes, où son principe se dégagea,
clair et autonome, de toute alliance avec le postulat des
vitesses virtuelles et avec la Dynamique d'Aristote.
Nous allons assister à une résurrection toute semblable
de la méthode des déplacements virtuels ; c'est dans le
livre même qui semble consacrer l'irrémédiable défaite de
cette méthode et le triomphe définitif de la Statique
fondée sur la composition des forces, c'est dans la Nou-
velle Mécanique de Varignon que nous allons voir le
principe d'où découle cette méthode revêtir sa forme
achevée.
Dans sa Nouvelle Mécanique, en effet, Varignon insère ( i )
une lettre que Jean Bernoulli lui avait adressée de Bâle
le 26 janvier 1717. Cette lettre contient le passage
suivant :
«« Concevez plusieurs forces différentes qui agissent
suivant différentes tendances ou directions pour tenir en
équilibre un point, une ligne, une surface, ou un corps ;
(1) Pierre Varignon, Nouvelle Mécanique ou Statique; section IX,
Corollaire général de la Théorie précédente. Tome U, p. i74.
r
88
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
concevez aussi que l'on imprime à tout le système de ces
forces un petit mouvement, soit parallèle à soi-même
suivant une direction quelconque, soit autour d'un point
fixe quelconque : il vous sera aisé de comprendre que par
ce mouvement chacune de ces forces avancera ou reculera
dans sa direction, à moins que quelqu'une ou plusieurs
des forces n'ayent leurs tendances perpendiculaires à la
direction du petit mouvement ; auquel cas cette force, ou
ces forces, n avanceroient ni ne reculeroient de rien ; car
Xig.lio
ces avancemens ou reculemens, qui sont ce que j'appelle
vitesses mrtuélles (i), ne sont autre chose que ce dont
chaque ligne de tendance augmente ou diminue par le
petit mouvement ; et ces augmentations ou diminutions
se trouvent, si Ton tire une perpendiculaire à l'extrémité
de la ligne de tendance de quelque force, laquelle perpen-
diculaire retranchera de la même ligne de tendance, mise
dans la situation voisine par le petit mouvement, une
petite partie qui sera la mesure de la vitesse virtuelle de
cette force.
V Soit, par exemple, P (fig. i lo) un point quelconque
(1) On voit que Jean Bernoulli a donné le nom de vitesses virtuelles
à des lonj^ueurs, et non point à des vitesses ; le nom de déplacements vir-
tuels eût seul été correcl ; cette fâcheuses dénomination a persisté en Méca-
nupie, où beaucoup d'auteurs nomment encore Principe des vitesses
virtuellt's un principe où les vitesses n'onl que faire et qui devrait se
nommer Principe des déplacements virtuels.
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. 89
dans le système des forces qui se soutiennent en équilibre ;
F, une de ces forces, qui pousse ou qui tire le point P
suivant la direction FP ou PF ; Pp, une petite ligne
droite que décrit le point P par un petit mouvement, par
lequel la tendance FP prend la direction /p, qui sera ou
exactement parallèle à FP, si le petit mouvement du
système se fait en tous les points du système parallèlement
à une droite donnée de position (i) ; ou elle fera, étant
prolongée, avec FP, un angle infiniment petit, si le petit
mouvement du système se fait autour d'un point fixe.
Tirez donc PC perpendiculaire sur /p, et vous aurez Cp
pour la vitesse virttielle de la force F, en sorte que F X Cp
fait ce que j'appelle Énergie. Remarquez que Cp est ou
afiîrmatif ou négatif ^sx rapport aux autres : il est affir-
matif si le point P est poussé par la force F, et que l'angle
FPp soit obtus ; il est négatif, si l'angle FPp est aigu ;
mais au contraire, si le point P est tiré, Cp sera négatif
lorsque l'angle FPjd est obtus ; et a^rma^t/ lorsqu'il est
aigu.
»» Tout cela étant bien entendu, je forme cette Propo-
sition générale : En tout équilibre de forces quelconques,
en quelque manière quelles soient appliquées, et suivant
quelques directions qu'elles agissent les unes sur les autres,
ou médiatement , ou immédiatement, la somme des Énergies
affirmatives sera égale à la somme des Énei^gies yiégatives
prises affirmativement, ?»
C'est en ces termes que BernouUi formule le principe,
désormais complet, d'où l'on peut tirer toutes les lois de
l'équilibre.
Comment Jean BernouUi est-il parvenu à la connais-
sance de cet axiome général ? Ce que Varignon nous a
communiqué de sa lettre ne nous donne aucim renseigne-
ment à cet égard ; mais il ne semble pas fort malaisé de
(1) Le lecteur remarquera que Jean BernouUi introduit dans son énoncé
quelques aflinnaiions inexactes et quelques restrictions inutiles ; nous ne
nous arrêterons pas à relever ces vétilles.
r
go REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
deviner ce que nous ne connaissons point par document
positif.
La distance, en effet, est bien courte et bien aisée à
franchir entre la forme que Wallis avait donnée au prin-
cipe des déplacements virtuels et la forme que cet axiome
vient de prendre ; pour passer de Tune à l'autre, il suffit
de déclarer ouvertement ce que Wallis soupçonnait déjà,
de considérer nettement des déplacements infinitésimaux,
des travaux infiniment petits ; cette transformation ne
pouvait oiFrir aucune difficulté à un géomètre rompu aux
considérations de l'analyse infinitésimale. Il paraît donc
très vraisemblable que Jean Bernoulli soit parvenu à son
énoncé du principe des déplacements virtuels en coordon-
nant et en perfectionnant les affirmations éparses dans
l'œuvre de Wallis. Par Wallis et par Descartes, son
œuvre se reliait avec continuité aux ébauches de Jordanus
et des mécaniciens de son École.
Ce n'est pas que la méthode des déplacements virtuels
dont Bernoulli vient de donner l'énoncé général et précis,
ravisse d'emblée tous les suffrages et que tous les méca-
niciens y reconnaissent le principe d'où doit découler la
Statique entière. Varignon, qui nous fait connaître la
découverte du grand géomètre de Bâle, refuse d'y voir
un principe ; il n'y reconnaît qu'un << corollaire général
de la théorie »» qu'il a fondée sur la loi du parallélogramme
des forces. *« Cette proposition me parut si générale et si
belle, dit Varignon (i), que, voyant que je la pouvais
aisément déduire de la théorie précédente, je lui deman-
dai la permission qu'il m'accorda, de l'ajouter ici avec la
démonstration que cette théorie m'en fournissoit, et qu'il
ne m'envoyoit pas. La voici séparée pour toutes les ma-
chines précédentes. « Et, sans se lasser, Varignon con-
sacre cinquante pages à prouver que toutes les machines
dont il a tiré les conditions d'équilibre de la loi de la com-
(1) Varignon, Nouvelle Mécanique ou Statique^ lome II, p. i7i.
LBS ORIGINES DB LA STATIQUB. Çl
position des forces vérifient Fégalité posée par Bernoulli.
Ainsi en avaient agi Guido Ubaldo avec Taxiome d'Aristote
et le P. Pardies avec l'axiome de Descartes. Ils avaient
refusé à ces postulats larges et féconds le titre de prin-
cipes pour les reléguer au rang de corollaires.
Nous arrêtons ici cette Histoire. Avec la Nouvelle
Mécanique de Varignon, avec la lettre de Jean Bernoulli,
se trouve close cette période du développement de la
Statique qui mérite d'être appelée les (hngines ; la Période
classique est ouverte. Nous avions entrepris de rechercher
les sources d'un fleuve ; nous en avons décrit le bassin
supérieur, aux gorges sinueuses et tourmentées ; le fleuve
entre maintenant dans une plaine aux molles ondulations
où, dans un large lit, ses flots vont poursuivre leur cours
paisible.
Au moment où nous cessons de le suivre, ce fleuve est
divisé en deux bras, son courant se partage en deux direc-
tions différentes, et ces deux directions semblent orientées
par les deux impulsions que la Statique a reçues dès l'ori-
gine ; en l'une, nous reconnaissons la tendance d'Archi-
mède ; en l'autre, la tendance d'Aristote.
D'Archimède à Varignon, les géomètres ont poursuivi
un même idéal ; ils le poursuivront encore de Varignon
à Poinsot, de Poinsot jusqu'à nos comtemporains. Us
rêvent de construire la Statique sur le modèle des Élé-
ments de Géométrie d'Euclide. Ils veulent que, par une
analj'se aussi patiente qu'ingénieuse, les cas d'équilibre
les plus compliqués des systèmes les plus divers soient
décomposés, dissociés, jusqu'à ce que Ton voie clairement
les équilibres simples, élémentaires, dont l'agencement
complexe les a produits ; ils veulent, en outre, qu'en ces
cas simples et élémentaires, le maintien de l'équilibre ait
même évidence et même certitude que ces vérités de sens
commun dont Euclide a fait ses demandes. Donner à la
Statique des principes que l'on puisse réputer aussi clairs
r
92 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et assurés que les axiomes de la Géométrie, tel était déjà
l'objet d'Archimède lorsqu'il composait son Traité IIcpi
C7rt7r6<îa)v laoppomxiùv ; tel était encore le désir de Daniel
Bernoulli, puis de Poisson, lorsqu'ils s'efforçaient d'éta-
blir la loi du parallélogramme des forces sans faire appel
aux principes généraux de la Dynamique.
Tandis que ce courant entraîne un bon nombre de
mécaniciens, d'autres suivent la direction qu'Aristote avait
déjà imprimée à la Statique. Leurs efforts ne tendent
point à une analyse qui dissocie les lois les plus com-
plexes de l'équilibre et les réduise à des propositions
élémentaires claires et évidentes de soi ; ils tendent bien
plutôt à une large synthèse ; tous les cas de repos que
l'on rencontre dans la nature ou que Tart réalise, ils
s'efforcent de les embrasser en un principe unique et uni-
versel. Assurément, ils tirent ce principe de quelques
observations simples et obvies ; mais l'extrême généra-
lisation par laquelle ils passent de quelques expériences
particulières à une loi si ample, efface en celle-ci tout
caractère d'évidence immédiate. Plus la science, en se déve-
loppant, prend conscience des procédés logiques qu'elle
met en oeuvre, et mieux elle comprend que la certitude
d'une hypothèse aussi générale ne pouvait être contenue
dans les quelques faits qui l'ont suggérée ; mieux elle voit
que ce qui confirme cette hypothèse et nous assure de sa
valeur, c'est l'aisance avec laquelle elle classe la multi-
tude des lois diverses que l'expérience a découvertes, c'est
la sûreté avec laquelle elle annonce à l'expérience de
nouvelles lois à découvrir.
C'est cette dernière tendance qui a conduit les géo-
mètres, depuis Jordanus et ses élèves jusqu'à Roberval
et à Descartes, depuis Descartes et de Wallis jusqu'à
Jean Bernoulli, à préciser et à étendre sans cesse le prin-
cipe des déplacements virtuels.
Entre ces deux tendances dont chacune s'efforce de
diriger la Statique, le conflit est incessant. Mais« un
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. qS
observateur impartial de cette lutte n a point de peine à
reconnaître les qualités des deux méthodes. Certes, Tesprit
d'analyse, par sa critique méticuleuse, contribue à dégager
de toute trace d'erreur les vérités que l'esprit de synthèse
a fait découvrir ; mais ses propres découvertes, rares et
maigres, ne servent qu'à mieux prouver sa stérilité. La
fécondité est l'apanage de l'esprit de synthèse ; c'est la
méthode des déplacements virtuels qui, sans cesse, élargit
le champ de la Statique. L'emploi exclusif de cette méthode
caractérise la Mécanique analytique de Lagrange.
L'œuvre de Lagrange est le confluent où viennent se
réunir tous les courants qui, successivement, ont entraîné
la Statique, où aboutissent toutes les tendances qui en
ont diversement orienté l'évolution.
La Statique a mis à l'origine de ses déductions tan-
tôt le principe du levier, tantôt les propriétés du plan
incliné, tantôt la loi de la composition des forces ; tous
ces principes sont équivalents entre eux, et leur équi-
valence résulte de ce fait qu'ils découlent tous immédiate-
ment du principe des déplacements virtuels. Ainsi la
science de l'équilibre se trouve ramenée par Lagrange à
une parfaite unité ; elle se trouve tout entière condensée
dans une seule formule.
Varignon, reprenant une idée qu'Albert de Saxe et
Guido Ubaldo avaient esquissée, s est efibrcé de trouver
la raison de tous les cas d'équilibre dans les pressions
que les corps mobiles exercent sur leurs appuis. Lagrange
tire de la méthode des déplacements virtuels un procédé
aussi simple que sûr pour définir et déterminer ces pres-
sions qu'annulent les liaisons.
La doctrine d'Albert de Saxe, selon laquelle le centre
de gravité de tout corps pesant tend à s'unir au centre
commun des graves, a fourni un principe de Statique que
Galilée et Torricelli énoncent en ces termes : Un système
est en équilibre lorsque tout changement de sa disposition
obligerait son centre de gravité à s'élever. Ce principe est
r
94 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
demeuré longtemps séparé du principe de Tégalité entre
le travail moteur et le travail résistant, du principe de
Jordanus, de Descartes, de Wallis et de Jean Bernoulli.
Lagrange met à nu le lien étroit qui unit ces deux prin-
cipes.
Le principe de Torricelli n'est pas l'exact équivalent
du principe de Jean Bernoulli ; celui-ci prévoit tous les
cas d'équilibre, celui-là en exclut quelques-uns ; c'est grâce
à la théorie générale de la stabilité, créée par Lagrange,
que Ton peut caractériser les cas d'équilibre que fait con-
naître le principe de Torricelli et montrer que ce sont
les seuls équilibres stables.
Les physiciens se sont efforcés de tirer le principe fon-
damental de la Statique des lois de la Dynamique ;
Roberval et Varignon ont ainsi déduit la loi du parallé-
logramme des forces de l'antique Dynamique péripatéti-
cienne, de la proportionnalité entre la force et la vitesse ;
le P. Lamy et Newton l'ont, plus justement, déduite de
la proportionnalité entre la force et l'accélération. D'Alem-
bert a, en quelque sorte, retourné la question et montré
comment tout problème de mouvement se pouvait rame-
ner à un problème d'équilibre. Lagrange demande alors
à la méthode des déplacements virtuels la formule qui
met en équation tout problème de mouvement.
Les assemblages de corps solides ne sont d'ailleurs
point les seuls systèmes dont l'équilibre dépende du prin-
cipe des déplacements virtuels ; la wStatique des systèmes
déformables et, particulièrement, des fluides, découle tout
entière de ce principe ; les diverses méthodes propres à
traiter l'Hydrostatique qu'ont proposées Newton, Bouguer,
Clairaut, Euler, peuvent toutes se ramener à cette méthode
générale.
Ainsi, par la méthode des déplacements virtuels,
Lagrange constitue une Statique admirablement une et
ordonnée, où se classent en un ordre parfait toutes les
lois de l'équilibre des corps solides ou fluides, où tous les
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. qS
désirs légitimes de ceux qui ont promu la science de
l'équilibre trouvent leur pleine satisfaction.
Après Lagrange, la méthode des déplacements virtuels
reste la méthode la plus précise, la plus générale, celle
que les mécaniciens appellent à leur aide toutes les fois
qu'il s'agit de dissiper une obscurité, de résoudre une
embarrassante difficulté.
Navier a obtenu, sans le secours de cette méthode, les
équations indéfinies de l'équilibre élastique ; mais, lorsqu'il
veut compléter son œuvre et joindre aux équations indé-
finies les conditions aux limites qui achèvent la détermi-
nation du problème, il reprend ce problème par la méthode
des déplacements virtuels.
Poisson pense que l'élasticité d'un corps cristallisé ne
dépend, en général, que de 1 5 coefficients ; Cauchy et Lamé
en portent le nombre à 36 ; c'est en usant des procédés
de Lagrange que Green peut trancher le débat et prouver
que le nombre exact de ces coefficients est 21.
Par le principe de l'équilibre des canaux, que Clairaut
a imaginé et que Lagrange a déduit du principe des
déplacements virtuels, Laplace a obtenu l'équation de la
surface capillaire ; mais ses démonstrations sont peu sûres
lorsqu'il veut établir les lois qui régissent le contact du
liquide et du tube ; la constance de l'angle de raccorde-
ment est postulée et non démontrée. Gauss, dans un
travail qui offre l'un des plus beaux exemples de la
méthode de Lagrange, démontre avec une entière pré-
cision l'ensemble des lois de la capillarité.
La théorie de l'équilibre des plaques élastiques semble
poser aux géomètres une désespérante énigme ; Cauchy
et Poisson ne s'accordent pas dans l'énoncé des conditions
qui doivent être vérifiées au bord d'une plaque ; les con-
ditions qu'ils proposent sont surabondantes. C'est encore
la méthode des déplacements virtuels qui permet à Kirch-
hoff de donner le mot de l'énigme, d'écrire, sans omission
96 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ni répétition, toutes les conditions requises au bord d'une
plaque élastique.
Certes, la méthode des déplacements virtuels peut être
fière du domaine qu'elle a conquis et auquel elle a imposé
des lois si claires et un ordre si parfait ; mais voici qu'à
la fin du XIX* siècle de nouvelles contrées, prodigieuse-
ment riches et étendues, viennent accroître son empire.
Ce ne sont plus seulement les équilibres mécaniques qui
se soumettent à ses arrêts ; elle pose, avec une souveraine
autorité, les conditions des équilibres qui mettent fin aux
changements d'état physique ou aux réactions chimiques,
comme de ceux qui s'établissent en des systèmes électrisés
et aimantés. La graine infime semée par Jordanus ne
s'est pas contentée de produire la Mécaniqtie analytique
de Lagrange ; elle a encore engendré la Mécanique chi-
mique et la Mécanique électrique de Gibbs et de Helm-
holtz.
CONCLUSION
Après qu'il a parcouru le causse desséché du Larzac,
aux mamelons de pierre grise, aux dédales rocheux, sem-
blables à des ruines de cités, le voyageur dirige ses pas
vers les plaines que baigne la Méditerranée. Le chemin
qu'il doit suivre est dessiné par de larges ravines ;
traces d'anciens torrents ou de rivières taries, elles s'en-
foncent peu à peu, entaillant toujours plus profondément
le plateau calcaire. Ces ravines confluent bientôt en une
gorge unique ; de hautes murailles à pic, couronnées par
de dangereux glacis de pierres croulantes, resserrent le
lit où, jadis, une belle rivière roulait ses eaux profondes
et impétueuses. Aujourd'hui, ce lit n'est plus qu'un chaos
de blocs brisés et usés ; nulle source ne suinte aux parois
rocheuses, nulle flaque d'eau ne mouille les graviers; entre
les amas pierreux, nulle plante ne verdoie. La Vissée, tel
LB8 ORIOINBS DE LA STATIQUB. 97
est le nom que les Gévennols ont donné à ce fleuve d'aridité
et de mort.
Le marcheur, qui chemine péniblement parmi les graves
et les éboulis, perçoit par intervalles une sourde rumeur,
semblable aux roulements d'un tonnerre lointain ; au fur
et à mesure qu'il avance, il entend ce grondement s'enfler,
pour éclater enfin en un formidable fracas : c'est la grande
voix de la Foiuc.
Dans la paroi calcaire, une sombre caverne est béante,
largement fendue comme une énorme gueule ; sans relâche,
cette gueule vomit en un gouffre, avec des transparences
de cristal et des bouillonnements d'écume blanche, la
masse puissante des eaux que les fissures du causse ont
recueillies au loin, qu'elles ont réunies en un lac sou-
terrain.
D'un seul coup, une rivière est formée ; désormais, la
Vis roule ses eaux limpides et froides parmi les grèves
blanches et les oseraies d'argent ; son gai murmure éveille
— tel un écho — le tic-tac des moulins et le rire sonore des
villages cévennols, tandis qu'un grand rayon de soleil,
rasant le bord crénelé du causse, glisse, oblique, jusqu'au
fond de la gorge et pose un ourlet d'oraux rameaux des
peupliers.
Lorsque l'histoire classique, faussée par les préjugés et
tronquée par les simplifications voulues, prétend retracer
le développement des sciences exactes, l'image qu'elle
évoque à nos yeux est toute semblable au cours de la Vis.
Autrefois, la Science hellène a épanché avec abondance
ses eaux fertilisantes ; alors le monde a vu germer et
croître les grandes découvertes, à tout jamais admirables,
des Aristote et des Archimède.
Puis, la source de la pensée grecque a été tarie et le
fleuve auquel elle avait donné naissance a cessé de vivifier
le moyen âge. La science barbare de ce temps n'a plus
été qu'un chaos où s'entassaient péle-mdle les débris
\W SftRIB. T. X. 7
98 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
méconnaissables de la sagesse antique ; fragments des-
séchés et stériles auxquels se cramponnent seulement,
comme des lichens parasites et rongeurs, les gloses
puériles et vaines des commentateurs.
Tout à coup, une grande rumeur a ému cette aridité
scolastique ; de puissants esprits ont fendu le rocher dont
les entrailles recelaient, endormies depuis des siècles, les
eaux pures jaillies des sources antiques ; libérées par cet
effort, ces eaux se sont précipitées, joyeuses et abon-
dantes ; elles ont provoqué, partout où elles passaient, la
renaissance des sciences, des lettres et des arts ; la pen-
sée humaine a reconquis sa force en même temps que sa
liberté ; et, bientôt, Ton a vu naître les grandes doctrines
qui, de siècle en siècle, pousseront toujours plus profon-
dément leurs pénétrantes racines, étendront toujours plus
loin leur imposante ramure.
Histoire insensée ! Au cours de l'évolution par laquelle
se développe la science humaine, elles sont bien rares,
les naissances subites et les renaissances soudaines — de
même que, parmi les sources, la Foux est une exception.
Une rivière ne remplit pas tout d'un coup un large lit
de ses eaux profondes. Avant de couler à pleins bords, le
fleuve était simple ruisseau et mille autres ruisseaux,
semblables à lui, lui ont, tour à tour, apporté leur tribut.
Tantôt les affluents sont venus à lui nombreux et abon-
dants, et alors sa crue a été rapide ; tantôt, au contraire,
de minces et rares filets ont seuls alimenté son impercep-
tible croissance ; parfois même les tissures d'un sol per-
méable ont bu une partie de ses eaux et appauvri son
débit ; mais, toujours, son flux a varié d'une manière
graduelle, ignorant les disparitions totales et les soudaines
résurrections.
La Science, en sa marche progressive, ne connaît pas
davantage les brusques changements ; elle croît, mais par
degrés ; elle avance, mais pas à pas. Aucune intelligence
humaine, quelles que soient sa puissance et son origina-
LBS ORIGINES DE LA STATIQUE. QQ
lité, ne saurait produire de toutes pièces une doctrine
absolument nouvelle. L'historien ami des vues simples et
superficielles célèbre les découvertes fulgurantes qui, à la
nuit profonde de Tignorance et de Terreur, ont fait succéder
le plein jour de la vérité. Mais celui qui soumet à une
analyse pénétrante et minutieuse l'invention la plus pri-
mesautière et la plus imprévue en apparence, y recon-
naît presque toujours la résultante d'une foule d'imper-
ceptibles efforts et le concours d'une infinité d'obscures
tendances. Chaque phase de l'évolution qui, lentement,
conduit la Science à son achèvement, lui apparaît marquée
de ces deux caractères : la continuité et la complexité.
Ces caractères se manifestent avec une particulière
netteté à celui qui étudie les origines de la Statique.
De la Statique ancienne, l'historien simpliste ne men-
tionne qu'une seule œuvre, l'œuvre d'Archimède ; il nous
la montre dominant, comme un colosse isolé, l'ignorance
qui l'environne. Mais, pour admirer la grandeur de cette
œuvre, il n'est point nécessaire de la rendre monstrueuse
par un incompréhensible isolement. La Statique du géo-
mètre de Syracuse, cette recherche d'une impeccable
rigueur au cours des déductions, cette analyse subtile
appliquée à des problèmes compliqués, ces solutions, mer-
veilleusement habiles, de questions dont l'intérêt, caché
au vulgaire, apparaît au seul géomètre, portent, à n'en pas
douter, la marque d'une Science raffinée ; elles ne ressem-
blent nullement aux tâtonnantes hésitations d'une doctrine
naissante.
Il est clair qu'Archimède a eu des précurseurs ; ceux-ci
ont, avant lui, par d'autres méthodes que lui, aperçu les
lois de l'équilibre du levier auxquelles il devait donner un
développement magnifique.
De ces précurseurs, d'ailleurs, la trace est demeurée
empreinte dans l'histoire. Les Mrî^^avHtà npo^lruxaTa ne sont
peut-être pas d'Aristote comme la tradition le prétend ;
en tout cas, la Statique qui y est exposée se rattache si
lOO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
directement à la Dynamique admise dans la Ouonxyî àxpàx<riç
et dans lefllepi Ovpavoij que nous les devons attribuer à
quelque disciple immédiat du Stagirite. Les méthodes de
démonstration qui y sont suivies peuvent avoir été des
méthodes d'invention, alors que, des déductions d'Archi-
mède, Ton ne saurait concevoir la même opinion.
D'autre part, une tradition antique et vivace persiste
à attribuer à Euclide des écrits sur le levier. Ces écrits ne
sont peut-être point ceux que nous possédons sous le nom
du grand géomètre. Mais il serait difficile, en niant leur
existence, d'expliquer la constante rumeur qui l'affirme.
Si Archimède a eu des précurseurs, il a eu assurément,
dans l'Antiquité, des continuateurs. La science byzantine
et alexandrine a poursuivi les voies diverses qu'il avait
tracées. L'art de l'ingénieur, que le grand Syracusain
avait porté à un très haut degré, inspirait les tentatives
de Ctesibios, de Philon de Byzance, de Héron d'Alexan-
drie ; Pappus, au contraire, s'efforçait, dans la recherche
des centres de gravité, d'égaler le talent du géomètre ;
enfin, l'énigmatique Charistion, par ses raisonnements
sur la balance romaine, pénétrait plus avant qu'Aristote
et Archimède au sein des principes de la Statique.
De cette Statique hellène, les Arabes n'ont transmis
qu'une bien faible part aux Occidentaux du moyen âge.
Mais ceux-ci ne sont nullement les commentateurs serviles
et dénués de toute invention que Ton se plaît à nous
montrer en eux. Les débris de la pensée grecque, qu'ils
ont reçus de Byzance ou de la Science islamique, ne
demeurent point en leur esprit comme un dépôt stérile ;
ces reliques suffisent à éveiller leur attention, à féconder
leur intelligence ; et, dès le xiii* siècle, peut-être mâme
avant ce temps, l'École de Jordanus ouvre aux mécani-
ciens des voies que l'Antiquité n'avait pas connues.
Les intuitions de Jordanus de Nemore sont, d'abord,
bien vagues et bien incertaines ; de très graves erreurs
s y mêlent à de très grandes vérités ; mais, peu à peu, les
LBS ORIGINES DE LA STATIQUE. lOl
disciples du grand mathématicien épurent la pensée du
maître ; les erreurs s'effacent et disparaissent ; les vérités
se précisent et s'affermissent, et plusieurs des lois les plus
importantes de la Statique sont enfin établies avec une
entière certitude.
En particulier, nous devons à l'École de Jordanus un
principe dont l'importance se marquera, avec une netteté
toujours croissante, au cours du développement de la
Statique. Sans analogie avec les postulats, spéciaux au
levier, dont se réclamaient les déductions d'Archimède,
ce principe n'a qu'une affinité éloignée avec l'axiome
général de la Dynamique péripatéticienne. Il affirme
qu'une même puissance motrice peut élever des poids dif-
férents à des hauteurs différentes, pourvu que les hauteurs
soient en raison inverse des poids. Appliqué par Jordanus
au seul levier droit, ce principe fait connaître au'^Précur-
seur de Léonard de Vinci la loi d'équilibre du levier
coudé, la notion de moment, la pesanteur apparente d'un
corps posé sur un plan incliné.
Au XI V® et au xv® siècles, la Statique issue de l'École
de Jordanus suit paisiblement son cours sans qu'aucun
affluent important en vienne accroître le débit ; mais, au
début du XVI* siècle, elle se prend à rouler comme un
torrent impétueux, car le génie de Léonard de Vinci vient
de lui apporter son tribut.
Léonard de Vinci n'est point du tout un voyant qui,
subitement, découvre des vérités insoupçonnées jusqu'à
lui ; il possède une intelligence prodigieusement active,
mais sans cesse inquiète et hésitante. Il reprend les lois
de Mécanique que ses prédécesseurs ont établies, les dis-
cute, les retourne en tous sens. Ses incessantes médita-
tions l'amènent à préciser certaines idées déjà connues
des disciples de Jordanus, à en montrer la richesse et la
fécondité ; telle la notion de puissance motrice ; telle aussi
la notion de moment ; de cette dernière, il fait jaillir, par
une admirable démonstration, la loi de composition deQ
r
102 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
forces concourantes. Mais son esprit, enclin aux tâtonne-
ments, aux retouches et aux repentirs, ne sait point tou-
jours garder fermement les vérités qu'il a un instant sai-
sies. Léonard ne parvient pas à axer son opinion au sujet
du problème du plan incliné, si parfaitement résolu dès
le XIII® siècle.
Llndécision qui, toujours, agita l'âme de Léonard, qui,
si rarement, l'a laissé achever une œuvre, ne lui a pas
permis de mener à bien le Traité des poids qu'il souhaitait
d'écrire. Le fruit de ses réflexions, cependant, ne fiit
point entièrement perdu pour la Science. Par la tradition
orale qui avait pris naissance durant sa vie, par la dis-
persion de ses manuscrits après sa mort, ses pensées
furent jetées aux quatre vents du ciel et quelques-unes
rencontrèrent un terrain propice à leur développement.
Cardan, l'un des esprits les plus universels et l'un des
hommes les plus étranges qu'ait produits le xvi® siècle,
Tartaglia, mathématicien de génie, mais plagiaire impu-
dent, restituèrent à la Statique de la Renaissance plu-
sieurs des découvertes faites par l'École de Jordanus ; mais
ils les lui restituèrent souvent sous la forme plus riche et
plus féconde que leur avait donnée Léonard de Vinci.
Les écrits de Tartaglia et de Cardan répandent, en plein
XVI* siècle, un afflux de la Mécanique du moyen âge. Mais,
à ce moment, un courant en sens contraire prend nais-
sance et vigueur en les traités de Guido Ubaldo del Monte
et de J. B. Benedetti. Les œuvres de Pappus et d'Archi-
mède viennent d être exhumées ; elles sont étudiées avec
passion et commentées avec talent ; elles donnent aux
mécaniciens le goût de cette impeccable rigueur où, depuis
Euclide, excellent les géomètres. Cette admiration enthou-
siaste et exclusive pour les monuments de la Science hel-
lène fait rejeter avec mépris les découvertes profondes,
mais encore confuses et mêlées d'erreur, qu'ont produites
les Écoles du xiii'' siècle ; les plus pénétrantes intuitions
de Jordanus et de ses disciples sont méconnues par rÉcole
LBS ORIGINES DE LA STATIQUE. lo3
nouvelle, qui appauvrit et épuise la Statique sous prétexte
de la rendre plus pure. De même, Tadmiration exclusive
des œuvres empreintes de la beauté grecque fait traiter
de gothiques les plus merveilleuses créations artistiques
du moyen âge.
A la fin du xvi® siècle donc, presque rien ne subsistait
de ce qu avait spontanément produit, en Statique, le génie
propre de l'Occident. L'œuvre était à refaire. Il fallait
reprendre les démonstrations des vérités que les docteurs
du moyen âge avaient aperçues et leur assurer toute la
clarté, toute la précision, toute la rigueur des théories
léguées par les Grecs. A cette restauration vont se con-
sacrer, jusqu'au milieu du xvii® siècle, les plus puissants
géomètres de la Flandre, de Tltalie et de la France.
Malgré lextraordinaire talent des ouvriers, que de
tâtonnements et de malfaçons, avant que l'ouvrage soit
mené à bien !
Une déduction rigoureuse suppose des axiomes. Où
trouver les postulats auxquels s'attacheront fixement les
raisonnements de la Statique ? Ceux qu'Archimède a for-
mulés sont infiniment particuliers ; ils suffisent à peine à
traiter de l'équilibre du levier droit. De toute nécessité,
il faut avoir recours à des hypothèses nouvelles. Les
mécaniciens qui vont les énoncer les donneront pour prin-
cipes inédits et vérités inouïes. Mais si nous les dépouil-
lons du masque d'originalité dont les a affublées l'amour-
propre de ceux qui les proclament, nous y reconnaîtrons
presque toujours des propositions fort anciennes qu'une
longue tradition a conservées, qu'elle a mûries, et dont
elle a montré la fécondité. Là où une histoire trop som-
maire et trop systématique a cru voir une Renaissance
de la méthode scientifique, oubliée depuis les Grecs, nous
verrons le développement naturel de la Mécanique du
moyen âge.
Galilée, dont la légende fait le créateur de la Dyna-
mique moderne, va chercher le fondement de ses déduc-
r
104 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tions dans la Dynamique déjà chancelante d'Aristote. Il
postule la proportionnalité entre la force qui meut un
mobile et la vitesse de ce mobile. Les travaux des méca-
niciens du XIII® siècle l'inspirent lorsqu'il veut tirer de ce
principe la pesanteur apparente d'un corps posé sur un
plan incliné ; mais ils ne vont pas jusqu'à lui faire recon-
naître que la notion cardinale de toute la Statique est la
notion de puissance motrice, produit d'un poids par sa
hauteur de chute. A cette notion, Galilée substitue celle
de momento, produit du poids par la vitesse de sa chute,
notion qui se relie immédiatement à la Dynamique déjà
condamnée d'Aristote.
Pour traiter de la pesanteur apparente sur un plan
incliné, Stevin invoque l'impossibilité du mouvement
perpétuel ; or, ce principe, Léonard de Vinci et Cardan
l'avaient formulé avec une netteté singulière, en le ratta-
chant à la notion de puissance motrice qu'ils tenaient eux-
mêmes de l'École de Jordanus. Mais cette notion n'appa-
raît qu'incidemment dans l'œuvre de Stevin ; le grand
géomètre de Bruges n'en a point vu l'extrême importance.
Elle s'affirme plus nettement en la belle démonstration
que donne Roberval de la règle selon laquelle se com-
posent des forces concourantes ; cette démonstration, qui
comble si heureusement une profonde lacune, béante en
l'œuvre de Stevin, nest point, d'ailleurs, d'un type
imprévu ; pour traiter de l'équilibre du levier coudé, ce
disciple de Jordanus qui fut le Précurseur de Léonard de
Vinci en avait tracé le modèle.
Le génie admirablement clair et méthodique de Des-
cartes a tôt fait de saisir avec sûreté l'idée maîtresse qui
doit régir toute la Statique. Cette idée, c'est celle dont
Jordanus avait déjà marqué l'emploi dans la théorie du
levier droit, celle dont son disciple avait fait usage pour
traiter du levier coudé et du plan incliné ; c'est la notion
de puissance motrice. Cette notion, Descartes la définit
avec précision ; il l'oppose victorieusement au motnento
LES ORIGINES DE LA STATIQUE. lo5
considéré par Galilée ; tandis que l'emploi du momenio
découle d'une Dynamique désormais insoutenable, la
notion de puissance motrice permet de formuler un
axiome, très clair et très sûr, qui porte la Statique tout
entière ; et ce principe autonome n'attend point, pour
devenir acceptable, que la Dynamique nouvelle ait été
construite sur les ruines de la Dynamique péripatéticienne.
Malheureusement, l'orgueil insensé qui trouble la con-
science de Descartes le pousse à exagérer la grandeur du
service qu'il rend à la Statique, et à l'exagérer au point
d'en fausser la nature. Incapable, plus encore que Stevin,
que Galilée et que Roberval, de rendre justice à ses pré-
décesseurs, il se donne pour le créateur d'une doctrine
dont il n'est que l'organisateur. D'ailleurs, ce que nous
disons ici de la Statique cartésienne, ne le pourrait-on
répéter du Cartésianisme tout entier ? La superbe de son
auteur a triomphé, et son triomphe n'a point d'analogue
dans l'histoire de l'esprit humain ; elle a dupé le monde ;
elle a fait prendre le Cartésianisme pour une création
étrangement spontanée et imprévue ; cependant, ce sys-
tème n'était. presque toujours, que la conclusion nettement
formulée d'un labeur obscur, poursuivi pendant dos
siècles. Le vol gracieux du papillon aux ailes chatoyantes
a fait oublier les lentes et pénibles reptations de l'humble
et sombre chenille.
Les quelques lignes où Jordanus démontrait la règle du
levier droit contenaient en germe une idée juste et
féconde ; de Jordanus à Descartes, cette idée s'est déve-
loppée au point de comprendre la Statique tout entière.
Tandis que se poursuit et s'achève cette graduelle évolu-
tion d'une vérité, la Science est le théâtre d'un phénomène
non moins intéressant, mais plus étrange ; une doctrine
fausse se transforme peu à peu en un principe très profond
et très exact ; il semble qu'une force mystérieuse, atten-
tive au progrès de la Statique, sache rendre également
bienfaisantes la vérité et l'erreur.
106 REYUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Archimède avait usé, sans la définir, de la notion de
centre de gravité ; certains géomètres s'étaient efforcés de
la préciser ; mais Albert de Saxe et, après lui, la plupart
des physiciens de l'École, profitant de Tindétermination
mécanique où demeurait ce point, lui attribuaient des
propriétés tout autres que celles dont nous le douons
aujourd'hui ; en chaque portion de matière, ils y voyaient
le lieu où se trouvait concentrée la pesanteur de cette
matière ; la pesanteur d'un corps leur apparaissait comme
le désir que le centre de gravité de ce corps a de s'unir
au centre de l'Univers. La révolution copernicaine, en
déplaçant le centre de l'Univers, en niant même, avec
Giordano Bruno, l'existence de ce centre, ne modifia
guère cette théorie de la pesanteur ; elle vit en cette qua*
lité la tendance qu'a le centre de gravité de chaque corps
à s'unir à son semblable, le centre de gravité de la Terre.
L'un des titres de gloire de Kepler est Id'avoir éloquem-
ment combattu cette hypothèse d'une attraction entre
points géométriques et d'avoir affirmé que l'attraction de
gravité s'exerçait entre les diverses parties de la Terre
prises deux à deux ; mais ses contemporains, moins clair-
voyants, ne partageaient pas cette opinion ; en particulier,
Benedetti, Guido Ubaldo et Galilée affirmaient la sym-
pathie que le centre de gravité de chaque corps éprouve
pour le centre commun des graves, tandis que Bernardino
Baldi et Villalpand plagiaient les corollaires exacts que
Léonard de Vinci avait tirés de cette doctrine erronée.
Lorsque cette tendance se trouve satisfaite aussi com-
plètement que le permettent les liaisons d'un système de
poids ; en d'autres termes, lorsque le centre de gravité
du système est le plus près possible du centre de la Terre,
rien ne sollicite plus le système à se mouvoir ; il demeure
en équilibre. Tel est le principe de Statique que formulent
Cardan, Bernardino Baldi, Mersenne, Galilée, qui le
doivent peut-être à Léonard de Vinci.
Ce principe est faux ; mais, pour le rendre exact, il
LES ORIGINES DE LA STATIQUE, I07
suffira de rejeter à Tinfini le centre de la Terre que Galilée
invoque sans cesse dans ses raisonnements et de regarder
les verticales comme parallèles entre elles. La modifica-
tion paraît insignifiante ; elle est grave, cependant, puis-
qu'elle transforme une affirmation erronée en un axiome
exact et fécond ; elle est grave, aussi, en ce qu'elle sup-
pose l'abandon d'une théorie de la pesanteur très ancienne
et très autorisée.
Les débats confus et compliqués que provoquent, en
France, les recherches de Beaugrand et de Fermât sur
la variation de la pesanteur avec l'altitude préparent cette
réforme. Torricelli l'accomplit ; il dote ainsi la Science
d'un nouveau postulat propre à fonder la Statique.
Lorsque l'historien» après avoir suivi le développement
continu et complexe de la Statique, se retourne pour
embrasser d'un coup d'œil le cours entier de cette Science,
il ne peut, sans un étonnement profond, comparer l'am-
pleur de la théorie achevée à l'exiguïté du germe qui Ta
produite. D'une part, en un manuscrit du xiii® siècle, il
déchiffre quelques lignes d'une écriture gothique presque
effacée ; elles justifient d'une manière concise la loi d'équi-
libre du levier droit. D'autre part, il feuillette de vastes
traités, composés au xix*" siècle; en ces traités, la méthode
des déplacements virtuels sert à formuler les lois de
l'équilibre aussi bien pour les systèmes purement méca-
niques que pour ceux où peuvent se produire des change-
ments d état physique, des réactions chimiques, des phé-
nomènes électriques ou magnétiques. Quel disparate entre
la minuscule démonstration de Jordanus et les impo-
santes doctrines dos Lagrange, des Gibbs et des Helm-
holtz ! Et cependant, ces doctrines étaient en puissance
dans cette démonstration ; l'histoire nous a permis de
suivre pas à pas les efforts par lesquels elles se sont déve-
loppées à partir de cette humble semence.
Ce contraste entre le germe, extrêmement petit et extrê-
mement simple, et Têtre achevé, très grand et très com-
108 REVUE DES QUESllONS SCIENTIFIQUES.
pliqué, le naturaliste le contemple chaque fois qu'il suit
le développement d'une plante ou d*un animal quelque
peu élevé en organisation. Cette opposition, cependant,
n'est peut-être point ce qui excite au plus haut degré son
admiration. Un autre spectacle est plus digne encore d'at-
tirer son attention et de servir d'objet à ses méditations.
Le développement qu'il étudie résulte d'une infinité de
phénomènes divers ; il faut, pour le produire, une foule
de divisions de cellules, de bourgeonnements, de trans-
formations, de résorptions. Tous ces phénomènes, si nom-
breux, si variés, si compliqués, se coordonnent entre eux
avec une précision parfaite ; tous concourent d'une manière
efficace à la formation de la plante ou de l'animal adulte.
Et cependant, les êtres innombrables qui agissent en ces
phénomènes, les cellules qui prolifèrent, les phagocytes
qui font disparaître les tissus devenus inutiles, ne con-
naissent assurément pas le but qu'ils s'efforcent d'atteindre;
ouvriers qui ignorent l'œuvre à produire, ils réalisent
néanmoins cette œuvre avec ordre et méthode. Aussi le
naturaliste ne peut-il s'empêcher de chercher, en dehors
d'eux et au-dessus d'eux, un je-ne-sais-quoi qui voie le
plan de l'animal ou de la plante à venir et qui, à la forma-
tion de cet organisme, fasse concourir la multitude des
efforts inconscients ; avec Claude Bernard, il salue Vidée
directrice qui préside au développement de tout être
vivant.
A celui qui l'étudié, l'histoire de la Science suggère
sans cesse des réflexions analogues. Chaque proposition
de Statique a été constituée lentement, par une foule de
recherches, d'essais, d'hésitations, de discussions, de con-
tradictions. En cette multitude d'efforts, aucune tentative
n'a été vaine ; toutes ont contribué au résultat ; chacune
a joué son rôle, prépondérant ou secondaire, dans la for-
mation de la doctrine définitive ; l'erreur même a été
féconde ; les idées, fausses jusqu'à Tétrangeté, de Beau-
grand et de Fermât ont contraint les géomètres à passer
LES ORIQINBS DB LA STATIQUE. IO9
au crible la théorie du centre de gravité, à séparer les
vérités précieuses des inexactitudes auxquelles elles se
trouvaient mêlées.
Et cependant, tandis que tous ces efforts contribuaient
à l'avancement d'une science que nous contemplons
aujourd'hui dans la plénitude de son achèvement, nul de
ceux qui ont produit ces efforts ne soupçonnait la gran-
deur ni la forme du monument qu'il construisait. Jordanus
ne savait assurément pas, en justifiant la loi d'équilibre
du levier droit, qu'il postulait un principe capable de
porter toute la Statique. Ni Bernoulli, ni Lagrange ne
pouvaient deviner que leur méthode des déplacements
virtuels serait, un jour, admirablement propre à traiter
de l'équilibre électrique et de l'équilibre chimique ; ils ne
pouvaient prévoir Gibbs, bien qu'ils en fussent les précur-
seurs. Maçons habiles à tailler une pierre et à la cimenter,
ils travaillaient à un monument dont l'architecte ne leur
avait pas révélé le plan.
Comment tous ces efforts auraient-ils pu concourir
exactement à la réalisation d'un plan inconnu des ma-
nœuvres, si ce plan n'avait préexisté, clairement aperçu,
en l'imagination d'un architecte, et si cet architecte n'avait
eu le pouvoir d'orienter et de coordonner le labeur des
maçons ? Le développement de la Statique nous manifeste,
autant et plus encore que le développement d'un être
vivant, l'influence d'une idée directrice. Au travers des
faits complexes qui composent ce développement, nous
percevons l'action continue d'une Sagesse qui prévoit la
forme idéale vers laquelle la Science doit tendre et d'une
Puissance qui fait converger vers ce but les efforts de
tous les penseurs ; en un mot, nous y reconnaissons
l'œuvre d'une Providence.
Bordeaux, 26 octobre igoS.
P. DUHBM.
LA FONCTION ÉCONOMIQUE
DES PORTS '
II
LE PORT DE BRUGES AU MOYEN AGE
Dans l'Europe du haut moyen âge, adonnée tout entière
à la vie agricole, les côtes frisonnes offrent le spectacle
exceptionnel de l'activité industrielle et commerciale (2).
La nature elle-même invitait au travail de la laine les
habitants de ces plaines humides : elle avait doté ces
contrées de vastes pâturages, où l'élève des troupeaux
fournissait d'abondantes toisons. Les produits de l'indus-
trie frisonne se répandent de bonne heure dans tout
l'Occident. Remontant le cours des fleuves, les marchands
de la côte portent leurs tissus à travers l'Europe centrale ;
dès le IX* siècle, nos marins les déchargent en Angleterre
et dans les ports de la mer Baltique. La prospérité du
commerce et l'accroissement rapide de la population im-
primèrent à^lïndustrie un nouvel élan : de la Meuse à la
côte, les villes se remplirent bientôt de métiers.
(i) Voir Rëyue des Questions scientifiques, avril 1906, p. 357.
(â) Cfr. Pireniie, Histoire de Belgique^ t. I, Bruxelles, 1900, p. iO,
LB PORT DB BRUGBS. 111
La manufacture drapière ne tarda pas à développer les
relations maritimes. La nécessité d'aller chercher outre-
mer la précieuse denrée qui alimentait leurs manufactures,
et l'avantage d'y trouver un débouché ouvert à leurs pro-
duits tournaient vers la mer les préoccupations des dra-
piers de Flandre. Telle est, en effet, l'importance du
tissage des laines au milieu du xi* siècle, que les moutons
indigènes ne sufBsent plus aux besoins de la fabrication ;
les troupeaux de Champagne et de Bourgogne eux-mêmes
ne donnent plus à l'industrie flamande une matière pre-
mière suffisante (i), et nos bateaux importent de pleins
chargements de laines anglaises, en échange des draps
qu'ils débarquent sur les quais de la Tamise.
Une large baie, aujourd'hui comblée par des atterrisse-
ments, offrait à la Flandre intérieure un accès facile à la
mer. Cette baie, qui portait le nom de Zwin, s'ouvrait au
sud-ouest de l'Ile de Walcheren, et s'étendait jusqu'à
Damme. Un canal prolongeait le Zwin de Damme à
Bruges, aux portes de laquelle la mer amenait le flux de
ses eaux. Les marins brugeois gagnaient ainsi le large
par une voie directe, tandis que les bateaux d'Anvers,
qui ne pouvaient encore, à cette époque, franchir les passes
étroites de l'Escaut occidental, devaient, pour atteindre
la mer, doubler l'île de Walcheren par l'autre bras du
fleuve (2).
Au cours du xi® siècle, la navigation flamande prend
un rapide essor, et le commerce de Bruges est déjà flo-
rissant.
Au début de cette ère de prospérité, trois éléments par-
ticipent au mouvement d'affaires qui anime son port :
l'exportation des produits indigènes, en particulier des
tissus de Flandre, des pierres sculptées de Tournai et des
cuivres travaillés à Dinant ; l'importation des marchan-
(1) Cfr. Kervyn de Lellénhove, Histoire de Belgique^ i. 11, Bruxelles,
1847, p. 297.
(2) Cfr. Mertens en Torfs, QeschiedenU van Anttcerpen, t. Il, p. 301.
112 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dises de l'étranger, notamment des laines anglaises et des
vins de France (i), enfin le transit des objets qui n'entrent
dans le port que pour être réexpédiés aussitôt vers la
mer. Des influences de nature diverse vont bouleverser
l'importance relative de ces éléments dans le trafic géné-
ral : sur les quais de Bruges, l'échange de fret entre les
navires qui s'y rencontrent et se distribuent leurs cargai-
sons va devenir prépondérant. Cette tendance caractérise
le rôle du port de Bruges au moyen âge : à mesure que
s'accroît le trafic, la fonction économique se dessine avec
plus de netteté. Au xiv® siècle, Bruges sera l'entrepôt
du commerce international, le marché commun des nations
d'Occident.
Des conditions naturelles particulièrement favorables
prédestinaient les Pays-Bas au rôle considérable qu'ils
allaient jouer de bonne heure dans le commerce européen.
Situés dans le voisinage de l'Angleterre, ils offraient au
nord une série de ports échelonnés sur une large étendue
de côtes. Par trois fleuves navigables, ils se rattachaient
aux marchés de la France et de l'Empire germanique. Les
Pays-Bas s'ouvraient ainsi de toutes parts à l'afflux des
(t) Les documents de l'époque établissent Texislence d'un mouvement
commercial asses considérable entre le port de Bruges et son hinterland.
En 1167, Philippe d'Alsace confirme un ancien privilège des habitants d'Ypres,
en vertu duquel, en payant un denier par bateau chargé de marchandises,
ils étaient exempts de tous péages sur llperleet, cours d'eau qui s*abouchait
au port de Bruges (v. Diegerick, Inventaire des chartes d* Ypres, 1. 1, p. 6,
no 5). Vers la même époque, le cuivre anglais supplante, sur le marché de
Dinant, le cuivre de Goslar, et à Liège, où n'arrivaient jusque là que les
vins du Rhin et de la Moselle, on débarque les vins de la Rochelle, venus par
la mer (Annales S. Jacobi Leodiensis. Monum. Germ. Hist. Script., l. XVI,
p. 654). Enfm nous voyons qu*en 1508, un règlement des échevins et doyens
de la ville de Gand fixe le salaire des bateliers arrivant par la Lievede Bruges
et de Dam me à Gand. Il y est dit que le chargement ne pourra excéder le
poids de cinq tonnes de vin, ou dix boisseaux de grain, équivalant k trois
lasts de hareng, cinq cents bardeaux, cinq lasts de cendres, quarante pots
de beurre, trente-six tonnes de bière de Lubeck et trente-trois de Hambourg,
sept tonnes de guède (Gilliodts-Van Severen, Cartulaire de ^ancienne
estaple de Bruges, p. 119, n» 162 ; Diericx, Mémoire sur la ville de
Gand, 1. 1. p. 241).
LE PORT DB BRUGBS. il3
marchandises, et, par des routes naturelles, expédiaient
leurs produits aux peuples du nord comme à ceux du
midi. Un réseau de rivières et de ruisseaux canalisés, se
perdant en partie dans la mer, en partie dans TEscaut,
facilitaient les communications entre les villes flamandes,
populeuses et florissantes, où la renommée des foires, qui
se succédaient à de courts intervalles, attirait les mar-
chands de tous les pays. Dès le xii^ siècle, une route
terrestre, tracée du Rhin à la mer du Nord, relie Cologne
à Bruges : tandis que les bateliers suivent le cours des
fleuves pour apporter à la Flandre les denrées du midi,
de Test à l'ouest des caravanes de marchands, sillonnant
la plaine, s'acheminent vers les côtes flamandes (i). La
Flandre trafique avec tout l'ouest de l'Allemagne centrale,
et, par la Hanse des dix-sept villes qui l'unit aux cités
marchandes du nord de la France (2), elle expose ses draps
aux foires célèbres de Champagne, où déjà les drapiers
flamands rencontrent les Génois (3). Les richesses d'Orient,
amenées dans les ports de Gènes et de Venise, franchis-
saient les Alpes, atteignaient le Danube ou le Rhin, et,
par ce dernier fleuve, descendaient aux Pays-Bas (4).
D'importantes relations commerciales s'étaient donc
établies entre la Flandre et l'étranger à l'époque où le
négoce empruntait encore de préférence les routes et les
fleuves. Mais, quand la navigation maritime se développa,
nos côtes devinrent tout de suite l'étape des marchands
de toutes les nations. La situation géographique de la
Flandre était, à cet égard, exceptionnellement heureuse.
Située à mi-chemin entre le Sund et le détroit de Gibral-
(1) Voir Pirenne, Histoire de Belgique, U I, p. 166.
{i) Voir Bourquelol, Études sur les Foires de Champagne, dans les
MÉMOIRES présentés par quelques savants à TAcadémie des Inscriptions et
Belles-Lettres, t. V, p. 195
(3) Schulie, Geschichte des mittelalter lichen Handels und Yerkehrs
zwischen W^^stdeutschland und Italien, t. I. Leif>zig, 1900, p. 127. —
Hildebrand, Zur Geschichte der deuischen WoUindustrie, Jahrbûcher
FUR National CEkonomie und Statistik, t. VI, p. 237.
(4) Vanderkindere, Le Siècle des Artevelde. Bruxelles, 1879, p. 210.
in« SËRIE. T. X. 8
114 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tar, elle attirait les vaisseaux de la Baltique et de la mer
du Nord, qui rencontraient chez elle les navires arrivés
de la Méditerranée et des côtes de l'Océan. La navigation
au long cours était pleine de périls, et le commerce direct
entre le midi de l'Europe et son extrémité nord-ouest fort
malaisé. Les Allemands n'entreprenaient guère d'expédi-
tions dans la Méditerranée ; les Français ne s'aventuraient
pas jusqu'aux ports de l'Elbe et du Wéser ; pour les navi-
gateurs italiens qui avaient affronté les orages du golfe
de Gascogne, la Flandre marquait le termede leur course(i);
tous ces peuples trouvaient un point de contact naturel
dans cet estuaire d'accès facile, où s'échangeaient les vins
de France et d'Allemagne, les draps d'or et les épices que
les Lombards apportaient de l'Orient. Bruges, établie au
carrefour des grandes artères du commerce d'Europe,
devient le rendez-vous des nations germaniques et des
peuples romans.
Mais ce n'est pas uniquement à sa position géographique
que le port de Bruges dut sa prodigieuse fortune. L'admi-
nistration clairvoyante des princes a puissamment con-
couru à l'accroissement de sa prospérité. C'est le mérite
des comtes de Flandre de n'avoir point sacrifié les intérêts
du pays aux caprices d'une politique personnelle, et d'avoir
su résister aux eniraînements de la fiscalité médiévale.
Tandis que les transformations économiques se succèdent,
et que Bruges voit évoluer la fonction de son porl, les
comtes perçoivent nettement les exigences commerciales,
et adaptent leur politique aux nécessités du moment.
Lorsque le développement des affaires maritimes est
subordonné encore à l'activité industrielle de l'arrière-
pays, et que la manufacture drapière fournit au port le
meilleur élément de son trafic, les comtes attirent en
(1) Sariorius, Urkundliche Geschichie des Ursprunges der deutêchen
Hanse, t. I, Hambourg. 1830, p|). 212-i 13; voir aussi Roscher, An^icA/en
der yolkswirthschafl aus dem geschicht lichen Standpunkt, l, I. Leip-
zig, 1878, p. 330.
LE PORT DB BRUGES. Il5
Flandre, et notamment à Bruges (i), des tisserands de
toile et d'étoifes de laine (x' siècle). Mais les foires res-
tèrent le grand débouché des tissus flamands, aussi long-
temps que la faveur du transit s'attacha aux routes ter-
restres et fluviales ; aussi les comtes s'empressèrent-ils de
favoriser ces concours de marchands : de Baudouin V à
Charles le Bon, de nombreuses lois de paix assurent le bon
ordre des foires et garantissent la sécurité des étrangers.
Lorsque Bruges tendit à centraliser le commerce d'Occi-
dent, rien ne fut épargné pour développer les relations
internationales. Devançant les autres princes d'Europe (2),
les comtes de Flandre s'attachèrent à réprimer la pirate-
rie ; ils supprimèrent de bonne heure le droit d'épave,
fixèrent équitablement le tarif des tonlieux (3), et cher-
chèrent à empêcher l'altération des monnaies (4). Une
longue série de privilèges attestent le souci constant de
garantir aux étrangei-s la sécurité de leurs personnes et
de leurs biens, d'assurer la loyauté des contrats, la facilité
des transactions et la bonne administration de la justice.
Les Keures de Bruges ordonnent aux échevins de faire
droit à la plainte d'un étranger dans les trois jours, dans
la huitaine si celui dont on se plaint est absent (5). De
nombreux privilèges de justice sont octroyés par la com-
tesse Marguerite aux marchands de l'Empire (i252). Ils
ne pourront être arrêtés pour dette que s'ils sont débiteurs
principaux, et ils ne seront pas emprisonnés s'ils peuvent
II) Warnkœnig, Histoire de Flandre, trad. Gheldolf, t. U, p. iSi.
(i) Sartorius, Urknndl. Gesch., 1. 1, p. 21 î.
(5) Gilliodls-Van Severen, Cariul. de lancienne estaple de Bruges,
1. 1, p. 13.
(4) Cfr. Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, p. 163. — La diversité des
types monétaires et l'incpnitude des rapports qui existaient entre eux
entravaient les opérations du commerce international; dès la fin du
xiu* siècle, la lettre de chanjçe, qui devait remédier à ces inconvénients,
était en usage à Bruges (Vanderkindere, p. 246 ; Gilliodts-Van Severen).
Inventaire des archives de la Ville de Bruges, t. lil, p. 249.
(5) Keures du 25 mai 1281 et du 4 novembre 1304 ; Gilliodts-Van Severen,
Cartul. anc. est., U I, n« 83 ; iWd., n«« 7 et 46.
Il6 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
fournir caution. Si des hostilités éclatent entre la Flandre
et une ville allemande, seuls les citoyens de cette ville
pourront être inquiétés : encore jouiront-ils d'un délai de
trois mois pour sortir du pays et emporter leurs biens (i).
Louis de Crécy accorde des privilèges analogues aui bour-
geois et marchands de la Rochelle et de St-Jean d'Angély
qui ont leur étape à Damme (2). A la requête des mar-
chands de l'Empire, le magistrat de Bruges octroie aux
négociants de tous pays des lettres de garantie relatives
au droit de balance (i3i8) : les dispositions les plus
minutieuses sont prises pour assurer la loyauté des opé-
rations du pesage public (3) ; les courtiers sont tenus de
prêter serment aux échevins. ils sont suspendus à la
moindre irrégularité, aussi longtemps qu'ils n'ont pas
accordé satisfaction à la personne lésée (4) ; les débar-
deurs sont soumis aux mêmes règles, et les voituriers sont
déclarés responsables des marchandises qui leur sont con-
fiées (5). Enfin l'érection d'une chambre d'assurances à
Bruges, en i3io, permet aux négociants de faire garantir
leurs marchandises contre les risques de mer et d'incendie,
moyennant le payement d'une prime de quelques deniers
pour cent (6).
Plus remarquable encore est le régime de liberté com-
merciale dont la Flandre offre l'exemple à l'époque où le
monopole et le privilège pénètrent partout la législation.
La politique nettement libérale, on dirait volontiers
libre-échangiste, des comtes de Flandre (7) favorise à
Bruges l'essor du commerce international, tandis que des
(1) Cartul. de t ancienne esiaple de Bruges, 1. 1, n» 46.
(2) Charte conservée aux archives du Nord, transcrite par Finot, Étude
historique sur les relations commerciales entre la Flandre et Ut
France au moyen âge. Paris, 1894, p. 351.
(3) Hansisches UrkundenbucK 1. 11, n» 154, § 4 à 6.
(4) Ibid., n» 154, § 13.
(5) lbid,ï\^ 154, §7.
(6) Gilliodls-Van Severen, Cartul. de Vancienne estaple, t. I, no 174.
(7) Pirenne, Histoire de Belgique, t. ï, p. 345.
LB PORT DB BRUaBS. 1 I7
restrictions et des prohibitions de toutes sortes entravent
ailleurs les relations des étrangers entre eux. Les tra-
casseries fiscales de la politique française au xiii* siècle
poussent beaucoup de peuples à établir sur nos côtes le
siège de leurs transactions (i). Venise, intolérante pour
le trafic des nations rivales, cherche à monopoliser au
profit des Vénitiens le commerce de son port : elle can-
tonne les étrangers dans des quartiers étroitement gardés,
et leur interdit toutes relations d'affaires avec d'autres
marchands que les sujets de la République (2). A Bruges,
au contraire, les étrangers trafiquent librement entre
eux (3) ; ils peuvent acheter, vendre ou échanger des
marchandises sur leurs navires, leurs barques ou toutes
autres embarcations ; sur l'eau ou sur terre, dans la rue,
dans les celliers ou ailleurs ; ils sont autorisés à conserver
leurs marchandises aussi longtemps qu'il leur plaît, à les
transporter où bon leur semble, par terre ou par eau,
sans être contraints à les vendre. On leur interdit seule-
ment les opérations de change et le prêt à intérêt (4).
Les courtiers sont les intermédiaires obligés dans toute
opération commerciale de quelque importance ; mais, de
bonne heure, les comtes arrêtent leur tarif, et la ville de
Bruges est responsable de leurs malversations vis-à-vis
des étrangers (5). Enfin des conditions avantageuses sont
accordées aux marchands de tous pays, pour s'établir
(1) Vanderkindere, Le Siècle des Artevelde, p. 2H.
(2) Cfr. Schulle, Geschichte des mittelalterlichen Handels, t. I,
p. 55i. — Noël, Histoire du commerce du monde. Paris, 1891-1906, l. H,
pp. iOi el ss. — Ehrenberg, Makler, Hosteliers und Bôrse in Briigge ;
Zeitschrift fur das gksammte Handblsrecht, t. XXX, p. 406.
(5) L'importation des draps anjïlais était prohibée en Flandre, mais on en
tolérait le transit, ainsi qu'en témoignent les privilèges accordés au.\ Orien-
taux en 1359. Gilliodts-Van Severcn, Inventaire des archives de la ville
de Bruges, t. II, p. 51.
(4) Privilèges accordés par Robert de Béthune en 1307; Cartulaire de
Vancienne estaple de Bruges, t. I, n*^ 138, art. 2 et 3; voir aussi n" 169
(Unov. 1309), et la lettre de Robert au roi d'Angleterre (26 juillet 1314),
Cartulaire de Vancienne estaple, 1. 1, n» 189.
(5j Giiliodts-Van Severen, Cartulaire de Vancienne eUaple, t. i, p. 127,
t
Il8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans la ville avec leurs biens ; ils peuvent y acquérir des
hôtels, et des facilités spéciales leur sont octroyées pour
la location de maisons, de caves et de celliers (i).
Le port de Bruges, où le commerce jouissait ainsi d une
liberté presque illimitée, offrait d'ailleurs à la navigation
une des stations les plus favorables des côtes de locéan
germanique (2). Sous le règne de Philippe d'Alsace (1 180),
à la suite d'une inondation qui avait rompu les digues et
submergé les environs de Bruges, des améliorations con-
sidérables avaient été apportées au régime du Zwin : de
puissantes digues marquaient les bords du chenal, des
pilotis et des balises en signalaient les bas-fonds (3). Ce
fut probablement au début du xiii® siècle que Bruges fit
creuser le grand canal de navigation, ou nouveau Zwin,
qui reliait Damme au port, et l'ancien Zwin, dans la
direction de Bruges, ne fut plus fréquenté que par des
navires d*un faible tirant (4). 11 fallait isoler le nouveau
canal de l'action des marées : ce fut alors qu'un homme
de génie, dont l'histoire ne nous a point transmis le nom,
construisit la première écluse à sas (5). Jusqu'à cette
époque, de grandes grues (ovevdrachten, dobbele kraenen)
faisaient monter et descendre les navires tout chargés sur
des plans inclinés et les transportaient ainsi d'une section
de canal dans une autre (6). Au témoignage de Guillaume
le Breton (7), le port était tellement vaste, qu'il put con-
tenir, en I2i3, tous les navires qui prirent part à l'expé-
dition de Philippe-Auguste contre Ferrand de Portugal.
(1) Gilliodls-Vari Severen, Inventaire des archives de la ville de
Bruges, i. H, p. 50.
(2) Warnkœnijç, Histoire de Flandre, i. II, p. 197.
(3) Pirenne, Histoire de Belgique^ t. l, p. tA\.
(4) Gilliodis-Van Severen, Inventaire des archives de la ville de
Bruges, Inlr., pp. 470-471.
{^) Ibid., t. 111, p. 514. On ignore la dale à laquelle fui construite cette
écluse ; elle fut renouvelée de 1394 à 1396
(6) vvarnkœnig, Histoire de Flandre, l. Il, p. 187.
(7) Cilé par Warnkœnig, ibid., p. 36.
LB PORT DE BRUGES. 1 IQ
On y trouvait déjà les richesses de toutes les parties du
monde.
Attirés par Timportance du transit, les marchands
vinrent s'établir sur les bords du golfe, où bientôt s'éle-
vèrent Termuyden, Monikerede, Houcke et TÉcluse,
tandis que grandissait la prospérité de Darame, Plus
d'une parmi ces villes aurait pu faire à Bruges une con-
currence désastreuse ; mais le privilège de l'étape, qui lui
fut octroyé à une date inconnue (i), lui assurait sur la
navigation du Zwin les droits les plus importants : toutes
les marchandises qui pénétraient dans le bras de mer
devaient être offertes en vente d'abord à Bruges, à l'ex-
ception de quelques denrées qu'il était permis d'exposer
à Damme, Houcke et Monikerede. C est après de nom-
breuses luttes avec les bourgeois des villes environnantes,
notamment avec ceux de l'Ecluse, que Bruges se trouva
définitivement en possession de ce droit (2).
Au début du xiii® siècle, plus de trente-quatre nations
alimentent de leurs produits le trafic de son port. Un
document contemporain qui les énumère nous instruit
sur la provenance des denrées qui figuraient dans le
commerce maritime, en même temps qu il atteste l'étendue
et la variété des rapports de Bruges avec l'étranger (3).
L'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande envoyaient des laines,
des cuirs, du plomb, des charbons de roche, des fromages
et des suifs; la Russie importait ses pelleteries et le
(1) Gilliodls-Van Severen, Cartulaire de Vancienne estaple, t. I, p. 4.
— Sur le droit d'étape, voir Gaillard, Ancieniies institutions commer^
ciales. Privilège d'étape; et Bietiermann, Dus Stapelrecht, Vierle^ahr-
schrift fiXr Volksiairthschaft, Politik und Ktdturgeschichte, t. LXXlï.
Berlin, 1881, p. 1.
(i) Gaillard, op. cit., p. 5. Voir aussi Hansisches Urkundenbuch, t. IV,
(3) Ce texte, rédigé en 1200 à l'usage des marchands, a élé'*mainles fois
reproduit; on le trouvera dans GilliodtsVan Severen, Cartulaire >de Vari'
cienne estaple de Bruges, t. 1, p. 14, et dans Kervyn de Lettenhove,
Histoire de Flandre, t. M, p. 300, note 5: l'original en est^conservé à la
Bibliothèque nationale de Paris.
[
120 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Danemark ses chevaux ; de Hongrie, de Bohême et de
Pologne on expédiait à Bruges la cire, l'or et l'argent en
lingots ; la Navarre fournissait la laine filée, la basane,
la réglisse, des amandes et des draps « dont on fait
grandes voiles aux nefs « ; d'Aragon nous venaient le
safran et le riz, d'Allemagne le vin, les blés et le fer ;
les marchands des royaumes de Léon, de Castille et
d'Andalousie exposaient à Bruges la cochenille, les filasses,
les laines, le vif-argent, le cumin, l'anis et des fruits ; on
trouvait sur les quais du port le saindoux de Galicie,
les raisins du royaume de Grenade, les épices d'Egypte,
de Palestine et d'Arménie, les pelleteries de Fez et de
Tunis, les sucres du Maroc fi), les aluns de Majorque et
de Constantinople (2), enfin les draps d'or de la Tartarie (3).
En 1285, le vieux port de Bruges, situé en aval de la
Reye, n'est plus assez spacieux pour contenir les bateaux
qui entrent dans le Zwin. Le comte et le magistrat s'em-
pressent d'accéder au vœu des marchands et creusent un
bassin au centre de la ville. La partie de la Reye qui
longe la place et communique avec le nouveau port est
couverte d un bâtiment (waterhalle) long de cent mètres
et large de vingt et un, qui occupe tout le côté oriental
de la grand'place. De vastes magasins s'établissent sous
cette halle, où le chargement et le déchargement des
marchandises se font constamment à couvert (4).
(1) l.e sucre était surtout amené à Bruges par les Vénitiens qui allaient le
chercher en Égy()le, et clans l'île île Candie ; la canne était cultivée en
Sicile et en Espagne avant 1150, oi 1rs raffineries existaient déjà dès la
première moitié du xiu*' siècle (Gaillard, Étude sur le commerce de la
Flandre au moyeyi âge. 11, Mouvement cor a mer cial de Bruges^ p. 51).
Le sucre était alors une denrée fort chère : le prix de la livre oscillait
entre \ et 10 sols parisis au cours du xiv« siècle ((iilliodls-Van Severen,
Inventaire des archives de la ville de Bruges, t. Il, p. 306).
(2) L'alun, qui stMvait à la tannerie, ctail spécialement importé par les
Italiens qui le liraient eux-mêmes de l'Asie mineure (Gaillard, op. cit., p. 6).
(3) A cette nomenclature, il faudrait ajouter la France, Gènes cl Venise,
dont les marchands fréquentaient assidûment nos côtes.
(4) Gilliodts-Van Severen, Inventaire des archives de la ville de
Bruges, t. V, p. 318.
'<.
LB PORT DE BRUGB8. 121
Quelle que fût alors l'importance du port de Bruges,
c'est au XIV* siècle seulement qu'il atteignit l'apogée de
sa fortune. Un service régulier de navigation relie à cette
époque le port du Zwin à ceux de Gènes et de Venise.
Les foires de Champagne avaient été, durant le xiii* siècle,
le rendez-vous des marchands flamands et génois ; les
progrès de la navigation maritime diminuèrent l'impor-
tance des foires, et, sous le règne de Philippe le Bel, les
Italiens commencèrent à se détourner des marchés de la
Champagne. Quelques années plus tard (i3i3), la guerre
s'étant rallumée entre la France et la Flandre, Louis le
Huiin interdit à ses sujets tout commerce avec les Fla-
mands ; ceux-ci abandonnèrent les foires françaises, et
les Génois, cherchant à renouer avec nos marchands les
relations interrompues, prirent, à travers la mer, le
chemin de la métropole flamande (i). En 1824, ^^ ser-
vice régulier de galères est établi de Gênes à Bruges (2).
Quant aux Vénitiens, ils avaient fixé de bonne heure
sur nos côtes le siège de leurs opérations commerciales
avec les marchands de TEmpire. En iSiy, le gouverne-
ment de la République équipa lui-même plusieurs escadres,
formées chacune de quatre ou six galères, et destinées au
commerce des Vénitiens avec les principaux ports d'Eu-
rope et d'Orient. La flotte de Flandre appareillait pour le
plus long voyage. Après avoir trafiqué sur les rivages de
l'Afrique, elle longeait les côtes de l'Espagne, du Portu-
gal et de la France, pour mouiller dans les ports de
l'Angleterre et des Pays-Bas. Les galères de Flandre
apportaient les vins de Chypre, les fruits secs, le sucre en
poudre dont Venise approvisionnait la Flandre, la soie,
les cotons bruts ou filés, des épices, des drogues, des
aromates, et une foule d'autres denrées du Levant. Le
transport des matières premières n'offrant aux spécula-
(i) Bourquclol, Études sur les foires de Champagne, p. 193.
(2jSchuiie, Geschichle des mittelalterlicheti HanUels^ 1. 1, pp. Ii7-128.
122 REVUB DBS QUESTIONS 8GIENTIP1QUB8.
teurs de Venise que le bénéfice du fret, ils chargeaient
aussi les galères des produits de leur propre industrie :
glaces, verres, riches étoffes de laine, de soie et d'or.
Ils rencontraient à Bruges les marchands de TEmpire
affiliés à la Hanse teu tonique, et leur vendaient les mar-
chandises apportées d'Orient. Les Vénitiens étaient auto-
risés à exposer en vente à Bruges, pendant quarante-cinq
jours, les produits qu'ils déchargeaient de leurs galères(i).
Celles-ci redescendaient alors vers Venise, après s'être
pourvues de toutes les denrées que les pays du nord pou-
vaient fournir à ceux du midi (2). Un auteur évalue à
100 000 ducats d'or, soit à plus de 1 700000 francs, la
cargaison de chacune de ces galères (3). Cette estimation
n'est peut-être pas exagérée : la plupart de ces marchan-
dises étaient des matières précieuses, n'offrant qu'un
faible poids et un faible volume, et chaque galère jaugeait
1000, 1200 ou 2000 tonnes.
La fonction économique du port de Bruges au moyen
âge s'accuse nettement dans la disparition de sa flotte de
commerce. Chez presque tous les peuples, le développe-
ment de la marine marchande est le corollaire naturel de
la prospérité du commerce et de l'industrie ; mais à
mesure que le rôle de Bruges grandit dans le trafic inter-
national, les bateaux flamands cessent de participer au
mouvement de son port. Les populations de la côte pra-
tiquent encore le cabotage et ne délaissent point les
occupations fructueuses de la pêche, mais elles aban-
donnent presque complètement la navigation au long
cours (4). L'activité des manufactures flamandes eût bien
permis à nos marins d'échanger dans les ports d' Angle-
Ci) Archives de TÉlat à Brujçes ; Ouden Wittenbouc, fol. 17, n» 2.
(2) Daru, Histoire de la République de Venise, livre XIX.
(3) GilliodtsVan Severen, Cartulairede V ancienne estaple. 1. 1, p. 177.
(4) Pirenne, Histoire de Belgique, 1. 1, p. 24S.
LE PORT DB BRUGES. 123
terre et d'Ecosse leurs cargaisons de draps contre des
chargements de laines, car l'industrie drapière avait pris
une importance de plus en plus considérable : les tissus
de Flandre étaient répandus dans toute l'Europe, et figu-
raient dans les bazars d'Orient avec les damas, les bro-
carts et les draps d'or et d'argent (i). Au milieu du
XIV® siècle, l'importation des laines anglaises est si active,
qu'elle occasionne, en i354, le déplacement d'un capital
de 294 184 livres d'Angleterre (2) ; mais Bruges avait
acquis l'étape des laines anglaises, et les drapiers ache-
taient sur les quais du port la précieuse matière qu'ils
avaient dû autrefois aller chercher au delà de la mer (3).
Les marchands étrangers, concentrés à Bruges, péné-
traient eux-mêmes dans Tintérieur du pays pour se pro-
curer les marchandises destinées à l'exportation. L'office
de courtier qu'elle remplit entre les nations marchandes
absorbe l'activité de Bruges et l'isole de son arrière-pays.
La Hanse de Londres qui l'unissait aux principales villes
drapières avait monopolisé durant de longues années le
commerce de la Flandre avec l'Angleterre ; Bruges se
dégage de cette association, dont l'exclusivisme aurait
entravé l'essor des relations internationales : dès avant le
XIV® siècle, il n'est plus fait mention de la Hanse de
Londres (4).
Aussi longtemps que les fleuves et les routes furent les
grandes artères du commerce, nos marins transportaient
vers l'Angleterre ot les côtes de la mer Baltique les
marchandises amenées de l'Europe centrale ; mais lorsque
les progrès de la navigation eurent développé l'industrie
des transports maritimes, et que Bruges fut devenue le
grand port d'échange d'Occident, les navires étrangers
(i) IMrenne, Histoire de Belgique, t. I, p. i50.
(i) Varenberg, Histoire des relations diplomatiques entre le Cofnté
de Flandre et l'Angleterre au moyen àge^ p. 290.
(3) Pi renne, La Hanse flamande de Londres, Bulletin de l'Acàdémib
ROYALE DE BELGIQUE (classe (Ics lettres), 1809, p. loi.
(4) Ibid,, p. 103.
124 RBVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
finirent par accaparer le fret. Quel que fût son port d'ori-
gine, tout navire qui arrivait à Bruges était aussi sûr de
trouver à se charger, dans cet entrepôt des richesses du
nord et du midi, que de pouvoir s'y débarrasser de sa
cargaison. Il n'en était pas ainsi, au départ de Bruges,
pour le marin de Flandre; il pouvait craindre de se voir,
au retour, réduit à naviguer sur lest, chaque nation
réservant à son pavillon les avantages de son commerce.
Entre étrangers et flamands, la lutte pour le fret devenait
inégale, et les premiers ne tardèrent pas à monopoliser
l'industrie des transports. Les comtes de Flandre eurent
alors la sagesse de ne point s'obstiner à disputer cet
avantage à la concurrence étrangère ; ils comprirent de
bonne heure quelle source de prospérité un grand port
d'échange offrait à la Flandre, et leurs efforts tendirent
à favoriser le contact entre les peuples étrangers.
Du canal de Gibraltar au fond de la Baltique, il n est
pas une nation marchande qui ne possède à Bruges ses
consuls, ses magasins et ses comptoirs (i). Bruges n'est
pas seulement le grand marché des laines anglaises, le
dépôt central des draps et des toiles de Flandre, elle est
l'entrepôt du commerce de l'univers.
Telle est l'importance de la ville au xiv® siècle, que sa
cotisation dans les aides et subsides que la Flandre
accorde à Philippe le Hardi, en i388, dépasse le
cinquième du tribut de la Flandre tout entière (2).
L'abondance des capitaux correspond à Taiflux des
{[) Les Guinigi de Lucques avaient treize représenlants à Tétranger :
quatre d'entre eux résidai(»nt à Bruges (Schulie, Geschichte des mitelalter*
lichen Handels, t. I, pp. 289 et 349).
(2) Ces subsides s'élevaient à 100 000 francs d'or; Bruges fut taxée pour
une somme de 22 708 francs (Gilliodts-Van Sevei en, Inventaire des archives
de la ville de Bruges, t. lU, î) iH). On ne possède point de données pré-
cisessur la population de Bruges k cette époque. M. }?ïttnïi^ {Histoire de
Belgique^ t. 1, p. 26U) estime qu'on peut, sans tomber dans TexagératiOD,
fixer à 80 000 le chiffre de la population brugeoise au cours de la période qui
va de la fin du rè^ne de Gui de Dampierre au début de la guerre de cent
ans (1305 à 1337).
LE PORT DE BRUGES. 125
marchandises. Attirés par l'activité du trafic internatio-
nal, les Lombards ont développé depuis longtemps le
commerce d'argent, et Bruges est devenue le premier
comptoir financier d'Occident (i). La circulation monétaire
s'accroît même au xv* siècle. Les grandes maisons de
banque italiennes ouvrent des guichets à Bruges, les
Médicis y établissent une succursale, et l'on y traite
encore sous le règne de Charles le Téméraire de vastes
opérations de crédit. C'est alors aussi que la ville déploie
le plus de luxe et de magnificence, mais sa puissance
économique ne répond plus aux splendeurs dont elle
s'entoure (2) ; au xv* siècle, l'étoile de Bruges a dépassé
le zénith et penche vers son déclin.
Dépourvue de flotte, Bruges avait trouvé dans son port
d'échange international le mouvement d'affaires qui entre-
tenait sa prodigieuse vitalité ; elle ne pouvait maintenir
sa fortune qu'à la condition de rester le marché commun
des nations (3). Or, au xv* siècle, le comptoir de la Hanse
teutonique, qui assurait ses relations avec les peuples
du nord, perd son ancienne importance : ce fut, pour la
métropole flamande, un coup désastreux. Les marchands
d'Angleterre, suivis bientôt des marchands du Midi,
prirent la route de l'Escaut, et fixèrent à Anvers le centre
de leurs opérations. L'exode de cette clientèle cosmopolite
s'accuse dans la dépréciation considérable du produit des
accises, qui frappaient surtout les objets du commerce de
transit et d'exportation : en 1404-05, aucun spéculateur
ne se présente à l'adjudication de l'impôt, et la ville est
obligée de substituer la perception directe à la mise à
ferme usitée jusqu'à cette époque (4).
(1) Cfr. Pirenne, Histoire de Belgique, t. M, p. 393.
(i) En 4369-70, la ville distribue du blé el des souliers au peuple et les
budgets se soldent désormais en déficit.
(3) llildebrand, Zur Geschichte der deutschen Wollindtistrie ; Jahr-
BÛCHER PUR National Œkonomie und Statistik, t. VI et VII, 1865-66, p. 24!.
— Pirenne, Histoire de Belgique^ t. Il, p. 395.
(4) Gilliodts-Van Severen, Inventaire des archives de la ville de
Bruges, t. IV, p. 4i.
r
126 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
C'est en vain que Bruges lutte à coups de mesures pro-
tectionnistes pour le maintien d'une prépondérance qui
lui échappe ( i ) : Anvers la supplante de jour en jour dans
le commerce international.
Des circonstances diverses concouraient d'ailleurs à
pousser vers Anvers les navires qui faisaient voile vers
les Pays-Bas. Le début du xv® siècle marque, pour les
côtes de Flandre, une recrudescence de la piraterie. Des
écumeurs de mer, venus d'Angleterre et d'Ecosse, de
Bretagne et de Normandie, de Castille même, et surtout
de Zélande ferment, pour ainsi dire, au commerce le
golfe du Zwin, moins abrité que la rade d'Anvers contre
les ravages des corsaires.
La nature elle-même précipite la décadence de Bruges :
le caprice des eaux qui lui avait permis d'édifier sa for-
tune en lui ouvrant la route de l'univers, s'acharnait
depuis longtemps (2) à détourner au profit de sa rivale le
transit maritime : tandis que des inondations élargissent
l'Escaut occidental et donnent à Anvers un accès direct à
la mer, la baie du Zwin s'ensable et finit par se combler
tout à fait.
A la fin du xv*" siècle, un petit commerce de draperie
anime à peine la ville (3), et quatre à cinq mille maisons
« vagues, closes et venans en ruyne » (4) attestent la chute
rapide de Bruges, qui jadis n'avait point de rivale dans
les contrées du nord et que Venise seule égalait peut-être
au midi.
Georges Eeckhout.
(1) Hanserecesse, 1431-1476, t. I, p. 233. — (iilliodts-Van Severen, op.
ciï,l.ïV, pp. 53ell40.
(î) Sur les sacrifices que Brujçes s'est imposés durant plusieurs siècles
pour conserver et rétablir la navigabilité du Zwin, voir Gilliodts- Van Severen
dans la Flandre, 188i, p. 319; du même auteur, Invent, des arch. de la
ville de Bruges, Intr. p. 470, et Brtcges port de mer. pp. 43 et ss.
(3) Pirenne, Histoire de Belgique^ i. Il, p. 397.
(4) Gilliodts- Van Severen, Inventaire des archives ^ t. VI, p. 386.
III
LE PORT DK BARRY
rt de Barry est situé sur la rive nord du canal de
en pays de Galles. Né d'hier, il n'a pas d'histoire :
clusivement ou à peu près un port d'exportation
on. Son existence a eu sur le commerce maritime
ume-Uni cet effet appréciable d'augmenter encore
é de trouver un fret de retour pour les vaisseaux
plus nombreux qui portent les produits du monde
ms les ports britanniques.
éation a permis aussi à l'industrie houillère gal-
prendre une nouvelle extension et d'augmenter
iction de plusieurs millions de tonnes par an.
charbon gallois de la qualité dite steam coal
harbon type et sans rival pour la navigation à
donnant un maximum de chaleur avec un mini-
fumée ; très pur et exempt de pyrites, il n'est pas
la combustion spontanée qui expose les navires
er d'incendies d'autant plus redoutables que les
les allument ont longtemps couvé dans les soutes,
larbon stemn coal est recherché par toutes les
lu monde, et les vaisseaux qui en embarquent à
.'autre fret sont toujours certains de vendre con-
ment leur cargaison.
donc en premier lieu à la qualité exceptionnelle
larbon, à la richesse et à la facilité d'exploitation
in houiller qui le contient, que le Pays de Galles
développement considérable de son industrie et
ports gallois : Cardiff, Barry, Newport, Swansea,
leur prospérité ; mais c'est aussi à la clair-
î, à l'esprit d'entreprise, à la persévérance et à la
128 RBVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
puissance des fondateurs de Cardiff et de Barry qu'il faut
attribuer la rapidité et la grandeur de ce développement.
J'ai dit plus haut que les ports du canal de Bristol sont
des ports d'exportation; est-ce à dire qu'ils soient con-
damnés à rester tels ? Je crois que, si les circonstances
l'exigent, les propriétaires des ports pourront modifier cet
état de choses.
Le Sud Galles constitue, il est vrai, un arrière- pays bien
pauvre et le commerce d'importation est limité pour le
moment aux besoins de la classe ouvrière massée dans la
région des mines, et à certains besoins de l'industrie
minière et métallurgique.
Voici, par exemple, le relevé des importations de Cardiff
en igoS :
Minerais de fer
876 457
tonnes
Fonte
12 466
9
Fers en barres ou ouvrés
64 154
ft
Bois de charpente
25944
»
Planches et bouts
92 641
»
Bois pour parquets et divers
15781
rt
Bois de mines
357 393
91
Céréales et farines
379 101
«
Pommes de terre
52 863
»
Briques
2 009
T*
Marchandises générales
245 i83
S»
Total
2 123 992
9»
Mais derrière la région montagneuse galloise s'éten-
dent les comtés du Midland, pays très riches et de con-
sommation intense, dont Cardiff et Barry, plus rapprochés
que Liverpool et les autres ports anglais, pourront un
jour conquérir la clientèle au moins jusque Birmingham :
il leur suffira de s'outiller mieux pour l'importation et
de développer leurs communications ferrées avec ces con-
trées. Au surplus, ceci concerne l'avenir.
LE PORT DE BARRY. I29
Les points qui doivent surtout retenir l'attention dans
Tétude du port de Barry sont les suivants :
Le port et son réseau de voies ferrées sont l'œuvre de
l'initiative privée, sans aucun subsidedes pouvoirs publics.
Cette œuvre a été conçue et exécutée avec une rapidité
remarquable.
Le succès et la prospérité du port ont dépassé les
prévisions des plus optimistes de ses fondateurs : après
seize années d'existence Barry a eu, en igoS, un mouve-
ment total de plus de 9 millions de tonnes, atteignant
presque celui de Cardiff, qui date de i838, et est le
troisième port du Royaume-Uni.
Chngine du port de Barry
Au nord du canal de Bristol, la terre de Galles va
s'élevant en pente douce vers des régions montagneuses
d'asi)ect sauvage sillonnées de nombreuses vallées.
Dans la partie orientale, celle comprise entre Newport
et Swansea, ces vallées se divisent en trois groupes :
Le groupe des vallées convergeant vers le sud-est, où
est Newport ;
Le groupe central, de beaucoup le plus important,
convergeant vers la vallée de la Taf et vers Cardiff, qui
marque l'embouchure de ce cours d'eau ;
Le groupe de l'ouest, peu important, qui dirige ses
eaux vers la baie de Swansea.
C'est dans cette région montagneuse que gît l'un des
plus beaux bassins houillers du monde.
La partie de ce bassin actuellement reconnue et en
exploitation a 27 kilomètres du nord au sud et 38 kilo-
mètres de l'est à l'ouest ; sa superficie dépasse 100 000
hectares, et l'éminent ingénieur Poster Brown estime à
plus de 6 milliards de tonnes sa richesse en charbon
m* SËHIE. T. X. 9
l3o RBVUB DBS QUBSTIONS SOIBNTIFIQUBS.
steam coal sans tenir compte des charbons d'autre qua-
lité, dits charbons bitumineux.
Au taux actuel de la production du bassin gallois,
soit 43 millions de tonnes par an, le double de la pro-
duction des bassins belges, cette réserve connue de steam
coal est suffisante pour un siècle et demi.
Or, en i83o, le pays de Galles était encore un pays
pauvre : le marquis de Bute (second du nom), qui y possé-
dait des territoires immenses, obtenait à peine de ses
terres 20 shellings l'hectare.
Sa richesse minérale était connue, mais inaccessible,
et elle n attirait guère les capitalistes ; la preuve en est
dans ce fait que le père du marquis avait accordé des
licf»nces d'exploitation de 99 ans sur ses domaines de
Dowlais et d'Hirwain moyennant une redevance annuelle
totale de £ 5o, soit i25o francs, et cependant l'industrie
ne s'y développait pas.
Mais le second marquis était un homme d'une rare
intelligence et d'une indomptable énergie.
Convaincu de la richesse minérale du pays, il entrevit
le Glamorgan devenu un centre industriel de prem^r
ordre, attirant une foule de capitalistes, dont les efforts
bien dirigés seraient une source de richesses dont lui.
Bute, recevrait sa part légitime.
Arrivé à cette conclusion, il décida de mener l'entre-
prise à ses frais, risques et périls, s'entoura de conseils
techniques de premier ordre, obtint en juillet i83o du
Parlement un acte lui octroyant les autorisations néces-
saires, et, en 1839, il inaugura le premier dock de Cardiff
qui lui avait coûté dix millions. Une compagnie avait
construit en même temps un chemin de fer reliant Cardiff
à Merthyr Tydvil, point culminant de la vallée de la Taf.
Ce fut le point de départ d'un grand développement de
l'industrie dans ce pays jusqu'alors délaissé. — Lord Bute
ne se lassait pas d'ailleurs d'agrandir son port, de per-
fectionner son outillage, de favoriser la création de nou-
\
LE PORT DE BARRY. l3l
veaux chemins de fer, et ainsi s'ouvraient successivement
à l'industrie les vallées de la Rhondda, de Rhymney,
d'Aberdare.
Cardiff, écrasant de sa supériorité les ports de Newport
et Swansea, croissait avec une rapidité dont le tableau
suivant donnera une idée exacte :
NNfîlES
MOUVEMENT DU PORT
POPULATION
Tonnes
Habitants
1840
46 000
10 000
i85o
873 000
18 000
1860
2 226 000
33 000
1870
2 804 000
59 000
1880
6 291 000
85 000
1890
9 218 000
129 000
1900
10 Soi 000
i65 000
1904
10 271 000
180 000
Vraiment, c'était un homme brave le second marquis de
Bute ; la grandeur de son œuvre et les résultats qu'elle
a produits pour les autres et pour lui-même proclament
la sagesse de ses actes et la sûreté de son jugement.
Malheureusement, sa mort marqua un arrêt complet
dans le développement de l'œuvre entreprise.
Le troisième marquis de Bute, fatigué, semble-t-il, des
efforts de son père, reculait effrayé devant la tâche qui
lui incombait, malgré les supplications d'un peuple puis-
sant d'armateurs, d'industriels et de marchands, impatient
d'augmenter encore la puissance productrice du pays.
Voilà l'origine du port de Barry.
En i883, un groupe nombreux d'hommes, les plus
éminents et les plus riches de l'industrie houillère, de
l'armement, du commerce et môme de la propriété fon-
cière, demandèrent au Parlement l'autorisation de créer
sur un point désert de la côte du canal de Bristol un
port considérable et un réseau de chemins de fer, à leurs
frais, risques et périls.
l32 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ces hommes se souvenaient des grands exemples
donnés par le fondateur de Cardiff ; je citerai parmi eux
Lord Windsor et Lord Romilly, propriétaires des terri-
toires où allaient s'édifier le nouveau port et la nouvelle
cité, Archibald Hood, David Davis, Robert Forest,
Crawshay, Baily, Thomas, propriétaires de mines, Har-
rison Page, John et Richard Cory, armateurs et expor-
tateurs.
Malgré l'opposition opiniâtre de Lord Bute, qui fit
défendre ses idées et son point de vue par ses représen-
tants devant la Commission du Parlement, celle-ci
approuva le projet après quarante-trois séances de dis-
cussion ; mais la Chambre des Lords le repoussa.
On prétendit que Cardiff et le pays de Galles étaient
arrivés à leur apogée ; que rien ne faisait sentir le besoin
d'un nouveau port qui constituerait une concurrence
inutile et désastreuse pour Cardiff, déloyale môme, étant
donnés les services rendus au pays par le marquis de
Bute.
Mais avec une persévérance toute britannique, les pro-
moteurs du projet étaient déjà retournés au Parlement,
faisant valoir l'engorgement progressif de Cardiff et de ses
voies d'accès, dont l'état de congestion devenait chronique;
ils montrèrent que 19 7o des navires se présentant à
Cardiff en i883 avaient dû attendre de deux à cinq jours
et 1 1 7o des navires de six à quinze jours avant d'entrer
au port, et qu'il en résultait une perte de £ i5o 000, soit
près de quatre millions, pour les armateurs. Ils prou-
vèrent que de nombreux charbonnages étaient entravés
dans leur expansion par l'insuffisance des moyens de
transport et d'embarquement ; que le port projeté de Barry
et son réseau de chemins de fer sauveraient le pays des
difficultés les plus graves.
Cette fois le Parlement et la Chambre des Lords furent
d'accord et, avant que l'année 1884 fut finie, la Compagnie
du Port et des Chemins de fer de Barry était fondée et
en possession du ParliamenCs Ad qui lui était nécessaire.
LE PORT DE BARRY.
l33
En juillet 1889, à peine cinq ans après, le premier
dock et la première ligne de la Compagnie étaient
inaugurés, et pendant les cinq derniers mois de la même
année le nouveau port embarqua plus d'un million de
tonnes.
Développement du port de Barry
ANNÉES
m >
K <
» 1
% t
le
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t
Oh
TOTAL
S ït mois
I' année
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1897
1898
1899
1900
1901
1902
1903
1904
1905
598
1753
i096
il82
i\m
iâ78
1648
2271
3278
3115
3076
3072
3126
3060
3223
567 958
1 69J 223
2007 271
2236 827
2199 906
2 510 603
2 516 122
2 696 743
3167 311
2438 960
3 742 356
3 776 828
3846508
4157 549
4 275153
4313 566
4 278 759
TONNES
14745
63675
87 553
81764
145 406
167 696
206672
210 446
248 349
178161
252 053
255 279
234 252
258 491
389596
423 827
399996
TONNES
1001657
3 201 621
3 068 041
4 201 8Ô5
4 317171
4809 317
5050676
5 285002
5859 255
4 373 238
7 237 264
7 231 717
I 7 851165
I 8681 614
8 855180
9125 431
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3266 548
5 m 448
6 107 604
4551399
7 489317
7 486 996
8 085417
8 940105
9 244 776
9 549 258
9 071864
l34 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Tandis que la Compagnie de Barry poursuivait avec
une grande activité l'exécution des docks et des installa-
tions en vue desquels elle s'était constituée, les exploi-
tants des mines, encouragés, augmentaient rapidement
leur production, et sans que le port de Cardiff perdît rien
de son importance, au contraire, le port de Barry pros-
péra comme on le voit par le tableau qui précède.
Il y a un seul moment de défaillance dans cette série
d'années prospères, c'est en 1898 ; le tonnage tombe de
6 107 000 tonnes à 4 55i 000 tonnes ; mais l'année sui-
vante il rebondit à 7 486 000 tonnes. Le même phénomène
s'est produit cette année-là à Cardiff, où le tonnage est
tombé de 10 238 000 tonnes à 7 498 000 tonnes pour
remonter à 10 975 000 tonnes en 1899.
Cela était dû à une cause générale : les grandes grèves
qui désolèrent le pays de Galles.
On le voit, la création de Barry répondait à un besoin
d'expansion industrielle ; son commerce d'importation est
presque nul, représentant à peine 4 1/2 °/o de l'ensemble,
au point de vue du tonnage bien entendu.
Voici le relevé des importations pour l'année igoS :
Bois de mines 809 780 tonnes
Bois de charpente 35 943 »
Fers et minerais 1 o3o »
Matériaux de construction i3 o55 n
Marchandises générales 40 188 j»
Total : 399 996 »»
Et le relevé des exportations pour la même année :
Charbon 8 612 881 tonnes
Coke 38 63i
Rails 678 «
Fers et minerais 780 »
Marchandises générales 18 898 »
Total : 8 671 868
"\
LB PORT DE BARRT.
l35
Total
Importations
Exportations
399 996 tonnes
8671868
Total : 9 071 864
Le nombre de navires ayant visité le port est de 3225 ;
leur tonnage enregistré de 4 278 759 tonnes, ce qui
correspond à un tonnage moyen de i326 tonnes par
navire.
Le tableau suivant, donnant la division des navires en
steamers et voiliers, peut être intéressant ; je ne possède,
malheureusement, les chiffres que jusqu'en 1902.
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STEAMERS
TONNAGB
VOILIERS
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TONNAGE
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OS
ta
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1891
1892
1893
1894
1895
1896
1897
1898
1899
1900
1901
461
1321
1613
1681
1759
1814
1921
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2489 î
1997 '
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2909 I
2904
440 679
1 310 039
1645 208
1 787 225
1819 228
2125 978
2203 805
2 402979
2 844862
2 217 910
3529165
3565 626
3675887
137
432
483
501
403
352
357
334
317 I
274 '
296
206
172
I 261631 29568589 4264
127 279
382184
362 063
449602
380 678
384625
312 317
293 764
322 449
221050
213 193
211202
170 711
3831117
598
1753
2182
2162
2166
2278 I
2646 I
I
2806
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567 958
1692 223
2 007 271
2 2362827
2199906
2 510603
2 516 122
2 696 743
3167 311
2 438960
3 742 356
3 776 828
3846598
30 427 33399 706
r
l36 REVUE DES Ql^ESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le nombre de voiliers, qui était de 5oi en 1892, est
descendu graduellement à 172 en igoi ; leur tonnage
moyen est resté à peu près constant de 980 à 990 tonnes.
Le tonnage moyen des steamers, au contraire, n'a
cessé d'augmenter ; de 980 tonnes par navire en 1889, il
est monté à i326 tonnes en 1905, en augmentation de plus
de. 35 7o.
Le tableau ci-joint donne le relevé complet du mouve-
ment du port émanant de la comptabilité de la Compagnie
de Barry, et daté du i3 janvier 1906,
Sur ces rivages encore déserts il y a moins de vingt
ans, s'élève une agglomération imposante de maisons, ren-
fermant une population de plus de 35 000 âmes, pourvue
d'églises, d'hôtels, do tramways et de toutes les facilités
modernes.
Description du port de Bany : ce quil a coûté
A l'endroit où s'élève Barry, la côte du canal de Bristol,
dont la direction va de l'est à l'ouest, présente une échan-
crure profonde, semi-circulaire, dans laquelle l'île de
Barry est logée.
L'île a la forme d'un champignon dont la tête, tournée
vers la côte, se courbe parallèlement à celle-ci ; la queue,
tournée vers le sud, s'élève graduellement et forme un
promontoire qui protège contre les vents d'ouest et de
sud-ouest le chenal qui la sépare de la côte.
Les navires venant du large passent d'abord, sans quit-
ter les eaux profondes, entre deux phares éloignés de
1 10 mètres, reliés à la terre par de très importants brise-
lames.
Le phare ouest est à feux intermittents, haut de 14 mètres
et de cinquième ordre ; le phare est, beaucoup plus petit,
est à feux fixes.
Ces phares marquent l'entrée de l'avant-port, qui sert
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TOTAL DBS
EXPORTA-
TIONS
TOTAL DBS 1 "
l38 RBVUB DBS QUESTIONS SGIENTIFIQnBS.
de refuge aux bateaux-pilotes, remorqueurs et autres
bateaux de service.
De cette entrée, part un chenal de 45o mètres de long
et de 5 mètres de profondeur à marée basse, conduisant
les navires aux deux écluses d'entrée des docks.
De chaque côté de ces écluses s'avancent de longues
jetées en bois qui guident les navires vers leurs portes.
La jetée qui longe l'île est construite en pierres sur
200 mètres de long et sert d'accostage aux navires qui
font le service du canal de Bristol, tandis que les trains
y amènent ou y prennent les voyageurs et les marchan-
dises que ces bateaux transportent.
L'entrée des docks, a-t-on dit, est commandée par deux
écluses. En réalité, ce n'est pas tout à fait exact : on se
trouve à gauche devant une véritable écluse nommée
Lady Windsor, et à droite devant un bassin de moindre
tirant d'eau isolé, au nord, des docks, au sud, de l'avant-
port, par des portes de fer.
L'écluse de gauche a 200 mètres de longueur, 20 mètres
de largeur et 18 mètres de profondeur ; elle est pourvue
de 3 paires de portes de fer mises en mouvement par la
force hydraulique; ce dispositif connu permet de la diviser
en deux compartiments pouvant recevoir chacun un navire
de dimensions ordinaires.
La profondeur d'eau au seuil de l'écluse est de i5",5o
à marée haute et de 7", 3 5 à marée basse ; en réalité la
profondeur est plus grande au centre du seuil qui est
courbe, mais il faut compter avec les modèles de navires
à base très large.
Les portes de droite donnent, comme je l'ai déjà dit,
accès dans un bassin dit n° 3, qui a 200 mètres de long
sur i55 mètres de large, et une superficie d'eau de 3 hec^
tares. Le tirant d'eau, au seuil d'entrée et de sortie, n'y
est que de 11 "",70 à marée haute et de 3°*, 60 à marée
basse; aussi ne peut-on commencer à l'utiliser que deux
LE PORT DE BARRY. iSq
heures et demie avant les hautes eaux et doit-on en fermer
les portes deux heures et demie après.
Les murs en sont verticaux, et il est spécialement amé-
nagé pour recevoir les bois d'importation.
Les passages qui le ferment ont 25 mètres de large
avec des portes de fer mues par la force hydraulique.
Ce bassin et Técluse Lady Windsor débouchent dans le
dock n** 1 .
Ce dock s'étend vers louest, occupant l'emplacement
du chenal qui séparait l'île de la côte.
Il présente une longueur d'un kilomètre et une lar-
geur de 35o mètres ; vers l'ouest, il est divisé en deux
bras par un môle d'une longueur moyenne de 418 mètres ;
le bras du nord a i55 mètres de large, celui du sud
93 mètres.
On a laissé à la première moitié de ce bassin toute
sa largeur, afin que les plus grands navires puissent y
manœuvrer à l'aise.
La superficie d'eau est de 36 hectares.
A son extrémité orientale ce dock est en communica-
tion, par un passage à caisson roulant, avec le dock n*" 2
qui a été creusé vers lest dans les terres.
Il a plus d'un kilomètre de long et sa largeur varie de
125 à 186 mètres; la surface d'eau est de 16 hectares.
Plus loin encore à Test, en communication avec le dock
n** 2 s'ouvrent deux bassins pour les bois, d'une superficie
de 20 hectares.
Trois cales sèches, dont deux peuvent recevoir chacune
quatre grands navires à la fois, complètent ces installations.
En résumé, les docks en eau profonde offrent aux navires
6 kilomètres de quais ; le bassin n*" 3 et les bassins à bois
3 kilomètres de quais.
Le chenal a été comblé entre l'île et la côte à l'ouest
du dock n*" 1 . En fait, l'île de Barry n'est donc plus une
île mais une presqu'île. Ce travail a été fait en vue du
passage des nombreuses voies qui contournent le port.
140 REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
On a laissé intact un tronçon de l'ancien chenal à
l'ouest de Tîle ; il sert, comme autrefois, de refuge aux
bateaux de pêche.
L'ensemble du port est complètement entouré d'une
ceinture de voies ferrées nombreuses, d'où se détachent
des embranchements spéciaux pour le service de chaque
appareil mécanique d'embarquement ou de débarquement,
ou simplement pour l'abordage des quais.
Ces voies de ceinture et d'abordage ont un développe-
ment de 160 kilomètres.
Les quais du nord et du môle sont réservés et outillés
pour l'embarquement des charbons.
38 grues hydrauliques, manœuvrant chacune 20 tonnes
avec des levées de 12 à 14 mètres, sont disposées le long
des quais à des distances variables, les unes fixes, les
autres mobiles, de façon à ce que les écoutilles des navires
puissent facilement s'y adapter.
Une de ces grues peut charger 5oo tonnes en une heure ;
38 grues, marchant ensemble, embarqueraient près de
20 000 tonnes par heure.
A chaque grue sont affectées deux bascules, l'une sur
la voie d'arrivée des wagons, l'autre sur la voie de retour,
ce qui permet de vérifier les tares sans frais.
Les wagons pleins sont amenés aux grues au moyen
de bornes hydrauliques ; vides, ils s'en retournent par la
gravité.
Neuf machines à vapeur, de 25o chevaux chacune,
divisées en trois stations, produisent la force hydraulique
nécessaire au service du port ; quatorze accumulateurs en
règlent la distribution.
Partout, aux entrées du port, des docks, le long des
quais et des voies de manœuvres, se trouvent des bornes
hydrauliques permettant de mettre en mouvement les
wagons et les navires.
Les quais sud sont pourvus de 52 grues hydrauliques
LE PORT DE BARRY. I4I
OU à vapeur, fixes ou mobiles, dont plusieurs ont une
force de 5o tonnes.
Le port est très bien outillé en remorqueurs, bateaux
de secours en cas d'incendie, bateaux de service ; il est
pourvu de grands ateliers de construction qui permettent
de réparer rapidement les navires ; il est puissamment
éclairé à l'électricité.
Les installations des quais réservés aux importations
ne manquent pas d'importance ; elles comprennent notam-
ment un entrepôt à 3 étages de 1 5o mètres de long sur
5o mètres de large, muni de grues hydrauliques et de
transporteurs mécaniques transversaux ; des magasins
spéciaux pour denrées sèches et humides, pour les céréales
(avec un élévateur du dernier modèle), une fabrique de
glace, des dépôts pour viandes congelées pouvant rece-
voir 60000 bêtes.
Le chemin de fer de Barry, qui a un développement
total de 3 10 kilomètres, relie le port aux lignes qui des-
servent les vallées de la Rhondda, d'Aberdare, de Rhym-
ney, de Merthyr; le rachat du chemin de fer du Glamorgan
par la Compagnie de Barry amène au port les produits
des bassins houillers de Llynvi et d'Ogmore.
Des services de voyageurs bien organisés fonctionnent
entre Barry et la Rhondda, le Midland, le réseau du
Great Western et Cardiif ; il y a entre les deux ports
26 trains de voyageurs par jour, dans les deux sens.
Le versant sud-ouest de l'île, pourvu de superbes plages
de sable, a été très intelligemment aménagé par Lord
Windsor et devient une station balnéaire en faveur.
Au 3i décembre 1901, toutes ces installations étaient
terminées, et le capital qui y avait été affecté s'élevait à
£5 4o3 668, soit, au cours de 25,i5,à fr. i35 902 25o,2o.
Les résultats financiers de la Compagnie ont été assez
brillants pour permettre, depuis 1 889, le paiement de divi-
dendes variant de 8 à 10 7o> ^^ cela en accordant à l'in-
142 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dostrie les meîlleares facilités de transport et d'embarque-
ment à des prix très modérés.
Un charbonnage du centre du bassin, de Llwynypia,
par exemple, paie 10 d. 3/4 de transport par tonne jus-
ques aux quais de Barry, soit à peu près i franc pour
une distance d'environ 5o kilomètres ; c'est 2 centimes
par tonne kilométrique.
Il serait trop long et trop compliqué d'exposer les tarifs
appliqués pour le pesage, rembarquement, l'accostage,
etc., mais je puis dire qu'ils sont modérés et, en certains
cas, inférieurs à ceux de Cardiff.
Il semble permis de conclure qu'il y a plus d'une leçon
à tirer de l'exemple donné par les hommes dont l'œuvre
vient d'être décrite.
H. Laportb.
IV
LE PORT DE BEIRA
Situation et considérations historiques
Le port de Beira est situé à la côte orientale d'Afrique,
par le 20* degré de latitude au sud de l'équateur. Mais
c'est en vain qu'on le chercherait dans un atlas ayant plus
de quinze ans d'âge : il n'a été appelé à la vie du com-
merce et de la navigation qu'en 1891 et il n'était alors
connu que depuis deux ans. En revanche, on trouverait
dans le vieil atlas, à peu près à la même place, l'indica-
tion d'un autre port de mer, Sofala, que toutes les cartes
géographiques mentionnent depuis le xvi*" siècle. Sofala
existe toujours, à demi ensablé. C'est un port côtier, tandis
que Beira, situé à quelques kilomètres de distance, est un
port fluvial formé par l'estuaire du Pungué, et de propor-
tions autrement vastes.
L'activité commerciale est ancienne sur ces rivages de
l'océan Indien. Quand l'un des lieutenants de Vasco de
Gama débarqua à Sofala en 1489, il y trouva une colonie
de marchands arabes qui achetaient de l'or et de l'ivoire
aux indigènes de l'intérieur. Beaucoup de ces indigènes
venaient du fameux royaume de Monomotapa qui a figuré
pendant longtemps aussi sur les cartes de l'Afrique.
D'autres colonies de marchands arabes étaient établies et
trafiquaient sur les bords du Zambèse, qui n'est qu'à
200 kilomètres au nord-est. Cependant, ni les négociants
arabes, ni les Portugais qui prirent leur place et dont le
commerce se maintint pendant des siècles, ne connurent
l'existence du port superbe qu'avait creusé le Pungué
à son embouchure, et c'est en 1889 seulement qu'il fut
découvert.
Ce port, tout neuf, allait acquérir tout de suite, par sa
144 RBVUË DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
situation géographique, une sérieuse importance et même
jouer un rôle dans la politique internationale.
C'était l'époque où des explorateurs anglais partis du
Cap étaient parvenus, après avoir côtoyé la République
de l'Orange et le Transvaal, jusque dans les territoires
des Matabélés et des Mashonas et s'y étaient installés,
après avoir conclu des traités avec les souverains indi-
gènes. Cette installation ne tardait pas à être reconnue
par la Grande-Bretagne qui, le 29 octobre 1889, accor-
dait une charte d'incorporation à la célèbre Compagnie
formée par Cecil Rhodes sous le titre de British SotUh
AfHca Limited^ et l'investissait solennellement ainsi de
l'administration d'un vaste territoire africain. Or, le pays
des Mashonas compris dans ce territoire, est à 3oo kilo-
mètres à peine de l'océan Indien, tandis qu'à vol d'oiseau
23oo kilomètres le séparent de la ville du Cap. Le beau
port qu'on venait de trouver à l'embouchure du Pungué
était donc le port naturel de la Rhodésie, sa porte d'en-
trée et de sortie sur le vaste océan, l'étape marquée sur
la route la plus courte et la plus commode vers les pays
civilisés.
Mais le Portugal revendiquait tout le pays que traverse
cette route et même une partie du Mashonaland lui-même.
On pouvait contester, peut-être, la continuité de son
occupation, mais l'ancienneté en était hors de doute.
Le conflit qui surgit entre le Portugal et la Grande-Bre-
tagne à ce propos, en môme temps qu'au sujet des terri-
• toires riverains du lac Nyassa au nord du Zambèse, trouva
sa solution dans le traité du 1 1 juin 1891 qui délimita les
champs d'action des deux puissances. Le port du Pungué
et une bande de 25o kilomètres de large à l'ouest furent
laissés au Portugal, mais l'une des clauses du traité
l'obligeait à outiller le port nouveau et à le réunir par un
chemin de fer à la frontière de la Rhodésie.
Pour administrer le territoire compris entre le Zambèse
et le 22*" parallèle sud, l'océan Indien et la frontière des
LE PORT DB BSIRA. l^S
Mashonas, et pour remplir les obligations que lui imposait
le traité de 1891, le Portugal eut recours au moyen que
l'Angleterre avait employé pour coloniser la Rhodésie ; il
provoqua la formation d'une compagnie à charte qui porte
le nom de Compagnie de Mozambique. C'est donc celle-ci
qui est actuellement souveraine du port de Beira.
Description du port
Comme le dit très justement Douglas Owen dans son
beau petit livre Pœ^ts and Docks, c'est le port qui crée la
navigation et non la navigation qui crée le port. Cette
remarque s'est vérifiée pour le port de Beira qui, après
quinze années d'existence à peine, est fréquenté par tous
les grands steamers qui naviguent le long de la côte orien-
tale africaine.
Qu'on imagine un fleuve possédant à son embouchure
une largeur de plus de 4 kilomètres, et, sur un quart
environ de cette largeur, un mouillage qui garde aux plus
basses marées une profondeur de 26 pieds d'eau, assez
près de la mer pour que, du large, on puisse y parvenir
en moins d'une heure, assez loin pour que les vaisseaux
à l'ancre s'y trouvent à l'abri le plus sûr. C'est là le port de
Beira. Il est bordé de rives basses constituées par des
argiles grasses ou des sables, les deux alternant fréquem-
ment en profondeur. Le Pungué coule, en cet endroit, du
nord au sud ; la rive occidentale, couverte de hautes
herbes, est inhabitée ; sur la rive orientale, qui est la rive
gauche, on remarque un groupe allongé d'habitations à
Taspect encore sommaire et quelques bouquets d'arbres
bas. C'est la ville de Beira. N'était le port, personne
n'aurait pensé à bâtir une ville en ce lieu, tant il est
dépourvu de charme. Mais la nature n'avait laissé que la
ville à faire ; elle a créé le port et elle l'entretient toute
seule.
Ill* SÉRIE. T. X. 10
146 RBYUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les phénomènes qui agissent dans cette partie du fleuve
et dont le concours assure le maintien des profondeurs,
ne sont pas complètement connus, bien qu'on les ait
étudiés déjà. Toutefois, Tamplitude des marées, qui va de
12 pieds aux quadratures jusqu'à 20 pieds aux syzjgies,
Téiargissement du lit du fleuve à 5 kilomètres en amont
de son embouchure et l'existence d'un petit affluent du
Pungué, le Chiveve, qui débouche entre ces grandes
largeurs et l'Océan, y paraissent jouer un rôle important.
Le Chiveve ne contient par lui-même qu'un filet d'eau,
mais, à chaque marée, le flot vient remplir son lit et le
transforme en une puissante rivière dont les eaux s'écoulent
avec rapidité au moment du jusant. Ces eaux, s'ajoutant
aux eaux supérieures emmagasinées dans le Pungué
élargi, produisent une action de chasse qui empêche
probablement le dépôt des sables et des boues.
La ville de Beira est bâtie entre le Pungué, le Chiveve
et l'Océan. L'embouchure du Chiveve dans le Pungué
forme une sorte d'avant-port où s'efiectuent le débarque-
ment et l'embarquement des marchandises. Le Chiveve
contourne la ville et fournit l'indication d'une suite de
docks à aménager, de sorte que la cité est, peut-on dire,
toute en rivages.
Communications avec tirUérieur et l'extérieur
Quelque avantageuses que soient les conditions d'un port
maritime, il faut encore, pour que la navigation l'utilise,
qu'il soit placé à l'entrée ou à proximité de milieux habi-
tés dont la population ait besoin d'exporter des produits
et d'en faire venir du dehors. Il faut donc que le port ait
des communications commodes avec ces milieux et il peut
les avoir de deux manières : par l'intérieur et par l'exté-
rieur. Les grands ports possèdent fréquemment ce double
système de communications. Ils sont reliés à leur hinier-
LE PORT DE BBIRA. I47
land par des voies terrestres naturelles, telles que des
fleuves et des rivières, ou artificielles, comme des canaux,
des routes et des chemins de fer. Et ils ont des liaisons
par voie de mer avec d'autres ports côtiers de dimensions
trop faibles pour admettre les grands steamers océaniques
et pour lesquels ils servent de dépôts et de centres de
distribution.
Le port de Beira se trouve précisément dans ces
conditions. Il forme l'aboutissement et le point de départ
de plusieurs routes continentales, et il est le centre de la
navigation côtière entre le Zambèse au nord et la ville
d'inhambane au sud.
Le Pungué lui-même constitue une voie de pénétration
vers l'intérieur. Il reste navigable pour des embarcations
fluviales sur une distance de 55 kilomètres. Et il possède,
dans un fleuve tout voisin, le Buzi, une sorte de frère
jumeau. Le Buzi, en effet, vient se jeter dans l'océan
Indien au point précis où le Pungué lui-môme y amène
ses eaux, un peu en aval de Beira. Et comme l'estuaire du
Buzi n'a pas une profondeur suffisante pour admettre des
navires de mer, bien que la marée y pénètre comme dans
le Pungué et le rende navigable sur une vingtaine de
kilomètres pour de petits steamers à quille, c'est, en fin
de compte, Beira qui commande la navigation fluviale du
Buzi comme celle du Pungué.
Ces deux voies fluviales n'assureraient pas pourtant
à elles seules un rayonnement bien considérable au com-
merce terrestre du port de Beira, la partie navigable de
leurs cours n'ayant qu'une faible étendue. Après une plaine
basse d'une largeur de loo kilomètres au maximum à
partir du littoral, le sol se relève rapidement vers l'ouest
et, à 25o kilomètres à l'intérieur, il atteint, dans un pays
très accidenté, des altitudes variant de 1200 à 2000
mètres. Inutile de dire que dans cette région le Pungué
et le Buzi ne sont plus utilisables pour les transports.
Aussi peut on affirmer que c'est le chemin de fer
i
148 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
imposé par l'article XIV du traité anglo-lusitanien du
1 1 juin 1891 qui a été l'instrument principal du dévelop-
pement commercial de Beira dans la direction de l'ouest.
Le Portugal qui avait assumé l'obligation de le construire,
transmit cette obligation à la Compagnie de Mozambique
en lui confiant l'administration de son territoire, et celle-ci
à son tour, concéda la construction et l'exploitation du
chemin de fer à un particulier, à charge de former une
compagnie pour réaliser cette entreprise. Aucun concours
financier, aucune garantie d'intérêt ne fut accordée au
concessionnaire. Il obtint pour tout avantage, avec des
lots de terrains contigus à la ligne, terrains auxquels la
construction du chemin de fer lui-même pouvait donner
de la valeur, mais qui, à l'époque de la concession, n'en
possédaient pratiquement aucune, il obtint, dis-je, le
produit du droit de transit de 3 7© ^^ valo7^em sur toutes
les marchandises à destination de VhiniefHand, que le
traité du 11 juin 1891 avait autorisé le Portugal à per-
cevoir.
Le trafic vers la Rhodésie, comme le mouvement
commercial propre du territoire portugais que devait
traverser la voie ferrée, était insignifiant à cette époque.
Il était donc impossible de compter sur des transports
suffisants pendant les premières années, et naturellement,
le rendement du droit de transit devait être également
très faible. Telle était pourtant la confiance de l'Angleterre
dans le développement économique de la Rhodésie et
dans l'excellence du port de Beira, que la Compagnie
finit par y trouver les capitaux qui lui étaient nécessaires,
et elle se mit immédiatement à l'œuvre.
Elle imagina, d'abord, de construire une voie ferrée
à écartement de 60 centimètres, en la faisant partir de
Fontesvilla, sur le Pungué, qui est le point où la naviga-
tion du fleuve commence à devenir moins facile. Les
auteurs de ce plan ne pensaient évidemment pas que les
bâtiments de mer pussent jamais remonter jusqu'à Fontes-
LE PORT DE BEIRA. I49
villa, mais ils avaient hâte d'établir des communications
rapides avec la frontière et ils se figuraient sans doute
que, pendant longtemps, on pourrait se borner à trans-
border les marchandises, à Beira, des grands steamers sur
des allèges qu'on remorquerait par le Pungué jusqu'au
terminus du railway. La ligne fut donc établie primi-
tivement dans ces conditions.
Mais le trafic se développa assez rapidement pour
rendre cette solution insuffisante. Elle était d'ailleurs
défectueuse aussi au point de vue du coût des transports.
Une nouvelle compagnie, qui s'appela Beira junction
railway C, fut constituée pour relier par rail Beira et
son port avec le terminus de Fontesvilla. L'établissement
de la voie nouvelle était réalisé dès le mois d'octobre 1896,
Il est évident que cette ligne de pénétration, destinée
à desservir toute la Rhodésie, ne pouvait s'arrêter à la
frontière. Elle fut poussée jusqu'à la ville de Salisbury,
à 390 kilomètres à l'intérieur, par une autre Compagnie
fondée en 1897. Dans la pensée des fondateurs de la
Rhodésie, Salisbury était appelée à remplir un rôle pré-
pondérant dans les destinées de la nouvelle colonie
britannique : la fameuse ligne du Cap au Caire imaginée
par Cecil Rhodes devait y passer. Plus tard, des motifs
techniques firent abandonner ce projet et, je crois bien,
aussi des raisons administratives et politiques. Comme on
le sait, ce grand chemin de fer qu'on est occupé à con-
struire, prend beaucoup plus à l'ouest. De Buluwayo, au
lieu de se diriger vers Salisbury, il oblique, en traversant
la région houillère de Wankie, vers les chutes Victoria
et franchit le Zambèse aux chutes mêmes pour revenir
vers Test ; puis, il se rapproche graduellement de la fron-
tière de l'État indépendant du Congo et frôle presque la
pointe sud-orientale du Katanga.
La modification introduite dans le projet primitif ne
faisait pas lafïaire des gens de Salisbury qui obtinrent,
à force de réclamations, d'être reliés à Buluwayo. Cette
1 50 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nouvelle ligne fut ouverte au trafic le i*' janvier 1902.
Elle met Salisbury et par conséquent aussi le port de
Beira en communication avec toute la Rhodésie, du nord
au sud, de Test à l'ouest, et avec tout le réseau sud-
africain, en sorte que, de Beira, on peut aujourd'hui se
rendre au Cap par chemin de fer. L'écartement normal
des voies ferrées de l'Afrique australe étant de 3 1/2 pieds
anglais (i"*o66), il avait fallu, dès 1899. reconstruire
entièrement la ligne de Beira à la frontière sur ce type,
en prévision de ce reliement.
Ainsi, un ensemble de travaux qu'on a mis moins de
onze ans à réaliser, a fait, d'un port inconnu en 1889, une
place d'une importance capitale et ajouté à son aire natu-
relle de trafic tous les territoires compris entre le 22*
parallèle sud, le Limpopo et le Zambèse moyen.
Mais le domaine commercial de Beira est plus consi-
dérable que cela. Comme nous allons le voir, il embrasse
des portions bien plus vastes du continent africain.
Le Zambèse, nous l'avons dit, n'est qu'à 200 kilomètres
environ au nord-est de Beira. Ce grand fleuve, l'un des
plus puissants de l'Afrique, n'a pas formé de bon port à
son embouchure. La bouche d'Inhamissengo par laquelle
Livingstone avait encore pu faire passer son steamer, le
Ma-Robert, en 1859, est impraticable aujourd'hui. Le
port de Quélimane, 120 kilomètres plus loin, et très
anciennement fréquenté, n'a pas de communication fluviale
régulière avec le fleuve. Il est d'ailleurs plus difficilement
accessible et d'une profondeur beaucoup moindre que
le port de Beira. En 1889, un explorateur anglais,
D. J. Rankin, a trouvé un chenal d'une certaine profon-
deur entre le lit principal du fleuve et l'océan. Le port
de Chindé, depuis lors utilisé pour tout le trafic du Zam-
bèse et de la région des Grands Lacs, est situé sur ce
chenal. Mais il ne peut recevoir que des bateaux de
600 à 800 tonnes au maximum, et sa barre est très diffi-
cile à franchir. Il résulte de tout ceci que la tète de tout
LE PORT DE BEIRA. l5l
le commerce du Zambèse et des pays desservis par la
voie du Zambèse se trouve à Beira. Les grands steamers
y amènent des cargaisons qui y sont transbordées sur les
vapeurs à destination de Chindé. Les marchandises,
déchargées à Chindé sur les sternwheelers à fond plat
ou sur des allèges, remontent le fleuve jusqu'à Tête, à
400 kilomètres, ou, et plus souvent, prennent la route
du Shiré, affluent du Zambèse, pour être distribuées dans
les territoires de la BHtish Central Afinca, ou bien
encore, cheminant sur le lac Nyassa du sud au nord,
vont aboutir dans les territoires de TEst- Africain allemand
et dans ceux de l'État Indépendant du Congo, baignés
par le lac Tanganika. C'est donc jusque là, vers le nord,
que rayonne le trafic de Beira, grâce à ses communica-
tions maritimes immédiates et aux communications flu-
viales qui eh sont le prolongement. Du Tanganika au
Limpopo, il y a i5oo kilomètres environ : c'est la base
d'un triangle dont Beira forme le sommet. De par sa
situation géographique, par droit de naissance, peut-on
dire, le commerce de tout le morceau de continent afri-
cain compris dans ce triangle lui appartient, lui vient
déjà ou lui reviendra certainement.
Installations et outillage
Les navires qui arrivent du large ont le choix entre
deux chenaiLic d'accès pour pénétrer dans le port de Beira.
Le plus long est C(3lui qui fut découvert le premier et le
seul utilisé par la navigation jusquen 1900. Il est par-
faitement repéré et marqué de sept bouées depuis son
origine en pleine mer jusqu'au mouillage dans le Pungué.
Les règles à suivre pour diriger les bâtiments dans ce
chenal ont été publiées dans le Bulletin de la Compagnie
DE Mozambique et dans le Diario do Govervo portugais.
Il n'y a aucune difficulté à les observer, en tenant compte,
r
l52 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
bien entendu, de la correction à faire en temps de houle.
La Compagnie de Mozambique a, d'ailleurs, organisé un
service de pilotage qui fonctionne régulièrement, et
installé un phare à feu tournant, visible à quinze milles
au large, pour bien marquer l'entrée du port.
La découverte du second chenal d'accès est due à
l'équipage d'un croiseur anglais, le Rambler, qui fiit
envoyé à Beira en 1900 pour surveiller le débarquement
des troupes coloniales appelées à faire campagne en
Rhodésie lors de la guerre du Transvaal. Les officiers
du croiseur, peu absorbés par leur mission militaire,
imaginèrent de faire Thydrographie du fleuve et trou-
vèrent ainsi un autre chenal d'accès que celui qui était
ordinairement pratiqué. Ce second chenal, qui offre l'avan-
tage d'abréger le trajet, a été, depuis, convenablement
balisé, et la navigation l'emploie régulièrement. Il porte
le nom de chenal du Rambler.
Comme la plupart des grands ports de la côte orien-
tale africaine, le port de Beira possède des installations
sommaires et un outillage peu compliqué. Il n'y existe ni
quais d'accostage, ni pier accessible aux grands steamers,
ni bassins, ni docks. Le déchargement ou le chargement
des marchandises s'opère au mouillage ; tous les bâtiments
qui fréquentent la côte orientale sont, d'ailleurs, munis
des appareils de levage nécessaires pour la manutention.
Dès que le vaisseau a jeté l'ancre, des allèges conduites
par des remorqueurs viennent se ranger le long de ses
flancs et les opérations commencent. Les allèges chargées,
si la marée est haute, les remorqueurs les amènent au
pied de la douane de Beira. Là, dos grues à vapeur sont
installées et les marchandises, prises des chalands, sont
mises à quai. L'opération doit nécessairement se faire
à marée haute ; le pied du quai émerge à marée basse.
Mais les passagers peuvent accoster à Beira en tout
temps, grâce à une rampe d'accès construite il y a peu
de temps en matériaux durables. Pendant de longues
LE PORT DE BEIRA. l53
années, le quai de la douane fiit un ouvrage de charpente
en bois, que les ravages des tarets obligeaient à recon-
struire périodiquement. Il y a quatre ans, on la remplacé
par un solide mur en béton, non sans diflSculté, à raison
du fond vaseux rencontré en cet endroit où le Chiveve
débouche dans le Pungué.
Le service des allèges et du remorquage est entrepris
par des particuliers. Le quai de la douane et les installa-
tions de chargement et de déchargement ont été réalisés
par les soins et aux frais de la Compagnie de Mozambique.
Cependant, la Compagnie du chemin de fer de Beira vers
la Rhodésie, qui possède un vaste morceau de la rive
gauche du Pungué en amont de Beira, y a fait établir un
pier en charpente métallique, muni de grues également.
Cet ouvrage est utilisé pour les exportations de produits
de la Rhodésie, qu'on évite ainsi de faire passer par les
installations ordinaires de la douane.
Les opérations de déchargement et de mise à quai des
marchandises ne laissent pas d'être assez coûteuses dans
les conditions où se trouve aujourd'hui le port de Beira.
Elles reviennent à onze shellings la tonne, tandis qu'à
Durban — pour prendre un point de comparaison dans
les mêmes parages — où les mêmes opérations présen-
taient jadis de grandes difficultés, on est parvenu, grâce
à des installations convenables, à en réduire le coût à
trois shellings environ. Aussi n'est-il point surprenant
que, depuis un certain temps déjà, on ait pensé à doter
le port de Beira d'aménagements propres à accélérer les
manutentions et à en diminuer la dépense. Un plan étudié
par un ingénieur portugais comporte la transformation
du cours inférieur du Chiveve en deux bassins fermés par
des écluses de manière à en faire des docks conservant en
tout temps la même hauteur d'eau. Les murs de quai de
ces deux bassins seraient munis de grues, de voies*ferrées
et de hangars. Mais ces travaux ne peuvent s'effectuer
sans grandes dépenses. Il se trouve, en effet, à une cer-
/
l54 RBVUE DBS QUESTIONS 8CIBNTIFIQUB8.
taine profondeur dans le sol de Beira, des dépôts lenticu-
laires d'une argile très grassp» nommée matope dans le
pays, qui donne de grandes difficultés et souvent des
mécomptes dans la construction des ouvrages maritimes. Il
y a quelques années, une compagnie française, considérant
rénorme augmentation de valeur qu'avaient subie les ter-
rains de la ville, imagina d'en assécher quelques hectares
bien situés qui étaient inondés à chaque marée par le flot
remontant le Chiveve. Un mur de quai en blocs de béton
fut bâti et remblayé par derrière avec des produits de
dragage. A peine était-il achevé, et au moment même où
la vente des terrains ainsi conquis allait pouvoir rému-
nérer l'entreprise, que des signes d'ébranlement se mani-
festaient en un point de la muraille. C'étaient les assises
inférieures qui avaient glissé sur un banc d'argile grasse.
Toujours est-il que la Compagnie à charte de Mozam-
bique, qui administre ce territoire et dont les ressources
exigent une gestion économe, a reculé jusqu'à présent
devant ces travaux considérables et quelque peu dange-
reux. Il est vrai de dire qu'elle a consacré déjà une partie
de son capital à protéger la ville de Beira contre l'invasion
périodique des eaux aux marées d'équinoxe. Comme une
cité flamande ou hollandaise, Beira est bâtie sur une^plage
basse qui se trouve à peine au-dessus du niveau des marées
les plus hautes. Il en résulte que si la forte marée coïn-
cide avec un vent du sud-est, et, à plus forte raison, si de
grosses pluies ont à ce moment gonflé le Pungué, l'onde
de marée, renforcée, submerge entièrement la ville. Les
grands dégâts ainsi causés aux marchandises emmagasi-
nées dans Beira, tout de suite après sa fondation, impo-
sèrent, comme premier travail à efiectuer, la construction
d'une muraille de défense. Cet ouvrage qui a été réalisé,
fait apparaître la cité, vue du fleuve, comme une forte-
resse, si la marée est basse, parce qu'alors le pied de la
muraille émerge avec la plage sur laquelle elle est fondée.
Depuis quelque temps, il est question d'un autre projet
LB PORT DE BBIRA. l55
que celui de Tutilisation du Chiveve, On a constaté, en
amont de la ville bâtie et à proximité de la gare du
chemin de fer vers la Rhodésie, que le fleuve garde de
grandes profondeurs jusque tout près du bord, et cela sur
deux ou trois kilomètres de longueur. L'idée d'y construire
un ouvrage accostable et muni des appareils de char-
gement et de déchargement nécessaires, a pris naissance
et a des chances de se réaliser. L'exécution de ce travail
diminuerait notablement, paraît-il, les dépenses de manu-
tention des marchandises et en faciliterait l'expédition
par voie de terre. Ceci présente de l'importance pour le
port de Beira, non point seulement en thèse générale,
mais encore, comme nous le verrons, à raison de circon-
stances spéciales qui exposent ce port à la concurrence
très sérieuse d'autres ports de l'Afrique australe.
Direction et impo7^tance des courants commerciaiuc à Beira
Cette réflexion nous amène tout naturellement à évaluer
en chiffres le volume des courants commerciaux qui pas-
sent par le port de Beira. Voyons, d'abord, le mouvement
maritime total. Nous trouvons dans les statistiques de la
douane de la Compagnie de Mozambique, qui sont soi-
gneusement faites, les indications suivantes pour l'année
1904 :
à l'entrée. . . 545 447 tonnes
à la sortie . . . 543 563 —
Et nous ferons immédiatement apprécier l'importance
et la rapidité du développement commercial de Beira en
constatant qu'en 1895, les chiffres correspondants étaient :
•à l'entrée. . . . 161 969 tonnes
à la sortie . • . 160 o32 —
l56 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et mieux encore en nous souvenant qu'en 1890 le mouve-
ment était nul.
Mais voici un autre point de comparaison qui frappera
davantage, puisqu'il est pris en Europe et qu'il s'agit d'un
port très ancien et très connu. Le mouvement maritime
d'Anvers était en 1860, il y a moins de cinquante ans :
à l'entrée. . . . 512017 tonnes
à la sortie . . . 53i 217 —
Ainsi, le tonnage total à Beira dépasse déjà aujourd'hui
le tonnage enregistré à Anvers en 1860.
Il ne faut évidemment pas en tirer des conclusions
exagérées. Depuis 1860, une véritable révolution s'est
opérée dans la navigation : les navires à vapeur se sont
de plus en plus substitués aux navires à voile et leur
capacité a été sans cesse en augmentant. Les statistiques
mêmes que nous employons en apportent un témoignage
frappant : les chiffres du tonnage d'Anvers qui viennent
d'être mentionnés, correspondaient :
à l'entrée, à 23 1 1 navires
à la sortie, à 2410 —
tandis que ceux du tonnage de Beira en 1904 répondent :
à l'entrée, à 366 navires
à la sortie, à 367 —
Il est vraisemblable aussi que le tonnage indiqué par la
statistique pour Anvers se rapprochait davantage du
mouvement commercial de la place, c'est-à-dire qu'une
quantité de marchandises proportionnellement beaucoup
plus grande y avait été mise à quai ou chargée à bord
des bâtiments de mer, qu'à Beira en 1904.
Mais, ces réserves faites, le rapprochement des deux
chitfres ne laisse pas d'être intéressant et suggestif.
La navigation à vapeur prend à Beira une prépondé-
LE PORT DE BEIRA. 1 57
rance écrasante sur la navigation à voiles. Des 366 navires
entrés, 847 sont des vapeurs et 19 des voiliers, et des
367 navires sortis, 346 sont des vapeurs et 21 des voiliers.
Si Ton classe les navires et le tonnage correspondant
suivant les provenances ou les destinations, on aboutit à
une autre constatation instructive. Faisons, par exemple,
ce classement à l'entrée : nous trouvons 85 vaisseaux
venant des ports d'Europe, et 23o venant des ports
d'Afrique. Or, les 85 bâtiments venus des ports d'Europe
ont un tonnage total de 217698 tonnes, ce qui corres-
pond à une moyenne de 256 1 tonnes par navire, et les
23 o bâtiments venus des ports d'Afrique, un tonnage total
de 266 o54 tonnes, ce qui fournit une moyenne de 1 157
tonnes seulement par navire.
La fonction économique du port de Beira est mise en
évidence par l'opposition des deux chiffres. Ils font appa-
raître clairement ce fait que le port de Beira communique
directement pour ses approvisionnements ou ses expédi-
tions avec les grandes places maritimes du monde, celles
que la profondeur des eaux permet aux plus grands navires
do fréquenter, et cet autre fait que le même port joue à
la côte orientale d'Afrique le rôle d'un centre de distri-
bution, en même temps que d'un centre d'attraction pour
les ports côtiers et fluviaux voisins, accessibles seulement
aux navires d'un plus faible tirant d'eau.
Le mouvement commercial total du territoire de la
Compagnie de Mozambique s'est élevé, en chiffres ronds,
à 38 millions de francs pendant Tannée 1904. Bien qu'il
y ait d'autres postes de douane que celui de Beira, et
notamment sur le Zambèse, il est certain que presque
toutes les marchandises comprises dans ce chiffre global
ont passé par Beira, do sorte que pour éviter les doubles
emplois, il vaut mieux prendre pour total du mouvement
commercial du territoire le chiffre de Beira même, qui
est de 35 millions de francs environ.
Ce mouvement comporte des importations, des expor-
/
l58 RBVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
talions, des réexportations, des transbordements, du tran-
sit et du cabotage, et il faut, pour analyser les chiffres
avec exactitude, savoir en quoi consiste chacune de ces
opérations.
La statistique comprend sous le nom ô! importations
toutes les marchandises entrées dans le port et déclarées
en consommation. Mais ceci ne veut pas dire qu'elles
soient réellement consommées dans le territoire. Une
partie notable de ces marchandises, parmi celles qui ne
payent point de droits, sont destinées à être expédiées en
dehors du territoire de la Compagnie de Mozambique,
vers la Rhodésie surtout.
Ces sorties de marchandises nationalisées qui sont, en
réalité, des expéditions vers l'intérieur du continent,
figurent donc à leur tour dans la statistique des exporta-
tions, en môme temps que les exportations des produits
du territoire qui se font par voie de mer.
Sous le nom de réexportations, le tableau du com-
merce de la Compagnie comprend exclusivement des en-
vois de produits de la Rhodésie qui ne font que transiter
par le territoire pour être expédiés par voie de mer à
Beira; et sous le nom de transit les marchandises qui,
circulant en sens inverse, ont été débarquées à Beira et
sans arrêt, ni entreposage, sont expédiées directement
vers la Rhodésie.
Le cabotage embrasse les opérations qui se font par
voie de mer avec les autres ports du territoire de la Com-
pagnie et particulièrement avec les ports de Sofala,
Chiloane et celui de Bartholomeu Dias qui, bien situé et
possédant une certaine profondeur, parait appelé aussi
à quelque avenir au point de vue du commerce local.
Enfin, sous la désignation de transbordements, la sta-
tistique comprend les grandes opérations de distribution
et de concentration par voie de mer pratiquées avec des
ports étrangers, et tout particulièrement les décharge-
ments et rechargements en rade des marchandÛBes desti-
LB PORT DE BBIRA. iSg
nées à la région duZambèse, et de celles qui, en provenant,
sont transbordées sur des steamers en partance pour
l'Europe.
Ceci posé, et à la lumière des chiffres, on voit se des-
siner à Beira, en dehors du trafic du territoire, deux
grands courants commerciaux , Tun vers le Zambèse,
l'autre vers la Rhodésie.
Le premier, compris dans la rubrique transbof^de^nents,
s'accuse par un chiffre d'affaires d'environ i3 millions
de francs et correspond à un mouvement de 23 ooo tonnes
de marchandises. Ce mouvement, en 1904, s'est partagé
presque également entre les expéditions de Beira vers le
Zambèse et celles du Zambèse vers Beira : en chiffres
ronds, il y a eu pour 5 800 000 de francs de marchandises
transbordées à Beira sur navires à destination de Chindé
et pour 7 000 000 de marchandises venant du Zambèse
et transbordées à Beira sur de grands steamers nolisés
pour l'Europe.
Le courant vers la Rhodésie comporte plus d'importa-
tions et moins d'exportations. La valeur des marchandises
expédiées en transit s'élève à près de 9 millions de francs,
auxquels il faut ajouter environ 2 millions de francs de
marchandises déclarées en consommation et réexportées
vers l'intérieur du continent par le railway. Les réexpor-
tations, c'est-à-dire les expéditions de produits et de
marchandises de la Rhodésie vers Beira, en vue de la
mise à bord sur navires frétés pour l'Europe, forment un
total d'un peu plus de 3 millions de francs. L'ensemble
du trafic de Beira avec la Rhodésie se monte par consé-
quent à 14 millions de francs environ, et il comporte
25 000 tonnes dans le sens de la pénétration et un peu
plus de 2000 tonnes à la sortie.
Enfin, on peut fixer 841/2 millions de francs les
importations propres et à 2 1/4 millions de francs les
exportations propres du territoire de la Compagnie de
Mozambique. Tels sont, en j ajoutant le cabotage, les
l6o RBVUE DES QUESTIONS SOIBNTIFÎQUES.
éléments du chiffre de 35 millions qui représente le
mouvement global du port de Beira en 1904.
Les indications que nous venons de donner ne sont
pas les plus élevées qui eussent pu être fournies. Le mou-
vement commercial de Beira apparaît plus considérable
dans les statistiques en 1901, en 1902 et en igoS. Une
des causes de la décroissance en 1904 réside dans la
diminution des envois de matériel à destination des
Victoria falls, où l'on a construit un grand pont de chemin
de fer, et de Tentreprise de construction de la ligne
du Cap au Caire. Mais ce sont là de ces à-coups qui se
produisent dans les pays neufs, et à côté du déficit que
nous mentionnons, nous pouvons signaler raugmentation
régulièrement croissante du trafic par mer avec la région
du Zambèse et un accroissement, sensible aussi et très
encourageant, des produits propres des territoires que
dessert le port de Beira.
A leurs débuts, les colonies ont besoin de s*outiller en
hommes et en choses, et, nécessairement, les besoins y
dépassent de beaucoup les produits. Elles importent donc
infiniment plus qu elles ne peuvent exporter. L'accroisse-
ment des exportations est l'heureux symptôme d'une
tendance de la colonie à l'équilibre et de sa capacité pro-
gressive à se suffire à elle-même.
La guerre des tarifs de chemins de fer
dans t Afrique du Sud
Un facteur qui a exercé, et d'une manière permanente
cette fois, une influence déprimante sur le trafic de Beira
vers rhinterland de la Rhodésie, c'est l'élévation des
tarifs de transport sur son chemin de fer de pénétration.
Le monopole de fait dont jouit la ligne de Beira-Salis-
bury est évidemment l'une des causes de cette cherté des
frets. Mais il est juste de reconnaître que la Compagnie
>
LE PORT DB BBIRA. l6l
du chemin de fer a de lourdes charges à supporter.
Comme nous l'avons vu, la voie ferrée a été établie par
troDçons successifs et, pour se procurer les ressources
nécessaires, il a fallu procéder par émission d'obligations
qui parfois ne se sont pas négociées sans quelque sacrifice.
Le capital à rémunérer pèse, par conséquent, d'un poids
passablement lourd sur l'entreprise.
La construction elle-même a présenté de grandes diffi-
cultés ; on a rencontré en amont de Fontesvilla des plaines
que le Pungué inonde périodiquement depuis des siècles
et où le terrain, très marécageux, s'enfonce sous la moindre
pression. Ailleurs, les premiers ouvrages d'art établis ont
été enlevés par les eaux torrentielles qu'amassent en cer-
tains points les brusques et fortes pluies de décembre et
de janvier, et il a fallu les remplacer par d'autres ouvrages
plus solides et d'un débit plus considérable. Dans la partie
accidentée du pays qui commence après le loo* kilo-
mètre, et surtout dans celle qui approche de la région des
gisements aurifères de Manicas, le tracé a dû être sensi-
blement allongé pour éviter des rampes trop fortes, et
encore ne s'est-on pas montré bien difficile sous ce
rapport.
Enfin, last not least, à peine la ligne avait-elle atteint
la frontière, qu'il fallait recommencer tout le travail pour
la mettre à la largeur de 3 1/2 pieds, et, de nouveau,
une somme très importante, obtenue par l'émission d'obli-
gations, devait être affectée à cet élargissement.
Il résulte de tout cela, que le coût kilométrique de
la ligne est relativement élevé. Et comme les transports
ne sont pas encore bien abondants, qu'il faut, néanmoins,
entretenir les 35o kilomètres de la ligne comme s'ils
l'étaient, et que les frais d'exploitation se ressentent du
profil accidenté qu'il a fallu suivre, il n'est pas surprenant
que la Compagnie ait la tendance à maintenir ses tarifs
le plus haut possible.
La Compagnie de Mozambique n'est pas entièrement
ni* SERIE. T. x. il
/
102 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
désarmée contre cette tendance. Quand elle accorda la
concession du chemin de fer en 1 89 1 , elle stipula que les
tarifs ne pourraient pas être supérieurs à ceux des lignes
du Cap. Mais cette stipulation ne concerne et ne pouvait
concerner que la partie de la ligne située sur son terri-
toire, et rintérét du port de Beira est de voir le prix des
transports s abaisser aussi sur le prolongement de cette
ligne à travers la Rhodésie. D'autre part, exiger l'appli-
cation rigoureuse des tarifs du Cap, c'eût été, peut-être,
obliger la Compagnie du chemin de fer à liquider.
Depuis quelques mois pourtant, des concessions impor-
tantes ont été obtenues. Elles sont dues moins à l'exis-
tence de la clause relative aux tarifs insérée dans la
convention de 1891 , qu'à la concurrence qu'ont fait surgir
les lignes du Cap en vue de l'absorption du trafic de la
Rhodésie.
En effet, les gouvernements de la colonie du Cap et du
Natal ont repris la politique de Cécil Rhodes qui, tout
en cherchant un débouché pour la Rhodésie à l'est, vou-
lait cependant y rendre prépondérante l'influence des
colonies britanniques de l'Afrique du Sud, Dominé par
cette pensée maîtresse, Rhodes avait fini par obtenir,
malgré une vive résistance, le prolongement des voies
ferrées du Cap le long des frontières de la République
de rOrange et du Transvaal, d'abord jusqu'à Kimberley,
ensuite jusqu'à Vryburg, en territoire bien anglais, de
manière à relier directement la Rhodésie à Cape-Town.
Puis, obéissant toujours à la même pensée, il avait pro-
voqué la formation d'une compagnie qui poussa, par
étapes successives, le rail de Vryburg à Mafeking, de
Mafeking à Bulawayo, pour finir par relier aussi Bula-
wayo à Salisbury.
Or, la guerre du Transvaal terminée, le gouvernement
du Cap, qui possède son réseau ferré, reprit l'exploita-
tion des lignes appartenant à la Compagnie des Rhodesian
railways au nord de Vryburg, et, tout de suite, conti-
LE PORT DE BEIRA. l63
nuant la politique de Rhodes, il y appliqua des tarifs
très réduits. Des arrangements furent pris avec le gou-
vernement du Natal dans le même sens. Il en résulte que
le port de Beira se trouva tout à coup, dans son hin-
terland même, en présence d'une concurrence inattendue
des grands ports de l'Afrique australe : Cape-Town, East-
London et Port- Elisabeth.
Pendant plusieurs années, on a pu lire, dans les jour-
naux et sur les couvertures des revues anglaises, des
annonces relatives aux prix de transport d'Angleterre ou
du continent d'Europe à Bulawayo par difiJèrentes voies,
et de toutes, la plus coûteuse était celle de Beira. Or, la
distance par rail de Beira à Bulawayo est de 676 milles
anglais seulement, tandis que de Port-Élisabeth à Bula-
wayo elle est de 1198 milles anglais, de East-London
1258 milles et de Cape-Town i36o milles.
Ainsi, bien que la distance de Cape-Town à Bulawayo
soit le double de celle de Beira à la môme ville, l'abais-
sement des tarifs sur les lignes exploitées par le gouver-
nement du Cap permettait d'y amener marchandises et
voyageurs à des prix plus réduits que par Beira. A Salis-
bury même, qui n'est qu'à 384 milles de Beira, les ports
et les chemins de fer du Sud-Afrique concurrençaient
encore le port de la Compagnie de Mozambique.
On peut conjecturer qu'à ce jeu-là, le gouvernement du
Cap ne faisait pas de très brillantes affaires, mais le
chemin de fer de Beira-Salisbury et le port de Beira ne
sen portaient pas mieux. Aussi bien la Compagnie du
chemin de fer a-t-elle dû se rendre aux représentations
de la Compagnie de Mozambique, aux réclamations des
habitants du Mashonaland et à l'évidence du dommage
qu'allait lui causer la prolongation de cet état de choses.
Elle a baissé ses tarifs, non pas encore autant qu'il eût été
souhaitable pour Beira, mais de manière sensible pour-
tant. Il existe encore quelques catégories de marchandises
qu'il est plus avantageux d'expédier par le sud que par
r
164 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Beira, mais c'est à raison, surtout, de l'incidence du droit
de transit 3 7of p^rçu ad valorem.
Je disais au début de ce rapport, avec Douglas
Owen, que c'est le port qui crée la navigation et non la
navigation qui fait le port. Il faudrait ajouter que ce
n'est pas seulement le port qui fomente le mouvement
maritime, mais aussi les facilités et le bon marché des
communications avec l'intérieur du pays. Un chemin de
fer dont la construction a été coûteuse et qui doit néces-
sairement transporter à prix élevé pour rémunérer son
capital, est un auxiliaire d'une efficacité réduite pour un
port de mer. A ce point de vue, il est peut-être regret-
table que la construction du chemin de fer de Beira vers
la Rhodésie ait été réalisée avec quelque précipitation et
que l'on n'ait point décidé tout de suite de lui donner la
largeur normale des voies ferrées de l'Afrique australe.
Mais ce sont là — je me hâte de le déclarer — des crir
tiques qu'il est facile de formuler après que les événements
ont parlé. Ceux qui eurent à exécuter cette entreprise,
connaissaient le marché financier et savaient l'effort qu'on
pouvait lui demander à ce moment. 11 ne faut pas oublier
que si la Rhodésie retire, à l'heure qu'il est, plus de
3o millions de francs annuellement de ses mines d'or, elle
ne produisait rien en 1891 et qu'en l'absence d'un
trafic certain, il est toujours très difficile de recueillir des
capitaux pour l'établissement d'une voie ferrée.
Quant au courant commercial qui de Beira se dirige
vers le Zambèse, et du Zambèse revient vers Beira, on
peut dire qu'il est entièrement dû à la liberté de la
navigation proclamée dans le traité de 1891 et à l'esprit
d'entreprise. Le Zambèse, qui ne fut utilisé comme
voie de communication régulière qu'après 1891 et qui ne
possédait encore en 1895 qu'une flottille insignifiante»
porte aujourd'hui 26 petits steamers et 123 autres
embarcations qui naviguent sans relâche sur ses eaux. Le
progrès, dans cette direction, est d'autant plus reinar-
LB PORT DB BBIRA. l65
quable, que le Zambèse subit de grandes fluctuations de
niveau et qu'il ne garde la profondeur nécessaire aux
steamers à fond plat qui le parcourent que pendant sept
à huit mois de Tannée. Outre cela, le fleuve est capri-
cieux et modifie sans cesse la forme de son lit, de sorte
que les échouages y sont assez fréquents. Enfin, comme
nous Tavons dit, le port de Chinde, qui lui sert d'entrée,
est d*un accès difficile, et le débarquement ainsi que
rembarquement des marchandises y souffrent de sérieux
inconvénients. L'ensemble de ces conditions se traduit
naturellement par l'élévation du coût des transports.
Il n'est pas surprenant que l'on ait cherché, de ce
côté aussi, à améliorer l'état des voies de communication
et le coût des frets. L'un des projets imaginés est déjà
en voie de réalisation.
Pour pénétrer dans le territoire de la British Central
Africa, les marchandises remontent sur steamers le
Chiré, rivière qui se jette dans le Zambèse, à i5o kilo-
mètres en amont de son embouchure; mais le Chiré cessant
rapidement d'être navigable, il faut ensuite les transpor-
ter à dos d'hommes jusqu'à Blantyre et au lac Nyassa.
Ce portage est à la veille de disparaître : un chemin de
fer unissant le lac Nyassa au bas Chiré est actuellement
en construction.
Un autre projet de chemin de fer qu'on s'occupe aussi
de réaliser, part de Beira pour aboutir au Zambèse vis-
à-vis du confluent du Chiré. Il vise à la suppression des
transbordements multiples qui retardent et aggravent les
communications vers la région du Zambèse. L'exécution
de ce second projet ferait gagner cinq jours au moins aux
transports de Beira au confluent du Chiré ; celle du chemin
de fer du Chiré en fera gagner au moins cinq aussi aux
transports du confluent du Chiré jusqu'au lac Nyassa,
et par couséquent ces deux ouvrages amélioreraient
notablement les communications avec la frontière orientale
de rÉtat Indépendant du Congo et TEst Africain allemand.
i
l66 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le chemin de fer de^Beira au Zambèse aura en quelque
sorte pour conséquence de créer une embouchure au fleuve
et de développer encore la navigation intérieure sur ce
puissant cours d'eau.
Le Zambèse est à peine exploité jusqu'à présent.
Cependant, sauf une interruption d'une centaine de kilo-
mètres aux rapides de Kebrabassa, situés à 5oo kilo-
mètres environ de Chinde, il est navigable sur une
étendue de près de 800 kilomètres pendant une bonne
moitié de Tannée. Les rapides de Kebrabassa contournés
par une voie ferrée, le Zambèse mis en communication
directe avec Beira deviendrait la grande route com-
merciale de l'immense territoire compris entre les lacs
Nyassa, Tanganika, Moôro et Bangweolo. Le port de
Beira est donc appelé à un avenir considérable. Ce sera,
quelque jour, Tune des places maritimes les plus impor-
tantes du continent africain.
Ch. Morisseaux.
LbS FONCTIONS ÉCONOMIQUKS
DU PORT DR LIVERPOOL
Il ne saurait entrer dans le cadre d'une courte commu-
nication d'étudier sous tous ses aspects l'organisme très
complexe qu'est le port de Liverpool. Le but que nous
poursuivons ici est beaucoup plus modeste et consiste
uniquement dans la détermination des fonctions éco-
nomiques de ce port.
Nous laisserons donc de côté tout ce qui concerne les
conditions d'exercice de ces fonctions, c'est-à-dire, soit
l'ensemble des circonstances grâce auxquelles le port de
Liverpool joue le rôle important qu'il détient depuis si
longtemps, soit l'ensemble des voies et moyens qui assu-
rent la réalisation de ce rôle. Qu'il nous suffise de rappeler
au début, sans entrer dans aucuns détails, que l'adminis-
tration du port et des docks est centralisée entre les
mains d'une corporation locale, le Mer'sey Docks and
Harbow Board^ qui, en vertu d'Aces du Parlement, décide
souverainement, sous la réserve de certaines garanties et
sous le contrôle des armateurs, négociants et courtiers
qui l'élisent, toutes les questions se rattachant au trafic
maritime, à l'amélioration de l'outillage, à l'entretien ou
à la construction des divers ouvrages du port.
En d'autres termes, Liverpool oflre un des exemples
les plus parfaits d'un port autonome, gouverné sans par-
tage par une seule administration locale, dans les condi-
tions d'indépendance les plus caractérisées vis-à-vis des
pouvoirs publics. Alors que le port de Londres, par
exemple, manque d'une direction unifiée, au point qu'une
réforme s'impose, le port de Liverpool est organisé sous
/
l68 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un régime qui correspond merveilleusement à toutes les
exigences modernes. Cette heureuse situation a contribué
dans une large mesure au bon accomplissement des fonc-
tions économiques qu'il est appelé à remplir.
Comme il arrive dans la plupart des grands ports, ces
fonctions sont multiples à Liverpool. Les marchandises
qui s'accumulent sur ses quais n'y viennent pas toutes
pour la même raison.
Les unes sont nécessaires à l'approvisionnement de
l'arrière-pays en matières premières, objets d'alimentation
ou marchandises de toutes sortes, ou bien représentent
le trop plein de sa production. Elles ne passent par le port
que pour le service de son arrière-pays, soit à l'importa-
tion, soit à l'exportation. En les chargeant ou en les
déchargeant, le port de Liverpool accomplit sa fonction
régionale.
D'autres, également attirées vers Liverpool par les
besoins de l'arrière-pays, ne peuvent pas y être distribuées
sans avoir subi une transformation industrielle. Trop
lourdes ou trop encombrantes sous la forme de matières
premières pour supporter les frais de transports terrestres,
beaucoup plus onéreux que les frais de transports par
mer, elles doivent être traitées sur place, là où elles-sont
débarquées. L'opération industrielle, leur donnant une
valeur plus grande sous un moindre poids et un moindre
volume, leur permet d'être distribuées par les voies de
terre sous leur forme nouvelle de produits manufacturés.
Certains minerais, certaines matières premières de l'in-
dustrie des engrais chimiques, beaucoup de plantes oléa-
gineuses, rentrent dans cette catégorie. Elles donnent
naissance à la fonction industrielle des ports, variété
notable de leur fonction régionale. Liverpool possède
plusieurs de ces industi'ies spéciales aux ports.
Enfin, l'activité du port de Liverpool est alimentée
également par des marchandises qui ne vont pas en Angle-
terre et qui n'en viennent pas. Celles-là n'ont rien à faire
ni avec la fonction proprement régionale» ni avec sa fonc-
LE PORT DE LIVERPOOL. 169
tion industrielle. Elles relèvent de sa fonction commer-
ciale.
En raison de l'espace limité dont nous disposons pour
présenter cet exposé, nous ne distinguerons pas la fonction
industrielle de la fonction régionale, dont elle peut être
considérée comme une variété. Nous examinerons donc
simplement comment se déterminent la fonction régionale
et la fonction commerciale du port de Liverpool.
La fonction régionale
Si nous jetons les yeux sur une carte de l'Angleterre,
larrière-pays géographique susceptible d'être desservi par
Liverpool nous apparaît de suite comme étroitement
limité. Le vaste estuaire de la Mersey, sur lequel est
située Liverpool, est l'aboutissement d'un fleuve de peu
de longueur ; nous ne trouvons donc pas là la profonde
pénétration fluviale de l'Elbe derrière Hambourg, du
Rhin derrière Rotterdam, de l'Escaut et des canaux de la
Belgique et du nord de la France derrière Anvers. De plus,
dans quelque direction que l'on s'éloigne de Livei'pool sur
le territoire de l'Angleterre, on ne tarde pas à atteindre
des points plus rapprochés de Londres, de Hull, de New-
castle, de Cardifl ou de Swansea que de Liverpool même.
La concurrence de ces grands ports restreint strictement
la zone territoriale que Liverpool peut mettre en commu-
nication avec la mer.
Par contre, cette région étroite est prodigieusement
active. Les gisements de charbon du Lancashire, du pays
de Galles et du Statfbrdshire y ont favorisé un dévelop-
pement extraordinaire de l'industrie. L'esprit d'entreprise
des Anglais a pu s'3^ donner libre carrière dans une infi-
nité de branches de la fabrication. La métallurgie y occupe
une place très importante ; mais l'industrie textile, parti-
culièrement l'industrie cotonnière, concentrée dans le
r
lyO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Lancashire, règne en maîtresse autour de Manchester,
à Oldham, Bolton, Rochdale, etc.
L'intensité de la production industrielle appelle forcé-
ment une importation considérable de matières premières.
En nous reportant aux statistiques de 1904 (1), nous
relevons, en effet, au port de Liverpool, des chiffres d'im-
portation de matières premières qui traduisent clairement
la physionomie industrielle de son arrière-pays.
En tête vient le coton brut, naturellement. Liverpool
en a reçu 685 000 tonnes représentant une valeur de plus
d'un milliard de francs (i 066 ôSy i5o francs). La laine
figure pour 5o 000 tonnes et g3 millions de francs, le
chanvre pour 26 000 tonnes et 2 1 millions de francs, soit
en chiffres ronds, 760 000 tonnes de chargement pour les
navires venant à Liverpool et près de douze cents millions
de francs pour son mouvement commercial, du seul fait
des besoins de l'industrie textile.
La métallurgie employant des matières premières d'une
valeur moindre fournit au mouvement commercial une
contribution beaucoup moins élevée : g3 millions de francs
seulement de minerais et de métaux demi-ouvrés viennent
à Liverpool, mais leur poids représente 56o 000 tonnes.
La métallurgie est donc une excellente pourvoyeuse de
fret pour les navires venant à Liverpool.
De môme, bien que dans une moindre mesure, la cul-
ture scientifique des terres, l'engraissement perfectionné
des animaux, donnent du fret à l'armement sans mettre
en mouvement des valeurs très importantes. Il entre par
Liverpool 216 000 tonnes d'engrais et de tourteaux, valant
seulement 28 millions de francs. Notons encore 180 000
tonnes de plantes et graines oléagineuses représentant
une valeur de 27 millions de francs. Ces lourdes cargai-
sons sont un précieux élément de trafic pour les grands
navires d'aujourd'hui, auxquels il faut des marchandises
(1) V. Anntial statement ofthe Trade of the United Kingdom with
foreign countries and britUh pottessionSy 1904.
LE PORT DE LIVERPOOL. I7I
de poids et d'encombrement pour remplir leurs vastes
cales.
En ajoutant à ces marchandises yb millions de francs
de peaux et cuirs, 83 millions de bois, 40 millions de tabac
brut, 22 millions de suif et stéarine, on arrive, pour les
principales matières premières importées à Liverpool, à
un total de valeurs d*un milliard et demi de francs envi-
ron. Voilà ce que demandent à Liverpool, ce qu'attirent,
par suite, à Liverpool, les besoins industriels de l'étroite,
mais active région desservie par ce port.
Voici maintenant la contre-partie. Cette région ne
fabrique pas pour la seule Angleterre. Elle ne s'est déve-
loppée que par les débouchés qu'elle a trouvés au dehors
pour ses industries, et Liverpool est son port d'expédition.
11 n'est même guère que cela. En effet, nous ne voyons
figurer au compte des exportations de Liverpool ni pro-
duits agricoles, ni produits miniers. Il n'est pas exporté
de ce grand port anglais une seule tonne de charbon,
alors que le Royaume-Uni en exporte 46 millions de
tonnes, 66 millions si on tient compte des charbons de
soute pris par les navires. Tous les produits anglais]expé-
diés de Liverpool à l'étranger sont exclusivement des
produits industriels. Leur valeur s'est élevée en 1904
à 2 milliards 675 millions de francs.
Ces chiffres prouvent clairement que Liverpool a grandi
en raison du développement industriel de son arrière- pays.
Son histoire commence avec ce développement : Liverpool
n'avait que 5ooo habitants en 1700. Son nom ne figure
même pas dans le Doomesday Book dressé à la suite de
la conquête de Guillaume le Conquérant. C'est au cours
du xviii® et surtout du xix* siècle que le port a grandi
par l'essor du Lancashire et des comtés avoisinants.
L'industrie régionale a fait plus que de fournir à Liver-
pool des importations de matières premières et des expor-
tations de produits fabriqués. En agglomérant autour des
usines une population très dense, que la contrée est inca-
f
172 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pable de nourrir avec ses ressources agricoles, elle a
déterminé un mouvement considérable d'importation de
matières alimentaires. A elles seules, les diverses céréales
importées à Liverpool en 1904 représentent 2 186000
tonnes de poids et une valeur de 358 millions de francs ;
les viandes figurent pour un poids très inférieur, 870 000
tonnes, mais leur valeur dépasse celle des céréales et
atteint 890 millions de francs ; 97 millions de fruits, 92 mil-
lions de sucres, 41 millions d'huiles végétales, 84 millions
de fromages, 3o millions de poissons, 5 millions 1/2 d'œufs,
etc., nous donnent, avec les céréales et les viandes, un
total de valeurs qui n'est pas moindre de 1 1 5o millions
de francs. Il faut autre chose que des matières alimen-
taires à la population massée autour des fabriques de la
région. Elle consomme pour 21 millions de francs de
pétrole, pour 3o millions de tabac manufacturé, pour
3 millions 1/2 de savon, etc. Plus de 1 200' millions de
marchandises viennent ainsi à Liverpool pour la consom-
mation de l'arrière-pays et s'ajoutent au milliard et demi
de matières premières que nous avons noté plus haut. La
fonction régionale attire donc à Liverpool, de ces deux
chefs, des cargaisons d'une valeur totale d'environ 2 mil-
liards 700 millions et fournit à l'exportation un fret d'une
valeur sensiblement équivalente (2 675 000 000).
La nature des marchandises reçues et expédiées est
forcément déterminée dans une large mesure par les
besoins de la région desservie. Si Liverpool reçoit plus
d'un milliard de francs de coton brut, par exemple, c'est
que le Lancashire est le grand centre de l'industrie
cotonnière anglaise. Par suite, Liverpool voit son com-
merce maritime se diiiger principalement vers les pays
producteurs de coton, en particulier vers les États-Unis.
C'est encore aux États-Unis que Liverpool trouve la plus
grosse part des céréales, des viandes, que réclame son
arrière-pays. Une contrée à population clairsemée, à pro-
duction agricole surabondante, est précisément complé-
LB PORT DE LIVBRPOOL. jyS
raentaire d'un pays industriel surpeuplé. Elle a en excès
ce qui fait défaut à l'autre. Les relations commerciales de
Liverpool avec l'Amérique du Nord résultent donc des
besoins de son arrière-pays. Et on pourrait facilement,
dans une étude plus détaillée, suivre le développement du
commerce de Liverpool avec l'Amérique du Sud, l'Afrique,
l'Australie, parallèlement aux besoins croissants de Tar-
rière-pays en laines, caoutchouc, graines oléagineuses,
etc., d'une part, et aux débouchés croissants qu'offrent
ces divers pays aux marchandises fabriquées dans la
région de Liverpool, d'autre part.
Ainsi la quantité, la nature, la provenance ou la desti-
nation des marchandises débarquées ou embarquées dans
le port sont fonction de son arrière-pays.
11 y a plus, et les théories économiques en faveur à
Liverpool sont déterminées à leur tour par ces éléments.
L'union douanière impériale, rêvée par M. Chamberlain,
y a rencontré peu d'adeptes, parce que les principales
relations commerciales de Liverpool sont avec des pays
étrangers. Londres, qui commerce activement avec les
colonies anglaises, a pu prêter une oreille plus attentive
aux discours de l'apôtre du néo-protectionnisme. Si les
possessions britanniques étaient seulement en mesure de
fournir au Lancashire le coton brut et le blé qu'il lui faut,
l'École de Manchester ne tarderait pas à perdre son nom ;
mais, dans les conditions actuelles, toute entrave au trafic
avec l'Amérique, par exemple, serait funeste à la région
desservie par Liverpool.
L'étroitesse de cette région a déjà été signalée. Il faut
noter cependant que les limites en sont étendues, pour
certaines marchandises, par l'existence du marché natio-
nal de ces marchandises à Liverpool. C'est ainsi que
Liverpool reçoit presque tout le coton brut destiné à
l'Angleterre ou à l'Ecosse ; seul, le port de Londres en
inscrit à ses importations pour une valeur de 40 millions
de francs ; on n'en trouve pas trace à Glasgow, qui est
r
174 RBVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pourtant un centre d'industrie cotonnière. La prépon-
dérance industrielle du Lancashire entraine la prépon-
dérance commerciale de Liverpool pour l'entrée de cette
matière première et étend jusqu'aux limites de la Grande-
Bretagne elle-même la région desservie par Liverpool
à ce point de vue. De même, le caoutchouc traité par
l'industrie anglaise arrive principalement par Liverpool,
tandis qu'au contraire le thé, si universellement con-
sommé sur toute la surface du Royaume-Uni, entre surtout
par Londres. Liverpool en reçoit seulement pour un demi-
million de francs en 1904. 11 faut donc distinguer l'ar-
rière-pays géographique du port de son arrière-pays
économique, plus exactement de ses arrière-pays éco-
nomiques, variables suivant la marchandise considérée.
Cette distinction est d'autant plus nécessaire que
l'arrière-pays économique d'un port peut varier par suite
de faits extérieurs. Liverpool en offre un curieux exemple.
Pendant de longues années ce port était le seul point
d'embarquement des passagers et émigrants britanniques
vers les États-Unis. Aujourd'hui, il est très fortement
concurrencé par Southampton, parce que les paquebots
des grandes compagnies allemandes y font escale. Tout le
sud de l'Angleterre se trouve ainsi enlevé à Liverpool, au
point de vue de ce trafic, et cela par l'essor de l'armement
bambou rgeois et brêraois.
Quelles que soient, au surplus, les variations subies
par les arrière- pays économiques de Liverpool, sa fonc-
tion régionale reste dominée par le fait que nous signalions
au début. Liverpool ne peut, en aucun état de cause,
desservir une région très vaste. Son port a grandi par
l'activité merveilleuse d'une région peu extensible. Il
devait, par suite, être dépassé par les ports continentaux
situés à l'embouchure d'un fleuve à pénétration profonde,
du jour où ces ports seraient mis en communication avec
leur arrière-pays étendu et économiquement développé.
Cela explique pourquoi Liverpool est passée aujourd'hui
LE PORT DE LIVBRPOOL. lyS
du second au cinquième rang des ports d'Europe, après
Hambourg, Anvers et Rotterdam, Londres conservant
jusqu'ici sa prééminence.
La fonction commerciale
L'analyse sommaire à laquelle nous nous sommes
livrés pour déterminer la fonction régionale de Liverpool
montre bien qu'elle n'est pas la seule fonction remplie
par ce port. En effet, même en lui attribuant la totalité
des matières premières et des objets de consommation
importés — ce qui n'est pas entièrement justifié, comme
nous le verrons — et la totalité des exportations d'origine
anglaise — ce qui paraît légitime — nous arrivons au
compte suivant :
Importations de matières premières i milliard Soc mill.
» d'objets de consommation i « 200 »
Exportations d'origine anglaise 2 » 675 »
Total 5 milliards SyS mill.
Or, l'ensemble des importations et des exportations de
Liverpool atteint, d'après les statistiques de 1904, six
milliards et demi de francs. La fonction régionale n'ex-
plique donc pas, à elle seule, le mouvement des marchan-
dises. La fonction commerciale nous en rendra compte.
Nous verrons même qu'elle a quelque chose à reprendre
sur le chiffre attribué à la fonction régionale.
En effet, toutes les matières premières et tous les objets
de consommation importés à Liverpool ne sont pas à
destination définitive de sa région. Il en est qui vienneot
dans le port pour y trouver un marché international et,
de là, être réexpédiés à l'étranger.
Nous constatons, par exemple, qu'en 1904, Liverpool
a réexporté pour 72 millions de francs de cotons bruts ;
en 1903, elle en avait réexporté pour io5 millions de
r
lyÔ REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
francs. Pourquoi ces cotons sont-ils entrés à Liverpool,
puisqu'ils ne devaient pas être travaillés en Angleterre ?
Tout simplement, parce que Liverpool est un grand
marché de cotons bruts. Sans doute, Pexistence de ce
marché est due à Ténorme consommation du Lancashire ;
mais, précisément à cause de Ténormité de cette consom-
mation, le marché dépasse les besoins de la région. Il est
assez puissant, assez bien organisé pour attirer à lui des
cotons destinés à des centres de fabrication plus ou moins
isolés et trop modestes pour alimenter un marché à eux
seuls. Ces centres sont ainsi tributaires de Liverpool, ou
du Havre, ou de Brème, car les places européennes où se
traitent les cotons bruts sont en nombre très limité. Le
marché à terme est nécessaire aux transactions sur cette
marchandise en raison de circonstances connues, dans le
détail desquelles nous ne pouvons pas entrer ici, et ce
marché ne peut se constituer que là où d'importantes
quantités sont traitées. La fonction commerciale de Liver-
pool, en ce qui concerne les réexportations de cotons bruts,
est due à l'existence de son marché de cotons bruts.
Les céréales donnent lieu à un phénomène analogue,
bien que moins intense, les marchés européens de blés
étant beaucoup plus nombreux que les marchés de cotons.
Liverpool a réexporté en 1904 pour i5 millions 1/2 de
céréales, dont 1 3 millions de riz. L'importance de son
marché de riz paraît tenir surtout à l'activité de ses rela-
tions avec les ports du sud des États-Unis.
Liverpool a aussi un grand marché de caoutchouc. Les
réexportations ont atteint io3 millions de francs en 1904,
alors que les importations donnaient un total de 170 mil-
lions. Le service de l'étranger a donc dépassé le service
de la région. Notons encore 3o millions de réexportations
de laines, 8 millions de réexportations de plumes d'orne-
ment, etc.
Toutes ces marchandises viennent chercher un marché
à Liverpool ; elles y sont l'objet de transactions qui déter-
\
LB PORT DB LIVBRPOOL. I77
minent leur destination définitive ; elles y sont traitées.
Mais il en est d'autres qui sont simplement transbordées
à Liverpool. Celles-là n'y trouvent, par conséquent, qu'une
facilité, une occasion de transport. Elles passent par
Liverpool, parce que c'est une sorte de carrefour maritime,
parce que c'est le point d'où une marchandise est le mieux
assurée d'arriver prompteraent à sa destination, grâce à
la multiplicité et à la fréquence des services sur certains
pays. La cause qui les attire n'est pas le marché commer-
cial, mais l'activité du mouvement maritime qui se chiffre
à Liverpool, en 1904, par 14698792 tonnes, entrées et
sorties réunies. Ces marchandises constituent une caté-
gorie d'une certaine importance. Les statistiques anglaises
les classent à part et indiquent pour elles une valeur de
214 millions (64 millions pour les marchandises franches
de droit, i5o millions pour les marchandises taxées).
Seuls, les très grands ports visités par de nombreux
navires peuvent jouer ce rôle de distributeurs de marchan-
dises de mer ; c'est une variété de la fonction commerciale
réservée aux quelques points du globe où les transports
maritimes se concentrent avec le plus d'intensité. En
Grande-Bretagne, Londres et Liverpool sont, à peu de
chose près, les deux seuls ports où elle existe. Sur un
mouvement total de transbordements de marchandises de
mer (transhipments) s'élevant à 6 1 2 millions de francs en
chiffres ronds, Londres et Liverpool font plus des trois
quarts, 462 millions.
Comme l'activité du mouvement maritime, l'activité de
la distribution commerciale attire à Liverpool certaines
marchandises qui ne font qu'y passer. On voit figurer, par
exemple, dans les importations, 41 millions de jute manu-
facturé et les réexportations en reprennent 89 millions et
demi. Il s'agit évidemment de sacs d'emballage de jute
utilisés,en partie, pour la réexpédition de grains, et spéciale-
ment de riz, transportés en vrac de leur port d'origine,
et repartis de Liverpool en sacs avec d'autres cargaisons.
ni* SÉRIE. T. X. 12
178 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Enfin, il faut mentionner aussi les marchandises diri-
gées sur Liverpool en raison des facilités d'entrepôt
qu'elles y rencontrent. L'existence de vastes magasins,
bien outillés, dans lesquels une marchandise peut séjour-
ner sans trop de frais, où elle peut ôti'e warrantée dans
de bonnes conditions, constitue un des éléments de l'orga-
nisation commerciale d'un port. C'est encore un motif
nouveau d'y amener des cargaisons que ne réclame pas
l'arrière-pays de ce port, mais qui relèvent de sa fonction
commerciale.
Le développement pris à Liverpool par cette fonction
est dû pour une large part à la puissance des maisons
d'armement établies dans ce port. Sur dix millions et
demi de tonneaux de jauge nette que compte la flotte
marchande du Royaume-Uni, 2 678 766 tonneaux, soit
plus du quart, sont afférents à des navires ayant leur port
d'attache à Liverpool. Ce fait est d'une extrême impor-
tance pour l'établissement de certains marchés dans ce
port. Celai du caoutchouc, par exemple, déborde, nous
l'avons vu, d'une façon très notable sur les besoins de la
consommation régionale. Plus de la moitié des caoutchoucs
importés à Liverpool sont réexportés (io3 millions de
réexportations sur 170 millions d'importations). La com-
paraison de ces deux chiffres montre clairement que, pour
une grande partie, le marché des caoutchoucs pourrait
être enlevé à Liverpool. Mais il s'y maintient et il s'y
développe par la puissance de l'armement local qui ramène
de préférence à Liverpool les caoutchoucs chargés par lui
dans les pays d'origine. A supposer que le mouvement
maritime du port fût alimenté surtout par les pavillons
étrangers, à supposer notamment que les relations avec
l'Amérique du Sud fussent assurées par eux, la quantité de
caoutchouc traitée à Liverpool tendrait naturellement à
se rapprocher de la quantité nécessaire aux besoins régio-
naux. Sur ce point, le rôle commercial du port est une
conséquence de l'activité de l'armement local. C'est, d'ail-
{
LE PORT DE LIVERPOOL. I79
leurs, un fait vérifié que, pour les marchandises d'une
certaine valeur par rapport à leur poids, les marchés
internationaux se déplacent souvent par le seul fait que le
pavillon transporteur vient à changer. Sir Thomas Suther-
land, président de la Compagnie péninsulaire et orientale,
en donnait, il y a quelques mois, devant la Commission
anglaise chargée d'étudier les réformes à apporter à l'or-
ganisation du port de Londres, un exemple frappant. Le
marché de la soie était à Londres dans la première moitié
du XIX® siècle ; c'est la création de la Compagnie des Mes-
sageries Maritimes qui a déterminé son déplacement au
profit du continent (i). L'existence des grands marchés
internationaux dans un port peut donc dépendre de l'acti-
vité de l'armement local. Dans le cas de Liverpool, la
puissance de sa flotte de commerce contribue fortement
à renforcer sa fonction commerciale.
Il nous reste cà préciser quelle proportion du trafic total
doit êire attribuée, d'une part, à la fonction régionale,
d'autre part, à la fonction commerciale de Liverpool. Un
décompte absolument exact est, bien entendu, impossible
à établir. Cependant on peut arriver à se rendre compte,
cà peu de chose près, de l'importance relative des deux
fonctions en ce qui concerne la valeur des marchandises.
En ce qui concerne leur poids, les statistiques anglaises
ne permettent pas d'établir des calculs d'ensemble, cer-
taines marchandises y figurant sans aucune indication
de poids.
Il faut d'abord remarquer que les chitfres donnés plus
haut pour la fonction régionale sont à la fois incomplets
et forcés. Ils sont incomplets, parce que nous nous sommes
bornés à relever les valeurs afférentes aux principales
marchandises classées et qu'aucun compte ne peut être
tenu des marchandises non classées qui figurent dans les
statistiques pour des sommes importantes. Us sont forcés,
(l) Report nf Commissioners, Port of London, p. i3.
l8o REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
parce que nous avons attribué provisoirement à la fonc-
tion régionale toutes les matières premières ou alimen-
taires relevées par nous, alors qu'une certaine partie
d'entre elles est reprise aux réexportations, comme nous
venons de le voir, et doit être portée, par suite, au
compte de la fonction commerciale.
Dans ces conditions, le seul procédé — procédé som-
maire, d'ailleurs — pour résoudre le problème posé,
consiste à analyser directement, avec le secours des
indications statistiques, les marchandises qui ne viennent
à Liverpool par mer que pour en repartir par mer.
Une première catégorie est celle des réexportations,
c'est-à-dire des marchandises qui, ayant été inscrites dans
les relevés d'importations, sont ensuite reprises dans les
relevés d'exportations. Elles figurent au compte spécial
des réexportations pour 446 millions de francs. Il faut y
ajouter 64 millions de marchandises franches en transit,
soit au total 5 10 millions de francs. Mais pour comparer
ce chiffre à celui du mouvement total du commerce mari-
time, il convient de le doubler, puisque ces 5 10 millions
de francs entrent à la fois et dans le compte des importa-
tions et dans le compte des réexportations (i). Nous
arrivons ainsi à une somme d'un milliard vingt millions
de francs.
Ce n'est pas tout. Nous avons encore à tenir compte de
146 millions de transhipments under bond, c'est-à-dire
de marchandises soumises aux droits et transbordées à
Liverpool sous le régime de l'entrepôt réel. Ces marchan-
dises ne figurent pas dans les relevés d'importations et
d'exportations. Elles doivent donc être consid<Tées à part.
Mais elles n'en donnent pas moins lieu à un double mou-
vement et il convient, par suite, de les doubler, soit
292 millions de francs.
(1) Voir la note de la page 407, Anntuil Statement of the Trade ofthe
United Kingdom, vol. H.
LE PORT DE LIVBRPOOL. l8l
Nous aboutissons donc au compte d'ensemble suivant :
1** Total des importations et
exportations 6 milliards 5oo millions
2"* Marchandises transbordées
en entrepôt 292 »
Total général du mouvement
commercial 6 milliards 792 »
Là-dessus, la fonction commerciale est représentée par :
1° Les réexportations (comptées
deux fois) 892 millions
2° Les transbordements de mar-
chandises franches (id.) 128 9»
3° Les transbordements en en-
trepôt (id.) 292 5»
Total pour la fonction com-
merciale 1 milliard 3 12 millions
soit, sur lensemble, 19,4 7o ou, en chiffre rond, un
cinquième.
Si nous rapprochons ce résultat de ceux auxquels nous
ont conduits des études analogues sur d'autres grands
ports, nous constatons que le rôle de la fonction commer-
ciale est inférieur, à Liverpool, à celui qu'elle tient à
Hambourg (environ 25 7o)- Cette constatation a son
intérêt, parce qu'elle détruit une conclusion spécieuse et
prématurée contre laquelle il convient de se mettre en
garde.
La distinction que nous avons présentée de la fonction
régionale et de la fonction commerciale des ports pourrait
faire naître l'idée que ces deux fonctions sont indépen-
dantes. En réalité, elles sont distinctes, mais avec un
rapport marqué de dépendance. Dans l'état actuel du
commerce maritime la fonction régionale a une impor-
tance primordiale. C'est elle qui attire la plus grande
l82 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
partie des marchandises lourdes ; c'est elle, par consé-
quent, qui contribue le plus efficacement à remplir les
cales des grands navires modernes, qui leur fournit
l'occasion de naviguer avec profit, qui détermine leur
destination définitive. Plus les moyens de communications
terrestres se développent dans l'arrière-pays des ports,
plus s'élargit la zone de récolte et de distribution des
produits lourds, plus devient puissant l'appel du courant
qu'ils créent pour le commerce maritime. Par suite, les
marchandises plus légères et de plus grande valeur,
susceptibles de déplacements moins onéreux ou plus aptes
à en supporter les frais, se trouvent entraînées par ce
courant vers les ports dont la fonction régionale s'affirme.
Il en résulte que les grands marchés internationaux du
commerce maritime tendent à se porter précisément sur
les points où un grand marché national existe et pro-
gresse. En d'autres termes, la fonction commerciale d'un
port est en danger quand sa fonction régionale cesse de
grandir.
L'exemple de Liverpool montre comment l'arrêt relatif
du développement que Tétroitesse de son arrière-pays
inflige à sa fonction régionale rejaillit aussi sur sa fonc-
tion commerciale. Loin de prendre une importance pro-
portionnelle plus considérable que dans les ports à vaste
arrière-pays comme Hambourg, elle y tient une moindre
place. Et elle ne se maintient que par l'admirable acti-
vité, l'esprit d'entreprise éclairé et les larges ressources
de la région desservie par Liverpool.
Paul de Rousiers.
VI
ANVKRS ET LA VIK ÉCONOMIQUE NATIONALE
Le port d'Anvers a fait Tobjet, en ces derniers temps,
d'études importantes et intéressantes. C'est surtout le
point de vue technique des installations nouvelles à créer,
avec ou sans modification apportée au cours de l'Escaut,
qui a préoccupé les auteurs de ces savantes publications.
Ce côté de la question ne sera pas abordé ici.
Ce que nous voulons, c'est essayer de pénétrer et
de décrire l'importance économique du port d'Anvers,
d'expliquer les avantages qu'il offre au commerce maritime
et de montrer son rôle, tant national qu'international.
La Belgique reçoit, par le port d'Anvers, les matières
premières de toute nature, nécessaires à son alimentation
et à son industrie, de même qu'elle exporte, par son
intermédiaire, les produits finis de ses fabriques et de ses
ateliers. Anvers est lorgane vital, le cœur de notre
activité économique nationale, dont les pulsations se
répercutent sur le corps social tout entier.
Anvers n'est pas seulement un grand port national, il
étend ses ramifications bien au delà de nos frontières
restreintes, il exerce une attraction intense sur un arrière-
pays considérable et devient ainsi un facteur important de
la vie économique des pays voisins.
Anvers enfin n'est pas seulement un port, mais une
place de commerce puissante, qui achète à l'étranger et
importe, qui envoie à l'étranger nos produits et nos
capitaux, comme elle manipule, embarque et expédie pour
compte des voisins les marchandises qu'ils exportent.
C'est donc dans ses relations avec l'arrière-pays et sous
184 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ses multiples aspects de place commerciale d'importation,
d'exportation et de port transitaire que nous étudierons
notre métropole commerciale, en faisant ressortir l'in-
fluence exercée par chacune des fonctions de son grand
port sur la vie économique nationale.
Vhinterland du po9H cC Anvers — Ses caractères
Son étendue
La Belgique ne produit pas assez de vivres pour pour-
voir à sa subsistance. Les richesses de son sol et de son
sous-sol, à l'exception du charbon, ne suffisent pas à
alimenter son industrie. Plus que les autres pays, la
Belgique doit donc avoir recours à l'étranger, à l'échange
des produits. C'est du reste ce qui ressort du chiffre de
son commerce spécial par tête, puisque chaque Belge
échange annuellement pour environ 709 francs de mar-
chandises, tandis que l'Anglais, qui vient ensuite, ne
trafique que pour 53o francs.
Comme la Belgique reçoit la plus grande partie de se^
vivres et des matières premières par voie de mer et que
d'autre part ce trafic se concentre pratiquement à Anvers,
on voit du premier coup d'œil combien est important
au point de vue de l'économie nationale le rôle joué par
ce port.
Il nous paraît inutile de répéter ici l'histoire tant de
fois redite du port d'Anvers. Mais on peut faire remar-
quer que, dès ses origines, Anvers est le grand port de
l'Europe centrale. Le commerce anversois étendait ses
ramifications sur toute l'Allemagne centrale et compta
même à un moment donné la République vénitienne au
nombre de ses clients.
Anvers est en effet singulièrement favorisé par la
nature. Le bras de mer dans lequel l'Escaut se jette est le
nœud de tout le réseau navigable rhénan et mosan. L'Es-
LE PORT d' ANVERS. l85
caut lui-même, avec ses affluents, permet une pénétration
facile en France. Car le commerce suit de préférence la
vallée des fleuves où il trouve les routes faciles et éco-
nomiques qu'il recherche.
(y est devenu un lieu commun de dire que Thinterland
fait le port ; inutile donc de s'attarder à le démontrer. Ce
sont les besoins des populations qui occupent Tarrière-
pays, qui déterminent strictement la nature des services
que Ton demande au port.
Or, pour toute la vallée du Rhin, de la Meuse et de
TEscaut les besoins sont les mêmes.
Aussi loin que Ton remonte dans l'histoire, on voit les
populations de l'Europe centrale se procurer, par le travail
et l'échange, les biens que la nature leur refuse et surtout
dans la période moderne elles n'échangent pas un produit
naturel contre un autre, mais un produit qui a reçu une
plus-value par leur travail, contre d'autres qui les feront
vivre, ou contre des matières premières pour Tindustrie.
Ce travail, tant intellectuel que manuel, rendu nécessaire
par la pénurie des ressources naturelles, aiguisé par une
lutte constante, qui surexcite toutes les énergies, sélec-
tionne et affine les individus qui s'y livrent et crée de la
sorte une catégorie nouvelle de besoins, plus variés, plus
nombreux, plus exigeants. Toutes ces circonstances réu-
nies contribuent à développer dans la mesure la plus large
l'activité des échanges.
Enfin, si la nature s'est montrée ingrate, elle n'a pas
refusé cependant aux populations do l'hinterland anversois
la source de toute énergie dynamique. Elle a prodigué
le combustible : les charbons du Pas-de-Calais, du Nord,
du Borinage, du Centre, du bassin de Charleroi, de la
vallée Mosane, du Rhin, de la Westphalie, permettent
d'entretenir et de centupler l'activité créatrice de la popu-
lation.
Comme la population de l'hinterland vit essentiellement
l86 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de son travail, la subsistance de chaque individu est indé-
pendante de rétendue de terre dont il dispose.
Aussi, dans le bassin immédiat de l'Escaut, les régions
du Pas-de-Calais, du Nord, de l'Est sont-elles naturelle-
ment les plus denses de la France. La population moyenne
de la Belgique est une des plus fortes de l'Europe ; la
Westphalie et la Province rhénane accusent les chiffres
les plus élevés de la Prusse et tout aux confins du bassin
naturel, là où cependant l'influence du courant com-
mercial se fait encore sentir, la Saxe présente la population
la plus compacte de l'Europe entière. C'est là une situation
presque unique au monde : pénétration de la mer, réseau
navigable naturel étendu, population très dense avec des
besoins d'échange considérables. Telles sont les caracté-
ristiques de l'hinterland drainé par l'Escaut, la Meuse et
le Rhin.
Pour achever cette esquisse, nous remarquerons enfin
qu'aux portes de l'estuaire qui réunit les trois fieuves
s'offre une contrée qui, pour des raisons analogues, a les
mêmes besoins, mais qui, pour des raisons historiques, est
habitée par une race plus mélangée, plus sélectionnée par
la lutte séculaire, plus énergique et plus entreprenante :
l'Angleterre.
Par suite de la situation insulaire de ce pays, Londres
est devenu le centre du commerce anglais. Le bras de mer
réunissant les trois grands fleuves de l'Europe centrale
devait être, lui, le centre du commerce continental.
Après avoir indiqué les caractères typiques de l'hinter-
land du port d'Anvers, nous avons à nous demander quelle
est son étendue ou, en d'autres termes, quel est le rayon
d'influence du port d'Anvers.
L'étendue de l'hinterland d'un port, son rayon d'influence
est déterminé par le nombre, la variété et la facilité des
voies d'accès à ce port.
Or, Anvers ne dispose pas seulement d'importantes voies
LB PORT D ANVERS. 187
de pénétration fluviales, mais encore d'un réseau serré
de voies ferrées, qui relient son port à tous les points de
TEurope.
An vers- Amsterdam, Anvers- Paris, An vers-Bâle, Anvers-
Vienne, Anvers-Milan, Anvers-Munich, An vers- Berlin,
Anvers- Leipzig sont autant d'artères dont les ramifications
plongeant au loin alimentent le port qui nous occupe.
(le puissant réseau de voies de communication, en dimi-
nuant les distances, en facilitant la circulation des mar-
chandises, détermine aussi Tétendue de Thinterland anver-
sois.
Et cependant, la distance qui sépa^^e Anvers de tun ou
de taut7^e point de son hinterland nest pas le seul élément
dont il faille tenir compte en cette matière.
11 n'en est même pas, dans des cas fréquents, Télément
le plus important, et cette remarque doit retenir quelque
peu notre attention.
Il arrive, en effet, que des trafics qui, par suite de la
moindre distance de leur lieu d origine au port d'Anvers,
sembleraient être réservés à ce dernier lui échappent et
aillent à un autre port plus distant. Et, en sens inverse,
il arrive aussi qu'Anvers reçoive des trafics que son plus
grand éloignement semblerait devoir lui enlever.
Comment expliquer ces faits ?
Le problème qui se pose pour tout exportateur, est évi-
demment de livrer au meilleur marché possible à destina-
tion la marchandise quil s'est chargé de fournir.
Or, le prix de revient à destination comprend deux
éléments principaux : le coût au lieu de production et le
coût du transport général.
Nous n'avons, ici, à nous occuper que de ce dernier
élément.
Le coût du transport général se compose, lui-même, de
deux éléments : la livraison franco bord et le fret de mer
que nous examinerons successivement.
Livraison franco bord. C'est le coût de la livraison
l88 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
franco bord qui détermine l'étendue de Thinterland.Ce coût
lui-même comprend deux facteurs : le coût du transport
jusqu'au navire, soit fret fluvial, soit port de chemin de
fer (i), et le coût de la mise en cale.
S'il s*agit d'un fret fluvial, l'élément principal qui en
déterminera le taux sera la continuité de l'emploi du navire.
C'est ainsi que les allèges rhénanes accepteront un fret
de 40 pf. par tonne de moins pour Rotterdam que pour
Anvers, non pas tant à cause de la différence de distance
qui ne justifie pas pareille augmentation, mais bien parce
qu'elles sont certaines de trouver immédiatement un fret
de retour à Rotterdam. Si, par suite de circonstances
extraordinaires, telles que la grève de igoS dans ce
port, le retour manque à Rotterdam, nous voyons que la
différence de fret monte jusque i mark en faveur d'Anvers.
L'effet s'en fait sentir immédiatement, et l'on peut citer tel
cas où l'on achemina environ 20 000 tonnes de billettes
par Anvers pour un seul port anglais, alors qu'autrefois
ces marchandises passaient par Rotterdam. Cette même
continuité dans l'emploi dépend naturellement aussi et
dans une certaine mesure de la rapidité des opérations
de déchargement et de chargement au port de mer.
S'il s'agit d'un transport par chemin de fer, la question est
plus complexe encore, car le facteur distance est vicié ici
fréquemment par la politique des transports, adoptée par
les divers États, qui accordent des rabais de distance, des
tarifs spéciaux pour certains produits et certaines desti-
nations. L'étendue du territoire belge est trop restreinte
pour influencer sensiblement le prix des transports
par voie ferrée, exception faite des zones immédiatement
voisines de la frontière : l'Est français, le Grand Duché et
l'Alsace- Lorraine.
Un exemple typique montrera combien une simple fic-
(1) Nous ne parlons pas du roulage au port par route ordinaire, qui n'entre
presque plus en ligne de compte.
LE PORT D ANVERS. 189
tion pourrait à un moment donné fausser toute l'économie
de certains transports. Les fers allemands du bassin alsa-
cien-lorrain sont en général exportés par Anvers ; l'État
belge a tout spécialement réduit à leur intention le tarif
base qui est pratiquement aujourd'hui de 17 millimes
la tonne-kilomètre (i), de sorte que pour la distance de
3o4 km. Thion ville- Anvers, les fers bruts et demi-façonnés
paient M. 5.99, tandis que pour la distance Thionville-
Coblenz ou Oberlahnstein (i83 km.), ces mêmes fers
paient sur la base du tarif régional M. 5.20. Pour les pou-
trelles, la différence est plus grande encore : Thionville-
Anvers coûte M. 6.60, tandis que Thionville-Coblenz se
paie M. 7.60. Or si, comme les industriels alsaciens
le demandent, on accordait à leurs produits embarqués
par le Rhin à Oberlahnstein le tarif de faveur de l'expor-
tation, le prix de revient de la tonne serait de 3o Pf.
meilleur marché pour Rotterdam que pour Anvers et un
trafic de 5oo 000 tonnes annuellement, soit environ 9 7©
du trafic total de sortie, pourrait être détourné sur
Rotterdam. Nous ne disons pas qu'il le serait.
Dans lo même ordj'e d'idées, Essen devrait se pourvoir
de ses denrées coloniales, tabac, etc., aux ports plus
rapprochés d'Amsterdam et d'Anvers. Il n'en est rien,
parce qu'il existe un tarif spécial d'après lequel le trans-
port par chemin de fer Hambourg ou Bremen-Essen ne
dépasse jamais le port Amsterdam- An vers- Essen.
Le district de Bâle achète ses peaux, cotons, tabacs,
cafés, etc. (au total environ 60 000 tonnes) à Hambourg,
bien que la distance soit en faveur d'Anvers. La distance
Nuremberg-Anvers est inférieure à la distance Nuremberg-
Hambourg ; cependant les jouets, couleurs, crayons, etc.,
paient 40 Pf. de moins aux 100 kilos pour ce dernier
port. On pourrait multiplier les exemples, mais ceux-ci
suffisent à montrer que toute l'économie d'un port peut,
(1) Circulaire d'avril 1003.
igO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à un moment donné, être faussée par des mesures protec-
trices. La question de i'hinterland est donc une question
complexe : l'étendue de celui-ci n'a rien de fixe ; elle varie
constamment, et il faudrait une attention continue et une
vigilance de tous les instants pour parer aux effets de la
politique particulière des États.
En ce qui concerne Anvers, la seule façon de réagir
pour les districts éloignés n'est pas la détaxe du transport
par chemin de fer, mais bien le coût de la livraison en cale.
Nous avons eu, par exemple, l'occasion de suivre de
près un transport de 40 000 tonnes de machineries, grosses
pièces et accessoires, poutrelles, tuyaux, etc., venant de
Nuremberg et Augsburg. Le transport par chemin de fer
Nuremberg-Anvers coûte 3o francs la tonne, Augsburg-
Anvers fr. 34.62. L'avantage pour Hambourg était de
fr. 6.80. Mais l'envoi comportait un certain nombre de
grosses pièces allant jusque 40 tonnes. La marchandise
devait être prise depuis wagon. Anvers enleva l'affaire en
offrant un prix auquel Hambourg ne pouvait traiter,
à cause de la cherté des manipulations. Pour rendre
l'exemple plus frappant encore, ajoutons qu'une partie
de cet ordre comprenant précisément une forte proportion
de grosses pièces, fut transportée par des navires ham-
bourgeois.
De par le fait donc des communications faciles et
économiques et par stiite du bon marché des opérations de
mise en cale, Anvers a un hinterland étendu et dont les
produits présentent une variété très grande. On peut dire
qu'il n'existe pas un objet manufacturé au monde qui ne
soit un fabricat de l'hinterland anversois.
Fret de mer. Comme pour le fret fluvial, l'armateur doit
se préoccuper d'abord de la continuité de l'emploi de son
navire et lui assurer des retours. Nous reviendrons sur
ce point plus loin.
Mais il doit aussi assurer à l'exploitation de son navire
un bon rendement, mettre en action, d'une manière aussi
LE PORT D ANVERS. I91
complète que possible, toutes les ressources de son navire
et combiner habilement les marchandises lourdes et
légères qui peuvent lui donner du fret.
Un exemple permettra de saisir l'importance de cette
question. Supposons un navire qui charge 1800 tonnes de
mille kilogrammes et qui ait le choix entre un chargement
de minerai cubant 20 pieds cubes à la tonne, un charge-
ment de crin végétal cubant 1 3o pieds cubes à la tonne,
ou une combinaison des deux marchandises. Le navire a
une capacité de 80 000 pieds cubes, le fret net pour
le minerai est de 8 francs, celui pour le crin végétal de
1 1 francs.
En prenant un chargement de minerai seul, le navire
ferait un fret de 14 5oo francs environ. En crin végétal,
il ne pourrait charger que 610 tonnes — il est même dou-
teux qu'il puisse les prendre» car il serait trop chargé dans
le haut et fort peu stable — il ferait un fret de ôySo francs.
En combinant, au contraire, les deux chargements, il
serait possible de prendre 1400 tonnes de minerais et
400 tonnes de crin végétal représentant un fret total de
i5 600 francs. Cette différence de fret accumulée pendant
un an peut représenter jusque 4 7o de la valeur du navire.
Si la combinaison ne pouvait se faire, pour atteindre le
même fret total, il faudrait porter le taux pour le minerai
à fr. 8.66 et celui pour le crin à 25 francs.
Dans une combinaison de marchandises lourdes et
légères. Tune ne paie pas pour l'autre, mais elles se sou-
tiennent et s aident mutuellement à obtenir des conditions
meilleures. C'est, en somme, la fable de l'aveugle et du
paralytique.
Nous avons choisi un exemple simple, mais l'enseigne-
ment que l'on en peut tirer reste absolument le même,
qu il s'agisse d'une combinaison de minerai et de crin ou
bien d'un chargement de rails, poutrelles, machineries,
tissus, produits chimiques, autos, tuyaux de fonte, wagons
192 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de chemin de fer, porcelaines et les mille et une marchan-
dises qui s'exportent par Anvers.
Nous en avons du reste un exemple immédiat et probant
sous les yeux. Rotterdam importe en moyenne 1 1 millions
de tonnes de marchandises et n'en exporte que 5 millions
de tonnes environ. Rotterdam jouit d'un quasi monopole
à l'importation pour le Rhin et la Westphalie, et cepen-
dant les fers, rails et autres produits qui se transportent
par eau et à meilleur compte pour Rotterdam de ces deux
provinces passent par Anvers, uniquement, parce qu'il est
possible d'y réaliser de meilleures combinaisons de fret et
d'y obtenir des concessions impossibles à réaliser ailleurs.
Nous ajouterons que des produits hollandais et rotter-
damois même transitent par Anvers.
Les deux hinterlands de Rotterdam et d'Anvers che-
vauchent l'un sur l'autre. Le port d'Anvers n'a la prépon-
dérance dans le bassin westphalien et rhénan que parce
qu'il exporte en outre de nombreux produits provenant
des autres districts de son hinterland, qui se prêtent à de
multiples et profitables combinaisons de frets.
// résulte donc de Vanalyse à laquelle nou^s venons de
nous liwer que t étendue de thintet^land du port d^Anvef^s
nest pas déterminée uniquement, ni même principalement,
par les voies de communication nombreuses et variées qui
en facilitent V accès.
Le bon marché du coût de la mise en cale que ton
rencontre à Anvers et les combinaisons de frets multiples
et variées que Von peut y réaliser sont des éWnents gui,
en des cas ft^équents^ font pencher la balance en faveur
de ce porty malgré d'autres circonstances qui lui sont
défavorables.
De cet examen détaillé de la question de l'hinterland,
on peut tirer deux conclusions pratiques.
D'abord, Anvers étend son action sur un territoire
énorme, dont la Belgique ne constitue qu'une partie
LE PORT D ANVERS. IqS
modeste, tant au point de vue de la superficie que de la
population. Les besoins des habitants de cet hinterland
sont identiques et permettent, dès lors, des importations
homogènes, qui se présentent en grandes quantités et de
par leur nature se prêtent en général à des affrètements
par chargements entiers, sur la base de chartes-parties.
Ensuite, il n'est pas possible pour Anvers de lutter avec
les ports concurrents par la diminution artificielle du
coût du transport continental, parce que les voies navi-
gables et les voies ferrées échappent en majeure partie
à son contrôle. Anvers doit donc compter avant tout sur
ses avantages locaux ; il doit être le port le mieux
outillé, le plus étendu et le meilleur marché.
Le trafic général du port d Anvers — Statistiques
Les quantités de inarchandises : insuffisance des sorties
par 7'appo}^t au^ entrées — La nature des marchandises :
classes diffé7'entes de navires qui les importent
ou les exportent
Si Ton consulte les statistiques du mouvement des ports,
on constate qu'Anvers est le second port du continent,
suivant de très près et dépassant même parfois Hambourg.
En 1903 (i), on relevait en effet 9 398 000 tonnes de
tonnage net pour Anvers contre 9618000 tonnes pour
Hambourg.
Cependant, ces chiffres ne correspondent pas absolu-
ment à la réalité.
Nous remarquerons d'abord qu'ils doivent subir, en ce
qui concerne Anvers, une correction importante par suite
(I) Nous citons les chiffres de 1903, qui représente une année normale :
ceux de 1904 ont été influencés par certaines circonstances exceptionnelles
et ceux de 1905 par les aggravations du nouveau tarif douanier allemand et
la jrrôve'dp Rotterdam.
111* SËRJË. T. X. i3
ig4 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de ce fait que le nombre de tonneaux de jauge nette belge
est plus élevé pour un même vapeur que le chiffre alle-
mand ou anglais. Car, d'après les règles adoptées en
Allemagne et en Angleterre, la réduction pour les soutes
est fixée uniformément à 32 7o» tandis qu'en Belgique
on mesure exactement les soutes pour en déduire l'espace
du tonnage brut.
Ensuite, envisageant la question d'une manière plus
générale, on peut se demander s'il est exact de se fonder
sur le tonneau de jauge nette pour mesurer l'importance
du trafic d'un port. Il arrive souvent, en effet, à Anvers
surtout qui est un port d'escale, qu'un navire compte dans
les statistiques pour plusieurs milliers de tonnes nettes
registres, alors qu'il n'est venu charger ou décharger que
quelques centaines de tonnes de marchandises. Et, du
reste, si le nombre de tonneaux de jauge nette doit servir
de base d'appréciation, pourquoi n'est-il jamais parlé dans
les statistiques de Ste-Croix de Ténériffe, par exemple,
que son tonnage net classe immédiatement après Brème ?
D'autre part, prendre pour base des statistiques du
mouvement d'un port la valeur des marchandises, est
également erroné.
La valeur des marchandises est affaire de commerce et
non affaire maritime. Si, demain, l'or et les diamants du
Transvaal et de l'Orange passaient tous par le Cap, on
pourrait dire que le Cap devient de ce chef un plus grand
port de mer, alors qu'en réalité il ne faudrait même pas
un navire de plus pour transporter le surcroît d'exporta-
tions.
C'est donc, à notre avis, d'après la quantité et la nature
des marchandises manipulées et payant un fret de mer
qu'il faut apprécier le mouvement d'un port et en opérer
le classement par ordre d'importance.
Or, à ce point de vue, Anvers descend au troisième
rang des ports continentaux avec un trafic qui a atteint
LE PORT d' ANVERS. igS
12404096 tonnes en igoS. La première place est prise
par Rotterdam, par où passent annuellement 17 000 000
tonnes poids de marchandises et la seconde par Hambourg,
qui en reçoit et expédie environ 1 5 000 000 de tonnes
poids.
Ce total de 1 2 404 096 tonnes se décompose en :
6 898 477 tonnes à l'importation et 5 5o5 619 a l'exporta-
tion ; soit, pour le trafic à la sortie, un déficit de 1 398 000
tonnes.
Il faut donc constater une assez notable insuffisance des
sorties, comparées au mouvement des entrées, et Ton
pourrait conclure de ce fait, au point de vue du commerce
maritime, ^ une situation très désavantageuse pour le
port d'Anvers.
En effet, dans son exploitation, l'armateur se fonde sur-
tout pour apprécier une affaire sur ce principe absolu qu'il
doit employer continuellement son navire, de jour et de
nuit, sans interruption, afin d'en retirer un bénéfice suffi-
sant.
C'est cet emploi continu de son navire que l'armateur
a principalement en vue dans tous ses calculs. Il ne dira
pas : de X à Y, mon navire sera employé pendant
autant de jours au transport de telle marchandise, donc
le fret doit me rapporter autant de francs, mais il dira :
si je vais de X à Y, je trouverai à ce dernier port un fret
immédiat pour un port Z, d'où je pourrai partir à nouveau
avec un chargement.
L'armateur établit donc son calcul du fret non pas sur
la base d un voyage simple, mais sur ce qu'il appelle un
round, un voyage circulaire.
Supposons, par exemple, qu'un navire se trouve en Z
et qu'il lui soit offert deux chargements de même nature
pour le port A ou pour le port B, tous les deux équi-
distants de Z et équivalents sous tous les rapports (frais de
port, rapidité du déchargement, etc.); supposons aussi
que l'armateur ait la certitude de trouver un chargement
196 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de sortie en A, tandis qu'il a la certitude égale de ne pas
en trouver en B et d'être forcé de relever sur C. Il est
évident que le fretZ-A ne peut être le même que le fretZ-B,
parce que les frais du voyage de B à C, pendant lequel
le navire ne rapporte rien, viennent grever le compte du
voyage Z-B, et qu'aux frais de relève il faut ajouter
encore une partie des frais de port en C où se prendra
le chargement de sortie.
C'est par application de ces principes qu'on demandera
i5/ par voilier pour l'Afrique du Sud, mais qu'on accep-
tera i3/ ou 14/ pour l'Australie, qui est cependant plus
éloignée, uniquement parce qu'on peut y trouver immé-
diatement un chargement de retour, tandis que de l'Afrique
du Sud, on sera obligé de relever en lest, soit sur l'Aus-
tralie, soit sur l'Asie, pour trouver un nouveau charge-
ment, au prix de doubles frais de port et du coût du bal-
lastage.
De même, il est possible aujourd'hui (6 mars) de trans-
porter du ciment d'Anvers à St-Jean-de-Terre-Neuve à
raison de 8/, parce que le vapeur trouvera un retour assuré,
à l'ouverture des ports de l'Amérique britannique.
Cest donc la question du fret de retour qui domine le
marché des frets. Le fret demandé pour un port déterminé
sera d'aidant moins élevé , toutes choses égales d'ailleurs,
que le navire sep^a assuré de trouver dans ce port un bon
fret de retour.
Il est frappant de voir comment les deux frets s'équi-
librent exactement. 11 y a 6 mois, on payait de Cardiff à
Buenos- Aires 7/6 pour le charbon, mais le grain s'affrétait
à raison de 17/6 pour l'Angleterre ou le continent. Actuel-
lement que les retours de La Plata ne paient plus que i3/
à i3/3, le charbon de CardiiFpaie 12/9 à i3/.
En tenant compte de ces explications, dans le détail
desquelles nous avons cru devoir entrer, on comprendra
l'importance de la question que nous soulevions plus haut,
LE PORT D ANVERS.
197
en constatant Tinsuffisance des sorties du port d'Anvers
par rapport aux entrées.
On peut se demander, en effet, si cette constatation ne
révèle pas une situation désavantageuse pour Anvers, qui
n assurerait pas aux navires qui entrent dans son port un
fret de retour suffisant, puisque les statistiques attestent
un manquement notable aux sorties comparées aux entrées,
manquement qui s'élève jusqu'à 23 "^^q. Il en résulterait,
d'après ce que nous avons dit plus haut, que le fret serait
défavorable à Anvers, à cause de cette insuffisance des
retours.
Nous répondrons à cela, d'abord que les ports concur-
rents du nôtre, et notamment Rotterdam et Hambourg,
n'accusent pas une situation meilleure. Rotterdam reçoit
1 1 5oo 000 tonnes et n'en expédie que 5 5oo 000, et pour
Hambourg la proportion est sensiblement la même.
Ensuite, l'insuffisance des sorties que la statistique
accuse à Anvers, est plus apparente que réelle.
Ce que l'armateur prend surtout en considération,
c'est la tonne payante. Supposons, par exemple, qu'un
navire importe de Bilbao 2 tonnes de minerai de fer payant
un fret net de fr. 5,5o la tonne. Ce minerai est transformé
en une machine pesant ySo kgr., mesurant 2 mètres cubes
et payant sur la base des tarifs actuels d'Anvers à Bilbao
22/ les 1000 kgr., soit donc 21,00 francs.
Dans ce cas, les statistiques montreront un déficit des
exportations puisqu'il est entré 2000 kgr. et qu'il en est
sorti ySo kgr. seulement. En réalité, il y aura égalité au
point de vue du tonnage employé^ mais pour l'armateur
la sortie aura été plus avantageuse que l'entrée.
De plus, si nous analysons la statistique des exporta-
tions pour Anvers, nous voyons qu'un grand nombre de
marchandises paient non au poids, mais au cube, sans
qu'il soit possible d'en déterminer d'une façon exacte la
proportion.
Or, les statistiques que nous examinons renseignent seu-
ig8 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lement le poids des marchandises exportées ou importées.
En appliquant certains coeflScients fournis par la pratique,
mais suflSsamment exacts, on peut redresser les statis-
tiques sur ce point.
Et Ton constate alors qu'il faut augmenter le total des
tonnes payantes à la sortie de i 080 000, représentant les
marchandises payant au cube et le total des tonnes
à l'entrée de 108 000 seulement.
On obtient ainsi :
A l'importation : 6 898 477 tonnes (poids)
+ 108 000 tonnes (cube).
7 006 477 tonnes.
A l'exportation : 5 5o5 619 tonnes (poids)
+ 1 080 000 tonnes (cube).
6 585 619 tonnes
ce qui réduit sensiblement l'écart entre les importations
et les exportations.
Dans ce qui précède, nous avons considéré le trafic
général du port d'Anvers au point de vue des quantités
de marchandises qui y entrent ou qui en sortent. Nous
avons maintenant à l'examiner au point de vue de la
nature des marchandises, qui sont l'objet de ce trafic.
A cet égard, on peut distinguer, dans le mouvement
général du port d'Anvers, tant à l'importation qu'à l'ex-
portation, un triple courant de marchandises, d'après les
classes différentes de navires qui les importent ou les
exportent.
Dans une première catégorie, figurent, à Y importation,
les marchandises qui, apportées par chargements entiers,
font en général l'objet d'un affrètement par charte-partie
et sont pour la plupart transportées par les tratnps ou
navires vagabonds, qui n'appartiennent pas à une ligne
régulière de navigation.
LE PORT D ANVERS.
«99
On relève dans cette catégorie les natures suivantes
de marchandises : (i)
tonnes
tonnes
Froment
i 727 000
Phosphates
14 505
Seigle
50 000
Son
25 808
Orges et escourgeons
295 308
Minerais de fer
662 658
Avoine
75 816
Soufre
10 107
Mais
485 001
Matières minérales non dé-
Riz non pelé
30 080
nommées
028 821
Graines de lin
156 200
Plomb non ouvré
60 867
Graines d'arachides
16 482
Résines et bitumes non dé-
Bois de construction
458 683
nommées
268 491
Houille
224 688
Sucres bruts et raffinés
17 516
Sel raffiné et brut
55 648
Bois de teinture
55 165
Guano
18 723
Pâte de bois
74 600
Total : 5 708 333 tonnes.
Ce premier groupe de marchandises importées en ma-
jorité par des tramps comprend donc près des 9/10 du
total des importations du port.
Le second groupe est beaucoup moins important et
comprend les marchandises qui sont presqu'exclusivement
importées par des navires réguliers.
tonnes
tonnes
Café
36 301
Produits chimiques non
Cacao
5 502
dénommés
73 144
Caoutchouc
7863
Huile de pétrole raffinée
162 558
Riz pelé
49 157
Tabacs
15 508
Os et cornillons
15 331
Teintures et couleurs non
Matières animales non dé-
dénommées
41350
nommées
14 018
Tissus
12 312
Chanvre
13 865
Graines de colza et de na-
c:olon
83 173
vette
75 074
Laine
70 981
Graines d'oeillette et de pavot
24 628
Fonte brute
52 067
Graines de ricin
15 045
Peaux brutes
30 140
Graines de sésame
32 864
Vins
17 597
Total : 849 456 tonnes.
(li Tous ces chiffres sont extraits du Tableau général du commerce de
la Belgique avec les pays étrangers, Anni>e 4904.
200
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pour Xexportation par mer, les chiflres qui attirent
l'attention sont les suivants :
tonnes
tonnes
Amidons et fécules non
Fer ébauché
3 467
alinienîaires
10 572
Fer étiré
44136
Bois ouvrés
66 621
Poutrelles
152 6og
Bougies
5 026
Rails
22 062
Conserves alimentaires
12 850
Tôles
119 467
Cordages
6 518
Fer battu, étiré ou laminé
470 750
Eaux minérales
10 656
Fer ouvré
152 270
Drogueries non dénomm.
13 001
Plomb
28 674
Fils de coton, laine et lin
13 020
Zinc
41 717
Liquides alcooliques
12 112
Meubles
3866
Machines mécaniques et
Cimenîs
422 815
outils
45 016
Papiers et cartons
43 706
Mécaniques, machines et
Faïences et porcelaines
17 487
outils en fer el fonte
53 687
Produits chimiques
104 505
Merceries et quincaillerie
10 406
Sucres
123 348
Acier fondu
170 327
Tissus de coton
20 571
Acier en barres,feuilles et fils 425 7iO
Tissus de laine
3506
Acier non dénommé
56 517
Verreries communes
12 224
Cuivre battu, étiré et laminé
5 205
Verreries ordinaires
28 408
Ponte brute
42 037
Glaces
32 180
Fonte ouvrée
30 580
Verres à vitre
07 577
Total : 2.945.320 tonnes.
On remarquera que cette troisième catégorie, qui com-
prend les principales marchandises exportées par le port
d'Anvers, se compose presquexclusivement de produits
manufacturés.
Or, par opposition aux deux premières catégories inté-
ressant l'importation, le transport de ces marchandises
est opéré par des navires affectés aux services réguliet^s.
C'est là une organisation spéciale au port d'Anvers. Ce
sont des courtiers maritimes qui sont à la tête de ce
trafic. Ils ne sont pas eux-mêmes armateurs ou proprié-
taires de navires et ne disposent pas pour ces transports
de lignes régulières de navigation. Mais ik font appel à
des iramps, qu'ils affectent au service régulier et c'est en
cela que le transport des marchandises de cette troisième
LE PORT D ANVERS. 201
catégorie diffère du transport des marchandises de la pre-
mière, qui est opéré presqu'en entier par des tramps
ordinaires.
Nous donnerons plus loin l'explication de ce fait que
nous nous bornons à constater ici.
Anvers^ place et port d'importation
Dans le chapitre précédent, nous avons essayé de
caractériser l'ensemble du mouvement du port d'Anvers,
tant à l'importation qu'à l'exportation, et nous avons indi-
qué les quantités et les natures de marchandises qui
alimentent ce mouvement.
Nous nous proposons maintenant de considérer séparé-
ment et d une manière plus détaillée, dans ce chapitre-ci,
rimportation, et dans le suivant le commerce d'exportation
de la place d'Anvers. Après quoi, il ne nous restera plus
qu'à étudier la fonction transitaire du port.
Les chiffres que nous avons donnés plus haut attestent
l'importance d'Anvers comme port d'importation. Mais
Anvers ne se contente pas de recevoir ces marchandises
nombreuses et variées, il est aussi un grand marché de
produits d'importation.
C'est le fait que nous voudrions mettre en valeur pour
le moment.
Rappelons d'abord qu'Anvers ne pourvoit pas seulement
aux besoins de la Belgique, mais encore aux besoins d'une
partie des pays limitrophes.
La France, en règle générale, ne peut être comptée au
nombre des clients de notre port. Cette clientèle lui
échappe, par suite surtout de la surtaxe d'entrepôt qui
peut atteindre 2 fr. 40 aux 100 kilogrammes et qui frappe
les marchandises non importées directement par un port
français.
202 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Le principal client du port d'Anvers est TAUemagne.
Une lutte très âpre pour la prépondérance s'est engagée
entre les ports de Brème, Hambourg, Rotterdam et An-
vers. A l'heure actuelle, la situation respective des rivaux
paraît être la suivante.
Anvers a la prépondérance dans la Westphalie et le
pays rhénan pour toutes les marchandises que nous avons
rangées plus haut dans la seconde classe des marchan-
dises importées.
Rotterdam arrive bon premier pour l'importation de
marchandises lourdes (minerais de fer, charbons, phos-
phates, etc.).
Amsterdam, Brème et Hambourg se disputent le reste
du trafic, les ports allemands étant singulièrement favo-
risés par les tarifs de leurs chemins de fer.
Le principal commerce anversois est celui des grains
et dérivés : graines oléagineuses, etc., etc. Anvers en four-
nit au pays entier, puis en exporte pour l'Allemagne
principalement. De i 726 000 tonnes de froment arrivées
en 1903, 364245 ont été réexportées, 235 000 prenant
le chemin de l'Allemagne, 100 000 tonnes celui des Pays-
Bas et 10 000 celui de la Suède. Des 60 000 tonnes de
seigle, 12 000 vont à l'étranger.
Il est réexporté de même 1 5 000 tonnes d'escourgeons
et d'orge, 38 000 tonnes d'avoine et 1 27 000 tonnes de
maïs, TAUemagne restant toujours le gros client.
Ce chiffre ne représente pas du reste le commerce total
de grains fait par la place d'Anvers. Rotterdam, qui reçoit
annuellement environ 5 millions de tonnes de grains et
graines, est tributaire comme marché de la place d'Anvers.
La majeure partie des grains et graines qui transitent par
Rotterdam sont dirigés sur ce port par les importateurs
anversois qui y débarquent de préférence les vapeurs
affrétés de la Mer Noire et de l'Azof aux termes de la
BeiHh note et les vapeurs de La Plata affrétés avec la
clause du contrat 20 dé Londres, parce que le décharge-
LE PORT D ANVERS.
2o3
ment plus rapide à Rotterdam permet d'obtenir de meil-
leurs frets, et ensuite parce que, pour leurs ventes GIF
(rendu destination), destination rhénane et suisse, ils y
trouvent des allèges à meilleur compte.
Il est évident que cet énorme commerce a une influence
sur les prix des céréales, car plus les quantités travaillées
sontgrandes, plus la proportion des frais généraux diminue.
Pour les autres produits d'importation, le tableau sui-
vant résume la situation.
Importations
Réexportations
Minerais de fer
662 000
206 000
Minerais non dénommés
928 000
385 000
Soufre
19000
10000
Pétrole
162000
i5 000
Coton
83 000
3i 000
Laines
70000
24000
Peaux
39000
23 000
Tabacs
i5 000
6000
Bois de teinture
33 000
9000
Arachides
16000
10000
Colza et navette
75 000
39000
Graines de coton
7000
4000
Graines de lin
1 56 000
57000
Œillette et pavot
24000
12 000
Sésame
32 000
26000
Vins
17 000
6000
Café
36 000
9000
Cacao
5 000
2 5oo
Caoutchouc
7750
6 5oo
Dans cette liste figurent uniquement les produits qui
ont pu faire, et qui, selon toute probabilité, auront fait
l'objet d'une transaction commerciale sur la place d'An-
vers.
Si l'on considère que 33 7o des produits importés sont
réexportés, on doit admettre que de ce chef uniquement
204 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Anvers épargne à la Belgique i/3 des frais généraux
nécessaires à l'achat de ses matières premières. Si Ton
tient compte en outre de toutes les marchandises traitées
à Anvers mais dirigées sur les ports étrangers, comme
c'est le cas pour les grains dont nous parlions plus haut,
on arrive à un pourcentage plus élevé encore que les
33 7o- Enfin, remarquons que ce commerce fait vivre
plusieurs milliers de ménages.
Anvei^s, place et port cC exportation
Si maintenant nous considérons Anvers comme place
d'exportation, nous avons à distinguer sous ce rapport un
double point de vue : i ^ l'exportation des capitaux ; 2** l'ex-
portation des produits.
1 . — Anvers est en effet un centre important d'expor-
tation de capitaux , qui s'est constitué et développé comme
un corollaire naturel du commerce intense d'importation
que nous avons décrit précédemment.
D'importantes maisonsd'importation anversoises, s'étant
trouvées en relations suivies avec l'étranger, ont eu l'occa-
sion d'étudier des placements rémunérateurs à opérer dans
les pays d'outre-mer ; elles ont trouvé des hommes capables
de diriger les entreprises créées à la suite de ces études,
elles ont fourni des personnalités inspirant confiance aux
prêteurs d'argent, et de la sorte s'est constitué au sein du
port d'Anvers un véritable marché pour le placement de
capitaux belges à l'étranger.
La nature même des principales marchandises importées
par Anvers a déterminé la nature des placements opérés.
Ce sont, en effet, les produits de la terre et presque
exclusivement des produits végétaux et animaux qui
forment le gros des importations anversoises, et si l'on
examine d'autre part le but que se proposent les sociétés
LB PORT D ANVERS. 2o5
financières qui se sont constituées à Anvers, on remar-
quera qu'il s'agit surtout de sociétés agricoles, pastorales,
hypothécaires, ayant pour base l'exploitation de biens-
fonds.
Il semble naturel, par exemple, qu'un exportateur de
peaux de La Plata demande à son meilleur acheteur d'Eu-
rope d'entreprendre l'élevage du bétail à compte commun.
On comprend tout aussi facilement qu'un exportateur de
céréales, en contact quotidien avec les propriétaires fon-
ciers et au courant de leurs besoins d'argent, soit frappé
des bénéfices que l'on pourrait faire en se substituant aux
petits prêteurs usuriers, surtout si le régime hypothécaire
est bien organisé.
De là à demander l'appui des établissements puissants
avec lesquels il se trouve en rapports journaliers, il n'y
a qu'un pas, et il semble qu'il ne faut pas chercher aiUeurs
les raisons pour lesquelles Anvers s'est spécialisée dans les
opérations foncières plutôt que dans les opérations com-
merciales proprement dites, auxquelles il semblerait pour-
tant que dût la préparer son commerce d'exportation.
Mais ces opérations sur biens-fonds conservent toujours
la préférence des capitalistes, par suite de la sûreté du
gage qu'elles offrent ; elles ont trouvé spécialement chez
les capitalistes belges une clientèle particulièrement bien-
veillante.
C'est ainsi qu'Anvers s'est intéressée à de grandes entre-
prises d'élevage, à des entreprises d'achats et de ventes de
terrains pour près de 200 millions dans la République
argentine, au Brésil, en Uruguay, au Paraguay.
Parmi les sociétés congolaises, les deux plus impor-
tantes sont d'origine anversoise.
Les banques que nous créons à l'étranger sont des
banques hypothécaires, comme par exemple celles qui ont
été fondées en Egypte.
Enfin, plus récemment, Anvers s'est intéressée à la
206 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
•
création et à l'exploitation de nombreuses entreprises de
chemins de fer et de tramways, autant d'affaires qui im-
pliquent une concession réelle et des garanties immobilières.
Or, si, comme nous l'avons dit, ces placements de capi-
taux à l'étranger, opérés par l'entremise de la place d'An-
vers, peuvent être considérés comme un corollaire des
importations du port, il faut constater d'autre part que
ces exportations de capitaux favorisent à leur tour ces
mêmes importations.
Car, créées par des importateurs, il est naturel que ces
entreprises favorisent surtout l'importation. Ensuite, les
entreprises foncières, comme par exemple les banques
hypothécaires égyptiennes, doivent payer leurs intérêts en
Europe. Si donc le pays débiteur ne veut pas toucher à
sa réserve d'or, il doit se créer des créances là où il doit
payer sa dette, en y vendant des produits. C'est donc
encore une fois l'importation qui se trouve favorisée.
Les deux termes : importation de marchandises et
exportation de capitaux se commandent l'un l'autre, ils
se fécondent mutuellement pour donner une importance
croissante aux importations.
On peut se demander enfin, si les exportations de capi-
taux entendues de la manière que nous venons de décrire
sont avantageuses pour le pays ?
Nous ne le croyons pas. Une somme déterminée, 3o ou
5o millions par exemple, prêtée pour trente ans avec des
garanties immobilières, ne fait pas vivre un seul de nos
travailleurs. Cette même somme employée à la construc-
tion d'un tramway procurera, il est vrai, d'importantes
commandes à l'industrie nationale, mais il faudra attendre
dix ou quinze ans avant de recevoir de nouveaux ordres
pour le renouvellement du matériel.
Au contraire, la même somme employée en affaires
commerciales, en supposant que le crédit moyen demandé
par les négociants d'outre-mer soit de 12 mois, permet-
trait de faire au moins pour une somme égale d'a&ires
LE PORT D ANVBRS. 207
par an. Or, la Belgique vit de son travail et plus l'argent
qu'elle exporte fournira de travail à ses travailleurs — ce
mot pris dans son acception la plus large — meilleur sera
remploi de cet argent.
On pourrait objecter, peut-être, que le courant d'impor-
tations que les opérations financières anversoises suscitent
et développent constitue une rémunération suffisante.
Mais il ne faut pas oublier que finalement les produits se
paient par les produits et que le mouvement d'importation
se créerait également, si, au lieu de nous mettre en con-
tact direct avec les producteurs, en les soutenant de notre
argent, nous nous étions unis avec eux, indirectement,
par le commerce.
2. — Des différents ports belges, Anvers est le seul qui
entretienne des relations d'exportation avec l'étranger.
Nous avons donné plus haiit le détail de ce commerce
d'exportation et nous ajoutions, que, par opposition à
l'importation, qui s'effectue au moyen de tramps et de
vapeurs appartenant à des lignes régulières^ l'exportation,
qui est alimentée presqu'exclusivement par des produits
manufacturés, setfectue par des navv^es affectés aux
se7'vices réguliers.
Le moment est venu de donner l'explication de ce fait.
Nous avons dit que les importations par tramps ou
navires vagabonds dépassent de loin (9/10) les importa-
tions de marchandises qui nous arrivent par les lignes
régulières (i/io). Néanmoins, il ne sort annuellement en
lest que 18 °/o environ du total des navires entrés. Il faut
donc admettre que les autres navires trouvent à s'employer
dans un trafic régulier. Tel est en effet le cas.
Anvers est par excellence le port où se créent le plus
de lignes soi-disant régulières. Son hinterland très dense,
très étendu, offre des ressources immenses. C'est là un
fait que le courtier anversois sait mieux que personne. Si
donc il s'offre au marché une partie importante de mar-
208 RBYUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
chandises, quelques milliers «le tonnes, pour un pays avec
lequel Anvers a des relations suivies, le courtier anversois
n'hésite pas à enlever le lot en spéculation et à en entre-
prendre le transport à des conditions exceptionnelles de
bon marché, bien qu'il ne possède pas un seul navire.
Son contrat lui laisse toujours certaine latitude quant
aux dates d'expédition, et il est donc tranquille sous ce
rapport.
Avec le lot de marchandises dont il dispose, il est
certain de pouvoir, au pis aller, expédier un navire, auquel
il ne manque par exemple que 25 % de son chargement,
sans faire trop de pertes. Le courtier commence alors la
campagne annonçant un nouveau service régulier, avec
une date de départ correspondant approximativement à celle
qui lui est imposée par son contrat de base. 11 réunit toutes
les marchandises qu'il peut trouver au meilleur prix que
la concurrence lui permet d'obtenir, et une fois le moment
venu d'expédier son navire, il puise dans le tonnage dis-
ponible, toujours abondant, le tonnage qui lui est néces-
saire, en affrétant un navire.
Or, ce courtier a deux avantages sur la ligne régulière.
En premier lieu, il ne partira jamais qu'avec un navire
plein ou presque plein, puisqu'il n'est pas obligé de partir
à date fixe et qu'ensuite, pouvant choisir son navire, il le
prendra, autant que possible, juste assez grand pour ses
marchandises. La ligne régulière au contraire doit éven-
tuellement partir avec un vide considérable et ne peut
jamais changer le tonnage du navire qu'elle expédiera,
son choix se restreignant forcément aux navires qu'elle
possède.
On comprend donc facilement que le courtier spécule
avec de grandes chances de succès, puisque au départ il
n'expédie jamais que des navires avec un maximum de
rendement. Ceci se traduit par des frets inférieurs à ceux
des lignes régulières, du chef de la sortie seulement. Mais
il faut encore tenii* compte d'un autre élément : le retour.
LB PORT D ANVERS. 209
Un navire d une ligne régulière doit revenir, au bout d'un
temps assez court, au port de départ. Il est donc très
limité dans le choix de ses retours et obligé d'accepter
tel chargement qui se présente et qui varie nécessairement
avec la saison, puisqu'il s'agit en général de produits du
sol. Un navire afirété au contraire n'a d obligations d'au-
cune sorte. Il peut repartir avec un chargement pour une
destination absolument différente du port d'où il vient.
Le courtier anversois ne se préoccupe même pas du retour,
mais l'armateur ayant la plus grande latitude dans le
choix de la destination ultérieure de son navire, est amené
par l'effet de la concurrence à donner à raffréteui\ à la
sortie, le bénéfice presque complet du meilleur retour qu'il
a la faculté de prendre.
Sous tous les rapports donc le courtier anversois est
dans une situation meilleure que la ligne régulière. Or,
par l'effet de la concurrence, c'est finalement le commer-
çant qui profite de la lutte. Il est certain cependant que
ces sei'vices réguliei^s présentent certains aléas. Ils n'offrent
pas, quant à la régularité des départs, les mêmes garanties
que les lignes régulières. Ceci peut présenter pour le fabri-
cant une perte parfois sensible. Le fabricant fait l'avance
du salaire, des matières premières, il use ses machines et
il n'est payé que contre remise des documents d'embar-
quement. Plus vite donc il est payé, mieux cela vaudra
pour lui. Or, il arrive qu'il doive attendre ses connaisse-
ments tout un mois et perdre l'intérêt de son argent pen-
dant ce laps de temps. Donc le fabricant prudent s'assure
contre ces retards éventuels en exigeant un avantage suffi-
sant sur le fret. EJn fin de compte, on peut cependant dire
que le solde est en faveur des exportateurs.
Enfin, il importe de faire remarquer que ces services
réguliers, de par la concurrence qu'ils créent, limitent et
mettent, dans une certaine mesure, un frein aux exigences
des syndicats. On connaît le fonctionnement de ces syn-
dicats ou conférences. Un certain nombre de lignes englo-
in«SËRIE. T. X. 14
210 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
bant les ports les plus importants pour un rayon'déterminé,
se groupent et annoncent que dorénavant elles n'accepte-
ront plus les marchandises qu'à certains frets spécifiés
avec un chapeau de lo "* o- Si pendant un certain laps de
temps, ordinairement 18 mois, le chargeur n'expédie
aucune marchandise par les navires concurrents, il lui
sera ristourné les 10 % de chapeau payés pendant les douze
premiers mois. On continue de la sorte d'année en année,
en s'arrangeant toujours de façon à conserver, comme gage
de fidélité, 10 7o des frets payés pendant les six derniers
mois. Le chargeur est donc livré pieds et poings liés à la
conférence qui peut, si le cœur lui en dit, le faire passer
par toutes ses exigences. Mais, dans un port comme
Anvers, un seul embarquement par un outsider peut pro-
duire un bénéfice plus considérable que la perte des 10 7o
de chapeau. Ensuite les courtiers anversois, qui sont
peut-être les plus avisés du continent, parce qu'ils sont
élevés à une rude école, savent prendre les mesures néces-
saires pour mettre leurs chargeurs occasionnels à l'abri
des désagréments.
Donc, sous tous les rapports, Anvers, de par la nature
de son trafic à l'entrée et à la sortie, offre de nombreux
avantages aux exportateurs. Mais une question toute natu-
relle se pose : la Belgique en profite-t-elle directement ?
La réponse doit être négative, malheureusement. Le
pays, en général, ne retire de cette situation qu'un béné-
fice indirect, pour la raison péremptoire que neuf fois sur
dix l'exportateur est un étranger.
La Belgique n'exporte directementqu'une intime quantité
de ses produits. Ce sont les Anglais et les Allemands qui
sont les maîtres de l'exportation de nos produits : nous
nous contentons de les leur vendre FOB {free on board).
On a signalé bien des fois cette situation et ce n'est pas
le moment d'en rechercher ici les origines, les causes et
les remèdes.
LE PORT DANVBRS. 211
Cependant, si le pays ne profite pas directement de ces
frets réduits que la concurrence anversoise offre aux
exportateurs, il en profite indirectement. En effet, si le
coût de la livraison FOB détermine le port par lequel le
fabricant expédiera, l'exportateur achètera là où il pourra
combiner le meilleur prix GIF, c'est-à-dire rendu à desti-
nation. Il se peut donc que parfois la balance penche,
grâce à la réduction de fret, en faveur des produits belges.
Qu'il soit cependant permis de remarquer que jamais ces
frets ne favoriseront exclusivement les produits natio-
naux. Ces avantages s'appliqueront aussi bien aux pro-
duits allemands et aux produits français qui passent par
Anvers.
La fonction transitaire du port
Dans l'étude de Yhinterland, nous avons montré com-
bien la Belgique est petite, comparée à l'énorme arrière
pays desservi par son grand port. Il existe donc dans le
trafic général de celui-ci une large part réservée au
transit. Quelle est cette part ?
Il est bien difficile de donner à ce sujet des chiffres
exacts.
On peut négliger tout d'abord les quantités de mar-
chandises étrangères qui transitent par Gand et par
Ostende. Or, le transit de sortie par mer, pour la Bel-
gique entière, représente d'après les statistiques officielles
2 83oooo tonnes. Le trafic total de sortie du port d'An-
vers étant de 5 1/2 millions de tonnes, la part du transit
serait donc de 5i 7o-
Cependant, ce chiffre est manifestement inférieur à la
réalité. Car, pour éviter les formalités douanières, il est
avéré (jue beaucoup de marchandises libres de droits
à l'entrée sont généralement déclarées en consommation.
i
212 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
même quand elles sont destinées au transit. Les statis-
tiques sont donc faussées de ce chef et Ton ne peut ad-
mettre ce chiffre de 5i 7o que sous bénéfice d'inventaire.
Les mêmes statistiques renseignent également qu'il est
arrivé à Anvers par terre et par rivière 3 5o5 ooo tonnes
de marchandises de l'étranger. Ceci représenterait environ
68 7o du total des marchandises exportées d'Anvers. Mais,
ici encore, on pourrait objecter avec raison, qu'une partie
de ces marchandises n'est pas réexportée, mais consommée
sur place.
Enfin, on pourrait aussi additionner les tonnages des
marchandises transitant par la Belgique et qui, presque
certainement, ont passé par Anvers, en destination des
Indes Anglaises, par exemple, ou d'autres pays d'outre-
mer, et y ajouter 5o 7o du trafic par fer d'Anvers, c'est-
à-dire la proportion générale du transit dans l'ensemble
des transports par voie ferrée en Belgique.
On arriverait ainsi à trouver que 6i 7o du trafic anver-
sois provient du transit. D'ailleurs ce chiffre est également
faussé par des nationalisations de marchandises destinées
au transit, mais libres à l'entrée.
De ces considérations, nous concluons que la part du
transit dans le trafic général du port d'Anvers est au
minimum de 5 1 7o ^^ »'* maximum de 68 7o« On peut donc
dire que pour une tonne de marchandise belge expédiée
d'Anvers, on en embarque environ i 1/2 de provenance
étrangère.
Or, cette question du transit joue un rôle considérable
dans l'économie du port d'Anvers et par suite dans notre
économie nationale.
Nous avons vu comment l'hinterland étendu et les nom-
breuses ressources qu'il offre permettent aux courtiers
anversois de combiner les chargements et d'offrir des
frets avantageux aux exportateurs.
Nous avons vu également comment les frets de sortie
avaient une répercussion sur les frets d'entrée.
LE PORT D ANVERS. 2l3
Il est un troisième élément, dont nous n'avons pas
encore parlé : c'est Yinfluence sur le fret de la rapidité
avec laquelle les marchandises peuvent être livrées au
navire, cest-à-dire le despatch.
S'il s'agit de produits agricoles, ceux-ci, étant récoltés
chaque saison, les quantités mises à la disposition pour
embarquement dépassent ce que les navires peuvent
recevoir.
S'il faut embarquer des minerais, il est souvent possible
de proportionner les extractions aux enlèvements. On
peut fréquemment aussi augmenter la production par une
augmentation de main-d'œuvre.
Pour les produits industriels, au contraire, la capacité
de production journalière est strictement limitée par le
rendement de l'outillage mécanique et il se pourrait qu'il
soit impossible de livrer aussi vite que les vapeurs peuvent
chargei*. Le navire pourrait donc être forcé d'attendre :
or, chaque jour perdu intervient dans le calcul du taux
du fret.
Un exemple fixera les idées.
Anvers reçoit chaque jour i6 navires en moyenne. Or,
l'industrie belge produit annuellement i 35o ooo tonnes
de fonte. Nous en importons 35o ooo tonnes.
En supposant que ces i6 navires ne prennent que du
fer et que le pays ne réclame pas un kilogramme des fers
finis provenant de cette production, on ne pourrait livrer
que 5666 tonnes par jour, soit environ 35o tonnes par
navire et par jour.
Or, le navire peut recevoir et arrimer facilement 700
tonnes par jour. Un navire de 35oo tonnes laissé à la
seule industrie belge ne pourrait recevoir, par conséquent,
son chargement qu'en 10 jours. Et comme il pourrait, à
raison de 700 tonnes par jour, terminer son chargement
en 5 jours, il perd 5 jours, soit, pour un voyage de
5o jours, une augmentation de 1 1 7o ^ porter au compte
du fret.
/
214 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Si, au contraire, on fait intervenir l'industrie lorraine
avec ses 4 millions de tonnes produites annuellement,
l'industrie westphalienne, avec une production annuelle
de 5 millions de tonnes, on voit que l'on pourrait livrer
à raison de 2225 tonnes par jour, donc 3 fois autant que
le navire peut recevoir.
Ceci n'a que la valeur d'un exemple, mais on pourrait
généraliser. Il en résulte que la densité industrielle de
l'hinterland a une influence parfois considérable sur le
taux du fret.
Il est évident qu'il est excessivement rare qu'un navire
attende son chargement, mais l'usage du port et les
moyens de manutention s'adaptent naturellement à ce qui
peut être reçu des fournisseurs, et cette question du
despatch se traduit par une différence de shellings et de
pence dans les frets.
Enfin il est un quatrième élément qui a une action
directe sur la réduction des frets : c'est le tonnage des
navires.
Plus le tonnage augmente, plus les frais sont réduits
et plus les frets sont bas.
Ainsi un vapeur de 2000 tonnes ne peut naviguer avec
un équipage de moins de 19 hommes. Un navire de 4000
tonnes sera largement pourvu avec 27 hommes, état-major
compris.
Ensuite, les dépenses du chef de salaire et de ravitail-
lement ne seront aucunement clans le rapport de 27 à 19,
comme on pourrait le croire. L'état-major restera sensi-
blement le môme pour le vapeur de 4000 tonnes que pour
le vapeur de 2000 tonnes. On embarquera un, peut-être
deux officiers et un mécanicien en plus, et le surplus de
la différence entre les deux équipages sera constitué prin-
cipalement par des chauffeurs et quelques matelots.
Ceux-ci naturellement touchent des indemnités de vivre
et des salaires inférieurs à ceux des officiers. On voit donc
qu'il en résulte une différence sensible.
^
LE PORT DANVBUS. 21 5
D'autre part également, le coût de la tonne-mille est
de beaucoup inférieur pour un grand navire.
Un navire de 62 5o tonnes consomme, par exemple,
21 tonnes de charbon pour une vitesse de 9 milles à l'heure,
Un navire de 2o5o tonnes consommera, pour atteindre la
même vitesse, environ 9 tonnes de charbon par jour. On
voit donc que, tandis que les tonnages sont dans le rap-
port de 3 à 1 , les consommations de charbon ne sont que
dans le rapport de 2 i/3 à 1, montrant une économie
brute de 2/9. Et cet avantage s'accentue encore avec la
distance à parcourir. Si, pour prendre un exemple concret,
on suppose que les navires ont à parcourir 8000 milles
marins sans charbonner, on constatera que, dans la pra-
tique, le navire de 625o tonnes devra emporter des soutes
pour 40 jours, soit donc 85o tonnes. Il n'immobilisera que
14 7o <^nviroï} de son tonnage à transporter des charbons
qui ne paient pas de fret. Le navire de 2o5o tonnes, au
contraire, devra emporter 36o tonnes et laissera donc
improductives 18 7o environ de sa capacité de transport.
Dès lors, un transport effectué par un navire de 6000
tormes reviendra, toutes choses égales, à environ i/3 meil-
leur marché que le transport effectué par un navire de
2000 tonnes.
Enfin, et quelque paradoxale que la chose puisse
paraître, il est incomparablement plus facile de transpor-
ter de grandes quantités de marchandises vers certains
ports d'un accès difficile, par de grands navires que par
des navires de tonnage moindre.
En effet, la difficulté principale que les navires ont à
surmonter est le faible tirant d eau auquel ils sont limités.
Or, un navire de 2000 tonnes tire généralement 18 pieds
environ. Un navire moderne de 625o tonnes ne dépassera
guère 23 pieds.
Si nous supposons maintenant deux navires, un de 2000
et l'autre de 6000 tonnes devant la barre de Forcados, par
/
2l6 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
exemple, qui n'a pas plus de 18 pieds, le premier navire
entrera avec 2000 tonnes maximum.
Le second navire portera au minimum 4000 tonnes sur
18 pieds et entrera donc avec un cargo double.
Par conséquent, en combinant tous les éléments :
variétés de produits, rapidité des opérations et quantités
des marchandises permettant l'emploi de gros vapeurs
économiques, on voit que le transit par Anvers a, sur
les prix du fret, une influence directe dont le pays profite
indirectement.
A ce seul titre, il importerait de favoriser de toutes nos
forces le passage des marchandises par notre port.
Mais ce n'est pas là l'unique côté de la question; il y a
aussi un bénéfice direct et palpable pour notre industrie
résultant du fait que plus les marchandises sont abon-
dantes, plus les départs sont possibles et fréquents.
i"* Envisageons le premier point, qui se rattache très
étroitement du reste à ce que nous avons dit plus haut
au sujet de l'économie des transports par les gros navires.
Un départ n'est possible d'un port que du moment où
il se présente une quantité de marchandises telle que le
transporteur ne se trouve pas en état d'infériorité manifeste
vis-à-vis d'un port voisin d'où s'exportent généralement
de plus fortes quantités de marchandises.
Pour fixer les idées, prenons un exemple.
Anvers exporte en moyenne un millier de tonnes men-
suellement pour la Nouvelle-Zélande ; il semblerait donc
que des départs directs seraient possibles.'
Mais de Londres on expédie trois fois par mois des
navires de 7000 tonnes environ. Dans ces conditions, il
est plus économique de transborder les marchandises
d'Anvers à Londres.
Or, le fret d'Anvers à Londres tombe à la charge du
l'abricant belge puisqu'il a à lutter contre ses concurrents
anglais qui n ont pas à payer ces frais.
Si donc à un moment donné les marchandises transitant
LE PORT d'an VERS. 2iJ
par Anvers étaient détournées vers un port voisin, Rotter-
dam par exemple, il est indubitable que beaucoup de nos
marchandises nationales suivraient le même chemin, ne
fût-ce que par suite de l'économie de fret qui en résulterait
pour l'exportateur. Mais les frais de transport supplé-
mentaires d'Anvers à Rotterdam tomberaient à la charge-
de nos fabricants.
Un autre élément viendrait encore accentuer le mouve-
ment : en règle générale le fabricant n'exporte pas, cette
fonction est laissée à l'exportateur. Celui-ci ne tire pas ses
produits d'un seul pays ni d'un seul fabricant. D'autre
part, il a intérêt à présenter au transporteur des lots de
marchandises aussi importants que possible, puisque de
cette façon il peut peser sur les frets et obtenir de bien
meilleures conditions. Si donc le centre du transit se
déplaçait, il est certain que beaucoup de produits belges
seraient entraînés par le fait qu'ils font partie de lots qu'il
est dans l'intérêt de l'exportateur de ne pas scinder. Encore
une fois, les frais de transport supplémentaires retombe-
raient directement ou indirectement à la charge de l'in-
dustrie nationale.
2"^ Il est incontestable que plus la quantité des mar-
chandises manipulée par un port est considérable, plus
les départs sont fréquents.
En règle générale, le fabricant est payé contre présen-
tation des documents d'embarquement. Donc, plus les
départs seront rapprochés, plus il aura de chances d'ex-
pédier sa marchandise, de recevoir les connaissements et
de rentrer dans ses fonds.
La fréquence des départs épargne par conséquent à la
nation en général un certain liombre de jours d'intérêt
sur tous les produits qui passent par Anvers.
Cet intérêt ne doit pas se calculer sur le bénéfice net
moyen ou Tintérêt généralement payé aux capitaux, mais
bien sur un chiffre beaucoup plus considérable, et ceci
pour deux raisons.
2l8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La première est que le crédit généralement accordé ne
dépasse pas trois mois ; si donc un fabricant fait un béné-
fice net de 5 7o sur une expédition, ce bénéfice se renou-
velle quatre fois par an et le gain est par conséquent de
20 7o.
Ensuite, parce que le fabricant qui emploie les capitaux
dans son industrie doit leur faire payer d'abord son acti-
vité personnelle, ses connaissances, ses employés de toute
classe et les risques qu'il encourt. Il remploiera donc ses
fonds non pas au taux que lui paiera son banquier, mais
au taux qu'il obtient en les fécondant par son travail.
On peut ainsi fixer à un chiffre moyen de i5 à 20 7o
l'intérêt annuel brut que rapporte l'argent employé dans
l'industrie.
Pour apprécier maintenant le bénéfice réalisé par la
nation grâce à des départs plus fréquents, supposons un
instant que l'hinterland étranger d'Anvers vienne à dis-
paraître.
Comme il est impossible de modifier du jour au lende-
main le matériel naval qui doit servir au transport des
marchandises, nous devrons logiquement admettre que le
tonnage des navires ne changera pas et qu'il leur faudra
un minimum de chargement à chaque escale à Anvers,
égal à celui qu'ils viennent y prendre actuellement.
Or, comme les marchandises se présenteront en moindre
quantité, il sera nécessaire d'espacer les départs.
Pour fixer les idées, supposons que le commerce d'ex-
portation — transit et national — passant par Anvers
pour les États-Unis soit de 56o 000 tonnes pour un an. Ces
marchandises sont enlevées par 260 navires. Chaque navire
enlève donc 3i65 tonnes. Or, les transports de marchan-
dises nationalisées représentent un tonnage de 897 000.
Il ne pourrait dès lors y avoir que 160 départs par an,
donc un départ tous les 2,4 jours en moyenne au lieu de
tous les 1,4 jours comme c'est le cas actuellement.
Il en résulterait par conséquent un retard moyen de
LB PORT d'aNVERS. 219
1 jour sur lensemble des expéditions des produits natio-
naux et nationalisés.
Or, leur valeur est de 94 000 000 francs, et Tintérôt sur
cette somme représente environ 53 000 francs.
Mais on comprendra facilement l'invraisemblance de la
supposition qui a servi de base à ce calcul. Il est impossible
que (lu jour au lendemain Thinterland étranger disparaisse.
Ce qui peut arriver, c'est que l'exportation soit détour-
née vers un port concurrent d'Anvers. Dans ce cas, nos
propres produits, d'après ce que nous avons dit plus haut,
suivraient le même chemin et le résultat serait tout aussi
désastreux, puisqu'il faudrait en premier lieu payer un plus
long transport par terre, et que le fabricant attendrait
plus longtemps avant de rentrer en possession son argent.
Il est impossible de calculer même approximativement
le dommage que nous subirions, mais il est presque certain
que nous nous trouverions pour bien des produits dans
une situation manifestement inférieure à celle de nos
concurrents allemands : nous nous verrions forcément
évincés pour beaucoup de marchandises.
Observons aussi que pour détourner ce trafic de transit,
il ne faut pas que tous les produits soient entraînés vers
un même port. Il suffit qu'une partie, soit le fret lourd,
soit le fret léger, prenne le chemin d'un port concurrent.
Nous avons vu, par exemple, que, bien qu'à l'importa-
tion Rotterdam détienne le record et soit plus avanta-
geusement situé qu'Anvers pour tout le bassin du Rhin et
de la Ruhr, l'exportation de ces provinces passe en grande
majorité par notre port, uniquement par suite des meil-
leures combinaisons de fret que l'on peut y réaliser. Si
donc à un moment donné lequilibre venait à être rompu,
si, par suite de meilleures voies d'accès avec l'hinterland,
par suite de tarifs de faveur, par suite aussi de meilleures
conditions intérieures, les produits pouvaient être livrés
FOFi à meilleur compte à un autre port, et si les
navires certains dy trouver soit une expédition plus
f
220 REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rapide soit de meilleurs frets consentaient à une réduction,
nous verrions petit à petit les marchandises prendre le
chemin du port concurrent, d'abord en petites parties ;
puis, une marchandise entraînant Tautre, les expéditions
feraient boule de neige, s'augmenteraient, s'accroîtraient
sans cesse, et finiraient par entraîner dans leur courant
nos propres marchandises au grand dam d'Anvers, du
demi-million d'habitants de notre métropole commerciale
et de la nation en général.
Si demain les fers et les aciers des provinces du Rhin
et de la Lorraine étaient détournés sur Rotterdam, qui
nous dit qu'une partie de nos fers ne serait pas obligée de
suivre le même chemin ? Ce transport supplémentaire
coûterait au moins i sh. à la tonne et il ne resterait
d'autre alteniative à nos fabricants que de refuser les
ordres ou, si c'était possible, de diminuer la rémunération
du capital, l'amortissement de leurs installations et le
salaire des ouvriers.
Qui nous dit que ce mouvement n'a pas commencé déjà ?
Rotterdam exporte annuellement 5oo ooo tonnes de
charbon qui n'eussent jamais pris ce chemin si nous y
avions pris garde.
Rotterdam étend de plus en plus son influence, Rotter-
dam est déjà un port plus important qu'Anvers. Au point
de vue des relations par eau avec l'hinterland, il est mieux
situé que nous ne le sommes. Tout comme nous, il se
trouve au nœud du réseau fluvial central européen.
Anvers na d'avantage sur lui que parce qu'il est le
centre du réseau ferré et qu'il est appuyé par l'industrie
belge. Mais qu un jour la Hollande soit entraînée dans
l'orbite du Zollverein, qu'obéissant à des préoccupations
pangermanistes, l'État allemand favorise Rotterdam par
ses tarifs de faveur et pai* toute l'admirable méthode qui
préside à son organisation économique, ce jour-là il est à
craindre que nos produits mêmes ne soient entraînés et
qu'Anveis ne descende au rang d'un port local.
LE PORT D ANVERS. 221
Deux mots de conclusion s'imposent.
Nous avons vu qu'Anvers s'appuie sur un hinterland
étendu, riche et commerçant, avec des besoins sans cesse
croissants. Sous ce rapport il est le premier port du monde.
Anvers n'a pas d'influence directe sur les voies de com-
munication avec cet hinterland, parce que le territoire
belge n'est pas assez étendu.
Anvers doit donc manipuler les marchandises à meil-
leur compte que ses concurrents, Anvers doit attirer les
navires. Il doit renfermer tous ses avantages en lui-même,
et c'est pour cette raison qu'il doit être ou devenir le port
le mieux outillé, le plus facile et le moins cher de tous
ses concurrents.
La prospérité d'Anvers réagit sur l'économie nationale
entière ; directement ou indirectement le pays retire un
bénéfice de chaque opération d'importation, d'exportation
et de transit. La question d'Anvers est donc une question
nationale.
Krnest Dubois. Marcel Theunissbn.
(
VII
LES PORTS ET LA VIE ÉCOiNOMIQUE
EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE
Vous avez pensé que dans l'ensemble de communications
présentées à votre congrès, il était nécessaire de réserver
une place à la France et à l'Allemagne . Je suis très
touché de Thonneur que vous m'avez fait en me priant de
vous entretenir quelques instants de ces deux pays dont
j'ai en effet étudié à plusieurs reprises l'activité écono-
mique et le mouvement maritime.
Ce n'est pas un examen complet que je puis songer à
entreprendre ici. C'est surtout à une comparaison entre
les situations respectives des ports de ces deux nations que
je dois m'attacher. Si cette comparaison n'est pas, hélas,
très satisfaisante pour mon amour-propre de Français,
elle est du moins féconde en enseignements utiles pour
tous ceux qui veulent se rendre un compte exact du rôle
que les grands ports jouent actuellement dans la vie
économique de l'humanité.
L'une des premières réflexions qui se présentent à l'es-
prit est suggérée par une considération d'ordre géogra-
phique, dont il convient de dire d'abord quelques mots.
Vous savez qu'on attachait autrefois une grande impor-
tance aux ports « naturels y> . Le mot po9*t évoquait prin-
cipalement l'idée d'une excavation qui était l'œuvre de la
nature et offrait aux navires une station abritée contre les
vents et les tempêtes. La main de l'homme se bornait à
quelques travaux d'amélioration. Marseille, Toulon, Mo-
naco, Nice, Constantinople avec sa célèbre Corne d'or,
étaient regardés comme les plus beaux ports du monde.
Mais l'observation prouve que les ports qui actuellement
PORTS DE FRANCE ET D ALLEMAGNE. 223
se développent le plus sont ceux qui se trouvent sur
l'estuaire d'un fleuve accessible à des navires d*un fort
tonnage ; c'est le cas pour Londres, Anvers, Rotterdam,
Hambourg, Stettin. Les ports situés vSur les estuaires
permettent plus aisément l'établissement de quais d'une
longueur indéfinie et celui de voies ferrées qui facilitent
le chargement et le déchargement des marchandises. Ils
permettent plus aisément la création des magasins, des
hangars, des docks indispensables. L'évolution de ces
immenses navires, dont les dimensions s'accroissent sans
cesse, y est plus facile. De plus, ils sont presque toujours
la tête de ligne d'un réseau de navigation intérieure qui
leur permet de recevoir commodément ce qui est la con-
dition primordiale de la prospérité d'un port : le fret.
Nous verrons bientôt quelle est l'importance de cette
observation générale lorsqu'il s'agira de comparer le déve-
loppement des principaux ports de la France et de l'Alle-
magne, car en Allemagne les ports naturels n'existent pas
et ce pays, par sa position géographique en Europe,
semblait prédestiné à demeurer surtout un état terrien,
continental et militaire.
C'est de la France, dont les traditions maritimes sont
plus anciennes que celles de l'Allemagne, que je parlerai
tout d'abord.
Lorsqu'on se reporte aux documents officiels, notam-
ment au Tableau général du commerce et de la navigation
publié chaque année par les soins du gouvernement,
lorsqu'on consulte les rapports des chambres de commerce,
les publications du comité des armateurs de France et
des grandes compagnies de navigation, on constate d'abord
que des etforts considérables ont été faits dans notre pays
pour améliorer la situation des ports et accroître leur
activité ; on doit même remarquer, avec satisfaction, que
la plupart de ces efforts sont dus à l'initiative privée. Nos
gouvernements, qui ont tant de peine à équilibrer nos
/
224 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
énormes budgets, se montrent plutôt parcimonieux pour
ce qui est des travaux publics et de l'aménagement des
ports.
Les améliorations dont je vais vous dire quelques mots
ont été principalement le résultat du concours généreux
des industriels, des commerçants, des simples particuliers.
L'outillage d'exploitation a été en somme perfectionné, à
tel point qu'il ne fait pas mauvaise figure à côté de Tou-
tillage des ports étrangers les plus importants. Grues et
cabestans, vannes et portes, écluses, machines hydrau-
liques de toutes sortes, prouvent l'intelligence et la science
de nos ingénieurs et de nos constructeurs. Et pourtant
l'activité des ports français, en dépit de ces louables efforts,
n'est en rapport ni avec la peine qu'on s'est donnée, ni
avec les dépenses auxquelles on a consenti.
Quelques brèves indications sur les ports principaux de
la mer du Nord et de la Manche, de l'Atlantique et de la
Méditerranée sont ici nécessaires.
Voici d'abord trois ports, Dunkerque, Calais, Boulogne,
pour lesquels on a fait de grands sacrifices.
A Dunkerque on n'a pas dépensé depuis 1821 moins de
5o millions. Les nouveaux bassins (bassins Freycinet)
sont parfaitement aménagés et entourés de voies ferrées
dont le développement, non compris celui de la gare
maritime, dépasse 35 kilomètres. Les engins de radoub et
ceux de manutention sont remarquables, les services
administratifs sont luxueusement installés.
Dunkerque bénéficie également de cette concentration
industrielle et commerciale qui n'est ntiUe part en France
aussi accentuée que dans le département du Nord, et lui
procure un hinterland dont elle a tiré parti. C'est, je crois,
de tous nos ports français celui dont le développement est
en somme le plus satisfaisant.
A Calais on a creusé à grands frais de nouveaux bas-
sins. Vous connaissez probablement le magnifique bassin
Carnot. On vient de construire un nouvel avant-port
PORTS DE FRANCE ET d'aLLEMÂGNE. 225
dont les quais sont fondés sur des puits descendus dans
le fond sableux par un procédé spécial fort ingénieux
d'injection d'eau et d'aspiration du sable.
A Boulogne on a créé une digue en eau profonde, formée
d'une infrastructure en moellons, d'enrochements et de
blocs surmontant une muraille en maçonnerie qui s'élève
à 20 mètres au-dessus du fond. Boulogne est d'ailleurs le
port le plus important de France pour la poche.
Mais ces trois ports, si intéressants à considérer indi-
viduellement, souffrent de leur voisinage même et de la
concurrence qu'ils se font entre eux. Ils sont trop rappro-
chés l'un de l'autre. Ils sont en outre, pour une partie de la
France septentrionale, concurrencés par le port du Havre,
où Ton vient de faire d'énormes travaux et de construire
un port en eau profonde très vaste et très sûr. La Com-
pagnie transatlantique y a son principal centre d'action.
Elle lutte énergiquement et souvent avec succès contre les
compagnies anglaises et allemandes. Aux deux navires de
toute beauté, la Savoie et la Lorraine, qui ont acquis une
réputation méritée, elle vient d'en ajouter un troisième,
la Provence, qui n'a pas moins de 190 mètres de long,
avec une puissance de 20 000 chevaux, dont les aménage-
ments sont somptueux et dont la vitesse dépasse aisément
les 20 noeuds réglementaires. La Provence vient de tra-
verser TAtlantique en six jours et deux heures, dépassant
de plusieurs heures le fameux DeiUschland.
Le Havre a, au surplus, la bonne fortune d'être un
grand marché mondial du café, marché auquel on a su
donner une organisation excellente, où le fonctionnement
des opérations à terme, les caisses de liquidation et les
procédés de warrantage peuvent (sauf quelques critiques
de détail) être donnés comme modèles.
Mais le Havre, placé à l'extrémité môme de l'embou-
chure de la Seine, souffre forcément du voisinage
de Rouen, qui est un peu éloigné de la mer, mais qui a
l'avantage d'être presque encore sur un estuaire. Rouen est
ni< SÉRIE. T. X. i5
220 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
le débouché naturel de Paris, qui est lui-môme le centre
de rayonnement d un système de canaux et de voies navi-
gables se ramifiant sur une partie de la France. C'est pour
ce motif que Rouen attire beaucoup plus que le Havre les
marchandises lourdes, encombrantes, la houille et l'fitn-
thracite (le port en reçoit 800000 tonnes par an), les
bois, les vins d'Algérie, de Tunisie et d'Espagne, le pétrole
brut, les grains, spécialement Tavoine et l'orge. Tout cet
ensemble d'arrivages atteint 3 millions de tonnes. Rouen
est devenu peu à peu un grand port de transit. C'est ;en
vue du transit qu'ont été conçues la plupart des installa-
tions. C'est pour ce même motif qu'on a multiplié les grues
flottantes. 11 n'y a pas de port français où l'on voit autant
de marchandises transbordées directement des navires de
mer sur des bateaux fluviaux, marchandises qui repartent
sans môme avoir touché les quais ; d'autres ne restent à
terre que le temps nécessaire pour subir certaines opéra-
tions de douane. Ajoutons que la prospérité relative du
port de Rouen s'explique aussi par le développement
industriel de la région avoisinante où l'industrie textile et
celle des produits chimiques ont fait de réels progrès.
Si des ports de la Manche nous passons à ceux de
l'Atlantique, nous constaterons qu'ils sont dans une situa-
tion plus difficile que les précédents. La raison fonda-
mentale, c'est qu'ils drainent très peu de fret de sortie.
Ils ont grandi, c'est vrai, mais ils ne doivent leur activité
qu'à des éléments spéciaux de trafic. Ainsi d'importantes
raffineries de sucre se sont installées à Nantes ; La
Rochelle est un grand port de pêche ; Bordeaux est le
centre d'un commerce considérable de vins.
Les progrès de ces différentes villes ne sont pasfnéan^
moins satisfaisants. Ainsi Nantes, en dépit d'une certaine
prospérité qu'on ne saurait méconnaître, souffre profondé-
ment de sa rivalité avec Saint-Nazaire. Nous avons vu que
Rouen et le Havre peuvent être à la rigueur considérés
comme deux villes complémentaires l'une de l'autre. Toutes
PORTS DE FRANCE ET D ÂLLBMAaNB. 227
deux ont des traditions commerciales fort anciennes. Il
n'en est pas de même ici. La création de Saint- Nazaire
est récente et artificielle. Les Nantais n'ont pu voir sans
dépit, vers le milieu du xix® siècle, qu'au lieu d'approfon-
dir la Loire, qui n'était accessible dans le voisinage de
leur ville qu'à des navires d'un tirant d'eau maximum de
trois mètres, on voulait créer artificiellement à Saint-
Nazaire de grands bassins pour lesquels on a dépensé une
trentaine de millions.
Cette création d'une utilité contestable a eu lieu entre
i85o et 1880. Elle répondait aux idées qui régnaient
alors. On voulait substituer aux ports en rivière des bassins
directement ouverts sur t océan. Ces bassins devaient être
la tête de ligne, le point d'aboutissement des voies ferrées.
Les chemins de fer étaient considérés alors comme le
seul mode de transport vraiment moderne. Napoléon III
lui-même vint inaugurer solennellement les nouveaux
bassins.
Nantes eut à souffrir. Quelques Nantais vinrent bien
s'établir à St-Nazaire, mais en petit nombre ; on ne
déplace pas une ville si aisément !
En réalité, on dissocia les deux éléments inséparables
d'un grand port : i"* les bassins, les quais, l'outillage ;
2** le centre d'affaires, le groupement principal de popu-
lation.
Les Nantais se refusant à émigrer cherchèrent à attirer
les navires, à ramener à eux la navigation maritime. Ils
commencèrent par entreprendre d'importants travaux
dans la basse Loire, puis, après hésitation, construisirent
un canal latéral qui leur permit de recevoir des navires
d'un tirant d'eau de six mètres.
Ces incertitudes furent fâcheuses, car, si les quarante ou
cinquante millions qui ont été dépensés tant à St-Nazaire
que pour la construction d'un canal, devenu au bout de
peu d'années insuffisant, avaient été franchement employés
r
228 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à améliorer le cours inférieur de la Loire, on serait cer-
tainement arrivé à de meilleurs résultats.
Le canal latéral a néanmoins été pour Nantes une
cause de développement. Le tonnage du port a doublé
depuis qu'il est construit, et Nantes est devenue un port
ouvrier. On y a créé des fabriques de biscuits, de con-
serves, de confiserie, d'engrais artificiels, de produits
chimiques; des savonneries, des huileries, etc. C'est un
débouché pour les denrées agricoles de la région et pour
les vins de la vallée de la Loire. On a créé récemment
dans les environs des établissements métallurgiques d'une
certaine importance, des chantiers de constructions na-
vales qui ont profité de la loi de iSgB pour construire
surtout des voiliers. Nantes, ce n'est pas douteux, cherche
à sémanciper le plus qu'elle peut de St-Nazaire. Elle
veut devenir un grand port de navigation. Si elle yl par-
vient, c'est alors le sort de St-Nazaire, devenue aujour-
d'hui une ville de 33 ooo habitants, qui est compromis.
Se résoudra-t-on à la sacrifier après avoir dépensé tant
de millions pour la doter d'un port auquel on vient de
faire récemment de notables améliorations? La Chambre
de commerce de cette ville fait les plus grands efforts
pour ne pas se laisser immoler. La lutte est très vive et
menace de durer longtemps encore. De plus, par derrière
cette rivalité se trouve la question de la Loire navigable,
gros problème qui divise depuis longtemps les meilleurs
esprits. On n'a pu encore se mettre d'accord sur ce qu'il
convient de faire. Est-ce la Loire elle-même qu'il faut
améliorer ? doit- on préférer un canal latéral ? Il faut
absolument se prononcer, parce qu'il faut absolument
assurer à Nantes le fret lourd qui lui fait défaut.
On pourrait retrouver, en étudiant les deux ports de
la Rochelle et de la Pallice, quelque chose de la rivalité
que nous venons de signaler entre Nantes et St-Nazaire.
La Pallice est aussi une création artificielle destinée à
servir de débouché au réseau de l'État ; et ce réseau ne
PORTS DE FRANCE ET d'aLLBMÂ0NB. 22g
se développe guère, pas plus que ne se développe l'indus-
trie dans toute cette région. N'est-il pas permis de penser
que les millions qui ont été dépensés dans ces deux ports,
dont l'importance restera, sans doute, toujours médiocre,
auraient été plus utilement employés ailleurs? S'il faut
vraiment que quelques sacrifices soient faits dans un
pays, ne soni-ce pas des ports secondaires comme ceux-là
qu'il faudrait avoir le courage de négliger ?
Nous eussions mieux fait de concentrer notre attention
sur le port de Bordeaux qui se trouve sur un magnifique
estuaire avec eau profonde de sept mètres qu'on s'est déjà
préoccupé de porter à huit. Bordeaux a un passé com-
mercial qui est une force pour cette ville. Bordeaux est
justement fière d'une grandeur et d'une prospérité qui
furent telles au xviii® siècle, qu'à ce moment c'était le
premier port de l'Europe continentale. Le régime libéral
adopté en 1860 avait d'ailleurs rendu à Bordeaux, après
une période de déclin regrettable, une grande activité.
Cette ville était devenue et est restée partiellement le
point de départ des services de navigation pour les prin-
cipales contrées du monde. Mais on constate aujourd'hui
un certain ralentissement sur les causes duquel je ne
puis insister longuement. Il importe surtout de remarquer
qu'il n'est pas la conséquence de la création de Pauillac,
bel avant-port d'une profondeur de neuf mètres. Pauillac,
où l'on a créé des usines, dans de bonnes conditions, est
une création bordelaise, ce n'est pas pour Bordeaux une
rivalité.
Si le mouvement d'aflaires de Bordeaux se développe
encore un peu, c'est grâce aux industries locales qui
Talimentent.
On a créé de nombreuses usines, des fabriques de bou-
teilles, de chocolat, de conserves alimentaires, de liqueurs,
de produits chimiques, d'essence de térébenthine, de gou-
dron végétal, etc. C'est très bien. Ce n'est pas assez !
23o RBTUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Bordeaux a cessé d'être un centre commercial de premier
ordre.
Deux branches importantes du commerce bordelais se
plaignent beaucoup : le commerce du bois et celui du vin.
Bordeaux recevait jadis une quantité considérable de
bois de construction (de Suède, de Norvège, de Russie,
d'Amérique). Ces bois sont actuellement frappés de droits
élevés (atteignant 5o 7o de leur valeur). L'importation a
diminué des deux tiers, on cherche à les remplacer par
du bois de la région pyrénéenne. Mais cela a d'autres
inconvénients, et on se met en contradiction avec les
efforts de ceux qui réclament, non sans raison, le reboise-
ment des Pjrrénées.
Le commerce des vins, de 3 millions d'hectolitres valant
1 milliard de francs, s'est abaissé à i 800 c^oo hectolitres
valant moitié moins. Cette diminution a frappé plus ou
moins les industries qui se greffent sur le commerce des
vins (la tonnellerie, la distillerie, diverses entreprises de
transport).
Notre régime protectionniste n'a pas été favorable à
cette branche du commerce bordelais. Nos viticulteurs se
sont imaginé que nous avions tort d'accueillir trop facile-
ment les vins d'Italie^ et d'Espagne. Ils n'ont pas remarqué
quo nos vins français entraient pour i/3 dans ces cou-
pages, qui donnaient de bons résultats, et avaient l'avan-
tage de maintenir notre exportation, de conserver notre
clientèle, tout en laissant à notre commerce un beau
bénéfice (1).
La protection s'est faite en réalité au détriment des
Bordelais, et c'est aujourd'hui dans des ports étrangers,
principalement à Hambourg, Brème, Lûbeck que se font
ces coupages, ces mélanges dont bénéficiaient autrefois
les commerçants de Bordeaux. Ajoutons que le commerce
(1) Cf. l'intéressant article de M. A. Marvaud, Rbvub économique
NATIONALE, février 1996, et le livre de M. Martinet, Les Ports francs et
rKxpori ition des vins.
PORTS DE FRANGE ET D ALLEMAGNE. 23 I
des vins français doit compter de plus en plus avec la
concurrence redoutable que leur font sur le marché mon-
dial les vins d'Algérie, d'Italie, d'Espagne, de Crimée, de
Californie. C'est ce qui explique en partie la diminution
du tonnage que j'ai signalée plus haut. La chambre de
commerce fait bien remarquer que Bordeaux est devenu
un marché important pour la vente de la morue ! On
signale également la création d'usines pour l'extraction
des essences de pins landais qui, jusqu'ici, allaient se faire
traiter à Londres ou en Italie, et de quelques autres
fabriques. Mais ce léger surcroît d'activité ne peut
répondre aux légitimes désirs des habitants. Par suite de
l'insuffisance des voies fluviales et des canaux de jonction
avec les bassins a voisinants, Bordeaux manque de l'hinter-
land auquel il aspire.
L'étude des ports de la Méditerranée n'est pas moins
instructive. Je ne dirai rien de Cette qui a conservé une
certaine activité grâce au commerce des vins : c'est le
débouché naturel des départements où la production est
la plus abondante dans notre pays. Mais Marseille, le
premier port de la Méditerranée, a beaucoup de peine à
conserver sa suprématie. On a fait de lourds sacrifices
pour accroître les bassins ; mais l'activité de cette ville est
principalement due à ce qu'elle est devenue un centre
industriel ; les faubourgs se sont couverts d'usines et
de fabriques de toute espèce. Marseille a perdu une
partie du rôle commercial auquel elle pouvait prétendre.
Elle n'est reliée à l'intérieur du pays par aucune voie
navigable et il ne suffira peut-être même pas de construire
un canal aboutissant au Rhône, car ce fleuve, au cours
capricieux et pour lequel on n'a pas fait les dépenses
nécessaires, peut être à peine considéré comme un moyen
de transport pour notre pays.
Plus rapproché du centre de l'Allemagne, favorisé en
outre par l'ouverture du Simplon, comme il l'avait été
il y a vingt-cinq ans par celle du Saint-Gothard, le port de
r
232 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Gênes fait à Marseille une concurrence terrible. Chaque
année il gagne du terrain. Il remportera probablement
d'une façon définitive dans un avenir plus ou moins rap-
proché.
Marseille a été, au surplus, depuis quelques années le
théâtre de conflits prolongés entre le capital et le travail
qui ont détourné de ce port un grand nombre de navires
et lui ont fait un tort considérable. La longue grève de
1904 notamment, dont on n*a pas perdu le souvenir, a eu
pour elle des conséquences désastreuses.
Si des ports français nous passons à ceux de l'Alle-
magne, l'impression n'est plus la même. On y trouve, il
faut loyalement le reconnaître, une animation, une inten-
sité de vie beaucoup plus considérable.
De tous les ports de TAUemagne contemporaine, celui
qui mérite de fixer tout d'abord l'attention c'est le port de
Hambourg. C'est un des ports du monde dont le mouve-
ment s'est le plus accru depuis un demi- siècle. Il est
actuellement quinze fois ce qu'il était il y a cinquante ans.
Le total des entrées, vers i85o, ne dépassait pas 600 000
tonnes, il est maintenant de plus de 9 millions. Les pro-
grès sont particulièrement sensibles depuis dix ans, en
dépit de la crise économique très grave par laquelle a
passé le nouvel empire et dont les compagnies de naviga-
tion ont forcément ressenti le contre-coup. C'est à 3 mil-
liards et 1/2 de francs que se chiffre le mouvement des
marchandises entrant chaque année à Hambourg. Les
sorties atteignent une somme à peu près égale.
Quinze mille navires, dont plus de la moitié (54 7o) sont
allemands, entrent chaque année dans le port. Et le ton-
nage à la sortie est un peu plus élevé qu'à l'entrée, ce qui
prouve que les navires qui fréquentent le port de Ham-
bourg y trouvent du fret en abondance.
Les causes de cette marche ascensionnelle sont nom-
breuses.
PORTS DE FRANCE ET D ALLEMAGNE. 233
Voici les deux principales :
1*" La situation géographique de cette ville ;
2*" La façon dont lei^ Allemands ont compris le rôle que
Hambourg pouvait jouer dans la vie de leur pays.
i*" Hambourg est le débouché d'une région, la vallée de
l'Elbe, dont une partie au moins a, au point de vue indus-
triel, et depuis longtemps, une importance considérable.
L'Elbe est une voie fluviale de premier ordre, péné-
trant jusqu'au cœur de l'Europe centrale, très bien placée
même le jour où le Danube sera rejoint à la Moldau, pour
drainer une partie des produits de l'Autriche. Aucun de
nos ports français n'est dans une situation géographique
aussi favorable.
2"* Les Allemands, avant même que Guillaume II eut
prononcé la parole fameuse : Unsei^e Zukunft liegt aufdem
Wasser, ont compris l'importance du rôle que la mer allait
jouer dans la vie économique de l'humanité.
Ils ont vu que TElbe était une voie naturelle excellente.
Ils ont travaillé avec ardeur à l'améliorer.
Ils ont fixé le lit du fleuve, ils ont pris les précautions
voulues pour parer à la possibilité d'un encombrement, ils
ont cherché à lui assurer de l'eau en toute saison.
Ils ont tendu une chaîne de touage jusqu'à la fron-
tière de Bohême sur un parcours de 720 kilomètres.
Ils se sont enfin préoccupés de relier le bassin de
l'Elbe aux bassins fluviaux voisins, à celui de l'Oder, et
à celui du Weser.
La question de la navigation intérieure a été considérée
par les Allemands comme une œuvre d'utilité nationale au
premier chef. Dès 1 869 avait été constituée une association
— depuis elle a souvent fait parler d'elle — le Cenb^al-
verein fur Hebung der deutschen Fluss- und Kanalschiff-
fahri, qui a étudié entre autres questions :
i"" La question du canal du Rhin à l'Elbe ;
2" La question du canal de la Sprée à l'Oder ;
/
234 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3*" Celle de la jonction du Danube aux fleuves de l'Alle-
magne du Nord (Oder et Elbe).
Une partie des travaux proposés a déjà été exécutée.
Le reste viendra plus tard.
L'effort de cette association a été complété par celui
qui a été fait en même temps pour organiser la batellerie.
Après s'être constitués en fédération, en Verband, les
bateliers de TElbe se sont groupés autour des industriels,
et ont reçu d'eux les moyens de lutter contre les chemins
de fer. Ils ont créé un bureau central à Berlin, des écoles
de batellerie et même un brevet [SchifferpaterU), qui
est aujourd'hui obligatoire sur l'Elbe et le Rhin.
Ils ont amélioré le matériel, ont construit de grands
chalands longs et larges, de fort tonnage, de peu d'enfon-
cement, qui sont traînés par de puissants remorqueurs,
ayant eux-mêmes un faible tirant d'eau. La plupart ont
des propulseurs à turbines d'un système (Bellingrath-Zeu-
ner) fort apprécié. 11 faut des sécheresses exceptionnelles
pour que la navigation soit momentanément interrompue.
Les Hambourgeois ont d'ailleurs considérablement aidé
au développement de leur cité. Ils ont augmenté la
longueur des quais, creusé de nouveaux bassins, créé
l'avant-port de Cuxhaven, établi des magasins considé-
rables et des entrepôts de toutes sortes. Ils ont fait
de Hambourg wn port franc, et cette franchise, si elle
n'a pas été, comme certains l'ont prétendu, la cause unique
du merveilleux essor de Hambourg, a contribué du
moins puissamment à sa prospérité. Ce qu'il faut surtout
ne pas perdre de vue lorsqu'on étudie les causes de ce
développement, c'est que la situation de Hambourg a
surtout grandi quand l'Allemagne elle-même est devenue
une grande puissance industrielle, quand elle s'est lancée
à la recherche des marchés du monde, et s'est engagée
avec l'ardeur que vous savez dans le commerce d'expor-
tation.
On peut dire à ce point de vue, avec M. Paul de Rou-
PORTS DE FRANCE ET D ALLEMAGNE. 235
siers, que la prospérité de Hambourg est le reflet de la
prospérité de TAllemagne (i). Le développement de la
richesse de cette ville se rattache au développement de la
vie économique du nouvel empire, et ce serait toute une
étude de lessor industriel allemand qu'il faudrait entre-
prendre pour bien comprendre le rôle et la fonction
économique du port de Hambourg.
Il faudrait étudier l'ensemble des régions dont Ham-
bourg est le débouché, l'organisation des transports, le
rôle respectif des pouvoirs publics, des particuliers et des
associations, et ne pas oublier de montrer comment les
cartels ont puissamment contribué à développer le com-
merce d'exportation. C'est ainsi, par exemple, que
Hambourg est devenu le grand port d'exportation des
produits chimiques allemands, et que l'essor de l'industrie
chimique, un des plus beaux fleurons de la couronne
industrielle de l'Allemagne, explique certains côtés de
l'activité du port de Hambourg.
M. de Rousiers, qui, dans le beau livre auquel j'ai déjà
fait quelques emprunts, a si bien montré ce que l'Alle-
magne envoie à Hambourg, insiste avec raison sur
les causes qui expliquent le développement de cette
branche si importante de l'industrie, dont on a dit qu'elle
est l'industrie de l'avenir.
Hambourg a résolu aussi la difficile question du fret.
Hambourg n'avait pas de houille, c'est-à-dire peu de
fret lourd à exporter, alors que le fret lourd est nécessaire
à la prospérité d'un port.
Ce sont les produits agricoles qui ont remplacé la
houille. Hambourg exporte le sucre des innombrables
sucreries de la plaine saxonne, de la région de Magde-
bourg, du Brandebourg, même de la Bohême. Elle reçoit
plus d'un million de tonnes de sucre brut, une quantité
(Ij Hambourg et V Allemagne contemporaine. Paris, 1902.
r
236 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'alcools, de sels (provenant de Stassfurt, et beaucoup de
produits de Tindustrie textile.
Hambourg doit aussi une partie de son activité à ce qu'il
est un grand port d'embarquement pour les émigrants.
Après m'ôtre ainsi étendu longuement sur Hambourg,
je ne puis dire qu'un mot des autres ports auxquels
s'appliquent, d'ailleurs, plusieurs des considérations qui
précèdent.
Brêrae, malgré ses traditions, la richesse de ses arma-
teurs, les quasi-monopoles qu'ils ont su acquérir pour
diverses branches de trafic, n'a pas pris la même impor-
tance que Hambourg. Cela tient en grande partie à ce
qu'elle manque d'hinterland.
Le Weser n'est qu'un fleuve secondaire comparé à
l'Elbe.
Cependant, depuis l'entrée de Brème dans le Zollverein
(1888), le mouvement du port a plus que doublé.
Sur la Baltique, je me borne à dire quelques mots de
Stettin. C'est le premier port de la Baltique, et ses progrès
ont été considérables. En 1 870, le mouvement du port était
de 800 000 tonnes. Et aujourd'hui il est de quatre mil-
lions. C'est, de plus, un port franc et c'est le plus rapproché
de Berlin. C'est pourquoi l'empereur a approuvé en 1899
les plans d'un canal nouveau qui doit remplacer le canal
de Finow considéré comme insuffisant. Cette création est
regardée comme indispensable pour que Stettin puisse
devenir le véritable débouché de la capitale de l'empire.
C'est à côté de Stettin, à Bredow, qu'ont été installés les
vastes chantiers navals de la Société Vulcan qui ont pris
une importance si considérable et qui appellent notre
attention sur les progrès accomplis en Allemagne par
cette branche de l'industrie. Les chantiers allemands qui,
en 1870, existaient à peine, fabriquent aujourd'hui
1 2 7o des navires construits dans le monde. La produc-
tion a dépassé l'an dernier 3oo 000 tomies dont 101 o3o
PORTS DE FRANCE ET d'aLLEMAGNB. 287
dans les chantiers de Stettin et 112 825 dans ceux de
Hambourg.
Ce développement des chantiers est en rapport étroit
avec le développement de la puissance industrielle du
pays. Les Allemands ont compris que la construction des
navires n'est pas une industrie comme les autres, que la
marine marchande est une force énorme d'expansion
commerciale. Ils ont senti que le navire est un précieux
instrument de propagation des produits et de l'influence
d'un pays.
A la prospérité des chantiers correspond aussi celle
des grandes compagnies de navigation ; c'est ainsi que la
Compagnie H amburg- America a réalisé en igoS un béné-
fice de 40 000 000 marcs soit 27 7o du capital total,
contre 3i 200 000 en 1904. Elle a pu donner cette année
un dividende de 1 1 7o- Ses amortissements et réserves
n'ont pas été moindres de 24 5oo 000 marcs, ce qui
représente i5,7 ''/o de la valeur totale de la flotte de cette
compagnie. Elle ne possède pas moins de 147 vapeurs,
jaugeant 692 080 tonnes. Si Ton y ajoute 10 navires en
construction et une importante flottille fluviale, on trouve
un total général de 81 1 948 tonnes de jauge brute. C'est
presque autant que toute notre flotte marine marchande
française. Ne peut-on en conclure que l'industrie mari-
time bien dirigée est capable d'un excellent rapport? Les
actionnaires qui sont restés fidèles à la Compagnie pen-
dant les douze dernières années ont touché, nous dit
M. Grivot(i), un dividende moyen de 6,8 7o P^r an.
De plus, leurs actions ont acquis une énorme plus-value.
Elle n'est pas inférieure à 59,25 7o du capital primitif.
Et d'autres sociétés : le Norddeutscher Lloyd, la Com-
pagnie hambourgeoise sud- américaine, la Compagnie
allemande australienne, le Kosmos, etc., marchent sur
les traces de celle que je viens de citer.
(1) Phare du 8 avril 1006, p. 175.
i
238 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ces brèves indications suffisent pour prouver que les
ports allemands sont plus prospères que nos ports fran-
çais. Une première cause d'infériorité pour ceux-ci, c'est
leur éparpillement même. Eu France il n'existe pas moins
de 69 ports (sans compter le^ simples ports de pêche qui
portent le total à 417), sur lesquels 42 (sans parler de
l'Algérie) ont les honneurs d'une notice spéciale dans le
Tableau général du commerce et de la navigation. Qua-
rante-deux ports pour lesquels on a fait des travaux con-
sidérables, c'est évidemment trop ! Il eût fallu en sacrifier
les trois quarts pour concentrer les efforts sur les huit
ou dix ports principaux dont on aurait fait les véritables
centres du trafic maritime du pays. En second lieu, un
port est un débouché, et cette vérité semble avoir été un
peu oubliée en France. On ne s'est pas suffisamment
occupé d'améliorer les voies d'accès, les chemins de fer,
surtout les voies navigables, sans parler des routes et
des canaux. On peut ajouter que nos ports français
sont, dans une certaine mesure, victimes de la politique,
d'ailleurs aisée à comprendre, de nos compagnies de
chemins de fer, qui s'efforcent de conserver les marchan-
dises sur leur réseau le plus longtemps qu'elles peuvent.
Les courants les plus longs sont naturellement ceux
qui ont Paris pour objectif — au détriment des courants
transversaux — et il n'y a pas de courants organisés vers
les ports de l'Atlantique, pour le transport avantageux
des marchandises.
La situation difficile dans laquelle se trouvent nos ports
s'explique aussi par la lenteur avec laquelle progresse
notre marine nationale. Ceci tient à des causes multiples
qui ne peuvent être toutes examinées ici, mais il importe
au moins d'indiquer les principales.
La première de ces causes est le coût élevé des navires.
Il est indispensable pour le progrès du commerce par
mer d'avoir un instrument à bon marché ou tout au moins
pas trop dispendieux.
PORTS DE FRANCE ET d'aLLBMAONE. 23g
Or, le navire construit dans un chantier français, et cela
pour des raisons qui tiennent à notre vie économique tout
entière, est plus coûteux que le navire construit en Angle-
terre ou en Allemagne.
Sans doute nous avons pu acheter des navires à l'étran-
ger, mais l'expérience a démontré que l'armateur français
est toujours dans une certaine dépendance vis-à-vis des
chantiers français, et c'est là une infériorité incontestable.
Eîn second lieu, les compagnies de navigation françaises
ne sont pas suflSsamraent puissantes.
Les capitaux en France sont timides, les entreprises de
navigation ne les tentent pas ; nos capitalistes, nos tran-
quilles bourgeois, qui ont sans doute de sérieuses qua-
lités auxquelles il faut rendre hommage, comprennent mal
l'évolution économique contemporaine, et l'importance
croissante du trafic maritime.
Nous n'avons pas trouvé en France, depuis quelques
années, assez d'argent pour l'industrie des armements.
L'industrie des transports maritimes est une de celles qui
permettent le mieux de constater que les Français ne sont
pas assez entreprenants. Leur idéal, c'est d'être « rentiers » .
Il faut bien dire qu'ils n'ont pas été encouragés à se porter
du côté des entreprises maritimes par les pouvoirs publics,
mais c'est là un sujet sur lequel je ne puis insister ici. Je
me contenterai de dire que notre marine n'a pas été
soutenue comme il l'eût fallu par le gouvernement, lequel,
absorbé par toutes sortes de préoccupations, et trop gêné
par la difficulté d'équilibrer les budgets, n'a pas accordé
a notre trafic par mer l'appui dont celui-ci avait besoin.
Les libéralités mêmes dont la marine a profité, ont été
dispensées sans vue d'ensemble, sans plan nettement arrêté
et poursuivi avec la continuité désirable. L'absence d'esprit
de suite, ici comme ailleurs, a été très préjudiciable à
la France. Et puis notre législation est très défectueuse.
Elle soumet à des conditions très lourdes la compo-
sition du personnel. Ainsi l'équipage doit être composé
240 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pour les 3/4 de marins français ! Au point de vue de leur
entretien et de leur nourriture, il est démontré que nos
armateurs sont plus lourdement chargés que les arma-
teurs étrangers. La différence avec l'Angleterre n'est
pas inférieure à 12 7© •
Il est enfin une cause plus grave encore que les
précédentes et qui mérite une étude spéciale : c'est la
question du fret.
Nous manquons en France de fret et spécialement de
fret lourd, de matières pondéreuses. Sans doute, notre
industrie et notre exportation de produits fabriqués ont
fait des progrès et il est sorti depuis dix ans par nos ports
plus de marchandises françaises que pendant la période
décennale précédente.
Cet accroissement n*a guère profité à la France. Ce
sont des compagnies étrangères qui en ont recueilli la
plus forte partie. Il faut bien dire que, sous ce rapport,
notre situation géographique est moins favorable qu'on ne
le croit en général. La France se trouve en lisière sur la
partie du continent la plus avancée vers l'Océan, c'est-
à-dire que beaucoup de nos marchandises forment un fret
complémentaire pour des navires anglais et allemands qui
viennent en passant les chercher dans nos ports. Ces mar-
chandises sont transportées par eux à Anvers, à Rotter-
dam, à Brème, à Hambourg, surtout à Londres, où elles
alimentent ce vaste entrepôt toujours le plus important
du monde.
A elle seule la marine anglaise nous enlève pour 200
millions de francs de marchandises destinées à d'autres
pays. On comprend dans ces conditions que le pavillon
français à Hambourg représente à peine 2 7© de la navi-
gation totale de ce port. Dans les ports de la Baltique :
Stettin, Danzig, Kônigsberg, Riga, la proportion est
moindre encore.
C'est également par des navires étrangers que se font
en France la plus grande partie des importations que nous
PORTS DE FRAJ^CE ET D ALLEMAGNE. 24 1
recevons de l'étranger. 26 7o seulement des objets que
nous achetons sur les marchés d'outre-mer nous arrivent
par des navires battant pavillon français.
Si sérieuse que soit cependant pour nous la difficulté
d'établir un marché de fret, elle n'est pas insurmontable.
Le mouvement maritime ne se borne pas en effet aux
importations et exportations. Le commerce de transit '^om^
un rôle chaque jour plus important.
11 y a une foule de marchandises qui n'atteignent le
consommateur qu'après avoir subi une série de prépara-
tions, de mélanges, de triturations de toutes sortes. Or ces
opérations ne se font pas ordinairement dans le pays
d'origine. Les produits sont généralement expédiés à des
commissionnaires de gros installés dans les ports, qui
approprient la marchandise aux goûts et aux besoins de
leurs clients. Il s'ensuit que les chargements ont besoin
d'être groupés. C'est ainsi qu'il y a des ports où se con-
centrent les arrivages de vin, de café, de caoutchouc.
Nous ne nous sommes pas assez occupés de ces groupe-
ments. Et la France était cependant bien située pour servir
de place d'échange et de distribution !
Les inconvénients que nous avons précédemment signa-
lés au point de vue de sa situation géographique pour le
commerce d'importation ou d'exportation directes, se chan-
gent en avantages quand il s'agit du transit.
C'est ici surtout qu'intervient la considération des ports
francs.
L'entrepôt fictif ou l'admission temporaire, s'ils sont
utiles pour l'industrie elle-même, ne servent pas à grand'-
chose au point de vue du tra^isit, et l'absence de port franc
dans notre pays oblige les navires à se détourner de leur
direction naturelle : ils vont plus loin, à Hambourg, par
exemple, où ils trouvent toutes les facilités que ne peuvent
leur donner les ports français. C'est ainsi que nous payons
à l'Allemagne chaque année des commissions considé^^ables.
Une quantité de vins français destinés à tous les pays
III* SËRIE. T. X. 16
243 RBYUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
du monde y sont transportés pour y subir des coupages,
des mélanges et être l'objet de manipulations de toute sorte.
De même les tourteaux oléagineux des usines de Mar-
seille vont à Hambourg où l'on en extrait, avec des pétroles
détaxés, les huiles résiduelles. Ce sont là des constata-
tions d'autant plus affigeantes pour nous que nous étions
parfaitement placés pour être un grand magasin, un
terrain d'échange et de transit.
Je me plais à penser, que dans cette esquisse déjà trop
longue et cependant bien incomplète, j'ai indiqué les prin-
cipales raisons qui expliquent la lenteur avec laquelle se
développent nos ports nationaux. J'espère surtout avoir
provoqué dans vos esprits quelques réflexions utiles et
préparé une discussion dont je serai heureux de faire mon
profit.
G. Blondel.
NOTE COMPLÉMENTAIRE
Il serait contradictoire de vouloir à la fois continuer
cette enquête et tirer déjà des conclusions. Aussi n'est-il
pas question de conclure, mais de totaliser les résultats
acquis, de les grouper pour les saisir d'ensemble. C'est
une tâche délicate, à laquelle il faut se résoudre pourtant,
en vue de la suite de l'enquête.
Ce qui fait la fécondité de la méthode d'observation,
c'est la comparaison des données : l'observation n'est
qu'un moyen au regard de la comparaison qui est elle-
même un moyen au regard d'un but ultérieur, qui est la
science. La comparaison révèle des ressemblances, des
différences : il faut expliquer les unes et les autres ; il faut
aussi classer les faits observés, discerner et enchaîner les
causes et les effets. C'est ainsi que se sont constituées les
sciences naturelles, c'est ainsi que doivent se constituer
les sciences sociales.
Après qu elle a fourni les données comparables, le rôle
de l'observation n'est pas terminé : les observations ini-
tiales en appellent d'autres, les observations vérificatrices,
qui serviront de contrôle aux inductions de l'esprit.
Dans Tordre d'idées qui est nôtre, la vérification
importe doublement. Elle nous doimera la connaissance
sûre des conditions de la prospérité des ports : c'est le
point de vue de la théorie. Au point de vue pratique, elle
fixera positivement et négativement la politique maritime,
indiquera ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire.
Précisément nous sommes arrivés à ce moment de l'en-
quête où déjcà des observations très suggestives ont été
recueillies : elles fournissent des données à rapprocher,
elles permettent d'émettre des vues critiques et de
marquer les points dont la vérification est à rechercher.
Il y a port et port. C'est une vérité qui se trouve dès
r
244 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
l'abord mise en lumière. S'il est trop tôt pour tirer de
l'enquête une classification générale des ports de com-
merce, il n'est pas trop tôt pour constater Timportance
primordiale de l'hinterland (i).
On peut aussi se rendre compte expérimentalement des
principes divers sur lesquels on pourrait fonder les classi-
fications : d'après la position géographique du port, d'après
sa fonction distributive propre, d'après les conditions
dans lesquelles il a été ouvert au trafic.
On aurait ainsi la division géographique et la division
économique (2). Au point de vue de la participation à la
vie économique nationale, les ports de pénétration comme
Hambourg et Anvers sont évidemment les plus intéressants.
Une mention est due ici à la division qu'a établie
M. de Rousiers d après ses observations pei^sonneUes , et,
semble-t-il, en particulier d'après les avatars de la fonction
économique de Hambourg (3). Comme on le verra, cette
classification des ports se trouve rattachée à celle de leurs
fonctions. Le port moderne, selon cette classification, est
au service de son arrière-pays, tandis que le port de jadis
en est isolé.
Les travaux rétrospectifs qui font partie de cette publi-
cation ne confirmeraient pas cette manière de voir, si,
contrairement aux institutions de l'auteur, on voulait y
découvrir un système historique. Ce que M. de Rousiers
a voulu dire, c'est simplement que le commerce de mer
était autrefois plus séparé qu'aujourd'hui du commerce
de terre.
(1) L'hinlerlarid ou l'arrière-pays du port csl la portion de territoire que
le port dessert. Son étendue n'est déterminée ni par la géographie, ni par le
droit des gens : elle n'est pas fixe, elle dépend des moyens de communiea-
tion naturels ou artificiels. La création d'une voie ferrée peut l'étendre, tout
comme un tarif trop élevé des prix de transport par rail peut la restreindre.
(i) 11 est plus malaisé de qualifier la division des ports selon les circon*
stances qui ont accompagné leur ouverture au commerce. Pourtant l'oppo-
sition entre la création de Barry et la découverte de Beira est flagrante.
(3) Voir Revue économique internationale, décembre 1904, et Répoemb
SOCIALE, 1" et 16 septembre 1905.
NOTE COMPLÉMENTAIRE. 245
Comme j'entretenais de la question un membre autorisé
de la Société scientifique et qui a été président de la
section de géographie, M. Jules Leclercq me signala une
étude présentée par lui à l'Académie royale de Belgique
sur Le plus ancien entrepôt de commei^ce (i). Elle a pour
objet le port méridional de Ceylan, connu sous le nom de
Pointe de Galle. Cette ville, une des plus vieilles du
monde, paraît être la Kalah des Arabes, la Tarsis orien-
tale des Phéniciens. C'était un entrepôt, le trait d'union
entre l'Occident et l'Orient, comme le dit M. Leclercq,
mais on y venait chercher aussi les produits du pays, tels
l'ivoire, une des principales productions de Ceylan, les
paons et les singes qui y abondèrent de tout temps.
Les conditions modernes de l'échange, c'est bien évident,
donnent à la fonction régionale du port une prépondérance
qu'elle ne pouvait avoir jadis. C'est le fait très important
que la classification de M. de Rousiers met en lumière :
ainsi comprise, elle est un outil scientifique très précieux
qu'il est permis de comparer aux classifications dont
l'emploi a été si utile à ceux qui ont fondé les sciences
naturelles.
Il sera intéressant de vérifier par les travaux futurs si
l'évolution, loi de la société économique, à ce qu'il semble,
est aussi la loi que subit la fonction du port. Il y aura là,
à propos d'une fonction économique bien déterminée, un
contrôle précieux de la théorie de l'évolution dans son
application à la vie sociale.
Nous voici seulement au seuil de l'enquête qui est le
sujet de cette note, enquête sur l'enquête. Essayons de
grouper les enseignements qu'on en peut tirer, sinon à
titre de conclusions vérifiées, au moins à titre d'hypothèses.
Pour l'économiste, le port est une richesse à la formation
de laquelle concourent diversement selon les circonstances
(l) Voir Bulletins n^ l'Académib royale de Belgique, 3* série, t. XXXVlIt
î"» partie, n» 1, pp. 58-64. 1899.
i
246 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la nature, les hommes, le capital (au sens exact de la
langue économique).
Sans doute, cette inégale participation des éléntients
indiqués à la formation du port est en relation avec le
développement économique général. Le capital n'y pouvait
jouer jadis le rôle dont il est aujourd'hui capable, qu'il
s'agisse d'approfondir et d'outiller le port, d'établir les
voies ferrées de l'hinterland, etc. Cependant le rôle de la
nature ne passe pas forcément au second plan dans les
ports d'aujourd'hui. Voyez Beira et la description que
nous en donne M. Morisseaux.
Le port de commerce est une richesse productive : qu'il
appartienne à l'État, à une municipalité, à une corpora-
tion, à une compagnie, il a ce caractère, plus aisément
saisissable, il est vrai, si l'exploitation du port est une
entreprise privée représentée par des titres négociables.
Le fait que le port a une valeur est alors mis dans une
plus vive lumière.
Valeur échangeable, le port doit répondre à quelque
besoin des hommes, constituer l'apport d'une utilité dans
les relations économiques. La fonction aide à comprendre
l'organe.
Le port est un organe de distribution des biens suscep-
tibles à la fois d'être échangés et déplacés. Il est le point
de contact, le carrefour, si l'on peut ainsi dire, des routes
de terre et des routes de mer.
Partant de là, notre distingué collaborateur M. de
Rousiers a établi cette classification des fonctions des ports
d'aujourd'hui : « Un grand port moderne remplit trois
fonctions bien distinctes et dont chacune est liée à on
ordre de phénomènes différents. Par sa fonction régionale^
il est lié aux forces productives et à la puissance de
consommation de son arrière-pays. Par sa fonction
industrielle, il est lié à l'esprit d'entreprise de ses habi-
tants et aux facilités de distribution tant terrestres que
maritimes dont il jouit. Par sa fonction commerciale^
NOTE COMPLÉMENTAIRE. 247
il dépend surtout des avantages de sa situation géogra-
phique maritime et de l'organisation de son marché local. »
Cette classification des modalités de la fonction du port
répond à un but bien déterminé : trouver la raison pour
laquelle une marchandise vient dans un port ou en part.
C'est ce que les statistiques douanières ne permettent pas
de voir d'emblée. Les classifications de la douane,
justifiées au point de vue administratif et fiscal qui est
le leur, font souvent le désespoir des économistes. La
distinction que fait M. de Rousiers leur sera au contraire
d'un grand secours.
Mais, à la prendre pour point de départ, on s'aperçoit
que la fonction du port dépasse les manipulations accom-
plies dans la rade et les bassins et sur les quais. C'est
évident pour la fonction industrielle.
On est ainsi amené à embrasser dans l'étude de la fonc-
tion du port une série de manifestations caractéristiques
de l'activité économique.
Le port d'Anvers, pour prendre cet exemple, est l'orga-
nisme complexe qui distribue chaque année dans le pays
et au delà de nos frontières continentales, et qui expédie
par la voie de la mer des millions de tonnes de marchan-
dises (i).
Dans cette activité la place d'Anvers a une part impor-
tante, par ses commerçants, ses exportateurs, ses agents
maritimes, ses établissements de banque et d'assurance.
Faire abstraction de tout cela, c'est s'interdire la con-
naissance complète et vraie de la fonction du port au
regard de la vie nationale.
En s'aidant des travaux qui forment cette première con-
tribution à l'enquête entreprise par la Société scientifique,
on pourrait établir — provisoirement — un classement
plus complet.
Ce classement serait rattaché à une idée générale, qui
(i) Pour 1934 les statistiques officielles évaluent à près de 2 milliards de
fraacs les marchandises débarquées à Anvers, k 1 800 000 000 francs ceâles
qui y ont été embarquées.
248 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pourrait être celle-ci : la fonction des ports est distributive
— elle est le fait de tous les ports de connnerce — elle
est fondamentalement une.
La classification consistera à noter les diverses modalités
de l'activité économique dans la réalisation de cette fonc-
tion.
On aura ainsi :
Le port centre de manipulations-transbordements : cet
aspect de la fonction distributive du port a été appelé par
MM. Dubois et Theunissen la fonction transitaire.
Le port centre ou siège d'industrie ;
Le port centre d'opérations commerciales ;
Le port centre d'armement et d'affrètement ;
Le port siège d'opérations et d'institutions financières.
Tous les ports n'ont pas cette organisation complexe.
Anvers n'a pas d'armement. Par contre, c'est un centre
important d'affrètements.
Il n'est peut-être pas superflu de noter que les classi-
fications de MM. Dubois et Theunissen (fonction transitaire
du port et fonction commerciale de la place) et de M. de
Rousiers ne coïncident pas. La fonction régionale de
M. de Rousiers n'est pas la fonction transitaire de
M. Dubois. La fonction commerciale de M. de Rousiers
n'est pas la fonction de la place commerciale définie par
M. Dubois.
Montrons-le par un exemple.
C'est à la fonction de place commerciale que se rat-
tachent les importations de blé à Anvers : pour la grande
part ce blé est consommé par la population belge. Cette
importation se rattache donc principalement à la fonction
régionale, au sens de la classification établie par
M. de Rousiers.
Autre exemple.
La fonction transitaire pourra consister à transporter
d'un cargo sur un autre des marchandises venant d'outre-
mer et destinées à un port de la mer du Nord ou de la
Baltique. Or, il s'agit bien évidemment ici de la fonction
NOTE COMPLÉMENTAIRE. 249
- commerciale »» au sens donné à cette expression par
M. de Rousiers.
L'interdépendance des fonctions du port a été mise en
lumière, pour Liverpool, par la monographie de M. de
Rousiers. La môme démonstration a été faite avec plus
d abondance, à propos d'Anvers, par MM. Dubois et Theu-
nissen.
Ce point est indiqué aussi par M. Laporte à propos de
Barry qui doit fixer particulièrement l'attention au point
de vue de la méthode.
Le Play étudia les sociétés d'après les procédés qu'il
avait employés pour l'étude des métaux, c'est-à-dire la
recherche, l'isolement des corps simples. Il trouva dans
la famille l'unité sociale élémentaire. C'est la même
méthode qu il s'agit d'appliquer à l'étude du développe-
ment économique de notre temps et de nos contrées. Il a
paru que ce développement n'était nulle part plus saisis-
sable que dans l'organe principal des échanges entre
nations : le port. Il est vrai que le port est souvent un
organe malaisé à tenir pour élémentaire. Un port qu'on
peut voir naître sera donc particulièrement instructif
à considérer, du moins au début de l'enquête. S'il se
trouve que la fonction de ce port est d'abord simple elle-
même, on aura isolé le corps élémentaire à étudier.
Le port de Barry est de création récente : il ne date
que de 1889.
Sa fonction distributive est aussi simple qu'on peut le
souhaiter. 11 reçoit des mines du pays de Galles, par la
voie ferrée, le charbon de soute que de nombreux navires,
arrivés sur lest, viennent y charger.
Cette fonction s'est développée avec une extrême rapi-
dité. Après quinze années d'existence les exportations de
Barry ont dépassé en 1904 les neuf millions de tonnes,
alors qu'il n'a été exporté d'Anvers par mer, pendant la
même année, que cinq millions de tonnes de marchandises.
Pourquoi ? La monographie de M. Laporte l'explique
très clairement. Nous voyons la fonction du port s'exercer
250 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
SOUS nos yeux. Chaque tonne de charbon exportée par Barry
représente un bénéfice au moins relatif, un bénéfice par
rapport à l'exportation qui se serait faite par Cardiff où
la rapidité des transbordements n'était pas réalisée, une
économie de temps, d'autant plus appréciable que la célé-
rité est la condition du rendement des grands navires
modernes.
Il se fait que les exportations de Cardifi^ n'ont pas dimi-
nué, malgré l'ouverture du port de Barr3\ Celle-ci a donné
lieu à un considérable accroissement de l'extraction de la
houille dans la région desservie par Barry.
Il sera intéressant de constater par la suite — dans un
quart de siècle, par exemple — ce que Barry sera devenu.
On peut presque le prédire en voyant ce qui se passe
déjà. La fonction de Barry tend à se développer, à se
compliquer. L'on voit naître, puis croître peu à peu les
importations. Au lieu d'arriver à Barry sur lest, les
navires, certains navires y apportent des produits qui
trouvent *leur utilisation sur place, à Barry même, ou dans
la région minière ; ils fournissent du fret aux wagons qui
ont conduit le charbon jusqu'au port et s'en retournent...
C'est ainsi que les statistiques ont enregistré en 1904
l'entrée à Barry de 3oo 000 tonnes de bois de mine et de
100 000 tonnes d'autres marchandises : bois de charpente,
matériaux de construction, denrées alimentaires, etc.
L'interdépendance des modes d'activité du port est une
des constatations auxquelles donnent lieu les premiers
travaux de l'enquête. Le fret appelle le fret.
Prenons Anvers.
Les besoins régionaux déterminent des importations
considérables de denrées alimentaires et de matières pre-
mières : de là appel de fret de retour.
Qu'il faille du fret de retour aux navires entrés à Anvers,
c'est si évident que des services réguliers vers les pays
d'outre-mer sont organisés à Anvers, grâce aux navires
irréguliers qui y viennent en grand nombre. Le port d'An-
vers est pourvu abondamment de fret de retour, de firet
NOTE COMPLÉMENTAIRE. 25 1
lourd notamment, de fret encombrant aussi. Dès lors, les
tramps y viennent de préférence et notre pays se trouve
pourvu abondamment et môme surabondamment de den-
rées alimentaires d'importation.
Tout cela fait le marché d'Anvers, et contribue à la
prospérité de la place.
Voici qu'on s'y intéresse aux entreprises d'outre-mer :
cultures, établissement de voies ferrées, etc. Le mouvement
des capitaux suit celui des denrées.
Il faut payer les intérêts des capitaux engagés de la
sorte : il en résulte un nouvel élan pour les importations
à Anvers des denrées produites par les pays débiteurs.
On pourrait continuer ce travail d'analyse, souligner,
par exemple, l'intérêt pratique qu'il y a à ce que le transit
par Anvers ne diminue pas : par lui la force centripète de
la place est accrue. Et nous ne parlons ni des industries
du port, ni des institutions financières : les unes et les
autres sont successivement effet et cause. Elles ont été
créées à la suite du développement du trafic anversois,
puis sont devenues à leur tour un élément nouveau et
causal de l'activité des affaires, auxquelles les fabricats
fournissent matière à nouvelles transactions et que les
institutions financières facilitent et développent.
L'intérêt de ces constatations est double.
Elles mettent en lumière l'unité fondamentale de la
fonction du port. Elles sont aussi d'une évidente impor-
tance pratique, aiusi que l'ont montré, pour Anvers,
MM. Dubois et Theunissen.
On a dit que la fonction crée l'organe. A la vérité, il y
a une corrélation nécessaire entre l'organe et la fonction.
Les êtres primitifs ont des fonctions rudimentaires qu'ac-
complissent des organes rudimentaires aussi. La fonction
à la longue transforme et parfait l'organe qui se prête dès
lors pleinement et parfaitement à sa fonction.
Ces vérités physiologiques sont-elles aussi des vérités
sociologiques — et dans le cas qui nous occupe — éco-
nomiques ?
252 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
C'est le port qui fait la navigation, nous a dit un des
rapporteurs. Ceci ne signiâe pas seulement que le port est
la condition de la navigation, ce serait presque un truisme ;
il faut entendre que le port appelle la navigation. Se
trouve-t-il une clientèle pour tirer parti des marchandises
débarquées dans le port et fournir du fret de retour, la
navigation est bien près de se développer : les organes
complémentaires du port naîtront sans doute, les voies et
moyens de communication se créeront, par l'ouverture de
routes vers Thinterland, par l'armement local qui vaudra
au port une zone d'expansion maritime.
Celle-ci — la zone d'expansion maritime — est plus
extensible que celui-là — l'hinterland. Mais la clientèle
de Thinterland est plus assurée.
L'hinterland est mouvant, au surplus. Le port d'Anvers
qui a vu grandir le sien pourrait le voir se rétrécir un jour.
La domination d'une zone commerciale intérieure
étendue fait défaut aux ports français. Ils se concurrencent
à leur détriment. Leur développement est entravé.
Les ports allemands sont mieux partagés. Si Ton
remarque que les besoins alimentaires et industriels des
habitants de Thinterland sont un élément essentiel de la
prospérité des ports modernes, on ne peut pas ne pas
prendre en considération la faible natalité française
et l'accroissement énorme de la population de l'Empire
allemand depuis un tiers de siècle.
L'on touche ainsi aux causes morales des phénomènes
économiques, et notre enquête rejoint celle de Le Play :
les vertus familiales qui font les peuples heureux sont, en
fin de compte, un des éléments de la prospérité des ports.
Nous voici presque au terme de ces réflexions. Il reste à se
demander quelle est, d'après les données enregistrées, la loi
de l'activité du port, ou plus simplement, quel est le but
au regard duquel sa fonction n'est elle-même qu'un moyen.
Cherchons les formules les plus simples, les plus fami-
lières. Le transport des marchandises à bon marché, la
réduction du fret (du coût de transport), voilà ce but.
NOTE COMPLÉMENTAIRE. 253
C'est le but en tous cas : que la fonction du port soit
purement transitaire ou que la place commerciale inter-
vienne, achète les marchandises pour les revendre; que
l'acheteur soit un consommateur de Thinterland ou un
commerçant de la place.
De fait, la recherche du bon marché du fret explique
tout : les combinaisons des frets lourds et des frets encom-
brants, des frets d'aller et de retour, les grandes dimen-
sions des navires d'aujourd'hui, la préférence donnée aux
ports de pénétration, la nécessité des mouillages faciles et
profonds, les engins perfectionnés qui servent aux trans-
bordements.
L'importance du bon marché du fret paraît bien être la
clef des problèmes que les rapporteurs ont rencontrés en
chemin, comme la fortune foudroyante de Barry, l'avenir
de Beira, l'absence d'armement à Anvers, la lenteur avec
laquelle les ports français voient se développer le trafic.
Oeci nous amène à préciser ce qu'est, en définitive, le
bon marché du fret : c'est la mise en action de la loi fon-
damentale de l'économie politique qu'on a appelée la loi
du moindre effort. Cette loi qui domine l'économie de la
circulation et de la répartition des biens comme celle de
leur production, signifie que la recherche du plus grand
effet utile pour sa peine est le fait de l'homme qui poursuit
la satisfaction des besoins matériels selon la raison. Elle
n'est que la raison appliquée, en somme (i).
C'est elle qui fait qu'Anvers, grâce à la clientèle que lui
vaut sa situation géographique, n'a pas eu besoin d'arme-
ment : l'affrètement a suflB.
En elle se résume toute la courte histoire de Barry, pour
reprendre cet exemple. On peut dire que ce port a été créé
pour amener dans les meilleures conditions de prix les
charbons de Galles (c'est-à-dire un fret de retour recherché)
(1) Voir l'introduction à mon étude sur Le Chèque et la Compensation^
Kevi'e des Questions scientifiques, janvier lOOi. Tirés à part chez Falk fils,
Bruxelles.
254 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à bord des navires affrétés par les grandes maisons d'ex-
portation de Londres et de Cardiff.
Ce qui fait en fin de compte l'utilité du port, ce par quoi
il contribue au développement économique du pays, c'est
l'abondance de sa fonction dîstributive qui répand les
marchandises utiles dans la région et qui assure aux pro-
duits de l'industrie nationale le fret d'expédition à bas
prix. Comme on nous l'a montré, même la fonction trans-
itaire est utile en ce qu'elle contribue au fonctionnement
normal de l'organe, en ce qu'elle l'assouplit en quelque
sorte et le rend plus apte à son rôle essentiel.
Ces réflexions, c'est le port d'Anvers qui les suggère. Il
est un organe de la vie économique qui ne fonctionne
point par le seul jeu des forces naturelles comme celui de
Beira. Si l'on s'est suffisamment familiarisé avec la loi
de l'économie de l'effort, on rattachera sans hésiter à*
ridée d'etfort épargné l'effort énorme qui va s'accomplir à
Anvers. Car, si l'on ne se résout à ménager l'accès du
port aux grands navires modernes, à faciliter l'entrée et
la sortie des bassins, bref, à mettre le port en état de
garder sa clientèle, la loi de l'économie de l'effort menace
très sérieusement de la lui faire perdre. Tel est le fait.
L'insuffisance actuelle des voies d'accès aux bassins
a paru manifeste à tous ceux d entre nous qui se sont
rendus à Anvers le 23 avril. Mais aussi la visite des tra-
vaux en cours d'exécution les a frappéç par leur ordon-
nance et leurs proportions grandioses. Ils s'en sont patrio-
tiquement réjouis.
Nous terminons en ne concluant pas. Sans doute il
n'est pas possible de présenter toujours le raisonnement
sous la forme dubitative. Et les constatations soulignées
dans cette note ont été comparées, réunies par des consi-
dérations affirmatives. Mais la méthode nous impose la
prudence. Certaines constatations sont acquises. Quant aux
réflexions, tenons-les pour autant d'hypothèses à vérifier.
Edouard Van der Smissen.
LA SOCIETE SCIENTIFIQUE
AUX FÊTES BU CENTENAIRE DE LE PLAY
La Société scientifique de Bruxelles a rendu dans sa
dernière livraison un solennel hommage à la mémoire de
Frédéric Le Play par la plume autorisée d'un de ses
membres les plus éminents, M. le Ministre d'État Beernaert.
Elle a voulu aussi s'associer aux fêtes du centenaire de
l'illustre sociologue : le Conseil général a délégué pour y
assister M. Beernaert, président et M. Van der Smissen,
secrétaire de la cinquième section.
Empêché au dernier moment de se rendre à Paris,
M. Van der Smissen a pu du moins présenter au Congrès
de la Société d'Économie sociale un mémoire qui sera
publié dans le Livre d'Ch* du Centenaire. Cette communi-
cation a eu pour objet l'application de la méthode des
monographies à l'étude de la fonction économique des
ports maritimes et l'enquête de la Société scientifique.
A la demande des organisateurs du Congrès, M. Beer-
naert, au banquet de clôture, a pris la parole au nom des
adhérents de l'étranger et a rappelé les services inappré-
ciables que la méthode d'observation a rendus à la réforme
sociale.
11 sera agréable à nos confrères et à nos lecteurs de
trouver ici le texte de ce remarquable discours.
« 11 est des renommées qui semblent solidement établies,
mais dont l'éclat éphémère ne résiste pas à l'épreuve du
temps. Quelques années suflSsent pour qu'autour d'elles
l'oubli se fasse. Il n'en est pas ainsi, ni des illustrations
méritées, ni des choses vraiment grandes. Le recul des
années ne fait que les mettre en lumière, et tel assurément
256 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
est le cas de Le Play. Son œuvre apparaît plus vaste et
plus saine au fur et à mesure que les faits justifient mieux
l'excellence de sa méthode et l'importance sociale des
conséquences qu'elle peut produire. Déjà il est entré dans
la sereine justice de l'histoire, et quelle fôte jubilaire plus
enviable que celle qui vient de lui être consacrée !
ff Voici cinq jours que Paris — Paris ! — consacre à la
gloire de Le Play. Elle a été célébrée par les hommes les
plus considérables de notre temps, en un long cortège de
disciples et d'admirateurs, et l'on peut dire que Ton a
épuisé pour lui toutes les formules de l'éloge. Vous avez
voulu cependant qu'à ce banquet se fît entendre encore
une voix étrangère, et c'est du délégué de la Société scien-
tifique de Bruxelles que vous avez bien voulu faire choix.
Je vous en remercie pour elle qui appréciera cet honneur
comme il convient. Je vous en remercie aussi pour moi,
bien vivement, puisque vous me donnez ainsi l'occasion
d'exprimer et mon admiration et ma reconnaissance pour
celui que vous me permettrez d'appeler « le plus illustre
des hommes de bien » .
î» Vous avez voulu, Mesdames et Messieurs, que cette
fête ne fût pas exclusivement française et vous avez eu
raison, car l'œuvre de votre grand compatriote n'est pas
à vous seuls. Elle avait en vue le bien de tous et appar-
tient au monde. Et nous, les amis du dehors, nous saluons,
nous vénérons la mémoire de Le Play, non seulement
avec l'admiration de disciples, mais avec la reconnais-
sance de débiteurs qui proclament l'influence du Maître,
dans le peu de bien qu'il leur a été donné de faire.
j» Ce que je viens de dire est particulièrement vrai de la
Belgique, votre sœur cadette, et plus spécialement de
moi-même. Voici vingt-deux ans que le parti auquel j'ap-
partiens dirige les affaires de la Belgique — longue
période, même dans la vie d'une nation — et durant dix
années, j'eus la responsabilité du gouvernail. Chez nous,
LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE AUX FÊTES DE LE PLAY. 257
comme partout, et aujourd'hui encore, la situation était
troublée et difficile. Tout est remis en question, tout
change, comme la nature après les pluies d'orage. Il y a
un monde d'idées, d'intérêts, de passions, de besoins nou-
veaux, vrais ou factices ; de puissantes aspirations au
bien, de non moins vives sollicitations au mal.
« Ces situations-là, un gouvernement doit savoir les
regarder en face. S'il a pour premier devoir de ne laisser
toucher sous aucun prétexte aux bases éternelles de toute
société, il faut aussi qu'il tienne compte de ce que com-
mandent les faits nouveaux dans l'ordre psychologique
et économique. Il y a toujours des maux à guérir, des
remèdes à trouver, des améliorations à faire, des progrès
à poursuivre. C'est à quoi notre petit pays s'est attaché,
et si — je crois avoir le droit de le dire — nos efforts
n'ont pas été vains, c'est grâce aux idées que Le Play n'a
cessé de défendre, grâce à la méthode dont il a tracé les
lignes avec une si clairvoyante sûreté.
« En 1886, le gouvernement, dont on annonçait bruyam-
ment la chute, lit procéder à travers tout le pays à une
vaste enquête sociale économique. Il voulait voir clair.
On recueillit toutes les plaintes, on en vérifia le fonde-
ment, on écouta les petits comme les grands, en mettant
les intérêts en présence. Ce fut quelque chose comme vos
célèbres Cahiers de 89. Et n'est-ce pas ainsi que Le Play
nous eût conseillé de procéder ? Puis, forts des constata-
tions ainsi faites nous nous mîmes à l'œuvre, et en quel-
ques années, vous le savez, la Belgique a élaboré une
longue série de lois sociales auxquelles, dans un accès de
justice, des adversaires eux-mêmes ont décerné le beau
nom de Code du Travail.
r> Je n'ai garde. Mesdames et Messieurs, de vous fatiguer
de leur énumération, mais je puis dire que nous avons
ainsi tenté de réaliser plus d'une idée chère à Le Play, et
notre effort législatif a porté sur les matières les plus
diverses : contrat de travail, conseils d'arbitrage, union»
m« SERIE. T. X. 17
258 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
professionnelles, mutualités, pensions de vieillesse, habi-
tations ouvrières, conditions du règlement du travail,
repos dominical, paternité et filiation, réparation des
accidents, que sais-je encore ! Pour veiller à l'exécution
et au développement de cette œuvre complexe et touflîie,
nous avons institué un ministère du travail. Et plus d'un
parmi vous ont connu son premier titulaire, le regretté
Nyssens, dont je salue en passant la mémoire.
r> Tout à rheure, Monsieur le président a fait allusion
à mon intervention personnelle à ces choses. Il Ta fait en
termes excessifs et dont je suis vraiment confus. Qu'il
veuille agréer mes remerciements, comme vous tous,
Messieurs, pour l'accueil que vous avez fait à ses paroles
et qui m'a vivement touché.
>» Mais il est certain que le mérite de ce qui s'est fait de
bon en Belgique depuis un quart de siècle revient pour
une bonne part à Le Play.
V Toujours, suivant sa méthode, toutes nos mesures ont
été précodées d'une étude attentive des faits, tant à l'étran-
ger que dans le pays. Et en bien des points, nos lois sont
le reflet de sa doctrine. Je ne fais donc en ce moment que
remplir un devoir d'élémentaire reconnaissance, et encore
une fois je m'applaudis d'en avoir l'occasion.
fi Quelques mois avant sa mort. Le Play disait, non sans
mélancolie : « Je n'ai pas réalisé l'œuvre dont j'avais
conçu la pensée f*. Qui donc peut se vanter d'avoir accom-
pli l'œuvre rêvée ? La vie humaine est si courte et le
progrès est chose si complexe ! Mais, certes. Le Play n'a
pas eu à se plaindre. — Quelle belle existence ! que de
noblesse et d'unité dans l'idée et dans l'eifort ! Au milieu
d'une société fière de sa prospérité matérielle, il a, l'un
des premiers, aperçu le péril social et poussé de trop
justes cris d'alarme. L'un des premiers il a réagi contre
des idées qui semblaient passées à l'état d'axiomes ; et,
LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE AUX FÊTES DE LE PLAY. 259
voyant le mal, il a cherché le remède. Toujours il a fait
preuve de la noble indépendance de Tesprit et du cœur.
» Et vraiment les résultats obtenus seraient-ils à dédai-
gner ? Ne serait-ce rien que d'avoir fondé une école et
suscité un mouvement social absolument désintéressé, et
qui ne fait que commencer ? Qui ne serait fier de la bril-
lante tliôorie de disciples réunis autour de cette table,
sans compter les innombrables amis du dehors ? Et si la
France est jusqu'ici peu attentive, faudrait-il ne compter
pour rien les sympathies plus actives du dehors, con-
sacrées et réalisées par de nombreuses applications de sa
méthode et de sa doctrine ?
r* Et puis, il y a demain. — Demain ! — Demain dont on
peut beaucoup craindre, mais dont on peut aussi beaucoup
espérer, si l'on entre dans les voies indiquées par l'illustre
défunt.
« C'est, Mesdames et Messieurs, du fond du cœur que
j'olfre à sa mémoire l'hommage ému de la Belgique recon-
naissante, et plus spécialement de la Société scientifique
de Bruxelles, j»
ê
BIBLIOGRAPHIE
I
1. N. I. LoBATCHEFSKij. Zwci geontetHsche AhhandlungeHf
aus dem Russischen uebersetzt, mit Anmerkungen und mit einer
Biographie des Verfassers von Fr. Engel, in-S^ de xvi-476 pp.
avec portrait. Leipzig, Teubner, 1899. Prix : 14 mares.
2. N. J. LoBATCHEFSKij's imagifidre Géométrie und Anwen*
dung der imaginàren Géométrie auf einige Intégrale, aus dem
Russischen Obersetzt und mit Anmerkungen herausgegeben von
H. Liebmann, in-S^' de xi-188 pp. avec 39 figures et 1 planche.
Leipzig, Teubner, 1904. Prix : 8 marcs.
3. Études géométriques sur la théorie des parallèles, par
N. L LoBATCHEWSKY, traduit de l'allemand par J. Hoûel, in-8* de
iv-42 pp. (épuisé). Paris, Gauthier- Villars, 1866. Édition fac-
similé 1900. Paris, Hermann. Prix : 5 fr.
4. Pangéométrie ou Précis de Géométrie fondée sur une
tliéorie générale et rigoureuse des parallèles par N. J. Lobat*
CHEwsKY. Réimpression fac-similé conforme à l'édition originale,
petit in-4'* de 63 pp. Paris, A. Herman, 1905. Prix : 5 francs.
L Lobatchefsky (1793-1856), a trouvé, un peu avant 1826, donc
après Gauss (1816) et Jean Bolyai (1823), mais a publié avant
eux (1829) les principes de cette partie de la géométrie non
euclidienne qui porte son nom. Pendant plus d'un quart de
siècle, il n'a cessé d'attirer l'attention de ses contemporains sur
la nouvelle géométrie, en en exposant les principes en russe, en
français et en allemand. Mais il n'y a guère réussi : de son temps»
il ne semble avoir eu qu'un seul lecteur ; il est vrai qu'il en
valait mille, car c'était Gauss lui-même. Gauss fit nommer Lobat-
chefsky membre de la Société royale de Goettingue et il semble
BIBLIOGRAPHIE. 20 1
avoir appris la langue russe surtout pour lire les grands mé«
moires de Lobatchefsky.
Ces mémoires sont restés inconnus ailleurs qu'en Russie,
même après la publication des Œuvres géométriques de Lobat-
chefsky, en 18S3-1886, par la Société physico-mathématique de
Kazan, précisément parce qu'ils étaient écrits en russe.
Aujourd'hui, grâce à la publication des ouvrages dont le titre
est en tête de ce compte rendu, l'œuvre entière de Lobatchefsky
est accessible à tous les géomètres, soit en allemand, soit en
français.
Les quatre mémoires traduits en allemand par MM. Engel et
Liebmann contiennent l'ensemble des idées géométriques de
Lobatchefsky, sous une forme développée mais parfois un peu
confuse ; les Recherches géométriques et la Pangéométrie les
renferment en abrégé et sous une forme plus claire, mais moins
complète.
II. Voici une liste des travaux de Lobatchefsky, avec des indi-
cations sur la date de leur publication et sur les traductions qui
en ont été faites.
Exposé direct. !<> En 1829 et 1830, Lobatchefsky fait paraître,
en russe, dans le Messager de Kazan, le Mémoire intitulé :
Sur les premiers principes de la Géométrie,
M. Engel en a donné une traduction allemande en 1899, dans
le volume annoncé en tête de ce compte rendu.
2^ De 1885 ù 1838, Lobatchefsky publie dans les Mémoires de
Kazan, les Nouveaux principes de Géométrie avec une théorie
complète des parallèles, où il expose tout au long sous forme
synthétique, à partir des notions premières sur l'espace, les
bases du mémoire précédent.
M. Engel en a fait paraître une traduction allemande presque
complète en 1899, dans le premier volume indiqué plus haut.
M. Mallieux, de son côté, a donné une traduction française des
huit premiers chapitres de ce mémoire, en 1901 (Voir Mathesis,
1901,(3). I, p. 271) (1).
Exposé indirect. En 1835, Lobatchefsky fait, dans les Mé-
moires de Kazan, un autre exposé de ses idées, sous le titre
Géométrie imaginaire ; en 1836, il publie dans le même recueil
les Applications de la géométrie imaginaire à la recherche des
(1) Bien antérieurement, Hoûel avait traduit les Nouveaux principes
en français, mais il ne trouva pas d*éditeur. Frischauf a eu communi-
cation du manuscrit de HoQel lorsqu'il écrivit les Eiemente der ahso»
luten Géométrie (Leipzig, Teubner, 1876).
I
202 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
intégrales définies. Ces mémoires sont écrits en langue russe ;
mais il a aussi publié le premier en français, en 1887, dans le
tome 17 du JouRNiiL de Crelle, sous le titre Géométrie tmo-
ginaire (1).
M. Liebmann a traduit en allemand, dans le second volume
annoncé en tête de ce compte rendu, les deux Hémoires russes
dont il vient d*être question et, en outre, quelques pages de
l'article du Journal de Crelle qui ne se trouvent pas dans
l'original russe.
Écrits de propagande. 1® En 1840, Lobatchefsky a publié à
Berlin, en allemand, les Recherches géométriques sur la théorie
des parallèles où il expose, avec beaucoup d'ordre, les premiers
principes de la nouvelle géométrie.
Une seconde édition allemande des Recherches a paru en 1887
chez Mayer et MQller à Berlin ; une traduction française pur
Hoûel, à Paris, chez Gauthier-Villars, en 1866, et en 1900 chez
Hermann ; une traduction anglaise par Halsted, à Âustin, au
Texas (et aussi à Tokyo) en 1891.
2<> Lobatchefsky a donné dans les Mémoirbs de Kazan, en
russe en 1855, en français en 1856, sous le nom de Pangéomé*
trie^ un résumé de beaucoup de ses recherches sur la géométrie.
C'est ce dernier ouvrage dont M. Hermann vient de reproduire
le texte français, en fac-similé. Il a été traduit en italien, en
1867, par Battaglini, en allemand par Liebmann, en 1902 (Leip-
zig, Engelmann).
La Pangéométrie complète les Recherches géométriques, mais
elle n'est pas rédigée avec le même soin.
III. Sommaire des œuvres de Lobatchefsky, A. Exposé direct.
1® Sur les principes de la Géométrie (Traduction d'Engel,
pp. 1-66 ; notes, pp. 238-310). On trouve dans ce premier mémoire
de Lobatchefsky presque toutes ses vues sur la géométrie, mais
souvent sans démonstration.
Introduction : les défauts de la géométrie ordinaire. 1 a 5.
Premières notions fondamentales, surface, ligne, point, sphère,
éercle, plan, droite. 6. Les polyèdres réguliers. 7. Les cas d'éga-
lité des triangles rectilignes ou sphériques. 8. Géométrie eucli-
dienne ; géométrie imaginaire : sécante, parallèle (asymptote).
La fonction F(a) (plus tard TT(a)). 9. Horicycle, horisphère.
10-13. Trigonométrie rectiligne et sphérique au moyen de la fonc-
(1) Nous avons exposé les idées fondamentales de cet article dana
Mathesis, t897, (2), VII, pp. 112.117, 134-139, 158-161.
BIBLIOGRAPHIE. 203
tion F. Valeur de F. 14. La géométrie est euclidienne pour les
triangles infiniment petits. 15. Comment l'astronomie peut per-
mettre de savoir si la géométrie physique est non euclidienne.
16-23. Équations de la droite, du cercle, de l'horicycle; mesure
des arcs de courbes, de la circonférence, de Thoricycle ; pro-
priétés des quadrilatères. 24-36. Les aires planes ou courbes.
37-48. Les volumes, avec application à la recherche des
intégrales.
Les notes de M. Ëngel contiennent un commentaire explicatif
complet de ce premier mémoire de Lobatchefsky, qui, sans ces
noies détaillées, est très difficile à comprendre.
2<> Nouveaux principes de la Géométrie (Traduction d*Engel,
pp. 67-236 ; notes, pp. 311-344). Introduction : Critique des ten-
tatives de Legendre et de Bertrand pour démontrer le postu-
latum d'Euclide ; examen des définitions habituelles des pre-
mières notions géométriques (pp. 67-83). I. Premières notions
géométriques, contact, sections, surface, ligne, point, distance,
(pp. 83-93). IL Sphère, cercle, plan, droite (pp. 93-109).
III. Mesure des droites, des angles plans, des angles dièdres
(pp. 110 118). IV. Droites et plans perpendiculaires (pp. 118-133).
V. Mesure des angles solides. Étude des triangles sphériques
(pp. 133 154). VI. Égalités des triangles reclîlignes et des
triangles sphériques (pp. 154-165). VII. Droites parallèles (asymp-
toliques) (pp. 165-184). VIII. Horicycle, horisphère, triangle sur
riiorisphère (pp. 185196). IX. Les fonctions trigonométriques
(pp. 197-206). X.La relation entre l'angle du parallélisme (asymp-
totisme) et la perpendiculaire correspondante (pp. 207-218).
XI. La trigonométrie non euclidienne (pp. 218-235). — Le tra-
ducteur a laissé de côté les chapitres XII et XIII, traitant de la
résolution des triangles rectilignes dans la géométrie ordinaire
et de la résolution des triangles sphériques rectangles.
Le commentaire de M. Ëngel sur les Nouveaux principes est
moins étendu que celui qui est relatif au premier mémoire de
Lobatchefsky, parce que, dans les Nouveaux principes, les
démonstrations sont, en général, suffisamment explicites.
Outre une belle notice sur la vie et les œuvres de Lobatchefsky
(pp. 349-449), l'ouvrage de M. Engel renferme des index très
soignés et diverses notes complémentaires.
B. Exposé indirect. Dans les deux mémoires dont il vient
d'être question, Lobatchefsky déduit des notions premières sur
l'espace, les formules de la trigonométrie non euclidienne, puis
toute la géométrie infinitésimale. Dans le mémoire intitulé
r
264 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Géométrie imaginaire (1835, en russe, 1837, en français), il part
au contraire des formules de la trigonométrie non euclidienne,
dont la compatibilité avec les premières notions géométriques
est presque évidente. Voici un aperçu des matières traitées dans
la Géométrie imaginaire et dans les Applications de la géotnéirie
à la recherche de quelques intégrales, traduites en allemand par
M. Liebmann
1® Géométrie imaginaire (pp. 1-50 de la traduction de
M. Liebmann). Introduction : les défauts de la Géométrie.
1-3. Trigonométrie non euclidienne. 4. Différentielle d'un arc
de courbe plane. 5. Différentielle d'une aire plane. 6-10. Aire
du cercle; intégrales doubles diverses. 11. Volume et aire
des surfaces courbes. l!2. Cas des surfaces de révolution.
1315. Autres expressions pour le volume de la spbère. 16-20.
Autres formules de cubatures, avec application au cône asymp-
totique et à la pyramide à faces toutes rectangulaires.
2<^ Applications à la recherche de quelques intégrales (pp.
51-130 de la traduction de M. Liebmann). I. Préliminaires : for-
mules fondamentales de la trigonométrie non euclidienne. Aire
plane et volume. Intégrale de logcosaxte. 11. Intégrales trouvées
par transformations simples. III. Cônes finis et cônes asympto-
tiques. IV. Pyramides limes et pyramides asymptotiques. V.
Liste de cinquante intégrales trouvées au moyen de la géométrie
imaginaire.
Il n*est pas inutile de faire remarquer que Lobatchefsky, pas
plus que Gauss, Bolyai ou aucun autre géomètre, n*est parvenu
à trouver le volume de la pyramide non euclidienne en fonction
explicite de ses côtés, bien qu'il ait attaqué et retourné la
question de toutes les manières.
Dans ses notes (pp. 131-188), M. Liebmann a commenté les
mémoires de Lobatchefsky et il a corrigé un grand nombre de
fautes d'impression et autres qui se trouvent aussi bien dans la
première édition russe (1835-1836) que dans la seconde (1883).
C. Les Recherches géométriques et la Pangéométrie. 1® Re-
cherches géométriques. Ce court opuscule est le plus clair de
tous ceux qu'ait écrits Lobatcbefsky. l-15v Propositions de la
géométrie qui ne dépendent pas du postulatum d'Euclide. 16-25.
Définition et propriétés des parallèles (asymptotes) lobatcheEs-
kiennes. 26-30. Conséquences diverses ; propriétés de l'angle
d'asymptotisme. 31-34. Horicycle, horisphère. 35-37. Établis-
sement de la trigonométrie lobatchefskienne. Par elle-mémef
cette trigonométrie suffit à établir la légitimité de la géométrie
BIBLIOGRAPHIE. 205
non euclidienne (c*est Tidée fondamentale de la Géométrie
imaginaire).
^^ Pangéométrie. 1. Résumé de la partie la plus élémentaire
des Recherches géométriques (pp.279-285). 2. Trigonométrie sphé-
rique établie indépendamment du postulatum d'Euclide (pp. 285-
292). 3. L'angle a que fait une droite avec la perpendiculaire de
longueur x abaissée d'un de ses points sur une droite asymptote
de la première est tel que sina cha; «- 1 (pp. 292-295). 4. Trigo-
nométrie lobatchefskienne (pp. 295-301). 5. Équation du cercle ;
longueur de la circonférence ; longueur d'un arc de cercle-limite
(pp. 301-304). 6. Équation de la ligne droite ; quadrilatère birec-
tangle, distance de deux points ; expression de la différentielle
d'un arc de courbe (pp. 304-312). 7. Aires planes (pp. 312-323).
8. Aires courbes (pp. 323-333). 9. Volumes (pp. 333-338). 10.
Conclusion : la géométrie euclidienne n'est pas une conséquence
nécessaire de nos notions sur l'espace (pp. 338-340).
IV. Un livre à faire sur Lohatchefsky. Tous les écrits de
Lobatchefsky, à part les Recherches géométriques de 1840, sont
pénibles à lire, pour diverses raisons : \^ ils se superposent et se
supposent partiellement de manière qu'ils renferment beaucoup
de répétitions et en même temps ne peuvent être lus à part
parce qu'ils s'appuient les uns sur les autres. 2*> Les subdivisions
et Tordre des matières traitées n'y sont pas assez accusés ni
assez logiques ; on ne voit goutte dans cette forêt inextricable,
que quand on l'a traversée tout entière, dit Gauss, en exagérant
un peu. 3<> Enfin et surtout, Lobatchefsky a des notations détes-
tables, parce qu'il n'emploie pas les fonctions hyperboliques.
Il désigne par F (x) dans son premier mémoire, par TT (x) plus
tard, l'angle a de parallélisme (asymptotisme) correspondant à
une perpendiculaire x. Lorsqu'il a démontré que sina. clia; = 1,
il continue à se servir de la notation a = TJ (x) et, par suite, au
lieu de
cha;, slix, thx, cothoî, sécha;, cosécha;,
il écrit :
coséc TT(a;), cot TT(a;), cos T\(x), séc TT(a;), sin Tf{x), tang TT(a;).
En employant ces notations quand elles ne sont plus néces-
saires, il voile toutes les analogies de la trigonométrie et de la
métrique lobatchefskiennes avec la trigonométrie et la métrique
sphériques.
Nous faisons le vœu qu'un jeune géomètre traduise en nota-
tions modernes, au moyen des fonctions hyperboliques, et fonde
I
206 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en un seul exposé continu, nettement divisé et subdivisé,
l'ensemble des écrits géométriques de Lobatchefsky. Alors et
alors seulement, on saura combien le géomètre de Kazan a
approfondi les premiers principes de la géométrie et comme
il a poussé loin Tétude de la partie de la science dont il est le
principal créateur.
P. Mansion.
II
Sammlung von Formeln UNO Satze aus DEM Gebiete der
ELLiPTisciiEN FuNKTiONEN ucbst Anweudungeu, von J. Thomae,
Jena. Leipzig, Druck und Verlag von B. G. Teubner, 1905 (In-4»
cartonné de iv-44 pp.). Prix : 2 marcs 80.
Il existe maintenant plusieurs recueils plus ou moins étendus
de formules de la théorie des fonctions elliptiques. 1" HoQeU
dans son Recueil de formules et de tables nutnériques (Paris,
Gauthier- Villars, 1866), donne, en trente-huit pages, les formules
de la théorie des fonctions thêta, celles qui expriment les prin-
cipales propriétés de snu, cnu, dnu et des intégrales elliptiques
et leurs relations avec les fonctions thêta ; il fait l'application de
ces formules et des tables numériques y relatives, à trois ques-
tions, Taire de l'ellipsoïde, la longueur de la géodésique d'un
sphéroïde de révolution, le mouvement de rotation d'un corps
solide. 2o L'excellent Abriss ehier Théorie der Fundionen einer
compîexen VerdnderUchen und der Thetafunction, de 51. Tho-
mae (Dritte Auflage, Halle a. S., Nebert), contient en appendice
une liste de dix pages in-4'' de formules relatives aux fonctions
thêta, aux fonctions et aux intégrales elliptiques de Legendre et
de Jacobi. *S° Les ouvrages de MM. Appell et Lacour, de M. L.
Levy, de MM. ïannery et Molk sur les fonctions elliptiques se
terminent tous par des recueils de formules relatives à la fois
aux fonctions de Jacobi et à celles de Weierstrass (8 pages pour
le premier; 9 pour le second, plus des tables; 146 pp. pour le
troisième). De ces trois collections, l'une, celle de MM. Appell et
Lacour, a paru en tirage à part, avec quelques additions, sous le
litre : Principales formules de la théorie des fondions éUip'
tiques (Paris, Gauthier- Villars, 1900 ; dix pages). 4« M. Schwarz
a publié en 1885, une première édition, en 1893, une seconde
BIBLIOGRAPHIE . 267
édition d'un recueil in-4« intitulé : Forméln und Lehrsiiize eum
Gebrauche der eUiptischen Functionen (Berlin, Reiner), dont
la première partie seule a paru (traduction française par M. Padé,
Paris, Gauthier- Villars, 1894, viii-96 pages). Ce recueil est fait
d'après les leçons sur les fonctions jpu, Ou, de Weierstrass et,
naturellement, les fonctions de Legendre et de Jacobi y sont
à l'arrière-plan.
Les fonctions de Weierstrass se prêtent moins bien que celles
de Legendre et Jacobi aux calculs numériques^ et les travaux
d'analyse écrits avec les notations anciennes sont trop importants
et trop nombreux pour qu'on puisse réduire la théorie des fonc-
tions elliptiques aux fonctions de Weierstrass. C'est pourquoi
M. Thomae a cru devoir publier à son tour un recueil de formules
et de théorèmes complément de celui de Schwarz. C'est celui
que nous annonçons.
Comme le livre de M. Schwarz, celui de M. Thomae contient
plus que son titre ne le promet. En réalité, c'est l'esquisse très
concise, mais très complète, d'un cours sur les fonctions ellip-
tiques de Legendre et de Jacobi. Il se divise en deux parties :
Théorie, Applications.
La première partie traite d'abord des propriétés fondamen-
tales des fonctions thêta (§§ 1 à 8) : Définitions, zéro, facteurs,
périodicité, relation entre k et q, théorème d'addition, transfor-
mation simple du quatrième ordre, relation de Jacobi entre
quatre thêta. Vient ensuite l'étude des fonctions anu, cnu, dnu
(§§ 9 à 21) : définition par les fonctions thêta, périodicité, valeurs
remarquables, théorème d'addition, dérivation, théorèmes de
Liouville, variation de ces fonctions quand k est réel, ou imagi-
naire ; transformation simple ; transformation de Landen ; quel-
ques paragraphes sur l'expression de g en A; et le calcul de K on
de la variable quand le module et snu sont donnés (§ 13, 20).
Les §§ 22 à 27 sont consacrés aux intégrales de seconde espèce
sous diverses formes, les §§ 28 et 29 à celles de troisième espèce.
Dans les suivants (80 à 36), l'auteur s'occupe de la réduction des
intégrales elliptiques quelconques aux formes normales de
Legendre, de Riemann et de Weierstrass. Enfin, les derniers
paragraphes de la première partie (37 à 42) traitent des équations
modulaires, des intégrales F, £ de Legendre, de la moyenne
arithmético-géométrique de Gauss, de u comme fonction de snu
et D{snu)j de quelques cas où la somme de deux intégrales du
troisième ordre s'exprime au moyen d'une autre intégrale da
troisième ordre, de log snu, log cnu, log dnUf etc.
268 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La seconde partie est un recueil des applications les plus
intéressantes de la théorie des fonctions elliptiques, plus riche
qu*aucun des traités que nous connaissions ; on regrette seule-
ment de ne pas y trouver la surface de l'ellipsoïde. 1. Peudole
circulaire. 2. Pendule parabolique. 3. Arc d'ellipse. 4. Pendule
sphérique. 5. Longueur et aire de i'ellipse sphérique. 6-9. Con-
struction de Jacobi pour le théorème de Taddition ; problème de
la fermeture du polygone de Poncelet. tO. Addition et division
des arcs de lemniscate. 11*15. Représentations diverses (ellipse,
rectangle, carré dans le cercle ; triangle isoscèle dans un demi-
plan ; parallélogramme dans un anneau circulaire). 16. Potentiel
logarithmique. 17. Surface mînima de Schwarz. 18. Surface
élastique. 19. Ligne géodésique d'un ellipsoïde. 20. Application
des théorèmes de Liouville à une cubique.
L'auteur a cru devoir abandonner les notations de Guder-
mann, snu, cnu, dnu, etc., qui, de fait, sont pourtant presque
universellement employées ; il les remplace par sati, eau, dow;
ensuite, au lieu de sa (—ii), il écrit sa—u en supprimant les paren-
thèses! 11 introduit aussi la fonction jau qui est égale à (k'anu :
dnu). Nous doutons fort que ces innovations aient du succès et,
à la place de l'auteur, nous les abandonnerions quand une
seconde édition de son excellent recueil sera nécessaire. Selou
nous, le poljniorphisme des notations aussi bien dans la théorie
des fonctions elliptiques de Legendre et de Jacobi que dans
celle de Weierstrass est un des obstacles à la diffusion de cette
partie de l'analyse.
P. Mansion.
III
Methodik der elementaren Arithmetik in Verbindung un*
ALGEBRAiscHER Analtsis vou D^ Max Simon. Mit 9 Toxtfiguren.
Un vol. in-8o de vi-108 pages. — Leipzig und Berlin, B. G.
Teubner, 1906.
La Méthode d* Arithmétique élémentaire de M. Max Simon est
bien plus un cours de pédagogie qu'un vrai traité d'arithmé-
tique. L'auteur nous y donne le texte de ses leçons à l'université
de l'empereur Guillaume, pendant le semestre d'été 1904. Son
but était d'initier les étudiants à l'enseignement de l'arithmé-
BIBLIOGRAPHIE. 26g
tique et de l'algèbre dans les neuf classes des hautes Écoles
et de leur apprendre à procéder méthodiquement et par degrés.
L'ouvrage se compose de deux parties parallèles : la généra-
lisation de la notion du nombre, depuis le simple concept du
nombre jusqu'à celui du nombre complexe ; la résolution algé-
brique des équations.
Le concept du nombre développable en série et le calcul de
ces nombres ont été l'objet d'une attention spéciale. L'auteur
s'attache à la méthode de Georg Cantor, supérieure, à son avis,
à celles de Dedekind et de Weierstrass.
Tout le volume de M. Max Simon est des plus intéressants,
plein de remarques de bon sens.
Autre qualité bien rare : M. Max Simon multiplie partout les
notions historiques; et ces notions, toujours heureusement choi-
sies, sont aussi toujours très exactes, mérite qui vaut bien la
peine d'être signalé.
Voici le plan de l'auteur :
Introduction. 1® Nombre et nombres. 2® Addition. S^ Sous-
traction. ^^ Introduction des quantités négatives.
Opératimts du 2^ degré. 5® Multiplication. 6" Division. 7** Cal-
cul des fractions. 8° Calcul décimal. 9° Calcul des nombres con-
crets. 10** Équations du 1»" degré. 11° Calcul des nombres déve-
loppables en séries.
Opérations du 3^ degré. 12<> Puissance et racines. 13^ Équa-
tions quadratiques. 14® Logarithmes. i&^ Théorème du binôme.
IB"" Équations cubiques. 17® Nombres complexes. 18" Complé-
ment de la théorie des équations du 3<^ degré. Les équations des
4^ et 5« degrés. 19"" Fonction exponentielle. 20® Les logarithmes
naturels.
H. B.
IV
Grundriss einer analytischen Géométrie der Ebene von
J. Thomae in Jena. Mit 8 Figuren im Text. Un vol. in-8* de x-184
pages. — Leipzig, B. G. Teubner, 1905.
La préface du professeur d'Iéna fait bien connaître le but et
l'esprit de son livre. Je la traduis, mais un peu librement.
^ Pour aider mes élèves, dans mes leçons de Géométrie ana-
270 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lyiique plane, dit-il, je me suis contenté, pendant bien des années,
de leur mettre entre les mains un simple squdeite, composé de
l'énoncé des propositions et d'un très court aperçu de leurs
démonstrations. Les exemplaires du squelette sont épuisés.
Cédant au désir de mes amis, je Tédite en le développant un
peu. Mon intention n'est pas de rendre ainsi Texplication orale
superflue, mais je veux mettre les étudiants à même de suivre
la leçon, sans la préoccupation distrayante de notes à prendre,
préoccupation qui rend souvent la classe pénible à suivre.
^ Mon Précis comprend la géométrie du point, de la droite et
du plan. Dans cette dernière, j'ai soumis les coniques, la collî-
néation et la dualité à une discussion approfondie. De nos jours^
les élèves connaissent bon nombre des propriétés des coniques
définies par leurs équations rapportées à des axes de coordon-
nées. Après avoir étudié à fond le cercle, il est donc permis de
passer immédiatement aux équations des coniques sous leur
forme la plus générale. A mon ouvrage est jointe une table
analytique des matières. Le lecteur qui se donnera la peine
de la consulter, sera vile renseigné sur les sujets traités.
„ Un Précis ayant pour objet une matière souvent rebattue
ne peut guère prétendre à la nouveauté. Il y aurait cependant,
j'aime à le croire, exagération à dire que mon opuscule ne con-
tient rien de neuf. Toutefois, mon but principal a été d'y suivre
toujours un ordre très systématique. Les propositions élémen-
taires de la Géométrie projective doivent, d'après moi, marcher
de pair avec les propositions de la Géométrie analytique. Je les
ai démontrées par la voie analytique. Au surplus, je n'ai pas
négligé les propriétés métriques.
„ Mon ouvrage était déjà sous presse, quand j'eus connaissance
des Leçons de Géométrie analytique de MM. HefTter et Kohler
qui venaient de paraître chez mon éditeur. Les auteurs de ces
Leçons passent, comme moi, de la Géométrie à une dimension,
à celle à deux dimensions. Pour moi, voilà tantôt vingt ans que
je suis cette mélhode. Nos ouvrages se rencontrent, naturelle-
ment, en bien des points. C'est la conséquence nécessaire de
l'identité des sujets traités. Entre les Leçons de MM. Heffter et
Kohler et mon Précis il y a cependant une différence importante.
Le Précis ne se contente pas de classer, il étudie les construc-
tions. Consultez au contraire, au mot Construction, la table
analytique des matières des Leçons, vous n'y trouverez qu'un
seul renvoi : lu construction du quatrième rayon d'un faisceau
harmonique dont trois rayons sont donnés.
BIBLIOGRAPHIE.
271
„ Puisse mon Précis remplir le but pour lequel il a été écrit !
Puisse-t-il faciliter aux élèves Tétude de la Géométrie analytique
et de la Géométrie projective ! „
Les chapitres du Précis de M. Thomae n'ont pas de numéros
d'ordre. Je crois utile de les ajouter.
1« Introduction. 2® La Géométrie sur une droite et sur un
faisceau. 3° Coordonnées points, dans le plan. 4<> Dualité et
coordonnées lignes, b^ Des Déterminants. 6° Classification des
(ioniques. Diamètres conjugués. 7® Propriétés métriques des
Coniques. 8"" Coniques passant par cinq points. 9^ Similitude des
Coniques. 10^ Pôles et polaires. Dualité. 11° CoUinéation. 12°
Théorèmes et propositions complémentaires,
H. B.
V
Étude sur les Assurances- Vie. Calcul des primes suivant la
notation des Actuaires,par Jean Schul, S. J., professeur d'algèbre
financière à l'Ecole supérieure de commerce .Saint-Ignace, à
Anvers. Un vol. in-l2 de vii-69 pages. — Bruxelles, Polleunis et
Ceulerick, 1906.
11 y a quelques années, le Bulletin de la Société des Actuaires
BELGES (1) attirait l'attention sur la nécessité de donner aux
futurs instituteurs des notions élémentaires de science actua-
rielle. 11 y a, en effet, certaines préventions à l'endroit des
œuvres de prévoyance, certaines objections spécieuses tirées de
ridée de profits exagérés et illicites réalisés par les sociétés
d'assurances, que l'on ne peut vaincre ou rétorquer sans possé-
der une connaissance exacte des principes du calcul des proba-
bililés,sans joindre à des arguments d'ordre moral des arguments
de pur raisonnement. Il y a une autre raison à diffuser la science
des actuaires, à en extraire les choses les plus essentielles, celles
qui sont d'une application quotidienne et ordinaire : le nombre
de ceux qui sont appelés, soit directement, soit indirectement, à
s'occuper de la prévoyance sous ses différentes formes n'a cessé
et ne cessera encore de s'accroître. A cet égard, certaines lois
sociales, lois sur les pensions de vieillesse, lois sur les accidents
(1) Bulletin de la Société des Actuaires belges, 15 juin 1899.
r
272 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
du travail, lois sur les mutualités, ont imposé par intérêt ou par
devoir professionnel aux chefs d'industrie et à de nombreux
fonctionnaires des connaissances nouvelles. Évidemment, il ne
faut pas exagérer et considérer la science des actuaires comme
une panacée. Au IV® Congrès international d'actuaires, tenu à
New- York, en 1903, Tun des rapporteurs américains estimait
que Tétude scientifique des questions relatives à la prévoyance
serait utile aux étudiants en droit et en théologie, en ce sens
qu'elle les mettrait constamment en présence de rapports de
causes à effets. On peut être assez surpris de voir la théologie
en cette affaire. Mais parlons sérieusement.
A rUniversité de Gottingen on a institué des cours embrassant
tout ce que doivent connaître les actuaires : économie politique,
statistique, jurisprudence, etc. ; après avoir fréquenté ces cours
pendant deux années, on peut acquérir le diplôme d'expert
d'assurances de l'État. Dans certaines Écoles supérieures de com-
merce de TAIlemagne, à Aix-la-Chapelle, à Cologne, à Dresde,
à Francfort-sur-Meiii, on enseigne la théorie et la pratique des
assurances sur la vie.
Partout les organismes d'assurances s'accroissent avec rapi-
dité, demandant pour leur fonctioimement un personnel de plus
en plus nombreux. Au 1^^ janvier dernier. Ton comptait en
Belgique 336 compagnies, dont 86 pour les incendies, 72 pour les
accidents, 112 pour les assurances-vie, 9 pour la mortalité du
bétail, 57 pour des objets divers : bris de glaces, vol, grêle,
etc.. (I).
En matière d'actuariat, il y a les spécialistes, les dirigeants,
c'est le petit nombre ; il y a aussi un notable contingent
d'adjoints et la grande masse des exécutants. Beaucoup déjeunes
gens ont devant eux une carrière, laquelle, de caractère vague
il y a quelques années encore, s'est aujourd'hui précisée et
demande que l'on soit bien préparé à y entrer.
La science actuarielle est une application du calcul des proba-
bilités, application devenue possible lorsque la statistique a
fourni les indications nécessaires à l'appréciation de la fréquence
des risques qu'il s'agissait de couvrir. Cette science est conden-
sée dans le Text-Book de l'Institut des actuaires de Londres (2),
(1) Le Moniteur des Assuranxes belges et étrangères, 10 février liNM.
(2) Text'Book de Tlnstitut des actuaires de Londres, contenant la théorie
de rintérêt des annuités viagères et des assurances sur la vie avec leurs
applications pratiques. Traduit de l'anglais par Amédée Begault, ancien
officier d*artillerie, actuaire de la Compagnie belge des assurances géné-
rales. Bruxelles, firuylant-Chrlstophe et Cie, 1804.
BIBLIOGRAPHIE. 278
ouvrage classique qui fait autorité et dont la valeur n*est dépas-
sée par aucun autre. Mais sa lecture est longue, elle n'est pas à
la portée de tous ; ce n'est point le livre des novices et des
écoliers. Il faut pour l'enseignement des manuels qui, s'inspirant
des principes et des règles contenus dans le Text-Book, exposent
d'une façon claire, exacte et méthodique les préliminaires de la
science actuarielle, en résument les applications, en donnent les
formules usuelles. Se plaçant à ce point de vue, le R. P. Schul,
professeur d'algèbre financière à l'Ecole supérieure de commerce
Saint-Ignace, à Anvers, a eu l'heureuse inspiration d'écrire à
l'intention de ses élèves — mais bien d'autres en profiteront —
une élude sur les assurances-vie qui contient le calcul des primes
suivant la notation universelle des actuaires.
On pourrait croire la question de notation assez indifférente,
il n'en est rien. Les applications de la science actuarielle sont
multiples eX complexes ; par raison de synthèse, de rapidité et
de facilité de calcul, on a cherché à représenter les données et
les résultats par des signes qui fussent d'un emploi général et
formassent dans leur ensemble un alphabetparticulier admis dans
tous les pays. Pour des motifs analogues, le Congrès d'électricité
de 1881 a fixé les unités électriques. C'est en 1895, au premier
Congrès international d'actuaires(l), que l'adoption d'une notation
universelle fut proposée. En 1898, au deuxième Congrès (2), l'on
fit choix de la notation de l'Institut des actuaires de Londres.
En employant cette notation dans son manuel, le R. P. Schul a
mis dans la main de ceux de ses élèves qui chercheraient car-
rière dans les compagnies d*assurances un outil réellement
pratique.
La lecture de l'ouvrage du jeune et distingué professeur de
l'Institut Saint-Ignace se recommande à tous ceux qu'intéressent
les questions de prévoyance, yen donne ci-après la table des
matières ; les intitulés des paragraphes montreront de quelles
combinaisons diverses s'occupe aujourd'hui la science actuarielle,
qui. pour la cinquième fois en onze ans, va tenir prochainement
ses assises solennelles (3).
(1) Premier Congrès international d'actuaires, Bruxelles, 2-6 sep-
tembre 1895. Documents, 2e édit. Bruxelles, Bruylant-Christophe et C>e,
19U0.
(2) Transactions ofthe Second International Aduarial Congress, raay
16-20, 1898. London. Charles and Edwin Layton, 1899.
(3) Les Congrès internationaux d'actuaires se sont tenus à Bruxelles,
en 1895, à Londres, en 1898, à Paris, en 1900, à New- York, en 1903 ;
le cinquième se tiendra à Berlin au mois de septembre de cette année.
ill« SERIE. T. \. 18
I
274 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Première partie. — Notions générales siir les assurancea-vie.
Deuxième partie. — Éfiide mathématique des primes.
Chapitre I. — Assurances sur une tête, — Assurance-vie
entière. — Assurance-vie entière à prime temporaire. — Assu-
rance différée à prime temporaire. — Assurance temporaire. —
Assurance différée temporaire. — Assurance mixte. — Assurance
à terme fixe. — Assurance mixte à capital doublé. — Assurance
avec participation aux bénéfices. — Calcul des chargements. —
Valeur d'une police à une époque donnée. — Valeur d'une police
libérée. — Assurances payables au décès. — Primes.
Chapitre II. — Rentes viagères sur une tête. — Rente viagère
immédiate.— Rente viagère différée. — Rente viagère temporaire
immédiate. — Rente viagère temporaire différée.
Chapitre 111.— Relations entre les assurances-vie et les rentes
viagères.
Chapitre IV. — Opérations sur deux têtes.
Section 1. — Rentes viagères. — Rente viagère immédiate sur
deux têtes. — Rente viagère différée sur deux têtes. — Rente
viagère temporaire sur deux têtes. — Rente temporaire différée
sur deux tètes.
Section 2. — Assurances-vie. — Assurance-vie entière immé-
diate d'un groupe de deux têtes. — Assurance différée sur deux
têtes. — Assurance temporaire sur deux têtes. — Assurance
différée temporaire sur deux têtes. — Assurance mixte sur deux
têtes. —7 Prime annuelle d'une assurance sur deux têtes.
Section 3. — Annuités de survie. — Annuité de survie. —
Annuité de survie immédiate. — Annuité de survie différée. —
Annuité de survie temporaire.
Section 4. — Assurance dotale.
Appendice. — Résumé des primes comprenant une représen*
tation graphique des contrats d'assurances-vie et des rentes
viagères sur une tête.
C. Beaujean.
VI
Karl Schellbach. RCckblick auf sein wissenschaftuches
Leben nebst zwei Schriften aus seinem Nachlass und Briefeh
VON Jacobi, Joacuimsthal und Weierstrass herausgegeben von
Félix Mûller, mit einem Bildnis Karl Schellbachs. Un voL
BIBLIOGRAPHIE. 275
in-8<> de 86 pages et un portrait hors texte. — Leipzig, B. G.
Teubner, 1905 (1).
C'est avec curiosité que j'ai ouvert ce volume. Tout un fas-
cicule des Abhandlungen zur Geschichte der mathematischen
WissENscHAFTEN cousacré à Schellbach ! Un nom si peu connu
occupant tant de place dans une collection de l'importance des
Abhaxdlungen !
En dehors de l' Allemagne, que savait-on de Charles Schellbach ?
Il avait écrit de nombreux articles sur des questions de
mathématiques assez diverses, et sa signature se lisait souvent
dans les Revues allemandes. Il était aussi l'auteur d'un grand
ouvrage, Die Lehre von den elUpHschen Integralen und den
Theta-Funktionen (Berlin, G. Reimer, X-440 pp.). Enfin et
surtout, quand, à la mort de Crelle (6 octobre 1855), C. W.
Borchardl prit la direction du Journal fCr die reine und an-
gewandte Mathematik, on put lire pendant plusieurs aimées
sous la signature du rédacteur en chef, les mats : ** unter Mit-
wirkung von Sleiner, Schellbach, Kummer, Kronecker und
Weierstrass „. N'importe, le nom de Schellbach semblait pâlir à
côté des noms illustres imprimés sur la même ligne. Schellbach,
la chose était notoire, n'était membre d'aucune grande Acadé-
mie, pas même de celle de sa patrie.
Cette exclusion, nous dit M. Félix MQller, était un vrai préjugé
de caste. Schellbach appartint toujours à l'enseignement moyen.
L'Académie eût cru déroger en admettant dans son sein un pro-
fesseur de cet enseignement, quel que fût d'ailleurs le mérite du
savant. Peu importe la raison, Schellbach n'y a rien perdu ;
membre de l'Académie de Berlin, son heureuse influence sur
l'enseignement moyen n'en fût pas moins restée son vrai titre
de gloire.
(Charles Schellbach naquit le 25 décembre 1804? et mourut le
1" avril 1889. Mathématicien, il eut un talent particulier pour
dénouer les problèmes embrouillés et épineux, les rendre acces-
sibles à tous, les faire entrer dans l'enseignement courant, en un
mot, les rendre classiques en les mettant en pleine lumière.
Organisateur des études, son action fut excellente. Il eut l'art
d'intéresser plusieurs fois à ses projets de réforme le prince et
(1 1 Ce volume forme le premier fascicule du tome 20 des Abuandlungen
ZUR Geschichte oer mathematischen Wissenschaften mit Einsculuss
iurer A.swendungen begrQndet voo Moritz Cantor.
2/6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la princesse royale de Prusse. Grâce à leur puissant concours,
il put faire adopter les mesures les plus utiles. Il avait même
rêvé de doter Berlin d'un Institut scientifique créé sur le modèle
de l'École Polytechnique de Paris. Ce projet n'aboutit pas, mais
M. Félix Mûller nous donne, en appendice, le rapport très étudié
que Schellbacli avait écrit dans ce but.
U Aperçu sur la vie scientifique de Charles Schellhach est
lui-même un résumé; nous ne pouvons songer à le résumer
davantage sans lui enlever tout intérêt, mais nous voudrions en
avoir dit assez pour engager à le lire.
L'auteur divise son travail en deux parties :
Dans la première il nous donne un exposé succinct des réformes
que Schellbach introduisit dans l'enseignement moyen, ainsi que
l'analyse de ses principaux mémoires. La seconde partie contient
des pièces justificatives. Ces pièces sont au nombre de sept : le
rapport sur la fondation d'un Institut des sciences, à Berlin, dont
nous venons de parler ; une dissertation de Schellbach ** Sur
l'utilité et l'importance des mathématiques „ ; enfin cinq lettres
inédites adressées à notre savant par des correspondants illustres,
Jacobi (1), Joachimsthal (2), Weierstrass (2). La première des
deux lettres de Weierstrass, datée du 10 octobre 1860, est la
plus curieuse. On y trouve la démonstration analytique d'un
théorème de Steiner.
En tête de son volume, M. Félix MQller nous donne un beau
portrait de Schellbach.
H. BOSMANS, S. J.
VII
Bellixo Cauhara, s. J., Professore di Calcolo Infinitésimale
neir Università Gregoriana. L' ** Unicuique suum „, a Galilée,
Fabricius e Scheiner uella scoperta délie macchie solari. Un vol.
in-4" de v-183 pages. — Honm, Cuggiani, 1906 (1).
Dans la livraison de janvier 1904 de cette Revue, rendant
compte de l'ouvrage du P. Schreiber, S. J., intitulé : P. Christoph
Scheiner, S. /., und seine Sonnenheohachtungen, je disais (2) :
(1) Tirage à part d*un mémoire publié dans les tomes XXIII et XXIV
des Memorie della Pontificia Accademia Romana dei Nuovi LnrcEL
(2) Tome LV, pp. 298-299.
BIBLIOGRAPHIE. 277
** Le P. Schreiber s'en tient à l'analyse de la Rosa Ursina
sans entrer dans les querelles de priorité qu'elle soulève entre
les partisans de Galilée, de Sclieiner et de Fabricius. Galilée a
été trop bien défendu par M. Favaro dans VÉdition nationale
des Œuvrss de Galilée (Florence, 1895, t. V, pp. 9-19) pour
qu'il soit nécessaire de transcrire ici les titres des autres articles
écrits en sa faveur. A ceux qui voudraient connaître les droits
de Sclieiner, j'indiquerai sa biographie : Christoph Scheiner ois
Matheinciliker^ Physiker und Astronomj Bamberg, 1891, par
A. von BraunmQhl, qui forme le 24® volume de la Bayerische
BiBLiOTHEK. Enfin la cause de Fabricius a été plaidée par
Gerhard Berthold dans une brochure intitulée : Der Magister
Fabricius und die Sonnenflecken nehst einem Exctirse ûber
David Fabricius, Leipzig, 1894.. Berthold y réédite (pp. -29-38)
la partie principale du rarissime opuscule Joh. Fabricii Phrysii
de maculis in sole observatis,,, Witebergae... M.DC.XL „
Le P. Carrara reprend aujourd'hui ce vieux problème, pour
le discuter de nouveau sous toutes ses faces. Outre les sources
d'informations nommées ci-dessus dans ma note, l'auteur puise
à d'autres encore. 11 en résulte un travail d'ensemble très
curieux. A propos de cette étude des sources, j'ai regretté
cependant de ne pas y avoir trouvé l'analyse approfondie du
Profiromusde Scheiner. .Je n'en fais pas de reproche à l'auteur.
Le Prodromus est rarissime, et quelques-unes des plus grandes
bibliothèques de l'Europe, le British Muséum, par exemple, ne le
possèdent pas. Le P. Carrara est parfaitement excusable de ne
pas l'avoir rencontré. ^Ven connais un exemplaire à la Biblio-
thèque royale de Belgique (1), et M. Favaro en a signalé un
autre à l'Observatoire de Brera à Milan (2). Voici pourquoi j'eusse
(1) Il est coté V. 5l8k En voici le titre : Prodromvs pro sole mobili et
terra stabili, contra academicvm florentinvnt Galilteum a Galilœis
avtkore H. F. Gkristophoro ScJieinero Societatis leso^ ante annos 20, et
ampli vs ducubratvs, qvi nvnc priinvm in pvbîicant îocem prodit svb
avspiciis Ftirdinandi lll Cicsaris Avrjvsfi'isimi . Anno 16ôl. Les
PP. De Backer et Somraervoîçel no l'ont jamais vu ( Bibliothèque de
la Cotnpagnip. de Ji'sns... Nouvelle édition. Tome VIÎ, Bruxelles, 1898,
col. 74()|.
Le Prodromus est un ia-folio de (xn) 123 pa-^es, contenant 17 belles
planches hors texte, dans le genre de celles de la Rosa Ursina, Il est
divisé en trois livres, comprenant respectivement 2S, 20 et 15 chapitres.
(2) Bibliojrafia Galileiana (1568-1895), RaccoUa ed Ulnstrata da
A. Cirli ed A. Favaro. Roma, 1893, p. O. — Cet ouvrage forme le
tome XVI d'une collection do cdta1o.?ues intitulée Indici e catalogi et
publiée par le Ministère de Tlnstruction publique du Royaume d'Italie.
/
278 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
voulu, disons mieux, je voudrais — car il n'est pas trop tard
pour le faire — que le P. Carrara en entreprit l'analyse.
Le Frodromus de Scheiner est un pamphlet, mais un pam-
phlet posthume. L*auteur récrivit dans un moment de colère,
puis le laissa enfoui dans ses papiers. Écrire est parfois un
excellent calmant, surtout quand on est assez maître de soi
pour écrire sans publier. A la mort du Jésuite, des amis mal-
adroits découvriienl le Prodrotnns et le firent imprimer. La
gloire de Scheiner n'y a guère gagné. Les quelques observa-
tions de taches du soleil décrites dans le Prodromus ajoutent
assez peu de chose à celles de la Bosa ifrsina, mais le ton
passionné de l'auteur prévient contre lui. Le Prodromus est
comme le dernier épilogue de la querelle Scheiner-Galilée. Sa
lecture ne vient pas modifier l'opinion qu'on s'en fait d'ailleurs.
Elle ne change pas les conclusions du P. Carrara. Mais, après
avoir consacré 180 pages in-4^ à résoudre sous tous les aspects
le problème de Ja découverte des taches du soleil, il vaudrait la
peine d'épuiser le sujet. Le P. Carrara y arriverait aisément en
quelques pages qui serviraient d'appendice à son mémoire.
Abordons de pins près ce mémoire lui-même.
Qui a découvert, le premier, les taches du soleil?
Poser la question en ces termes, dit le P. Carrara, c'est la
poser mal. Les taches du soleil sont parfois visibles à Tœil nu et
les anciens eux-mêmes les avaient remarquées. Personne ne
songe cependant à faire remonter jusqu'à eux l'honneur de la
décotiverte. Ils s'étaient contentés d'une simple constatation do
phénomène, constatation vague et indécise, sans se livrer à son
sujet à des observations suivies.
Ces observations exigeaient l'emploi du télescope. Mais, le
télescope inventé, la constatation des taches devient aussitôt
certaine. Elle était si aisée pour qui possédait cet instrument,
que,sans se concerler,les astronomes la font en même temps de
tous côtés à la fois. De là des querelles de priorité. De là d'aigres
accusations de plagiat émises avec conviction et bonne foi, tout
en étant mal justifiées par les faits. Unîeuique suutn, dit le
P. Carrara. Rendons à chacun des prétendants, Galilée, Fabrîcius,
Scheiner, la part qui lui revient. Cette part serait, d'après lui,
la suivante :
Le premier en date, Galilée se livre à une série d'observations
des taches du soleil faite avec méthode. 11 en communique le
résultat à des amis.
Dans l'entre-temps et sans soupçonner le moins du monde les
■>
BIBLIOGRAPHIE. 279
travaux de Galilée, Fabricius remarque de son côté les taches. II
publie cette découverte le premier daus uu livre imprimé (1) et
devance eu cela Galilée.
Il est d*usage de nos jours d'accorder Thonneur de la priorité
d'une idée au savant qui la fait connaître le premier par la voie
de la presse. C'est loin d'être toujours équitable. Mais au xvi«
siècle renseignement oral et la lettre manuscrite jouaient un rôle
trop considérable dans la diffusion de la science, pour qu'on pût
songer à une application exclusive de cette règle. Si Galilée
a été prévenu par la publication imprimée de Fabricius, il ne
saurait voir par cela seul tous ses droits de priorité périmés.
Quant à Sclieiner, sa Rosa Ursina est un ouvrage hors de pair
qui suffit, en toute hypothèse, pour assurer sa gloire. Peu d'his-
toriens en parleraient encore du ton railleur et méprisant de
Delambre (2). Scheiner n'a pas découvert le premier les taches
du soleil, c'est définitivement prouvé ; mais il les a étudiées avec
tant de persévérance, de soin, d'habileté, qu'il a fallu le spee-
troscope et les travaux du P. Secchi pour faire faire de ce côté
un pas de plus à la science. Le P. Carrara le montre excellem-
ment et entre à ce sujet dans beaucoup de détails. Les bornes
imposées à un simple compte rendu ne me permettent pas de
l'y suivre.
Que dire enfin du plagiat ?
L'accusation de Galilée est formelle, mais la preuve en est peu
faite. Le feu de la querelle aveugle les deux adversaires.
Scheiner est violent, mais, quoi qu'on en ait dit, il parait sincère.
Pour ma part, quand il affirme avoir trouvé par lui-même les
taches du soleil, je ne puis m'empêcher de le croire. Au surplus,
je ne fais en cela que partager l'impression de Delambre.
(1) En voici le titre complet : Joh. Fabricii Phrysii De Maculis Tn
Sole Ohservatis, Et Apparente earum ctim Sole conversiotie, Narratio cm
Adjecta est de modo edudionis specierum visibilium dubitatio. Wite-
bergae, Typis Laurentij Seuberlichij, Impetisis lohan, Bortieri Senioris
& Elire Rochefeldij Bibliopol Lips. Anno M.DC.XI (Bibl. roy. de
Belgique, V. 5012).
(2) •* Il est peu d'ouvrages aussi diffus et aussi vides de choses. Il est
de 784 pages, il n*y a pas matière pour 50. „ Histoire de VAstronomie
moderne, tome I, p. 690. Paris, Courcier, 1821.
Il est piquant de rapprocher de ce jugement celui de Houzeau dans
son Vademecnm de V Astronome, Bruxelles 1882, p. 420. ** Ouvrage con-
sidérable, dit-il, on y trouve... le germe de plusieurs considérations
passées aujourd'hui dans la science, à titre définitif. „
I
aSo REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L'illustre historien de rastronomie admettait le plagiat (1) et
niait la bonne foi du Jésuite (2). Et cependant la lecture des
lettres de Scheiner à Velser arrache à sa loyauté cet aveu :
^ Il n*y a pas de raison suilisante de taxer Scheiner de plagiat.
S'il avait une lunette, il a pu voir les taches du soleil; il n'y a pas
grand mérite à cela „ (8).
H. BOSMANS, S. J.
VIII
Le Livre de l'Ascension de l'esprit sur la forme du ciel et
DE LA terre. Cours d'astronomie rédigé en 1279 par Grégoire
Aboulfarag, dit Bar-Hebraeus, publié pour la première fois,
d'après les manuscrits de Paris, d'Oxford et de Cambridge, par
F. Nau, docteur es sciences mathématiques, licencié es sciences
pliysiques, diplômé de l'École des Hautes Études. Seconde
partie, traduction française (4). Un vol in-8^ de xxiv-200 pages.
— Paris, Bouillon, 1900.
Bar-Hebraeus, célèbre chez les orientalistes, est inconnu
parmi les géomètres et les astronomes ; présentons-le donc au
lecteur.
Grégoire Aboulfarag, surnommé Bar-Hebraeus, naquit à
Mélitène, en 1226, et mourut à Maraga en Perse, le 20 juillet
1286. Son père, riche médecin, lui fît donner une brillante édu-
cation. Le jeune Bar-Hel)raeus y aborda toutes les sciences,
rhétorique, médecine, philosophie, théologie. Le 16 septembre
1246, cigé de vingt ans seulement, il fut consacré évéque mono-
physite de Goubos, près de Mélitène. Transféré Tannée suivante
à Lakabin, non loin de Goubos. il n'y resta que cinq ans, puis
passa au siège épiscopal d'Alep. En 1260, il entra, comme
médecin, iiu service du roi des Mogols ; enfin, il fut nommé
primat d'Orient, en 1264.
Sa charge de primat l'obligea à de notnbreux voyages. Mais
(1) Op. c«., p. 633.
(2) Op. cit.. p. 63:1
(3) Op.ciY., p. 631.
(4) Lii première partie, texte syriaque, forme un volume à part;
je suis incompétent pour la juger. Les deux volumes réunis composeot
le 121e fascicule de la Bibliothèque de l'Ëcole des Hautes Études.
^
BIBLIOGRAPHIE. 28 1
ces déplacements continuels, loin de nuire à ses études, les
favorisaient plutôt ; car il rapportait tout à la science, même les
simples conversations.
11 nous donne, lui-même, de curieux renseignements à ce
sujet :
*" Étant à Bagdad, dit*il, pour les affaires ecclésiastiques,
j*eus Toccasion de causer souvent avec d'habiles grammairiens.
Aussi formai-je le projet de mettre par écrit les principes de
cette science. „
C*est ainsi qu'il fut conduit à composer sa grammaire.
Ailleurs, en tête d'un volume d'histoire, il dit encore :
^ J'ai eu l'occasion d'entrer à la bibliothèque de Maraga. J'ai
réuni dans ce petit volume les récits dignes de mémoire, que
j'y ai trouvés dans des manuscrits syriaques, arabes et persans. „
Bar-Hebraeus utilisait donc ses voyages pour compulser les
bibliothèques et converser avec les hommes instruits, puis il
rédigeait ce qu'il avait lu ou appris. Depuis l'âge de vingt ans
jusqu'à son dernier souffle, il ne cessa jamais d'étudier ou
d'écrire. Et voilà comment il a pu produire tant d'excellents
ouvrages, sur des sujets si divers (1). Bar-Hebraeus n'est, à
proprement parler, ni grammairien, ni historien, ni rhéteur, ni
astronome ; c'est un polygraphe, mais s'il faut juger tous ses
travaux d'après son Cours d'Astronomie, il l'est dans le bon
sens du mot. C'est ce Cours d* Astronomie que M. l'abbé Nau
vient de publier pour la première fois.
Un évêque, un primat d'Orient, trouvant des loisirs pour
publier un Cours d'Astronomie, voilà qui nous paraît étrange
aujourd'hui ! Les mœurs ont bien changé ! Cet évêque, ce primat
était doublé d'un professeur. Vers 1270, il enseignait à Maraga
les Éléments d'Euclide, et deux ans plus tard, en 1272, il y
expliquait VAlmageste de Ptolémée. Il semble même avoir con-
sidéré renseignement de toutes les sciences comme l'un des
devoirs de sa charge.
Le Livre de V Ascension de V esprit sur la forme du ciel et de la
terre nous a probablement conservé les leçons de Bar-Hebraeus
sur V Almageste. Il n'a cependant pas été écrit dès 1272, mais en
1279 seulement. Cette date importe d'ailleurs assez pen, car il est
permis d'admettre que la rédaction du Livre de V Ascension en a
(1) Il sortirait du cadre de la Revue de les énumérer ici en détail.
On trouvera la liste de ceux qui ont été édités jusqu*ici à la page ii de
y Introduction de M. Tabbé Nau.
f
282 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
suivi renseignement oral. L'ouvrage, vrai résumé de la Crrande
composition de Ptolémée, a l*allure d*un précis de cours. Le
style est littéraire, les calculs sont omis, en un mot, le profes-
seur cherche à exposer aux élèves les principes et les résultats
de la science, sans fatiguer leur attention par les détails, sans
s'arrêter aux considérations géométriques longues et difficiles.
Le plan d'ensemble est conçu avec beaucoup d'ordre et de
méthode. On y distingue d'abord deux grandes parties, la pre-
mière plus proprement astronomique, la seconde formant plutôt
un traité de géodésie. Dans chacune de ces parties, les divisions
et les subdivisions sont nombreuses et reviennent toujours dans
le même ordre pour des sujets analogues. Excellente qualité
dans un ouvrage didactique.
Quelle est l'importance du Livre de V Ascension de Vesprit ?
Voici, en résumé, ce qu'en dit M, l'abbé Nau. Je cite, mais en
abrégeant quelque peu :
' "^ 1» Le nom seul de l'auteur faisait désirer la publication de
ce traité, car BarHebraeus est le premier des écrivains jaco-
bites. La plupart de ses ouvrages sont déjà publiés et il n'est
pas douteux que tous ne doivent l'être un jour.
„ 2® C'est le seul ouvrage syriaque écrit ex professa sur
l'astronomie ; c'est là que l'on devra chercher les termes tech*
niques employés par les Syriens. Sa publication, qui permettra
de contrôler et de compléter le dictionnaire, était donc indispen-
sable au point de vue philologique.
„ 8» Ce traité fera connaître l'astronomie ancienne et sera
d'un grand secours pour la faire apprécier à sa juste valeur. On
ne prend pas une idée suffisante de l'astronomie grecque en
lisant une histoire de l'astronomie. A notre époque surtout, où
l'on préconise la recherche des documents originaux, il est
indispensable que nos savants aient en mains, non pas des
ouvrages sur rustronomie ancienne, mais un ouvrage ancien
d'astronomie, où ils puissent prendre celte science sur le fait. ,
Et VAhnageste de Plolémée ? objectera-t-on. Et sa traduction
par Tabbé Halnia ?
"" Cette traduction, continue M. l'abbé Nau, est un ouvrage
capital, mais rare et inabordable. Car, l'aurait-on trouvé, on
serait vite rebuté par une suite de calculs faits sans le secours
des notations algébriques et pour ainsi dire de tête. Aussi a-t-il
toujours été fort peu lu, et M. Sédillot a-t-il pu, durant de
longues années, donner comme nouvelle une inégalité qui figu*
rait déjà dans Ptolémée. L'Académie et l'opinion se passion-
BIBLIOGRAPHIE. 283
nèrent pour la troisième inégalité lunaire, quand M. Munek,
hébratsant, vint montrer, sept ans plus tardy qu'elle se trouvait
déjà dans Ptolémée. (1) ,,
Tout cela est fort vrai et il était bon de le redire. On ne pos-
sédait en France aucun ouvrage ancien d'astronomie vraiment
à la portée des savants. Le volume de Bar-Hebraeus traduit par
M. Tabbé Nau comblera cette lacune. On y trouvera un résumé
de Tastronomie de Ptolémée et de tous ses résultats ; résumé
clair, sans démonstrations géométriques, en un mot, facile à
suivre par tout le monde.
^ Au xiii« siècle, dit encore M. l'abbé Nau, à l'époque où vivait
Bar-Hebraeus, les Arabes s'occupaient d'astronomie depuis près
de quatre siècles et notre auteur cite un certain nombre de leurs
résultats. iMais ces résultats semblent peu importants. Les
auteurs arabes que nous connaissons furent surtout des commen-
tateurs et des astronomes amateurs, on ne les a admirés que
faute de connaître les œuvres grecques, leurs modèles. „
Ici j'ai le regret de n'être plus aussi complètement d'accord
avec le très savant éditeur. Les Arabes, à mon avis, ne méritent
pas le reproche d'être restés stalionnaires. A quelles œuvres
grecques M. l'abbé Nau fait-il allusion? Évidemment à Y Aima-
geste de Ptolémée. Ni Autolycus, ni Cléomède, ni Geminus, ni les
trois livres d'Hipparque qui nous ont été conservés, ne peuvent
être mis en question. Eh bien ! pour ne parler que du seul Alba-
tegnins, son Opus asironomicum ne soutient-il pas la comparai-
son avec VAÎmageste ? Et M. Nallino, le récent éditeur de VOpus
astronomicum, se trompe-t-il si fort en déclarant Albategnius
très supérieur à Ptolémée (2)?
Mais ce n'est pas le moment de discuter ici ce point de philo-
sophie mathématique et d'histoire. Peu importe au surplus ma
manière de voir, elle n'infirme en rien la valeur de l'ouvrage de
(1) Cette tapageuse et invraisemblable discussion est un peu oubliée
aujourd'hui. Si. Tabbé Nau en a fort bien résumé les grandes lignes
dans une note placée au bas de la page l29. Le Livre de V Ascension
de Bar-Hehraeus vient jeter un nouveau jour sur le célèbre passage de
VAImageste de Ptolémée.
(2) Albatenii opus astrotiomictim edîtum a Carolo Alphonso Nallino.
Pars I. Mediolani, 1903. Praefatlo j} 4, III, Nostra de opère astronomico
sententia, pp. xli-xlvi.
J'ai rendu compte de cette nouvelle édition de VOpus astronomicHtn
dans mon dernier Bulletin d'Histoire des Mathématiques et des ISciences,
Revue des Questions scientifiques, t. XXXIX, pp. 663-667.
284 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Bar-Hebraeus, ni le mérite de l'édition de M. l'abbé Nau. Je me
rallie même sans réserve à cette conclusion du savant éditeur :
** On peut considérer le présent Cours d'astronomie comme
un résumé des œuvres de Ptolémée (avec quelques adfunda dus
aux Arabes) fait par un homme intelligent et de grande érudition
qui écrivait ce qu'il venait d'enseigner. „
Examinons de plus près les sources utilisées par Bar-Hebraeus.
** La science de la sphère céleste et de ses mouvements, dit-il,
est une mer difficile à sonder et une hauteur pénible à gravir.
Je me bornerai donc, dans ce petit volume, à exposer les formes
des sphères, le genre des mouvements célestes, les distances
et le nombre des astres. Quant aux démonstrations géométriques
touchant ces inatières,je renvoie à Touvrage aùvTaHiç fieTàXT] qui
est plus grand et plus développé. „
Quoi qu'il en soit des progrès astronomiques dus aux Arabes,
la aùviaEiç jieTâXri, VAlmageste, est bien, en fait, la source prin-
cipale où puise Bar-Hebraeus. Seule elle est nommée dans la
préface, et l'auteur y renvoie fréquemment dans le corps de
rouvrage,par exemple : à propos de la précession des équinoxes,
du mouvement de l'apogée du soleil, de celui des planètes, des
éclipses, des étoiles variables, etc. etc. Bar-Hebraeus avait
emprunté aux Arabes le respect de VAlmageste. On sait à quel
point Albategnius surtout l'avait porté. Mais Bar-Hebraeus
n'ignore pas pour cela les œuvres de ces Arabes eux-mêmes. Il
connaît tout aussi bien celles des Syriens ses compatriotes, et
cite notamment Nasiruddin-el-Toussy son contemporain.
J'ahrège, car je crois avoir fait suffisamment entrevoir combien
le Livre de VAscension de Vesprit est intéressant. Je ne puis
néanmoins m'empêcher d'observer la singulière difficulté des
publications de ce genre. Pour les entreprendre, il faut être à la
fois orientaliste et géomètre, dons rarement réunis chez un seul
homme. Docteur es sciences mathématiques, licencié es sciences
physiques, diplômé de l'École des Hautes Études, M. l'abbé Nau
est éminemment l'un et l'autre. Dans les très érudites notes
ajoutées au texte, le géomètre n'a-t-il même pas perdu parfois
de vue les philologues ? Je le crains. Géomètres, nous connais*
sons tous la crispante phrase : ** Le lecteur est prié de faire la
figure. ., Mais le respect du métier nous commande de ne pas
avoir l'air de trop nous en agacer. Peut-on exiger la même
patience des simples philologues ? Faute de figures, ceux qui ne
sont pas géomètres trouveront difficiles, je crois, plusieurs des
notes de M. l'abbé Nau, notes très claires cependant et fort
BIBLIOGRAPHIE. 285
simples ; par exemple, celles des pages 181 à 187. Pourquoi n'y
avoir pas ajouté deux figures avec des lettres ? Ces lettres sont,
il est vrai, aisées à suppléer sur les figures du texte ; encore en
faut-il riiabitude et ne peut-on guère la supposer chez tout le
monde. Il i^est pas toujours bon de fuir le reproche de paraître
prolixe. M. Nallino a donné l'exemple du contraire dans son
édition de VOpus Astronomicum d'Albategnius. On ne saurait
trop Ten féliciter ni trop engager les auteurs de travaux ana-
logues à rimiter.
Pour terminer ce compte rendu, il me resterait à analyser le
fond lui-même du Livre de VAscension de Vesprit sur la forme
dît ciel et de la terre, mais ici je suis bien obligé de dire au lec-
teur : prenez en mains le volume et étudiez-le. Impossible en
quelques pages de le faire su£Bsamment connaître à ceux qui
ne seraient pas au courant de l'histoire de Tastrononiie grecque ;
il me faudrait transcrire une bonne partie de l'ouvrage. Mais
aux historiens je rappellerai que Bar-Hebraeus n'est pas astro-
nome de profession. Il n'a pas contribué à l'avancement de
l'astronomie. C'est un érudit très intelligent, très bien informé,
trùs utile à lire, par conséquent, pour connaître l'état de la
science à son époque. Cette remarque faite, un résumé de la
tal)le dos matières donnera une idée du contenu du volume.
Phemière partie. Sur la forme du ciel. Chapitre 1. Théories
préliminaires. Chapitre 2. Sur les intersphères du soleil. Cha-
pitre 3. Des intersphères de la lune. Chapitre 4. Des sphères de
quatre planètes ; les trois supérieures et Vénus. Chapitre 5. Des
sphères de Mercure. Chapitre 6. Latitude des planètes. Cha-
pitre 7. Propriétés des astres causées par leurs positions appa-
rentes (vues de la terre) ou par leurs positions relatives. Cha-
pitre 8. Des décans, c'est-à-dire des étoiles fixes.
Seconde partie. Sur la forme de la terre et les phénomènes
célestes qui s*y rapportent. Chapitre 1. Division de la terre, des
mers, des îles et des fleuves. Chapitre 2. Diversité de l'aspect du
ciel aux divers lieux de la terre. Chapitre 3. Des ascensions et
de leurs propriétés. Chapitre 4. Des ombres. Chapitre 5. Diverses
mesures du temps. Chapitre 6. Mesure de la distance des astres
à la terre. Chapitre 7. Grandeur des astres par rapport à la
terre.
H. BOSMANS, S. J.
286 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
IX
Cours de Physique de l'École polytechnique, par M. J. Jamim ,
troisième supplément par M. Bouty. Radiations. Électricité.
Ionisation. Un volume in-S» de vi-419 pages. — Paris, Gau-
thier-Villars, 1906.
Les dernières années se sont montrées extraordinairement
fécondes en progrès dans la physique tant expérimentale que
théorique. Non seulement elles ont accumulé des mémoires
importants sur les sujets les plus divers et souvent les plus
inattendus, ce qui n'est pas rare dans l'histoire des sciences ;
mais, ce qui est sans exemple, en bien des cas des résultats ont
été obtenus si décisifs dans leur teneur particulière et si sugges-
tifs de méthodes fécondes que l'enseignement même de la phy-
sique ne peut plus les ignorer et se voit obligé de transformer sa
physionomie avec une rapidité inouïe. On sait que le traité bien
connu de Jamin se complète, sous la direction de son éminent
collaborateur M. Bouty, par des suppléments périodiques. Le
supplément actuel forme un volume de 400 pages. Et encore ne
contient-il que ce qu'il est le plus urgent de présenter au lecteur
désireux de se mettre au courant des progrès principaux réa-
lisés récemment, à savoir :
Quatre chapitres sur les radiations : I. Émission des corps
noirs; Pression de radiation. II. Émission des gaz; III. Spectre
infra- rouge (où l'on s'étonnera peut-être de rencontrer les
rayons N de Blondlot, trop controversés encore pour trouver
place dans un ouvrage de ce genre). Dispersion; IV. Ondes
hertziennes. Télégraphie sans fils.
Quatre chapitres sur Vélectricité : V. Effet électromagnétique
de la convection électrique. Étude expérimentale du magnétisme;
VI. Courants alternatifs et polyphasés; VIL Électrolyse; VIIL
Théorie des ions. Théorie de Nernst.
Le reste du volume, soit la moitié, est presqu'entièrement
rempli par la grande question de l'heure, Vionisation.
IX. Condensation de la vapeur d'eau autour de noyaux élec-
trisés: X. Propriétés générales des gaz conducteurs ou ionisés;
XL Mouvement des ions; XII. Cas divers d'ionisation; XIIL
Radioactivité; XIV. Constante diélectrique et cohésion diélec-
trique des gaz ; XV. Étude de l'étincelle ; XVI. Théorie de la
décharge dans les gaz raréfiés. Enfin un XVII* et dernier cha-
BIBLIOGRAPHIE. 287
pitre traite d'instruments divers et de quelques applications de
l'électricité.
Inutile de dire que le nouveau supplément du cours de
MM. Jamin et Bouty est traité avec la même clarté et la même
métbode que le cours lui-même.
V. S.
X
Sur les Électrons, par Sir Oliver Lodge. Traduit de l'anglais
par £. NuGUEs et J. Pêridier. Un volume in- 12 de xiii-168
pages. — Paris, Gaulhier-Villars, 1906.
Ce petit volume, édité dans la collection des Actualités scieu'
tiflques, est la traduction d'une conférence faite à Vlnsiitution of
eledrical Engineers,\e 5 novembre 1902. Il a pour but de faire
connaître l'état actuel, déjà si intéressant, et les promesses
d'avenir, peut-être plus vastes encore, de la nouvelle doctrine élec-
tronique. Dans la bouche d'un interprète autorisé comme M. 0.
Lodge, on peut s'attendre à trouver de ce sujet attachant une
expression aussi pénétrante dans sa compréhension qu'originale
dans son expression. On sait, en effet, comme le rappelle
M. Langevin dans la préface écrite pour cette traduction, que
Sir Oliver Lodge appartient à la grande famille des vulgarisa-
teurs anglais, des Tyndall,des Thomson, des Maxwell, qui savent,
mieux que personne, trouver l'image saisissante et tangible pour
traduire l'idée la plus abstraite, tout en ne sacrifiant rien de la
rigueur de la pensée à la recherche d'une transposition maté-
rielle frappante.
Les limites étroites d'une conférence obligent, bien entendu,
Tauteur à condenser son exposé, et la nature de son auditoire
lui permet un appareil mécanique et mathématique assez simple,
il est vrai, mais qui met son remarquable travail hors de la
portée de ce qu'on appelle le grand public. Des notes complé-
mentaires nombreuses sur des points particuliers, d'ordinaire
des calculs, achèvent de préciser certains détails, et en font,
suivant la pensée des traducteurs, une excellente introduction à
une étude plus complète sur le sujet. Ajoutons qu'une liberté
d'allure tout anglaise dans le développement logique lui donne
une saveur particulière pour le lecteur français habitué à une
trame plus serrée.
V. S.
288 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
XI
Radio-Activity, by E. Rutherford, deuxième édition. Un
volume in-8o de xi-580 pages. — Cambridge, University Press,
1905.
Est-il bien nécessaire de présenter à nos lecteurs ce très
remarquable ouvrage dont une année a vu enlever la première
édition ? L'article publié ici-même en juillet 1905 sur la radio-
activité et qui était basé principalement sur le livre de M. Ruther-
ford peut lui servir en quelque sorte de compte rendu détaillé.
Il nous dispense de nous étendre davantage sur l'intérêt intense
que présente la superbe synthèse des recherches sur la radio-
activité construite par le professeur de Montréal. Comme les
relations célèbres des grands voyages d'exploration en pays
sauvage — car c'en est un dans le véritable sens du mot pour ceux
qui abordent ce sujet pour la première fois — il présente k la
fois le double mérite de nous raconter les aventures personnelles
de l'auteur, si Ton peut ainsi parler, et de constituer le tableau
le plus complet de nos connaissances actuelles sur le domaine
parcouru. C'est le livre fondamental dans l'étude de la radio-
activité, et nul ne peut l'ignorer qui prétend ne pas borner ses
connaissances à une vue superficielle de ce passionnant sujet.
Signalons seulement l'accroissement considérable qu'a subi
l'ouvrage dans cette nouvelle édition. De 382 pages de texte, il
passe à 558. C'est assez dire (juels étonnants progrès ont été
réalisés en quelques mois. Voici les chapitres qui ont subi le
plus de remaniements :
IX. Théorie des changements successifs ; X. Produits de trans-
formation de l'uraninm, du thorium et de l'aclinium; XI. Produits
de Iransformalion du radium; XII. Taux d'émission de l'énergie;
XIII. Processus radioactifs; XIV. Radioactivité de l'atmosphère
et de la matière ordinaire.
V. S.
XI 1
TiiKoniE DLH Fj.ektrizitat. Zweiter Band : Elektromag.xe-
TiscHE Théorie der Strahlung, von D*" M. Abraham. Un volume
grand in-8» de viii-404 pages. — Leipzig, B. G. Teubner, 1905.
BIBLIOGRAPHIE. 289
En rendant compte dans la Revue du premier volume de cet
important ouvrage, nous avons indiqué d'avance la matière du
second. Voici comment l'auteur la présente dans sa préface.
La théorie Maxwellienne du champ électromagnétique à la-
quelle introduit le premier volume de cet ouvrage, représente
en quelque manière le premier étage de la théorie moderne de
l'électricilé. A peine les physiciens s'y étaient-ils installés, qu'une
foule de phénomènes nouveaux vint fondre sur eux et exiger une
extension de la construction. Le second étage de la doctrine
électrique, la théorie des électrons, est destiné à ces phénomènes,
qui se présentent le plus souvent comme des rayonnements
électromagnétiques. Bâtie sur les conceptions de Maxwell, la
théorie des électrons considère l'espace comme un continu phy-
sique qui transmet les actions électromagnétiques. Les points
de départ et les points d'application de ces actions sont dans
l'électricité. Celle-ci serait constituée par des quantités élémen-
taires indivisibles appelées électrons. Tout courant électrique
est conçu comme un courant convectif d'électrons en mouve-
ment. Les rayons cathodiques consistent en un courant convectif
de ce genre formé par des électrons qui se meuvent parallèle-
ment avec une grande rapidité ; à ce rayonnement convectif
correspond le rayonnement ondulatoire, qu'on doit rapporter
aux vibrations des particules. C'est à la théorie de ces deux
espèces de rayonnement électromagnétique qu'est consacré le
second volume de la Théorie de l'Électricité.
Ce programme est développé dans deux sections. La pre-
mière, sous le titre général : Le champ et le mouvement des
électrons isolés, comprend trois chapitres : I. Les fondements
physiques et mathématiques de la théorie des électrons; IL Le
rayonnement ondulatoire d'une charge ponctuelle; III. La méca-
nique des électrons. La seconde a pour titre : Phénomènes élec-
tromagnétiques dans les corps pesants, et se compose de deux
chapitres : I. Corps en repos. II. Corps en mouvement.
Que ce programme ait été rempli avec autant d'élégance que
d'ingéniosité, la notoriété de l'auteur et sa compétence spéciale
dans la matière le garantissent suffisamment. C'est un ouvrage
fondamental dont la lecture est indispensable à ceux qui veulent
pénétrer toute la portée des développements les plus modernes
de l'électricité. Peut-être ne le suivra-t-on pas jusqu'au bout,
et sans doute certains lecteurs préféreront-ils avec Lorentz et
d'autres s'attacher à la conception des électrons qui se con-
tractent dans le mouvement plutôt qu'à celle des électrons sphé-
III* SÉRIE. T. X. 19
2gO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
riques rigides de M. Abraham. Il n'en reste pas moins certain,
pour reprendre Timage proposée par l'auteur lui-même dans le
passage cité de la préface, que, si son plan du second étage de
la théorie électrique n'est pas définitivement adopté pour l'exé-
cution, ce qu'il serait téméraire de vouloir prédire actuellement,
du moins fîgurera-t-il brillamment parmi les projets couronnés.
V.S.
XIII
Leibnizbns nacsgklassene Scsriften physikalischen, me-
chanischen und technischen luhalts, von D'' Ernst Gerland.
Un volume graqd in-S» de vi-256 pages. — Leipzig, B. G. Teub-
ner, 1906 .
Très intéressante collection de notes en latin, allemand ou
français, éparses dans les manuscrits du grand géomètre, et
inédites pour la plupart. Quelques-unes sont des rédactions
d'une certaine longueur, sans doute destinées à être imprim ées
plus tard, d'autres de brèves indications pour fixer ce qui sem-
blait avoir quelque valeur soit pour l'utilisation immédiate soit
pour être retravaillé dans la suite. C'est, comme le fait remar-
quer le D^ Gerland, une espèce de correspondance de Leibu iz
avec lui-même,instractive cemme les lettres de tous les savants
de ce temps, où les idées s'échangeaient peut-être plus par le
commorce épistolaire que par les ouvrages imprimés, tombant
parfois dans des redites, mais intéressantes même alors en ce
qu'elles nous permettent de pénétrer les méthodes de travail
d'un génie supérieur. Sous des points de vue constamment chan-
geants, le sujet se trouve ainsi éclairé de tous les côtés.
A part quelques notes de moindre importance, il s'agit surtout
de problèmes d'acoustique et d'optique, ainsi que de la mesu re
du temps, de l'hydraulique, et des transports par terre et par
eau. Les travaux d'acoustique contiennent la première descrip-
tion précise des ondes longitudinales de l'air, bien que le terme
ne soit pas employé, étant donné qu'il est postérieur à la con-
sidération des ondes transversales. Dans ses recherches d*optique,
Leibniz ne va pas plus loin que le résultat obtenu dans ses
publications de 1682 dans les Ada Eruditorum (p. 185) sous le
titre : Unicum opticae, catoptricae et dioptricae principium
BIBLIOGRAPHIE. 29 1
savoir que le produit des résistances de deux milieux traversés
par un rayon lumineux doit être un minimum, puisque la lumière
suit d*nn point à un autre le chemin le plus facile. Il est d'un
certain intérêt de voir combien Leibniz est gêné par cette con-
séquence de son principe que la vitesse de la lumière doit être
plus grande dans un milieu optiquement plus dense que dans
un milieu moins dense, et comment, malgré tous ses efforts, il ne
parvient pas à se débarrasser de cette difiSculté. 11 ne lui a pas
été possible de s'affranchir de la conception des particules
lumineuses projetées en ligne droite, alors que Huygens, dés
1678, montrait à l'Académie des Sciences de Paris la voie à suivre
pour parvenir à la conclusion contraire. Celle-ci ne fut publiée
toutefois qu'en 1690, dans son Traité de la Lumière.
Dans ses travaux techniques, Leibniz a un allure très particu-
lière. Les idées sont nées et se sont développées sous sa plume,
mais il n*a épargné aucune peine pour les appliquer ou les faire
exécuter en grand, afin de s'assurer de leur valeur pratique. De
même que Galilée et Otto de Guericke ne purent se libérer des
doctrines qui les avaient formés, bien que leurs propres travaux
fussent destinés à les renverser, ainsi une partie des œuvres tech-
niques de Leibniz est tout à fait conçue au point de vue de son
temps et nous parait bien démodée, tandis que d'autres énoncent
les manières de voir les plus modernes. Celles-là restaient
sans doute impénétrables pour ses contemporains. Mais ne
serait-ce pas justement là la vraie grandeur de ces conquérants
du domaine intellectuel, ne serait-ce pas la seule manière pos-
sible de faire des progrès réels dans les sciences ? C'est une
étrange méprise de croire servir la mémoire d'un chercheur
illustre en cherchant à retrouver partout nos habitudes intellec-
tuelles dans les siennes, au lieu de montrer comment il rompit
en tout ou en partie les liens où l'enserraient les idées de son
temps. V. S.
XIV
Elektrische Wellen-Telegraphie, von J. A. Fleming. Tra-
duit de Tanglais, par £. Aschkinass. Un volume grand in-8<> de
185 pages. — Leipzig, B. G. Teubner, 1906.
Imprimé avec le soin qui caractérise les publications de la
maison Teubner, cet élégant petit volume renferme un exposé
2g2 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
très substantiel, en même temps que très facile à lire, de l'état
actuel de la télégraphie sans Hl. Outre son mérite d*exécution,
qui relève de la méthode si anglaise de Tunion intime entre l'abs-
trait et le concret, entre la théorie la plus ingénieuse et la
matérialisation la plus détaillée, il possède l'avantage appré-
ciable d'avoir pour auteur un homme connu pour ses contribu-
tions personnelles aux études de transmission hertzienne, et, de
plus, collaborateur ordinaire de Marconi et de la société qui
exploite industriellement ses brevets. 11 en résulte une con-
nexion étroite entre la spéculation et la pratique qui donne une
autorité particulière à la discussion des divers systèmes.
V.S.
XV
Les Éléments de l'Esthétique musicale, par Hugo Riemann,
Professeur extraordinaire à l'Université de Leipzig, traduit et
précédé d'une introduction par Georges Humbert, Professeur au
Conservatoire de Genève et à l'Institut de musique de Lausanne.
Un vol. in-S® de ii-278 pages de la Bibliothèque de philosophie
contemporaine. — Paris, Alcan, 1906.
Le traducteur nous prévient que l'étude consciencieuse et
serrée de Hugo Riemann, toute rudimentaire qu'elle soit, n'en
porte pas moins l'empreinte d'une forte personnalité. D'autre
part, l'auteur délimite dès le début le champ de son ouvrage, en
en excluant les recherches de physique, de physiologie et de
psychologie dont il considère comme acquis les résultats, et il
écarte également la partie purement technique d'une œuvre d'art,
rharnionie, le contrepoint, Tétude des instruments; en un mot,
il se borne à l'examen exclusif de Vœuvre d'art et de Vimpres-
siofi d*artf dont il cherche à montrer les conditions d'existence
et de formation, en même temps qu'il analyse leurs éléments
d'action sur l'auditeur.
Dès qu'il aborde le sujet même de son livre, la musique, Hugo
Riemann se pose nettement en contradicteur des idées de Hans-
lick, de ses arabesques et de sa théorie intellectualiste du beau
musical ; pour lui, il afiSrme que ** le beau naturel de la musique
réside dans l'ensemble des émotions de l'&me humaine «. On peut
BIBLIOGRAPHIE. 293
donc le rapprocher de Léon Tolstoï, tout en lui reconnaissant ce
singulier avantage d'être fort instruit en matière musicale.
Le premier élément étudié est Vintonation du son ou sa hau-
teur, expression qu'évite notre auteur, préférant les qualificatifs
** aigu „ et ** grave „ à ceux de " haut „ et ** bas „. Il fait res-
sortir rimportance de l'intonation absolue d'un son isolé, indé-
pendante de ses rapports avec d'autres sons (1) ; puis il se lance
dans une discussion singulièrement abstraite sur la question de
savoir si Ton doit admettre avec Wundt la perception d'un
changement continu de l'intonation ou si, avec Stumpf et Helm-
holtz, on doit se prononcer pour des sensations sonores non
continues. Riemann se prononce pour l'opinion de Wundt ; mais
tandis que celui-ci ne lui accorde que peu d'importance au point
de vue musical, notre auteur va jusqu'à prétendre que le prin-
cipe de la mélodie réside dans le changement non pas gradué
mais continu de la hauteur du son.
Le timbre a fait l'objet d'une célèbre théorie due à Helmholtz
et fondée sur la considération des harmoniques, bien qu'il recon-
naisse Texislenee de bruissements et de grincements qui en sont
indépendants, mais qu'il considère comme étrangers au timbre
proprement musical. Riemann se montre convaincu de l'insuffi-
sance de cette théorie et invoque diverses expériences qui prou-
veraient la dépendance liant le timbre à la matière des instru-
ments, quels (|ue soient tes harmoniques. Il énonce notamment
ce fait que des trompettes en laiton et en carton auraient des
timbres totalement différents, alors que précisément je me sou-
viens d'avoir entendu, au temps de ma jeunesse, une trompette
de carton faire retentir de son éclat cuivré les échos d'un amphi-
théâtre de physique.
Un point auquel Hugo Riemann paraît attacher une assez
grande importance est de savoir si, comme le veut Schafliaflll
contrairement à Helmholtz, la série harmonique qui accompagne
un son est une qualité du son musical en soi. Il se prononce
pour raffirnïative, parce que, dit-il, une même note isolée paraît
plus ou moins haute suivant rinslrument qui l'émet : l'ul^ du
violon paraît grave, tandis que celui du violoncelle semble assez
aigu. Nous nous demandons s'il n'y a pas là un simple effet de
comparaison avec les autres notes connues de l'instrument, car
il est bien certain que, dans un ensemble, un son prend sa place
(1) Plus loin il rattache cette importance au fait que toiUe musique
est vocale à son origine.
294 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans l'harmonie quelque instrument qui remette. Nous croyons
intéressant de noter ici une remarque faite par une musicienne,
M"e Blanche Lucas, et rapportée par M. Arréat dans son récent
ouvrage Art et Psychologie hidividuelle. Tandis qu'elle accorde
peu d'importance au timbre d'un instrument isolé, le rapport des
timbres l'intéresse considérablement: " Deux timbres différents,
dit-elle, s'opposent non seulement par la couleur, mais aussi par
la dimension que leur donnent une intensité, un volume diffé-
rents. Un hautbois près d'un violoncelle n'est pas seulement une
couleur claire sur une tache sombre, il est aussi une petite masse
à côté d'une plus grande. C'est uii mince ornement auprès d'une
colonne... Un timbre seul n'est qu'une couleur ; plusieurs timbres
de volumes différents deviennent de l'architecture et dès lors les
coule lîrs revêtent des formes. (1) „
Relevons du reste encore une observation de Riemann au
sujet des timbres : leur diversité s'oppose à la subjeclivation
totale de l'œuvre musicale, et c'est pour cela que Berlioz et les
compositeurs descriptifs et programmatiques leur accordent une
importance si considérable.
Par le terme ** dynamique „, notre auteur désigne l'ensemble
des variations d'inlensfté du son. Avec raison, croyons-nous, il
lui accorde une grande importance comme facteur intrinsèque
de l'expression musicale ; fèçi encore, comme à propos de l'into-
nation, il se livre à une longtf^ discussion sur la continuité ou la
discontinuité des variations.
Le dernier des facteurs élémentaires de l'expression musicale
serait le degré de rapidité avec It^quel se produit le changement
d'intonation et d'intensité du son :v c'est ce que l'auteur a nommé
Vagogique. A la progression positive des intensités s'allie une
accélération de mouvement, et celaM>ien plutôt sous la forme de
modifications du mouvement fondamental, en tant que diminution
effective de la valeur des noires, (\roches, etc., que dans un
changement de la répartition de ces» durées: il y a, en un mot,
modification du tempo, ^
L'art apparaît avec la conscience netie d'un état formel ; or, il
y a deux facteurs proprement formels c^e la musique, l'harmonie
et le rythme. Revenant à la question dei l'échelle tonale, l'auteur
parle de 1' ** audition absolue „, c'est- £| dire de la faculté de
reconnaître instantanément une note mtime isolée, faculté innée
(1) Page 153.
BIBLIOGRAPHIE. 295
dont l'absence n'est nullement incompatible avec l'existence de
dons musicaux développés (1).
A la justification mathématique de la consonance a succédé
son explication physiologique ; aujourd'hui on en réclame une
psychologique : la science musicale actuelle, dit Riemann,
a renoncé à se préoccuper des phénomènes acoustiques ; elle
cherche la solution de l'énigme dans le domaine des représenta-
tions sonores elles-mêmes. Toutefois, et c'est fort heureux, il se
contredit quelque peu en reconnaissant qu'on ne saurait nier
l'état de dépendance de ces dernières par rapport aux premiers.
Quoi qu'il en soit, Riemann se rapproche de la théorie de la
fusion due à Stumpf ; mais il le fait avec une série de réserves
peu claires, bien justifiées d'ailleurs par la faculté que possède
l'organe auditif de distinguer les éléments d'un seul tout sonore,
faculté qui s'oppose à l'idée d'une fusion plus qu'elle ne la con-
firme.
Son dédain pour l'acoustique nous paraît seul expliquer cette
assertion que " l'on se demande encore pourquoi, seul, l'inter-
valle d'octave peut être élevé à une puissance quelconque sans
que la fusion des sons soit le moins du mode amoindrie „.
N'est-ce pas, en effet, la conséquence fort naturelle du fait que,
l'élévation à l'octave opérant la dichotomie de la courbe vibra-
toire, la superposition de toutes les octaves possibles conserve
inaltérés dans la vibration résultante les nœuds de la vibration
fondamentale (2) ? Sous couleur de ne vouloir qu'une explica-
tion psychologique, Riemann en arrive à se contenter de cette
énonciation : la "' relativité des quantités d'intonation n'est
rien autre qu'une dénomination pour la sensation spéciale par
laquelle nous prenons conscience des rapports d'amplitude et
de durée des vibrations „.
Plus intéressante est sa discussion contre Stumpf en vue de
poser une différence absolue entre les intervalles musicaux et
ceux qui ne le sont pas. Malheureusement il se perd dans des
(1) Nous possédons cette faculté assez développée, en sorte qu*à Tau-
dition il nous semble entendre nommer les notes ; mais il nous est arrivé
un accident assez singulier. Ne nous étant pas occupé de musique pen-
dant plusieurs années, nous nous sommes aperçu ensuite que nous
nommions les notes un demi-ton trop haut. Semblable accident est
arrivé à une personne de notre connaissance.
(2) Il est vrai qu'on obtient la même constance des nœuds par la
division en trois parties égales, qui donne ut^ soP, ré\ la^.., mais les
limites pratiques sont vite dépassées.
296 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
formules telles que celle-ci où il souligne lui-même comme nous
le faisons : ** Celle conceplion harmonique des sons n'est rien
moins que la perception de sons isolés dans le sens d^har-
manies, c'est-à-dire de conglomérats sonores, formant une
unité absolue, ^ Mais plus claire est rénoncialion suivante :
** Sont consonants les sons qui appartiennent à une seule et
même harmonie (accord parfait niajeur ou mineur) et qui sont
compris dans le sens de cette harmonie. Sont dissonants, les
sons qui apparliennent à des harmonies dififérentes (1) „. On
enlrevoit là le point de départ d'une théorie qui pourrait être
intéressante ; mais, malheureusemenl, Tauleur n'a pas le don de
développer sa pensée avec clarté.
Intéressante aussi serait, si elle élait mieux exposée, la théorie
de la dissonance, d'après laquelle le son dissonant doit êlre
compréhensible par rapporl à l'harmonie avec laquelle il est en
conflil, compréhensihililé qui le dislingue des discordances ou
formations amusicales. Celle théorie, notons-le, fait comprendre
comment certains intervalles paraissent dissonants ou non, sui-
vant qu'ils ne sont pas on sont au contraire interprétés dans le
sens d'un seul accord naturel, majeur ou mineur.
La queslion des progressions interdites donne lieu à quelques
remarques intéressantes. Notamment l'interdiction des séries
parallèles d'oclav^es ou de quinles paraît bien expliquée par la
fusion trop facile des deux sons qui fait que, dans le cas de ces
suites parallèles, les deux voix ne sont plus perçues distincte-
ment.
C'est à Rameau que Hugo Riemann reconnaît l'honneur
d'avoir fixé le premier avec une précision absolue, dans son
Traité de Vharmonie, la notion de la tonique, en tant que point
de concentration des rapports harmoniques du ton ; mais
l'échelle diatonique moderne n'en est pas moins le point d'abou-
tissement naturel de la musique ancienne. Riemann fait ressortir
d'ailleurs ainsi le double groupement, majeur et mineur, des
sept degrés :
Majeur Mineur
fa la ut mi sol si ré ré fa la ut mi sol si
(1) Accord majeur ; 1 : 1/2 : 13 : 1 4 : 1/5 : 1/6. Accord mineur : 6 : 5 : 4
3:2:1.
BIBLIOGRAPHIE. 297
Nous regrettons de ne pouvoir entrer dans Télude un peu
détaillée des questions de tonalité et de modulation.
Revenant sur Tétude du rythme, Tauteur insiste sur l'existence
d'une unité moyenne de durée correspondant aux pulsations
normales de l'homme et sur le rapport que présente avec cette
unité moyenne l'unité de mesure d'un mouvement ou tempo ;
il discute d'ailleurs assez longuement l'accentuation et le pro-
longement du temps fort.
Nous arrivons à ce qu'on pourrait appeler l'embryon de la
composition musicale, au motif, Riemann s'élève justement
contre renonciation d'un célèbre pédagogue allemand, Lobe,
qui, dans son Traité de composition, donne ce nom de motif
au contenu d'une mesure et découpe ainsi outrageusement tel
fragment de Beethoven. Mieux inspiré est Nietzsche, quand il
définit le motif le geste de Vémotion musicale.
Si le motif ne se confond aucunement avec le contenu de la
mesure, il ne s'enferme pas moins dans une sorte d'unité du
temps musical, et c'est dire qu'il ne saurait être long. S'il
engendre ensuite toute une composition ou une partie notable
d'une composition, c'est par une application du vieux principe
de l'unité dans la diversité, et cela d'abord au moyen de l'imita-
tion el de ses formes accessoires, dont la première est la simple
répétition. D'autres fois une transposition, partielle ou totale,
à Toctave introduit un changement rudimentaire ; une trans-
position sur un autre degré de l'échelle tonale s'écarte un peu
plus de la simple répétition. Puis on altère la composition même
du motif en en modifiant tel ou tel intervalle, ou bien on le
renverse,
A côté de ces imitations par changement d'intonation se
placent les imitations par changement du rythme, ce qui con-
stitue le procédé de la variation. Nous ne pouvons d'ailleurs
que signaler les motifs adjoints, <issez longuement étudiés par
Riemann et dont l'usage reposerait sur des rapports rétrogrades
de motif à motif.
Les motifs fragmentaires s'associent pour donner naissance à
des formes plus grandes, et c'est là que le contraste peut
acquérir un rôle important; mais alors apparaît la question de
l'unité qui doit rester un caractère essentiel de l'œuvre, et celle
du " tempo „ en est une des plus sûres garanties. Cette unité de
tempo n'empêche pas d'ailleurs des mouvements d*apparence
plus ou moins rapide, grâce aux progressions par valeurs infé-
rieures et par valeurs supérieures à l'unité de temps. Ainsi,
298 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans un allegro^ à un premier thème en présentant nettement le
caraclère, succédera un second thème plus mélodique ** en ma-
nière „ d'adagio ou û'andante. Est-il besoin d'ajouter que Ton
affirme encore mieux les contrastes par l'emploi de tonalités
différentes, ainsi que par des oppositions de forte et de piano.
Enfin le contraste des deux thèmes peut aboutir an cofiflU,
analogue à la dissonance. Le conflit se manifeste d'ailleurs dans
le développement y dont la notion, dit Riemann, est extraordinai-
rement compliquée, car il doit, d'une part, former un contraste
avec les thèmes, revêtir un aspect non thématique et, d'autre
part, ne rien ofl*rir qui ne soit déjà enfermé dans les thèmes :
il combine leurs éléments en une sorte d'alternance kaléido-
scopique.
Arrivé au terme de son étude pour ainsi dire technique, Tan-
teur revient à la question de la nature propre de la musique.
Avant tout, répète-t-il, elle transmet les sentiments directemefit
de l'âme du compositeur dans celle de l'auditeur ; puis, en second
lieu seulement; étant l'un des beaux arts, elle est la manifesta-
tion de la joie de créer, le tout sans intervention de la réflexion.
En un mot, elle n'est que l'expression spontanée du sentiment
sous une belle forme, sans aucune prétention à la caractéristique
ou faculté de représentation. Ainsi comprise, elle est exclusive-
ment instrumentale et constitua la musique pure, une des con-
quêtes de ces derniers siècles, car ce n'est qu'au xvii« siècle que
la musique commence à se détacher de son alliance avec la danse
et la poésie. Contrairement à ce que pense Riemann, il nous
semble que la musique pure, qui renonce à toute attache avec
son origine vocale et s'enferme de plus en plus dans ces trans-
formations du motif fort bien décrites par lui, tend vers le type
de Varahesque, signalé par Hanslick comme son type supérieur,
et appelle la contemplation intellectuelle de ses ingénieuses
combinaisons. Nous voyons donc là deux pôles opposés, tous
deux légitimes, entre lesquels oscille l'art musical. Si, selon le
mot flnal de l'ouvrage, la musique la plus haute ne veut rieH
représenter d'autre que ce qu'elle est en soi et par soi, il nous
parait difficile qu'elle demeure avant tout un mode de transmis-
sion du sentiment, quelle que soit sa puissance expressive.
Au milieu d'expressions pénibles, que la traduction n'a sans
doute pas rendues plus claires, l'ouvrage de Riemann présente
des aperçus intéressants ; mais, en écartant toute explication
physique ou physiologique, il se condamne à laisser bien des
choses inexpliquées, au sujet desquelles il ne peut écrire que
BIBLIOGRAPHIE. 299
des phrases assez creuses. Comme conclusion dernière, nous
dirons que la vue de celte IraducUon nous a fait regretter qu'on
ne nous en ait pas encore donné une de la célèbre Tonpsycho-
logie de Stumpf.
G. Lechalas.
XVI
Hydraulique agricole et urbaine, par G. Bechmann. Un
volume gr. in-S® de 642 pages (Encyclopédie des Travaux
Publics de Lechalas). — Paris, Ch. Béranger, 1906.
M. Bechmann, ingénieur en chef des Ponts et Chaussée*, chargé
du cours d'Hydraulique agricole et nrbaine à l'Ecole Nationale
des Ponts et Chaussées, vient de publier, sous le titre ci-dessus,
la substance de son cours. Il y traite de Tean envisagée au
double point de vue de son rôle en agriculture et de son influence
sur la salubrité des villes. Il y passe en revue, avec l'autorité
qui s'attache à son nom, tout ce qui a rapport à l'utilisation
rationnelle de l'eau, tant au point de vue de la culture des terres
qu'à celui de l'alimentation et de l'assainissement des villes.
Toutes ces applications de l'hydraulique doivent tenir une place
considérable dans les études techniques de l'ingénieur.
Les élèves des Ecoles spéciales de Louvain ont, dans le cours
de chimie industrielle, un chapitre étendu traitant des eaux et
trouveront, dans l'ouvrage que nous analysons, des développe-
ments importants qui les intéresseront tout spécialement. Ils y
retrouveront tout ce qui a rapport aux eaux diverses sous le
rapport de leur composition, de leurs propriétés et de tout ce
qui concerne les di.^tributions d'eau, l'évacuation des eaux
usées et l'épuration des eaux résiduaires.
L'ouvrage comprend, en trois parties, 28 chapitres.
La première partie s'occupe de l'hydrologie avec toutes les
généralités sur le régime et l'aménagement des eaux : eaux
météoriques, eaux courantes et eaux souterraines. Effets pro-
duits par les unes et par les autres. Utilisation de la pente des
cours d'eau, disposition des prises d'eaux d'usine, défense
contre les effets nuisibles des eaux. On y trouve aussi ce qui a
rapport à l'amélioration des eaux naturelles pour ralimentation
3oO REVUE DES QUESTIONS SCIEiNTIFIQUES.
OU pour les usages industriels, au transport de Teau à distance
et k Télévation mécanique de Teau.
La deuxième partie est affectée à Thydraulique agricole et on
y trouve, après des notions de génie rural sur le sol, la végéta-
tion, les assolements, les engrais, etc., l'utilisation de Tean en
agriculture, Temploi des irrigations et l'examen des diverses
méthodes utilisées. Nous avons retrouvé, dans ce chapitre, les
méthodes utilisées dans la Canipine belge où les irrigations
auraient pu rendre des services beaucoup plus grands si le
canal de jonction de la Meuse à TEscaut avait pu suffire pour
donner les quantités d'eau nécessaires aux irrigations. Les
besoins de la navigation ont malheureusement empêché de
donner à l'agriculture ce qu'elle réclamait dans cette province
îiride que les irrigations devaient transformer.
La troisième partie, Hydraulique urbaine, est d'autant plus
intéressante que l'auteur, anciennenjenl chef du service muni-
cipal des eaux et de l'assainissement de Paris, a une compétence
toute spéciale pour y traiter des questions de salubrité et d'hy-
giène : rôle de l'eau, travaux d'alimentation, réservoirs de distri-
bution, réseaux de conduite, vente et tarification. L'auteur ter-
mine par les travaux d'assainissement, les égouts et l'épuration
du sewage ; il passe en revue l'épuratioii par le sol avec et sans
utilisation agricole, les procédés chimiques et les procédés
bactériens ou biologiques.
W.
XVII
Le Sucre. Les Plantes saccharifèrfs. par C. Maréchal. Un
vobnne in-8« de 148 pages, figures dans le texte. — Bruxelles,
Knoetig, 11106.
L'auteur de ce travail a voulu présenter au lecteur un aperçu
de la question sucrière sous ses différents aspects : origine,
fabrication, emplois et propriétés. C'est une œuvre de vulgari-
sation dont les éléments ont été puisés à bonnes sources.
Nous eussions souhaité toutefois voir traiter de façon plus
circonstanciée des plantes saccharifères autres que la canne et la
betterave, car c'est justement sur cette partie du sujet que le
grand public est le plus ignorant. Dans le même ordre d'idées,
BIBLIOGRAPHIE. 3oi
M. C. Maréchal eût, je pense, intéressé ses lecteurs en insistant
sur le grand nombre de variétés des cannes, sur leur culture et
sur les sélections que Ton continue à opérer dans beaucoup de
laboratoires coloniaux. Nous en dirons autant pour la betterave ;
ce n'est pas du jour au lendemain qu'on est arrivé à obtenir une
betterave sucrière de grand rendement, et les recherches qui
nous Tout donnée ne sont pas sans intérêt. Souhaitons aussi que
les gravures qui accompagnent le texte acquièrent dans une
prochaine édition la netteté qui leur manque absolument dans
celle-ci ; et conseillons à l'auteur de revoir avec soin les noms
scientifiques des parasites végétaux et animaux des deux princi-
pales plantes saccharifères: plusieurs erreurs s'y sont glissées qui
rendent pénible la lecture et parfois même l'inteHigence du texte.
Mais ce sont là critiques de détail, et volontiers nous signalons
à ceux qui s'intéressent aux produits de grande culture et de
consommation mondiale la brochure de M. C. Maréchal.
É. D. W.
XVIII
Minnesota plant diseasës, par G. M. Freeman, assistant à la
chaire de botanique à l'Université de Minnesota. Un vol. de
450 pages, avec 211 figures. — Saint-Paul, Minnesota, 1905.
Dans ces dernières années la connaissance des maladies des
végétaux cultivés a fait d'immenses progrès et l'on s'est efforcé
partout de les utiliser. La Belgique s'y est employée très éner-
giquement, mais il est permis de regretter que les bienfaits de
cette lutte contre les cryptogames, causes, dans bien des cas,
de ces maladies, ne soient pas encore suffisamment connus et
appréciés de nos cultivateurs. L'auteur du travail que nous
signalons ici estime à plusieurs millions de dollars les pertes
annuelles causées dans les plantations du Minnesota par les
maladies cryptogamiques des végétaux ; c'est assez dire corn-
bien il importe d'y veiller.
Nous n'entrerons pas audétail du contenu de cet ouvrage,admi-
rablement édité et illustré, comme d'ailleurs le sont la plupart des
ouvrages publiés par le Board of Régents ofthe University for
the People of Minnesota, Disons seulement que l'auteur étudie,
dans une première partie^ les maladies dans leur généralité et
3o2 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les divers moyens de les combattre; dans la seconde, il examine
plus spécialement les maladies cryptogamiques signalées dans
les divers groupes de végétaux cultivés. Une table très détaillée
termine le volume. Nous le recommandons vivement à tons ceux
qui s'occupent des maladies des plantes ou s'y intéressent dans
un but pratique.
É. D. W.
XIX
L'Argentine au xx® siècle, par A. B. Martinez et M. Lewan-
DowsKi, avec une préface par Ch. Pellegrini, ancien Président
de la République Argentine. — Paris, Armand Colin, 1905.
Ce livre, destiné à faire connaître en France la situation
présente et l'avenir économique de la République Argentine,
est intéressant aussi pour nous, Belges, qui voyons chaque
année un bon nombre de nos compatriotes aller demander
là-bas à l'agriculture et à l'industrie les moyens d'existence.
D'ailleurs, l'attention de notre vieille Europe se porte de plus
en plus vers ce pays, comme le prouvent les nombreux écrits
qu'on ne cesse de lui consacrer sur le continent. Aux livres
s'ajoutent les discours, et récemment encore, au dernier Congrès
colonial allemand, M. le D^ R. Jannasch de Berlin, qui a visité
l'Argentine, insistait sur la valeur de cette région au point de
vue de l'économie générale et de l'expatriation.
Il est indiscutable, comme le démontrent dans leur livre
MM. A. Martinez et Lewandowski, que la République Argen-
tine a subi une immense évolution et que cette évolution a été
relativement pacifique, surtout si on la compare à celle de cer-
tains États voisins, dont l'instabilité politique a empêché d'ail-
leurs le développement économique. Ce qui intéresse surtout
dans l'évolution de ce pays, c'est la mise en valeur rapide des
richesses de son sol, qui a eu pour résultat un mouvement
commercial intense ouvrant des débouchés nouveaux à l'indus-
trie et aux capitaux européens ; c'est sur ce point qu'insiste
également l'auteur allemand auquel nous faisions allusion plus
haut.
An point de vue agricole, l'Argentine peut être divisée en
trois régions principales : une région chaude au nord, unie
BIBLIOGRAPHIE. 3o3
région tempérée au centre et une région un peu plus rude au
sud. Ces trois régions permettent la culture de plantes variées.
Les principales cultures faites en grand sont celles du blé, du
lin, du mais et de la luzerne. Elles s'étendaient, en 1904-1905,
sur une superficie totalede 10 273 054 hectares,soit 1 738 681 liec-
tares de plus qu'en 190i. Une culture sur laquelle il y a lieu
d'insister au point de vue argentin, c'est celle de la luzerne.
Cette plante est cultivée à deux fins : pour l'exportation à l'état
de foin, et pour l'alimentation et l'engraissement du bétail. Les
premières cultures se rencontrent le plus souvent à proximité
des stations de chemins de fer de façon à permettre l'écoule-
ment facile de la production, destinée surtout au B.résil et
à l'Afrique du Sud. Mais la grande zone de cette culture se
trouve plus avant dans l'intérieur des terres, où le produit est
surtout destiné à l'élevage et à l'engraissement des bêtes à cornes.
Aussi le commerce et l'industrie, dérivant de l'élevage, ont-ils
fait de grands progrès dans l'Argentine où se trouvent actuelle-
ment représentées et sélectionnées les meilleures races de
l'Europe.
Il faudrait parler aussi des grandes cultures industrielles, qui
existent dans la région, et peuvent être largement développées.
Citons entre autres : la canne à sucre ; la vigne, dont les produits,
préparés par des procédés plus modernes, pourraient lutter
contre l'importation; le tabac; le mûrier qui permettrait
l'élevage du ver à soie; le maté dont la consommation déjà
importante va croissant ; le coton dont l'avenir est brillant ; le
caoutchouc que l'on aurait découvert dans certaines régions, et
enfin les fruits qui pourraient donner lieu à un commerce dont
le développement semble assuré.
Il suffira, pour démontrer les progrès déjà réalisés, de citer
ici quelques chiffres. En 1900, la valeur totale de l'exportation
atteignait, pour les produits de l'élevage, 61000 000 piastres
or, en 1904 cette valeur a été de 105 000 000 ; de môme pour la
valeur des produits de l'agriculture, elle était en 1900 de
73 000 000, et en 1904, de 150 000 000 piastres or.
Un fait économique qui a agi très heureusement sur ce déve-
loppement, c'est la conversion monétaire, qui supprimait l'agio
si préjudiciable aux affaires. Encore, ce qui manque surtout aux
Argentins, c'est le capital ; mais il leur viendra sûrement de
l'étranger, dès que la paix intérieure aura permis au réginie
politique de se perfectionner et à Tadministration de s'améliorer.
3o4 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Dès maintenant, en tous cas, l'Argentine mérite de fixer l'atteu*
tion de l'Europe.
Comme le dit justement M. Pellegrinî dans la préface qu'il a
bien voulu écrire pour ce livre : ** Cet ouvrage doit être lu par
tous ceux qui ne croient pas que l'Europe soit le résumé de
riiunianilé et s'appliquent, au contraire, à suivre le développe-
ment de tous les autres peuples, comprenant combien il est
nécessaire pour les grandes nations d'observer l'évolution et les
progrès des nations plus jeunes. Ils évitent ainsi de se laisser
surprendre par l'apparition subite de grandes forces écono-
miques ou politiques, qui n'avaient pas été pressenties ou dont
on n'avait point su profiter. „
Soubaitons que l'Europe française profite de ce conseil et
qu'elle étudie plus que jamais la situation économique et poli-
tique dos pays d'outre-mer ; des monographies du genre de
celles de MM.Martinez et Lewandowski lui seraient d'un précieux
secours et de la plus grande utilité.
É. D. W.
XX
Compte rendu des opérations et de la situation de la Caisse
GÉNÉRALE D'ÉPARGNE ET DE RETRAITE instituée par la loî du
16 mars 1865 sous la garantie de l'État. Année 1905. — Un vol.
in-8« de 242 pages. — Bruxelles, 1906.
Le compte rendu annuel des opérations et de la situation
de la Caisse générale d'Épargne et de Retraite vient de
paraître ; il contient de très nombreux renseignements statis-
tiques. J'y ai puisé ce qui m'a paru le plus propre à montrer les
progrès des trois institutions, Caisse d'épargne, Caisse de retraite,
Caisse d'assurances, qui forment la Caisse générale ; le tableau
suivant donne pour la période décennale 1895-1905 un premier
aperçu de ces progrès.
BIBLIOGRAPHIE.
3o5
U
OS
m
y
•w
Q
A. CAISSE D'ÉPARGNE
I
:x: 4/) -Etî ^ jj
tt H 4K ^ j] O
•^ ic ai -aiF^v
B. CAISSE DE
RETRAITE
C. CAISSE
D'ASSORANCIS
Û I
D Q
Sa
1895
1900
1905
1145408' 453
1757906 1 661
2311845 j 786
466
678
806
114
185
357
12
38
64
30 (KM» 15,0
300000 ! 31,0
I
780000 I 85,2
3615 1,0
13430
27287
637
11^
A Torigine, la Caisse générale accordait iiniforméineiit 3 %
d'intérêt sur la totalité des dépùts d'épargne. En 1881, année de
la conversion du 4 1/2 » o rentes belges, le taux d'intérêt fut
réduit à 2 V pour la partie des dépôts dépassant 12 000 francs ;
en 1886. année de la conversion du 4 <>/o rentes belges, le taux
d'inférét fut réduit à 2 "/o pour les dépôts dépassant 5000 francs.
En 1891, la limite de 5000 francs est abaissée à 3000; en 1894,
le 3 12 "',, rentes belges est converti et la réduction du taux de
l'intért^t frappe tout dépôt ayant dépassé 3000 francs dans le
courant de Tannée. Enfin, en 1902, il fut décidé que le taux
d'intérêt de 2 «/o serait appliqué aux dépôts ayant dépassé
2000 francs dans le courant de l'année. La réduction progres-
sive de l'intérêt accordé aux dépôts n'a pas entravé le dévelop-
pement de la petite épargne ; dans ces dernières années, le
nombre et le montant des livrets de 2000 francs et moins n'ont
cessé de s'accroître. Le nombre et le montant total des livrets
de 2 à 3000 francs ont diminué. Ces résultats apparaissent dans
le tableau de la page suivante :
La diminution de l'importance des livrets de 2 à 3000 francs
a eu comme contre-partie des conversions nombreuses de
dépôts d'épargne en inscriptions sur carnets de rentes belges.
Le total des dépôts sur carnets de rentes s'est élevé depuis 1900
de 185 à 357 millions.
lll'SÉRIE. T. X.
20
3o6
REVUE 0E8 QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
NOMBRE DE LIVRETÎ
3
P
S0IIE8
DEFOSÉIS80ILlfllTS(l)
(en millions)
0)
S
1
S
1
1
1
u
II
1902
1714767
203960
48218
6525
229.4
908,7 ; 1233
48
1903
1819052 1
242558
18765
8073
2413
373,6
46,4
68^7
1904
1922918*
1
260881
13358
7895
2543
4014
323
56,»
1905
2009625
283181
11354
7685
2023
424,7
273
48^7
L'épargne a pris en Belgique un développement considérable ;
en 1898, on comptait un livret pour cinq habitants, un pour
quatre, en 1900, actuellement, presqu'un livret pour trois habi-
tants. L'épargne n'est pas pratiquée également dans tout le
pays; l'arrondissement de Bruxelles compte le plus d'épargnants,
448 pour 1000 habitants, celui de Hasselt, le moins, 181 pour
1000 habitants. C'est dans l'arrondissement de Furnes que les
dépôts d'épargne sont relativement le plus élevés, 593 francs,
en moyenne, par livret ; c'est dans celui de Mons qu'ils sont le
plus faibles, 224 francs, en moyenne, par livret. Le nombre
d'épargnants est sensiblement le même pour les deux sexes;
sur 226 073 livrets créés en 1905 et soumis à l'observation, on en
a relevé 1J6 947 pour les hommes et 106 650 pour les femmes.
La classe ouvrière continue à fournir le plus fort contingent
d'épargnants; les progrès de l'épargne scolaire s'accentuent de
plus en plus, ce qui est un heureux présage pour l'avenir des
œuvres de prévoyance : sur 100 000 livrets créés annuellement
on eu comptait, en 1905, 57 165 appartenant à des enfants
mineurs. Ce chififre suggestif montre autant l'excellente situation
de l'épargne scolaire que les heureux résultats de la loi de 1900
sur lepargne de la femme mariée et du mineur. Avant cette loi,
sur 100 livrets ouverts au nom de femmes majeures, 13 à 14 */•
de celles-ci, seulement, se déclaraient mariées; la proportion
varie actuellement de 41 à 42 ''/o. £n 1901, au lendemain de la
(1) Non compris les intérêts de Tannée courante.
BIBLIOGRAPHIE. 3o7
mise en vigueur de la loi, 10 513 livrets furent ouverts sous son
bénéfice. En 1905 le nombre de ces livrets avait doublé, 20 379.
L'augmentation des dépôts a pour conséquence l'augmentation
des placements de la Caisse d'épargne. De 768 839 840 fr. 38,
en 1903, ils se sont élevés à 796 457 493 fr. 81, en 1904 et à
821 749 468 fr. 71 en 1905. Un fait important à constater, c'est
que le taux des produits des placements diminue alors que
l'intérêt bonifié aux dépôts correspondants augmente. Ce taux
a été de 3 «o 15 en 1903, de 3 «/o 074 en 1904, de 3 «/o 018 en
1005 ; l'intérêt moyen des dépôts a été de 2 o/o 75 en 1903, de
2 «/o 80 en 1904, de 2 o/o 82 en 1905. Cette situation provient
évidemment, d'une façon générale, de la diminution de la
valeur du loyer de l'argent, mais elle tient aussi à certains
placements onéreux. Au 31 décembre 1905, la Caisse générale
avait avancé aux sociétés d'habitations ouvrières: fr. 27 790 128,13
à 2 1/2 0/0, fr. 32 751 603,43 à 3 «/o et seulement fr. 1 676 476,17
à 3 1/4 o/o. Depuis dix ans le total des avances aux sociétés de
l'espèce a plus que quadruplé et a passé de 2 «/o 96 à 7 Wa 68 de
l'ensemble des placements définitifs. La Caisse d'épargne ne
retire pas 3 «/o des avances faites aux comptoirs agricoles et,
d'autre part, elle accorde un intérêt de 3 ^jo sans limitation de
dépôt, aux sociétés d'habitations ouvrières, aux sociétés coopé-
ratives de crédit agricole affiliées à une caisse centrale et aux
sociétés mutualistes reconnues.
La loi du 15 avril 1884 a permis à la Caisse d'épargne d'em-
plo3'er une partie de ses fonds disponibles en prêts aux agricul-
teurs à l'intervention de comptoirs responsables. Jusqu'ici cette
disposition n'a pas produit de grands résultats. Huit comptoirs
existaient seulement au 31 décembre 1905 ; à cette date, 1968
prêts étaient en cours pour un total de fr. 8 190 941,84; 789 de
ces prêts, représentant fr. 4 071741,15, avaient été conclus à
rintcrvenlion d'un seul comptoir, celui de Genappe. Depuis 1884
jusqu'au 31 décembre 1905, 2935 prêts ont été consentis pour un
total de 17 160 809 francs.
Les rapports de la Caisse d'épargne avec les sociétés coopé-
ratives de crédit agricole affiliées à une caisse centrale ont été
réglés par la loi du 21 juin 1894. Au 31 décembre 1905 le nombre
de ces sociétés s'élevait à 438. Six caisses centrales et 237 caisses
locales avaient effectué des dépôts à la Caisse d'épargne pour
une somme globale de fr. 4 464 353,81; 163 sociétés avaient ob-
tenu des ouvertures de crédit pour une somme de 594 832 francs,
mais ne s'en étaient servies qu'à concurrence de fr. 143 252,34.
Le montant total des prêts effectués par les sociétés rurales, qui
3o8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ont fourni des renseignements détaillés, s'élevait, à la fin de
1905, à fr. 5 138 687,88 ; ces mômes sociétés avaient recueilli
fr. 12 658 174,83 de dépôts d'épargne. On peut en déduire que
les sociétés rurales fonctionnent en général avec plus d'activité
comme caisses d'épargne que comme caisses de crédit.
Au 81 décembre 1905, 170 sociétés d'habitations ouvrières
étaient agréées par la Caisse d'épargne, 160 sou sfornie anonyme,
10 sous forme coopérative. Fr. 59 716 604,06 avaient été avancés
à 126 sociétés de crédit; fr. 2 501 603,67 à 38 sociétés immobi-
lières. Au 31 décembre 1905, le solde des fonds déposés en
comptes courants à la Caisse d'épargne par les sociétés agréées
se montait à fr. 4 344 864,11. Jusqu'à présen t et depuis l'origine
les sociétés agréées ont construit ou acquis 33046 maisons.
Le 31 décembre 1900 la Caisse de retraite comptait 300000
affiliés, elle en comptait 780 000 au 31 décembre 1905. Au cours
de 1905 le nombre des affiliés s'est accru de 85 138, y compris
11 967 militaires affiliés en vertu de la loi de 1902 sur la mih'ce
et la rémunération des miliciens. De 31 millions de francs en
1900, le fonds des rentes s'est élevé à 85,2 millions en 1905.
Au 31 décembre 1905, il existait 175 mutualités patronales
comptant 52 793 adhérents. Le montant des versements s'est
élevé de fr. 5 121 056,02 en 1900, à fr. 12 685 100,71 en 1905.
Les primes de l'État afférentes aux versements de 1904 ont
été de fr. 3 549 997,20 répartis entre 503 548 affiliés, dont 503 332
mutualistes et militaires et 216 affihés versant à titre particulier.
Les primes des provinces ont été de fr. 527 490,42 ; les primes
des communes ne sont pas renseignées.
Au 31 décembre 1905,1a caisse d'assurance comptait S9 099
contrats représentant fr. 60 663 388,43 de capitaux assurés. De
ces 29 099 contrats, 23 284 avaient été conclus dans le but de
garantir, en cas de décès, le remboursement de prêts consentis
pour l'achat ou la construction d'habitations ouvrières; 5845
avaient été conclus en matière d'assurance sur la vie pure et
simple. Ces derniers contrats ne représentent que fr. 7 642 399,58
de capitaux assurés.
XXI
De l'Esprit du gouvernement démocratique, par Adolphi
Prins. Un vol. in-8o de 294 pages. — Bruxelles-Leipzig^ Misch
et Thron, 1906.
^
BIBLIOGRAPHIE. Sog
Le nom seul de Tauteur donne la garantie d'une œuvre solide
et consciencieuse. Des pensées originales et personnelles, une
doctrine nette et sûre, le tout exprimé dans une langue claire et
facile : voilà ce qu'on espère en ouvrant un livre où s'étale la
signature si avaiitageusement connue de M. Prins. Et vraiment,
l'attente est loin d'être déçue pour qui prend le loisir de suivre
l'éminent professeur dans la dernière étude qu'il a publiée sur
les bases de la politique moderne, je veux dire sur les principes
qui, grftce au contrat social de Rousseau, sont devenus depuis la
fin du xviiie siècle la norme incontestée de tout bon gouverne-
ment. 11 ne s'agit ni d'exalter ni de conspuer la démocratie, mais
de rechercher les conditions normales d'existence du régime
démocratique. Vérifier les assises qu'on lui donne dans l'école
radicale, voilà ce qu'a entrepris l'auteur, esprit assez vigoureux
et assez sûr de lui-même pour aborder, sans l'appui d'une pensée
étrangère, la révision d'un problème qu'on aurait pu dire classé
et sur la solution duquel bien des penseurs soi-disant libres se
seraient fait scrupule de revenir. Sa conclusion n'est pas de
nature à satisfaire le snobisme démocratique : d'après lui, le
principe égalitaire, le principe majoritaire et le suffrage univer-
sel, ces trois axiomes du radicalisme simplificateur qui nous
enveloppe de son atmosphère depuis le contrat social, ne sont
autre chose que ** des idées générales subsistant par routine et
passant pour des vérités d'avenir, alors qu'elles sont déjà dans
le passé et que les expériences faites, l'étude attentive des évé-
nements, des faits économiques et des institutions politiques ont
élargi l'horizon et fait entrevoir des progrès nouveaux „.
C'est d'abord à l'utopie égalitaire que s'attaque M. Prins. Ce
rêve d'une cité parfaite et d'une société d'égaux, vieux comme
le monde et se rajeunissant d'époque en époque avec lui, s'est
reproduit de nos jours sous la forme du marxisme, tout comme
on l'avait vu grandir il y a un siècle sous la forme d'une protes-
tation contre le pouvoir des rois et d'une revendication de la
souveraineté populaire. Les bourgeois s'étaient contentés d'ap-
pliquer le principe égalitaire à la vie politique ; les prolétaires
étaient dans leur droit en le transportant sur le domaine éco-
nomique et en réclamant comme société idéale, non pas celle où
tout le monde aurait son mot à dire dans Télection des chefs et
la confection des lois, mais celle où régnerait la parfaite égalité
des conditions sociales, où il n'y aurait plus distinction de riches
et de pauvres, de capitalistes et de travailleurs, une société où
la production des biens aurait lieu également pour tous, sans
3lO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
capital ni propriété privée. L'auteur s'attache à montrer que
cette dernière conception est particulièrement simpliste et que
sa réalisation marquerait non pas un progrès, mais un recul. Un
système de propriété sociale sans capital ni échange, tel que le
collectivisme le conçoit, ce n'est pas un point d'arrivée, mais un
point de départ; l'évolution progressive, loin de nous conduire
au nivellement de toutes les différences et de toutes les variéiéSt
à l'unification des groupes, des orgaues et des individus, amènera
^ une différenciation toujours plus marquée des facteurs sociauz»
une spécialisation de plus en plus accentuée de tous les éléments
de la vie sociale qui, latents dans la communauté naissante, s'en
détachent et se développent à travers les siècles „. Du même
coup apparaît Terreur grossière des radicaux touchant l'égalité
politique. Dire que tous les hommes ont un droit égal au pouvoir,
c'est admettre que tous sont également qualifiés pour le gouver-
nement, c'est ne pas tenir compte "* des inégalités et supériorités
résultant de la nature même et correspondant à des degrés divers
de capacités, d'aptitudes, de devoirs et de responsabilités «. La
vraie démocratie doit sans doute combattre les classificatious
arbitraires et conventionnelles de citoyens ; mais à vouloir empo-
cher les classes et les ordres de se dessiner sous la poussée de
la nature elle-même, on ne peut produire que la médiocrité
parce qu'on empêche la libre expansion des forces sociales.
Où M. Prins est surtout original, c'est quand il montre, eu dis-
cutant le principe majoritaire, que, pratiquement, ceux-là mêmes
qui proclament la souveraineté populaire doivent reconnaître à
un groupe le pouvoir exclusif de gouverner le reste de la com-
munauté. Pour connaître la volonté générale, unique arbitre de
toutes les mesures à prendre, ils ne tiennent compte que de la
majorité, c'est-à-dire qu'ils admettent cette fiction représentative
" que la moitié plus un vaut la totalité „. Or, de quel droit
peuvent-ils agir ainsi, après avoir posé comme principe que
**' toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle «?
Si une fraction peut commander au nom du tout, pourquoi pas
un Parlement ou un César plébiscitaire ? Le gouvernement du
peuple par le peuple n'est qu'un mot sonore dans un régime où
les volontés individuelles ne comptent que si elles sont majorité.
Pourquoi une décision prise par la collectivité moins ma voix
devient-elle la volonté générale plutôt que la volonté des autres ?
Le principe majoritaire est impuissant à me faire comprendre
pourquoi je dois m'y soumettre. Impossible de me prouver que
c*est pour moi un devoir de payer des impôts que je u'ai point
BIBLIOGRAPHIE. 3l 1
votés, sans faire appel — comme dit très bien le savant professeur
bruxellois — à une loi morale qui plane par dessus la volonté du
peuple elle-même, modérant à la fois les actes de la majorité et
ceux de la minorité et imposant des limites à leurs caprices, une
loi qui commande à la minorité de s'incliner devant les décisions
du plus grand nombre au nom de l'ordre légal, mais qui com-
mande en même temps à la majorité de s'incliner devant l'intérêt
de tous au nom de la justice.
Reste une troisième idole dont le xix« siècle a propagé le
culte : c'est le suffrage égalitaire de tous les individus comme
moyen de désigner les représentants du peuple et de connaître
ce qui est dans l'intérêt commun. Celle-là aussi est renversée
impitoyablement par M. Prins. Le suffrage universel brut, con-
clut-il avec sa franche impartialité, est un véritable trompe l'œil:
il n'a fourni ni une expression fidèle de la volonté générale, ni
une sélection rationnelle des hommes de gouvernement, ni un
moyen efficace d'assurer l'équilibre politique, la protection et la
représentation des intérêts de tous.
Un dernier chapitre étudie comment il faut tempérer ce que
ces principes de la démocralie classique ont d'absolu, comment
il faut corriger ce qu'ils ont de chimérique, pour obtenir un sys-
tème réalisable, ** une démocratie moins exubérante — comme
dit M. Prins dans son Introduction — d'apparence moins régu-
lière et moins parfaite, mais tenant mieux compte de la relativité
de la vie. des traditions, des nécessités pratiques, et cherchant
plus à combiner les éléments en présence qu'à détruire ceux
qui lui déplaisent „. La vraie fa<;on d'organiser le régime démo-
cratique est précisément, d'après lui, de favoriser ce que Rous-
seau condamnait, de tenir mieux compte de la structure naturelle
de l'État, de laisser se développer les groupements partiels
dont il est constitué. L'expérience anglaise démontre que le
maintien d'une structure organique de l'État et de groupes locaux
n'empêche pas la formation du sens social et la poursuite efficace
de l'intérêt commun, tandis que le radicalisme centralisateur,
avec son esprit égalitaire et individualiste, n'a pu empêcher les
plus violentes oppositions des intérêts et des volontés. ** La
démocratie n'est rien sans de fortes institutions locales; la liberté
n'est rien sans de fortes libertés locales ; une bonne administra-
tion et une bonne représentation des intérêts locaux ont plus
d'importance à ce point de vue que l'élévation du chiffre des
électeurs ou l'égalité numérique des votants, „
Réaction courageuse contre des erreurs passées à l'état
3 12 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'axiomes, le livre de M. Prins rencontrera sans doute des adver-
saires qui le condamneront sans vouloir le discuter. Il n'en aura
pas moins grande influence sur les esprits sincères, qui appren-
dront de lui à distinguer entre la démocratie réelle et la démo-
cratie d'imagination. Cette étude sera lue avec avantage non
seulement par les professionnels de la matière, mais par tons
ceux qui sont en quête d'une réponse adéquate aux bruyantes
déclamations des démagogues modernes. Jamais, croyons-nous,
on n'a mieux réfuté le socialisme en restant sur son terrain ;
jamais on n'a mieux montré aux radicaux que la raison, le seul
juge qu'ils reconnaissent, les condamne.
E. D.
REVUE
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
GEOLOGIE
Les dépôts siluriens dans le nord de rAft*ique. — Au
nombre des résultats les plus remarquables qu'aient fait res-
sortir les dernières explorations africaines, il faut mentionner
lu découverte, faite en différents points du Sahara et du Maroc,
de schistes siluriens à graptolithes, indiquant soit Tétage goth-
landien, soit peut-être aussi le sommet de rordovieien.
La première indication de ce genre avait été donnée par
M. Mnnier-Chalmas, qui, en clivant un schiste rapporté par l'ex-
plorateur Foureau des environs de Timassanine, y découvrit uu
Climacograptus (1). Depuis lors, on a rencontré, à cent et dix
kilomètres au sud-est d'In-Salah, du schiste à Diplograptus,
Climacograptus, Monograptua (2), et, plus récemment encore,
M. Gentil (3) a trouvé, dans l'Atlas marocain, à cent kilomètres
à Test de Marrakech, des schistes contenant les Monograpius,
Rasirites et Diplograptns caractéristiques de la base du goth-
landien.
Pendant ce temps, M. Brives (4) recueillait des orthocères
aux environs de Marrakech, dans un ensemble de schistes et de
quartzites. Si l'on songe que, jusque là, le gothlandien n'était
pas connu au sud de l'Espagne et de la Sardaigne, on jugera
(1) Haug in Foureau, Mission saharienne, 1905.
(:2) Cotteaest in Flamand, Comptes rendus de l* Aca demie des Sciences,
CXL. p. 954.
(3) Bulletin de la Société géologique dr France, 4« série, t. V, p. 521.
(4) Société géologique de France, 7 février 1905.
3 14 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de rextensioii considérable que ces nouvelles découvertes per-
mettent d'attribuer à la mer du silurien supérieur.
Le dévonien en Podolie. — La question, longtemps em-
brouillée, du prétendu silurien supérieur de la Bohême, a fini
par être éclaircie le jour où on h reconnu que Barrande avait,
par erreur, compris dans son système silurien toute une série
de couches qui, en réalité, formaient l'équivalent du dévonien
inférieur et même, en partie, du dévonien moyen. Ces deux
étages se sont développés, en Bohême, sous un faciès tout à fait
différent de celui qui prévaut en Belgique et dans TEifel. Ce
faciès spécial a reçu le nom d'/ierci/nten, et on a constaté qu'il
caractérisait également le dévonien inférieur dans l'Oural méri-
dional.
11 était à présumer que le régime marin de la Bohême se
reliait, à l'époque dévonienne, avec celui de l'Oural, et que la
communication devait s'établir par la Podolie. Celte induction
est devenue une certitude, depuis les constatations faites dans
cette contrée par M. Siemiradzki (1). Le silurien supérieur, en
couches sensiblement horizontales et 1res fossilifères, forme une
série complète, où l'on distingue les divers horizons du Wen-
lock et du Ludiow, y compris les couches de passage, schistes
ou grès verts et rouges, à Beyrichia,
Par-dessus apparaît le dévonien inférieur à Pteraspia ros-
fratus. Mais tandis que, dans l'ouest, à Buczacz, ce sont des
grès rouges typiques (old red), à Zaleszczycki, des calcaires
apparaissent dans les schistes et, à Satanow, plus à l'est, les
calcaires intercalés deviennent bitumineux.
Le même passage latéral s'observe dans les couches à Coccos'
teuSf qui surmontent les précédentes. A l'ouest, ce sont des grès
rouges, et, en passant vers l'est, on les voit se transformer gra-
duellement en schistes verdâtres avec iiitercalation de calcaires
où abondent les espèces de l'étage b\ de Bohême. Les Sirepto-
rhynchus umhracuhitn, Strophomena inferstrialis, Rhyncho-
neîîa pseudoUvonica, figurent dans celle faune. Sur le Zbrucz
supérieur et ses afiluents, cet horizon offre des banes de poly-
piers, Amplexus eurycalyx, Michelinia geometrica, Heliolites
porosa, par lesquels le dévonien hercynien de la Podolie se
relie aux couches de Pologne et à celles de la Bohême. L'horizon
paléontologique, dont il vient d'être question, avait été signalé
(1) Bulletin de l'Académie des Sciences de Cracovie, janvier 19U6.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 3l5
en 1899 par M. Wenukow ; mais cet auteur y avait vu une
apparition de fossiles dévoniens dans le silurien.
D'après M. Siemiradzki, le silurien supérieur de la Podolie
correspondant parfaitement, par* sa faune, au gothlandien d'An-
gleterre et à celui de la Baltique, c'est avec le dévonien inférieur
que se serait produite l'invasion par ce bassin des espèces de la
Bohème.
Il est intéressant de voir se confirmer ainsi, une fois de plus,
la complète équivalence du vieux grès rouge inférieur avec la
base du dévonien typique.
Le dévonien au Sahara. — La connaissance du terrain
dévonien en Afrique n'a pas moins bénéficié que celle du silurien
des dernières explorations faites par les officiers et les géologues
français dans la partie occidentale (Ahenet) du Sahara central.
On savait déjà que, dans le Sahara, les grès eodévoniens ont
une grande importance, formant de grands plateaux, qui reposent
sur un substratum plissé de terrains métamorphiques. Dans
l'Ahenet, ces grès sont de véritables grauwackes (1), contenant
un Spirifer voisin de S. Hercyniœ, des Homalonotus, Pterinea
et Tentaculites, accompagnés de Tropidoleptus rhenanus,
genre de brachiopode caractéristique du dévonien inférieur de
l'Amérique.
Au sommet des grès viennent des marnes bariolées, avec un
Spirifer voisin de S. cnUrijugatus, et que couronnent des
marnes riches en brachiopodes, parmi lesquels Tropidoleptus
carinatxis, connu en Amérique des couches de Hamilton (base
du dévonien moyen ou eifélien). En certains points apparaissent
des couches à fossiles ferrugineux, où abonde une goniatite
que M. Haug rapproche â^Anarcestes nuciformisy du givétien.
Enfin le dévonien supérieur a été découvert dans la même région
et, au Mouydir, il est représenté par des couches à Spirifer
Verneuili et Produdelîa.
Ainsi le dévonien est bien caractérisé en Afrique, où il offre
des affinités, à la fois avec le type américain du système et <ivec
celui des régions classiques de l'Europe (Ardennes, Eifel, Région
rhénane).
L'assise des ampélites de Ghokier. — On place générale-
ment, à la base du terrain houiller de Liège et du Hainaut, une
(1) Haug, Comptes rendus de l'Académie des sciences, CXLII, p. 732.
3l6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
assise de roches siliceuses (phtaiiites). à laquelle correspond
l'ampélite fossilifère de Cliokier.
Jusqu'ici, dans le bassin de Mous, cette assise n'était connae
que par quelques affleurements très limités. Le charbonnage de
Baudour ayant eu l'occasion de la suivre par des travaux souter-
rains importants, M. Cornet (1) y a recueilli une faune abondante
de céphalopodes, de pélécypodes et de poissons. Cette faune
offre une très grande analogie avec celle de la série dite de
Pendleside, que les géologues anglais placent au'dessous
du milîstone gril. De même, la flore de l'assise, étudiée par
M. Renier (2), ne contient que peu de formes westphaliennes,
tandis que la plupart de ses espèces accusent Tétage dn
Cxiltn et, en tout cas, indiquent un Age plus ancien que celui
de la zone inférieure reconnue par M. Zeiller dans le bassin de
Valenciennes. Ces indications concordantes tendraient à vieillir
l'assise des ampélites en la faisant descendre dans le dinantien.
L^ortgine des couches de houtlle. — La question, si délicate,
de l'origine des couches de houille, continue à soulever de
nombreuses controverses. Les uns sont partisans de la théorie
de la formation sur place ou autochthone : d'autres (parmi les-
quels se range l'auteur de ces lignes) croient que de très puis-
sants arguments militent en faveur de la formation par transport
ou allochthone.
Dans ces conditions, il est intéressant de recueillir toutes les
observations nouvelles qui peuvent contribuer à élucider le pro-
blème. Or il en est une, due à MM. Douvillé et Zeiller (3), dont
l'importance n'échappera à personne.
On sait que, dans les bassins houillers de l'Angleterre, notam-
ment au Lancashire, on trouve fréquemment, soit au toit des
couches de houille, soit dans ces couches elles-mêmes, des
concrétions à ciment calcaire, dites coal-baîls. Ces concrétions
sont recherchées à cause de la conservation exceptionnelle des
restes végétaux qu'on y rencontre, et donnent lieu à des pré-
parations de plaques minces, recherchées par les collectionneurs.
Or, dans plusieurs de ces plaques, les auteurs que nous
venons de nommer ont reconnu, au milieu des matières ulmiques
et des végétaux à divers degrés de décomposition, l'existence de
(1) Comptes rendus, CXLIÏ, p. 734.
(2) Ibid., p. 736.
(3) Bulletin de la Société géologique de Fkance, 4« série, t V,
p. 154.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 3\J
nombreuses coquilles de goniatites, en général de très petite
taille, mais parfaitement déterminables. La portion de couche
où se rencontrent ces restes est donc incontestablement de for-
mation marine ; et si l'on prétend y voir le résultat de Tinvasion
par la mer d'un ancien sol forestier, sur lequel s'étaient accu-
mulés en place les débris décomposés qui ont donné naissance
au charbon de terre, il restera inexplicable que les débris en
question aient pu rester où ils étaient, sans être complètement
balayés par l'invasion marine qui amenait les goniatites ; et si
l'on songe qu'à celte invasion marine aurait dû succéder de
suite un apport sédimentaire d'origine continentale, pour expli-
quer l'abondance habituelle des débris de fougères dans les
schistes du toit, on jugera combien est peu vraisemblable
l'hypothèse d'une houille autochthone, alors que ces diverses
circonstances s'expliquent si facilement dans la théorie des
deltas de M. Fayol.
Le trias marin au Mexique. — Lorsque, il y a quelques
années, la présence du trias marin fossilifère fut signalée en
Californie et jusque dans l'État de Nevada, M. Perrin Smith (1)
fit observer (jue la faune de ce terrain présentait plus d'analogie
avec celle du trias alpin (notamment les couches de Hallstadt)
qu'avec celle du trias asiatique. Cela pouvait faire soupçonner
(bien que ce ne fût pas la conclusion de l'auteur) qu'une commu-
nication directe avait pu exister par l'Atlantique entre la mer
californienne et celle de l'Europe méditerranéenne. Néanmoins
toute trace de cette communication faisait encore défaut, en
Amérique, au sud du 35® parallèle et, pour retrouver des dépôts
marins triasiques, il fallait aller en Colombie et au Pérou.
Or, voici qu'en plein centre du Mexique, à Zacatecas, MM.
Burckhardt et Scalia (2) viennent de trouver, au milieu de grès
et d'argiles subordonnés à des tufs et à une diabase, des fossiles
marins, à la vérité mal conservés, mais où l'on reconnaît des
ammoiioïdes des genres Sibirites, Javaviies, Protrachyceras,
ainsi que des lamellibranches, notamment des aviculidés et des
Paîœoneilo,
Les couches fossilifères sont directement appliquées sur des
schistes sériciteux très anciens. Elles témoignent d'un dépôt
(1) PrOCEEDINGS OF THE CAUFORIflAN ACADEMY OF SCIENCES, third
séries. I (ia04), p. 367.
(2) BOLETIN DEL ISTITUTO GeOLOGICO DE MbXICO, QO 21, i90fik
3l8 REVUE DE8 QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
littoral, formé en bordure d'un bras de mer trîasîque qui, venant
de Californie, passait sans doute au nord d'une terre formée des
Antilles et d'une partie de rAmérique centrale, pour rejoindre
ensuite le sud de la Méditerranée.
Le orétaoé inférieur au Maroc. — L'exploration du Haut-
Atlas marocain a permis de découvrir dans ce pays deux
horizons crétacés, remarquables par leur analogie avec les for-
mations synchroniques du sud de la France (1).
Le premier de ces horizons appartient à l'nptien supérieur ou
gargasien à plicatules. L'abondance des ammonites des genres
Desmoceras, Puzosia, Lytoceras, Phylloceras, associés aux
Parahoplitea, différencie un peu cette faune de celle de Gargas
en Provence, en la rapprochant de celle de certains gisements
algériens.
L'autre horizon, à cheval sur l'aptien et l'albien, correspond
aux couches de Clansayes dans la Drôme. On y trouve les genres
Parahoplites et DouvilleiceraSj exactement comme dans la
région delphinoprovençale, où d'ailleurs cet horizon a une exten-
sion beaucoup plus grande qu'on ne le soupçonnait autrefois (2).
Le crétacé supérieur sur la terre Louis- Philippe. —
Personne n'a oublié l'émotion excitée, dans le monde géologique,
par l'annonce des découvertes de fossiles que l'expédition
Nordenskj()ld avait faites à l'Ile Seymour, derrière les terres de
Grahani et de Louis-Philippe. On savait qu'il s'y trouvait des
céphalopodes d'âge crétacé, mais on n'en connaissait pas avec
précision le niveau.
Celte faune si intéressante, comprenant plus de 20() échantil-
lons d'ammonoTdes, dont quelques-uns remarquablement con-
servés, a été étudiée par M. Kilian (3). Par la prédominance des
genres Pachydiscus, Holcodiscus, Gaudryceras, etc.. cette faune
se rattache sans conteste à l'étage aturien (sénonien supérieur^,
peut-être aussi en partie à l'emschérien. Ses principales analo-
gies sont avec les faunes indiennes d'Aryaloor et de Valudayoor,
près de Trichinopoly ; mais il y a également des accointances
avec le crétacé de Vancouver et avec celui de Quinquina (Chili).
En somme, cette faune appartient au type indo-pacifique. Un
bras de mer venant du Pacifique a dû passer alors entre le
(1) Kilian et Gentil, Compt. rend., CXLII, p. 603.
(2) Jacob, Bull. Soc. géol. de France, 4« série, V, p. 399.
(3) Comptes rendus de l* Académie des Sciences. CXLII, p. 306.
REVUE DBS RECUEILS PÉRIODIQUES. SiQ
massif brésilien et un continent austral, dont le bord oriental
seul a été conservé sous la forme de la côte du Chili méridional,
et qui, échancrant la même terre par un golfe sur l'emplacement
de la mer de Weddell, allait rejoindre l'Afrique australe sur la
côte de Natal.
L'éocène et roligooène dans le sud-ouest de la France.
— Nous sommes bien loin maintenant de l'époque où le terrain
ntimmulitique pyrénéen apparaissait aux auteurs de la carte
géologique de France comme un ensemble antérieur au terrain
tertiaire parisien, et où Leymerie, n'osant pas se prononcer
catégoriquement dans ce débat, l'englobait sous la dénomination
commode de terrain épicrétacé.
On sait aujourd'hui que si, dans les synclinaux pyrénéens, le
passage est graduel du crétacé supérieur (craie de Tercis) au
nummulitique fossilifère, non seulement ailleurs la grande masse
de ce nummulitique descend rarement au-dessous du lutétien,
mais que des couches franchement oligocènes s'y trouvent
comprises.
Une étude d'ensemble sur ces formations du sud-ouest de la
France a été donnée récemment par M. H. Douvillé (1), qui en a
débrouillé la série, à travers les variations des faciès, grâce à
la considération des forum inifères, notamment des nummulites
et des orbitoïdes (Orthophragmina, Lepidocyclina).
Parmi les faits saillants ainsi mis en lumière, il y a lieu de
mentionner les suivants : la série de Biarritz ne descend pas
au-dessousdu lutétien supérieur. Le bartonien, généralement peu
fossilifère, est plutôt marneux, étant caractérisé par les marnes
bleues à pentacrines de la côte des Basques. Au-dessus, et
débutant par des poudingues, qui attestent un mouvement du
sol, vient Toligocène inférieur à petites nummulites, associées
à Biarritz avec les premiers représentants des genres Cîypeaster
et Scutella. C'est à cet oligocène inférieur que M. Douvillé
rattache, avec les couches de Gaas, le calcaire à astéries de la
Gironde.
Ensuite se serait produite une émersion, attestée par la dis-
cordance qui existe entre les couches précédentes et les assises
à LepidocyclinUf dont la base, visible à Abbesse près St-Paul
de Dax, forme passage entre l'aquitanien et le burdigalien.
Les mêmes vicissitudes se sont produites dans le bassin de
(1) Bulletin de la Société géologique de Fraucb, 4e série, t. V, p. 9.
320 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Paris, et M. Douvillé en conclut qne les oscillations du sol pari-
sien, pendant l'époque éocène et oligocène, ne sont que le reten-
tissement des mouvements beaucoup plus importants qui se
produisaient à la même époque dans la région pyrénéenne.
Les progrès de la tectonique alpine. — On sait à quels
débats retentissants a donné lieu la question des nappes de
recouvrement dans les Alpes. A la suite des brillantes études
de M. Lugeon sur le Cliablais, la doctrine du cbarriage dans les
Préalpes a reçu de nouvelles et précieuses adbésions ; d'abord
celles de MM. Haug et Kilian, à qui Ton doit la connaissance
des nappes de recouvrement de TUbaye ; ensuite celle de
M. Heim, d'autant plus .significative que ce géologue éminent,
dont M. Lugeon s*honore d*avoir été l'élève, avait longtemps
soutenu une explication différente, résumée dans la thèse célèbre
du double pli de Glaris.
Non seulement, dans une lettre publique à M. Lugeon,
M. Heim a déclaré qu'il abandonnait cette hypothèse, pour se
rallier à celle d'une nappe unique, charriée du sud vers le nord
par dessus le flyscli ; mais il s'est plu à reconnaître que la
nouvelle manière de voir éclairait d'une façon décisive certains
problèmes de tectoin'que. qui jusqu'alors lui avaient paru
insolubles.
A celte occasion, reprenant avec ses élèves l'étude de son
massif de prédilection, celui du Sentis, M. Heim en a donné (1)
une superbe monographie, accompagnée de très belles photo-
graphies et de nombreux croquis tectoniques comme le savant
géologue de Zurich excelle à en faire. Le Sentis y apparaît
comme un faisceau de dix à douze plis, dont six principaux,
tous recourbés en crochet vers le nord, par l'effet d'une poussée
méridionale, ainsi qu'il est aisé de l'établir en reconstituant la
surface structurale du SchraUenkalk affecté par ce plissement
Les roches de la nappe vont depuis le néocomien jusqu'à
l'éocène, et le tout ensemble a été charrié du sud au nord par
dessus le flysch oligocène. Le soin avec lequel les différents plis
ont été suivis dans leur développement, soit du nord au sud,
soit de l'ouest à l'est, ainsi que l'analyse détaillée des circon*
stances qui ont plus ou moins favorisé la production de cassures
transversales, font de cette monographie (d'ailleurs traduite par
(1) Beifrage tur geologischen Karte der Sckweie. Das Sdntiêgtbirge.
Berne, 1905.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 321
un plan relief à l'échelle du 5000«), un des plus beaux modèles
du genre qu'il soit possible de citer.
Depuis ses premiers travaux sur le Chablais, M. Lugeon, avec
le concours de M. Argand (i), a étendu ses études au versant
piémontais des Alpes. Ces auteurs ont reconnu, au sud de
l'espace limité d'un côté par le massif du Mont Blanc, de l'antre
par celui de TAar, une succession de six nappes superposées,
dont les plus profondes sont celles d'Antigorio, du Lebendun et
du Monte Leone, la plus récente et la plus haute étant celle
de la Dent Blanche, vaste lambeau avec anticlinal de gneiss,
reposant tout entier sur un soubassement mésozolque.
Plus récemment encore (2), M. Argand a réussi à préciser ces
données, en découvrant le pli frontal de la nappe de la Dent
Blanche, et en montrant que celle-ci offre des replis postérieurs
à sa mise en place, dans lesquels sont enfermées, au Collon, à la
Valpelline et au Mont Mary, des zones de roches basiques en
relation évidente avec celles d'Ivrée. 11 a pu établir également
que cette zone d'Ivrée est un synclinal, butant au sud contre la
zone cristalline du Strona, laquelle forme le bord méridional de
l'ancien géosynclinal alpin des schistes lustrés, et doit être con-
sidérée comme la racine des nappes des Alpes orientales. On lui
doit aussi cette remarque, que le métamorphisme caractérisé
par les roches vertes va en croissant du bord externe au bord
interne (ou piémontais) du géosynclinal.
L'un des résultats les plus importants des recherches de
MM. Lugeon et Argand est d'avoir montré qu'à l'aplomb des
massifs cristallins anciens, il arrive souvent à une nappe de
8*encapnchonnerf suivant leur heureuse expression, sous un
repli d'une nappe plus ancienne, rejetée au sud, c'est-à-dire en
arrière, par l'effet de la résistance de ces massifs. Ainsi s'expli-
querait la structure en éventail, si fréquente dans les Alpes.
M. Termier a montré (3) que la structure en nappes empilées
continuait dans toute la chaîne des Alpes orientales, et cette
conclusion, vivement contestée au début par les géologues
autrichiens, gagne chaque jour de nouvelles adhésions. Ainsi
MM. Haug et Lugeon (4) ont reconnu quatre zones superposées
dans les Alpes du Salzkammergut, les plus basses apparaissant
à travers des déchirures ou fenêtres des dernières, et la plus
(1) Comptes rendus de i/Acadébiie des Sciences, CXL, pp. 1364, 1491.
(2) ïbid., CXLII, pp. 587, 666. 809.
(3) Ibid.. CXXXIX, pp. 578. 617, 648, 687, 754.
(4) Ibid., CXXXIX, p. 892.
llhSERIE. T. X. 81
322 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
récente étant celle du Dachstein, en grands plateaux décbiqae*
tés. La même interprétation est en passe d'être universellement
admise pour les Carpathes, ainsi que le proposait, il y a trois
ans, M. Lugeon.
La tectonique de la Provence et des Pyrénées. —
L'extension de la théorie des charriages aux régions autres que
les Alpes sollicite en ce moment l'attention de nombreux géo-
logues. M. Marcel Bertrand avait émis le premier, il y a plusieurs
années, l'opinion que les couches triasiques, jurassiques et
crétacées des environs de Marseille représentaient un massif
sans racines, charrié par dessus les couches lignitifères de
Fuvean.
11 semblait que la question dût être définitivement tranchée
par l'exécution de la galerie à la mer, entreprise par la société
des charbonnages des Bouches du Rhône, en vue de l'assèche-
ment du bassin de Fuveau (1). Mais il se trouve que la coupe de
celte galerie est interprétée comme un succès à la fois par les
deux camps opposés. Ce qui est certain, c'est que la superposi-
tion des terrains anciens au crétacé supérieur n'a pas, à beau-
coup près, l'ampleur qu'on avait supposée, et que la dislocation
du massif semble réserver encore bien des surprises.
De même, s'il est démontré que la notion des charriages peut
trouver au pied des Pyrénées d'heureuses applications, ce serait
peut-être un excès de vouloir la faire intervenir pour expliquer
les particularités de la région de l'Adour, surtout au voisinage
des affleurements d'ophite. Même pour la partie centrale de la
chaîne, il y a désaccord en ce moment, tant sur l'ampleur des
chevauchements que sur le sens dans lequel ils se sont produits.
A. DE Lapparbnt.
SCIENCES TECHNIQUES
LE TUNNEL DV SIMPLON
Nous avons écrit, l'an dernier, pour cette Revue (2), une
monographie sur le tunnel du Simplon. Depuis, de nouveaux faits
(1) Description de la galerie à la mer, par M. Doraage. Paris, 1M6.
(2) Tome LVII, livraison de janvier 1905, pp. 188-24S.
REVUB DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 323
ont été signalés^ de nouveaux projets ont vu le jour et reçu un
commencement d'exécution. Nous consacrerons ce bulletin à cet
ensemble de renseignements complémentaires. Nous les grou-
perons sons trois paragraphes, où nous examinerons successive-
ment les résultats scientifiques du percement, les circonstances
de la rencontre des galeries, la vérification des axes et la mesure
de la base géodésique du Simplon, enfin, la mise en service du
tunnel, notamment l'essai de traction électrique qui y est tenté.
Résultats scientifiques du percement. — Les résultats
scientifiques dont il sera question ici intéressent à la fois la
géologie, la thermique du sol et Thydrologie souterraine.
Le système des deux galeries parallèles, distantes de 17 mètres
d*axe en axe, adopté au Simplon, a permis de réunir un grand
nombre de données fournies par des observations poursuivies
pendant toute la durée du percement, et qui se rapportent aux
quatre points suivants : Relevés géologiques à la surface, en
vue de rétablissement d*nne carte géologique détaillée, à
Téchelle de 1 : 25 000, de la zone avoisinant le tunnel ; Relevés
géologiques dans les galeries d'avancement^ avec prélèvement
d'échantillons tous les 10 mètres et à chaque changement de
terrain : cette collection comprend environ 2 500 numéros ;
Observations hydrologiques sur les venues d'eau, leur débit,
leur température, leur composition chimique et leurs relations
avec la nature géologique des terrains traversés ; Observations
de la température des roches, dans le tunnel et le long du profil
superficiel, en vue de la détermination d*un profil thermique
exact. En outre, des observations continues, effectuées en un
nombre restreint de points — tous les kilomètres — ont permis
de se rendre compte des modifications qu'a subies la chaleur
souterraine depuis le percement du tunnel, et des fluctuations
duos à la ventilation et à la réfrigération.
Depuis racbèvement de l'ouvrage, la Commission géodé-
sique suisse a complété Teiisemble des travaux qu'elle avait
entrepris à l'occasion du percement du Simplon, par la vérifica-
tion des axes et par la mesure directe de la distance, supérieure
à 20 kilomètres, qui sépare les observatoires de Brigue et
d'iselle, établis pour le contrôle de Talignement du tunnel, et
conservés pour les travaux astronomiques complémentaires.
Nouî5 en parlerons dans le second paragraphe.
GÉOLOGIE D'après M. H. Schardt, membre de la Commission
géologique du Simplon, les couches du massif traversé se
324
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ramènent, eu égard à leur nature, à Tun des quatre groupes
suivants (fig. 1) :
1® Formation de schistes lustrés — jurassique — tric^sique :
Schistes argileux gris, schistes calcaires, calcaires grenus,
schistes gris noduleux, micaschistes, grenatifères, schistes verts.
S<> Formation triasique : Dolomite blanche, calcaire doJomi-
tique gris, marbres grenus cristallins, schistes gris ou verdâtres,
quartzite, arkose passant au gneiss.
30 Schistes cristallins : Micaschistes souvent grenatifères»
schistes amphiboliques, amphibolites, schistes chloriteux, con-
^^ Leone
FiG. 1. — Profil géologique du massif du Simplon, par H. Schardt (1904).
Légende : Sk, schistes lustrés : Sck et Se, schistes cristallins-
lustres métaphoriques ; KG, marbre, dolomite et gypse (Trias);
Gn, Gneiss du Monte-Leone ; Gna^ Gneiss d*Antigorio.
sidérés comme paléozolques, en partie probablement triasiques
ou jurassiques métamorphiques.
40 Gneiss archéique ou gneiss primitif : Gneiss d'Antigorio,
gneiss schisteux du Monte-Leone, faciès schisteux du gneiss
massif souvent granitolde d'Antigorio.
Dans notre étude antérieure nous avons esquissé l'historique
de la structure du massif du Simplon et nous avons insisté sur
la contribution importante apportée par le percement à la con-
naissance de ce massif.
Comme renseignement nouveau, donnons ici le tableau com*
paratif de l'épaisseur prévue et de Tépaisseur réelle des couches
traversées par le souterrain; il justifie, dans une certaine mesure*
les récriminations dont les géologues ont été Tobjet, lors de la
demande de crédits supplémentaires par les entrepreneurs de
Fouvrage.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 325
Terrains traversés par le tunnel prévisions réalité
en mètres en mètres
1. Schistes lustrés, schistes calcaires,
calcaires schisteux micassés . . . 5900 5175
2. Calcaire cristallin, marbre, dolo-
mite, gypse, anhydrite 1850 1400
8. Micaschistes, schistes cristallins,
gneiss schisteux, schistes amphi-
boliques 5200 6980
4. Gneiss du massif Monte-Leone . . 8450 1900
5. Gneiss d'Antigorio 3880 4825
19 780 Ï9^3Ô
On le voit, le gneiss d'Antigorio a été rencontré sons une
épaisseur plus grande que ne l'indiquaient les prévisions. Mais
il s'est présenté une heureuse compensation dans Tabsence du
dôme des schistes calcaires inférieurs, avec leurs couches de
dolomite, on d'anhydrite. En outre, le gneiss du Monte-Leone
n*a été rencontré que sur une épaisseur correspondant à un peu
plus de la moitié seulement de celle que l'on avait prévue.
11 convient d'ajouter que les conclusions que dicteraient les
données de ce tableau, n'ont, au point de vue des difficultés
prévues et des difficultés vaincues, qu'une portée restreinte.
L'inclinaison des stratifications, le mode de perforation, les
venues d*eau, la température souterraine, l'évacuation des
déblais étaient autant d'éléments d'où dépendait aussi le succès
plus ou moins facile de l'entreprise, et où la part considérable
de rimprévu laissait un champ très vaste d'application à toutes
les ressources des sciences techniques.
La thermique du sol. On connaît l'influence du relief super-
ficiel sur la disposition des surfaces isogéothermiques souter-
raines : elles s'élèvent sous les montagnes, en s'écartant de
plus en plus les unes des autres, et elles s'abaissent en se rap-
prochant sous les vallées. Tandis que le degré géothermique
ino>en est de 80 mètres, il s'élève à 70 mètres sous les sommets
des montagnes, et tombe à 20 mètres sous les vallées. A mesure
que la profondeur augmente, les surfaces isogéothermiques
tendent à devenir parallèles.
Cette distribution résulte, notamment, des lois bien connues
de la transmission de la chaleur appliquées en tenant compte
de la disposition des assises et de la conductibilité spécifique
326
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
relative des roches qui les composent. Mais la conductibilité
thermique n'est pas seule en cause.
L'expérience faite au Simplon a montré l'influence considé»
rable de la circulation des eaux souterraines sur Tallure des
isogéothermes. On s'en convaincra en consultant la figure 3.
Dès le kilomètre 5 de l'attaque nord, à gauche de la figure»
l'absence des venues d'eau provoque le relèvement des courbes
thermiques.
Au contraire, sur le parcours des grandes sources d'eau froide
du côté sud, à droite de la figure, dans le voisinage du kilo-
mètre 4,4, les courbes isogéothermiques s'abaissent brusque*
ment, alors qu'elles auraient dû normalement passer sans
déviation sous la dépression superficielle du Vallé, comme cela
s'est présenté pour la dépression plus profonde de la Ganter
sous Bérisal (kil. 4,5 du côté nord).
ffifxMtn Âmmnnft
FiG. 2. — Profil géothermique provisoire du tunnel du Simplon.
L'allure des courbes permet aussi d'apprécier dans quelle
mesure l'influence des dépressions de la surface s'efface avec la
profondeur, surtout quand les sillons sont entaillés dans un
flanc de montagne comme pour la vallée de la Ganter.
La distribution de la chaleur à l'intérieur des montagnes ne
dépend donc pas exclusivement de l'épaisseur des roches qui
séparent un niveau donné de la surface ; elle dépend aussi du
relief du sol, de la disposition des couches et de la circulation
des eaux qu'elles recèlent dans leurs flancs.
Venues d'eau. La figure 3 résume les observations relatives
aux venues d'eau. L'attaque partie du nord a rencontré
142 sources jusqu'au kilomètre 10,879; celle du sud n'en a
rencontré que 95 jusqu'au point de rencontre. En revanche,
c'est de ce côté que se sont produites les venues d'eau les plus
volumineuses, et en relation directe avec les cours d'eau de la
surface.
Les sources à grand débit s'échappaient presque tocgours de
failles et provenaient de terrains solubles, des calcaires surtout
Au contraire, les venues à faible débit se sont montrées au
REVUE DBS RECUEILS PÉRIODIQUES.
327
contact de deux terrains de perméabilité différente ; elles furent
les plus nombreuses. La circulation des eaux souterraines, dans
les grandes profondeurs, parait donc étroitement liée à l'état de
fissuration des roches; on devait s'y attendre.
Au cours du percement, on a observé la variation du débit
des sources rencontrées. Beaucoup de celles qui possédaient,
au début, un volume considérable se sont réduites plus tard
presque à de simples suintements. D'autres, tout en se réduisant
aussi dans de notables proportions, ont atteint, au bout d'un
certain temps, un débit constant. Presque toutes les sources de
grand volume au début, et jaillissant sous forte pression, se
sont beaucoup réduites dans l'espace de quelques mois, et même
FiG. 3. — Diagramme des variations du débit total des sources froides
d'Iselle entre les km. 3,860 et 4,421 comparées à la quantité de pluie,
à la température et à la dureté des eaux.
pour plusieurs la température a diminué ainsi que la teneur eu
matières minérales.
Voici comment M. le professeur H. Schardt explique ces
modifications. Les fissures par lesquelles l'eau pénètre dans le
tunnel étaient, à l'origine, remplies presqu'au niveau, en général
inconnu, d'une source superficielle. Dans les régions profondes,
cette eau quasi stagnante pouvait s'échauffer et se saturer de
matières minérales, sans que la source superficielle fût pour
cela thermale ou minérale : malgré sa température plus élevée,
en effet, celte eau suffisamment minéralisée, et par suite plus
dense, pouvait rester au fond des crevasses.
Mais dès que s'ouvrit pour elles une issue, sur le passage du
tunnel, à 1000 ou 1500 mètres en contre-bas de leur point d'écou-
lement superficiel, la vidange de ces cavités dut se produire, et
dans les conditions observées. D'autre part, le tarissement des
sources superficielles dûment constaté est bien l'indice de
328 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rabaissement du niveau piézoniétrique de la nappe souterraine
et 011 comprend que la pression et le débit des irruptions daus
le tunnel aient du même coup diminué graduellement. En outre,
cette eau, qui, pendant sa stagnation, s'était saturée de matières
minérales, et échanfTée à loisir, s'éconlant maintenant rapide»
ment à travers les voies souterraines, devait arriver dans le
tunnel de moins en moins minéralisée et de moins en moins
cbaude. Eniin, cette période de transition aura finalement abouti
à nn régime stable quand l'équilibre se sera établi entre
l'absorption des eaux à la surface, et leur écoulement dans le
souterrain.
L'ensemble des observations faites sur les eaux jaillissantes
au c'oursdes travaux, a permis de distinguer trois grandes classes
de sources : Les sources chaudes, fortement gypseuses et ferru-
gineuses, à température plus élevée que celle du rocher. Depuis
leur rencontre, leur température s'est élevée ainsi que leur degré
hydrotimétrique ; mais leur volume a diminué. Les soufxes
isothermes, gypseuses souvent, toujours plus ou moins ferrugi-
neuses. Leur température est voisine de celle du rocher, et leur
débit, peu considérable, a beaucoup diminué depuis leur irrup-
tion. La teneur en gypse, très forte au début pour un certain
nombre de ces sources, a diminué pour les unes et s*est main-
tenue pour d'antres. Les sources froides, gypseuses, peu ferru-
gineuses, de grand débit (15 à 20 fois celui des sources des
groupes précédents). Elles comprennent deux catégories : Les
sources à température plus basse que celle du rocher, dont la
temï>érature et le volume varient peu, mais dont la dureté se
modifie ; et les sources à température initiale égale à celle du
rocher, dont le débit varie beaucoup au cours de Tannée et dont
les eaux se refroidissent au moment de la crue estivale, en dimi-
nuant de dureté.
Voici, d'après l'ensemble des observations, la quantité d'eau
qui s*écoulait au cours des travaux et qui s*écoule maintenant
par le tunnel. Du côlé nord, le débit total a varié entre (K) et 80
litres par seconde. Du côté sud, le débit maximum a atteint
1204 litres par seconde avant les venues d'eau chaude. Après la
rencontre de celles-ci, en septembre 1904, le débit maximum
s'est accru de 828 litres par seconde. Actuellement, le débit total,
y compris celui des sources d'eau chaude, est de 12Î0 litres par
seconde ; il oscillera du côté sud, au cours des saisons, entre 900
et 1800 litres par seconde.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.
329
Rencontre des galeries. — Vérification des axes.
Mesure d'une base gôodésique de 20 kilomètres. —
Le ii février 1905, à 7h.20 du matin, les derniers coups de
mine ouvraient la brèche et établissaient la communication
entre les deux galeries issues des extrémités nord et sud du
tunnel du Simplon.
La figure 4 donne le profil longitudinal des galeries de base,
et montre la disposition relative des fronts d'attaque au moment
de la rencontre. Du côté nord les portes de fer, maintenues jus-
qu'au 2 avril 1905, barraient le passage. Mais du côté sud on
apercevait la brèche présentant une largeur d'environ \"^.qO sur
1 mètre de profondeur. Comme le plafond de la galerie d*avan-
J\/<.rJ
FiF. 4. — Profil longitudinal des galeries de base,
et disposition des fronts d'attaque au moment de la rencontre.
P -= Portes de fer. E ^ Poctie d'eau chaude.
cernent sud était de 0"™,60 au-dessous du plancher de celle du
nord, la brèche se présentait de bas en haut.
Le jour du percement, MM. Brandau, de l'entreprise, et Pres-
se!, ingénieur en chef, étaient entrés de grand matin dans le
tunnel et s'étaient assurés que les mesures étaient prises pour
permettre la vidange de la poche d'eau chaude. D'après les
prévisions de M. Rosenmund, la rencontre n^étail attendue que
pour le soir. La dernière attaque était conduite par M. l'assistant
chef mineur Betassa, le même qui, en 1898, avait foré à la main
les premiers trous de mine de l'attaque sud.
A:)rès la charge des douze trous de mine, les ouvriers et le
personnel se retirèrent à six cents mètres en arrière. On achevait
de compter les explosions, quand un torrent d'eau chaude se
précipita par la brèche ouverte. Trois barrages avaient été con-
33o RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
struits pour diriger ces eaux dans la galerie parallèle, où leur
niveau monta rapidement de 0in,80. La température de Teau au
passage de la quarante-cinquième galerie transversale était
de 41o,5.
En quinze minutes environ Teau chaude accumulée du côté
nord, et dont le volume était évalué à 1800 mètres cubes, s'écou-
lait ainsi par Torilice sud du souterrain, et arrivait à la Diveria
en II1.47 : elle avait marché à la vitesse moyenne de 1™,50 à la
seconde ; sur son passage, elle avait éteint le foyer d'une loco-
mobile installée dans une galerie transversale, pour le service
de la réfrigération à l'avancement où elle refoulait l'eau froide
provenant des grandes sources du kilomètre 4,4.
Après la vidange de la poche d'eau, les ingénieurs de service
pénétrèrent dans le tunnel et avancèrent jusqu'à la brèche.
L'alignement des deux galeries leur parut exact ; mais ils ne
purent se hisser jusqu'à la poche vide, où la chaleur était insup-
portable. La température de l'air, fortement chargé de vapeur
d'eau, était de 41^ ; c'est que la réfrigération par l'eau était
arrêtée, et que l'air, refoulé par le ventilateur, s'échauffait par
son passage au-dessus du canal d'écoulement des venues
d'eau chaude.
Aussitôt la nouvelle du percement connue à Iselle, un grand
nombre de personnes se rendirent dans le tunnel : on voulait
voir la brèche ! La plupart revinrent indisposées, et on eut même
à déplorer la mort de M. Grassi et de M. l'ingénieur Bianco,
quelques heures après leur sortie du tunnel. Quelle a pu être la
cause de ces accidents ?
Faut-il les attribuer à l'acide carbonique dont la présence se
manifesta, peu après la perforation finale, par l'extinction des
lampes ? Sans doute, ce gaz n'est pas toxique, mais il est im-
propre à la respiration, et sa présence, au voisinage de la brèche,
explique peut-être le malaise éprouvé par la plupart des per-
sonnes qui s'y sont rendues.
Faut-il incriminer la température élevée et l'humidité extrême
de l'air ? Ceci paraît moins probable. Les ingénieurs et les contre*
maîtres affirment, en effet, qu'ils n'ont jamais ressenti de malaise
aussi considérable même dans une atmosphère plus chaude et
plus humide.
Quelques-uns ont pensé que l'oxyde de carbone, dont la toxi-
cité est bien connue, était le grand coupable. On sait que ce gaz
peut résulter de la réduction de Tacide carbonique par raction
de matières organiques en fermentation. Or dans la poche d'eao
chaude de l'avancement nord, fermée neuf mois auparavant par
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 33 1
des portes de fer, il se trouvait assez de boisages pour fournir
la matière organique en fermentation nécessaire, sur laquelle
aurait réagi Tacide carbonique provenant de la décomposition
de la roche calcique. 11 est vrai que Toxyde de carbone brûle
avec une flamme bleue, et que cet indice de sa présence dans le
tunnel n'a pas été observé. Mais il est permis de penser que ce
gaz existait cependant, mêlé à Tair du souterrain, en proportion
trop faible pour trahir sa présence par la combustion, mais en
quantité suffisante pour produire une intoxication grave.
Après le percement, dès que la réfrigération et la ventilation,
à raison de 35 m^d*air à la seconde,furent établies, la température
maximum observée a été de 30<». Plus tard, après l'achèvement
du revêtement en maçonnerie, la ventilation fut effectuée par
refoulement du côté nord par le tunnel même, et du côté sud par
la galerie parallèle ; Tair chassé ainsi des deux extrémités sor-
tait par l'orifice sud du tunnel, et dans ces conditions, on parvint,
malgré la présence des sources d*eau chaude, à abaisser la tem-
pérature maximum à 27»,5.
La jonction des galeries de base une fois établie, restait à
élargir la galerie principale au profil définitif. Comme la galerie
de base, du klm. 10,15 au klm. 10,382 (point de rencontre), n'avait
qu'une pente de 2 "/oo, il a fallu dans cette section ramener le sol
à la pente normale (7 ^/oo) (voir fig. 4). L'excavation a été continuée
en creusant une galerie de faite et des cheminées, d'après
la méthode anglaise utilisée au Simplon. On a procédé ensuite au
revêtement en maçonnerie, qui a été terminé le 18 octobre 1905.
Le système des deux galeries parallèles, situées à 17 mètres
d'axe à axe, a présenté des avantages incontestables, notamment
au point de vue de l'aération et de l'écoulement des eaux. Mais
son application n*a pas été sans présenter de sérieux inconvé-
nients. Signalons le principal.
L'une des galeries seulement, celle que Ton est convenu d'ap-
peler galerie principale, est achevée ; la seconde, de dimensions
réduites, appelée galerie parallèle, est simplement pourvue d'un
boisage dont on s'est efforcé d'accorder la solidité avec la nature
des terrains.
Mais, au Simplon, la nature s'est plu à déjouer les prévisions
les mieux établies, non seulement des savants, mais aussi des
ingénieurs. Les pressions parfois énormes qui s'exercent dans
les terrains ébranlés par les explosions brisantes, ont produit
une déformation de cette galerie parallèle et une destruction
partielle des boisages destinés à la protéger. En maint endroit,
332 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
on a constaté des soulèvements du sol et la destruction du canal
d'écoulement des eaux. C'est ainsi que, du côté sud, on a été
obligé de revêtir de maçonnerie cette galerie parallèle sur une
très grande longueur (entre les klm. 6 et 9) ; sans cette précao-
tion, la mise hors d*usage du canal d'écoulement eût bientôt
empêché l'évacuation de l'eau chaude.
11 y a plus; ces déformations de la galerie parallèle entraînent
avec elles des pressions anormales dans le massif de terrains
qui sépare les deux galeries ; de là des poussées inégales sur le
revêtement en maçonnerie du tunnel achevé ; elles ont eu pour
effet d'y ouvrir des crevasses qui imposent la réfection du rêvé*
tement. Ce sont là des accidents que la mise au profil définitif
simultané des deux galeries eût évités.
Ajoutons que le 20 février 1906, la voie ferrée était posée dans
tonte la longueur du tunnel et que l'on pouvait procéder à II
réception provisoire des travaux.
Vérification des axes (1). La vérification de la rencontre des
axes des galeries venant du nord et du sud a été faite, le 15 août
1905, par M. le professeur Rosenmund de l'École polytechnique
de Zurich ; elle a donné les résultats suivants :
Écart linéaire des extrémités des axes Écart Écart
ati point de rencontre probable observé
Horizontal 0«»,050 0««,202
Vertical 0™,050 0",087
Longueur 0n»,560 0"»,790
Les écarts probables ont été déterminés à l'aide des calculs
de la triangulation. L'écart observé est celui qu'ont donné les
mesures directes ; il est donc entaché des erreurs d'observation.
Une première vérification de la longueur du souterrain a élé
faite soit avec des lattes de construction soignée, soit à Taide
d'une roue mesurant 3 mètres de circonférence.
Quant à la direction horizontale et au nivellement, Tenu chaude
tombant du faite de la galerie au klm. 9,4 à partir de l'entrée
sud, a rendu les opérations de vérification très laborieuses. La
buée qui emplissait l'atmosphère du tunnel rendait impossibles
les visées à grande distance ; celles-ci ne purent dépasser 180
(1) Voir Résultats définitifs des opéraiions de traoé du i%mna du
Simplon, — Bulletin du Congrès international des chemins db fbu,
XX, no a, p. 14 et Bulletin technique de la Suisse romaede, n» 1^
10 cet 1905, p. 240.
REVUE DBS RECUEILS PÉRIODIQUES. 333
mètres du côté nord et n'atteignirent que 65 mètres du côté sud.
La multiplicité des visées et des stations qui en est résultée,
explique, du moins en partie, la différence entre Técart probable
et Técarl observé renseignée dans le tableau précédent.
La base géodësique du Simplon. Nous avons dit déjà que la
Commission géodésique suisse a déterminé récemment la dis-
tance qui sépare les observatoires de Brigue et d'Iselle, situés
dans Talignement du tunnel du Simplon. Cette distance est un
peu supérieure à 20 kilomètres, ce qui fait de cette base
mesurée la plus longue dont les géodésiens aient disposé
jusqu'ici.
Mais ce n*est pas là ce qui fait l'intérêt principal de cette
détermination. " La base du Simplon est la première dans
laquelle une voie ferrée ait été directement utilisée pour le
placement des appareils ; pour la première fois aussi, les tra-
vaux sont efîectués entièrement à la lumière artificielle ; cette
base est la première dont les extrémités soient situées sur les
flancs opposés d'un puissant massif montagneux, et comprennent
entre elles des déviations inverses de la verticale. Enfin pour la
première fois aussi, sur une grande base, le travail est poursuivi
sans arrêt, de manière à éviter les erreurs du repérage et de la
reprise sur le terrain.
„ Le travail continu était, d'ailleurs, imposé par la durée
extrêmement restreinte pendant laquelle, pour des raisons évi-
dentes, le tunnel avait été mis, par l'Administration des chemins
de fer fédéraux, à la disposition de la Commission géodésique
suisse, qui a accompli l'effort sans précédent consistant à
mesurer 40 kilomètres en cinq jours (1). „
Comment ce prodige a-t-il pu être réalisme? On sait que la
détermination d'une base géodésique utilise des procédés qui
se ramènent essentiellement à deux types distincts, ayant un
point de départ commun. La longueur à mesurer étant limitée
par deux termes invariablement fixés au sol, on place, dans la
verticale du premier, l'une des extrémités d'un étalon aligné
dans la direction de la base, et qui en mesure la première
portée. C'est à partir de cette opération que les deux méthodes
commencent à diverger.
Dans la première, on aligne, à la suite du premier, des étalons
placés à une petite distance l'un de l'autre, puis on détermine,
par des procédés divers, leur écartement.
(1) R EvuE GÉNEBALE DES SciBifCES, !?• année, D" 8, 90 avril 1906, p. 350.
334 REVUE DES QUESTIOxNS SCIENTIFIQUES.
Dans la seconde, qui s'est de plus en plus substituée à la
première, on utilise un seul étalon, que Ton déplace de sa
propre longueur devant un repère marquant successivement
son extrémité antérieure et son extrémité postérieure.
Au cours du xix« siècle, la mesure des bases, quelle que fût
la méthode employée, a subi une double évolution. Dans les trois
premiers quarts du siècle, on a cherché surtout à augmenter la
précision des mesures, sans se préoccuper beaucoup du labeor
qu'elles imposaient et des frais qu'elles entraînaient. On est
arrivé ainsi à des résultats excellents, mais partout sur an
nombre de bases très restreint : Tensemhle de la géodésie fran-
çaise, par exemple, repose sur trois bases seulement. Tons les
autres points géodésiques ont été atteints par des triangles.
Dans le dernier quart du siècle, c'est à simplifier les méthodes
de mesure que l'on s'est attaché, quitte à se relâcher un peu de
la scrupuleuse exactitude des méthodes antérieures.
Mais un fait domine toutes ces fluctuations des procédés :
c'est la préoccupation constante d'évaluer avec exactitude la
température des étalons sur le terrain. La détermination de
cette variable, dont dépend la longueur de Tinstrument, a tou-
jours été considérée par les géodésiens comme si difficile et si
importante, que l'histoire des appareils de base se confond
pratiquement avec celle des précautions prises pour éviter les
erreurs de température.
De là l'invention, dès la fin du xviii^ siècle, des deux systèmes
d'étalons : les étalons monométalliques, <iccompagnés de thermo-
mètres, et les étalons bimétalliques, dans lesquels la longueur
de Tnn d'eux, considéré comme étalon principal, est déduite de
la différence des deu;c étalons, mesurée sur chacune des portées
de la base.
Les étalons bimétalliques ont servi aux opérations les plus
importantes de la géodésie européenne. Mais leur emploi, si
l'on veut en tirer tout ce qu'ils peuvent donner, exige plus de
cinquante hommes sur le terrain et ne permet pas plus de
100 portées, soit une avance de 400 mètres, par jour.
Dans ces dernières années(l),de longues et savantes études sur
(1) Voir '.Travaux et Mémoires du Bureau internatiohal, t XH,
1901 : J.-R. Benuit et Ch.-£d. Guillaume, Nouveaux appareils p<mr Ja
mesure des bases géodésiques, — Ch.-Ed. Guillaume, lAs ApplicaUanê
des aciers au nickel, Gauthler-Villars, lOOi. — Bulletin des séaicccs de
LA Société fran(;aise de Physique, année 1906, 1er fascicule : Ch. £d.
Guillaume, Les Mesures rapides des bases géodésiques.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 335
les étalons géodésiques, poursuivies par J.-R. Benoit et Ch.-Éd.
Guillaume, et la découverte de Tacier-nickel à faible dilatation —
alliage invar — ont mis aux mains des géodésiens une règle
géodésique éminemment pratique et assurant une précision supé-
rieure à celle des anciens procédés, tout en simplifiant beaucoup
le matériel, en supprimant la moitié du personnel auxiliaire et
en doublant la vitesse des opérations. En même temps, ces
mêmes savants perfectionnaient d'autres méthodes déjà en
usnge, et couronnaient leurs recherches par la mise au point,
dans tous ses détails pratiques, d'un procédé de mesure des
bases par fils tendus, en métal invar, pouvant suffire à toutes
les exigences de la géodésie supérieure, dans des conditions de
simplicité relative telle qu'un personnel de dix à douze hommes
exercés doit pouvoir atteindre, en bon terrain et par beau
temps, une vitesse de 5 à 6 kilomètres par jour en y comprenant
le repérage aux extrémités de la base et en un ou deux points
intermédiaires.
C'est ce procédé qui a été employé au Simplon.
Le travail a été fait par trois équipes se relayant de huit heures
en huit heures, sous le commandement de MM. R. Gautier, direc-
teur de l'Observatoire de Genève, A. Riggenbach, professeur à
l'Université de Bâle, et Rosenmund, membre de la Commission
géodésique suisse. La direction générale des travaux avait été
confiée à M. Ch.-Éd. Guillaume qui avait étudié les dispositifs
spéciaux pour les mesures de nuit sur une voie ferrée.
Les équipes étaient composées d'ingénieurs et d'élèves ingé-
niiMirs de l'Ecole polytechnique fédérale ; des ouvriers engagés
sur place étaient chargés du transport du matériel. L'éducation
spéciale de tout le personnel avait consisté en une mesure de
quelques centaines de mètres, sur une voie ferrée à Zurich, et
en une demi-journée et une nuit de travail, pour chaque équipe,
à Viège.
Les étalons de mesure étaient des fils d'acier-nickel invar,
dont la longueur — 24 mètres — déterminée au Bureau inter-
national des Poids et Mesures, avant et après la mesure du
Simplon, s'est montrée remarquablement constante.
La traversée du Rhône, qui sépare l'Observatoire de Brigue
de l'entrée nord du tunnel, a été eftectuée à l'aide d'un fil de
72 mètres, qui s'est très bien comporté.
xMalgré les difficultés résultant du travail à la lumière arti-
ficielle, l'opération entière — aller et retour — comprenant
15 repérages sur le terrain, a été effectuée en cinq jours d'un
336 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
travail continu, comprenant un seul arrêt de douze heures eiilre
les mesures de Taller et du retour.
Un calcul provisoire montra que l'écart des mesures à TalJer
et au retour est inférieur à 3 millimètres ! Cette extraordinaire
concordance est confirmée par ce fait que les six points inter^
médiaires, marqués par des repères fixés sur les traverses de la
voie, ont été retrouvés tous, au retour, à quelques millimèires
près des positions déterminées à Taiier.
Mise en service. Traction électrique (1). C'est aux installa-
tions hydrauliques qui ont servi à la construction du tunnel que
Ton demandera la force motrice nécessaire au service du tunnel.
On dispose, dans ces conditions, d'une puissance totale de 4000
chevaux environ. A chiique bout du souterrain, on doit consacrer
250 chevaux à la ventilation, et 100 chevaux à l'éclairage. Une
réserve de 800 chevaux sera maintenue du côté nord seulement,
pour parer aux nécessités de la réfrigération. Reste donc dis-
ponible une pni^*sance d'environ 3000 chevaux.
Déjà les chemins de fer fédéraux ont introduit des demandes
de concession pour l'augmentation de la puissance hydraulique.
Du côté nord, une dérivation du Rhône entre Fiesch et Môrel
fournira 5000 chevaux; du côté sud, l'utilisation de la Calrasca
donnera 3000 chevaux.
La Société Brown, Boveri et C'«, de Baden, a été autorisée par
la direction générale des chemins de fer fédéraux suisses à
organiser sur la section de ligne de Brigue à Iselle, c'est-à-dire
à l'intérieur du tunnel, à titre d'essai, l'exploitation par la trac-
tion électrique (Contrat du 19 décembre 1905).
Voici les dispositions principales du contrat :
Les installations nécessaires à la production et à la trans-
mission de l'énergie électrique sont établies aux frais de la
Société Brown, Boveri et O^. La durée de l'essai est fixée à
un an II sera loisible aux chemins de fer fédéraux de résilier la
convention si elle juge que la traction électrique est insufBfiinte
pour assurer le service régulier du chemin de fer.
L'importance des installations électriques doit être telle que
deux trains puissent se croiser à la station médiane du tunnel
ou se suivre à distance de bloc, et que deux de ces trains
puissent démarrer simultanément.
(1) Nous devons à robligeance de M. A. ZoUinger, dr. h. c. Ingénieur
en chef du Simplon, la communication des renseignements q«i vont
snivre.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. SSy
Les trains de voyageurs de 300 tonnes (machine non com-
prise) circuleront à la vitesse de 68 kilomètres à Theure, sauf
sur lu rampe d'Iselle à la station du tunnel (7 ^/oo) où la vitesse
sera réduite à 34 kitomèlres à l'heure.
Les trains de marchandises de 400 tonnes (machine non com-
prise) seront remorquées à la vitesse uniforme de 34 kilomètres
à l'heure sur tout le parcours.
Les nouvelles installations, dans les bc'ltiments des machines,
seront établies de telle manière qu'au besoin l'état primitif
puisse être rapidement rétabli.
Dans le tunnel, la canalisation électrique doit être disposée
de telle façon qu'elle puisse être transformée facilement en
canalisation pour courant monophasé. £n outre, les câbles
devront être posés de façon à pouvoir être rapidement enlevés
et remontés par tronçons en cas de réparations à effectuer à la
voûte du tunnel.
Les chemins de fer fédéraux participent aux frais de la trac-
tion électrique à raison de fr. 0,60 pour chaque train par kilo-
mètre, en service utile ; la section Brigue-Iselle est estimée à
:2L9 kilomètres.
On a adopté le courant triphasé à la tension de 3000 volts
et à 15 périodes par seconde.
Deux locomotives de la ligne de la Valteline, construites par
la société Brovvn, Boveri et C»«, ainsi que d'autres locomotives
de réserve, ont servi aux essais d'usage avant l'ouverture de
l'exploitation, le l*^»" juin 1906 (1). Ces essais ont montré que la
question de la traction électrique au Simplon demandait une
étude approfondie.
Ainsi, les locomotives n'ont pu traîner les 400 tonnes des trains
de marchandises à la vitesse de 34 kilomètres sur la rampe dé
7 ",oo à cause du patinage des roues, l'adhérence étant vraisem-
blablement insuffisante.
D'autre part, les trains de voyageurs qui devaient marcher
avec 800 tonnes à 68 kilomètres n'ont pu atteindre cette vitesse.
Même quelques-unes des locomotives employées à ces essais
ont été mises hors service par suite d'avaries aux moteurs (2).
On a tenté d'expliquer ces accidents de différentes façons. Ainsi,
(1) Pour la description de ces locomotives, voir Locomotivfs élec-
triques pour le tunnel du Simplon, Le Géhie civil, tome XLVIll, n^ 19,
p. 305.
(2) Voir Simplon tunnel, Electrotechnischer Akzeiger, le 14 juin
1906, n" 47, p. 601.
I1I« SÉRIE. T. X. 2Î •
338 REVrjB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
OU a fait remarquer que le train occupant les deux tiers de la
section du tunnel, qui est à voie simple, agit à la manière d'un
piston et refoule l'air en le comprimant^ d'où une résistance
supplémentaire à vaincre. On a signalé aussi l'influence de l'atmo*
sphère chaude et humide sur les isolants qu'elle ramollit et
recouvre d'une buée plus ou moins conductrice, ouvrant la voie
aux courts-circuits, etc.
Quoi qu'il en soit des difficultés rencontrées, la traction élec-
trique est utilisée pour les trains de marchandises et les trains
omnibus depuis le 15 juin. Seuls les trains express sont remor*
qués provisoirement par des locomotives à vapeur.
Il est permis d'espérer que l'expérience habilement conduite
ne tardera pas à vaincre les derniers obstacles, et nous serons
rinterprète de tous ceux qui s'intéressent au développement de
Télectrotechnique en souhaitant à la société Brown, Boveri et D*
un définitif et brillant succès. Ce sera la récompense bien méritée
de sa généreuse et hardie entreprise.
Une dernière question qui intéresse le Simplon est celle de ses
voies d'accès. A ce que nous en avons dit dans notre premier
article, nous ajouterons ce renseignement :
Le grand Conseil de Berne a adopté, le 27 juin 1906, le projet
de percement des Alpes bernoises pour la construction de la
ligne du Loetschberg, entre Frûtigen et Brigue, d'une longueur
de 58 kilomètres avec rampe maximum de 27 ^joo et à traction
électrique. Le devis est estimé à 88 millions. De la sorte, Berne
et Bàle seront reliés directement au Simplon.
G. DE Fooz.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
International Catalogue of scientific Literature, published
for the international Conncil by the Royal Society of London.
Série annuelle de volumes iu-S^. — Paris, Gauthier- Yillars.
Nous avons annoncé la première année de ce Répertoire
(Revue ues Questions scientifiques, t. LVII, janvier 1906,
p. 691). La secofide année, formant, comme la précédente,
17 volumes, a ()aru. La troisième est en cours de publication.
Nous avons re<;u les volumes relatifs à la Physique^ à la Minéra-
logie, à la Géologie, à la Paléontologie et à la Physiolùgie.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. SSq
Festschrii-t Adolph WOllner gewidmet. Un volume grand
in-8<> de 264 pages. — Leipzig, B.-G. Teubner, 1905.
Recueil de mémoires scientifiques dédié à l'émineni physicien,
à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire, par ses col-
lègues anciens ou actuels à l'Institut technique supérieur d'Aix-
la-Chapelle. En voici le contenu :
Borchers, W., Considérations sur la simplification de l'extrac-
tion du cuivre.
Bredt, J., Étude sur la configuration dans l'espace du camphre
et de quelques-uns de ses principaux dérivés.
Hayenbach, A., Sur les spectres de bandes.
Heffler, L., Sur l'ordonnance et la construction de la géométrie.
Hertwig, A., Relations entre la symétrie et les déterminants
dans quelques données de la théorie des treillis.
Hinrichsen, W. et Watanabe, F., Sur la séparation de l'argent
du sulfure en présence du mercure.
Koch, K. R., Une méthode optique pour la mesure directe des
oscillations d'entraînement dans les observations du pendule.
Mangoldt, H. V., Sur une lacune de la théorie des électrons.
Schremann, R., Développement en série de puissances et
méthode des moindres carrés.
Srhur, P., Sur la composition des vitesses.
Sommerfeld, A., Figures de Lissajous et effets de résonance
dans les oscillations de ressorts hélicoïdaux.
Wien, M., Une objection à la théorie de l'audition par réso-
nance d'après Helmhoitz.
Wien, W., Sur l'énergie des rayons cathodiques comparée
à celle des rayons Rœntgen et secondaires.
Winkelmann, A., Sur la diffusion de l'hydrogène naissant dans
le fer.
Wfisl. F., Contribution à l'étude des alliages carbonés du fer
à forte teneur de carbone. V. S.
L. Couturat. — Les Principes des Mathématiques. Un vol. de
la Bibliothèque de Philosophie contemporaine. — Paris, Alcan.
(^ol ouvrage, inspiré en grande partie des Principles ofmathe-
mafics, de M. Rl'ssel, est ** une sorte d'enquête sur l'état présent
de la philosophie des mathématiques ^. Il analyse ou résume les
nombreux travaux publiés depuis une douzaine d'années sur les
fondements logiques des mathématiques, mais spécialement
ceux (jui ont été effectués par M. Peano et ses disciples au moyen
de la Logistique (logique algorithmique). Il aboutit à cette con-
340 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cliisioli, que les mathématiques sont entièrement et uniquement
fondées sur les principes et les notions premières de la logique.
Cette thèse est opposée à l'épistémologie kantienne (Appendice
sur la Philosophie des mathématiques de Kant) ; elle a donné
lieu à de nombreuses discussions.
C. Guichard. — Sur les Systèmes triplement indéterminés
ET SUR LES Systèmes triple-orthogonaux. Un vol. petit in-8*>
de 95 pages (Collection Scientia). — Paris, Gauthier- Vîllars, 1905.
La collection Scientia se compose, comme on sait, d'une série
de monographies, consacrées à de nouvelles acquisitions de la
Science jouissant, dans une certaine mesure, d'une autonomie
propre. C'est ainsi qu'à son tour M. C. Guichard, dont on connaît
les belles contributions à la théorie des surfaces, a été appelé à
résumer ses récentes recherches sur les systèmes triplement
indéterminés, dont l'importance tient surtout à la formation, qui
s'en déduit, de nouveaux systèmes triple-orthogonaux. L'auteur
retrouve notamment, à titre de cas particulier, les systèmes très
intéressants de Ribaucour (et non de Ribeaucour, comme une
inadvertance a fait imprimer ce nom chaque fois qu'il reyient
en cet opuscule) qui apparaissent ainsi sous un nouveau point
de vue. M. O.
Ch. Fassbinder. — Théorie et Pratique des approxima-
TioNS NUMÉRIQUES. Un vol. in-8® de 91 pages. — Paris, Gauthier-
Villars, 1906.
Sommaire, Ch. I : Définitions fondamentales : erreur absolue,
erreur relative, nombre de chiffres exacts. — Ch. II : Calculs
approchés. Problèmes du premier type : Connaissant les appro-
ximations de certains nombres, trouver l'approximation du résul-
tat d'un calcul à effectuer sur ces nombres. — Ch. III : Calculs
approchés. Problèmes du second type : Étant donnés des nom-
bres exacts ou susceptibles d'être calculés avec autant de
décimales que l'on veut, trouver avec une approximation donnée
à l'avance le résultat d'un calcul effectué sur ces nombres. —
Ch. IV : Notions sur les opérations abrégées. — Ch. V : Appli-
cation de Talgèbre à la théorie des erreurs. Ce chapitre suppose
coimus le calcul des dérivées et le théorème des accroissements
finis. — Nombreux exercices.
A. Arnaudeau. — Tables des intérêts composés, ANHurrÉs
ET amortissements pour des taux variant de dixièmes en dixièmes
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 341
et des époques variant de 100 à 400, suivant les taux. Un vol.
in-8" de xi[15]-125 pages. — Paris, Gauthier- VilJars, 1906.
Ces nouvelles tables d'intérêts composés fournissent, pour
65 taux d'intérêt différents, les données suivantes : la valeur de
I franc placé à intérêts composés après un certain nombre d'an-
nées ou de mois ; la valeur actuelle de 1 franc payable après un
certain nombre d'années ; la valeur actuelle d'un certain nombre
d*annuités de 1 franc payables à la fin de chaque année ; l'an-
nuité par laquelle on peut amortir un capital de 1 franc au bout
d*un certain nombre d'années. Ces tables sont donc de nature à
rendre les mêmes services que les tables existantes ; mais elles
présentent une particularité importante. Au lieu de conserver
la graduation traditionnelle des taux d'intérêt par it o ^u -j^
pour 100 (suivant le caractère plus ou moins usuel des taux con-
sidérés), l'auteur a adopté un intervalle uniforme de -t^ pour 100
pour toute l'échelle des taux. Le taux le plus bas des tables
étant 0,5 pour 100, les suivants sont 0,6, 0.7 et ainsi de suite,
sans aucune lacune, jusqu'au taux le plus élevé, 6,4 pour 100.
II résulte de cette uniformité dans les intervalles que l'inter-
polation se trouve facililée et qu'on peut appliquer à cet effet
la formule de Newton, en utilisant un ordre de différences en
rapport avec l'approximation que l'on désire obtenir.
P. Duhem. — I. Un Ouvrage perdu cité par Jordanus de
Nemore : le Pkilotechnes. Extrait de la Bibliotheca Mathema-
TicA, livraison du 21 janvier 1905, pp. 321-325. — Leipzig,
B.-G. Teubner.
II. De l'accélération produite par une force constante.
Notes pour servir à l'histoire de la dynamique. Extrait des
Comptes rendus du 1I« Congrès international de Philosophie,
pp. 859-915, 7 figures. — Genève, H. KOndig.
III. Le principe de Pascal. Essai historique. Extrait de la
Revue générale des Sciences, livraison du 15 juillet. Brochure
in-S*» de 44 pages, 4 figures. — Paris, A. Colin, 1905.
I. Il existait vraisemblablement au xiii« siècle un traité de
Géométrie, sans doute de Géométrie pratique, intitulé Philo-
technes (l'Ann* de l'art), dont Jordanus parait revendiquer la
paternité. On peut espérer qu'il n'est pas perdu et qu'il est
représenté par quelqu'une des nombreuses Practica Geometriœ
dont on possède le texte manuscrit. Deux renvois insérés par
Jordanus en son traité de Statique faciliteront une identification
précise de cet écrit.
342 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
II. Sommaire : I. Les diverses explications de la chute accé-
lérée des graves données en l'antiquité et au moyen âge. —
II. L'origine de la notion ùHmpetua, — III. L'accélération et la
dynamique de Léonard de Vinci. -- IV. Les théories dynamiques
de Nicoio Tartaglia. — V. Jérôme Cardan, Gaspard Contarini,
Benedictus Pererius. — VI. L'accélération résulte d'une accu-
mulation dHmpetus produits par une force continue : Alexandre
Piccolomini, Jules-César Scaliger, J.-B. Benedetti. — VII. Les
premières recherches de Galilée. — VIII. Les recherches ulté-
rieures de Galilée. — IX. Descartes et Beeckmann montrent
qu'une force constante produit un mouvement uniformément
accéléré. — X. L'œuvre de Pierre Gassendi. — Conclusion : au
moment où la pensée de Gassendi rejoint celle de Descartes et
de Beeckmann, le moment est venu où cette loi : Une force
constante produit un mouvement uniformément accéléré^ va
être universellement acceptée : la Dynamique nouvelle est née.
Sa naissance a été le résultat d'une évolution lente, très com-
plexe ; les quelques idées justes qui la composent se sont déga-
gées très péniblement des notions fausses avec lesquelles elles
étaient confondues; bien souvent, après être apparues un
moment, elles se sont voilées de nouveau pendant une longue
durée ; presque toujours, il est impossible de fixer avec précision
l'instant où chacune d'elles s'est manifestée pour la première
fois ; presque toujours, il est vain de vouloir nommer celui qui
en fut le véritable inventeur. Il n'est guère de doctrine impor-
tante en Mécanique qui ne prête aux mêmes remarques.
III. Sommaire : I. Quelques extraits du Traité de l'équilibre
des liqueurs, — II-VII. Influence du P. Marin Mersenne, de
Simon Stevin, de J.-B. Benedetti, de Galilée, de Descartes, de
Torricelli. — VIII. Quel fut l'objet de Pascal en composant le
Traité de Véquilibre des liqueurs : ** Toutes les vérités qui
doivent constituer l'Hydrostatique ont été découvertes; mais
elles gisent pêle-mêle et sans rapport entre elles, attendant
celui qui les ordonnera, qui les reliera les unes aux autres, qui,
de ces matériaux êpars, construira une doctrine logique et har-
monieuse. Pascal fut cet organisateur. „
0 ECLIPSE TOTAL DO SOL. Observaçôes feitas pelas commissôes
das Acadcmias scientificas dos Collégios de S. Fiel e Campolide.
Une brochure grand in-8° de 49 pages. — Lisboa, Papelaria La
Bécarre, 1905.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 343
ObSERVACIONES DEL ECLIPSE TOTAL DE SOL DEL 30 DE AgOSTO
DE 1905. Hechas por los Padres «le la Compaftia de Jésus en el
Colegio de Ofla. Une brochure grand in-S® de 48 pages. —
ORa, 1906.
Résultais des observations faites par les missions portugaises
des collèges de la Compagnie de Jésus d'une part, et par les
professeurs du collège d'Ofla d'autre part, le 30 août 1905.
Combinés avec les documents obtenus dans d'autres stations et
dont la publication se continue encore, ils fourniront sans doute
aux nombreux problèmes de la physique solaire qui attendaient
un progrès de la récente éclipse, des éléments de solution dignes
du soin consciencieux mis à les préparer et à les publier. V. S.
Jacques Guillaume. — Notions d'Électricité, son utilisa-
tion dans l'industrie d'après les cours faits à la Fédération
nationale des chauffeurs, conducteurs, mécaniciens, automobi-
listes de toutes industries. Un vol. in-8® de ix-351 pages, avec
154 figures dans le texte. — Paris, Gauthier- Villars.
Ouvrage d'ordre pratique. Quelques lois générales, très sim-
plement exposées, servent de base théorique. En maints endroits,
les développements donnent plus que ne promet le titre, et
seront bien accueillis des industriels qui ont à discuter des devis
de constructeurs électriciens, ou sont amenés à s'occuper d'exé-
cuter ou d'exploiter des installations de force ou de lumière.
G. de Metz. — La double Réfraction accidentelle dans les
liquides. Un volume in-S^ de 99 pages, n" 26 de la collection
Scientia, — Paris, Gauthier- Villars, 1906.
Essai de coordination logique des divers cas étudiés expéri-
mentalement depuis un demi-siècle, mais non encore reliés dans
une théorie commune. L'auteur a lui-même exécuté un très grand
nombre des mesures qui servent de base à ce difficile travail, et
il espère (jue leur multiplication permettra d'arriver à pénétrer
mieux la constitution des colloïdes en particulier et des liquides
en général. V. S.
Régis FrlUey. — Les Procédés de commande a distance au
MOYEN de l'électricité. Uu vol. in-16 des Actualités scienti-
fiques ; 190 pages, 94 figures. — Paris, Gauthier-Villars, 1906.
L'emploi d'appareils électriques de commande à distance
commence à se généraliser pour la manœuvre des signaux dans
les chemins de fer, pour le pointage des canons à bord des
navires, pour le mouvement des tourelles, la commande de la
344 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
barre du gouvernail et des projecteurs, dans TorganisatioD des
appareils télémélriqnes, etc.
Sans entrer dans les détails de toutes ces applications, ]*anteur
étudie les procédés qu*elles mettent en œuvre. Ces procédés sont
eux-mêmes extrêmement variés et, en dehors des appareils
servant directement à la commande à distance des électromo-
teurs, basés presque uniquement sur Temploi d'électro-aimants
relais judicieusement agencés, ils utilisent sous forme très origi-
nale les principes les plus différents de Télectrotechnique :
emploi des ponts de Wheatstone, de l'étincelle d*inductioii, des
ondes hertziennes, etc.
L'auteur donne dans chaque cas un schéma des connexions
électriques relatives au procédé étudié.
E. James. — Théorie et Pratique de l'Horlogerie à l'usage
des horlogers et des Écoles d'Horlogerie. Un vol. in-16 des
Actualités scientifiques, 228 pages, 126 figures. — Paris, Gau-
thierVillars, 1906.
Exposé précis, et constamment appuyé sur des exemples
pratiques, des connaissances de mécanique, de physique et
do cosmographie directement applicables à l'horlogerie.
Ch. Moureu. — Nonoxs fondamentales de Chimie orga*
nique, deuxième édition. Un vol. in 8° de 320 pages. — Paris,
Gauthier Villars, 1906.
Exposé des principales théories actuelles de la Chimie orga-
nique, el étude sommaire et très générale des fonctions les plus
importantes. Les étudiants des Facultés des sciences, surtout
ceux du cours du certiticat P. C. N., ceux de l'École de Phar-
macie, les élèves de l'Ecole Polytechnique et de TEcole centrale
trouveront dans cet ouvrage une base solide pour leurs études
de Chi.'uie organique. Voir un compte rendu de la première
édition dans cette Revue, t. LUI, avril 1903, p. 620.
Sixième Congrès International de Zoologie, Berne, 1904. —
Compte rendu des séances. Genève, 1905.
Ce volume de 733 pages, avec 33 planches et 51 figures dans
le texte, renferme l'ensemble des travaux du Congrès de Berne.
Son contenu est si varié, et si considérable le nombre des com-
munications et des mémoires qu'il renferme, qu'on ne peut
songer à en donner un résumé tant soit peu complet. Bornons-
nous à un coup d'œil d'ensemble. Les mémoires sont écrits en
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 345
français, en anglais ou en allemand. Citons parmi les discours
faits aux assemblées générales, ceux de M. Edmond Perrier, de
Paris ; de M. Lang, de Zurich, sur un précurseur suisse de Dar-
win, Alexander Moritzi ; de M. Salensky, de St.-Pétersbourg, sur
les dépouilles du Mammouth découvertes en 1901 à Beresowka ;
de M. Osborn, de New-York, qui passe en revue dix ans de pro-
grés de la Paléontologie des Mammifères aux États-Unis, et
illustre son récit de 15 superbes planches en héliogravure, etc.
Parmi les communications faites en sections, nous citerons les
suivantes : Sur la Stegomyia fasciata, par Gœldi, de Paré.
L'Ours nain des Alpes grisonnes, par S. Bieler, de Lausanne.
Clupéidés de la mer Caspienne, par Borodine, de St-Pétersbourg.
Un nouveau genre de Syllidiens, par C. Gravier, de Paris. Obser-
vations biologiques sur les Fourmis, par A. Forel, de Chigny-
sur-Morges. Variations des papillons, par Arnold Piclet, de
Genève. Investigations zoogéographiques (avec 2 planches colo-
riées), par 0. Kleinschmidt, de Volkmaritz, etc. L*ensemble donne
une haute idée de l'importance de ce Congrès. L. Navas, S. J.
H. Stichel et H. Riffarth. -- Das Tierreich. 22« livraison.
Lepidopfera, Heliconiidœ, xv-290 pages avec 50 gravures.
— Berlin, Friedlander und Sohn, octobre 1905.
Bas Tierreich est l'œuvre collective d'un groupe nombreux
de naturalistes distingués. Les vingt-trois livraisons qui ont paru
contiennent, sur les branches les plus diverses de la zoologie,
d'excellentes monographies ; nous signalons, en particulier, la
22^ qui est consacrée aux Heliconides, famille de papillons à
ailes supérieures allongées, à antennes grêles et à belles et
vives couleurs.
Une bibliographie très riche et un tableau systématique des
formes décrites ouvrent l'ouvrage. La bibliographie est indiquée
dans chaque section el pour chaque forme. Les descriptions sont
très complètes ; elles sont rédigées en allemand. Des clefs syn-
o[)H(iues conduisent avec sûreté à la détermination el les indica-
tions les plus précises de la localité ou patrie suivent toujours
les descriptions.
E\)ur plusieurs espèces, on décrit un bon nombre de formes.
On suit la nomenclature trinomiale lorsqu'il y a lieu, en corn-
men(;ant par des minuscules tous les noms techniques de caté-
gorie inférieure à celle des genres. Ainsi on écrit : Heîiconius
cyrhia venus. H, cyrbia jiino, au lieu de : Heîiconius cyrbia
Venus, H, Cyrbia Juno, etc. La tautologie Heîiconius cyrhia
346 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cyrhia, par exemple» Helicanius gradaiua graékUus, etc., voulue
par plusieurs auteurs modernes, nous plaît peu. L. Navas, S. J.
H. Schouteden. — État indépendant du Congo. Annales du
Musée du Congo. Faune entomologique de l'Afrique tropi-
cale. Tome I. Fascicule 11. Rhynchota aethiopica. IL Armiiiae
et Tessaratominae. 277 pages avec tables et 3 planches en cou-
leur. — Bruxelles, juin 1905.
L'auteur étudie avec sa compétence bien connue une partie
de la faune hémiptérologique de TAfrique tropicale, il a eu le
soin de donner la clé dichotomique des espèces pour chaque
genre qu'il comprend dans son mémoire. De chaque espèce il
présente une description latine très complète ; il y ajoute, le
plus souvent en français, les renseignements complémentaires.
La synonymie accompagne toujours les différentes sections.
De nombreuses figures très utiles et très soignées, intercalées
dans le texte^ et trois planches lithographiées hors texte, font de
cette publication une des plus riches que nous connaissions. L. N.
D»" Alph. Dubois. — État indépendant du Congo. Annales
du Musée du Congo. Zoologie. Série IV. Remarques sur l'Or-
nithologie de l'Etat indépendant du Congo, suivies d'une liste
des espèces recueillies jusqu'ici dans cet État.Tomel. Fascicule I,
ni-3(> pages avec 12 planches en photochromie. — Bruxelles,
novembre 1905.
Fascicule initial des études ornithologiques sur la belle et
riche faune congolaise. L'auteur y présente la description, la
synonymie et l'habitat d'un grand nombre d'espèces, dont plu*
sieurs nouvelles, par exemple Barbatula rtMgularis Dub.,
Francolinus Nahani, etc., et d'autres récemment décrites. Dans
le genre Turacus, il donne la clé analytique de toutes les
espèces et variétés connues (25 en tout), en supposant vraisem-
blable qu'on en trouvera d'autres au Congo que les huit obser-
vées jusqu'à présent.
Le mémoire se termine par une liste de 488 oiseaux congolais;
c'est peu, sans doute, comparé à la réalité, mais c'est beaucoup
si l'on tient compte que l'auteur s'est borné, en dressant ce cata-
logue, aux espèces conservées au Musée de l'État indépendant,
à Tervucren, au Musée royal d'Histoire naturelle de Belgique,
et à celles qui lui ont passé par les mains et de provenance cer-
taine.
Les douze planches en photochromie sont superbes. Elles
REVUE DES RBCUBiLS PÉRIODIQUES. 347
représentent 16 espèces, dont quelques*unes eu grandeur natu-
relle, avec leurs couleurs propres et dans un cadre vraiment
artistique. Nous félicitons Tauteur de ce mémoire et les artistes
qui Tout aidé à réaliser cette œuvre de science et d'art. L. N.
É. De vrildeman. — État indépendant du Congo, Annales
DU Musée du Congo. Études de Systématique et de Géographie
botaniques sur la Flore du bas et du moyen Congo. Vol. I.
Fasc. m (pages i-iii et 233-846; planches xliv-lxxiii). — Bru-
xelles, mars 1906.
C'est le dernier fascicule du premier volume de la série V
consacrée à la Botanique. Publication superbe, qui fait le plus
grand honneur à TÉtat qui la soutient, et à notre savant col-
laborateur, M. É. De Wildeman.
Il énunière les plantes de l'herbier du Congo qui se trouvent
au Jardin botanique de l'État, à Bruxelles, et décrit de nom-
breuses espèces, voire des genres nouveaux. La description est
sobre, mais précise, suffisante et faite de main de maître.
Dans son Introduction, M. De Wildeman s'abstient de porter
un jugement détinitif sur la valeur des espèces qu'il mentionne.
Faute d'exemplaires et de formes de transition, il a préféré, et
nous sommes pleinement de son avis,délimiterles formes actuelles
comme espèces distinctes, même au risque de devoir les réunir
plus tard, que de synthétiser trop hâtivement. ** S'il est, en effet,
possible de ramener ultérieurement une espèce secondaire bien
décrite à un type primaire définitivement établi, il devient fré-
quemment impossible de morceler, quand le besoin s'en fait
sentir, une espèce synthétique constituée d'éléments disparates
non spécifiés. „
Les 73 planches lithographiées qui accompagnent le texte,
représentent quelques-unes des espèces nouvelles décrites. Leur
exécution est parfaite ; les organes principaux : feuilles, fleurs,
fruits, graines, ovaires, etc., sont admirablement figurés. L. N.
Nathan Banks. — A Revision of the neartic Hemerobiidœ,
Trans. a m. Ent. Soc. Décembre 1905. In-8% 30 pages avec
3 planches.
Ouvrage d'intérêt général, même pour les entomologistes
d'Europe, car cinq au moins de nos espèces se trouvent aussi
dans rAmérique septentrionale. Il est basé surtout sur la col-
lection de M. Banks, riche en Névroptères néartiques.
Après quelques renseignements généraux sur cette famille si
r
348 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
intéressante, ] auteur la divise en trois sous familles, qu'il
Doninie Dilarinœ, Sisyrinœ et Hetnerobiinœ, se servant de la
terminaison inœ, que plusieurs entomologistes consacrent, en
effet, aux sous-familles, d'autres la réservant aux tribus.
Dans cette division s'introduit une nouveauté : Fauteur fait
rentrer les Dilar dans la famille des Hémérohides, dont ils
avaient été séparés depuis longtemps par Hagen pour former
une famille autonome, et avec raison, à notre avis. Le groupe
des Dilar, quoique très restreint et analogue, dans son ensemble,
aux Hémérobides, s*en écarte cependant beaucoup par la forme
des antennes pectinées chez les mâles, la présence d'un long
oviscapte chez les femelles, la structure des ailes, la forme du
prothorax, etc. Si Ton veut partager les Dilarides, je trouverais
très naturelle la division de la famille des Hémérobides en deux
tribus, les Sisyrinea et les Hémérohines.
Les Sisyrines sont distribués dans les genres Folystœchotes,
Lomamyia (genre nouveau, avec désinence qu*il eût fallu éviter,
étant donné qu'on l'emploie pour quelques genres de Diptères,
en lui préférant Lomamia), Climacia et Sisyra,
A son tour les Hémérobines sont partagés dans les six genres
suivants : Megalomus, Sympherohiiis (nov. gen.), Boriomyia
(nov. gen.), (Boriotnia eût été préférable pour la raison donnée
plus haut), Hemerohius, Psectra et Micromus, dont deux nou-
veaux à cause de la division du genre primitif Hemerobins de
Liniié en trois : Hemerobius, Sympherobius et Boriomyia. Tous
trois peuvent s'étendre aux espèces européennes. Ainsi le genre
Hemerobius s. str. comprend les espèces : humuli, micans.
atrifronSy nitidulus, stigma, limbatelltiSf lutescens, orotypua;
le Boriomyia : concinnus, é-fasciatus, subnebulostis, nervosus ;
le Sympherobius : elegans^ parvuhis, inconspicuus. Le genre
Hemerobius reste le plus nombreux, comprenant treize espèces
néartiques, dont deux aux moins, humuli et marginatuSf sont
fréquentes en Europe.
Je ne puis que souscrire à l'idée très sage, à mon avis, de
conserver le nom d'Hémérobides, que quelques auteurs donnent
aux Chrysopides, changeant ainsi une pratique consacrée par
l'usage ; d'où la nécessité de rayer le nom générique Chrysopa
et le nom de famille Chrysopides, En voulant pousser à l'excès
la rigueur, on risque d'engendrer la confusion. Il vaut mieux,
nous semble-t-il, conserver séparées aussi par le nom les 'deux
familles des Hémérobides et des Chrysopides, conformément à
l'usage le plus courant. L'auteur avait déjà fait la revision des
REVUE DBS RECUEILS PÉRIODIQUES. 849
Chrysopides néartiques ; la révision des Hémérobides en est la
suite la plus lieureuse. L. N.
A. Da Gunha. — L'Année technique 1905. Un vol. in-8<' de
232 pages, 106 figures ; préface de A. Dastre. — Paris, Gau-
thier-Villars, 1905.
Ce volume nous offre le tableau des principales applications
de la science au cours de Tannée écoulée. C'est, dans le domaine
des arts industriels les plus importants, une sorte de revue des
progrès accomplis. Le premier chapitre est consacré aux nou-
veautés en construction et architecture : le nouveau pont sus-
pendu de Williamsbourg, qui réunit New- York à Brooklyn à
travers TEasl-River ; les grands barrages de Barossa en Austra-
lie et d'Ithaca aux Etats-Unis ; les perfectionnements récemment
adoptés pour permettre le transbordement des voyageurs ou le
transport des charges ; la description de routillage employé
à la construction du Métropolitain de Paris, etc. Les chapitres
suivants sont consacrés à la technologie générale, aux moyens
de transport et plus particulièrement aux chemins de fer.
Albert Granger. — La Céramique industrielle. Chimie.
Technologie. Un vol. de la Bihliothèqiie technologtque^^H pages,
179 figures. — Paris, Gauthier- Villars, 1905.
L'auteur a réuni en ce volume toutes les données définissant
l'état actuel de l'industrie de la Céramique. L'ouvrage s'ouvre
par l'étude détaillée des matières premières et des généralités.
Ce n'est qu'après avoir décrit les substances employées dans la
composition des pâtes, glaçures et colorants, les méthodes à
suivre pour constituer une pâte, les appareils servant à la
façonner, les fours destinés à la cuire, que l'auteur aborde l'étude
détaillée de la fabrication des terres cuites, produits réfractaires,
faïences diverses, grès et porcelaines, en se bornant aux pro-
cédés suivis le plus généralement. Les travaux récents sur la
composition des argiles, la dilatation des pâtes, les méthodes
d'essai des matériaux, etc., sont cités et analysés, de sorte que
le lecteur trouvera, en même temps que les détails de la pratique
industrielle, le résumé des tentatives faites par les hommes de
science pour améliorer les fabrications céramiques. Un soin
tout particulier a été donné à la bibliographie. Un lexique en
trois langues (anglais, allemand, français) donne la concordance
de quelques termes techniques dont l'explication est difficile à
trouver dans les dictionnaires.
r
35o REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
X. Rocques. — Les Industries de la conservation des au-
MENTS. Préfaces par P. Brouardel et A. Muntz. Un vol. grand
in-8o de 506 pages. — Paris, Gauthier- Villars, 1906.
Le but de l'auteur est de réunir les données que nous possé-
dons actuellement sur la conservation des aliments, de rappeler
les travaux scientifiques qui ont donné naissance et servent de
bases aux industries correspondantes et d'exposer la pratique
rationnelle de ces industries.
H. Astruc. — Le Vinaigre. Un vol. petit in-8<> de VEncydo
pédie scientifique des Aide-Mémoire, 168 pages, 16 figures. —
Paris, Gauthier-Villars.
Théorie technique de la fabrication du vinaigre : la matière
première, la fabrication tant au point de vue chimique qu'au
point de vue pratique, l'installation et l'aniénagement des locaux,
les différents appareils et procédés, leur conduite, le produit
fabriqué, ses traitements, ses maladies, sa composition, ses
essais, la recherche de ses adultérations, sont successivement
passés en revue et minutieusement étudiés.
L. Grillet. — La Législation des accidents du travail. Un
vol. petit in-8« de V Encyclopédie scientifique des Aide-Mémoire,
200 pages. — Paris, Gauthier-Villars.
Ce vade-mectim sera très utile aux ingénieurs, chefs d'indus-
trie, secrétaires de syndicats, assureurs, juges ni^me qui y
trouveront l'exposé clair de la législation française en matière
d'accidents du travail, et de l'état actuel de la jurisprudence.
D»" C. M. B. Dubruel, Médecin-Major des troupes coloniales.
Le Béribérl Un vol. in-8<> de 157 pages, avec figures dans le
texte. — Paris, Baillière, 1905.
Ouvrage honoré d'une médaille d'or par la Faculté de Méde-
cine de Bordeaux (Prix de Médecine coloniale et d'Études
exotiques). I/antenr y rassemble les matériaux épars dans les
ouvrages et les revues élrangères difficiles à consulter et, s'ai-
daiit (le sa propre expérience, expose et discute les théories très
noml)renses émises sur la nature du béribéri. Voici un résumé
de la table des matières : Historique. Domaine géographique.
Palhogénie. Anatomie pathologique. Causes prédisposantes.
Symptonuilologio. Formes cliniques. Diagnostic. Pronostic. Pro-
phylaxie. Traitement. Observations. Conclusions. Une liste biblio-
graphi(|ue comprenant 78 n®» (ouvrages séparés, articles de
Revue) termine cette excellente monographie.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 35 1
James Forbes. — L*Église catholique au xix« siècle
(1800-1900), 2« édition. Un vol. in-16 de 287 pages. — Paris,
Lethielleux.
Ce volume réunit quelques conférences données à Paris, à
Sl-Philippe du Roule, à St-François-Xavier, etc. L*auteur y
expose le développement de TEglise catholique au xix« siècle.
Après un coup d'œil d'ensemble, il étudie tour à tour la marche
de rÉglise, au cours du siècle passé, en Allemagne, aux États-
Unis, en Angleterre, en France. Tableaux hautement instructifs
et bien faits pour relever les âmes que les tribulations de l'heure
présente tendraient à abattre. Etudes documentées, pleines de
chiffres éloquents, où se retrouve la manière toute positive,
un peu britannique, de J. Forbes.
Les pages sur la France sont particulièrement intéressantes.
L'auteur y met à nu la situation de son pays au point de vue
religieux, et suggère les remèdes qu'elle lui parait comporter.
F. TarmeL — Histoire de la Théologie positive, du Concile
DE Trente au Concile du Vatican. Un vol. in-8o de xiv-440 p.—
Paris, Beauchesne, 1906.
Ce volume fait suite à V Histoire de la Théologie positive
jusqu'au Concile de Trente, du même auteur; il en a toutes les
qualilés de clarté, d'ordre et d'érudition. Le plan et la méthode
sont restés identiques ; toutefois l'abondance des matières a
fait remettre à plus tard Tétude des mystères, des sacrements
et de la grâce : l'auteur se borne ici au mouvement théologique
relatif au dogme de l'Église (règle de foi — Église — Papauté).
Nous souhaitons vivement le prochain achèvement d'une œuvre
éminemment utile et très méritante. £. H.
P. Vallet. — Les Fondements de la connaissance et de la
croyance, examen critique du Néo-Kantisme. Un vol. in-8o de
xii-43(> pages. — Paris, P. Lethielleux.
Exposé et discussion des " principaux problèmes philoso-
phiques et théologi(iues à la double lumière de la raison et de
la toi et au point de vue des be.*<oins de la pensée contempo-
raine „ (Préface, p. xii). Première partie : Les fondements de la
connaissance. Le problème de la certitude. La connaissance
sensible. La connaissance intellectuelle, [^'absolu. La substance.
La cause. Connaissance de l'univers. Connaissance de l'Ame.
Connaissance de Dieu. — Seconde partie : Fondements de la
croyance. La Foi. Les dogmes. L'apologétique.
r
352 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
J.-B. Ferreres, S. J. — La Mort réelle et la Mort appa-
rente et leurs rapports avec Tadministratioa des sacrements...
Traduction française sur la 3»"« édition espaguole par le Rév.
Df J.-B. Génisse, avec notes et appendices du même. Un vol.
in-8o de 466-xvi pages. — Paris, G. Beauchesne, 1906.
L'opuscule du R. P. Ferreres s'adresse aux prêtres et aux
médecins ; Timporiance du sujet est manifeste et l'exposé en
est excellent. Le Rév. B^ Génisse en a triplé les dimensions eu
ajoutant à sa traduction une préface (5-2i2), des notes et des
appendices (159-466), sur l'incertitude des signes ordinaires de
la mort, la persistance de la vie après le dernier soupir, la
fréquence des inhumations précipitées et les moyens à employer
pour échapper au danger d'être enterré vivant.
f
JOSEPH-MARIE DE TILLY
(1837-1906)
Le 4 août 1906, la Belgique a perdu l'un de ses plus
nobles enfants, le lieutenant-général Joseph-Marie De
Tilly, membre de TAcadémie royale de Belgique et de la
Société scientifique de Bruxelles, dont les écrits sur les
principes de la géométrie et de la mécanique resteront,
croyons-nous, dans le domaine de la philosophie scienti-
fique, l'une des œuvres les plus remarquables du xix« siècle.
Nous avons publié autrefois dans la Rbvue des Ques-
tions SCIENTIFIQUES (2* série, t. VII, pp. 584-595), une
Notice sur les rechef^ches de M. De Tilly en Méiagéométrie.
Nous donnons plus bas le discours que nous avons pro-
noncé, le 7 août dernier, aux funérailles de M. De Tilly
et où nous avons reproduit, en les complétant, plusieurs
de nos appréciations antérieures sur ses travaux.
Voici les dates principales de la carrière militaire de
M. De Tilly. Né à Ypres, le 16 août 1837, il a été suc-
cessivement élève (i853-i858), répétiteur (1864-1868),
professeur (1868-1877) à l'École militaire ; directeur de
l'arsenal de construction d'Anvers (1879-1889) ; et enfin
commandant et directeur des études a l'École militaire
(26 décembre 1889-26 décembre 1899). ^^ sut y faire
régner l'ordre et la discipline d'une manière plus absolue
qu'à aucune période antérieure et il y éleva le niveau des
études scientifiques.
Le 26 décembre 1899, ^' ^^ Tilly fut nommé pré-
1I1« SfiRIE. T. X. 23
354 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
si dent du comité d'études de la position d'Anvers etain si
éloigné de l'École militaire. Tout le monde regarda cette
nomination comme une destitution déguisée ; et quand
M. De Tilly eut été mis à la pension, avant Tâge, en 1900,
cette mesure suscita, à lia Chambre des . Représentants,
un long débat qui mit aux prises, comme on Ta dit, la
science militaire et la bureaucratie militaire. L'ordre du
jour, voté par la Chambre, donna raison à la science.
M. De Tilly avait gravi peu à peu tous les échelons de
la hiérarchie militaire, depuis le grade de sous-lieutenant
d artillerie jusqu'à celui de lieutenant-général.
Il avait été nommé successivement chevalier, officier,
commandeur, grand officier de l'ordre de Léopold (novemt
bre 1899). Il était décoré de plusieurs ordres étrangers.'
Nous faisons connaître plus bas les étapes principales
de la vie scientifique de M. De Tilly. Il était membre
depuis longtemps de la Société royale des Sciences de
Liège, de la Société des Sciences physiques et naturelles
de Bordeaux, dans les Recueils de laquelle il a publié un
de ses principaux ouvrages, Y Essai de 1878.
Il faisait partie de la Commission de l'Observatoire et
du Conseil d'administration de la Bibliothèque royale,
etc., etc.
La santé de M. De Tilly avait été assez chancelante
pendant les hivers de 1904-1905, 1903-1906, qu'il dut
passer dans le Midi ; néanmoins il put présider les sessions
de la Société scientifique de Bruxelles d'octobre 1904 à
Mons, de mai 1903 et d'octobre 1905 à Bruxelles. Au
printemps de 1906, il semblait avoir repris son ancienne
vigueur, mais une affection cardiaque l'enleva à l'affectioil
de sa famille et de ses amis, après quelques jours de
maladie, le 4 août 1906. La veille, il avait reçu les der-
niers secours de la religion qu'il avait toujours pratiquée
sans bravade et sans peur.
Ses funérailles eurent un caractère très simple : il avait
refusé les honneurs militaires. Le service funèbre eut lieu
'>
JOSBPH-MARIE DE TILLY. . 355
le mardi 7 août, à 1 1 heures, en l'église des SS. Jean et
Nicolas à Schaerbeek et rinhumation, immédiatement
après, au cimetière de Laeken. M. le colonel Maffei et
M. Salkin, professeur éméri te à l'École militaire, l'un à
la maison mortuaire, l'autre au cimetière, prononcèrent
des allocutions émues où ils dirent, en termes d'une
grande élévation, à quel point M. De Tilly fut, dans sa
vie privée, lami fidèle et dévoué de ceux qui avaient
mérité son affection, dans sa vie publique, l'homme du*
devoir absolu, sans faiblesse et sans compromission.
Voici le discours où, à la maison mortuaire aussi, nous
avons essayé d'apprécier sa carrière scientifique.
Messieurs,
L'homme éminent dont nous pleurons la perte a fait
pariie de l'Académie royala de Belgique depuis 1870, de
la Société scientifique de Bruxelles depuis 1876, du Con-
seil de perfectionnement de renseignement moyen depuis
1891.
Au nom de ces corps savants, auxquels il était si dévoué,
permettez-moi de lui adresser un dernier adieu et, comme
collègue, comme ami, comme disciple, d'esquisser sa belle
et féconde carrière scientifique.
Elle se divise en quatre périodes presque égales dont
chacune est marquée par une œuvre d'une valeur scienti-
fique et philosophique durable.
Joseph-Marie De Tilly, né à Ypres en 1837, entre ^
à l'École militaire à seize ans, en i853, pour en sortir
comme sous-lieutenant d'artillerie en i858; il fait partie
de Tarmée active jusqu'en 1864, époque où il est nommé
répétiteur à l'École militaire ; il occupe ces fonctions jus-
qu'en 1868.
C'est pendant ces dix années d'une laborieuse jeunesse
(1 858- 1868) que De Tilly pose les bases de ses travaux
géométriques. Dès 1860, à vingt-trois ans, il publie ses
356 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Recherches sur les Élénents de giioméirie, où il signale
toutes les imperfections et les lacunes du traité deLegendre.
Dans ce premier écrit, il donne déjà des preuves d'un
vrai esprit critique à propos des questions difSciles qui
se présentent au début de la science de l'espace et, en
particulier, à propos du postulatum d'Euclide.
Peu de temps après, il fait cette découverte capitale
que l'on peut établir un système complet et rigoureux de
géométrie sans recourir ni au postulatum d'Euclide, ni à
aucun autre équivalent. Sans sortir de la géométrie plane,
il retrouve par une voie personnelle, tous les résultats
fondamentaux de Lobatchefsky et de Bolyai. Mais il va
plus loin qu'eux ; le premier, il écrit une cinématique, une
statique et une dynamique non euclidiennes. Ces recherches
furent présentées à l'Académie royale de Belgique, le
i®''août 1868, sous le titre d'Études de Mécanique abstraite.
La seconde période de la carrière scientifique de De
Tilly s'étend de 1868 à 1878. C'est alors que son activité
scientifique devient le plus intense. Pendant ces dix
années, il publie plus de cinquante notes ou mémoires sur
les sujets les plus variés de mathématiques pures ou appli-
quées. Il avait été nommé professeur à l'École militaire
en 1868. La Classe des sciences de l'Académie royale
l'avait appelé dans son sein comme correspondant en 1870.
Dès 1872, elle le charge de faire le Rapport séculaire sur
les travaux de t Académie. Ce rapport, d'une lumineuse
concision, est une belle page d'histoire scientifique; mais
il n'est rien en regard de l'œuvre capitale de De Tilly
pendant cette seconde période de sa vie, je veux dire son
Essai sur les p7nncipes fondamerUatix de la Géométrie et
de la Mécanique (1878). Dans ce remarquable ouvrage,
c'est directement que De Tilly attaque et expose d'une
manière complète les principes de la science de l'espace.
Reprenant à son insu une idée de Cauchy, dont on a d'ail-
leurs retrouvé le germe chez Leibniz, il fonde toute la
géométrie sur la notion d'intervalle ou de distance de
JOSBPH-MARIB DB TILLY. SSy
deux points. Cette notion première irréductible, il l'ana-
lyse avec une sagacité et une rigueur magistrales, et il en
fait sortir successivement la géométrie de Riemann, la
géométrie de Lobatchefsky et enfin celle d'Euclide. Dans
son livre, De Tilly soumet aussi à sa critique pénétrante
les principes de la mécanique, mais en les considérant
seulement dans l'espace euclidien.
La troisième période de la carrière de De Tilly est une
période d'activité professionnelle et de recueillement
scientifique. Déchargé en 1877 de ses fonctions de pro-
fesseur à rÉcole militaire, il fut nommé en 187g directeur
de l'arsenal de construction militaire d'Anvers et occupa
ce poste pendant dix ans. Malgré son écrasante besogne,
il parvient à publier, entre autres travaux, une étude
originale d'analyse sur les équations linéaires (1887). La
Classe des sciences de l'Académie Tavait nommé membre
effectif en 1878; il en fut élu Directeur et nommé Pré-
sident de l'Académie entière pour l'année 1887. A la séance
solennelle de décembre 1887, il prononça un discours
extrêmement remarquable sur les Notions de force ^ daccé-^
lération et d énergie. C'est une refonte du dernier chapitre
de l'essai de 1878, où se trouve, à côté d'une critique
approfondie des principes de la mécanique, une vraie
découverte philosophique : De Tilly y expose, en effet,
une solution simple et naturelle du problème de la con-
ciliation du déterminisme avec le libre arbitre ; simple
et naturelle, bien entendu, pour ceux qui connaissent la
mécanique rationnelle.
La quatrième période comprend exactement les dix
années suivantes, du 26 décembre 1889 au 26 décembre
1899, pendant lesquelles De Tilly est Commandant et en
même temps Directeur des études à TÉcole militaire. En
1891, il succède à Liagre comme membre du Conseil de
perfectionnement moyen et y acquiert bientôt la plus
légitime influence. En 1897 et 1899, ^^ f^^^ paraître deux
éditions successives d'une brochure substantielle sur les
358 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
exâmeïis d'admission en mathématiques à rÉcôle mili-
taire : cet opuscule méthodologique contient des indica-
tions vraiment précieuses pour les professeurs de mathé-
matiques qui s'intéressent au progrès de renseignement.
De Tilly a publié pendant cette période de sa vie un
mémoire scientifique qui est le couronnement de son
œuvre géométrique et où. il s'est vraiment surpassé lui-
même : je veux parler de son Essai de Géométrie ana-
lytique générale (1892). II. y montre que toute la géo-
métrie se réduit en dernière analyse à une seule relation
entre w + 2 points si l'espace est à n dimensions ; entre
5 points par conséquent, pour notre espace expérimental
à trois dimensions. Cette relation n'est pas arbitraire^
elle est soumise à une condition nécessaire et suffisante,
dite condition des six points, qu'il détermine. Il faut lire
dans le mémoire même, la plume à la main, comment
l'auteur déduit de la relation fondamentale les trois géo-
métries euclidienne, lobatchefskienne, riemannienne, sans
recourir à aucune autre notion que celle de distance.
Après 1899, De Tilly a complété plusieurs de ses
recherches sur la géométrie ou la mécanique, mais selon
lui, sans y ajouter rien d'essentiel, sauf, ce nous semble,
dans quelques pages sur le triangle isoscèle ; il y résout
à fond une difficulté qui n'existe vraiment qu'en géométrie
plane, et que les philosophes ont appelée, en géométrie
solide, le paradoxe de Kant sur l'équivalence des objets
symétriques.
Telle est Tœuvre scientifique et philosophique de De
Tilly : il a étudié trois fois d'une manière originale et de
plus en plus approfondie la question des premiers prin-
cipes de la science de l'espace ; vingt-cinq ans avant les
mathématiciens philosophes italiens, il a établi d'une
manière solide cette vérité capitale : la géoméiiHe est la
physique mathématique des distances ; — le premier,
presque le seul, il a créé la mécanique non euclidienne; —
par une voie plus simple et plus naturelle que Boussinesq,
\
JOSEPH-MARIE DE TILLY. SSq
il adonné une solution du problème de la conciliation
du déterminisme avec le libre arbitre.
Celte œuvre de De Tilly a-t-elle été appréciée dans son
pays comme elle méritait de l'être ? Nous n'oserions
l'affirmer : les géomètres la trouvaient trop philosophique,
les philosophes ne pouvaient la comprendre parce qu'elle
était trop mathématique. A cette heure des suprêmes
séparations, qu il nous soit permis à nous au moins, sop
disciple et souvent le confident de ses pensées, dans oe
domaine de la philosophie scientifique, de dire hautement
que nous regardons les travaux de De Tilly, en géométrie
et en mécanique non euclidiennes, comme appartenant
à la partie impérissable de la science.
Mais ce n'est pas là toute l'œuvre de De Tilly. Homme
du devoir, il savait que, comme officier d'artillerie, il
devait être un technicien et il le fut. En réalité, ce sont
ses heures de loisir seules qu'il a données à la science
pure ou philosophique. Dans ses heures de travail profes-
sionnel, qui sont les plus nombreuses, il consacre toutes
les ressources de son esprit aiguisé par ses recherches
spéculatives aux problèmes de mécanique appliquée et
d'art militaire qu'il est de son devoir d'approfondir et de
résoudre. C'est ainsi qu'en vingt ans, de i863 à i883, je
trouve dans la liste de ses écrits plus de vingt notes^
mémoires ou ouvrages sur les sciences appliquées : sur
l'appréciation des distances en artillerie (i863) ; cours de
mécanique (1866, 1868); deux cours d'artillerie ( 1 867,
1872-1878); sur le frottement de glissement (1870) ; sur
le roulement (1871) ; sur la balistique appliquée (1872) ;
sur le mouvement d'un solide (1873-1874) ; sur la simili*
tude mécanique (1873- 1874) ; balistique extérieure (1874);
balistique intérieure (1875) ; sur les levers du matériel
d'artillerie (1875) ; sur des questions de balistique (1876);
sur le cerclage des canons (1876) ; sur la rotation des
projectiles (1877) ; sur des engrenages à embrayage autor
r
360 RBVUB DBS QUB8TI0NS SGIBNTIFIQUB8.
matique (1878) ; sur la résistance de l'air dans le tir des
projectiles (i883).
Sa compétence en mécanique pure et appliquée était
universellement reconnue par ses confrères de rAcadémie,
de la Société scientifique et du Conseil de perfectionnement.
Il était chargé de tous les rapports relatifs à cette partie
de la science, ou y touchant de près ou de loin. Avec
quelle conscience ne s acquittait-il pas de cette tAche
souvent ingrate de rapporteur ! Je pourrais citer tel travail
récent de mécanique dont Texamen lui a coûté une grande
partie de ses loisirs pendant près d'un an. Mais aussi,
grâce à Tactive collaboration d'un rapporteur aussi con-
sciencieux, l'auteur a pu transformer son mémoire et le
rendre inattaquable. Trente ans auparavant. De Tilly
avait ainsi complété et précisé un mémoire de Genocchi
sur les Eulériennes. Tel livre soumis au Conseil de per-
fectionnement de l'enseignement moyen est devenu un
bon manuel, parce que l'auteur a pu le remanier d'après
une critique minutieuse et détaillée que De Tilly, avec
sa bienveillance accoutumée, avait bien voulu en faire.
Il avait des idées vraiment élevées sur le rôle de l'en-
seignement scientifique, soit dans les athénées et collèges,
comme le prouvent son opuscule de 1897-1899 et maints
articles originaux de méthodologie mathématique, soit
dans les écoles techniques et, en particulier, à rÉcole
militaire. Comme Brialmont, comme Liagre, comme
Nerenburger, il appartenait à cette élite, qui pendant les
fécondes années de leurs études supérieures ont senti leur
intelligence se développer et s'épanouir sous l'influence
d'un haut enseignement scientifique. Ils ont eu conscience
de leur valeur personnelle en luttant de toutes leurs forces
contre les difficultés des mathématiques transcendantes,
des sciences physiques et de leurs applications exposées
scientifiquement. Aussi ont-ils tous voulu que les jeunes
générations qui doivent passer à l'École militaire pussent
s'abreuver à leur tour à ces sources fécondes du savoir.
JOSEPH-MARIE DB TILLY. 36 1
De Tilly a lutté dans des conditions difficiles pour le
maintien de ces hautes traditions à TEcole militaire et il
y a réussi, mais au prix de bien rudes épreuves. Ce n est
ni le lieu ni le moment de les rappeler ; mais puisque j'ai
l'honneur de parler ici au nom de l'Académie, je serais
infidèle au mandat qu elle a bien voulu me confier, si je
ne disais pas que la Classe des sciences a fait tout ce
qu'elle a pu pour en adoucir l'amertume. Dans sa séance
du 6 janvier igoo qui a suivi l'éloignement de De Tilly
de cette École militaire à laquelle il avait donné le meil-
leur de sa vie, elle l'a élu à l'unanimité son Directeur
pour la seconde fois.
La Société scientifique de Bfmooelles s'honore aussi d'avoir
compté De Tilly parmi ses membres pendant trente ans.
Il a fait partie de son Conseil chaque fois que ses occupa-
tions professionnelles le lui ont permis ; il en a été vice-
président trois fois (1876-1877, 1903-1904, 1904-1905)
et président pendant l'année écoulée, 1905-1906. Nous
étions fiers de compter dans nos rangs un savant aussi
profond et aussi original, qui partageait nos convictions
religieuses, philosophiques et scientifiques.
Par la dignité de sa vie, par la noblesse de son carac-
tère, par son scrupuleux amour du devoir, par la sûreté
de son amitié, De Tilly s'était acquis l'estime et l'affection
de tous ceux qui avaient pu le connaître intimement.
A l'Académie, à la Société scientifique de Bruxelles, au
Conseil de perfectionnement de l'enseignement moyen, il
ne comptait que des amis. En leur nom à tous, je lui
adresse le suprême Au revoir de lespérance chrétienne,
là-haut, dans le royaume de la Lumière sans ombre, de
la Justice sans défaillance.
P. Mansion,
membre de V Académie royale de Belgique,
r
LA CHRONOLOGIE
...•'■ I
DBS
ÉPOQUES GLACIAIRES
L'ANCIENNETÉ DE L'HOMME
La notion de l'ancienne extension des glaces en Europe
est aujourd'hui devenue si courante, qu'on a de la peine
à se figurer que son introduction dans la science soit
encore bien loin d'avoir un siècle de date. C'est en i8i5
que ridée en est venue, par simple intuition, à un modeste
guide alpin, Perraudin, et Venetz, qui ne reçut pas sans
surprise la confidence de cette conception, dut la mûrir
quelque temps avant de se décidera s'en faire le champioq.
Il fallut ensuite, pour amener le triomphe de cette nou-
veauté, les etforts successifs des Charpentier, des Agassk,
des Desor, et la lumière ne parut faite que quand» il y a
une cinquantaine d'années, Alphonse Favre se fut trouvé
en mesure de définir avec précision le territoire que les
glaces alpines avaient occupé. Encore cette démonstration
ne fut- elle pas de suite acceptée par tous. Ceux qui, de
1860 à i865, fréquentaient les cours de l'École des Mines,
se souviennent encore de l'incrédulité, pour ne pas dire
de l'irritation, que provoquait, chez l'illustre auteur de
la théorie des soulèvements, toute allusion aux glaciers
LA GHROI^()Lè^ié DBS ÉPdQUÉfe ÔLA^IÀiRES. ,36^
t
quaternaires: Il admettait volontiers' de' grands Cata-
clysmes diluviens, distinguant même xxn diluvium- scahdi-
tiave et un diluvium alpin ; mais pour lui, tout cela était
Tœuvre de violents cours d'eau, et il ne fallait- pas lui
parler de glaciers. Quand, et) 1875, la' Société géôlo'gique
de France tint une réunion en Savoie, «oùs la direc-
tion d'Alphonse Favre, qui fit exprès, durant toute ùnè
journée,, de promener les excursionnistes au milieu des
anciennes moraines et des ro'chers pblis, on ^éiltVait encore
entendre grommeler, parmi les grobpe^v quelques attardés
de la vieille école, qui s'obstinaient à ne pas ouvrir leurs
yeux à la lumière.
Combien les choses sont changées depuis lorâ, et qui
donc aujourd'hui voudrait contester rancienne extension
des glaces, en dehors de quelques fantaisistes que la con-
tradiction amuse, ou de faiseurs de systèmes, dont leë
conceptions a priori se trouvent dérangées par les faits
devant lesquels s'inclinent tous les observateurs de bonne
foi?
Donc il ne s'agit plus maintenant de prouver que les
glaces ont occupé d'immenses territoires, non seulement
autour des Alpes, où elles couvraient i5o 000 kilomètres
carrés, contre 4000 quelles occupent aujourd'hui, mais
aussi autour des Pyrénées, des cimes du Massif Central,
des Vosges et des Carpathes, tout comme elles rayon-
naient, sur des millions de kilomètres carrés, de part et
d'autre de la Scandinavie ainsi que de la région lauren*-
tienne de l'Amérique. Il ne s*agit même plus de définir
avec précision les limites atteintes par cette extension. A
mesure qu'on s'appliquait à cette tâche, il a bien fallu
reconnaître qu'il y avait moraines et moraines ; qu'entre
deux dépôts morainiques d'ancienne date, il pouvait exis*
ter, sous le rapport de la constitution comme sous celui
de la situation mutuelle, autant de différence qu'en pou-
vait présenter une moraine quaternaire, relativement à
un dépôt glaciaire s'accomplissant sous nos yeux. La
r
304 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
preuve fut bientôt faite, non seulement que TexteDsion
quaternaire avait présenté des oscillations, au moins com-
parables à celles qui, de nos jours, font tantôt avancer,
tantôt reculer les lobes de glaces ; mais que, parmi ces
oscillations, il s'en trouvait d'une telle ampleur que par-
fois, entre deux périodes de progression, le terrain avait
dû se trouver au moins aussi libre de glaces qu'il Test
aujourd'hui. En résumé, ce n'est pas à une époque glaciaire
unique qu'on avait affaire, mais à plusieurs, séparées par
des stades itUerglaciaires, et dont la succession a dû
embrasser un énorme intervalle de temps. Mais alors,
combien doit-on reconnaître de ces époques ?
Au début, dans le massif alpin, on en a clairement dis-
tingué deux. Les dépôts de la plus récente formaient,
bien en avant des glaciers actuels, une ligne de moraines
encore très fraîche, sinon continue, du moins facile à
reconstituer dans son ancien contour, et dont les maté-
riaux n'avaient subi aucune altération sensible.Onj recon-
naissait encore, sans difficulté, une boue glaciaire grisâtre,
empâtant des blocs de toute dimension, dont beaucoup à
contours anguleux, en même temps que plusieurs mon-
traient des rayures caractéristiques. A cause de leur
situation, à moindre distance des glaciers du temps pré-
sent, ces moraines furent appelées moraines internes.
Mais, en dehors du territoire qu'elles occupaient, les
yeux des glaciéristes, désormais façonnés à ce genre de
recherches, apprirent bientôt à reconnaître, épars çà et
là, des lambeaux de cailloutis assez analogues aux pré-
cédents. Les éléments, il est vrai, en étaient sensiblement
altérés, par suite d'une plus longue exposition à l'influence
des agents atmosphériques. La surface, bien moins irré-
gulière, avait perdu les caractères habituels du paysage
morainique. Mais la nature et la disposition des maté-
riaux plaidaient pour une origine glaciaire. D'ailleurs, là
où ces dépôts entraient en contact avec les moraines
LA CHRONOLOOIB DBS ÉPOQUES GLACIAIRES. 365
internes, on voyait celles-ci raviner très nettement les
dépôts plus altérés. Ces derniers représentaient donc un
état glaciaire plus ancien, qui s*était étendu en surface
plus loin que l'autre, à une époque où la topographie de
la contrée différait beaucoup de ce qu'elle est aujourd'hui.
Ils appartenaient à une chaîne de moraines externes,
chaîne aujourd'hui morcelée par le travail des cours d'eau,
en même temps qu'oblitérée par la longue action des
agents météoriques, mais suffisamment nette pour qu'on
pût affirmer une première extension des glaces.
Plus d'une fois d'ailleurs, entre les moraines internes
et la chaîne externe, on voyait apparaître, ravinant la
dernière, mais recouvertes par les premières, soit de
vraies alluvions fluviales avec débris de grands pachy-
dermes ou de rhinocéros, soit des dépôts de lignites, où
les restes végétaux trahissaient une température très
clémente. 11 y avait donc eu, entre la première et la
seconde époque glaciaire, une vraie période inier glaciaire,
durant laquelle les vallées de la Suisse, auparavant en-
fouies sous un épais manteau glacé, avaient dû être déga-
gées jusqu'au cœur même du massif. Des constatations
analogues étaient aussi faites en Amérique, où l'on appre-
nait à distinguer le vrai drift glaciaire, avec sa topogra-
phie morainique si bien accentuée, d'un drifl atténué,
capable de s'étendre jusqu'à des centaines de kilomètres
en avant de l'autre. Ce drift atténué représentait ce que
Térosion et l'altération atmosphérique avaient bien voulu
laisser subsister, parmi les dépôts d'une première invasion
glaciaire qui, comme celle d'Europe, avait couvert plus
d'espace que la seconde.
Ce premier point une fois acquis, la poursuite des levés
géologiques de détail mit les observateurs dans la néces-
sité d'opérer, en chaque point, la séparation des dépôts
respectivement attribuables aux deux époques. Ce travail,
entrepris pour les Alpes orientales par M. Penck, le
r
366 .- HByU© DE^ QUESl^ONS SCIENTIFIQUES. • :
^Vant.profesi^eur de riJniversité'de Vienne (r), le con-*
duisit d^sM883» non pas 'Seulement à. soupçonner, mais à
étaJbrlir par, deiSrfails, ^qi^^è le nombre? des extensions gla-
ciâireâ devait êtve porjté à trois (2), sans préjudice des
oscillations de n^dindre importance que chacune d*elles
avait pu traverser. Les moraines internes continuant à'
jalonner, la troisième invaisiouv tandis que les morainea-
externes correspondaient à la seconde, les traces de la
premièç^ se trouvaient dans des cailloutis très altéréSt
occupant des plûteaux, où i}3 formaient de» lambeaux de^
nappes, tandis que les 'moraines internes et externes appa-
raissaient surtout spus forme de tentasses atuc flancs des
vallées actuelles. A ce itioment d'ailleurs, à la notion des
moraines 'proprement dites commençait à se joindre, et
cela, grâce surtout pf M. Penck, la considération des
cailloiUis flumo- glaciaires, dont il convient maintenant de
dii-e un mot, car elle a introduit d^ facilités particulières
dans l'étude d'un problème dont à eux seuls les dépôts
morainiques n'auraient pas suffi à fournir la solution, à
cause delà facilité avec laquelle leurs éléments s'oblitèrent
dans le cours des temps.
Lorsque lé climat d'une région înontagneuse est assez,
stable pour que les glaciers du massif ne subissent pas
de variations notaWes, l'extrémité libre de chacun d'eux
s'arrête à une certaine position moyenne, de part et
d'autre de laquelle elle n'exécute que.de faibles oscilla-
tions. Or la glace ne cessé de charrier de.^ matériaux,
amenés à sa surface par les avalanches, et qu'elle trans-
porte lentement', soit sur ses bords et À sa surface, sous
forme de moraines laté^^ales et jfiédianes, soit sur son
fond, à titré de boue moi^ainique et dé gratiet^s sous-
glaciaires. ' '
Arrivés à la fin de leui: course, tous ces matériaux
(1) Aujourd'hui irun^ificré à l'U/iiverailé de Berlin, où ii a recueilli la suc-
cession du baron de Richthofen.'
(î) Die Verglelscherung der deuischen Alpen,
LA QHHONOLOaiB DE6 ÉPOQUES OLACI^IRBS. 367
tombent en avant du glacfer., etmnsitruisént'unç moraine
te7^ninale ou' frontale^ qui entoure en ûri5 de cercle l'extré-r
mité libre du lobé de glace, et fait face 4 l'aval par un
talus, dont, rincliriaison est celle que la pesanteur assigne
à un mélangé dé boiie et de blocs de diveraes grosseurs^
A chaque instant, une portion de ce talus s'éboule,
sous le poidis dé quelque grosse pierre ou sous l'action de
là pluie* En même temps, la fusion de la glace engendre
des^ ruisseaux qui sillonnent le talus et en accroissent Tin-
stabilité; Avant de; parvenir au 'torrent, qui constituera
Témissaire utîique d« glacier, ckacun de ces ruisseaux
entraîne, pour les déposed' un peu plus bas, quelques-uns
des matériaux de la moraine, la boue d'abord, les pierres
ensuite. Tout cela donne naissance à des cailloutis, dont
l'allure s'approche de plus en plus de celle des allumons
torrentielles, â mesure qu'on s'éloigne de la moraine qui
en a fourni les éléments. Ceux-ci, d'abord anguleux et
dispersés sans ordre dans une boue glaciaire, s'arron-
dissent et se classent peu à peu selon leur grosseur, perdant
leurs rayures et finissant par se stratifier régulièrement.
Ainsi l'appareil terminal d'un glacier stationnaire est
un amas plus ou moins large, en forme de demi-cercle,
tournant sa convexité vers l'aval, et passant insensible-
ment de l'état de moraine franche à celui d'alluvion tor-
rentielle. A son contact avec la glace, le mélange des
éléments est tout à fait confus, et comme chaque oscilla-
tion secondaire du glacier aiiiène sa charge de matériaux,
tantôt en un point, tantôt à droite ou à gauche de l'amas
déjà constitué, tous ces apports successifs donnent, à la
surface de la moraine frontale, l'aspect chaotique qui
caractérise le paysage moràînique. C'est un enchevêtre-
ment capricieux d eminences de hauteurs inégales, inter-
ceptant entre elles des espaces où l'écoulement de l'eau
ne peut plus se faire, et qui, au début, abritent autant
de mares ou d'étangs.
Mais, quand an descend, tout se régularise, la surface
368 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
cesse d'être indécise, et la vraie moraine fait place à an
caillouiis fluvio-glaciaire. C'est ce que les Allemands ont
coutume de désigner sous le nom de Schotter.
Maintenant, que le climat vienne à changer, en 8*adoo«
cissant, assez vite pour que la retraite du lobe de glace
soit rapide, il restera, dans la vallée que celle-ci occupait,
d'abord une dépression en amont, à l'endroit où station-
nait la glace ; et cette dépression aura toutes chances de
se transformer en un lac, le poids du lobe de glace stsr
tionnaire ayant dû, à la longue, entraîner un certain
approfondissement. Ensuite on observera, dominant cette
cuvette, un amphithéâtre franchement morainique» con-
cave du côté de la dépression, et passant insensiblement,
dans la direction opposée, à un cailloutis fluvio-glaciaire.
Ce cailloutis aura un développement d'autant plus grand
en longueur, que la moraine d où il dérive était elle-même
plus considérable ; et les oscillations secondaires que Subis-
sait lextrémité libre de la glace se traduiront par une
véritable indentation de la moraine franche dans des cail*
loutis mixtes, le dépôt morainique débordant ceux-ci dans
les périodes de crue, et se laissant envahir par eux dans
les phases de décrue.
11 n'est donc plus nécessaire, pour affirmer la présence
d'un ancien glacier, de retrouver une vraie moraine,
exclusivement composée de blocs anguleux dans une boue
sans stratification. La preuve en sera tout aussi bien
fournie par un cailloutis fluvio-glaciaire, qu'un œil exercé
saura toujours distinguer d'une alluvion exclusivement
formée dans Teau courante. C'est par l'étude méthodique
des cailloutis que M. Penck était arrivé à distinguer trois
phases glaciaires dans les Alpes allemandes, et, dans la
même année i883, il montrait que ces trois phases pou-
vaient également être discernées dans la région sons-
pyrénéenne.
Mais ce n'était là qu'un premier aperçu, qu'une nou-
velle étude de détail allait encore compliquer. En 1887,
LA CHRONOLOQIB DES ÉPOQUES GLACIAIRES. SÔQ
la section de Breslau de TAssociation des alpinistes alle-
mands et autrichiens avait mis au concours l'étude des
anciens dépôts glaciaires dans les Alpes autrichiennes.
M. Penck était tout indiqué pour cette tâche, à laquelle
s associa d'abord M. von Bôhm. Ensuite le savant pro-
fesseur de Vienne, encouragé par la société de Breslau,
qui promettait son concours pour la publication des résul-
tats, résolut d'étendre l'exploration au massif alpin tout
entier, en sassurant, pour la Suisse, la coopération de
M. le professeur Ed. Brùckner, de l'Université de Berne ( i).
Il ne s'agissait plus cette fois d'un coup d'œil d'en-
semble, destiné à fixer les grands traits du phénomène,
mais bien d'une minutieuse enquête, en vue de définir, en
chaque point de l'avant-pays alpin, ce qui pouvait revenir
en propre à chacune des grandes extensions. La surface
à étudier était considérable, les cailloutis fluvio-glaciaires
de la principale invasion pouvant être suivis depuis le
cœur de la chaîne jusqu'aux approches mêmes du Danube,
dans la région d'Ulm.
Au cours de ses explorations, M. Penck fut surpris de
l'allure singulière que semblaient affecter les cailloutis
plus anciens aux alentours du Lac de Constance. Partout
ailleurs, il les avait vus former sur les plateaux une nappe,
doucement et régulièrement inclinée vers le nord. Le mor-
cellement que leur infligeaient les vallées actuelles, décou-
pées dans leur masse, n'empêchait pas de raccorder entre
eux les divers lambeaux, et dy suivre sans trouble les
étapes de cette descente progressive vers le Danube.
Or, les environs du Lac de Constance semblaient don-
ner à cette régularité d'allures un démenti formel. Les
lambeaux reconnus offraient, les uns par rapport aux
autres, d'inexplicables différences d'altitude. En cherchant
à les raccorder, on trouvait que parfois le plongement
(\) Depuis lors, M. Briickner a accepté la chaire de Géographie h rUniver-
site de Halle sur Saale, qu*il a récemmeot quiuée pour celle de Vienne,
ni* SERIE. T. X. S4
I
370 REVUE DES QUESTIONS SGIBNTIPIQUB8.
paraissait se faire en sens inverse, c'est-à-dire vers les
Alpes. Un moment M. Penck se d^uanda si, postérieure-
ment à la formation de la nappe caillouteuse, il ne s*était
pas produit, à titre de dernier écho du soulèvement alpin^
une déformation qui eût entraîné des ondulations dans
cette nappe. Mais des mesures de précision firent écarter
cette hypothèse, en montrant qu'il eût fallu imaginer tout
UH ensemble do dislocations capricieuses, le plongement,
absolument irrégulier, paraissant se faire, tantôt dans un
sens, tantôt dans un autre quelconque.
Eniin, au commencement de 1898, la lumière vint
éclairer ce chaos. Un jour, dans une excursion heureuse-
ment combinée, M. Penck vit nettement devant lui deuof
nappes de cailloutis, occupant des altitudes différentes, et
dont chacune se reliait visiblement vers Tamont à un dépôt
dont l'origine fluvio-glaciaire ne pouvait être méconnue.
Armé de cette découverte, il s'appliqua à faire, dans toute
la région, la part qui revenait à chacune des deux nappes,
appuyant ses observations sur des mesures d'altitude
poussées jusqu'à une approximation d'un mètre. 11 eut
ainsi la satisfaction de reconnaître qu'une fois ce départ
effectué, toutes le^s irrégularités disparaissaient, chacune.
des deux nappes montrant, vers le nord, une inclinaison
très régulière, et ses différents lambeaux se raccordant
entre eux aussi bien qu'on pouvait le souhaiter.
Désormais il était permis de regarder comme prouvé
qu'il s'était produit quatre extensions glaciaires au lieu
de trois ! Bientôt les Alpes orientales, dans les régions
de rinn, de la Salzach et de TEnns, vérifiaient à leur tour
cette conclusion, pendant qu'en Suisse M. Brûckner réus^
sissait à reconnaître les quatre extensions signalées par
M. Penck.
Voici donc l'état actuel de la question, tel qu'il est
résumé dans la belle publication, entreprise sous les
auspices de la section des alpinistes de Breslau et qui.
LA CHRONOLOGIE DBS ÉPOQUES GLACIAIRES. Syi
commencée en 1901, en est actuellement à sa huitième
livraison (i) :
Les quatre espèces de cailloutis fluvio-glaciaires du
massif alpin se divisent en deux séries bien distinctes.
Ceux de la première s'observent toujours sur les pla-
teaux qui séparent les vallées actuelles, où ils forment
des lambeaux de nappes^ d'où le nom de deckenschotter,
c'est-à-dire cailloviis en nappes ou caillouiis des plateaux.
M. Penck distingue le cailloutis supérieur ou des hauts
plateaux, et l'inférieur ou des bas plateaux. Le premier,
dont les moraines sont presque complètement oblitérées,
est remarquable par Taltération profonde que ses éléments
ont subie. Les matériaux granitiques y sont entièrement
décomposés. Ce cailloutis s'est étalé sur une pénéplaine,
c'est-à-dire sur un avant-pays alpin déjà presque complè-
tement aplani par l'érosion, mais dont la topographie a
été depuis lors profondément modifiée, tant par l'étale-
ment des nappes que par les vallées qui ont été creusées
dans leur masse.
Le type du cailloutis supérieur a été choisi par
M. Penck sur le plateau que traverse la rivière Gùnz,
affluent qui aboutit au Danube entre Uim et Augsbourg.
L'invasion glaciaire à laquelle correspond cette nappe est
donc Vépoque du Gilnz ou le Gûnzien.
Le cailloutis inférieur, en lambeaux de nappes sur de
bas plateaux, découpés dans les précédents, et moins
altéré dans ses éléments, a son type sur le pays traversé
par la rivière Mindel, qui aboutit au Rhin un peu en aval
du (iùnz. L'invasion correspondante est celle de Vépoque
du Mindel ou Mindélien.
Les cailloutis de la seconde série se distinguent des
précédents par un caractère essentiel. Ce n'est jamais sur
des plateaux qu'on les trouve étalés. Ils s'observent sou^
(1) Peniîk et Briickncr. Die Alpen im Eiszeitalier, Leipzijï, Tauchnitz.
Voir aussi Penck, Abchiv fUr Anthropologie, 1903, p. 79.
372 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la foi^me de terrasses, aux flancs des vallées actuelles. Ce
sont des cailloutis de te)^asses, ou terrassenschottef^^ par
opposition avec les caillotUis de nappes ou dechenschotter.
Quand ils se sont déposés, ces derniers étaient déjà entail-
lés par les rivières, qui devaient s'approfondir de plus eu
plus dans leur masse. D'autre part, il est toujours facile
de retrouver les moraines auxquelles se rattachent les
dépôts en question.
De ces dépôts des terrasses, les plus anciens, ou cail-
loutis des hautes ten'asses, apparaissent ordinairement à
90 ou 100 mètres au-dessus du lit actuel des rivières cor-
respondantes. Leur type a été choisi aux flancs de la
vallée du Riss, affluent de Flsar. Ils correspondent à
Vépoque glaciaire du Riss ou Rissien.
Enfin les cailloutis des basses terrasses, entaillés dans
les précédents, et situés cà'3o ou 35 mètres au-dessus des
cours d'eau du temps présent, sont bien caractérisés dans
la vallée du Wûrm, rivière qui, après avoir traversé le lac
de ce nom, vient se perdre, un peu au nord de Munich,
dans des marécages alimentant à la fois l'isar et l'Amper.
Ils accusent la quatrième et dernière invasion glaciaire,
celle de Xépoque du Wwvn ou Wûrtnien.
Nous avons dit que les moraines du Gunzien (celles du
deckenschotter ancien) sont presque entièrement mécon-
naissables, tant l'action prolongée des agents météoriques
en a modifié la composition. En revanche, on arrive à
reconstituer les moraines du mindélien, et mieux encore
celles des époques suivantes. On constate alors que les
invasions du mindélien et du rissien se sont avancées
plus loin que celle du wûrmien. Elles correspondent aux
moraines exteivies de l'ancienne classification, tandis que
seuls les dépôts du wûrmien représentent les moraines
inteimes.
11 est des points où l'on peut encore reconnaître la
présence simultanée des quatre cailloutis. Tel est le cas
dans la vallée du Rhin, entre Schaffouse et Bàle, à Brugg,
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. SyS
OÙ ils s'échelonnent entre 3o5 et 5oo mètres d altitude,
tandis qu'à Rheinfelden il n'y a pas entre eux plus de
20 à 3o niètres de différence de niveau.
Un trait caractéristique des cailloutis des trois pre-
mières invasions est que tous peuvent être recouverts par
le dépôt limoneux jaunâtre connu sous le nom de loess,
et qui. calcarifère à la base, est décalcifié et transformé
dans le haut en limon brun. Cette boue, de formation
subaérienne, est interglaciaire, et si elle a pu se former
dans les intervalles des diverses invasions, c'est surtout
entre la troisième et la quatrième qu'elle paraît s'être
développée. Il est certains dépôts de loess qu'on voit nette-
ment passer sous les moraines de l'extension wûrmienne.
La dernière progression glaciaire, celle du wûrmien,
a laissé des traces si nettes que, non content de recon-
stituer ses moraines extrêmes, on peut entreprendre de
démêler les oscillations successives du front des glaces
durant cette période. M. Penck a reconnu quatre stades
principaux de progression, qu'il a désignés, en commen-
çant par les plus anciens, sous les noms de Achen, Bûhl,
Gshnitz et Daun. Il s'est assuré de la position que devait
occuper, durant chacun de ces stades, la limite des neiges
persistantes. Alors qu'en moyenne, pour les précédentes
invasions, cette limite était descendue entre 1200 et i3oo
mètres au-dessous de sa position actuelle, la descente
n'eût été que de 900 mètres pour le stade de Bùhl, de
600 pour celui de Gschnitz, enfin de 3oo à 400 pour celui
de Daun. Ainsi, c'est par étapes que la retraite définitive
des glaces se serait produite.
Dans l'intervalle des invasions glaciaires, non seulement
la limite des neiges revenait à son altitude normale, mais
parfois il lui arrivait de la dépasser sensiblement. Ainsi,
entre le rissien et le wûrmien, il s'est formé à Hôtting en
Tyrol, par ii5o mètres d'altitude, une brèche d'origine
subaérienne, contenant des restes végétaux où figurent,
à côté de plantes vivant encore dans la contrée, Rhodo-
374 REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dendron ponticum et Buœus semperviretis. Ces dernières
formes sont nettement méridionales, et il s'y associe un
Rhammis très voisin d'une espèce connue aux Canaries.
Au Caucase, la limite supérieure atteinte par Rhodo-
dendf^on ponitcum jouit d'une température moyenne de
7° C, supérieure de 2 degrés à celle qui prévaut aujourd*bui
à Hôtting, et la limite des neiges s'y tient à 3ooo mètres.
soit à 400 mètres plus haut que de nos jours aux environs
d'Innsbruck. Donc, à l'époque où se formait cette brèche^
les glaciers alpins ne pouvaient manquer d'être plus petits
qu'aujourd'hui.
Mais ici peutrétre on demandera de quelle manière il
est possible de reconstituer, pour une époque donnée, la
position de la limite des neiges. Voici comment M . Brûckner
répond à cette question (1) :
Si, dans un massif, on parvient à reconnaître, par la
recherche attentive des traces de moraines, ceux des plus
hauts sommets qui ont dû porter de petits glaciers, la
hauteur de ces sommets fixera une limite supérieure pour
l'altitude des neiges persistantes, qui, évidemment s'éle-
vait au moins jusque-là. A côté de cela, la hauteur de
ceux des sommets voisins qui, malgré une configuration
propice à l'accumulation des glaces, ne laissent pas voir
de traces de }rlaciei*s, assigne à la ligne des neiges une
limite inférieure, puisqu'on peut affirmer que les neiges
perpétuelles ne descendaient pas aussi bas. Entre les deux
valeurs doit se trouver l'altitude cherchée.
Conjointement avec cette méthode qui, préconisée par
J. F^artsch, donne d'excellents résultats, une autre a été
proposée par Nf . Kurowski. Elle consiste à utiliser ce fait
d'expérience, que Valtiiude moyenne de Ut surface d'un
grand glacier est justement égale à celle de la limite des
neiges pour la région. Par altitude moyenne, il faut
entendre le résultat de l'intégration de toutes les altitudes
(I) Hettnbr's Geographisgre zeitschript, 10:)4, p. 570.
LA CHRONOLOGIE DBS ÉPOQUES GLACIAIRES. 375
élémentaires, évaluées depuis le front de la glace, recon-
naissable à ses moraines terminales, jusqu'à la régipn des
névés, où cessent les moraines latérales. M. Brûckner
affirme que, par cette méthode, on obtient une approxi-
mation à cinquante mètres près.
Avant de quitter le sujet de la limite des neiges, ayons
soin d'enregistrer encore une très importante remarque
de M. Brûckner. On sait combien l'extension glaciaire a
été considérable en Suisse lors de la principale invasion,
ainsi que le démontre la restitution des contours de l'an-
cien glacier du Rhône. Rien de semblable ne s étant pro-
duit dans les Alpes orientales, on a cherché à expliquer
cette différence en admettant que, par suite de la plus
grande proximité de la mer, source des vents humides du
sud-ouest, la limite des neiges devait, en raison d'une
alimentation plus abondante, descendre à l'ouest du massif
plus bas qu'à Test.
Mais M. Brûckner croit que la cause de cette particu-
larité doit être cherchée dans l'obstacle que le relief du
Jura opposait à l'extension de la glace. Si celle-ci n'avait
pas rencontré la chaîne jurassienne, en descendant des
massifs de l'Aar et du Mont Blanc, elle se serait étalée
en lobes étendus, sur lesquels l'ablation se fût exercée de
façon normale et en eût entravé le progrès. Forcée de
s'accumuler contre la barrière montagneuse, au point
d'atteindre devant elle une épaisseur parfois supérieure à
un millier de mètres, avant de trouver une iSvSue à l'ouçst
par certains cols du Jura, la glace a gonflé de telle sorte,
qu'en beaucoup de points sa surface libre en est arrivée à
dépasser la limite des neiges. De la sorte, un état de
congélation permanente s'est établi au-dessus des points
où, sans cet amoncellement, l'ablation aurait empêché
l'augmentation d'épaisseur du lobe glaciaire.
Ainsi, à partir du moment où son extension lui a fait
atteindre le pied du Jura, le glacier du Rhône a dû deve-
nir, pour le climat de la régioii, un facteur prépondérant.
r
376 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
agissant de manière à y opérer un relèvement progressif
de la limite des neiges.
De cette façon, tandis que, dans les Âlpes orientales,
le glacier de la Salzach, libre de se développer sans
obstacles, n'a couvert, lors du rissien, que 5 7o de plus
que la surface qui devait être occupée plus tard par Tin-
vasion wûrmienne, la différence de superficie, entre les
deux invasions, atteint en Suisse 3o 7^ au profit de la
première. Et pourtant, de Tune à l'autre, et pour les deux
territoires, la même différence s est maintenue entre les
altitudes respectives de la limite des neiges ; c'est-à-dire
que, dans les Alpes orientales comme en Suisse, à Tépo^ue
du rissien, cette limite descendait à 100 ou i5o mètres
plus bas que plus tard, lors du wûrmien.
Mais revenons maintenant à la succession des phases
de l'époque glaciaire. Ce n'est pas tout de l'avoir établie
avec une précision dont l'exemple n'avait pas encore été
donné. Un autre devoir s'imposait à M. Penck, celui de
dater ces alternatives en définissant leur concordance
avec les divisions chronologiques des temps quaternaires,
pendant lesquels elles se sont déroulées.
On sait que la chronologie quaternaire repose sur
l'emploi combiné de l'argument archéologique, déduit de
l'étude des produits de l'industrie humaine, et de l'argu-
ment paléontologique, fondé sur les variations de la faune,
spécialement des grands herbivores, durant le môme temps.
A ce point de vue, on a coutume de distinguer, au
début, une époque chelléenne (i), où les silex, ti'ès roulés
et grossièrement taillés en forme de coup de poing amyg-
daloïde, sont accompagnés par les restes de Yéléphant
antique et du Rhinocéros Mercki, espèces qui, jointes aux
coquilles caractéristiques de cette phase, entre autres la
Coj'bîcula fluminalis, indiquent un climat plus chaud que
(Ij De Cholles-sur-Marne.
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 877
le climat actuel ; d'où le nom de faune chavde, donné à
cet assemblage d'animaux.
Dans l'époque suivante ou acheuléenne (i), le coup de
poing est plus régulièrement taillé, plus petit, sensible-
ment moins roulé, et avec lui commencent à se montrer
les formes dites pointe à main et râcloir, lesquelles devien-
dront plus fréquentes avec l'époque moustérienne (2). La
faune acheuléenne est plus froide, comprenant des ani-
maux à toison, tels que le mammouth {Elephas primi-
genius) et le Rhinocéros tichorhintis. Ceux-ci persistent
dans la phase moustérienne, où se montre déjà le renne
(Rangifer tarandus), en même temps que les outils de
silex prennent des formes de plus en plus lancéolées (3).
Un perfectionnement de la taille des silex, en forme de
feuilles de laurier, caractérise le solutréen (4), dont la
base, abondante en restes de chevaux et en rongeurs de
steppes, ne contient pas encore les pointes de flèches et
les têtes de lances de la partie supérieure. Alors apparaît
lemagdalénien (5) typique,époque des dépôts des cavernes,
avec ossements de renne et instruments d'os ou d'ivoire
portant des gravures et des sculptures ; après quoi l'humi-
dité revient, rendant la prédominance au c^/.
Là finit le paléolithique. Les dépôts qui viendront après
appartiendront au néolithique ou âge de la pien^e polie,
précédant immédiatement l'époque actuelle.
Cette classification étant admise, le procédé à employer,
pour dater les cailloutis glaciaires, paraît très simple en
principe. Il s'agit de rechercher les stations paléolithiques
situées dans le voisinage du massif alpin, et d'établir leurs
rapports de juxtaposition ou de superposition avec les
divers cailloutis. Par exemple, si un cailloutis d'âge ris-
(1; De Saint-Acheul près d'Amiens.
(2) De l'abrUsous-roche du Mouslier (Dordojçne).
(3) Obermaier, Archiv fQr Anthropologie» 1006, p. 506.
(4) De Solulré en Durdoj^ne.
(5) De La Madelaine en Périgord.
ijS REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sien bien déterminé supportait un gisement paléolithiqua
d'âge acheuléen, c'est que l'époque acheuléenne serait
postérieure à l'invasion rissienne. De même une station
dont la surface se montrerait ravinée par un cailloutis
wûrmien serait évidemment préwûrmienne.
Malheureusement les stations paléolithiques du pour-
tour des Alpes appartiennent presque toutes aux diverses
phases de l'époque magdalénienne, et, parmi celles qu'on
voit en relation avec des cailloutis définis, il en est très
peu de plus anciennes. Une seule a paru à M. Penck sus-
ceptible de fournir une indication décisive. Encore est-elle
fort loin des Alpes ; c'est la station de Villefranche-sup-
Saône, un peu en amont de Lyon et en aval de Solutré.
Là s'observe, à une dizaine de mètres au-dessus de la
rivière, une terrasse d'alluvions recouverte de loess, et
où l'on trouve, en même temps que des outils de type
moustérien franc, un assez curieux assemblage d'osse-
ments, offrant l'association de l'éléphant antique, même
de l'éléphant méridional, avec le mammouth, le rhino-
céros à narines cloisonnées et enfin le renne.
La terrasse de ViHefranche, étant recouverte de loess,
ne pouvait être qu'interglaciaire, et antérieure au wûr-
mien. Seulement quelle faune devait la caractériser?
Évidemment il y avait remaniement et mélange d'élé-
ments d'âges différents. Mais lesquels devaient être con-
sidérés comme contemporains du dépôt i
Plusieurs observateurs faisaient remarquer qu*à Ville*
franche les débris de la faune chaude étaient caractérisés
par leur état fragmentaire et roulé, leur couleur brune
et leur densité plus forte, attestant une fossilisation plus
profonde. C'était donc aux dépens d'un dépôt contenant
ces débris que le remaniement avait dû s'opérer, à une
époque sensiblement plus tardive que celle de l'éléphant
antique. Au contraire, les outils moustériens étaient à
peine roulés, offrant des arêtes vives, et les restes d'ani-
LÀ CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 37g
maux de lâ faune froide (mammouth, rhinocéros à peau
laineuse) ne montraient pas de traces d'usure.
Cependant M. Penck se rangea du côté des partisans
de Thypothèse adverse et, regardant les restes de Télé-
phant antique comme la preuve d'un retour de la faune
chaude avant le début du wûrmien, il admit que, dans le
dépôt, les outils et les fossiles moustériens existaient à
l'état remanié. Le moustérien en place se trouvait ainsi
reporté dans la phase interglaciaire intermédiaire entre
le rissîen et le mindélien. Il en caractérisait la fin, le
dt'^but, plus chaud, de la même phase interglaciaire, cor-
respondant au chelléen. La phase de Villefranche elle-
même aurait été suivie par la phase froide du solutréen
inférieur, précédant l'invasion wûrmienne, contemporaine
du solutréen supérieur, le magdalénien venant à son tour
s'enchevêtrer parmi les oscillations du wùrmien.
D'après cette solution, l'humanité préhistorique et
paléolithique aurait assisté successivement : l'^à la période
iîitei'glaciaire du chelléen ; 2** à l'invasion rissienne du
moustérien ; 3° à la période interglaciaire de Villefranche ;
4° à l'invasion glaciaire du wûrmien. Comme de telles
vicissitudes impliquent, selon toute vraisemblance, un
nombre d'années considérable, il en résultait que la civi-
lisation chelléenne devait remonter à une très haute anti-
quité.
Tel était l'état des choses quand, durant l'été de igoS,
un élève distingué de M. Penck, M* Hugo Obermaier,
entreprit l'étude des cailloutis de la région arrosée par la
Garonne et l'Ariège. Déjà, en i883, M. Penck avait
visité la contrée, où jusqu'alors on ne connaissait qu'une
seule extension glaciaire ; et le savant viennois avait mon-
tré que, tout comme dans les Alpes, il était possible d'en
distinguer trois. A son tour, éclairé par l'expérience
acquise dans le massif alpin, M. Obermaier (1) vient de
(1) archiy fur Anturopologib, 1906, p. 299.
380 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
montrer que les quatre invasions pouvaient être reconnues
dans la région sous-pyrénéenne, et qu'à ce point de vue
il y avait identité entre les deux massifs.
De ces extensions, une seule, la dernière, a laissé une
ligne bien reconnaissable de moraines, jouant un rôle
tout à fait semblable à celui des moraines irUejmes dans
les Alpes. Ce sont, par exemple, les placages morainiques
observés contre les rochers striés de Lourdes. Les autres
invasions ne sont plus représentées que par des cailloutis.
Le plus ancien, correspondant au premier deckenschoitef\
s'observe à environ i5o mètres au-dessus des vallées. Il
mérite le nom de gravie?* des plateatuv. Une très bonne
représentation de cette nappe se trouve dans les alluvions
anciennes du plateau de Lannemezan, si profondément
altérées, par une longue exposition à l'air, que les anciens
cailloux du dépôt, devenu argileux, ne se distinguent plus
que sur les cassures fraîches, grâce à une différence de
couleur qui dessine leur forme extérieure. M. Boule, à
qui revient le mérite d'avoir très bien discerné le carac-
tère et l'origine de ces alluvions, avait établi du même
coup que leur dépôt, antérieur à l'époque de l'éléphant
antique, était d'autre part postérieur au miocène supé-
rieur.
Le second cailloutis est assez difficile à suivre ; car il
est réduit à l'état de terrasse, dominant de loo mètres le
lit de la Garonne actuelle. A la Bastide-Clermont, cette
haute tentasse a 5 kilomètres de largeur. La troisième ou
moyenne tentasse apparaît à 55 mètres au-dessus de la
Garonne et sa largeur est à Leguevin de 1 2 kilomètres.
Enfin la quatrième ou basse (en-asse accompagne, vers
i5 mètres de hauteur, tout le cours de la rivière entre
Cazères et Toulouse. La liaison de cette dernière terrasse
avec les moraines d'où elle dérive a été bien mise en
lumière en 1894 par M. Boule.
Cela posé, tandis que les dépôts paléolithiques sont
très rares à proximité des cailloutis alpins, les stations
LA CHRONOLOGIE DES ÉPOQUES GLACIAIRES. 38 1
de cet âge sont nombreuses dans le bassin de la Garonne,
OÙ elles ont fait l'objet de fouilles, de collections et de
descriptions classiques, auxquelles M. Obermaier a pu
facilement se reporter. De cette comparaison méthodique
sont sorties les conclusions suivantes (i) :
Dans les gisements paléolithiques de la vallée de la
Garonne, les outils sont en quartzite, ce qui explique leur
taille plus grossière, qui leur donne une apparence plus
ancienne. Ces gisements appartiennent à Tacheuléen, très
peu séparé d'ailleurs du moustérien. Ils sont situés dans
ou sur la moyenne terrasse et ont dû se déposer lors de
la phase terminale ou froide de la dernière époque inter-
glaciaire, tandis que l'industrie franchement moustérienne,
trouvée dans les grottes de Bize et de Minerve, corres-
pondrait à rinvasion glaciaire du wûrmien. D'ailleurs le
moustérien typique ferait complètement défaut sur le ter-
ritoire arrosé par la Garonne et TAriège, tandis qu'on le
retrouve, soit à l'ouest (par exemple à Pouy dans les
Landes), soit à l'est dans l'Aude.
L'importance de ces conclusions ne saurait être
méconnue ; car il ne s'agit plus là d'hypothèses ni de
rapprochements douteux. Pour la première fois (puisque le *
gisement de Villefranche est susceptible d'interprétations
si discordantes) que des stations paléolithiques ont pu être
exactement datées par des caractères géologiques, ces
constatations font ressortir l'âge ante-ww^^nien des gise-
ments acheuléens. Ces gisements, caractérisés, en outre
des outils d'industrie humaine, par le mammouth, le
-rhinocéros à peau laineuse et le renne, appartiennent
à Tépoque où se déposait le loess, dont la formation
a terminé la dernière phase interglaciaire.
Quant aux stations paléolithiques de la région toulou-
saine, qui reposent directement sur le terrain miocène,
comme celle de l'Infernet, où les outils continuent à être
(1) Une obligeante communication de fauteur nous a permis d'avoir con-
naissance de la seconde partie de son travail avant sa publication déflnitive.
38d REVUE DES QUESTIONS SC1ENT1VIQUB8.
franchement acheuléens, elles se trouvent à une si petite
hauteur au-dessus des cours d*eau actuels, qu'on ne peut
les attribuer raisonnablement qu*à Tune des phases termi-
nales du quaternaire (i).
Reste la question des gisements paléolithiques plus
récents que Tacheuléen. La partie du travail de M. Ober-
niaier qui les concerne n'est pas encore publiée (2) ; mais
lauteur a bien voulu nous faire connaître ses conclusions,
en nous autorisant pleinement à en faire usage.
Pour lui, le moustérien franc correspond à la dernière
extension glaciaire (wûrmienne). A cette extension aurait
succédé une première période post glaciaire, à laquelle
répondent les gisements solutréens. Ensuite aurait apparu
rindustrie magdalénienne, laquelle, ainsi quon l'a bien
souvent remarqué, accuse, non pas le climat humide et
froid qui aurait été nécessaire pour déterminer une pro-
gression des glaciers, mais un climat froid et sec, qui
devait contraindre l'homme à se réfugier dans les cavernes,
en favorisant le développement du renne et des petits
rongeurs de steppes, jusqu'au retour de l'humidité.
Il faut le reconnaître : ces nouvelles assimilations, fon-
•dées sur des faits précis, vont déranger beaucoup d'idées
trop facilement admises jusqu'ici. Bien que certains gise-
ments, comme ceux de la Somme et de la Marne, nous
montrent le chelléen et l'acheuléen en contact immédiat,
on avait mis une complaisance excessive à accepter la
séparation absolue de ces deux époques, jusqu'à en faire
les représentants de deux phases interglaciaires diffé-
rentes, séparées l'une de l'autre par l'énorme intervalle
de temps nécessaire à l'accomplissement de l'invasion ris-
sienne. Pourtant, à plus d'une reprise, dans des gisements
non remaniés, Téléphant antique et le mammouth se sont
trouvés ensemble, ce qui prouve qu'il n'y a pas d'abfme
(1) Oberniaier, loc, cit., p. 310.
i'i) Geue publication a eu lieu entre la rédaction et la correction du ftrésent
article.
LA CHRONOLOGIE DBS ÉPOQUES GLACIAIRES. 383
entre la faune chaude et la faune froide. En outre, les
outils acheuléens ne diffèrent pas assez de ceux du chel-
léen pour qu'il soit vraiment à propos d'intercaler, entre
ces deux industries, la longue interruption qui correspon-
drait h la durée d'une invasion glaciaire ; surtout d'une
invasion aussi importante que celle du rissien, la plus
considérable de toutes.
Combien est plus simple la solution de M. Obermaier,
faisant du chelléen et de l'acheuléen deux épisodes immé-
diatement successifs, l'un chaud, et l'autre froid, de la
dernière phase interglaciaire ! Après cela le moustérien
franc, avec ses instruments d'ordinaire si profondément
patines, comme s'ils avaient subi de nombreuses alterna-
tives de gelée et de dégel, trahirait l'invasion wûrmienne,
à laquelle aurait succédé, mettant fin au progrès des
glaces, la phase des steppes du solutréen, suivie par le
régime sec et froid du magdalénien. C'est alors que se
serait produit un retour d'humidité, caractérisé par les
dépôts du Mas d'Azil (Ariège), avec lesquels finit Tâge
paléolithique.
Si Ton songe que, dans ces derniers temps, il ne man-
quait pas d'auteurs pour tenter d'évaluer, en centaines
de mille années, le temps qui avait dû être nécessaire
pour le développement de chacune des diverses industries
paléolithiques (i), en les supposant séparées par de longues
interruptions glaciaires, on appréciera toute la valeur de
l'avertissement donné, par les observations de M. Ober-
maier, à certains préhistoriens trop pressés de conclure
d'après des faits insuffisamment démontrés. Pour l'instant,
il demeure infiniment probable que, si l'on met à part le
prétendu homme éolithique, dont la fortune momentanée
semble aujourd'hui fort compromise, l'humanité préhis-
torique n'a vu sa carrière traversée que par une seule
(l) Une brochure a élé réceinmenl publiée sous le litre : Douze cent mille
ans d'humanité.
r
384 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
invasion glaciaire, accomplie à l'époque où le coup de
poing classique commençait à se lancéoler, et où le renne
se préparait à supplanter définitivement le mammouth sur
notre sol. Sans doute cette invasion ne s'est pas accomplie
en un jour, et a dû exiger un nombre assez considérable
d'années, qu'il faut ajouter, pour connaître Fâge de la
première apparition de l'homme, d'abord à la durée des
industries chelléenne et acheuléenne, ensuite aux quelques
milliers d'années qui ont pu s'écouler depuis la dernière
retraite des glaces jusqu'à nos jours. Mais il y a loin, sans
doute, de ce total, encore inconnu pour l'instant, aux
chififres fantastiques qu'on s'était plu à énoncer.
En tout cas il est intéressant de constater qu'au lieu
de reculer nos premières origines dans un passé de plus en
plus lointain, l'habile et consciencieuse étude de M. Ober-
maier apporte des arguments considérables en faveur d'une
notable réduction des évaluations précédemment admises.
A. DE Lapparbnt.
LE
PROBLÈME DE L'ALIMENTATION
PHYSIOLOGIE ET PRATIQUE DES RÉGIMES iUlENTAIRES
Dans les maladies chroniques, les prescriptions d'hy-
giène et de diététique ont une importance au moins égale
à celle des prescriptions médicamenteuses. « Le régime
et le repos contribuent souvent autant et plus que les
drogues médicinales à rendre la santé aux malades »» (i).
Le médecin ne saurait donc entrer dans trop de détails
pour tout ce qui touche à l'alimentation de ses malades,
et ceux-ci d'ailleurs lui seront reconnaissants de régler
minutieusement un régime, à la condition que ce régime
ne soit pas trop difficile à suivre.
Ce n'est pas seulement par les malades atteints de
quelque affection chronique qu'il y a grand intérêt à faire
observer une bonne hygiène alimentaire ; c'est aussi par
les individus sains qui commettent chaque jour trop de
fautes contre cette hygiène. La médecine tend aujourd'hui
à prévenir plus qu'à guérir, et, comme le dit fort bien le
professeur Landouzy, nous devons « nous montrer cura-
teui's à la santé, éducateurs en santé, enseignant, par
l'hygiène alimentaire mise à la portée de tous, comment
chacun doit mieux manger pour mieux vivre »» (2).
(1) Gautier, L* alimentation et les régimes chez Vhomme sain et chez
les malades.
[t] H. Landouzy et M. Labbé, Enquête sur (^alimentation d* une cen-
taine d'ouvriers et d'employés parisiens. Paris, Uasson, 1905.
ni« SltlRIK T. X. 25
r
386 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Pour arriver à ce but de vulgariser l'hygiène alimen-
taire, nous ne manquons pas de documents, et Ton peut
dire que toute l'étude théorique et chimique de l'alimen-
tation a été suffisamment faite. Malheureusement, ce qui
est plus difficile, c'est de ramener à des formules simples,
faciles à comprendre et à retenir, les résultats fournis
par tant de remarquables travaux, c'est en un mot de
passer de la théorie à la pratique de l'hygiène alimentaire.
La nécessité du régime alimentaire est admise par tous.
Le jour n'est pas éloigné où les médecins formuleront
le régime alimentaire, comme ils formulent les prescrip-
tions pharmaceutiques. Mais la formule est incomi)lète si
elle n'est pas accompagnée des directions nécessaires. En
d'autres termes, après avoir indiqué au malade les ali-
ments permis et défendus, il faut le mettre à même de se
conformer facilement à ce régime.
Nous étudierons d'abord les principes généraux qui
doivent diriger l'alimentation de l'individu dans l'état de
santé.
Nous passerons ensuite en revue quelques-uns des
régimes alimentaires préconisés dans les maladies chro-
niques.
Ayant ainsi en main les données du problème, nous
aborderons le domaine délicat de la pratique, et nous
rechercherons quels sont les procédés à la fois les meil-
leurs et les plus simples pour suivre les régimes alimen-
taires.
I. PHYSIOLOGIE DE l' ALIMENTATION
Le but de l'alimentation est de contribuer à réparer les
pertes de l'organisme et de produire dans les tissus de la
chaleur et de l'énergie. Pour réparer les pertes de l'orga-
nisme et l'usure journalière de nos tissus, il nous faut des
albumines, de la graisse, de l'eau et des sels minéraux.
Les aliments producteurs de chaleur et d'énergie sont
LE PROBLÈME DE l'aLIMENTATION. 887
surtout les graisses et les hydrates de carbone ; les deux
tiers environ de notre alimentation sont employés à la
production de chaleur, la quantité d'énergie dont nous
avons besoin varie pour chaque individu selon le travail
qu'il accomplit.
Ainsi donc, nous utilisons pour notre alimentation de
l'eau, des sels minéraux (chlorure de sodium, sels cal-
caires, potassiques, sels de fer) et trois grands groupes
d'aliments : albuminoïdes, graisses, hydrates de carbone.
On a calculé les différentes quantités de ces aliments qui
doivent être consommées chaque jour et dans différentes
circonstances : repos, travail musculaire modéré, travail
de force.
Pour l'adulte au repos, M. Gautier fixe comme il suit
la ration d'entretien :
Albuminoïdes. . .110 gr. produisant 523 calories
Graisses .... 70 »» »» 681 »»
Hydrates de carbone. 422 » » 1781 »
Soit au total : 2g85 calories
La quantité d'albuminoïdes et de graisses peut être
réduite, à la condition d'augmenter celle des hydrates de
carbone, par exemple :
Albuminoïdes ... 78 gr. produisant 828 calories
Graisses . . . . 5o » » 465 n
Hydrates de carbone. 488 >» » 2007 9
Soit au total : 2800 calories
Pour un homme adulte, fournissant un travail moyen.
Voit est arrivé aux chiffres suivants :
Albuminoïdes. . . 118 gr. produisant 56i calories
Graisses .... 56 »» »» 544 »
Hydrates de carbone. 5oo y» » 2110 »
Soit au total : 32 1 5 calories
I
$^ REVDB DES QUESTIONS SCIBNTIVIQUBS.
D'api^ès Munk et Ëwald, la quantité d'albumine incii-
quée par Voit est trop considérable, et loaà no grammes
sont suffisants.
Enfin, rhomme adulte soumis à un travail pénible doit-
consommer chaque jour, d'après Gautier :
Albuminoïdes . . . 167 gr, produisant 691 calories
Graisses .... 71 »» »» 666 »
Hydrates de carbone. 692 r» r» 2887 "
Soit au total : 4194 calories
Tous ces chiffres n'ont naturellement qu'une valeur très
relative ; ils ont été calculés d'après des moyennes d'ali-
mentation d'un grand nombre d'individus ; ils ne peuvent
servir que de point de repère.
Landouzy et Labbé indiquent dans le tableau suivant
le besoin de l'organisme en calories :
Par kilogramme
corporel.
Pour un sujet à existence sédentaire . . 35 calories.
Pour un sujet eflFectuant un travail muscu-
laire modéré . . . • 40 »
Pour un sujet eflfectuant un travail de force 48 «
Ainsi un homme du poids de 60 kilogrammes, effec-
tuant un travail musculaire modéré, aura besoin de
60 X 40 = 2400 calories. On voit que les chiffres ainsi
obtenus sont inférieurs à ceux que fournissent les tableaux
de Gautier, de Voit, de Munk et Ewald.
Ces tableaux nous montrent que la quantité de calories
dégagées par un aliment dans l'organisme est très variable
suivant la nature de cet aliment, et cette notion est fon-
damentale en hygiène alimentaire. On peut admettre avec
Atwater que :
1 gr. d'albumine dégage 3 cal. 68
1 gr. de graisse dégage 8 cal. 65
i gr. d'hydrate de carbone dégage .... 3 cal. 88
LB PROBLÈME DE l'aLIMBMTâTION.
389
Munk et Ewald (i) donnent des chifïres un peu plus
élevés ; d'après eux :
1 gr. d albumine dégage 4 cal. i
1 gr. de graisse dégage 9 cal. 3
1 gr. d'hydrate de carbone dégage .... 4 cal. 1
Connaissant le chiffre de calories dont nous avoas
chaque jour besoin et connaissant, d'autre part, la quan-
tité de calories dégagée par un gramme de substance
fondamentale (albuminoïdes, graisse, hydrate decarbaoe),
il ne nous reste plus qu'à rappeler la composition 4e
quelques aliments usuels et leur teneur en ces substarnoes
fondamentales, pour avoir en main touies les données du
problème de l'alimentation.
Nous avons réuni dans ce tableau la taoïeur de jqob
aliments usuels en albuminoïdes, graisses et hydrates de
carbone.
Albumine
Pour iOO
Lait de vache
Œuf de poulel
Viande de bœuf
Viande de veau
Viande de mouton
Jambon fumé
Volaille
Saumon
Haricots
Petits pois .
lentilles
Pommas de terre
Riz
Raisins mûrs
Sucre .
(Gruyère
Pain .
5gr.
20 gr.
19 gr.
17 gr.
25 gr.
22 gr.
21 gr.
24 gr.
22 gr.
25 gr.
Igr.
7gr.
• gr.
7fcegr.2
8
9
1
30
9
7
5
5
6
49
Graisse
P^ur 100
S^Bgr.
3gr. 4à4gr.
Igr. 5
Ogr.8
5gr.8
34 gr. 03
1 gr.
12 gr. 72
Igr. 6
igr. 8
Igr. 9
Ogr.2
Ogr. 6
29gr. 75
flydrate de carbone
Pour 100
3gr.8
49 gr.
52 gr. 4
53gr.5
20 gr.
78 gr.
14 gr.
99gr.3
29 gr. „
6 gr. 2 à 7 gr. 1 0 gr. 2 à 0 gr. 4 51 gr. 1 à 51^
Il résulte de la lecture de ce tableau que, parmi les
aliments fortement albumineux, il fistut citer le gruyère,
(1) Munk et Ewald, Traité de diététiques, d*après la 3^ édition par Hey-
mans et MaMin. Paris, Gtrré et fla«d, t89T.
n
SgO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
le jambon fumé, les lentilles, haricots et petits pois, puis
la viande de boucherie, tous ces aliments contenant plus
de 20 p. 100 d'albumine. Les aliments gras sont le jam-
bon fumé, le gruyère, le saumon. Enfin les aliments les
plus riches en hydrates de carbone sont le sucre, le riz,
les lentilles, le pain, les haricots, les pommes de terre,
les raisins.
De cette constatation, nous pouvons tirer des indications
précieuses pour nos régimes alimentaires. En eflTet, ce
serait trop demander que de vouloir calculer avec préci-
sion la quantité d'aliments pouvant fournir à l'organisme
le chiffre de calories qui lui sont nécessaires ; on ne sau-
rait exiger de pesées minutieuses pour chaque ration de
viande ou de légumes. Mais nous avons, tout au moins,
à la seule lecture de ce tableau, la notion immédiate que
les aliments qui ont nos préférences et qui paraissent le
plus souvent sur nos tables ne sont pas toujours ceux qui
nous peuvent fournir le maximum pour réparer nos tissus
ou entretenir notre chaleur et notre énergie ; alors que
d'autres aliments, au contraire, qui pourraient nous être
des plus utiles, n'occupent qu'une trop petite place dans
nos régimes aussi bien à l'état sain que dans les maladies
chroniques.
Landouzy et Labbé, ayant étudié l'alimentation des
ouvriers parisiens, ont bien montré qu'elle était «* d'ordi-
naire irrationnelle, qualitativement ou quantitativement
insuflBisante, relativement dispendieuse et souvent insa-
lubre « . Les travailleurs parisiens mangent trop de viande,
pas assez de légumes, de pâtes, de féculents et de sucre ;
ils boivent trop de boissons alcooliques. Les ouvrières ne
mangent pas assez et font dans leurs menus, une trop
large place aux crudités et aux condiments.
Ces mêmes auteurs, examinant successivement les divers
types d'aliments usuels, font les remarques suivantes, qui
ont une grande importance pratique sur laquelle nous ne
saurions trop insister : les soupes ont un premier avan-
LE PROBLÈME DE L ALIMENTATION. SqI
tage, de donner une sensation de chaleur et de bien-être
qui dispose favorablement pour le reste du repas ; de plus,
par les légumes, les légumineuses et le pain qu elles ren-
ferment, elles fournissent à l'organisme beaucoup d'éner-
gie sous une forme facilement assimilable. La viande
nest pas indispensable, c'est un aliment très coûteux,
donnant relativement peu de calories ; les travailleurs et
les ouvriers ont donc tout intérêt à restreindre leur
consommation en viande. Par contre, les légumes secs
(lentilles, haricots, pois) sont « des réservoirs considé-
rables d'énergie et de calorique, aussi sains que peu coû-
teux « . De même les pâtes alimentaires, nouilles, mcica-
ronis, semoules, riz. Les gâteaux, biscuits, entremets, qui
contiennent du sucre, de la farine, des œufs, du beurre
ou de la graisse, ont une valeur alimentaire considérable
et ne doivent pas être considérés, ainsi qu'on le fait trop
volontiers, comme des friandises. Enfin le sucre est un
t;y'pe d'aliment énergétique et économique. Pour ce qui est
des boissons, le vin peut être pris en quantité modérée ;
la bière est une boisson-aliment nourrissante et peu alcoo-
lisée. " Boire beaucoup de vin, manger beaucoup de
viande sont deux grandes erreurs répandues partout et
dans tous les milieux >» (Landouzy).
Pour être un peu difierente, les fautes contre l'hygiène
alimentaire habituellement commises dans la classe aisée
ou riche ne sont pas moins nombreuses. La quantité
d'aliments est alors généralement trop considérable, et la
surcharge alimentaire porte aussi bien sur les albuminoïdes
que sur les graisses et les hydrates de carbone. De plus,
on mange beaucoup trop de viande ; et Munk et Ewald
conseillent de ne pas prendre plus de yS p. loo de la
ration d'albumine dans la nourriture animale. Cette pro-
portion est très souvent dépassée. Le Parisien mange en
moyenne plus de 260 grammes de viande par jour, et
ce chiffre peut être doublé pour les citadins riches et
inoccupés ; M. Gautier a pu écrire : « Je ne doute pas que
392 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIPIQUBB.
la dégénérescence qu'on a remarquée dans beaucoup de
familles aisées ne tienne particulièrement à ralimentation
presque exclusivement carnée. »
La qualité des aliments laisse aussi souvent à désirer,
en ce sens qu'on fait abus des épices» des condiments. Il
faut aussi signaler l'abus des aliments riches en toxines,
tels que gibier, viandes, faisandées. Enfin le mode d'inges-
tion et l'ordonnance des repas sont habitueUement assex
critiquables.
Il est d'usage, en France, de faire, outre le petit déjeuner
du matin, deux grands repas auxquels s'ajoute, surtout pour
les femmes et les enfants, un goûter ou collation. Cette
distribution des repas est assez rationnelle. Cependant une
tendance fâcheuse, surtout à Paris, est de retarder de plus
en plus rbeure du diner. Jadis, le déjeuner avait lieu vers
onze heures et le dîner vers six heures. Le dîner tardif est
certainement une habitude défectueuse. Souvent aussi le
repas du soir est trop copieux. Munk et Ewald conseillent
de prendre au repas de midi la moitié de la ration jour-
nalière, l'autre moitié étant répartie entre le petit déjeuner
du matin et le repas du soir, celui-ci devant être au moins
le double de celui-là.
Cette règle n'est pas observée par les commerçants, les
industriels, par toutes les personnes très occupées qui font
un repas rapide vers le milieu du jour et reportent au soir
le repas principal.
Les gens que leurs goûts ou leurs obligations sociales
forcent à de fréquents « dîners en ville » se condamnent
ainsi à une hygiène déplorable. Le repas a lieu rarement
avant huit heures et se termine vers dix heures. Nourri-
ture très azotée, trop riche, trop abondante, séjour pro-
longé dans une atmosphère surchauffée ; retour le plus
souvent en voiture, c'est-à-dire sans avoir fait le moindre
exercice.
Beaucoup d'autres facteurs interviennent, qui peuvent
contribuer, et dans une mesure importante, à rendre une
LE PROBLÈME DE L ALIMENTATION. 3g3
alimentation (supposée quantitativement la môme) hygié-
nique ou au contraire défectueuse. Sans parler des falsi-
fications alimentaires, notons seulement combien la pré-
paration des aliments et Fart culinaire ont une grande
importance. Des aliments bien cuits, agréablement pré-
sentés, sont beaucoup mieux digérés et par suite fournissent
le maximum de rendement ; les travaux de Pawlow ont
montré le rôle des excitations sensitives, gustatives et
autres sur les sécrétions du tube digestif et de ses annexes !
Un rep.as doit schématiquement se composer d'une sub-
stance peptogène, par exemple, bouillon, hors-d'œuvre,
ragoût ; d'une substance nutritive et réparative, telle que
viande, poissons, œufs, féculents ; enfin d'une substance
auxiliaire (légumes verts, salades, fruits) (i). La plupart
de ces aliments sont cuits ; en effet, la cuisson offre plu-
sieurs avantages : pour la viande, elle développe son
arôme et sa saveur ; elle hydrate les légumes, fait éclater
les grains d'amidon, les transformant en dextrine et en
sucres ; enfin elle aseptise les aliments. La cuisson des
viandes nécessite des soins tout spéciaux : elle doit être
poussée plus ou moins loin selon l'espèce de viande. En
principe, les aliments doivent être pris chauds et les
boissons fraîches ; un repas entièrement froid rend diffi-
ciles la liquéfaction des gélatines et des graisses et par
suite leur bonne digestion.
La quantité de boisson permise à chaque repas est très
variable selon les régimes institués pour les maladies
chroniques ; nous aurons à revenir sur ce point. Mais
pour les individus sains, on est peu d'accord sur l'in-
fluence des boissons liquides vis-à-vis des sécrétions
digestives et par suite sur la quantité qu'on peut per-
mettre sans inconvénients. On a prétendu que l'eau dimi-
nuait le titre acide du suc gastrique; il n'en est rien, les
boissons chaudes ou froides prises modérément provoquent
(1) Laumonier, Hygiène de V alimentation.
3g4 REVUB DES QUESTIOx>fS SCIENTIFIQUES .
et augmentent plutôt qu elles ne diminuent la sécréiion
gastrique.
11 est aussi très utile, pour établir un régime rationnel,
de connaître au moins approximativement le poids moyen
de quelques portions usuelles et la contenance de certaines
mesures domestiques, un verre, une tasse.
Voici quelques renseignements donnés à ce sujet par
M. Pascault (i) :
Une côtelette pèse 5o grammes ; un bifteck moyen, 80
à 90 grammes.
Une assiette creuse pleine jusqu'au bord contient 25o
à 3oo ce.
Un verre à liqueur 25 ce.
Un verre à bordeaux 5o »
Un grand verre 1 5o à 200 »
Une tasse à café 100 »
Une tasse à thé 1 20 »
Une tasse à chocolat 200 à 25o »
Un bol moyen 25o à 3oo •
Un médecin qui formule une ordonnance de pharmaco-
logie s'attache toujours à prescrire des mesures domes-
tiques : c'est ainsi qu'il n'ordonne point de prendre tel
poids d'un médicament, mais une ou deux cuillerées. Il
pourrait en être de môme pour la formule d'un régime
alimentaire. Les chiffres ci-dessus ne sont qu'approxima-
tifs, mais ils rendent service dans la pratique, en four-
nissant une base pour fixer le taux d'un régime avec une
exactitude relative.
II. RÉGIMES ALIMENTAIRES DANS LES MALADIES CHR0NIQUR8
Toutes ces notions d'hygiène alimentaire, tous ces
détails sur nos aliments usuels et leur valeur, vont nous
{\) L. Pascault, Alimentation et hygiène de V arthritique, Paris. 1905.
LE PROBLÈME DE l'aLIMENTATION. SqS
permettre de mieux apprécier les principaux régimes
habituellement prescrits au cours des maladies chroniques.
Ces régimes, en effet — exception faite toutefois pour
l'obésité — doivent assurer au malade uîie alimentation
suffisante pour réparer ses tissus et entretenir sa chaleur
et son énergie ; mais le choix des aliments permis doit
d autre part s'inspirer des indications fournies pai' le fonc-
tionnement défectueux, soit de la nutrition en général,
soit du tube digestif, du foie, des reins, etc.
Il va de soi qu'un régime formulé dans une maladie ne
saurait être absolu. C'est plutôt une règle générale sou-
mise à variations dans chaque cas particulier, et que
l'âge, l'état social, la constitution, les habitudes mêmes
du sujet feront souvent modifier.
Obésité, — Parmi les maladies de la nutrition l'obésité
est une de celles dans lesquelles le régime constitue
presque toute la thérapeutique; les régimes proposés sont
d'ailleurs très nombreux, et nous n'avons pas la préten-
tion de les citer tous. Ils reposent sur les mêmes prin-
cipes : ne permettre qu'une quantité d'aliments inférieure
à la ration d'entretien : réduire plus ou moins la quantité
des boissons.
Régime de Dancel : C'est un régime sec, avec ration-
nement des boissons et nourriture constituée par des
aliments peu hydratés.
Régime d Harvey-Banting : Il consiste dans la dimi-
nution des graisses et des hydrates de carbone. Les
albuminoïdes sont donnés en grande quantité ; l'obèse
peut boire i litre à i litre et demi de liquides.
Régime d'Ebstein : C'est un régime riche en graisses,
avec réduction légère des matières albuminoïdes et dimi-
nution très considérable des hydrates de carbone (40 gr.
au lieu de 400 ■. Lyon (1) fait remarquer que ce régime
(i) Lyon, Traité élémentaire de clinique thérapeutique.
396 RKVUB DBS QUESTIONS 8CIBNTIFIQUBS .
est irrationnel, Tingestion de graisse supprimant Tappétit
et créai)t une dyspepsie difficile à guérir.
Régùne (ÏOei^têl : Ce régime est basé sur la réduction
des boissons. Voici les menus d'Oertel :
Le matin : 1 5o grammes de thé ou de café au lait ;
75 grammes de pain.
A midi : 1 10 à 120 grammes de viande rôtie ou bouil-
lie ; poissons maigres, salade et légumes; quelquefois des
farineux (5o à 100 gr.) ; 100 à 200 grammes de fruits;
25 grammes de pain. Pas de boissons ; exceptionnelle-
ment 1 5 à 25 centilitres de vin léger.
Au goûter : une tasse de café ou de thé.
Le soir : un ou deux œufs à la coque, i5o grammes de
viande, 25 grammes de pain, fromage ou fruits, l5 %25
centilitres de vin coupé.
A ce régime, très sévère et difficilement suivi par las
malades, Oertel ajoute la cure de terrain et les exercices
gradués, tels qu*il les a conseillés pour les cardiaques.
Régvne de Schweningef^ : 11 est encore plus sévère et
ne peut guère être suivi que dans un établissement spécid.
L*obèse y fait cinq repas par jour« mais très peu abon-
dants, et desquels sont bannis le pain, la graisse, le sucnii
le lait, le vin et la bière. Le régime est complété par des
massages et des bains chauds.
Régvne cCAlbe7^t Robin : Albert Robin interdit ]e8
farineux, les graisses, les sucres, et diminue beaucoup la
ration du pain.
A 8 heures du matin : 1 œuf à la coque, ao gramiw»
de viande maigre ou de poisson, 10 grammes de pais,
une tasse de thé sans sucre.
A 1 o heures du matin : 2 œufs à la coque, 5 grammes
de pain, i5o centimètres cubes d*eau et de vin, ou de tJié
sans sucre.
A midi : viande froide à volonté, salade au cresson,
5o grammes de pain au plus« fruits x^rus, im varre d'«
rougie, une tasse de thé.
LE PROBLÈME DE l' ALIMENTATION. Sgj
A 4 heures du soir : thé léger sans sucre.
A 7 heures du soir : i œuf à la coque, loo grammes
de viande maigre ou de poisson, lo grammes de pain, une
tasse de thé.
En recherchant le rapport d'azote de l'urée à l'azote
total des urines, Albert Robin distingue les obèses à
nutrition exagérée avec assimilation trop active et les
obèses à assimilation insuffisante ; aux premiers, il res-
treint la quantité de liquide permise, tandis qu'aux seconds
il conseille d'absorber une grande quantité de liquide.
Tous ces régimes prescrits aux obèses doivent être
naturellement modifiés selon les indications fournies par
l'examen complet du malade. Il serait même possible,
d'après G. Leven (i), de faire maigrir un obèse tout en
le laissant manger à sa faim, boire à sa soif et sans lui
imposer aucun surmenage physique ; d'après Leven, l'obé-
sité survient quand le système nerveux régulateur du
poids ost troublé dans son fonctionnement et n'est plus
apte à maintenir la fixité du corps. La cause la plus fré-
quente de ces troubles dans le mécanisme régulateur du
poids est la dyspepsie ; et la première chose à faire, en
présence d'un obèse, est de soigner cette dyspepsie.
GotUte, — Le régime alimentaire joue un grand rôle
dans le traitement de la goutte, et «« le goutteux qui se
médicamente, sans s'astreindre aux prescriptions relatives
à l'alimentation et à l'hygiène générale, ne peut retirer
aucun bénéfice de son traitement »» (Lyon). Mais, comme
le fait remarquer très judicieusement M. Oettinger (2),
on ne saurait préciser d'une façon exacte quels sont les
aliments permis et défendus aux goutteux ; on ne peut que
poser des règles générales, car tous les goutteux ne se
ressemblent pas entre eux, et ce qui réussit chez l'un peut
chez un autre provoquer une attaque de goutte.
(1) Gabriel Leven, L'Obésité et son traitement,
(2) Oeuinger, Thérapeutiqiie du rhumatisme et de la goutte. Paris,
189b.
398 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Cette réserve faite, on peut citer parmi les aliments
permis aux goutteux : les viandes rouges ou blanches,
bien cuites, rôties, grillées ou bouillies ; certains poissons
(morue, sole, merlan), les œufs, le lait ; la plupart des
légumes verts (chicorée, laitues, artichauts, choux -fleurs),
les carottes et pommes de terre ; les féculents et les pâtes
(en quantité modérée) ; les fruits, de préférence cuits ;
comme boissons permises : le vin blanc léger, le café en
infusion très légère.
Les aliments à éviter sont : le gibier, la charcuterie
(sauf le jambon), les poissons gras, les crustacés et coquil-
lages, les condiments (champignons, truffes) ; les légumes
riches en acide oxalique (asperges, oseille, épinards,
tomate, cresson), les céleris et les navets (qui irritent le
rein), les fromages fermentes et les sucreries. Parmi les
boissons, les bières, et surtout les bières fortes anglaises,
sont considérées comme les plus nuisibles aux goutteux ;
les vins mousseux, le bourgogne doivent être absolument
proscrits. « Le bourgogne renferme la goutte dans chaque
verre »» (Scudamore). Pour le cidre, quelques-uns le con-
sidèrent comme une boisson utile dans la goutte, tandis
que Lécorché en interdit absolument l'usage.
D'une façon générale, le goutteux mange trop, et il
faudra lui conseiller « une certaine modération dans le
boire et le manger »» (Sydenham).
Rhumatisme chronique, — De l'hygiène alimentaire des
goutteux se rapproche dans beaucoup de cas celle du
rhumatisant chronique. Les diverses formes de rhumatisme
chronique, en raison de leur étiologie et de leur patho-
génie, comportent cependant certaines indications parti-
culières.
Le rhumatisme progressif et déformant demande une
alimentation substantielle et réconfortante. Il en est de
même des rhumatismes d'infection, quels qu'ils soient ; ce
sont toujours des malades déprimés venant de subir une
LE PROBLÈME DE l'aLIMENTATION. 3gg
infection plus ou moins grave et chez lesquels la nécessité
d'une alimentation tonique est évidente.
Dans le rhumatisme dyscrasique ou goutteux, qui est
sous la dépendance d'une intoxication avec uricémie, on
devra conseiller le régime habituel des arthritiques. Beau-
coup de ces malades mangent trop ; ils auront donc à res-
treindre leur alimentation. Le régime est un régime
mixte, mais avec une grande réserve dans la part faite
aux aliments azotés et aux boissons alcooliques. La plu-
part des viandes sont permises, à la condition d'être prises
en quantité très modérée ; on conseillait autrefois les
viandes blanches ; actuellement on permet aussi les viandes
rouges. Toutes ces viandes doivent être tendres, fraîches
et bien cuites ; il faut interdire le gibier, la charcuterie
(sauf le jambon), les viandes trop grasses et les viandes
jeunes. Parmi les poissons, il faut choisir les poissons à
chair blanche et maigre tels que la sole et le merlan,
éviter les poissons gras (comme le saumon, la morue), les
crustacés et les mollusques.
Les œufs et le lait peuvent entrer dans Talimentation,
mais sans en faire abus. Les légumes verts sont pour la
plupart un bon aliment pour l'arthritique, tout en faisant
des réserves pour l'oseille, les asperges et les épinards.
Les pommes de terre, les nouilles, le macaroni sont à
recommander. Le pain sera bien cuit et devra être bien
mastiqué. Les fruits sont autorisés, mais de préférence
cuits. Pas de condiments, sauf le citron, qui est très
recommandé par les médecins anglais contre la diathèse
urique.
Comme boisson, la meilleure est l'eau pure ou une eau
minérale légère. On peut cependant permettre un peu de
vin blanc (bordeaux de préférence) ou de bière faible, mais
pas de bourgogne, ni de Champagne, et, à plus forte rai-
son, jamais d'alcool ; à la fin du repas, on permettra une
petite tasse de café ou de thé. En somme, régime très
surveillé comme quantité et qualité, et qui doit naturelle-
400 REt'nià DES OUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment devenir encore plus sévère s'il survient des symp^
tomes de néphrite.
Diabète. — Le principe fondamental du régime des
diabétiques est de restreindre autant que possible l'inges-
tion des aliments sucrés et des substances qui se transfor-
ment facilement en glucose dans l'organisme, c'est-à-dire
des hydrates de carbone. Il faudra donc, pour remédier à
cette suppression des hydrates de carbone, élever le taux
des albuminoïdes et des graisses ingérées.
La diète carnée (ou régime de Coutain) est complète-
ment abandonnée ; de même la diète lactée proposée par
Donkin. Le régime habituellement prescrit est le régime
mixte de Bouchardat, plus ou moins modifié. Aliments
permis : les potages gras, le bouillon aux œufs ; les ali-
ments gras (beurre, thon et sardine à l'huile, gras de
jambon, rillettes) ; toutes les viandes ; les œufs ; les crus-
tacés et mollusques (sauf les huîtres) ; les poissons ; la
plupart des légumes (épinards, haricots verts, artichauts);
les fromages, les noix, les amandes. Comme boisson :
leau, le vin, le thé, le café. Aliments défendus : les potages
aux pâtes ; l'oseille, les asperges, les tomates, les carottes»
tous les aliments féculents (riz, lentilles, haricots, pommes
de terre...) ; les pâtes alimentaires, les sauces à la farine,
les fruits sucrés et les pâtisseries.
La question la plus difficile à résoudre est celle du pain.
En effet, le pain contient 5o p. loo d'hydrates de car-
bone ; son usage doit donc théoriquement être absolument
proscrit. On le remplace, depuis les travaux de Bouchar-
dat, par le pain de gluten ; mais cette préférence pour le
pain de gluten ne semble pas très justifiée, d'après Lyon,
car, si certains pains de gluten ne contiennent que 20
p. 100 d'amidon, d'autres en contiennent jusqu'à 60 p. 100.
On a conseillé plus récemment le pain de soya, légumi-
neuse du Japon qui ne renferme que 6 p. 100 d'hydrates
de carbone ; mais ce pain a une saveur désagréable.
Ebstein recommande le pain d'aleurone, fait avec une
LE PROBLÈME DE l'aLIMENTATION. 40I
albumine végétale, surtout abondante dans les graines
oléagineuses et extraite ordinairement de Tamande des
noix ou des noisettes ; Taleurone ne renferme que 7 p. 100
d'hydrates de carbone.
Beaucoup de médecins permettent au diabétique une
petite quantité de pain, la suppression absolue étant très
pénible ; ainsi Dujardin-Beaumetz donnait 3o à 40 grammes
de pain à chaque repas ; il faut autoriser de préférence la
mie de pain, qui contient moins d'amidon que la croûte,
et de plus les malades auront moins de tendance à dépas-
ser la dose permise, la mie étant peu appétissante (Lyon).
Enfin, d'autres médecins remplacent le pain par une
petite quantité de pommes de terre.
Eczéma, — De Tarthritisme et des maladies de la
nutrition dépend dans beaucoup de cas l'eczéma. «* Quelque
pou connues qu'elles soient dans leur essence, les altéra-
tions humorales des eczémateux peuvent être comparées
aux altérations chimiques du sang et des humeurs qu'on
observe dans le diabète, dans la goutte et dans l'urémie »
(Gaucher).
M. Petit, qui a étudié par l'examen des urines, le bilan
do la nutrition chez les eczémateux soignés par lui à
Saint-(.Tervais, en a tiré les conclusions suivantes pour le
rogimo de ces malades :
« L'eczémateux mange trop ; il absorbe trop d'aliments
azolés et néglige au contraire les végétaux riches en sels
et indispensables à la dialyse de son urée.
n Boire de leau ou du lait, ne manger que des œufs,
des légumes et des fruits : telle doit être la règle diété-
tique de l'eczémateux >» (1).
Ajoutons que Turoséméiologio fournit de précieuses
indications non seulement pour établir un régime, mais
pour le modifier et l'adapter à l'état du malade.
Dyspepsie, — Il est difficile de donner schématique-
(I) Clément Petit, Urcgéméiologie des eczémateux^ Lyon, 1906.
ni« SÉRIE. T. X. 36
402 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment le régime alimentaire des dyspepsies, celles-ci étant
très variées par leur étiologie, leurs symptômes et le
traitement devant naturellement être plus ou moins sévère
selon les cas. Voici toutefois le régime de la dyspepsie
dite par Q. Sée nervo-motrice et, par M. Mathieu (i),
sensitivo-motrice.
Les aliments doivent être aussi nutritifs que possible
sous un petit volume; ils seront donc débarrassés des fibres
végétales, des noyaux, des pépins de fruits, qui constituent
des résidus indigestes et irritants. Les aliments azotés
doivent être finement divisés ; les végétaux bien divisés
et bien cuits.
Les divers régimes des dyspeptiques ne sauraient être
présentés ni même résumés ici. La question a été mise
au point dans un ouvrage récent (Soupault, Traité des
maladies de T Estomac, Paris, 1 906).
EntèiHte. — L entéro-colite muco-membraneuse a pris,
en ces dernières années, la première place dans la patho-
logie intestinale et son régime a été étudié surtout en
France par les médecins deChatelguyon et de Plombières,
en Suisse par M. Combe (de Lausanne).
Nous citerons la carte de régime établie par les
médecins de Chatelguyon et que la majorité d*entre eux
prescrivent pendant la saison thermale. C'est un régime qui
rend de grands services dans le traitement de l'entéro-
colite. 11 est un peu long pour être reproduit en entier.
Régime de Combe : M. Combe a étudié avec le plus
grand soin le traitement de l'entérite muco-membra-
neuse (2). Le principe fondamental doit être de distinguer
parmi les aliments ceux qui favorisent la vitalité des
microbes intestinaux et ceux qui leur sont nuisibles ; les
premiers sont les aliments putrescibles et les seconds les
(I) Maihici), art. Maladies de Vestomac du Traité de médecine. Bou-
chard et Brissaud, t. IV.
(i) Combe, Tiaitement de tentérite ffiuco-membraneuse, un vol.,
Paris, J.-B. Baillière.
LB PROBLÈME DE l' ALIMENTATION. 408
aliments antiputrides. On diminuera naturellement, dans
la mesure du possible, l'ingestion d'aliments putrescibles,
tandis qu'on augmentera celle des aliments antiputrides.
Les aliments putrescibles sont les aliments azotés,
viandes et œufs, les graisses, le beurre et la crème.
L'alimentation antiputride est constituée par le régime
lacto-farineux (lait, farines de céréales, riz, pâtes alimen-
taires).
Un autre principe important du régime de M. Combe
est de ne pas boire en mangeant, le repas sec diminuant
notablement la putréfaction intestinale azotée ; enfin il
faut diviser la nourriture en plusieurs petits repas, alter-
nant un repas liquide et un repas solide.
M . Combe utilise toute une série de régimes, les plus
sévères convenant au traitement de l'entérite aigué ou des
poussées fébriles survenant au cours de l'entérite, les
autres pouvant être institués progressivement dans la
suite. Ce sont le régime des potages, le régime farineux
sans viande, le régime farineux avec viande, le régime
lacto-farineux avec légumineuses, le régime complet.
Lithiase biliaire. — Les indications que doit remplir
le régime alimentaire dans la lithiase biliaire ont été étu-
diées dans un article récent par M. Dufourt (de Vichy) (i).
Le régime doit remplir quatre conditions : éviter ou
atténuer l'infection des voies biliaires, maintenir la com-
position normale de la bile, provoquer une sécrétion
abondante de cette bile et obtenir une excrétion biliaire
aussi constante que possible.
Pour éviter ou atténuer l'infection des voies biliaires,
il finit donner au malade les aliments qui réduisent au
minimum les putréfactions intestinales, c'est-à-dire le lait
(Gilbert et Dominici), les farineux et les pâtes alimen-
taires (Hoppe-Seyler, Combe) ; les œufs sont inférieurs au
(DE. Dufourt, Les indications que doit remplir le régime alimen-
taire dans la lithiase biliaire (Presse mëdicaijz, 17 mars 1906).
404 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lait et aux farineux, en restant toutefois supérieurs à la
viande, celle-ci favorisant au plus haut degré les fermen-
tations intestinales.
Maintenir la composition normale de la bile par une
alimentation rationnelle est plus diflBcile. Ainsi, on a
coutume de défendre aux lithiasiques la cervelle, les œufe
et le sang (par exemple le boudin), sous prétexte que ces
aliments sont trop riches en cholestérine ; il semble que
la quantité de cholestérine ingérée est sans influence sur
la composition chimique de la bile.
Pour provoquer une sécrétion abondante de bile, les
meilleurs aliments sont les albuminoïdes, et en parti-
culier les viandes, puis les graisses et enfin, mais très
inférieurs à la viande, les hydrates de carbone. Il ne
faudra pas oublier toutefois que la viande ne doit être
permise qu'avec une certaine réserve, puisqu'elle donne
trop de fermentations intestinales, et que la graisse est
souvent mal digérée.
Enfin, pour obtenir une excrétion biliaire aussi con-
stante que possible, il faut se rappeler que l'écoulement
biliaire se produit seulement quand le chyme passe au
pylore. Ainsi donc, entre la fin d'une digestion gastrique
ei le repas suivant, les voies biliaires forment comme
une cavité close dans laquelle la précipitation des pig-
ments, de la chaux et de la cholestérine se fait plus
facilement. Pour rendre l'excrétion biliaire aussi fréquente
que possible, il suflSt de prescrire au malade des repas
plus fréquents que d'habitude. Dufourt conseille, en plus
des trois repas habituels, une collation vers 4 heures et
un repas le soir avant le coucher.
De ces principes directeurs du régime alimentaire on
peut tirer pratiquement les indications que voici : éviter
une alimentation surabondante, la plupart des lithia-
siques étant des arthritiques ; permettre la viande (en
laible quantité) ; le poisson frais et maigre ; les œufs ; les
jjraisses (crème du lait, beurre frais, jaune d'œuf) ; les
LE PROBLÈME DE L ALIMENTATION. 4o5
légumes herbacés en grande quantité ; les fromages frais.
Réduire la quantité des hydrates de carbone, tout en
permettant quelques farineux. Défendre le vinaigre, les
épices, la moutarde, les liqueurs et boissons alcooliques.
Faire des repas fréquents et légers (cinq repas par jour).
Lithiase rénale. — Du régime alimentaire de la lithiase
rénale, nous aurons peu de choses à dire, puisque l'uri-
cémie est un lien pathologique qui relie la gravelle à la
goutte, et que nous avons déjà indiqué le régime des
goutteux. Rappelons seulement qu'il faut proscrire les
aliments trop riches en azote (viandes noires et fumées,
gibier), les condiments, les légumes qui contiennent beau-
coup dacide oxalique (oseille, haricots verts, tomates,
asperges) ; les boissons défendues sont les boissons forte-
ment alcoolisées, gazeuses, sucrées. Aliments permis :
œufs, poissons légers, viandes blanches, légumes verts
cuits (i).
Albuminurie. — Le régime alimentaire des albuminu-
riques est un peu différent selon qu'il s'agit d'une albumi-
nurie fonctionnelle sans lésion rénale ou d'une albuminurie
liée à une néphrite' chronique.
Dans Talbuminurie orthostatique, il est inutile de
prescrire un régime rigoureux ; ainsi le régime lacté n'a
aucune influence heureuse sur le taux de l'albumine ; il
suffit d'exclure de l'alimentation les mets épicés, le gibier,
les crustacés, le vin pur et les liqueurs (Lyon).
L albuminurie d'origine digestive, qui s'observe surtout
chez les dyspeptiques à estomac dilaté, réclame le traite-
ment de la dyspepsie plutôt que le régime des albumi-
nuriques.
Dans l'albuminurie prétuberculeuse, Teissier recom-
mande une alimentation substantielle (viandes, graisses,
beurre, conserves de sardines).
(1) Enriqucz, art. Lithiase rénale iX\i Manuel de médecine. Debovc et
Achartl, l. VI.
406 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Lorsque lalbuminurie dépend d'une lésion chronique
du rein, néphrite parenchymateuse ou interstitielle, le
régime permis doit être plus ou moins sévère selon que
les signes d'insuffisance rénale sont plus ou moins mar-
qués ; il existe toute une série de régimes partant du
régime lacté absolu, lac to -végétarien, jusqu'au régime
mixte assez varié. Nous citerons à litre d exemple la carte
de régime établie par les médecins de Saint-Nectaire, qui
fournit un bon type du régime mixte des albuminuriques.
La question du régime des brigh tiques est d'ailleurs à
Tétude, et ce régime a été pour ainsi dire revisé depuis
les travaux récents sur le rôle de la rétention chlorurée
dans certains accidents brighiiques. M. Widal a montré
l'importance du régime déchloruré chez les brightiques
œdémateux ; et il a exposé récemment au Congrès de
Liège la pratique de la cure de déchloruration (i).
Les aliments qui peuvent entrer dans le menu d'un
brightique à déchlorurer sont : le pain sans sel (qui con-
tient G gr. 70 de chlorure par kilogramme), la viande
( i gramme de chlorure par kilogramme) et de préférence
le bœuf, le mouton et le poulet ; les poissons d'eau douce,
les œufs et le beurre frais, le riz, les pommes de terre,
les petits pois, les salades. La gelée, dite glace de viande,
préparée sans sel, peut servir à donner du goût aux sauces
et aux légumes. On peut encore utiliser à cet eflfet l'estra-
gon, le thym, le persil. Comme desserts : sucreries et
pâtisseries sans sel, fruits en compote. Les boissons seront
les eaux minérales, la bière et le vin (en petite quantité).
Le lait, qui doit avant tout ses qualités à sa pauvreté en
sel, est un aliment utile à faire entrer dans le régime ;
mais il n'est cependant pas un aliment inoffensif que Ton
peut donner sans compter au brightique, puisqu'il con-
tient environ 1 gramme 5o de chlorures par litre.
(I) Widal, Le régime déchloruré (vni« Congrès français de médeciDe,
Liège, septembre 1U05).
LE PROBLÈME DE l' ALIMENTATION. 407
La ration moyenne du régime déchloruré est : pain
déchloruré, 200 grammes ; viande, 200 grammes ; légumes,
25o grammes ; beurre, 5o grammes ; sucre, 40 grammes ;
eau, i litre 5o ; vin, 3o centilitres ; café, 3o centilitres.
Ce régime donne environ i5oo calories et renferme 60 gr.
d'albuminoïdes, ce qui est suffisant pour un malade au
repos. Cette ration peut être augmentée chez les malades
qui reprennent la vie active après la disparition des
œdèmes et des accidents qui étaient la conséquence de
ces œdèmes. Le régime déchloruré est aujourd'hui très
fréquemment employé non seulement chez les brightiques,
mais encore chez les cardiaques (Vaquez) et chez tous les
malades ayant des œdèmes, il rend dans ces cas de grands
services. — Une seule réserve est à faire chez les brigh-
tiques, c'est que, dans le choix des aliments pouvant
entrer dans la composition du menu, il faut tenir compte
sans doute de la teneur en sel, mais éviter cependant les
viandes en trop grande quantité, les viandes faisandées...
Car ces aliments contiennent des poisons dont l'élimina-
tion insuffisante par le rein est toujours à craindre.
Cardiaques. — Le traitement hygiénique des cardiaques
relève d'indications diverses. Le régime alimentaire se
rapproche souvent du régime des albuminuriques. Les
considérations que nous venons d'émettre à propos de la
déchloruration peuvent aussi bien s'appliquer aux car-
diaques qu'aux albuminuriques.
III. LA PRATIQUE DES RÉGIMES ALIMENTAIRES
Tous ces régimes alimentaires sont plus ou moins bien
suivis par le malade chez lui ; parmi les malades, il en
est beaucoup chez lesquels le désir de faire bonne chère
l'emporte, au moins de temps en temps, sur le bon soin de
la santé. De plus, la sévérité du régime souffre des dîners
en ville ou des dîners offerts par le malade à sa table, et
408 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ces occasions, très fréquentes dans la classe riche, rendent
par cela même le traitement par l'hygiène alimentaire
parfois un peu illusoire, ou tout au moins l'empêchent de
donner tous les résultats qu'on pourrait en espérer.
On comprend, dans ces conditions, le succès obtenu
par certaines maisons de santé, où le malade va pendant
quelques semaines s'isoler du monde extérieur et ne vivre
que dans le souci d'améliorer son état. Ici, plus de tenta-
tions de désobéir aux prescriptions du médecin, plus de
dîners ans ; le menu est chaque jour minutieusement
réglé et une discipline absolue préside aux moindres
détails de la table. C'est surtout pour le traitement des
maladies du tube digestif que la vogue de ces maisons de
santé est grande. Les maisons de santé pour régimes sont
assez nombreuses. Les premières ont été fondées à l'étran-
ger, mais on commence à en établir en France, et sans
nul doute elles sont appelées au succès. Citons, parmi les
établissements les plus connus, la maison dirigée à Franc-
fort par le Docteur Von Noorden, celle du Docteur Wid-
mer à Terri tet, la maison fondée à Neuilly par le Docteur
Cautru, et celle établie plus récemment à Saint-Gervais
par le Docteur Petit.
Le principe de ces établissements est sensiblement le
même ; ils se distinguent par des détails de pratique qui
répondent moins à des différences de théorie qu'à des dis-
semblances d'habitudes et de tempéraments nationaux.
Les maisons de santé rendent des services évidents au
malade dont le traitement exige, sous un contrôle médical
journalier, un régime spécial, de la tranquillité, le séjour
en plein air et l'emploi des agents thérapeutiques phy-
siques.
La méthode consistant à observer séparément chaque
malade permet d'établir un régime propre à chacun. Donc,
pas de régime absolu, invariable. Les malades s'habituent
à comprendre la composition des régimes ; ils en sentent
le bénéfice; ainsi, tout en étant soignés, ils font une sorte
LE PROBLÈME DE L ALIMENTATION. 409
d'éducation pour l'avenir et sauront continuer l'hygiène
alimentaire quand ils seront rentrés chez eux.
La présence d'un médecin qui contrôle journellement
l'état du malade, modifie le régime au gré des besoins
permet d'obtenir des résultats d'autant plus complets qu'on
a sous la main tous les traitements par les agents phy-
siques.
Les avantages de la maison de santé peuvent se résu-
mer ainsi : facilité d'établir et de suivre exacteûient le
régime qui convient à chacun ; utile entraînement du
malade pour l'avenir.
Les régimes dans les stations hydro-minérales, — Une
des questions les plus importantes soulevées par ces
régimes alimentaires est celle de la bonne observance du
régime pendant les séjours que font les malades dans les
stations hydro-minérales. Et cette question se pose à
chaque instant dans la pratique journalière, la plupart
des stations d'eaux minérales françaises et étrangères
recrutant leur clientèle parmi les malades atteints de
troubles de la nutrition, d'affections chroniques du tube
digestif, du foie ou des reins, parmi ces malades dont
nous avons étudié les régimes dans le chapitre précédent.
Il est bien évident que le succès de la cure sera forte-
ment compromis si le malade, tout en suivant le traite-
ment, soit interne, soit externe (eau en boisson, bains,
douches, etc.), si ce malade ne peut, pendant cette période
de cure, continuer à observer les règles d'hygiène diété-
tique antérieurement prescrites par son médecin habituel
ou celles que le médecin consultant de la station aura
jugé utile de formuler.
Et ce qui complique la situation, c'est que le malade se
trouve dans la plupart des cas vivre à l'hôtel et que, par
conséquent, il devient nécessaire, pour assurer au malade
un régime convenable, de pouvoir compter sur l'hôtelier.
Voici donc une nouvelle bonne volonté que le médecin
doit pour ainsi dire gagner à sa cause. 11 était souvent
A\0 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
assez difficile de faire suivre un régime par un malade
vivant chez lui et ordonnant librement le menu quoti-
dien ; il deviendra plus difficile encore d'arriver à ce
résultat dans les stations hydro-minérales, si les médecins
ne s'assurent du concours des hôteliers.
Indications précises formulées par lu médecine, disci-
pline du malade à suivre ces indications, concours de
1 hôtelier pour faciliter l'observance du régime, ces trois
conditions doivent se trouver remplies et réglées par un
accord commun pour arriver à un résultat.
Nous n'avons rien à dire ici du médecin et des malades,
mais il nous reste à voir comment, dans un hôtel, on peut
arriver à rendre facile l'exécution des prescriptions médi-
cales en ce qui concerne l'hygiène alimentaire. Nous avons
pu nous procurer quelques renseignements sur ce qui se
fait, à ce sujet, en Allemagne et en France.
Nous saisirons cette occasion pour remercier nos con-
frères qui ont eu l'obligeance de nous aider de leur avis
et de nous fournir des documents pour cette étude. Chez
tous, nous avons trouvé cette opiuion que, malgré quel-
ques difficultés de pratique, une attention plus grande
peut être apportée à l'hygiène alimentaire dans les villes
deaux, et que l'avenir et la prospérité des stations en
dépendent.
Carlsbad. — A Carlsbad, l'ensemble des pratiques qui
constituent le régime est le produit d'une longue expé-
rience. Le régime a été créé par la tradition et modifié
peu à peu par les progrès de la science. Il n'existe pas à
proprement parler de régime de Carlsbad, mais les méde-
cins indiquent à chaque malade un régime approprié et
variable. Les ordonnances du médecin comportent le taux
à manger, c'est-à-dire la quantité autant que la qualité
des aliments.
Carlsbad reçoit des dyspeptiques, des hépatiques, des
arthritiques, pour ne citer que les principales indications.
Une hygiène municipale bien comprise, une bonne
LE PROBLÈME DE l'aLIMENTATION. 411
volonté absolue des hôteliers qui aident le médecin et font
en sorte que le malade trouve toujours les aliments dont
il a besoin ; des habitudes locales qui incitent à se lever
tôt et à se coucher tôt : telles sont les causes principales
qui permettent à Carlsbad d'éviter le surmenage et de
faire une bonnj cure sans pourtant s'astreindre à un
régime trop rigoureux.
Il existe une surveillance administrative des restau-
rants, des boucheries et du lait. L'inspection des viandes
est faite par un vétérinaire très instruit et très bien rétri-
bué. Pour le lait, un service spécial est chargé de la
surveillance et eh fait des analyses fréquentes. Dans les
hôtels et restaurants, le malade mange le plus habituelle-
ment à la carte, faisant lui-même son menu et dans un
coin de la carte sont indiqués les aliments pour diabétiques
et les aliments convenant aux dyspeptiques. Les jambons
de Pra{jue (préparés au salpêtre) et la bière de Pilsen
sont donnés assez librement. En général, les hôteliers
veillent à ce que la cuisine soit peu épicée, légère ; et
certains aliments ne figurent jamais sur les menus. On ne
mauge jamais de crudités, mais on mange beaucoup de
crème, de fruits en compote. Dans ces conditions, le
malade trouve toujours sur la carte les aliments qui lui
ont été conseillés par le médecin, et il peut toujours faire
le repas de cure.
Marienbad, — A Marienbad, on soigne la goutte, le
diabète, l'arthritisme, mais surtout l'obésité. Depuis cinq
ans, il n'y a plus de table d'hôte ; les repas sont servis
par petites tables et le malade mange à la carte. Sur le
menu est une liste des aliments défendus ou suspects. En
général, les hôtels ne servent pas d'aliments trop mauvais
pour la cure ; il y a un accord tacite des hôteliers pour
favoriser le régime. Une particularité intéressante des
hôtels de Marienbad est que les portions sont d'un volume
connu, par exemple, la portion de viande étant de loo à
i5o grammes.
412 REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Il existait autrefois un régime dit de Marienbad presque
exclusivement carné ; on y a renoncé, le régime s'atténue,
s'humanise pour s'adapter à chaque cas. On fait surtout
un régime de circonstance, de sous-nutrition, c'est-à-dire
qu'on cherche à donner, mais progressivement, looo à
i5oo calories en moins de la ration d'entretien. On ajoute
aux repas de la salade, des légumes verts, bref des ali-
ments qui satisfont le besoin du malade sans trop Tali-
menter.
Comme à Carlsbad, l'hygiène municipale, l'inspection
des viandes et du lait sont bien organisées.
Wiesbaden, — A Wiesbaden, dont le rhumatisme et
la goutte constituent les principales indications, il n'existe
pas dans les hôtels de cuisine spéciale pour la cure. Les
malades doivent veiller eux-mêmes à composer leur menu
d'après les ordonnances médicales. Cela leur est aisé
d'ailleurs, car la plupart des hôtels s'arrangent pour évi-
ter les condiments et fournir aux pensionnaires les mets
qui leur sont conseillés. Les menus comportent en outre
un grand choix de plats de légumes, si bien que les
malades ont la faculté de suivre un régime sinon végéta-
rien, au moins de manger fort peu de viande.
Ncuenhar, — A Neuenhar, on sert dans chaque hôtel un
repas spécial composé suivant les indications médicales.
Kreuznach. — A Kreuznach, les règles diététiques sont
observées d'une façon assez variable, quoique les méde-
cins attachent grande importance à l'hygiène alimentaire.
Les repas sont pris soit à de grandes tables d'hôte, soit
à de petites tables ; mais il y a aussi des pensions et des
restaurants où l'on suit un régime rigoureux.
Ems. — A Ems, les règles diététiques suivies d'habi-
tude sont des plus larges. Il n'y a pas à proprement par-
ler de régime particulier. Le plus souvent, les médecins
conseillent de s'abstenir d aliments trop gras, de crudités.
C'est aux malades de se conformer à ces conseils en
faisant leur choix dans le menu de leur hôtel. Dans les
LE PROBLÈME DE L ALIMENTATION. 4l3
hôtels de premier et deuxième rangs, le service a lieu par
petites tables. La cuisine est assez voisine de la cuisine
française, en général assez bonne et légère.
Cette grande variété dans la façon d'ordonner et de
servir les repas se retrouve du reste dans beaucoup
d'autres villes d'eaux allemandes. Mais il faut noter ce
fait général, c'est que là même, où par suite de causes
diverses la discipline est assez relâchée, les hôtels évitent
de servir certains aliments reconnus d une digestion diffi-
cile ou incompatibles avec la cure et cherchent à grouper
sur le menu plusieurs des mets qui rentrent dans les
prescriptions médicales les plus usuelles.
Vichy, — A Vichy, les régimes alimentaires étaient
prescrits de longue date par le corps médical de la station ;
mais la mise en pratique du régime n'a été organisée qu'à
une date récente. Certains hôtels ont, à chaque repas,
trois menus différents : menu de la table d'hôte, menu de
la table des dyspeptiques, menu de la table des diabé-
tiques. Le service est fait par petites tables, et les clients
au régime payent un léger supplément, en raison de l'aug-
mentation du personnel. Cette organisation a fonctionné
à la satisfaction de tous, et sans aucun doute elle sera
peu à peu adoptée par de nouveaux hôtels.
AiX'leS'Baifis. — Les médecins d'Aix-les-Bains se sont
entendus pour formuler, pendant la cure thermale un
régime, très large du reste, dont voici les principes :
Composition des repas : Composer le menu du déjeuner
et du dîner de telle sorte qu'il y ait toujours un plat de
viande rôtie ou grillée et un plat de légumes autre que la
garniture des viandes.
Alimeyits interdits : Mets faisandés ou très épicés.
Salaisons, charcuterie, sauf le jambon, écrevisses, homards,
coquillages. Poissons salés, fumés, de conserve. Cham-
pignons, truffes, oseille, rhubarbe, cacao. Fromages forts.
Aliments pei'mis à dose modérée : Gibier noir. Pois-
son de mer. Cervelle, ris de veau, tête de veau. Canard,
4^4
fcirrrï ijek vfB'^TJaKt' hiZEsrriFJ:^::^^.
flgf-OL. Aiîï#*rg-ei, épiijkrtk. ue;3«rarr*^ Sasrfc, ijk'y«mgB>.
"[ij**::!^ ^ijio^^ei. Fruiiè k'ide^ fnoïkitwi*-^, irhjitë^ çrir-
U/^wuia tmlerdiU : liAa*^ for;**. Par:. Xfiraiv, Bun:-
Lai plupart dff^ propr^^5ULre^ d^L^^els f'iiisjcreDi à* ae
règl*:^ pour coraposer leuj^ s^z^^^. H- ôùtii^c: -"iJI-îtzs
iCMiVd^ lea facilités aux i&tiJâides ^x^&ijC iu. repsK: xùik
fuicn ei^ ÏL^qué,
Ouilelifu^om. — A Cïàhhûgujon. il existe tiir rskrae
de régîiÉK: géi^nl arréUïe par ji sc-c-eic 2irrî:!"iû«»
* OftUr curtç, dh m, médecin de 1^ suaiiù^^ es; re«peciat
par >* yjuâ'ier^ avec uxte réelle iKi'uae Tr.\cz.'x:.iiiihzrz j^
ut^hÈfît arrive arec uc réginïe prescrii p^r GZk iii£0«cÊ£
traium, iiou«» i^e modiâc^is rien au rcf:ii£ir. a II.:âIi^ ie
coi^tre-ixidicaiioc nécessîtée par quelque ÎLcidetT i/ùcxda&.
DafiS ce dernier cas, comme daiis le cas où le n^l&dc arrÎTe
Karih régime q»écifié. la majoiiié dei.ire lous frescr.TôDi
de suivre, pendant la durée de ht i^aison ihcr-Ts^jiU^ la
carUï de régime, que lous modifions ou elagi2c>r^ s^'jûd
que l'état du malade autorise ou coDire-ixjdiqur oenaiiss
de^ mem indiqués. Au total, il v a lieu d'éire saiisfaii
médicalemeni parlant de TorgarisatioD des régimes. •
piomlnéres. — A Plombières, il n'y a pas de table de
régime. Sur les menus de table d*hotel se trouvexit des
plal« qui rentrent dans les différents régimes.
Chaque médecin donne des indications au malade. Si
parfois ^:e régime est plus .sévère que d'ordinaire, le malade
obtient aisément de Tbôtelier le ou les plats qui lui sont
recommandés.
SuirU Nectaire, — Les hôtels ont une table spéciale de
régime ; les malades peuvent encore se faire servir au
restaurant, et voici les indications générales auxquelles
se conforment les hôteliers sur lavis du corps médical.
11 f'St interdit de présenter aux malades de la table de
régime d'autres aliments que ceux énumérés ci-dessous.
LB PROBLÈME DE L*AL1MBNTATI0N. 4l5
Les mets constituant le régime ne peuvent être exigés
des malades que s'ils prennent leurs repas à la table spé-
ciale du régime ou au restaurant.
On ne présentera à la table de régime que des aliments
d une fraîcheur absolue. Les conserves en seront scrupu-
leusement exclues.
Il n'entrera dans la préparation des mets ni jus de
viande, ni extraits, ni condiments d'aucune sorte, sauf le
jus de citron frais.
Il est essentiel que tous les légumes soient cuits à l'eau,
c est-à-dire à l'anglaise et servis accompagnés d'une coquille
de beurre frais, à la disposition du malade.
Il est recommandé d'apprêter les mets avec aussi peu
de sel que possible.
Les repas seront constitués, en général, de la manière
suivante :
Ali déjeuner : Deux viandes ou un plat d'œufs et une
viande, un légume féculent, un légume vert, entremets-
gâteaux secs, pain rassis ou croûte de pain, eau ou lait
comme boisson.
Au dînei^ : Potage maigre, une viande, un légume
(frais autant que possible), un entremets au lait, gâteaux
secs, pain rassis ou croûte de pain, eau ou lait comme
boisson.
Bourbon-Lancy . — A Bourbon- Lancy, bien qu'il n'existe
pas à proprement parler de table de régime, les méde-
cins de la station ont obtenu des hôteliers, dont la com-
plaisance et le bon vouloir sont sans bornes, de toujours
tenir compte du régime formulé sur l'ordonnance. Prati-
quement, dans chaque menu, les malades peuvent trouver
le laitage, les viandes blanches, les légumes, les œufs, les
fruits prescrits d'ordinaire.
Vittel. — La majorité des médecins de Vittel ont insti-
tué un régime convenant d'une manière générale à l'ar-
thritique.
Los aliments ont été divisés en trois catégories, selon
4l6 revub des questions scientifiques.
qu'ils doivent être absolument défendus à la majorité des
malades fréquentant la station, qu'ils leur sont permis
avec modération, ou enfin qu ils leur sont autorisés sans
restriction.
Dans la première catégorie (aliments défendus), figurent
les gibiers faisandés et conservés, la charcuterie de con-
serve, les crustacés en sauces fortes, les potages, entrées
et sauces fortement acides et épicées, l'oseille, les fruits
acides, les fromages forts, etc. Ces aliments ne doivent
jamais être présentés sur la table.
Parmi les mets permis en quantité modérée, se trouvent
les viandes rouges et noires, les volailles grasses, la char-
cuterie fraîche, les ragoûts, le gibier à plumes très frais,
les pâtés de viande, les gros poissons de mer, les sauces,
certains légumes comme les haricots verts, les choux et
choux-fleurs, les asperges, les tomates en garniture.
Peuvent être servis sans restriction, les œufs modéré-
ment cuits, les viandes blanches, les volailles, les pois-
sons légers, les salades cuites, les féculents, les pommes
de terre, certains légumes verts, comme les artichauts, les
carottes, les petits pois, les pâtes alimentaires, les fro-
mages frais, les laitages et les crèmes, les fruits très mûrs
(raisins, fraises, pêches, prunes, framboises), les compotes.
Quant à l'organisation matérielle des repas, elle est
comprise de la façon suivante : le fonds du menu est com-
posé par les aliments permis à discrétion ; en outre, chaque
repas comporte un plat ou plus rarement deux des ali-
ments de la seconde catégorie. Comme un repas de table
d'hôte se compose au moins de quatre plats, il est facile à
chacun de s'accommoder du menu. Les personnes qui ne
font pas de traitement ont toujours un menu sufiisamment
varié. Pour le malade, c'est au médecin traitant de lui
indiquer les aliments permis ou défendus.
Telle est la manière dont le régime a été compris à
Vittel, grâce à l'entente du corps médical et des direc-
>
LE PROBLÈME DE l' ALIMENTATION. 417
teurs d'hôtel. Cette organisation donne des résultats satis-
faisants.
Nous bornerons là cette énumération, afin de ne point
tomber dans des redites.
En effet, cette revue rapide des efforts tentés en France
et en Allemagne pour permettre aux malades de suivre
un régime pendant leur séjour dans une ville d'eaux nous
a suffisamment montré les difficultés que soulève cette
organisation et les différents moyens de tourner ces diffi-
culiés.
En somme, l'objection capitale à cette organisation est
lu suivante : dans un hôtel d'une ville d'eaux, séjournent
non seulement des malades venus pour se soigner, mais
aussi des membres de la famille de ces malades les accom-
pagnant, et des touristes, et des individus très bien por-
tants venus se distraire au moment de la saison. Or à
tous ces touristes, à tous ces gens bien portants, il faut
donner un menu qui puisse satisfaire leurs appétits et
leurs goûts. D'autre part, dans une même station, parmi
les malades, il y a très souvent plusieurs catégories et
une même station convient parfois à des affections très
diverses. Telle ville reçoit des dyspeptiques, des hépa-
tiques, des lithiasiques. Telle autre reçoit des intestinaux,
des obèses, etc. Que faire pour donner satisfaction et aux
gens bien portants qui veulent trouver à l'hôtel le menu
habituel des tables d'hôte, et aux malades qui désirent
suivre leur régime ?
Les systèmes proposés pour l'organisation dos régimes
dans les hôtels peuvent se ramener à trois :
Table d'hôte avec exclusion dans le menu de certains
aliments ;
Tables de régime ;
Repas à la carte.
Le premier système, à savoir celui d'une seule table
avec un menu presque uniquement composé d'aliments
permis aux malades, n'est possible que dans les stations
UleSERlE. T. X. i7
41 8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à spécialisation bien limitée et définie. Il est impraticable
dans les stations qui reçoivent des catégories différentes
de malades, impraticable aussi dans les grandes stations
qui reçoivent une large proportion de visiteurs non bai-
gneurs. Ce système, nous l'avons vu, fonctionne heureu-
sement à Vittel, mais il ne saurait être admis à Vichy ou
à Aix. Les touristes ou les étrangers qui font un séjour
dans une ville d'eaux pour se distraire ne seront pas
satisfaits d'un menu un peu monotone. Certains malades
pourront, il est vrai, suivre assez rigoureusement les
indications du médecin ; mais, dans les villes d'eaux rece-
vant des malades atteints d'affections diverses, il sera très
difficile, voire même impossible, de composer des menus
donnant satisfaction aux uns et aux autres.
La table de régime a certains avantages. Il est bien
évident que, dans un hôtel organisant, à côté de la table
d'hôte, une table de diabétiques et une table de dyspep-
tiques, chacun des malades pourra facilement trouver à
cette table l'alimentation qui lui convient, alors même
que figurerait parfois sur le menu un plat faisant partie
du régime habituel, mais qui, pour des raisons spéciales,
lui est interdit. Cette division des malades et ce service
par table de régime ont toutefois l'inconvénient capital
de séparer le malade de parents ou d'amis venus avec lui
ou rencontrés par lui à Thôtel. Il est impossible aussi
bien de soumettre la famille d'un baigneur au régime de
la table spéciale que d'isoler le malade à cette table pen-
dant que sa famille prendra place autour de la table
d'hôte.
Le service à la carte nous semble de beaucoup le plus
pratique, surtout dans les stations importantes. Il permet
au baigneur, quelle que soit sa maladie, de suivre à son
gré le régime indiqué, et cela sans s'isoler de ses parents
ou do ses amis et sans obliger ces derniers à un régime
monotone, dont ils n'ont pas besoin.
Nous ne reviendrons pas sur la nécessité de Thygiène
LE PROBLÈME DE l'a LIMENT ATION. 41g
alimentaire. Les progrès de l'hygiène font une place tou-
jours plus grande à la médecine prophylactique ; la
{>harraacologie, en un mot, cède le pas à Thygiène théra-
l)eutique. Or, en hygiène, les règles diététiques sont
certainement les plus importantes ; ceux même qui ne les
suivent pas sont convaincus de leur nécessité :
Video meliora proboque, sed détériora sequor.
Le malade est aujourd'hui averti, et il attend la for-
mule de régime comme partie intégrante de l'ordonnance
médicale.
Nous avons montré les difficultés que soulevait, dans
les villes d'eaux, l'établissement d'une alimentation ration-
nelle pour les malades, — des chroniques pourtant qui
relèvent surtout du traitement hygiénique, mais ces diffi-
cultés ne sont pas insurmontables.
Pour chaque station, la solution peut être aisément
trouvée si Ton renonce à un parti pris trop systématique.
En effet, chaque station a ses habitudes, dont il faut tenir
compte. Ce qui est possible dans une ville recevant une
seule espèce de malades est impossible si la station a des
indications variées. Enfin les grandes villes d'eaux, centres
de villégiatures autant que villes de malades, ne sauraient
adopter le système qui convient à de petites stations.
L'imitation trop stricte de l'étranger n'est pas toujours
heureuse, car les mœurs sont différentes ; c'est ainsi que
la table de régime est vue d'un mauvais œil par beaucoup
de gens, car on croit y voir une importation allemande.
La substitution des repas pris par petites tables aux repas
de table d'hôte nous paraît excellente. Dans bien des cas,
elle suffirait à résoudre le problème, mais on ne saurait
en faire une règle générale.
Chaque système a du bon et peut rendre service à l'oc-
casion. Le succès dépend beaucoup du médecin et de son
420 fiEWE î,t> <|tfcT:.»S s^nzvnFi^TEà.
Uirrt : ::'r-*i ^ >ii de r^:L*rrch^r les r?M/>«iu prztîq^âa \zL
corivlf-rine:.; d;3ui3 cùa/^ue stailoL.
li impfjTV^ de ne pas faire d'ijii regLiûe -ic^-e c&i>s«r *!:•>:-
loe, difBcile si réaliser, oa le^ propriecAir»5> i 'û-!'*.ièl> -^e
voier-: qu'une source de dépensas e; d ea::ois.
Il faiii, aj coDiraire. et d'âccord avet: e^i. rr-:h.-?r :her
comrcer.t la laWe dur* h6iel peu: -^ire iiiir^e er. a:-.:ori
avec rciygiene sans coûteuse complication dans le serrioe.
En un rnot, si les médecins s haoitu*-ri: a r-r.^LercLer e;
a pre<5^:rire des régimes pratiques, faciles a eiecuier et a
Koivre, notLS croyons que les propriétaires d'hôtels trouve-
ront les moyens pratiques d'exécuter ces régimes et s'ar-
rangeront pour le faire à leur béLéfice et au benénoe des
malades.
IV Dardel (d'Aii-les-Bains;.
LA FORÊT
GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE (i)
III
DB LOUIS LE GROS A HENRI IV
Ce n'est pas seulement, nous l'avons vu, sous l'ancienne
monarchie, et quand, le domaine de l'État se confondant
avec celui du Roi, celui-ci en avait le libre emploi, que
l'Etat — monarchie traditionnelle ou constitutionnelle,
monarchie élective, république ou empire — disposait de
ses forêts pour en faire de l'argent.
Mais les cessions, justifiées ou non, faites par nos
anciens rois à des abbayes, à des corporations, à des chefs
militaires et, plus tard, à des seigneurs féodaux ou à de
grands officiers de la Couronne, n'étaient point défavo-
rables aux forêts. Tout au contraire, elles contribuaient
dans le haut moyen âge, on l'a vu plus haut, à l'extension
abusive des masses boisées au détriment de la producti-
vité utile du sol sur beaucoup de points. Ce phénomène
se renouvela du reste plusieurs fois par la suite, aux
époques de troubles et de guerres ; et nous voyons, dans
la seconde moitié du xiv* siècle, les rois Jean le Bon et
Charles VI interdire par des édits successifs la création
de nouvelles garennes, en vue d'empêcher l'appauvrisse-
(I) Voir la Revue des Quest. soent., juillet 1906, p. 30.
422 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ment et la diminution des populations incluses ou voisines
et laccroissement des fauves (i). Ce qui n'empêchait pas
le pouvoir central, surtout sous les rois de la troisième
race, de veiller avec soin, là où c'était nécessaire, à la
conservation du sol forestier, considéré avec raison par
eux comme un intérêt national. Les grands vassaux dans
leurs seigneuries, et même les communes et les particu-
liers, secondaient parfois, dans la mesure où ils le pou-
vaient, les efforts du pouvoir central dans la lutte contre
l'appauvrissement et la ruine des massifs boisés.
La France méridionale où, grâce à l'application du
droit romain, les libertés locales avaient, mieux qu'ailleurs,
résisté à la domination féodale, parait avoir été la pre-
mière à se préoccuper de l'intérêt forestier. D'après
Charles deRibbes, au retour des croisades, les populations
alpestres entreprirent de reboiser les versants de leurs
montagnes et de régler le débit des torrents et des cours
d'eau, comme un millier d'années avant eux l'avaient
tenté les Romains, comme l'administration publique le
réalise aujourd'hui : nil stcb sole novwn ! Jusqu'au xvi*
siècle, le déboisement des Alpes fut ainsi prévenu. Aussi
les grandes inondations qui, à partir de la an du dit siècle,
ont si fréquemment désolé les vallons et les plaines de la
Provence étaient-elles jusque-là à peu près inconnues, et
les campagnes étaient florissantes. On cite deux délibéra-
tions des États convoqués à Aix, en 1429 et en 1487,
demandant au Comte de Provence la faculté d'exporter
les céréales, vu leur extrême abondance qui en avait avili
les prix. Dans les siècles suivants, quand le déboisement
eut laissé libre cours à la furie des torrents, au ravine-
ment des pentes et aux brusques descentes des eaux, il
n'en alla plus de même. Les populations devinrent clair-
semées dans les gorges et les vallons de^ montagnes
dénudées. La Provence à la fin du xviii* siècle produisait
(1) Alf. Maury, op, ciL
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUE ET FRANÇAISE. 423
à peine assez de grains pour nourrir ses habitants pendant
huit mois de Tannée (i).
Dans le nord, bien qu'avec moins de succès, les ducs de
Normandie furent les premiers à s'occuper de la protec-
tion des forêts. Ils s'ingénièrent, dès le xi* siècle, à régle-
menter l'exercice des droits d'usage. Ils réunissaient
périodiquement des conseils chargés de juger les délits,
de percevoir les droits afférents aux usages concédés à
titre onéreux, de visiter les forêts et d'aviser à faire le
nécessaire pour réprimer les abus. Il fut interdit aux
usagers de se servir de leurs propres mains, au moins
dans les futaies : la délivrance des bois qui leur reve-
naient devait leur être faite par l'officier forestier du
baillage ou de la seigneurie (2).
Le premier acte royal concernant les forêts qui, depuis
les capitulaires, aurait été retrouvé, serait dû, d'après
Baudrillart (3), à Louis le Gros et daté de 1 1 15. Il aurait
pour objet l'institution de «* mesureurs et arpenteurs de
terres et bois »» qui rappellent les agrimensores de Jules
César et étaient sans doute chargés comme eux d'une
sorte de cadastre. Mais, d'autre part, M. Huffel signale,
dès le XI® siècle, pour l'administration des forêts du roi,
des prévôts ou maires à attributions d'ailleurs mal défi-
nies, et par la suite, entre 1180 et 1189, soit au com-
mencement du règne de Philippe-Auguste, l'institution
de baillis nommés par le roi et révocables par lui,
chargés de faire respecter les forestœ, de surveiller l'exer-
cice des droits d'usage et de participer à la marque des
arbres à réserver dans les coupes des forêts du roi (4). Ce
prince ne s'en tint pas là. Par l'édit de Gisors, novembre
(I) cil. de lUbbcs, La Provence au point de vue des bois et des inon-
dations.
(i) Alf. Maury, loc. cil.
(5) Dictionnaire des Eaux et Forêts. Discours préliminaire.
(4) De bailli dériverail le terme de baliveau par lequel on désigne les
arbres à réserver, lorsqu'on effectue lu coupe des taillis. Cf. G. liuttel,
op. cit., t. I, p. 211.
424 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1219, complété plus tard par celui que Louis VIII rendit
en décembre 1223 à Montargis, il fut porté règlement
administratif concernant les forêts du domaine royal. Il
s'y agit, entre autres, des gardes préposés à la surveil-
lance de la forêt de Retz ou de Villers-Cotterêts — démem-
brement, avec la forêt de Compiègne, comme on la vu
plus haut, de lantique et immense Coda Sylva ou forêt
Cuise, mais dans une proportion beaucoup plus forte
qu'aujourd'hui — et des immunités ou facilités accordées
aux marchands de bois qui l'exploitaient. C'est dans ces
édits que l'on voit pour la première fois figurer la charge
de Maître des Eaux et Forêts (i).
A partir du règne de Philippe le Hardi, les ordon-
nances royales se succèdent à courts intervalles. Celle de
ce souverain, en date de 1280, réglait l'exercice des droits
d'usage concédés aux taillables et aux censitaires dans les
forêts du roi ; elle les obligeait à recevoir par l'inter-
médiaire des fo7^cstarn les délivrances qui leur revenaient
et prescrivait à ces officiers d'effectuer celles-ci « dans les
lieux les plus propres et les plus convenables pour l'amé-
nagement des forêts »». Les attributions de ces agents se
trouvaient ainsi déterminées avec quelque netteté, pour la
première fois depuis les capitulaires et la lex emendaia^
sorte d'adaptation par Charlemagne à son temps, de la loi
des Francs Saliens.
Deux ordonnances de Philippe le Bel, en date d'août
1 29 1 et mars 1 3o2, mentionnent de nouveau les Maîtrises
des Eaux et Forêts ^ établies pour la gestion des bois,
rivières et étangs du domaine (2) ». Quelques années plus
(i) Huffel, op. cit., l. I, p. 211.
(2) Cf. Jules Périn, Traité du domaine public^ Introduction. — Bao-
drillarl. Recueil chronologique des règlements forestiers. Pour la pre-
mière fois, on voit apparaître, au commencement du xiv« siècle, appendu I
un acte du 11 novembre 1506, un sceau forestier, celui de •« Frère Ebbin,
Waigrave (forestariiis) en Flandre ». Ce sceau représente une main brandis-
sant une cognée (Cf. J. Roman, Les sceaux des forestiers au moyen âçe.
dans MÉ.M01KES DE LA Société nationale dbs Antiquaires de France).
R. Cabarus, Origine et Transformations de Vadminiitraiion foret'
tiêre, dans Revue des Eaux, et Forêts, 18d4. Alf. Maary, toc. cit.
LA FORÊT GAUr.OISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 425
tard, de nouvelles ordonnances dues à Philippe le Long
(i3i8) et à Charles le Bel {i326), fixèrent avec plus de
précision les attributions des Maîtres des Eaux et Forets.
Ceux-ci eurent sous leurs ordres, à partir de i552, des
agents désignés par les qualifications bizarres de gruyers
et sergents dange7*eux. Le gruyer était chargé de la
gvHvie, c'est-à-dire de la gestion du produit de la forêt
appelé anciennement gi*u, sans doute du mot 5pû-, qui
signifie chêne et, par extension, arbre ou bois. Les attri-
butions du sergent dangereux concernaient l'exercice du
droit de tie^^s et dangiet\ Ce droit consistait dans une
sorte de copropriété ou d'impôt que prélevait ou s'attri-
buait le souverain ou le seigneur, tantôt sur le fond même
de la forêt — grairie ou segrairie (i) — tantôt sur son
fruit ou produit — gru, grurie. Ces droits s'exerçaient au
moyen de la perception, par le souverain ou le suzerain,
1° du tiers du produit de la vente des coupes de bois,
2** du dixième de ce même produit (2).
Cette charge, créée sous Henri II, sera supprimée en
1 669 lors de la célèbre ordonnance préparée par Colbert,
et sera remplacée par celle de garde général des Eaux et
Forêts, réunissant également les attributions de sergent
traversier, de maitre-garde et de routier (3).
C'est par deux ordonnances de Philippe de Valois,
29 mai 1 346, que fut constituée d'une manière générale
(1) Agraris, agrarius, «le ager.
(2) Decimum denarium^ d'où, par abréviation, dangerium. I.e tiroit de
tiers et danger était surtout exercé en Normandie, et avait éié réglementé
par Louis X, dans la charte aux Normands conllrmée plus tard par Fran-
çois V^^ dont il a été parlé plus haut ; elle exceptait les morts-bois^ dont
elle donnait la liste, de Texercice du droit de tiers et danger.
En Lorraine existait un droit analogue sous le nom de tiers denier
(Cf. Huffel. lac. cit., p. ±M),
(5) I)*après M Roman, dans le mémoire cité plus haut, les charges
forestières, même les plus humbles, étaient fort recherchées de la noblesse,
qui ne dérogeait point en les occupant. Des chambellans du roi étaient
maîtres enquêteurs; des écuyers appartenant parfois à de très grandes
familles étaient simples gardes. Tout ce qui tenait soit à la vénerie soit à la
gestion des forêts était prisé très haut.
426 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en France radministration forestière. Dès i3i8, les
Maitres des Eaux et Forêts avaient été soumis à la direc-
tion d'un «« Maître-inquisiteur »». Philippe VI le remplaça
par un •* Réformateur général des Eaux et Forêts du
Royaume >». Durant la captivité du roi Jean le Bon, son
fils Charles, régent, crée la charge de « Grand-Maître
des Eaux et Forêts >» et., devenu roi de France après
la mort de son père, relève, pour l'adjoindre à ce titre,
la qualification de Réformateur général, faisant assister
ce haut fonctionnaire par six «* Maîtres enquêteurs »
(i366). Enfin, par une ordonnance rendue en l'Sjô et
portant Règlement général des Eaux et Forêts, Charles V
le Sage, voulant remédier à bien des abus, compléta les
dispositions édictées par Philippe VI. Le nombre des
Maîtrises fut fixé et porté à dix ; les attributions des
titulaires en furent nettement déterminées ainsi que
leurs gages et émoluments (nous dirions aujourd'hui leur
traitement) et leurs vacations (nous dirions aujourd'hui
leurs fiais de tournées). Les ventes de coupes de bois dans
les forêts royales, que Ton voit mentionnées dès 1219
dans Tédit de Gisors, puis, en i3i8,.dans l'ordonnance
de Philippe V, furent l'objet de nouvelles dispositions.
La charge de Grand-Maître ne tarda pas à être répartie
entre plusieurs têtes. C'est à la multiplication de ces
hautes fonctions que se rattache l'extension de la célèbre
jurirliction des Tables de 7narbre, bien qu'elle existât à
Paris dès le xiii® siècle (i). C'étaient des sortes de cours
d'appel en matière forestière. Les « Maîtres » — plus tard
•* Maîtres particuliers » — exerçaient une sorte de juri-
diction de première instance ; ils jugeaient même sans
(1) Elle siéj^eait dans une sallo du Palais de Justice où se trouvait une
table (le marbre. De là son nom, (|ue prirent par la suite les CQurs ou tribu-
naux d*appel analogues qui furent constitués vers la lin da xnr* siècle.
Cf. Huffel, loc. cit., p. 315. — La Table de marbre de l*aris, composée de
plusieurs pièces, était une curiosité ({ue les voyageurs avaient soin de visiter.
Jean de Jandun au xiv^ siècle, Gilbert de Metz au xv* siècle en font mention.
Elle disparut dans un incendie en 1618 (J. Roman, loc. cit.).
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 427
îippel en matière réputée peu grave, mais c'était aux
Tables de marbre qu'était réservée la connaissance des
appels dans les affaires plus importantes.
La juridiction spéciale en matière forestière, dit
M. Huffel, remonte très haut. Dès le ix® siècle, sous les
Carolingiens, elle était exercée par des niawes (majores
ou villici) sous la haute autorité du jiiclex, lui-même
subordonné au comte (Cornes). Plus tard, Philippe-Au-
guste, par l'édit de Gisors mentionné plus haut, reconnut
la compétence juridique des forestaHi en matière fores-
tière dans la vaste forêt de Retz (Villers-Cotterêts) ; Tédit
de Montargis, rendu à quatre ans de là par Louis VIII,
étendit ces attributions ; et l'on voit dès lors les maîtrises
constituées en tribunaux connaissant de tous les crimes
et délits commis dans les forêts. Une refonte générale
de tous les édits et ordonnances antérieurs eut lieu en
1402, sous le règne du malheureux Charles VI, en une
ordonnance d'ensemble composée de 76 articles.
Toutes ces mesures prises par nos rois dans la suite
des siècles, et par lesquelles se constitua peu à peu
l'administration des forêts en France, avaient un but
de protection de cette richesse du sol. Elles tendaient
aussi à venir en aide aux populations, victimes souvent
des prétentions parfois exorbitantes des seigneurs féodaux,
d'où résultait l'extension excessive des surfaces boisées,
surtout pendant les périodes de guerre. La peste, la
famine n'étaient que trop souvent, surtout aux xi® et xii®
siècles, nous l'avons vu, la suite de ces événements, la
terre, envahie par les bois, ne subvenant plus suffisam-
ment à la subsistance de l'homme.
D'autres fois se succédaient des périodes de vraie
dévastation amenées par les défrichements, par l'exten-
sion abusive des droits d'usage, par les besoins croissants
de la consommation et des industries naissantes. Puis les
guerres, par leurs sanglantes hécatombes d'hommes,
créaient, dans bien des contrées, la solitude. Il existe
r
428 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un grand nombre d'actes du xv* siècle par lesquels il était
offert à qui voudrait se fixer dans telle ou telle seigneurie
autant de terre arable qu il en pourrait cultiver, ainsi que
tout le bois qui lui serait nécessaire soit pour son chauf-
fage, soit pour la construction et l'entretien des habitations.
Ce n était là du reste que la suite d'une tradition aussi
vieille, peut-on dire, que la monarchie elle-même et que
Ion a vue déjà s'exercer sous les ducs et comtes de l'ère
carolingienne. Cet appel des seigneurs féodaux à la
population parait s'être grandement généralisé du xiii* au
xvf siècle. Il se forma ainsi des populations d^hospiies
nemorum, et ces hôtes des bois, exploitant sans ordre et
surtout sans règle ni limites fixes, allaient parfois jusqu'à
défricher le sol des coupes qui leur avaient été concédées
et souvent des terrains avoisinanls ; et cela ne résultait
point d'un mauvais esprit de destruction, mais de l'igno-
rance des règles d'une exploitation normale et mesurée.
C'est encore ce qui se passe aujourd'hui dans les immenses
forêts du Nouveau-Monde : États-Unis ou Dominion cana-
dien. Voulait-on apporter quelque restriction à un mode
d'exploitation aussi ruineux, c'étaient alors les hospites
qui se trouvaient ruinés eux-mêmes et ne pouvaient plus
vivre : il fallait donc tolérer ce qui ne pouvait être em-
j)êché.
Une autre cause de déprédation provenait aussi, il est
triste mais nécessaire de le reconnaître, des tolérances
intéressées mais coupables, voire des malversations directes
perpétrées par les officiers forestiers eux-mêmes.
C'est en vue de mettre un terme à de tels excès que
François V^ rendit ses célèbres ordonnances. Par celle de
i5i5, il rappelait les précédentes, notamment celle de
Charles V et aussi celle de 1402, toutes plus ou moins
tombées en désuétude, comme en faisaient foi « les pille-
ries, lai'ciiis et abus faicts aux eauês et forests du royaume
au grand dégast et destruction d'icelles tant par lbs
OFFICIERS ROYAUX qu'autfes n, pour employer le langage
^
\
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 429
même de Torclonnance. Une autre suivit en i5i8 qui
étendait, d'une manière facultative, la législation fores-
tière concernant jusqu'alors les seules forêts royales, aux
forêts de tous les sujets du roi, nobles, vassaux ou autres.
Enfin deux ordonnances de i543 et i545 étendirent à
toutes les forêts du royaunie, sans distinction du mode de
propriété, la compétence des tribunaux forestiers, maî-
trises et Tables de Marbre (i). Les forêts privées se trou-
vaient aiiisi placées sous la juridiction du service forestier.
Un édit de Charles IX, en date de septembre i563,
nous apprend indirectement que l'usage avait été jusqu'à
lui de couper les taillis à Tâge de six ou sept ans, au
moins dans les bois des particuliers, puisqu'il interdit à
ceux-ci, sous peine d'amende et de confiscation des bois
abattus, de couper leurs taillis avant l'âge de dix ans (2).
Deux ans auparavant, en septembre i56i, il avait pre-
scrit, dans toutes les forêts du domaine et des communes,
la réserve du tiers de leur contenance pour laisser le bois
croître en haute futaie, proportion qu'il réduisit plus tard
au quart, par le Règlement d'août iSyS (3). Un édit de la
même année ordonnait une sorte d'aménagement des forêts
du domaine par suite duquel elles devaient être exploitées
en coupes réglées par dixième de la contenance. De plus
on devait réserver dans toutes les coupes, aussi bien des
(1) Cf. Baudrillari, Recueil des rêgletnents forestiers. — Cabarus, Ori-
gine et Trayis formations de V administration forestière. — Alf. Maury,
Les Forêts de la Gaule et de l ancienne France. — G est à partir de
rordonnance de 1515 que s'établit l'emploi de sceaux généraux de l'admi'
nisiration forestière. Leur ornementation est exclusivement ou principale-
ment empruntée à la production forestière, à la chasse et à la pèche, sauf
un sceau de la Réformalion du baillage d'Alençon appendu à un acte du
4 mai 1447 ; il représente les écus juxtaposés de France et d'Angleterre. Tous
les autres — et M. Roman en reproduit une vingtaine — représentent des
attributs d'Eaux et Forêts (Cf. J. Roman, loc. cit.).
(i) Baudriliart, Dictionnaire des Eaux et Forêts, Introduction.
(3) Ce - quart en réserve », confirmé ultérieurement par les ordonnances
de 1507 et de 1060 a, depuis lors, toujours été maintenu dans les forêts com-
munales, au moins dans celles qui sont traitées en taillis simples ou com-
posés. Dans les sapinières, le quart en réserve est quelquefois prélevé, par
volunte, sur le cbiflre de la possibilité ; mais il n'est pas obligatoire.
I
4.3o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
forêts royales que des autres, le nombre de baliveaux à
l'arpent désigné par les édits ou ordonnances antérieurs.
L'étAt misérable d'un grand nombre de forêts qui avait
motivé ces multiples prescriptions, n'était cependant pas
universel. La Provence, notamment, où la tradition et la
coutume avaient exercé une influence conservatrice, était
encore si riche en bois que, si l'on en croit une statistique
des Bouches-du-Rhône mentionnée par M. de Ribbes. lors
du voyage que fit Charles IX, en 1564, en cette province,
il fallut faire abattre ** les pins qui, descendant des flancs
de Septèmes, resserraient la route au point de fermer pas-
sage au carrosse du roi (1) ». En Normandie et dans
quelques autres provinces, des mesures analogues à celles
proscrites par les ordonnances de ce prince avaient été
déjà prises, et depuis longtemps, par les seigneurs suze-
rains de ces provinces.
Henri III, frère et successeur de Charles IX, voulut
assurer l'exécution de la clause des mises en réserve
ordonnées par son prédécesseur. A cet effet il prescrivit,
par un édit en date de i583, de frapper de l'empreinte
d'un marteau spécial tous les arbres réservés, créant pour
l'exécution de cette clause une charge particulièi-e, la
charge de garde-marteau, et rendit en 1 588 une nouvelle
ordonnance, stipulant que les mises en réserve ne devaient
être exploitées que dans le cas de besoins exceptionnels
et à titre de coupes extraordinaires. Dans ce temps-là les
budgets ne se chiffraient pas par milliards ; aujourd'hui
les ressources que pourraient donner les quarts en réserve,
dans les forêts domaniales, s'ils y avaient été maintenus,
ne représenteraient guère plus, relativement à l'ensemble
du revenu de l'État, qu'un verre d'eau dans la Seine ou
dans la mer.
Malheureusement les heureux résultats que devaient
(1) statistique des Bouches-du- Rhône, t. IV, p. iS, citée par <Ui. de
Hibbes dans La Provence au point de vue des bois et des inondations.
^
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUB ET PRANÇAISB. 481
produire ces diverses mesures furent amoindris par Tattri-
bution de la vénalité aux oflSces forestiers tout le long de la
hiérarchie. Déjà Henri II avait, par un édit de 1 552, rendu
héréditaires ces oflBces jusque-là réservés au choix du sou-
verain parmi les sujets les plus dignes. Des tentatives
avaient bien été faites, à diverses époques, pour les rendre
vénaux ; mais elles avaient toujours rencontré l'opposition
roj^ale, comme le prouvent les ordonnances de Charles VII
(1453), de Charles VIII (1493), de Louis XII (1498) et de
François I" (i535). Henri II et Henri III, ce dernier
surtout en vue de combler les vides causés au Trésor par
les fastes d'une cour corrompue, non seulement firent
argent de la vente des charges forestières, mais en augmen-
tèrent exagérément le nombre. On supprima, il est vrai
(1 575), l'office de Réformateur général, qui existait depuis
plus de deux siècles, mais pour élever les six « Maîtres
enquêteurs -^^ créés par Charles V, à la dignité de Grands
Maîtres, et une « Table de marbre « fut instituée auprès
de chaque grande-maîtrise. Les titulaires de ces nouveaux
offices avaient payé cher leurs charges, ce qui avait sans
doute regarni quelque peu les coffres appauvris de la Cou-
ronne, mais avait incité les officiers royaux à se récupérer
sur le produit des forêts soumises à leur juridiction. Sous
les qualifications de « gages »», de « taxations »», de - chauf-
fage »», qu'ils s'étaient fait attribuer, le plus clair de ces
produits passait entre les mains des bénéficiaires (1). L'abus
aurait même été aggravé, en 1 586, par l'invention de
XaUernativiié des emplois : deux personnes (plus tard
(1) Baudrillarl, Dictionnaire des Eaux et Forêts, Inlrod. Hs envoyaient
aussi dans les foréis leurs bestiaux en grande quantité. On avait essayé, mais
sans succès, en 1550, de supprimer ces tolérances. On parvint cependant à les
réplemenler en 1578, mais à quelles conditions ! Les Grands-Maîlres eurent
droit annuellement à 50 cordes correspondant à 103 stères de bois; les
Mailles particuliers à 25 cordes ou 97 stères ; les autres officiers (lieutenants,
procureurs du roi, gruyers, etc.), respectivement b 15, 10 et 0 cordes. — (X
HiifTci, op. cit., pp. 515-316. Quand le nombre des pramles-maftrises fut
porté de 6 h 10, puisa 10 en 1080, à 17 ou 18 en 1720, on put se rendre compte
de l'hécatombe (farbres qui en résultait.
I
432 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
même trois en i635, quatre en 1645) étaient affectées à la
même charge à la condition de l'exercer alternativement
d'année en année (1). Avec un tel régime, on le comprend
sans peine, les forêts étaient mal conservées et Tappau-
vrissement qu elles en éprouvèrent dépassa les profits mo-
mentanés que la vente de tous ces offices avait pu apporter
dans les coffres du Trésor royal. Du reste, les troubles
politiques, la Ligue, les difficultés pour la succes.sion au
trône soulevées après la mort d'Henri III, étaient en eux-
mêmes plus que suffisants pour empêcher les sages réformes
en matière forestière de François I*"*" et de Charles IX de
porter leurs fruits, indépendamment même des autres
causes qui viennent d'être signalées. Ces causes elles-mêmes
s'eu trouvaient renforcées ; car si, d'une part, on faisait
argent de la multiplication des charges vénales, d'autre
part, on n'abusait pas moins des ventes de coupes extrao^^-
dinaireseiVoïï concédait en même temps des droits d'usage
à titre onéreux dans les forêts du domaine. 11 faut croire
que la décadence forestière se faisait sentir jusqu'en Pro-
vence ; car on cite des doléances exprimées en 1 572 par
les États de Brignoles au sujet des progrès du déboise-
ment dans la contrée (2).
IV
sous L* «^ ANCIEN RÉGIME y* PROPREMENT DIT
C'est ce triste état de choses que trouva Henri IV
Quandy par droit de conquête et par droit de naissance.
Il monta sur le irône.
Il eut à relever bien d'autres ruines encore à la suite de
l'odieuse et funeste domination de Catherine de Médicis
(1) lluflel, op, cit., p. 315.
{t) Cil. de Ribbos, Ui Proiwnce au point de rwtf des bois H des inon-
daiiotis.
LA FORÊT GAULOISE, PRANOUE ET FRANÇAISE. 433
et du triste règne de Henri III. Arrivant au souverain
pouvoir en pacificateur et en restaurateur de toutes choses,
il ne pouvait pas ne point comprendre les forêts dans sa
sollicitude. Il avait d'ailleurs pour ministre Sully. Est-ce
à celui-ci ou à Colbert, cet autre grand ministre, que doit
être attribuée la fameuse parole : «* La France périra faute
de bois »» ? Peu importe d'ailleurs. La sage et avisée pré-
voyance qu'elle dénote était également digne de ces deux
grands hommes.
Par un édit rendu à Rouen en janvier iSgy, Henri IV
ordonne une visite générale des forêts du royaume en vue
d'en reconnaître l'état et d'étudier le meilleur mode d'ex-
ploitation à leur appliquer. Les coupes extraordinaires,
dont il avait été tant abusé, sont interdites, et révoqués
tous les droits d'usage ou de chauffage concédés depuis
François V^ à titre gratuit. Quant à ceux qui avaient été
concédés à titre onéreux, la question de leur rachat devait
être étudiée. Étaient supprimés en principe les oflSces et
charges créés dans un but fiscal, moyennant rembourse-
ment aux titulaires du prix par eux versé. Enfin il serait
procédé à une sorte de cadastre du sol boisé.
Ces sages mesures ne purent être que partiellement
exécutées. Le « nerf de la guerre »», qui est aussi le nerf
des mesures utiles et des améliorations fécondes, fit défaut.
On ne put réunir les fonds nécessaires pour désintéresser
les possesseurs des charges achetées, pour racheter les
droits concédés à titre onéreux, pour réunir et rémunérer
des géomètres et arpenteurs en vue de faire un relevé
général de toutes les forêts de France.
Peut-être cependant ce qui ne put être réalisé d'abord
Teût-il été peu à peu, par la suite, si la politique avisée
du Béarnais n'eût pas été brusquement arrêtée avec sa
vie par le poignard de Ravaillac. Richelieu et Mazarin,
sous le règne de liOuisXIII et la minorité de Louis XIV,
eurent d'autres visées. CVst à Colbert, le grand ministre
du roi Louis le Grand, que revient l'honneur d'avoir com-
ni' SRRIE. T. x. 28
a34 revue des questions scientifiques.
pris lo (lommnge résultant pour le royaume de la pénurie
croissante des bois et surtout des bois de fortes dimensions
nécessaires à notre marine. Il représenta cet état do chases
à son souverain. Celui-ci avait un mérite qui ne lui a
jamais été contesté : il savait apprécier les hommes de
valeur, les honorer et les écouter. Sur les indications de
son ministre, il forma en 1661 un Conseil de ré/brmation
des Eaux et Forêts ; il le composa de hauts magistrats.
d'intendants, de jurisconsultes, de Grands-maîtres et mit
à leur tête le Premier-président de Lamoignon.
Le travail de ce conseil se poursuivit jusqu'au i3 août
1669. On étudia avec soin toutes les législations anté-
rieures, on s'éclaira des rapports que produisirent vingt
et un commissaires réformateurs envoyés vers tous les
centres forestiers du royaume pour en examiner par eux-
mêmes l'état et la situation.
Une vaste enquête fut ouverte auprès des chefs de tous
les sei'vices forestiers, des procureurs généraux, dés direc-
teurs des ateliers de la marine, des jurisconsultes (1).
Une des premières mesures que proposa le Conseil fut
la « fermeture y* de toutes les forêts du domaine royal-
Dans le cas de ces situations extrêmes où des remèdes
radicaux simposent, il n*est guère que des souverains
absolus, comme Louis XIV ou Napoléon, pour être de
taille à les faire appliquer. La fermeture des forêts était
un de ces remèdes. Elle dura huit ans pendant lesquels
ni aucune coupe ne fut effectuée, ni aucun usager ne reçut
délivrance de bois ou n'envoya des bestiaux en forêt.
Enân le i3 août 1669 fut rendue la célèbre ordonnance
sur le fait des Eaux et Forêts, vrai chef-d'œuvre de légis-
lation et d'une législation si prévoyante, si profondément
étudiée, que nonobstant la différence des temps et les
transformations essentielles apportées à Tordre social
depuis lors, «* le code forestier de 1827, écrit M. Huffel,
(1) Cf. Huffei, op, cit., p. Î47.
LA FORftT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 435
s'en est inspiré presque partout ». Cet auteur ajoute même
que l'étude de ce document est, encore aujourd'hui, indis-
p^Misable à quiconque désire se pénétrer de Tcsprit de la
législation forestière de nos jours (i).
Noire but n'étant pas de faire ici une étude spéciale et
détaillée de cette législation, nous n'analyserons pas les
trente-deux titres dont se compose l'Ordonnance et le
pi'éambule qui les précède. On trouvera du reste cette
analyse dans l'ouvrage de M. HufFel si souvent cité dans
la présente étude. Il nous suffira d'en indiquer les grandes
lignes. Ce monument législatif entraîna une sorte de révo-
lution — bienfaisante celle-là — dans l'état et la gestion
dos forêts. Elle s'appliquait non seulement à celles du
domaine royal, mais aussi aux forêts qui étaient tenues en
grurie, grairie, segrairie, tiers et danger, apanage, en-
gaj^ements par indivis ; aux bois dépendant des biens de
l'Église et gens de main-morte, des communautés et habi-
tants des paroisses.
L'administration prit, dans toute l'étendue du royaume,
un caractère d'uniformité qui rentrait bien dans l'esprit
dominateur et centralisateur du grand roi. Les six
Grandes-maîtrises, créées par Henri III en iSyS, furent
conservées et subdivisées en cent trente maîtrises particu-
lières. Chaque maître particulier avait sous ses ordres un
lieutenant, un garde-marteau, un garde-général, deux
arpenteurs et des gardes. En outre, il était institué un
gruyer pour gérer ou surveiller les forêts écartées et hors
de portée des autres oflSciers. A chaque maîtrise particu-
lière était attachée une magistrature spéciale, comme à
chaque Grande-maîtrise une Table de marbre. Ce pouvoir
juridictionnel connaissait de toutes les affaires administra-
tives en matière forestière et même des questions de pro-
priété j usque dans les forêts privées, à la demande toutefois
des propriétaires. Mais les causes criminelles, confiées
(1)G. Huffel, op. ciï., p. i47.
436 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
antérieurement aux tribunaux des Eaux et Forêts, leur
furent retirées. Néanmoins, de fréquents conflits furent
suscités d'une part entre ces tribunaux et les parlements,
jaloux d'attributions judiciaires indépendantes d'eux,
d'autre part avec les seigneurs hauts justiciers qui avaient
également des tribunaux forestiers dans leurs juridici ions.
Aussi les premiers obtinrent-ils, trente-cinq ans plus
tard (1704), la suppression de la plupart des Tables de
marbre (1), et les seconds un édit de mars 1707 faisant
droit à leurs réclamations : il était créé dans la juridic-
tion de chaque seigneur haut justicier des offices héré-
ditaires déjuges gruyers, procureurs du roi et greffiers
ayant mêmes attributions que les officiers de même nom
dans les Maîtrises (2). En la même année une mesure
fâcheuse fut motivée par la pénurie des finances : on
rétablit l'alternativité des offices qui, de biennaux ne
tardèrent pas à devenir triennaux, puis même, dans cer-
taines provinces, dit M. Huffel, quadriennaux.
Malgré tout, l'action bienfaisante de l'ordonnance de
1669 s'exerça, sans atteintes essentielles, jusqu'à la Révo-
lution, qui devait bouleverser le service forestier comme
elle bouleversera Tordre social tout entier.
La restriction dans des limites raisonnables et la sage
réglementation des droits d'usage furent un autre et heu-
(1) Cf. G. Huffel, op. cit., p. 317.
(-2) Cf. Baudrillart, Dictionnaire des Eattœ et Forêts, Inlrod., p. 70. —
L'hérédité était aussi accordée aux otilces forestiers des Grandes-maîtrises ei
Maîtrises particulières, et ce privilège n*étail pas sans avoir ses înconvô-
nients. On n'i^^more pas que noire immortel fabuliste, La Fontaine, occupait
par droit d hérédité la charge de Maître particulier, et que, s'il Ait an |K)ète
de génie, il fut en même temps un pitoyable forestier. Peut-être toutefois
est f e dans la contemplation des bois et dans l'observation des mœurs de
leurs habitants, qu'il puisa Tinspiration de sa muse. S'il en est ainsi, par
donnon>-lui sa nullité professionnelle; le temps, a cet insi|;ne larron ■,
comme il disait, est aussi le (;rund réparateur et a eu beau jeu, depuis lors,
de fiiire disparaître la trace des né{îli(!ences du Maître particulier des Eaux et
Foi Ois de CliAleuu-Thierry ; tandis que ses admirables Fables sont aussi
;»()ûiées après doux siècles ei demi qu'aux premiers jours, et, tant que sera
p'.irlée la langue française, compteront parmi les chefs-d'œuvre de notre
idiome.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 437
reux résultat de la législation nouvelle. Ces droits avaient
été, à diverses époques, multipliés au delà de toute mesure
et pesaient lourdement sur toutes les forêts du royaume
sans distinction. Tous ceux dont l'origine légitime ne put
être établie furent supprimés, moyennant indemnité quand
il y avait lieu ; les droits au bois de construction ou d'in-
dustrie furent ramenés à de justes limites.
Pour écarter d'autres abus, il fut aussi tracé d'utiles
règles culturales. Il était prescrit de ne jamais exploiter
les taillis au-dessous de l'âge de dix ans et d'y laisser
croître jusqu'à quarante ans, âge minimum, seize bali-
veaux au moins par arpent (i). C'était peu, sans doute ;
mais c'était du moins le principe de la réserve, sur les
taillis, de brins destinés à croître en futaie ; et dans les
bois traités en futaie pure, dix sujets par arpent devaient
être maintenus sur pied jusqu'à cent vingt ans. Encore
ces mini ma n'étaient-ils pas applicables aux forêts du
domaine royal et des communautés ; on devait, chaque
fois ([lie lexploitation revenait sur une coupe antérieure,
respecter les réserves précédentes, tout en réservant en
plus dix brijis ou sujets de l'âge de la coupe, en cours. Les
sujets ainsi conservés ne pouvaient être abattus que sur
ordonnance royale et seulement en cas de dépérissement
bien et dilment constaté.
Dans les forêts ou portions de forêt restées à Tétat de
pleine futaie, l'Ordonnance prescrivait un système assez
simpliste et assurément peu ou point ^ scientifique «,
mais qui n'en a pas moins été un sérieux progrès sur le
désordre qui régnait auparavant, au point que la plupart
des belles vieilles futaies qui font encore aujourd'hui la
gloire de nos forêts domaniales, proviennent de l'emploi
de cette méthode. Elle consistait à exploiter à blanc et de
proche en proche par contenances égales, calculées d'après
(I) L'arpent forestier ou « Arpent des Eaux el Forêts »> valait 51 ares
70 ccntiaies de nos mesures métriques.
438 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
r.^ge d exploitabilité adopté. Cest la méthode dite de Hrt
et aire (j'ai eu déjà occasion d'en parler, soit ici-même,
soit dans les Annales [i]), dont le nom n'otîro un sens
logique quautant qu'on le considère comme une corrup-
tion de tire A aire ou tirer ave, ce qui signifierait : qui
tire (I taire, à la surface ou contenance.
Une observation analogue doit être faite au sujet de
lobligaiion de réserver dix brins do Tâge par arpent de
coupe de taillis, en maintenant indéfiniment, dans les
forêts soumises au régime forestier, tous les arbros réser-
vés lors des exploitations précédentes. Il en est résulté,
avec le temps, la substitution graduelle au régime du
taillis simple d'une sorte de futaie irrégulière sur de
médioci'es taillis, qui a eu du moins pour heureux effet de
préserver de la ruine un grand nombre de bois soumis.
Ce ne fut pas sans protestations et sans résistances que
ces réformes et bien d'autres furent appliquées. Il s'agis-
sait, dans beaucoup de cas, de revenir sur des habitudes
plusieurs fois séculaires ; parfois d'ailleurs les mesures
les plus désirables et les plus justifiées se heurtent à une
invincible force des choses. C'est ce qui eut lieu, notam-
ment dans certaines régions des Alpes et des Pyrénées, où
le pâturage des moutons, rigoureusement proscrit par
l'Ordonnance (tout comme, au surplus,par le code forestier
de 1827) lia jamais cessé d'être exercé. Nécessité fait loi
plus que toutes les lois écrites.
Malgré tout, l'énergie de Colbert vint à bout de la plu-
part des opj)Ositions. Il put même donner, bien que tar-
divement, satisfaction aux doléances des Etats généraux
de 1614, (jui s'étaient vivement émus de l'abus des engage-
ments, en faisant rentrer par la suite au domaine de la
Couronne un grand nombre de forêts engagées. Il est vrai
que, d'après M. Hutifel, il aurait consenti ensuite de nou-
(l) Tome XXIH, i» partie, année 1890.
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUB ET FRANÇAISE. 439
velles aliénations, comme, du reste, avant et après lui,
Louis XIII, Louis XV et Louis XVI (i).
Les tribulations, au surplus, ne firent pas défaut par la
suite aux malheureuses forêts. Ce fut, en 1709, un hiver
d'une rigueur extraordinaire qui causa partout d'énormes
ravages et fit périr une multitude d'arbres et de cépées.
Les châtaigniers, notamment, jusqu'alors très abondaBts,
succombèrent presque tous. Calamité plus terrible encore,
les blés avaient gelé dans les emblavures, d'où suivit une
affreuse disette ; les forêts durent y . remédier, au moins
partiellement, par des défrichements qui furent autorisés
et même provoqués par des ordonnances, en vue d'arriver
à une culture plus étendue. Il fallut bientôt réagir contre
cette pratique ou y parer, et en 171 9 le Régent fit rentrer
quelques-uns des domaines engagés depuis 1669. De nou-
velles disettes firent revenir aux défrichements, de 1762
à 1766; défrichements encore en 1772 pour installer dans
les forêts et landes du Poitou 3ooo Canadiens qui n'avaient
pas voulu accepter la domination anglaise (2).
Bien que, d'après ce que nous apprend M. Huffel,
Louis XVI ait consenti des aliénations ou engagements
de forêts, ni plus ni moins que ses trois prédécesseurs,
cependant, et malgré les tribulations qui viennent d'être
indiquées, Tère forestière qui s'étend de 1669 à la Révo-
lution fut, en somme, une ère prospère comparativement
aux temps qui l'avaient précédée. De concert avecTurgot,
Louis XVI aurait même projeté des améliorations nou-
velles et des mesures pour l'extension du sol boisé, jugée
déjà trop faible proportionnellement à l'étendue du terri-
(l) Cf. (;. Uuflfel, op. cit., p. 2i3.
(i) Durant celte période, on peut relever cependant une mesure favorable
à la conservation des forêts. Ce fut un arrôl de 1743 donnant une. nouvelle
et plus juste tiéfinition des morts-bois auxquels prétendaient d'innombrables
usagers, et en excluant le charme, le tremble, les peupliers, le tilleul et les
bouleaux. L'arrêt définissait comme morts-bois, les saules, aulnes, épines,
sureaux, genéis, jçenévriers et ronces (Cf. Hufrel, op. cit.^ p. 230). Aujour-
d'hui les saules et les aulnes ne comptent plus, et avec raison, parmi les
morts-bois.
1
440 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
toire. Mais d'autres soucis, d'autres préoccupations absor-
bèrent l'attention du malheureux souverain, et bientôt se
dessina, puis éclata le cataclysme révolutionnaire.
DE LA RÉVOLUTION A LA FIN DU SECOND EMPIRE
Au point de vue exclusif de l'extension du domaine de
l'Etat, les premiers débuts de la Révolution ne furent point
défavorables au sol forestier, puisque l'État s'empara, par
décret du 4 novembre 1789, des biens de l'Église, notam-
ment du clergé séculier, des ordres religieux et des sémi-
naires. L'étendue totale des forêts domaniales se trouvait
ainsi portée à 1 704917 hectares (i), auxquels s'ajou-
tèrent, le 12 février 1792, 634000 hectares confisqués
aux émigrés. Si bien qu'après le traité de Bâle (1795),
restitution éphémère à la France de sa frontière naturelle
de lest, la surface forestière domaniale comprenait
2 592 706 hectares. Une loi fut même portée le 23 août
1790 qui déclarait inaliénables les forêts du domaine.
Une autre loi du 1 ^^ décembre de la même année (dans
laquelle, par parenthèse, fut définie pour la première fois
la différence entre le domaine public, comme les routes,
canaux, ports, forteresses, etc., et le domaine privé de la
nation, c'est-à-dire de TÉtat), le domaine de l'État est
déclaré aliénable et prescriptible. Une restriction est for-
mulée toutefois en faveur des forêts ; celles-là seules
peuvent être vendues, qui ont moins de cent arpents (2) et
sont à moins de mille toises (3) d'autres forêts, les grands
massifs domaniaux continuant à rester inaliénables. Le
(\) D'après un rapport du Coinilé des Domaines à la Constituante en 1791.
Cf. Huflel, loc.ciL, p. Î24.
(t) 51 hectares des mesures actuelles.
(5) 19.')0 mètres.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUB ET FRANÇAISE. 44 1
minimum d'étendue et de distance fut élevé, par une loi
de Tan IV (1797), à i63 hectares pour la première, et à
975 mètres pour la seconde.
Les bois des particuliers furent aiFranchis de toute
tutelle ou ingérence administrative par une loi du 29 sep-
tembre 1791, et rentrèrent ainsi sous la législation du
droit commun. Avec une apparence de conformité au prin-
cipe d'égalité, cette mesure, favorable à certains égards
au droit des propriétaires, privait d'autre part d'une pro-
tection suffisante cette propriété de nature toute spéciale.
Ce défaut se fait sentir encore aujourd'hui. La môme loi
édictait une mesure plus fâcheuse encore : elle confiait
aux municipalités et assemblées locales les bois des com-
munes et communautés ou oeuvres diverses, et aussi le
soin « de veiller à la conservation des bois nationaux »,
conjointement, il est vrai, avec l'administration. Elle
traçait également un plan nouveau pour la réorganisation
de l'administration forestière, lequel d'ailleurs resta lettre
morte ; mais l'abolition en principe des maîtrises eut pour
effet d'affaiblir très sensiblement l'autorité des officiers
forestiers ; cependant, l'ancienne organisation se maintint
jusqu'en 1801. à l'exception toutefois des attributions
judiciaires, qui lui avaient été retirées par la loi du 23 août
1790. C'est ainsi, comme le faisait remarquer naguère
Jules Clavé dans ses Études cC économie forestière, que,
seuls de l'ancien régime, les forestiers sont restés en
fonction pendant toute la durée de la période révolu-
tionnaire.
Les forêts, du reste, ne s'en sont pas trouvées mieux.
Émanation de gouvernements et d'un ordre social disparus,
ces malheureux forestiers n'avaient plus, vis-à-vis du
public, ni prestige ni pouvoir ; ils furent impuissants à
protéger les forêts qu'ils avaient mission d'administrer (1).
(l) Voir, dans le Recueil des règlements forestiers de Baudrillarl,
tome 1, p. 404, V Instruction de TAsseinblée nationale des 12 eliO août 1790.
442 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Tandis qu'on légiférait en haut lieu, les passions popu-
laires surexcitées sous Tinfluence d'une atmosphère poli-
tique déjà chargée d'électricité, s'en prenaient aux forêts.
Vainement LouisXVI par une proclamation du 3 novembre
1789, et l'Assemblée constituante par deux décrets des
1 1 décembre suivant et du 26 mars 1790, s'efforcèrent-ils
de rappeler les populations à la légalité et à la modéra-
tion, lueurs efforts furent vains. Ce fut pire encore sous
l'empire de la loi de septembre 1791, dont il vient d'être
parlé. Confier aux assemblées locales le soin « de veiller
à la conservation des bois nationaux »» et même de ceux
des communautés qu'elles représentaient, c'était un peu
comme si, de nos jours, on s'avisait de confier aux bra-
conniers de pêche et de chasse la conservation des poissons
et du gibier. Ce fut bientôt un sac, un pillage général.
Michelet, dans son Histoire de France, trace un saisissant
tableau de la furie des dévastateurs. « Ils escaladèrent,
dit-il, le feu et la bêche à la main, jusqu'au nid des aigles,
cultivèrent l'abîme, pendus à une corde. Les arbres furent
sacrifiés aux moindres usages ; on abattait deux pins pour
faire une paire de sabots. En même temps, le petit bétail,
se multipliant sans nombre, s'établit dans la forêt, bles-
sant les arbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses, dévo-
rant l'espérance. La chèvre surtout, la bête de celui qui
ne possède rien, bête aventureuse, qui vit sur le commun,
fut l'instrument de cette invasion démagogique, la terreur
du désert (i). »•
Ce lamentable état de choses fut encore aggravé par
les usurpations d'un grand nombre de communes, princi-
palement dans les forêts de l'Etat. Le prétexte en était
une loi du 28 août 1792 qui autorisait les communes se
disant usagères à faire examiner et régler leurs préten-
tions à dire d'experts. Il en résulta, de la part des com-
mîmes riveraines, un véritable pillage organisé, et cela
(I) Cf. Meaume, Comm, Code forestier, tome I, p. 457, ad not.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 448
dura de nombreuses années. Vainement une loi de i8o3
(28 ventôse, an XI) prescrivit-elle aux usagers ou pré-
tendus tels de produire dans les six mois les titres consta-
tant leurs droits ; aucun titre ne fut produit. Au bout
d'un an, le délai fut prorogé pour une nouvelle durée de
six mois, portant peine de déchéance pour quiconque
ne produirait rien. Sanction en grande partie vaine ; un
petit nombre produisirent des titres dont fut reconnu le
bien fondé partiel ou total, la plupart n'en produisirent
aucun et, sauf quelques déclarations de déchéance, con-
tinuèrent, comme par le passé, à user de jouissances
auxquelles ils n'avaient aucun droit.
On voit que la Révolution ne fut pas tendre aux forêts
et au sol forestier. D'autant plus que, parallèlement à ces
dévastations et pillages qu'elle était impuissante à empê-
cher, elle ne se priva pas d'aliéner, avec d'autres biens
nationaux qu'elle avait du reste déclarés aliénables, plu-
sieurs forêts domaniales déclarées pourtant inaliénables
par les lois des 25 août et i**" décembre 1790.
Cependant la réunion de tous les pouvoirs entre les
mains du prodigieux génie que fut Bonaparte, eut son
contrecoup sur toutes choses. Le rappel des émigrés,
dont furent exceptés cependant au début ceux qui avaient
pris les armes pour la défense du Roi, amena une paci-
fication partielle des esprits. Il devint possible de régula-
riser l'administration publique. Dès 1801, le corps fores-
tier fut réorganisé sur de nouvelles bases et vit peu à peu
lui revenir l'autorité morale dont il se voyait dépourvu
depuis, surtout, la fameuse loi du 29 septembre 1791 qui,
dans le vain espoir de relever son autorité méconnue,
l'obligeait à partager ses attributions avec les assemblées
locales.
Devenu empereur, Napoléon restitua quelques-unes des
forêts confisquées aux émigrés et en aliéna, dit-on, quel-
ques autres, sans qu'on puisse rien préciser à cet égard,
les décrets impériaux qui s'y rapportent n'ayant pas été,
444 REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
on ne sait pourquoi, inscrits au Bulletin des lois. En
1807, une statistique établie par les soins du service fores-
tier fit connaître l'existence de 2 32i 802 hectares de
forêts domaniales dans la France d'alors, représentant un
revenu de cinquante millions (i). Un décret impérial, en
date du 8 mars 1811, ne contribua pas à agrandir la
compétence et le savoir du personnel forestier. Il y fut
stipulé que la moitié des emplois y serait réservée aux
débris des armées, cest-à-dire aux éclopés, à ceux que
les blessures et infirmités contractées devant l'ennemi
rendaient impropres désormais à faire campagne ; débris
glorieux assurément, mais qui n'avaient pu puiser, au
bivouac et dans les camps, les connaissances profession-
nelles indispensables à la bonne gestion des forêts. Aussi
les forêts s'en tirèrent-elles comme elles purent. Cepen-
dant, d'après un recensement dont le ministre de l'Inté-
rieur publiait les résultats le 25 février 181 3, la France,
qui ne comprenait pas moins, alors, de i3o départements,
et englobait, entre autres territoires, les Pays-Bas, le
Valois, une partie de la Westphalie, aurait possédé huit
millions d'hectares de bois et forêts — chiffre assurément
trop faible dans son ensemble — dont moins de 1 800 000
hectares aux particuliers, et le surplus, soit 6 200 000, à
l'État et aux communes. 11 y a ici, visiblement, comme le
note avec raison M. Huffel, une supériorité proportion-
nelle inadmissible des forêts domaniales et communales
sur les forêts privées. La totalité des bois particuliers
de la France actuelle, non pas de la France de i8i3, est
évaluée à près de sept millions d'hectares ; comment n'eût-
elle été que de moins de deux millions d'hectares avec une
quarantaine de départements de plus i
Quelle qu ait été l'étendue réelle et proportionnelle des
forêts publiques et privées dans Têphémère empire de
181 3, elle dut être réduite de son chiifre normal après
(1) Cf. Huffel, loc, cU,, tome I, pp. 225 et 226.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 445
les désastres consécutifs au retour de l'île d'Elbe ; ils
contraignirent Louis XVIII à abandonner des territoires
qu'avaient respectés les Alliés après la première invasion.
On a indiqué, dans la première partie de la présente
étude, les aliénations de forêts auxquelles le malheur des
temps avait conduit la Restauration à se résoudre. C'est
à elle toutefois que revient le mérite d'avoir créé, en 1824,
l'école forestière de Nancy qui devait fournir, et qui a
fourni, en eiFet, une suite ininterrompue d'agents capables,
fortement imbus des saines traditions du métier, en rem-
placement graduel du personnel très inférieur instauré
par Bonaparte au profit des invalides de l'armée. Trois
ans plus tard furent promulgués le Code forestier et
l'ordonnance réglementaire disposée pour son exécution.
Cette législation survenait après une laborieuse prépara-
tion due à une commission spéciale nommée à cet effet
en 1822; elle compléta définitivement l'œuvre de restau-
ration du service destiné à la conservation et à l'amélio-
ration du domaine forestier de la France.
Le Code forestier a pris pour base l'ordonnance de 1669,
en éliminant de celle-ci les dispositions qui répondaient
seulement à un état de choses disparu sans retour, mais
adaptant les autres à l'état social nouveau créé par les
événements. Retouché, modifié ou étendu dans quelques-
uns de ses détails, principalement sous le second Empire,
le Code forestier promulgué par le roi Charles X, le
3i juillet 1827, règle encore aujourd'hui la gestion des
bois de TÉtat, des départements, des communes et des
établissements publics.
On peut citer parmi ces modifications et développe-
ments :
Le décret impérial du 19 mai 1857 prescrivant le
dégrèvement des droits d'usage dans les forêts domaniales
par le cantonnement des usagers; la loi du 18 juin 1859,
portée précisément en revision de celle de 1827, et qui
adoucit les rigueurs de la répression par la faculté laissée
446 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
à ladministration de transiger avec les délinquants,
moyennant paiement d'une certaine amende transaction-
nelle toujours inférieure à Tamende légale encourue ; la
loi du 22 novembre de la même année, modifiant dans un
sens plus libéral à certains égards, plus restrictif à
d'autres, la législation relative au défrichement des bois
des particuliers; les lois de 1860, de 1864 et d'années
subséquentes sur la restauration des montagnes par boise-
ment et gazonnement. Mentionnons aussi la loi beaucoup
moins heureuse du 1 1 juillet 1866, par laquelle les forêts
domaniales étaient affectées à la caisse d'amortissement.
C'est en conséquence de cette disposition que la loi des
finances du 18 du même mois autorisait l'administration,
comme on l'a vu plus haut, à aliéner des forêts de l'État
jusqu'à concurrence de 2 5ooooo francs.
En 1872, après la perte de l'Alsace et d'une partie de
la Lorraine, après la restitution aux princes de la maison
d'Orléans des biens que leur avait confisqués le prince
Louis Bonaparte, le domaine forestier de l'Etat com-
prenait seulement 963 878 hectares. Depuis lors de nom-
breuses acquisitions s'ajoutant à celles antérieurement
faites en vue des travaux de reboisement, ont porté ce
chiffre à celui de 1 1 55 788 hectares au i®*" janvier igoS.
VI
FORÊTS COMMUNALES ET FORÊTS PRIVÉES
Dans les exposés qui précèdent, il n'a été parlé que
très incidemment des forêts communales et de celles des
particuliers. Nous avons vu, au paragraphe II, que le
point d'origine de la plupart de nos communes rurales
peut se rattacher au fundus gallo-romain ; qu'à la suite
de la répartition déterminée par le travail des agrimen-
sores, des forêts ou portions de forêts avaient été attri-
^
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 447
buées aux vici ou, à titre onéreux et par concession des
équités, aux villœ, ou enfin partagées par \eques aux
habitants du fundus attachés à \ager, lesquels y pre-
naier^t tout le bois dont ils avaient besoin. Les tribus
germaines, mêlées aux populations gallo-romaines à la
suite des invasions du v^ siècle, apportant de leurs i)ays
d'origine des habitudes analogues, cet état de choses se
continue, sans qu'il y eut toutefois de démarcation bien
tranchée entre ce qui appartenait aux groupes ou agglo-
mérations d'habitants considérés comme tels, et ce que ces
mêmes habitants possédaient id nniversi, c'est-à-dire en
commun mais individuellement (i).
Mais la propriété communale nettement et juridique-
ment établie ne prit guère naissance qu'à partir du
xii" siècle. Ce fut alors que, pour réunir ou rappeler les
populations éloignées par l'extension abusive des bois
dans les fœ^esiœ, les seigneurs leur concédèrent des droits
divers et des franchises stipulés dans des chartes, leur
reconnaissant tantôt une possession forestière ancienne,
tantôt une propriété constituée par l'acte même d'affran-
chissement, soit par don ou par vente sous certaines con-
ditions, comme, par exemple, l'interdiction de défricher
ou d'aliéner. Par la suite, des forêts communales furent
constituées en grand nombre par voie de cantonnement,
les seigneurs préférant céder en pleine propriété aux
communes vassales une partie de leurs forêts afin
d'affranchir le surplus. C'est surtout à partir des xiii* et
XIV* siècles que la possession de forêts par les communes
prit une grande extension : la propriété communale y
était toutefois soumise à certaines restrictions qui
variaient de fait et de nom suivant les provinces ou les
(i)M. Huifel cite un ca€ tout particulier et fort curieux d'une forêt de
360 hectares que les habitants de la ville de Dôle (Jura) possèdent ut
universû d'après un droit de possession remontant à l'époque gallo-romaine.
Certaines forêts communales provenant de l'ancienne abbaye de Wissem-
bourg en Alsace étaient encore possédées au xui« siècle comme sylvœ
communes remontant aux temps mérovingiens. Cf. Hufiel, op. cit., p. 3i9.
I
44^ REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
seigneuries, lesquelles, supprimées à la Révolution, furent
uniformément remplacées par la tutelle de l'État.
L'une de ces restrictions, la plus onéreuse et souvent
abusive, consistait dans le droit de triage que se réservait
le seigneur ou ses descendants sur les bois qu'il avait
donnés, non vendus à des communautés, et qui consistait
dans le tiers des produits, voire parfois de la propriété,
même acquise à titre onéreux. Les rois de France inter-
vinrent souvent pour réprimer cet abus. Louis XIV
révoque même, en 1667, tous les triages établis depuis
moins de trente ans avec défense d'en établir de nou-
veaux, faisant en même temps remise de tous les triages
existants sur le domaine royal. Si l'ordonnance de 1669
reconnut ce droit, ce fut en le limitant rigoureusement au
cas où il provenait de concession gratuite et à la condi-
tion que les deux tiers restant à la communauté fussent
suffisants pour satisfaire à ses besoins.
La suppression définitive du droit de triage et des
autres droits d'origine féodale à partir de 1790, n'alla
pas sans donner naissance à d'autres abus en sens con-
traire. Déjà nous avons signalé les funestes eiFets, sur les
forêts de l'État, des facultés excessives concédées aux
communes de la situation de ces forêts et aux communes
usagères. La révocation, en 1790, de tous les triages
établis depuis moins de trente ans, fournit prétexte à un
certain nombre de communes de s'emparer de bois doma-
niaux ou autres et de terrains vagues, en excipant de
prétendues usurpations anciennes qui n avaient jamais été
faites. Abus aggravé encore à la suite d'une loi de 1792
étendant les révocations de triages à tous ceux qui
avaient été établis depuis 1669, et surtout d'une autre
loi, en date du 11 juin 1793, laquelle établissait pré-
somption de propriété communale sur tous les biens
connus « sous le nom de terres vaines et vagues, bois
LA FORÊT GAULOISE, PRANQUE BT FRANÇAISE. 449
communaux, hermes (i), vacants, etc.. «, sauf le cas où
le détenteur pourrait présenter un acte authentique
d'achat, à l'exclusion des titres « émanant de la puissance
féodale y» (2). Bien mieux, les revendications éventuelles
prévues par cette loi furent soumises à une juridiction
d'arbitres locaux jugeant sans appel. Ce fut bientôt un
véritable brigandage aux dépens du domaine national, qui
eût fini par y passer tout entier; d'autant plus que dans
beaucoup de communes les populations n'avaient pas eu
la patience d'attendre le travail des arbitres cependant
si complaisants. Heureusement une réaction salutaire ne
tarda pas à se produire. Deux lois de l'an IV (1797)
supprimèrent la juridiction arbitrale et autorisèrent
l'appel des décisions prises par les arbitres ; et deux
autres lois, l'une de Tan VII, l'autre de l'an XII pre-
scrivirent la revision générale de toutes les opérations
de l'espèce exécutées en vertu de la loi du 1 1 juin 1793.
Malheureusement une partie seulement des bois usurpés
par les communes fit retour à l'Etat. Les biens qu'un
grand nombre de communes s'étaient appropriés sans
intervention d'arbitres leur sont restés, et finalement
le domaine forestier des communes s'est, à la faveur de
la période révolutionnaire, sensiblement accru au détri-
ment du domaine de l'État. L'annexion de la Savoie
et de Nice, sous le Second Empire, ji enrichi le premier
de 170000 hectares. Le second avait été réduit durant
la période de i852 à 1870, non seulement par les
aliénations dont nous avons parlé, mais aussi par de
nombreux cantonnements d'usagers, qui avaient augmenté
d'autant le premier. Le traité de Francfort, à la suite de
Vannée terrible, a diminué l'un et l'autre, celui des com-
munes de 200 000, celui de l'Etat de 97 000 hectares.
il) Hennés ou plutôt ennes (de êpimoç, désert), - nom donné dans la
Orôme aux terres vagues ou laissées sans culture ». Dictionnaire de Larive
tî Fleury.
rt)Cf. Huffel, pp. 231-252.
ni'SËRIE. T. X. 29
45o RKVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Actuellement les communes, auxquelles il faut ajouter
les hospices et autres établissements publics, possèdent
2 2i5ooo hectares de forêts dont i 918000 seulement
sont soumises au régime forestier, c'est-à-dire à la tutelle
de l'État.
Il y a peu de choses à dire sur la propriété forestière
purement privée. De la naissance de la féodalité au
XV i** siècle, il ne paraît pas qu'il y ait eu des forêts ayant
eu d'autres propriétaires que le Roi, les communautés
religieuses ou civiles et les seigneurs. Il en avait été
autrement aux temps gallo-romains et mérovingiens ;
mais les contrats de vassalité firent peu à peu passer les
domaines privés sous la domination des suzerains. Ce n'est
que vers la fin du moyen âge que la propriété forestière
privée prit de l'extension. Elle s'élevait, en 1789, à
4 5oo 000 hectares environ.
Depuis lors elle s'est accrue d'abord de toutes les
aliénations de bois de l'Etat réalisées durant le siècle qui
a suivi, puis des nombreux boisements effectués par les
particuliers dans le cours du xix® siècle, notamment dans
les Landes, en Sologne et dans la Champagne Pouilleuse,
et aussi en montagne ou sur des terres peu favorables à la
culture. On croit pouvoir évaluer à 1 100 000 hectares les
massifs forestiers créés par les particuliers dans le cours
du dit siècle. Si la propriété forestière privée s'est
appauvrie en France de ce qu'elle possédait en Alsace-
Lorraine, elle s'est d'autre part accrue des contrées plus
riches en bois particuliers de Nice et de la Savoie.
Il faut tenir compte aussi des défrichements, dont les
autorisations demandées et obtenues ont suivi une marche
ascendante de 1828 à 1866 pour diminuer rapidement
depuis lors, à la suite des nombreux mécomptes éprouvés.
Le total de ces autorisations accordées de 1828 à 1902
inclusivement s'élève à 481 761 hectares; mais la quantité
réellement défrichée est notoirement inférieure à ce chiffre.
LA FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE. 45 1
En fin de compte, d'après la statistique agricole,
l'étendue totale de la propriété forestière privée était, en
1892, de 6 217 000 hectares.
Nous voici arrivés à la fin de cette vue d'ensemble sur
les conditions forestières du pays qui est aujourd'hui la
France, aux diverses époques où il fut successivement
terre celtique, terre gallo-romaine, soumise à l'autorité
des Francs mérovingiens et carolingiens, et devenue
enfin, avec la dynastie capétienne, la France proprement
dite.
Il ne serait pas sans intérêt d'examiner, au point de
vue contemporain, ce que l'on peut appeler — par exten-
sion à l'œuvre administrative — la «* politique forestière »
de la France actuelle : application de mesures douanières
protectrices au commerce des bois ; mesures législatives
propres à assurer la coopération de la propriété forestière
à la sauvegarde de l'intérêt général présent et futur ; sta-
tistique forestière générale et aperçu des forêts coloniales.
Si Ton voulait entrer dans une analyse complète des
matières multiples qui sont condensées dans les tomes II
et III de Y Économie forestière, on arriverait à la com-
position d'un précis des règles de la dendrométrie, de la
formation de la richesse forestière par la double coopéra-
tion de la nature et de Thomme, de la correspondance
du revenu au capital, de l'estimation sous toutes formes
des forêts et de leurs produits, enfin de l'art si complexe,
si délicat — et, quand il s'agit des futaies pleines, parfois
si incertain — de l'aménagement des forêts.
Ce sont là, dans une seule spécialité, de graves sujets
d'étude qu'il pourrait y avoir intérêt à aborder par la
suite.
C. DE KiRWAN.
L'ÉLECTRICITÉ
CONSIDÉRÉE COMME FORME DE L'ÉNERGIE
LES DEUX NOTIONS FONDAMENTALES
LE POTENTIEL ET LA QUANTITÉ D'ÉLECTRICITÉ
CHAPITRE I
INTRODUCTION
1. Insuffisance des théories actuelles. — Le rôle si
important que joue aujourd'hui Télectricité dans l'indus-
trie, a placé cette science au premier rang, et cependant
sa théorie est encore loin d'atteindre le degré de clarté et
de précision obtenu dans les autres branches de la phy-
sique. Bien des phénomènes électriques sont encore sans
explication satisfaisante, tels que la dilatation électrique,
la décharge résiduelle, la force électromotrice de contact,
l'effet Peltier, l'effet Thomson, la polarisation des élec-
trodes.
L'une des premières causes de ces difficultés n'est-elle
pas dans cette tendance si générale des esprits à vouloir
expliquer tous les phénomènes physiques par les lois de
la mécanique ? On parle bien de la conception d'un fluide
impondérable, mais on s'empresse de le doter d'une masse
à laquelle on attribuera bientôt les propriétés de la
maiière,pourlui appliquer, non pas seulement les méthodes,
mais encore les lois mêmes de la mécanique rationnelle.
l'électricité, forme de l'énergie. 453
2. La masse électrique et la quantité d électricité. — On
confond d'ailleurs cette masse, quantité positive ou néga-
tive, distribuée à la surface des conducteurs, et qui s'im-
pose en électrostatique, avec la quantité délectricité qui
circule dans les courants, et qui n'apparaît qu'en électro-
dynamique. Cette confusion entraîne nécessairement des
contradictions : c'est ainsi que l'on considère un conduc-
teur parcouru par un courant comme livrant passage à
de l'électricité, alors qu'il n'en contiendrait même pas.
C'est qu'en effet cette masse électrique, d'après les idées
que nous développerons, n'est pas plus une quantité
d'électricité qu'une vitesse n'est une longueur absolue; tout
en dérivant de la quantité d'électricité, la masse électrique
est une grandeur de nature toute différente ; c'est une
quantité d'électricité positive ou négative divisée par un
temps. Cette notion des masses de signes contraires, qui
remoirte aux plus anciennes théories, n'intervient que dans
les phénomènes d'induction, en électrostatique, et n'est
pas, comme on l'a dit souvent, exclusive de l'hypothèse
d'une seule espèce d'électricité, celle-là qui circule dans
les courants.
3. Le milieu intermédiaire qiion appelle téther, —
Faraday a expliqué le mécanisme de l'action électrique
par une transmission de proche en proche, à travers un
milieu intermédiaire idéal, doué d'une élasticité spéciale,
et dont la structure se modifie sous l'influence des corps
électrisés. C'était le premier pas vers le principe de l'ac-
tion au contact, de la localisation de l'énergie électrique,
comme de toutes les autres formes d'énergie, dans les
éléments matériels eux-mêmes: mais nous sommes de ceux
dont parle M. E. Picard, quand il dit (i) : « Il a pu même
paraître à quelques-uns, quil était étrange dexpliquei^ le
connu par tinconnu, le visible par tinvisible, dimaginery
par exemple, comme on ta dit, un éther que md œil humain
(I) La science moderne et son état actuel, p. 127.
454 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ne vei'va jamais . « N'est-il pas plus naturel de rapporter
les effets que nous observons, non à ce milieu hypothé-
tique, mais au milieu réel et ambiant qui est, incontesta-
blement, le véritable support et le véhicule obligé de
l'action électrique ? Ce milieu réel et matériel est par trop
souvent négligé, et quand on veut bien se rappeler qu'il
est lié, superposé au milieu idéal dont on s'est un peu
trop exclusivement occupé, on est fort surpris de lui
trouver certaines propriétés telles que la dilatation et
l'absorption électriques.
4. Le potentiel quantité physique et le potentiel pwe
quantité mathématique, — C'est encore cet oubli du milieu
réel qui conduit à considérer le potentiel comme une pui^e
quantité mathématique. En élevant la tempétaiui'e dun
corps, dit-on, on le fond, on le volatilise : on ne produit,
au contraire y aucun effet physique sur un corps e^i le por-
tant, avec tenveloppe qui le renferme, à un potentiel
élevé^[\).
Nous pensons, au contraire, que le potentiel d'un corps
électrisé est une quantité physique analogue à la tempé-
rature et, à certains points de vue, mieux encore analogue
à la pression qull supporte. Peut-on nier l'influence du
potentiel dans les phénomènes électrochimiques ? Si l'on
place un corps métallique dans un milieu aériforme dont
on fasse varier la pression dans les limites que l'expérience
permet d'atteindre, ces variations ne produiront sur ce
corps aucun changement apparent : il est cependant cer-
tain que son volume aura varié, si peu que ce soit. Un
corps ne peut pas subir une influence extérieure, sans que
sa constitution intime en soit affectée par un changement
tangible, si faible qu'il puisse être. Le potentiel transmis
à un corps métallique agit donc sur ce corps, et modifie
son état, comme la pression et la température agissent
sur lui et modifient son état.
(I) Macwell, Traité élémentaire d' Électricité, traduit par G. Richard,
i884, p. 9.
l'électricité, forme de l'énergie. 455
Sans méconnaître les services rendus par les théories
actuelles et qu'elles rendront encore, il est permis de pré-
voir qu'il doit être possible d'en édifier une nouvelle,
basée, avant tout, sur les deux principes fondamentaux et
si solides de la science de l'énergie, auxquels il suffira de
joindre quelques lois expérimentales nettement définies,
pour lui donner, par un enchaînement logique, tout son
développement.
5. Les facteurs de Vénei^gie élecfrique. — Pour fonder
cette théorie nouvelle, deux notions fondamentales sont
nécessaires, celle du potentiel électHque et celle de la
quantité (T électricité. Ce sont les facteurs de l'énergie
électrique, comme la température et Ventropie d'une part,
la pression et le volume d'autre part, et enfin le potentiel
chimique et la quantité de matière sont les facteurs de
l'énergie calorifique, élastique ou chimique.
De ces quatre formes, l'énergie calorifique occupe une
place à part et dominante, parce que ses déplacements,
mesurés par l'entropie, obéissent à une loi de dissipation,
tandis que les déplacements de l'énergie électrique, de
l'énergie élastique et de l'énergie chimique obéissent à une
loi de conservation, qui est la généralisation du principe
de Lavoisier.
Dans l'univers, toute quantité d'électricité qui quitte
un corps, est intégralement reçue par d'autres corps; tout
changement de volume d'un corps ou système de corps
correspond à des changements de volume opposés et
équivalents dans d'autres corps ; toute réaction chimique
s'opère sans création ni destruction de matière, suivant
le principe de Lavoisier. Un corps pris dans un état déter-
miné, et soumis ensuite à des transformations qui lui font
échanger de l'électricité avec l'extérieur, ne peut revenir
à un état identique à son état initial, si cet échange d'élec-
tricité ne se réduit pas, en fin de compte, à zéro ; de
môme qu'il ne peut reprendre cet état initial que si son
volume reprend la même valeur, si sa constitution chi-
(
436 RBVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mique lui donne, en tous points, la densité qu'il avait au
début.
Son entropie reprendra aussi sa valeur primitive, mais
si sa transformation est irréversible, et il en est toujours
ainsi dans la nature, les échanges d'entropie entre les divers
corps en jeu ne se compenseront pas : il y aura accroisse-
ment d'entropie, tandis qu'il y aura conservation de
volume, de quantité d'électricité, de quantité de matière.
Les deux chapitres qui suivent auront pour objet de
développer la notion du potentiel défini qualitativement.
Le chapitre suivant nous conduira à préciser cette notion,
et à considérer le potentiel comme quantité mesurable ; il
nous apprendra, en même temps, ce que l'on doit appeler
la quantité d' électricité.
CHAPITRE II
LE POTENTIEL ÉLECTRIQUE
I . Isolants et condticteurs de VélectHcité. — Le frotte-
ment développe dans certains corps dits isolants, un état
électrique qui a sa répercussion dans le milieu environnant
que l'on nomme champ électrique. En vertu de ce principe
de la science moderne qu'il n'existe pas d'action à dis-
tance, le champ manifeste le nouvel état qu'il a, lui-même,
acquis, par les mouvements des corps légers qui y sont
plongés. Ces mouvements sont les signes d'une rupture
dans l'état d'équilibre vers lequel tendent tous les phéno-
mènes de la nature ; aussi, au bout d'un certain temps
plus ou moins long, l'équilibre sera-t-il rétabli, le corps
ayant partagé par diffusion ses propriétés électriques avec
le milieu ambiant.
Ces propriétés ne se développent pas seulement sur les
isolants, les corps dits conducteurs peuvent aussi les
ucquérii' et les conserver dans un milieu tel que l'air sec,
l'élbctricité, pormk de léneroib. 457
où leur déperdition s'opère très lentement. Ces corps se
distinguent des premiers par leur tendance à se mettre
très vite en équilibre électrique entre eux, tandis que les
isolants conservent assez longtemps leur électrisation,
alors même qu'ils sont en contact avec des conducteurs.
La distinction des corps en isolants et conducteurs n'a
évidemment rien d'absolu. La transmission de la propriété
électrique dans les diverses parties d'un même corps, ou
entre corps différents, se fait de proche en proche, avec
des vitesses extrêmement variables, qui ne sont jamais
ni nulles ni infinies.
2. Définition dCun corps isolé au point de vue électrique.
— Si un corps électrisé récupère, par un procédé quel-
conque, la propriété électrique qu'il perd sans cesse au
contact du milieu qui l'environne, il s'établira un régime
permanent ; la constitution du milieu, variable d'un point
à un autre, restera invariable en chaque point, et l'on dit
alors que le champ est stable.
Si la vitesse de déperdition de la propriété électrique
devient extrêmement lente et, en quelque sorte, négli-
geable dans un milieu très isolant qu'avec Faraday nous
appellerons désormais un diélectrique, on pourra considé-
rer le champ créé dans ce milieu matériel comme sensi-
blement stable pendant la durée nécessaire à une série
d'expériences, et le corps électrisé qui aura créé ce champ
pourra être considéré, à son tour, comme conservant
intégralement, pendant la même durée, ses propriétés
électriques. Nous dirons, dans ce cas, que ce corps est
itclé au point de vue électrique ou électHquement isolé.
C'est là une conception purement théorique analogue
à celle de l'isolement au point de vue thermique ou au
point de vue élastique, qui rend de si grands services
en thermodynamique ; mais l'isolement électrique d un
corps est nécessairement imparfait, et c'est grâce à cela
que ce corps peut créer un champ dans le diélectrique qui
Tenvironne.
458 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
3. Caitse des phénomènes observés en électroslcUiqice. —
La cause primordiale des phénomènes observés en élec-
trostatique ne réside donc pas dans l'action exercée par
des conducteurs absolument isolés sur le milieu hypothé-
tique que Ton nomme l'éther, mais bien dans l'énergie
sans c^sse échangée de proche en proche, et par le contact,
entre ces conducteurs qui ne sont pas absolument isolés et
le 7nilieu réel environnant, où cette énergie se déplacera
tant que le système ne sera pas arrivé à un état final
d'équilibre qui est l'état neutre. L'air sec est un Lsolant
très puissant ; on conçoit donc que, pendant la durée nor-
male d'une série d'expériences on puisse considérer comme
stable le champ créé dans cet air sec, et comme conser-
vant leur état électrique primitif les conducteurs qui y
sont plongés.
Mais, dira-t-on, si l'énergie électrique arrive à se dépla-
cer si lentement, les effets de ce mouvement, qui n'est
autre chose qu'un courant électrique très faible à travers
le champ, doivent être bien peu sensibles. A cette objec-
tion, on peut répondre d'abord que ces effets ne se mani-
festent pas avec une bien grande intensité, puisqu'on ne
les constate que sur des corps légers ; on peut ajouter que
l'énergie électrique contenue dans un corps doit être
énorme, au point que ce corps peut en dépenser des quan-
tités notables, sans que son état électrique en soit sensi-
blement affaibli. Les plus récentes conquêtes de la physique
dans le domaine des radiations sont bien faites pour cor-
roborer cette explication, quand on songe à la quantité de
chaleur et de lumière qu'un petit morceau de radium peut
émettre pendant plusieurs années sans perdre d'une façon
apparente, ni de son poids, ni de ses propriétés actives.
Il est même permis de croire que les théories nouvelles
qui se fondent aujourd'hui sur les ions et électrons ne
peuvent être que facilitées par les vues qui précèdent.
Quoi qu'il en soit, ces vues conduisent à une théorie qui
explique avec une grande simplicité et une grande clarté
l'électricité, forme de l'énergie. 459
tous les faits connus en électrostatique et en électrodyna-
mique. Mais avant d'aborder cette théorie, il est nécessaire
de considérer l'électricité sous un aspect très spécial et
quelque peu abstrait, qui permette de bien préciser com-
ment on doit concevoir la mesure de l'énergie électrique
contenue dans un corps homogène, et dont toutes les
parties sont en équilibre entre elles.
4. V équilibre électrique et f égalité de potentiel. — Pre-
nons, au hasard, deux corps homogènes isolés, chacun,
au point de vue thermique, élastique et électrique ; ils sont
soumis aussi, chacun, à une température, à une pression
et à un état électrique indépendants dans les deux corps,
en sorte que ceux-ci ne seront vraisemblablement en équi-
libre ni au point de vue thermique, ni au point de vue
élastique, ni au point de vue électrique. Tout en les main-
tenant isolés du milieu qui peut les contenir, mettons-les
en contact, en supposant rompues les liaisons qui les
isolaient entre eux : il va s'opérer entre ces deux corps
des changements irréversibles, tendant au rétablissement
naturel de l'équilibre, et qui se manifesteront notamment,
dans leur masse intérieure, par des variations locales de
température et de pression ; ces changements prendront
fin, quand cet état d'équilibre sera réalisé. 11 sera carac-
térisé par l'uniformité de température et de pression dans
toute l'étendue des deux corps, qui n'auront échangé avec
l'extérieur aucune quantité de chaleur, aucune propriété
électrique, et dont les volumes, variables séparément,
conserveront une somme constante. Si Ion sépare alors
ces deux corps, il ne se produira aucun phénomène, pas
plus que si on les remet de nouveau en contact ; il y a
donc aussi, entre eux, équilibre électrique. C'est ce que
nous exprimerons en disant que ces corps ont mê77ie poten-
tiel. L'équilibre thermique ou élastique est caractérisé par
l'égalité de température ou de pression ; l'équilibre élec-
trique est caractérisé par l'égalité de potentiel électrique.
Cette notion de l'équilibre électrique et de l'égalité de
(
460 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
potentiel n'implique pas nécessairement que les deux corps
comparés doivent finalement avoir même température et
même pression, comme dans le cas qui vient d'être cité.
Au lieu de rompre, à la fois, les trois liaisons isolant les
deux corps entre eux, on aurait pu n'en rompre qu'une
seule, celle qui isole les deux corps au point de vue élec-
trique ; pendant le changement spontané qui s'opérera,
chacun des corps conservera un volume invai'iable, et ils
n'échangeront entre eux ou avec l'extérieur aucune quan-
tité de chaleur. La température et la pression prendront
une nouvelle valeur dans chacun d'eux, quand l'équilibre
électrique sera réalisé. Si les deux corps ne sont pas pri-
mitivement en équilibre électrique, on le constatera en
plaçant successivement dans un diélectrique une certaine
quantité de ces deux corps présentant à la fois la même
forme et le même volume : le champ qu'ils créeront dans
ce diélectrique ne sera pas le même. L'expérience apprend,
au contraire, que, quand ils se sont mis en équilibre par
conduction électrique, les quantités de même forme et de
même volume créeront dans le diélectrique deux champs
identiques. Les deux corps ont alors, par définition,
même potentiel électrique.
5. Loi de T équilibre électiHque, — C'est encore un fait
d'expérience que si deux corps sont en équilibre électrique
avec un troisième, ils sont aussi en équilibre électrique
entre eux, de sorte que tous les corps en équilibre élec-
trique ont même potentiel, et que deux corps qui ne sont
pas en équilibre ont des potentiels inégaux ou différents.
Les changements provoqués, quand deux corps com-
plètement isolés de l'extérieur et de potentiels différents
sont mis en relation par simple conduction électrique, ne
modifient pas l'énergie de l'ensemble. Comme ces deux
corps sont aussi isolés entfe eux au point de vue thermique
et au point de vue élastique, ils n'échangent, non plus,
entre eux, aucune quantité d'énergie sous forme de chaleur
ou de travail mécanique, et le phénomène se réduit à un
l'électricité, forme de l'énergie. 461
simple transport d'énergie sous forme électrique de l'un à
l'autre corps.
6. Loi de la conductioné lectrique, — Enfin, un autre fait
d'expérience très important, c'est que, si l'on considère
un nombre quelconque de corps qui peuvent être de même
nature ou non, à des températures et à des pressions
différentes ou non, mais soumis à des potentiels différents,
on peut les ranger, et d'une seule façon, dans un ordre
tel que l'action successive de deux quelconques de ces
corps A et C, par conduction électrique, sur un troi-
sième B placé entre eux deux, fera subir à ce dernier deux
changements inverses qui pourront se compenser et le
ramener à son état primitif. Au contraire, deux corps A
et B, mis successivement en relation avec un troisième C,
placé avant ou après eux dans l'ordre établi, ne pourront
jamais ramener le corps C à son état primitif ; la double
opération exécutée sur ce dernier ne fera, en quelque
sorte, que l'éloigner davantage de cet état primitif.
Cette loi conduit à considérer les potentiels comme des
quantités susceptibles de s'échelonner dans un sens par-
faitement déterminé.
Il résulte d'abord de l'action des deux corps A et C sur
le corps intermédiaire B que, si celui-ci reçoit par con-
duction électrique de l'énergie du corps A, il en cède au
corps C, ou inversement : par suite. Tordre général établi
entre tous ces corps est Tordre dans lequel ils échangent
leur énergie par conduction électrique, en sorte que Tun
quelconque d'entre eux reçoit, par exemple, de l'énergie
de tous ceux qui le précèdent, tandis qu'il en cède à tous
ceux qui le suivent.
L'ordre ainsi défini sera Tordre de décroissance des
potentiels, et nous dirons que Ténergie passe par conduc-
tion électrique des corps de potentiel plus élevé aux corps
de potentiel moins élevé, pour arriver à établir l'équilibre
électrique par Tuniformité du potentiel.
7. Sources d'électricité. — Quand Tun des deux corps
f
462 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
possède une masse incomparablement plus grande que
celle de l'autre corps, l'équilibre électrique s'établit sans
que l'état du premier se soit sensiblement modifié. Son
potentiel, qui devient en même temps celui du second,
n'aura, pour ainsi dire, pas varié. Un semblable corps,
supposé complètement isolé de l'extérieur, est une source
cC électricité. C'est un très grand réservoir d'électricité qui
communique son potentiel sensiblement invariable aux
corps avec lesquels on le met en relation par conduction
électrique seulement. Une source ainsi comprise ne con-
serve pas un potentiel rigoureusement constant, et ne subit
pas, par conséquent, ce que l'on appelle une transforma-
tion équipotentielle, quand on la met en communication
électrique avec d'autres corps. Il faudrait pour cela qu'elle
fût de masse infinie et de conductibilité parfaite. Aussi
vaut-il mieux donner de la source électrique une définition
plus scientifique, en la supposant de masse finie, de con-
ductibilité parfaite, isolée seulement au point de vue élec-
trique du milieu environnant, qui continuera à lui trans-
mettre des actions calorifiques ou mécaniques, capables
de maintenir son potentiel constant, quand on la mettra
en communication électrique avec les corps à étudier. On
verra au chapitre suivant qu'on peut toujours imaginer des
actions calorifiques ou mécaniques propres à obtenir ce
résultat. Observons, dès maintenant, que les pôles d'une
pile de force électromotrice constante, sont des sources
d'électricité, mais à faible potentiel.
CHAPITRE III
LES TRANSFORMATIONS RÉVERSIBLES
1 . Titans formations réversibles cCun coi^ps homogène et
isotrope, soumis à des actions mécaniques thenniques et
électriques. — Ce n'est pas ici le lieu de développer les
l'élbctricité, forme de l'énerqib. 463
notions de réversibilité et d'irréversibilité ; nous nous bor-
nerons à rappeler que pour faire subir à un corps une
transformation réversible, il faut supposer que ce corps
est successivement mis en rapport thermique, élastique et
électrique avec des milieux de température, de pression
et de potentiel infiniment peu différents de sa température
propre, de sa pression et de son potentiel au moment
considéré, chaque opération élémentaire étant prolongée
pendant une durée suffisante pour que ce corps se mette
absolument en équilibre avec le nouveau milieu qui le
reçoit.
Parmi les transformations réversibles qu'un corps peut
subir, il en existe quelques-unes de simples dont l'examen
présente le plus grand intérêt, car elles permettent d'ana-
lyser les transformations les plus complexes. Nous allons
nous y arrêter quelque temps.
Ces transformations sont obtenues par la mise en com-
munication du corps avec deux espèces de sources, sources
d'électricité et sources de chaleur, sources d'électricité et
sources d'énergie mécanique, sources d'énergie mécanique
et sources de chaleur. Chacun de ces trois cas se subdivise
en deux cas simples, définis par cette condition que, des
deux espèces de sources qui provoquent la transformation
du corps, il y en aura une qui sera toujours la même,
en sorte que dans les six cas à considérer, la transforma-
tion sera équipotentielle, isotherme ou isobare. L'autre
source sera variable, etchangera infiniment peu de tension,
après chaque modification élémentaire du corps. Ces six
transformations présentent le caractère commun qu'on
peut les figurer graphiquement par une courbe continue
qui ne revient jamais sur elle-même pour se couper. Ses
points successifs, parcourus dans un sens ou dans l'autre,
représentent toutes les phases possibles de la transfor-
mation du corps, qui ne peut revenir à un état antérieur,
qu'en parcourant en sens inverse le cycle déjà décrit.
En outre, en parcourant ce cycle sans revenir à un état
464 REVUE DES QUESTIONS SCIBNTIFIQUBS.
antérieur, le corps échangera toujours dans un seul et
même sens, de l'énergie avec chacune des deux sources.
Cela résulte de ce que chaque échange élémentaire d'éner-
gie entre ce corps et l'une des deux sources, détermine
l'échange correspondant avec l'autre.
L'état du corps est défini, au point de vue de ses pro-
priétés thermiques, élastiques et électriques, par ses trois
tensions, température, pression et potentiel. Toutes les
autres grandeurs susceptibles de mesure, et qui sont
déterminées dans chaque état particulier du corps, son
volume, son entropie, etc., sont des fonctions de ces trois
variables. On peut donc figurer chacun de ces états par
une représentation graphique au moyen d'un point rap-
porté à un système d'axes oT des températures, oP des
pressions, oE des potentiels, et dont les trois coordonnées
fixeront les tensions, correspondant à l'état considéré.
C'est à ce système d'axes que nous rapporterons les lignes
de transformation que nous allons maintenant étudier.
2. Jb^ans formations cTun corps isolé au point de vue
mécaniqiLe, — 11 en existe, comme nous l'avons dit, deux
cas simples, et qu'il y a intérêt à examiner.
Transformation équipotentielle , Un corps isolé au point
de vue mécanique, c'est-à-dire, conservant un volume
constant, est mis en communication permanente, par con-
duction électrique seulement, avec une source d'électricité
de même potentiel, et, successivement, en communication,
par conduction thermique, avec des sources de chaleur
dont les températures varieront d'une façon continue. Ce
corps subira évidemment une transform^ition bien déter-
minée, échangeant de Ténergie, sous forme d'électricité
avec la source unique d'électricité, et sous forme de cha-
leur avec les sources successives de chaleur qui sont
mises en relation avec lui. Si l'on ne veut pas que cette
transformation revienne sur ses pas, il faudra que les
températures des sources de chaleur aillent toujours en
croissant ou toujours en décroissant : le corps ne repassera
l'électricité, forme de l'énergie. 465
alors jamais par un état qu'il aurait antérieurement pris.
Son potentiel restera constant, mais sa pression et son
entropie varieront avec sa température et seront, à chaque
instant, fonctions bien définies de cette température.
Suivant que les températures des sources de chaleur
iront en croissant ou en décroissant, le corps absorbera
ou cédera constamment de la chaleur ; il n'échangera de
l'énergie calorifique avec ces diverses sources que dans un
/seul et même sens ; comme nous Tavons dit plus haut, il
n'échangera aussi avec la source unique d'électricité de
l'énergie électrique que dans un seul et même sens ; sans
quoi, au moment où ce sens tendrait à changer, subor-
donnons l'action de la source de chaleur à l'action de la
source d'électricité : en faisant varier infiniment peu le
potentiel de cette dernière, elle continuerait à échanger
avec le corps de l'énergie dans le même sens que précé-
demment, ce qui intervertirait le sens de l'échange calori-
fique ; or ce changement de sens dans l'échange calorifique
ne peut que faire revenir la transformation sur ses pas ;
il ne peut pas provoquer entre le corps et la source unique
d'électricité un échange indéterminé d'énergie électrique
qui serait indifféremment positif ou négatif; l'hypothèse
supposée est dorjc inadmissible, et pendant que le point
figuratif de l'état du corps décrit une ligne équipotentielle
bien définie, les sources de chaleur comme la source
unique d'électricité n'échangent de l'énergie avec le corps
expérimenté que dans un seul sens.
Le corps n'échange de l'énergie calorifique qu'avec les
sources de chaleur ; suivant qu'il sera soumis à une varia-
tion positive ou négative de température, il recevra ou
perdra de la chaleur, et tacavissement de son entropie
iera de même signe que V accroissement de sa tempéi'ature.
Ce corps qui est de dimensions finies, peut être con-
sidéré lui-même comme une source d'électricité dont Je
potentiel demeure constant malgré les échanges d'énergie
électrique qu'il peut faire avec les corps à étudier grâce à
UhSËRIË. T. X. 30
466 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ses relations avec des sources de chaleur de températures
convenables.
Transformation isotherme. Au lieu de mettre le corps
dont le volume reste constant, en communication perma-
nente avec une source d'électricité, mettons-le en commu-
nication permanente avec une source de chaleur ayant sa
température initiale, et, successivement, en communica-
tion avec des sources d'électricité dont les potentiels
varieront d'une façon continue et toujours dans le même
sens. Ce corps subira encore une tranformation bien
définie sans jamais revenir à un état antérieur, échan-
geant, comme dans le cas précédent, et dans un sens
constant, de l'énergie sous forme de chaleur et d'électri-
cité, mais avec une seule source de chaleur et avec les
diverses sources d'électricité qui sont successivement mises
en relation avec lui. Sa température demeurera constante,
mais sa pression et son entropie varieront avec son
potentiel.
Ce corps n'échange de l'énergie électrique qu'avec les
sources d'électricité ; suivant qu'il sera soumis à une
variation positive ou négative de potentiel, il recevra ou
perdra de l'énergie électrique. Cela signifie, comme on le
verra dans la suite, que la variation de sa quantité d'élec-
tricité est de même signe que la variation de son potentiel
dans un des éléments de sa transformation.
3. Transformations d!un corps isolé au point de vue
thei^mique. — Deux transformations simples sont ici à
considérer.
Transformation équipotentielle. Le corps, étant isolé au
point de vue thermique, conserve une entropie constante.
On le met en communication permanente avec une source
d'électricité de même potentiel, et on le soumet à des
pressions progressivement croissantes ou décroissantes
qui feront varier son volume dans un sens constant, néga-
tif ou positif. Il subit encore une transformation bien
déterminée sans jamais repasser par les mêmes états,
l'électricité, forme de l'énergie. 467
échangeant avec la source unique d électricité de l'énergie
dans un seul et même sens, tandis qu'il effectue ou con-
somme constamment du travail mécanique. Son potentiel
reste constant, mais sa température et son volume varient
avec sa pression et sont, à chaque instant, fonctions
définies de cette pression.
Le corps ne reçoit ou ne perd de l'énergie sous forme
mécanique, qu'en raison des pressions qu'il supporte, et
des variations de volume qui y correspondent ; dans toute
transformation élémentaire qu'il subit, la variation de son
volume est de signe conb^aire à la variation de sa pression.
Ce corps est encore un type de source d* électricité. Une
telle source est donc un corps, en principe complètement
isolé de l'extérieur : son isolement n'est rompu, au point
de vue électrique, que pour le mettre en communication
avec les corps à étudier, et, au point de vue élastique ou
mécanique, que pour lui imposer les variations de pression
nécessaires à la conservation de son potentiel.
Transformation à pression constante ou isobare. Le
corps ayant toujours une entropie constante, au lieu de le
mettre en relation permanente avec une source d'électri-
cité, plaçons-le dans un milieu élastique, de pression
constante, ayant sa pression initiale, et mettons-le succes-
sivement en communication avec des sources d'électricité
dont les potentiels varieront d'une façon continue et tou-
jours dans le même sens. Ce corps subira une transfor-
mation bien définie, sans jamais revenir à un état anté-
rieur, puisque son potentiel croît ou décroît constamment.
Sa pression demeure invariable, mais sa température et son
volume varient avec son potentiel, et i estent fonctions de
ce potentiel. Pendant toute la durée de la transformation,
le corps effectuera constamment ou consommera constam-
ment du travail, tandis qu il absorbera constamment ou
cédera constamment de l'énergie électrique.
Il n'échange de l'énergie électrique qu'avec les sources
d'électricité ; suivant qu'il sera soumis à une variation
468 R£VC£ DES gL£:;ST10N2> SCIENTIFIQUES.
positive ou négative de poteniiei, il recevra ou perdra de
l énergie électrique. Cela signide, comme on le verra dans
la suite, que la variation de sa quantité (f électricité est de
même signe que la canation de son potentiel^ dans une
quelconque de ses transformations élémentaires.
4. Trayis for mations d'un corps isolé au jjoint de eue
électrique. — Il existe deux transformations simples d'un
corps isolé au point de vue électrique. Ce qui reste inva-
riable dans chacune d elles, c'est la quantité d'électricité
contenue dans le corps, ainsi qu on le comprendra, quand
nous aurons pu définir la quantité d électricité.
Tj-ans formation isotherme. Mettons le corps en relation
permanente avec une source de chaleur de même tempé-
rature, et soumettons-le à des pressioiis progressivement
croissantes ou décroissantes qui feront varier son volume
dans un sens constant négatif ou positif. 11 subira une
traiLsforrnation définie sans jamais repasser par les mêmes
états. Sa température restera constante, mais son poten-
tiel, son volume et son entropie varieront avec sa pression
en restant des fonctions déterminées de cette pression.
Pendant toute la durée de la transformation, le corps
absorbera ou cédera constamment de la chaleur, pendant
quil consommera ou effectuera constamment du travail
mécanique.
Ce corps n'échange de l'énergie sous forme de travail
qu'en raison des pressions qu'il supporte, et dans chacun
des éléments de la transformation qu'il subit, les varia-
tions de son volume sont de signes cont7'av'es aux varia-
lions de sa pression.
Transformation à pression constante. Supposons le
corps placé dans un milieu élastique, de pression con-
stante et dont il subit l'action : mettons-le successivement
en relation avec des sources de chaleur dont les tempéra-
tures varieront d'une façon continue et toujours dans un
même sens. Ce corps subira encore une transformation
définie sans jamais revenir à des états antérieurs. Sa
l'électricité, forme de l'énergie. 469
pression demeure invariable, mais son potentiel, son
volume et son entropie varieront avec sa température en
restant des fonctions définies de cette température. Comme
dans le cas précédent, le corps absorbera ou cédera con-
stamment de la chaleur, tandis qu'il consommera ou
effectuera constamment du travail mécanique.
Co corps n'échange de l'énergie calorifique qu'avec les
sources de chaleur : suivant qu'il sera soumis, dans une
de ses transformations élémentaires, à une variation posi-
tive ou négative de température, il recevra ou perdra de
la chaleur, son entropie augmentera ou diminuera, en
sorte que ses variations de température soyit toujours de
même signe que ses variations d! entropie,
5. Lois de déplacement de t équilibre. — Les considé-
rations développées au sujet des six transformations
simples que nous venons d'examiner, nous ont permis de
formuler quelques lois, que l'on appelle lois de déplace-
ment de Téquilibre, On peut les résumer comme il suit :
Quand un corps subit une transformation élémentaire
réversible, 1° si son volume et son potentiel ou si sa
quantité d'électricité et sa pression restent constants, son
entropie et sa température varieront dans le même sens ;
2* si son volume et sa température ou si son entropie et
sa pression restent constants, sa quantité d'électricité et
son potentiel varieront dans un même sens ; 3° si son
entropie et son potentiel ou si sa quantité d'électricité et
sa température restent constants, sa pression et son
volume varieront en sens contraire.
6. Surfaces de transformation, — Des lignes simples
de transformation réversible d'un corps dérivent des sur-
faces simples qu'il importe aussi d'étudier. Il en existe
également six. Trois d'entre elles se rapportent à l'isole-
ment du corps à l'un des points de vue mécanique, ther-
mique ou électrique : ce sont, suivant l'expression ima-
ginée par Rankine, des surfaces adiabatiques , Les trois
autres sont des surfaces de transformation à tension fixe.
470 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
surfaces isobares ou de transformation à pression con-
stante, surfaces isothermes et surfaces équipotentielles.
7. Surfaces adiaba ligues. — Nous avons vu qu'à la
transformation d'un corps isolé au point de vue mécanique
correspondaient deux lignes simples, ligne équipotentielle
et ligne isotherme. On peut considérer la surface adiaba-
tique d'isolement au point de vue mécanique comme
engendrée par l'une quelconque de ces espèces de lignes, le
point de départ de chacune d'elles étant pris sur une ligne
fixe de l'espèce difiîérente. Cette surface sera donc engen-
drée indifféremment par une ligne variable équipotentielle
ou isotherme s'appuyant sur une ligne fixe isotherme ou
équipotentielle, deux génératrices quelconques ne pouvant
se couper, puisqu'elles correspondent à des tensions
ditTérentes.
La transformation la plus générale d'un corps isolé au
point de vue mécanique, c'est-à-dire maintenu à volume
constant, et qui ne peut être en relation qu'avec des sources
de chaleur et d'électricité, est représentée par une ligne
tracée sur cette surface, décomposable elle-même en
éléments successifs équipotentiels et isothermes, répon-
dant aux communications qui sont faites du corps avec
des sources d'électricité et de chaleur. Deux de ces sur-
faces correspondant à des volumes différents du corps, ne
peuvent se couper, ni même avoir un seul point commun,
ce qui indiquerait que, par des transformations opérées
sur ces deux surfaces, le corps peut revenir dans le môme
étnt, et, par conséquent, sous le même volume.
A la transformation d'un corps isolé au point de vue
thermique, correspondent deux lignes simples, ligne
équipotentielle et ligne isobare. La surface adiabatique
d'isolement au point de vue thermique est engendrée par
une ligne variable équipotentielle ou isobare s'appuyant
sur une ligne fixe de l'espèce différente. Deux génératrices
quelconques correspondant à des potentiels ou à des pres-
sions différents, ne peuvent évidemment se rencontrer.
l'éleotricitï^., forme de l'énergie. 471
La transformation la plus générale d'un corps dont
l'entropie demeure invariable est représentée par une ligne
tracée sur cette surface et décomposable en éléments
équi potentiels et isobares qui correspondent aux commu-
nications qui sont faites du corps avec des sources d'élec-
tricité ou de force élastique. Deux de ces surfaces adia-
batiques relatives à des entropies différentes du corps ne
peuvent se rencontrer.
Enfin à la transformation d'un corps isolé au point de
vue électrique correspondent deux espèces de lignes sim-
ples, lignes isothermes et lignes isobares. Les lignes d'une
de ces espèces s'appuyant, sans jamais pouvoir se rencon-
trer, sur une ligne fixe de l'autre espèce, engendreront
une surface adiabatique d'isolement au point de vue élec-
trique. Toute ligne tracée sur cette surface représente la
transformation la plus générale que puisse subir un corps
qui n'est mis en relation qu'avec des sources de chaleur
et de force élastique, à l'exclusion de toute source
d'électricité ; elle est décomposable en éléments isothermes
et isobares correspondant aux communications du corps
avec les deux espèces de sources. On verra au chapitre
suivant que deux surfaces adiabatiques d'isolement au
point de vue électrique ne peuvent se rencontrer.
8. Surfaces équipotentielles , isobares et isothei*ines, —
Nous avons vu qu'un corps, isolé au point de vue méca-
nique, qui serait en relation permanente avec une source
d'électricité, et, successivement, en relation avec des
sources de chaleur de températures croissantes ou décrois-
santes, subirait une transformation, qu'on peut représenter
par une ligne équipotentielle. Un corps isolé au point de
vue thermique, et mis également en relation permanente
avec la même source d'électricité, mais successivement
soumis à des pressions croissantes ou décroissantes, subit
encore une transformation représentée par une ligne équi-
potentielle, mais d'espèce différente de la première. La
surface engendrée par l'une de ces deux espèces de lignes,
/
472 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dont les origines successives sont prises sur une ligne fixe
de l'autre espèce, est une surface équipoterUielle. Une ligne
quelconque tracée sur cette surface, et qu'on peut décom-
poser en éléments équipotentiels alternativement des deux
espèces, représente la transformation réversible la plus
générale qu'un corps mis en relation permanente avec une
source d'électricité de potentiel donné puisse subir, moyen-
nant ses relations avec des sources de chaleur et de force
élastique. Deux surfaces répondant à deux potentiels
diflFérents ne peuvent évidemment avoir aucun point
commun.
Nous avons reconnu l'existence de deux espèces de
lignes isobares, suivant qu'un corps maintenu à pression
constante est mis en relation avec des sources d'électricité
ou avec des sources de chaleur. La surface engendrée par
une de ces espèces de lignes s'appuyant sur une ligne fixe
de l'autre espèce est une surface isobare. Toute ligne
tracée sur elle, et que l'on peut décomposer en éléments
alternativement de l'une et de l'autre espèce, représente
la transformation la plus générale qu'un corps maintenu
à pression constante puisse subir, moyennant ses rapports
avec des sources de chaleur et d'électricité. Deux surfaces
isobares, relatives à des pressions différentes, ne peuvent
évidemment se rencontrer.
Enfin nous avons rencontré deux espèces de lignes
isothermes, suivant qu'un corps mis en communication
permanente avec une source de chaleur, était soumis à
l'action de sources d'électricité ou de fôi'ce élastique. Ces
lignes, pour une température donnée, appartiennent à une
même surface isotherme. Les surfaces relatives à deux
températures différentes ne peuvent se rencontrer. Toute
ligne tracée sur l'une d'elles représente là transformation
la plus générale qu'un corps maintenu à température con-
stante puisse subir, moyennant ses relations avec des
sources d'électricité et de force élastique.
9. Le cycle de Catmot. — La thermodynamique doit à
l'électricité, forme de l'énergie. 473
Sadi Carnot la conception d'un cycle de transformation
qui porte son nom, et qui est bien connu. Appliqué aux
phénomènes thermo-élastiques, il est représenté par un
quadrilatère plan dont les côtés opposés sont formés de
deux lignes isothermes et de deux lignes adiabatiques. La
considération de ce cycle a trop contribué au développe-
ment de la science de l'énergie pour manquer d'examiner
ici ce qu'il devient, quand on veut le généraliser, et l'ap-
pliquer aux phénomènes qui mettent enjeu non seulement
la chaleur et l'élasticité mais encore l'énergie électrique.
Considérons, d'une part, deux surfaces équipotentielles,
isobares ou isothermes, et, d'autre part, deux surfaces
adiabatiques correspondantes, c'est-à-dire, d'isolement au
point de vue électrique dans le premier cas, d'isolement
mécanique dans le second cas, et enfin d'isolement au
point diî vue thermique dans le dernier cas : Ces surfaces
se coupent suivant quatre lignes courbes formant les arêtes
d'un prisme quadrangulaire. Nous appellerons cycle de
Carnot le cycle de transformation correspondant à une
courbe fermée faisant le tour de ce prisme, et tracé sur sa
surface. Il y en a donc trois espèces ; la troisième est celle
qui se rapproche le plus de la conception de Carnot ; elle
la traduit rigoureusement si le cycle décrit est une sec-
tion plane du prisme parallèle au plan TOP. Mais nous
aurons surtout à faire l'application du premier de ces
cycles : il correspond à deux transformations équipoten-
tielles s'opérant, chacune, à laide de sources de chaleur
et de force élastique à tensions variables, et d'une seule
source d'électricité, ces transformations étant comprises
entre deux transformations adiabatiques pendant lesquelles
toute communication du corps expérimenté est suspendue
avec des sources d'électricité.
474 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
CHAPITRE IV
PRINCIPE DE CONSERVATION DE l'ÉLECTRICITÉ
i . Consei^ation de la chaleur dans la conduction ther-
inique. — Considérons des sources d'électricité de dimen-
sions finies, et qui seraient, par exemple, du deuxième
type indiqué au chapitre précédent. Ce sont des corps
isolés au point de vue thermique ; le potentiel de chacune
d'elles reste constant, quand elle est mise en relation
électrique setdement avec les corps à étudier, moyennant
les variations de pression auxquelles on la soumet, et qui
lui font exécuter un travail positif ou négatif, suivant
que cette pression diminue ou augmente, en même temps
que son volume augmente ou diminue.
Il existe entre les propriétés des sources de chaleur
d'une part, et d'autre part, les propriétés des sources
d'électricité ou des sources de force élastique une diflTé-
rence essentielle qui tient à la nature très spéciale de la
forme d'énergie que représente la chaleur. L'énergie
calorifique se conserve dans la conduction, mais donne
lieu à une dissipation d'entropie. Pour toutes les autres
formes de l'énergie, l'inverse se produit. L'énergie élec-
trique, l'énergie élastique se dissipent dans la conduction ;
et ce que l'on pourrait appeler l'entropie électrique ou
élastique, c est-à-dire, la quantité d'électricité et le volume
se conservent.
Le développement de cette idée sur laquelle nous
revenons conduit à une conclusion très importante.
Que deux sources de même nature, et à des tensions
différentes, soient toutes deux sources de chaleur, d'élec-
tricité ou de force élastique, on ne conçoit leur mise en
relation pour une transmission d'énergie sous forme de
chaleur d'électricité ou de force élastique, qu'à l'aide d'un
caîial de communication de conductibilité médiocre, et
l'électricité, forme de l'énergie. 475
isolé de l'extérieur au point de vue thermique, électrique
ou élastique.
S'il s'agit de deux sources de chaleur, il s'établira entre
ces sources ur) régime permanent, et toute quantité de
chaleur abandonnée par la source chaude sera intégrale-
ment versée à la source froide. C'est qu'en effet l'énergie
qui rentre dans le canal de communication ayant déjà
la forme dégradée de chaleur ne peut s'y dissiper, et
quitte sans perte ce canal pour arriver dans la source
froide.
2. Dissipation de T énergie électjnque et de t énergie
élastique dans les phénomènes de conduction. — S'il s'agit,
au contraire, de deux sources d'électricité qui ne doivent
échanger de l'énergie que sous forme électrique, on ne
peut les mettre en relation par un canal de conductibilité
parfaite, qui tendrait à rétablir entre ces deux sources,
et, pour ainsi dire, instantanément, l'équilibre de poten-
tiel : on ne distingue pas comment, dans ce cas, des
actions thermiques ou élastiques, et élastiques s'il s'agit
de sources du type indiqué plus haut, pourraient mainte-
nir les deux réservoirs d'électricité à des potentiels con-
stants et différents. Le canal de communication devra
donc être d'une matière imparfaitement conductrice de
l'électricité ; il sera le siège d'une transformation irréver-
sible qui ne peut s'opérer sans dissipation de l'énergie en
chaleur ; et s'il est complètement isolé, sa température
ira constamment en croissant. Mais si l'isolement ther-
mique est supprimé, il s'établira dans ce canal de volume
invariable un régime permanent, grâce à la chaleur qu'il
cédera au milieu environnant. On aura réalisé dans ce
canal une machine fonctionnant avec une seule source de
chaleur, le milieu environnant, et qui, dès lors, doit céder
de la chaleur à cette source, ainsi que nous le savons par
un principe de la théorie de la chaleur ( 1 ) .
(1) Voir rouvrage de l'auteur : Chaleur et Énergie^ ch. II, p. 39.
476 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
De toute Ténergie abandonnant la source de potentiel
supérieur sous forme d'électricité, une partie sera donc
toujours transformée en chaleur sur son trajet dans le
canal de communication avant d'arriver à la source de
potentiel inférieur ; et cette dernière source ne recevra
que la fraction restante de l'énergie électrique cédée par
la source de potentiel supérieur. C'est, implicitement,
comme on le verra dans la suite, la loi de Joule sous sa
forme la plus générale, qui apparaît ici comme une con-
séquence obligée des principes fondamentaux de la science
de l'Énergie.
On observe des phénomènes analogues entre deux
sources de forces élastiques P^ et P^, quand on les met en
relation par l'interposition d'un corps imparfaitement
élastique, dont le volume est maintenu constant. Il s'éta-
blira d'abord dans ce corps des pressions variant de
P^ à P^ entre ses points de contact avec les deux sources;
l'équilibre de pression qui tend à se rétablir dans sa masse
par une transformation irréversible, est continuellement
empêché par l'action des sources qui maintiennent les
pressions P^ et P^ à leurs points de contact, la source de
pression supérieure P^ gagnant à chaque instant sur le
corps intermédiaire le volume Ai? que celui-ci gagne lui-
même sur la source de pression inférieure. De toute
l'énergie élastique, P^ Av, qui quitte la première source,
n'arrive à la seconde que la fraction P^Ai? ; le reste,
(P^ — PJ Ay s'est dissipé en chaleur dans le corps inter-
médiaire, qui s'échauffera progressivement, s'il est ther-
miquement isolé. Mais si cet isolement est rompu, il
s'établira dans le corps un régime permanent, et il
réalisera encore une machine fonctionnant avec une
seule source de chaleur, le milieu qui l'environne. Ce
milieu recevra toute l'énergie provenant de la source de
pression supérieure qui se transforme en chaleur sans
pouvoir atteindre la source de pression inférieure sous la
seule forme qui lui permettrait d'entrer dans cette source.
LÉLECTRICITÉ, FORME DE l'ÉNEROIE. 477
Mais, si de l'énergie s'est dissipée sur le trajet de cette
transmission, le volume gagné dans Tune des sources par
cette opération est rigoureusement compensé par le
volume perdu dans l'autre ; il y a eu conservation de l'en-
tropie élastique, c'est-à-dire du volume.
Il nous reste à mettre en lumière que, dans une trans-
mission d'énergie sous forme électrique entre deux sources
à des potentiels différents, il y a aussi quelque chose qui
se conserve, c'est l'entropie électrique, que Ton appelle
la quantité (T électricité. Déjà nous avons été amené à en
parler par anticipation ; ce que nous en avons dit paraîtra
plus net au lecteur, quand il aura lu la suite de ce chapitre.
3. Principe fondamentaL — La notion de la quantité
d'électricité dérive d'un principe que l'on peut appeler le
ptnncipe de la conservation de télectricité, et que nous
énoncerons comme il suit :
Une machine qui fonctionne avec une seule source d'élec-
tHcité la ramène à son état initial à chaque période de son
évolution complète.
Nous appelons machine un corps ou système de corps
qui se transforme suivant un cycle fermé le ramenant
identiquement à son état initial, en sorte que son évolution
peut s'effectuer dans les mêmes conditions un nombre
quelconque de fois. Cette machine fonctionne sous l'action
d'agents extérieurs, notamment sous l'action de sources de
chaleur, d'électricité, de force élastique. Le principe qui
vient d'être formulé suppose l'intervention d'une seule
source d'électricité ; les autres peuvent être en nombre
quelconque, et le système formant la machine peut être le
siège de phénomènes intérieurs les plus divers, mettant
en jeu toutes les formes naturelles de l'énergie. Son cycle
de transformation peut donc être réversible ou irréversible.
De ce principe découlent les conséquences suivantes :
i"' Corollaire. — Deux surfaces adiabatiques d'isole-
ment au point de vue électrique, 7^€latives à la transforma-
478 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tion dun même corps ^ne peuvent avoir un 2)omt de coinmun
sans se confondre.
C'est la proposition que nous avons déjà annoncée à la
fin du chapitre précédent.
Supposons que ces deux surfaces puissent se couper ou
seulement avoir, au moins, un point de commun C. Par
un point A de Tune d'elles passe une ligne équipoleniielle
correspondant, par exemple, à la transformation du corps,
quand, étant isolé au point de vue thermique, il est mis en
communication avec une source d'électricité et soumis à une
pression variable. Cette ligne prolongée d'un côté conve-
nable rencontrera la deuxième surface adiabatique en un
point B, et pendant la transformation qu'elle représente,
le corps échangera avec la source d'électricité de l'énergie
électrique toujours dans un même sens, tandis qu'il etfec-
tuera ou consommera constamment du travail mécanique.
Joignons les points A et B au point C par une ligne quel-
conque tracée dans chacune des deux surfaces adiaba-
tiques ; nous aurons ainsi formé un cycle fermé ABCA,
que l'on pourra faire décrire au corps ; or, pendant sa
transformation, le corps ne serait en relation qu'avec une
seule source d'électricité, à laquelle il prendrait ou céde-
rait de l'énergie et qui, par suite, ne pourrait être rame-
née à son état initial, une fois le cycle décrit, ce qui est
impossible d'après le principe de conservation de Télec-
tricité, à moins que les points A et B ne soient sur une
même surface adiabatique, ce qui démontre le corollaire.
2® Corollaire. — Une machine fonctionnant avec plu-
sieto's sources d électricité, s il en existe une dont Vétat soit
modifié par l^évolution de la machine^ il en existei^a au
moins encore une autre qui sera modifiée en sens inverse^
Vune recevant et Vautre perdant de ï énergie.
Si toutes les sources modifiées avaient gagné de l'éner-
gie, en mettant successivement celle de potentiel le moins
élevé en communication électrique avec les autres, ces
dernières pourraient être ramenées à leur état initial, et
^
l'électricité, forme de l'énergie. 479
formeraient avec la machine donnée une machine complexe
fonctionnant avec une seule source, la source de potentiel
le moins élevé, qui aurait reçu de la machine donnée et
des autres sources une certaine quantité d'énergie, ce qui
est impossible d'après le principe de conservation.
Si toutes les sources modifiées avaient perdu de l'éner-
gie électrique, en mettant celle de potentiel le plus élevé
en relation électrique avec les autres, de façon à ramener
ces dernières à leur état initial, on réaliserait une machine
complexe fonctionnant avec une seule source, celle de
potentiel le plus élevé, qui aurait perdu de l'énergie élec-
trique, ce qui est encore impossible ; et le corollaire est
ainsi démontré.
Si la machine ne fonctionne qu'avec deux sources, l'une
recevant ou perdant de l'énergie électrique, l'autre en
perd ou en reçoit.
3* Corollaire. — Dayis une machine fonctionnant entre
deux sources (T électricité, le rapport de la quantité d'éner-
gie élcctHque puisée à Vune des sources à la quantité
dCénergie électrique ve^^sée à Tautre, est indépendant de la
natu7*e des systèmes employés dans les opérations.
Soit une machine qui prend une quantité Q^ (positive ou
négative) d'énergie électrique à une source S^, pour en
verser une quantité Q^ à une autre S^ de potentiel diiférent.
Accouplons cette machine à une machine de Carnot fonc-
tionnant entre les mêmes sources d'électricité, et qui cède
la quantité Q^ d'énergie électrique à la source S^, de
manière à la ramener à son état initial après une évolution
de chacune des deux machines. La machine de Carnot
recevra de la source S^ la quantité Q^ d'énergie versée par
la machine donnée, puisque celle-ci forme avec la machine
de Carnot et la source S^ une machine complexe fonction-
nant avec la seule source S^, qui doit revenir à son état
initial d'après notre principe.
Si maintenant la machine donnée est remplacée par une
autre, prenant une quantité Q'^ = ^ Q^ d'énergie à la
480 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
première source S^, elle versera une quantité Q'^ = ^ Q^
d'énergie à la seconde source S^, car, si Ton accouple
encore cette machine avec la même machine de Carnot, la
première faisarjt n évolutions pendant que la seconde en
exécute m dans un sens convenable, la source S^ devra
encore être ramenée à son état initial, ce qui s'exprime
par légalité à démontrer
w Q' = ;n Q .
4® Corollaire. — La quantité cT énergie électrique
échangée par une inachine de Caimot avec chacu7W des
sources qui la font fonctionner, est indépendante de la voie
équipotentielle par laquelle se fait rechange.
Étant données les deux surfaces équipotentielles et les
deux surfaces adiabatiques d'isolement au point de vue
électrique entre lesquelles fonctionne cette machine, le cycle
qu elle peut décrire n'est pas encore défini : il comprend
notamment deux lignes équipotentielles quelconques A^ B^
et A^ B^ tracées sur les deux surfaces équipotentielles et
comprises, chacune, entre les deux surfaces adiabatiques. A
la partie du cycle de la machine que définit chacune de ces
lignes, correspond un échange d'énergie électrique Q^ ou
Q entre la machine et l'une ou Tautre source S ou S .
D'après le corollaire précédent, le rapport g» est déterminé:
laissons fixe la ligne A^ B^, ce qui ne changera pas Q^,
et faisons varier la ligne A^ B^ ; quelle que soit cette der-
nière ligne, la machine échangera, avec la source S^, la
même quantité Q^ d'énergie, puisque le rapport ^ est in va-
riable. Nous aurions pu, de même, laisser fixe la ligne
A^ B^, et voir que, quelle que fût la ligne A^ B^, la
machine échangerait aussi, avec la source S^, la même
quantité Q^ d'énergie électrique, ce qui établit le corol-
laire.
5*" Corollaire. — Dans une machine qui fotictionne
entre deux sources, la plus grande quantité d'énei^gie élec-
trique est échangée avec la source de potentiel le plus élevé.
l'électricité, forme de l'énergie. 481
C'est, pour ainsi dire, évident, si c'est la source de
potentiel le plus élevé qui reçoit de l'énergie, car, en la
mettant en relation électrique avec l'autre jusqu'à ce qu'elle
soit ramenée à son état primitif, cette dernière, qui aura
reçu moins d'énergie que n'en aura perdu la première,
sera également revenue à son état primitif d'après notre
principe, puisque la machine donnée et la source de poten-
tiel le plus élevé peuvent être considérées comme formant
une nouvelle machine fonctionnant avec la seule source
de potentiel le moins élevé.
Si la source de potentiel le plus élevé perd de l'énergie,
une machine de Carnot qui lui restituerait l'énergie cédée
prendrait à Tautre source la quantité d'énergie versée par
la machine donnée. Or, d'après ce qui vient d'être dit,
cette machine de Carnot verse plus d'énergie qu'elle n'en
reçoit ; la machine donnée reçoit donc de la source de
potentiel supérieur plus d'énergie électrique qu'elle n'en
cède à l'autre source ; et la proposition est démontrée.
4. Échelle absolue des potentiels, — L'application de
ces corollaires à une machine de Carnot va nous conduire
à la notion scientifique du potentiel considéré comme
quantité mesurable, et nous apprendre à déterminer numé-
riquement le potentiel d'un corps quelconque. Deux choses
restent arbitraires, par exemple, le potentiel qui nous
servira de point de départ et le nombre qui mesurera ce
potentiel. Nous verrons du même coup, ce que Ton doit
entendre par la quantité d'électricité considérée également
comme quantité mesurable.
Supposons que le potentiel pris comme repère soit
celui de la terre, et soit E^ le nombre positif qui le mesure.
Considérons une machine de Carnot fonctionnant entre
une source fixe d'électricité S^, qui peut être tout corps
conducteur en communication avec la terre, et une autre
source quelconque S, dont nous voulons mesurer le poten-
tiel E. Ce potentiel pourra être plus élevé ou moins élevé
que celui de la terre ; s'il est plus élevé, la machine de
\W SERIE. T. X. 31
i
482 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Carnot échangera, d'après le cinquième corollaire, avec la
source S, une quantité d'énergie électrique Q plus grande
que la quantité Q^ échangée avec la source S^, et d'autant
plus grande que son potentiel sera plus élevé. Si le poten-
tiel de la source S est moins élevé que celui de la terre,
la machine échangera avec elle une quantité d'énergie Q
plus petite que Q^, et d'autant plus faible que son poten-
tiel sera moins élevé. Posons
f \ Q E
^o o
Cette équation détermine une valeur de E qui sera, par
définition, le potentiel de la source S. Cette valeur est,
d'après le troisième corollaire, indépendante de la nature
des systèmes employés, machine et sources, en sorte que
nous concevons ainsi une échelle absolue des potentiels,
comme Lord Kelvin avait conçu l'échelle absolue des
températures.
D'après ce qui vient d'être dit, E sera supérieur ou
inférieur à E^ suivant que ce nombre définira un potentiel
supérieur ou inférieur à celui de la terre, en sorte que les
nombres mesurant les potentiels augmenteront, comme
cela doit être, dans le sens des potentiels croissants.
Au lieu de définir l'échelle absolue des potentiels par la
valeur numérique E^ assignée à un potentiel de repère,
on peut la définir en assignant une valeur numérique
donnée à la différence de deux potentiels parfaitement
déterminés ; c'est même ainsi, comme nous le verrons
dans la suite, qu'a été fixée Tunité de potentiel ; et l'on
compte les valeurs relatives du potentiel par rapport à
l'un des deux potentiels qui ont servi à définir l'échelle et
qui peut être, par exemple, celui de la terre supposé égal
à zéro.
5. Le zéro absolu du potentiel. — Aucune limite supé-
rieure ne paraît imposée aux potentiels ainsi mesurés,
mais on ne peut concevoir un potentiel inférieur au zéro
L*ÉLRGTRIC1TÉ, FORME DE l'ÉNEROIB. 488
de cette échelle. Dire que ce potentiel pourrait s'abaisser
A une valeur négative — E', c'est dire, d'après la défini-
tion même du potentiel, qu'une source d'électricité à ce
potentiel, combinée avec la source de base, de potentiel
E , dans une machine réversible de Camot, céderait ou
prendrait de l'énergie électrique à la machine en même
temps que la source de base, ce qui est contraire au deu-
xième corollaire. Nous arrivons donc à cette conclusion,
fort importante, sur laquelle l'attention ne paraît pas avoir
été jusqu'ici appelée, c'est que le potentiel, comme la
température, a son zéro absolu.
De même que la glace fondante, qui détermine le zéro
de nos thermomètres, a une température absolue de
273*7, de même la terre a un potentiel absolu ; il n'est,
peut-être, pas rigoureusement invariable comme la tem-
pérature de la glace fondante, et il serait intéressant de
le connaître ; mais si la température correspondant au
féro de nos thermomètres a pu être déterminée, grâce aux
propriétés thermo-élastiques connues des gaz parfaits,
il n'en est pas de même, dans l'état actuel de la science,
pour le potentiel de la terre dont nous ignorons la valeur
absolue. Peut-être ces mêmes gaz parfaits, qui sont des
isolants, jouissent-ils aussi de propriétés électriques
simples, qui permettraient de tirer de l'observation de
certains phénomènes électrostatiques le potentiel absolu
de la terre.
Comment se fait-il que cette notion du potentiel absolu
ait pu échapper jusqu'ici à toutes les théories électriques,
etqu'aucun fait expérimental n'aitconduit à la soupçonner?
On en trouve, pensons-nous, l'explication dans ce fait très
probable que le potentiel absolu de la terre est déjà très
élevé, et que les écarts réalisés, notamment dans les
expériences d'électrostatique, sont répartis sur une très
petite étendue de l'échelle absolue. Tous ces potentiels
sont, sur cette échelle, rassemblés à une si grande dis-
i
484 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tance de son origine, que cette distance apparaît comme
infinie.
6. La quantité d! électricité. — Si une machine de Car-
not fonctionne successivement entre diverses sources
S , S .... d'électricité et la source de base S , en 'échan-
géant avec ces diverses sources les quantités respectives
d'énergie électrique Q^, Q,,... Q^» que nous supposerons
d'abord prises en valeur absolue avec le signe positif, on
aura, d'après (1), E^, E^,... E^ étant les potentiels de ces
sources,
Q Q Q .
E E ~ E
X 2 o
Ce qui prouve que, pour toute transformation équipo-
tentielle d'un corps, comprise entre deux surfaces adiaba-
tiques fixes, le rapport de la quantité d'énergie déplacée
Q au potentiel correspondant E, est constant et égal à
une quantité i^ qui ne dépend que des deux surfaces
adiabatiques choisies. On aura donc
(2) I = i et Q = El.
E étant essentiellement positif comme la température
absolue, convenons de donner à Q et t un même signe, qui
sera positif ou négatif suivant que le corps aura cédé ou
absorbé de l'énergie électrique.
Si le corps part d'un état A bien défini, et arrive à un
autre état B également bien défini, après avoir subi une
succession de transformations équipotentielles et adiaba-
tiques au point de vue électrique, on aura, quelle que soit
la suite de ces transformations.
2-j = constante.
Car chaque transformation équipotentielle peut être
remplacée entre les deux mêmes surfaces adiabatiques,
L*ÉL£CTRICITÉ, FORME DE L'ÉNERGIE. 485
par une autre transformation équipotentielle, opérée tou-
jours sous le même potentiel E^, en sorte que ^ g- est
égal à la quantité Q^ d'énergie électrique cédée à ce po-
tentiel, par le corps entre les deux surfaces adiabatiques
extrêmes, cette quantité Q^ étant divisée par le potentiel
correspondant E^. On a donc
E E
o
et comme, pour ce potentiel auxiliaire E^, Q^ ne dépend
que des états extrêmes A et B du corps, et nullement des
transformations équipotentielles ou adiabatiques subies
dans l'intervalle, 2 ^ est bien une constante.
On peut encore supposer que les éléments des lignes
équipotentielles et adiabatiques sont infiniment petits, et
que le corps est successivement mis en relation avec des
sources d'électricité en nombre infini et à des potentiels
infiniment voisins : on réalisera ainsi la transformation
réversible la plus générale par laquelle un corps puisse
passer d'un état A à un autre état B.
L'équation précédente prend alors la forme
const.
On voit que quand un corps passe d'un état à un autre
par voie réversible quelconque, il existe une quantité i qui
n'est nullement liée à la succession des états intermédiaires
pris par le corps dans Tintervalle, et qui ne dépend que
de ses états extrêmes. Par définition c'est la quantité
(t électricité cédée par le corps,
7. Mesure de la quantité d'électricité. — Chaque fois
qu'un corps subit une transformation équipotentielle au
potentiel E, sa quantité d'électricité diminue ou augmente
d'une unité pour chaque quantité d'énergie électrique
égale à E qu'il cède ou qu'il reçoit. Chaque fois que ce
t
486 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
corps subit une transformation adiabatique au point de
vue électrique, sa quantité d'électricité reste constante.
Daprès Téquation (2) lunité de quantité d'électricité
est celle que reçoit ou cède un corps maintenu à potentiel
constant, quand ce corps absorbe ou cède une quantité
d'énergie électrique égale à la valeur absolue de son
potentiel. Cette définition n'a qu'une portée théorique, car
nous ne connaissons pas la valeur absolue du potentiel, et
nous ne savons pas davantage mesurer la quantité d'énergie
sortant d'un corps sous forme électrique, mais nous verrons
plus loin qu'on peut définir l'unité de quantité d'électricité
d'une façon plus pratique.
On conçoit difficilement qu'au cours d'une transforma-
tion équipotentielle d'un corps qui cède de l'énergie élec-
trique, cette quantité d'énergie perdue puisse s'accroître
au delà de toute limite en supposant même l'opération
indéfiniment prolongée. La quantité d'électricité contenue
dans un corps a donc, sans doute, une valeur déterminée
et absolue, de même que ce corps a un volume, une
température, un potentiel et même une entropie déter-
minés en valeur absolue. Ceci tendrait à prouver que, dans
toute représentation graphique, les surfaces équi poten-
tielles indéfiniment prolongées dans le sens de la diminu-
tion de la quantité d'électricité, doivent se rapprocher
indéfiniment entre elles et des surfaces adiaba tiques.
Quoi qu'il en soie, la valeur absolue de la quantité
d'électricité contenue dans un corps nous est inconnue,
et nous devons nous borner à la mesurer à partir d'un
état bien déterminé, pris comme terme de comparaison.
Dans tout autre état, la quantité positive ou négative
d'électricité sera l'intégrale I -^^ prise sur un cycle
réversible quelconque et capable de faire passer le corps
de l'état considéré B à l'état pris comme repère A.
C'est ce que nous exprimons en disant que dans une
l'éliîotricité, forme de l'énergie. 487
transformation réversible -^ est la différentielle exacte
d'une fonction i, qui représente la quantité d'électricité
(4) 1 - *.
Et c'est encore ce que nous exprimons en disant que
dans un cycle fermé on a
r ^
J E
Q, et Q^ étant les quantités d'énergie électrique échan-
gées par deux sources aux potentiels E^ et E_^, avec une
machine de Carnot, on a, d'après (2),
Q, _ Q^_ .
E ~" E ~ *•
I o
Si la machine fonctionne dans un sens convenable, i
sera la quantité positive d'électricité puisée à la source
de potentiel inférieur E^ et versée à la source de potentiel
supérieur E^. L'énergie prise à la première source sera
Q^ = E^« et l'énergie cédée à la seconde sera Q^ = E^«.
Si Ton met alors les deux sources en communication élec-
trique à l'aide d'un canal de conductibilité médiocre,
jusqu'à ce que la première soit revenue à son état initial,
la seconde sera également revenue à son état initial d'après
notre principe fondamental, la première aura perdu E^e
d'énergie, la seconde aura gagné EL La différence
(Ej — Eji aura été transformée dans le canal de com-
munication en une quantité W de chaleur que nous savons
mesurer, et on aura
(5) W = (E. - EJ«.
Si, dans l'état actuel de la science, nous ne pouvons pas
évaluer E et E , nous savons mesurer la différence
E^ — E^ ; et l'équation précédente nous permet de calcu-
488 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
1er 1, c'est-à-dire, la quantité d'électricité qui passe d'un
corps à un autre, pendant un certain temps, tous les deux
étant maintenus à des potentiels constants, et mis en rela-
tion par un conducteur métallique, quand on connaît la
différence de potentiel de ces deux corps, et que Ton
mesure la quantité de chaleur dégagée pendant le même
temps dans le conducteur de communication.
Nous pouvons donc, par ce procédé, mesurer la quantité
d'électricité qui sort d'un corps ou qui y entre, mais nous
n'avons aucun moyen pratique de mesurer la quantité
d'énergie électrique correspondante ; il nous faudrait,
pour cela, connaître la valeur du facteur par lequel il faut
multiplier la quantité d'électricité, c'est-à-dire, connaître
la valeur absolue du potentiel. Nous ne savons mesurer
que la différence entre cette quantité d'énergie et celle que
gagnerait ou céderait un corps de potentiel déterminé tel
que la terre, s'il recevait ou cédait la même quantité
d'électricité.
8. L'unité de quantité cf électricité, — La formule (5)
nous permet maintenant de donner de l'unité de quantité
d'électricité une définition précise : c'est celle qui passe
dans un fil conducteur soumis à un courant électrique,
quand la différence de potentiel aux extrémités de ce fil
est égale à l'unité, et pendant le temps nécessaire au déga-
gement, dans ce conducteur, d'une unité de chaleur, c'est-
à-dire d'une thermie, si l'unité d'énergie ou de travail est
le kilogrammètre.
9. Loi de 'conservation de r électricité, — Nous venons
de voir qu'une machine de Carnot transporte d'une source
à une autre une même quantité d'électricité, que deux
sources mises en communication échangent également une
même quantité d'électricité. Il y a, dans ces phénomènes,
conservation de la quantité d'électricité. La loi est géné-
rale, et c'est pour cela que nous avons appelé principe de
conservation de l'électricité, le principe fondamental qui
sert à établir cette loi.
L ÉLEGTRICITK, FORME DE l'ÉNERGIE. 489
Si un système reste isolé électriquement pendant une
transformation quelconque, la quantité d'électricité qu'il
contient sera invariable comme celle d'un corps de poten-
tiel uniforme qui décrit un cycle adiabatique réversible.
Dans ce système, en effet, les échanges d'énergie électrique
se font entre parties qu'on peut envisager comme des
sources portées à des potentiels uniformes, en supposant,
au besoin, pour cela que le système et le temps soient
divisés en éléments infiniment petits. Ces échanges obéis-
sent à la loi simple que nous venons de rappeler, en sorte
qu'il y a toujours compensation dans toutes les parties
du système entre les quantités d'électricité gagnées et
perdues.
C'est ce qui doit ariiver dans notre monde s'il est per-
mis de le considérer comme un système isolé non seule-
ment au point de vue électrique, mais encore à tous les
autres points de viie ; et alors il y a conservation non
seulement d'électricité, mais de volume, de matière et,
en un mot, de toutes les formes d'entropie, sauf de l'en-
tropie calorifique, qui augmente sans cesse.
10. Équation différentielle de (énergie, en fonction de
Ventropie, du volume et de la quantité d^ électricité. — Nous
avons maintenant tous les éléments nécessaires pour poser
l'équation différentielle de l'énergie U d'un corps, expri-
mée en fonction de son volume, de son entropie et de sa
quantité d'électricité, trois variables que nous pouvons
évidemment substituer aux trois autres, pression, tempé-
rature et potentiel, que nous avons supposées prises jus-
qu'ici pour définir l'état d'un corps et par conséquent son
énergie. Nous aurons
(6) dU = TdS — pdv — Edi.
La fonction U ainsi exprimée est, suivant l'expression
de Massieu, une fonction caractéristique du corps : si elle
était connue, elle permettrait d'exprimer en fonction des
mêmes variables S, v, i, tous les coefficients dont la con-
490 REVUB DBS QUESTIONS SCIBNTiPIQUBS.
sidération peut présenter de Tintérêt dans Tétude des
propriétés thermiques, électriques et élastiques d'un corps.
il. Le potentiel thermodynamique. — Il en existe d'ail-
leurs sept autres, comme nous l'avons montré ailleurs (i),
exprimées à l'aide de trois des six variables, T, p, E, S,
V, t, convenablement choisies ; nous choisirons parmi ces
dernières la fonction caractéristique exprimée en fonction
des trois tensions T, jp, Ë, et nous la désignerons par la
lettre H. Elle se déduit de la forme primitive U en posant
(7) H = U — TS + pv + Et
d'où l'on tire, eu égard à l'équation (6),
(8) dH - — SdT + vdp + »dE.
Telle est l'équation différentielle de la fonction caracté-
ristique H exprimée en fonction des trois tensions T, p, E.
On en tire immédiatement pour l'expression de l'entropie,
du volume, et de la quantité d'électricité
(9) S«-^,
(10) .»--.
et pour l'expression de l'énergie, eu égard à (7),
M. Duhem appelle potentiel thermodynamique à pres-
sion constante la fonction H réduite aux deux variables
(i) Chaleur et Énergie^ Encyclopédie scientifique des aide- mémoire de
M. Léaulé, ehap. IV, p. 138.
l'électricité, forme de l*énerqib. 491
T et p dans l'étude des phénomènes thermo-élastiques ; si
Ton y ajoute la variable E, il n'y a pas plus de raison
d'appeler cette fonction potentiel à pression constante qu'à
tension électrique constante. Nous appellerons simplement
la fonction H le potentiel ihe^^modynamique, malgré les
confusions que peut entraîner cette dénomination, en rai-
son de l'usage regrettable qui s'est depuis longtemps établi
d'appeler potentiel la tension électrique.
E. Ariès.
LE RIRE ET SES ANOMALIES '"
« Lorsqu'après un hiver aflreux, le soleil reprend sa
fécondité et nous ramène les douces influences qui fondent
les neiges et les glaces et qui rendent à la terre sa fertilité
naturelle ; alors, tout change à nos yeux, tout prend une
nouvelle couleur, tout rajeunit, y*
Ce sont là les termes qu'Erasme (2) prête à la folie pour
célébrer ses heureux effets sur les humains. Par la folie,
il entend non pas le désordre maladif de l'intelligence,
mais cet abandon, ce laisser-aller de l'esprit qui est une
des formes de la belle humeur, de la gaieté, la compagne
du rire.
Oui, le rire est vraiment le rayon de soleil qui illumine,
qui échauffe, qui anime. Il nous apparaît comme le symp-
tôme de l'allégresse. 11 est la signature du bien-être et il
évoque tout naturellement Tidée de la santé physique et
mentale dans sa plénitude, dans son entier épanouisse-
ment.
Et pourtant, le rire peut devenir la manifestation d'un
état morbide. Il est parfois une anomalie, il offre des aber-
rations.
C'est à étudier ces anomalies, ces aberrations, ou plus
exactement, à en effleurer l'étude, que seront consacrées
les lignes qui vont suivre.
(1) Conférence faite à l'assemblée générale de la Société scientifique, le
24 avril 1906.
(2; Erasme, Véloge de la folie.
LB RIRB ET SES ANOMALIES. 4g3
Dans le rire — j'entends le rire normal — il y a un
geste et un état d'âme, il y a des modifications corporelles
et des modifications psychiques.
Les modifications somatiques présentent une extension
graduelle, un développeuient progressif dans lequel je
distinguerai — assez artificiellement, j'en conviens —
trois stades, trois degrés.
Le degré inférieur que nous appellerons le sourire^ nous
montre les phénomènes de la mimique faciale.
Dans le second degré, qu'on pourrait nommer le rire
proprement dit, aux mouvements de la face se joignent
les phénomènes de phonation et de respiration : c'est le
rire qu'on entend.
Enfin, au troisième stade, qu'avec Dugas (i) on dési-
gnera, si l'on veut, du nom de surrire, apparaissent les
phénomènes de motilité des membres et du tronc.
Les phénomènes de la mimique faciale consistent essen-
tiellement dans le mouvement de retrait oblique, en haut
et en dehors, des coins de la bouche. La lèvre supérieure
se tend, les dents apparaissent. Les plis naso-labiaux se
dessinent nettement et s'incurvent. La pommette s'arrondit
et devient saillante ; la paupière inférieure s'élève légè-
rement
Le rire ou le sourire tend à élargir le visage : c'est
pourquoi, suivant la remarque de Schack (2), les figures
larges nous semblent plus gaies tandis qu'un visage
allongé est un signe de chagrin. Tirer une longue mine,
ce n'est pas le fait de l'homme hilare et réjoui.
Souvent, particulièrement chez les individus relative-
ment avancés en âge, où la peau a perdu de sa souplesse,
où l'exercice répété du rire a imprimé ses plissements, on
voit apparaître à la tempe, au niveau de l'angle externe
(1) Dugas, Psychologie du rire, Paris, IU02.
(î) Schack, La physionomie chez les hommes et chez les animaux
dans ses rapports avec feœpression des étnotions et des sentiments,
p. 127. PariB, 1887.
494
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de l'œil, des rides rayonnantes formant ce qu'on appelle
la patte cCoie.
Le rire peut être déformé par l'alliage à la gaieté
d'autres sentiments, d'autres émotions. De plus, au lieu
d'être la manifestation naturelle, automatique de la
mimique émotive, il peut devenir le produit du langage
mimique, de ce que Morselli ( i) appelle la mimique signi-
ficative, processus qui est volontaire, qui possède un
caractère conventionnel, artificiel et qui a pour but de
déguiser les sentiments autant que de les exprimer. Ainsi
naissent le rire moqueur, le rire méprisant, le rire étonné,
le rire de la pitié, de la bienveillance, du dépit.
Au second stade, celui du rire audible, s'ajoutent les
phénomènes de phonation et de respiration. Les cordes
vocales se tendent, la glotte se resserre. Il se produit des
séries d'expirations brusques, saccadées, s'accompagnant
d'un son, le son du rire, séparées par des inspirations
profondes. Chez l'enfant où le rire sonore se déploie avec
ses propriétés naturelles, ainsi que chez la femme, le son
est celui des voyelles i et e ; chez l'adulte, chez l'homme,
il prend généralement la tonalité de Va ou de Yo. Parfois,
il devient rauque, assourdi comme dans le ricanement, dans
le rire étouffé.
C'est qu'ici encore interviennent l'influence de sentiments
associés et l'action de la volonté cherchant à se conformer
aux règles de la bienséance ou recourant aux artifices de
la dissimulation. Ces rires forcés ont excité l'indignation
de Carlyle. «« Ces gens-là, dit-U, ils ne font que renifler,
ricaner du fond de la gorge ; ils émettent tout au plus une
cachi nation sifflante et sourde comme s'ils riaient à travers
un paquet de laine. "
Enfin, au dernier stade, celui du surrire, se produit la
participation du tronc et des membres. Ce sont des tré-
(I) Morselli. Manuale di Semejoiica délie malattie mentali. Tome II.
p. 230.
LB RIRE ET SES ANOMALIES. 495
pignements des pieds, des battements de mains ; le corps
se tord en de véritables convulsions. Les secousses respi-
ratoires se succèdent avec rapidité, avec force et ébranlent
douloureusement la poitrine : il faut se tenir les côtes.
Chez beaucoup, à ce degré, l'œil n'est plus seulement
brillant, humide ; il se baigne de pleurs : on rit auz
larmos. Parfois, surtout chez la femme, se produit de la
miction involontaire. Selon Bechterew (i), elle ne serait
point I.'i conséquence des efforts respiratoires, mais elle
résu lierait de la propagation de la stimulation du centre
mimique au centre de la miction, qui, dans l'écorce et dans
la couche optique, est voisin du centre de l'expression
émotive.
L'agent principal de la mimique faciale, du rire est un
muscle qui s'étend diagonalement de la pommette ou
zygome à la commissure des lèvres. C'est le grand zygo-
mafique, ainsi qualifié pour le distinguer d'un collègue de
moindre envergure nommé le petit zygomatique.
On le désigne encore sous le nom de zygomato-labial
(Chaussier), à! élévateur oblique extefme de la coimnissure
des lèvres (Mathias Duval).
En raison du rôle prépondérant qu'il joue dans les
manifestations faciales de l'hilarité, Duchenne de Boulogne
l'a nommé le muscle du Hre,
Si l'on pratique Télectrisation localisée des deux grands
zygomatiques par l'intermédiaire des filets nerveux qui
les animent, on réussit à créer l'expression approchante
du rire.
Mais cette expression a quelque chose de faux, de con-
traint. La raison en est, comme le pense Raulin (2), qu'il
y manque la contraction de la paupière inférieure qui fait
partie intégrante du rire naturel.
(1) Bechterew, Ueber unwillhur lichen Harnabgang beirn Lachem^
Neurolog. Centralblatt, 15 mai 1890.
(2) Uaulin, Le rire et les exhilarants, p. 4i. Paris, 1900. J'ai fait à cet
ouvrage de nombreux emprunts.
496
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les muscles de la face, ceux du rire compris, sont sous
la dépendance de centres nerveux, de fibres nerveuses.
Il s'en faut que l'accord soit établi sur la topographie
exacte et sur la signification de ces centres, sur le trajet
de ces fibres (i). L'exposé que je vais faire ne doit donc
être accepté que sous bénéfice de vérification. Les muscles
de la face sont, tout à la fois, des agents de la mimique et
des instruments de la parole articulée. De plus, la volonté
tViuntuN^cmcfil
ctyÎNtilnlii^iifcii ciu^
' Cap>iil< imIciiic
C\M1llC^clo inîllUlMK*
FiG. i. — Schéma de Tapparcil norveux du rire.
peut les mettre en activité pour des besoins divers. A
ces différentes attributions correspondent des centres
distincts.
A la surface du cerveau, les centres des différentes
actions faciales se trouvent dans la région périrolandique
inférieure et dans la portion contiguë de la région frontale
inférieure.
(1) Voir Grasset, Les centres nerveux, p. I9i. Paris, 19(>5.
LE RIRE ET SES ANOMALIES.
497
Les fibres émanant de ces centres descendent vers le
bulbe par la couronne rayonnante (Voir fig. i).
Celle-ci se condense en une masse aplatie pour passer
entre les amas de substance grise appelés les ganglions
oplO'Striés. Elle constitue la capsule interne (Fig. 2,
a, b, c, d, e).
-- 'O
Fig. Î. — Coape horizontale de rhémisphère gauche, dite coupe de
Flechsig (d'après Teslul).
5, Noyau caudé du corps strié, — L, noyau lenticulaire, — 0, Thalamus opti-
eus ou couche optique, ~ a, faisceau psychique, -- h^ faisceau de l'aphasie,
— c, faisceau géniculé ou genou de la capsule interne, — d, faisceau pyra-
midal, — ^, faisceau sensilif.
Considérons la capsule interne sur une coupe horizon-
tale. Elle nous présente deux segments formant un angle
ouvert en dehors : un segment antérieur ou segment lenti-
culO'Strié, situé entre le noyau caudé du corps strié en
dedans et le noyau lenticulaire en dehors (Fig. 2, a, b)
lii* SÉRIE. T. X. 3i
498 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et un segment postérieur ou lenticulo-optique situé entre la
couche optique en dedans et le noyau lenticulaire en dehors
(Fig. 2, d, e). Le point de jonction des deux segments, le
sommet de l'angle constitue le genou de la capsule interne
(Fig. 2, c).
Les diverses fibres du facial ne sont point confondues
dans le même point de la capsule interne. Celles qui sont
destinées aux mouvements volontaires de la face se
trouvent dans le faisceau géniculé (Fig. 2, c). Les fibres
destinées aux mouvements de la face intervenant pour
produire la parole articulée se trouvent dans le faisceau
dit de t aphasie (Fig. 2, b). Enfin, les fibres de la mimique
faciale se trouvent dans le faisceau que Brissaud a nommé
faisceau psychique (Fig. 2, a). Tandis que les fibres
faciales volontaires traversent la capsule interne sans
s'arrêter dans la substance grise opto-striée, les fibres
mimiques font une station dans la partie antérieure de la
couche optique (voir schéma, fig, 1). Cette partie anté-
rieure de la couche optique constitue, selon Bechterew,
le centre de la mimique faciale : il a pour fonction de
coordonner les mouvements constituant cette mimique.
Toutes les fibres faciales se portent vers le noyau du
facial dans le bulbe ou plus exactement dans l'épaisseur
du pont de Varole. De là émerge le nerf facial.
Le centre cortical du nerf facial est tout à la fois le centre
du commandement du rire et le centre de la répression.
Lorsque le rire est voulu, le centre du commandement
transmet le stimulus au centre thalamiquequi le coordonne
et le distribue de façon à obtenir le résultat désiré. Le sti-
mulus passe ensuite au centre bulbaire d'exécution.
Si le rire qui tend à se produire doit être réprimé,
l'action inhibitoire se transmet, sans doute directement,
au centre d'exécution qu'elle enraye.
Dans tout ce qui précède, je n'ai eu en vue que la
mimique faciale du rire. Celui-ci devient-il sonore, c'est
que l'excitation se propage à l'appai'eil nerveux respira-
LE RIRE ET SES ANOMALIES. 4gg
toire et phonateur, c'est-à-dire au noyau du nerf pneumo-
gastrique et au noyau du nerf spinal.
Dans le surrire, la stimulation se communique à la
colonne grise, des cornes antérieures de laquelle relèvent
les mouvements des membres et du tronc.
Nous devrions rechercher maintenant quel est l'état
d'&me, l'émotion, le sentiment qui correspond au rire et
déterminer les conditions psychologiques de ce phéno-
mène. Nous adresserons-nous « au peuple ou aux
habiles '> i Les habiles ne manquent pas. Un grand nombre
de penseurs et non des moindres, se sont attachés à
étudier la psychologie du rire, à définir, h expliquer l'état
affectif qui l'accompagne, à scruter la nature du risible.
Dans ces derniers temps, Dugas (i), Bergson (2), Sul-
ly (3), Michiels (4), Mélinaud (5) ont produit sur ce sujet
des travaux de haut intérêt. De multiples théories ont été
proposées. Certaines, celle de Bergson entre autres, sont
de pures merveilles d'ingéniosité, des chefs-d'œuvre
d'analyse subtile et délicate.
Sans dédaigner aucunement de tels efforts, il nous suf-
fira, pour le but que nous nous proposons, de consulter
« le peuple », le sens commun.
Dans son simplisme vite satisfait, il nous répondra que
le rire est plus spécialement la manifestation ou l'accom-
pagnement de la gaieté et que la gaieté a sa source prin-
cipale dans le plaisant, le comique, — j'allais dire... mais
(i) Dugas, Psychologie du rire. Paris, 1902.
(2) Bergson, Le rire, essai sur la signification du comique, Paris, 1004.
(3) James Sully, Essai sur le rire. Paris, 1904.
(4) Alfred Michiels, Le monde du comique et du rire. Paris, 1887.
(5) Mélinaud, Pourquoi rii-on f Étude sur la cause psychologique
du rire (Revue des deux Mondes, tome CXXVll, 1805).
Sans prétendre donner la littérature de la psychologie du rire, qu*on trou-
vera dans les travaux indiqués ci-dessus, je veux signaler deux ouvrages
réeents qui traitent d*une manière très intéressante des aspects particuliers
de la question : Prof. D^ Sigm. Freud, Der Witz und seine Beziehung zum
Unbeioussten, Leipzig et Vienne, 1905— Paul Gaultier, Le rire et la cari-
cature. Paris, 1906.
500 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la tautologie est vraiment trop criante... dans le ridicule,
dans le risible.
liCS déviations que présente le rire se rencontrent dans
chacun de ses éléments : dans sa partie psychique, dans
sa cause psychologique ainsi que dans ses manifestations
extérieures. Comme passage du normal à l'anormal, nous
envisagerons le fou Hre,
Mon éminent collègue, M. Vanlair l'a décrit, d'après
des souvenirs personnels, avec son talent exquis d'obser-
vateur et d'écrivain (i).
«* En compagnie d'un ami, dit-il, j'avais été prié à un
dîner intime dans une famille qui nous voulait du bien, et
dont nous reçûmes un accueil on ne peut plus cordial. Le
repas fini, la dernière coupe do Champagne vidée, nous
passâmes au salon. On vint à parler musique, et sur nos
vives instances, la femme de noire hôte, comme Georgina
Smolen, « se leva pour chanter », non pas, hélas! la
douce et mélancolique romance du Saule, mais un air de
bravoure de je ne sais quel opéra. A défaut d'accompa-
gnateur, elle prit place au piano, son mari, debout à côté
d'elle, s'apprétant à tourner les pages... Un toussotte-
ment discret pour éclaircir la voix, quelques accords en
guise de prélude, et la dame commença.
r* Dès les premières notes, nous nous regardâmes ahu-
ris. Jamais, au grand jamais, ni mon ami, ni moi n'avions
entendu pareils sons issir d'une gorge humaine : on eût
dit un orchestrion détraqué où, sans cadence et sans frein,
trompettes, cymbales, clairons animaient alterné leurs
grinçantes strideurs, tout cela scandé d'arrêts soudains et
de brusques départs ; quelque chose d'inouï, d'indescrip-
tible, qui n'était plus un chant, mais une épouvantable
cacophonie, si bien que tout à coup mon compagnon, puis
(1) C. Vanlair, La Physiologie du rire (Lecture faite dans la séance
))ul)lique de la classe des Sciences de l'Académie royale de Belgique, le
16 décembre 1003, pp. 1205-1321).
LE RIRE ET' SES ANOMALIES. 5oi
moi fftmes pris d'un rire aigu, inextinguible, d'un de ces
rires que nulle puissance au monde ne saurait réprimer.
5» Pour un empire, nous n'eussions voulu faire offense
à nos hôtes ; et rien non plus ne pouvait clore nos lèvres.
Fâcheux dilemme qu'il fallait néanmoins résoudre, et
résoudre à l'instant. Il ne s'offrait à nous qu'un moyen
d'en sortir : rire silencieusement, sans émettre un seul
son, comme l'eût fait un malade frappé d'une aphonie
complète.
» Encore avions-nous une crainte horrible, celle de voir
le mari tourner la tête de notre côté et nous surprendre
ainsi « flagrante delicto »». J'avais beau, pour ma part,
évoquer des souvenirs funèbres, vainement appelai-je à
mon aide l'illusion diversive de quelque catastrophe ima-
ginaire : toujours, sans trêve, se continuait cet affreux
rire. Il dura près d'un quart d'heure qui nous parut un
siècle.
» A la dernière minute seulement, la douloureuse fatigue
de mes muscles, et sans doute aussi l'imminence d'une
suffocation mortelle amenèrent, par bonheur, une détente
subite. Et, la voix chevrotante, les lèvres encore agitées
d'une trémulation convulsive, au prix d'un effort surhu-
main, je pus enfin, comme il convenait, complimenter
notre hôtesse sur l'incomparable beauté de sa voix. >»
Ce qui caractérise le fou rire, c'est son irrésistibilité.
C*est comme un accès convulsif qui doit avoir son cours.
Sa véhémence n'est pas en proportion de la cause exté-
rieure qui le provoque. Les raisons de l'ordre le plus élevé
sont impuissantes à le réprimer. Il semble même, suivant
la remarque de Montesquieu, que le contraste entre la
situation où l'on est et celle où l'on devrait être ne fait
que le stimuler.
Voltaire raconte l'histoire d'une dame qui, voyant sa
fille presque agonisante, s'écria : « Mon Dieu, rendez-la
moi et prenez tous les autres. » Un de ses beaux-fils
s'avance et lui demande gravement : <« Madame, vos gen-
5o2 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dres en sont-ils ? y* Assurément, ce n'était pas l'heure de
plaisanter et de s'adonner à l'hilarité. Il n'empêche que
tous les assistants furent pris d'un accès de fou rire. La
mourante elle-même y participa et Voltaire nous dit que,
dès lors, elle alla de mieux en mieux.
Le fou rire suppose la défaillance du psychisme supé-
rieur, du pouvoir frénateur : c'est l'automatisme qui l'em-
porte.
Cette défaillance peut se montrer à titre accidentel,
même chez les natures les mieux pondérées : Quandoque
bonus dormiiat Homejms.
Elle constitue un état habituel chez les déséquilibrés,
chez les hystériques en particulier.
L'hystérique présente une aptitude exagérée au rire,
sous l'influence des causes les plus légères, ou môme sans
cause appréciable : l'hilarité revêt facilement chez lui le
caractère convulsif : elle devient immodérée dans son
intensité et dans sa durée. Briquet (i) a rapporté le cas
d'une jeune femme qui était prise de rires involontaires,
que le chagrin n'empêchait pas ; il lui arrivait souvent de
rire quand elle avait envie de pleurer et parfois elle riait
et pleurait presque en même temps. Quoiqu'elle eût des
sentiments pieux très sérieux, elle était parfois prise de
spasme inextinguible, à l'église pendant les offices.
Houllier (2) a signalé le cas des HUes d'un président
de Rouen qui étaient prises d'un fou rire durant une heure
ou deux. Alors la mère et les parents arrivaient et, en les
voyant ainsi, se mettaient eux aussi à rire involontaire-
ment. Mais bientôt, ils s'arrêtaient, exhortaient les malades,
les morigénaient, les menaçaient. Rien n'y faisait ; les
jeunes filles continuaient à rire, assurant qu'elles ne pou-
vaient s'en empêcher.
Parfois le fou rire fait partie intégrante de l'accès hys-
(1) Cité par Deschamps, Le Rire hystérique. Thèse de Bordeaux, 1005.
(2) Cité par Desehamps.
LE RIRE BT SfiS ANOMALIES. 5o3
térique proprement dit, soit qu'il le constitue tout entier,
soit qu'il l'annonce, soit qu'il en marque la fin.
Le fou rire s'observe dans d'autres états neuropathiques
que l'hystérie : il se montre chaque fois que l'action empê-
chante des centres corticaux se trouve affaiblie, chaque
fois qu'il y a diminution du pouvoir volontaire.
Féré (i) l'a observé comme phénomène prodromique
de la chorée.
Une de ses malades âgée de quinze ans s'était toujours
bien portée au point de vue nerveux jusqu'au moment où
on l'amena à la consultation de Bicêtre en i8g3. La mère
craignait qu'elle ne devînt folle. Jusqu'alors, elle avait été
raisonnable et respectueuse ; elle avait perdu sa grand'
mère maternelle trois semaines auparavant et avait montré
une émotion très vive ; mais depuis, tout était changé.
Une ou deux fois par jour, quelquefois plus souvent dans
la dernière semaine, elle partait d'un fou rire dans les
circonstances les plus mal appropriées, à l'église, au cime-
tière. Elle se rendait bien compte que sa joie était intem-
pestive; mais elle l'expliquait par un motif qui, pour sa
mère, constituait une circonstance aggravante.
C'était toujours une cause des plus futiles, le chat se
mordait la queue, l'oiseau se plongeait la tête dans leau,
un passant avait un chapeau mal posé ou déformé, etc.
Ces explosions paraissaient d'autant plus paradoxales
qu'elle continuait à travailler et à vivre dans les conditions
ordinaires et qu'elle semblait surprise au milieu des con-
ditions les plus normales. Ces accès de rire duraient sou-
vent un quart d'heure ou plus et reprenaient sitôt qu'on
en rappelait le motif. Ce n'était que plus tard que l'inop-
portunité semblait comprise.
Un examen soigneux ne permit de relever aucun trouble
nerveux objectif. Peu à peu, les accès de rire diminuèrent
(1) Féré, Le Fou rire prodromique (Revue Neurologique, lome XI,
1903, p. 385).
504 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d*intensité tandis qu'apparaissaient des contorsions de la
face, de la maladresse des mains : en quelques jours, le
tableau de la chorée se compléta et les accès de rire ne
se reproduisirent plus.
C'est la gaieté qui est Texcitant normal du rire ; mais
dans certains cas, celui-ci est provoqué par d'autres
agents.
Des secousses mécaniques peuvent le déterminer. Sully
a constaté que son fils était pris de rire quand il montait
à cheval sans selle (i).
Certaines substances, dites exhilarantes, engendrent le
rire ; nous en parlerons tout à Theure.
On voit encore le rire se manifester comme phénomène
de détente, de relaxation, à la suite d'une vive frayeur,
a Un enfant rira après avoir été effrayé par un chien ; une
femme éclate souvent d'un rire nerveux après avoir éprouvé
une peur rapide mais violente, par exemple, dans une
voiture dont le cheval s'est emporté ou dans un bateau qui
a failli chavirer y* (Sully).
Les soldats en campagne sont parfois saisis d'un rire
nerveux au sortir du danger ; au dire de Darwin (2), les
soldats allemands qui, aux avant-postes pendant le siège
de Paris, avaient été exposés, pendant des journées en-
tières aux plus grands périls, étaient tout particulière-
ment disposés à éclater en bruyants éclats de rire à propos
de la plus insignifiante facétie. De même, lorsque les
petits enfants vont commencer à pleurer, il suflSt parfois
d'une circonstance inattendue survenant brusquement
pour les faire passer des larmes au rire.
Le rire, en pareil cas, est l'équivalent d'autres mani-
festations motrices survenant dans des conditions sem-
blables ; à la suite d'un accident de chemin de fer, d'un
(1) Du rire par secousses mécaniques, on pourrait rapprocher le rire par
chatouillement : Sully en a fait une étude développée.
(2) Darwin, U expression des émotions chez V homme et chez les
animaxAX. Traduction française, Paris 1874, p. 216.
LB RIRE ET SES ANOMALIES. 5o5
coup de grisou, on voit les escapés se livrer à des
courses folles.
Comme l'a montré Sollier (i), la surprise de l'accident
a suspendu la dépense de l'énergie nerveuse. Lorsque la
surprise est passée, il faut que l'énergie accumulée se
dégage ; elle le fera tantôt sous la forme du rire, tantôt
sous la forme de mouvements de marche.
Mais voici qui, en apparence, est plus paradoxal
encore. Le rire peut être l'effet de la douleur physique
ou morale.
Lange (2) a observé un jeune homme très intelligent
et pas du tout nerveux, chez qui il traitait une ulcération
de la langue avec un caustique très douloureux.
Régulièrement, pendant cette opération, au moment
où la douleur était au maximum, il était pris d'un violent
éclat de rire.
Toulzac (3) cite le cas d'un garde forestier qui, rentrant
à sa cabane, trouve sa femme et ses enfants étendus
morts, scalpés et mutilés par les Indiens : il est aussitôt
pris d'un accès de rire, s'exclame à plusieurs reprises :
« C'est l'aventure la plus singulière que j'ai jamais vue ! *»
et rit continuellement sans pouvoir s'arrêter, si bien qu'il
mourut d'une rupture vasculaire.
Le même auteur raconte qu'une bande de jeunes gens
et déjeunes filles de ig à 24 ans, étaient assis ensemble
quand on vint leur annoncer la mort d'un de leurs amis ;
ils se regardèrent une seconde l'un l'autre et se mirent
tous à rire, et il se passa quelque temps avant qu'ils
pussent reprendre leur sérieux.
Dans tous ces cas, dont la relation est un peu trop som-
maire et dont l'authenticité n'est peut-être pas rigou-
reusement établie, on doit admettre que le rire a été la
(i) Sollier, Le mécanisme des émotions. Paris, 1905. p. 37.
(î) Lange, Les émotions^ étude psycho-physiologique. Traduction par
G. Dumas. Paris, 1895, p. 165.
(3) Cité par Deschamps.
5o6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
réaction purement physique de la douleur : si je puis
ainsi parler, l'excitation nerveuse s'est trompée de chemin,
au lieu de porter sur l'appareil de la douleur, elle s'est
égarée sur celui du rire.
J'ai vu, moi aussi, survenir le rire sous Tinfluence de
la douleur, mais par un mécanisme bien différent. J'assis-
tais, il y a quelques années, aux obsèques d'un pharma-
cien, officier de la garde civique. A peine entré à l'église,
je suis appelé auprès de la femme du défunt qui vient
d'être prise d'un accès de folie. On me dit que celle-ci
avait éclaté au moment où retentit la salve des gardes
civiques, à la sortie du corps. Je trouvai la pauvre femme
riant à gorge déployée, contemplant et décrivant avec le
plus vif intérêt, les évolutions des soldats dans la rue
déserte, manifestant une joie d'enfant devant le spectacle
que lui donnait son imagination dévoyée.
Ici le rire n'était que l'expression d'une gaieté patho-
logique, de ce qu'on appelle Vétat maniaque. Elle avait
été prise d'un délire hallucinatoire à tonalité expansive
ou maniaque. La durée en fut courte et la terminaison
brusque comme le début. Au bout de trois, quatre jours,
tout était rentré dans l'ordre.
La manie ou état maniaque est un syndrome essentiel-
lement caractérisé par une disposition expansive, par
une gaieté immotivée, exagérée.
Comme la gaieté normale, la gaieté maniaque porte au
rire, au badinage, à l'espièglerie, elle affine le sens du.
ridicule, elle suscite le goût de la plaisanterie, do la
moquerie, souvent de l'impertinence.
Le syndrome peut constituer toute la maladie qu'on
appelle alors la manie essentielle.
Plus souvent, le syndrome manie alterne avec le syn-
drome mélancolie constituant la folie à double forme, ou
folie circulaire ou folie maniaque dépressive.
Voyez (Fig. 3) cette femme accablée, affaissée sur elle-
LB RIRE ET SES ANOMALIES.
?07
môme. Son front est plissé, les coins de la bouche sont
tirés vers le bas.
Elle est dans la phase mélancolique de la folie cir-
culaire.
La voici dans la phase expansive ou maniaque (Fig. 4)
avec le front déridé, la figure souriante, épanouie, l'allure
dégagée.
rXG. 3. — Folie circulaire. Femme FiG. A. — La même malade qu'à la
de 45 ans, phase mélancolique figure 3, dans la phase maniaque
(Ziehen). (Ziehen).
Le syndrome maniaque s'observe également au cours
delà paralysie générale, ou plutôt à son début, entraînant
les démonstrations habituelles de la gaieté, parfois la plus
exubérante. Dans tous les cas dont il vient d'être question,
ce n'est pas le rire qui est injustifié, c'est l'état affectif
qui le provoque. La gaieté maniaque est particulièrement
anormale dans la paralysie générale, puisque le sujet
qu'elle anime est atteint d'une maladie navrante entre
toutes, une maladie implacable, qui ruine peu à peu
toutes les puissances de l'âme et qui se termine fatalement
par la mort, au bout d'un terme qui n'excède généralement
pas trois ou quatre années.
Il y a des folies où la gaieté avec ses marques exté-
5o8 RBVUB DBS QUESTIONS SCIBNTIPIQUBS.
rieures est tout à fait légitime. L'aberration gît dans une
idée fausse qui engendre la gaieté ou, tout au moins, la
satisfaction. Tel est le cas des paranoïqtœs mégalomanes
sur le visage desquels règne habituellement le sourire,
témoignage du contentement qu'ils ont d'eux-mêmes, par
suite de la fausse idée qui les domine relativement à leur
condition sociale, à leur fortune, à leur influence, à leur
talent.
Le rire de la démence précoce appartient à une autre
catégorie encore. La démence précoce est une aflèction
qui, depuis quelques années, sollicite vivement les obser-
vations et les études des aliénistes. Elle frappe surtout
les jeunes gens et aboutit régulièrement à la déchéance
irrémédiable des facultés psychiques.
Parmi les symptômes de cette affection flgurent les
troubles moteurs que l'on appelle les stéréotypies. Ce sont
des attitudes bizarres, des mouvements étranges dépourvus
de but, de raison apparente qui persistent ou se répètent
indéfiniment. Tel malade se tient des heures durant avec
les lèvres accolées et projetées en manière de grouin ; tel
autre demeure des journées entières avec un doigt dans
la bouche ; un troisième ne cesse de se tirailler le lobule
de l'oreille.
Le rire semble être, lui aussi, une manifestation pure-
ment motrice se rattachant à la stéréotypie.
Au point de vue affectif, la démence précoce se carac-
térise par l'apathie, par l'indifférence émotionnelle. Le
sujet semble dépourvu de tout désir, de toute aspiration :
il ne porté plus d'intérêt à quoi que ce soit ; il n'a cure
de son avenir ; il est complètement détaché des affections
de la famille ou de l'amitié.
Surgissant sur ce fond d'anestliésie psychique, le rire
de la démence précoce révèle immédiatement son origine
maladive.
Celle-ci se marque encore par le cachet souvent grima-
çant du rire.
LB RIRE ET SES ANOMALIES.
5og
Elle se manifeste, enfin, par ce fait que le rire survient
en dehors de toute provocation appréciable et dans la
solitude.
L'homme qui parle seul passe pour un insensé : l'homme
qui rit seul est, à plus juste titre encore, suspect d'insa-
nité mentale. C'est que, suivant l'expression de Bergson,
FiG. 5. — B. M. '28 ans. Démence précoce ; attitude permanente.
le rire est un geste social ; il est foncièrement contagieux,
communicatif ; il implique la présence d'autrui ; il sup-
pose la sympathie, la solidarité. Les hommes sains
d'esprit ne rient seuls que d'une façon tout à fait excep-
tionnelle et quand ils sont rassemblés; chacun est d'autant
plus sollicité au rire que considérable est le nombre des
rieurs qui l'entourent : « plus on est de fous, plus on rit. »
Le dément précoce a perdu les sentiments de solidarité>
5io
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de sociabilité : le monde extérieur, ses semblables, en
particulier, semblent inexistants pour lui. Son rire n'a
plus la signification, la valeur normale.
Quelques cas particuliers illustreront ce que je viens
de dire.
FiG. 6. — B. M. avec la tête qui a été relevée, riant.
La figure 5 représente une malade de mon service,
âgée de 28 ans. Elle est à Tasile depuis mars 1902.
Pendant plusieurs mois, elle a maintenu invariable-
ment l'attitude que l'on voit sur la reproduction photo-
graphique : les mains croisées au devant de l'abdomen,
la tète enfoncée dans la poitrine, les yeux fermés obstiné-
LE RIRB ET SES ANOMALIES.
5ll
ment et activement ; elle gardait et garde encore un
mutisme absolu.
Indifférente à tout, elle était prise, à chaque instant,
d'un rire étouffé, d'allure bizarre.
Nous lui avons relevé la tête : elle n'oppose à cette
manœuvre aucune résistance, mais lentement elle reprend
la flexion habituelle. Nous l'avons photographiée au
moment où son visage est traversé par le rire (voir fig. 6).
Aujourd'hui, elle s'est un peu relâchée de son attitude ;
— D. 25 ans. Démence précoce.
Fig. 8. — D. Démence précoce.
il lui arrive d'ouvrir les yeux et même de jeter autour
d'elle un regard vague et niais. Elle persiste dans son
mutisme et continue à rire seule, à rire sans motif.
Celui-ci est encore un malade de mon service. 11 est âgé
de 25 ans. Son admission remonte à trois ans (voir fig. 7).
Dès le début de sa maladie, il lui prenait des rires à
pleins poumons. 11 ne pouvait s arrêter bien qu'on le
grondât. 11 est arrivé que le rire se prolongeât jusque
5l2
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
fort avant dans la nuit : il ne savait dire la raison de son
hilarité.
Actuellement, il végète dans une entière indifférence,
dans une indolence et une nonchalance complètes ; par-
fois, il parle seul, mais jamais il n'adresse la parole ni à
ses gardiens, ni à ses compagnons ; il ne se plaint de
rien, ne demande rien, ne recherche aucune occupation,
aucune distraction. 11 ne regarde pour ainsi dire pas
autour de lui.
Sa figure a presque constam-
ment une expression maussade,
parfois il s'emporte sans motif.
11 présente très fréquemment des
sourires étranges qui ne sem-
blent correspondre à aucun sen-
timent et qui n'ont aucune rai-
son extrinsèque (voir fig. 8).
• Voici encore une jeune fille
de 21 ans atteinte de démence
précoce, admise à l'asile Sainte-
Agathe au mois de juillet igoS
(voir fig. 9).
Elle a toutes sortes de gesti-
culations et de mouvements
bizarres : elle se balance d'un
côté à Tautre, farfouille con-
stamment dans son nez, puis
passe vivement la main sur la
Fig. 9. — M. 21 ans. Démence face antérieure de la cuisse
précoce. En ce moment, la gauche. Elle présente des rires,
malane se livre à un mouve- « . .
ment de balancement latéral parfois mtenses et prolongés,
et est en proie à un rire immo- survenant sans motif apprécia-
ble, au milieu d'un état de non-
chalance, d'indilFérence affective nuancée de mécontente-
ment et de grincherie.
LB RIRE ET SES ANOMALIES.
5l3
Le rire est souvent un excellent réactif de Tindigence
intellectuelle. Il met celle-ci en évidence et la fait saisir
sur le vif.
Le poète Catulle Ta dit :
« Risu inepto, res ineptior nulla est. •»
« Rien n'est plus sot qu'un sol rire. »
Je serais tenté de dire que rien n'est plus révélateur de
la pauvreté de l'esprit que le rire niais, le rire hébété.
On l'aperçoit sur cette photogi*aphie qui représente un
dément sénile (fig. lo).
FiG 10. ~ Gaieté hébétée chez un dément sénile (Weygandt).
On le voit également chez un paralytique général dont
la figure 1 1 reproduit la photographie.
Je le disais tout à l'heure : il est des substances qui
passent pour productrices du rire : ce sont les exhila-
rants. Le rire qu'elles déterminent me paraît dépendre,
en général, de perturbations d'ordre psychique.
Parmi ces substances, je signalerai le protoxyde
d'azote, l'opium, le haschisch, le seigle ergoté.
Le protoxyde d'azote qu'on appelle encore le gaz hila-
rant, le gaz du paradis, a été découvert par Priestley
l!l« SÉRIE. T. X. 33
514
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en 1776. Quelques années plus tard, Humphry Dav}' en
l'étudiant, essaya sur lui-même les effets de rinbalation.
« Sans perdre précisément connaissance, dit-il en rappor-
tant sa première expérience qui date de 1799, je suis
demeuré un instant promenant les yeux dans une espèce
FiG. 11. ^ Rire hébété chez un paralytique général.
d'étourdissement sourd, puis, je me suis pris, sans y
penser, d'éclats de rire tels que je n'en ai jamais fait de
ma vie. »
Davy répéta plusieurs fois l'inhalation et obtint tou-
jours des résultats identiques. Il note que, sous son
LE RIRE ET SES ANOMALIES. 5l5
action, il ressentait « des impressions de plaisir vraiment
sublimes (i). "
Depuis lors, le protoxyde d'azote a été souvent expéri-
menté, souvent utilisé comme anesthésique général, par-
ticulièrement dans la petite chirurgie et dans la chirurgie
dentaire. 11 est encore fort usité en Amérique puisque
Wood estime à ySo ooo, le chiffre des narcoses annuelles
pratiquées avec ce moyen dans les États-Unis d'Amérique.
. L'Angleterre aussi en fait grand usage : Sydney Rum-
boll compte comme nombre moyen de narcoses annuelle-
ment pratiquées à l'aide du protoxyde d'azote dans toute
la Grande-Bretagne, pour les dix dernières années,
4 millions de narcoses. Or, de toutes ces expériences, il
ressort que le protoxyde d'azote agit comme les autres
anesthésiques généraux (2).
Il supprime la conscience, la sensibilité ; mais cette
action paralysante est précédée d'une phase d'excitation
se caractérisant par une sorte d'ivresse au cours de
laquelle se manifeste parfois le rire.
Ses effets exhilarants sont donc secondaires ; ils ne se
produisent pas constamment. A cet égard, il faut tenir
compte des dispositions individuelles.
Davy possédait, sans doute, une propension marquée
au rire : en effet, l'histoire rapporte que lorsqu'il décou-
vrit le potassium, sa joie se marqua de la façon la plus
vive : il exultait ; en proie à un rire violent, il se mit à
danser dans son laboratoire.
L'action exhilarante de l'opium n'est pas non plus con-
stante. Elle se rattache vraisemblablement à l'état de
bien-être, d'euphorie que produit souvent ce narcotique.
L'écrivain anglais, Thomas de Quincey, qui pendant
plus d'un demi-siècle fut un mangeur d'opium, caractérise
(i)Cité parRaulin.
(i) Dumont, Traité de Vanesthésie génér-ale et locale. Traduction
française par Calhelin. Paris, 1004, p. 134.
5l6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ses effets en disant que, dans les premiers temps du
moins, il engendre « une sérénité sans nuage », mais
non point une ivresse comparable à celle de l'alcool (i).
Par Tusage prolongé du poison, se constitue souvent une
hébétude satisfaite qui peut s'exprimer par un rire
grimaçant.
Le haschisch dont l'élément actif est l'extrait de chanvre
indien. Cannabis indica, est employé en Orient, depuis un
temps immémorial, comme condiment, conmie excitant.
On l'avale mélangé à des aromates de toutes espèces et à
des huiles végétales ; ou bien, on le fume dans des pipes
ou dans des cigarettes.
Moreau de Tours l'a fait connaître en Europe, il y a
un peu plus d'un demi-siècle.
A la suite de la publication de ses recherches, le
haschisch obtint une vogue considérable. Chacun voulait
l'essayer : à Paris, l'hôtel Pimodan réunissait un Club
d Haschischins comprenant des écrivains tels que Balxac,
Théophile Gautier, Gérard de Nerval. On se livrait de
compagnie à l'ivresse du chanvre indien.
Toute une littérature est sortie de ce mouvement qui
est à peu près éteint aujourd'hui. D'après Richet (2), ce
n'est qu'exceptionnellement qu'il se rencontre encore çà
et là quelques amateurs de ce poison.
Richet lui-môme en a pris assez souvent à titre d'expé-
rience et il en a fait prendre à ses amis.
« A doses modérées, dit-il, l'ébriété qu'il procure est
très agréable. On éprouve un certain bien-ôtre qu'on ne
sait à quoi attribuer, et ce même sentiment de satisfaction
que tout le monde a éprouvé plus ou moins après l'ab-
sorption d'une certaine quantité d'alcool.
5» Peu à peu, l'excitation de la moelle épinière produit
des effets plus caractéristiquas. On s'agite, on se promène
(1) Thomas de Quincey, Confessions d'un mangeur d'opium.
(s) Charles nicliet, UHomme et Inintelligence. Paris, 1884, p. 184.
LE RIRB BT SES ANOMALIES. 5 \J
de long en large, on sétire dans tous les sens ; on a envie
de danser, de remuer, de soulever des poids énormes et
au milieu de cette agitation toute musculaire, Tintelli-
gence reste calme. Mais tout d*un coup, pour un mot dit
au hasard par quelque assistant, pour une remarque toute
naturelle qu'on vient de faire, on est pris d'un rire presque
involontaire, rire prolongé, nerveux, convulsif, qu'on ne
saurait justifier et qui semble interminable. Quand cet
immense éclat de rire a cessé, on sent qu'il était ridicule;
on reprend ses sens et on comprend que, si Ton a ri ainsi,
c'est que l'on vient de subir les premières atteintes du
poison.
» A partir de ce moment, les idées deviennent de plus
en plus promptes. C'est un feu d'artifice perpétuel, une
gerbe de feu qui éclate dans toutes les directions. L'idée
succède à l'idée avec une rapidité vertigineuse. Les
pensées vont, viennent, se pressent en désordre, sans lois
apparentes, en réalité suivant les lois fatales de l'associa-
tion des idées et des impressions. On parle avec agitation,
presque avec fureur et on s'étonne de voir autour de soi
des pereonnes ne partageant pas l'ivresse qu'on ressent ;
on s'indigne de la lenteur de leurs conceptions, r»
A en juger par l'action physiologique du chanvre
indien, il semble que cette substance soit appelée à jouer
un rôle utile dans le traitement des maladies mentales.
Mais, en réalité, son emploi est des plus restreints, ses
indications fort mal réglées, ses effets incertains. L'in-
constance de la composition chimique du produit con-
stitue une difficulté sérieuse à son emploi. Néanmoins,
comme le pensent Richet et Raulin, il mériterait d'être
l'objet de nouvelles recherches au point de vue de ses
applications thérapeutiques.
J'ai cité encore le seigle ergoté. Luton de Reims a fait
connaître l'action exhilarante de la teinture d'ergot de
seigle associée au phosphate de soude.
Il l'a constatée d'une manière fortuite chez une femme à
5l8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
laquelle ~ pour une arthrite subaiguô du genou droit —
il avait administré simultanément une cuillerée à café de
teinture d'ergot de seigle et une cuillerée à bouche de
solution de phosphate de soude au i/io. L'étonnement fut
grand lorsqu'au bout de 3/4 d'heure à peu près, il se
produisit chez la malade, sans aucun motif, une explo-
sion de rires à grands éclats, qui pendant une heure ne
s'arrêta guère et revint par accès très rapprochés. Ce rire
semblait s'associer à des pensées gaies et trahir une sorte
d'ivresse et même lorsqu'il fut apaisé, la personne en
cause conserva pendant longtemps encore de l'entrain et
de la bonne humeur.
Les mêmes résultats furent observés sur 7 ou 8 femmes
ou jeunes filles. Les hommes donnèrent des réactions un
peu moins vives (i).
Dans ces derniers temps, j'ai expérimenté le mélange
de Luton.
Je l'ai pris moi-même, je l'ai donné à des hommes et à
des femmes, à des individus sains et à des gens affectés
de troubles psychiques divers : mélancolie, hystérie, dés-
équilibration mentale, etc. Le nombre des sujets qui ont
absorbé la potion est de 1 1 et le chiffre total des essais a
été de 19. Dans aucun cas, je n'ai observé le moindre
phénomène indiquant une influence exhilarante.
Évidemment, ces résultats négatifs ne sauraient pré-
valoir contre les observations positives de Luton. Mais ils
montrent, tout au moins, que l'action exhilarante n'est
point régulière.
Peut-être pourrait-on incriminer la pureté du seigle
ergoté dont il a été fait usage. Le seigle ergoté est un
produit d'une grande altérabilité.
J'ai eu beau doubler et tripler la dose, employer des
préparations de diverses origines, essayer successivement
la teinture de seigle ergoté d'après la Pharmacopée fran-
(1) até par Raulin, p. 145.
LB RIRB BT SBS ANOMALIBS. SlQ
çaise et la teinture de notre Pharmacopée, recourir au
seigle ergoté dyalisé de Golaz, l'effet a toujours été nul.
Les expériences de Luton tendent à démontrer que c'est
en créant un état d'ivresse que l'ergot de seigle associé
au phosphate de soude produit le rire. Son action se
porte donc également sur l'élément psychique. On sait
d'ailleurs que l'ergot de seigle peut engendrer des folies
bien caractérisées.
On pourrait allonger la liste des hilarants. L'alcool y
figurerait à aussi juste titre que le protoxyde d'azote. La
plupart des solanées vireuses amènent à doses toxiques
des délires qui, en certains cas, revêtent une allure gaie
et invitent au rire. Le délire de l'empoisonnement par la
belladone en particulier, présente souvent un caractère
expansif.
Dans une matière qui est aussi complexe que celle que
nous traitons ici, qui conserve tant d'obscurités, tout par-
tage du sujet risque de tomber dans l'arbitraire, de
prendre un caractère artificiel. Néanmoins, la division
est utile pour faciliter l'exposé et pour grouper les faits.
Sous le bénéfice de cette réserve, j'ai réparti en deux
groupes, les déviations du rire. Celles dont l'étude vient
d'être achevée affectent plus spécialement l'élément psy-
chique du phénomène ou appartiennent à l'ordre dyna-
mique. Les anomalies du deuxième groupe que je vais
aborder, intéressent plutôt l'élément somatique, le méca-
nisme physiologique ou relèvent de causes organiques.
Sans nous dissimuler les incertitudes qui entourent
encore les données anatomo- physiologiques, nous suivrons
l'examen de ces anomalies sur le schéma de l'appareil du
rire (voir fig. i).
11 y a d'abord les altérations des centres du comman-
dement et de l'inhibition du rire ainsi que des fibres qui
émanent de ces centres et les relient au centre thalamique
et au centre bulbaire : altérations par hémorragie, altéra-
520
RBVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tions par ramollissement, etc. Elles se traduisent par
le Hre et le pleurer spasmodigues.
Il suflSra de s'approcher des malades affectés de ce
trouble, de leur adresser la parole, de se mettre à les
examiner, de produire des excitations douloureuses de la
peau pour qu'aussitôt ils soient saisis d'un rire forcé,
incoercible, évoluant à la manière d'un accès (voir fig. 1 2),
FiG. 12. — Rire spasmodique chez
une artérioscléreuse pseudobulbaire
(Dupré).
Fig. 13. — Même malade que
fig 13 : pleurer spasmodique
(Dupré).
Au rire s'associe ou se substitue souvent le pleurer.
Cela débute comme un accès d'hilarité et cela se termine
par des sanglots ; ou bien, l'expression de la gaieté se
mêle, se combine à l'expression du chagrin en d'innom-
mables mimiques (voir fig. i3).
Ces malades font l'effet d'être abêtis et l'on est tenté de
les considérer comme atteints d'une sensiblerie niaise,
d'une émotivité hébétée. Mais, il n'en est pas toujours
ainsi. L'intelligence peut être entièrement conservée. Le
sujet a conscience de son infirmité ; il s'en plaint.
Les crises de pleurs ou de rire ne se rattachent pas à
un état émotif. Elles résultent de l'excitabilité ou de
LE RIRB ET SES ANOMALIES. 52 1
l'excitation anormale des centres inférieurs qui sont sous-
traits à l'action modératrice des centres corticaux. Il
s*agit d'une manifestation spasmodique réflexe.
On n'aura pas manqué de noter les ressemblances qui
existent entre les crises convulsives de rire et de pleurer
des pseudobulbaires avec celles que nous avons signalées
dans l'hystérie.
L'hystérie est la grande simulatrice : elle imite, pour
ainsi dire, toutes les maladies organiques du système
nerveux.
On doit admettre que dans cette affection — mais, par
suite d*un trouble purement dynamique — il y a, aussi
bien que dans les lésions cérébrales dont il vient d'être
question, une insuffisance de l'action inhibitoire des cen-
tres corticaux et un éréthisme des centres inférieurs.
Dans l'un et l'autre cas, on trouve intimement associés
deux processus qu'à première vue, on serait enclin à con-
sidérer comme tout à fait antagonistes : le rire et le pleu-
rer. En fait, leurs centres nerveux sont intimement
associés ; leur mécanisme physiologique est analogue. Le
rire comme le pleurer provoque les larmes. Le pleurer
comme le rire débute par des contractions de la face pour
gagner ensuite l'appareil respiratoire ; le sanglot, en effet,
a son siège dans cet appareil.
Psychologiquement, les deux processus ont également
des points de contact.
N'est-il pas des situations en face desquelles on ne sait
s'il faut rire ou pleurer ? Et n'est-il pas vrai — comme
Montaigne l'a développé (i) — que parfois nous pleurons
et nous rions d'une même chose ?
«* Artabanas, dit l'auteur des Essais, surprit Xerxès,
son neveu et le tança de la soudaine mutation de sa con-
tenance. Il était à considérer la grandeur démesurée de
ses forces au passage de l'Hellespont pour l'entreprise de
i) Montaigne, EssaU» édition Leclerc, tome 1, p. S02.
522 REVUB DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
la Grèce : il lui prit, premièrement, un tressaillement
d'aise à voir tant de milliers d'hommes à son service et
le témoigna par l'allégresse et fête de son visage et tout
soudain au même instant, sa pensée lui suggérant comme
tant de vies avaient à défaillir au plus loin dans un siècle,
il refrogna son front et s'attrista jusqu'aux larmes. »
Sans doute, si un même objet peut susciter joie et
peine, c'est parce que, comme le dit encore Montaigne,
« chaque chose a plusieurs biais et plusieurs côtés « . Il
n'en ressort pas moins que l'âme passe avec une singulière
facilité d'un sentiment à l'autre, que souvent même elle
associe et confond le plaisir et la douleur.
Si le centre de la coordination de la mimique, c'est-à-dire
la couche optique, si les fibres qui en émanent sont
détruites et si la lésion est circonscrite à ces parties, on
observera une paralysie isolée de la mimique. Le malade
pourra encore contracter volontairement les muscles de la
face, puisque nous supposons que la voie des incitations
volontaires est respectée, mais son visage ne réagira plus
sous les influences émotionnelles.
Par contré, il pourra se produire une paralysie des
mouvements volontaires de la face avec conservation de
la mimique : dans ce cas, la couche optique et ses fibres
seront intactes. Magnus a rapporté un cas de ce genre (i).
Les mouvements voulus de la figure n'étaient plus pos-
sibles : le malade continuait, néanmoins, à rire et à sou-
rire normalement.
L'altération du centre d'exécution entraîne naturelle);
ment la suppression de la mimique faciale : c'est ce qui
s'observe dans la paralysie bulbaire progressive qui,
anatomiquement, se caractérise par l'atrophie des noyaux
bulbaires, celui du facial entre autres. Lorsque cette atro-
phie est très avancée, « le sujet garde dans tous ses traits
une stupéfiante impassibilité ; sur son masque figé, pas
(1) Cité par Grasset, Les centres nerveux , p. 105.
LB RIRB ET SBS ANOMALIES. 523
même lia plus légère, la plus fugitive contraction ne vien-
dra déceler ses émotions intimes » (Vanlair). Cette même
immobilité de la face se rencontre, mais comme consé-
quence d'un processus anatomo-pathologique différent,
dans l'atrophie musculaire de l'enfance. Duchenne de Bou^
logne en a publié un exemple (i). Lorsque le sujet riait,
ses zygomatiques n'agissaient plus : sa bouche s'agrandis-
sait transversalement par la contraction des buccinateurs ;
ses lèvres se renversaient un peu en avant, ce qui donnait
à son rire une expression singulière. Ses camarades lui
disaient qu'il riait en cul de poule.
Dans la paralysie du nerf facial — il s'agit de la para-
lysie périphérique — l'immobilisation ne se manifeste
que d'un côté parce que, très généralement, un seul des
nerfs est atteint. La moitié demeurée saine se contracte
plus activement, parce qu'elle n'est plus contenue par la
tonicité du côté opposé. Dans ces conditions, la face riante
offre un aspect étrange ressemblant beaucoup à celui
qu'elle présente dans l'hémispasme dont nous allons parler
tout à l'heure.
Des spasmes, des convulsions dans le domaine des
muscles affectés au rire pourront simuler celui-ci ou le
défigurer.
Ces convulsions se rencontrent parfois dans l'épilepsie
ordinaire. Bechterew (2) a publié des cas de cette maladie
où l'attaque s'accompagnait de rire convulsif que le malade
ne se rappelait pas plus que l'attaque elle-même.
Dans l'épilepsie Bravais-Jacksonienne, l'accès débute
ordinairement par l'irritation du centre facial. Des con-
tractions de la moitié correspondante du visage, en parti-
culier l'élévation d'une des commissures donnant lieu au
rictus, en constituent la manifestation initiale.
L'athétose, qui est également une maladie convulsive,
(1) Cité par Raulin, p. 164.
(i) Analysé dans la Rbvue neurologique, tome X, 1902, p. 1156.
324
REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
peut intéresser les muscles de la mimique faciale (i). Elle
donne lieu à das jeux de physionomie très changeants se
succédant avec rapidité, d'une façon désordonnée et sou-
vent asymétrique, imitant lexpression de l'étonnement,
de la tristesse ou de la gaieté.
Ces contractions répétées finissent par laisser sur la face
des rides profondes (voir fig. 14).
Fig. 14. — Athétose double. Contraction des muscles de la face
à Toccasion de la parole (Michaîlowsky).
Quoique névrose généralisée, l'hystérie détermine par-
fois des accidents tout à fait localisés, par exemple le
spasme de la face, c'est-à-dire une contraction plus ou
moins permanente des muscles de la face.
Ce spasme facial — comme on peut le voir sur la fig. 1 5
— altère profondément le jeu de la physionomie, il crée
(!) Voir Micliaïlowsky, llude clinique sur Vathétose dotdtle, Nouvellb
ICONOGRAPHIE PHOTOGRAPHIUUË DE LA SALPÊTRIËRE, tOmC V, 1892, p. 57. —
Audry, Uathéiose double et les chorées chroniques de Venfance,
Paris, 1892.
LE RIRB BT SES ANOMALIES. 525
artificiellement une expression d'hilarité et défonne le rire
naturel.
Je signalerai, enfin, les anomalies congénitales, dégé-
nératives du rire. La dégénérescence entraîne souvent des
désordres dans le fonctionnement des muscles : telle est
la loucherie, tel est le bégaiement, telle est encore l'asy-
métrie fonctionnelle de la face et, en particulier, l'asymé-
trie mimique ou hémimie (Pierret).
FiG. 15. — Contraction faciale hystérique [Delprat(l)].
C'est à cette catégorie que je crois devoir rapporter
l'asymétrie du rire chez le sujet dont la photographie se
trouve reproduite à la figure 16.
Il s'agit d'un héréditaire, présentant de la débilité psy-
chique. A l'état de repos ou dans les mouvements volon-
taires, on ne remarque point de différence entre l'inner-
vation des deux moitiés de la face tandis que dans le rire
et mieux encore, dans le simple sourire, on constate une
(i) Nouvelle iconographie photographique de la Salpêtriêre, tome V,
1892, p. 38.
526
REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
prévalence marquée de la contraction de la moitié gauche
de la face.
Il faut noter que Tocclusion de Toeil gauche qui se voit
sur la photographie, n'est pas un phénomène actif : elle
résulte d'une paralysie du releveur de la paupière supé-
rieure consécutive h des convulsions de l'enfance. On ne
peut donc pas attribuer l'élévation de la commissure gauche
à une contraction synergique de celle de l'orbiculaire (i).
FiG. 16. — Asymétrie de la mimique du rire.
D'autre part, rien ne permet de supposer que le sujet
ait souffert d'une paralysie faciale du côté droit dont
l'inertie relative dans le jeu de la mimique, serait le résidu.
Il n'a pas été atteint de maladie de l'oreille (2).
(i) Henle (cité par Raulin, p. 43) a attiré l'attention sur cette synergie. Il
a fait remarquer que lorsqu'on ferme exactement l'un des yeux, on ne peut
s'empêcher de rétracter la lèvre supérieure du môme côlé.
(2) Lannois et Pauiet, Lasymétrie de, la mimique faciale d'origine
otique en pathologie nerveuse (Congrès des médecins aliénistes et neuro*
logistes, il® session tenue à Limoges).
LE RIRE ET SKS ANOMALIES. 527
Telles sont les principales aberrations du rire. Elles ne
sont point de pures curiosités ; elles constituent des signes
de maladie, elles viennent au secours du diagnostic.
Le rire sollicite l'intérêt médical à d'autres points de
vue encore.
Il lui arrive très exceptionnellement du reste, de désar-
ticuler, de décrocher la mâchoire, de produire des hernies,
d'amener des hémorragies. D'autre part, s'il en faut croire
certains observateurs, la secousse morale et physique
qu'il détermine, serait capable d'opérer des guérisons
merveilleuses.
L'on ne doit guère compter sur de pareilles cures, mais
chacun peut attendre de la gaieté et du rire, des effets
salutaires au point de vue de la santé corporelle.
L'École de Salerne n'a fait que traduire les données de
la sagesse du peuple, quand elle recommande la gaieté
comme un médecin qui ne trompe pas :
Si tibi deficiant medici, medici fiant haec tria : mens
hilaris, requies, moderata diaeta (i).
Gaieté, doux exercice et modeste repas : voilà trois méde-
cins qui ne trompent pas.
Sans doute, le rire n'est pas toujours à portée.
Un des médecins renommés du xviii* siècle, Sylva est
appelé près d'un malade consumé d'une vraie mélancolie.
— Je vous conseille, lui dit-il. d'aller voir Arlequin,
c'est la meilleure drogue que je puisse vous faire prendre.
Riez et vous serez sauvé.
— Hélas ! répliqua le malade.
— Mais pourquoi hésiter ?
— Arlequin, c'est moi !
' Le pauvre Dominique (c'était le vrai nom du bouffon)
ne tarda pas à succomber à son incurable mélancolie !
Mais, généralement, il dépend, en bonne part, de la
(1) Schola Salemitana sive de conset^anda valetudine. Auctore
Joanne de Mediolano. RoUerdam, 1607, p. 8.
528 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
volonté d'orienter notre humeur vers la sérénité, vers la
joie et de nous mettre dans les dispositions propres à subir
les influences hilarantes.
Sully nous apprend que dans •« la joyeuse Angleterre »
— c'est ainsi qu'il qualifie son pays — il y a-pas mal de
gens qui considèrent le rire comme une indécence, sinon
comme une immoralité. Ces gens sont en dehors du sens
commun.
La douce, la bonne gaieté, le rire sincère et honnête
sont des présents de Dieu. Honnis soient ceux qui les
dédaignent !
La sagesse nous dit d*en user, la justice nous commande
d'en remercier le Ciel.
D" X. Francotte.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE
AUX TEMPS PRÉHISTORIQUES
Dans la livraison d'octobre iSgS de cette Revue (i),
j'ai rendu compte d'une série de découvertes relatives à
l'époque néolithique en Espagne. J'en déduisais l'existence
de très anciennes relations avec les peuples de TEst
méditerranéen. De nouvelles trouvailles m'ont pennis de
donner aux faits une précision que je n'aurais pu espérer,
et de déterminer la part qu'on peut attribuer à TOrient
et à l'Occident dans les civilisations qui se sont succédé
en Espagne.
Pour bien comprendre l'époque néolithique, il est
nécessaire d'étudier en même temps toute la suite de
l'histoire du pays ; celle-ci en effet n'est pas une série
incohérente d'événements : ses chapitres s'enchaînent l'un
à l'autre, s'expliquent Tun par l'autre ; tel épisode histo-
rique n'est que le recommencement d'un autre, qui semble
perdu dans les temps préhistoriques, et sa connaissance
permet de restituer ce dernier à l'histoire. De même, nous
devons revoir avec soin les plus anciennes traditions
relatives au pays. Si, faisant abstraction d'idées précon-
çues, nous cherchons à traduire leur enseignement et
celui des fouilles en une langue commune, nous constate-
rons qu'ils se complètent d'une façon étonnante, et nous
aurons produit une source de lumière.
C'est vers ce but que tendent mes efforts.
(1) Revue des Quest. scient., t. XXXIV, pp. 480S«^â.
ni« SËRIE. T. X. 34
53o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
DIVISION ET DÉBUTS DU NÉOLITHIQUE
A la fin de Tépoque quaternaire, ou commencement de
l'actuelle, les populations de TOccident européen étaient
en possession d'un outillage en silex très primitif, dérivé
de celui qu'on trouve A la fin de l'occupation des cavernes,
à Tépoque magdalénienne. Ces outils sont extrêmement
petits : celui qui joue le rôle principal, surtout dans la
Péninsule, est un tronçon de lame découpé en forme de
trapèze servant de bout de flèche : la céramique et le
polissage de la pierre étaient inconnus : on trouve peu
d'objets ayant un caractère ornemental.
11 existe des stations où Ton rencontre cet outillage
seul, sans mélange d'autre plus perfectionné : il constitue
donc par lui-même un ensemble complet, répondant à un
état social déterminé, très rudimentaire et antérieur à
celui dont nous allons nous occuper.
Dans d'autres stations, villages, sépultures, cachettes,
on trouve ce même outillage, identique à lui-même, mais
associé à des séries d'objets qui révèlent une civilisation
beaucoup supérieure. L'étude des gisements prouve sur-
abondamment qu'il n'y a pas mélange d'objets appartenant
à deux époques successives, mais juxtaposition de deux
industries contemporaines, l'une très primitive, l'autre
beaucoup plus avancée. C'est l'apparition de cette dernière
que je considérerai ici comme servant à fixer le début de
l'époque néolithique proprement dite. Ainsi limitée, elle
comprend en Espagne une série de phases dont le nombre
augmente à mesure que les fouilles se multiplient ; mais
pour les besoins de cette étude je ne considérerai que
trois grandes divisions principales ; nous aurons ainsi le
tableau suivant :
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 53 1
Division de t époque néolithique
Basée sur la taille du silex Basée sur la nature
des instruments nouveaux
I Taille et formes primitives. Pierre polie
II « y* intermédiaires. >» »»
III r> r* perfectionnées. Cuivre
Le premier élément de cette classification est tiré de la
taille du silex. Nous avons vu qu'avant le Néolithique,
Toutillage de pierre se composait exclusivement de tout
petits silex. Pendant la première des phases ci-dessus, il
continue à être en usage à côté des instruments polis.
Pendant la seconde, il se transforme : les lames deviennent
plus grandes, les trapèzes se modifient : une de leurs
pointes s'effile, et l'ensemble prend la figure d'un triangle
allongé à base concave ; mais le procédé de taille reste le
même. La dernière phase voit la taille du silex à son
apogée : les lames sont des pièces superbes dont la lon-
gueur atteint 35 centimètres et plus ; les pointes de flèche
sont traitées par un procédé nouveau, qui retaille toute
leur surface et en fait des figures symétriques : l'habileté
est poussée à l'extrême et produit de vraies œuvres d'art ;
OD fabrique aussi des poignards en silex, mais d'un tra-
vail généralement moins soigné.
II y a quelques années, j'avais toujours rencontré les
trapèzes modifiés en compagnie de flèches taillées sur les
faces, et j'en avais conclu que ces dernières avaient servi
de modèle, dont on avait copié le profil au moyen du
procédé de taille ancien. Depuis, j'ai trouvé au moins une
station importante, dont tous les caractères sont inter-
médiaires, et où les flèches sont exclusivement des tra-
pèzes modifiés : cette forme doit donc être considérée
comme un produit d'évolution locale antérieure aux flèches
perfectionnées de la dernière période. Quant à cellea-ci.
532 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
elles constituent le dernier terme de cette même évolution.
Il y a cependant des faits qui appellent une autre explica-
tion, et j'aurai à revenir sur ce sujet.
Le second élément de classification est tiré de l'emptoi
de la pierre polie et du cuivre. Pour en saisir la portée,
il faut se rendre compte du rôle de ces matériaux. On
semble souvent admettre que le polissage est le dernier
degré de perfectionnement dans le travail de la pierre.
Cette notion est erronée. Il suffit pour la renverser de
jeter un coup d'œil sur le tableau ci-dessus où on voit que
la taille du silex a été rudimentaire pendant la majeure
partie du règne de la pierre polie, et qu'elle a atteint son
apogée précisément au moment de la décadence de celle-ci.
D'autre part, on ne constate pas Texistence d'une période
où on aurait graduellement passé de la taille par éclate-
ment à celle par martelage et polissage : au contraire,
lorsqu'on a pu établir l'âge exact des outils polis, on
constate que les plus anciens ne sont pas en silex : en
Espagne, comme généralement dans le Midi, ils ne le
sont même jamais ; ils sont en roches telles que la diorite
et la fibrolithe, qui n'étaient pas employées avant l'appli-
cation du nouveau procédé. Que le principe de celui-ci fût
connu de tout temps, on ne peut le mettre en doute ; mais
on ne l'a jamais appliqué au façonnage des formes an-
ciennes : celles-ci, même quand le polissage est largement
appliqué, continuent à s'obtenir par éclatement, en évo-
luant dans une tout autre direction. Le procédé consis-
tant à polir la pierre, ou plus exactement à la marteler
et à l'aiguiser, est exclusivement employé à un genre
d'instruments qui apparaît en même temps que lui et qui
n'a aucune ressemblance avec les silex taillés.
Les instruments polis ou aiguisés forment donc un
attirail nouveau, entièrement indépendant de celui en
silex, autant par les formes que par le procédé et la
matière utilisée, tous caractères qu'il montre dès sa pre-
mière apparition. On peut affirmer qu'il répond à des
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 533
besoins d'un ordre tout à fait nouveau comme lui-même.
Et sa décadence ne correspond pas à la disparition de
ces besoins, mais à l'emploi d'une substance qui lui est
supérieure : le cuivre. Les instruments en métal, eux aussi,
sont martelés, polis et aiguisés ; leur tranchant s'obtient
et se refait de la même manière, répond aux mêmes néces-
sités ; ils sont bien de la même famille, différente de
celle des silex taillés. Il serait téméraire de prétendre que
les haches de pierre descendent de celles en cuivre, mais
en signalant la possibilité de cette hypothèse, on fait bien
sentir la portée de l'apparition du polissage et sa grande
signification : c'est en dehors de l'industrie préexistante
du silex qu'est apparue celle des haches, des herminettes,
des coins, des ciseaux et des gouges pour la fabrication
desquels on a choisi les substances les mieux appropriées :
cuivre, diorite, fibrolithe, silex.
Pour mieux comprendre que l'introduction de ces outils
signifie beaucoup plus que l'acquisition d'un nouveau
système pour tailler la pierre, il suffit de constater qu'ils
sont partout et toujours accompagnés des premiers vases
en terre cuite, parfois déjà ornés ; de graines carbo-
nisées et de meules à broyer le grain ; qu'on les trouve
dans les plus anciens fonds de cabanes ; qu'avec eux
naissent, ou prennent un subit développement, l'emploi
de l'os, le goût des parures, le culte des morts et de
certaines divinités. En un mot, la pierre polie est un
caractère accessoire, un témoin de l'avènement de l'agri-
culture avec son cortège habituel d'industries, de la trans-
formation d'une race vivant au jour le jour en un peuple
prévoyant, puisqu'il laboure et sème en attendant la
récolte, et qu'ensuite il fait provision de blé. Le principe
de la propriété du sol, acquise par le travail, est une suite
de ce changement, comme aussi une vie sédentaire, la
construction de magasins, de maisons, de villages. C'est,
en un mot, l'aurore de la civilisation.
La construction de maisons, de dépôts, d'appareils
534 RBVUB DES QUESTIONS SCIBNTIFIQUR8.
divers pour l'agriculture et toutes les industries nouvelles,
implique un usage très fréquent du bois. Pour couper
des troncs d'arbre, les fendre, les débiter, les tailler, à
quoi auraient pu servir les lames microscopiques du
magdalénien, ses petits grattoirs, ses fines pointes ? Il
fallait un tout autre genre d'outils, et c'est à cette néces-
sité que répondent les instruments en pierre polie. Le
courant qui apporta l'agriculture possédait cet outillage^
dont les formes se sont conservées jusqu'à nos jours sans
grands changements.
La hache polie n'est pas un symbole de la guerre :
c'est celui de la civilisation nouvelle, que résume l'agri-
culture. Les anciens considéraient celle-ci comme le don
d'une divinité à laquelle ils rendaient un culte. Nous
voyons sur les parois des cryptes sépulcrales néolithiqucB
en France, la représentation d'une divinité, avec, comme
attribut, la hache polie. On n'aurait pu mieux choisir
pour traduire graphiquement l'existence du susdit culte,
continué par l'antiquité classique. Remarquons en passant
que sa naissance parait s'expliquer plus naturellement si
l'agriculture fut vraiment un don, reçu d'une nation
supérieure.
Quant à l'origine de cette civilisation, dans l'article
cité plus haut, j'ai signalé des analogies très significa-
tives entre les mobiliers de l'époque de la pierre polie en
Espagne et ceux des plus anciennes villes d'Hissarlik.
Je reprendrai brièvement la comparaison.
L'industrie du silex est toute différente dans les deux
pays : elle date d'une époque où il n'existait pas de rela-
tions entre eux. Celle de la pierre polie est identique :
on dira que cela va de soi, que c'est un stade par lequel
presque tous les peuples ont passé ; cela est exact ; mais
pour montrer que dans le cas actuel il y a de plus con-
temporanéité et certains rapports très étroits entre les
industries des deux pays, il suffit d'examiner les objets
qui accompagnent la pierre polie. Commençons par les
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 535
poteries. L'histoire de la céramique prouve que c'est un
des arts qui impriment le mieux à leurs produits le sceau
de l'époque et de Técole auxquelles ils appartiennent. Les
plus anciens vases espagnols, par la grossièreté de leur
exécution, témoignent de l'inexpérience des ouvriers ; et
cependant leurs formes sont déjà avancées et de celles
que doit précéder une certaine pratique : on sent l'in-
fluence de modèles plus parfaits ; or c'est précisément à
Hissarlik qu'on trouve un ensemble de produits qui ont
pu inspirer ceux d'Espagne, et dans les deux pays les
formes se modifient aux époques suivantes : il en est de
même des ornements incisés qui décorent les vases.
Un autre objet joue un rôle important : le fusaïôle en
terre cuite. On sait que Schliemann en a recueilli des
milliers dans les anciennes villes d'Hissarlik et que dans
la suite ils deviennent rares. En Espagne ils caractérisent
la même époque de la pierre polie, après laquelle on n'en
trouve pas.
L'identité des idoles plates de pierre en forme de
violon, est complète entre les exemplaires espagnols et
troyens, et, comme pour les objets précédents, exclusive-
ment propre à la pierre polie : après, en Espagne comme
à l'Est, on 'leur voit succéder d'autres idoles de forme
différente.
Ces faits ne s'expliquent plus par le hasard ni par le
parallélisme inévitable dans la marche de l'industrie : ils
sont le produit de conceptions locales, individuelles, qui
ne se produisent pas deux fois indépendamment. La
grande supériorité des objets d'Hissarlik proteste d'ail-
leurs contre Tidentification du degré de culture.
Quelques mots sur les objets de parure. Le palais
d'Hissarlik contenait de nombreux bijoux en or et en
argent. En Espagne ils sont faits au moyen de coquilles
ou de pierres ; une grotte sépulcrale a livré un diadème
en or : cette pièce unique diminue un peu la distance que
l'abondance de l'or crée entre les deux civilisations que
536 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
nous comparons. Mais il y a plus : si avec MM. Perrot
et Chipiez on étudie les éléments des diadèmes, colliers et
boucles d'oreilles d'Hissarlik, on y sent encore la barbarie
qu'au premier aspect voile l'éclat de tant d'or. Si on
regarde de plus près, cette impression s'accentue, car on
y reconnaît l'imitation d'ornements de coquilles; en effet,
les rondelles de test de cardium, incomplètement usées,
présentent sur leur pourtour de petits becs ; sur leurs
faces, se voient des lignes concentriques ou des droites
parallèles : copiés sur des rondelles en or, régularisés et
appropriés au métal et au procédé employé, ces éléments
sont devenus ceux que portent les perles de collier d'His-
sarlik ; d'autres pendeloques sont inspirées des cyprées,
ou de fragments allongés de test coquillier ; le type
habituel des pendants d'oreilles dérive de la coquille
trouée du cardium.
Si ce sont bien là les tout premiers pas au sortir de
la barbarie, la présence des métaux et de l'art naissant
n'en constitue pas moins une grande supériorité. Celle-ci
d'ailleurs est une des circonstances nécessaires pour
rendre compte du courant venant de l'Est. Nous le ver-
rons mieux dans la suite.
LA DERNIÈRE PHASE DU NÉOLITHIQUE
La dernière phase du Néolithique est caractérisée en
Espagne par l'apogée de la taille du silex et par la déca-
dence de la pierre polie devant l'invasion du cuivre. J'ai
déjà émis l'opinion que cette période est contemporaine
de la civilisation mycénienne et influencée par elle. Si
dans l'étude comparative qui doit établir cette thèse, on
considérait isolément chaque série d'objets, il pourrait
rester un certain doute : mais devant l'ensemble la con-
viction se fait, et elle achève de se confirmer à la vue de
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAÔNE. SSy
l'enchaînement des différentes parties de l'histoire, qui se
complètent et s'éclairent mutuellement.
Commençons par l'industrie de la pierre.
A Mycènes on trouve quelques haches polies ; mais
leur rôle est absolument effacé ; en Espagne elles sont de
même exceptionnelles dans les tombes les plus récentes
du Néolithique.
L'industrie du silex ou de l'obsidienne est beaucoup
plus développée en Espagne qu'à Mycènes ; on en voit la
raison : les habitants du premier de ces pays ne disposant
pas, comme les Mycéniens, du bronze pour la fabrication
des outils minces, tranchants ou perçants, ont poussé
beaucoup plus loin la perfection de la taille du silex. Les
magnifiques poignards Scandinaves resteront le meilleur
exemple à l'appui de cette démonstration. Malgré cela,
Schliemann a recueilli, dans une des plus riches tombes
de l'acropole de Mycènes, trente-cinq pointes de flèches
en obsidienne d'un bon travail : elles formaient partie de
l'armement d'un personnage royal, couvert d'or, accom-
pagné d'épées, de lances et de poignards en bronze d'un
travail reiçarquable : il n'y avait aucune flèche en métal.
Donc au point de vue de l'emploi de la pierre, de la belle
taille du silex ou de l'obsidienne, la différence entre le
Mycénien ancien et le Néolithique espagnol consiste
seulement dans la proportion des objets en pierre rela-
tivement à ceux en métal.
Cette constatation est capitale au point de vue de l'âge
relatif des deux civilisations. On peut à ce sujet raisonner
de deux manières, suivant le point de vue auquel on se
place :
1* L'abondance et la nature des métaux à Mycènes
correspondent à un niveau industriel plus élevé, donc
à une époque plus récente ;
2** L'identité des flèches de pierre entraîne la contem-
poranéité des deux civilisations.
Le premier raisonnement est celui qu'on fait d'habi-
538 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tude : on se débarrasse de l'objection tirée de la présence
des flèches de pierre en parlant de survivance d'un âge
plus ancien. Pour peu qu'on veuille donner un sens à
cette réponse, on s'aperçoit qu elle revient à rajeunir la
fin de l'usage des armes de pierre, ou à vieillir celui des
métaux, et l'objection reste entière.
Le second raisonnement prend comme élément chrono-
logique l'objet le plus ancien, et par cela même il est
plus juste : si les deux pays ont eu une époque où ils
faisaient usage de flèches en pierre, on ne peut pas
admettre que le plus avancé des deux ait tardé plus que
l'autre à les remplacer par celles en métal : il faut donc
considérer les flèches mycéniennes comme au moins aussi
vieilles que les flèches espagnoles. Que, disposant du
bronze, on ait continué à les faire en pierre, cela n'a rieîii
d'étonnant : la pierre devait présenter des avantages;
d'ailleurs le fait est là, et il est loin d'être unique : il se
répète dans les sépultures françaises au point d'être la
règle, et d'après M. A. Martin la belle industrie des
pointes de flèche en silex a été créée par le bronze.
Supposer les flèches mycéniennes plus récentes que
celles d'Espagne, c'est les faire contemporaines de l'âge
du bronze dans ce pays ; or, malgré quelques progrès
industriels, la civilisation de cet âge diffère beaucoup
plus de la mycénienne que celle du Néolithique.
La grande abondance de métaux précieux accompa-
gnant les flèches en pierre de Mycènes, contraste avec
leur absence en Espagne; mais ce contraste est également
un fait, et loin de fournir une objection, il donne la clef
de l'histoire du Néolithique : sans lui, on ne pourrait pas
comprendre les expéditions des Orientaux en Espagne.
Autre chose très remarquable : le type des flèches
mycéniennes, rare en Europe, caractérise en Espagne,
par son abondance et par la beauté des produits, précisé-
ment et exclusivement la province où nous constaterons
tant d'autres influences venant du bassin oriental de la
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 53g
Méditerranée, celle qui fut de tout temps le point de
mire des Phéniciens. Une coïncidence si visible doit
avoir une signification : il doit exister, dans ces pointes
de flèche, quelque chose qui est venu de l'Est ; Tavenir
dira si c'est leur type, si ce ne sont pas des flèches elles-
mêmes Voilà le motif de ma réserve loi^que je me suis
demandé si la belle taille du silex était exclusivement
le résultat d'une évolution locale.
Je viens de faire allusion aux expéditions des Orientaux
en Espagne, et de nommer les Phéniciens. On sait que
les marchés de Sidon regorgeaient de l'or et de l'argent de
Tarshis ; que l'étain fut pendant longtemps une des prin-
cipales sources de richesse des Phéniciens, et combien ils
faisaient d'efibrts pour conserver le monopole de son com-
merce ; ce métal avait plus d'importance encore que l'ar-
gent : il devenait de plus en plus nécessaire et nous
pouvons être assurés que toute la production était dirigée
sur les marchés de l'Est, où il était bieîi payé, et que pas
une parcelle n'en était détournée au profit des peuplades
arriérées. La navigation du temps avait pour seul et
unique but le drainage vers les centres civilisés de tous
les produits précieux des pays neufs, et l'inégalité que
nous constatons à chaque pas entre les civilisations con-
temporaines des deux extrémités de la mer intérieure en
est tout à la fois la cause et le résultat, la condition sine
qua non.
Ne nous étonnons donc pas si à une même époque
Mycènes est riche en bronze, tandis que l'Espagne ne
possède que le cuivre : si un doute pouvait subsister sur
la cause de l'absence du bronze, il suffirait pour le lever,
de considérer la métallurgie de l'âge du bronze en
Espagne : malgré la pleine connaissance de cet alliage, il
est encore rare, le cuivre est plus abondant : on voit avec
quelle difficulté l'étain y pénétrait et on comprend qu'à
une époque plus ancienne, il n'en parvenait pas du tout.
540 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
L'argent et le plomb ont joué dans l'antiquité un rôle
considérable. Le premier a fourni la matière d'un grand
nombre de bijoux et de vases, qu'on retrouve dans le bas-
sin égéen dès l'âge de la pierre polie ; du second on pos-
sède très peu d'objets ouvrés ; mais il était indispensable
dans la métallurgie de l'argent. Celui-ci s'extrait surtout
des minerais de plomb et, en deuxième ligne aujourd'hui,
de ceux de cuivre. Le Sud de l'Espagne contient des gise-
ments très riches des uns et des autres, et les Carthaginois
comme les Romains les ont connus et exploités.
Quelques mots sur la métallurgie de l'argent sont néces-
saires. On commence par produire le plomb ou le cuivre
par simple fusion du minerai au charbon de bois. Le
plomb s'obtient très facilement : pour le cuivre c'est un
peu plus difficile, et j'ai pu constater que les néolithiques
cassaient le minerai en petits morceaux, qu'ils chauffaient
avec du charbon de bois : le feu était insuffisant pour pro-
duire une masse liquide, mais chaque fragment subissait
isolément l'action réductrice de la flamme : il s'y produi-
sait des particules de cuivre métallique ; après refroidis-
sement on broyait les morceaux à demi fondus et au moyen
d'un lavage on extrayait les parcelles de cuivre : on les
refondait ensuite dans des moules ou des creusets. Tout
l'argent des minerais se retrouve dans le plomb ou dans
le cuivre. Les proportions sont excessivement variables :
disons en passant qu'un métal contenant 1 7o d'argent est
considéré comme très riche.
Voici maintenant comment on extrait l'argent.
Si c'est du plomb, on le maintient fondu dans une
cuvette plate appelée coupelle : on dirige un courant d'air
à la surface du bain ; le plomb s'oxyde en formant de la
litharge qui surnage et qu'on enlève continuellement : à la
fin tout le plomb est ainsi éliminé et l'argent reste seul ;
on reconnaît la fin de l'opération à l'éclat que prend brus-
quement le bain : cela s'appelle l'éclair. Les toutes der-
nières traces de plomb sont difficiles à éliminer, et on ne
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. S^X
le fait pas, parce qu'elles ne nuisent pas aux propriétés
de l'argent : il faut l'analyse chimique pour en constater
la présence.
Si le métal riche est du cuivre, comme celui-ci ne
s'oxyde pas seul, on lui ajoute du plomb, qui l'entraîne
dans l'oxydation, et les deux métaux alliés sont éliminés
dans la litharge. Mais si la quantité de plomb ajoutée est
insuffisante, aussitôt qu'elle est consommée le cuivre qui
reste ne s'élimine plus, à moins d'ajouter encore du plomb.
Seulement, comme une certaine dose de cuivre n'altère
pas sensiblement les qualités de l'argent, il se peut que
les anciens aient souvent produit de l'argent plus ou moins
cuivreux sans s'en douter, et que dans certains cas, pour
des raisons voulues ou non, on ait même laissé des pro-
portions très fortes de cuivre. Ainsi s'expliqueraient les
objets qui contiennent autant et plus de cuivre que d'ar-
gent. On peut y voir des alliages intentionnels, mais il est
plus probable que ce sont des résultats d'affinages incom-
plets. Les objets en argent d'Hissarlik et de Mycènes
analysés par Schliemann, contiennent de 3 à 4 7o de cuivre
et des traces de plomb, témoins du procédé employé pour
la désargentation.
Revenons au Néolithique espagnol : s'il est contempo-
rain du Mycénien, qui connaissait l'argent et le plomb,
il faut s'expliquer l'absence de ces métaux en Occident.
Dans une bourgade néolithique, située dans un des plus
riches centres producteurs d'argent de l'antiquité, tout
près de ma maison, et que je puis donc fouiller minutieu-
sement, j'ai rencontré dernièrement des fragments de
galène argentifère et même du plomb fondu : je n'ai pas
de doute sur le gisement de ces matières, mais je n'ai vu en
place que le minerai ; le métal a été trouvé en mon absence.
Lorsque je rencontrai le premier fragment de minerai
de plomb, je fus très étonné et très perplexe. Attribuer
au hasard ce qu'on ne comprend pas est un procédé
peu scientifique : j'en arrivais à admettre que les Néo-
542 KEVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lithiques avaient apporté là intentionnellement ce morceau
de galène : mais j'avoue que tout en croyant déjà alors
très fermement à l'existence de relations avec le monde
égéen riche en métaux, il restait dans mon esprit une telle
dose des idées courantes sur le peu d'antiquité du plomb
relativement au Néolithique, que je ne m'arrêtai pas un
instant à l'idée que les anciens avaient là celte matière
pour en extraire le plomb. Mais, quelque temps après, une
autre maison de la même bourgade me livre plusieurs
autres morceaux de galène et du plomb métallique ; j'étais
travaillé par une autre constatation : c'est que le minerai
de cuivre de la même station contenait une notable pro-
portion d'argent. A ce moment survint une découverte qui
rompit le charme, quoiqu'elle n'appartienne pas au néo-
lithique. J'avais repris les fouilles de la nécropole des
Eriales, composée d'un certain nombre de dolmens : le
mobilier des uns est néolithique ; celui des autres est de
l'âge du bronze, quoique je n'aie constaté jusqu'à présent
que des objets en cuivre. L'examen de ces sépultures
montre avec toute clarté qu'elles sont du tout premier
début de l'âge du bronze, et immédiatement postérieures
au Néolithique, sans interposition d'aucune époque inter-
médiaire. Dans ces dolmens, j'avais trouvé des bracelets
et des pendants d'oreilles en cuivre, en argent et en argent
contenant 10 à 12 7o de cuivre ; parmi ces bijoux il y en
avait deux dont je n'avais pas encore déterminé la nature ;
après la trouvaille du plomb néolithique, je les fis exami-
ner au laboratoire, où il fut constaté qu'ils étaient en
plomb ! Mon chimiste D. Ramon de Cala, ne pouvant
admettre qu'on eût fait des bijoux en plomb, soupçonna
qu'ils avaient été dorés ; et en effet, l'analyse trouva 5 7o
d'or, et en attaquant un petit tronçon entier par l'acide,
il laissa une gaine cylindrique de substance non dissoute,
translucide ; c'était l'or réduit à cet état par la présence
de sels de plomb, et devenu invisible par cette altératioo.
Le signal était donné, et toute une série de faits
ORIENTAUX Bl^ OCCIDBNTAUX EN ESPAGNE. 548
étranges et mal interprétés, s*éclaira d'un jour nouveau :
il y a plus de vingt ans, nous avions découvert dans les
villes et sépultures de l'âge du bronze, quantité d'objets
en argent dont beaucoup contenaient du cuivre, quelques-
uns un peu de plomb : nous avions aussi des lingots de
plomb et même de la litharge, produit de l'aflBnage de
l'argent. Nous n'avions trouvé d'autre explication à la
présence de l'argent que la connaissance de gisements du
métal natif, comme celui de Herrerias (Cuevas), car nous
écartions absolument l'idée qu'à l'âge du bronze on aurait
pu connaître le procédé de la coupellation du plomb. Le
cuivre des objets d'argent était supposé allié intentionnel-
lement. Les lingots de plomb, dont nous ne mettions pas
en doute l'ancienneté, étaient, croyions-nous, des traces
d'essais, de recherches sans importance : quant à la
litharge, malgré une certaine préoccupation, nous la con-
sidérions comme probablement plus récente, l'endroit de
la découverte n'ayant pas été rigoureusement déterminé.
Si l'on veut tenir compte de ce que, par suite des idées
reçues, nous avons toujours été tentés d'écarter systéma-
tiquement l'ancienneté des trouvailles de plomb, on recon-
naîtra que plus d'un fait a pu nous échapper ; cela ne fait
qu'augmenter la valeur de ceux qui ont résisté, et dont
l'ensemble malgré tout assez imposant, amène des conclu-
sions inattendues.
Nous savons donc que les Néolithiques d'Espagne ont
produit du plomb, et que leurs successeurs de l'âge du
bronze employaient le plomb et l'argent.
M^is que faisaient les Néolithiques avec le plomb ?
Un des faits de la haute antiquité dont l'histoire a con-
servé le souvenir le plus précis, malgré quelques détails
fabuleux, est la découverte de l'argent en Espagne par les
Phéniciens. Elle nous raconte que ceux-ci, attirés dans le
pays par leui- commerce, apprirent Texistence de riches
gisements d'argent, dont les indigènes ignoraient la va-
leur : qu'ils le leur achetèrent à vil prix pour le revendre
544 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
en Grèce, en Asie ; que parfois il y en avait tant sur le
marché qu'ils ne pouvaient tout charger sur leurs navires :
alors ils coupaient leurs ancres en plomb et les rempla-
çaient par d'autres en argent. Ce commerce se prolongea,
et procura aux Phéniciens d'immenses richesses.
Ce récit paraît au premier abord présenter des exagé-
rations et même des contradictions.
Puisque les indigènes ignoraient la valeur de l'argent,
il ne s'agit pas d'une époque où ils l'utilisaient pour leurs
bagues, leurs bracelets, leurs boucles d'oreille et leurs
couronnes. Mais comment ont-ils pu le produire et le
vendre sans l'employer eux-mêmes ? D'un autre côté, sup-
poser des gisements si fabuleusement riches qu'on en
chargeait de pleins vaisseaux et qu'il en restait toujours,
c'est dépasser les limites de la vraisemblance.
Ces difficultés disparaissent si on admet que la mar-
chandise achetée par les Phéniciens était du plomb et du
cuivre argentifères, ou même des minerais d'argent.
Ce que nous croyons un langage imagé, exagéré, est
au contraire un langage essentiellement commercial : les
Anglais qui viennent aujourd'hui charger le plomb espagnol
aux mêmes ports qu'autrefois les Phéniciens, sont ache-
teurs d'argent, non de plomb, car ce dernier produit est
accessoire et le premier fait la valeur des lingots. Cela
était encore plus vrai au temps des Phéniciens : la valeur
de l'argent relativement à celle du plomb était plus
grande : celui-ci n'était pas môme considéré comme un
métal ; c'est à peine si plus tard on lui donne un nom ; il
servait à la coupellation du cuivre riche ; c'était une
impureté à éliminer, et quand on l'emploie comme tel,
c'est pour falsifier l'or, ou à cause de son grand poids»
pour en faire des ancres : on en a retrouvé qui pèsent
jusqu'à ySo kilogrammes.
On comprend maintenant que les indigènes aient pu
vendre aux Phéniciens de grandes quantités d'argent sans
en connaître la valeur, puisque cet argent était caché dans
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 545
le plomb dont ils ne pouvaient rien faire, ou dans le cuivre
qu'ils avaient en grande abondance.
Cette histoire de la découverte et du premier commerce
de l'argent amène plusieurs conséquences importantes.
Elle nous donne une date assez précise pour la dernière
phase du Néolithique espagnol, car les Phéniciens n'ont
pu commencer ce trafic avant le milieu du second millé-
naire ; d'autres découvertes nous conduiront au môme
résultat.
Elle nous dit qu'à l'époque où les Phéniciens recher-
chaient l'argent, les indigènes n'en connaissaient pas la
valeur : autant vaut dire que la civilisation des premiers
était beaucoup supérieure ; connaissant celle-ci ou celle
de Mycènes, nous aurions pu d'avance nous attendre à
trouver les Espagnols contemporains attardés à l'âge de
pierre ou très peu avancés dans l'industrie du métal.
Elle nous fait toucher du doigt le rôle des Phéniciens
en Espagne, leur action de drainage des produits précieux
vers leur métropole. Pendant toute la durée de leur com-
merce préhistorique, on ne trouve pas d'or dans les sépul-
tures d'Espagne; on le connaissait et l'employait cependant
avant eux, et à peine disparaissent-ils, qu'il réapparaît
dans les mobiliers, en quantité assez sérieuse. Faut-il en
déduire qu'ils parvenaient à arracher même l'or aux indi-
gènes ? De leur part ce ne serait pas étonnant ; on me
concédera tout au moins qu'il y a peu d'espoir de trouver
au Néolithique espagnol des objets précieux importés de
l'Est, quand les produits de valeur du pays y font défaut.
On conçoit aussi que les Phéniciens, même s'ils faisaient
déjà le commerce de l'étain, n'en aient pas apporté en
Espagne.
Elle nous montre pourquoi l'absence de bronze et d'é-
tain n'empêche pas la civilisation néolithique d'Espagne
d'être contemporaine de celle de Mycènes, puisque pré-
cisément les peuples civilisés de l'Est méditerranéen
s'enrichissaient avec les métaux des autres pays.
ni* SÉRIE. T. X. 35
546 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Si Ton s'étonne de la longue durée de cet éiat de
choses, il faut se rappeler que l'histoire la donne comme
un fait, et encore une fois elle s'explique par la grande
infériorité des indigènes ; les fouilles nous montrent d'ail-
leurs que non seulement ils ignoraient la valeur et les
applications de l'argent, mais qu'ils n'employaient pas
même le cuivre, si abondant, à faire des bijoux ; anté-
rieurement, les bracelets en pierre eten coquille abondent;
mais à la fin du Néolithique cette mode n'existe pas : c'est
étrange, mais très réel ; aussitôt après, elle s'établit tout
d'un coup et d'une façon générale. On peut aussi invoquer
cette raison, que si même à un moment donné les Néo-
lithiques ont soupçonné le secret des Phéniciens, il leur
manquait encore beaucoup pour être capables d'extraire
l'argent du plomb, et en attendant celui-ci restait pour
eux sans valeur. Enfin, le caractère des Phéniciens nous
est assez connu pour que nous ne doutions pas qu'ils
auront mis tout en œuvre pour maintenir leur supériorité:
ils ont même eu recours à la guerre pour se rendre maîtres
du pays et mieux tenir leur proie.
Abordons maintenant un tout autre ordre de faits non
moins intéressant.
On sait que le poulpe est un des motifs de prédilection
de l'art mycénien : il y est reproduit sous toutes les
formes : certains dessins sont réalistes, d'autres très
stylisés, dont le but est ornemental ou symbolique. Parmi
ces derniers, il y a tout particulièrement une série que
MM. Perrot et Chipiez ont d'abord fait connaître, et que
M. Fréd. Houssay a interprétée avec une rare clair-
voyance. Ces poulpes, peints sur des vases, ont le corps
très allongé, les yeux très marqués : les quatre paires de
bras sont des lignes ondulées, terminées par un enroule-
ment avec un signe particulier. Entre les bras sont peints
des animaux divers, hérissons, chevaux, poissons» oiseaux,
etc. M. Houssay y reconnaît l'expression des idées philo-
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 547
sophiques des Mycéniens, une théorie de révolution, con-
sidérant la mer comme le grand laboratoire où se brassent
tous les principes vivants. Pline développe cette même
philosophie. Afes découvertes en Espai^ne fournissent un
argument inattendu, mais très précieux à l'appui de la
théorie de M. Honssay.
Je retrouve en effet le poulpe figuré sur un très grand
nombre d'objets néolithiques ayant un caractère religieux.
L'animal y est encore plus stylisé qu'à Mycènes : la meil-
leure représentation se trouve deux fois sur un vase
grossier, peinte en rouge : le corps est une ligne verti-
cale, les yeux sont deux cercles avec un point central : les
quatre paires de bras se relèvent verticalement ; les infé-
rieures sont terminées par un chevron à la place de l'en-
roulement mycénien : les paires supérieures se retournent
au-dessus des yeux, où on voit d'autres lignes rappelant
des sourcils.
Grâce aux vases mycéniens, je crois qu'on ne peut
hésitera y reconnaître le même poulpe, encore plus stylisé,
et par conséquent, exclusivement symbolique. L'exécution
est beaucoup plus mauvaise, mais à part cela, la seule
différence consiste dans la terminaison des bras. Ce détail,
loin de nous gêner, est un très curieux élément de pré-
cision. Dans les nombreux dessins accompagnant ou non
le poulpe sur les objets néolithiques de la Péninsule, l'en-
roulement ou la spirale si caractéristique des Mycéniens
est totalement absent ; je n'en connais pas un seul
exemple ; cela est d'autant plus frappant que certains
motifs de décoration présentent dans l'ensemble de leurs
contours, les mêmes dispositions que ceux de Mycènes,
et c'est seulement la nature des lignes qui varie : à
Mycènes c'est la spirale, en Espagne le chevron, le
triangle, le carré ou le losange formant des damiers ;
ainsi la différence observée dans lextréniité des bras du
poulpe est commune à tout le système décoratif. Or, si la
spirale est la courbe préférée des Mycéniens, c'est dans
548 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les anciens objets phéniciens ou chypriotes qu'on doit
chercher les lignes angulaires de notre Néolithique, notam-
ment les damiers, motif fréquent et absolument identique
de part et d'autre.
Les poulpes d'Espagne sont donc phéniciens, non
mycéniens. Cela pourra servir de point de départ à des
aperçus intéressant l'histoire du symbole lui-même, ainsi
que celle des Phéniciens : pour nous l'essentiel est d'y
trouver une nouvelle preuve de la présence des Phéni-
ciens en Espagne.
Nous voyons aussi confirmée la contemporanéité de la
dernière phase néolithique et du Mycénien. En effet,
laissant de côté le caractère phénicien de notre poulpe,
celui-ci est certainement un motif propre à la civilisation
mycénienne. M. Houssay croit le retrouver dans les
figures dites de chouette sur les vases d'Hissarlik ; mais
il y a dans cette attribution quelque chose de contradic-
toire : des dessins aussi stylisés, aussi éloignés de la
réalité, devraient être les derniers, non les premiers
termes de l'évolution : cest en plein Mycénien qu'on
trouve toute la gradation. En tout cas, c'est bien à cette
dernière série que se relient les poulpes espagnols.
La stylisation extrême de ceux-ci semble indiquer
qu'ils ne sont pas nés dans le pays, qu'ils y sont arrivés
déjà à l'état de symbole. Comme dans le monde mycénien
ils personnifiaient le pouvoir créateur de la vie, il est à
supposer que nos Turdétans ont accepté une philosophie
toute faite, et ont vu dans ces grossières images les
représentations d'une divinité. L'examen complet du
même vase va nous confirmer dans cette manière de voir,
comme celui des autres figures symboliques. A côté des
deux poulpes, sont peints des triangles formés de points,
les uns avec le sommet vers le bas, les autres avec le
sommet vers le haut. Tâchons de comprendre leur signi-
fication. J'ai trouvé dans une maison néolithique une
grossière statuette de pierre représentant une femme
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 549
sans tète ni bras, peut-être brisée. Les parties sexuelles,
comme sur tant d'autres en Egypte et dans le bassin
égéen, sont marquées par un grand triangle rempli de
points ; ce triangle est peu réaliste ; il est, lui aussi,
stylisé ; et ici le doute n'est pas possible : il exprime
l'idée de maternité. Il me semble qu'il est permis de
retrouver la même idée dans les triangles formés de
points, alors même qu'ils ne sont pas sur une image
féminine, par exemple sur le vase aux poulpes. Une fois
admis que ce triangle est devenu un signe hiéroglyphique,
l'expression graphique d'une idée, on peut se demander
si un triangle en tout semblable, mais avec le sommet
retourné, ne signifierait pas l'idée complémentaire, celle
de paternité ; de là à réunir les deux par le sommet il
n'y a qu'un pas pour exprimer l'union de sexes, l'idée de
reproduction, de conservation de la vie. Déjà la décou-
verte de M. floussay nous fait saisir le sens philosophique
du poulpe, image du principe créateur de la vie, et le
caractère sacré du vase ; or, si nous lisons les triangles
avec la clef proposée ci-dessus, en allant de droite à
gauche, comme les Phéniciens, nous trouvons alternative-
ment un triangle féminin et un masculin, trois fois, puis
les deux derniers formant une seule figure à sommet
commun, celle du principe conservateur de la vie.
Nous aurions donc sur ce vase liturgique un résumé
de la philosophie ou de la religion apportée par les
Phéniciens en Espagne.
Mais rinterprétation du double triangle demande con-
firmation.
Les mystères de la création et de la conservation de
la vie ont toujours grandement préoccupé les anciens ;
ceux-ci ont extériorisé les conceptions de leur esprit en
des figures d'idoles et des représentations tirées de la
nature, des organes et des êtres qui leur semblaient
avoir les rapports les mieux marqués avec ces mystères.
Les statuettes à grand triangle sexuel, les dessins de
55o REVUK DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
poulpes en sont dos exemples. En voici un autre, sur
des vases représentés dans l'article précédemment cité
(fîg. 221 et 222) (1). Sur chacun d'eux on voit un cerf n la
ramure puissante, entouré de biches ; c'est, avec le poulpe,
le seul animal que j'aie retrouvé sur des vases. Pline
décrit l'étonnement que causaient aux penseurs de son
temps la chute annuelle des bois du cerf, et la relation
de leur croissance avec la force reproductrice de l'animal :
si celle-ci lui est enlevée, les bois ne repoussent pas. Ces
idées étaient plus vieilles que Pline, et nous pouvons
biet) y voir une allusion sur nos vases préhistoriques ;
or, détail vraiment éloquent, sur chacun de ces tableaux,
à une place où on se demande ce qu'elle vient faire, se
trouve notre figure du double triangle : elle est là comme
une légende explicative de la scène ; mais je ne sais
laquelle dos deux, la légende ou la scène, explique pour
nous l'autre : nous voyons que toutes deux font allusion
au même principe do la reproduction.
On peut interpréter dans le même sens les figures d'un
autre vase (fig. 225 du môme article) (2) ; à côté de deux
yeux qui, nous le verrons, dérivent de ceux du poulpe,
ce sont deux feuilles de palmier. Recourons encore à
Pline : il nous dit combien l'esprit des anciens avait été
frappé par la différenciation des sexes chez le palmier :
la sexualité existe chez tous les végétaux, dit-il, mais
dans nul autre on ne la constate comme dans celui-là.
Pouvons-nous croire que c'est par hasard que les Néo-
lithiques l'ont choisi pour le dessiner sur cette série de
vases qui parlent tous de la même idée t Ici il n'y a pas
de double triangle : mais il ne serait pas si bien à sa
place à côté des végétaux.
Il n'est pas inutile de consigner une autre remarque.
Les anciens attachaient de l'importance aux analogies
(l; Revue des Quest. scient., i. XXXI v, p «34.
(2) Ibidem, p. 534.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 55 I
accidentelles que présentent les formes des choses ; or, il
j en a une, incontestable, entre les bras du poulpe et la
ramure du cerf, et même, quoique plus vague, avec les
feuilles de certains palmiers ; celle-ci devient tout à fait
marquée sur des idoles en os, où certaines lignes, dérivées
des bras du poulpe, présentenc absolument l'aspect de
palmes.
Dans ce même ordre d'idées il y a une analogie plus
importante, et très frappante, entre la figure géométrique
de notre double triangle sexuel et celle des représenta-
tions symboliques de la hache bipenne. On me demandem
quel rapport il y a entre les deux idées? Je demanderai i\
mon tour si c'est pour elle-même que la hache bipenne u
été honorée l Ses titres, comme instrument de sacrifice,
sont bien maigres. Ne serait-ce pas plutôt à cause de sa
forme même, semblable à celle du double triangle sexuel?
Elle serait alors le symbole du principe de la puissance
reproductrice, ce qui cadre infiniment mieux avec ce que
nous savons des idées et des cultes de Tépoque. De plus,
je ne vois pas de raison pour croire que ce signe soit né
en Espagne, et n'ait pas été importé avec le triangle
féminin et le poulpe : dès lors, il aurait existé dans TEst
méditerranéen et y aurait été également le symbole du
principe conservateur de la vie ; cela admis, je me de-
mande comment on pourrait ne pas l'identifier avec la
hache bipenne.
Il nous faut revenir au poulpe. J'en ai décrit plus haut
les représentations les plus parfaites que j'aie trouvées
sur la céramique espagnole. Mais il y en a bien d'autres,
où il serait, je crois, impossible de soupçonner une allu-
sion au poulpe, si nous n avions pas les précédentes pour
servir de transition. Les uns sont des cercles entourant
un point, et représentant les yeux, avec, de chaque côté,
des paires de bras terminés par le chevron ; les paires
de bras sont plus souvent au nombre réglementaire de
quatre ; mais on en voit aussi trois, ou, d'autres fois.
552 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
beaucoup plus ; sur certains vases les yeux sont rem-
placés par des mamelons en relief, ce qui semble mieux
marquer une tendance à Tanthropomorphisme. On ne
peut pas sempêcher de trouver à ces figures avec les
séries de bras de chaque côté, une analogie d'ensemble
avec les globes ailés égyptiens et avec les dieux ailés
assyriens ; sur un vase même (fig. 224 de l'article cité) (i)
ils flanquent un cercle unique, comme un globe, entouré
de points ; mais au-dessus et en dessous, il y a des paires
d'yeux qui nous ramènent au poulpe. Je ne crois pas que
le hasard explique cette analogie dans les représentations
de la divinité principale de divers peuples, et il y aurait
lieu d'en rechercher la cause.
Sur nos vases espagnols, le plus souvent le poulpe
figure deux fois. Fréquemment ses bras ont disparu, et il
ne reste que deux yeux ; d'autres fois, à côté de ceux-ci
il y a des séries de lignes courbes qui paraissent dérivées
des bras ; d'autres en zigzag sont identiques au signe
représentant l'eau chez les Égyptiens : des champs de
points et de lignes verticales ont probablement aussi un
sens. Sauf les deux premiers exemples décrits, qui sont
peints eu rouge, toutes ces figures sont gravées ; dans un
cas après la cuisson, dans tous les autres, avant.
Après les vases, les os d'animaux peints ou gravés nous
fournissent une série surprenante de dessins qui ont avec
les précédents la relation la plus étroite. Ces os ont reçu
des ornements peints, mais souvent les surfaces peintes
ont été fortement corrodées, et le dessin se trouve gravé
en creux. Le sujet reproduit est toujours le même : sa
caractéristique est une paire d'yeux, cercles à point cen-
tral, entourés de rayons. La forme de l'objet ne permet-
tant pas le développement en largeur, c'est au-dessus et
surtout au-dessous des yeux que sont placés les autres
ornements qui sur les vases s'étalent sur tout le pourtour :
(I) Revue des Qubst. scient., t. XXXIV, p. 534.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 553
ce sont surtout ces mêmes arcs de cercle rappelant les
bras du poulpe, et s alignant en nombre des deux côtés
d'un axe vertical, comme des palmes : il y a des champs
remplis de zigzags, des séries de lignes droites courtes
et parallèles, des chevrons, des triangles ; le sujet le plus
compliqué est celui du damier : les carrés ou losanges
sont alternativement vides et pleins : le remplissage de
ceux-ci est obtenu par des lignes croisées parallèles aux
précédentes et formant comme un damier plus petit. On
ne trouve pas ce dessin sur les vases liturgiques, mais
les lignes croisées formant greneté, sont fréquentes sur
divers objets, entre autres sur des récipients en albâtre
ou en os. Ce dernier système d'ornementation est très
phénicien ; les autres, notamment le damier, qui n'est
plus un«i composition simple, offrent avec ceux des anciens
vases chypriotes l'identité la plus complète.
J'ai dit plus haut que les dessins ont été peints et que
souvent les parties peintes sont actuellement en creux :
même lorsqu'il n'en est pas ainsi, la couleur ne se distingue
plus : l'os a seulement un aspect un peu différent qui
révèle les lignes du dessin, ou bien on y voit des stries,
comme si on avait raclé plutôt que peint. Lorsque le des-
sin est en creux, on se demande si c'est par un effet de
corrosion naturelle, d'altération de la peinture, ou le
résultat voulu d'un procédé de gravure ; dans certains cas
on incline vers cette dernière réponse. La même question
se présente devant les œufs d'autruche peints ou gravés
d'une nécropole carthaginoise voisine.
Sur les os non gravés, les lignes sont très fines et ser-
rées ; le dessin est fort délicat, l'exécution très soignée.
Beaucoup de motifs représentés sont ceux du répertoire
des vases gravés ; ce sont bien les mêmes idées, exprimées
par le même peuple à la même époque : la plupart ne sont
pas* seulement des ornements : ils ont aussi un sens sym-
bolique. La forme des os donne à l'ensemble l'effet des
idoles chypriotes ; avec leurs deux yeux, ils évoquent
554 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ridée d*une figure humaine, comme les petites idoles en
albâtre (fig. 25g de l'art, cité) (i), avec leurs seins en relief,
et d'autres avec une sorte de tête et deux yeux. Parmi les
os, une côte plate gravée, avec les deux yeux très carac-
téristiques, entourés de lignes ornementales, porte une
série de rangées horizontales formées par des triangles ;
une au-dessus, avec les sommets renversés ; sous les yeux,
trois rangées, avec sommets en haut ; plus bas deux autres
semblables, séparées des précédentes par une bande ou
ceinture de losanges. Les triangles sont remplis de lignes
croisées. L'intérêt de cette côte consiste en ce qu'elle se
rattache, par son ensemble et surtout les deux yeux, aux
os longs avec lesquels elle se trouvait, et par sa forme
plate et les nombreux triangles, à une catégorie d'objets
bien connus et qui jouent un rôle important dans le Néo-
lithique de la Péninsule : je veux parler des plaques de
schiste gravées. J'en ai retrouvé dans les sépultures d'An-
dalousie : quelques-unes n'ont que des trous de suspen-
sion ; d'autres portent en outre trois paires de lignes
courbes (fig. 266 de l'art, cité) (2), réminiscences lointaines
des bras du poulpe : d'autres sont couvertes de triangles
identiques à ceux de la côte gravée. La plus belle collec-
tion de ces plaques provient des sépultures portugaises :
les détails varient à Tin fini ; voici les caractères les plus
habituels : le tiers supérieur, outre un ou deux trous de
suspension, porte au centre un espace triangulaire à som-
met retourné, privé d'ornements : ces derniers se com-
posent de bandes ornées, différemment disposées, et qu'il
faut rapprocher des lignes courbes ci-dessus mentionnées ;
elles ont donc une relation — on ne le croirait pas —
avec les bras du poulpe. Le reste de la surface est couvert
de dessins géométriques variés, parmi lesquels dominent
les triangles remplis de lignes croisées, et des bandes ou
(1) Revue des Quest. scient., t. XXXIV, p. 539.
(2) Ibidem, p. 541.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 555
ceintures de composition différente. Ces plaques sont rec-
tangulaires ou plus larges à la base ; il y en a d'autres en
forme de crosse, ornées, et qui rentrent dans le même
groupe ; je citerai aussi une corne avec des gravures de
chevrons. Sur les plaques, les trous de suspension font
fonction d'yeux : cela est moins clair quand l'œil est
unique.au milieu du front, comme chez les Cyclopes; mais
on ne peut en douter en présence de quelques exemplaires
hautement intéressants, dont l'anthropomorphisme a été
signalé par M . Cartailhac : un épaulement dégage la tête ;
le vide triangulaire du sommet s'allonge et devient une
sorte de nez ; sous les deux yeux, trois ou quatre paires
de lignes sont d autant plus singulières qu'elles laissent
entre elles un espace vide, piéciséraent où devrait se
trouver la bouche. Sur le corps de la plaque provenant de
Idanha a Nova, les chevrons affectent une disposition qui
fait allusion à des bras, à des jambes, à des pieds ; au
musée de Madrid se trouve une plaque où les mains sont
bien marquées : elles touchent un triangle à sommet
retourné, tout au bas de l'objet. L'anthropomorphisme
de ces figures est évident ; mais on voit bien qu'il est
né de la juxtaposition d'éléments que nous connaissons
comme indépendants, et dont l'agencement paraît avoir
d'abord visé un effet décoratif.
C'est en France que nous trouvons le couronnement' de
la série, le dernier terme de cette singulière évolution :
ici encore M. Cartailhac a été le premier à signaler la
parenté entre les plaques gravées et les statues-menhirs :
j'appelle surtout l'attention sur celle de St-Sernin, parce
que, tout en se trouvant au sommet du groupe, sa tête
nous ramène au point de départ : elle reproduit de façon
frappante les traits élémentaires de notre poulpe ; deux
yeux, le corps et quatre paires de bras rudimentaires.
L'absence de bouche, signalée par M. Houssay, est bien,
comme ce savant le dit, la preuve de l'origine de toutes
556 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
ces divinités, qui émerge au milieu du courant anthropo-
morphique.
Nous assistons ici à la formation d'un vaste panthéon :
comme dans celui de l'antiquité classique, les dieux se
transforment, s'unissent, se multiplient ; les hasards d'un
dessin, des rapprochements fortuits leur donnent naissance :
cela nous est raconté par ces os et ces pierres en un lan-
gage qui n'est pas plus banal que celui de la mythologie
ancienne. Dans cette cohue de dieux, on retrouve cepen-
dant la persistance d'un culte primordial, celui du principe
créateur, dont la figure symbolique, tirée du poulpe,
subsiste au milieu de toutes les transformations.
A l'Est méditerranéen, si nous suivons MM. Perrot et
Chipiez, la colonne est née de l'emploi des troncs d'arbre
pour soutenir les toits de trop grande portée : la partie la
plus large se plaçait en haut et la base plus étroite repo-
sait sur un dé en pierre. La colonne lapidaire a conservé
la gracilité et l'amincissement vers le bas ; parfois elle
était faite de plus d'un tronçon, rassemblement s'obtenant
par tenon et mortaise. Pour cette colonne, MM. Perrot
et Chipiez ont créé l'ordre mycénien.
L'architecture néolithique faisait également usage de
colonnes en bois et en pierre ; j'ai retrouvé un des dés en
pierre sur lesquelles reposaient les premières : il est de
profil identique à ceux du palais de Tirynthe, et n'en
diffère que par le creux pratiqué dans sa face supérieure
pour mieux assujettir le poteau. Les colonnes de pierre
sont infiniment plus grossières que celle de Mycènes;
parfois elles sont à peine dégrossies, mais d'autres fois,
ce sont de vrais fûts à section arrondie par un travail
patient : dans un cas, deux fragments s'emboîtaient par
un tenon et une mortaise rudimentaires. Dans plusieurs
exemples, on peut observer d'une façon bien caractérisés
l'amincissement vers le bas.
La colonne néolithiqueappartientdoncàl'ordre mycénien.
Dans l'article de 1893, j'ai comparé les sépultures néo-
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 55 J
lithiques aux tombes -à coupole de Mycènes : l'analogie
est frappante ; depuis, plusieurs savants de la Péninsule
ont renchéri sur le sujet, qui vient d'être traité de main de
maître par Don Manuel Gomez Moreno, dans le Bolbtin
DE LA Real Academia de la Historia, à propos de la
récente découverte d'une superbe tombe à coupole dans
les environs du célèbre dolmen d'Antequera.
La comparaison des deux systèmes architecturaux s'im-
posait. M. Gomez Moreno croit les coupoles plus anciennes
que les dolmens. Je crois qu'en principe il a raison, et un
des motifs qui me le font croire c'est que les plus anciennes
maisons, souterraines ou superficielles, sont rondes comme
les coupoles qui en sont les copies. Mais il y a un fait
positif : les deux systèmes étaient contemporains à la fin
de Tépoque néolithique, à Taurore de l'âge du bronze.
De plus, il y a entre les deux systèmes une différence
autrement grande que la forme et le plan, c'est le prin
cipe architectural de leur couverture : voûte dans les
coupoles, dalles plates dans les dolmens. La voûte est
par elle-même une construction savante qui n'a pu naître
en un jour ; on pourrait se demander si, ne disposant pas
de dalles assez larges, on n'a pas réduit la portée des
chambres en posant sur les pieds-droits une première
rangée de pierres en encorbellement, puis une autre et
ainsi de suite ; ce serait une genèse contraire à celle pro-
posée par M. Gomez, mais je ne crois pas non plus que les
choses se soient passées ainsi. On est frappé, à la vue de la
plupart de ces voûtes, du contraste entre la science archi-
tecturale que suppose le système, et l'inhabileté de l'exé-
cution : presque toutes sont interrompues avant d'arriver
à la clef, et on a bouché le trou par une grande dalle,
de sorte que ce ne sont plus de véritables voûtes. Il
semble que souvent on a préféré renoncer tout à fait au
principe, à cause du manque d'ouvriers habiles, pour
admettre celui des constructions mégalithiques. On peut
même montrer que les constructeurs n'ont pas eux-mêmes
558 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
compris la théorie de la voûte, puisque souvent ils ont
soutenu par une colonne la dalle faisant office de clef. On
peut difficilement imaginer une association de deux élé-
ments aussi bien faits pour s'exclure : la colonne et la
voûte, même par encorbellement. C'est par cette faute
technique qu'on distingue le copiste inconscient et mal*
adroit du créateur intelligent. On croirait voir l'œuvre
d'un enfant qui a puisé dans une boîte à jeu divers éléments
et les a assemblés sans comprendre leur rôle ; l'enfant,
c'est l'ouvrier turdétan néolithique; la boite, c'est l'archi-
tecture mycénienne.
L'emploi des crépis en plâtre et des peintures murales
dans les maisons ou les tombes suggère des réflexions du
même genre : on ne peut nier d'une façon absolue la pos-
sibilité d'une invention locale ; mais aucun archéologue
ne s'attend à trouver un pareil raffinement dans ces gros-
sières constructions : l'idée des stucs vient à l'architecte
quand il a obtenu de beaux parements réguliers qui
invitent à y produire des surfaces lisses, lesquelles appellent
des décors ; de même pour la céramique : pour songer a
orner et surtout à peindre des vases, il faut que le potier
fournisse de belles superficies capables de recevoir et de
faire valoir les peintures.
Pas plus que la colonne, les anciennes villes d'Hissarlik
n'ont connu les crépis ni les peintures : c'est avec l'ait
mycénien qu'ils naissent ; c'est avec tous les autres ves-
tiges d'art de l'Est méditerranéen qu'ils apparaissent en
Espagne, et comme toujoui's, avec des caractères d'infé-
riorité très marqués. Cette infériorité ne doit pas nous
étonner : ces arts que nous appelons mycéniens péné-
traient en Espagne par les Phéniciens ; ceux-ci, artistes
médiocres eux-mêmes, venaient pour s'enrichir, non pour
créer des écoles artistiques, et les indigènes n'ont à
aucuiie époque montré des dispositions à devenir de bons
élèves.
Coupoles, colonnes, crépis, peintures, etc., ne survivent
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 5bg
pas au Néolithique : ils disparaissent à Tâge du bronze
avec les Phéniciens, pour ne reparaître qu'avec les Car-
thaginois et les Grecs.
Il est encore un détail à mentionner : très fréquemment
j'ai retrouvé dans les maisons néolithiques des foyers
ronds, marqués par une forte épaisseur de cendres, et
limités par un bourrelet circulaire d'argile. C'est exacte-
ment la disposition du foyer découvert par Schliemann
dans le mégaron du palais de Mycènes, moins les décors
en couleurs. En Espagne je n'ai pas constaté ce système
de foyers autre part que dans les demeures de l'époque
néolithique ; c'est, à côté de tant d'autres, une analogie
de plus.
Il nous reste à examiner une série de témoins plus
directs encore, sinon plus probants, de la présence des
Phéniciens. J'ai trouvé dans les sépultures de nombreux
débris de vases en plâtre. Celui-ci, très fin et solide, était
obtenu par la calcination du gypse cristallisé très pur
qu'on trouve abondamment en petits filons ; on en ramasse
de nombreux fragments crus dans les décombres des
maisons, d'autres à moitié cuits; les plus fréquents sont
des restes de crépissages appliqués sur les murs et sur les
boisages. L'emploi du plâtre dans la confection des vases
est fort extraordinaire ; on s'en servait aussi pour boucher
le fond de pots troués ; il y a encore des vases en terre
cuite ordinaire, munis d'un col en plâtre, appliqué après
la cuisson, et dont l'adhérence devait être extrêmement
défectueuse : ces cols conservent des traces de couleur
rouge. Parmi les vases entiers il y en a qui sont ornés de
lignes gravées et de peintures rouges et bleuverdâtre.
L'exemplaire le plus complet a la forme d'un œuf d'au-
truche de petite dimension, dont le bout serait largement
ouvert : il est décoré d'une série de lignes gravées verti-
cales, comme des méridiens arrêtés par deux cercles
polaires : les côtes ainsi marquées sont alternativement
56o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
vides et remplies de lignes croisées. L'ensemble repro-
duit le système de décoration des œufs d'autruche qui
abondent dans les nécropoles puniques, et sur lesquels on
revoit les lignes croisées. De cette ressemblance, j'avais
déduit que dès le Néolithique existait le commerce des
œufs d'autruche peints ou gravés, spécialité des Phéni-
ciens : c'était surtout en Afrique qu'ils allaient les cher-
cher pour les répandre sur les côtes de la Méditerranée.
Or, voilà que parmi les milliers de petites rondelles per-
cées servant de grains de collier, je constate qu'un grand
nombre sont faites de coquilles d'œufs d'autruche, ce qui
vient transformer mon hypothèse en certitude.
Dans les mêmes sépultures et maisons, je recueille des
objets en ivoire, souvent travaillés et ornés avec soin ;
quelques-uns sont d'usage indéterminé : de grandes
plaques ornées de gravures, paraissant destinées à être
attachées sur les vêtements : une d'elles est couverte
d'un greneté uniforme. Il y a aussi des peignes ; le plus
intéressant est reproduit par la figure 23'i de l'article
d'octobre iSgS (i) : il est fait de deux pièces assemblées
très adroitement par tenon et mortaise. Cet ivoire pro-
venait d'Afrique sinon d'Asie, et il est à présumer qu'il
était introduit en Espagne sous forme d'objets ouvrés.
Parmi les objets se rapportant à la toilette, nous trou-
vons encore de petits récipients en albâtre et en os, d'une
forme particulière, propre à contenir des parfums ; des
pastilles et des enduits de cinabre indiquent le môme
genre de goût pour les cosmétiques et les fards : les
enduits et croûtes peuvent être le résidu de cosmétiques,
que l'on avait l'habitude de colorer avec le cinabre.
Enfin je ferai mention de quelques très rares grains de
collier minuscules, de terre légèrement émaillée, de cou-
leur gris foncé peu attrayante.
Je crois qu'il serait difficile de trouver une série d'ar-
(1) Revue des Quest scient., t. XXXI V, p. 837.
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 56 1
ticles d'importation caractérisant mieux que ceux-là la
spécialité du commerce phénicien. Il serait superflu de
<;iter les témoignages, nombreux et clairs, des auteurs
anciens; rappelons que les fouilles des nr^'cropoles puniques
le confirment : celle de Villaricos, par exemple, a pro-
duit en quantité des œufs d'autruche peints ou gravés ;
on y trouve des peignes en ivoire, plus richement repré-
sentés dans les nécropoles de l'Andalousie occidentale,
où ils sont couverts de gravures remarquables, de carac-
tère oriental très marqué ; les ungùentaria en albâtre
abondent dans ces sépultures, comme les perles en verre.
Si le commerce de ces produits a été de mémoire
d'homme, la spécialité, le monopole des Phéniciens, je
ne vois pas qu'on puisse chercher à expliquer leur pré-
sence dans les tombes et les maisons néolithiques du Sud
de l'Espagne, autrement que par l'existence de ce com-
merce phénicien, du moment que d'autres considérations
nous ont prévenu qu'il est contemporain de la dernière
phase du Néolithique. Ajoutons qu'aucun pays n'a été
travaillé par les Phéniciens comme le Sud de l'Espagne.
Il est extrêmement probable, pofir ne pas dire sûr,
que la plupart de ces produits ont été fabriqués par les
Phéniciens chez eux ou en Espagne. J'ai la même impres-
sion pour les os peints et gravés : presque tous ceux que
je possède, une trentaine, se trouvaient réunis dans les
décombres d'une maison brûlée, comme formant un lot
de marchand.
D'après cela, nous serions devant des produits qui sont
les plus anciens qu'on puisse attribuer à l'industrie et à
l'art phéniciens. On est habitué à voir l'histoire de ce
peuple éclairée surtout par la lumière venant des colonies
qui l'ont enrichi. Mais il ne faut pas perdre de vue que
les objets trouvés en Espagne, même s'ils sont de fabrique
phénicienne, sont des produits médiocres : ce sont de
ceux qu'on réserve pour les peuples arriérés, ou pour les
colonies : de la pacotille d'exportation. C'est bien cela, non
m* SÉRIE. T. X. 56
562 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIPIQUB8.
de Tétain, ni des poignards incrustés d'or et d'argent, ni
des vases ou des bijoux précieux richement travaillés que
nous devons nous attendre à trouver aux mains des indi-
gènes comme prix de la matière que les commerçants
leur achetaient, de l'argent surtout, dont ils exportaient
des quantités énormes pour fabriquer et vendre dans les
centres civilisés, et non ramener en Espagne, ces vases et
ces bijoux de prix que l'antiquité a chantés et que leurs
voisins se disputaient.
L'Espagne neuve et ignorante, Tarshis la riche en
argent, exploitée par le camelot, la ruse et les armes des
Phéniciens ; ses dépouilles enrichissant Sidon et Mycènes,
voilà le tableau de la fin du Néolithique, tracé par les
fouilles.
Pour achever de faire ressortir le caractère oriental
des objets et des industries que nous venons d'étudier, il
est encore une donnée de première importance, sans
laquelle le tableau serait incomplet : c'est le contraste
que présentent avec eux les produits occidentaux. Ce con-
traste, nous le verrons surtout en étudiant l'âge suivant,
celui du bronze, dont le caractère dominant est la dis*
parition complète de toute influence orientale, et qui
nous fournit un point de comparaison de grande valeur.
Mais sans sortir du Néolithique, et comme on devait s'y
attendre, nous trouvons des éléments qui appartiennent
en propre à TOccident, et qui, eux aussi, servent à mieux
marquer la coexistence de deux courants très différents.
Parmi eux sont les substances suivantes : ambre,
lignite, callaïs ; les deux premières surtout nous reponent
aux pays de leurs gisements classiques : les rivages de
la Baltique et les contrées entourant la mer du Nord;
on les rencontre dans les sépultures néolithiques, sous
forme de grains de collier, à côté des grains en coquille
d'œufs d'autruche. Leur caractère exotique est confirmé
par ce fait qu'on ne les trouve plus à l'âge du bronze, où.
ORIBNTAUX ET OCCIDENTAUX BN ESPAGNE. 563
pour les milliers de grains récoltés, étaient exclusivement
utilisés les produits indigènes ; elles reparaissent dans les
nécropoles des Visigoths.*
Il existait aussi un art particulier à l'Occident, et qui
peut soutenir la comparaison avec celui des Phéniciens,
sinon avec celui des Mycéniens : c'est l'art céramique
avec sa décoration si spéciale. A travers les siècles qui
ont suivi la pierre polie et jusque dans notre ère, le
centre et TOuest de l'Europe ont montré une constante
prédilection pour la poterie à surface noire lissée, con-
trastant avec le goût des couleurs vives dans le bassin
oriental de la Méditerranée. Ses formes aussi sont spér
ciales ; elles restent simples, n'ont ni la complication ni
l'élégance des produits de Grèce et d'Asie mineure. Enfin
leur décoration est d'un principe totalement différent :
c'est le procédé primitif de l'incision, sans emploi de
couleurs.
Dans les tombes néolithiques d'Espagne on trouve côte
à côte des vases ornés de peintures ou gravures de style
oriental, et d'autres de l'art occidental le mieux caracté-
risé. Ces derniers appartiennent au groupe qui est surtout
connu par les poteries en forme de calice ou de tulipe,
répandues dans l'Occident de l'Europe, et souvent accom-
pagnées d'ambre, de lignite ou de callaïs : c'est, en eflFet,
cette forme qui paraît la plus typique du groupe, et qui
couvre l'ère la plus étendue ; mais à côté de cela il y en
a plusieurs autres. Les vases en tulipe ont le fond bombé
avec, au centre, une partie aplatie ou un petit creux
circulaire correspondant à une saillie à l'intérieur ; la
panse est arrondie ou carénée, le bord évasé ; ils sont à
peu près aussi larges que hauts ; dans la Péninsule, une
classe qui paraît dérivée de la précédente est sensible-
ment plus aplatie ; il y a aussi des bols ou calottes
sphériques ; en Andalousie M. Bonsor a trouvé des coupes
à pied qui se rapprochent du groupe par leur ornemen-
tation, mais je les crois un peu plus récentes.
t
564 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Généralement, la pâte est fine, l'exécution bonne, la
surface soigneusement lissée ; la couleur est parfois rouge,
souvent gris brun, mais on paraît avoir cherché à obtenir
plutôt le noir. Leur valeur vient surtout de la décoration
de la surface, qui est très spéciale ; le procédé d'abord :
toutes les lignes sont en creux, et souvent remplies de
matière blanche ; le creux s obtenait dans la pâte molle,
ou par incision, ou par estampage au moyen d'une sorte
de peigne qui imprimait une série de petits éléments
linéaires à la suite l'un de l'autre ; les dessins les plus
caractéristiques sont ceux formés par les combinaisons de
petites lignes courtes parallèle s, très rapprochées les unes
des autres et différemment agencées. Cela donne des sur-
faces qui rappellent des ouvrages de vannerie, des tissus,
des dentelles, et l'effet est très heureux. Mais si ce que
j'appellerais la trame de ces tissus est très variable, ce
qui est une loi générale, c'est leur disposition en bandes
horizontales étagées faisant le tour complet du vase, et
laissant le plus souvent entre elles des zones sans orne-
ments ; sur les fonds bombés, ces bandes concentriques,
avec une étoile au centre, sont souvent remplacées par
d'autres radiales. Il y a d'ailleurs une grande variété de
détails individuels ; certaines bandes sont limitées par des
lignes droites ; d'autres par des becs ; au bord même de
certains vases il y a comme des franges interrompues,
ou bien l'ornementation empiète un peu sur l'intérieur.
Cet art, malgré l'aspect de richesse de certains de ses
produits, reste sévère : par son incrustation dans la pâte,
le décor fait partie intégrante de l'objet, et sa disposition
par bandes circulaires en épouse bien la forme. Ces qua-
lités, les vases peints mycéniens ne les possèdent pas : le
potier a pris leur surface comme il en aurait pris une
autre quelconque pour y appliquer des ornements, en se
préoccupant peu de la ligne du vase : celui-ci est une chose
et le sujet qui le décore en est une autre. Cela même a
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 565
permis au pinceau de courir plus librement et d'obtenir
des effets plus variés et plus brillants.
Des deux écoles on ne peut dire Tune supérieure n
l'autre ; c'est une question de goût, non de mérite artis-
tique. Mais ce qui nous intéresse ici, c'est de constater
que l'Occident avait son art céramique propre, très per-
sonnel, et spécial à l'époque néolithique ; art qui tient
une place très honorable à côté de celui des Mycéniens
et des Phéniciens et qui en est aussi différent que possible.
Ce n'est donc pas seulement par la ressemblance des pro-
cédés ou des sujets que nos vases à poulpes et autres objets
peints proclament leur origine orientale ; c'est tout autant
par le contraste le plus absolu qu'ils offrent avec les
produits occidentaux contemporains.
La céramique que nous venons d'étudier est propre à
la moitié occidentale de l'Europe. Elle est très abondante
dans la Péninsule ibérique, où les formes semblent plus
variées : on la trouvée tout au centre, à Ciempozuelos,
près de Madrid. J'ai constaté ce système d'ornementation
sur un vase en forme de cruche, de la plus ancienne phase
du Néolithique. Si on en a fabriqué partout, la Péninsule
a été en tout cas un centre très ancien et très important
de production, sinon d'exportation. Jusqu'à présent c'est
seulement dans le Sud, c'est-à-dire dans la province que
les Phéniciens ont habitée, que ce genre de céramique
est associé à des poteries de caractère oriental.
La partie phénicienne de l'Espagne est l'Andalousie
moderne, la Bétique romaine, la Turdétanie, Tartesside
ou Tarshis préhistorique. Son axe est le bassin du Gua-
dalquivir, limité au Sud par la chaîne bétique qui court
parallèlement à la côte ; le point culminant de ces mon-
tagnes atteint l'altitude de 3ooo mètres dans la Sierra
Nevada, où la neige ne disparaît jamais complètement. Les
navigateurs venant de l'Est pouvaient pénétrer en Anda-
lousie par les parties basses de l'Ouest, par la région où
566 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
débouche le Guadalquivir : mais il fallait pour cela fran-
chir les colonnes d'Hercule, ce qui allongeait la navi-
gation. Si même ils avaient réussi à pénétrer par là
assez avant dans Tintérieur, cela n'enlevait pas la valeur
d'une route plus directe par le Sud-Est. Ici se pré-
sentait un autre obstacle : la chaîne bétique à traverser.
Pour cela, les seuls chemins praticables, et d'ailleurs
excellents, sont les lits des cours d'eau, généralement à
sec et formés de graviers. La plupart descendent de la
montagne et n'ont aucune utilité : mais quelques-uns des
principaux conduisent à des cols et permettent d'arriver au
versant intérieur : ce sont ceux que suivent aujourd'hui les
chemins de fer qui mettent l'intérieur en communication
avec la mer, et aboutissent aux ports de Malaga et d'Al-
mérie ; c'étaient également ceux que les anciens ont pu
suivre. Plus à l'Est encore, et aux limites de l'Andalousie,
de la contrée riche en argent, se trouve le Rio Almanzora :
c'est près de son embouchure, à l'endroit appelé Almiza-
raque, près de la plage de Villaricos. que j'ai trouvé la
galène et le plomb néolithiques, et les idoles en os peintes :
les Phéniciens y ont donc abordé ; les Carthaginois fon-
dèrent à Villaricos la colonie de Baria pour exploiter les
mines d argent ; les Romains leur succédèrent, et il y a
soixante ans on a repris l'exploitation et l'exportation.
Mais le point de débarquement est mauvais, et on ne peut
pas supposer que des conquérants y soient venus avec des
flottes ; d'ailleurs, en remontant la vallée, j'ai trouvé plu-
sieurs bourgades néolithiques sans importance stratégique.
Le véritable chemin indiqué pour des envahisseurs
arrivant de TEst, est le Rio Andarax ou d'Almeria, qui
aboutit à un bon port, recherché par les anciens et encore
actuellement : il relie la mer à la partie Est de l'Andalou-
sie, et réduit à son minimum le trajet à faire par mer. De
plus, il conduit directement aux riches mines de cuivre
argentifère de l'Ouest de Sierra Nevada. Sur les quinze
premiers kilomètres depuis la mer, il parcourt une vallée
ORIENTAUX BT OCCIDENTAUX EN ESPAONB. 507
fertile assez large, puis il traverse un véritable défilé, où
la construction du chemin de fer a été excessivement
coûteuse, sans réussir à éviter des courbes et des pentes
parfois excessives. C'est précisément à lentrée de ce défilé,
à l'endroit appelé Los Millares, que se trouve la ville
néolithique la plus importante que je connaisse. Je l'ai
décrite dans l'article publié dans cette Revue en Octo-
bre 1893 (i),avec sa nécropole qui m'a fourni tant de restes
précieux de traces d'infiuence orientale. La ville occupe
un espace de cinq hectares, défendu du côté de la rivière
par un escarpement de 70 mètres de hauteur, et de l'autre
par des levées de terre, tranchées, Jbastions, etc. Une
source actuellement tarie avait été captée et menée dans
la ville par une conduite de plus d'un kilomètre de lon-
gueur. Sur les collines environnantes qui dominent les
environs, des forts ont été construits, qui pouvaient abriter
de fortes garnisons. Je nai pas vu en Préhistorique
d'autre exemple d'un appareil défensif si considérable : à
l'âge du bronze même, époque par excellence des villes
fortifiées, ce ne sont que des rochers isolés avec leur acro-
pole. Mais ici tous les caractères se réunissent pour
montrer que la place avait une importance stratégique
régionale. Tout le pays contribuait à la défendre, et avait
intérêt à la garder. Nous savons que par sa situation,
c'était la porte orientale de la Tartesside, et nous voyons
qu'elle était destinée à en protéger l'entrée contre des
envahisseurs venant de la mer. Seules d'ailleurs, des
armées organisées devaient passer par là : elles avaient
besoin et du port abrité qu'offre Almérie, et du chemin
commode qu'est le lit du cours d'eau ; des bandes de pil-
lards auraient passé d'un autre côté. Notons aussi que la
distance de i5 kilomètres jusqu'à la mer, forçait les
envahisseurs à s'éloigner de leurs navires, ce qui était
une cause d'infériorité pour l'attaque.
(1) BEVUE DES QUKST. SCIENT., t. XXXIV, pp. 517 61 SUÎV.
568 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Voilà donc que nous arrivons à prouver la réalité
d'expéditions venues de la Méditerranée par le simple
examen des ruines d'une ville construite pour s'opposer à
ces invasions. Et dans cette ville, à côté de produits qui
existent dans tous les milieux néolithiques de l'Occident,
nous en trouvons d'autres, spéciaux an sud de la Pénin-
sule : des coquilles d'œufs d'autruche qui n'ont pu venir
que par mer, comme les envahisseurs ; de l'ivoire, des
parfums, des poulpes mycéniens, des colonnes d'ordre
mycénien, des voûtes encorbellées, etc., etc.
Si ce ne sont pas les Phéniciens qui apportaient toutes
ces choses par la mer, qui est-ce ? Et alors où sont, et
que sont celles que les Phéniciens ont apportées ?
J'ai pu me demander, au début de ces recherches, s'il
ne fallait pas croire à la présence d'un peuple conquérant
à la remorque duquel les Phéniciens se seraient insinués
dans le pays, profitant des conquêtes et des ruines : mais
j'ai dû bien vite abandonner cette idée en constatant le
sceau phénicien même sur les objets qu'on peut attribuer
à l'art mycénien ; ensuite, après avoir trouvé les preuves
matérielles du commerce de l'argent, but de ces expédi-
tions, il devenait évident que les Phéniciens étaient seuls,
sinon ils n'auraient pas eu le monopole du trafic.
En somme, cest contre les Phéniciens que se levaient
les remparts de M illares, c'est pour les empêcher d'envahir
la Turdétanie par l'Est.
Les Phéniciens n'étaient donc pas seulement de pai-
sibles marchands, mais aussi d'audacieux conquérants.
Et en effet, l'histoire nous dit qu'une grande partie de
l'Ibérie leur était soumise, qu'ils étaient maîtres de la
Turdétanie. Cependant Millares paraît leur avoir résisté
et de tout cela il faudrait déduire que les Phéniciens
avaient réellement réussi à conquérir certaines régions,
peut-être une partie du versant maritime de la chaîne
bétique, et l'Ouest de l'Andalousie, et qu'ils cherchaient à
couronner leur conquête et à en améliorer les conditions
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. SÔQ
d'exploitation, par la possession de la porte orientale, qui
se trouvait sur le trajet le plus court pour le transport
des marchandises.
D'ailleurs, si les Turdétans ont construit des sépultures
à coupoles, employé des colonnes, des crépis, des pein-
tures murales, s ils ont adopté les idées et les symboles
religieux de l'Est, le poulpe, le triangle, si en un mot ils
ont si intensément subi l'influence des Phéniciens, n'en
faut-il pas déduire que ceux-ci ont vécu près d'eux, avec
eux, construisant des voûtes par encorbellement, prati-
quant leur culte, etc.? De simples échanges commerciaux
effectués sur la plage n'auraient pas amené ce résultat,
et rhistoire est là qui, encore une fois, est d'accord avec
nos suppositions.
Mais si des colons phéniciens ont habité l'Espagne à
l'époque néolithique, que doivent être les vestiges qu'ils y
ont laissés ? Leurs établissements n'ayant qu'un but
purement commercial, on peut croire que la population
qui les occupait ne jouissait pas des privilèges de la
métropole, et se pliait aux usages du pays, comme cela
se fait dans toutes les colonies. Peut-être donc serait-il
diflBcile de distinguer les traces d'établissements phéni-
ciens de ceux des indigènes, surtout si les races étaient
plus ou moins mélangées. Peut-être certaines des coupoles
que nous attribuons aux indigènes, sont-elles plutôt phé-
niciennes. Peut-être en est-il de même du village d'Almi-
zaraque, où j'ai trouvé la statuette du type des îles, avec
son grand triangle, de nombreux os peints, de la galène
et du plomb.
J'ai dit que M illares paraît avoir résisté aux Phéniciens.
Mais devant la difficulté de distinguer une ville indigène
d'une ville contemporaine au pouvoir des Phéniciens, on
ne peut pas après tout affirmer que ceux-ci ne s'en sont
pas rendus maîtres. Cette hypothèse s'accorde mieux que
l'autre avec les faits dont je vais rendre compte, et qui
me paraissent devoir peser beaucoup dans la balance.
570 RBVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Millares est sur la rive droite du Rio Andarax. Sur la
môme rive, à 3 kilomètres plus bas, est bâtie la ville de
Gâdor ; le grand massif montagneux situé à l'Ouest,
célèbre par ses mines de plomb (non argentifère), s'appelle
Sierra de Gâdor.
Il n est pas possible de lire ce nom sans être frappé de
sa ressemblance avec celui de Gadir (ou Agadir), la plus
ancienne colonie phénicienne connue. Ayant demandé à
Don Fr. de Valladar, éminent archéologue de Grenade,
son opinion sur Tétymologie de Gâdor, il eut l'obligeance
de m'en indiquer plusieurs ; il les rejette comme fantai-
sistes, et conclut en croyant qu'elle est la même que celle
de Gadir ou Gadur. Je me suis aussi demandé si le nom
de la montagne et de la ville moderne n'avait pas été
porté d'abord par la ville préhistorique ; après l'abandon
de celle-ci, il aurait voyagé. Le pays fournit divers exem-
ples de villes modernes et de ruines situées à quelque
distance, portant le même nom avec le qualificatif « la
vieille ?».
Mais en recherchant un sens au nom de Los Millares
(singulier : Millar), je trouvai qu'en espagnol moderne,
outre celui de millier, il en a deux autres, peu usités ;
l'un d'eux est : endroit où on peut élever deux troupeaux,
soit mille brebis. Or, Gadir en phénicien veut dire : abri
pour troupeaux de brebis. Ainsi donc, Millares est la
traduction, en espagnol, du nom phénicien de Cadix ! Et
ce nom phénicien lui-même, à peine altéré, se retrouve
dans la ville qui s'est substituée à Millares, et dans la
montagne qui la domine.
J'ai traduit Gadir par : abri pour troupeaux de brebis;
c'est la traduction adoptée par Delgado dans son remar-
quable ouvrage sur les monnaies autonomes d'Espagne.
Les anciens ont beaucoup discuté sur ce nom : générale-
ment on lui donne le sens d'enclos, endroit entouré d'une
défense ; on a même supposé que la défense à laquelle il
fait allusion, était la mer ; d'autres donnent à Cadix ou à
ORIBIfTAUX BT OCGIDBNTÂUX BN B8PAQNB. Sj l
son île des noms tout dififérents. Ceci provient de ce que
chaque peuple traduisait le nom primitif en sa langue ;
il en est résulté bien des confusions. Delgado fait à ce
sujet une étude très remarquable et qui mérite d'être
réprise. Il fait observer que beaucoup de noms de lieux
et de personnages mythiques de cette partie de l'Espagne
font allusion à l'industrie pastorale. Un des rois de l'At-
lantide, fils de Neptune et de Méduse, porte indistincte-
ment trois noms : Gadiro, phénicien que nous pouvons
traduire par propriétaire de troupeaux de brebis ; Eumé-
los, qui en grec signifie riche en belles brebis ; et
Chrysaor, l'homme à l'épée ou à la ceinture d'or. Ses fils
s'appelaient Géryon, propriétaire de troupeaux de rumi*
nants. Les pommes d'or des Hespérides seraient des bre-
bis, puisque ^/yjXa veut dire pommes ou brebis, et que les
frères Hespérus et Atlas avaient des brebis renommées
pour leur toison blonde et dorée. L'île gaditane se nom-
mait aussi Erythea, que Delgado rapporte à Asti-Herites
(troupeaux de brebis).
Il se dégage de là des conclusions intéressantes.
L'industrie pastorale était très en honneur dans le pays
visité par les Phéniciens ; les étrangers, par les compa-
raisons qu'ils peuvent faire, remarquent aussitôt les traits
les plus saillants des peuples qu'ils fréquentent, et choi-
sissent les mots les plus caractéristiques pour désigner les
lieux et les personnages. Nous pouvons donc admettre
que les Phéniciens ont baptisé M illares, dont le nom
propre, Gadir ou Gador, est resté à la montagne et a
voyagé avec la ville, tandis que le nom commun est resté
aux ruines, devenues lieu dit, et s'est traduit de langue
en langue jusqu'à nos jours.
On attribue à l'an i loo environ, la fondation de Gadir,
où au moins le moment où les Phéniciens en firent un
centre important. Or, nous verrons dans la suite que c'est
vers cette époque que se place l'abandon de Millares : une
paissante invasion chassa les Phéniciens, produisant une
572 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
révolution complète dans leur commerce qui se reporta
vers rOuest. Nous verrons pourquoi ; en attendant, rete-
nons ce qui suit.
Avant la Gadir qui vit encore, il y en avait une autre,
morte depuis 3ooo ans. Elle était la porte orientale de la
Turdétanie, son point le plus rapproché de la métropole
des Phéniciens. Ceux-ci jouèrent dans son histoire un
rôle prépondérant ; et elle à son tour avait pour eux une
importance considérable. Bâtie à une certaine distance de
la mer, au point choisi par les indigènes (nous devons le
croire dans l'état actuel de nos connaissances), elle parait
au premier abord moins avantageusement placée pour les
Phéniciens. Cependant, aux mains de ceux-ci, elle proté-
geait très efficacement la rade de débarquement d'Almérie,
malgré son éloignement, et elle rendait ses possesseurs
maîtres d'une campagne fertile ; de plus, le point essentiel
était de l'enlever aux indigènes. Après leur expulsion, les
Phéniciens ont dû choisir une nouvelle Gadir; ils s'arrê-
tèrent à Cadix : leur choix ayant dû se baser sur des
principes rationnels, il faut conclure que c'était le point
le plus rapproché de Phénicie : cela nous annonce que
l'objectif principal de leur commerce se trouvait au delà ;
que ce n'était plus ou du moins plus aussi spécialement la
Turdétanie, dont en effet ils étaient chassés : c'est encore
pour cette dernière raison sans doute qu'au lieu de s'éta-
blir dans la Péninsule, comme l'était Millares, ils sont
restés dans la mer, autant dire chez eux. A la nouvelle
colonie, les Phéniciens donnèrent le nom de l'ancienne, en
souvenir d'elle ou simplement par l'habitude acquise, le
nom ayant pris le sens de colonie ou échelle de l'extrême
Occident. Le voyage de ce nom d'une extrémité de la
Turdétanie à l'autre, serait un cas comme celui de tant
d'autres noms que nous ne parvenons pas à fixer. D'après
cela, la période de prospérité de Millares, la dernière
étape du Néolithique en Espagne, est contemporaine de la
première phase du commerce phénicien, caractérisée sur-
tout par l'exportation de l'argent.
ORIENTAUX BT OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. bj3
LES PHÉNICIENS
J'ai plus d'une fois hésité à employer le nom des
Phéniciens sans formuler une réserve. Je dois donner la
raison qui a triomphé de mon hésitation.
Que les influences constatées à la fin du Néolithique
proviennent du bassin oriental de la Méditerranée, cela
est hors de discussion. Quelles datent de la deuxième
moitié du deuxième millénaire, cela me paraît également
certain. Reste à justifier leur attribution aux Phéniciens.
L'argument principal est Texistence du commerce de
l'argent.
Il n'y a peut-être pas, relativement à ces époques, de
fait sur lequel l'histoire soit aussi explicite, aussi affir-
mative, et nous avons vu que les termes qu'elle emploie,
loin d'être exagérés ou inexacts, sont absolument con-
formes aux habitudes commerciales et industrielles.
Les Phéniciens ont les premiers fait le commerce de
l'argent d'Espagne, sur une grande échelle, et ils ont,
d'une façon ou de lautre, tenu le pays sous leur dépen-
dance.
A la fin du Néolithique nous trouvons tout à la fois la
preuve du travail du plomb argentifère, et labsence de
toute utilisation du plomb ou de l'argent : nous en avons
conclu que le plomb était exporté pour être affiné dans
les usines des acheteurs, comme cela se fait encore
aujourd'hui.
Il est naturel de conclure que les exportateurs étaient
les Phéniciens, désignés par l'histoire. Pour rendre la
démonstration complète, il faut montrer que le commerce
phénicien ne peut pas se placer à une époque plus
récente ; pour cela il faut étudier celle qui suit immé-
diatement le Néolithique : Tâge du bronze. Ces deux
périodes montrent entre elles le contraste le plus complet ;
on peut le résumer en peu de mots : la fin du Néolithique
574 RëVUB DB8 QUË8T10N8 8C1ENTIFIQUH8.
est imprégnée d'influences venant de l'Est ; les produits
importés de même origine sont très abondants ; elle
emploie largement le cuivre, le plus commun des métaux;
elle est privée des métaux précieux : étain, argent et
même or. L'âge du bronze, au contraire, est de carac-
tère tout à fait européen, sans trace d'influence orien-
tale ; il utilise à peu près exclusivement les produits
locaux ; il est surtout riche en argent, possède de Tétain
et de l'or. Ces quelques lignes sufSsent pour montrer
que le commerce de l'argent et la puissance phénicienne
ne peuvent pas se placer à l'âge du bronze. Ce que nouB
savons de l'âge du fer nous montre également des civilisa-
tions venues de l'Europe centrale, sans trace d'orienta-
lisme. Il faut descendre jusqu'à Texpansion coloniale de
Carthage pour assister au retour de l'Orient.
Il n'y a donc pas place, après le Néolithique, pour un
des plus grands événements dont l'histoire du bassin
méditerranéen nous ait conservé le souvenir, et le Néo-
lithique réunit toutes les circonstances qui s'adaptent aux
conditions marquées par l'histoire pour cet événement.
Nous devons donc placer avant la fondation de Cadix
toute une grande et brillante étape de l'activité commer-
ciale des Phéniciens, celle de l'exportation de l'argent
d'Espagne
Reste à voir si cette conclusion s'accorde avec ce que
nous savons des Phéniciens de Phénicie avant i loo.
Malheureusement cela se réduit à peu de chose, car
tous les renseignements se rapportent aux époques sui-
vantes, et, en général, même notablement postérieures ;
on s'expose à de grossières erreurs si on veut juger les
Phéniciens d avant iioo par les monuments qui soBt
beaucoup plus récents. J'ai bien peu d'autorité pour
traiter des questions relatives à l'histoire de ce peuple.
Je voudrais cependant proposer sa division en trois
périodes, afin d'éviter des confusions :
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. SyS
La première, que j'appellerais préhistorique, descen-
drait jusque vers le xii* siècle.
La seconde, historique, jusque vers le viii*.
La dernière, qui mériterait le nom de carthaginoise,
jusqu'au ii*.
C'est ici la première qui nous intéresse : elle finit plus
ou moins vers l'époque du siège de Troie, de la décadence
de Mycènes, de l'invasion dorienne.
Autrefois on admettait que la civilisation primitive de
Chypre était l'œuvre des Phéniciens, et c'est là qu'on
voulait trouver les données pour reconstituer leur his-
toire. Aujourd'hui on tend à réduire à peu de chose leur
rôle dans cette Ile. C'est là cependant que nous trouvons
des séries d'objets qui ont avec ceux d'Espagne de remar-
quables rapports.
M. Pottier, dans son Catalogue des vases antiques du
Louvre, divise l'histoire céramique de Chypre en plusieurs
périodes. La première va de 2000 ou au delà, jusqu'au
XII* siècle ; il y distingue deux phases : la seconde serait
le perfectionnement de la première. Il me semble voir
dans cette phase quelque chose de plus qu'un perfectionne-
ment, et j'y suis amené par la comparaison des peintures
céramiques chypriotes avec les peintures des idoles tur-
détanes : ces dernières n'ont aucun lien de parenté avec
le groupe ancien de Chypre, tandis qu'elles sont absolu-
ment identiques à celles du groupe récent (salle A,
vases 40-68). Ce sont les mêmes dents de loup, qua-
drillés, losanges, damiers et un motif analogue à la
tresse ; l'agencement des éléments est le même ; c'est la
même absence de spirales, d'enroulements, de cercles ;
tandis que ceux-ci abondent dans le groupe ancien de
Chypre. Il faut naturellement faire abstraction des cercles
représentant les yeux et des courbes rappelant les bras :
ce sont des attributs d'idoles qu'on trouve en Espagne et
à Chypre.
A côté de cette étonnante ressemblance de système
SyÔ REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
décoratif, il faut en signaler deux autres non moins
spéciales.
M. Pottier attribue à cette même phase récente le
développement de la céramique en forme d'animaux. Or,
le Portugal a fourni un vase en forme d'animal, dont la
présence, dans un milieu néolithique, étonnait fort
M. Cartailhac ; dans une sépulture néolithique d'Anda-
lousie, j'en ai trouvé un autre en forme de vache. Ce
sont donc des produits spéciaux à l'époque.
Les Chypriotes ont eu à cette période une prédilection
marquée pour les vases conjugués et à plusieurs goulots
sur une panse ; c'est également à la fin du Néolithique
que je trouve en Espagne nombre de vases conjugués,
doubles ou triples, ou avec quatre goulots sur une même
panse.
De cet examen résultent trois choses.
1. Le groupe lécent de Chypre se sépare assez de
l'ancien pour qu'on se demande s'il n'est pas la consé-
quence d'un fait nouveau, d'un apport quelconque de
l'extérieur.
2. Il existe un lien très étroit entre les produits chy-
priotes du groupe récent et ceux à influence phénicienne
d'Espagne. Ce lien implique une communauté d'origine.
3. Il implique aussi la contemporanéité. Or des consi-
dérations d'un autre ordre m'ont amené à placer la der-
nière phase néolithique dans la seconde moitié du deuxième
millénaire, et c'est aussi la date attribuée aux vases
chypriotes les plus récents de la première période.
On voit qu'au point de vue chronologique, l'accord
règne parfait entre toutes les sources que nous consultons.
Chypre fournit un autre élément de comparaison : les
idoles primitives. Il y en a surtout de deux sortes : les
colonnes et les plaques. Dans la Péninsule ibérique, c'est
la même chose. Les colonnes-idoles de Chypre sont en
terre cuite, grossières, avec empattement à la base ; au
sommet sont modelés des bras, des seins, une tète. Les
ORIENTAUX BT OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. Syy
colonnes-idoles d'Espagne sont en os longs d'animaux ;
avec leur élargissement naturel à la base, leur forme et
leur dimension, elles reproduisent exactement l'aspect de
celles de Chypre : naturellement ils ne sont pas modelés ;
au lieu de cela ils sont peints. La différence entre les
deux séries vient surtout de la nature de la substance
employée, et c'est peut-être pour cela que l'anthropomor-
phisme, à peine pressenti sur l'os, est si accusé sur les
statuettes d'argile. A ce propos, on peut en Espagne
même comparer de petites colonnes coniques en albâtre,
coiffées d'un chapeau ou chapiteau, ornées de seins en
relief à d'autres idoles du même groupe et qui sont,
comme celles décrites ci-dessus, en os d'animaux : mais
ce sont des phalanges courtes ; comme les os longs, au
lieu d'être modelées ou sculptées, elles sont parfois peintes.
Les idoles plates de Chypre sont encore en terre cuite ;
celles de la Péninsule en schiste ; les unes et les autres,
couvertes de gravures. Je signalerai comme tout à fait
extraordinaire la ressemblance d'une plaque chypriote du
Louvre avec celle de Idanha a Nova (Portugal). Elles sont
rectangulaires, mais un très fort épaulement en détache
une partie plus étroite qui forme tête, ornée d'yeux, de
nez, sans bouche, avec des lignes horizontales à sens mys-
térieux que je crois dérivées des bras du poulpe. Sur le
buste, trois colliers ; de côté, des lignes servant de bras,
et d'autres qu'on ne comprend pas. Sur la partie inférieure
de la plaque portugaise il y a des jambes et des pieds :
sur la chypriote rien qu'une ceinture de losanges ; mais
une autre idole portugaise (d'Alcobaça), au lieu de jambes
a une rangée de triangles, et la ceinture de losanges se
retrouve sur la côte gravée d'Almizaraque (Espagne). De
même les deux rangées de triangles qui ornent le cou de
la terre cuite de Chypre, rentrent dans la catégorie des
triangles habituels des plaques turdétanes.
Puisque nous en sommes aux analogies entre Chypre
et le Sud de l'Espagne, je ne passerai pas sans signaler
JII« SÉRIE. T. X. 37
578 RBVU9 DB6 QUSSTIONa SCIBNTiFUÎJD96L.
celle qui résulte de l'emploi si général du cuivre pur :
quelle que soit la cause de ce fait, il constitue un rappro-r
chement réel.
Puisque la Phénicie reste muette sur la civilisation des
Phéniciens préhistoriques, tâchons de reconstituer quel-
ques-uns de ses traits par l'étude comparée de la Turdé-
tanie et de Chypre.
Si réellement cette ile n'a pas été sous la dépendance
des Phéniciens, il y a eu cependant des relations très
étroites entre les deux pays. Si la peinture céramique
chypriote vers les xvi* à xii® siècles n'est pas phénicienne,
on doit admettre que la peinture phénicienne contempo-
raine s'est formée à la même école que celle de Chypre,
sinon à Chypre même. Je ne vois pas d'autre moyen
d'expliquer la présence d'un style chypriote si pur et si
caractérisé dans la colonie phénicienne de Tarshis. Nous
sommes ainsi amenés à une première conséquence : les
Phéniciens préhistoriques connaissaient la peinture céra-
mique. La très grande finesse d'exécution des peintures
sur os d'Almizaraque prouve qu'ils maniaient habilement
le pinceau ; mais le caractère rudimentaire et le style
primitif des peintures sur vase d'Espagne, la proportion
plus forte de vases gravés, même parmi ceux qui repro-
duisent des symboles venus d'Orient, semblent nous
prévenir que dans l'application de la peinture à la décora-
tion de la céramique, ils étaient moins avancés, et cela
explique qu'on leur ait attribué l'ignorance complète de
cette technique. D'ailleurs toute la céramique turdétane
est très inférieure à la chypriote, et si j'ai signalé plus
haut des analogies qui impliquent une influence de Tune
sur l'autre, les produits de l'Ouest restent cependant plus
grossiers. Cela peut provenir de la prépondérance de
l'élément turdétan indigène, ou du retard naturel de la
colonie sur la métropole ; mais il se pourrait aussi qu'il
ORIBNTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 5^9
faille remonter plus haut et admettre qu'en céramique les
Phéniciens étaient plus arriérés que les Chypriotes.
Par l'examen des récipients à parfums et de divers
objets en ivoire, nous voyons qu'ils avaient déjà le goût
de l'ornementation par le greneté, procédé qu'ils ont tant
affectionné et appliqué aux vases en métal durant la
période historique.
La simplicité des ornements d'un peigne en ivoire et
d'un vase en forme d'œuf d'autruche, montre un art
débutant ; mais ici encore on trouve déjà des motifs que
les Carthaginois reproduisirent dix siècles plus tard.
L'absence de perles en verre, la rareté et la grossièreté
des minuscules grains de terre émaillée témoignent dans
le même sens : les Phéniciens n'étaient pas encore maîtres
de ces industries, qui plus tard leur rapportèrent de si gros
bénéfices.
Pour les idoles plates et en forme de colonne, il y a
tant de points communs entre les séries turdétane et chy-
priote, qu'on n'a aucune peine à se figurer ce que pouvaient
être les phéniciennes qui leur auraient servi de trait
d'union.
Le poulpe nous conduit à Mycènes plutôt qu'à Chypre ;
mais la variante des bras qui en fait un véritable poulpe
ailé, semble un acheminement vers les dieux ailés asia-
tiques ; chez les Phéniciens cela ne doit pas nous sur-
prendre.
Les statuettes féminines à grand triangle, le double
triangle ou hache bipenne, se trouvent également dans
leur milieu naturel.
En architecture, nous avons vu copier les œuvres des
Mycéniens.
Les Phéniciens préhistoriques, comme leurs colons et
comme les Mycéniens, faisaient usage d'outils et d'armes
de pierre. 11 est rationnel de leur attribuer l'introduction
en Espagne du type mycénien de pointes de flèche à base
58o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
très creusée, puisque cette forme est, dans la Péninsule,
localisée dans la région soumise à leur influence.
Ils connaissaient le bronze, mais Tétain étant rare, il est
fort possible qu'ils aient surtout employé le cuivre pur,
comme les Chypriotes et les Turdétans.
Leur commerce était varié : nous avons vu quelques-uns
de ses articles : parfums, cosmétiques, fards, œufs d'au-
truche, ivoire, perles émaillées ; puisqu'ils ont connu
l'ambre, le jais, la callaïs, ils ont dû intervenir dans leur
colportage ; bien d'autres substances n'ont pas laissé de
traces. De la Turdétanie ils tiraient des produits très
variés : les mêmes que Rome en exporta plus tard. Aux
deux époques, l'argent a joué le rôle principal. Les Phé-
niciens l'emportaient sous forme de plomb et de cuivre
riches ou de minerais, et en extrayaient l'argent chez eux.
Les découvertes d'Hissarlik montrent la grande antiquité
du travail des métaux précieux, compatible avec une civi-
lisation qui ignore les métaux usuels, cuivre et bronze. On
peut affirmer que les Phéniciens préhistoriques transfor-
maient en vases, ornements et bijoux, l'or et l'argent qui
sortaient de leurs navires et de leurs fourneaux.
Le commerce et le travail de l'argent furent la cause
principale de l'influence qu'ils acquirent dans l'histoire des
peuples méditerranéens.
Après avoir montré le rôle important que les Phéni-
ciens ont joué dans l'histoire d'Espagne pendant la der-
nière phase du Néolithique, il convient de rappeler que
les relations que j'ai constatées entre le bassin égéen et
l'Espagne sont bien plus anciennes que les navigations
des Phéniciens. Ceux-ci n'ont fait que suivre le chemin
ouvert par d'autres peuples. Cela reste toujours d'accord
avec les souvenirs que la tradition a conservés. Bien
avant qu'on n'eût songé à remuer le sol, les historiens
ont longuement discuté tout ce qui a rapport à ces
anciennes expéditions : les discussions ont surtout porté
sur la réalité des données qu'Homère a prises comme
ORIENTAUX ET OCCIDENTAUX EN ESPAGNE. 58 1
base de ses poèmes ; commencées il y a deux mille ans,
elles durent encore. Strabon surtout a défendu Homère
contre les attaques dont il a été l'objet, et cherché à
démontrer l'existence d'anciennes migrations de peuples
de race hellène en Espagne. Il invoque le témoignage de
divers auteurs, tels qu'Asclépiade de Myrlée qui a habité
la Turdétanie, et dans le récit d'un voyage, parle
entre autres de la ville d'Ulysse, Odissea, avec un temple
de Minerve où se trouvaient fixés des boucliers et des
éperons de navire en mémoire des erreurs du héros.
Cette ville était située au-dessus d'Abdera, dans la mon-
tagne, donc, comme Millares, sur le versant maritime de
la chaîne bétique, et d'ailleurs pas très loin de notre ville
préhistorique ; d'autres noms de villes, des coutumes
grecques observées en Lusitanie et diverses circonstances
fournissent des arguments du même genre.
Quoi qu'il en soit de la valeur de ces données et de
l'époque à laquelle elles se rapportent, Homère a dû
mettre à profit les traditions au sujet des expéditions en
Espagne plus anciennes que celles des Phéniciens. Ces
traditions formaient le fonds de l'histoire, et il ne paraît
pas nécessaire de recourir à un périple phénicien pour
expliquer \ Odyssée; ce serait, semble-t-il, enlever au
récit beaucoup de son caractère national : le poète n'avait
pas à mendier les données de son œuvre aux Phéniciens.
M. Victor Bérard attribue cependant un rôle prépondérant
aux Phéniciens, comme source de renseignements ; son
livre, dit-il, est le développement d'une phrase de Strabon
u oi y%o (I>otvtx£; ï$r)<o\j^j toùto n : les Phéniciens faisaient con-
naître ces choses, et d'une autre semblable. Mais si on
laisse ces phrases là où Strabon les a mises, on voit que les
renseignements dont il s'agit, se rapportent exclusive-
ment aux conditions de climat et de richesse de la Tur-
détanie, dont les Phéniciens étaient maîtres. Strabon
dit, en effet, clairement qu'Homère était au courant de
l'expédition d'Hercule, la plus ancienne, et de celles des
$82 RBVPB DBS QUESTIONS SCJSINTIFIQUES.
Phéniciens qui vinrent ensuite. Comme me le fait re-
marquer M. J. Mansion, professeur à l'Université de
Liège, la différence de temps entre tffropyîxw;, mis au
courant, instruit par une tradition antérieure, et 7ruv9avô-
fwvo;, apprenant, montre que, pour Strabon, Homère
apprend la richesse de Tlbérie par les Phéniciens ses
contemporains (soit par ce qu'ils en disaient, soit par leur
commerce et les produits rapportés), tandis que les expé-
ditions d'Hercule et autres lui sont connues par l'histoire
elle-même.
Au point de vue historique, la valeur de VOdyssée n'en
est que plus grande, et à notre point de vue, nous ver-
rons là un argument de plus pour montrer que les Phéni-
ciens ont été précédés en Occident par des peuples du
bassin égéen.
(A suivre) Louis Siret.
VARIETES
I
TAIF
LA CITÉ ALPESTRE DU HIDJAZ, AU l''*' SIÈCLE DE l'iSLAM
Étude de géographie arabe ancienne ( i )
I
A une forte journée au sud-est de la Mecque (2), sur le rebord
oriental du plateau pittoresquement vallonné que forme vers
son milieu la longue chaîne courant parallèlement à la mer
Rouge, s'élève, adossée au mont Ghazwftn, la ville de Tftif (3), la
(1) Leçon professée à la Faculté orientale de TUniversité de Beyrouth,
en 1905. Nous nous sommes contenté d'y ajouter quelques références
nouvelles. En Fabsence de caractères ponctués, nous avons adopté pour
les noms arabes une transcription suffisamment claire plutôt que
rigoureusement conséquente (Ainsi : Hadjftdj, sans redoublement du
(^îm). Nos confrères orientalistes voudront bien nous en tenir compte.
(2) On indique généralement une évaluation plus élevée ; nous obte-
nons la nôtre en combinant surtout Aghàni 1, 155,3 (position du 'Arclj)
et 156, en bas ( : de 'Ardj on se rend à Tftif pour la prière du vendredi).
Maqdisi place deux ou même trois " marhala „ entre la Mecque et T&if
(112,3 etc.) : pour la dimension des marhala de ce géographe, voir
106, 11 etc. Ibn Rosteh, 184 néglige de noter ici les distances. Ya'qoûbl
Geograph. 316,9 parle de deux marhala. Les Indications de Istakhri sont
tout à fait défectueuses (19,9 11), sans atteindre pourtant Terreur de
Qalqachandi 1 207 (édit. d'Egypte) lequel place Tâif au N. E. de la Mecque.
Lés relations incessantes entre les deux cités s'opposent également à
l'hypothèse d'une grande distance.
(3) Hamdâni, Djaetrat ca-^Arab, 120-121 ; notice de Yaqoût III, 495 etc.;
tioùs f renverrons eonstamment. Maqdisi 70,9. Margolioutb, Mohammed,
584 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
patrie des hommes d*État Omaiyades (1) et centre urbain de la
puissante tribu de Tliaqlf (2). La légende rattaclie les Thaqafites
aux antiques races de 'Ad et de Thamoûd, exterminées par
Allah (3). Nous aurons à discuter la valeur de cette donnée,
outrageusement défigurée par la tendance et la réaction anti-
omaiyades. Quoi qu'il en faille penser, la vive intelligence des
Thaqafites (4) leur assigne un rang à part parmi les populations
de l'Arabie.
La religion chrétienne n'était guère représentée à Tâif que par
des esclaves chrétiens tels que celui rencontré par Mahomet,
dans sa première excursion propagandiste à Tftif. On aimerait à
supposer l'existence d'une colonie de chrétiens Nadjr&nites en
cette ville, située sur la route de Nadjrân, et en relations con-
stantes d'affaires avec elle. Le silence de nos documents ne nous
permet de rien affirmer. A quelle confession appartenaient les
esclaves *" grecs „ de Tâif (5) dont parle la légende musulmane,
comme al-Azraq (6) et 'Obaid, père putatif de Ziâd? Nous l'igno-
rons ; ils finirent par embrasser l'islam. Le christianisme du
célèbre Omaiya ibn abi Sait (7) nous parait de moins en moins
vraisemblable (8). En décrivant les délices du Paradis, un
poète chrétien, même hétérodoxe, n'aurait jamais pensé à y
introduire des ** houris „ (9), comme le fait Omaiya.
Au début de l'Islam, Tâif (10) était incontestablement, après la
402-403, a une bonne description de TAif. On trouve aussi quelques traits
dans la monographie consacrée par M. Périer à Hadjftdj.
(1) Nommons Moghira ibn Cho'ba, Ziftd. Hadjâdj. etc.
(2) Celle-ci faisait à son tour partie du groupement de tribus compris
sous le nom de ** HawAzin „. Le relatif ou ethnique (en arabe nisbat) de
Thaqif est " Thaqafi „ d'où Thaqafite, employé par nous.
(3) Kâmil de Mobarrad 266; ^4^/. IV 74.
(4) D'où le terme ** Thaqif^ homme très intelligent. Voir les lexiques.
(5) Plus vraisemblablement des syro-mésopotaraiens. Les arabes à
cette époque donnaient volontiers le nom de ** Roum ^ à leurs voisins
septentrionaux relevant de Byzance. Comp. Tdbaq, IIP 176,20.
(6) Ibn Sa'd. Tahaqût (=Tabaq) IIP 177.
(7) On peut maintenant sur Omaiya consulter Tétude de Fr. Schulthess
dans Orientalische Studien (hommage à NOideke) I, 71. Sa mémoire
était très vénérée à Tâif (Ibn-Doraid, Ichiiqàq). Cela permet de conclure
à l'existence d'un petit groupe de ** hanîf „ en cette ville. Cfr Schulthess,
op. cit. 86-87.
(8) L'épisode de la prédication de Mahomet à Tftif nous montre la
population favorablement disposée pour le christianisme.
(9) CtV Journal AsiAT. 1904* 135. 160.
(10) La tribu de Thaqîf occupe encore le territoire de Tftif. Burckhardt
( Voyages en Arabie, 1, 113 ; Paris, 1835) la trouva presque détruite.depuis
VARIÉTÉS. 585
Mecque, la première ville du Hidjâz, peut-être même de l'Arabie.
L'expression qoranique ** ahqariatân ^ (1) englobant les deux
cités, suffirait à le prouver. L*art de la construction y avait
atteint un plus grand développement qu'à la Mecque (2). On y
admirait de hautes demeures, massives comme des forteresses,
et à ce titre qualifiées de ** hosn „ et de ** otom „ (3). La ville des
Thaqafites avait en outre sur la cité de Qoraich l'avantage de
posséder une enceinte fortifiée ; celle-ci était garnie de machines
de guerre, habilement maniées par les habitants, comme le pro-
phète en fit l'expérience après la journée de Honain (4). Cette
importance, Tâif la devait à sa situation très spéciale, ne rappe-
lant en rien celle des agglomérations urbaines de la Péninsule,
au sein des hautes montagnes, au milieu d'eaux courantes (5),
s'écoulant dans la direction du Nadjd, et du Yémen (6).
Les eaux, la pureté de l'air (7), la fraîcheur de la tempéra-
ture (8), s'abaissant parfois au-dessous de zéro, y développaient
la plus luxuriante végétation. Des champs de céréales (9), des
le passage des Wahhabiles. Ces sectaires y auraient massacré 15 000
habitants, musulmans et juifs. La présence de ces derniers en plein
Hi^jftz est à retenir. Cfr Ed. Driault, La politique orientale de Napo-
léon 1, 43.
(1) Qoran, XLII 30 ; iTdmiZ. 291; Balâdhori, 3i. Farazdaq. Cfr J. Hell
dans Z. D. M. G. 1905. 602. vers 2 ; le poète se vante de compter parmi
ses parents ('Achîra) les ** habitants des deux cités ^ (qariatân),
(2) Où pour les constructions soignées on doit recourir aux étrangers.
Ag. I 9*^,4; II f, 84; 86; reconstruction de lu Ka'ba, sous ibn Zobaîr; ibn
al-Faqih 196, 14. Comp. dicton attribué à Mahomet : *" Le plus mauvais
emploi de Targent pour un musulman, c'est de construire. „ Tabaq.
VIH 120,1.
(3) Ag. Xli 45, 49. WOstenfeld. Chroniken der Stadt MpJcka, II, 76. rap-
pelant probablement le style des maisons de San*a dans le Yémen ; voir
illustrations dans Touvrage de Hogarth, p. 198.
(4) Balâdhori 55.
(5) Yâqoût III 495-06. Cf. Hogarth, The pénétration of Arabia, 1905.
Dans la carte adjointe, on indique 6168 pieds, comme hauteur de Tâif.
L'altitude de la Mecque serait de 1970 pieds, le mont Ghazwân attein-
drait environ 9000 pieds.
(6) Hamdâni 121,4 ; Yâqoût III 496,1 ; Khamîs II, 30. Un autre wâdi au
moins s'ouvrait dans la direction du Hidjâz et de Médine. Balâdhori,
13, 7-9; Samhoûdi (texte allemand de Wtlstenfeld), 154.
(7) *lqd III 356; Maqdisi, 79. Excepté pourtant dans le voisinage des
tanneries ; il en sera question plus bas.
(8) Kâmil 115: Maqdisi 79,7 ; *lqd IIJ. 342, 7 a. d. 1.
(9) Yâqoût III 495. Le froment constituait la base de Talimentation des
gens de Tâif au lieu du lait et des dattes, nourriture ordinaire des
586 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
forêts couvraient les collines et les vallées environnantes où
abondait le gibier (1). Dans les jardins, soigneusement enclos dé
mars (2), on retrouvait outre les palmeraies du Hidjftz (3) et les
représentants ordinaires de la maigre Bore arabique» des pro-
ductions végétales et des fruits de la Syrie : les raisins» les
bananes» les figues, les pèches, les grenades» les melons (4) ;
produits appréciés» et exportés dans le reste du Hidjâz (5). Les
vignobles de Tftif produisaient du vin (6) en telle quantité qu'on
disait proverbialement: importer du vin chez les Thaqatites (7);
au lieu de : porter de Teau à la rivière. Us produisaient en outre
une variété de ** zabîb „, sorte de raisin de Corinthe» célèbre
dans toute la péninsule et jusque sur les marchés de la Babylonie
et de la Syrie (8), pourtant pays de vignobles. Les étrangers
passant par Tâif à la fin des vendanges, s'extasiaient de-
vant rétendue des aires ou " bayâdir „, noires comme les
^ hart^a „ (9), et servant à la préparation du raisin sec (10).
Avec les chrétiens et les juifs (11), les Thaqatites étaient les
Arabes. Ag, XII 4849. Le pain était une rareté chez certains nomades,
on Toffrait aux hôtes de distinction, 'igd, I 211,9; Ag, IV 103, 14; Lam-
mens, Un poète royal à la cour des Omiades, 40.
(1) Ag, Vil 145. Certaines parties de la banlieue étaient territoire
sacré, où la chasse demeurait interdite. Voir *Iqd I 135 ; Wellhausen,
Reste arah. Heidenthum 50, etc. Wtlstenfeld, Chroniken der Stadt
Mekka II 48. 75.
(2) Pour ce motif, comme dans le reste du Hldjaz, ils s'appelaient
- hûU . pi. " hUân „. Balftdhori 58. Tabari 1 1200, 16; 1671,9.
(3) Yâqoût III 495.
(4) Djamhara 106, 29; Balàdhori 56-58; Maqdlsi 19;Khamîs II, 209;
Yftqoût, ioe. cit. Ibn Batoûta, I 304-5. L*énumération de ces fruits repa-
raît dans la description du paradis d'Omaiya ibn abi Sait; on y retrouve
jusqu'au blé et au miel. J. A. 1904^ 160.
(5) Ag. I. 84. 14.
(6) Khamîs II, 137,2. Balàdhori, 56.
(7) Ibn Qotaiba, Poesis (éd. de Goeje) 416, 6. Aussi le plus original des
poètes bachiques depuis Tlsiam, le joyeux abouMikcijan, est-il origi-
naire de Tàif.
(8) Ag. XIII 34. Comme le montre ce texte, dans Baihaqi, 107, 13;
Djâhiz Mahitsin 165, 10 à la leçon " sait „ huile, il faut préférer " eabtb ,,
comme objet du commerce spécial d*aboû Sofi&n à la Mecque. On avait
transplanté jusque dans le Khoras&n la vigne produisant le zabib de
Tâlf. Maqdlsi, 324, 4.
(9) Terrains volcaniques, couverts de blocs de basalte, très fréquents
en Arable.
(10) Yâqoùt III 499. 14, Ibn al-Faqlh 22, 14 etc.
(11) Lammens, Poé^e ro^o/. 41. Djâhiz, Opuscula, 63. Ag, VIII, 81, S, 9.
XII, 151 ; 155.
VARIÉTÉS. 587
eabaretiers ordiAaires des villes du HidjAz. Pour faire cesser leur
odieuse industrie, le calife 'Omar ne trouva pas de moyen plus
espéditif quede faire mettre le feu à leurs tavernes de Médine (1).
De sa vigne de Tâif, *AI>âs, Tonele du prophète, tirait le raisiné,
servant, pendant la saison du pèlerinage, à corriger le goût
saumâtre (2) de l'eau de Zamzani (3). La tradition l'affirme du
moins. Mais avec le caractère de l'usurier (4) que fut toiyours
l'ancêtre des 'Abbassides, rien ne nous force à admettre le dés-
intéressement de cette opération.
A Tâif, Tapiculture (5) était également l'objet de soins spé-
ciaux, favorisés par l'extension des vergers. Bref, le territoire
de Tâif était un coin de la Syrie transporté sous le ciel inclément
du Hidjàz (6). La toute-puissante intercession du patriarche
Abraham — ainsi le voulait la légende — avait obtenu ce pro-
dige en faveur des habitants de la Mecque, cette vallée stérile
et sans eau, où le regard ne trouvait pas à se reposer (7). Aussi
conçoit-on l'attraction exercée par ce site privilégié sur les
riches marchands de Qoraich. Malgré les faveurs spirituelles
pronn'ses aux Mecquois assez courageux pour affronter les
ardeurs de leur été (8), lorsque les caprices du calendrier
musulman faisaient coïncider le jeûne du Ramadan avec la
période de la canicule, il était de mode de se transporter sur les
hauteurs du mont Ghazwân. Ainsi fit le pieux calife *Omar II (9),
et le non moins orthodoxe grammairien Asma'i, lequel, à cette
(1) Ta6a^.lïIi202;V40.
(2) Sur cette particularité cfr Azraqi 294 ; 340 ; Maqdist 101, 5.
(3) Azraqi 70. Comp. Balftdhori 56.
(4) Le prophète dut porter une interdiction spéciale contre les opé-
rations usuraires de son oncle. 'JgcZ II 159, 8 a. d. 1. Pour Tusure à la
Mecque, cfr ibn Hadjâr, II 396. 6 ; Azraqi, 351 ; 365, 5.
(5) Balâdbori, 57 ; Baihaqi 516, 12.
(6) Ibn al-Faqîh 17, 1. 19. Azraqi 41 ; Maqdisî 79. 7.
(7) Ibn al-Faqîh 17, 16. Djâhiz. Tria opusctda, 61, 3-4. Yâqoût, III, 496.
Les dattes elles-mêmes étaient une rareté à la Mecque. Ag. IV 42, 10.
Istakhri, 17, 5. etc., a. d. 1. signale quelques palmiers et pas un arbre
fruitier dans toute Tétendue du territoire sacré de la Mecque. Une
grappe de raisins, trouvée après la bataille de Ohod entre les mains
d'un prisonnier médinois, fait crier au miracle. Ag, I V 42, U. Tabaq, VIII,
221, 10.
(8) Ibn al-Faqih 17, 15. Azraqi 267, 1. Avant les travaux de Mo'ftwia,
la ville manquait d*eau en été. Azraqi, 439. La source de Zamzam était
mtermittente. Ibid, 300. Voir aussi Chroniken der Stcidt Mekka, II, 33, 2.
(9) Azraqi 364.
588 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
occasion, confère à la cité des Thaqnfites Tépithète de bénie (1).
Tàif était devenue (2), et est demeurée depuis (3) la villégia-
ture favorite des Mecquois (4). Avant comme après Tlslam,
l'idéal d'une vie heureuse au Hidjâz était de passer l'hiver à
la Mecque (5), le printemps à Médiue (6) et Tété à Tâif (7).
Beaucoup de notables musulmans, venant achever leur carrière
orageuse dans les villes saintes du Hidjàz, possédaient, comme
ibn-'Abbâs, l'ancêtre vénéré des califes de Bagdad, comme 'Ali,
fils de Hosain (8), comme la fameuse 'Aicha bint-Talha, nièce
de la favorite du prophète, une luxueuse villa à Tâif, où ils se
réfugiaient pendant la saison chaude (9).
n
Au point de vue économique, la position de TAif n'était pas
moins heureuse et presque aussi centrale que celle de la
Mecque. Sise en plein Hidjâz, voisine du Yéinen, à proximité de
la grande foire de 'Okûz (10), une localité thaqafîte (11) dans une
région fréquentée par les nomades de Qoda*a et de Modar (12),
(1) Kdmil 115, 10. Il ne croyait donc pas aux récits tendancieux, mis
en circulation, vers cette époque, par la réaction anti-omaiyade. Pour-
tant Asma*i n*aimait pas les Omaiyades; 11 étendait cette aversion
jusqu'à leurs poètes. Cfr Poète royal, 8.
(2) Maqdisî 79, 10.
(3| Les chérifs de la Mecque ont leur campagne à Tftif.
(4) Pendant la révolte de Vlédine sous Yazid I, les harems de
rOmuivade Marwftn et de *Ali, fils de Hosain, s'y réfugient. Ag, 1 13;
Tabari'll, 409; Ibn al-Athir IV, 49.
(5) Ou plus exactement nu TîhAma, c.-à-d. sur les bords de la mer
Rouge ; Azraqi 79, d. J.
{(}) Ou mieux dans la plantureuse valléo du *Aqiq, le bois de Bou-
logne de Médine. Cfr Âg, III 173; VU li5; XII 169, 173; XVI 93 ; XIX 56.
(7) YAqoût III 500, 16. Djâhiz, Opuscula, 62, 21. Maqdisi 95, 17.
Azraqi 71), d. 1. Corrigez en ce .sens le texte de Djahiz traduit dans Mar-
got ion t h, Mohammed, 6.
(8) Tabari II, 410.
(9) Aif. X 01, 2; même cas pour Sokaina, petite-tille de 'Ali;
Ag, XVIII 9;î, 22, une princesse omaiyade a passé Tété à Tâil*. Ag. 1 S5. 13.
Ainsi t'ont la plupart des Mecqnois propriétaires fonciers à Tàif; nous
les citerons plus loin.
(101 A ton considérée comme exclusivement qoralchite.
(11) Située à un ** barîd „ de Taif. Azraqi 131, i;i-14. Pour les relations
fréquentes de Tftif avec le Vémen, ou peut voir Fr. Schulthess, Untaiya
ibn abVs ij'aW, dans Orientalischf. Studien (hommage à NOldeke) 1, 87.
ll2)yâqoût m 498, S etc.
VARIÉTÉS. 589
centre de Timportante coofédéraiiou bédouine de Hawâzin (1),
Tâif était traversée (2) par la grande route commerciale allant
du sud de TArabie dans la direction de la Mecque et de la
Syrie (3). Par les vallées ouvertes dans la façade orientale de
son plateau, la ville communiquait avec le Madjd et la Babylonie.
Cette heureuse situation, Tâif avait su la tourner à l'avantage
de son commerce, très développé sans pouvoir toutefois rivaliser
avec celui de la Mecque (4). Elle y serait peut-être parvenue en
dépit de son éloignement de la mer et des marchés syriens, si,
comme la Mecque, elle avait possédé une aristocratie marchande
assez unie pour étouffer les divisions particulières dans Tintérèt
du commerce et de la cité (5). Aux notables de Tâif il manquait
le sentiment de la solidarité, reliant entre eux les Qoraichites (6).
Le plus considéré des Thaqafites au moment de la prédication
de Mahomet, aurait porté le titre fastueux de ** 'azîm al-qatia-
tain „ (7) ou ** premier des deux cités „ (8) ; mais il ne parait
pas avoir incarné le talent politique d'un aboû Soiiân. Deux
grands partis divisaient la cité : celui des ^ Ahlâf „ et celui des
** banoû Mâlik „ (9). Ces dissensions nuisirent au développe-
ment économique de Tâif.
La cité possédait un sanctuaire renommé, avec un trésor et
une caste sacerdotale (10); et, en Arabie, comme on le voit par
l'exemple de la Ka'ba, les sanctuaires servaient généralement de
centres à des foires. Or, dans les villes à sanctuaires, le commerce
(1) Rappelons la bataille de Honain et le siège de Tftif par Mahomet.
Cfr Spreoger. Mohammad III 323, etc. Ha^jâj est appelé ** saiyd de
Hawazin „. Ag. XI 60, 4 a. d. 1.; 61, 1. Avant la bataille du Chameau, sur
rinvitation de Moghîra, tous les Hawâzins se retirent du camp de *Aicha.
Tahaq. V, 93, Sur les relations entre Hawaztn et Thaqif, voir aussi
MasoudiV, 64-65.
(2) Cfr Grimme, Mohammed, cartes des routes de l'Arabie.
(3) Cfr Balàdhori 36, 10. Ya'qoubi II :232, 2 ; Ag, II 155, 3.
(4) Cfr une remarque de Nôldeke dans Z. D. M. G., 1886, p. 185.
(5) Les épisodes qui suivirent le siège de Tâif par Mahomet et pré-
cédèrent Tadhésion à ITslam montrent la cité travaillée par des luttes
intestines.
(6} Cfr Nôldeke dans Z. D. M. G., 1S8I5, p. 177.
(7) Cump. Qoran XLIII 30, et commentaire de Baidawi sur ce passage.
Ibn Doraid, Ichtiqàq 185^; 'Iqd I 94; II 63; Ag, XI 61-2; XII 45. On
n*est pas d'accord sur le nom du titulaire, mais il était certainement
thaqaiite.
(8)TâîfetlaMecque.
(9) Ag, IV 74 ; Osd cU-Ghâba IV 187 ; Tabaq. V 369, 20 ; 373, 10.
(10) Wellhausen, J?e^e 30 etc.
SgO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'abord, puis le plaisir, avaient fini par relégner à l'arrière-plan
les préoccupations religieuses (1). Tftif ne faisait pas exception-
à la loi générale. Les étrangers y fréquentaient surtout le mar-
ché, puis le quartier spécial dont Mas'oûdl (2) a conservé le nom
caractéristique. Aussi Mahomet recommande-t-il aux mission-
naires détachés par lui à Tâif, d*alléger pour les habitants le
précepte onéreux de la prière (3). Cela n'empêche pas d'admettre
avec la tradition (4) qu'au moment de la mort du prophète, l'en-
semble de la population avait officiellement adopté la foi nouvelle.
La ville ne vivait pas exclusivement du transit, comme celle de
Qoraich, mais elle pouvait alimenter un commerce d'exporta-
tion (5), au moyen des produits de son industrie et de son agri-
culture (6). Ces derniers nous sont déjà connus. Pour Tindustrie
il faut mentionner d'importantes tanneries établies sur les nom-
breux cours d'eau qui arrosaient les vallées environnantes (7).
Tel était le nombre de ces établissements que l'air de ces
quartiers s'en trouvait empesté au point, disait-on, de les faire
déserter par les oiseaux (8).
Aussi rencontrons-nous les Thaqafites sur toutes les routes de
l'Arabie (9), fréquemment engagés dans des spéculations com-
merciales en commun avec les Qoraichites et en voyage d'affaires
avec ces derniers (10). Le cycle de légendes formé autour de la
mémoire du célèbre Omaiya ibn abi Sait nous a gardé le sou-
venir de ces relations pacifiques, si rares entre voisins dans
l'Arabie ancienne et moderne. C'était avant tout le commerce —
nous pouvons le supposer — qui avait attiré à Tâif une colonie
juive (11) ; le commerce également servait de trait d'union entre
(1) Reste, 216.
(2) Prairies d*or, V 22. Rappelons répisode d'aboû Sofiàn, et de
Somaiya.
(3) Tabaq, V 372-73.
(i) Ibn Hadjâr II no84i3; III 7, 18, 31. Notez la sollicitude de la tra-
dition à enregistrer l'adhésion des Thaqafltes à la foi nouvelle.
(5) Jusqu'au début du régime omaîyade le gouvernement de Tàif est
toujours signalé parmi les plus importants de Terapire. Avec le transfert
de la capitale à Damas. Tàif souffrit de la décadence générale qui
atteignit le Hidjàz, où seules les villes saintes gardent de l'importance.
(6) De là l'expression fréquente dans VAghâni : aller faire le commerce
à Tâif. Cfr Ag. XL\ 57.
(7) Hamdâni 12(), 22 ; Yâqoût 111 496.
(8) Yftqoùt loc. cit. On exporte les souliers fabriqués à Tâif. *lqd 1 68, 7.
(9) Khamts 1 1 1.%, <2;Ag.: XII 46, 23 ; 48. 5 ; XIV 140, 12.
(10) Ag. III 187-88; XII 48.9; ibn Hichâm 531.
(11) Balftdhori 56. Même explication pour la colonie juive de Na^jrân.
VARIÉTÉS. Sgi
les deux grandes cités, ** Qariaiân „ du Hidjâz (1), et fournissait
l'occasion d'échanges constants entre leur population. Dans les
rapports de Tftif et de la Mecque, on ne retrouve pas la situation
tendue qui, avant comme après Tislam, sépare les Qoraichite&
d'avec les Médinois. Aussi, au début de sa mission, Mahomet,
repoussé par ses concitoyens, décide-t-il de se rendre, non à
Médine, mais à Tâif (2). Les Mecquois traversent incessamment
Tâif ou y résident dans l'intérêt de leur commerce (3). lis avaient
fini par y former une colonie ; et nos auteurs (4) parlent couram-
ment des Qoraichites de Tâif. De leur côté, de nombreux Tbaqa-
fites élisent domicile à la Mecque, et se rattachent en qualité de
hallf (5) à des familles mecquoises (6). A la bataille de Ohad uu
contingent de cent Thaqafiles combat dans les rangs Qorai-
chites (7) et le poète Omaiya ibn abi Sait, lui-même fils d'une
qoraichile (8), consacre une élégie à la mémoire des Mecqnois
tombés à Badr.
Comme l'affirme Bal&dhori (9), la plupart des Mecquois possé-
daient des maisons ou des propriétés à Tâif ou dans les envi-
rons ; domaines que ces habiles marchands s'entendaient mer-
veilleusement à mettre en valeur (10). Aboû Sofi&n récoltait dans
ses clos de Tâif le zabîb qui, avec le cuir, alimentait son com-
merce spécial de la Mecque (11). Le célèbre Mecquois abou
Ohaiha (12) meurt dans sa propriété de Tâif(13). Presque tous (14)
(J) (3fr Ag. XllI 34-, ad fin., la réponse de Mo*âwia à sa sœur mariée à
Tâif. Cette fille d*aboû Sofi&n est mentionnée dans Bohâri Ifl 468.
(2) Cfr Tah. 1 1199 etc.
(3) Cfr Balâdhori,/î tidjara 3471, 12; Tab. 1 1573. 3. Rappelons l'histoire
d'abou Sofiftn et de Somaya.
(4) Par ex. Tab. 1 1185, 15.
(5) Allié.
(6) Curieux exemple dans Tahaq. IIP 176, 20-25. Un de ces halîffinii par
devenir le principal personnage de la famille mecquoise^qui Va accueilli.
Chroniken Mekka II 143,2.
(7) Wâqidi202,3(éd. Kremer).
(8| Ibn Qotalba, Foesis 279; ou mieux d'une femme Omaiyade. Ag, III
183. Voir maintenant Fr. Schulthess, op. cit. 1 72.
(9) 56, i^;Ag. VII 145; II 88,6; 154,6, etc.
(10) Balftdbori, 56, 13 etc.
ai) Ibn Rosteh 215,9 ; Wâqidi 2S0;Ag, XIII 34, ad fin.
(12) WOstenfeld, Eegister 356.
(13) Tab. I 1261.
(14) Propriétés à Tâif des familles Omaiyades de 'Abdallah ibn *Amîr,
et de Sa'id ibn al-*Asi ; Osd al-Ghûba IV 108,8; 'Jgd II 154.9; 229.
592 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les Omaiyades étaient propriétaires à Tâif : aboû Sofiâii (1), le
calife 'Othmân (2) et aussi *Al)bâs,roncle du prophète (3).Par des
achats faits aux Juifs de Tâif (4) le calife Mo'âwia arrondit
encore les propriétés (5) héritées d'Aboû Sofîân. Une vallée voi-
sine de Tâif était habitée par les descendants des Omaiyades (6).
Nous retrouvons aussi des descendants de *Amrou ibn al-'Asi
fixés à Tâif (7). Le clos de ce dernier renfermait une vigne en
berceau supportée par mille étais (8). Ibn 'Abbâs y passera les
dernières années de sa vie. Comme le fut l'Ile de Rhodes sous la
dynastie ottomane, la région de Tâif était devenue l'exil des
grands personnages de Qoraich. Le cadre frais et verdoyant,
formé par les forêts et les vallons du mont Ghazwân devait leur
faire trouver moins amer leur éloignement de la Mecque (9).
Entre Thaqafites et Qoraichites les alliances matrimoniales
étaient fréquentes (10). Dans son essai de propagande à Tâif,
Mahomet s'en souviendra pour se mettre sous la protection des
Mecquoises,mariées en cette ville. Parmi elles, on comptait deux
filles d'aboû Sofiân (11). La mère et la femme du célèbre saiyd
thaqafite Ghailân étaient omaiyades (là). Mahomet lui-même
accorda la main d'une de ses filles à un habitant de Tâif (13),
comme avaient fait aboû Tâlib, l'oncle du prophète (14) et 0mm
(1) Marassa* 234, 4 a. d. 1. ; Yâqoût IV 369 ; Bakri 830.
Tab. I 1692, 1 ; KhatnU II 135, 4 a. d. 1. ; Ag. XIII 34. ad fin.
(2) Tab. 1 2834, 16; Balâdhori 362, 7; 'Othmftn naquit kTk\f,Khamîs II 2M.
(3) Balâdhori 56.
(4) Balâdhori 56. Propriétés à Tâif du calife Waltd II, Ag.Wl 146, en bas.
(5) 'Iqd II 154 ; Yâqoût III 500, 16. Ag. VII 145.
(6) Hamdâni 121, 3. Comp. dans Ag, 1 153 etc., la notice du *Othmânide
al-'Argi.
(7) Haradâni 120, 25 ; 'Iqd III 381, 8 ; Tabari, II 279, 11.
(8) lbnalFaqih22,9.
(9) *Omar ibn abl Rabra est exilé àTâif Jp. VIII 58. On le signale au
calife Walid I désireux de connaître cette ville Ag, II 145. Djarid, exclu
de la Mecque, s'établit à TSilf Ag. III 106 3 a. d. 1. Autre exilé à TSliï Ag.
XV 63,8. Qui sait si les charmes de Tâif n'eussent pas empêché un troi-
sième exilé de Médine, Rabi*a ibn Omaiya, de se faire chrétien ? Ag, XIII
112 : ibn Hadjâr 11085.
(10) Ibn Hichâm 219, 14 ; 293 ; 875. Khamîs 1 420, 3; III 111,3. Tab. 1 1200,
5 ; 1573, 3 ; 1672. 10. Ag. XII 45, 13. Tabaq. VIII 34, 31 ; 217, 23.
(11) Tab. 1 1672, 11 ; ibn Hichâm 873. Tabaq. VIII 175, a
(12) Ag. XII, 45. Le thaqafite 'Orwa ibn Mas*oud a aussi une mère
mecquoise. Tabaq. V 369, 6.
(13) Cnetani, op. cit. 421. Ya'qoubi II 42. La mère du calife Marwân
était également de Tâif. Ag. XVI 91.
(14) Tabaq. VIII 33, 25.
VARIÉTÉS. 5g3
Hablba. une de ses épouses (1). Les plus illustres musulmans :
le calife 'Omar (2), *Ali, le gendre du Prophète (3), le fils de
*Abl)âs (4) s'allieront par des mariages aux familles de Tâif. Le
célèbre Hadjâdj faisait sans doute allusion à des relations aussi
intimes, quand il se vantait de descendre des nobles dames de
Qoraich (5). Invité à composer un panégyrique en l'honneur
d'un Omaiyade, le poète Farazdaq ne trouve rien de mieux que
de réunir chez les ancêtres de son Mécène les gloires de Qoraich
aux illustrations de Thaqlf (6).
Comme dans toutes les places commerçantes de l'Arabie (7),
l'usure florissait à Tâif ; et elle n'était pas seulement pratiquée
par les juifs ; témoin, les prescriptions édictées par Mahomet
pour réglementer la conversion des Thaqafites à l'Islam (8). Ces
derniers passaient avec raison pour les plus fins et les plus
retors (9) des habitants de la Péninsule (10). De là au reproche
de tout envahir, il n'y avait qu'un pas (11) ; et il fut formulé par
les contemporains, témoins de la prodigieuse fortune d'un Ziftd
et d'un aboû Bakra (12). Sur les trois ** dâhiat „ célèbres du
(1) Tabaq. VIII 68, 7 ; elle établit à Tâif une ftlle issu© de son premier
mariage.
(2) Les Dégociations entamées par lui n*aboutirent pas. *lqd II 58.
Ses descendants épouseront des Thaqafites Tabaq, VIII 34647.
(3) Khamts II 285; Tab. I 3172, 14.
(4) Mas'oûdi V 57. Les Omaiyades continueront à choisir des épouses
à Tâif. Cfr Ibn Doraid, Ichtiqàq 49, 5 ; les Thaqafites sont les " akhwôX „
du pieux 'Omar II. Tabaq, V 250, 16.
(5) 'Iqd II 153; compar. II 154. 10 a. d. 1. Ag. XVI 39, 3 a. d. 1. Le
calile Wâlid II se vante également de descendre de Thaqîf. Ag, VI 103,
9 a. d. 1.
(6) Une gratification [de 100(X) dirheras fut la réponse à ce distique.
^lqd\ 119, 11 : preuve qu'on l'avait goûté, et qu'on ignorait alors les
bruits fâcheux répandus depuis sur lorigine de Thaqîf. Avant Farazdaq,
on autre poète avait déjà loué une fille d'aboû Sofiân de sa parenté
avec cette tribu. Ag. III 105, en bas. Comme les Iraqains eux-mêmes en
conviennent, on ne peut reprocher à Hadjâdj son origine. *lqd II 187,
S a. d. 1.
(7) Comp. références données plus haut.
(8) Balâdhori 56, 7 ; Yâqoût III 500 ; Khamts II 137.
(9i Parce que, disait-on, ils se nourrissaient habituellement de pain
de froment. Ag. XII 48-49 ; 'Iqd l 211, 8.
(10) Comp. la réponse de 'Oyaina ibn lïosn (Tabari I 1674) un type,
demeuré légendairr, de rusticité bédouine. 'Jqd Ili 308, 6. Sa famille
comptait parmi les plu» illustres de TArabie. Ag. XWl 105 (ad finem).
(11) Djâhiz, Avares 169, 10.
(12) Ce dernier, un des plus grands propriétaires fonciers de Basra.
Il|e SÉRIE. T. X. 58
^91 KEVrE hES w'-fi^'TK'NS ^*::EXT: FIATES.
r»rgrie de Mo'âwia. deux lll >o'.d ongioaires de Tlif. L& ^:«-
naii'^T-anee (2) de l'ecritnre (3l t eUit encore pl«s rtpae ive q^'a
la Mecque, {:r4ce aox écoles» qo'on y eotretefiait i4^ EJ«» c«»-
feenereiil leur réputatiou ju&qoe soos la dynastie ées- *At(èas-
bide.*» (5). Le plus aocieo graniojairieii arabe o>«»c «=sc ie
tbaqafite '1^ ibn 'Omar (t Ibi 770^ (5|. Ce<t e^aleiBKt a Tàif
qu'on rem-ontrait le?» mèdecina le?» plus célèbres de Ta^^iei^ae
Arabi»; |7). Le» babitauU <ïe di>tiuguaierit de méice éaik» la
|ii>*':)ie. qiiaiit*.' rarement reconnue aux citadins de la PexÛB-
sufe (8). L'exception établie en faveur de Médiue par le^ cri-
tiques arabe*» leur a été inspirée par des preocc«patk>c<
religieur^e». S^'ule, la musique parait n'avoir pas ete cultivée,
l'ofiinie dan» le?» deux grandes cites du Uidjàz : oo la loIeFait
seulet::eni aux lamentations funèbres (0). Les poètes thaqaàtes
se distinguent également par une plus grande résenre méritant
d'être relevée au milieu de la licence générale da Parnasse
arabe. S'ils chantent le vin avec ferveur, on ne reocootre parmi
eux, ni un Abwas ni un *Omar ibn abl Rabl'a (Ul). Pendant le
premier siècle de l'Islam, VAghâni (VI 24. en basi ne signale à
Tâif qu'un seul poète erotique. Encore le " nasib . (11) se pré>
(nMf>ghlraetZjàd.
1:2) Un autre talent, ceini de torturer avec art les prisonniers de
guerre, est signalé Ag, X 20, ad finem : 33.
(3) Elle est vantée par leur poète Omaija. Cfr ibn UicbAm. 92L Voir
aussi une remarque du calife 'Otbmftn, citée dans NOldeke, Gesekkàiê
des Qorâns 2^)6.
(4) I^ célèbre Hadjftdj appartenait à une génération de maîtres
dVroIe, Knmil 290-291: *Tqd III 7, 2. Cfr Périer, op. cU., 6. Qotaiba.
Poésie 206, 14. Ibn Rosteb 216. 13, 22.
(5) Ag. IX 40, 2 et 3.
(6) C(imp. Brockehnann' Gesckiehte dw arab. LitUtatur I 99, lequel
assifrne comme date de sa mort 140 765.
a)*lqd II r, 2; 414; ibn Kballikftn 1 357. Ag. XI 102,6; Tabaq. lïV 101
5; v:n2,i.
{H) Raibaqi 4ô7, 9 ; Ag, III 187, IV 3. La raison de cet exclusivisme
est donnée Ay, 11 18, ad fin. — En réalité ** dans les villes on était trop
plongé <]ans des préoccupations mercantiles pour que jamais une
littérature en dût venir „ (CI. Huart, Littéral, arabe, 5). Hamdàni 134, 7
fait <les réserves sur la pureté du dialecte aral>e de Tftif ; elles détonnent
sons la plume de ce géographe yéménite au style heurté.
(9) Ag I 99.
(10) On reprochait aux Thaqafites d*étre grands dépensiers. Djâhix,
Avares, 169,8.
(11) La partie amoureuse de la qasida arabe.
VARIÉTÉS. 595
seiitet-il chez lui comme une concession, parfois burlesque» aux
formes ** hiératiques „ (1) de TaDcienne poésie arabe.
III
Cet ensemble de circonstances heureuses nous permet de
comprendre pourquoi, pendant la période omaiyade, aucune
autre tribu arabe, pas même celle de Qoraich, ne produisit un
aussi grand nombre d'hommes remarquables : Moghlra, Ziftd,
'Obaidallah, Hadjâdj... Ajoutons-y le fameux Mokhtàr, type
étrange de révolutionnaire illuminé. Les relations incessantes
avec la famille des Omaiyades expliquent la décision avec
laquelle tes Thaqafites se déclarèrent, dès le début (2), pour les
descendants d'aboû Sofiftn, et aussi la faveur que leur témoi-
gnèrent généralement les califes syriens, jusqu'à admettre dans
les rangs de leur famille des haUf^ei même des maula de Tâif (3).
Cette faveur, et encore plus les services rendus par les Tha-
qafites à la dynastie syrienne (4) devaient provoquer une réac-
tion de la tradition anti-omaiyade. Elle voulut faire expier à ces
" homines novi „ leur extraordinaire fortune, les punir d'avoir
eu trop de talent. Il faut également tenir compte des ran-
cunes (5) amassées par les hommes d'État omaiyades. Sans
parler de l'imposteur Mokhtâr, justement honni, 'Obaidallah
déploya parfois une véritable brutalité dans son zèle pour te
maintien de Tordre. Son entêtement amena la catastrophe de
KarbalÀ, et fournit une ample matière au drame de la " Semaine
Sainte „ des Chi'ites (6). Si Hadjâdj ne fut pas le tyran décrit
(1) Sur lesquelles le premier, je croîs Winekler, a attiré TattentioD.
M. V. A. G.. 1901, Arabisch'Orientalisch-SemUisch.
(2) Leur désir de voir le califat se perpétuer au sein des banoû Oraaiya
les fait sortir du camp de 'Aicha avant la bataille du Chameau. Tabari
1 3, 103-4. Contre leur hégéraoDie, ils n*éprouvaient ni les répugnances
des Ansûrieus, ni la jalousie des grandes familles mecquoises.
(3) Cfr ibn Hadjâr 1 51 no 80 et autres références données plus haut
Au neveu de Mo'âwia, les Omaiyades reprochent pourtant d'avoir eu
un père thaqafite Ag. XIII 43, en bas. Mo*ftwia lui refuse une de ses
filles. Ag. XIII 34. en bas. Même reproche à Marwftn au sujet de sa
mère, originaire de Tâif. Ag, XVI 91.
(4) Les *Abbassîdes séviront contre tous les amis des Omaiyades; de là
leurs mesures contre les descendants de *Amrou ibn al 'Asi. Ag. X 16U,
2 a. d. 1. Cfr Baihaqi 529.
(5) Comp. les ** khotba „ provocantes de Ha()jftdj dans 'Iqd II 187-91.
(6) Voir la description dans Zeitscbaift fOr Asstriologig, IX 280, ete.
5q6 revue des questions scientifiques.
par les écrivains 'aiides et 'abbassides, il eut le tort d'être con-
staiiiineiit un justicier implacable. 11 lui manqua, non Téoergie,
mais le prestige, et les autres qualités éminentes de Ziftd tou-
jours maître de lui-même jusqu'à produire rillusion du " hilm .(1 ).
Or, dans cette jalouse (i) et vindicative société aralie, dont la
loi du *" ihàr „ i'S) forme une des bases, les rancunes vont
s'accumulant. Quand la chute des Omaiyades leur permit de
s'exhaler impunément, les descendants des hommes d'État tha-
qafites avaient disparu dans la tempête (4) balayant le trône
des califes syriens. Ne pouvant se venger sur leur personne, la
réaction .voulut prendre sa revanche en s'acharnant sur leur
mémoire. Recourant à son arme habituelle, la calomnie, elle
s'est efforcée de mettre la ville de Tàif et la tribu de Thaqff au
ban de l'histoire. Elle accumule les crimes sur le pa^isé des
ancêtres de Thaqlf et les déclare étrangers à la race arabe (5).
Si elle les rattache au peuple de Thamoûd (6), exterminé par
Allah, aux traîtres qui guidèrent la marche des Abyssins vers
la Mecque (7), c'est pour insinuer que, descendus de cette race
maudite, les 'Obaidallah, les Hadjâ'lj ont simplement continué
les traditions d'impiété de leurs ancêtres et se sont montrés les
dignes ministres des infidèles Omaiyades. Ne fait-on pas prédire
à Mahomet que de Thaqlf sortiront un bourreau et un impos-
teur (8), prescrire aux bons Musulmans de détester cette tribu ?
Malheureusement, en insérant dans le même '"^dtïli^ l'obligation
d'aimer les Ansâr (9), le faussaire a trahi son origine médinoise.
(1) Cfr Ay. XI 123. en bas.
(2) ** Les neuf dixièmes de Tenvie appartiemient aux Arabes : les
autres nations se partagent le reste ^ ; ainsi s'exprime une tradition
attribuée à Mahomet.
(3) La loi du sang, du talion.
{i) A TexceptioD peut-être de ceux de Ziftd; voir comment les traitent
les 'abbassides. Baihaqi 529.
(5) Ay, IV 76. Comp. vers d'aboû '1-Aswad. Mas*oûdi V 159.
(6) Ay, IV 74-75.
(7) Consulter le monumental ouvrage du prince Léon Caelani, Annali
deW Islam, 1 128-129. Nous profitons de cette occasion pour le signaler
à rattentiou des érudits. curieux de Thistoire de Flslam primitifl Pour
Tampleiir du plan, pour le nombre de questions nouvelles, résolument
abordées, nous ne lui connaissons rien de pareil.
(8) Ay., loccif. Mas'oudi V 25: ibn al-Athîr IV 294; Tabaq. VIII 185,
14-19. L'imposteur c*est Mokhtftr. le bourreau : Hac(jftc(j, 'Obaidallah ou
Z'ikô, au (*h(»ix.
(9) Ay. IV 76, en bas. Cela n'a pas empêché *Ali d'utiliser les service s
de Ziàd et de nombreux Thaqalites, et d'épouser une femme de Tftif.
VARIÉTÉS. 597
En s'alliant à la race maudite — conduite imitée par les deux
califes du nom de 'Omar, ces plus parfaites incarnations de
l'idéal islamite, — le Prophète s'inscrira d'avance en faux
contre cette façon d'écrire l'histoire. Il suffit de signaler ces
traditions tendancieuses (1), le procédé étant suffisamment
connu (2). Si l'étude sur la cité de Tâif démontre le caractère
apocryphe et la date postérieure (4) de ces prophéties post
eventum (4), la carrière des hommes d'État thaqafites, leur
dévoûment sans bornes à la cause omaiyade (5), expliquent
amplement les motifs de ces haines posthumes. L'acharnement
des rancunes chi'ites et 'abbassides est le plus bel hommage
rendu à leur activité administrative.
Henri Lammens, S. J.
II
L'AGRANDISSEMENT DE LA LUNE
A L'HORIZON
Peu de questions ont autant excité la curiosité que l'agran-
dissement apparent de la lune (et souvent aussi du soleil) à
l'horizon. M. Claparède, qui Ta reprise récemment dans les
Archives de Psychologie (6), en donne une bibliographie qui
ne contient pas moins de soixante-dix noms : le nôtre y figure
pour un petit article paru dans la Revue Philosophique de 1888»
2« semestre. C'est dire que le sujet nous intéresse et que nous
(1) Déjà signalées par G olûz'iher, Mohammedanische Studien I 99- 100.
(2) Il a été principalement mis en lumière par Fauteur des Moham-
medanische Studien.
(3) Les " actes „ de la primitive église musulmane témoignent à TAif
un très vif intérêt, et la placent immédiatement après la Mecque et
Médine.
(4) On les ignora, nous l'avons vu, pendant toute la durée de la
période omaiyade. Avec les califes, les plus illustres familles re-
cherchent les alliances thaqafites; et les poètes, interprètes de Toplnion
publique, les célèbrent comme des titres de gloire. Le nom de 'Alt,
à qui on les attribue [Ag. IV 74-75). en montre la provenance.
(5) Cette tendance est surtout visible dans le baditb, cité dans
Ag. IV 76. 7 a. d. 1.
(6) Octobre 1905.
SgS REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
avons lu avec beaucoup de curiosité Tétude d'un psychologue
aussi péuétrant que le jeune professeur de TUniversité de
Genève.
Il donne d*abord un aperçu détaillé des théories proposées,
en se servant notamment d'une étude publiée en 1903 par
Reimann dans la Zeitschrift fGr Psychologie. Nous ne l'y
suivrons pas et ne parlerons que de la seule explication qui
paraisse sérieuse en dehors de celle qu*a imaginée M. Clapa-
rède (1). Cette explication consiste h dire que la lune voisine de
rhorizon présente un éloignement apparent plus grand que
lorsqu'elle est élevée dans le ciel et que, étant vue sous le même
angle, elle parait forcément plus grosse.
Ce plus grand éloignement près de l'horizon peut s'expli-
quer de différentes façons, par l'interposition d'objets, par
la perspective aérienne, par la forme du ciel, toutes causes du
reste qui peuvent coopérer et jouer, selon les cas, un rôle plus
ou moins important. Mais voici que M. Claparède, après avoir
reconnu que cette explication est très tentante, prétend la ruiner
radicalement par la simple constatation de ce fait que la lune ne
paraîtrait pas plus éloignée, mais au contraire beaucoup plus
rapprochée lorsqu'elle se lève, et de même le soleil lorsqu'il
se couche.
Frappé personnellement de cette proximité apparente, il a
ouvert une enquête : sur vingt-six personnes, vingt-cinq ont
déclaré que la lune leur paraissait plus rapprochée à son lever.
Quelques-unes ajoutèrent : ^ C'est certain qu'on la voit plus
rapprochée, puisqu'elle semble plus grosse ; c'est justement
parce qu'elle nous parait plus près que nous la voyons plus
grosse ! „
Une autre enquête faite par Zoth sur une centaine de per-
sonnes n'a donné que trois témoignages contre la plus grande
proximité à l'horizon, et encore ces trois personnes déclaraient-
elles ne pouvoir répondre.
Voilà donc un fait qui parait bien acquis et qui, de prime
abord, semble ruiner de fond en comble l'explication de la gros-
seur par Téloignement apparent. Avant de discuter la portée
réelle de cette réfutation, remarquons que, selon la réflexion de
M. Claparède, il semble que seuls les auteurs autosuggestionnés
par la théorie croient voir la lune plus loin à l'horizon, et ce
(1) On verra cependant plus loin qu*il en est une autre qui complète
heureusement celle-ci.
VARIÉTÉS. 599
serait un bel exemple d'auto-suggestion se renouvelant depuis
Ptolémée, qui a fondé cette théorie (I) !
En critique sérieux. M. Claparède ne se hâte pas trop de
triompher. Si Ton veut, dit-il, conserver la théorie de l'éloigne-
ment apparent, il faut admettre qu'on fait les deux jugements
superposés suivants : !<" la lune est plus éloignée, donc elle est
plus grosse; 2« la lune est plus grosse, donc (sachant que sa
grosseur est invariable) je la suppose située plus près. *" Dans la
première de ces inférences (qu'on pourrait appeler ^tmairej,
le jugement d'éloignement serait subconscient et résulterait de
fonctions innées ; dans la seconde (inférence secondaire), le
jugement de proximité serait conscient et reposerait sur des
notions acquises. „ C'est bien ainsi, nous l'avons vu, qu'apparaît
le jugement de proximité chez plusieurs des personnes inter-
rogées par M. Claparède, et de fait rien de plus naturel que
cette superposition de jugements quasi contradictoires sur des
plans de conscience différents.
Mais M. Claparède objecte que, chez lui, le sentiment de la
proximité de la lune à son lever est immédiat, précède même
l'impression de grosseur. Il faudrait donc admettre que ces
deux inférences contradictoires peuvent avoir lieu au même
instant dans un même esprit. Or il a fait une expérience qui
semble indiquer la possibilité de cette étrange simultanéité.
Prenant soit deux vues stéréoscopiques, soit deux pains à cache*
ter collés sur une vitre, il en opère la fusion tantôt par conver-
gence et tantôt par divergence ; on sait que, dans le cas de la
convergence, la théorie veut qu'on voie l'image plus proche que
le plan contenant les objets, et qu'on la voie plus loin dans le
cas de la divergence : d'où il doit résulter qu'elle paraisse plus
petite dans le premier cas et plus grande dans le second.
Or, quand M. Claparède compare la situation apparente de
l'image au plan des objets, il constate toujours la vérification de
la théorie ; mais, s'il compare entre elles les deux images résul-
tantes sous le rapport de leurs distances, il constate que parfois
l'image résultante par convergence parait située plus loin que
l'image par divergence, ce qui tient évidemment à son rape-
tissement.
Cette expérience est extrêmement curieuse (2), car ici l'infé-
(1) Nous sommes à ranger parmi ces auteurs auto-suggestionnés,
bien qu'il nous ait toujours manqué un sentiment bien net de la distance
de la lune haut dans le ciel.
(2) Nous aurions vivement désiré la répéter; mais malheureusement.
600 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
rence secondaire l'emporte, non sur une. simple inférence pri-
maire, mais sur une vision véritable : le cas difîère de celui de
la lune et est beaucoup plus caraclérislique. Il convient d'autant
plus d*y insister que M. Claparède ne paraît pas l'avoir remar-
qué. La lune est à une distance pratiquement intinie, et ses
images sur la rétine ne diffèrent pas, quelle que soit sa position
dans le ciel (1) : ce n'est donc bien que par une inférence, reposant
sur telle ou telle suggestion, que nous la voyons plus éloignée
ou plus voisine à l'horizon, tandis que, dans l'expérience des
deux fusions, il y a réelle vision à des distances différentes, et
c'est cette vision réelle que doit vaincre l'inférence secondaire
provoquée par l'inférence primaire qu'occasionne la dite vision.
En résumé, et avec plus de précision, on peut distinguer
quatre cas.
1<> Si la lune est suggérée plus loin par la vue des objets
terrestres ou la forme de la voûte céleste, il y a là une inférence
réellement primaire, qui entraîne l'inférence secondaire de la
grosseur, laquelle à son tour suggère (inférence tertiaire) la
proximité de la lune ;
2" Si la proximité est perçue d'abord et antérieurement à la
grosseur, comme M. Claparède croit l'avoir observé sur lui-
même, on aurait une inférence primaire de proximité, puis une
inférence secondaire de grosseur : les deux inférences ne sont
pas de même ordre ;
3" Si grosseur et proximité sont suggérées simultanément,
on est en présence de deux inférences secondaires contradic-
toires ;
4" Enfin, dans l'expérience des pains à cacheter fusionnés par
divergence ou par convergence, on a une vision proprement
dite victorieusement combattue par une inférence secondaire
dérivant d'une inférence primaire suscitée par la vision elle-
même. C'est le plus bel exemple qu'on puisse rêver, beaucoup
plus caractéristique que le troisième cas où il y a deux infé-
rences contradictoires dont les origines peuvent être indépen-
dantes.
D'où nous pouvons conclure que les inférences les plus
directement contradictoires sont compatibles et qu'il est impos-
sible de ruiner par cette voie la théorie classique. Mais cela
si la fusion par divergence nous est très familière* nous ne réalisons
qu'avec une extrême difficulté lu fusion par convergence.
(1) Sous réserve de la réduction du diamètre vertical près de Thorizon.
VARIÉTÉS. 60 1
n'empêche pas d'examiner avec grand intérêt la théorie que
M. Claparède s'efforce de substituer à celle-ci.
Ainsi qu'il l'indique dans une note complémentaire, parue
dans le numéro de janvier 1906 des Archives de Psychologie,
sa propre théorie a été précédée par une autre assez voisine et
qu'on peut associer avec elle : il s'agit de la théorie de LQhr.
^ Lorsqu'on regarde la lune à rhorizon, remarque celui-ci, il ne
tombe dans le champ visuel qu'une étroite bande de ciel sur
laquelle se concentre l'attention ; par rapport à cette bande, la
lune parait beaucoup plus grande que la lune au zénith, qui se
détache sur une étendue céleste considérable. „ Reimann objecte
que le champ visuel a toujours la même étendue et que Lûhr
n'a pas le droit d'en négliger la partie terrestre. A quoi M. Cla-
parède répond que, si la remarque est juste, il faut cependant
ajouter que, si le champ visuel reste physiologiquement le
même dans les deux cas, il ne l'est pas psychologiquement,
l'étendue objective étant proportionnellement bien moindre dans
la partie terrestre du champ visuel. D'où il résulte que, si Lûhr
a eu le tort de prétendre que la lune n'est comparée qu'au fond
céleste, il est vrai que le champ total auquel elle est comparée
a un contenu objectif et une valeur psychologique moindres
quand elle est à l'horizon. Telle est la théorie du contraste.
Celle qui appartient en propre à M. Claparède est la théorie
de Yintérét, l'intérêt excité par la lune étant plus grand quand
elle est près de l'horizon, parce qu'alors on a le sentiment
qu'elle est un objet terrestre. 11 cite d'ailleurs une série de
constatations montrant que, plus la lune produit ce sentiment et
moins elle apparaît comme étant elle-même, plus elle donne
le sentiment de Ténormité. Mais pourquoi grossissons-nous les
objets terrestres ou paraissant tels? C'est qu'ils présentent pour
nous plus ^'intérêt, répond M. Claparède, et il fait valoir d'in-
génieuses considérations à l'appui de cette explication.
En terminant sa nole% complémentaire de janvier 1906,
M. Claparède fait observer que le contraste et l'intérêt peuvent
collaborer d'une façon directe, par Teffet du rétrécissement du
champ visuel vraiment efficace sous Tinfluence de l'attention
qu'excitent les astres à l'horizon, conformément à une remarque
due à M. Larguier des Bancels.
Jusqu'ici nous nous sommes borné à résumer; nous voudrions
maintenant apporter une très modeste contribution à la discus-
sion, et elle se trouve être favorable à la thèse de M. Claparède.
On sait que le soleil subit, comme la lune, un grossissement
t
6o2 REVUE DBS QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
apparent à l*borizon, mais il nous semble qu'en général il est
sensiblement moindre, ce que confirme le fait qu'on parle
davantage du grossissement de la lune. Or, il est incontestable
que le soleil ne prend guère l'apparence d'un objet terrestre :
par l'illumination du ciel qu'il produit, il demeure Tastre par
excellence et ne peut guère être pris pour le gros ballon que
nous fait voir si souvent la lune à son lever. Dès lors il ne
resterait à peu près plus dans ce cas que l'effet de contraste
invoqué par Lahr,et par suite le grossissement doit être moindre.
G. Lécha LAS.
BIBLIOGRAPHIE
I
Encyclopédie des Sciences mathématiques pures et appli-
quées. Édition française. Tome I, volume 4, fascicule 1 et
vplume ii, fascicule 1. Deux vol. in-S» de 160 et 96 pages. —
Paris, Gauthier- Villars ; Leipzig, Teubner, 1906.
Nous avons indiqué (1) dans quel esprit avait été entreprise
la publication de Tédition française de cette Encyclopédie ; nous
n'avons pas à y revenir.
Le premier des nouveaux fascicules parus comprend :
i^ Le Calctd des probabilités exposé d'après l'article allemand
de E. Czuber, par J. Le Roux (46 pages) ;
^0 Le Calcul des différences et son application à Vlnterpola*
tion, exposés d'après les articles allemands de D. Selivanov et
J. Bauchinger, par H. Andoyer (114 pages).
Pour intéressantes qu'elles puissent être, les additions ap-
portées, dans l'édition française, au premier de ces articles ne
visent que des points de détail. II convient de citer particulière-
ment celle qui a trait à la notion même de la probabilité et à la
valeur, plus ou moins subjective, qu'il convient de lui attribuer,
notamment d'après Laplace, Cournot, Poincaré.
Les additions au second article sont de bien plus grande
étendue. L'application du calcul des différences à l'interpolation
est de la plus haute importance pour Tétude mathématique des
lois physiques et, particulièrement, de celles qui sont du
domaine de l'astronomie. On peut même dire qu'à ce point de
vue elle constitue une des pierres angulaires des mathéma-
(i) Revue des Quest. scient., t. LVIII, juillet 1905, p. 319.
604 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tiques, lorsqu'il s'agit d'aller jusqu'aux calculs numériques qui
ne peuvent être réalisés que par voie d'approximations poussées
plus ou moins loin.
1/adaptateur français de cette partie de l'Encyclopédie qui»
en raison de son enseignement astronomique à la Sorbonne,
a été amené à approfondir ce genre de question, s'est donc
trouvé à même d'enrichir l'exposé allemand, d'ailleurs fort
intéressant par lui-même, du fruit de sa propre érudition. Ses
additions fort nombreuses portent principalement sur les équa-
tions aux différences, les fonctions génératrices, la sommation
des séries, les quadratures mécaniques, et il y a lieu de noter
l'emploi constant qu'il y fait du calcul symbolique, si bien
approprié à ce genre de question. L'exposé, au point où l'a mis
M. Andoyer, est de nature à sufRre à quiconque peut avoir à
faire des applications numériques du calcul des différences ; il
offre, à cet égard, un caractère de véritable utilité qui s'ajoute
à l'intérêt très puissant qu'offrent les diverses parties de
l'Encyclopédie prises dans leur ensemble.
Le second fascicule ici annoncé contient :
1° Les Propositions élémentaires de la théorie des nombres
(c'est-à-dire celles qui concernent les nombres entiers, et plus
particulièrement les nombres naturels, et qui peuvent être
établies sans le secours de l'analyse transcendante), exposées
d'après l'article allemand de P. Bachmann, par £. Âlaillet
(75 pages) ;
2» Le début de la Théorie arithmétique des formes, exposée
d'après l'article allemand de K. Th. Vahlen, par E. Cahen.
Le premier de ces articles offre, par rapport à l'édition
allemande, de nombreuses additions, dues non seulement, à
titre personnel, à l'adaptateur français, mais encore à P. Tan-
nery (le numéro tout entier consacré aux nombres aliquotaires)
et au directeur de l'édition française lui-même, M. J. Molk, dont
la part contributive a trait surtout aux congruences de degré
supérieur, aux nombres parfaits et amiables, enfin aux diverses
espèces de figures magiques qui, pour n'être que de simples
jeux de l'esprit, n'en présentent pas moins, au point de vue
arithmétique, un très grand intérêt en raison de la difficulté des
problèmes qu'elles ont soulevés et de la grande ingéniosité qui
a été dépensée à leur solution.
Les quelques pages publiées de l'article dont le début a servi
à compléter le fascicule en question, et qui a trait à un siget
d'une si haute importance, permettent de bien augurer, tant
BIBLIOGRAPHIE. 6o5
SOUS le rapport de l'intérêt que sous celui de l'étendue, des
compléments dont, sur ce terrain, va bénéficier l'édition française.
On ne saurait, à cette occasion, trop insister sur l'importance
d'une œuvre dans laquelle, en une si heureuse harmonie,
viennent s'ajouter aux qualités spéciales de l'érudition allemande
celles de la française.
M. 0.
II
Sur quelques points du calcul fonctionnel, par M. Fréchet.
Thèse présentée à la Faculté des Sciences de Paris pour obtenir
le grade de Docteur es Sciences mathématiques. Un vol. in-i® de
74 pages. — Paris, 1906.
Lagrange et Euler définissaient la fonction : ce qui a une
expression analytique déterminée. Cauchy et Riemann se trou-
vant à l'étroit dans la définition, l'élargirent : y est fonction de x
quand, x étant un nombre choisi dans un ensemble, on lui fait
correspondre un nombre déterminé y. Le mode de correspon-
dance — qu'il soit ou non exprimable par des symboles d'opéra-
tions arithmétiques — est tout à fait quelconque pourvu qu'il
soit défini. Les généralisations successives de cette définition
s'obtiennent en y remplaçant les mots un nombre, par un sys-
tème de nombres, une suite infinie de nombres, une ligne, la
forme d'une fonction ordinaire.
La généralisation nouvelle, introduite par M. Fréchet, sub-
stitue au mot nombre le mot un élément. Nous sommes donc en
présence de l'extrême généralisation de l'idée de fonction : la
variable est un élément pris dans un ensemble d'objets de nature
quelconque, abstraction faite de cette nature.
L'étude des fonctions considérées à ce point de vue est appelé
Calcul fonctionnel.
Cette étude impose à l'auteur une généralisation de la théorie
des ensembles linéaires, celle de la notion de limite, par exemple.
Oo définira comme on voudra la limite d'une suite d'éléments
A, A,... An... pourvu que
1® la limite de la suite A, A, A,... soit A.
ï« la limite de A^ A,... An étant A, la limite d'une suite d'élé-
ments pris dans la suite A, A,... An et dans le même ordre, soit
6o6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
également A. D'où, ensembles dérivés, fermés, parfaits, compacts.
D*où encore, continuité d*une fonction, définie par la relation
f{limA)=^limf{A)
vérifiée quel que soit le mode de tendance à la limite. Définition
de la convergence d'une série d'opérations.
Ces définitions mènent à la généralisation de presque tous les
théorèmes sur les ensembles linéaires et sur les fonctions con-
tinues.
Une nouvelle notion, celle de voisinage, restreignant un peu,
il est vrai, la généralité des ensembles considérés, permet
d'étendre plus loin ces généralisations de théorèmes. La notion
de voisinage est définie dans une classe de la manière suivante :
On fait correspondre à tout groupe de deux éléments de la classe
un nombre positif. Désignons-le par (A, B) pour les éléments
A et B. Ce nombre jouit des propriétés suivantes :
1) (A, B) - (B, A)
â) Si A est identique à B, (A, B) est nul et réciproquement.
3) (A, B) < e et (B, C) < e entraînent (A, C) < / (e), f (e) ten-
dant vers zéro avec €.
On dira que la suite A, A, ... An ... a pour limite A si (A, An)
tend vers zéro avec —
n
La limite ainsi définie est une limite au premier sens. L'inverse
n'est pas vrai.
La continuité, on l'entrevoit, se définit également au moyen
du voisinage.
Dans une seconde partie de sa thèse, H. Fréchet applique
à des cas particuliers remarquables les théorèmes généraux de
sa théorie : ensembles linéaires et fonctions d'une variable;
ensembles de fonctions continues et fonctionnelles ; ensembles
de points dans les divers espaces ; fonctions holomorphes è l'in-
térieur d'une même aire ; ensembles de courbes continues et
fonctions de lignes ; fonctions de surfaces.
Terminons ce trop court aperçu par une remarque de l'auteur :
*" En procédant ainsi (par la généralisation introduite) il arrive
que certaines démonstrations sont rendues plus difficiles puis-
qu'on se prive d'une représentation plus concrète. Mais ce que
l'on perd ainsi, on le regagne largement en se dispensant de
répéter plusieurs fois sous des formes différentes les mêmes
BIBLIOGRAPHIE. 607
raisonnements. On y gagne souvent aussi d'apercevoir plus net-
tement ce qui dans les démonstrations était véritablement essen-
tiel et de les simplifier en les débarrassant de ce qui ne tenait
qu'à la nature propre des éléments considérés. ^
Aussi cet important mémoire constitue-t-il une heureuse syn-
thèse des beaux travaux de MM. Le Roux, Volterra, Ârzela,
Hadamard, sur les fonctions généralisées. Il fait même plus que
les résumer : il épuise en uue fois toute la partie fondamentale
de la théorie des fonctions généralisées particulières qu'on peut
imaginer à l'infini.
F. W.
III
Traité de Trigonométrie plane et sphérique, par l'abbé
E. Geun, Dr. S. Th. et Ph., professeur de Mathématiques supé-
rieures au Collège Saint-Quirin à Huy. Ouvrage couronné par
l'Académie royale de Belgique; adopté et spécialement recom-
mandé par le Conseil de perfectionnement de l'enseignement
moyen pour les classes supérieures de la section scientifique des
Athénées et l'École militaire de Bruxelles. Deuxième édition.
Un vol. in-8o de 288 pages. — Bruxelles, Schepens et C»*;
Namur, Wesmael-Charlier; Huy, chez l'auteur. 1906. Prix :
5 francs.
Sommaire. Introduction (pp. 5-7). Objet et division de la trigo*
nométrie. L'auteur exclut de son livre les séries trigonomé-
triques, les formules trigonométriques différentielles et les fonc-
tions hyperboliques.
Livre I. Théorie des lignes trigonométriques (pp. 8-117).
1. Arcs de cercles positifs et négatifs. 2-5. Définitions et varia-
tions des lignes trigonométriques. 6-7. Réduction au premier
quadrant. 8. Relations entre les lignes trigonométriques d'un
même arc. 9-10. Formules relatives à l'addition des arcs (démon-
stration de proche en proche; démonstration de Cauchy;
8in(a4- b + c +•• •);cos(a -f -b-j-c +-- ) ; tang (a -f b+c+ ••)•
IL Formules relatives à la multiplication des arcs, jusques et y
compris celles qui donnent sinma, cosma en fonction des puis-
sances de sina, cosa, et inversement. 12. Formules relatives à la
division des arcs. 18. Lignes trigonométriques de H en 3 degrés
6o8 RBVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
avec des dénominateurs rationalisés. 14. Construction des tables
trigonoméiriques (sexagésimales ou centésimales, de dix en dix
secondes). 15. Usage des tables avec de nombreux exemples
traités complètement. 16. Rendre une formule calculable par
logarithmes. 17. Vérification des identités trigonoméiriques
(innombrables exemples). 18. Équations trigonoméiriques.
Livre IL Triganotnétrierediligne {pp. 118-176). 1-2. Triangles
rectangles. 3-5. Triangles quelconques. 6. Aire du triangle.
7. Cercle circonscrit, cercles inscrits. 8. Résolution des triangles
quand les données ne sont pas toutes des angles ou des côtés.
9. Quadrilatère, inscrit ou non, trapèze. 10-12. Application de la
trigonométrie à la mesure des hauteurs et des distances ; appli-
cations géodésiques; nombreuses applications numériques sexa-
gésimales ou centésimales.
Livre 111. Trigonométrie sphérique (pp. 177-217). 1-4. Rela-
tions fondamentales et résolution des triangles. 5. Excès sphé-
rique. 6. Cercle circonscrit, cercles inscrits. 7. Questions divei*ses.
8. Nombreuses applications numériques.
Livre IV. Compléments de trigonométrie (pp. 218-285).
1. Méthode des projections. 2. Exercices sur les lignes trigono-
métriques de Tare de 3®. 3. Sommation des sinus et cosinus d'arcs
en progression par différence. 4. Questions de maximums et de
minimums (9 pages). 5. Valeurs limites de (sin x : x), etc.
6-12. Expression trtgonométrique des imaginaires ; formules
relatives à l'addition et à la multiplication des arcs ; formules
donnant cosma, sinma en fonction de cos'^a, sin"* a, etc. et
inversement ; résolution des équations binômes ; théorèmes de
Moivre et de Côtes. 13-14. Polygones réguliers; polygone régu-
lier de 17 côtés. 15. Résolution de Téquation cubique. 16. Les
formules de la trigonométrie rectiligne comme limites de celles
de la trigonométrie sphérique. 17. Questions diverses contenant,
entre autres, un grand nombre de formules de la géométrie
récente du triangle, relatives aux angles de Rrocard, puis une
cinquantaine d'exercices de trigonométrie.
Le Traité de Trigonométrie de M. l'abbé Gelin est très com-
plet sur tous les sujets qu'il aborde : chaque point est exposé
d'une manière logique, claire et concise. Mais il faut bien avouer
qu'à cause de ses qualités mém«, le Traité est peut être d*un
usage assez difficile pour des commençants : ceux-ci feront bien
de se servir plutôt du Précis de trigonométrie rectiligne de
l'auteur, sous la direction d'un professeur expérimenté.
Voici quelques remarques relatives à des points spéciaux.
BIBLIOGRAPHIE. 609
Dans le livre I, il eût été utile de représenter géométriquement
les relations y = smx,y= tang x, pour faire ressortir davan-
tage que les lignes trigonoxuétriques sont des fonctions de x ;
puis de prouver que ces fonctions sont continues. Dans le livre IV,
il eût été avantageux d'introduire la notation e*^' pour représen-
ter l'expression cosa: -f- i sinx ; cela aurait permis de simplifier
les §§ 3, 6 et suivants. Bien entendu, cette addition eût entraîné
l'introduction toute naturelle d'un aperçu de la théorie des fonc-
tions hyperboliques, ce qui aurait augmenté la valeur du Traité.
La formule approximative a; = ^ - , si commode pour la
'^^ 2 + coso; '^
résolution pratique des triangles rectangles, mériterait aussi une
petite place dans le dernier livre.
P. M.
IV
Mélanges de géométrie a quatre dimensions, par E. Jouffret.
Un vol. in-80 de XI-227 pages. — Paris, Gauthier- Villars, 1906.
Dans la Revue des Questions scientifiques d'octobre 1903 (1),
nous avons rendu compte du Traité élémentaire de Géométrie
à quatre dimensions du colonel Jouffret. Depuis cette époque,
la mort en a frappé l'auteur ; mais il laissait, prêt à l'impression,
un nouveau livre que nous devons à sa veuve de connaître
aujourd'hui.
Comme l'indique son titre, ce livre n'a pas la régularité didac-
tique du précédent, qu'il est du reste bon de connaître préala-
blement, bien qu'un coup d'œil sur les principes puisse en
dispenser à la rigueur. Après une étude des trois premiers des
six polyédroTdes réguliers, le colonel Jouffret aborde des ques-
tions de géométrie à trois dimensions dans le but de montrer
qu'elles appellent, pour ainsi dire, la géométrie à quatre dimen-
sions : ce sont Thexagramme de Pascal et les surfaces dti
3« degré.
L'hexagramme est la figure formée par six points dont trois
quelconques ne soient pas en ligne droite et par les droites qui
les joignent deux à deux. Or l'étude de l'hexagramme plan est
(1) Revue des Que.st. sciemt., t. LIV, pp. 606-609.
llle SÉRIE. T. X. 59
6lO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
grandement facilitée quand on le considère comme la projection
d'un hexagramme dans l'espace, parce que sur le plan deux
droites se coupent toujours, alors que leur intersection ne joue
un rôle dans la tigure de Thexagramme que lorsqu'elles sont
les projections de deux droites de l'espace qui se coupent : le
meilleur moyen d'écarter les points inutiles est donc de remonter
du plan dans l'espace (1). Mais il est encore préférable de
remonter de là dans Véiendue, ou champ à quatre dimensions :
comme l'a fait observer M. Richmond, la figure de quatre points
dans le plan fournit à la géométrie de la droite une notion fon-
damentale, celle du rapport anharmonique ; la ligure de cinq
points dans l'espace fournil à la géométrie du plan, la notion
également capitale de deux triangles homologiques ; \a figure
de six points dans l'étendue, ou hexastigme, fournit aux champs
inférieurs la notion de Vhexagramme.
Enfin la partie purement mathématique de l'ouvrage se ter-
mine par l'étude des hypersurfaces du second degré, ou hyper-
quadriques, et par celle des qtiartiques ou surfaces du 4^ degré
produites par l'intersection de deux hyperquadriques. Il serait,
notons-le, plus logique d'appeler byperquartiques ces surfaces,
puisque le nom de quartique appartient déjà à la courbe du
4« degré, intersection de deux quadriques dans l'espace.
Pour qui connaît la clarté et la conscience de composition des
ouvrages du colonel Jouffret, il nous suffira de dire que celui-ci
est digne des précédents. Mais, avant d'en arriver au chapitre
final, traitant de la question de l'existence réelle de Thyper-
espace, nous voudrions parler d'un point de terminologie qui
nous parait avoir une réelle importance. Déjà nous avions
cherché une chicane de ce genre à l'auteur, et, dans une note de
la page 168, il nous donne théoriquement raison (2) ; aujourd'hui
la critique sera analogue, mais de portée plus générale.
11 est entendu que le sujet étudié est la géométrie à quatre
dimensions euclidienne ; mais ce n'est pas là une raison pour
adopter une terminologie se prêtant mal à une extension ulté-
rieure. Le colonel Jouffret pose la droite, le plan, l'espace,
(1) Les surfaces du 3e degré servent à Tétude de Thexagramme dans
l'espaco.
(2) 11 s*agissait du terme ** hypersphère ^ qu'il applique à la sphère à
trois dimensions, alors qu'il nous parait préférable de le réserver aux
surfaces isogènes à courbure nt'pralive de la géométrie de Lobatchefsky.
Celles-ci étant hors de cause dans sou livre, il a cru devoir consei*ver
son vocabulaire précédent.
BIBLIOGRAPHIE. 6l 1
rétendue, constituant autant de champs à une, deux, trois et
quatre dimensions. On voit de suite qu'il n'y a de champs que
là où la géodésique est la droite euclidienne, et en effet il n'y a
aucun terme générique appliqué à ce que nous appellerions
volontiers des espaces quelconques à n dimensions. Aussi ce qui
a trois diinensions et n'a pas la droite euclidienne pour géodé-
sique est-il appelé unetiypersurface. Il y a là, semble-t-il, comme
une sorte de crainte d'ouvrir la porte au langage de la géométrie
générale. N'est-ce pas une crainte de ce genre encore qui a
empêché l'auteur de compléter son étude sur l'hypersphère,
selon son expression, pour laquelle il s'est borné à renvoyer à
son Traité élémentaire ? On sait que, dans celui-ci, s'il a étudié
notamment avec soin la mesure du contenant et du contenu, il
s'est abstenu d'étudier toute cette géométrie propre de l'hyper-
sphère qui n'est qu'un duplicata de la géométrie de Riemanu,
bien que ce soit un chapitre de la géométrie euclidienne à
quatre dimensions.
Qu'on nous pardonne ces redites dictées par une de ces idées
fixes, vulgairement dites marottes. Il nous reste à dire quelques
mots de Vexistence de Thyperespace ; mais d'abord il convient
de noter qu'en fidèle adepte des doctrines de M. Duhem le
colonelJouffret n'entend par existence que l'utilité d'un schéma(t).
A ce point de vue, le principal argument est emprunté à la
sléréochimie des atomes à cinq valences : on ne peut que regret-
ter que son exposé, très intéressant, soit un peu trop sommaire (â).
Mentionnons enfin les arguments de Zollner, empruntés aux
expériences du médium Slade qui fit disparaître un grain de blé
enfermé dans une sphère de verre et le fit reparaître au dehors,
et qui dénoua une corde scellée à ses deux bouts sur deux
poteaux. Il est certain que, bien établies, de telles expériences
constitueraient un argument de premier ordre.
G. Lechalas.
(!) Il se hasarde cependant à noter que ce schéma ne se heurte à
aucune contradiction et que rien n'empêche dès lors de lui attribuer une
existence pareille à celle d« notre espace.
|2) Nous avons au contraire trouvé un argument centre la quatrième
dimension dans le fait qu'un acide tartrique donné conserve toujours
son caractère, puisque, s'il subissait des mouvements dans un espace
à quatre dimensions, ses molécules devrait nt y subir des retournements
(voir Revl'E puilosopuique de septembre J$K)1, p. 344).
Cl 2 KfcVrE Df> gi fc>TiONS SCIENTIFigCEa'.
V
Ofi'R^ d'A<tro50mie. par Loris Maillard. Tome I. Uii toI.
4^. lithographif-. de 243 pages. — Paris, A. HermaD».
III
Le Cours de M. L. Maillard est professe à la Faculté: des
M'ieiK-es de rLniversité de Lausanne. 11 tient le milieu entre des
lef;oiis de Ojsniograpliie. dont il supporte les première:» uotioas.
et un Traité d'astronomie mathématique, auquel il emprunte cer-
tains dé%'eloppements et en résenre d'autres, sans que la raîsoo
qui a déterminé le choix des matières 2K>it toujours bieo appa-
rente. En pareil cas, on risque d*eDcourir le reproche : Cest trop
et pas as<>ez : mais en le formulant ici nous serions vraisembla-
blement injuste. Ce Cours, en effet, en suppose un autre qu'il
prépare et qui le complète : M. Maillard y renvoie à maintes
reprises ; il faudrait en connaître la teneur pour pouvoir porter
un jugement d'ensemble.
A ne considérer que ce premier volume, le Cours de M. Mail-
lard se distingue surtout des ouvrages similaires par FatModance
des données historiques, biographiques et bibliographiques,
développées en marge d<'S levons techniques. L'auteur, qui a
beaucoup lu, se complaît manifestement à faire bénéficier des
trésors de son érudition les lecteurs curieux d*autre chose que
de sèches descriptions et d'arides calculs. C'est pour eux qu'il
a écrit une bonne partie de son livre, la plupart des notes et
V Aperçu historique qui lui sert d'introduction ; il y retrace, en
quelques puges, l'histoire des origines et des étapes successives
de l'astronomie ancienne et de l'astronomie moderne. Les sources
011 il a puisé sont excellentes; aussi cet aperçu vaut-il mieux
que beaucoup d'autres, trop souvent mal renseignés.
Le Cours se divise en deux parties : la première est consacrée
à V Astronomie Sjjhérique, la seconde à VAstrottotnie descriptive
et à V Astrophysique. Le tome I comprend la première partie et
le premier chapitre de la seconde. Nous allons le parcourir rapi-
dement.
Le chapitre premier traite des méthodes générales de calcul :
mesure des angles et des arcs ; trigonométrie sphérique : for-
mules fondamentales, parmi lesquelles celles relatives aux
triangles rectangles, avec la règle mnémotechnique de Neper ;
théorème de Legendre sur rassimilatiou approchée d'un triangle
sj)hérique à un triangle rectiligne ; formules différentielles :
BIBLIOGRAPHIE. 6l3
notions très sommaires sur la méthode des moindres carrés. —
Un paragraphe sur les constructions graphiques eût été ici à sa
place, et on eût loué Tauteur d'en recommander J'usage et d'eu
expliquer l'emploi sur quelques exemples concrets.
On aborde, au chapitre II, la description de la sphère céleste :
mouvement diurne, définitions qui s'y rattachent, groupement
des étoiles en constellations, etc. Une carte des constellations
principales de l'hémisphère nord, avec alignements, complète
les indications du texte.
Les coordonnées horizontales, horaires, équatoriales, éclip-
tiques sont définies au chapitre III, qui se termine par l'établisse-
ment et la vérificaition des lois du mouvement diurne. — Au
chapitre précédent l'auteur avait écrit : ^ nous démontrerons que
la rotation diurne est uniforme „. C'est beaucoup dire. On ne
démontre pas, à parler en toute rigueur, l'uniformité de la rota-
tion apparente de la sphère céleste, puisque la marche des pen-
dules à laquelle on la compare est, en définitive, contrôlée par
celle des étoiles. 11 n'eût peut-être pas été inutile d'en faire la
remarque.
L'étude de l'atmosphère et du rôle qu'elle joue dans les obser-
vations astronomiques, fait Tobjet du chapitre IV ; ici les ren-
seignements surérogatoires abondent. On décrit les méthodes
d'exploration de l'atmosphère ; on résume ce qu'elles nous ont
appris des variations de la température et de la pression avec la
latitude et l'altitude; on établit la formule barométrique de
Laplace, on soumet à la critique les hypothèses sur lesquelles
elle repose et les résultats auxquels elle conduit, etc. Les diffé-
rents moyens dont nous disposons pour fixer approximativement
la hauteur de l'atmosphère sont signalés, et on nous donne,
des recherches qui ont porté sur sa couleur et sa composition
chimique, un résumé très bien au point. Toutefois, la partie
principale de ce chapitre est celle qui traite de la réfraction.
Ici encore M. Maillard remonte aux origines et suit, dans l'exposé
des lois de la réfraction simple, l'ordre historique : même sur*
abondance de détails intéressants dans ces quelques pages qu'on
lirait volontiers dans un traité de physique. Il aborde enfin la
réfraction astronomique dont il établit l'équation différentielle.
Son intégration exige la connaissance, qui nous manque, des
relations qui relient entre elles, sur le parcours des rayons lumi-
neux, les caractéristiques physiques (température, densité, ...)
des couches d'air traversées : on y supplée par des hypothèses.
Leur choix, inspiré par des lois physiques connues, est limité
0-4 yy^^'y^ '-'r^ we-t-ow ^nETnFJv'c-
y^f U^ *s%n;*fMX% d« rai^oi : il re«l«r aiMrnre. 4aB»> «
fMt v/uaMîtU^ A« oMBdrOAe ëe robtcrtvIiMà. AacaBr a'cfiK iiw
ïnu**'U^ ^U^iàHimn^J: ^mr 4e» cibvemtÎM» fuie» tns prs;» ée
lltfffmm, Vzf nrjtitre. t<Hfieff ronrK-i^eat pMr éa
prali^oimi^iftl '%u6ry^wàzn\it <kr U oow»4it«tio« pkj«éq«e éc- c s-
ffa<#«plsMrr«. VzmUsnr ^iittfAÏ^ qiB«4q«e«'aDe$ ^ ce« tibevn» et
jt^b^r^r v>fj calral «rn partant d«r rfa3'f^>tbe«e ^ Di ftr-
i> rbApHre V eiit ronsaeré a«x cofTeHkfflKï de fta poraBaKe
«I 4^ rabermt'-r/o. Il j «<4 traité sgeeesgire»e«t des psrmllaxes
dm afrf r«« da Hj-^ttenie «oUîre : de^ parallaxe» de» étoiles e^ des
laétliod^r^ employ^'e^ pour le<» nie^orer Ideteimnatioa de» pn-
tifpfiH Mh^plwm, proréàé: photo$rrapbî^«e> : de la dêt^iMJ ■■*!<!■
«fttrrifiooiiqoe de la rîte*ï«!e de la lumière» et de rabeiTatîoa des
l/étode den instrament» et des méthodes d'obserraticM est
faite a« chapitre VL Parmi les isstmmeots. les oos iguomom.
t',AârHnii sipUilre^f... pendules, chronomètre:») ont pour b«t la
îtimnrf, dn temps : arec les autres (iosimmeots à piaoules,
«estant, tél#;M!opes, héliostat. sidérostat» looetles, hélioiBetre*
iustrameots méridieos, zénithaux et éqnatoriaax), les lignes de
visée sfint précisées, la puissance de l'œil est angneotèe et U
mesure des angles rendue plus rigoureuse. — L'expose est sor-
tout descriptif et historique ; il ne comprend pas la théorie des
instruments d'optique, et on n'y trouve pas non plus celle dy
niveau à huile l^s méthodes d'observation portent sor la déter-
mination du méridien : observations de la Polaire, méthode des
hauteurs correspondantes et des digressions des cireompdaires ;
et sur la mesure des déclinaisons, des angles horaires et des
ascenhious droites.
Quelques exercices sont proposés à la fin de chacun de ces
ehapiln*s ou des paragraphes principaux, et on y a joint, très
souvent, une liste d'ouvrages à consulter.
\Ai seconde partie. Astronomie descriptive et Astrophysique
«'.niuprendra : La Terre, le Soleil, la Lune, le Système planétaire,
les Planètes, les Comètes et les Étoiles filantes ; les Etoiles, les
Nébuleuses et les Hypothèses cosmogoniques. De cet ensemble»
le premier chapitre seul, intitulé La Terre, fait partie du tome I.
Ou y rappelle les preuves ordinaires de sa sphérîeîté en y
joignant celle que Charles Dufour a tirée de l'observation —
BIBLIOGRAPHIE. 6l5
bien rarement possible — des images réflécbies à la surface
d'une nappe d'eau de grande étendue, absolument calme —
formant un miroir sphérique convexe — et en l'absence de
toute réfraction anormale. Viennent ensuite les définitions des
coordonnées géographiques et de brèves indications sur la déter-
mination de la latitude et de la longitude. Elles sont suivies de
notions sur la navigation astronomique. On y trouve l'explica-
tion de la méthode du Capitaine Sumner pour la détermination
du point : toute observation d'une hauteur d'astre, à un instant
quelconque, conduit à la détermination d'un petit cercle (cercle
de hauteur) sur lequel se trouve l'observateur, et dont le chro-
nomètre fixe le centre et le sextant le rayon. La construction des
cartes géographiques n'est pas abordée, mais la géodésie est
bien partagée : Historique intéressant, triangulation, nivellement;
triangulation et nivellement de la Suisse. Les recherches rela-
tives à la direction et à l'intensité de la pesanteur, et les résul-
tats généraux qu'elles ont fournis, sont largement exposés ; on
y a joint quelques indications sur le problème de la variation
des latitudes.
Ici l'auteur élargit son sujet, et aborde, en géologue, la consti-
tution interne de la Terre : ères géologiques, géothermie, séismes
et volcanisme. Aux théories du volcanisme et des séismes sont
liées les hypothèses de la déformation polyédrique, des soulève-
ments et des affaissements de l'écorce terrestre : M. Maillard en
donne un bon résumé. Il le fait suivre d'un exposé, très bien
renseigné, des recherches relatives à la densité moyenne de la
Terre. Le dernier paragraphe est consacré à la rotation de la
Terre. Les preuves qu'il expose sont celles que fournissent la
forme aplatie du globe, la déviation vers l'est des corps tom-
bant en chute libre (théorie et observations), le mouvement sur
un plan horizontal, les expériences de Foucault et celles qu'elles
ont provoquées (pendule et gyroscopes), les courants fluviaux
et marins, et les courants atmosphériques.
On voit asse^, par ces brèves indications, que l'ouvrage de
M. Maillard est moins le développement méthodique d'un pro-
gramme d'examen imposé à de futurs astronomes, qu'un livre de
culture générale, écrit avec clarté, que tous les élèves des
Facultés de sciences physiques étudieront avec profit, et qui par
sa documentation très variée et de bon aloi intéressera tout
homme instruit, curieux de données précises sur l'histoire de
l'astronomie, de ses instruments, de ses méthodes et de ses
conquêtes.
J. T.
6l6 KKVl'K DES QUESTIONS SCIENTIFIQCKS.
VI
Elemknti di Asthonomia ad iisu delle Scuole e per Istrii/ione
privata. compilati dal P. Adolfo Mf ller d. C. d. G., pmfessore
di Asf rononiia nelJ* Universilà Gregoriaiia, Diretlore delT Osserv.
Astron. sul Giaiiirolo. 2 vol. 12". Vol. t. Astronietria-Astroniecca-
nica. 602 pages. 300 fig., 2 cartes (1904). Vol. 2. Astrofisica- Astro-
cronaca. 600 nages, 150 fig. (1906). — Rome, Desclée, Lefebvre
et O^.
Le R. P. Mflller, bien connu par les articles scientifiques et
historiques qu'il a publiés dans les Mémoires de l'Académie des
Nuovi LiNCEi et dans diverses revues allemandes, vient de faire
une œuvre utile et charitable en terminant la publication de son
cours d'Astronomie. Ce cours, fruit de l'expérience que donne
un long enseignement, se présente sous la forme de deux beaux
volumes, fort bien imprimés et copieusement illustrés. Le but
que l'auteur poursuivait était double : donner un traité classique
d'astronomie qui pûl servir à des professeurs, tout en permet-
tant à des étudiants travaillant seuls de s'initier à cette science
— puis montrer comment les progrès de Tastronomie, loin de
nuire à la religion, tendent au contraire à apaiser le prétendu
conflit entre la science et la foi, qui trouble tant d'âmes.
Pour atteindre le premier but, l'auteur s'est résigné à laisser
de côté tous les calculs compliqués, s'astreignant à ne démon-
trer, dans les chapitres qui concernent Tastronomie spliérique,
que les théorèmes indispensables. De cette façon le lecteur
ordinaire ne se trouve pas rebuté, dès l'abord, et reste muni pour-
tant du bagage trigonométrique nécessaire, qu'il sera ensuite
libre de compléter. L'écueil, dans un ouvrage élémentaire d'as-
tronomie est la vulgarisation banale qui mêle, sans les distin-
guer, les données certaines avec les pures hypothèses. Grâce à
l'ordre et à la méthode de l'auteur, cet écueil est ici fort heu-
reusement évité.
Le second but que poursuivait le P. Mûller était plus difficile
à atteindre: faire de l'apologétique à propos de tout eût été
ridicule ; dire la vérité est parfois bien délicat. Il s'agissait ici
de montrer, incideniment, Tab.sence de toute contradiction entre
les doctrines de l'Église et les données certaines de la Science,
de revendiquer pour l'Église la gloire d'avoir concouru large-
ment au progrès de l'esprit humain, et de rendre à des savants
qui eurent le tort d'être prêtres ou religieux, le mérite de leurs
BIBLIOGRAPHIE. 6\J
inventions et de leurs découvertes. L*auteur a fait tout cela d'une
plume légère et courtoise, sans discussion, sans aigreur, par
accumulation de faits, de textes, de dates précises. A ce point de
vue, les notes bibliograpliiques et les documents justificatifs qui
se pressent nombreux, au bas de presque chaque page, consti-
tuent une mine précieuse, en même temps qu'ils témoignent
d'un souci d'exactitude et d'un travail de recherche considérables.
Le premier volume comprend l'astronomie sphérique et la
mécanique céleste ; son principal mérite est d'être clair tout en
restant élémentaire. Nous signalerons spécialement de nombreux
et intéressants détails historiques sur les instruments astro-
nomiques, et de nombreuses références à propos des divers
systèmes planétaires et de la réforme du calendrier.
Le second volume est consacré presque tout entier à l'astro-
physique. Les étonnants développements que cette science a pris
depuis quelques années rendaient difficiles le choix et le classe-
ment des matériaux. L'auteur, grûce à d'heureuses divisions, est
arrivé à mentionner et à suffisamment expliquer toutes les
découvertes les plus importantes. Il rend compte des instruments
et des méthodes successivement employés, dit ce qui revient de
mérite à chacun des savants mentionnés, et surtout reconstitue
bien les phases d'avance et de recul par lesquelles ont passé les
différentes découvertes. Nous ne saurions trop louer cette mé-
thode, adoptée si rarement dans les traités classiques, d'exposer
la marche de la science d'une manière historique, telle qu'elle
s'est effectuée dans le temps et l'espace : rien n'est aussi lumi-
neux, parce que rien n'est plus vivant et plus humain. Le second
volume du P. MOller acquiert, de par cette méthode, un intérêt
continuellement soutenu qui le met bien au-dessus d'un livre
d'étude ordinaire.
L'astrophysique est divisée en cinq parties. La première
initie le lecteur aux instruments et aux méthodes ptiotogra-
phiques, spectroscopiques et photométriques ; la seconde et la
troisième traitent de la constitution physique des planètes ; la
quatrième étudie les étoiles ; les découvertes récentes sur les
étoiles variables y sont très nettement exposées. Une cinquième
partie enfin résume nos notions sur les comètes, les étoiles
filantes et la lumière zodiacale. L'ouvrage se termine par un
chapitre sur l'origine et la structure du monde. Un appendice
donne un conspedus général de l'histoire de l'astronomie.
A propos de l'exposé des systèmes cosmogoniques, qu'il nous
soit permis de regretter de ne pas voir signalées, à la suite des
6l8 REVUE DES QUESTIONS SOIENTIFIQUES.
théories de Kaiit, Laplace et Faye, celles de M. Tabbé Moreux et
du colonel du Ligondès, qu'il n*est plus guère permis d'ignorer.
Les deux volumes du P. HQller sont écrits en une langue
souple et harmonfease, rendue parfois légèrement oratoire par
des réminiscences classiques et scripturaîres, et pourtant sa-
chant rester scientifique. Ce charme du style est bien fait pour
attirer, plus nombreux encore, les lecteurs.
P. V.
VII
Observation, étude et prédiction des marées, par Rollet
DE l'Isle, ingénieur hydrographe en chef de la marine. Un vol.
u\-8^ de 287 pages et 19 planches. — Paris, Imprimerie nationale,
1905.
Le problème des marées est un des plus beaux et des plus
captivants de la Mécanique du globe; il a tenté les plus hauts
génies mathématiques depuis Newton, qui, le premier, a saisi les
causes principales du phénomène, jusqu'à Laplace, qui, par
un prodigieux effort d'analyse, a su le réduire en formules,
aujourd'hui encore utilisées pour en prédire les variations. La
théorie mathématique qu'a ainsi édifiée l'illustre géomètre con-
stitue un des chapitres les plus importants de la Mécanique
céleste. Elle a, dans la période contemporaine, été développée,
par divers géomètres dont les recherches ont été synthétisées
par M. Maurice Lévy en un ouvrage fort savant, mais qui
s'adresse plutôt aux mathématiciens (1). M. Rollet de Tlsle, qui
dirige en France, avec une compétence incontestée, le service de
la prédiction des marées, s'est proposé, sans rien négliger de
ce que la théorie mathématique offre d'essentiel, de condenser,
en un volume relativement peu étendu, toutes les notions qui,
dans cet ordre de questions, intéressent la pratique. C'est ce
volume que nous allons analyser; sans nulle banalité on peut
affirmer qn*il est venu, au moins dans la littérature scientifique
française, combler une lacune entre les exposés sommaires insuf-
(1) Analysé dans la Revue des Qoest. scient., t. XLV, janvier 1899,
p. 245.
BIBLIOGRAPHIE. 6 19
fisaiits poar les spécialistes et les développements exclusivement
théoriques qui ne s'adressent qu'aux seu's savants.
Comme ce sont, en somme, les données de l'observation qui
dominent tout le^ujet, M. Rollet de l'isle débute très sagement
par une description générale des divers modes d'observation,
n'bésitant pas à entrer dans tous les détails pratiques dont son
expérience personnelle lui a révélé l'utilité, notamment en ce
qui concerne l'installation des échelles de marées et l'enregistre-
ment des observations, et donnant une description très conscien-
cieuse des différents appareils qui ont été mis en usage pour
Tenreg^'strement automatique des variations du niveau de la
mer; raarégraphes à flotteur (Service hydrographique ; Service
des Ponts et Chaussées ; U. S. Coast and Geodetic Survey ;
Indes Anglaises; marégraphe à mercure de Nakamura; etc.) et
marégraphes à pression (Van Rysselberghe; Honda; Richard;
Service maritime de la Gironde ; Besson; Favé ; Adolf Mensing),
ces derniers pouvant servir à l'étude du phénomène par des fonds
atteignant 150 ou 200 mètres.
Une fois connu l'outillage permettant d'observer, l'auteur
décrit les phénomènes généraux mis en évidence par ces obser-
vations et entame l'étude des forces génératrices à l'intervention
desquelles on en peut réduire l'explication mécanique. La corré«
lation évidente entre la grandeur et la périodicité du mouvement
du niveau de la mer, d'une part, les positions relatives de la
Terre, de la Lune et du Soleil, de l'autre, conduit à penser que
le phénomène de la marée n'est que la conséquence d'une per-
turbation produite par ces deux derniers astres dans l'équilibre
que prendrait la masse liquide qui recouvre la Terre si celle-ci
était isolée dans l'espace. Le premier problème qui se pose con-
siste donc à étudier l'action d'un astre voisin de la Terre sur une
particule libre à la surface de celle-ci. Après avoir formé le
potentiel des forces résultant de l'action de l'astre (attraction
exercée sur la particule et force d'inertie d'entraînement) en y
introduisant la distance zénithale de l'astre, et l'avoir développé
suivant les puissances de l'inverse de la distance, l'auteur se
borne au terme principal (en tenant pour négligeable la qua-
trième puissance de la parallaxe) et discute les variations qui
s'en déduisent pour les composantes verticale et horizontale de
la force attractive. Cette première discussion suffit à montrer
que les déplacements observés dans le phénomène des marées
sont précisément de l'ordre de grandeur de ceux que doit entraî-
ner, en vertu de cette explication mécanique, l'action combinée
620 RlîlVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
de la Lune et du Soleil, et cela suffit pour fixer la cause princi-
pale du phénomène ; reste à en prédire les manifestations.
•* La résolution de ce problème, dit M. Roilet de Tlsle, pré-
sente des difficultés de deux sortes : les premières viennent de
rinégale répartition de la masse liquide à la surface du globe,
partagée en mers de forme et de dimensions différentes, de pro-
fondeurs variables et mal connues ; les secondes tiennent à ce
que l'analyse est encore aujourd'hui impuissante à résoudre le
problème même dans le cas le plus simple, celui d'un sphéroïde
entièrement recouvert d'une couche liquide d'épaisseur uni-
forme. Mais, en se bornant au point de vue immédiatement pra-
tique des prédictions, les principes que les tentatives théoriques
faites pour le résoudre ont mis en lumière, sont devenus, grâce
à des hypothèses que l'observation a vérifiées, les bases de
méthodes qui donnent des résultats d'une étonnante précision. ,
Remarquons, en passant, que c'est là un des exemples les plus
frappants de l'efficacité de la méthode mathématique dans le
domaine des sciences physiques, alors même que les circon-
stances privent ses déductions d'un caractère d'entière rigueur.
D'ailleurs, tout en faisant remarquer qu'il pourrait paraître suffi-
sant de donner, sans démonstration, les formules qui servent de
base aux méthodes de prédiction, l'auteur déclare qu'il lui a
semblé préférable de montrer le lien, si relâché qu'il soit, qu'éta-
blissent les hypothèses admises entre les théories et les formules
qu'il aura à appliquer, ce en quoi, pour notre part, nous estimons
qu'il a eu grandement raison, car il n'est rien de si peu satis-
faisant pour l'esprit que l'emploi de formules ne se rattachant
à aucune conception théorique et apparaissant comme le fruit
du pur arbitraire.
En premier lieu, il envisage la théorie donnée en 1687 par
Newton dans ses Principes de la Philosophie naturelle, théorie
dont nombre de gens ne possèdent que l'idée par trop sommaire
qu'en donnent les ouvrages d'enseignement élémentaire. Elle
suppose, comme on sait, que la couche liquide prend une figure
momentanée d'équilibre (d'où son nom de théorie statique) mais
avec un retard de trois heures environ (c'est-à-dire en prenant
l'astre attirant dans la position qu'il occupait trois heures
auparavant). En partant de l'expression du potentiel précédem-
ment trouvée, l'auteur montre par un calcul simple comment
cette hypothèse conduit, en première approximation, pour la
surface d'équilibre des mers, à un ellipsoïde de révolution
allongé dont l'axe passe par l'astre attirant.
BIBLIOGRAPHIE. 02 1
Mais la théorie de Newton ne lient pas compte de la tendance
qu'ont les molécnles liqmdes sollicitées constamment vers une
nouvelle position d'équilibre à la dépasser et à accomplir des
oscillations réglées par les lois de la dynamique. C'est sous ce
nouvel aspect que Laplace a envisagé le problème. Sa théorie
(en raison de cela qualifiée de dynamique) passe à bon droit
pour une des parties les plus ardues de la Mécanique céleste.
Permettre au lecteur d'en pénétrer l'essence par un exposé clair
et simple qui mette les grandes lignes en évidence, en écartant
les détails analytiques au milieu desquels l'attention risque de
s'égarer, telle est la tâche que s'est imposée M. Rollet de l'Isle
et qu'il a réussi à mener à bonne fin. Admettant à titre de
postulats les principes posés par Laplace touchant la périodicité
des mouvements de la mer produits par une force perturbatrice
périodique et la superposition des effets de plusieurs forces de
cette nature, il fait voir comment l'expression du potentiel (où
l'on introduit l'angle horaire et la distance polaire au lieu de la
distance zénithale) comprend, pour chaque astre attirant, des
termes de trois espèces, les uns variant lentement avec la dis-
tance polaire, les autres dépendant soit de l'angle horaire soit
du double de cet angle.
De là également, dans l'expression générale de la marée,
trois sortes de termes auxquelles correspondent les ondes à
longue période, les ondes diurnes et les ondes semi-diurnes.
C'est sur cette décomposition qu'est fondée la méthode de
Laplace pour la prédiction des marées. Les constantes ainsi
introduites étant, pour un lieu donné, déduites de l'observation,
rien n'est, dès lors, plus facile que d'obtenir la hauteur de la
mer en ce lieu à un instant quelconque ; mais ce qu'au point de
vue pratique il importe surtout de connaître, ce sont les heures
et les hauteurs des hautes et des basses mers, et là le problème
se complique car il ne saurait être résolu que par approxima-
tions successives. L'auteur développe en détail cette solution
dans le cas d'une marée semi-diurne seule (pratiquement, pour
nous, riverains de l'Atlantique, le plus important) et recourt, pour
en synthétiser la discussion, au moyen si parlant de la figuration
géométrique (particulièrement élégante en ce qui concerne les
variations des heures des pleines mers). Il montre ensuite
comment il y a lieu d'en modifier les résultats pour tenir
compte de la marée diurne. Si les amplitudes des deux marées
sont comparables, la solution, dans le cas général, est absolu-
ment inextricable; il faut, pour chaque cas rencontré dans la
622 RKVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pratique, recourir à des méthodes particulières; l'auteur indique
celle que M. Tingénieur hydrographe* Héraud a employée avec
succès pour les marées de Cochinchine. Sur nos côtes, Tinfluenee
de la marée semi-diurne étant, de beaucoup, prépondérante,
Tapplication de la méthode de Laplace réussit particulièrement
bien ; on néglige Tinfluence de la marée diurne sur les heures et
on ne tient compte de son effet que sur les hauteurs.
Préalablement aux grands travaux de Laplace, Daniel Ber-
noulli, à l'occasion d'un concours ouvert en 1738 par TAca-
demie des Sciences de Paris, avait, en partant de la théorie de
Newton, édifié une méthode qui, bien que d'une applicatioti
restreinte, est loin de manquer de valeur puisqu'elle a servi de
base à l'établissement, par Lubbock et Whewell, des tables
anglaises de prédiction. M. Rollet de l'Isle en donne un résuiné
au cours duquel il remarque que Bernoulli, ce qui n'est pas un
mince mérite, avait mis en évidence les notions relatives à l'âge
de la marée, l'établissement du port, le coefficient et l'unité de
hauteur, et il indique ensuite de quelle façon cette méthode a
guidé les recherches empiriques de Lubbock et de Whewell
d'où, comme nous venons de le dire, sont sorties les tables
usitées en Angleterre.
Mais la méthode la plus féconde, celle dont l'application est
la plus générale, est la méthode harmonique, qui résulte directe-
ment des principes posés par Laplace, mais qui n'a été explicite-
ment formulée que beaucoup plus tard par Lord Kelvin en vue
de surmonter les difficultés que soulevait le calcul des marées
aux Indes. Théoriquement, elle consistait à rétablir dans le
développement du potentiel, les termes que Laplace avait cru
pouvoir négliger pour la marée de Brest en raison de la très
notable prédominance, en ce point, de la marée semi-diurne.
Pratiquement, elle se heurtait à la double difficulté de déterminer
les coefficients et les phases de tous les termes périodiques
intervenants et de reconstituer la hauteur du niveau par la
somme de tous ces termes périodiques. Mais le génie, à la fois
si profond et si pmtique, de Lord Kelvin est parvenu à triompher
de ces obstacles avec l'ingéniosité qui se retrouve dans toutes
les inventions, si nombreuses et d'une si vaste portée, de
l'illustre physicien et mathématicien anglais. La méthode har-
monique peut d'ailleurs être aussi considérée comme la traduc-
tion analytique et la généralisation des anciennes méthodes de
Lubbock et de Whewell. Mais, au point de vue mathématique,
elle doit être surtout regardée comme une application — et l'une
BIBLIOGRAPHIE. 023
des plus belles, à coup sûr, qui en aient été faites — de la
fameuse formule de Fourier. Elle repose essentiellement sur le
développement du potentiel en somme de termes périodiques
à chacun desquels en correspond, dans le développement de la
hauteur de la marée, un autre dont Tamplitude se déduit de
celle' du premier au moyeu d*un certain facteur, la phase au
moyen d'une certaine constante soustractive, dépendant l'un et
l'autre des circonstances locales. Chacun des termes du second
développement est considéré comme définissant une des ondes
élémentaires dont la superposition produit la marée. La pratique
a d'ailleurs permis de reconnaître que la reconstitution du
phénomène était, en général, obtenue d*une façon largement
suffisante au moyen de 14 ondes lunaires (8 semi-diurnes,
3 diurnes, 8 à longue période) et 6 solaires (3 semi-diurnes,
2 diurnes, 1 a longue période) qui toutes sont distinguées par
une dénomination spéciale et désignées par une lettre qu'a
consacrée l'usage. Il existe évidemment des relations entre les
constantes introduites par l'analyse harmonique et celles que
comporte la théorie de Laplace : âge de la marée, établissement
du port, rapports des actions moyennes des deux astres, unité
de hauteur, etc. Les principales sont mises en évidence par
l'auteur.
Le calcul des marées de Brest présente une importance par-
ticulière non seulement parce que, depuis les belles recherches
de Laplace, il sert de fondement à la prédiction du phénomène
sur toutes les côtes françaises, mais encore parce qu'on en tire
parti pour les autres points du globe où la méthode de Laplace
est encore d'une application commode, c'est-à-dire où la marée
semi-diurne est nettement prépondérante par rapport à la marée
diurne. M. RoUet de l'Isle consacre donc un chapitre tout entier
à la marée de Brest, faisant connaître en détail la méthode
pratique que l'ingénieur hydrographe Chazallon a greffée, à ce
propos, sur la belle théorie de Laplace.
Pour la prédiction de la marée en un point déterminé quel-
conque, la méthode de Laplace est, avons-nous dit, plutôt utili-
sable si la marée diurne est pratiquement négligeable auprès de
la marée semi-diurne alors que la méthode harmonique est
d'une application absolument générale ; mais connue celle-ci
exige quinze jours au moins d'observations continues, que,
d'autre part, la condition requise pour la validité de la première
est fréquemment réalisée, l'auteur commence par l'exposer de
façon très détaillée. Après avoir montré comment se déterminent
624 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
les caractéristiques de la marée semi-diurne, il développe les
divers procédés permettant d'obtenir les prédictions ; le premier
repose sur le calcul direct des formules, le second, où la géomé-
trie vient très heureusement au secours du calcul, sur l'emploi de
tableaux de concordance permettant de déduire soit les heures,
soit les hauteurs des pleines mers de celles qui ont été obtenues
directement pour un autre port; l'auteur donne également
quelques indications sur le procédé des annuaires anglais fondé
sur l'emploi de certaines tables de corrections.
Lorsque les deux marées ont des grandeurs comparables, la
méthode de Laplace ne reste efficace que dans des cas extrê-
mement rares (comme celui des mers de Cochinchine) alors que
la méthode harmonique permet de résoudre le problème d'une
façon absolument générale pourvu toutefois que Ton dispose
d'observations préalables suffisamment longues et précises. Il
s'agit, en effet, tout d*abord, d'effectuer Tanalyse harmonique de
la courbe de marées relevée pendant un certain temps de façon
à déterminer les ondes élémentaires qui, par leur superposition,
produisent l'onde marée. Cette analyse harmonique comporte
divers procédés que l'auteur décrit en détail, et notamment celui
de M. Darwin qui s'est, comme on sait, fait une spécialité de ce
genre d'étude. Pour l'opération inverse consistant, par somma-
tion des ondes élémentaires, à prévoir la hauteur de la marée
pour un instant quelconque. Lord Kelvin a imaginé, sous le nom
de Tide predictor,une solution mécanique extrêmement élégante,
que rapporte l'auteur et sans le secours de laquelle l'opération
fût restée tout à fait impraticable. Un exemplaire de la machine
de Lord Kelvin fonctionne au Service hydrographique de Paris
où elle sert à calculer les annuaires des colonies françaises des
mers de Chine et de l'Océan Indien. Une variante de cette
machine, due à M. Roberts. fonctionne aussi à l'India Office de
Londres, pour le calcul des marées des Indes anglaises. On
obtient par ce procédé une prédiction complète de la marée,
c'est-à-dire la hauteur à un instant quelconque. Or, en pratique,
ce sont surtout les pleines et les basses mers qu'il importe de
connaître : ce renseignement se déduit bien évidemment de la
courbe tracée par la machine de Lord Kelvin ; mais on peut
l'atteindre directement sans recourir à une détermination aussi
complète. L'auteur décrit, à ce sujet, la machine simplifiée ima-
ginée en 1880 par M. Ferre! et qui fonctionne depuis 1882 à
Washington pour les besoins du Coast and Geodetic Survey.
11 donne aussi, pour le cas où la marée diurne a une amplitude
BIBLIOGRAPHIE. 025
très petite relativement à la marée semi-diurne, le procédé
de calcul de M. Darwin, fondé sur Temploi des éléments que
fournit l'analyse harmonique.
On peut enfin se proposer de calculer, à défaut d'un annuaire»
une pleine ou une basse mer isolée. Pour ce problème M. Rollet
de l'isle indique plusieurs solutions dont l'une lui appartient en
propre. 11 fait voir enfin comment, dans le cas où Ton ne dispose
que d'observations incomplètes (soit de moins d'une année d'ob-
servations de pleines et basses mers, s'il s'agit de la méthode de
Laplace, de moins de quinze jours d'observations continues, s'il
s'agit de la méthode harmonique), comment on peut néanmoins
les utiliser en vue de la réduction des sondes d'un lever hydro-
graphique.
Le phénomène des marées intéresse, en effet, particulièrement
l'hydrographe pour la détermination de ce qu'on appelle le
niveau de réduction des sondes, à partir duquel sont prises les
cotes portées sur la carie des abords d'un littoral. Le niveau
adopté, à cet effet, en France est celui le plus bas que la mer
puisse théoriquement atteindre afin qu*en tout point le naviga-
teur trouve en tout temps au moins autant d'eau qu'en indique
la cote portée sur la carte. En Angleterre, on se borne à prendre
le niveau des basses mers de vives eaux moyennes (qui, de fait,
est rarement dépassé) afin de ne pas induire le navigateur en
une défiance exagérée pour la plus grande part du temps, quitte
à appeler son attention sur les précautions qu'il doit prendre
aux époques de plus grand abaissement de la surface de la mer.
L'auteur indique, pour les divers cas qu'offre la pratique, la fa^on
dont on peut procéder à cette détermination.
Son ouvrage, sans négliger le côté scientifique de la question
(en tant, tout au moins, qu'il intéresse les applications) visant,
avant tout, un but technique, AL Rollet de l'isle consacre un
chapitre aux renseignements donnés dans les annuaires et sur
les cartes, publiés surtout en France et en Angleterre, indiquant,
de façon détaillée, comment il convient de s*en servir pour
résoudre les problèmes courants de la pratique.
Pour la détermination du niveau moyen, qui intéresse particu-
lièrement les opérations de nivellement géodésique, il décrit le
marégraphe totalisateur de M. Reitz, qui conduit au résultat de
façon purement automatique, ainsi que le médimarémètre de
M. Lallemand qui, bien qu'exigeant une opération graphique
complémentaire (fort simple, à la vérité, et susceptible d*ètre
n|e SERIE. T. X. 40
626 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
effectuée au moyen d'uu intégrateur), a Tavantage d'un établis-
sement beaucoup plus facile et moins dispendieux.
Le phénomène des marées à Tembouchure des fleuves, où il
se complique notablement du fait de la configuration des rives
et des fonds entre lesquels il s'insère, offre un intérêt spécial
tant pour la navigation que pour les travaux publics. M. Rollet
de risie, sans s'appesantir sur les théories encore assez flot-
tantes en lesquelles on s'est efforcé de synthétiser cet ensemble
fort complexe de faits, se borne à étudier les manifestations du
phénomène et à tirer des résultats de cette étude les consé-
quences pratiques qu'ils comportent. 11 s'inspire d'ailleurs, pour
cet exposé, des remarquables travaux des ingénieurs des Ponts
et Chaussées Comoy et Bourdelles, de même que, pour la solu-
tion du problème des routes, qui se pose aux navigateurs en ces
parages, il utilise les importantes recherches de l'ingénieur
hydrographe Manen. Il dit enfin quelques mots du mascaret, qui
constitue la particularité la plus frappante des marées fluviales,
mais sans insister sur les explications assez hypothétiques qui
en ont été données par divers ingénieurs et dont la plus satis-
faisante semble être celle qui a été proposée par M. Bazin.
Un non moindre intérêt s'attache à l'étude, fort complexe
aussi, des courants de marée dont l'allure normale, telle qu'elle
résulterait des seules influences astronomiques, peut être pro-
fondément modifiée par les circonstances locales. ** L'étude des
courants de marée sur les côtes, dit l'auteur, a une très grande
importance, tant au point de vue de la navigation qui, dans
certains chenaux, peut être arrêtée ou facilitée par ces courants,
qu'au point de vue de l'amélioration ou de la construction
des ports à établir sur ces côtes. Ces courants, en effet, sont,
avec les vents, les grands agents de la transformation des
rivages ; ce sont eux qui transportent les alluvions produites par
la désagrégation des falaises ; ils peuvent, dans quelques cas,
produire des atterrissements considérables ou, au contraire, des
affouillements dangereux. 11 est impossible d'établir un projet
de constructions à la mer sans avoir des données précises sur
les courants littoraux de marée dans le voisinage. „ L'auteur
s'étend d'ailleurs particulièrement sur les courants de la Manche
d'après les travaux de MM. Keller (à qui il emprunte d'intéres-
santes données historiques sur la question), Gaussin, Hédouin et
le commandant Houette.
Diverses causes accidentelles, au premier rang desquelles il
faut compter la pression barométrique et le vent, interviennent
BIBLIOGRAPHIE. 627
pour fausser dans une certaine mesure les prédictions déduites
des considérations purement astronomiques et il était intéres-
sant à cet égard de confronter les résultats des observations
avec ceux des formules. M. RoUet de Tlsle s*est lui-même parti-
culièrement occupé de la question, en ce qui concerne le port
de Brest, pour les années 1895 et 1898. Les courbes d'erreurs
présentent bien Taliure caractéristique de l'exclusion de toute
erreur systématique. Les écarts sur les heures restent, en valeur
absolue, inférieurs à vingt minutes, cette limite étant d'ailleurs
très rarement atteinte ; en ce qui concerne les hauteurs, les
prévisions trop fortes sont prépondérantes pour les hautes
mers, et c'est le contraire pour les basses mers ; les erreurs
restent, au surplus, comprises entre + 35 et — 55 centimètres
pour les pleines mers, -f- 30 et — 70 pour les basses mers.
L'auteur dit enfin quelques mots des variations accidentelles du
niveau de la mer connues sous le nom de seiches, et qui, diaprés
les travaux de M. Farel, semblent produites uniquement par des
circonstances atmosphériques, ainsi que des raz de marée.
Si, au point de vue pratique, la connaissance qui importe le
plus, et en vue de laquelle ont été dressés les annuaires, est
celle des pleines et des basses mers, il est pourtant des cir-
constances où le besoin se fait sentir d'obtenir, en un point
donné, la hauteur de la marée à un instant quelconque. La
méthode harmonique, quand on peut l'appliquer, donne la solu-
tion du problème ; mais, dans les circonstances ordinaires, il
s'agît de déduire, au moins approximativement, et par le pro-
cédé le plus simple et le plus rapide possible, le renseignement
que l'on recherche des indications fournies par les annuaires.
De nombreux procédés ont été proposés pour ce but. L'auteur
rapporte ceux de Laplace (1810), Chazallon (1839), Whewell
(1840), Airy (1842), Beechey (1848), Bouquet de la Grye (18t>8),
Ploix (1876), Hanusse (1890) ; il termine par la description des
abaques qu'il a construits lui-môme pour cet usage et qui sont
édités par le Service hydrographique français, et indique le
principe de tables perpétuelles qui seraient, à ce point de vue,
d'une grande utilité.
L'ouvrage se termine par une étude fort intéressante du
régime de la marée sur les côtes de France bordant l'Atlantique
et la Manche et qui peuvent se répartir en trois sections : de la
frontière espagnole à Brest, de Brest à Cherbourg, de Cherbourg
à la frontière belge. Pour chacune d'elles, l'auteur indique les
principales particularités qu'offre le phénomène; c'est d'ailleurs
628 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
dans la troisième que se rencontrent les plus grandes anomalies
en raison de l'interférence qui se produit entre Tonde qui, après
avoir atteint les Orcades, redescend le long de la cMe Est de
l'Angleterre, et celle qui remonte directement dans la Manche.
L'auteur étudie d'ailleurs en détail, par une méthode en partie
géométrique» le problème de la combinaison de deux ondes
marchant en sens contraire dans un canal. Les points du littoral
pour lesquels il indique les circonstances principales du phéno-
mène sont, pour la première section, la Gironde, les Pertuis, la
Charente, la Loire ; pour la seconde, Brest, Saint-Malo, Goury ;
pour la troisième, la baie de Seine et la Seine. Ces descriptions
physiques, jointes aux théories scientifiques, ajoutent notable-
ment à rinlérét du livre, qui, dans son ensemble, est peut-être
le plus instructif qu'on ait encore écrit sur le sujet. Par la
variété de ses enseignements, il est d'ailleurs susceptible d'in-
téresser un cercle de lecteurs plus large que celui des seuls
spécialistes qui auront à le consulter, et avec le plus grand
fruit, au point de vue technique.
M. 0.
VIII
Etude expérimentale du Ciment armé, par R. Feret, ancien
élève de l'École polytechnique, chef du laboratoire des Ponts
et Chaussées de Boulogne-sur-mer (Ouvrage faisant partie de
V Encyclopédie industrielle fondée par M.-C. Lechalas). Un vol.
in-80 de 777 pages. — Paris, Gauthier- Villars, 1906.
11 n'y a guère qu'une dizaine d'années que le ciment armé a
pénétré dans la pratique courante du constructeur, mais son
essor a été rapide, et. par la place qu'il est parvenu à se faire
en si peu de temps, on peut juger de l'avenir qui lui est vrai-
semblablement réservé. Aussi l'étude de ses propriétés a-t-elle
sollicité de nombreux ingénieurs, dont les travaux, publiés sons
forme de volumes à part ou d'articles parus en divers recueils
techniques, ont déjà donné naissance, comme on le verra plus
loin, à une ample littérature. Chef, depuis vingt ans, du labora-
toire créé à Boulogne-sur-mer par l'Administration des Ponts
et Chaussées de France pour le contrôle et l'étude des chaux et
ciments, M. Feret était particulièrement qualifié pour apporter
BIBLIOGRAPHIE. 629
sa contribution à cette étude nouvelle. Non moins habile à
manier la théorie qu'à exécuter les expériences et à poursuivre
les conséquences de leurs résultats, il s'est trouvé à même
d'envisager la question, des divers points de vue où elle se
présente, avec une égale compétence ; aussi son oeuvre est-elle
de nature à intéresser à la fois ceux que sollicite plus particu-
lièrement le côté théorique ou le côté pratique du sujet. C'est
cette œuvre qu'il livre aujourd'hui au public sous forme d'un
volume de près de 800 pages. Un travail de cette ampleur et de
cette originalité ne s'analyse pas aisément en quelques lignes.
Nous essaierons néanmoins d'en faire naître quelque idée en
insistant de préférence sur les points où se manifeste plus
spécialement la contribution personnelle de l'auteur, d'ailleurs
fort importante dans l'ensemble.
En de telles matières, les développements théoriques n'ont de
valeur que s'ils s'appuient sur l'expérience dont ils ont pour
but d'ordonner et de synthétiser les résultats. L'auteur a donc
fait sagement de consacrer la première partie (90 pages) de son
ouvrage aux expériences comprenant les essais de rupture
sous charges continuellement croissantes ou avec alternatives
de chargement et de déchargement. 11 consigne, chemin faisant,
nombre de remarques, d'une grande importance pratique, aux-
quelles il a été personnellement conduit, notamment sur la
nécessité d'étudier les déformations des poutres sous des
charges inférieures à leur charge de rupture, sur les variations
de l'élasticité du mortier suivant que, pour une charge donnée,
il est ou non parfaitetneni écroui, sur la succession des états
élastiques d'une poutre pour des valeurs de plus en plus fortes
de la charge maximum, etc.
La deuxième partie, relative aux théories et aux calculs, est
beaucoup plus étendue (240 pages). C'est là principalement que
M. Feret a occasion de développer ses idées personnelles. 11 fait
d'abord un rappel des principes généraux de la résistance des
matériaux pour en faire l'application à chacun des matériaux
en présence considéré isolément, puis à leur ensemble.
L'étude de la rupture sous différents genres d'effort ayant
particulièrement fixé l'attention de l'auteur, il développe, en la
remaniant sur quelques points, la théorie à laquelle il avait été
précédemment conduit et qu'il avait exposée, en 1900, devant le
Congrès international des méthodes d'essai des matériaux de
construction. En s'inspirant des premières études de M. L. Du-
randClaye, trop peu remarquées à l'époque de leur publication,
63o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
mats qui ont pris depuis lors, dans l'évolution de la science des
essais, la place qui correspond à leur réelle importance, la
théorie de M. Feret considère la rupture sans déformation per-
manente appréciable comme résultant dans tous les cas de la
combinaison d'une action normale, d*une action tangentielle et
du frottement (au besoin pris comme négatif dans certains cas
particuliers) et aboutit à une formule absolument générale
applicable à tous les genres d'effort possibles : traction, com-
pression, flexion, cisaillement, etc. Cette théorie, habilement
construite, indique chez l'auteur un esprit puissamment synthé-
tique. 11 a soin d'ailleurs de passer en revue les formules
admises dans la pratique par divers auteurs pour montrer à
l'aide de quelles simplifications on peut les rattacher à la for-
mule générale et mettre en évidence les vérifications tirées des
expériences décrites au début de l'ouvrage, de façon à préciser
la mesure dans laquelle elles se peuvent justifier. Toute cette
discussion, non moins critique que savante, est propre à éclairer
la religion des ingénieurs appliqués à tirer parti de ce mode
nouveau de construction.
Mais c'est peut-être davantage encore dans les solutions
graphiques qu'il propose de substituer à des calculs nécessaire-
ment fort compliqués que s'affirme, avec une plus haute origina-
lité, le remarquable talent de Tauteur, solutions qu'il développe
d*abord dans le cas des poutres homogènes pour en faire ensuite
l'extension à celui des poutres armées. Ainsi qu'il arrive tou-
jours avec ce mode spécial de calcul, les discussions y prennent
une forme véritablement lumineuse.
Lh marche forcément suivie dans le développement de toute
théorie physique comportant, au début, diverses hypothèses
simplificatives propres à rendre non seulement plus aisée, mais
même simplement possible, la tâche de l'analyste, il y a lieu,
pour serrer la réalité de plus près, d'introduire successivement
divers éléments de complication en appréciant l'influence qu'ils
peuvent exercer sur la forme des résultats tout d'abord acquis.
El c'est ainsi que procède M. Feret en ayant d'abord égard
aux efforts répétés (ce qui le conduit encore à une solution
graphique intéressante pour le problème des flexions répétées),
puis à diverses causes d'erreurs relatives à la configuration de
la poutre et de l'armature, aux efforts extérieurs, aux actions
moléculaires internes, à rhélérogénéilé des matériaux, à l'in-
fluence de divers agents physiques (température^ état hygro-
BIBLIOGRAPHIE. 63 1
métrique, variations de volume du mortier pendant le durcisse-
ment).
La troisième partie (145 pages) peut être vraiment qualifiée
d*œuvre de bénédictin, appelée à rendre d'inappréciables ser-
vices et pouvant servir de modèle à des publications similaires
visant un objet technique ; c*est une bibliographie générale du
ciment armé dans laquelle Tauteur s*est efforcé de réunir tout
ce qui, soit sous forme d'articles de périodiques, soit sous forme
de brochures séparées, a été publié, dans une langue quelconque,
sur le ciment armé et ses applications. Ce répertoire est d'ail-
leurs méthodiquement classé en cinq paragraphes principaux :
généralités ; observations et expériences ; théories et calculs ;
systèmes de construction ; applications. Eux-mêmes sont sub-
divisés en un certain nombre d'articles et, pour donner une
idée du soin qu'y a mis l'auteur, nous ne croyons pouvoir mieux
faire que de donner la nomenclature, fort instructive, d'ailleurs,
par elle-même, des articles entre lesquels sont réparties les
applications cataloguées au dernier paragraphe :
Dispositions pratiques et organisations de chantier. — Appli-
cations en général. — Poutres, dalles, hourdis, planchers. —
Balcons, encorbellements, tribunes. — Toitures. -- Escaliers.
— Murs. — Piliers et colonnes. — Mâts et poteaux. — Cheminées
d'usines, tours, phares. — Pilots et fondations. — Pavages,
dallages, pistes. — Pierres artificielles et menus objets. —
Maisons d'habitation ou de commerce. — Édifices publics. —
Magasins et constructions industrielles. — Constructions mili-
taires. — Chemins de fer. — Systèmes de traverses pour
chemins de fer. — Divers travaux hydrauliques. — Grands
barrages. — Murs de quai. — Consolidations de rives. — - Cou-
vertures de rivières. — Ponts et passerelles. — Voûtes, tunnels,
conduites, tuyaux. — Réservoirs, cuves, silos. — Diverses
autres applications.
Cette listé, outre qu'elle témoigne du souci d'ordre que l'auteur
a apporté dans l'élaboration de cette bibliographie si complète,
permet d'embrasser d'un coup d'œil le cycle des applications si
variées du ciment armé, et c'est aussi ce qui nous a engagé à la
reproduire ici.
La quatrième partie (280 pages), bien que présentée à titre
d'annexé, offre une importance intrinsèque et comporte des
développements tels qu'il y a lieu d'y insister non moins que sur
la portion principale de l'ouvrage ; elle a trait surtout aux
recherches personnelles de l'auteur touchant les diverses résis-
632 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tances des mortiers et bétons. Les premiers travaux de M. Feret
sur ce sujet, disséminés jusqu'alors en diverses publications,
sont ici synthétisés et complétés par de nombreuses recherches
nouvelles, qui forment du tout un ensemble homogène et pré-
senté dans un ordre méthodique.
L'auteur traite en premier lieu des résistances à la compres-
sion. La contribution personnelle la plus originale qu'il y a
apportée vise la prévision des résistances. Il est parvenu, eu
effet, à donner une formule, fondée sur la considération des
volumes absolus occupés dans le mortier ou le béton frais par
les différents éléments constituants, qui permet de comparer
approximativement les résistances à la compression qu'attein-
dront, au bout d'une môme durée de conservation dans des con-
ditions identiques, tous les mortiers ou bétons composés avec le
même liant. M. Feret complète d'ailleurs son exposé de principes
par le compte rendu de nombreux essais auxquels il s'est livré
dans des conditions diverses, essais qui, pour la plupart, consti-
tueront aux yeux des gens techniques une nouveauté et leur
apporteront, en ce qui concerne l'influence de la répétition des
efforts, des enseignements analogues à ceux que nous devons à
WAliler relativement aux métaux. Notons en passant que l'auteur
fournit quelques indications touchant la compression par chocs,
qui ne semble pas avoir été beaucoup étudiée jusqu'ici.
Les résistances au cisaillement et au poinçonnage n*ont pas
moins attiré les vues de l'auteur et, dans le chapitre qu'il leur
consacre, il met en évidence le fait intéressant qu'elles sont pro-
portionnelles à la résistance à la compression, ce qui apporte la
confirmation par l'expérience de certaines idées théoriques
émises dans la seconde partie de l'ouvrage.
En revanche, les résistances à la traction et à la flexion,
sur lesquelles l'auteur s'étend ensuite longuement, et qui sont
proportionnelles entre elles, ne le sont pas à celles du groupe
précédent.
11 convient de signaler d'une façon toute spéciale la méthode
nouvelle proposée par M. Feret pour les essais de flexion et qui
est caractérisée par la constance du moment. Dans les anciennes
méthodes intervenaient des efforts parasitaires susceptibles de
masquer les effets que l'on voulait réellement constater. Au con-
traire, dans les essais sous moment constant, dont l'auteur donne
une justification rigoureuse, la partie où se fait la rupture est
absolument soustraite aux efforts qui se développent dans le voi-
sinage des points de contact de l'appareil d'essai et du prisme
BIBLIOGRAPHIE. 633
soumis à l'épreuve. M. Feret donne, au surplus, toute sa mesure
comme expérimentateur en se livrant à une étude détaillée de
toutes les influences avec lesquelles il faut compter pour en
déduire une méthode qui, au mérite d'éliminer autant que pos-
sible toute action perturbatrice, joint celui d'être d'une exécution
absolument simple. Il faut avoir été aux prises avec des difficul-
tés analogues à celles qu'il a si bien vaincues pour apprécier
toute l'habileté qu'il a déployée en cette partie de ses travaux.
Comme dans le cas de la compression, il esquisse un mode de
prévision des résistances à la flexion, mais les résultats ici obte-
nus ne sont pas encore d'une aussi parfaite netteté. Il fournit
aussi des indications sur les essais de flexion par chocs qui
offrent un certain caractère de nouveauté.
Le dernier chapitre est consacré à une question qui n'avait
pas encore, que nous sachions, été élucidée à ce point, celle de
l'adhérence des mortiers et bétons aux autres matériaux. Il n'a,
en effet, jusqu'à présent été tenté que fort peu d'essais dans
cette voie. L'étude générale entreprise par M. Feret n'en est que
plus intéressante. Il y fait ressortir pour la prejnière fois la
nécessité d'avoir égard à deux sortes d'adhérence, l'une nor-
male, l'autre tangentielle, et parvient à une formule identique à
celle qu'il a précédemment mise en évidence dans l'étude de la
rupture, à cette différence près que l'adhérence y remplace la
cohésion. Toutefois la tentative de vérification expérimentale
qu'il fait connaître aurait besoin de recevoir encore quelques
perfectionnements.
11 est remarquable que l'étude des méthodes propres à effec-
tuer la détermination de l'adhérence normale aboutit à un dis-
positif identique à celui proposé pour les essais à la flexion. En
analysant d'ailleurs, de manière approfondie, les diverses
influences auxquelles il faut avoir égard dans ces essais, l'auteur
est conduit à nombre d'indications d'un haut intérêt pratique.
La détermination de l'adhérence tangentielle ne comporte pas
encore toute la précision que Ton souhaiterait de réaliser et ne
conduit conséquemment pas encore à des conclusions suffisam-
ment fermes.
M. Feret étudie à part les influences qui interviennent dans
l'adhérence tangentielle de divers mortiers soit à des pierres,
soit au fer. Dans ce second cas, on retombe sur le sujet même
auquel est consacré l'ensemble du volume ; aussi l'auteur s'y
étend-il particulièrement, multipliant les indications sur toutes
les circonstances dont peut dépendre le degré d'adhérence des
634 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES..
bétons à leurs armatures, notamment sur la manière dont le
ciment armé se comporte dans divers milieux, tels que l'eau
douce, Teau de mer, une atmosphère plus ou moins humide,
soumise ou non aux intempéries on à d'importantes variations
de température.
Tel est, en ses grandes lignes, le livre à la fois original et
savant que M. Feret vient d'offrir aux ingénieurs. Il marquera
certainement une époque dans l'histoire du ciment armé et
contribuera à préparer les surprises que ce nouvel élément de
construction nous réserve encore.
M. 0.
IX
Traité pratique d'électrochimie, par Richard Lorenz, pro-
fesseur à l'École polytechnique fédérale de Zurich, directeur des
laboratoires d'électrochimie et de chimie physique. Refondu
d'après l'édition allemande par Georges Hostelet. Un vol. in -8®
de vi-324 pages. — Paris, Gauthier- Villars, 1905.
Ce livre, comme l'indique son titre, n'est pas une simple tra-
duction de l'édition allemande parue en 1901. Celle-ci était prin-
cipalement destinée à des commençants et comprenait unique-
ment le programme d'expériences que l'auteur faisait exécuter
à cette époque par les élèves électrochimistes de l'Ecole poly-
technique fédérale de Zurich. Dans cette édition française au
contraire, les auteurs, comme ils nous le disent dans la préface,
ont cru opportun de refondre l'ouvrage en adoptant un point de
vue plus systématique. Ils ont voulu associer aux moyens d'édu-
cation pratique une méthode d'enseignement progressif au labo-
ratoire, tant pour faire comprendre Tesprit des théories que pour
apprendre à trouver en elles un guide de travail expérimental.
C'est pourquoi la première partie est précédée d'une introduc-
tion donnant les notions générales sur l'électricité, l'état d'élec-
trisation, les courants électriques et leurs effets, les générateurs
et les récepteurs, le rendement des machines électriques, la force
électromotrice de polarisation et les unités pratiques d'électri-
cité. Une introduction à la 2^** partie nous donne des notions
générales de mécanique chimique.
Ce n'est pas chose aisée de donner d'une façon succincte et
BIBLIOGRAPHIE. 635
suffisamment claire à la fois ces notions sur Ténergétique, la
thermodynamique et les équilibres chimiques : les auteurs
cependant semblent y avoir réussi, étant donné que cette édition
française n*est plus destinée à des commençants. L'ouvrage
lui-même renferme 65 exercices d'électrochiitiie divisés en trois
parties. La 1" partie qui étudie d'une façon plus élémentaire les
lois et les réactions fondamentales, explique avec assez de
détails les méthodes de mesures électriques : mesure de l'inten-
sité d*un courant ; mesure de la résistance d'un électrolytc au
moyen du pont de Wbeatstone ; mesure enfin de la différence de
potentiel entre deux points d'un circuit.
Des exercices spéciaux indiquent différents procédés d'étalon-
nage d'un ampèremètre ; l'ajustement d*uDe résistance ; l'emploi
d'un voltmètre comme ampèremètre ou comme résistance, etc.
La section II de cette première partie examine les conditions
et les dispositions favorables à la réalisation d'une transforma-
tion électrochimique déterminée d'abord si cette réaction est
obtenue par une réaction primaire ; ensuite si elle Test par une
réaction secondaire.
La seconde partie, qui donne la théorie de l'électrolyse, est
divisée elle aussi en deux sections.
La section I traite de la dissociation électrolytique des solu-
tions aqueuses ainsi que de leurs facteurs d'équilibre en phases
homogènes. Elle fait évaluer ensuite leurs résistances spécifiques
aux déplacements provoqués par le passage du courant à tra-
vers l'électrolyte. Dans les exercices de la section II on déter-
mine en premier lieu les lois des variations des tensions de
polarisation d*une transformation électrochimique à l'une ou à
l'autre électrode ; et ensuite, par l'étude de l'influence de la
densité du courant, on évalue les forces retardatrices.
Enfin la 8™« partie traite de l'électrochimie appliquée, de
l'analyse électrochimique et de la production électrochimique des
corps.
Beaucoup de ces exercices, ceux notamment qui caractérisent
les principes des théories admi.ses sont précédés d'un exposé
sommaire, qui en montre la portée. Nous pourrions répéter ici
ce que nous avons dit de l'exposé des théories. Un très grand
nombre de ces exercices sont d'une manipulation difficile, quel-
ques-uns exigent même une habileté plus qu'ordinaire.
Les auteurs, comme ils le disent dans la préface, n'ont pas la
prétention de donner un exposé complet de la matière. D'amples
renseignements bibliographiques tant au bas des pages que dans
636 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
un appendice spécial, renseignent d'ailleurs complètement le
lecteur qui voudrait étudier plus à fond un domaine spécial de
Télectrochimie.
J. P.
X
Le Bois, par J. Beauverie (1), avec une préface de M. Dau-
BRÉE, conseiller d'État, directeur général des Eaux et Forêts.
Compact in-8o de xi-1402 pages en deux fascicules, le premier
pp. 1 à 704, le deuxième pp. 705 à 1402. Avec 485 figures, dont
J6 hors texte. — Paris, Gauthier- Villars, 1903 (De la collection
Encyclopédie industrielle, fondée par M. Lechalas, inspecteur
général des Ponts et Chaussées).
La littérature forestière, depuis quelques années surtout,
s'enrichit de nombreux ouvrages. Déjà nous avons eu l'occasion
d'attirer l'attention — et d'y insister — sur le travail encyclo-
pédique en matière forestière de M. Huffel, professeur à l'École
des Eaux et Forêts de Nancy, Économie forestière, dont deux
volumes sur trois ont paru jusqu'à présent.
Le travail de M. Beauverie, dont le titre précède, est plus
spécial, encore que non moins savant et non moins approfondi.
Il envisage et étudie à tous les points de vue, aussi bien dans
sa constitution intime que dans son mode de formation et ses
emplois industriels et commerciaux, cette marchandise univer-
sellement répandue et base d'industries si nombreuses et si
variées, qu'on appelle le bois.
Un tel sujet se rattache nécessairement à l'art forestier
comme à la science forestière elle-môme. Celle-ci, toutefois, n'y
concourt que, en quelque sorte incidemment, comme un élément,
essentiel il est vrai, du sujet principal, non comme ce sujet lui-
même. La forêt, la sylviculture proprement dite, y occupe un
chapitre; l'abatage et la traite des bois un autre; et ces deux
chapitres sont loin d'être les plus importants. En revanche, de
vastes développements sont donnés à ce qu'on pourrait appeler
la physiologie du bois, à ses caractères et propriétés chimiques
(1) Docteur es sciences, chargé d'un cours et des travaux de botanique
appliquée à TUniversité de Lyon, préparateur de botanique générale.
à
BIBLIOaRAPHIE. ÔSy
et physiques, au commerce de cette marchandise, aux défauts
et altérations auxquels les bois sont exposés, aux procédés
employés pour prolonger leur conservation. L'étude des bois
industriels et des essences qui les produisent, comme aussi leur
production dans les cinq parties du monde et dans nos colonies,
complètent cette œuvre monumentale.
Ayant ainsi donné un très sonjmaire aperçu de l'ensemble de
l'ouvrage, il ne sera pas sans intérêt de l'examiner avec quelque
détail.
Les " Chapitres „ — ils seraient beaucoup mieux désignés
sous l'appellation de ** Livres „, celle de " Chapitres „ et de
" Paragraphes „ étant réservée à leurs nombreuses divisions et
subdivisions — les " Chapitres „, disons^nous, sont au nombre
de treize.
L Le premier est un véritable traité de physiologie végétale,
avec application spéciale au tissu ligneux, des principales
essences. Commençant par la description de la cellule puis des
diverses variétés de fibres et de vaisseaux et décrivant leur rôle
dans la formation du bois sous l'action de la sève, l'auteur
explique la formation des couches concentriques annuelles avec
distinction des formations printauière (vaisseaux) et automnale
(fibres) : ce mode de développement est déterminé dans nos
climats tempérés par la succession régulière des saisons froide
et chaude. Dans les pays tropicaux ou subtropicaux, il n'en est
plus de même ; les alternatives de séries pluvieuses et sèches,
pouvant se reproduire plusieurs fois dans la même année, ne
permettent plus de se servir de ce mode d'appréciation.
La formation et l'accroissement de l'écorce des arbres, la
naissance et le développement du tissu subéreux aux dépens du
parenchyme de celle de plusieurs d'entre eux, sont présentés,
de même au reste que les exposés qui précèdent, avec de nom-
breuses figures dans le texte à l'appui. 11 en est de même d'une
dernière et fort intéressante division, qui a pour objet la recon-
naissance des qualités des bois d 'œuvre par Tétude anatomique,
au besoin aidée du microscope, de sections longitudinale et
horizontale prélevées sur des bois de chaque essence.
IL Pour la composition particulière et les propriétés chi-
miques, notre auteur admet, en chiflTres ronds et conformes à la
moyenne, les proportions suivantes : 40 ^/o d'eau, 1 de cendres
et 59 de principes élémentaires.
638 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
La teneur en eau varie avec les essences, avec les parties de
l'arbre considérées, avec la saison d'abatage, la durée de dessic-
cation à Tair libre, écorcé ou non, débité ou non. Sans nous
arrêter aux très nombreux chiffres donnés à Tappui de ces
assertions, fondées toutes sur des observations fréquentes, arri-
vons aux cendres du bois.
L'analyse dernière de celles-ci, allant jusqu'à la décomposi-
tion des corps en combinaison dont elles se composent, donne :
soufre, phosphore, chlore, silicium, potassium, calcium, magné-
sium, fer, sodium, plus, dans quelques cas d'ailleurs très rares,
aluminium, barium, zinc, etc. De la proportion de ces divers
corps dans les principales essences de bois, des nombreuses
expériences citées et des chififres en résultant, nous retiendrons
seulement cette remarque fort curieuse, déjà signalée par
MM. Fliehe et Grandeau, à savoir que l'impuissance du pin
maritime et du châtaignier à croître en un sol d'une teneur un
peu forte en calcaire, tiendrait moins à la présence du calcaire
lui-même qu'à l'insuffisance de potasse, la teneur des sols en
cette matière étant généralement en raison inverse de celle de
la chaux.
Ce sont les quatre principes élémentaires de toute végétation
qui^ dans les parties jeunes du bois, comme l'aubier par exemple,
forment, par leurs combinaisons, les nombreuses substances
que fait naître ou entretient la vie même de la plante, telles
tout d'abord que le protoplasma, matière vivante de la cellule,
la glucose, l'amidon, le tanin, les résines, les huiles. C'est encore
de là que viennent les odeurs suaves émises par certains bois,
désagréables par d'autres. Parmi ces derniers, citons le nerprun
purgatif (Rhamnus cathartica), la bourdaine (FrangtUa vtd-
garis), le cerisier à grappes (Cerasus padus) ; parmi les pre-
miers nommons entre autres : les bois de rose (Convolvulus
floriduSf C. Scopariusjf le bois de violette (Acacia homalo-
phylla), le palissandre (Ma^^haerium)^ les bois de santal (San-
taluniy Erimophilay Myopomm). Les bois colorés qu'utilise
souvent la teinture sont également nombreux : bois jaunes, bois
rouges, bois roses, bois noirs, dont Ténumération nous entraîne-
rait trop loin.
La cellulose et ses dérivés, les principes pectiques et les
matières incrustantes produites par la végétation closent le
chapitre second avec grande abondance de détails et exposé
d'expériences les concernant.
BIBLIOURAPHIE.
639
III. Le chapitre suivant, qui a pour objet les caractères et
propriétés physiques des bois, a une importance industrielle
considérable. Les questions de la densité^ de la dureté, de
l'homogénéité des différents bois, de leur coloration, de l'apti-
tude à la fente, sont traitées de la manière la plus pratiquement
scientifique. A propos de la coloration, l'auteur s'élève, non sans
quelque raison, contre la qualification de bois blancs appliquée
aux bois tendres, attendu que la teinte blanche domine en des
bois très durs comme le charme et le robinier par exemple.
Aussi adopte-t-il, dans un chapitre ultérieur, une classification
toute différente en ** bois durs „, ^ bois blancs „ (comprenant
plusieurs bois durs), ** bois fins „ et " résineux „. Malgré tout,
telle est la force de l'habitude que, selon toute probabilité, la
vieille démarcation en bois durs comprenant tous les bois durs,
et en bois blancs comprenant tous les bois tendres, persistera
dans la pratique.
Mais ce qui donne au chapitre qui nous occupe son plus
grand intérêt, ce sont les renseignements, tous établis par le
calcul et appuyés sur de multiples expériences, concernant
la résistance des bois à toutes les forces qu'ils ont à subir :
pression, traction, torsion, frottement, etc., et, en second lieu,
leurs propriétés calorifiques. On trouve là, en ces deux ordres
de faits, les données les plus précises et les plus complètes qu'il
soit possible de réunir avec, à l'appui, les chiffres les plus
solidement établis.
iV. Rien de bien saillante signaler dans le chapitre qui suit,
intitulé : ** Production des bois. La forêt. „ C'est un abrégé des
données les plus générales de la sylviculture, établi d'après les
bons auteurs, mais où une place trop grande nous paraît
accordée aux arbres exotiques. Non pas que nous les repous-
sions en principe et absolument, mais parce que leur introduc-
tion dans nos climats ne doit être tentée qu'avec prudence et
circonspection : toute essence exotique ne se naturalise pas,
c'est-à-dire ne se reproduit pas d'elle-même et sans le secours
de l'homme. Tel est le cas, au moins sur bien des points, du
fameux Wellingtonia ou Séquoia gigantea qui, d'ailleurs, ne
parait pas devoir réaliser chez nous les formidables dimensions
de ses pareils de Californie. £nfin il arrive fréquemment que
les essences importées ne présentent plus, dans leur bois, les
qualités de leur pays d'origine.
Relèverons-nous en passant deux inadvertances ? Le mot
640 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
féminin cépée, employé au masculin (p. 193), et (p. 214) le
Taxodium disiichum dénommé en français : cyprès cahux au
lieu de cyprès chauve.
V. Sobrement exposé et clairement détaillé est le chapitre
sur l'abatage et la traite des bois. Les modes de procéder et
l'emploi des machines et appareils y sont appuyés de figures
dans le texte qui en rendent Tintelligence facile, même à qui
serait étranger à ces matières.
VI. Sous le titre de " Commerce des bois „, il est traité de
plusieurs sujets assez sensiblement différents : exploitation
commerciale de la forêt; cubage des bois; usages commerciaux;
prix des bois ; droits de douane et données statistiques. On voit
par là en quel large horizon Tauteur envisage tout ce qui con-
cerne, dans toutes les directions et à tous les points de vue, une
matière première si abondante dans la nature et si nécessaire
à l'homme.
VII. Bien plus étendu encore est le chapitre suivant — le
Livre, devrions-nous dire — consacré aux altérations et
défauts des bois d'œuvre. Ces défauts proviennent de causes
innombrables. Les unes tiennent à la végétation des arbres eux-
mêmes sous l'action notamment de l'inégale participation aux
agents atmosphériques, par la formation des nœuds, etc., etc.
D'autres sont dues à la végétation de plantes associées comme
le lierre, les clématites et les chèvrefeuilles grimpants, ou de
plantes parasites comme le gui et l'innombrable série des
végétaux cryptogamiques : bactéries, champignons, agarics. Un
troisième ordre de causes réside dans le règne animal : mammi-
fères, oiseaux et surtout l'innombrable classe des insectes, les
uns s'attaquant aux feuilles, d'autres au bois, aux bourgeons, aux
racines ou à l'écorce : coléoptères, hyménoptères, lépidoptères,
termites, sans parler de certains crustacés et des tarets qui
attaquent, en nier, le bois des bateaux. Enfin les agents phy-
siques, vents, neiges, givre, verglas, grêle, foudre, avalanches,
cyclones, froids excessifs et extrêmes sécheresses. Toutes ces
causes agissent chacune à sa manière, d'où tonte une classifica-
tion, avec dessins à l'appui, des tares qui en résultent, et indica-
tion des moyens de reconnaître à la vue extérieure si tel bois
donné est taré ou non.
BIBLIOGRAPHIE. 64 1
VIII. Quand des bois oiït échappé ou résisté à toutes ces causes
d'altération et sont abattus parfaitement sains, ils n'échappent
point, comme toute chose d'ailleurs ici-l)as, à l'action du temps.
Tout s'use, se décompose et périt à la longue. Le bois périt de
vieillesse par la décomposition de ses tissus ; il peut périr aussi
par l'attaque de champignons parasites ou d'insectes. Mais on
peut retarder très ^sensiblement l'effet de cette action inévitable :
1" en empêchant la circulation de Tair dans le bois on obvie à
l'oxydation lente de ses tissus ; 2° en le débarrassant de tous
ceux de ses éléments qui peuvent être un aliment à des micro-
organismes vivants, ce à quoi Ton parvient par plusieurs
moyens : séchage naturel à l'air libre ou artificiel par la chaleur
ou la ventilation ; séchage par immersion dans Teau, celle-ci
dissolvant peu à peu tous les liquides séveux contenus dans le
bois et s'évaporant promptement une fois hors de l'eau; destruc-
tion de l'amidon contenu dans la tige de l'arbre par l'annélatiou
du tronc au-dessous de la naissance des branches au printemps
précédant l'automne de l'abatage. — Un troisième moyen de
conservation du bois consiste à introduire dan?^ ses fibres et
ses vaisseaux, des matières antiseptiques qui en font un milieu
impropre à entrotem'r la vie. Les systèmes et procédés en cet
ordre sont nombreux. S'il s'agit d'une pénétration superficielle,
on peut recourir à la carbonisation extérieure, au goudronnage,
aux enduits à l'huile ou autres substances, à l'immersion à froid
ou à chaud dans un bain antiseptique. Quand on veut obtenir la
pénétration profonde ou complète de la matière antiseptique
dans le boisS, on recourt à l'injection. Les méthodes d'injection
sont nombreuses et varient aussi avec la nature de l'agent
antiseptique employé.
Mieux encore, on arrive à rendre le bois incombustible par
Vignifngation, et à recouvrir d'une légère couche de métal
divers objets usuels ou d'usage courant, c'est la tnéiallisaiion
des bois.
Les 120 dernières pages de cette division considérable sur la
Conservation des bois qui n'en contient pas moins de 134,
forment le début du Fascicule II, commençant à la page 705;
et l'on se demande avec curiosité pourquoi ces 20 dernières
pages n'ont pas été ajoutées au Fascicule L lequel aurait été
le îbmc r^.
Ce " fascicule I „ se termine par un commencement de phrase :
** Tous les „, sur lequel se ferme la couverture. Et le " fasci-
cule H „, à la suite du faux-titre et du titre, débute, tout au
lIKSEmE. T. X. 41
642 REVUE hES gr/E-STIONS SCIENTIFIQL'ES.
haut de la paire 70o. par la «iiife de la phrase : * mois, oa porte
ta HfAniton k IVbiillitîon. etr. .
f'efte hizarrerie sera ai.sémeni réparée par le relieor qœ
pourra snti*-: peine mettre les choses an ptAnl en ajontant ai
fa.M'iciiIe I les iO premières pages dn fascicale FI.
IX. f^ division .snîvant#* contient dans nne * Première partie ,
comprenant les tioiî* indigènes ou natnralisés. IVInde physio-
logique et détaillée de tontes les essences avec indication des
maladies et des ennemî> propres à chacune d'elles. C'est ici que
se rencontre la rla>sifîcation nouvelle dont il a été parlé plos
haut. Dans les hois durs, l'auteur comprend : les chênes, le
hêtre, le châtaignier, le noyer, les frênes, les onnes et les
mfiriers. Ses 6oi« hlnncs sont le charme, les ératdcs (deux caté-
gories d'essences qin' sont cependant des hoîs durs), les aunes,
le bouleau, le coudrier (un demi-dur), le platane, le robinier
(il est bien tout à fait dur. celui-là), les tilleuls, les saules, les
peupliers et le marronnier. Après, viennent les bais fins: d*abord
les fruitiers amygdales : amandier, pêcher, cerisiers, prunier,
abricotier : puis les pomacés : néflier, épine blanche, coignassîer,
poirier, pommier, sorbiers el alisiers. Ensuite ce sont les deux
cornouillers, puis le buis, le houx, l'olivier, Tailante. le mico-
coulier et une foule de morts-boîs.
Parmi les résineux, M. Beauverie donne les monographies
physiologiques et anatomiques de huit pins (sylvestre, de mon-
tagne, loricio, etc.), du sapin, de Tépicea, du mélèze, du cèdre
du Liban (qu'il ne paraît pas séparer des types, cependant bien
distincts, de l'Atlas et de l'Inde), des genévriers, des thuyas et
de l'if. (]'est dans cette division que se trouvent les gravures
hors texte représentant des arbres dans tout leur aspect.
Là ne s'arrête pas le ** Chapitre IX „. Une * Deuxième
partie „ qui suit se rapporte aux ** Bois exotiques d'importation ,
et se subdivise suivant qu'il s'agit de Bois exotiqfies d'ébénis-
tarie, de Bois oxaliques de service ou de construction et enfin
de Bois de teinture,
f*arnii les premiers, passons les acajous vrai (Snnetenia
Mahogoni) et faux {Cedrela odorata), le palissandre {Machae-
riuni), les ébènes (Diospyros ou Plaquemiers divers). Mais
pounpioi Tantenr, qui fait un éloge d'ailleurs mérité du tulipier
{Uriodendron fuHpifera), le range-t-il parmi les bois d'ébénis-
teri(% pnis(fne son usage habituel, dans son pays d'origine,
paraît être un emploi do charpente et de menuiserie dans la
BIBLIOGRAPHIE. 643
construction des maisons? Le gayac (Guaiacum officinale, arbre
subtropical, bois très dur, plus lourd qHe l'eau (densité = 1,38),
sert pour les usages où, sans employer le métal, ou veut néan-
moins une grande solidité. Les noyers et caryas d'Amérique» les
bois de Tordre des cupressinées, genévriers, thuyas, callitris; les
bois de citron et ceux, fort différents, du citronnier et de l'oran-
ger ; les bois dits de rose et les bambous, — sont les plus saillants
parmi la multitude de ceux que décrit notre auteur et que nous
ne saurions mentionner tous.
Le pitchpin, le teck et deux eucalyptus, le Jarrah et le Karri
représentent les bois de service et de construction... Nous avons
eu déjà l'occasion d'exposer ici-même que bien des espèces de
pin fournissent ce qu'on appelle le pitchpin, Pinua australiSf
P. tœda, P. ponderosa (1). M. Beauverie y ajoute le sapin 00
tsuga de Douglas dont il fait grand éloge et qu'il signale, d'après
M. D. Cannon, comme " cultivable en France sur une grande
échelle „. Je ne demande pas mieux ; mais, pour ma part, malgré
divers essais, je n'ai jamais pu réussir une plantation à'Ahies
Douglaaii (2).
Le bois du teck, Tectona grandis (verbénacées), arbre hindou
qui demande une température moyenne de 20<» C, contient dans
ses tissus une huile résineuse, grâce à laquelle il résiste à
l'humide, au sec, et même au taret, ce rongeur des navires.
Aussi est-il d'un grand emploi dans les constructions navales de
tout ordre ; et notre auteur en fait-il l'objet d'une monographie
très étendue.
Les eucalyptus, dont l'Australie compte 150 espèces diffé-
rentes, fournissent le Karri et le Jarrah, qui, par leurs qualités
remarquables, feraient dans certains cas concurrence au bois de
teck lui-même.
Les bois de teinture, dont Timportance a beaucoup diminué
depuis la découverte de l'aniline, sont principalement le cam-
pèche {Hœmaloaglon campechianum) du Mexique ; les cachous
{Acacia catechu et autres); les bois rouges du Brésil,le santal,ete.
X. La production du liège, sa récolte, ses emplois, sujet dont
nous avons eu déjà l'occasion d'entretenir nos lecteurs, mais
(i) D'aucuns ont même prétendu que Ton pouvait faire de bon
pitchpin avec P. maritima, crû et exploité dans certaines conditions.
(2) D'autre part, M. Beauverie ne mentionne pas VAbies Nordmaniana,
qui se recommande par sa rusticité, sa résistance aux gelées et la riche
ampleur de son feuillage.
644 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
traité ici avec, toute l'ampleur que comporte un véritable traité,
occupent le " chapitre X „.
XL Suit Texposé général d*abord, puis détaillé pour chacun
des pays civilisés des cinq parties du monde, de la production
du bois dans l'univers, avec une division sur Tinsuffisance de
cette production d'après M. Mélard, sujet déjà traité ici-niéme
en janvier 1901, et sur lequel nous ne nous arrêterons pas.
XU. Les bois des colonies fran<;aises sont l'objet d'un examen
détaillé comme, dans le chapitre précédent, ceux des différents
peuples. Entin le chapitre Xlll et dernier étudie V ** Utilisation
des bois „ classés par l'auteur en Bois d*œuvre (charpente,
traverses, poteaux télégraphiques, étais de mine, etc.) ; Bois de
travail (sciages, tour, sculpture, tabletterie, etc.) ; Bois d'in-
dustrie (pâte à papier, cellulose, celluloïd, soie artificielle) ; Bois
de combustion (feu, charbon, briquettes de sciure, distillation
par carbonisation en vase clos).
Tel est le résumé très sommaire de ce vaste ouvrage. A une
ou deux exceptions près, chacune des grandes divisions appelées
chapitres dont il se compose, constituerait à elle seule un traité
spécial et complet. Un tel travail fait le plus grand honneur à
celui qui l'a conçu, en a patiemment réuni les matériaux épars
et les a mis en œuvre en un style clair, facile et toujours attachant
dans sa forme didactique.
C. DE KiRWAN.
XI
Traité d'exploitation commerciale des rois. Tome !««• (1),
par Alphonse Matuey, inspecteur des Eaux et Forêts. Préface
de M. Daurrée, directeur général des Eaux et Forêts. Un vol.
in-8o de xviii-488 pages, avec 377 figures dans le texte et
8 planches en chromolithographie. — Paris, Lucien Laveur, 1906.
Bien que s'occupant de plusieurs des questions traitées dans
le précèdent ouvrage, celui-ci, enfermé dans un espace plus
restreint et d'ailleurs conçu sur un plan dififiûrent, est loin de
(1) Constitution. — Défauts et maladies des bois. — Conservation. —
Emmagasinage et traitements préservatifs. — Exploitation des bols. —
Les transports.
BIBLIOGRAPHIE. 645
faire double emploi avec le premier. Le premier est assurément
l'œuvre d'un savant de marque, ayant expérimenté au labora-
toire et mis en œuvre d'innombrables documents. Le second est
aussi l'œuvre d'un savant, mais d*un savant qui, tout en ayant
utilisé, lui aussi, plusieurs sources, a observé, étudié, et souvent
même pratiqué sur place ce qu'il nous enseigne.
Avant tout forestier, mais forestier ayant parcouru de nom-
breuses régions, c'est moins, cependant, au point de vue du
forestier que s'est placé M. Alphonse Mathey, qu'au point de
vue industriel de l'exploitant, du marchand de bois.
Honoré, comme Le Bois, d'une Préface de M. Daubrée, con-
seiller d'Etat et Directeur général des Eaux et Forêts, le Trailé
d'exploitation commerciale des bois se présente au public,
ainsi que l'ouvrage qui l'a précédé, avec l'approbation de la plus
haute autorité existant en la matière.
Son ** Tome premier „ comprend cinq " I jvres „ se rapportant
respectivement à la Coffstitution des bois, à leurs Défauts et
maladies, à leur Conservation, emmagasinage et traitements
préservatifs, à leur Exploitation et à tout ce qui concerne leurs
Trattsports,
On voit, par cette énumération, quelles sont les analogies et
les différences de ce volume avec le travail précédent, dont
notre auteur ne parait pas d'ailleurs avoir eu connaissance.
Différences et analogies ressortiront mieux encore de la rapide
analyse qui va suivre.
Visant surtout à être pratique, M. Alph. Mathey néglige
l'examen microscopique des tissus ligneux, plus applicable au
laboratoire que sur le parterre d'une coupe, et se borne à l'exa-
men qu'il appelle macroscopique, c'est-à-dire pratiqué par l'œil
nu ou armé seulement de la loupe. Ceci posé, il donne pour
chaque essence, le dessin très soigné d'un échantillon de bois
prélevé suivant trois faces : section transversale, c'est-à-dire
normale à l'axe de la tige ; section radiale, c'est-à-dire longitu-
dinale dans le sens des rayons ; section tangentielle à la circon-
férence d'un des cercles d'accroissement annuel.
Chacun de ces dessins — il y en a 21 — est accompagné d'un
texte explicatif des détails de chacune des trois faces.
Cette étude macroscopique est suivie d'un exposé des ** Pro-
priétés physiques, mécaniques et chimiques des bois „, que com-
plète un chapitre sur la ^ Constitution chimique du bois „. Les
propriétés chimiques telles que les odeurs communiquées aux
bois par les acides et les huiles essentielles que leurs tissus
646 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
contiennent, ou par les produits volatils qu'ils fournissent, om
encore leur plus ou moins d'aptitude à riojection des matières
antiseptiques, tout cela est autre chose que l'ensemble des
substances dont tout bois est composé, savoir : eau, cellulose,
vasculose, matière incrustante, amidon, etc., et enfin ceudres
qui sont le résidu des matières minérales s'ajoutaut, eu plus o«
moins fortes proportions, au surplus.
Limité par l'espace, nous ne pouvons qu'indiquer, malheureu-
sement sans entrer dans le vif, tous ces sujets traités avec la
compétence de l'observateur et du savant.
Mais une partie de l'ouvrage sur laquelle nous ne saurions
trop attirer l'attention, c'est le Livre II, où sont décrits, jusque
dans leurs plus minimes détails, les défauts et les maladies des
bois. Nous avons vu, en parlant de l'ouvrage de M. Beauverie,
quelles sont les innombrables causes de ces défauts et de ces
altérations; M. Mathey les répartit en cinq classes : les défauts
physiques, les blessures, les maladies physiques, les maladies
parasitaires et enfin les piqûres et vermoulures sur les bois
abattus. II communique le fruit de ses sagaces observations, non
seulement par un texte descriptif très complet, mais encore par
des dessins qu'il a tracés lui-même et dout 45, hors texte et
coloriés, composent les huit planches en lithochromie. annoncées
dans le titre. 71 autres figures dans le texte ajoutent un surcroît
de clarté aux descriptions écrites.
Si ce qui précède intéresse tout autant le forestier que le
marchand de bois, ce qui suit, sans être assurément indifférent
au premier, est avant tout profitable au second.
En effet, une fois le bois abattu et débité en marchandise,
c'est l'intérêt de l'acheteur, et de lui seul, d'employer les meil*
leurs modes de procéder pour empêcher cette marchandise de
se détériorer, la préserver autant que possible de toute atteinte.
Ces moyens sont nombreux, soit en mettant en œuvre les agents
naturels comme l'air et l'eau, soit en recourant à des moyens
artificiels comn)e les enduits^ le flambage, l'emploi des matières
antiseptiques par immersion ou injection.
Il est vrai que V Exploitation, objet du Livre IV, intéresse,
<'onsidérée en elle-même, au moins autant le forestier que l'ex-»
ploitant. Mais comme celui-ci est soumis à un cahier de charges
très sévère et supporte, de son fait même, d'assez lourdes res-
ponsabilités, il a tout avantage à être très exactement renseigné.
Et c'est pourquoi l'auteur se place à ce point de vue.
Celui-ci nous permettra- t-il, à propos de la saison la plus
BIBLIOGRAPHIE. 647
favorable à la coupe des bois, une petite critique de détail? Il
repousse ropinioii des anciens quant à Tinfluence de la lune sur
la végétation, et fait état, notamment, de la fameuse consultation
donnée à ce sujet par Arago en 1832. Mais il a été répondu
depuis, que la dissertation sur ce point du grand Astronome
péchait par la base. Il avait réuni et mêlé les observations faites
sur les deux hémisphères, lesquelles, donnant des résultats en
sens inverse de Tun à l'autre, avaient fourni à Arago une somme
algébrique égale à zéro. M. Henri de Parville a établi cela
jadis dans diverses chroniques politiques du Correspondant,
du Journal des Débats et autres. Rien donc à conclure de
l'opinion de l'illustre astronome. M. Mathey est sans doute plus
heureux quand il cite les expériences de Duhamel en France et
de Burgsdorf en Allemagne, lesquelles prouvent que la qualité
du bois abattu est indépendante de la lunaison.
Mais on oublie que ces expériences ont porté sur des bois
exploités en hiver, parce que, en Europe comme dans tous les
climats de la zone tempérée, on exploite les bois en automne et
en hiver quand le mouvement de la sève est arrêté. Il résulte
incontestablement de ces expériences, que la lune n'a aucune
influence sur la végétation et par suite sur lepoque de l'abatage
du bois, par l'excellente raison que cet abatage a lieu quand la
végétation est arrêtée. Mais cela ne prouve pas que, durant
l'activité de celle-ci, le cours de la lune n'ait sur elle aucune
influence. D'après M. Henri de Parville, cette influence serait
réelle dans la zone intertropicale où la végétation est en activité
constante.
Cela n'a du reste pas grand intérêt pratique pour nous, puisque,
dans DOS climats, on n'exploite guère en temps de sève. Mais il
nous a paru que, proclamée d'une manière générale et sans
aucune restriction, cette négation de l'influence de la lune était
trop absolue.
Le travail de l'exploitation des coupes de bois n'est pas moins
présenté avec un détail d'informations au double point de vue
cultural et des règlements administratifs à observer, qui ne laisse
rien à désirer. La description des outils et appareils divers
employés dans tous les pays, avec dessins les représentant,
complète cette division de l'ouvrage.
La cinquième, consacrée aux Transports, occupe plus du tiers
du volume. Elle est du plus grand intérêt pour les exploitants,
comme aussi pour les propriétaires de forêts; car le débouché
des produits a sur leur valeur une importance considérable.
648 REVLK DES glJKSTlONS SCIENTIFIQUES.
L'auteur en dérril sepl ou huit ralêgoiies, et il le fait avec une
maestria qui diMiole autant les aplitudt^s el les connaissances
de ringénieur que celles du forestier. C'est d'abord le transport
sur essieux, c'est à-dire par charrois avec matériel roulant de
toutes formes suivant la nature des produits et des voies de
communication. C'est ensuite le flottage soit par radeaux pour
planches el billes ou grumes, soit à bûches perdues pour le bois
de chaufliige (1).
Le schliltaje est un autre mode de transport des buis u^ité
seulement là où il a sa raison d'être, soit dans les pays de mon-
tagne, et particulièrement dans les Vosges et dans les Alpes
allemandes. 11 consiste essentiellement en des traîneaux dont la
forme varie suivant qu'il s'agit de pièces de bois ou de bois de
chauffage el qu'un homme conduit sur des pentes variant de
20 pour cent, limite inférieure à 50 pour cent, limite ne pouvant
être dépassée. Le rôle du conducteur est de diriger le convoi en
le retenant plutôt qu'en le tirant. Des traverses en bois disposées
le long du chemin permettent au conducteur de prendre à
chaque pas un point d'appui, en s'arc-boutaut contre la tète de
schlitte.
Tous les pays de montagnes ne sont pas munis de chemins de
schlitte et nantis des appareils ajipropriés ; et d'autre parL dès
que la pente dépasse 50 pour cent, ce mode de transport ne
saurait plus être employé sans danger. On a recours alors à des
glissoirs, Elémentairement ces glissoirs, appelés aussi drayes,
ne sont que les sillons naturels creusés par les eaux suivant les
lignes de plus grande pente, le'long desquels les pièce < de bois
sont plus ou moins maltraitées par les heurts d'une voie aussi
primitive et n'arrivent à la vallée qu'en assez mauvais étal. I^es
divers perfectionnements qu'on leur apporte au moyen parfois
de véritables travaux d'art la transforment en rièses sèches ou
à eau pour les longs parcours avec faibles pentes.
Le téléphérage (Tf\\e, au loin ; qpépeiv, porter) est un mode de
transport relativement nouveau mais très usité, paraît-il, en
Suisse et en Autriche, dans les parties de montagne 011 Tinstal-
lation de chemins ou de rièses est impossible. Il consiste dans
l'emploi de cûbles et fils de fer parlant de points élevés au-
dessus d'une pente extrême ou d'un rocher à pic et aboutissant
à une station plus basse, souvent par dessus ravins ou rivières.
(1) Le bois de chauffage aussi se transportait eo radeaux sur TYoune,
il y a une trentaine d'années.
BIBLIOGRAPHIE. 649
Tel est le principe.
Quant anx différents modes d'emploi ponr faire glisser les
charges de bois le long du cûble, ils varient suivant les circon-
stances locales comme aussi selon la nature et le poids de la
charge. L'auteur les décrit en grand détail toujours avec figures,
et aussi calculs et tableaux à l'appui.
Il est un sixième mode de transport, lequel est précieux dans
les pays où manquent encore les voies de communication et
peut aussi rendre service, comme moyen économique, dans
d'autres régions. Il consiste dans ce qu'on appelle les Porteurs :
soit sur rails, en bois comme les décrit un auteur allemand cité
par notre autour, M. Frankhauser, ou bien en fer suivant le
fameux procédé Decauville; soit en employant les plans inclinés
automoteurs à deux voies comme en installe également la
maison Decauville ; soit enfin sur morails pour les bois longs,
comme cela se pratique en Amérique. Dessins, devis, calcul de
tous les éléments de ces divers dispositifs, accompagnent inva-
riablement les descriptions.
Enfin lorsque, par ces différents moyens de transport hors
forêt, les bois sont réunis en chantier pour être expédiés ensuite
plus ou moins loin, il y a les transports par eau c'est-à-dire sur
canaux, et par chemins de fer. Le dernier chapitre, affecté à
ces deux moyens de communication, donne l'indication des
démarches à faire pour les utiliser, des règlements de circula-
tion à observer, des prix de revient par unités de poids et de
distance, enfin de toutes les formalités à accomplir vis-à-vis de
grandes administrations comme celles des Compagnies de
chemins de fer.
Là se termine le tome !««' du Traité d'exploitation commer-
ciale des bois. Le tome II, en préparation, comprendra tout ce
qui concerne le débit des bois : Bois de feu, charbon, bois à
défibrer, petits bois d'industrie, grumes, charpentes, sciages,
merrains, petites et grandes industries forestières.
On voit par ce qui précède que le travail de M. Alph. Mathey,
plus spécial et moins étendu que celui de M. Beauverie, est
aussi plus pratique si l'on se place, comme l'a voulu l'auteur,
au point de vue particulier de l'exploitant et du propriétaire.
C. DE KlRVt^AN.
65o RETCB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
XII
L£ DoMAUe ET LA ViE DU SaF» AUTBEFOIS ET AUJOURD'HUI
ET FRlUCIPALEMEirr DAJIS LA REGIOS LTOXXAISE. Elssaî de BoB»-
graphie deiidrécologîque avec tmbleauXt cartes et des^ia» hors
texte, par Cl. Roux« docteur es sciences, laoréat de la Société
aationale d'Agriculture, membre de la Société fore:>tJere de
Francbe-Comté, membre et lauréat de plusieurs sociétés s-aTaute»
de la France et de TEtranger, etc. Un foI. graod in-8* de
148 pages. — Lyon, Association typographique.
Ce titre, un peu touffu, implique non seulement une excellente
monographie du Sapin (Ahies pedinoia, DCK mais encore
d'intéressantes données sur nombre d'autres essences fores-
tières plus ou moins associées au sapin ou envisagées compara-
tivement à lui.
De la *" Région lyonnaise , comprenant le Lyonnais, le Beau-
jolais, le Forez, le plateau central, région explorée en entier
par l'auteur, celui-ci rayonne sur les autres contrée^ de la
France et de l'Europe en tout ce qui concerne la flore forestière
ligneuse et principalement Ahies pedinaia.
Après une Introdiidion sur laquelle nous reviendrons tout
à l'heure, l'auteur partage son sujet en trois parties dont deux,
de beaucoup les plus importantes, la seconde surtout, sont
affectées : la première à VExpoaé des faits quant au domaine
du sapin ** autrefois „ (c'est-à-dire aux temps géologiques) et
*^ aujourd'hui „ ; la seconde, à V Interprétation des faits quant
à l'aire actuelle de cette essence.
L'Introduction, tout en exposant l'objet de l'ouvrage et les
caractères botaniques du sapin, nous donne en même temps la
définitiuii de divers termes qui revienuent souvent dans le cours
de l'ouvrage et qui, bien qu'usuels parmi les botanistes de
profession, peuvent être moins familiers à d'autres personnes.
Tels : la Phytécologie (Outôv, plante, arbre, végétal ; oîxoç,
maison, demeure), autrement dit la géographie botanique ;
VEcologie (même étymologie, sans doute, moins q)UTÔv) d'une
signification analogue ; la nutrition mycorhizienne (MOk^Ç,
champignon ; 'pila, racine) des plantes sylvicoies, la mycorhise
étant une sorte de mycélium entourant comme d'une gaine les
radicelles de certains arbres, nommément du sapin ; enfin la
mycotrophie (Tç)0<pY\, nourriture), c'est-à-dire le concours de
BIBLIOGRAPHIE. 65 1
certains champignons à la nutrition des plantes, qui a fait plus
spécialement Tobjet des recherches personnelles de l'auteur.
L'exposé très détaillé des caractères du sapin non seulement
au point de vue strictement botanique, mais aussi comme
aspect général, dimensions et mode d'origine, complète l'Intro-
duction.
La répartition des àbiétinées aux différentes époques géo-
logiques à partir du carbonifère supérieur et jusqu'au pliocène et
au quaternaire interglaciaire, n'occupe que de courts passages
dans la première partie. — C'est la situation forestière au point
de vue du sapin en tant qu'essence exclusive, dominante ou
mélangée, dans les sept groupes dont se compose la France
continentale et la Corse, qui occupe le plus grand nombre de
pages de cette partie de l'ouvrage : Plateau central, Pyrénées,
Alpes, Jura, Vosges, Normandie et Bretagne et enfin la Corse,
sont examinés département par département, parfois par arron-
dissement communal, le tout résumé dans un tableau d'ensemble
et représenté graphiquement par deux cartes coloriées, ren-
voyées à la fin du volume.
La Deuxième Partie, où sont exposées les " Influences écolo-
giques d*où résulte l'aire actuelle du sapin „, est, comme on l'a
dit, de beaucoup la plus considérable. Elle représente l'objet
même de l'ouvrage, tout ce qui précède en représentant plutôt
les préliminaires.
L'auteur y répartit ce qu'il appelle les ** facteurs écologiques „
en trois catégories : phytécologiques, édaphiques ("Ebacpoç, sol)
00 géiques (ffi, terre) et hioiiquea (Bioç, vie) ou animés.
Dans la première, sont rangés les facteurs climatiques ou
géographiques comprenant les éléments climatériques, climato-
logiques et météorologiques. Ils sont *^ géographiques ^ en ce
sens que leur action s'exerce à la fois sur de grandes étendues
continentales. Pour apprécier leur influence sur le sapin, l'au-
teur se livre d'abord à des considérations d'ensemble sur les
climats en général, où sont signalés les climats suivants : mega*
thermes (plaines tropicales) ; scérophUes (déserts sans froid
hivernal) ; des Steppes (déserts à hivers rigoureux); mésothermes
allant de la culture du camélia à celle des céréales ; micro»
thermes (grands bois feuillus, bouleau, hêtre, sapin) ; hékisto*
thermes C'Hkicttoç, moindre, plus petit) ou froids, sans autre
végétation que celle des p&turages ; et enfin climat du froid
étemel où cesse toute végétation.
De ces vues d'ensemble, Tauteur passe aux climats anciens^
652 KhVl.K L'E.> vl-'E>TI'»NS SCIENTIFIQUES.
«rVs* à-'Jir<' a c*-u\ de- diver>es *rpipqur> gfroh.»sïqu€r^ en Frmt«
*-! en Europe ju^|ije- et y fomprî> la pêrii>de glaciaire, et er Su
aux rîinial- actuel* et à i'iiiflueijce. s^nr le >apiD. de la tempéra-
ture d'T l'huniiditH, de Tt-tat de l'air atmophériqoe. L'antror
iîi-i-le aver raison «-ur la Mjmme d'tiumidite nécessaire a ret
arhn-, qui ne recherrlie pa» le froid eoDinie on e^t p»jrié a !e
croire: un clinia! froid niai> -ec ne lui conviendrait psts. Il loi
faut, au contraire', une c^'rtaine >onime de chalenr anuuelle. {oî
d'aill«'urs ne doit pa.«- être dépassée.
Il e-t lin point de détail où nou^ devrons uou< séparer de
M. Ronx. A l'occasion de Tinfluence de la lumière sur le sapin,
il écrit : * Ce>t un fait c«uinu depuis longtemps que le> conifrres
peuvent végéter dans des conditions d'insolatioD défectueuses.,
I/assertion est beaucoup trop générale : vraie pour le sapin et
l'if ^TaxHS baccata. Lin.), elle est fausse pour la plupart des
pins, pour le mélèze, pour les cèdres, qui sont, les uos et les
autre-, arbres rie lumière. I/épicéa lui-même, qui reqaîert
quelque ombrage durant les premières années à la suite de sa
sortie de terre, ne supporterait pas, comme l'if et le sapin, an
couvert prolongé.
.Nous voici mainlenant arrivés à l'influence, sur la végétatioa
du sapin, de facteurs édaphiqties ou géiqttes, qui ne sont autres
que le relief du sol, l'altitude, l'exposition, la composition chi-
mique tant nn'nérale qu'organique du terrain. Les prenûers :
relief, altitude, exposition, varient leur action suivant la latitude
et suivant aussi la direction des vents dominants ; et Tautear
c.'te, à l'appui, ce qui se passe dans différents pays, principale-
ment du Plateau central et de la région lyonnaise.
Parnn' les facteurs biotiques ou animés^ M. Roux distingue
les influences des autres végétaux, herbacés ou ligneux, des
animaux et enfin de l'homme, celui-ci agissant tantôt comme
destructeur, tantôt comme conservateur ou propagateur. Noos
n'entrerons pas dans le détail de cet excellent chapitre, on
nous signalerons cependant, en passant, le paragraphe relatif
à la symbiose mycotrophique et aux associations mycorhi-
ziennes non seulement du sapin mais aussi des antres conifères
et même de plusieurs arbres ou arbrisseaux feuillus. Nous
relèverons toutefois, à propos de la soi-disant ^^ Lutte du Sapin
et du Hêtre „, luie assertion des plus contestables à nos yeux.
** De toutes les plantes avec lesquelles le sapin peut se
disputer le terrain, dit l'auteur, le hêtre est, sans contredit, la
plus redoutable pour lui. „ affirmation beaucoup trop absolue
BIBLIOGRAPHIE. 653
et que repousse, dans sa généralité, Texpérience pratique. L'au-
teur se fonde sur cette considération théorique que tous deux,
hêtre et sapin, sont niycotrophes et inanife^lent à peu près les
mêmes exigences quant aux conditions de clialcur, d'humidité
et d'exposition.
D'ores et déjà, l'on pourrait logiquement conclure de celte
similitude d'exigences, que ces deux essences doivent prospérer
là où elles rencontrent ensemble les conditions de prospérité
que toutes deux réclament. iMais il y a plus : sans nous prévaloir
de nos observations personnelles durant trente-quatre années
de service extérieur, nous pouvons citer deux autorités que ne
récusera pas notre savant contradicteur : le Cours de culture
des bois de Lorentz et Parade, qui préconise le mélange du
sapin avec le hêtre conmie des plus favorable à leur commune
végétation (p. 269 et suiv. de la 5« édition), et Le Traitement
des bois en France, de M. Ch. Broilliard, qui est également
favorable à ce mélange (pp. 2GG-267 de la t^ édition). Il est vrai
que les forestiers (et nous-mêmes avons été dans ce cas)
dirigent les exploitations dans les forêts mélangées de sapin et
de hêtre, autant que possible de manière à sacrifier le hêtre au
profit du sapin. Mais le but de cette manière de faire n'a rien
de cultural ; il est exclusivement économique, le sapin, à égalité
de dimensions, ayant une valeur double et phis de celle du hêtre.
Le volume se termine par une Troisième Partie consacrée à
une étude comparée du sapin avec les autres arbres, feuillus ou
résineux, tant sous le rapport de la végétation que sous celui
de la valeur marchande, suivie de quelques considérations sur
l'utilité des forêts de conifères au multiple point de vue éco-
nomique, climatologique, hygiénique et esthétique.
Une bibliographie des plus détaillées forme annexe à la fin
du volume avec les cartes coloriées et dessins hors texte dont
il a été parlé.
C. DE KiRWAN.
XIII
Les tremblements de terre. Géographie séismologique,
par F. DE MoNTEssus de Ballore. Préface par M. A. de Lappa-
BENT, de rinstitut. Un vol. in-8" de 471 pages, 89 figures et
8 cartes. — Paris^ Arm. Colin, 1906.
654 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les manuels, les traités, les atlas qui ne sont pas vieux de
cinquante ans, nous montrent par des graphiques suggestifs la
conception simpliste qu*on avait alors de la constitutiou interne
du globe terrestre. C'était, pensait-on, un noyau igné fort impor-
tant avec, par dessus, une croûte solide. Cette croûte subissait la
poussée du magma en feu et toujours en travail, qui tantôt lu
bosselait en forme de montagnes, et qui tantôt parvenait à la
déchirer et à s'épancher à la surface en coulées plus ou moins
importantes. Le feu intérieur était le grand agent — si non
l'unique — de tous les bouleversements de la surface terrestre et
spécialement des tremblements de terre (séismes) qui si souvent
répandaient la terreur et la mort.
Depuis lors, les choses ont singulièrement changé de face.
La masse terrestre n'est plus cet édifice homogène où les
strates s'étagent dans une régularité presque continue depuis le
granit jusqu'aux alluvions modernes en passant par les témoins
des ûges successifs de la terre. Il ressort de la synthèse des
progrès immenses de la Géologie, que l'ensemble du sol que
nous foulons n'a aucune homogénéité et que Ton a bien fait de
le comparer à une marquettene dont les compartiments juxta-
posés, différents de structure et de composition, ont joué les uns
par rapport aux autres dans des proportions qui défient toute
imagination. M. de Lapparent le dit fort à propos dans la pré-
face de cet ouvrage : le plancher des vaches ne jouit nullement
de celte stabilité indéfinie sur laquelle le vulgaire est si accou-
tumé à compter.
Au lieu d'une enveloppe boursouflée par des ardeurs îiiterues,
il semble bien plutôt que l'écorce terrestre soit une pelure tou-
jours trop ample pour le noyau qu'elle recouvre. On conçoit ainsi
qu'il se crée en dessous d'elle de fréquents appels au vide,
L'écorce s'effondre d'une part et s'élève de l'autre: en un mot, elle
se ride. Pour peu que la rigidité de la matière ou l'amplitude
du mouvement ne répondent point aux exigences locales, il se
forme des déchirures, voire des lignes de fracture, par où l'acti-
vité interne peut librement se manifester.
Il suit de tout ceci, que le volcanisme n'a pas avec les phéno-
mènes séismiques le lien qu'on lui attribuait autrefois. 11 n'est
plus la cause, il devient un effet. Là où la croûte de la terre aura
subi de tels entraînements qu'elle se sera profondément déchirée,
il ^era possible au feu intérieur de monter et de couler à la sur-
face avec plus ou moins de continuité.
Les études de Suess, de Marcel Bertrand et de bien d'autres
BIBLIOGRAPHIE . 655
ont solidement assis ces conceptions et leur ont fait prendre
place dans l'enseignement d'aujourd'hui. Si fondées que soient
ces conclusions, il est heureux de constater qu'un travail de
pure statistique, conduit sans relâche pendant de longues années
et fait en dehors de toute idée préconçue, vienne apporter un
appui indiscutable à cet édifice scientifique.
Nous nous rappelons avec émotion la visite que nous fîmes,
il y aura bientôt dix ans, aux précieuses archives de M. de
Montessus. C'était à Vannes. M. de Montessus n'était pas encore
géologue — et cela même donne une singulière valeur à son
*" travail de bénédictin „ fait en dehors de toute préoccupation-
pour assurer le triomphe de telle ou telle théorie. Notre confrère
collectionnait les renseignements précis au sujet de tous les
tremblements de terre. L'immense accumulation remplissait une
bibliothèque couvrant tout un pan de mur. Chaque séisme
s'y trouvait renseigné avec les meilleures sources et classé par
distribution géographique. Comme séismographe, M. de Mon-
tessus n'était plus un inconnu. Grâce à sa prodigieuse connais-
sance des langues, il avait pu recueillir ses renseignements aux
quatre coins du monde et en publier déjà les synthèses locales
dans la langue même de chaque pays.
La statistique était mûre. Elle était si complète qu'il s'en
dégageait déjà comme l'indication d'une portée plus large. L'au-
teur sentait que pour faire porter tous les fruits à ses efforts il
fallait un nouveau travail. Le travail ne l'a jamais effrayé. II se
mit donc à approfondir la géologie.
A mesure que sa science s*éclairait, il comprit qu'il fallait
superposer ses documents statistiques aux données fournies par
les cartes et les descriptions géologiques des différentes régions
du globe.
Cette méthode était la bonne : elle devait aboutir à mettre
définitivement en lumière la connexion intime qui existe entre
la structure tectonique de la terre et la répartition des séismes
à sa surface.
La contraction du noyau intime de la terre, nous le disions
tout à l'heure, amène la croûte solide à se plisser et se fracturer
dans un mouvement proportionnel. Et l'on conçoit aisément que
les matériaux rigides qui la constituent ne puissent pas subir
des froissements aussi profonds sans que des ébranlements se
manifestent dans toute la masse : sans qu'il se produise des
tremblements de terre. D'autre part, les lignes suivant lesquelles
se sont une fois produits des plissements et des déchirures sont
656 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
et restent des points faibles, aux environs desquels des mouve-
ments consécutifs pourront continuer à se produire plus aisément.
C'est le principe de la survivance des plissements si manifeste-
ment établi et si lumineusement confirmé par Pouvrage qui nous
occupe.
Mais passons à l'ouvrage lui-même. L'introduction est si bien
faite, elle synthétise si nettement l'ensemble du travail, que nous
en conseillons vivement la lecture à tous ceux qu'on appelait
pittoresquement autrefois les Naturae curiosiores. Un coup
d'œil aux deux premières planches hors texte en fera ressortir
. TintérêL
L'étude d'ensemble du globe a amené le géologue à y tracer
les lignes de grands cercles (géosynclinaux) suivant lesquelles
les mouvements tectoniques plus récents se sont davantage
accusés. Il y a le cercle alpin ou méditerranéen, le cercle circum-
pacifique et l'amorce d'un troisième que M. de Montessus appelle
mozambique. Or il s'est fait — et c'est là le résultat qui est le
plus d'intérêt général — que sur les 171000 séisines étudiés
par l'auteur, plus de 90 'Vo viennent se placer dans cette région
des hauts profils dont la géologie affirme l'instabilité. Répétons
aussitôt — afin de bien mettre en lumière cette nouvelle idée —
que si les volcans actifs se localisent également sur le même
tracé, ce n'est point qu'ils soient en rien la cause ni de la sur-
rection des chaînes, ni des ébranlements séismiques, mais tout
simplement, parce qu'ils ne peuvent exister que là où la croûte
terrestre est assez déchirée pour permettre aux masses ignées
internes de se manifester.
Si nous comparons mainteuant les observations recueillies sur
les diverses aires ainsi dessinées sur la surface terrestre, il
appert que le grand massif appelé par l'auteur le continent
Nord-Atlantique est d'une stabilité relative des plus suggestive.
Ce sont les grands massifs calédoniens et hercyniens, les pre-
miers plissés à Taurore des temps géologiques qui ont eu le temps
de se tasser et ne manifestent plus que par de rares secousses
le souvenir de leur antique vie, pour ainsi dire épuisée.
Il en va tout autrement du géosynclinal alpin où les chaînes
de montagnes se sont constituées bien plus récemment. Là, les
mouvements séismiques doivent être plus intenses et plus nom-
breux : la théorie le veut et l'observation le confirme.
Une observation analogue s'impose pour toute la bordure du
griuiil effondrement pacifique. Si ce mouvement semble s'être
dessitté dès le début de l'histoire géologique du globe, il n'en
BIBLIOGRAPHIK. ÔDy
reste pas moins évident que sa survivance est des plus active.
Les bourrelets de montagnes qui le bordent tout le long de
TAmérique, nous le prouvent sans conteste et les lamentables
désastres de San Francisco et du Chili sont venus, terribles, en
établir hier encore la réalité.
Le texte aussi bien que les planches nous suggèrent d'intéres-
santes réflexions au sujet du géosynclinal mozambique. Il n*est
qu'amorcé et se dirige par deux bouts vers les terres antarc-
tiques. Là doit se trouver le nœud de la question. Les études
polaires nous ont déjà habitué à considérer bien différemment
les deux pôles du globe. Les considérations séismologiques nous
conduisent aux mêmes conclusions. Si le Pôle Nord est solide-
ment assis en pleine région stable, le Pôle Sud doit plutôt être
sur le passage d'un mouvement géosynclinal qui irait de
l'Afrique orientale vers le Brésil.
Nous signalons ces vues générales aux lecteurs instruits. Les
géologues de profession trouveront des jouissances spéciales à
parcourir la partie statistique — la plus importante — de
l'ouvrage de M. de Montessus. Les limites d'un compte rendu
nous interdisent d'entrer dans tant de détails. Un exemple fera
comprendre la portée de noire invile. On sait qu'en très grands
traits la structure du massif armoricain se réduit à des plisse-
ments presque équivalents qui juxtaposent du Nord an Sud trois
lignes de fatles sensiblement E.-W. Il e^t patent que les points
faibles de ce massif seront les charnières (anticlinales ou
synclinales) de ce plissement. Or, c'est précisément selon ces
lignes que sont venus se disposer les plus nombreux et les plus
accentués des séismes dont M. de Montessus a recueilli l'histoire
en Bretagne.
Pour finir, il faudra bien dire un mot de critique : il est
regrettable que M. de Montessus soit venu sur le tard à
la géologie. Mais on ne remarque cette lacune que dans des
points de si faible importance que ce serait ingrat à nous de le
reprocher à l'auteur, lorsqu'il est venu enrichir notre science
d'un ouvrage de si grand mérite et d'une portée théorique si
appréciable.
G. SCHMITZ, S. J.
III'SKRIE. T. X 42
658 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
XIV
Les Révélations de l'Écriture d'après un contrôle scien-
tifique, par Alfred Binet, directeur du Laboratoire de Psy-
chologie physiologique à la Sorbonne. Un voL in-S® de VI 11-2^
pages (de la Bibliothèque de Philosophie contemporaine), —
Paris, Alcaii, 1906.
Dans le numéro d'avril 1897 de la Revue des Questions scien-
tifiques (l), nous avons rendu compte de l'ouvrage de M. Cré-
pieux-Jamin sur l'Écriture et le Caractère. Celui de Al. Binet,
que nous avons l'honneur de présenter aujourd'hui, roule à peu
près sur le même sujet, mais le caraclère en est bien différent.
Tandis que M. Crépieux-Jamin est un des maîtres de la grapho-
logie et enseigne ce qu'il est convaincu être une science,
M. Binet s'abstient systématiquement de faire acte de grapho-
logue et a donné pour objet à ses études de soumettre à une
série d'épreuves méthodiques un certain nombre de grapho-
logues distingués. Il s'est appliqué à déterminer dans quelle
mesure ceux-ci sont capables de reconnaître le sexe, l'âge,
l'intelligence et le caractère des sujets.
Pour le diagnostic du sexe, il n'a été remis aux experts que
des enveloppes de lettres, afin d'éviter que le contenu de celles-ci
pût donner des indices étrangers à l'écriture. Mais cette précau-
tion même n'est pas suffisante, car une lettre adressée à uue
femme, par exemple^ a plus de chance d'avoir été écrite par une
femme qu'une lettre adressée à un homme. M. Binet a donc eu
soin d'équilibrer plus ou moins à ce point de vue les enveloppes
des diverses sortes ; toutefois l'équilibre est assez loin d'être
parfait : 37 adresses de femme à homme balancent assez bien
47 adresses de femme à femme, mais il n'y. a que 22 adresses
d'homme à femme contre 68 d'homme à homme.
M. Binet reproduit les renseignements que lui ont donnés ses
experts sur les signes servant à fonder leur appréciation ; mais,
ne pouvant étendre indéfiniment ce compte rendu, nous nous
bornerons à résumer les résultats, que l'on doit rapprocher de
la proportion des succès qu'aurait dû donner un tirage au sort,
c'est-à-dire de 50 °/o. Le pourcentage des succès de M. Crépieux-
Jamin est de 78,8 et celui de M. Eloy de 75.
[{) Revue des Quest. scient., t. XLI, pp. G32-657.
BIBLIOGRAPHIE. 659
Ajoutons que des ignorants soumis à la même épreuve ont
tous obtenu plus de 50 ^jo de succès, généralement entre 63 et
78, ce qui montre que, inférieurs à des graphologues émérites,
ils en approchent cependant parfois d'assez près.
Notons enfin qu'il paraît assez aisé de dissimuler son sexe au
moyen d'une écriture falsifiée.
La détermination de 1 âge soulève une difficulté particulière :
l'âge psycho- physiologique et Tâge résultant de l'acte de nais^
sance peuvent ne pas coïncider, et alors le graphologue paraîtra
se tromper alors que son diagnostic aura été irréprochable. A
l'occasion de cette difficulté, M. Binei nous paraît être tombé
dans une erreur que nous croyons devoir signaler : ** Nous
n'avons pas, dit-il, à nous inquiéter de ces difficultés, puisque
nous opérons seulement sur des moyennes. C'est l'âge de 100
personnes au moins que nous demandons aux graphologues de
déterminer ; nous n'attachons pas d'hnportance aux cas parliea-
tiers, mais seulement à la moyenne centennale. Or cette méthode
corrige en quelque sorte automatiquement les erreurs provenant
des écarts entre les âges physiologiques et les âges de l'éfat
civil. Si certains de ceux qui ont écrit les adresses sont plus
jeunes que leur âge, d'autres sont plus vieux, et avec un nombre
suffisant de documents, ces écarts de signe contraire se com-
pensent. Admettons, par exemple, que sur dix vieillards de
60 ans, il y en ait 5 dont l'âge physiologique soit de 55 ans, et
5 dont l'âge physiologique soit de 65 ans, tout se passe, au point
de vue des moyennes, comme si ces dix vieillards avaient phy-
siologiquement 60 ans. „
En lisant pour la première fois ce passage, nous avons été
bien surpris, car il signifie positivement que, dans ses épreuves
graphologiques, M. Binet va se borner à rapprocher l'âge moyen
des sujets de la moyenne des âges diagnostiqués. Or une pareille
méthode serait inadmissible au premier chef, car la compensa-
tion des erreurs véritables se ferait comme celle des divergences
entre âges physiologiques et âges réels, et le plus habile des
graphologues courrait grand risque de ne pas remporter sur le
hasard. Peut-être même aurait-il chance de lui rester inférieur,
car il pourrait se faire qu'il commît quelque erreur systématique
que la prise des moyennes n'éliminerait pas. Aussi M. Binet
n'a-t-il pas procédé ainsi et a-til toujours fait état des erreurs
absolues. Il semble donc avoir été victime du mot ** moyenne ,»
qui se retrouve bien le même des deux côtés, mais s'applique
66o REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
d'une part, aux Ages réels et, d*autre part, non aux âges diagnos-
tiqués, mais aux erreurs absolues qui ont été commises.
Cette erreur de M. Binet n'a d'ailleurs pas de gravité ; mais
il reste que Técart entre l'âge physiologique et l'âge réel fait
ressortir à la charge des graphologues des erreurs dont ils ne
sont pas responsables.
Cette question de Tâge pose d*ailleurs un problème fort déli -
cat: on ne peut comparer à un tirage au sort le fait de deviner des
âges au hasard, car une foule d'habitudes mentales interviennent
dans cette dernière opération. Voici donc ce qu'a fait M. Binet :
il a calculé les écarts entre l'âge réel des sujets et l'âge attribué
par un expert au sujet dont Tenveloppe portait le numéro pré-
cédent. Cette opération, faite sur les séries de M. Crépieux-Jamin,
a donné un écart moyen de 15 ans 7 dixièmes, chiffre qu'on con-
sidérera comme l'écart moyen que produirait le hasard. C'est
de ce chiffre qu'on doit donc rapprocher les écarts moyens
suivants, répondant aux diagnostics des deux graphologues sou-
mis à l'expérience.
M. Crépieux-Janiin. 10 ans 2 dixièmes ; M"« H., 14 ans 77 cen-
tièmes. Les ignorants ont été plus habiles que cette dernière :
leurs écarts ont varié de 10,6 à 14,5. Tous, doctes et ignorants,
ont tendance à se rapprocher de la moyenne des âges possibles
(30 à 40 ans), ce qui doit provenir d'une certaine prudence.
Ajoutons que les épreuves ont eu lieu sur de simples enve-
loppes, les mêmes que pour le sexe.
Pour l'appréciation de l'intelligence, il est nécessaire de dis-
poser de documents plus étendus que de simples adresses ;
mais ici un autre danger apparaît dans le contenu de la letlre,
qui peut révéler bien des choses. 11 est vrai que les graphologues
déclarent parfois ne pas lire les documents qui leur sont soumis,
parce que cela les troublerait ; mais il est bien difficile d'ad-
mettre qu'habituellement le contenu du texte étudié leur
demeure inconim. Quoi qu'il en soit, et quelque soin qu'il ait
pris, M. Binet n'a pas toujours su éviter cet écueil : une lettre de
M. Brunetière donne rendez-vous ** au bureau de la Revue ^ et
indique son adresse particulière ; M. Buisson parle de sa ^ con-
férence fermée de pédagogie „, et Meilhac de la prochaine pre-
mière d'une de ses pièces.
Deux séries d'épreuves ont été faites : dans la première, on
avait formé des couples de documents émanant d'un homme
supérieur et d'un homme d'intelligence moyenne, et il s'agissait
de les distinguer, l'expert sachant comment avaient été formés
BIBLIOGRAPHIE. (>6\
les couples. Dans l'autre série d'épreuves, on lui soumettait des
documents analogues aux précédents, mais inégalement dis*
tribués entre diverses collections.
Sur 36 couples étudiés environ, le pourcentage des succès
a été le suivant : M. Crépieux-Jamin, 91,6; M. Humbert, 85,7 ;
M. Vie, 82,8; les autres graphologues, de 80 à 61 (M. Paulhan, 86).
L'épreuve des collections fut faite au moyen de 83 écritures
de supérieurs mélangées à 30 écritures de moyens. M. Crépieux-
Jamin a réalisé un pourcentage de succès égal à 77, M. Vie
un pourcentage de 76, M. Ëloy de 70. En faisant certaines
corrections interprétatives, on ferait monter le chiffre de
M. Crépieux-Jamin à 87 et celui de M. £loy à 81.
Nous ne nous arrêterons pas sur les portraits graphologiques*
très intéressants a étudier, mais à propos desquels il est difficile
de résumer. Au contraire, il nous faut parler des pièges tendus
par M. Binet à quatre de ses collaborateurs. Il leur écrivit que,
pour tels et tels couples d'écritures, ils s'étaient complètement
fourvoyés. Cette déclaration était véridique deux fois sur quatre,
fausse pour les deux autres couples. M. Crépieux-Jamin reconnut
ses deux erreurs, en plaidant les circonstances atténuantes;
mais il protesta avec vivacité dans les deux autres cas, et tout
cela est à son grand honneur. M. Paulhan résista de même
énergiquement les deux fois où il avait raison, mais eut bien de
la peine à se rendre dans les deux autres cas. Quant aux deux
derniers graphologues, ils s'empressèrent de se rectifier uni-
formément.
Les ignorants en graphologie ont encore, à propos de l'intel-
ligence, remporté des succès dont certains pourraient faire
envie aux graphologues; malheureusement leurs épreuves n'ont
pas été directement comparables à celles de ces derniers. Men-
tionnons toutefois que M™® B., soumise à Tépreuve des couples,
obtint 80 o/o de succès.
M. Binet a éprouvé toute la difficulté qu'il y a à contrôler des
portraits graphologiques de caractères en les comparant à ses
appréciations personnelles. Aussi a-t-il adopté une autre mé-
thode : à des écritures de braves gens qu'il connaissait bien, il
a mélangé celle de grands criminels et, sans rien dire de cela à
ses experts, leur a demandé de faire le portrait complet des
caractères en insistant surtout sur les qualités de bonté, de
douceur..., et sur les qualités contraires.
Par cette méthode M. Binet a obtenu une série de portraits
assez flatteurs de Vidal, le tueur de femmes : M. Eloy a cru
662 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
qu*il s*agîssait de M. Biiiet jeune : seul M. Crépieux-Jamin Fa
assez bien jugé. Dans le parricide Caron, M. Vie a découvert
une jeune tîlle duuce et modeste! Somme toute, M. Crépieux-
Jamin a donné, pour 11 assassins, 7 diagnostics très satisfai-
sants et 4 manquant vraiment de la sévérité nécessaire. Groupés
par couples, les criminels et les braves gensiont donné lieu, de
la part du même expert, à 8 succès et à 3 échecs, soit 73 <> o de
succès ; MM. Vie et Eloy n*ont obtenu, tous deux, que 54,5 ^ •,
ee qui est vraiment bien peu. £n somme, il semble que le
caractère soit bien moins révélé que Tintelligence par récriture.
Si l'on considère l'ensemble des résultats obtenus par
M. Binet, on ne peut se soustraire à l'impression que la gra-
phologie repose sur une base sérieuse, mais qu'on est bien loin
d'être arrivé à des résultats régulièrement exacts : la science
de la graphologie est donc loin d*être réellement constituée.
Mais il y a plus : ou peut se demander si la graphologie n'est
pas restée a l'état û'art, un art dont M. Crépieox-Jamin serait
le virtuose.
Un premier fait qui conduirait à cette conclusion consiste
dans les succès nombreux d'ignorants en graphologie: si, somme
toute, les Ignorants restent inférieurs aux experts, cela est fort
naturel en toute hypothèse, car on se perfectionne dans tout aK
par l'exercice, et de plus il y a chance pour que ceux qui
s'adonnent à l'étude de la graphologie soient mieux doués que
la moyenne à ce point de vue.
Une autre raison d'éprouver des doutes est apparue à
M. Binet, comme elle nous était apparue à nous-mêmes, et
l'étendue de ses observations lui donne une grande force : c'est
que Ton ne saisit guère comment les conclusions découlent des
prémisses, ou. plus clairement, comment de l'analyse des signes
on passe au portrait psychologique (1). Dans notre compte rendu
de 1897, nons avons indiqué un procédé qui permettrait peut-
être de reconnaître si véritablement ce passage est légitime
ou si en réalité le graphologue s'appuie sur des impressions
non systématisées. 11 faudrait disposer de deux graphologues
habiles, dont l'un procéderait à l'analyse des signes et dont
l'autre, sans voir l'écriture, donnerait l'interprétation de cette
(1) Un fait relevé par M. Binet et qui complique la question consiste
dans le désaccord de certains graphologues sur rinterprétation psycho-
logique d*un même signe : ainsi une écriture grande révèle de Timagi-
uation à M. Crépieux-Jamin et de la gaucherie à M. Paulhan.
BIBLIOGRAPHIE. 663
analyse. Il serait bien intéressant que M. Binet pût procéder à
cette expérience, à laquelle il serait peut-être singulièrement
difficile d'amener deux graphologues à se prêter.
Quoi qu'il en soit, on a pu se rendre compte du haut intérêt
du livre de M. Binet, qui nous donne tout au moins une impar-
tiale et méthodique enquête sur les résultats actuellement
obtenus par la graphologie.
G. Lechalas.
XV
L'Objet de la Métaphysique selon Kant et selon Aristote,
par C, Sentroul, Docteur en Philosophie. Un vol. in-8<> de
xn-240 pages. — Louvain, Institut supérieur de Philosophie,
1905.
M. Sentroul aurait pu, tout aussi bien, intituler sa thèse ** La
Connaissance selon Kant et Aristote „, ou plus simplement
encore " Kant et Aristote „, car, en réalité, ce qu'il étudie ce
n*est rien moins que la méthode, les principes premiers et les
conclusions spécifiques des deux grandes philosophies qui à
l'heure présente se disputent l'empire des esprits. La compa-
raison de Kant et d'Aristote avait été faite déjà, mais par un
Kantien. ** Peut-être fallait-il la refaire „, remarque M. Sentroul.
Surtout, ajouterons-nous, fallait-il qu'elle fût refaite par ud
philosophe scolastique; mieux encore, par un scolastique appar-
tenant à l'École de Louvain. M. Sentroul représente admirable
ment l'esprit et les tendances de l'Institut supérieur de Philo-
sophie ; c'est assez dire qu'outre l'intérêt documentaire qui
s'attache à toutes les productions de l'Institut, cette thèse se
recommande encore par sa réelle solidité et ses mérites intrin-
sèques.
Au premier rang de ceux-ci nous plaçons le souci de la mise
an point, et la bienveillance dont M. Sentroul se montre géné-
reux vis-à-vis de l'adversaire. Il lui prouve son loyal respect,
tout d'abord par le soin qu'il apporte à l'étudier et l'effort qu'il
consacre à fouiller tous les recoins de sa pensée ; ensuite, en
lui faisant l'honneur de le prendre au sérieux. M. Sentroul ne
pense pas qu'il suffise d'y aller d'une chiquenaude ou d'Un
souffle pour renverser Kant. Il n'imagine pas que le Kantisme
664 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
sorte tout entier d*uue misér<ible confusion de définitions
logiques qu*on ne pardonnerait pas à un commençant. Il recon-
naît liautement les bons services rendus par Kant à la philoso-
phie : *" Chez Kant seulement le problème du vrai a été envisagé
en face, retourné sous» tous ses aspects, sondé dans toutes ses
profiuideurs. contrôlé par toutes les pierres de touche „ (p. 38).
11 n'hésite pas non plus à produire sa sympathie : ** Kant s'est
appliqué à Tétude des faits et des sciences, il a entretenu com-
merce avec tous les grands esprits, il a recouru à la vigueur de
la réflexion la plus concentrée, il s*est soutenu par une indéfec-
tible patience, mais surtout par une rare loyauté d'esprit, et
une droiture de cœur plus rare encore. C'est de la sorte qu'il a
édifié l'œuvre massive qui jalonne l'histoire des idées ,, (p. 237).
Ce qui n'empêche pas l'auteur d'être un adversaire irréduc-
tible, passionné même par endroits. Il a beau protester dans sa
préface : "" Nous ne plaidons pas, nous exposons. Et dans cet
exposé nous ne croyons pas avoir été aveuglé par nos préfé-
rences „, son livre est à la fois un plaidoyer et un réquisitoire.
Kant sert de repoussoir. Eu définitive, on garde l'impression
que pour M. Sentroul le principal mérite de Kant est d'avoir
fourni l'occasion d'aiguiser à neuf la définition de la vérité :
** Résultat assez mince d'un laborieux et titanesque effort ! „
(p. 237). Non vraiment, on ne trouvera pas dans ce livre les deux
lignes qui pourraient faire pendre son auteur sous l'inculpation
** d'infiltration kantienne! „
La page suivante, que nous transcrivons de la préface, est
très suggestive, et suffit à elle seule à renseigner sur la méthode,
la manière et les conceptions de M. Sentroul. ^ Le plan que
nous avons suivi s'indiquait. On ne peut comprendre ce que
c'est que la Métaphysique, surtout s'il s'agit de métaphysique
kantienne, à moins qu'on ne comprenne d'abord ce que c'est que
la science. Or, la notion de Science suppose celle de Vérité et
de Réalité, De là quatre chapitres fondamentaux sur les notions
kantiennes de la vérité, de la réalité, de la science et de la
métaphysique, précédés d'un aperçu synthétique sur le kan-
tisme en général. Nous n'avons consacré à Aristote que deux
chapitres. D'une part, le dogmatisme aristotélicien ne disjoint
pas, comme le fait Kant, la notion de Vérité d'avec celle de
Connaissance du réel. D'autre part, et en somme pour les
mêmes raisons, il n'établit pas entre la science et la niétapliy-
sique les différences que relève le Kantisme. Le chapitre con-
sacré au dogmatisme aristotélicien nous ne l'avons pas intitulé
BIBLIOGRAPHIE. 665
la question de la vérité selon Aristote, parce que la position de
cette question comporte peut-être une nouvelle mise au point.
Nous l'avons traitée avant d'aborder le Kantisme : ce qui, à nos
yeux, est la vraie solution du problème est antérieur à Texamen
d'une solution particulière. „
Ce ** plan „ soulève bien quelques objections. Ce procédé par
échelons : vérité, réalité, science, métaphysique, n'est-il pas
trop exclusivement discursif? La méthode employée par
M. SentrouK ne l'amènera-t-elle pas à se donner l'air de marcher,
tout en restant en place ? Est-il d'ailleurs bien exact que le
Kantisme tienne essentiellement dans une définition inadéquate
de la notion vérité ? Et si par hasard Kant avait remarqué que
la connaissance humaine, outre un élément objectif qu'il n'a
jamais songé à contester, contient encore un élément subjectif
indéniable, qu'il y a lieu par conséquent d'en tenir compte
méthodiquement, n'aurait- il pas mieux valu partir de là, et
débuter par ce qui est la conclusion trop peu préparée du livre :
** Kant rentre dans le groupe qui veut concilier Tidéalisme et
l'empirisme „ (p.239)? Mais combien de fois Kant lui-même n'a-t il
pas répété que le point de départ de ses recherches est le pro-
blème posé par Hume ? Que dire enfin de cette juxtaposition,
point par point, d'Aristote et de Kant, qui se prolonge pendant
plus de 200 pages ? Pour comprendre et juger un système, il
faut, semble-i-il, le con) parer, non pas avec quelque autre sys-
tème, mais avec la réalité, ou, si Ton veut, avec les données
premières dont il prétend fournir l'explication. En d'autres
termes, il faut deviner la vérité, entrevue au moins confusément,
qui se cache sous les formules inadéquates et embarrassées du
système. Si donc M. Sentroul se borne à comparer Kantisme et
Aristotélisme, il restera prouvé, mais cela seulement, qu'au
point de vue où l'Aristotélisme cesse d'être un système, le
Kantisme n'a plus aucun sens.
Le livre de M. Sentroul n'en atteint pas moins son but, puis-
qu'il fait réfléchir et qu'il pose des problèmes. Il est peu de
pages qui ne contiennent quelque aperçu intéressant. Qu'on lise,
par exemple, le paragraphe consacré à la prétendue opposition
qui existeniit entre la métagéométrie et la doctrine kantienne de
l'espace. Non seulement cette opposition est chimérique (dis-
tinguer intuition et objet dépensée), mais de plus ** l'explication
la plus obvie de la métagéométrie est celle qu'on tirerait du
Kantisme (p. 176) „. ** A la vérité, la métagéométrie constitue,
666 REVOB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
pour ceux qui refusent d'adhérer au Kantisme, une difficulté
sérieuse, mais non insoluble (p. 175). „ — Pourquoi ? Les expli-
cations de l'auteur manquent de netteté. Que M. Sentroul se
donne la peine de tirer au clair son impression ; à coup sûr il
débrouillera le problème.
P. S.
XVI
R. P. Martin Hagen, S. J. Lexicon Biblicum. Volumen pri-
mum, A.C., 1040 colonnes, in-S®. — Paris, Letliielleux, 1905.
Le Cursus Scripturae Sacrae des Pères Jésuites allemands
doit comprendre, outre les commentaires proprement dits, tous
les accessoires utiles ou nécessaires aux travailleurs. Cest ainsi
qu'une concordance des textes a déjà vu le jour ; un dictionnaire
hébraïque est en préparation, et le lexique biblique, dont le
premier volume vient de paraître, promet de s'achever assez
rapidement. L'ouvrage complet aura trois volumes. La rédaction
en a été confiée au R. P. Martin Hagen.
Tous les renseignements que l'érudition la plus variée peut
rassembler dans le domaine de l'archéologie, de l'histoire, de la
géographie, des sciences naturelles, etc., se trouvent condensés
ici dans un nombre de pages relativement restreint. Une biblio-
graphie très soignée accompagne la plupart des articles. Quant
à la sûreté des informations, il suffit de citer les noms des colla-
borateurs que le R. P. Hagen s'est adjoints. Nous y remarquons
les noms des RR. PP. Knabenbauer, Fonck, Zorell et Deimel.
Les questions d'introduction générale et spéciale ont été
systématiquement écartées du lexique du R. P. Hagen : elles
sont supposées résolues dans les trois premiers volumes du
Cursus, dus à la plume du R. P. Cornely. En théorie, on peut
admettre qu'un lexique ne doit pas faire double emploi avec une
Introduction; en pratique on peut se demander peut être, si
toutes les opinions critiques, soutenues jadis par le R. P. Cor-
nely, seraient maintenant encore défendues avec la même con-
viction. La récente réponse de la commission biblique ne
sanctionne pas toutes les vues que le savant exégète avait
exprimées sur la composition du Pentateuque. Le R. P. de
BIBLIOGRAPHIE. 667
Hummelauer, à qui le Cursus est redevable de plusieurs volumes
fort estimés, ne les avait guère partagées non plus ; et dans le
camp des théologiens catholiques il n'est pas seul de son avis.
Le R. P. Hageu s'est peut-être un peu trop effacé devant les
écrits de ses devanciers.
Malgré l'exclusion voulue des questions d'introduction, tout
le volume dénote une tendance très conservatrice. Les idées
moins sévères de plusieurs exégètes catholiques n'ont eu
aucune influence sur la rédaction de l'ouvrage.
S. E.
REVUE
DES RECUEILS PÉRIODIQUES
LE CONGRES INTERNATIONAL DES CHIMISTES A ROME
(avril-mai 1906)
Le premier Congrès de chimie appliquée fut tenu à Bruxelles,
du 4 au 11 août 1894, sous la présidence d'honneur de M. Léon
De Bruyn, ministre de l'agriculture, à l'initiative des sociétés
des fabricants de sucre de Belgique et surtout de l'ancienne
Association belge des chimistes, qui avait alors pour président
M. le professeur Hanuise et pour secrétaire général, M. Sachs.
Plus tard, en 1908, ce Congrès fut organisé d'une façon gran-
diose par les chimistes de Berlin et le Congrès de Rome dépassa
toutes les espérances, car on vit afiBuer plus de deux mille con-
gressistes dans les superbes locaux du nouveau Palais de Jus-
tice, dont l'inauguration coïncida avec celle du Congrès.
Voici en quels termes M. Sachs résume, dans le journal La
Sucrerie belge, les résultats de ces assises scientifiques :
L'industrie du sucre de betteraves, dont on avait cru long-
temps l'introduction en Italie impossible, s'est développée depuis
quelques années, de façon que l'importation de sucres étrangers
a complètement cessé et que la production dépasse même les
besoins, malheureusement encore bien faibles, de la consomma-
tion italienne. Nous envisageons ce développement sans aucun
ombrage, parce que nos collègues italiens, en adhérant à la
Convention de Bruxelles, se sont interdit toute exportation de
sucre, et aussi parce que l'initiative belge, en participant à la
création de sucreries en Italie, en retire également quelques
avantages.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 669
Aussi avons-nous été heureux de trouver une réception très
cordiale de la part des fabricants de sucre italiens, et notam-
ment de M. Maraini, membre de la Chambre des représentants
et président du Syndicat des fabricants de sucre italiens, qui
nous a fait connaître lui-même l'histoire de l'industrie sucrière
en Italie. Ajoutons que nos collègues italiens d'origine belge et
en premier lieu M. Wanlin, directeur de la sucrerie de Foligno,
ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour nous rendre le
séjour en Italie aussi utile et agréable que possible. Personnel-
lement nous avons été touchés aussi par la grande amabilité qui
nous a été témoignée par le président du Congrès M. Paterno,
et le secrétaire général, M. le professeur Villavecchia, qui a été
en même temps président du Comité d'organisation de la Sec-
tion V (sucrerie). Nous leur devons même l'honneur d'avoir été
reçus au Quirinal par LL. MM. le Roi et la Reine d'Italie, qui
avaient déjà témoigné Tîntérêt qu*ils attachaient au Congrès, en
assistant à son ouverture au Palais de Justice de Rome, vaste
bâtiment mis entièrement à notre disposition.
Notons encore les réceptions nombreuses auxquelles les
membres du Congrès ont été invités, telles que celle de la Muni-
cipalité de Rome au Capitole (Campidoglio), du ministre de
rinstruction publique à Tivoli, du Comité au Palatin, de l'Asso-
ciation artistique internationale, de M. Maurice Deutsch, etc.,
sans oublier naturellement le banquet traditionnel.
A l'ouverture du Congrès, c'est M. Proosl, directeur général
du ministère de l'agriculture, qui a pris la parole au nom de la
Belgique.Il a rappelé la part qu'il avait prise au premier Congrès
de chimie appliquée tenu à Bruxelles en 1894 (auquel il a rendu,
disons-le en passant, un service important, quoique ignoré).
Il a fait l'éloge en particulier des officiers italiens, qui ont établi
pour leurs soldats des cours populaires d'agriculture, de façon
que le service militaire est pour le fils du paysan une école qui
l'entraîne à améliorer le travail de la terre, au lieu de le déser-
ter. C'est un exemple que les autres pays feraient bien de suivre,
pour conjurer la dépopulation des campagnes, qui devient un
véritiible péril social. En dehors des 1 1 ou plutôt 16 sections,
qui ont tenu des réunions nombreuses au Congrès de Rome,
nous devons aussi mentionner les Conférences données en
assemblée générale, parmi lesquelles nous signalons surtout
celle de M. le D"" A. Franck (Charlottenburg), sur l'emploi direct
de l'azote atmosphérique pour la production d'engrais et d'autres
produits chimiques, et de Sir W. Ramsay (Londres) sur l'épura-
670 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
tion des eaux d'égout. M. le professeur H. Moîssau (Paris) a
obtenu aussi un vif succès par la communication de ses travaux
sur la distillation des métaux qui lui ont permis de calculer
approximativement la température du soleil (un peu plus de
3000^ C).
Finalement, il a été décidé de tenir le prochain Congrès de
chimie appliquée à Londres en 1909.
Le Bulletin de la Sucrerie belge (1) contient les comptes
rendus détaillés des délibérations de la section de sucrerie
organisée par le professeur Villavecchia, secrétaire général du
Congrès. Nous nous bornerons ici à signaler ce qui nous a paru
de nature à intéresser nos lecteurs au point de vue de l'hygiène
publique et privée et de Tagriculture.
La commission internationale pour Tunification des mé-
thodes d'analyse des denrées alimentaires fut présidée brillam-
ment par M. J.-B. André, inspecteur général au ministère de
l'agriculture, délégué du gouvernement belge.
Dès le Congrès de Paris de 1896, dit le journal L'Italie,
M. le professeur Puitti, de l'Université de Naples avait proposé
l'institution de cette commission qui, si elle reçoit des pouvoirs
officiels des divers gouvernements, rendra les plus grands ser-
vices à l'alimentation de l'homme. On peut en dire autant au
point de vue de l'alimentation des plantes et des animaux ; la
commission internationale des fourrages et des engrais artifi-
ciels ou commerciaux siégea également à Rome sous la prési-
dence du D^* Grueler de Suède. Ce n'est que lorsque les chimistes
des diverses nations se seront enfin mis d'accord pour adopter
des méthodes d'analyse uniformes que l'on verra cesser la
confusion des langues qui empêche les analystes de s'entendre
et de venir en aide, comme il convient, aux Gouvernemenls
désireux de réprimer la fraude.
On connaît les efforts persévérants tentés dans cette voie,
depuis la création de notre ministère de l'agriculture, tant au
service de l'hygiène par M. l'inspecteur J -B. André, que de
l'agriculture proprement dite, par M. Proost.
M. le professeur Villavecchia a proposé au Congrès de
Rome d'émettre le vœu que les administrations financières et
douanières des différents États s'accordent entre elles pour
unifier les méthodes d'analyse de tous les produits qui font
(i) Livraisons de juin, juillet, août : Bulletin de la Sccbebue belgs.
Bureau, rue Hydraulique, 21, Bruxelles.
RBYUB DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 67 1
l'objet d'échanges commerciaux et particulièrement des produits
sucrés (adopté à l'unanimité) (1). Les travaux de la section I
(Chimie analytique) ont particulièrement mis en lumière les
progrès de ces métliodes de mesures, dont la précision a souvent
peu de chose à envier aux mesures astronomiques. La chimie
analytique est le pilier sur lequel repose la chimie tout entière,
et chaque jour pour ainsi dire voit naître un réactif nouveau ou
une modification heureuse d'un procédé déjà connu.
"" Vu que les cultivateurs ne connaissent pas généralement les
effets de l'efTeuillage sur la qualité et la quantité des betteraves,
la Ve section engage les personnes qui donnent l'instruction
agricole à faire connaître ces effets nuisibles à l'intérêt des
cultivateurs comme des fabricants de sucre. „ ^ Le Congrès
reconnaît que la seule méthode pratique pour le dosage direct
du sucre dans la betterave est la méthode aqueuse à chaud ou
à froid, dite de Pellet, et que la méthode par digestion alcoolique
doit être complètement supprimée. ,,
La question des sucres intéresse au plus haut point Thygiène
et l'agriculture depuis que l'on connaît les précieuses propriétés
alimentaires de ce principe immédiat qui engendre la chaleur et
le mouvement, sans surcharger les organes digestifs. Le sucre
étant descendu aujourd'hui de un franc à 50, à 60 cent, le kilo,
est devenu un aliment économique à la portée de toutes les
bourses.
On a calculé, en effet, que 100 kilos de sucre donnent 200 uni-
tés nutritives, tandis que 100 kilos de pommes de terre n'en
donnent que S6,8. Il faut 750 kilos de pommes de terre pour
fournir le même nombre d^unitéa nutritives^ que 100 kilos de
sucre de betterave en admettant que la fécule de pommes de terre
s'assimile aussi bien que la saccharine ; or, il est prouvé que la
pomme de terre constitue pour un grand nombre de personnes
un aliment indigeste, qui engendre la dilatation d'estomac et des
perturbations intestinales, surtout dans les pays chauds. ^ En
Arabie, dit M. L. Wery, pays de la canne à sucre, on voit le
peuple sucer un bout de canne à sucre pour toute nourriture.
(1) " Ce vote unanime met parfaitement en lumière Tutillté des Con-
grès internationaux de science appliquée. M. Pellet a proposé aussi,
comme on l'a fait en Belgique pour Tétude des sols et des engrais
(voir plus loin), de nommer des commissions nationales, composées de
délégués des gouvernements, des sociétés agricoles, des chimistes, etc. „ ;
chacune de ces commissions ferait partie de la commission internatio-
nale qui prendrait les résolutions définitives.
672 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les coureurs, esclaves qui font journellement des étapes qui
nous épouvanteraient ne se nourrissent que d'une poignée de
dattes, fruit essentiellement sucré. ,, Ces faits confirment rigou-
reusement les données publiées dans cette Revue depuis trente
ans (voir nos chroniques agricoles) et qui étaient jadis fort discu-
tées dans le monde des agronomes et des hygiénistes (1).
M. F. Dupont (de Paris) a présenté un intéressant mémoire sur
la quantité de sucre produite par un hectare. Cette quantité de
sucre s'obtient en multipliant le poids de betterave par la richesse
en sucre ; elle varie de 2500 jusque 8000 kilos, elle est en
moyenne de 8000 à 5000 kilos.
La canne à sucre donne en Egypte de 6000 à 8000 kilos p^ar
hectare, à Java 10 à 14 000, aux lies Havij jusque 35 000 kilos.
La betterave à suere donne plus dans le midi que dans le nord
de l'Europe, parce que la température est supérieure durant la
végétation, d'un bon nombre de calories (40 à 60 000 kilos par
hectare avec 15 à 16 "/o de sucre).
Dans son discours d'ouverture, le Président, M. le professeur
Paterno, sénateur, a rapidement établi la portée immense de la
chimie appliquée dans l'existence sociale pour la prospérité des
peuples. C'est pourquoi il salue avec joie cette réunion, car, selon
le mot de Humbold, à mesure que les relations entre peuples
s'accroissent, la science gagne en intensité et en profondeur.
Ces congrès ont, en effet, pour but de rendre plus parfaite l'union
de la science et de la technique, ce levier le plus fort du progrès
social moderne.
Le sénateur Paterno, après avoir dit qu'on ne saurait plus
assigner de limites aux découvertes chimiques, parle des der-
nières trouvailles relatives à la transmutation des métaux, le plus
grand problème de la chimie appliquée, car il n'y a qu'un pas
de la transformation d'un corps simple en un autre à la produc-
tion artificielle de corps nouveaux avec des propriétés voulues (2).
*" Dans le temps infini et dans l'infinie mutabilité des choses
rien ne peut plus être dit impossible. ^
(1) Voir notamment la question sucrière résolue par la science, Jour-
HAL DE LA SoCIÉTÊ CEUTBALE D'aGRICULTURE DE BELGIQUE (février 1875^.
(2) Valchimie, dit le dictionnaire de Bouillet, inspectear général de
rinstrudion publique, étudiait comme aujourd'hui la chimie ''mais dans
le but chimérique d^ opérer la transmutation des métaux ^. 11 faudra donc
modifier nos dictionnaires officiels pour en revenir aux théories du
moyen âge.
REVUB DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 673
M. le professeur Paterne, en parlant du temps infini ne
semble pas avoir tenu compte de la judicieuse observation de
Littré, qui écrivait, il y a quelque trente ans, que ** nous ne
pouvons afiSrnier l'éternité, ni l'infinité des choses dont nous ne
connaissons que le côté phénoménal ,,.
*^ Déjà les chimistes remplacent les produits de la nature par
ceux qu'ils obtiennent artificiellement dans les laboratoires.
L'homme travaille donc à se rendre indépendant de la terre, et
quel bouleversement dans ce vieux monde quand il lui sera
possible d'obtenir sans recourir au sol sa nourriture normale
et les produits nécessaires aux diverses exigences de la vie
sociale ? ^
En attendant que cet idéal soit atteint, le docteur Franck a
exposé les moyens les plus modernes de fertilisation du sol par
l'utilisation directe de l'azote atmosphérique pour la fabricatiou
d'engrais. Il a retracé toute l'évolution de cette branche des
sciences naturelles qui vise par une plus large distribution
d'engrais azotés à augmenter la productivité du sol. Le problème
est compliqué : le guano et l'ammoniaque sont insuffisants ;
quant au nitrate de soude, le moment est proche où les gise-
ments seront épuisés. Il est vrai que notre atmosphère est un
immense et inépuisable réservoir d'azote. Un calcul bien simple
montre que la colonne atmosphérique dominant un hectare de
terrain renferme 79 000 tonnes d'azote, soit une quantité égale
à celle que contiennent les 500 000 tonnes de nitrate de soude
que l'Allemagne importe du Chili. Mais comment fixer l'azote
atmosphérique? Par le moyen de bactéries? Helbriegel et Wino-
gradzky le pensèrent. La nitragine entra dans le commerce,
mais on n'a guère obtenu jusqu'ici de résultats pratiques. Le
docteur Franck rappelle ensuite les plus intéressants parmi les
travaux que ce sujet a suscités. Un fait était certain ; sous l'ac-
tion de l'étincelle électrique l'azote de l'atmosphère se com-
binait avec l'oxygène en formant de l'acide nitrique ; mais l'on
n'avait pas d'appareils capables de résister aux températures
nécessaires. Siemens cependant inventait la dynamo ;gr&ce à
ses travaux, deux Suédois Birkeland et Eyde trouvaient un pro-
cédé pour la production électrique d'acide nitrique, qui doit
encore recevoir la sanction de l'expérience. Le docteur Franck
montre ensuite par quelle série d'expériences l'on arriva, en
chauffant, avec de Teau à haute pression, la calciocyanamide
brute, à produire de l'ammoniaque et des sels d'ammoniaque ;
et comment l'on déduisit que la calciocyanamide pouvait être
III* SÉKIE. T. X. 43
674 REYUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
employée directement pour la iiatrition des plantes comme en-
grais. L'on procéda alors à de sérieoses expériences qui furent
dirigées par MM. Wagner de Darmstadt et Gerlach de Posen.
Elles eurent lieu en 1901 et 1902, en grand nombre et dans des
conditions variées et furent tout à fait concluantes. La calcio-
cyanamide renfermant le 20 p. c. d'azote, était déclarée un
engrais des plus avantageux pour Tagriculture. De plus, les
matières premières nécessaires, telles que la chaux, le charl>oD
et Tazote atmosphérique sont faciles à obtenir.
Le professeur Angclo Menozzi de Milan, qui est non seulement
un habile chimiste agronome, mais aussi un économiste aux
vues larges, reconnaissait bientôt l'importance que ce nouveau
procédé électrochimique pouvait présenter spécialement pour
l'Italie et réussissait à réveiller par ses études rintérét des
ingénieurs et des industriels. Avec le concours de personnalités
éminentes de l'industrie l'on a constitué dans la suite la Società
Générale per la Gianamide, qui se rendit propriétaire de tous
les brevets et procédés pour la production de la chaux azotée
et de ses dérivés. Cette Société céda alors ses brevets pour
l'Italie et l'Autriche-Hongrie à la Società Italiana per la fabbiH-
cazione di Prodotti Azotati qui a déjà mis en action une grande
usine à Piano d'Orte. Après avoir expérimenté le procédé
sous tous ses rapports, elle a décidé d'agrandir considérable-
ment cette usine en utilisant les grandes forces hydrauliques du
Pescara, appartenant à sa Société même, Sociefà Italiana di
Elettrochimica, et d'installer aussi à Fiume, en Hongrie, une
usine importante. La Societàr Générale à son tour a assuré ou
prévu l'installation de plusieurs fabriques en d'autres pa\'s pour-
vus de forces d'eau à bon marché, comme la France, TEspagne,
la Suisse et la Norvège.
La crainte exprimée par certains auteurs que la cyanamide
en se développant puisse donner naissance d'abord à la dicyan-
dianiide, et ensuite, à cause de l'absorption deau, à la cyandia-
midine avec son action caustique, n'est pas fondée, comme cela
a pu être constaté par des essais sérieux ; car la transformation
ou bien la polymérisation de la chaux azotée en dicyandiamide
se fait seulement par les températures de 45 à 50 degrés centi-
grades : ce qui n'existe pas dans le sol. Quant aux quantités d'acé-
tylène dégagées, l'on doit observer que l'acétylène n'est pas
vénéneux pour l'organisme des animaux et des plantes ; son
innocuité a été prouvée aussi moyennant des essais directs
REVUE DBS RECUEILS PÉRIODIQUES. 6j5
exécutés avec les herbes potagères les plus sensibles et les
légumes de toute espèce.
Le docteur Franck donne ensuite un bref aperçu sur les autres
applications qui sont nées jusqu'ici du procédé de la fixation
de l'azote, et termine par un véritable dithyrambe en l'honneur
de la patrie de Volta et de Galvani.
Nous publions in extenso l'analyse de cette conférence,
parce qu'elle résume parfaitement les progrès réalisés depuis
dix ans dans la fabrication des engrais artificiels à base d'azote.
Georges Ville disait avec raison : " Quand nous fournirons l'azote
à bon compte aux cultivateurs, le problème de la vie à bon
marché sera résolu, „
Il existe un autre moyen de fixer directement l'azote de l'air
dans le sol, que G. Ville a contribué l'un des premiers à mettre
en lumière :
C'est la sidération, c'est-à-dire la fixation de l'azote par les
plantes de la famille des légtmiineuses, comme le trèfle et le
lupin.
D'immenses plaines de sable ont été mises en valeur, depuis
vingt-cinq ans, par la culture du lupin, qui fixe l'azote atmo-
sphérique sur ses racines par l'intermédiaire des bulbiles carac»
téristiqnes des légumineuses; ce phénomène de symbiose^ œuvre
d'une bactérie, a été fort bien étudié en Allemagne vers la fin
du siècle dernier ; mais les cultures dans le sable calciné de
M. Georges Ville, qui fut énergiquement soutenu dans sa cam-
pagne par l'illustre Chevreuil, son commensal au Muséum, ne
parvinrent pas à fournir la démonstration expérimentale de la
fixation de l'azote, avant les découvertes des Allemands et les
travaux subséquents de Scho^sing et Laurent. En effet, dans
toutes les écoles officielles d'agriculture de l'Europe, on ensei-
gnait qu'il n'existe pas de plantes améliorantes et que les légu-
mineuses puisent leur azote, comme les autres plantes, dans la
profondeur du sol. Seul à l'École d'agriculture de l'Université
de Louvain, créée en 1878,M . Proost enseignait la fixation directe
de l'azote libre de l'air par des plantes de familles diverses et
il ne tarda pas à mettre à la portée de tous, par ses expériences
dans le sable lavé, cette preuve que les expériences dans le sable
calciné ne parvenaient pas à fournir parce que la calcination
détruit les microbes du sol (voir Annales de la Société scien-
tifique DE Bruxelles, tome XXIV, avril 1900); c'est ce que
M. Proost a rappelé à la VI1« section (chimie agricole) du Con^
grès de Rome en montrant comment les expériences du jardin
676 RJ5VU£ DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
botanique de Louvain qu'il dirigea à partir de 1884, ramenèrent
à découvrir ensuite des quantités considérables de potasse, non
décelée par les réactifs ordinaires, dans les sables lavés qui ser-
virent à ses expériences. 11 démontra que cette potasse est assi-
milée par certaines plantes» comme la pomme de terre et l'avoine,
tandis qu'elle ne Test guère par le froment (i).
M. le professeur Stocklasa, de Prague, vice-président de la
section, a confirmé le phénomène de la fixation directe de
l'azote atmosphérique par les bactéries du sol qu'il a baptisées
du nom de radiobacter et à'azotobacter. L'exposé de ses belles
recherches a paru cette année dans les Berichten der Deutschen
BOTAMscHEN Gesellschaft (Baud XXIV. Heft 1). M. le profes-
seur Graiideau de Paris vient également de publier, à Paris,
une étude très complète sur la production de l'acide nitrique
avec les éléments de l'air (Paris, librairie du Temps, boulevard
des Italiens).
Après une discussion des plus intéressantes, à laquelle prirent
part des savants de divers pays, notamment MM. les profes-
seurs Giglioli, Dusserre, Prianischnikow (président), Stocklasa
(vice-président), M. Proost propose d'instituer, comme en Bel-
gique, une commission permanente de chimistes, de physiciens
et de naturalistes pour étudier à fond les conditions naturelles
et artificielles de production des sols et de réunir les matériaux
de bonnes cartes agronomiques (séance du 30 avril, Bolletiko
quotidiaxo del vi congresso internazionale di chimica appu-
cata).
La section adhère à cette proposition qu'elle considère d'in-
térêt international et dans la séance du 2 mai, elle émet le
vœu suivant, qui fut voté en assemblée générale, ^ qu'il soit
institué dans les divers pays d'Europe des champs d'expé-
riences permanents, suivant le type de ceux de Rothandstld,
afin de déterminer exactement la production naturelle et la
production artificielle des grains et des autres cultures, dans
les diverses conditions de climats (2) „.
(1) Telle est donc Tune des principales raisons d'éire des assoiemewts ;
certaines plantes rustiques mobilisent les principes minéraux feitill-
sauts, que les anciens procédés d*analyse usités dans les laboratoires
agricoles no parvenaient pas à déceler.
(2) Le Congrès de Botanique appliquée qui s*est tenu à Paris à la fin
du mois d*août, a confinné ce vœu en proposant une entente interna-
tionale entre les savants pour ramélioration progressive des cultures
par la sélection et Thybridation des végétaux, Tintroduction des plantes
utiles, etc.
REVUE DBS RECUEILS PÉRIODIQUES. 677
En la séance suivante, M. Proost appelle Tattention de la
section sur l'analyse des cendres de certains arbres cultivés du
Midi qui, comme la vigne, l'olivier, Toranger, donnent des signes
de dégénérescence, qui se manifestent par la multiplication
des maladies de nature parasitaire. Considérant que certaines
plantes contiennent dans leurs cendres des quantités très
minimes de métaux sous forme de sels qui ne sont pas restitués
par les engrais chimiques et qui semblent jouer un rôle ptiysio-
logique important (comme le manganèse), il se demande s'il n'y
a pas là une piste nouvelle à suivre par les chimistes et les
physiologistes. Certaines espèces de plantes ne végètent que
dans nos mines de zinc, par exemple Gentiana, Viola calamù
naria. L'uranium se retrouve dans les cendres de certaines
variétés de betteraves, etc. M. le président se rallie à cette
manière de voir.
La conférence de M. le professeur W. Ramsay sur Véptira-
tion des eaux d*égout constitue un exposé très complet de
l'état actuel de cette grave question, qui intéresse au plus haut
point l'hygiène et l'agriculture : évidemment la solution du pro-
blème est encore à trouver. L'orateur rappelle les découvertes
de Pasteur montrant que l'épuration naturelle des eaux par le
sol doit être attribuée aux microbes; ce qui a suggéré l'idée des
procédés dits biologiques, permettant de réduire considérable-
ment la surface des terrains d'épandage.
Les eaux d'égout, préalablement épurées par des méthodes
de filtration, sont soumises tour à tour aux procédés d'oxyda-
tion par les microbes acrobies de la surface du sol, et aux pro-
cédés de réduction par les microbes anacrobies du sous-sol.
Par l'oxydation, les matières organiques hydrocarbonées et
azotées donnent de l'acide carbonique, de l'acide azoteux et
ensuite de l'acide azotique combiné sous forme de nitrate de
chaux. Mais les eaux d'égout riches en ammoniaque n'éprouvent
pas de fermentation azotique, car il ne se forme que des azotites.
La conclusion c'est qu'on ne peut pas toujours distinguer
avec certitude les bacilles dangereux de ceux qui ne le sont pas
et qu'il faut disposer de terrains perméables et étendus pour
pratiquer, comme à Gennevilliers, l'irrigation agricole avec
succès.
L'expérience peu satisfaisante des irrigations de la ville de
Bruxelles dans les plaines situées en aval de la capitale, près
de Vilvorde, confirme cette manière de voir.
678 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Au banquet de clôture du Congrès, la Belgique fut repré-
sentée par M. ringénieur Watteyne du ministère du Travail qui
porta le toast suivant très applaudi :
** On aime chacun son métier î
„ Le mien est celui de mineur ! Et j'en suis fier !
M Le métier de mineur, en effet, a, comme celui des armes, sa
noblesse spéciale, celle du danger !
„ Ce danger ne manque pas dans les mines de houille de
Belgique qui sont les plus profondes et les plus dangereuses
du monde entier.
„ Aussi la lutte contre les dangers qui menacent la vie des
mineurs est-elle, chez nous, continuelle et acharnée.
„ Cette lutte est la préoccupation constante des Ingénieurs
du Corps des Mines, auquel j'ai Thonneur d'appartenir.
„ Et si M. le Ministre de l'Industrie et du Travail a délégué
près de ce Congrès des représentants du Corps des Mines, c'est
spécialement en vue de la recherche de nouveaux moyens pour
augmenter la sécurité de nos ouvriers mineurs.
„ Son attente n'a pas été déçue : les travaux présentés aux
Sections des Explosifs et des Mines, dont nous avons suivi les
séances, ont apporté des lumières nouvelles qui nous aideront
à résoudre divers problèmes intéressant la sécurité des mines.
„ Au nom des ouvriers mineurs de Belgique, merci î
„ Qu'on me permette de viser particulièrement dans mes
remerciements les distingués et dévoués Présidents des classes
III^ et III", qui ont dirigé les travaux de ces classes avec tant
d'autorité, de compétence et de courtoisie. Ils appartiennent
tous deux aux nobles métiers dont j'ai parlé : ce sont, en effet,
un mineur et un soldat ! J'ai nommé le colonel Vitali et mon
sympathique collègue italien, Tiiigénieur en chef Mattirolo î „
La section des explosifs, à laquelle M. l'ingénieur Watteyne
collaborait, a entendu une communication présentant un grand
intérêt d'actualité de M. Armand Gautier de Paris, sur les
phénomènes volcaniques dans leurs rapports avec la genèse des
eaux thermales,
M. Gautier attribue les éruptions volcaniques et l'origine des
sources thermales non pas à l'introduction des eaux de la mer
par les failles terrestres dans les régions incandescentes du
globe, mais à la dislocation des couches profondes cristallines,
qui perdent leur eau de cristallisation en pénétrant dans les
laves brûlantes qui supportent l'écorce terrestre. Ces roches
primitives contenant de 8 à 16 "/o d'eau de constitution peuvent
RBVUB DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 679
dégager de ^5 à 30 millions de tonnes d'eau par kilomètre cube
de granit, par exemple, et 200 milliards de mètres cubes de gaz
à une pression de sept à huit mille atmosphères. Aii>«i s'explique-
raient la formidable puissance des éruptions volcaniques» leur
intermittence et leur irrégularité qiri tiennent à l'irrégularité
même des plissements, des dislocations et des effondrements de
récorce terrestre.
Partant de ces données M. Armand Gautier a réussi à fabri*
quer de toutes pièces de véritables eaux minérales, identiques
aux eaux minérales naturelles par la distillation lente due à la
déshydratation artificielle des roches cristallines primitives.
V. D. B.
GEOGRAPHIE
Le royaume de Marrakech (1). — L'extrême Nord et la
frontière algérienne du Maroc sont les parties les plus troublées
de l'empire chérifîen, qui compte heureusement d'autres régions
plus vastes, plus fertiles, plus peuplées et plus soumises. Telles
sont par exemple les grandes plaines du ^aotf^ ; elles consti*
tuent le royaume de Marrakech, et leurs produits (céréales),
s'écoulant par Rabat, Casablanca, Mazagan et Safi (doté d'une
mauvaise barre), donnent au commerce du Maroc toute son
importance. C'est ce royaume qui a fait Tobjet des recherches
de M. Lemoine; s'il n'a apporté que des modifications et des
compléments de faible importance à la belle carte d'ensemble au
10 000 000® de M. de Flotte- Roqiievaire, en revanche, au point
de vue géologique, il a fait des constatations fort intéressantes.
11 a défini plusieurs niveaux du Trias, du Jurassique, du Crétacé,
du Pliocène, etc., et il a constaté, après MM. Théobald Fischer et
BriveSy l'existence de plis orientés N. 20<> E. dans les couches
primaires qui affleurent, non seulement dans les Djebilet, mais
dans ï Atlas ; ces plis toutefois, considérés comme le prolonge-
ment des plis hercyniens d'Europe, n'affectent pas les sédiments
d'âge secondaire. ** Ces derniers sont plissés d'une façon tout
autre, parallèlement ou à peu près parallèlement à la chaîne de
(1) Paul Lemoine, La Géographie, t. XII C1905), pp. 21-28.
68o REVUE DES QÛESTl6i«8 SClKNtli^QO».
V Atlas. Ainsi se saperposent... dans la région de VAflaê, deax
séries de plis d'Ages différents et de direction différente. Cest
nn phénomène analogue à celui qui a été observé dans les
Sudèies et sur le bord de la Meseta. „
D'autre part la partie sud de la région de Marrakech se com-
pose, au S. de l'ofi^ Tenaift, de plateaux calcaires, d'&ge crétacé
et éocêne. dont la fertilité est médiocre par suite du manque
d'eau. Ce n'est qu'autour des sources et des puits, que se sont
établies d'importantes cultures, et que se sont formées des
agglomérations : douar (village), kaabah (château), zaonia
(monastère). Au nord du Tensifl, les terrains pliocènes prennent
un développement inconnu plus au sud, et présentent générale-
ment des cultures assez intensives; on y récolte quantité de
céréales : blé, orge, mais, etc. Le sol, presque partout fertile,
l'est particulièrement là où dominent les terres noires ^îira) et
les terres rouges (hamris); ** celte région est appelée à devenir
l'une des plus importantes du globe au point de vue de la pro-
duction des céréales, et un des greniers de VEurope „.
En arrière, la plaine de Marrakech est constituée par des allu-
vions de rivières originaires de V Atlas ; ces alluvions reposent
sur des terrains primaires et forment, grâce à une irrigation
abondante et savante, '^ une vaste oasis où les cultures de céréales
et les pâturages alternent avec les plantations de palmiers et
d'oliviers, et avec les jardins où l'on cultive les grenadiers, les
dattiers, les citronniers et les orangers „.
Comme lu plupart des régions montagneuses, le haut Atlas
est un pays pauvre, sauf en quelques coins privilégiés, où
s'observent de riches cultures étagées, soigneusement irriguées.
Pour comprendre la situation politique du royaume de Marra-
kech, il importe do rappeler que le sultan jouit dans le pays d'un
certain prestige religieux, dû h ce qu'il appartient à une illustre
famille chérifienne. Mais une partie du Maroc (Bled makhzen)
reconnaît de plus son autorité temporelle, d'où l'obligation des
impôts et (lu service militaire ; dans les différentes régions du
Bled makhzcn, le sultan est représenté par des caïds.
Le Bled mnkhzen est formé de deux royaumes, concentrés
autour dos deux capitales Fez et Marrakech, où le sultan réside
alternativement. Le royaume de Fez comprend les deux villes
impériales de Fez et de Meknès; ses ports sont Larache et
Tanger, Il est séparé du royaume de Marrakech par le territoire
insoumis (Bled es siha) des Zemmow% que l'empereur doit con-
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 68 1
tourner, en passant le long de la mer par la ville fortifiée de
Rabat, s'il veut passer d*un royaume dans l'autre.
Le royaume de Marrakech est le plus important des pays
roakhzen ; ** il s'étend jusqu'à VAtlas. Son commerce propre est
extrêmement actif, et c'est nar ses ports, surtout par Mogador,
que se font les transactions avec le Sud'Marocain (oued Sotts,
oued Draa) et avec le Sahara „.
Quelques régions peuvent être considérées comme intermé-
diaires entre le Bled makhzen et le Bled es siba ; le sultan y
entretient des caTds, qui n'exercent pas l'ombre d'une autorité;
telles sont la région du Sous, la région longeant la frontière
oranaise.
L'organisation du pays est encore toute féodale ; une partie
considérable du Maroc occidental est constituée de grands fiefs,
dont les titulaires sont le caïd des Ahdi, le caïd du Glaoui, le
caïd des Goundafl, etc.
Le Soudan anglo-égryptien (1). — La convention signée en
1898 avec la France, a donné à VAngleterre la certitude de
conserver la domination de VÉgypte, et lui a fourni, avec la
reconnaissance de ses droits sur le Soudan, le moyen d'établir
sa suprématie sur la mer Rouge, et de se relier avec la colonie
de l'Uganda, Tous ces avantages, le gouvernement anglo- égyp-
tien les poursuit avec une ténacité remarquable. On peut placer
à la base de l'organisation du pays, et surtout de la mise en
valeur du Soudan, dont l'avenir est dans l'agriculture, les voies
de communication et l'irrigation. Le chemin de fer d'Alexandrie
à Wadi'Halfa a été poussé jusqu'à Khartoum, et a largement
contribué au développement rapide de cette ville, qui était en
ruines, il y a sept ans, et qui ne tardera pas à passer, du rang de
centre administratif du Soudan anglo-égyptien, à celui de capi-
tale, "" à cause de l'importance de sa situation géographique et
de la situation centrale que lui feront les voies de communica*
tion „. Khartoum compte aujourd'hui : un palais, de nombreux
édifices, une belle mosquée, une école remarquable (Gordon col-
lège), des hôtels, de l'eau potable, l'électricité, des quais en
pierre en voie de prolongement vers le Nil Blanc ; grâce à un
pont bientôt terminé, ces quais relieront Khartoum à Omâur-
(1) Par Bonnel de Mézières. Bull, du Comité de l'Afrique française,
19()6, pp. 189-194 ; — L'activité des Anglo-Égyptiens au Soudan. Ibidem,
1906, pp. 00-62.
fnan, et en feront on seul centre de 90 000 habitants. Sur cette
Toie ferrée de Wàdi-HcUfa à Khartoum vient se raccorder entre
Berber et Ed Damer, station située sur VAibara^ la ligne, longoe
de 532 kilomètres, qui part de Port'Soudan (Cheikh-Barudj. Ce
nouveau port, placé sur la mer Rouge, à 48 kilomètres au N. de
Souakim et puissammeut défendu, est dans one situation admi-
rable, au fond d'un large golfe en eau profonde. Ces deox lignes
combinées assurent en temps de guerre les communications de
V Angleterre entre V Europe et VAsie, et lui permettent d*aller se
ravitailler au Soudan, à Khartoum en particulier, qui est un
remarquable centre d'approvisionnements.en grains et en viande,
pour une flotte ou une armée, quelle que soit leur importance.
Sur la ligne Wadi-Halfa'Khartoum-Port-Soudan, sont amor-
cés ou le seront bientôt, un embranchement qui partira de
Thomian, situé à mi-chemin entre la mer Rouge et VAtbara. et
se dirigera sur Kassala, et une voie qui s*embrancbe à la station
d'Abou' Ahmed, entre Wadi-Halfa et Khartoum, longe le XH
jusqu'à Merowé, et se continuera jusqu'à Dongola ; cette der-
nière voie, d'intérêt local, aidera à la transformation rapide de
cette région, très propre à la culture des dattiers, des céréales
et du coton, et assurera ce trafic au Soudan, au détriment de
V Egypte.
Au surplus Khartoum va devenir tète de ligne d*une voie
ferrée longeant le Nil Bleu, se dirigeant vers Wad-Médani et
Rosèires, et aboutissant à Addis-Abbaba, C'est probablement
sur cette ligne, qui facilitera les travaux d'irrigation dans la
superbe région enserrée entre le Nil Bleu et le .Yi7 Blanc, et
dénommée Ghézireh, qu'aboutira, le long des contreforts abys-
sins, le chemin de fer de V Uganda.
Quant au chemin de fer du Kordofan, il sera amorcé à El
Duei'm, an S. de Khartoum, sur le Nil Blanc ; il gagnera El
Obéid; il n'est guère douteux que celte ligne, qui facilitera
l'occupatioii du Darfonr, sera prolongée à travers le Ouadaï
jusqu'au Tchad, sous le nom de Chemin de fer du Pèlerinage ;
elle achèvera de développer et de civiliser le Soudan tout entier
du Sénégal au Nil.
Nous venons de dire que la voie ferrée de V Uganda irait
s'amorcer à la ligne Khartoum- Addis-Abbaba. L'événement
n'est point proche et le Nil Blanc restera en attendant la seule
grande artère reliant le Soudan à VÉtat Indépendant du Congo
et à V Uganda. Le Bahr el-Arab et le Kir ont été débarrassés
du sedd, et les vapeurs peuvent remonter jusque Ilofrat el-Nahas
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 683
et jusqu'à uue journée de Dem»Ziber. Dans la rivière de Djour*
les roches ont été enlevées et la navigation est possible jusque
près de Tamboura. Deux de ces voies fluviales permettent des
communications avec le Mbomou-Vbanghiy et la troisième avec
le Chari.
Sans parier des ponts à construire en divers points du Nil,
signalons qu* ** un barrage doit être établi à Groz-Abou-Grutna,
pour faciliter Tirrigation du territoire entre le Nil Blanc et le
Nil Bleu, et aussi du Sud du Kordofan „, et que le cours du Nil
depuis Bor jusqu'à sa rencontre avec le Sobat sera rectifié, pour
éviter la perte d'eau considérable qu'éprouve le fleuve pendant
sa traversée des régions marécageuses du Bahr ehGhazal, et
augmenter ainsi dans d'énormes proportions la surface des terres
irriguées ou le nombre des récoltes.
L'Année cartographique (1). — Cette publication continue
à présenter le plus grand intérêt ; la présente livraison contient
les modifications géographiques et politiques survenues pendant
Tannée 1004 en Asie, en Afrique et en Amérique ; MM. E, Gif-
fault, M, Chesneau et V. Huot ont dressé les cartes respectives
de ces trois continents.
La feuille consacrée à VAsie donne les itinéraires de V. Obrout-
cheffy en Asie centrale, dans la Chine septentrionale et au Nan
Chan (échelle du 7 500 000*^) ; — les itinéraires du lieutenant
Oum dans la province de Bar Lac (Indo-Chine française)
(éch. du 1 500 000®) ; — les itinéraires de MM. C, G. Rawling et
A. J. G. Hargreaves dans le Tibet occidental (éch. du 5 000 000») ;
— trois cartons montrant l'avancement des travaux géodésiques,
de la topographie et de la cartographie dans V Indo-Chine fran*
çaise. Pour Y Afrique nous avons une carte de la partie du
Sahara, comprise entre In-Salah et Tombouctou, d'après les
reconnaissances du commandant Laperrine, du capitaine Thève*
niant, du lieutenant Voinot, etc. (éch. du 6 000 000«) ; — un
croquis du Tchad, d'après la carte manuscrite du lieutenant
Boudry, dressée à l'aide des travaux des officiers qui ont
séjourné dans la région (éch. du 1 2(X) 000«) ; — un croquis des
îles de Los ; — le tracé du chemin de fer projeté entre Thiès et
Kayes ; — enfin au point de vue politique : la nouvelle frontière
(1) Supplément annuel à toutes les publications de Géographie et de
Cartographie. 15e année. Paris, Hachette, novembre 1905. In-fo. Trois
feuilles de cartes avec texte explicatif au dos.
684 REVÙÈ DES QUESTIONS 8ClENTlÊiQl/B8.
anglo-allemande en Guinée (éch. du 4000 000«); la nouvelle
frontière entre Niger et Tchad, d'après l'accord franco-anglais
du 8 avril 1904 (éch. du 6 000 000«); la nouvelle frontière franco-
anglaise en Gambie (éch. du 1 000 000«) ; les nouvelles divisions
de V Afrique occidentale française, V Amérique n'est représen-
tée que par deux cartes : les Monts Appalaches et les Grands
Lacs canadiens^ d'après les cartes du * U. S. Geological Sur-
vey n (éch. du 3 000 000«) ; — explorations dans la HatUe Argen-
tine et la Bolivie, entreprises de 1903 à 1904 par M. Florence
O'Driscoll et les D" Sleinmann, Hoék et von Bistram féchelle
du 5 000 000«).
Bien que le texte placé au dos des cartes ne soit qu'une partie
accessoire et se borne généralement à un exposé sommaire des
itinéraires, il nous faut cependant signaler Texcellent commen-
taire ajouté par M. Emm, de Margerie au croquis des Monts
Appalaches et une notice sur le lac Tchad, écrite par le lieute-
nant Boudry, et d'où il résulte que ** dans un temps plus ou
moins long, lorsque le Tchad aura acquis sa stabilité hydrogra-
phique, il n'en restera qu'un vaste marais et la communication
navigable entre le Chari et la Komadougou, point de départ de
la route du Soudan, n'existera que pendant quelques mois de
l'année „.
Le peuplement de la Suisse. Étude de géographie
humaine (1). — La Suisse couvre 41 324 kilomètres carrés,
répartis en trois grandes régions naturelles, qui sont du sud au
nord, les Alpes, le Plateau et le Jura, La zone productrice ne
comprend que les trois quarts de cette superficie ; la zone habi-
tée, en raison de l'altitude, est encore plus restreinte. Sur les
sommets des Alpes, dont plusieurs points sont à plus de
4000 mètres au-dessus du niveau delà mer, le climat est très
rude et contrarie le mouvement de la population ; en 1888, 5 <> o
seulemtMit des habitants habitaient au-dessus de 1000 m. d'alti-
tude ; le climat est beaucoup plus doux dans les vallées, où
l'élevage, principalement celui du gros bétail, constitue de loin
l'occupation principale des habitants ; cette industrie pastorale
entraîne une large dispersion de la population, mais résoul le
problème de Texistence dans ces hautes altitudes.
"" Les grandes vallées longitudinales, généralement assez
(1) Par Pierre Clerget. Bull. Soc. Rot. Belge de Géographie, 1906,
pp. 73.97.
RBVUB DSS RECUEILS PÉRIODIQUES. 685
larges, sont plus habitées que les vallées latérales, plus étroites
et à pentes plus raides ; le peuplement est tellement fonction de
l'étroitesse de la vallée que VEngadine^ tout entière, avec ses
vingt-deux communes, atteint à peine la population de Coire
(12 209 habitants); la zone habitable ne s'étend que sur une
mince bande et les maisons vont s*égrenant en chapelet le long
de la route. ^ De façon générale d'ailleurs les villages s*éta
blissent toujours plus haut que la rivière, soit que celle-ci coule
dans une gorge profonde, soit que Ton craigne les irrégularités
de son débit; presque partout les pentes exposées au midi sont
plus peuplées et plus cultivées, que les versants tournés vers le
nord. " D'autres facteurs généraux exercent aussi leur influence
sur le peuplement des Alpes : la nature de la roche en place,
l'épaisseur de la terre végétale, l'abondance de l'eau et les faci-
lités de l'irrigation ; plusieurs de ces conditions se trouvent
réunies dans l'utilisation des cônes de déjection que les torrents
forment à leur sortie des vallées latérales. Plus ces torrents sont
écartés les uns des autres, plus ils sont puissants, plus leur
pente est douce et plus leur cône est faiblement incliné et stable.
Dans ce dernier cas, les villages s'y installent, l'homme y trouve
de l'eau, un terrain particulièrement fertile ; de là, il domine la
plaine d'alluvions, et la vallée où coule le torrent est le chemin
naturel de la montagne. „
A l'exception de Coire, située au coude du Rhin, au point où
la vallée s'élargit suffisamment pour permettre les cultures, les
agglomérations urbaines sont inconnues dans les Alpes; les
habitants vivent dispersés dans les villages ; mais à la belle
saison des bourgades de quelques centaines d'individus se gros-
sissent de milliers d'excursionnistes, qui se succèdent sans
interruption ; c'est même grâce à *" l'industrie des étrangers „,
autrement rémunératrice que l'élevage et vraie barrière à l'exode
rural, engendré par les branches industrielles, que la population
permanente de ces petits centres tend naturellement à aug-
menter.
Bien que l'altitude soit beaucoup moindre au Jura que dans
les Alpes (Mont Tendre 1683 mètres), néanmoins le climat, celui
des hautes vallées notamment, est plus rude à altitude égale ;
aussi l'élevage est-il prédominant, et les cultures encore plus
rares que dans les Alpes ; il ne s'en trouve même pas dans les
hautes vallées, dont la population serait beaucoup moins dense,
sans l'introduction, au commencement du xviii« siècle, d'une
industrie merveilleusement adaptée au milieu, l'horlogerie ; elle
686 REVUB DBS QUESTION» aBBHOlFlQUES.
constitue la grande richesse de ce pays au sol pauvre. Ici, <
dans les Alpes, les exigences de l'élevage ont nécessité la dis-
persion de la population : on ne peut signaler dans les haules
vallées, à Taltitude de 950 et de 1000 mètres, que deux villes
de 13 000 et de 36 000 âmes, le Locle et la Chaux-de-Fonds ;
elles ont grandi avec le développement de l'horlogerie, mais
elles ont gardé leur aspect rural, leurs mœurs simples et leur
caractère hospitalier.
Le pied du Jura, qui forme la partie la plus basse du Plateau
suisse, a une altitude comprise entre 350 et 450 mètres, mais
du côté des Alpes, la région s'élève jusque près de 2000 mètres.
Sons le rapport climaténque, le Plateau est la plus favorisée
des trois grandes régions naturelles de la Confédération helvé-
tique, La température moyenne annuelle oscillant entre 7 et
10' C, le Plateau est à la fois région de culture et région d'éle-
vage ; la vigne et les céréales sont particulièrement en honneur,
mais l'élevage gagne sur la culture ; il est plus rémunérateur en
raison des perspectives qu'il ouvre à certaines industries : fabri-
cation du fromage, du lait condensé, de la farine lactée, du cho-
colat au lait. Ce développement de l'élevage pousse à l'exode
rural, car il nécessite moins de bras ; il favorise donc l'action
exercée par les villes, particulièrement développées sur le Pla»
teau, qui réunit toutes les conditions pour être plus peuplé que
les Alpes et le Jura,
** Si de nombreuses agglomérations jalonnent l'ancienne voie
romaine de Genève à Arhon, c'est encore l'eau qui a exercé sur
les centres habités la plus puissante attraction. Au nord et au
sud, où cet élément est plus rare, les villages sont compacts ;
dans les vallées du centre, au contraire, où l'eau est surabon-
dante, les fermes se disséminent, le paysan s'isole au milieu de
ses terres. Cette influence de l'eau n'est nulle part plus visible
qu'autour des lacs. „ Les causes de ces phénomènes sont radou-
cissement de la température, la beauté du paysage et les facili-
tés offertes aux cultures arborescentes et à la vigne. M. F. -A.
Forel a tracé, sur les rives suisse et savoyarde du Léman, deux
bandes parallèles de 2500 mètres de largeur, de 250 kilomètres
carrés de superficie totale, la première riveraine, la seconde
située entièrement à l'intérieur des terres. La population de la
zone lacustre est de 246 296 habitants, soit 570 par kilomètre
carré ; elle est six fois plus considérable que celle de la zone
campagnarde qui s'élève à 43 938 individus, soit 93 par kilo-
mètre carré. ** Même en soustrayant de la première zone les
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 687
deux grandes cités de Genève et de Lausanne^ il resterait
251 habitants par kilomètre carré... ^
"" Sur les dix-huit villes suisses de plus de 10 000 habitants^
quinze se trouvent sur le Plateau, réparties principalement soit
au pied du Jura, soit au pied des Alpes, vérifiant le principe
que la population se porte toujours de préférence à la b'mite de
deux régions naturelles. „ Presque tous ces centres doivent
essentiellement leur extension à la création des chemins de fer
et au développement industriel. ** L'extension du périmètre
urbain s*est modelée sur la topographie : si Ton constate à
Berne et à Fribovrg, par exemple, une forte prédominance vers
l'ouest, c'est que dans cette direction s'ouvre le méandre de
VAar ou de la Sarine, point de départ du peuplement des deux
villes. Partout ailleurs, l'élargissement s'est fait à peu près
également en tous sens, à moins que les rives d'un lac ou un
autre obstacle physique ne lui aient marqué des limites infran-
chissables „. Il faut signaler enfin ** l'influence des pays voisins
qui s'est fait sentir surtout à la périphérie : si Genève est fran-
çaise d'allures, Bâle et Schaffhouse ont bien le cachet allemand,
et l'air italien des petites villes tessinoises n'est pas pour sur-
prendre. La Sîiisse se trouve, en effet, au carrefour de trois
civilisations, qui se reflètent et s'estompent dans le peuplement
de ses frontières. ^
Belle port de mer (1). — Sachant que les voies de communi-
cation sont le principal facteur du développement industriel et
commercial d'un pays, et qu'elles modifient de façon heureuse
les conditions économiques des régions qu'elles traversent, la
Suisse, placée au cœur de V Europe, en un carrefour où viennent
se croiser plusieurs artères de trafic international, n'a pas hésité,
comme le prouvent le Saint-Gothard et le Simployi, à s'imposer
des sacrifices énormes. Toutefois ces transports par essieu sont
onéreux : ils augmentent largement le prix de revient des ma-
tières premières nécessaires à l'industrie. Aussi, en peuple bien
avisé, les Suisses cherchent-ils à développer chez eux la navi-
(1) Revue pratique des sciences commerciales, Liège, 1900, pp. 265-276.
Analyse d'une étude publiée par M. Th. Zobrist, professeur à TÈcole de
commerce de Porrentruy, sous le titre : La navigation sur le Rhin
supérieur. Son importance pour la ville de Bfile et «on Influence sur le
trafic international de la Suisse, dans : Scuweizerisches Kaufman»
NiscHEs Centralblatt, mars 1006, nos 9, 10 et IL
688 REVUB DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
galion fluviale^ dont les tarifs sont particulièrement favorables
au transport des marchandises lourdes et encombrantes.
La convention de Mannheim de 1868 a ouvert le Rhin el ses
affluents, de Baie jusqu'à la pleine mer, à toutes les embarcations
chargeant les personnes et les marchandises ; ces bateaux
peuvent suivre la voie qui leur plaît, pour Taller et le retour.
Aussi la batellerie sur ce fleuve, en dépit des voies ferrées qui
drainent ses rives, a-t-e11e pris un essor extraordinaire ; les ports
rhénans allemands présentent un mouvement annuel qui dépasse
trente millions de tonnes ; entre Ruhrort et Mannheim, il circule
tous les ans près de trente mille bateaux, et quarante mille entre
Ruhrort et Rotterdam. Il se comprend dès lors que les villes
rhénanes s'imposent des sacrifices d'argent considérables pour
se créer des ports sûrs. ** Duiaburg, Ruhrort, Dusseldorf,
Cologne, Mayence et Mannheim, possèdent des bassins et des
quais d'embarquement qui rappellent ceux des grands ports de
mer ; ils sont munis de l'outillage le plus puissant et le plus
moderne. „ Il en sera bientôt de même de Kehl, de Strasbourg
et de Bàle, Nous disons Bâle, en dépit des obstacles résultant de
l'opposition de Mannheim, de celle de Kehl et de Strasbourg,
et des difficultés que le Rhin supérieur o£fre à la navigation. Des
remorqueurs d'un type spécial auront aisément raison des bancs
de gravier tapissant çà et là le lit du fleuve, et la preuve ayant
été faite que celui-ci est navigable pendant au moins huit mois
d'avril à novembre, une société de navigation à vapeur sur le
Rhin supérieur a été fondée kBâle.Comme couronnement de tous
ces efforts, des fonds viennent d'être votés par le Grand Conseil
du Canton pour doter la ville d'un port digne de la première
place de commerce de la Suisse.
Congrès internationai pour l'étude des régions polaires.
— Ce congrès a tenu ses séances à Bruxelles, du vendredi 7 au
mardi 11 septembre. Le véritable but, visé par les organisateurs,
était la création d'une * Commission polaire internationale «. La
partie scientifique cependant n'a pas été perdue de vue, mais
elle venait en ordre secondaire. Comme toujours des discussions
plus ou moins vives ont eu lieu, des critiques, peut-être justifiées,
ont été ou peuvent être formulées ; le travail des sections, faute
de temps, n'a pas été ce qu'il aurait dû être ; mais l'accord s*est
fait, grâce à des concessions mutuelles ; des vœux ont été émis
et adoptés, et l'on a voté le projet de statuts de la *" Commis-
sion polaire internationale „ que nous venons de signaler. Ce
REVUE DBS RECUEILS PÉRIODIQUES. 689
projet devra être soumis dans le plus bref délai à l'approbation
des États. Et voilà créé un nouvel organisme, dont on peut
attendre les plus heureux résultats, car les polaires ont toujours
arboré la vieille et fière devise : noblesse oblige.
F. Van Ortroy.
ETHNOGRAPHIE
Chronologie du quaternaire. — Qui parviendra à débrouil-
ler le chaos du quaternaire ? M. Rutot y contribue avec sa
hardiesse habituelle et il a élaboré un système complet, dans
lequel viennent s'intercaler à leurs places respectives, les dépôts,
les données de la faune et les industries paléolithiques. Malheu-
reusement cet ensemble, si savamment conçu et si adroitement
agencé, est sujet à beaucoup de critiques, même de la part de
ceux qui n'opposent aucune difficulté à l'industrie éolithique (1).
M. Blanckenhorn s'en est longuement occupé à la Société d'An-
thropologie de Berlin, quand il s'est agi d'interpréter les trou-
vailles faites dans le diluvium,aux environs de Neuhaldensleben,
à l'ouest de Magdebourg.
En premier lieu, il reproche à M. Rutot de suivre trop servi-
lement M. Geikie et de ne p^s tenir suffisamment compte des
travaux des géologues allemands et notamment des intéressantes
recherches de M. Penck, sur le quaternaire des Alpes (2).
M. Blanckenhorn fait valoir un second grief contre la classi-
fication de M. Rutot, qui a le tort de caractériser des époques
par Velephas antiquus et Velephcts prxmigeyiius et d'établir une
distinction trop formelle entre ces deux époques. C'est un fait
avéré que les restes de ces deux éléphants se rencontrent très
souvent ensemble, que Velephas antiquus est caractéristique du
Chelléen et qu*il ne faut pas assigner le gisement de Taubach à
(1) P. Favrenu, Neue Funde ans dem Diîuviutn in der Untgegend von
Neuhaldensleben. M. Blanckenhorn, Diskussion, Zeitschrift fCr Eth-
nologie, tome XXXVII, 1905, pp. 284 et suiv.
(2) A lire un article de M. A. Obermaîer : Le Quaternaire des Alpes d
la Nouvelle Classification du professeur A. Penck, L* Anthropologie,
1904, p. 25.
II1*SÊUIE. T. X. 44
ÔgO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
une prétendue époque éolithique, parce qu'on y a relevé la pré-
sence de Yelephas antiqutM,
M. Rutot commet une troisième erreur ; il attribue une valeur
excessive à l'aspect de l'industrie et au type des instruments.
Parce que le coup de poing fait défaut, dans certains gisements
de l'Europe centrale, ce n'est pas un motif pour les classer dans
le paléolithique moyen ou le paléolithique supérieur, alors que
les données de la géologie permettent de fixer une date plus
reculée.
L*Oriffine des Éolithes. — M. Boule combat l'existence de
l'homme tertiaire et la valeur des éolithes comme produits de
l'industrie humaine, pour deux motifs : d'abord il est imprudent
d'admettre l'existence de l'homme à des époques géologiques si
reculées en Tabsence de tout document ostéologique ; ensuite il
paraît certain que les éolithes peuvent être produits par des
causes naturelles.
Il y a, au sud-est de Mantes, dans la commune de Guerville,
une usine qui fabrique du ciment, en mélangeant de la craie et
de l'argile plastique. La craie, qui renferme des rognons de
silex, est versée avec l'argile dans des cuves circulaires, appe-
lées délayeurs et dans ces bassins elle est soumise au mouvement
tourbillonnaire de l'eau. Ces cailloux, qui subissent dans les
délayeurs les actions dynamiques d'un tourbillon artificiel, com-
parables aux actions dynamiques d'un cours d'eau naturel et
torrentiel, offrent tous les caractères des anciens graviers des
rivières et un grand nombre d'entre eux présentent des retouches
identiques à celles qu'on observe sur les éolithes. M. Boule a pu
recueillir une belle collection d'échantillons, semblables à ces
pièces, qu'on désigne sous les noms de peradeurs, grattoirs,
retouchoirs, silex à encoches. Voici la conclusion de M. Boule :
** Comme paléontologiste, je crois fermement à l'existence de
l'homme tertiaire ; je ne doute pas qu'on trouvera un jour ses
traces sur quelque point du globe ; mais pour être irrécusables,
ces traces devront avoir une valeur tout autre que celle des
éolithes „ (1).
(1) M. Boule, ^Origine des éolithes, L'Anthropologie, t XVI, 1905,
pp. 257 ot suivantes. M. H. Obermaler expose les mômes données, dans
rarticle Zur EolUhenfrcige, Archiv fOr Anthropologie, Neue Folge,
t. IV, p. 75.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 69 1
Classiflcation du néolithique. — A la Société d'anthropo-
logie de Bruxelles, M. Rutot (1) a fait valoir quelques notions
préliminaires sur le néolithique, devant servir de base à une
classification à introduire dans cet âge. Il distingue des faciès
divers du néolithique et il discerne le Tardenoisien, le Cam-
pignien, le Néolithique à faciès éolithique, auquel il donne le nom
de Flénusien, TOmalien, caractérisé par les fonds de cabanes, le
Robenhausien à faciès industriel et le Robenhausien à faciès
défensif.
Cette manière d'envisager le néolithique nous suggère plu-
sieurs observations.
M. Rutot considère-t-il le néolithique en général ou ne tient-il
compte que du néolithique de Belgique ?
Sans le dire clairement, il ne parait s'occuper que du néo~
lithique de Belgique, car s'il tenait compte du néolithique des
autres pays, il devrait d*après son système introduire un grand
nombre de subdivisions, pour caractériser tous les faciès que le
néolithique comporte en divers pays. Nous croyons que la répar-
tition de M. Rutot est sujette à faire naître la confusion ; pour-
quoi choisir un nom particulier, comme l'Omalien par exemple,
pour désigner l'habitat et l'industrie des fonds de cabanes, qui
se manifestent en plusieurs pays ? Avec une telle nomenclature,
on risque de multiplier les vocables à l'infini et d'avoir un nom
particulier pour chaque découverte.
Si l'on établit une classification pour le néolithique, il y a lieu,
nous semble-t-il, de distinguer, non les manifestations diverses
de la culture néolithique, mais les époques pendant lesquelles
cette culture a évolué ; de cette façon on peut s'en tenir aux
débuts du néolithique, caractérisés par les stations à tranchets du
Campignien, de l'Arisien et des AJfaldsdynger du Danemark et
autres gisements similaires (â) et au plein épanouissement du
néolithique, pour lequel on a depuis longtemps adopté le nom
de Robenhausien et qui est caractérisé par des faciès divers,
comme l'érection des cabanes et des habitations lacustres, la
construction des dolmens, la confection des beaux instruments
tels que les haches polies et les pointes de fièches. Toutes les
stations de Tapogée du néolithique offrent des ressemblances et
présentent aussi des variétés, soit pour l'habitat, soit pour la
(1) A. Rutot, Notions préliminaires sur le Néolithique. Bulletin de la
Société d'Anthropologie de Bruxelles. Tome XXIV, 1905, p. xxiii.
(2) UAwTHROPOLOGiE, tomc XII, p. 354.
692 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
confection des instruments et l'industrie de la poterie et ces
variétés sont réunies à des degrés divers dans les mêmes sta-
tions ; cette diversité n'implique pas une nomenclature diverse,
une classification distincte, mais simplement des notions ethno-
graphiques différentes. Jusqu'à nouvel ordre, à l'exemple de
M. Piette (1), nous ne distinguerons que deux époques dans le
Néolithique, pour lesquelles on peut adopter le nom de Cam-
pignien pour les stations à tranchets et le noip de Robenhausien
pour les stations où prédomine la hache polie.
L'homme de Krapina. — Nous avons étudié un nouvel
article de M. Gorjanovîc-Kramberger sur ses intéressantes
recherches dans la caverne de Krapina (!2). Il en résulte à toute
évidence que le gisement de Krapina appartient au paléolithique
inférieur, bien qu'il soit difficile d'établir la chronologie du qua-
ternaire pour la Croatie et de la comparer à celle des autres
contrées, pour le motif que le gisement paraît antérieur au loess
et que la Croatie n'a pas subi l'invasion des Glaciaires.
Il est certain que la caverne de Krapina est caractérisée par
la présence du rhinocéros Mercki. M. Gorjanovic-Kramberger a
relevé, depuis ses précédentes études, un crâne entier de ce
rhinocéros, qui a permis de fixer l'âge géologique de la couche
et l'a mis hors de conteste.
L'étude de quelques débris de crânes humains a permis de
conclure qu'il y a des crânes dolichocéphales, mésaticéphales et
brachycéphales ; nous avions toujours cru que les races primi-
tives de l'Europe étaient extrêmement dolichocéphales.
M. Gorjanovic-Kramberger attribue aussi des caractères pithé-
coldes à une partie de l'os frontal. Il est aisé de constater la
notable diflFérence qui distingue le type de Spy-Néanderthal, du
crâne du Chimpanzé : n'est-il pas hors de propos d*attaclier une
si grande importance à des parties si fragmentaires ? La diffé-
(1) E. Piette, Classification et Terminologie des temps préhistoriques,
Centralblatt fCr Anturopologie, tome VI, p. 65. — M. Cnrtailhac
écrit dans 1*Anthropologie, tome XVI, 1905, p. 321 : ** Ni Salmon ni
MM. Capltan et d*Au]t n'ont Inventé le Campignien ; Thonneur en revient
aux Danois, à Worsaae principalement et la démonstration de deux
phases dans le Néolithique remonte au Congrès de Copenhague, en 1869.^
(2) Dr K. Goganovic-Kramberger, Ber paJdolithische Meïisch und
seine Zeitgenossen aus dent Diluvium von Krapina in Kroatien, dans
MlTTElLUNGEN DER AnTHROPOLOGISCHEN GeSELLSCHAFT IN WiEN, t. XXXV,
1905.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 6g3
rence est-elle moins accentuée, parce que les arcades sour-
ciiières sont proéminentes, le front fuyant et que Tos nasal,
dont une minime partie seulement subsiste, ne forme pas un
angle avec l'os frontal, mais semble se profiler dans la même
direction que le front ? Qu'on jette un coup d'oeil sur une collec-
tion de crânes récents, et on verra immédiatement des exem-
plaires dans lesquels une partie de l'os nasal suit le profil de
l'os frontal que M. Gorjanovic-Kramberger a si minutieusement
étudié.
L'auteur décrit dans les moindres détails quatre mâchoires
inférieures, et il les compare à la mâchoire de la Naulette et
à celles de Spy et de Sipka. Elles sont prognathes et sans
connexité en avant. L'apophyse du génioglosse fait défaut, mais
on aperçoit deux légères éminences, dans lesquelles on voit
poindre la spina mentalis interna de l'homme récent.
Les écritures de Tâge glyptique. — M. Piette poursuit dans
I'Anthropologie, ses originales études d'ethnographie préhisto-
rique. Son dernier article s'occupe des écritures de l'âge glyp-
tique. On sait que M. Pietle appelle ainsi l'âge du renne, à cause
des sculptures et des gravures qu'on y rencontre. Il nous montre
divers fragments de bois de renne avec de belles sculptures en
creux. Les signes qu'ils portent, représentent des cercles à
saillie centrale, des losanges, des fossettes, des spirales de
formes diverses, qui se suivent.
Voici maintenant la thèse que M. Pietle soutient : ces signes
sont des hiéroglyphes. Ces symboles sont des images employées
comme signes d'une chose ; ils représentent donc des mots.
Dans la succession des temps, les mots ont été décomposés en
syllabes, les syllabes en lettres et les mêmes signes ont désigné
successivement des mots, des syllabes et des lettres. Les mer-
veilleuses sculptures de l'âge du renne nous représentent donc
les plus anciennes inscriptions connues, l'écriture des temps
paléolithiques !
Nous professons pour la science et les admirables découvertes
de M. Piette le plus grand respect, mais nous hésitons à sous-
crire à des assertions aussi hardies et aussi dénuées de preuves.
Prenons le cercle à saillie centrale ; nous admettons tout au
plus qu'il offre quelque ressemblance avec l'hiéroglyphe qui
désigne le soleil. M. Piette va trop loin, quand il affirme que ce
signe est le symbole du soleil. Comment peut-on le savoir?
M. Piette est encore plus tranchant, quand il s'agit des autres
€94 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
lignes. Il ne suffit pas de dire : *" Le losange aussi est rertaine-
ment un symbole... Le sixième signe est évtâemment mi hiéro-
glyphe. „ Ce sixième signe, aussi énigmatiqiie que les autres^
consiste en deux lignes droites et trois lignes courbes juxta-
posées.
En somme, les affirmations de M. Piette ne. nous paraissent
pas appuyées de preuves suffisantes, et ensuite Tauteur ne
semble-t-il pas se contredire et donner la véritable interpréta-
lion de ces signes, quand il avoue que ces signes constituent des
motifs d'ornementation et que ** le symbolisme a été la princi-
pale source d'ornementation aux temps glyptiques „ ?
Tout ce qu'on peut présumer, c'est qu'il est possible que ces
gravures soient des symboles et même, si c "^étaient des hiéro-
glyphes, il faudrait renoncer à jamais à les lirc^ à les interpréter,
à en saisir la signification.
La chronologie que M. Piette s'efforce d'établir s»r l'évolu-
tion de récriture, sur le temps nécessaire à l'écriture pictogra-
phique pour se développer et aboutir à l'écriture cursive, nous
semble également du domaine de la fantaisie (1).
Les restes humains quaternaires dans TSurope cen-
trale. — M. H. Obermaier entreprend dans I'Anthropologie (2)
les restes humains quaternaires, recueillis dans l'Europe cen-
trale, pour élucider le problème des races humaines quater-
naires. La première partie de ce remarquable travail est con-
sacrée aux découvertes anthropologiques de l'Autriche-Hongrie
et son principal mérite consiste en ce que l'auteur, ayant étudié
les découvertes sur place, est à même d'écarter toutes celles
dont la valeur scientifîque n'est pas solidement établie.
C'est ainsi qu'il élimine comme douteuses ou erronées, les
trouvailles faites en Bohême, en Hongrie et en Pologne et cer-
taines trouvailles faites en Moravie, pour s'en tenir au gisement
de la caverne de Sipka en Moravie, qu'il range dans la troisième
période glaciaire : Moustérien à faune froide ; aux découvertes
de Krapina, aux gisements de Willendorf, de Predmost et de
Bruenn, qu'il attribue à la troisième période interglaciaire et à
la phase de la formation du loess : Moustérien à faune chaude
et période des steppes ; au gisement de la GndentiS'hoehlef
(1) Ed. Piette, Études d^ ethnographie préhistorique. Les Écritures de
Vâge fflyptique. L'Anthropolocik, t. XVI, 1905, pp. 1-11.
(2) L'Anthropologie, tome XVI, 1905, pp. 885 et suiv.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. ÔqS
qu'il classe dans la quatrième période glaciaire : Magdalénien à
faune froide.
La caverne de Sipka, au nord de la Moravie, n'a fourni qu'un
fragment incomplet et partant peu caractéristique de mandibule
humaine ; la CrudenuS'hoehle, sise aux environs de Krenis n'a
procuré qu'une canine d'enfant et la station de Willendorf, près
de Vienne, qu'un fragment de fémur gauche.
Nous avons déjà rendu compte des découvertes de Krapina
et nous en reparlons plus loin.
La station de Predmost, située aux environs de Prerau, a
livré plusieurs squelettes. On a pu reconstituer dix crânes doli*
chocéphales, dont six appartiennent à des individus adultes et
quatre à des adolescents. La longueur des fémurs permet de
conclure qu'il s'agit d'une grande race. Les crânes masculins
montrent des arcades sourcilières bien développées.
A Bruenn on a trouvé un squelette, dont le crâne est au plus
haut degré dolichocéphale. Quelques parties du crâne et des
autres ossements étaient colorées d'un rouge intense. M.Virchow
avait exprimé l'opinion que cette coloration était artificiellement
produite après le décharnement des os. M. Obermaier est d'avis
qu'on jetait autour du corps enterré des grains de sanguine,
dont la désagrégation produisait des taches rouges sur les os et
sur les objets placés à côté d'eux.
Résultat scientifique : bien que les documents ne soient pas
abondants, il est permis de présumer qu'à l'époque quaternaire
la région du Danube moyen était peuplée d'une grande race
dolichocéphale.
Les peintures et gravures murales de la caverne de
Marsoulas. — Nos lecteurs se rappellent le bel article con-
sacré par le regretté marquis de Nadaillac aux peintures et aux
gravures murales des grottes préhistoriques de l'âge du renne (1).
L'infatigable et savant abbé Breuil, aidé de M. Cfirtailhac et de
M. Capitan, continue à explorer ces cavernes et à rendre compte
de ses découvertes. Récemment et de concert avec M. Cartailhac
il a décrit dans I'Anthropologie (2) les relevés des grafTites et
des peintures de la caverne de Marsoulas, située près de Salies-
du-Salat, dans la haute Garonne.
(1) Revue des Questions scientifiques, t. LVI. juillet 1904. pp. 67-96.
(2) E. Cartailhac et l'abbé Breuil, Les Peintures et Gravures murales
des cavernes pyrénéennes, L'Anthropologie, t. XV], juillet-octobre
1905, pp. 431444.
696 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Ce qui captive Tintérét, dans les découvertes faites dans cette
caverne, c*est qu'elles établissent un lien entre la caverne espa-
gnole d'Altamira et celle de Font-de-Gaume et autres du Péri-
gord, de la Gironde et du Gard.
Il y a d'abord un paragraphe relatif aux gravures. Nous
admirons les dessins d'un cheval gravé sur la paroi droite, d'un
bison gravé sur la paroi gauche et d'un bouquetin gravé au
fond de la galerie. Les principales figures entières, au nombre
de quatorze se composent de six chevaux, six bisons, un bou-
quetin et un cervidé. Il y a une centaine de croquis de têtes,
parmi lesquels le bison prédomine. Quelques croquis de ligures
humaines semblent rappeler des masques de sauvages.
Le paragraphe suivant traite des animaux peints. La princi-
pale figure est un grand bison, analogue à ceux d'Altamira. Les
bords de l'image, le pourtour du corps, c'est-à-dire la croupe,
la queue, la ligne dorsale, le creux des reins, le garrot, toute la
tête, l'avant du poitrail sont noirs. En dedans de ces lignes la
masse du corps, les flancs, les cuisses sont rouges. L'œil a la
prunelle ruuge. Deux bisons, qu'on rencontre ensuite, sont noirs.
Le dernier paragraphe de celte monographie expose les
signes. On remarque des lectiformes, des pectiformes, des poin-
tillés et des bandes arborescentes, qui sont rouges. Les peignes,
a quatre, à cinq et parfois à six dents assez allongées, semblent
représenter des mains. On observe aussi des croix, inscrites
dans un cercle, qu'on retrouve sur les galets coloriés du Mas
d'Azil.
A iMarsoulas pas plus qu'à Altamira on ne rencontre de figures
d'animaux éteints, comme dans la Dordogne.
Grétnes préhistoriques et crânes modernes. — M. Charles
S. Meyers a établi une comparaison intéressante entre deux
séries d'indices (1). La première appartient à un grand nombre
de crânes, qui proviennent des fouilles de M. Pétrie à Nekada et
auxquels on attribue un âge de 5000 ans avant notre ère. La
seconde a été prise sur le vivant et ramenée aux indices cranio-
métriques. L'auteur a pu mesurer des soldats égyptiens, origi-
naires des provinces de Kena et de Girga et ces conscrits ont
(1) Charles S. Meyers, CatUributions to Egyptian Anthropometry, The
comparative Anthropometry of the most ancient and modem Inhabû
tants, dans The Journal of the Anthropological Instituts of Great
Britain and Ireland. Vol. XXXV, 1905.
REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 697
vécu dans la même région de la vallée du Nil et dans le même
milieu que leurs ancêtres préhistoriques.
L'indice céphalique moyen de la série préhistorique est 72,99 ;
l'indice céphalique moyen de la série moderne est 72,53 ; la
morphologie du cr&ne ne dénote donc aucune différence essen-
tielle entre la population préhistorique et la population moderne.
Dans les deux séries, on constate que l'écart entre l'indice
céphalique minimum et l'indice céphalique maximum est très
faible et le peu d'étendue des oscillations démontre que la popu-
lation moderne est demeurée aussi homogène que l'était la
population préhistorique.
Pour la sériation individuelle, la courbe accuse sensiblement
les mêmes sommets, avec double décroissance analogue, dans
les deux séries.
Cette comparaison fournit un bel exemple de la persistance
des caractères physiques, dont l'ensemble constitue les races.
Le crannoge de Zeebrugge. — Quand on a creusé, en 1904,
la darse ouest du port de Zeebrugge, on a découvert, sous deux
mètres d'alluvions marines, un ancien ouvrage en bois, de forme
rectangulaire, qui a été déblayé en partie et décrit par M. le
baron de Loê (1). Il était formé de poutres en grume, de 12">,50
de longueur, parallèles, distantes les unes des autres de 2"^,66 à
3 mètres et reliées entre elles par des traverses. L'ouvrage était
maintenu en place par deux rangées latérales de pieux, fixés
très profondément en terre et serrés les uns contre les autres.
Les grandes poutres présentaient toutes aux extrémités, une
ouverture rectangulaire, dans laquelle pénétraient les traverses
de liaison. Quelques vestiges découverts sur cet ouvrage, qui
reposait sur la tourbe, le fixent à l'époque romaine, comme le
suggère d'ailleurs la couche d'alluvions marines qui le recouvre
et dont le dépôt a commencé dès le iv^ siècle. Cette construction
offre une ressemblance frappante avec les crannoges des lies
britanniques. On y a recueilli aussi une calotte crânienne, avec
(1) A. de L06, Découverte d'un ancien ouvrage en bois, dans les travaux
de creusement de la darse ouest du port de Zeebrugge, Bulletin de la
Société d'anthropologie de Bruxelles, tome XXIV, 1906, p. xix.—
Baron Ch. Gilles de Pélichy, Note sur l'ancien ouvrcige en bois, découvert
au port de Zeebrugge. Annales de la Société d*émulation, tome LV,
1905. p. 177.
ôqS revue de§ questions scientifique-
rîndîce céphalique 74.85 (l), 11 résulte d'autres, découvertes que
la région a été occupée aussi par une race t^racbycéphale ; le
mélange des races, qui se constate de nos jours, remonte par
conséquent à une date très ancienne.
J. Claerhout.
SCIENCE ECONOMIQUE
Les Caisses ordinaires d*épargne en Italie (2). — Le
Ministère italien de l'Agriculture, de l'Industrie et du Com-
merce a publié, à l'occasion de l'Exposition internationale de
Milan, un historique étendu des Caisses ordinaires d'épargne
dans lequel il a fait ressortir la grande part prise par ces Caisses
dans le développement économique du pays. Cet historique,
formé d'une série de monographies groupées par région terri-
toriale, débute par une introduction générale claire, méthodique
et substantielle dont l'analyse me suffira pour montrer les pro-
grès de l'épargne en Italie depuis 1822 jusqu'aujourd'hui et quel
a été le rôle bienfaisant des capitaux accumulés par elle, dans le
domaine de l'agriculture, dans celui de l'industrie, comme aussi
en matière de bienfaisance, de prévoyance et d'utililé publiques.
Les premières Caisses d'épargne italiennes — les Caisses
vénitiennes ~ datent de 1822 ; elles furent annexées aux Monts
de Piété. En 1823, fut fondée la Caisse de Milan, en 1827, celle
de Turin, en 1829, celle de Florence. Les États de l'Église insti-
tuèrent la Caisse de Rome, en 1836 et celle de Bologne, en 1837.
Puis les Caisses se multiplièrent de plus en plus. Au l*"" avril 1906
on en comptait 184 en activité.
L'Italie ne fut pas la première à instituer des Caisses dVpargne
— l'Allemagne, l'Angleterre et la Suisse se disputent cet hon-
neur — mais elle ne fut pas longtemps à occuper une place
(1) V. Jacques, Note sur le crCine trouvé à Zeebrugge, Bulletin de la
Société d'anthropologie de Bruxelles, tome XXiV, 1905, p. xxu.
(2) Mlnistero d'Agricultura, Industrie e Comniercio. Le Casse ordi'
fiarie di Risparmio in Italia dal 1822 al 1904, Notizie storiobe presen-
tate air Esposlzione di Milauo del 1906. Un vol. in-S© de 64-1 pages. —
Homa, Tipogrnfia nationale, 1906.
revus; des recueils périodiques. 699
importante parmi les pays épargnants. Les 184 organismes
actuels présentent une caractéristique bien propre au génie
italien : une grande variété d'organisation et une remarquable
faculté d'adaptation aux besoins locaux et au processus de la
vie sociale. La loi de 1888 sur les Caisses d'épargne a respecté
leur féconde indépendance et n'a pas voulu, en les courbant sous
une règle trop uniforme, les empêcher de continuer une œuvre
économique favorisée par une liberté d'action dont, à considérer
l'ensemble des institutions, on n'a jamais abusé.
Les Caisses ordinaires d'épargne sont régies par la loi précitée
de 1888, par celle de 1898 et par un règlement de 1897.
Les Caisses, quel que soit le fondateur, ont droit à la per-
sonnalité civile. Leur dotation originelle ne peut être inférieure
à 3000 francs et n'est susceptible de remboursement que si le
fonds de réserve atteint le t/10 des dépôts. Ce fonds — comme
aussi n'importe quelle espèce de patrimoine ou de profil —
ne produit pas intérêt au bénéfice du fondateur. Les 9/10 des
profits annuels sont destinés obligatoirement à la formation
et à l'augmentation du fonds de réserve; le dernier dixième
peut être affecté à des œuvres de bienfaisance ou d'utilité
publique, à l'augmentation du patrimoine, etc. Cette part de I/IO
est majorée lorsque le fonds de réserve se maintient à une valeur
égale au 1/10 des dépôts. La qualité de sociétaire est distincte de
celle d'administrateur ; la première est personnelle et intrans-
missible jusqu'au remboursement de la contribution. Aucune
participation aux profits, aucune indemnité rattachée à ces pro-
fits ne sont accordées aux administrateurs ; ils ne perçoivent que
des jetons de présence lorsque le capital administré dépasse cinq
millions de lire.
Les livrets d'épargne sont nominatifs ou au porteur, ou bien
nominatifs payables au porteur; la loi admet aussi des dépôts
autres que des dépôts sur livrets, notamment des dépôts en
compte courant. Les institutions de bienfaisance, les sociétés de
secours muhiels, les sociétés d'artisans, etc., qui représentent la
petite épargne sont autorisées dans certaines limites à posséder
des livrets particuliers bénéficiant d'un taux d'intérêt plus élevé
que celui des livrets ordinaires.
Les Caisses d'épargne ne peuvent acquérir d'immeubles que
pour les besoins de leur service ; tous ceux qui viennent à leur
échoir par héritage, donation, on toute autre cause et dont l'em-
ploi ne répond pas à ces besoins, doivent être vendus dans les
dix ans.
yOO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
Les statuts des Caisses sont approuvés par le Roi sur la pro-
position du ministre de TAgriculture, de l'Industrie et du Com-
merce, le Conseil d'État entendu. Les Caisses sont soumises
à la surveillance du ministre de l'Agriculture, de l'Industrie et
du Commerce.
£n cas de graves irrégularités, le Conseil d'administration
peut être dissous ou suspendu et remplacé temporairement, dans
le premier cas, par un commissaire royal ou, dans le second,
par un commissaire ministériel. Lorsque dans le courant d'un
exercice une perte d'au moins la moitié du patrimoine a été
constatée et que cette perte n'est pas réparée par les fondateurs
dans une mesure suffisante, la dissolution peut être prononcée
par le Roi, le Conseil d'État entendu.
On voit par ce rapide exposé de la législation que l'avoir des
déposants est entouré des plus expresses garanties. En l'espèce,
ces garanties sont nécessaires ; elles sont un des meilleurs
encouragements à l'épargne populaire.
Les 184 Caisses d'épargne actuelles se répartissent inégale-
ment sur le territoire italien ; les Marches et le Midi en possèdent
le plus grand nombre, la Sicile, la Lombardie, la Ligurie en
comptent le moins, la Sardaigne n'en possède plus. Les Caisses
se classent en deux grands types : celui de Société anonyme
— 103 caisses — qui domine dans la Toscane et les anciens
Etats pontificaux, et celui d'institutions fondées par des com-
munes ou d'autres êtres moraux — 76 Caisses — type habituel
à la haute Italie et au Midi. Les 5 Caisses non comprises dans
les catégories précédentes sont de forme spéciale. La Caisse de
Milan a une administration à la nomination de laquelle prennent
part la commune de Milan, toutes les provinces lombardes et le
Gouvernement; les Caisses de Palerme et de Carrare ont un
conseil nommé par le Gouvernement ; la Caisse de Naples
dépend de la Banque de Naples et celle de Sienne du Mont de
Piété de Paschi.
Diverses institutions ont des succursales et leur action s'étend
hors de leur province.
A la fin de 1904, les sommes déposées dans les 182 Caisses
alors existantes se montaient à 1776 900 000 lire; l'ensemble
des patrimoines était de 281 800 000 lire. Il y avait donc
2 058 700 000 lire à administrer.
REVUB DBS RECUEILS PÉRIODIQUES.
701
Le tableau suivant indique, depuis 1830, les accroissements
décennaux des dépôts et des patrimoines pour l'ensemble des
Caisses ordinaires d'épargne italiennes.
(En millions de lire)
1830 1840 18&0 1860 1870 1880 1890 1900 1904
Dépôts 6,3 2t,4 42,5 157,7 347,7 686.0 1186,7 1504,7 1776,9
Patrimoines 0,2 1,0 2,6 11,2 28,2 70,4 140,4 234,3 2813
Si Ton tient compte, en outre, de près de 984 millions de lire
recueillis par la Caisse d'épargne postale, dont il sera dit quel-
ques mots plus loin, on arrive à un total de 2761 millions de lire
de dépôts, somme considérable, mais qui est loin de représenter
toute l'épargne italienne que sollicitent aussi pour une grande
part les institutions de crédit et les Banques populaires. A la fin
de 1904, les seules Banques coopératives — au nombre de 759
— avaient recueilli 640 1/2 millions de lire.
Les Caisses ordinaires d'épargne sont de véritables Banques
de dépôt, elles sont donc appelées à p/acer les fonds qui leur sont
confiés et, à cet égard, elles attirent particulièrement l'attention.
Voici le tableau des placements (dépôts et patrimoines)
depuis 1830 :
(En millions de lire)
Au
Prôts
Prêts
Portefeuille
Comptes
En
1 déc.
Titres hypothéc.
chirograph.
(Lett. de ch.)
courants
souffr.
1830
3.0
1,5
1,9
—
—
—
1840
2.6
7,6
8.5
0.9
2,3
—
1850
2.7
20.0
14.9
3,3
23
~
I8r,u
14,0
83,3
31,7
12,6
6.9
0,2
1870
733
107.5
49.3
27,1
11,9
0.9
1880
306,3
135.4
92,7
823
46,4
2,2
1890
578.7
274,9
151,0
142,0
60.4
6,9
1900
991,4
255.6
136,8
138,2
66,3
7.1
1904
107-2,7
303.1
165,0
289,8
80,7
7,3
Les placements en titres sont pour la presque totalité des
placements en titres publics ; ils ont eu et ont encore une grande
influence sur le marché des fonds d'État, ils ont contribué à
TABLE DES MATIERES
DU
DIXIÈME VOLUME (troisième série)
TOME LX DE LA COLLECTION
LIVhAISON DE JUILLET 1906
Le Minotaure Ttphée, par M. J.-H. Fabre 5
La Forêt gauloise, franque et française, par M. G. de
Kirwan 30
Les Origines de la Statique (fin), par M. P. Dahem . . 65
La Fonction économique des Ports (suite) :
IL Le Port de Bruges au moyen âge, par M. Georges
Eeckhout 110
IIL Le Port de Barrt, par M. H. Laporte .... 127
IV. Le Port de Beira, par M. Gh. Morisseaux . . 143
V. Les Fonctions économiques du Port de Livcrpool,
par M. Paul de Rousiers 167
VL Anvers et la vie économique nationale, par MM.
Ernest Dubois et Marcel Theunissen . . . 183
VIL Les Ports et la vie économique en France et en A lle-
magne, par M. G. Blondel 2:22
Note complémentaire, par M. Edouard Van der
Smissen 243
La Société scientifique aux fêtes du centenaire de Le
Play, Discours de M. Beernaert 255
Bibliographie. — I. 1. N. L Lobatchefskij. Zwei geome-
trisehe Abhandlungen, aus dem Hussisclien uel)er-
setzt, mit Âimierkungeii und mit eiiier Biograpliie des
Vertassers von Fr. Eiigei. - 2. N. J. Lobatchefskij 's
iinaginare Géométrie and Ânwendung der imaginnren
Géométrie auf einige Intégrale, aus dem Russischen
nbersetzt und mit Anmerkungen herausgege!)en von
IL Liebmann. — 3. Études géométriques sur la théorie
dos parallèles par N. L Lobatchewsky, traduit de Pal-
lemand par J. Hoûel. — 4. Pangéométrie ou Précis de
Géométrie fondée sur une théorie générale et rigou-
reuse des parallèles par N. J. Lobatchewsky, P. Man-
sion 260
IL Sammlung von Formeln und Sfitze aus dem
Gebiete der elliptischen Funktionen nebst
Anwendungen, von J. Thomae, P. Mansion. 266
llhSËRlE. T. X. 45
yo6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.
III. Methodik der elementaren Arîlhmetik in Ver-
bindung mit Algebraischer ÀDalysis von
D^ Max Simon, H. B 268
IV. Grundriss einer analytischen Géométrie der
Ebene, von J. Thomae in Jena, H. B. . . . 269
V. Études sur les Assurances-Vie. Calcul des
primes suivant la notation des Actuaires, par
Jean Schul, S. J.. professeur d*Algèbre finan-
cière à TÉcole supérieure de commerce Saint-
Ignace à Anvers, C. Beaujean 271
VI. Karl Schellbach. HOckblick auf sein wissen-
schaflliclies Leben nebst zwei Scbriflen au&
seinem Naclilass und Briefen von Jacobi.
Joacbimstbal und Weierstrass berau^gege-
ben von Félix MOller, mit einem Bildnis
Karl Schellbachs, H. Bosmans, S. J. . . 274
VII. Bellino Carrara, S. J. Professore di Calcolo
infinitésimale nell* Universita Gregoriana.
L' ** Unicuique Suum ,,, a Galileo, Fabricins
e Scheiner nella scoperta délie macchie so-
lari, H. Bosmans, S. J 276
VI IL Le livre de l'Ascension de l'esprit sur la forme
du ciel et de la terre. Cours d'astronomie
rédigé en 1279 par Grégoire Aboulfarag, dit
Bar-Hebraeus, publié pour la première fois,
d'après les manuscrits de Paris, d'Oxford et
de Cambridge, par F. Nau. Seconde partie,
traduction française, H. Bosmans, S. J.. . i^)
IX. Cours de Physique de TÉcoIe polytechnique,
par M. J. Jamin, troisième supplément par
M. Bouty. Radiations. Électricité. Ionisation,
V. S. 286
X. Sur les Électrons, par Sir Oliver Lodge. Tra-
duit de l'anglais par E. Nugues et J. Péridier,
V. S 287
XL Radio-Activify, by E. Rytherford, deuxième
édition, V. S 288
XII. Théorie der Elektrizitat. Zweiter Band : Elek-
tromagnetische Théorie der Strahlung, von
Dr M. Abraham, V. S 288
XIII. Leibnizens nachgelassene Schriften physika-
lischen, meclianischen und technischen In-
halts, von D^ Ernst Gerland, V. S 290
XIV. Elektrische Wellen-Telegraphie, vcn J.-A. Fle-
ming. Traduit de l'anglais par E. Aschkinass,
V. S 291
TABLE DES MATIÈRES. 707
XV. Les Éléments de Testhétique musicale, par
Hugo Riemann, Professeur à TUniversité de
Leipzig, traduit et précédé d'une introduction
par Georges Humbert, Professeur au Conser-
vatoire de Genève et à linstitut de musique
de Lausanne, G. Lechalas 292
XVL Hydraulique agricole et urbaine, par G. Bech-
mann, W^ 299
XVII. Le Sucre. Les plantes saccharifères, par C.
Maréchal, É. D. 'W 300
XVIII. Minnesota plant diseases, par G. M. Freeman,
É. D. 1?^ 301
XIX. L'Argentine au xx« siècle, par A. B. Martinez
et M. Lewandowski, avec une préface par
Ch. Pellegrini, ancien Président de la Repu*
blique argentine, É. D. 1^ 302
XX. Compte rendu des opérations et de la situation
de la Caisse générale d'épargne et de retraite
instituée par la loi du 16 mars 1865 sous la
garantie de l'État 304
XXI. De l'Esprit du gouvernement démocratique,
par Adolphe Prins, B. D 308
Revue des recueils périodiques.
Géologie, par M. A. de Lapparent 313
Sciences techniques, par M. G. de Fooz 322
Bulletin bibliographique 338
LIVRAISON D'OCTOBRE IfOJ
Joseph Marie de Tilly (1837-1906), par M. P. Mansion. 353
La chronologie des époques glaciaires et i/ancienneté
DE l'homme, par M. A. de Lapparent 362
Le PROBLÈME DE L'aLIMENTATION. PHYSIOLOGIE ET PRATIQUE
DES REGIMES ALIMENTAIRES, par M. Ic D^ Dardel
(d*Aix-les-Bains) 385
La FORÊT GAULOISE, FRANQUE ET FRANÇAISE (fin\ par
M. C. de Klrwan 421
L'ÉLECTRICITÉ CONSIDÉRÉE COMME FORME DE l'ÉNERGIE. LeS
DEUX NOTIONS FONDAMENTALES : LE POTENTIEL ET LA
QUANTITÉ d'Électricité, par M. le L* Colonel Arles. 452
Le rire et SES anomalies, par M. le D^ X. Francotte. 492
Orientaux et Occidentaux en Espagne aux temps pré-
historiques, par M. L. Slret 529
univers:ty of michigan
3 9015 03543 6305
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