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Full text of "Revue du monde catholique"

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REVUE 


DU 


MONDE  CATHOLIQUE 


PARIS.  —  E.   DE  SOTE  ET  FILS,  IMPRIMEOBS,    IS,  ECE   DES  rOSSBS-SAINI-JACQUEï- 


REVUK 


DU 


MONDE 

CATHOLIQUE 

RECUEIL 
SGIEiNTIFIQUE,  HISTORIQUE  ET  LITTÉRAIRE 


TRENTIEME  ANNEE 


TOME    CENT    QUATRIÈME 


TOME  XXIV  DE  LA  QUATRIEME  SERIE 


PARIS 
VICTOR  PALMÉ,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

(Société  Générale  de  Librairie  catholique) 

76,  rue  des  Saints-Pères,  76 


BRUXELLES 

SOCIÉTÉ    BELGE    DE    LIBRAIRIE 

8,  rue  Treurenberg,  8 


GENÈVE 

H.  TREMBLEY,  libraire-éditedr 

U,  rue  Corraterie,  U 


1890 


L'ÉVOLUTION  SOCIALE 


LE   SOL  DE   FRANCE,   HIER,    AUJOURD'HUI   ET   DEMAIN    (1) 

La  concurrence  de  l'Inde  et  des  nouveaux  continents.  —  Les  ennemis  de  la 
terre.  —  Le  fisc.  —  L'homme  de  loi.  —  L'égorgement  des  petits  pro- 
priétaires. —  L'excès  de  l'impôt.  —  La  tyrannie  des  majorités.  —  La 
transformation  de  la  propriété  et  les  droits  d'usage.  —  Le  régime  de 
transmission  des  biens.  —  Le  service  obligatoire.  —  La  diminution  de  la 
population  rurale.  —  La  grande  et  la  petite  propriété.  —  Les  résultats 
sociaux  du  fermage.  —  Les  préjugés  contre  l'agriculture.  —  Fermage  et 
métayage.  —  Les  syndicats  agricoles.  —  Le  régime  de  l'individualisme 
est  attaqué. 

Depuis  que  les  hommes  ont  été  créés,  ils  demandent  leur  nour- 
riture à  la  terre.  La  marche  du  monde  n'a  rien  changé  à  cela.  Toute 
société  repose  donc  sur  la  terre,  à  tel  point  que  le  mode  de 
l'exploiter  et  de  la  posséder  constitue  un  des  traits  caractéristiques 
d'une  constitution.  Statisticiens,  économistes,  scribes  agricoles  se 
sont  extasiés  sur  les  progrès  de  l'agriculture  ;  le  plus  humble  sous- 
préfet  qui  discoure  devant  un  comice  agricole  partage  la  même 
admiration,  en  ne  manquant  pas  de  l'attribuer  à  la  paternelle  bien- 
veillance du  gouvernement  ou  aux  bienfaits  de  la  grande  Révolution. 
Malheureusement,  tout  ce  bruyant  étalage  de  chiffres,  tout  ce  vain 
bavardage  ne  peuvent  dissimuler  ce  fait  :  la  terre  se  montre  plus 
ingrate  envers  ceux  qui  la  cultivent,  elle  est  entourée  d'ennemis  qui 
la  guettent  de  toutes  parts,  et,  à  la  fin,  elle  finit  par  être  vaincue. 

Le  paysan  qui,  après  avoir  sué  toute  l'année  sur  son  sillon, 
voit  se  réduire  le  gain  qu'il  attendait,  ne  se  doute  peut-être 
pas  qu'il  rencontre  au-delà  des  mers,  dans  un  maigre  Indien  ou 

(1)  Cet  article  forme  la  substance  d'un  livre  en  ce  moment  sous  presse, 
dans  lequel  M.  Urbain  Guérin  étudie  le  mouvement  social  et  passe  en 
revue  le  travail,  l'agitation  ouvrière,  la  situation  politique,  l'état  de  la 
religion,  l'évolution  des  idées,  les  attaques  contre  les  vérités  morales,  la 
physionomie  de  la  société  française.  On  comprend  tout  l'intérêt  d'un  tel 
sujet.  °  (N.  de  la  R.) 


6  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

dans  un  robuste  fermier  du  Far- West,  un  dangereux  adversaire 
et  que  la  petite  journée  de  ces  lointains  agriculteurs  triomphe  de  son 
labeur  poursuivi  sans  trêve  ni  relâche.  Les  terres  vierges  écrasent 
en  effet  les  vieux  pays,  surchargés  de  nombreux  fardeaux,  dévorés 
par  le  fisc,  la  procédure  et  victimes  de  leur  gouvernement.  Prenons 
quelques  exemples.  D'après  M.  Risler,  le  blé  de  Chicago  revient 
à  18  francs  au  Havre  par  100  kilogs,  soit  16  fr.  80  l'hectolitre. 
Dans  le  Kansas,  le  prix  s'abaisse  jusqu'à  7  fr.  21,  et  l'hectolitre 
de  blé  revient,  au  Havre,  à  13  fr.  02. 

Toutes  les  conditions  se  réunissent  dans  l'Inde  pour  rendre  sa  con- 
currence particulièrement  redoutable  au  point  de  vue  de  la  culture  du 
blé  :  le  climat  d'abord.  Dans  le  Pendjabe,  dans  les  bassins  du  Gange 
et  de  la  Djemma,  où  se  concentre  principalement  la  culture  du  fro- 
ment, une  chaleur  excessive  règne,  mais  la  mousson  d'été  verse  des 
torrents  d'eau  sur  le  sol  auquel  elle  apporte  une  fécondité  extraordi- 
naire. Avec  leur  intelligence  prati  lue,  les  Anglais  ont  multiplié  les 
travaux  de  canalisation  et  ajouté  ainsi  un  territoire  cultivable  grand 
comme  le  cinquième  de  la  France  (1).  Le  plus  puissant  instrument  de 
travail,  une  population  pressée,  dure  à  la  besogne,  sobre,  docile, 
l'Inde  le  possède.  Elle  défie,  sous  ce  rapport,  la  vieille  Europe,  cent 
millions  d'habitants  dans  le  seul  bassin  du  Gange  vivant  de  l'agri- 
culture.  Que  peut  faire  en   face  de  tels   concurrents  un  paysan 
français,  sur  lequel  pèse  un    budget  de  plusieurs  milliards?  La 
moyenne  du  salaire  du  journalier  agricole  ne  dépasse  pas  60  cen- 
times; souvent  même  l'Indou,  qui,  pour  toute  pitance,  se  contente 
d'ime  poignée  de  riz  et  d'eau,  ne  touche  pas  plus  de  dix  centimes. 
Afin  de  rendre  plus  facile  l'exportation  des  blés,  les  Anglais  mul- 
tiplient les  moyens  de  transport,  percent  des  routes,  creusent  des 
canaux,  mettent  chaque  ann^^e  en  activité  de  nouvelles  lignes  de 
chemins  de  fer.  Le  canal  de  Suez  ouvre  à  l'Inde  et  à  ses  produits, 
au  choléra  comme  au  blé,  la  porte  de  la  Méditerranée  ;  elle  nous 
les  dispense  avec  une  inépuisable  libéralité,  et  Marseille  voit  fré- 
quemment atterrir  dans  son  port  les  navires  de  la  puissante  Penin- 
siUar  and  Oriental  Company.  Le  canal  de  Suez  a  fait  la  fortune 

(1)  Voici  quplques  chiffres  fort  éloquents  :  de  1868  à  1878,  les  Anglais  ont 
dépensé  561,450. 000  francs  en  travaux  de  canalisaiion  et  ils  ont  ajouté,  par 
ce  moyen,  17,690.000  hectares  cultivables.  Il  faut  encore  observer  que, 
dans  l'Inde,  contrairement  à  ce  qui  se  passe  en  Europe,  le  nombre  des 
ouvriers  d'industrie  diminue  au  profit  de  l'agriculture. 


l'ÉVOLUTIO:X    SOCIALE  7 

de  l'Angleterre.  Avec  tout  autant  de  raison,  M.  de  Lesseps  pourrait 
être  appelé  le  grand  Anglais. 

Sur  le  sol  français,  le  paysan,  l'agriculteur,  le  propriétaire  fon- 
cier, ne  comptent  pas  des  ennemis  moins  à  craindre.  Ils  en  rencon- 
trent un  de  vieille  date,  qui  leur  veut  toujours  mort  et  misère  :  c'est 
l'agent  du  fisc.  Pénétré  sans  doute  à  son  insu,  des  doctrines  qui 
voient  dans  l'appropriation  du  sol  une  iniquité,  dans  les  proprié- 
taires des  malfaiteurs  auxquels  il  faut  faire  rendre  gorge,  l'agent  du 
fisc  malmène  ceux-ci  sans  pitié.  Beaucoup  d'écrivains  ont  versé  des 
flots  d'encre  attendris  sur  les  exigences  intolérables  du  fisc  à 
l'égard  des  paysans  sous  l'ancien  régime.  Les  exigences  du  fisc 
moderne  auraient  bien  dû  exdter  leur  verve  indignée,  car  il 
frappe  sans  pitié  tous  les  propriétaires,  et  ses  coups  s'abattent  avec 
une  violence  encore  plus  grande  sur  les  petits,  comme  s'ils  exer- 
çaient une  industrie  suspecte  dont  la  malhonnêteté  ne  saurait  se 
racheter  qu'à  prix  d'or.  Les  guettant  comme  le  chat  guette  la  souris, 
il  tombe  sur  eux  chaquî  fois  qu'ils  remuent. 

Le  propriétaire  hérite-t-il  de  son  père,  aussitôt  il  le  prend  à  la 
gorge  et  lui  réclame  un  droit  de  1  pour  100;  avec  le  double  décime 
insidieusement  ajouté  à  tous  les  droits,  comme  les  centimes  aux 
francs  par  les  commerçants  sur  leurs  marchandises,  le  droit  de 
succession  en  ligne  directe  s'élève  à  1,25  pour  100.  Ailleurs,  dans 
d'autres  pays  où  l'État  n'est  pas  sans  cesse  contraint  d'inventer  des 
expédients  afin  de  suffire  à  ses  prodigalités,  notamment  dans  la 
plupart  des  États  allemands,  ce  droit  n'existe  pas;  la  dévolution 
de  père  à  fils  semble  un  droit  si  naturel  que  la  loi  n'a  pas  à  y  inter- 
venir. Qu'un  héritier  ne  recueille  rien  de  la  succession,  que  les 
dettes  s' élevant  à  100,000  francs  par  exemple  égalent  l'actif,  il 
ne  doit  pas  moins  payer,  absolument  comme  s'il  recueillait  une 
fortune  dont  l'Etat  lui  garantirait  la  jouissance. 

Voudrions-nous  continuer  le  récit  des  méfaits  fiscaux?  notre 
énumération  serait  longue.  Partout  nous  trouverions  l'enregistre- 
ment sans  pitié  pour  la  terre.  Il  exige  d'elle,  en  cas  d'héritage,  des 
droits  trop  élevés;  mais  la  quotité  de  ces  droits  est  encore  plus  élevée 
qu'elle  ne  semble  à  cause  du  mode  défectueux  de  capitalisation  des 
propriétés  rurales.  On  ne  déduit,  en  efi'et,  rien  pour  l'impôt,  rien 
pour  les  dépenses  normales  d'entretien,  rien  pour  l'assurance,  et 
c'est  sur  un  revenu  brut  que  le  fisc  asseoit  ses  prétentions.  Apre  au 
gain,  il  n'accorde  pas  à  ses  débiteurs  la  faculté  de  s'acquitter  par 


8  REVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

annuités.  Le  payement  à  bref  délai,  c'est  pour  le  ménage  la  gêne, 
l'obligation  de  contracter  un  emprunt,  quelquefois  la  ruine.  Si  une 
succession  se  divise  en  usufruit  et  en  nue  propriété,  le  fisc  voit  là 
deux  personnes;  il  s'adresse  à  chacune  d'elles.  A  l'une,  l'usufruitier, 
il  réclame  un  demi-droit;  à  l'autre,  le  nu  propriétaire,  le  droit  entier. 
Il  n'y  a  qu'une  terre,  mais  deux  droits.  Il  invente,  dans  d'autres 
cas,  une  fortune  pour  exiger  l'impôt.  Il  fait  payer  les  contribuables 
sur  une  valeur  double  de  celle  qu'ils  recueillent  réellement  (1). 

Les  arrangements  de  famille  les  plus  nécessaires  ne  désarment 
pas  sa  voracité.  In  père  dont  les  bras  fatigués  lui  refusent 
le  travail,  veut  partager  ses  biens  entre  ses  enfants.  Il  les 
confie,  par  ce  moyen,  à  des  travailleurs  plus  capables  d'en  tirer 

(1)  L'Economiste  français  a  cité  des  exemples  très  topiques  dans  son  nu- 
méro du  29  septembre  1888,  p.  385. 

«  Prenons  un  immeuble  d'un  revenu  brut  de  mille  francs  laissé  par  un 
père  à  son  fils.  L'usufruit  de  la  moitié  de  cet  immeuble  a  été  légué  confor- 
mément aux  dispositions  de  la  loi  à  la  veuve. 

«  Le  revenu  de  1,000  capitalisé  par  25  donne  un  capital  de  25,000  fr.  Le 
fils  paiera  à  1,20  0/0  sur  25,000. 

«  La  veuve  acquittera  pour  son  legs  :  moitié  en  usufruit,  soit  un  quart  en 
propriété,  à  3,75  sur  6250  fr.  ou  plutôt  sur  6260  fr.,  puisque  les  sommes 
s'arrondissent  de  2  0/0  en  2  0/0  pour  le  calcul  des  droits  d'enregistrement; 
elle  paiera  donc  234,67.  Le  fisc  aura  ainsi  encaissé  tant  du  fils  que  de  la 
mère  547  fr.  17. 

«  L'anomalie  réside  dans  ce  fait  que  les  droits  de  succession  sont  payés 
sur  une  valeur  supérieure  à  l'actif  réel  béréditaire. 

«  Les  droits  sont  en  effet  payés  :  1°  sur  25,000  fr.,  2"  sur  6,250  fr.,  soit 
en  tout  31,250  fr.  Et  cependant  le  défunt  n'a  laissé  que  1,000  fr.  de  rente, 
je  veux  dire  de  revenu  brut,  soit  un  capital  de  convention  de  25,000  fr.  » 

Yoici  deux  autres  cas  non  moins  curieux  : 

«  Si  par  exemple  la  réunion  de  l'usufruit  à  la  nue  propriété  s'effectue  par 
une  renonciation  de  la  part  de  l'usufruitier  ou  par  une  donation,  un  droit 
nouveau  (toujours  des  droits)  va  s'uavrir,  à  savoir  :  1°  un  droit  fixe  de  5  i'r.  63, 
décimes  compris;  2"  un  droit  proportionnel,  dit  de  transmission,  montant 
à  1  fr.  88  0/0.  Ainsi  l'extinction  de  l'usufruit  lui-même  donne  très  souvent 
matière  à  de  nouveaux  droits.  » 

D'autres  faits  non  moins  extraordinaires  peuvent  encore  être  cités. 

«  Un  homme  vient  à  décéder;  il  laisse  une  propriété  de  100,000  fr.  ;  sa 
femme  s'est  constitué  par  mariage  80,000  fr.  Cette  dot,  conservée  par  l'hy- 
pothèque légale,  a  été  touchée  et  dévorée  par  le  mari.  Qu'arrive-t-il?  Au 
décès  du  mari,  les  droits  sont  acquittés  sur  100,000  fr.  comme  si  sa  propriété 
se  trouvait  être  entièrement  liquide  :  et  pour  comble  de  malheur  ficcal,  si 
sa  femme  meurt  sans  avoir  touché  sa  dot  qui  repose  sur  les  biens  du  mari, 
les  enfants  communs  du  mariage  paieront  encore  les  droits  de  mutation  sur 
cette  dot;  les  enfants  ont,  dans  la  réalité  des  faits,  recueilli  une  valeur 
de  100,000  fr.  ;  or,  ils  paient  les  droits  sur  180,000  fr.  » 


l'évolution  sociale  9 

parti  et  sa  présence  empêchera  peut-être  de  se  produire  les  contes- 
tations que  le  partage  de  cette  fortune  exciterait  après  sa  mort. 
Mais  le  fisc  s'attache  à  rendre  ces  opérations  nécessaires  quasi 
impossibles;  il  les  frappe  d'un  droit  de  2,5  pour  100,  décimes 
compris,  droit  écrasant  pour  de  petits  propriétaires.  Lorsque  l'acte 
ne  semble  pas  appeler  naturellement  des  droits,  alors  son  imagi- 
nation a  recours  à  quelque  fiction  subtile  au  moyen  de  laquelle  il 
déguise  ses  déprédations.  Les  soultes  en  argent,  c'est-à-dire  les 
sommes  qu'un  co-partageant  doit  à  ses  co-partageants,  sont  con- 
sidérées comme  des  rentes  et  achats  et  par  conséquent  soumises 
au  droit  de  li  pour  100. 

Le  paysan  ne  doit  pas  lutter  seulement  contre  l'agent  du  fisc; 
celui-ci  trouve  dans  l'homme  de  loi,  le  noircisseur  de  papier  timbré, 
un  complice  non  moins  madré,  non  moins  pillard  que  lui.  L'homme 
d'affaires  pousse  à  la  chicane;  il  fournit  ainsi  à  son  compère  le 
moyen  de  vendre  du  papier  timbré;  plus  les  familles  sont  désunies, 
plus  l'un  et  l'autre  y  trouvent  leur  profit.  Ils  s'entendent  surtout 
pour  égorger  les  propriétaires  au  moment  où  ils  recueillent  une 
succession  dans  laquelle  des  mineurs  sont  intéressés.  Le  légiste, 
pleurant  sur  ces  pauvres  mineurs  comme  le  loup  sur  l'agneau, 
accourt  prendre  leur  défense;  mais  ce  sentiment  chevaleresque  ne 
recouvre  que  le  désir  de  s'engraisser  à  leur  détriment.  De  là 
une  série  de  formalités  qui  ont  toutes  pour  but  de  protéger  cet 
innocent  contre  la  convoitise  de  ses  proches.  Acceptation  seulement 
permise  sous  bénéfice  d'inventaire,  inventaire  notarié,  réunion  du 
conseil  de  famille  ordonnant  la  licitation  des  immeubles,  annonce  de 
la  vente  par  voie  d'affiches  et  par  annonces  dans  les  journaux,  vente 
à  la  barre  du  tribunal,  et  puis,  s'il  y  a  des  dettes,  répartition  par 
voie  judiciaire,  nouvelle  intervention  du  tribunal,  en  cas  de  contes- 
tation. L'homme  d'affaires  ne  prête  pas  sa  protection  à  la  veuve  et 
à  l'orphelin  sans  puiser  dans  leur  porte-monnaie,  et  il  se  rencontre 
avec  l'agent  du  fisc  qui  l'aide  dans  cette  œuvre  de  brigandage. 
Malgré  leur  humeur  cupide,  ils  sont  obligés  de  se  contenir  quand  il 
s'agit  de  gens  fortunés  :  ceux-ci  ne  se  laisseraient  peut-être  pas 
écorcher  de  bonne  grâce;  mais  en  face  de  petites  gens,  ils  s'en 
donnent  à  cœur  joie.  Comment  ces  derniers  lutteraient-ils  contre 
tout  l'attirail  de  la  justice?  L'homme  d'affaires  qui  les  ruine  leur 
inspire  à  la  fois  de  l'aversion  et  une  crainte  révérencielle. 

Cette  spoliation  systématique  des  mineurs  s'accomplit-elle  dans 


10  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

l'ombre?  nul  ne  soupçonne-t-il  les  iniquités  légales  dont  sont  vic- 
times les  petits  propriétaires?  En  aucune  manière.  Tous  les  gardes 
des  sceaux,  dans  les  rapports  annuels  au  bas  desquels  ils  apportent 
leur  signature,  constatent  que  les  frais  de  justice,  en  cas  de  licilation 
prématurée  des  biens  de  mineurs,  absorbent  une  partie  importante 
de  l'actif,  et  même  le  dévorent  tout  entier  quand  il  s'agit  de  succes- 
sions modestes.  On  a  justement  appelé  un  tel  système  l'impôt  pro- 
gressif à  rebours.  Nos  Chambres  ont  eu,  il  est  vrai,  un  jour  une 
velléité  de  réforme;  mais  la  pauvre  loi  de  1884  ne  vise  que  les  suc- 
cessions d'une  valeur  inférieure  à  2,000  francs;  elle  laisse  de  côté 
le  petit  propriétaire.  Le  propriétaire  indigent  a  seul  droit  à  sa  pro- 
tection, et  quelle  protection!  L'ex-ministre  Thévenet  était  obligé, 
peu  de  temps  avant  son  départ  du  ministère,  à  la  suite  d'une  inter- 
pellation à  la  Chambre,  de  demander  une  enquête  sur  les  résultats 
de  cette  loi.  Avant  comme  après,  la  petite  propriété  a  été  déva- 
lisée. Et  on  soupçonne  fort  les  hommes  d'affaires  d'avoir  annihilé  la 
réforme.  Leurs  complices  du  fisc  n'ont  rien  lâché,  seulement  ils 
ont  eu  soin  de  réduire  les  frais  dus  aux  procéduriers,  et  ceux-ci 
se  seraient  vengés  de  ce  mauvais  tour,  en  multipliant  les  incidents. 

Montesquieu  disait  que  Rome  avait  plongé  les  rois  vaincus  dans  le 
silence.  De  tels  faits  prouvent  que  notre  régime  social  a  plongé  les 
Français  dans  la  stupidité.  Un  gouvernant,  qu'il  soit  au  haut  ou  au 
bas  de  l'échelle,  ministre  ou  sous-préfet,  n'ouvrira  pas  la  bouche 
sans  vanter  la  touchante  sollicitude  du  pouvoir  pour  les  robustes 
travailleurs  de  la  terre.  Ils  donnent  même  de  cette  sollicitude  une 
preuve  concluante  :  la  création  du  ministère  de  l'agriculture!  La 
construction  coûteuse  du  grand  bâtiment  de  la  rue  de  Varennes, 
l'installation  d'un  ministre  avec  tout  le  cortège  de  chefs,  sous-chefs, 
chefs  de  bureau,  rédacteurs,  commis,  expé'iitionnaires,  attachés, 
huissiers,  qu'il  tiaîne,  rendent,  paraît-il,  plus  favorable  la  condition 
des  agriculteurs.  Emportés  par  une  bouillante  et  subite  ardeur  pour 
les  réformes  sociales,  les  députés  donnent  pleine  carrière  à  leur 
imagination  législative;  ils  déposent  projets  de  loi  sur  projets  de 
loi,  mais  ils  n'accordent  qu'une  attention  distraite  aux  spoliations 
légales  dont  de  pauvres  mineurs  sont  victimes. 

Pourtant  le  premier  service  à  rendre  à  la  terre,  ce  serait  de 
l'alléger  des  charges  qui  pèsent  sur  elle,  de  débarrasser  la  petite 
propriété  du  fardeau  que  le  fisc  et  la  procédure  lui  imposent.  La 
plus  légère  réduction  de  ces  charges  vaudrait  mieux  pour  elle  que  la 


l'évolution  sociale  II 

création  de  nouveaux  rouages  bureaucratiques.  Quelle  réforme  méri- 
terait mieux  le  nom  de  démocratique?  Elle  sauvegarderait  l'héritage 
de  milliers  de  pauvres  gens. 

Et  cela  d'autant  plus  que  le  fisc  n'est  pas  le  seul  ennemi  qui  s'at- 
taque à  la  bourse  de  la  propriété  rurale.  L'Etat  a  imaginé  d'imposer 
aux  communes  des  dépenses  scolaires  tout  à  fait  inutiles,  comme 
par  exemple  la  construction  de  maisons  d'écoles  publiques,  alors 
qu'une  école  libre  satisfait  dans  une  large  mesure  aux  besoins  de 
l'instruction.  Puis  la  défectueuse  organisation  municipale  ajoute 
encore  ses  effets  aux  prodigalités  de  l'Etat,  la  terre  en  supporte  le 
poids.  Dans  les  conseils  municipaux,  comme  du  reste  dans  le  Parle- 
ment, la  majorité  plus  un  des  électeurs  fait  la  loi  à  la  minorité.  Si 
forte  qu'elle  soit,  celle-ci  est  à  la  merci  du  vainqueur;  les  intérêts 
importants  qu'elle  repiésente,  la  générosité  de  ce  dernier  peut  seule 
les  sauver.  Ainsi  voit-on  des  conseils  municipaux  composés  de  gens 
qui  ne  paient  pas  un  centime  d'impôt;  dans  de  telles  occurrences, 
le  fameux  principe  du  consentement  de  l'impôt  par  ceux  qui  le 
doivent  devient  une  mystification.  Se  modelant  sur  l'image  de  la 
Chambre,  ces  conseils  imaginent  sans  cesse  de  nouvelles  dépenses. 
Comme  ils  ne  paient  rien,  ils  n'en  supportent  pas  les  consé- 
quences et  y  gagnent  seulement  de  la  popularité.  Aussi  les  statis- 
tiques nous  apprennent-elles  que  les  centimes  additionnels  qui 
étaient  en  {1878  de  757,/il7,783  francs  s'élèvent  maintenant  à 
l,2/i2,585,9/|7  francs,  soit  une  augmentation  de  ^S  pour  100.  Près 
de  4,000  communes  paient  plus  de  100  centimes  additionnels;  dans 
quelques-unes,  le  chiffre  s'élève  jusqu'à  300,  ZiOO  et  500  même.  Ce 
sont  les  communes  comme  les  départements  dans  lesquels  les  répu- 
blicains ont  la  majorité,  qui  équilibrent  avec  le  plus  de  peine  leurs 
budgets,  réclament  des  contribuables  les  notes  les  plus  élevées. 

Remarquons-le  encore,  le  chiffre  tout  sec  des  centimes  addition- 
nels ne  rend  pas  d'une  manière  absolument  exacte  la  véritable  phy- 
sionomie des  communes  au  point  de  vue  des  charges  de  leurs  habi- 
tants. Le  taux  de  l'impôt  foncier  est,  en  effet,  inégalement  réparti 
entre  les  départements.  Tel  d'entre  eux  paie  une  somme  fort  inférieure 
à  celle  dont  il  devrait  s'acquitter  à  l'égard  du  fisc;  tel  autre,  au 
contraire,  est  surchargé,  et  avec  les  centimes  additionnels  l'impôt 
prend  plus  du  tiers,  quelquefois  même  presque  la  moitié  du  revenu, 
42  pour  100. 

Qui  paie  les  frais  de  cette  politique  imprévoyante?  La  terre.  Sur 


12  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

quelle  catégorie  pèse-t-elle  le  plus  durement?  Sur  les  petits 
propriétaires. 

Si  encore  il  n'y  avait  que  l'argent.  Plaie  d'argent  n'est  pas  mortelle, 
dit  un  vieux  dicton,  quoiqu'une  telle  plaie  soit  bien  cuisante  pour  ceux 
qui  arrachent  péniblement  ses  fruits  à  la  terre.  Mais  ces  assemblées 
locales  qui  écrasent  le  contribuable,  le  tyrannisent  en  même  temps. 
L'État  leur  a  donné  des  leçons  qu'ils  ont  pieusement  retenues.  Des 
vainqueurs  et  des  vaincus,  telle  pour  lui  comme  pour  eux  se  divise 
la  France.  Aux  premiers  toutes  les  faveurs,  aux  seconds  toutes  les 
charges,  sans  aucun  droit.  Aux  premiers  pleine  liberté,  aux  seconds 
les  vexations  de  toute  sorte,  dénonciations,  procès- verbaux,  inter- 
dictions de  processions,  tandis  que  les  autres  ne  se  gênent  pas  pour 
célébrer  tous  les  saints  laïques  de  leur  calendrier,  et  pour  les  com- 
munes qui  ont  su  se  soustraire  à  cette  domination,  refus  systé- 
matique de  toutes  les  faveurs.  Ministres,  députés  ou  préfets  ne  se 
gênent  nullement  de  l'avouer  :  seuls,  les  amis  du  pouvoir  ont  droit 
aux  avantages  qui  se  paient  avec  l'argent  de  tous  les  contribuables. 

A  la  tyrannie  du  nombre,  à  la  dévalisation  systématique  opérée 
par  l'Etat,  se  joint  encore  la  transformation  de  la  propriété.  Jadis, 
des  biens  communaux  existaient  dans  la  plupart  des  paroisses;  les 
pâturages  procuraient  aux  plus  pauvres  habitants  le  moyen  d'entre- 
tenir un  animal  domestique,  en  même  temps  que  les  forêts  leur  don- 
naient le  bois  de  chauffage.  En  un  mot,  les  petites  gens  étaient  con- 
sidérés comme  ayant  une  sorte  d'hypothèque  légale  sur  la  terre  dont 
les  détenteurs  jouaient  le  rôle  d'intendants  à  leur  égard.  Mais  les 
légistes  des  assemblées  révolutionnaires,  grands  défenseurs  en  pa- 
roles des  intérêts  populaires,  changèrent  tout  cela.  S'appropriant  la 
maxime  qui  reconnaissait  au  propriétaire  la  faculté  d'user  et 
d'abuser,  ils  proclamèrent  la  liberté  absolue  de  la  propriété,  c'est- 
à-dire  le  droit  pour  le  possesseur  du  sol  de  restreindre  les  droits 
d'usage  qu'une  longue  coutume  assurait  aux  petits.  Les  acqué- 
reurs de  biens  nationaux  :  bourgeois  enrichis,  marchands  avides 
de  gain,  fournisseurs  s'étant  arrondis  en  spéculant  sur  la  vie  des 
soldats,  adoptèrent  d'instinct  cette  nouvelle  conception  du  droit 
de  propriété.  Ils  ne  se  croyaient  pas  plus  tenus  à  faire  participer  les 
pauvres  aux  produits  de  leur  terre  qu'aux  intérêts  de  l'argent  qu'ils 
avaient  volé.  Les  biens  communaux  semblaient  également  suspects 
d'aristocratie.  «  Il  ne  doit  pas  y  avoir,  disait  Cambon,  de  propriété 
intermédiaire  entre  l'individu  et  l'État.  »  La  Convention  aliéna  donc 


l'évolution  sociale  13 

une  partie  de  ces  biens,  l'Empire  aussi  aux  jours  sombres  de  l'inva- 
sion, et  aujourd'hui  ils  ne  sont  pas  seulement  diminués  comme 
nombre,  mais  leur  mode  d'administration  ne  garantit  plus  les 
intérêts  qu'ils  avaient  en  vue  de  servir.  Dans  beaucoup  de  com- 
munes, ils  sont  affermés,  le  produit  du  fermage  entre  dans  la  caisse 
municipale  et  les  habitants  n'ont  plus  la  propriété  sur  laquelle  ils 
avaient  le  droit  de  compter.  Ailleurs  les  conseils  municipaux,  com- 
posés de  marchands  de  biens  ou  de  parvenus  d'une  autre  espèce, 
dépouillent  les  petites  gens  pour  lesquels  ils  affichent  un  insolent 
mépris  de  la  jouissance  des  biens  communaux.  Tel  ménage  trouvait 
un  utile  supplément  à  son  maigre  salaire  de  journaher  agricole  dans 
l'entretien  d'un  troupeau  d'oies,  grâce  au  droit  de  parcours  ou  de 
vaine  pâture  et  à  la  tolérance  des  propriétaires.  Mais  les  conseils 
municipaux,  dans  le  règlement  du  droit  de  parcours,  se  soucient  peu 
des  pauvres,  en  même  temps  que  les  propriétaires,  âpres  à  la  défense 
de  leurs  droits,  entourent  leurs  terres  de  clôtures,  et  privent  ceux-ci 
de  droits  qu'ils  considéraient  comme  acquis.  Les  droits  d'usage 
dans  les  forêts  se  restreignent  également.  Les  familles  peu  fortunées 
voient  donc  le  cercle  se  rétrécir  autour  d'elles,  de  là  une  irritation 
qui  explique  l'envie  avec  laquelle  elles  jettent  un  regard  sur  les 
propriétés  voisines  (1). 

Les  anciens  propriétaires  s'attachaient  à  respecter  les  vieilles 
coutumes  ;  ils  laissaient  les  choses  aller  telles  qu'elles  étaient.  A  leur 
place  s'installent  des  étrangers,  pleins  de  dédain  pour  ces  coutumes 
dont  ils  ignorent  la  raison  d'être.  Ils  gèrent  une  propriété,  au  nom 
du  droit  strict,  comme  une  fortune  mobilière;  les  anciens  droits 
nés  d'un  long  usage,  n'existent  plus  à  leurs  yeux,  et  c'est  ainsi 
que  la  mobilisation  de  la  propriété  rend  plus  aigus  les  rapports 
entre  les  diverses  classes.  Aucune  aristocratie  n'a  jamais  été  plus 
dure  que  le  sont  ces  nouveaux  propriétaires,  acceptant  de  la  pro- 
priété les  avantages  et  non  les  charges.  Ils  méconnaissent  cette 
vérité  sociale  dont  l'histoire  tout  entière  proclame  l'importance  fon- 
damentale :  les  propriétaires  sont  les  dispensateurs  des  biens  que  la 
Providence  a  créés,  et  aux  époques  de  paix  sociale  la  propriété  n'a 
jamais  eu  le  caractère  absolu  qu'elle  a  revêtu  depuis  un  siècle. 

Le  journalier  agricole  tend  à  n'avoir  plus  d'autres  ressources 
que  son  salaire  ;  ce  salaire  fait-il  défaut,  il  n'a  plus  à  compter, 

(1)  Voir  sur  ce  sujet  plusieurs  monographies  de  Le  Play,  notamment  le 
Tisierand  de  Mamers,  t.  VI  :  les  Ouvriers  européens. 


ill  BEVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

comme  jadis,  sur  une  assistance  certaine.  La  misère,  il  est  vrai,  ne 
se  manifeste  jamais  à  la  campagne  sous  une  forme  aussi  hideuse 
qu'à  la  ville;  le  pauvre  n'est  pas  relégué  dans  des  taudis  empestés, 
situés  sous  les  combles  de  hautes  maisons  où  les  malheureux  gèlent 
en  hiver  et  étouffent  en  été,  ou  dans  des  rez-de-chaussée,  véritables 
tanières  que  le  soleil  ne  réchauffe  jamais  de  ses  rayons.  11  n'est  pas 
perdu  au  milieu  d'une  multitude  d'inconnus.  Le  premier  de  tous  les 
biens,  l'air,  il  en  jouit  sans  bourse  délier,  tout  aussi  bien  que  le  plus 
opulent  des  châtelains.  Ses  voisins  ont  quelques  rapports  avec  lui; 
par  ci,  par  là,  il  peut  encore  glaner  les  menues  productions  du  sol. 
Les  maladies  variées  qui  frappent  le  tempérament  épuisé  des  citadins 
l'épargnent.  Néanmoins  il  peut  se  trouver  seul,  sans  famille.  Où 
sont  les  ressources  d'assistance  locale?  Jadis  la  piété  chrétienne  les 
avait  multipliées,  déjà  à  la  fin  du  siècle  dernier  beaucoup  de  fonda- 
tions avaient  périclité.  L'État  moderne,  ensuite,  a  prétendu  faire  le 
bonheur  de  tous  les  Français,  mais  il  prétend  le  faire  seul,  et,  sous  sa 
domination  jalouse,  les  fondations  privées  disparaissent.  La  cam- 
pagne en  est  maintenant  dépourvue. 

Sans  doute  il  existe  des  bureaux  de  bienfaisance.  Mais  ils  ne 
disposent  que  de  maigres  ressources.  La  charité  officielle  a  toujours 
pâli  à  côté  de  la  charité  chrétienne;  celle-ci  ne  s'exerce  plus  que 
sous  le  bon  plaisir  de  l'État  qui  s'attache  avant  tout  à  multiplier  les 
entraves  contre  elle.  Les  faveurs  des  bureaux  de  bienfaisance  de  plus 
ne  vont  pas  à  tout  le  monde.  Depuis  que  la  France  est  traitée  comme 
une  nation  conquise,  malheur  aux  malheureux  qui  se  permettent 
quelque  indépendance.  Le  droit  d'avoir  une  libre  opinion  ne  leur 
appartient  plus,  ils  ne  recevront  de  secours  que  s'ils  manifestent  des 
sentiments  agréables  au  gouvernement,  et  la  tribune  a  souvent 
entendu  les  plaintes  formulées  par  des  députés  de  la  minorité, 
contre  les  obstacles  apportés  au  fonctionnement  des  bureaux  qui 
ne  s'inspiraient  pas  de  préoccupations  aussi  égoïstes. 

Plus  dure  aux  journaliers,  plus  dénuée  de  secours  pour  les 
pauvres,  la  terre  ne  saurait  s'applaudir  non  plus  de  la  législation 
civile.  Dans  l'ancienne  France,  les  coutumes  étaient  diverses, 
comme  les  lieux  sur  lesquels  vivaient  les  familles  dont  elles  réglaient 
le  mode  d'existence.  Tout  a  été  unifié,  comme  si  le  sol,  partout 
uniforme,  devait  être  soumis  à  un  même  mode  d'exploitation,  et  ce 
sont  les  pays  du  Nord  qui  ont  imposé  leurs  coutumes  aux  pays  du 
Midi  qui  n'ont  pas  accepté,  sans  résistance,  la  suppression  de  leurs 


l'évolution  sociale  15 

anciennes  coutumes.  Aujourd'hui  encore,  après  un  siècle  de  Gode 
civil,  les  familles  de  paysans  luttent  contre  lui,  car  ce  sont  elles 
qui  sont  le  plus  atteintes.  A  peine  la  Convention,  obéissant  à  des 
considérations  exclusivement  politiques,  venait-elle  de  voter  la  loi 
du  7  mars  1793,  que  déjà  les  plus  farouches  conventionnels  cons- 
tataient ses  fâcheuses  conséquences  pour  les  petits  propriétaires. 
«  Les  petits  propriétaires  ont  été  atteints  »,  disait  Cambacérès 
dans  une  séance  de  la  Convention,  quelques  mois  après  le  vote 
de  la  loi. 

De  l'intérêt  de  la  petite  propriété,  du  souci  de  la  stabilité  des 
familles,  la  loi  n'a  cure.  E  le  n'a  en  vue  que  le  fisc  et  les  hommes 
d'alTaires,  dont  les  formalités  prescrites  multiplient  la  coûteuse 
intervention.  Nous  l'avons  déjà  dit  plus  haut,  à  l'occasion  des 
partages  de  mineurs,  ces  formalités  absorbent  le  patrimoine  des 
familles  de  modeste  condition  ;  les  règles  imposées  pour  les  autres 
successions  ne  rendent  pas  du  reste  moins  difficile  le  maintien  du 
patrimoine.  Les  petits  propriétaires  s'épuisent  en  efforts  stériles  : 
bien  peu  parviennent  à  assurer  sur  des  bases  solide-^  l'avenir  de  leurs 
enfants,  et  l'obligation  notamment  de  composer  les  lots  d'une  ma- 
nière identique,  la  restriction  de  la  quotité  disponible  à  mesure  que 
s'accroît  le  nombre  des  enfants,  les  menaces  de  procès  toujours 
suspendues  sur  la  tête  de  ceux  qui  procèdent  aux  partages  d'ascen- 
dants, imposent  à  ceux-ci  des  difficultés  dont  ils  ne  parviennent  pas 
à  triompher.  Tout  en  les  détachant  trop  souvent  de  la  terre,  la  loi 
pèse  moins  durement  sur  les  grands  propriétaires  qui  trouvent  dans 
la  possession  de  valeurs  mobilières  le  moyen  d'échapper  à  l'aliéna- 
tion du  domaine,  dont  la  conservation  leur  tient  à  cœur.  Mais  il 
n'en  est  pas  de  même  des  propriétaires  moins  fortunés.  A  leur  mort, 
l'immeuble  est  licite,  et  avec  lui  s'en  vont  et  les  traditions  qui  s'y 
incarnaient,  et  l'union  de  la  famille.  Chacun  se  sépare  de  son  côté, 
il  ne  reste  plus  de  centre  familial. 

Maltraité  de  tous  côtés,  le  propriétaire  est  encore  sans  défense 
contre  le  crédit.  Les  bons  économistes  vantent  le  crédit  agricole 
comme  un  des  procédés  les  plus  sûrs  pour  relever  la  situation  de 
l'agriculture.  Ainsi  le  sabre  de  M.  Prudhomme  servait  en  même  temps 
à  défendre  et  à  combattre  les  institutions.  Le  crédit  en  effet  féconde 
la  terre,  mais  tout  propriétaire  qui  y  fait  appel  court  à  la  ruine.  La 
première  année,  il  paie  avec  peine  les  intérêts;  la  seconde,  il  com- 
mence à  trouver  le  boulet  plus  pesant.  Puis  les  intérêts  s'accumu- 


16  REVUE   DU  MONDE   CATHOLIQUE 

lent;  afin  d'y  faire  face,  il  emprunte.  C'est  désormais  un  homme  à  la 
mer.  Il  ne  conserve  plus  que  l'apparence  de  la  propriété  sur  laquelle 
il  s'épuise  en  efforts  stériles,  jusqu'à  ce  que  le  prêteur  juge  le  moment 
favorable  pour  l'exproprier.  Mettre  le  domaine  rural,  c'est-à-dire  la 
famille  du  paysan  à  l'abri  de  l'usure,  telle  a  été  une  des  premières 
préoccupations  des  races  qui  ont  voulu  asseoir  leur  constitution 
sociale  sur  une  forte  base.  L'Amérique  républicaine  s'inspire  aujour- 
d'hui des  leçons  de  la  vieille  Europe;  elle  protège  le  foyer  rural 
contre  les  abus  du  crédit  par  la  création  d'homestads,  c'est-à-dire 
d'une  portion  de  terre  insaisissable,  portion  sur  laquelle  une  famille 
peut  vivre  largement.  Cette  idée  est  lancée  en  France;  en  dépit  des 
préjugés  sur  l'efficacité  du  crédit  agricole,  sur  la  mobilisation  de  la 
propriété,  elle  finira  par  percer. 

Le  chiffre  croissant  des  saisies  immobilières  qu'une  pétition 
clairvoyante,  due  à  M.  Fourtinier  et  appuyée  par  le  vœu  de  plu- 
sieurs sociétés  d'agriculture  a  signalé  à  l'attention  des  pouvoirs 
publics,  atteste  la  nécessité  de  sa  prompte  application  (1).  La  terre 
avait  pu  supporter,  non  déjà  sans  grandes  difficultés,  les  charges 
hypothécaires  qu'elle  avait  assumées,  avant  que  la  crise  eût  éclaté; 
mais  depuis  son  revenu  ayant  baissé,  sans  que  les  intérêts  aient 
subi  aucune  diminution,  elle  est  incapable  de  s'acquitter.  De  là  la 
multiplication  des  saisies  et  aussi  des  ventes,  qu'explique  encore 
l'action  du  Code,  détachant  la  famille  du  domaine  auquel  elle  ne 
saurait  plus  s'attacher  par  des  liens  solides. 

En  1880,  le  nombre  des  ventes  de  terres  a  été  de  1,087,109,  et 
la  surface  des  terrains  vendus  a  atteint  1,876,837  hectares.  Pour 
1887,  la  statistique  officielle  relève  l,12/i,232  ventes,  lesquelles 
ont  compris  2,170,675  hectares.  Dans  l'espace  de  huit  années, 
8,658,5/16  ventes  ont  eu  lieu  pour  un  nombre  d'hectares  ayant 
dépassé  15,716,000,  soit  plus  du  tiers  de  la  superficie  cultivable  de 
la  France. 

A  tous  ces  adversaires  qui  sont  venus  fondre  sur  la  terre,  est 
venu  s'en  ajouter  un  de  forte  taille,  il  appartient  tout  entier  à  notre 
époque.  Les  naïfs  et  les  badauds  de  toute  espèce,  aussi  bien  l'igno- 
rant qui  jure  par  son  journal,  que  l'écrivain  comblé  d'honneurs  et 
auteur  de  lourds  volumes,  célèbrent  avec  lyrisme  les  progrès  de 
la  civilisation.   Que  de  dithyrambes  l'Exposition  de  1889  a-t-elle 


(1)  Voir  la  Réforme  sociale,  2^  série.  T.  II,  p.  548. 


l'évolution  soqale  17 

inspirés  sur  le  rapprochement  de  tous  les  peuples,  sur  la  supé- 
riorité de  notre  époque,  et,  au  moment  où  ces  fadaises  se  débi- 
tent, les  peuples,  pris  de  vertige,  élèvent  forteresses  sur  forteresses. 
Chaque  jour  les  ministres  de  la  guerre  viennent  demander  des 
crédits  pour  la  formation  de  nouveaux  régiments  ou  l'accroissement 
des  effectifs;  les  inventeurs  se  creusent  la  tête  afin  de  découvrir  des 
engins  de  destruction  plus  perfectionnés,  mais  comme  chaque  nation 
arrivant  aux  mêmes  découvertes,  grève  à  peu  près  son  budget  dans 
d'aussi  fortes  proportions,  à  la  fin  nulle  ne  peut  se  flatter  d'arriver 
la  première  dans  cette  course  insensée,  leurs  chances  finissent  par 
s'égaliser,  non  moins  que  si  elles  devaient  maintenir  leur  armée 
sur  l'ancien  pied.  Toutes  arrivent  seulement  à  la  ruine,  toutes 
épuisent  leurs  forces  productives  dans  ces  efforts  sans  cesse  re- 
nouvelés. 

Invention  de  la  société  moderne,  puisque  jadis  les  armées  se 
recrutaient  par  l'engagement  volontaire,  le  service  obligatoire 
accable  la  terre.  11  en  déracine  les  habitants  pendant  trois  ans  et 
les  lance  dans  un  milieu  qui  leur  était  jusqu'à  ce  jour  étranger;  il 
les  habitue  à  vivre  dans  une  ville,  leur  en  fait  goûter  les  plaisirs, 
et  les  plus  bas  sont  ceux  qui  obtiennent  le  plus  de  succès.  Le  séjour 
de  la  caserne  ne  leur  inculque  pas  en  revanche  l'esprit  mihtaire. 
Nous  trouvant,  il  y  a  quelque  temps  à  la  campagne,  un  homme  fort 
au  courant  des  dispositions  du  pays  les  traduisait  ainsi  :  «  On  ne 
veut  pas  de  la  guerre,  plus  on  appelle  de  soldats  à  la  caserne, 
moins  ils  veulent  y  rester,  n  Tout  en  n'acquérant  pas  la  vocation 
militaire,  ils  perdent  trop  souvent  la  vocation  agricole.  Beaucoup 
d'entre  eux  ne  veuU^nt  plus  retourner  dans  leur  village  qu'ils  trou- 
vent trop  triste,  ils  convoitent  quelque  occupation  qui  les  trans- 
formera en  citadins. 

Et  nous  ne  parlons  pas  des  bras  perdus  pour  la  terre,  du  célibat 
forcé  auquel  ils  sont  condamnés.  Or  les  mariages  contractés  de 
bonne  heure  sont  les  plus  féconds,  chacun  peut  le  comprendre 
même  sans  les  enseignements  de  la  statistique.  Ajoutons  aussi  que 
certaines  maladies  rapportées  de  la  vie  militaire  ne  contribuent  pas 
à  fortifier  la  race. 

Le  service  obligatoire  rencontre  un  puissant  complice  dans 
l'in'^truction  telle  qu'elle  est  donnée  aujourd'hui.  L'instituteur 
fait  peu  de  cas  des  tt^avaux  des  champs;  ses  plus  brillants  élèves,  il 
les  destine  à  des  emplois  u: bains,  fort  supérieurs  à  ses  yeux.  Un 

l*""   OCTOBRE    (.N"    SS).    4«   SÉRIH.    T.    XXIV.  2 


18  BEVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

agriculteur,  c'est  un  homme  de  peu!  Fi  donc!  Mais  un  bui'eaucrate 
ou  un  boutiquier,  c'est  un  monsieur.  Surexcitant  l'ambition  des 
enfants  et  aussi  des  parents,  l'instruction  mal  organisée  détourne 
donc  du  travail  agricole;  dans  notre  vojage  des  Landes,  nous  avons 
recueilli  de  vives  plaintes  des  paysans  sur  ce  point  :  depuis  que 
leurs  filles  se  livrent  à  des  travaux  de  couture  perfectionnés  ou 
ont  contracté  l'habitude  de  lire,  elles  manifestent  de  la  répus^aiance 
pour  les  travaux  des  chatnps  auxquels  elles  se  livraient  autrefois 
sans  murmurer. 

La  campagne  s'appauvrit  encore  par  la  diminution  des  familles 
nombreuses;  elles  diminuent  surtout  à  mesure  que  l'on  s'approche 
de  la  propriété  (l),  et  là  comme  ailleurs,  nous  le  verrons  plus  loin 
lorsque  nous  traiterons  de  la  population,  le  faible  accroissement  est 
dû  exclusivement  aux  familles  imprévoyantes. 

Les  chiffres  sur  ce  point  abondent,  je  pourrais  en  couvrir  plu- 
sieurs pages.  Mais  voulant  autant  que  possible  en  épargner  l'ennui 
au  lecteur,  j'en  rapporte  seulement  qutlques-uns  relatifs  au  dépar- 
tement de  Seine-et-Oise.  Ils  montrent  l'affaiblissement  de  la  popu- 
lation agricole.  D'une  manière  presque  générale,  les  communes 
exclusivement  rurales  et  dont  la  population  e.^t  inférieure  à  600  habi- 
tants voient  leur  population  diminuer.  Le  canton  de  Marines  par 
exemple  qui  ne  comprend  aucune  ville,  renfermait,  il  y  a  cinquante 
ans,  1Z|,312  habitants;  de  nos  jours,  il  n'y  en  a  plus  que  12,81/i, 
La  majorité  des  communes,  25  sur  /iO,  a  participé  à  cette  diminu- 
tion, quelques-unes  dans  une  proportion  désastreuse,  par  exemple 
les  communes  de  Noisy-sur-Oise,  il'Haravilliers,  de  Sagy,  de  Serain- 
court  ont  perdu  dans  le  même  espace  de  temps  122,  100,  175  et 

(l)  Voici  quelques  chiffres  extraits  de  ma  monographie  du  maraîcher  de 
Deuil.  Ou  trouve  pareil  les  cultivareurs  trois  familles  ayant  quatre  enfants; 
deux  en  ayant  cinq  et  trois  en  ayant  six.  Les  ouvriers  se  répartis-i-ent  en 
moyenne,  par  ménage,  de  la  manière  suivante  :  cultivateurs,  [.i6;  journa- 
liers, 1.76;  ouvriers  de  divers  corps  de  métier.  1.52. 

Nous  pouvons  encore  citer  ces  chiffres  extraits  de  la  monographie  d'un 
paysiïi  d'un  village  à  bauiieue  morcelée  du  Laonnais  publiée  dans  le 
IV'  volume  des  Ouvriers  des  Dcux-Mundcs. 


Propriét.iiros. 


Culiivaieurs  urupriftiiirrs     . 
Ouvriers  propriétaires.     .     .     . 
Ouvriers   domestiques.     .     .     . 
Ouvriers  chefs  de  métiers     .     . 
Ouvriers  propriétaues  ind^gcnis 


1.25 

1.4'.) 
1.72 
2.25 
2  50 
4.14 


l'évclltiox  socîali:  ;9 

96  habitants.  Les  mêmes  faits  sont  observés  dans  d'autres  parties 
du  département  ;  Vandherland  dans  le  canton  de  Gonesse  est  tombé 
de  121  à  57  habitants.  Deux  autres  cantons,  ceux  de  Limay  et  de 
Bonnières  sur  !e  territoire  desquels  n'est  située  aucune  aggloméra- 
tion urbaine  ont  perdu  ensemble  li.àOl  habitants. 

Que  le  mouvement  continue,  et  d'après  les  causes  qui  persistent 
à  agir,  les  mêmes  effets  se  produiront  dans  cinquante  ans,  les 
hameaux  ou  petites  communes  ne  renfermeront  plus  que  quelques 
âmes,  si  même  elles  ne  cessent  d'être  habitées.  Qui  cultivera  la 
terre!  Déjà  aujourd'hui  la  population  de  ces  communes  est  insuffi- 
sante pour  faire  face  à  tous  les  besoins  des  exph citations  rurales. 
PJusieurs  fermes  emploient  presque  exclusivement  des  ouvriers 
bretons,  aux  prétentions  peu  élevées  et  d'un  maniement  facile.  A 
Deuil,  les  familles  de  cultivateurs  maraîchers  appellent  à  leur  aide 
des  ouvriers  émigrants,  pjesque  tous  originaiies  du  département 
de  l'Yonne.  Dans  beaucoup  d'endroits,  si  les  propriétaires  ne  trou- 
vaient pas  au  moment  de  la  récolte  des  travailleurs  belges,  la 
récolte  pourrirait  sur  pied.  Les  habitants  de  ces  campagnes  en 
viennent  à  considérer  le  travail  des  champs  comme  une  tâche  infé- 
rieure; ils  rêvent  des  enfants  employés  ou  institutrices. 

Le  premier  instrument  de  la  richesse,  c'est  l'homme,  et  peu  à  peu 
la  teri  e  en  est  privée.  Un  tel  fait  n'a  pas  pour  cause  la  transforma- 
tion du  mode  de  culture,  comme  en  Angleterre  où  !a  substitution 
des  pâturages  aux  céréales  a  diminué  le  nombre  des  bras  néces- 
saires; il  résulte  de  l'évolution  sociale  qui  s'est  accomplie  au  cours 
de  notre  siècle. 

Cette  évolution  n'a  pas  seuleaient  tarifié  la  main-d'œuvre,  stérilisé 
les  familles  de  paysans,  posé  sur  la  terre  le  dur  poids  de  lois  mal 
conçues,  elle  lui  a  aussi  enlevé  le  propriétaire.  Nous  n'écrivons  pas 
un  traité  sur  la  propriété;  peut-être  un  jour  réunirons-nous  nos 
leçons  sur  ce  sujet  faiies  à  la  Sociéîé  d'économie  sociale,  aujour- 
d'hui nous  nous  contenterons  de  rappeler,  d'après  l'obrorvation, 
que  l'heureux  mé'anire  des  fortnes  de  propriété  est  la  base  d'une 
saine  économie  naiionale.  La  [>eiite  propriété  compte  cependant  des 
partisans  exclusifs;  elle  seule,  à  leur  avis,  aurait  la  vertu  de  tirer 
un  utile  parti  de  la  terre.  [laiiiés  par  le  spectre  du  laiifunriium, 
ils  voient  dans  la  concentration  de  la  terre  la  bête  à  mille  pattes. 
D'autres  au  contraire  ^e  représentent  la  petite  propriété  sous  les 
traits  d'un  paysan  routinier,  rebelle  aux  améliorations,  ils  ne  con- 


20  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

çoivent  l'expioiîation  de  la  terre  qu'à  coups  de  machines,  et  la 
grande  propriété  constitue  pour  eux  le  moyen  le  plus  sûr  d'amé- 
liorer la  culture.  Or,  les  uns  et  les  autres  se  trompent.  Dans  une 
constitution  sociale,  aucun  élément  ne  saurait  prédominer  d'une 
manière  absolue,  sur  quelque  terrain  que  nous  nous  placions.  La 
science  sociale  le  proclame  avec  une  évidence  irréfutable  :  de  même 
que  le  sol  ne  présente  pas  un  aspect  uniforme,  de  riK'me  le  mode 
de  le  posséder  et  de  l'exploiter  ne  saurait  être  partout  le  même. 
Là,  la  petite  propriété,  comme  pour  la  culture  maraîchère,  obtiendra 
seule  par  son  labeur  patient  le  maximum  de  rendement;  ici  au  con- 
traire, dans  la  culture  forestière  notamment,  la  grande  propriété 
supportera  mieux  un  présent  peu  rémunérateur  au  profit  de  l'avenir; 
elle  aura  le  loisir  de  se  montrer  plus  prévoyante,  moins  soucieuse 
de  récolter  sur-le-champ  le  fruit  de  ses  peines. 

Bref,  le  grand  propriétaire  joue  un  double  rôle  :  il  introduit  les 
améliorations  agricoles  dont  les  propriétaires  moins  fortunés  redou- 
tent, non  sans  raison,  les  résultats  incertains.  Dans  les  temp^ 
difficiles,  il  sert  de  soutien  aux  populations  qui  l'entourent  contre 
les  empiétements  de  la  bureaucratie  et  les  oppressions  du  pouvoir 
central.  Mais  ce  rôle,  les  grands  propriétaires  ne  le  rempliront 
que  lorsqu'ils  ne  se  seront  pas  séparés  de  la  terre.  Or,  un  mode 
d'exploitation  en  vigueur  en  donne  la  facilité  aussi  bien  aux  posses- 
seurs de  vastes  domaines,  que  de  petits  et  de  moyens.  C'est  le 
fermage. 

Au  point  de  vue  agricole,  le  fermage  pré-ente  un  inconvénient 
que  saisirait  du  premier  coup  un  homme  qui  ne  saurait  même  pas, 
comme  nos  ministies  de  l'agriculture,  distinguer  le  blé  du  maïs. 
Le  fermier  se  montre  peu  disposé  à  améliorer  une  terre  sur  laquelle 
il  ne  fétu  que  passer,  et,  de  son  côté,  le  propriétaire  ne  manifestera 
pas  un  grand  empressement  à  dépenser  pour  des  améliorations 
un  capital  dont  l'emploi  sera  confié  à  une  autre  personne.  Un 
auteur,  M.  Thaer,  définit  d'une  manière  incisive  la  situation  diffé- 
rente du  propriétaire  et  du  fermier.  «  Le  premier,  a-t-il  écrit,  tiaite 
la  terre  comme  une  épouse  légitime,  le  second  comme  une  maî- 
tresse. »  Envisagé  sous  le  rapport  social  qui  nous  occupe  plus  spé- 
cialement, le  fermage  n'entraîne  pas  de  moindres  inconvénients;  il 
sépare  le  propriétaire  de  son  sol,  il  le  transforme  peu  à  peu  en  ren- 
tier. Ces  résultats  sont  atténués  lorsque  le  propriétaire,  résidant 
d'une  manière  continue  sur  son  domaine,  cultive  personnellement  une 


L  EVOLUTION    SOCIALE  "Il 

réserve  et  conserve  d'étroites  relations  avec  les  populations  rurales. 
Mais  le  fermage  donne  des  tentations  auxquelles  bien  des  proprié- 
taires ont  succombé.  «  Il  est  doux  de  ne  rien  faire  »,  faisait  chanter 
dans  Galathée,  à  son  ténor,  l'aimable  auteur  des  Noces  de  Jean- 
nette. Il  est  doux  de  vivre  sans  s'imposer  aucun  labeur,  ont  pensé 
beaucoup  de  propriétaires  qui  se  trouvaient  fort  heureux  de  rece- 
voir, à  heure  fixe,  les  redevances  de  leur  fermier,  tout  comme  s'ils 
détachaient  un  coupon  et  se  présentaient  à  un  guichet.  Au  moment 
où  les  chemins  de  fer  furent  construits,  la  facilité  ^'onnée  à  l'expor- 
tation des  produits  donna  une  p'-ospérité  subite  à  certaines  con- 
trées. Les  propriétaires  en  profitèrent  naturellement  pour  hausser 
le  prix  des  feruiages;  ils  eurent  amsi  le  moyen  de  faire  plus  luxueuse 
figure  à  la  ville,  la  terre  leur  parut  une  précieuse  vache  à  lait,  et  ils 
s'habituèrent  à  lui  demander  beaucoup  sans  rien  lui  donner.  iVIais 
peu  à  peu  ces  heureux  jours  s'évanouirent,  les  chemins  de  fer,  cons- 
truits en  plus  grand  nombre,  égalisèrent  leurs  effets.  Puis  vinrent 
les  traités  de  commerce:  la  guerre,  les  charges  écrasantes  qui  la 
suivirent,  l'avènement  d'une  majorité  incapable  et  gaspilleuse;  la 
poule  cessa  de  pondre  des  œufs  d'or. 

Afin  de  colorer  une  telle  conduite,  de  sots  prétextes  avaient  été 
inventés  par  les  citadins,  trouvant  plus  commode  de  gagner  sans 
travail  le  produit  de  la  terre  que  de  mettre  eux-mêmes  la  m:iin  à 
la  pâte.  Un  agriculteur  se  présentait  à  eux  sous  la  figure  d'un 
homme  en  sabots,  remuant  le  fumier,  ne  sachant  ni  A  ni  B  et 
ignorant  tout  procédé  de  culture,  de  même  qu'aux  yeux  de  certaines 
personnes,  le  soudard  jurant,  buvant  et  sacrant,  con.stitue  le  véritable 
type  du  soldat.  Les  paysans  se  montraient  seuls  capables  de  cul- 
tiver; ce  n'était  pas  affaire  de  «  bourgeois  )).  A  eux  de  flâner  dans 
les  villes,  de  passer  la  journée  au  cercle,  de  devenir  fonctionnaires, 
avocats  ou  de  toucher  les  rentes.  S'ils  se  mêlaient  d'agriculture, 
ils  ne  pourraient  y  faire  que  piètre  figure.  Et  alors  se  répandait  en 
même  temps  cette  autre  sottise  :  que  les  gens  impropres  à  tout 
étalent  bons  pour  devenir  agriculteurs.  Oui,  on  le  dirait,  il  faut  être 
doué  d'une  haute  capacité  pour  noircir  une  feuille  de  papier,  faire 
rentrer  l'argent  dans  les  caisses  de  l'État,  attendre  un  avancement 
qui  dépend  maintes  fois  plus  de  la  bonne  grâce  d'un  chef  ou  du 
hasard  que  de  sa  propre  énergie.  Mais  qu  est-il  besoin  d'intelligence 
pour  faire  pousser  du  blé  ou  engraisser  des  vaches? 

En  revanche,  bonnes  gens,  nul  ne  joue  cependant  dans  la  société 


2*2  REVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

un  rôle  aussi  élevé  que  le  grand  propriétaire.  Aujourd'hui,  avec  les 
progrès  de  la  chimie  agricole,  l'agriculture  réclame  une  véritable 
instruction.  Le  propriétaire  doit,  de  plus,  être  animé  d'une  haute 
prévoyance,  éviter  de  jouir  du  présent  aux  dépens  de  l'avenir.  Véri- 
table patron  dans  le  beau  sens  du  mot,  il  gouverne  des  hommes. 
Par  son  action  bonne  ou  mauvaise,  par  ses  exemples,  il  exercera 
sur  eux  une  influence  décisive  :  il  devra  les  soutenir  dans  les 
heures  de  crise,  il  les  mettra  en  garde  contre  les  paroles  insidieuses 
des  meneurs  qui  cherchent  à  les  égarer.  Une  telle  mission,  si  elle 
est  remplie,  demande  la  première  de  toutes  les  qualités,  celle  qui 
fait  l'homme,  le  caractère.  Qu'est-ce  à  côté  qu'un  employé,  encadré 
dans  une  hiérarchie,  et  qui  n'a  jamais  des  hommes  à  patronner? 

Prétendre  que  l'agriculture  est  œuvre  exclusive  de  paysans 
éqaivaudrail  à  dire  que  les  usines  ne  peuvent  prospérer  qu'aux 
mains  d'ouvriers;  ceux-ci  auront,  sans  doute,  des  connaissances 
pratiques  plus  complètes  peut-être  que  celles  des  directeurs,  mais 
non  la  haute  instruction  scientifique  nécessaire  aujourd'hui  avec  les 
progrès  de  la  mécanique.  Du  reste  les  faits  se  chaigent  de  réfuter 
un  tel  préjugé.  L'agriculture  anglaise  a  été  citée  toujours  comme 
une  des  plus  parfaites;  elle  est  dirigée  par  des  hommes  appartenant 
aux  classes  lettrées,  et  de  même  l'agriculteur  américain  n'a  pas 
réalisé  le  type  de  l'agriculteur  en  sabots  cher  à  nos  Français. 

Le  fermage  reste  donc  chargé  de  certains  méfaits  sociaux.  Aussi 
des  attaques  ont-elles  été  dirigées  contre  la  légitimité  de  la  rente 
foncière  acquise  sans  travail  et,  entre  autres,  un  écrivain  italien, 
Loria,  dans  son  livre,  la  Rendita  foncieria^  publié  en  1880,  en  a 
fait  le  bouc  émissaire  de  la  société;  il  le  dénonce  comme  le  mauvais 
génie  de  l'économie  nationale.  Les  propriétaires  se  détachent  de  la 
terre  dans  laquelle  ils  n'ont  plus  d'intérêt  à  faire  de  placements, 
ils  s'agglomèrent  dans  les  villes;  une  seule  préoccupation  dicte 
alors  leur  conduite  :  accroître  la  rente. 

Si  la  valeur  des  institutions  se  mesure  à  la  solidité  qu'elles 
montrent  dans  les  temps  de  crise,  le  fermage  n'en  aurait  pas  une 
très  haute.  C'est  sur  lui  que  la  crise  a  le  plus  durement  frappé. 
Les  fermiers  n'ont  pu  soutenir  le  choc;  beaucoup  d'entre  eux  ont 
abandonné  leur  bail  sans  payer  le  propriétaire;  ils  ne  se  sont  pas 
saignés  aux  quatre  veines  pour  une  terre  sur  laquelle  ils  n'étaient 
pas  sûrs  de  rester  et,  par  suite  de  la  concurrence  des  terres 
vierges,   concurrenee   que  l'ouverture    de    l'Afrique  rendra   plus 


l'évolution  sociale  23 

redoutable,  la  terre  n'est  plus  assez  riche  pour  supporter  un  double 
bénéfice  :  celui  du  fermier,  celui  du  propriétaire. 

Alors  le  propriétaire  a  été  maintes  fois  contraint  de  revenir  à  ses 
champs  qu'il  avait  désertés;  il  a  repris  le  domaine  abandonné  par 
le  fermier,  ou  la  diminution  de  ses  revenus  l'a  conduit  à  abréger 
son  séjour  à  la  ville.  Eclairés  par  l'expérience,  beaucoup  d'entre 
eux  ont  repris  une  ancienne  coutume  pour  laquelle  les  économistes 
n'avaient  pas  eu  assez  de  dédain  :  c'est  le  métayage,  institution 
arriérée,  disait-on,  bonne  tout  au  plus  pour  quelques  pays  pauvres, 
et  qui,  au  milieu  du  perfectionnement  des  méthodes  de  travail, 
faisait  l'effet  de  l'arquebuse  à  mèches  en  face  du  fusil  Lebel.  Ceux 
qui  ont  repris  le  métayage  ne  s'en  sont  pas  mal  trouvés;  d'après 
l'enquête  de  la  Société  des  agriculteurs  de  France,  enquête  con- 
firmée par  les  travaux  de  M.  de  Garidel  (l),  le  métayage  n'est  pas 
inférieur  au  fermage,  sous  le  rapport  du  revenu.  Il  a,  en  outre,  un 
avantage  fort  appréciable  :  lorsque  le  fermier  ne  paie  pas,  le  pro- 
priétaire ne  touche  rien;  il  voit  les  fruits  de  la  terre  lui  échapper, 
tandis  qu'au  moins,  avec  le  métayage,  il  est  toujours  sur  de  per- 
cevoir une  part  du  produit,  le  plus  souvent  la  moitié,  et,  de  même, 
le  métayer  est  assuré  d'avoir  un  toit  pour  s'abriter;  dans  les  plus 
mauvais  jours,  il  a  encore  pour  lui  la  moitié  des  fruits  de  la  propriété. 
Combien  d'ouvriers  industriels,  dépourvus  de  toute  sécurité,  envie- 
raient une  telle  situation.  Mais  surtout,  sous  le  régime  du  métayage, 
le  propriétaire  ne  se  transforme  pas  en  rentier;  attaché  à  la  terre,  il 
demeure  attaché  en  même  temps  aux  populations  rurales,  avec  les- 
quelles il  demeure  en  étroite  communauté  d'intérêts.  On  vit  bien 
quand  on  vit  ensemble,  a  dit  M.  Taine,  et  cet  ancien  mode  d'exploi- 
tation, à  laquelle  notre  époque,  en  dépit  de  son  dédain  et  de  son  igno- 
rance du  passé,  est  obligée  de  revenir,  garantit  ainsi  la  paix  sociale. 

Il  s'est,  en  outre,  montré  souple  et  résistant;  car  il  s'adapte 
aux  situations  les  plus  diverses.  Il  défriche  les  terrains  stériles, 
aussi  bien  que  dans  des  pays  riches,  comme  le  Maine-et-Loire 
et  la  Mayenne,  il  s'est  prêté  à  l'heureux  perfectionnement  des 
races  domestiques.  Si  le  métayage  a  perdu  du  terrain,  ce  n'est  donc 
pas  devant  les  progrès  de  l'agriculture,  mais  devant  la  désertion 
des  campagnes  par  les  propriétaires.  Et  toujours,  depuis  qu'il  existe, 
il  a  mieux  supporté  les  crises  que  le  fermage.  Déjà  Pline  le  Jeune 

(1)  Voir  la  Réforme  sociale  et  le  Centenaire  de  la  Révolution.  Le  Métayage 
dans  l'Allier  de  1883  à  1889,  p.  5i5. 


*2.h  REVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

écrivait,  il  y  a  treize  siècles,  qu'il  ne  voulait  plus  cultiver  avec  des 
fermiers,  à  cause  de  la  crise  agricole,  parce  que  ceux-ci  ne  par- 
venaient pas  à  s'acquitter  de  leurs  redevances,  mais  avec  des 
métayers.  Vico  n'avait-il  pas  raison  de  soutenir  que  l'humanité 
tourne  toujours  dans  le  même  cercle? 

En  même  temps  qu'une  lente  évolution  se  dessine  dans  le  mode 
d'exploitation  de  la  terre,  une  autre  évolution  s'accomplit  par  la 
fondation  des  syndicats.  Sans  doute,  beaucoup  de  ceux  qui  les  ont 
fondés  ne  manifesteraient  peut-être  pas  un  moins  grand  étonne- 
ment  que  M.  Jourdain,  faisant  de  la  prose  sans  le  savoir,  s'ils 
apprenaient  que  ces  simples  fondations  constituent  une  date  dans 
notre  histoire  sociale.  Le  hasard  eu  a  permis  l'éclosion  :  un  sénateur 
ignoré,  M.  Oudet,  qui  provoqua  un  jour  l'hilarité  du  sénat  par  une 
phrase  grotesque,  stipula,  dans  la  discussion  de  la  loi  de  1S8/Î, 
qu'elle  devait  s'appliquer  aux  associations  agricoles.  Nul  n'y  ])rit 
garde,  et,  à  peine  la  loi  était-elle  votée,  que  les  agriculteurs,  rom- 
pant tout  d'un  coup  avec  les  habitudes  d'individualisme  dans 
lesquelles  ils  semblaient  ancrés  depuis  un  siècle,  se  réunirent  en 
syndicats,  sous  l'impulsion  de  quelques  hommes  dévoués.  Ils  ne 
cherchaient,  pour  la  plupart,  qu'un  intérêt  matériel,  mais  l'impor- 
tance du  fait  n'en  est  pas  diminuée.  C'était  la  concentration 
des  agriculteurs  en  face  des  marchands  d'engrais  et  de  machines. 
Les  premiers,  isolés  jusque-là,  s'unissent  afin  de  tenir  tête  aux 
seconds  qui,  plus  puissants  que  chacun  d'eux,  parvenaient  facile- 
ment à  les  dominer. 

Les  syndicats  ont  eu  encore  un  autre  résultat.  Ils  ont  rapproché 
le  petit  et  le  grand  propriétaire  qui  jusque  là  n'avaient  que  trop 
souvent  aucun  point  de  contact.  Ainsi  nous  connaissons  une  région 
dans  laquelle  se  trouvait  une  population  de  vignerons,  tous  proprié- 
taires. C'était  comme  un  corps  fermé  à  toute  influence;  ils  vivaient 
côte  à  côte  avec  d'autres  propriétaires  plus  fortunés,  sans  jamais  se 
rencontrer  avec  eux.  Un  syndicat  a  été  formé,  pour  unir  des  efforts 
communs  contre  les  nombreux  ennemis  dont  la  vigne  est  assaillie,  et 
les  farouches  vignerons  commencent  à  apprécier  les  services  que 
rend  un  propriétaire  viticulteur  fort  expert.  Les  hommes  dévoués  au 
bien  public  retrouveront  sur  leur  voisinage  une  influence  spontanée 
qu'ils  auraient  difficilement  acquise  sans  cela,  à  cause  de  préjugés 
enracinés.  Constituant  un  embryon  de  vie  corporative,  et  par 
là  même  représentants  spontanés  des  intérêts  agricoles,  les  syndicats 


l'évolution    SOCLiLE  25 

ont  plus  d'une  fois  élevé  la  voix,  et  non  sans  succès  pour  défendre 
ces  intérêts.  Un  agriculteur  réduit  à  ses  propres  forces  aurait  été 
impuissant  à  le  faire;  l'association  a  décuplé  ses  forces.  S'ils  ont 
libéré  la  terre  du  tribut  trop  fort  que  prélevait  sur  elle  le  marchand, 
quelques  syndicats  essaient  de  la  soustraire  à  la  rapacité  du  prêteur 
par  l'organisation  du  crédit  mutuel.  Aussi  devant  ces  essais  d'associa- 
tion, comprend-on  la  parole  de  M.  de  Mun  dans  un  de  ses  derniers 
discours.  «  Le  siècle  de  l'individualisme  est  fmi,  celui  de  l'organisa- 
tion commence.  » 

L'évolution  sociale  a  donc  chargé  la  terre  de  maux  nombreux  : 
impôts  excessifs,  législation  oppressive,  oubli  trop  nombreux  par  la 
propriété  de  ses  devoirs,  service  militaire,  et  tout  le  mouvement  dont 
nous  ne  voyons  pas  encore  la  fin  se  résume  dans  la  diminution  pro- 
gressive de  la  population  rurale.  La  nécessité  ramène  sans  doute 
quelques  propriétaires  à  la  terre.  A  quel  mode  d'exploitation  se 
sont-ils  adressés  pour  réparer  les  maux  dont  ils  souffraient?  A  un 
contrat  du  passé.  Cette  même  nécessité  a  provoqué  l'éclo.sion  spon- 
tanée de  nombreuses  associations  agricoles,  instrument  fécond  de 
paix  sociale  et  aussi  de  défense,  premier  retour  peut-être  d'une  vie 
corporative,  mais  ce  n'est  encore  qu'une  lueur,  les  maux  persistent. 

Ames  rêveuses,  qui  aimez  à  jouer  des  airs  de  ftùte  sur  les  charmes 
du  vingtième  siècle,  attendez  pour  moduler  vos  morceaux  sur  un 
mode  plus  triomphant  que  la  terre  ait  recouvré  tous  ceux  qu'elle  a 
perdus  et  perd  chaque  jour. 

Urbain  Guérin. 


LES    ORIGINES    ET    LES    VICISSITUDES 


CÂLENDRiEIl  DU  BRÉVIAIRE  ROMAIN 


(1) 


m 

LE    CALENDRIER   ROMAIN    DE    SAINT    GRÉGOIRE    LE    GRAND    A    SAINT    PIE    V 

(60i-1568) 

Après  avoir  retracé,  avec  autant  d'exactitude  que  la  chose  a  été 
possible,  vu  la  rareté  des  documents,  quelles  eut  été  les  origines  du 
calendrier  romain,  et  quelles  sont  ses  étapes  successives  jusqu'à  la 
lin  du  sixième  siècle,  je  vais  maintenant  poursuivre  ce  travail  et 
rechercher  semblablement  quel  a  été  le  sort  de  ce  calendrier  pen- 
dant le  moyen  âge,  et  quelles  vicissitudes  il  a  dû  subir  avant  de 
recevoir  de  saint  Pie  V  ce  qu'on  peut,  semble-t-il,  appeler  assez 
exactement  sa  forme  définitive.  Mais  avant  d'aller  plus  loin,  une 
question  s'offre  à  mon  examen,  et  demande  à  être  résolue.  Elle 
jettera  par  avance  un  certain  jour  sm'  tout  l'ensemble  du  sujet. 
Cette  question,  c'est  celle  de  savoir  s'il  y  avait  un  calendrier  obli- 
gatoire pour  toute  l'Église  avant  saint  Pie  V,  ou  si  les  évêques 
dans  leurs  diocèses,  les  abbés  dans  leurs  monastères  et  les  autres 
supérieurs  de  communautés  religieuses  jouissaient  du  droit  d'insti- 
tuer ou  de  supprimer  à  leur  gré  des  fêtes  et  des  solennités  annuelles. 

§  1.  —  Le  calendrier  romain  était-il  obligatoire  avant  saint  Pie  V? 

On  serait  tenté  de  s'imaginer  à  première  vue  que  saint  Grégoire 
le  Grand,  dont  le  rôle  liturgique  a  été  si  considérable,  a  dû  user  de 
son  autorité  souveraine  pour  imposer  au  monde  chrétien  son  sacra- 
mentaire  et  son  antiphonaire,  son  responsorial  et  le  calendrier  de 
l'Église  romaine.  Or  il  n'en  est  rien  du  tout.  A  cette  date  des 

(1)  Voir  la  /îei-«e  du  1"  septembre  1890. 


LE    CALENDRIER    DU    ERÉMAIRE   ROMAIN  27 

sixièûie  et  septième  siècles,  l'autorité  pontificale  ne  descendait 
jamais  dans  de  tels  "détails  vis-à-vis  de  ses  subordonnés.  Nous  en 
avons  pour  garant  irrécusable,  entre  autres  témoignages  fort  expli- 
cites, celui  du  saint  lui-même,  dans  sa  lettre  si  connue  à  son  disciple 
Augustin  de  Cantorbéry,  car  il  y  laisse  à  l'apôtre  des  Anglo-Saxons 
toute  liberté  de  suivre  à  son  gré  les  usages  de  l'Église  romaine  ou 
ceux  des  Églises  des  Gaules,  même  pour  la  célébration  de  la  messe  (1). 
Agnellus,  qui  écrivit  au  neuvième  siècle  Y  Histoire  des  évèques 
de  Ravenne,  nous  dit  de  son  côLé  que  de  son  temps  tous  les  livres 
qui  servaient  au  chœur  et  à  l'ofiice  d'vin,  avaient  été  copiés  et  enri- 
chis d'ornements  de  prix  par  les  soins  de  l'évèque  saint  Maximin, 
soit  un  demi-siècle  avant  que  saint  Grégoire  le  Grand  montât 
sur  la  chaire  de  saint  Pierre  (2).  La  chose  ne  devient  pas  moins 
évidente  si  on  vient  à  remarquer  qu'à  la  date  du  pontificat  de  saint 
Grégoire  le  Grand,  la  fixation  des  évangiles  dominicaux  ou  festifs 
n'avait,  paraît-il,  rien  d'absolu,  rien  qui  prévînt  toute  variété.  Je 
n'en  veux  d'autre  garant  que  le  saint  docteur  lui-même.  Il  nous  a 
laissé  en  effet  une  double  homélie  pour  le  second  diaimche  après 
la  Pentecôte.  Or  si  la  première  a  pour  objet  la  parabole  du  grand 
festin  qui  sert  encore  aujourd'hui  de  lecture  évangélique  pour  le 
même  dimanche,  la  seconde  a  trait  à  l'histoire  aujourd'hui  hors 
d'usage  du  mauvais  riche  et  de  Lazare,  ce  mendiant  couvert  d'ul- 
cères. De  même  saint  Grégoire  a  prononcé  deux  homélies,  le  jour 
de  sainte  Agnès,  sur  l'évangile  de  cette  solennité  ;  mais  si  la  pre- 
mière a  pour  objet  la  parabole  des  dix  vierges,  la  seconde  a  trait 

(1)  Regist.  Epist.,  xi,  lsiv.  —  L'authenticité  de  ce  document  ju?que-là 
admise  sans  conteste  vient  d'être  révoquée  en  doute  par  l'auteur  des  Oigines 
du  cuUe  chrétien  (p.  93  et  suiv.).  sous  le  futile  prétexte  que  les  clercs  préposés 
aux  archives  de  l'Eglise  romaioe  vers  730  ne  purent  pas  ou  ne  voulurent 
pas  en  fournir  une  copie  à  saint  Boniface  d'Allemagne.  (Voir  la  lettre  xv«  de 
saint  Bouiface  à  Nothelme,  archevêque  de  Cantorbéry.)  Comme  si  un  fait 
de  ce  genre  ne  pouvait  pas  être  imputé  à  la  négligence  ou  même  à  la  mau- 
vaise volonté  des  clercs  en  question!  Gomme  si  nous  étions  plus  à  même 
de  porter  une  sentence  équitable  à  cet  égard  que  le  vénérable  Bède,  qui  a 
inséré  la  lettre  en  question  comme  pleinement  authentique  dans  le  premier 
livre  (chap.  xxvn)  de  son  Histoire  dvs  Egiùes  d'Angltterre,  Joignez  à  cela  que 
s'il  fallait  en  croire  l'auteur  dont  jai  le  regret  de  me  séparer  ici,  la  lettre  en 
question  aurait  été  fabriquée  à  Cantorbory  par  l'évèque  Théodore  (670-680), 
sans  que  le  vénérable  Bède,  qui  était  presque  contemporain,  en  eût  eu 
vent,  puisque  pour  lui  il  la  lit  venir  directement  de  Rome.  (Voir  la  préface 
de  son  Bistuire  ecc'ési'M tique.)  Par  conséquent,  elle  s'y  trouvait  bien  réellement. 

(2)  Liber  ponn/i'Mlis  Ravenaakmis,  Pair,  lut,,  t.  CVi,  p.  610. 


28  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

au  trésor  caché  et  au  filet  jeté  à  la  mer  (1),  d'où  je  conclus  avec 
toute  vraisemblance  qu'à  Rome,  du  vivant  de  saint  Grégoire  le 
Grand,  les  Églises  pouvaient  choisir  à  leur  gré,  pour  ladite  fête  de 
sainte  Agnès,  comme  pour  le  dimanche  désigné,  l'un  ou  l'autre  des 
évangiles  dont  il  vient  d'être  parlé. 

L'autorité  pontificale  fut-elle  plus  exigeante  en  ce  qui  concerne  le 
calendrier,  soit  dans  les  jours  de  saint  Etienne  III,  et  de  saint  Paul  II, 
quand  les  Gaules  abandonnèrent  leur  liturgie  particulière  pour 
adopter  celle  de  l'Église  romaine,  soit  trois  siècles  plus  tard,  quand 
saint  Grégoire  VÎI  réussit  à  amener  l'Espagne  à  en  agir  de  même? 
Rien  ne  le  prouve,  ou  plutôt  l'étude  des  documents  liturgiques 
antérieurs  à  saint  Pie  V,  et  la  grande  variété  d'usages  et  de  textes 
que  l'on  y  rencontre  nous  amèneraient  presque  à  penser  qu'em- 
brasser alors  la  liturgie  romaine  consistait  uniquement  à  accepter 
d'un  côté,  pour  la  célébration  du  sacrifice  de  nos  autels,  VOrdo  et 
Canon  Missœ  Romanx,  et  de  l'antre  pour  ce  qui  concerne  l'Office 
divin,  le  Psalterium  disposititm  per  Jicbdomadam.  11  est  certain 
que  sur  ces  deux  points  l'Eglise  romaine  a  toujours  été  inflexible. 
Mais  prétendre  néanmoins  que  tout  le  reste  était  laissé  à  l'arbitraire, 
ce  serait  exagérer  les  choses.  Il  n'est  pas  douteux,  par  exemple,  et 
ceci  nous  intéresse  directement,  il  n'est  pas  douteux  que  la  Gaule 
n'ait  été  obligée,  en  760,  à  adopter  la  date  du  15  août  pour  la 
solennité  de  l'Assomption,  comme  l'Espagne  dut  considérer  en  1080 
comme  non  avenu  le  canon  de  Tolède  qui  prohibait  la  célébration 
en  carême  de  la  fête  de  l'Annonciation.  Ce  qu'il  y  a  donc  de  vrai 
ici,  c'est  qu'en  dehors  des  points  essentiels  ou  d'une  importance 
majeure,  il  y  avait  à  ces  dates,  un  peu  partout,  en  liturgie,  variété 
de  textes  et  variété  d'usages.  Parfois  même  une  concession  for- 
melle de  l'autorité  compétente  rendait  parfaitement  légitime  cette 
absence  d'uniformité.  En  voici  un  premier  exemple,  aussi  curieux 
que  peu  connu.  Un  ordo  romain  du  dixième  siècle  renferme  le 
texte  suivant,  sous  la  rubrique  :  de  festis  sa.nctorum  :  «  Ceux  qui 
veulent  donner  neuf  leçons  à  une  solennité,  doivent  aussi  chanter 
neuf  psaum.es;  quant  à  ceux  qui  n'en  veulent  que  sept  ou  cinq,  ils 
se  contenteront  de  six  psaumes  (2).  »  On  ne  peut  être  plus  conci- 
liant :  ici  la  chose  paraît  laissée  à  l'arbitraire.  Second  exemple, 

(1)  Humil.  in  EvangeHu-n,  37«  et  40«  q.;  2«  et  12''. 

(î)  Ordo  Roiwj.nm  deciini  iœculi.  —  Voy.  Tomassi,  0pp.,  édit.  Vezzosi, 
t.  IV,  p.  321. 


LE  CALE:\Dr>ii:i;  du  r.uÉviAiRE  romain  29 

celui-ci  relatif  à  la  Gaule.  Dans  les  huitième  et  neuvième  siècles,  la 
liturgie  romaine  ne  comportait  pas  d'hymnes;  le  fait  est  incontesté, 
taiidis  que  ces  compositions  poétiques  dues  au  génie  humain  fai- 
saient partie  intégrante  de  la  liturgie  gallicane.  Or  nos  ancêtres,  en 
abandonnant  leur  liturgie  pour  embrasser  celle  de  Rome,  ne  renon- 
cèrent nullement  à  leurs  hymnes,  ils  en  conservèrent  l'usage  plein 
et  entier.  La  chose  est  mise  hors  de  contestaiion  par  un  opuscule 
d'Hincmar  de  Reims,  relatif  à  sa  lutte  contre  Gothescalc,  et  dans  le- 
quel on  voit  les  deux  adversaires  citer  à  l'envi  en  leur  faveur  un 
texte  d'une  de  ces  compositions  comme  ayant  droit  de  faire  autoritéfl). 

L'étude  des  écrits  d'Amalaire  de  Metz  et  celle  des  manuscrits 
lituigiques  du  neuvième  siècle  et  des  siècles  qui  ont  suivi,  établis- 
sent également  la  certitude  de  l'opinion  dont  je  m'occupe.  Il  en 
ressort,  en  efïet,  qu'à  ces  dates,  en  maintes  occasions,  il  y  avait 
réunion  et  groupement  d'antiennes,  de  répons  et  de  versets,  le  choix 
étant  laissé  à  l'arbitraire  (2).  Parfois  même  on  rencontrait  dans  les 
manuscrits  en  question  deux  ofiices  totalement  di/Térents,  accolés 
l'un  à  l'autre  et  relatifs  à  la  même  soicnnité  (3)  :  ce  qui  prouve,  si 
je  ne  me  trompe,  qu'on  pouvait  à  son  gré  prendre  l'un  ou  l'autre. 

Enfin,  au  douzième  siècle  il  y  avait  si  peu  d'uniformité  dans 
roflice  divin,  que  les  liturgistes,  qui  n'étaient  pas  assez  avisés  pour 
remarquer  l'importraice  capitale  de  la  division  du  psautier,  en 
venaient  cà  prétendre  faussement  que  l'ofiice  des  chanoines  réguliers, 
par  exemple,  différait  de  celui  de  Rome,  et  que  chaque  diocèse 
avait  son  oflice  à  part(/i),  comme  si  l'identité  de  la  division  du 
psautier  entre  Rome  et  les  autres  diocèses  du  m.onde  chrétien  ainsi 
qu'avec  l'ordre  des  augustins  ne  sufiisait  pas  pour  constituer 
substantielicment  l'unité  liturgique  de  l'office  divin.  Le  liturgiste 


(T.  Hiccraar.  Yoy.  opusc.  de  una  non  irii.a  Dcitatr.,  Pairul.  lal.^  t.  CXXV, 
p.  476  el  seq. 

(2)  Amalar.,  de,  Ordine  AjitijJi'Aiœ.  c.  lxyi  et  pnssim.  —  Voir  aussi  Patrol. 
hit.,  t.  LXXVIII,  p.  72Ô  et  suiv.,  svit  le  Rtsponsorial  romain  du  neuvième 
siècle. 

(3)  Patrol.  Int.,  t.  LXXVIII,  p.  810  et  811.  Double  office  de  la  Toussaint 
composé  l'un  en  l'honneur  de  la  sainte  Vierge,  reine  des  martyrs  ;3  mai); 
l'auire  analogue  à  notre  office  aciiiol. 

(4)  Forma  orandi  (alla)  domeslica  est...,  alla  monastica...,  alla  car.onica, 
seu  eorum,  qui  antonomnsticà  cancnici  r(^gu!ares  vocantur...,  alia  eccle- 
siastica  quœ  lorma  generalis  est  Eccu-siœ,  quaj  et  ipsa  eecundum  diversas 
diœceses  plerumque  solet  variari.  Guntherius  Cislerciensis.  {Patrol,  lut., 
t.  GGXII,  p.  205.J 


30  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

dont  il  s'agit  n'aurait  pas  dû  oublier  que  les  psaumes  ne  sont  pas 
seulenient  la  moelle  et  la  substance  de  l'oflice  divin,  ils  en  sont 
encore  le  principe,  le  point  de  départ,  le  germe  et  le  noyau  pri- 
mitif. Mais  j'en  ai  dit  assez  sur  la  variété  qui  régnait  dans  l'office 
divin  avant  saint  Pie  V,  s;ins  altérer  pour  cela  son  unité  substan- 
tielle; il  est  temps  d'aborder  la  question  particulière  du  calendrier 
et  d'établir  que  ni  les  Anglo-Saxons  au  douzième  siècle,  ni  les 
Francs  au  huitième,  ni  les  Espagnols  au  onzième,  ne  se  crurent 
obligés  d'accepter,  dans  son  intégralité,  le  calendrier  de  Rome,  en 
embrassant  la  liturgie  romaine. 

Et  d'abord,  en  ce  qui  touche  les  Anglo-Saxons,  la  chose  ne 
saurait  être  un  moment  douteuse.  Un  canon  du  second  concile 
national  de  Cloveshow,  tenu  en  7/i5,  plus  d'un  siècle  après  la 
mort  de  l'npôtre  du  pays,  ordonna  en  effet,  qu'  «  à  F  avenir  on 
célébrerait  les  fêtes  des  saints  aux  mêmes  jours  que  Piome  »  :  d'où  il 
ressort  qu'avant  ce  concile  les  Anglo-Saxons  n'étaient  astreints  à 
rien,  au  moins  d'une  manière  uniforme,  en  ce  qui  concerne  les 
fêtes  des  saints  (1).  Il  va  sans  dire  aussi  que  les  Pères  de  Cloveshow, 
en  s'obligfant  d'une  manière  générale  à  observer  les  mêmes  fêtes 
que  Rome,  se  réservaient  le  droit  d'ajouter,  de  leur  propre  autorité, 
certaines  autres  fêtes  particulièrement  chères  à  leur  nation  :  témoin 
celles  de  saint  Augustin  et  des  Rogations  (2);  comme  aussi,  sans  nul 
doute,  le  droit  de  retrancher,  à  leur  gré,  celles  dui,  n'intéressant 
que  Rome,  ne  leur  paraîtraient  pas  de  nature  à  devoir  être  implan- 
tées sur  le  sol  de  l'antique  île  de  Bretagne. 

Les  choses  ne  se  passèrent  pas  autrement  dans  les  Gaules  quand 
la  Hturgie  romaine  vint  supplanter  la  liturgie  nationale.  II  j)a!-aît 
certain,  en  effet,  que  les  évêques  des  diverses  Églises  n'adoptèrent 
le  calendrier  romain  qu'à  leur  gré  et  dans  une  mesure  restreinte. 
Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  comparer  celui-ci  avec  ceux  de 
Chartres,  de  Fleury,  de  Stavelo,  d'Auxerre,  etc.,  qui  nous  ont  été 
conservés,  ou  plutôt  avec  tous  ceux  des  bréviaires  romano-galli- 
cans  antérieurs  à  saint  Pie  V,  ariivés  jusqu'à  nous  (3). 

(1)  Goncil.  Clûveshovpnsi,  x,  can.  xiii  :  «  Definitur. ..  ut  per  gyruin  totiu?; 
anm  natalilia  sauclorum  uno  eodemque  die  juxta  Martyrologium  llomaoa; 
Eccles^iœ,  cum  sua  sibi  convenienti  psalmodia  sea  cantile  ana  venorantar.  » 

(2)  Voir  les  canous  xvi  et  xvii  du  même  concile,  qui  instituent  les  Roga- 
tions et  la  fêie  de  saint  Augu>tin  de  Cantorbéry. 

(3)  Les  documents  auxquels  j'en  rétère  sont  épars  dans  les  bibliothèques. 
La  t'air.  lut.  (i.  CXXXVill,  p.  1189  et  seq.)  en  ofire  un  certain  nombre. 


LE    CALENDRIER    DU    BREVLMRE    ROMAIN  31 

En  Espagne,  «  i'introduclion  de  la  liturgie  romaine  n'amena  non 
plus  presque  aucun  changement  dans  l'ancien  état  de  choses;  à  part 
le  canon  et  l'ordre  de  la  messe,  tout  resta  ce  qu'il  était  précédem- 
ment »  (1).  Ainsi  parle  explicitement  un  érudit  espagnol  qui  avait 
fait  une  étude  spéciale  des  anciens  missels  et  bréviaires  de  son 
pays.  Vilanueva  aurait  dû,  sans  doute,  pour  être  exact  et  complet, 
placer  à  côté  du  canon  romain  la  division  romaine  du  psautier  : 
car  elle  fit  désormais  loi  dans  toute  la  péninsule  ibérique.  Mais,  en 
dehors  de  ces  deux  points,  il  y  eut,  de  fait,  peu  de  changement.  Le 
calendrier  en  particulier  ne  dut  pas  être  sensiblement  modifié.  Nous 
avons  eu,  à  cet  égard,  occasion  de  comparer  deux  calendriers 
mozarabes,  l'un  du  dixième  siècle,  l'autre  du  onzième,  antérieurs 
l'un  ei  l'autre  au  changement  liturgique  dont  il  s'agit,  avec  d'autres 
calendriers  hispano-romains  du  douzième  siècle  et  du  suivant.  Or,  si 
le  premier  de  ces  calendriers  n'offrait  qu'un  très  petit  nombre  de 
saints  et  presque  exclusivement  des  saints  espagnols,  le  second  en 
renfermait,  en  retour,  un  grand  nombre.  Il  renfermait,  en  parti- 
culier, presque  tous  ceux,  quelle  que  fût  leur  nalionahté,  qui  ont 
mérité,  par  l'éclat  de  leur  vie  et  de  leurs  miracles,  de  trouver  place 
dans  le  calendrier  romain  actuel  (2). 

Il  différait  donc  assez  peu,  sous  ce  rapport,  des  calendriers 
Lispano-romains  postérieurs  à  saint  Grégoire  VII  et  antérieurs  à 
saint  Pie  V,  qui  nous  ont  été  conservés.  Mais  aussi  ce  serait  se 
tromper  étrangement  de  s'imaginer  que  ces  derniers  n'étaient 
que  la  reproduction  pure  et  simple  du  calendrier  romain  avec  addi- 
tion des  saints  espagnols.  En  Espagne,  comme  dans  les  Gaules  et 
en  Angh-tene,  on  se  croyait  pleinement  en  droit  de  faire  un  choix, 
et  de  ne  proposer  à  la  vénération  publique  que  les  saints  et  les  fêtes 
qui  paraissaient  de  nature  à  promouvoir  la  piété  et  la  dévotion  de 
telle  population  prise  en  particulier  (3). 

En  tenant  ce  langage,  il  n'entre  nullement  dans  ma  pensée,  la 
chose  est  évidente,  de  prétendre  que  les  papes  de  ce  temps  ne  se 
reconnaissaient  pas  le  droit  d'imposer  un  calendrier  unique  au  monde 

(1)  Vilanueva.  Viage  littrario  à  las  lijlesi'i^  de  Eamn'i.  t.  1,  p.  96. 

("2)  Le  premier  calendrier  dont  je  parle,  se  trouve  dans  la  Liudml  de  Bios, 
t.  V,  p.  105,  192,  et  le  second,  à  Paris,  manuscrits  latins  de  la  Bibliothèque 
nationale,  nouvelle  acquisit.  lat.,  n»  2171,  foi.  28. 

(3)  Voir  Es//iin'i  sai/ruda,  pa>sim,  dans  tous  les  volumes  ;  Hem  Vilanueva, 
ouvrage  cité,  etc.  J'ai  sous  les  yeux,  dans  un  manuscrit  de  iSilos  des  années 
1260-1300,  un  calendrier  de  ce  genre,  qui  confirme  toutes  mes  assertions. 


32  r.EVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

chrétien,  ou  d'insinuer  que  ce  droit  leur  était  contesté;  soutenir  de 
pareilles  opinions,  ce  serait  aller  contre  l'enseignement  de  la  théo- 
logie et  de  l'histoire.  Tout  ce  que  j'ai  voulu  affirmer,  c'est  qu'à  cette 
énoque,  et  jusques  vers  la  fin  du  quinzième  siècle,  aucun  abus  par 
trop  criant,  aucune  exagération  par  trop  dangereuse,  dans  un  sens 
ou  dans  un  autre,  n'ayunt  rendu  nécessaire  l'interveniion  de  l'auto- 
ritô  pontificale  pour  une  réforme  de  la  liturgie,  et  en  particulier 
pour  la  réforme  du  calendrier,  les  dépordtaires  de  cette  autorité  ne 
voyaient  eux-mêmes  aucun  avantage  pour  les  âmes  à  s'immiscer 
dans  ces  sortes  de  questions,  parfois  même  ils  évitaient  de  presser 
avec  trop  de  rigueur  l'exécution  de  leurs  ordonnances  pour  l'insti- 
tution de  nouvelles  fêtes.  Mais  en  voilà  assez  sur  ce  sujet.  Je 
crois  avoir  rais  suffisamment  en  lumière  la  question  de  la  non- 
uniformité  de  calendrier  pendant  tout  le  moyen  âge  :  je  puis  donc 
reprendre  le  tableau  historique  qui  m'occupe  dans  ces  pages. 

§  II.  —  Institution  de  la  solennité  de  la  Toussaint. 

(Septiènie-neuviL-me  siècles.) 

Les  premières  années  du  septième  siècle  furent  témoins  d'un  fait 
qui  suffit  à  lui  seul  pour  prouver  combien  le  culte  et  l'invocation  des 
saints  étaient  alors  en  honneur.  Nous  voulons  parler  de  la  transfor- 
mation à  Rome  (v.  607)  de  l'ancien  Panthéon  d'Agrippa,  dédié  à 
toutes  les  fausses  divinités  du  paganisme,  en  temple  chrétien,  con- 
sacré au  vrai  Dieu  sous  le  vocable  de  la  sainte  Vierge  et  de  tous  les 
martyrs.  Si  l'on  ajoute  que  cet  événement  ne  tarda  pas  à  devenir  le 
point  de  départ  de  l'institution  de  notre  solennité  annuelle  du 
1"  novembre,  l'une  des  principales  de  l'année,  on  comprendra 
encore  mieux  quelle  est  l'importance  du  fait  dont  il  s'agit.  Il  est  vrai 
que  tout  se  borna  d'abord  à  une  fête  locale,  qui  se  célébrait  le 
13  mai  à  Rome  seulement  et  uniquement  en  l'honneur  de  la  sainte 
Vierge  et  des  martyrs;  mais  plus  d'un  indice  et  plus  d'un  témoi- 
gnage de  haute  valeur  nous  autorisent  néanmoins  à  affirmer  que  dès 
la  première  moitié  du  huitième  siècle  la  fête  en  question  avait  été 
transférée  au  1"  novembre,  sous  le  nom  nouveau  qui  lui  a  été 
maintenu  par  la  piété  publique,  et  qu'elle  s'étendait  déjà  à  plusieurs 
provinces  de  la  chrétienté  ;  le  vénérable  Bède,  mort  en  735,  nous  est 
à  cet  égard  un  garant  des  plus  dignes  de  foi  (1).  Il  était  contempo- 

(1)  Bède,  Elit.  Ecdes.,  lib.  Il,  c.  iv.  —  Cbroaicon  mundi,  anno  G 16. 


LE    CALENDRIER    DU    BRÉVTAIRE  ROMAIN  33 

rain,  et  parlait  sans  doute  de  choses  qu'il  connaissait  pertinemment, 
lorsque  en  racontant  l'institution  de  la  fête  romaine  du  13  mai,  il  ne 
craignait  pas  de  dire  que  de  son  temps,  un  siècle  à  peine  après  ladite 
institution,  la  solennité  en  question  avait  déjà  pour  objet  non  plus 
seulement  la  sainte  Vierge  et  les  martyrs,  mais  bien  tous  les  saints 
de  la  cour  céleste  (1).  Ailleurs,  dans  son  Martyrologe,  il  mentionne 
formellement  comme  déjà  accompli  le  transfert  de  ladite  solennité 
au  1"  novembre  (2).  Seulement,  ici  ses  paroles  ont  été  considérées 
comme  sans  force  ni  valeur,  parce  qu'un  interpolateur,  venu  un 
siècle  après  lui,  a  ajouté  à  son  texte  la  mention  de  ce  que  fit  (v.  8A0) 
le  pape  Grégoire  IV  pour  obtenir  l'introduction  de  la  même  solen- 
nité dans  l'empire  carlovingien,  qui  jusque-là  s'était  tenu  en  dehors 
du  pieux  mouvement  dont  nous  parlons.  iMais,  en  y  réfléchissant 
mieux,  en  pesant  avec  soin  les  termes  employés  par  l'interpolateur, 
et  en  tenant  compte  de  quelques  autres  témoignages  postérieurs  au 
vénérable  Bède,  mais  antérieurs  au  pontificat  de  Grégoire  IV,  on  est 
amené  à  affirmer  en  toute  assurance  que  le  transfert  de  la  fête  de 
tous  les  Saints  au  1'""  novembre  et  son  extension  à  Fempire  carlo- 
vingien sont  deux  faits  entièrement  distincts  et  de  date  diverse. 
L'interpolateur  en  question  dit  en  effet,  en  toutes  lettres,  que  le  pape 
Grégoire  IV  exhorta  vivement  Louis  le  Débonnaire  à  introduire  dans 
ses  États  la  fête  de  tous  les  Saints,  qui  se  célébrait  le  1"  novembre. 
Par  conséquent,  la  fête  existait  antérieurement  sous  ce  même  nom  et 
elle  se  célébrait  déjà  le  l'""  novembre  :  elle  n'avait  donc  rien  de  com- 
mun avec  la  fête  locale  du  13  mai.  Or,  si  nous  remontons  d'un  siècle 
dans  les  annales  de  l'Église  romaine,  nous  trouverons  de  fait  qu'un 
autre  pontife  du  nom  de  Grégoire,  le  troisième  de  ce  nom,  avait 
fondé  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre  du  Vatican  une  chapelle 
dédiée  à  la  sainte  Vierge,  aux  saints  apôtres,  aux  martyrs,  aux 
confesseurs  et  à  tous  les  justes. 
En  présence  d'une  assertion  de  ce  genre,  on  se  trouve  disposé  à 

(l)ld.,  Martyrol.,  1  nov.  a  Festivitas  omnium  Sanctoram.  Petente  camque 
Papa  Bonifacio  jussit  Phocas  imperator  ia  veieri  fano,  quod  Panthéon, 
vocabatur,  ablatis  idololatriae  sordibus,  ecclesiam  beatœ  semper  Virginis 
Marias  et  omnium  fitri  mariyrum,  ut  ibi  deinceps  omnium  fitret  memoria 
Sanctorum  :  quae  festivitas  ab  illo  tenipore  in  Kalendis  novembris  in  urbe 
Roma  generalis  et  celebris  agitur.  »  (Ce  qui  suit  est  une  addition.) 

Sed  m  Galliis  monenta  Gregoris,  saoctœ  recordalionis  Pontificis,  Ludo- 
vicus  imperator,  omnibus  regai  sui  et  imperii  episcopis  consentientibus, 
statuit  uti  solemniter  perpetuo  ageretur. 

(2)  Liber  pontifie.,  édiiion  Duchesne,  t.  I,  p.  417  et  422. 

1"   OCTOBRE   (n»   88).    4«    SÉRIE.    T.    XXIV.  3 


s  II  REVUE   DU   MONDE  CATHOLIQUE 

admettre,  avec  Mabillon,  que  c'est  à  ce  Grégoire  îll  que  revient 
l'honneur  d'avoir  donné  à  la  fûte  du  JS  mai  le  nom  nouveau  sous 
lequel  elle  sera  à  jamais  connue,  et  de  l'avoir  transportée  du  1 3  mai 
au  1"  novembre  (l).  Sans  cloute,  il  faut  bien  l'avouer,  le  décret 
pontifical  porté  à  cet  égard  ne  reçut  pasi  immédiatement  force  de  loi 
dans  toute  l'Église;  mais  la  même  chose  est  arrivée  en  maintes 
autres  circonstances,  et  ne  saurait  rendre  douteux  le  fait  lui-même, 
surtout  si  l'on  considère  que  le  Pénitentiel,  dit  de  saint  Théodore  de 
Cantorbéry,  qui  appartient,  au  plus  tard,  à  la  fin  du  huitième  siècle, 
et  les  statuts  de  Corbie,  rédigés  en  822,  nous  sont  de  sûrs  garants 
que  la  fête  de  la  Toussaint  portait  déjà  son  nom  actuel  et  se  célé- 
brait le  1"  novembre,  longtemps  avant  que  Louis  le  Débonnaire  eut 
publié  à  cet  égard  son  fameux  capitulaire  (2). 

§  III.  —  Progrès  du  culte  des  samts  du  septième  au  treizième 

siècle. 

Le  septième  siècle  ne  devait  pas  s'achever  sans  que  deux  autres 
fêtes  vinssent  prendre  rang  au  nombre  des  principales  solennités  du 
cycle  :  ce  sont  celles  de  la  Nativité  de  la  sainte  Vierge  (8  septembre) 
et  de  l'Exaltation  de  la  sainte  Croix  (là  du  même  mois).  On  a  par- 
fois attribué  l'institution  de  l'une  et  de  l'autre  au  pape  saint  Serge  I" 
(687-700).  Mais  la  vérité  est  que  ce  pontife  ne  fit  que  donner  plus  de 
pompe  et  d'éclat  à  des  fêtes  qui  existaient  avant  lui  (3). 

Le  pape  saint  Adrien  promulgua  à  son  tour,  dans  les  dernières 
années  du  huitième  siècle,  un  décret  qui  n'a  pas  peu  contribué  au 
progrès  de  la  piété  envers  les  saints.  Cette  mesure  eut  pour  but 
de  revenir  sur  une  prohibition  de  saint  Gélase,  ou  plutôt  de  donner 
à  cette  prohibition  une  interprétation  plus  bénigne.  Le  pape  Gélase, 
en  effet,  considérant  que,  de  son  temps,  les  hérétiques  s'appli- 
quaient à  forger  de  faux  acte^  de  martyrs,  de  fausses  vies  de  saints, 
et  ne  réussissaient  que  trop  à  faire  passer  pour  authentiques  ces 
récits  fabuleux  et  dangereux,  ne  vit  d'autre  remède  à  un  si  grand 
mal,  que  d'en  venir  à  défendre,  d'une  manière  générale,  la  lecture 
des  vies  de  saints  et  des  actes  des  martyrs  [h]  pendant  les  offices 

(1)  Annal.  0.  S.  B.,  lib.  XXXIII,  n»  1,  seu  t.  II,  p.  646. 

(2)  V.  Pœ.ittentiel  Theoio'i.  —  Pair,  lit.,  t.  LXXXIX,  p.  36.  —  Statuta 
S.  A'iulnrdi.  —Ibid.,  t.  GV,  p.  538  et  546. 

^3)  L'ber  Pont^f.,  t.  I,  p.  270-275. 

(4)  Le  décret  de  saint  Gélase  [Concilli,  édit.  Mansi,  t.  V,  p.  388,  ou  Thiel: 
Epistol.  Roman.  Pontif.,  t.  I,  p.  418)  est  assez  ambigu  en  tant  qu'il  a  trait 


LE   CALENDRIER   DU   BRÉVIAIRE   ROMAIN  35 

divins.  C'était  priver  le  clergé  et  les  fidèles  d'une  source  abondante 
de  renseignements  instructifs  et  édifiants;  et  comme  le  danger 
n'était  plus  le  même  au  huitième  siècle  qu'au  cinquième,  le  pape 
Adrien  n'hésita  pas  à  annuler  une  prohibition  de  ce  genre  (1). 
Sa  décision  fut  accueillie  avec  une  faveur  marquée;  c'est  à  elle,  sans 
nul  do'ito,  que  nous  devons  la  conservation  d'un  nombre  consi- 
dérable d'actes  de  martyrs  et  de  vies  de  saints,  dont  les  annales 
du  monde  et  de  l'Église  ont  plus  tard  largement  bénéficié.  Pendant 
que  le  pape  saint  Adrien  donnait  ainsi  un  nouvel  éclat  à  l'office  divin 
et  au  culte  des  saints,  son  ami  dévoué,  l'empereur  Gharlemagne, 
travaillait  efficacement  à  la  même  œuvre,  en  ordonnant  de  faire  un 
recueil  d'homélies  et  de  sermons  peur  toutes  les  fêtes  de  l'année,  et 
en  chargeant  de  ce  travail  des  savants  aussi  distingués  que  Paul 
Diacre,  Alcuin  et  Alain  de  Farfa  (2). 

Au  neuvième  siècle,  le  zèle  sans  égal  qu'apporta  le  pape  saint 
Paschal  1"  à  rechercher  et  à  recueillir  les  corps  des  martyrs  de 
Piome,  saurait  d'autant  moins  être  passé  sous  silence,  que  le  pontife 
compta  bientôt  beaucoup  d'imitateurs,  non  seulement  parmi  ses 
successeurs,  mais  aussi  parmi  les  évêques  et  les  abbés  du  monde 
chrétien,  ce  qui  ne  contribua  pas  peu  à  rendre  général  et  universel 
le  culte  d'un  grand  nombre  de  martyrs  romains  et  autres,  comme 
Marceliin  et  Pierre,  Vit  et  Modeste,  etc.,  culte  qui  n'avait  guère 
dépassé  précédemment  l'enceinte  de  Piome  ou  d'une  autre  cité 
isolée.  Pai'mi  ces  ardents  propagateurs  de  la  piété  envers  les  saints, 
on  doit  signaler  nommément  Angilbert,  abbé  de  Saint-Riquier. 
Il  fit  venir  de  Piome,  de  Constantinople,  de  Jérusalem  et  d'autres 
lieux  encore,  des  corps  saints  ou  des  parties  de  corps  saints  et  cent 
autres  objets  précieux  également  dignes  de  vénération,  comme  vète- 

aux  lectures  de  l'ofBca  divin,  et  a  parfois  été  interprété  dans  un  sens  diamé- 
tralement opposé;  mais  je  ne  vois  aucune  raison  pour  ne  pas  accppter  l'inter- 
prétation romaine  qui  suit  (page  suiv.,  note  1).  A  mes  yeux,  elle  fait  auLorité. 

(1)  Passiones  sanctorum  martyrum  vel  gesta  eorum  usque  Adriaai  tem- 
pora  non  tegebantur  nisi  ubi  ecclesia  ipsius  sancti  vel  titulus  erat.  Ipse 
Yero  removere  jussit  et  in  eccle-ia  S.  Pétri  legendas  es^e  constituit.  (Ordo 
Rnnanus  decimi  sœctiH,  apud  Tommasi,  t.  IV,  p.  325.  —  Voir  aussi  la  lettre 
du  Pape  à  Gtiarlemague.  (Pat'oL  Ut.,  t.  XGVIII,  p.  1284.) 

(2)  La  lettre  de  Gharlemagne  [Pafrol  Int.,  t.  XGV,  an.  1159),  n'est 
adressée  qu'à  Paul  Diacre,  mais  on  croit  généralement  qu'Alcuin  et  Alain, 
abbé  de  Farfa,  s'occupèrent  du  mêoie  travail,  sous  la  protection  du  grand 
empereur.  (V.  HUt.  littér.  de  li  France,  t.  IV,  p.  337;  t.  V,  p.  x.)  Le  travail 
d'Alain  de  Farfa,  qu'on  croyait  perdu,  vient  d'être  retrouvé  à  la  bibliothèque 
royale  de  Munich  (manuscrits  latins,  n"  4564). 


36  REVUE  DU   MONDE  CATHOLIQUE 

ments,  chaussures,  etc.,  de  Notre- Seigneur  et  de  la  sainte  Vierge, 
pour  en  enrichir  les  divers  lieux  de  prière  dont  il  avait  la  garde. 

Le  dixième  siècle  contribua  aussi,  d'une  manière  très  efficace,  à  la 
diffusion  du  culte  des  saints  et  à  l'établissement  de  nouvelles  fêtes 
en  leur  honneur  :  ce  fut  par  le  transfert  en  divers  lieux  de  leurs 
corps  vénérés  ou  de  partie  de  ces  corps.  On  sait,  en  effet,  comment 
le  torrent  des  invasions  normande,  sarrasine  ou  hongroise,  débor- 
dant alors  de  toutes  parts,  maintes  populations  se  trouvèrent  dans  la 
nécessité  de  chercher  leur  salutdans  la  fuite,  en  emportant  avec  elles 
ce  qu'elles  regardaient  avec  raison  comme  leur  trésor  le  plus  précieux, 
nous  voulons  dire  les  corps  saints  dont  elles  avaient  la  garde.  De  là, 
des  pérégrinations  parfois  lointaines,  avec  arrêts  sur  la  route  plus  ou 
moins  nombreux,  avec  opération  de  miracles  et  de  prodiges  surnatu- 
turels,  avec  distribution  de  reliques  plus  ou  moins  considérables; 
de  là,  par  voie  de  conséquence,  l'extension  à  de  nouveaux  pays  du 
culte  de  saints  et  de  thaumaturges  qui  jusque-là  n'étaient  connus 
que  dans  un  cercle  parfois  très  restreint;  de  là,  l'institution  de  nou- 
velles fêtes  en  leur  honneur  sous  le  nom  de  Translation,  Relation, 
Invention,  etc. 

Le  onzième  siècle  nous  apparaît  de  son  côté  comme  ayant  con- 
tribué dans  une  large  mesure  à  enrichir  le  calendrier  romain  : 
c'est  alors,  en  effet,  que  le  nom  glorieux  de  sainte  Madeleine  doit  y 
avoir  été  inscrit;  c'est  alors  aussi  que  saint  Grégoire  VII,  qui 
domine  toute  cette  époque  de  la  hauteur  de  son  génie  et  de  sa 
fermeté  indomptable  de  caractère,  y  ordonna  à  tout  le  monde  chré- 
tien de  célébrer  désormais  annuellement  la  fête  particulière  de 
chacun  des  successeurs  de  Pierre  qui  avaient  versé  leur  sang  pour 
la  foi,  après  avoir  gouverné  l'Eglise  de  Jésus-Christ  pendant  un 
temps  plus  ou  moins  considérable.  C'est  à  ce  décret,  si  je  ne  me 
fiiis  illusion,  que  les  saints  papes  Télesphore,  Hygin,  Anicet,  Sotère, 
Glet,  Marcellin,  Eleuthère,  Jean,  Félix  l",  Sylvère,  Anaclet,  Evariste 
et  M'^lchiade,  doivent  l'honneur  de  figurer  aujourd'hui  au  calendrier 
de  l'Eglise  universelle. 

Le  douzième  siècle,  ère  de  renouvellement  et  de  résurrection, 
entoura  la  sainteté  des  hommages  les  plus  empressés,  et  produisit 
lui-même  de  grands  saints;  mais  il  ne  fournit  cependant  aucun  fait 
nouveau  à  l'histoire  proprement  dite  du  calendrier  romain,  en 
dehors  de  l'insertion  des  trois  glorieux  noms  du  martyr  Thomas 
de  Cantorbérv,  du  docteur  de  l'Eglise  Bernard  de   Chiirvaux,  et 


LE    CALENDRIER    DU    BRÉVIAIRE    ROMAIN  37 

d'Ubald  de  Gubbio,  si  secourable  contre  les  obsessions  diaboliques. 
Le  treizième  siècle,  qui  ne  le  cède  peut-être  à  aucune  autre 
époque  des  annales  du  monde  sous  le  rapport  d'un  éclat  extraor- 
dinaire de  sainteté  et  d'illustrations  en  tout  genre,  eut  la  gloire 
d'enrichir  le  cycle  ecclésiastique  d'un  de  ses  joyaux  les  plus  pré- 
cieux :  la  fête  du  saint  Sacrement,  et  procura  aussi  au  calendrier 
romain  les  noms  nouveaux  de  François  et  Claire  d'Assise,  Domi- 
nique de  Guzman,  Pierre  de  Vérone,  qui  ont  conquis  une  immense 
popularité.  Mais  il  réalisa  en  outre  une  sorte  de  rénovation  de  ce 
même  calendrier,  sur  laquelle  je  dois  entrer  dans  quelques  éclair- 
cissements, tant  pour  en  montrer  l'importance  et  en  déterminer  la 
date,  que  pour  la  venger  des  assertions  fausses  et  calomnieuses  que 
certains  liturgistes  ont  témérairement  émises  à  son  occasion. 

§  IV.  —  Classement  des  fêtes  en  doubles  et  serai-doubles.  —  Date 
et  conséquences  de  ce  fait.  —  Erreurs  étranges  auxquelles  il 
a  donné  lieu. 

Au  treizième  siècle,  les  blasphèmes  et  les  impiétés  que  les  vau- 
dois  et  les  albigeois  ne  cessaient  de  vomir  contre  le  culte  de  la 
sainte  Vierge  et  des  saints,  comme  aussi  l'état  de  la  controverse 
théologiqiie,  demandaient  impérieusement  que  le  culte  et  l'invoca- 
tion des  saints  reçussent  de  nouveaux  et  plus  importants  développe- 
ments. Les  touches  secrètes  de  l'Esprit-Saint  poussaient  également 
l'Epouse  de  Jésus-Christ  à  entrer  dans  la  même  voie,  afin  de  pro- 
curer par  là  à  ses  enfants  de  nouveaux  modèles  et  de  nouveaux 
protecteurs,  à  la  veille  de  la  lutte  formidable  contre  les  grandes 
hérésies  du  quinzième  et  du  seizième  siècle.  Or  l'Église  romaine 
réalisa,  ;\  cette  date  même,  cette  œuvre  de  salut;  mais  elle  le  lit, 
selon  son  habitude,  sans  rien  brusquer  ni  bouleverser,  en  sorte  [que 
les  contemporains  y  prirent  à  peine  garde.  Elle  le  fit,  en  effet,  au 
moyen  d'un  simple  classement  nouveau  des  fêtes  de  son  calendrier, 
lequel  classement  parut  d'abord  sans  conséquence;  seulement,  au 
bout  d'un  siècle,  ce  même  classement,  par  suite  de  l'abus  qu'on  en 
avait  fait,  —  l'homme  abuse  de  tout,  —  avait  produit  de  tels  résultats, 
qu'un  liturgiste  de  grand  renom,  et  ordinairement  mieux  inspiré, 
s'en  effraya,  et  ne  craignit  pas  de  crier  au  scandale,  comme  s'il  se 
fût  agi  de  conjurer  un  danger  public  (1).  Somme  toute,  il  n'y  avait 

(1)  Raoul  de  Rive,  de  Concordia  canonum,  passim,  et  surtont  proposit.  2î  *. 


38  BEVUE   DU   MONDE    CATHOLIQUE 

peut-être,  de  la  part  de  Raoul  de  Rive,  qu'un  malentendu  et  une 
confusion  d'idées  assez  étranges;  mais,  avant  de  l'établir  briève- 
ment, il  est  de  mon  devoir  de  rechercher  d'abord  quelle  est  la 
véritable  origine  et  quel  est  le  vrai  sens  des  locutions  :  jèle  double 
et  fèie  semi-double,  qui  jouent  ici  un  grand  rôle.  Il  sera  indispen- 
sable pour  cela  de  reprendre  les  choses  d'un  peu  plus  haut. 

On  se  rappelle,  sans  doute,  ce  que  j'ai  déjà  dit  (1),  à  savoir  que, 
dès  le  sixième  siècle,  les  fêtes  des  saints  éclataient  en  grand  nombre 
sur  le  calendrier  romain;  mais,  comme  elles  étaient  toutes  répar- 
ties en  deux  classes  (les  festa  majora  et  les  [esta  minora),  comme 
en  outre  ces  dernières,  qui  étaient  de  beaucoup  les  plus  nom- 
breuses, n'avaient  d'autres  psaumes  que  ceux  de  la  férié,  excepté  à 
laudes,  la  suppression  de  l'office  dominical  était  chose  très  rare, 
et  la  récitation  intégrale  du  psautier  hebdomadaire  n'était  elle-même 
que  fort  peu  entravée.  Or  les  choses  n'avaient  pas  notablement 
changé  du  sixième  au  treizième  siècle,  bien  que  les  noms  et  les 
appellations  eussent  subi  quelque  variation  :  on  avait,  par  exemple, 
établi  en  diverses  églises  une  distinction  parfaitement  légitime  entre 
les  fcslivitates  ou  sotemnitates  (les  fcsla  majora  de  l'âge  précédent) 
et  les  autres  fêtes  de  moindre  importance,  qu'on  appelait  simple- 
ment fesia  novem  vel  irium  lectionum,  au  rite  romain  ;  festa  trium, 
octo  vel  duodecim  lectionum,  au  rite  monastique  (2) .  Par  suite  de 
l'augmentation  du  nombre  de  ces  fêtes  secondaires,  surtout  de 
celles  qui  avaient  9  ou  12  leçons,  l'office  férial  avait  dû.  subir  plus 
d'une  atteinte  depuis  les  jours  de  saint  Grégoire;  mais  l'office 
dominical  avait  gardé  sa  prééminence,  et  le  psautier  hebdomadaire 
n'était  nullement  tombé  en  oubli. 

L'expression  de  festa  simplicia  fît  elle  aussi  son  apparition  vers 
la  fin  du  onzième  siècle  (3)?  Comme  actuellement  elle  fait  en 
quelque  sorte  corps  avec  les  expressions  festa  dupUcia  et  seyni- 
duplicia,  on  serait  tenté  de  croire  que  celles-ci  ont  la  même  anti- 
quité. Mais  ce  serait  se  tromper  soi-même,  et  s'engager  dans  une 

(1)  Voir  plus  haut,  art.  II,  §  v,  à  la  fin. 

(2)  Jean  d'Avranches,  mon  archpvèque  de  Rouen  en  1079,  est  le  premier 
liturgiste  de  notre  connaissance  qui  mentionne  l'usai^e  romain  des  solemnit'Ues 
comme  disiinctes  des  f' s/a  novamseu  irium  hctionum(P<itroL  Int  ,  t,  GXLVII, 
p.  60  39);  mais,  dès  la  fin  du  huitième  siècle,  S.  Siurme,  abbé  de  Fulde, 
nous  apprend  que  les  moines  avaient  déjà  établi  une  distinction  entre  les 
fèies  de  12,  9  et  3  leçons.  [Patrol.  lut.,  t.  LXXXIX,  p.  1261.) 

(3)  Microlog.,  cap.  xliii. 


LE    CALENDRIER  DU   BRÉHAIRE   ROMAIN  39 

fausse  voie.  Ce  qui  établit  clairement  à  mes  yeux  que  ces  dernières 
expressions  étaient  totalement  inconnues  avant  la  seconde  moitié 
du  treizième  siècle;  c'est  qu'on  les  chercherait  vainement,  non 
seulement  dans  Rupert  de  Deutz,  Jean  Beleth,  et  les  autres  litur- 
gistes  du  dou£ième  siècle  ou  d'une  époque  antérieure,  mais  même 
dans  Sicard  de  Crémone,  mort  vers  1215,  auquel  on  doit  un 
ouvrage  célèbre,  le  Mitrale  (1),  sorte  de  somme  liturgique  dont 
profita  grandement,  quelques  cinquante  années  plus  tard,  Durand 
de  Mende,  pour  composer  un  ouvrage  analogue,  le  Rationale  divi- 
norum  officiorum.  Il  y  a  plus  :  le  terme  de  festum  simplex  est 
encore  absent  de  l'immortelle  bulle,  Transiturus  de  hoc  mundo^ 
donnée  en  '126/i  par  Urbain  IV,  pour  instituer  la  fête  solennelle  du 
saint  Sacrement,  à  laquelle  le  pontife  attribuait  cependant  une 
octave  (2).  De- cet  état  de  choses  je  crois  pouvoir  conclure  qu'à  la 
date  de  126A  l'expression  en  question  n'existait  pas  encore,  ou  du 
moins  n'était  pas  encore  consacrée.  Or,  il  en  était  tout  autrement 
quinze  ou  vingt  années  plus  tard,  témoin  un  ordo  romain  qui  fut 
rédigé  par  ordre  du  bienheureux  Grégoire  X  (1271~'J276),  et  dans 
lequel  l'expression  de  festa  duplicia  revient  plus  d'une  fois,  et  est 
employée  sans  hésitation  comme  terme  reçu  et  de  plein  usage; 
témoin  aussi  le  même  Durand  de  Mende,  qui  en  use  semblablement, 
et  affirme  en  toutes  lettres  que  la  double  locution  festum  duplex  ou 
semi-duplex,  signifiait  qu'on  doublait,  ou  qu'on  ne  doublait  pas, 
les  antiennes,  c'est-à-dire  que  lesdites  antiennes  se  chantaient 
avant  et  après  les  psaumes  et  cantiques,  ou  seulement  après,  au 
moins  pour  le  double  office  de  laudes  et  de  vêpres  (3).  De  ces 
rapprochements  curieux  il  ressort  manifestement  que  les  expres- 
sions liturgiques  festum  seu  officium  duplex  et  sem.iduplex  n'ont 
pas  fait  leur  apparhion  avant  la  seconde  moitié  du  treizième  siècle; 
il  ressort,  en  second  lieu,  qu'elles  ont  une  origine  romaine;  il  res- 
sort, en  troisième  lieu,  qu'on  leur  a  donné  dès  l'origine  le  même 
sens  qu'aujourd'hui  [h]- 

(1)  Voy.  Mitrale,  xr,  liv.  —  Les  andeunes  occupent  l'auteur  dans  ce  cha- 
pitre, mais  il  ne  supposa  jamais  qu'on  les  double  pour  un  motif  quelconque. 
(1)  BuUar  Romunum,  edit,  Oqueline,  t.  111,  p.  404. 

(3)  Ordo  Romanus,  xni,  n"  28.  —  Ration,  divin,  offidor.,  Vil,  cap.  i, 
n»s  31  34. 

(4)  On  doublait  aussi  les  répons  dans  certaines  circonstances  et  il  y  avait 
encore  quelques  autres  usagps  analogues  de  moindre  importance  sur  les- 
quels il  serait  inutile  de  m'arrêter.  De  même,  dans  les  sixième  et  neuvième 


/|0  REVUE   DU  MONDE   CATHOLIQUE 

La  véritable  origine  et  le  vrai  sens  des  expressions  fêtes  doubles 
et  fêles  semi-doubles  ainsi  expliqués,  je  vais  rechercher  maintenant 
comment  ce  nouveau  classement  est  devenu  insensiblement  le  prin- 
cipe et  le  point  de  départ  d'une  sorte  de  révolution  liturgique  à  la 
fois  pacifique  et  salutaire,  quoi  qu'en  ait  dit  Raoul  de  Rive. 

En  premier  lieu,  on  comprendra  sans  peine  pourquoi  ledit  classe- 
ment contenait  en  germe  et  devait  amener  inévitablement,  dans  un 
avenir  prochain,  une  diminution  notable  de  l'office  dominical  au 
profit  de  celui  des  saints,  si  Ton  vient  à  réfléchir  que  ledit  office 
dominical,  qui  précédemment  ne  cédait  qu'aux  festa  majora,  se 
vit  réduit  au  rang  de  semi-double  dans  le  nouveau  classement  et  par 
suite  se  trouva  distancé  par  une  double  série  de  fêtes  de  saints; 
celles  dont  l'office  était  appelé  totiim  duplex,  et  celles  dont  l'office 
était  dit  simpliciter  duplex  (i). 

Si  on  me  demandait  à  cet  égard  pourquoi  on  en  avait  agi  de  la 
sorte,  pourquoi  l'office  dominical  avait  été  placé  ainsi  dans  un  état 
d'infériorité,  je  serais  obligé  de  répondre  que  les  anciens  liturgistes 
ne  nous  ont  rien  appris  à  cet  égard.  Voici  cependant  une  solution 
qui  ne  me  paraît  pas  dénuée  de  fondement.  Rome,  on  le  sait  assez, 
Rome  chrétienne  surtout,  a  toujours  été,  par  excellence,  le  pays  de 
la  temporisation  et  des  sages  tempéraments,  ne  rien  brusquer,  ne 
rien  bouleverser,  laisser  agir  le  temps,  sont  des  maximes  pleines 
de  sagesse,  dont  on  ne  se  départ  jamais  dans  les  conseils  des  sou- 
verains pontifes.  Or,  précisément  dans  la  circonstance,  ne  donner  à 
l'office  dominical  que  le  rang  de  semi-double,  c'était  réellement 
poser  un  principe  nouveau  et  gros  de  conséquences,  mais  c'était 
aussi  agir  sans  rien  brusquer,  sans  rien  bouleverser,  en  laissant 
les  choses  à  peu  près  dans  le  statu  qun.  Avec  ce  système,  en  effet, 
il  n'y  avait  rien  de  changé  dans  l'office  férial  et  dominical,  le  texte 
en  restait  exactement  le  même,  tandis  qu'un  office  dominical  du  rite 
double  eût  modifié  notablement  le  Psautie?'  et  le  Propre  du  temps. 
Avec  ce  système  aussi,  les  changements  introduits  dans  les  offices 
des  festa  majora  et  des  festa  simpliciter  duplicia  ne  durent  pas 

siècles,  les  fêtes  principales  de  l'année  avaient  parfois  double  office  de  nuit, 
du/ji'X  vKjilia.  Amalaire,  et  les  anciens  ordos  romains  en  ont  parlé.  Mais 
ce  qui  me  paraît  contraire  à  la  vérité,  c'est  de  prétendre  avec  Fronbeau 
(Cahndar.  romanum,  p.  61,  et  Grancolas.  Commentaire  sur  le  Bréviaire,  lib.  1, 
cap.  xLiv)  que  l'expression  fesium  duf)lex  signitiait  primitivement  qu'il  y 
avait  en  ce  jour  absolument  double  office  et  double  messe. 
(l)  Ration,  divin,  officior.  loco  cilato. 


LE    CALENDRIER   DU   BRÉVIAIRE   ROMAIN  41 

être  considérables,  au  moins  dès  le  début  :  car  les  fêtes  de  cette 
catégorie  étaient  alors  peu  nombreuses. 

Après  tout,  quoi  qu'il  en  soit  de  ma  conjecture  et  de  mon  explica- 
tion, ce  qu'il  importe  de  remarquer,  pour  se  rendre  compte  des 
conséquences  que  devait  entraîner  comme  fatalement  et  qu'entraîna 
de  fait  le  classement  dont  je  m'occupe,  c'est  que  le  principe  de 
l'infériorité  de  l'oOiice  dominical  vis-à-vis  d'un  office  festif,  même 
de  second  ou  troisième  degré,  y  était  érigé  en  règle  ordinaire  de 
conduite  :  car  il  était  impossible,  étant  donnée  la  tendance  native 
de  l'homme  à  chercher  ses  aises,  à  se  débarrasser  des  fardeaux 
dont  ses  épaules  sont  chargées  ;  il  était  impossible,  dis-je,  qu'on  ne 
cherchât  pas,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  éloigné,  à  profiter  de 
ce  principe,  sous  des  prétextes  plus  ou  moins  plausibles,  pour  sup- 
planter l'office  férial  ou  dominical  et  le  remplacer  par  un  office 
festif  beaucoup  moins  long  et  moins  fatigant  au  rite  romain. 

Dès  le  onzième  siècle,  en  effet,  les  réclamations  contre  la  longueur 
de  l'office  dominical  trouvèrent  parfois  tant  d'écho,  qu'on  en  vint 
dans  certains  diocèses  à  permettre  de  scinder  en  deux  ledit  office, 
en  sorte  que  les  dix-huit  psaumes  dont  se  composent  les  vigiles  de 
nuit,  fussent  répartis  neuf  par  neuf  entre  deux  dimanches  consécu- 
tifs. C'est  Jean  d'Avranches,  un  des  meilleurs  liturgistes  de  son 
époque,  qui  nous  a  révélé  cette  particularité  (1). 

Une  telle  pratique  était  abusive  et  aurait  pu  avoir  des  consé- 
quences funestes  ;  aussi  Rome  ne  l'a  jamais  sanctionnée  par  son 
exemple.  Elle  aima  mieux,  si  je  ne  me  fais  pas  illusion,  couper  court 
à  ce  danger,  en  autorisant  la  substitution  plus  ou  moins  fréquente 
d'un  otïice  {"estifau  lieu  et  place  de  l'office  férial  ou  dominical.  La 
chose  devenait  facile,  on  le  comprend,  après  l'inauguration  du  clas- 
sement des  fêtes,  dont  je  parle  dans  ces  pages. 

Il  n'est  pas  impossible  non  plus  que  saint  Grégoire  Vil  et  le 
grand  Innocent  III  n'aient  préludé  à  cette  innovation,  longtemps 
avant  l'introduction  des  fêtes  doubles  et  semi-doubles,  en  autorisant 
les  clercs  de  leur  chapelle  privée  à  remplacer  semblablement  de 
temps  à  autre  l'office  férial  par  un  office  festif  (2) .  Ce  qui  est  encore 
moins  douteux,  c'est  qu'après  l'établissement  desdites  fêtes  doubles 

(1)  Jonnnes  ahrinvinsù.  De  Eccl.  officiis,  Patr.  ht.,  toma  cxlvii,  p.  55. 

(2)  Radulphus  de  Rivo.  (Propont.  22").  —  Cet  auieur  ne  parle  explicite- 
ment que  d'Innocent  111,  mais  on  a  dit  quelque  part  la  même  chose  de 
saint  Grégoire  Vil. 


Il2  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

OU  semi-doubles,  on  recourut  avec  tant  d'empressement  à  ce  moyen 
nouveau  de  faire  brèche  à  l'ofTice  dominical,  qu'au  bout  d'un  siècle, 
celui-ci  avait  été  en  quelque  sorte  pratiquement  supprimé  dans  un 
grand  nombre  de  diocèses  (1).  De  là,  Vira  et  les  plaintes  amères 
de  Raoul  de  Rive,  le  liturgiste  que  je  me  vois  obligé  de  prendre  ici 
à  partie.  Mais,  je  me  plais  àl'aflirmer  aussi,  personne  ne  songerait  à 
blâmer  le  doyen  de  Tongres,  s"il  avait  su  contenir  son  indignation 
dans  de  justes  bornes,  s'attaquer  aux  vrais  auteurs  de  l'abus,  dis- 
tinguer entre  une  chose  bonne  en  soi  et  l'abus  lui-même  qui  en  est 
fait,  enfin  s'il  s'était  gardé  de  donner  à  l'abus  lui-même  des  propor- 
tions démesurées,  que  les  faits  contredisent  positivement. 

A  entendre,  en  effet,  l'auteur  de  la  Concordia  canonum,  ce  n'est 
pas  simplement  la  suppression  parfois  arbitraire  de  l'office  férial  et 
dominical  qu'il  fallait  réprimer  de  son  temps,  il  lui  arrive  encore  de 
comprendre  dans  les  mêmes  anathèmes  les  développements  légi- 
times donnés  au  culte  et  à  l'invocation  des  saints  (2). 

En  second  lieu,  ce  n'est  pas  aux  souverains  pontifes  Grégoire  VII 
et  Innocent  III  qu'il  ose  s'attaquer,  et  il  eut  raison  :  car  ces  immortels 
pontifes  avaient  usé  de  leur  autorité  souveraine  pour  sanctionner 
une  dispense  pleine  de  sagesse.  Mais,  en  retour,  le  doyen  de  Tongres 
s'attaqua  avec  violence  aux  enfants  de  Saint-François.  Or  ceux-ci, 
en  définitive,  lui-même  en  convient  par  moments,  n'étaient  que  les 
humbles  satellites  des  Pontifes  rouiains  et  leurs  serviteurs  dévoués  (3). 

Enfin,  le  même  liturgiste  ose  prétendre,  et  c'est  ici  que  l'audace 
de  ses  assertions  dépasse  toute  mesure,  il  ose  prétendre  que 
l'abus  dont  il  s'occupe  avec  tmt  d'acrimonie,  eut  pour  résultat 
d'altérer  gravement  le  texte  de  l'office  divin,  en  sorte  que  celui-ci 
y  perdit  tout  le  parfum  [h)  d'antiquité  qu'il  tenait  des  siècles. 
De  Romain,  il  devint  Franciscain,  nous  dit-il  en  toutes  lettres. 

(1)  Rive,  propont.  22*. 

(2)  7/.,  proposit.  17'  et  18*. 

(3)  Id..  proposit.  22%  inino. 

(4)  ><  Sciendum  (esl)  quod  Nicolaus  papa  III  fecit  in  ecclesiis  Urbis  amo- 
veri  antiphonaria,  gradualia,  missalia  et  alios  Ubros  ofûcii  aatiquos  quin- 
quagiûia,  et  man  iavit  ut  de  caettro  ecclesiae  urbis  utereniur  libris  et  bre- 
yianis  fratrum  minorutn...  Uade  h'idie  in  Roraa  omne^  libri  sunt  nnvi  et 
franciscani.  »  {Propo^t.  22%  in  fine).  Je  ne  suis  pas  le  premier  à  ra'élever 
contre  de  pareilles  asseriiuns;  je  ne  fais  que  marchera  la  suite  de  Pngi 
{Br  viiT'um  roman,  puntificanri],  de  Nicolas  lil,  u"  24)  et  de  Benoit  XIV 
[De  B-atif.,  lib.  IV,  part.  II,  cap.  xin,  n*  2),  en  les  déclarant  tellement 
exagérées,   qu'elles  en  deviennent  l'antipode   de  la  vérité.  En  outre,   les 


LE    CALENDRIER    DU    BRÉVIAIRE  ROMAIN  Zl3 

Comme  si  la  réforme  en  question  avait  eu  pour  objet  le  texte 
même  de  l'office  romain,  et  non  uniquement  un  nouveau  classement 
des  fêtes  du  calendrier.  Mais  je  ne  puis  entrer  ici  à  cet  égard  dans 
une  discussion  qui  serait  nécessairement  longue,  sans  m'écarter  du 
but  direct  que  j'ai  en  vue.  Il   doit  me  suffire  pour  aujourd'hui 

chroniqupurs  contemporains,  qui  n'étaient  nullement  indiSprents  aux  choses 
de  la  limriïie,  témoin  le  soin  avec  lequel  ils  ont  meniionné  le  décret  de 
Boniface  VIII  dont  il  va  être  question  dans  le  paragraphe  suivant  (voy. 
Rinaldi,  ann.  1295,  n°^  55  et  56),  ayant  gardé  le  silence  sur  le  pré- 
tendu décret  de  Nicolas  III  et  sur  la  prétendue  ch'ise  (\vl'i\  aurait  faite  aux 
anciens  livres  liturgiques,  le  doyen  de  Tongres,  seul  et  unique  témoin,  n'a 
pas  droit  d'être  cru  sur  parole  dans  la  circonstance.  Ce  qui  prouve  encore 
qu'il  n'est  pas  digne  de  créance  lor-^qu'il  atTirrae  que,  de  son  temps,  à 
Rome,  tous  les  livres  d'office  étaient  franciscains,  bs  autres  ayant  été 
anéantis  par  Nicolas  III,  c'est  que  le  bienheureux  Tomma-i  et  bien  d'autres 
après  lui  en  ont  rencontré  bon  nombre  plus  anciens  que  saint  François  et 
le  treizième  siècle.  Ne  sait-on  pas  également  par  A  malaire  et  les  autres 
liturgiïtes,  ainsi  que  par  les  nombreux  manuscrits  liturgiques  des  neuvième 
et  treizième  siècles  qui  sont  conservés  dans  les  principales  bibliottièques 
de  l'Europe,  quelle  était  la  formp  et  quel  était  le  texte  de  l'office  romain 
avant  l'âge  de  saint  François?  On  peut  donc  comparer  avec  les  textes  qui 
sont  postérieurs  à  la  même  époque.  Or,  de  cette  comparaison,  il  re-sortira 
manifestement  que  les  livres  en  question  sont  restés  substaniit llement 
romains  et  i/réy ariens.  On  a  pu  abré^^er  les  lectures,  retrancher  çà  et  là  des 
versets  à  quelques  répons  ou  à  quelque  antienne,  mais  c'est  tout.  Il  est 
possible  encore  que  l'influence  des  enfants  de  Saint-François  ait  fait  intro- 
duire dans  lesdits  livres  les  offices  propres  de  saint  François  d'Assise,  de 
saint  Antoine  de  Padoue,  de  saint  Dominique,  de  suinte  Claire;  mais  alors 
qu'on  nous  parle  d'additions,  et  non  d'une  altération.  Une  dernière  remarque, 
car  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  lie  consacrer  de  longues  pages  à  ce  sujet,  quel 
que  soit  son  intérêt.  Je  crois  avoir  trouvé  le  vrai  motif  qui  a  porté  les 
liturgistes  à  donner  créance  aux  assertions  de  Raoul  de  Rive  :  c'est  qu'ils 
ont  admis,  sur  la  foi  de  Wadding  (<4«/t'(/.  il/tV/or,  anno  1244,  n°  45  et  12'i9, 
n°  10),  que  le  quatrième  général  des  frères  Mineurs,  Haymon,  avait  opère  une 
correction  du  Brévinirn  roman  par  ordre  de  Grégoire  IX.  Or  l'unique  texte 
sur  lequel  repose  une  assertion  aussi  grave  n'est  autre  chose  qu'une  lettre 
de  Jean  de  Parme,  le  successeur  dudit  Haymon  dans  le  genéralat  de  son 
ordre,  lettre  qui  n'est  ni  claire,  ni  précise,  ou  plutôt  qui,  à  mon  avis,  devrait 
passer  pour  une  impprtinence,  si  elle  avait  le  sens  que  lui  attribue  Wadding. 
Non  content,  en  effet,  d'affirmer  que  ledit  Haymon  corrigea  le  Bréviaire  et 
le  Missel,  non  content  d'ajouter  que  cette  correction  fut  sanctionnée  par 
Grégoire  IX,  cet  auteur  prétend  en  outre  que  la  correction  susdite  fut 
aussi  approuvée  par  le  Chapitre  général  de  son  Ordre.  La  ciiose  se  com- 
prend si  la  correction  ue  s'étendait  qu'aux  bréviaires  et  missels  en  usage 
dans  l'ordre,  comme  je  le  suppose;  mais,  s'il  se  fût  agi,  comme  le  veut 
Wad  iing.  d'une  correction  du  Bréviaire  et  du  Mis'iel  lonuiins,  le  chapitre 
général  de  Tordre  franciscain  n'avait  manifestement  aucun  droit  de  sou- 
mettre à  son  visa  une  correction  ordonnée  et  approuvée  par  le  Pontife 
romain  en  personne. 


44  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

d'avoir  établi  quelle  est  la  vraie  date  de  ce  classement  et  quelles 
ont  été  ses  conséquences,  pendant  que  je  vengeais  en  même  temps 
l'Église  romaine  et  l'ordre  de  Saint- François  des  accusations 
calomnieuses  qu'un  fâcheux  malentendu  faisait  peser  sur  l'une  et 
sur  l'autre  à  cette  occasion. 

g  V,  —  Boni  face  VIII  et  son  décret  Gloriosus.  —  Sage  réserve  de 
ses  successeurs.  —  Multiplication  exagérée  des  fêt  es  des  saints 
et  des  offices  propres  pendant  les  quatorzième  et  seizième  siècles. 

Après  avoir  établi  brièvement  quelle  est  la  date  et  quelles  sont  les 
conséquences  du  classement  des  fêtes  du  calendrier  en  doubles  et 
semi-doubles,  et  vengé  à  ce  sujet  l'honneur  de  l'Eglise  romaine  et 
celui  de  l'ordre  des  frères  Mineurs  des  accusations  exagérées  et 
calomnieuses  qui  pesaient  sur  eux  à  cette  occasion,  je  dois  recher- 
cher maintenant  comment  le  classement  en  question,  parfaitement 
légitime  et  louable  en  soi,  n'en  devint  pas  moins  la  source  d'un  abus 
des  plus  déplorables.  On  devine  par  ce  qui  a  été  dit  dans  le  para- 
graphe précédent  que  l'abus  dont  il  s'agit  n'est  autre  que  la  sup- 
pression arbitraire  de  l'office  férial  ou  dominical.  Ici  encore  on 
pourrait  affirmer,  avec  une  certaine  apparence  de  raison  et  cepen- 
dant à  tort,  que  l'exemple  vint  de  haut,  qu'il  fut  donné  par  l'un  des 
plus  grands  pontifes  du  moyen  âge,  Boniface  VllI.  Le  fait  est  que 
ce  pape,  par  son  décret  Gloriosus,  qui  remonte  à  l'année  1 295,  et  en 
vertu  duquel  les  fêtes  des  douze  apôtres,  des  quatre  évangélistes 
et  des  quatre  grands  docteurs  de  l'Eglise  latine  se  trouvèrent  du 
même  coup  élevés  au  rang  de  double,  avec  préséance  sur  les  diman- 
ches ordinaires  ou  per  annum  (1),  donnait  un  exemple  et  créait  un 
antécédent  dont  les  autres  évêques  de  la  chrétienté  pouvaient  se 
prévaloir  en  plus  d'une  circonstance,  à  une  époque  où  leur  droit 
personnel  d'instituer  de  nouvelles  fêtes  dans  les  limites  de  leur 
juridiction  n'avait  été,  jusque-là,  à  ma  connaissance,  l'objet  d'au- 
cune contestation;  seulement,  en  y  réfléchissant  mieux,  on  arrive 
à  se  convaincre  facilement  qu'autant  la  mesure  décrétée  par  le  sou- 
verain Pontife  était  légitime  en  soi,  voulue  et  bénie  de  Dieu,  en 
raison  des  circonstances  et  de  l'état  de  la  controverse  théologique, 
autant  les  innovations  de  beaucoup  d'évêques,  eu  ce  qui  touche  la 
multiplication  excessive  des  fêtes  des  saints,  furent  maintes  fois  pure- 

(l)  Ce  décret  est  inséré  dans  le  Sexte,  lib.  III,  tit.  xxii,  cap.  i. 


LE    CALENDRIER    DU    BRÉVIAIRE    ROMAIN  ^(5 

ment  arbitraires  et  sans  excuse  valable  au  tribunal  de  la  saine 
raison  et  de  la  conscience. 

On  le  sait  assez,  en  eflet,  la  seconde  moitié  du  treizième  siècle  vit 
commencer,  contre  la  double  autorité  doctrinale  et  gouvernemen- 
tale dont  l'Église  et  ses  chefs  sont  en  possession,  une  série  d'atta- 
ques non  plus  passagères,  comme  cela  avait  eu  lieu  de  temps  à 
autre  par  Je  passé,  mais  incesssantes,  et  en  quelque  sorte  ininter- 
rompues, en  attendant  que  Jean  Huss  et  Wiclef,  Luther  et  Calvin  en 
vinssent  plus  audacieusement  encore  à  refuser  au  corps  même  de 
l'Église  des  privilèges  aussi  inalién  ibles  que  ceux  de  l'infaillibilité 
et  de  l'indéfectibiliié,  de  la  sainteté  et  de  l'apostolicité,  Boniface  VIII 
eut  à  gémir  personnellement  sur  les  attaques  dont  je  parle,  car  il  y 
en  eut  qui  furent  dirigées  spécialement  contre  l'exercice  qu'il  fai- 
sait de  son  autorité.  Eut-il  aussi  le  pressentiment  intime  des  luttes 
encore  plus  formidables  que  l'avenir  réservait  au  monde?  C'est  le 
secret  de  Dieu.  Mais  ce  qui  ne  me  paraît  pas  douteux,  c'est  que  ce 
pontife,  dans  sa  haute  intelligence,  ne  vit  rien  de  mieux  à  faire  pour 
affermir  le  principe  de  l'autorité  doctrinale  et  gouvernementale  qui 
réside  dans  l'Église,  que  de  recourir  à  la  liturgie  et  de  lui  donner  en 
quelque  sorte  mission  de  parler  au  cœur  des  multitudes  pour  les 
mettre  en  garde  contre  les  enseignements  des  docteurs  de  men- 
songe. De  là  l'éclat  inaccoutumé  dont  il  voulut  entourer  simultané- 
ment les  fêtes  des  apôtres,  qui  ont  fondé  l'Église  au  prix  de  leur 
sang,  celles  des  évangélistes,  qui  sont  comme  les  canaux  au  moyen 
desquels  les  enseignements  de  Celui  qui  s'est  appelé  lui-même  la 
lumière  du  monde^  sont  arrivés  jusqu'à  nous;  enfin,  celles  des  quatre 
grands  docteurs  qu'on  a  droit  de  regarder  comme  les  continuateurs 
des  évangélistes,  comme  des  lampes  ardentes  et  lumineuses  qui 
ont  eu  pour  mission  d'illuminer  le  monde  de  nouvelles  clartés  et 
d'empêcher  les  ténèbres  de  s'y  implanter  pour  y  faire  la  nuit  (1). 

La  mesure  décrétée  par  Boniface  VIII  se  trouve  de  la  sorte  expli- 

(I)  Aima  mater  Ecclesia...  Christi  Redemptoris  apostolos,  numéro  duo- 
deno  contentos,  qui  viventes  îq  carne  praîdictam  Ecclesiam  suo  prptioso 
sanguine  plantaveruut...  quatuor  evangt-listas  Domini,  per  quorum  diligea» 
tissima  et  tidelissima  studia  eidem  Eccle?iao  sacra  Evangelia  illuseruat.. . 
egregios  quoque  ipsius  Ecclesiœ...  dociores...  Gregorium,  Augustiuum, 
Ambrosium  et  Hieronymum...  summis  attoilere  vocibus,  et  specialibus  de- 
nique  lionoribus  venerari...  Horum  quippe  doctorum  perlucida  et  salutaria 
(fuerunt)  documenta...  per  ipsos  quasi  luminosas  ardeotesque  lucernas 
super  candelabrum  in  domo  Domiui  positas,  errorum  teuebris  profugatis, 
totius  corpus  Ecclesite  irradiœt.  »  [Ttxte  du  même  décret  de  Boniface  VIII.) 


^Q  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

quée  et  pleinement  justifiée.  C'était  quelque  chose  comnoe  un 
déiiienti  public  et  solennel  opposé  à  l'audace  toujours  croissante  des 
négations  de  l'hérésie  et  de  l'impiété.  Toutefois,  on  doit  l'avouer, 
il  V  avait  là  un  apport  considérable  ajouté  d'un  seul  coup  au  calen- 
drier, et  si  plusieurs  des  successeurs  de  l'immortel  pontife  eussent 
tenu  à  ne  pas  être  en  arrière  de  lui  à  cet  égard,  le  calendrier 
romain  eût  bientôt  été  surchargé  et  n'eût  pu  suffire  à  contenir 
tant  de  fêtes.  Mais  l'Esprit-Saint  était  avec  son  Église  et  inspira  au 
bienheureux  Benoît  XI  et  aux  autres  successeurs  de  Boniface  VIII 
des  pensées  et  des  desseins  plus  en  conformité  avec  les  besoins  et 
les  nécessités  de  leur  époque.  En  conséquence,  ces  pontifes  mon- 
trèrent la  plus  grande  réserve  en  ce  qui  louche  l'institution  de 
nouvelles  fêtes.  Il  y  eut  çà  et  là  des  diocèses  où  le  rang  de 
double  et  la  préséance  sur  le  dimanche  donnés  à  quelques-unes  de 
fêtes  en  que.-^tion  parurent  chose  exorbitante,  en  sorte  que  lesdites 
fêtes  ne  furent  insérées  dans  leurs  calendriers  qu'avec  le  rang  de 
semi-double  (1).  Mais  par  ailleurs  le  décret  Gloriosus  fit  vraiment 
loi  dans  toute  fÉglise  et  fut  même  ratifié  dans  plusieurs  conciles 
provinciaux  (2).  Le  bienheureux  Urbain  V,  Grégoire  XI  et  peut-être 
d'autres  Papes  se  plurent  de  leur  côté  à  le  ratifier  indirectement, 
en  ajoutant  le  chant  du  symbole  de  la  foi  aux  autres  marques  de 
distinction  dont  Boniface  VIII  avait  entouré  les  fêtes  des  apôtres, 
des  évangélistes  et  des  docteurs  de  l'Église  (3). 

Ce  point  ainsi  éclairci,  je  vais  rechercher  maintenant  ce  qu'ont 
fait  en  ce  genre  les  successeurs  de  Boniface  VIII,  quelles  fêtes  nou- 
velles ils  ont  à  leur  tour  instituées.  On  verra,  comme  je  l'ai  déjà 
affirmé,  que,  loin  de  s'abandonner  à  cet  égard  à  un  zèle  indiscret,  ils 
y  ont  mis  au  contraire  une  réserve  et  une  prudence  dignes  des  plus 
grands  éloges.  Près  de  trois  siècles,  en  effet,  séparent  saint  Pie  V  de 
Boniface  VIII.  Or,  })endant  tout  ce  laps  de  temps,  le  nombre  des 
fêtes  nouvelles  qui  furent  ajoutées  au  calendrier,  ne  paraît  pas 
s'élever  à  plus  de  dix  ou  quinze  tout  au  plus. 

En  voici  le  relevé  chronologique.  Sans  oser  prétendre  qu'aucune 
omission  ne  s'y  soit  glissée,  je  crois  cependant  pouvoir  assurer  que 

(1)  Merati  cite,  après  Graacolas,  le  Bréviaire  des  dominicains  de  Paris  et 
celui  du  roi  Jean  le  Bon,  l'un  et  l'autre  du  quatorzième  siècle,  parmi  ceux 
qui  maintenaient  les  apôtres,  les  évangAlJstes  et  les  docteurs  au  rang  de 
semi-double.  (Commentar  in  Rubric.  Bicvaiii  ronvini,  seclio  II*,  cap.  i,  n.  4.) 

(2)  Ainsi  le  can.  41  du  coocila  de  Marsiat  (Province  d'Auch),  tenu  en  1326. 

(3)  Ordo  romanus,  xv,  n"  121. 


LE   CALENDRIER   DU    BRÉVIAIRE   ROMAIN  Kl 

je  n'ai  rien  négligé  pour  le  rendre  aussi  exact  et  complet  que  cela 
m'a  été  possible  avec  la  rareté  des  sources  d'information  que  j'avais 
à  ma  disposition. 

Et  d'abord,  le  second  successeur  de  Boniface  VIII,  Clément  V, 
canonisa  saint  Pierre  Célestin  en  1313,  et  en  fixa  formellement  la 
fête  au  19  mai  de  chaque  année;  mais  il  oublia  de  déterminer  quel 
ofllce  et  quelle  messe  on  célébrerait  en  son  honneur.  Aussi  l'ordre 
relatif  à  la  célébration  de  la  fête  du  fondateur  de  l'ordre  des  céles- 
tins  fut-il  pour  cela  considéré  comme  non  avenu,  ce  qui  est  arrivé 
en  maintes  autres  circonstances  (1)  et  l'insertion  de  ce  saint  pape 
au  calendrier  de  l'Église  universelle  n'est  due  qu'au  décret  du 
2  juillet  1668,  émanant  de  Clément  IX  (2), 

Jean  XXII  fit  mieux  pour  saint  Thomas  d'Aquin,  non  seulement 
il  le  canonisa,  mais  il  orna  encore  son  front  du  laurier  des  Docteurs 
de  l'Eglise  et  décréta  que  sa  fête  se  célébrerait  partout  le  7  mars 
de  chaque  année.  Ce  même  pontife  revint  aussi  sur  une  décision 
d'un  de  ses  prédécesseurs,  Alexandre  II  (1061-1073).  Celui-ci,  ins- 
tamment prié  d'établir  une  fête  annuelle  ou  plutôt  de  sanctionner 
l'institution  déjà  réalisée  d'une  fête  annuelle  en  l'honneur  de  la 
sainte  Trinité,  n'avait  pas  jugé  à  propos  de  le  faire,  en  raison  de 
ce  que  la  sainte  Trinité  était  l'objet  journalier  de  nos  chants  de 
triomphe  et  de  nos  supp'ications.  Mais  comme  la  piété  publique 
n'en  avait  pas  moins  continué,  même  à  Rome,  de  célébrer  ladite 
fête,  Jean  XXII  crut  avec  raison  qu'il  y  aurait  plus  d'inconvénients 
que  d'avantages  à  imiter  son  prédécesseur  du  onzième  siècle.  C'est 
pourquoi  il  ordonna  qu'à  l'avenir  on  célébrât  une  fête  annuelle  en 
l'honneur  de  la  sainte  Trinité  et  la  fixa  au  dimanche,  jour  octaval 
de  la  Pentecôte. 

Clément  VI  (1342-1352)  avait  cultivé  la  liturgie.  On  lui  attribue 
la  rubrique  qui  prohibe  toute  mémoire  dans  les  fêtes  solennelles; 
item  la  rédaction  et  l'insertion  au  Mis:^el  romain  de  la  messe  votive 
Recordare^  Domine^  testamenti  tui,  qui  se  dit/?ro  vitanda  morta- 
litale  seu  pestilentia  (3).  On  croit  aussi  que  ce  fut  lui  qui  éleva 

(1)  Benoît  XIV  {de  Beaiificitione,  lib.  I,  c.  xxxviii)  est  le  premier  à  recon- 
naître que  les  évoques  et  les  fidèles  sont  dans  leur  droit  en  ne  tenant  aucun 
compte  des  ordres  pontificaux  en  quesiion,  quand  le  rite  de  l'office  à  célébrer 
le  jour  ne  sont,  pas  déterminés  avec  précision. 

(2)  Acta  SS,  t.  IV,  Mail,  p.  419  et  880. 

(3)  Orlo  Homanas,  n.  xv,  n"  101.  —  Pagi.  Brev.  hislor.  rom.  Poniif.,  de 
Glementina  VI',  n.  39. 


k 


8  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

saint  Basile  du  rite  simple  au  rite  semi-double  avec  office  à  neuf 
leçons  (1).  Mais  il  n'ajouta  aucun  nom  nouveau  au  calendrier  de 
l'Église  universelle. 

11  n'en  fut  pas  autrement  du  pieux  Innocent  VI,  qui  se  contenta 
d'accorder  à  l'Allemagne  et  à  la  Bohême  une  fête  spéciale  en  l'hon- 
neur de  la  sainte  Lance  et  des  SS.  Clous,  dont  le  corps  du  Rédemp- 
teur a  été  transpercé  sur  la  croix  (2).  Cette  fête  est  devenue  le  point 
de  départ  de  l'institution  de  fêtes  analogues  en  l'honneur  des  autres 
instruments  de  la  Passion  et  de  cette  Passion  elle-même,  qui  se  célè- 
brent en  beaucoup  de  lieux,  depuis  deux  siècles,  dans  le  temps  de  la 
Septuagésime  et  du  Carême  et  qui  sont  si  chères  à  la  piété  sacerdo- 
tale (3).  On  regrette  seulement  que  les  offices  qui  ont  été  composés  à 
cette  occasion,  n'aient  pas  été  rédigés  d'une  manière  plus  conforme 
à  l'antiquité  et  aux  modèles  laissés  par  saint  Grégoire  le  Grand. 

Grégoire  XI,  non  content  d'importer  d'Orient  en  Occident  la 
douce  fête  de  la  Présentation  de  la  sainte  Vierge  (ù),  qui  compte 
aujourd'hui  parmi  les  principales  des  séminaires  diocésains  et  de 
plusieurs  communautés  religieuses,  décréta  en  outre  qu'à  l'avenir 
celle  de  la  Nativité  (8  septembre)  serait  précédée  d'une  vigile  avec 
messe  propre  et  jeune,  pendant  que  la  double  fête  de  la  Croix  (3  mai 
et  14  sept.)  aurait  office  plein  et  entier,  et  non  plus  partagé  avec  les 
saints  martyrs  Alexandre  et  ses  compagnons  d'un  côté,  Corneille  et 
Cyprien  de  l'autre,  comme  c'était  alors  l'usage  (5).  Mais,  si  ce 
second  décret  a  été  mis  à  exécution,  le  premier  ne  reçut  guère 
qu'en  Espagne  un  commencement  d'exécution.  Aujourd'hui,  dans  ce 
pays  comme  ailleurs,  il  est  entièrement  tombé  en  désuétude. 

Urbain  VI,  qui  eut  la  douleur  de  voir  commencer  le  grand 
schisme  d'Occident,  recourut  à  la  protection  de  la  sainte  Vierge 
pour  ramener  la  paix  au  milieu  de  son  troupeau  divisé  et  institua  à 
cet  effet  (1389)  la  fête  de  la  Visitation,  en  la  fixant  au  2  juillet  et  lui 
donnant  un  office  entièrement  propre,  que  saint  Pie  V  supprima 
plus  tard  (6).  L'intention  du  pontife  était  même  de  donner  à  cette 
fête  vigile  et  octave.  Mais  il  mourut  avant  d'avoir  mis  ses  desseins 
à  exécution;  et  bien  que  son  successeur,  Boniface  IX,  se  soit  fait 

(1)  Merati,  Commentar.  in  rub.  Brev.  rom.,  sectio  VII",  14<'  junii. 

(2)  B  riedictus  XIV,  de  Bealificat,  lib.  IV,  p.  II,  c.  xxv,  n.  55. 

(3)  Id.,  ibid.,  lib.  IV,  p.  II,  c.  xxxr,  n.  22L 

(4)  Id.,  de  Ftsiu  B.  M.  V.,  xiv,  n.  8. 

(5)  Pagi,  Op.  citât.,  de  Grei^orio  XI,  n.  32. 
(6}  Id.,  ibid.,  de  Urbano  VI,  n.  66. 


LE   CALENDRIER   DU   CRÉVIATRE   ROMAIN  Ûî> 

un  pieux  devoir  de  publier  dans  sa  teneur  littérale  la  bulle  du  pape 
décédé,  de  fait,  cependant,  ladite  fête  de  la  Visitation  n'a  jamais  eu 
dans  toute  l'Eglise  ni  vigile  ni  octave  (Ij. 

Boniface  IX  canonisa  en  outre  sainte  Brigitte  et  ordonna  formel- 
lement d'en  faire  la  fête  dans  tout  le  monde  chrétien.  Seulement, 
comme  la  légitimité  de  son  élection  était  douteuse  aux  yeux  d'une 
partie  du  peuple  chrétien,  la  canonisation  elle-même  fut  mise  en 
suspicion,  de  sorte  que  Jean  XXIII  d'abord,  Martin  V  ensuite, 
crurent  devoir  la  renouveler  (2).  En  définitive,  Brigitte  n'a  été 
introduite  dans  le  calendrier  romain  que  par  Grégoire  XV,  en  1623. 

Les  troubles  et  les  désordres  de  tout  genre  qui  désolèrent 
l'Eglise  pendant  la  première  moitié  du  quinzième  siècle,  ne  laissèrent 
guère  non  plus  de  loisir  aux  pontifes  romains  qui  gouvernèrent 
alors  la  barque  de  Pierre,  pour  songer  à  instituer  de  nouvelles  fêtes. 
Les  papes  de  ce  temps  devaient  y  être  d^autant  moins  portés,  que 
c'était  l'époque  où  Jean  Gerson,  Pierre  d'Ailly,  Nicolas  de  Glé- 
raangis  et  d'autres  personnages  remarquables  par  leur  piété,  leur 
science  et  leur  éloquence,  ne  craignaient  pas  de  compter  au  nombre 
des  abus  qui  régnaient  de  leur  temps  la  multiplication  des  fêtes 
de  saints.  Martin  V  eut  bien  l'honneur  de  transférer  d'Ostle  à  Rome 
le  corps  de  sainte  Monique,  et  dut  à  cette  occasion,  selon  toute  appa- 
rence, procurer  une  place  dans  le  calendrier  romain  à  cette  sainte 
veuve;  mais  il  ne  lui  accorda  qu'une  mémoire  ou  tout  au  plus  une 
fête  simple  :  par  conséquent,  l'ofiice  dominical  n'en  subissait  aucune 
atteinte  (3).  Ce  même  pontife  eut  aussi  la  gloire  de  préparer  de 
loin  les  voies  à  l'établissement  de  la  fêle  du  saint  Nom  de  Jésus,  si 
chère  à  tous  les  pieux  chrétiens,  car  ce  fut  sous  son  pontificat  que 
saint  Bernardin  de  Sienne  commença  à  se  faire  l'apôtre  de  cette 
dévotion.  Or  la  voix  et  les  enseignements  du  prédicateur  eussent 
été  étouffés  sans  doute  pour  longtemps  par  ses  ennemis  et  ses 
envieux,  si  Martin  V  n'eût  pris  sa  défense  et  ne  se  fût  déclaré  ouver- 
tement son  protecteur  (/i). 

(1)  Pagi,  ihil. 

(2)  Benedictus  XIV,  de  Btalif.,  lib.  I,  c.  ix,  n.  10. 

(3)  Ni  les  chroniquours  du  temps,  ni  les  liturgistes  n'ont  attribué  formel- 
lement à  Martin  V  l'insertion  du  nom  de  sainte  Monique  au  calendrier 
romain;  mais,  comme  ce  nom  n'apparaît  cependant  au'iit  calendrier  que 
depuis  le  quinzième  siècle,  on  est  porté  à  croire  que  Martin  V,  l'auteur  de  la 
translation  de  la  sainte  veuve,  n'a  pas  éié  étranger  non  plus  à  ladite  insertion. 

(4)  Bened.  XIV.de  Bcaiif.,  lib.  III,  c.  xxx,  n.  16. 

i"  OCTOBRE   (n"»   8Sj.    4«   SÉRIE.   T.   XXIV.  4 


50  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

EuD-ène  IV  canonisa  saint  Nicolas  de  Tolentino,  et  ordonna  d'en 
faire  la  fête  dans  toute  l'Église:  mais  ses  ordres  à  cet  égard  demeu- 
rèrent lettre  morte. 

Ceux  de  Nicolas  V  à  l'égard  de  saint  Bernardin  de  Sienne,  qu'il 
avait  également  canonisé,  n'eurent  pas  un  meilleur  sort.  La  même 
chose  arriva  à  Callixte  III  lors  de  la  canonisation  de  saint  Vincent 
Ferrier;  mais  la  voix  du  même  pontife  fut  docilement  écoutée  lors- 
qu'il institua  la  fête  de  la  Transfiguration,  en  reconnaissance  de  la 
grande  victoire  que  Jean  Huniade  avait  remportée,  en  1/157,  sous  les 
murs  de  Belgrade  (1). 

A  vrai  dire,  la  fête  de  la  Transfiguration  n'était  pas  nouvelle  : 
elle  avait  été  longtemps  célébrée  en  Orient,  en  Occident  et  à  Rome 
même.  Mais  comme  elle  était  tombée  en  désuétude  presque  partout 
(au  moins  en  Occident),  Calixte  III  fut  bien  inspiré  lorsqu'il  songea 
à  la  rétablir  et  à  lui  rendre  son  éclat  pour  toute  la  durée  des  siècles 
à  venir  (2). 

Pie  11  canonisa  sainte  Catherine  de  Sienne  et  ordonna  d'en  faire 
la  fête  dans  toute  l'Église,  sans  réussir,  lui  non  plus,  pour  le 
moment,  à  voir  ses  ordres  mis  à  exécution. 

Paul  II  ne  fut  pas  plus  heureux  quand  il  voulut  honorer  d'une 
vigile  îa  fCte  de  la  Présentation  de  la  sainte  Vierge  (3). 

Sixte  IV  vint  ensuite,  et  occupe  une  place  qui  n'est  pas  sans  hon- 
neur parmi  ceux  des  successeurs  de  Pierre  qui  ont  le  plus  contribué 
à  enrichir  le  calendrier  romain.  Non  content,  en  effet,  d'y  avoir 
introduit  saint  Bonaventure  avec  fête  semi-double  et  titre  de  con- 
fesseur pontife,  non  de  docteur  (û),  —  c'est  Sixte  V  qui  devait 
entourer  le  front  de  Bonaventure  de  cette  nouvelle  auréole.  — 
Sixte  IV  ajouta  semblablement  audit  calendrier  trois  autres  fêtes  qui 
devaient  acquérir  bientôt  une  immense  popularité  et  procurer  aux 
âmes  de  grands  fruits  de  salut  :  j'ai  nommé  la  fête  de  saint  Joseph, 
Tépoux  de  la  vierge  Marie;  celle  de  sainte  Anne,  la  propre  mère  de 
îa  même  Vierge,  enfin  et  surtout  la  fête  de  l'immaculée  Conception. 
Au  premier  il  n'accorda  qu'une  fêle  simple  (5),  sans  doute  pour  ne 
pas  être  accusé  de  donner  un  démenti  au  docteur  Jean  Gerson,  qui, 

(1)  Bemà.  XIY,  de  ftslU  D.  N.  Jesu  Chrùti,  xv,  n.  20. 

(2)  Id  ,  ihi'L,  n.  23  et  seq. 

(3)  U.,  deFesùs  B.  M.  Vir^inis,  xiv,  n.  8. 

(4)  Jd.,  deBealificat  ,  lib.  IV,  p.  II,  c.  xx.  n.  19. 

(5)  Id.,  ihid.,  n.  20. 


LE  CALENDRIER   DU  BRÉVIAIRE   ROMAIN  51 

tout  en  déployant  récemment  le  plus  grand  zèle  pour  faire  honorer 
saint  Joseph,  ne  voulait  pas  cependant  que  sa  fête  fût  élevée  au- 
dessus  du  rite  simple  (1).  Quant  à  la  fête  de  la  Conception  de  la 
sainte  Vierge,  elle  avait  été  inaugurée  en  Orient  dès  le  huitième  ou 
neuvième  siècle;  l'Occident  l'avait  acceptée  à  son  tour  au  dou- 
zième siècle;  mais  c'est  à  Sixte  IV  que  revint  l'honneur  de  l'avoir 
introduite  légalement  dans  le  calendrier  romain  (2). 

Quant  à  sainte  Anne,  l'aïeule  du  Sauveur,  elle  jouissait  aussi  déjà 
d'un  culte,  mais  local  et  peu  étendu.  Sixte  IV  lui  accorda  dès  le 
début  une  fête  à  neuf  leçons  (3). 

Innocent  VIII  éleva  la  fête  de  saint  Joseph  au  rite  double,  sans 
doute  par  égard  pour  les  désirs  du  clergé  et  des  pieux  fidèles  {li). 

Jules  II,  dont  les  qualités  guerrières  et  politiques  sont  plus 
appréciées  que  les  vertus  religieuses,  eut  cependant  l'heureuse  idée 
de  ne  pas  laisser  dans  l'oubli  le  nom  et  les  mérites  du  père  de  la 
très  sainte  Vierge  dans  des  jours  où  l'époux  et  la  mère  de  la  même 
Vierge  devenaient  partout  l'objet  des  hommages  les  plus  empressés 
de  la  vénération  publique  :  c'est  pourquoi  il  institua  un  jour  de  fête 
en  l'honneur  de  saint  Joachim,  et  la  fixe  au  20  mars  de  chaque 
année  (5).  Depuis  elle  a  été  transférée  au  dimanche  dans  l'octave 
de  l'Assomption  par  Clément  XII,  en  1738. 

De  Jules  II  à  saint  Pie  V,  les  pontifes  romains  paraissent  avoir 
été  plus  occupés  du  soin  de  corriger  le  Bréviaire  romain  que  de 
celui  d'enrichir  son  calendrier  de  nouvelles  fêtes.  C'est  qu'en  effet, 
dans  tout  cet  intervalle  de  temps,  il  n'y  eut,  si  je  ne  me  trompe,  que 
deux  nouveaux  noms  ajoutés  au  calendrier  de  l'Église  universelle  : 
celui  de  saint  François  de  Paule,  que  ses  miracles  prodigieux 
avaient  rendu  si  populaire,  et  celui  de  saint  Antonin,  archevêque 
de  Florence.  Encore  les  ordres  formels  d'Adrien  VI,  qui  canonisa 
ce  dernier,  ne' reçurent-ils  qu'un  commencement  d'exécution.  Ce 
fut  le  décret  de  1623,  porté  par  Urbain  VIII,  qui  assura  définiti- 
vement une  place  à  saint  Antonin  de  Florence,  non  plus  comjne 
docteur,  titre  dont  Adrien  VI  et  Clément  VII  auraient  voulu  le 
gratifier,  mais  simplement  en  qualité  de  confesseur  pontife  (6), 

(1)  Gerson,  Epist.'H6et  117. 

(2)  Extravng.,  lib.  XI,  n.  1. 

(3)  Benedictus  XIV,  de  Beatificat.,  lib.  IV,  p.  II,  c.  xx,  n"  20. 

(4)  11.,  ibid.,  n.  19. 

(5)  Id.,  ihii.,  c.  XVI,  n.  47  el  55. 

(Gj  Actn  SS.  Maïï,  t.  I,  p.  354,  seu  de  S.  Anton,  Proleg.,  n.  iS  et  25. 


52  REVUE  DU  MONDE   CATHOLIQUE 

Paul  IV,  de  son  côté,  introduisit  ou  renouvela  (?)  la  fête  de  la  Chaire 
de  saint  Pierre  à  Rome  en  la  fixant  au  18  janvier  de  chaque  année  (1). 
C'était  une  manière  éloquente  et  digne  d'un  pontife  plein  de  foi  et 
de  piété  de  prolester  en  face  du  monde  chrétien  contre  les  erreurs 
et  les  blasphèmes  que  Luther,  Calvin  et  leurs  sectateurs  ne  ces- 
saient de  vomir  à  l'endroit  de  l'autorité  pontificale,  en  prétendant 
faussement,  pour  tromper  les  simples,  que  saint  Pierre  n'était 
jamais  venu  à  Rome,  et  que  tout  ce  qu'on  disait  de  ses  prédications 
et  de  son  martyre  dans  la  ville  des  Césars  était  purement  fabuleux. 

Le  même  pontife,  par  décret  solennel,  transféra  du  5  au  Zt  août 
la  fête  de  saint  Don:>inique,  fondateur  de  l'ordre  des  frères  prê- 
cheurs, afin  de  ne  pas  entraver  la  célébration  de  la  fête  de  Notre- 
Dame  des  Neiges,  qui  tombe  le  cinquième  jour  du  même  mois 
d'août  (2).  11  ressort  de  là  qu'à  l'époque  où  Grégoire  IX  mit  saint 
Dominique  au  nombre  des  saints,  la  fête  de  Notre-Dame  des  Neiges 
ne  se  célébrait  guère  en  dehors  de  Rome  :  c'est  la  piété  des  évêques 
et  des  pasteurs  des  peuples  qui  lui  avait  donné  insensiblement  de 
l'extension,  en  sorte  qu'il  devenait  indispensable  au  seizième  siècle 
de  lui  laisser  son  jour  ù\e  et  invariable,  en  déplaçant  celui  du  fon- 
dateur de  l'ordre  des  frères  prêcheurs. 

Me  voici  arrivé  à  la  fin  du  relevé  chronologique  des  fêtes 
qui  ont  été  instituées  par  les  Pontifes  romains,  de  Boniface  VIII 
à  saint  Pie  V.  On  le  voit,  le  nombre  en  est  très  restreint  : 
dix  ou  quinze  environ;  qu'est-ce  que  cela  pour  un  intervalle 
de  près  de  trois  siècles?  Rien  assurément;  et  si  les  pasteurs 
des  Eglises  particulières  avaient  imité  cette  sage  réserve  des 
chefs  de  l'Église,  la  réforme  de  la  liturgie  romaine  et  de  son 
calendrier  en  particulier  ne  se  fût  pas  imposée  comme  une  des 
nécessités  de  l'époque.  Mais  il  en  était  arrivé  autrement.  Les 
évêques  dans  leurs  églises,  les  abbés  dans  leurs  monastères,  et  les 
autres  supérieurs  ecclésiastiques  firent  preuve,  à  la  même  date, 
d'une  condescendance  extrême  pour  les  désirs  de  leurs  inférieurs, 
quand  ils  ne  se  laissèrent  pas  éprendre  eux-mêmes  du  goût  de  la 
nouveauté  et  de  la  passion  des  innovations.  Par  suite,  en  beaucoup 
de  lieux  et  de  diocèses  du  monde  chrétien,  les  fêtes  des  saints,  et 
particulièrement  les  fêtes  doubles,  se  multiplièrent  d'une  manière 
exagérée  et  parfois  uniquement  dans  l'intention  de  faire  brèche  à 

(1)  Merati.  Comnœntar.  ia  rubncas  Brev.  romani  sectio  septima,   IS  janvier. 

(2)  Baronius,  Nott.  in  Martyr,  romani  die  4*  Augusti. 


LE   CALENDRIER   DU   BRÉVIAIRE    ROMAIN  53 

l'office  férial  ou  dominical,  ainsi  qu'à  la  récitation  hebdomadaire  du 
Psautier  :  tant  l'esprit  de  foi  et  de  piété  des  anciens  âges  s'était 
amoindri  !  tant  la  charité  première  s'était  refroidie  dans  les  cœurs! 

Pour  me  faire,  à  cet  égard,  une  idée  exacte  de  l'état  des  choses, 
je  me  suis  appliqué  à  confronter,  dans  la  mesure  de  ce  qui  m'a  été 
possible,  les  calendriers  des  neuvième  et  treizième  siècles  avec  ceux 
des  quinzième  et  seizième  (1).  Or  j'ai  acquis  par  là  la  conviction 
que  les  calendriers  des  douzième  et  treizième  siècles  ne  diflerent 
pas  sensiblement  de  ceux  des  neuvième  et  douzième  siècles.  Jusqu'à 
la  date  extrême  du  treizième  siècle,  nulle  part,  à  ma  connaissance, 
le  nombre  des  fêtes  des  saints  ne  s'était  encore  accru  dans  une  propor- 
tion exagérée;  jusque-là,  l'office  dominical  n'était  pas  sérieusement 
entamé,  l'ollice  férial  et  la  récitation  hebdomadaire  du  psautier  con- 
tinuaient également  à  être  en  honneur.  Mais,  à  partir  du  quator- 
zième siècle  et  de  l'introduction  des  fêtes  doubles  et  semi-doubles, 
tout  change  d'aspect  dans  un  nombre  considérable  de  diocèses  :  les 
fêtes  des  saints  envahissent  peu  à  peu  toute  l'année,  le  Carême  et 
l'xVvent  comme  les  autres  temps,  et  ne  laissent  presque  plus  de 
place  pour  d'autres  oiïlces.  J'ai  compris  alors  pourquoi,  à  la  fin 
du  quatorzième  siècle  et  dans  le  cours  du  quinzième,  Raoul  de 
Rivo  d'abord,  Jean  Gerson  ensuite,  avec  Pierre  d'Ailly  et  Nicolas 
de  Clémangis,  élevèrent  la  voix  avec  tant  de  force  pour  protester 
contre  un  pareil  désordre,  et  demander  qu'on  portât  prompt  remède 
à  un  mal  qui  préjudiciait  si  gravement  à  la  vraie  piété.  Mais  le 
remè  le  ne  vint  point,  peut-être  parce  qu'au  heu  de  s'adresser  aux 
successeurs  de  Pierre,  qui  avaient  mission  et  grâce  pour  cela,  on 
porta  le  débat  devant  l'assemblée  conciliaire  de  Bâle,  alors  en 
révolte  ouverte  contre  le  vicaire  de  Jésus-Christ. 


(1)  Pour  ne  pas  allonger  cette  note  outre  mesure,  je  me  contenterai  de 
citer,  comme  m'étant  mieux  connus  : 

1°  Le  maiiu?crit  339  de  Sain-Gall  qui  nous  offre  un  calendrier  du  huitième 
siècle,  avec  addiiionsdes  neuvième  et  onzième.  (V.  Paléographie  musicale  des 
bénédictins  de  Solesmes,  t.  I,  p.  74  à  96) 

2°  Les  manuscrits  de  Chartres  193  (calendrier  du  dixième  siècle),  229  (ca- 
lendrier du  Onzième  sièce),  473  (calendrier  du  quinzième  siècle). 

3°  Les  manuscrits  de  Santo-Domingo  de  Silos  (Es;)agne),  savoir  :  1°  un 
calendrier  du  onzième  siècle,  conserve  aujourd'hui  à  Paris.  —  Bibliothèque 
nationale,  nouvelles  acquisitions  latines,  n"  2171;  2»  un  bréviaire  romauo 
monastique  (texte  et  chant)  de  la  fin  du  treizième  t^iècle,  encore  aujourd'hai 
à  Silos;  3°  un  coUectaire  de  la  fla  du  quinzième  siècle,  aujourd'hui  pro- 
priété de  M.  Rosenthall,  de  Munich,  qui  l'a  communiqué  fort  obligeamment. 


5ii  REVUE   DU   MOXDE   CATHOLIQUE 

Quoi  qu'il  en  soit  à  cet  égard,  ce  qui  n'est  que  trop  certain,  c'est 
que  le  concile  de  Bâle  ne  remédia  à  rien.  Le  mal  continua  après 
comme  auparavant  à.  augmenter  et  à  gagner  du  terrain.  Le  clergé 
romain  en  vint  à  s'engager  lui-même  dans  cette  voie,  en  adoptant 
un  nombre  considérable  de  nouvelles  fêtes  de  saints  (1).  Il  sembla 
aussi  admettre  en  principe  que  toute  fête  qui  avait  neuf  leçons  et 
neuf  répons  propres,  devait  l'emporter  sur  le  dimanche  (2).  C'est  la 
conclusion  que  je  tire  de  la  teneur  littérale  du  dernier  des  Ordos 
romains  publiés  par  MabiUon.  On  y  lit  textuellement  ce  que  je 
viens  de  dire  de  l'état  d'infériorité  auquel  était  réduit  l'office  domi- 
nical. Quant  aux  fêtes  des  saints  qu'on  avait  alors  à  célébrer  annuel- 
lement, elles  étaient  si  nombreuses  que  le  calendrier  était  parfois 
occupé  le  même  jour  par  trois  ou  quatre;  et,  dans  ce  cas,  l'ordo 
romain  que  j'ai  déjà  cité,  donne  pour  règle  à  suivre  que  chaque  fête 
doit  être  célébrée  ^er  se  (3),  c'est-à-dire  isolément,  par  conséquent 
on  ne  célébrait  jamais  le  même  jour  qu'une  fête;  les  autres  étaient 
renvoyées  au  premier  jour  libre,  ce  qui  devait  accroître  l'embarras 
et  multiplier  les  suppressions  d'offices  fériaux  et  dominicaux.  On  le 
voit  donc,  il  était  urgent  de  remédier  à  un  si  déplorable  état  de 
choses  et  de  prévenir  le  retour  de  semblables  abus,  en  rédigeant  un 
calendrier  si  sagement  composé,  qu'il  pût  s'étendre  à  toute  l'Eglise, 
et  en  mettant  des  limites,  à  cet  égard,  à  l'autorité  épiscopale.  La 
Proviience  pourvut  à  cette  nécessité,  comme  aux  autres  de  l'époque, 
au  moyen  du  saint  concile  de  Trente.  Celui-ci  évoqua  à  son  tri- 
bunal la  question  de  la  réforme  du  Missel  et  du  Bréviaire  romains 
comme  celle  de  la  correction  du  calendrier  lui-même.  Les  Pères  de 
cette  sainte  assemblée  durent,  il  est  vrai,  se  séparer  sans  avoir  eu  le 
loisir  de  mener  à  fin  le  travail  d'enquête  commencé  pour  ladite 
réforme  du  Bréviaire  romain  ;  mais  néanmoins,  avant  de  quitter 
Trente,  ils  eurent  soin  de  confier  au  Pape  en  personne  la  charge 
de  continuer  et  de  conclure  les  travaux  commencés  à  cet  égard.  Ce 
fut  à  saint  Pie  V  qu'échut  cette  mission  aussi  délicate  qu'épineuse 
et  semée  de  mille  difficultés.  Elle  ne  pouvait  être  remise  à  de  meil- 
leures mains.  Le  respect  de  ce  grand  Pontife  pour  l'antiquité  ecclé- 

(1)  VOrdo  romain  xiv  (Pntrol  lat.,  t.  LXXVIII,  pages  1122-1274),  rédigé 
vers  1360,  nous  donne  (p  1226-12:^2)  une  longue  liste  des  jours  de  fête  qui 
empêchaient  la  tenue  du  consistoire  papal. 

(2)  Ordo  romain,  xv,  n.  101,  etc.,  t.  LXXVIII,  p.  1340. 

(3)  lOid.,  n.  122,  123.  Ibid.,  p.  1344. 


LE   CALENDRIER   DU   BRÉVIAIRE   ROMAIN  55 

sia'4ique,  sa  vénération  pour  la  mémoire  de  saint  Grégoire  le  Grand, 
son  grand  esprit  de  foi  et  de  piété,  pour  ne  rien  dire  de  son  érudi- 
tion et  de  ses  autres  qualités  éminentes,  le  mirent  à  même  de 
réaliser  une  œuvre  qui  excita  partout  l'admiration.  Le  calendrier 
que  saint  Pie  V  plaça  à  la  tète  de  son  Bréviaire,  en  1668,  ne  laissait, 
en  particulier,  presque  rien  à  désirer,  grâce  au  soin  qu'on  avait 
apporté  pour  laisser  large  place  aux  offices  dominicaux  et  fériaux, 
sans  négliger  cependant  non  plus  d'y  insérer  la  plupart  des  saints 
qui  avaient  des  droits  spéciaux  à  cet  honneur,  en  raison  des  titres 
dont  ils  étaient  en  possession,  des  services  qu'ils  avaient  rendus  à 
la  cause  catholique,  ou  encore  en  raison  de  l'éclat  particulier  de 
gloire  qui  rayonnait  autour  de  leurs  noms. 

En  terminant  cette  partie  de  mon  Essai  sur  les  origines  et 
les  vicissitudes  du  calendrier  romain,  je  sens  le  besoin  de  prier 
le  lecteur  d'excuser  ma  faiblesse,  s'il  m'est  arrivé  plus  d'une 
fois  de  trébucher  ou  même  de  faire  quelques  faux  pas.  La  car- 
rière que  j'avais  à  parcourir  était  aussi  longue  que  mal  frayée  et 
semée  çà  et  là  d'écueils  et  de  précipices.  Le  terrain  n'en  était 
presque  nulle  p:irt  aplani,  les  ronces  et  les  broussailles  y  foison- 
naient; mais  néanmoins,  d'autre  part,  le  sujet  me  tentait,  en  raison 
de  son  importance  et  de  son  actualité  de  tous  les  jours.  Puis  il 
m'offrait  une  occasion  des  plus  favorables  de  promouvoir,  d'une 
manière  appropriée  à  mes  forces,  le  culte  et  Tinvocation  des  saints. 
Voilà  pourquoi  j'ai  dirigé  mes  recherches  du  côté  du  calendrier 
romain  et  composé  ce  modeste  travail,  que  j'espère  continuer  pro- 
chainement. 

Dom  François  Plaine.  0.  S.  B. 


SHAKESPEARE  ET  SHÂRSPERE 


Née  d'hier,  la  critique  historique  a  fait  déjà  une  besogne  de 
géant,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  encore  un  enfant  terrible. 
Elle  va  remuant  tout,  bouleversant  tout,  compulsant,  argumentant, 
«  solUcitant  »  les  textes,  démolissant  impitoyablement  renommées 
et  traditions.  Parfois,  elle  met  son  audace  au  service  de  la  vérité;  le 
plus  souvent,  elle  soutient  un  parti  pris  ou  travaille  pour  l'amour 
de  l'art  et  pour  faire  pièce  à  l'histoire.  iN'a-t-elle  pas  tenté  d'enlever 
à  Homère  sa  lyre,  à  David  sa  harpe  inspirée?  naguère  ne  souiïlait-elle 
pas  sur  la  Béatrix  de  Dante  qu'elle  veut  réduire  à  n'être  plus 
qu'une  ombre,  un  symbole... 

Les  temps  presque  modernes  n'échappent  point  à  ses  entreprises, 
elle  a  prétendu  dérober  la  gloire  de  Skakespeare  au  profit  d'un  autre, 
et,  depuis  trente  ans,  l'Angleterre,  l'Amérique,  l'Allemagne,  reten- 
tissent du  bruit  qu'elle  soulève  à  ce  sujet.  La  France,  sans  mettre 
autant  de  passions  dans  la  querelle,  ne  s'en  est  point  désintéressée, 
on  pourrait  citer  de  nombreux  articles  publiés  à  cette  occasion  dans 
les  revues  ou  dans  les  journaux.  Nous  ne  croyons  pas,  cependant, 
que  la  Revue  du  Monde  catholique  en  ait  jamais  entretenu  ses  lec- 
teurs, et  nous  pensons  que  ceux-ci  accueilleront  volontiers  un  court 
résumé  de  l'état  actuel  de  la  question.  Nous  n'avons  à  prendre,  cela 
va  sans  dire,  aucun  parti  dans  un  tel  débat;  nous  serons  seulement 
l'écho  des  articles  déjà  parus,  nous  appuyant  en  particulier,  sur  un 
travail  publié,  il  y  a  peu  de  temps,  en  allemand,  par  le  docteur  Paul 
Friedrich,  lequel,  contrairement  à  la  plupart  des  critiques  d'outre- 
Pihin,  soutient  avec  chaleur  le  nouveau  système... 

Les  adversaires  de  Skakespeare  s'offenseraient,  certainement,  de 
cette  expression  ;  ils  démontrent,  pièces  en  main,  que  des  doutes, 
au  sujet  du  véritable  auteur  des  drames  de  Skakespeare,  se  sont  ma- 
nifestés dès  l'origine.  Un  poète  contemporain  comparait  déjà  l'ac- 


SHAKESPEARE    ET    SHAKSPERE  57 

leur  Skakspere  à  o  une  corneille  parée  de  plumes  d'emprunt  ».  Ben 
Jonson  s'abstenait  de  mettre  le  nom  de  Skakespeare  sur  la  liste  des 
grands  écrivains  de  l'époque.  Au  dix-huitième  siècle,  la  question  fut 
vaguement  agitée;  quelques-uns  ne  lui  trouvèrent  d'autre  solution 
que  celle  adoptée  par  nos  modernes  critiques;  M.  de  Rémusat  s'éton- 
nait, en  1838,  dans  son  livre  sur  Shakespeare,  que  de  pareils  doutes 
et  de  semblables  incertitudes  aient  pu  non  seulement  se  produire, 
mais  persister  si  longtemps.  Mais  ce  ne  fut  qu'en  1856  que  la  ques- 
tion se  précisa  et  finit  par  attirer  l'attention  générale.  Une  Améri- 
caine, mistress  Lélia  Bacon  (I),  soutint,  contre  la  personnalité  de 
Skakespeare,  une  polémique  très  vive  qui  mit  en  rumeur  les  érudits 
des  deux  mondes. 

Plus  récemment  encore,  un  critique  américain  aussi,  M.  Ignatius 
Donnelly,  membre  du  congrès  et  sénateur  du  Minnesota,  raviva  la 
discussion.  Il  appuyait  sa  thèse  par  des  recherches  et  des  travaux 
considérables.  Avant  d'exposer  le  système  de  cet  intrépide  investi- 
gateur, rappelons,  en  quelques  mots,  ce  que  la  tradition  transmet 
sur  la  vie  de  Skakespeare. 

On  sait  combien  elle  est  peu  sûre  et  peu  complète,  cette  tradi- 
tion ;  les  anecdotes  qu'elle  fournit  ressemblent  à  des  légendes.  Pour 
excuser  des  lacunes  aussi  regrettables  et  des  souvenirs  aussi  vagues, 
les  Anglais  rappellent  que  deux  grands  incendies  détruisinnt  de 
nombreux  papiers  et  mémoires  concernant  leur  illustre  poète. 

Quelques  versions  veulent  que  Skakespeare  ait  été  fils  d'un  bou- 
cher; boucher  lui  même,  il  exerçait,  dit-on  cette  profession  violente 
d'une  manière  peu  commune,  car  il  prononçait  un  discours  chaque 
fois  qu'il  tuait  un  veau  :  «  Sa  jeune  imagination  étant  incapable  de 
s'assujettir  à  de  vils  emplois,  sans  y  joindre  quelque  idée,  quelque 
sentiment  qui  les  ennoblît  »,  remarque  gravement  M.  Guizot.  D'au- 
tres biographes  assurent  que  le  célèbre  poète  fut  clerc  d'avoué, 
ou  garçon  apothicaire;  ils  expliquent  ainsi  certains  passages  des 
drames  skakspeariens,  où  l'auteur  fait  preuve  de  connaissances  si 
spéciales,  si  techniques,  en  droit  et  en  chimie... 

On  ne  s'accorde  même  pas  sur  l'orthographe  du  nom  de  Shakes- 
peare. Les  registres  paroissiaux,  le  testament  de  l'illustre  auteui-,  un 
exemplaire  des  Essais  de  Montaigne  qui  lui  a  appartenu  et  qu'il  a 
signé  de  sa  main  (2),  démontrent  que  l'orthographe  dont  l'usage  a 

(1)  Elle  n'appartient  point  à  la  famille  da  grand  chancelier. 
(•2)  Exemplaire  conservé  au  Briiish  Muséum. 


58  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

prévalu  n'était  pas  celle  dont  se  servait  Shakespeare.  11  écrivait  et 
signait  Shakspere  :  ainsi  présenté,  ce  nom  est  d'origine  normande,  il 
se  compose  des  deux  prénoms  :  Jacques  et  Pierre,  tandis  que  Shakes- 
peare serait  formé  du  verbe  anglais  to  shak  :  «  secouer  »,  et  du  subs- 
tantif ^/jear  :  «  lance  ».  Nous  verrons  plus  loin,  comment  tout  le  sys- 
tème de  M.  I.  Donnelly  se  base  sur  celte  différence  de  noms. 

William  Shakspere,  pour  l'appeler  comme  il  s'appelait  lui-même, 
naquit  en  15(5 j  à  Strafford-sur-Avon;  il  eut  pour  père  un  petit 
bourgeois  de  cette  ville,  ruiné  peut-être  par  les  vexations  du  gou- 
vernement, car  il  était  bon  catholique.  La  gêne  dura  dans  le  ménage 
pendant  toute  la  jeunesse  de  WiUiam,  qui  dut  quitter  l'école,  vers 
l'âge  de  quinze  ans,  et  se  livrer  à  des  travaux  manuels;  il  n'apprit 
jamais  ni  le  grec  ni  le  latin,  son  instruction  fut  des  plus  élémen- 
taires. Shakspere  n'avait  que  dix-huit  ans  lorsqu'il  épousa  une  femme 
qui  en  comptait  vingt-six  et  qui  probablement  était  une  intrigante 
commère.  Il  l'abandonna  bientôt,  lui  laissant  trois  enfants,  pour 
s'enfuir  à  Londres  sous  le  coup  de  poursuites  judiciaires. 

Dans  la  capitale,  la  difficulté  de  trouver  un  emploi  lui  fit  accepter 
les  plus  infimes  métiers.  On  raconte  qu'il  garda  d'abord  les  chevaux 
des  spectateurs  aux  environs  des  salles  de  théâtre,  puis  s'engagea 
parmi  les  comédiens,  jouant  les  rôles  les  moins  relevés  :  ceux  de 
l'ombre  du  roi  Hamiet,  de  Falstaff,  le  grossier  favori  de  la  populace 
anglaise  etc.  ;  sa  grande  taille  le  faisait  choisir  pour  ce  genre  de 
personnages.  Plus  tard,  William  Shakspere  obtint  la  direction  du 
théâtre  le  Globe,  avec  un  privilège  royal,  octroyé  par  Jacques  1".  Il 
se  retira  d'assez  bonne  heure  à  Strafford,  non  sans  avoir  amassé  une 
certaine  fortune.  Il  mourut  en  1616  dans  sa  cinquante-deuxième 
année.  Son  fils,  Hamiet,  était  mort  à  douze  ans;  sa  fille  aînée, 
Suzanne,  avait  épousé  uu  médecin,  le  D''  John  Hall;  la  cadette 
prit  pour  mari,  à  trente  ans  bien  sonnés,  un  boucher  de  la  jîetite 
ville,  Thomas  Qiyney;  elle  ne  savait  point  écrire  et  signait  d'une 
croix. 

Ainsi,  l'auteur  ù'Hamlet  aurait  été  un  simple  cabotin,  presque 
sans  lettres,  un  ancien  boucher,  un  garçon  d'écurie  et,  même  devenu 
Yimpresario  d'une  troupe  de  Londres,  il  ne  serait  guère  sorti  du 
milieu  le  plus  méprisé. 

Pour  peu  que  l'on  connaisse  l'histoire  du  théâtre  au  seizième  siècle, 
on  est  suffisamment  édifié  sur  les  acteurs  de  cette  époque  ;  mis  au 
ban  de  la  société,  leurs  mœurs  dissolues  et  l'immoralité  grossière 


SHAKESPEARE  ET  SHAKSPERE  59 

de  leur  répertoire  justifiaient  le  peu  d'estime  qu'en  faisaient  leurs 
contemporains. 

Or,  l'œuvre  shakespearienne  suppose  un  auteur  qui  ait  été,  non 
seulement  un  des  génies  dramatiques  les  plus  étonnants,  mais  un 
des  plus  profonds  penseurs  de  l'humanité.  Elle  demande  un  homme 
rompu  à  la  pratique  des  cours,  un  politique  habile,  un  légiste  ferré 
sur  le  droit,  un  physicien,  un  chimiste  émériie,  un  savant  capable 
de  devancer  son  siècle,  car  il  est  question,  dans  les  drames  de 
Shakespeare,  de  la  circulation  du  sang  avant  les  découvertes  de 
Harvey,  de  la  loi  de  la  gravitation  avant  Newion;  un  moraliste  tra- 
vaillant à  épurer  la  scène;  un  patricien  quelquefois  dédaigneux  de 
la  plèbe;  un  homme  d'Etat  connaissmt  toutes  les  vicissitudes  du 
pouvoir,  toute  l'inconstance  de  la  faveur  royale  ou  populaire;  un 
orateur  sachant  mettre  dans  la  bouche  des  rois  des  discours  dignes 
de  la  majesté  du  trône,  majesté  alors  si  rude,  mais  si  imposante  et 
si  sacrée. 

Le  génie  seul,  si  grand  qu'il  soit,  peut-il  répondre  à  tant  d'exi- 
gences de  situation,  d'expérience  personnelle  et  de  savoir  acquis? 
On  le  soutient,  les  adversaires  de  Shakespeare  ne  l'admettent  pas. 
Ils  prétendent  qu'un  histrion  de  bas  étage  eut  été  incapable  de 
concevoir  et  d'écrire  de  pareils  chefs-d'œuvre.  Ils  refusent  à  l'ac- 
teur, dont  la  statue  se  dresse  dans  la  cathé  Irale  de  Westminster,  au 
milieu  des  rois  et  des  héros,  la  paternité  des  drames  shakespeariens. 

Cherchant  en  Angleterre,  sous  le  règne  d'EUsabeth,  un  homme 
d'une  naissance  assez  aristocratique,  d'une  position  assez  haute, 
d'un  génie  assez  sublime,  d'un  savoir  assez  universel,  pour  expliquer 
cette  œuvre  admirable,  ils  n'en  trouvent  qu'un  :  Bacon! 

Philosophe,  homme  d'Etat,  poète,  illustre  écrivain,  investigateur 
infatigable  dans  le  champ  de  la  science,  souvent  aux  prises  avec  des 
fortunes  diverses,  Francis  Bacon,  grand  chancelier  d'Angleterre, 
ne  réunit-il  pas  tous  les  titres  voulus  pour  justifier  encore  celui 
d'auteur  des  drames  shakspeariens? 

«  De  tous  les  érudits,  les  songeurs  et  les  chercheurs,  qui,  sous  le 
règne  d'Elisabeth,  contribuèrent  à  la  renaissance  païenne,  Francis 
Bacon,  écrit  M.  Taine,  fut  le  plus  compréhensif,  le  plus  sensé,  le 
plus  novateur...  Ample  et  éclatant  esprit,  il  se  trouva,  par  nature, 
comme  ses  devanciers,  enclin  à  recouvi-ir  ses  idées  de  la  plus  magni- 
fique parure.  Une  pensée  ne  semblait  achevée,  en  cet  âge,  que  lors- 
qu'elle avait  pris  un  corps  et  une  couleur.  Mais  ce  qui  distingue 


60  REVUE    DU    MONDE  CATHOLIQUE 

celui-ci  des  autres,  c'est  que,  chez  lui,  l'image  ne  fait  que  concen- 
trer la  méditation.  Il  a  réfléchi  longuement,  il  a  imprimé  en  lui- 
même  toutes  les  proportions,  toutes  les  liaisons  du  sujet;  il  le 
possède  et,  à  ce  moment,  au  lieu  d'étaler  cette  conception  si  pleine 
en  une  file  de  raisonnements  gradués,  il  l'enferme  sous  une  compa- 
raison si  expressive,  si  transparente,  qu'à  travers  la  figure,  on  aper- 
çoit l'idée  comme  une  liqueur  dans  un  beau  vase  de  cristal.  Il  pense 
par  des  symboles,  non  par  des  analyses;  au  lieu  d'expliquer  son 
idée,  il  la  traduit  entière  et  jusque  dans  ses  moindres  parcelles,  en 
enfermant  le  tout  dans  la  majesté  d'une  période  grandiose  ou  dans 
la  brièveté  d'une  sentence  frappante;  de  là,  un  style  d'une  gravité, 
d'une  force  admirables  :  tantôt  solennel  et  symétrique,  tantôt  serré 
et  perçant,  toujours  étudié  et  coloré.  Il  n'y  a  rien  dans  la  prose 
anglaise,  de  supérieur  à  sa  diction.  » 

Voilà  un  magnifique  éloge  de  l'écrivain,  passons  à  l'exposé  suc- 
cinct de  la  vie  de  Bacon  ;  quel  contraste  avec  celle  de  Shakespeare! 

L'illustre  auteur  du  Noviim  Organwn  était  fils  du  grand  chance- 
lier de  la  reine  Elisabeth,  il  naquit  en  1561.  Tout  enfant,  il  montra 
un  esprit  si  vif  et,  en  même  temps,  un  sérieux  si  précoce  que  la 
reine  l'appelait  en  riant  :  «  mon  petit  lord  chancelier  ».  A  fâge  de 
treize  ans,  on  l'envoya  étudier  à  l'université  de  Cambridge.  En  1577, 
il  fit  un  séjour  à  Paris,  où  il  était  attaché  d'ambassade  et  put  se 
former  aux  manières  élégantes  de  la  cour  des  Valois,  si  corrompue, 
mais  si  renommée  alors,  dans  toute  l'Europe,  pour  sa  politesse  et  le 
culte  des  muses  qu'on  y  professait. 

La  mort  de  son  père  rappela  Francis  Bacon  dans  sa  patrie;  n'étant 
pas  l'aîné,  il  ne  recueillit  qu'un  assez  mince  héritage  et  dut  se  créer 
lui-même  une  existence  honorable.  Membre  de  la  Chambre  des 
communes  en  1584,  il  s'y  fit  remarquer,  malgré  sa  jeunesse,  par 
une  singulière  éloquence;  il  poursuivait  brillamment  sa  carrière 
dans  la  magistrature,  sans  interrompre  ses  travaux  scientifiques  et 
philosophiques. 

Bacon  ne  se  montrait  pas  moins  passionné  pour  les  divertisse- 
ments que  pour  l'étude,  il  aimùt  beaucoup  le  théâtre  et  joua 
quelquefois  devant  la  reine,  en  vertu  d'une  coutume  autorisant  les 
jeunes  magistrats  de  Grey-Inn  à  prendre  part  dans  les  représenta- 
tions scéniquss  données  durant  les  fêtes  de  Noël.  Il  composa  même 
plusieurs  pièces  pour  amuser  Elisabeth. 

Cependant,  le  jeune  orateur  de  la  Chambre  basse,  s'étant  mis  à 


SHAKESPEARE  ET  SHAKSPERE  61 

la  tête  du  parti  qui  soutenait  les  droits  du  parlement  contre  les  pré- 
tentions de  la  couronne,  tomba  dans  une  disgrâce  dont  il  sut  profiter 
en  terminant  plusieurs  ouvrages  commencés  depuis  longtemps.  Ses 
Essais  de  morale  et  de  politique  parurent  en  1597  et  obtinrent  un 
grand  succès.  Mais  la  philosophie  n'armait  pas  plus  Bacon  qu'elle 
n'avait  armé  Montaigne,  du  courage  pratique  nécessaire  dans  les 
épreuves  de  la  vie,  petites  et  grandes.  Lorsque  le  comte  d'Essex,  le 
protecteur,  l'ami  de  Francis  Bacon,  fut  accusé  de  haute  trahison, 
après  l'expédition  d'Irlande,  le  philosophe  n'eut  pas  honte  de  figurer 
comme  accusateur,  au  procès  de  l'ancien  favori  d'Elisabeth. 

Dès  que  la  cruelle  tille  de  Henri  Vlil  eut  disparu  dans  le  tombeau, 
les  partisans  d'Essex  revinrent  au  pouvoir  avec  Jacques  I".  Bacon 
essaya,  alors,  de  justifier  son  injustifiable  conduite;  on  se  confenta 
sans  doute  de  ses  allégations,  car  l'ambitieux  courtisan  atteignit 
bientôt  le  faîte  des  honneurs.  Il  entra  à  la  Chambre  haute,  devint 
grand  chancelier,  comme  l'avait  été  son  père,  reçut  les  titres  de 
baron  de  Verulam,  vicomte  de  Saint-Alban,  etc. 

Toujours  occupé  de  travaux  scientifiques,  il  publia  en  1605  le 
traité  de  Dignitate  et  Augmentis  scientiarum^  oii  il  se  montra  l'égal 
des  plus  grands  savants  de  son  temps.  M.  Taine  dit  que,  chez  lui, 
l'esprit  scientifique  allait  jusqu'à  une  sorte  de  «  devination  ».  N'a- 
t-il  pas  décrit  en  propres  termes,  dans  sa  Nouvelle  Atlantide,  les 
aérostats,  les  bateaux  sous-marins? 

En  1613,  quoique  grand  chancelier  du  royaume,  Bacon  dirigea 
les  fêtes  prodiguées  à  l'occasion  du  mariage  de  la  princesse  Elisa- 
beth, fille  de  Jacques  P%  avec  l'électeur  Frédéric,  et  joua  lui-même 
un  rôle  dans  la  tragédie  ^Othello. 

Cependant  les  puritains  s'agitaient,  des  intrigues  sans  nombre  se 
nouaient  autour  du  trône;  Bacon  fut  accusé  de  trafiquer  des  places 
et  de  la  justice.  On  assure  que  ces  accusations  étaient  très  exagérées, 
les  ennemis  du  grand  chancelier  le  poursuivaient  surtout  en  haine 
de  Buckingham,  dont  il  passait  pour  être  la  créature.  Bacon  n'eut  pas 
moins  la  faiblesse  de  tout  avouer  à  deux  reprises  et  par  écrit.  Le  roi 
le  laissa  enfermer  à  la  tour  de  Londres,  mais  pour  l'en  faire  sortir 
deux  jours  après,  et  lui  remettre  les  amendes  auxquelles  il  avait 
été  condamné.  Depuis  ce  moment,  néanmoins.  Bacon  renonça  à 
siéger  dans  la  Chambre  haute  et  resta  volontairement  éloigné  des 
affaires,  il  mourut  le  9  avril  1628,  des  suites  d'un  refroidissement 
contracté  pendant  une  expérience  de  physique.  Il  cherchait  le  moyen 


62  RETUE  DU    MONDE    CATHOOQUE 

de  conserver  les  viandes  de  boucherie  par  l'action  de  la  glace. 

L'illustre  savant  laissait  de  nombreux  traités  scientifiques  et  phi- 
losophiques, des  mémoires  sur  la  jurisprudence,  la  politique,  etc.  ;  le 
tout  compris  dans  un  recueil  intitulé  :  Imtauralio  magna;  il  s'était 
efforcé,  avant  tout,  à  faire  prévaloir  la  méthode  expérimentale  sur 
l'empirisme  professé  de  son  temps.  Quelques- uns  de  ses  travaux 
d'histoire  naturelle,  ainsi  que  son  Histoire  de  Henri  VII,  ne  furent 
imprimés  qu'après  sa  mort.  Il  a  écrit  aussi  beaucoup  de  lettres,  les- 
quelles sont  d'un  précieux  secours  pour  ses  biographes. 

M.  Taine  s'est  plu  à  placer  Bacon  parmi  les  hommes  célèbres  du 
règne  d'Elisabeth  qui,  suivant  lui,  furent  tous  athées  ou  panthéistes. 
Joseph  de  Maistre,  se  refusant  à  admettre  la  valeur  scientifique  du 
chancelier,  lui  reproche  sévèrement  son  matéi  ialisme,  et  la  conduite 
même  du  philosophe  anglais  semble  prouver  qu'il  ne  fut  guère 
chrétien  ;  cependant  le  vénérable  abbé  Emery  a  pris  la  défense  de 
Bacon,  essayant  de  montrer  que,  dans  sa  doctrine  du  moins,  le 
grand  chancelier  ne  s'écarta  jamais  des  points  fondamentaux  du 
christianisme.  L'auteur  allemand  que  nous  traduisons  en  partie, 
a  réuni  plusieurs  citations  qui  témoignent  des  sentiments  religieux 
du  célèbre  écrivain  :  «  La  religion,  disait  Bacon,  est  l'arôme  néces- 
saire à  la  conservation  de  la  science,  sans  cet  arôme,  celte  dernière 
se  corromperait  promptement  »,  etc.,  etc.  Malgré  la  faiblesse  si  juste- 
ment reprochée  à  l'homme  politique.  Bacon  osa  présenter,  un  jour, 
à  la  terrible  fille  de  Henri  VIII,  un  mémorandum  pour  blâmer 
les  atroces  persécutions  dirigées  contre  les  catholiques;  il  eut  le 
courage  de  faire  l'éloge  des  jésuites,  dont  la  méthode  pédagogique 
lui  semblait  parfaite.  Son  plus  intime  ami  fut  Tobias  Mathew,  lequel, 
fils  d'un  évêque^  courtisan,  se  convertit  généreusement  et  retourna 
à  la  religion  des  aïeux.  C'était  à  Mathew  que  le  grand  chancelier 
envoyait  les  manuscrits  de  ses  œuvres  littéraires,  le  priant  de  les 
corriger.  «  Lisez-les  avec  soin,  écrivait  Bac^n,  marquez-moi  les  pas- 
sages où  vous  apercevrez  que  je  me  suis  endormi,  ou  que  j'ai  donné 
trop  libre  carrière  à  mon  imagination,  ou  encore,  que  j'ai  employé 
des  mots  trop  pauvres.  Tout  cela,  notez-le  :  super  totam  materiam  ; 
ainsi  que  toutes  les  phrases,  tous  les  endroits  qui  pourraient  vous 
déplaire;  vous  savez  combien  j'estime  votre  jugement!  » 

Notre  critique  veut  qu'il  soit  question  ici  des  drames  shakspea- 
riens,  car  Bacon  soumettait,  ordinairement,  ses  œuvres  philoso- 
phiques à  l'examen  de  l'évoque  Andrew;  d'ailleurs,  le  célèbre  écri- 


SHAKESPEARE    ET   SIIAKSPERE  63 

vain  recommande  à  son  confident  de  ne  parler  de  son  manuscrit 
à  personne;  il  lui  écrit  :  «  J'ai  la  tête  remplie  à' inventions  poéti- 
ques »,  etc.,  etc.  La  collaboration  de  Mathewet  l'amitié  que  lui  avait, 
vouée  Bacon  expliqueraient  peut-être  bien  des  choses  dans  l'œuvre 
de  Shakespeare.  H  est  certain  que  l'on  ne  peut  nier  au  moins  «  la 
tendresse  d'imagination  de  l'auteur  pour  le  catholicisme  )>,  suivant 
l'expression  de  M.  de  Moniagut;  Bacon  n'avait  pas  en  lui  l'étoffe 
d'un  martyr;  hélas!  les  âmes  trempées  comme  celles  de  Thomas 
Morus,  furent  rares  en  Angleterre  au  seizième  siècle!  Lorsqu'on 
voyait,  comme  dit  M.  Guizot,  «  le  défenseur  catholique  de  la  pré- 
sence réelle  marcher  au  supplice  pour  avoir  soutenu  la  suprématie 
du  Pape,  et  le  Réformé  monter  au  bûcher  parce  qu'il  refusait  de 
reconnaître  la  présence  réelle,  l'obéissance  politique  était  le  seul 
dogme  auquel  pussent  se  railler  avec  quelque  zèle  les  consciences 
dociles.  »  Celle  du  grand  chanceher  ne  le  fut  que  trop  souvent  à  la 
voix  de  son  ambition  ou  de  son  intérêt,  elle  a  néanmoins  protesté 
quelquefois,  et  témoigné  des  sentiments  intimes  de  Francis  Bacon. 

On  devine,  sans  peine,  la  conclusion  tirée  du  rapprochement  de 
ces  deux  vies,  de  ces  deux  caractères,  de  ces  deux  hommes  : 
William  Shakspere  et  Francis  Bacon,  l'acteur  de  Londres  et  le 
grand  chancelier  d'Angleterre. 

Rien,  sinon  un  prodige  de  génie,  ne  prépare  Shakspere  à  la  com- 
position de  ses  drames  fameux,  l'éducation  de  Bacon,  les  épreuves 
de  sa  carrière,  son  grand  savoir,  ses  tendances  philosophiques,  tout 
se  reflète  dans  l'œuvre  shakspearienne  «  Donc  plus  de  doute, 
s'écrie  M.  P.  Friedrich,  Bacon  est  Shakespeare,  et  Shakespeare  est 
Bacon!...  » 

On  répondra  par  une  foule  d'objections;  on  demandera,  entre 
autres  choses,  pourquoi  les  pièces  de  Shakespeare  qui  indiquent 
une  si  vaste  culture  intellectuelle,  trahis-ent  aussi  tant  d'ignorances 
étranges;  d'où  viennent  ces  anachronism^^s  risibles,  ces  locutions 
provinciales,  ces  énormités  géographiques?  Les  Baconiens  ne  se 
laissent  point  déconcerter;  ils  soutiennent  que  Fauteur  s'est  con- 
formé aux  habitudes  de  l'époque,  aux  traditions  populaires,  au 
canevas  dont  il  se  servait  pour  ses  drames,  ne  voulant  pas  heurter 
trop  vivement  les  idées  de  son  public... 

Les  défenseurs  de  Shakespeare  sont,  sans  doute,  les  plus  nom- 
breux et  peut-être  les  mieux  armés,  mais  les  tenants  de  Bacon  ne 
lâchent  jamais  pied.  Il  s'est  formé  une  association  {Baconian  So- 


ijll  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

cieiij)  dont  l'ardeur  ne  se  lasse  point.  Les  travaux  de  M.  I.  Don- 
nelly  ne  l'ont  pas  peu  encouragée  et  soutenue.  «  Avec  une  patience 
d^abeille  ^ ,  M.  Donnelly  rassemble  les  documents,  les  commente  et 
les  compare.  Persuadé  que  Bacon  avait  dû,  dès  sa  jeunesse,  se 
servir  d'une  sorte  d'écriture  secrète  ou  de  mots  conventionnels;  le 
critique  en  a  cherché  longtemps  la  clef  dans  les  œuvres  du  phi- 
losophe anglais.  Au  cours  de  ses  investigations,  il  s'est  trouvé 
amené  à  compulser  d'autres  auteurs,  et  la  première  édition  des 
Œuvres  complètes  de  Shakespeare,  parue  en  J623,  lui  est  tombée 
sous  les  yeux.  Cn  examen  attentif  lui  a  fait  découvrir,  dans 
l'in-folio  si  rare  qu'il  avait  entre  les  mains,  beaucoup  de  particula- 
rités singulières.  Par  exemple,  le  nom  de  l'auteur  imprimé  sur  le 
titre  avec  l'orthographe  généralement  adoptée  ;  William  Shakes- 
'peare\  mais,  au  bas  d'un  portrait  gravé  et  joint  au  texte,  ce  nom 
orthographié  ainsi  :  Shakspere;  puis,  dans  des  vers  accompagnant 
ce  portrait,  on  retrouvait  la  première  orthographe,  celle  du  titre  : 
Shakespeare.  D'où  venait  ce  nom  de  Shakespeare  que  le  chantre 
de  l'Avon  n'avait  jamais  signé?  se  demanda  M.  I.  Donnelly;  sur 
quel  registre  de  paroisse  avait-il  figuré?  qui  donc  signait  ainsi  au 
seizième  siècle,  en  Angleterre?  S'il  n'était  dû  qu'à  une  erreur  typo- 
graphique, pourquoi  cette  erreur  était-elle  répétée  et  pourquoi  le 
portrait  seul,  était-il  accompagné  de  la  véritable  orthographe?  Cette 
circonstance  bizarre  ne  cachait-elle  pas  un  mystère?  La  lumière  se 
fit  dans  l'esprit  du  patient  chercheur;  il  se  dit  que  Shakespeare  ne 
pouvait  être  qu'un  pseudonyme,  et  ce  pseudonyme  il  ne  manqua 
pas  de  l'attribuer  à  Bacon.  L'acteur  Shakspere  devint  à  ses  yeux 
un  simple  prête  nom:  plus  il  creusa  la  question,  plus  son  système 
lui  parut  bien  fondé;  collationnant  minutieusement  les  œuvres  du 
grand  chancelier  et  les  drames  shakespeariens,  il  y  découvrit  une 
parfaite  similitude  d'idées,  d'expressions,  de  citations;  similitude 
qui,  du  reste,  avait  frappé  depuis  longtemps  les  critiques. 

Comment  deux  hommes  aussi  rapprochés  par  le  génie  que 
l'avaient  été  Shakespeare  et  Bacon,  vivant  dans  le  même  temps, 
dans  la  même  patrie,  n'avaient-ils  laissé  aucune  trace  de  leurs  rela- 
tions ou  du  moins  d'une  estime  réciproque  dans  leurs  lettres  et 
leurs  écrits?  on  pouvait  s'en  étonner.  Comprendrait-on  que  Schiller 
eût  ignoré  Gœthe,  ou  que  Corneille  fût  resté  étranger  à  Racine? 
M.  Donnelly  faisait  cesser  cette  anomalie;  il  identifiait  Shakespeare 
et  Bacon;  il  rapprochait,  du  même  coup,  l'acteur  Shakspere  du 


SHAKESPEARE   ET   SHAKSPERE  65 

grand  chancelier,  dont  Shakspere  aurait  endossé  les  œuvres.  11  prou- 
vait l'unité  de  personne  de  Bacon  et  de  Shakespeare,  par  les  témoi- 
gnages cent  fois  répétés  de  Bacon  ou  de  ses  confidents.  Bacon 
n'écrivalt-il  pas  à  un  attorney  général,  pour  solliciter  sa  protection 
«  en  faveur  des  poètes  anonymes  »?  Tobias  Mathew,  l'un  des  amis 
les  plus  chers  du  grand  chancelier,  remerciant  celui-ci  de  Tenvoi  de 
ses  Essais,  n'ajoutait-il  pas  :  «  L'esprit  le  plus  prodigieux  que  j'aie 
trouvé  dans  ma  nation  et  de  ce  côté  de  la  mer,  porte  bien  le  nom 
de  W.  S.,  quoiqu'il  soit  connu  sous  un  autre  nom,  »  etc. 

On  se  souvient  que  Bacon  avait  pris  sa  retraite  en  1621  et  s'était 
voué  entièrement  à  l'étude;  ne  peut-on  supposer  que  ce  fut  alors 
qu'il  revit  et  corrigea  ses  œuvres  diamatiques,  dont  la  première  édi- 
tion complète  date,  nous  l'avons  dit,  de  1623?  Dans  les  drames  de 
Shakspeare,  on  relève  une  foule  de  situations,  de  rôles,  d'allusions 
qui  se  rapportent  à  la  vie  intime  ou  politique  du  grand  chancelier... 
Les  Baconiens  veulent  que  le  personnage  du  roi  Lear,  entre 
autres,  ait  été  créé  par  l'auteur  sotis  l'influence  des  impressions 
que  lui  causa  l'étrange  maladie  dont  sa  mère  fut  atteinte  à  un  âge 
déjà  avancé.  L'édition  de  1623  a  été  augmentée  de  scènes  qui 
s'appliquent  à  la  vie  publique  de  Bacon.  L'une  des  scènes  ajoutées 
au  drame  àe  Henri  F/n'est  autre  qu'une  plaidoirie  d'une  application 
si  facile  qu'elle  frappe  les  moins  attentifs.  Le  grand  chancelier  v 
défend  son  intégrité  professionnelle  soupçonnée.  «  J'ai  toujours  rendu 
une  justice  indulgente,  s'écrie-t-il  par  la  bouche  d'un  des  person- 
nages, les  prières  ont  pu  me  toucher,  mais  non  les  présents.  » 

Celte  édition  de  1623  a  paru  sous  les  noms  d'Hermings  et  de 
Candell,  deux  acteurs,  anciens  camarades  de  Shakspeare,  lesquels 
ne  passèrent  jamais  pour  des  écrivains  remarquables  et  ne  furent 
jamais,  non  plus,  des  gens  «  bien  posés  »;  cependant,  la  préface  porte 
«  l'empreinte  de  l'ongle  du  lion  »,  et  le  livre  est  dédié  à  deux  lords 
occupant  de  grandes  situations  :  au  chancelier  Penbrock  et  à  son 
frère,  Philippe-Charles  de  Montgomery.  L'auteur  de  la  préface  leur 
parle  avec  une  familiarité  surprenante  et  sur  un  ton  de  badinage  qui 
serait  foit  déplacé  de  la  part  d'inférieurs.  «  On  ne  comprendrait  guère, 
dit  M.  Friedrich,  que  deux  mimes,  dressés  à  courber  l'échiné 
devant  les  grands,  osassent  adresser,  aux  lords  frères,  une  pareille 
dédicace.  »  Ce  qui  est  non  moins  singulier,  c'est  que  ces  deux  édi- 
teurs traitent  les  drames  de  Shakspeare,  déjà  si  renommés,  de 
«  puérilités  ».  Comment  des  acteurs  de  profession  se  seraient-ils 

1er   OCTOBRE    (N°    88].    4«    SÉRIE.    T.    XXIY.  5 


66  REVUE  DU   MONDE  CATHOLIQUE 

exprimés  ainsi,  sur  les  plus  belles  pièces  de  leur  répertoire,  sur 
celles  que  le  public  d'alors,  admirait  davantage?  Et  en  l'admettant, 
comment  se  risquaient- ils  à  les  offrir  aux  deux  lords?  L'auteur  seul, 
des  drames  de  Shakespeare,  avait  le  droit  de  parler  et  d'agir  de  la 
sorte.  Les  amis  de  Bacon  devaient  être  dans  le  secret  caché  au  public  ; 
les  lords  de  Penbrock  et  de  Montgomery  savaient  certainement 
d'où  leur  venait  cette  dédicace... 

Mais,  demande-t-on,  pourquoi  tant  de  détours?  et  pourquoi,  après 
le  succès  de  ses  pièces,  Francis  Bacon  ne  déposa-t-il  pas  le  masque? 

Les  Baconiens  allèguent,  en  premier  lieu,  la  note  infamante  :  «  levis 
notore  macula  »,  qui,  à  cette  époque,  marquait  le  comédien.  Sa 
profession  était  considérée  comme  vile  et  dégradante,  entre  toutes; 
cette  honte  rejaillissait  nécessairement  sur  l'inventeur  des  pièces 
grossières,  des  farces  grivoises,  des  bouffonneries  souvent  ignobles 
dont  se  composait  le  répertoire  théâtral.  On  connaît  la  vie  de  Mar- 
low,  «  ce  gredin  de  génie  »,  comme  l'appelle  un  critique  français;  on 
sait  jusqu'où  allait  la  licence  des  pièces  qui  précèdent  celles  de 
Shakspeare  et  souvent  leur  servirent  de  fond.  Au  dix-septième  siècle, 
Frédéiic  II  traitait  encore  les  comédiens  de  sa  cour  de  «  dangereuses 
canailles  »  ;  les  protestants,  en  général,  se  montraient,  à  l'égard  du 
théâtre  et  de  son  personnel,  bien  plus  sévères  que  ne  le  furent  jamais 
les  caiholiques. 

Les  partisans  de  Bacon  se  refusant  à  croire  qu'un  génie  tel  que 
Shakespeare  ait  pu  surgir  d'un  pareil  raiheu,  soutiennent,  en  même 
temps,  que  Bacon,  magistrat,  philosophe,  membre  du  parlement, 
grand  chancelier  dAngleterre,  ne  pouvait  s'avouer,  devant  la  foule, 
pour  un  auteur  dramatique. 

Ils  rappellent  que,  si  le  grand  chancelier  ne  dédaigna  pas  de  rem- 
plir quelques  rôles  dans  les  pièces  jouées  i  la  cour,  il  n'y  parut  que 
masqué,  suivant  la  coutume,  et  ne  fut  nullement  confondu  pour  cela, 
avec  la  tourbe  des  acteurs  de  profession. 

Jamais,  disent-ils  encore,  la  secte  puritaine  n'eût  pardonné,  à  un 
homme  de  ce  rang,  d'écrire  pour  les  théâtres  populaires;  Bacon, 
reconnu  comme  auteur  des  drames  shakspeariens,  eût  été  en  butte 
aux  calomnies  les  plus  haineuses;  on  aurait  excité  contre  lui  sa 
propre  mère,  puritaine  zélée,  (lui,  [)eut-être,  eût  maudit  son  fils,  si 
elle  avait  soupçonné  la  participaiion  de  celui-ci  à  l'œuvre  de  Satan. 

D'autres  dangers  menaçaient,  d'rilleurs,  le  diamaturge  courtisan. 
On  traversait  une  époque  sanglante  où  la  torture  et  la  hache  avaient 


SHAKESPEARE  ET  SHAKSPEF.E  67 

raison  de  ceux  qui  ne  pensaient  pas  comme  la  reine,  en  fait  de 
religion  et  de  politique;  où  une  phrase,  un  mot,  pouvait  briser 
l'avenir  d'un  ambitieux,  quand  il  ne  faisait  point  tomber  sa  tête. 
Comment,  avec  sa  circonspection  accoutumée  et  sa  crainte  de 
déplaire  au  gouvernement.  Bacon  se  serait-il  exposé  aux  poursuites 
que  les  allusions  politiques,  nombreuses  dans  ses  drames,  n'auraient 
pas  manqué  de  lui  attirer? 

Un  jour,  Elisabeth  visitait  la  tour  de  Londres,  après  la  révolte  du 
comte  d'Essex;  elle  parcourait  les  registres  d'écrou,  lorsque,  s'arrê- 
tant  soudain,  elle  dit  au  greffier  Lambarde  :  «  Je  suis  Richard  II, 
savez-vous?  » 

Lambarde  voyant  où  elle  voulait  en  venir  rép^^ndit  : 

«  Cette  très  perverse  imagination  n'est  le  fait  que  d'un  gentilhomme 
bien  ingrat,  la  créature  que  Votre  Majesté  a  le  plus  comblée. 

«  —  Celui  qui  oublie  Dieu,  reprit  sentencieusement  la  reine, 
oubliera  aussi  ses  bienfaiteurs.  Cette  tragédie  a  été  jouée  quarante 
fois  dans  les  théâtres  et  en  pleine  rue...  » 

Pour  qui  connaissait  la  vindicative  souveraine,  il  y  avait  dans 
cette  remarque  de  quoi  trembler.  La  fille  de  Henri  VIII  ne  faisait- 
elle  pas  condamner  à  la  prison  et  n'avait-elle  pas  menacé  de  la  torture 
sir  John  Hayward,  l'historien  de  Henri  IV.  pour  de  simples  allusions? 

Les  Baconiens  sont  persuadés  qu'elle  soupçonnait  le  secret  de 
Bacon,  s'il  avait  signé  ses  œuvres  dramatiques  aurait-il  échappé  à 
sa  colère?  La  reine  pouvait  dédaigner  un  auteur  obscur,  elle 
aurait  sévi  contre  l'homme  politique.  De  même,  les  courtisans  d'Eli- 
sabeth, qui  applaudissaient  quand  le  fouet  d'un  satirique  sans 
importance,  cinglait  un  de  leurs  rivaux,  n'auraient  fait  taire  ni  leur 
fureur  ni  leurs  inquiétudes  s'ils  avaient  su  que  cet  auteur  vivait 
parmi  eux  et  n'ignorait  aucune  de  leurs  intrigues. 

On  ajoute  que,  sous  le  voile  de  la  composition  dramatique  et  à 
travers  le?  grossiers  lazzi  dont  le  goût  du  temps  le  forçait  d'épicer 
ses  pièces,  Bacon  cherchait  à  instruire,  à  moraliser  ses  contempo- 
rains. Placé  comme  il  l'était,  subissant  des  disgrâces  ou  profitant 
de  la  faveur  royale,  commettant  des  fautes  commentées  par  le  public, 
il  n'aurait  pu  atteindre  son  but,  s'il  avait  trahi  le  secret  de  son 
véritable  nom. 

Par  toutes  ces  raisons,  par  d'autres  encore  nn'51  serait  trop  long 
de  déve'opper,  Bacon  dut  cachtr  sa  personnalité  lorsqu'il  écrivit  ses 
drames.  Garder  l'anonyme  eût  été  tout  aussi  dangereux  ;  un  pseu- 


68  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

donyme  ordinaire  ne  parut  pas  même  siifiisant  à  l'auteur,  il  chercha 
et  trouva  un  homme  capable  de  le  mettre  complètement  à  couvert, 
de  dérouter  la  piste  et  de  faire  illusion  au  public.  Cette  précieuse 
doublure  fut  l'acteur  Shakspere,  auteur  et  poète  lui-même,  dont 
les  capacités  rendaient  assez  vraisemblable  le  rôle  qui  lui  était  offert 
et  qu'il  joua  consciencieusement. 

William  Shakspere  se  trouvait  dans  une  condition  trop  humble 
pour  que  Bacon  craignît  d'aventurer  la  tête  d'un  sosie,  en  lui  attri- 
buant môme  ses  pièces  pohtiques;  du  reste,  le  pseudonyme,  choisi 
avec  une  si  légère  différence  d'orthographe,  était  une  habileté  de 
plus;  il  permettait  de  confondre  ou  de  séparer  à  volonté  le  prête- 
nom  et  le  véritable  auteur. 

Un  écrivain  du  Correspondant  (1),  auquel  nous  avons  fait  plus 
d'un  emprunt  pour  compléter  l'étude  de  M.  Friedrich,  voudrait  qu'on 
ne  regardât  pas  l'acteur  Shakspere  comme  un  simple  endosseur,  mais 
comme  le  collaborateur  intelligent  de  Bacon.  Il  demande  qu'on  lui 
laisse  la  gloire  d'avoir  créé  les  scènes  et  les  personnages  comiques 
dans  l'œuvre  shakespearienne;  on  lui  accorderait  ainsi,  encore  une 
belle  place  parmi  les  littérateurs  anglais. 

Cette  solution  du  problème  paraît  fort  acceptable;  elle  ne  satisfera 
pourtant  ni  les  Shakespeariens,  ni  les  Baconiens...  Le  débat  reste 
ouvert,  peut-être  ne  décidera- t-on  jamais,  en  dernier  ressort,  entre 
les  deux  concurrents. 

En  somme,  la  dispute  ne  porte  aucune  atteinte  à  l'œuvre  de 
Shakespeare,  qui  reste  tout  entière.  Résultat  d'un  merveilleux  génie 
capable  de  tout  deviner,  ou  vécue,  en  quelque  sorte,  par  son  auteur 
même,  elle  appartient  désormais  au  trésor  commun  de  la  pensée  hu- 
maine; elle  est,  suivant  l'expression  d'un  écrivain  allemand,  «  sem- 
blable à  l'inépuisable  Océan  qui,  toujours  grondant  ou  chantant, 
ravit  les  yeux  et  les  oreilles  de  l'homme  par  ses  aspects  et  ses  bruits 
divers,  remplissant  l'âme  d'émotions  étranges,  parce  qu'elle  lui 
ouvre  des  horizons  infinis  » . 

Si  les  Anglais  ont  exalté  Shakespeare  par  amour-propre  national, 
si  le  culte  que  lui  rendent  les  Allemands  est  venu  surtout,  de  leur 
désir  de^trouver  un  modèle,  en  dehors  des  grands  auteurs  français, 
nous  sommes  les  seuls  entièrement  désintéressés  dans  notre  admi- 
ration, car  Shakespeare  a  plus  d'une  fois  blessé,  dans  ses  drames, 

(1)  M.  Raynal,  25  août  1838. 


SHAKESPEARE  ET  SHAKSPERE  69 

notre  fibre  patriotique.  Cependant,  les  hommages  ne  lui  ont  pas 
manqué  chez  nous,  depuis  que  la  réaction  s'est  faite  contre  les  juge- 
ments si  légers  de  Voltaire. 

Dans  ce  siècle  de  doute  et  de  malaise  moral,  de  poignantes  tris- 
tesses et  de  névroses  latentes,  qui  n'a  relu  cent  fois  le  rôle  d'Hamlet? 
qui  ne  s'est  senti  soulagé  en  trouvant  sa  propre  souffrance  exprimée 
par  de  tels  accents? 

Quelques  critiques  ont  soutenu  que  Shakespeare,  en  écrivant  ce 
rôle  incomparable,  n'avait  pas  eu  la  conscience  de  son  étonnante 
composition  ;  ceux  qui  attribuent  la  paternité  d'Hamlet  à  Bacon  ont 
découvert  un  auteur  capable  de  concevoir  ce  personnage  immortel, 
un  philosophe  qui  a  dû  ressentir  tout  ce  qu'il  met  au  cœur  de  son 
héros,  un  penseur  qui  a  lutté  contre  le  doute,  qui,  dans  ses  médita- 
tions, s'est  posé  souvent  la  terrible  question  :  Être  ou  n'être  pas?... 
mourir,  dormir  ou  rêver?  un  ambitieux  dont  la  conscience  embar- 
rassée, étouffée  parfois,  a  dû  se  réveiller  avec  des  cris  sublimes... 
un  homme  qui,  n'ayant  pas  eu  toujours  le  courage  d'écouter  cette 
voix,  a  été  profondément  troublé,  tantôt  par  le  remords,  tantôt  par 
de  trop  vastes  pensers. 

Mais  ne  poursuivons  pas  ces  rapprochements,  peut-être  nous 
laisserions-nous  entraîner  à  conclure  avec  les  Baconiens,  pour 
lesquels  le  véritable  âutenr  d'Hamlet  et  de  toute  l'œuvre  shakespea- 
rienne ne  saurait  être  que  l'illustre  philosophe  dont  la  devise, 
empruntée  au  Psalmiste,  résume  si  bien  les  luttes  et  les  souffrances 
d'une  grande  âme  : 

Multum  incola  fuit  anima  meal 

J.    DE    ROGHAY. 


LES  UÉBUTS  DE  LA  POLITIQUE  COLO.MALE 


LA  FMNCE  ET  LE  PROTECTORAT  FRANÇAIS 

A    TAÏTI^') 


L'amiral  Dupetit-Thouars  quitta  Papéiti  au  commencement  de 
novembre  18Z|3,  après  avoir  installé  le  gouverneur  et  le  conseil  de 
gouvernement.  La  tran']uillilé  n'avait  cessé  de  régner  depuis  le  jour 
de  l'occupation.  La  reine  habitait  chez  Pritchard,  on  ne  la  voyait 
plus;  les  officiers  anglais  entretenaient  avec  les  nôtres  des  relations 
assez  cordiales.  Cependant  les  missionnaires  protestants  avaient 
conservé  un  empire  absolu  sur  l'esprit  de  Pomaré  et  continuaient  à 
pousser  les  indigènes  à  la  révolte.  Pritchard  se  distinguait  comme 
toujours  par  son  hostilité  ;  a  c'est  lui  »,  écrivait  M.  Bruat  au  ministre, 
«  qui  tient  ici  le  fil  de  toutes  les  intrigues  ». 

Ses  menées  restèrent  sans  effet  sur  les  grands  chefs.  Ceux-ci,  plus 
instruits  et  plus  intelligents  que  le  reste  de  leurs  compatriotes,  com- 
prenaient que  leur  pays  avait  tout  à  gagner  à  rester  sous  le  régime 
français;  ils  n'étaient  pas  non  plus  fâchés  de  voir  l'abaissement  de 
cette  famille  Pomaré  qui  s'était  élevée  sur  les  ruines  de  leur  ancienne 
puissance,  et  de  ces  missionnaires  dont  le  joug  leur  était  devenu 
insupportable.  Mais  les  petits  chefs  et  le  peuple  des  districts  éloignés 

(1)  Voir  la  Revue  du  l^r  septembre  1890. 


LA.  FRANGE  ET  LE  PROTECTORAT  FRANÇAIS  A  TAITI        71 

qui  ne  nous  connaissaient  que  par  les  calomnies  et  les  mensonges 
des  missionnaires  se  laissèrent  entraîner  dans  le  parti  anglais. 

L'insurrection  commença  à  Taïarabou,  dans  le  sud  de  Taïti. 
Quelques  chefs  dévoués  à  Pomaré  refusèrent  de  venir  à  Papéiti  saluer 
le  gouverneur.  Le  vieux  chef  Tati,  très  dévoué  à  la  France,  avait 
contre  eux  des  griefs  personnels;  il  leur  fit  dire  que  s'ils  ne  venaient 
pas,  on  les  mettrait  aux  fers  comme  quelques  Kanaques  qu'on 
avait  arrêtés  les  jours  précédents.  Cette  imprudente  menace  blessa 
leur  fierté.  Ils  répondirent  qu'ils  ne  reconnaissaient  pas  l'autorité 
de  la  France,  et  qu'ils  n'avaient  d'ordre  à  recevoir  que  de  Pomaré. 
Le  gouverneur  voulut  couper  court  à  ces  tentatives  de  révolte. 
Il  déclara  les  chefs  rebelles,  mit  leurs  biens  sous  séquestre  et  menaça 
de  frapper  d'une  contribution  de  guerre  les  districts  qui  leur  donne- 
raient asile  (20  février  18Ii!i). 

Pour  contenir  l'insurrection  qui  se  préparait,  M.  Bruat  n'avait 
à  lui  que  600  hommes  de  troupes;  la  ville  de  Papéiti  était  presque 
sans  défense.  Il  commença  par  la  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de  main 
en  faisant  construire  deux  blockhaus  sur  des  mamelons  qui  domi- 
naient le  pays.  Puis  il  partit  lui-même  pour  Taïarabou,  sur  l'aviso  le 
Phaéton,  avec  300  hommes,  pour  essayer  d'intimider  les  rebelles  et 
les  faire  rentrer  dans  leurs  districts.  Ceux-ci  restèrent  muets  à  toutes 
les  propositions,  et  répondirent  très  fièrement  qu'ils  sauraient  bien 
se  défendre  eux  et  leurs  propriétés.  Le  gouverneur  débarqua  immé- 
diatement ses  troupes,  et  fit  construire  un  fortin  sur  l'isthme  de 
Taravao  qui  relie  la  presqu'île  de  Taïarabou  à  la  grande  terre. 
Les  insurgés  étaient  au  nombre  d'environ  deux  mille;  ils  étaient 
bien  armés,  avec  quatre  canons,  et  étaient  dirigés  par  des  aventuriers 
anglais  et  américains  qui  ne  cherchaient  qu'à  brouiller  la  situation  et 
poussaient  de  toutes  leurs  forces  à  la  guerre.  Ils  n'usèrent  cependant 
pas  résister  à  ce  premier  déploiement  de  forces  et  évacuèrent 
Taravao  sans  tirer  un  coup  de  fusil. 

Pendant  que  M.  Bruat  essayait  ainsi  de  comprimer  les  premières 
tentatives  de  révolte  dans  le  sud,  des  événements  très  graves  se 
passaient  dans  le  nord,  dans  la  capitale  même  de  l'île,  à  Papéiti.  Le 
gouverneur  y  avait  laissé  comme  commandant  particulier,  M.  d'Au- 
bigny,  capitaine  de  corvette;  cet  officier,  très  actif,  très  intelligent, 
était  muni  des  pouvoirs  les  plus  étendus;  sa  situation  était  très 
délicate;  comme  nous  l'avons  dit,  Papéiti  était  à  peu  près  sans 
défense;  un  grand  nombre  de  rebelles  rôdaient  aux  alentours  de  la 


72  '    REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

capitale,  et  l'on  craignait  que,  enhardis  par  le  départ  des  troupes, 
ils  ne  voulussent  tenter  un  coup  de  main  et  mettre  le  feu  à  la  ville. 

A  la  suite  des  rapports  qui  lui  dénonçaient  l'effervescence  des 
indigènes,  M.  d'Aubigny  prononça  l'état  de  siège  (2  mars  ISMi),  et 
prit  les  mesures  les  plus  sévères  pour  se  mettre  à  l'abri  de  toute 
surprise. 

Le  lendemain,  dans  la  nuit  du  2  au  3  mars,  un  matelot  de  la 
frégate  FUranie,  en  faction  sur  le  môle,  fut  brusquement  assailli 
par  un  indigène,  qui  le  renversa  d'un  coup  de  poing  sur  la  tête  et 
chercha  à  lui  ai-racher  son  fusil.  Aux  cris  du  matelot  les  hommes 
d'un  poste  voisin  accoururent  et  purent  arrêter  l'agresseur. 

Cet  acte  audacieux  inquiéta,  avec  raison,  M.  d'Aubigny:  il  pou- 
vait craindre  à  tout  moment  des  surprises  de  ce  genre,  et  une  attaque 
plus  sérieuse  lui  paraissait  imminente.  Le  lendemain,  on  lui  apporta 
une  lettre  trouvée  dans  un  sentier  aux  environs  de  la  capitale; 
l'indigène  qui  devait  la  remettre  à  sa  destination  l'avait  sans  doute 
laissée  tomber  par  mégarde.  Elle  était  adressée  à  un  chef  de  Hua- 
hine,  une  des  îles  voisines  de  Taïti,  et  le  prévenait  que  Papéiti  étant 
sans  défense,  il  fallait  que  les  indigènes  des  îles  Sous-le-Vent  en 
profitassent  le  plus  tôt  possible  pour  nous  attaquer.  La  lettre  n'était 
pas  signée,  mais  on  reconnut  l'écriture  de  Pritchard. 

Par  une  maladresse  incroyable,  Pritchard,  en  amenant  son  pa- 
villon, s'était  dépouillé  lui-même  de  son  caractère  d'inviolabilité 
consulaire.  Il  n'était  plus  qu'un  simple  résident  soumis  à  la  loi 
commune.  M.  d'Aubigny  appela  M.  Prat,  chef  de  la  police  locale,  et 
lui  donna  l'ordre  d'arrêter  immédiatement  Pritchard,  pour  le  con- 
duire au  blokhaus.  M.  Prat  sortit  aussitôt  avec  l'airle  de  camp  de 
M.  d'Aubigny,  et  tous  les  deux,  pour  ne  pas  donner  l'éveil,  se  diri- 
gèrent vers  l'habitation  de  Pritchard  par  des  sentiers  détournés. 

L'ex-consul  anglais  habitait  à  une  petite  distance  de  la  ville.  Soit 
qu'il  eût  appris  que  sa  lettre  avait  été  interceptée,  soit  qu'il  eût  été 
prévenu  par  quelque  espion  qu'on  allait  l'arrêter,  Pritchard  venait 
de  demander  au  capitaine  de  la  corvette  anglaise  le  Basilisk^ 
M.  Collie,  de  le  prendre  pour  une  huitaine  de  jours  à  bord.  Au 
moment  où  l'enseigne  de  vaisseau  et  M.  Prat  arrivaient  à  la  maison, 
Pritchard  venait  d'en  sortir,  en  compagnie  du  capitaine  anglais,  et 
se  dirigeait  sous  une  pluie  battante  vers  une  cale  de  débarquement 
peu  éloignée  de  sa  demeure,  où  l'attendait  un  canot. 

M.   Prat  se  mit  à  courir  pour  le  rejoindre.  Les  deux  Anglais, 


LA    FRANCE    ET    LE    PROTECTORAT    FRANÇAIS    A    TAITI  73 

entendant  qu'on  les  poursuivait,  pressèrent  le  pas  sans  oser  se 
retourner,  et  Pritchard  prit  le  bras  du  capitaine  comme  pour  se 
mettre  sous  sa  protection.  Il  arrivait  au  canot,  quand  M.  Prat  par- 
vint à  le  rejoindre  et  lui  dit,  sans  autre  préambule  :  «  Monsieur  Prit- 
chard, le  commandant  particulier  vous  prie  de  venir  lui  parler  im- 
médiatement, il  a  une  communication  très  importante  à  vous  faire.  » 

Pritchard  et  son  compagnon  comprirent  de  quoi  il  s'agissait. 
Très  émus,  très  intimidés  ils  n'eurent  même  pas  l'idée  de  résister; 
Pritchard  n'avait  qu'un  pas  à  faire  pour  descendre  dans  le  canot;  il 
y  avait  là  une  dizaine  de  matelots  anglais  qui,  sur  un  signe  de  leur 
commandant,  pouvaient  se  porter  à  son  secours.  Mais  celui-ci  resta 
comme  hébété,  ne  sachant  que  faiie.  Pritchard,  qui  paraissait,  lui 
aussi,  stupéfait,  lâcha  le  bras  de  M.  Collie;  M.  Prat  prit  aussitôt  le 
sien,  et  l'entraîna,  moitié  par  force,  moitié  par  persuasion,  en  lui 
répétant  que  M.  d'Aubigny  avait  une  communication  urgente  à  lui 
faire  et  qu'il  le  priait  de  ne  pas  perdre  un  instant.  Quand  ils  furent 
assez  loin  du  canot,  M.  Prat  lui  dit  simplement  qu'il  avait  ordre  de 
le  conduire  au  blokhaus(l). 

Le  même  jour,  le  commandant  particulier  fit  aflicher  sur  toutes 
les  places  de  Papéiti  la  proclamation  suivante  : 

«  Une  sentinelle  française  a  été  attaqui^e  dans  la  nuit  du  2  au 
3  mars  18A/i. 

a  En  représailles,  j'ai  fait  saisir  le  nommé  Pritchard,  seul  moteur 
et  instigateur  journalier  de  l'effervescence  des  naturels.  Ses  pro- 
priétés répondront  de  tout  dommage  occasionné  à  nos  nationaux 
par  les  insurgés,  et  si  le  sang  français  venait  à  couler,  chaque 
goutte  en  rejaillirait  sur  sa  tête.  » 

Le  commandant  Bruat  arriva  quelques  jours  après.  M.  d'Aubigny 
étant  malade  ne  put  aller  le  voir  à  son  arrivée  il  envoya  son  aide 
de  camp  lui  rendre  compte,  en  son  nom,  des  événements  qui  ve- 
naient de  se  passer.  M.  Bruat  comprit  immédiatement  la  gravité  de 
cette  affaire;  il  en  parut  fort  contrarié;  cependant  il  fit  répondre  à 
M.  d'Aubigny  qu'il  n'eût  pas  à  s'en  inquiéter  et  qu'il  prendrait  tout 
sous  sa  responsabilité.  Puis,  il  fit  transférer  Pritchard  à  bord  de  la 
corvette  la  Meurthe,  où  il  donna  au  commandant  Guilvin,  l'ordre 
de  le  recevoir  à  sa  table.  «  M.  Pritchard  »,  écrivait-il  au  ministre, 
«  se  loue  des  soins  qu'on  a  pour  lui.  » 

(1)  Nous  tenons  ces  détails  d'un  témoin  oculaire  qui  passa  plusieurs  années 
à  Taïti  et  fut  intimement  mêlé  à  tous  les  événements  que  nous  racontons. 


7/l  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Puis,  voyant  que  la  présence  de  deux  bâtiments  anglais  ne  servait 
qu'à  entretenir  l'effervescence  des  naturels,  il  somma  le  capitaine 
du  Cormoran,  qui  n'avait  aucune  mission  pour  Taïti  de  prendre 
immédiatement  le  large,  mesure  énergique  qu'on  hésiterait  certaine- 
ment de  nos  jours  à  prendre  vis-à-vis  des  étrangers,  mais  qui,  à  cette 
époque  où  la  France  étant  forte  et  respectée,  ne  souleva  pas  la  moindre 
objection.  M.  Bruat  permit  au  capitaine  du  Cormoran  de  prendre 
Pritchard  à  son  bord,  à  la  condition  expresse  qu'il  ne  le  débarque- 
rait sur  aucun  point  des  îles  de  la  Société.  «  Je  ne  pense  pas  »,  écri- 
vait-il au  ministre,  «  qu'un  gouvernement  arrivé  à  des  circonstances 
telles  que  l'état  de  siège  puisse  tolérer  les  intrigues  d'un  simple 
résident  qui  cherche  à  couvrir  ses  menées  sous  le  titre  de  consul 
d'un  pays  ofi  il  n'a  pas  même  cherché  à  se  rendre,  quoiqu'il  en  eût 
le  temps  et  les  moyens.  »  Si  le  capitaine  du  Corm.oran  n'avait  pas 
consenti  à  le  prendre,  le  gouverneur  était  bien  décidé  à  le  faire  con- 
duire de  force  à  bord  d'une  goélette  de  la  station  locale  pour  le 
transporter  aux  îles  des  Amis. 

Le  Cormoran  débarqua  Pritchard  à  Valparaiso;  par  une  coïnci- 
dence bizarre,  ce  fut  le  môme  navire  qui  l'avait  porté  à  Taïti,  au 
commencement  de  18/i3,  qui  le  ramena  banni  et  humilié  dans  son 
pays.  Il  trouva  en  effet  à  Valparaiso  son  ami  Toup  Nicholas  dont  la 
campagne  touchait  à  sa  fin,  et  ce  fut  sur  la  Vindictive  qu'il  revint  en 
Angleterre.  Il  arriva  àPortsmouth  le  2ô  juillet  et  se  rendit  immédia- 
tement à  Londres  pour  rendre  compte  à  lord  Aberdeen,  chef  du 
Foreign  Office,  des  événements  que  nous  venons  de  raconter  (1). 

(1)  Voici  le  récit  que  Pritchard  fit  de  sa  déteatiou  à  lord  Aberdeen  à  son 
retour  à  Londres  : 

«  Le  3  mars,  vers  quatre  heures,  comme  j'étais  sur  le  quai  près  de  mettre 
le  pied  sur  le  bateau  pour  me  rendre  à  bord  du  Banlùk,  le  principal  agent 
de  la  police  courut  sur  moi  et  me  saisit  par  le  bras;  il  fut  aussitôt  rejoint 
par  quelques  soldats,  on  me  conduisit  k  travers  la  ville  jusqu'au  haut  d'une 
colline  sur  laquelle  avait  été  construit  un  blockaus;  nous  montâmes  par  une 
petite  échelle  à  l'étage  supérieur  qui  formait,  le  corps  de  garde;  au  milieu  de 
la  piè:e  était  une  trappe;  je  fus  descendu  par  cette  trappe  dans  le  cachot 
situé  au-dessous,  et  j'y  fus  tenu  sans  une  goutte  d'eau  pour  étancher  ma 
soif  et  ajaiser  ma  fièvre  jusqu'au  lendemain  matin  vers  huit  heures  ou  neuf 
heures.  On  me  dit  alors  qu'on  m'apporterait  des  aliments  de  chf>z  moi  deux 
fois  par  jour;  l'humidité  du  cachot  était  telle  que  le  troisième  jour,  je  fus 
pris  d'un  violent  accès  de  dysenterie;  je  demandai  qu'un  médecin  put  venir 
me  voir;  cette  faveur  me  fut  accordée  à  certaines  conditions;  on  mit  dans  le 
cacùot  une  échelle  sur  laquelle  je  montai  assez  haut  pour  que  le  docteur  pût 
me  tàter  le  pouls,  m'examiner  et  me  faire  des  questions  sur  ma  santé;  il 


LA.    FRANGE    ET    LE    PROTECTORAT    FRANÇAIS    A    TAITI  75 

Le  récit  de  l'arrestation  Pritchard  produisit  un  effet  immense  en 
Angleterre.  On  sait  comment  le  premier  ministre  l'annonça  à  la 
tribune  du  parlement  :  «  Un  outrage  grossier,  accompagné  d'une 
f<  injure  grossière  {a  gj'oss  outrage  accompanied  hy  a  gross  indi- 
«  gnity),  a  été  commis  contre  l'Angleterre  dans  la  personne  de  son 
«  agent,  w  Ces  paroles  si  singulières  dans  la  bouche  d'un  premier 
ministre,  surtout  d'un  homme  froid  et  réservé  comme  sir  Robert 
Peel,  constituaient  elles-mêmes  un  sanglant  outrage  à  l'adresse  du 
gouvernement  français.  L'opinion  publique  prit  feu  aussitôt  dans 
les  deux  pays  avec  une  violence  qui  pouvait  pronostiquer  les  plus 
graves  événements.  Au  miheu  de  ce  débordement  de  passions  et 
d'injures,  M.  Guizot  conserva  seul  un  tact,  une  réserve  qui  contras- 
taient avec  l'attitude  que  le  cabinet  anglais  avait  prise  dès  le  début 
de  l'affaire,  et  il  réussit  bientôt  à  amener  la  question  sur  le  terrain 
diplomatique.  Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  des  longues  et 
délicates  négociations  qui  suivirent,  et  qui  furent  plus  d'une  fois 
sur  le  point  d'être  rompues.  Disons  toutefois  que  si  M.  Guizot 
reconnut  dès  l'abord  la  nécessité  et  la  justice  d'une  réparation  à 

écrivit  au  gouverneur  que  si  je  n'étais  pas  tiré  de  cet  humide  cachot  je 
serais  bientôt  mort;  d'après  cette  lettre  je  fus  mené  de  nuit  sur  un  vaisseau 
de  guerre  français  à  l'ancre  dans  le  port;  j'y  fus  tenu  encore  dans  la  soli- 
tude, mais  tout  était  sec  et  clair  et  j'y  étais  beaucoup  mieux  que  dans  le 
cachot.  Le  vaisseau  de  Sa  Majesté,  le  Cormoran,  ayant  reçu  du  gouverneur 
Bruat  Tordre  de  quitter  le  port,  il  fut  convenu  que  je  serais  mis  à  bord  de 
ce  vaisseau  quand  il  serait  hors  du  port  a  condition  que  je  ne  serais  débarque 
dans  aucune  des  îles  de  la  Société,  et  que  je  serais  emmené  dans  quelques- 
unes  des  îles  de  ma  juridiction.  Le  Cormoran  se  rendant  à  Valparaiso,  j'ai 
cru  de  mon  devoir  de  venir  ici  et  de  mettre  mon  affaire  sous  les  yeux  de 
Votre  Seigneurie,  pour  que  b  gouvernement  de  Sa  Majesté  la  prenne  eu 
considération.  » 

Il  est  inutile  de  faire  ressortir  et  l'exagération  de  ce  récit.  Nous  savons 
par  un  témoin  oculaire  que  Pritchard  fut  traité  avec  toute  la  bienveil- 
lance que  comportait  la  situation.  M.  d'Aubigny  lui  donna  même  son 
propre  matelas. 

Voici  du  reste  l'ordre  de  service  relatif  au  prisonnier. 

«  Le  chef  de  poste  le  traitera  avec  bienveillance  et  politesse;  les  soldats 
feront  le  service  qui  lui  sera  nécessaire,  balayeront  sa  chambre,  feront  son 
lit,  tiendront  tout  propre,  en  un  mot,  on  n'oubliera  rien  de  ce  que  l'on  doit  à  un 
prisonnier  de  distinction.  Le  prisonnier  aura  de  la  lumière  de  cinq  heures  du 
matin  à  huit  heures  du  soir;  on  éteindra  la  lumière  au  coup  de  canon  du 
soir;  à  huit  heures  du  matin,  on  lui  enverra  un  panier  contenant  de  la 
viande,  des  habits,  des  objets  de  toilette,  des  livres,  etc.;  à  quatre  heures  de 
l'après-midi,  on  pourra  lui  envoyer  un  second  panier. 

«  Signé  :  d'Aubigny.  » 


76  REVUE   DU   MONDE    CATHOLIQUE 

accorder  au  gouvernement  anglais,  il  se  refusa  énergiquement  à 
désavouer  nos  officiers  de  marine  qui,  en  somme,  n'avaient  fait  que 
leur  devoir,  et  encore  moins  à  laisser  rentier  Pritchard  à  Taïti, 
comme  le  demandait  le  gouvernement  anglais.  Le  cabinet  britan- 
nique ne  parlait  de  rien  moins  que  de  ramener  l'ex-consul  sur  le 
navire  de  guerre  le  Collingwood.  M.  Guizot  fut  intraitable,  et 
l'Angleterre  dut  céder.  Tout  ce  qu'elle  put  obtenir  ce  fut  l'expres- 
sion d'un  regret  sur  la  manière  dont  l'arrestation  avait  eu  lieu  et  la 
promesse  d'une  indemnité  pécuniaire  que  les  deux  amiraux  fran- 
çais et  anglais  commandant  dans  les  murs  du  Sud  devaient  débattre 
sur  les  lieux. 

Nous  ne  pouvons  terminer  le  récit  de  cette  affaire  sans  dire  un 
mot  de  ce  que  devint  le  triste  personnage  qui  par  ses  intrigues 
avait  failli  brouiller  à  mort  deux  puissantes  nations.  Pritchard 
avait  été  déjà  nommé  consul  d'Angleterre  aux  îles  des  Naviga- 
teurs, quand  il  fut  chassé  de  Taïti.  Le  gouvernement  anglais 
confirma  sa  nomination,  et  en  novembre  18/i5,  il  partit  pour 
rejoindre  son  poste.  Ses  malheurs  n'avaient  pas  calmé  ses  haines 
religieuses;  à  peine  arrivé,  il  convoqua  une  assemblée  de  chefs  pour 
les  engager  à  interdire  leur  territoire  aux  missionnaires  catholi- 
ques; mais  il  n'avait  plus  alïalre  à  des  hommes  fanatisés  par  cin- 
quante ans  de  domination  méthodiste;  les  chefs  refusèrent  et  lui 
témoignèrent  énergiquement  leur  mécontentement.  Le  fougueux 
missionnaire  ne  put  retrouver  aux  îles  des  Navigateurs  l'influence 
dont  il  avait  joui  sur  la  reine  Pomaté ;  ses  rêves  de  fortune  et 
d'ambition  s'étaient  évanouis,  et  il  finit  sa  vie  dans  une  position 
précaire.  On  nous  a  raconté  qu'avant  de  mourir,  il  s'était  fait 
catholique;  mais  nous  n'avons  pu  vérifier  cette  assertion. 

VI 

Pendant  que  la  France  et  l'Angleterre  étaient  près  d'en  venir  aux 
mains,  l'insurrection  qu'avait  excitée  Pritchard  suivait  son  cours,  et 
le  sang  coulait  à  Taïii. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  raconter  ici  les  longues  péripéties 
de  cette  lutte  sanglante,  dans  laquelle  ce  petit  peuple  de  Taïti 
déploya  des  qualités  guerrières  qu'on  ne  lui  soupçonnait  pas.  Disons 
seulement  que  le  courage  de  nos  soldats  et  la  haute  valeur  de  leurs 
chefs  furent  toujours  à  la  hauteur  des  circonstances  les  plus  graves. 


LA  FRANGE  ET  LE  PROTECTORAT  FRANÇAIS  A  TAITI        77 

M.  Bruat,  en  particulier,  fut  admirable  de  fermeté  et  d'énergie,  et  fit 
preuve,  pendant  toute  la  durée  de  la  guerre,  d'une  habil.^ti%  d'un 
sang-froid,  d'une  ténacité,  tjui  lui  permirent  de  sortir  toujours  à  son 
honneur  des  situations  les  plus  critiques.  Sans  doute,  la  France  serait 
certainement  venue  à  bout  des  quelques  milliers  de  sauvages,  qui, 
trompés  par  les  calomnies  des  missionnaires  anglais,  ne  craignaient 
pas  d'entrer  eu  lutte  avec  nous.  Mais  rappelons-nous  que  les  res- 
sources militaires  du  comm.uidant  Bruat  étaient  des  plus  restreintes, 
et  qu'avant  l'arrivée  des  renforts  qu'il  avait  demandés,  il  avait  dix 
fois  le  temps  d'être  jeté  à  la  mer  par  les  bandes  redoutables  qui 
l'entouraient. 

Le  premier  engagement  eut  lieu  peu  de  temps  après  l'arrestation 
de  Pritchard,  au  sud  de  Taïti,  à  Taravao;  les  Indiens  nous  y  tinrent 
toute  une  journée  en  échec,  et  notre  succès  final  fut  chèrement 
acheté.  Il  fallut,  quelques  jours  plus  tard,  une  véritable  expédition  et 
une  bataille  en  lègle  pour  emporter  les  retranchements  que  les 
rebelles  avaient  élevés  à  Mahahéna;  le  canon  seul  put  en  venir 
à  bout;  presque  tous  se  firent  tuer  dans  leurs  tranchées  plutôt 
que  d'abandonner  leurs  positions. 

Quelque  temps  apiès,  l'insurrection  contenue  jusqu'alors  dans 
les  districts  éloignés  de  la  capitale,  parut  aux  portes  mêmes  de 
Papéiti.  Pendant  que  nos  soldats,  guidés  par  le  commandant  Bruat, 
remportaient  une  seconde  victoire  sur  les  insurgés  de  l'est,  à  Hapapé, 
ceux  des  districts  de  l'ouest,  après  un  demi-succès  remporté  sur  le 
commandant  Bonard,  poussaient  une  pointe  hardie  jusqu'aux  portes 
mêmes  de  la  capitale  qu'ils  faillirent  enlever  par  surprise.  Le  retour 
précipité  de  la  colonne  victorieuse  et  les  mesures  énergiques  prises 
par  le  commandant  d'Aubigny  réussirent  seuls  à  empêcher  un 
désastre. 

Le  17  juillet  18Zi/i,  une  frégate  anglaise,  le  Carrysford,  arriva 
de  Yalparaiso  et  apporta  à  la  colonie  des  lettres  de  France  ;  ce 
fut  alors  qu'on  apprit  le  désaveu  de  l'amiral  Dupetit-Thouars  et 
le  rétablissement  du  protectorat.  Sans  attendre  la  confirmation  de 
cette  nouvelle  par  des  dépèches  officielles,  1\I.  Bruat  envoya  son  chef 
d'état-major  à  bord  du  BasUisk,  où  se  trouvait  toujours  Pomaré, 
pour  lui  annoncer  que  la  France  l'avait  rétablie  dans  sa  souverai- 
neté et  l'engager  à  revenir  à  terre.  L'empressement  que  témoigna  le 
commandant  Bruat  en  cette  circonstance  était  une  preuve  de  son 
vif  désir  de  ramener  la  paix.  Pomaré  montra  une  ténacité  dont  on  ne 


78  BEVUE   DU    MO^'DE    CATHOLIQUE 

l'aurait  pas  crue  capable  ;  elle  refusa  de  revenir  à  Taïti  et  répondit 
qu'elle  préférait  se  rendre  à  Borabora  pour  attendre  le  règlenaent 
définitif  de  la  question. 

C'est  ici  qu^'  l'on  voit  clairement  les  conséquences  du  désaveu 
si  prompt  de  l'amiral  Dupetit-Tliouars;  on  persuada  aisément  à 
Pomaré  que  l'Angleterre,  qui  avait  forcé  la  France  à  la  rétablir 
dans  sa  souveraineté  intérieure,  saurait  bien  lui  faire  rendre  tôt  ou 
tard  sa  souveraineté  complète;  elle  attendait  toujours  l'arrivée  de 
l'amiral  anglais  et  du  vaisseau  de  quatre-vingts  canons  qui,  disait- 
elle,  lui  était  annoncée.  Elle  se  contenta  d'adresser  une  proclama- 
tion à  son  peuple  pour  fengager  à  ne  pas  faire  de  mal  aux 
Français;  et  le  lendemain,  elle  partit  sur  le  Carrysford^  qui  la 
débarqua  à  Piaïaiéa,  la  plus  importante  des  îles  Sous-le-Vent. 

Son  départ  amena  une  sorte  de  trêve  qui  dura  plus  d'un  an.  Une 
paix  profonde  succéda  alors  aux  agitations  et  aux  luttes  sanglantes 
qui  avaient  si  longtemps  désolé  ce  pays  enchanteur;  la  confiance 
sembla  renaître  de  toutes  parts;  la  plupart  des  insurgés  mirent  bas 
les  armes  et  retournèrent  dans  leurs  districts  s'y  livrer  à  leurs  tra- 
vaux habituels  de  la  pêche  et  de  la  culture  des  champs;  presque 
tous  les  chefs  se  rallièrent  ouvertement  à  notre  cause;  les  rares 
insurgés  qui  ne  voulurent  pas  reconnaître  le  protectorat  français, 
s'abstinrent  de  toute  démonstration  hostile;  nos  officiers  pénétraient 
librement  dans  leur  camp,  et  eux-mêmes  venaient,  sans  être  in- 
quiétés, jusque  dans  les  rues  de  Papéiti. 

M.  Bruat  profita  de  cette  période  de  tranquillité  pour  pousser 
activement  les  travaux  de  défense  qui  devaient  mettre  désormais  la 
capitale  à  l'abri  de  toute  surprise.  Il  entreprit  en  même  temps  de 
réorganiser  l'administration  civile  et  polique  de  Taïti.  En  f  absence 
de  la  reine,  il  avait  choisi  parmi  les  chefs  dévoués  à  la  France  un 
des  plus  influents  et  des  plus  capables,  le  vieux  Paraïta,  auquel  il 
avait  donné  le  titre  de  régent,  et  qu'il  entoura  d'un  conseil  de  gou- 
vernement composé  des  hommes  les  plus  notables  de  l'île.  De  concert 
avec  eux  et  avec  les  députés  de  la  plupart  des  districts,  il  réforma 
le  code  de  lois  que  les  missionnaires  anglais  avaient  imposé  à  ces 
intéress 'ntes  populations,  dans  des  vues  étroites  et  mesquines,  sans 
nul  souci  de  leurs, goûts  et  de  leurs  besoins  véritables. 

Il  ne  maintint  que  les  prescriptions  morales  et  religieuses,  en  les 
dépouillant  seulement  du  caractère  tyrannique  et  pharisaïque  qui 
en  rendaient  le  joug  insupportable  au  peuple.  C'est  ainsi  que  les 


LA  FRANCE  ET  LE  PROTECTORAT  FRANÇAIS  A  TAITI        79 

chefs  ayant  voté  la  suppression  de  la  loi  qui  prescrivait  !e  lepos  du 
dimanche,  le  gouvernement  pensa,  avec  raison,  qu'il  fallait  réagir 
contre  cette  tendance  funeste  à  l'indifférence  religieuse,  et  il 
maintint  la  loi;  il  décréta  seulement  qu'il  serait  permis  de  se 
baigner,  de  faire  sa  cuisine,  de  se  promener,  de  ramer  dans  les 
pirogues,  les  dimanches  comme  les  autres  jours. 

L'assemblée  des  chefs  avait  aboli  également  la  loi  qui  prohibait  la 
fabrication  et  la  vente  des  liqueurs  fermentées,  M.  Bruat,  qui  connais- 
sait le  penchant  funeste  des  indigènes  pour  les  boissons  alcooliques, 
opposa  son  veto,  et  il  fut  défendu,  comme  par  le  passé,  de  vendre 
des  liqueurs  sans  la  permission  du  directeur  des  affaires  indigènes, 
ou  d'en  acheter  à  bord  des  navires  en  rade. 

Le  12  août  18/i5,  l'amiral  anglais,  sir  Georges  Seymour,  arriva  à 
Taïti  avec  le  vaisseau  le  Collingivood  et  la  corvette  la  Modeste^  de 
dix-huit  canons,  11  laissa  son  vaisseau  au  large,  mit  son  pavillon 
à  bord  de  la  Modeste  et  entra  sur  la  corvette  en  rade  de  Papéiti. 

Comme  tous  ses  compatriotes,  l'amiral  anglais  voyait  avec  dépit  la 
France  maîtresse  de  ce  pays  où  sa  patrie  avait  dominé  jusqu'alors, 
et,  bien  qu'on  lui  eût  fait  l'expresse  recommandation  de  ne  pas  sou- 
lever de  conflit,  il  laissa  percer  tout  d'abord  des  dispositions  fort 
malveillantes.  Comme  toujours,  ce  fut  la  question  du  salut  régle- 
mentaire qui  amena  les  premières  difficultés.  Il  est  d'usage,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  de  saluer  la  terre,  dès  qu'on  arrive  dans  une 
rade,  d'une  salve  de  vingt  et  un  coups  de  canon;  négliger  cette  for- 
malité, c'est  faire  insulte  au  pays.  L'amiral  Seymour  avait  reçu 
l'ordre  formel  de  saluer  le  pavillon  du  protectorat;  cependant,  il 
tergiversa  pendant  deux  jours,  et  ne  céda  que  devant  les  remon- 
trances énergiques  du  gouverneur. 

L'amiral  Hamelin,  qui  avait  remplacé  l'amiral  Dupetit-Thouars, 
était  aussi  eu  ce  moment  sur  rade  de  Papéiti;  selon  les  instructions 
qu'ds  avaient  reçues,  les  deux  amiraux  se  réunirent  pour  déterminer 
le  montant  de  l'indemnité  qu'on  avait  accordée  à  Pritchard.  Le  bruit 
qui  s'était  fait  en  Europe  autour  de  cette  question  n'avait  eu  que  peu 
d'écho  à  Taïti,  et  le  règlement  de  l'indemnité  ne  donna  lieu  à 
aucune  difficulté  sérieuse;  on  tomba  facilement  d'accord  sur  le 
chiffre  de  la  réparation  demandée,  qui  fut  fixée  à  25,000  francs,  et, 
le  25  août,  l'amiral  Seymour  quittait  Taïti  avec  sa  division  navale. 

La  présence  dans  les  îles  de  la  Société  de  ces  forces  navales  impo- 
santes,  dont  les   missionnaires  annonçaient   depuis   si  longtemps 


80  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

l'arrivée,  et  que  la  reine  attendait  avec  tant  d'impatience,  l'hésitation 
qu'avait  montrée  l'amiral  Seymuur  à  reconnaître  le  protectorat  et 
à  saluer  notre  pavillon,  la  supériorité  de  ce  vaisseau  anglais,  le 
premier  qui  eût  paru  à  Taïti  sur  la  frégate  et  les  corvettes  fran- 
çaises, produisirent  le  plus  déplorable  effet.  Les  partisans  de  la  reine 
reprirent  courage;  comptant  sur  l'approbation  tacite  et  la  protection 
de  l'amiral  Seymour,  ils  renouèrent  leurs  intrigues,  et  l'insurreciion 
presque  abattue  releva  la  tète. 

Les  missionnaires  anglais  qui  restaient  à  Taïd  ou  qui  habitaient 
dans  les  îles  Sous-le-Vent,  poussaient  de  toutes  leurs  forces  à  une 
nouvelle  prise  d'armes,  et,  comme  d'habitude,  ne  ménageaient  ni 
le  mensonge  ni  la  calomnie.  Ce  qui  était  plus  grave,  ils  fournissaient 
secrètement  aux  indigènes  de  la  poudre  et  des  munitions  de  guerre. 
On  saisit  plusieurs  boîtes  de  cartouches  qu'ils  envoyaient  aux  camps 
de  Papenoo  et  de  Punavia,  et  les  fusils  que  l'on  trouvait  aux  mains 
des  insurgés  portaient  la  marque  des  manufactures  anglaises. 

Quelques-uns  des  chefs  qui  avaient  fait  leur  soumission  retour- 
nèrent parmi  les  insurgés,  ceux  qui  restaient  parmi  nous  étaient 
hésitants  et  timides,  car  on  répandait  partout  le  bruit  que  Pomaré 
allait  revenir  avec  l'escadre  anglaise  et  qu'après  nous  avoir  chassés, 
elle  ferait  mettre  à  mort  tous  ceux  qui  s'étaient  déclarés  pour  nous. 

Les  îles  Sous-le-Vent  étaient  le  centre  de  cette  propagande 
hostile.  Habitées  par  une  population  très  guerrière,  où  les  mission- 
naires anglais  avaient  conservé  toute  leur  influence,  elles  formaient 
un  foyer  dangereux  où  couvait  l'insurrection  et  d'où  elle  pouvait  se 
répandre  dans  tout  le  reste  de  l'archipel.  Le  commandant  Bruat 
était  décidé,  au  premier  signe  d'hostilité,  à  y  frapper  un  coup 
vigoureux. 

En  décembre  18/i5,  les  habitants  de  l'une  de  ces  îles  de 
Huahiné  massacrèrent  deux  Français  de  passage  dans  leur  pays. 
M.  Bruat  organisa  aussitôt  une  expédition  qui  devait  tirer  ven- 
geance de  cet  attentat  et  châtier  sévèrement  les  menées  des  rebelles. 

L'expédition  commandée  par  le  commandant  Bonard  échoua 
complètement;  malgré  des  efforts  désespérés,  nos  soldats  et  nos 
marins  ne  purent  réussir  à  enlever  les  retranchements  que  défen- 
dait un  ennemi  courageux  et  bien  supérieur  en  nombre;  ils  durent 
se  retirer  en  laissant  sur  le  terrain  soixante  et  un  hommes  hors  de 
combat,  dix-huit  morts,  dont  un  officier,  M.  Clappier,  et  quarante- 
trois  blessés  (18  janvier  I8/16). 


LA    FRANCE    ET    LE    PROTECTORAT    FRANÇAIS    A    TAITI  81 

dant  deux  mois  l'ennemi  nous  tint,  en  quelque  sorte,  enfermés, 
bloqués  dans  la  capitale,  nous  harcelant  par  des  escarmouches  con- 
tinuelles, mais  évitant  avec  soin  les  batailles  rangées  qui  lui  avaient 
été  piesque  toujours  funestes. 

Ce  n'est  qu'au  mois  de  mai  18/i6  que  le  gouverneur  ayant  reçu 
quelques  renforts  de  France,  réuGsit  à  forcer  le  blocus  ;  il  profita  du 
séjour  sur  rade  de  la  frégate  la  Virginie,  portant  le  pavillon  de 
l'amiral  Hamelin,  qui  défendait  la  place,  pour  sortir  à  la  tête  de 
toutes  ses  troupes  et  tâcher  de  se  donner  un  peu  d'air. 

Il  enleva,  sans  trop  de  peine,  le  camp  de  Papenoo,  qui  était 
depuis  deux  ans,  le  centre  de  ralliement  de  tous  les  insurgés  du 
district  de  l'est,  mais  il  échoua  devant  les  formidables  retranche- 
chements  élevés  par  l'ennemi  dans  la  vallée  de  Punavia.  On  dut  se 
contenter  d'en  faire  le  blocus,  et  d'élever  quelques  blokhaus  au 
débouché  de  la  vallée  pour  empêcher  les  insurgés  d'en  sortir. 

On  espérait  que  la  lassitude,  la  faim  surtout,  viendraient  à  bout 
de  leur  résistance;  mais  ils  communiquaient  par  les  montagnes  du 
centre  avec  les  districts  du  sud  les  plus  éloignés  de  la  capitale,  sur 
lesquels  nous  ne  pouvions  exercer  qu'une  surveillance  peu  efficace, 
et  ils  recevaient  par  là  les  vivres  et  les  munitions  dont  ils  avaient 
besoin. 

On  essaya  encore  une  fois  de  négocier.  Aux  propositions  qui  leur 
furent  faites,  les  insurgés  répondirent  qu'ils  mettraient  bas  les 
armes  dès  que  leur  reine  les  y  inviterait,  mais  qu'ils  n'écouteraient 
jamais  des  étrangers  qui  n'étaient  pas  autorisés  à  leur  parler  en  son 
nom.  De  plus  ils  exigeaient,  avant  de  se  soumettre,  que  Pomaré 
rentrât  en  pleine  possession  de  ses  droits  légitimes  et  que  les  Fran- 
çais démolissent  tous  les  forts  qu'ils  avaient  élevés  sur  la  côte.  De 
telles  conditions  étaient  inadmissibles  :  on  se  décida  à  employer 
la  force. 

Les  rebelles  s'étaient  principalement  fortifiés  sur  un  rocher  à  pic, 
haut  de  600  mètres,  qui  dominait  les  abords  de  Papéiti,  le  rocher  à 
tout  jamais  célèbre  de  Fautahua.  C'était  une  position  réellement 
formidable,  véritable  nid  d'aigle,  auquel  on  ne  pouvait  accéder  que 
par  des  gorges  et  des  crêtes  où  un  homme  seul  suffisait  pour  arrêter 
une  armée.  Le  commandant  Bonard  qui  en  faisait  le  siège  avait 
voulu  plusieurs  fois  lancer  ses  hommes  à  l'assaut  de  cette  redoute 
naturelle;  ils  avaient  du  reculer  chaque  fois  devant  une  avalanche 
de  pierres  que  les  Indiens  faisaient  pleuvoir  sur  leurs  têtes. 

i"   OCTOBRE    (?;«    88).    4^    SÉPIE.    T.    XXIV.  6 


82  REVUE    DU    MOxNDE    CATHOLIQUE 

Ce  grave  échec,  colporté  rapidement  dans  tout  l'archipel,  ranima 
le  courage  de  nos  ei)nemis  et  fut  le  signal  d'une  prise  d'armes 
générale.  Papéiii  faillit  être  enlevée  une  seconde  fois  de  vive  force 
et  ne  fut  sauvée  que  par  l'indomptable  énergie  de  M.  Bruat.  Pen- 

Ln  incident  inespéré  nous  permit  de  sortir  à  notre  honneur  d'une 
situation  qui  ne  laissait  pas  que  de  devenir  embarrassante. 

Un  ancien  oiseleur  de  la  reine  Pomaré,  nommé  Taïrii,  vint  dire 
au  gouverneur  qu'il  connaissait  un  sentier  par  lequel  on  pouvait 
tourner  le  fort,  et  par  où  il  se  proposait  de  guider  nos  soldats. 
L'ascension  qu'il  proposait  était  si  elft  ayante  qu'on  se  moqua 
d'abord  de  lui  et  qu'on  refusa  de  l'écouter.  Cependant  c'était  la 
seule  chance  qu'il  y  eût  de  s'emparer  du  dernier  rempart  de  l'insur- 
rection, on  décida  de  la  tenter. 

Nous  ne  raconterons  pas  ici,  en  détail,  les  péripéties  de  cette 
expédition  fantastique  pendant  laquelle  nos  hommes  montrèrent  un 
courage,  une  énergie  à  toute  épreuve.  Après  s'être  hissés  à  la  force 
du  poignet,  le  long  des  rochers,  sur  une  hauteur  de  150  mètres, 
après  être  passés,  en  s'y  tenant  à  cheval,  sur  des  crêtes  de  rocher 
en  saillie  sur  des  précipices  de  plus  de  300  mètres  de  profondeur, 
nos  héroïques  soldats  se  précipitèrent  soudain  dans  le  camp  des 
Indiens  qui  s'enfuirent  eifrayés  en  criant  :  «  Ce  sont  des  diables  1 
ce  sont  des  diables!  »  Nos  braves  ne  cherchèrent  pas  à  abuser  de 
la  victoire.  Avec  une  modération  bien  rare  chez  de  simples  soldats 
qui  ont  couru  de  si  grands  dangers,  ils  se  contentèrent  de  coucher 
en  joue  les  Indiens,  eu  leur  criant  que,  s'ils  se  rendaient,  .ils 
auraient  la  vie  sauve.  La  plupart,  en  effet,  jetèrent  bas  les  armes  et 
se  rendirent  à  discrétion.  Détail  plus  touchant  encore  :  nos  soldats, 
exténués  de  fatigue,  partagèrent  avec  leurs  prisonniers  la  modeste 
ration  qu'ils  avaient  emportée  dans  leurs  musettes  (18Zi6). 

La  paix  de  Fantahua  termina  la  guerre.  Terrorisés  par  ce  hardi 
coup  de  main,  tous  les  insurgés  vinrent  successivement  mettre  bas 
les  armes.  La  reine  Pomaré  fut  la  dernière  à  se  soumettre,  elle  ne 
consentit  à  rentrer  dans  sa  capitale  que  lorsqu'elle  se  fut  bien  con- 
vaincue que  l'Angleterre  ne  songeait  plus  à  elle  et  qu'il  ne  lui 
restait  plus  un  seul  de  ses  partisans. 

Peu  après  le  remplacement  des  missionnaires  méthodistes  anglais 
par  des  calvinistes  français,  acheva  la  pacification  de  l'île.  Les 
intrigues  et  les  calomnies  de  ces  singuliers  ministres  de  paix  avaient 
été  la  seule  cause  de  la  guerre.  Eux  partis,  ni  la  reine,  ni  ses  sujets 


LA  FRANCE  ET  LE  PROTECTORAT  FRANÇAIS  A  TAITI       83 

ne  manifestèrent  plus  la  moindre  velléité  de  révolte,  et  ce  fut  sans 
la  moindre  secousse  que,  peu  de  temps  après  la  mort  de  la  reine 
Pomaré,  l'annexion  de  l'île  à  la  France  acheva  l'œuvre  ébauchée 
par  nos  missionnaires  et  continuée  par  nos  vaillants  marins. 

La  religion  catholique  s'est  fortement  implantée  à  Taïti.  Mais  les 
conversions  en  masse  que  l'on  pouvait  espérer  en  1838  ne  se  sont 
pas  produites;  les  indigènes  étaient  disposés  jadis  k  se  faire  tous 
catholiques,  pour  échapper  à  la  domination  tracassière  des  métho- 
distes anglais.  Maintenant  qu'ils  sont  libres  et  heureux  sous  la 
domination  de  la  France,  ils  ne  sentent  plus  autant  le  besoin  de 
changer  de  religion.  Les  différences  dogmatiques  qu'ils  ont  pu 
constater  entre  leurs  premiers  pasteurs  et  ceux  qui  les  ont  remplacés 
n'ont  pas  peu  contribué  sans  doute  à  affaiblir  leurs  croyances  reli- 
gieuses. L'indifférence  est  le  caractère  principal  des  Taïtiens  de 
notre  époque,  et  il  faudra  sans  doute  de  longs  efforts  de  la  part  de 
nos  saints  et  dévoués  missionnaires  pour  en  venir  à  bout. 

Pierre  Courbet. 


LE  PORT  DE  CHERBOURG 

SON  PASSÉ,  SON  PRÉSENT,  SON  AVENIR 


Mémoire  sur  les  forlifications  et  le  port  de  Cherbourg,  par  Vauban,  1686  (ma- 
nuscrit). —  Mémoire  relatif  à  la  vérification  des  sondes  de  la  rade  de  Cherbourg, 
par  M.  de  la  Bretonnière.  —  Cours  de  construction  des  ouvrages  hydrauliques 
des  ports  de  mer,  par  M.  Ménaad,  inspecteur  divisionnaire  des  ponts  et 
chaussées  (Dalmont)  avec  atlas  1846.  —  Mélanges  U.  Mémoire  sur  la  digie, 
la  rade  et  la  position  de  Cherbourg.  —  Mélanges  n"  49  :  les  ports  militaires  de 
1%  France  :  Cherbourg,  résumé  historique.  —  Travaux  d'achèvement  de  la  digue 
de  Ch'irhourg,  1830-1853,  par  M.  Borin,  ingénieur  de  première  classe 
(Dalmont)  avec  atlas  1846.  — Mémoire  sur  la  digue  de  Cherbourg ,  comparée 
au  break  loater  ou  brise-lames  de  Plymouth,  par  Gachin,  ingénieur  général  des 
ponts  et  chaussées.  (Firmin  Dldot,  1820).  — Revue  maritime  et  coloniale. 

Vauban  paraît  être  le  premier  qui  ait  attiré  sérieusement  l'atten- 
tion du  gouvernement  français  sur  la  situation  exceptionnelle  de 
Cherbourg  et  sur  la  nécessité  d'y  établir  des  ouvrages  défensifs. 
<(  Cherbourg,  lit-on  dans  un  mémoire  écrit  par  lui  dès  1686,  c'est- 
à-dire  bien  avant  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  le  désastre  de  la 
Hogue,  Cherbourg  est  assis  sur  les  bords  de  la  mer,  à  70  lieues  de 
Calais  et  80  d'Ouessant,  qui  font  les  deux  extrémités  de  la  Manche, 
à  21  lieues  de  l'île  de  Wight;  à  28  de  Porstmouth,  l'un  des  plus 
considérables  ports  d'Angleterre.  Le  Havre-de-Grâce  est  distant  de 
33  lieues,  Saint-Malo  de  31,  Caen  de  25,  Bayeux  de  18,  Carentan 
à  l'entrée  de  la  presqu'île,  de  16;  Valognes  de  h.  Les  îles  anglaises 
de  Jersey,  de  Guernesey  et  Aurigny  sont  situées  respectivement  à 
13,  15  et  10  lieues.  » 

Il  ajoutait  :  «  Cherbourg  occupe  à  peu  près  le  milieu  de  la  pres- 
qu'île (le  Cotentin),  qui  forme  comme  une  avancée  dans  la  Manche.  » 
31  remarquait  que  la  côte,  à  partir  de  Carenlan  jusqu'à  Créances. 


LE   PORT   DE   CHERBOURG  85 

ûlTie  cinq  endroits  où  une  descente  est  possible,  facile  môme,  sans 
parler  de  la  rade  de  la  Hogue,  qui  est  une  des  meilleures  de  France. 

La  rade  est  ce  qu'on  appelle  foraine,  ce  qui  signifie  qu'aucun  cap, 
aucune  courbe  ne  la  protège  contre  les  vents  du  dehors,  mais  elle 
est  d'une  bonne  tenue,  et  elle  n'a  jamais  [été  attristée  par  un  nau- 
frage. 

Cherbourg,  faisait  encore  observer  Vauban,  «  a  une  position  auda- 
cieuse ».  En  effet,  par  sa  position  à  l'extrémité  de  la  pointe  septen- 
trionale de  cette  partie  de  la  côte  française,  Cherbourg  semble 
menacer  l'Angleterre,  en  même  temps  que  sa  situation  au  milieu  du 
canal  qui  sépare  les  deux  nations  rivales  l'a  justement  fait  nommer 
«  l'auberge  de  la  Manche  « . 

Avant  d'aller  plus  loin,  d'exposer  les  vues  de  Vauban,  de  montrer 
dans  quelle  faible  mesure  les  plans  que  son  génie  avait  conçus 
furent  exécutés,  et  quelles  furent  les  conséquences  lamentables  de 
cette  incurie,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  parcourir  rapidement  les 
annales  du  vieux  Cherbourg,  afin  de  se  rendre  compte  des  progrès 
successifs  de  l'idée  de  son  importance  et  du  rôle  que  cette  ville  était 
appelée  à  jouer. 

Il  est  certain  que  Cherbourg  a  été  occupé  par  les  Romains,  et 
qu'ils  y  avaient  élevé  une  forteresse.  Les  médailles  de  Jules  César, 
trouvée  dans  les  ruines  du  château,  sans  parler  des  médailles  grec- 
ques d'une  date  antérieure,  en  font  foi.  Titurius  Sabinus,  lieutenant 
de  César,  avait-il  fondé  Cherbourg?  Il  est  permis  d'en  douter.  Tout 
inciine,  au  contraire,  à  faire  croire,  qu'il  existait  auparavant  dans  ce 
lieu  si  avantageusement  situé,  à  l'embouchure  de  la  Divette  un  oppi- 
dum gaulois  du  nom  de  Coriallum.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  station 
est  mentionnée  dans  Y  Itinéraire  d  Antonin,  et  sur  la  carte  de  Peu- 
tin  ger. 

Les  destinées  de  Cherbourg  se  dessinèrent  peu  à  peu.  Clovis  s'en 
empara  en  Zi97,  quand  les  peuplades  arboriques  dont  parle  Procope 
(les  Armoricains),  reconnurent.son  autorité.  RoUon  en  devint  maître 
en  912,  par  suite  du  traité  de  Saint-Clair-sur-Epte.  En  996,  le  duc 
Richard  II  y  fonda  une  église  collégiale,  ce  qui  prouve  son  impor- 
tance à  cette  date  reculée.  Dans  le  siècle  suivant,  Cherbourg  fut  loin 
de  déchoir,  ainsi  qu'il  résulte  d'un  passage  curieux  de  la  «  Chro- 
nique rimée  des  ducs  de  Normandie,  due  à  la  plume  de  Robert  Wace, 
chanoine  de  Bayeux  et  bien  placé  pour  être  exactement  renseigné. 
Nous  allons  donner  ce  fragment. 


86  P.ETUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

Guillaume  le  Bâtard  (dit  plus  tard  le  Conquérant),  avait  épousé 
sans  dispense  sa  cousine  Mathilde  de  Flandre.  Pour  cette  infraction 
à  la  discipline  de  l'Église,  ce  prince  fut  excommunié  par  le  pape 
Léon  IX,  au  concile  de  Reims.  Pour  racheter  sa  faute  et  obtenir  la 
réhabilitation  de  cette  union,  Guillaume  dut  faire  une  satisfaction 
que  le  chroniqueur  expose  en  ces  termes  : 

Le  duc  pour  satisfaction 

Et  que  Dieu  leur  fasse  pardon 

Et  que  l'Apostole  (1)  consente 

Que  tenir  puisse  sa  parente, 

Fit  cent  proveudes  établir. 

A  cent  pauvres  paître  et  revêtir 

A  Méhaignez  et  nos  véants  (2) 

A  langoureux  et  nos  pouanz  (3) 

A  Chierebourg  et  à  Roën 

A  Bayeuz  et  à  Caen. 

Encore  y  sont,  encore  y  durent, 

Si  com  établis  y  furent. 

Il  est  permis  de  conclure  de  cette  fondation  charitable  que  Cher- 
bourg était  une  des  quatre  principales  villes  du  duché  de  Nor- 
mandie. 

Cherbourg  était  devenu  le  siège  d'un  comté,  car  Gerbert,  comte 
de  Cherbourg  assistait  à  la  bataille  de  Hastings  (1066). 

Peu  de  temps  après,  les  côtes  de  Cherbourg  faillirent  être  témoins 
d'un  événement  tragique.  La  reine  Mathilde,  partie  d'Angleterre, 
voguait  vers  les  côtes  de  Normandie,  lorsqu'une  tempête  affreuse  se 
déclara.  Le  pilote  désespéré  se  sentait  impuissant  à  conjurer 
l'affreuse  rage  des  vents  et  des  flots  courroucés.  Dans  cette  extré- 
mité, Mathilde  fit  un  vœu.  Sa  foi  fut  récompensée  :  le  ciel  se  ras- 
sénéra  et  la  frêle  nef  put  aborder  au  rivage.  Au  moment  où 
Mathilde  mettait  le  pied  sur  la  terre  ferme,  le  pilote  ravi,  s'écria  : 
((  Chante,  reyne,  et  témoigne  ta  joie  de  te  voir  ainsi  merveilleuse- 
ment sauvée,  »  Le  nom  de  Chantereyne  est  demeuré,  depuis  cette 
exclamation,  attaché  à  cette  partie  du  httoral,  qui  se  trouve 
située  entre  la  ville  et  l'arsenal.  Mathilde  reconnaissante  fonda  à 
Cherbourg  même  une  abbaye  et  une  église  sous  le  nom  de  Notre- 

(1)  Le  Pape. 

(2)  Non  voyants,  aveugles. 
(3j  Impotents. 


LE   PORT   DE   CHERBOURG  87 

Dame  du  Vœu.  Le  monument,  ou  du  moins  celui  qui  l'a  remplacé, 
subsiste  encore  avec  le  même  vocable,  et  ses  deux  flèches  élégantes 
dominent  la  cité  renouvelée  qui  s'étend  à  ses  pieds. 

En  1203,  le  château  de  Cherbourg  renferme  un  prisonnier  de 
marque,  le  jeune  prince  Arthur,  qu'attend  une  cruelle  destinée. 

Peu  de  temps  après,  les  Plantagenets  perdent  la  Normandie, 
mais,  en  1293,  les  Anglais  y  pénètrent  et  saccagent  Cherbourg. 
Cet  événement  décide  les  Fiançais  à  réédifier  les  fortifications  qui 
étaient  tombées  en  ruine.  Grâce  à  cette  précaution,  Edouard  III 
échoue  devant  ses  murs,  mais  il  prendra  bientôt  sa  revancheà  Crécy. 

Charles  le  Mauvais,  qui  a  Cherbourg  dans  son  apanage,  l'entoure 
de  nouvelles  et  solides  murailles  qui  durèrent  jusqu'à  Louis  XIV. 
Ce  feudataire  infidèle  livre  la  ville  aux  Anglais,  et  Duguescliîi 
essaye  en  vain  de  s'en  emparer.  Richard  I"",  époux  d'une  fille  de 
Charles  V,  l'abandonne  à  son  b'au-père;  mais  peu  de  temps  après 
la  trahison  la  livre  de  nouveau  aux  insulaires  qui  en  demeurent 
maîtres  jusqu'en  l'année  IhbO,  date  où  le  duc  de  Richemont,  con- 
nétable de  France,  s'en  empirera  et  la  réunira  pour  toujours  au 
royaume.  A  cette  époque,  Cherbourg  est  considéré,  au  rapport  du 
célèbre  historien  Alain  Chartier,  comme  la  plus  forte  place  de 
Normandie. 

Pendant  les  guerres  de  religion,  Cherbourg  demeure  catholique 
et  tient  pour  le  parti  catholique.  Les  protestants  de  la  basse  Nor- 
mandie font  de  vaines  tentatives  pour  mettre  la  main  dessus  et  la 
livrer  aux  Anglais,  comme  ceux  de  la  haute  Normandie  l'ont  fait 
pour  le  Havre.  Montgomery  échoua  piteusement  dans  son  entre- 
prise antipatriotique. 

On  connaît  les  efforts  de  Richelieu  pour  restaurer  notre  marine. 
Le  grand  cardinal  avait,  en  1640.  institué  une  commission  pour 
visiter  le  littoral  et  étudier  les  points  qui  seraient  susceptibles  de 
recevoir  et  d'abriter  les  vaisseaux  qu'il  s'agissait  de  créer.  Cette 
commission  fonctionna,  mais  elle  passa  inattentive  devant  la  situa- 
tion de  Cherbourg  dont  elle  ne  sut  pas  prévoir  l'avenir.  Ce  fut 
en  16/i7  seulement,  que  l'on  émit  vaguement  le  projet  de  l'établis- 
sement d'un  port  de  refuge  dans  la  presqu'île  du  Cotentin,  mais  on 
jeta  les  yeux  sur  l'échancrure  de  Portbail. 

Vauban  seul,  quarante  ans  plus  tard,  comme  nous  l'avons  déjà 
dit,  eut  l'intuition  des  hautes  destinées  de  Cherbourg;  il  sut,  en 
outre,  étayer  ses  pronostics  sur  des  calculs  sérieux. 


88  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

En  ce  moment  Cherbourg  était  déchu  de  son  ancienne  splendeur  : 
le  donjon,  le  chàtpau,  les  remparts  étaient  dans  le  plus  mauvais 
état;  le  port  formé  par  l'embouchure  de  la  Divette  offrait  un 
aspect  lamentable  :  dépourvu  de  jetées,  de  fascinages,  d'écluses, 
encombré  par  le  lest  que  les  bâtiments  déchargaient  pour  le  rem- 
placer par  des  denrées  du  pays,  n'étant  bordé  que  par  un  méchant 
quai  de  pierres  sèches  aussi  peu  solide  qu'insuffisant,  il  n'offrait 
qu'on  abri  douteux.  Il  était  ce  que  l'on  nomme  un  '<  port  de 
marée  »,  c'est-à-dire  un  port  oîi  la  mer  montante  pousse  les  navires 
que  la  mer  descendante  abandonne,  et  qui  se  couchent  alors  sur  le 
flanc,  attendant  le  retour  du  flux. 

Vauban,  bien  qu'il  ne  fût  pas  marin,  affirma  sur-le-champ  la 
nécessité  de  remédier  à  cet  état  de  choses.  II  aurait  voulu  qu'on 
créât  un  bassin  à  flot  capable  de  contenir  de  25  à  30  frégates. 
Ponant  spécialement  son  attention  sur  la  question  militaire,  il 
comprit  et  démontra  parfaitement,  dans  le  mémoire  précédemment 
signalé,  l'importance  de  Cherbourg  pour  les  opérations  de  courses 
que  le  droit  des  gens  autorisait  alors,  fit  voir  que  cette  place  était 
facile  à  occuper  (^ar  l'ennemi  à  cause  des  nombreux  points  de  débar- 
quement situés  dans  le  voisinage,  d'où  la  nécessité  de  la  fortifier 
pour  prévenir  l'invasion  possible  de  la  Normandie.  Il  donna  des 
instructions  détailléesdans  un  devis  montant  à  la  somme  fort  ronde 
pour  le  temps,  de  2,102,/i06  livres  6  sols  et  k  deniers.  La  gar- 
nison de  Cherbourg  devait,  dans  sa  pensée,  être  portée  à  trois 
mille  hommes  de  pied  et  être  fournie  de  trois  cents  chevaux.  Cette 
force  ne  lui  paraissait  pas  exagérée  pour  la  siireté  d'une  place  qui 
«  surveillerait  le  détroit  ». 

Les  plans  de  Vauban  reçurent  un  commencement  d'exécution 
dans  les  années  1687-1688.  Malheureusement  des  conseils  pufrilla- 
nimes  prévalurent  à  la  cour.  On  craignit,  en^faisant  de  (^Iherbourg 
une  place  de  premier  ordre  qu'on  ne  se  sentait  pas  la  volonté  de 
défendre  sérieusement,  —  toutes  les  préoccupations,  tous  les  efforts, 
en  ce  moment,  étaient  tournés  du  côté  du  Rhin,  —  de  fournir  à 
l'ennemi  une  citadelle  d'où  il  eût  été  difficile  de  le  déloger.  Bref,  on 
résolut,  et  oiî  exécuta  —  chose  lamentable  à  dire!  —  la  démoàiion 
des  ouvrages  commencés.  Les  travaux  maritimes  furent  également 
abandonnés. 

Alors  eut  lieu  la  journée  légendaire  de  la  Hogue. 

Pendant  douze  heures,  Tourville,  qui  commandait  la  flotte  fran- 


LE    PORT    DE    CHERBOURG  89 

çaise,  lutta  avantageusement  avec  lik  vaisseaux  contre  les  88  que 
comptait  l'escadre  anglo-liollandaise.  Il  ne  perdit  aucun  vaisseau, 
les  coalisés  en  perdirent  plusieurs.  Il  s'en  fallait  de  peu  qu'on 
n'eût  remporté  une  victoire  glorieuse.  Malheureusement,  les  éléments 
firent  ce  que  n'avait  pu  la  fureur  des  hommes.  La  marée  changea 
et  porta  le  corps  de  l'armée  navale  ainsi  que  l'arrière -garde  dans 
le  terrible  raz  de  Blanchard,  qui  emmena  les  vaisseaux  à  la  dérive. 
Le  Soleil-Royal,  l'Admirable,  le  Triomphant  échouèrent  à  Cher- 
bourg. En  même  temps,  le  vent  favorisait  l'ennemi  qui  faisait  voile 
pour  nous  écraser.  Tourville  se  trouvant  dans  l'impossibilité 
d'évoluer  et  ne  voulant  pas  livrer  de  gages  à  ses  adversaires,  brûla 
quinze  de  ses  vaisseaux.  Le  reste  de  'a  ilotte  se  dispersa.  Quelques 
vaisseaux  allèrent  à  la  côte;  d'autres  parvinrent  à  gagner  les  ports 
de  Saint-Malo,  de  la  rivière  de  Morlaix  et  de  Brest.  La  plupart  firent 
le  tour  des  Iles-Britanniques  en  les  contournant  par  le  nord,  preuve 
tangible  qu'ils  n'étaient  pas  désemparés  de  tout.  La  perte  maté- 
rielle ne  fut  donc  pas  très  sensible,  mais  l'assurance  et  la  fierté  de 
notre  marine  reçurent  un  redoutable  atout. 

Cet  échec  n'eût  pas  pris  de  telles  proportions,  si  nous  avions 
possédé  dans  le  voisinage  un  port  de  refuge.  On  se  prit  alors  à 
regretter  de  n'avoir  pas  écouté  Vauban. 

Louis  XIV  supporta,  du  reste,  cette  défaite  avec  son  habituelle 
magnanimité.  Pour  consoler  l'illustre  vaincu,  il  lui  écrivait  ces 
mots  qui  résument  bien  l'événement  :  «  Comte  de  Tourville,  j'ai  eu 
plus  de  joie  d'apprendre  qu'avec  quarante  de  mes  vaisseaux  vous  en 
avez  battu  cent  de  ceux  de  mes  ennemis  pendant  un  jour  entier,  que 
je  n'ai  eu  de  chagrin  de  la  perte  que  j'ai  faite.  » 

La  fin  du  règne  arriva,  après  les  alternatives  de  revers  et  de 
succès  que  l'on  sait.  En  1739,  on  se  décida  enfin  à  exécuter  une 
partie  du  plan  de  Vauban,  le  port  fut  creusé,  deux  jetées  le  proté- 
gèrent, un  quai  fut  construit,  des  écluses,  un  pont  tournant,  une 
chaussée  établis. 

En  1758,  pendant  la  guerre  de  Sept  Ans,  une  inqualifiable  défail- 
lance attrista  nos  annales  militaires.  Cherbourg  fut  livré,  sans  coup 
férir,  au  général  Bligh,  qui  ne  commandait  que  des  troupes  peu 
nombreuses.  Les  Anglais  se  signalèrent  par  leurs  dévastations.  Peu 
après,  les  vainqueurs  embarrassés  de  leur  conquête,  se  rembar- 
quèrent précipitamment. 

On  sentait  de  plus  en  plus  la  nécessité  d'avoir  dans  la  Manche 


90  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

un  port  de  ravitailleaient  fortement  défendu;  c'était  la  seule  partie 
de  notre  littoral  qui  en  fût  privée.  Le  gouvernement  de  Louis  XVI  se 
préoccupait  de  cette  question.  En  1776,  une  commission  fut  nom- 
mée pour  l'élucider.  Le  roi  fit,  lui-même,  le  voyage  de  Cherbourg, 
On  hésitait  entre  Ambîeteuse,  Boulogne,  Cherbourg  et  diverses  autres 
anses  situées  le  long  du  littoral.  Cherbourg  obtint  enfin  la  préférence. 

On  ne  s'était  pas  décidé  à  la  légère,  l'examen  des  nombreux 
documents  publiés  à  cette  époque  le  démontre  aisément.  Ainsi, 
la  rivière  de  Portrieux,  en  Bretagne,  avait  attiré  les  regards  de 
quelques  ingénieurs;  mais  elle  est  d'un  accès  difficile,  le  chenal 
manqi;e  de  largeur,  le  fond  de  corail  offre  des  inconvénients  et 
le  voisinage  du  raz  de  la  Horraine  recèle  des  périls. 

A  Cherbourg,  au  contraire,  on  mouille  sur  du  sable  fin,  et 
l'ampleur  des  lieux  est  telle  qu'une  flotte  considérable  peut  sortir 
toute  à  la  fois,  condition  très  avantageuse,  quand  on  veut  prendre 
l'offensive  en  face  de  l'ennemi. 

Mais  pourquoi  avoir  dédaigné  la  Hogue,  située  dans  le  voisinage, 
et  partageant,  par  conséquent,  avec  Cherbourg  les  avantages  d'une 
position  centrale  dans  la  Manche?  En  voici  la  raison  : 

A  Cherbourg,  les  navires  n'ont  pas  à  redouter  les  courants,  les 
communications  avec  la  terre  sont  faciles,  la  montagne  du  Roule 
domine  la  rade,  la  vigie  qui  j  est  installée  surveille  l'ennemi  et 
dévoile  ses  projets,  tandis  que  les  forces  navales  françaises  se  dissi- 
mulent aisément.  Enfin,  de  nombreuses  carrières  ont  fourni  les 
matériaux  nécessaires  pour  les  travaux  à  accomplir. 

A  la  Hogue,  il  faut  aller  chercher  un  bon  mouillage  à  plus  d'une 
lieue  en  mer,  le  flux  et  le  refliix  sont  très  dangereux,  nul  promon- 
toire voisin  ne  garantit  les  vaisseaux  qui  sont  toujours  en  vue,  les 
vents  de  l'est  et  du  sud-est  y  gênent  la  navigation.  Enfin,  les 
pierres  manquaient  dans  le  territoire  et  il  fallait  aller  en  chercher 
jusqu'à  Réville  et  à  Montferville. 

On  doit  au  vicomte  de  la  Bretonnière,  commandant  de  la  marine, 
à  Cherbourg,  un  mémoire  (1777)  où,  reprenant  et  agrandissant  le 
plan  de  Vauban,  il  indiquait  les  idées  qui  ont  prévalu  depuis.  C'est 
lui  qui  eut  le  premier  la  conception  de  la  digue.  Cette  construction 
devenait  indispensable,  puisque  la  rade  de  Cherbourg  est  ouverte, 
si  l'on  voulait  avoir  un  espace  considérable  pour  abriter  une  flotte 
même  victorieuse. 

Deux  questions  se  présentaient  à  résoudre  immédiatement  :  quelle 


le" PORT   DE    CHERBOURG  91 

direction  donner  à  cette  digue?  quels  moyens  employer  pour  édifier 
cette  œuvre  gigantesque? 

Pour  comprendre  la  réponse  à  la  première  question,  il  est  néces- 
saire de  se  faire  une  idée  de  la  configuration  des  lieux.  En  l'absence 
d'une  carte  ou  d'un  plan,  nous  prions  le  lecteur  de  faire  un  léger 
efiort  d'imagination  pour  lequel  nous  allons  l'aider.  Qu'il  se  repré- 
sente en  esprit  le  littoral  sons  la  forme  d'un  arc  de  cercle  dont  la 
concavité  regarde  le  nord.  Les  deux  extrémités  nord-ouest  et  sud-est 
de  cette  vaste  courbe,  sont  occupés  par  les  forts  de  Querqueville  et 
des  Flamands,  qui  se  relient,  un  peu  en  arrière  du  rivage,  par  une 
chaîne  que  forment  la  redoute,  aujourd'hui  abandonnée,  des  Four- 
ches, le  fort  d'Octeville  et  celui  du  Roule  Au  milieu  et  au  fond  de  la 
baie  se  trouve  la  ville  de  Cherbourg,  avec  son  port  de  commerce  à 
droite  et  l'arsenal  à  gauche.  Il  convieni  de  dire  que  la  courbe  se 
prolonge  au  nord-est  par  l'île  Pelée,  sé|)arée  aujourd'hui  du  fort 
des  Flamands  par  un  petit  bras  de  mer  qui  n'existait  pas  encore 
dans  la  seconde  moitié  du  seizième  siècle.  Eh  bien  !  la  corde  qui 
sous-tend  cet  arc  et  qui  va,  par  conséquent,  de  la  pointe  de  Quer- 
queville à  l'île  Pelée,  indique,  précisément,  la  direction  de  la  digue. 
Cette  construction  hardie  qui  a  près  d'une  lieue  de  long  (exactement 
3712  mètres  à  la  base  et  3550  au  couronnement),  ferme  donc  au  nord 
la  rade,  laissant  deux  passages  au  nord-ouest,  ménagés  entre  l'extré- 
mité de  la  digue  et  la  pointe  de  Querqueville,  par  l'édification  du 
fort  de  Chavagne,  qui  s'élève  au  milieu  des  flots,  et  deux  passages 
au  nord-est,  entre  l'autre  extrémité  de  la  digue  et  le  fort  des  Fla- 
mands. Disons  tout  de  suite  que  les  deux  premiers  passages  sont 
presque  seuls  en  usage  ;  on  les  préfère  à  cause  de  la  plus  grande 
profondeur  des  eaux  et  de  la  sûreté  de  la  navigation.  Cependant  les 
deux  autres  pourraient  être  utilisés. 

La  digue  dont  la  plus  grande  distance  de  terre  est  d'environ 
3  kilomètres,  protège  donc  contre  les  vents  et  la  marée  un  vaste 
espace  qui  a  été  calculé  de  façon  à  pouvoir  contenir  de  cinquante  à 
soixante  vaisseaux  à  200  mètres  de  distance  les  uns  des  autres.  La 
plus  belle  flotte  du  monde  entier  pourrait  donc  y  trouver  un  sûr 
abri.  Ajoutons  que  quatre  mille  six  cents  sondes  exécutées  sous  la 
direction  de  M.  Meusnier,  de  l'Académie  des  sciences  et  lieutenant- 
colonel  de  génie,  en  font  connaître  exactement  la  profondeur  dans 
toutes  ses  parties.  L'emplacement  de  la  digue  avait  été  heureuse- 
ment choisi.  Si  on  l'eût  reportée  seulement  300  mètres  au  nord,  en 


92  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

dehors  de  la  pointe  de  Querqueville  et  du  fort  actuel  des  Flamands, 
la  force  des  courants  eût  considérablement  gêné  la  navigation,  que 
la  violence  des  vents  eût  rendue  souvent  impossible.  En  outre,  les 
batteries  établies  sur  ces  deux  points  ne  protégeant  que  l'intérieur 
de  la  rade,  eu-sent  été  sans  efficacité  contre  l'agresseur. 

Restait  à  exécuter  cette  œuvre  gigantesque. 

Pour  eu  comprendre  les  difficultés,  il  faut  savoir  que  les  travaux 
hydrauliques,  ceux  surtout  qui  s'accomplissent  sur  le  littoral,  se 
font  dans  des  circonstances  particulières  de  nature  à  dérouter  la 
science  de  l'ingénieur  le  plus  attentif  et  le  plus  prévoyant.  Sans 
déprécier  le  mérite  des  hommes  distingués  qui  ont  construit  ces 
viaducs  aussi  solides  qu'élégants  qu'empruntent  souvent  nos  voies 
ferrées,  on  doit  reconnaître  que  ceux  qui  s'attaquent  à  la  mer  ont 
à  résoudre  des  problèmes  autre;nent  compliqués.  Il  est  nécessaire 
de  tenir  compte  de  l'action  plus  ou  moins  régulière  de  la  marée  et 
des  diverses  sortes  de  courants,  aussi  bien  que  de  la  force  essen- 
tiellement variable  des  vagueset  des  vents.  Un  rapide  coup  d'œil  sur 
les  aspects  multiples  de  la  lutte  courageusement  entreprise  contre 
les  éléments,  c'est-à-dire  contre  la  nature  elle-même,  est  nécessaire 
pour  que  l'on  puisse  se  rendre  un  compte  à  peu  près  exact  des 
phases  diverses  qui  ont  été  traversées. 

On  peut  se  représenter  l'intumescence  de  la  marée  sur  le  grand 
Océan,  comme  suivant  le  mouvement  de  la  lune,  et  arrivant  quelque 
temps  après  elle  au  méridien.  L'ondulation  se  communique  avec 
une  vitesse  qui  va  jusqu'à  300  mètres  dans  l'Atlantique,  mais  qui 
diminue  beaucoup  en  approchant  des  côles  et  en  pénétrant  dans  les 
golfes  ou  détroits.  La  haute  mer  qui  arrive  trente-six  heures  après 
le  passage  de  la  lune  au  méridien  de  Brest  ou  à  la  pointe  méridionale 
de  l'Irlande,  arrive  à  Londres  vingt-quatre  heures  plus  tard.  Cet 
écart  représente  précisément  le  temps  que  cette  marée  emploie  à 
passer  à  l'ouest  de  l'Angleterre,  à  doubler  la  pointe  nord  de  l'Ecosse, 
à  traverser  les  Orcades  et  à  revenir  par  la  mer  d'Allemagne  pour 
entrer  dans  la  Tamise.  La  même  ondulation,  quand  elle  se  présente 
au  sud-ouest  de  l'Angleterre  pénètre  dans  la  Manche  et  n'avance 
vers  le  nord-est  qu'avec  une  vitesse  de  20  mètres,  de  sorte  que 
ces  deux  marées  partielles  marchant  en  sens  contraire  vers  le 
détroit  du  pas  de  Calais,  se  rejoignent  près  de  Douvres. 

Tel  est  le  mouvement  normal  de  la  marée  sur  les  côtes  nor- 
mandes; mais  l'action  des  vents  le  modifie  parfois  considérablement, 


LE    PORT    DE    CHERBOURG  93 

soit  qu'elle  le  favorise,  soit  qu'elle  le  contrarie.  Le  A  janvier  1807, 
quatre  jours  avant  la  nouvelle  lune,  par  conséquent  en  morte  eau, 
c'est-à-dire  à  une  époque  où  l'action  du  flux  et  du  reflux  est  le  moins 
sensible,  il  y  eut  à  Flessingue,  pendant  une  tempête  de  nuit,  une 
marée  qui  manqua  noyer  la  moitié  des  habitants  :  le  flot  s'éleva  à 
70  centimètres  au-dessus  des  plus  hautes  mers  connues. 

A  Plymouth,  le  23  novembre  182/ï,  un  ouragan  survenu  pendant 
la  syzigie  souleva  la  mer  à  une  hauteur  de  7"", 90,  au  lieu  de  5°',/i7, 
qui  était  le  niveau  normal. 

Les  vagues  produites  par  le  vent  ont  une  vitesse  de  transmission 
qui  va  jusqu'à  20  mètres  par  seconde  :  leur  hauteur  dans  l'Océan 
atteint  5  et  6  mètres.  Cette  agitation  n'existe  au  surplus  qu'à  la 
surface;  dans  les  tempêtes  les  plus  violentes,  le  calme  règne  à  une 
profondeur  que  l'on  peut  évaluer  à  8  ou  10  mètres  au-dessous  du 
creux  des  vagues.  Du  moins,  c^est  ce  qui  a  lieu  au  large  :  le  long  des 
côtes,  on  constate  de  grandes  modifications. 

Indépendamment  du  mouvement  normal  des  vagues,  il  se  produit 
des  courants,  des  contre-courants,  des  remous,  des  ressacs  dont 
l'expérience  seule  enseigne  la  direction  et  la  violence  et  que  l'état 
de  la  marée  change  à  chaque  instant.  Ces  courants  difl"èrent  suivant 
la  profondeur  et  vont  parfois  dans  des  directions  opposées.  On 
s'explique  ainsi  que  dans  le  goulet  de  Brest,  un  canot  entre  aisé- 
ment en  rade,  tandis  qu'un  vaisseau  de  haut  bord  subit  une  impul- 
sion en  sens  contraire. 

Le  courant  du  raz  de  Blanchard  est  d'une  violence  extrême  :  c'est  à 
son  action  irrésistible  qu'il  faut  attribuer,  comme  nous  le  disions  plus 
haut,  l'éloignement  de  la  ligne  de  bataille  des  vaisseaux  de  l'amiral 
Tourville,  déviation  funeste  qui  changea  une  victoire  en  revers. 

L'action  de  la  mer  et  des  courants  finit,  à  la  longue,  par  changer 
la  configuration  des  côtes.  Ainsi,  les  falaises  de  la  haute  Normandie 
reculent  chaque  année  de  30  centimètres,  quantité  appréciable  au 
bout  d'un  certain  temps.  En  d'autres  points,  les  alluvions  sablon- 
neuses agissent  en  sens  contraire. 

Près  de  la  Teste,  sur  la  rive  droite  du  fleuve,  la  mer  s'est  avancée 
de  200  mètres  en  trente-six  ans.  En  revanche,  dans  les  Landes,  la 
formation  incessante  des  dunes  accroît  le  continent. 

Faut-il  encore  citer  le  cap  d'Agde,  dans  la  Méditerranée,  où  une 
jetée  s'est  ensablée  et  où,  dans  le  court  espace  de  dix-sept  ans,  la 
côte  s'est  avancée  de  700  mètres? 


9iî  F.EYUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

La  puissance  des  vagues,  quand  elles  sont  soulevées  par  les  vents 
au  point  où  elles  se  brisent,  dépasse  toute  imagination.  On  a  vu  à 
A!o"er  des  blocs  de  pierre  mesurant  S'^.hO  de  longueur  sur  2  mètres 
de  largeur  et  1",50  de  profondeur,  et  c.uï  pesaient  plus  de 
22,000  kilogrammes,  déplacés  à  plusieurs  mètres  de  dislance.  A  la 
digue  de  Cherbourg,  des  blocs  de  béton,  dont  le  poids  dépassait 
13,000  kilogrammes,  glissaient  le  long  des  enrochements  dont  nous 
parlerons  bientôt. 

Le  calcul  démontre  que  l'action  de  la  mer  sur  des  blocs  de  forme 
semblable  croît  comme  le  carré  de  leurs  dimensions,  mais  que  la 
stabilité  de  ces  blocs  augmente  comme  leur  cube. 

A  côté  de  l'action  mécanique,  il  convient  de  mentionner  l'action 
chimique  et  physiologique.  Les  pierres  plongées  dans  l'eau  ne  tar- 
dent pas  à  se  couvrir  de  végétations  qui  finissent  par  les  désagréger, 
les  mortiers  sont  décomposés.  Le  bois  n'a  pas  meilleur  sort,  car  il 
est  rongé  par  les  tarets,  insectes  autrefois  inconnus  dans  nos  mers, 
mais  que  les  navires  hollandais  ont  importés  des  Indes  orientales. 
Un  vaisseau  échoué  à  l'île  d'Aix,  victime  de  ces  minuscules  destruc- 
teurs, devint  impropre  à  la  navigation  :  en  six  mois,  il  avait  perdu 
la  moitié  de  ses  matériaux.  Le  fer  s'oxyde  avec  une  désolante 
rapidité. 

Ce  qui  précède  montre  assez  les  difficultés  de  l'entreprise,  surtout 
quand  on  réfléchit  qu'il  s'agissait  avant  tout  de  jeter  à  une  profon- 
deur moyenne  de  20  mètres  au-dessous  du  niveau  des  plus  hautes 
eaux  et  de  13  mètres  au-dessous  du  niveau  des  plus  basses,  la  fon- 
dation d'un  massif  d'une  telle  longueur  capable  de  résister  à  tous 
les  efforts  des  flots,  des  courants  et  des  vents  réunis. 

Comme  on  ne  pouvait  atteindre  directement  le  sol  sous-marin, 
l'ingénieur  M.  de  Cessart  eut  une  idée'qui  séduisit  d'abord  les  esprits 
par  sa  grandeur  et  sa  simplicité.  Il  proposa  d'immerger  une  suite 
de  cônes  tronqués  qui  seraient  construits  en  bois  et  remplis  de 
lourdes  pierres.  Ces  cônes  devaient  avoir  des  dimensions  colossales  : 
lA'^.ôO  de  diamètre  à  la  base,  19", 50  au  sommet,  17"", 50  de  hau- 
teur. Immergés  sur  l'alignement  de  la  digue  au  nombre  de  90,  ces 
rochers  artificiels,  dont  toutes  les  bases  devaient  se  toucher  au  fond 
de  l'eau,  tandis  que  les  crêtes  en  excéderaient  la  .surface  de  plu- 
sieurs mètres,  axaient  pour  but  de  rompre  les  coups  de  mer  et 
d'assurer  la  tranquillité  de  la  rade.  80,000  pieds  cubes  de  bois 
entraient  dans  la  construction  de  chaque  cône  qui  pouvait  contenir 


LE   PORT   DE    CHERBOURG  95 

2,700  toises  cubes  de  pierre  et  peser,  après  avoir  été  remplis, 
100  millions  de  livres. 

La  première  caisse  descendit  au  fond  des  mers  le  6  juin  17Sà. 
Une  foule  immense,  pleine  d'anxiété,  assistait  à  ce  spectacle  nou- 
veau. L'opération  réussit  parfaitement  bien,  ou,  du  moins,  parut 
bien  réussir  :  des  cris  d'enthousiasme  saluèrent  l'i^xécution.  On 
voyait  déjà  l'Océan  dompté,  un  solide  rempart  contre  ses  fureurs 
élevé,  une  rade  tranquille,  une  flotte  bravant  impunément  les  tem- 
pêtes du  dehors  et  prête  à  s'élancer  à  l'attaque  de  l'ennemi,  si  TAn- 
gleterre,  avec  laquelle  on  venait  de  conclure  une  paix  glorieuse, 
commettait  la  folie  de  la  rompre. 

La  seconde  immersion  eut  lieu  le  7  juillet. 

Voici  comment  on  s'y  prenait.  Les  appareils  étaient  construits  à 
terre;  une  fois  mis  à  l'eau,  on  les  remplissait  en  partie  seulement 
des  matériaux  qu'ils  devaient  contenir,  de  façon  qu'ils  eussent  assez 
de  lest  pour  naviguer,  sans  peser  un  poids  trop  considérable.  On 
les  soutenait  d'ailleurs  à  la  surface  au  moyen  d'une  double  ceinture 
de  barriques  vides. 

Des  barques  montées  par  de  vigoureux  rameurs  les  amenaient 
ensuite  au  lieu  indiqué.  Alors  on  rompait  brusquement  les  amarres 
et  l'énorme  caisse  s'enfonçait  perpendiculairement  dans  la  mer, 
pendant  que  les  barriques  sautaient  en  l'air,  des  chalands  chargés 
de  pierres  et  conduits  sur  l'emplacement  de  la  digue  versaient  alors 
leur  contenu  dans  les  cônes  entr'ou verts  et  achevaient  de  les  fixer, 
en  augmentant  leur  force  de  résistance. 

Le  ^8  août,  une  tempête  détruisit  partiellement  les  résultats 
obtenus.  Quand  elle  fut  terminée  on  s'aperçut  que  le  sommet  de  ce 
commencement  de  la  digue  avait  été  rasé.  Le  chargement  des  deux 
cônes,  au  lieu  de  se  tasser,  comme  on  l'avait  espéré  et  d'opposer 
à  la  furie  des  vagues  une  masse  inébranlable,  avait  été  secoué 
«  comme  le  grain  dans  un  van  ».  Ce  sont  les  propres  expressions 
qu'on  lit  dans  un  mémoire  écrit  à  ce  sujet. 

On  s'attacha  à  réparer  cette  perte  en  précipitant  dans  les  eaux  des 
pierres  perdues.  Mais  la  cause  destructrice  existait  et  agissait  tou- 
jours. Tant  que  la  mer  était  calme,  les  ruatériaux  agglomérés  se 
tenaient  tant  bien  que  mal;  mais  si  la  brise  soufflait  un  peu  fort 
du  large,  les  vagues  irritées  recommençaient  à  faire  leur  office,  et 
tout  ce  qui  dépassait  le  niveau  de  la  mer  était  impitoyablement 
balayé.  M.  de  Cessart  s'obstinait  dans  son  système.  Au  bout  de  cinq 


06  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

ans,  il  avait  immergé  vingt  cônes,  sans  pouvoir  construire  un  édifice 
solide  assez  élevé  pour  arrêter  le  mouvement  des  flots  et  pour  assurer 
la  tranquillité  de  la  rade. 

Ce  fut  un  moment  très  critique  pour  l'œuvre  en  cours  d'exécu- 
tion. 31  millions  avaient  été  déjà  dépensés  sans  résultat  appréciable. 
La  légèreté  nationale  commençait  à  se  dégoûier  d'une  entreprise  qui 
avait  d'abord  excité  un  engouement  généial.  Heureusement  que  le 
maréchal  de  Castries,  qui  avait  alors  le  département  de  la  marine, 
ne  désespéra  pas  du  succès.  C'est  à  sa  persévérance  et  à  son  dévoue- 
ment que  l'on  doit  la  reprise  et  la  continuation  des  travaux.  On 
renonça  à  ces  fam.eux  cônes  tronqués  qui  ne  servaient  à  rien, 
puisque  leur  charpente  laissait  s'échapper  de  tous  côtés  les  maté- 
riaux solides  et  résistants.  On  se  contenta  de  transporter  sur  les 
lieux  et  de  précipiter  dans  la  mer  suivant  la  direction  arrêtée,  des 
pierres  perdues,  dans  le  but  de  former  des  enrochements  qui  ser- 
viraient de  base  pour  y  asseoir  plus  tard  le  massif  tant  souhaité. 

Les  travaux  furent  donc  repris  avec  ardeur.  Une  commission 
nommée  par  la  Législative  les  avait  amenés  au  point  que  le  niveau 
des  hautes  mers  était  dépassé  de  trois  mètres,  lorsque  survint  la 
Convention  qui,  s'acharnant  sur  les  monuments  anciens,  n'avait 
guère  de  souci  d'en  élever  de  nouveaux.  Les  assemblées  qui  suivirent 
se  montrèrent  également  insouciantes  ou  impuissantes.  L'interrup- 
tion dura  dix  ans. 

Léonce  de  la  Rallaye. 

(A  suivre.) 


LES  QUESTIONS  HISTORIQUES 

CONTROVERSÉES 


Dans  ma  dernière  causerie,  je  me  suis  volontairement  limité 
l'ana'yse  des  articles,  que  contenaient  les  principales  revues  spé- 
cialement vouées  au  culte  de  l'histoire.  Il  est  temps  de  porter  mes 
regards  sur  une  autre  catégorie  de  périodiques,  où  les  travaux  de 
ce  genre  se  trouvent  imprimés  côte  à  côte  avec  des  chroniques 
littéraires  et  des  romans,  des  poésies  et  des  études  de  critique 
artistique,  sur  les  revues  en  un  mot  qui  s'adressent  au  grand  public, 
non  plus  à  une  classe  restreinte  de  lecteurs.  Le  hasard  veut  préci- 
sément que,  depuis  tantôt  six  mois,  j'aie  totalement  négligé  l'une  de 
celles-ci,  et  non  la  moins  en  renom,  —  la  Revue  des  Deux  Mondes. 
J'y  reviens  avec  d'autant  plus  d'empressement  que  nombre  de  pages 
historiques  du  plus  haut  intérêt  y  ont  vu  le  jour  durant  cet  inter- 
valle. 

I 

Marquer  nettement  en  quoi  la  conception  de  l'histoire  dans  l'anti- 
quité différait  de  la  façon  moderne  de  comprendre  cette  science, 
tel  est  l'objet  que  s'est  proposé  M.  Alfred  Croiset  (1).  Ses  savantes 
et  sagaces  investigations  l'ont  conduit  aux  conclusions  suivantes  ; 

«  Les  meilleurs  historiens  de  l'antiquité  étudient  surtout  les 
grandes  forces  historiques  (individus,  cités  et  armées)  dans  leur  jeu 
extérieur  et  dans  leur  action.  En  fait  d'explications,  ils  ne  vont  guère 
au  delà  des  motifs  moraux,  des  considérations  politiques,  au  sens  le 
plus  étroit  du  mot.  Quant  aux  causes  lointaines,  qui  ont  formé  ces 
âmes,  ces  cités,  ces  armées  (religion,  mœurs,  institutions),  ou  qui 

(1)  Livraison  du  1"  mai  1890. 

1er  OCTOBRE    (N"   88).    4«   SÉRIE.    T.   XXIV.  7 


98  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

rendent  possible  leur  action  (finances,  économie  politique,  organi- 
sation), ils  y  touchent  rarement  et  en  peu  de  mots.  L'histoire  qu'ils 
écrivent  n'est  ni  profonde  ni  complexe  comme  celle  qu'écrivent  les 
modernes. 

«  ...  L'esprit  antique,  quand  il  écrit  fhistoire,  isole  et  détache 
deux  ou  trois  ordres  de  faits  (politiques,  militaires,  moraux),  qu'il 
étudie  à  part  dans  leur  suite  logique  et  leur  développement  recti- 
ligne  :  c'est  une  belle  géométrie  historique.  L'esprit  moderne,  au 
contraire,  a  un  sentiment  profond  et  toujours  croissant  de  la  conti- 
nuité des  choses,  de  l'entrelacement  indéfini  des  actions  et  des  réac- 
tions, il  s'aperçoit  que  tout  est  dans  tout,  que  la  chaîne  des  effets  et 
des  causes  est  illimitée,  qu'elle  a  des  replis  et  des  détours  surpre- 
nants, que  la  raison  la  plus  directe  et  la  plus  apparente  des  choses, 
n'en  est  jamais  la  raison  dernière  et  que,  dans  cette  prodigieuse 
complexité  de  l'univers,  c'est  donner  de  la  réalité  une  image  impar- 
faite que  de  trop  la  réduire  aux  formes  simples,  où  notre  intelli- 
gence se  complaît  d'abord.  » 

Pour  appuyer  la  thèse,  dont  la  logique  des  choses  lui  avait 
démontré  l'indiscutable  évidence,  M.  Croiset  a  particuhèrement 
porté  son  attention  sur  Hérodote,  celui  qu'on  a  appelé  le  Père  de 
rhistoire.  C'est  moins  pourtant  ce  glorieux  surnom  qui  l'a  séduit 
qu'une  circonstance  particulière  à  laquelle  l'écrivain  d'Halycarnasse 
dut  son  originaUté  et  sur  laquelle  on  me  permettra  de  m'étendre 
après  lui. 

Conteur  inimitable,  inépuisable  anecdotier,  réunissant  dans  une 
immense  et  attrayante  encyclopédie  les  fastes  de  milliers  d'années 
et  de  maintes  civilisations  éteintes  tour  k  tour,  Hérodote  est  le 
chaînon  intermédiaire  entre  les  secs  et  froids  logographes  (chroni- 
queurs) des  époques  antérieures  et  les  Thucydide  ou  les  Polybe; 
aussi  artiste  que  ces  derniers,  sans  doute,  mais  ne  bornant  pas  son 
regard,  ainsi  qu'ils  firent,  à  une  courte  phase  de  l'existence  natio- 
nale, regagnant  en  intérêt  ce  qu'il  perd  en  exactitude. 

J'ai  dit  exactitude,  non  sincérité.  Hérodote  est,  en  effet,  toujours 
sincère,  et,  s'il  se  trompe,  c'est  qu'il  a  été  trompé  par  ceux  dont  il  a 
recueilli  le  témoignage.  Interrogeons  plutôt  AL  Croiset  sur  ses  pro- 
cédés d'inforuia  inii. 

«  L'histoire  de  l'Egypte,  celle  de  l'Assyrie  et  de  la  Perse  étaient 
conservées  en  grande  partie,  soit  dans  les  inscriptions  que  la  science 
moderne  déchiffre,  soit  dans  des  livres  aujourd'hui  perdus.  Hérodote 


LES    QUESTIONS   HISTORIQUES   CONTROVERSÉES  99 

n'a  pu  se  servir  d'aucune  de  ces  sources  de  renseignements.  Il 
n'avait  nul  accès  aux  livres  officiels  des  rois  de  Perse.  11  ne  pouvait 
lire  ni  comprendre  les  inscriptions,  pas  plus  celles  de  l'Egypte  que 
celles  de  l'Asie.  11  n'avait  qu'une  ressource  :  interroger  les  gens  du 
pays,  de  préférence  les  plus  savants  ou  ceux  qui  pa>:saient  pour  tels, 
en  particulier  les  prêtres,  gardiens  des  vieilles  traditions  et  des 
vieux  souvenirs  »,  etc.. 

Et  un  peu  plus  loin  : 

«  Sur  l'histoire  ancienne  de  l'Orient,  qui,  d'ailleurs,  n'était 
qu'une  partie  accessoire  de  son  sujet,  on  peut  caractériser  d'un  mot 
le  travail  d'Hérodote  :  il  en  a  écrit  l'histoire  légendaire  et  populaire. 
L'histoire  réelle  de  l'Egypte^  dit  M.  Maspéro,  Hérodote  ne  put  la 
lire  sur  les  murs,  où  elle  s'étalait  tncore  intacte.  Les  monuments 
furent  pour  lui  comme  un  livre,  do)it  il  s'amusa  à  regarder  les 
images,  sans  savoir  du  texte  que  ce  qu  on  voulut  bien  lui  en  dire... 
On  lui  conta  le  roman  de  la  construction  des  Pyratnides,  on  lui 
conta  le  roman  de  Sésostris,  on  lui  conta  le  roman  de  Rhainpsi- 
nitos...  Nous  ne  devons  pas  trop  regretter  qu'il  en  ait  été  ainsi. 
Les  monuments  nous  disent,  —  ou  nous  diront  un  jour,  —  ce  que 
firent  les  Chéops,  les  Ramsès,  les  Thoutmôs  du  monde  réel  : 
Hérodote  nous  apprend  ce  qu'on  disait  d'eux  dans  les  rues  de 
Memphis.  )j 

On  saura  gré  à  M.  Croiset  d'avoir  cité  ce  jugement  fin  et  réservé 
d'un  homme  auquel  ses  travaux  ont  acquis  une  si  haute  place  parmi 
les  érudiis.  Aussi  bien  ne  nous  surprend-il  pas  de  sa  part.  C'est  le 
propre  des  esprits  supérieurs  de  dédaigner  pour  leur  compte  les 
analhèmes  des  pédants,  qui  s'imaginent  avoir  découvert  le  nouveau 
monde  quand,  dans  une  œuvre  considérable,  ils  ont  dénoncé  une 
erreur  infime.  Heureux,  du  reste,  quand  leur  piétendue  découverte 
n'est  pas  une  illusion  de  vanité,  comme  il  arriva  à  un  quidam,  qui 
ne  pardonnera  pas  à  M.  Croiset  d'avoir  craint,  en  le  nommant, 
d'effaroucher  sa  modestie,  à  propos  de  certain  bas-relief  d'un  défilé 
d'Ionie.  Hérodote  en  avait  signalé  le  groupe  essentiel  :  deux  guer- 
riers sculptés  dans  le  roc,  de  grandeur  naturelle,  tenant  un  arc  de 
la  main  gauche  et  une  lance  de  la  droite.  Par  quel  hasard  ces  anti- 
ques images  ont-elles  survécu  à  tant  de  révolutions,  je  ne  le  saurais 
dire.  Toujours  est-il  que,  un  beau  jour,  le  monsieur  en  question 
les  revoit  et  constate  avec  stupeur,  —  non,  avec  fureur  : 

4"  Que  les  deux  gardiens  de  pierre  des  gorges  de  Rarabel  avaient 


100  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

leur  arc  dans  la  main  droite  et  leur  lance  dans  la  main  gauche,  au 
contraire  de  ce  qu'avait  avancé  «  le  Père  de  l'histoire  »; 

2°  Qu'ils  étaient  deux  fois  plus  hauts  qu'il  ne  l'avait  prétendu. 

Émoi  général.  On  discute,  on  consulte,  on  examine.  Tout  compte 
fait,  si  Hérodote  avait  lort  sur  le  premier  point,  sur  le  second  c'était 
son  contradicteur  qui  errait! 

En  somme,  la  censure  la  plus  grave  que  M.  Alfred  Croiset  adresse 
à  la  mémoire  d'Hérodote,  c'est  d'avoir  jugé  ces  Égyptiens,  ces 
Assyriens,  ces  Perses,  qu'il  a  mis  en  scène  d'une  façon  si  vivante, 
comme  s'ils  eussent  été  des  Hellènes.  Aux  sauvages  guerriers  de 
Ramsès,  de  Sinn-akhi-rib,  de  Cyrus  il  a  prêté  l'apparence  exté- 
rieure, policée,  correcte  de  ses  contemporains,  des  contemporains 
de  Périclès.  Les  modifications  de  la  civilisation,  suivant  la  double 
influence  des  latitudes  et  des  siècles,  sont  pour  lui  demeurées  lettre 
morte.  H  n'a  pas,  en  un  mot,  le  respect  de  la  couleur  locale.  Mais 
soyons  justes  :  de  son  temps,  qui  s'en  souciait  de  la  couleur  locale? 
H  y  a  cinquante  ans,  Augustin  Thierry  ne  faisait-il  pas  le  même 
reproche  à  la  peinture  des  mœurs  mérowingiennes  par  Vély?  et 
sommes-nous  bien  sûrs  que,  parmi  nos  contemporains  eux-mêmes,  il 
n'en  est  pas  qui  sacrifient  au  même  fétiche  décevant,  le  rapproche- 
ment entre  des  sociétés  aussi  dissemblables  que  l'étaient  alors  les 
monarchies  orientales  et  les  républiques  grecques,  entre  les  Romains 
par  exemple  et  les  conquérants  modernes  de  l'Algérie? 

II 

Telle  est  cependant  l'étrange  habitude  d'un  historien  militaire 
estimé,  l'amiral  Jurien  de  La  Gravière.  Je  l'avais  déjà-  souventes 
fois  remarquée  dans  ses  précédents  ouvrages.  Les  Campagnes 
d Alexandre,  André  Doria  etc.  Mais  je  ne  crois  pas  qu'elle  soit 
nulle  part  aussi  choquante  que  dans  l'article  qu'il  vient  de  consacrer 
à  l'empereur  romain  Julien  l'Apostat  (1).  Cette  tendance  est  d'au- 
tant plus  regrettable  qu'elle  contraste  étrangement  avec  les  hautes 
quaUtés  de  style  et  de  composition  de  l'auteur,  avec  sa  rare  habileté 
à  disséquer  les  à  mes  antiques,  à  en  montrer  les  vices  rongeurs  à  côté 
des  sublimes  vertus.  Je  ne  puis  résister  au  plaisir  de  citer  un  spé- 
cimen de  la  manière  du  savant  marin. 

(l)  Livraison  du  1"  avril. 


LES   QUESTIONS   HISTORIQUES    CONTROVERSÉES  101 

C'est  le  résumé  de  la  carrière  de  Julien  : 

«  Elevé  en  séminariste,  captivé  plus  lard  par  les  philosophes,  il 
s'improvise  soldat,  sauve  les  Gaules  et  se  pr(^'pare  à  sauver  l'Empire. 
Il  est  du  métal  dont  se  font  les  grands  hommes  et,  par  une  faveur 
spéciale  de  la  Providence,  il  mourra  à  la  tète  de  ses  troupes; 
ses  derniers  regards  verront  fuir  l'ennemi.  Il  n'aura  même  pas  soup- 
çonné que  ses  adversaires  politiques  réservaient  à  sa  généreuse 
mémoire  le  hideux  surnom  d'Apostat. 

f<  Apostat,  cependant,  il  l'était;  apostat  de  son  temps,  apostat  de 
la  religion  dans  laquelle  il  avait  été  nourri.  Que  lui  manquait-il?  La 
fibre  populaire.  Il  ne  sentait  pas,  qv2  la  grandeur  de  Rome,  c'était 
surtout  l'écrasement  des  humbles  au  profit  de  l'insolence  patri- 
cienne. Jamais  âme  ne  comprit  moins  l'esprit  du  christianisme  que 
l'àme  de  cet  illuminé.  Aussi  ce  fut  comme  un  caillou  que  la  Provi- 
dence l'écarta  du  chemin.  Seulement  dans  ce  caillou,  si  nous  vou- 
lons rester  justes,  reconnaissons  le  diamant  caché.  Une  heure 
viendra,  la  dernière,  où  la  pierre  précieuse  étincellera  de  tous  SiS 
feux.  Il  n'est  donné  qu'à  de  rares  privilégiés  de  bien  mourir.  » 

Est-il  portrait  plus  achevé?  Pourquoi  faut-il  que  IVl.  de  La  Gravière 
croie  devoir  le  complérer  ainsi  :  «  Julien  nous  rend  l'héroïque  Béar- 
nais? »  Lancé  sur  celte  piste,  il  ne  saura  plus  s'arrêter,  hélas! 
Dans  les  prédécesseurs  immédiats  de  son  héros.  Constance  et  Cons- 
tantin, il  retrouvera  avec  joie  les  traits  de  Philippe  II  et  de  Charles- 
Quint.  Ailleurs  prennent  place  dans  son  récit  les  parallèles  malen- 
contreux dont  je  touchais  un  mot  tout-à-l'heure  :  Mithridate  devient 
un  Abd-el-Kader  avant  la  lettre;  Lucullus,  un  maréchal  Bugeaud; 
Pompée,  un  duc  d'Aumale. 

Les  souvenirs  des  guerres  napoléoniennes  lui  tiennent  en  parti- 
culier au  cœur.  Il  les  évoque  à  tout  propos,  —  hors  de  propos. 
Crassus,  battu  et  affamé  par  les  Parthes,  lui  remémore  le  désastre 
de  Baylen.  Julien  organise-t-il  sur  TEuphrate  une  flottille  de  ravi- 
taillement pour  seconder  ses  opérations  contre  les  Perses  pendant 
la  campagne  de  363,  aussitôt  l'empereur  Napoléon  de  reparaître  : 
«  Fort  attentif  à  chercher  des  leçons  dans  l'histoire,  quand  il  eut 
renoncé  à  envahir  l'Inde  par  la  mer  Rouge  ou  par  le  Khoraçan,  ce 
fut  au  golfe  Persique  et  à  la  vallée  de  l'Euphrate  qu'il  songea.  » 
Cela  tourne  décidément  à  la  manie.  Que  Napoléon  I"  ait  été  un 
grand  conquérant,  nul  n'y  contredit.  Mais  il  ne  fut  pas  le  seul  grand 
conquérant,  et,  puisque  le  hasard  de  ses  voyages  historiques  con- 


102  BEVUE  DU    MONDE  CATHOLIQUE 

duisait  l'amiral  de  La  Gravière  en  Kboraçan,  comment  ne  lui  est-il 
pas  venu  à  l'esprit  de  changer,  pour  une  fois  au  moins,  de  terme 
de  comparaison  d'appeler  à  son  aide,  au  lieu  de  l'ombre  du  vain- 
queur d'Eylau  et  de  la  Moskovva,  les  ombres  de  ceuxd  ont  le  Kbo- 
raçan fut  le  champ  de  bataille,  les  ombres  de  Djenghis-Khan  et 
de  Timour-Lengh,  ces  autres  apôtres  du  carnage  sans  cause,  de 
la  destruction  sans  trêve,  de  la  conquête  sans  limite? 

III 

Lorsqu'il  s'agit  de  fixer  la  physionomie  d"ua  être  ou  d'un  siècle, 
les  an  Jogies  sont  d'un  puissant  secours.  Elles  boitent  toujours,  la 
chose  est  incontestable.  Mais,  pour  faire  deviner  l'inconnu,  comme 
l'a  dit  l'émineut  académicien  qui  a  naturalisé  chez  nous  les  pro- 
duits de  la  pensée  russe,  pour  faire  deviner  l'inconnu,  le  comparer 
avec  le  connu  est  encore  le  procédé  le  plus  rapide  et  le  plus  sur.  Il 
évite  des  explications  longues  et  obscures  :  un  nom  de  connais- 
sance en  tient  lieu,  c'est  l'image  qui  éclaire  le  texte  et  permet  de 
classer  d'un  regard  les  nouveaux  venus  par  ordre  de  familles  et  de 
préséances.  On  fait  ensuite  les  réserves  nécessaires,  on  marque  les 
différences  entre  ceux  qu'on  a  momentanément  rapprochés. 

Toutefois,  pour  que  le  procédé  reste  légitime,  il  faut  avoir  soin 
de  ne  chercher  ces  relations  qu'entre  individus  placés  à  peu  près 
dans  les  mêmes  conditions  de  vie  intellectuelle  et  morale,  et  c'est  à 
quoi  n'a  eu  garde  de  manquer  celui  à  qui  je  fais  allusion.  Quelques 
rares  que  fussent  les  points  de  contact  de  Stendhal,  de  Balzac  ou 
de  Flaubert  avec  Nicolas  Gogol,  Tourguénef  ou  le  comte  Léon 
Tolstoï,  du  moins  subissaient-ils  une  influence  commune,  l'influence 
du  courant  d'idées  qui  entraîne  notre  époque  vers  on  ne  sait  quelle 
rive  mystérieuse.  Ce  n'est  point  parce  qu'ils  ont  tous  deux  écrit  des 
romans  que  Al.  de  Vogué  s'est  cru  autorisé  à  étudier  parallèlement 
l'auteur  de  Bouvard  et  Pécuchet  et  l'auteur  du  Manteau,  mais 
parce  que  ces  ouvrages,  à  côté  de  ressemblances  frappantes,  — 
même  aspiration  à  rendre  les  faits  dans  leur  réalité,  même  condition 
misérable  des  personnages,  —  présentent  de  frappantes  diffé- 
rences d'interprétation,  qui  aident  à  mieux  définir  le  genre  de 
Flaubert  et  le  genre  de  Gogol;  ressemblances  et  différences  égale- 
ment fécondes  d'ailleurs,  au  double  point  de  vue  de  la  psychologie 
intime  des  deux  romanciers  et  de  l'éternelle  morale. 


LES    QUESTIONS   HISTORIQUES   CONTROVERSÉES  103 

A  l'inverse,  le  seul  fait  pour  LucuUus  et  Bugeaud  d'avoir  eu  l'un 
et  l'autre  à  combattre  victorieusement  un  ennemi,  dont  il  était 
réservé  à  leurs  successeurs  respectifs  d'achever  la  défaite,  ne  suffit 
pas  pour  qu'il  soit  permis  de  transformer  LucuUus  en  Bugeaud  ou 
Bugeaud  en  LucuUus.  Sans  aller  jusqu'à  sonder  les  abîmes  séparant 
l'àme  romaine,  fermée  à  toute  notion  de  grandeur,  voire  de  justice, 
uniquement  soucieuse  d'intérêts  matériels,  et  l'àme  française,  avant 
tout  éprise  d'idéal,  on  peut  se  demander  ce  que  M.  de  la  Gravière 
a  contre  l'intègre  mémoire  du  colonisateur  de  l'Algérie  pour  l'affu- 
bler de  la  défroque  d'un  homme  qui,  parmi  les  pillards,  les  débau- 
chés, les  voluptueux  d'un  temps  où  ils  pullulaient,  a  su  s'acquérir 
une  réputation  particulière  de  débauché  et  de  piUard. 

Ainsi  pour  les  événements. 

Autant  il  serait  puéril  de  tenter  des  rapprochements  plus  ou 
moins  ingénieux  entre  les  journées  de  Zama  et  de  Marignan,  autant 
le  droit,  le  devoir  môme  du  narrateur  des  guerres  de  Vendée  ou 
des  troubles  intérieurs  de  l'Angleterre  au  dix-septième  siècle  est  de 
comparer,  de  comparer  sans  cesse  ces  deux  grandes  convulsions 
sociales,  si  semblables  et  si  dissemblables  à  la  fois  quant  aux 
causes,  aux  péripéties  et  aux  conséquences.  Dans  le  premier  cas,  en 
effet,  sauf  le  choc  des  armées  ennemies,  nul  trait  d'union,  ni  le  but 
poursuivi,  ni  le  résultat  atteint,  ni  les  moyens  à  la  disposition  des 
belligérants  :  l'armement,  la  tactique,  etc.  La  lutte  des  Cavaliers 
et  des  Têtes  rondes,  en  16/i8,  la  lutte  des  blancs  et  des  bleus^ 
en  1793,  sont,  au  contraire,  l'une  et  l'autre,  le  conflit  sanglant  de 
l'idée  démocratique  et  de  l'idée  aristocratique,  féodale  ici,  unitaire 
là.  En  outre  la  façon  dont  furent  engagées  et  menées  les  hostilités 
permet  de  saisir  sur  le  vif  les  différences  de  caractère  de  l'Anglais 
et  du  Français,  jetés  dans  une  situation  presque  identique. 

Et  voilà  comment,  après  avoir  blâmé  l'amiral  de  La  Gravière 
d'avoir  trop  comparé  dans  son  travail  sur  Julien  l'Apostat,  je  suis 
amené  à  blâmer  à  son  tour  M.  Emile  Montégut  de  n'avoir  pas  com- 
paré assez  dans  sa  biographie  du  duc  et  de  la  duchesse  de  New- 
castle  (1),  acteurs  importants  des  démêlés  de  Charles  I"  avec  ses 
sujets  rebelles. 

Toujours  d'une  suprême  élégance  dans  sa  mise,  passionné  pour 
les  divers  exercices  corporels,  bel  esprit   intrépide,  papillon  de 

(l)  Livraisons  du  15  avril  et  du  15  juiUet. 


^0!l  REVUE    DU   MONDE   CATHOLIQUE 

valons  aussi  bien  que  pilier  de  salles  d'armes  et  de  manèges,  ayant 
pour  la  satisfaction  de  ses  fantaisies  les  trésors  d'une  grande  imagi- 
nation réfrénée  par  un  goût  exquis  et  les  ressources  d'une  fortune 
qui  dépassiiit  un  demi  million  de  revenu  de  notre  monnaie,  New- 
castle  est  le  type  par  excellence  de  la  noblesse  dans  ce  qu'elle  a  de 
plus  fascinant.  Il  passa  dans  la  vie  tel  qu'un  prédestiné,  comblé  de 
tous  les  dons  que  les  fées  d'ordinaire  partagent  parcimonieusement 
entre  plusieurs  de  leurs  favoris.  Son  existence  ne  connut  qu'une 
mauvaise  chance  :  il  fut  désigné  pour  commencer  la  guerre  civile 
d'Angleterre. 

«  S'il  y  eut  jamais  âme  qui  fût  en  disproportion  avec  les  pénibles 
devoirs  qu'impose  cette  plus  déplaisante  des  tâches,  ce  fut  la 
sienne.  Il  y  faut  une  âme  ferme  jusqu'à  la  dureté,  froide  jusqu'à  la 
cruauté,  maîtresse  d'elle-même  en  apparence,  mais  avec  une  colère 
latente  et  permanente,  pareille  à  un  tonnerre  sans  éclairs  ni  gron- 
dements; et  la  sienne  n'était  que  dilettantisme,  aimable  culture, 
élégante  adresse  et  généreuse  belle  humeur. 

«  Ce  qu'il  avait  ne  lui  nuisait  pas  moins  que  ce  qui  lui  manquait. 
Il  avait  de  la  clairvoyance,  de  l'ouverture  d'esprit,  de  la  liberté 
dans  les  opinions  et  une  absence  presque  complète  de  préjugés; 
mais  cette  clairvoyance  ne  servait  qu'à  attiédir  son  zèle,  son  ouver- 
ture d'esprit  à  enseigner  le  scepticisme  et  cette  absence  de  préjugés 
à  pratiquer  l'indifférence.  Eh!  que  n'avait-il  plutôt  l'aveugle  ardeur, 
l'absurde  opiniâtreté,  les  espérances  erronées  et  les  préjugés  indé- 
racinables du  plus  obtus  des  squires  qui  le  suivaient!  ou  pourquoi 
sa  culture  d'esprit  ne  lui  avait-elle  pas  présenté  cette  pensée  pro- 
fonde de  son  antagoniste  Cromwell  :  «  Un  homme  ne  va  jamais  aussi 
loin  que  quand  il  ne  sait  pas  où  il  va.  »  Il  aurait  compris  que,  en 
guerre  civile,  la  véritable  prudence,  c'est  d'aller  toujours  de  l'avant, 
de  ne  jamais  douter  de  la  puissance  de  sa  cause  et  de  ne  jamais 
admettre  qu'une  défaite  soit  irréparable. 

«  Avant  que  les  troubles  civils  eussent  commencé,  il  avait  tou- 
jours eu  mauvaise  opinion  de  la  tournure  que  ])renaient  les  événe- 
ments, et  il  avait  averti  Charles  I"  du  danger  qu'il  courait...  La 
prédiction  se  réalisa  peu  après  par  la  révolte  des  Écossais,  et  alors, 
Newcastle,  avec  plus  de  loyauté  que  de  conliance,  offrit  son  con- 
cours à  Charles  I"',  sous  la  double  forme  de  la  bourse  et  de  l'épée  : 
il  prêta  10,000  livres  à  ce  malheureux  prince,  que  les  querelles 
avec  son  parlement  laissaient  fort  à  court  d'argent,  et  se  montra 


LES    QUESTIONS   HISTORIQUES   CONTROVERSÉES  105 

disposé  à  accepter  tous  les  commandements  qu'on  voudrait  lui 
confier,  mais  sans  y  mettre  aucun  empressement  marqué. 

a  ...  Il  fit  la  guerre  civile  avec  entrain,  avec  verve,  avec  brio, 
mais  en  même  temps  avec  une  intermittence,  dans  l'action,  qui 
semble  accuser  son  énergie,  et  une  indolence,  qu'on  a  pu  croire 
quelquefois  calculée.  Jamais  il  ne  sut  concentrer  ses  forces  pour  un 
grand  dessein  ou  combiner  un  coup  décisif.  Il  n'eut  jamais  de 
grandes  batailles,  mais  seulement  des  combats  plus  ou  moins 
brillants  et  plus  ou  moins  heureux.  Ce  qui  apparaît  clairement  c'est 
que  son  labeur  militaire  eut  grande  ressemblance  avec  la  fameuse 
toile  de  Pénélope  et  qu'il  lui  fallnit  chaque  matin  recommencer  le 
travail  de  la  veille.  Pendant  trois  longues  années,  malgré  la  sur- 
prise où  les  succès  de  ses  premiers  combats  laissèrent  les  popula- 
tions, il  ne  put  faire  un  pas  hors  de  ces  comtés  du  nord,  où  il  avait 
son  commandement.  Les  forces  qu'il  dispersait  se  reformaient 
quelques  lieues  plus  loin,  les  villes  qu'il  emportait  sans  trop  de 
peine  redevenaient  rebelles  dès  qu'il  s'en  éloignait  et  le  forçaient  à 
revenir  sur  ses  pas.  La  seule  condition  de  succès  pour  le  parti 
royaliste  était  cependant  dans  la  jonction  des  forces  du  nord  avec 
celles  du  centre  et  du  sud,  que  commandaient  le  prince  Piupert  et 
Charles  en  personne.  Enfin,  un  jour,  il  se  vit  enfermé  dans  Yorck 
par  les  rebelles  et  serré  de  si  près  qu'il  fallut  que  Rupert,  faisant  ce 
qu'il  n'avait  pas  pu  faire,  montât  du  sud  pour  le  dégager. 

«  ...  Il  ne  manqua  jamais  à  la  loyauté.  Mais  il  y  eut  un  jour  où  il 
fut  trop  clair  qu'il  céda  au  dépit  et  au  ressentiment.  Lorsqu'il  eût 
été  délivré  par  Rupert  des  troupes  de  Cromwell  et  de  Fairfax,  qui 
l'avaient  tenu  bloqué  dans  Yorck,  les  rebelles  s'éloignaient  peu  à 
peu,  décontenancés,  sans  faire  mine  de  vouloir  combattre.  C'était 
un  double  succès  pour  les  armées  royales,  puisqu'elles  avaient  forcé 
l'ennemi  à  lever  le  siège  et  qu'il  se  retirait  sans  essayer  de  reprendre 
l'avantage  :  mais  Rupert  voulut  le  contraindre  au  combat  qu'il 
semblait  éviter  et  ordonna  de  le  poursuivre.  Newcastle,  plus  pru- 
dent, s'y  opposa,  alléguant  l'insuffisance  des  troupes  dont  il 
disposait,  et  demanda  qu'on  attendît  au  moins  l'arrivée  de  certains 
renforts  qui  étaient  en  marche.  Alors  Rupert  montra  l'ordre  du 
Roi  qui  enjoignait  de  combattre  et  lui  remettait  le  commandement 
en  chef  des  deux  armées.  Newcastle  s'inclina  et  s'en  alla  dormir 
dans  sa  voiture,  où  il  fut  réveillé  par  une  fusillade  qui  lui  annonçait 
que  la  bataille  était  commencée.  Cette  bataille  fut  la  bataille  de 


106  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Marston-Moor.  Le  soir,  Nevvcastle  quittait  l'Angleterre  prétendant 
qu'il  ne  pouvait  plus  rien  pour  la  cause  royale;  en  réalité,  il  s'éloi- 
gnait pour  ne  pas  subir  l'affront  d'être  commandé,  là  où  il  aval 
exercé  un  commandement  sans  contrôle  et  si  étendu  qu'il  compre- 
nait la  plupart  des  attributions  royales. 

«  Ce  dépit  était-il  légitime?  La  question  est  délicate.  Toutefois  il 
est  juste  de  convenir  que  Newcastle  trouvait  une  excuse  dans  la 
manière  dont  son  armée  avait  été  formée.  Par  une  coïncidence  qui, 
à  l'origine,  facilita  singulièrement  sa  tâche,  les  régions  où  il  avait 
son  commandement  étaient  précisément  celles  où  se  trouvaient  ses 
immenses  domaines.  Lorsque  la  guerre  civile  commença,  Newcastle 
trouva  les  éléments  de  son  armée  parmi  ses  tenanciers,  vassaux, 
clients  de  toute  sorte.  Ces  hommes  étaient  doublement  siens,  et 
parce  qu'ils  relevaient  déjà  de  son  autorité  et  parce  qu'il  les  payait 
de  sa  propre  bourse,  le  trésor  royal  étant  à  sec.  Il  considérait  donc 
son  armée  comme  lui  appartenant.  C'était  une  force  qu'il  prêiait  au 
Roi,  comme  il  venait  de  lui  prêter  au  même  moment  10,000  livres 
sterling. 

«  ...  Il  y  eut  encore  probablement  une  autre  cause  à  cet  exil  pré- 
cipité :  c'est  que  la  guerre  civile  allait  prendre  une  autre  forme, 
tout  à  l'opposé  de  celle  que  Newcastle  avait  su  lui  conserver.  Préci- 
sément parce  qu'il  avait  levé  ses  troupes  parmi  ses  tenanciers  et  qu'il 
possédtiit  ses  domaines  là  où  il  commandait,  il  avait  épargné  à  ces 
régions  du  nord  les  horreurs  qui  accompagnent  d'ordinaire  les 
guerres  civiles.  Sa  douceur,  son  humanité  naturelles  avaient  été 
doublées  par  ces  circonstances  et  par  là  s'expliquent  ses  intermit- 
tences d'action  et  sa  modération  envers  ses  ennemis.  Pas  d'exactions, 
pas  de  maraude,  pas  de  vols  impunis,  pas  d'incendies  ni  de  dévas- 
tations et  le  moins  de  conseils  de  guerre  possible  contre  les  délin- 
quants et  les  rebelles.  Mais  maintenant  tout  allait  changer  de  face 
avec  Rupert,  dont  la  qualité  de  prince  étranger  ne  gênait  pas  la 
violence  naturelle,  qui,  en  combattant  les  rebelles,  n'avait  pas  à  se 
souvenir  qu'ils  étaient  ses  compatriotes,  et  dont  la  marche  était 
invariablement  accompagnée  par  l'incendie  et  le  pillage.  » 

Je  serai  plus  sévèie  que  M.  Montégut  dans  ses  conclusions.  Tous 
les  Anglais,  avant  d'être  vassaux  de  tel  ou  tel  lord,  étant  sujets  du 
roi  d'Angleterre,  je  trouve  simplement  extravagante  la  prétention  du 
duc  de  Newcastle  de  considérer  comme  siennes  les  troupes  de 
Charles  I"  réunies  sous  son  commandement,  sous  prétexte  qu'elles 


LES   QUESTIONS   HISTORIQUES   CONTROVERSÉES  107 

avaient  été  levées  sur  ses  tei'res.  D'autre  part,  quitter  son  poste 
au  beau  milieu  des  hostilités,  pour  quelque  motif  que  ce  fût,  a  tou- 
jours et  partout  passé  pour  une  honteuse  défection.  Quant  à  la 
u  douceur  naturelle  » ,  dout  il  le  loue  et  dans  laquelle  il  cherche 
encore  une  excuse  à  sa  criminelle  conduite,  que  M.  Montégut  me 
permette  de  lui  dire  hautement  : 

—  Vous  avez  été  dupe  d'un  trompe-l'œil.  Vous  n'avez  pas  su 
démêler  sous  le  vernis  du  gentilhomme  accompli  la  tare  qui  aurait 
suffi  à  ternir  des  qualités  cent  lois  plus  brillantes.  Vous  vous  étiez 
pourtant  tracé  la  voie  à  vous-même,  quand,  dans  un  passage  que 
je  n'ai  pas  cru  devoir  reproduire  afm  de  ne  point  allonger  démesu- 
rément mes  citations,  vous  montriez  les  craintes  contradictoires  qui, 
durant  la  première  partie  de  la  guerre  civile,  paralysèrent  l'efiort  de 
la  noblesse  anglaise  contre  les  révoltés.  Dans  le  Ptoi,  leur  chef  né,  à 
eux,  ceux-ci,  il  est  vrai,  attaquaient  la  caste  entière.  Mais,  en  les 
écrasant,  ne  risquaient-i's  pas  de  faire  la  royauté  trop  puissante,  de 
lui  inspirer  des  rêves  d'autorité  absolue,  au  préjudice  de  l'aristo- 
cratie comme  au  préjudice  du  peuple,  de  se  donner  un  Piiche- 
lieu?  Tels  furent,  en  effet,  les  mobiles  de  la  conduite  des  soi-disant 
défenseurs  du  malheureux  prince,  à  si  juste  titre  surnommé  le  Roi- 
martyr,  Mais  pourquoi  en  excepter  Newcastle?  pourquoi  ne  pas 
chercher  dans  son  double  jeu,  bien  plutôt  que  dans  un  froissement 
d'amour-propre  ou  dans  le  désarroi  d'une  conscience  alarmée  à  la 
vision  des  maux  qu'il  n'est  plus  le  maître  de  prévenir,  la  cause 
véritable  d'une  retraite  ignominieuse?  Et  n'explique-t-il  pas,  mieux 
que  l'incapacité  ou  l'indolence  dont  on  a  pu  l'accuser,  l'apparente 
incertitude  de  ses  opérations  militaires,  antérieurement  au  siège 
d'Yorck? 

Ces  erreurs  d'appréciations,  M.  Montégut  se  les  serait  épargnées 
si  la  pensée  lui  était  venue  de  mettre  en  regard  du  drame  qui 
se  déroula,  en  IQliS,  de  l'autre  côté  de  la  Manche,  celui  qui  eut  la 
Vendée  pour  théâtre,  en  1793.  Qu'ils  fussent  impitoyables  comme  le 
prince  Rupert,  ou  bénins  comme  le  duc  de  Newcastle,  les  Charette, 
les  la  Rochejaquelein,  les  Lescure,  les  Bunchamps,  les  Talmont, 
les  Stofflet,  les  Cathelineau,  les  Gadoudal  ne  se  demandaient  pas  si 
ceux  pour  qui  ils  bravaient  la  mon  se  souviendraient  d'eux  au  jour 
du  triomphe.  Bien  plus,  l'ingratitude  dont  les  royalistes,  à  bien  des 
années  de  là,  eurent  à  souffrir  sous  la  Restauration,  ils  la  pré- 
voyaient eux-mêmes,  ils  en  souriaient  en  allant  au  feu.  Et  cepen- 


108  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

dant,  ce  fut  pnrmi  les  tristes  oubliés  de  h  giie?re  de  géants  (1)  ou 
parmi  leurs  enfants,  nourris  de  ces  vieux  souvenirs  au  sein  de 
la  pauvreté,  que  se  recrutèrent  encore,  en  1832,  les  combattants  du 
Chêne  et  de  la  Pénissière.  Ah  !  c'est  qu'ils  luttaient  et  mouraient 
ceux-là,  pour  une  idée,  non  par  intérêt  personnel.  C'est  qu'ils 
ignoraient  l'égoïsme,  ver  rongeur  qu'un  livre  récent  (2)  découvrait 
au  fond  de  l'âme  de  tous  les  artisans  de  nos  malheurs,  de  l'âme  de 
ces  maréchaux  de  l'empire,  tournés  contre  le  régime  qui  les  a  gorgés 
d'or  et  de  dignités,  afin  d'en  jouir  en  paix;  de  l'âme  de  ces  bourgeois 
aux  oripeaux  militaires,  renversant,  en  ISIxS,  par  jactance,  le  trône 
qu'ils  ont  élevé  de  leurs  mains  par  jactance,  en  1830,  sans  autre 
but,  dans  les  deux  cas,  que  de  donner  la  mesure  de  leur  puissance. 

Et  voilà  pourquoi,  à  quelque  parti  qu'on  appartienne,  on  respecte, 
si  on  ne  la  vénère,  la  mémoire  des  Vendéens,  pourquoi,  au  con- 
traire, l'œil  de  l'historien  se  détourne  avec  dégoût,  malgré  son 
incontestable  valeur,  —  que  dis-je?  à  cause  d'elle  peut-être,  parce 
que  de  grands  talents,  dons  de  Dieu,  ont  été  mal  employés,  —  de  la 
figure  d'un  Berthier  ou  d'un  Newcastle. 

Revenons  à  ce  dernier. 

Il  s'était  retiré  en  France.  Là,  sans  plus  se  soucier  du  sort  de  son 
souverain  ni  de  ses  compagnons  d'armes,  il  se  livra  à  ses  instincts 
de  fastueux  dilettante,  un  instant  comprimés  par  les  préoccupations 
politiques  auxquelles  il  venait  de  dire  un  éternel  adieu.  Nonobstant 
la  loi  morale  qui  veut  que  la  faute  commise  reçoive  d'elle-même  son 
châtiment,  à  fouler  aux  pieds  des  devoirs  sacrés,  il  ne  gagna  pas 
seulement  la  libre  satisfaction  de  ses  goûts  :  il  lui  dut  le  bonheur  de 
sa  vie. 

A  Paris,  il  trouva  des  compatriotes,  la  reine  d'Angleterre  et 
sa  suite,  fugitives  aussi,  mais  fugitives  involontaires  du  sol  britan- 
nique, que  le  désastre  de  Marston-Moor  avait  laissé  trop  brûlant 
pour  des  pieds  de  femmes.  Parmi  les  filles  d'honneur  de  la  reine,  il 
en  était  une  dont  le  dévouement  méritait  une  distinction  particulière. 
Marguerite  Lucas,  —  c'était  son  nom,  —  appartenait  à  la  gentry^  la 
dernière  classe  de  l'aristocratie  anglaise.  Son  père  et  ses  trois  frères 
servaient  sous  les  drapeaux  de  Charles  I".  Quant  à  elle,  «  elle  avait 

(1)  L'expre.-sioa  même  rie  Napoléon  I*^""  pour  caractériser  rinsurrectioa 
de  l'Ouest  contre  la  R,évolution. 

(2)  L'i  vf'.rta  monde  tt  sociale  du  Christimisme,  par  le  comte  Guy  de  Brémond 
d'Ars.  Paris,  Perrin,  1890,  in-18. 


LES   QUESTIONS   HISTORIQUES    COÎSTROVERSÉES  109 

fait  acte  de  royalisme  kso.  manière.  »  D'une  timidité  quasi  maladive, 
qui  lui  faisait  considérer  l'existence  des  cours  comme  le  pire  des 
supplices,  à  peine  avait-elle  appris  que  la  Reine,  alors  à  Oxford, 
où  l'avait  poussée  la  tempête,  ne  comptait  plus  autour  d'elle  le 
nombre  habituel  de  ses  dames  d'honneur,  qu'elle  s'était  aussitôt 
proposée  pour  prendre  rang  dans  son  humble  cortège.  Puis,  quand 
il  s'était  agi  de  quitter  sa  patrie,  elle  n'avait  pas  plus  hésité  devant 
ce  sacrifice  que  devant  celui  de  sa  chère  solitude. 

L'exil  rapprocha  ceux  que  leur  passé  aurait  dû  à  tout  jamais  sépa- 
rer. Newcastle  et  Marguerite  Lucas  se  connurent,  s'aimèrent.  Bientôt 
sonna  l'heure  où  la  vaillante  compagne  des  jours  d'épreuves  de  la 
reine  Henriette  eut  la  joie  de  s'unir  au  chef  renégat  des  Cavaliers. 

Ce  que  fut  la  communauté  intellectuelle  et  morale  de  ces  deux 
êtres,  M.  Montégut  l'a  dit  en  de  trop  excellentes  pages  pour  que  je 
sois  tenté  de  les  résumer  en  quelques  phrases  sèches.  Je  préfère 
m'arrêter  à  la  fin  de  la  carrière  de  ses  héros,  à  l'épilogue  de  son  récit. 

Newcastle  persévéra  dans  l'attitude  qu'il  avait  adoptée  au  len- 
demain de  la  journée  de  Marston-Moore.  Il  ne  prit  part  ni  à  l'expé- 
dition de  Charles  II,  ni  à  celle  du  marquis  de  Montrose.  A  la  Res- 
tauration, il  s'empressa  de  regagner  ses  domaines  pour  n'en  plus 
sortir.  Heureux  en  ménage  entre  sa  femme,  ses  livres  et  ses  chiens, 
il  avait  de  bons  prétextes  pour  ne  pas  abjurer  sa  rancune;  aussi  bien 
n'était-il  pas  à  en  chercher.  Ce  qui  peut  nous  surprendre,  c'est 
de  voir  la  duchesse  le  féliciter,  dans  ses  écrits,  de  n'avoir  pas  voulu 
être  dupé  une  seconde  fois,  l'ayant  été  une  première. 

«  Il  était  resté  chez  elle  beaucoup  de  sa  mère,  calculatrice  et  pru- 
dente »,  dit  à  ce  propos  son  biographe,  en  manière  d'excuse.  Je 
croirais  plutôt  y  discerner  un  regrettable  effet  de  l'admiration  sans 
bornes  qu'elle  avait  vouée  à  son  mari  et  qui  lui  aurait  ainsi  fait 
admirer  jusqu'à  ses  erreurs.  Ce  qui  le  donne  à  penser,  c'est  sa  propre 
abnégation,  avant  son  mariage,  contrastant  avec  celle  du  duc, 
abnégation  qui,  d'ailleurs,  était  chez  elle  et  les  siens  une  vertu  de 
famille.  Tandis  qu'elle  descendait  au  niveau  du  transfuge  adoré 
de  Marston-Moor,  songeait-elle  à  la  mémoire  généreuse  de  son  plus 
jeune  frère,  sir  Charles  Lucas,  tombé,  martyr  de  sa  foi,  sous  les 
murs  de  Colchester,  sur  la  fosse  de  qui,  selon  la  légende,  le  gazon 
ne  poussait  plus? 

Léon  Marlet. 


PORTRAITS  ALLEMANDS 


II 

EN    HAUTE   BAVIÈRE 


I 

GompagnoQS  de  voyage.  —  Lindau  la  jolie.  —  lllmirirter  Internationder 
Frtmdenfûhrer  Eisenbahn  Journal.  —  Choses  désopilantes.  —  Une  proces- 
sion à  Munich.  —  E"gliic''.er  Garfm.  —  Ce  que  c'est  qu'une  bonne  bière. 
—  La  route  de  Munich  à  Burghausen.  —  Une  petite  ville  de  la  haute 
Bavière. 

Quand  tout  le  monde  vient  s'engouffrer  dans  la  fournaise  pari- 
sienne pour  y  cuire  sous  un  feu  ardent;  quand,  au  Champ  de  Mars 
et  à  l'esplanade  des  Invalides,  on  court  voir  la  Tour  de  300  mètres, 
le  Dôme  central  et  la  galerie  des  Machines,  ou  s'extasier  devant  les 
tirailleuis  annamites  et  sénégalais,  les  uns  d'un  si  vilain  jaune  et 
les  autres  d'un  si  beau  noir;  j'ai  trouvé  curieux,  moi,  —  bien 
entendu,  après  avoir  contemplé  ces  merveilles,  —  de  m'en  aller  bien 
loin  admirer  la  grande  exposition  de  la  nature  :  les  montagnes,  les 
torrents  et  les  prairies.  Un  beau  soir,  j'étais  dans  l'express  de  Bâle 
avec  deux  compagnons  d'occasion,  deux  bons  Suisses. 

Un  monsieur  et  une  dame  ;  ils  m'ont  d'abord  regardé  du  coin  de 
l'œil  pour  me  jauger  :  oh  !  je  ne  suis  pas  bien  terrible  !  la  preuve, 
c'est  qu'au  bout  de  deux  minutes,  ils  se  livraient  à  un  innocent 
badinage  consistant  en  coups  de  poings  sonores  et  amicales  bour- 
rades :  ça  faisait  :  plof,  plof,  plof!...  un  peu  après  j'entendis  :  glou, 
glou,  glou!  les  deux  bons  enfants  de  Guillaume  Tell  donnaient  de 
nombreuses  accolades  à  la  dive  bouteille  :  ils  en  burent  six  à  eux 

(1)  Yoir  la  Revue  du  l'^''  septembre  ISO*"' 


PORTRAITS    ALLEMANDS  111 

deux.  Comme  c'est  drôle!  mais  le  moyen  de  faire  autrement!  ils 
étaient  de  Saint-Gall,  à  ce  qu'ils  m,e  contèrent,  un  pays  où  l'on  ne 
connaît  pas  la  vigne;  ils  avaient  vu  l'Exposition;  on  était  gai  et 
content,  et  allez  donc!... 

Vers  Chaumont  ou  Langres,  on  ronflait...  Nous  arrivâmes  à  Bâle 
vers  six  heures  du  matin  sans  encombre  :  là  on  change  de  train. 

Chacun  sait  que  si  l'on  va  en  Allemagne,  pour  éviter  la  désa- 
gréable formalité  du  passeport,  on  s'arrange  pour  passer  par  la 
Suisse  et  Lindau.  En  wagon  suisse  jusqu'à  Zurich  et  Romanshorn; 
les  voitures  ont  un  couloir  central,  des  lavabos  et  W.  C...  Mon 
Dieu!  quand  donc  en  France  daign'?ra-t-on  nous  donner  ce  que  les 
étrangers  ont  depuis  longtemps?  Je  sais  bien  que  des  ingénieurs 
m'ont  promis  il  y  a  deux  ans  que  ce  serait  pour  bientôt;  je  sais 
bien  que  dans  la  galerie  des  Machines,  à  l'exposition  des  chemins 
de  fer,  on  voit  de  beaux  types  de  voitures  avec  des  couloirs  laté- 
raux, etc.;  tout  cela  c'est  pour  les  voyageurs  des  premières  et  les 
heureux  du  monde.  A-t-on  pensé  aux  petits  bourgeois  et  aux  pau- 
vres gens? 

A  Romanshorn,  on  s'embarque  sur  un  petit  bateau  d'aspect 
piteux,  qui,  en  deux  heures,  vous  amène  à  Lindau,  en  traînant  à  la 
remorque  un  train  de  marchandises  sur  un  lourd  chaland;  tout  à 
fait  les  ferry-boats  de  New- York. 

Oh!  vraiment,  Lindau  est  une  jolie  petite  ville,  comme  le  lac  de 
Constance  est  une  des  curiosités  de  l'Allemagne.  Celui-ci  a  30  lieues 
de  circonférence,  \lx  heues  de  long;  ses  eaux  sont  d'un  beau  vert; 
des  montagnes  boisées  s'élèvent  dans  le  sud  sur  ses  bords,  et  l'on 
aperçoit  à  l'horizon  les  sommets  neigeux  des  Alpes  ;  vers  le  nord,  on 
voit  longtemps,  en  suivant  la  route  de  Lindau,  deux  hautes  tours 
qui  produisent  un  effet  grandiose  et  indiquent  clairement  la  position 
de  Constance. 

L'entrée  à  Lindau  est  pittoresque  :  on  entre  dans  le  petit  port, 
en  passant  aux  pieds  du  lion  de  granit  construit  à  l'extrémité  de  la 
jetée  :  le  Lion  de  Bavière!  il  a  fort  bon  air.  Nous  sommes  donc  en 
Bavière!  Les  douaniers  vous  reçoivent  avec  des  airs  de  bons  en- 
fants :  ils  ne  sont  pas  terribles  et  vous  laissent  aller  aussitôt.  On 
peut  passer  une  agréable  journée  à  Lindau,  qui  a  une  population  de 
5000  habitants  environ  et  possède  des  coins  assez  curieux.  Une 
vieille  ville  du  moyen  âge,  c'est  tout  dire,  et  aussi  une  antique 
forteresse;  des  tours  bien  conservées,  des  remparts,  des  auberges 


1J2  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

avec  des  enseignes  qui  grincent  et  se  balancent  au-dessus  des  portes, 
des  voûtes  sombres,  des  rues  en  arcades,  des  places  où  l'herbe  croît 
entre  les  pavés,  quelques  églises  intéressantes,  sinon  par  leur  archi- 
tecture, au  moins  par  leur  mobilier;  le  tout  est  bâti  sur  une  île  reliée 
à  la  terre  ferme  par  un  pont  en  bois  et  celui  du  chemin  de  fer.  El  là, 
à  Lindau,  la  bière  n'est  pas  trop  mauvaise  :  on  sent  déjà  Munich. 

Sur  la  route  de  Lindau  à  Munich,  il  y  a  220  kilomètres;  on  ne 
rencontre  rien  d'intéressant,  si  ce  n'est  peut-être  Kempten,  qui  a 
13,000  habitants  et  fut  autrefois  la  résidence  de  puissants  princes 
abbés,  dont  on  voit  encore  le  château.  On  va  par  Buchloe;  c'est 
l'embranchement  pour  la  ligne  d'Augsbourg  :  petites  collines  boi- 
sées, grasses  prairies,  et  puis  les  marais  de  Munich. 

Un  peu  avant  d'arriver  dans  la  capitale,  à  Buchloe,  précisément 
pendant  l'arrêt,  un  homme  vient  déposer  dans  les  compartiments, 
sur  les  banquettes,  un  journal  à  l'usage  des  étrangers  qui  s'appelle  : 
Xllliish'irter  Inlernationaler  Fremdenfuhrer  Eisenbahn  Journal. 
Inutile  de  traduire,  n'est-ce-pas?  c'est  un  journal  d'annonces,  avec 
des  illustrations,  s'il  vous  plaît,  et  une  foule  de  renseignements 
précieux  donnés  en  trois  langues  :  allemand,  anglais,  français. 

Je  sais  bien  que  nous  autres  Français,  nous  n'avons  pas  trop  le 
droit  de  critiquer  les  étrangers  qui  parlent  mal  notre  langue,  puis- 
que nous,  nous  n'en  parlons  aucune,  si  ce  n'est  la  notre,  ou  à  peu 
près.  Mais  vraiment,  quand  on  imprime,  ou  bien  il  faut  parler  cor- 
rectement, ou  bien  ne  pas  parler  du  tout.  Comment  voulez-vous 
qu'un  Parisien  ne  tombe  pas  dans  une  attaque  de  folle  gaieté, 
quand  il  lit  des  choses  comme  celles-ci,  par  exemple,  et  avec  cette 
aimable  et  naïve  orthographe  germano-gauloise  : 

«  Guide  de  H étranger  à  Munich  et  dans  ces  principales  curiosités 
Antiquarium  :  collection  des  bronzes  et  terra  cottes  antiques... 

Bavaria  et  Salle  de  gloire,  le  plus  grand  monument  en  Allemagne. 

Collection  de  tableaux  du  comte  Shack;  s'adresser  au  domestique 
de  Gallérie.  Café  Aichinger.  Curiosité  de  premier  rang  pour  son 
style  arabe-turc.  (Mais  c'est  vous  le  Turc,  ô  bon  rédacteur!) 

Jardin  de  la  Cour  avec  les  arcades;  sur  les  mures  de  l'intérieur, 
des  fresques  de  l'histoire  bavaroise,  des  tableaux  de  la  guerre 
à' indépendance  grec  et  des  groupes  collossales  en  bois  représen- 
tativ  des  faits  d'Hercules.  (Cette  phrase  pénible  a  dû  nécessiter  un 
travail  d' Hercules  ! . . .  ) 

Jardin  anglais  renommé  comme  une  des  plus  célèbre  et  plus 


PORTRAITS   ALLEMANDS  115 

grande  plantation  du  monde  avec  les  lieus  de  séjours.  Tour  chi- 
nois^ etc.. 

Monument  et  statues  :  Statue  colonnaire  de  la  Sainte-Marie^  à 
Marienplatz.  Statue  colossale  du  roi  Maximilian  11  dans  la  ron- 
delle de  la  Maxilianstrasse.  Statue  de  Fraunhofer  opticin... 

Musée  nationale. 

Musée  de  Schwanthaler  :  on  donne  un  purboir  au  domestique. 

Pinacothèque  ancienne  :  cabinet  de  vases... 

Pinacotlièque  nouvelle  :  mardi,  etc..  Peinture  sur  porcelaine  le 
même  temps. 

Portes  monumentales  :  les  Propylaes... 

Théâtre  royal  et  national  de  le  Cour,  opéras  et  dramas.  Théâtre 
populaire  :  comédies  en  langage  nationale  bavaroise...  etc.,  etc. 

Le  lecteur  est  édifié  pleinement;  —  qu'il  me  pardonne  cette 
longue  nomenclature  :  il  est  bon  de  se  dérider  quelquefois.  — Pour- 
tant Munich  est  une  belle  ville  :  la  vieille  ville  et  les  quartiers  nou- 
veaux, tout  me  plaît,  et  il  y  a  là-dedans  des  trésors  incomparables, 
des  richesses  artistiques  renommées,  de  beaux  monuments,  de 
larges  rues,  des  places  bien  conçues,  de  vastes  jardins. 

Ah!  il  faut  voir  comme  je  l'ai  vu  une  fois  dans  un  précédent 
voyage,  la  procession  de  la  Fête-Dieu  se  dérouler  dans  les  grandes 
artères  et  sur  les  vastes  places,  et  la  ville  tout  entière  qui  y  assiste, 
et  le  grand  soleil  qui  brille  sur  ces  magnificences  :  l'archevêque 
portant  l'ostensoir,  et  le  roi  et  le  prince  régent  avec  toute  la  cour  et 
des  milliers  d'ofiiciers  de  tout  rang,  marchant  des  heures  entières^ 
derrière  le  dais,  et  le  Dieu  des  armées  traînant  après  lui  des  régi- 
ments, les  escadrons  et  les  batteries  attelées  :  infanterie,  cavalerie 
et  artillerie,  pendant  que  les  fanfares  militaires  éclatent,  que  les 
cloches  de  la  ville  sonnent  à  toute  volée,  et  que  la  voix  puissante  du 
canon  proclame  la  gloire  et  la  magnificence  du  Très-Haut.  Non! 
rien  n'est  beau  comme  ce  spectacle,  qui  étonne  et  enthousiasme  les 
étrangers.  Il  n'y  a  qu'à  Munich  et  à  Vienne  qu'on  puisse  le  voir;  et, 
en  le  voyant,  le  Français,  s'il  est  chrétien,  se  prend  à  rêver  triste- 
ment, car  il  est  amené  bien  vite  à  faire  des  comparaisons  désas- 
treuses pour  lui  et  pour  les  siens. 

Ce  qui  me  plaît  à  Munich,  c'est  cet  admirable  Jardin  anglais.  Un 
jardin  anglais!  qu'on  ne  se  figure  pas  une  pelouse  large  comme  la 
main,  avec  de  petits  chemins  tournants  et  deux  ou  trois  géraniums- 
entourant  un  rocher  artificiel  surmonté  d'un   kiosque  lilliputien^ 

l»""  OCTOBRE    (N»   88;.    4«   SÉRIE.  T.    XXIV.  8 


114  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Pas  du  tout  :  un  parc  immense,  un  Bois  de  Boulogne  dont  on  ne  voit 
pas  la  fin,  avec  des  prairies  qui  s'étendent  à  perte  de  vue,  de  larges 
allées,  des  rivières  et  des  pièces  d'eau,  quelque  chose  de  bien 
agreste,  de  bien  champêtre,  où  l'on  vous  promène  en  voiture 
pendant  deux  bonnes  heures,  en  offiant  à  vos  reg irds  ravis  toujours 
un  côté  nouveau.  J'aime  cela  :  c'est  le  parc  anglais^  le  parc  amé- 
ricam,  où  le  pauvre  citadin  peut  vraiment  jouir  du  repos,  de  l'air  et 
de  l'agrément  de  la  campagne. 

Après  VEngliscJier  Garten  et  les  musées,  il  n'y  a  plus  que  les 
brasseries  que  je  veuille  mentionner.  Bons  amis  de  France,  cessez 
votre  campagne  contre  la  bière  allemande  :  si  vous  lui  préférez  celle 
de  Tourte!  ou  de  Maxéville,  c'est  que  jamais  vous  n'êtes  venus  en 
Allemagne  d'abord,  où  toute  bière  est  bonne,  et,  surtout  à  Munich, 
où  elle  est  délicieuse.  Laissez  cette  supériorité  aux  Allemands,  anx 
Bavarois  :  ils  la  méritent  absolument!  pas  de  faux  patriotisme! 
Voyez-vous!  quand  on  a  été  en  Orient,  on  ne  devrait  plus  boire  de 
café,  rentré  dans  son  home  :  quand  on  a  été  en  Chine,  les  meilleurs 
thés  du  monde  vous  semblent  bien  fades;  quand  je  reviens  d'Alle- 
magne, je  ne  veux  plus  boire  de  bière,  même  la  bière  allemande 
venue  à  Paris  dans  ces  beaux  wagons  blancs  qu'ils  nous  envoient  de 
là-bas.  Ce  qu'il  faut  boire,  c'est  la  bière  fraîche,  saine,  non  falsifiée, 
abondante,  la  bière  au  sortir  du  tonneau,  de  dix  heures  du  matin  à 
dix  heures  du  soir;  hormis  cela,  rien!  Vous  n'avez  que  l'embarras 
du  choix  à  Munich.  D'abord,  à  tout  seigneur  tout  honneur  :  le 
Hofbrauhaus,  la  brasserie  royale;  c'est  une  infecte  petite  maison, 
située  dans  la  vieille  ville,  derrière  la  Marienplatz  :  on  entre  dans 
une  cour,  pas  jolie,  et  dans  une  salle  moins  belle  encore,  précédée 
d'un  vestibule  horrible,  où  f  on  débite  la  bière  au  tonneau.  Là,  sur 
une  table,  sont  rangées  des  quantités  de  pots  en  grès,  de  la  conte- 
nance d'un  litre  :  vous  en  saisissez  un,  vous  le  portez  dans  la  cour, 
vous  le  rincez  vous-même  à  la  fontaine,  et  vous  l'apportez  au  distri- 
buteur, qui,  grave,  solennel,  silencieux,  remplit  votre  récipient 
jusqu'aux  bords  et  au  delà,  —  car  la  bière  coule  par  terre,  —  et 
reçoit  les  douze  plennigs  que  vous  avez  préalablement  préparés.  La 
bière  coule  par  terre,  ai-je  dit  :  comment  voulez-vous  qu'on  prenne 
des  précautions  pour  éviter  cela?  on  serait  débordé  :  c'est  un  flot  de 
buveurs  qui  arrive  et  ce  sont  des  torrents  de  liquide  écumeux  qui 
sont  répandus,  dans  les  gosiers  d'abord,  sur  les  tables  massive.s  et 
sur  le  parquet  visqueux  ensuite.  Oh  !  cela  n'est  ni  propre  ni  ragoù- 


PORTRAITS    ALLEMANDS  115 

tant,  certainement;  mais  qu'y  faire?  Autour  de  vous  on  s'accommode 
de  cet  état  de  choses,  le  professeur  et  le  général  qui  sont  là,  fumant 
et  buvant  d'un  air  béat,  comme  le  commis  et  le  paysan,  moins  diffi- 
ciles :  j'ai  vu  cela  à  la  brasserie  de  la  Cour,  puis  au  Lowoi,  au 
Hacken,  au  Spaten^  au  Hirsch,  au  Psc/w)\  au  Fraîiciscane»\  à 
ÏAugnstinet\  et  dans  cent  endroits  divers;  —  à  la  brasserie  de 
l'Évèque,  par  exemple,  le  Bischof  hof  de  Ratisbonne,  où  l'on  boit 
une  des  meilleures  bières  du  monde  entier. 

Je  prends  le  train  pour  Markt  :  c'est  une  petite  station  sur  la 
ligne  de  Simbach,  à  trois  heures  de  la  capitale  bavaroise,  presqu'à 
la  frontière  autrichienne.  De  Markt,  je  sais  que  j'aurais  deux  heures 
de  voiture  jusqu'à  Burghausen,  la  petite  ville  où  je  me  rends. 

Une  grande  plaine  peu  accidentée;  pourtant,  déjà  un  peu  avant 
d'arriver,  on  voit  le  paysage  se  modifier,  des  collines  apparaître,  et 
rinn,  au  cours  rapide  et  aux  eaux  glacées,  qui  se  montre  près  de  la 
voie.  On  passe  à  Muhldorf,  ville  industrielle  de  2000  habitants,  puis 
à  Neu-OEiting;  la  forêt  s'étend  au  loin  profonde  et  noire.  On  voit 
pointer  entre  les  arbres  deux  hautes  flèches  :  c'est  le  fameux  pèleri- 
nage de  Alt-OEtting,  où  l'on  vient  vénérer  une  Vierge  noire  renom- 
mée. J'aperçois  dans  la  gare,  sur  les  quais,  un  grand  nombre  de 
pèlerins,  hommes  et  femmes  :  celles-ci  portent  sur  la  tête  une  jolie 
coiffure  composée  d'un  long  voile  de  soie  noire  coquettement  noué, 
—  la  coiffure  alsacienne,  si  Ton  veut,  mais  non  pas  arrangée  en 
papillon,  car  les  bouts  du  voile  noué  retombent  jusqu'au  milieu  du 
dos;  l'elïet  est  certainement  gracieux. 

A  la  station  toute  rustique,  je  trouve  mon  ami  F...,  un  Parisien 
de  Paris,  mais  qui  est  né  en  Bavière  et  parle  l'allemand  depuis 
sa  naissance.  Il  m'apostrophe  en  français  du  plus  loin  qu'il  m'aper- 
çoit, au  grand  ébahissement  des  naturels  du  pays...  D'abord,  un 
arrêt  dans  une  auberge,  sous  les  tilleuls,  au  milieu  d'une  foule 
de  paysans  placides  à  l'air  un  peu  abruti.  Un  ecclésiastique,  à 
longue  redingote  et  en  chapeau  melon^  se  promène  au  milieu  d'eux 
en  fumant  un  énorme  cigare  :  il  est  évident  que  c'est  un  curé  de 
village  en  chemin  pour  Alt-OEtting  avec  des  paroissiens.  Nous 
buvons  un  verre  de  bière,  qu'on  ne  refuse  jamais  dans  ce  pays, 
même  quand  on  n'a  pas  soif,  elle  post-omnibus  de  Burghausen  nous 
attend  là  pacifiquement. 

En  route,  nous  nous  hissons  sur  le  siège  de  devant,  à  côté  du  con- 
ducteur, personnage  un  peu  primitif,  d'une  grande  naïveté,  et  qui 


416  REVUE    DU    MONDE  CATHOLIQUE 

ne  peut  en  revenir  d'entendre  autre  chose  que  fes  accents  tudes- 
ques.  F...  m'interroge  longuement  sur  Paris  et  l'Exposition;  son 
babil  me  ragaillardit  :  je  riposte,  je  lui  conte  les  nouvelles,  et  le 
bon  Bavarois  qui  est  là  ne  se  lasse  pas  de  me  dévisager,  puis,  de 
temps  en  temps,  il  rit  silencieusement.  Quel  drôle  de  corps!  Nous 
traversons  la  forêt,  nous  courons  à  travers  les  sapinières  ;  une  odeur 
exquise  se  dégage  des  arbres  et  du  sol... 

Une  clairière,  un  vaste  champ  d'exercices,  marzfeld^  —  car  il  y  a 
des  soldats  àBurghausen,  un  bataillon  d'infanterie  avec  musique;  ce 
qui  nous  donnera  le  sujet  de  moult  observations  intéressantes;  — 
puis  nous  commençons  à  entrevoir  une  vallée  profonde  et  encaissée, 
sur  laquelle  on  débouche  tout  à  coup,  pendant  qu'en  entend  mugir 
dans  le  fond  la  Salzach.  Un  chemin  creux,  dominé,  d'un  côté,  par 
de  hauts  rochers  surmontés  de  restes  de  fortifications  anciennes, 
s'enfonce  dans  la  vallée;  en  quelques  minuteS;,  le  posl-omnibiis 
nous  amène  par  une  pente  rapide  aux  premières  maisons  du  bourg. 

Dans  le  moindre  endroit,  ici,  on  trouvera  quelque  chose  d'in- 
téressant. A  Burghausen,  par  exemple,  cette  succession  de  tou- 
relles en  poivrières,  reliées  par  un  semblant  de  rempart,  ombragées 
de  beaux  arbres,  escaladant  la  colline  :  c'est  le  vieux  château  des 
électeurs  de  Bavière;  à  gauche,  sur  la  rivière,  l'ancien  collège  des 
Jésuites  transformé  en  lycée  ou  gymnase  et  en  caserne,  avec  une 
jolie  chapelle;  puis  une  longue  place  rectangulaire  plantée  d'arbres 
un  peu  maigres,  mais  ornée  de  belles  maisons,  avec  un  grand 
couvent  d'Auguslines,  appelées  aussi  Dames  anglaises,  qui  tiennent 
un  pensionnat  déjeunes  filles;  le  rathhaus  et  l'église  tout  au  bout, 
placée  de  travers,  agrémentée  d'un  clocher  original  en  forme  de 
coupole,  qui  sent  déjà  l'Orient,  la  Russie;  plus  loin,  le  couvent  des 
Capucins,  la  chapelle  de  Napoléon,  un  souvenir  du  passage  des 
troupes  françaises  pendant  la  grande  guerre  du  premier  empire. 

Tout  ceci,  vu  d'en  bas,  en  arrivant  ;  mais  d'en  haut,  du  sommet 
du  château,  on  me  promet  une  vue  splendide  :  vingt  clochers, 
de  nombreuses  fermes,  des  forêts  immenses,  et,  à  l'horizon,  les 
montagnes  de  Salzbourg,  les  glaciers  alpestres,  et  jusqu'aux  chaînes 
de  Styrie,  vers  Gratz. 

Le  père  de  F...,  l'excellent  M.  C...,  est  là,  sur  la  place,  qui 
se  promène  en  m'attendant.  Quelle  accolade!  quels  cris  de  joie! 
et  en  bon  français,  avec  l'accent  lorrain,  qu'il  n'a  jamais  perdu, 
quoiqu'il  parle  toutes  les  langues  depuis  quarante  ans  qu'il  est  exilé. 


PORTRAITS   ALLEMANDS  117 

Le  postillon  aurait  bien  envie  de  s'associer  à  cette  exubérance  en 
prenant  son  cor  pour  jouer  son  grand  air,  mais  pendant  six  semaines 
cela  est  défendu.  Pourquoi  donc?  La  reine  mère  vient  de  mourir  ; 
la  Bavière  est  en  deuil  ;  de  longs  voiles  noirs  pendent  aux  fenêtres 
des  édifices  publics...  J'avais  déjà  vu  cela  à  Munich,  et  les  officiers 
portent  tous  un  crêpe  au  bras,  sur  les  épaulettes  et  à  la  dragonne 
de  l'épée.  Plus  de  musique  non  plus,  si  ce  n'est  dans  le  service. 

M"''  G...  et  sa  fille  descendent  sur  la  place  pour  me  recevoir.  Ils 
habitent  là  un  grand  premier  étage,  qu'ils  ont  loué  700  francs.  C'est 
donc  beau!  Des  chambres  et  des  chambres...  La  mienne  donne  sur 
le  derrière;  elle  est  délicieusement  située  au  soleil  levant,  sur  la 
Salzach,  nourrie  de  la  neige  des  montagnes,  et  qui  y  entretient  une 
perpétuelle  fraîcheur.  Au-delà  de  la  rivière,  des  collines  presque  à 
pic;  mais  là  ce  n'est  plus  la  Bavière,  c'est  l'Autriche.  Un  pont  est  là 
tout  près  ;  je  le  touche  du  doigt.  Jusque  sur  le  miheu,  on  voit  aller 
et  venir  les  douaniers  allemands  ;  à  partir  de  là,  ce  sont  les  douaniers 
autrichiens  au  grand  shako  noir.  Le  pensionnat  des  Dames  anglaises 
part  en  voyage  pour  l'Autriche  ;  aller  et  retour,  durée  une  demi- 
heure.  Je  m'explique  leur  calme  et  leur  tranquillité;  elles  font  cela 
tous  les  jours  sans  aucune  émotion... 


II 

Le  vieux  château  de  Burghausen.  —  Concerts  nocturnes.  —  Nos  amis  les 
Capucins.  —  Vilain  tableau  et  joli  catafalque.  —  La  bière  du  couvent  de 
Alt-Œtting.  —  Coup  d'œil  sur  l'histoire  de  Burghausen.  —  Souvenirs 
français.  —  Ce  que  font  les  moines. 

Mon  Dieu!  quel  délicieux  pays!  Je  ne  parle  pas  des  gens,  des 
C...,  la  famille  dont  je  suis  l'hôte,  ni  des  paysans,  et  encore!  Les 
braves  gens!  Quel  dommage  qu'ils  soient  Allemands!  Je  parle  de  la 
terre,  des  montagnes,  des  vallées,  des  forêts,  de  l'eau,  de  l'air... 
Je  suis  monté  au  vieux  château,  par  un  chemin  derrière  l'église, 
après  avoir  assisté  au  service  de  la  reine  mère,  où  toute  la  garnison 
s'était  rendue.  L'église  était  tendue  de  noir  avec  beaucoup  de  goût; 
un  catafalque  s'élevait  au  milieu  du  chœur,  surmonté  de  l'écusson 
de  Bavière.  Les  soldats  se  tenaient  au  milieu  de  la  grande  nef,  les 
officiers  dans  le  chœur;  un  vieux  colonel  retraité   était  venu  se 


118  EEVIIR    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

joindre  à  eux.  Tout  ce  monde-là  se  tenait  parfaitement,  et,  ce  qu'il  y 
a  mieux,  priait;  beaucoup  avaient  des  livres  où  ils  suivaient  pieu- 
sement la  messe  :  quelle  dilîérence  encore  avec  ce  que  nous  voyons 
ou  plutôt  ne  voyons  pas  en  France.  Bref!  je  suis  donc  parti  après  pour 
le  château,  oîi  l'on  monte  par  un  chemin  et  des  escaliers  qui  ressem- 
blent à  ceux  qui  conduii^ent  au  schlossn  de  Heidelberg:  on  passe  sous 
des  voûtes  et  par  des  portes  au  pied  de  murailles  tout  à  fait  sembla- 
bles...  En  haut,  le  panorama  est  presque  aussi  beau  sur  les  monta- 
gnes et  les  forêts.  Je  recommande  aux  touristes  qui  viendront  ici  le 
aussicht  piinct  ou  point  de  vue  derrière  le  château  :  on  se  trouve 
au-dessus  d'une  pente  abrupte,  dominant  un  lac  aux  eaux  claires  et 
bleues;  ce  lac,  autrefois,  était  renfermé  dans  l'enceinte,  avec  deux  ou 
trois  fontaines  qui  servaient  à  l'alimentation;  on  avait  tout  sous 
la  main,  et  l'on  pouvait  désaltérer  gens  et  bêtes  avec  beaucoup  de 
facilité.  Il  ne  faut  pas  croire  que  nous  sommes  ici  au  milieu  de 
ruines  croulantes  ;  non  pas!  Les  Allemands  ont  bien  trop  le  sentiment 
de  la  poésie  pour  ne  pas  avoir  profité  de  cet  admirable  site.  Sur  les 
vieux  donjons,  au-dessus  des  oubliettes  et  au  milieu  des  murs  de 
l'ancienne  forteresse,  on  a  élevé  de  jolies  maisons  entourées  de 
jardins.  Les  portes  et  les  fenêtres  sont  ogivales  ;  telle  chambre  à  cou- 
cher se  trouve  juchée  comme  un  nid  d'aigle  dans  un  coin  de  tour, 
avec  une  ouverture  grillée  par  laquelle  on  a  une  vue  idéale.  Il  fait 
bon  habiter  là-haut,  je  vous  en  réponds,  et,  en  effet,  je  ne  sais  quel 
historien  allemand  est  venu  s'installer  ici,  et  certes  il  avait  le  plus 
joli  cabinet  de  travail  qu'on  ait  pu  rêver  entre  le  ciel  et  la  terre  ;  il 
y  est  mort,  je  crois,  et  il  n'a  fait  que  changer  de  paradis;  heureux 
homme  de  lettres!  J'en  connais  qui  travaillent  tout  le  long  du  jour 
dans  une  mansarde  ou  sur  une  cour  humide  et  malsaine,  sans  pou- 
voir reposer  leurs  pauvres  yeux,  sans  une  autre  verdure  qu'un  vul- 
gaire pot  de  réséda;  et  notez  que  les  logements  ici  sont  à  bon 
marché  :  je  suis  sûr  que,  pour  500  francs,  on  aurait  un  palais. 

Par  exemple,  ce  que  je  n'aimerais  pas,  c'est  ce  bruit  strident 
qui  part  le  soir  de  certaine  pièce  d'eau  près  de  la  chapelle  :  on  dirait 
que  les  grenouilles  veulent  se  venger  de  la  tyrannie  des  hommes, 
qui,  autrefois,  selon  eux,  les  ont  empêchées,  par  des  moyens  violents, 
de  se  Uvrer  à  leur  goût  effréné  pour  la  musique.  On  sait  que,  dans 
les  beaux  temps  du  m.oyen  âge,  disent  les  libres  penseurs,  les 
seigneurs  prenaient  les  corvéables  à  merci  et  les  obligeaient  à  battre 
les  étangs  pour  pouvoir  dormir  tranquilles  :  à  en  juger  par  ce  que 


PORTRAITS   ALLEMANDS  119 

j'ai  entendu  certain  soir  ici,  je  crois  que  volontiers  j'eusse  été  de 
l'avis  du  seigneur.  Mais  il  n'y  a  plus  de  moyen  âge  ;  le  château  a 
changé  de  maître,  la  pièce  d'eau  existe  pourtant  toujours  et  les 
grenouilles,  filles  et  petites-filles  des  grenouilles  martyres,  s'en 
donnent  désormais  à  cœur-joie;  un  immense  concert  nocturne  rem- 
plit les  airs  et  trouble  le  calme  des  belles  soirées;  de  temps  en  temps 
les  croassements  cessent,  et  alors  on  entend  comme  un  autre  con- 
cert lointain  et  du  même  genre;  ce  sont  les  grenouilles  du  lac  inTé- 
rieur  qui  alternent  avec  le  premier  chœur.  Il  ferait  bon  vivre  ici, 
mais  Dieu  ne  nous  a  point  donné  de  bonheur  parfait. 

La  chapelle  voisine  a  été  bâtie  par  le  duc  de  Bavière  George  le 
Riche,  et  sa  femme,  la  duchesse  Hedwige  de  Pologne,  en  IZiSO  ;  elle  a 
été  restaurée  ces  dernières  années  par  le  roi  Maximilien  II,  dont  la 
femme,  la  reine  Marie,  vient  de  mourir,  et  qui  met  tout  le  royaume 
en  deuil.  Les  cloches  sonnent,  sonnent,  sonnent  pendant  des  heures 
entières,  conviant  le  peuple  à  prier  pour  la  royale  défunte;  et  voilà 
qu'il  est  midi  quand  je  descenrîs  en  ville,  et  tous  les  clochers  des 
alentours  —  il  y  en  a  au  moins  vingt  —  se  mettent  à  chanter 
V  Ange  lus  d.a,us  le  ciel  bleu... 

—  M.  G.  a  de  bons  a'nis  à  Burghau>en  à  fjui  il  veut  me  présenter,  ce 
sont  les  Capucins  du  couvent  qui  est  tout  au  bout  de  la  ville.  Nous  la 
traversons  donc  d'outre  en  outre,  en  longeant  une  grande  et  unique 
rue  bordée  d'assez  jolies  boutiques,  où  les  paysans  des  alentours 
viennent  s'approvisionner  les  jours  de  marché  et  nous  entrons  en 
passant  à  Téglise  de  l'hôpital,  ornée  à  l'intérieur  comme  une  église 
espagnole,  c'est-à-dire,  d'une  façon  aussi  criarde  que  possible,  avec 
un  mauvais  goût  évident,  et  des  tableaux  à  faire  frémir  :  —  c'est 
encore  l'Espagne.  On  a  choisi  des  sujets  consolants  pour  les  malades 
qui  viennent  prier  dans  le  saint  lieu.  Je  ne  me  rappelle  plus  du 
tout  quel  est  le  saint  qui  a  enduré  ce  supplice  affreux  :  on  lui  aurait 
ouvert  le  ventre;  puis,  après  l'avoir  placé  sur  un  dévidoir,  on  aurait 
enroulé  ses  entrailles  autour  d'un  treuil  en  tournant  la  manivelle: 
c'est  atroce,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  à  Burghausen,  on  voit  un 
tablt-au  qui  représente  cela  :  aussi  nous  ne  restons  pas  longtemps 
ici,  et,  comme  nous  possédons  des  cœurs  forts  et  une  humeur 
joyeuse,  sans  être  autrement  impressionnés,  nous  voici  arrivés 
devant  le  couvent  des  Gapucins. 

Un  bon  petit  couvent  bien  simple  et  bien  modeste,  comme  il  con- 
■vient;  des  murs  pas  trop  haut,  un  toit  moussu;  quelques  marches 


120  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

donnant  accès,  ici  au  couvent  proprement  dit,  là  à  côté  à  l'église  où 
nous  passons  d'abord.  Comme  ici  encore  cela  sent  bon  le  moyen 
âge!  Dans  le  milieu  de  la  nef,  des  Frères  vont  et  viennent,  prépa- 
rant pour  le  lendemain  un  catafalque  pour  le  service  de  la  reine 
mère;  rien  de  lugubre  dans  cette  représentation  de  la  mort  :  il  est 
orné  de  fleurs  de  haut  en  bas,  tous  les  gradins  sont  couverts  de 
pots  de  roses  et  de  géraniums  apportés  du  jardin;  de  la  voûte 
tombent  des  guirlandes  de  mousse  et  de  feuillage;  l'écusson  royal 
même  est  dessiné  en  fleurs  et  en  verdure.  On  ressent  comme  une 
bonne  impression  de  fraîcheur,  l'odorat  est  agréablement  chatouillé 
par  ces  parfums  divers;  excellent  début  que  celui-ci. 

Nous  allons  sonner  à  la  porte  de  la  clôture  à  l'intérieur;  il  y  a  un 
gros  cordon  formé  de  fils  de  fer  entrelacés,  terminé  au  bout  par  une 
croix.  De  petits  enfants  pauvres  viennent  chercher  un  morceau  de 
pain  :  on  m'en  montre  un  qui  étudie  au  collège  et  loge  au  séminaire, 
c'est-à-dire,  dans  la  maison  qui  sert  de  pension  aux  élèves,  qui  sont 
tous  externes.  0  moyen  âge!  ô  vieille  Allemagne! 

Un  bon  Frère  à  l'œil  doux,  à  la  barbe  blonde,  vient  nous  ouvrir; 
un  large  sourire  s'épanouit  sur  son  visage  quand  il  reconnaît  M.  C, 
il  nous  introduit  immédiatement  et  court  appeler  le  Frère  gardien, 
qui  arrive  presque  aussitôt.  Le  P.  Erhard,  gardien  des  Capucins  de 
Burghausen,  est  un  bel  homme,  grand,  solide,  à  la  longue  barbe 
brune  grisonnante,  qui  nous  reçoit  d'une  façon  très  aiïable  et  parle  un 
peu  français.  Il  nous  conduit  au  jardin,  un  vrai  jardin  de  couvent; 
petites  plates-bandes,  potager  sillonné  d'allées  bordées  de  buis  et  de 
touffes  de  pensées,  jeu  de  quilles,  charmilles  et  berceaux  un  peu 
partout;  enfin,  un  bon  endroit  qui  invite  à  la  prière,  au  recueille- 
ment et  parfois  au  repos  et  au  délassement.  Ici,  les  bruits  du  monde 
expirent;  on  se  croirait  dans  une  Thébaïde  :  d'un  côté,  le  couvent, 
vieille  construction  irrégulière  avec  un  petit  clocher  rustique;  de 
l'autre,  la  rivière,  la  Salzach,  avec  sa  rive  escarpée,  la  rive  autri- 
chienne opposée  à  la  nôtre;  au  loin  les  chaînes  bleues  des  Alpes.  Un 
grand  silence,  un  ciel  pur,  un  beau  soleil,  quel  endroit  pour 
oublier  les  misères  de  la  vie! 

La  bière  des  Capucins  est  célèbre;  ce  ne  sont  pas  ceux  de  Bur- 
ghausen qui  la  brassent,  mais  bien  leurs  frères  du  couvent  d'Alt- 
OEtting,  qui  leur  en  envoient  de  temps  en  temps  une  provision 
suffisante  pour  leur  usage  quotidien.  De  rares  amis,  comme  le  pro- 
fesseur C,  sont  admis  à  goûter  ce  nectar,  et  tout  aussitôt  que  le 


PORTRAITS    ALLEMANDS  121 

Père  nous  a  installés  au  fond  du  jardin,  dans  un  petit  ermitage  qui 
domine  la  rivière,  nous  voyons  apparaître  un  bon  religieux,  qu'on 
appelle  le  F.  Protasius;  il  vient  compter  combien  nous  sommes  et 
réapparaît  bientôt  avec  du  pain  bis,  des  radis  noirs  et  quatre  cliopes 
d'un  demi-litre  {half  liter).  Elles  sont  recouvertes  d'un  couvercle 
d'étain,  que  l'on  doit  toujours  abaisser  quand  on  a  bu,  et  on  les  a 
enjolivées  avec  des  inscriptions  bien  senties;  sur  celle  du  gardien, 
par  exemple,  on  lit  :  Ein  frisches  Brunk  gibt  starke  zum  neuem 
iagewerke.  «  Une  bonne  boisson  fraîche  donne  des  forces  pour  un 
nouveau  travail  journalier.  »  Et  l'on  boit,  l'on  boit,  l'on  boit!...  mais 
en  Bavière  où  et  quand  ne  boit-on  pas? 

Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  l'on  boit  toujours  et 
exclusivement.  Je  suis  retourné  plusieurs  fois  chez  les  Capucins  et  j'y 
ai  travaillé  —  à  côté  de  ma  chope,  bien  entendu  !  —  j'ai  traduit,  avec 
l'aide  de  F.  C,  les  principaux  passages  de  la  Chronique  de  Burg- 
hausen,  un  volume  introuvable  qu'un  professeur  avait  promis  de  me 
donner,  qu'il  a  oublié  de  me  remettre,  mais  que  les  Pères  pos- 
sèdent. «  Impossible  d'emporter  le  livre  hors  du  monastère,  sous 
peine  d'excommunication  »,  dit  le  P.  Erhard;  puisque  je  vous  dis 
que  nous  vivons  ici  en  plein  moyen  âge. 

L'auteur  du  précieux  ouvrage  est  un  prêtre  de  Lassau.  C'est 
grand  dommage  vraiment  que  je  n'aie  pu  voir,  au  musée  de  Munich, 
un  tableau  qui  donne  l'idée  exacte  de  ce  qu'était  Burghausen  au 
quatorzième  siècle.  Mais  nous  trouvons  dans  notre  volume  des  ren- 
seignements assez  nombreux  sur  toute  l'histoire  de  cette  intéressante 
localité. 

Il  paraîtrait  qu'à  l'époque  dite  païenne,  on  trouvait  sur  les  bords 
de  la  Salzach  des  peuplades  celtes  ou  germaniques;  la  localité  qui 
nous  occupe,  aurait  porté  le  nom  à'Isoiita  ou  Ivaron,  ce  qui  veut 
dire  «  les  Eaux  hautes  ».  Cet  endroit  fait  partie,  ensuite,  de  la  pro- 
vince de  Norique  ou  cercle  danubien,  sous  la  domination  des 
Romains,  qui  y  avaient  construit  un  castellum  ou  château  fort.  Le 
christianisme  aurait  pénétré  dans  ce  pays  vers  l'an  788;  mais  jus- 
qu'ici nous  sommes  dans  le  domaine  de  l'hypothèse. 

En  1025,  on  voit  figurer  pour  la  première  fois  dans  l'histoire  le 
nom  de  Burghausen,  à  propos  d'un  échange  de  territoire  entre 
l'archevêque  de  Salzburg  et  l'impératrice  Cunégonde  la  Sainte.  Puis 
on  cite  une  longue  liste  des  comtes  de  Burghausen  de  1072  à  1180. 
C'est  sous  le  gouvernement  de  ces  comtes  que  furent  fondés  aux 


122  BEVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

alentours  tous  les  couvents  dont  on  retrouve  encore  les  vestiges. 

En  1255,  la  ville  prend  corps  :  du  temps  des  Romains,  en  effet, 
il  n'y  avait  guère,  autour  du  castellinn,  que  quelques  chaumières  de 
paysans. 

Les  comtes  disparaissent  ;  ici  les  documents  sont  presque  nuls,  et 
le  château  tombe,  on  ne  sait  trop  comment,  entre  les  mains  des  ducs 
de  Bavière.  A  cette  époque  régnait  Henri  XII  dit  le  Lion.  Ce  fut 
l'époque  grande  et  prospère  de  Burghausen,  qui  était  vraiment  une 
belle  et  vaste  forteresse.  Il  y  avait  de  grandes  richesses  dans  l'inté- 
rieur du  château  :  on  y  trouvait  une  chambre  d'or,  un  trésor;  et 
quand  plus  tard  le  château  fut  démantelé,  la  chronique  dit  qu'on 
chargea  douze  chariots  avec  les  monnaies  et  les  objets  de  métal 
précieux  qui  y  avaient  été  accumulés  par  les  seigneurs  du  pays. 

Mais  là  où  l'intérêt  grandit,  surtout  pour  nous  Français,  c'est 
quand  nous  arrivons  aux  premières  années  de  ce  siècle.  En  1800, 
après  la  bataille  de  Hohenlinden,  gagnée  par  Moreau  le  3  décembre, 
les  troupes  autrichiennes  débandées  se  hâtent  d'abandonner  les 
quartiers  de  l'Inn  pour  traverser  la  Salzach,  vers  Salzbui'g.  Arrive, 
le  7  décembre,  la  division  du  général  Ney,  qui  établit  un  camp 
à  Habsbach,  à  deux  heures  et  demie  de  Burghausen. 

Le  15  décembre,  Burghausen  fut  livré  aux  Français.  L'avant- 
garde  des  chasseurs  parut  vers  neuf  heures  du  matin  aux  portes 
de  la  ville,  et  les  églises  furent  fermées  jusqu'au  11  janvier  suivant. 

Le  général  Ney  y  établit  son  quartier  général.  Il  avait  été  stipulé 
avec  la  municipalité  que  chaque  soldat  aurait  droit,  par  jour,  à  un 
litre  de  bière;  chaque  officier  devait  avoir  une  bouteille  de  vin, 
chaque  commandant  trois  plats,  chaque  colonel  six  plats;  les  géné- 
raux touchaient  66  florins. 

Le  11  avril  1809,  les  Autrichiens  passent  par  Burghausen,  qu'ils 
mettent  au  pillage  ;  le  25  avril,  ils  sont  obligés  de  fuir  devant  l'armée 
française,  commandée  par  Napoléon  I"  en  personne,  qui,  à  la  tête 
de  cent  mille  hommes  et  de  la  vieille  garde,  arrive,  entouré  de  ses 
maréchaux  et  de  ses  généraux,  à  dix  heures  du  matin,  par  un  mau- 
vais temps  d'hiver;  il  trouve  déjà  installé  le  maréchal  Berthier,  qui 
occupait  le  couvent  des  Dames  anglaises  et  réparait  le  pont  de  la 
Salzach. 

Une  dame  allemande,  la  comtesse  de  Berchen,  se  précipite  aux 
genoux  de  l'empereur  et  demande  l'élargis^^ement  de  son  mari,^qui 
est  aux  mains  des  Français;  elle  l'obtient.  L'arrière-garde  autri- 


PORTRAITS    ALLEMANDS  123 

chienne  se  retire,  après  quelques  coups  de  fusil,  du  côté  de  la  Salzach. 

Les  bourgeois  de  Burghausen  montaient  la  garde  autour  de  la 
chambre  de  l'empereur,  qui  fit  cadeau  à  la  ville  de  deux  canons 
pris  sur  les  Autrichiens. 

En  deux  jours,  les  ponts  furent  jetés.  C'était  Napoléon  lui-même 
qui  donnait  les  ordres  du  haut  de  la  petite  éminence  qui  domine 
la  rivièie  à  l'endroit  où  il  y  a  un  passeur,  et  qui  est  indiqué  main- 
tenant par  une  chapelle  qui  a  déjà  été  mentionnée. 

Le  30  avril,  la  garde  défila  devant  l'empereur  et  passa  les  ponts; 
le  passage  dura  jusqu'au  2  mai;  ce  jour-là,  à  six  heures  du  matin, 
eut  lieu  le  départ  de  Napoléon. 

Un  journal  de  la  localité,  fort  enthousiaste  assurément,  —  mais 
le  moyen  de  ne  pas  l'être  pour  la  Bavière  alliée!  —  dit  alors  : 
«  Aujourd'hui  Burghausen  est  le  centre  de  l'Europe,  puisque  Napo- 
léon est  le  centre  de  l'Europe...  »  Il  faut  dire  que  le  malin  journal 
ajouta  :  «  C'est  aussi  le  centre  de  grandes  calamités.  » 

Est-ce  le  journal  ou  est-ce  l'auteur  du  volume  qui  a  ajouté  ce 
petit  membre  de  phrase  complémentaire?  Toujours  est-il  que  le 
grand  empereur  passa  sept  jours  entiers  dans  ce  petit  Burghausen  : 
il  n'en  fallait  certes  pas  autant  pour  l'illustrer... 

Je  n'oublie  pas  qu'il  y  a  eu  une  autre  guerre  qui  nous  a  mis 
aux  prises  avec  l'Allemagne,  et  j'interroge  le  père  gardien  pour  lui 
demander  si  Burghausen  n'y  a  joué  aucun  rôle.  D'abord  il  y  a  ici, 
comme  dans  toute  ville  allemande  qui  se  respecte,  un  monument, 
un  obélisque  commémoratif  à  la  gloire  des  enfants  du  pays  tombés 
à  l'ennemi;  ensuite  on  envoya  ici  en  1870  cinq  cents  prisonniers 
français.  C/était  à  la  frontière!  Deux  soldats  tentèrent  de  gagner  la 
rive  autrichienne  en  plongeant  dans  la  froide  et  impétueuse  Salzach  : 
l'un  se  noya,  l'autre  réussit  à  fuir;  mais  il  arriva  chez  nos  amis  les 
Autrichiens  dans  un  costume  si  sommaire,  que  tout  le  monde  se 
sauvait  devant  lui  en  se  signant  :  on  croyait  que  c'était  le  diable... 
Enfin  le  malheureux  put  se  faire  reconnaître,  et  on  lui  apporta  des 
habits. 

Quelques  autres  de  nos  compatriotes  sont  morts  à  Burghausen; 
ils  sont  enterrés  dans  le  cimetière  de  la  ville... 

M.  C...  invite  le  P.  Erhard  à  venir  chez  lui  le  lendemain  prendre 
une  tasse  de  café;  le  P.  accepte;  il  emmènera  avec  lui  un  de  ses  reli- 
gieux... Après  le  dîner,  vers  une  heure,  à  l'heure  dite,  le  lendemain, 
les  deux  Capucins  arrivent.  Le  compagnon  du  gardien  est  un  homme 


12h  REVUE   DU   MONDE  CATHOLIQUE 

magnifique;  il  a  trente  ans  à  peine  et  une  barbe  comme  je  n'en  ai 
jamais  vu  :  elle  descend  à  flots  pressés  jusqu'à  la  ceinture  ;  cette  figure 
mâle  est  éclairée  par  deux  yeux  d'une  douceur  infinie  et  par  un  sourire 
et  une  gaieté  sans  pareils.  Le  P.  Andréas  est  une  belle  âme.  J'ad- 
mire ces  hommes  et  j'envie  leur  bonheur,  car  ils  sont  heureux  abso- 
lument :  aucune  charge,  aucun  souci;  ils  aident  le  clergé  paroissial 
dans  le  ministère,  disent  la  messe  dans  les  églises  de  la  ville  et  des 
villages  voisins,  président  les  processions  nombreuses  dans  le  pays, 
prêchent,  administrent  les  sacrements.  En  retour,  on  leur  donne  le 
vivre  et  le  couvert,  s'il  y  a  lieu;  mais,  généralement,  ils  reviennent 
au  couvent  après  avoir  acquitté  leur  tâche.  Au  couvent,  il  y  a 
toujours  un  morceau  de  pain  bis  et  une  cruche  de  bière...  Les 
Frères  vont  quêter  à  domicile,  et  on  leur  donne  toujours  généreuse- 
ment; le  gouvernement  même  ne  leur  fait  pas  payer  les  droits  de 
douane...  Enfin,  si  par  hasard  le  couvent  se  trouvait  à  court,  on 
sonnerait  la  cloche  d'alarme,  nous  dit  le  gardien,  et  certainement 
le  peuple  de  Burghausen  ne  laisserait  pas  les  moines  mourir  de  faim. 

Lucien  Vigneron. 

(A  suivre.) 


LES    LUTTES    INTIMES 


LE  RENÉGAT 


0) 


CHAPITRE  IV 

l'amour  et  l  argent 


Isaac,  ayant  endossé  une  robe  de  chambre  de  soie  jaune  brodée 
de  grandes  arabesques  chinoises,  remit  quelques  pincées  d'une 
poudre  odorante  dans  un  brùie-parfum  de  vieux  bronze  japonais, 
alluma  un  londrès,  puis,  ayant  pris  dans  une  pile  de  volumes  non 
coupés  un  roman  nouveau,  s'étendit  sur  un  canapé  et  tourna  les 
feuillets,  parcourant  rapidement  un  passage,  lisant  des  bribes  de 
conversation. 

Simon  entra  et  brusquement  interrogea  : 

—  Eh  bien? 

Isaac  laissa  tomber  son  livre  sur  le  tapis,  secoua  du  petit  doigt 
la  cendre  de  son  cigare  et  répondit  lentement  : 

—  Je  conserve  ce  soir  mes  intentions  d^hier,  d'avant-hier,  de 
deux  mois  :  je  trouve  Célestine  charmante,  je  l'aime  et  je  l'épouserai. 

—  Je  l'épouserai  !  reprit  Deven ter. 

—  Tu  parais  oublier  que  pour  épouser  M"°  Bonchamps,  il  te  faut 
mon  approbation,  celle  de  son  père,  de  sa  mère,  et  son  consente- 
ment. 

—  Votre  approbation  !  s'exclama  le  jeune  homme,  se  redressant 
et  s'asseyant.  Depuis  quand  un  neveu  a-t-il  besoin  de  l'approbation 
de  son  oncle  pour  se  marier? 

(1)  Voir  la  Revue  du  l"  septembre  1890. 


126  REVUE    DU   MONDE   CATHOLIQUE 

—  Depuis  que  l'oncle  fait  vivre  le  neveu.  T'imagines-tu  que  je  te 
soigne  depuis  vingt  ans  comme  mon  fils  pour  te  laiser  commettre  la 
sottise  d'épouser  Célestine  qui  aura  tout  juste  100,000  francs  de 
dot,  tan  lis  que  je  peux  te  marier  avec  Racliel  Stavoren  qui  possède 
1  million?  Tu  devrais  pourtant  respecter  mes  avis.  Tu  sais  où  je 
t'ai  ramassé... 

—  Oh,  je  le  sais!  répliqua  Isaac.  Vous  me  répétez  assez  souvent 
cette  histoire  pour  que  je  ne  l'oubUe  pas.  Vous  aviez  perdu  votre 
femme  et  quatre  enfants  dans  une  catastrophe  dont  vous  me  parlez 
sans  cesse,  mais  que  vous  ne  m'avez  jamais  racontée.  —  H  y  a 
bien  des  recoins  mystérieux  dans  votre  existence.  —  Vous  trou- 
vant seul,  sans  affection,  vous  vous  êtes  souvenu  du  fils  de  votre 
sœur.  Vous  avez  pensé  que  l'enfani  —  moi!  —  avait  alors  sept  ans, 
qu'il  était  asîsez  âgé  pour  s'attacher  à  un  bienfaiteur.  Vous  m'avez 
cherché,  vous  m'avez  trouvé,  pauvre  petit  orphelin  déguenillé 
allant  de  café  en  café,  raclant  sur  un  mauvais  violon  quelque  ritour- 
nelle populaire,  après  laquelle  j'allais  de  table  en  table,  tendant  la 
main  aux  consommateurs,  récoltant  des  sous,  des  paroles  dures, 
quelquefois  des  taloches.  Vous  avez  eu  pitié  de  moi.  Je  couchais 
dans  d'infects  garnis  à  cinq  sous  la  nuit,  vous  m'avez  donné  un  bon 
lit  dans  une  chambre  bien  close,  sous  votre  protection.  Vous  m'avez 
envoyé  à  l'école,  vous  m'avez  fait  suivre  les  leçons  d'un  maître  de 
violon.  Vous  vous  êtes  privé  pour  moi.  Le  jour,  vous  vendiez  des 
habits,  le  soir  des  programmes  aux  portes  des  théâtres,  puis  vous 
avez  été  courtier  en  vins,  marchand  de  fonds  de  commerce,  vous 
avez  tenu  un  bureau  de  placement,  maintenant  enfin  vous  êtes  un 
des  principaux  banquiers  de  Paris. 

—  Je  n'aurais  pas  été  réduit  à  essayer  de  tant  de  métiers,  si  mon 
associé  de  la  Haye  ne  m'avait  pas  indignement  volé  75,000  fiancs 
qu'il  devait  me  remettre  à  mon  arrivée  à  Paris. 

—  75,000  francs!  Vous  m'aviez  dit  que  vous  étiez  très  pauvre, 
lorsque  vous  habitiez  la  Haye.  Comment  donc  possédiez-vous  cette 
somme? 

—  C'était  ma  part  de  bénéfices  dans  une  opération...  une  opéra- 
tion... de  banque,  opération  audacieuse,  mais  très  habile. 

—  Vous  aviez  donc  emprunté  des  capitaux  pour  cette  opéra- 
tion? 

—  Tu  m'en  demandes  bien  long  !  fit  Simon  avec  humeur.  Pieve- 
nons  à  tes  projets  de  mariiige.  Tu  viens  de  rappeler  avec  une  émo- 


LE   RENÉGAT  127 

tion  qui  me  touche,  ce  que  tu  me  dois.  Tu  comprends  donc  que  la 
reconnaissance  t'oblige  à  écouter  mes  avis. 

—  Mais  non  pas  à  épouser  Rachel  Stavoren  qui  est  laide  et  qui 
me  déplaît,  tandis  que  Célestine 

—  Possède  toutes  les  perfections  !  termina  Simon  d'un  ton  railleur. 

—  Toutes...  je  ne  sais  pas,  mais,  en  tout  cas,  je  lui  en  connais 
un  grand  nombre  :  une  taille  fine,  des  yeux  câlins,  rieurs... 

—  Moqueurs  plutôt!  Un  petit  nez  retroussé... 

—  Toutes  les  femmes  ne  peuvent  pas  avoir  un  nez  aussi  recourbé 
que  celui  de  Rachel.  Puisque  vous  avez  regardé  son  nez,  vous  avez 
dû  remarquer  les  fossettes  de  ses  joues. 

—  Oui,  et  j'ai  vu  aussi  sa  grande  bouche  qu'elle  ouvre  à  chaque 
instant,  pour  montrer  ses  dents  pointues  dont  je  t'engage  à  te  défier. 

—  Trouvez-vous  mauvais  qu'elle  aime  à  rire? 

—  Oui,  si  c'est  de  toi,  Isaac! 

—  Elle  est  trop  femme  pour  se  fâcher  de  mes  hommages  res- 
pectueux. 

—  A  moins  qu'elle  ne  te  préfère  ce  petit  gringalet  de  Marcel 
Beau  fort. 

—  Il  est  pauvre  comme  Job. 

—  Qu'importe!  Tu  préfères  bien,  toi,  Célestine,  avec  ses  100, 000  fr, 
à  Rachel,  avec  son  million. 

—  C'est  vrai!  Enfin,  pourquoi  tenez-vous  tant  à  me  voir  épouser 
le  million? 

—  Pourquoi  ?Tout  simplement  parce  que  nous  n'avons  plus  le  sou. 

—  Des  dettes!  Avec  la  vie  simple  que  nous  menons! 

—  Tu  as  dépensé  cette  année  plus  de  /iO,000  francs. 

—  J'ai  dépensé!  Toujours  ici,  c'est  moi  qui  dépense  l'argent  et 
vous  qui  le  gagnez! 

—  Prouve  le  contraire. 

Deventer  se  tut  quelques  minutes,  puis  reprit  du  ton  de  tendresse 
d'une  mère  : 

—  Je  ne  te  reproche  pas,  Isaac,  ta  vie  indolente.  Il  est  juste  que, 
dans  notre  association,  tu  sois  l'artiste,  l'enfant  gâié,  et  que  je  sois, 
moi,  le  commerçant,  le  gagne-pain.  Je  suis  trop  âgé,  trop  laid,  trop 
dépourvu  d'instruction,  pour  pouvoir  jamais  briller  dans  le  monde. 
C'est  à  toi  que  ce  rôle  appartient.  Si  tu  es  heureux,  je  ne  te  deman- 
derai même  pas  de  me  témoigner  de  la  reconnaissance.  Si  je  te  parle 
aujourd'hui  de  l'argent  que  tu  dépenses,  c'est  que  je  me  vois  à  bout 


128  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

de  ressources.  Réfléchis  à  la  distance  qui  sépare  le  marchand  de 
contre-marques  que  j'étais,  quand  je  te  recueillis,  du  banquier  que 
je  suis  maintenant.  Celte  distance  est  faite  de  dettes  ajoutées  les 
unes  aux  autres.  Je  compris  que  le  meilleur  moyen  d'avoir  des 
rentes  c'est  de  faire  des  dettes.  J'appliquai  ce  principe.  Mais  tout  a 
une  fin.  Je  dois  300,000  francs  et  mes  créanciers  crient.  Je  n'ai 
qu'un  moyen  de  les  apaiser,  puisque  je  ne  peux  pas  les  payer,  c'est 
de  leur  apprendre  ton  mariage  avec  Rachel.  Ils  n'oseront  poursuivre 
l'oncle  d'un  neveu  qui  épousera  une  millionnaire.  Cette  dot  ne 
mettra  pas  un  sou  dans  les  coffres  de  ma  banque,  mais  les  créanciers 
le  croiront  et  me  laisseront  traurjuille  jusqu'au  jour  où  je  trouverai 
une  aflaire  financière  quelconque  à  lancer  pour  me  remettre  à  flot. 
Du  même  coup,  ton  bonheur  sera  assuré,  puisque  tu  auras  pour 
vivre  les  /iO,000  francs  de  rente  de  la  dot  de  Rachel.  11  en  sera  tout 
autrement  si  tu  épouses  iW"  Bonchamps.  Mes  créanciers,  en  appre- 
nant ce  modeste  mariage,  me  tomberont  sur  le  dos  drus  comme 
grêle.  Et  toi,  comment  feras-tu  pour  vivre  avec  les  4,000  francs  de 
rente  de  ta  femme,  habitué  que  tu  es  à  en  dépenser  dix  fois  plus? 
Donc,  ton  avenir  est  d'épouser  M^^*  Stavoren,  et  tu  l'épouseras. 

Isaac  se  leva  lentement,  sans  dire  un  mot,  ôta  sa  robe  de 
chambre,  enfila  un  veston,  prit  sa  boîte  à  violon,  posa  son  chapeau 
sur  sa  tête  et  se  dirigea  vers  la  porte. 

—  Où  vas-tu?  demanda  Simon  étonné. 

—  Reprendre  ma  vie  d'autrefois,  racler  du  violon  dans  les  cafés. 

—  Racler  du  violon  dans  les  cafés  ! 

—  Oui,  pour  vous  rendre  un  peu  de  l'argent  que  vous  avez 
dépensé  pour  moi.  Je  préfère  vous  payer  en  travaillant,  qu'en  épou- 
sant une  femme  que  je  n'aime  pas. 

Instinctivement,  Simon  s'était  placé  devant  la  porte.  Il  connaissait 
assez  Isaac  pour  savoir  qu'il  n'était  pas  homme  à  exécuter  ce  qu'il 
disait,  mais  il  trouvait  la  leçon  dure  à  recevoir. 

—  Va  te  rasseoir!  dit-il  à  son  neveu. 
Isaac  obéit. 

—  Tu  n'es  pas  un  homme  pratique,  tu  es  un  homme  de  senti- 
ment. Je  suis,  moi,  de  la  vieille  souche  des  financiers,  ne  considé- 
rant que  les  affaires,  désirant  l'or  parce  qu'il  donne  la  puissance; 
toi,  tu  es  un  homme  moderne,  tu  veux  jouir  de  la  vie  et  te  payer  tes 
fantaisies  d'artiste.  Allons!  Soit!  Voilà  vingt  ans  que  je  travaille  pour 
toi  ;  si  c'est  ton  caprice  d'épouser  Gélestine,  je  peux  bien  faire  à  ton 


LE   RENÉGAT  129 

bonheur  le  dernier  sacrifice  de  OQon  repos,  de  ma  position.  Tu  as 
mon  assentiment  à  ce  mariage. 

—  li  ne  me  faut  plus  que  celui  de  M.  Bonchamps. 

—  Tu  l'auras,  affirma  Deventer. 

—  Vous  êtes  sûr  de  son  consentement? 

—  Il  ferait  beau  pour  lui  me  le  refuser!  Je  le  tiens.  Il  est  forcé 
de  m'obéir. 

—  Encore  un  secret? 

—  Oui,  encore  un  secret. 

—  Pouvez-vous  aussi  m'assurer  la  bienveillance  de  M""*  Bon- 
champs? 

—  C'est  à  toi  de  lui  plaire,  ainsi  qu'à  M"'  Célestine  et  à  son  oncle. 

—  Quel  oncle? 

—  Ce  missionnaire  arrivé  du  Tonkin,  le  P.  Dominique.  Si  tu 
m'en  crois,  c'est  à  le  persuader  que  portera  ton  principal  effort.  Il 
semble  posséder  une  grande  autorité  sur  sa  sœur  qui  lui  dit  vous 
avec  un  profond  respect.  A  ta  place,  Isaac,  je  me  soucierais  peu 
d'avoir  comme  adversaire  cet  homme  aux  traits  énergiques,  qui  me 
paraît  un  profond  diplomate.  As-tu  remarqué  ses  yeux  quand  il 
interrogeait  Bonchamps  sur  son  séjour  au  Tonkin?  on  aurait  dit 
deux  diamants  noirs. 

—  Pourquoi  ce  prêtre  serait-il  mon  adversaire? 

—  Pour...  rien.  C'est  une  idée  en  l'air,  un  pressentiment. 

—  Voudriez-vous  vous  charger  de  sonder  les  intentions  de 
M.  Bonchamps? 

—  Je  parlerai  demain  à  Gustave. 

Le  lendemain,  le  premier  mot  de  Simon  à  Bonchamps  fut  un 
compliment. 

—  Mon  cher  ami,  je  viens  de  lire,  dans  la  Grande  Revue  de  ce 
matin,  votre  article  sur  l'art  annamite.  C'est  un  pur  chef-d'œuvre. 
C'est  une  digne  suite  à  votre  tableau  d'un  enterrement  au  Tonkin. 
Isaac  l'a-t-il  assez  bien  dit  hier  soir!  Franchement,  moi,  qui  ne  pos- 
sède pas  une  imagination  aussi  active  que  la  vôtre  qui  est  tout  à 
fait  remarquable,  je  croyais  assister  à  cette  scène,  tellement  les 
traits  en  sont  nettement  et  fortement  dessinés.  Et  quelle  diction  ! 
Quels  gestes  expressifs!  Isaac  est  artiste  jusqu'au  bout  des  ongles; 
ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  le  jeune  homme  le  plus  sérieux  que 
je  connaisse.  Je  ne  dis  pas  cela  parce  qu'il  est  mon  neveu,  quoique 
je  sois  lier  de  l'éducation  que  je  lui  ai  donnée,  et  de  la  façon  dont  il 

1"   OCTOBRE   (n'   88).    4^   SÉRIE.  T.   XXIV«  9 


■130  REVUE    DU   MO^DE  CATHOLIQUE 

en  a  profité  ;  mais  je  parle  de  ses  qualités  comme  tout  le  monde  en 
parle,  et  parce  que  tous  ceux  qui  l'approchent  soot  enthousiasmés  de 
son  talent  et  de  sa  distinction.  Savez-vous  qu'avec  M'"'  Célestine  ils 
feraient  d'excellents  duos.  Malheureusement,  M"^  Bouchamps  est 
souvent  fatiguée.  Elle  ne  devrait  pas  faire  tant  de  courses  pour  les 
pauvres.  Qu'est-ce  que  Cela  lui  rapporte  de  courir  les  rues,  de 
grimper  des  cinq  étages  pour  voir  des  paresseux  qui  pleurnichent 
leur  misère?  Est-ce  que  ce  sont  là  des  tableaux  riants  à  mettre  sous 
les  yeux  d'une  jeune  fille?  Elle  éprouverait  bien  plus  de  plaisir  à 
passer  la  soirée  au  bal  et  au  théâtre  qu'à  se  lever  à  des  heures  aussi 
matinales  pour  séreinter  à  voir  des  pauvres.  Si,  au  moins,  ça  lui 
rapportait  quelque  chose,  si  ça  la  faisait  connaître! 

—  Mais...  voulut  interrompre  Bonchamps. 

—  Oui,  oui,  mon  cher  ami,  continua  Deventer  lui  fermant  la 
bouche,  vous  me  direz  :  la  charité!...  et  vous  trouverez  d'excel- 
lentes raisons  que  vous  développerez  avec  votre  éloquence  habi- 
tuelle, assnré  d'avance  de  me  persuader  à  votre  gré;  aussi  je  ne 
veux  pas  vous  écouter,  et  je  vous  dis  que  la  charité  ne  peut  pas 
ordonner  à  une  jeune  fille  aussi  charmante  que  .\P'*  Célestine  de  se 
fatiguer  au  point  de  ne  pouvoir  accom[)ngner  au  piano  un  petit  air 
de  violon.  Ce  sont  ces  courses  de  charité  qui  vous  privent  de  la 
musique  que  vous  aimez  tant,  et  vous  avez  raison  de  l'aimer,  car 
rien  n'est  plus  charmant  que  de  voir  jouer  tous  deux  votre  fille  et 
mon  neveu.  Excusez-moi  d'unir  ainsi  ces  deux  noms!  Ils  forment 
tous  deux  un  groupe  si  gentil.  Quand  je  les  ai  vus  jouer  ensemble, 
ma  parole  d'honneur!  j'en  jêve  la  nuit  et  je  pleure  d'émotion.  Ils 
sont  si  beaux,  si  gracieux,  si  aimables!  Ils  semblent  faits  l'un  pour 
l'autre.  Mais  je  ne  déviais  pas  parler  ainsi  des  qualités  d'Isaac,  je 
craindrais  que  cela  lui  portât  malheur. 

îl  se  recueillit  quelques  instants,  p;iis  reprit  : 

—  Je  viens  de  prononcer,  dans  la  chaleur  de  la  conversation,  des 
mots  que  je  retenais  depuis  longtemps  sur  mes  lèvres  :  «  Ils  semblent 
faits  l'un  pour  l'autre.  »  Mais  puisqu'ils  sont  dits,  puisque  je  me  suis 
trahi,  laissez-moi  vous  confier  Tafiection  irrésistible  qui  porte  Isaac 
vers  votre  fi'le.  Qu'il  serait  heureux  s'il  pouvait  espérer  qu'un  jour 
SI"''  Célestine  accueillera  favorablement  ses  lionimages! 

—  Vous  croyez  que  votre  neveu  fait  attention  à  ma  fille? 

—  S'il  fait  attention  à...!  Isaac  me  rép^était  encore  hier  soir,  en 
sortant  d'ici,  qu'il  ne  voyait  de  bonheur  pour  lui  que  dans  son  union 


LE  RENÉGAT  131 

avec  M''°  Célestine.  Si  vous  saviez  en  quels  termes  il  la  dépeint! 
S'il  fait  attention  à  elle!...  Mais  il  en  est  fou.  Elle  est  si  belle,  si 
bonne,  si  intelligente,  si  artiste! 
L'écrivain  sourit. 

—  Je  conviens  que  M.  Gorcum  est  un  jeune  homme  charmant. 
11  me  plaît  beaucoup,  mais...  il  y  a  un  mais.  Vous  vous  êtes  peut- 
être  aperçu  que  ma  femme  ne  regarde  pas  d'un  œil  défavorable  les 
attentions  que  Marcel  Beaufort  a  pour  Célestine. 

—  Votre  secrétaire!  s'exclama  Deventer  d'un  ton  très  étonné.  Il 
ne  possède  rien! 

—  Il  est  savant,  il  est  travailleur... 

—  Comme  Isaac. 

—  Que  votre  neveu  cherche  à  plaire  à  ma  fille  et  à  ma  femme. 
Je  les  laisserai  libres.  Célestine  choisira. 

V 

LES    POURQUOI? 

A  partir  de  ce  jour,  Isaac  poursuivit  son  but  par  deux  moyens  : 
d'abord  en  se  montiant  plein  d'attention  pour  W""  Bonchamps, 
ensuite  en  essayant  de  détruire  Beaufort. 

Geneviève,  très  intelligente,  très  ferme  dans  ses  affections,  se 
tenait  instinctivement  en  garde  contre  le  banquier  et  son  neveu. 
Comme,  de  plus,  elle  était  d'un  caractère  un  peu  hautain,  très 
aristocratique,  qu'elle  n'aimait  que  les  choses  et  Ifes  gens  d'un  goût 
délicat,  et  qu'elle  s'était  trouvée  développée  dans  ses  tendances 
nativemeut  artistiques  par  la  fréquentation  de  son  mari,  elle  eut 
vite  fait  de  démêler  le  but  des  menées  d'isaac,  de  sonder  l'inanité 
de  son  talent  de  violoniste  improvisateur,  composé  d'imitations  et 
de  réminiscences,  de  reconnaître  combien  était  mince  le  vernis 
artistique  dont  il  se  recouvrait,  et  d'apercevoir  le  peu  d'élévation 
de  son  caractère  et  de  ses  aspirations. 

Deventer,  s'étant  moqué  de  nos  revers  en  1870,  et  ayant  tourné 
en  ridicule  le  métier  militaire,  fut  remis  vertement  à  sa  place  par 
Marcel  qui  lui  demanda  pour  quelle  patrie  il  avait  jamais  combattu. 
Simon  répondit  en  frappant  la  terre  du  pied  : 

—  Là  où  je  suis,  voilà  ma  patrie'. 

—  C'est  dire,  répliqua  le  jeune  homme,  que  vous  sacrifiez  patrie 
et  concitoyens  à  votre  intérêt.  Donc,  nous  autres  Français,  nou& 


'132  REVUE  DU    MONDE   CATHOLIQUE 

devons  vous  appliquer  la  loi  du  talion  et  vous  rejeter  comme  des 
ennemis. 

Tandis  que  Deventer  et  son  neveu  luttaient  contre  M""'  Bon- 
champs  et  Beaufort,  et  concevaient  contre  celui-ci  qui  se  montrait 
leur  adversaire  déclaré,  une  haine  violente,  le  P.  Dominique  consa- 
crait tout  son  temps  à  des  œuvres  de  charité.  Il  répétait  souvent 
cette  belle  parole  :  «  Le  monde  appartiendra  à  qui  l'aimera  davan- 
tage »  ;  et  il  s'oubliait  lui-même  pour  ne  penser  quaux  malheureux. 
Il  se  faisait  gronder  par  Geneviève. 

—  Gomment,  lui  dit-elle  un  jour,  vous  avez  le  courage  de  sortir 
avec  une  soutane  aussi  usée? 

—  Elle  est  propre,  elle  n'a  pas  de  trous,  elle  m'abrite  du  chaud 
e   du  froid  :  que  faut-il  de  plus? 

—  Beau  raisonnement!  Je  ne  veux  plus  vous  voir  dans  cet  état. 
Il  faut  vous  acheter  un  autre  vêtement. 

—  Je  n'ai  plus  d'argent  :  j'ai  tout  donné  aux  pauvres. 

—  Voilà  100  flancs  et  demain  je  compte  bien  vous  voir  avec  une 
soutane  neuve. 

Le  lendemain  le  P.  Dominique  portait  toujours  sa  vieille  soutane. 
Geneviève  se  fâcha. 

—  Eh  bien  !  Et  cette  soutane  neuve?  Qu'est-ce  que  vous  avez  fait 
de  mes  100  francs? 

—  Hier,  en J sortant  d'ici,  j'ai  rencontré  deux  petits  garçons 
déguenillés  qui  m'ont  demandé  l'aumône.  L'un  était  orphelin, 
l'autre  avait  sa  mère  en  prison. 

—  Charmants,  vos  protégés!  fit  Geneviève. 

—  Assurément,  ce  ne  sont  pas  les  enfants  de  bonne  famille  qui 
ont  besoin  de  protection.  Jésus-Christ  a  dit  :  «  Je  suis  venu  pour 
sauver  ce  qui  était  perdu.  »  Nous  devons  faire  de  même.  Les  enfants 
du  prêtre  ce  sont  les  plus  pauvres  et  les  plus  déshérités.  Ils  n'avaient 
jias  mangé  depuis  la  veille  et  ils  ne  savaient  où  coucher.  Je  leur  ai 
fait  servir  à  déjeuner  chez  un  marchand  de  vin  et  je  leur  ai  dit  de 
venir  me  'retrouver  le  soir  aux  Missions  Etrangères.  Je  leur  avais 
promis  de  leur  trouver  un  gîie  pour  la  nuit  et  je  me  demandais 
comment  je  tiendrais  ma  parole.  Je  me  sentais  tes  100  francs  dans 
la  poche  :  avec  cela  je  réussirais  toujours  bi  .n  à  les  tirer  d'embarras. 
J'allai  aux  Missions  où  j'appris  le  nom  et  l'adresse  d'une  vieille  fille 
charitable  qui  avait  déjà  recueilli  chez  elle  plusieurs  orphelins. 
J'y  allai  et  je  trouvai  une  femme  très  âgée,  logée  avec  quatre  petits 


LE    RENÉGAT  J3S 

garçons,  à  un  cinquième  étage,  dans  deux  étroites  mansardes.  Il  lui 
était  de  toute  impossibilité  de  se  charger  de  deux  nouveaux  pension- 
naires. Elle  n'avait  ni  place,  ni  lit,  ni  nourriture  à  leur  donner,  et, 
de  plus,  elle  allait  être  mise  à  la  porte  faute  de  pouvoir  payer  son 
terme.  Je  lui  promis  de  m'occuper  d'elle  et  me  voilà  parti,  tout 
désolé,  par  les  rues,  récitant  mon  bréviaire  et  priant  Dieu  de  m'en- 
voyer  une  bonne  inspiration.  Dans  la  rue  jNotre-Dame  des  Champs, 
j'aperçois  un  écriteau  :  Atelier  a  touer,  polir  toute  industrie.  Je 
demande  à  visiter.  Un  hangar  fermé,  de  dix  mètres  de  long  sur  cinq 
de  large,  avec  une  petite  pièce  vitrée  ayant  servi  de  bureau.  Le  tout 
donnant  sur  une  cour,  au  fond  d'un  passage.  C'était  parfait!  Je 
vois  le  propriétaire,  je  débats  le  prix,  j'obtiens  une  forte  réduction, 
je  loue  pour  quinze  jours  et  je  reviens  tout  triomphant  trouver  la 
vieille  demoiselle.  Celle-ci  va  trouver  le  gérant  de  sa  maison, 
l'apitoie  sur  sa  situation,  obtient  la  permission  de  déménager  sans 
payer  et,  immédiatement,  transporte  ses  orphelins  et  ses  pauvres 
hardes  dans  le  hangar  de  la  rue  Notre-Dame  des  Champs.  Je  lui 
donne  de  l'argent  avec  lequel  elle  se  procure  des  paillasses,  des 
couvertures,  du  pain  et  de  la  charcuterie,  et  il  me  reste  encore  assez 
pour  habiller  mes  deux  protégés  avec  un  pantalon  et  une  blouse  de 
toile  bleue...  Tu  vois  Geneviève  que  tes  100  francs  ont  été  bien 
employés. 

—  Et  votre  soutane  ? 

—  J'aime  mieux  savoir  mes  petits  malheureux  k  l'abri  de  la  pluie 
et  de  la  faim. 

—  Savez-vous,  mon  oncle,  dit  Célestine,  qu'il  ne  fait  pas  bon  vous 
confier  de  l'argent?  vous  ne  tardez  guère  à  en  trouver  l'emploi. 

—  J'en  conviens,  mais  c'est  si  bon  de  faire  du  bien  ! 

—  Oui,  mais  vous  voilà  toujours  avec  votre  vêtement  râpé! 
réfléchit  M""  Bonchamps,  Je  ne  puis  pourtant  pas  en  essayer  un 
pour  vous!  Puisiju'on  ne  peut  pas  vous  confier  d'argent,  nous  allons 
nous  arranger  autrement.  Achetez  une  soutane  et  faites-la  envoyer 
ici,  je  payerai  la  facture. 

—  Ce  sera  une  grosse  dépense,  et,  dans  quinze  jours,  il  faudra 
trouver  de  l'argent  pour  la  location  da  hangar. 

—  Mon  oncle,  si  vous  allez  essayer  demain  une  soutane,  je  vous 
donnerai  20  francs  pour  vos  Enfants  Bleus. 

—  Mes  Enfants  Bleus!  C'est  vous,  ma  nièce,  qui  les  avez  bap- 
tisés. Vous  voilà  leur  marraine.  Ce  titre  vous  oblige  à  les  protéger. 


13i  FxEVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

—  Je  les  protégerai  donc!  répondit  la  jeune  fille  d'un  petit  air 
vaillant. 

C'est  avec  raison  que  l'on  a  loué  la  pauvreté  comme  la  généra- 
trice des  grandes  œuvres.  C'est  la  mère  de  la  puissance  pour  les 
hommes  comme  pour  les  peuples.  L'Irlande  et  la  Russie  ont  devant 
elles  un  large  avenir,  et  l'on  a  répété  avec  juste  raison  que  c'est  l'or 
du  nouveau  monde  qui  ruina  l'Espagne. 

Le  P.  Dominique  se  multipliait  en  quêtes,  en  sermons,  en  démar- 
ches, pour  soutenir  l'œuvre  des  Enfants  Bleus.  Tel  était  pourtant 
son  besoin  d'activité,  qu'il  ne  se  contentait  pas  de  cette  besogne  qui 
en  eût  accablé  d'autres.  Il  pensait  aussi  à  ses  Annamites.  Il  faisait 
dans  les  Cercles  Catholiques  des  conférences  sur  le  Tonkin  et  en 
envoyait  le  produit  à  ses  confrères  restés  là-bas. 

Il  communiquait  l'élan  à  une  quantité  d'œuvres  de  charité  et 
encourageait  Célestine  qui  consacrait  tout  son  temps  aux  pauvres. 

Elle  avait  imaginé  une  association  entre  les  petites  filles  d'une 
école,  qui  versaient  chacune  un  sou  par  semaine  dans  un  tronc, 
avec  le  produit  duquel  on  achetait  un  pot-au-feu  et  un  pain  de 
quatre  livres  qu'on  portait  un  malin  de  dimanche  dans  une  famille 
pauvre,  jamais  la  même. 

Elle  recueillait  les  joujoux  cassés  abandonnés  par  les  enfants 
riches,  elle  les  rafistolait  tant  bien  que  mal,  et,  aux  environs  du 
jour  de  l'an  et  de  Pâques,  elle  conduisait  des  petites  filles  qui 
prenaient  un  air  grave,  en  faire  cadeau  à  des  enfants  pauvres. 

Il  existe  ainsi  à  Paris  et  dans  les  grandes  villes  comme  un  réseau 
de  charité  aux  mailles  infinies.  Les  enfants  apprennent  à  faire  et  à 
aimer  le  bien.  C'est  dans  le  spectacle  de  la  misère  qu'ils  puisent 
les  pensées  qui,  plus  tard,  les  rendront  généreux  et  dévoués  aux 
grandes  causes. 

Depuis  qu'elle  s'occupait  des  Enfants  Bleus,  Célestine  mettait  en 
coupe  réglée  la  bourse  de  Gorcum  et  de  Deventer.  Simon  essayait 
de  se  dérober  en  promettant  de  la  réclame  dans  les  journaux  où  il 
avait  des  accointances,  mais  elle  le  serrait  de  près  et  le  forçait  à 
vider  son  porte-monnaie. 

Mille  circonstances  permettaient  au  P.  Dominique  d'approfondir 
le  caractère  des  deux  Hollandais.  Ils  étaient  d'une  mauvaise  santé 
et  rongés  par  une  tristesse  inquiète  dont  ils  ne  parvenaient  à  sortir 
que  par  la  blague  grossière.  Ils  aimaient  à  tourner  en  plaisanterie 
les  expressions  les  plus  pures,  les  plus  élevées  de  l'art.  Ils  se 


LE    RENÉGAT  135 

pâmaient  aux  parodies  des  plus  belles  œuvres.  Ils  avaient  en  hor- 
reur le  travail  manuel,  méprisaient  l'ouvrier,  le  soldat  et  le  prêtre. 
Ils  ne  comprenaient  pas  les  grands  sentiments,  l'honneur,  le  dévoue- 
ment, l'amour  passionné,  le  désintéressement.  L'instinct  commercial 
les  poussait  toujours  et  toujours  à  chercher  en  toute  chose  l'intérêt 
qu'on  en  pouvait  tirer.  C'était  un  souci  constant  de  ne  perdre  ni 
un  sou,  ni  une  parcelle  de  temps,  ni  la  renommée  d'une  qualité,  ni 
le  plus  petit  moyen  de  se  pousser  en  avant. 

Chez  Simon,  ces  traits  caractéristiques  étaient  très  apparents; 
chez  son  neveu,  ils  étaient  cachés.  Un  sourire  sceptique,  une  ama- 
bilité de  commande,  voilaient  la  tristesse  du  j^une  homme.  C'était 
moins  dans  l'expression,  que  dans  la  pensée,  qu'il  s'éloignait  de  la 
noblesse  du  caractère  français. 

Quand  il  composait  quelque  morceau  de  musique,  il  travaillait 
péniblement,  avec  acharnement.  Il  se  cachait,  de  crainte  qu'on  ne 
soupçonnât  combien  sa  production  était  laborieuse.  Il  prétendait  au 
contraire  à  une  grande  facilité. 

—  Je  possède  si  bien  mon  art,  disait-il  avec  fatuité,  que  je  com- 
pose naturellement,  sans  effort,  au  courant  de  la  plume. 

Quand  il  lui  arrivait  d'improviser,  M"'^  Bonchamps,  musicienne 
savante,  reconnaissait  ks  morceaux  de  maîtres  dont  il  se  souvenait, 
peut-être  à  son  insu. 

Une  chose  étonnait,  intriguait,  inquiétait  même  le  P.  Dominique, 
c'était  la  raison  de  l'intimité  de  Bonchamps  avec  Deventer.  Com- 
ment un  lieu  d'amitié  avait-il  pu  se  nouer,  et  surtout  pouvait-il  se 
conserver  entre  deux  hommes  si  disparates?  Pourquoi  l'écrivain, 
en  qui  le  missionnaire  découvrait  un  orgueil  énorme,  se  montrait-ii 
parfois  si  petit  garçon  devant  Simon,  un  ignorant? 

Quel  sentiment  aussi  poussait  Bonchamps  à  se  proclamer  le  plus 
heureux  de  tous  les  hommes?  avait-il  par  hasard  besoin  de  se  le 
persuader  à  lui-même? 

Quelle  importance  devait-on  attacher  à  ces  paroles  qu'il  avait  pro- 
noncées an  jour  d'expansion,  devait-oa  les  lui  appliquer  à  lui-même? 
«  Sait-on  jamais  qui  est  maître  ou  qui  est  esclave?  Ce  riche  ban- 
quier, fort  de  ses  millions,  se  prétend  libre.  Examinez  sa  conduite. 
Il  n'agit  que  d'après  l'opinion  de  son  sous-caissier  qui  lui  pai'le 
d'un  air  moqueur.  Il  se  sent  dominé  et  le  cache  le  plus  qu'il  peut, 
en  contredisant  sans  motif  les  paroles  de  son  employé.  Lequel  est  le 
plus  libre?  celui  qui  gagne  de  modestes  appointements  ou  celui  qui 


136  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

emprunte  ses  pensées?  celui  qui  n'a  pas  de  quoi  remplir  son  ventre 
ou  celui  qui  n'a  pas  de  quoi  remplir  sa  tête  ?  » 

Enfin,  pourquoi  Bonchamps,  menant  une  vie  régulière,  avouant 
des  sentiments  chrétiens,  ne  pratiquait-il  pas,  quand  il  n'avait 
pour  cela  presque  rien  à  ajouter  à  sa  conduite  ordinaire? 

Des  suppositions  étranges  naquirent  en  l'esprit  du  P.  Dominique. 
Il  les  repoussa,  mais  elles  prirent  malgré  lui  une  telle  consistance, 
elles  l'obsédèrent  à  un  tel  point  qu'il  se  dit  :  «  J'en  aurai  le  cœur 
net»,  et  qu'il  trouva  le  moyen  de  faiie  promettre  à  Bonchamps  de 
l'accompagner  à  la  cérémonie  de  l'Ordination  qui  allait  bientôt  avoir 
lieu  à  l'église  Saint-Sulpice. 

Là  peut-être  éclaterait  la  lumière. 

VI 

l'ordination 

Le  matin  du  samedi  des  Quatre-Temps  de  la  Pentecôte,  le  P.  Do- 
minique vint  prendre  Bonchamps  chez  lui,  et  tous  deux  s'achemi- 
nèrent vers  l'église  Saint-Sulpice.  Il  était  près  de  neuf  heures  quand 
ils  s'assirent  à  des  places  réservées. 

Des  séminaristes  s'avançaient  par  le  milieu  de  la  nef  vers  l'autel, 
marchant  deux  par  deux,  revêtus  de  l'aube,  le  cou  entouré  d'un 
linge  blanc  appelé  amict,  et  portant,  pliée  sur  le  bras  gauche,  une 
tunique  d'une  étoffe  raide. 

Ils  se  rangèrent  en  demi-cercle  devant  l'évêque  assis  dans  un  fau- 
teuil, la  mitre  en  tête,  et  lisant  à  haute  voix  dans  un  grand  livre  à 
couverture  rouge,  qu'un  séminariste  en  surplis  tenait  ouvert  devant 
lui. 

—  L'évêque  commence  l'ordination  des  sous-diacres,  dit  le 
P.  Dominique  en  se  penchant  à  l'oreille  de  Bonchamps. 

—  Oui,  je  sais,  répondit  Gustave  qui  ouvrit  le  petit  manuel  des 
ordinatioîis^  qu'il  avait  acheté  à  une  pauvresse  à  la  porte  de  l'église. 

L'évêque  achevait  de  lire.  A  un  appel  lancé  du  pied  de  l'autel 
par  un  des  officiants,  les  séminaristes  qui  devaient  être  ordonnés 
sous-diacres,  diacres  et  prêtres,  se  levèrent  et  vinrent  se  ranger 
dansla  nef  de  l'église. 

A  un  signal,  d'un  même  mouvement  automatique,  tous  tombèrent 
d'abord  à  genoux,  puis  s'étendirent  complètement,  la  face  contre 
terre,  le  front  sur  les  bras  croisés,  les  talons  réunis. 


LE    RENÉGAT  137 

En  ce  moment,  le  ciel  s'éclaircit.  De  grandes  plaques  de  lumière 
tombèrent  des  hautes  fenêtres  du  chœur,  inondèrent  d'éclats  le 
tabernacle  et  ses  colonnes  d'or,  les  granis  chandeliers,  les  broderies 
de  la  mitre  de  l'évêque,  firent  briller  les  marbres  de  la  grande  balus- 
trade en  demi-cercle  de  la  table  de  communion,  les  cristaux  des 
lustres,  jetèrent  des  reflets  sur  les  colonnes,  et  s'étendirent  sur  les 
ordinands,  les  faisant  paraître  plus  éclatants  sous  leurs  aubes 
blanches. 

Le  pontife  se  mit  à  genoux  devant  son  fauteuil,  et,  au-dessus  des 
dix  rangées  de  corps  prosternés  huit  par  huit,  des  chants  éclatè- 
rent :  d'abord  comme  des  cris  d'angoisse  et  d'appel  vers  le  ciel  : 
Kyrie,  eieïsoîi!  C/iriste,  eleison!  Kyrie,  eleison!  puis  des  invoca- 
tions en  plain-chant,  rapides,  cadencées  :  Christe  aitdi  nos!  Christe 
exaiuli  nos!  puis  des  supplications  à  la  Vierge,  aux  anges,  aux 
patriarches,  aux  prophètes,  aux  apôtres,  aux  évangélistes,  aux  dis- 
ciples, aux  martyrs,  aux  pontifes,  aux  confesseurs,  aux  docteurs, 
aux  prêtres,  aux  moines,  aux  solitaires,  à  tous  les  prédécesseurs 
de  ces  hommes  qui,  couchés  dans  leurs  blancs  vêtements  sacerdo- 
taux comme  dans  des  linceuls,  mouraient  au  monde  pour  se  relever 
soldats  du  Christ. 

Ce  sentimeut  de  mort  à  la  vie  commune  et  de  résurrection  à  la 
vie  sacerdotale  éclatait  si  évidemment  dans  les  chants  d'un  rythme 
monotone,  sans  accompagnement  d'orgue,  dans  les  postures  des 
corps  immobiles  comme  des  cadavres,  que  tous  les  assistants  se  sen- 
taient émus,  et  que  les  sceptiques,  venus  à  cette  cérémonie  pour 
faire  plaisir  à  un  parent,  à  un  ami,  se  demandaient  étonnés,  inquiets  : 
«  Que  se  passe-t-il  donc  ici?  » 

Le  P.  Dominique  se  reportait  à  vingt-cinq  ans  en  arrière,  quand 
il  était  venu,  à  quatre  reprises  différentes,  s'agenouiller  dans  cette 
même  église,  la  première  fois,  pour  y  recevoir  les  ordres  mineurs  de 
portier,  de  lecteur,  d'exorciste  et  d'acolyte,  les  autres  fois,  pour  y 
être  ordonné  sous-diacre,  diacre  et  prêtre. 

Il  n'avait  pas  pris  le  chemin  le  plus  direct  pour  arriver  au  sacer- 
doce, et,  celui  qui,  à  vingt  ans,  lui  aurait;  annoncé  qu'à  vingt-six  il 
entrerait  au  séminaire  des  Missions  étrangères,  l'aurait  fort  étonné. 

Libre  très  jeune  par  la  mort  de  son  père  et  de  sa  mère,  Domi- 
nique Lorrain  avait  mené  une  vie  fiévreuse.  Avide  d'essayer  de  tous 
les  plaisirs,  parfois  ivre  de  passion,  parfois  lassé  de  tout,  dégoûté  de 
la  vie,  avancé  au  bord  du  suicide,  extrême  dans  le  bien  comme  dans 


138  REVEE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

le  mal,  incapable  seulement  de  forfaire  à  l'honneur  et  de  se  montrer 
dur  aux  malheureux,  il  s'était  jeté  à  corps  perdu  dans  la  poUtique, 
voulant,  suivant  son  expression  ambitieuse  :  «  Devenir  quelque 
chose,  per  fas  et  nefas!  »  en  employant,  suivant  le  besoin,  le  crime 
ou  la  vertu. 

A  vingt-six  ans,  un  événement,  insignifiant  en  lui-même,  changea 
brusquement  la  direction  de  sa  vie.  Un  matin  d'hiver,  après  une 
nuit  de  débauche,  il  rentrait  chez  lui  accompagné  de  trois  amis. 
Mal  dégrisés  par  le  froid  piquant,  ils  marchaient  en  se  donnant  le 
bras,  se  soutenant  à  grand'peine  les  uns  les  autres.  Ils  fredonnaient 
d'une  voix  pâteuse  une  rengaine  de  café-concert,  quand,  au  détour 
d'une  rue,  ils  buttèrent  dans  un  tas  noir  sur  un  tas  blanc.  Ils  regar- 
dèrent :  le  tas  noir  était  une  chiffonnière  sale,  haillonneuse,  tombée 
sur  un  tas  d'ordures  couvert  de  neige. 

Les  jeunes  gens  crurent  qu'elle  était  ivre  et  voulurent  s'en  amuser. 
Ils  lui  secouèrent  la  main. 

—  Eh!  La  vieille!  Dansez  donc  un  quadrille  avec  nous  pour  vous 
réchauffer. 

La  femme  ne  répondit  pas.  Sa  main,  lâchée,  retomba  inerte  sur 
la  neige. 

—  Du  sang  !  fit  tout  à  coup  Dominique  en  indiquant  des  taches 
sur  la  neige  près  de  la  tête. 

—  Un  crime!  dit  un  des  jeunes  gens.  Je  n'aime  pas  à  être  mêlé 
à  ces  affaires-là.  Je  m'en  vais. 

—  Nous  ne  pouvons  pas  abandonner  cette  femme,  répliqua  Domi- 
nique que  la  vue  du  sang  avait  dégrisé. 

—  Il  est  tard.  Nous  avons  sommeil,  allons  nous  reposer,  lui 
répondit-on. 

—  Portons-la  auparavant  dans  une  pharmacie. 

—  Fais  ce  que  tu  veux.  Pour  nous,  nous  allons  dormir. 
Et  ils  s'éloignèrent. 

—  Égoïstes!  s'exclama  Dominique. 

Il  examina  la  tête  de  la  blessée.  Il  y  avait  eu  accident  et  non  pas 
crime.  Entraînée  sans  doute  par  le  poids  de  sa  hotte  pleine,  elle 
avait  glissé  en  arrière  si  malheureusement  qu'elle  était  tombée  sur 
son  crochet  dont  l'extrémité  avait  crevé  l'enveloppe  du  crâne  et  s'y 
était  brisée. 

Le  jeune  homme  essaya  de  la  ranimer  en  la  frictionnant  avec  de 
la  neige,  mais  sans  y  réussir.  Alors,  sans  hésiter,  il  enleva  son  par- 


LE    RENÉGAT  139 

dessus,  y  roula  la  vieille,  puis  la  souleva  dans  ses  bras,  lui  app;;ya 
la  tête  sur  son  épaule  et  l'emporta.  Des  ouvriers  se  rendant  à  leur 
travail,  des  maraîchers  allant  aux  Halles  le  rencontrèrent  et  se 
retournèrent  stupéfaits  à  la  vue  de  ce  beau  jeune  homme  élégant,  en 
habit  et  cravate  blanche,  portant  avec  précaution,  blottie  sur  sa  poi- 
trine, une  chifïonnière  à  cheveux  blancs,  aux  haillons  couverts  de  boue. 

Dominique  se  fit  ouvrir  la  porte  d'une  pharmacie.  On  pansa  alors 
la  plaie,  on  ranima  la  pauvre  femme.  Le  jeune  homme,  ayant  trouvé 
un  fiacre,  la  transporta  à  )'Hôtel-Dieu.  Grâce  à  un  interne  qu'il  con- 
naissait, il  la  fit  admettre  immédiatement,  et  laissa  quelque  argent 
pour  elle. 

Quel  revirement  cet  incident  produisit-il  dans  l'esprit  de  Domi- 
nique? 11  n'en  confia  iien  à  personne,  mais,  le  soir  du  même  jour,  il 
monta  dans  l'express  de  Lyon,  et  se  rendit  à  la  Grande-Chartreuse. 
Il  y  demeura  quinze  jours,  vivant  de  la  vie  des  moines,  réfléchissant 
et  conversant  avec  le  supérieur. 

Au  bout  de  ce  temps,  il  revint  à  Paris,  employa  sa  fortune  en 
bonnes  œuvres,  fonda  des  lits  chez  les  Petites  Sœurs  des  Pauvres, 
dans  les  hôpitaux,  et  entra  au  séminaire  des  Missions  Étrangères. 

Le  seul  aperçu  qu'il  donna  sur  la  révolution  qui  s'était  opérée  en 
lui,  ce  furent  ces  paroles  d'une  lettre  à  sa  sœur  Geneviève  qui  était 
élevée  chez  une  de  ses  tantes  :  «  Je  n'ai  fait  que  changer  le  but  de 
mon  ambition.  Je  trouve  un  bonheur  étonnant  à  courber  mon  orgueil 
sous  l'humilité  du  prêtre  et  à  me  faire  librement  l'esclave  de  Dieu,  n 

Maintenant  qu'il  se  retrouvait,  après  vingt-cinq  années  de  mis- 
sion, dans  cette  égUse  où  il  avait  été  fait  prêtre,  les  détails  de  son 
ordination  lui  revenaient  très  nets  à  la  mémoire.  Il  était  étendu  là- 
bas,  au  bout  du  premier  rang,  à  la  place  de  ce  grand  blond,  le  vi- 
sage au-dessus  d'une  fleur  rouge  du  tapis.  Comme  lui  aussi,  il  portait 
une  aube  toute  simple,  sans  dentelle,  par  humilité,  par  charité  aussi, 
car  il  avait  voulu  que  l'argent  que  Geneviève  comptait  dépenser 
pour  ce  vêtement,  fût  versé  dans  les  mains  des  pauvres. 

A  l'invocation  :  «  De  la  foudre  et  de  la  tempête,  délivrez-nous,  Sei- 
gneur !  »  il  avait  tout  particulièrement  prié  le  Sauveur  qui  marcha 
sur  les  vagues  et  apaisa  la  tempête,  de  lui  accorder  d'heureux 
voyages.  Au  moment  où  il  avait  cette  pensée,  il  entendait  sa  sœur 
Geneviève,  placée  au  premier  rang  des  places  réservées,  étouffer  ses 
sanglots  dans  son  mouchoir.  Plus  tard,  elle  lui  raconta  qu'à  cette 
invocation,  elle  s'était  senti  le  cœur  serré  comme  par  une  tenaille,  à 


140  IIEVLE    DU    MOXDE    CATHOLIQUE 

la  prévision  des  dangers  qui  le  menaçaient  dans  les  pays  de'mission. 

L'évêque,  debout,  la  crosse  en  main,  allongeait  d'un  beau  geste 
son  bras  couvert  d'une  manche  rouge,  et  envoyait  sur  les  ordinands 
une  triple  bénédiction,  en  traçant  en  l'air  six  grands  signes  de  croix, 
et  les  appels  du  commencement  des  litanies  retentissaient  de  nou- 
veau, clamés  plutôt  que  chantés  :  Kyrie,  eieïsoii!  Chrisie,  eleïsoji! 
Kyrie  eleison!  Puis  l'ordination  des  sous-diacres  continuait.  Ils 
écoutaient  à  genoux  les  enseignemenis  que  l'évêque  lisait  d'une  voix 
claire,  posée,  marquant  fortement  l'accent  latin,  observant  la  quan- 
tité des  syllabes  brèves  ou  longues. 

Deux  à  deux  les  ordinands  montaient  s'agenouiller  devant  le  pon- 
tife, touchaient  le  calice,  les  burettes  pleines  d'eau  et  de  vin,  le 
bassin,  le  manuterge,  puis  revenaient  se  placer  à  la  file,  et  s'avan- 
çaient encore  pour  recevoir  l'amict,  le  manipule,  la  tunique,  et  tou- 
cher le  livre  des  Épîtres. 

Deux  maîtres  des  cérémonies  guidaient  les  allées  et  venues  des 
ordinands  dont  les  mouvements  s'accomplissaient  avec  un  ensemble, 
un  recueillement,  une  simplicité,  une  dignité  extraordinaires. 

De  la  vue  de  ce  spectacle  se  dégageait  une  forte  impression  de  foi 
et  de  respect. 

Après  l'épître,  ceux  qui  devaient  être  ordonnés  diacres,  s'av.'incè- 
rent  vers  l'autel,  revêtus  de  l'amict,  de  faube,  du  cordon,  du  mani- 
pule, de  l'étole  tombant  prés  du  coule  gauche,  et  portant  sur  le  bras 
gauche  la  dalmatique.  L'évêque  les  avertit  de  leurs  devoirs. 

Une  phrase  plus  distinctement  prononcée  vint  frapper  les  oreilles 
du  P.  Dominique  :  «  Bienheureux  les  pieds  des  missionnaires  de  la 
paix,  des  missionnaires  des  vrais  biens  !  » 

Il  pensa  que  ces  paroles  s'appliquaient  à  lui,  et  cet  apôtre  qui  avait 
travaillé  un  quart  de  siècle  dans  un  pays  malsain  où  il  avait  perdu 
sa  santé,  qui,  à  travers  les  abattements  de  l'esprit,  les  soulTrances 
du  cœur,  les  incertitudes  et  les  terreurs  des  persécutions,  avait  con- 
verti, civilisé  plus  de  dix  mille  hommes,  se  trouva  stupéfait  de  ce 
que  Dieu  eût  daigné  se  servir  de  lui  pour  faire  sa  besogne. 

Il  se  souvint  de  la  conviction  qui,  au  cours  de  son  apostolat, 
s'était  fixée  dans  son  esprit,  que  le  christianisme  est  la  source  de 
tous  les  biens,  même  des  biens  physiques.  Que  de  fois  il  avait  com- 
paré les  Annamites  idolâtres,  sales,  galeux,  paresseux,  misérables, 
aux  Annamites  chrétiens,  chez  qui  la  religion  rétablissait  la  pro- 
preté, la  santé,  le  travail  et  l'aisance  !  Ils  apprenaient  le  respect  de 


LE    RENÉGAT  l/jl 

soi-même,  la  charité,  l'amour  de  la  vérité,  l'esprit  de  justice,  ces 
vertus  qui  forment  la  distinction  profonde  entre  les  nations  élevées 
par  le  Christianisme  et  les  autres  peuples. 

Les  prières  continuaient,  et  ces  mots  adressés  par  l'évêque  à  Dieu  : 
«  Tu  connais  les  secrets,  tu  scrutes  les  cœurs  »,  rappelèrent  au  mis- 
sionnaire la  présence  de  son  voisin.  Gustave,  très  pâle,  tenait  la 
brochure  des  ordinations  ouverte  devant  ses  yeux,  mais  son  esprit 
était  évidemment  ailleurs.  Une  pensée  pénible  l'oppressait,  faisait 
passer  des  nuages  sur  son  front,  lui  plis-ait  les  sourcils,  lui  creusait 
les  joues.  Que  s'agitait-il  en  cet  homme?  Se  sentant  regardé,  il 
agita  les  épaules  d'une  légère  et  brusque  secousse,  et  suivit  des 
yeux  les  mouvements  de  l'évêque. 

De  la  seule  main  droite,  étendue  sur  la  tête,  il  consacrait  les 
diacres,  un  par  un,  en  prononçant  quelques  paroles;  puis  il  pria 
sur  tous,  plaça  à  chacun,  sur  l'épaule  gauche,  l'étole  qui  tombait 
auparavant  jusqu'au  coude,  les  revêtit  de  la  dalmatique,  leur  fit 
toucher  le  livre  des  Evangiles,  et  les  bénit  une  dernière  fois. 

La  cérémonie  arriva  au  iLonient  le  plus  solennel  :  à  l'ordination 
des  prêtres.  Les  ordinands,  revêtus  des  ornements  des  diacres, 
moins  la  dalmatique,  s'agenouillèrent  en  cercle  devant  l'évêque. 
Celui-ci,  après  avoir  demandé  aux  assistants  s'ils  ne  connaissaient 
aucun  empêchement  à  la  consécration  de  ceux  qui  se  présentaient 
pour  être  prêtres,  après  avoir  prononcé  une  allocution  descendit 
les  marches  de  l'autel,  et  vint,  imposer  les  mains  aux  ordinands. 

Gravement,  lentement,  au  miheu  d'un  silence  solennel  que  ne 
rompait  ni  un  mot,  ni  un  chant,  ni  un  accord  de  l'orgue,  il  appuyait 
ses  deux  mains  ensemble  sur  les  tètes  humblement  inclinées. 

Après  l'évêque,  tous  les  prêtres  qui  se  trouvaient  dans  l'église, 
vinrent,  en  surplis,  faire  la  même  imposition  ;  puis  le  pontife, 
debout  devant  l'autel,  et  les  prêtres  rangés  autour  de  lui,  étendi- 
rent la  main  droite  en  avant,  et  l'évêque,  d'une  voix  haute  et  claire, 
pria  Dieu,  au  nom  de  tous,  pour  les  nouveaux  prêtres. 

A  ce  moment,  Bonchamps,  les  jambes  cassées  par  l'émotion, 
tomba  à  genoux,  et  pleura,  la  tête  dans  ses  mains. 

Le  pontife  avait  croisé  hur  la  poitrine  des  ordinands  l'étole,  que, 
jusque-là,  ils  portaient  en  écharpe,  il  les  avait  revêtus  de  la  cha- 
suble, que  Gustave  se  cachait  toujours  le  visage.  Il  ne  releva  la  tête 
qu'au  chant  du  Ve7ii  Creator,  pendant  lequel  les  ordinands  rece- 
vaient, avec  l'huile  des  Catéchumènes,  une  double  onction  dans 


i!l2  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

l'intérieur  des  mains,  par  une  première  ligne  tracée  de  l'extrémité 
du  pouce  de  la  main  droite  jusqu'à  l'extrémité  de  l'index  de  la  main 
gEiuche,  puis,  par  une  seconde  de  l'extrémité  du  pouce  de  la  main 
sauche  à  l'extrémité  de  l'index  de  la  main  droite. 

Le  P.  Dominique  vit  alors  Bonchamps  se  lever  brusquement,  et, 
d'un  coup  d'œil  égaré,  regarder  la  paume  de  ses  mains.  Ce  fat 
instinctif,  très  rapide. 

—  Allons-nous-en  !  dit-il  au  missionnaire. 

—  Êtes-vous  souffrant? 

Il  hésita  un  instant.  Oui,  répondit-il. 

Prenant  le  prêtre  par  le  bras,  il  l'entraîna  dehors  à  grands  pas. 
Ils  traversèrent  la  place  Saint-Sulpice,  montèrent  la  rue  Bonaparte, 
entrèrent  au  Luxembourg.  Ils  firent  un  grand  tour  en  silence, 
marchant  très  vite.  Bonchamps,  tantôt  pâlissait,  tantôt  rougissait 
violemment.  Tout  à  coup,  il  tourna  sur  ses  talons,  revint  sur  ses 
pas,  entraînant  après  lui  le  missionnaire.  Ils  revinrent  place  Saint- 
Sulpice,  entrèrent  dans  l'église. 

La  cérémonie  était  achevée.  L'évêque  partait  précédé  des  ordi- 
nands  marchant  en  procession  et  chantant  le  Te  Deiim.  Ces  paroles 
retentissaient  :  «  Te  martyrnm  candidatus  laudat  exercitus!  » 

—  Entendez-vous?  dit  Bonchamps  :  «  L'éclatante  armée  des 
martyrs  chante  vos  louanges!  »  C'est  pour  moi  ces  mots-là!  Vous 
souvenez-vous  des  martyrs  du  Tonkin? 

—  Je  m'en  souviens,  répondit  le  P.  Dominique  que  l'émotion 
gagnait.  Vous  en  avez  connu? 

—  Si  je  les  ai  connus!  s'écria  Bonchamps.  Je... 

Il  approcha  vivement  les  mains  de  sa  bouche  pour  retenir  les 
mots  qu'il  allait  prononcer.  J'allais  vous  révéler  des  secrets  que  je 
dois  garder.  Je  ne  comprends  pas  ce  que  je  ressens  aujourd'hui. 
Cette  cérémonie  m'émeut.  Je  suis  poussé  par  une  force  inconnue 
à  vous  raconter  ma  vie,  mes  fautes,  mon  crime. 

—  Votre  crime! 

—  Allez- vous-en !  quittez-moi,  ou  je  vais  parler! 

Puis,  se  reprenant  :  Non  !  Accompagnez-moi  plutôt  chez  moi. 

Paul  Verdun 

(A  suivre.) 


REVUE  L^ITTERAiRE 


\ 


/■«■WLaa-M-n^x         B^B  làj    LA    T."  I   g 


1.  Slariley,  ses  aventures,  ses  voyoyes,  par  M.  Adolphe  Burdo.  (Kolb.)  — 
II.  U Algérie  f elle  qu'elle  esf,  par  M.  Raoul  Bergot.  (Savine.)  —  III.  Sadi,  par 
M.  Guy-Valvor.  (Savine.)  —  IV.  Le  Vaynije  au  pays  du  D'^ficit,  par  M.  Ed- 
mond Neukomm.  (Kolb.)  —  V.  Les  Fcdera/ions  en  Franche-Comté  et  la  Fête 
de  la  Fédérnti'in  du  14  juillet  1790,  par  M.  Maurice  Lambert.  (Perrin  )  — 
VI.  Conférence  sur  la  Bretagne,  par  M™'  V.  d'Ambrûyse.(Caillière,  Rennes.) 
—  VII.  Fleurs  dViiver,  Frutts  d'hiver,  Histoire  de  ma  maison,  par  M.  Legouvé 
(de  l'Académie  française).  (Ollfndorft  )  —  VIII.  Evolution  des  genres  dans 
rhi-toire  de  la  littérature,  par  M.  F  Brunetière.  (Hachette.)  —  IX.  Poésies 
Eucharistiques,  par  M.  Jean  Casier.  (Baltenweck.) — X.  Garcm  iiorewo,  par 
M.  Augustin  Paul.  (Gautier.)  —  XI.  La  Lenyuaoïtôica  6  sea  proyecte  de  un 
idioma  internacional  sin  construccioa  gramuiaùcal,  par  M.  Alberto  Liptay. 
(Roger  et  Ghernoviz.) 

I 

Personne  mieux  que  M.  Adolphe  Burclo,  explorateur  de  l'Afrique 
centrale,  ne  pouvait  raconter  la  vie  de  Stanley,  ses  aventures,  ses 
voyages  (Kolb).  John  Rowland  naquit  en  Angleterre,  mais  tout  jeune 
encore,  il  ne  put  se  faire  à  la  douce  motonie  du  home  et  il  partit  : 
on  peut  dire  même  qu'il  s'enfuit.  Mou.sse  sur  un  bateau  en  partance 
pour  la  Nouvelle-Orléans,  employé  de  commerce,  adopté  alors  par  le 
négociant  Stanley  dont  il  prend  le  nom,  officier  dans  la  marine  fédé- 
rale, journaliste,  reporter  du  New- York  Herald,  il  est  envoyé  par 
Gordon  Bernett  en  1869  à  la  recherche  de  Livingstone.  Parti  de 
Zanzibar,  il  s'enfonce  dans  les  terres;  guerroie  contre  le  fameux 
empereur  nègre  Mirambo,  et  après  des  obstacles  sans  nombre, 
après  deux  cent  trente-sept  jours  de  marche  au  travers  de  forêts,  de 
montagnes,  de  jungles,  de  marais  pestilentiels,  sur  les  bords  du  lac 
féerique  de  Tangan'ka,  il  rencontre  enfin  Livingstone! 


l/Jâ  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

En  187A,  Stanley  recommence  une  expédition  à  travers  le  conti- 
nent mystérieux.  Il  arrive  au  lac  Nyanza,  et  continue  ses  recherches 
dans  l'intention  de  découvrir  les  sources  du  Nil.  C'est  alors  qu'il 
entra  dans  la  Mitamba,  «  forêt  sinistre  dont,  avec  raison,  les  indigènes 
avaient  fait  à  Stanley  un  véritable  épouvantail,  et  où  il  fallut  dire 
adieu  au  soleil  et  subir  une  foule  de  misères...  Le  terrible  sous-bois 
qu'eut  à  traverser  Stanley  était  un  miracle  de  végétation.  Il  se  com- 
posait de  fougères,  d'herbes  tranchantes,  de  roseaux,  d'orchidées, 
mêlés  à  des  lianes,  des  acacias,  des  tamariniers,  des  vignes  folles, 
des  palmiers  de  toutes  races  :  élaïs,  dattiers,  borassus,  rotangs  et  cent 
autres;  inextricable  fourré  dont  toutes  les  plantes  se  disputaient 
chaque  pouce  du  terrain,  d'où  elles  s'élançaient  avec  une  luxuriance 
que  peut  seule  donner  une  serre  chaude. 

«  La  marche  y  était  des  plus  pénibles;  à  un  certain  moment,  elle 
devint  impraticable  pour  les  porteurs  du  bateau,  et  Stanley  dut 
organiser  un  corps  de  pionniers  pour  ouviir  une  passée  à  coups  de 
hache...  » 

Le  récit  de  M.  Burdo  a  tout  l'intérêt  d'un  roman,  et  d'un 
roman  vécu,  se  déroulant  dans  un  milieu  bien  fait  pour  attirer  et 
fasciner  l'imagination.  Voici  la  conclusion  de  cette  histoire  :  elle  est 
peu  flatteuse  pour  l'ancien  petit  mousse,  que  les  souverains  d'aujour- 
d'hui traitent  d'égal  à  égal  :  «  En  rencontrant  Wissmann,  Stanley 
n'a  pas  craint  de  s'écrier  :  «  Le  manteau  de  Livingstone  m'est  tombé 
sur  les  épaules  »  ;  comme  s'il  existait  un  seul  point  de  comparaison 
entre  le  grand  apôtre  africain  et  lui,  le  conquistador el  »  La  patience 
de  Liwingstone  sut  conquérir  et  pacifier  les  peuplades  les  plus  hos- 
tiles. Grâce  à  cet  homme  de  bien  et  aux  explorateurs  qui,  depuis  dix  ou 
quinze  ans,  ont  pénétré  dans  la  région  qui  va  de  Zanzibar  aux  Grands 
Lacs,  on  pouvait  considérer  comme  acquis  à  la  civiUsation  ces  vastes 
territoires.  Aujourd'hui  ces  travaux  semblent  anéantis;  la  rudesse,  le 
mépris,  le  sang  versé,  ont  allumé  chez  les  naturels  la  crainte,  la 
défiance  et  la  haine  de  l'étranger  ;  tout  est  à  refaire  là-bas  et  le  pourra- 
t-on  jamais?  « 

II.  —  III 

Toute  œuvre  de  civilisation  est  et,  surtout,  devrait  être  une  œuvre 
de  patience.  M.  Raoul  Bergot  le  prouve  avec  toute  évidence,  en  étu- 
diant la  grave  question  du  colonat  algérien  :  l'Algérie  telle  quelle 


VOYAGES   ET   VARIÉTÉS  145 

est  (Savine).  Il  s'applique  à  peindre  le  colon,  tel  qu'il  le  connaît, 
avec  ses  jalousies,  ses  bons  côtés,  ses  dires. 

((  Non  seulement  l'Algérie  offre  des  sites  merveilleux  pour  les 
curieux,  les  artistes,  mais  cet  ancien  grenier  de  Rome,  avec  ses 
plaines  encore  désertes,  doit  être  une  espérance  pour  le  penseur  que 
le  paupérisme  grandissant  et  menaçant  effraye  en  France;  car  avec 
une  sage  organisation  politique,  ces  terres  pourraient  redevenir  aussi 
peuplées  qu'autrefois  et  assurer  le  repos  de  la  patrie  en  augmentant 
sa  puissance.  »  On  ne  connaît  pas  les  colons,  on  ne  leur  donne  pas 
assez  d'initiative  ni  d'autorité  :  ils  sont  trop  dépendants  vis-à-vis  des 
Arabes;  la  loi  les  traite  un  peu  en  interdits,  et  les  protège  ma!  en 
les  protégeant  trop.  Ces  faits  sont  malheureusement  exacts,  il  y  au- 
rait des  remèdes  à  appliquer  pour  changer  cet  état  de  choses,  mais 
on  se  demande  si  le  meilleur  remèJe  est  celui  qu'indique  M.  Bergot  : 
les  colons  seront  méconnus,  dit-il,  jusqu'au  jour  où  M.  Emile  Zola 
aura  écrit  un  roman  sur  le  colonat  algérien.  Traversant  la  province 
de  Constantine  descendant  jusqu'à  Biskra,  il  ne  pouvait  rester  insen- 
sible à  l'aspect  des  merveilleux  paysages  qu'il  lui  était  donné  d'ad- 
mirer. Il  décrit  avec  charme  Constantine,  la  ville  aérienne  que  l'on 
prendrait  pour  un  nid  d'aigle  sur  un  rocher  inaccessible,  et  retrouve 
à  El-Kantarah  un  peu  de  cet  enthousiasme  qui  ravit  Fromentin 
devant  la  merveilleuse  oasis;  El-Biskra,  qu'il  aperçoit  d'abord  des 
hauteurs  du  col  de  Sfa,  le  ravit,  «  Du  sommet  des  montagnes  où  se 
trouve  le  col  de  Sfa  se  découvre  le  désert.  De  cette  hauteur,  pen- 
dant le  jour,  apparaît  dans  toute  son  immensité  cette  terre  boule- 
versée, stérile,  abîmée  par  une  formidable  brûlure.  Les  premiers 
soldats  qui  arrivèrent  au  sommet  en  18/i4  furent  stupéfaits  et  res- 
tèrent muets  d'émotion.  Les  troupiers  ignorants,  trompés  par  l'illusion 
devant  cette  immensité  houleuse  qui  s'étendait  au-dessous  d'eux  et 
s'enfonçait  à  perte  de  vue  encore  enveloppée  dans  les  brumes  des 
nuits  sahariennes,  s'écriaient  :  La  mer!  la  mer!  Et  après  cette 
surprise  du  premier  regard,  chaque  homme  s'asseyant  à  terre  restait 
les  yeux  fixés  et  perdus  sur  ce  Sahara  qui  fascine  et  absorbe.  C'est 
l'infini,  l'étrange  dans  tout  le  merveilleux  de  sa  puissance.  »  Et,  de 
fait  ceux  qui  contemplèrent  le  désert,  du  penchant  du  col  de  Sfa,  se 
souviennent  longtemps  de  l'inoubliable  jouissance  éprouvée  devant 
cette  vision  de  l'Orient. 

Malheureusement  quelques  détails  excessifs  sur  les  mœurs  d  ms 
les  bas  quartiers  des  villes  algériennes,  certains  dialogues  inutiles  et 

\"   OCTOBRE    IN"   88).    4^    SÉRlh.    T.    XXIV.  10 


illQ  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

lourds  jettent  de  temps  à  autre  sur  cet  ouvrage  une  teinte  de  vul- 
garité qui  lui  nuit. 

Nous  n'adresserons  pas  le  même  reproche  à  M.  Guy-Vaivor,  et 
ses  récits  de  mœurs  algériennes  :  Sadi  (Savinej,  sont  empreints  d'un 
grand  charme.  Il  a  réuni  en  trois  récits  différents  ce  qu'il  avait  à 
dire  sur  l'Algérie,  les  réflexions  que  lui  inspiiait  cette  terre  splen- 
dide  et  mystérieuse.  Sadi,  c'est  l'histoire  de  l'Arabe  des  villes, 
l'histoire  de  sa  vie  au  milieu  de  la  civilisation  européenne,  de  ses 
désirs,  de  ses  pensées.  Les  Sœurs  de  la  maiso?i  rot((/e  racontent 
l'existence  du  colon  algérien,  ses  difficultés,  ses  luttes,  Zaklia  nous 
transporte  au  cœur  du  désert,  sous  la  tente  des  nomades,  au  pays 
des  razzias  et  des  caravanes.  M.  Guy-Valvor  a  renfermé  dans  ces 
trois  cadres  le  détail  multiple  de  ses  observations  :  les  mœurs  reli- 
gieuses, les  confréries  musulmanes,  les  cafés  maures,  les  conteurs, 
les  écoles,  l'out  intéressé  ou  surpris  tour  à  tour.  Il  écrit  avec  simpli- 
cité, avec  un  peu  de  cette  grâce  mélancolique  et  monotone  qui 
distingue  Loti  :  ses  descriptions  sont  heureuses  et  frappent  l'ima- 
gination.  Ceux  qui  ont  vu  les  Aïssaoua  les  reconnaîtront  bien  vite 
dans  ces  quelques  lignes  :  «  Mais  eux,  enlacés  bras  à  bras  le  long 
des  murailles,  les  yeux  levés  au  plafond  dans  une  fureur  extatique, 
le  visage  inondé  de  sueur,  ils  continuent  à  se  balancer  uniformément 
d'arrière  en  avant,  au  rUhme  monotone  des  flûtes  et  des  tarboukas 
en  rugissant,  d'un  seul  cri,  tous  vers  le  ciel,  leur  profession  de  foi 
furibonde  :  Hou!  hou!  hou!  Dieu  esti  » 

Et  l'école  musulmane?  «  C'est  un  nid  de  petits  Arabes  qui 
gazouille,  juché  ordinairement  dans  les  dépendances  de  quelque 
zaouïa  ou  d'une  koubba.  L'école  s'ouvre  à  hauteur  d'appui  parmi 
les  autres  boutiques,  dont  la  plupart  du  temps  rien  ne  la  distingue. 
Là-dedans,  entassés  coude  à  coude  sur  plusieurs  rangs,  posent 
accroupis  une  vingtaine  de  petits  bonshommes,  tètes  alertes  et  vives, 
sous  la  rouge  chachia,  ligures  d'un  blanc  de  cire  et  joliettes,  pleines 
de  douceur  et  d'intelligence.  Ils  sont  sagement  assis  sur  les  nattes, 
les  jambes  repliées,  vêtus  du  large  seronal  et  de  la  veste,  ou  du 
burnous;  et  tout  cela  se  balance  à  la  fois,  de  droite  à  gauche,  d'ar- 
rière en  avant,  rythmant,  de  ce  balancement  monotone,  le  verset 
du  Korao  que  vient  de  leur  dicter  le  maître,  ou  que  porte  écrit 
devant  eux  le  petit  tableau  noir  à  la  muraille,  et  que  répètent  en 
cadence  leurs  petites  voix  nasillardes,  h 


VOYAGES   ET   VARIÉTÉS  1^7 

IV 

Le  Voyage  au  pays  du  Déficit  (Kolb)  est  un  tableau  de  la  nou- 
velle Italie.  M.  Eiimond  NeukoiBin  oppose  aux  afTirmations  de 
Crispi  «  l'énumération  fidèle  des  misères  dont  l'Italie  pâtit,  des 
compromissions  dont  elle  souffre,  des  dangers  qui  la  menacent  et 
surtout  des  malentendus  dont  elle  commence  à  s'inquiéter  et  qu'il 
esj  grand  temps  de  faire  disparaître  ». 

L'énoncé  des  chapitres  explique  assez  l'esprit  de  cet  ouvrage 
anecdotique  et  curieux  :  P Alliance  fatale^  llnvasioii  (il  s'agit  ici 
de  l'acclimatation  germanique  à  laquelle  on  essaye  de  soumettre  les 
Italiens),  la  Micrania^  «  migraine,  est  une  expression  populaire  qui, 
dans  le  dialecte  romain,  correspond  à  ce  qu'on  appelle  vulgaire- 
ment en  français  la  dcche  »,  Quirinal  et  Vatican,  la  France 
et  ritalie.  Les  souvenirs  historiques  abondent  sous  la  plume  de 
M.  E,  Neukomai,  et  la  lecture  de  son  livre  est  d'un  abord  plus 
facile,  plus  alerte  que  n'est  la  lecture  du  volumineux  dossier  de 
M.  Xavier  Merlino,  sur  l'Italie  telle  quelle  est.  C'est  d'ailleurs  plus 
encore  un  mémoire  pour  servir  à  l'histoire  que  fhistoire  même. 

L'Italie  est  aujourd'hui  au  nombre  des  grandes  puissances,  mais 
à  quel  prix  a-t-elle  acheté  cette  satisfaction  d'orgueil!  Ses  folies 
coloniales  l'ont  entraînée  dans  des  aventures  et  des  dépenses  qui 
r épuisent  :  la  terre  ne  produit  plus  suffisamment,  et  malgré  les 
émigrations,  les  suicides,  la  misère  devient  effrayante  et  prend,  au- 
delà  des  Alpes,  les  proportions  d'un  vrai  danger  national.  «  Nous 
payons,  en  liberté  intérieure  et  en  bien-  être  matériel,  l'honneur  de 
faire  partie  de  la  ligue  des  potentats  européens,  comme  nous  payons 
en  bonne  monnaie,  l'honneur  des  visites  impériales  données  et 
rendues.  » 

u  L'histoire  détaillée  et  documentée  de  l'enrichissement  de  la 
bourgeoisie,  de  l'accaparement  du  sol,  de  la  création  du  capital, 
des  artifices  et  moyens  du  gouvernement,  enfin  de  la  division  à 
nouveau  de  l'Italie,  unifiée  politiquement  en  deux  classes,  en  deux 
nations  oppo^^ées  et  ennemies,  la  bourgeoisie  et  le  prolétariat,  voilà 
le  sujet  des  chapitres  traités 

«  11  passe  en  revue  les  procédés  de  capitalisation  adoptés  par  la 
bourgeoisie  italienne;  il  la  voit  puiser  sans  scrupule  dans  les  caisses 
de  VEtat,  s'aider  des  malheurs  publics  pour  accroître  sa  fortune  et 
se  lancer  sans  fonds  dans  de  vastes  entreprises... 


1^8  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

«  Aujourd'hui,  en  Italie,  les  moyens  de  gouvernement  en  hon- 
neur sont  ceux  mêmes  qui,  employés  jadis  par  les  ministères  de  la 
droite,  soulevaient  les  protestations  hypocrites  de  l'opposition  libé- 
rale :  même  usage  inconsidéré  de  la  force  contre  de  paisibles 
citoyens,  mêmes  violations  systématiques  des  libertés  statutaires 
que  le  peuple  italien  est  censé  avoir  conquises  au  prix  de  son 
sang... 

«  Puis  après  l'unification,  qu'y  eut-il?  Uniformité  passive  en  tout; 
l'Italie  fut  étendue  dans  un  lit  de  Procuste...  L'unification  accomplie, 
est  venu  le  besoin  de  systématiser,  de  discipliner  la  nation  italienne. 
Partant  militarisation  du  pays,  politique  d'aventure  et  d'expansion, 
à  l'extérieur;  à  fintérieur,  loi  qui  oblige  au  serment  les  députés;  loi 
communale,  qui  fait  du  maire  un  subordonné  du  ministre  et  sur- 
tout un  ofiicier  gouvernemental;  nouvelle  loi  de  police,  consacrant 
l'infâme  institution  de  V amtJionizione  et  da  domicilio  coatto  ; 
code  pénal  unique,  qui  consacre  l'horrible  peine  de  l'ergastolo  et 
sévit  contre  les  crimes  politiques. 

«  Il  est  impossible  d'imaginer  un  traitement  plus  odieux  que 
celui  que  la  bourgeoisie  fait  supporter  aux  paysans.  Les  rapports 
entre  elle  et  la  classe  qu'elle  a  expropriée  de  la  terre,  se  résument 
dans  un  mot  :  le  paysan  n'est  rien,  n'a  pas  d'existence  civile,  n'a 
pas  de  droits... 

«  D'où  la  conclusion  navrante  que  la  féodalité  a  été  abolie,  mais 
que  le  féodalisme  et  les  féodaux  restent;  que  le  changement  du 
titre  de  possession,  les  révolutions  économiques  et  politiques  n'ont 
pas  suffi  à  arracher  la  mauvaise  racine  du  sol  italien.  » 

Voilà  donc  ce  qu'il  en  est  aujourd'hui  au  point  de  vue  politique 
C;t  social  de  ce  pays  enchanté,  que  tous  les  poètes  ont  aimé,  et  qu'ils 
aimeront  encore,  car  il  y  a  de  par  le  monde  des  lieux  et  des  choses 
d'une  éternelle  beauté  et  qui  restent  aussi  pour  nous  l'objet  d'une 
éternelle  admiration. 

Le  livre  de  M.  Xavier  iMerlino,  livre  touffu,  bourré  de  faits  puisés 
à  la  source  même  avec  indications  à  l'appui,  esquisse  un  bien 
sombre  tableau  :  peut-être  y  a-t-il  quelque  exagération.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  est  aujourd'hui  de  notoriété  européenne  que  l'Italie  est 
épuisée,  ses  charges  ont  augmenté  et  ses  ressources  ne  sont  plus 
les  mêmes;  elle  a  voulu  édifier  sur  des  devis  dépassant  de  beaucoup 
ses  forces  :  d'illustres  et  dangereuses  amitiés  n'ont  servi  qu'à  sa 
ruine,  et  l'omnipotent  et  vaniteux  ministre  qui  la  domine  mainte- 


\ 


VOYAGES   ET   VARIÉTÉS  ili9 

nant,  ressemble  fort  à  ce  geai  de  la  fable  qui  s'était  insolemment 
paré  des  plumes  du  paon  : 

Un  paon  muait  :  un  geai  prit  son  plumage, 

Puis  après  se  l'accommoda; 
Puis  parmi  d'autres  paons  tout  fier  se  panada, 

Croyant  être  un  beau  personnage. 
Quelqu'un  le  reconnut  :  il  se  vit  bafoué, 

Berné,  sifflé,  moqué,  joué, 
Et  par  messieurs  les  paon«  plumé  d'étrange  sorte; 

Même  vers  ses  pareils  s'étant  réfugié, 

Il  fut  par  eux  mis  à  la  porte. 

Les  allures  à  la  Bismarck  ne  vont  guère  à  un  Grispi  :  l'Allemagne 
et  la  Prusse  cachent  en  elles  assez  de  puissance  pour  ne  rien  craindre, 
pour  agir  môme  avec  brutalité  et  cynisme.  Comment  qualifier  en 
effet  l'odieux  Régime  des  passeports  en  Alsace- Lorraine  (Lahure)? 
En  traitant  à  nouveau  celte  question,  qui  reste  pour  tout  Français 
l'objet  d'une  tristesse  patriotique  et  constante,  M.  Heimweh,  expose 
la  dureté  des  autorités  allemandes,  leur  arbitraire  dans  la  façon 
d'accorder  le  passeport  :  la  perspective  d'une  autorisation  ou  d'un 
refus  devient  un  moyen  d'intimidation  :  qu'importe  à  ces  spoliateurs, 
après  tout,  que  le  traité  de  Francfort  soit  violé  à  ce  sujet? 

a  Mais  Dieu  merci!  l'Alsace-Lorraine  n'est  pas  près  de  céder.  En 
dépit  de  quelques  défaillances  elle  résiste  énergiquement.  Mais,  dùt- 
elle  un  jour  plier  sous  le  joug,  il  n'en  adviendrait  pour  les  Alle- 
mands que  ce  qui  est  advenu  pour  tant  de  preneurs  de  provinces, 
des  conquêtes  qu'ils  n'ont  su  maintenir  que  par  des  moyens  tyran- 
niques.  Si  bas  que  tombent  les  opprimés,  ils  gardent  comme  un 
dernier  vestige  de  leur  dignité  d'hommes,  la  nostalgie  de  l'indépen- 
dance et  la  haine  de  ceux  qui  les  ont  asservis...  Que  l'Alsace-Lor- 
raine soit  appelée  à  se  prononcer  demain  ou  dans  un  demi-siècle, 
ses  habitants  en  masse  se  déclareront  Français.  » 

V.  —  VI 

Les  Fédérations  en  Franche- Comté  et  la  Fête  de  la  Fédération 
du  \h  juillet  1790,  par  M.  Maurice  Lambert  (Perrin).  —  Après  la 
prise  de  la  Bastille,  des  milices  armées  s'organisent  à  Paris  et  dans 
toute  la  France;  mais  en  province,  elles  forment  des  groupes  dont 
les  membres  s'engagent  à  se  porter  mutuellement  secours. 


150  REVUE    DU    MO^DE    CATHOLIQUE 

Près  de  Vesoul  et  de  Besançon,  on  commençait  à  saccager  les  châ- 
teaux et  les  monastères  sur  des  ordres  faux  signés  Louis,  adressés 
aux  paysans. 

Les  milices  reçurent  d'abord  des  fusils  et  des  sabres  provenant 
des  arsenaux;  ces  ressources  étant  insuffisantes,  les  maréchaux 
fabriquèrent  des  piques  qui  furent  les  armes  du  plus  grand  nombre  : 
L'uniforme  n'était  pas  obligatoire,  mais  chacun  portait  la  cocarde 
tricolore. 

C'est  à  Vesoul,  dans  une  délibération  datée  du  18  septembre 
1789,   qu'il  est  parlé  pour  la  première  fois  d'une  confédération. 

Sur  l'invitation  du  marquis  de  Laugerou,  qui  commandait  à  Be- 
sançon, les  quatorze  villes  bailliagères  de  Franche-Comté  (Arbois, 
Besançon,  DôIe,  Gray,  Lons-le-Saunier,  Orgelet,  Ornans,  Poligny, 
Pontarlier,  Quingey,  Saint-Claude,  Salins  et  Vesoul)  envoyèrent 
chacune  trois  députés  pour  établir  une  alliance  entre  elles.  Ils  se 
réunirent  le  2  novembre  1792  et  adoptèrent  un  traité  fédératif  qui 
visait  particulièrement  les  accapareurs  et  les  cf  ennemis  de  la  régé- 
nération de  l'Etat  »  c'est-à-dire  les  aristocrates. 

(c  Dans  les  premiers  mois  de  1790,  les  fêtes  fédératives  se  multi- 
plient dans  toute  la  France.  Elles  off"renc  parfois  des  réunions  de 
quinze,  vingt,  trente,  cinquante  mille  hommes.  Les  gardes  natio- 
nales ne  sont  plus  seules  à  y  participer  ;  l'armée  de  ligne  y  vient 
aussi.  Comme  on  n'y  parlait  que  des  bienfaits  de  la  Révolution  et 
de  la  Liberté,  il  est  à  présumer  que  la  discipline  militaire  n'en  était 
guère  fortifiée.  Néanmoins  le  roi,  ne  pouvant  s'opposer  à  ces  réu- 
nions, prit  le  parti  de  les  autoriser,  n 

L'auteur,  après  avoir  décrit  les  fédérations  provinciales,  nous 
conduit  à  la  grande  fédération  nationale  qui  réunit  au  Champ  de 
Mars,  le  1/i  juillet  1790,  les  représentants  de  toutes  les  gardes  natio- 
nales de  France.  Il  signale  en  particulier  la  présence  des  délégués 
francs-comtois  à  Paris,  et  leur  retour  dans  leurs  foyers,  au  milieu 
des  acclamations  enthousiastes  de  leurs  concitoyens. 

La  fête  de  la  Fédération  fut  célébrée  le  même  jour  dans  toutes  les 
villes  et  même  dans  tous  les  villages  de  France.  Partout  elle  s'ac- 
complit avec  la  même  pompe  religieuse  et  civique  et  toujours  aux 
cris  de  Vive  la  Nation!  vive  le  Roi!  vive  le  Roi!  souvent  même 
vive  notre  bon  Roi! 

«  En  achevant  ce  récit  des  fédérations  franc- comtoises,  il  con- 
vient de  constater  qu'elles  n'avaient  pas  été  tout  à  fait  une  vaine 


yOYAGES   ET   VARIÉTÉS  151 

parade.  Elles  avaient  eu  d'abord  un  but  réellement  utile  :  celui  de 
remédier  à  l'anarchie  et  de  prévenir  la  disette.  » 

Cette  bonne  et  consciencieuse  étude,  écrite  d'un  style  clair  et 
précis,  est  illustrée  de  vignettes  qui  ajoutenc  encore  à  l'intérêt  du 
livre. 

Il  existe  aujourd'hui  tout  un  groupe  d'écrivains  dont  le  but 
principal  est  de  mieux  taire  connaître  nos  provinces,  leur  histoire, 
leurs  singularités,  leurs  beautés;  l'utilité  de  pareilles  publications 
est  incontestable;  leur  agrément  est  extrême,  quand  des  plumes 
aussi  délicates  que  celle  de  M™''  V.  Vattier  d'Ambroyse,  l'auteur 
couronné  du  Littoral  de  la  France,  concourent  à  des  œuvres  de 
ce  genre.  Dans  son  charmant  langage,  M""*  d'Ambroyse  redit  les 
grâces  attrayantes  de  la  Bretagne  {Conférence  à  la  mairie  de 
Rennes,  \^^  juillet  1890,  Cailière,  Rennes).  Assurément,  «  en  la 
comparant  aux  autres  terres,  on  se  sent  mieux  pénétré  de  sa  poésie 
profonde,  de  son  impérissable  beauté,  de  son  charme  inoubliable 
mystérieux  ».  mais  la  Bretagne,  si  chère  aux  Bretons  et  à  tous  les 
Français,  n'est  pas  tout  en  France,  c'est  ce  que  les  Bretons,  avec 
leur  enthousiasme  exclusif,  n'ont  jamais  eu  l'air  de  comprendre. 

VII 

De  quoi  se  compose  le  joli  bouquet  de  Fleurs  d'hiver,  de  Fruits 
et  hiver,  que  M.  Legouvé  adresse  à  ses  amis  connus  et  inconnus? 
qu'y  a-t-il  dans  toutes  ces  pages  remplies  de  bonhomie,  et  nuancées 
d'un  peu  de  cette  coquetterie  qui  sied  si  bien  aux  vieillards  quand 
elle  s'allie  à  l'indulgence  et  à  la  distinction?  Quelques  souvenirs 
personnels  intimes  très  simplement  racontés,  i^ Histoire  de  ma 
maison),  quelques  portraits  d'amis,  disparus  mais  restés  présents 
au  cœur  et  au  souvenir  de  l'auteur,  des  réflexions  pleines  de  finesse, 
profondes,  malgré  leur  apparence  naïve,  de  délicates  pensées  sur 
les  amitiés  nouvelles,  des  développements  éloquents  sur  la  beauté 
du  culte  catholique,  sur  la  place  qu'il  tient  dans  le  monde,  dans 
les  arts,  dans  les  lettres  depuis  dix-huit  siècles  ;  voilà  ce  que  le  lec- 
teur, séduit,  recueille  dans  ce  livre. 

«  Les  Fleurs  d'hiver  sont  comme  les  regains  d'imagination  et  de 
pensée  que  j'ai  taché  de  recueillir,  çà  et  là,  sur  le  chemin  de  la 
vieillesse.  Ma  petite  récolte  faite,  il  m'a  semblé  en  regardant  autour 
de  moi  que  l'âge  nous  laisse  encore  d'autres  joies  plus  profondes  et 


'152  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

plus  vives,  que  j'appellerai  volontiers  Fruits  ci  hiver-,  ce  sont  les 
joies  d'affection,  les  joies  d'action.  » 

Les  jolies  pensées  peuvent  se  glaner  au  hasard. 
a  Les  pessimi^^tes  ont  fort  contribué  à  me  rendre  optimiste. 
Leur  trait  caractéristique,  c'est  que  leur  mécontentement  de  tout  se 
traduit  par  un  immense  contentement  d'eux-mêmes.  Quel  sentiment 
de  leur  supériorité!...  Mon  Dieu!  que  je  déteste  tous  ces  petits  ou 
grands  Schopenhauer  qui  ne  voient  dans  le  fruit  que  la  tache,  dans 
la  fleur  que  le  poison,  dans  le  ciel  que  le  nuage,  dans  le  cœur 
humain  que  le  vice,  dans  l'homme  que  la  bête  et  dans  la  lutte  pour 
la  vie  que  le  crime... 

«  On  a  bien  raison  d'envoyer  les  paysans  à  l'école,  mais  on 
devrait  bien  nous  envoyer  à  l'école  des  paysans...  » 

Les  plus  ravissants  souvenirs  du  hvre  entier  sont  consacrés  à 
Labiche,  nous  pourrions  presque  dire  à  tous  les  Labiche,  car  il  y 
avait  plusieurs  hommes,  et  tous  curieux  à  connaître,  chez  ce  grand 
rieur,  qui  s'était  appliqué  à  vivre  le  sourire  aux  lèvres;  le  sourire 
est  parfois  si  commode  pour  déguiser  les  larmes! 

«  On  a  cité  sa  réponse  à  une  maîtresse  de  maison,  quelque  peu 
précieuse,  qui  lui  demandait  à  table  ce  qu'il  pensait  de  Shakspeare.. . 
«  Est-ce  pour  un  mariage?  » 

On  a  réi)été  son  admirable  mot  à  je  ne  sais  quel  matérialiste 

«  Oh!  pardon,  Monsieur,  moi,  le  bon  Dieu  c'est  mon  homme! » 

En  voici  un  qui  nous  montre  un  Labiche  tout  nouveau.  C'était  chez 
Véfour  à  un  dîner  d  auteurs  dramatiques.  «  Pensez-vous  nous  faire 
accroire,  lui  dit  quelqu'un,  qu'au  milieu  de  toutes  les  tentations  de 
coulisses,  vous  n'avez  pas  fait  d'infidélité  à  votre  femme?  —  Moi 
répond  Labiche,  avec  calme,  comment  aurais-je  pu  en  aimer  une 
autre?  j'aimais  celle-là...  »  Ce  mot,  admirable  de  simplicité,  de 
candeur  fit  tomber  tous  les  rires  et  laissa  en  nous  tous  pour  Labiche 
un  sentiment  de  respect. 

«  Nouvelle  figure  :  Labiche  répubhcain!  Oui,  Labiche  a  été  répu- 
blicain... Pas  longtemps!  En  18/i8,  dans  une  assemblée  électoral.^  on 
l'interroge;  il  répond  avec  cette  netteté  courageuse  qu'il  portail  en 
en  tout  :  «  Sur  la  table!  •»  s'écrie  un  spectateur,  «  qu'il  monte  sur 
la  table  pour  que  tout  le  monde  l'entende!  »  Il  y  monte...  mais  quel 
coup  de  théâtre!  La  table  était  très  haute,  Labiche  était  très  grand, 
le  p'afond  était  très  bas,  de  façon  qu'en  levant  la  tête  il  va  heurter 
le  plafond  et...  il  se  fend  le  crâne?  Du  tout!  il  crève  le  plafond  qui 


VOYAGES    ET   VAKIÉTÉS  153 

était  en  papier,  et  sa  figure  disparaît  clans  le  vide,  et  l'on  ne  voit 
plus  que  ses  deux  bras  qui  gesticulent.  Ne  dirait-on  pas  une  scène 
d'une  de  ses  pièces?  » 

Il  faudrait  tout  citer  de  ces  pages  exquises,  où  s'étale  un  bon  sens 
si  calme,  si  robu-te,  que  les  quatre-vingts  ans  de  l'auteur  semblent 
avoir  rendu  plus  robuste  encore;  et  puis,  c'est  un  plaisir  bien  rare 
de  voir  tant  de  raison  et  tant  d'expérience  unies  à  une  si  complète 
et  si  douce  indulgence  ! 

VIII 

L'indulgence!  certes  ce  mot  ne  fait  guère  songer  à  M.  Brunetière  : 
il  veille  aujourd'hui  au  bon  renom  de  îa  littérature  avec  un  soin  si 
jaloux  et  si  sévère,  que  l'on  se  demande  s'il  n'a  pas  un  souci 
quelque  peu  exagéré  des  responsabilités  qui  pèsent  sur  lui.  Chargé 
du  cours  de  littérature  à  l'École  normale,  il  traita  de  Y  Evolution  des 
genres  dans  l'histoire  de  la  littérature^  et  ce  sont  les  leçons  professées 
à  r École  qu'il  livre  au  public  dans  ce  livre  premier.  Ce  n'est  à  vrai 
dire  qu'une  introduction,  dans  laquelle  il  étudie  l'évolution  de  la 
critique,  depuis  la  Renaissance  jusqu'à  nos  jours.  La  doctrine  dar- 
winiste  a  été  généralisée,  et  s'applique  maintenant  à  toutes  les 
sciences,  si  bien  que  M.  Brunetière  a  cru,  à  bon  droit,  faire  œuvre 
de  critique  originale  et  nouvelle,  en  cherchant  quelle  pouvait  être 
l'application  de  ces  doctrines,  dangereuses  d'ailleurs,  à  la  littéra- 
ture. 11  appuie  sa  thèse  sur  de  nombreux  exemples,  il  recherche  ainsi 
«  la  façon  dont  un  genre  naît,  grandit,  atteint  sa  perfection,  décline 
et  enfin  meurt!  »  Son  premier  exemple  lui  est  fourni  par  V histoire 
de  la  tragédie  française-,  genre  illustré  s'il  en  fut,  genre  fameux, 
aujourd'hui  mort  et  bien  mort. 

Dans  un  second  exemple,  il  étudiera  comment  un  genre  se  trans- 
forme en  lin  autre,  et  pour  cela  il  montrera  sous  l'action  de  quelles 
influences  du  dedans  et  du  dehors  l'éloquence  de  la  chaire  est 
devenue,  de  nos  jours,  la  poésie  lyrique  de  Lamartine... 

Enfin,  pour  dernier  exemple,  il  prendra  Vhistoire  du  roinan  fran- 
çais et  verra  là  comment,  quand  le  temps  est  venu,  un  genro.  se 
forme  du  débris  de  plusieurs  autres.  Mais  il  lui  a  semblé,  avant 
tout,  que  l'introduction  naturelle  et  même  nécessaire  d'une  re- 
cherche pareille  était  une  histoire  sommaire  de  l'évolution  de  la 
critique  en  France,  depuis  ses  origines  jusqu'à  nos  jours. 

«  En  effet,  comment  la  critique,  de  la  simple  expression  d'un 


15/i  KEVLE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

jugement  ou  d'une  opinion  qu'elle  a  été  longtemps,  qu'elle  est 
encore  pour  beaucoup  de  gens,  comment  la  critique  est -elle 
devenue,  non  pas  une  dépendance  ou  une  province,  mais  vérita- 
blement une  science  analogue  à  l'histoire  naturelle?... 

«  De  confuse  et  de  vague  en  devenant  systématique,  de  systéma- 
tique en  devenant  naturelle^  et  de  naturelle  en  devenant  généalo- 
gique^ la  classification  toute  seule,  par  son  progrès  même,  a  boule- 
versé les  sciences  de  la  nature  et  de  la  vie.  Il  en  sera  quelque  jour 
ainsi,  il  en  est  ainsi  dès  aujourd'hui  de  la  critique.  )> 

Des  dix  leçons  pubUées  aujourd'hui,  toutes  sont  curieuses  à  lire; 
mais  les  développements  consacrés,  par  exemple,  à  préciser  la  part 
de  M"°  de  Staël,  de  Chateaubriand,  de  Sainte-Beuve  et  de  Taine 
dans  le  renouvellement  de  la  critique,  ont  un  intérêt  particulièremnt 
moderne  ou  actuel.  Le  travail  de  M.  Brunelière  est  un  livre  scien- 
tifique et  d'une  érudition  profonde  :  il  montre  chez  l'auteur  les 
connaissances  vastes  et  approfondies  qu'on  lui  supposait  d'ailleurs; 
mais  l'abus  des  mots  spéciaux,  qui  demanderaient  eux-mêmes  une 
explication,  le  tour  voulu,  mais  trop  exclusivement  scientifique  du 
style,  fatiguent  le  lecteur. 

•  IX.  —  X 

M.  Jean  Casier,  un  poète  belge  déjà  connu,  vient  de  faire  paraître 
un  volume  de  Poésies  eucharistiques  (Baltenvveck).  En  général, 
pour  aborder  ce  genre,  il  faut  ou  beaucoup  d'audace  ou  beaucoup 
de  naïveté,  la  poésie  religieuse  étant  la  plus  haute  et  la  plus  sublime 
expression  de  la  poésie;  il  faut  en  effet  se  tenir  constamment  à  des 
hauteurs  qui  effrayent  ou  éblouissent  la  pensée  humaine,  et  cepen- 
dant ce  genre  aussi  admirable  qu'inaccessible  est  un  de  ceux  qui 
trouvent  le  plus  d'adeptes.  En  poésie  cependant,  les  bonnes  intentions 
et  les  bonnes  pensées  ne  suffisent  pas  :  il  faut  en  outre  ce  quelque 
chose  d'aérien,  d'éthéré  et  de  profond,  que  possèdent  seules  cer- 
taines âmes  méditatives.  M.  Jean  Casier  est  un  téméraire,  à  qui  sa 
témérité  n'a  pas  nui  :  il  a  traduit  dans  de  bons  vers,  où  le  souci  de 
la  rime  forte  était  constant,  quelques-unes  des  pensées  qu'inspire  à 
tout  chrétien  le  mystère  de  l'Eucharistie;  il  a  puisé  le  sujet  de  ses 
poèmes  dans  l'Évangile,  dans  sa  foi  ardente  et  mystique  surtout. 

D'autres  ont  dit  l'amour  du  cœur  qui  s'émancipe, 
Mystérieux  levain, 


VOYAGES   ET   VARIÉTÉS  155 

L'amour  pur  quelquefois  même  que  le  temps  dissipe 

El  dont  le  terme  est  vain; 
Moi,  je  dirai  l'amour  dans  son  plus  haut  principe, 

Dans  sa  plus  haute  fln, 
L'amour  d'un  Dieu  voulant  que  l'homme  participe 

A  son  être  divin! 
Oh!  si  vous  connaissiez  celle  oasis  bénie, 
Vous  pour  qui  le  matin  pèse  lourd  comme  un  soir, 
Voyageurs  dévorés  d'une  angoisse  infinie, 
Qui  ne  rencontrez  plus  d'ombrage  à  vous  asseoir; 
Si  vous  vous  souveniez  de  la  halte  première, 
Que  votre  mère,  enfants,  vous  fit  faire  au  saint  lieu, 
Et  des  torrents  de  paix,  de  joie  et  de  lumière 
Que  dans  vos  cœurs  un  jour  a  versés  voire  Dieu  : 
Comme  vous  viendriez,  malgré  tous  les  obstacles?... 

Voilà  le  ton  général  des  pièces  renfermées  dans  ce  pieux  recueil  : 
beaucoup  d'élan  dans  la  prière,  beaucoup  de  foi  dans  l'adoration, 
un  certain  bonheur  et  quelquefois  du  talent  dans  l'expression  :  les 
séminaires  voudront  sans  doute  se  procurer  cet  excellent  livre  ;  de 
même  que  les  collèges  et  les  maisons  d'éducation  à  la  recherche 
d'une  pièce  à  faire  jouer,  trouveront  un  modèle  satisfaisant  dans  le 
Garcia  Moreno  de  M.  Augustin  Paul  (drame  en  trois  actes,  en  prose, 
musique  de  M.  Léon  Delgay)  (Gautier).  M.  Paul  a  traité  son  sujet 
sous  la  forme  des  pièces  de  collège,  puisque  tout  rôle  de  femme  est 
écarté;  il  a  su  mettre  cependant  de  l'intérêt  dans  son  drame  :  il 
s'est  conformé  en  grande  partie  aux  données  historiques  :  sa  pièce 
est  écrite  en  bonne  prose,  sans  excès  mélodramatique;  la  note  est 
juste.  Ce  magnifique  sujet  toutefois  avait  déjà  tenté  un  poète  d'un 
grand  talent,  le  P.  Tricarts,  et  il  devient  imprudent  de  le  reprendre 
après  lui. 

XI 

M.  le  docteur  Alberto  Liptay,  chirurgien  de  la  marine  du  Chili, 
vient  de  faire  publier  à  Paris  un  livre  en  langue  espagnole,  sous  le 
titre  suivant  :  la  Langue  universelle^  ou  'projet  cTun  idiome  inter- 
national sans  construction  grammaticale  (Roger  et  Chernoviz).  Il 
n'y  a  pas  là  une  rêverie  plus  ou  moins  sérieuse  et  prêtant  au  ridi- 
cule, comme  dans  le  volipuk  :  le  volapuk  aura  servi  surtout  aux 
vaudevillistes  en  quête  de  mots  plaisants  un  peu  nouveaux;  il  y  a 
dans  le  livre  de  M.  Alberto  Liptay  un  travail  de  linguistique  très 
sérieux,  très  approfondi,  irréalisable  peut-être,  mais  qui  n'en  dénote 


^56  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

pas  moins   chez  l'auteur   beaucoup   d'érudition    et    d'ingéniosité. 

«En  premier  lieu,  l'auteur  présente  un  projet  d'une  langue  neuve, 
€t  en  réalité  de  la  seule  langue  possible  pour  l'usage  international. 
Dans  son  système  linguistique,  il  substitue  à  la  fiction  poétique  la 
réalité  historique,  et  il  laisse  de  côté  toute  imagination  de  l'inven- 
tion pour  se  placer  sur  le  terrain  du  sens  commun. 

«  En  second  lieu,  il  prétend  poser  les  jalons  d'une  science  nou- 
velle, la  philologie  appliquée. 

«  Il  réunit  dans  une  troisième  partie  tout  un  groupe  de  choses 
intéressantes  et  capables  de  plaire  au  lecteur  qui  apprécierait  cette 
création  d'un  idiome  universel.  » 

Il  n'a  pas  visé  à  la  fantaisie;  la  devise  qu'il  a  placée  en  tête  de 
son  étude  dit  assez  qu'il  n'a  pas  cherché  l'esprit  et  les  jeux  de 
mots.  «  La  seule  originalité  de  mon  projet  est  l'exclusion  absolue 
de  toute  originalité.  »  Il  y  a  des  mots  aujourd'hui  universellement 
employés,  et  dans  le  curieux  chapitre  :  el  Vocabulario  interna- 
cional,  les  exemples  fournis  sont  très  nombreux;  les  mots  se  ter- 
minant en  «/,  en  or^  sor,  toi\  o)i,  ien,  amen,  an,  ent,  ibk,  uto, 
■oire,  ancia,  iido,  er,  mots  à  peu  près  identiques  dans  toutes  les 
langues  dont  le  radical  est  partout  le  même,  forment  un  chiffre 
imposant.  Certaines  considérations  sur  la  langue  employée  par  les 
grands  écrivains  de  tous  pays,  sur  la  langue  de  Dante,  Cervantes, 
•Camoëns,  Mohère.  Shakespeare,  Gœthe,  donnent  aa  livre  de 
M.  Liptay  une  tournure  littéraire  et  laissent  deviner  chez  l'auteur 
une  étendue  de  connaissances  et  une  largeur  de  vues  peu  communes. 
Il  est  à  souhaiter,  aujourd'hui  surtout  que  les  questions  de  ce  genre 
semblent  à  l'ordre  du  jour,  que  l'ouvrage  de  M.  Alberto  Liptay 
trouve  en  France  un  traducteur  fidèle.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne 
peut  que  souhaiter  bonne  chance  à  M.  Liptay,  dont  la  tentative, 
fùt-elle  une  utopie,  ne  cache  en  résumé  qu'un  but  philanthropique  : 
les  rapports  internationaux  seraient  plus  aisés  et  plus  fréquents 
encore,  si  l'accord  s'établissait  en  effet  sur  le  langage,  et  si  jamais 
l'union  linguistique  devenait  possible. 

Georges  Maze. 

P.  S.  —  Nous  apprenons  à  l'instant,  l'apparition  du  troisième 
volume  de  ÏEémysphère  Sud,  du  grand  voyage  catholique, 
M.  Ernest  Michel.  Voilà  un  beau  livre  que  nous  étudierons  dans 
notre  prochain  article. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE 


Statistique  municipale  delà  Ville  de  Paris;  rapport  constant  entre  le  nombre 
des  décès  par  fièvre  typhoïde  et  ratimeatation  en  eau  de  rivière.  Vérifica- 
tion nouvelle  pour  plusieurs  arrondissements.  Utilité  de  faire  connaître 
ces  faits  aux  administrations  publiques.  Infection  de  l'Orge  et  de  la  Seine 
par  rétablissement  d'aliénés  de  Vaucluse,  à  l'imitation  des  populations 
suburbaines  et  de  la  Ville  de  Paris  elle-même.  Nécessité  de  confier  la  direc- 
tion des  établissements  hospitaliers  civils  à  des  médecins  ou  à  des  admi- 
nistrateurs connaissant  l'hygiène;  exemple  favorable  tiré  de  l'armée  depuis 
que  les  médecins  ne  sont  plus  sous  la  surveillance  de  l'intendance  ;  citation 
empruntée  au  professeur  Dieulatby.  La  typhotoxine  sera-t-elle  un  vaccin 
chimique?  expériences  de  MM.  Ciiaatemesse  et  Widal.  Gomment  se  fait 
l'infection?  Théorie  du  professeur  Bouchard  au  congrès  de  médecine  de 
Berlin;  le  phagocytisme,  l'état  bactéricide,  théorie  de  la  vaccination.  Com- 
paraison entre  le  transformisme  et  le  protestantisme;  opinion  de  M.  de 
Quatrefages.  Une  nouvelle  Hutoire  des  variations?  —  M.  Gaudry  et  les  En- 
ch'j.inemmts  du  monde  animal  dans  les  temps  géologqucs  secondoires. 

Consultons  le  Bulletin  hebdomadaire  de  la  stalisque  municipale 
de  la  Ville  de  Paris  et  voyons  les  renseignements  qu'il  fournit  pour 
éclairer  la  question  du  rapport  qu'il  y  a  entre  la  production  de  la 
fièvre  typhoïde  et  l'alimentation  de  la  Ville  en  eaux  de  rivière,  qu'on 
substitue  pendant  l'été  à  l'eau  de  source,  dans  certains  arrondis- 
sements. 

C'est  le  lundi  23  juin  que  l'eau  de  rivière  a  été  substituée,  pour 
une  durée  de  vingt  jours  au  plus,  à  l'eau  de  source  d'une  grande 
partie  des  IX*  et  X*  arrondissements.  k\x  commencement  de  l'année, 
ees  régions  avaient  présenté  quelques  décès  par  fièvre  typhoïde, 
mais  depuis  la  semaine  finissant  le  17  mai,  on  n'en  avait  constaté 
aucun. 

Comme  la  statistique  ne  peut  faire  connaître  exactement  tous  les 


158  REVUE  DU    MONDE   CATHOLIQUE 

cas  de  fièvre  typhuïde,  on  ne  peut  se  baser  que  sur  le  seul  élément 
à  peu  près  certain,  le  nombre  de  décès  par  cette  maladie,  je  dis 
«  élément  à  peu  près  certain  )>,  parce  que  la  statistique  municipale 
base  ses  indications  sur  les  constatations  des  médecins  de  l'état 
civil  contrôlées  autant  que  possible  par  les  indications  du  médecin 
traitant. 

Donc  le  23  juin,  la  plupart  des  habitants  des  IX"  et  X"  arrondis- 
sements n'ont  plus  que  l'eau  de  rivière  pour  leur  alimentation. 
Depuis  quarante-six  jours,  cette  population  n'avait  plus  eu  de  décès 
par  fièvre  typhoïde.  Un  cas  se  produit  dans  le  quartier  Saint- 
Georges,  IX^  arrondissement,  pendant  la  semaine  du  22  au  28  juin, 
et  on  ne  peut  pas  encore  en  accuser  feau  de  rivière.  Un  nouveau 
cas  se  produit  dans  le  quartier  de  la  Purte-Saint-Denis,  X''  arrondis- 
sement, pendant  la  semaine  du  13  au  19  juillet.  La  semaine  sui- 
vante, le  même  quartier  en  présente  un  nouveau  cas,  ainsi  que  son 
voisin,  celui  de  la  Porte-Saint-Martin.  La  même  chose  a  lieu  pendant 
la  semaine  du  27  juillet  au  2  août.  L'incubation  a  donc  commencé 
et  pendant  la  semaine  du  10  au  16  août,  cinq  décès  ont  lieu  dans 
les  deux  arrondissements  infectés  par  l'eau  qui  contient  le  bacille 
de  la  fièvre  typhoïde.  Trois  nouveaux  décès  surviennent,  pendant 
chacune  des  deux  semaines  suivantes,  deux  pendant  celle  du  31  août 
au  6  septembre,  et  deux  également  pendant  celle  du  7  au  13  sep- 
tembre. Quand  s'arrêtera  cette  infection? 

Dès  le  28  juin,  l'eau  de  rivière  était  substituée  à  l'eau  de  source, 
pour  une  durée  de  vingt  jours,  au  plus,  dans  les  I"  et  IP  arrondis- 
sements entiers,  moins  la  Cité,  ainsi  que  dans  la  partie  est  du  X^ 
Depuis  longtemps,  cette  partie  de  Paris  présentait  de  rares  décès 
par  fièvre  typhoïde,  un,  deux,  rarement  trois  par  mois.  Deux  décès 
avaient  été  observés  en  mai,  quatre  en  juin.  Or,  deux  décès  survien- 
nent pendant  la  semaine  du  20  au  26  juillet,  trois,  pendant  celle 
du  27  juillet  au  2  août;  un,  pendant  celle  du  17  au  23  août;  quatre, 
pendant  la  suivante;  trois,  pendant  celle  du  31  août  au  6  septembre, 
et  deux  pendant  la  suivante.  Quand  s'arrêtera  cette  plus  grande  fré- 
quence de  la  maladie? 

Le  2  août,  on  substituait  de  la  même  façon  l'eau  de  rivière  à  l'eau 
de  source  dans  le  IIP  arrondissement  entier,  dans  la  plus  grande 
partie  du  IV"  et  du  XP  et  dans  tout  le  XIP.  Bientôt  la  fièvre 
typhoïde  devient  plus  commune  dans  cette  région  de  Paris,  quatre 
décès,  pendant  la  semaine  du  3  au  9  août  ;  trois,  pendant  la  sui- 


CHRONIQUE   SCIENTIFIQUE  159 

vante;  deux,  pendant  celle  du  17  au  23  août;  un,  pendant  la  sui- 
vante; quatre,  pendant  celle  du  31  août  au  6  septembre;  huit, 
pendant  la  suivante.  Voilà  la  fréquence  qui  s'accentue. 

Quoique  peu  nombreux  et  plus  ou  moins  discutables,  ces  quel- 
ques faits  ne  prouvent  pas  moins  que  la  relation  que  M.  Chante- 
messe  a  établie,  entre  l'alimentation  par  les  eaux  de  rivière  et 
la  plus  grande  fréquence  de  la  fièvre  typhoïde  à  la  suite,  est 
exacte  et  que  les  administrations  publiqiies  doivent  faire  grand  cas 
de  ces  notions  hygiéniques.  Une  administration  intelligente,  sou- 
cieuse de  la  santé  des  administrés,  peut  désormais,  en  appliquant, 
dans  la  mesure  de  ses  moyens,  les  notions  que  nous  connaissons 
sur  la  prophylaxie  de  la  maladie,  les  en  préserver  presque  complè- 
tement. 

11  est  donc  indispensable  que  la  Ville  de  Paris  cesse  de  faire 
couler  l'eau  de  rivière  dans  les  tuyaux  destinés  à  l'alimentation  et 
qu'elle  promène  ainsi  dans  les  divers  quartiers  successifs  l'infec- 
tion typhique,  c'est-à-dire  son  agent  infectieux,  le  bacille  d'Eberth. 
L'eau  de  rivière  ne  coule  que  pendant  vingt  jours,  mais  l'infection 
dure  encore  pendant  tout  le  temps  que  l'eau  de  source  met  à  laver 
complètement  la  canalisation  contaminée.  Enfin  quoique  peu  conta- 
gieuse, la  fièvre  typhoïde  l'est,  et  chaque  nouveau  malade  devient 
un  foyer  de  contagion.  Que  de  fois  n'ai-fe  pas  vu  cette  maladie 
frapper  successivement  plusieurs  membres  de  la  même  famille! 

Comment  la  Seine  et  la  Marne  ne  seraient-elles  pas  souillées  par 
le  bacille  d'Eberth,  quand  nous  voyons  ce  qui  se  passe  aux  environs 
de  Paris,  dans  une  institution  départementale  dépendant  de  la  pré- 
fecture de  la  Seine.  Allez  ou  plutôt  n'allez  pas  au  Perray-Vaucluse, 
contempler  ou  visiter  ce  magnifique  établissement  consacré  aux 
ahénés,  car  votre  odorat  serait  fort  désagréablement  incommodé. 
On  n'a  rien  trouvé  de  mieux  que  de  répandre  à  la  surface  des 
champs  cultivés  par  cette  population  hospitalière,  les  vidanges  de 
l'établissement.  Or,  il  est  de  notoriété  publiqtie  que  la  fièvre 
typhoïde  règne  depuis  le  commencement  de  l'année  dans  une 
partie  de  l'établissement  appelé  la  Colonie,  celle  qui  est  consacrée 
aux  enfants  arriérés,  aux  idiots,  aux  crétins,  etc. 

Or,  qu'arrive-t-il?  C'est  que  les  matières  contenant  certainement 
les  bacilles  de  la  fièvre  typhoïde  et  répandues  sur  le  sol  pendant  les 
chaleurs  de  la  première  quinzaine  de  septembre  ont  évaporé  leur 
eau  et  sont  devenues  pulvérulentes.  Le  vent  en  a  entraîné  une  cer- 


160  REVUE    DU    MOXOE    CATHOLIQUE 

taine  quantité  en  même  temps  qu'il  en  emportait  aux  environs  les 
effluves  désagréables. 

Les  pluies  survenant,  ces  matières  plus  ou  moins  desséchées 
et  imprégnées  dans  le  sol  se  diluent  et  sont  entraînées  par  les  eaux 
dans  l'Orge,  qui  traverse  l'établissement  bàli  à  quelque  distance 
de  ses  deux  rives. 

Les  eaux  ainsi  polluées,  —  car  elles  contiennent  le  bacille  d'Eberth, 
—  se  jettent  un  peu  plus  loin  dans  la  Seine,  avant  la  traversée  de 
Paris.  Voilà  comment,  du  fait  de  l'administration  préfectorale,  la 
Seine  va  être  polluée  plus  qu'elle  ne  l'était  déjà.  Car,  par  une  négli- 
gence coupable,  on  a  laissé  toutes  les  agglomérations  populeuses 
des  environs  de  Paris,  déverser  leur  égouts  dans  la  Seine  et  dans  la 
Marne,  de  sorte  que  constamment  les  eaux  de  notre  beau  fleuve 
sont  contaminées.  Comment  empêcher  ces  populations  d'agir  comme 
le  fait  la  Ville  de  Paris,  qui,  à  partir  d'Asnières,  en  déversant  ses 
égouts  dans  la  Seine,  transforme  le  fleuve  en  un  cours  d'eau  infect, 
puant  et  semant  la  maladie  sur  son  parcours. 

Au  moins,  la  Ville  de  Paris  a  tâché  d'atténuer,  dans  une  certaine 
mesure,  ces  inconvénients  en  amenant  dans  ses  murs  de  l'eau  de 
source,  en  quantité  encore  insuffisante,  il  est  vrai,  mais  les  malheu- 
reux habitants  de  toutes  ces  régions  n'ont  d'autre  eau  potable  que 
l'eau  de  Seine,  souillée  par  leurs  propres  déjections. 

Il  serait  donc  intéressant  que  les  médecins  des  environs  de  Paris 
engageassent  leurs  municipalités  respectives  à  dresser  une  statis- 
tique exacte  des  causes  de  décès,  pour  savoir  jusqu'à  quel  point  la 
fièvre  typhoïde  sévit  sur  ces  populations,  dont  la  plupart  fuient  Paris 
pour  aller  respirer,  croient-ils,  un  air  plus  pur  et  s'abreuver  à  des 
ondt^s  moins  infectieuses. 

On  sait  que  les  municipalités  ont  grand  intérêt  à  étudier  ces 
questions  d'hygiène  et  à  faire  disparaître  ces  causes  d'insalubrité; 
car,  lorsque  ces  faits  arriveront  aux  oreilles  du  grand  public,  qui 
finira  par  les  connaître,  on  le  verra  déserter  les  environs  de  Paris 
pour  aller  plus  loin  chercher  un  air  pur  et  des  eaux  réellement 
hygiéniques. 

On  ne  s'explique  vraiment  pas  comment  un  établissement  dépar- 
temental comme  celui  de  Vaucluse  infecte  de  gaieté  de  cœur  une 
partie  de  cette  belle  vallée  de  TOrge,  où  tant  de  Parisiens  vont,  en 
villégiature,  passer  la  belle  saison?  Qui  rendre  responsable  de  pareils 
faits?  C'est  ce  qu'il  faudrait  savoir,  mais  ce  qu'on  ne  nous  dira  pas. 


CHRONIQUE   SCIENTIFIQUE  161 

Nous  aimons  à  croire  que  les  médecins  placés  à  la  tête  de  cet  impor- 
tant établissement  ne  sont  pour  rien  dans  ces  faits  regrettables.  On 
ne  les  aura  sans  doute  pas  consultés,  ou,  du  moins,  on  n'aura  pas 
tenu  compte  de  leurs  observations.  Il  en  est  ainsi  dans  un  grand 
nombre  d'établissements  hospitaliers,  où  des  gens  non  seulement 
ignorant  la  médecine,  mais  encore,  trop  souvent,  d'une  intelligence 
peu  développée,  permettent  tout  au  plus  aux  médecins  de  soigner 
leurs  malades,  sans  qu'ils  puissent  savoir  l'origine  et  la  préparation 
des  médicaments  qu'on  leur  administre,  ni  connaître  la  nature  des 
aliments  et  des  boissons  qui  servent  à  leur  nourriture,  comme  si 
l'bygiène  et  le  régime  ne  jouaient  pas  le  premier  rôle  dans  le  trai- 
tement des  maladies! 

Nos  malheurs  et  nos  désastres  militaires  en  1870-71,  ont  instruit 
notre  armée  sur  les  inconvénients  d'attribuer  à  des  gens  qui  n'ont 
pas  fait  d'études  spéciales  tout  ce  qui  concerne  la  direction  des 
hôpitaux.  On  a  enlevé  à  l'intendance  les  pouvoirs  exorbitants  qu'elle 
possédait  sur  les  médecins.  Ceux-ci  se  sont  noblement  vengés  de 
l'infériorité  dans  laquelle  on  avait  trop  longtemps  laissé  leur  initia- 
tive, en  améliorant  non  seulement  les  hôpitaux,  mais  encore  les 
casernes;  c'est-à-dire  qu'ils  ont  pu  réaliser  des  progrès  dans  le  trai- 
tement des  maladies,  et  surtout  qu'ils  ont  prévenu  l'éclosion  de  ces 
maladies,  en  dotant  les  casernes  et  les  hôpitaux  d'eau  potable,  en 
améliorant  le  régime  et  en  veillant  à  la  bonne  préparation  des 
aliments.  Le  résultat  a  été  une  diminution  considérable  de  la  fièvre 
typhoïde  dans  l'armée  et  l'absence  presque  complète  de  la  variole, 
par  la  revaccination  incessante  de  tous  les  nouveaux  arrivants. 

Ce  n'est  pas  de  nos  jours  qu'on  verrait  un  maréchal  de  France, 
ministre  de  la  guerre,  écrire  de  sa  propre  main,  sur  le  dossier  d'un 
médecin  proposé  pour  la  croix  :  «  Jamais  je  ne  reconnaîtrai  une 
action  d'éclat  chez  un  médecin,  n  Cependant,  c'est  grâce  à  ce 
médecin  que  nos  soldats  ont  pu  vivre  dans  cette  Algérie  qu'ils 
avaient  conquise,  et  que  nous  avons  pu  coloniser  ce  pays.  H  y  a 
encore  aujourd'hui  non  seulement  des  vieilles  fdles,  mais  des 
hommes  qu'on  pourrait  croire  intelhgents,  qui  pensent  comme  cet 
ancien  ministre  de  la  guerre. 

11  est  donc  utile  d'ajouter  que  les  notions  que  nous  rappelons 
plus  haut  sont  aujourd'hui  classiques,  et  que  l'ignorance  ne  peut 
plus  être  une  excuse.  Voici,  en  effet,  ce  que  M.  le  professeur  Dieu- 
lafoy,    dans   son    Manuel  de  pathologie  interne    (t.   H,  p.    583, 

l^''    OCTOBUE    (n*'   88).    4'^    SÉRIE.    T.    XXIY.  M 


462  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

6"  édition,  1890,  G.  Masson,  éditeur),  dit  xlu  bacille  d'Eberth  : 
«  L'eau  lui  offre  un  milieu  de  culture  naturelle  excellent.  C'est 
grâce  à  cette  propriété  qu'on  tend  à  expliquer,  aujourd'hui,  la 
plupart  des  épidémies  de  fièvre  typhoïde.  Les  infiltrations  des  fosses 
d'aisance  et  des  fumiers,  sur  lesquels  on  déverse  parfois,  dans  les 
campagnes,  les  déjections  des  typhiques,  suffisent  pour  souiller  l'eau 
des  puits,  des  citernes,  des  cours  d'eau,  etc.  11  en  résulie,  suivant 
les  cas,  des  épidéaiies  locales,  des  épidémies  de  maisons,  ou  bien, 
au  contraire,  l'épidémie  apparaît  dans  une  ville  éloignée  du  foyer 
primitif  de  contagion,  mais  située  sur  la  même  rivière.  Les  épidémies 
récentes  de  Zurich,  d'Auxerre,  de  Plymouth,  de  Pierrefond^:,  de 
Clermont-Ferrand,  du  Havre,  en  sont  la  preuve.  C'est  ce  qui  explique 
aussi  comment,  dans  une  ville,  les  habitants  qui  boivent  l'eau  d'une 
source  peuvent  être  atteints,  tandis  que  ceux  des  quartiers  limi- 
trophes, dont  les  réservoirs  sont  alimentés  par  une  eau  différente  de 
la  première,  peuvent  échapper  à  la  contagion.  A  Paris,  le  fait  a  été 
maintes  fois  constaté.  L'eau  de  la  Seine,  en  amont  et  en  aval  de 
Paris,  contient,  d'une  façon  presque  constante,  des  bacilles  typhi- 
ques, tandis  que  l'eau  de  la  Vanne  et  celle  de  l'Ourcq  (1)  n'en  con- 
tiennent habituellement  pas.  A  certaines  époques  de  l'année,  lorsque 
l'eau  de  ces  dernières  rivières  vient  à  manquer,  on  livre  à  la  con- 
sommation de  certains  quartiers  de  l'eau  de  Seine  :  presque  aus- 
sitôt la  fièvre  typhoïde  apparaît,  sous  forme  épidémique,  dans  ces 
mêmes  quartiers,  et,  presque  toujours,  on  a  pu  s'assurer  que  l'eau 
livrée  à  la  consommation  contenait  des  bacilles  pathogènes.  11  est 
donc  nécessaire  de  faire  bouillir  l'eau  de  Seine  destinée  à  être  bue. 
«  L'air  peut  aussi  servir  de  véhicule  à  l'agent  contagieux.  Les 
matières  fécales  des  malades  atteints  de  fièvre  thyphoïde,  mélangées 
au  sol,  finissent  par  se  transformer  en  poussière,  les  bacilles  qui  y 
sont  contenus,  par  suite  de  leur  grande  vitalité,  conservent,  à  l'état 
latent,  leurs  propriétées  pathogènes  pendant  un  espace  de  temps 
plus  ou  moins  long,  puis,  mélangés  à  l'atmosphère,  ils  finissent 
par  pénétrer  dans  les  bronches  et  la  contagion  se  produit  ainsi 
quoique  beaucoup  moins  fréquemment  que  par  l'ingestion  d'une  eau 
souillée. 

«  C'est  par  un  procédé  analogue  que  les  linges  imprégnés  des 

(l)  L'auteur  a  ceriainement  voulu  dire  la  Dhuys,  car  l'eau  de  l'Ourcq  passe 
pour  une  des  plus  l'eriiles  eu  microbes,  eb  elle  est  tout  au  plus  bonne  pour 
iaver  les  rues  et  les  couis. 


CHRONIQUE    SCIENTIFIQUE  163 

matières    fécales  des  typhiqnes  arrivent   à   être,    dans    certaines 
familles,  nn  élément  de  contagion  important.  » 

Le  bacille  d'Éberth  est  facile  à  cultiver  sur  des  plaques  de  géla- 
tine. Il  secrète  un  poison  spécial,  une  leucomaïne  appelée  typho- 
toxine  qui,  injectée  au  cobaye,  provoque,  d'après  M.  le  professeur 
Dieiilafoy,  une  forte  sécrétion  des  glandes  intestinales  et  salivaires, 
et  anéantit  chez  l'animal  la  motibilité  volontaire.  MM.  Chanteraesse 
et  Widal  ont  essayé  de  faire  avec  ce  produit  une  matière  vaccinante, 
une  sorte  de  vaccin  chimique.  Ils  ont  constaté,  en  effet,  que  des 
souris  blanches,  inoculées  avec  des  bouillons,  ensemencés  avec  le 
bacille  d'Eberth  et  stérilisés  trois  jours  après,  résistaient  souvent  à 
l'inoculation  d'un  nouveau  bouillon  non  stérilisé,  tandis  que  celles 
qui  n'avaient  point  été  soumises  à  cette  inoculation  préventive 
périssaient  toutes.  Nous  ne  savons  pas  si  ces  études  fort  intéres- 
santes ont  été  poursuivies. 

On  n'a  pas  encore  expliqué  d'une  façon  satisfaisante  comment 
une  maladie  infectieuse  arrive  à  pénétrer  dans  l'organisme.  Il  faut 
certainement  deux  choses  :  le  microbe  pathogène  et  un  état  parti- 
culier de  l'organisme  qu'on  appelle  aujourd'hui  réceptivité  et  qui 
autrefois  était  la  prédisposition. 

M.  le  professeur  Bouchard  a  essayé  cette  explication  au  congrès 
de  Berlin,  dans  une  communication  fort  remarquée.  Voici  comment 
il  procède  dans  son  Essai  d'une  théorie  de  Pinfection  : 

I!  analyse  d'abord  les  moyens  par  lesquels  l'organisme  agit  sur 
les  microbes,  ensuite  les  procédés  par  lesquels  les  microbes  peuvent 
influencer  l'organisme. 

1°  Moyens  par  lesquels  l organisme  agit  sur  les  microbes. 

Certaines  espèces  animales  sont  complètement  réfractaires  au 
développement  de  certains  microbes.  On  dit  qu'elles  possèdent 
Y immMnité  absolue.  D'autres,  au  contraire,  sont  tout  à  fait  favo- 
rables à  l'évolution  microbienne,  c'est  la  réceptivité  absolue.  Entre 
les  deux,  il  y  a  tous  les  degrés  de  réceptivité. 

D'où  vient  l'immunité?  Elle  peut  provenir  de  la  nature  des 
tissus  et  des  humeurs  de  l'animal,  puisque  l'animal  mort  résiste  à 
l'invasion  de  ces  microbes  au'si  bien  que  l'animal  vivant.  Mais 
généralement  cette  immunité  n'existe  que  pendant  la  vie  et  M.  Bou- 
chard l'explique  par  la  phagocyiisme  et  l'état  bactéricide. 

Le  sang  et  la  lympho  contiennent  des  globules  blancs  générale- 
ment appelés  leucocytes.,  qui  sont  plus  gros  que  les  globules  rouges 


nVl  REVUE    DU    MONDE    CATIIOLinUE 

OU  hématies  dont  ils  se  distinguent,  outre  leur  couleur,  par  leur 
foraie  sphérique  et  leur  propriété  de  présenter  des  noyaux  quand 
on  les  traite  par  l'acide  acétique.  Or  ces  globules  blancs  ont  toutes 
les  propriétés  des  amibes,  c'est-à-dire  de  ces  êtres  microscopiques 
qui  n'ont,  pour  ainsi  dire,  point  de  forme,  tellement  elle  est  chan- 
geante {àuo'.Sr'i  =  changement).  Ces  globules,  comme  les  amibes, 
ont  la  propriété  d'émettre  des  prolongements  qui  facilitent  leur 
progression  et  leur  permettent  denvelcpper  les  particules  propres 
à  leur  alimentation.  Or.  quand  les  microbes  envahissent  un  orga- 
nisme, ils  sont  rapidement  enveloppés  et  digérés  par  le^  globules 
blancs,  qu'on  ap|)elle  encore  cellules  lymphaihiques.  C'est  dire  que 
le  microbe  disparaît.  On  a  donné  à  cette  fonction  des  globules 
blancs  le  nom  de  phagoci/tisme. 

Mais  cette  fonction  ne  s'exécute  qu'à  l'état  normal.  Si,  par  une 
cause  perturbatrice,  elle  est  entravée,  le  phagocytisme  disparaît  et 
la  destruction  des  microies  n'a  plus  lieu.  C'est  ainsi  qu'agirait  le 
froid  en  produisant  les  maladies  dites  a  frigoie,  dont  la  pneumonie 
peut  êire  consideiée  comme  le  type.  Sous  l'influence  du  froid,  les 
globules  blancs  n'absoibent  plus  les  microbes,  qui  peuvent  pénétrer 
librement  dans  l'organisme  etl'inlecter  s'ils  sont  pathogènes. 

La  Gazette  <les  hôpitaux^  à  qui  j'emprunte  le  résumé  de  la 
communication  de  M.  le  professeur  Bouchard  au  congrès  de  Berlin, 
ajoute  que,  d'après  M.  Pasteur,  le  sang  d'un  animal  bien  portant  ne 
renferme  jamais  de  bactéries.  Ce  fait  est  en  dé^accord  avec  les  expé- 
riences de  MM.  Richet  et  Olivier,  qui  ont  constaté  des  microbes  à 
l'état  normal  chez  les  poissons  et  autres  animaux. 

Or,  en  refroidissant  lentement  et  progressivement  un  animal,  son 
sang  mis  en  culture  donne  des  colonies  bactériennes,  tandis  qu'il 
n'en  donnait  pas  avant  cette  opération. 

C'est  d'une  façon  analogue  que  doivent  agir  toutes  les  causes 
perturbatrices  de  l'organisme,  aUmentation  mauvaise,  intoxication 
par  les  alcools  et  autres  boissons  funestes,  habitation  insalubre, 
immobilisation  prolongée,  surmenage,  épuisement  nerveux,  peines, 
chagrins,  etc. 

C'est  ainsi  que  par  le  phagocytisme,  on  explique  Tintruduction 
possible  des  microbes  dans  l'organisme  et  le  degré  d'infection  qui  en 
dérive.  Malheureusement,  le  phagocytisme  n'est  pas  encore  une 
vérité  en  dehors  de  toute  contestation,  ce  n'est  qu'une  théorie  qui, 
d'après  M.  Koch,  peid  chaque  jour  de  son  irupoitance. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  16à 

M.  le  professeur  Bouchard  appelle  état  bactéricide,  cet  état  des 
humeurs  de  l'organisme  dans  lequel  les  microbes  qui  y  pénètrent 
sont  tcés,  dissous  ou  ralentis  dans  leur  nutrition  ou  leur  multi- 
plication. 

Cette  propriété  tient  évidemment  à  la  composition  chimique  de 
ces  humeur,--,  et  quand  on  sait  quelle  faible  dose  de  substance  suffit 
à  arrêter  ou  activer  la  multiplication  des  microbes,  il  n'y  a  rien 
d'étonnant  à  cela.  Raulin  a  lait  à  cet  égard  des  expériences  on  ne 
peut  plus  démonstratives  sur  VAspergilhis  glaucus,  qui  ne  peut 
végéter  là  où  il  y  a  la  moindre  quantité  d'argent  et  dont  les  cultures 
s'arrêtent  dans  des  vases  en  argent.  C'est  par  la  composition  chi- 
mique des  humeurs  et  des  bouiLons  de  culture  qu'on  peut  s'ex- 
pliquer la  modification  si  grande  que  les  microbes  pathogènes  éprou- 
vent dans  leur  virulence  qui  s'accroît,  diminue  ou  disparaît  suivant 
les  conditions  variées  de  l'opération. 

Seulement  nous  ne  savons  pas  encore  assez  nettement  ce  qui  cons- 
titue l'état  bactéricide  pour  pouvoir  le  reproduire  à  volonté,  mais  on 
pense  qu'il  est  amené  par  la  vaccination.  L'existence  d'un  microbe 
dans  l'organisme  peut  déterminer  l'état  bactéricide  pour  une  autre 
variété  de  microbes.  C'est  là  un  fait  scientifiquement  et  expérimen- 
talement établi  pour  cinq  microbes. 

2°  Moyens  par  lesquels  les  microbes  agissent  sur  l' organisme. 

D'après  M.  Bouchard,  les  microbes  n'agissent  pas  directement 
sur  l'organisme,  mais  indirectement  par  les  produits  qu'ils  sécrètent. 
Ces  produits  deviennent  rapidement  abondants,  grâce  à  l'elTrayante 
multiplication  de  ces  êtres.  Un  seul  vibrion  peut  en  moins  de  dix 
heures  en  produire  un  million. 

Ces  sécrétions  bactériennes  sont  nombreuses  et  douées  de  pro- 
priétés dilTérentes.  Les  unes  attaquent  les  tissus  de  l'organisme  en 
les  hydratant,  les  dédoublant  et  amenant  leur  dissolution;  les 
autres  sont  seulement  irritantes,  amenant  à  leur  suite  des  troubles 
qui  se  traduisent  par  du  gonllement,  de  la  karyokinèse  (division  du. 
noyau  des  cellules)  et  des  dégénérescences  cellulaires.  En  même 
temps,  du  côté  des  vaisseaux  se  produit  de  l'exsudation  et  de  la  dia- 
pédèse.  On  donne  ce  dernier  nom  à  la  propriété  que  possèdent 
les  globules  blancs  de  traverser  la  membrane  des  vaisseaux  et  de 
s'épancher  au  dehors. 

Cette  diapédèse  jouerait  un  grand  rôle,  elle  serait  active,  due  à 
un  réflexe,  et  en  quelque  sorte  chargée  de  veiller  à  la  préservatioa 


166  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

de  l'indiviclu.  Sous  l'influence  des  matières  irritantes  sécrétées  par 
les  microbes,  les  vaisseaux  se  dilateraient  activement,  les  globules 
blancs  accourraient  en  grand  nombre  et  traverseraient  ses  parois 
pour  se  livrer  à  un  actif  phagocytisme. 

Ce  qui  amène  M.  Boucbard  a  adopter  cette  manière  de  voir,  c'est 
que  quand  l'infection  se  généralise  d'emblée,  les  microbes  sécrètent, 
en  dehors  des  matières  iiritantes,  une  substance  qui  empêche  la 
diapédèse  de  s'effectuer.  On  obtient  le  même  résultat,  en  ajoutant 
un  produit  microbien  qui  empêche  la  diapédèse  et  s'oppose  ainsi  hu 
phagocytisme. 

Un  microbe  existant  déjà  dans  l'économie  abolit  le  phagocytisme 
vis-à-vis  d'un  autre  microbe.  Ainsi  le  lapin,  naturellement  réfrac- 
taire  à  l'inoculation  du  charbon  symptomatique,  perd  son  immu- 
nité si,  comme  l'a  démontré  M.  Roger,  on  lui  injecte  préalablement 
le  Bacillus  pj^odigiosiis 

En  outre,  les  microbes  peuvent  sécréter  des  matières  vaccinantes^ 
ce  qui  constitue  les  vaccins  chimiques  dont  le  nombre  augmente, 
pour  ainsi  dire  chaque  jour.  Ces  matières  vaccinantes  ne  sont  ni 
toxiques,  ni  pyritogènes,  ce  qui  les  distingue  des  di  istases  et  des 
alcaloïdes  (ptomaïnes  et  leucomaïnes)  que  ces  mêmes  microbes  sé- 
crètent également. 

Ces  données  étant  admises,  M.  Bouchard  explique  ainsi  le  méca- 
nisme de  l'infection. 

«  11  faut,  pour  qu'il  y  ait  infection,  que  le  microbe  traverse  le 
revêtement  épiihélial,  évite  l'action  des  cellules  lymphatiques,  et, 
une  fois  transporté  dans  la  lymphe,  trouve  un  état  non  bactéricide 
favorable  à  son  développement.  S'il  se  développe,  l'intensité  de  la 
maladie  est  proportionnelle  à  la  pullulation  des  microbes  et  à  la 
virulence  des  produits  sécrétés.  La  résistance  de  l'organisme  sera 
le  résultat  combiné  du  phagocytisme  et  de  l'action  bactéricide  de 
ces  humeurs.  » 

Enfin,  pour  M.  Bouchard,  les  matières  vaccinantes  n'agissent 
qu'en  développant  le  pouvoir  bactéricide  des  cellules  de  l'organisme. 

L'hypothèse  qui  essaie  d'expliquer  l'origine  et  la  différenciation 
des  êtres  vivants  par  la  transmutation  ou,  comme  on  dit  aujour- 
d'hui, par  le  transformisme,  ressemble  fort  au  protestantisme,  qui 
a  fini  par  se  diviser  en  une  multitude  de  sectes  dont  quelques-unes 
n'ont  pour  ainsi  dire  plus  rien  de  religieux.  C'est  que,  comme  le  dit 
M.  de  Quatrefages,  «  le  mot  de  transformisme  ne  désigne  pas  une 


CHRONIQUE   SCIENTIFIQUE  167 

doctrine  définie,  mais  seulement  une  idée  vague  qui  s'est  tradaite 
par  les  conceptions  les  plus  différentes,  parfois  les  plus  opposées.  » 

Il  faudrait  citer,  en  elTet,  tout  le  passage  dans  lequel  le  savant 
professeur  du  Muséum  oppose  les  uns  aux  autres  les  diftérents 
coryphées  du  transformisme.  Lamarck,  Darwin,  Romanes,  Haeckel, 
regardent  la  transformation  comme  s'accomplissant  avec  une  len- 
teur qui  demande  des  siècles.  Geoffroy,  Ovven,  Mivart,  reconnais- 
sent uniquement  des  transformations  subites  et  complètes. 

Lamarck  attribue  la  transformation  aux  habitudes  causées  par  les 
besoins  et  les  désirs  de  l'animal  l'.i-mème;  Darwin  et  ses  disciples, 
à  la  sélection  naturelle,  conséquence  de  la  lutte  pour  l'existence; 
Omalius,  élève  en  cela  de  Buflfon  et  de  Geoffroy,  à  l'action  directe 
du  milieu;  Owen  et  Mivart,  à  une  tendance  ainsi  réglée  par  la 
volonté  suprême. 

Lamarck  croit  à  la  mobilité  constante  des  types,  Bory  de  Saint- 
Vincent  et  M,  Naudin  admettent  la  stabilisation  progressive,  Darwin 
regarde  une  foule  d'animaux  inférieurs  comme  définitivement  arrêtés 
dans  leur  marche  évolutive.  C'est  aussi  l'avis  de  M.  Gaudry. 

Darwin,  Hasckel,  etc.,  invoquent  la  sélection  naturelle,  tandis 
que  Romanes  en  fait  un  simple  agent  d'adaptation  et  lui  substitue 
la  sélection  physiologique. 

Darwin,  Lamarck,  Haeckel,  etc.,  croient  à  une  filiation  progres- 
sive des  espèces,  ce  qui  correspond  aux  enchaînements  de  M.  Gau- 
dry, d'Owen  et  de  Mivart,  tandis  que  Geoffroy,  Kœlliker  et 
M.  Naudin  admettent  des  sauts  brusques. 

Lamarck,  Darwin,  Geoffroy,  etc.,  n'admettent  que  le  mode  de 
reproduction  ordinaire,  Kœlliker  et  M.  Naudin  rattachent  la  trans- 
formation des  espèces  à  la  métamorphose  des  insectes,  à  la  généa- 
génèse  des  méduses.  M.  Thury  recourt  à  des  corps  reproducteurs 
spéciaux  d'où  sort  un  végétal  qui  engendre  un  animal. 

Darwin  et  Hœckel  sont  généralement  monophylétistes,  Vogt  et 
Gaudry  sont  franchement  polyphylétistes. 

Darwin  fait  reposer  ses  théories  sur  les  deux  grandes  lois  de 
divergence  et  de  caractérisation  permanente,  Vogt  signale  le  rôle 
joué  par  la  convergence  et  l'effacement  progressif  des  types. 

Darwin  et  presque  tous  ses  disciples  avancent  que  les  animaux 
progressent  constamment  et  s'élèvent  à  mesure  qu'ils  se  transfor- 
ment, Huxley  démontre  la  permanence  des  types,  Vogt  signale  la 
dégradation  de  plusieurs. 


168  F.EVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Voilà  pour  les  animaux. 

En  ce  qui  concerne  l'homme,  les  divergences  ne  sont  guère 
moindres. 

Darwin,  Ha^ckel  et  leurs  disciples  donnent  à  l'homme,  pour  ancêtre 
animal  immiédiat,  un  singe  bien  caractérisé,  un  catarhinien  avec  ou 
sans  queue.  Vogt,  Filippi  et  Huxley  rattachent  l'homme  et  les  singes 
à  un  ancêtre  commun  qui  n'était  encore  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  qui 
tenait  de  tons  les  deux.  Hnsc^^el  a  même  donné  de  l'homme  une 
généalogie  détaillée  que  Vogt  a  spirituellement  raillée. 

D'après  Darwin  et  ses  adhérents,  la  sélection  a  eu  le  pouvoir  non 
seulement  de  façonner  le  corps  de  l'homme,  mais  encore  de  donner 
naissance  à  toutes  ses  facultés  intellectuelles  et  morales,  tandis  que 
Wallace  tire  le  corps  de  l'homme  de  celui  d'un  animal  et  attribue 
ses  facultés  à  une  sélection  divine,  et  Mivart  veut  que  son  âme  soit 
le  résultat  d'une  création  spéciale  et  directe. 

Que  serait-ce  si  l'on  descendait  dans  les  détails  et  si  nous  racon- 
tions les  véritables  tempêtes  qu'a  soulevées  en  Allemagne  l'origine 
du  premier  vertébré,  les  uns,  soutenant  la  cause  des  Vers,  les 
autres,  celle  des  Mollusques. 

On  voit  que  dans  ce  brillant  résumé,  M.  de  Quatrefages  ne  dit 
pas  un  mot  de  M.  de  Mortillet,  l'inventeur  de  l'anthropopithèque. 

Pour  M.  de  Quatrefages,  la  doctrine  du  transformisme  est  fon- 
damentalement inacceptable  et  aujourd'hui,  en  effet,  ce  mot  a  une 
signification  bien  vague.  On  ne  peut  mieux  le  comparer  sous  ce 
rapport  qu'à  celui  de  protestantisme,  et  un  Bossuet  scientifique 
pourrait  écrire  une  nouvelle  Histoire  des  variatio?is. 

Au  reste,  quels  sont  les  arguments  invoqués  en  faveur  du  trans- 
formisme. Quand  on  descend  au  fond  des  choses,  on  ne  trouve,  nous 
dit  encore  M.  de  Quatrefages,  que  la  conviction  personnelle,  la 
possibilité,  l'accident,  l'inconnu.  «  Eh  bien  !  ajoute-t-il,  en  physique, 
en  chimie,  en  physiologie,  admettrait-on  ces  appels  comme  preuves? 
Vous  savez  bien  que  non.  Un  anthropologiste  a  donc  le  droit  de  ne 
pas  les  accepter,  voilà  pourquoi  je  les  récuse.  »  (Revue  scientifique^ 
23  août  1890,  p.  232.) 

Nous  appelons  sur  ces  réflexions  l'attention  des  futurs  membres 
du  prochain  congrès  scientifique  international  des  catholiques. 

«  Il  est  un  autre  mode  d'argumentation  que  je  repousse  égale- 
ment, ajoute  M.  de  Quatrefages.  Parmi  les  hommes  éminents  que 
j'ai  eu  le  bonheur  de  combattre,  il  en  est  qui  invoquent  à  l'appui 


CHRONIQUE   SCIENTIFIQUE  109 

lie  leurs  théories,  les  uns,  leurs  convictions  religieuses,  les  autres, 
ce  qu'on  appelle  la  libre  pensée.  Par  là  ils  portent  la  question  sur  le 
terrain  de  la  lutte  entre  le  dogme  et  certaines  philosophies ;  ils 
sortent  du  champ  de  la  science  qui  doit  rester  neutre  et  être  res- 
pectée. Le  rôle  du  savant  n'est  pas  de  se  mêler  aux  controverses. 
8a  tâche  est  de  mettre  aux  mains  des  adversaires  la  vérité  sclen- 
tique.  A  eux  de  la  concilier  avec  leurs  croyances  religieuses  ou 
philosophiques. 

«  L'homme  de  science  a  un  autre  devoir  à  remplir.  Quand  il  ne 
peut  expliquer  un  phénomène,  il  doit  l'avouer  franchement.  Voilà 
pourquoi,  au  sujet  de  l'origine  des  espèces,  j'ai  dû  dire  souvent  : 
Je  ne  sais  pas.  Mais  ji:^  ne  répéterai  pas  pour  cela  le  mot  désespéré  de 
Dubois  Reymond.  L'éminent  physiologiste  termine  un  de  ses  discours 
en  disant  :  Ignorabimus!  Nous  ignorerons  à  jamais  !  Je  u)e  borne  à 
dire  :  Ignoramusl  Nous  ignorons  pour  le  moment.  Qui  donc,  en 
présence  des  merveilleux  progrès  accomplis  dans  ce  siècle,  peut 
s'arroger  le  droit  d'assigner  des  limites  au  savoir  de  l'avenir? 

«  Toutçfois  bien  qu'étant  hors  d'état  d'expliquer  un  fait,  le  savant 
peut  souvent  reconnaître  la  fausseté  des  explications  données  par  des 
confrères  plus  hardis.  Mais  il  doit  combattre  l'erreur  avec  d'autant 
plus  de  persévérance  qu'elle  est  plus  séduisante  et  qu'elle  a  entraîné 
un  plus  grand  nombre  d'esprits.  Voilà  pourquoi  j'ai  combattu  et 
combattrai  encore  les  théories  transformistes.  »  {Op.  cit.) 

S'il  combat  les  doctrines.  M,  de  Quatrefages  n'en  rend  pas  moins 
justice  aux  savants  qui,  par  leurs  travaux  en  dirigeant  la  science 
sur  une  voie  qu'il  croit  fausse,  donneront  ou  ont  donné  une  impul- 
sion puissante  à  l'histoire  naturelle,  suscité  et  provoqué  les  recher- 
ches de  toutes  parts.  11  cite  en  particulier  M.  Garl  Vogt  et  M.  Gaudry, 
qui,  sans  cesser  d'être  transformistes,  ont  également  senti  la  néces- 
sité de  substituer  la  réalité  aux  a  priori  et  aux  rêves. 

C'est  ce  passage  qui  nous  amène  à  parler  plus  longuement  du 
beau  livre  de  -Al.  Gaudry,  que  nous  avons  signalé  dans  notre  dernière 
chronique  :  les  Enchaînements  du  monde  animal  dans  les  temps 
géologiques.,  Fossiles  secondaires  (in-8%  F.  Savy,  éditeur). 

M.  Gaudry,  professeur  de  paléontologie  au  Muséum  d'histoire 
naturelle,  écrit  comme  il  enseigne,  c'est-à-dire  avec  une  clarté 
intéressante,  poétisant  la  nature  et  en  tirant  des  sentiments  qui 
élèvent  son  âme  et  son  intelligence  vers  Dieu,  qui  a  fait  la  nature 
charmante,  nous  dit-il.  Il  est  transformiste,  c'est-à-dire  qu'il  admet 


170  REVUE   DU  MONDE  CATHOLIQUE 

que  les  groupes  dérivent  les  uns  des  autres,  mais  il  n'y  met  pas 
d'acrimonie  ni  d'insistance.  Quand  il  n'a  plus  de  fil  conducteur,  il 
le  dit  franchement  et  il  passe  à  un  autre  groupe.  Voilà  pourquoi  la 
lecture  de  ses  ouvrages  très  scientifiques  est  si  intéressante,  non 
seulement  pour  le  vrai  savant,  mais  encore  pour  celui  qui  désire 
voir  clair  dans  toutes  ces  hypothèses  transformistes.  Nul  plus  que  lui 
n'a  contribué  à  la  recherche  des  affinités  entre  les  animaux  fossiles 
et  vivants.  Il  applique  dans  ce  nouvel  ouvrage  la  marche  qu'il  avait 
déjà  suivie  dans  les  deux  volumes  précédents  consacrés  aux  fossiles 
primaires  et  aux  Mammifères  tertiaires. 

Après  les  différentes  divisions  adoptées  par  les  auteurs  pour  les 
études  des  formations  secondaires  qui  comprennent  le  trias,  le  juras- 
sique et  le  crétacé,  il  aborde  la  série  animale  en  commençant  par 
les  forammifères  dont  les  différenciations  suivant  l'âge  et  le  milieu 
prêtent  beaucoup  aux  considérations  transformistes,  puisqu'on  a  cru 
y  voir  non  seulement  des  passages  entre  les  genres  et  entre  les 
ordres,  mais  même  entre  les  classes  et  les  embranchements.  Malheu- 
reusement, la  supposition  et  la  possibilité  jouent  toujours  le  rôle 
d'arguments  principaux  dans  ces  considérations  qui  sont  très  inté- 
ressantes, quand  on  cherche  à  trouver  les  ressemblances  entre  les 
êtres,  mais  qui  n'expriment  plus  la  réalité  quand  on  veut  faire  des- 
cendre ces  êires  les  uns  des  autres.  Qu'on  en  juge  par  la  citation  sui- 
vante où  nous  avons  souligné  quelques  mots  :  «  Cela  nous  explique 
pourquoi  les  naturalistes  ont,  au  début  de  l'étude  des  forammifères, 
considéré  ces  animaux  comme  des  mollusques  microscopiques.  On  a 
reproché  à  d'Orbigny  d'avoir  partagé  cette  croyance  dans  son  pre- 
mier ouvrage  sur  les  forammifères,  alors  que  Dujardin  n'avait  pas 
encore  publié  ses  remarquables  observations.  Je  me  demande  si 
l'erreur  a  été  aussi  grande  qu'on  le  suppose  généralement.  Les  êtres, 
même  les  plus  élevés,  ont  commencé  par  êtie  dans  un  état  analogue 
à  celui  des  forammifères,  puisqu'il  y  a  eu  un  moment  où  ils  n'étaient 
encore  qu'une  sarcode.  Ne  pourraù-on  suppose?^  que,  parmi  les 
animaux  inférieurs,  quelques-uns  ont  eu  leur  sarcode  frappée  d'un 
arrêt  de  développement  et  sont  restés  forammifères,  tandis  que 
d'autras  se  sont  successivement  développés  au  point  de  devenir  des 
mollusques.  La  substance  minérale,  qui  est  d'un  caractère  moins 
élevé  que  la  substance  organique,  n'aurait  pas  été  également  frappée 
d'un  arrêt  de  développement  chez  les  forammifères  et  ainsi  ces 
animaux  auraient  eu  des  coquilles  analogues  à  celles  des  mollusques. 


CHRONIQUE   SGIEîSTIFIQUE  171 

'<  Ce  qui  ■axentraîne  vers  cette  hypothèse,  c'est  (\\i  entrevoyant 
dans  la  nature  l'idée  d'unité  et  ne  trounant  guère  de  passages  entre 
les  classes  d'un  même  embianchenaent,  je  les  cherche  entre  les 
classes  d'embranchements  différents.  Quoique  les  gastropodes  et  les 
céphalopodes  soient  également  des  mollusques,  il  m'en  coiiterait 
moins  au  point  de  vue  embryogénique  de  supposer  un  gastropode 
ayant  pour  lointain  ancêtre  un  forammifère,  que  de  le  supposer 
devenant  céphalopode.  » 

Puis,  au  bas  de  la  page,  une  note  pour  démontrer  l'invraisemblance 
de  l'hypothèse. 

Passons  sur  les  cœlentérés  pour  arriver  aux  échinodermes  qui, 
sous  la  forme  d'Oursins,  ont  été  très  nombreux  dans  les  temps 
secondaires,  si  nombreux  même  que  leur  distribution  en  genres 
et  en  espèces  esi.  très  difficile  et  que  les  auteurs  ne  sont  pas  toujours 
d'accord  sur  la  classification.  D'où  l'auteur  cherche  naturellement  à 
conclure  que  les  espèces  ne  sont  pas  bien  distinctes  des  variétés. 
C'est  là  un  vieil  argument  valable  contre  la  fixité  absolue  des  espèces, 
mais  il  n'a  plus  de  valeur  quand  on  observe  la  nature  et  qu'on  voit 
les  espèces  varier  dans  certaines  hmites.  Qu'y  a-t-il  d'étonnant  que 
pour  des  es{)èces  fossiles  il  y  ait  quelquefois  doute  pour  savoir  si  tel 
échantillon  est  réellement  une  espèce  ou  une  variété,  quand,  pour 
résoudre  une  semblable  question  avec  un  être  vivant,  on  est  obligé 
de  multiplier  les  observations  dans  différents  lieux  et  à  différentes 
époques  et  même,  quand  on  le  peut,  de  recourir  à  l'expérimentation. 

Nous  recommanderons  tout  particulièrement  le  chapitre  des  Mol- 
lusques, car  les  nombreuses  figures  qui  leur  sont  consacrées  permet- 
tent de  se  rendre  compte  des  formes  si  multiples  qu'ont  revêtues 
les  Ammonitidés  et  les  Bélemnitidés,  alors  à  l'apogée  de  leur  déve- 
loppement et  aujourd'hui  disparus. 

Arrivons  aux  reptiles  secondaires,  dont  l'étude  est  si  importante, 
qu'un  naturaliste  qui  ne  connaîtrait  que  les  reptil  s  vivants  n'aurait 
qu'une  idée  incomplète  de  cette  classe,  tellement  les  formes  paléon- 
tologiques  ont  été  nombreuses,  étranges  et  gigantesques.  Il  faut  lire 
ce  qui  concerne  les  Labyrinithodontes  si  nombreux  au  musée  de 
Stuttgard,  les  Thériodontes,  les  Ichthyosauriens,  les  Simosauriens, 
les  iMosasauriens,  les  gigantesques  Dinosauriens,  dont  le  squelette 
a  tant  de  rapports  avec  celui  des  oiseaux,  les  Ptérosauriens  ou 
reptiles  volants,  les  Téléosauriens,  etc.,  etc. 

Plusieurs  de  ces  animaux  avaient  des  dimensions  gigantesques,  et 


17*2  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

l'étude  des  formes  si  variables  de  leur  squelette  est  des  plus 
intéressantes. 

On  n'a  pas  encore  rencontré  un  cjrand  nombre  de  débris  d'oi- 
seaux, de  sorte  que  leur  étude  est  loin  d'être  complète,  mais  nous 
nous  reprocherions  de  ne  pas  mentionner  VArchœopferix  lithocjra- 
■phica  trouvé  à  Solenhofen,  à  cause  des  arguments  qu'il  a  fournis 
aux  transformistes.  Cet  animal  avait  le  corps  couvert  de  plumes 
comme  un  oiseau,  mais  sa  mâchoire  portait  des  dents.  Les  métacar- 
piens des  membres  antérieurs  failes)  n'étaient  pas  soudés;  le  méta- 
carpien interne  soutenait  deux  phalanges,  celai  du  milieu,  trois,  et 
l'externe,  quatre.  La  dernière  phalange  de  chaque  doigt  était 
mobile  et  en  forme  de  griffe,  de  sorte  que  les  mains  servaient  à 
saisir  comme  chez  les  reptiles,  en  même  temps  qu'elles  servaient 
au  vol,  comme  chez  les  oiseaux  actuels.  Les  trois  os  :  ilion,  pubis 
et  ischion,  soudés  aujourd'hui  chez  les  oiseaux  adultes  pour  former 
l'os  coxal,  sont  distincts  chez  \ Archœopteryx.  Le  corps  de  cet 
oiseau  étrange  se  terminait  par  une  longue  queue  garnie  d'une 
rangée  de  plumes  de  chaque  côté.  Les  vertèbres  étaient  biconcaves, 
les  côtes  étaient  dépourvues  d'apophyses  récurrentes  et  le  péroné 
était  placé  au-devant  du  tibia  à  son  extrémité  inférieure  ou,  comme 
on  dit  maintenant,  à  sa  partie  distale.  Il  s'ensuit  que  X Archseop- 
teryx  présente  des  affinités  avec  les  retitiles,  surtout  avec  les  Dino- 
.sauriens  et  que  son  squelette  affecte  des  caractères  embryonnaires, 
c'.est-à-dire  des  caractèi'es  semblables  à  ceux  qu'on  observe  dans  les 
oiseaux  actuels,  à  un  âge  peu  avancé  de  leur  évolution.  Il  a  aussi 
plusieurs  rapports  avec  les  autruches  actuelles. 

Les  mammifères  secondaires  sont  peu  nombreux,  ceux  dont  on  a 
trouvé  les  restes  fossiles  appartiennent  à  l'ordre  des  marsupiaux. 

Nous  ne  suivrons  pas  .Vî.  Gaudry  dans  son  magnifique  résumé.  Il 
faut  lire  ce  livre  qui  sue  le  transformisme  par  tous  ses  pores,  mais 
qui  ne  présente  au  lecteur  attentif  qu'une  savante  et  consciencieuse 
recherche  des  aflinités  des  animaux  fossiles  avec  ceux  qui  peuplent 
aujourd'hui  la  terre. 

D^  Tison, 

Mélecin  en  chef  de  r/iôpi'.al  Saint-Joseph. 


mOKIQUE    GEREllALE 


30  septembre. 

C'est  le  mal  de  notre  société  politique  d'être  régie  par  le  suffrage 
universel.  Tout  ce  qui  touche  à  l'exercice  du  pouvoir,  au  gouver- 
nement, aux  lois,  y  devient  nécessairement  affaire  de  manœuvres 
et  d'intrigues,  lesquelles  ont  pour  objet  de  s'assurer  la  majorité. 
Les  principes  ne  sont  rien,  les  droits  ne  comptent  pas,  puisque  tout 
dépend  du  plus  grand  nombre.  Il  n'y  a  plus  qu'une  chose  :  avoir  la 
majorité  pour  s'en  servir  selon  ses  intérêts.  En  matière  d'élections, 
les  conservateurs  sont  donc  obligés  d'avoir  recours  aux  mêmes 
moyens  que  les  répubhcains;  ils  doivent,  comme  eux,  se  servir  du 
suffrage  universel,  en  vue  du  succès,  afin  de  n'être  pas  livrés  à  la 
merci  de  leurs  adversaires  politiques  et  de  pouvoir  sauvegarder  les 
intérêts  essentiels  de  la  société.  C'est  la  raison  de  toutes  ces  com- 
promissions et  tactiques  électorales  qui  se  reproduisent  plus  ou 
moins  chaque  fois  qu'il  s'agit  de  voter. 

A  les  juger  en  elles-mêmes,  elles  seraient  fâcheuses,  indignes 
des  principes  que  les  conservateurs  représentent,  compromettantes 
pour  la  dignité  de  leurs  auteurs  et  la  cause  qu'ils  servent.  Mais, 
en  fait,  avec  un  régime  fondé  sur  la  souveraineté  du  peuple,  avec 
l'obligation  de  se  servir  du  suffrage  universel  comme  d'un  instru- 
ment nécessaire,  sans  lequel  on  serait  réduit  à  n'exercer  aucun 
droit,  à  n'avoir  aucune  part  aux  affaires,  il  faut  bien  s'y  prendre  de 
manière  à  s'assurer  l'avantage  au  jeu  politique.  Est-ce  là  une 
honteuse  forfaiture,  une  étrange  contradiction  ou  une  inconséquence 
injustifiable?  Non,  c'est  simplement  de  la  tactique. 

Il  ne  s'agit  pas  d'honneur  et  de  principe  avec  le  suffrage  universel. 


17/i  P.ETUE    DU    BIOMDE   CATHOLIQUE 

il  s'agit  de  succès.  Le  tout  est  de  l'emporter  aux  élections,  en  vue 
du  bien,  fut-ce  au  prix  d'alliances,  de  marchés  que  désavouerait 
une  conscience  politique  établie  sur  des  principes  absolus.  Des 
compromis,  des  accords  de  ce  genre,  il  y  en  a  toujours  eu. 

Pour  les  condamner,  il  faudrait  condamner  le  suffrage  universel 
lui-même  et  non  seulement  en  droit,  ce  que  doivent  faire  les 
royalistes  fidèles  au  principe  de  la  légitimité  et  les  catholiques 
soumis  à  la  doctrine  de  l'Église,  mais  aussi  en  fait,  comme  moyen 
obligatoire  de  participer  à  la  chose  publique.  Il  faudrait  réprouver 
même  tous  les  procédés  de  propagande  et  d'action  mis  nécessaire- 
ment en  œuvre  pour  gagner  les  suffrages  populaires. 

Au  fond  on  ne  voit  pas  autre  chose  qu'un  compromis  électoral 
dans  les  affaires  du  «  boulangisme  »  si  bruyamment  jetées  en  pâture 
à  la  curiosité  publique  en  ces  derniers  temps.  Toutes  ces  prétendues 
révélations,  qui  n'ont  rien  appris  de  nouveau  que  des  détails,  plus 
ou  moins  authentiques,  montrent  simplement  qu'il  y  a  eu,  à  un  cer- 
tain moment,  des  pourparlers,  des  transactions,  une  certaine  entente 
entre  quelques-uns  des  représentants  de  la  cause  royaliste  ou  des 
chefs  parlementaires  du  parti  conservateur  et  les  agents  du  géné- 
ral Boulanger.  Qu'aux  négociations  se  soient  mêlées  des  intrigues, 
que  des  ambitions  personnelles,  des  convoitises  privées  aient  trouvé 
l'occasion  de  se  faire  jour  à  travers  les  intérêts  généraux,  qu'il  y  ait 
eu  des  démarches  obliques,  des  entrevues  quelque  peu  suspectes, 
des  équivoques  plus  habiles  que  loyaux,  des  marchés  d'argent  plus 
ou  moins  avouables  :  ce  sont  là  les  conséquences,  en  quelque  sorte 
inévitables,  de  ces  sortes  d'accords  où  il  y  a  des  concours  à  obtenir, 
des  concessions  à  se  faire  de  part  et  d'autre,  des  intérêts  0|)posés  à 
concilier. 

Est-il  vrai  que  certains  aient  joué  un  rôle  incompatible  avec  la 
dignité  de  caractère  que  l'on  voudrait  toujours  trouver  chez  les 
représentants  de  la  bonne  cause?  Est-il  vrai  que  les  conservateurs 
ne  sortent  pas  intacts  de  l'aventure  boulangiste?  Ce  n'est  pas  des 
individus  ni  de  leurs  procédés,  ni  de  leurs  calculs  personnels  qu'il 
faut  s'occuper,  mais  du  but  qu'on  poursuivait.  Assurément,  le  but 
était  légitime.  Royalistes  et  catholiques  n'ont  cherché  dans  l'entente 
avec  le  général  Boulanger  qu'un  moyen  de  l'emporter  aux  élections 
contre  les  républicains,  contre  les  hommes  qui  détiennent  le  pouvoir 
depuis  quinze  ans  et  qui  sont  encore  plus  les  ennemis  de  la  France 
qu'ils  ne  sont  les  adversaires  du  parti  conservateur.  Oui,  il  y  a  eu 


CHRONIQUE   GENERALE  1  / 'ù 

collaboration  entre  le  comité  républicain  national,  qui  représentait 
l'action  boulangiste,  et  le  comité  des  droites;  oui,  les  conservateurs 
et  les  républicains  révisionnistes  ont  conclu  un  certain  accord  pour 
arriver  à  la  révision  de  la  constitution,  qui  était  alors  le  but  pour- 
suivi en  commun.  Cela,  en  vérité,  n'était  pas  un  secret.  La  publi- 
cation ues  Coulisses  du  houlangisme  n'a  rien  appris  de  nouveau  à 
cet  égard. 

Évidemmeni,  à  droite  comme  à  gauche,  on  a  cherché  à  bénéficier 
de  la  popularité  du  général  Boulanger;  on  a  voulu  profiter  du  cou- 
rant qui  le  portait  au  pouvoir  pour  susciter  un  mouvement  électoral 
contre  la  république  opportuniste  et  parlementaire;  on  a  compté  se 
servir  de  lui  pour  se  débarrasser  d'un  régime  devenu  à  charge  à  la 
meilleure  partie  du  pays.  Il  est,  dès  lors,  assez  naturel  que  cet 
accord  plus  ou  moins  explicite  entre  entre  les  deux  comités  électo- 
raux ait  eu  pour  résultat  la  mise  en  commun  des  ressources  morales 
et  matérielles  qu'on  emploie  communément  dans  les  élections. 
Argent  dépensé,  propagande  par  la  parole  et  par  la  plume,  action 
des  comités  locaux  et  des  journaux  :  tout  cela,  c'est  de  l'ordinaire; 
il  n'y  a  eu  là  ni  plus  de  manœuvres,  ni  plus  de  corruption  que 
d'habitude. 

Ce  qui  ressort  le  plus  clairement  de  l'aventure  boulangiste,  c'est 
la  misère  de  notre  situation.  Il  faut  que  la  France  soit  bien  désor- 
ganisée, bien  abandonnée  au  hasard  pour  qu'un  personnage  comme 
le  général  Boulanger  ait  surgi  tout  à  coup  avec  une  telle  popularité, 
et  qu'il  ait  paru  cà  la  fois  aux  républicains  révisionnistes  et  aux 
conservateurs  royalistes  et  catholiques,  comme  le  seul  homme 
capable  de  faire  sortir  le  pays  de  la  crise  politique  où  il  se  débat 
depuis  si  longtemps  déjà,  et  de  le  conduire  à  une  solution.  Des  deux 
côtés,  on  a  cru  qu'il  était  capable,  une  fois  rendu  maître  des  événe- 
ments parla  consécration  populaire,  soit  de  provoquer  une  restau- 
ration royaliste  ou  bonapartiste,  en  faveur  des  princes  prétendants, 
soit  d'établir  une  autre  sorte  de  république,  dont  il  eût  été  le  prési- 
dent. Ce  qui  donne  un  air  d'intrigue  à  l'alliance  électorale  des 
conseivateurs  et  des  boulangistes,  ce  sont  les  démarches  parallèles 
faites,  de  part  et  d'autre,  auprès  du  général  Boulanger  pour  se  le 
rendre  favorable;  ce  sont  les  compétitions  simultanées  qui  mettaient 
Monsieur  le  comte  de  Paris  en  présence  du  prince  Napoléon;  ce  sont 
les  combinaisons  inconciliables  proposées  à  la  fois,  les  promesses 
contradictoires  faites  ou  obtenues  de  chaque  côté,  les  intempérances 


176  r.EVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

des  officieux  et  des  intrigants,  qui  auraient  été  jusqu'à  compromettre 
la  personne  même  du  chef  de  l'Église  dans  l'aventure  boulangiste. 

Toutes  ces  divulgations  bruyantes,  plus  ou  moins  vraies,  n'ont 
pris,  il  faut  bien  le  dire,  de  l'importance  et  n'ont  ému  l'opinion, 
que  par  suite  de  l'échec  de  l'entreprise  et,  surtout,  du  discrédit  dans 
lef|uel  est  tombé  le  condamné  de  l;i  Haute-Cour  de  justice.  Le  succès 
n'eùt-il  pas  fait  paraître  habile  tout  ce  que  l'on  considère  aujourd'hui 
comme  une  maladresse  et  comme  une  compromission  dont  il  semble 
que  les  honnêtes  gens  n'aient  plus  qu'à  avoir  honte?  C'est  la  faute 
de  notre  état  si  troublé  de  réduire  les  hommes  de  bonne  volonté  à 
des  démarches,  à  des  lôles  parfois  indignes  de  grands  caractères. 
Aujourd'hui,  on  reconnaît  qu'on  a  eu  tort  de  croire  à  Boulanger  et, 
surtout,  de  contracter  avec  lui  des  compromis  où  la  sincérité  faisait 
quehjue  peu  défaut.  Mais,  vraiment,  les  élections  pouvaient-elles  se 
faire  contre  la  république,  sans  le  concours  de  toutes  les  oppositions, 
de  toutes  les  résistances,  que  le  général  Boulanger  résumait  en  sa 
personne,  parce  qu'il  paraissait  le  seul  instrument  possible  de  des- 
truction? On  ne  peut  mèiue  pas  dire  que  les  ciiefs  des  groupes  de 
la  droite,  qui  ont  négocié  les  conditions  d'une  action  en  commun, 
ont  eu  le  tort  de  manquer  de  discernement  en  se  trompant  sur  le 
compte  du  général  Boulanger.  Il  n'y  avait  pas  alors  à  juger  la  valeur 
réelle  du  personnage;  pour  les  élections,  il  valait  ce  que  les  circons- 
tances, ce  que  l'opinion  l'avaient  fait.  Or,  personne  plus  que  lui, 
alors,  n'était  capable  de  décider  du  succès,  parce  que,  avec  sa 
situation  morale,  consacrée  par  une  série  de  succès  électoraux,  il 
représentait  la  délivrance  aux  yeux  de  tous  ceux  qui  attendaient  la 
fin  du  régime  actuel.  Autour  de  lui  devaient  se  grouper,  naturelle- 
ment, tous  les  mécontents,  tous  les  opposants,  et  l'on  pouvait  croire 
que  la  majorité  se  trouverait  de  ce  côté.  11  s'en  est  fallu  de  peu,  du 
reste,  que  l'événement  ne  répondît  k  l'attente.  Et  qui  sait  si  le  résul- 
tat n'eût  pas  été  tout  autre,  sans  les  corruptions  et  les  fraudes 
auxquelles  le  gouvernement  et  ses  candidats  ont  eu  recours  avant  et 
après  le  scrutin? 

C'est  la  perspective  de  ce  résultat  qui  avait  décidé  le  parti  roya- 
liste, ou,  du  moins,  une  fraction  notable  de  ce  parti,  sur  les 
conseils  de  Monsieur  le  comte  de  Paris,  à  s'unir  aux  amis  du  général 
Boulanger  pour  mener  d'accord  la  campagne  contre  le  gouverne- 
ment républicain.  Le  prince  s'en  est  expliqué  franchement  dans  la 
lettre  qu'il  vient  d'adresser  à  M.  Bocher.  Loin  de  nier  la  part  prise 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  177 

par  lui  dans  l'action  électorale  commune,  il  déclare  avoir  voulu,  en 
cela,  servir  la  cause  monarchique.  Il  ne  regrette  pas  de  s'èire  servi 
des  armes  que  la  république  elle-même  lui  fournissait  pour  la  com- 
battre et  pour  diviser  les  républicains.  Et,  comme  le  dit  le  prince, 
le  trouble  de  ceux-ci  avant  les  élections,  leurs  violences  après,  mon- 
trent qu'elles  eussent  été  les  conséquences  du  succès. 

Oui,  le  succès  remporté  en  commun  eût  ébranlé  le  régime  actuel 
et  porté  un  coup  profond  au  parti  républicain,  aujourd'hui  au  pou- 
voir. Mais  n'y  avait-il  pas,  du  côté  des  royalistes,  (|uelque  illusion 
sur  les  suites  de  cet  avantage?  Monsieur  le  comte  de  Paris  reven- 
dique hautement,  dans  la  lettre  à  M.  Bocher,  le  devoir  de  ne  négliger 
aucune  occasion  de  préparer  le  triomphe  de  la  monarchie.  C'est 
parler  en  vrai  chef  de  parti.  Mais  le  résultat  eùt-il  répondu  aux 
espérances  ? 

Le  défaut  de  l'alliance  des  conservateurs  et  des  boulangistes, 
défaut  irrémédiable,  c'est  qu'elle  ne  pouvait  aller  au-delà  d'une 
victoire  électorale  et  du  vote  de  la  révision,  qui  en  eût  été  la  consé- 
quence. Elle  ne  pouvait  amener  un  changement,  à  l'amiable,  de 
gouvernement.  On  s'engageait  donc  sur  l'inconnu  avec  Boulanger. 
Car  qu'eût-il  fait  au  lendemain  de  la  victoire?  Chacun  des  paitis, 
après  avoir  compté  sur  lui,  n'aurait-il  pas  été  dupe  de  ses  illusions? 
Et,  finalement,  le  général  Boulanger  n'aurait-il  pas  gardé  pour  lui 
le  pouvoir  que  le  suffrage  universel  aurait  mis  aveuglément  dans  ses 
mains? 

Ce  pouvoir  suprême,  il  est  bien  tentant.  Si  on  ne  l'eût  pas  déjà 
su,  on  l'aurait  appris  par  la  seconde  partie  des  révélations  boulan- 
gistes, qui  concerne  les  républicains.  Elle  est  bien  curieuse  celle-là. 
Oh!  les  purs,  les  désintéressés,  les  incorruptibles!  Ceux  qui  accu- 
sent le  général  Boulanger  et  ses  amis  et  ses  alliés  de  conspiration 
ont  été  les  premiers  à  conspirer.  Ce  que  l'on  a  appelé  bien  pompeu- 
sement «  la  nuit  historique  »  est  l'épisode  marquant  des  manœu- 
vres et  des  intrigues  auxquelles  se  sont  livrés  les  chefs  du  parti  à 
l'époque  où  les  scandales  de  l'Elysée  obligèrent  M.  Grévy  à  se 
retirer.  Il  y  eut  un  véritable  complot  pour  empêcher  M.  Jules  Ferry 
de  lui  succéder.  On  le  connaissait;  mais  le  plus  plaisant,  c'est  le  rôle 
de  M.  de  Freycinet  et  de  M.  Floquet  qui,  se  croyant  sûrs  l'un  et 
l'autre  d'être  élus  à  la  présidence  de  la  république,  ne  voulurent 
pas  d'abord  se  prêter  aux  combinaisons  des  radicaux  et  faillirent, 
en  maintenant  leur  candidature,  empêcher  le  plan  de  réussir.  Ils 

I**"   O.TOUR"   (.N°   88).    4«    SÉRIE.    T.    XXIY.  12 


178  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

voubiient  modestement,  tous  deux,  être  chef  de  l'État  et  chacun 
attendait,  du  patiiotisme  de  l'autre,  qu'il  se  désistât. 

Après  tout  le  bruit  fait  au  sujet  de  ces  révélations,  la  rentrée  des 
Chambres,  qui  pamît  décidément  fixée  au  20  octobre,  s'annonce 
comme  devant  être  assez  orageuse.  Les  plus  ardents  ne  parlaient 
de  rien  moins  que  de  recommencer  le  procès  de  la  Haute-Cour 
de  justice  en  y  impliquant  les  chefs  du  parti  monarchique  et 
conservateur,  et  peut-être  Monsieur  le  comte  de  Paris  lui-même. 
Les  habiles  ne  sont  pas  sans  reconnaître  l'inconvénient  qu'il  y 
aurait  à  ro'ivrlr  des  débats  aussi  passionnés  qui,  cette  fois, 
seraient  contradictoires  et  amèneneraient  d'étranges  contre-révéla- 
tions. -Ni  les  opportunistes,  ni  les  radicaux  ne  sont  assez  innocents 
pour  affronter  la  lumière  d'un  procès  où  figureraient  d'aussi  hono- 
rables personnages  que  les  membres  du  Comité  de  la  droite. 
MM.  de  Freycinet,  Floquet,  Clemenceau  et  les  autres  ne  gagne- 
raient rien  à  s'exposer  à  voir  leur  conduite  mise  au  jour.  Mais 
empêchera-t-on  les  interpellations  de  partir  d'un  côté  ou  de  l'autre? 
M.  Constans  sera-t-il  assez  habile  et  assez  fort  pour  retenir  des 
intransigeants  avides  de  scandales  et  de  bruit? 

On  parle  de  bien  d'autres  interpellations  qui,  selon  les  uns, 
mettraient  l'existence  du  ministère  en  péril  et  selon  les  autres,  au 
contraire,  la  consolideraient. 

L'existence  du  ministère  est,  comme  tout  ce  qui  lient  à  notre 
situation,  précaire  et  incertaine.  Un  mois,  huit  jours  d'avance  on 
ne  saurait  dire  si  le  cabinet  durera  ou  s'il  succombera  aux  embarras 
de  sa  position.  Il  y  a  la  question  des  nouveaux  impôts  sur  les  con- 
grégations religieuses,  question  qui  passionne  les  journaux  radicaux, 
et  au  sujet  de  laquelle  M.  Brisson  somme  le  ministre  des  finances 
d'agir  au  plus  vite,  alors  que  M.  Rouvier  connaît,  mieux  que  per- 
sonne, les  difficultés  de  droit  et  de  fait  qui  s'opposent  à  l'exécution 
des  nouvelles  lois  de  1880  et  ISSli  dont  M.  Brisson  a  été  l'instiga- 
teur. Il  y  a  la  question  du  budget,  demeurée  en  suspens  et  dont  la 
so'ution  reste  aussi  difficile  qu'avant  les  vacances;  car  il  y  a  tou- 
jours les  13  minions  du  dégrèvement  de  la  propriété  non  bâtie  à 
trouver  et  l'équiUbre  à  réaliser.  La  plus  grosse  affaire  paraît  être 
celle  de  la  réfoime  électorale  du  Sénat.  A  l'approche  du  renouvel- 
lement triennal,  les  radicaux  ont  entrepris  de  réclamer  pour  la 
Haute-Chambre  l'élection  par  le  suffrage  universel.  Une  agitation 
est  commencée  dans  les  journaux  et  les  réunions  publiques.  Pourra- 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  179 

t-on  persister  à  méconnaître  les  droits  du  suffrage  universel,  le 
principe  de  l'égalité  d'origine  des  deux  Chambres?  Voilà  bien  des 
sujets  de  débat  et  des  causes  de  crise  qui  attendent  le  cabinet  de 
Freycinet. 

Mais  toutes  les  questions  politiques  du  moment  ne  sont  rien 
auprès  de  la  question  sociale  qui  domine  tout  aujourd'hui.  On  s'en 
occupe  partout.  Que  sortira-t-il  de  ce  vaste  mouvement  qui  agite  la 
fin  d'un  siècle  que  M.  Gladstone  aura  justement  appelé  le  siècle  des 
ouvriers?  Le  problème  de  la  condition  du  travail  est  mis  partout 
à  l'étude.  De  grosses  difficultés  de  principe  et  de  fait  surgissent 
dans  la  confusion  d'un  débat  qui  est,  à  vrai  dire,  beaucoup  moins 
d'ordre  théorique  que  piatique.  La  question  sociale  devrait  être 
résolue  par  les  faits  et  d'elle-même.  Il  est  aussi  absurde  de  vouloir 
créer  une  organisation  sociale  que  de  fabriquer  une  constitution 
politique.  Pour  qu'on  en  soit  arrivé  à  discuter  sur  les  conditions 
dans  lesquelles  doit  s'effectuer  le  travail,  il  faut  que  tout  soit  bien 
désorganisé  dans  la  société.  Et  c'est  là,  en  effet,  la  gravité  de  la 
situation.  On  n'agite  aujourd'hui  le  problème  social,  on  ne  discute 
des  théories  de  réforme  que  parce  que  l'ordre  normal  est  partout 
troublé,  et  qu'il  y  a  au  fond  de  tout  une  anarchie  universelle. 

La  question  sociale  ne  devrait  pas  en  être  une;  elle  n'en  est  pas 
moins  posée  et  il  faut  chercher  à  la  résoudre  de  quelque  manière. 
Mais  que  l'on  ne  s'y  trompe  pas,  la  question  sociale  est,  avant  tout, 
dans  les  conditions  où  elle  se  présente,  une  question  religieuse. 
C'est  à  juste  titre  que  l'Eglise  se  propose  comme  ayant  seule  la 
vraie  solution.  C'est  d'elle  que  viendront  principalement  les  lumières 
et  les  secours.  Elle  laisse  les  discussions  se  produire,  elle  encourage 
tous  les  efforts,  toutes  les  bonnes  volontés;  elle  offre  son  concours 
aux  gouvernements,  son  appui  aux  classes  ouvrières;  mais,  c'est  à 
elle  que  le  dernier  mot  appartient.  Quand  on  aura  discuté,  cherché, 
légiféré,  essayé,  fait  et  défait,  il  faudra  bien  en  venir  à  reconnaître 
que  la  question  était  plus  simple  qu'on  ne  croyait  et  qu'elle  consiste 
uniquement  dans  la  pratique  réciproque  des  devoirs  de  justice  et  de 
charité,  telle  que  l'entend  et  la  définit  souverainement  l'Eglise. 

En  attendant,  le  clergé  et  les  catholiques  prennent  part  acti- 
vement dans  tous  les  pays  à  l'étude  des  réformes  proposées  pour 
améliorer  la  condition  de  la  classe  ouvrière.  Le  congrès  interna- 
tional catholique  tenu  à  Liège  en  septembre  a  traité  cet  important 
sujet.  Les  lettres  d'encouragement  du  Souverain  Pontife,  les  lettres 


180  REVUE   DU  MONDE   CATHOLIQUE 

d'adhésion  des  prélats  les  plus  marquants  par  leur  rôle  social,  tels 
que  les  cardinaux  Manning,  Gibbons,  Mermillod,  la  présence 
d'évAques  les  plus  qualifiés  des  différentes  nations  et,  à  leur  tête, 
Mgr  Korum,  évêque  de  Trêves,  représentant  spécial  du  Saint- 
Siège,  le  concours  de  catholiques  notables  de  Belgique,  de  France, 
d'Allemagne,  d'Angleterre,  d'Italie,  d'Autriche,  de  Pologne,  don- 
naient une  importance  particulière  à  cette  assemblée. 

Une  question  aussi  complexe  que  la  question  ouvrière  ne  pouvait 
pas  être  agitée  dans  une  réunion  même  catholique  sans  mettre  en 
présence,  et  quelquefois  aux  prises,  les  deux  tendances,  les  deux 
systèmes  contraires  qui  se  disputent  l'avantage  de  la  résoudre  au 
mieux  des  intérêts  et  des  droits  réciproques  du  patron  et  des 
ouvriers.  Il  y  a,  en  effet,  la  théorie  de  ceux  qui  veulent  recourir  à 
l'État  pour  imposer  légalement  les  réformes  jugées  utiles  ou  néces- 
saires dans  le  régime  industriel,  et  la  théorie  de  ceux  qui  ne  deman- 
dent à  l'État  que  la  liberté  et  s'adressent  uniquement  à  l'initiative 
privée. 

Tandis  que  les  premiers  réclament  l'intervention  du  gouver- 
nement et  de  la  loi  dans  la  réglementation  du  travail,  les  seconds 
limitent  le  rôle  de  l'État  aux  mesures  d'ordre  général  et  de  protec- 
tion strictement  nécessaires.  D'après  les  uns,  il  appartiendrait  à 
l'État  de  régler  les  heures  et  de  déterminer  certaines  conditions 
limitatives  du  travail;  d'après  lesauires,  il  devrait  se  borner  seule- 
ment à  faire  disparaître  les  abus  criants,  manifestes,  des  mœurs 
industrielles,  tels  que  le  travail  de  trop  jeunes  enfants  et  le  travail 
de  nuit  dans  la  plupart  des  cas.  Ceux-ci  objectent  qu'il  n'y  a  aucune 
raison,  si  l'État  détermine  le  maximum  de  travail,  huit  heures  par 
jour  comme  on  le  voudrait  généralement  dans  le  monde  ouvrier, 
pour  qu'il  ne  détermine  pas  aussi  le  minimum  de  salaire,  vu  que 
la  question  de  la  journée  du  travail  et  celle  du  salaire  n'en  font 
qu'une  et  qu'elles  sont  toutes  deux  essentiellement  solidaires.  Or, 
l'intervention  de  l'État  dans  la  fixation  des  salaires,  c'est  une  ingé- 
rence en  matière  de  propriété.  Et  si  l'intérêt  commun  justifie, 
dit-on,  une  pareille  immixtion,  comment  refusera-t-on  à  l'État  le 
droit  de  s'ingérer  dans  les  questions  de  mariage  et  d'éducation  qui 
intéressent  aussi  le  bien  général?  On  en  arrive  donc  ainsi  à  la  pra- 
tique du  socialisme  et  au  despotisme  d'État  le  plus  absolu.  Car,  le 
principe  admis,  il  n'y  a  plus  de  droit  personnel  et  particulier  qui 
tienne  devant  l'Etat  et  la  raison  d'intérêt  général.  C'est  la  confusion 


CHRONIQUE    GÉNÉRALE  181 

sociale  la  plus  complète.  Les  droits  de  l'individu  et  de  la  famille 
préexistent  à  la  constitution  de  la  société  civile,  et  le  premier  devoir 
du  pouvoir  civil  ou  de  l'Etat  est  de  s'y  conformer,  de  les  respecter 
et  de  les  garantir.  Accorder  à  l'Etat  un  autre  pouvoir  que  celui  de 
protecteur  et  de  gardien  des  droits  préexistants,  c'est  lui  permettre 
de  se  substituer  à  l'individu,  à  la  famille,  à  l'Eglise. 

Les  adversaires  de  l'intervention  de  l'Etat  dans  les  questions 
d'ordre  intérieur  de  l'industrie  ne  méconnaissent  pas  pour  cela  les 
souffrances  de  la  classe  ouvrière  et  les  abus  dont  se  plaint  légiti- 
mement le  monde  du  travail;  mais  ils  demandent  le  remède  à 
l'initiative  privée,  moyennant  la  liberté  qui  permette  à  l'influence 
de  l'Eglise  de  s'exercer  auprès  des  patrons  et  des  ouvriers,  à 
l'action  individuelle  d'opérer  et  de  réaliser  par  l'association,  par 
l'entente,  par  la  propriété  corporative,  les  réformes  désirables  dans 
le  monde  du  travail.  La  seule  chose,  en  effet,  que  l'Etat  à  qui  on 
demande  de  tout  faire  n'ait  pas  encore  faite  et  qu'il  ne  fera  vraisem- 
blablement pas,  c'est  d'accorder  les  libertés  nécessaires,  les  libertés 
pratiques  de  droit  et  d'action,  à  la  faveur  desquelles  on  arriverait 
plus  vite  qu'avec  les  lois  à  une  meilleure  organisation  et  à  un  meil- 
leur régime  pour  la  classe  ouvrière. 

Du  reste,  il  ne  pouvait  y  avoir  de  dissentiment  entre  les  catho- 
du  Congrès  de  Liège  sur  le  rôle  légitime  de  l'État,  dans  la  mesure 
indiquée  plusieurs  fois  par  Léon  XIII.  Tout  le  monde  reconnaît  sa 
compétence  lorsqu^il  s'agit  de  la  santé,  de  la  dignité,  de  la  mora- 
lité, de  la  vie  domestique  de  l'ouvrier.  Et  ceux  qui  se  refusent  le 
plus  radicalement,  au  nom  des  principes,  à  admettre  une  législation 
d'Etat  en  matière  d'industrie,  reconnaissent  les  premiers  à  l'État 
des  attributions  de  haute  justice  et  de  haute  police  pour  la  sauve- 
garde et  la  protection  des  droits  de  l'ouvrier. 

Le  Congrès  de  Liège  a-t-il  été  au-delà  de  ila  juste  limite  dans  les 
vœux  qu'il  a  adoptés?  Cette  limite  est  bien  difficile  à  préciser,  car 
les  droits  que  l'on  peut  reconnaître  à  l'État  sont  eux-mêmes  assez 
mal  définis.  Partant  de  ce  principe,  admis  de  tous,  que  s'il  n'appar- 
tient pas  à  l'État  de  régler  directement  les  conditions  de  la  libre 
activité  de  l'homme,  il  lui  appartient  de  réprimer  les  abus  qui 
portent  atteinte  tant  à  la  santé  publique  qu'à  la  vie  de  famille,  le 
Congrès  a  déclaré  que  l'établissement,  par  convention  interna- 
tionale, d'une  limite  de  la  journée  normale  de  travail  à  l'usine, 
suivant  les  pays  et  les  industries,  est  désirable.  Le  Congrès  a  étendu 


182  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

ses  vœux  à  une  fixation  de  la  limite  d'âge  pour  l'admission  des 
enfants  dans  les  établissements  industriels,  à  l'interdiction  du  tra- 
vail de  nuit  pour  les  femmes  et  les  enfants  jusqu'à  dix-huit  ans,  à 
l'inadmission  des  femmes  dans  les  usines  pendant  un  laps  de  six 
semaines  après  leurs  couches.  Il  resterait  après  cela  à  traiter  du 
salaire  et  des  moyens  d'existence  pour  les  ouvriers,  qu'une  prohi- 
bition plus  ou  moins  étendue  prive  d'une  partie  nécess  lire  de  leur 
travail  et  c'est  là  qu'on  saisit  la  difficulté  et  le  danger  d'une  régle- 
mentation légale,  qui  devrait  avoir  pour  conséquence  un  système  de 
secours  et  de  subventions  de  l'État  aux  familles  ouvrières. 

Du  reste,  ces  réformes,  plus  ou  moins  opportunes  et  efficaces, 
dans  le  régime  industriel,  sont  donc  loin  de  contenir  la  solution  du 
problème  social  qui  s'est  posé  en  ce  siècle.  Il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement de  quelques  améliorations  dans  les  conditions  du  travail. 
Les  vœux,  les  revendications  de  la  classe  ouvrière  vont  bien  au-delà 
des  mesures  inspirées  par  la  philanthropie.  C'est  donc  une  organi- 
sation sociale  nouvelle  qui  se  prépare.  Dans  l'évolution  révolution- 
naire inaugurée  en  1789,  on  en  est  à  l'avènement  du  quatrième 
état.  La  démocratie  monte  et  grandit;  elle  a  fait  irruption  dans  le 
domaine  de  la  politique  et  de  là  elle  tend  à  une  transformation  de  la 
société.  Un  avenir  inconnu  s'annonce.  Comme  l'Église  le  proclame 
par  la  voix  de  son  chef  et  de  ses  évêques  les  plus  autorisés,  le 
teirible  problème  des  luttes  sociales  de  l'avenir  ne  peut  avoir  sa 
solution  que  dans  l'esprit  catholique  renouvelant  les  mœurs  de  toutes 
les  classes  et  vivifiant  toutes  les  institutions.  L'Église  seule  est 
capable  d'établir  et  de  faire  régner  dans  toutes  les  conditions 
sociales  la  justice,  la  paix  et  l'ordre. 

«  L'Église,  écrivait  au  Congrès  de  Liège,  l'illustre  cardinal  Mer- 
millud,  l'Église  marche  entre  deux  erreurs  :  la  violence  du  socialisme 
révolutionnaire  et  le  communisme  légal;  elle  ne  doit  accepter  ni  la 
révolte,  ni  la  statolâtrie.  Ce  qu'elle  demande,  c'est  d'avoir  sa 
liberté,  afin  d'aller  avec  toutes  ses  forces,  avec  ses  doctrines  et  ses 
dévouements  à  cette  dé.nocratie  du  travail,  bouillonnante  de  jeu- 
nesse et  de  vigueur,  peu  instruite  en  religion,  saturée  de  préven- 
tions, mais  qui  a  de  secrètes  a3[)irations  vers  les  lumières  évangé- 
liques  et  des  admirations  pour  l'héroïsme  des  vertus  qu'elle  croit 

sincères Les  origines  du  péril  social  sont  évidemment  dans  la 

négation  de  la  loi  naturelle,  qui  enseigne  et  consacre  les  droits  et 
es  devoirs  de  tous  et  de  chacun.  Il  y  a  des  fautes  à  réparer,  un 


CHRONIQUE    GÉNÉRALE  483 

immense  danger  à  éviter  et  la  réconciliation  sociale  à  obtenir.  Pour 
atteindre  ce  but,  ce  n'est  pas  trop  de  toutes  les  forces  vives  de  la 
société.  L'Église  n'abdiquera  pas  ce  devoir  maternel.  Délivrée  de 
ses  entraves,  elle  ira  au  peuple  travailleur,  comme  elle  est  allée 
aux  esclaves  antiques,  non  pas  pour  s'en  servir,  mais  pour  le  servir, 
pour  l'élever  à  toutes  les  noblesses  d'ici-bas  et  à  toutes  les  espé- 
rances du  ciel,  h 

Là,  en  effet,  est  la  solution  de  l'avenir.  Mais,  comme  le  proclame 
aussi  l'éminent  prélat,  «  la  liberté  de  l'Eglise,  l'indépendance  de 
son  Chef,  le  Vicaire  de  Jésus-Christ,  sont  les  conditions  essentielles 
pour  que  la  pacification  se  fasse.  » 

Un  vœu  tendant  à  l'adoption  de  l'arbitrage  pontifical,  en  matière 
de  conflits  économiques,  a  été  acclamé  au  Congrès  de  Liège.  Aucune 
autre  autorité  n'est  plus  capable  que  celle  du  Saint-Siège  de  main- 
tenir la  paix  sociale,  au  milieu  des  vives  compétitions  qui  éclateront 
de  toutes  parts,  en  maintenant  les  conditions  de  la  justice  et  en 
prescrivant  à  chacun  son  devoir  :  aux  patrons  «  de  considérer 
l'ouvrier  comme  un  frère,  d'adoucir  son  sort,  dans  les  limites  du 
possible,  par  des  règlements  équitables,  et  surtout  de  ne  se  départir 
jamais  à  son  égard  des  règles  de  la  justice  en  visant  à  des  profits 
et  à  des  gains  rapides  et  disproportionnés  »  ;  —  aux  ouvriers  «  de 
se  soumettre  avec  résignation  au  travail  et  à  ses  conséquences 
pénibles,  de  se  montrer  toujours  paisibles  et  respectueux  envers  les 
patrons  et  de  s'abstenir  de  tout  acte  capable  de  troubler  l'ordre  et  la 
tranquillité  »  ;  —  aux  pouvoirs  publics  «  d'intervenir  à  propos, 
lorsque,  dans  les  conditions  qui  règlent  le  travail  et  l'exercice  de 
l'industrie,  il  se  trouve  quelque  chose  qui  offense  la  moralité,  la 
justice,  la  dignité  humaine,  la  vie  domestique  de  l'ouvrier  )). 

Qui  sait  si  ce  n'est  pas  le  besoin  qu'aura  un  jour  le  monde  de  la 
Papauté  qui  la  fera  rétablir,  en  dépit  de  l'Italie,  dans  l'indépendance 
qui  lui  est  nécessaire  pour  l'exercice  de  sa  haute  mission  spirituelle? 
On  peut  dire  que  la  restauration  du  pouvoir  temporel  des  papes 
est  intimement  liée  à  la  question  sociale.  Les  vœux  du  Congrès  de 
Liège  ont  naturellement  abouti  à  farbitrage  international  du  Pape 
et,  par  cela  même,  au  rétablissement  de  sa  souveiaineté.  En  Alle- 
magne, au  Congrès  de  Coblentz,  qui  était  la  trente-septième  assem- 
blée annuelle  des  catholiques,  les  deux  questions  n'ont  pas  été  sé- 
parées non  plus.  Là  aussi,  après  de  nombreuses  résolutions  pour 
l'amélioration  du  sort  de  la  classe  ouvrière,  pour  la  reconstitution 


18i  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

du  foyer  domestique,  pour  l'apaisement  social,  une  motion  spéciale 
a  été  votée,  sur  l'initiative  de  l'illustre  chef  du  parti  catholique 
allemand,  M.  Windthorst,  pour  la  restauration  du  pouvoir  temporel 
de  la  Papauté  et  l'institution,  au  Vatican,  d'un  haut  tribunal  arbi- 
tral des  conflits  industriels. 

C'est  dans  le  mondt  du  travail  qu'il  est  le  plus  nécessaire  d'établir 
la  paix;  car  là  seront  les  grandes  luttes  de  l'avenir,  si  l'on  n'arrive 
pas  à  les  prévenir  par  une  meilleure  organisation  sociale.  En  poli- 
tique, nous  voyons  les  souverains  faire  de  réels  efforts  pour  main- 
tenir la  paix.  L'empereur  d'Allemagne  s'y  emploie  avec  un  zèle  que 
l'on  fmita  par  croire  sincère,  tant  il  est  actif.  Il  a  pris,  vis-à-vis  des 
puissances,  le  rôle  de  courtier  de  la  paix.  Démarches,  voyages, 
entrevues,  il  n'épargne  rien.  En  réalité,  le  jeune  empereur  ne  tra- 
vaille que  dans  son  intérêt.  Il  n'est  pas  le  prince  belliqueux  que 
l'on  supposait;  il  ne  veut  pas  la  guerre  pour  la  guerre,  il  ne  rêve 
pas  de  gloire  militaire  :  son  ambition  se  borne  à  conserver  l'empire 
qu'il  a  reçu  et  à  maintenir  la  suprématie  allemande  en  Europe.  C'est 
une  tâche  suffisante,  et  pour  laquelle  la  paix  lui  semble  justement 
préférable  à  la  guerre.  L'Allemagne  ne  cesse  pas  d'avoir  les  yeux 
sur  la  France,  et  elle  ne  suit  pas  sans  inquiétude,  d'un  côté,  les 
progrès  constants  de  notre  puissance  militaire,  que  les  grandes 
manœuvres  des  1^'  et  "1"  corps  d'armée  viennent  encore  d'attester, 
de  l'autre,  les  tendances  de  plus  en  plus  marquées  qui  rapprochent 
la  Russie  de  la  France.  11  y  a  là,  pour  elle,  un  sujet  constant  de 
souci,  uu  obstacle  à  la  réalisation  de  ce  plan  d'hégémonie  allemande, 
qui  semble  être  l'objectif  actuel  de  sa  politique. 

Peut-être  fenirevue  de  iNarva,  brusquement  écourtée,  n'a-t-elle 
pas  entièrement  satisfait  le  jeune  empereur  d'Allemagne.  En  quittant 
l'empereur  de  Russie,  Guillaume  IT  est  allé  au  camp  prussien  de 
Liegnitz  recevoir  la  visite  de  l'empereur  d'Autriche,  visite  qu'il  lui 
rendra  prochainement  à  Vienne.  Autrefois,  les  entrevues  de  souve- 
rains étaient  des  événements;  aujourd'hui,  elles  sont  de  politique 
courante.  Oîi  veut  en  venir  Guillaume  11  avec  cette  diplomatie 
ambulante?  Est-il  vrai  qu'il  s'agisse  de  réunir  un  congrès  européen, 
où  toutes  les  questions  pendantes  seraient  résolues  pacifiquement? 
On  a  bien  dit,  après  l'entrevue  de  Narva,  comme  on  ne  manque  pas 
de  le  répéter,  depuis  quelque  temps,  à  toute  occasion,  que  la  paix 
est  plus  assurée  que  jamais.  Est-ce  en  raison  de  l'espoir  que  l'on  a 
de  voir  les  difficultés  actuelles  terminées  à  l'amiable? 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  185 

Jusqu'à  présent,  le  résultat  de  la  triple  alliance,  qu'il  est  d'usage 
de  représenter  comme  la  garantie  la  plus  efficace  de  la  paix,  n'a  eu 
d'autre  effet  que  de  partager  l'Europe  en  deux,  en  opposant  à 
l'alliance  effective  de  l'Allemagne,  de  l'Autriche  et  de  l'Italie  l'union 
virtuelle  de  la  France  et  de  la  Russie.  Une  telle  politique  concourt 
aussi  bien  h  l'extension  de  la  guerre  qu'au  maintien  de  la  paix.  Elle 
n'est  rien  moins  que  fiivorable  à  la  tranquillité  de  l'Europe. 

Du  reste,  la  triple  alliance  qui  expire  en  1892  et  n'a  pas  encore 
éié  renouvelée,  est  soumise  à  des  épreuves  qui  menacent  de  ne  pas 
lui  donner  une  très  longue  vie.  Si  l'Autriche  a  eu  bien  des  con- 
cessions à  faire  à  l'Allemagne,  l'Italie  est  obligée  d'en  faire  davantage 
encore  à  l'une  et  à  l'autre.  En  sonr.me,  cette  alliance  violente  son 
caractère,  ses  aspirations  nationales,  la  politique  d'où  est  sortie 
l'unité  italienne.  L'Italie  ne  s'est  faite  qu'aux  dépens  de  l'Autriche. 
Entre  elles  il  y  a  toujours  cette  question  de  «  l'irrédentisme  »,  ou 
des  revendications  italiennes  sur  Trente  et  Trieste;  c'est  li  conti- 
nuation de  la  politique  de  nationalité  des  Cavour,  des  Garibaldi, 
des  Victor -Emmanuel.  Mais  l'Autriche  n'est  point  prête  à  sacrifier 
ses  droits  et  elle  n'entend  pas  se  prêter  à  de  nouveaux  démembre- 
ments, à  la  faveur  de  la  triple  alliance.  Elle  a  signifié  au  gouverne- 
ment italien  qu'il  eût  à  dissoudre  les  associations  irrédentistes  du 
royaume,  et  M.  Crispi,  un  de  ses  anciens  membres  les  plus  ardents. 
a  dû  s'exécuter,  au  risque  de  perdre  la  popularité  d'en  bas  où  est 
toute  sa  force. 

Ce  n'est  pas  la  seule  déconvenue  imposée  à  l'Italie  par  la  poli- 
tique de  la  triple  alliance.  Il  s'est  produit  un  incident  qui  trahit, 
d'une  manière  assez  piteuse,  les  difficultés  de  cette  situation. 
L'Italie,  qui  aime  à  faire  parade  de  ses  forces  navales,  comptait  se 
donner  en  spectacle  à  l'Europe  le  jour  du  lancement  de  son  nouveau 
navire  cuirassé,  la  Sardegiia,  le  plus  grand  des  monstres  marins 
de  ce  genre.  Le  roi  d'Italie  devait  assister  à  la  fête.  De  lui-même, 
ou  sur  une  invitation  officieuse,  le  gouvernement  français  crut  qull 
ne  pouvait  manquer  l'occasion  de  rendre  au  roi  Humbert  la  poli- 
tesse que  celui-ci  lui  avait  faite  en  envoyant,  dernièrement,  ses 
vaisseaux  saluer  M.  Carnot,  à  Toulon.  La  flotte  française  de  la  Médi- 
terranée allait  donc  se  rendre  à  la  Spezzia.  Une  escadre  anglaise 
devait  rendre  aussi  le  même  honneur  au  roi  italien.  Tout  à  coup, 
on  apprend  que  le  roi  Humbert  ne  vient  pas  à  la  Spezzia,  que  la  fête 
maritime  est  contremandée.  Notre  flotte  reste  donc  à  Toulon  et 


186  REVUE    DU    .AIO:\DE    CATHOLIQUE 

l'escadre  anglaise  s'y  arrête,  comme  si  le  but  de  son  voyage  n'avait 
été  que  de  permettre  à  ses  officiers  de  fraterniser  avec  les  nôtres. 
Que  s'était-il  passé?  on  le  devine.  A  Berlin,  ou  peut-être  même  à 
Rome,  on  a  craint  que  la  visite  de  la  flotte  française  à  la  Pezzia  ne 
fût  l'occasion  de  démonstrations  inopportunes.  Ce  n'est  pas 
M.  Crispi  qui,  de  lui-même,  a  privé  l'Italie  et  son  roi  de  l'éclat  des 
fêtes  de  la  Spezzia.  Il  a  du  déférer  à  des  avis  impératifs  ou  céder  à 
des  calculs  de  prudence.  Voilà  donc  une  alliance  qui  devient  aussi 
gênante  qu'onéreuse  pour  Tltalie,  et  la  pauvre  nation  doit  com- 
mencer à  se  demander  quand  elle  en  verra  les  avantages. 

Non,  ce  n'est  point  une  base  bien  solide  de  paix  pour  l'Europe, 
que  cette  alliance  de  trois  puissances,  si  peu  unies  au  fond,  qui  en 
ont  devant  elli-s  deux  autres  assez  fortes  pour  leur  faire  équilibre. 
On  conçoit  que  l'empereur  d'Allemagne  et  ses  conseillers  soient 
préoccupés  de  l'étendre  et  de  la  fortifier,  qu'il  voyage  incessamment 
à  travers  l'Europe,  qu'il  s'abouche  avec  tous  les  souverains,  qu'il 
fasse  des  avances,  tantôi  à  l'Angleterre,  tantôt  à  la  Belgique,  tantôt 
même  à  l'Espagne. 

Un  congrès  de  toutes  les  puissances  ferait-il  mieux  pour  la  stabi- 
bilité  de  l'Europe  que  ce  système  d'alliances  en  partie  double?  Serait- 
il  seulement  possible? 

En  attendant,  la  paix  se  maintient  d'elle-même,  par  la  force  des 
choses,  en  quelque  sorte.  La  guerre  aurait  de  trop  graves  consé- 
quences et  chaque  État  cherche  à  l'éviter.  Même  les  conseils  de 
sagesse  ont  prévalu  en  Bulgarie.  Pour  le  moment,  la  petite  princi- 
pauté est  en  repos;  la  Serbie  reste  tranquille  aussi.  Peut-être  la 
diplomatie  travaille-t-elle  à  réaliser  l'idée  que  l'Angletene  aurait 
mise  en  avant  de  constituer  en  fédération  indépendante  les  petits 
États  du  Balkan. 

Il  n'y  a  eu  de  troubles  qu'en  Suisse.  Depuis  18Zi8,  on  était  accou- 
tumé au  calme  dans  ce  petit  pays.  Les  luttes  de  partis  s'arrêtaient 
à  la  violence;  les  querelles  religieuses  n'avaient  pas  été  jusqu'à  la 
guerre  civile.  Une  révolution  inopinée  s'est  produite,  le  11  sep- 
tembre, dans  le  Tessin.  L'émeute  suscitée  par  les  radicaux  a  réussi 
à  renverser  le  gouvernement  catholique  du  canton.  Depuis  long- 
temps, les  radicaux  s'y  préparaient,  comptant  sur  l'appui  dn  pou- 
voir fédéral.  Les  passions  sont  vivement  surexcitées  au  Tessin. 
Radicaux  et  conservateurs  s'y  disputent  le  pouvoir.  Aux  dernières 
élections,  les  catholiques  l'avaient  emporté.  La  lutte  n'en  est  devenue 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  187 

que  plus  vive.  Depuis,  les  radicaux  n'ont  ce'^sé  d'attaquer  le  gou- 
vernement et  de  lui  créer  toute  sorte  de  difficultés.  Dans  les  petits 
pays,  les  moindres  incidents  ont  l'importance  des  plus  grandes 
affaires.  La  malversation  d'un  caissier  d'Etat,  ancien  radical,  qui 
avait  réussi  à  capter  la  confiance  du  gouvernement  cantonal  et  de 
son  chef,  M.  Pedrazzini,  vint  fournir  le  prétexte  des  plus  violentes 
attaques  contre  le  parti  catholique.  Les  partis  devenaient  plus 
ardents  que  jamais.  Au  mois  d'avril,  le  conseil  d'Etat,  formant  le 
gouvernement,  avait  donné  sa  démission  ;  mais  le  grand  conseil,  où 
la  députation  conservatrice  restait  toujours  en  majorité,  avait  recons- 
titué un  pouvoir  catholique,  sous  la  présidence  de  M.  Respini,  chef 
de  la  droite.  11  ne  restait  plus  aux  radicaux  qu'à  porter  la  lutte  sur 
un  autre  terrain.  C'est  ce  qu'ils  firent  en  organisant  une  pétition 
qui,  à  l'aide  de  moyens  frauduleux,  réunit  dix  mille  signatures  pour 
demander  la  révision  de  la  constitution  cantonale.  Les  radicaux, 
forts  de  ce  succès  apparent,  voulaient  que  l'on  votât  tout  de  suite; 
le  gouvernement  était  d'avis,  pour  que  le  vote  fût  sincère,  de 
l'ajourner  à  la  fin  du  mois  d'octobre,  afin  de  permettre  aux  élec- 
teurs des  campagnes  d'y  prendre  part. 

Ce  fut  le  prétexte  de  l'émeute  clandestinement  organisée  par  les 
radicaux.  Le  11  septembre,  à  Bellinzona,  deux  mille  individus, 
parmi  lesquels  beaucoup  de  bandits  italiens,  enrôlés  pour  la  circons- 
tance, envahissaient,  à  main  armé,  le  palais  gouvernemental;  un 
des  conseillers  d"Etat  présents,  Rossi,  tombait  héroïquement  sous 
les  coups  des  insurgés,  et  deux  autres  étaient  faits  prisonniers.  A  la 
même  heure,  à  Lugano,  où  se  trouvait  le  président  avec  un  autre 
conseiller  d'Etat,  un  mouvement  insurrectionnel  semblable  éclatait; 
M.  Respini  était  fait  prisonnier.  Bientôt  un  gouvernement  provi- 
soire, composé  des  chefs  de  l'émeute,  s'installait  dans  la  capitale,  et 
convoquait  le  peuple  à  des  élections  pour  le  l^  septembre. 

Il  y  avait  eu  surprise.  Ce  n'était  point  là  un  mouvement  popu- 
aire,  mais  un  guet-apens  organisé  par  quelques  meneurs.  A  la 
nouvelle  de  l'insurrection,  les  conservateurs  s'étaient  armés  sur  tous 
les  points  du  Tessin,  prêts  à  rétablir  le  gouvernement  légitime.  Ils 
y  auraient  promptement  réussi,  sans  l'intervention  équivoque  du 
conseil  fédéral  Suisse  qui,  après  avoir  désarmé  l'émeute  en  envoyant 
des  troupes  à  Bellinzona  et  à  Lugano,  a  empêché  le  gouvernement 
catholique  de  reprendre  le  pouvoir.  Tout  serait  rentré  dans  l'ordre 
au  Tessin,  si  l'autorité  fédérale  avait  permis  aux  conservateurs  de 


188  KEVUE  DU  MO.\DE   CATHOLIQUE 

se  faire  justice  eux-mêmes.  La  connivence  du  gouvernement  de 
Berne  avec  les  révolutionnaires  tessinois  aggrave  la  situation.  Son 
calcul  semblait  être  de  gagner  du  temps  jusqu'au  jour  du  vote  sur 
la  révision  de  la  constitution,  fixé  au  5  octobre,  afin  de  permettre 
aux  radicaux  d'agiter  le  pays  avec  cette  question  et  d'essayer  de  se 
rendre  régulièrement  maîtres  du  pouvoir,  à  la  faveur  du  suflVage 
universel.  A  Berne,  où  les  influences  libérales  et  antireligieuses 
dominent,  on  eut  vu  volontiers  au  Tessin  le  gouvernement  passer 
des  catholiques  aux  radicaux.  Mais  l'altitude  énergique  des  catho- 
liques a  obligé  du  moins  le  conseil  fédéral  à  déclarer  qu'il  ne  recon- 
naissait pour  légitime  que  le  gouvernement  renversé  par  l'émeute. 
C'est  aux  électeurs  maintenant  à  prononcer.  Plus  l'intervention 
fédérale  a  été  suspecte,  plus  aussi  les  conservateurs  veilleront  à  ce 
que  le  vote  du  5  ne  soit  pas  une  nouvelle  surprise. 


Arthur  Loth. 


Le  Directeur- Garant  :  Victop  PALMÉ. 


FABIS.  —  E.  DE  SOTE  ET  FILS,   IHFB.,   13,   B.   DES  FOSSÉS-S.-JACQUES. 


LES  mimu  PAROISSES  10l\STI(ÎUES 


Au  moyen  âge,  presque  toutes  les  paroisses  se  trouvaient  unies  à 
des  chapitres,  des  collégiales,  des  monastères.  Marmoutier,  Ligugé, 
Ainay,  l'île  Barbe,  Saint-Claude,  etc.,  possédaient  des  centaines  de 
paroisses.  De  même  les  chapitres  de  Paris,  de  Lyon,  de  Besançon,  etc 
Qu'on  parcoure,  en  effet,  les  anciennes  chartes  des  rois  et  des  empe' 
reurs,  les  diplômes  des  évêques,  les  bulles  des  papes  ;  qu'on  examine 
les  anciens  pouillés  des  églises,  on  constate  que  dans  toute  la 
France,  dans  toute  l'Europe,  les  paroisses  étaient  dépendantes  des 
communautés  ecclésiasiiques  ou  monastiques. 

«  La  multitude  des  prieurés  à  charge  d'âmes,  administrés  par  des 
moines  et  annexés  aux  grandes  abbayes,  dit  Darras  en  parlant  du 
neuvième  siècle,  absorbait  la  plus  grande  partie  des  paroisses 
rurales.  »  Ainsi  parlent  tous  les  autres  historiens. 

Quelles  senties  causes  d'un  fait  aussi  universel? 

Nous  pouvons  indiquer  trois  raisons  principales. 

En  premier  lieu,  les  évêques  se  proposaient  d'assurer  aux  paroisses 
de  dignes  pasteurs. 

Jusqu'au  douzième  siècle,  le  monastère  envoyait  le  plus  souvent 
des  religieux  dans  les  paroisses  qui  lui  étaient  confiées  par  les 
évêques.  Les  religieux  eux-mêmes  devenaient  pasteurs  et  exerçaient 
les  fonctions  sacrées;  le  presbytère  devenait  un  prieuré;  la  vie  reli- 
gieuse descendait  du  monastère  dans  la  paroisse  et  se  trouvait  en 
contact  immédiat  avec  le  peuple. 

Plus  tard,  le  monastère  n'envoya  plus  des  religieux  h  la  tête  de 
la  paroisse;  mais  il  avait,  dans  son  école,  le  moyen  de  préparer  de 
dignes  ministres.  Comme  ce  fut  longtemps  encore  l'usage  de  prendre 

l*'  NOVEMBRE  (no  89).    4«  SÉRIE.  T.  XXIV.  104«  DE  LA  COLLECT.        13 


190  FxETUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

dans  le  lieu  même  ceux  qui  devaient  y  remplir  les  fonctions  saintes, 
le  monastère  choisissait  les  enfants  les  plus  intelligents  et  les  plus 
vertueux,  spécialement  des  orphelins,  les  préparait  longuement  à 
l'exercice  de  la  charge  pastorale,  les  présentait  à  l'évêque  pour 
qu'ils  reçussent  de  ses  mains,  s'ils  en  étaient  dignes,  l'initiation  aux 
saints  ordres.  Puis  ces  prêtres,  administrant  la  paroisse  d'un  monas- 
tère, formés  par  les  moines,  demeuraient  soumis  à  l'évêque  sous  la 
direction  et  la  responsabilité  des  religieux,  qui  eux-mêmes  compo- 
saient l'élite  des  sujets  de  l'évêque,  et  soutenaient  son  autorité  par 
l'ascendant  de  leurs  vertus.  Ces  prêtres  étaient  en  relation  perpé- 
tuelle avec  les  moines,  se  faisaient  volontiers  les  hôtes  du  monastère, 
recevaient  en  mille  manières  les  influences  de  la  vie  religieuse. 
Ainsi  en  fut-il,  tant  que  l'observance  régulière  se  maintint  dans  les 
monastères  et  que  le  relâchement  n'eut  point  fait  déchoir  les  moines 
des  hauteurs  de  la  perfection  convenable  à  leur  état. 

La  paroisse,  desservie  par  les  moines  ou  par  des  séculLers  formés 
par  eux,  était  comme  baignée  dans  une  atmosphère  toute  monas- 
tique. Elle  se  trouvait  étroitement  unie  à  une  maison  religieuse, 
associée  à  sa  vie,  participant  en  conséquence  plus  pleinement  à  la 
vie  chrétienne.  Elle  était  en  quelque  sorte  le  membre  du  monastère, 
et,  par  cette  union  à  cette  source  de  perfection,  était  plus  fortement 
dominée  par  Topération  sanctifiante  de  Jésus-Christ.  Les  paroisses 
monastiques  étaient  des  rameaux  dans  lesquels  la  sève  circulait 
largement,  parce  qu'ils  étaient  rattachés  à  des  troncs  puissants. 
C'étaient  des  canaux  où  l'eau  coulait  à  pleins  bords,  parce  qu'ils 
prenaient  leur  origine  à  des  sources  profondes  et  immenses. 

En  second  lieu,  les  pontifes  des  Églises  aimaient  à  rattacher  les 
paroisses  aux  monastères,  afin  de  rendre  les  fidèles  participants  des 
mérhes  des  religieux  en  les  faisant  coopérer  k  leur  entretien. 

C'est  en  eflet,  une  antique  doctrine  établie  par  toute  la  tradition 
que  les  fidèles  participent  aux  mérites  spirituels  des  serviteurs  de 
Dieu  en  contribuant  à  leur  subsistance  temporelle  :  le  Nouveau 
Testament  comme  l'Ancien  est  remph  de  prescriptions  et  de  faits 
qui  attestent  cette  divine  économie. 

Sur  ce  fondement,  les  évêques  voulaient  que  la  paroisse  contri- 
buât à  l'entretien  des  moines,  pour  qu'elle  fût  associée  à  leurs 
prières  et  à  leurs  pénitences.  Ils  donnaient  aux  monastères,  les 
dîmes  et  les  autres  revenus  ecclésiastiques,  afin  que  les  fidèles,  en 
subvenant  aux  nécessités  des  monastères,  pussent  acquérir  un  droit 


LES   ANCIENNES   PAROISSES  MONASTIQUES  191 

sur  leurs  bonnes  œuvres,  et  les  présenter  à  Dieu  comme  étant  à  ce 
titre  leurs  propres  mérites. 

A  notre  époque,  où  les  notions  de  la  foi  sont  affaiblies,  on  croira 
que  cette  union  de  la  dîme  et  des  revenus  paroissiaux  était  unique- 
ment au  profit  des  monastères.  Autrefois  on  y  voyait  surtout  un 
bienfait  pour  la  paroisse  :  appréciant  les  biens  temporels  et  les  biens 
spirituels  à  leur  juste  valeur,  comme  dans  ce  mutuel  échange  de 
services,  l'avantage  temporel  était  pour  le  monastère  et  le  spirituel 
pour  la  paroisse,  on  regardait  cette  association  comme  plus  favo- 
rable à  la  paroisse  qu'au  monastère. 

Aussi  quelque  faibles  que  fussent  les  dons  de  la  paroisse  au 
monastère,  alors  même,  comme  o.i  le  voyait  souvent,  que  le  monas- 
tère, même  dans  l'ordre  temporel,  donnait  plus  à  la  paroisse  qu'il 
n'en  recevait,  néanmoins  parce  qu'elle  contribuait  en  quelque 
manière  à  l'entretien  des  religieux,  elle  pouvait  offrir  à  Dieu,  à 
toutes  les  heures  du  jour  et  de  la  nuit,  les  adorations  faites  dans  le 
chœur  du  monastère,  le  silence  du  cloître,  les  pénitences  des  cel- 
lules. Toutes  les  bonnes  œuvres  des  moines  lui  appartenaient  par 
communication.  Les  bénédictions  promises  aux  monastères  se  trou- 
vaient étendues  aux  paroisses,  et  les  paroisses  étaient  élevées,  aux 
yeux  de  la  foi  chrétienne,  jusqu'à  faire  en  quelque  sorte  partie  du 
monastère. 

Du  sixième  au  onzième  siècle,  une  multitude  de  fidèles  établissent 
eux-mêmes  sur  leurs  héritages  des  cens  envers  les  monastères  ;  ils 
vont  jusqu'à  renoncer  à  leur  liberté  pour  se  constituer  les  serfs  ou 
les  mainmortables  de  Dieu  et  de  ses  serviteurs.  «  Tout  le  monde 
sait  »  dit  saint  Grégoire  de  Tours  «  que  ceux  qui  recouvrent  la  santé 
au  tombeau  de  saint  Martin,  s'obhgent  à  payer  des  cens  à  son 
église  et  viennent  fidèlement  au  jour  anniversaire  de  leur  guéri>on 
acquitter  leur  tribut  (1).  »  De  toutes  parts,  remarque  Perréciot, 
u  l'homme  libre  engage  aux  saints  sa  liberté  et  les  traitant  comme 
le  serf  en  usait  à  l'égard  de  son  maître,  leur  payait  le  cens  de  tête.  » 
«  Saint  Martin  »,  pour  ne  citer  qu'un  exemple,  «  acquit  par  cette 
voie  un  nombre  prodigieux  de  serfs.  L'on  sait  que  la  ville  d'Altrech, 
avec  son  territoire  se  donna  toute  entière  à  lui,  en  sorte  qu^'  les 
bourgeois  ne  prenaient  point  de  ^titre  plus  honorable  que  celui 

(i)  «  Testisque  est  ipse  populus  hodieque  qui  cum  sanitatem  recipiuQt,, 
statim  se  tributarios  loco  illi  faciunt  ac  récurrente  circulo  anni  pro  redditse 
sanitatis  gratiâ  tributa  dissolvunt.  »  {De  Gloria  confes.,  c,  cv.) 


192  BEVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

d'esclaves  de  saint  Martin,  »  —  «  La  dévotion  convertit  ainsi  une  mul- 
titude d'alleux  en  terres  létiques  »  ou  mainmortables  ;  «  on  peut 
l'inférer  avec  certitude  de  la  multitude  d'exemples  qu'on  en  trouve 
dans  les  livres  et  dans  les  chartes.  »  Certains  historiens  modernes 
se  sont  montrés  scandahsés  de  cette  dévotion  des  pieux  fidèles  de  ces 
anciens  âges.  Certes,  avouons-le  plutôt  humblement,  nos  pères  avaient 
des  vues  plus  hautes  que  nous  :  ils  comprenaient  qu'en  payant,  à  l'imi- 
tation d'Abraham,  la  dîme  de  leurs  biens  au  pontife  qui  n'a  ni  père 
ni  mère,  ils  recevaient,  par  l'effet  de  sa  bénédiction,  l'héritage  de  la 
paix  et  de  la  justice  en  ce  monde  et  en  l'autre  ;  ils  savaient  que 
servir  Dieu  et  ses  saints  c'est  régner,  c'est  entrer  dans  le  royaume 
des  cieux,  dans  ce  royaume  qui  a  les  promesses  de  la  vie  éternelle  et 
même  de  la  vie  temporelle. 

Enfin  rien  n'a  été  fréquent  à  toutes  les  époques,  même  dans  les 
meilleurs  siècles  du  moyen  âge,  comme  les  usurpations  des  biens 
ecclésiastiques.  Les  puissants  de  ce  monde  se  trouvent  souvent 
pressés  par  l'indigence,  parce  que  le  luxe  et  l'ambition  les  poussent 
à  des  dépenses  supérieures  à  leurs  revenus.  Dans  ces  nécessités, 
ils  se  laissent  aller  aisément  à  convoiter  les  biens  de  la  veuve  et  de 
l'orphelin,  c'est-à-dire  le  patrimoine  de  l'Eglise  et  des  pauvres.  Le 
moyen  âge  fut  témoin  de  mille  usurpations  sacrilèges;  une  multi- 
tude de  décrets  conciliaires,  de  chartes  pontificales  ou  royales  attes- 
tent le  mal  en  cherchant  à  le  réparer  ou  à  le  prévenir. 

Or  la  paroisse  se  trouvait  bien  faible  contre  un  seigneur  cupide 
et  ambitieux;  il  fallait  lui  donner  l'appui  d'une  institution  plus 
forte.  On  le  faisait,  en  unissant  la  paroisse  à. un  monastère.  Le 
monastère,  possédant  souvent  le  droit  de  haute  et  de^basse  justice, 
maître  fjuelquefois  d'une  vaste  principauté  ^^territoriale,  ordinaire- 
ment protégé  par  des  bulles  apostoliques  et  des  chartes  impériales 
ou  royales,  opposait  plus  de  résistance  aux  entreprises  de  la  cupi- 
dité. La  paroisse  unie  au  monastère  était  sous  la  sauvegarde  de 
toute  sa  puissance. 

Telles  sont  les  raisons  principales  de  cette  union,  autrefois  à 
peu  près  universelle,  des  paroisses  aux  monastères. 

Les  trois  raisons  que  nous  venons  d'exposer  n'ont  pas  toujours 
contribué  également  à  cette  union;  l'une  ou  l'autre  a  dominé  selon 
les  temps  et  les  lieux. 

Du  sixième  au  douzième  siècle,  les  évêques  confièrent  surtout 
leurs  paroisses  aux  moines  pour  que  ceux-ci  y  remplissent  les  fonc- 


LES   ANCIENNES    PAROISSES   MONASTIQUES  193 

lions  des  pasteurs;  en  d'autres  termes,  le  don  de  la  paroisse  au 
monastère  eut  pour  objet  le  service  spirituel  de  la  paroisse  par  les 
moines.  Aussi,  durant  ces  siècles,  dans  la  multitude  des  églises 
dépendantes  des  monastères,  c'étaient  les  religieux  eux-mêmes  qui 
baptisaient,  prêchaient  et  remplissaient  tous  les  devoirs  de  la  charge 
pastorale. 

Et  en  effet,  selon  les  règles  canoniques  anciennes,  «  le  don  d'une 
église  ou  d'une  chapelle  renferme  celui  du  bien  même  de  l'église  ou 
de  la  chapelle  à  charge  de  la  desservir  ou  de  la  faire  desservir.  »  Or, 
à  l'origine,  était-il  convenable,  était-il  possible  même  que  les  moines 
reçussent  les  revenus  de  la  paroisse  et  la  fissent  desservir  par 
d'autres?  La  dîme  est  essentiellement  le  service  temporel  du  par 
celui  qui  reçoit  le  service  spirituel;  les  religieux  auraient-ils  pu 
usurper  le  salaire  des  ouvriers  évangéliques,  s'ils  n'avaient  point 
pris  eux-mêmes  le  labeur  de  l'Évangile?  A  notre  époque,  verrait-on 
jamais  trois  ou  quatre  trappistes  s'établir  dans  une  paroisse  pour 
en  percevoir  les  revenus  tout  en  demeurant  étrangers  au  ministère 
des  âmes?  Qui  procurerait,  qui  approuverait  des  établissements 
dont  le  but  serait  d'épuiser  les  ressources  de  la  paroisse,  sans  y 
apporter  aucun  secours?  Mais  ce  qui  est  impossible  maintenant 
était  impossible  autrefois,  car  l'ordre  naturel  exige  que  les  profits 
appartiennent  à    ceux  qui  rendent  les  services. 

Au  contraire,  rien  n'est  plus  facile  d'admettre  que  les  religieux 
aient  consenti  à  donner  les  secours  spirituels  aux  malheureux  peu- 
ples désolés  par  les  invasions.  On  voit,  de  nos  jours  encore,  les 
moines  les  plus  étrangers  par  leurs  habitudes  au  ministère  évangé- 
lique,  annoncer  la  parole  de  Dieu  et  administrer  les  sacrements. 
Quoi  d'étonnant  qu'à  une  époque  où  ils  étaient  volontiers  des  apô- 
tres, ils  se  soient  laissés  aller,  sur  les  instances  des  évêques  et  à 
raison  des  nécessités  des  peuples,  à  se  charger  d'une  multitude  de 
paroisses? 

Ajoutez  qu'au  huitième  et  au  neuvième  siècle,  plus  de  dix  conciles 
prescrivent  à  tous  les  prêtres  de  mener  la  vie  commune  (1) .  Com- 


(1)  Decrevimus  ut  canonici  et  clerici...  simul  manducent  et  dormiant...  et  in 
suo  claustro  maneant.  (Conc.  Mogunt,  can.  ix;  Apud  Labbe,  t.  VII,  col.  1244.) 
Canonici  et  clerici  civitatum...  ut  in  claustris  habitantes  simul  omnes  inuno 
dormitorio  dormiant,  simulque  in  une  reficiantur  refectorio,  quo  facilius 
possint  ad  horas  canonicas  celebrandas  occurrere,  «  (Conc.  Turin,  III, 
c.  xxiii;  Labbe,  t.  VII,  col.  1264,  etc.,  etc.) 


194  REVUE    DU    MOKDE   CATHOLIQUE 

ment  fournir  chaque  paroisse  de  quatre  ou  cinq  ministres  sacrés 
vivant  ensemble?  Les  évêques  confient  les  paroisses  aux  commu- 
nautés des  clercs  ou  à  celles  des  moines  :  ce  sont  elles  qui  établiront 
la  vie  commune  dans  les  presbytères.  Le  séminaire  de  la  vie  com- 
mune ne  peut  être  qu'une  communauté,  semblent  dire  les  évêques; 
puisque  l'Église  veut  que  la  vie  commune  fleurisse  dans  toutes  les 
paroisses,  unissons  les  paroisses  aux  monastères  :  les  monastères 
organiseront  le  presbytère  paroissial  sur  leur  modèle. 

Aussi  les  évêques,  en  donnant  les  paroisses  aux  monastères, 
n'avaient  pas  précisément  pour  but,  en  général  du  moins,  d'aug- 
menter les  revenus  du  monastère,  mais  bien  de  procurer  aux  pa- 
roisses des  pasteurs  établis  dans  l'état  de  perfection  chrétienne  et 
vivant  en  communauté.  Ou  si  parfois  ils  étaient  heureux  de  procurer 
de  nouvelles  ressources  à  une  abbaye  qu'ils  fondaient  ou  qu'ils 
voulaient  rendre  florissante,  ils  ne  laissaient  pas  d'avoir  en  vue 
l'intérêt  de  la  paroisse,  se  proposant  d'y  créer  un  petit  établissement 
monastique  qui  mît  toutes  les  puissances  de  la  vie  religieuse  au 
service  des  âmes. 

II 

Est- il  besoin  de  prouver  longuement  que  cette  union  des  paroisses 
aux  monastères  s'accorde  avec  les  principes  constitutifs  de  l'Église 
et  qu'elle  est  conforme  à  son  esprit? 

Dans  les  beaux  siècles  de  l'Église,  l'évêque  et  les  prêtres  ont 
vécu  en  communauté,  comme  Jésus-Christ  et  ses  apôtres.  Assemblés 
au  chœur  pendant  la  nuit  et  aux  différentes  heures  du  jour  pour 
présenter  à  Dieu  la  louange  liturgique,  ils  demeuraient  unis  hors 
du  chœur  par  la  communauté  d'habitation  et  de  table.  Mais  la  vie 
commune  est  précaire  et  sujette  à  de  soudaines  et  terribles  révolu- 
tions, quand  le  mien  et  le  tien  persévèrent;  c'est  pourquoi  dans  les 
églises  les  plus  florissantes,  tous  les  clercs  embrassaient  le  renonce- 
ment universel  et  perpétuel.  Tel  a  été  le  clergé  de  Verceil  sous 
saint  Eusèbe,  celui  d'Hippone  sous  saint  Augustin,  celui  d'Arles 
sous  saint  Césaire.  Tel  fut  généralement  au  huitième  et  au  neuvième 
siècle,  avec  quelques  tempéraments  cependant  dans  la  pratique  de 
la  pauvreté  et  le  régime  de  la  propriété,  le  clergé  de  France, 
d'Allemagne  et  d'Italie. 

Cette  communauté,  composée  de  l'évêque  et  de  ses  prêtres,  ou, 


LES  ANCIENNES   PAROISSES   MONASTIQUES  195 

pour  employer  l'ancienne  expression,  ce  monastère  de  Nvêqiie  est 
à  la  fois  un  presbytère  et  un  séminaire.  Il  est  un  presbytère  parce 
que  les  clercs  qui  en  font  partie  sont  au  service  quotidien  d'une 
église,  l'église  épiscopale  elle-même;  mais  il  est  aussi  un  séminaire, 
car  les  nécessités  mêmes  du  service  liturgique,  les  conditions  nor- 
males de  la  vie  de  ce  pre^bytère  demandent  qu'on  y  reçoive  sans 
cesse  des  membres  nouveaux  qui  montent  lentement  les  degrés  de 
la  hiérarchie  sacrée  et  se  préparent,  en  servant  l'Église  dans  les 
ministères  inférieurs,  à  la  servir  un  jour  dans  les  degrés  supérieurs. 

Mais  autour  de  la  cité  épiscopale  sont  ordinairement  des  églises 
trop  peu  considérables  pour  avoir  un  évêque  en  propre.  Elles  se 
rattachent  à  la  cité  épiscopale,  pour  que  l'évêque  étende  jusqu'à 
elles  le  manteau  de  sa  fécondité,  pour  qu'il  vienne,  de  temps  en 
temps,  dresser  sa  chaire  au  miheu  d'elles,  qu'il  les  pourvoie  de 
prêtres  et  de  ministres,  et  même  quand  il  est  absent  de  corps,  qu'il 
soit  présent  en  elles  par  les  mystérieuses  communications  d'un 
sacerdoce  supérieur  dont  elles  dépendent. 

Ces  églises  moindres,  rattachées  et  soumises  à  l'église  épiscopale, 
et  ayant  pour  chef  le  pasteur  éloigné  de  celle-ci,  sont  les  paroisses 
et  forment,  avec  l'église  principale  à  laquelle  elles  sont  attachées, 
le  diocèse. 

Si  la  paroisse  est  grande,  si  surtout  la  foi  y  est  vive,  elle  pourra 
posséder  un  clergé  nombreux,  vivant  lui  aussi  de  la  vie  commune, 
comme  le  chapitre  épiscopal,  presbytère  et  séminaire  tout  ensemble. 
L'évêque  paraît  de  loin  en  loin  au  milieu  de  ce  presbytère  fervent, 
élève  les  jeunes  clercs  aux  ordres  supérieurs,  maintient  par  son 
autorité  les  institutions  établies  et  anime  tous  les  cœurs  aux  désirs 
de  la  perfection  de  leur  état.  Mais,  sous  cette  haute  dépendance  de 
l'évêque,  la  collégiale  a  sa  vie  propre,  elle  suffit  à  se  recruter,  elle 
garde  toutes  les  observances  cléricales  et  religieuses  et  exerce  toutes 
les  fonctions  du  ministère  sacré. 

Si  au  contraire  la  paroisse  est  petite,  si  surtout  la  vie  chrétienne 
y  est  languissante,  il  lui  est  difficile  d'avoir  constamment  à  sa  tête 
un  nombreux  collège  de  clercs,  elle  devra  se  contenter  peut-être 
d'un  prêtre  et  de  quelques  ministres.  Puis  la  formation  des  clercs, 
et  quelquefois  leur  recrutement  lui-même,  seront  difficiles  dans  la 
paroisse.  Où  l'évêque  prendra-t-il  des  prêtres  et  des  ministres  pour 
cette  église  dépendante  et  infirme?  Dans  son  propre  presbytère;  là, 
en  effet,  est  l'abondance  de  la  vie  ecclésiastique  et,  par  conséquent, 


1Q6  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

la  facilité  du  recrutement  et  la  vigueur  de  la  formation  pour  les 
jeunes  clercs.  Le  presbytère  de  la  cité  épiscopale,  le  monastère  de 
l'évêque  seront  ainsi  le  séminaire  des  paroisses  du  diocèse. 

iVlais  quand  une  multitude  d'églises  sont  rattachées  à  la  chaire 
épiscopale,  quand  les  institutions  de  la  vie  commune  se  sont  un  peu 
relâchées  dans  le  presbytère  de  la  cité,  il  devient  difficile  à  l'évêque 
de  trouver  dans  son  monastère  assez  de  prêtres  et  de  ministres  pour 
les  paroisses.  Car  d'une  part,  le  presbytère  épiscopal  est  avant  tout 
le  corps  des  clercs  de  la  cathédrale,  ce  n'est  point  une  réunion  d'étu- 
diants sans  attache  à  aucune  église  particulière  et  destinés  à  être 
envoyés  dans  la  suite  à  un  poste  indéterminé.  D'autre  part,  les  clercs 
du  monastère  épiscopal  tiennent  souvent  à  demeurer  auprès  de 
l'évêque,  dans  la  cité  épiscopale  elle-même,  au  lieu  de  leur  éducation, 
au  milieu  des  splendeurs  des  offices  pontificaux  et  d'une  vie  litur- 
gique plus  pleine,  chargés  d'exercer  leur  ministère  auprès  d'une 
population  connue  et  sympathique  (1). 

Qu'est-il  résulté  de  ces  circonstances  naturelles?  Le  diocèse  com- 
prenait, à  côté  des  églises  formées  du  peuple  fidèle  et  de  laïques 
engagés  dans  le  mariage  et  les  affaires  séculières,  d'autres  églises 
plus  parfaites  dont  tous  les  membres  avaient  embrassé  la  pratique 
des  conseils  évangéhqaes,  et  où  les  laïques  eux-mêmes  menaient  la 
vie  parfaite,  telle  qu'en  faisaient  profession  les  clercs  du  monastère 
de  l'évêque.  Ces  églises  étaient  les  monastères  des  moines  ;  car  bien 
que  la  plupart  des  moines  dans  les  premiers  temps  ne  fussent  pas 
revêtus  des  ordres,  ils  gardaient  souvent  avec  une  humilité,  une 
pauvreté,  une  obéissance  plus  étroite  encore  que  les  clercs,  la  vie 
commune  tant  recommandée  à  ces  derniers. 

Les  évêques  allèrent  demander  à  ces  églises  parfaites  des  secours 
pour  le  commun  du  peuple  chrétien,  des  secours  que  ne  suffisait 
point  à  leur  donner  leur  propre  presbytère;  ils  unirent  les  paroisses 
aux  monastères  des  moines.  Par  là  ceux-ci  furent  appelés  à  suppléer 
au  monastère  de  Tévêque  et  à  concourir  avec  lui  dans  le  service  des 
églises  unies  à  la  chaire  épiscopale. 

On  s'est  demandé  comment,  dans  ces  siècles  lointains,  au  milieu 
des  invasions  des  barbares,  parmi  tant  de  calamités,  les  évêques  ont 
pu  tout  à  la  fois  gagner  à  l'Église  les  envahisseurs  et  achever  la  con- 
version des  anciens  habitants,  dont  un  si  grand  nombre  étaient 

(1)  V,  D.  Gréa,  VÉgîise  et  sa  divine  constitution. 


LES    ANCIENNES   PAROISSES   MONASTIQUES  197 

encore  païens  et  qui  pour  la  plupart  gardaient,  dans  les  habitudes  de 
leur  vie  quotidienne,  des  restes  profonds  des  superstitions  idolà- 
triques.  On  s'est  demandé  comment  ils  avaient  pu  accomplir  cette 
œuvre  immense  alors  qu'ils  n'avaient  point  à  leur  disposition  pour 
recruter  et  former  des  apôtres  et  des  pasteurs,  les  institutions 
modernes,  les  séminaires  créés  dans  ces  derniers  temps  par  le  con- 
cile de  Trente,  tandis  que,  sous  nos  yeux,  aidés  de  toutes  les  res- 
sources que  donnent  ces  nouveaux  établissements,  ils  ne  réussissent 
qu'avec  peine  à  préserver  de  la  décadence  des  paroisses  autrefois 
toutes  chrétiennes. 

Non,  sans  doute  les  évêques  n'avaient  point  au  septième,  au  hui- 
tième et  au  neuvième  siècles,  des  séminaires  semblables  à  ceux  qui 
ont  été  établis  dans  ces  trois  derniers  siècles  ;  mais  ils  avaient  d'au- 
tres séminaires  qui  leur  donnaient  des  secours  au  moins  aussi 
abondants  et  aussi  efiicaces. 

Tous  les  monastères  en  effet,  le  monastère  des  clercs  de  l'évêque 
d'abord,  les  autres  monastères  de  clercs  ensuite,  les  monastères  de 
moines  enfin  :  tels  étaient  les  anciens  séminaires  où  les  évêques  pui- 
saient sans  cesse  des  coopérateurs.  Du  sixième  au  douzième  siècle, 
les  monastères  donnent  tous  des  pasteurs  aux  paroisses.  Dans  les 
campagnes  désertes,  ils  y  établissent  des  granges  qui  y  attirent  des 
colons  et  donnent  le  plus  souvent  naissance  à  des  villages  ou  a 
des  hameaux.  Dans  les  villages  déjà  formés,  ils  établissent  de  petits 
prieurés  chargés  du  ministère  pastoral.  Chaque  monastère  a  créé 
et  tient  sous  sa  dépendance  un  grand  nombre  de  petites  commu- 
nautés, semblables  à  la  communauté  mère,  vivant  de  la  même  vie, 
entretenues  par  elle,  portant  les  secours  de  la  religion  avec  l'ascen- 
dant de  leur  vie  plus  austère  partout  où  il  y  a  un  groupe  d'habi- 
tations séculières. 

Au  lieu  d'un  séminaire  unique  donnant  aux  paroisses  des  prêtres 
séculiers  remplis  des  vertus  et  de  l'esprit  de  leur  état,  mais  qui  ne 
gardent  envers  la  maison  qui  les  a  formés  d'autre  lien  que  celui  de 
la  reconnaissance;  chaque  diocèse  possédait  alors  autant  de  sémi- 
naires que  de  monastères,  et  ces  monastères  ne  cessaient  de  retenir 
dans  le  devoir  et  les  règles  de  la  vie  enseignés  à  son  foyer,  les 
prieurés  et  les  petites  communautés  placés  dans  les  paroisses,  com- 
munautés dont  les  membres  lui  demeuraient  attachés  par  les  liens 
de  la  profession  religieuse.  «  Partout  à  l'origine  des  choses,  ainsi 
que  le  confesse  un  de  nos  antiquaires,  les  couvents  ont  organisé  le 


198  REVUE    DU  MONDE    CATHOLIQUE 

culte  dans  les  campagnes;  tout  dépendait  d'eux  ou  de  leur  insti- 
tution. Ils  desservaient  de  grands  cantons  où  il  n'y  avait  encore 
aucun  clerc  »  séculier. 

III 

Répondrons-nous  à  une  objection  souvent  répétée,  depuis  deux 
cents  ans?  «  Les  moines,  a-t-on  dit,  en  prenant  la  direction  des 
paroisses,  sortaient  de  leur  vocation;  car  les  moines  ont  pour  fin,  la 
contemplation  et  non  le  service  des  églises.  » 

Cette  objection  procède  d'un  concept  incomplet  de  l'état  religieux. 
Guillaume  de  Saint-Amour  et  plus  tard  les  jansénistes,  se  sont  re- 
présenté le  religieux  comme  étant  essentiellement  Vhabitant  du 
désert.  Aussi  demandaient- ils  que  les  moines  fussent  chassés  des 
villes  et  relégués  dans  les  solitudes  (1).  Avant  tout,  disaient-ils,  il 
faut  leur  interdire  le  ministère  sacré,  car  «  l'état  religieux  ou  des 
moines  est  de  sa  nature  incompatible  avec  la  charge  des  âmes  et 
avec  les  fonctions  du  ministère  pastoral,  et  l'on  ne  peut  leur  ouvrir 
l'entrée  de  la  hiérarchie  ecclésiastique,  sans  contredire  de  front  les 
principes  de  la  vie  monastique  »  (2).  Pie  VI  dut  condamner  ces 
erreurs  :  car,  aux  yeux  de  l'Église,  l'état  religieux  ne  consiste  pas 
essentiellement  dans  la  retraite  corporelle  au  désert,  mais  dans  le 
renoncement  spirituel  à  tout  ce  qui  retient  l'âme  dans  les  préoc- 
cupations inférieures,  c'est-à-dire  aux  richesses,  aux  plaisirs  et  à  la 
volonté  propre  :  il  est  essentiellement,  comme  l'enseigne  saint- 
Thomas  d'Aquin  dans  ses  traités  sur  l'état  religieux,  «  la  perfection 
du  sacrifice  conduisant  à  la  perfection  de  la  charité  ».  On  l'appelle 
Xétat  de  perfection;  car  le  renoncement  aux  embarras  du  siècle, 
est  le  moyen  d'arriver  plus  sûrement,  plus  aisément  et  plus  vite,  à 
la  perfection  de  la  vie  chrétienne. 

En  conséquence,  il  est  manifeste  que  tout  en  s' alliant  facilement 
avec  une  vie  purement  contemplative,  l'état  religieux  n'exclut  pas 
nécessairement  la  vie  active  ou  le  service  du  prochain.  Il  est  mani- 
feste que  s'il  peut  être  embrassé  par  les  laïques,  il  convient  mieux 

(1)  «  Unum  tantum  in  unaquaque  civitate  admittendum  monasterium, 
idque  intra  mœnia  civitatis,  in  locis  abditioribus  et  remotioribus  coUo- 
caDdiim.  »  (Bulla  Auctorem  fidti,  prop    LXXXIV.) 

(2)  Statum  regularem  aut  monasticum  naiura  sua  componi  non  posse  cum 
animarum  cura,  cumque  vitae  pastoralis  muneribus,  nec  adeo  in  partem 
venire  posse  ecclesiasticœ  hiérarchise,  quin  ex  adverso  pugnet  cum  ipsius- 
met  vitae  monasticee  principiis.  »  [Ibid.^  prop,  LXXX.) 


LES   ANCIENNES    PAROISSES    MONASTIQUES  199 

encore  à  l'état  ecclésiastique.  On  doit  en  effet  affirmer,  avec  les 
anciens  Pères  de  l'Eglise,  que  l'état  ecclésiastique  appelle  à  lui,  par 
de  hautes  convenances,  l'état  religieux,  car  il  est  désirable  que  les 
pasteurs  des  ànaes  tendent  à  la  perfection  la  plus  haute,  et  l'on  ne 
saurait  méconnaître  que -l'état  religieux,  sans  être  la  perfection  elle- 
même,  est  la  voie  instituée  dans  l'Eglise  pour  y  conduire  ceux  qui 
l'embrassent.  Rien  donc  d'anormal  à  voir  les  religieux,  exercer, 
dans  l'antiquité  et  le  moyen  âge,  les  fonctions  cléricales,  à  les  voir 
revêtus  de  l'épiscopat,  du  sacerdoce  et  des  autres  ministères  sacrés. 

Aussi  saint  Sirice,  dans  sa  lettre  décrétale  à  Himer,  archevêque 
de  Tarragone,  condamne  ceux  qui  veulent  interdire  aux  moines  l'en- 
trée de  la  cléricature  et  l'exercicp  des  fonctions  hiérarchiques  (1). 
«  La  vie  de  ceux,  qui  ont  renoncé  au  siècle,  définit  plus  tard  de  son 
côté  le  bienheureux  Urbain  II,  au  concile  de  Nîmes,  (1096),  est 
conforme  à  l'institution  apostolique;  ils  retracent  en  acte  l'exemple 
de  la  primitive  Eglise,  alors  que  tous  les  fidèles,  n'ayant  qu'un  cœur 
et  qu'une  âme,  mettaient  en  commun  tout  ce  qu'ils  possédaient. 
Sous  ce  rapport,  elle  est  plus  rapprochée  de  la  perfection  que  celle 
des  prêtres  séculiers.  11  nous  semble  donc  que  les  moines,  qui  ont 
tout  abandonné  pour  Dieu,  sont  dès  lors  plus  dignes  que  les  autres, 
quand  ils  sont  promus  au  sacerdoce,  d'administrer  le  baptême,  de 
donner  la  communion,  d'imposer  la  pénitence,  d'absoudre  les 
péchés.  Piappelons-nous  quel  mérite  aux  yeux  de  Dieu  acquièrent 
des  hommes  qui  pratiquent  le  précepte  du  Seigneur  :  Quitte  tout 
ce  que  tu  as,  viens  et  suis  moi.  Et  ainsi  comprenons  que,  vivant  de 
la  vie  des  Apôtres,  ils  ont  le  pouvoir  de  prêcher,  de  baptiser,  de 
donner  la  communion,  de  recevoir  les  pénitents,  de  délier  les 
péchés  (2).  » 

De  saint  Sirice,  au  bienheureux  Urbain  II,  plus  de  dix  papes  répé- 
tèrent le  même  enseignement.  Et  le  Saint-Siège  n'a  cessé  de  con- 
damner tous  ceux  qui  ont  prétendu  trouver  une  incompatibilité  entre 
l'état  religieux  et  les  fonctions  sacrées.  Pie  VI,  à  la  suite  de  tous  ses 
prédécesseurs,  condamne  ce  système  comme  faux,  pernicieux,  inju- 
rieux envers  les  Pères  et  les  saints  évêques  qui  ont  uni  les  insti- 

(1)  Monachos  quoque,  quos  tameti  morum  gravitas  et  vitse  ac  fidei  insti- 
tutio  sancta  commendat,  clericoruin  ofBcii  aggregari  et  optamus  et  volu- 
mus.  [Epist.  ad  Him,  épis.  Tarrac,  cap.  xiii.  Migne,  Patr.  lat.,  t.  XIU, 
col.  1144.) 

(2)  Ap.  Labbe,  t.  X,  coi.  607. 


200  REYOE    DU    MO>'DE    CATHOLIQUE 

tutions  de  la  vie  régulière,  avec  les  fonctions  de  l'ordre  clérical, 
contraire  à  la  pratique  pieuse,  ancienne  et  éprouvée  de  l'Eglise  et 
aux  sanctions  des  souverains  pontifes  (Ij;  car,  conclut  le  grand 
Pontife,  les  moines  que  recommandent  la  gravité  des  mœurs,  la 
pureté  de  la  foi  et  la  sainteté  de  la  vie,  peuvent  être  employés  aux 
fonctions  cléricales,  non  seulement  sans  violation  d'aucun  précepte 
et  sans  détriment  pour  la  religion,  mais  avec  beaucoup  de  profit 
pour  l'Eglise,  sed  et  cimi  multa  iitilitate  Ecclesise  (2). 

Au  huitième  et  au  neuvième  siècles,  alors  que  tant  de  con- 
ciles prescrivirent  à  tous  les  clercs  de  mener  la  vie  canonique, 
canonice  vivere,  c'est-à-dire  de  vivre  en  communauté,  les  monas- 
tères des  clercs,  monasleria  clericontm,  monasteria  canonicorum^ 
ne  sont  pas  moins  nombreux  que  les  monastères  de  moines,  monas- 
teria monachorum . 

Or,  prétendra-t-on  interdire  aux  monastères  de  clercs  le  service 
des  paroisses?  En  quoi  des  clercs  vivant  en  communauté,  appliqués 
aux  exercices  spirituels,  au  silence  et  aux  pratiques  de  la  mortifica- 
tion par  une  règle  qui  leur  prescrit  à  tout  instant  les  œuvres  les  plus 
saintes,  seraient-ils  moins  propres  au  ministère  des  âmes  que  des 
clercs  isolés,  que  des  clercs  sécularisés?  On  ne  pourrait  sans  folie 
accuser  les  monastères  de  clercs  d'oublier  la  fin  de  leur  vocation 
quand  ils  se  chargent  du  soin  des  paroisses  et  y  envoient  leurs  mem- 
bres comme  pasteurs. 

Ce  reproche  serait-il  mieux  fondé  à  l'égard  des  monastères  de 
moines? 

Autrefois,  tout  monastère  établi  dans  une  région  se  croyait  chargé 
de  répandre  la  vie  surnaturelle  comme  les  bienfaits  temporels  sur 
toute  la  contrée  :  il  convertissait  les  païens  qui  s'y  rencontraient 
encore,  il  donnait  aux  chrétiens  tous  les  secours  spirituels  dont  ils 

(1)  Régula  prima  qutc  statuit  et  universe  ac  indiscriminatim  statum 
xegularem  aut  monasticum  naiura  sua  componi  non  posse  cum  animarum 
cura,  cumque  vitee  pasioralis  muneribus,  nec  adeo  in  partem  venire  posse 
ecclesiasticœ  hierarcbiœ,  quin  ex  adverso  pugoet  cum  ipsiusmet  vitœ  mo- 
nasticœ  principiis,  falsa,  perniciosa,  in  sanctissimos  Ecclesiie  Patres  et 
prsesules,  qui  regularis  vitœ  instiiuta  cum  clericalis  ordinis  muneribus  con- 
sociarunt,  injuriosa,  pio,  vetusto,  probato  Ecclesia3  mori,  Summorumque 
Ponlilicum  sanctionibus  contraria,  quasi  monacbi,  quos  morum  gravitas 
et  vitœ  ac  fidei  institutio  sancta  commendat,  non  rite  nec  modo,  sine  reli- 
gionis  ofFensione,  sed  et  cum  multa  utilitate  Ecclesiaî  clericorum  offlciis 
aggregentur.  (BuUa  Auctorem  Fidei,  prop.  LXXX.) 

(2)  luid. 


LES   ANCIEiNJNES  PAROISSES   MONASTIQUES  201 

manquaient.  L'état  des  peuples  l'appelait  à  leur  rendre  ce  service, 
les  évêques  applaudissaient  à  son  zèle.  De  nos  jours,  une  admirable 
congrégation  d'enfants  de  Saint  Henoît  applique  ses  membres  aux 
missions  :  qui  songe  à  accuser  ces  moines  de  transgresser  la  règle 
de  leur  père?  Les  anciens  moines  ont  tous  été,  plus  ou  moins,  ce 
que  sont  aujourd'hui  les  membres  de  cette  nouvelle  famille  monas- 
tique :  appliqués  avant  tout  à  leur  sanctification  par  la  pratique  de 
la  vie  religieuse,  ils  ne  refusaient  point  de  travailler  à  la  sanctifica- 
tion du  prochain  partout  où  ils  trouvaient  le  prochain  dans  la  néces 
site  spirituelle  :  cet  exercice  de  la  charité  pourrait-il  être  blâmé 

IV 

Une  autre  objection  a  été  faite,  quoique  plus  rarement,  contre 
cette  ancienne  union  des  paroisses  aux  monastères.  «  Les  moines, 
a-t-on  dit,  prenaient  le  gouvernement  des  paroisses,  mais  l'évêque 
le  perdait,  l'autorité  épisccpale  se  trouvait  affaiblie  de  tout  ce  que 
gagnait  l'influence  des  réguliers.  » 

Quel  évêque  hésiterait,  de  nos  jours,  à  sacrifier  quelque  chose  de 
son  autorité  sur  les  paroisses,  quand  à  ce  prix  il  devrait  arrêter  cette 
lamentable  décadence  de  la  religion  que  nous  devons  tous  déplorer? 
La  loi  du  pontificat  à  toutes  les  époques  a  été  de  procurer  le  plus 
grand  bien  des  âmes  :  si  par  des  coopérateurs  et  des  aides  qu'il  se 
donnera  l'évêque  peut  exercer  une  action  plus  salutaire,  il  n'hésitera 
pas  à  appeler  dans  le  champ  du  père  de  famille  ces  ouvriers  pour 
travailler  â  le  féconder. 

Mais  il  y  a  plus,  l'autorité  épiscopale  n'est  point  diminuée  sur  les 
paroisses  parce  qu'elles  ont  des  moines  à  leur  tête.  L'évêque  a  le 
premier  la  charge  de  la  paroisse,  le  religieux  appelé  à  la  desservir 
est  essentiellement  son  aide;  il  gardera  d'autant  mieux  dans  le 
ministère  pastoral  la  dépendance  qui  lui  convient  vis-à-vis  de 
l'évêque  qu'il  s'est  plus  exercé  à  l'humilité;  il  mettra  d'autant  plus 
de  soin  à  observer  toutes  les  ordonnances  épiscopales  qu'il  est  plus 
habitué  à  une  observance  plus  parfaite  dans  son  monastère. 

Autrefois,  moins  encore  qu'aujourd'hui,  l'évêque  ne  pouvait 
craindre  de  porter  préjudice  à  son  autorité  par  l'introduction  des 
moines  dans  les  paroisses.  Car,  du  sixième  au  douzième  siècle,  les 
moDastères  des  moines  comme  ceux  des  clercs  étaient  généralement 
soumis  à  la  juridiction  épiscopale.  Les  évêques  avaient  le  droit  d'y 


202  BEVUE  DU   MONDE   CATHOLIQUE 

présider  l'élection  des  abbés,  de  la  casser  même  si  elle  n'était  pas 
faite  régulièrement  ;  ils  faisaient  des  règlements  pour  la  réforme  ou 
le  maintien  de  la  discipline  et  la  sauvegarde  de  tout  leur  état  intérieur. 

En  un  mot,  les  monastères  dépendaient  alors  des  évêques,  comme 
en  dépendaient  toutes  les  paroisses  de  leur  diocèse,  comme  en 
dépendent  aujourd'hui  les  séminaires  et  tant  de  communautés  reli- 
gieuses si  utiles  et  si  florissantes. 

Il  n'y  avait  donc  point,  il  ne  pouvait  y  avoir  de  rivalité  entre 
l'évêque  et  le  monastère,  pas  plus  qu'aujourd'hui  entre  l'évêque  et 
son  séminaire.  Le  monastère  était  comme  la  famille  même  de 
l'évêque,  celui-ci  s'en  remettait  volontiers  à  l'abbé  de  pourvoir  de 
pasteurs  les  paroisses. 

Ajoutez  encore  une  considération.  Dans  la  discipline  de  ces 
anciens  temps,  celui  qui  fonde  une  église  a  le  droit  de  patronage^ 
c'est-à-dire  le  droit  de  la  pourvoir  d'un  service  convenable  sous  la 
juridiction  de  l'évêque.  Le  patron,  duc,  comte,  baron,  homme  libre, 
présente  à  l'évêque  les  clercs  qui  rempliront  les  fonctions  sacrées 
dans  l'église  qu'il  a  bâtie  et  dotée,  L'évêque,  après  avoir  accepté 
ses  services  pour  la  construction  et  la  dotation  de  l'église,  lui  recon- 
naît le  droit  de  l'aider  dans  la  tâche  d'y  placer  de  dignes  ministres. 

Or,  bien  plus  que  les  particuliers,  les  monastères  sont  appelés  à 
prêter  un  concours  actif  à  l'évêque  pour  bâtir  des  églises  et  les 
pourvoir  de  saints  ministres.  C'est  pourquoi  l'évêque,  si  empressé 
partout  d'accueillir  l'aide  des  particuliers,  est  bien  plus  avide  encore 
de  recevoir  celle  des  monastères. 

Et  grâce  aux  monastères,  en  effet,  de  nouvelles  églises  s'élèvent 
de  toutes  parts,  des  paroisses  sont  fondées  dans  tous  les  lieux.  Les 
paroisses  reçoivent  des  pasteurs  longuement  formés  à  la  vie  spiri- 
tuelle et  au  dévouement  par  la  sainte  discipline  de  l'état  religieux, 
pleins  du  plus  pur  esprit  de  l'Évangile;  elles  ne  reçoivent  pas  seule- 
ment un  ministre  isolé,  mais  une  petite  communauté  d'hommes 
apostoliques,  qui,  sous  l'autorité  des  évêques  et  avec  leur  partici- 
pation, font  fleurir  la  religion  dans  le  peuple  chrétien. 


Plus  tard,  au  douzième  et  au  treizième  siècle,  les  religieux  aban- 
donnèrent peu  à  peu  aux  clercs  séculiers  le  service  des  paroisses. 
Rappelons  en  quelques  mots  les  cau-es  de  ce  changement. 


LES   ANCIENNES    PAROISSES   MONASTIQUES  203 

Les  monastères  de  clercs,  après  avoir  été  si  florissants  au  hui- 
tième et  au  neuvième  siècle,  tombèrent  dans  un  effrayant  relâche- 
ment au  dixième  et  au  onzième.  Saint  Grégoire  VIT  en  entreprit 
la  restauration  et,  dans  trois  conciles  romains,  il  prescrivit  à  tous 
les  clercs  d'Occident  le  retour  à  la  perfection  de  la  vie  canonique. 
Mais,  sur  ce  point,  le  génie  du  grand  pape  rencontra  des  obstacles 
que  nous  n'avons  pas  à  raconter  ici;  la  restauration  de  la  vie  cano- 
nique ne  fut  que  partielle  :  la  plupart  des  clercs  d'Occident,  con- 
tents de  pratiquer  la  chasteté,  abandonnèrent  la  vie  commune  et  la 
pauvreté  religieuse;  depuis  cette  époque,  le  plus  grand  nombre  des 
clercs  furent  séculiers. 

D'autre  part,  les  grandes  abbayer,  de  moines  perdirent  la  sévérité 
de  l'antique  observance.  En  se  relâchant  dans  la  pratique  de  la  mor- 
tification, elles  se  privèrent  de  la  fécondité  spirituelle,  inséparable- 
ment attachée  à  la  croix  de  Jésus-Christ.  Alors,  les  grands  monas- 
tères, qui  avaient  compté  autrefois  six  cents,  cinq  cents,  trois  cents 
moines,  n'en  eurent  plus  que  cinquante,  trente  et  moins  encore. 
Comment,  dans  ces  conditions,  pouvaient-ils  continuer  de  donner 
des  moines  aux  nombreuses  paroisses  qui  leur  étaient  unies?  D'ail- 
leurs, ces  moines  relâchés  se  soucient  peu  d'exercer  les  fonctions 
pastorales  qu'ils  trouvent  trop  pénibles.  Il  en  résulte  que  les  monas- 
tères abandonnent  le  service  spirituel  des  peuples  à  des  prêtres 
séculiers.  Ils  partagent  avec  ceux-ci  les  revenus  de  l'église,  se 
réservant  ordinairement  la  plus  grosse  part  et  réduisant  autant  que 
possible  celle  du  clerc  desservant.  Ils  nomment  ce  clerc  en  vertu  du 
droit  de  collation  qu'ils  conservent,  débris  d'une  paternité  plus 
haute.  Le  plus  souvent,  ils  cessent  d'habiter  le  prieuré  ou  la  maison 
paroissiale;  parfois,  ils  continuent  à  y  résider  pour  y  mener  une  vie 
oisive  et  plus  libre  qu'elle  ne  serait  au  monastère. 

Dans  ces  paroisses,  les  moines  perdent  partout  leur  ancienne 
popularité,  parce  qu'ils  n'y  sont  plus  connus  que  par  le  droit  de 
percevoir  les  revenus.  La  dîme,  autrefois  payée  avec  tant  d'amour 
au  pasteur  désintéressé  et  dévoué  qui  la  dépensait  au  service  de 
l'Eglise  et  des  pauvres,  commence  à  devenir  odieuse,  parce  qu'elle 
n'est  plus  la  rémunération  d'un  service  social  et  apparent. 

Il  est  vrai  qu'auprès  des  anciennes  abbayes  en  décadence,  de 
nouvelles  s'élèvent  pleines  de  ferveur  :  telles  sont  les  innombrables 
abbayes  de  l'ordre  de  Cîteaux  et  de  l'ordre  de  Prémontré.  Mais  les 
nouvelles  abbayes,  à  la  différence  des  anciennes,  n'aiment  pas  à 


20Zl  KEVUE  DU    MONDE    CATHOLIQUE 

multiplier  les  petits  prieurés,  les  celles,  les  granges.  L'expérience 
a  montré  que  le  relâchement  s'introduit  facilement  dans  les  petits 
prieurés  et  que  de  là  viennent  les  abus  qui  pénètrent  dans  les 
grandes  maisons. 

A  raison  de  ce  danger,  les  abbayes  cisterciennes  et  prémontrées 
montrent  une  grande  répugnance,  en  général  du  moins,  pour  les 
petites  fondations.  Il  en  résulte  que  la  vie  religieuse  ne  descend 
plus  comme  autrefois  dans  les  pai-oisses,  elle  ne  se  trouve  plus  en 
contact  immédiat  et  journalier  avec  le  peuple.  Les  religieux  se  ren- 
ferment dans  les  abbayes  et  laissent  le  clergé  séculier  s'étendre  et 
occuper  la  plupart  des  paroisses.  Les  églises  cessent  presque  uni- 
versellement d'être  monastiques  pour  être  séculières. 

D'autre  part,  les  évêques,  auparavant  si  favorables  à  l'union  des 
paroisses  aux  monastères,  la  voient  désormais  avec  une  certaine 
défaveur.  A  l'origine,  cette  union  avait  eu  pour  effet  d'engager  les 
monastères  à  pourvoir  les  églises  paroissiales  de  ministres  sacrés  ; 
maintenant  au  contraire  les  religieux  ont  abandonné  aux  séculiers 
les  fonctions  pastorales,  et  l'union  des  paroisses  aux  abbayes  n'a 
d'autre  effet  que  de  .soustraire  aux  évêques  le  droit  de  nommer  les 
pasteurs,  et  aux  paroisses  elles-mêmes  la  meilleure  partie  de  leurs 
revenus.  Le  droit  de  patronage  ou  le  titre  de  curé,  gardés  souvent 
par  les  communautés  curés  primitifs,  n'est  plus  le  droit  des  reli- 
gieux à  se  dévouer  eux-mêmes  comme  pasteurs  à  la  sanctification 
des  âmes,  c'est  le  droit  de  désigner  des  pasteurs  en  substituant 
cette  désignation  à  celle  que  la  constitution  primordiale  de  la 
hiérarchie  assure  à  l'évêque  diocésain,  et  sans  justifier  cette  déro- 
gation à  la  juridiction  épiscopale  par  aucun  avantage  spirituel  des 
populations. 

De  même  les  prêtres  séculiers  qui  remplissent  désormais  le 
ministère  sacré  se  disent  que  la  dîme  est  proprement  et  originaire- 
ment due  par  les  paroissiens  à  ceux  qui  leur  donnent  la  nourriture 
spirituelle.  Ils  subissent  à  regret  l'état  des  paroisses  unies  au. 
monastère,  puisque  cette  union  les  prive  d'une  partie  considérable 
de  leurs  revenus  naturels.  Les  pasieurs  eux-mêmes  sentent  ainsi 
peu  à  peu  de  l'éloignement  pour  les  moines,  patrons  et  collateurs, 
et  arrivent  ensuite  à  concevoir  de  regrettables  préjugés  contre  l'état 
monastique  lui-même.  Quant  aux  populations,  encore  que  les 
monastères  ne  cessent  de  se  montrer  bienfaisants,  toujours  sensi- 
bles au  côté  fiscal  des  institutions,  elles  oublient  peu  à  peu  les  ser- 


LES   ANCIENNES   PAEOISSES   MONASTIQUES  205 

vices  anciens  qui  ont  donné  lieu  à  la  perception  des  revenus  ecclé- 
siastiques par  les  monastères,  services  qui  ne  leur  sont  plus  rendus 
par  les  moines,  et  elles  portent  avec  peine  ce  qui  leur  paraîtra  une 
charge  sans  compensation. 

L'union  des  paroisses  aux  monastères,  aux  collégiales,  aux  cha- 
pitres subsiste  cependant  encore  quelques  siècles,  tant  que  l'en- 
semble des  institutions  religieuses  ne  subissent  pas  de  crise.  Mais 
quand  éclate  la  Révolution,  elle  disparaît  sans  laisser  de  traces. 
Devons-nous  la  regretter?  Nous  ne  regrettons  que  la  vie  commune 
au  sein  du  clergé  paroissial.  Le  Saint  Esprit  agite  de  toutes  parts  le 
monde  et  remue  les  cœurs  pour  ramener  cette  grande  restauration. 
Puissent  un  jour  nos  paroisses  revoir  à  leur  tête  comme  dans  les 
beaux  siècles,  des  clercs  vivant  dans  l'état  de  perfection  évangé- 
liqueî 

DoM  Benoît. 


1er  NOVEMBRE  (n»  89).   4^  SÉRIE.  T.  XXIV, 


DE 

L'INSPiRATION  DE  JEANNE  D'ARC  <" 

APPEL  A  LA  FRANCE  ET  A  L'ÉGLISE 


Voici  un  débat  qui  dure  depuis  plus  de  quatre  siècles;  un  débat 
où  la  gloire  d'une  des  plus  pures,  des  plus  rayonnantes  figures  de 
notre  histoire  nationale,  et  la  gloire  de  la  France  elle-même,  sont 
intéressées,  engagées.  Jeanne  d'Arc  fut-elle  inspirée  de  Dieu,  ou  ne 
fut-elle  qu'une  hallucinée  de  la  superstition?  fut-elle  une  jeune  fille 
ignorante  et.simple,  séduite  par  sou  imagination,  à  laquelle  l'esprit  du 
temps  prêta  des  ressources  pour  une  séduction  universelle  et  pour 
des  prodiges  de  vaillance  et  de  patriotisme  ?  Ou  fut-elle  un  ange  envoyé 
du  ciel  pour  faire  éclater  la  protection  visible  de  Dieu  sur  la  France, 
et  ramener,  par  un  ascendant  surnaturel,  dont  ses  hauts  faits  d'armes 
n'étaient  que  comme  des  éclairs,  les  esprits  à  l'ordre,  les  cœurs  à 
l'union,  les  caractères  à  l'obéissance;  la  France  enfin  à  elle-même 
et  à  ses  rois? 

L'histoire,  depuis  trois  siècles,  tourne  autour  de  cette  apparition 
du  salut,  sans  oser  prononcer  le  jugement  qu'elle  porte  en  sa  mémoire, 
en  son  cœur  et  sur  ses  lèvres.  Elle  est  éblouie  par  l'évidence  des  évé- 
nements; l'admiration  et  la  reconnaissance  l'entraînent;  mais  son 
peu  de  foi  paralyse  sa  raison  et  lui  enlève  le  bonheur  de  rendre  hom- 
mage à  une  vérité  qu'elle  aime.  La  crainte  de  paraître  crédule  la 

(1)  Je  fais  ici  les  protestations  prescrites  par  N.  S.  P.  le  pape  Urbain  VIII 
dans  ses  décrets  des  13  mars  et  5  juillet  1634.  Mon  intention  n'est  pas  de 
donner  les  faits  que  je  raconte  et  qui  passent  la  nature,  comme  ap^irouvés  par 
la  sainte  Église  romaine,  mais  seulement  comme  certifiés  par  des  témoignages 
privés,  etc. 


DE   l'inspiration    DE   JEANNE  d'arG  207 

rend  ingrate  et  inconséquente.  Plutôt  que  de  reconnaître  la  main  de 
Dieu  sur  nous  et  sur  nos  destinées  nationales,  elle  se  résigne  à  bal- 
butier des  contradictions  entre  ce  qu'elle  voit  et  ce  qu'elle  croit,  et 
à  laisser  flotter  son  burin  sans  conscience  en  des  hésitations  doulou- 
reuses, qui  accusent  presque  également  sa  sincérité  et  son  courage. 

Toutefois,  si  elle  n'est  pas  décidée  comme  il  faudrait,  l'histoire  au 
moins  laisse  entrevoir  assez  clairement,  à  travers  le  réseau  des  incer- 
titudes de  sa  parole,  de  quel  côté  penche  son  cœur.  Parmi  cette  foule 
d'ouvrages  inspirés  par  la  mémoire  de  Jeanne  d'Arc,  et  dont,  selon 
G.  Gœrres,  le  nombre  dépasse  celui  des  années  qui  se  sont  écoulées 
depuis  le  martyre  de  cette  héroïne,  à  peine  s'en  trouve-t-il  où  sa 
mission  surnaturelle  ne  soit  assez  nettement  accusée  pour  tous  les 
yeux  qui  savent  et  veulent  voir.  Shakespeare  lui-même,  tout  Anglais 
qu'il  est,  subit  l'empire  des  faits;  et,  pour  échapper  cà  !a  flétrissure 
dont  la  mort  de  la  Pucelle  a  marqué  sa  nation  pour  tous  les  siècles, 
et  cependant  n'admettre  point  des  phénomènes  sans  cause,  il  aime 
mieux  la  dire  inspirée,  armée,  conduite  par  les  puissances  de  l'enfer. 

L'n  seul  homme  s'était  levé,  après  trois  siècles  d'hommages  plus  ou 
moins  explicites,  mais  universels,  pour  profaner  effrontément  ce 
grand  nom  et  traîner  cette  sainte  renommée  dans  des  pages  d'un 
cynisme  sacrilège  qui  étonne  le  vice.  Mais  cette  grande  insulte  à  la 
patrie,  cette  débauche  du  talent,  ce  crime  du  génie,  comme  l'ap- 
pelle Chateaubriand,  n'était/; 02/;*  cet  insolent  ôlasphémateur  quî une 
de  ses  mille  manières  de  braver  Dieu  et  de  se  déclarer  l ennemi 
personnel  du  Sauveur  des  hommes  (1).  Il  fallait  peut-être  à  Jeanne 
d'Arc,  après  son  bûcher  allumé  par  la  haine  du  nom  français,  cette 
suprême  gloire  d'être  attachée  à  la  colonne  à'infamie  avec  la  religion, 
avec  Jésus- Christ,  et  par  la  môme  main  infâme. 

La  conscience  publique  s'est  détournée  avec  horreur  et  dégoût  de 
cette  prostitution  de  l'esprit  et  de  la  langue.  La  France  a  flétri  le 
sacrilège  et  revendiqué  sa  propre  gloire.  La  poésie  s'est  empressée 
de  réparer  les  outrages  dont  le  dernier  des  hommes  l'avait  rendue 
coupable.  Il  suffit  d'indiquer,  entre  autres,  les  chants  inspirés  par 
Jeanne  d'Arc,  à  Schiller,  à  C.  Deiavigne,  à  A.  Soumet.  De  grands 
peintres  sont  venus  pieusement  transfigurer  dans  la  lumière  de  leur 
pinceau  celte  victime  de  la  religion  et  de  la  patrie,  qu'avait  salie 
une  plume  criminelle.  D'illusti'es  princesses  ont  mis  la  gloire  de  leur 

(1)  J.  de  Alai^ire. 


208  REVUE    DL"    MONDE    CATHOLIQUE 

génie  et  de  leur  foi  à  venger  par  leur  ciseau,  dans  un  marbre  immor- 
tel, la  pureté,  la  piété,  le  courage,  l'humilité,  l'inspiration  de  la 
simple  et  radieuse  fille  des  champs.  Par  crainte  d'être  jugée  complice 
d'un  attentat  sans  nom,  l'histoire  est  devenue,  en  cet  endroit,  plus 
explicite  et  plus  chrétienne,  et  le  roman  lui-même  n'a  osé  toucher 
depuis  à  cet  épisode  de  faits  de  notre  honneur  national  qu'avec  un 
respect  patriotique  et  religieux.  «  Aujourd'hui,  dit  Chateaubriand, 
Voltaire  lui-même  serait  forcé  d'être  Français  par  ses  sentiments 
comme  par  sa  gloire.  » 

Nous  en  étions  là,  et  nous  pouvions  espérer  que  c'en  était  fait 
désormais  de  toute  entreprise  coupable  sur  la  vierge  d'Orléans.  Les 
moins  crédules,  les  moins  chrétiens  disaient  avec  Chateaubriand  : 
((  Quelque  chose  de  miraculeux  dans  le  malheur  comme  dans  la 
prospérité  se  mêle  à  l'histoire  de  ces  temps.  Une  vision  extraordinaire 
avait  ôtéla  raison  à  Charles  VI,  des  révélations  mystérieuses  arment 
le  bras  de  la  Pucelle;  le  royaume  de  France  est  enlevé  à  la  race  de 
saint  Louis  par  une  cause  surnaturelle;  il  lui  est  rendu  par  un  iwo- 
dige.  —  On  trouve  dans  le  caractère  de  Jeanne  d'Arc  la  naïveté  de 
la  paysanne,  la  faiblesse  de  la  femme,  l' inspiration  de  la  sainte^  le 
courage  de  l'héroïne.  »  Mais  voici  qu'un  poète  français,  de  la  famille 
des  Chateaubriand,  un  homme  que  nous  avions  tous  aimé,  que  nous 
voudrions  pouvoir  toujours  honorer,  s'en  vient  hier,  dans  un  recueil 
destiné  à  devenir  populaire,  sous  de  beaux  prétextes  de  civilisation, 
avecl'apparent  dessein  de  glorifier  la  patrie,  ravir  ouvertement,  el 
par  un  jugement  délibéré,  à  notre  sainte  héroïne  l'auréole  de  son 
inspiration,  à  sa  mission  le  caractère  surnaturel,  à  ses  actions  le 
caractère  miraculeux.  Après  avoir  dit  que  l'historien  ne  doit  pas 
discuter,  mais  raconter  des  événements  de  l'ordre  de  ceux  qui  rem- 
plissent la  courte  vie  de  Jeanne  d'Arc;  après  avoir  reconnu  que 
cette  histoire  est  plus  semblable  à  un  récit  de  la  Bible  qu  à  une 
page  du  monde  nouveau;  après  avoir  reconnu  que  lorsqu'on  veut 
analyser  la  flamme,  on  s'y  éblouit  et  on  s'y  brûle,  M.  de  Lamartine, 
dans  le  deuxième  numéro  de  son  Civilisateur,  pose  et  soutient  toute 
une  thèse  philosophique  contre  les  révélations  mystérieuses  qui 
arment  le  bras  de  la  libératrice  de  la  France.  Il  s'arme  lui-même  de 
dédains  très  hautains  contre  ce  qu'il  appelle  les  crédulités  populaires, 
les  puérilités  de  l'imagination  populaire,  et  tombe  ainsi,  sans  le 
vouloir,  j'aime  à  le  croire,  dans  ce  qu'il  avait  réprouvé,  le  sarcasme, 
cette  impiété  contre  l admiration,  dont  un  grand  homme,  ajoute- 


DE    l'inspiration    DE   JEANNE    d'aRG  209 

t-il,  a  -profané  son  génie  en  cherchant  à  profaner  cette  pauvre 
martyre  de  la  patrie. 

Il  faut  l'entendre  dans  sa  langue  sonore  et  trop  peu  articulée. 
«  Jeanne  d'Arc  iwipour  son  temps  non  seulement  l'inspirée  du  patrio- 
tisme, mais  l'inspirée  de  Dieu.  —  Ces  inspirations,  dont  les  crédulités 
populaires  font  des  merveilles,  sont-elles,  en  effet,  des  miracles 
surnaturels  ;  des  évocations  matériellement  divines,  appelant  par 
leurs  noms  des  jeunes  filles  dans  la  foule,  pour  leur  donner  la  mission 
de  sauver  leur  nation?  Ou  sont-elles  simplement  des  miracles  natu- 
rels, des  sommations  muettes  de  l'inspiration  intérieure,  des  contre- 
coups épars  et  répercutés  de  l'impression  d'un  peuple  entier  résu- 
mant ses  souffrances  dans  un  seul  cœur,  son  cri  dans  un  seul  cri,  et 
opérant  ainsi  par  une  seule  main  le  prodige  du  salut  de  tous? 
L'historien  sérieux  ne  se  pose  seulement  pas  ces  questions  et  ces 
doutes;  il  n'introduit  pas  dans  l'histoire  les  puérilités  de  l'imagina- 
tion  populaire.  »  Lors  même  que  la  plupart  de  ces  syllabes  se 
tiendraient  debout  sur  un  sens  quelconque,  qu'il  y  aurait  quelque 
antithèse  raisonnable  entre  des  sommations  muettes  de  f  inspiration 
intérieur  et  des  évocations  matériellement  divines,  M.  de  Lamartine, 
quoique  grand  poète  et  historien  sérieux,  sans  doute,  pourrait  bien 
se  poser  des  questions  qui  ont  occupé  Chateaubriand,  Schiller  et 
Shakspeare,  G.  Gœrres,  de  Barante,  Lebrun  des  Charmettes  et  tous 
les  autres  princes  de  l'histoire  et  de  la  poésie.  Que  parlez-vous  de 
crédulités  populaires  devant  ces  grands  noms?  que  parlez-vous  des 
temps  de  Jeanne  d'Arc  devant  l'autorité  des  plus  grandes  illustra- 
tions de  votre  propre  siècle?  que  parlez- vous  de  puérilités  de 
l imagination  devant  une  instruction  qui  se  poursuit  depuis  plus  de 
quatre  cents  ans  en  présence  du  monde  entier  ?  Un  historien  sérieux 
sait  parfaitement  que  :  ((  cette  histoire  merveilleuse  a  paru  à  la 
postérité  plus  digne  que  toute  autre  d'une  attention  spéciale  et  d'un 
examen  approfondi.  Tous  les  états  et  toutes  les  classes  ont  trouvé, 
dans  son  infinie  variété,  une  matière  inépuisable.  Jeanne  d'Arc  a 
été  célébrée  dans  les  domaines  les  plus  divers  de  la  science  humaine, 
par  des  historiens,  des  romanciers,  des  théologiens,  des  philosophes, 
des  jurisconsultes,  des  tacticiens  et  des  politiques,  des  généalogistes 
et  des  écrivains  héraldiques,  des  prédicateurs  et  des  orateurs,  des 
poètes  épiques,  tragiques  et  lyriques,  des  magnétiseurs,  des  démo- 
nologues et  amateurs  de  sorcellerie,  des  rapsodes,  des  encyclopé- 
distes, des  journalistes,  des  critiques...  Et  toujours,  le  souvenir  de 


210  REVUE    DU    MO>,DE    CATHOLIQUE 

la  Puceile  brille  au  ciel  des  temps  passés,  comme  une  étoile  rayon- 
nante, signe  admirable  de  la  miséricorde  divine  (1).  » 

Avant  d'être  ainsi  soumise  au  van  de  la  postérité,  l'inspiration  de 
Jeanne  d'Arc  avait  subi  la  contradiction  passionnée  et  l'incrédulité 
universelle  de  ceux-là  mêmes  que  Dieu  voulait  sauver  par  elle.  Elle 
ne  fut  acceptée  ni  de  sa  famille,  ni  du  roi,  ni  des  hommes  d'armes, 
ni  des  hommes  d'Église,  qu'après  mille  efforts  et  sur  les  preuves 
multipliées  de  sa  mission  divine.  Son  père  parlait  de  la  jeter  à  l'eau, 
le  sire  de  Beaudricourt  voulait  la  souffleter,  le  curé  de  Vaucouleurs 
venait  pour  l'exorciser;  la  petite  escorte  qui  était  chargée  de  la  con- 
duire près  du  roi,  à  Chinon,  eut  le  dessein,  la  prenant  pour  une  folle 
et  redoutant  les  dangers  auxquels  elle  l'exposait,  de  la  mettre  en 
lieu  sûr,  après  l'avoir  outragée.  Le  roi  refusa  d'abord  de  la  voir,  et 
la  remit  aux  mains  des  conseillers  ecclésiastiques,  juges  autorisés 
pour  le  discernement  des  esprits.  Ce  ne  fut  qu'après  de  longues 
discussions,  et  lorsqu' après  avoir  souvent  vu  et  entendu  la  merveil- 
leuse jeune  fille,  les  principaux  seigneurs  et  prélats  commencèrent 
à  croire  qu'elle  était  inspirée  de  Dieu,  comme  elle-même  le  disait, 
qu'on  décida  enfin  que  Jeanne  serait  présentée  au  roi.  Charles  VII, 
à  ce  moment  encore,  voulut  la  renvoyer  dans  son  pays  sans  l'en- 
tendre. Sa  prudence  ne  se  croyait  pas  suffisamment  abritée  contre  la 
surprise  et  le  ridicule.  Sur  les  instances  de  la  cour,  dont  l'incrédu- 
lité était  déjà  vaincue,  le  roi  consentit  néanmoins  à  soumettre  la 
prétendue  inspirée,  qui  lui  promettait  la  victoire  à  Orléans  et  le 
sacre  à  Reims,  à  une  double  épreuve  de  son  choix,  où  devait  éclater 
l'esprit  auquel  elle  obéissait.  L'épreuve  fut  en  effet  décisive  en 
faveur  de  la  Puceile.  L'incrédulité  du  roi  fut  vaincue,  comme  l'avait 
été  celle  de  la  cour.  Cependant  la  mission  de  Jeanne  n'est  pas 
encore  assez  reconnue  pour  que  le  secours  de  son  bras  soit  accepté. 
«  Elle  est  de  nouveau  interrogée  sur  ses  desseins  par  une  res- 
pectable assemblée  à  laquelle  assistaient,  entre  autres,  quatre  évê- 
ques  et  le  duc  d'Alençon.  Elle  répondit,  comme  la  première  fois, 
qu'elle  venait  de  la  part  de  Dieu...  Mais  tous  ces  hommes  réunis 
n'osèrent  pas  prononcer  dans  une  affaire  aussi  importante.  Ils  crai- 
gnaient les  railleries  de  l'ennemi...  C'est  pourquoi  l'on  résolut  de 
l'envoyer  à  Poitiers.  Là  se  trouvaient  un  parlement  et  une  Univer- 
sité, où  l'on  comptait  un  grand  nombre  de  savants  et  de  maîtres, 

(1)  Gœrres. 


DE  l'inspiration    DE   JEA^NE   d'ARG  211 

qui  durent  interroger  Jeanne  derechef...  Le  roi  s'y  rendit  pareil- 
lement. Ainsi  fut  convoquée  dans  cette  ville,  par  ordre  du  Conseil 
royal,  sous  la  présidence  de  l'archevêque  de  Reims,  chancelier  du 
royaume,  lequel  ne  voulait  pas  croire  aux  promesses  de  la  Pucelle, 
une  grande  et  solennelle  assemblée  de  docteurs,  de  professeurs  et 
de  jjacheliers,  versés  dans  les  saintes  Ecritures  et  dans  le  droit  civil 
et  ecclésiastique,  à  l'effet  d'examiner  la  doctrine  et  la  foi  de  cette 
jeune  fille  qui  se  disait  envoyée  de  Dieu  pour  rétablir  le  roi  dans  sa 
puissance.  Ils  devaient  déclarer  au  roi,  leur  maître,  si  elle  disait 
vrai,  et  s'il  pouvait  en  bon  chrétien,  accepter  son  secours... 

«  Les  professeurs,  les  docteurs  et  les  bacheliers  commencèrent 
l'un  après  l'autre  à  lui  démontrer,  par  toutes  sortes  de  preuves 
savantes,  qu'on  ne  pouvait  ajouter  foi  à  sa  mission  divine.  Jeanne 
ne  se  laissa  point  embarrasser.  Elle  opposa  à  toutes  leurs  raisons,  à 
toutes  leurs  questions,  à  toutes  leurs  subtilités,  de  si  solides  et  si 
belles  réponses,  que  les  professeurs  et  les  docteurs  secouèrent  la  tête, 
en  disant  qu'un  savant  ne  parlerait  pas  mieux.  Puis  quand  elle  leur 
raconta  comment  les  anges  et  les  saints  lui  étaient  apparus,  et  lui 
avaient  parlé  de  la  graiide  pitié  qui  était  au  royaume  de  France; 
comment  là-dessus  elle  avait  pleuré,  et  comment  les  saints  lui  avaient 
ordonné  d'aller  trouver  le  capitaine  de  Vaucouleurs  et  lui  avaient 
promis  de  la  conduire  heureusement  dans  son  dangereux  voyage 
vers  le  roi;  quand  elle  exposa  tout  cela,  ce  fut  avec  tant  d'élévation 
et  de  dignité,  que  les  savants  furent  étonnés  d'entendre  une  simple 
et  ignorante  bergère  dire  des  choses  si  merveilleuses  et  répondre 
d'une  manière  si  habile  et  si  sage  à  toutes  les  questions  et  à  tous  les 
doutes.  » 

Ils  ne  se  rendirent  pas  pour  cela.  Les  difficultés  de  la  science 
s'amoncelaient;  les  interrogatoires  se  multipliaient;  les  informations 
et  les  questions  ne  finissaient  pas.  Ainsi  se  réaUsait  ce  qu'elle  avait 
annoncé,  chemin  faisant  :  «  En  mon  Dieu,  je  sçay  bien  que  j'auray 
beaucoup  à  faire  à  Poictiers  où  on  me  meine;  mais  Messire  m'ay- 
dera.  »  Dieu,  en  effet,  l'assista  d'une  manière  visible  dans  cette  lutte 
acharnée  qu'elle  eut  à  soutenir  pendant  plusieurs  jours,  en  pubhc  et 
dans  le  secret,  contre  l'incrédulité  raisonnée,  savante  des  docteurs. 
Il  lui  fut  probablement  plus  facile  de  délivrer  Orléans  des  Anglais 
que  de  débarrasser  de  leurs  doutes  les  professeurs  et  les  bacheliers. 
Elle  en  vint  cependant  à  bout.  Le  parlement  et  l'université  avaient 
beau  prétendre  que  ce  qu'elle  disait  leur  semblait  impossible  à  faire, 


212  REVUE  DU   MONDE   CATHOLIQUE 

disans  que  ce  n' estait  que  resveries  et  fantaisies  ;  Un  y  eust  cellinj, 
quant  il  en  retournait  et  F  avait  auye,  qui  ne  dist  après  que  c  es- 
tait une  créature  de  Dieu. 

Christophe  d'Harcourt,  évêque  de  Castres,  déclare  enfin  qu'il  la 
croyait  envoyée  de  Dieu,  et  les  savants  examinateurs  formulèrent 
leur  avis,  en  disant  qu'elle  était  bonne  chrétienne  et  vraie  catholique; 
que,  vu  ses  bonnes  mœurs,  sa  simplicité,  sa  réputation  sans  tache, 
la  sainteté  de  sa  vie  et  la  sagesse  de  ses  paroles,  ils  estimaient  qu'on 
devait  tenir  ses  réponses  pour  des  inspirations  de  Dieu  ;  et  que  le  roi 
pouvait  accepter  ses  services  et  l'envoyer  à  Orléans. 

La  réserve  et  la  prudence  avaient,  ce  semble,  pris  des  précautions 
en  rapport  avec  l'importance  de  l'affaire;  l'historien  le  plus  grave 
s'en  fût  montré  satisfait;  le  tribunal  le  plus  sévère  n'eût  pas  poussé 
les  minuties  de  la  procédure  aussi  loin  que  le  firent  le  parlement  et 
l'université  de  Poitiers.  Le  roi  Charles  VII  ne  s'en  contenta  pas;  il 
voulut  encore  consulter  les  prélats  et  les  personnages  les  plus  consi- 
dérés du  royaume,  et  ce  ne  fut  que  sur  leur  réponse  favorable  qu'il 
se  décida  à  donner  à  Jeanne  d'Arc  la  permission  de  paraître  devant 
l'ennemi  à  la  tête  de  la  chevalerie  française,  pour  accomplir  la  volonté 
de  Dieu. 

On  le  voit  avec  évidence  :  alors,  comme  aujourd'hui,  les  affaires 
graves  étaient  soumises  à  un  sérieux  examen  ;  alors,  comme  aujour- 
d'hui, on  savait  que  c'eût  été  une  légèreté  condamnable  de  confier, 
sm'  de  simples  paroles,  les  destinées  du  royaume  aux  mains  d'une 
jeune  fille  inconnue.  Les  hommes  de  cette  époque  n'étaient  pas  aussi 
superstitieux  qu'il  nous  plaît  de  le  dire.  «  Ils  savaient  y  regarder  de 
près  lorsqu'il  le  fallait  ;  mais  ils  ne  fermaient  pas  dédaigneusement 
les  yeux  à  toutes  les  choses  miraculeuses  et  divines,  sans  même  dai- 
gner approfondir  les  faits  où  il  plaît  à  l'éternelle  Sagesse  d'agir 
autrement  que  ne  le  conçoit  l'entendement  humain  dans  sa  vanité 
et  son  indigence  (1) .  » 

A  ces  faits,  M.  de  Lamartine  se  contente  d'opposer  l'autorité  de 
ces  paroles  tombées  hier  de  sa  plume  :  «  La  jeunesse,  la  beauté,  l'in- 
nocence et  la  sainte  candeur  de  la  jeune  fille  furent  sans  doute  le 
charme  surnaturel  qui  fléchit  les  cœurs...  Les  femmes  de  la  cour, 
faciles  à  croire,  portées  à  séduire  et  à  être  séduites,  sentaient  que  les 
moyens  humains  de  relever  la  cause  du  roi  était  épuisés,  et  qu'un 

(l)  G.  Goerres. 


DE    l'i]N'SPIEATIO.\    DE    JEA>.\E    d'aRG  213 

ressort  surnaturel^  vrai  ou  supposé^  pouvait  seul  rendre  l'enthou- 
siasme avec  l'espérance  aux  soldats  et  aux  peuples.  Politique  ou 
crédulité^  tout  était  bon  pour  une  cause  vaincue  et  désespérée  !  » 
■  Lorsqu'on  fait  ainsi  l'histoire,  on  n'est  plus  un  historien  assez  sérieux 
pour  avoir  le  droit  de  parler  des  crédulités  populaires  et  des  puéri- 
lités de  r  imaginât  1071. 

Nous  savons  maintenant  quelles  barrières  Jeanne  d'Arc  eut  à  ren- 
verser pour  arriver  jusqu'au  roi  de  Bourges,  quelles  luttes  elle  eut 
à  soutenir  pour  faire  accepter  son  inspiration  et  ses  services.  A  ce 
point  de  son  histoire,  la  critique  doit  se  recueillir  et  se  demander, 
chercher  avec  sévérité,  mais  avec  impartialité,  le  mot  de  cette  diffi- 
cile victoire.  Par  quels  moyens  la  bergère  dédaignée,  moquée,  mépri- 
sée, repoussée,  parvint-elle  à  triompher  de  tant  et  de  si  invincibles 
obstacles?  La  Hire  avait  beau  s'écrier  : 

Il  n'est  dans  le  malheur. 

De  prodiges  pour  moi  que  ceux  de  la  valeur. 


.     .     .    Préférons,  sous  les  murs  d'Orléans, 
Aux  luttes  d'une  femme,  un  combat  de  géants! 

La  Hire  subit,  comme  le  roi,  comme  Dunois,  comme  la  cour, 
comme  le  parlement,  comme  l'université,  comme  les  évêques, 
comme  le  peuple,  l'ascendant  d'une  enfant  dont  il  devint,  comme 
tous  les  héros  ses  compagnons  d'armes  et  les  émules  de  sa  vaillance, 
le  docile  et  fidèle  chevalier,  l'écoutant  au  conseil  et  la  suivant  au 
combat,  lui  obéissant  partout.  Quel  fut  le  secret  de  ces  étranges  évé- 
nements? Ce  ne  fut  pas  la  surprise  :  jamais  envoyé  de  Dieu,  ou 
ministre  des  puissances  de  la  terre,  ne  fut  arrêté  si  longtemps  au 
seuil  de  sa  mission  ;  jamais  prétention  ne  traversa  plus  d'épreuves. 
Ce  ne  fut  point  la  cabale;  Jeanne  d'Arc  fut  toujours  seule  et  contre 
tous,  à  Domremy,  à  Vaucouleurs,  à  Chinon,  à  Poitiers,  partout;  elle 
n'eut  de  complices  que  ses  vertus  et  les  esprits  qui,  disait-elle,  lui 
parlaient.  Ce  ne  fut  pas  la  science  :  elle  ne  savait  ni  a  ni  6,  elle  ne 
signait  pas  son  nom,  et  la  science  la  persécutait.  Ce  ne  fut  point  une 
longue  préparation  mystérieuse  et  des  moyens  de  séduction  élaborés 
dans  l'ombre  :  sa  vie  avait  été  et  resta  toujours  exposée  à  tous  les 
regards;  elle  était  surveillée,  épiée  par  la  curiosité  et  par  l'autorité. 
Que  pouvait  d'ailleurs  une  jeune  fille  de  dix-huit  ans,  dépaysée  de 
lieux  et  d'habitudes,  au  milieu  d'un  camp  hostile,  en  face  d'une 


21A  REVUE    DU    MO:\DE  CATHOLIQUE 

cour  molle,  qui  trouvait  dans  le  plaisir  une  suffisante  compensation 
à  la  perte  d'un  royaume  ;  en  présence  de  guerriers  dont  l'impéné- 
trable armure  et  la  lance  aussi  fière  que  le  cœur  n'avaient  pu  sauver 
la  patrie  de  sa  ruine?  La  houlette  de  Jeanne  d'Arc  relever,  rétablir 
tout  ce  que  n'avait  pu  défendre  et  préserver  Dunois,  La  Hire  et 
Xaintrailles,  avec  leurs  invincibles  épées  et  leurs  vaillants  hommes 
d'armes  !  Ce  seul  énoncé  accuse  une  folie  ou  présage  un  miracle.  Il 
n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  confondre  la  force  par  la  faiblesse,  et  ren- 
verser ce  qui  est  par  ce  qui  n'est  pas.  Dieu  se  plaît  à  ces  jeux  de  sa 
puissance,  pour  pousser  à  bout  nos  présomptions,  et  nous  démontrer 
qu'il  ne  se  dessaisir  jamais  du  gouvernement  des  choses  d'ici-bas, 

Jeanne  d'Arc  affirma,  soutint  et  prouva  son  inspiration  devant  ses 
juges  de  toute  robe  et  de  tout  esprit  ;  voilà  tout  son  secret,  le  secret 
qui  ressort  des  faits  les  plus  avérés,  et  qui  seul  explique  sa  première 
comme  ses  dernières  victoires.  Sa  parole,  ainsi  qu'il  arrive  toujours 
chez  les  inspirés  que  Dieu  fait  parler,  portait  avec  elle  son 
autorité,  sa  lumière  et  son  efficacité,  son  propre  témoignage;  un 
témoignage  qui  subjugue  les  plus  rebelles,  et  leur  fait  dire  :  Vrai- 
ment, le  sceau  de  Dieu  est  ici!  Elle  se  présentait  au  nom  du  Ciel, 
sans  rien  perdre  de  sa  simplicité  ;  elle  promettait  les  événements  les 
plus  incroyables  pour  l'avenir  le  plus  prochain,  avec  cette  assurance 
sereine  qui  parle  parce  qu'elle  sait,  et  sans  enthousiasme.  Eile  sanc- 
tifiait la  plus  belle  des  causes,  et  authentiquait  ses  affirmations  par 
une  vie  irréprochable  devant  la  science,  devant  la  foi,  devant  la 
vertu.  D'elle  aussi  il  fut  proclamé  quelle  était  une  femme  de  sain- 
teté, et  il  ne  se  trouvait  perso}i7ie  qui  dît  contre  elle  une  parole 
de  mal.  (1) 

Cependant  son  inspiration  avait  besoin  encore  d'autres  témoins. 
Il  faut  révoquer  en  doute  toute  son  histoire,  ou  bien  il  faut  recon- 
naître que  Jeanne  d'Arc  fut  ce  qu'elle  devait  être  pour  obtenir 
créance;  elle  avait  reçu,  eii  sa  main  et  sur  ses  lèvres^  la  parole  des 
sigjies  (2);  elle  fut  thaumaturge  et  prophète.  Elle  faisait  des  miracles 
et  rendait  des  oracles.  Il  le  fallait  bien,  puisque  le  miracle  et  la  pro- 
phétie sont  les  moyens  adoptés  de  Dieu  pour  autoriser  les  siens 
auprès  des  peuples,  et  puisque  les  peuples  ne  reconnaissent  avec 
sûreté  les  ambassadeurs  de  la  majesté  divine  qu'à  ce  double  carac- 


(1)  Judith,  Mil,  8. 

(2)  Psaume  civ,  27. 


DE   l'inspiration    DE  JEANNE    d'aEG  215 

tère  extérieur  et  sensible  (1).  Jeanne  d'Arc  sait  et  annonce,  sept  ans 
à  l'avance,  les  deux  grands  événements  dont  elle  est  appelée  à  être 
l'instrument;  et,  dès  cette  époque  jusqu'à  l'heure  où  la  bannière  du 
salut  de  la  France  lui  fut  confiée  par  ordre  du  roi,  elle  se  frayait  la 
voie  à  la  réalisation  de  sa  mission  par  un  public  et  continuel  col- 
loque avec  l'avenir,  auquel  l'avenir  ne  manqua  jamais  de  répondre. 
A  ceux  qu'elle  devait  convaincre,  elle  donnait  rendez-vous  devant 
telles  ou  telles  manifestations  libres  de  la  volonté  divine,  et  la 
volonté  du  Ciel  se  manifestait  toujours  au  jour  et  à  l'heure  fixés 
d'avance,  en  la  manière  qui  avait  été  prédite.  C'est  ainsi  qu'elle 
annonça,  et  que  se  réalisèrent,  sa  réussite  auprès  du  sire  de  Bau- 
dricourt,  son  heureux  voyage  à  Chivion,  son  audience  à  la  cour,  la 
mort  si  prochaine  du  cavalier  qui  l'outrageait  de  son  regard  et  de 
sa  parole,  à  son  entrée  au  château  ;  son  triomphe  à  Poitiers,  et 
finalement  toutes  les  péripéties  de  ses  longues  et  douloureuses 
épreuves.  C'est  ainsi  que  son  œil  découviit,  sous  l'autel  du  sanc- 
tuaire de  Fierbois,  cette  épée  merveilleuse  et  inconnue  qui,  dans  sa 
main,  devait  toujours  vaincre  sans  jamais  blesser;  c'est  ainsi  qu'elle 
sut  aller  droit  au  roi  malgré  son  déguisement,  et  lui  découvrir  le 
secret  et  l'inquiétude  de  ses  propres  pensées,  quoique  Dieu  seul  en 
eût  été  le  confident.  Chacune  de  ses  paroles  avait  un  écho  certain 
dans  les  faits  qu'elle  annonçait.  Voilà  pourquoi  l'on  ne  la  crut  plus 
folle  lorsqu'elle  disait  :  «  Je  suis  envoyée  de  Dieu  ici  pour  vous 
porter  secours  à  vous,  gentil  sire,  et  à  votre  royaume;  et  le  Roi  du 
ciel  vous  commande  par  ma  voix  de  vous  faire  sacrer  et  couronner 
dans  la  ville  de  Reims,  et  vous  deviendrez  le  vicaire  du  Roi  du  ciel, 
couime  tout  vrai  roi  de  France  doit  l'être.  »  On  remit  en  ses  virgi- 
ginales  mains  les  destins  de  la  patrie,  naufragée  entre  la  démence 
d'un  roi,  les  déportements  d'une  reine  dépravée  et  dénaturée,  et 
l'isolement  découragé  d'un  dauphin  trahi  par  sa  mère,  exilé  par  sa 
capitale,  découronné  avant  d'être  monté  au  trône,  réduit  à  un 
trésor  de  quatre  écus,  et  au  dévouement  désespéré  de  la  ville  d'Or- 
léans qui,  déjà,  avait  ouvert  des  négociations  avec  ses  ennemis. 


(I)  Et  voici  commpnt  l'enteodaient  les  examinateurs  de  Jeanne.  C'est 
F.  Séguin  qui  lui  adresse  la  parole  :  «  Dieu  ne  veut  point  qu'on  croie  à  vos 
paroles,  à  moins  que  vous  ne  fassiez  voir  un  signe  par  lequel  il  demeure 
évident  qu'il  vous  faut  croire.  Nous  ne  conseillerons  donc  point  au  roi,  sur 
votre  simple  assertion,  de  vous  confier  des  gens  d'armes  pour  que  vous  les 
mettiez  en  péril,  si  vous  ne  nous  dites  pas  autre  chose.  »  A  la  bonne  heure  I 


2îi6  REVUE  DU    MONDE  CATHOLIQUE 

Nous  touchions  à  ces  jours  où,  dans  leur  sang  plongées, 
Les  grandes  nations  de  forfaits  surchargées 
Périssent...  si  bientôt,  rétablissant  leurs  droits, 
Dieu  même  ne  s'assied  au  conseil  de  leurs  rois, 
S'il  ne  vient  sous  les  murs  des  villes  alarmées 
Marcher  à  découvert  en  avant  des  armées! 

C'était  l'heure  du  miracle  :  le  miracle  se  fit;  et  la  suite  démontra 
surabondamment,  de  Tours  à  Blois,  de  Blois  à  Orléans,  d'Orléans  à 
Reims,  de  Reims  à  Paris,  à  Compiègne  et  à  Rouen,  que  l'esprit  de 
Dieu  était  sur  cette  vierge  de  salut.  Elle  savait,  elle  annonçait  tout 
ce  qui  devait  arriver;  la  fin  des  tempêtes  et  les  suspensions  d'armes; 
ses  victoires  et  ses  blessures  ;  les  attaques  et  les  capitulations  ;  la 
mort  prochaine,  inévitable  de  cet  insolent  Anglais,  l'arrivée  inatten- 
tendue  de  ce  héros  fidèle,  de  ce  convoi  si  nécessaire.  Ses  voix  la 
venaient  exactement  informer  des  conseils  du  Très-Haut,  et  elle 
û'ignora  rien  ni  des  malheurs  qui  l'attendaient,  sa  mission  accom- 
plie, ni  de  l'issue  de  son  procès,  ni  même  l'heure  de  sa  mort.  Elle 
fut  assistée  et  inspirée  jusqu'à  la  fin.  Le  procès  de  Rouen  ajoute 
autant  à  sa  gloire  d'Orléans  et  de  Reims,  à  sa  gloire  d'envoyée  de 
Dieu,  que  ses  hauts  faits  d'armes  avaient  ajouté  d'évidence  et  de 
certitude  à  ses  promesses  et  à  ses  afiirmations  de  Chinon  et  de 
Poitiers. 

Demandez  maintenant  à  M.  de  Lamartine  d'où  venaient  à  la 
Pucelle  toutes  ces  lumières  sur  les  choses  qui  n'étaient  pas  encore, 
il  vous  répondra  que  son  cœur  î illuminait ^  que  le  génie  est  une 
inspiration  du  cœur.  Evidemment  cette  explication  est  aussi  simple 
que  celle  donnée  par  l'illustre  poète  de  l'ascendant  de  Jeanne  d'Arc 
sur  la  cour  et  l'armée  de  Charles  VIL  Mais  ne  serait-elle  pas  trop 
naïve  pour  un  grand  historien?  0  poète,  ô  historien,  ayez  moins 
peur  de  trouver  Dieu  !  Vos  devanciers  écrivaient  :  Gesta  Dei  per 
Frayicos,  pourquoi  n'auriez-vouspas  écrit  :  Gesta  Dei  per  puellam? 
Est-ce  que  l'héroïsme  de  Jeanne  d'Arc  serait  amoindri  par  son  com- 
merce avec  les  anges  et  les  saints  ?  Est-ce  que  l'inspiration  ôterait 
quelque  chose  à  génie  et  à  son  patriotisme  ?  Ne  dites  pas  : 

La  France  dans  le  ciel  tient-elle  tant  d'espace? 

Vous  ne  seriez  plus  assez  Français  pour  chanter  nos  gloires 
nationales.  Chrétien  éperdu  dans  le  vague  de  vos  pensées,  vous  avez 
encore  commis  cette  phrase  qui  offense  du  même  trait  de  plume  la 


DE   L  INSPIRATIOx\    DE   JEANINE   D  AFxC  217 

France  et  la  foi  :  «  Quand  tout  est  désespéré  dans  une  cause  natio- 
nale, il  ne  faut  pas  désespérer  encore  s'il  reste  un  foyer  de  résis- 
tance dans  un  cœur  de  femme;  qu'elle  s'appelle  Judith,  Clélie, 
Jeanne  d'Arc,  la  Gava,  V.  Colonna,  Charlotte  Corday.  A  Dieu  ne 
plaise  que  je  compare  celles  que  je  cite.  Judith  et  Charlotte  Corday 
se  dévouèrent,  mais  se  dévouèrent  jusqu'au  crime...  Leur  dévoue- 
ment fut  célèbre,  mais  il  fut  flétri.  C'est  juste  !  »  Charlotte  Corday 
flétrie!  et  par  qui,  je  vous  prie?  Vous-même  ne  l'aviez  pas  osé  dans 
vos  Girondins.  Mais  Judith  criminelle  et  flétrie!  Ceci  peut  bien 
faire  comprendre  pourquoi  vous  ne  croyez  pas  à  l'inspiration  de 
Jeanne  d'Arc;  mais  qui  peut  respecter  désormais  vos  jugements? 
Si  les  licences  de  votre  verve  ne  s'arrêtent  pas  sur  les  limites  du 
blasphème,  on  flétrira  deux  fois  votre  plume  comme  coupable  de 
forfaiture  contre  le  bon  sens  et  contre  la  religion;  et  ce  sera  juste! 
Il  est  remarquable,  pour  le  dire  ici  en  passant,  que  M.  de  Lamar- 
tine, on  ne  sait  par  quel  faux  point  de  vue  et  dans  quel  intérêt,  n'a 
de  sévérités  que  pour  les  types  vertueux  de  l'histoire,  tandis  qu'il 
n'a  que  des  caresses  pour  les  criminels  de  tout  étage,  pourvu  qu'ils 
soient  fameux.  Il  semble  obéir  à  un  égal  besoin  d'entamer  les  vertus 
de  Louis  XVI,  par  exemple,  et  de  sa  fille  Marie-Thérèse,  et  de  célé- 
brer les  vertus  domestiques  et  publiques  de  leurs  bourreaux.  Le 
plus  ferme  jugement  qu'il  se  permette  de  porter  sur  les  mémoires 
les  plus  sinistres,  est  celui-ci,  avec  ses  variantes  : 

Et  vous,  fléaux  de  Dieu,  qui  sait  si  le  génie 
N'est  pas  une  de  vos  vertus  ! 

Mais,  enfin,  il  est  des  figures  dans  l'histoire  auxquelles  le  pinceau 
de  M.  de  Lamartine  n'a  plus  le  droit  de  toucher  ;  des  vertus  qu'il 
ne  lui  est  plus  permis  de  peser  dans  sa  balance  faussée.  Celles  de 
Judith  sont  de  ce  nombre,  la  gloire  de  la  main  de  Dieu  la  protège. 
Je  voudrais,  et  il  me  semble  que  tout  Français  et  tout  chrétien  doit 
vouloir  qu'il  en  fût  ainsi  de  celles  de  Jeanne  d'Arc.  Et  c'est  pour 
cela  que  je  me  permets  d'adresser  cet  appel  à  la  France  ôt  à  l'Eglise  : 
à  la  France,  pour  qu'elle  prenne  en  main  la  revendication  de  toute 
la  gloire  de  celle  qui  fut  le  salut  de  ses  rois,  la  libératrice  de  son  sol. 
la  protectrice  de  sa  foi;  à  l'Eglise,  pour  qu'elle  mette  en  lumière,  à 
la  face  de  l'univers,  et  consacre,  s'il  y  a  Heu,  par  son  jugement 
solennel  et  irréfragable,  la  vérité  de  son  inspiration,  l'héroïsme  de 
ses  vertus,  la  sainteté  de  sa  vie.  Le  temps  est  peut-être  venu  de 


218  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

cette  suprême  réparation.  La  France  nouvelle  doit,  pour  se  faire  par- 
donner, acquitter  noblement  toutes  les  dettes  de  notre  passé,  et  elle 
semble  le  vouloir  faira.  Or,  quelle  dette  plus  sacrée  que  celle  de  la 
reconnaissance?  et  quelle  reconnaissance  la  nation  française  ne  doit- 
elle  pas  à  Jeanne  d'Arc!  Nous  n'avons  qu'un  moyen  de  l'élever  jus- 
qu'à la  hauteur  des  services  rendus,  c'est  de  provoquer,  par  un  élan 
national,  le  procès  de  canonisation  de  celle  qui,  de  par  Dieu,  au  prix 
de  ses  humiliations,  de  ses  héroïques  travaux  et  de  la  mort  la  plus 
cruelle,  nous  conserva  notre  nom,  notre  nationalité  et  notre  reli- 
gion (1).  L'exécrable  procès  de  l'héroïne  fut  revisé  pour  l'honneur  de 
la  patrie  et  la  honte  de  l'Angleterre.  Le  procès  de  la  sainte  devrait 
enfin  être  jugé  par  le  seul  juge  compétent,  par  l'Eglise,  à  l'instance 
de  la  France,  seule  partie  digne  de  poursuivre  une  pareille  ven- 
geance contre  les  faiblesses  de  l'histoire,  et  d'arrêter  ainsi  à  tout 
jamais  l'audace  des  écrivains  les  moins  Français  et  les  moins  chré- 
tiens. Quelque  blasphémateur  obscur  pourrait  bien  encore  attenter  à 
l'auréole  de  la  sainte,  mais  le  jugement  de  la  postérité  serait  irrévo- 
cablement fixé.  Chacun,  depuis  l'enfant  qui  apprend  les  éléments 
de  nos  fastes,  jusqu'à  l'annaliste  qui  enregistre  les  événements  de 
notre  gloire,  serait  débarrassé  de  ce  chaos  d'incertitudes  et  de  con- 
tradictions qui  font  que  celui-ci  n'ose  risquer  son  jugement,  et  que 
celui-là  n'entrevoit,  dans  le  plus  merveilleux  instant  de  notre  vie 
nationale,  qu'une  espèce  de  conte  arabe  et  n'ajoute  presque  pas  foi 
à  sa  réalité. 

Il  en  serait  à  l'avenir  de  Jeanne  de  Domremy  comme  de  sainte  Gene- 
viève de  Nanterre.  Leurs  personnes  et  leurs  vies  seraient  également 
sacrées  pour  tous  les  honnêtes  gens,  de  même  que  leur  mission 
fut  également  providentielle,  également  salutaire  à  la  France.  Il  a 
plu  à  Dieu  que  la  nation  la  plus  fière,  la  plus  guerrière,  la  plus 
hardie  de  la  terre,  deux  fois,  en  dix  siècles,  ait  dû  sa  défense  et  sa 
délivrance  à  deux  simples  jeunes  lilles  appelées  à  leurs  miraculeuses 
destinées  parmi  la  paix  des  champs  et  la  sainteté  de  la  vie  pastorale. 
Oui,  une  bergère,  quoi  qu'en  disent  les  Débats  d'hier,  nous  fut 
donnée,  à  notre  premier  âge,  pour  nous  préserver  des  ravages 
d'Attila,  le  fléau  de  Dieu;  une  bergère  nous  fut  donnée,  à  notre 

(l)  Tout  le  monde  sait  qu'un  siècle  après  Jeanne  d'Arc  la  royauté  et  l'épis- 
copat  d'Angleterre  se  séparèrent  de  l'unité  ca  holi  (Ue  et  entraînèrent  vio- 
lemment la  nation  dans  leur  apostasie.  Que  fût  devenue  notre  fo',  si  nous 
n'avions  pas  été  délivrés  du  joug  étranger? 


DE    l'inspiration    DE   JEAÎNNE    d'aRG  219 

âge  moyen,  juste  mille  années  après,  pour  nous  délivrer  des  étreintes 
du  léopard  anglais,  l'ennemi  le  plus  puissant  et  le  plus  terrible 
qu'ait  connu  la  France.  L'une  et  l'autre  furent  remplies  de  l'esprit 
du  Seigneur,  dès  leur  plus  bas  âge;  l'une  et  l'autre  eurent  quelque 
chose  à  souffrir  de  leurs  familles,  et  furent  calomniées  par  l'incré- 
dulité; l'une  et  l'autre  virent  leur  inspiration  reconnue  par  les  gar- 
diens de  la  foi  et  les  juges  des  esprits;  l'une  et  l'autre  commandèrent 
des  convois  guerriers;  l'une  et  l'autre  possédèrent  l'amitié  des  rois 
de  France,  leurs  contemporains;  elles  eurent  la  même  dévotion  à 
leurs  saints  de  prédilection,  le  même  zèle  de  la  foi,  le  même  amour 
de  la  France,  la  même  pratique  des  plus  belles  vertus;  mais  l'une 
mourut  chargée  de  jours  et  de  grâces,  au  milieu  de  la  vénération 
publique;  et  l'autre,  chef-d'œuvre  accompli  en  quelques  jours, 
météore  de  salut  pour  les  siens,  de  terreur  pour  l'ennemi,  s'éteignit 
à  la  première  fleur  de  sa  jeunesse,  dans  les  ilamraes  de  son  martyre, 
laissant  après  elle,  dans  l'histoire  de  sa  passion  et  de  sa  mort,  l" éclat 
éblouissant  de  la  sainteté  la  plus  héroïque.  Et  celle-ci,  c'est  Jeanne 
d'Arc. 

A  l'heure  où  s'écrivent  ces  lignes,  la  patrie  reconnaissante  et 
repentante  rouvre  et  purifie,  par  son  pieux  concours  et  par  ses 
prières,  le  temple  longtemps  profané  de  la  vierge  de  i\anterre, 
patronne  de  Paris  (1).  Ces  hautes  et  magnifiques  voûtes,  ce  dôme 
splendide  ont  enfin  retrouvé  leurs  écbos  :  la  France  s'en  applaudit, 
la  religion  en  est  consolée.  Vienne  maintenant  la  réparation  que  j'ose 
proposer  en  faveur  de  la  vierge  de  DoLuremy,  et  le  parallèle  entre 
ces  deux  pures  créations  de  l'amour  de  Dieu  sur  uous  sera  complet! 
Jeanne  d'Arc  n'a  pas  de  temple  parini  nous;  elle  n'en  pouvait  avoir 
jusqu'à  ce  que  l'Eghse  eût  inscrit  son  nom  sur  ses  diptyques  sacrés. 
Mais  c'était  à  la  France  à  provoquer,  suivant  l'ordre  des  temps 
modernes,  le  jugemeut  de  l'Église,  ainsi  que,  suivant  l'ancien  usage 
des  fidèles,  elle  s'était  empressée  d'élever  un  oratoire  sur  le  tombeau 
de  Geneviève.  Lors  même  que  l'Eglise  aurait  cru  devoir  différer, 
refuser,  si  l'on  veut,  sa  sentence,  la  démonstration  de  la  France 
n'en  eut  pas  moins  couronné  la  mémoire  de  la  Pucelle  d'une  nou- 

(1)  En  t853,  le  grind  et  magnifique  temple  élevé  par  le  roi  Louis  XV  et 
bàli  par  SouÊQot,  à  ia  gloire  de  sainte  Geneviève,  était  purifié  des  souillures 
d'une  double  révolution  et  rendu  au  culte  de  la  sainte  patronne  de  Paris. 
Depuis,  il  a  été  profané  de  nouyeau  par  une  troisième  sanglante  et  sacrilège 
révolution.  (Note  de  1890.) 


220  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

velle  auréole  de  respect  et  de  piété  pour  toutes  les  générations. 

Eh  bien!  c'est  cette  tardive  mais  si  juste  démonstration  de  la 
France  qu'il  faudrait  provoquer.  Qui  sait  de  quels  Anglais  et  de  quels 
barbares  nous  pouvons  être  menacés  (1)?  Nos  ancêtres  marchaient 
à  la  victoire  en  invoquant  saint  Denys;  l'invocation  de  Jeanne  d'Arc, 
cette  humble  et  douce  terreur  de  nos  ennemis,  ne  serait-elle  pas  un 
cri  de  guerre  merveilleusement  adapté  à  une  époque  où  il  faut 
réveiller  le  patriotisme  sans  provoquer  à  l'effusion  du  sang?  D'ail- 
leurs, la  vie  de  Jeanne  d'Arc,  consacrée  par  la  religion,  deviendrait 
plus  populaire  qu'elle  n'a  été  jusqu'ici,  et  porterait  l'heureuse  con- 
tagion de  ses  exemples,  la  sainte  chaleur  de  ses  paroles  dans  toutes 
les  âmes. 

Quatre  cents  ans  écoulés  depuis  sa  mort  ne  sont  pas  un  obstacle 
à  sa  canonisation  :  les  témoins  de  ses  vertus,  les  hérauts  de  son 
innocence,  les  juges  de  son  inspiration,  les  preuves  de  sa  constance 
dans  les  voies  de  Dieu,  les  traces  du  triple  martyre  de  sa  prison,  de 
son  jugement  et  de  son  bûcher,  sont  là  devant  l'univers  entier  qui 
remplissentl'histoire  et  réclament  hautement  contre  notre  ingratitude. 

Je  n'ignore  aucune  des  conditions  que  suppose  une  poursuite  en 
canonisation.  Je  sais  que  «  l'héroïsme  qui  caractérise  les  saints, 
plus  facile  à  sentir  qu'à  décrire,  est  comme  l'empreinte  générale 
que  doivent  porter  les  vertus  de  ceux  que  l'on  canonise.  C'est  lui 
qui  donne  à  leurs  mérites  le  poids  qu'on  ne  saurait  assez  apprécier. 
Des  obstacles  puissants  à  surmonter,  des  ennemis  redoutables  à 
vaincre,  des  violences  continuelles  à  se  faire  à  soi-même,  voilà 
l'objet  du  courage  des  saints;  des  entreprises  vastes,  des  desseins 
importants,  des  travaux  rudes  et  constants,  voilà  celui  de  leur  zèle; 
des  sacrifices  amers  à  la  nature,  des  épreuves  rigoureuses,  de  longs 
supplices,  voilà  la  matière  de  leur  pénitence;  un  goût  sensible  pour 
la  prière,  des  effusions  fréquentes  d'un  cœur  embrasé  d'amour,  des 
transports  d'une  âme  affamée  de  justice,  des  efforts  soutenus 
pour  atteindre  au  comble  de  la  perfection  chrétienne,  voilà  l'exercice 
continuel  de  leur  piété  (2).  »  Je  sais  que,  pour  l'Église,  «  ce  n'est 
pas  assez  qu'on  lui  montre  quelques  œuvres  éclatantes,  ou  certaines 
vertus  portées  même  à  la  plus  haute  perfection.  La  sainteté  doit 
être  entière,  et,  pour  imposer  silence  à  la  cause,  il  ne  faudrait  qu'un 
seul  vice  capable  d'en  ternir  l'intégrité.  L'esprit  de  la  religion  doit 

(1)  Des  Béatificat.  et  des  Canonisât.,  p.  158. 

(2)  Id.,  ibid. 


DE   l'inspiration    DE   JEANNE   DARG  221 

percer  partout  dans  les  saints,  et  bannir  jusqu'à  l'ombre  de  l'imper- 
fection, autant  que  le  peut  la  fragilité  de  la  nature.  Le  mérite  du 
héros  du  christianisme  doit  être  pur  et  sans  tache;  il  doit  être  inal- 
térable et  persévérer,  avec  des  progrès  sensibles,  jusqu'au  dernier 
soupir  (1).  ))  Je  sais  tout  cela,  et  ma  confiance  en  l'heureuse  issue 
d'un  procès  fait  par  f  Église  à  la  mémoire  de  Jeanne  d'Arc  n'est  pas 
ébranlée.  Pour  encourager,  s'il  était  besoin,  les  catholiques  de 
France  à  porter  aux  pieds  du  souverain  pontife  Pie  IX  l'humble 
supplique  dont  j'émets  l'idée,  il  suffirait  de  ces  paroles  glorieuses 
pour  notre  héroïne,  écrites  de  la  plume  du  pape  Pie  II,  son  contem- 
porain :  f<  Le  dauphin,  craignant  d'être  trompé,  fit  examiner  Jeanne 
par  son  confesseur,  l'évêque  de  Castres,  théologien  d'une  science 
éminente,  et  la  confia  à  la  surveillance  de  nobles  dames.  Quand  elle 
fut  interrogée  sur  sa  foi,  elle  ne  donna  que  des  réponses  conformes 
à  la  religion  chrétienne;  et,  quand  on  scruta  ses  mœurs,  on  ne 
trouva  en  elle  qu'une  pureté  virginale  et  l'honnêteté  la  plus  sévère. 
L'examen  dura  plusieurs  jours  et  l'on  ne  découvrit  en  elle  rien  de 
feint,  aucune  ruse,  ni  aucun  mensonge,  »  Toute  l'histoire,  dont  les 
documents  sont  infinis,  est  conforme  à  ces  solennelles  paroles.  Con- 
temporaine de  Cbarlernagne  et  de  Clovis,  la  Pucelle  eût  partagé  les 
honneurs  de  sainte  Geneviève  et  de  sainte  Clotilde,  et  reçu  de  la 
piété  plus  d'hommages  que  n'en  reçut  le  grand  empereur  auquel 
elle  eut  elle-même  une  si  constante  dévotion. 

Il  serait  digne,  on  me  pardonnera  l'expression  de  ce  vœu,  il  serait 
digne  de  S.  Em.  Mgr  le  Cardinal-Archevêque  de  Reims  (2),  déjà  si 
illustre  pour  tant  d'autres  réparations  plus  difficiles  peut-être;  de 
Mgr  l'Archevêque  de  Rouen  (3),  dont  la  ville  épiscopale  fut  souillée 
par  le  procès  de  la  Pucelle;  de  Mgr  l'Evêque  de  Beauvais  (4),  à  qui 
son  prédécesseur  P.  Cauchon  légua  comme  un  remords,  dont  il  doit 
alléger  son  cœur  et  son  église,  la  lâcheté  de  la  double  trahison  du 
devoir  et  de  la  patrie  ;  de  Mgr  l'Evêque  d'Orléans  (5),  si  sensible  à  nos 
traditions  de  gloire  et  si  intéressé  par  son  siège  même  à  notre  recon- 
naissance envers  Jeanne  d'Arc;  de  Mgr  l'Evêque  de  Poitiers  (6),  qui 


(1)  Des  Béatifient,  et  des  Canonisât.,  p.  158. 

(2)  S.  E.  Ip  cardinal  Gousset. 
(3'  Mgr  lie  Bonnecbose. 

(4)  M^r  G^-orges. 

(5)  Mgr  Dup.i,nloup, 
(6,1  Mgr  Pie. 

l*""   NOVEMBRE    (n"   89).    4«   SÉRIE.    T.   XXIY.  15 


222  REYUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

consacia  les  premiers  élans  de  son  grand  esprit  à  célébrer,  dans  la 
cathédrale  d'Orléans,  noire  héroïne,  qui  peut-être  trouvera  dans 
son  palais  épiscopal  les  procès-verbaux  de  ces  scéances  du  Parlement 
et  de  l'Université  où  éclatèrent  si  victorieusement  la  vertu,  le  génie, 
la  sainteté,  l'inspiration  de  Jeanne  d'Arc;  il  serait  digne  enfin  de 
tous  nos  illustres  évêques  dont  les  prédécesseurs  ou  les  sièges  eurent 
un  rôle  dans  la  courte  vie  de  notre  libératrice,  d'élever  ensemble  la 
voix  pour  convier  notre  foi  et  notre  reconnaissance  à  un  effort  una- 
nime pour  obtenir,  si  c'est  la  volonté  de  Dieu,  s:i  béatification  et  sa 
canonisation.  Nos  rois  anoblirent  sa  famille;  notre  piété  doit  faire 
plus,  elle  devrait  lui  dresser  des  autels  à  elle-même. 

Sur  le  tympan  du  portail  d'une  des  églises  de  Paris  (1),  un  artiste 
de  renom  a  peint,  autour  du  Sauveur  en  croix,  les  plus  saints  per- 
sonnages de  l'histoire  de  France.  Of,  entre  saint  Louis  et  sainte 
Geneviève,  un  peu  en  avant  de  saint  Denys,  se  voit  une  figure  sans 
nimbe,  la  tète  et  le  corps  humblement  inclinés,  le  front  jeune  et 
pur,  mais  voilé  d'une  calme  tristesse;  les  yeux  baissés  dans  une 
modestie  angélique;  appuyant  sa  main  droite  sur  une  hache  d'armes 
renversée  et  portant,  noire  de  feu  et  presque  cachée  dans  les  plis 
de  son  vêtement,  la  palme  du  martyre.  Cette  jeune  fille  si  humble, 
qui  n'ose  lever  les  yeux  sur  son  maître  crucifié,  est  présentée  à 
Jésus-Christ  par  le  saint  roi  et  par  la  patronne  de  Paris  :  ils  ont 
l'un  et  l'autre  cette  confiance  assurée  que  donnent  les  lumières  et 
la  possession  de  la  féUcité  éternelle.  Ils  savent  les  mérites  de  leur 
protégée  et  la  place  qu'elle  occupe  dans  l'amour  du  Fils  de  Dieu  ; 
ils  semblent  se  reconnaître  inférieurs  à  cette  victime  de  la  religion 
et  de  la  patrie,  dont  le  visage  et  les  vêtements  paraissent  encore, 
à  l'entrée  du  ciel,  éclairés  par  un  reflet  des  flammes  qui  consu- 
mèrent son  corps. 

Et  cette  ombre  si  pure  et  si  belle,  c'était 

La  vierge  d'Orléans  qui  vers  son  Dieu  montait. 

Je  bénis  l'artiste  de  l'avoir  placée  dans  cette  page  pleine  de  foi, 
en  la  compagnie  des  saints,  non  couronnée  encore,  mais  suppliante, 
et  attendant,  sous  le  patronage  de  saint  Louis  et  de  sainte  Gene- 
viève, dans  cette  place  où  ne  sont  admis  que  les  amis  de  Dieu,  le 

(i)  Saiot-Germain-l'Auxerrois. 


DE  l'inspiration  DE  JEANNE  d'aRC  223 

moment  où  l'Église  l'admettra  dans  sa  gloire  de  la  terre,  comme  le 
Seigneur  l'a  reçue  dans  sa  gloire  des  deux  (1) . 

L'abbé  R.  Ravailhe, 

Curé  de  Saint-Thomas  (VAquin. 


(1)  Malheureusement,  cette  page  de  peinture  religieuse  et  patriotique  a 
beaucoup  souffert  des  injures  de  notre  climat  humide  et  trop  froid  pour  des 
œuvres  de  ce  genre  exposées  au  grand  air. 

Les  lecteurs  voudront  bien  remarquer  que  presque  tous  les  prélats,  aux- 
quels l'auteur  avait  fait  appel,  ont  commencé  la  réparation  à  laquelle  il 
s'était  permis  de  les  inviter.  Toute  l'Eglise  de  France  connaît  le  zèle  ardent 
déployé,  à  la  gloire  de  Jeanne  d'Arc,  par  Mgr  Pie,  depuis  cardinal,  et 
Mgr  Dupauloup.  Le  successeur  du  cardinal  Gousset,  à  Reims,  S.  E.  le 
cardinal  Langénieux,  a  fait  avancer  l'œuvre  de  cette  association,  de  manière 
à  ne  laisser  presque  plus  de  doutes  sur  le  résultat  final  et  prochain.  Il  en  est 
de  même  de  Mgr  Thomas,  archevêque  actuel  de  Rouen. 


UNE  UNIVERSITÉ  AU  MOYEN  ÂGE  "' 


Un  vent  de  réforme  sor.fïle  sur  l'Université.  M,  le  ministre  de 
l'Instruction  publique  a  déposé  sur  le  bureau  des  Chambres  un  pro- 
jet de  loi  tendant  à  substituer  à  l'Université  unique,  telle  qu'elle 
fonctionne  depuis  Napoléon  I",  un  certain  nombre  d'Universités 
provinciales,  qui  seront  personnes  civiles,  s'administreront  elles- 
mêmes,  conféreront  les  grades  et  porteront  les  noms  des  villes  où 
elles  seront  établies.  Mais  tous  les  professeurs  et  hauts  dignitaires 
resteront,  comme  devant,  fonctionnaires  salariés  de  l'État;  le  gou- 
vernement continuera  d'exercer  son  action,  sa  pression  sans  limites 
sur  l'enseignement,  c'est-à-dire  sur  la  pensée  de  la  France.  C'est  le 
cas  de  rappeler  l'axiome  juridique  :  donner  et  retenir  ne  vaut,  ■ — 
qui  contient  nos  conclusions  sur  la  portée  du  projet  ministériel.  La 
transformation  qui  se  prépare,  importante  et  sérieuse  en  apparence, 
sera  en  réalité  superficielle  et  vaine,  et  tout  changement  qui  ne  tourne 
pas  à  un  mieux,  aboutit  presque  toujours  à  un  pire.  L'on  sait  ce  que 
coûtent  les  essais  de  cultures  nouvelles  qui  ne  réussissent  pas  :  ils 
ruinent  le  propriétaire  d'abord,  la  terre  ensuite.  Ici,  la  terre  qui  est 
enjeu,  c'est  notre  plus  précieux  patrimoine,  c'est  l'esprit,  c'est  l'âme 
de  la  jeunesse  française.  Les  universités  provinciales  que  l'on  va 

(1)  Voir  :  Grevier,  Bisloire  de  V Université  de  Paris;  Duboulay,  id.;  Monteil, 
Si^tiÂre  des  Français  des  dinns  états;  P.  Henri  Déni  fie,  Documents  relatifs  à  la 
fondation  et  aux  premiers  temps  de  rU'Uversité  de  Paris;  Rance,  Réforme  de 
l' Université  de  Paris  sous  Henri  IV;  Berty  et  Tisserand,  Histoire  générale  de 
Paris;  P.  Dubreul,  Antiquités  de  Paris;  Ht)ffbauer,  Paris  à  travers  les  âges; 
Histoire  littéraire  de  la  France,  par  les  P.  P.  Bénédictins  de  Saint-Maur;  Gh. 
Yriarte,  Histoire  de  Paria;  E.  de  Ménorval,  Paris  depuis  ses  origines;  Gh.  Jour- 
dain, Histoire  de  l'Université  de  Paris  aux  dix-septième  et  dix-huitième  siècles; 
BviUothèque  de  l'Université  de  Paris  en  1475;  Dom  Félibicn  et  Lobineau,  His- 
toire de  Paris;  Léon  Legrand,  Université  de  Douai;  Raphaël  Blanchard,  l'js 
Univenités  allemandes;  Jules  Simon.  Réforme  de  l'enseignement  secondaire. 


UNE   UNIVERSITÉ   AU   MOYEN  AGE  225 

créer  ne  reront  que  les  pâles,  les  débiles  fantômes  de  celles  d'autre- 
fois. 

Au  moment  où  ces  graves  questions  sont  à  l'ordre  du  jour,  il  nous 
a  paru  intéressant  de  fouiller  le  passé,  d'exhumer  les  glorieux  sque- 
lettes des  vieilles  universités  gothiques,  pour  faire  ressortir  les  diffé- 
rences capitales  qui  les  distingueront  de  leurs  contrefaçons  d'aujour- 
d'hui. Nous  tâcherons  de  les  montrer  telles  qu'elles  ont  été,  sans 
dissimulation,  sans  atténuation  d'aucune  sorte.  Les  esprits  judicieux 
et  impartiaux  sauront  faire  la  part  des  temps  où  elles  naquirent,  des 
époques  si  souvent  troublées  pendant  lesquelles  elles  se  dévelop- 
pèrent, et,  sous  la  grossièreté  des  mœurs,  sous  les  erreurs  momen- 
tanées, à  travers  les  périodes  d'obscurcissement,  reconnaîtront 
l'énorme  effort  qu'elles  eurent  à  fournir  pour  conduire  l'esprit 
humain  de  la  barbarie  et  de  l'ignorance  à  la  civilisation  et  à  la 
lumière. 

I.  —  Origines  de  l'Université. 

La  monarchie  a  fait  la  France  politique;  le  clergé  fit  la  France 
intellectuelle.  C'est  aux  moines  renfermés  dans  les  monastères  que 
l'Occident  doit  la  conservation  des  littératures  grecque  et  latine,  dont 
ils  furent  pendant  plusieurs  siècles  les  uniques  dépositaires.  C'est  la 
Papauté  que  nous  verrons  présider  à  la  naissance  et  aux  destinées 
premières  de  cette  institution  colossale  qu'on  nomma  l'Université. 

L'opinion  d'après  laquelle  Charlemagne  serait  son  véritable  fon- 
dateur, bien  que  s' appuyant  sur  des  auteurs  fort  anciens  comme 
Gaguin  et  Gilles  de  Beauvais,  ne  compte  plus  guère  aujourd'hui  de 
partisans.  Les  écrivains  contemporains,  qui  furent  les  collaborateurs 
même  du  grand  empereur,  Eginhard,  son  gendre,  Alcmon,  Réginon, 
Sigebert,  et  surtout  Alcuin,  moine  d'origine  saxonne,  réputé  l'homme 
le  plus  instruit  de  son  temps,  ne  prononcent  pas  une  fois  ce  nom 
d'Université  dans  leurs  ouvrages. 

Les  nombreuses  fondations  de  Charlemagne,  VEcole  Palatine,  les 
Capitulaires,  les  Missi  Dominici,  etc.  lui  constituent  des  titres  assez 
beaux  pour  ne  pas  essayer  de  lui  attribuer  faussement  une  institu- 
tion évidemment  postérieure  à  son  règne. 

Aidés  du  clergé  et  des  moines,  ses  successeurs,  Louis-le-Débon- 
naire  et  Charles-le- Chauve  continuèrent  ses  traditions  studieuses. 
Louis-le-Débonnaire  passait  pour  un  grand  astronome  de  son  temps. 
De  nombreuses  écoles  se  créèrent  :  Hincraar  et  Foulques,  archevêques 


526  REVUE  DU   MONDE   CATHOLIQUE 

de  Reims,  en  entretenaient  une,  fort  brillante,  à  côté  de  leur  palais. 
Nous  y  voyons  deux  diacres  d'Auxerre,  Heiric  et  Rémi,  professer 
avec  éclat;  ils  quittent  un  peu  plus  tard  Reims  pour  Paris,  où  ils 
vont  relever  les  écoles  de  Gharlemagne  qui,  sous  la  tyrannie  des 
Maires  du  palais,  sont  fort  déchues  de  leur  splendeur  première. 

A  la  faveur  des  intrigues  de  cour,  des  déchirements  et  des 
morcellements  dont  la  France  était  victime  dans  cette  période  de 
gestation  laborieuse  qui  préludait  à  son  développement  définitif,  la 
barbarie  peu  à  peu  avait  repris  son  domaine.  Au  dixième  siècle, 
surnommé  le  siècle  de  fer,  on  ne  savait  plus  ni  lire  ni  écrire;  les 
livres  étaient  si  rares  que  Grécie,  comtesse  d'Anjou,  donna,  sous 
Philippe  I"  (1060-1108),  pour  l'acquisition  d'un  recueil  d'homélies, 
deux  cents  brebis,  trois  muids  de  grain  et  plusieurs  peaux  de  martre. 

Avec  les  Capétiens,  l'autorité  royale  reprit  son  prestige,  et  les 
écoles  purent  refleurir.  Citons,  parmi  les  plus  brillantes,  les  écoles 
de  Sainte-Geneviève  et  de  Saint- Victor.  C'est  là  que  les  écoliers,  les 
clers  {clerict),  comme  on  les  appelait  alors,  commencent  à  aflluer, 
venant  de  tous  les  points  de  la  France  et  se  groupant,  dans  la 
grande  ville,  par  nations,  par  provinces. 

Nous  arrivons  au  règne  de  Louis-le-Jeune  (1137-1180).  C'est  à 
cette  époque  qu'il  faut  placer  la  naissance  véritable  de  l'Université, 
bien  que  l'ensemble  des  écoles  porte  plutôt  le  nom  de  «  studiiim 
générale  »  que  celui  d'  «  universitas  » .  Ce  dernier  mot  n'est  pas 
employé  une  seule  fois  dans  l'ordonnance  de  Philippe-Auguste 
(1200),  dont  nous  allons  reparler  bientôt;  mais  on  le  voit  figurer  en 
1209  dans  les  débats  du  procès  intenté  à  l'hérésiarque  Amaury  de 
Chartres  et  à  ses  disciples.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'existence  de  la  charge 
de  recteur  est  établie  vers  1191  et  permet  de  considérer  l'Université 
comme  née;  antérieurement,  elle  était  sous  la  direction  des  chan- 
celiers de  Notre-Dame  et  de  Sainte-Geneviève. 


II.  —  Universités  provinciales  et  étrangères 

L'université  de  Paris  est  la  plus  ancienne  de  celles  de  France  par 
rang  de  date;  elle  est  aussi  la  première  par  l'importance  de  sa 
personnalité,  par  le  rôle  considérable  qu'elle  joua  jusqu'à  la  Révolu- 
tion vis-à-vis  de  la  Papauté  et  de  la  Royauté  ;  les  universités  provin- 
'«iales,  au  point  de  vue  de  leur  constitution,  de  leur  enseignement. 


UNE   UNIVERSITÉ   AU   MOYEN  AGE  227 

des  mœurs  et  des  privilèges  de  leurs  écoliers,  étaient  en  petit  ce 
que  celle  de  Paris  était  en  grand. 

Néanmoins,  avant  de  passer  à  l'université  de  Paris,  nous  allons 
donner  la  liste  de  ses  cadettes,  en  y  joignant  la  date  de  leur  création 
et  le  nom  du  roi  ou  du  pape  qui  les  établirent  : 

Toulouse,  1228,  pape  Grégoi»-e  IX.  —  Montpellier,  1289,  pape 
Urbain  V,  confirmée  en  1537  par  François  I".  —  Avignon,  1303.  — 
Orléans,  1312,  pape  Clément  V.  —  Cahors,  1332.  —  Perpignan, 
1339.  —  Orange,  1:^55,  Raymond  V.  —  Angers,  1398,  le  roi 
Charles  V.  —  Aix,  1Z|09.  —  Dol,  l/i26,  Philippe-le-Bon,  (transférée 
à  Besançon  sous  Louis  XIV).  —  Poitiers,  l/i31,  pape  Eugène  IV.  — 
Caen,  1452,  domination  anglaise.  —  Valence,  1452,  dauphin  Hum- 
bert  II,  (avait  pris  naissance  en  1339  à  Grenoble).  —  Nantes,  1460, 
pape  Pie  II.  —  Bourges,  l/i64.  —  Bordeaux,  1^73,  le  roi  Louis  XI. 

—  Strasbourg,  1538.  —  Reims,  1558.  —  Douai,  1563,  domination 
espagnole.  —  Besançon,  1564.  —  Pont- à-Mousson,  1573.  —  Dijon 
1700.  —Pau,  1700. 

Comme  on  le  voit,  les  Papes  fondèrent  directement  et  sans  l'inter- 
vention royale  plusieurs  universités,  notamment  les  trois  qui  furent, 
après  celle  de  Paris  les  plus  célèbres  de  la  France  au  moyen  âge  : 
celle  d'Orléans,  surnommée  «  la  mère  et  la  noutrice  du  droit  civil  », 

—  celle  de  Montpellier,  dont  l'éclat  de  l'enseignement  médical  s'est 
perpétué  jusqu'à  nos  jours,  —  et  celle  de  Toulouse  qui  se  procla- 
mait «  la  rivale  de  Paris.  » 

Grande  était  déjà  l'émulation,  voire  la  jalousie  entre  Paris  et  la 
province.  Ecoutons  cette  apologie,  amusante  en  son  emphase  méri- 
dionale, faite  par  un  contemporain,  de  l'Université  de  Cahors  : 

'<  ...  Il  n'y  a  pas  à  la  réception  des  gradués  ces  dispendieux  et 
longs  festins  de  l'Université  de  Paris  que  les  ordonnances  royales 
ou  l'autorité  pontificale  ne  peuvent  rendre  ni  plus  réglés  ni  plus 
courts.  Il  n'y  a  pas  non  plus  ces  chants,  ces  chœurs  de  musiciens, 
ces  danses  de  votre  Université  de  Toulouse  que  les  statuts  de  réfor- 
mation ont  été  obligés  de  tolérer.  A  Cahors,  tout  se  fait  à  propos, 
tout  se  fait  avec  mesure,  tout  se  fait  bien...  et  cependant  l'Univer- 
sité de  Cahors  demeure  dans  l'obscurité,  tandis  que  l'Université  de 
Paris,  où  on  ne  lit  comme  ailleurs  en  théologie  que  le  maître  des 
Sentences,  en  décret  que  les  Décrétales,  en  médecine  qu'Avicène, 
en  philosophie  qu'Aristote,  attire  par  son  éclat  la  plus  illustre 
jeunesse  de  l'Europe. 


228  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

«  L'Université  de  Cahors  est  fille  de  notre  siècle.  Aucune  bonne 
institution  de  nos  âges  n'y  manque;  aucune  bonne  institution  des 
âges  précédents  n'y  a  été  admise  sans  avoir  été  revue  et  corrigée  par 
l'expérience...  » 

Voilà  j'espère  une  bonne  et  vigoureuse  réclame  que  ne  désa- 
vouerait pas  notre  siècie  de  prospectus  et  d'hommes-sandwichs  ! 


La  Papauté  ne  limita  pas  à  la  France  seulement  son  action  civi- 
lisatrice. De  Rome,  naturellement,  son  influence  rayonna  d'abord 
sur  l'Italie  dont  le  renouveau  intellectuel  précéda  même  le  nôtre. 

A  l'époque  où  le  reste  du  monde  était  encore  plongé  en  pleine 
barbarie,  Rome  eut  la  première  des  écoles  remarquables.  On  con- 
çoit sans  peine  que  la  moindre  semence  jetée  sur  ce  sol,  riche  de 
toutes  les  traditions  des  antiquités  grecque  et  latine,  ait  produit 
plus  rapidement  qu'ailleurs  des  moissons  abondantes.  Cependant 
l'Université  romaine  n'apparaît  guère  avec  une  existence  person- 
nelle que  sous  le  pontificat  d'Urbain  IV  qui  y  appela  saint  Thomas 
d'Aquin. 

Plus  ancienne  est  celle  de  Bologne,  nous  voyons  le  savant  Wer- 
nerius  y  enseigner  dès  11 /lO  les  Pandecles  de  Justinien,  retrouvés 
à  Amalfi  en  1135.  Notons  en  passant  que  les  Pandectes  furent  tra- 
duits sous  Louis  VII  en  langue  vulgaire.  Mais  longtemps  les  Papes, 
craignant  que  leur  étude  ne  mît  en  discrédit  celle  du  droit  canon, 
en  détournèrent  les  universités  et  renchérissant  encore,  le  concile 
de  Tours,  eu  1180,  interdit  formellement  la  lecture  des  Pandectes 
aux  clercs. 

L'université  de  Salamanque  existait  en  llOZi;  le  pape  Clément  V 
ordonnait,  à  cette  date,  qu'on  y  enseignât  l'hébreu,  l'arabe  et  le 
chaldéen.  C'est  là  que  saint  Ignace  de  Loyola  fit  ses  premières 
études. 

A  Valence  (Espagne),  au  quinzième  siècle,  saint  Dominique  pro- 
fesse la  philosophie  et  plus  tard,  saint  Vincent,  la  théologie. 

Dans  les  Pays-Bas,  brillent  l'université  de  Louvain,  approuvée 
par  le  pape  Martin  V  en  1^26,  enrichie  par  les  bienfaits  de  Charles- 
Quint  et  de  Phihppe  II,  et  celle  de  Liège,  où,  au  quatorzième 
siècle,  écrit  un  auteur  anglais,  «  se  trouvaient  en  même  temps  les 
fils  de  neuf  rois,  de  vingt-quatre  ducs,  de  vingt-neuf  comtes  sans 
parler  des  barons  et  petits  gentilshommes.  » 


UNE   UNIVERSITÉ   AU   MOYEN    AGE  229 

L'université  d'Oxford  est  fondée  au  douzième  siècle;  au  trei- 
zième, elle  compte  trois  mille  étudiants.  Celle  de  Cambridge  possède 
au  seizième  siècle  quinze  collèges. 

Cologne  (1388,  pape  Urbain  VI);  Heidelberg  (13/i6);  Bâle 
(lZi59,  pape  Pie  II);  Erfurth  (pape  Boniface  IX);  Leipsick  (pape 
Alexandre  V),  furent  des  centres  universitaires  très  considérables. 
Aeneas  Sylvius  rapporte  sur  cette  dernière  une  anecdote  qui  nous 
initie  aux  mœurs  des  étudiants  allemands.  Un  gentilhomme,  du 
nom  de  Léonard,  allant  visiter  l'un  de  ses  jeunes  parents  qui  étu- 
diait à  Leipsick,  et  s'enquérant  de  lui  auprès  de  quelques  uns  de  ses 
camarades,  en  reçut  cette  édifiante  réponse  :  «  Certes,  il  va  admi- 
rablement, car,  sur  quinze  cents  bons  goinfres  que  nous  sommes 
à  l'Université,  il  a  mérité  le  titre  de  premier  franc-buveur!...  » 

L'Université  de  Wittemberg,  qui  devait  être  le  berceau  des  héré- 
sies de  Luther  ne  fut  pas  fondée  par  les  papes;  elle  fut  créée 
en  1502  par  l'électeur  Ernest. 

Cette  courte  excursion  faite  à  travers  les  universités  provinciales 
et  étrangères,  abordons  maintenant  l'historique  de  celle  de  Paris. 

III.  —  Constitution  de  l'Université  de  Paris. 

Nous  avons  dit  que  dès  le  règne  de  Louis-le-Jeune  les  écoliers  se 
groupèrent  par  nations  et  par  provinces. 

Il  y  avait  : 

La  nation  de  Gaule  ou  de  France  qui  comprenait  tous  les  peu- 
ples qu'avait  soumis  Charlemagne,  de  l'Espagne  à  la  Grèce  ; 

La  nation  di! Angleterre,  renfermant  les  peuples  de  sang  germain, 
y  compris  les  Polonais,  les  Norwégiens  et  les  moscovites,  et  qui  prit 
au  quinzième  siècle  le  nom  de  nation  d^  Allemagne  ; 

La  nation  de  Normandie^ 

Et  la  nation  de  Picardie,  qui  étaient,  comme  leur  nom  même 
l'indique,  moins  étendues  que  les  deux  autres. 

La  nation  de  Gaule  se  divisait  en  cinq  tribus  ou  provinces  : 
Paris,  Sens,  Reims,  Tours  et  Bourges.  Ces  provinces  se  subdivi- 
saient elles-mêmes  :  ainsi,  Bourges  comprenait  les  écoliers  d'Italie, 
d'Espagne,  d'Egypte  et  de  Perse. 

La  nation  de  Picardie  se  divisait  pareillement  en  cinq  tribus  : 
Beauvais,  Amiens,  Noyon,  Laon  et  Térouanne.  Et  ainsi  de  suite  des 
autres. 


230  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Les  quatre  nations  furent,  à  l'origine,  distinctes  des  Facultés , 
qui  ne  paraissent  qu'un  peu  plus  tard,  sur  la  fin  du  règne  de  Louis- 
le-Jeune  (1180). 

Chacune  des  quatre  nations  avait  son  école  dans  la  rue  du 
Fouarre,  dont  nous  aurons  occasion  de  reparler. 


Les  Facultés  furent  la  division  des  sciences  enseignées  alors  à 
l'Université. 

Il  n'y  en  eut  d'abord  que  deux  :  la  Faculté  des  Arts  et  la  Faculté 
de  Théologie. 

Les  Facultés  de  droit  canon  et  de  médecine  ne  s'établirent  en 
France  que  dans  les  premières  années  du  treizième  siècle. 

La  Faculté  des  arts  enseignait  le  trivium  et  le  quadrimum.  Le 
trivium  se  composait  de  la  grammaire,  de  la  logique  et  de  la  rhéto- 
rique :  c'étaient  les  lettres.  Le  quadrimum  comprenait  l'arithmé- 
tique, la  géométrie,  la  musique  et  l'astronomie  :  c'étaient  les  sciences. 

Posséder  à  la  fois  les  sept  arts,  comme  Abeilard,  constituait  le 
savoir  suprême  :  la  clergie. 

La  Faculté  des  arts  englobait  les  quatre  nations,  qui  avaient  cha- 
cune un  procureur  chargé  de  l'administrer  et  de  soutenir  ses  intérêts; 

Les  autres  facultés,  celle  de  théologie,  et,  un  peu  plus  tard,  celles 
de  décret  et  de  médecine,  eurent  chacune  un  doyen. 

La  réunion  des  quatre  procureurs  des  Arts  et  des  trois  doyens 
formait  la  représentation,  le  conseil  supérieur  de  l'Université. 

Au-dessus  d'eux,  chef  jouissant  d'une  autorité  quasi  sans  limites 
et  d'immunités  importantes,  se  trouvait  le  recteur. 

La  Faculté  des  arts  venait  hiérarchiquement  la  première,  elle 
possédait  de  grosses  prérogatives;  ainsi,  ses  plus  bas  gradés  avaient 
le  pas  sur  les  plus  hauts  gradés  des  autres  Facultés.  Le  recteur  ne 
pouvait  être  choisi  que  dans  son  sein.  Il  était  élu  exclusivement  par 
des  députés  des  quatre  nations  qui  prenaient  le  nom  arbitrants. 

L'élection  du  recteur  se  faisait  à  la  durée  d'une  chandelle  allumée. 
Si,  pendant  le  temps  qu'elle  mettait  à  brûler,  une  majorité  ne  par- 
venait à  se  former,  l'élection  était  remise,  et  de  nouveaux  députés 
étaient  nommés  pour  y  procéder.  L'intronisation  du  recteur  donnait 
lieu  à  une  procession  solennelle  de  toute  l'université,  les  maîtres  en 
chapes  écarlates,  bannières  déployées.  Elle  était  aussi  l'occasion  de 
ces  pantagruéliques  repas  qu'a  raillés  l'apologiste  de  Cahors. 


UNE    UNIVERSITÉ   AU   MOYEN  AGE  231 

La  durée  de  la  charge  rectorale  fut  d'abord  de  six  semaines.  En 
1265,  le  cardinal  Simon  de  Brie,  légat  du  Pape,  la  porta  à  trois 
mois.  Plus  tard,  elle  s'étendit  à  deux  années. 

Au  moyen  âge,  moins  encore  qu'aujourd'hui,  la  science  n'avait 
de  frontières;  il  n'y  avait  ni  Pyrénées,  ni  Alpes,  ni  Pihin  pour  le 
savoir.  En  octobre  1352,  c'est  un  Anglais,  Wisknin,  qui  est  élu 
recteur  de  Paris;  en  mars  1365,  c'est  le  danois  Machaire;  en 
juin  1366,  le  hollandais  Wulneh;  en  juin  1377,  l'allemand  Ulrich 
de  Constance. 

En  1203,  le  Saint-Siège  créa  une  fonction  nouvelle,  celle  de 
syndic^  dont  la  mission  était  de  veiller  au  maintien  de  l'orthodoxie 
de  la  doctrine.  Peu  à  peu,  l'action  du  syndic  s'élargit;  il  soutint  les 
intérêts  généraux  de  l'Université,  surveilla  la  discipline  et  les  thèses, 
dressa  les  réquisitoires  dans  les  contestations  des  écoliers,  soit  entre 
eux,  soit  avec  les  bourgeois,  soit  avec  le  pouvoir  civil.  Grâce  à  ce 
minutieux  contrôle,  l'Université  échappa  à  la  contagion  de  la  réforme 
et  fut  même  le  boulevard  de  l'Eglise  dans  la  guerre  qu'elle  fit  aux 
hérésies  de  Luther  et  de  Calvin. 

IV.  —  Enseignement  et  règlements. 

Avant  d'examiner  ce  que  fut  l'enseignement  universitaire,  nous 
allons  jeter  un  coup  d'oeil  rapide  sur  les  nombreuses  écoles  où  les 
enfants  et  les  adultes  s'initiaient  aux  éléments  des  sciences,  avant 
d'aborder  les  cours  plus  savants  du  clos  Bruneau  et  de  la  rue  du 
Fouarre. 

D'un  ouvrage  anonyme.  De  recuperatione  Terrx  sanct3S  (Gesta 
Dei  per  Francos,  t.  Il),  Alonteil,  dans  son  Histoire  des  Français 
des  divers  Etats,  a  extrait  tout  un  plan  d'éducation  qu'il  est  inté- 
ressant de  reproduire  : 

«  Au  quatorzième  siècle,  l'éducation  commençait  vers  neuf  ou 
dix  ans  par  le  Doctrinale pueroritm  (sorte  de  grammaire),  de  Ville- 
dieu.  On  les  exerce,  la  nuit  de  préférence,  sans  lampe,  à  la  récita- 
tion des  déclinaisons  et  des  conjugaisons.  Dès  qu'ils  sont  un  peu 
avancés,  ils  ne  parlent  qu'en  latin  avec  leur  précepteur.  Qu'il  leur 
enseigne  en  même  temps  la  musique  par  la  lecture  et  le  chant  du 
Psautier;  qu'ils  chantent,  à  leurs  récréations,  les  psaumes  et  les 
hymnes  de  l'Église.  Plus  tard,  les  petits  auteurs  latins,  le  Graduel, 
le  Bréviaire,  la  Légende  des  Saints,  ensuite  les  historiens,  enfin  les 


232  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

poètes;  et  le  grec,  ensemble  ou  séparément.  Un  peu  d'arabe  (utile 
à  cause  des  relations  que  les  croisades  du  quatorzième  siècle  créè- 
rent avec  la  Terre-Sainte). 

((  Vos  enfants  sont  un  peu  familiarisés  avec  les  langues  anciennes, 
c'est  le  moment  de  les  envoyer  aux  grandes  écoles  de  la  ville.  Appa- 
remment, vous  voudrez  que  le  jeune  clerc  qui  les  élève  n'en  con- 
tinue pas  moins  leur  éducation.  Dans  ce  cas,  voici  pour  lui  quelques 
avis  qui  ne  lui  seront  pas  inutiles.  Je  suppose  que  vos  fils  ont 
terminé  leur  cours  d'humanités,  ils  commencent  leur  rhétorique  : 
point  de  Lulle,  son  art  oratoire  est  au  moins  frivole;  point  de  poésie 
erotique  ni  satirique,  surtout  pohit  de  poésie  italienne;  j'aimerais 
mieux  trouver  sous  la  main  de  vos  enfants  une  vipère  que  Dante  ou 
Pétrarque. 

«  Quand  ils  seront  entrés  en  logique,  que  le  jeune  clerc  les  tienne 
aux  catégories,  aux  analytiques,  aux  topiques,  aux  sophistiques; 
qu'il  les  y  tienne  longtemps,  qu'il  y  exerce,  qu'il  y  aiguise  leur  raison. 

«  A  la  philosophie  succéderont  la  physique  et  l'histoire  naturelle. 
Le  jeune  clerc  doit  être  muni  d'un  bon  Pline  qu'il  commentera 
d'après  les  Arabes. 

«  L'esprit  de  nos  jeunes  gens  est  maintenant  assez  formé  pour 
recevoir  les  connaissances  de  Dieu  et  de  l'âme.  En  leur  parlant  de 
l'ontologie  et  de  la  psychologie,  que  leur  précepteur  prenne  garde  à 
lui  et  à  eux  :  dans  ces  matières,  la  vérité  et  l'erreur  sont  voisines, 

«  Vos  fils  ont  passé  ensuite  aux  éthiques,  aux  sciences  morales; 
enfin,  ils  sont  hors  de  classes. 

«  Voulez-vous  que  vos  enfants  donnent  dans  les  mathématiques? 
Je  ne  vous  en  détournerai  pas,  si  vous  y  tenez  ;  mais  il  faut  que 
l'enseignement  en  soit  fait  avec  précaution  et  prudence,  c'est-à-dire 
dans  un  appartement  intérieur,  sans  se  permettre  de  tracer  sur  les 
planchers,  sur  les  murs,  des  figures  de  géométrie,  des  caractères  ou 
grimoires  d'algèbre.  Il  ne  faut  scandaliser  personne,  et  surtout  se 
garder  de  donner  une  réputation  de  sorcellerie  à  la  maison  d'un 
magistrat. 

«  Les  mathématiques  les  mèneront  à  l'astronomie  nécessairement, 
mêmes  et  peut-être  plus  grandes  précautions. 

M  Je  ne  serais  pas  fâché  qu'ils  joignissent  à  ces  études  celle  du 
droit  public.  Sur  cette  matière,  ils  ne  sauraient  trouver  un  meilleur 
ouvrage  que  le  livre  du  Gouvernement  des  Pri?ices^  par  Gilles  de 
Rome,  Augustin. 


UNE    UNIVERSITÉ    AU    MOYEN    AGE  233 

«  En  général,  ne  leur  permettez  pas  d'étudier  dans  des  traduc- 
tions, dans  des  abrégés;  car,  de  nos  jours,  comme  si  le  Pape  allait 
jeter  un  interdit  sur  les  langues  anciennes,  ou  comme  si  la  trom- 
pette du  jugement  dernier  allait  interrompre  le  cours  universel  des 
choses,  on  abrège  tout.  Aussi  nous  n'avons  que  des  demi-savants, 
et  encore  est-ce  beaucoup  dire!... 

M  Le  moment  de  prendre  un  état  est  enfin  venu,  guidez  vos  fils, 
ne  les  contraignez  d'aucune  sorte.  Bien  qu'ils  appartiennent  à  une 
famille  de  gens  de  loi,  ne  les  forcez  pas  à  aller  à  l'Université  étudier 
le  droit;  qu'ils  soient  entièrement  libres.  » 

Que  de  bons  et  sages  préceptes  dans  ce  lointain  programme 
d'études  !  Et  quel  cercle  étendu  de  connaissances  on  faisait  em- 
brasser aux  jeunes  esprits  :  le  surmenage  n'était  pas  né. 

* 

Le  chantre  de  Notre-Dame  était,  avant  la  fondation  de  l'Univer- 
sité, le  chef  des  écoles,  établies  principalement  sur  la  rive  droite  de 
la  Seine.  C'est  lui  qui  délivrait  aux  maîtres  les  licences  d'enseigner, 
renouvelées  chaque  année  moyennant  une  taxe  minime.  Les  maî- 
tres ne  devaient  enseigner  qup  les  garçons,  les  maîtresses  que  les 
filles.  Sous  peine  de  la  corde,  maîtres  et  maîtresses  devaient  mener 
leurs  élèves  chaque  dimanche  à  la  messe  de  leurs  paroisses.  La  fête 
des  petites  écoles  se  célébrait  le  jour  de  la  saint  Nicolas,  tandis 
que  celle  de  l'Université  avait  lieu  en  grande  pompe  le  jour  de  la 
saint  Cbarlemagne. 

Pour  se  soustraire  à  la  taxe  du  chantre,  beaucoup  de  maîtres 
ouvraient,  sans  licence,  des  écoles  clandestines  :  c'est  là  l'origine 
de  l'expression  faire  ï école  bidssonnière,  que  nous  avons,  on  le 
voit,  beaucoup  détournée  de  son  sens  primitif. 


Quand  l'Université  exista,  que  le  recteur  fut  à  sa  tête,  le  Chantre, 
qui  portait  alors  le  titre  plus  relevé  de  chancelier  de  Notre-Dame 
ne  conserva  de  sa  prérogative  de  délivrer  les  licences  d'enseigne- 
ment que  le  côté  honorifique,  car  il  ne  pouvait  plus  refuser  la 
licence  aux  clercs  qui  avaient  passé  par  l'approbation  rectorale. 

Gomme  aujourd'hui,  le  premier  grade  à  conquérir  était  celui  de 
bachelier,  mot  que  les  uns  font  dériver  de  bas  chevalier,  et  les 


234  JREVUE   DU    MONDE  CATHOLIQUE 

autres  de  :  baux,  repas  qui  suivait  Fobtention  du  grade,  et  de  lau- 
rier^ à  cause  de  la  couronne  dont  on  ceignait  le  front  du  gradué. 

Après  le  bachelier,  venaient  le  lice?icié,  puis  le  maître  ou  docteur. 

Les  dispenses  des  grades  universitaires  furent  d'abord  gratuites. 
Ensuite,  Pierre-le-Mangeur,  chancelier  de  Notre-Dame  (1179),  qui 
tirait  son  sobriquet  de  ce  qu'au  dire  de  Trithême,  «  il  dévorait  les 
livres,  v  obtint  du  Pape  la  permission  de  percevoir  une  redevance 
modique  sur  les  dispenses.  En  1275,  les  bacheliers  paient  un  droit 
de  «  deux  bourses  de  6  sols  chacune.  » 

En  1215,  le  légat  du  Pape,  Robert  de  Courson,  édicta  le  règle- 
ment suivant  :  «  Nul  n'enseignera  les  arts,  s'il  n'est  âgé  de  vingt- 
et-un  ans,  et  s'il  ne  les  a  étudiés  six  ans  ;  la  philosophie,  s'il  n'a  six 
ans  d'études  et  vingt-cinq  ans  d'âge;  la  théologie,  s'il  n'a  huit  ans 
d'études  et  trente-cinq  ans  d'âge;  on  expliquera  la  dialectique 
d'Aristote  et  les  deux  Prisciens,  ou  au  moins  l'un  d'eux;  —  les 
jours  fériés,  seulement  la  philosophie,  la  rhétorique,  les  mathéma- 
tiques et  la  grammaire  ;  —  on  ne  lira  ni  la  métaphysique,  ni  la 
physique  d'Aristote,  ni  rien  de  David  de  Dinant,  de  l'hérétique 
Amaury  ou  de  Maurice  l' Espagnol  ;  point  de  festins  aux  assemblées 
des  Maîtres;  —  assistance  aux  funérailles;  —  taxe  des  logements 
réservés  aux  écoliers  ;  —  forme  des  habits  et  de  la  chaussure  ;  —  les 
leçons  ne  seront  pas  dictées,  mais  prononcées  par  cœur,  les  écoliers 
en  écriront  ce  qu'ils  pourront.  » 

L'étendue  des  études  préliminaires  amenait  plus  tard  que  de  nos 
jours  les  écoliers  aux  cours  de  l'Université.  On  en  comptait  peu  au- 
dessous  de  vingt-cinq  ans,  et  il  n'était  pas  rare  d'en  voir  de  qua- 
rante et  cinquante  ans.  Ignace  de  Loyola,  à  trente-deux  ans,  était 
encore  sur  les  bancs  du  collège  Sainte-Barbe  (fondé  en  l/i60  par 
Geoffroy  Lenormant),  et  l'on  rapporte  qu'à  cet  âge,  pour  une  pecca- 
dille, il  eut  à  s'y  soumettre  une  fois  à  la  peine  de  la  fustigation. 

Le  clerc  faisait  un  stage  de  six  mois  avant  de  recevoir  le  privilège 
de  scolarité,  d'être  «  écolier  juré.  »  Une  interruption  de  six  mois 
dans  ses  études  lui  enlevait  ce  titre  auquel  étaient  attachées  tant 
d'immunités.  En  entrant  dans  l'Université,  il  quittait  ses  habits  de 
couleur  pour  revêtir  la  «  robe  de  classe  »,  sorte  de  soutane  noire  à 
rangée  de  boutons  serrés,  et  chausser  les  souliers  noirs  et  couverts. 

La  Faculté  des  Ans  avait  ses  écoles  dans  la  fameuse  rue  du 
Fouarre  ou  du  Feutre,  ainsi  nommée  à  cause  de  la  botte  de  paille 
qui  était  l'unique  siège  de  l'écolier,  et  qu'il  traînait  chaque  matia 


UNE    UNIVERSITÉ   AU    MOYEN   AGE  235 

au  cours  ;  le  pape  Urbain  V,  de  qui  émanait  cet  usage,  avait  voulu  par 
là  «  écarter  d'eux  toute  tentation  d'orgueil.  » 

Le  maître  seul,  dans  sa  chaire  élevée,  bonnet  carré  en  tête,  jouit 
du  privilège  de  s'asseoir  sur  un  escabeau. 

A  cinq  heures  du  matin,  hiver  comme  été,  la  cloche  de  Saint- 
Julien-le-Pauvre,  l'église  préférée  des  écoliers,  les  appelle  à  la 
messe,  puis  annonce  l'ouverture  des  cours,  à  la  chandelle.  Les 
horloges  ne  sont  pas  encore  répandues.  Ce  sont  les  sonneries  des 
cloches  qui  leur  indiquent  les  divisions  de  la  journée  \  prime ^  tierce^ 
noue  et  vêpres,  qui  correspondaient  à  six,  neuf,  midi  et  trois 
heures. 

La  Faculté  de  théologie,  après  avoir  débuté  rue  du  Fouarre, 
ne  tarda  pas  àémigrer  dans  trois  bâtiments  dont  lui  fit  don,  en  1252, 
le  roi  saint  Louis.  Ils  étaient  situés  rue  Coupe-gueule,  vis-à-vis  le 
palais  des  Thermes,  local  peu  confortable,  d'ailleurs,  puisqu'il 
s'appela  d'abord  la  Pauvre  Maison,  avant  d'être  baptisé  le  collège 
de  Sorbonne,  du  nom  de  Robert  de  Sorbon,  qui  avait  aidé  Louis  IX 
dans  son  œuvre.  En  même  temps  que  de  ces  bâtiments,  le  roi  fit  don 
à  la  Faculté  d'une  rente  de  2  sols  par  semaine,  pour  aider  les  éco- 
liers. On  y  enseignait  exclusivement  la  théologie.  Parmi  les  plus 
brillants  maîtres  de  ces  premiers  temps,  citons  Odon  de  Douay, 
Guillaume  de  Saint-Amour  et  Gérard  d'Abbeville. 

La  Faculté  de  Décret  ou  droit  canon  avait  élu  domicile  au  clos- 
Bruneau,  faisant  face  aux  dépendances  de  la  commanderie  de 
Saint-Jean-de-Latran,  Ses  professeurs,  d'abord  au  nombre  de  six, 
portaient  le  nom  particulier  d'  «  antécesseurs.  »  On  n'y  enseignait 
que  le  droit  ecclésiastique,  d'après  le  recueil  de  canons  rédigé  en 
1152  par  le  pape  Eugène  III,  et  connu  sous  le  nom  de  Décrets. 
Cette  jurisprudence  s'efforçait  de  réformer  les  mœurs  grossières  et 
barbares  de  ces  temps,  prônait  la  trêve  de  Dieu,  s'élevait  avec 
vigueur  contre  les  duels  et  les  épreuves  judiciaires.  Un  siècle  plus 
tard,  on  substitua  au  recueil  d'Eugène  III  les  vraies  Décrétales, 
compilation  où  le  pape  Grégoire  IX  avait  rassemblé  toutes  les  déci- 
sions authentiques  de  ses  prédécesseurs. 

De  droit  civil,  de  droit  romain,  point.  Le  pape  Honorius  III  en 
avait  interdit  absolument  l'étude  à  l'Université.  Le  roi  Charles  IX 
(1560-157Zi),  dans  son  ordonnance  de  Blois,  réserva  l'enseignement 
du  droit  civil  et  du  droit  romain  aux  facultés  d'Orléans  et  de 
Poitiers.  Ce  fut  Louis  XIV  qui,  le  premier,  ordonna  que  l'enseigne- 


236  BEVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

ment  du  droit  civil  et  du  droit  romain  fût  répandu  dans  toutes 
les  universités  du  royaume. 

La  Faculté  de  médecine  eut  des  débuts  difficiles.  Pendant  long- 
temps, elle  n'a  aucun  local  spécial.  On  la  voit  errer  tantôt  dans  les 
écoles  de  la  rue  du  Fouarre,  tantôt  dans  l'église  de  Sainte-Geneviève- 
des-Ardents,  tantôt  autour  des  grands  «  bénoictiers  »  qui  sont  sous 
les  tours  de  Notre-Dame.  Ce  n'est  qu'en  lZi83  qu'on  trouve  trace  de 
son  établissement  fixe  au  coin  de  la  rue  de  la  Bucherie  et  de  la  rue 
des  Rats. 

A  Paris,  au  seizième  siàcle,  les  droits  à  payer  pour  l'ensemble  des 
grades  de  médecine  s'élève  à  2000  livres,  somme  très  considérable 
pour  le  temps.  A  la  même  époque,  ils  ne  montaient  qu'à  environ 
liOO  livres  à  la  Faculté  de  Montpellier. 


* 

*  * 


Voici  quels  furent,  du  douzième  au  quinzième  siècle,  les  prin- 
cipaux écrivains  dont  les  ouvrages  servaient  à  l'enseignement  uni- 
versitaire : 

Théologiens  :  Gerson  (1363-1429)  qui  fut  chancelier  de  l'Univer- 
sité de  Paris,  et  qui  combattit  la  méthode  scholastique  et  l'astrologie 
judiciaire,  auteur  probable  de  VIrnitation  de  Jésus-Christ.  —  Tho- 
mas A-Rempis  (1380-l/i71),  à  qui  l'on  a  également  attribué  \ Imita- 
tion. —  Jehan  Raulin.  —  Biel.  —  Raymond  Sebonde.  —  Clavassius. 

Philosophes  :  Marsile  Ficin.  —  Hermolaus  Barbarus,  de  Venise. 

—  Pic  de  la  Mirandole. 

Nationalistes  :  Cuba,  auteur  du  Ja?'di7i  de  santé. 

Mathématiciens  et  astronomes  :  Regiomontanus  (1436-1/176),  le 
premier  qui  observa  le  cours  des  comètes  d'une  manière  astro- 
nomique. —  Le  grand  Faber.  —  Léonard  de  Pise.  —  Lucas  de 
Borgo. 

Poètes  grecs  :  Merula.  —  Strozza.  —  Les  deux  Philelphes. 

Poètes  latins  :  Mapheus  Vegius,  qui  ajouta  à  V Enéide  un  treizième 
chant  aussi  beau,  au  dire  des  contemporains,  que  ceux  de  Virgile.  — 
Ugolinus,  chantre  de  l'épopée  de  Charlemagne.   —  Andrelinus. 

—  Ravisius  Textor.  —  Collatius,  qui  raconta  les  malheurs  de  Jéru- 
salem. 

Poètes  français  :  Martin  Franc,  surnommé  le  champion  des 
Dames.  —  Villon.  —  Martial  d'Auvergne.  —  Jean  l'Orfèvre. 


UNE   UNIVERSITÉ   AU   MOYEN  AGE  237 

Orateurs  :  Cordelier  Maillard.  —  Cordelier  Menot. 

Historiens  [en  latin)  :  le  chanoine  Paul-Émile.  —  Gaguin. 

[En  français)  :  Les  deux  Chartier,  Jehan  et  Alain.  —  Mons- 
trelet.  —  Juvénal  des  Ursins.  —  Froissart.  —  Nicole  Gilles.  — 
Jehan  de  Troyes,  Chronique  de  Louis  XI. 

Grammairiens  :  Annius.  —  Ange  Politien.  —  Béroalde.  —  Brant. 
—  Alexandre.  —  Niger. 


*  * 


Au-dessus  de  tous  ces  écrivains,  c'est  Arisl*)te  qui  eut  le  plus 
d'influence,  —  et  une  influence  aussi  pernicieuse  que  considérable, 
—  sur  l'enseignement  du  moyen-àge. 

Ses  écrits,  traduits  des  versions  arabes,  commencent  à  pénétrer 
en  France  vers  le  neuvième  siècle.  En  peu  de  temps,  l'engouement 
général  se  porte  sur  ces  ouvrages,  et  non  sur  les  meilleurs  d'entre 
eux,  tels  que  la  Rhétorique,  la  Poétique,  les  Météores,  la  Politique, 
l'Histoire  naturelle,  mais  sur  sa  Dialectique,  sur  ses  livres  de  Méta- 
physique et  de  Physique  générale,  profondément  obscurs,  soit  par 
eux-mêmes,  soit  par  suite  des  altérations  commises  par  les  traduc- 
teurs. Aristote  ne  tarde  pas  à  faire  autorité  dans  toutes  les  ques- 
tions, non  seulement  philosophiques,  mais  même  théologiques.  Sous 
cette  influence  naquit  la  méthode  scholastique^  qui  s'appliqua  indif- 
féremment à  la  théologie,  à  la  jurisprudence,  à  la  philosophie 
et  à  la  médecine,  malgré  les  origines  et  les  natures  si  diverses  de 
ces  sciences.  Les  livres  d'Aristote  répandirent  dans  les  écoles  le 
goût  des  généralités  et  des  abstractions,  genre  qui  ne  demande  ni 
lectures,  ni  expériences,  ni  calculs.  Au  seuil  de  chaque  branche  des 
sciences,  on  entassait  des  divisions  vaines,  les  catégories,  les  propo- 
sitions, les  syllogismes  auxquels  on  tenta  de  tout  ramener. 

L'ère  des  stériles  disputes  est  ouverte  :  au  onzième  siècle,  naît  la 
querelle  des  réalistes  et  des  nominaux.  Les  écoles  de  l'Université, 
pour  la  plupart,  se  jetèrent  dans  le  camp  des  Piéalistes,  qui,  fai- 
sant de  la  philosophie  l'étude  d'un  monde  essentiel  et  intelligible, 
antérieur  et  supérieur  à  celui  qui  frappe  nos  sens,  donnaient  ainsi  le 
pas  à  la  philosophie  sur  la  théologie,  à  la  raison  humaine  sur  la 
révélation  divine. 

Vainement,  en  1209,  les  professeurs  de  Paris  condamnèrent  les 
doctrines  philosophiques  d'Aristote;  vainement,  en  1215,  nous 
l'avons  dit  plus  haut,  le  légat  Robert  de  Gourson  exclut  de  l'ensei- 

ler   NOVEMBRE   (n"   89).    4«   SÉKIE.    T.   XXIV.  16 


238  KEVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

gnement  ses  livres  sur  la  Métaphysique  et  la  Physique  ;  rien  ne  peut 
détourner  de  lui  les  esprits,  même  les  plus  éclairés  de  ce  temps,  et, 
à  partir  du  treizième  siècle,  soutenu  par  saint  Thomas  d'Aquin, 
Aristote  reparaît  dans  les  écoles  plus  universellement  étudié  et  prôné 
que  jamais. 

Voici  quelques-unes  des  graves  questions  autour  desquelles  les 
intelligences  les  plus  sérieuses  d'alors  se  débattaient  : 

—  Si  Dieu  n'eût  rien  créé,  qu'aurait  été  sa  prescience? 

—  A-t-il  pu  faire  autre  chose  que  ce  qu'il  a  fait? 

—  Ses  œuvres  auraient-elles  pu  être  meilleures? 

—  En  quel  sens  peut-on  dire  qu'il  a  voulu  sauver  tous  les  hommes? 

—  Quelle  est  la  structure  intérieure  du  paradis? 

—  Les  vêtements  avec  lesquels  se  montra  Jésus  ressuscité 
étaient-ils  véritables  ou  apparents? 

—  Monta-t-il  au  ciel  avec  ces  vêtements? 

—  Que  sont-ils  devenus? 

—  Le  corps  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  est-il  nu  ou  habillé 
dans  l'Eucharistie? 

—  L'eau  se  change-t-elle  en  vin  avant  de  subir,  avec  le  vin,  la 
transubstantiation  eucharistique? 

Il  est  aisé  de  s'imaginer  le  nombre  d'hérésies  éphémères  qui 
naissaient  de  ces  absurdes  controverses,  —  hérésies  d'ailleurs 
aussitôt  nées,  aussitôt  étouffées,  grâce  aux  répressions  énergiques 
dont  usait  le  Saint-Siège  à  l'égard  des  esprits  trop  aventureux.  Un 
évèque  de  Paris,  Etienne  Tempier,  condamna  à  lui  seul  deux  cent 
vingt-deux  propositions  sur  Dieu  et  sur  l'âme;  par  malheur,  dans 
le  nombre,  il  s'en  trouva  de  saint  Thomas  d'Aquin,  lesquelles 
étaient  absolument  orthodoxes,  et  le  trop  zélé  pasteur  fut  obligé  de 
retirer  sa  censure,  sur  les  points  du  moins  où  elle  avait  frappé 
l'éminent  théologien. 

Peu  à  peu,  l'Eglise  arriva  à  détruire  presque  complètement  le 
prestige  d' Aristote;  mais  pendant  la  période  oii  l'inlluence  de  ce 
philosophe  avait  rayonné  sur  l'Université,  elle  avait  arrêté  sensi- 
blement le  mouvement  intellectuel  et  scientifique,  en  favorisant  la 
logique,  la  physique  et  la  métaphysique,  au  détriment  de  l'étude 
des  Sept-Arts,  qui  reprirent  ensuite  leur  essor. 


UNE   UNIVERSITÉ   AU   MOYEN    AGE  239 

V.  —  Privilèges,  luttes,  rôle  politique  de  l'Université. 

Fondées  sous  l'inspiration  directe  ou  indirecte  des  Papes,  les 
Écoles  qui  précédèrent  l'Université  furent  entourées  d'immunités 
importantes,  qui  durent  se  reverser  sur  l'Université  elle-même,  dès 
sa  naissance.  Toutefois,  ce  n'est  qu'en  l'an  1200,  sous  Philippe- 
Auguste,  que  nous  apparaît  la  première  concession  connue  de 
privilèges  considérables. 

Au  milieu  d'une  rixe  sérieuse  entre  écoliers  et  bourgeois  de  la 
cité,  comme  il  en  éclatait  si  souvent,  et  dans  laquelle  le  prévôt  était 
intervenu,  cinq  écoliers  furent  tués.  L'Université  porta  plainte  près 
du  roi,  qui  lui  '^onna  gain  de  cause.  Le  pré\ôt  et  ceux  de  ses  gens 
qui  avaient  pris  part  à  l'échauffourée  furent  condamnés  à  la  prison 
perpétuelle,  avec  interdiction  des  droits  civils,  leurs  maisons  rasées, 
leurs  arbres  et  leurs  vignes  arrachés. 

Philippe-Auguste  ne  s'en  tint  pas  là.  Pour  éviter  le  retour  de 
pareils  drames  sanglants,  il  publia  une  ordonnance  (1200)  qui 
soustrayait  les  écoliers  à  la  justice  criminelle  et  les  rendait  justi- 
ciables seulement  du  tribunal  du  recteur.  —  Le  roi  déclare  leurs 
demeures  inviolables.  —  Il  enjoint  aux  bourgeois  de  dénoncer  et 
arrêter  ceux  qui  frapperaient  les  écoliers.  —  Ces  dispositions  sont 
applicables  à  leurs  serviteurs.  —  Les  personnes  accusées  par  un 
écolier  ne  peuvent  se  défendre  par  l'épreuve  de  l'eau  ou  par  le 
combat  judiciaire.  —  Enfin,  le  prévôt,  à  son  entrée  en  charge, 
devra  prêter  serment,  devant  l'Université  assemblée,  de  respecter 
ses  privilèges. 

C'est  en  l'église  Saint-Julien-le-Pauvre  qu'avait  lieu  cette  céré- 
monie solennelle. 

Par  Feffet  de  cette  ordonnance,  les  écoliers  se  trouvaient  placés 
dans  cette  singulière,  mais  avantageuse,  situation  :  l'autorité  qui 
avait  le  pouvoir  de  les  arrêter  n'avait  pas  le  pouvoir  de  les  juger;  et 
celle  qui  avait  le  pouvoir  de  les  juger  n'avait  pas  le  pouvoir  de  les 
arrêter.  Il  en  résultait  que,  le  plus  souvent,  ils  n'étaient  pas  arrêtés 
ni  jugés  du  tout. 

Saint  Louis  confirma  à  l'Universiié  les  privilèges  que  lui  avait 
concédés  Philippe- Auguste,  et  lui  en  accorda  de  nouveaux.  Les 
Papes,  de  leur  côté,  notamment  Urbain  IV  et  Clément  IV,  ne  lui 
méni'g'innt  pas  les  avantages  et  les  prérogatives. 


240  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Le  recteur  avait  droit  d'appeler  à  son  tribunal  et  de  juger  les 
magistrats  de  la  Cité. 

Il  ne  pouvait  être  excommunié. 

Mais  il  pouvait  excommunier  les  fermiers  des  aides  et  les  officiers 
de  finances  qui  empiétaient  sur  les  privilèges  de  l'Université. 

L'écolier  en  procès  avec  un  bourgeois  assignait  son  adversaire 
devant  le  tribunal  spécial  du  recteur,  pourvu  que  cet  adversaire  ne 
demeurât  à  plus  de  quatre  journées  de  distance  de  la  ville  univer- 
sitaire. 

L'Université  avait  le  droit  de  censure  sur  les  hauts  dignitaires  et 
sur  le  gouvernement  même;  nous  trouvons  dans  Froissart  plusieurs 
cas  où  elle  adressa  des  remontrances  au  roi. 

Parfois  elle  sanctionne  les  traités  de  paix,  concurremment  avec 
les  grands  corps  de  l'État;  témoin  le  traité  conclu  entre  Louis  XI 
et  Maximilien  d'Autriche. 

Enfin,  les  réceptions  des  gradués  se  font  au  milieu  de  la  plus 
grande  pompe,  souvent  en  présence  des  souverains  étrangers  qui 
se  trouvent  être  les  hôtes  du  roi  de  France,  tous  les  dignitaires  de 
l'Université  en  chappes  rouges,  entourés  des  trente  appariteurs  ou 
bedeaux  (du  saxon  :  bidèle^  proclamation)  à  masses  d'argent. 

En  1218,  les  écoliers  sont  devenus  si  turbulents  et  si  batailleurs 
que  l'oflicial  leur  interdit  le  port  d'armes.  Mais  cette  interdiction  ne 
tarda  pas  à  être  levée. 

Les  désordres  recommencèrent  bientôt,  le  roi  saint  Louis  se  vit 
obligé  de  sévir  contre  l'Université.  Le  sang  avait  coulé  à  flots  et  les 
maîtres  avaient  pris  fait  et  cause  pour  leurs  disciples.  Le  pape 
Grégoire  IX  intervint  auprès  de  la  reine  Blanche  de  Castille  pour 
tempérer  la  sévérité  royale.  En  effet,  tout  se  borna  à  une  verte 
semonce  adressée  aux  Docteurs.  Ceux-ci,  au  lieu  de  reconnaître 
leurs  torts  se  mutinèrent  (1227),  encouragèrent  les  écoliers  à  la 
résistance  et  quittèrent  Paris  en  masse.  Pendant  quelque  temps 
(1227-1231),  l'existence  de  l'Université  fut  suspendue.  C'est  de 
cette  période  troublée  que  les  Dominicains  et  les  Franciscains  pro- 
fitèrent pour  ouvrir  à  Paris  des  écoles  de  théologie.  L'Université 
leur  céda  même,  pour  cet  usage,  une  maison  rue  Saint-Jacques, 
près  de  l'égUse  Saint-Etienne-des-Grès. 

Les  religieux  gagnèrent  rapidement  du  terrain  :  en  1252,  sur 
douze  chaires  de  théologie  qui  existent  à  Paris,  il  y  en  a  sept 
d'occupées  par  les  réguliers,  frères  prêcheurs,  cisterciens  ou  pré- 


UNE   UNIVERSITÉ   AU   MOYEN   AGE  241 

montrés,  trois  par  des  chanoines  de  Notre-Dame  et  deux  seulement 
par  des  professeurs  séculiers.  L'Université  se  récria  contre  cet  état 
de  choses,  se  plaignit  au  roi,  au  pape,  et  finit  par  expulser  les  Domi- 
nicains de  son  sein.  En  cette  circonstance,  unique  peut-être,  le  roi 
et  le  pape  se  liguèrent  contre  l'Université.  En  1255,  Alexandre  IV, 
par  sa  bulle  Quasi  lignum  vitœ,  confirma  et  maintint  les  moines 
dans  la  possession  de  leurs  chaires.  Les  Ordres  mendiants  sem- 
blèrent prendre  à  tâche  de  payer  largement,  à  force  de  gloire,  leur 
droit  d'entrée  dans  l'Université  de  Paris,  en  s'y  faisant  représenter 
par  des  maîtres  tels  que  saint  Dominique,  saint  Thomas  d'Aquin  et 
saint  Bonaventure.  Avec  Alexandre  de  Halès,  Guillaume  de  Saint- 
Amour  et  Albert-le-Grand,  qui  professait  sur  la  place  Maubert,  à 
laquelle  il  a,  dit-on,  donné  son  nom,  quelle  superbe  pléiade  de 
hautes  intelligences  plane  sur  ce  treizième  siècle  ! 

PhiUppe  le  Bel  (1268-131Zi),  dans  ses  difficultés  avec  le  Saint- 
Siège  comprit  le  besoin  de  s'appuyer  sur  l'Université.  Pour  se  la 
concilier,  il  lui  accorda  un  privilège  important  :  il  exempta  ses 
membres  du  droit  de  péage  dans  toute  l'étendue  du  royaume,  et 
même  sur  les  terres  de  ses  vassaux.  Dans  deux  rescrits  adressés  au 
bailly  d'Amiens,  ce  roi  invoque  les  égards  «  que  l'on  doit,  dit-il, 
aux  travaux,  aux  sueurs,  à  la  disette  de  toutes  choses,  aux  peines 
et  aux  périls  que  subissent  les  clercs  pour  acquérir  la  perle  pré- 
cieuse de  la  science.  » 

Vers  cette  époque,  les  étudiants  étrangers  sont  exemptés  du  droit 
d'aubaine. 

En  dépit  de  la  tolérance  dont  le  Saint-Siège  faisait  preuve  envers 
les  membres  de  l'Université,  fréquemment  les  écohers  encouraient 
les  peines  de  l'excommunication.  Ils  entreprenaient  alors  le  voyage 
de  Rome  pour  s'en  faire  relever.  Qu'arrivait-il?  C'est  que  ce  pieux 
pèlerinage  à  la  Ville  Éternelle  devenait  pour  ces  incorrigibles  l'occa- 
sion de  nouveaux  désordres,  de  nouvelles  débauches.  Le  remède 
était  pire  que  le  mal.  Pour  obvier  à  cet  inconvénient,  le  pape  Inno- 
cent III  délégua  à  l'abbé  de  saint  Victor  le  pouvoir  d'absoudre  sur 
place  les  écoliers  excommuniés.  Il  se  délivra  ainsi  d'hôtes  aussi 
fâcheux. 

Albert  Mazeron. 
(A  îVLivre.) 


LE  IlOMAIN  INTÉRIEUR 


(1) 


Jusqu'à  présent,  le  roman,  dans  toutes  les  littératures  et  à  toutes 
les  époques,  pourrait  se  définir  :  une  histoire  intéressante  dont  les 
aventures  et  les  héros  n'ont  jamais  existé.  L'art  du  romancier  con- 
siste précisément  à  présenter  et  à  décrire  ce  monde  imaginaire  avec 
toute  l'exactitude  de  la  réalité,  de  façon  à  nous  le  rendre  présent 
et  à  nous  y  faire  vivre  nous-mêmes. 

Il  ne  faut  pas,  comme  le  vulgaire  n'est  que  trop  porté  à  le  faire, 
s'imaginer  que  ceux-là  seuls  sont  clignes  d'intérêt  dans  le  monde 
qui  se  trouvent  doués  de  facultés  supérieures  ou  jetés  dans  des  cir- 
constances exceptionnelles.  Ce  piédestal,  que  les  auteurs  se  hâtent 
de  construire  au-dessus  de  nos  têtes  pour  y  élever  leurs  personnages 
et  les  mettre  plus  en  vue,  nous  fait  illusion  la  plupart  du  temps, 
et  nous  nous  persuadons  aisément  que  ceux-là  seuls  méritent  nos 
regards  qui  s'arrangent  pour  les  provoquer.  La  vérité  est  au  con- 
traire que  ces  existences  exceptionnelles  sont  faites  plutôt  pour 
piquer  notre  curiosité  que  pour  servir  à  notre  instruction.  Il  y  a 
entre  eux  et  nous  trop  de  distance  pour  que  nous  puissions  tirer  de 
leur  vie  des  exemples  qui  nous  soient  directement  applicables. 

Au  contraire,  prenez  dans  cette  foule  si  nombreuse  et  en  appa- 
rence si  insignifiante,  tel  homme,  non  pas  qu'il  vous  plaira  de 
choisir  mais  qu'il  vous  arrivera  de  rencontrer.  Cet  homme,  qui 
vous  paraît  commun,  insignifiant,  vulgaire,  porte  en  lui,  si  vous 
savez  y  lire,  toute  l'explication  de  la  nature  humaine.  Toutes  les 
âmes  sont  faites  sur  ce  modèle.  On  peut  discerner  en  lui  toutes  les 
opérations  de  notre  pensée  et  tous  les  mouvements  de  notre  cœur, 
de  la  même  façon  qu'en  histoire  naturelle  le  plus  infime  individu 
suffit  à  éclairer  l'idée  du  genre. 

(1)  Cet  article,  où  notre  très  distingué  collaborateur,  M.  Rondelet,  expose 
une  théorie  nouvelle  du  roman,  servira  d'introduction  à  un  livre  :  Une 
Femme  bien  mnlhenreuse,  qu'il  doit  publier  prochainement,  et  qui  confirmera 
sa  théorie.  —  Note  de  la  rédaction. 


LE    ROMAN   INTÉRIEUR  243 

Cet  homme  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  et  que  nous  nous 
représentions  à  plaisir  vulgaire  et  banal,  n'en  est  pas  moins,  comme 
tous  les  hommes,  sujet  à  passer  par  des  états  divers  qui  tantôt 
se  précipitent  et  tantôt  se  ralentissent,  qui  se  succèdent  et  se  rem- 
placent, aujourd'hui  avec  la  soudaineté  d'un  changement  à  vue 
et  demain  avec  la  lenteur  majestueuse  de  la  nature.  De  ces  deux 
sortes  de  changements,  l'un  rapide  comme  la  répercussion  d'un 
écho  et  l'autre  insensible  comme  la  croissance  des  fleurs,  ce  sont 
les  premiers  auxquels  se  complaît  la  littérature  extérieure,  la  litté- 
rature actuelle.  Lorsqu'un  père  voit  son  fils  égorgé  sous  ses  yeux, 
son  âme  entre  soudainement  dans  un  état  nouveau  dont  il  n'est  pas 
besoin,  ni  d'analyser  l'origine  ni  d'expliquer  la  violence.  Ce  sont  là 
les  grands  courants  par  lesquels  toute  âme  se  trouve  entraînée. 
L'auteur  ici  borne  sa  tâche  à  trouver  des  expressions  suffisantes 
pour  en  rendre  les  effets,  et  son  vrai  triomphe  consiste  à  en  faire 
partager  les  émotions.  L'analyse  en  pareil  cas  ne  joue  donc  qu'un 
rôle  secondaire  :  les  impressions  du  lecteur  peuvent  bien  se  multi- 
plier, ses  connaissances  intellectuelles  ne  se  trouvent  point  agran- 
dies, ni  sa  pénétration  augmentée. 

11  n'en  va  pas  de  même  lorsqu'il  s'agit  de  ces  transformations 
lentes,  de  ces  métamorphoses  insensibles  qui  s'accomplissent  en 
quelque  sorte  dans  les  profondeurs  invisibles  de  la  nature  humaine. 
Cette  évolution  psychologique  n'est  point,  comme  on  est  porté 
à  se  l'imaginer,  un  phénomène  étrange  et  peu  fréquent  :  tout  au 
contraire,  c'est  le  fond  permanent  de  notre  vie,  et  pour  ainsi  dire,  le 
tissu  dont  elle  se  compose.  Il  vous  arrive  chaque  jour  et  à  chaque 
instant  de  vous  trouver  en  contact  ou  en  relation  avec  des  per- 
sonnes dont  les  idées  et  les  sentiments  paraissent  arrêtés,  la  pensée 
tournée  obstinément  et  pour  jamais  d'un  certain  côté.  Le  temps 
passe,  la  vie  se  continue;  il  n'est  arrivé  aucun  événement  d'impor- 
portance  ni  même  aucun  changement  de  détail  dans  ces  existences 
paisibles  et  immobiles  :  aucun  incident  ne  les  a  surprises,  aucune 
catastrophe  ne  les  a  atteintes,  aucun  conseil  ne  les  a  éclairées,  et 
cependant,  sans  motif  apparent,  sans  raison  imaginable,  elles  ont 
dévié  de  leur  état  moral  et  intellectuel,  elles  sont  devenus  les  adver- 
saires des  idées  qu'elles  soutenaient  auparavant,  elles  ont  passé  aa 
pôle  opposé  de  leur  propre  pensée.  Vous  vous  trouvez  ainsi  en  pré- 
sence d'un  homme  nouveau  sur  lequel  vous  ne  comptiez  pas  et  qui 
déconcerte  toutes  vos  idées. 


244  REYDE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

II 

Le  philosophe  Leibnitz  a  signalé  en  passant  ce  phénomène  étrange 
des  motifs  obscurs,  des  affirmations  inconscientes,  des  mouvements 
inaperçus  qui  se  passent  dans  l'âme  ;  et,  depuis  Leibnitz,  on  a  sin- 
gulièrement abusé  de  cette  première  théorie  de  V Inco?iscienL  La 
vérité  est  que  .^i  ces  faits  s'accomplissent  en  nous  sans  être  aperçus, 
ce  n'est  en  aucune  façon  parce  qu'ils  sont  insaisissables,  mais 
parce  que  la  conscience  ne  se  donne  pas  la  peine  et  ne  prend  pas  le 
temps  de  les  discerner.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'au  moment  même 
où  cet  homme,  tout  entier  à  la  spontanéité,  n'a  qu'une  vue  confuse 
et  indistincte  de  ce  qui  se  passe  au  dedans  de  lui-même,  le  philo- 
sophe avec  lequel  il  s'entretient  n'éprouve  aucun  embarras  ni 
aucune  difficulté  à  pénétrer  cette  pensée  ouverte  et  sans  défense.  Il 
distingue  parfaitement  ce  qui  se  passe  dans  Tâme  de  cet  interlocu- 
teur naïf  et,  grâce  à  ses  habitudes  d'analyse,  il  lui  serait  facile  de 
dévoiler  à  lui-même  ce  cœur  qui  s'ignore  et  qui  se  méprend  peut- 
être  sur  ses  propres  intentions.  Il  y  a  donc  là,  comme  on  le  voit, 
un  champ  immense  et  tout  à  fait  nouveau  ouvert  aux  expériences 
et  aux  descriptions  de  la  psychologie.  Un  homme  du  monde,  du 
goût  le  plus  fin  et  le  plus  délicat,  que  je  consultais  sur  cette  nouvelle 
variété  du  roman,  eut  un  mot  charmant  pour  la  dépeindre  :  «  Ce 
sera,  me  dit-il,  une  romance  sans  paroles.  »  Il  est  impossible  de 
mieux  comprendre  et  de  mieux  caractériser  cette  littérature  inté- 
rieure dont  il  est  ici  question. 

III 

S'il  est  du  plus  haut  intérêt  de  sonder  ces  profondeurs  de  l'âme 
humaine  et  de  faire  ressortir  comme  avec  le  scalpel  et  le  microscope 
ces  métamorphoses  intérieures  qui  changent  la  face  d'une  destinée, 
il  ne  faut  pas  croire  que  ce  soit  là  un  travail  facile  pour  Técrivain. 
II  va  sans  dire  qu'avec  les  habitudes  prises  et  les  traditions  établies 
ce  qu'on  cherche  avant  tout  dans  cette  sorte  de  livres,  ce  sont  les 
aventures  romanesques.  C'est  que,  impuissants  à  représenter  ce 
fond  mystérieux  de  la  nature  humaine,  les  romanciers  trouvent  plus 
commode  de  se  rejeter  sur  le  dehors  et  de  chercher  l'intérêt  non  pas 
au  dedans  de  l'homme,  mais  à  l'extérieur.  De  là  les  innombrables 
espèces  de  romans  par  lesquels  on  s'est  efforcé  de  saisir  les  imagi- 


LE  ROMAN    INTÉRIEUR  245 

nations,  d'occuper  les  esprits,  d'émouvoir  les  cœurs  de  la  foule.  Ils 
ont  tous  ce  caractère  commun  de  chercher  à  éclairer  le  dedans  par 
le  dehors  et  démultiplier  les  inventions  pour  dissiper  l'attention  au 
lieu  de  la  recueillir. 

Le  roman  d'intrigue  et  d'aventures  a  précisément  pour  but  de 
déplacer  la  réflexion,  de  la  suspendre,  de  la  disperser. 

Il  se  fait  dès  les  premières  lignes  comme  un  accord  tacite  de 
l'auteur  avec  le  lecteur.  Il  est  entendu,  sans  qu'on  ait  pris  la  peine 
de  le  demander  d'une  part  et  d'y  consentir  de  l'autre,  qu'on  ne  se 
montrera  pas  trop  sévère  sur  la  vraisemblance  des  événements,  la 
probabilité  des  rencontres,  l'heureuse  fortune  des  dénouements. 
Cette  convention  met  tout  le  mond.j  à  l'aise;  l'imagination  peut  se 
donner  carrière.  Ce  n'est  même  pas  sans  un  certain  plaisir  que  le 
lecteur  se  sent  transporté  dans  le  monde  de  l'impossible.  Par  une 
sorte  de  mirage,  ce  monde  impossible  lui  fait  l'effet  d'un  monde 
idéal.  A  tout  le  moins,  il  l'éloigné  de  la  réalité  et  lui  procure  ainsi 
une  sorte  de  soulagement  qui  se  changera  plus  tard  en  dégoût.  Le 
roman  historique,  dont  on  a  fait  grand  cas  et  qui  a  eu  sa  vogue  et 
son  règne,  enchérit  pour  ainsi  dire  sur  les  œuvres  de  pure  imagina- 
tion. Non  seulement  il  invente  les  situations  et  les  intrigues,  mais  il 
aborde  sans  reculer  le  difficile  problème  de  les  représenter  telles 
qu'elles  ont  pu  ou  dû  se  passer  dans  un  milieu  qui  n'est  pas  le  nôtre 
et  dont  les  témoignages  de  l'histoire  ou  les  découvertes  de  l'érudi- 
tion peuvent  seules  nous  faire  entrevoir  la  réalité.  En  dépit  de 
toutes  les  recherches  et  de  tous  les  efforts  possibles  pour  être  exact, 
l'écrivain  compte  bien  sur  le  crédit  que  lui  fera  le  public.  Celui-ci, 
en  efi'et,  ne  demande  pas  à  l'auteur  les  mérites  de  l'archéologue  ou 
de  l'archiviste;  ce  qu'il  réclame  avant  tout,  c'est  un  récit  intéressant, 
et  il  se  félicite  d'un  anachronisme  qui  favorise  son  émotion. 

IV 

Le  roman  historique,  malgré  ses  licences  et  ses  inexactitudes, 
demande  pour  être  apprécié  une  certaine  connaissance  et  un  certain 
goût  de  l'histoire.  N'est-il  pas  plus  facile,  sans  sortir  des  temps  pré- 
sents, d'imaginer  une  action  qui  se  déroule  dans  quelqu'un  de  ces 
milieux  moins  connus  auprès  desquels  il  nous  arrive  souvent  de 
passer  sans  nous  en  douter.  Ce  genre  de  roman  est  fort  à  la  mode  à 
l'heure  présente  et  il  se  subdivise  en  un  nombre  infini  de  variétés. 


2/l6  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Je  ne  sais  pas  trop  comment  on  l'appelle.  On  dit  volontiers  qu'une 
œuvre  est  documentaire  lorsqu'elle  nous  initie  aux  mœurs,  aux  cou- 
tumes, aux  pratiques  d'une  classe  de  citoyens  dont  il  ne  nous  était 
point  venu  à  la  pensée  de  nous  inquiéter  jusqu'alors.  Rien  de  plus 
simple  et  de  plus  facile  que  de  prendre  l'une  après  l'autre  chacune 
des  professions  qui  peuvent  occuper  l'activité  humaine.  Il  est  très 
certain  que  chaque  profession,  avec  ses  habitudes  traditionnelles  et 
ses  procédés  techniques,  transforme  pour  ainsi  dire  l'individu  qui 
s'y  voue  tout  entier  :  elle  le  transforme,  elle  le  refait  à  son  image, 
elle  lui  donne  un  caractère  et  une  physionomie  propres.  Le  lecteur 
se  trouve  ainsi  en  présence  d'une  variété  de  l'espèce  humaine  qu'il 
n'avait  pas  même  soupçonnée  et  qui  était  demeurée  pour  lui  aussi 
inconnue  que  le  sauvage  des  pays  à  découvrir.  Ce  type  qu'on  lui 
offre,  ce  milieu  qu'on  lui  décrit  ont  pour  lui  tout  l'attrait  de  la  nou- 
veauté. Ces  déformations  de  la  nature  humaine  par  le  métier  et  par 
la  routine  piquent  sa  curiosité.  De  la  même  façon  que  le  roman  his- 
torique paraît  aux  ignorants  une  leçon  et  un  enseignement  de  l'his- 
toire, il  ne  manque  pas  de  lecteurs  qui,  pour  justifier  leur  curiosité, 
prétendent  trouver  dans  ces  descriptions  fantaisistes  de  véritables 
documents  d'économie  pohtique. 

On  voit  du  reste  que  cette  sorte  de  littérature  n'est  pas  faite  pour 
agrandir  en  nous  l'idée  de  l'homme  moral  et  l'estime  que  noua 
pouvons  avoir  de  sa  dignité.  Le  vrai  fond  de  toutes  ces  études  est 
un  fatalisme  latent  plus  dangereux  sous  cette  forme  du  réalisme 
pratique  que  sous  la  forme  avouée  d'une  doctrine.  Le  dernier  mot 
de  l'auteur  dans  tout  roman  documentaire  n'est-il  pas  de  considérer 
l'homme  comme  un  effet  du  milieu  auquel  il  est  soumis  et  un  ré- 
sultat des  causes  qui  le  modifient?  Il  ne  faut  plus  parler  ici  d'origi- 
nalité, de  personnaUté,  d'indépendance,  il  est  bien  entendu  que 
chacun  des  échantillons  offerts  comme  type,  n'est  qu'un  produit  de 
plus  du  même  moule  où  sont  façonnés  ses  pareils.  Dès  lors,  ce  qui 
est  intéressant,  ce  n'est  pas  cette  unité  banale  semblable  à  toutes 
les  autres  unités,  c'est  le  moule  lui-même,  c'est-à-dire  le  milieu 
choisi  par  l'auteur  qui  doit  seul  attirer  nos  regards.  C'est  ainsi 
qu'on  peut  dire  qu'il  y  a  dans  le  roman  ainsi  entendu  quelque  ana- 
logie avec  les  études  d'économie  sociale. 

Si  les  romans  conçus  dans  cet  esprit  et  exécutés  d'après  cette 
méthode  n'avaient  pour  soutenir  la  curiosité  du  lecteur  que  ce  mé- 
rite de  l'information,  l'intérêt  serait  bien  vite  épuisé  malgré  les  11- 


LE   ROMAN  INTÉRIEUR  247 

cences  qu'en  pareil  cas  Fauteur  ne  manque  point  de  se  donner.  Il  a 
beau  pousser  à  l'extrême  les  couleurs,  grossir  les  moindres  détails, 
exagérer  ses  remarques  et  ses  exemples,  les  esprits  frivoles  éprou- 
vent une  vraie  contrariété  et  comme  une  répulsion  dès  qu'ils  s'aper- 
çoivent du  dessein  qu'on  peut  avoir  de  les  instruire.  Par  contre,  les 
esprits  sérieux  se  disent  avec  juste  raison  qu'on  n'a  que  faire  de 
cette  fantasmagorie  romanesque  et  que  le  plus  simple  serait  encore 
de  laisser  son  vrai  caractère  à  cette  étude.  Il  est  donc  bien  probable 
que  le  roman  documentaire  n'aurait  trouvé  aucun  crédit  et  n'aurait 
offert  aucun  cbarme  sans  la  ressource  dont  il  s'est  avisé,  ressource 
qui  constitue  l'appât  et  assure  si  vite  le  succès  de  ce  genre  d'écrit. 

Dès  qu'on  exploite  la  curiosité  humaine,  il  n'est  pas  bien  difficile 
de  s'apercevoir  que  cette  curiosité  n'est  pas  toujours  disposée  à 
rester  dans  les  limites  du  vrai  et  de  l'honnête.  C'est  ici  qu'intervient 
celte  malice  humaine  qu'il  faut  avoir  le  courage  de  discerner  et  de 
reconnaître  en  nous,  perversité  déplorable  qui  dès  qu'on  lui  laisse 
prendre  le  dessus  devient  la  maîtresse  absolue  de  notre  volonté  et 
suffit  pour  nous  précipiter  dans  les  dernières  corruptions.  Combattue 
avec  toute  l'énergie  et  toute  la  persévérance  que  nous  pouvons  y 
mettre,  elle  ne  laisse  pas  de  se  soulever  contre  nous  et  de  nous 
solliciter  par  les  tentations  les  plus  diverses  et  les  plus  imprévues. 

Ne  voilà-t-il  pas  une  source  d'intérêt  toute  trouvée?  il  suffira  pour 
que  la  curiosité  du  lecteur  une  fois  excitée  ne  se  ralentisse  plus, 
que  l'auteur  fasse  appel  à  ce  besoin  d'apprendre  ce  qu'il  vaudrait 
mieux  ne  pas  savoir.  En  présence  de  cette  immense  scène  qui  se 
développe  devant  nous,  les  regards  adroitement  dirigés  se  sentent 
fixés  et  retenus  sur  un  point  relativement  imperceptible  du  tableau, 
où  une  main  indiscrète  autant  qu'habile  a  perfidement  laissé  entre- 
voir quelque  perspective  voluptueuse,  quelque  épisode  troublant.  Le 
romancier  s'en  empare  avec  avidité;  il  prend  pour  tâche,  non  seu- 
lement d'éveiller,  mais  de  satisfaire  vos  mauvaises  pensées.  Il  se 
demande  avec  sollicitude  quels  sont  les  endroits  où  vous  avez  évité 
avec  le  plus  de  soin  de  mettre  le  pied.  Il  compte  sur  une  compo- 
sition de  votre  conscience,  si  votre  moralité  et  votre  pudeur  se  sont 
à  bon  droit  révoltées  d'entrer  en  contact  avec  de  telles  gens  ou  de 
franchir  le  seuil  de  ces  lieux  suspects.  L'écrivain,  spéculant  sur  votre 
faiblesse,  se  dit  que  vous  ne  serez  peut-être  pas  fâché  de  connaître 
par  son  livre  tant  de  choses  que  vous  rougiriez  assurément  d'avoir 
vues.  Il  attend  que  vous  fassiez  le  sacrifice  de  vos  répugnances  et  de 


2A8  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

VOS  délicatesses  et  il  est  tout  prêt  à  vous  faire  un  mérite  de  votre 
défaillance. 

Une  fois  que  le  lecteur  est  entré  dans  cette  voie,  il  se  sent  bien 
vite  entraîné  au  delà  de  tout  ce  qu'il  aurait  pu  prévoir  ou  consentir. 
Au  début,  il  s'est  donné  à  lui-même  pour  excuse  l'intérêt  de  la 
science  pour  ne  point  détourner  les  yeux  de  cette  étude,  et  à  mesure 
qu'il  pénètre  plus  avant  dans  ce  monde  repoussant  et  pervers,  il  se 
dit,  pour  justifier  cette  avidité  malsaine,  qu'après  tout,  ce  monde-là 
avec  ses  mœurs  inavouables  et  ses  raffinements  de  corruption,  n'a 
rien  de  commun  avec  lui,  que,  malgré  ses  impressions  et  peut-être 
ses  vices,  il  est  encore  bien  loin  d'une  telle  perversité,  plus  loin 
encore  d'une  grossièreté  semblable,  et  il  lui  semble  que  ces  excès, 
dont  il  devient  le  témoin,  tournent  à  l'apothéose  de  son  propre 
caractère. 

Cette  remarque  s'applique  peut-être  d'une  façon  toute  spéciale 
à  une  variété  du  roman  documentaire  à  laquelle  on  s'accorde  aujour- 
d'hui à  donner  le  nom  de  roman  psychologique. 

Le  roman  psychologique  tel  qu'il  a  été  pratiqué,  non  sans  succès, 
dans  les  dernières  années,  semble  avoir  entrepris  de  dire  le  dernier 
mot  dans  la  peinture  du  mal,  il  ne  cherche  ])lus  seulement  à  satis- 
faire les  inquiétudes  d'une  curiosité  malsaine  par  le  spectacle 
détaillé  de  nos  infirmités,  il  va  plus  loin  :  il  prétend  nous  introduire 
dans  le  secret  et  dans  le  débat  de  nos  passions.  Pour  y  mieux 
réussir,  il  prend  son  point  de  départ  dans  une  hypothèse  qu'il  n'a 
pas  eu  l'audace  d'avouer,  mais  dont  il  ne  craint  pas  de  suivre  impi- 
toyablement la  logique. 

On  ne  s'était  point  avisé  jusqu'ici  de  supposer  les  hommes  sans 
aucune  conscience,  sans  aucun  sentiment  du  devoir,  de  telle  sorte 
qu'il  ne  leur  vienne  pas  à  l'esprit  de  délibérer  avant  de  commettre 
le  mal  ni  de  le  regretter  après  l'avoir  fait.  De  toutes  les  chimères 
que  les  romanciers  ont  imaginées,  celle-là  est  assurément  la  plus 
neuve  et  la  plus  imprévue.  Un  assassin  fameux,  qui  a  écrit  ses 
mémoires  dans  la  cellule  du  condamné  à  mort,  n'a  pas  craint  de 
dire  :  «  Le  plus  grand  des  bonheurs  est  de  tuer  sans  remords.  » 

Aveu  naïf  et  moral  qui  prouve  combien  le  meurtrier  était  loin 
de  son  idéal.  Le  roman  psychologique  nous  montre  des  natures 
plus  énergiques  et  plus  libres.  Il  n'est  jamais  question  à  aucun 
chapitre  et  dans  aucun  passage,  du  moindre  souvenir  de  la  loi 
morale.  Elle  n'est  plus  là  pour  provoquer  de  fâcheux  remords  et 


LE   ROMAN    INTÉRIEUR  2^9 

pour  troubler  l'âme  par  une  intervention  inopportune.  Dès  lors,  les 
passions  peuvent  se  donner  toute  carrière,  rien  ne  gêne  leur  essor, 
ni  n'entrave  leur  développement.  Elles  ne  peuvent  plus  trouver 
d'obstacles  qu'en  elles-mêmes  dans  les  combats  qu'elles  se  livrent  et 
les  violences  qu'elles  exercent  les  unes  envers  les  autres. 

Pour  que  le  roman  se  livre  à  ces  audaces  et  dépeigne  les  mœurs 
telles  qu'elles  pourraient  être  si  le  sens  moral  n'avait  jamais  existé, 
il  faut  que  la  société  soit  bien  corrompue  et  le  lecteur  bien  complai- 
sant. Ces  excès,  loin  de  l'elTaroucher  ou  de  le  révolter,  ont  quelque 
chose  qui  leur  plaît  et  qui  représente  pour  eux  une  sorte  d'idéal  du 
crime.  Mais  tout  le  monde  n'en  est  pas  là  et  il  y  a  encore  des 
natures  honnêtes  qui  refusent  de  se  prêter  au  scandale  de  ces  pein- 
tures. Le  romancier  ne  l'ignore  pas.  Autre  chose,  en  effet,  est  de 
passer  par-dessus  certaines  délicatesses,  autre  chose  de  heurter  les 
scrupules  et  de  provoquer  les  répugnances.  Le  remords  lui-même, 
le  combat,  la  défaite,  après  une  lutte  impuissante,  sont  autant  d'élé- 
Dients  d'intérêt  que  ce  genre  de  littérature  n'aurait  garde  de 
négliger. 

De  là  découle  la  loi  essentielle  du  roman  tel  qu'à  bien  peu 
d'exceptions  près,  il  a  été  compris  et  pratiqué  jusqu'à  ce  jour.  Il 
s'agit  toujours  de  représenter  la  nature  humaine  luttant  contre  le 
mal  et  traversant,  parmi  les  différentes  phases  de  la  vie,  les  orages 
des  tentations.  Seulement,  ce  qu'il  faut  remarquer  et  ce  qui  ne 
souffre  aucun  démenti,  c'est  qu'on  représente  avant  tout  sous  nos 
yeux  l'amoindrissement  graduel  des  caractères,  l'afïaiblissement  du 
tempérament  moral,  en  un  mot  la  défaite  qui  se  dénoue  le  plus 
souvent  par  la  violence  et  par  les  dernières  extrémités. 

Ce  n'est  donc  point  sortir  de  la  vérité  que  de  regarder  le  roman 
comme  un  incessant  plaidoyer  en  faveur  du  mal.  S'il  n'ose  pas 
essayer  une  justification  complète  ou  même  un  panégyrique  du  cou- 
pable, il  s'arrange  autant  qu'il  le  peut,  pour  en  faire  un  innocent. 
Tous  les  épisodes  qu'il  imagine,  toutes  les  circonstances  qu'il  accu- 
mule, tous  les  mouvements  de  l'âme  qu'il  décrit,  sont  autant  de 
circonstances  atténuantes  destinées  à  prévenir  des  jugements  trop 
sévères. 

Si  l'auteur  respecte  en  nous  la  conscience  et  le  sens  moral,  il  les 
retourne  en  quelque  sorte  contre  nous.  Il  se  fait  dans  notre  âme 
un  travail  de  rapprochement  secret.  Nous  comparons,  sans  nous 
l'avouer  peut-être  à  nous  mêmes,  ces  natures  inférieures,  ces  carac- 


250  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

tères  débilités  et  avilis,  avec  nos  propres  mœurs  et  notre  propre 
conduite.  Il  nous  semble,  non  sans  raison,  que  nous  valons  bien  ces 
tristes  personnages.  A  voir  ces  faiblesses,  ces  vilenies,  nous  nous 
sentons  devenir  des  héros;  le  mépris  et  le  dégoût  que  nous  éprou- 
vons pour  eux  nous  relèvent  à  nos  propres  yeux  et  c'est  ici  que 
s'applique,  dans  toute  sa  force,  le  mot  si  souvent  cité  :  «  Je  me 
trouve  peu  quand  je  m^estime,  et  beaucoup  quand  je  me  com- 
pare. )) 

Cette  méprise  de  notre  orgueil  est  encore  moins  funeste  à  notre 
caractère  que  ne  peut  l'être  cette  analyse  perpétuelle  du  mal  et 
cette  contemplation  incessante  des  défaites  de  l'humanité.  On  sait 
bien  qu'une  des  grandes  ressources  de  l'homme  coupable,  lorsqu'il 
ne  se  fait  pas  un  orgueil  de  sa  faiblesse,  est  de  répéter  avec  autant 
de  conviction  que  s'il  le  croyait  effectivement  :  «  Ce  n'est  pas  ma 
faute;  les  circonstances  ont  fait  tout  le  mal.  »  Ce  sont  bien  là  ces 
circonstances  atténuantes  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  :  le 
romancier  met  tout  son  art  à  les  faire  valoir  et  le  lecteur  tout  son 
empressement  à  les  accepter. 

Le  dernier  résultat  auquel  conduit  la  lecture  des  romans  est  donc 
une  sorte  d'anémie  morale.  Ceux  qui  s'y  complaisent  et  s'y  adonnent 
perdent  le  sentiment  de  la  réalité  et  le  goût  même  du  possible, 
leurs  jugements  les  plus  vifs  s'émoussent,  leur  délicatesse  s'huma- 
nise avec  ce  qui  leur  paraissait  douteux  et  condamnable,  tout  ce 
qu'on  leur  a  raconté  n'est  après  tout  que  l'histoire  d'une  déchéance, 
et  la  route  de  l'humanité  n'est  ainsi  éclairée  que  du  côté  du  mal. 

Il  faut  remarquer  que,  dans  l'âme  humaine,  le  mouvement  de 
bas  en  haut,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  vient  de  nous- 
mêmes,  et  c'est  en  nous  qu'il  prend  son  point  d'appui  :  le  mouve- 
ment de  haut  en  bas,  au  contraire,  celui  par  lequel  l'âme  descend  et 
déchoit,  a  son  point  de  départ  hors  de  nous  :  c'e^-t  un  entraînement 
auquel  nous  cédons  et  que  nos  propres  passions  accélèrent.  Le 
roman  extérieur,  pour  les  comprendre  tous  sous  une  même  déno- 
mination, se  borne  donc,  au  fond,  à  représenter  ce  recul  de  la 
nature  humaine,  et  le  point  d'arrivée  du  livre  est  toujours  au- 
dessous  du  point  de  départ. 

Il  appartient  au  contraire  au  roman  intérieur  d'assister  à  ce 
spectacle  fortifiant  d'une  âme  s'établissant  dans  la  possession  d'elle- 
même,  prenant  en  main  la  conduite  de  ses  facultés  et  les  dirigeant 
dans  leur  elfort  intime  vers  le  bien.  Les  circonstances  les  plus  heu- 


LE    ROMAN   INTÉRIEUR  251 

reuses,  les  conseils  les  mieux  inspirés  ne  sauraient  en  aucune  façon 
suppléer  à  ce  travail  intérieur  de  l'âme  sur  elle-même. 

C'est  cet  ensemble  de  phénomènes  dont  nul  ne  se  trahit  au 
dehors  qu'il  s'agit  de  saisir  et  de  rendre  par  une  analyse  directe. 
Lorsque  la  chenille  s'enveloppe  dans  l'enceinte  fermée  du  cocon 
qu'elle  a  tissé  et  qu'elle  s'en  dégage  sous  la  forme  brillante  d'un 
papillon,  il  n'est  pas  douteux  qu'il  s'est  accompli  à  l'abri  de  ce  voile 
impénétrable,  une  transformation  mystérieuse  dont  les  regards  vul- 
gaires ne  sont  point  informés.  La  science  pourtant  ne  laisse  pas  de 
se  rendre  compte  des  différentes  phases  de  cette  métamorphose. 
C'est  Icà  pi'écisément  l'œuvre  du  roman  intérieur  et  le  résultat  qu'il 
ne  doit  point  perdre  de  vue. 

C'est  bien  là,  je  crois,  la  raison  pour  laquelle  le  philosophe 
Jouffroy  s'est  épris  de  cette  forme  de  roman  qui  représentait  à  ses 
yeux  la  vraie  psychologie  :  l'exécniion  n'en  est  possible  qu'au 
moyen  de  l'observation  la  plus  pénétrante  et  la  plus  scrupuleuse. 
11  s'agit  tout  h  la  fois  de  ne  rien  inventer  et  de  tout  découvrir.  Il 
s'agit  de  saisir  et  de  rendre,  non  pas  seulement  ceux  des  mouve- 
ments de  la  pensée  et  du  cœnr  qui  se  trahissent  pour  ainsi  dire 
d'eux-mêmes,  mais  de  saisir  tout  au  fond  de  l'âme  ces  légères 
fluctuations,  sorte  de  courants  sous-marins  par  lesquels  les  âmes  se 
trouvent  emportées. 

Si  ce  spectacle  est  difficile  à  saisir,  plus  diflicile  encore  à  rendre, 
il  est  assurément  bien  utile  et  bien  beau  à  contempler.  Nous  n'assis- 
tons point  dans  la  vie  ordinaire  au  spectacle  de  cette  marche  ascen- 
dante de  l'âme  vers  le  bien,  c'est  un  secret  entre  elle  et  Dieu,  et  le 
jour  où  ces  grands  caractères  se  révèlent,  où  cette  perfection  éclate, 
le  sentiment  que  nous  éprouvons  a  toujours  quelque  chose  de  l'éton- 
nement  et  de  la  surprise,  tant  nous  nous  rendons  peu  compte  des 
différents  degrés  que  cette  âme  a  eu  à  parcourir,  alors  que  nous 
prenions  son  silence  pour  de  l'immobilité. 

Il  n'est  pas  même  besoin  de  supposer  quelqu'un  de  ces  grands 
progrès  par  lesquels  l'âme,  prenant  tout  son  essor,  arrive  à  l'hé- 
roïsme ou  à  la  sainteté,  le  courant  le  plus  ordinaire  de  la  vie  amène 
chaque  jour  sous  nos  yeux  des  transformations  semblables,  et, 
quoique  nous  n'y  songions  guère,  il  serait  du  plus  haut  intérêt  de 
saisir  le  secret  de  ces  transformations. 

Voici  par  exemple  un  jeune  homme  qui  tient  tête  à  ses  parents  : 
il  est  là,  debout,  devant  eux,  dans  l'attitude  de  la  révolte,  le  front 


^52  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

menaçant,  le  regard  sombre,  sa  parole  est  brève,  son  accent  irrité. 
D'où  vient  qu'une  heure  après  on  le  voit  reparaître  calme,  soumis, 
respectueux?  Peut-être  même  cette  conversion  a-t-elle  été  plus 
rapide;  peut-être,  au  lieu  de  prendre  la  fuite,  vous  le  verrez  se 
jeter  en  pleurant  dans  les  bras  de  sa  mère  :  alors  il  ne  pense  plus 
rien  de  ce  qu'il  pensait,  il  ne  défend  plus  rien  de  ce  qu'il  soutenait  ; 
on  dirait  qu'il  lui  est  venu  une  autre  âme,  tant  cette  nouvelle  inspi- 
ration l'a  transfiguré. 

Ce  même  phénomène  se  renouvelle  dans  toutes  les  occasions  de 
la  vie.  Cet  homme  qui  menaçait  de  mort  et  de  vengeance  et  qui 
cherchait  son  ennemi  pour  le  tuer,  rentre  en  lui-même,  et  à  la  lueur 
de  la  réflexion  il  découvre  les  motifs  qui  excusent  son  adversaire  et 
désarment  son  propre  courroux.  Que  de  différends  entre  mari  et 
femme  terminés  par  un  heureux  retour  de  la  tendresse,  et  au  point 
de  vue  moral  quelle  infinie  variété  de  nuances  entre  cette  séparation 
et  ce  retour! 

Le  bon  Rollin  a  laissé  échapper  un  jour  cette  parole  :  «  Ennuyeux 
comme  la  vertu.  »  Ce  mot,  qui  paraît  désolant,  est  pourtant  d'une 
saisissante  vérité  en  même  temps  que  d'une  singulière  profondeur. 
H  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde,  eu  effet,  de  goûter  les  charmes 
de  la  vertu.  11  faut  être  vertueux  soi-même  pour  s'en  faire  une  juste 
idée.  L'aveugle-né  ne  saurait  se  représenter  la  lumière  du  soleil.  Il 
n'est  donc  pas  douteux  que,  pour  le  plus  grand  nombre,  le  spec- 
tacle de  la  vertu  a  quelque  chose  de  languissant  et  de  monotone;  il 
ne  présente  à  l'imagination  rien  de  piquant  ni  d'imprévu.  La 
remarque  se  trouve  confirmée  par  ce  fait  que  les  voies  du  mal  sont 
infinies  dans  leurs  variétés;  les  combinaisons  de  la  malice  humaine 
sont  inépuisables  et  le  spectacle  en  est  toujours  nouveau. 

Au  contraire,  la  voie  du  sacrifice  et  du  devoir  est  toujours  étroite 
et  toujours  la  même.  Il  ne  faut  pas  penser,  comme  les  utopistes  de 
la  morale  moderne,  à  rien  découvrir  de  nouveau  :  les  lois  du  bien 
sont  inflexibles  et  uniformes.  Il  n'y  a  pas  deux  manières  de  se 
retenir,  de  s'examiner,  de  se  conduire.  Quelle  que  soit  la  complica- 
tion des  circonstances  extérieures,  la  grandeur  ou  l'humiUté  des 
situations,  la  variété  des  événements,  c'est  toujours  au  dedans  de 
notre  cœur  et  non  point  ailleurs  que  se  livre  le  combat.  Ces  luttes  et 
ces  déchirements  sont  familiers  à  tous  les  hommes,  et  il  faudrait 
n'avoir  jamais  voulu  le  bien  pour  ne  pas  les  connaître. 

C'est  là  précisément  ce  qui  donne  au  roman  intérieur  son  prix  et 


UNE   UNIVERSITÉ   AU    MOYEN   AGE  253 

son  efficacité.  Une  fois  qu'on  s'est  résolument  placé  à  ce  point  de 
vue,  tout  ce  qu'on  peut  nous  dire  s'applique  directement  à  nous; 
toutes  les  particularités  s'anéantissent  et  disparaissent,  il  ne  reste 
plus  que  l'àme  dans  ce  qu'elle  a  d'essentiel. 

Il  en  résulte  que  toute  étude  accomplie  par  le  romancier  moraliste 
devient  un  enseignement  direct.  Ce  qu'on  nous  demande,  en  effet, 
ce  n'est  point  d'admirer  les  inventions  d'un  auteur  et  de  lui  accorder 
ainsi  une  approbation  littéraire  touJ,e  platonique,  mais  on  entend 
bien  nous  associer  au  courageux  effort  que  poursuit  sous  nos  yeux 
cette  âme  vaillante.  Le  roman  intérieur  n'est  donc  point  du  tout  une 
étude  qu'on  nous  propose,  mais  une  action  qu'on  nous  demande. 
Nul  ne  peut  devenir  meilleur  que  dans  la  mesure  où  il  le  veut 
bien.  L'écrivain  doit  donc  attendre  ici  du  lecteur  quelque  chose  de 
plus  qu'un  consentement  à  se  divertir,  il  lui  faut  trouver  chez  lui  la 
bonne  volonté  de  s'instruire  et  le  ferme  propos  de  s'y  intéresser. 

Si  de  telles  études  nous  étaient  jamais  données  par  les  maîtres  de 
la  pensée,  nous  apprendrions  à  mieux  connaître  les  chemins  étroits 
qui  conduisent  à  la  vertu,  et  cette  analyse  des  âmes  jetterait  de 
singulières  clartés  sur  notre  propre  cœur.  Le  premier  défaut  de 
l'humanité  est  de  s'ignorer  elle-même.  Nous  ne  connaissons  pas 
toutes  les  ressources  que  nous  portons  en  nous.  Notre  âme,  pour  la 
plupart  d'entre  nous,  est  comme  une  immense  bibliothèque  dont  les 
livres  n'auraient  jamais  été  ni  rangés  ni  ouverts.  C'est  à  peine  si, 
à  nos  heures  de  lassitude  ou  de  découragement,  nous  nous  laissons 
aller  à  une  vue  confuse  de  ce  qui  peut  se  passer  en  nous  :  rien  ne 
se  distingue  à  notre  regard  et  nous  ne  daignons  pas  même  chercher 
dans  notre  conscience  les  motifs  secrets  qui  nous  emportent  et  qui 
nous  perdent. 

Le  roman  intérieur  est  donc  au  plus  haut  degré  une  œuvre  morale. 
Par  sa  méthode  il  est  destiné  à  provoquer  et  à  augmenter  en  nous  la 
force  de  îa  réflexion  :  son  but  est  de  relever  notre  courage  par  les 
exemples  qu'il  nous  propose,  et  de  nous  associer  aux  efforts  de  ceux 
qui  veulent  le  bien. 

Antonin  Rondelet. 


1"   NOVEMBRE    (n»   89).    4«    SÉRIE.    T.    XXIV.  17 


LA  QUESTION  SOCIALE 


ET  L'ÉMIGRATION  COLONIALE 


Un  fait  important  vient  de  se  passer  dont  l'insouciance  générale 
n'a  pas  tenu  compte  sérieux.  Cependant,  il  semble  être  un  symptôme 
très  significatif  d'aspirations  nouvelles  chez  celles  de  nos  popula- 
tions rurales  les  plus  opposées,  jusqu'ici,  à  tout  changement 
d'habitudes. 

Neuf  familles  de  cultivateurs  du  Périgord  ont  répondu  aux  offres 
de  la  Société  d'Emigration  et  se  trouvent,  actuellement,  en  route 
pour  la  Nouvelle-Calédonie.  Les  avantages  concédés  ont  paru,  à  ces 
familles,  mériter  un  véritable  empressement  et  balancer  même  le 
sacrifice  des  inévitables  retours  en  pensée  vers  la  Mère-Patrie. 

Jusqu'ici,  nous  le  répétons,  peu  d'entre  nos  populations  rurales 
ont  songé  à  la  vie  coloniale,  les  Basques  exceptés. 

Mais,  chez  les  Basques,  une  autre  pensée  avait  déterminé  le 
mouvement  qui  a  peuplé  de  leurs  compatriotes  une  grande  partie  de 
l'Uruguay  et  de  la  Piépublique  Argentine  principalement  :  c'était 
la  répugnance  pour  la  conscription  et  les  ennuis  d'une  longue  servi- 
tude militaire. 

Non,  certes,  que  le  peuple  basque  soit  pusillanime,  maintes  fois  il 
a  prouvé  une  indomptable  vaillance  et  donné  au  Livre  d'Or  de  nos 
gloires  nationales  des  noms  illustres. 

Seulement,  il  se  souvient  encore  de  ses  anciennes  «  libertés  et 
franchises  ».  Il  est  prêt  à  verser  son  sang  pour  le  pays,  si  le  pays  en 
a  besoin;  mais,  essentiellement  laborieux,  grand  voyageur  par  sur- 
croît, il  trouve  énervante  la  vie  de  caserne  et,  imitant  les  ancêtres, 
véritables  rois  de  la  mer,  il  s'est  élancé  vers  les  pays  où  la  liberté, 
au  moins  de  nom,  lui  semblait  assurée. 


LA   QUESTION   SOCIALE   ET   l'ÉMIGRATION   COLONIALE  255 

A  ces  motifs,  se  sont  ajoutées  des  considérations  tenant  aux  liens 
de  famille  très  étroits  chez  le  Basque.  Aussi,  est-il  vrai  de  dire  qu'une 
sorte  de  prise  de  possession  d'une  partie  de  l'Amérique  méridionale 
se  fait  pacifiquement,  mais  sûrement,  par  nos  compatriotes  béarnais. 

A  leur  tour,  les  Savoisiens  ont  imité  cet  exemple  sur  une  assez 
large  échelle.  Peut-être,  encore,  trouverions-nous  à  leur  côté  des 
Limousins  et  des  Auvergnats.  Toutefois,  nul  n'ignore  que  le  cultiva- 
teur français  est  plus  qu'aucun  autre  attaché  à  la  terre  natale.  Il 
veut  vivre,  travailler  et  mourir  au  foyer  familial.  Avec  une  véritable 
surprise,  sinon  même  avec  terreur,  il  entend  dire  que  de  longues 
théories  d'émigrants  allemands,  anglais,  italiens  vont  se  fixer  dans  les 
pays  les  plus  lointains  de  leur  propre  pays,  et  la  pensée  de  les  imiter 
ne  lui  vient  pas,  si  durement  que  puisse  lui  peser  la  tâche  quoti- 
dienne! 

Il  faut  donc  tenir  un  compte  sérieux  du  fait  que  nous  avons 
signalé.  Le  Péiigord  n'est,  certes,  pas  une  province  marâtre  au 
travail  de  ses  habitants.  Par  suite,  on  comprendrait  moins  la  réso- 
lution des  familles  qui  l'ont  abandonné,  s'il  ne  convenait  d'étudier 
les  causes  de  découragement  pesant  sur  nos  cultivateurs. 

C'est,  avant  tout,  le  régime  économique  dont  on  se  plaint  avec 
force.  En  effet,  telle  mesure  excellente  pour  le  Nord  de  la  France, 
devient  désastreuse  pour  l'Ouest  ou  pour  le  Midi,  et  vice  versa. 

Ajoutez-y  des  impôts  bien  lourds,  des  exigences  mutuelles  entre 
propriétaires,  voulant  tirer  un  gros  revenu  de  leurs  terres,  et  fer- 
miers, qui  sentent  combien  le  travail  rural  augmente  chaque  jour 
en  difficultés  et  réclame  de  sacrifices  pour  lutter  contre  la  concur- 
rence étrangère. 

D'autre  part,  si  nos  campagnes  ne  semblent  plus  guère  offiir  une 
rémunération  suffisante  au  laboureur,  des  voix  autorisées  apprennent 
à  ce  même  laboureur  que  la  France  possède  d'immenses  espaces  où 
les  bras  manquent  pour  faire  jaillir  du  sol  de  merveilleuses  mois- 
sons. 

Oui,  peut-être,  s'il  ne  fallait  pas  risquer  de  grosses  avances;  s'il 
ne  fallait  pas,  d'abord,  consacrer  une  ou  plusieurs  années  à  des 
travaux  de  défrichements;  s'il  ne  fallait  pas,  enfin,  redouter  les 
dangers  de  l'acclimatation;  oui,  peut-être,  le  cultivateur,  fatigué 
ici,  se  prendrait  à  espérer  que,  par-delà  les  mers,  il  rencontrerait 
une  oasis  de  paix  où  ses  efforts  ne  resteraient  pas  inutiles  pour  l'amé- 
lioration du  sort  de  sa  famille. 


^56  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Toutes  les  difficultés  énumérées  existent  ou  du  moins  existeraient 
si  les  sociétés  d'émigration  sérieuses  ne  prenaient  soin  de  les  anni- 
hiler dans  la  mesure  du  possible. 

Les  avances,  elles  les  font,  en  achetant  des  terres  et  en  les  défri- 
chant sommairement,  puisque  les  cultures  de  l'avenir  restent  à  la 
décision  du  futur  concessionnaire,  mais  assez,  cependant,  pour 
éviter  à  l'arrivant  la  plus  pénible  et  la  plus  dangereuse  cause  de  non 
acclimatation. 

Nous  voulons  dire  le  bouleversement  primitif  du  sol  vierge  qui 
dégage,  alors,  les  émanations  telluriques,  meurtrières  pour  l'étranger. 

En  général,  ces  défrichements  sont  exécutés  par  des  indigènes 
ou  par  des  travailleurs  habitués  à  la  région.  Il  convient,  enfin,  de 
dire  que,  dans  le  plus  grand  nombre  de  cas,  l'acclimatation  est 
affaire  d'hygiène.  Ce  n'est  pas  le  labeur  qui  tue,  mais  bien  les  excès 
dont  on  n'a  pas  toujours  le  courage  de  s'abstenir. 

Sur  ce  point,  les  témoignages  sont  unanimes,  et  j'en  trouve  un 
plus  que  piquant  dans  la  préface  d'un  ouvrage  considérable  : 

A  travers  l' Hémisphère  Sud,  second  voyage  autour  du  monde, 
entrepris  par  M.  Ernest  Micbel,  dans  un  but  que,  tout  à  l'heure, 
nous  apprécierons. 

«  Plusieurs,  écrit  M.  Michel,  croient  impossible  d'aborder  les 
grands  voyages  à  moins  d'une  constitution  robuste.  Je  peux  aflirmer 
le  contraire.  J'ai  partout  rencontré  les  Anglais  et  les  Américains, 
de  santé  délicate,  voyageant  pour  la  fortifier;  je  les  ai  vus  s'en 
allant  aux  antipodes  avec  femme  et  enfants.  J'en  ai  rencontré  un 
bon  nombre  voyageant  autour  du  monde  €7i  voyage  de  noces! 

«  En  voyage  de  noces!  «  répéterons-nous.  Voilà  bien  un  trait 
particulier  à  la  race  anglo-saxonne.  D'humeur  essentiellement  pra- 
tique, elle  veut  tout  voir,  tout  peser,  afin  de  mieux  choisir.  Et  si, 
une  fois,  elle  s'est  trompée  dans  ce  choix,  sans  hésitation,  elle 
abandonnera  l'entreprise  commencée  pour  recommencer  ailleurs 
avec  un  courage  nouveau. 

Là  est  le  secret  de  l'expansion  prodigieuse  de  l'influence  anglaise, 
comme  de  l'influence  américaine,  appelées  un  jour,  si  nous  n'y 
prenons  garde,  à  faire  échec  à  notre  propre  diffusion. 

Un  dernier  rival,  l'Allemand,  entre  en  lice.  On  le  trouve  partout 
et,  avant  très  peu,  il  établirait  promptement  sa  suprématie  sur  nos 
colons,  si  les  lois  de  la  métropole  ne  viennent  calmer  sa  fièvre 


LA   QUESTION   SOCIALE   ET   l' ÉMIGRATION   COLONIALE  "257 

envahissante  et  ne  rendent  plus  sérieusement  efficace  la  protection 
due  à  nos  compatriotes. 

Mais  où,  parfois,  échouerait  l'initiative  d'un  seul,  l'entreprise  de 
plusieurs,  réunis  en  société,  brisera  les  obstacles  et  obtiendra  tous 
les  secours,  tous  les  genres  de  succès. 

Les  Sociétés  anglaises  et  américaines  d'émigration  l'ont  compris 
à  merveille.  Les  Sociétés  commerciales,  industrielles  et  de  banque 
des  mêmes  nations  l'ont  compris,  à  leur  tour. 

Des  villes  florissantes,  des  débouchés  nouveaux,  des  ressources 
immenses  sont  maintenant  l'apanage  de  pays  regardés  encore  chez 
nous,  à  l'heure  actuelle,  comme  croupissant  dans  la  sauvagerie!  ! 

Mais  le  réveil  est  proche.  Toutefois,  si  nous  devons  une  mention 
spéciale  à  des  Sociétés  françaises  organisées  comme  celle  dont  l'ac- 
tion vient  de  décider  les  neuf  familles  périgourdines  à  émigrer  vers 
nos  antipodes,  il  faut  reconnaître  la  constance  avec  laquelle  des 
écrivains  français  luttent  pour  la  prospérité  de  nos  colonies,  en 
généra],  trop  oubliées. 

II 

Parmi  les  écrivains  dont  nous  venons  de  parler,  M.  Ernest  Michel 
tient  un  rang  flatteur.  Il  n'a  pas  consulté,  chez  lui,  l'extraordinaire 
masse  de  renseignements  que  renferment  ses  ouvrages.  Hardiment, 
il  est  parti,  à  plusieurs  reprises,  pour  des  voyages  autour  du  monde, 
accomplis  avec  une  aisance  merveilleuse  et  dont,  aujourd'hui,  l'uti- 
lité est  grande  pour  tous  ceux  que  préoccupent  les  questions  mena- 
çantes de  socialisme  ou  de  colonisation. 

Ecoutons  M.  Michel  qui,  dans  la  préface  du  premier  volume  de  : 
A  travers  F  Hémisphère  Sud,  nous  donne  l'origine  de  sa  résolution 
d'affronter  une  seconde  fois  le  tour  du  monde. 

((  Sur  la  route  de  Londres  à  Brighton,  un  jeune  Anglais  monte 
dans  mon  wagon  et  s'assied  en  face  de  moi.  Il  a  l'air  pressé  et 
fatigué,  et  accepte  volontiers  les  petites  provisions  que  je  lui  offre. 
—  Qu'est-ce  qui  vous  rend  si  essoufllé?  lui  dis-je.  —  Je  viens  du 
Mont  Blanc  et  j'ai  passé  plusieurs  nuits  en  route  pour  ne  pas  man- 
quer le  navire  qui  part  demain  pour  la  Nouvelle-Zélande  où  je  vais 
m'établir.  —  Vous  allez  donc  chercher  fortune?  —  Non,  j'ai  mes 
capitaux,  mais,  ici,  ils  me  rapportent  3  pour  100,  et  en  Nouvelle- 
Zélande,  10  pour  100.  Dans  mon  village,  je  ne  suis  rien,  là-bas,  ua 


258  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

des  premiers.  Je  viens  de  parcourir  le  globe  dans  un  voyage  d'inves- 
tigation qui  a  duré  deux  ans;  j'ai  visité  tous  les  pays,  je  les  ai 
comparés,  j'ai  pesé,  pour  chacun,  le  pour  et  le  contre  et  j'ai  arrêté 
mon  choix  sur  la  Nouvelle-Zélande. 

a  Par  son  climat  tempéré,  ses  terres  fertiles,  c'est  celui  qui  pré- 
sente en  ce  moment  les  plus  grandes  ressources  et  le  séjour  le  plus 
agréable.  Tous  les  objets  de  première  nécessité  y  sont  à  bon  marché 
et  les  capitaux  y  trouvent  un  emploi  lucratif.  Je  viens  donc  cher- 
cher ma  famille  et  nous  partons  demain  ;  je  ne  voulais  pas  quitter 
l'Europe  sans  avoir  vu  le  Mont  Blanc,  pour  le  comparer  au  Mont 
Cook  des  Alpes  Nevv-Zélandaises.  » 
Le  même  Anglais,  voyant  qu'il  parlait  à  un  Français,  ajouta  : 
«  Pour  quelle  raison,  je  l'ignore,  mais  j'ai  constaté  que  vos  com- 
patriotes réussissent  peu  dans  les  divers  pays.  Là  où  ils  sont  venus 
avec  nous,  comme  en  Chine  et  au  Japon,  ils  disparaissent  peu  à 
peu,  laissant  la  place  aux  Anglais  et  aux  Allemands.  » 

Cette  dernière  observation  fut  très  sensible  à  M.  Ernest  Michel, 
qui  résolut  aussitôt  d'en  vérifier  l'exactitude. 

Pour  cela  il  entreprit,  nous  le  savons,  deux  voyages  autour  du 
monde.  Nous  venons  de  lui  faire  un  premier  emprunt,  continuons 
cette  moisson  fructueuse. 

«  L'essentiel,  dit  M.  Michel,  exigerait  que  notre  jeunesse  voya- 
geât, non  en  touriste,  pour  s'amuser,  en  gaspillant  le  temps  et 
l'argent,  mais  en  observateur,  pour  rajjporter  des  connaissances 
étendues,  des  faits  nombreux  bien  étudiés.  Nous  pourrions  alors, 
par  la  comparaison  de  ce  qui  se  passe  chez  les  peuples  divers, 
adopter  ce  qui  leur  réussit  et  préparer  notre  réforme,  non  sur  des 
théories,  mais  sur  l'expérience. 

«  Après  un  arrêt  en  Portugal  et  au  Sénégal,  que  nous  aurions 
déjà  dû  relier  à  l'Algérie,  nous  aborderons  au  Brésil,  où  nous  ver- 
rons comment  des  vues  courtes  et  une  étroitesse  d'esprit  font  que  les 
ressources  précieuses  de  cet  immense  pays  demeurent  inexploitées 
et  perdues,  aussi  bien  pour  les  habitants  que  pour  le  reste  de 
l'humanité.  (Ceci  était  écrit  en  188/i.) 

«  Dans  les  républiques  de  race  espagnole,  nous  verrons  le  triste 
état  où  les  guerres  civiles  périodiques  réduisent  des  populations 
qui  devraient  pourtant  prospérer  et  se  multiplier  sur  d'immenses 
tferres  fertiles. 


LA   QUESTION    SOCIALE   ET   L  ÉMIGRATION   COLONIALE  259 

«  Au  Chili,  une  race  plus  virile  se  rencontre,  mais  elle  abuse,  elle 
aussi,  des  Indiens  qu'elle  tient  dans  un  état  bien  misérable. 

«  Au  Pérou,  il  faut  déplorer  la  corruption  générale,  fruit  de  la 
richesse,  suivie  du  désastre  d'une  guerre  sanglante  et  malheureuse. 

«  En  revanche,  à  la  Jamaïque,  on  est  frappé  des  infinis  résultats 
obtenus  par  le  génie  colonisateur  des  races  anglo-saxonnes  qui  ont 
centuplé  le  chiffre  de  la  population,  tandis  que  Cuba  et  les  Antilles 
espagnoles,  trop  souvent  déchirées  par  la  guerre  civile  et  affaiblies 
par  l'incurie  du  gouvernement,  restent  stationnaires  au  point  de  vue 
du  nombre  et  de  l'industrie. 

«  Aux  États-Unis,  partout  le  travail  est  en  honneur,  et  l'énergie 
fait  mettre  en  valeur,  par  le  concours  des  immigrants  de  tontes  les 
nations,  les  richesses  minières,  agricoles  et  pastorales  de  cette 
immense  contrée. 

«  Dans  les  îles  Sandwich,  nous  constaterons  que  les  populations 
indigènes  de  race  polynésienne  savent  se  gouverner  elles-mêmes  et 
ne  dédaignent  pas  les  conseils  de  la  femme  capable^  parfois  élevée 
à  la  dignité  de  sénateur. 

«  Dans  la  Nouvelle-Zélande,  en  Tasmanie,  en  Australie,  il  faut 
admirer  le  courage  de  ces  jeunes  colonies  qui,  en  cinquante  ans,  ont 
couvert  le  pays  de  routes  et  de  chemins  de  fer,  de  maisons  et  de 
troupeaux.  Il  faut  louer  leur  sens  pratique  et  leur  attachement  à  la  loi 
morale.  Non  seulement  certains  abus  de  nos  grandes  villes  ne  sont 
pas  tolérés,  mais  eiicore  le  travail  du  dimanche,  le  blasphème ,  les 
mauvais  propos  sont  sévèrement  punis.  Le  bonheur  de  la  famille  et 
de  la  communauté  étant  en  raison  de  sa  moralité,  tout  individu  qui 

PORTE  ATTEINTE  A  CETTE  MORALITÉ  EST  CONSIDÉRÉ  COMME  UN  ENNEMI  PUBLIC. 

«  Et,  cependant,  la  prise  de  possession  du  monde  par  nos  rivaux 
nous  laisse  beaucoup  à  faire,  si  nous  voulons  que  notre  race,  qui 
occupe  aujourd'hui  une  large  place  dans  la  petite  Europe,  ne  soit 
pas  effacée  à  côté  des  Anglais,  des  Russes,  des  Chinois,  des  Alle- 
mands dans  la  possession  et  le  gouvernement  des  autres  parties  du 
globe.  Pour  cela,  on  verra  bien  vite  que  les  hommes  étant  la  matière 
des  peuples,  il  importe  d'arrêter,  au  plus  tôt,  notre  stérilité  systé- 
matique par  de  justes  réformes  dans  les  lois  successorales,  dans 
l'instruction  et  dans  l'éducation,  faisant  effort  pour  nous  affranchir 
de  la  routine  sur  bien  des  points  et  nous  débarrasser  de  nombreux 
préjugés.  » 


260  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

C'est  ici,  croyons-uous,  que  se  résume  d'une  façon  magistrale  le 
bien  à  tirer  des  observations  de  M.  Michel.  La  préface  qui  ouvre  le 
troisième  et  dernier  volume  de  :  A  travei^s  1^  Hémisphère  Sud,  est  une 
fort  belle  page  d'étude  sociale  en  même  temps  qu'un  précis  net, 
lumineux,  basé  sur  des  faits  irréfutables,  de  gouvernement  colonial. 

Ce  que  nos  rivaux  accomplissent,  pourquoi  ne  l'accomplirions- 
nous  pas,  nous  dont,  l'ancienne  expansion  coloniale  fut  si  merveil- 
leuse et  si  forte  que  l'empreinte  laissée  dans  les  pays  jadis  possédés 
n'est  pas,  ne  sera  peut-être  jamais  effacée! 

Les  idées  de  M.  Michel  se  fondent  sur  un  patriotisme  élevé  qui  lui 
fait  ne  rien  négliger  d'utile  pour  la  réalisation  de  réformes,  si  dési- 
rables que  notre  puissance  intérieure  et  extérieure  y  est  absolument 
attachée. 

Nous  ne  pouvons  résister  au  plaisir  de  détacher  de  cette  page  les 
arguments  les  plus  significatifs  et  de  les  proposer  aux  méditations 
de  tous  ceux  que  préoccupent  justement  des  questions  aussi  vitales 
pour  le  Pays. 

III 

«  Pour  combattre  les  abus  du  siècle  dernier,  nous  sommes  allés 
aux  abus  contraires.  Nous  nous  sommes  laissés  gagner  par  la  manie 
de  l'égalité,  que  nous  poursuivons  sans  cesse,  sans  l'atteindre 
jamais,  parce  qu'elle  est  contraire  à  la  nature.  Nous  avons  détruit 
l'autorité  paternelle,  en  faisant  du  père  un  usufruitier,  et  du  fils  le 
propriétaire;  nous  avons  rabaissé  la  mère  en  ne  lui  accordant 
aucune  part  sur  l héritage  du  mari  ;  nous  avons  donné  libre  cours 
à  la  débauche,  en  décrétant  ïimpunité  du  séducteur.  Le  résultat 
d'une  telle  législation  a  été  que  la  population  qui,  en  Angleterre, 
s'accroît  chaque  année  de  15  pour  1000  et,  en  Prusse,  de  13  pour 
1000,  ne  s'accroît,  en  France,  que  de  2  pour  1000,  grâce  encore  à 
l'immigration  des  peuples  voisins;  en  sorte  que  les  étrangers  sont 
déjà  montés,  chez  nous,  au  3  pour  lUOO  de  la  population. 

«  Et,  pourtant,  pour  prendre  notre  part  au  mouvement  d'expan- 
sion qui  pousse  les  autres  peuples  sur  tous  les  points  du  globe,  il 
importe  de  coloniser;  mais  comment  coloniser,  lorsqu'il  y  a  à  peine 
assez  de  monde  pour  la  Mère-Patrie  !  Sur  ce  point,  les  chiffres  ont 
leur  éloquence.  En  cinquante  ans,  nous  n'avons  réussi  à  mettre 
qu'un  peu  plus  de  200,000  Erançais  en  Algérie,  qui  est  à  notre 
porte;  et,  dans  le  même  espace  de  temps,  l'Angleterre  peuplait  l'Aus- 


LA.   QUESTION    SOCIALE    ET   l'ÉMIGRATION   COLONIALE  !Î61 

tralie  de  3  millions  de  colons,  la  Nouvelle-Zélande  de  600,000; 
elle  en  envoyait  de  nombreux  millions  au  Canada,  aux  États-Unis, 
dans  les  autres  colonies,  et  la  Mère-Patrie  s'augmentait  encore  de 
10  millions!  Or,  pour  les  peuples,  les  hommes  sont  la  matière  pre- 
mière. Est-ce  à  dire  que  notre  race  soit  moins  prolifique?  Le 
Canada  est  là  pour  le  démentir.  Les  59,000  Français  que  nous  y 
laissions  en  1763,  en  un  peu  plus  d'un  siècle,  sont,  maintenant, 
1,100,000  au  Canada,  et  400,000  aux  États-Unis. 

«  Tout  observateur  impartial  conviendra  donc  que  la  stérilité 
actuelle  des  familles  françaises  est  le  résultat  d'autres  causes  com- 
plexes et  multiples,  dont  nous  allons  indiquer  quelques-unes  en 
signalant  le  remède.  Nous  commeiiçons  par  nos  lois  de  succession, 
qui  imposent  le  partage  forcé,  laissant  à  peine  le  quart  disponible. 
Elles  produisent  les  conséquences  ci-après  :  dans  la  classe  aisée,  le 
désir  de  conserver  le  foyer  après  soi,|et  de  laisser  les  enfants  dans  la 
même  aisance  à  laquelle  on  les  a  habitués,  fait  redouter  une  nom- 
breuse famille,  et,  à  l'heure  actuelle,  la  France  est  la  seule  nation  à 
commettre  ce  crime  contre  nature,  qui  consiste  à  arrêter  la  vie 
par  calcul.  D'autre  part,  les  enfants,  propriétaires  de  par  la  loi, 
comptent  sur  le  bien  paternel  et  maternel,  et  ne  se  soucient  pas 
d'aller  chercher  fortune  au  loin.  Dans  la  classe  populaire,  le  droit 
au  partage  produit  d'autres  conséquences  encore  plus  fâcheuses. 
Non  seulement,  dans  la  plupart  des  cas,  la  liquidation  forcée  et  la 
vente  aux  enchères  ruinent  les  familles  au  profit  des  gens  de  loi, 
mais,  dans  plusieurs  départements,  on  ne  trouve  presque  plus- 
d'enfants  qui  veuillent  rester  avec  les  vieux  parents,  parce  que,  à  la 
mort  de  ceux-ci,  les  frères  et  les  sœurs,  déjà  établis,  viennent,  de 
par  la  loi,  réclamer  leur  part  des  hardes,  des  instruments  du 
travail  et  même  de  la  récolte  pendante.  Ceci  explique  comment  les 
hospices  des  Petites-Sœurs  des  Pauvres  n'ont  jamais  assez  de  place 
pour  toutes  les  demandes... 

«  Dans  les  conditions  de  notre  manière  de  comprendre  l'éduca- 
tion, il  faut  presque  des  natures  exceptionnelles  pour  échapper  au 
naufrage.  Mais  on  se  console  en  disant  :  «  Il  faut  que  jeunesse  se 
«  passe  ;  les  bons  principes  conservent  leur  germe,  et  on  y  revient 
«  tôt  ou  tard.  »  Oui,  un  bon  nombre  reviennent  vers  trente  ans, 
lorsqu'ils  ont  compris  que  la  vie  est  une  lutte  et  qu'ils  doivent  s'y 
faire  leur  place  par  le  travail  et  la  vertu.  Mais,  en  attendant,  ils  ont 
perdu  les  dix  plus  belles  années  de  la  vie!  A  trente  ans,  l'Anglais 


262  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

revient  d'Australie,  d'Amérique  et  d'ailleurs,  où  il  est  allé  avec  un 
petit  capital.  Son  capital  est  décuplé;  il  se  marie  et  élève  une  nom- 
breuse famille... 

a  Par  la  restauration  de  la  famille  sur  ses  véritables  bases  et  par  le 
retour  au  christianisme,  on  reviendra  aux  familles  nombreuses,  on 
pourra  peupler  les  colonies  et  envoyer  des  nationaux  à  l'étranger. 
Il  ne  suffit  pas  d'avoir  des  colonies  et  de  les  peupler,  il  faut  encore 
les  diriger  pratiquement.  Si  nous  voiiloiis  qu  elles  prospèrent , 
il  faut  renoncer  à  les  gouverner  de  Paris.  Il  faut  les  laisser  se  gou- 
verner elles-mêmes,  comme  les  colonies  anglaises,  et  établir  à  Paris 
un  ministère  des  colonies  dont  le  but  sera,  avant  tout,  de  déve- 
lopper l'initiative  privée,  de  faciliter  la  formation  de  compagnies,  etc., 
en  utilisant  tous  les  renseignements  utiles,  toutes  les  bonnes  volontés. 

«  La  Société  de  géographie  commerciale  de  Paris  a  formé  un  comité 
gratuit  de  renseignements.  Le  Ministère  des  colonies  pourrait  l'uti- 
liser en  échangeant  avec  lui  des  informations.  En  Angleterre,  les 
voyageurs  qui  arrivent  des  divers  points  du  globe  se  font  un  devoir 
de  renseigner,  non  seulement  les  comités  de  ce  genre,  mais  le 
ministre  lui-même,  sur  ce  qui  intéresse  les  colonies,  sur  ce  qui  peut 
les  menacer,  sur  les  agissements  des  autres  nations.  Le  ministre  les 
accueille  avec  empressement,  contrôle  leurs  dires  avec  celui  de  ses 
agents,  et  souvent,  s'il  y  a  contradiction,  il  envoie  sur  place  un 
homme  de  confiance  pour  vérifier  les  faits.  Les  décisions  sont  alors 
prises  en  parfaite  connaissance  de  cause... 

«Le  militarisme,  tel  qu'il  sévit  aujourd'hui  sur  l'Europe,  la  met  en 
état  d'infériorité,  non  seulement  vis-à-vis  de  l'Amérique,  mais  même 
d'une  partie  de  l'Asie.  Il  faut  dénoncer  ce  retour  à  la  barbarie 
et  préparer  les  esprits  au  désarmement  par  la  substitution  de  l'arbi- 
trage aux  guerres  sanglantes  dans  le  règlement  des  différends  entre 
nations.  Pourquoi  des  milliers  d'hommes  se  tiennent-ils  l'arme  au 
bras,  prêts  à  s'entre-égorger  pour  s'arracher  un  lambeau  de  terre  de 
quelques  centaines  de  kilomètres  carrés,  lorsqu'ils  peuvent  en  ac- 
quérir des  milliers  qui  ne  demandent  qu'à  être  occupés  sans  le 
sacrifice  d'un  sou  ni  d'un  homme,  et  sur  lesquels  on  pourrait  faire 
vivre  des  millions  d'Européens  I 

«  H  faut  combattre  les  préjugés  par  la  presse  et  par  la  parole,  et, 
avant  tout,  faire  disparaître  chez  nous,  comme  chez  les  autres 
nations  latines,  cette  opinion  absurde  qui  veut  que  le  commerce, 


LA   QUESTION    SOCIALE    ET   l'ÉMIGRATION    GOLONL\LE  263 

l'industrie,  l'agriculture,  soient  moins  lionorables  que  les  carrières 
libérales  ou  administratives. 

«  Il  est  d'usage  de  dire  et  de  croire  que  le  Français  n'émigre  pas 
parce  qu'il  est  trop  bien  en  France.  C'est  une  erreur!  Le  jeune 
homme  qui,  après  douze  ans  d'études  et  vinrjt  mille  francs  de 
dépenses,  arrive  à  gagner  cent  cinquante  ou  deux  cents  francs  par 
mois,  dans  un  bureau  du  gouvernement^  en  abdiquant  son  indépen- 
dance, ne  trouve  pas  qu'il  soit  si  bien  en  France,  mais  il  ignore 
qu'avec  moitié  moins  d'études  et  de  dépenses,  il  aurait  pu  se  faire 
une  meilleure  place  ailleurs. 

«  Les  fausses  idées  des  mères,  eu  ce  qui  concerne  les  pays  étran- 
gers, sont  aussi  un  obstacle  à  l'émigration.  Elles  croient  ces  pays 
habités  par  des  sauvages  et  ne  consentent  jamais  à  y  marier  leurs 
filles.  J'ai  vu  à  Shangaï  deux  jeunes  Français  employés  à  la  douane 
chinoise.  Dès  la  première  année,  ils  gagnaient  de  10  à  12,000  francs, 
avec  la  perspective  d'arriver  jusqu'à  soixante-quinze  mille  francs 
par  an.  Malgré  cela,  ils  n  ont  pu  trouver  une  épouse  française. 

«  Enfin,  faisant  appel,  sinon  au  patriotisme,  du  moins  à  l'intérêt, 
bien  entendu,  des  capitalistes,  il  faudrait  les  décider  à  abandonner 
les  jeux  de  bourse  par  la  connaissance  que  leur  donneraient  nos 
agents  des  grands  travaux  publics  entrepris  dans  les  deux  hémis- 
phères. Si  on  entrait  dans  cette  voie,  le  chemin  de  fer  transaharien 
serait  bien  vite  entrepris  et  ouvrirait  F  Afrique  à  notre  profit;  le 
chemin  de  fer  de  la  vallée  de  FEuphrate^  qui  est  la  porte  de  l'Asie^ 
deviendrait  une  ligyie  française. 

«  Que  tous  ceux  qui  aiment  le  pays  se  mettent  à  l'œuvre.  Qu'ils 
ne  craignent  pas  de  regarder  et  de  sonder  nos  plaies.  Mal  connu  est 
à  moitié  guéri!  Sans  nous  préoccuper  des  défauts  des  autres  peu- 
ples, étudions  ce  qui  leur  réussit,  imitons-les  et  nous  verrons  bientôt 
notre  iWère-Patrie  se  relever  et  reconquérir  la  place  qu'elle  n'aurait 
jamais  du  perdre.  » 

On  ne  pouvait  mieux  dire,  mais  il  y  a  encore  quelque  chose  à 
ajouter  à  ces  conseils,  quelque  chose  d'essentiel  et  de  grave  que 
nous  allons  exposer  en  aussi  peu  de  mots  que  possible. 


264  REVUE    DE    MONDE    CATHOLIQUE 


IV 


Notre  insouciance  générale  est  devenue  extrême,  et  trois  causes, 
croyons-nous,  bases  de  cette  insouciance,  doivent  être  combattues 
avec  la  dernière  énergie,  si  nous  voulons  réagir  utilement  contre  le 
mal  qui  nous  mine  au  plus  grand  profit  de  nos  ennemis  : 

1°  Il  faudrait  que  l'Administration  intérieure  française  stimulât 
l'indolence  des  communes  et  se  stimulât  en  elle-même  pour  ce  qui 
concerne  les  ventes  et  échanges  de  biens  communaux  ou  domaniaux. 

2°  11  faudrait  que  de  nouvelles  et  très  précises  instructions  fussent 
données  à  ceux  de  nos  agents  répandus  sur  le  globe  entier. 

3°  Il  faudrait  faire  appel  à  la  bonne  volonté  de  la  Presse,  pour  que 
les  questions  intéressant  la  vitalité  nationale  pussent  enfin  obtenir 
la  place  prépondérante  dans  les  discussions  et  polémiques  de  chaque 
jour. 

Nous  allons  développer  sommairement  ces  assertions. 

Qui  donc  n'a  été  frappé,  au  cours  des  voyages  en  France  (car 
nous  souhaitons  parler  seulement  de  notre  pays),  de  l'aspect  général 
de  la  petite  propriété  rurale?  Bien  entendu,  nous  ne  voulons  pas 
dire  que  tout  y  soit  pour  le  mieux,  que  la  routine  n'entre  pas  encore, 
pour  une  large  part,  dans  l'exploitation;  mais,  ce  sur  quoi  il  faut 
appuyer,  ce  qu'il  faut  mettre  en  évidence,  c'est  l'effort,  le  travail, 
accomplis. 

Aimant  passionnément  le  petit  coin  de  terre  dont  il  est  maître,  le 
cultivateur  ne  regarde  pas  à  la  peine.  Une  seule  chose  étant  coû- 
teuse pour  lui  :  l'argent,  il  tâchera,  dans  nombre  de  cas,  de  le  rem- 
placer par  un  peu  plus  de  fatigue.  Et,  vraiment,  le  succès  vient;  et 
le  fabuliste  n'avait  fait  que  traduire  une  chose  bien  connue,  lorsqu'il 
écrivit  l'admirable  apologue  intitulé  :  le  Laboureur  et  ses  Enfants. 

Un  trésor  est  toujours  caché,  même  dans  les  terres  les  plus 
ingrates,  pourvu  que  le  travail  s'entête  à  le  découvrir. 

Autre  face  de  la  question,  la  petite  propriété,  s'il  est  permis  de 
s'exprimer  ainsi,  favorise  l'extension  de  la  famille,  car,  plus  il  y  a 
d'enfants  au  foyer  d'un  cultivateur,  et  plus  la  dépense  sera  réduite  : 
le  produit  du  travail  augmentant  en  raison  du  nombre  de  bras  qui 
s'y  acharnent. 


LA   QUESTION    SOCIALE   ET   l' ÉMIGRATION    COLONIALE  265 

Eh  bien  !  dès  lors,  comment  est-il  possible  que  tant  de  terrains 
vagues,  propriétés  de  communes  ou  de  l'État  restent  encore  en 
friche  ? 

Pourquoi  ne  les  pas  lotir  aussi  impartialement  que  la  chose  est 
faisable  et  ne  les  pas  donner,  nous  disons  bien  :  donner  à  des 
familles,  qui  s'estimeraient  heureuses  de  mettre  en  valeur  ces  ter- 
rains, sous  la  seule  condition  d'un  impôt  proportionnel  percevable 
après  que  le  travailleur  aurait  commencé  à  recueillir  le  fruit  de  sa 
constance? 

Plusieurs  heureux  exemples  seraient  à  citer  de  terrains,  dits  très 
mauvais,  vendus,  presque  pour  rien,  par  des  communes  avisées  et 
qui,  maintenant,  leur  produisent  de  bons  revenus. 

Au  lieu  de  cela,  mille  formahtés  entravent  souvent,  pour  ne  pas 
dire  toujours,  ces  opérations,  qui  transformeraient  rapidement  la 
physionomie  rurale  de  la  France,  accroîtraient  la  population  et, 
par  suite,  fourniraient  une  source  certaine  de  revenus  nouveaux. 

A  quand  cette  réforme? 

En  ce  qui  concerne  nos  agents  d'ambassade  ou  de  consulats,  un 
reproche  unanime  leur  est  fait  par  ceux  qui  tentent  une  installation 
hors  France. 

Le  plus  grand  nombre  d'entre  eux,  se  regardant  comme  exilés  et 
prenant  peu  en  patience  un  semblable  mal,  reçoivent  avec  défiance 
ceux  qui  ne  voyagent  pas  uniquement  pour  leur  plaisir. 

Quoi!  abandonner  la  France!  Mais  c'est  folie,  à  moins  que  ce  ne 
soit  chose  nécessaire  pour  cacher  un  passé  mauvais  ! 

Alors,  un  véritable  déluge  d'ennuis  écrase  les  prétendants  à  la 
vie  coloniale,  sans  compter  que  souvent,  disons-le  tout  bas,  nos 
agents,  même  très  en  vue,  sont  fort  mal  renseignés  sur  le  pays  où 
ils  représentent  la  Mère-Patrie! 

Faut-il  ajouter  que  nos  rivaux  bénéficient  d'une  bienveillance 
très  mesurés  à  nos  compatriotes?  Cela  est  absolument  vrai,  parce 
que  nos  rivaux  sont  appuyés  par  tous  les  moyens  possibles,  et  que 
l'on  craint  de  mécontenter  le  gouvernement  de  leur  pays! 

Mais  nos  nationaux  peuvent  se  plaindre,  qui  les  écoutera?  Qui 
les  protégera  et  leur  fera  rendre  justice? 

Inutile  de  citer  des  noms,  de  raconter  de  lamentables  odyssées. 
Mieux  vaut  demander  avec  instance  qu'une  enquête  très  sérieuse 
élimine  de  notre  corps  consulaire  les  agents  au-dessous  de  la  mis- 


266  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

sion  ultra-honorable  qui  leur  est  confiée.  Nous  ne  devons  placer  à 
de  pareils  postes  que  des  Français  instruits,  actifs,  patriotes. 

En  ce  faisant,  nous  aurons  accompli  un  grand  pas  vers  notre 
régénération  coloniale. 

Maintenant,  un  dernier  vœu  :  celui  de  la  transformation  de  la 
Presse. 

Depuis  longtemps,  la  presse  est  devenue  l'instrument  par  excel- 
lence qui  agit  sur  la  masse  de  la  population  avec  une  puissance 
incontestable. 

Mais,  par  une  déviation  bien  fâcheuse  pour  le  pays,  la  presse,  ou 
s'attarde  en  de  vaines,  de  stériles  polémiques  concernant  des  ambi- 
tions, des  avidités;  ou  elle  se  plonge  dans  une  frivolité  qui  la  mène 
aux  plus  tristes  conséquences  morales  et  sociales. 

Nous  ne  voulons  pas  même  salir  notre  plume  en  parlant  de  ces 
feuilles,  la  honte  de  la  presse  française,  qui  semblent  avoir  pour 
mission  de  faire  tomber  la  conscience  publique  aux  plus  horribles 
monstruosités  de  mœurs. 

Nous  désignons  simplement  des  publications  dites  «  boulevar- 
dières  »  en  possession  d'une  riche  clientèle  ou  des  feuilles  popu- 
laires avec  un  tirage  prodigieux. 

Sont-ils,  ces  journaux,  dans  une  voie  vraiment  patriotique? 

Non,  à  coup  sûr.  Voyons-les  à  l'œuvre. 

Les  journaux  «  élégants  »  font  une  large  place  aux  scandales 
mondains,  aux  échos  de  salon.  Ils  exaltent  la  vie  à  outrance,  et  le 
plus  clair  de  ce  qu'ils  appellent  leur  esprit  consiste  à  établir  la 
suprématie  de  Paris,  non  seulement  sur  le  reste  de  la  France,  mais 
sur  l'univers  entier. 

«  Comment  vivre  loin  de  Paris!  »  répète-t-on  sur  tous  les  modes 
plus  ou  moins  lyriques. 

«  Mais,  pourrait-on  répondre,  comment  vivrait  Paris,  si  des  mil- 
lions de  créatures  humaines  ne  consentaient  à  travailler  pour  lui 
donner  des  moyens  d'exister?  » 

Faut-il  ajouter  que,  sans  le  fort  contingent  apporté  à  Paris  par 
la  province,  la  vie  intellectuelle  y  serait  moins  active  :  C'est  chose 
trop  connue. 

Cependant,  au  milieu  de  ces  frivolités,  surnagera- t-il,  parfois, 
une  étude  heureuse  de  grands  projets  de  la  vie  industrielle  ou 
commerciale? 


LA   QUESTION   SOCIALE   ET   l'ÉMIGRATION    COLONIALE  267 

Oui,  si  une  puissante  Compagnie  a  intérêt  à  voir  paraître  cette 
étude,  pour  favoriser  une  émission  de  titres. 

D'autre  part,  de  quoi  se  nourrissent  les  lecteurs  des  feuilles 
populaires?  De  romans  ineptes,  quand  ils  ne  sont  pas  immoraux. 
Aussi,  l'ensemble  de  la  presse  française  est  loin  d'occuper  le  rang 
auquel  elle  prétend.  L'étranger  la  regarde  avec  une  sorte  de  dédain 
et  affirme  qu'elle  ne  prend  pas  le  meilleur  moyen  de  faire  aimer  et 
respecter  son  Pays. 

L'étranger  a  raison  souvent.  C'est  à  nous  à  profiter  de  cet 
avertissement  si  grave.  Que,  désormais,  les  questions  dont  peuvent 
dépendre  la  prospérité  nationale  aient  le  pas  sur  toutes  les  autres. 

Que,  loin  d'encourager  la  frivolité  et  la  paresse  mondaines,  on 
parle  de  travail  énergique,  de  réformes  sociales  sérieuses. 

Que  les  soucis  de  la  «  haute  vie  »  disparaissent  pour  d'autres 
plus  dignes  d'occuper  des  cœ;;rs  et  des  esprits  dévoués  au  Pays. 

Ils  ne  manquent  pas,  ces  soucis. 

La  France  se  débat  au  milieu  d'une  crise  économique  redoutable. 
Nous  sommes  menacés  de  tous  côtés,  et  lorsque  le  fameux  bill  Mac- 
Kinley  sera  devenu  l'unique  loi  des  États-Unis,  il  y  a  fort  à  craindre 
que  notre  commerce  et  notre  industrie  reçoivent  un  coup  mortel, 
si  nous  n'avons  préparé  de  nouveaux  débouchés. 

Attendre  ce  moment  serait  agir  en  aveugles,  en  inconsidérés. 

C'est  le  cas  ou  jamais  d'établir,  dans  nos  possessions  coloniales, 
des  marchés  accessibles  avant  tout  aux  produits  français;  c'est  le 
cas  de  livrer  généreusement  les  ressources  de  ces  mêmes  colonies 
au  travail  de  jeunes  hommes  français  qui,  trouvant  un  champ 
d'action  bien  préparé,  n'hésiteront  plus  à  fonder  un  foyer  sur  ces 
terres  lointaines. 

Beaucoup  d'entre  eux  ne  possèdent  que  leur  volonté.  Eh  bien! 
favorisez  une  énergie  aussi  heureuse  par  une  protection  efficace, 
par  tous  les  moyens  de  stimulation  en  notre  pouvoir. 

Plusieurs  Sociétés  sérieuses  se  sont  fondées,  qui  ont  pour  objectif 
ce  but  éminemment  national.  Soutenez-les  et,  au  besoin,  fondez-en 
de  nouvelles. 

Attirez  les  capituiix  français  sur  ces  terres  qui,  bien  aménagées, 
seront  prompte  ment  rémunératrices. 

Et  puis,  desserrez  les  mille  liens  de  la  tracasserie  administrative, 
de  la  routine  paperassière. 

Allez,  ensuite,  notre  puissance  d'expansion  n'est  pas  épuisée,  elle 


268  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

n'est  que  contrainte.  Vite,  elle  s'épanouira  comme,  jadis,  elle  s'est 
épanouie  aux  Indes  et  en  Amérique, 

Seulement,  oh!  seulement,  une  fois  que,  de  nouveau,  elle  aura 
repris  sa  marche  ascensionnelle  et  civilisatrice,  ne  l'abandonnez 
pas,  comme  elle  l'a  presque  toujours  été! 

La  presse,  nous  nous  l'imaginons,  aurait  une  part  bien  large  dans 
cette  rénovation,  le  jour  où  elle  consentirait  à  s'occuper  surtout  et 
avant  tout  des  intérêts  français. 

Elle  aurait  à  son  actif  une  noble  page,  si,  mettant  à  profit  les 
conseils  de  M.  Ernest  Michel,  elle  combattait  avec  résolution,  avec 
foi,  les  préjugés  qui  entravent  le  rayonnement  de  la  France  dans 
les  pays  soumis  à  son  drapeau. 

Paul  DE  Laurières. 


LES  EITASES,  LA  UMM  ET  L'ÉGLISE 

LES  VISIONS 


(1) 


XVI 

OPINION    DE   LA    MÉDECINE   CONTEMPORAINE    SUR   LES    VISIONS 

En  somme,  les  stigmates  dont  nous  avons  parlé  clans  de  pré- 
cédents articles,  sont  un  phénomène  encore  assez  rare  dans  les 
personnes  les  plus  avancées  dans  la  sainteté  et  la  vie  contem- 
plative. Il  n'en  est  pas  de  même  des  visions  qu'on  signale  très 
fréquemment  dans  la  vie  des  saints  et  dans  l'histoire  ecclésias- 
tique. Or,  il  n'y  a  pas  actuellement  un  livre  de  médecine  qui, 
parlant  de  ce  phénomène,  ne  pose  en  principe  incontestable 
qu'il  n'est  pas  autre  chose  qu'un  cas  d'hallucination.  Ainsi  rai- 
sonnent spécialement  tous  les  écrivains  rationalistes  que  nous 
avons  eu  l'occasion  de  noaimer,  tels  que  Charcot,  Richer,  War- 
lomont,  Charbonnier,  Mantegazza  et  les  autres.  Il  serait  aussi 
ennuyeux  que  superflu  d'en  citer  les  paroles,  puisque,  d'après 
leur  système,  nous  savons  que  tel  doit  en  être  le  sentiment. 

Le  Nouveau  Dictionnaire  de  médecine  et  de  chirurgie,,  très 
justement  estimé  et  consulté  à  cause  de  la  renommée  des  auteurs 
qui  ont  concouru  à  sa  compilation,  se  croit  obligé  de  parler  des 
visions  sous  le  mot  hallucination,,  et  il  ne  doute  pas  même  de 
l'identité  des  deux  phénomènes.  On  y  lit,  en  effet,  les  paroles 
suivantes  :  a  Dans  les  temps  anciens  et  jusqu'à  la  moitié  du  dix- 
huitième  siècle..,  selon  les  doctrines  dominantes  et  les  tendances 
générales,  on  attribuait  les  hallucinations  aux  influences  surna- 
turelles les  plus  opposées  entre  elles.  Regardées  tantôt  comme 
l'œuvre  de  Dieu,  tantôt  comme  l'œuvre  du  diable,  elles  ont  con- 
duit ceux  qui  les  éprouvaient  aux  fins  les  plus  contraires;  car, 
tantôt  elles  allumèrent  les  bûchers  du  moyen  âge,  tantôt  elles 
engendrèrent  les  plus  étranges  exagérations   d'un   culte   poussé 

(1)  Voir  la  Revue  du  1"  août  1889. 

1"  NOVEMBRE    (n°   89).    4«   SÉRIE.    T.   XXIV.  IS 


270  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

jusqu'à  l'idolâtrie.  II  serait  trop  long  d'énumérer  la  variété  des 
jugements  que,  depuis  Socrate  jus  lu'à  nos  jours,  l'homnae  a  portés 
sur  ce  phénomène,  que  la  pathologie  revendique  désormais  comme 
lui  appartenant  d'une  manière  définitive.  Il  n'a  fallu  pour  cela 
que  des  procédés  scientifiques  plus  sérieux,  une  observation  cli- 
nique plus  subtile  et  l'abandon  de  certaines  doctrines  philoso- 
phiques qui  embarrassaient  la  science  et  lui  interdisaient  tout 
progrès;  »  etc.  (Tom.  XVII,  p.  160,  art.  Hallucination.) 

Il  paraît  incroyable  qu'un  ouvrage  destiné  à  donner  la  quin- 
tessence de  la  science  moderne  sur  chaque  branche  de  la  méde- 
cine offre  des  pages  écrites  avec  tant  de  frivolité.  Ce  serait  chose 
aisée  de  ramener  au  vrai  cet  amas  de  phrases  sonores  et  sans 
fondement.  Mais  n'ayant  pas  de  temps  à  perdre,  il  nous  vaudra 
mieux  de  chercher  dans  ce  même  article  l'exposé  de  ces  fameux 
'procédés  scientifiques  plus  sérieux,  de  ces  observations  plus  subtiles, 
puis  l'indication  et  la  réfutation  des  vieilles  théories  philosophiques  ; 
en  un  mot,  la  nouvelle  et  convaincante  démonstration  que  le  do- 
maine pathologique  s'est  accru  non  seulement  des  hallucinations 
qui  lui  ont  toujours  appartenu,  mais,  encore  du  même  coup,  de 
toutes  les  visions  dont  il  est  ici  question.  Mais  vainement  cher- 
cherions-nous cette  démonstration  dans  ledit  article;  non  seule- 
ment, il  ne  la  donne  pas,  il  n'essaye  même  pas  de  la  donner,  et 
l'on  peut  en  dire  autant  de  tous  les  écrits  modernes  qui  traitent 
de  cette  matière  et  qui  sont  passés  par  nos  mains. 

En  voici  un  bien  récent,  puisqu'il  porte  le  millésime  de  1890; 
il  a  pour  titre  :  Traité  pratique  des  maladies  mentales,  par 
Cullerre,  directeur  de  l'asile  des  aliénés  de  la  Roche-sur- Yon.  On 
lit  à  la  page  6A  :  «  Parmi  les  hallucinés  sains  d'esprit,  quelques- 
uns  reconnaissent  leurs  hallucinations...  d'autres,  bien  qu'ils  se 
conforment  aux  règles  de  la  raison,  croient  néanmoins  à  la  réa- 
lité de  leurs  sensations,  soit  par  ignorance,  soit  par  superstition 
(hallucinations  religieuses  collectives,  hallucinations  des  extatiques 
et  des  illuminés).  Il  y  a  quelques  hallucinés  célèbres  parmi  les 
grands  hommes  doués  d'une  constitution  névropathique.  On  cite, 
entre  autres,  Socrate,  Mahomet,  Luther,  Jeanne  d'Arc,  Pascal  et 
quelques  grands  saints  et  fondateurs  d'ordres  religieux.  » 

Il  est  bien  entendu  que  le  bon  Cullerre  n'apporte  pas  plus  de 
preuves  que  les  autres  dans  ses  assertions.  Pour  tous  la  démons- 
tration consiste  simplement  à  affamer  et  à  confondre  pêle-mêle 


LES    EXTASES,    LA  MÉDECINE   ET  l'ÉGLISE  271 

les  exemples  de  visions  avec  ceux  d'hallucinations,  comme  s'ils 
n'étaient  et  ne  pouvaient  être  qu'une  seule  et  même  chose. 

Si  ces  doctes  médecins  se  contentaient  de  mettre  en  relief  l'af- 
finité qui  existe  souvent  entre  ces  deux  phénomènes,  la  grande 
difficulté  qu'il  y  a  quelquefois,  non  toujours,  à  discerner  les  hallu- 
cinations des  vraies  visions,  et,  par  conséquent,  l'extrême  cir- 
conspection nécessaire  pour  ne  point  confondre  avec  un  don  sur- 
naturel ce  qui  ne  sera  qu'un  effet  naturel  ou  le  résultat  d'une 
imagination  exaltée;  s'ils  s'en  tenaient  là,  ils  resteraient  dans  le 
vrai;  mais  ils  ne  nous  apprendraient  rien  qui  ne  fût  connu  de  la 
médecine  et  de  la  philosophie  antiques,  qui  ne  soit  dit  et  enseigné 
avec  une  singulière  insistance  par  >es  théologiens  anciens  et  mo- 
dernes, ainsi  que  nous  le  démontrerons  plus  loin. 

Mais  lorsque,  par  un  vice  de  méthode  devenu  trop  fréquent  de 
nos  jours,  de  quelque  ressemblance  entre  deux  phénomènes,  ils  con- 
cluent à  leur  identité,  et  qu'ils  tiennent  pour  bonne  toute  explication 
qui  supprime  le  surnaturel,  ce  qu'ils  ont  montré  dans  les  précédentes 
questions  discutées  jusqu'ici  nous  avertit  de  ne  pas  nous  fier  à  de 
pareilles  diagnoses  sommaires,  à  de  telles  conclusions  systématiques 
où  la  science  est  la  première  à  être  foulée  aux  pieds.  Si  les  théories 
du  matérialiste  et  de  l'incrédule  ont  réellement  la  raison  pour  base, 
ils  ne  devraient  pas  avoir  peur  d'examiner  les  faits  et  de  les  discuter 
tranquillement,  surtout  quand  cela  n'a  jamais  été  fait,  comme  on  le 
voit  clairement  dans  la  question  présente.  En  telle  occurrence,  le 
mépris  qu'ils  affectent  chaque  fois  qu'on  mentionne  des  effets  surna- 
turels, pourrait  bien  n'être  qu'une  voile  destiné  à  couvrir  la  peur 
qu'ils  ont  de  devoir  reconnaître  un  ordre  de  phénomènes  contraire  au 
système  philosophique  par  eux  adopté.  Ainsi  en  est-il.  Aussi  l'incré- 
dulité avec  ses  dogmes  négatifs  empêche-t-elle  le  libre  examen 
beaucoup  plus  que  ne  le  fait  la  foi.  Il  est  certain  que  la  foi  ne  nous 
défend  nullement  d'établir  une  comparaison  entre  ces  deux  ordres 
de  phénomènes;  de  mettre,  d'un  côté,  les  visions,  selon  que  les 
exemples  nous  sont  affirmés  et  décrits  par  des  témoins  indubitables, 
et,  de  l'autre,  d'accueillir  avec  estime  les  intéressantes  connaissances 
que  la  médecine  moderne  a  su  ajouter  aux  anciennes,  relativement 
au  phénomène  souvent  merveilleux  des  hallucinations.  Exposons 
clairement  les  faits;  il  nous  sera  facile  ensuite  de  décider  s'ils  appar- 
tiennent ou  n'appartiennent  pas  au  même  ordre.  C'est  ainsi  et  non 
autrement  qu'on  crée  la  science  positive. 


272  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

XVII 

LES  VISIONS  EN  DEHORS  DE  LA  MYSTIQUE  :  l' APPARITION  DE  LA  SAINTE 
VIERGE  A  LA  SALETTE  ET  A  LOURDES;  APPARITIONS  RELATÉES  DANS 
l'ancien  et  LE  NOUVEAU  TESTAMENT. 

Nous  ferons  d'abord  observer  que  le  phénomène  de  la  vision,  telle 
qu'un  grand  nombre  de  faits  pleinement  certifiés  nous  l'ont  fait  con- 
naître, ne  présuppose  pas  un  sujet  adonné  à  la  vie  contemplative  ou 
prédisposé  à  l'exaltation  de  l'imagination  par  un  vif  sentiment  de  foi 
et  de  piété.  Non,  tout  au  contraire;  dans  les  cas  très  nombreux 
que  l'on  rapporte,  le  sujet,  loin  d'être  porté  au  mysticisme,  en  était 
incapable,  et  très  souvent  il  était  ou  indifférent  ou  étranger  à  la  piété. 
Examinons  quelques  exemples  survenus  en  notre  siècle  et  même  de 
notre  temps,  par  conséquent,  plus  propres  à  un  examen  scientifique 
puisque  nous  en  connaissons  en  détail  toutes  les  circonstances. 

C'était  au  mois  de  septembre  I8/16;  on  approchait  de  la  fin  de  la 
saison  pendant  laquelle  on  mène  paître  les  troupeaux  sur  les  mon- 
tagnes des  Alpes  couvertes  de  neiges  durant  la  plus  grande  partie  de 
l'année.  Précisément  dans  les  Alpes  du  Dauphiné,  à  10^0  mètres  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer,  non  loin  du  hameau  des  Ablandins,  dans 
la  commune  de  la  Salette,  un  garçonnet  de  dix  ans  et  une  fillette  de  qua- 
torze gardaient  quelques  vaches  à  eux  confiées  par  leurs  patrons  (1). 
Le  jeune  garçon  s'appelait  \laximin  Giraud,  et  la  jeune  fille,  Mélanie 
Mathieu.  Maximin  était  une  bonne  nature,  étourdi  et  sans  malice, 
bien  qu'il  lui  échappât  de  temps  en  temps  quelque  mot  incorrect 
lorsqu'il  cherchait  à  réunir  à  coups  de  pierres  les  vaches  dispersées, 
ainsi  qu'il  en  fit  plus  tard  et  très  simplement  l'aveu.  Il  n'avait  aucuen 
aptitude  pour  apprendre.  Son  père  a  déclaré  qu'il  avait  mis  trois  ou 
quatre  ans  à  lui  faire  entrer  dans  la  tête  le  Patei-  et  Y  Ave  Maria  ;  le 
curé  perdit  son  temps  et  sa  peine  à  vouloir  le  préparer  à  la  première 
communion  et  il  dut  y  renoncer.  Sous  ce  rapport,  Mélanie  ne  valait 
pas  mieux.  Occupée  dès  le  plus  bas  âge  à  garder  les  bêtes,  elle  n'al- 
lait que  rarement  à  l'église.  Privée  de  mémoire,  elle  ne  parvenait 

(1)  Pour  tous  les  détails  rapportés  ici,  voir  la  Vérité  sur  l'événement  de 
Salette...  ou  Rnpporl  à  Mgr  i'évêque  de  Grenoble  sur  rapparition  de  la  sainte  Vierge 
à  deux  petite  bergers  sur  la  munlagne  de  la  Salette...  par  l'abbé  Roussslot,  etc.  — 
avec  approbation  de  Myr  I'évêque  de  Grenoble,  1848.  —  On  y  expose  les  conclu- 
sions du  procès- verbal  dressé  sur  les  lieux  par  la  commission  déléguée  pour 
examiner  le  fait. 


LES    EXTASES,    LA    MÉDECINE    ET   L  ÉGLISE  273 

pas  à  retenir  deux  réponses  du  catéchisme;  et  c'est  pourquoi,  elle 
aussi  avait  été  exclue  de  la  première  communion.  Timide  de  carac- 
tère, nonchalante  ou  plutôt  paresseuse,  elle  était  parfois  désobéissante 
et  têtue  au  point  que,  certains  jours,  on  ne  pouvait  obtenir  d'elle  un 
mot  de  réponse.  Depuis  la  vision  qui  nous  occupe,  elle  devint  plus 
active  et  plus  soumise. 

Les  deux  petits  bergers  ne  se  connaissaient  que  depuis  cinq 
jours.  Mélanie  était  depuis  neuf  mois  au  service  de  Baptiste  Pra, 
propriétaire  cultivateur  près  du  bourg  de  la  Salette.  Avant  d'aller 
chez  lui,  elle  avait  servi  deux  ans  à  Quet  et  deux  ans  à  Sainte-Luce. 
Maximin  demeurait  à  Corps  et  n'était  venu  que  par  hasard  aux 
Ablandins,  parce  que  le  paysan  Pierre  Selme,  ayant  son  garçon 
malade  et  ne  sachant  comment  le  remplacer,  pria  le  père  Giraud 
de  lui  céder  son  fils  pendant  huit  jours  pour  mener  les  vaches  au 
pâturage.  Le  brave  homme  se  fit  prier  un  peu,  il  finit  par  consentir; 
et,  le  lundi  suivant,  Maximin  se  rendit  aux  Ablandins.  La  connais- 
sance de  Maximin  et  de  Mélanie  ne  datait  donc  que  de  cinq  jours 
au  plus,  quand  la  vision  eut  lieu  le  samedi  'j9  septembre.  Il  ne 
faut  pas  dire  non  plus  qu'il  y  eût  entre  les  jeunes  gens  la  moindre 
intimité  ou  sympathie.  Même  depuis  la  vision,  ils  furent  indifférents 
l'un  pour  l'autre;  séparés  dès  le  lendemain,  ils  ne  cherchèrent  pas 
à  se  voir;  et,  dans  la  suite,  lorsque  les  interrogatoires  des  supé- 
rieurs ecclésiastiques,  des  personnes  dévotes  et  des  curieux  com- 
mencèrent, ils  ne  manifestèrent  jamais  le  désir  de  se  communiquer 
les  demandes  qu'on  leur  avait  faites  ni  les  réponses  qu'ils  avaient 
données. 

En  outre,  ni  leurs  parents  ni  eux-mêmes  ne  songèrent  à  tirer 
profit  de  la  piété  de  ceux  qui  croyaient  à  la  vision  ni  des  offres  de 
ceux  qui  se  montraient  incrédules  et  voulaient  acheter  leur  silence. 

Toutes  ces  circonstances  furent  relevées  et  prouvées  jusqu'à 
l'évidence  par  les  procès-verbaux  ;  notre  devoir  était  de  les  rap- 
porter succinctement  pour  éloigner  tout  soupçon  de  fraude  ou  de 
supercherie. 

Il  résulte  également  de  l'instruction  de  cette  affaire,  l'impossi- 
bilité de  supposer  que  la  dame  qu'ils  disaient  avoir  vue  et  entendue 
fût  une  personne  vivante  de  ce  monde.  Elle  ne  pouvait  pas  être  du 
pays,  parce  que  dans  ces  déserts  alpins  il  n'y  avait  pas  de  dame, 
et  cependant  elle  ne  paraissait  pas  étrangère  puisqu'elle  parlait  le 
dialecte  de  la  localité.  Avec  le  costume  étrange  qu'elle  portait,  elle 


274  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

n'aurait  pu  se  dérober  aux  regards  des  pasteurs,  au  nombre  d'au 
moins  quarante,  qui  gardaient  les  troupeaux  sur  des  montagnes 
absolument  privées  d'arbres;  et  enfin  elle  s'éloigna  et  disparut 
dans  les  airs  aux  yeux  des  deux  enfants  qui  étaient  à  trois  pas 
d'elle  et  la  contemplaient.  Il  est  donc  hors  de  doute  qu'il  y  avait 
là  une  vision;  toute  la  question  est  de  savoir  si  cette  vision  était 
une  simple  hallucination. 

Voici  comment  se  passèrent  les  choses.  Le  jour  susindiqué, 
Maximin  et  Mélanie,  conduisant  leurs  vaches,  arrivèrent  ensemble 
sur  le  plateau  appelé  Sous-les-Baisses.  Le  ciel  était  serein  et  sans 
nuages;  le  soleil  resplendissait.  Vers  midi,  les  deux  petits  bergers 
prirent  leurs  provisions  et  s'en  allèrent  pour  manger  près  d'une 
petite  fontaine;  puis,  contrairement  à  leur  habitude,  ils  se  sentirent 
pris  de  sommeil,  et  s'étant  mis  à  l'aise,  l'un  d'un  côté,  l'autre,  de 
l'autre,  ils  s'endormirent. 

Laissons  raconter  le  reste  à  Mélanie  :  «  Deux  heures  après  en- 
viron, je  me  réveillai  et  je  ne  vis  pas  mes  vaches.  Je  réveillai 
Maximin.  «  Maximin,  lui  dis-je,  dépêche-toi,  et  allons  voir  où  sont 
nos  vaches.  »  Nous  franchîmes  le  fossé,  nous  montâmes  sur  un  tertre 
qui  était  en  face  de  nous,  et  nous  vîmes  de  l'autre  côté  nos  vaches 
couchées  non  loin  de  nous.  Alors  je  redescendis  la  première,  et 
lorsque  je  fus  à  cinq  ou  six  pas  du  fossé,  je  vis  une  clarté  comme 
celle  du  soleil  et  plus  brillante  encore,  mais  pas  de  la  même  cou- 
leur, et  je  dis  à  Maximin  :  «  Viens  vite  voir  une  clarté  ici  en  bas.  » 
Maximin  descendit  en  disant  :  Où  est-elle?  Je  la  lui  indiquai  près 
de  la  petite  fontaine,  et,  quand  il  l'aperçut,  il  s'arrêta.  Alors  nous 
vîmes  une  dame  au  milieu  de  la  clarté;  elle  était  assise  tenant  la 
tête  entre  ses  mains.  Nous  eûmes  peur  et  je  laissai  tomber  mon 
bâton.  Maximin  me  dit  :  Ne  laisse  pas  ton  bâton,  s'il  nous  fait 
quelque  chose,  je  le  frapperai.  Alors,  la  dame  se  leva  debout, 
croisa  ses  bras  et  nous  dit  :  «  Avancez,  mes  enfants,  n'ayez  pas 
«  peur;  je  suis  ici  pour  vous  raconter  une  grande  nouvelle.  » 

Et  alors,  parlant  toujours  en  français,  elle  reprocha  au  peuple  ses 
péchés,  spécialement  la  non-observation  des  fêtes  et  abstinences  de 
l'Église  et  les  blasphèmes  ;  elle  annonça  de  grands  fléaux  qui  vien- 
draient, si  l'on  continuait  à  mal  faire,  entre  autres,  les  maladies  du 
blé  et  des  pommes  de  terre. 

En  France  comme  en  Italie,  chaque  province  a  son  dialecte,  et 
les  gens  du  peuple  ne  comprennent  qu'imparfaitement  ceux  qui 


LES    EXTASES,    LA   MEDECINE    ET  l'ÉGLISE  275 

parlent  une  langue  cultivée.  Ainsi  en  fut-il  de  Mélanie  lorsque  la 
Dame  appela  en  français  pommes  de  terre  ce  qui  se  nomme  en 
dialecte  de  la  Salette  truffas.  —  «  C'est  pourquoi,  dit-elle  en 
continuant  son  récit,  ne  comprenant  pas  bien  ce  que  signifiait  le  mot 
de  pommes  de  terre^  j'allais  le  demander  à  Vlaximin,  lorsque  la 
Dame  reprit  :  «  Ah!  mes  enfants,  vous  ne  comprenez  pas;  je  vais 
«  vous  le  dire  d'une  autre  manière  ",  et  elle  reprit  son  discours  en 
langue  vulgaire.  » 

La  Dame  ne  manqua  pas  de  faire  une  petite  exhortation  aux  deux 
jeunes  bergers.  «  Faites-vous  votie  prière,  mes  enfants?  —  Pas 
guère,  »  répondirent-ils  ensemble.  Et  la  Dame  reprit  :  «  Il  faut 
bien  la  faire,  mes  enfants;  matin  et  soir,  vous  direz  au  moins  un 
Pater  et  un  Ave  Maria^  si  vous  ne  pouvez  davantage;  et  quand 
vous  pourrez  en  dire  plus,  n'y  manquez  pas.  » 

Enfin,  après  avoir  confié  à  chacun  d'eux  un  secret  qu'on  n'a 
janiais  pu  leur  arracher,  et  leur  avoir  recommandé  de  nouveau  la 
nécessité  de  faire  pénitence,  «  la  Dame,  —  continue  Mélanie,  — 
nous  dit  en  français  :  «  Eh  bien!  mes  enfants,  vous  ferez  savoir 
t(  tout  ceci  à  mon  peuple.  »  Puis,  elle  traversa  le  fossé  et  répéta  les 
mêmes  paroles;  puis,  elle  monta  jusqu'à  l'endroit  où  nous  avions 
été  pour  regarder  les  vaches.  Elle  ne  touchait  pas  l'herbe,  elle  glis- 
sait au-dessus.  Nous  la  suivions;  je  passai  devant  la  Dame  et 
Maximin  un  peu  de  côté  à  deux  ou  trois  pas.  Ensuite,  cette  belle 
Dame  s'est  élevée  un  peu  plus  haut  (en  disant  cela,  Mélanie  indi- 
quait de  la  main  une  hauteur  d'un  peu  plus  d'un  mètre),  elle 
regarda  le  ciel,  puis  la  terre;  nous  ne  vîmes  plus  la  tête  d'abord, 
les  bras  disparurent  ensuite,  et  enfin  les  pieds,  nous  n'aperçûmes 
plus  qu'une  clarté  en  l'air,  et  la  clarté  disparut  à  son  tour. 

«  Je  dis  à  Maximin  :  C'est  peut-être  une  grande  sainte.  —  Il 
répondit  :  «  Si  nous  avions  su  que  c'était  une  grande  sainte,  nous 
«  lui  aurions  dit  de  nous  emmener  avec  elle.  »  J'ajoutai  :  Ah  !  si 
elle  était  encore  là!  » 

Lorsqu'on  demanda  à  Mélanie  comment  la  Dame  était  vêtue,  elle 
sut  indiquer  toutes  les  particularités  du  costume  :  souliers  blancs 
garnis  de  rose.>,  bas  jaunes,  tablier  jaune,  robe  blanche  couverte 
de  perles,  etc.,  etc. 

Tel  était  le  récit  de  Mélanie,  et  celui  de  Maximin  lui  était  abso- 
lument conforme.  On  a  coutume  de  dire  que  la  torture  morale  des 
interrogations  et  des  objections  insidieuses,  accumulées  et  répétées 


276  REVUE    DU    MONDE  CATHOLIQUE 

à  divers  intervalles,  comme  on  la  pratique  aujourd'hui  dans  les 
procès,  est  infiniment  plus  efficace  pour  découvrir  le  vrai  que  n'im- 
porte quelle  autre  torture  matérielle.  Si  l'individu  interrogé  ne  s'en 
tient  pas  strictement  à  la  vérité  qui  ne  peut  jamais  être  en  opposition 
avec  elle-même,  il  est  impossible  qu'il  ne  tombe  pas  bientôt  dans 
quelque  contradiction,  surtout  avec  son  complice,  s'il  en  a  un. 
C'est  à  cette  torture  que  furent  soumis  ces  deux  enfants  bornés,  par 
des  milliers  d'inquisiteurs;  d'abord  par  leurs  compatriotes,  par  des 
commissaires  ecclésiastiques,  par  des  prélats,  par  des  hommes  de 
loi,  par  des  croyants  et  par  des  incrédules,  les  uns  furieux  des 
manifestations  de  foi  provoquées  par  l'apparition  (en  un  seul  jour, 
on  a  vu  jusqu'à  60,000  pèlerins  à  la  Salette),  les  autres  se  flattant 
de  convaincre  les  fidèles  de  vaine  superstition.  Or,  jamais,  si 
incultes  qu'ils  fussent,  ces  enfants  ne  se  sont  embiouillés,  ni  contre- 
dits dans  leurs  dépositions.  Certainement,  ils  avaient  eu  tous  les 
deux  la  même  apparition  ;  non  seulement  tous  les  deux  avaient  vu 
la  même  Dame,  ses  mêmes  mouvements,  et  lui  avaient  entendu  pro- 
noncer les  mêmes  paroles,  —  puisque  parfois  ils  répondaient  simul- 
tanément à  la  même  question,  —  changer  son  langage,  passer  du 
français  à  leur  patois  et  puis  revenir  de  nouveau  du  patois  au  français. 
Finalement,  après  l'avoir  aperçue  de  la  même  manière  se  retirant, 
puisque  tous  les  deux  la  suivirent  dans  la  même  direction  et  du 
même  pas,  observant  ensemble  qu'elle  ne  touchait  pas  la  terre,  ils 
la  virent  également  tous  les  deux  s'évanouir  au  même  endroit  et  de 
la  même  manière,  en  commençant  par  la  tête  et  finissant  par  les 
pieds. 

Ces  diverses  circonstances  ne  confirment  pas  seulement  le  fait  de 
la  vision,  elles  en  démontrent  jusqu'à  l'évidence,  l'objectivité. 

Il  est  possible  que  l'imagination  exaltée  d'un  individu  lui  repré- 
sente comme  réelle  une  scène  qui  n'est  qu'imaginaire  ;  il  se  peut 
encore  que  deux  ou  plusieurs  personnes  à  l'imagination  exaltée,  se 
trouvant  ensemble,  aient  successivement  les  mêmes  hallucinations 
quand  l'une  d'elles  suggère  à  l'autre  ce  qu'elle  se  figure  voir  et  à 
mesure  qu'elle  le  voit;  mais  retranchez  cette  espèce  de  direction 
mentale;  si  la  scène  distinguée  par  un  individu  est  vue  simulta- 
nément par  un  autre,  clairement,  dans  toutes  ses  circonstances  et 
son  développement,  l'uniformité  des  deux  représentations  ne  peut 
être  produite  que  par  un  objet  externe  qui,  dans  ses  divers  actes  et 
mouvements,  agit  à  la  fois  sur  les  sens  des  deux  regardants!  Ceci 


LES   EXTASES,    LA    MÉDECINE    ET    l'ÉGLISE  277 

est  un  axiome  de  sens  commun  ;  et  les  hommes  n'iront  certainement 
pas  en  demander  la  confirmation  à  la  médecine,  absolument  incom- 
pétente sur  ces  points.  Gela  regarderait  plutôt  la  psychologie,  qui 
affirme,  contrairement  aux  sceptiques  insensés,  que  nos  perceptions 
sensitives  peuvent  nous  donner  une  véritable  certitude  sur  la  réalité 
de  l'objet.  Dans  l'hallucination  morbide  également,  si  la  raison  n'est 
pas  troublée,  l'halluciné  peut  très  bien  s'assurer  qu'il  voit  de  tra- 
vers; dans  l'hésitation,  il  n'aurait  qu'à  demander  à  son  entourage 
s'il  voit  ou  entend  comme  lui;  et,  quand  il  en  est  ainsi,  personne 
ne  doute  qu'il  ne  s'agit  d'une  réalite  et  non  d'une  illusion. 

Mais  notre  intention  ici  n'est  pas  de  trancher  la  question  relative 
à  la  nature  des  visions  nous  voulons  uniquement  faire  connaître  le 
phénomène  de  la  Salette  :  phénomène  qui  a  été  observé  et  certifié 
par  plus  de  témoins,  d'observateurs  et  de  preuves,  qu'aucun  des 
milliers  de  cas  de  la  clinique  n'en  produira  jamais. 

Continuons  donc  en  passant  à  un  autre  fait,  encore  plus  fameux; 
l'apparition  de  la  bienheureuse  Vierge  à  Lourdes.  Comme  le  récit 
en  a  été  fait  dans  de  nombreux  ouvrages  très  répandus  dans  le 
peuple  chrétien,  nous  nous  bornerons  à  mettre  en  relief  les  circons- 
tances qui  ont  plus  spécialement  rapport  à  l'étude  que  nous  avons 
entreprise  (1). 

Cette  fois,  les  visions  n'ont  eu  pour  témoin  qu'une  seule  personne, 
la  célèbre  Bernadette  Soubirous,  jeune  fille  de  quatorze  ans,  née  à 
Lourdes  (Hautes-Pyrénées)  le  7  juin  18/i/i.  Bernadette  était  d'une 
constitution  grêle,  si  bien  qu'à  quatorze  ans,  elle  ressemblait  à  une 
fillette  de  dix  à  douze.  De  plus,  elle  était  affligée  d'un  asthme  qui 
ne  l'a  jamais  quittée  du  berceau  à  la  tombe.  Il  faut  ajouter  qu'elle 
était  mal  nourrie,  qu'elle  appartenait  à  une  famille  pauvre  dont  le 
père  et  la  mère  parvenaient  à  peine,  à  force  de  travail,  à  nourrir 
leurs  deux  enfants.  Bernadette  avait  grandi  dans  la  piété  ;  elle  avait 
grand  plaisir  à  réciter  le  saint-rosaire,  d'autant  plus  que,  ne  sachant 
pas  lire,  il  lui  était  impossible  d'apprendre  d'autres  prières. 

Or,  le  11  février  1858,  comme  il  ne  restait  pas  une  bribe  de 
combustible  à  la  maison  pour  faire  cuire  la  soupe,  Bernadette  voulut 
sortir  avec  sa  jeune  sœur  et  une  autre  enfant  pour  aller  dans  la 
campagne  ramasser  quelques  broussailles  ou  débris  de  bois  mort. 
La  mère  s'y  opposait  à  cause  de  l'asthme;  elle  finit  pourtant  par 

({)  Apparition  à  la  grotte  de  Lourdes.  Notice  rédigée  par  M.  l'abbé  Fourcade, 
approuvée  par  Mgr  l'évêque  de  Tarbes.  1862. 


278  REVLE    DU    MO^fDE    CATHOLIQUE 

consentir.  Arrivées  devant  une  espèce  de  ruisseau,  les  deux  plus 
petites  filles,  étant  pieds  nus,  se  mirent  dans  l'eau  et  passèrent. 
Bernadette  qui,  en  raison  de  son  infirmité,  portait  des  bas,  s'arrêta 
pour  les  ôter,  lorsque,  par  deux  fois,  elle  entendit  un  bruissement 
qui  lui  fit  lever  la  tête;  elle  regarda  et  vit  dans  un  enfoncement,  au- 
dessus  d'une  grotte  qu'elle  avait  en  face,  une  clarté  et,  au  milieu 
de  cette  clarté,  la  figure  d'une  Dame,  dans  l'attitude  et  le  vêtement 
tels  qu'on  les  aperçoit  maintenant  dans  les  images  de  Notre-Dame 
de  Lourdes.  L'enfant  pâlit,  tombe  à  genoux,  et  instinctivement 
prend  en  main  son  chapelet;  elle  voulut  faire  le  signe  de  la  croix, 
mais  elle  s'arrêta  à  moitié.  Alors,  la  Dame,  qui,  elle  aussi,  tenait 
un  chapelet  à  la  main,  se  signa  la  première;  Bernadette,  encou- 
ragée, en  fit  autant,  commença  la  récitation  du  chapelet,  et,  quand 
elle  l'eut  achevée,  l'apparition  s'évanouit.  Cette  fois,  tout  se  borna  là. 

On  comprend  que  la  jeune  fille  retourna  volontiers  les  jours  sui- 
vants en  ces  lieux,  même  sans  que  la  Dame  le  lui  demandât,  comme 
elle  fit  le  troisième  jour.  Les  apparitions  se  succédèrent  pendant 
dix-huit  jours  et  toujours  au  même  endroit.  Pendant  la  vision, 
Bernadette  paraissait  transfigurée  et  parfois  ravie  comme  hors  d'elle- 
même;  mais,  d'autres  fois,  elle  restait  dans  son  état  naturel;  elle 
recevait  de  ses  compagnes  les  questions  à  faire  à  la  Dame  qu'elle 
voyait;  elle  leur  transmettait  les  réponses  et  leur  disait  ou  leur 
insinuait  ce  qu'elles  avaient  à  faire. 

Le  jour  de  la  neuvième  apparition,  qui  fut  le  25  février,  la  Dame 
dit  à  Bernadette  :  «  Va  boire  à  la  fontaine,  lave-toi  et  mange  de 
l'herbe  qui  pousse  à  côté.  »  Bernadette,  ne  voyant  aucune  fontaine 
et  n'en  connaissant  aucune  aux  environs,  se  retourna  pour  des- 
cendre vers  le  Gave  qui  coule  non  loin  de  là,  mais  la  Dame  l'arrêta 
en  lui  disatit  :  «  Je  ne  t'ai  pas  dit  de  boire  dans  le  Gave,  mais  bien 
à  la  fontaine,  elle  est  par  ici  »  ;  et  du  doigt  elle  montra  le  fond  de 
la  grotte.  Bernadette  s'y  rendit.  Aucune  source  ne  paraissait;  mais, 
par  pure  obéissance,  elle  se  mit  à  gratter  avec  les  doigts  l'endroit 
qui  semblait  plus  humide.  Elle  avait  à  peine  commencé  que  le  petit 
trou  qu'elle  venait  de  creuser  se  rempUt  d'une  eau  trouble  et  bour- 
beuse. La  jeune  fille  en  but  avec  quelque  répugnance,  elle  se  lava 
et  mangea  une  pincée  de  l'herbe  qui  était  tout  autour.  En  même 
temps,  l'eau  déborda  du  petit  creux  et  commença  à  former  un  filet 
de  ruisseau,  qui  remplit  bientôt  le  fond  de  la  grotte,  et,  grossissant 
de  jour  en  jour  et  d'heure  en  heui-e,  devint,  en  moins  d'un  mois. 


LES  EXTASES,    LA   MÉDECINE   ET   l'ÉGLISE  279 

ce  qu'on  la  voit  aujourd'hui,  c'est-à-dire  une  source  qui  fournit 
100,000  litres  par  vingt-quatre  heures.  Les  anciens  et  les  familiers 
du  pays  ne  se  souvenaient  point  d'avoir  jamais  vu  dans  la  grotte 
une  source  quelconque;  tout  au  plus  apercevait-on  quelquefois  un 
tout  petit  marécage,  un  suintement  d'eau,  à  peine  de  quoi  entre- 
tenir le  terrain  humide;  et  il  ne  serait  venu  à  l'idée  de  personne 
d'appeler  cela  une  fontaine,  à  moins  de  savoir  ce  qui  devait  arriver 
plus  tard.  Le  fameux  hydrogéologue  abbé  Richard,  ayant  examiné 
le  sol  quelques  années  après,  concluait  que  l'eau  devait  se  trouver 
naturellement  dans  ces  parages;  mais  il  se  déclarait  incapable 
d'expliquer  comment  la  source  qui,  existant  là,  devait  avoir  sous 
terre  une  autre  direction,  a  pu  quitter  son  cours  pour  venir  sourdre 
entre  les  doigts  de  Bernadette  et  prendre  la  direction  qu'elle  a 
maintenant.  Un  autre  fait  qu'il  ne  savait  expliquer  naturellement, 
c'était  que  la  jeune  fille  fut  allée  chercher  là  une  source  ignorée  de 
tous  et  d'elle  principalement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  bruit  que  firent  les  apparitions  et  le  jaillis- 
sement de  la  nouvelle  fontaine  s' étant  promptement  répandu,  les 
populations  y  virent  quelque  chose  de  miraculeux.  De  nombreux 
malades  ayant  bu  de  cette  eau  ou  s'en  étant  servis  pour  lotionner 
leurs  membres  attt^ints  d'infirmité,  on  a  constaté  et  l'on  constate 
encore  de  fréquentes  guérisons.  Il  faut  que  ces  guérisons  aient  été 
bien  évidentes  dès  le  principe,  puisque  les  incrédules  s'empressèrent 
de  les  attribuer  aux  qualités  médicinales  de  la  nouvelle  source.  Ils 
ne  tardèrent  pas  à  trouver  un  chimiste  complaisant  pour  déclarer 
que  l'eau  de  Lourdes,  en  raison  des  minéraux  qui  s'y  trouvent  en 
solution,  doit  être  rangée  parmi  les  eaux  les  plus  thérapeutiques 
des  Pyrénées. 

Évidemment,  ce  respectable  chimiste  n'était  pas  médecin  :  s'il 
l'avait  été,  il  aurait  déclaré  sans  aucune  réserve  que  l'eau  de 
Lourdes  était  la  plus  merveilleusement  thérapeutique,  non  seule- 
ment des  Pyrénées,  mais  encore  du  monde  entier.  Oui,  qu'on  nous 
nomme  une  autre  source  qui,  ayant  lotionné  un  œil  crevé  depuis 
vingt  ans  par  une  explosion  de  mine,  l'a  guéri  instantanément. 
L'individu  qui  en  fit  l'épreuve  se  nomme  Bouriette.  Rencontrant 
M.  Dozous,  son  médecin,  le  lendemain  de  la  guérison  :  «  Docteur, 
lui  dit-il,  la  bonne  Vierge  m^a  exaucé;  mon  œil  est  guéri!  »  Sans 
s'amuser  à  disserter,  le  docteur  tire  de  sa  poche  un  portefeuille,  et 
il  y  écrit  au  crayon  :  Bouriette  a  une  amaurose  incurable;  il  ne 


280  REVUE   DU  MONDE  CATHOLIQUE 

guérira  jamais.  Puis,  fermant  de  la  main  gauche  l'œil  non  crevé  du 
mineur  :  «  Voyons,  lui  dil-il,  lis  ceci!  »  Et  Bouriette  de  lire  cou- 
ramment la  phrase  susdite.  Le  docteur  stupéfait  s'écrie  :  «  C'est 
un  miracle,  oui,  un  vrai  miracle!  » 

Ce  fut  une  des  premières  guérisons  opérées  par  l'eau  de  Lourdes; 
il  s'en  est  opéré  et  s'en  opère  continuellement  d'autres  très  nom- 
breuses et  très  variées.  Cette  eau  est  donc,  sans  aucun  doute, 
thérapeutique  au  suprême  degré,  et  tout  médecin  devrait  être 
curieux  de  connaître  la  nature  et  la  dose  des  minéraux  qui  lui  com- 
muniquent une  vertu  si  prodigieuse.  Leur  étonnement  a  dû  être 
d'autant  plus  intense  qu'un  autre  chimiste,  non  plus  anonyme 
comme  le  premier,  mais  très  bien  connu,  M.  Filhol,  professeur  de 
chimie  à  l'université  de  Toulouse,  a  déclaré  publiquement,  le 
7  août  1858,  qu'ayant  analysé  l'eau  de  Lourdes,  il  n'avait  trouvé 
qu'une  eau  naturelle,  potable,  pareille  à  celle  du  Gave,  en  somme 
Vaqua  fontis  qui  entre  dans  presque  toutes  les  ordonnances,  mais 
qui  n'y  paraît  jamais  seule,  tandis  qu'ici  elle  constitue  par  elle-même 
et  toute  seule  une  ordonnance  universelle.  L'analyse  faite  par 
M.  Filhol  n'a  été  contredite  par  personne;  et  qui  voudra  la  contrôler 
le  peut  facilement,  car  il  y  a  partout  de  l'eau  de  Lourdes. 

Après  les  dix-huit  apparitions  de  la  Vierge,  Bernadette  rentra 
dans  son  obscurité  et  ne  parla  jamais  plus  de  visions.  En  vain  fut- 
elle  soumise,  elle  aussi,  à  d'innombrables  interrogatoires  et  à  des  vexa- 
tions de  tout  genre  par  l'inquisition  incrédule.  Croyants  et  incroyants 
durent  reconnaître  avant  tout  qu'elle  était  au-dessus  de  tout  soupçon 
d'imposture  et  de  mensonge.  Deux  médecins,  délégués  par  l'autorité 
civile  pour  l'examiner,  la  déclarèrent  «  absolument  saine  d'esprit, 
ayant  toutes  ses  facultés  dans  un  état  parfaitement  régulier  ».  Mais, 
concluaient -ils,  «  comme  elle  persiste  dans  ses  affirmations  (belle 
diagnose  vraiment!)  il  peut  se  faire  qu'elle  soit  hallucinée.  »  Et  sur 
ce  bel  indice  il  peut  se  faire,  on  avait  déjà  délibéré  d'envoyer  la 
jeune  fille  à  l'asile  d'aliénés  de  Tarbes! 

Nous  n'avons  pas  à  retracer  l'histoire  de  ce  drame  magistralement 
décrit  par  M.  Lasserre  ;  si  nous  sommes  entré  dans  quelques  dé- 
tails étrangers  au  phénomène  même  des  visions,  c'est  uniquement 
parce  que  la  bonne  méthode  diagnostique  l'exige.  Cette  méthode  ne 
se  restreint  pas  à  la  symptomatologie,  elle  demande  la  lumière  à 
toutes  les  circonstances,  quelles  qu'elles  soient,  capables  d'éclairer 
la  nature  et  l'étiologie  du  cas. 


LES   EXTASES,    LA   MÉDECINE   ET   l'ÉGLISE  281 

Dans  les  deux  faits  que  nous  avons  relatés  jusqu'ici,  nous  voyons 
intervenir  la  vision  sans  qu'elle  ait  été  préparée  ou  par  l'extase  ou 
par  l'exaltation  de  l'imagination,  ou  par  n'importe  quelle  disposition 
morale  inclinant  l'imagination  ou  le  cœur  vers  l'objet  de  la  vision. 
Mélanie  et  Maximin  n'étaient  pas  pieux;  pas  plus  que  Bernadette, 
ils  ne  reconnaissent  la  Vierge  dans  la  figure  qui  leur  apparaît;  les 
deux  bergers  l'apprirent  de  l'interprétation  du  peuple,  et  dans  les 
premiers  jours,  Bernadette  était  indécise  sur  l'identité  de  la  Dame 
qu'elle  voyait. 

Une  grande  partie  des  visions  mentionnées  dans  l'histoire  ecclé- 
siastique appartient  à  cette  classe,  et  c'est  une  circonstance  qu'il 
faut  noter  chaque  fois  qu'elles  se  présentent,  non  pas  qu'elle  suffise 
à  faire  trancher  la  question  de  la  nature  des  visions,  mais  parce  qu'elle 
éloigne  immédiatement  une  explication  qui  paraîtrait  la  plus  obvie. 
Même  observation  pour  les  très  nombreuses  visions  dont  il  est  parlé 
dans  l'Écriture  sainte,  soit  dans  le  Nouveau,  soit  dans  l'Ancien 
Testament.  Telles  furent  les  apparitions  du  Seigneur,  sous  forme 
visible,  à  nos  premiers  parents,  à  Caïn,  à  Noé,  à  Abraham  et  autres, 
tels  aussi  les  discours  de  ce  même  Seigneur  en  langage  sensible, 
soit  pendant  les  visions,  soit  en  dehors  d'elles.  Sans  parler  de  tant 
de  visions  décrites  aux  livres  des  prophètes,  rappelons  uniquement 
celle  qui  troubla  si  fort  le  festin  de  Balthasar,  ces  trois  doigts  mys- 
térieux qui,  du  côté  opposé  au  candélabre,  juste  pour  que  la  vue 
en  fût  plus  facile,  et  sur  le  mur  en  face  du  roi,  pour  qu'il  ne  perdît 
rien  de  la  majesté  du  spectacle,  écrivirent  ces  trois  mots  :  Mané, 
Thécel^  Phares^  qui  signifient  :  Il  a  compté!  Il  a  pesé!  Il  a  partagé! 
Balthasar  les  comprit  si  peu  qu'il  dut  en  demander  l'explication  à 
ses  savants.  C'est  Daniel  qui  la  lui  donna,  en  lui  prédisant  qu'il 
allait  bientôt  perdre  et  la  couronne  et  la  vie  :  ce  qui  arriva  cette 
nuit  même.  (Daniel,  v) 

Un  autre  personnage  qui  était  loin  de  s'attendre  à  la  vision  qu'il 
eut,  ce  fut  Héliodore,  commissaire  royal,  chargé  de  s'emparer  des 
trésors  du  temple,  sous  le  pontificat  d'Onias,  grand  prêtre.  S'étant 
rendu  au  temple  avec  une  grande  escorte  de  curseurs  et  de  satellites, 
—  nous  dirions  aujourd'hui  gendarmes  et  policiers,  —  il  s'apprêtait 
à  exécuter  les  ordres  qu'il  avait  reçus,  lorsque,  à  la  vue  de  tout  le 
monde,  apparaît,  s'avançant  vers  lui,  un  cavalier  dont  le  cheval  le 
heurte  du  poitrail  et  le  renverse  par  terre,  pendant  que  deux  jeunes 
gens,  sortis,  eux  aussi,  on  ne  sait  d'où,  se  mettent  à  le  fouetter, 


282  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

l'un  d'un  côté,  l'autre  de  l'autre,  en  présence  de  toute  cette  force 
armée,  frissonnante  de  terreur,  ex  utraque  parte  flagellabant^  sine 
intermissione  midtis  plagis  verberantes,  c'est-à-dire  Je  frappant 
de  toute  part,  pendant  longtemps,  sans  perdre  haleine,  jusqu'à  ce 
qu'ils  le  laissèrent  pour  mort. 

Le  plus  intimement  convaincu  de  l'objectivité  de  cette  vision  fut, 
sans  doute,  le  pauvre  Héliodore  lui-même,  qui,  abandonné  enfin  par 
les  flagellants,  fut  ramassé,  tout  pantelant,  par  les  siens  et  porté 
dehors,  dans  une  litière,  plus  mort  que  vif.  Guéri  ensuite  par  une 
parole  de  ces  mêmes  jeunes  gens,  qui  grâce  aux  prières  d'Onias,  lui 
apparurent  de  nouveau,  il  offrit  un  sacrifice  d'action  de  grâces  pour 
la  faveur  dont  il  avait  été  l'objet,  et,  recepto  exercitu^  ayant  réuni 
toute  sa  troupe  de  policiers  et  de  gendarmes,  pour  qu'il  ne  manquât 
pas  un  seul  témoin  du  fait,  il  revint  vers  son  roi  par  le  même 
chemin  qu'il  était  venu,  repedabat  ad  regem.  (II  Macch.,  ch.  m, 
V-  7  et  suiv.) 

Le  Nouveau  Testament  aussi  débute  par  des  apparitions  de  la 
même  classe,  c'est-à-dire  sans  extase  et  sans  préparation  :  celles  de 
l'ange  à  Zacharie,  de  l'archange  Gabriel  à  la  bienheureuse  Vierge, 
des  anges  aux  bergers  de  Bethléem,  et  tant  d'autres.  Une  peut-être, 
plus  remarquable  encore  à  cause  de  l'indisposition  du  sujet,  fut  la 
vision  de  saint  Paul  sur  le  chemin  de  Damas,  quand  Jésus-Christ  lui 
apparut,  et  que,  de  persécuteur  qu'il  était,  il  en  fit  un  apôtre. 

Que  le  lecteur  se  représente  tous  ces  faits,  fût-ce  d'une  manière 
confuse;  qu'il  note  dans  l'individu  l'absence  de  toute  préparation,  la 
pleine  possession  de  ses  facultés  mentales  dans  l'acte  de  la  vision, 
et  enfin  la  correspondance  des  circonstances  extrinsèques  avec 
l'objet  même  de  la  vision,  il  conclura  immédiatement  à  l'impossibi- 
lité de  réduire  tous  ces  faits  à  de  pures  phénomènes  subjectifs,  tels 
que  les  hallucinations.  Mais  ne  nous  hâtons  pas  de  conclure  :  exa- 
minons auparavant  la  seconde  classe  de  visions,  qui  peuvent  offrir 
moins  de  certitude,  comme,  par  exemple,  lorsque  l'individu  y  a  ou 
paraît  y  avoir  des  dispositions  subjectives. 

B.  Gassiat. 

'A  suivre.) 


PORTRAITS  ALLEMANDS 


III 

Dans  le  bureau  du  brigadier  de  la  douane.  —  Gomment  on  comprend  la 
religion  en  Bavière.  —  En  Autriche.  —  Nous  visitons  une  ferme.  —  Idylle. 
—  La  chapelle  mortuaire  de  Hochburg  et  l'épitaphe  du  grenadier  Johann 
Wagner.  —  Ce  que  c'est  que  le  Par<<de  Marche.  —  A  Braunau,  première 
ville  autrichienne.  —  Les  Allemands.  —  Français,  garde  à  vous! 

Ma  chambre  est  gentillement  située;  quatre  grandes  fenêtres  à 
rideaux  violets  à  fleurs,  dont  deux  donnent  sur  la  Salzach;  le  pont 
de  la  rivière  est  là,  les  douaniers  s'y  promènent.  De  l'autre  côté, 
l'Autriche;  cette  rive  étrangère  m'attire  :  allons  nous  promener  de 
ce  côté-là  aujourd'hui. 

Nous  sommes  en  très  bons  termes  avec  les  douaniers.  L'un  d'eux, 
le  chef,  qui  est  décoré  d'un  ordre  bavarois,  et  porte,  pour  tout 
uniforme,  je  ne  sais  pourquoi,  une  simple  casquette,  nous  invite  à 
entrer  au  bureau  de  la  douane.  Nous  lui  offrons  un  cigare,  et  il  nous 
montre  les  tarifs.  Sur  le  pont  de  Burghausen,  venant  d'Autriche,  il 
ne  passe  guère  que  des  bestiaux,  des  cuirs  travaillés  et  du  bois  de 
construction.  Les  chevaux  payent  20  marcs  (le  marc  vaut  1  fr.  25) 
par  pièce;  les  bœufs,  30  marcs;  les  cuirs  travaillés,  36  marcs  par 
100  kilogrammes;  les  cuirs  bruts,  18  marcs.  On  passe  aussi  un 
peu  de  vin,  à  raison  de  iS  marcs  par  100  h.;  mais,  le  croirait- 
on?  il  s'en  présente  sur  le  pont,  dans  le  courant  d'une  année,  à 
peine  18  hectolitres,  qui  forment  à  peu  près  la  provision  envoyée 
au  couvent  des  Capucins.  Ceux-ci,  nous  l'avons  dit,  sont  exempts 
de  droits  :  ce  vin  est  considéré  comme  une  aumône  en  nature,  et  le 
déficit  est  porté  au  compte  de  l'État  bavarois,  qui  verse  le  montant, 
des  droits  à  l'union  douanière  {Zollverein). 

(1)  Voir  \di  Revue  du  l^""  octobre  1890. 


28/i  REVUE    DU    MO>'DE    CATHOLIQUE 

Le  rendement  annuel  pour  Burghausen  monte  à  environ 
82,000  marcs,  et  il  passe  à  la  frontière,  sur  ce  point,  près  de 
2,000  têtes  de  bétail  dans  les  douze  mois.  A  Simbach,  qui  est,  nous 
dit-on,  une  des  stations  douanières  les  plus  importantes,  les  droits 
payés  arrivent  à  un  million  par  mois. 

Nous  continuons  notre  promenade.  En  passant  au  milieu  du  pont, 
voici  le  poteau  de  délimitation  des  frontières  :  il  est  surmonté  de 
i'écusson  de  Bavière  et  bariolé  de  blanc  et  de  bleu.  Tout  à  côté,  un 
grand  crucifix  ;  plus  loin,  un  tableau  représentant  la  Vierge  iMarie  et 
l'Enfant  Jésus;  une  lampe  brûle  devant  jour  et  nuit.  Oh!  c'est  que 
ce  pays  est  profondément  religieux  :  je  n'en  veux  pour  preuve  que 
les  groupes  de  pèlerins  qui  passent  sans  cesse  à  côté  de  nous,  tète 
nue,  le  chapelet  à  la  main,  en  récitant  d'une  voix  grave  :  Fater 
unsej\  der  du  bist  in  dem  Rimmel...  Gcgrusezeist  Maria...,  Ils 
vont  tous  à  Alt-OEtting;  plusieurs,  en  arrivant,  feront  le  tour  du  sanc- 
tuaire à  genoux.  11  y  a  par  an  322,000  pèlerins  qui  viennent  visiter 
la  célèbre  Vierge  noire.  Nulle  part  le  sentiment  religieux  n'est  aussi 
développé  :  personne  ici  ne  manque  à  la  messe;  le  prêtre  et  le 
moine,  comme  dans  le  Tyrol,  sont  en  grande  vénération;  une  foule 
de  chapelles  et  d'images  pieuses  s'élèvent  dans  la  campagne  ù  tous 
les  carrefours;  sur  toutes  les  éminences,  le  nom  de  Jésus-Christ  et 
celui  de  la  Vierge  sont  gravés  partout,  ils  sont  sur  toutes  les  bou- 
ches; on  s'aborde  en  disant  :  Kniss  Gott!  «  que  Dieu  soit  loué.'  » 
ou  :  Gelobt  sei  Jésus!  «  que  Jésus  soit  honoré!  » 

Quand  Y  Angélus  sonne,  toutes  les  têtes  se  découvrent  et  tous  les 
fronts  s'inclinent;  pareillement  aussi  lorsqu'on  entend  tinter  la 
cloche  qui  annonce  l'élévation  pendant  la  messe.  On  me  raconte 
qu'un  jour  un  baladin  exécutait  ses  plus  beaux  tours  sur  la  place 
de  la  petite  ville,  devant  un  grand  nombre  de  badauds  qui  le  con- 
templaient avec  admiration  ;  tout  à  coup  le  signal  de  la  bénédiction 
du  saint  Sacrement  retentit,  et  aussitôt  les  spectateurs  tombent  à 
genoux,  l'artiste  dut  s'arrêter  en  plein  succès;  il  eût  continué. . .  qu'on, 
eût  démoli  son  matériel  et  qu'on  lui  eût  fait  un  mauvais  parti.  Je 
passais  un  jour  devant  une  auberge,  au  moment  du  dîner,  vers  sept 
heures;  en  regardant  par  une  fenêtre  qui  donnait  sur  la  route,  je  vis 
sept  ou  huit  grands  gaillards  à  genoux  autour  d'une  table,  où  l'on 
avait  servi  la  soupe,  flanquée  de  plats  tout  chauds  et  qui  fumaient  : 
les  braves  gens  disaient  leur  Benedicite  avec  dévotion. 

Si  le  Pape  devait  malheureusement  un  jour  quitter  Rome  et  le 


PORTRAITS    ALLEMANDS  285 

Vatican,  ce  n'est  pas  en  Espagne  qu'il  devrait  aller  ;  c'est  en  Bavière  : 
il  arriverait  triomphalement  ici,  en  marchant,  comme  autrefois  Jésus, 
sur  les  vêtements  que  le  peuple  jetterait  sous  ses  pas,  et  toute  une 
nation  monterait  la  garde  à  la  porte  du  plus  beau  palais  mis  à  sa 
disposition. 

Nous  voici  maintenant  devant  les  douaniers  autrichiens,  bons 
hommes  à  la  figure  placide,  qui  font  bon  ménage  avec  leurs  con- 
frères bavarois,  sans  leur  dénoncer  jamais  les  petites  peccadilles 
commises  journellement  au  détriment  de  ceux-ci.  La  Bavière,  c'est 
le  royaume  de  la  bière  :  on  boit  le  jaune  liquide  jusqu'à  extinction. 
«  Combien  un  gosier  bavarois  peut-il  absorber  de  litres  de  bière?  » 
demandai-je  un  jour  à  un  gros  cocher,  «  pour  aller  jusqu'à  la  limite 
de  l'ivresse?  »  —  c  De  7  à  20  litres  »,  me  fut-il  répondu  :  «  cela  dépend 
des  gens.  »  Quand  les  habitants  de  Burgliausen  sont  fatigués  de  la 
bière,  ils  passent  de  l'autre  côté  de  la  rivière  et  viennent  dans  le 
petit  village  d'Ach;  on  y  trouve  une  excellente  auberge,  où  l'on 
sert  de  très  bon  vin  d'Autriche  ou  de  Hongrie  :  je  recommande  celui 
qu'on  appelle  «  Perle  du  Danube  »,  Lonau-Perle,  de  la  marque  Franz 
Leibenfrost,  de  Vienne.  Et  quand  on  est  fatigué  du  tabac  allemand, 
on  recourt  à  la  régie  autrichienne  :  il  y  a  à  Ach  deux  ou  trois  sortes 
de  bons  cigares,  entre  autres  les  virgi?iia,  ces  cigares  longs  avec 
paille,  qui  sont  les  préférés  de  l'empereur  Franz- Joseph. 

On  monte  un  chemin  escarpé,  qui  longe  un  précipice.  Passant, 
faites  bien  attention  !  et  pas  d'imprudence  !  Sur  les  poteaux  plantés 
çà  et  là,  on  a  cloué  des  tableaux,  sur  lesquels  on  voit  de  grossières 
peintures  qui  rappellent  plusieurs  accidents  arrivés  à  cet  endroit. 
Oyez  :  «  Simon  Paffauer,  maître  tonnelier,  voulant  passer  par  le 
nouveau  chemin  de  la  montagne,  fut  appelé  par  Dieu,  sans  s'y 
attendre,  dans  l'éternité,  à  72  ans  !  !  !  » 

Quand  on  est  en  haut,  on  remarque  avec  surprise  que  le  plateau 
est  presque  dénudé,  eu  égard  aux  immenses  espaces  boisés  que  l'on 
rencontre  dans  ce  pays  :  c'est  l'Autriche  que  nous  avons  devant 
nous.  On  n'est  plus  en  pays  ennemi,  au  moins,  et  l'on  respire.  Pour 
signaler  notre  satisfaction  et  notre  joie,  nous  ne  voyons  rien  de 
mieux  à  faire  que  d'entrer  dans  la  brasserie  Sinzinger,  qui  se  trouve 
là  tout  à  point.  Hélas!  l'Autriche  n'est  pas  le  pays  de  la  bière!  celle 
qu'on  nous  apporte  nous  fait  regretter  l'Allemagne,  et  nous  partons 
bientôt. 

J'ai  grande  envie  de  visiter  cette  ferme  qui  est  là,  un  peu  plus 

i^"  NOVEKBRE    (n°   89).    4«    SÉRIE.    T.   XXIV.  19 


286  REVUE    DU   MOI^DE    CATHOOQUE 

loin.  On  entre  dans  les  fermes  autrichiennes  comme  dans  un  moulin 
français  :  personne  pour  nous  en  empêcher,  pas  même  un  chien. 
Nous  voilà  au  milieu  d'une  cour  pleine  de  fumier  entre  le  bâtiment 
d'habitation  et  les  écuries,  où  il  y  a,  ma  foi  !  de  très  belles  vaches  ; 
c'est  ça  qui  donne  envie  de  boire  un  verre  de  lait,  pour  faire  passer 
la  bière.  Nous  appelons  :  une  jeune  fille  sort  de  l'écurie  et  vient 
gracieusement  nous  demander  ce  qu'il  nous  faut.  Blonde  comme  les 
blés,  les  yeux  bleus  comme  des  bluets,  la  taille  fine,  élancée  comme 
les  épis  des  champs  voisins,  un  joli  sourire  sur  les  lèvres,  une  voix 
douce  :  voilà  les  vachères  d'Autriche.  La  bonne  fille  se  rend  à  notre 
désir,  elle  prévient  immédiatement  son  maître,  et  nous  apporte  deux 
tasses  de  lait  tout  chaud,  qu'elle  vient  de  traire  devant  nous;  et 
quand  nous  voulons  la  récompenser  par  une  pièce  de  monnaie, 
elle  refuse  absolument. 

Bien  mieux  encore!  le  fermier  nous  invite  à  voir  sa  maison. 
En  bas,  une  vaste  salle,  avec  des  tables  et  des  bancs  le  long  des 
murs;  un  grand  poêle  en  faïence,  dans  un  des  coins;  une  antique 
horloge,  qui  sonne  mélancoliquement  les  heures,  toujours  pareilles. 
Le  poêle  n'est  pas  la  seule  chose  qui  rappelle  que  nous  approchons 
delà  Russie  et  de  ses  hivers;  dans  un  endroit  bien  apparent,  on  a 
suspendu  les  saintes  images  :  le  Sauveur  Jésus  d'un  côté,  la  Vierge 
Marie  de  l'autre. 

En  haut,  où  l'on  accède  par  un  bel  escalier  à  rampe  de  bois,  une 
longue  chambre,  qui  sert  de  dortoir,  avec  cinq  ou  six  lits,  rangés 
l'un  à  côté  de  l'autre  ;  deux  vieux  bahuts  en  marqueterie,  assez 
curieux;  un  cor  de  chasse,  un  vieux  képi  mihtaire,  souvenir  du 
régiment;  sur  une  tablette,  la  «  Collection  des  lois  de  l'Empire  »,  ou 
Code  autrichien. 

Le  fermier  nous  montre  sa  maison  avec  une  bonne  grâce  et  une 
aisance  parfaites.  Ce  n'est  pourtant  qu'un  simple  paysan.  Comme 
tous  les  paysans,  du  reste,  il  se  plaint  :  les  impôts  sont  assez  lourds, 
et  il  est  difficile  d'écouler  son  bétail  sur  les  marchés;  les  droits  de 
douanes  notamment,  sont  trop  chers  pour  l'entrée  en  Allemagne  : 
on  souffre  ici  du  voisinage  de  la  frontière,  qui  est  une  véritable  bar- 
rière et  un  obstacle  pour  le  commerce. 

Quand  nous  revenons  dans  la  salle  du  bas,  un  jeune  homme  de 
bonne  mine  est  installé  à  une  table  et  il  joue  de  la  cithare  ;  il  se  lève 
pour  nous  recevoir,  mais  nous  le  prions  de  continuer.  C'est  un 
paysan  de  la  contrée,  qui  vient  d'accomplir  son  service  militaire  à 


PORTRAITS  ALLEMANDS  287 

Linz;  il  a  l'air  fort  intelligent;  il  joue  avec  sentiment,  et  pourtant 
il  n'a  jamais  appris  une  note  de  musique.  Cet  instrument  a  des  sons 
d'une  exquise  douceur,  et  notre  artiste  rustique  en  tire  un  admirable 
parti  :  tantôt  c'est  un  air  vif  et  joyeux,  tantôt  des  accents  mélanco- 
liques, qui  sortent  de  cette  petite  cithare,  qui  est  comme  un  dimi- 
nutif de  la  harpe  ou  un  piano  en  miniature. 

Soudain  la  porte  s'ouvre  :  entre  dans  la  salle  une  jeune  et  jolie 
paysanne,  qui  vient,  sans  façons  et  sans  embarras,  s'asseoir  à  côté 
du  musicien.  «  Est-ce  votre  sœur?  »  lui  demande  F.  Signe  de  tête 
négatif.  «  Votre  femme?  —  Nein!  —  Votre  liancée?  »  Regard 
intraduisible  jeté  sur  nous  et  un  autre  échangé  entre  les  deux  jeunes 
gens,  avec  une  expression  indicible... 

Si  l'on  fait  quatre  kilomètres  de  chemin  du  côté  de  Simbach,  on 
rencontre  Hochburg,  le  premier  village  autrichien,  dont  l'église 
ofiie  une  particularité  intéressante.  Qu'on  se  figure  une  chapelle 
mortuaire  accolée  à  l'édifice  principal,  où  la  piété  des  habitants  a 
rassemblé,  sur  les  gradins,  tout  autour  de  l'autel,  toute  une  collection 
de  crânes  et  de  têtes  de  morts  :  ces  têtes,  on  sait  à  qui  ellei  appar- 
tenaient, et  les  noms  sont  inscrits  dessous,  en  gros  caractères,  avec 
la  date  de  la  mort.  Il  en  est  qui  remontent  jusqu'à  deux  cents  ans 
et  plus.  Parfois  on  a  eu  la  bizarrerie  de  peindre  en  bleu  cette 
pauvre  dépouille,  et  le  nom  est  inscrit  en  lettres  d'une  autre  couleur. 
Les  chandeliers,  la  croix  de  l'autel  sont  plantés  dans  des  têtes  de 
mort;  le  bénitier  est  un  crâne  humain.  Pour  peu  que  vous  ayez 
l'imagination  vive  et  exaltée,  je  ne  vous  engagerais  pas  à  venir  passer 
la  nuit  dans  ce  funèbre  caveau.  Voyez-vous  un  rayon  de  lune  se 
jouer  sur  ces  têtes  luisantes,  aux  yeux  caves,  à  la  figure  grimaçante? 
à  certain  moment,  il  vous  semblera  peut-être  qu'elles  se  remuent, 
s'agitent,  s'unissent  entre  elles  pour  je  ne  sais  quelle  danse  macabre 
et  quelle  horrible  fête! 

Allons-nous-en  bien  vite;  mais  n'allons  pas  bien  loin,  seulement 
sous  le  vestibule  de  l'égfise.  Nous  trouverons  encore  là  des  emblèmes 
de  la  mort,  mais  peut-être  avec  un  élément  de  gaieté.  Qu'on  nous 
le  pardonne,  pour  une  pauvre  petite  fois! 

Les  enfants  de  Hochburg  qui  sont  morts  au  service  du  pays,  n'ont 
point,  naturellement,  de  place  dans  le  cimetière  ;  mais,  pour  éter- 
niser leur  mémoire,  on  a  fait  peindre  leurs  traits  énergiques  et  leur 
figure  martiale,  et  l'on  a  suspendu  ces  tableaux  militaires  aux  murs 
du  vestibule,  avec  des  épitaphes  plus  ou  moins  senties,  mais  qui 


288  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

peuvent  devenir  divertissantes  et  attendrissantes  tout  ensemble. 
Écoutez-en  une,  entre  autres;  elle  est  écrite  en  vers  : 

Adieu  !  mes  chers  parents  et  amis  ! 

Adieu!  mes  frères  et  sœurs! 

Je  suis  là,  enterré  dans  le  sable, 

Au  milieu  d'un  pays  étranger. 

Je  ne  peux  plus  aller  en  congé  ; 

Vous  ne  pouvez  plus  me  voir, 

Parce  que,  dans  le  lazaret, 

J'ai  trouvé  mon  lit  de  mort. 

Vous  ne  pouvez  pas  aller  à  mon  enterrement, 

Et  vous  ne  verrez  pas  mon  tombeau  ; 

Vous  pouvez  cependant  prier  pour  moi. 

Afin  que  Dieu  me  prenne  en  pilié. 

SOUVENIR 

DE  l'honorable  jeune  HOMME 

JOHANN  WAGNER 

DÉFUNT  FILS  DE  PAYSAN 

DANS  LE  BIEN  (tERRE)  DE  STANDERER 

A    STANDERER 

QUI,   AfRÈS  AVOIR  REÇU  LES  TRÈS  SAINTS   SACREMENTS 

DE  MORT,   EST  MORT  A  l'hÔPITAL  DE  VIENNE 

DE  LA  FIÈVRE  NERVEUSE 

LE  29  SEPTEMBRE  1842 

A  TROIS  HEURES  DU  MATIN 

DANS  LA  VINGT-SEPTIÈME  ANNÉE  DE  SON  AGE 

/.PPARTENANT    A    LA    l""^    COMPAGNIE    DE    GRENADIERS 

DU  GRAND-DUC  DE  BADE 

Adie!  lipbe  Eltera  und  Freunde! 

Adie!  liebe  Gesctiwisterte  heunte! 

Icli  liège  verEcharrt  im  Sande 

In  einem  fremden  Lande. 

Ich  kana  nicht  mehr  auf  Urlaubgehn, 

Ihr  werdet  mich  nicht,  melir  sehn, 

AYeil  ich  in  dem  Lazareih 

Gefunden  hab  mein  todten  Beth. 

Ihr  kônnt  mit  der  Leich  nicht  gehn 

Und  werdet  auch  mein  grab  nicht  sehn, 

Doch  beten  kannt  ihr  fur  mich 

Pass  mein  Gott  erbarmet  sich. 

Dans  le  même  vestibule,  on  voit  une  statue  que  l'on  rencontre 
partout  en  Bavière  et  en  Autriche,  et  qui  représente  le  Christ  au 


PORTRAITS   ALLEMANDS  289 

jardin  des  Olives,  à  genoux  devant  le  calice  d'amertume,  pendant 
que  les  anges  accourent  pour  le  consoler  :  le  Sauveur  tient  tou- 
jours entre  les  mains  un  beau  mouchoir  brodé,  qu'on  i-enouvelle  de 
temps  en  temps  avec  soin.  Inutile  d'expliquer  que  la  foi  naïve  de 
ces  populations  de  l'Allemagne  méridionale  a  voulu  témoigner  sa 
piété  et  sa  compassion  au  sujet  de  la  sueur  de  sang  et  de  l'agonie 
de  l'Homme-Dieu. 

J'ai  voulu  pousser  un  peu  plus  loin  en  Autriche,  et  certain 
dimanche  j'ai  pris,  à  six  heures  du  matin,  en  compagnie  de  mon 
ami  F.,  la  diligence  qui  va  à  Braunau,  la  ville  la  plus  rapprochée 
de  la  frontière.  Ce  n'était  pas  sans  regrets  que  je  m'éloignais, 
même  pour  un  jour,  de  Burghausen,  et  surtout  ce  jour-là,  un 
dimanche!  On  me  comprendra  mieux  quand  j'aurai  dit  que  tous 
les  dimanches  il  y  a  messe  militaire  à  l'église  paroissiale,  à  dix 
heures  du  matin. 

Le  bataillon  qui  tient  garnison  ici,  est  réparti  en  deux  casernes  : 
l'une,  située  à  l'extrémité  du  château;  l'autre,  dans  l'ancien  collège 
des  Jésuites,  à  l'entrée  de  la  ville.  C'est  dans  cette  dernière  que  le 
bataillon  se  réunit  tous  les  dimanches  pour  se  rendre  de  là  à 
l'église;  la  musique  joue,  les  soldats  passent,  toute  la  ville  les 
regarde,  ses  3333  habitants  sont  là.  C'est  bien!  mais  à  la  sortie 
c'est  encore  plus  beau.  Pourquoi?  Parce  qu'il  y  a  Parade  Marche^ 
la  parade  ! 

Celui  qui  n'a  pas  vu  une  fois,  dans  sa  vie  d'homme  et  de  Fran- 
çais, la  parade  militaire  allemande,  n'a  rien  vu,  et  il  doit  gémir  sur 
sa  malchance  et  son  triste  sort;  mais  je  déclare  que  celui  qui  en  a 
été  témoin  a  emmagasiné  de  douces  joyeusetés  dans  sa  mémoire  pour 
le  reste  de  ses  jours  :  au  milieu  des  circonstances  les  plus  solen- 
nelles, quand  il  aura  toutes  les  raisons  d'être  triste  et  malheureux, 
sur  son  lit  de  souffrances,  de  mort  même,  le  sourire  viendra  sur  ses 
lèvres  s'il  pense  au  Parade  Marche... 

Voici  donc  ce  que  c'est  que  le  Parade  Marche  :  Quand  le  bataillon 
des  habits  bleus  bavarois  sort  de  l'église,  musique  en  tête,  et  que 
le  tambour-major  fait  des  grâces,  brandissant  sa  canne  de  la  main 
droite  et  le  poing  gauche  appuyé  sur  la  hanche;  que  les  soldats 
marchent  raides,  compassés,  le  cou  droit,  les  jambes  lancées  en 
avant,  l'une  emboîtant  l'autre,  avec  le  sublime  mouvement  des 
petits  soldats  de  bois  qui  ont  fait  le  bonheur  de  nos  jeunes  années, 
de  façon  que  tout  le  bataillon  s'aplatirait  par  terre,  sur  le  dos,  au 


290  REVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

cas  OÙ  l'une  de  ces  jambes  dévierait  d'une  demi-ligne;  quand  les 
jeunes  lieutenants,  rouges  comme  des  coqs,  fiers  de  porter  le 
casque  pointu  au  lieu  du  casque  à  chenille  d'antan,  sanglés  dans 
leur  redingote  ouatée  et  leur  écharpe  de  service,  ont  l'air  d'affirmer 
leur  supériorité  sur  toutes  les  milices  passées,  présentes  et  futures, 
y  compris  les  légions  romaines,  l'infanterie  d'Espagne  et  les  grena- 
diers de  Napoléon;  à  un  moment  donné,  la  musique  se  range  d'un 
côté  de  la  place,  le  major  ou  l'officier  le  plus  élevé  en  grade  lui  fait 
face,  tenant  la  main  à  la  hauteur  du  casque,  et  les  compagnies  défi- 
lent. -Mais  chaque  soldat,  arrivé  à  deux  mètres  du  chef,  avant  de  passer 
devant,  prend  un  air  féroce,  on  ne  sait  pourquoi,  tourne  la  tête  de 
son  côté  d'un  mouvement  sec  et  le  fixe  avec  des  yeux  flamboyants, 
comme  s'il  voulait  l'avaler  par  le  travers.  Cela  s'appelle  le  Parade 
Marche  m... 

Que  j'aime  mieux  les  bons  soldats  de  François-Joseph!  Au  sortir 
d'une  luxuriante  forêt,  un  peu  plus  loin  que  l'endroit  où  l'on 
découvre  de  la  route  un  admirable  panorama,  presque  au  confluent 
de  rinn  et  de  la  Salzach,  nous  rencontrâmes,  ce  dimanche-lcà,  deux 
sous-officiers  que  je  m'empres-ai  de  saluer  et  qui  me  rendirent  mon 
salut  très  cordialement.  Plus  rien  de  guindé;  de  l'aisance  dans  les 
manières,  de  l'élégance  même  :  on  aurait  dit  des  Français  pour  le 
costume  et  l'allure. 

Braunau  n'a  rien  d'intéressant  :  c'est  une  ville  de  3300  habitants, 
ayant  une  vaste  place  rectangulaire  et  un  mauvais  petit  square,  où 
l'on  remarque  la  statue  de  bronze  de  Palm,  par  Knoll.  Palm,  libraire 
de  Nuremberg,  fut  fusillé  dans  cette  ville,  en  1806,  par  ordre  de 
Napoléon,  pour  avoir  répandu  un  pamphlet  intitulé  :  l' Allemagne 
dans  son  plus  profond  abaissement.  C'était  vrai  alors;  depuis, 
l'Allemagne  s'est  relevée.  Cela  durera  ce  que  Dieu  voudra. 

Nous  allâmes  assister  à  la  messe  dans  une  église  du  quinzième  siècle 
qui  possède  une  jolie  tour.  Une  voix  de  femme  fit  entendre  à  l'orgue 
\Ave  Maria  de  Gounod;  il  y  avait  à  côté  de  nous  un  jeune  et  char- 
mant sergent-major  {feld  loebel)  qui  lisait  ses  prières  dans  un  parois- 
sien et  montrait  beaucoup  de  piété  :  je  voudrais  voir  comment  nos 
sous-officiers  se  tiendraient  en  pareille  circonstance... 

Relevé  cette  inscription  sur  une  des  tombes  qui  abondent  dans 
les  chapelles  de  cette  église,  et  où  l'artiste  a  évidemment  jonglé  avec 
Jes  mots  : 


PORTRAITS   ALLEMANDS  291 

Lege  viator  ac  luge 

Qui  hic  conditus 

Illustrissimus  Lotharius 

L.  B.  deWeickel 

DocTOR  simul  et  Ductor 

MtCABAT  dam  dimicabat 

Trio'mphalem  canitiem 

Victoriis  laureavit 

Hostium  sanguine  purpuravit 

Pietate  christiana  candidavit.  (1732.) 

Après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  sur  l'Inn,  qui  affecte  des  façons  de 
grand  fleuve  devant  la  ville,  nous  donnons  rendez -vous  au  conduc- 
teur de  la  diligence  qui  doit  nous  prendre  dans  une  brasserie  des 
faubourgs,  et  nous  partons.  Pourquoi  faut-il  qu'après  avoir  admiré 
les  beaux  officiers  autrichiens,  qui  portent  le  skako,  une  coiffure 
militaire  bien  française,  nous  en  ayons  vu  quelques-uns  fraterniser 
avec  des  officiers  allemands,  de  rudes  reitres  à  la  moustache 
hérissée,  au  sabre  traînant  sur  le  pavé?  Nous  eûmes  une  consolation  : 
rencontrant,  quelques  instants  après,  de  braves  soldats,  nous  leur 
offrîmes  des  cigares  en  avouant  notre  qualité  de  Français.  Le  cigare 
fit  un  tel  effet,  que  l'on  se  sépara  au  cri  de  :  «Vive  l'Autriche!  vive  la 
France  !  »  J'avais  besoin  de  cela  après  mon  petit  séjour  à  Burghausen. 

Je  voudrais  dire  que  nous  trouvâmes  une  autre  consolation  dans 
notre  demi-litre  de  bière  :  non  !  la  bière  allemande,  décidément,  rend 
difficile  à  jamais.  Ce  qu'il  y  a  de  joli,  par  exemple,  ce  sont  les  pein- 
tures que  l'on  découvre  sur  les  chopes  qu'on  vous  sert  :  un  homme 
à  genoux  devant  une  délicieuse  créature,  et  qui  avoue  qu'il  la  trou- 
vera bien  plus  à  son  goût,  si  elle  consent  à  payer  ses  dettes  : 

Du  bist  wie  eine  Blume 
So  hott,  so  schôn  und  rein  ! 
Bezahl  mein  schulden 
Du  wirst  noch  schôner  sein  ! 

Comme  ces  vers  sont  poétiques  !  et  comme  c'est  bien  allemand  ! 

Toujours  le  même  enchantement,  soit  que  vous  vous  égariez  dans 
les  sapinières  du  côté  de  Marktl,  soit  que  vous  remontiez  la  vallée  de 
la  Salzach  :  c'est  une  succession  de  collines,  de  bois,  de  fermes 
joliment  entourées  de  prairies;  de  clochers  de  chapelles,  qui  luisent 
entre  les  bouquets  de  noisetiers  et  de  chèvrefeuilles;  et  toujours  la 
forêt  de  charmes  et  de  hêtres,  où  bondissent  les  chevreuils,  les 


592  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

lièvres  et  les  écureuils,  où  chantent  les  coucous  et  les  fauvettes  à 
tête  noire.  Telle  est  la  route  de  Mariahilf  et  de  Reitenhaslach.  On 
est  tout  étonné  de  rencontrer  au  milieu  de  ces  campagnes  une 
église  comme  celle  de  Mariahilf  (Notre-Dame  de  Bon-Secours), 
enrichie  au  siècle  dernier  par  un  peintre  de  Munich  de  fresques  qui 
ont  une  grande  valeur,  et  tenue  avec  une  excessive  propreté.  Quand 
on  arrive  là,  on  trouve  un  brave  menuisier  qui  vous  remet  les  clefs 
de  l'église,  des  tribunes  et  du  clocher,  et  qui  s'en  va  sans  vouloir  de 
pourboire.  Je  aie  rappelle  notre  ascension  dans  une  des  tours,  où 
nous  voulûmes  monter  pour  avoir  la  vue  du  pays,  et  un  grand 
balancier  d'horloge  monumentale  s'en  allant  de  ci,  de  là,  avec  un 
tic-tac  solennel  et  lugubre  comme  le  bras  tendu  de  la  mort  indi- 
quant l'éternité  :  «  Toujours!  jamais!  »  Il  ne  fallait  rien  moins  que 
l'admirable  vue  que  l'on  a  de  là-haut  pour  nous  remettre  de  notre 
émotion. 

Quant  à  Reitenhaslach,  c'est  un  château  et  une  brasserie.  Autre- 
fois, sur  cet  emplacement,  on  voyait  une  riche  abbaye  de  cisterciens; 
les  armes  de  l'abbé  sont  encore  gravées  sur  la  porte  d'entrée  de  la 
brasserie,  avec  la  date  de  1815.  Si  l'on  descend  vers  la  rivière,  on 
trouve  une  petite  auberge  où  l'on  vous  sert  du  cidre  et  où  la  jeu- 
nesse du  village  danse  au  son  de  la  cithare. 

Reverrai-je  encore  ces  beaux  sites  et  ces  fraîches  campagnes  par- 
courues par  la  froide  Salzach,  nourrie  elle-même  par  les  neiges  des 
glaciers  et  des  montagnes?  pourrai-je  encore  cheminer  de  compa- 
gnie avec  l'excellent  M.  C...,  qui  me  contait  sans  cesse  ni  répit  ses 
histoires  à  la  mode  de  Thuringe^  c'est-à-dire,  des  histoires  qui 
commencent  ab  ovo  pour  ne  jamais  finir,  parce  qu'il  y  a  toujours  un 
détail  nouveau  à  donner,  détail  arrivé  il  y  a  quarante  ans,  mais 
retenu  avec  une  sûreté  de  mémoire  étonnante?  C'est  dans  le  cours 
de  ces  conversations  à  bâtons  rompus  que  j'ai  appris  mille  choses 
étonnantes,  comme  cette  bizarre  coutume  des  paysans  du  nord-est  de 
la  Bavière,  qui  bordent  leurs  chemins  dans  la  campagne  avec  des 
planches  et  des  madriers  sur  lesquels  on  a  inscrit  le  nom  de  tous  les 
défunts  de  la  localité,  rappelant  ainsi  sans  cesse  aux  vivants  le  sou- 
venir des  morts;  c'est  là  qu'on  me  narrait  tout  au  long  les  mystères 
fameux  de  la  Passion  d'Oberammergau,  que  représentent  tous  les 
dix  ans  des  artistes  rustiques  et  habiles,  en  m'inspirant  l'idée  de 
revenir  pour  les  voir;  c'est  là  qu'on  faisait  de  si  bonnes  causeries 
avec  les  passants,  bons  paysans  en  veste  jaune  clair  et  pantalons  en 


PORTRAITS   ALLEMANDS  293 

peau  de  cerf,  tout  en  saluant  de  la  main  le  postillon  de  la  dili- 
gence de  Tittmoning,  qui  en  notre  honneur  prenait  son  cor  et  jouait 
admirablement  le  Waldendacht  de  Abt... 

Tous  les  paysans,  encore  une  fois,  sont  simples,  naïfs,  hospitaliers  ; 
dans  les  villes,  hélas  !  c'est  autre  chose  :  je  ne  m'y  fierais  pas  !  On  ne 
nous  aime  guère,  et  pourtant  nous  sommes  les  vaincus  ;  nous  avons 
perdu  deux  belles  provinces,  payé  cinq  milliards,  sans  compter  les 
rançons  épouvantables  qui  ont  été  exigées  dans  chaque  cité,  chaque 
village,  sans  parler  des  sacoches  bien  remplies  de  tous  les  officiers 
et  autres  revenant  de  France.  J'ai  su  qu'il  y  a  deux  ans,  un  major, 
le  baron  von...  X.  avait  osé  dire  :  «  Que  les  Français  ne  se  figurent  pas 
que,  lors  de  la  prochaine  guerre,  nous  agirons  comme  autrefois  et 
que  nous  ferons  autant  de  prisonniers!  »  Le  misérable  voulait  donc 
faire  entendre  qu'on  égorgerait  les  pauvres  blessés!  Il  ne  valait, 
celui-là,  ni  plus  ni  moins  que  les  autres;  il  disait  ce  qu'on  répète 
souvent  en  Allemagne...  Les  excellents  Français  qui  voyagent  ici, 
par  hasard,  peuvent  se  laisser  tromper  quelquefois  par  des  dehors 
polis  et  séduisants  :  on  affecte  les  formes  courtoises,  on  prodigue  les 
saluts  et  les  compliments.  Est-ce  politesse?  Non  !  ils  s'admirent,  ils 
étalent  leur  élégance,  leur  grâce  :  ils  posent;  rien  de  plus.  Un  ancien 
diplomate,  M.  de  Menneval,  en  disant  à  peu  près  la  même  chose, 
les  a  bien  jugés.  Et  je  veux  finir  cette  petite  relation  en  criant  à 
mes  compatriotes  :  Oui,  allez  en  Allemagne,  étudiez  les  Allemands; 
mais  n'oubliez  pas,  et...  prenez  garde! 


AUX    ALENTOURS   DU    RHIN 

I 

La  frontière  alsacienne.  —  Les  soldats  allemands.  —  A  Lichtenthal,  près 
Baden.  —  Pourquoi  l'empereur  Guillaume  !-■■  logeait  en  garni.  —  L'hon- 
neur et  le  bon  goût  allemands.  —  Paix  du  soir.  —  La  Fête-Dieu  dans  la 
montagne.  —  Table  d'hôle  anglaise. 

Juin  188...  Après  deux  étapes  successives  —  à  L...et  à  M...,  me 
voici  à  la  frontière,  puis  à  Strasbourg.  Une  excursion  toujours  jolie 
ici  est  celle  du  Rhin.  On  prend  le  tramway  à  la  gare  [central 
Bahnhof),  et  l'on  va  jusqu'à  la  place  Kléber;  là  on  prend  la  corres- 
pondance pour  la  voiture  qui  conduit  à  la  Metzgerthor,  et  enfin  une 


^294  REVUE  DU  MONDE   CATHOLIQUE 

troisième  voiture  qui  est  un  tramway  à  vapeur  et  qui  vous  amène 
jusqu'au  BheÀnhrûcke  ou  pont  de  bateaux  sur  le  Rhin. 

C'est  vraiment  un  beau  et  splenclide  spectacle  que  celui  du  grand 
fleuve  qui  coule  là  à  pleins  bords  :  Kehl  est  de  l'autre  côté,  se 
profilant  au-dessus  de  l'eau  avec  des  manières  de  forteresse  en 
miniature  et  des  brasseries  au  milieu  des  bosquets.  11  y  a  deux 
ponts  sur  le  Rhin  :  le  pont  métallique  qui  est  une  merveille  architec- 
turale et  où  passe  le  chemin  de  fer,  le  pont  de  bateaux  pour  les 
voitures  et  les  piétons.  Sur  l'ancienne  rive  française,  du  côté  de 
Strasbourg,  on  a  construit  depuis  deux  ans  seulement  un  restaurant 
très  confortable  appelé  Lu8t  Rhein,  «  les  plaisirs  du  Rhin  »  ;  c'est 
en  face  du  bureau  des  tramways,  situé  lui-même  tout  près  d'un 
petit  bois  touffu.  Il  fait  bon  déjeûner  là,  devant  le  Père  Rhin,  Fater 
Rhein;  mais  pourquoi  faut-il  que  la  vue  soit  attristée  par  tous  ces 
pelotons  de  fantassins  à  casques  à  pointes  qui  passent  continuelle- 
ment sur  le  pont.  Mon  Dieu!  que  de  soldats!  que  de  soldats!  que 
de  fer!  que  de  fer!  Gomme  le  roi  des  Lombards,  dans  la  vieille 
chronique  du  temps  de  Charles  le  Grand,  je  suis  terrifié.  C'est  trop 
vraiment,  Strasbourg  en  est  remplie,  les  environs  en  regorgent... 
et  ils  ne  sont  pas  beaux,  là!  ni  beaux,  ni  aimables. 

On  connaît  le  type  :  figure  rougeaude  à  cheveux  blonds,  favoris 
épais  ou  pas  du  tout  de  barbe.  Cette  tête  est  coiffée  du  casque  ou 
plus  souvent  d'une  affreuse  toque  sans  visière  pour  les  soldats, 
avec  une  visière  minuscule  pour  les  officiers  et  sous-officiers.  La 
toque  est  haute  et  large  comme  une  boîte  à  fromage  de  Gerardmer  ; 
une  petite  cocarde  noire  et  blanche,  comme  un  point  microsco- 
pique sur  l'étoffe  bleue  du  couvre-chef  si  déplaisant.  Tunique 
courte,  bleue  de  prusse,  à  boutons  plats  et  jaunes,  économiques, 
sans  indications  d'aucune  sorte;  pattes  de  couleur  sur  les  épaules, 
avec  le  numéro  du  régiment,  collet  rouge  très  haut,  pantalon  noir, 
bottes  montantes! 

Non  !  ils  ne  sont  point  beaux  !  et  ceux  que  j'aime  le  moins  ce  sont 
les  sous-officiers,  qui,  le  cou  monté  sur  leur  collet,  agrémenté  d'un 
galon  d'or  et  d'un  bouton  insigne  de  leur  grade,  ont  l'air  de  porter 
un  carcan  et  vous  regardent  en  roulant  des  yeux  terribles  et  en 
tourmentant  fiévreusement  la  poignée  de  leur  sabre  court  où  s'en- 
roule une  dragonne  argentée.  Certains  officiers  ne  sont  pas  plus 
jolis;  j'aime  assez  pourtant  les  larges  parements  de  leur  tunique 
plus  tombante  et  leur  casquette  a  quelquefois  meilleure  tournure j 


PORTRAITS   ALLEMANDS  295 

mais  nos  lieutenants  d'infanterie  et  nos  capitaines  de  cavalerie  sont 
des  Adonis  et  des  Apollons  du  Belvédère  à  côté  de  tous  ces  Teutons 
qui  ont  beau  faire  ;  ils  auront  toujours  du  Hun  et  du  Goth  dans  leur 
allure... 

. ..  Arrivé  à  Baden-Baden  un  mercredi,  veille  de  la  Fête-Dieu,  qu'on 
célèbre  ici  le  jour  où  elle  tombe,  (^ette  fois  je  n'ai  pas  été  me  loger 
en  ville,  comme  à  un  premier  voyage  ;  la  campagne  for  ever  !  Quit- 
tant la  gare,  je  me  dirige  par  l'admirable  allée  de  Lichtenthal,  tout 
droit  vers  le  village  qui  porte  ce  nom  et  qu'on  trouve  tout  au  bout. 
Ah!  mes  amis,  faites  cela  quand  vous  viendrez  ici.  Il  y  a  à  l'entrée 
du  village,  en  face  de  la  vieille  abbaye  grand-ducale,  deux  hôtels  ; 
l'un  est  l'autel  de  l'Ours  {Boeren),  de  vieille  réputation.  Une  dame 
de  Strasbourg,  exilée  depuis  la  guerre,  que  j'avais  rencontrée  dans 
le  train  et  qui  pleurait  aux  approches  de  la  chère  ville  me  disait  : 
«  Quand  nous  allions  à  Baden,  dans  le  bon  temps,  nous  descendions 
toujours  à  l'Ours,  prenez  mon  ours  ».  Ma  foi!  je  ne  l'ai  pas  pris,  j'ai 
pris  l'autre  à  côté,  l'hôtel  Liidwigsbad,  un  très  bon  endroit,  où  la 
chambre  coûte  1  marc  50  pfennigs,  la  pension  5  marcs  par  jour 
seulement.  On  ne  peut  désirer  mieux;  c'est  excessivement  propre. 
L'entrée  s'ouvre  sous  une  galerie  à  jour;  les  chambres  donnent  sur 
un  jardin  qui  longe  l'extrémité  de  la  magnifique  allée...  Mais  qu'est-ce 
qui  donne  donc  l'idée  de  cette  allée  en  France?  Ah!  c'est  cela!  la 
promenade  de  Blanche-Fontaine,  à  Langres... 

J'étais  à  peine  installé  pour  dîner  sous  la  galerie,  quand  le 
garçon,  voyant  passer  une  voiture,  s'écrie  :  die  Kaiserinî  «  l'impé- 
ratrice w  !  Oui,  l'impératrice  d'Allemagne,  la  reine  Augusta  en  per- 
sonne, faisant  sa  promenade  quotidienne  de  Lichtenthal,  en  compa- 
gnie de  sa  fille  la  grande-duchesse  de  Bade.  Maintenant,  je  comprends 
pourquoi  tout  le  monde  saluait  un  monsieur  en  voiture,  que  j'ai 
rencontré  près  de  la  Conversation,  se  dirigeant  vers  la  maison 
Mesmer,  Mesmer cheshauss ;  c'était  le  Grand-Duc! 

Qu'est-ce  que  cette  maison  Mesmer,  dont  je  viens  de  parler?  Tout 
simplement  un  hôtel  garni  situé  dans  Werderstrasse,  la  rue  Werder, 
en  face  de  la  Conversation.  C'est  là  que  l'empereur  logeait  quand  il 
■venait  à  Bade.  Mais  pourquoi  ne  logeait-il  pas  au  Nouveau  château 
grand-ducal?  Mystère!  Les  uns  disent  que  l'empereur  aimant  à  se 
promener  à  pied  dans  l'allée  de  Lichtenthal,  en  était  tout  près  en 
logeant  là.  Les  autres  affirment  que  Guillaume  était  avant  tout  un 
soldat,  et  qu'en  cette  qualité  il  aimait  ce  qui  rappelle  les  camps,  les 


296  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

campemenis,  les  lits  de  camps,  les  tentes...  J'avale  difficilement 
cette  explication. 

Le  plus  beau  c'est  ceci  :  Mesmer  Hauss  est  bien  et  dûment  un 
hôtel  garni;  quand  l'empereur  y  venait,  on  congédiait  les  hôtes  qui 
l'habitaient.  Mais  quand  l'hôte  impérial  était  parti,  vite  on  raccro- 
chait aux  balcons  de  la  maison  et  aux  grilles  du  jardin  la  pancarte  : 
Zimmer  zu  fermietenl  «  Chambres  à  louer!  »  On  m'a  assuré  qu'on 
avait  pourtant  la  pudeur  de  ne  pas  louer  la  chambre  à  coucher  du 
souverain.  Mais  ce  n'est  pas  certain;  ce  sont  des  Juifs  de  Francfort 
ou  de  Berlin,  des  négociants  très  riches  qui  se  précipitaient  pour 
arriver  au  plus  tôt,  et  à  prix  d'or  pouvoir  s'installer  là.  Great  attrac- 
tion! Un  Français,  naturellement,  ne  louerait  pas,  ni  un  Espagnol; 
Herr  Messmer  n'est  pas  de  cet  avis;  il  estimait  qu'il  y  avait  deux 
empereurs  en  Allemagne!  l'un  s'appelait  Wilhem;  l'autre...  l'ar- 
gent. Der  kaiser  Geld! 

Après  mon  dîner,  promenade  dans  le  village.  Un  village!  qu'on 
ne  s'y  trompe  pas!  un  village  propre,  coquet,  bien  stylé!...  Les 
étrangers  y  passent  à  toute  heure.  On  n'est  pas  cinq  minutes  sans 
entendre  le  roulement  d'une  voiture  qui  va  à  la  Fischkulture,  éta- 
blissement de  pisciculture  situé  à  Geroidsau,  la  charmante  vallée 
voisine.  Mais  enfin  !  c'est  un  village  comparé  à  Baden-Baden.  Je  me 
dirige  instinctivement  vers  l'église;  les  rues  sont  pavoisées  de  dra- 
peaux et  d'oriflammes  bordées  de  chaque  côté,  par  une  rangée  de 
branches  d'arbres  verts  et  de  feuillage  coupés  dans  la  forêt  pro- 
chaine; un  ou  deux  reposoirs  attirent  mon  attention,  ils  sont  simples 
mais  font  preuve  de  goût.  Vraiment  il  n'y  a  donc  que  dans  mon 
pays  que  le  goût,  au  moins  dans  les  classes  inférieures,  ferait  défaut? 
Il  est  certain  qu'en  Italie  on  a  du  goût,  qu'en  Espagne  on  a  du  goût, 
ici  on  en  a,  j'en  ai  donné  la  preuve.  Nous  en  avons  à  Paris  beaucoup, 
beaucoup  quand  il  s'agit  d'ornementation  publique  ou  privée;  aussi 
dans  certaines  villes  de  France  ;  mais,  voyez  nos  cimetières  po- 
pulaires, nos  quartiers  ouvriers,  les  logements  à  bon  marché,  les 
faubourgs  des  grandes  villes,  les  guinguettes  des  barrières  et  des 
banlieues;  il  a  fallu  un  François  Coppée  pour  poétiser  cela;  mais 
cest  un  F.  Coppée  :  un  autre  y  eût  perdu  son  latin  et  ses  vers. 

Tout  en  pérégrinant,  me  voici  à  l'extrémité  du  village  au  pied 
d'une  colUne  couronnée  d'une  jolie  église  en  pierre  rose  tendre.  On 
y  accède  par  de  nombreux  escaliers  ;  mais  c'est  haut  et  ce  doit  être 
rude  en  hiver.  En  été  passe!  et  le  coup  d'œil  sur  l'allée  de  Lichtea- 


PORTRAITS    ALLEMANDS  297 

thaï,  le  village,  l'abbaye  et  Baden  tout  au  fond,  vaut  la  peine  qu'on 
se  donne  en  montant.  J'ajoute  qu'il  est  huit  heures,  la  journée  a 
été  superbe,  le  ciel  est  du  plus  pur  azur,  les  oiseaux  lancent  dans 
les  airs  leurs  dernières  chansons,  les  cloches  elles  aussi  se  mettent 
à  chanter,  de  tous  les  côtés  retentit  dans  la  montagne  le  joyeux 
Angélus  du  soir.  Ces  moments-là  sont  toujours  bons  dans  la  vie. 
Paix,  calme,  sérénité,  repos  de  l'âme,  oubli  des  misères  de  la  vie, 
voilà  ce  que  cela  veut  dire. 

Le  lendemain,  jeudi  h  juin,  je  suis  réveillé  par  le  bruit  des  bom- 
bardes qui  annoncent  la  fête  à  grand  fracas;  à  huit  heures,  messe 
dans  l'église  paroissiale.  Dès  huit  heures  moins  le  quart,  elle  est 
envahie  par  la  foule;  j'ai  donc  bien  fait  de  venir  ici  à  temps  pour 
avoir  un  coin  et  m'asseoir  en  attendant  la  messe.  Je  dis  m'asseoir; 
on  ne  s'assied  point  aujourd'hui,  pendant  l'office  du  moins.  D'un 
côté,  à  droite,  les  hommes  en  masse,  ils  sont  bien  un  millier;  des 
paysans,  laboureurs  ou  artisans,  maçons,  scieurs  de  long,  à  la 
figure  rasée  ou  à  la  longue  barbe  jaunâtre,  aux  cheveux  allemands, 
c'est-à-dire  blonds,  un  peu  longs,  mal  taillés,  ils  ont  tous  un  livre 
et  ils  prient  avec  recueillement,  les  jeunes  gens  comme  les  hommes 
d'âge  mùr  et  les  vieillards.  Non  seulement  ils  prient  ;  mais  le  saint 
Sacrem-ent  est  exposé  et  ils  restent  à  genoux  tout  le  temps  de  la 
messe  sans  s'asseoir  un  moment. 

L^autel  est  paré  très  convenablement,  les  tentures  sont  rouges 
partout,  c'est  plus  ou  moins  liturgique  ;  n'importe  !  il  se  dégage  de 
cette  enceinte  un  profond  sentiment  de  religion  et  de  piété.  Voici 
que  le  suisse  qui  porte  une  redingote  noire,  un  large  ruban  rouge 
et  une  canne  à  pommeau  d'or  vient  d'ouvrir  la  grande  porte  à  deux 
battants  :  c'est  la  confrérie  du  Saint-Sacrement  qui  entre,  précédée 
de  son  drapeau  tenu  militairement  par  un  beau  gars,  vrai  type  de 
grenadier  prussien  ;  les  confrères  ont  tous  à  la  boutonnière  un 
ruban  rouge  comme  insigne,  ils__vont  se  ranger  dans  les  premiers 
bancs  près  du  chœur. 

Les  femmes,  blanchisseuses  pour  la  plupart,  en  cheveux  (encore 
une  dérogation  aux  règles  ecclésiastiques  données  par  l'Apôtre)  sont 
rangées  dans  les  bancs  à  gauche. 

L'officiant  arrive  et  expose  le  saint  Sacrement  ;  le  canon  tonne, 
le  porte  étendard  vient  devant  l'autel  et  abaisse  son  drapeau  avec 
une  majesté  que  je  ne  saurais  redire,  la  sonnette  retentit,  les  clo- 
ches sonnent  ;  c'est  vraiment  très  beau  et  comme  je  ne  suis  pas  un 


298  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

huguenot,  je  pleure  presque  d'émotion  et  d'attendrissement  en 
songeant  aussi  à  la  France. 

L'orgue  joue  assez  bien  :  les  voix  de  femmes  sont  mêlées  à  celles 
des  chantres  et  cela  ne  nuit  pas  à  l'harmonie  au  contraire,  il  y  a 
même  là  un  mariage  heureux  de  voix.  A  la  prose  du  Laiida  Sioii^ 
ce  chant  triomphal,  le  célébrant  prend  l'ostensoir  et  reste  tourné 
vers  le  peuple  après  avoir  chanté  par  deux  fois  :  Ecce  panis  ange- 
lorum.  In  figuris  praBsignatur  ;  le  peuple  continue  le  verset,  le  dra- 
peau s'incline  toujours.  Oui  cela  est  fort  beau!  De  même  au  Tantiim 
ergo  final,  le  prêtre  prend  encore  enire  ses  mains  le  saint  Sacre- 
ment et  reste  tourné  vers  les  fidèles,  puis  il  les  bénit  au  verset 
suivant.  Pourquoi  n'avons-nous  pas  cette  coutume  chez  nous?  L'effet 
en  est  très  grand  ! 

Et  maintenant  la  procession  se  déroule  dans  les  rues  du  village 
et  dans  la  forme  ordinaire;  les  hommes  sont  tous  là  sur  deux  lon- 
gues files,  les  étrangers  qui  passent  mettent  le  chapeau  à  la  main  ; 
combien  parmi  eux  ne  sont  pas  catholiques;  mais  qu'est-ce  que 
cela  fait?  Eh  bien!  oui,  je  regrette  qu'en  France  on  ne  comprenne 
pas  que  les  Juifs  et  les  protestants  ne  réclameraient  jamais  contre 
nos  processions  catholiques  et  nos  processions  dans  la  rue  ;  il  y  a  là 
une  guerre  non  pas  seulement  odieuse  contre  nous,  mais  ridicule. 
C'est  bien  français,  mais  ce  qui  serait  français  davantage  ce  seraient 
nos  pompes  et  nos  rites  catholiques  transportés  au  dehors.  Qui 
redira  l'effet  d'une  procession  marchant  sur  les  grands  boulevards, 
du  Château-d'Eau  à  la  Madeleine,  avec  deux  ou  trois  musiques 
militaires  et  la  troupe  faisant  cortège  et  les  ornements  sacrés  des 
vingt  paroisses  riveraines,  déployés  au  grand  jour  et  nos  gouver- 
nants marchant  derrière  le  dais  où  le  Cardinal-Archevêque  porte- 
rait lui-même  l'ostensoir  d'or!  Hélas!  que  nous  sommes  loin  de  ce 
rêve  et  qu'il  faudrait  peu  pour  nous  en  donner  la  réalité  et  que  nos 
Parisiens  en  seraient  charmés  et  surpris  à  la  fois!... 

Table  d'hôte  aune  heure,  à  l'hôtel  Ludwigsbad.La  salle  à  manger 
très  ombreuse,  suffisamment  luxueuse  et  décorée,  présente  le  coup 
d'œil  ordinaire;  le  service  est  bien  fait.  Je  m'occupe  du  reste 
surtout  des  convives;  trente  personnes  à  table!  Au  haut  bout,  un 
monsieur  d'une  trentaine  d'années,  figure  rasée,  dos  voûté,  air 
distingué,  c'est  un  Russe;  il  vient  ici  depuis  vingt  ans,  tous  les 
ans.  Deux  dames.  Russes,  elles  aussi;  une  dizaine  d'Allemands, 
une  collection  d'Anglaises,  —  deux  ou  trois  familles,  —  une,  com- 


PORTRAITS   ALLEMANDS  299 

posée  de  la  mère  et  de  cinq  ou  six  misses,  le  tout  originaire  de 
Nottingham,  mais  n'y  habitant  jamais  et  voyageant  sans  trêve  ni 
repos.  Oh!  elles  ne  sont  point  belles!  Non!  taille  mince  et  élancée, 
grands  pieds,  tête  chiffonnée,  toilette  multicolore,  sans  trop  de 
goût;  mais  elles  sont  gentilles,  discrètes,  très  unies  entre  elles,  et 
trouvent  toujours  quelque  sujet  de  conversation  calme  et  intéressant. 

n 

Un  Belge  enthousiaste.  —  La  route  de  Lichtenthal  à  Baden.  —  Le  maître  de 
chapelle  du  3«  régiment  d'infanterie.  —  Les  temps  passés.  —  Un  bon 
point  au  graud-duc.  —  Cascade  et  forêts.  —  Une  distraction  romaine  à 
Baden.  —  Une  messe  orthodoxe 

Le  journal  de  Baden  Badehlatt  annonce  cet  après-midi  une  foule 
de  concerts  à  la  maison  de  conversation;  concert  le  matin,  de 
7  heures  à  8  heures  ;  concert  à  3  heures  ;  concert  double  à  8  heures 
du  soir;  l'un  est  donné  par  la  musique  de  la  ville,  l'autre  par  le 
3^  régiment  d'infanterie,  en  garnison  à  Garlsruhe.  Les  deux  orches- 
tres installés  chacun  dans  un  kiosque,  à  la  façon  viennoise,  joueront 
alternativement  leurs  morceaux,  huit  ou  neuf  morceaux  l'un,  autant 
l'autre.  La  musique  mihtaire  est  dirigée  par  le  maître  de  chapelle 
N...,  lisez  chef  de  musique;  tous  les  chefs  de  musique  sont  maîtres 
de  chapelle  en  Allemagne,  même  quand  ils  portent  l'épée  et  l'uni- 
forme. Je  me  rends  à  Baden  pour  8  heures  du  soir.  Quelle  admirable 
et  toujours  plus  admirable  promenade  que  l'allée  de  Lichtenthal,  et 
comme  je  comprends  les  lignes  suivantes,  écrites  par  celui  qui  a 
chanté  la  Forêt  Noire  sur  tous  les  tons,  M.  Fernand  Gueymard,  un 
Belge  enthousiaste  et  à  bon  droit  :  «  En  arrivant,  j'admirai  d'abord 
l'élégante  cité,,  la  colhne  sur  les  flancs  de  laquelle  elle  étage  ses 
vieilles  maisons  coiffées  de  toits  écarlates,  ses  grasses  prairies,  où 
dorment  des  villas  et  des  chalets  sans  nombre,  ses  hautes  montagnes 
emmitouflées  dans  un  épais  et  sombre  manteau  de  sapins;  puis  je 
me  demandai  quel  était  le  peuple  assez  heureux  pour  vivre  dans 
une  pareille  contrée... 

A  Bade,  la  nature  est  si  belle  et  si  riante,  les  forêts  sont  si  mys- 
térieuses et  si  poétiques,  les  vallons  si  fleuris  et  si  coquets,  qu'ils 
exercent  sur  ceux  qui  ont  le  bonheur  de  les  connaître  un  irrésistible 
attrait.  On  voudrait  y  passer  sa  vie  toute  entière.  Le  boudoir  le 
mieux  capitonné  y  devient  une  vilaine  et  noire  prison,  dès  que  le 


300  REVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

soleil  éclaire  de  ses  premiers  rayons  les  appas  enchanteurs  de  la 
vallée  de  l'Oos.  On  s'y  sent  mal  à  l'aise  et  comme  l'oiseau  qui  aspire 
à  la  liberté,  quelque  douce  et  dorée  que  soit  sa  cage,  on  brûle  du 
désir  de  prendre  la  clef  des  champs.  Parmi  tant  de  charmantes 
promenades,  on  n'a  que  l'embarras  du  choix;  mais  encore  ce  choix 
n'est-il  point  facile,  car  ces  allées,  ces  routes,  ces  sentiers,  sont  si 
pittoresques,  si  séduisants,  qu'on  ne  sait  auxquels  donner  la  préfé- 
rence... »  [Au  pays  du  Kirschwasser.) 

Exact,  absolument  exact!  Et  moi  aussi,  je  me  suis  trouvé  embar- 
rassé pour  choisir;  que  de  jolies  promenades  autour  de  Lichtenthal 
et  de  Baden  qui,  malgré  tout,  ne  valent  pas  peut-être  r Allée!  Je  la 
partage  en  trois  parties  :  en  marchant  d'un  pas  ordinaire,  il  faut 
un  quart  d'heure  pour  chacune.  En  quittant  Bade,  la  promenade 
commence  immédiatement  à  la  Conversation,  devant  le  Théâtre.  A 
droite  des  deux  grandes  rangées  de  chênes  séculaires,  un  jardin 
anglais;  à  gauche,  des  pelouses  vertes  et  des  bouquets  d'arbustes 
exotiques,  des  corbeilles  de  rhododendrons  incomparables,  puis  la 
petite  rivière  de  l'Oos,  large  de  quelques  mètres,  profonde  de 
20  centimètres,  et  courant  gaiement  sur  les  cailloux.  Au-delà  une 
parfie  de  la  ville  neuve,  les  riches  hôtels  Victoria,  de  Hollande,  etc., 
la  rue  de  Lichtenthal,  la  Maria  Victoria  Strasse,  l'église  luthérienne, 
la  petite  église  anglicane  de  la  rue  Berthold,  la  coquette  église 
gréco -russe,  des  villas  de  tout  genre. 

Deuxième  partie  :  l'allée  se  continue,  bordée  à  droite  de  splen- 
dides  parcs  et  de  quelques  monumentales  habitations  :  celles  de 
Thurr,  de  Menschikoff,  etc.,  bordée  à  gauche  d'un  immense  vert 
tapis,  qui  est  la  propriété  de  \ International  Lawtennis  Club^  et  où 
les  raquettes  et  les  maillets  font  des  prouesses. 

Troisième  partie  de  l'allée  :  à  droite,  une  grande  et  grasse 
prairie  qui  s'étend  jusqu'à  la  brasserie  Heck,  près  l'abbaye  de 
Lichthenthal,  aux  pieds  du  Cecilienberg,  mont  de  Cécile,  et  à 
gauche,  de  l'autre  côté  de  l'Oos,  toujours  des  habitations  modestes 
et  charmantes  s'élevant  au  milieu  de  massifs  fleuris  et  embaumés; 
chaque  maison  semble  un  paradis,  où  l'on  arrive  par  une  passerelle 
légère  et  gracieuse,  jetée  sur  le  pétulant  ruisseau. 

On  conçoit  que  j'allais  à  Baden  autant  pour  jouir  de  ce  spectacle 
que  pour  entendre  la  musique;  à  8  heures  moins  un  quart  pour- 
tant, j'étais  assis  sur  un  banc,  près  de  l'orchestre  militaire.  Ohî  le 
chef!  le  maître  de  chapelle  de  ces  musiciens  soldats,  quel  type! 


PORTRAITS    ALLEMANDS  301 

Figurez-vous  un  homme  gros,  ventripotent,  qui  fait  crever  sa 
tunique;  il  a  des  épaulières  comme  tous  les  musiciens  militaires  et 
des  franges  d'or  qui  pendillent  à  l'extrémité;  toute  une  ferblanterie 
décorative  couvre  sa  poitrine.  Ce  sont  des  croix,  des  médailles;  on 
voit  qu'il  a  été  à  Sadowa,  à  Sedan,  à  Paris.  Il  a  un  geste  fréquent, 
il  tourmente  ses  longs  favoris,  qui  lui  donnent  un  faux  air  de  res- 
semblance avec  son  souverain,  l'empereur  Guillaume;  il  gourmande 
ses  hommes,  il  les  fait  aller  sur  un 'geste  de  la  main,  il  se  tourne  et 
se  retourne  sur  sa  chaise  pour  voir  s'il  a  produit  son  petit  effet  sur 
les  masses,  sur  le  pauvre  vulgaire,  comme  moi,  qui  le  regarde  de 
tous  mes  yeux,  l'étudié,  et  au  fond,  me  moque  de  lui  très  sincè- 
rement. 

Pendant  que  ses  cuivres  font  rage  et  nous  servent  toute  sorte 
de  choses,  du  Wagner,  Lohenrjrin  ou  Tannhause7\  des  valses  de 
Strauss,  etc.,  les  élégants  et  les  élégantes  se  promènent  ou  sont 
assis  sur  un  triple  rang  de  chaises  devant  la  Conversation.  Où  est 
le  temps,  le  beau  temps,  où  quinze  mille  Français  venaient  tous  les 
soirs  dans  la  Spiehimmer ,  le  salon  des  jeux,  apporter  leur  or, 
leur  bon  or  de  France,  et  dépenser  joyeusement  leur  gain  en  noces 
et  festins,  en  parties  et  en  promenades,  dont  on  se  souviendra  long- 
temps dans  les  hôtels  de  Bade  et  des  environs?  Maintenant,  depuis 
le  31  octobre  1872,  plus  de  tapis  vert  et  plus  de  Français  depuis  la 
guerre.  C'est  la  guerre  qui  a  tué  le  jeu.  Il  y  a  bien  toujours  quelque 
quarante  mille  touristes  qui  viennent  ici  respirer  et  chercher  la 
santé.  On  y  vient  surtout  en  famille.  «  Les  étrangers  donnent 
moins,  me  disait  mon  hôte,  mais  donnent  plus  régulièrement.  » 

Je  reviens  le  soir  à  dix  heures  par  l'allée  de  Lichtenthal  sans  faire 
aucune  mauvaise  rencontre,  sans  rencontrer  même  personne.  C'est 
une  chose  digne  de  remarque  que  les  voleurs  sont  à  peu  près 
inconnus  dans  ce  fortuné  pays,  bien  que  les  étrangers  ne  manquent 
pas,  au  contraire,  et  que  la  plupart  d'entre  eux  ne  sortent  guère 
dans  la  campagne  à  pieds,  sans  avoir  sur  eux  d'assez  fortes  sommes 
souvent.  On  n'entend  jamais  dire  qu'ils  aient  été  rançonnés  par  les 
gens  du  pays.  Ceux-ci,  du  reste,  braves  gens,  dont  les  étrangers 
font  un  peu  la  fortune  et  avec  lesquels  ils  sont  habitués  à  vivre, 
n'ont  point  de  désirs  illicites;  ils  gagnent  beaucoup,  paraît-il, 
dépensent  en  proportion  et  travaillent  de  nouveau  pour  gagner  et 
dépenser.  Tout  le  monde,  naturellement,  s'en  trouve  bien  ;  et  voilà 
un  pays  à  peu  près  heureux,  si  le  bonheur  peut  se  trouver  sur  terre, 

l*""  NOVEMBRE    (NO    8y).    4«  SÉRIE.  T.    XXIV.  20 


302  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Vendredi  5.  —  Promenades  sur  le  Cécilienberg,  la  montagne  qui 
domine  les  deux  vallées  de  Lichtenthal  et  de  Geroldsau.  Le  grand 
duc  est  décidément  un  homme  intelligent.  J'ai  vu  son  portrait  et 
celui  de  la  famille  grand-ducale  dans  la  salle  à  manger  de  l'hôtel; 
d'abord,  il  est  beau  et  ses  enfants  sont  beaux;  ensuite,  il  a  eu  le 
talent  de  nous  vaincre,  ce  qui  n'est  pas  peu;  —  nous  lui  revaudrons 
cela  quelque  jour,  je  pense  ;  mais  passons  ;  —  ensuite,  il  a  eu  le  talent 
de  se  marier  à  la  fille  de  l'empereur,  rien  que  cela!  puis  il  a  marié 
ses  enfants  :  l'une  avec  le  prince  héréditaire  de  Suède,  l'autre  est 
entrée  dans  la  famille  de  Nassau,  la  plus  riche  famille  princière 
d'Allemagne  après  les  La  Tour  et  Taxis  de  Ratisbonne.  Mais  là  où 
j'admire  l'intelligence  du  grand  duc  de  Bade,  c'est  en  pleine  cam- 
pagne, dans  les  bois;  partout  où  il  se  trouve  un  point  de  vue,  il  se 
trouve  un  banc  très  commode  pour  s'asseoir,  s'appuyer  et  contem- 
pler à  l'aise;  partout  où  il  y  a  une  bifurcation  de  routes,  il  y  a  un 
écriteau  et  un  poteau  indicateur  pour  vous  renseigner  sur  le  chemin 
à  prendre.  Certes,  je  lui  décerne  un  bon  point  à  lui  et  à  ses  gardes 
forestiers.  C'est  ainsi  que,  perdu  dans  les  allées  du  bois  de  Céci- 
lienberg, je  n'ai  pas  été  longtemps  sans  trouver  l'indication  :  «  Zur 
miiehte  Geroldsau,  35  minutes  —  pour  aller  au  moulin  de  Geroldsau, 
35  minutes  »  ;  et  un  peu  plus  loin,  même  renseignement  avec 
5  minutes  en  moins;  on  n'est  pas  plus  exact...  L'exactitude  est  la 
poUiesse  des  rois;  quel  malheur  que  ces  rois  parfois  brûlent  et 
prennent  Strasbourg  !!!... 

Lucien  Vigneron. 

{A  suivre.) 


LES    LUTTJES    INTIMES 


LE  REiNEGAl 


^(1) 


VII 

HISTOIRE  d'UN£  CHUTE 

Bonchamps  et  le  P.  Dominique  marchèrent  rapidement  jusqu'à 
la  rue  Notre-Dame  des  Champs.  L'écrivain  introduisit  le  prêtre 
dans  son  cahinet  de  travail. 

—  Je  ne  sais  quelle  fatalité  me  force  à  me  confier  à  vous.  Votre 
présence  m'arrache  les  paroles  de  la  bouche.  Pourquoi  faut-il  que 
ce  soit  à  vous,  plutôt  qu'à  un  autre,  que  mes  aveux  doivent  arriver? 

—  Parlez!  Parlez!  C'est  la  voix  de  Dieu  qui  vous  y  pousse. 
Écoutez-la.  Je  pensais  bien  que  le  souvenir  de  quelque  faute  vous 
tourmentait  au  dedans.  Vous  affectiez  trop  d'être  heureux. 

—  Heureux!  Moi!  Avec  le  secret  que  je  porte!  J'en  mourrai! 

—  Eh  bien!  Confiez-le  moi  ce  secret  pesant.  Avouez-le.  Dieu  vous 
donnera  ensuite  le  repentir.  D'ailleurs,  vous  éprouvez  déjà  la  honte 
et  le  regret  de  vos  fautes,  puisque  vous  êtes  poussé  à  les  raconter  à 
un  prêtre.  Il  n'y  a  pas  de  faute  impardonnable. 

—  Oh!  La  mienne  !... 

—  La  vôtre  pas  plus  que  celle  d'un  autre  homme.  La  bonté  de 
Dieu  est  infinie.  Si  grande  que  soit  votre  faute,  infiniment  plus 
grande  est  sa  clémence.  Votre  secret  sera  moins  lourd  à  porter 
quand  nous  serons  deux  sous  ce  fardeau.  Vous  savez  qu'un  prêtre  ne 
révèle  jamais  un  aveu.  Il  le  voudrait  qu'il  ne  !e  pourrait  pas. 

(1)  Voir  la  Revue  du  1"  octobre  1890. 


304  REVUE    DU    MO?JDE    CATHOLIQUE 

Maintenant  il  nij  a  plus  en  ?noi  un  homme,  il  ny  a  plus  que  le 
ministre  de  Dieu,  prêt  à  vous  absoudre  si  vous  vous  repentez. 

—  Mon  crime  ne  peut  pas  s'avouer. 

—  A  un  missionnaire!  Et  à  un  missionnaire  d'Annamites!  Que 
pouvez-vous  avoir  dans  votre  existence  que  je  n'aie  déjà  entendu? 
Et  puis,  qu'importe  ma  personnalité!  C'est  à  Dieu  que  vous  parlez 
par  mon  oreille,  et  Dieu  connaît  vos  fautes  mieux  que  vous. 

—  Je  ne  parlerai  pas.  A  vous  moins  qu'cà  lout  autre  je  puis  faire 
cet  aveu. 

—  Ne  vous  arrêtez  pas  en  chemin.  J'ai  connu  les  abattements  du 
missionnaire  isolé,  les  heures  de  doute  et  d'incrédulité,  le  désespoir 
se  glissant  irrésistiblement  dans  toutes  mes  pensées.  Homo  sum  et 
nihil  hiimani  a  me  alienumputo.  «  Je  suis  homme  et  rien  de  ce  qui 
est  humain  ne  m'est  étranger.  »  Dieu  avait  ses  desseins  en  permet- 
tant que  nous  fussions  mis  en  présence,  en  m'inspirant  la  pensée  de 
vous  emmener  malgré  vos  résistances  à  cette  Ordination,  car  vous 
ne  vouliez  pas  tout  d'abord,  et  Dieu  s'est  servi  de  votre  femme  pour 
triompher  de  vos  hésitations.  Vous  voyez  bien  que  Dieu  veut  cet 
entretien.  Allons!  du  courage! 

—  Si  j'avais  tué  un  homme? 

—  Seriez-vous  le  premier  qui  aurait  commis  pareil  crime  et  en 
aurait  reçu  le  pardon? 

—  Si  j'avais  volé? 

—  Jésus- Christ  pardonna  au  larron.  Je  sens  que  votre  faute  ne 
doit  pas  être  de  cette  nature.  Vous  obéissez  peut-être  à  quelque 
haine  héréditaire,  à  quelque  promesse  de  vengeance?  Mais  non,  ce 
n'est  pas  cela.  Vous  n'êtes  pas  d'un  tempérament  assez  énergique 
pour  éprouver  ce  sentiment  violent. 

—  Il  est  vrai,  ma  faute  est  d'une  autre  nature.  Si  j'avais,  par 
exemple,  trahi  ma  patrie,  méconnu  une  obéissance  jurée  solennel- 
lement, abusé  d'un  dépôt  confié,  d'une  mission,  causé  un  scandale 
énorme  ? 

—  Le  Sauveur  pardonna  à  saint  Pierre. 

—  Si,  tout  en  paraissant  mener  une  existence  régulière,  je  vivais 
dans  une  situation  fausse  et  criminelle? 

—  L'Église  compte  au  nombre  de  ses  saints  sainte  Madeleine  et 
saint  Augustin. 

—  Si  ma  faute,  ou  plutôt  mes  fautes  avaient  entraîné  des  consé- 
quences irréparables? 


LE   RENÉGAT  305 

—  Il  est  dit  :  «  Paix  aux  hommes  de  bonne  volonté!   » 

—  La  miséricorde  de  Dieu  a  donc  réponse  à  toutes  les  fautes? 

—  A  toutes,  sans  exception. 

—  Et  si  Dieu  me  pardonne,  l'homme  de  Dieu  doit-il  aussi  me 
pardonner? 

—  II  le  doit. 

—  Quelle  que  soit  sa  douleur? 

—  Quelle  que  soit,  sa  douleur. 

—  Eh  bien!  Pardonnez-moi,  Père  Dominique,  car  je  vous  ai  gra- 
vement offensé. 

—  Moi!  Que  voulez-vous  dire? 

—  Que  l'homme  qui  est  devant  vous,  Gustave  Bonchamps,  ou 
plutôt  Gustave...  Mais  qu'importe  un  nom  pour  un  autre  à  qui  a 
trahi  sa  patrie  :  l'Eglise,  trahi  ses  serments,  abusé  d'un  dépôt  confié, 
méconnu  sa  mission,  causé  un  scandale  énorme  et  vit  dans  une 
position  fausse,  et  qui  vous  offense  si  grièvement,  que,  si  vous  ne 
portiez  pas  la  soutane  du  prêtre,  vous  auriez,  de  par  les  lois  du 
monde,  le  droit  de  le  tuer,  non  pas  d'un  coup  d'épée  dans  un  duel, 
mais  d'un  coup  de  revolver,  comme  un  malfaiteur  nocturne  !  Car  je 
suis  un...  Ce  mot!  Ce  mot!  Je  ne  peux  pas  le  dire.  Il  me  brûle  les 
lèvres.  Ecoutez  mon  histoire.  Mieux  vaut  que  ma  confidence  soit 
entière. 

Je  naquis  à  Lacroix-sur-Meuse,  en  Lorraine.  Fils  d'un  père  et 
d'une  mère  déjà  âgés,  j'étais  d'une  complexion  délicate  et  trop  tran- 
quille pour  mon  âge.  Doux,  rêveur,  craignant  les  batailles  où 
j'aurais  subi  tous  les  coups  sans  pouvoir  les  rendre,  je  reçus  de  mes 
camarades  le  surnom  de  la  Demoiselle.  Dès  mon  enfance,  je  sentis 
se  développer  en  moi  un  goût  artistique  qui  me  portait  à  la  recher- 
che constante  et  inquiète  du  mieux.  Je  rêvais  surtout  un  idéal  vague 
de  dévouement,  et  je  pleurais  quand  un  vieux  prêtre  qui  s'était  retiré 
à  Lacroix,  son  pays  natal,  pour  y  finir  ses  jours,  me  parlait  de  la 
misère  morale  des  pauvres  de  Paris.  A  cette  époque,  je  croyais  que 
Paris  était  un  réceptacle  de  coquins.  Je  sais  maintenant  que  c'est, 
par  excellence,  la  ville  des  contrastes,  la  ville  de  la  charité,  des 
opinions  extrêmes,  et  que,  si  l'on  y  trouve  beaucoup  de  corruption, 
elle  y  est  du  moins  plus  intelligente  qu'ailleurs  et  atténuée  par  de 
grandes  qualités.  C'est  de  cet  amour  à  distance,  amour  idéal  et  non 
pratique,  pour  les  pauvres  de  Paris,  que  naquit  ma  vocation  ecclé- 
siastique. 


306  BEVUE   DU    MOKDE   CATHOLIQUE 

J'appris  un  peu  de  latin  à  Lacroix,  et,  après  ma  première  commu- 
nion, j'entrai  dans  un  collège  de  Verdun.  J'y  fus  un  bûcheur. 
Exalté,  sentimental,  je  m'enthousiasmais  facilement  pour  les  carac- 
tères d'un  idc^alisme  absolu,  martyrs,  héros,  utopistes,  amis  de 
l'impossible.  Je  me  rends  compte  maintenant  que,  dès  ce  moment, 
ma  volonté  était  insuffisante,  que  je  n'avais  pas  assez  d'initiative, 
que  mon  obéissance  provenait  plus  de  l'impossibilité  oii  je  me  trou- 
vais de  résister  à  la  volonté  de  mes  professeurs,  que  de  mon  libre 
consentement.  Si,  à  ce  moment,  j'avais  eu  le  bonheur  qu'un  mal- 
heur précoce,  en  me  jetant  aux  prises  avec  les  difficultés  de  l'exis- 
tence, m'eût  obligé  à  exercer  ma  volonté,  je  n'aurais  pas  souffert 
toute  ma  vie  du  manque  d'équilibre  entre  mon  esprit  exalté  et  mon 
caractère  trop  faible,  et  je  n'aurais  pas  à  vous  confier  aujourd'hui 
l'aveu  de  la  plus  grande  faute  qui  se  puisse  commettre.  Je  me 
souviens  d'une  circonstance  dans  laquelle  se  manifestait  cette 
faiblesse  de  volonté.  Pendant  les  vacances  annuelles  du  collège,  je 
me  trouvais,  à  Lacroix,  en  relations  avec  un  certain  oncle  Casimir, 
vieux  voltairien,  dont  moi,  prêtre  en  herbe,  j'approuvais  les  railleries 
contre  la  religion.  Dès  cette  époque,  mon  attention,  en  causant 
avec  quelqu'un,  s'appliquait  à  deviner  ses  pensées  et  à  les  lui 
servir  anticipées.  Malgré  ce  défaut,  comme  j'étais  bien  dirigé,  je  fus 
un  sage  écolier  et  un  pieux  séminariste.  Je  résistai  avec  succès  aux 
assauts  des  passions  de  la  vingtième  année,  mais  je  devins  orgueil- 
leux. Je  n'y  pris  pas  garde  et  je  me  dis  qu'une  fois  arrivé  en  mission, 
je  serais  si  occupé  que  je  n'aurais  guère  le  temps  de  me  complaire 
dans  l'admiration  de  moi-même. 

—  Un  homme  qui  connaissait  le  cœur  humain,  dit  le  P.  Domi- 
nique, a  écrit  :  «  Si  la  vanité  ne  renverse  pas  entièrement  les  vertus, 
du  moins  elle  les  ébranle  toutes.  » 

—  Cette  observation  se  vérifia  pour  moi,  répondit  Bonchamps.  Je 
fus  ordonné  prêtre  dans  l'église  Saint-Sulpice.  En  m'y  retrouvant  ce 
matin,  à  tant  d'années  de  distance,  et  si  différent  de  ce  que  j'y  étais 
entré  autrefois,  aux  matins  de  mes  ordinations,  je  fus  brisé  par 
l'émotion.  Quand  Tévêque  fit  l'onction  sur  les  mains  des  nouveaux 
prêtres,  je  sentis  que  mes  mains  me  brûlaient. 

Quelque  instruction  qu'au  séminaire  j'eusse  reçue  des  mœurs 
des  Annamites,  quelque  exacts  qu'eussent  été  les  renseignements 
fournis  par  les  vieux  missionnaires,  je  me  trouvai  tout  étonné  à  mon 
arrivée.  Je  m'étais  imaginé  qu'on  m'exagérait  à  plaisir  les  diffi- 


LE  RENÉGAT  307 

cultes  afin  que  mon  esprit  prévenu  ne  se  trouvât  pas  découragé  dès 
les  premiers  temps  de  mon  séjour.  Je  m'aperçus  bien  vite  que  tout 
ce  qu'on  m'avait  dit  était  vrai.  Au  milieu  des  Annamites  paresseux, 
sales,  stupides,  efféminés,  indifférents  à  leur  religion,  au  gouverne- 
ment qui  les  exploite,  prêts  à  subir  le  joug  du  premier  venu,  plats, 
perfides,  dénués  de  toute  idée  élevée,  incapables  de  comprendre  un 
sentiment  délicat,  bornant  leurs  désirs  à  remplir  leur  ventre  de  riz, 
adonnés  au  bétel  et  à  l'opium,  je  regrettai  la  patrie  qui  seule  donne  à 
l'àme  et  au  corps  toute  leur  nourriture,  et  je  sentis  que  je  ne  possé- 
dais pas  l'énergie  nécessaire  pour  êire  un  missionnaire.  J'aurais  dû. 
écrire  immédiatement  à  mes  supérieurs,  leur  exposer  ma  faiblesse, 
les  prier  de  me  rappeler  en  France,  où  j'aurais  pu  encore  être  utile. 
La  vanité  m'empêcha  d'accomplir  cette  démarche.  Je  vivais  à  l'écart 
de  mes  confrères,  cachant  mes  pensées.  Si  j'avais  eu  l'humilité  de 
les  avouer,  je  serais  peut-être  encore  un  excellent  prêtre.  Votre 
humilité,  c'est  la  vertu  qui  vous  rend  différent  de  moi,  et  qui  fait  de 
vous  un  saint  prêtre. 

—  Savons-nous  jamais,  dit  le  P.  Dominique,  si  nous  sommes 
dignes  d'amour  ou  de  haine?  L'humihté  est  un  don  de  Dieu,  et  nous 
devons  bien  prendre  garde  à  ne  pas  tirer  vanité  d'une  façon  d'être 
qui  nous  vient  plus  de  la  bonté  divine  que  de  notre  propre  vertu. 

—  Peu  à  peu,  reprit  Bonchamps,  dans  l'isolement  où  je  me  pla- 
çais, mes  pensées  se  modifièrent,  glissèrent  par  une  pente  insensible 
à  l'indifférence  et  au  scepticisme.  Je  me  liai  d'amitié,  plus  qu'il  ne 
convenait  pour  un  missionnaire,  avec  un  lettré  païen  dont  toutes  les 
conversations  aboutissaient  à  ce  raisonnement  :  «  Vous  êtes  venu 
ici,  me  disait-il,  pour  propager  votre  religion  et  aussi  les  idées  fon- 
damentales de  votre  civilisation,  qui  découlent  naturellement  de  vos 
croyances.  Je  reconnais  que  beaucoup  de  vos  idées  seraient  bonnes 
à  appliquer  au  peuple  annamite  et  à  l'attacher  à  ses  gouvernants.  » 

J'ai  toujours  soupçonné  ce  lettré  qui  était  préfet  d'une  pro- 
vince, de  rêver  de  se  créer  un  petit  royaume  indépendant. 

«  Seulement,  continuait-il,  il  est  impossible,  ou  du  moins  extrême- 
ment difficile,  de  faire  adopter  toutes  vos  idées  aux  Annamites  dans 
l'état  actuel  de  leurs  mœurs.  Faites  des  concessions  à  nos  coutumes. 
Quittez  la  pratique  publique  de  votre  religion,  tout  en  conservant 
ses  principes  au  fond  de  votre  cœur.  Devenez  mon  conseiller  et  aidez- 
moi  dans  le  gouvernement  de  ma  province.  Ainsi,  vous  ferez  du  bien 
avec  beaucoup  plus  de  facilité  qu'en  restant  ouvertement  chrétien.  « 


508  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

—  Quels  misérables  raisonnements!  fit  le  P.  Dominique.  C'est 
toujours  la  fable  du  traité  intervenu  entre  les  brebis  et  les  loups  de 
notre  bon  La  Fontaine. 

—  Oui,  mais  il  n'y  avait  personne  là  pour  m'en  faire  souvenir.  Et 
j'étais  découragé,  et  j'étais  malade.  Ah!  Le  martyre  en  pleine  Rome, 
devant  cent  mille  spectateurs  qui  vous  maudissaient,  mais  qui 
appréciaient  votre  courage,  qui  malgré  eux  frémissaient  d'admira- 
tion; le  martyre,  sous  le  chaud  soleil,  se  présentant  comme  la  lutte 
glorieuse  d'un  seul  homme  contre  tout  un  peuple;  le  martyre  rapide 
et  violent  sous  la  griffe  d'un  lion  ou  la  hache  d'un  licteur,  quel  beau 
rêve!  C^était,  drapé  d'un  pourpre  sanglante,  le  portique  ouvert  sur 
les  cieux  entrevus,  où  déjà  se  tressaient  les  palmes  de  la  gloire.  On 
expirait,  les  yeux  au  firmament,  l'âme  remplie  de  la  vision  bienheu- 
reuse. 

—  Poète!  fit  le  P.  Dominique. 

—  Oui,  poète!  trop  poète!  car,  lorsque  je  comparai  mon  rêve 
désiré  avec  la  réalité  présente,  quand  je  fus  emprisonné,  j'eus  peur, 
je  faiblis.  Après  la  lente  obsession  de  ce  rusé  lettré  me  représentant 
à  moi-même  comme  un  conducteur  de  peuple,  chargé  d'amener  des 
milliers  d'hommes  au  Christianisme  par  des  voies  lentes  et  détour- 
nées, je  trouvai  la  persécution  vile,  bête  et  sale  :  la  vermine,  l'infec- 
tion, la  dysenterie  dans  des  paillottes  humides,  la  faim,  la  pluie,  le 
temps  triste,  et,  autour  de  vous,  l'indifférence  de  brutes  habituées  à 
voir  mourir  et  qui  meurent,  comme  des  animaux,  sans  lutte,  sans 
dignité,  presque  sans  regrets,  car  ils  n'aiment  personne.  C'est  dans 
les  longues  heures  d'oisiveté,  de  position  douloureuse,  que  le  patient 
a  besoin  d'énergie.  D'ailleurs,  vous  le  savez,  puisque  vous  êtes  resté 
dix-sept  jours  courbé  dans  un  cachot  trop  bas. 

—  Dieu  le  voulait,  répondit  simplement  le  P.  Dominique. 

—  J'avais  perdu  ma  foi,  ou  plutôt  l'énergie  de  ma  foi,  et  j'avais 
cessé  depuis  longtemps  d'être  chrétien  au  dedans,  tout  en  restant 
prêtre  au  dehors.  Si  j'avais  eu  à  lutter  contre  de  violents  suppUces, 
j'eusse  sans  doute  mérité  le  martyre.  Il  n'en  fut  pas  ainsi.  Je  n'eus 
pas  l'énergie  d'apostasier  ouvertement.  Je  ne  marchai  pas  sur  la 
croix.  Je  promis  de  ne  pas  me  montrer  chrétien  extérieurement.  Le 
préfet  de  la  justice,  grâce  à  l'influence  de  mon  ami,  le  préfet  poli- 
tique, se  contenta  de  cette  déclaration  qui  était  une  lâcheté  dans 
une  lâcheté.  C'est  bien  ainsi  que  les  autres  missionnaires  appréciè- 
rent la  conduite_de  l'apostat  Leloup. 


LE    RENÉGAT  309 

—  C'est  VOUS  le  P.  Gustave  Leloup! 

—  C'est  moi!  Vous  en  avez  entendu  parler,  n'est-ce  pas? 

—  Oui. 

—  Mon  malheur,  c'est  de  me  juger  sévèrement  et  de  ne  pas  avoir 
le  courage  d'obéir  à  ma  conviction.  Ma  pensée,  une  fois  le  premier 
effarement  de  mon  crime  passé,  se  reporta  vers  ma  mère.  Pour  moi, 
prêtre,  auquel  toute  autre  affection  humaine  était  défendue,  l'amour 
de  ma  mère  avait  accaparé  toutes  les  forces  de  mon  cœur.  0 
maman!  Qu'allait-elle  penser  de  moi?  Je  n'ai  jamais  osé  lui  écrire 
la  vérité.  Je  l'ai  laissée  volontairement  dans  l'ignorance  de  ma  con- 
duite. Maintenant  encore  qu'elle  reçoit  de  mon  notaire  une  pension 
que  je  lui  fais  servir,  et  qu'elle  croit  prise  sur  les  bénéfices  de  la 
publication  en  volume  de  mes  lettres  de  missionnaire,  elle  s'imagine 
que  je  dis  encore  la  messe  là-bas,  à  l'autre  bout  de  la  terre,  parmi 
mes  Annamites.  Chaque  année,  je  me  rends  en  Lorraine,  je  fais  un 
grand  détour  pour  arriver  à  Lacroix  par  l'ancienne  route  de  Seuzey, 
je  me  cache  derrière  une  haie  et  j'attends  que  ma  mère  passe.  Je  la 
vois  et  je  reviens  à  Paris. 

Après  mon  apostasie,  je  n'avais  plus  d'amis,  les  chrétiens  se 
détournaient  de  mon  passage,  et  les  païens  m'admettaient  difficile- 
ment dans  leur  société.  Je  n'avais  plus  de  passé,  je  me  trouvais  en 
face  d'un  avenir  inconnu,  devant  des  besoins  matériels  à  satisfaire. 
Je  devins  quelque  chose  comme  le  secrétaire  de  mon  ami,  le  préfet 
pohtique  de  la  province.  Bientôt,  je  fus  dégoûté  des  injustices,  des 
exactions  que  je  voyais.  Je  sentais  autour  de  moi  du  mépris  et  de  la 
défiance.  Je  reconnus  l'impossibilité  de  vivre  au  milieu  d'hommes  si 
dissemblables  de  moi  par  leurs  idées,  leurs  goûts,  leur  passé,  leur 
avenir,  et  je  désirai  rentrer  en  France.  Le  faire  sous  mon  nom,  c'était 
m'exposer  à  tous  les  mépris.  Une  circonstance  favorable  s'offrit  alors 
à  moi  de  changer  de  personnaUté.  Un  explorateur  français,  Gustave 
Bonchamps,  après  avoir  traversé  la  province  chinoise  du  Yunnam, 
était  entré  au  Tonkin  par  la  route  de  Langson,  où  il  se  trouvait  en  ce 
moment  malade.  Il  y  mourut  de  la  fièvre.  Je  parvins  à  me  procurer 
ses  papiers.  Il  était  du  même  âge  que  moi,  ne  possédait  plus  aucun 
parent  en  France  qu'il  avait  quittée  depuis  une  dizaine  d'années. 
J'entrai  dans  son  personnage,  j'achevai  son  voyage  et  revins  à  Paris. 
Geneviève  vous  a  raconté  comment  elle  m'avait  épousé.  Comprenez- 
vous  maintenant  d'où  vient  mon  désespoir?  Je  suis  un  défroqué.  Ma 
femme  que  j'aime,  croit  être  la  femme  légitime  de  Gustave  Bon- 


310  REVUE   DU    MOKDE    CATHOLIQUE 

champs.  Je  l'ai  trompée,  puisque  je  ne  m'appelle  pas  Bonchamps,  et 
puisque  je  suis  prêtre,  prêtre  pour  l'éternité,  et  que  j'ai  fait  serment 
d'être  chaste,  et  que  mon  mariage  est  nul,  et  que  ma  femme  n'a  pas 
le  droit  de  porter  mon  nom,  ni  ma  fille  non  plus.  Ah  !  Dites-moi, 
est-ce  que  les  Pierre,  les  Madeleine,  les  Augustin,  que  vous  me  citiez 
tout  à  l'heure,  avaient  commis  un  crime  comparable  au  mien,  et 
peut-il  y  avoir  un  pardon  pour  moi,  l'apostat? 

—  La  bonté  de  Dieu  est  infinie. 

—  Peut-être?  Mais  celle  de  l'homme?...  Pourrez-vous  me  par- 
donner? 

—  Pourquoi  me  demandez-vous  cela? 

—  Si  vous  ne  me  pardonnez  pas,  Dieu  me  pardonnera-t-il? 

—  Ah  !  Je  vous  ai  dit  que  le  prêtre  vous  écoutait,  mais  non  pas 
l'homme.  Parlez  au  ministre  du  Dieu  de  miséricorde,  mais  ne 
réveillez  pas  en  mon  cœur  les  sentiments  humains. 

—  Quelle  réparation  croyez-vous  que  je  vous  doive,  et  que  je 
doive  à  Geneviève,  et  que  je  doive  à  Célestine?  Comment  voulez- 
vous  que  je  m'en  acquitte? 

—  Prions  Dieu  et  ne  me  tentez  pas. 

—  Vous  ne  me  répondez  pas?  Vous  voyez  bien  que  ma  faute  est 
sans  issue,  et  mon  crime  sans  pardon.  Défroqué,  réprouvé!  Et  je 
crois  à  Dieu,  je  crois  à  sa  vengeance,  je  crois  à  l'enfer.  Mais  com- 
ment Dieu  me  pardonnerait-il,  puisque  son  ministre  me  repousse? 

—  Non,  non,  je  ne  vous  repousse  pas.  Seulement,  l'homme  qui 
est  en  moi,  souffre.  Je  vous...  je  veux  vous  pardonner...  oui,  vous 
pardonner.  Mais  repentez-vous...  repentez-vous! 

—  Que  dois-je  faire  pour  cela?  Dois-je  quitter  ma  femme?  Je  lui 
ai  juré  aide  et  protection,  et  elle  ne  sait  pas  qui  je  suis.  Puis-je 
répondre  à  son  dévouement  par  la  révélation  de  mon  affreux  secret? 
Et  ma  fille?  Est-elle  responsable  de  ma  faute? 

—  Prions  Dieu,  car  seul  il  peut  dénouer  cette  situation.  Je  con- 
sulterai les  autorités  ecclésiastiques  sur  votre  cas  particulier  et  je 
vous  indiquerai  la  ligne  de  conduite  à  tenir. 

—  Non,  non!  Gardez  ce  secret  pour  vous  seul,  pour  vous  tout 
seul.  Si  on  allait  deviner  que  c'est  de  moi  qu'il  s'agit!  Vous  m'avez 
dit  qu'en  m'écoutant,  c'était  le  prêtre  seul  qui  m'entendait,  et  non 
l'homme.  C'est  un  secret  de  confession.  Il  vous  faut  mon  autorisation 
pour  en  parler.  Je  vous  défends  de  dire  un  seul  mot  de  mes  aveux  - 

—  Vous  ne  voulez  donc  pas  être  pardonné? 


LE    RENÉGAT  311 

Boncliamps  resta  quelques  minutes  silencieux,  puis,  brusque- 
ment : 

—  Non!  Non!  Je  ne  veux  pas!  Je  ne  peux  pas  ! 
Et  il  s'enfuit. 

Le  P.  Dominique  tomba  sur  une  chaise,  la  tête  dans  ses  mains. 

—  Oh  !  Ma  pauvre  Geneviève  ! 


DEUXIEME  PARTIE 

MARTYRE 
I 

MAMAN  ! 

Le  soir  de  cette  conversation  avec  le  P.  Dominique,  Bonchamps, 
bouleversé  par  ses  aveux  et  brisé  par  l'émotion,  ayant  peu  mangé 
et  sans  appétit,  se  coucha  à  neuf  heures. 

A  minuit,  Geneviève  dont  la  chambre  séparait  celle  de  son  mari 
de  celle  de  sa  fille,  se  réveilla  en  sursaut,  croyant  entendre  marcher 
dans  le  couloir  qui  desservait  les  trois  pièces.  Elle  écouta  inquiète 
et  perçut  un  très  léger  frottement  qui  s'arrêtait,  puis  reprenait  à  de 
courts  intervalles.  Elle  sauta  à  bas  de  son  lit,  ouvrit  la  porte  de  la 
chambre  de  son  mari  et  appela  :  «  Gustave  !  » 

Rien  ne  lui  répondit.  Elle  appela  de  nouveau  :  «  Gustave!  »  Et 
ne  recevant  pas  plus  de  réponse  que  la  première  fois,  elle  alluma 
une  bougie  et  s'approcha  du  lit.  Il  était  vide.  Les  draps  et  les  cou- 
vertures étaient  rejetés  en  désordre  vers  les  pieds,  l'oreiller  était 
froissé. 

Pleine  d'anxiété,  elle  parcourut  la  chambre  du  regard,  et  s'aperçut 
que  la  porte  donnant  sur  le  couloir  était  ouverte.  Elle  y  alla  et 
resta  stupéfaite  du  spectacle  qu'elle  vit. 

Gustave,  en  chemise,  le  visage  pâle,  les  yeux  grands  ouverts, 
fixes,  les  prunelles  sans  vie,  regardait  ses  mains.  Il  les  frotta  l'une 
contre  l'autre,  d'abord  lentement,  puis  plus  rapidement,  fit  le  geste 
de  les  essuyer  et  les  examina.  Il  laissa  échapper  sourdement  le  mot 
«  Encore!  »  et  recommença  à  faire  semblant  de  les  laver. 

Il  y  mit  plus  de  soin  que  la  fois  précédente,  les  frotta  plus 
longuement  et  plus  fort,  les  essuya  de  nouveau,  doigt  par  le  doigt, 


312  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

le  pouce  et  l'index  plus  que  les  autres.  Ensuite  il  les  regarda  et 
s'exclama  d'un  ton  où  perçaient  la  terreur  et  la  colère  :  a  Encore  f 
Encore!  » 

Alors  il  frotta  ses  mains  très  vite,  avec  des  mouvements  brus- 
ques, nerveux,  convulsifs.  Ses  bras  se  raidissaient,  sa  peau  faisait 
un  bruit  sec  et  continu  de  feuilles  sèches. 

De  temps  en  temps  il  s'arrêlait,  portait  ses  mains  près  de  son 
visage,  en  examinait  l'intérieur,  et  toujours  le  pouce  et  l'index  avec 
plus  d'attention. 

Son  visage,  de  pâle,  devenait  blafard,  se  couvrait  de  plaques  ver- 
dàtres.  11  parlait  avec  des  intonations  rauques,  la  langue  embarrassée. 

Geneviève  s'approcha  et  distingua  ces  mots  : 

((  Oh  !  cette  huile,  elle  ne  veut  pas  s'effacer.  J'ai  beau  frotter. 
Toujours  elle  marquera  mes  mains...  Toujours!...  » 

Il  répéta  plusieurs  fois  :  «Toujours!...  »/  puis  il  s'apaisa.  Ses  mou- 
vements devinrent  moins  rapides,  s'alanguirent,  puis  cessèrent  tout  à 
fait.  Il  parla  de  moins  en  moins  distinctement,  plus  rarement,  puis 
se  tut;  son  teint  quittant  les  teintes  cadavéreuses  redevint  d'un 
blanc  uniforme. 

Il  s'avança  d'un  pas  mécanique,  passa  auprès  de  Geneviève  sans 
la  voir,  rentra  dans  sa  chambre  dont  il  ferma  la  porte  et  se  recoucha. 

Geneviève  ne  dormit  pas  de  la  nuit,  se  demandant  ce  que  pouvait 
révéler  cette  scène  de  somnambulisme,  quel  secret  tourmentait  son 
mari,  quelle  huile  marquait  ses  mains  ineflaçablement?  Il  lui  vint  à 
l'esprit  les  explications  les  plus  étranges.  Elle  s'arrêta  à  celle-ci  qui 
lui  parut  le  plus  plausible. 

Gustave,  tourmenté  par  son  imagination,  venait  de  lui  donner 
involontairement  la  représentation  d'une  scène  qu'il  lui  offrirait  plus 
tard  à  lire  dans  un  de  ses  ouvrages. 

Le  lendemain  elle  ne  parla  pas  à  son  mari  des  événements  de  la 
nuit  dont  lui-même  ne  s'était  pas  aperçu,  mais  elle  en  garda  une 
vague  inquiétude  et  l'attente  de  quelque  malheur. 

Les  Bonchamps  devaient  aller  passer  l'été  en  Anjou.  Gustave, 
embarrassé  de  se  retrouver  en  présence  du  missionnaire,  prétexta  le 
besoin  de  surveiller  lui-même  les  apprêts  à  faire  dans  la  maison 
qu'ils  allaient  habiter  au  bord  de  la  Loire,  et  partit  un  soir  en  annon- 
çant qu'il  allait  prendre  le  train  pour  Angers.  La  voiture  avait 
à  peine  tourné  l'angle  de  la  rue,  qu'il  appela  le  cocher. 


LE   RENÉGAT  313 

—  Ce  n'est  pas  à  la  gare  Saint-Lazare  que  vous  allez  me  conduire, 
mais  à  la  gare  de  l'Est.  Dépêchez-vous! 

Le  cocher  grommela  pour  prouver  qu'il  avait  entendu  et  pensa  ; 

—  C'est  sans  doute  un  banqueroutier  qui  file  en  Allemagne. 

—  Hue  cocotte  !  Ces  gens-là  n'aiment  pas  les  tortues. 

A  la  gare  de  l'Est,  Bonchamps  prit  un  billet  pour  Bannoncourt, 
dans  la  Meuse,  d'où  il  devait  gagner  Lacroix.  Il  allait  voir  sa  mère. 
C'avait  toujours  été  là  son  refuge,  sa  consolation  dans  ses  grandes 
afflictions,  et,  chaque  fois,  il  était  revenu  de  Lorraine  plus  fort  pour 
lutter  contre  le  désespoir. 

Tout  le  long  du  trajet,  l'attente  de  la  vue  du  vieux  visage  aimé, 
qui  lui  rappelait  les  joies  pures  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse,  le 
remplit  d'allégresse.  Tout  en  sommeillant,  il  se  rappelait  vingt 
anecdotes  du  passé,  et  quand,  au  petit  jour,  le  train  traversa  la 
percée  des  Argonnes,  au-delà  desquelles  commence  la  vallée  de  la 
Meuse,  le  cœur  lui  battit  délicieusement.  Il  aimait  ces  grands  bois 
pleins  de  sources,  et  ces  collines  maigres  et  ces  vallées  herbues, 
parce  qu'il  y  avait  été  heureux.  Ce  sont  les  souvenirs  que  nous 
y  retrouvons,  qui  nous  rendent  les  sites  agréables,  bien  plus  que 
leur  beauté  elle-même.  Comme  les  Grecs  et  les  Romains  peuplaient 
leurs  bois  et  leurs  sources  de  dryades  et  de  nymphes,  ainsi  nous, 
nous  les  peuplons  de  nos  pensées  et  des  parcelles  de  nos  fragiles 
bonheurs. 

A  Bannoncourt,  Bonchamps  descendit  du  train  et,  d'un  pas  vif, 
suivit  la  route  qui,  au  milieu  de  grandes  prairies,  traverse  la  Meuse 
et  rejoint  Lacroix  au  bas  de  sa  colline.  Il  respirait  à  pleins  poumons 
le  vent  âpre  qui  soufflait  du  nord. 

Au  lieu  d'entrer  dans  Lacroix,  il  en  fit  le  tour  assez  loin  des  habi- 
tations et  gravit  la  colline  qui  monte  vers  Seuzey. 

Au  sommet,  il  s'arrêta  et  se  retourna.  Devant  lui,  le  village  déva- 
lait vers  la  prairie,  où  un  ruisseau  glissait  en  une  traînée  bleuâtre 
jusqu'aux  larges  nappes  étincelantes  de  la  Meuse. 

Devant  l'église  dont  il  distinguait  le  grand  cadran  blanc,  s'éten- 
dait une  place  triangulaire  où  jouaient  quelques  gamins  dont  les 
cris  montaient  en  notes  claires  jusqu'à  ses  oreilles.  Lui  aussi  y  avait 
joué  souvent,  il  y  avait  des  années  et  des  années,  avant  un  long 
temps  écoulé,  qui  ne  pouvait  plus  revenir,  hélas! 

A  sa  gauche,  au  bout  du  village,  dans  les  champs,  il  apercevait 
le  cimetière  où  dormaient  les  os  du  vieux  brave  homme  de  père 


314  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

Leloup  dont  la  main  s'était  montrée  rude  à  l'ouvrage  et  dont  le 
sourire  silencieux  était  bon. 

A  droite  et  sur  les  plus  lointaines  collines  en  face,  des  forêts  très 
sombres  bornaient  l'horizon.  Sur  les  sommets  plus  proches,  des 
terres  remuées  de  forrset  de  batteries  s'étendaient  en  chapelet,  com- 
mandant le  cours  de  la  Meuse  et  les  vallées  adjacentes. 

Ramenant  ses  regards  plus  près,  il  vit  la  maison  de  sa  mère,  qui, 
la  dernière  au  bout  de  la  rue  la  plus  haute,  dominait  de  son  faîte 
d'ardoise  tous  les  autres  toits  du  village,  il  avisa  à  une  vingtaine  de 
mètres  de  la  porte  une  haie  de  derrière  laquelle  il  pourrait  surveiller 
les  allées  et  venues  et  apercevoir  sa  mère,  puisqu'il  ne  pouvait  pas 
lui  parler. 

Il  se  dirigeait  vers  cette  cachette,  quand  il  entendit  un  pas  der- 
rière lui.  Il  se  retourna.  C'était  la  mère  Leloup.  Courbée,  ratatinée, 
vêtue  d'une  jupe  et  d'un  caraco  noirs,  elle  portait  un  pain  rond 
sous  le  bras  gauche  et  marchait  d'un  pas  encore  assez  vif,  la  main 
droite  sur  un  bâton  noueux. 

A  la  rencontre  de  cet  étranger,  d'un  monsieur^  elle  s'arrêta  et, 
redressant  son  visage  tout  raviné  par  une  foule  de  petites  rides 
sèches,  où  le  menton  saillait  et  où  les  lèvres  rentraient  faute  de 
dents,  elle  le  regarda  en  clignant  deux  ou  trois  fois  des  paupières, 
qui  étaient  toutes  tirées  et  qui  ne  laissaient  qu'entrevoir  les  pru- 
nelles. Sans  lâcher  son  bâton,  elle  étendit  sa  main  droite  comme  un 
petit  auvent  au-dessus  de  ses  yeux  et  examina  l'inconnu. 

Il  restait  là,  saisi.  Il  oublia  sa  prudente  réserve  et  se  jetant  les 
bras  ouverts  au  cou  de  la  vieille  : 

—  Maman! 

Elle  lâcha  son  bâton  et  son  pain,  tremblante.  Soudain,  elle  le 
reconnut  : 

—  Mon  fieul 

Elle  écarta  la  tête  pour  le  voir  à  la  portée  de  sa  vue.  Elle  l'exami- 
nait, le  tenant  à  deux  mains.  De  petites  larmes  brillaient  à  l'angle 
de  ses  yeux  ridés. 

—  Il  y  a  bien  des  années  que  vous  ne  m'avez  écrit,  mon  fils.  Je 
vous  croyais  mort. 

Il  comprit  la  sottise  qu'il  avait  commise  en  se  faisant  reconnaître, 
et  la  difficulté  de  répondre  aux  questions  de  sa  mère.  Il  lui  fallait 
mentir. 

Quand,  là-bas,  au  Tonkin,  son  courage  manqua  à  sa  raison,  il 


LE  REISÉGAT  315 

ne  se  douta  pas  que  le  mensonge  dont  il  se  rendait  coupable  vis-à- 
vis  de  lui-même,  en  soutenant  avec  mauvaise  foi  des  objections 
contre  le  Catholicisme,  que  ce  premier  mensonge  l'obligerait  à  toute 
une  vie  de  tromperie. 

—  J'ai  dû  me  cacher.  J'ai  été  emprisonné,  j'ai  failli  souffrir  le 
martyre.  Les  hommes  qui  portaient  mes  lettres  ont  été  arrêtés, 
quelques-uns  ont  été  massacrés. 

Elle  fut  prise  d'un  doute. 

—  Vous  êtes  habillé  comme  un  monsieur  et  non  comme  un  prêtre. 
Vous  ne  me  trompez  pas  au  moins?  Vous  êtes  bien  mon  fils,  Gustave 
Leloup  ? 

—  Je  suis  bien  votre  fils,  Gustave  Leloup. 

—  Vous  n'êtes  donc  plus  prêtre? 

—  Si,  je  suis  prêtre.  Vous  savez  bien,  ma  mère,  qu'une  fois 
prêtre,  on  l'est  pour  toujours. 

—  Pourquoi  donc  ne  portez- vous  pas  de  soutane? 

—  Parce  que  l'habit  civil  est  plus  commode  pour  voyager. 

—  Alors,  vous  allez  venir  avec  moi  chez  le  curé,  et  demain  vous 
direz  la  messe  pour  mon  défunt  mari. 

—  Je  suis  obligé  de  reprendre  le  train  pour  Paris  dans  une  heure. 
Je  n'ai  obtenu  de  mes  supérieurs  que  vingt-quatre  heures  pour 
venir  vous  embrasser. 

—  Et  que  ferez-vous,  revenu  à  Paris? 

—  Je  repartirai  aussitôt  pour  le  Tonkin,  en  mission. 

—  Oh  !  Mon  fils,  ne  soyez  pas  aussi  longtemps  qu'autrefois  sans 
m'envoyer  de  vos  nouvelles.  Moi  qui  n'ai  que  vous  comme  enfant,  si 
vous  saviez  combien  j'ai  pleuré  de  fois  en  me  demandant  ce  que 
vous  deveniez.  Songez  donc  que  j'ai  plus  de  quatre-vingts  ans,  et 
que  je  nai  comme  compagnie  que  la  tombe  de  mon  pauvre  Leloup. 
Comme  je  voudrais  vous  voir  en  habits  de  prêtre! 

Et  elle  ajouta  timidement  : 

—  Si  vous  vouliez.  Monsieur  l'abbé,  nous  irions  jusque  chez  le 
curé.  Il  vous  prêterait  sa  soutane,  vous  la  mettriez,  et  je  vous  ver- 
rais en  prêtre  comme  quand  vous  dites  la  messe. 

Gustave  était  au  supplice.  Il  prit  un  air  digne  : 

—  Ma  mère,  on  ne  joue  pas  avec  les  vêtements  sacerdotaux. 
La  vieille  femme  devint  tout  humble. 

—  C'est  vrai,  mon  fils,  vous  savez  mieux  que  moi  ce  qui  convient. 
Une  mère,  voyez-vous,  a  parfois  de  drôles  d'idées. 


316  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

Alors,  VOUS  êtes  toujours  bien  prêtre? 
Cette  insistance  martyrisait  Gustave. 

—  Comment  pouvez-vous  supposer?... 

Si  je  n'étais  plus  prêtre  j'aurais  tout  le  temps  que  je  voudrais 
pour  rester  auprès  de  vous,  tandis  qu'il  faut  déjà  que  je  m'en  aille. 

—  Pardonnez-moi  cette  idée,  mon  fils.  C'est  qu'on  dit  que,  dans 
les  pays  d'où  vous  revenez,  on  tue  les  prêtres,  et  qu'il  y  a,  paraît- il, 
des  lâches  qui  jettent  leur  soutane  aux  orties,  parce  qu'ils  ont  peur 
de  souffrir.  Je  remercie  le  bon  Dieu  que  vous  soyez  resté  un  bon 
prêtre,  et  mon  pauvre  mari  le  remercie  aussi  dans  sa  tombe. 

—  Adieu,  ma  mère. 

—  Vous  vous  en  allez  déjà! 

—  Oui.  Pensez  à  votre  pauvre  Gustave  qui  a  déjà  bien  souffert 
et  qui  va  retourner  souffrir  encore. 

—  Quand  c'est  pour  Dieu!...  Je  ne  vous  reverrai  peut-être  plus, 
mon  fils.  Je  me  fais  bien  vieille,  et  je  ne  tarderai  sans  doute  pas  à 
rejoindre  mon  pauvre  homme.  Bénissez-moi  donc  comme  vous  me 
béniriez,  si  j'étais  au  moment  de  trépasser. 

Et  la  vieille  lentement,  péniblement,  accrochée  des  deux  mains  à 
son  bâton,  s'agenouilla  dans  la  poussière  du  chemin. 

Gustave  devint  affreusement  pâle,  de  grosses  gouttes  de  sueur 
froide  perlèrent  à  la  racine  de  ses  cheveux  et  coulèrent  sur  son 
front.  Des  larmes  brûlantes  comme  des  gouttes  de  plomb  fondu  jail- 
lirent de  ses  yeux,  et  son  cœur  fut  serré  comme  entre  les  mâchoires 
aiguës  d'un  étau. 

Tremblant  de  tout  son  corps,  il  étendit  les  mains  au-dessus  de  la 
coiffe  noire  de  la  vieille  Lorraine  et  commença  : 

—  Benedicat  te,  mater,  Deiis  omnipotens 

Il  ne  put  achever.  Il  enleva  sa  mère  dans  ses  bras,  l'embrassa,  lui 
mouillant  le  visage  de  ses  pleurs,  l'embrassa  encore  et  encore  en 
sanglotant  et  s'enfuit  en  courant. 

Paul  Verdun 
(A  suivre.) 


JÉSUS-CHRIST 


Par  le  R.  P.  DIDON  (1) 


On  ne  prétend  pas  écrire  ici  un  examen  détaillé  d'un  ouvrage 
aussi  considérable  ;  on  tient  seulement  à  en  mentionner  l'apparition 
annoncée  avec  retentissement,  et,  après  une  première  lecture,  à 
exposer  quelques-unes  des  réflexions  qu'il  suggère. 

C'est,  il  faut  le  dire  immédiatement,  une  œuvre  faite  avec  gra- 
vité, avec  étude,  avec  piété,  et  où  l'auteur  a  apporté  tous  ses  soins 
et  appliqué  toutes  les  forces  de  son  esprit.  11  n'est  pas  nécessaire 
de  l'avoir  lu  en  entier  pour  reconnaître  qu'il  est  digne  d'estime  et 
de  la  plus  sérieuse  attention. 

L'auteur  est  véritablement  savant  :  il  a  étudié  et  cherché  tout 
ce  qui  pouvait  l'éclairer;  il  a  visité  la  Terre  sainte,  il  a  lu  les 
exégètes  Français  et  étrangers;  on  juge  des  grands  travaux  aux- 
quels il  s'est  assujetti  par  les  cartes  et  plans  qu'il  a  tracés,  les 
tableaux  chronologiques  des  faits  relatifs  à  la  vie  de  Jésus  et  à  la 
généalogie  du  Sauveur,  qu'il  a  dressés,  avec  autant  de  conscience  que 
de  peine,  et  que  l'on  consulte  dans  les  appendices  très  utilement. 

Il  est  plein  de  foi  et  profondément  convaincu,  on  a  à  peine  besoin 
de  le  dire;  les  objections,  il  les  connaît,  il  ne  s'arrête  pas  long- 
temps à  réfuter  les  incrédules  :  il  expose  en  quelques  lignes  leurs 
systèmes;  ces  systèmes,  les  uns  sont  contradictoires,  plusieurs  déjà 
disparus  et  oubliés,  il  les  dédaigne;  les  autres  sont  absurdes  ou 
inacceptables,  sans  preuves  d'ailleurs  et  sans  témoignages,  rêves, 
imaginations  germaniques;  d'un  mot  il  les  réfute  et  passe  :  la  gran- 
deur, la  majesté  du  sujet,  ne  lui  permet  pas  de  s'attarder  davantage. 

11  va  en  avant,  les  yeux  fixés  sur  le  Christ,  avec  une  ardeur  qui 

(1)  2  vol.  in-S",  Pion  et  Nourrit. 

1er   NOVEMBRE    IN"    89).    4«   SÉRIE.   T.    XXIV.  21 


318  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

ne  se  lasse  pas;  il  y  a  en  lui  un  enthousiasme  intérieur,  qu'on  sent 
plutôt  qu'il  ne  s'exprime,  ce  qui  donne  plus  de  confiance  et  ce 
qu'il  faut  admirer  plus  que  les  exclamations  dramatiques  et  ou- 
trées. Aussi,  cette  profondeur  d'impression  lui  fournit-elle  des  traits 
excellents,  desargumenis  dont  chacun  comprend  la  justesse,  comme 
lorsqu'il  dit,  à  propos  de  nouveaux  historiens  de  Jésus  que  tout  le 
monde  nomme  :  «  Ne  voir  dans  le  Christianisme  primitif  que  l'anta- 
gonisme des  Judéo-Chrétiens  représentés  par  Pierre,  Jacques  et 
Jean,  et  du  Christianisme  universaliste  représenté  par  Paul,  c'est 
borner  à  plaisir  Ihoiizon,  donner  à  un  détail  la  valeur  de  l'en- 
semble, prendre  un  trait  qiion  force  outre  mesure  'pour  en  com- 
poser toute  une  physionomie.  »  Et  il  ajoute  avec  non  moins  de 
vérité  :  «  L'homme  prévenu  est  indigne  d'écrire  l'histoire,  il  ne 
sera  jamais  qu'un  faussaire.  » 

On  ne  saui'ait  laisser  échapper,  en  effet,  un  caractère  de  ce  livre, 
les  allusions  à  notre  état  présent,  non  des  allusions  nettement  mar- 
quées et  sur  lesquelles  appuie  rhistorien,  mais  discrètes  et  comme 
voilées,  et  cependant  très  sensibles  pour  le  lecteur  attentif.  Je  ne 
lui  en  fais  pas  un  reproche  :  le  P.  Didon  est  trop  de  son  temps  pour 
ne  pas  y  penser  souvent,  et  ces  allusions  sont  si  délicatement  indi- 
quées, qu'on  lui  sait  gré  des  réflexions  qu'elles  font  naître. 

Quoiqu'il  semble  peu  se  préoccuper  de  la  composition  littéraire, 
il  en  connaît  les  secrets  et  les  emploie  avec  habileté  :  Voyez,  par 
exemple,  les  citations  des  prophètes  sur  le  Christ  dans  Y  Introduc- 
tion-, elles  sont  en  grand  nombre  et  remplissent  plusieurs  pages;  il 
n'a  pas  hésité,  néanmoins,  à  les  donner  toutes;  leur  répétition, 
leur  redoublement,  produisent  sur  le  lecteur  un  effet  comparable 
aux  véhémentes  répétitions  des  grands  orateurs;  ce  sont  des  coups 
de  marteau  qui  enfoncent  de  plus  en  plus  la  conviction  et  finissent 
par  la  river. 

Quant  aux  commentaires  des  Evangiles,  qui  sont  le  fond  même 
du  livre,  il  développe  et  analyse  les  récits  évangéliques  avec  autant 
de  force  que  de  sagacité  :  il  cherche  tout  ce  que  renferment  ces 
récits,  il  expose  et  montre  toutes  les  vérités  qu'ils  révèlent  à 
l'homme,  qui  peuvent  le  faire  réfléchir,  l'ébranler  et  le  changer. 

Ce  sont  là  les  principales  qualités  du  livre  :  ce  n'est  pas  qu'il  soit 
exempt  de  défauts,  surtout  dans  la  forme.  Il  est  composé  de  deux 
volumes,  et,  à  certains  moments,  on  peut  le  trouver  un  peu  long. 


JÉSUS-CHRIST  319 

Cela  tient  à  deux  causes  :  le  caractère  particulier  de  l'auteur,  et  la 
manière  dont  il  a  compris  son  sujet.  L'auteur  est  un  orateur,  il  écrit 
en  orateur,  comme  les  hommes  qui  parlent,  avec  abondance,  trop 
d'abondance,  avec  redondance.  Mais,  dit-on,  Bossuet  était  un  ora- 
teur, et  voyez  avec  quelle  précision  il  écrit!  —  Non,  Bossuet.  avant 
d'être  orateur,  était  écrivain,  historien,  théologien;  il  écrivait,  c'est- 
à-dire,  il  pensait  avant  de  parler,  témoin  ses  Sermons  et  quelques- 
unes  de  ses  Oraisons  funèbres;  avant  tout  il  enseignait,  c'était  un 
docteur;  voilà  pourquoi  il  est  un  des  quatres  grands  écrivains  de 
la  langue  Française. 

L'auteur  du  livre  de  Jésus- Christ^  qui  est  un  orateur,  va  vite, 
comme  les  orateurs  :  il  ne  choisit  pas  toujours  ses  mots;  il  emploie 
des  termes  philosophiques  que  tout  le  monde  ne  comprend  pns  (la 
science  est  fondée  sur  le  Déterminisme),  des  néologismes  que  se 
permettent  des  écrivains  sans  autorité  {Historicité).  Il  dit  saint 
Clément  d'Alexndrie,  qui  n'est  pas  saint;  c'est  plutôt  tait,  mais 
cela  ne  satisfait  pas  complètement  les  esprits  délicats  et  difficiles, 
et  ce  sont  ceux-là  qui,  en  dernier  ressort,  prononcent  le  jugement 
sans  appel. 

En  ce  qui  concerne  la  composition  du  livre,  l'auteur  n'a  pas  eu 
seulement  en  vue  d'écrire  une  vie  et  un  portrait  de  Jésus,  d'après  les 
Evangiles  ;  il  a  voulu  aussi  présenter  une  histoire  de  son  temps,  et 
le  tableau  du  pays  où  a  vécu  Jésus.  De  là  plusieurs  chapitres  étendus, 
des  dissertations,  telles  que  l'état  de  la  société  juive,  la  description 
de  paysages,  de  déserts,  etc.,  qui  sont  de  véritables  hors-d'œuvre. 
Ce  n'est  pas  tout  à  fait  une  nouveauté,  plusieurs  historiens  de  Jésus 
ont  usé  de  ce  procédé;  celles-ci  sont  souvent  intéressantes  et  ins- 
tructives, mais  on  ne  leur  avait  jamais  donné  cette  étendue. 
L'attention  est  parfois  détournée  du  fait,  du  grand  sujet,  qui 
devrait  tout  absorber.  Si  l'on  retranchait  tous  ces  incidents  et  ces 
épisodes,  l'ouvrage  pourrait  être  réduit  à  un  volume. 

Ce  sont  là  des  défauts  de  détail  qui  peuvent  facilement  être  cor- 
rigés, diminués  et  disparaître. 

Si,  maintenant,  on  demande  quelle  impression  donne  le  Jésus- 
Christ,  du  R.  P.  Didon,  on  croit  pouvoir  dire  que  l'auteur  est  par- 
tout d'une  orthodoxie  parfaite.  Ceux  qui  se  rappelaient  quelques 
audaces  du  prédicateur,  il  y  a  une  dizaine  d'années,  et  qui  en 
redoutaient  de  nouvelles,  ne  les  trouveront  pas.  Le  P.  Didon  n'a 


320  REVUE  DU  MONDE    CATHOLIQUE 

publié  son  livre  qu'après  qu'il  a  été  examiné  à  Rome  ;  il  a  obtenu 
Vimprhnatur,  accompagné  des  éloges  motivés  des  examinateurs: 
il  fait,  en  outre,  une  déclaration  expresse  de  soumission  complète  : 
((  Je  remets  ce  livre,  dit-iî,  au  jugement  absolu  de  l'Église.  »  On  ne 
peut  rien  exiger  de  plus. 

La  lecture  en  sera,  on  le  doit  espérer,  salutaire  et  saine  pour  les 
lecteurs  de  bonne  foi.  Il  est  difficile  qu'elle  ne  fasse  pas  réfléchir  les 
ennemis  de  la  Religion.  L'homme  qui  a  consacré  plusieurs  années  à 
ce  travail,  est  aussi  instruit  qu'eux,  et  a  approfondi  son  sujet  au 
moins  autant  que  le  plus  savant  des  exégètes  Allemands.  On  ne  peut 
penser  que  tous  se  rendront,  mais  n'y  en  eùt-il  que  quelques-uns, 
un  seul  même,  le  P.  Didon  devrait  se  féliciter,  il  aurait  atteint  une 
partie  de  son  but.  Quant  aux  vrais  fidèles,  cette  lecture  produira 
des  effets  qu'on  ne  saurait  trop  apprécier  :  elle  fera  mieux  péné- 
trer dans  le  mystère  de  la  vie  du  Sauveur,  elle  appellera  la  médita- 
tion, elle  inspirera  la  piété,  et,  l'on  ose  ajouter,  augmentera  l'admi- 
ration et  l'amour  pour  l'Homme-Dieu  ;  elle  donnera,  enfin,  des  appuis 
et  des  forces  à  leur  croyance;  elle  contribuera  à  les  rendre  plus 
chrétiens.  N'est-ce  pas  la  meilleure  récompense  que  puisse  désirer 
l'auteur? 

Eugène  Loudun. 


LES  ROMANS  NOUVEAUX 


I.  Ni  Dieu,  ni  Maître  (pièce  en  quatre  actes),  par  Georges  Duruy  (Ollendori), 

—  IL  Toutes  les  deux,  par  Albert  Delpit  {id  ).  —  III.  Francette,  par  Paul 
Gall  (Pion).  —  IV.  Pour  la  France,  par  M.  Geoffroy.  —  V.  Vidocq  le  roi 
des  amoureux,  par  Marc  Mario  et  Louis  Launay  (Savine).  —  VI.  Le  Roman 
d'wi  propriétaire,  par  Charles  d  Héricault  (Perrin).  —  "VIL  Mariée  à  quinze 
ans,  par  Georges  du  Vallon  (Bibliothèque  des  Mères  de  famille,  Didot). 

—  VIII.  Mer  bleue,  par  Pierre  Maël  (Didot).  —  IX.  Trop  petite,  par  Ga- 
brielle  Béai  (Gautier  Bléricc.)  —  X.  Madinhe  de  Staal  Delaunay  (Mpn:oires 
avec  une  biographie  de  Tauteur),  par  M'^^  Carette,  née  Bouvet  (Collection 
pour  les  jeunes  filles  (OUendorff).  —  XL  Les  Romanciers  allemands  contem- 
porains, par  Edouard  de  Morsier  (Perrin). 

I 

Ni  Dieu  Jii  Maître.  La  réponse  donnée  par  M.  Georges  Duruy  à 
cette  audacieuse  formule  révolutionnaire,  vient  de  réjouir  les  lec- 
teurs catholiques,  et,  certes,  nous  partageons  leur  satisfaction  ; 
quant  aux  inévitables  critiques,  elles  sont  prévues  d'avance  et 
l'auteur  leur  répond  aussi,  dans  une  préface  dialoguée,  très  spiri- 
tuelle, très  piquante  et  très  courageuse.  Se  sentant,  dit-il,  «  une 
sorte  d'horreur  pour  la  blague,  les  mots,  l'esprit  parisien  »,  il 
cherche  à  réagir  contre  «  une  frivolité  «  criminelle,  surtout  au 
temps  où  nous  sommes.  11  suppose  donc  qu'il  présente  à  un  membre 
de  la  société  des  auteurs  dramatiques  le  manuscrit  de  sa  pièce 
Ni  Dieu  ni  Maître,  avertissant  l'e.xaminateur  que  cette  pièce  ne 
sera  «  ni  fin  de  siècle,  ni  amusante,  ni  gaie;  qu'on  y  traitera  de 
choses  graves  :  de  l'éducation  avec  ou  sans  Dieu,  de  la  douleur,  de 
la  mort,  de  l'au-delà  de  la  mort.  »  —  «  Pure  folie!  »  s'écrie  le 
critique.  «  Pourquoi?  demande  l'auteur,  n'est-ce  pas  la  vie,  en 
somme?  »  La  vie  vraie,  non  pas  celle  qu'on  étudie  sur  le  boulevard. 


322  REVUE    DU  MONDE  CATHOLIQUE 

mais  celle  qui  se  déroule  tous  les  jours,  dans  l'intérieur  des  familles. 
«  Q\i'\-  a-t-il  de  plus  humain  que  la  souffrance  et  que  la  mort?  » 

Laissons,  du  reste,  M.  Georges  Duruy  expliquer  lui-même  le 
sujet  choisi.  Rien  de  plus  simple;  point  d'événements,  point  de 
décors,  pas  le  moindre  piment,  aucune  épice  à  l'usage  des  gens 
blasés.  Ecoutez  plutôt  :  «  Un  homme,  un  médecin,  n'a  pas  fait  bap- 
tiser le  fils  et  la  fille  qu'il  a  d'un  premier  mariage.  Il  dédaigne  sa 
seconde  femme,  parce  qu'elle  est  chrétienne  fervente,  tandis  qu'il 
est  acquis  lui-même  aux  doctrines  matérialistes.  Bien  portant,  riche, 
heureux,  cet  homme  est  soudain  frappé  par  une  maladie  terrible 
qui  lui  enlève,  en  même  temps,  la  fortune  et  la  santé.  Sa  femme  se 
résigne  à  la  médiocrité  de  cette  condition  nouvelle  et  le  soigne  avec 
un  dévouement  admirable;  son  fils  et  sa  fille,  au  contraire,  s'irri- 
tent, s'aigrissent,  se  détachent  de  lui.  La  maladie  et  la  ruine 
deviennent,  pour  ce  malheureux,  le  point  de  départ  d'une  lente  et 
profonde  évolution,  dont  l'auteur  dramatique  devra  se  résigner  à 
ne  pas  noter  les  phases  et  le  progrès  avec  tout  le  soin  qu'il  y  aurait 
mis,  s'il  avait  tiré  de  son  sujet  un  roman  au  lieu  d'une  pièce.  A  la 
fin  de  son  petit  drame  intime,  on  verra  cet  homme  plein  de  gra- 
titude, de  tendresse,  de  respect  pour  l'épouse  dont  il  n'avait  pas 
discerné  d'abord  les  hautes  vertus,  et  on  le  verra,  en  même  temps, 
incliné,  par  les  mêmes  causes,  à  proclamer  la  valeur  qu'il  mécon- 
naissait de  l'idée  religieuse.  »  S'il  était  pédant,  l'auteur  nous  dirait 
qu'il  a  voulu  montrer  a  les  ré/lexes  de  la  maladie  et  de  la  souffrance 
sur  l'ordre  de  nos  sentiments  et  de  nos'  idées  n. 

Ainsi,  le  docteur  Nogaret  trouve  un  maître  dont  on  ne  brave  pas 
la  puissance,  et  la  pièce  finit  par  une  conversion  complète,  car  le 
malade  demande  lui-même  un  prêtre.  Voilà  de  quoi  horripiler  le 
clan  entier  des  libres  penseurs...  On  connaît  ces  fanatiques  toujours 
tremblants  pour  eux-mêmes,  qui,  chaque  fois  qu'on  les  rencontre, 
déclarent  à  brùle-pourpoint,  toute  conversion  impossible.  Inutile  de 
leur  rappeler  tant  d'illustres  exemples;  ils  répliquent  par  des  gros 
mots  ou  d'odieuses  insinuations.  Le  critique  de  M.  G.  Duruy  se 
montre  plus  mo  éré  :  il  se  borne  à  quelques  observations  polies: 
seulement  il  demande,  avec  un  peu  d'impertinence,  à  l'auteur  : 
«  Ah  ça,  vous  êtes  donc  un  clérical?  »  Notre  écrivain  s'en  défend 
assez  mollement.  Il  a  «  parlé  avec  respect,  avec  sympathie  même, 
de  croyances  qui,  peut-être,  ne  sont  pas  les  siennes  ».  Il  a  renoncé 
«au  voltairianisme,  depuis  qu'il  a  vu  fusiller  les  prêtres,  tandis  que 


LES   ROMANS    NOUVEAUX  323 

l'ennemi  faisait  le  gué  autour  de  Paris  en  flammes.  Il  croit  qu'on 
peut  être  spiritualiste  sans  être  un  imbécile,  dévote  sans  être  une 
pie-grièche;  il  comprend  que  la  science,  malgré  ses  admirables 
découvertes,  ne  rassasie  pas  les  âmes  affamées  et  il  veut  qu'on 
laisse  la  religion  leur  offrir  le  pain  dont  elles  ont  besoin.  C'est  là 
tout  son  cléricalisme.  Il  va  de  soi,  d'ailleurs,  que  le  critique  trouve 
la  pièce  inacceptable,  il  le  démontre  aisément;  aucun  directeur  de 
théâtre  ne  pourrait  la  faire  jouer;  aussi  conseille- t-il  à  l'auteur  de 
la  porter  au  Théâtre-Libre,  où  elle  fournirait  un  curieux  contraste. 
M.  G.  Duruy  repousse  ce  moyen,  il  respecte  trop  «  les  idées  qui 
ont  inspiré  sa  pièce  pour  les  produire  sur  des  planches  où  règne 
en  maîtresse  une  littérature  qu'il  abomine».  Voilà  pourquoi,  s'il 
faut  en  croire  la  préface,  Ni  Dieu  ni  Maître  paraît  sous  forme  de 
volume;  nous  ne  nous  en  plaignons  point,  car  autrement  nous 
n'aurions  pas  eu  le  plaisir  de  recommander  l'œuvre  excellente  d'un 
romancier  dont  nous  avons  dû  parfois  blâmer  les  tendances,  tout 
en  reconnaissant  son  talent. 

Une  telle  publication  expose  sans  doute  M.  Duruy  aux  colères 
d'une  critique  toujours  si  complaisante  quand  il  s'agit  de  la  littéra- 
ture sensualiste,  et  si  dédaigneuse  pour  les  œuvres  saines  et  morales; 
mais,  outre,  que  l'écrivain  n'a  pas  l'air  d'en  prendre  grand  souci,  il 
recueillera,  comme  dédommagement,  avec  le  suffrage  des  lecteurs 
honnêtes,  la  gratitude  de  beaucoup  de  nobles  âmes  dont  sa  Thérèse 
restera  la  touchante  personnification.  L'émotion  profonde  qu'on 
éprouve  en  Usant  ce  plaidoyer  prouve  qu'il  est  bon,  qu'il  est  écrit 
«  de  main  d'ouvrier  »,  guidée  par  le  cœur  d'un  homme  droit  et 
sincère  que  révoltent  enfin  les  turpitudes  de  la  presse,  du  théâtre  et 
du  roman  contemporains.  M.  Ohnet  amène  d'une  façon  plus  drama- 
tique la  conversion  du  docteur  Rameau;  celle  du  docteur  Nogaret 
nous  impressionne  pourtant  davantage,  car  on  nous  la  présente 
sous  une  forme  qui  ne  choque  jamais  le  sentiment  chrétien,  et  sans 
mélange  du  moindre  alliage  impur.  Le  dessin  des  caractères  est 
sobre  et  exact,  il  y  a  des  nuances  très  fines  dans  celui  de  l'institu- 
trice libre  penseuse  fanatique,  contrastant  avec  le  jeune  docteur 
ti  fin  de  siècle  »,  que  n'émeut  aucune  idée  de  l'ordre  moral  et  dont 
toute  la  philosophie  se  borne  à  l'intérêt  personnel.  On  le  remar- 
quera, aujourd'hui  comme  autrefois,  le  personnage  du  médecin  est 
souvent  appelé  sur  la  scène  ;  il  y  a  une  sensible  différence  entre  le 
rôle  ridicule  des  médecins  de  Mohère  et  les  rôles  graves  de  nos 


32/i  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

docteurs  actuels,  et  pourtant,  aujourd'hui  encore,  les  auteurs  et  le 
public  se  vengent  volontiers  des  guérisseurs  qui  guérissent  si  peu; 
on  aime  à  les  voir  chargés  d'avouer  la  vanité  des  promesses  de 
la  science.  Cette  superbe  trompeuse  qui  ne  peut  nous  préserver  des 
accidents  de  la  vie,  ni  nous  délivrer  des  infirmités,  ni  encore  bien 
moins  nous  sauver  de  la  mort;  cette  cruelle  qui  nous  propose, 
comme  unique  fin,  les  évolutions  éternelles  de  la  matière,  a-t-elle  le 
droit  d'empêcher  la  «  religion  de  nous  aider  à  vivre  et  surtout 
à  mourir?  »  demande  M.  G.  Duruy.  —  «  On  se  croirait  à  Notre- 
Dame!  ))  murmure  le  critique.  Mais  l'auteur  soutient  que  «  si,  au 
théâtre,  il  est  bon  de  faire  rire,  il  n'est  pas  mauvais  de  faire  quelque 
fois  penser.  »  Pour  ce  que  penser  est,  beaucoup  plus  encore  que 
rire,  le  propre  de  l'homme,  n'en  déplaise  à  Rabelais  »...  Souhaitons 
d'apprendre  bientôt  que  les  directeurs  de  théâtre,  convaincus  par 
M.  G.  Duruy,  ouvrent  enfin  leurs  portes  à  un  art  rappelé  au  sérieux, 
à  la  dignité,  qu'il  n'eut  jamais  dû  perdre,  et  capable  de  relever 
l'esprit  public  si  déplorablement  abaissé. 

II  —  V 

Cet  abaissement  moral,  cette  dépravation  du  goût,  cet  oubli  des 
principes  les  plus  élémentaires,  on  en  trouverait  au  besoin,  la 
preuve  dans  le  nouveau  roman  de  M.  Albert  Delpit  :  Toutes  les 
Deux.  Toutes  l^s  librairies  de  Paris,  de  la  province,  de  l'étranger, 
ont  étalé  ce  volume,  et  nos  voisins  ont  eu,  une  fois  de  plus,  le  double 
plaisir  de  contenter  leurs  instincts  sensuels  en  acquérant  le  droit  de 
se  récrier  sur  l'immoralité  française.  Mais  comment,  chez  nous, 
ceux  qui  se  respectent  excuseraient-ils  la  lecture  de  cette  nouvelle 
production?  Le  style  y  est  plus  vulgaire  encore  que  dans  les  autres 
romans  du  même  auteur,  l'intrigue  se  traîne  au  milieu  des  lieux 
communs  du  roman  de  l'adultère,  l'inévitable  crime  de  la  fin 
réveille  à  peine,  l'intérêt  engourdi.  M.  Albert  Delpit  aime  à  mêler 
le  prêtre  parmi  le  monde  très  boulevardier  de  ses  romans;  dans 
Toutes  les  Deux,  il  fait  un  personnage  sympathique  de  son  abbé 
Mingral  ;  c'est  l'exagération  de  V Abbé  Constantin,  poussée  jusqu'au 
bout.  «  Comme  prêtre  »,  l'abbé  Mingral  ne  peut  bénir  l'union  d'une 
femme  divorcée;  il  déclare  que  cette  union  le  réjouit  «  comme 
homme  »  et  voici  l'exhortation  qu'il  adresse  à  son  étrange  «  parois- 
sienne »  la  veille  du  mariage  :  «  Faites-vous  belle;  soyez  jolie,  bien 


LKS    ROMANS   NOUVEAUX  325 

jolie,  n'oubliez  pas  que  vous  avez  bien  mérité  les  joies  qui  vous  sont 
promises,  »  etc.,  etc.  Elle  est  si  pieuse  cette  jeune  femme,  qu'elle 
s'enferme  dans  un  couvent  pour  se  préparer  au  mariage  civil; 
femme  aiiiiante  et  dévouée  elle  sait  «  sacrifier  ses  scrupules  reli- 
gieux ))  à  sa  passion  pour  un  homme  dont  elle  n'ignore  pas  les  cou- 
pables relations  avec  sa  sœur  jumelle.  Ainsi  Maurice,  que  l'embarras 
du  choix  inquiétait  d'abord,  car  les  deux  sœurs  l'attiraient  égale- 
ment, les  aura  toutes  les  deux!  El  quels  épisodes  enjolivent  cette 
honteuse  donnée!  Tous  les  héros  de  M.  Albert  Delpit  sont  des  jouis- 
seurs; les  hommes  du  monde  et  les  dévots  se  valent  sur  ce  point, 
avec  cette  différence  que  les  uns  y  vont  ouvertement  et  que  les 
autres,  sur  le  conseil  d'un  confesseur,  cachent  leur  dévergondage, 
ceux-là  seuls,  sont  blâmables,  ou  du  moins,  entendent  mal  la  vie;  la 
morale  du  «  moineau  »  étant  maintenant  la  morale  courante  des 
romanciers  comme  M.  Albert  Delpit  ou  des  poètes  comme  M.  Riche- 
pin. 

L'auteur  de  Francette  ne  va  pas  aussi  loin,  quoique  sa  morale  ne 
soit  pas  très  sévère  non  plus.  Il  se  plaît  dans  les  scènes  d'atelier  et 
nos  lecteurs  se  souviennent  peut-être,  qu'il  a  publié  déjà  un  roman 
du  même  genre  en  collaboration  avec  un  de  ses  confrères.  Il  y  a  dans 
Francette  quelques  jolies  pages  et  des  situations  assez  dramatiques, 
mais  aussi,  des  scènes  d'une  crudité  révoltante,  le  tout  s'appuyant 
sur  une  sorte  d'honnêteté  naturelle,  mais  vague  et  de  bonté  d'àme 
qu'on  voudrait  plus  éclairée. 

Le  héros  de  M.  Gall  repousse  une  tentation  indigne  d'un  homme 
de  cœur,  en  songeant  à  sa  mère;  l'héroïne  éprouve  quelques  scru- 
pules d'une  faute  qu'elle  trouve  délicieuse  à  commettre,  parce  que 
cette  faute  constituerait  une  soi'te  d'ingratitude  envers  son  bienfai- 
teur... Voilà  tout.  Le  romancier  s'écrie  quelque  part  :  «  Que  de 
déboires  on  s'épargnerait  et  combien  ne  serait-on  pas  plus  heureux, 
si  l'on  consultait,  avant  tout,  sa  conscience!  »  Mais  il  ne  s'agit  que 
d'une  conscience  laïcisée  et  d'une  singulière  largeur.  L'intention  et 
une  certaine  ignorance,  excusent,  sans  doute,  bien  des  choses;  de 
tels  hvres  n'en  sont  pas  moins  fâcheux  et  même  dangereux.  Ils  mar- 
quent l'acheminement  progressif  des  habitudes,  des  idées,  des  mœurs, 
vers  un  état  social  dépourvu  des  principes  rehgieux  qui  seuls,  peu- 
vent soutenir  les  principes  moraux  et  il  n'y  a  là,  rien  de  rassurant 
pour  l'avenir  ! 


326  BEVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

Pour  la  France.  —  M.  Geoffroy  écrit  des  romans  populaires,  dictés 
par  un  ardent  patriotisme;  malheureusement,  à  notre  avis,  ce 
patriotisme  manque  d'appui  religieux.  Les  héros  antiques  combat- 
taient ;;?'o  «m  et  focis;  la  patrie  de  M.  Geoffroy  n'a  plus  d'autels... 
On  chercherait  en  vain,  d'un  bout  à  l'autre  de  son  livre,  le  mot 
Dieu;  l'auteur  a  mis  un  tel  art  à  l'éviter  que  nous  n'avons  pu  le 
découvrir  qu'une  seule  fois,  et  encore  nécessité  par  une  citation! 
De  là  une  sorte  de  boursouflure  dans  l'expression  d'un  sentiment 
si  sérieux.  On  ne  peut  s'empêcher  de  penser  à  ces  ouvrages  scolaires 
et  officiels,  où  l'exagération  des  termes  produit  l'effet  d'un  réfrigé- 
rant. Le  romancier  est  partisan  aussi,  de  la  morale  indépendante; 
il  introduit,  dans  un  livre  destiné  à  l'éducation  du  peuple,  son  type 
préféré  :  celui  de  la  femme  esclave  de  l'homme  qu'elle  aime,  et 
chez  laquelle  l'amour  excuse  ou  légitime  toutes  les  passions,  toutes 
les  défaillances.  M.  Geoffroy  poétise  ainsi  certaines  situations  que 
la  masse  accepte  avec  trop  de  complaisance,  mais  qu'elle  désigne, 
encore  avec  des  mots  assez  crus  pour  rappeler  l'ancienne  sévérité 
de  la  morale  chrétienne.  Tous  les  personnages  de  cette  histoire 
sont,  d'ailleurs,  étrangement  idéalisés  :  cette  famille  de  vieille 
noblesse  vivant  en  Cincinnatus,  cette  grande  patriote,  Geneviève 
du  Fouchard,  préférant  le  fils  d'un  meunier  à  un  prince  slave,  son 
parent;  ces  domestiques  russes  mourant  pour  la  France,  en  décla- 
mant des  tirades  patriotiques,  ce  traître  lui-même,  expiant  son 
crime  en  héros;  tous  ces  gens  sont  par  trop  «  sublimes  »!  L'intré- 
pide M""  du  Fouchard  fait  sauter  son  château  afin  d'ensevelir  avec 
elle  cinquante  officiers  allemands;  nous  sommes  encore  bien  près 
de  la  guerre  de  1870  pour  la  raconter  sous  une  forme  légendaire. 
Elle  est  bien  forcée  aussi,  cette  combinaison  du  romancier  qui  croit 
devoir  faire  de  la  coquetterie  patriotique  avec  le  czar,  et  associe 
aux  souvenirs  de  la  guerre  Franco-allemande,  le  nom  des  Russes  et 
de  la  Russie,  la  seule  chose  qu'il  nomme  sai?ite! 

Vidocq,  roi  des  amoureux  fait  suite  à  Vidocq,  7m  des  voleurs.»  le 
roman  se  continue  sous  le  Directoire  ;  aux  scènes  de  bagne,  succèdent 
d'horribles  scènes  où  les  Chauffeurs  et  les  conjurés  royalistes  jouent 
des  rôles  tantôt  atroces,  tantôt  ignobles;  le  style  ni  les  milieux  ne 
changent  guère.  Vidocq,  qui  a  quitté  sa  femme  légitime,  mais  qui 
voue  une  fidélité  inviolable  à  l'adroite  et  rusée  Francine,  lutte 
contre  les  séductions  d'une  jolie  et  entreprenante  saltimbanque;  ce 


LES   ROMANS   NOUVEAUX  327 

qui  lui  vaut,  probablement,  le  titre  de  roi  des  Amoureux.  Bref,  il 
résume,  en  sa  personne,  le  parfait  modèle  des  «  escarpes  »  de  tous 
les  temps.  Comme  nous  ne  sommes  point  chargé  d'indiquer,  à  ces 
messieurs  des  lectures  édifiantes,  nous  ne  voyons  pas  trop,  à  qui 
nous  pourrions  recommander  le  roman  de  Vidocq. 

VI  à  IX 

Le  Roman  d'un  propriétaire.  Toutes  les  fois  que  nous  sortons 
des  boues  noires  de  certains  romans  modernes,  nous  songeons, 
involontairement,  au  plongeur  de  la  ballade,  et  nous  éprouvons  une 
véritable  reconnaissance  pour  qu.i  nous  fait  respirer  une  atmos- 
phère plus  saine;  iM.  Charles  d'Héricault  est  un  de  ceux-là;  non 
qu'il  ignore  les  turpides  de  ce  monde;  mais,  parce  qu'en  peignant 
les  mauvais  qui  servent  d'exercice  aux  bons,  il  respecte  ses  lecteurs 
et  se  respecte  lui-même.  La  première  partie  de  ce  nouveau  roman 
nous  semble  excellente  et  d'une  très  spirituelle  originalité;  le  dé- 
nouement paraîtra  peut-être  un  peu  forcé,  mais,  en  somme,  on  lit 
avec  grand  plaisir  cette  œuvre  parfaitement  honnête.  Elle  ne  con- 
vient pas,  sans  doute,  aux  pensionnaires,  et  M.  Charles  d'Héricault 
n'y  est  point  tombé  dans  les  fadeurs  du  genre  édifiant.  Son  héros  a 
des  passions  qu'on  ne  nous  cache  nullement;  il  les  domine  par  la 
pratique  chrétienne.  Ce  n'est  ni  un  mystique,  ni  un  ascète,  mais  un 
homme  de  l'époque,  lancé  au  milieu  du  courant  de  la  vie  ordinaire. 
Phihppe  s'est  battu  à  Patay  pour  son  pays;  le  général  d'Aurelle  l'a 
décoré  de  sa  main,  en  pleine  ambulance  ;  personne  n'oserait  mettre 
en  doute  sa  bravoure;  seulement  il  manque  d'une  certaine  habileté 
de  conduite,  il  s'engage  imprudemment  parmi  d'inextricables  diffi- 
cultés. Des  radicaux  de  village,  vrais  petits  bandits,  organisés  par 
la  franc-maçonnerie,  profitent  de  ses  maladresses  ou  de  sa  trop 
grande  bonté,  pour  le  compromettre,  puis  pour  le  perdre  de  réputa- 
tion, comme  ils  savent  si  bien  le  faire,  quand  il  s'agit  d'un  clérical. 
Philippe  souffre  d'autant  qu'il  vit  fort  isolé.  11  aimait  Claire;  Claire 
s'est  mariée,  il  la  croit  parjure,  ne  pouvant  guère  soupçonner  que 
ce  mariage  n'a  été  qu'un  subterfuge  imaginé  par  la  jeune  fille,  afin 
de  lui  garder  sa  foi.  Fatigué  de  regrets  qui  lui  paraissent  stériles, 
dégoûté  de  son  existence  de  garçon,  si  féconde  en  mésaventures, 
notre  propriétaire  se  décide  à  solhciter  la  main  d'une  jeune  et 
xharmante  voisine  de  campagne;  celle-ci  accueille  sa  demande  avec 


328  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

des  transports  un  peu  vifs;  puis  comme  le  mariage  est  ajourné,  les 
sentiments  de  Blanche  finissent  par  changer,  elle  croit  aux  calom- 
nies lépandues  sur  le  compte  de  Philippe  et,  de  nouveau,  tous  les 
projets  du  pauvre  garçon  échouent  tristement.  Une  jeune  paysanne, 
Jacqueline,  s'est  prise  de  passion  pour  le  riche  propriétaire  de  la 
ferme  où  vivent  ses  parents,  et,  dans  son  dépit,  elle  s'est  faite 
l'instrument  volontaire  des  bruits  semés  contre  Phihppe,  puis  elle 
se  meurt  de  chagrin  et  de  repentir,  et  notre  infortuné  héros  se  débat 
au  milieu  du  plus  triste  imbroglio  entre  les  trois  femmes  qui 
l'aiment.  On  conçoit  que  fauteur  se  sente  lui-même  saisi  de  pitié 
et  se  hâte  enfin  de  rendre  tout  le  monde  heureux.  Après  tant 
d'épreuves  supportées  chrétiennement,  Philippe  mérite  bien  une 
large  compensation. 

M.  Charles  d'Héricault,  on  le  sait,  ne  cesse  de  travailler  sous 
toutes  les  formes  à  répandre  les  idées  saines  et  morales  que  tant 
d'autres  s'efforcent  de  détruire;  puisque  foccasion  s'en  présente, 
nous  rappellerons  qu'il  continue  à  publier  son  excellent  petit  Alma- 
nach  de  la  Révolution  (Gaume),  et  nous  recommandons  spéciale- 
ment cet  opuscule,  destiné  à  éclairer  le  peuple  sur  la  valeur  des 
légendes  poUtiques  qu'on  lui  débite  tous  les  jours. 

Maiiée  à  quinze  ans  s'adresse  aux  jeunes  lectrices;  malgré  son 
pseudonyme  mascuhn,  l'auteur  doit  être  une  femme.  Il  aborde 
avec  beaucoup  de  tact  quelques  situations  délicates,  et  met  dans  son 
récit  toute  la  prudence  d'une  mère  qui  voudrait  instruire  sa  fille  des 
dangers  de  la  vie  et  la  prémunir  contre  les  séductions  du  monde. 

Mer  bleue  pourrait  presque  figurer  aussi  dans  la  bibliothèque 
des  jeunes  filles:  les  éditeurs  ont  jugé  sans  doute  ce  roman  un  peu 
trop  romanesque,  car  ils  le  placent  dans  une  catégoiie  à  part.  Nous 
y  trouvons  un  généreux  combat  entre  deux  cousines,  éprises  du 
même  idéal  masculin,  et  toujours  sur  le  point  de  se  sacrifier  mutuel- 
lement leur  amour,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  plus  jeune,  l'Indienne, 
déli  ate  et  maladive,  prenne  vers  les  cieux  son  vol  «  d'ange  », 
léguant  à  sa  parente  sa  fortune  et  son  fiancé.  Tout  cela  est  touchant, 
attendrissant  et  poétique,  mais  on  se  fatigue  un  peu  d'une  lecture 
de  plus  de  /lOO  pages,  dans  lesquelles  il  n'y  en  a  pas  deux  sans 
pâmoisons  ni  sans  exagération  sentimentale. 

Trop  petite  contient  deux  nouvelles  d'une  grande  fraîcheur 
d'idées  et  de  style  ;  Trop  petite  surtout,  simple  histoire  d'une  âme. 


LES  ROMANS  NOUVEAUX  329 

racontée  avec  beaucoup  de  sensibilité.  On  plaint  et  l'on  admire  cette 
petite  Lia;  l'exiguïté  de  sa  taille  eût  dû  lui  faire  comprendre  que  le 
bon  Dieu  ne  la  destinait  point  au  mariage;  mais,  comme  le  cœur 
humain  désire  d'autant  plus  passionnément  l'impossible,  Lia  souffre 
d'une  façon  cruelle,  quand  elle  voit  celui  qu'elle  aime  épouser  sa 
sœur.  Elle  ne  s'aigrit  pas,  néanmoins,  et  se  dévoue  plus  tard,  avec 
une  abnégation  sans  bornes,  au  bonheur  de  ses  neveux,  devenus 
orphelins.  Inutile  d'insister  en  indiquant  ce  petit  roman;  les  familles 
chrétiennes  savent  quelles  garanties  leur  présente  la  collection  au- 
quel il  appartient. 


Madame  de  Staal  de  Laimay.  L'idée  d'offrir  aux  jeunes  lectrices 
«  un  choix  de  mémoires  et  d'écrits  des  femmes  françaises  des  dix- 
septième,  dix-huitième  et  dix-neuvième  siècles  »,  en  y  joignant  les 
biographies  est,  certes,  une  idée  excellente,  mais  le  choix  sera  mal 
aisé,  sous  plus  d'un  rapport.  M™^  de  Staal  de  Launay  elle-même,  par 
laquelle  on  commence,  peut-elle  bien  être  proposée  aux  jeunes  filles 
comme  un  modèle,  à  moins  que  ce  ne  soit  un  modèle  de  style?  Ce 
style  merveilleux  fait,  il  est  vrai,  passer  bien  des  choses,  et  la  spi- 
rituelle confidente  de  la  duchesse  du  Maine  sait  tout  dire,  sans 
jamais  dire  trop. 

Ses  mémoires  renferment  un  grand  intérêt  historique,  dont  les 
jeunes  filles  ne  se  préoccuperont,  peut-être,  pas  assez.  Ils'peignent, 
avec  des  couleurs  d'une  extrême  vivacité,  un  passé  curieux;  nous 
ne  parlons  ni  des  détails  donnés  sur  ces  couvents  de  femmes  du 
dix-septième  siècle,  devenus  de  simples  asiles  mondains,  ni  des  ren- 
seignements sur  la  petite  cour  de  la  duchesse  du  Maine,  si  souvent 
cités,  mais  de  ce  que  M^'^  de  Launay  raconte  de  la  Bastille  où  elle 
«  passa  le  plus  beau  temps  de  sa  vie.  »  Elle  eût  voulu  ne  jamais 
quitter  cette  abominable  forteresse  de  la  tyrannie  dont  on  nous 
contraint,  chaque  année,  de  célébrer  la  destruction  et  dont  on  met, 
sous  toutes  les  formes,  la  mensongère  histoire  à  la  portée  des 
badauds.  Jamais  la  pauvre  fille  ne  jouit  d'une  existence  plus 
agréable,  entre  un  geôlier  dont  elle  avait  fait  la  conquête  et  un 
galant  compagnon  de  captivité  qui  échangeait,  avec  elle,  force 
madrigaux  et  billtts  doux,  dînant  tous  les  deux  jours  chez  le  gou- 
verneur en  noble  compignie,  adulée,  enfin,  comme  une  grande  dame, 


330  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

et  oubliant  la  terrible  misère  de  sa  vie,  son  titre  odieux  de  «  femme 
de  chambre  »  d'une  princesse. 

iVl"*  de  Launay  était,  hélas!  ce  que  nous  appellerions  une 
déclassée,  une  fille  sans  dot,  mais  non  sans  prétentions  ;  son  esprit, 
son  caractère,  l'éducation  qu'elle  tenait  de  protectrices  impré- 
voyantes, tout  la  mettait  au-dessus  de  la  condition  servile  où  elle  se 
voyait  réduite;  elle  se  consuma  en  efforts  pour  y  échapper.  Com- 
promise au  service  de  la  duchesse  du  Maine,  dans  la  conspiration 
de  Cellamare,  elle  eut  l'adresse  de  ne  trahir,  à  la  Bastille,  aucun  des 
secrets  qui  lui  avaient  été  confiés.  Sa  maîtresse  récompensa  fort  mal 
un  tel  dévouement.  Ce  fut  la  mauvaise  volonté  de  la  duchesse  qui 
empêcha  le  mariage  de  M^'"'  de  Launay  avec  le  savant  Dacier,  veuf 
alors;  M"®  de  Launay,  pour  complaire  à  cette  impérieuse  maîtresse 
dût  épouser  le  baron  de  Staal,  officier  de  la  garde  suisse,  d'un 
esprit  aussi  médiocre  que  sa  fortune.  M™"  de  Staal  de  Launay 
raconte,  sans  se  plaindre  et  sur  un  ton  de  piquante  naïveté,  ses 
liaisons  ébauchées,  ses  espoirs  déçus,  ses  regrets  d'avoir  manqué 
l'occasion  de  perdre  un  mari  au  bout  de  quinze  jours,  en  gagnant 
un  douaire;  bref,  tous  les  déboires  d'une  course  au  mari,  ou  plutôt 
aux  écus,  déboires  dont  le  plus  amer  fut  encore  cette  triste  conclu- 
sion d'un  mariage  peu  assorti,  M"""  de  Staal  de  Launay,  mal  con- 
seillée par  une  ambition,  excusable  pourtant,  manque  parfois  de 
dignité  et  le  laisse  voir  sans  vergogne;  elle  manque  surtout  de 
l'esprit  chrétien.  Cependant,  son  biographe  exagère  lorsqu'il  la 
place  parmi  les  femmes  «  philosophes  ».  11  insinue  aussi,  sans  beau- 
coup de  fondements,  que  le  père  de  M'^"  de  Launay  aurait  été  calvi- 
niste et  se  serait  vu  obligé  de  quitter  la  France  à  la  veille  de  la 
révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  sa 
mère  était  «  très  dévote  )),  et  que  M""  de  Launay,  élevée  dans  les 
couvents,  conserva  toujours  un  fond  d'idées  et  d'habitudes  catholi- 
ques, comme  le  témoignent  plusieurs  endroits  de  ses  mémoires; 
elle  songea  même,  un  instant,  à  entrer  au  Garmel.  Quoi  qu'en  dise  le 
biographe,  les  ressources  de  l'esprit,  si  brillant  qu'il  soit,  ne  suffi- 
sent guère  pour  soutenir  «  une  vie  d'épreuves  et  de  renoncement.  » 
M^^"  de  Launay  aurait  eu  besoin  d'un  appui  plus  solide,  elle  y 
recourut  trop  rarement  et  ne  sut  pas  se  défendre  assez  contre  le 
scepticisme  de  son  siècle.  Ce  scepticisme  fut  sans  doute,  une  des 
causes  de  la  sécheresse  de  cœur  qu'on  lui  reproche  ;  nous  ne 
sommes  pas  de  l'avis  de  M"""  Carette,  son  biographe,  nous  lui 


LES    ROMANS   NOUVEACX  331 

reprocherions  volontiers  aussi,  son  pédantisme  ;  certaines  pages  de 
ses  mémoires  font  songer  aux  modernes  lycéennes.  Un  ami  très 
sensé,  écrivait  à  M"''  de  Launay  fort  jeune  alors  :  «  Servez-vous,  je 
vous  prie,  des  expressions  les  plus  simples,  et  surtout,  ne  faites 
aucun  usage  de  celles  qui  sont  propres  aux  sciences.  »  Elle  transcrit 
le  conseil,  s'y  conforme  même,  mais  en  ayant  soin  de  nous  faire 
savoir  qu'elle  étudiait  la  géométrie  et  qu'elle  est,  peut-être,  la  femme 
de  son  temps  la  plus  familiarisée  avec  l'anatomie  du  corps  humain. 
Elle  constate,  à  chaque  page,  avec  de  nombreuses  formules  d'humi- 
lité, le  pouvoir  extraordinaire  de  son  esprit;  elle  prétend  même 
qu'on  rendait  à  cet  esprit  :  «  une  espèce  de  culte  » .  La  meilleure 
excuse  de  sa  vanité  c'est  que  ce  pecit  bagage  scientifique,  joint  au 
channe  de  sa  conversation,  constituait  sa  seule  fortune  et  l'unique 
moyen  qu'elle  eût  de  ne  pas  rester  confondue  avec  la  valetaille.  En 
épousant  le  baron  de  Staal,  la  pauvre  fille  espérait  parvenir  du 
moins,  à  la  situation  qu'elle  ambitionnait  depuis  si  longtemps  ;  elle 
s'aperçut,  hélas,  que  le  sacrement  de  mariage  n'efface  pas,  comme 
celui  de  baptême,  la  tache  originelle...  » 

Ses  mémoires  s'arrêtent  à  peu  près  là  ;  ils  ne  nous  peignent  ni  une 
existence  heureuse,  ni  une  âme  très  indépendante,  au  miUeu  des 
petites  misères  de  ce  bas  monde.  M™^  Staal  de  Launay  ne  sut  pas 
vaincre  le  sort  par  de  hautes  vertus  ;  mais,  en  se  bornant  au  point 
de  vue  littéraire,  son  biographe  a  raison  de  le  dire  :  «  Elle  fut  une 
femme  remarquable,  une  charmeuse,  digne  entre  toutes,  par  mille 
dons  délicats,  d'être  placée  au  premier  rang  de  nos  écrivains  »  fémi- 
nins. Les  jeunes  filles  pourront  apprendre,  en  lisant  ses  mémoires, 
à  bien  écrire,  à  «  exprimer  leur  pensée  avec  un  tour  ingénieux  et  fin  », 
mais  il  eut  fallu  les  mettre  en  garde  contre  certains  dangers  de  ce 
style  éblouissant  et  leur  rappeler  qu'on  doit  envisager  la  vie  d'une 
façon  plus  élevée  que  ne  l'a  fait  M*"®  de  Staal  de  Launay. 

XI 

Les  romœnciers  allemands  contemporains.  —  M.  de  Morsier  eut 
mieux  intitulé  son  hvre  :  Quatre  romanciers  allemands  con- 
temporains., car  il  comprend  toute  la  littérature  romanesque  d'outre- 
Rhin  sous  quatre  noms,  un  peu  arbitrairement  choisis.  A  ses  yeux, 
F.  Spielhagen  personnifie  le  roman  philosophique  et  social;  Paul 
Herse,  le  roman  d'amour;  Freytag,  le  roman  populaire  et  le  romaa 


332  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

historique;  Raab,  le  roman  humoristique.  Une  longue  introduction 
précède  l'entrée  en  matière;  le  critique  y  repnnd,  avec  d'ingé- 
nieuses variations,  le  parallèle,  si  souvent  essayé,  entre  la  race 
latine  et  la  race  germanique,  le  caractère  français  et  le  caractère 
allemand,  le  sel  gaulois  et  la  rêverie  de  nos  voisins.  Maintenant  la 
balance  d'une  main  impartiale,  M.  de  Morsier  la  laisse  parfois  pen- 
cher d'elle-même,  du  côté  des  Allemands;  il  ne  cache  point  ses 
sympathies  pour  «  ce  peuple  de  penseurs  »,  dont  chaque  individu 
sait  si  bien  garder  son  originalité;  pour  ces  fils  de  Luther  toujours 
en  révolte  contre  le  pouvoir  spirituel,  quitte  à  courber  l'échiné  devant 
César,  parce  que  César,  au  moins,  n'a  rien  à  prétendre  sur  leur  for 
intérieur...  Il  propose  à  notre  envie  cette  nation  chez  laquelle, 
d'après  lui,  la  liberté  d'exprimer  sa  pensée  reste  absolue;  nous 
répétant,  d'ailleurs,  les  phrases  stéréotypées  sur  l'innocuité  des 
spéculations  philosophiques  outre-Rhin,  tant  que  les  Français  ne 
s'en  mêlent  point.  «  Avant  que  M.  Renan  ait  publié  son  doux 
poème  »,  dit  l'écrivain,  on  s'inquiétait  peu,  en  Allemagne,  d'en- 
tendre Strauss  «  ti aller  le  Fils  de  Dieu  d'halluciné  ».  M.  de  Morsier 
calomnie  les  gens  dont  il  entreprend  l'éloge;  lorsque  Strauss  attaqua 
la  divinité  du  Sauveur,  les  théologiens  protestants  n'avaient  point 
encore  émigré  en  masse  dans  le  camp  des  rationalistes  et  nous 
apprenons  des  Allemands  eux-mêmes,  que  la  Vie  de  Jésus  causa, 
dans  leur  pays,  une  «  émotion  immense  ».  En  Allemagne,  pas  plus 
qu'ailleurs,  les  esprits  sages  ne  peuvent  ignorer,  comme  le  soutient 
notre  critique,  «  ce  que  c'est  qu'une  idée  subversive,  une  théorie 
malsaine,  une  doctrine  néfaste  ».  Les  Allemands  savent  très  bien 
que,  si  tout  cela  pénètre  lentement  chez  eux,  au  sein  des  masses 
Teffet  n'en  devient  pas  moins  désastreux  à  la  longue.  Ils  savent 
que,  si  leurs  hommes  d'action  commencent  par  essayer  en  France 
les  systèmes  des  «  penseurs  »,  l'expérience  sera  continuée  un  jour, 
sur  le  sol  même  où  nafjuirent  ces  systèmes  périlleux,  et  ils  tremblent 
pour  l'avenir.  Aussi  la  gaieté  de  M.  de  Morsier  semble-t-elle  passa- 
blement macabre,  lorsqu'elle  s'exerce  en  sarcasmes  contre  les  cléri- 
caux qui  s'effraient  de  phrases  comme  celles-ci  :  «  Le  vice  et  la  vertu 
sont  des  produits  aussi  bien  que  le  vitriol  »...  Vice  et  vertu,  vieux 
mots  assez  lourds,  disent  les  maîtres  de  M.  de  Morsier  ;  mais,  en 
somme,  difficiles  à  remplacer.  Noire  critique  s'inquiète  assez  peu  de 
la  difficulté.  «  Qu'importe»,  demande-t-il  en  parlant  des  jeunes 
Allemandes  qui,  pour  mieux  expérimenter  la  vie  et  l'amour,  exposent 


LES    ROMANS    NOUVEAUX  333 

leur  blanche  robe  à  plus  d'un  accroc,  oui,  qu'imiDorte  la  morale? 
«  On  n'est  jamais  bien  coupable  quand  on  est  vraiment  sincère.  » 
La  sincérité,  voilà  encore  une  qualité  que  M.  de  Morsier  fait  toute 
allemande.  Laissons-le  discourir  sur  la  naïve  franchise  de  nos  voi- 
sins, pour  arriver  au  vœu  qui  termine  sa  préface,  vœu  généreux 
auquel  on  pourrait  s'associer,  car  l'écrivain  souhaite  de  voir 
s'établir  une  union  solide  entre  deux  races  faites  pour  «  se  compléter 
parfaitement  l'une  l'autre;  car,  si  le  génie  de  la  France  est  amour, 
celui  de  l'Allemagne  est  science  »,  et  de  leur  rapprochement  jailli- 
rait une  lumière  nouvelle  dont  profiterait  «  le  monde  entier!  » 

M.  de  Morsier  déteste  Joseph  de  Maistre,  cela  se  conçoit;  il 
reproche  au  grand  penseur  catho'ique  de  n'être  pas  français;  nous 
n'offenserions  point,  cependant,  croyons-nous,  le  jeune  critique,  en 
lui  souhaitant  de  l'être  autant,  du  moins  par  le  style,  ce  qui  ne 
nous  empêche,  en  aucune  façon,  de  reconnaître  les  qualités  de  son 
étude;  mais  il  nous  faut  maintenant  rendre  compte,  très  sommaire- 
ment, de  la  manière  dont  il  traite  les  quatre  romanciers  qui  font 
l'objet  de  son  livre  :  F.  Spielhagen  lui  fournit,  surtout,  l'occasion 
de  développer  des  idées  fort  libérales.  Quant  à  Paul  Heyse,  il 
l'analyse  con  amore,  et  d'une  façon  si  séduisante,  que  nous  nous 
y  arrêterons  un  peu,  afin  de  mettre  en  garde  le  lecteur  catholique  : 
«  Paul  Heyse,  nous  écrivait  naguère  un  publiciste  allemand,  très 
bon  juge  et  très  apprécié  par  nos  coreUgionnaires  d'outre-Rhin  (1). 
Paul  Heyse  est,  chez  nous,  le  favori  des  salons,  l'enfant  gâté  de  la 
critique  libérale.  H  prêche  l'évangile  de  la  nature,  et,  styliste  mer- 
veilleux, il  n'a  pas  de  peine  à  se  faire  écouter;  la  morale,  dans  ses 
romans,  joue  toujours  le  rôle  d'une  gêneuse  qui  trouble  la  féhciié 
des  amoureux.  Heyse  professe,  dans  ses  deux  œuvres  principales  : 
Les  Enfants  du  siècle  oX  En  Paradis,  une  haine  profonde,  non  seu- 
lement contre  le  catholicisme,  mais  contre  toute  religion  positive.  » 
De  son  côté,  un  critique  protestant  s'exprime  ainsi  :  «  Le  mépris 
effronté  de  Heyse  pour  la  morale,  son  frivole  dédain  pour  la  reli- 
gion, n'ont  été  égalés  par  aucun  romancier  français  (2).  )>  C^est 
beaucoup  dire,  on  le  sent,  de  la  part  d'un  Allemand.  M.  de  Morsier 
ne  se  préoccupe  point  de  réserves  de  cette  nature,  et  dans  son 
éloge  de  Freytag,  celui  que  les  Allemands  regardent  comme  le  plu^i 

(1)  M.  F  Bmdpr,  directeur  de  l'excellente  revue  intitulée  :  Eisturi^ch- 
Polutsci'e  Bl'iUer  (Munich). 

(2)  Otto  Kraus  [Heyse  Novelle  und  Romane.  Francfort,  1888.) 

1"  NOVEMBRE    IN"   89).    4^    SERIK.    T.    XXIV.  22 


334  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

grand  de  leurs  romanciers,  il  n'indique  pas  non  plus  la  moindre 
restriction;  l'auteur  de  Doit  et  Avoir  s'est  toujours  montré  fort 
hostile  aux  catholiques,  nous  devons  le  rappeler.  Raab  tient  une 
place  assez  secondaire  parmi  les  romanciers  d'outre-Rhin  ;  le  critique 
eût  tout  aussi  bien  pu  associer  aux  trois  premiers  :  Paul  Lindau, 
le  feuilletoniste  de  la  presse  libérale;  M"^  de  Hiller,  dont  le  talent 
a  été,  dernièrement,  bien  mal  employé  à  profaner  le  drame  sacré 
d'Oberammergau,  ou,  surtout,  G.  Ebers,  dont  les  romans  histo- 
riques ont  tant  de  vogue;  mais  M.  de  Morsier  voulait  disserter  sur 
Yhiimour,  et  Raab  lui  en  fournissait  le  prétexte.  UImmour,  notre 
critique  la  définit  longuement  et  la  réduit  à  de  minutieuses  classifi- 
cations;  un  grand  catholique,  qui  fut  également  un  grand  écrivain 
allemand,  Hettinger  (1),  l'a  définie,  lui  aussi,  et  d'une  manière 
charmante,  mais  le  critique  ne  cite  jamais  les  catholiques...  De 
Yhumom\  M.  de  Morsier  arrive  au  panthéisme  germanique,  dont 
la  poésie  le  ravit.  Il  répète,  après  son  auteur  favori,  Roerne, 
l'ami,  puis  le  rival  de  Hein,  que  les  Allemands  «  ne  prisent  rien 
et  ne  méprisent  rien  non  plus;  que  rien  ne  leur  est  sacré,  parce 
que  tout  leur  est  sacré  »  ;  et,  là-dessus,  il  va  se  perdre  au  milieu 
d'idées  nébuleuses,  à  l'allemande,  et  de  considérations  sur  les 
«  états  d'âme  »  des  peuples  germaniques  sur  le  a  sentiment  de  la 
nature  »  chez  l'Allemand.  «  Ce  sentiment,  inconnu  des  anciens, 
nous  dit  M.  de  Morsier,  est  d'origine  sémitique;  il  a  paru  avec  la 
croyance,  à  une  dernière  incarnation  de  Javé;  efïacé  pendant  le 
moyen  âge,  il  s'est  réveillé  avec  la  Renaissance,  se  mêlant  alors  aux 
éléments  de  progrès  retrouvés  dans  l'antiquité  païenne  ;  il  a  ouvert 
à  l'àme  moderne  des  horizons  immenses,  depuis  que  les  entraves 
des  religions  ont  été  brisées,  depuis  qu'il  est  permis  au  penseur  de 
rêver  son  rêve  sur  le  divin  et  de  chercher  l'infini  où  son  vol  l'entraîne, 
sans  être  obligé  de  se  le  figurer  sous  l'image  d'un  Dieu.  »  Telle  est, 
en  effet,  la  religion  que  nous  enseignent  les  orgueilleux  apôtres  et  de 
d'un  Rouddhisme  savant,  religion  capable  d'en  imposer  au  vulgaire 
séduire  les  esprits  blasés  qui  cherchent  le  vieux  neuf,  mais  impuis- 
sante à  consoler,  à  moraliser,  à  fortifier  une  seule  âme.  Tantôt  disci- 
ple de  la  philosophie  épicurienne  de  M.  Renan  ou  de  la  philosophie 
pessimiste  de  Schopenhauer,  M.  de  Morsier  termine  en  se  plongeant, 
<LQuim&'^ Obermann  de  Sénancourt,  au  sein  de  «  l'illusion  infinie...  » 

(1)  Welt  und  Kirche. 


LES  ROMANS   NOUVEAUX  335 

Quand  donc  trouverons- nous,  à  côté  de  tant  d'études  sur  l'Alle- 
magne qui,  toutes,  se  ressentent  de  l'influence  juive,  protestante  ou 
libre-penseuse,  une  étude  sur  la  lutte  si  vaillament  soutenue,  au  pays 
de  Luther,  depuis  le  commencement  du  siècle,  par  les  catholiques 
enfin  réveillés  de  leur  torpeur?  Quand  donc  auprès  des  hommes  célèbres 
de  l'Allemagne  incroyante,  verrons-nous,  peintes  d'une  manière  digne 
d'elles,  les  grandes  figures  des  hommes  de  foi  :  politiques,  orateurs, 
écrivains,  publicistes,  romanciers  même,  qui  combattent  là-bas,  sous 
le  drapeau  de  la  croix?  On  juge  à  présent  l'Allemagne  avec  plus  de 
calme  et  comme  on  doit  juger  les  adversaires  eux-mêmes;  les  catho- 
liques de  ce  pays  ont  droit,  de  notre  part,  à  une  justice  au  moins 
égale;  ils  ne  se  sont  guère  montrés  plus  sympathiques,  pour  la 
France,  que  ne  l^ont  été  leurs  compatriotes  protestants,  mais  ils 
luttent,  comme  nous  et  avec  nous,  pour  l'Eglise,  et  leur  héroïque 
ténacité  jiourrait,  quelquefois,  nous  servir  d'exemple.  Une  de  leurs 
armes,  sachons-le,  c'est  le  roman  populaire,  arme  puissante  quand  il 
s'agit  du  mal,  très  efficace  aussi  pour  le  bien,  si  l'on  s'entend  à  la 
manier.  11  y  a,  chez  nos  voisins,  toute  une  littérature  romanesque, 
dont  la  critique  ne  parlejamais  et  dans  laquelle,  pourtant,  se  montrent 
des  talents  qui  seraient  appréciés,  s'ils  se  produisaient  ailleurs.  Si 
ce  que  nous  venons  de  dire  du  livre  de  M.  de  Morsier  inspirait  la 
curiosité  de  connaître  la  littérature  allemande  par  son  côté  inexploré 
de  nos  critiques,  nous  conseillerons  la  lecture  d'un  ouvrage  intitulé  : 
les  Conteurs  catholiques  du  temps  actuel  (1).  L'auteur  affecte  de 
n'y  faire  figurer  aucun  romancier  français,  il  loue  avec  un  peu 
d'exagération  ses  compatriotes,  mais  il  donne  une  foule  de  rensei- 
gnements très  utiles  pour  ceux  qui  veulent  lire,  ou  faire  lire  à  la 
jeunesse,  des  romans  allemands  non  malsains. 

J.  de  RocHAY. 

(1)  K'itholtsche  Eizuhkr  dtr  NeuesUn  Zat,  par  H.  Keiter.  (Paderborn,  1889.) 


LES  LIVRES  RÉCENTS  D'HISTOIRE 


Les  dtndères  années  du.  roi  Charles- Albert,  par  le  marquis  Costa  de  Beaure- 
gard,  (f*lon  )  —  II.  Soui'ernrs  da  baron  de  Barante  (Calmann  Lévy.)  — 
III.  Amélin  de  VuroUei.  (Perriii.)  —  IV.  Saint  Grcyone  VU  et  In  Réforme 
de  VEijh^e  au  onzième  siècle,  par  l'abbé  Delarc.  (Retaux.)  —  "V.  Un.  divorce 
royd  par  M^'e  Blaze  de  Bury.  (Perrin.)  —  VI.  Le  Travail,  par  Tolstoï  et 
Bûundarefï.  (Marpon.)  —  VIL  Le  comte  de  Buolz-Manichal,  musicien,  par 
Prost.  (Savine.)  —  VIII.  Réponse  nu  pmn/jhlet  de  «  Eqaal  riyhtes  »,  par 
l'honoré  Mercier.  (A  Québec.)  —  IX.  Un  an  lûexil,  par  Lamouroux.  (Sb- 
vine.)  —  X.  L'Europe  à  la  veille  de  la  yucrre,  par  Notovitcb.  (Savine  )  — 

XI.  Le  Berciau  deCliristoph--  Colomb,  par  Tabbé  Gasaliianca.  (Welter.)  — 

XII.  Saints  de  Rome  au  dix  neuvième  siècle:  V.  P'illotti,  par  M'"«  de  Belloc. 
(Tequi.)  —  XIII.  Edmonl  Schértr,  par  Gréard.  (Hachette.) 


I 

Les  Premières  atme'es  du  roi  Charles-Albert,  dont  nous  avons 
rendu  compte  ici  même,  appelaient  une  suite  et  un  complément. 
Cette  suite  etjce  complément,  nous  les  trouvons  dans  «  Les  Dernières 
années  du  roi  Chailes-Albert  »  (Pion).  L'intérêt  déjà  puissamment 
éveillé  dans  le  premier  ouvrage  s'accroît  encore  et  devient  vraiment 
poignant  dans  le  second.  Au  poème  héroï-comique  si  primesauiier, 
si  éiincelant  succède  le  drame  tragique  avec  toutes  ses  péripéties  et, 
si  nous  osons  dire,  totites  ses  horreurs.  Quelles  que  fussent  les 
brillantes  qualités  déployées  dans  ses  premières  années  par  celui 
qui  devait  être  l'illustre  vaincu  de  Novare,  quelque  héroïsme  qu'eût 
montré  l'intrépide  volontaire  du  Trocadéro,  on  ne  pouvait  parfois 
se  dispenser  de  sourire,  non  sans  quelque  amertume,  hélas!  en 
voyant  le  prince  étrangement  compromis  dans  le  soulèvement  révo- 
lutionnaire de  1821,  pailir  gaillardement  en  guerre  contre  les  libé- 
raux espagnols,  accepter  un  dur  exil  comme  une  salutaire  pénitence 
pour  ses  équipées  politiques,  et  enfin  consentir,  pour  rentrer  en 
grâce  auprès  du  vieux  et  soupçonneux  monarque  et  conjurer  le 


LES    LIVRES    RÉCENTS    d'hISTOIRE  337 

courroux  tenace  du  trop  clairvoyant  Metternich,  à  l'humiliant  enga- 
gement de  ne  rien  changer,  une  fois  qu'il  serait  monté  sur  le  trône, 
aux  principes  de  gouvernement  adoptés  et  pratiqués  jnsque-là  par  la 
maison  de  Savoie.  Cet  acte  d'allégeance  envers  l'Autriche,  doublé 
d'une  sorte  d'inféodation  au  despotisme,  trahissait  une  souplesse 
de  caractère,  imposée,  il  est  vrai,  par  les  circonstances,  mais  qui  lais- 
lait  planer  quelques  ombres  sur  la  figure  de  ce  personnage  à  demi 
moderne  et  à  demi  féodal. 

Les  pages  que  nous  avons  sous  le-^  yeux,  et  qui  complètent  le 
tableau  de  cette  vie  demeurée  longtemps  énigmatique,  contribuent 
largement  à  réhabiliter  cette  mémoire.  Elles  nous  montrent  Charles- 
Albert  esclave  du  devoir,  honnête,  loyal  jusqu'au  scrupule,  partagé 
entre  Tobligation  créée  par  un  serment  peut-être  imprudemment 
prêté,  et  la  charge  que  lui  imposent  les  destinées  du  peuple  qu'il  a 
été  appelé  à  gouverner  et  jusqu'à  un  certain  point  les  traditions 
séculaires  de  ses  ancêtres  et  de  ses  prédécesseurs.  Charles-Albert 
n'est  pas  seulement  fidèle  aux  règles  de  la  probité  humaine,  dans 
ce  qu'elle  a  de  plus  rigide,  de  plus  inflexible,  il  est  religieux,  il 
est  pieux,  il  est  mystique.  Adonné  aux  macérations  corporelles, 
comme  s'il  voulait  faire  expier  à  sa  chair  les  erreurs  ou  les  fautes 
d'un  esprit  hanté  par  des  rêves  ambitieux,  il  est  debout,  hiver 
comme  été,  à  quatre  heures  du  matin  et  il  entend  une  messe,  quel- 
quefois deux  avant  de  se  livrer  au  travail.  Il  écoute  son  confesseur,  il 
consulte  l'évêque  de  Verceil  qui  est  un  saint,  pour  savoir  s'il  peut 
en  cou'^cience,  malgré  l'engagement  de  sa  jeunesse,  donner  une 
constitution  à  ses  peuples  qui  paraissent  la  réclamer,  et  le  jour  où, 
après  avoir  pris  les  avis  d'un  conseil  extraordinaire,  où  toute  liberté 
de  parole  et  de  vote  est  donnée  aux  délibérants,  il  se  décidera  à  ce 
dernier  parti,  il  aura  communié  le  matin.  En  présence  de  ces  luttes 
intérieures,  de  cette  délicatesse,  de  ces  précautions  en  quelque  sorte 
excessives,  de  cette  modestie,  disons  mieux,  de  cette  humilité  chré- 
tienne, comment  ne  pas  se  sentir  désarmé  devant  des  contradictions 
apparentes,  comment  ne  pas  absoudre  Thomme  qui  en  signant  tout 
à  l'heure  un  chiObn  de  papier  et  bientôt  en  brandissant  l'épée,  va 
donner  le  signal  de  la  Révolution  et  provoquer  ce  déchirement 
furieux  de  passions  multiples,  dont  il  tombera  la  première  victime, 
que  d'autres  exploitent  après  lui,  et  qui  finiront  par  amener  cette 
suite  d'usurpations  et  de  destructions  sacrilèges  qui  ont  fait  de  la 
Péninsule  un  objet  de  dégoût,  de  douleur  et  d'eftVoi? 


338  RtVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Le  grand  attrait  de  ce  volume,  c'est  la  peinture  de  ce  caractère 
unique  entre  tous,  par  les  éléments  dont  il  était  composé,  et  qui 
s'est  manifesté  au  milieu  d'une  singulière  complexité  de  circons- 
tances. A  côté  du  récit  si  varié,  si  patriotique,  si  mouvementé 
des  événements  auxquels  l'Italie  et  l'Autriche,  d'abord,  bientôt 
toutes  les  puissances  européennes,  ont  pris  une  part  plus  ou  moins 
directe,  de  ces  batailles,  de  ces  conspirations,  de  ces  menées  diplo- 
matiques, dont  l'écheveau  fut  plus  embrouillé  que  jamais;  à  côté  de 
l'exposé  lumineux  de  ces  intérêts,  de  ces  passions,  qui  s'attaquaient 
non  seulement  à  l'ordre  politique,  à  l'ordre  social,  mais  à  l'Eglise 
elle-même,  l'auteur  nous  présente,  dans  les  plus  menus  détails, 
une  étude  psychologique  des  plus  attachantes.  En  même  temps 
que  la  curiosité  de  l'amateur  des  grandes  scènes  historiques  est 
amplement  satisfaite,  celui  qui  se  plaît  à  scruter  les  mystères  du 
cœur  humain  suit  avec  une  anxiété  qui  n'est  pas  dénuée  d'un  charme 
poignant  cette  succession  d'impressions  diverses,  par  où  passèrent 
cet  esprit  ondoyant  et  ce  grand  cœur.  Les  relations  étroites  de  famille 
qui  ont  existé  entre  M.  le  marquis  Costa  de  Beauregard  et  deux 
des  plus  dévoués  confidents  de  l'infortuné  prince  lui  ont  permis 
d'entrer  dans  des  détails  intimes,  qui  nous  montrent  à  nu  cette 
âme  si  belle  et  si  héroïque.  Nul,  non  plus,  n'était  mieux  placé  pour 
nous  initier  aux  sentiments  secrets  et  aux  démarches  les  plus  ca- 
chées des  divers  personnages  de  l'entourage  du  roi.  L'auteur  a 
connu  admirablement  la  cour  et  les  courtisans. 

Les  exaltées  sont  rarement  logiques  :  Charles-Albert  n'a  pas 
démenti  la  règle.  11  est  impossible  de  concilier  entre  eux  les  actes 
de  ce  règne  étrange,  tant  ils  paraissent  inspirés  par  des  sentiments 
contraires!  Le  langage  même  du  prince  se  ressentait  de  ces  contra- 
dictions, au  point  de  le  rendre  suspect  de  mauvaise  foi.  Ce  reproche 
est,  croyons-nous,  immérité.  Il  serait  plus  vrai  de  dire  que  le  per- 
sonnage a,  suivant  les  impressions  du  moment,  passé  par  divers 
états  d'une  sincérité  successive.  Comment  expliquer  et,  surtout, 
comment  justifier  autrement  que  par  un  manque  d'équilibre  des 
facultés  intellectuelles,  la  conduite  du  souverain,  qui  affirme  à 
l'empereur  d'Autriche  l'intention  de  respecter  les  traités,  peu  de 
temps  avant  de  lui  déclarer  une  guerre  dès  longtemps  préparée  ?  II 
est  vrai  que,  dans  le  manifeste  qui  précéda  l'ouverture  des  hosti- 
lités, Charles- Albert  fit  un  grief  à  son  adversaire  d'avoir  violé, 
sinon  la  lettre,  du  moins  l'esprit  des  traités  de  1815,  en  occupant 


LES   LIVRES   RÉGENTS  D'fflSTOIRE  339 

militairement  les  duchés  de  Parme  et  de  Modène.  Mais  ce  grief 
ne  datait  pas  d'hier,  et  l'occupation  n'avait  eu  heu  que  du  consen- 
tement des  princes  légitimes,  qui  se  sentaient  menacés  à  la  fois  par  la 
révolution  et  par  l'ambition  piémontaise.  Au  fond,  le  roi  de  Sar- 
daigne  avait  plutôt  trouvé  un  prétexte  qu'il  n'avait  cherché  une 
raison.  Le  véritable  motif  de  cette  levée  de  boucliers,  c'était  la  hahie 
de  l'étranger,  le  souci  de  l'indépendance.  Pour  tous  les  patriotes  de 
la  Péninsule,  l'Allemand,  c'était  l'ennemi  héréditaire,  celui  qui  avait 
fait,  sans  droit,  acte  d'usurpation,  et  contre  lequel  les  représailles 
étaient  toujours  permises  :  Adversus  hostem  œterna  auctoritas. 
Peut-être  aussi  considérait-il  les  sanglantes  journées  de  Milan  et 
l'impitoyable  répression  dont  le  maréchal  Fiadetzki  se  fit  l'instru- 
ment, comme  une  provocation  suffisante.  Mais  à  qui  imputer  les 
premiers  torts?  Qui  avait  tiré  le  premier  coup  de  fusil?  Était-on 
fondé  à  croire  que  le  vieil  homme  de  guerre  avait  fomenté  exprès 
la  révolte,  pour  en  triompher  à  coup  sûr,  afin  d'acheter  trente  ans 
de  paix  par  une  saignée  de  trois  jours?  Chi  lo  sa? 

Mais  si  Charles-Albert  interprétait  le  droit  des  gens  à  sa  façon, 
qui  était,  il  faut  bien  l'avouer,  la  façon  révolutionnaire,  tous  les 
vrais  amis  de  l'Italie  ne  se  croyaient  pas  obligés  de  le  suivre  dans 
cette  voie.  Pie  IX,  à  qui  l'on  a  reproché  injustement  l'initiative  du 
mouvement  de  l'indépendance  nationale  et  qui  n'avait  fait,  en  réalité, 
que  suivre,  un  peu  imprudemment  peut-être,  un  courant  préexis- 
tant. Pie  IX  ne  voulut  jamais  se  donner  le  tort  de  fouler  aux  pieds 
le  droit  international.  Il  déplorait  publiquement  l'organisation  poli- 
tique de  la  Péninsule,  il  alla  même  jusqu'à  suppher  l'Autriche, 
dans  un  acte  officiel,  de  renoncer  à  la  domination  d'un  peuple 
étranger  qui  réclamait  le  respect  de  sa  nationalité,  mais  il  refusa, 
au  moment  décisif,  de  l'y  contraindre  par  les  armes.  Nul  ne  saurait 
lui  en  faire  un  crime,  et  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  trouver 
M.  Costa  de  Beauregard  bien  sévère  à  l'égard  du  consciencieux 
pontife,  lorsqu'il  lui  reproche  d'avoir,  par  ses  tergiversations 
d'abord,  puis  par  le  rappel  de  ses  troupes,  fait  avorter  le  mouve- 
ment itaUen  dont  Charles-Albert  avait  pris  la  direction  et  assumé 
la  responsabilité.  Le  portrait  qu'il  trace  de  Pie  IX  est  aussi  irres- 
pectueux qu'infidèle,  il  approche  de  la  caricature.  Les  rumeurs 
dont  il  se  fait  l'écho  sont-elles  toutes  bien  fondées?  Qu'importe, 
d'ailleurs,  que  le  Pape  ait  demandé  à  certain  prélat  un  mémoire 
sur  les  motifs  qui  pouvaient  légitimer  son  intervention   dans   la 


3â0  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

guerre?  Cette  anecdote,  si  elle  n'est  pas  controuvée,  prouverait 
seulement  que  Pie  IX  hésita  jusqu'au  dernier  moment.  Cette  atti- 
tude fait  honneur  à  la  délicatesse  de  sa  conscience,  car  le  cas  était 
grave  et  embarrassant.  Il  ne  sert  de  rien  d'alléguer  l'exemple 
opposé  d'autres  pontifes.  Qui  oserait  soutenir  que  Pie  IX  n'a  pas 
été  mieux  inspiré  en  refusant  de  tirer  l'épée,  que  Jules  II  en  endos- 
sant la  cuirasse?  Qui  oserait  même  nier  que  les  deux  Papes  n'ont 
pas,  l'un  et  l'autre,  agi  sagement  bien  que  diversement,  suivant 
les  convenances  et  les  nécessités  des  temps?  Il  est  faux,  du  reste,  que 
l'abstention  commanilée  au  général  pontifical  Duiando  ait  causé 
l'échec  de  la  campagne  de  I8Z18.  Il  résulte  des  faits  racontés  dans  le 
volume  même  que  nous  avons  sous  les  yeux,  que  le  mal  vint  avant 
tout  de  l'inconsistance  de  l'insurrection.  Les  Vénitiens,  après  s'être 
soulevés,  ne  surent  pas  protéger  leur  territoire  contre  le  retour 
offensif  des  Autrichiens,  et,  quand  Milan  fut  défendu  par  la  petite 
mais  vaillante  armée  piémontaise  contre  les  forces  de  Radetzki,  ses 
habitants  refusèrent  de  courir  aux  remparts.  Quant  à  Durando,  il 
fit  bravement  son  devoir  en  luttant  contre  l'agression  allemande,  car 
Pie  IX  lui  avait,  sur  ce  terrain,  généreusement  laissé  carte  blanche. 

Une  autre  cause  de  la  défaite  des  Italiens,  ce  fut  la  profonde 
incapacité  militaire  dont  fît  preuve  le  roi  de  Sardaigne.  Son  pané- 
gyriste est  contraint  de  le  reconnaître,  il  va  même  plus  loin,  car  il 
l'accuse  formellement  d'avoir,  dans  son  plan  de  campagne,  déféré 
aveuglément  aux  avis  que  lui  transmettait  de  son  couvent  une  reli- 
gieuse à  moitié  fourbe  et  à  moitié  visionnaire.  C'était  plus  que  du 
mysticisme,  c'était  une  véritable  aberration. 

En  dépit  de  ces  erreurs  et  de  ces  fautes,  la  mémoire  de  Charles- 
Albert  est  demeurée  en  honneur,  parce  qu'il  se  montra  grand  dans 
l'infortune,  et  subit  avec  une  résignation  touchante  une  expiation 
méritée.  En  butte  aux  critiques  et  aux  calomnies,  il  montra  une 
sérénité  d'âme  admirable,  et  ne  garda  aucune  rancune  dans  son 
cœur.  Sa  mort  fut  celle  d'un  saint.  Son  biographe  s'attarde,  sans 
qu'on  ait  le  cœur  de  le  lui  reprocher,  dans  les  détails,  parfois 
minutieux,  de  cette  longue  agonie  morale  qui  précéda  son  dernier 
soupir.  Il  nous  est  impossible  de  nous  défendre  d'une  douloureuse 
et  sympathique  émotion.  Toutefois,  le  sentiment  que  nous  inspire 
la  fin  du  règne  du  premier  promoteur  armé  de  l'indépendance 
italienne  est  plus  voisin  de  la  pitié  que  de  l'admiration. 


LES   LIVRES    RÉCENTS    d'hISTOIRE  S/jI 


II.  —  m 


Les  Souvenirs  du  baron  de  Barante^  qui  a  vécu  de  1782  à  1866 
(Calmann  Lévy),  nous  reportent,  après  tant  d'autres  publications 
analogues,  à  la  Révolution  et  aux  régimes  qui  ont  suivi;  mais  ils 
ont  un  caractère  spécial  qui  leur  assigne  un  rang  à  part.  Le  plus 
grand  nombre  des  auteurs  de  mémoires  ont  pris  parti,  avec  des 
nuances  diverses,  pour  ou  contre  la  Révolution;  de  là  un  jugement 
porté  sur  les  hommes  et  sur  les  choses,  qui  se  ressent  des  préventions 
favorables  ou  défavorables  :  tantôt  une  approbation  sans  réserve, 
allant  jusqu'à  l'enthousiasme;  tantôt  des  rancunes  et  du  dénigrement. 
Le  personnage  que  nous  entendons  aujourd'hui  se  tient  à  égale  dis- 
tance des  uns  et  des  autres.  Par  son  origine  et  son  éducation,  il 
appartenait  à  ce  monde  qui  s'était  laissé  imprégner  des  idées  philo- 
sophiques du  temps,  sans  tomber  toutefois  dans  l'irréligion  dont 
certaines  tendances  jansénistes  que  nous  voyons,  avec  regret,  percer 
dans  une  page  de  ces  Souvenirs,  contribuaient  à  le  préserver.  Son 
père,  homme  très  sérieux  et  très  grave,  bien  que  dévoué  de  cœur 
aux  réformes  politiques,  ne  se  laissa  jamais  griser  par  les  déclama- 
tions de  la  Constituante,  et  les  premiers  excès  révolutionnaires  lui 
inspirèrent  une  juste  horreur.  Ces  sentiments  le  rendirent  naturelle- 
ment suspect  aux  hommes  qui  détinrent  successivement  le  pouvoir, 
il  fut  incarcéré  et  sa  vie  courut  les  plus  grands  dangers.  Le  18  Bru- 
maire fut  pour  lui  le  point  de  départ  d'une  ère  de  délivrance  pour  la 
France,  mais  il  déplorait  la  perte  de  la  liberté,  ce  qui  ne  l'empêcha 
pas  d'accepter  du  Premier  consul  une  préfecture.  On  peut  dire  de 
l'auteur  des  Souvenirs  qu'il  partagea  les  idées  et  suivit  les  traces  de  son 
père.  Tout  en  aspirant  à  un  régime  libéral,  il  entra  au  conseil  d'État 
où  il  eut  l'avantage,  très  apprécié  de  lui,  d'entendre  souvent  Napo- 
léon III  dont  il  admirait  l'éloquence  primesautière  et  la  profonde  sa- 
gesse, quand  un  immense  orgueil  ne  l'aveuglait  pas.  Son  poste  lui 
permettait  de  voir  les  choses  de  très  près,  sans  que  l'exercice  de 
fonctions  plus  importantes  lui  faussât  le  jugement  en  lui  donnant  la 
tentation  de  s'attribuer  un  rôle.  C'était  un  observateur  sagace  et  un 
témoin  bien  informé,  appartenant  à  l'opinion  hbérale.  Ces  mots 
suffisent  pour  le  classer  et  pour  signaler  tout  l'intérêt  qui  s'attache 
à  ses  révélations. 

Une  note  sur  le  parti  jacobin  nous  paraît  bonne  à  reproduire. 


3Û2  .  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

Jamais,  croyons-nous,  cette  faction,  aussi  odieuse  que  méprisable, 
n'a  été  plus  fidèlement  dépeinte,  plus  sévèrement  appréciée.  Il 
s'agit  de  son  attitude  en  face  du  consulat.  «  Le  parti  jacobin  pro- 
prement dit,  tel  qu'il  existait  au  18  brumaire,  ne  se  divisa  point, 
et  ne  fut,  dans  aucune  de  ses  fractions,  adopté  par  le  Premier 
consul,  qui  ne  faisait  point  de  cas  de  sa  soi-disant  énergie.  II 
mit  au  conseil  d'État,  il  employa  dans  de  hautes  fonctions  des 
hommes  chargés  des  souvenirs  révolutionnaires  les  plus  prononcés, 
mais  ce  fut  pour  leurs  capacités  spéciales,  certain  qu'il  ne  lui  serait 
pas  nécessaire  de  ménager  leurs  anciennes  opinions.  Leur  irritabilité 
n'était  vive  que  sur  tout  ce  qui  touchait  aux  intérêts  créés  par  la 
Révolution  et  sur  la  jouissance  pleine  et  assurée  de  la  situation 
qu'ils  avaient  acquise,  sur  tout  ce  qui  pourrait  ramener  quelque 
chose  de  l'état  social  et  de'l'aristocratie  de  l'ancien  régime.  Sur  ces 

points,  il  fallait  être  en  garde  avec  eux Quant  aux  jacobins  d'un 

étage  inférieur,  il  aimait  peu  à  les  employer  dans  l administration; 
ils  furent,  en  général,  de  mauvais  préfets.  Leur  manière  d'être  les 
rendait  impropres  à  ce  genre  de  fonctions;  peu  à  peu  il  fallut  les 
déplacer.  Ce  fut  dans  les  tribunaux  qu'on  absorba  les  jacobins  de 
province.  Cambacérès  en  enrôla  un  grand  nombre,  soit  parce  qu'il 
leur  était  facile  d'arriver  jusqu'à  lui  et  de  se  ranger  sous  son  patro- 
nage, soit  parce  que  le  Premier  consul  pensa  qu'ils  n'auraient  pas  les 
mêmes  inconvénients  dans  l'autorité  judiciaire  et  qu'on  trouvait 
ainsi  un  moyen  d'attacher  au  gouvernement  des  gens  qui  seraient 
restés  mécontents.  //  ii  ignorait  pas  que  la  plupart  des  révolution- 
naires veulent  avant  tout  des  places  et  des  appointements.  Où 
disait  alors  qu'on  avait  fait,  des  places  de  juges,  les  canonicats  du 
jacobinisme.  » 

A  lire  également  les  lignes  suivantes  qui  retracent  la  vive  oppo- 
sition que  rencontra  Napoléon  pour  faire  adopter  le  Concordat. 

«  Napoléon  donnait,  par  la  conclusion  du  Concordat,  la  plus 
grande  preuve,  peut-être,  de  sa  haute  raison  et  de  son  étonnante 
sagacité.  Assurément  la  paix  religieuse,  le  libre  exercice  du  culte 
catholique,  le  respect  du  gouvernement  pour  la  croyance  de  la 
majorité  des  consciences,  étaient  des  conditions  essentielles  de  bon 
ordre,  un  pas  indispensable  à  faire  pour  sortir  de  l'état  révolution- 
naire. Mais  reconnaître  cette  nécessité  n'était  pas  alors  une  pensée 
répandue  ni  facile  à  concevoir.  La  convertir  en  acte,  lui  donner 
force  de  loi,  exigeaient  un  sens  ferme  et  beaucoup  de  courage  d'exé- 


LES   LIVRES   RÉGENTS   d'hISTOIRE  343 

cution.  Rien  dans  les  circonstances  où  avait  vécu  le  Premier  consul, 
personne  parmi  ceux  qui  l'entouraient  maintenant,  ne  pouvait  le 
mettre  sur  la  voie.  Le  conseil  d'État,  le  Sénat,  l'Institut,  se  compo- 
saient, en  presque  totalité,  d'hommes  au  moins  étrangers  à  la  reli- 
gion. La  philosophie  des  sensations  régnait  en  souveraine  et  sans 
nulle  contradiction.  Les  sciences  et  les  lettres  étaient  pénétrées  de 
l'esprit  irréligieux.  Dix  années  de  persécution  et  d'oppression 
avaient  interrompu  les  habitudes  de  piété;  pour  suivre  les  pratiques 
religieuses,  il  fallait  du  zèle  et  souvent  du  courage.  Les  plus 
vulgaires  esprits  forts  s'enorgueillissaient  du  triomphe  de  leur 
cause  et  le  succès  venait  s'ajouter  à  leurs  arguments;  les  indiffé- 
rents vivaient  sans  que  rien  les  rappelât  à  leurs  devoirs. 

«  Malgré  de  telles  apparences,  le  Premier  consul  savait  voir  que, 
au  fond  et  dans  la  réalité,  la  religion  chrétienne  n'avait  pas  cessé 
d'être  le  lien  des  familles,  la  consécration  réelle  et  nécessaire  de  la 
morale,  la  seule  règle  de  la  vie.  » 

Amélie  de  Vitrolles  (Perrin)  était  une  de  ces  âmes  d'élite  que  le 
Ciel  montre  à  la  terre  pour  lui  enseigner  le  culte  parfait  de  l'idéal 
et  l'amour  désintéressé  du  bien.  Ce  qui  fait  l'originalité  de  cette 
admirable  figure,  c'est  qu'on  ne  peut  la  classer,  ni  parmi  les 
héroïnes  du  cloître,  ni  parmi  les  prédestinées  du  monde.  Amélie  a 
vécu  dans  sa  famille  et  y  a  pratiqué  les  plus  hautes  vertus  :  elle 
s'est  définie  elle-même,  lorsque  ayant  obtenu  de  ses  parents  qu'ils 
ne  l'inquiéteraient  plus  sur  son  avenir  humain,  à  ceux  qui  lui 
demandaient  ce  qu'elle  voulait  être,  elle  répondit  :  Religieuse  dans 
la  maison  de  mon  père.  Quelle  fille  dévouée!  Quelle  sœur  aimante! 
Avec  cela  dévorée  de  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  des 
âmes.  Dépensant  son  activité  en  faveur  des  malades,  des  pauvres, 
des  enfants,  et  en  même  temps  vouée  à  la  contemplation,  au  point 
de  demeurer  cinq  heures  de  suite  prosternée  dans  une  sorte 
d'extase  devant  le  Saint  Sacrement.  Nous  connaissons  surtout  ses 
sentiments  intimes  par  sa  correspondance  qui  fut  considérable.  Une 
main  pieuse  a  recueilli  ses  lettres  et  les  a  enchâssées  dans  une 
biographie  sans  phrases.  Détail  piquant  et  douloureux  en  même 
temps  :  c'est  le  malheureux  Félicité  de  la  Mennais,  lié  avec  la 
famille  de  Vitrolles,  qui  devait  écrire  la  vie  de  cette  humble  chré- 
tienne qu'il  admirait  profondément.  Après  son  apostasie,  qui  suivit 
de  près  la  mort  d'Améhe,  cette  œuvre  lui  devint  impossible.  Nous  y 


344  REVUE    DU   MONDE   CATHOLIQUE 

avons  perdu  un  narrateur  brillant,  mais  nous  y  avons  gagné  une 
sorte  d'autobiographie  inimitable.  Il  y  a,  d'ailleurs,  peu  d'événe- 
ments, on  aurait  tort  d'y  chercher  à  cause  du  nom,  des  révéla- 
tions politiques  :  c'est  une  vie  intérieure  qui  se  déroule  dans  sa 
simplicité.  Il  ne  faut  pas  d'ailleurs  se  faire  illusion  :  toujours 
souffrante,  portée,  ce  nous  semble,  à  une  certaine  mélancolie,  tra- 
vaillée, d'ailleurs,  par  une  grâce  divine  que  nous  oserons  dire  impla- 
cable, jusqu'à  lui  reprocher  les  plus  légères  souillures,  Amélie  de 
Vitrolles  ne  peut  séduire  que  les  caractères  qui  visent  en  haut  et 
disent  :  Excelsior.  Les  natures  lâches  et  molles  ne  s'attarderont  pas 
à  la  lecture  d'un  livre  qui  offre  pour  nourriture  un  pain,  amer  sou- 
vent, mais  toujours  substantiel. 

IV 

Le  troisième  et  dernier  tome  de  Saint  Grégoire  VII  et  la 
Réforme  de  l'Eglii^e  au  onzième  siècle  (Retaux-Bray)  répond  de 
tous  points  aux  deux  premiers.  L'auteur,  fidèle  à  sa  méthode,  réunit 
le  plus  qu'il  peut  de  documents  et  les  publie,  pour  la  plupart,  in 
extenso  :  c'est  assurément  de  l'histoire  documentaire  au  plus  haut 
degré.  Nous  eussions  préféré  des  analyses  bien  faites  à  ces  citations 
démesurées.  Le  lecteur,  en  général,  s'attache  à  la  substance  et 
s'inquiète  peu  ou,  pour  mieux  dire,  il  se  rebute  de  cette  phraséo- 
logie et  de  ce  vague  d'expression  où  se  complaisait  le  moyen  âge. 
Nous  faisons,  bien  entendu,  exception  pour  certaines  pièces  déci- 
sives où  le  texte  doit  être  serré  de  près  Un  autre  inconvénient  naît 
de  cette  prolixité,  c'est  que  l'espace  et  le  loisir  manquent  pour 
l'examen  détaillé  de  certains  points,  jugés  apparemment  secondaires 
mais  pourtant  intéressants.  Ainsi,  dès  le  premier  chapitre,  nous 
nous  trouvons  arrêtés  devant  une  lettre  où  Grégoire  VII  affirme  que 
l'Espagne  appartient  à  saint  Pierre  et  en  réclame  la  suzeraineté. 
M.  l'abbé  Delarc  se  demande  sur  quels  documents  se  fondait  le 
Pontife  et  il  nous  renvoie  lestement  à  deux  érudits  Gfrorer  et 
Héfélé  dont  il  se  contente  d'indiquer  le  sentiment,  sans  exposer  les 
motifs  sur  lesquels  ils  s'appuient.  Il  nous  semble  que  leurs  thèses 
eussent  valu  la  peine  d'être  discutées  au  moins  dans  des  notes  ou 
dans  un  appendice.  Ce  débat  eût  pu  jeter  du  jour  sur  une  question 
qui  se  rattache,  à  notre  sens,  à  l'ensemble  des  idées  que  le  Pape 
s'était  faites  sur  la  situation  politique  du  Saint-Siège  par  rapport  à 
une  granle  partie  de  l'Europe. 


LES    LIVRES    RÉCENTS    D  HISTOIRE  3  45 

Cette  part  faite  à  la  critique,  nous  devons  leconnaître  que  l'au- 
teur tire  un  excellent  parti  des  nombreux  éléments  qu'il  a  mis  en 
œuvre  pour  le  récit  continu,  clair  et  impartial  d'événements  si 
variés.  Ce  n'est  pas  une  petite  affaire  que  de  suivre  le  chef  de 
l'Église  sur  tous  les  points  du  monde  chrétien  où  le  porte  sa  vigi- 
lante activité.  Il  y  a  aussi  un  mérite  incontestable  à  rapprocher  des 
assertions  souvent  contradictoires  des  chroniqueurs,  à  peser  les 
témoignages,  à  les  discuter,  à  les  concilier  s'il  est  possible.  L'histo- 
rien se  meut  à  l'aise  au  milieu  de  cet  imbroglio,  et  sa  critique  est 
généralement  judicieuse.  Il  met  dans  tout  son  jour  la  véritable 
physionomie  de  saint  Grégoire  VII,  qui  était  d'une  fermeté  et  d'une 
vigueur  incomparables  lorsqu'il  s'agissait  de  défendre  la  justice  et 
les  droits  de  l'Eglise,  mais  qui  ne  frappait  qu'après  avoir  menacé, 
€t  ne  menaçait  qu'après  avoir  épuisé  tous  les  moyens  de  douceur. 
Cet  esprit  de  sagesse  et  de  modération  éclate  surtout  dans  une 
lettre  écrite  par  le  Pape  au  roi  musulman  de  la  Mauritanie,  En- 
Nacer,  qui  l'avait  prié  de  consacrer  un  évêque  pour  une  petite 
coihmunauté  chrétienne  subsistant  encore  dans  ses  Etats.  Après 
s'être  empressé  de  souscrire  à  cette  juste  requête,  Giégoire  VII 
remercie  En-Nacer  d'avoir  racheté  des  chrétiens  et  il  ajoute  : 
<(  Cet  acte  de  bonté  t'a  été  certainement  suggéré  par  Dieu,  créateur 
de  toutes  choses.  Celui  qui  illumine  tout  homme  venant  en  ce 
monde  a  fait  naître  dans  ton  esprit  cette  lumineuse  pensée.  Le  Dieu 
tout-puissant  qui  veut  que  tous  les  hommes  soient  sauvés,  n'ap- 
prouve rien  davantage  chez  nous  que  l'amour  de  nos  semblables, 
après  l'amour  que  nous  lui  devons.  »  Les  paroles  qui  suivent  sont 
des  plus  remarquables  :  «  Nous  devons  plus  spécialement  que  les 
autres  peuples  pratiquer  cette  vertu  de  la  charité,  vous  et  nous 
qui,  sous  des  formes  diverses,  adorons  le  même  Dieu  unique,  qui, 
tous  les  jours,  louons  ei  vénérons  en  lui  le  créateur  des  siècles  et  le 
maître  de  ce  monde.  »  Et  il  termine  ainsi  :  «  Nous  le  prions  du 
fond  du  cœur  de  te  recevoir,  après  une  longue  vie,  dans  le  sein  de 
la  béatitude  du  très  saint  patriarche  Abraham.  »  On  admirera  l'art 
exquis  et  touchant  avec  lequel  le  charitable  Pontife,  sans  sacrifier  le 
dogme,  insiste  sur  ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  le  sectateur  du 
Christ  et  le  disciple  de  Mahomet.  «  Jamais  peut-être,  dit  avec  raison 
M.  de  Mas-Latrie,  cité  par  M.  Delarc,  pontife  romain  n'a  plus  affec- 
tueusement marqué  sa  sympathie  à  un  prince  musulman.  »  Le  lec- 
teur ne  s'attendait  peut-être  pas  à  trouver  l'expression  d'une  si  noble 


3A6  REVUE    DU    MONDE  CATHOLIQUE 

tolérance,  dans  le  bon  sens  du  mot,  chez  un  Pape  considéré  par 
l'opinion  vulgaire  comme  intraitable. 


L'histoire  d'un  Divorce  royal  (Perrin)  est  une  histoire  assez 
malpropre.  La  nature  du  sujet  le  voulait  ainsi  ;  mais  il  semble  que 
l'auteur  se  soit  plu  à  le  rendre  encore  plus  déplaisant  pour  les 
oreilles  pudibondes.  Non  pas  qu'il  y  ait  aucun  détail  précisément 
obscène  ;  mais  les  sous-entendus  abondent  et  surabondent.  Pour- 
quoi, d'ailleurs,  attacher  tant  d'importance  à  la  loi  de  l'hérédité  et 
à  ce  que  l'auteur  appelle  l'atavisme,  bien  qu'il  ne  s'agisse  le  plus 
souvent  que  de  l'influence  paternelle  ou  maternelle?  Certes,  nous 
sommes  loin  de  nier  tout  ce  que  peut  receler  de  germes  morbides, 
avec  répercussion  sur  le  moral,  un  sang  impur  imprudemment 
transmis  ;  mais  même  dans  les  circonstances  les  plus  défavorables 
la  liberté  persiste  et  peut  dominer  les  penchants  les  plus  impétueux. 
Il  est  trop  question  de  tempéraments  dans  ce  livre,  et  pas  assez  de 
l'énergie  morale.  M"®  Blaze  de  Burg  n'ignore  pas  cependant  les 
autres  causes  perturbatrices,  elle  insiste,  par  exemple,  avec  saga- 
cité, sur  le  milieu  assez  malsain  où  Anne  de  Boleyn  développa  son 
caractère,  sur  son  séjour  à  la  cour  des  Valois  et  ses  accointances 
avec  la  fameuse  reine  de  Navarre.  C'est  là,  en  effet,  que  l'odieuse 
rivale  de  Catherine  d'Aragon  puisa,  en  même  temps  que  le  poison 
de  la  Réforme,  cette  coquetterie  fascinatrice  qui  exerça  un  si  fatal 
empire  sur  ce  butor  couronné  que  l'histoire  connaît  sous  le  nom  de 
Henri  VIIL  L'auteur  stigmatise  avec  une  indignation  méritée  ces 
manèges  aussi  honteux  que  cruels,  en  même  temps  qu'il  met  en 
relief  l'admirable  sérénité  de  Catherine.  Cependant,  tout  en  rendant 
hommage  à  cette  princesse,  il  incline  à  chercher  plutôt  les  mobiles 
de  sa  noble  attitude  dans  un  attachement  purement  charnel  que 
dans  le  sentiment  du  devoir.  C'est  toujours  la  même  tendance.  Il 
nous  sera  encore  permis  de  regretter  que  les  actes  de  la  Papauté 
dans  cette  grave  affaire  soient  pesés  plutôt  dans  la  balance  de  la 
politique  que  dans  celle  de  la  morale.  Quant  au  point  délicat  de  la 
nature  de  l'union  de  Catheiine  avec  Arthur,  pourquoi  ne  pas  s'en 
rapporter  simplement  à  la  déclaration  de  cette  femme  si  loyale? 
Pourquoi  laisser  percer  un  doute  injurieux  à  sa  mémoire? 


LES   LITRES   RÉCENTS   d'hISTOIRE  3Z|7 


VI.  —  XIII 

Ce  ne  sont  pas  seulement  des  représentants  des  hautes  classes, 
ou  des  classes  lettrées  et  savantes,  qui  attaquent  l'ordre  de  choses 
établi  en  Russie;  il  existe  dans  les  masses  profondes  de  sourds 
mécontentements,  qui  éclatent  parfois  en  revendications  hautaines 
et  en  menaces,  de  sorte  qu'à  côté  du  nihilisme  se  dresse,  comme 
un  allié  plus  ou  moins  inconscient,  le  socialisme.  Un  simple  moujik, 
du  nom  de  Boundareff,  cherchant  dans  la  Bible  un  remède  aux  maux 
dont  les  paysans  souffrent  et  dont  ils  souffraient  surtout  avant  l'abo- 
lition du  servage,  fut  frappé  du  verset  de  la  Genèse  qui  condamne 
l'homme,  après  sa  chute,  à  manger  son  pain  à  la  sueur  de  son  front. 
Ce  fut  pour  ce  vieillard  de  soixante- cinq  ans  la  révélation  de  la  loi 
primordiale  de  l'humanité  déchue.  Il  apprit  à  écrire  et  composa  un 
opuscule  où  il  essayait  de  démontrer  que  le  travail  de  la  terre  est  le 
travail  par  excellence,  et  que  quiconque  ne  s'y  livre  pas,  fùt-il  occupé 
à  toute  autre  chose,  au  négoce,  à  l'industrie,  à  la  milice,  à  la  judica- 
ture,  est  un  paresseux  et  un  voleur  qui  se  nourrit  injustement  du 
pain  qu'un  autre  a  produit.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  signaler 
l'étroitesse  de  cette  conception  qui  méconnaît  la  variété  nécessaire 
des  rouages  du  mécanisme  social.  Il  est  bon  de  savoir  que  ce  Boun- 
dareff, bien  qu'imbu  d'idées  ultra-mystiques  à  sa  façon,  se  vante  de 
n'avoir  pas  été  baptisé,  et  que  faisant  allusion  au  mystère  de  l'Eu- 
charistie, il  déclare  que,  si  Dieu  est  surtout  présent  dans  le  pain 
et  dans  le  laboureur,  il  semble  qu'on  aurait  raison  de  révérer  le 
pain  comme  le  vrai  Dieu  [sic],  et  d'honorer  le  laboureur  comme  la 
plus  précieuse  des  créatures  du  ciel  et  de  la  terre.  Cette  étrange 
assertion  dénote  autant  d'orgueil  que  de  bizarrerie.  Boundareff  fit 
le  voyage  de  Saint-Pétersbourg  pour  convertir  le  souverain  à  ses 
idées.  Naturellement  le  czar  refusa  de  le  recevoir  et  défendit  de 
publier  son  œuvre.  Plus  tard  le  moujik  réformateur  fut  présenté  au 
comte  Tolstoï,  autre  esprit  assez  mal  équiUbré,  qui  adopta  son 
système  en  le  modifiant  un  peu.  De  là  sortit  le  livre  du  Travail 
(Marpon),  composé  d'une  première  partie  où  Tolstoï  expose  ses 
critiques  de  l'état  social  en  style  académique,  et  d'une  seconde  uni- 
quement remplie  d'élucubrations  aussi  grossières  de  forme  que  fas- 
tidieuses, de  Boundareff.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  surprenne,  çà  et  là, 
des  accents  d'une  éloquente  indignation.  Après  avoir  affirmé  que 


^/j8  REVUE    DU    MONDE    »:ATH0L1QUE 

parmi  les  pauvres  gens,  parmi  les  laboureurs,  non  seulement  les 
forts  souffrent  pour  récolter  le  pain,  mais  que  les  femmes  prêtes 
à  accoucher  soient,  elles  aussi,  condamnées  à  travailler,  Bondareff 
s'écrie  :  «  C'est  ainsi  que  l'enfant  qui  est  encore  dans  le  ventre  de 
sa  mère  souffre  déjà  pour  le  pain  qu'il  n'a  pas  encore  goûté.  » 

Cette  publication  no  manque  pas  d'intérêt,  parce  qu'elle  fait 
connaître  un  état  d'àme  assez  commun  en  Russie;  mais  l'opuscule 
du  paysan  est  farcie  de  répétitions,  et  les  cent  soixante-dix  pages 
■dont  il  se  compose  eussent  été  avantageusement  réduites  à  une 
dizaine,  à  une  vingtaine  tout  au  plus,  A  notre  avis,  les  traducteurs, 
MM.  Tseytline  et  Pages,  dont  nous  ne  voulons  pas  diminuer  le 
mérite,  eussent  bien  fait  de  se  contenter  d'une  analyse  éclaircie  par 
quelques  citations.  Une  remarque  en  terminant  :  le  cultivateur  russe 
s'apitoie  uniquement  sur  les  souffrances  des  compagnons  de  ses 
travaux  dont  il  connaît  la  misère;  les  ouvriers  socialistes  de  l'Occi- 
dent n'émettent  de  plaintes  que  sur  le  sort  de  ceux  qui  peuplent  nos 
manufactures.  Chacun  songe  à  soi  et  aux  siens.  L'idée  fondamentale 
de  Tolstoï  et  de  Boundareff,  sur  l'excellence  des  travaux  agricoles, 
bien  qu'exagérés,  a  une  grande  part  de  vérité.  Nos  ordres  religieux, 
surtout  à  leur  début,  les  Bénédictins  entre  autres,  ont  montré  par 
d'illustres  exemples  le  haut  prix  qu'ils  attachaient  avec  raison  au 
travail  des  mains.  La  parole  biblique  ne  doit  [)as  être  rigoureusement 
interprétée  à  la  lettre,  mais  il  faut  reconnaître  qu'elle  est  malheu- 
reusement méconnue  par  la  civilisation  de  nos  jours. 

Tout  le  monde  se  sert  ou  s'est  servi  quelquefois  dans  sa  vie  de  la 
composition  métallique  appelée  ruolz.  Combien  de  personnes  savent 
que  l'inventeur  qui  lui  a  donné  son  nom,  non  seulement  possédait 
de  grandes  connaissances  en  chimie  et  avait  le  don  de  les  appliquer, 
mais  était  encore  un  homme  du  meilleur  monde,  orné  des  plus 
rares  qualités  moralts  et  des  talents  les  plus  divers,  qu'il  était,  entre 
autres,  excellent  musicien.  Un  de  ses  amis  a  voulu  dissiper  l'igno- 
rance qui  s'attache  à  cette  célébrité  méconnue,  et  il  a  entrepris  pieu- 
sement de  présenter  une  image  complète  de  cet  homme  qui  eut  tant 
de  succès  en  son  temps.  Aujourd'hui  nous  avons  sous  les  yeux 
M.  le  comte  Ruolz-Montchat,  musicien  {^di\'\ne).  M.  A.  Prost  analyse 
finement  les  opéras  qui  valurent  à  leur  auteur  une  grande  réputation, 
M.  de  Ruolz  demeura  fidèle  à  l'école  française,  tout  en  conservant 
une  originalité  bien  marquée.  Il  y  a  dans  cet  opuscule,  qui  est  toute 


LES   LIVRES   RÉCENTS   d'hISTOIRE  3ij9 

une  révélation,  un  chapitre  bien  curieux  sur  l'invasion  de  la  musique 
allemande. 

On  sait  qu'au  Canada,  il  existe  une  lutte  très  ouverte  entre  les 
Français  catholiques  et  les  Anglais  protestants.  Nous  en  trouvons 
un  écho  dans  la  très  intéressante  brochure  publiée  à  Québec,  ou 
l'honoré  M.  Mercier,  premier  ministre  de  la  province  de  Québec, 
répond  au  pamphlet  de  l'Association  des  Equal  Riyhter.  L'éminent 
homme  d'Etat  n'a  pas  de  peine  à  réfuter  les  injurieuses  objections 
d'un  ministre  protestant  qui  a  le  tort  d'imputer  à  l'Eglise  catholique 
une  doctrine  qu'elle  ne  professe  pas  concernant  l'autorité  civile. 
M.  Mercier  se  retranche  avec  beaucoup  d'à-propos  derrière  les 
paroles  prononcées,  il  y  a  cent  ans,  par  un  évêque  protestant  dis- 
tingué, le  docteur  Horsley,  membre  de  la  Chambre  des  lords.  Le 
voici  :  «  Les  catholiques  sont  portés  par  les  véritables  principes  de 
leur  religion  à  une  conduite  inoffensive,  à  une  soumission  respec- 
tueuse, à  une  cordiale  loyauté.  Les  catholiques  comprennent  mier.x 
que  ne  semblent  le  comprendre  ceux  qui  s'appellent  nos  frères 
protestants  que  le  commandement  de  la  soumission  sans  réserve 
au  gouvernement  sous  lequel  un  individu  vit,  est  écrit  en  caractères 
ineffaçables  dans  la  divine  loi  de  l'Évangile.  »  Substituez  au  mot. 
protestants  l'appellation  de  libres  penseurs,  et  vous  aurez  une  affir- 
mation applicable  à  la  France,  et  dont  ses  gouvernants  feraient  bien 
de  se  pénétrer. 

Un  An  (ïexiU  par  J.  Lamouroux,  ancien  secrétaire  du  comte 
Dillon  (Savine),  peut  faire  suite  aux  Coulisses  du  boidangisme  et 
leur  servir  de  correctif,  au  besoin.  Il  ne  faut  pas  s'attendre  à  une 
impartiahté  absolue  de  la  part  de  l'auteur,  mais  il  nous  conte  un^^ 
foule  de  détails  qui  ont  leur  prix  pour  ceux  que  cette  aventure  inté- 
resse encore. 

L Europe  à  la  veille  de  la  guerre^  par  N.  Nitovitch,  brochuie 
parue  chez  le  même  éditeur,  est  un  résumé  de  l'histoire  des  diffé- 
rents pays  d'Europe  depuis  une  dizaine  d'années  :  on  reraarqut; 
surtout  les  données  concernant  la  péninsule  des  Balkans.  L'auteur 
est,  ajuste  titre,  partisan  de  l'aUiance  franco-russe;  nous  regret- 
tons que  ses  préjugés  d^ orthodoxe  russe  lui  aient  dicté  un  langage; 
aussi  injurieux  qu'mjuste  touchant  la  Papauté . 

Où  est  né  Christophe  Colomb?  En  Corse  ou  à  Gênes?  C'est  la 

1"  NOVEMBRE    (n°   89).    4«    SÉRIE.   T.    XXIY.  23 


350  BEVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

question  sur  laquelle  M.  l'abbé  Casablanca,  clans  l'opuscule  intitulé  : 
le  Berceau  de  Christophe  Colotnb  devant  ï éruditoin  et  devant 
F  Institut  (Welter),  apporte  des  témoignages  nombreux  dont  la  réu- 
nion doit  faire  autorité.  L'auteur  a\'ait  précédemment  traité  le  pro- 
blème à  fond  dans  des  pages  irréfutables  que  les  lecteurs  de  la 
Revue  du  Monde  catholique  n'ont  pas  oubliées.  Il  combattait  par 
des  arguments  indiscutables  l'opinion  de  M.  l'abbé  Casanova  qui 
faisait  naître  le  révélateur  dn  Nouveau-Monde  à  Calvi,  en  Corse.  Il 
est  regrettable  que  le  gouvernement  de  M.  Grévy  ait  donné  dans  le 
panneau. 

Parmi  les  nombreux  Saints  de  Rome  au  dix-neuvième  siècle 
(Téqui),  nul  ne  fut  plus  populaire  que  Vincent  Pallotti.  Remercions 
jVt""  Belloc  de  nous  avoir  retracé,  d'une  manière  si  touchante,  la 
vie  de  ce  grand  serviteur  de  Dieu  €t  des  hommes,  qui  participa  à 
tant  d'œuvres  et  dont  le  zèle  s^'exerça  surtout  à,  l'égard  des  soldats, 
des  prisonniers,  des  condamnés  à  mort  et  des  malades  dans  les 
hôpitaux.  On  se  plait  à  espérer  quand  on  a  sous  les  yeuTt  de  tels 
exemples. 

Était-il  bien  nécessaire  de  rappeler  le  souvenii-  et  de  tracer  le 
portrait  de  M.  Edmond  Schérer  (Hachette),  ancien  ministre  protes- 
tant, rationaliste  et  sceptique?  iVl.  Gréard,  de  l'Académie  française, 
l'a  pensé,  et  il  a  utilisé,  avec  le  tarent  d'exposition  que  l'on  connaît, 
les  papiers  que  la  famille  lui  a  confiés. 

Léonce  de  la  Rallaye. 


Le  Cardinal  iFrédéric  Borromée,  ouvrage  posthume  de  Charles  Quesnel,  publié 
piir  les  soins  de  M.  Alexandre  Piedaguei.  —  Un  volume  grand  in-8«»  de 
200  pages,  orné  du  portrait  du  cardinal;  le  texte  est  imprimé  sur  beau 
papier  vélin  teinté,  avec  encadrements  ruuges  à  chaque  page.  —  Lille. 
Desclée,  de  Brouwer  et  C>«.  {Soaéié  Saint -Augustin),  lb90.  —  Prix  :  2  fr. 

1 

En  tête  du  Cardinal  Frédéric  Borromée^  j'ai  écrit  les  lignes 
suivantes,  d'une  absolue  sincérité  : 

«  Charles  Quesnel,  un  vrai  lettré,  composa  ce  livre,  afin  de 
rendre  respectueusement  hommage  à  l'une  des  gloires  religieuses 
de  l'Italie. 

«  La  mort  l'a  empêché  de  publier  son  œuvre.  1Hais,  connaissant 


LES    LIVRES    RÉGENTS    d'hISTOIRE  351 

le  vif  désir  de  mon  savant  ami,  je  n'ai  rien  négligé  ponr  le  réaliser 
dans  les  conditions  les  plus  favorables  à  la  réputation  posthume  du 
fervent  biographe,  qui  entoura  son  travail  de  tant  de  soins,  multi- 
pliant, avec  une  louable  ténacité,  ses  minutieuses  recherches  à  Paris 
et  à  Milan. 

«  Une  telle  étude,  sur  un  illustre  et  vénéré  prélat,  encore  presque 
inconnu  en  France,  était  digne  du  plus  sérieux  intérêt.  Cette  vie 
du  grand  archevêque,  parent  de  saint  Charles  Botromée  et  fonda- 
teur de  la  célèbre  bibliothèque  Ambrosienne,  est  bien  à  sa  place 
dans  la  collection  historique,  déjà  si  riche,  <ie  la  Société  de  Saint- 
Augustin;  quoique  formant  un  ouvrage  très  complet,  elle  fait  suite, 
en  quelque  sorte,  à  la  Vie  de  saint  Charles,  due  à  M.  l'abbé  Sylvain. 

«  Me  voi'à  certain,  désormais^  que  ce  livre  si  attachant  et  si 
consciencieux  sur  le  cardinal  Frédéric  sera  lu  par  des  esprits  excel- 
lents, par  des  juges  éclairés;  et  je  me  plais  à  espérer  qu'il  obtiendra 
un  succès  prompt  et  durable  auprès  des  érudits  de  bon  aloi.  » 

Ma  vive  espérance,  basée  sur  les  solides  et  fort  attrayantes 
qualités  de  l'œuvre,  est  vite  devenue  une  heureuse  certitude.  L'utile 
volume  de  M.  Charles  Quesnel  a  reçu,  dès  son  apparition,  le  plus 
chaleureux  accueil. 

Ainsi  que  ce  judicieux  écrivain  l'a  remarqué,  «  la  vie  du  cardinal 
Frédéric  n'est  pas  bien  connue  de  ce  côté-ci  des  Alpes^  et  il  y  a  à 
cela  plusieurs  causes  :  d'abord  il  fallait  aller  la  chercher  dans  les 
in-foUo  des  bibliothèques,  sous  l'enveloppe  de  deux  langues  qui 
ne  sont  familières  qu'à  un  certain  nombre  de  lettrés,  personne  en 
France  n'ayant  pris  soin  de  la  traduire;  em  second  lieu,  la  renommée 
de  saint  Charles  qui  eût  dû,  ce  semble,  par  le  rapprochement  du 
nom  et  de  la  dignité,  servir  celle  du  cardinal  Frériéric,  lui  a  plutôt 
nui;  son  éclat  a  été  si  grand  qu'il  a  fait  disparaître  tout  ce  qui  se 
trouvait  dans  son  rayonnement,  )j 

II 

Archevêque  ;de  Milan,  de  1595  à  1631,  le  cardinal  Frédéric  se 
montra  toujours  admirable  au  triple  point  de  vue  des  vertus  apos- 
toliques, de  l'habileté  administraliive  et  de  l'érudition  vaste  et 
féconde.  Il  aimait  le  beau  et  le  'bien  avec  pjvssiun  ;  on  remarqua 
très  souvent  son  énergie  que  rien  lïe  put  abattre,  sa  charité  infati- 


352  REVUE   DU    MONDE  CATHOLIQUE 

gable,  son  ardente  foi,  ses  austérités,  son  abnégation  constante  et 
son  enviable  don  de  persuader,  de  ramener  les  âmes.  Ses  produc- 
tions nombreuses  abondent  en  p'-écieux  enseignements.  Son  amour 
des  Leiires  et  des  Arts  eiii  sulTi  pour  le  rendre  céièbre  :  il  les  pro- 
tégea en  toute  occasion. 

La  famine  de  1629  et  la  peste  de  1630,  aussi  terrible  que  celle 
de  1576,  virent  ce  prélat  vénéré  à  la  hauteur  de  sa  mission  si  com- 
plexe, si  difficile  et  si  dangereuse  pour  son  existence,  —  car  il  ne 
se  ménageait  pas,  consolant^  au  contraire,  et  secourant  sans  relâche, 
avec  un  zèle  infini,  les  victimes  innombrables  du  lltau! 

Laissons  parler  l'auteur  du  beau  livre  que  nous  signalons  aujour- 
d'hui : 

«  Le  cardinal  Frédéric  eût  sans  doute  brillé  pour  la  postérité 
d'une  plus  vive  lumière,  s'il  avait  été  placé  dans  un  milieu  moins 
radieux.  On  avait  peu  travaillé,  dans  sa  patrie  même,  à  le  popula- 
riser. Il  n'y  a  pas  très  longtemps  qu'on  lui  a  élevé  une  statue,  et  si 
cet  hommage  tardif  lui  a  été  rendu,  il  le  doit  à  un  poète. 

«  Manzoni,  dans  son  ouvrage  /  Promessi  Sposi,  introduisit  cette 
figure  effacée  par  le  temps  et  la  fit  revivre  aux  yeux  de  tous.  Bien 
des  gens  voulurent  n'y  voir  qu'un  personnage  de  fantaisie  amené  à 
jouer  un  rôle  dans  des  événements  romanesques.  Il  n'en  était  rien. 
Le  portrait,  exécuté  d'une  main  sûre,  était  une  reproduction  scru- 
puleuse de  celui  que  l'histoire  elle-même  avait  transmis;  l'éloge 
complet  de  Frédéric  est  compris  dans  ces  lignes  écrites  au  début 
d'un  chapitre  qui  en  est  le  développement,  ((^es  paroles  ont  été 
gravées  sur  le  piédestal  de  la  statue  érigée  à  Milan,  en  1865)  : 
«  Frédéric  Borromée  fut  un  de  ces  hommes  rares  en  tout  temps, 
«  qui  ont  employé  un  beau  génie,  toutes  les  ressources  d'une  grande 
«  fortune,  tous  les  avantages  d'une  condition  privilégiée,  une  appli- 
«  cation  continuelle,  à  la  recherche  et  à  la  pratique  du  bien.  » 

«  Il  fut,  en  effet,  après  saint  Charles  dont  il  suivit  les  traces  (vcs- 
tigia  impressa  vestigii'-),  un  pasteur  admirable  de  charité  et  de 
dévouement  à  son  troupeau.  Il  lui  prodigua  ses  biens  et  sa  vie  avec 
la  même  largesse.  Cette  poursuite  incessante  du  bien  s'unissait 
chez  lui  à  une  aspiration  constante  vers  le  beau.  11  s'abandonna 
dans  cette  recheiche  à  la  générosité  de  sa  nature  patricienne,  et 
éleva  ainsi  à  sa  mémoire  un  monument  plus  durable  que  le  marbre 
et  l'airain.  L'Ambrosienne  est  restée  l'impérissable  témoin  de  ses 
pensées  fécondes  et  de  ses  goûts  élevés.  Construxit  memoriam. 


LES   LIVRES   RÉGENTS   d'hISTOIRE  353 

'<  Cette  double  existence  d'archevêque  et  de  Mécène,  de  prélat  et 
d'érudit,  offre  un  intérêt  particulier.  Il  y  a  eu  en  Italie  plus  d'un 
exemple  de  ce  genre.  On  a  vu  |)lus  d'un  prince  de  l'Église,  surtout 
au  seizième  siècle,  estimer  que  l'amour  des  lettres  et  des  arts  faisait 
comme  partie  intégrante  de  son  rang.  On  était  alors  entraîné  dans 
ce  sens  par  le  courant  irrésistible  d'.'s  esprits.  Mais  le  cardinal 
Frédéric,  au  lieu  d'avoir  à  se  mêler  à  cette  effervescence  générale 
qui  caractérise  l'époque  de  la  Renaissance,  survint  à  l'heure  triste 
où  toute  lueur  s'éteignait.  Il  voulut  rallumer  la  flamme  à  tous  les 
foyers.  Il  y  consuma  sa  vie.  » 

Je  n'ajouterai  rien  de  plus. 

L'œuvre,  forte  et  sincère,  que  M.  Charles  Quesnel  laisse  après  lui, 
fera  durer  son  nom. 

Alexandre  Piedagnel. 


Livre  sur  la  Vie  et  la  Mort  de  saint  Dominique,  par  le  Frère 
Thierry  d'Apolda.  Traduit  et  annoté  p:ir  M.  i'abbé  Curé,  ancien 
aumônier  de  Mgr.  le  comte  de  Chambord. 

On  connaît  la  pittoresque  épithète  appliquée,  par  les  Italiens,  à  la 
majorité  des  travaux  des  traducteurs.  Selon  eux,  il  est  bien  rare  que 
l'entreprise  de  faire  passer  dans  une  autre  langue  une  œuvre  origi- 
nale n'aboutisse  à  une  trahison  en\ej"s  fauteur! 

Si  exagérée  que  soit  la  condamnation,  il  faut  bien,  parfois,  recon- 
naître qu'elle  est  trop  fondée.  Et  cela  se  comprend  sans  peine. 
Chaque  idiome  a  sa  saveur  particulière,  ses  tournures  propres,  ses 
allures  inimitables.  Comment  rendre  ces  impressions  complexes  dans 
un  langage  qui,  souvent,  les  exprimerait  fort  mal  si,  même,  il  ne 
nécessitait  des  périphrases,  ou  ennuyeuses  ou  languissantes. 

Il  faut  donc  trouver,  dans  le  traducteur,  le  double  mérite  de  pos- 
séder non  seulement  la  plénitude  de  l'idiome  qu'il  veut  rendre,  mais 
toutes  les  ressources  de  son  propre  langage,  afin  que  nul  obstacle  ne 
lui  soit  insurmontable. 

Et,  une  fois  cette  plénitude  acquise,  encore  faut-il  que  le  goût  et 
le  naturel,  aidés  par  la  simplicité  des  moyens,  cachent  les  difficultés 
de  tout  genre  rencontrées  au  cours  du  travail. 

Ce  n'est  donc  pas  chose  à  entreprendre  à  la  légère  qu'une  traduc- 
tion, si  le  but  légitime  de  l'écrivain  tend  à  obtenir,  pour  son  œuvre, 
une  place  distinguée  dnns  l'es'ime  cl^  ses  pairs. 


354  REVUE    DU  MONDE    CATHOLIQUE 

Toutes  ces  réflexions  et  beaucoup  d'autres  encore,  s^'appliquent, 
en  géuéir.l,  à  une  traduction  romanesque  ou  poétique,  mais  combien 
plus  sévères  deviennent-elles  quand  on  veut  juger  de  l'utilité  d'un 
travail  destim'i  à  faire  passer  sous  leS'  yeux  des  familles  chrétiennes 
quelques  unes  des  œuvres  glorifiant  les  Saints  placés  par  l'Eglise  sur 
ses  autels. 

La  vigilance,  ici,  doit  être  infatigable  et,  si  elle  n'est  soutenue 
par  une  science  profonde,  par  une  piété  éclairée,  rien  n'y  fera  :  la 
traduction  rebutera  le  lecteur  et,  loin  de  l'édifier,  pourra,  dans 
nombre  de  cas,  produire  un  bien  triste,  un  bien  fâcheux  effet. 

Nous  avons  voulu  faire  d'autant  mieux  ressortir  la  grandeur  et  les 
complications  de  la  tâche  d'un  traducteur  chrétien,  que  nous  venons 
d'éprouver  le  vif  plaisir  de  voir  menée  et  accomplie,  par  une  plume 
magistrale,  cette  tâche  péiilleuse. 

Séduit  par  la  grâce  naïve  et  le  charme  du  sentiment  filial  répandus 
dans  chacune  des  pages  de  la  Vie  de  saint  Dominique^  par  le 
F.  Thierry  d'Apolda,  M.  l'abbé  Curé  a  voulu  que,  désormais,  ce 
livre  fut  accessible  à  tous  et  devint  l'édification  de  tous. 

Certes,  l'entreprise  était,  au  plus  haut  point  difficile,  car  les  qua- 
lités maîtresses  du  style  du  F.  Thierry  sont  justement  de  celles  que 
des  à>peu  près  ne  sauraient  remplacer. 

Cependant,  M.  l'abbé  Curé  poursuivit  l'exécution  de  sa  pensée  et, 
réellement,  elle  lui  a  porté  bonheur. 

Toute  l'onction  si  douce,  débordant  des  pages  écrites  par  le 
F.  Tiiie.ry,  toute  la  grâce  aimable,  qui  en  rend  la  lecture  éminem- 
ment attachante,  M.  l'abbé  Curé  en  conserve  l'impression  inou- 
bliable, la  leçon  salutaire. 

Nul  effort  n'est  visible.  Le  F.  Thierry  aurait  écrit  ainsi,  en 
admettant  qu'il  eut  su  manier  le  français  comme  le  fait  son  très 
érudit  et  très  respectueux  traducteur. 

Mais  il  ne  s'agissait  pas  seulement  d'avoir  traduit  avec  ce  rare 
bonheur  d'expressions.  Au  cours  de  l'ouvrage,  le  simple  lecteur 
resterait  souvent  embarrassé  par  un  nom,  un  fait  que  le  F.  Thierry, 
écrivant  pour  son  Ordre,  ne  songe,  naturellement,  pas  à  expliquer. 

Ces  éclaircissements  indispensables,  M.  l'abbé  Curé  les  donne 
dans  des  notes,  dont  plusieurs  deviennent  d'excellents  modèles  de 
résumés  historiques,  tant  par  la  neiteté,  que  par  la  concision  sans 
sécheresse. 

Cependant,  notre  éloge  ne  serait  pas  complet  si  nous  ne  déta- 


LES  UVRES   RÉGENTS   d' HISTOIRE  355 

chions  de  la  préface  de  M.  l'abbé  Curé,  quelques  lignes  destinées 
à  montrer,  à  côté  du  but  cherché,  la  manière  si  pieusement  simple 
dont  il  a  été  atteint. 

«  A  mesure  qu'on  avancadans  la  lecture  de  cette  Vie  du  bienheureux 
patriarche  Dominique,  on  se  demande  comment  l'ignorance,  les 
préjugés,  la  mauvaise  foi,  ont  pu  travestir  à  ce  point  un  caractère 
si  noble,  si  pur,  si  élevé;  une  âme  si  droite,  si  humble,  si  douce  et, 
en  même  teaips,  si  intrépide  et  si  ardente  pour  le  salut  des  âmes  et 
pour  la  gloire  de  Dieu.  Et  l'on  cent  le  besoin,  comme  le  P.  Lacor- 
daire  et  le  P.  Danzas,  de  rendre  justice  à  cette  mémoire  calomniée 
et  de  la  faire  enfin  connaître,  telle  que  nous  la  dépeignent  ceux  qui 
l'ont  le  minix  co)imie. 

«  Pour  cela,  il  importe  de  s'effacer,  de  laisser  parler  ceux  qui  ont 
vécu  du  temps  du  grand  héros  chrétien,  de  leur  laisser  raconter  ce 
qu'ils  ont  vu,  ce  qu'ils  ont  entendu,  comme  ils  l'ont  vu  et  entendu, 
avec  cet  accent  inimitable  de  sincérité  et  de  franchise  qui  commande 
la  foi  et  l'inspire. 

«  Nous  dédions  ce  modeste  travail  à  la  gloire  de  saint  Dominique 
et  de  sa  Céleste  Alère,  la  Vierge  du  Rosaire,  INotre-Dame  de  Prouiiie. 

«  Puisse-t-il  inspirer  à  tous  une  plus  tendre  dévotion  envers  ce 
grand  saint  et  envers  la  Protectrice  de  son  Ordre!  Puisse-t-il  aussi 
nous  faire  recourir  plus  assidûment  au  grand  moyen  de  salut  que  la 
Très  Sainte  Vierge  a  placé  entre  les  mains  de  son  bien-aimé  fils 
Saint  Dominique,  et  que  nous  recommande  encore  aujourd'hui  le 
Pontife  du  Rosaire,  comme  l'avait  déjà  fait  le  Pontife  de  l'Imma- 
culée-Conception.  » 

On  le  voit,  avant  tout,  M.  l'abbé  Curé  a  voulu  «  s'effacer  »  pour 
obtenir  une  œuvre  plus  parfaite.  Cette  modestie  a  porté  bonheur  à 
son  travail,  qui  restera,  désormais,  au  premier  rang  des  livres 
classés,  dans  une  bibliothèque  chrétienne,  pour  le  double  but  de  se 
nourrir  d'une  lecture  aussi  édifiante  que  pleine  d'un  grand,  d'un 
vif  intérêt. 

A.  DE  Plélan. 

Le  quatrième  volume  du  Journal  de  Fidus  vient  de  paraître  ;  il  a 
pour  titre  spécial  :  le  Prince  Impérial.  Nous  y  reviendrons. 


CHRONIQUE    GÉNÉRALE 


La  session  parlementaire  s'est  rouverte  sans  grand  bruit,  sans 
incident  notable.  Ni  déclaration  ministérielle,  ni  programme  de  ca- 
binet, ni  discours,  ni  débat  extraordinaire,  ni  interpellation  suivie 
de  crise  :  rien  de  ce  qu'on  peut  toujours  attendre  à  une  rentrée  des 
Chambres.  Un  peu  de  tumulte  parlementaire,  et  c'est  tout.  En  une 
séance,  on  a  vidé  toutes  les  grosses  interpellations  qui,  de  loin,  pen- 
dant les  vacances,  paraissaient  devoir  être  quelque  chose.  Le  Da- 
homey; le  mode  d'élection  du  Sénat;  les  coulisses  du  boulangisme  : 
tout  y  a  passé  rapidement. 

Ne.st-ce  pas  de  bon  augure  pour  le  repos  du  pays  qui  n'aimerait 
pas  à  être  troublé,  en  cette  fin  d'année,  par  des  orages  parlemen- 
taires toujours  préjudiciables  au  mouvement  des  affaires?  N'est-ce 
pas  surtout  d'un  heureux  présage  pour  l'existence  du  ministère  dont 
les  jours,  disait-on  naguère  encore,  étaient  comptés?  Les  esprits 
semblent  être  à  l'apaisement,  du  moins  pour  l'instant. 

Que  n'avait-on  pas  dit,  dans  certains  journaux  radicaux,  à  propos 
de  cette  expédition  du  Dahomey,  plus  vite  terminée  qu'on  ne  s'y 
attendait  par  une  paix  opportune.  M.  Pierre  Alype  a  voulu  en  faire 
un  crime  au  ministre  de  la  marine  ou,  du  moins,  à  son  sous-secré- 
taire d'Etat,  M.  Etienne,  qui  préside  à  l'administration  des  colo- 
nies. Bravement,  il  l'a  accusé  d'avoir  violé  la  Constitution.  Mais  la 
Chambre  n'était  pas  d'humeur  à  mettre  en  accusation  un  ministre,  ni 
même  un  sous-secrétaire  d'Etat,  et  l'interpellation  du  malencontreux 
député  de  la  Martinique  n'a  pas  eu  d'autre  résultat  que  le  vote  de 
l'ordre  du  jour  pur  et  simple. 

Il  se  peut  que  la  conduite  de  l'affaire  n'ait  pas  été  absolument 
correcte;  il  est  plus  certain  encore  que  l'expédition  a  été  mal  conçue 
et  menée  dans  de  mauvaises  conditions.  En  apprenant  la  conclusion 
de  la  paix  avec  le  Dahomey,  les  docteurs  en  parlementarisme  ont  pu 
se  dire  :  «  mais  si  la  paix  est  conclue,  c'est  donc  que  nous  étions  en 
guerre,  c'est  donc  qu'il  ne  s'agissait  pas  là-bas  de  simples  mesures 
de  police,  c'est  donc  que  le  gouvernement  a  usurpé  un  droit  qui,  aux 


CHRONIQUE    GÉNÉRALE  357 

termes  de  la  Constitution,  n'appartient  qu'aux  r4hambres  ».  Toutes 
ces  critiques  ne  manquent  pas  de  raison.  Oui,  le  gouvernement  a 
méprisé  la  Constitution  et  les  prérogatives  du  Parlement.  Il  a  fait 
comme  en  Tunisie,  comme  au  Tonkin;  il  n'a  prévenu  les  Chambres 
et  le  pays  de  la  guerre,  que  lorsqu'elle  était  engagée.  Quand  les 
choses  e[i  ont  été  là,  il  les  a  encore  aggravées  par  son  manque  de 
résolution  et  de  franchise;  il  n'a  su  ni  frapper  au  moment  favorable 
un  coup  décisif,  ni  limiter  résolument  son  champ  d'action,  de  façon 
à  réduire  au  strict  nécessaire  les  dépenses  en  hommes  et  en  argent. 

Mais  à  quoi  bon  toutes  ces  récriminations  lorsque  la  paix  est 
conclue?  Il  s'agit  de  savoir  si  le  gouvernement  pouvait  faire  autre- 
ment. C'est  dans  de  p  treilles  circonstances  que  l'on  voit  bien  que  le 
parlementarisme  n'est  qu'une  fiction,  et  une  fiction  souvent  gênante. 
Une  guerre  annoncée  avant  les  opérations  militaires,  une  guerre 
discutée  et  votée  par  une  Assemblée,  une  guerre  réglée  d'avance, 
après  délibération  et  sur  un  programme  invariablement  arrêté  :  c'est 
une  chimère.  On  n'en  a  jamais  vu  de  ce  genre. 

Ce  que  l'on  est  en  droic  de  demander  au  gouvernement,  qui  a 
pris  l'initiative  de  fentreprise  sans  consulter  les  Chambies,  c'est  si 
l'expédition  du  Dahomey  était  juste  et  nécessaire.  Or,  qui  en  a 
mieux  détini  l'objet  que  l'amiral  de  Cuverville,  chargé  de  défendre 
les  intérêts  de  la  France  au  Dahomey?  En  prenant  possession  de  son 
commandement,  il  disait  aux  troupes  de  mer  et  de  terre  placées 
sous  ses  ordres  :  «  Le  Dahomey  a  été  pendant  plus  d'un  siècle 
l'ami  de  la  France;  pour  supprimer  le  trafic  des  esclaves,  nous  y 
avons  introduit  cette  exploitation  des  produits  du  sol  qui  font 
aujourd'hui  sa  richesse.  Bien  des  vies  de  missionnaires  ont  été 
volontairement  sacrifiées  pour  procurer  à  ce  pays  les  bienfaits  de  la 
civilisation  chrétienne  et  pour  l'amener  à  renoncer  à  ses  sanglantes 
coutumes.  Nous  sommes  en  droit  de  compter  sur  sa  reconnaissance 
et  non  sur  fingratitude  qui  ressort  de  la  violation  de  rengagement 
librement  consenti.  Vos  succès  rappelleront  ce  peuple  à  la  réalité 
des  faits.  » 

Des  traités  violés  et  l'intérêt  de  la  civilisation  :  tel  était  le  double 
motif  de  la  guerre;  il  justifie  l'expédition.  Le  tort  du  gouvernement 
a  été  de  ne  pas  agir  résolument,  d'engager  la  guerre  sans  vouloir 
paraître  la  faire,  de  tergiverser  entre  les  hostiUtés  et  les  négocia- 
tions, de  lancer  et  de  retenir  le  commandant  en  chef  de  l'expédition. 
Cependant,  plus  on  tardait  à  agir,  plus  les  difficultés  augmentaient. 
A  la  fin,  l'amiral  de  Cuverville  a  pris  le  seul  parti  qui  lui  restait  à 
prendre  avec  un  gouvernement  indécis  et  désireux  d'en  finir,  avant 
la  rentrée  des  Chambres,  de  la  manière  la  moins  désavantageuse. 
Ce  qu'on  ne  permettait  pas  au  vaillant  amiral  de  conquérir  par  les 


3,58  REVUE   DU    MONDE  CATHOLIQUE 

armes,  il  a  cherché  à  l'obtenir  par  négociations.  Un  seul  homme 
pouvait  aller  porter  au  terrible  roi  du  Dahomey,  non  les  proposi- 
tions de  paix  de  la  France,  mais  les  conditions  d'un  arrangement  à 
l'amiable  :  c'était  un  missionnaire,  l'héroïque  P.  Dorgère,  qui 
connais-ait  le  r<»i  pour  avoir  été  loiigtemps  son  prisonnier,  et  qui 
avait  assez  de  dévouement  pour  retourner  auprès  du  tyran,  au  péril 
de  ses  jours.  Grâce  à  lui,  la  paix  a  été  conclue.  Gomme  conditions, 
la  France  a  obtenu  la  remise  en  Uberté  immédiate  du  commandant 
Fournier  et  de  vingt-sept  agents  indigènes  des  factoreries,  retenus 
prisonniers  depuis  le  15  février,  et,  avec  cela,  la  réoccupation  de 
Wydah,  le  maintien  de  not^e  domaine  colonial.  A  moins  de  marcher 
sur  Abomey,  pour  s'emparer  de  la  capitale  et  du  roi,  il  n'y  avait  pas 
d'autre  moyen  de  terminer  l'affaire.  Le  gouvernement,  en  poussant 
à  fond  la  guerre,  eût  craint  l'opposition  des  Chambres;  il  fallait 
donc  se  contenter  d'un  arrangement  satisfaisant  pour  l'honneur  et 
l'intérêt  national. 

Devant  ce  résultat,  qui  termine  tout,  l'interprétation  de  M.  Pierre 
Alype  tombait  d'elle-même.  11  était  impossible,  en  effet,  d'accuser 
sérieusement  MM.  de  Freycinet,  Ribot  et  Consians  d'avoir  une 
politique  coloniale,  et  de  faire  de  la  petite  expédition  du  Dahomey 
une  nouvelle  guerre  de  Tuni&ie  ou  du  Tonkin. 

Avec  sa  demande  d'urgence  pour  un  piojet  de  réforme  électorale 
du  Sénat,  M.  Hubbard  n'a  pas.  été  plus  heureux.  li  était  vraiment 
bien  opportun  de  proposer  en  ce  moment,  à  la  veille  du  renouvelle- 
ment triennal  du  Sénat,  une  modification  radicale  dans  le  mode  de 
nomination  d'une  Assemblée  qui,  telle  qu'elle  est,  a  rendu  à  la  répu- 
blique et  aux  divers  ministres,,  plus  de  services  peut-être  que  ne  lui 
en  eût  rendu  une  Assemblée  élue  par  le  suffrage  universel  et  qui,  au 
lieu  d'une  majorité  compacte  et  quasi-homogène  de  gauche,  n'offri- 
rait qu'un  assemblage  de  fractions  dissidentes  et  de  groupes  rivaux, 
à  l'instar  de  la  Chambre  des  députés! 

Tout  le  bruit  fait,  pendant  les  vacances  parlementaires,,  autour 
des  «coulisses  du  boulangisme  »,  n'aura  servi  n  rien  non  plus.  Au 
milieu  du  tapage  des  révélations,  on  ne  parlait  de  rien  moinsv  que 
de  recommencer  le  procès  de  la  Haute-Cour  de  ju'='iice,  en  impli- 
quant, cette  fois,  dans  les  poursuites,  non  seulement  les  plus 
ardents  amis  du  général  Boulanger,  mais  les  chefs  de  la  droi:e 
eux-mêmes.  Quel  beau  scandale  c'eût  été!  mais  à  quelles  autres 
révélations  inattendues  ne  s'exposait-on  pas  aussi?  Les  Freycinet, 
les  Floquet.  les  Clemenceau,  les  Lockroy,  les  Granet  et  bien  d'autres 
intègres  républicains,  seraient-ils  sortis  indemnes  d'un  procès  où 
tant  de  choses,  peu  connues  ou  ignorées  encore,  pouvaient  se  mani- 
fester? La  prudence  voulait  qu'on  s'en  tînt  à  ce  qui  avait  été  fait. 


CHRONIQUE   GÉNÉBALE  359 

Personne  ne  s'est  trouvé,  à  gauche,  pour  appuyer  la  demande  de 
M.  Goussot,  qui  venait,  dès  la  première  séance,  réclamer  ironique- 
ment des  poursuites,  pour  caus3  de  conplot,  contre  lui-même  et  ses 
amis,  les  boulane^istes.  L'ironie  était  dure  pour  tous  ces  austères  et 
ces  intraitables  de  la  gauche.  M  Constans  a  déclaré  qu'il  ne  lui  con- 
venait pas,  pour  le  moment,  de  donner  à  M.  Goussot  la  satisfaction 
qu'il  désirait,  et  la  Chambre,  après  avoir  assisté  à  une  vive  alterca- 
tion entre  M.  Déroulède  et  le  député  juif,  Reinach,  a  approuvé  le 
ministre.  En  vérité,  le  parti  républicain  aurait-il  peur  encore  cà  ce 
point  du  boulangisme,  qu'il  n'ose  même  plus  le  traduire  devant  un 
tribunal  d'exception  aussi  sur  que  le  Sénat?  Se  sent-il  si  peu  tran- 
quille qu'il  craigne  d'affronter  de  nouvelles  lévélations?  Pour  des 
vainqueurs,  les  républicains  manquent  quelque  peu  de  courage  et 
de  fierté.  Il  restera  vrai  que  le  gouvernement  et  la  gauche  n'ont  pas 
osé  répondre  aux  provocatirms  d'un  boulangiste  en  reprenant  plus  à 
fond  le  procès  du  parti.  Est-ce  amour  de  la  paix,  désir  de  concilia- 
tion? Non,  c'est  crainte  des  suites  d'un  nouveau  débat. 

Et  pourtant,  le  pauvre  général  Boulanger,  abandonné,  accusé 
même  par  la  plupart  de  ses  anciens  auiis,  et  les  plus  importants, 
n'est  plus  bien  redoutable;  il  ne  réussirait  pas,  s'il  comparaissait  en 
personne  devant  les  juges,  s'il  venait  lui-même  plaider  sa  cause,  à 
reconquérir  une  popularité  qu'il  a  compromise  par  l'indécision  de  sa 
conduite  et  la  vulgarité  de  ses  sentiments.  Et  les  chefs  de  la  droite 
que  l'on  traduirait  avec  lui,  pour  complicité  dans  l'action  électorale, 
on  leur  donnerait  difficilement  l'air  de  conspirateurs  dangereux 
pour  la  république!  Ce  que  craignent  vraiment  les  hommes  les  plus 
en  vue  du  gouvernement  et  de  la  gauche,  c'est  que  le  procès, 
recommencé  contradictoirement  devant  la  Haute-Cour  de  justice, 
ne  retombe  sur  eux. 

Le  parti  républicain  en  a  bien  assez,  pour  le  moment,  avec  le 
budget;  il  faut  avant  tout  qu'il  se  tire  de  là.  Ce  n'est  pas  une  petite 
besogne.  Pauvre  budget  de  1891,  il  a  déjà  subi  bien  des  vicissitudes! 
M.  Rouvier  l'avait  présenté  avec  confiance  aux  Chambres,  tout  fier 
de  son  œuvre.  Le  projet  du  ministre  des  finances  n'a  pas  tenu 
devant  les  critiques  de  la  commission  du  budget.  Remanié  à  fond 
par  la  commission,  il  s'es-t  trouvé  démoli  par  le  vote  de  la  Chambre 
sur  la  réforme  de  l'impôt  foncier,  qui  y  a  creusé  un  trou,  de  18  rail- 
lions bien  comptés.  Puis  il  a  fallu  boucher  le  trou,  et  M.  Rouvier, 
d'accord  avec  la  commission,  est  revenu  devant  la  Chambre  avec  un 
projet  de  taxe  sur  les  produits  ;)harmaceutiques. 

C'est  dans  ces  conditions  que  s'est  ouverte  la  discussion  générale. 
Du  projet  primitif  de  M.  Rouvier,  il  ne  restie  qu'un  élément  intact  : 
l'incorporation   des  dépenses  extraordinaires   du   ministère  de  la 


360  REVUE    DU    MONDE  CATHOLIQUE 

guerre  dans  le  budget  ordinaire.  C'était  là  la  grande  invention,  la 
grande  réforme  de  M.  Rouvier  :  il  reste  au  Parlement  à  l'approuver. 
Le  principe  de  l'incorporation  entraîne  comme  conséquence  l'emprunt 
de  consolidation  afférent  aux  dépenses  militaires  déjà  faites  ou 
engagées.  L'emprunt  est  toujours  en  suspens,  et  les  mauvaises 
langues  ont  même  accusé  M.  Rouvier  d'avoir  spéculé  à  la  Bourse, 
sur  la  hausse  du  cours  de  la  rente,  à  laquelle  il  n'a  cessé  de  pousser 
à  cet  effet.  Cet  emprunt  de  700  millions  apparaît  comme  la  ressource 
nécessaire  pour  liquider  une  situation  très  obérée.  Le  votera-t-on? 

Mais  le  budget  de  la  guerre  n'est  pas  le  seul  gouffre  où  s'englou- 
tissent les  deniers  publics.  On  calcule  que  la  rentrée  des  dépenses 
extraordinaires  de  la  guerre  dans  le  budget  ordinaire  exigera  des 
dépenses  nouvelles  s'élevant  à  83  millions.  D'un  autre  côté,  la  laïci- 
sation scolaire,  l'application  de  la  nouvelle  loi  militaire  sur  le  service 
de  trois  ans,  l'achèvement  du  plan  des  grands  travaux  publics, 
imposent  au  budget  de  très  lourdes  augro.entations  de  charges.  De 
ces  différents  chefs,  le  projet  de  budget  du  gouvernement  portait 
l'excédent  des  dépenses  de  1891  sur  1890  à  70  millions  de  francs 
environ,  qui  se  sont  élevées  à  llx  par  suite  de  la  récente  loi  sur  la 
protection  des  enfants  moralement  abandonnés.  A  cela  s'ajoute  le 
déficit  de  18  millions,  causé  par  le  dégrèvement  de  l'impôt  sur  la 
proprité  non  bâtie,  voté  pour  remplir  les  promesses  de  décharges 
faites  aux  électeurs  ruraijx,  lors  des  dernières  élections. 

Au  total,  c'était  un  excédent  de  dépenses  de  175  millions  auquel 
il  fallait  pourvoir.  Par  diverses  économies,  plus  ou  moins  réelles,  ins- 
crites au  budget,  puis  à  l'aide  de  divers  expédients,  notamment  par  la 
supression  du  petit  crédit  con^-acré  à  l'amortissement  de  la  rente, 
qui  n'était  plus  qu'un  hommage  au  principe,  on  est  arrivé  à  réduire 
l'excédent  à  100  millions  environ. 

C'est  donc  100  millions  de  recettes  à  trouver.  La  commission  du 
budget  les  attend  en  partie  des  mesures  de  protection  douanières 
votées  pour  le  maïs,  le  pétrole,  les  raisins  secs,  les  mélasses  et  les  riz, 
puis  une  surtaxe  sur  l'alcool  et,  en  dernier  lien,  de  la  taxe  nouvelle 
sur  les  produits  pharmaceutiques,  inventée  par  M.  Rouvier. 

Ainsi  donc,  empnints  et  impôts  nouveaux  :  c'est  le  dernier  mot 
du  budget  de  1891  qui,  en  cela,  ressemble,  malgré  les  promesses 
de  chaque  année,  aux  budgets  des  exercices  précédents  depuis 
douze  ans. 

Il  y  aurait  un  autre  budget,  celui  des  économies;  c'est  le  budget 
que  les  conservateurs  préconisent  à  rencontre  du  budget  républi- 
cain, pour  lequel  ils  indiquent  300  raillions  certains  de  réduction  de 
dépenses  et  dont  Mgr  Freppel,  avec  une  universelle  compétence  que 
ses  adversaires  eux-mêmes  reconnaissent,  a  développé  magistra- 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  301 

lement  le  plan.  Il  n'apporte  aucun  tiouble  clans  notre  système  finan- 
cier, il  ne  lèse  aucun  intérêt,  comme  le  budget  des  radicaux  qui 
voudraient  une  transformation  de  la  société  par  des  lois  fiscales 
révolutionnaires.  Toutefois  l'un  ne  plaît  pas  plus  que  l'autre  aux 
doctrinaires  du  centre,  aux  économistes  à  systèmes,  et  l'on  a  entendu 
M.  Léon  Say  faire  la  critique  des  divers  modes  de  budgets  qui  ne 
sont  pa-;  les  siens  :  le  budget  à  l'américaine,  qui  repose  sur  des  droits 
et  douanes;  le  budget  des  conservateurs,  qui  ne  veut  ni  impôts 
nouveaux,  ni  emprunts,  et  qui  n'admet  que  des  économies;  le 
budget  des  radicaux,  qui  réclame  comme  base  l'impôt  sur  le 
revenu  et  l'impôt  proportionnel.  L'ancien  ministre  des  finances 
repousse  la  formule  célèbre  qui  fut  un  moment  celle  du  parti  répu- 
blicain lui-même  :  ni  impôts  ni  emprunts;  il  estime  qu'elle  ne 
répond  pas  aux  nécessités  de  la  situation,  Les  économies  lui 
semblent  excellentes  à  condition  qu'on  en  puisse  faire.  Aujourd'hui, 
il  ne  les  croit  pas  possibles.  Selon  lui  donc,  il  ne  faut  pas  hésiter  à 
recourir  aux  impôts,  en  choisissant  les  moins  onéreux.  Sa  conclu- 
sion est  que  le  relèvement  de  la  taxe  sur  l'alcool  suffirait  à  équilibrer 
le  budget. 

Et  en  voilà  pour  deux  mois  de  discussion  devant  les  Chambres 
sur  ces  différents  thèmes,  jusqu'à  ce  qu'on  arrive  à  la  formule  de 
l'éliquilibre. 

La  question  sociale  remue  de  plus  en  plus  l'Europe.  On  remarque 
partout  les  symptômes  d'une  grande  agitation  ouvrière.  Il  semlDle 
que  la  guerre  est  sur  le  point  d'éclater  en  France  et  ailleurs  entre 
les  ouvriers  et  les  patrons.  Les  grèves  deviennent  plus  fréquentes 
et  augmentent  de  gravité.  Celles  qui  viennent  de  sévir  à  Calais 
dans  l'industrie  du  tulle  et  de  la  dentelle,  qui  occupait  dix  mille 
personnes;  à  Carvin,  près  Arras,  à  Forminy,  près  Saint-Étienne, 
dans  l'industrie  houillère,  témoignent  d'une  entente  toujours  plus 
grande  entre  ouvriers  et  de  réclamations  de  plus  en  plus  vives.  Les 
congrès  socialistes  se  multiplient.  Il  vient  de  s'en  tenir  à  Paris,  à 
Châiellerault,  à  Calais,  à  Lille.  Si  ces  réunions,  toujours  bruyantes, 
toujours  désordonnées,  laissent  voir  les  divisions  du  parti  socialiste, 
elles  montrent  aussi,  à  travers  les  compétitions  personnelles,  un 
même  fonds  de  doctrines  violentes  et  subversives,  un  même  désir 
de  révolution.  Et  là  aussi  s'élaborent  des  projets  d'organisation 
pour  de  grandes  manifestations  ouvrières  internationales,  qui  seront 
une  répétition,  en  plus  grand,  de  la  fameuse  journée  du  1"  mai  1890. 
C'est  la  grande  lutte  sociale  qui  se  prépare. 

De  tous  ces  congrès  ouvriers,  le  plus  important  a  été  celui  de 
Halle,  en  Allemagne.  C'est  le  premier  qui  se  tenait  sur  le  sol  alle- 
mand depuis  celui  de  Gotha,  en  1875,  qui  avait  été  comme  l'Assem- 


362  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

blée  constituante  du  parti  socialiste,  dont  les  deux  grandes  fractions, 
l'association  universelle  des  travailleurs  allemands,  fondée  par  Las- 
salle,  et  le  parti  social  ouvrier,  créé  par  MM,  Leibknecht  et  Bebel, 
comme  branche  de  l'Internationale  et  sous  l'inspiration  directe  des 
doctrines  de  Karl  Marx,  s'étaient  fondues  en  un  seul  et  même 
parti.  11  était  intéressant  de  voir  quelle  attitude  adopterait  le  con- 
grès. Le  régime  d'exception  organisé,  en  Allemagne,  contre  les 
socialistes  par  la  loi  de  1878  a  pris  fin,  en  effet,  le  1"  octobre.  La 
loi  de  répression  votée  h  la  suite  des  attentats  de  Hœdel  et  de  Nobi- 
ling  et  prorogée  trois  fois  de  suite,  sur  les  instances  de  M.  de  Bis- 
marck, expirait  à  cette  date.  C'est  en  voulant  obtenir  la  permanence 
de  cette  loi  que  l'impérieux  chancelier  s'était  brisé  à  une  résistance 
ouverte  du  Parlement  et  aussi  à  l'intention  du  nouvel  empereur 
allemand  d'essayer  contre  le  socialisme  d'un  autre  système  que 
celui  de  la  force.  La  politique  de  M.  de  Bismarck  avait  peu  réussi; 
celle  de  Guillaume  II  devait-elle  être  plus  efficace? 

il  n'y  avait  plus  à  se  dissimuler,  depuis  les  dernières  élections, 
les  progrès  du  socialisme,  dont  trente-cinq  candidats  entraient  au 
R;  ichstag.  L'initiative  des  réformes  sociales  prise  alors  par  le  jeune 
empereur  ouvrait  la  voie  à  des  solutions  pacifiques,  mais  aussi  à 
des  éventualités  que  M.  de  Bismarck  jugeait  redoutables.  Les 
lois  successivement  promulguées  sur  l'assurance  des  ouvriers  contre 
la  maladie,  contre  les  accidents,  contre  l'invalidité  et  la  vieil- 
lesse, lois  qui,  dans  le  programms  de  'M.  de  Bismarck,  devaient 
suffire,  avec  la  force,  pour  contenir  le  socialisme,  n'avaient  pas 
obtenu  les  effets  qu'on  en  attendait  :  l'intervention  de  l'État  pour 
la  réglementation  de  la  journée  de  travail  et  le  taux  du  salaire, 
doit-elle  avoir  de  meilleurs  résultats?  C'est  une  expérience  nouvelle 
qui  se  tente  et  qui  intéresse,  non  seulement  l'Allemagne,  mais  les 
autres  pays  où  l'on  s'est  presque  engagé,  par  la  conférenre  de 
Berlin,  à  la  suivre.  En  attendant  le  résultat,  ce  n'est  pas  sans 
inijuiélude  que  l'on  a  vu,  en  Allemagne,  les  socialistes  fêter  leur 
délivrance  par  des  banquets  et  des  discours  où  s'est  affirmée  la 
victoire  du  parti. 

L'attitude  prise  au  congrès  de  Halle,  à  fégard  du  gouvernement, 
atteste,  en  effet,  que  le  parti  socialiste  se  sent  maintenant  assez  fort 
pour  se  placer  sur  le  terrain  politique  et  attendre  des  moyens 
légaux  ce  qu'on  ne  pensait  autrefois  à  demancier  qu'à  la  violence. 
C'est,  en  effet,  la  doctrine  opportuniste  des  Bébel  et  des  Liebknecht 
qui  l'a  emporté  au  congrès  de  Ha'le.  Pour  le  moment,  on  a  écarté 
les  intransigeants  et  les  anarchistes,  dont  le  rôle  ne  semble  pas  en 
situ  :tlon.  Ce  n'est  pas  que  les  socialistes,  même  de  la  nuance  mo- 
dérée, aient  cessé  d'être  révolutionnaires;  mais  la  révolution  est 


CHRONIQUE    GÉNÉRALE  363 

pour  eux  une  question  d'opportunité.  Au  congrès  de  Halle,  M.  Lieb- 
knecht  a  déclaré,  en  effet,  que  le  pocialisme  veut  la  révolution, 
mais,  selon  lui,  cette  révolution  ne  doit  pas  être  violente.  Ce  socia- 
lisme mitigé  n'en  est  pas  moins  dangereux.  La  modération  des  doctri- 
naires, comme  tout  le  monde  le  reconnaît,  n'est  qu'une  affaire  de 
tactique.  Le  socialisme  allemand  n'a  pas  désarmé  devant  l'initiative 
de  l'empereur;  ses  prétentions  Ub  s'arrêtent  pas  aux  projets  de 
réforme  indiqués  dans  les  décrets.  L'évolution  accomplie  à  Halle  lui 
permet  de :8e  transformer  en  parti  politique.  Ses  membres  présents 
au  Reichstag  continueront  à  affirmer  théoriquement  le  programme 
socialiste  dans  son  intégrité;  mais,  en  même  temps,  ils  tâcheront, 
aux  termes  de  résolutions  adoptées  au  congrès,  «  d'obtenir,  sur  le 
terrain  actuel,  des  réfonnes  répondant  aux  intérêts  ouvriers,  sans 
cependant  se  faire  illusion  sur  la  portée  politique  et  économique 
de  pareilles  demi-mesures  ». 

Le  socialisme  se  fait  opportuniste  en  Allemagne,  pour  pouvoir 
mieux  manœuvrer  contre  le  gouvernement  et  entrer  dans  les  combi- 
naisons parlementaires  qui  lui  permettront  d'exercer  plus  d'infliience 
au  Reichstag.  Sous  cette  fo.rae,  il  n'en  sera  que  plus  dangereux. 
C'est  toujours  la  révoluiioii  sociah^  qui  marchera  avec  lui,  mais  con- 
tenue, cli-sciplinée,  organisée  pour  la  latte  politique  et  la  propagande 
électorale.  Il  sera  d'autant  plus  lemuant  et  plus  exigeant  que  le 
gouvernement  est  maintenant  désarmé  contre  lui  et  que  les  pre- 
mières concessions  que  MIVL  Bebel  et  Liebknecht,  ses  chefs,  se 
vantent  d'avoir  arrachées  à  la  bourgeoisie  lui  seront  un  argumeut 
pourien  obtenir  d'autres.  C'est  bien  là  le  grand  danger  de  la  situa- 
tion en  Allemagne  et  partout.  Le  socialisme,  qui  n'a  pas  cessé  de 
représenter  ia  forme  la  plus  radicale  de  la  révolution,  est  passé 
à  l'état  de  parti  politique.  Jadis,  on  le  combattait;  maintenant,  on 
compte  avec  'lui.  L'empereur  d'Allemagne,  le  premier,  est  allé 
au-devant  de  sa  revendication.  A  sonexemple,  les  États  sont  entrés 
dans  une  voie  de  législation  qui  peut  les  entraîner  bien  loin. 

Il  ne  faudrait  pas  que  les  besoins,  les  souffrances  même  de  la 
classe  ouvrière,  qui  constitue  l'armée  du  socialisme,  fissent  illusion 
sur  les  dangers  des  remèdes  qu'on  prétend  appliquer  aux  maux  du 
prolétariat.  Le  sujet  est  délicat.  C'est  un  grand  bien  que  le  cierge 
et  les  catholiques  se  mettent,  partout,  à  l'œuvre  pour  l'étudier.  Tout 
le  monde  reconnaît  qu'il  y  a,  aujourd'hui,  dans  le  monde,  une 
question  sociale;  tout  le  monde  convient  qu'un  état  de  société  où 
une  grande  partie  de  la  population  n'a  plus  de  moyens  convenables 
et  assurés  d'existence  est  un  état  mauvais;  qu'un  pays  où  règne 
l'antagonisme  des  classes  est  un  pays  profondément  malade.  Mais 
quelle  doit-être  la  part  de  l'iÉtat  dans  la  réforme  sociale? 


oGk  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Certes,  les  congrès  (^e  Coblentz  et  de  Liège  ont  été  un  grand 
témoignage  de  la  sollicitude  catholique  pour  la  classe  ouvrière.  Ça 
été,  pour  les  politiciens  et  les  libres  penseurs,  qui  affectent  de  ne 
plus  compter  pour  rien  l'influence;  de  l'Eglise,  une  grande  leçon  que 
de  voir  des  hommes  politiques,  des  orateurs  distingués  du  parti 
catholique,  des  évêques  surtout  aborder  avec  une  ardeur  qu'ils  ne 
connaissaient  pas,  une  hardiesse  et  une  hauteur  de  vues  qui  les  a 
surpris,   ces  questions    sociales   pour    lesquelles   ils  ne   voulaient 
reconnaître  à  l'Église  aucune  compétence.  Dans  ces  réunions,  on  a 
admis   le   princii)e   de   l'intervention  de  l'État,   que  le  Souverain 
Pontife  lui-même  reconnaît,  dans  la  mesure  de  ses  devoirs  sociaux 
de  justice  et  de  protection.  Le  difficile  était  de  ne  pas  excéder  en 
définissant  la  fonction  de  l'Etat.  Les  mêmes  questions  dont  s'est 
occupé,  sous  le  j  apport  pratique,  le  congrès  de  l'Cnion  des  œuvres 
ouvrières,  tenu  à  Sainte-Anne  d'Auray,  ont  été  traitées  également, 
au  point  de  vue  juridique,  au  congrès  des  jurisconsultes  catholiques 
d'Angers.  Là,  ce  qui  avait  paru,  dans  les  résolutions  du  congrès  de 
Liège,  outrepasser  les  justes  attributions  de  l'Etat,  a  été  ramené  à 
une  plus  exacte  mesure.  N'était-ce  pas  déjà  trop  que  de  concéder 
aux  gouvernements  le  droit  de  réglementer,  surtout  par  voie  inter- 
nationale, la  durée  du  travail?  Comme  l'a  dit,  dans  un  discours 
magistral,  l'éloquent  évêque  d'Angers  :  «  Avec  la  réglementation 
législative  ou  administrative  du  travail  des  adultes,  viendra  néces- 
sairement, et  par  une  conséquence  toute  logique,  la  fixation,  par 
rÉtat,  du  minimum  des  salaires,  de  la  proportion  entre  les  salaires 
et  les  bénéfices  commerciaux  et  industriels,  du  taux  des  produits, 
du  cours  des  valeurs,  du  prix  des  loyers,  etc.;  car  tout  cela  inté- 
resse également  le  bien  commun.  Ce  sera  la  main  mise  de  l'État  sur 
toutes  les  conditions  de  l'activité  humaine.  »  11  y  aurait  incontesta- 
blement un  grand  péril  pour  la  liberté  et  pour  la  propriété  dans 
l'application  des  doctrines  révolutionnaires  du  césarisme.  Plus  que 
personne,  les  catholiques  qui  ont  à  lutter,  à  peu  près  dans  tous  les 
pays,  contre  les  envahissements  des  pouvoirs  publics,  sur  le  terrain 
des  libertés  civiles  et  religieuses,  doivent  se  garder  de  favoriser  par 
des  concessions  l'erreur  moderne  de  l'omnipotence  de  l'État.  Au 
point  de  vue  juridique  comme  au  point  de  vue  politique,  d'ailleurs, 
on  ne  saurait  reconnaître  à  l'État,  ainsi  que  l'ajustement  démontré 
M.  l'avocat  Théry,  de  Lille,  le  droit  d'intervenir  dans  les  questions 
de  travail,  de  salaire  et  d'assurance,  pour  réglementer  ce  qui  doit 
rester  du  domaine  de  la  liberté  individuelle,  sauf  les  cas  d'abus  et 
de  violence,  où  l'action  de  l'autorité  publique  s'impose.  A  Angers, 
on  a  proclamé  avec  raison  que  la  solution  de  la  question  sociale  est 
dans  le  retour  à  Dieu  et  aux  enseignements  de  l'Église,  à  la  pratique 


CHRONIQUE    GÉNÉRALE  365 

des  devoirs  chrétiens.  Rien  ne  serait  plus  dangereux  que  de  substi- 
tuer, dans  la  question  du  travail,  l'État  à  l'Eglise,  et  rien  ne  favorise- 
rait davantage  cette  substitution  que  le»  théories  trop  césariennes  qui 
attribuent  à  l'État  l'œuvre  de  la  r  liglon  et,  de  la  justice.  La  France 
catholique,  en  particulier,  ne  saurait  marcher  à  la  remorque  des 
pays  protestants,  où  la  contrainte  légale,  par  voie  de  pénalités,  a  pu 
paraître  indispensable  pour  suppléer  à  l'insuiïisance  du  dévoue- 
ment et  de  la  charité.  «  C'est  d'outre-Rhin,  comme  l'écrivait  à 
Mgr  l'Évèque  d'Angers  l'éminent  président  du  congrès  des  juris- 
consultes catholiques,  M.  Lucien  Brun,  que  nous  viennent  toutes  les 
invasions,  invasions  d'armées  et  invasions  de  doctrines.  Le  succès 
définitif  de  celle  qui  nous  menace  aujourd'hui  tt  qui,  par  la  plus 
dangereuse  confusion,  lait  de  toute  fonction  sociale  une  fonction 
d'État,  mettrait  fin  à  l'action  sociale  de  l'Église.  »  Pour  permettre 
à  l'Église  de  remplir  sa  mission,  il  fnut  d';ibord  ramener  l'État  dans 
ses  justes  hmites.  Liberté  de  l'Église,  liberté  individuelle,  Hberté 
d'association  avec  toutes  ses  conséquences  légitimes  ;  intervention 
de  l'État  limitée  à  la  protection  des  droits  et  à  la  répression  des 
abus  :  telle  est  la  formule  de  la  solution  de  la  question  ouvrière 
adoptée  au  congrès  d'Angers. 

S'il  existe  entre  catholiques  quelques  dissentiments  de  doctrines, 
tous  du  moins  s'accordent  à  attendre  de  l'Église  le  remède  à  une 
situation  qui  met  la  société  en  péril.  Au  grand  congrès  de  Sara- 
gosse,  que  le  nombre  des  évêques  présents  faisait  ressembler  à  une 
sorte  de  concile  de  l'Espagne,  la  question  religieuse  n'a  pas  été 
séparée  de  la  question  sociale.  La  condition  du  chef  de  l'Église  y  a 
été  considérée  à  juste  titre  comme  la  clef  de  voûte  de  l'édifice 
social,  comme  le  lien  nécessaire  de  l'ordre  et  de  la  paix  parmi  les 
peuples.  On  y  a  affirmé  la  nécessité  du  rétablissement  du  pouvoir 
temporel  de  la  Papauté  pour  la  restauration  de  la  société,  l'affermis- 
sement de  l'ordre  et  l'accomplissement  des  réformes  désirables. 

C'est  la  réponse  au  congrès  socialiste  de  Halle.  A  travers  les  réso- 
lutions de  l'opportunisme,  la  vraie  pensée  des  chefs  du  parti  socia- 
liste a  percé,  en  effet,  dans  les  déclarations  du  plus  célèbre  d'entre 
eux,  M.  Bebel.  Tout  en  acceptant  les  nécessités  de  la  tactique  par- 
lementaiie,  il  a  eu  soin  de  déclarer  que  ce  n'est  pas  au  sein  du 
Parlement  que  les  socialistes  livreront  la  dernière  et  décisive 
bataille.  Ils  la  livreront  sur  la  place  publique,  dans  un  assaut 
formidable.  «  Bourgeoisie  et  aristocratie,  avec  la  Papauté  à  leur 
tête,  s'est  écrié  le  chef  du  socialisme  allemand,  ne  forment  qu'une 
seule  masse  réactionnaire;  c'est  cette  masse-là  qu'il  faut  ren- 
verser! M  Là  est  le  mot  d'ordre  de  la  lutte.  Le  socialisme  vise  à  la 
Papauté  pour  atteindre  la  bourgeoisie  et  l'aristocratie,  c'est-à-dire 

i^r  NOVEMBRE    (N»   89).    4«    SÉIUE.    T.    XXIV.  24 


366  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

la  propriété  et  l'autorité.  Et  il  ne  se  trompe  pas.  Dans  la  vieille 
Europe  chrétienne  et  dans  le  monde  entier,  la  Papauté  est  le  fonde- 
ment de  l'ordre  social.  Quand  elle  est  forte  et  respectée,  tout  tient 
en  place;  si  on  l'attaque,  la  société  aussi  est  ébranlée,  et  tout 
s'écroulerait  bientôt  si  le  Pape  venait  à  tomber. 

A  cette  déclaration  du  socialisme,  les  gouvernements  devraient 
reconnaître  que,  puisque  la  Papauté  est  le  plus  sûr  rempart  de  la 
société,  il  n'y  a  point  d'œuvre  politique  plus  urgente  que  de  lui 
restituer  son  indépendance  et  son  autorité  temporelle,  pour  la 
remettre  dans  les  conditions  de  force  et  de  liberté  nécessaires  à 
l'exercice  de  son  action  spirituelle.  Le  premier  complice,  le  véri- 
table allié  du  socialisme,  c'est  ce  gouvernement  révolutionnaire 
installé  à  Piome,  qui  détient  le  Pape  captif.  Il  faudra  que  tôt  ou  tard 
l'Europe  le  reconnaisse. 

En  attendant,  l'Italie,  par  la  voix  de  son  premier  ministre, 
M.  Crispi,  continue  à  se  glorifier  de  sa  puissance  et  à  braver  le 
sentiment  catholique.  On  a  eu  de  lui  encore  un  discours  retentis- 
sant prononcé  à  Florence,  dans  un  banquet  auquel  assistaient  un 
grand  nombre  d'hommes  politiques  de  la  Péninsule.  Le  sujet  d'or- 
gueil de  l'Italie  officielle,  c'est  toujours  la  triple  alliance  qui  l'unit 
aux  deux  empires  d'Allemagne  et  d'Autriche.  Une  fois  de  plus, 
M.  Crispi  a  fait  bruyamment  l'éloge  du  traité  conclu  entre  les  trois 
puissances,  où  il  voit  un  gage  de  paix  pour  l'Europe,  de  force  pour 
son  Italie  et,  surtout,  un  obstacle  à  l'entente  de  l'Autriche  avec  le 
Saint-Siège.  Pour  se  rendre  favorable  le  gouvernement  de  François- 
Joseph,  M.  Crispi  n'a  pas  hésité,  lui,  le  fougeux  irrédentiste  d'au- 
trefois, à  répudier  de  nouveau  le  programme  du  patriotisme  révo- 
lutionnaire italien,  à  désavouer  les  aspirations  nationales,  à  renoncer 
au  Tyrol,  au  Trentin,  à  Trieste  (mais  peut-être  pas  à  Nice  et  à  la 
Savoie),  et  cela,  pendant  que  le  peuple  de  Piome  manifeste  ses 
sentiments  à  l'égard  de  la  triple  allience,  en  affichant  partout  le 
symbole  de  l'irrédentisme  :  l'aigle  impériale  à  double  tête  percée 
du  glaive  italien. 

Mais,  grâce  à  ces  concessions  de  circonstance,  à  la  susceptibilité 
autrichienne,  qui  ont  été  jusqu'à  accuser  le  Vatican  d'être  l'allié  des 
révolutionnaires-patriotes,  grâce  aux  flatteries  que  M.  Crispi  n'a  pas 
craint  de  prodiguer  à  la  France,  dans  ce  même  discours,  où  l'Italien 
gallophobe  n'a  pas  été  plus  sincère  que  l'irrédentiste,  l'habile  homme 
compte  mériter  l'amitié  du  gouvernement  austro-hongrois,  faire 
oublier  à  la  France  les  injures  et  les  menées  traîtresses  dont  il  s'est 
rendu  coupable  envers  elle,  séparer  à  jamais  la  Papauté  des  pays 
catholiques  et  assurer  la  fortune  et  l'avenir  de  l'Italie. 

Rien  n'est  moins  sûr  que  le  succès  de  ces  calculs  astucieux.  Au 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  367 

discours  de  Florence,  une  réponse  est  venue  de  Florence  même.  Là, 
les  irrédentistes,  dans  un  autre  banquet,  ont  dénoncé  en  M.  Crispi 
un  traître;  à  son  tableau  menteur  de  la  propriété  italienne,  ils  ont 
opposé  la  misérable  réalité,  les  souffrances  du  pays,  les  embarras 
financiers,  l'au  gmentation  des  impôts,  le  déficit  croissant  du  budget 
qui,  en  trois  ans,  a  atteint  un  milliard,  la  gêne  commerciale  et  indus- 
trielle, qui  a  fait  monter  les  faillites  de  sept  cents  à  deux  mille  quatre 
cents,  par  an,  la  folie,  enfin,  de  la  pofitique  de  la  triple  alliance, 
qui  coûte  annuellement,  à  l'Italie,  600  millions  pour  la  guerre. 

Du  reste,  les  crispinades  de  Florence  avaient  à  peine  cessé  que 
des  désordres  graves  éclataient  dans  la  province  au  sujet  de  la  per- 
ception des  taxes.  Les  populations  protestent  partout  contre  les 
nouvelles  charges  qui  leur  sont  imposées.  A  Capuavetere,  il  a  fallu 
employer  la  force  pour  calmer  l'insurrection.  L'opinion  publique 
commence  à  être  de  l'avis  de  M.  Glastone;  elle  trouve  aussi  que 
l'entrée  de  l'Italie  dans  la  triple  alliance  est  l'effet  d'une  pcuuque 
de  fous.  L'Italie  n'était  pas  assez  riche  pour  se  payer  la  gloire  de 
jouer  aux  grandes  puissances.  «  Consultez  le  pays,  s'est  écrié 
M.  Cavallotti,  le  principal  orateur  du  banquet  de  Florence,  en 
s'adressant  au  ministre  Crispi,  consultez  le  pays  sur  la  triple 
aUiauce  que  vous  n'auriez  pas  dû  faire  sans  consulter  le  Parlement. 
Nous  voulons  une  Italie  libre  avec  des  amitiés  libres  et  fécondes.  La 
triple  alliance  nous  isole  des  grands  courants  industriels  modernes.  » 
Par  là  même,  elle  est  une  source  d'appauvrissement,  une  cause  de 
stagnation  dans  les  affaires.  C'est  en  vain  que  M.  Crispi  a  voulu 
représenter  les  finances  publiques  comme  prospères  et  la  condition 
du  pays  comme  heureuse.  Le  pays  ne  s'y  trompe  pas.  Le  peuple, 
aigri  par  la  misère,  impuissant  à  solder  les  taxes  toujours  croissantes, 
se  révolte  contre  une  politique  qui  lui  coûte  si  cher  pour  lui  rapporter 
si  peu.  Bientôt  il  regrettera  l'ancienne  Italie  qui  lui  coûtait  moins; 
il  finira  par  comprendre  qu'un  Etat  fondé  sur  l'iniquité  ne  peut  ni 
prospérer,  ni  même  subsister. 

Car,  le  chef  de  l'Église,  que  le  peuple  itafien  était  habitué  jadis  à 
écouter,  ne  cesse  de  lui  rappeler  que  ses  maux  lui  viennent  de  la 
révolution  dont  il  est  la  première  victime.  Dans  une  lettre  encyclique 
aux  évêques,  au  clergé  et  au  peuple  d'Italie  sur  la  situation 
actuelle,  lettre  qui  est  comme  une  réponse  au  discours  de  M.  Crispi, 
à  Florence,  Léon  XIII  dénonce  tout  un  ensemble  de  faits  qui, 
depuis  le  renversement  de  la  royauté  temporelle  des  Papes,  jus- 
qu'aux déclarations  des  hommes  du  gouvernement  italien  sur  la 
souveraineté  absolue  de  la  raison,  à  l'exclusion  do  la  foi,  depuis 
l'invasion  de  Rome,  jusqu'à  la  glorification  de  l'apostat  Giordano 
Bruno,  révèle  le  plan  de  la  secte  devenue  maîtresse  du  pouvoir.  Le 


368  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

Pape  y  montre  que  la  politique  actuelle,  inspirée  du  programme  de  la 
franc-maçonnerie,  a  pour  but  la  déchristianisation  du  peuple  italien, 
et  il  énumère  ia  série  d'actes  commis  contre  la  Papauté  et  la  religion  : 
abolition  de  toute  instruction  religieuse  dans  les  écoles;  application 
rigoureuse  de  toutes  les  lois  en  vigueur  qui  ont  pour  but  d'assurer 
l'indépendance  absolue  de  la  société  civile  vis-à-vis  des  influences 
cléricales;  exécutions  violentes  des  lois  qui  suppriment  les  corpora- 
tions religieuses,  remaniement  de  tout  le  patrimoine  ecclésiastique, 
en  partant  du  principe  que  la  propriété  appartient  d'elle-même  à 
l'État  et  l'administration  des  biens  aux  pouvoirs  civils;  exclusion  de 
tout  élément  catholique  dans  toutes  les  administrations  publiques, 
les  œuvres  pies,  les  hôpitaux,  les  écoles,  les  conseils  publics,  les 
académies,  les  cercles,  les  associations,  les  comités,  les  familles; 
exclusion  en  tout,  partout,  toujours.  Par  contre,  le  Pape  signale 
l'action  croissante  de  la  franc-maçonnerie  dont  on  proclame  partout 
les  principes,  dont  on  réalise  le  programme,  en  sorte  que  son 
influence  destructive  est  en  train  de  se  faire  sentir  dans  toutes  les 
circonstances  de  la  vie  sociale  et  de  devenir  maîtresse  et  arbitre  de 
tout.  C'est  ainsi  qu'on  aplanira  la  voie  à  l'abolition  de  la  Papauté; 
et  Rome,  qui  fut  dans  le  passé  le  centre  de  ia  théocratie  universelle, 
sera  à  l'avenir  le  centre  de  la  sécularisation  universelle,  où  doit  être 
proclamée  à  la  face  du  monde  entier  la  grande  charte  de  la  liberté 
humaine  ! 

Mais,  dit  Léon  XIII,  cette  politique  inspirée  par  la  haine  de 
l'Église,  et  qui  vise  à  la  destruction  de  la  Papauté,  n'est  pas  moins 
préjudiciable  à  l'Italie  qu'elle  ruine  religieusement,  moralement  et 
politiquement.  Et  le  Pape  n'a  eu  qu'à  en  montrer  les  conséquences 
pour  faire  voir  qu'elle  aboutit  cà  ralfaiblissement  et  à  la  déconsidéra- 
tion de  l'Italie.  A  l'intérieur,  l'hostilité  du  gouvernement  contre  la 
Papauté  et  la  religion,  la  sépare  du  clergé  et  des  catholiques,  dont 
le  concours  lui  manque  partout  et,  à  l'extérieur,  elle  lui  aliène  les 
catholiques  de  tous  les  pays  et  devient  ainsi  pour  lui  une  cause  de 
difficulté  et  d'inquiétude  perpétuelles.  Combien  Léon  XIII  a  raison 
de  rappeler  que  la  voie  où  l'Italie  se  trouve  engagée  est  funeste, 
tandis  qu'une  réconciliation  avec  le  Saint-Siège,  à  laquelle  le  Sou- 
verain Pontife  l'a  tant  de  fois  conviée,  deviendrait  pour  elle  la  con- 
dition d'une  sécurité  et  d'une  prosj;érité  qu'elle  ne  trouvera  jamais 
en  dehors  de  la  Papauté! 

Aux  justes  doléances  du  Pape,  qui  dénonce  à  l'Italie  et  au  monde 
catholique  les  tristes  conséquences  de  la  politique  du  gouvernement 
de  Rome,  s'ajoutent  pour  M.  Crispi  les  déboires  de  sa  diplomatie. 
L'hypocrite  ministre,  aux  paroles  doucereuses,  ne  rêvait  rien  moins, 
en  ces  derniers  temps,  qu'une  descente  de  la  flotte  itahenne  à 


CHRONIQUE    GÉNÉRALE  369 

Tripoli.  Il  considérait  comme  un  coup  de  maître  de  répondre  à 
l'occupation  française  de  la  Tunisie  en  s'emparant  subrepticement, 
à  la  faveur  de  la  triple  alliance,  de  la  vaste  étendue  de  côtes  qui 
sépare  la  Tunisie  de  l'Egypte.  L'Italie  a  de  si  beaux  bateaux  !  Piien 
ne  semblait  plus  aisé  que  cet  audacieux  coup  de  main.  C'était  une 
belle  préface  aux  élections  générales  qui  approchent.  Comment, 
après  un  pareil  avantage  le  peuple  italien  n'eût  pas  approuvé  la 
grande  politique  coloniale  de  M.  Crispi  et  celle  de  la  triple  alliance? 

Il  y  a  longtemps  que  l'Italie  convoiie  la  Tripolitaine  :  on  le  savait 
trop  pour  le  succès  des  projets  de  son  grand  ministre.  L'éveil  a  pu 
être  donné  à  temps.  Tripoli  fait  partie  intégrante  de  l'empire 
ottoman  :  c'est  une  province  soumise  à  l'autorité  immédiate  et 
directe  du  sultan  qui  y  entretient  une  garnison  permanente.  Sans 
cela,  la  France  aurait  pu,  avant  l'Italie,  annexer  la  régence  de  Tri- 
poli à  son  protectorat  tunisien.  Aujourd'hui,  prendre  Tripoli,  comme 
prendre  Constantinople,  ce  serait  soulever  la  question  d'Orient  tout 
entière.  M.  Crispi  avait  trop  présumé  de  la  triple  alliance  en  comp- 
tant qu'elle  lui  permettrait  d'enlever  la  Tripolitaine  au  mépris  des 
droits  de  suzeraineté  de  la  Turquie.  Ses  démarches  à  Paris  et  ailleurs 
ont  fait  ébruiter  ses  projets  par  la  presse.  Adieu  donc  Tripolitaine  et 
politique  coloniale! 

Après  avoir  échoué  dans  l'audacieuse  tentative  qu'il  préparait 
contre  Tripoli,  grâce  à  l'altitude  résolue  de  la  Sublime  Porte,  sou- 
tenue par  le  cabinet  français,  M.  Crispi  n'a  pas  été  plus  heureux 
dans  ses  négociations  avec  l'Angleterre  pour  l'Abyssinie.  Il  n'a  pu 
obtenir  à  la  conférence  de  Naples  d'(;ccuper  Kassala,  ville  située  au 
nord  de  l'Abyssinie  et  qui  en  facilite  l'accès.  Et  pourtant  ici  la 
Turquie  se  désintéressait  de  la  question.  Depuis  l'arrivée  des 
Itahens  en  Afrique,  elle  n'a  cessé  de  protester,  mais  il  lui  en  coûte- 
rait plus  de  faire  valoir  ses  droits  qu'il  ne  lui  en  coûte  de  les  aban- 
donner. Déjà  le  cabinet  de  Londres  lui  avait  demandé,  il  y  a 
quelques  années,  de  maintenir  sa  suzeraineté  en  occupant  Kassala 
et  d'auties  villes  du  Soudan  qui  dépendaient  de  l'Egypte.  La 
Porte  a  répondu  à  cette  époque  que  tout  avait  été  accompli  sans 
son  consentement  et  contre  ses  intérêts;  que,  d'ailleurs,  pour 
réoccuper  ces  places,  il  fallait  envoyer  des  gouverneurs,  des  fonc- 
tionnaires et  des  soldats,  ce  qui  eût  beaucoup  trop  coûté,  car  cette 
partie  du  Soudan  ne  rapporte  absolument  rien,  La  Porte  persiste 
dans  son  attitude  et  déclare  que  c'est  à  l'Egypte  qu'il  incombe  de 
reprendre  tous  ses  territoiies  soudanais,  y  compris  iVIassaouah  que 
l'Italie  détient  illégalement.  Jamais  le  sultan  ne  reconnaîtra  l'occu- 
pation itahenne,  mais  il  estime  plus  habile  de  laisser  ici  l'Italie  aux 
prises  avec  l'Angleterre  et  il  attend  plus  de  l'antagonisme  de  ces 


370  REVUE    DU  MONDE    CATHOLIQUE 

deux  puissances  que  de  l'intervention  de  ses  armes  pour  la  sauve- 
garde de  ce  qui  lui  reste  d'autorité  nominale  dans  cette  partie  de 
l'Afrique.  Et,  en  effet,  l' Angleterre,  sans  vouloir  occuper  elle-même 
Kassala,  ne  permet  pas  à  l'Italie  de  la  soustraire  à  la  haute  Egypte 
de  qui  elle  relève. 

Cette  politique  de  conquêtes  coloniales,  dans  laquelle  se  sont 
jetées  avec  une  nouvelle  ardeur  presque  toutes  les  nations  euro- 
péennes, soulève  partout  des  difficultés.  Le  conflit  anglo-portugais 
pour  l'Afrique  subsiste  toujours.  L'ancien  cabinet  portugais  y  a 
succombé;  un  nouveau  ministère  s'est  enfin  constitué  sous  la  prési- 
dence du  vieux  génêial  Abreu  de  Souza.  La  crise  avait  été  longue. 
L'opinion  publique,  très  surexcitée  par  les  actes  de  violence  de 
l'Angleterre  dans  l'Afrique  portugaise,  ne  saurait  être  apaisée  que 
par  des  concessions  importantes  de  la  puissance  offeusante.  Ces 
concessions,  le  précédent  ministère  avait  essayé  vainement  de  les 
obtenir  et  il  avait  dû  s'en  tenir  à  un  arrangement  peu  satisfaisant. 
Pour  répondre  au  sentiment  public,  le  nouveau  cabinet  s'est  pré- 
senté avec  une  déclaration  qui  contente  l'amour-propre  national, 
mais  qui  ouvre  une  série  nouvelle  de  difficultés.  Le  ministère  Ai)reu 
de  Souza  a  signifié  patriotiquement  qu'il  ne  pouvait  recommander  à 
la  sanction  des  Certes  la  convention  signée  avec  l'Angleterre,  le 
20  août  dernier,  et  il  a  exprimé  fespoir  que  l'on  pourrait  obtenir  du 
cabinet  de  Londres  quelques  modifications  à  cet  acte.  Ce  n'est  qu'un 
espoir  à  la  faveur  duquel  la  session  du  Parlement  a  été  déclarée 
close.  Qu'en  résultera-t-il? 

L'Angleterre  n'ignore  pas  qu'elle  est  en  lutte  avec  le  sentiment 
national,  que  tout  ministère  qui  n'obtiendra  pas  d'elle,  sinon  des 
réparations,  du  moins  des  concessions,  sera  fatalement  victime  de 
la  colère  populaire.  Elle  travaillerait  pour  la  république  en  persis- 
tant dans  son  attitude.  Il  se  peut  donc  qu'à  la  vue  du  danger  auquel 
son  intransigeance  expose  le  trône  portugais,  et  par  contre  coup  le 
principe  monarchique  au  Portugal  et  chez  l'Espagne,  sa  voisine, 
elle  se  ravise  et  vienne  au  secours  du  roi  Don  Carlos  et  de  ses 
ministres,  soit  en  acceptant  de  soumettre  le  règlement  de  la  ques- 
tion africaine  à  un  tribunal  arbitral,  soit  en  consentant  à  modifier 
le  traité  négocié  par  le  cabinet  Serpa-Pimeutal  dans  un  sens  plus 
satisfaisant  pour  la  dignité  et  l'amour-propre  du  peuple  portugais. 

A  la  différence  des  nations  européennes,  les  États-Unis  d'Amé- 
rique se  trouvent  assez  grands  pour  ne  point  faire  de  politique 
coloniale.  Loin  de  là,  conformément  à  leur  célèbre  doctrine  de 
Monroë,  ils  se  renferment  de  plus  en  plus  chez  eux.  L'Europe  devait 
s'attendre  à  ce  que,  tôt  ou  tard,  l'Amérique  voulîit  se  passer  de 
son  concours.  Après  avoir  reçu  presque  tout  d'elle  depuis  un  siècle, 


CHBOISIQUE  GÉNÉRALE  371 

le  peuple  américain  en  est  arrivé  à  se  suffire  à  lui-même  et  il  peut 
maintenant  fermer  à  volonté  les  portes  de  son  territoire  aux  produits 
de  l'ancien  monde.  Les  Américains  du  Nord  récoltent  le  blé  en 
abondance  et  ils  commencent  à  cultiver  la  vigne;  ils  élèvent  du 
bétail  à  fournir  l'Europe  avec  l'Amérique  ;  ils  fabriquent  plus  de 
métaux  que  l'Angleterre;  ils  sont  sur  le  point  d'égaler  toutes  les 
fabriques  européennes  dans  les  industries  de  la  filature  et  du  tissage. 
Ils  n'ont  plus  besoin  des  autres  et  ils  viennent  de  le  signifier  assez 
orgueilleusement  au  monde  en  adoptant  le  bill  Mac-Kinley,  qui 
investit  le  président  de  la  république  américaine  du  droit  d'inter- 
dire, par  un  simple  décret,  l'entrée  de  tout  article  européen  qu'il 
lui  plaira  de  frapper,  s'il  provient  d'un  pays  où  les  marchandises 
américaines  rencontrent  les  moindres  difficultés  à  pénétrer.  L'Amé- 
rique a  pris  des  précautions  contre  tous  les  traités  de  commerce  et 
tous  les  tarifs  de  douane  du  vieux  monde.  Tous  les  États,  tous  les 
marchés  européens  sont  atteints  par  le  bill  Mac-Kinley,  qui  sup- 
prime à  peu  près  toute  exportation.  Et  les  représailles  ne  sont  pas 
possibles,  L'Amérique  peut  aujourd'hui  se  passer  de  l'Europe,  maïs 
la  France,  f  Angleterre,  l'AUemagne,  l'Italie  ont  besoin  de  ses 
cotons,  de  son  pétrole  et  de  ses  viandes  salées.  Ce  serait  une  aggra- 
"vation  des  mesures  prohibitives  prises  en  Amérique  contre  les  pro- 
duits européens  que  de  fermer  aux  siens  les  portes  du  nouveau 
monde.  Pour  l'Europe,  il  ne  lui  reste  qu'à  apprendre  à  se  passer 
à  son  tour  de  l'Amérique,  en  cherchant  de  nouvelles  issues  à  sa 
production  :  le  reste  du  monde  est  encore  assez  grand  pour  cela. 

€n  moyen  terme  a  été  pris  au  Tessin  à  la  suite  du  vote  de  la 
révision  de  la  Constitution,  rendu  à  7 h  voix  de  majorité.  Les 
radicaux  tessinois,  enflés  par  ce  petit  succès,  prétendaient  que  le 
résultat  du  vote  populaire  ne  permettait  plus  la  restauration  de 
l'ancien  gouvernement  conservateur  renversé  par  un  coup  de 
main.  D'avance,  le  conseil  fédéral  suisse,  tout  favorable  qu'il 
parût  aux  radicaux,  avait  du  repou?ser  cette  conséquence.  Ne  pas 
rétablir  l'ancien  gouvernement,  c'eût  été  approuver  l'insurrection 
en  sanctionnant  son  œuvre  et  donner  ainsi  un  gage  à  toutes  les 
révolutions  futures. 

Le  gouvernement  conservateur  a  donc  été  réinstallé  dans  le  can- 
ton du  Tessin,  mais  dans  des  conditions  qui  ne  donnaient  entière 
satisfaction  ni  aux  membres  de  ce  gouvernement,  ni  aux  catholiques. 
Aux  termes  des  instructions  du  conseil  fédéral,  le  commissaire 
envoyé  par  lui  n'a  remis,  en  effet,  au  gouvernement  que  la  direction 
des  affaires  cantonales,  se  réservant  d'appliquer  toutes  les  décisions 
que  le  conseil  fédéral  jugerait  nécessaires  au  maintien  de  l'ordre 
et  de  présider  aux  élections  fédérales  fixées  au  26  octobre. 


372  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Dans  ces  élections,  le  sentiment  catholique  du  canton  s'est  fait 
jour.  Les  conservateurs  ont  eu  la  majorité;  la  montagne  l'a  em- 
porté sur  les  villes.  Il  va  falloir  maintenant  piocéder  à  la  révision 
constitutionnelle.  Des  sentiments  de  conciliation  semblent  devoir 
rapprocher  les  deux  partis.  Déjà,  le  président  du  gouvernement 
conservateur,  dépossédé  par  la  récente  révolution,  s'est  démis  de 
ses  fonctions  pour  donner  aux  adversaires  un  gage  de  paix.  Des 
pourparlers  ont  précédé  la  révision  delà  Constitution,  qui  s'annonce 
comme  devant  être  le  résultat  d'une  commune  entente. 

Arthur  Loth. 

LE  R.  P.   COUTURIER 

Nous  lisons  dans  l  Univers  du  31  octobre  les  lignes  émues  sui- 
vantes auxquelles  nous  nous  associons  de  cœur.  La  Revue  consacrera 
une  étude  spéciale  à  la  mémoire  de  cet  éminent  Bénédictin,  qui  a 
vu  son  ordre  se  développer  et  prospérer  en  pleine  persécution.  Il  ne 
lui  a  pas  été  donné  de  rentrer  dans  son  cher  monastère. 

«  Une  douloureuse  nouvelle,  à  laquelle  nous  étions  préparés 
depuis  quelque  temps,  nous  arrive  aujourd'hui. 

«  Le  Rme  P.  Abbé  général  de  Solesmes,  dom  Couturier,  a  cessé 
de  vivre.  Atteint  de  plusieurs  maladies  mortelles  arrivées  à  leur 
dernière  période,  il  avait  reçu,  au  commencement  du  mois,  en 
pleine  connaissance,  les  derniers  sacrements,  et  il  avait  répondu 
lui-même  aux  prières  de  la  recommandation  de  l'âme. 

«  Depuis  lors,  étendu  sur  sa  couche,  entre  la  vie  et  la  mort,  il 
n'a  pas  cessé  de  gouverner  sa  communauté  avec  une  étonnante 
force  d'esprit  et  une  parfaite  sérénité  de  conscience,  continuant  à 
réciter  l'office,  s' occupant  des  affaires  de  l'abbaye,  recevant  ses 
frères,  lisant  ses  lettres  et  donnant  ses  ordres.  Il  était  admirable 
dans  cette  sécurité  du  saint  qui  continue  à  rempUr  son  devoir  jus- 
qu'au dernier  instant  de  sa  vie  et  qui  voit  venir  doucement  la  mort 
comme  la  fin  d'une  journée  de  labeur. 

«  Il  y  avait  quinze  ans,  depuis  la  mort  de  l'illustre  dom  Gué- 
ranger,  que  le  Rme  P.  Abbé  dom  Couturier  gouvernait  l'abbaye  de 
Solesmes.  Il  était  le  type  parfait  du  moine.  Par  son  extérieur  grave, 
par  Sun  visage  lecueilli  et  pur  et  tout  illuminé  des  relïets  de  la  vie 
intérieure,  il  faisait  penser  à  ces  belles  images  de  religieux  des 
peintures  de  fra  Angelico.  Par  ses  vertus  austères  et  aimables  à  la 
fois,  il  rappelait  les  grands  moines  du  moyen  âge.  » 


Le  Directeur-  Gérant  :  Victor  PALMÉ. 


PAEIS. —  E.   DE  SOÏE   ET  FILS,   IMI'H.,   IS.   K.   DES  rOSStis  S. -JACQUES. 


CATiOLim  M  IRLAIE 


Dublin,  octobre  1890. 

L'ouvrage  important  que  vient  de  publier  Mgr  l'Archevêque  de 
Dublin  sur  les  griefs  des  catholiques  irlandais  en  matière  d'éduca- 
tion (1)  ne  sera  peut-être  pas  sans  intérêt  pour  ceux  qui  suivent 
avec  anxiété  la  lutte  entre  l'Église  et  l'État,  dont  l'école  est  aujour- 
d'hui le  théâtre  chez  presque  tous  les  peuples.  L'Irlande  n'a  pas 
échappé  à  cette  lutte  :  pays  catholique  aux  griffes  d'un  Empire 
protestant,  elle  a  passé  des  jours  terribles  et  on  la  suit,  sur  le 
chemin  des  siècles,  aux  traces  de  son  sang.  Sa  foi  est  sortie  victo- 
rieuse de  toutes  les  persécutions,  mais  là  où  le  fer  et  le  feu  ont 
échoué,  le  persécuteur  d'hier  emploie  maintenant  des  armes  civi- 
lisées qu'il  ne  faut  certes  pas  moins  craindre. 

Les  tracasseries  et  les  sourdes  persécutions  dont  les  écoles  catho- 
liques ont  été  et  sont  encore  victimes  de  la  part  du  gouvernement; 
les  efforts,  d'autant  plus  à  redouter  qu'ils  sont  déguisés,  de  l'Etat 
pour  soumettre  un  peuple  profondément  religieux,  l'école  sans 
Dieu;  l'injustice  criante,  sciemment  et  malicieusement  faite  à  tout 
ce  qui  est  cathoUque  et  même  simplement  religieux,  à  tous  les 
degrés  de  l'enseignement  depuis  l'école  primaire  jusqu'à  l'Univer- 
sité, ne  sont  peut-être  pas  connus  à  l'étranger,  comme  il  serait  à 
propos  qu'ils  le  fussent.  L'Irlande,  dans  sa  lutte  suprême,  a  sans 
doute  la  sympathie  de  tous  les  cœurs  droits  qui  connaissent  sa 
position;  mais  combien  y  en  a-t-il  qui  croient  que,  depuis  l'acte 
d'émancipation,  toute  la  question  irlandaise  n'est  que  purement 

(1)  Statement  of  the  chief  Grievances  of  imh  catholics  in  the  matler  of  éduca- 
tion, —  primary,  intermediate  and  university,  —  by  the  archbishop  of  Dublin. 
{Dublin,  Gill  and  sen.) 

ler  DÉCEMBRE  (N»  90].   4«  SÉRIE.  T.  XXIV,  104«  DE  LA  COLLEGT.        25 


olh  REVUE    DU    MO^DE    CATHOLIQUE 

politique  et  agraire?  C'est  là  une  erreur,  car  la  liberté  religieuse 
et  l'égalité  pratique  des  sectateurs  des  diverses  religions  qui  se 
partagent  la  population  de  notre  sol  est  aussi  en  jeu.  Je  dis 
égalité  pratique  et  à  dessein.  Théoriquement,  aux  yeux  de  la  loi, 
nous  sommes  égaux,  rriais  il  ne  faut  jamais  oublier  qu'en  Angle- 
terre, si  l'on  veut  connaître  la  piatique,  on  doit  bien  se  garder 
d'aller  demander  sa  science  à  la  théorie.  Cette  question  de  l'ensei- 
gnement nous  en  fournit  un  nouvel  exemple.  Par  son  moyen,  l'on 
peut  voir  comme  au  microscope  notre  vraie  position;  on  peut  voir 
que,  nous  catholiques,  qui  formons  les  quatre  cinquièmes  de  la  popu- 
lation de  l'Irlande,  non  seulement  nous  ne  sommes  pas  placés  sur  le 
pied  de  l'égalité  avec  l'autre  cinquième,  mais  qu'on  a  eu  l'audace, 
tout  en  prétendant  nous  déclarer  égaux,  de  nous  maintenir  dans 
une  infériorité  marquée  et  d'autant  plus  injurieuse,  qu'on  ne  veut 
pas  la  reconnaître  pour  une  infériorité.  On  formera,  par  exemple, 
le  conseil  chargé  de  diriger  l'enseignement  secondaire,  de  sept 
membres,  dont  quatre  protestants  et  trois  catholiques,  et  le  gouver- 
nement considérera  cela  comme  tout  à  fait  juste  et  raisonnable. 
J'aimerais  à  connaître  quel  Don  Quichotte  oserait  former  un  conseil 
où  les  catholiques  seraient  aux  protestants  dans  la  proportion  de 
quatre  à  trois,  pour  présider  à  l'enseignement  de  la  protestante 
Angleterre!  Cependant,  nos  voisins,  —  toujours  adorateurs  aveu- 
gles de  la  logique!  —  se  font  un  devoir  de  regarder  ici  comme 
l'idéal  de  la  sagesse  politique  ce  qu'ils  considéreraient  chez  eux 
comme  le  comble  de  la  folie. 

Je  n'ai  pas  dessein  de  faire  ici  une  étude  de  la  partie  religieuse, 
si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  du  home  ride,  je  me  contenterai  de 
demander  au  lecteur  de  ne  pas  perdre  de  vue,  en  parcourant  ces 
pages,  les  inégaUtés  qui  oppriment  la  population  catholique,  parce 
qu'elle  ne  veut  pas  ou  ne  peut  pas,  en  conscience,  adopter  les 
manières  de  voir  de  la  minorité  qui  nous  gouverne;  inégalités  que 
l'on  ne  peut  mieux  découvrir  qu'en  regardant  à  travers  la  fenêtre 
de  l'école;  inégalités  qui  ne  pourront  réellement  disparaître  que 
lorsque  le  joug  de  l'étranger  ne  pèsera  plus  sur  nous. 

L'enseignement,  en  Irîande,  comme  presque  partout  ailleurs,  est 
divisé  en  trois  grandes  classes  :  primaire,  secondaire,  universitaire. 
La  pauvreté  du  pays  et  les  déboursements  énormes  nécessités  de 
nos  jours  pour  la  construction,  l'ameublement  et  l'entretien  des 
divers  établissements  indispensables  à  l'instruction  et  à  l'éducation 


L'EXSEIGNEMEKT   CATHOLIQUE   E.\   IRLANDE  375 

de  la  jeunesse;  le  salaire  des  profesèeurs  coDvenables;  la  nécesslié 
de  se  maintenir  autant  que  possii3!e  au  niveau  des  écoles  protes- 
tantes richement  dotées  ;  l'impossibilité  absolue  d'obtenir  de  sources 
privées  les  sommes  immenses  requises  pour  le  maintien  d'un  sys- 
tème eiTicace  d'enseignement,  bien  d'autres  causes  encore  qu'il 
serait  trop  long  d'énumérer,  ont  forcé  les  écoles  catholiques  à 
accepter  les  subventions  du  gouvernement;  subventions  couvertes 
d'ailleurs,  il  ne  faut  pas  l'oublier,  par  les  impôts  que  paye  une 
population  dont  les  quatre  cinquièmes  sont  catholiques.  Il  n'y  a  pas 
de  ministre  de  l'Instruction  publique;  deux  conseils,  —  boards,  — 
absolument  indépendants  l'un  de  l'autre  et  dont  les  membres  sont 
nommés  par  le  vice-roi  d'Irlande,  gouvernent  les  deux  premières 
classes.  En  théorie,  ces  messieurs  sont  responsables  au  gouverne- 
ment; mais  çn  pratique,  ils  jouissent  de  la  plus  complète  liberté, 
comme  on  aura  occasion  de  le  voir,  par  la  manière  dont  ils  se  per- 
mettent quelquefois  d'agir.  L'enseignement  universitaire  est  à  la 
: /erci  du  parlement,  qui  fait  et  défait  les  universités  et  se  garde 
j;ien  de  laisser  prendre  racine  à  celles  qui  veulent  croître  contre  sa 
volonté,  comme  on  l'a  vu  dans  le  cas  de  l'Cniversité  catholique,  qui 
aujourd'hui  n'est  plus  qu'un  nom,  car  le  Parlement  n'a  pas  voulu  la 
reconnaître  :  nous  n  avons  pas  d'université  catholique  en  Irlande. 
Avant  d'entrer  en  matière,  je  dois  mettre  le  lecteur  en  garde 
contre  l'inclination,  bien  naturelle  d'ailleurs,  de  confondre  le  sys- 
tème irlandais  avec  le  système  anglais.  Leur  ressemblance  n'est 
qu'extérieure  ;  ils  diffèrent,  non  seulement  par  l'esprit  qui  les  anime, 
mais  aussi  sur  plusieurs  points  fondamentaux,  et  l'athéisme  offi- 
ciel qui  trône  dans  les  écoles  d'Irlande  est  tout  à  fait  inconnu  de 
l'autre  côté  du  canal. 

E]S"SEIGXEMEXÏ    Pr.I.MAIRE 

Le  système  d'enseignement  aujourd'hui  en  force  vit  le  jour 
en  1831,  et  fut  le  premier  qui  permettait  aux  catholiques,  dans 
l'esprit  de  ses  promoteurs,  de  s'instruire  sans  danger  pour  leur  foi. 
La  population  catholique  d'Irlande,  à  peine  échappée  du  joug  des 
lois  pénales^  à  peine  émancipée  depuis  deux  ans,  ne  pouvait 
s'attendre  à  recevoir  justice  entière;  ce  fut  avec  joie  et  reconnais- 
sance qu'elle  accepta  le  projet  du  secrétaire  en  chef,  IvL  Stanley 
(plus  tard  Earl  of  Derby),  projet  qui  avait  pour  but  :   «   l"*  de 


376  UEYUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

répandre  l'instruction  parmi  les  classes  pauvres  ;  2°  d'empêcher  les 
elïorts  du  prosélytisme  religieux  dans  les  écoles  subventionnées  par 
l'État;  3°  d'établir  un  système  d'éducation  mixte  qui  permettrait 
aux  enfants  de  toutes  les  religions  de  s'asseoir  sur  les  mêmes  bancs 
et  de  recevoir  la  même  éducation.  »  Ce  n'était  pas  la  liberté  sans 
doute,  mais  c'était  du  moins  un  effort  vers  l'établissement  d'une 
égalité  inconnue  jusqu'alors. 

L'Episcopat  irlandais,  cependant,  à  part  trois  ou  quatre  excep- 
tions, s'éleva  contre  la  troisième  clause,  et  fit  voir  le  danger  qu'elle 
cachait.  Mais  le  gouvernement  avait  résolu  de  n'accorder  aucune 
subvention  à  un  système  séparé,  et  le  besoin  était  pressant;  on 
accepta  le  projet  de  M.  Stanley  à  titre  d'essai.  Le  résultat  fut  donc 
d'exclm'e  la  religion  de  l'école;  car,  là  où  les  enfants  de  diverses 
sectes  reçoivent  ensemble  la  même  éducation  littéraire  et  scienti- 
fique, il  est  impossible  de  maintenir,  à  travers  le  travail  de  la 
journée,  ce  courant  salutaire  d'influence  religieuse  si  nécessaire  à  la 
jeunesse  et  qui  produit  de  si  bons  résultats  dans  les  écoles  qui  n'ont 
pas  encore  chassé  Dieu  de  leur  sein.  Cependant  le  but  des  promo- 
teurs de  ce  système  ne  manquait  pas  de  noblesse;  et  lorsque  l'on 
considère  l'état  de  l'Irlande  à  cette  époque,  on  n'éprouve  aucune 
surprise  de  voir  des  évêques  et  des  archevêques  catholiques  favo- 
riser un  projet  qui,  malgré  ses  défauts,  paraissait  tendre  à  l'extinc- 
tion des  animosités  causées  par  l'esprit  de  parti,  et  à  la  formation 
de  sentiments  généreux,  et  d'une  tolérance  bien  nécessaire  —  et 
alors  bien  inconnue  en  Irlande  —  en  établissant  des  rapports  intimes 
entre  ces  enfants  qui  formeraient  la  génération  future,  en  leur 
permettant  de  se  connaître  et  de  s'apprécier.  Hélas!  ce  n'était  qu'un 
rêve  que  les  ans  n'ont  pas  tardé  à  reléguer  dans  le  pays  où  vont  les 
rêves.  Mais  il  ne  faut  pas  juger  trop  sévèrement  ceux  qui  s'y  laissè- 
rent prendre;  ils  poursuivaient  un  but  noble  et  généreux,  et  s'ils 
furent  trompés,  ils  n'avaient  pas  l'expérience  que  les  cinquante 
dernières  années  nous  ont  donnée  (1).  Il  serait  injuste  de  rejeter  sur 

(1)  L'histoire  des  endroits  où  le  système  mixte  est  pratiquement  en 
vigueur,  réduit  à  sa  juste  valeur,  pour  l'Irlande  au  moins,  la  théorie  favorite  : 
que  ce  système  a  pour  effet  de  diminuer  les  animosités  religieuses,  et  de 
prom.ouvoir  l'harmonie  sociale.  Belfast  et  les  comtés  du  Nord  tont  la  forte- 
resse de  l'éducation  mixte;  cependant,  y  a-t-il  dans  tout  l'Empire  britannique 
un  seul  endroit  où  les  haines  mortelles,  causées  par  l'esprit  de  parti  et  les 
différences  religieuses,  éclatent  aussi  souvent  en  sanglantes  émeutes?  Par 
tout  l'univers,  le  nom  de  Belfast  est  synonyme  du  bigotism;;  le  plus  détes- 
table et  le  plus  dangereux. 


l'eKSEIGNEMENT   catholique   en   IRLANDE  377 

eux  les  fautes  de  leurs  successeurs,  et  de  les  rendre  responsables  de 
l'usage  que  l'on  fit  plus  tard  d'un  système  qu'ils  avaient  élevé  pour 
ce  qu'ils  croyaient  être  le  plus  grand  bien  du  peuple. 

Le  projet  de  M.  Stanley,  adopté  par  le  Parlement  en  1831,  se 
développa  bientôt,  et  divisa  l'enseignement  primaire  en  trois  bran- 
ches bien  distinctes  :  l'école  primaire  qui  vit  le  jour  immédiatement; 
l'école  modèle  en  1833,  et  le  collège  pour  la  formation  des  institu- 
teurs [Training  Collège),  en  1838.  Le  système  reçut  le  nom  de 
«  Système  d'Education  nationale  »,  et  fut  dirigé  par  un  «  Conseil 
d'Education  nationale  pour  l'Irlande  »,  composé  d'abord  de  sept 
membres,  dont  —  suivant  les  principes  de  la  justice  anglaise  et 
protestante,  —  cinq  étaient  protestants  et  deux  catholiques  (1).  En 
1853  leur  nombre  fut  fixé  à  dix-sept  dont  onze  protestants  et  six 
catholiques,  et  finalement,  en  1860,  on  consentit  à  établir  l'égalité 
numérique,  en  composant  le  Conseil  de  vingt  membres  :  dix  protes- 
tants et  dix  catholiques. 

Suivant  cette  division,  les  catholiques  d'Irlande  ont  trois  griefs 
principaux,  —  il  ne  faut  pas  croire  que  ce  soient  les  seuls,  — 
contre  le  système  d'enseignement  primaire  qui  leur  est  imposé  : 
1°  les  restrictions  de  la  liberté  religieuse  et  les  effets  funestes  du 
système  mixte  qui  se  font  sentir  sur  toute  la  ligne,  mais  particuliè- 
rement dans  l'école  primaire  où  ces  restrictions  se  sont  développées 
en  indignes  taquineries  et  en  persécutions  couvertes  contre  tout  ce 
qui  est  catholique  et  même  simplement  rehgieux.  2"  Les  défauts  qui 
rendent  inefficaces  les  écoles  modèles  et  le  maintien  à  grands  frais 
de  ces  écoles  dans  le  même  état  après  leur  condamnation  par  une 
commission  royale  :  la  commission  Powiss  de  1868-70.  3°  Les 
inégalités  qui  affectent  les  collèges  pour  la  formation  des  institu- 
teurs, et  qui  rendent  très  difficile,  pour  ne  pas  dire  presque  impos- 
sible toute  action  vraiment  efiîcace  de  la  part  des  collèges  non 
mixtes  au  profit  du  collège  sans  religion  soutenu  par  l'Etat. 


Comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  le  but  des  promoteurs  du 
système  actuel   d'enseignement   était   d'obtenir,  dans   les   écoles 

(1)  Le  Conseil  d'éducation  secondaire  est  encore  aujourd'hui  composé 
d'après  le  principe  d'une  majorité  protestante  dirigeant  l'éducation  d'une 
majorité  catholique. 


o78  BEVUE  DU    MO^'DE  CATHOLIQUE 

secourues  par  l'État,  un  auditoire  mixte.  A  cet  effet,  il  fallait 
absolument  exclure  toute  instruction  religieuse  quelconque  et  faire 
disparaître  la  croix  des  murs  cle  l'école  :  ce  fut  la  règle  première 
et  fondamentale  posée  par  les  commissaires  d'éducation  nationale, 
la  condition  sine  qiia  non  à  tout  octroi  parlementaire.  Mais,  comme 
la  religion  est  profondément  enracinée  dans  le  cœur  du  peuple 
irlandais,  il  fallait  bien  faire  quelques  concessions  au  seniiment 
populaire;  on  accorda  donc  une  demi-heure  par  jour  pour  l'ins- 
truction religieuse,  demi-heure  pendant  laquelle  les  élèves  catho- 
liques et  protestants  devaient  être  séparés.  En  dehors  de  cela, 
le  nom  même  de  la  religion  était  proscrit. 

L'expérience  prouva  bientôt,  suivant  les  prévisions  d'un  libéral 
anglais,  que  ce  système  «  avait  toutes  les  vertus,  excepté  celle 
d'être  praticable  ».  Il  ne  contenta  ni  les  catholiques,  ni  les  pro- 
testants; là  où  on  en  avait  le  moyen,  on  établissait  des  écoles  indé- 
pendantes, dans  lesquelles  l'enseignement  de  la  rehgion  occupait  la 
place  qui  lui  est  due,  et  où  il  n'était  pas  nécessaire  de  mettre  la  Bible 
sous  clef  ou  d'enfermer  dans  une  ai-moire  ou  dans  une  boîte  la 
croix  du  Sauveur  et  les  images  de  la  sainte  Vierge  et  des  saints. 
Les  Frères  des  écoles  chrétiennes  qui,  malgré  leurs  pressants 
besoins,  ont  toujours  refusé  l'aide  du  gouvernement  aux  conditions 
oh  cette  aide  était  offerte,  furent  généralement  chargés  de  ces  écoles 
chez  les  catholiques;  la  société  dite  Church  Education  Society 
fit,  pour  les  protestants,  ce  que  les  Frères  des  écoles  chrétiennes 
faisaient  pour  les  catholiques.  Mais  le  mouvement  ne  s'arrêta  pas 
là;  dans  les  écoles  nationales  elles-mêrxies,  la  division  se  fit  rapide 
et  complète.  En  1867,  trente-six  ans  après  l'inauguration  du  sys- 
tème, 2,562  écoles  nationales,  soit  /iO.2  pour  cent,  étaient  fréquen- 
tées exclusivement  par  des  élèves  d'une  même  religion.  En  1883, 
leur  nombre  était  de  /i,198,  soit  51.6  pour  cent  et  le  total  des 
élèves  avait  augmenté  de  380,879,  en  i 867,  à  570,783,  en  1888  (i); 
901  écoles  nationales  étaient  exclusivement  protestantes  avec  un 
auditoire  de  05,00i  enfants;  3,297  étaient  exclusivement  catholiques 
et  le  total  de  leurs  élèves  était  de  475,779.  La  Commission  royale 

(I)  Lorsque  ces  lignes  ont  été  écrites,  le  rapport  pour  ^888  était  le  dernier 
publié;  celui  pour  1889,  qui  vient  de  paraître,  permet  d'établir  une  compa- 
raison intéressante  entre  ces  deux  années.  Dans  l'espace  de  douze  mois, 
les  écoles  nationales  non  mixtes  ont  augmenté  de  4,198  à  4,303  et  le  nombre 
des  enfants  les  fréquentant  de  570,783  à  574,660. 


L  ENSEIG^'EME^•T    CATHOLIQUE    EN    ir.L.VM)E  370 

de  1868-70  apprit  aussi  aa  public  que,  parmi  les  écoles  nationales 
mixtes,  il  y  en  avait  à  cette  époque  l,28û,  où  l'assiduité  moyenne 
des  enfants,  dont  la  religion  différait  de  celle  de  la  majorité,  ne 
dépassait  pas  1  ;  el  2, '224  où  elle  n'atteignait  pas  3;  mais  il  fallait 
une  Commission  royale  pour  faire  cette  découverte,  car  le  Conseil 
se  garde  bien  de  faire  connaître  ces  chiffres  dans  son  rapport 
annuel.  A  Dublin,  l'auditoire  mixte  est  depuis  longtemps  une  chose 
inconnue;  des  25,000  enfants  qui  fréquentent  les  écoles  nationales 
pour  cette  raison  dites  catholiques  de  cette  ville,  pas  un  seul  n'est 
protestant.  Ces  chiffres,  ce  mouvement  incessant  de  séparation  qui 
se  fait  sentir  de  plus  en  plus  avec  les  années,  prouvent  la  con- 
damnation explicite  du  système  par  le  verdict  populaire. 

Les  efforts  des  partisans  de  l'éducation  mixte  ont  été  rendus 
vains,  par  le  sens  commun  et  par  le  seniiment  religieux.  D'ailleurs, 
il  n'y  a  pas  à  se  quereller  sur  ce  qui  est  et  sûr  ce  qui  devrait  être; 
il  faut  prendre  les  faits  tels  qu'ils  sont  et  les  événements  tels  qu'ils 
arrivent.  Tout  homme  sensé  reconnaîtra  que,  dans  les  â,19S  écoles 
nationales  non  mixtes  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  il  n'existe  aucune 
raison  pour  le  maintien  des  restrictions  imposées  à,  l'instruction 
religieuse  et  à  la  pratique  de  la  religion.  Si  la  clause  restrictive  de 
l'acte  de  1831  avait  pour  but,  comme  on  le  disait,  non  d'empêcher 
l'enseignement  du  catholicisme,  mais  de  sauvegarder  les  droits  des 
enfants  des  autres  sectes,  il  s'ensuit  que,  là  où  ces  droits  n'existent 
pas,  il  n'y  a  pas  lieu  d'appliquer  cette  clause.  Cependant  c'est  tout 
le  contraii'e  qui  arrive,  et  ce  qui  avait  d'abord  été  formé  pour  servir 
de  protection,  ne  tarda  pas  à  devenir  un  instrument  de  vexation, 
un  levier  officiel  pour  introduire  l'indifférentisrae  au  sein  de  la 
jeunesse.  L'État  s'en  alla  frapper  à  la  porte  de  l'école  où  l'enfant 
en  haillons  apprend  à  déchiffrer  l'alphabet;  il  dit  au  maître  :  «  Voici 
de  l'or  :  décroche  ce  crucifix,  cette  image  de  la  Vierge  ;  mets  sous 
clef  ce  catéchisme  et  ce  livre  de  prières;  ne  parle  plus  de  Dieu  à 
cet  enfant  déshérité  de  la  fortune,  qui  ne  connaîtra  peut-être  de 
la  vie  que  la  misère  et  le  dégoût.  J'augmenterai  ton  salaire,  je  te 
donnerai  mie  maison  plus  confortable  que  cette  grange,  des  moyens 
qui  rendront  plus  efficace  l'enseignement  que  tu  donnes.  »  Il  fallait, 
à  tout  prix,  maintenir  les  écoles  primaires  pour  les  enfants  pauvres, 
et  le  manque  de  ressources  allait  en  obliger  plusieurs  à  fermer  leurs 
portes;  les  Frères  des  écoles  chrétiennes  ne  pouvaient  suffire,  natu- 
rellement,  et  leurs  moyens  limitaient  sérieusement   leur  sphère 


380  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

d'action.  On  résolut  d'accepter  l'aide  offerte  et  de  s'adresser  ailleurs 
pour  l'instruction  religieuse,  et,  de  près  de  Zi,200  écoles  non 
mixtes,  l'Etat  a  aujourd'hui  chassé  Dieu  autant  que  cela  lui  a  été 
possible;  et  son  but,  après  avoir  échoué  dans  son  effort  pour 
implanter  ici  l'éducatioa  mixte,  semble  être  de  vouloir  obliger  la 
catholique  Irlande  à  accepter  l'école  sans  Dieu.  On  ne  veut  pas  le 
reconnaître,  sans  doute,  oh  !  non.  La  sainte  assemblée  qui  siège  à 
Westminster  et  qui  commence  toutes  ses  séances  par  la  prière  d'un 
chapelain,  vouloir  déraciner  la  religion!  Vouloir  chasser  Dieu  de 
l'école!  Considérons  un  peu  comment  les  choses  se  passent. 

En  1865,  M.  Isaac  Butt  M.  P.,  un  presbytérien,  le  chef  du  parti 
irlandais  d'alors,  écrivait  dans  un  ouvrage  sur  la  liberté  d'enseigne- 
ment :  «  En  descendant  King's  Inn  Street,  le  passant  peut  voir, 
séparées  par  une  ruelle  étroite,  deux  bâtisses  portant  chacune  l'ins- 
cription :  ((.  École  nationale  »  ;  d'un  côté  c'est  l'École  catholique 
conduite  par  les  dames  d'un  couvent;  de  l'autre  c'est  l'École  de 
l'église  presbytérienne.  Pas  un  protestant  ne  fréquente  la  première, 
pas  un  cathoHque  la  seconde;  cependant,  sous  le  rapport  de  l'ins- 
truction religieuse,  pas  une  n'est  libre;  elles  sont  toutes  deux  enchaî- 
nées et  dirigées.  Si  l'instituteur  presbytérien  se  conforme  au  règle- 
ment, il  ne  dira  pas  un  mot  de  la  religion,  il  ne  permettra  pas  à 
l'élève  d'ouvrir  la  Bible,  pendant  le  temps  consacré  à  l'instruction 
séculière.  Si  le  son  de  la  cloche  du  couvent  engage  une  malheureuse 
élève  des  religieuses  à  faire  le  signe  de  la  croix  ou  à  répéter  ces 
invocations  que  ses  parents  lui  ont  appris  à  regarder  comme  sacrées, 
aussitôt,  tout  le  mécanisme  d'inspecteurs,  de  sous-inspecteurs  et 
d'enquêtes  officielles  sera  mis  en  mouvement  pour  découvrir  et 
punir  la  terrible  infraction  aux  règles  de  l'éducation  mixte  (1).  » 

En  1866,  l'épiscopat  irlandais  adressa  une  lettre  au  secrétaire  de 
l'Intérieur,  demandant  justice.  Le  ministre  envoya  cette  lettre  au 
Conseil  d'Éducation  nationale,  en  le  priant  de  la  considérer  et  de 
faire  un  rapport  au  vice-roi  d'Irlande.  Après  plus  de  deux  mois,  le 
Conseil  retourna  la  lettre  au  ministre,  donnant  pour  réponse  que  sa 
«  fonction  était  d'agir,  non  de  raisonner  »  et  refusant  de  prendre  en 
considération  la  requête  des  évêques.  Le  ministère  au  lieu  de  prendre 

(1)  Il  serait  peut-être  à  propos  de  faire  remarquer  que  tout  homme  d'appa- 
rence respectable  a  le  droit  d'entrer  à  l'école,  pendant  les  classes  et  d'écrire 
ses  remarques  dans  le  livre  des  visiteurs  s'il  trouve  quelque  chose  à  reprendre  : 
une  croix  ou  une  image  qui  l'oCusque,  par  exemple. 


l'e]SSEIGNEMENT   catholique   en   IRLANDE  381 

la  question  en  mains,  laissa  traîner  les  choses  aussi  longtemps  qu'il 
put;  mais,  forcé  enfin  d'agir,  il  eut,  en  1868,  recours  à  un  expédient 
dont  les  hommes  d'État  anglais  se  servent  souvent  pour  se  tirer 
d'affaire,  lorsqu'il  leur  est  impossible  de  feindre  davantage  l'igno- 
rance des  griefs  irlandais  :  ils  nommèrent  une  Commission  d'enquête 
la  Commission  Powiss,  que  j'ai  déjà  mentionnée.  Cette  Commission 
était  composée  de  quatorze  membres,  sept  protestants,  parmi  lesquels 
un  évêque  et  un  ministre  anglicans,  et  sept  catholiques.  Le  rapport 
parut  en  1870,  après  une  enquête  de  deux  ans,  et  était  signé  par 
onze  des  quatorze  membres.  «  Nous  trouvons,  disaient-ils,  le  système 
national  plus  théorique  que  pratique  ;  la  majorité  des  écoles  est  déjà 
non  mixte,  et  là  les  restrictions  imposées  par  le  Conseil  sont  absolu- 
ment inutiles  et  simplement  vexatoires.  »  Le  rapport  se  terminait 
par  une  recommandation  de  modifier  la  constitution  du  Conseil,  et 
«  d'accorder  l'aide  de  l'État  aux  écoles,  sans  exiger  d'autre  règle- 
ment que  le  suivant  :  Tout  élève  inscrit  sur  les  registres  comme  pro- 
testant devra  s'absenter,  lorsque  l'instruction  religieuse  sera  donnée 
par  un  catholique  et  vice  versa  (1).  »  Cela  donnait  satisfaction  aux 
catholiques,  en  rendant  la  liberté  à  leurs  écoles.  Il  y  a  vingt  ans  que 
ce  rapport  a  paru.  Qu'a-t-on  fait?  Rien.  Nous  ne  sommes  pas  plus 
avancés  aujourd'hui  que  nous  ne  l'étions  alors  et,  quant  à  leurs  effets 
tangibles,  les  travaux  de  la  Commission  sont  autant  de  peine 
perdue. 

Pendant  ces  vingt  ans,  on  a  fait  la  sourde  oreille  aux  réclamations 
incessantes  de  l'épiscopat;  on  a  affecté  de  ne  pas  voir  le  décroisse- 
ment  rapide  du  nombre  des  écoles  mixtes  et  l'augmentation  plus  que 
proportionnelle  des  écoles  non  mixtes  ;  on  a  même  été  plus  loin  :  on 
a  donné  un  effet  rétroactif  à  l'acte  de  1831,  et  l'on  a  imposé  les 
restrictions  du  Conseil  à  des  écoles  non  mixtes  recevant  un  subside 
qui  leur  avait  été  octroyé  par  l'État  avant  cette  date.  Voici  ce  cas 
qui,  comme  le  dit  Mgr  ^Yalsh,  est  la  reductio  ad  absurdum  du 
système  actuel. 

A  Swords,  un  village  situé  au  nord  du  diocèse  de  Dublin,  une 
fondation  publique,  de  la  valeur  de  2/i,000  livres  sterling,  avait  été 
établie  au  commencement  de  ce  siècle,  pour  l'avantage  de  tous  les 
habitants  de  l'endroit,  sans  distinction  de  religion.  La  minorité  pro- 
testante s'empara  immédiatement  de  cet  argent  et  le  garda,  malgré 

(1)  Royal  Commission  of  Inquiry  Primary  Education  (1868-70).  Rapport 
vol  I,  p.  359-371. 


382  REVUE    Dt    MO.NDE    CATHOLIQUE 

toutes  nos  réclamations,  jusqu'en  1S88,  En  invoquant  l'autorité 
cruue  commission  spéciale,  nous  avons  pu  enfin  obtenir  notre  part  ; 
la  commission  le  divisa  entre  les  deux  écoles,  catholique  et  protes- 
tante, en  proportion  de  la  population  catholique  et  protestante  du 
district.  Pour  la  direction  et  la  surveillance  générale  de  ces  écoles, 
deux  conseils  —  goveniing  bodies  —  furent  nommés  par  cette 
coîijmission,  l'un  pour  l'école  catholique,  l'autre  pour  l'école  protes- 
tante. Le  premier  est  purement  catholique  :  l'archevêque  catho- 
lique de  Dublin  en  est,  ex  officio  le  président,  et  le  curé  de  la 
paroisse,  ex  offîcio,  l'un  des  membres.  L'autre  est  purement  protes- 
tant :  l'archevêque  protestant  en  est,  ex  officio  le  président,  et  le 
pasteur  du  lieu,  ex  officia^  l'un  des  membres.  Ainsi  ces  deux  écoles 
sont  formellement  reconnues  par  la  commission  comme  écoles  catho- 
lique et  protestante  respectivement,  et  en  ce  qui  concerne  l'admi- 
nistration, elles  sont  étabhes  sur  une  base  séparée.  ?Jai3  il  a  aussi 
été  résolu  que  l'insiraction  y  serait  soumise  aux  règles  du  conseil 
d'Éducation  nationale,  et  conséquemment  toutes  les  restrictions 
arbitraires  de  ce  conseil  leur  sont  imposées,  tout  comme  si,  au  lieu 
d'être  absolument  non  mixtes,  elles  étaient  fréquentées  l'une  et 
l'autre  par  un  assemblage  confus  d'enfants  catholiques  et  protes- 
tants. 

Eu  1887,  une  autre  commission  connue  sous  le  nom  {\Educa- 
tional  Endowments  (Ireland)  Commission,  répéta  les  recomman- 
dations de  la  commission  de  1870  et  pressa,  dans  son  rapport,  le 
gouvernement  de  rendre  justice,  dans  l'intérêt  de  l'éducation,  aux 
catholiques  d'Irlande.  Efforts  inutiles.  En  face  de  cet  état  de  choses, 
il  n'y  a  qu'une  seule  conclusion  logique  à  laquelle  nous  puissions 
arriver.  Le  conseil  d'Education  nationale,  aidé  et  soutenu  par  le 
gouvernement,  veut,  autant  que  cela  est  en  son  pouvoir  et  avec  le 
moins  de  bruit  possible,  obliger  les  classes  pauvres  d'Irlande,  à 
suivre  l'école  sans  Dieu.  La  perfide  Albion  s'enveloppe  de  sophismes  et 
fait  de  mielleuses  promesses,  mais  n'en  poursuit  pas  moins  sou  but. 
Autrement,  que  signifie  cette  opiniâtreté  à  maintenir  un  système 
condamné  par  le  clergé  et  le  peuple  de  toutes  les  dénominations 
religieuses?  Que  signifient  ces  restrictions  purement  vexatoires 
imposées  sans  nécessité  et  avec  une  joie  maligne  à  l'enseignement 
de  toute  religion?  Que  signifient  cette  inertie  et  ce  mauvais  vouloii* 
parlementaires?  Que  signifient  ces  promesses  ministérielles  rompues 
aussitôt  que  faites?  Notre  demande  est  donc  bien  irraisonnable? 


l'enseignement  catholique   en    IRLANDE  383 

Nous  demandons  simplement  d'être  mis  sur  le  même  pied  que  les 
catholiques  anglais  ;  car,  au  sein  de  la  protestante  Angleterre,  on  n'a 
pas  osé  imposer  les  resirictions  et  les  règlements  que  l'on  ménageait 
si  peu  à  l'Irlande  catholique.  Là,  il  n'est  pas  nécessaire  de  décro- 
cher le  crucifix  ou  de  mettre  la  Blbîe  sous  clef,  pour  obtenir  les 
subventions  de  l'État.  Nuus  demandons  que  les  recommandations 
de  la  commission  royale  de  i868-70  et  de  la  commission  d'Éduca- 
tion de  ÎS87  soient  mises  en  pratique;  que  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment religieux  soit  reconnue  dans  les  écoles  nationales  non  mixtes; 
qu'à  l'avenir  l'indifférentisme  ne  soit  plus  la  loi  de  l'école  qui  prend 
sa  part  des  impôts  payés  par  une  population  catholique,  et  que 
l'aide  de  i'Eiat  soit  accordée  aux  écoles  d'une  dénomination  reli- 
gieuse quelconque  comme  telles. 

Là  où  les  écoles  sont  mixtes  et  où  il  est  impossible,  vu  les  cir- 
constances locales  —  pauvreté  du  pays,  petit  nombre  de  la  mino- 
rité, etc.  —  d'entretenir  des  écoles  séparées,  personne  ne  s'oppose 
à  ce  que  le  sj-stème  actuel  continue  à  exister.  .Nous  respectons  les 
droits  des  minorités  et  nous  exigeons  seulement  que  les  droits  des 
majorités  soient  reconnus  et  respectés  aussi. 

Cependant  le  Parlement  continus  à  faire  la  sourde  oreille;  les 
personnages  et  organes  qua,si  odiciels  crient  à  la  dégradation  de 
l'enseignement  et  proclament  avec  la  plus  sainte  indignation  que 
i'É:at  n'est  pas  fait  pour  entreprendre  de  payer  de  sa  bourse  la 
propagation  des  doctrines  des  diverses  sectes,  et  l'argent  des  tax- 
payers  anglais  pour  acheter  des  crucifix  ou  des  statuettes  de  Ja 
Vierge.  Il  y  a  plus  que  de  la  mauvaise  foi  dans  cette  réponse,  car  les 
catholiques  d'Irlande  n'ont  jamais  demandé  Taide  de  l'Etat  pour 
cela,  et  ce  qu'ils  veulent  aujourd'hui,  c'est  justice  et  liberté.  Comment 
fait-on  d'ailleurs  en  Angleterre?  Et  convient-il  que  le  Parlement 
qui  paye  chaque  année  des  subventions  considérables  aux  chaires 
de  théologie  puritaine  dans  les  universités  d'Ecosse,  refuse  notre 
demande  sur  ces  misérables  prétextes?  Mais  ceux  qui  font  cet  appel 
deshonnête  aux  préjugés  connaissent  très  bien  à  quelle  espèce  de 
gens  ils  s'adressent.  Réussiront-ils  dans  leurs  efforts?  S'il  faut  en 
juger  par  le  passé,  il  est  bien  probable  que,  tant  que  nos  affaires 
seront  contrôlées  de  Westminster,  nous  n'obtiendrons  rien. 


384  REVUE   DU   MONDE  CATHOLIQUE 

II 

Le  second  grief  des  catholiques  se  rattache  aux  écoles  modèles. 
A  ce  sujet  le  gouvernement  et  le  conseil  d'Éducation  nationale  sont 
accusés  ni  plus  ni  moins  de  malversation  dans  l'administration  des 
deniers  publics  qui  leur  est  confiée.  Ces  écoles  ont  été  fondées  comme 
on  le  voit  en  tête  de  leurs  règlements,  «  afin  1°  de  promouvoir  l'édu- 
cation mixte  ;  2°  de  servir  de  modèles  aux  écoles  voisines  en  employant 
les  meilleures  méthodes  d'enseignement  littéraire  et  scientifique; 
3°  d'instruire  et  de  préparer  les  jeunes  gens  et  les  jeunes  filles  qui 
désireraient  se  vouer  à  l'enseignement.  »  Le  but  premier  et  principal 
était  de  «  promouvoir  l'éducation  mixte  » ,  et  les  commissaires  cru- 
rent avoir  enfin  trouvé  un  moyen  aussi  fertile  qu'ingénieux  pour 
attirera  leurs  écoles  des  enfants  de  toutes  les  religions.  Il  ne  pouvait 
y  en  avoir  qu'une  par  district,  de  telle  sorte  qu'il  fallait  absolument 
que  l'auditoire  fut  mixte.  De  plus,  les  offres  les  plus  brillantes  étaient 
faites  aux  enfants,  et  les  plus  grands  avantages  étaient  offerts  aux 
parents  pour  les  engager  à  envoyer  leurs  enfants  à  ces  écoles.  Il  y 
en  a  vingt-neuf  en  Irlande;  elles  ont  coûté  primitivement  à  l'État 
160,000  liv.  st.  et  chaque  année  depuis  leur  fondation,  une  somme 
de  35,000  liv.  st.  de  l'argent  public  leur  est  affectée.  On  croyait 
qu'il  serait  ainsi  facile  de  gagner  l'esprit  du  peuple  et  de  déraciner 
à  prix  d'or  sa  foi.  Espérance  vaine  ;  catholiques  et  protestants 
condamnèrent  ces  écoles  et  s'opposèrent  de  toutes  leurs  forces  à 
leur  extension.  Les  presbytériens  seuls  les  regardèrent  avec  faveur 
et  conséquemment  elles  furent  établies  pour  la  plus  grande  partie 
dans  la  province  de  l'Ulster.  II  y  a  aujourd'hui  quatre  de  ces  vingt- 
neuf  institutions  maintenues  aux  frais  de  l'État,  où  il  est  impossible 
de  trouver  un  seul  catholique,  et  dix  où  moins  de  neuf  catholiques 
ont  été  inscrits  sur  les  registres  pendant  l'année  entière  (1889)  (1). 
La  commission  Powiss  trouva  qu'en  1868  les  élèves  catholiques 
des  écoles  modèles  formaient  une  moyenne  de  trente-et-un  par  dix 
mille  habitants  de  cette  rehgion.  La  même  commission  remarquait 

(l)  Il  faut  bien  remarquer  que  neuf  n'est  pas  le  chiffre  de  l'assiduité 
moyenne,  mais  le  nombre  d'élèves  catholiques  inscrits  pendant  toute  une 
année;  peut-être  y  en  a-t-il,  comme  cela  se  voit  souvent,  qui  n'ont  été  pré- 
sents qu'une  seule  fois.  Les  Rapports  du  Conseil  sont  faits  de  telle  sorte  qu'il 
est  impossible  de  connaître  l'assiduité  moyenne  des  élèves  d'une  dénomi- 
nation religieuse  particulière. 


L  ENSEIGNEMENT   CATHOLIQUE   EN   IRLANDE  385 

aussi  qu'on  se  sert  de  tous  les  moyens  pour  exhausser  la  moyenne 
d'assiduité  ». 

«  A  une  certaine  école,  écrivent  les  commissaires,  nous  trou- 
vâmes que  la  pratique  employée  pour  trouver  la  moyenne  de  l'assi- 
duité quotidienne  consistait  à  diviser  le  total  de  l'assiduité  des  six 
jours  par  cinq  au  lieu  de  six,  afin,  sans  doute,  de  rendre  plus  appa- 
rente la  popularité  de  l'école.  On  nous  assura  que  cela  était  fait  par 
ordre  de  l'inspecteur.  Gomme  nous  exprimions  aux  instituteurs 
notre  surprise  de  cet  indigne  subterfuge,  on  nous  répondit  naïve- 
ment qu'en  divisant  par  six,  cela  abaisserait  trop  la  moyenne  (1).  » 
Le  conseil  d'Éducation  nationale  s'efforçait  ainsi  de  donner  à  ces 
institutions  une  popularité  factice;  et  quoique  le  peuple  les  eût 
condamnées  et  eût  refusé  de  leur  confier  ses  enfants,  les  rapports 
officiels,  falsifiés  sciemment  et  à  dessein,  présentaient  au  Parlement 
et  au  peuple  anglais  ce  qu'on  appelait  «  les  résultats  brillants  des 
écoles  modèles  »  et  leur  «  popularité  croissante  »,  indice  du  triomphe 
définitif  du  système  mixce. 

D'après  la  charte  royale  qui  les  constitue,  ces  écoles  sont  essen- 
tiellement consacrées  (;  à  répandre  et  à  relever  l'éducation  chez 
les  classes  pauvres  ».  Quelle  ne  fut  donc  pas  la  surprise  des  com- 
missaires de  1868-70  de  voir  qu'elles  étaient,  «  pour  la  plus  grande 
partie,  fréquentées  par  les  enfants  des  classes  riches  »  ;  de  voir  (c  des 
coupés  et  autres  voitures  aristocratiques  venir  attendre  des  élèves 
à  la  porte  de  l'école  et  des  laquais  en  livrée  en  reconduire  d'autres 
par  le  chemin  de  fer,  dans  des  compartiments  de  première  ou  de 
seconde  classe,  jusqu'à  une  distance  de  10  à  30  milles  par  jour!  (2)  » 
Voilà  l'usage  que  fait  le  conseil  d'Education  nationale  de  l'argent 
public;  et  sa  conduite  est  d'autant  plus  condamnable  qu'il  ne  peut 
même  se  rejeter  pour  sa  défense  sur  le  caractère  de  l'éducation  qu'il 
soutient.  Si,  au  moins,  cette  éducation  donnait  satisfaction,  on  ne 
regarderait  peut-être  pas  de  si  près  aux  dépenses  excessives  qu'elle 
a  occasionnées  et  qu'elle  occasionne  encore  chaque  année.  La  com- 
mission de  1870  a  fait  pénétrer  le  jour  dans  les  coins  noirs,  et 
comme  il  est  peut-être  instructif  de  connaître  le  caractère  de  ces 
écoles  que  l'on  a  maintenues  jusqu'ici,  malgré  toutes  les  protestations, 
je  vais  me  permettre  de  citer  encore  quelques  passages  de  son 
rapport  :  «  Presque  partout  il  n'y  a  aucune  capacité  digne  de 

(i)  Voir  le  rapport  déjà  cité,  vol.  I,  p.  745. 
(•2]  Ibid.,  p.  434-436  et  761. 


.jSô  revue  du  ^:onde  catholique 

remarque...,  les  écoles  modèles  sont  médiocres  et  extrêmement  élé- 
mentaires..., réclucaûon  est  très  étendue,  m^iiis  n'a  aucune  prétention 
à  la  profondeur;  elle  est  hâtive  et  superficielle...  Nous  sommes  très 
mécontents  de  la  discipline  de  ces  écoles;  les  instituteurs  ne 
semblent  pas  avoir  assez  d'autorité  pour  empêcher  les  enfants  de 
parler  et  de  copier  aux  examens;  les  enfants  paraissent  n'avoir 
jamais  été  examinés  d'une  manière  convenable;  l'incapacité  des 
instituteurs  est  déplorable.  Si  nous  avions  été  chargés  de  donner 
l'aide  de  l'État  aux  écoles  d'après  la  capacité  des  élèves,  nous 
aurions  dû,  presque  partout,  renvoyer  les  élèves  et  déclarer  l'école 
indigne  d'être  supportée  par  le  public  (1).  )>  Inuiile  de  dire  que  le 
conseil  a  dédaigné  de  faire  la  plus  petite  tentative  d'amélioration. 
Un  autre  objet  des  écoles  modèles  est  aussi  la  formation  des  ins- 
tituteurs, et  en  cela  elles  sont  tout  à  fait  condamnables,  car  elles 
prennent  le  caractère  de  pensions  où  des  élèves  de  diverses  sectes 
vivent  ensemble  et  sont  ainsi  exposés  a  tous  les  dangers  que  l'indif- 
férence et  le  mauvais  exemple  peuvent  susciter  à  leur  foi.  Trop 
souvent,  hélas!  comme  le  disait  un  évoque  catholique,  «  la  règle  de 
foi  la  plus  courte  devient  le  dénominateur  commun  h .  L'épiscopat 
irlandais  s'est  élevé  avec  force  contre  cette  tentative  de  démora- 
lisation et  ce  patronage  non  équivoque  ostensiblement  accordé  par 
l'État  à  l'indifférentisme  rehgieux  ;  la  commission  Powiss  a  déclaré 
que  «  ce  n'est  pas  le  propre  des  pouvoirs  publics  de  se  charger 
de  la  direction  de  pensions  ou  d'hôtels;  »  que  «  ce  système  est 
imprudent,  coûteux,  sans  être  efticace,  incapable  de  produire  une 
classe  solide  d'instituteurs,  et  mérite  la  condamnation  de  toutes  les 
personnes  véritablement  intéressées  au  bien  de  la  jeunesse  (2).  » 
Rien  n'a  été  changé,  rien  n'a  été  amélioré.  11  est  évident  que  l'esprit 
qui  dictait  les  lois  pénales  au  siècle  dernier  n'est  pas  encore  mort, 
et  la  politique  myope  qui  fait  tout  pour  obliger  les  catholiques 
d'Irlande  à  adopter  un  système  que  l'on  n'a  jamais  osé  établir 
en  Angleterre  et  qui  n'y  serait  pas  toléré  un  seul  jour,  prend  bien 
soin  de  nous  le  rappeler.  Il  y  a  vingt  ans  qu'une  commission  royale 
terminait  ainsi  son  rapport  sur  les  écoles  modèles  :  «  Nous  croyons 
que  les  commissaires  d'éducation  nationale  ne  peuvent  aucune- 
ment justifier  le  maintien  pour  ces  écoles,  des  fonds  votés  par  le 
Parlement  pour  l'enseignement  primaire  dans  les  écoles  pauvres 

(1)  Rapport,  vol.  1,  p.  65,  72  el  p.  135,  457. 
(2]  lOiL,  p.  457,  45i. 


l'exseigxeme.nt  catholique  en  iulande  387 

d'Irlande;  nous  somiries  d'avis  que  ces  fonds  doivent  êLi'e  suppri- 
més (1).  »  Le  dernier  rapport  officiel  nous  apprend  qu'ils  r/ont 
pas  encore  été  supprimés  pour  une  seule  et  que  ces  écoles  onticnuent 
à  maintenir  leur  caractère  supérieur!  Et  35,000  livres  sterling  par 
année  sont  encore  gaspillées,  —  c'est  le  mot,  — pour  ces  vingt-neuf 
institutions  où  la  bourgeoisie  et  même  l'aristocratie  protestante  font 
instruire  leurs  enfants  aux  frais  du  public;  35,000  livres  dont  nous 
payons  notre  part,  nous  catholiques,  et  dont  nous  ne  pouvons  jouir 
sans  étouffer  la  voix  de  notre  conscience  et  sans  mettre  notre  foi 
en  danger;  35,000  livres  de  l'argent  voté  pour  l'éducation  des 
pauvres  !  C'est  une  imposture  qui  n'en  est  pas  moins  coupable, 
parce  que  le  Parlement  affecta  de.  ne  pas  la  voir.  Mais,  j'oubliais; 
il  faut  à  tout  prix  répandre  l'école  sans  Dieu  et  l'incubation  de 
l'indifférentisme  coûte  cher  dans  un  pays  comme  l'Irlande!  Le 
climat  n'est  pas  propice,  paraît-i!. 

Comme  les  écoles  modèles  sent,  pratiquement,  des  institutions 
d'enseignement  secondaire,  fréqu -ntées  par  les  enfants  des  classes 
aisées,  sans  parier  du  système  des  pensions  mixtes,  —  nous  deman- 
dons qu'elles  cessent  d'être  maintenues  sur  les  fonds  affectés  à 
l'enseignement  primaire  des  classes  pauvres,  et  qu'elles  soient 
reconnues  comme  établissements  d'éducation  secondaire  et  placées 
sous  le  contrôle  du  «  Conseil  d'enseignement  secondaire  »;  ou  qu'elles 
soient  changées  en  collèges  non  mixtes,  exclusivement  pour  la 
formation  des  instituteurs  et  institutrices. 

J.-A.  Geo  Colclough. 

(A  iukre.) 
(1)  Rapport,  vol.  I,  p.  778. 


UNE  VOIE  DE  COMMUNICATION  DIRECTE 

ENTRE   LE   CONTINENT  ET   l'aNGLETERRE 


La  question  da  pont  sur  la  Manche  est  déjà  très  actuelle,  car 
depuis  l'Exposition  universelle  dernière  on  en  parle  beaucoup  dans 
la  presse;  elle  va  devenir  actuelle,  maintenant,  tous  les  jours  davan- 
tage, car  on  s'en  occupera  sans  tarder  dans  les  Chambres  françaises. 

Ce  n'est  pas  seulement  parce  qu'elle  est  actuelle  que  je  viens  de 
poser  cette  question,  c'est  surtout  parce  qu'elle  mérite  toute  l'atten- 
tion des  hommes  pratiques,  en  même  temps  qu'elle  provoque  le 
plus  vif  intérêt  chez  ceux  que  saisissent  vivement  les  grandes  choses. 

Ai-je  besoin  de  dire  ce  qu'il  y  a  là  de  grand  par  soi-même?  Pour 
qu'on  le  comprenne,  il  me  semble  que  je  n'ai  rien  à  faire,  le  mot 
seul  :  pont  sur  la  Manche,  suffit  à  éveiller  l'idée  du  grandiose. 
Tout  le  monde  doit  sentir  et  tout  le  monde  sent,  à  coup  sûr,  que 
si  l'œuvre  peut  arriver  à  terme,  ce  sera  le  plus  magnifique  travail 
sorti  jusqu'à  ce  jour  de  la  main  des  hommes  ;  un  travail  laissant  bien 
loin  derrière  lui,  non  seulement  les  sept  merveilles  du  monde  ancien, 
qui,  en  comparaison,  paraîtraient  fort  petites,  mais  même  tous  les 
travaux  autres  ou  similaires  accomplis  en  cette  époque  de  si  grands 
progrès  matériels;  bien  loin,  par  exemple,  le  fameux  pont  suspendu 
de  Brooklyn,  celui  du  Niagara,  enfin  ce  pont  du  Forth,  inauguré 
avec  tant  de  solennité  le  h  mars  dernier,  en  Angleterre,  et  jusqu'à 
nouvel  ordre  la  merveille  du  genre. 

Je  n'insisterai  donc  pas  sur  cette  chose  jugée  et  comprise,  la 
grandeur  intrinsèque  de  l'œuvre  en  projet.  Pour  cette  grandeur 
seule,  il  est  permis  d'en  souhaiter  l'exécution.  Toutefois,  ce  gigan- 
tesque travail  sera  évidemment  coûteux  à  proportion,  sans  parler 
même  des  difiicultés  spéciales  qu'il  présente  ;  on  ne  saurait  demander 


LE   PO>'T   SUR  LA   MANCHE  389 

ni  attendre  qu'il  soit  exécuté  par  pur  amour  de  l'art  et  pour  la 
gloire.  Heureusement  que  s'il  doit  être  grand  en  soi,  il  sera  aussi 
très  grandement  utile,  et  par  là  répondra  pleinement  au  prix  qu'on 
y  devra  mettre. 

Ceci  n'éclate  pas  aux  yeux  comme  le  reste,  ceci  a  vraiment  besoin 
de  démonstration.  C'est  cette  démonstration  que  j'entreprends, 

La  construction  du  pont  est  désirable,  pour  qui?  Pour  l'Angle- 
terre d'abord,  pour  le  commerce  anglais  en  première  ligne,  je  le  dis 
tout  de  suite  et  sans  ambages.  Ce  grand  intérêt  de  l'Angleterre 
dans  la  question  nous  toucherait  peut-être  médiocrement,  nous 
Français,  à  cette  heure  surtout  où  la  chère  Albion  montre  à  notre 
détriment,  une  fois  de  plus,  les  instincts  accapareurs  et  le  mépris 
des  traités  qui  la  distinguent.  Mais,  pour  bénéficier  du  pont,  il  y 
aura  aussi,  grâce  à  Dieu,  tous  les  pays  qui  commercent  avec  elle, 
la  France  comprise,  la  France  au-dessous  d'elle  peut-être,  mais  au- 
dessus  de  tous  les  autres  pays. 

En  déclarant  que  la  construction  de  ce  pont  est  infiniment  souhai- 
table, je  ne  songe  pas  à  nier  qu'elle  est  aussi  infiniment  difficile. 
J'exposerai,  sans  en  rien  omettre,  ces  difficultés  ardues  et  multi- 
ples; mais  j'aurai  le  plaisir  de  faire  voir  qu'elles  ne  sont,  les  unes  et 
les  autres,  nullement  insurmontables. 

Parmi  ces  difficultés,  je  mentionnerai  ici  tout  d'abord  celle  qui 
consistera  à  réunir  le  très  gros  capital  nécessaire  pour  mener  à  fin 
une  œuvre  aussi  colossale;  car  nul  ne  peut  songer  et  nul  ne  songe  à 
demander  le  capital  en  question  aux  budgets  des  deux  États  le  plus 
directement  intéressés,  de  la  France  et  de  l'Angleterre.  L'œuvre 
superbe  se  double  donc,  naturellement  et  forcément,  d'une  entre- 
prise industrielle.  De  cette  entreprise  industrielle  je  parlerai  peu; 
j'en  dirai  tout  juste  ce  qu'il  faut  pour  montrer  qu'on  peut  l'espérer 
fructueuse,  que  le  capital  indispensable,  si  gros  qu'il  doive  être, 
a  donc  toute  chance  de  se  trouver,  et  qu'ainsi  cette  difficulté  der- 
nière pourra  être  surmontée  comme  les  autres. 

I 

HISTORIQUE   DE   LA   QUESTION 

Voici  longtemps  que  l'on  songe  à  relier  l'Angleterre  au  Continent 
par  une  voie  de  communication  directe.  Cette  voie  ne  peut  s'établir 

!«'■   DÉCEMBEE    {s^   90).    4^    SÉRIE.    T.    XSIV.  ÎG 


390  REVUE    DU    MO^DE    CATHOLIQUE 

que  par  un  pont  ou  par  un  tunnel.  L'idée  d'un  tunnel  crensé  sous 
la  Manche  et  l'idée  d'un  pont  jeté  par-dessus  sont  nées  à  peu  près 
ensemble  et  se  sont  parallèlement  développées.  Laquelle  a  germé  la 
première?  peut-être  l'idée  du  tunnel,  à  cause  de  celui  qui,  depuis 
cinquante  ans  bientôt,  passe  sous  la  Tamise,  à  Londres  mais  aucun 
projet  formel  ne  se  produisit,  à  ce  premier  moment,  lui  faisant 
prendre  date.  Il  y  a,  d'autre  part,  plus  de  quarante  ans  que  l'idée 
du  pont  fut  émise  par  un  Français,  Thomé  de  Gamond,  qui,  publiant 
ses  plans,  lui  donna  en  droit  la  priorité  sur  l'autre.  Malheureuse- 
ïïîefit  pour  l'éminent  ingénieur,  l'art  des  constructions  métalliques 
n'avait  pas  réalisé  alors  les  m.erveilleux  progrès  qu'il  rêvait  sans 
doute,  qui  se  sont  accomplis  en  effet  dans  le  dernier  quart  de  siècle, 
et  qui  ont  frappé  tous  les  yeux  surtout  à  l'Exposition  univeiseiie 
de  1889.  Considérée  comme  chimérique,  avant  qu'on  eût  obtenu  da 
fer  ou  de  l'acier  tant  de  prodiges,  la  conception  de  Thomé  de 
Gamond  se  vit  écartée  avec  des  sourires. 

Bientôt  après,  l'idée  du  tunnel  sous-marin  prit  corps,  l'arrivée  à 
terme  du  tunnel  de  la  Tamise  montrant  qu'elle  pouvait  n'être  pas 
irréalisable.  Lue  Société  se  forma  pour  en  poursuivre  la  réalisation. 
Cette  Société  existe  toujours,  elle  est  très  puissante,  comprenant  les 
plus  forts  actionnaires  de  la  South  Eastern  Railway  Company,  et 
ceux  aussi  de  notre  Compagnie  des  chemins  de  fer  du  Nord,  c'est- 
à-dire  les  principaux  personnages  des  deux  Compagnies  de  voies 
ferrées  qui  seraient  appelées,  en  deçà  et  au  dehà  de  la  Manche,  à 
recueillir  l'un  des  bénéfices  de  la  voie  de  communication  établie.  Ne 
craignant  pas  de  semer  les  millions,  parce  que  la  plupart  de  ses 
membres  ont  les  moyens  d'attendre  la  récolte,  cette  Société  en  a 
déjà  dépensé  un  joli  nombre  en  études  préparatoires,  non  du  rest-.' 
sans  avoir  poussé  le  forage  du  tunnel,  des  deux  côtés,  à  une  bonne 
distance  sous  la  mer. 

Mais  voici  des  années  qu'elle  a  suspendu  ses  travaux.  Ce  n'est 
pas  que,  chemin  faisant,  l'œuvre  ait  été  reconnue  impraticable  :  quoi 
que  le  problème  relatif  à  l'aération  de  ce  tunnel,  qui  devrait  avoir 
plus  de  60  kilomètres,  ne  soit  pas  résolue,  et  que,  l'ouvrage  supposé 
terminé,  les  infiltrations  possibles  demeurent  un  danger  fort  redou- 
table, les  promoteurs  de  l'idée  paraissaient  très  résolus  à  aller  de 
l'avant,  sans  que  les  hommes  compétents  les  aient  taxés  d'impru- 
dence. L'arrêt  des  travaux,  en  tout  cas,  n'a  pour  cause  aucune  des 
difficultés  inhérentes  à  l'entreprise;  il  tient  à  un  obstacle  tout  exté- 


LE    PONT    SUR    LA   MANCHE  39î 

rieur,  au  veto  des  pouvoirs  publics  d'Angleterre,  veto  persévérant, 
qui  s'est  produit  pour  la  quatrième  fois  le  5  juin  de  la  présente 
année. 

L'œuvre  du  tunnel  se  trouvant  ainsi  tout  au  moins  enrayée,  il 
était  naturel  qu'on  revînt  à  l'idée  du  pont;  et  l'on  y  est  revenu. 
Depuis  longtemps,  des  ingénieurs  français  avaient  repris  et  travaillé 
à  leur  tour  le  projet  Thomé  de  Gamond.  En  1870,  Vérard  de  Sainte- 
Anne  publiait  des  plans,  et  faisait  inscrire  à  Londres  une  première 
Société  d'études,  essayant  en  même  temps,  par  des  conférences 
publiques,  d'attirer  l'attention  sur  l'idée,  sans  y  réussir  suiïisara- 
meut.  Il  mourut  à  la  peine,  et,  lui  mort,  la  Société  qu'il  avait  créée 
dut  se  liquider.  Mais  presque  aussitôt,  en  188^^,  une  autre  se  forma, 
anglo-française  aussi,  sous  ce'ac  dénomination  anglaise  :  The 
Channel  Bridge  and  liaihccnj  Company,  ce  qui  veut  dire  Compa- 
gnie du  pont  et  du  chemin  de  fer  du  canal.  Recueillant  l'idée  de 
Thomé  de  Gamond,  les  plans  et  toutes  les  études  de  M.  de  Sainte- 
Anne,  cette  deuxième  Société  se  proposait,  avec  la  construction  du 
pont,  d'exécuter  le  tronçon  de  voie  ferrée  destiné  à  souder  ensemble 
ies  chemins  de  fer  anglais  et  les  chemins  de  fer  français. 

Composée  au  début  d'hommes  sans  notoriété  ni  influence,  qui 
nnisirent  même  quelque  peu  à  l'entreprise,  la  Société  du  Channel 
Bridge  s'est  reconstituée  naguère  avec  des  personnalités  marquantes, 
mettant  à  la  présidence  de  son  conseil  d'administration,  d'abord 
l'amiral  Cloué,  puis  M.  le  comte  de  Chaudordy,  ancien  ambassa- 
deur de  France,  à  la  vice-présidence;  l'honorable  Philipp  Stanhope, 
membre  de  la  Chambre  des  Communes,  frère  du  ministre  actuel  de 
la  guerre  en  Angleterre,  et  parmi  les  autres  membres  du  Conseil, 
trois  Français  encore;  M.  l'amiral  Lagé,  remplaçant  l'amiral  Cloué, 
M.  de  Gay  du  Palland,  ancien  préfet,  remplissant  les  fonctions  de 
Directeur  de  la  Compagnie;  M.  Euverte,  ingénieur  métallurgiste. 

C'était  le  moment  à  peu  près  où  lYSl.  Henri  Schneider,  directeur 
de  la  grande  usine  métallurgique  du  Creusot,  et  Hersent,  ingénieur, 
connu  par  ses  grands  travaux  de  l'Isthme  de  Suez,  des  ports  d'Anvers 
et  de  Lisbonne,  apportaient  à  la  Société,  pour  le  pont,  des  plans 
nouveaux,  ceux  de  Vérard  de  Sainte-Anne  ayant  dû  être  aban- 
donnés. Les  plans  de  i\îM.  Hersent  et  Schneider  ont  été  revus  par 
ftlM.  Baker  et  Fowler,  deux  ingénieurs  anglais  de  grand  renom, 
constructeurs  de  ce  pont  du  Forth,  dont  j'ai  parlé  tout  à  l'heure. 
Placés  ensuite  sous  les  yeux  du  public  à  l'Exposition  Universelle,  et, 


392  REVUE    DU    MONDE  CATHOLIQUE 

grâce  aux  merveilles  métalliques  qui  s'épanouissaient  là,  considérés 
avec  une  curiosité  sympathique  qui  excluait  la  vieille  incrédulité, 
ils  ont  mis  définitivement  à  l'ordre  du  jour  la  question  du  pont  sur 
la  Manche,  faisant  entrer  l'entreprise  dans  le  domaine  au  moins  des 
choses  qu'on  discute. 

II 

UTILITÉ    d'un    MOYEN    DE    COAniUNICATION    DIRECTE 
LES    GRANDES    ROUTES    COMMERCIALES 

Par  la  voie  de  communication  directe  que  l'on  cherche  à  établir 
entre  l'Angleterre  et  le  Continent,  il  ne  s'agit  pas  seulement  d'af- 
franchir du  mal  de  mer,  ou  des  périls  parl'ois  réels  de  la  traversée, 
les  très  nombreux  voyageurs  qui  vont  et  viennent  dans  l'année  d'un 
bord  à  l'autre  de  la  Manche  ou  de  la  mer  du  Nord;  il  s'agit  encore, 
et  surtout,  d'épargner  au  commerce,  non  pour  la  totalité,  mais 
pour  une  bonne  partie  de  ses  marchandises,  les  frais  considérables 
de  double  transbordement,  les  risques  de  casse  ou  de  détérioration, 
et  aussi  les  grosses  pertes  de  temps  que  chaque  transit  par  bateau 
lui  impose.  11  peut  n'y  avoir  qu'un  transbordement  nécessaire,  il 
n'y  en  a  qu'un  en  effet  pour  certaines  marchandises  qui  arrivent 
de  Londres  déjà  par  bateau,  en  descendant  la  Tamise  ;  mais  ces 
marchandises  sont  de  celles,  en  général,  qui  pour  traverser  le 
détroit  ne  prendront  jamais  le  pont;  en  sorte  qu'à  tout  ou  à  presque 
tout  ce  qui  prendra  le  pont,  le  double  transbordement  sera  vrai- 
ment évité. 

Ces  doubles  frais  de  transbordement,  pour  les  marchandises  dont 
il  s'agit  qui  transitent  ou  pourront  transiter  dans  Tannée,  de  l'An- 
gleterre sur  le  continent  ou  du  continent  en  Angleterre,  et  dont 
une  bonne  partie  va  plus  loin  ou  vient  de  plus  loin,  ces  frais  se 
chiffrent,  à  n'en  pas  douter,  par  des  centaines  de  millions,  sans 
compter  les  risques  de  casse  ou  d'avaries  que  la  double  opération 
fait  courir  aux  objets  fragiles  et  précieux;  or  la  perte  de  temps  qui 
en  résulte  ainsi,  représente  une  perte  d'argent  peut-être  plus  con- 
sidérable encore. 

Gagner  du  temps,  en  matière  commerciale,  c'est  gagner  de 
l'argent,  nul  ne  l'ignore.  Gagner  du  temps,  en  premier  lieu,  c'est 
presque  toujours  économiser  des  frais  de  route;  c'est,  ensuite, 
avoir  chance  d'arriver  premier  sur  un  marché  pour  y  débiter  une 
marchandise,  chose  également  très  importante  :  Tarde  veincntibus 


LE   PONT   SUR   LA   MANCHE  393 

ossa,  «  aux  derniers  venus  les  os,  »  comme  dit  le  proverbe  qui  prit 
en  latin  sa  formule  concise.  Réduire  ses  frais  dans  la  plus  grande 
mesure  possible,  puis  atteindre  vite  le  marché  visé,  voilà  les  deux 
préoccupations  constantes  de  qui  sait  commercer:  et  un  négociant 
habile,  souveni,  n'hésite  pas  à  payer  plus  cher  le  transport,  à 
augmenter  ses  frais  généraux,  pour  arriver  plus  vite  et  ainsi  être 
dans  le  cas  de  vendre  davantage.  En  fait  de  voies,  pour  aller  vite, 
il  y  a  lieu  de  préférer  désormais,  et  l'on  préfère  d'une  manière 
générale,  les  voies  de  terre  aux  voies  de  mer,  parce  que  les  voies  de 
terre  sont  désormais  des  voies  ferrées,  et  que  le  cheval-vapeur  a  une 
marche  sensiblement  plus  rapide  sur  terre  que  sur  mer,  où  l'eau 
lui  donne  à  vaincre  une  résistance  propre  et  distincte  du  poids  ;  et 
l'on  combine  les  voies  de  terre  avec  les  voies  de  mer,  même  au  prix 
de  transbordements  longs  et  coûteux,  si,  tout  bien  considéré,  il  doit 
en  résulter  quelque  importante  accélération  de  marche,  rachetant  au 
besoin  l'excédent  de  dépense.  Gagner  du  temps!  gagner  ses  rivaux 
de  vitesse  !  c'est  plus  que  jamais  une  des  conditions  de  la  réussite 
dans  le  commerce.  Et  la  lutte,  sous  ce  rapport,  n'existe  pas  seule- 
ment entre  les  individus  ;  entre  les  peuples  également  on  se  livre  à 
cette  sorte  de  steeple-chase. 

C'est  le  besoin  de  gagner  du  temps,  de  raccourcir  les  trajets,  qui 
fait  aujourd'hui,  à  grands  frais,  percer  de  tunnels  les  plus  grosses 
montagnes,  construire  des  viaducs  et  des  ponts,  ouvrir  des  canaux, 
là  où  jadis  on  n'eût  point  songé  à  le  faire. 

Comme  exemple  frappant  entre  tous,  à  ce  point  de  vue;  je  men- 
tionnerai tout  d'abord  le  pont  de  Forth.  Il  s'agissait  uniquement, 
pour  les  Compagnies  anglaises  de  chemins  de  fer  dont  les  lignes 
aboutissent  à  Edimbourg,  de  gagner  quelques  heures  en  évitant  de 
contourner,  pour  atteindre  cette  ville,  un  bras  de  mer  qui  pénètre 
fort  avant  dans  les  terres  et  s'y  développe  en  vaste  bassin,  mais  ne 
mesure,  dans  sa  partie  la  plus  étroite,  non  loin  de  l'antique  capitale 
écossaise,  qu'environ  2  kilomètres;  et  les  Compagnies  en  question 
ont  consenti  à  dépenser  75  millions  de  francs  pour  se  donner  cette 
traverse,  ce  pont  de  2  kilomètres,  coûteux  surtout  parce  qu'il 
devait  laisser  le  passage  libre  aux  gros  navires  de  commerce. 

C'est  en  raison  aussi  de  ce  besoin  de  gagner  du  temps  que  se 
déplacent  de  loin  en  loin  les  grandes  routes  commerciales  ;  et  c'est 
d'ailleurs  plus  particulièrement  à  créer  ou  à  raccourcir  toujours  un 
peu  plus  ces  routes  internationales  que  tendent  les  grands  et  dis- 


394  REVUE    DU    MOXDE    CATHOLIQUE 

pen dieux  travaux,  canaux,  tunnels,  viaducs  ou  ponts,  dont  je  viens 
de  parler. 

De  nos  jours,  le  creusement  du  canal  de  Suez  a  ouvert  au  com- 
merce européen,  vers  l'extrême  orient  asiatique,  vers  l'Océanie  et 
l'Australie,  vers  l'Afrique  orientale,  une  route  infiniment  plus 
courte  que  celle  du  cap  de  Bonne-Espérance,  suivie  depuis  l'époque 
des  grandes  découvertes  maritimes;  et  le  creusement  du  canal 
de  Panama,  s'il  est  repris  et  achevé,  créera  une  voie  moins  longue 
encore  que  celle  de  Suez  vers  l'Australie  peut-être,  à  coup  sûr  vers 
les  îles  du  nord  de  l'Océanie,  vers  le  Japon  et  les  rives  orientales  de 
l'Asie,  ainsi  qu'une  voie  plus  courte  et  moins  dangereuse  que  celle 
du  cap  Horn  vers  les  rivages  sud-américains  du  Pacifique.  Les  deux 
traverses.  Panama  et  Suez,  sont  destinées  sans  doute  à  se  compléter 
l'une  l'autre,  en  permettant  aux  navigateurs  de  faire  décidément 
le  tour  du  globe  sans  avoir  à  décrire  des  zigzags  énormes,  à  travers 
des  zones  inhumaines,  et  en  rapprochant  de  l'Europe  autant  que 
possible,  par  les  deux  bouts  à  la  fois,  tous  ces  pays,  toutes  ces  îles 
du  grand  Océan  qui  recèlent  tant  de  richesses. 

Je  laisse  de  côté  la  traversée  de  Panama,  qui  n'a  rien  à  voir  avec 
le  Pont  sur  la  Manche,  mais  je  veux  m'arrêter  un  peu  à  cette  tra- 
versée de  Suez,  pour  montrer  comment,  en  supplantant  l'antique 
route  du  cap  de  Bonne-Espérance,  elle  a  rendu  fort  nécessaire  l'éta- 
blissement d'un  moyen  de  communication  directe  entre  l'Angleterre 
et  l'Europe  continentale. 

Les  Indes,  l'Indo-Ghine,  la  Chine,  le  Japon,  les  grandes  îles  du 
nord  de  l'Océanie,  terres  extraordinairement  fertiles  et  riches, 
l'Australie  encore  et  l'Afrique  orientale,  offrent  de  précieux  débou- 
chés pour  les  produits  européens  ;  mais  surtout  l'Europe  y  va  cher- 
cher depuis  des  siècles,  et  de  plus  en  plus  depuis  que  ses  industries 
se  sont  prodigieusement  développées,  quantité  de  denrées  et  objets 
de  grands  prix  qui  lui  manquent.  H  y  a  donc,  entre  elle  et  ces  loin- 
tains pays,  un  double  et  immense  mouvement  d'échanges.  La  plus 
grosse  part  de  ce  double  trafic,  on  le  sait,  revient  à  l'Angleterre, 
depuis  le  jour  où  elle  a  conquis,  sur  nous  et  sur  les  Portugais,  ce 
pays  des  Indes  riche  entre  tous,  c'est-à-dire  depuis  le  milieu  du 
dernier  siècle;  la  prise  de  possession  de  l'Australie  n'ayant  pu 
qu'augmenter  ce  trafic;  et  la  protectorat  de  Zanzibar,  qu'elle  vient 
de  s'adjuger,  dans  cet  étonnant  partage  de  l'Afrique  orientale  avec 
l'Allemagne,  ne  pouvant  que  l'accroître  encore. 


LE    POINT    SUR    LA.    MANCHE  3D5 

Ici  J!3  relèverai  en  passant  et  j'expliquerai  une  singularité.  C'était 
l'Angleterre,  comme  je  viens  de  le  dire,  qui  devait  bénéficier  le  plus 
de  la  voie  nouvelle  ouverte  au  commerce  européen  ;  c'est  elle  qui 
aurait  dû,  ce  semble,  accueillir  avec  le  plus  de  satisfaction  et  de 
chaleur  le  projet  relatif  au  canal  de  Suez.  H  en  fut  autrement,  oa 
peut  se  le  rappeler.  On  peut  se  rappeler  qu'elle  montra  tout  d'abord, 
à  ce  propos,  beaucoup  de  mauvaise  humeur,  et  ne  s'employa  qu'à 
jeter  des  bâtons  dans  les  roues.  C'est  que  deux  craintes,  sans  doute, 
étaient  venues  à  notre  voisine  d'outre- Manche.  Elle  craignait  évi- 
demment, en  premier  lieu,  pour  son  empire  des  Indes,  pour  cette 
domination  effective  qui  ne  lui  parmet  pas  seulement  d'exploiter 
presque  seule  une  des  plus  riches  comme  des  plus  vastes  contrées 
du  monde,  qui  constitue  en  outre  la  base  de  sa  suprématie  commer- 
ciale dans  toutes  les  autres  contrées  de  l'extrême  orient  asiatique  : 
il  n'était  pas  impossible  qu'un  jour  ou  l'autre  quelqu'une  des  puis- 
sances méditerranéennes,  la  France,  par  exemple,  trouvant  la  route 
de  Suez  ouverte,  et  ayant  sur  elle  forcément  une  grande  avance,  fût 
en  mesure  d'envoyer  contre  ses  possessions  indiennes  un  corps  d'in- 
vasion considérable,  et  de  l'y  faire  arriver  avant  qu'elle  eût  pu  barrer 
le  chemin  à  l'expédition  ou  organiser  la  défense  du  pays.  Elle  crai- 
gnait ensuite,  l'Angleterre  mercantile,  qu'ayant  par  Suez,  au  point 
de  vue  commercial,  la  même  avance  sur  elle  qu'au  point  de  vue 
militaire,  les  nations  méditerranéennes,  sans  rien  tenter  contre  sa 
domination  politique,  ne  finissent,  pour  cela  seul  que  leurs  négociants 
pouvaient  y  devancer  les  siens,  par  se  substituer  à  elle,  commercia- 
lement, dans  ces  riches  pays  orientaux.  La  nécessité,  pour  les  nations 
dont  il  s'agit,  l'Espagne  exceptée,  qui  ne  pouvait  lui  donner  beaucoup 
d'ombrage,  la  nécessité  de  faire  un  long  détour,  en  allant  prendre 
l'Océan  Atlantique,  et  de  passer  même  sous  son  canon  de  Gibraltar, 
pour  gagner  par  le  Cap,  comme  elle,  l'Océan  Pacifique  et  les  terres 
qu'il  baigne  sous  divers  noms,  maintenait  au  point  de  vue  du  chemin 
à  parcourir,  l'égalité  entre  elle  et  ses  rivales  possibles  ;  sans  compter 
qu'avec  son  canon  de  Gibraltar  elle  était,  en  somme,  militairement, 
à  peu  près  maîtresse  de  la  route.  On  comprend  donc  qu'elle  ait  vu 
d'abord  de  mauvais  œil  le  projet  d'ouverture  du  canal,  et  qu'elle  ait 
même  caressé  l'idée  d'y  faire  obstacle. 

Assez  vite  cependant  elle  se  ravisa  et  changea  d'allures.  Elle 
venait  par  un  co;jp  d'audace,  un  de  ces  coups  dont  elle  est  coutu- 
mière,  de  mettre  la  main  sur  le  rocher  de  Périm,  au  beau  milieu  du. 


396  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

détroit  de  Bab-el-Mandeb,  lequel  constitue  l'entrée  fort  étroite  de  la 
mer  Rouge  :  quelqu'un  de  ses  hommes  d'Etat  avait  eu  un  éclair  de 
prévoyance,  égal  à  celui  qui,  dans  la  guerre  de  la  succession  d'Es- 
pagne, tout  au  commencement  du  dix-huitième  siècle,  la  portait  à 
s'installer  sur  le  rocher  de  Gibraltar.  Par  Gibraltar  elle  s'était  pro- 
curé la  clef  de  ce  grand  golfe  appelé  la  Méditerranée;  avec  Périm, 
elle  s'assurait  à  tout  événement  la  clef  de  la  mer  Piouge,  et  dès  lors, 
à  l'avance,  la  clef  du  canal  projeté,  par  conséquent  le  moyen  de 
fermer  à  l'occasion  cette  nouvelle  route  du  Pacifique,  cette  nouvelle 
route  des  Indes,  de  la  Chine  et  de  l'Australie,  qu'elle  ne  pouvait  pas 
décemment  empêcher  d'ouvrir,  n'ayant  pour  le  faire  aucun  motif 
avouable.  Une  fois  maîtresse  de  Périm,  elle  laissa  le  Canal  se  creuser, 
et  d'autant  plus  aisément  qu'elle  méditait  mieux  encore,  la  prise  de 
possession  de  l'Egypte,  qui  la  ferait  maîtresse  du  Canal  lui-même  à 
ses  deux  embouchures,  maîtresse  ainsi  bien  plus  absolue  de  la  route 
en  question  ;  et  ce  rêve,  nous  avons  vu  qu'elle  l'a  réalisé,  profitant 
de  l'impuissance  où  nous  a  mis  la  République,  incapable  de  faire  la 
guerre  faute  d'alliances.  Maintenant  qu'elle  s'y  est  glissée,  soi-disant 
à  titre  provisoire,  à  la  faveur,  non  d'un  incident  fortuit,  comme  on  le 
croit,  mais  d'une  comédie  longuement  préparée,  elle  reste  en  Egypte, 
et  elle  y  restera,  quoi  qu'on  dise  et  quoi  qu'on  fasse,  tolérant  le  pas- 
sage à  travers  le  canal  môme  de  navires  de  guerre  autres  que  les 
siens,  mais  prête  à  leur  barrer  le  chemin  dès  qu'elle  le  jugerait  né- 
cessaire; admettant  au  transit,  à  côté  de  ses  navires  de  commerce, 
ceux  des  autres  nations,  tant  que  les  siens  passeront  là,  comme 
aujourd'hui,  par  rapport  à  ceux  des  autres  pays,  dans  la  proportion 
de  trois  ou  quatre  contre  un,  tant  qu'elle  constatera  de  la  sorte  que 
la  concurrence  commerciale  ne  lui  devient  pas  redoutable,  et  décidée 
à  couper  la  route,  même  au  commerce,  s'il  arrivait  que  les  nations 
méditerranéennes  s'étant  outillées,  la  proportion  du  transit  commer- 
cial se  modifiât  par  trop  à  son  désavantage  ;  ce  qui  est  au  surplus, 
une  hypothèse  sans  grande  vraisemblance. 

La  route  de  Suez  ouverte  avec  sa  permission,  l'Angleterre  s'in- 
génia pour  en  tirer  le  meilleur  parti  et  pour  racheter  autant  que 
possible,  en  raccourcissant  le  plus  possible  le  trajet  qu'elle  a  à 
faire  jusqu'à  l'embouchure  du  canal,  l'avantage  que  pourraient 
tirer  les  pays  méditerranéens  du  fait  que  leurs  côtes  sont  à  proxi- 
mité beaucoup  plus  grande  de  ce  commun  passage.  Ainsi,  pour 
éviter  le  très  long  détour  de  Gibraltar,  elle  s'est  immédiatement 


LE  PONT   SUR   LA   MANCHE  397 

décidée  à  emprunter,  au  prix  de  deux  ou  trois  transbordements, 
les  voies  ferrées  continentales.  Elle  trouva  d'abord  sa  voie  la  plus 
rapide  sur  le  territoire  français,  et  emprunta  nos  lignes  ferrées,  de 
Calais  à  Marseille,  Marseille  devenant  alors  son  port  d'embarque- 
ment, sa  tête  de  ligne  maritime.  Mais  lorsque  l'Allemagne  et  l'Italie 
se  furent  entendues  ensemble,  puis  entendues  avec  la  Suisse,  pour 
construire  le  tunnel  du  Saint-Gothard,  le  trafic  anglais  trouva  par 
Anvers,  l'Allemagne,  le  Saint-Gotliard  et  le  territoire  italien  jusqu'à 
Brindisi,  une  voie  qui,  abrégeant  d'une  façon  sensible  le  trajet  de 
mer  jusqu'à  l'entrée  du  canal  de  Suez,  allongeant  d'autre  part  le 
trajet  par  voie  ferrée,  était  notablement  plus  rapide  et  plus  avanta- 
geuse que  la  voie  française  ;  il  la  prit  ;  Brindisi  remplaça  Marseille 
comme  tête  de  ligne  maritime  de  l'Angleterre  sur  la  route  des  Indes 
et  de  l'Australie,  et  le  transit  de  cette  partie  importante  du  trafic 
anglais  fut  perdu  pour  nos  lignes  de  chemins  de  fer. 

Il  est  question  maintenant,  pour  le  même  trafic,  pour  ce  qu'on 
appelle  couramment  la  malle  des  Indes,  quoique  l'Australie  et 
l'Afrique  orientale  aient  là  leur  part,  il  est  question  d'un  chemin 
qui  abrégera  encore  d'une  façon  sensible  le  trajet  de  mer  jusqu'à. 
Pord-Saïd,  tout  en  allongeant  aussi  le  trajet  par  voie  ferrée  :  ce 
chemin,  allant  passer  parvienne,  Pesth,  Belgrade  et  les  voies  ferrées 
ottomanes,  aboutirait  à  Salonique,  nouveau  port  d'embarquement 
destiné  à  remplacer  Brindisi,  comme  Brindisi  a  remplacé  Marseille. 

Il  y  a  enfin  des  gens  qui  rêvent,  pour  la  part  de  ce  trafic  concer- 
nant les  régions  des  mers  de  l'Inde  et  de  la  Chine,  et  méritant  tout 
à  fait  le  nom  de  malle  des  Indes,  une  voie  beaucoup  plus  rapide 
encore  que  la  voie  Salonique-Suez.  Cette  voie,  inclinant  toujours 
plus  à  l'est,  après  avoir  gagné  Constantinople  et  franchi  le  Bosphore 
d'une  façon  quelconque,  sans  doute  par  un  pont  aussi,  prendrait 
une  ligne  ferrée  qui,  allant  chercher  la  vallée  de  l'Euphrate,  des- 
cendrait avec  ce  fleuve  jusqu'au  golfe  Persique,  où  se  trouverait  le 
port  définitif  d'embarquement. 

Ce  serait  pour  le  coup  la  route  la  moins  longue  possible,  et  infini- 
ment la  plus  rapide,  entre  l'Europe  centrale  et  occidentale,  l'An- 
gleterre comprise,  et  l'Extrême  Orient  asiatique,  car  elle  ferait 
éviter,  au  moyen  d'une  diagonale  relativement  courte  parcourue  en 
wagon,  le  coude  très  aigu  à  décrire  en  paquebot,  fût-ce  depuis 
Salonique,  pour  arriver  aux  mêmes  bouches  de  l'Euphrate  par  Suez 
et  la  pointe  sud-ouest  de  l'Arabie.  InfaiUiblement  tout  le  va-et-vient 


398  BEVUE    DU    MOIS  DE    CATHOLIQUE 

de  voyageurs  et  de  marchandises,  existant  ou  pouvant  exister 
entre  l'Europe  centrale  et  occidentale,  y  compris  l'Angleterre,  et  les 
Indes,  rindo-Chine,  la  Chine,  le  Japon,  les  îles  hollandaises  et 
espagnoles  de  l'Océanie,  s'établirait  par  là,  Suez  ne  conservant  que 
le  va-et-vient  entre  les  mêmes  régions  européennes  et  l'Australie  ou 
l'Afrique  orientale.  Et  qui  doit  particulièrement  souhaiter  l'établis- 
sement de  cette  rouie  commerciale  nouvelle?  C'est  l'Angleterre:  car 
elle  y  gagnerait  d'abord,  pour  le  grand  trafic  que  l'on  sait,  la  voie 
la  plus  rapide  possible;  et,  en  dehors  des  marchandises  transitées 
avec  gain  de  plusieurs  jours,  ce  serait,  pour  les  très  nombreux 
Anglais,  militaires,  commerçants,  touristes  ou  autres,  qui  vont  aux. 
Indes,  une  vive  satisfaction  de  pouvoir  quelque  jour  prendre  le 
train  à  Londres  et  n'en  descendre  qu'en  face  de  l'île  d'Ormuz,  par 
exemple;  mais  l'Angleterre  y  gagnerait  encore  de  n'avoir  plus- 
manifestement  rien  à  redouter,  pour  son  commerce  oriental,  d'au- 
cune nation  méditerranéenne,  qui  n'aurait  plus  sur  elle,  à  cet 
égard,  aucune  avance.  Elle  ne  lâcherait  point  pour  cela  l'Egypte, 
et  continuerait  certainement  à  monter  la  garde  sur  le  canal  de  Suez 
et  à  Périm;  seulement  elle  ne  le  ferait  plus  qu'en  vue  d'empêcher 
quelque  coup  de  main  militaire  contre  son  empire  indien,  ce  qui 
mettrait  sa  conscience  un  peu  à  l'aise. 

Mais  il  n'est  pas  encore  fait,  ni  près  de  se  faire,  le  chemin  de  fer 
qui,  des  bords  du  Bosphore,  irait  à  travers  la  montueuse  Asie- 
Mineure  et  les  vastes  massifs  de  l'Arménie,  rejoindre  l'Euphrate, 
pour  accompagner  ensuite  le  grand  fleuve  biblique  dans  tout  son 
parcours.  Ce  n'est  pas  le  trafic,  si  grand  qu'il  soit,  de  l'Angleterre 
et  du  reste  de  l'Europe  avec  les  pays  d'Extrême  Orient,  qui  en 
payerait  l'énorme  coût  et  l'entretien;  or  les  pays  à  traverser  ne 
paraissent  pas  devoir  être  de  si  tôt  en  état  de  contribuer  pour  leur 
part  à  la  double  dépense. 

Voici  d'ailleurs  que  la  Russie,  qui  ne  peut  guère  bénéficier  de  la 
route  de  Suez,  ayant,  pour  l'aller  prendre,  un  trop  grand  détour  à 
faire,  cherche  à  ouvrir  à  son  commerce  un  autre  chemin  vers  ces 
pays  et  ces  marchés  d'Extrême  Orient  que  tous  les  peuples  euro- 
péens visent  et  se  disputent  plus  ou  moins  ouvertement  depuis  trois 
siècles;  maîtresse  désormais  de  vastes  territoires  au  sud  de  la 
Caspienne,  dont  elle  a  fait  presque  un  lac  russe,  elle  a  commencé  et 
pousse  à  grandes  enjambées  une  ligne  de  fer  qu'elle  voudrait  con- 
duire,   par   étapes   diplomatiques  ou   militaires,  jusqu'au   même 


LE   PONT   SUR   LA.   IIAA'CHE  399 

golfe  Persique.  Si  elle  parvenait  à  son  bat,  la  ligne  rêvée  de  Scutari 
d'Asie  aux  bouches  de  l'Euphrate,  comme  suite  aux  lignes  euro- 
péennes aboutissant  à  Constantinople,  deviendrait  vite  sans  objet; 
car  le  grand  trafic  européen  et  anglais  même,  renonçant  au  mirage 
de  cette  voie  tout  à  fait  directe,  s'empresserait  évidemment  de  se 
créer  un  chemin  sen^ibie;i]ent  plus  court  que  celui  de  Suez,  en 
prenant,  pour  atteindre  la  grande  ligne  russe  en  question,  par  la 
Russie  méridionale  d'Europe,  le  Transcaucase  et  la  Perse,  une  tra- 
verse quelconque  déjà  existante  ou  facile  à  compléter.  Oa  peut 
douter  également  que  la  Russie  mène  son  entreprise  à  terme  ;  mais 
par  ce  motif  seul  qu'elle  y  est  engagée  et  que  le  succès  n'est  pas 
impossible,  il  n'y  a  pas  d'apparence  que  la  ligne  de  l'Euphrate  soit 
seulement  commencée. 

Ce  ne  sont  pas  d'ailleurs  les  difficultés  matérielles  qui  arrêteront 
la  Russie;  mais,  à  défaut  d'obstacles  matériels,  la  Russie  rencon- 
trera des  obstacles  politiques,  peut-être  insurmontables  :  devant 
elle,  pour  lui  barrer  le  chemin,  poussant  à  la  résistance  et  soute- 
nant les  peuples  dont  il  faut  traverser  les  territoires  et  dont  la 
bonne  volonté  est  indispensable,  elle  doit  trouver  et  elle  trouvera 
l'Angleterre;  l'Angleterre,  en  effet,  est  intéressée  à  ce  que  cette 
voie  ne  s'achève  point,  elle  y  a  un  intérêt  analogue  à  celui  qu'elle 
avait  de  prime  abord  à  empêcher  le  percement  de  l'isthme  de 
Suez;  si  cette  voie  s'achevait,  la  Russie  aurait  barre  sur  l'Angle- 
terre et  la  menacerait,  pour  le  commerce  avec  l'Extrême  Orient, 
comme  la  menaceraient  les  nations  méditerranéennes,  ayant  barre 
sur  elle,  grâce  au  canal  de  Suez,  si  elle  n'avait  mis  le  pied  sur 
Périm  et  sur  l'Egypte.  L'Angleterre  veille  avec  une  perspicacité^ 
avec  une  clairvoyance  qu'il  faut  bien  admirer,  à  tout  ce  qui  menace 
comme  à  tout  ce  qui  peut  accroître  ses  sources  de  richesse,  sa 
richesse  étant  d'ailleurs  la  source  de  sa  puissance;  elle  veille  là 
comme  elle  a  veillé  à  propos  de  Suez,  comme  elle  fait  toujours  et 
partout  ;  et  certainement  elle  mettra  la  dernière  énergie  à  empêcher 
la  Russie  d'arriver  de  ce  côté  à  ses  fins. 

Donc,  c'est  par  Salonique  et  par  Suez,  par  Salonique  détrônant 
Brindisi  comme  Brindisi  détrôna  Marseille,  que  passera  prochaine- 
ment, et  pour  longtemps,  peut-être  pour  toujours,  tout  le  trafic, 
tout  le  va-et-vient  de  l'Angleterre  et  du  reste  de  l'Europe  avec 
l'Extrême  Orient  asiatique,  comme  celui  qui  regarde  l'Australie  et 
rAfrique  orientale. 


^00  P.EVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

Me  voici,  semble-t-il,  bien  loin  du  pont  de  la  Manche;  j'en  suis 
très  près  au  contraire. 

Quelque  direction,  quelque  diagonale  que  prenne,  pour  rac- 
courcir le  chenain,  en  sortant  d'Europe  ou  avant  d'y  entrer,  la  part 
anglaise  du  trafic  en  question,  il  lui  faudra  toujours  commencer  ou 
finir  par  traverser,  soit  la  mer  du  Nord,  soit  la  Manche.  Or  incon- 
testablement, le  pont  construit,  la  meilleure  portion  de  ce  trafic  et 
de  ce  va-et-vient  anglais  prendra  la  voie  nouvelle,  qui  lui  fera 
économiser  les  frais  de  transbordement  double  ou  simple,  éviter  de 
graves  risques  de  casse  ou  d'avaries  et  gagner  au  moins  vingt-quatre 
ou  quarante-huit  heures.  Le  pont  sur  la  Manche  achèvera  ainsi,  au 
point  de  vue  de  l'économie  de  temps  comme  de  l'économie  d'argent, 
ce  qu'auront  réalisé  ou  réaliseront  les  traverses  successivement  prises 
pour  gagner  le  Pacifique;  il  sera  le  complément  nécessaire  de  Suez, 
si  Suez  demeure,  comme  c'est  probable,  la  voie  suivie;  il  serait  le 
complément  non  moins  indispensable  du  chemin  de  fer  de  Constan- 
tinople  au  golfe  Persique  par  l'Euphrate,  ou  du  chemin  russe  com- 
mencé, si  l'une  ou  l'autre  de  ces  voies  arrivait  à  supplanter  le  canal 
de  Suez  comme  route  d'Europe  aux  mers  de  l'Inde  et  de  la  Chine. 

En  outre,  pour  bénéficier,  avec  le  pont  construit,  de  la  double 
économie  d'argent  et  de  temps  comme  de  la  suppression  de  risques 
dont  je  parle,  il  n'y  aura  pas  seulement  le  va-et-vient  et  le  trafic 
établis  ou  possibles  entre  l'Angleterre  et  les  lointains  pays  ci-dessus 
indiqués,  il  y  aura  également  le  trafic  et  le  va-et-vient  anglais  à 
destination  même  du  continent  européen. 

Ici,  il  importe  de  se  bien  faire  entendre  et  par  conséquent  de  parler 
avec  précision.  Va-et-vient,  trafic,  cela  signifie  un  mouvement  à  la 
fois  de  voyageurs  et  de  marchandises.  En  fait  de  voyageurs  allant 
et  venant,  il  n'en  est  pas,  sauf  peut-être  quelques  excentriques, 
qui  ne  doivent  préférer,  ayant  à  choisir,  la  traversée  par  le  pont  et 
sa  voie  de  fer  à  la  traversée  par  bateau,  et  l'on  peut  même  affirmer, 
sans  crainte  de  se  voir  démenti  par  le  fait,  que,  le  pont  construit, 
le  double  transit  de  voyageurs  augmentera  considérablement,  l'ou- 
verture de  cette  voie  directe  de  communication  étant  faite,  à  n'en 
pas  douter,  pour  donner  l'idée  et  le  goût  d'un  voyage  dont  les 
désagréments  ou  les  périls  de  la  traversée  par  eau  détournaient, 
dans  les  deux  sens,  nombre  de  personnes.  En  ce  qui  concerne  les 
marchandises,  il  n'en  est  pas  certainement  de  même  :  tous  les 
objets  de  grand  poids,  de  gros  volume,  de  peu  de  valeur  intrin- 


LE    PO.NT   SUR   LA   MANCHE  AOl 

sèque  et  peu  fragiles,  qu'il  n'est  pas  indispensable  de  faire  arriver 
vite  et  qui  ne  craignent  pas  les  avaries,  continueront  sans  doute, 
malgré  les  transbordements  nécessaires  et  grâce  aux  prix  de  trans- 
port extrêmement  bas  que  pourra  leur  offrir  la  marine  marchande, 
à  prendre  la  voie  d'eau  pour  franchir  la  Manche  ou  la  mer  du  Nord  ; 
mais,  tout  cela  écarté,  ce  qui  restera  pour  prendre  le  pont,  avec 
les  voyageurs,  sera  encore  énorme,  en  raison  de  sa  valeur  surtout. 

Tous  les  pays  européens,  depuis  le  Portugal  jusqu'à  la  Russie, 
en  y  comprenant  la  Belgique  même  et  la  Hollande,  quoique  rive- 
raines de  la  mer  du  Nord,  puis,  hors  d'Europe,  tous  les  pays 
d'Extrême  Orient  mentionnés  plus  haut,  ont  donc,  dans  des  mesures 
diverses,  intérêt  à  voir  établir  avec  le  pont  le  moyen  de  communi- 
nication  directe  souhaité  et  cherché  depuis  si  longtemps;  mais 
l'Angleterre,  c'est  manifeste,  y  a  intérêt  autant  ou  plus  que  tous 
les  autres  pays  ensemble,  sauf  peut-être  la  France. 

La  France  y  est  aussi  tout  particulièrement  intéressée.  Pour  elle, 
il  ne  s'agit  pas  seulement  de  son  commerce  avec  la  Grande-Bre- 
tagne, il  s'agit  d'autre  chose  encore.  Le  pont,  premièrement,  s'il 
est  construit,  ramènera  sur  notre  territoire,  au  profit  de  Fun  au 
moins  de  nos  réseaux  de  chemins  de  fer,  sinon  de  deux,  le  très 
considérable  transit  de  marchandises  anglaises,  et  même  de  voya- 
geurs anglais,  que  la  construction  du  tunnel  du  Saint-Gothard  lui  a 
enlevé;  car  quelque  route  définitive  que  prenne  ce  qu'on  appelle 
actuellement  la  malle  des  Indes;  que  tout  cela  continue  à  prendre 
la  voie  de  Suez  ou  se  partage  comme  je  l'ai  dit  plus  haut  ;  tout,  je 
le  répète,  aura  inévitablement  à  passer  par  le  pont,  et  ainsi  par  les 
lignes  au  moins  de  notre  réseau  du  Nord.  Le  pont,  en  second  lieu, 
amènera  sur  le  territoire  français,  au  profit  du  même  réseau,  puis  un 
peu  de  nos  cinq  autres,  cette  notable  part  du  va-et-vient  et  du  trafic 
de  l'Angleterre  avec  les  divers  pays  du  continent  qui  réclame  avec 
insistance  une  voie  de  communication  rapide.  Or  ce  double  transit, 
récupéré  ou  conquis  pour  la  première  fois,  représente  de  très  grosses 
sommes,  où  l'Etat  aura  son  compte  par  l'im.pôt,  tandis  que  beaucoup 
de  nos  compatriotes  en  prendront  leur  part  sous  forme,  les  uns  de 
travail  rémunéré,  les  autres  de  dividende.  Et  je  ne  parle  pas  ici 
encore  des  avantages,  des  produits,  des  bénéfices  que  doit  procurer 
par  surcroît  à  nos  nationaux  le  pont  lui-même,  en  tant  que  travail 
à  exécuter  d'abord,  en  tant  qu'entreprise  industrielle  ensuite,  avec 
son  péage. 


h02  REVUE   DU  MONDE  CATHOLIQUE 

îil 

DIFFICULTÉS    d'eXÉCUTION.    —    RÉSISTAjNGES.    —    OBJECTIONS    DIVERSES. 

Voilà,  sans  que  j'aie  besoin  d'énoncer  ici  des  cliiffres,  amplement 
démontrées,  il  me  semble,  l'utilité  du  pont  et  sa  grande  importance 
commerciale.  Venons  maintenant  aux  difficultés  que  peut  présenter 
ou  rencontrer  l'exécution  de  l'œuvre. 

Difficultés  matérielles  d'abord.  Sans  conclure  aussi  hardiment 
qu'on  le  fit  jadis,  lorsque  Thomé  de  Gamond  émit  son  idée,  aujour- 
d'hui, même  après  ce  qu'on  a  vu  à  l'Exposition  universelle  der- 
nière, même  après  les  merveilleux  progrès  accomplis,  beaucoup  de 
gens,  je  dis  de  ceux  qui  ne  sont  point  sans  quelque  compétence, 
doutent  toujours  que  ce  travail  colossal  puisse  être  exécuté;  mais 
il  V  en  a  d'autres,  heureusement,  d'une  compétence  tout  à  fait 
reconnue,  qui  le  déclarent  parfaitement  exécutable  ;  et  l'on  peut,  sans 
avoir  des  connaissances  techniques,  à  la  lumière  des  simples  notions 
que  tout  le  monde  possède,  et  de  certains  faits  qui  les  corroborent, 
décider  que  les  derniers  ont  raison. 

Le  pont  peut  certainement  être  construit.  Qu'il  le  soit  sur  les 
plans  de  MM.  Hersent  et  Schneider  tels  qu'on  les  a  vus  à  l'Exposition 
de  1889,  sur  ces  plans  modifiés,  ou  sur  d'autres,  peu  importe;  et 
voilà  surtout,  dans  la  question,  ce  qui  regarde  les  hommes  compé- 
tents. Je  vais  dire  sur  quoi  peuvent  se  fonder  les  incompétents  de 
mon  espèce  pour  croire  à  la  possibilité  d'exécution  de  cette  œuvre 
sans  pareille.  Et  puisque  le  projet  de  MM.  Schneider  et  Hersent 
tient  en  ce  moment  la  corde,  je  vais  d'abord  le  faire  connaître,  dans 
ses  grandes  lignes 

Ces  Messieurs  font  partir  leur  pont,  sur  la  côte  française,  des 
environs  du  cap  Gris-Nez,  près  d'Ambleteuse,  et  le  font  aboutir,  sur 
la  côte  anglaise,  près  de  Folkestone.  Ils  voulaient  d'abord  utiliser, 
pour  y  asseoir  deux  des  piles  [)rincipales,  les  rochers  du  Colbart  et 
du  Varne,  à  peine  recouverts  d'eau  à  basse  mer,  et  qui  forment  dans 
le  détroit  deux  écueils  fort  redoutés  des  marins.  R  s'agissait  d'ail- 
leurs ainsi  de  suivre  une  ligne  de  fonds  très  bas,  circonstance 
avantageuse  pour  rétablissement  des  autres  piles;  mais  il  en  iésuî- 
tait  un  tracé  non  rectiligne,  faisant  même  un  angle  assez  marqué, 
et  long  de  38  kilomètres  et  demi,  lorsque  le  détroit,  dans  sa  moin- 


LE   PO?;r   SUR   LA   :\!ANCHE  ^03 

dre  largeur,  n'a  que  33  kilomètres;  de  nouveaux  sondages,  dirigés 
ces  temps  derniers  pour  le  compte  de  la  Société  du  pont  par  un 
érainent  ingénieur-hydrographe  de  la  marine,  M.  Renault,  autorisé  à 
cet  effet  par  le  Ministre  des  travaux  pul)lics,  pcr-mettent  de  croire 
qu'en  négligeant  le  Colbart  et  en  n'utilisant  que  le  Varne,  on  pourra 
établir  le  tracé  en  ligne  absolument  droite,  ce  qui  fera  gagner  k  ou 
iS  kilomètres,  réduction  fort  appréciable  au  point  de  vue  du  coût 
général  de  la  construction. 

Le  tablier  du  pont  doit  être  placé  à  60  mètres  au-dessus  des  plus 
hautes  eaux,  à  67  mètres  au-dessus  des  plus  basses.  Les  piles  sm' 
lesquelles  il  s'appuiera  sei-ont  en  piene  par  la  base,  et,  jusqu'à  une 
liauteur  de  20  à  27  mètres,  hors  de  l'eau  ;  elles  seront  en  fer  pour  les 
ZiO  mètres  de  surplus;  la  partie  en  pierre  formera  une  masse  ayant 
à  sa  partie  supérieure  une  surface  de  650  mètres  carrés;  c'est  sur 
cette  plate-forme  que  se  trouvera  assise  la  partie  métaîliqi]e  de  la 
pile:  ces  650  mètres  de  surface,  multipliés  par  la  profondeur,  qui 
variera,  selon  les  fonds,  de  A5  à  75  m^ètres,  feront  en  somme,  pour 
ces  piliers  de  base,  des  volumes  de  30,000  à  ii9,000  mètres  cubes, 
sans  compter  le  volume  de  la  pile  en  fer  s'élevant  de  àO  mètres  au- 
dessus. 

Les  piles  en  question,  pierre  et  fer,  devaient  être,  d'après  le  pro- 
jet, espacées  de  100,  200,  250,  300,  350  ou  500  mètres,  les  petites 
travées  se  trouvant  naturellement  vers  les  bords,  les  plus  grandes 
au  milieu;  il  devait  ainsi  y  avoir  en  pleine  eau  120  piles;  mais  c'est 
là  encore  une  disposition  qui  paraît  devoir  être  modifiée,  à  la  suite 
d'études  nouvelles  et  de  nouveaux  calculs  ;  on  parle  de  ne  faire  que 
des  travées  de  500  mètres  et  de  300;  si  l'on  cherche  encore  sur  ce 
point,  c'est  avant  tout  parce  qu'il  y  a  là  une  question  de  plus  ou  de 
moins  de  dépense. 

Or,  tout  cela  est-il  matériellement  possible?  Il  y  a,  pour  le  réa- 
liser, à  coup  sûr,  de  grandes  difficultés  à  vaincre  :  difficultés  rela- 
tives à  l'établissement  des  piles  ;  difiicullés  relatives  au  moyen  de 
soutenir  le  tablier  sur  ces  larges  vides;  sans  compter  qu'il  est 
permis  de  se  demander  si  le  pont,  si  le  tablier  spécialement,  n'offrira 
pas  aux  vents  furieux  de  la  Manche  une  prise  susceptible  de  mettre 
l'ouvrage  achevé  en  constant  péril  de  destruction  ou  de  très  graves 
avaries. 

Pour  ce  qui  concerne  les  piles,  la  difficulté  n'est  évidemment  pas 
insurmontable.  C'est,  en  somme,  une  question  de  m.asse.  Les  piles 


llOli  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

que  l'on  construit  pour  les  ponts  traversant  des  rivières  doivent 
avoir  un  volume  et  un  poids  proportionnés  à  la  plus  grande  force 
connue  ou  probable  des  courants  auxquels  elles  auront  à  résister  ;  le 
volume  et  le  poids  que  MM.  Hersent  et  Schneider  donnent  aux  leurs 
sont,  il  faut  le  croire,  et  peuvent  être  dans  tous  les  cas,  en  propor- 
tion de  la  plus  grande  pjissance  que  le  flot  soit  susceptible  d'attein- 
dre dans  le  détroit,  même  aux  jours  de  tempête  déchaînée.  Ce  n'est 
point  parce  qu'il  en  faudra  peut-être  une  centaine  que  la  difilculté 
augmente;  on  en  édifiera  cent  aussi  bien  qu'une.  Tout  au  plus  le 
nombre,  dans  l'espèce,  peut-il  constituer  une  difficulté  en  raison  des 
profondeurs  énormes  où  il  faudra  aller  asseoir  bon  nombre  de  ces 
immenses  piliers,  l'eau,  sur  le  parcours  à  suivre,  atteignant  des 
hauteurs  de  55  mètres,  et,  avec  les  scaphandres  ou  autres  machines 
en  usage,  des  ouvriers  ne  pouvant  descendre  aussi  bas  sous  l'eau 
pour  maçonner;  m^ais  on  peut,  en  submergeant  au  préalable  des 
blocs  de  rocher,  former  pour  chaque  pile,  jusqu'à  la  hauteur  voulue, 
une  base  informe  sur  laquelle  se  maçonnera  très  sohdement  le  reste. 
Donc,  de  ce  côté,  rien  d'impossible.  La  difficulté  est  certainement 
plus  grande  pour  jeter  et  soutenir  soUdement  sur  le  vide  une  lon- 
gueur de  tablier  de  500  mètres  ;  mais  cela  encore,  les  hommes  com- 
pétents le  déclarent  faisable. 

Et  sur  ce  dernier  point  comme  sur  l'autre,  on  n'a  plus  seulement 
le  témoignage  des  inductions  rationnelles  ou  des  calculs  géomé- 
triques, on  a  aussi  et  surtout,  désormais,  l'autorité  d'un  fait,  d'un 
exemple;  je  veux  parler  de  ce  pont  du  Forth,  inauguré,  comme 
je  l'ai  dit,  le  li  mars  dernier,  et  qui  est  précisément  l'œuvre  de 
MM.  Fowler  et  Baker,  les  deux  collaborateurs  de  MM.  Schneider  et 
Hersent  dans  la  confection  des  plans  du  pont  de  la  Manche.  Or 
non  seulement  le  tablier  du  pont  du  Forth  est  placé  à  360  pieds,  à 
plus  de  100  mètres  au-dessus  du  niveau  des  eaux,  c'est-à-dire  plus 
haut  que  ue  le  sera,  s'il  s'exécute,  le  tablier  de  notre  pont;  mais, 
en  outre,  ses  arches  ont  un  écartement  de  1710  pieds,  ce  qui  fait 
également  plus  des  500  mètres  adoptés  par  MM.  Hersent  et 
Schneider  pour  le  maximum  d'écartement  de  leurs  piles.  Long  seu- 
lement de  2  kilomètres  et  demi,  le  pont  du  Forth  n'a,  il  est  vrai, 
que  deux  arches  de  cette  envergure  ;  mais  qu'importe?  Si,  au  point 
de  vue  des  piles,  on  ne  peut  avancer,  avec  une  entière  certitude, 
que  ce  qui  s'est  fait  au  Forth  sera  faisable  sur  la  Manche,  parce  que 
les  profondeurs  d'eau,  ici  et  là,  sont  différentes,  on  peut  conclure. 


LE  PONT   SUR   LA.   MANCHE  Zl05 

au  moins,  parce  que  cette  difficulté  spéciale  doit  se  retrouver 
partout  la  même,  qu'ayant  réussi  au  Forth  à  jeter  un  tablier  de 
pont  sur  des  vides  de  525  mètres,  on  réussira,  à  plus  forte  raison, 
à  en  jeter  un  sur  des  vides  de  500  mètres  au  plus,  que  doivent  laisser 
entre  elles  les  piles  du  pont  de  la  Manche.  En  sorte  qu'à  l'égard 
du  tablier  comme  à  l'égard  des  piles  la  difficulté  peut  être  consi- 
dérée comme  résolue. 

J'ai  dit  que  beaucoup  de  gens  peuvent  se  demander,  et  je  crois 
qu'en  effet  beaucoup  de  gens  se  demandent  avec  inquiétude  si  ce 
pont,  une  fois  construit,  résistera  à  certains  vents  furieux  qui 
viennent,  par  moment,  à  souffler  dans  la  Manche;  j'ajoute  que 
d'autres  affirment  qu'il  n'y  résistera  point,  et  qu'il  sera  emporté 
une  fois  ou  une  autre.  A  ces  affirmations  osées  comme  à  ces  craintes 
il  est  facile  de  répondre. 

D'abord  le  tablier  du  pont,  ses  parapets,  ses  piles  et  toutes 
les  parties  de  sa  charpente  métallique  seront  à  jour,  comme  la 
Tour  Eiffel,  d'où  il  suit  que  les  vents  perdront  contre  l'obstacle  la 
moitié  de  leur  force.  En  fait,  d'ailleurs,  les  ponts  de  notre  vallée 
du  Rhône,  dont  quelques-uns  élevés  et  de  construction  massive, 
ont  à  essuyer,  mais  supportent  depuis  longtemps  sans  broncher,  de 
la  part  du  mistral,  ce  terrible  vent  méditerranéen,  des  assauts  cer- 
tainement aussi  violents  que  ceux  qui  attendent  le  pont  sur  la 
Manche.  Puis  enfin,  le  pont  du  Forth  est  là,  comme  un  second 
argument  de  fait;  car,  avec  sa  charpente  moins  ajourée  et  plus 
massive  que  celle  qu'annoncent  les  plans  de  MM.  Hersent  et 
Schneider,  il  paraît  ne  pas  devoir  broncher  non  plus  sous  des 
vents  de  force  à  peu  près  égale  à  celle  du  vent  en  question.  Tout 
cela  étant,  on  peut,  je  crois,  déclarer  mal  fondées  les  appréhensions 
et  prédictions  dont  je  parle. 

Le  pont  est  donc,  de  soi,  parfaitement  exécutable;  il  n'a, 
ensuite,  rien  à  craindre  des  vents  furieux  de  la  mer.  Mais  dans 
cette  entreprise  les  difficultés  matérielles,  techniques,  inhérentes  au 
travail  lui-même,  ne  sont  pas  évidemment  les  seules  qu'on  puisse 
rencontrer;  on  rencontrera  sans  doute  aussi  des  obstacles  exté- 
rieurs, des  oppositions,  des  résistances,  et  il  ne  manque  pas  de  gens 
pour  affirmer  que  certaines  de  ces  résistances  demeureront  invin- 
cibles. 

Premièrement,  dit-on,  le  pont  en  projet,  s'il  venait  à  être  cons- 
truit, serait  susceptible  de  gêner  beaucoup  la  navigation  dans  le 

l^""   DÉCEMBRE    (^o   90).    4«    SÉRIE.    T.    XXIY.  27 


i06  r.EVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

détroit;  or,  la  mer  appartenant  à  tous,  même  en  ce  bras  resserré 
entre  la  France  et  l'Angleterre,  en  dehors  de  l'Angleterre  et  de  la 
France,  qui  peut-être  n'empêcheront  pas  que  la  voie  de  communi- 
cation dont  il  s'agit  soit  établie,  ayant  trop  de  bénéfices  à  en  tirer, 
toutes  les  nations  maritimes  seront  autorisées  à  réclamer,  et  frap- 
peront l'entreprise  d'un  veto  qu'on  ne  mépriserait  pas  sans  péril  de 
graves  complications  internationales.  Il  y  a  plus,  ajoute-t-oa  :  en 
supposant  qu'aucune  autre  nation  ne  réclame,  les  promoteurs  de 
l'œuvre  auront  besoin,  avant  d'y  mettre  la  main,  puisque  le  pont 
doit  déboucher  dans  les  deux  pays,  d'obtenir  l'agrément  formel  des 
pouvoirs  publics  de  France  et  d'Angleterre;  or,  si  du  côté  des 
pouvoirs  publics  français  aucune  opposition  irréductible  n'est  à 
prévoir,  il  faut  compter,  au  contraire,  que  les  pouvoirs  publics 
anglais,  malgré  les  immenses  avantages  commerciaux  qu'il  procu- 
rerait à  la  Grande-Bretagne,  se  montreront  intraitables  à  l'égard  du 
pont,  comme  ils  l'ont  été  à  l'égard  du  tunnel. 

Je  vais  examiner  et  détruire,  il  me  semble,  ces  denx  objections 
nouvelles. 

En  ce  qui  concerne  la  première,  MM.  Hersent  et  Schneider  l'ont 
manifestement  prévue  et  ont  pris  soin  de  la  rendre  vaine  :  il  est 
facile  de  voir,  d'apiès  les  plans,  que  leur  pont  ne  fera  obstacle  à 
la  navigation  ni  avec  son  tablier  ni  avec  ses  piles. 

Le  tablier,  d'abord,  sera  placé,  comme  je  l'ai  dit,  à  60  mètres 
au-dessus  des  eaux  les  plus  hautes.  En  outre,  pour  le  soutenir  sur 
les  lîj'ges  vides,  même  de  500  mètres,  il  n'y  aura  pas  d'arches- 
proprement  dites,  il  n'y  aura  pas  ces  arcs  inférieurs  traditionnels 
que  MM.  Fowler  et  Baker  ont  encore  appliqués  au  pont  du  Forth  : 
ce  tablier,  d'après  le  plan,  va  droit  d'une  pile  à  l'autre  sans  aucun 
support  intermédiaire  par  dessous,  et  c'est  par  dessus,  s'appuyant 
€n  leur  centre  sur  les  piles  surélevées,  que  régnent  d'immenses 
arcatures  destinées  à  le  soutenir,  un  peu  comme  font  les  câbles 
dans  les  ponts  suspendus.  Ce  système  est  susceptible  de  procurer 
la  solidité  comme  l'ancien,  il  faut  le  croire,  puisqu'il  n'a  provoqué 
aucune  observation  dans  les  réunions  d'ingénieurs  auxquelles  le 
projet  a  été  soumis.  En  tout  cas,  établi  à  une  pareille  hauteur, 
sans  aie,  ni  bras,  ni  rien  qui  obstrue  le  dessous,  ce  tablier  ne  sau- 
rait vraiment  contrarier  la  navigation  en  quoi  que  ce  soit  :  où  sont 
les  cheminées  et  même  les  mâts  de  navire  qui  aient  une  semblable 
Il  auteur? 


LE  PO^T   sur»   LA    MANCHE  407 

Quant  aux  piles,  certaines  gens  affirment,  je  le  sais,  qu'elles 
formeront  dans  la  mer  autant  d'écueils;  mais  cette  allégation 
manque  absolument  de  sérieux.  Espacées,  en  effet,  de  300  ou  de 
500  mètres,  aux  endroits  utiles,  sinon  dans  toute  la  largeur  du 
détroit,  elles  laisseront  des  ouvertures  plus  grandes  que  n'est 
l'entrée  de  la  plupart  des  pons  du  monde;  elles  seront  armées  en 
outre,  la  nuit  et  aux  jours  d'épais  brouillards,  de  puissants  fanaux 
électriques  qui  permettront  aux  navires  de  manœuvrer  au  besoin 
peur  les  éviter  et  pour  éviter  en  même  temps  les  rochers  que  quel- 
ques-unes doivent  recouvrir;  eniin,  brisant  ou  divisant  les  eaux, 
elles  donneront  naissance  à  des  remous  d'autant  plus  forts  que  la 
mer  sera  plus  furieuse;  et  tout  seuls  ces  remous  écarteront  d'elles 
les  navires,  les  poussant  au  large  dans  chacune  des  passes.  Il  saute 
donc  aux  yeux  que  les  piles  deviendront  pour  la  navigation,  à  tous 
les  points  de  vue,  une  facilité  et  un  secours  au  lieu  de  constituer 
un  péril  de  surcroît. 

Au  surplus,  sous  ce  rapport  encore,  on  peut  appeler  en  témoi- 
gnage le  pont  du  Forth,  sous  lequel  passent  désormais,  sans  acci- 
dent, tous  les  navires  qui  remontent  vers  le  grand  poit  de  Sainte- 
Marguerite  Hope,  où  l'on  en  voit  à  l'ancre,  à  certains  jours,  plus- 
de  mille  à  la  fois,  de  tous  tonnages;  et  le  fait  est  décisif,  comme 
preuve  que  les  piles  du  pont  en  projet  ne  sauraient  entraver  la 
navigation,  non  plus  que  son  tablier. 

Il  n'y  a  donc  pas  de  motif  acceptable  pour  que  les  nations  mari- 
times et  commerçantes,  en  dehors  de  la  France  et  de  l'Angleterre, 
cherchent  à  empêcher  l'exécution  du  grand  travail  dont  il  s'agit;, 
si  d'aventure,  et  alors  par  pure  fantaisie  jalouse,  quelqu'une  d'entre 
elles,  le  moment  venu,  s'avisait  de  réclamer  et  même  de  menacer, 
elle  ne  trouverait  certainement  d'écho  nulle  part.  L'Angleterre  et  la 
France  vont  donc  pouvoir  discuter  la  question  en  plein  calme,  sans 
s'inquiéter  d'autre  chose  que  de  l'intérêt  général  du  commerce  et 
de  leur  propre  intérêt  :  il  est  bien  démontré  que  ces  gouvernements 
ne  risqueront  de  soulever  aucune  difficulté  internationale,  s'il  leur 
plaît  d'accorder  la  double  licence  dont  la  Société  du  Pont  ne  peut 
se  passer  pour  se  mettre  à  l'œuvre. 

En  ce  qui  concerne  notre  gouvernement,  la  question  est  déjà 
posée  devant  lui  sous  la  forme  habituelle  d'une  demande  en  con- 
cession, que  la  Société  a  fait  remettre  à  notre  ministre  des  travaux 
publics.  Personnellement  très  sympathique  au  projet,  il  l'a  déclaré 


/[08  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

et  prouvé  naguère,  le  Ministre  a  transaiis  cette  demande  à  la 
Chambre,  ce  qui  est  suivre  la  filière;  mais  en  même  temps  il  a 
nommé,  pour  étudier  le  projet  au  point  de  vue  technique,  une  Com- 
mission exclusivement  composée  d'ingénieurs,  la  plupart  inspec- 
teurs généraux  des  ponts  et  chaussées,  et  d'une  compétence  indis- 
cutable. Comme  il  était  naturel  qu'elle  le  fit,  cette  Commission  a 
commencé  par  charger  une  délégation  d'aller  visiter  le  pont  du 
Forth,  que  l'on  inaugurait  sur  ces  entrefaites;  après  avoir  examiné 
dans  tous  ses  détails  le  magnifique  travail  de  MM.  Fowler  et  Baker, 
cette  délégation  est  revenue,  charmée,  paraît-il,  de  ce  qu'elle  a  vu, 
de  ce  qu'elle  a  constaté.  La  Commission  à  son  tour,  éclairée  encore 
par  les  derniers  sondages  que  vient  de  faire  M.  Renault,  ingénieur 
hvdrographe  de  la  marine,  déposera  sous  peu  son  rapport,  et  il 
n'est  guère  douteux  que  ce  rapport  conclura,  selon  son  objet,  ;\  la 
possibiUîé  matérielle  d'exécuter  le  pont. 

Nos  Chambres  auront  ensuite  à  se  prononcer  ;  et  si  la  Commission 
technique  a  déclaré  dans  son  rapport  que  le  pont  peut  être  cons- 
truit, elles  n'auront  vraiment  qu'à  accorder  la  concession  sollicitée, 
c'est-à-dire  fautorisation  nécessaire;  pour  croire  qu'elles  statueront 
autrement,  il  faudrait  les  supposer  insoucieuses  de  l'honneur  et  des 
intérêts  de  la  France. 

Intéressée  à  ce  que  le  pont  se  construise,  d'abord  à  cause  de  son 
commerce  particulier  avec  l'Angleterre,  puis  pour  ramener  ou 
amener  sur  son  territoire  une  bonne  part  du  gros  trafic  que  font 
nos  voisins  d'outre-Manche  avec  l'Europe  et  avec  beaucoup  de 
contrées  hors  d'Europe,  la  France  trouvera,  comme  l'Angleterre, 
d'ailleurs,  dans  l'exécution  du  prodigieux  travail,  deux  autres  profits 
non  méprisables  :  sa  part  du  produit  de  l'exploitation,  puisque  la 
Société  est  et  restera  mi-partie  française  et  anglaise,  et  sa  part 
encore  du  bénéfice  industriel  que  doit  produire  la  construction  elle- 
même,  car  il  est  convenu  que,  pour  les  matériaux  à  employer,  ainsi 
que  pour  la  main-d'œuvre,  l'ouvrage  se  partagera  également  entre 
les  deux  pays;  environ  500,000  tonnes  d'acier  avec  2  millions  de 
mètres  cubes  de  pierre,  ciment  ou  béton,  à  préparer  et  à  mettre  en 
place,  c'est,  pendant  dix  ans,  car  il  faudra  ce  temps  pour  mener 
l'œuvre  à  terme,  de  l'activiié  pour  nos  carrières,  nos  mines  de  fer, 
nos  usines  métallurgiques  et  autres;  c'est  de  l'occupation,  pendant 
la  même  période,  pour  des  milliers  de  nos  travailleurs  de  plusieurs 
catégories.  La  France,  enfin,  est  intéressée  d'honneur  à  ce  que  ce 


LE    PO^'T    SUR    LA    MANCHE  409 

pont,  travail  d'une  grandeur  sans  pareille,  et  qui  fut  une  conception 
française,  demeure  dans  l'exécution,  pour  moitié  au  moins,  une 
œuvre  française. 

On  tâchera  de  persuader  à  nos  sénateurs  et  à  nos  députés  que 
notre  cabotage  et  toute  notre  marine  marchande  recevraient,  par 
suite  de  la  construction  du  pont,  un  coup  sensible,  peut-être  un 
coup  mortel,  qui  atteindrait  aussi  indirectement  notre  marine  de 
guerre.  Or  il  faut,  premièrement,  considérer  en  tout  quel  est  pour 
le  pays  le  plus  avantageux,  et,  quand  un  intérêt  supérieur  com- 
mande, savoir  lui  sacrifier  au  besoin  des  intérêts  particuliers,  même 
considérables;  quand  il  s'est  agi,  par  exemple,  d'établir  les  chemins 
de  fer,  on  ne  s'est  arrêté,  en  France  ni  nulle  part,  devant  les 
doléances  de  mille  entreprises  de  transport,  de  terre  ou  d'eau,  que 
l'adoption  du  nouveau  mode  de  locomotion  allait  ruiner  de  fond  en 
comble  et  faire  disparaître,  leurs  bénéficiaires  ayant  eu,  au  surplus, 
la  ressource  d'entrer  avec  leurs  capitaux,  s'ils  l'ont  voulu,  dans  les 
sociétés  formées  pour  la  construction  et  l'exploitation  des  voies 
ferrées;  en  outre,  et  au  vrai,  ni  le  cabotage,  ni  même  la  marine 
marchande,  chez  nous  pas  plus  qu'ailleurs,  n'auront  sérieusement  à 
souffrir  de  l'établissement  du  pont  sur  la  Manche,  ce  pont  ne  devant 
prendre,  comme  on  le  verra  plus  loin  par  des  chiffres  précis,  qu'une 
partie  de  ce  qui  transite  ou  peut  transiter  à  travers  le  détroit. 

Peut-être  dira-t-on  encore  à  nos  législateurs  et  à  nos  gouvernants 
que  l'acquiescement  des  pouvoirs  publics  anglais,  aussi  indispen- 
sai^le  que  le  leur,  reste  douteux,  incertain  tout  au  moins;  que  dès 
lors  il  est  inutile,  et  pourrait  devenir  imprudent,  de  résoudre  ici  la 
question  d'une  façon  quelconque,  avant  d'avoir  bien  su  qu'on  la 
résoudra  chez  nos  voisins  de  la  même  manière.  Je  sais  réellement 
des  gens  qui  là-dessus  pensent  et  parlent  de  cette  façon  peu  fière. 
J'ose  espérer  que,  s'ils  se  font  entendre  dans  nos  enceintes  législa- 
tives, lors  de  la  discussion  de  la  demande  en  concession,  ces  con- 
seils d'excessive  réserve  ne  seront  pas  écoutés.  En  quoi,  pour  se 
prononcer  sur  un  objet  qui  l'intéresse,  l'Angleterre  y  fùt-elle  éga- 
lement intéressée,  en  quoi  la  France  officielle  a-t-elle  besoin  d'aller 
prendre  langue  de  l'autre  côté  du  détroit?  Dans  l'espèce,  elle  aura 
à  consulter,  avec  le  bien  général  du  commerce,  ses  propres  conve- 
nances, comme  l'Angleterre  consultera  les  convenances  britanni- 
ques, fort  au-dessus  même  du  bien  général  du  commerce.  Les  pre- 
miers saisis,  nos  pouvoirs  publics  devront  statuer  les  premiers  et  à 


A'IO  REVUE   DU    !HONDE    CATHOLIQUE 

leur  heure,  sans  s'inquiéter  de  ce  que  croira  devoir  faire  après 
eux  le  gouvernement  d'outre-Manche,  quand  même  leur  décision 
devrait  demeurer  lettre-morte,  par  suite  d'une  décision  contraire 
rendue  sur  les  bords  de  la  Tamise.  La  dignité,  pour  un  peuple, 
consiste  avant  tout  à  se  résoudre  en  pleine  liberté  et  indépendance. 
On  peut  être  sûr  que  les  Anglais,  pour  émettre  un  avis  sur  ce  point, 
ne  s'inquiéteront  pas  du  nôtre  le  moins  du  monde. 

Il  n'est  donc  aucunement  supposable,  je  ne  veux  pas  au  moins 
supposer  que  notre  gouvernement  et  nos  Chambres  se  montreront 
contraires  au  projet  de  pont  qui  leur  est  soumis  et  refuseront  la 
concession  sollicitée. 

Voyons  maintenant  ce  qu'il  est,  sur  le  même  point,  rationnel  d'at- 
tendre de  la  Grande-Bretagne,  et  si  vraiment,  comme  quelques-uns 
l'assurent,  il  y  a  lieu  de  craindre  qu'on  n'y  veuille  pas  plus  du  pont 
qu'on  n'y  a  voulu  du  tunnel. 

En  ce  qui  concerne  le  tunnel,  l'aversion  et  l'opposition  jusqu'ici 
inflexibles  des  Anglais  s'expliquent,  en  somme,  dans  une  certaine 
mesure;  par  cette  voie  de  communication  souterraine,  à  tort  ou  à 
raison,  les  Anglais  craindraient  de  voir  déboucher  quelque  jour  une 
armée  d'invasion.  Cette  terreur,  dont  nos  voisins  sont  hantés,  on  l'a 
bien  vu  encore  le  5  juin  dernier  à  la  Chambre  des  communes;  cette 
terreur,  s'il  est  permis  de  la  déclarer  non  fondée,  je  ne  pense  pas 
qu'on  puisse  la  traiter  de  puérile,  et  pour  mon  compte  je  la  pro- 
clame très  respectable.  Les  autorités  miUtaires  anglaises  estiment, 
en  tout  cas,  que,  pour  parer  à  tout  péril,  si  le  tunnel  venait  à  être 
percé,  il  y  aurait  lieu  d'élever  autour  de  son  ouverture  un  vaste 
système  de  fortifications,  exigeant  une  garnison  de  8,000  à 
10,000  hommes,  le  tout  ne  dispensant  même  pas  d'augmenter  dans 
une  mesure  considérable  l'effectif  de  l'armée  anglaise  de  terre,  et 
obligeant  du  même  coup  à  substituer,  comme  mode  de  recrutement 
de  cette  armée,  la  conscription,  c'est-à-dire  le  service  obligatoire, 
aux  engagements  volontaires,  qui  jusqu'à  ce  jour  ont  suffi  à  en  rem- 
plir les  cadres.  Voilà  pourquoi  le  gouvernement  et  le  parlement 
britanniques  se  sont  montrés,  avec  les  chefs  militaires,  persévéram- 
ment  hostiles  au  tunnel.  Et  l'on  ne  doit  pas  être  surpris  que  les 
hommes  d'État,  tories  ou  wighs,  avant  tout  patriotes,  qui  ont  pré- 
sidé successivement  aux  destinées  de  l'Angleterre  depuis  que  la 
question  est  posée,  aient  refusé  de  procurer  à  leur  pays  les  très 
grands  avantages  commerciaux   indiqués   ci-dessus,   au   prix    de 


LE    POJiT    SUR   LA.   MANCHE  liil 

dépenses  qui  grèveraient  tout  de  suite  et  considérablement  le  budget 
national,  au  prix  encore  d'un  changement  d'organisation  militaire 
qui,  en  bouleversant  les  habitudes  anglaises,  finirait  aussi  par 
imposer  à  la  nation  de  très  lourdes  charges. 

Mais  l'idée  d'un  pont  n'a  pas  rencontré,  de  l'autre  côté  du  détroit, 
autant  de  répulsions  instinctives  ni  autant  d'hostilités  réfléchies  que 
l'idJe  du  tunnel  :  une  voie  de  communication  à  ciel  ouvert  ne  pou- 
vait éveiller  les  mêmes  craintes  qu'une  voie  de  communication 
souterraine.  Le  pont,  en  outre,  d'après  les  plans  de  MM.  Hersent  et 
Schneider,  aura  des  travées  de  bout  tournantes,  qui  joueront  le  rôle 
des  ponts-levis  d'une  forteresse,  et  permettront  d'interrompre  sur 
chaque  bord,  sans  rien  détruire,  aussi  souvent  et  pour  tout  le  temps 
qu'on  voudra,  par  un  vide  large  au  besoin  de  200  ou  300  mètres,  la 
communication  établie;  en  sorte  que  malgré  son  rattachement  au 
continent,  la  Grande-Bretagne  se  sentira  absolument  à  fabri  d'un 
coup  de  main,  à  l'abri  de  cette  invasion  redoutée,  quoique  peu 
vraisemblable. 

C'est  ce  que  le  bon  sens  anglais  a  compris  à  merveille,  et  tout  de 
suite.  Aussi,  depuis  que  MM.  Schneider  et  Hersent  ont  repris  le 
vieux  projet,  depuis  qu'avec  l'autorité  qui  s'attache  à  leurs  noms  ils 
en  ont  placé  les  plans  prestigieux  sous  les  yeux  du  public,  à  l'Expo- 
sition dernière,  il  s'est  fait  chez  nos  voisins  d'outre-Manche,  encore 
plus  que  chez  nous,  un  mouvement  d'opinion  très  décidé  en  faveur 
de  l'idée  d'une  communication  directe.  On  a  vu  lord  ^Volseley,  ia 
général  en  ce  moment  le  plus  écouté  de  l'Angleterre,  et  l'adversaire 
le  plus  résolu  du  tunnel,  déclarer  dans  une  lettre  devenue  publique 
qu'  «  il  y  a  infiniment  moins  d'objections  à  faire  à  la  construction 
d'un  pont  sur  la  Manche  qu'à  la  construction  d'un  tunnel  sous  cette 
mer  ».  Et  après  cette  déclaration  décisive,  comme  pour  en  préciser 
la  portée,  pour  la  corroborer  en  quelque  sorte  et  pour  y  associer  la 
marine  avec  farmée,  un  amiral  et  un  général  anglais  sont  entrés 
ensemble  dans  le  conseil  d'administration  de  la  Ghannel  Bridge 
Company  :  l'amiral  sir  George  Willes,  naguère  commandant  en  chef 
de  la  flotte  britannique  dans  la  Manche,  et  le  général  sir  Andrew^ 
Glarke,  inspecteur  général  des  fortifications  au  Ministère  de  la 
guerre.  On  ne  peut  nier  que  l'adhésion  et  la  collaboration  de  ces 
deux  personnages  officiels  de  l'Angleterre  ne  soit,  pour  l'entreprise 
du  pont,  d'une  signification  considérable. 

il  y  a  mieux  encore.  Dans  la  séance  de  la  Chambre  des  communes 


Jil2  BEVUE    DU   MONDE    CATFIOLIQUE 

du  5  juin,  où  la  demande  relative  au  tunnel  a  été  repoussée  pour  la 
quatrième  fois,  et,  peut-on  croire,  d'une  façon  définitive,  on  a 
voulu  savoir  si  le  gouvernement  et  le  Parlement  sont  opposés  à  tout 
moyen  de  communication  directe  entre  l'Angleterre  et  le  continent, 
c'est-à-dire,  puisqu'il  ne  peut  y  avoir  que  deux  moyens,  au  pont 
comme  au  tunnel.  Et  voici  ce  que  le  président  du  Board  of  Trade, 
sir  Micliaël  Hiks  Beak,  a  répondu  au  nom  du  Cabinet  ainsi  invité 
à  s'expliquer  : 

(^  On  cherche  à  m'arracher,  au  nom  du  gouvernement,  la  décla- 
ration que  nous  sommes  déterminés  à  refuser  notre  autorisation  à 
tous  moyens  de  communication  entre  la  France  et  l'Angleterre, 
autres  que  le  service  par  mer.  Tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que 
j'espère  ne  jamais  me  rendre  coupable  de  faire  une  déclaration  aussi 
absurde  et  ridicule.  » 

Ainsi,  même  ce  ministre  tory,  devant  un  parlement  tory,  mot  qui, 
dans  l'espèce  signifie  surtout  patriote,  ou  chauvin  renforcé,  même 
ce  ministre,  devant  [un  semblable  parlement,  déclare  ridicule  et 
absurde  la  velléité^qu'on  prête  à  lui  et  à  son  parti  de  repousser  tout 
moyen  de  communication  autre  que  le  service  par  mer,  la  velléité, 
au  vrai,  de  repousser  le  pont,  unique  mode  de  communication  qui 
reste,  le  tunnel  étant  écarté  encore  une  fois.  S'il  doit  y  avoir  absur- 
dité et  ridicule  à  repousser  a  j)riori  ce  second  moyen  de  communi- 
cation directe,  c'est  que  l'idée  du  pont  est  acceptée  en  principe.  Le 
ministre  l'a  d'ailleurs  laissé  entendre  plus  clairement  encore.  «  Il 
peut,  »  a-t-il  ajouté,  «  être  présenté  pour  la  traversée  du  canal  des 
méthodes  actuellement  inconnues,  et  qui  nous  paraissent  pour  le 
moment  impraticables  ;  mais  la  construction  du  pont  du  Forth, 
observe-t-il,  aurait,  à  coup  sur,  paru  impraticable  à  nos  ancêtres...  » 
Et  il  dit  en  terminant  :  «  Lorsque  ces  propositions  se  produiront, 
elles  devront  être  examinées  et  jugées  sur  leurs  mérites.  » 

Ce  qui  doit  se  traduire  de  la  sorte  :  «  Si  vous  nous  présentez  un 
projet  de  pont  qui  supprime  visiblement  tous  les  périls  que  nous 
trouvons  au  tunnel,  et  qui  ne  nous  laisse  aucune  crainte,  nous  vous 
accorderons  licence  de  le  construire.  » 

Oui,  la  cause  est  gagnée  en  principe,  même  en  Angleterre.  Le 
jour  où  la  question  sera  directement  posée  devant  le  Parlement  avec 
une  demande  en  concession  pareille  à  celle  qui  suit  son  cours 
auprès  de  nos  Chambres,  le  chauvinisme  anglais  invoquera  certai- 
nement contre  le  pont  les  raisons  qui  ont  fait  repousser  le  tunnel  ; 


LE   PONT   SUR   LA   MANCHE  AÏS 

mais  tout  porte  à  croire  que  le  chauvinisme  verra  cette  fois  ses 
effor.ts  échouer.  Pour  combattre  l'idée  de  cette  voie  de  communica- 
tion directe,  on  mettra  en  avant  aussi,  chez  nos  voisins  comme  chez 
nous,  l'intérêt  du  cabotage  et  de  la  marine  marchande;  mais  il  est 
démontrable,  et  il  sera  aisément  démontré  qu'en  Angleterre,  l'exis- 
tence de  la  marine  marchande  et  du  cabotage  est,  moins  que  chez 
nous  encore,  menacée  par  l'établissement  de  la  communication 
directe.  Il  y  a  donc  lieu  d'espérer  que  de  l'autre  côté  aussi  bien  qu'en 
deçà  du  détroit,  l'autorisation  nécessaire  polir  la  construction  Qu 
pont  sera  accordée.  Cette  autorisation  doit  paraître  d'autant  plus 
certaine,  que  le  parti  dit  libéral,  par  la  bouche  de  son  grand  chef, 
M.  Gladstone,  s'est  engagé  sur  ce  point,  dans  la  fameuse  séance  du 
5  juin,  bien  plus  énergiquement  et  bien  plus  formellement  encore 
que  ne  l'a  fait  le  parti  tory  par  la  bouche  d'un  de  ses  ministres.  Or, 
le  parti  dit  hbéral  peut  revenir  au  pouvoir  d'un  moment  à  l'autre, 
et  ne  tardera  peut-être  pas  beaucoup  à  y  remonter.  A  n'en  pas 
douter,  l'agrément  nécessaire  du  gouvernement  anglais,  s'il  n'avait 
pas  été  obtenu  avec  le  parlement  et  le  ministère  actuels,  le  serait 
dès  le  jour  où  un  parlement  nouveau  ramènerait  au  pouvoir 
M.  Gladstone  et  son  parti  politique. 

IV 

LA   QUESTION   ÉCONOMIQUE   —   l'eNTREPRISE   INDUSTRIELLE 

J'arrive  à  la  dernière  partie  de  cette  étude,  et  non  à  la  moins 
importante;  j'aborde,  car  il  le  faut  bien,  le  côté  économique  de  la 
question.  J'ai  dit  que  la  grande  œuvre  du  pont  sur  la  Manche  se 
double  forcément  d'une  entreprise  industrielle,  car,  quelques  avan- 
tages qu'en  doivent  retirer  l'Angleterre  et  la  France,  sans  compter 
beaucoup  d'autres  pays,  on  ne  saurait  demander,  même  à  ces  deux 
Etats,  intéressés  ici  entre  tous,  d'assumer  ensemble  ou  séparément 
la  totalité  ni  une  part  quelconque  de  la  dépense  de  construction, 
en  sorte  que  le  gros  capital  nécessaire  pour  mener  le  travail  à  terme 
devra  être  entièrement  fourni  par  la  fortune  privée.  J'ai  avancé 
aussi  que  ce  capital,  si  gros  qu'il  le  faille,  ne  constituerait  pas  un 
obstacle  plus  que  le  reste;  il  ne  constituera  pas  un  obstacle,  je 
l'affirme  de  nouveau,  parce  que  le  pont,  avec  son  péage,  donnera 
certainement  un  produit  proportionné  à  son  coût,  un  produit  sus- 


[lin  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

ceplible  de  rendre  l'entreprise  largement  productive,  et  par  consé- 
quent susceptible  d'attirer  les  capitaux,  giands  et  petits,  en  quête 
de  placements  fructueux.  Mais  ceci  a  besoin  de  démonstration,  et 
je  vais  le  démontrer,  ce  qui  ne  sera  ni  long  ni  difficile. 

Et  d'aJjord,  que  peut  coûter  la  construction  du  pont? 

Dans  leur  projet,  qui  donne  à  l'ouvrage,  à  cause  des  deux  coudes 
qu'il  comporte,  une  longueur  d'environ  38  kilomètres,  MM.  Hersent 
et  Schneider  évaluent  la  dépense  à  850  ou  900  millions,  et  les 
hommes  les  plus  compétents  estiment  que  leui's  calculs  sont  très 
sérieusement  établis. 

11  s'est  fait  récemment  dans  le  détroit  de  nouveaux  sondages, 
tendant  à  changer,  pour  le  raccourcir,  s'il  est  possible,  le  tracé 
choisi  d'abord  comme  ayant  des  fonds  résistants  et  relativement 
peu  bas,  et  comme  permettant  d'utiliser,  en  les  prenant  pour  solides 
assises  de  deux  piles,  les  deux  rochers  de  Colbart  et  de  Varne,  que 
les  basses  mers  laissent  presque  à  fleur  d'eau.  Il  paraît  résulter  de 
ces  derniers  sondages  qu'en  négligeant  le  Colbart,  et  en  n'utilisant 
que  le  Varne,  on  aurait,  sans  aucun  coude  à  faire,  sur  une  ligne 
absolument  droite,  tout  aussi  bien  que  sur  le  tracé  primitif,  des 
fonds  convenables  pour  recevoir  et  supporter  les  piles;  quant  au 
trajet,  il  se  trouverait  ainsi  abrégé  de  /i  à  5  kilomètres,  ce  qui 
diminuerait  la  dépense  de  100  millions  au  moins. 

Quoi  qu'il  en  soit  sur  ce  point,  comme  il  est  rare  que  les  prévisions 
du  devis  le  mieux  fait  ne  soient  pas  dépassées,  il  est  préférable, 
même  avec  le  raccourcissement  possible  du  tracé,  afin  de  n'être  pas 
exposé  aux  mécomptes,  il  est  prudent,  dis-je,  de  tabler  sur  un  coût 
de  900  millions,  et  même  de  le  majorer  encore  de  100  millions, 
c'est-à-dire  jusqu'au  milliard,  pour  y  faire  entrer  les  intérêts  qui 
devront  être  servis  au  capital  pendant  la  période  de  construction. 

Un  milliard,  à  5  0/0,  donnerait  50  millions  d'intérêt.  Or,  quoique 
les  placemeni^s  à  5  0/0,  entourés  de  quelque  sécurité,  se  fassent 
très  rares,  il  est  toujours  admis  que  les  capitaux  placés  dans  l'in- 
dustrie, sans  autre  garantie  que  les  entreprises  mêmes  dans  les- 
quelles ils  s'engagent,  doivent  rapporter  fort  au-delà  de  5  0/0. 
Pour  que  l'entreprise  du  pont  sur  la  Manche  puisse  tenter  et  attirer 
la  petite  épargne,  comme  les  gros  capitalistes,  il  faut  donc  qu'elle 
soit  capable  de  donner  un  produit  net  très  supérieur  à  50  millions. 
Eh  bien  !  d'après  des  calculs  basés  sur  des  faits  et  des  chiffres  cer- 
tains, il  y  a  lieu  de  compter  au  moins  sur  le  double. 


LE   PO?JT   SUR   LA   MANCHE  /il5 

On  peut  déterminer  très  approximativement,  et  je  vais  dire  tout 
à  l'heure,  quelles  quantités  de  voyageurs  et  de  marchandises  pren- 
dront le  pont  dès  qu'il  sera  construit,  pour  traverser  le  détroit  dans 
les  deux  sens.  MM.  Hersent  et  Schneider  ont  dû  se  préoccuper,  non 
pas  seulement  de  ce  qui  serait  tout  de  suite,  mais  de  ce  que  pourrait 
exiger  l'avenir;  c'est  pourquoi  ils  ont  cherché  à  donner  à  leur  pont 
la  plus  grande  capacité  de  transit  possible;  dans  ce  but,  ils  avaient 
d'abord  songé  à  le  faire  assez  large  pour  recevoir  deux  doubles  voies 
ferrées;  mais  ils  ont  prompteraent  abandonné  cette  idée,  dont  la 
réalisation  aurait  entraîné  un  trop  gros  surcroît  de  dépense,  et  ils 
s'en  sont  tenus  à  la  largeur  qu'exige  Ja  double  voie  ordinaire,  avec 
d'autant  plus  de  raison  que,  tous  calculs  faits,  cette  double  voie 
paraît  devoir,  dans  l'avenir  comme  aujourd'hui,  suffire  aux  besoins 
du  transit. 

Rien  n'empêche,  par  exemple,  de  faire  partir  des  trains  de  chaque 
bout  du  pont  toutes  les  15  minâtes;  cela  donne,  dans  chaque  sens, 
U  trains  par  heure,  ou  96  trains  par  jour,  et  en  tout,  par  jour,  dans 
les  deux  sens,  192  ;  il  sera  même  aisé,  si  cela  devient  nécessaire,  de 
pousser  la  circulation  jusqu'à  100  trains  par  jour  dans  chaque  sens, 
jusqu'à  200  trains  en  tout  dans  la  journée.  En  comptant  là-dessus 
30  trains  de  voyageurs,  à  AOO  personnes  par  train,  on  arriverait  à 
transporter  par  jour  12,000  personnes;  il  resterait  170  trains  par 
jour  pour  les  marchandises,  ce  qui,  à  500  tonnes  par  train,  ferait 
journellement  85,000  tonnes.  Puis,  en  ne  supposant  même  que 
300  jours  de  fonctionnement  par  année  (en  Angleterre  tout  chôme 
les  dimanches  et  jours  de  fête),  on  aurait  en  définitive  pour  un  an  les 
deux  chiffres  que  voici  : 

Voyageurs,  12,000  X  300  =  3,600,000 
Marchandises,  85,000  tonnes  X  300  =  25,500,000  tonnes. 

Telle  sera  donc  la  capacité  de  transit  du  pont  conçu  par 
MM.  Hersent  et  Schneider,  avec  la  seule  double  voie  qui  existe  sur 
les  grandes  lignes  de  chemins  de  fer. 

Avec  la  même  double  voie  le  tunnel  parallèlement  projeté  donne- 
rait passage  à  infiniment  moins  de  marchandises  et  de  voyageurs; 
en  raison  des  deux  pentes  opposées  et  très  raides  qu'il  comporterait, 
puisqu'il  aurait  à  descendre  à  65  ou  70  mètres  au  moins  sous  le  sol, 
on  ne  penserait  pouvoir  y  faire  circuler  par  jour  que  AO  trains,  en 
tout,  portant  chacun  une  charge  maxima  de  100  tonnes.  On  voit 


J!|16  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

l'énorme  différence  :  en  supposant  5  trains  seulement  de  voyageurs, 
qui  à  la  rigueur  peuvent  être  supposés  transportant  aussi  chacun 
ûOO  personnes,  cela  ferait  par  jour  2,000  voyageurs,  et  par  an 
600,000,  chiffre  égal,  ni  plus  ni  moins,  au  minimum  d'aujourd'hui; 
quant  aux  marchandises,  35  trains  à  100  tonnes  donneraient  par 
jour  3,500,  et  par  an  1,750,000  tonnes.  C'est  ici  surtout  que  la 
différence  apparaît,  qu'éclate  au  point  de  vue  de  la  capacité  du 
transit  la  supériorité  du  pont,  et,  disons-le  hardiment,  la  complète 
insuffisance  du  tunnel.  Les  yVnglais  en  général  repoussent  le  tunnel 
comme  dangereux  pour  leur  sécurité  nationale  ;  le  commerce,  on  le 
voit,  doit  le  repousser  comme  restant  de  beaucoup  au-dessous  de 
ses  besoins  même  actuels,  sans  parler  de  ses  besoins  à  venir. 

Pour  le  pont,  on  n'a  point  à  souhaiter  plus  qu'il  n'assure,  car  cela 
répond,  on  va  le  voir,  à  beaucoup  plus  que  les  besoins  actuels,  et 
laisse  aux  progressions  de  l'avenir  une  marge  sûrement  suffisante. 

Actuellement,  en  effet,  le  mouvement  annuel  des  voyageurs,  dans 
les  deux  sens,  entre  le  continent  et  la  Grande-Bretagne,  n'atteint 
pas  un  million.  Evidemment  il  s'accroîtra,  et  fera  sans  doute  plus 
que  doubler,  par  le  fait  de  l'établissement  de  cette  voie  rapide,  évi- 
tant les  transbordements  et  le  mal  de  mer;  mais  il  pourrait,  sans  que 
le  pont  devînt  insuffisant,  quintupler  et  sextupler  même;  on  ne  peut 
guère  supposer  qu'il  s'accroisse  dans  une  proportion  plus  forte. 

En  ce  qui  concerne  les  marchandises,  je  rappellerai  que  le  corn  - 
merce  total  de  l'Angleterre,  que  son  commerce  avec  le  monde 
entier,  se  chiffre  annuellement  par  environ  lili  millions  de  tonnes, 
ayant  une  valeur  estimative  de  16  milliards,  savoir  : 

Importation,  12  millions  de  tonnes,  valant  7  milliards. 
Exportation,  31  —  —      9        — 

Ces  lih  millions  de  tonnes  se  divisent  encore,  chose  bonne  à  dire, 
en  30  millions  de  tonnes  de  marchandises  lourdes,  volumineuses, 
encombrantes,  mais  valant  peu,  puisqu'elles  ne  sont  comptées  sur 
le  tout  que  pour  850  ou  900  millions  de  francs,  le  reste,  Ih  millions 
de  tonnes,  comprenant  les  marchandises  de  peu  de  volume  et  de 
peu  de  poids,  mais  de  grande  valeur,  et  se  comptant  pour  plus  de 
15  milliards  dans  la  valeur  totale. 

Au  point  de  vue  du  pont,  il  n'y  a  évidemment  à  s'occuper,  sur 
les  lih  millions  de  marchandises  ci-dessus,  que  de  celles  qui  viennent 
d'Angleterre  sur  le  continent  européen,  pour  s'y  arrêter  ou  seule- 


LE    PONT    SUR   LA    MANCHE  M7 

ment  pour  le  traverser,  et  de  celles  qui,  du  continent  ou  à  travers 
le  continent,  vont  en  Angleterre.  Ce  va  et  vient,  d'après  les  chiffres 
officiels  fournis  par  le  Board  of  Trade^  s'élève  k  ilx  millions  de 
tonnes  de  marchandises  diverses,  qui,  au  point  de  vue  de  leur  valeur 
intrinsèque,  sont  divisées  et  classées  de  la  manière  suivante  : 

!'•'=  classe  (1,500  t'r.  la  T,  oa  au-dessus) 3,700,000  tonnes 

2«      —  (500à{,o00fr.  la  T,  1,000  fr.  en  moyenne).  2,400,000      — 

3«      —  (400  à  500  fr.  la  T,) ".  .  .  .  400,0C0      — 

4«      —  (au-dessous  de  400  fr.  la  T,) 7,500,000      — 

On  peut  estimer  que  la  presque  totalité  des  marchandises  de  la 
première  et  de  la  deuxième  catégorie,  et  quelques-unes  encore  de 
la  troisième,  profiteront  de  la  voie  économique  ainsi  qu'accélérée  du 
pont,  qui  par  surcroît  fait  disparaître  à  peu  près  tout  péril  de  bris  et 
de  détérioration  pour  les  objets  fragiles.  Il  y  aurait  ainsi,  dans  l'état 
actuel  du  trafic,  pour  payer  au  pont  un  droit  de  transit,  6  millions 
de  tonnes  au  minimum.  Le  surplus,  soit  8  millions  de  tonnes,  res- 
terait pour  se  partager  entre  les  diverses  entreprises  de  transports 
maritimes  qui  existent  ou  peuvent  naître,  constituant  ce  que  l'on 
appelle  la  marine  marchande;  par  conséquent,  rien  qu'avec  leur 
part  sur  cette  portion  du  trafic  total  de  l'Angleterre,  sans  compter 
les  30  autres  millions  de  tonnes  du  commerce  anglais  qui  n'ont 
point  à  franchir  la  Manche  ou  la  mer  du  Nord,  et  que  le  pont  ne 
saurait  leur  disputer  dans  aucune  mesure,  les  entreprises  en  ques- 
tion auraient  encore  de  l'ouvrage;  il  est  donc  visible  par  là  que  la 
marine  marchande,  anglaise  ou  française,  n'est  point,  tant  s'en  faut, 
comme  le  prétendent  certains,  menacée  par  l'établissement  du  pont 
d'une  ruine  complète. 

La  Société  du  <".hannel-Bridge,  pour  être  plus  sûre  de  ne  pas  se 
tromper,  ne  base  même  point  les  calculs  tendant  à  évaluer  approxi- 
mativement ses  recettes,  sur  les  6  millions  de  tonnes  qui  semblent, 
avec  presque  certitude,  devoir  lui  revenir  tout  de  suite,  et  en  atten- 
dant mieux  ;  elle  ne  veut  compter  que  sur  5  milhons  de  tonnes, 
ainsi  décomposées  : 

!■•«  classe 3,000,000  tormes. 

2«  classe 1,800,000      — 

3«  classe 200,000      — 

Le  Pont  devant  déuelppper,  à  coup  sûr,  entre  le  continent  et  la 
Grande-Bretagne,  le  transit  des  marchandises  de  ces  trois  catégo- 


I\i8  REVUE   DU  MONDE    CATHOLIQUE 

ries,  presque  autant  que  la  circulation  des  voyageurs,  les  5  millions 
de  tonnes  sur  lesquelles  la  Société  compte,  et  base  le  calcul  de  ses 
recettes  probables,  constitue,  c'est  visible,  un  minimum  qui  sera 
infailliblement  et  notablement  dépassé. 

Quant  aux  tarifs  à  appliquer,  la  Société  s'arrête,  provisoirement 
au  moins,  aux  chifï'res  suivants  :  pour  voyageurs,  12  francs  par 
personne,  soit  qu'il  n'y  ait  qu'une  classe,  et  par  conséquent  un 
prix  unique,  soit  que  la  moyenne  du  prix,  s'il  y  a  plusieurs  classes, 
puisse  être  évaluée  à  ce  chiffre;  pour  les  marchandises,  25  francs 
par  tonne  sur  celles  de  la  l""'  classe,  20  francs  par  tonne  sur  celles 
de  la  2^  classe,  12  francs  par  tonne  sur  celles  de  la  3®  classe. 

Ces  tarifs  étant  appliqués,  voici,  pour  les  voyageurs  et  les  mar- 
chandises, quelles  seraient  les  recettes  annuelles  : 


Voyageurs,    .  1,000,000  à  12  francs  par  P. 

Marchandises.  3,000,000  T  à  25  francs  la  T. 

»  1,800,000  T  à  20  francs  la  T. 

»  200,000  ï  à  12  trancs  la  T. 

Total.  .     .     . 


12,000,000  fr- 

75,000,000  » 

36,000,000  » 

2,400,000  » 


125,000,000  s> 


Sans  compter  le  temps  gagné,  et  la  sécurité,  comme  les  autres 
avantages  dont  il  a  été  question  ci-dessus,  que  procure  ce  mode  de 
transit,  on  peut  dire  qu'avec  ces  tarifs  il  ne  se  payerait  pas  plus 
pour  les  voyageurs,  et  que  pour  les  marchandises  il  se  payerait, 
en  moyenne,  moitié  moins  qu'il  n'est  payé  aujourd'hui.  C'est  une 
économie  se  chiffrant,  je  le  répèle,  par  des  centaines  de  millions, 
dont  le  commerce  bénéficiera  d'abord,  et  dont  il  fera  certainement 
bénéficier  eu  partie  les  consommateurs. 

La  Société  aura  des  frais  généraux,  des  dépenses  d'administration, 
d'exploitation  et  d'entretien.  Mais  si  l'on  considère  qu'il  s'agit  ici 
d'une  simple  voie  ferrée,  longue  de  hô  à  50  kilomètres  au  plus,  y 
compris  les  deux  rampes  d'accès,  sans  matériel  roulant,  puisque  le 
matériel  roulant  appartiendra  aux  Compagnies  de  chemins  de  fer 
qui  transporteront  voyageurs  et  marchandises,  et  sans  nombreux 
personnel,  car  un  persunnel  nombreux  serait  inutile,  on  comprendra 
que  ces  frais  et  dépenses  ne  pourront  s'élever  à  un  bien  gros  chiilre;^ 
en  les  évaluant  à  25  millions  par  an,  on  les  compte  certainement 
assez  haut.  Ces  25  millions  défalqués  du  produit  brut,  il  restera 
100  millions  pour  rémunérer  le  capital  employé- 
Dix  pour  cent!  10  0/0  dès  le  début,  avec  les  accroissements 


LE    PO:»T    SUR    LA    MANCHE  ^^19 

rationnels  en  perspective  !  On  ne  peut  guère  attendre  mieux  de 
l'entreprise  industrielle  la  plus  productive.  Où  sont  même,  aujour- 
d'hui, les  affaires  qui  rapportent  un  pareil  intérêt? 

Conclusion  :  le  capital  nécessaire  pour  mener  à  terme  ce  travail 
gigantesque,  mais  souverainement  utile,  sera  on  ne  peut  plus  aisé 
à  trouver.  Parmi  les  difficultés  que  présente  la  magnifique  entre- 
prise, aucune,  donc,  n'est  insurmontable.  Tous  ceux,  par  consé- 
quent, qui  ont  encore  devant  eux  dix  à  douze  années  de  vie,  peu- 
vent se  promettre  de  voir  le  pont  sur  la  Manche  achevé  et  mis  eu 
service. 


Attale  du  Colrnau. 


UNE  UNiVERSITÉ  AU  MOYEN  AGE 


'I) 


Après  les  ordres  mendiants,  l'Université  rencontra  au  seizième 
siècle,  d'autres  adversaires  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  qui,  pen- 
dant vingt  ans,  essaya  vainement  de  prendre  pied  en  France  malgré 
la  protection  de  la  Cour  et  du  cardinal  de  Lorraine.  Dès  l'origine, 
les  Jésuites  eurent  contre  eux  le  Parlement,  la  Sorbonne,  l'Arche- 
vêque de  Paris,  du  Bellay,  le  clergé  séculier  et  les  autres  ordres 
monastiques. 

Ce  n'est  qu'en  1561,  après  le  colloque  de  Poissy,  que  cet  ordre 
fameux  s'installa  réellem.ent  en  France.  L'Université  de  Paris  lui  fit 
une  opposition  ouverte  qui  fut  réciproque.  La  Compagnie  de  Jésus 
était  forte  de  la  protection  des  Papes;  elle  recueillait  les  bénéfices 
de  son  habileté  qui  lui  avait  fait  inscrire  dans  ses  statuts,  à  côté  des 
trois  vœux  de  chasteté,  de  pauvreté  et  d'obéissance  qui  sont  com- 
muns à  tous  les  ordres  rehgieux,  un  quatrième  vœu  qui  lui  est 
spécial  :  le  vœu  de  dévouement  absolu  au  Saint-Siège. 

Au  surplus,  l'ordre  des  Jésuites  se  défendait  de  lui-même,  tant 
par  le  grand  nombre  d'hommes  éminents  qu'il  sut  attirer  dans  son 
sein  que  par  l'excellence  de  son  enseignement.  Déjà,  au  seizième 
siècle,  on  reconnaissait  la  supériorité  de  la  méthode  des  Jésuites, 
préconisant  le  débat  oral,  sur  celle  de  l'Université,  où  le  régent 
conserve  presque  toujours  la  parole  et  où  les  compositions  sont  le 
plus  souvent  écrites.  En  outre,  tandis  que  de  grandes  divergences 
de  méthodes  et  de  doctrines  régnaient  dans  les  dix-sept  Universités 
qui  existaient  au  seizième  siècle,  les  Jésuites  bénéficiaient  de  l'unité 
parfaite  de  l'enseignement  qu'ils  professaient  dans  les  vingt  col- 
lèges français,   dans  les  deux  cent-cinquante  collèges  disséminés 

(I)  Voir  la  Revue  du  l"  novembre  1890. 


UNE  UNIVERSITÉ   AU    MOYEN    AGE  421 

dans  le  monde  entier,  qu'ils  possédaient  cinquante  ans  environ 
après  la  fondation  de  leur  ordre. 

Enfin  les  Jésuites,  ne  se  contentant  pas  d'instruire  donnaient  à 
l'éducation,  à  la  science  des  belles  manières  des  soins  minutieux 
que  dédaignait  l'Université  et  qui  plaisaient  aux  grandes  familles  du 
temps.  D'un  manuel  de  civilité  en  usage  dans  leurs  collèges  au  sei- 
zième siècle,  nous  tirons  les  préceptes  suivants  :  «  En  parlant  h  des 
dignitaires,  fléchir  de  temps  à  autre  la  genou.  —  Eviter  de  se 
gratter  la  tête.  —  Ne  pas  tenir  les  pieds  écartés.  —  A  table, 
poculum  a  dextris,  ad  lœvam  panis.  —  Baisser  les  yeux  en 
buvant  :  hihere  intortis  oculis  '..Uiberale  est.  —  Couper  la  viande 
en  petits  morceaux,  carnem  minutim  in  quadra  dissere,  etc. 

La  querelle  de  l'Université  et  des  jésuites  se  poursuivit  avec  des 

alternatives  diverses.  Pour  montrer  à  quel  degré  d'acuité  elle  était 

arrivée,  nous  nous  bornerons  à  mentionner  une  harangue  du  recteur 

à  la  reine,  sous  la  dat3  du  12  mars  16Zi/i,  dans  laquelle  il  osait 

traiter  la  compagnie  de  Jésus  de  «  parricide  des  roys  »  et  de  «  mère 

et  nourrice  de  monstres.  » 

* 
*  * 

Au  seizième  siècle,  l'Université  de  Paris  a  rang  de  prince.  — 
Tous  les  écoliers  sont  nobles;  ils  portent  l'épée;  on  leur  dit  mon- 
sieur et  à  la  rigueur  messire,  à  leurs  femmes  mademoiselle  ou 
madame. 

Quand  les  écoliers  voyagent,  les  fermiers  sont  tenus  de  leur  louer, 
aux  prix  ordinaires,  tous  les  chevaux  dont  ils  ont  besoin. 

Ils  arrivent  dans  une  ville  où  toutes  les  hôtelleries  sont  pleines  : 
les  bourgeois  sont  obligés  de  leur  procurer  un  logement. 

Le  propriétaire  de  la  maison  ne  peut  déloger  un  écolier  du  loge- 
ment qu'il  y  occupe. 

Les  artisans  qui  Tincommodent  soit  par  du  bruit,  soit  par  de  mau- 
vaises odeurs,  sont  contraints  de  changer  de  demeure. 

L'écolier  qui  tue  et  mange  les  volailles  de  son  voisin,  quand  elles 
s'approchent  du  lieu  de  ses  études,  n'a  qu'à  s'en  confesser  et  à  rem- 
bourser la  valeur,  pour  n'avoir  plus  rien  à  craindre  de  la  justice 
civile. 

Les  écoliers  jouissent  de  tous  les  privilèges  inhérents  aux  villes 
dans  lesquelles  ils  étudient.  Ils  n'y  supportent  aucune  charge,  ni 
octroi,  ni  aides,  ni  subsides. 

!«•■  DÉCEMBRE    (no   90).    4«   SÉRIE.   T.   XXIV.  28 


^22  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

Ils  ne  sont  pas  tenus  de  dettes  antérieures  à  leur  solidarité.  Pour 
celles  contractées  depuis,  leurs  créanciers  doivent  les  assigner  jus- 
qu'à trois  fois. 

Lorsqu'ils  sont  eux-mêmes  créanciers,  leurs  créances  passent 
avant  toutes  les  autres. 

Dans  aucun  cas,  on  ne  peut  saisir  leurs  livres. 

Le  père  d'un  écolier  ne  peut  être  cité  en  justice  durant  le  temps 
pendant  lequel  il  va  visiter  son  fils  dans  sa  ville  universitaire. 

Le  juge  ne  peut  faire  arrêter  un  écolier  dans  l'enceinte  de  son 
collège. 

«  Qui  se  prend  à  un  écolier,  se  prend  à  tous.  » 

Si  un  écolier  a  battu  un  ecclésiastique,  il  peut  être  relevé  de 
l'excommunication  par  ses  supérieurs. 

Un  écolier  distingué  qui  commet  un  meurtre,  obtient  facilement 
grâce. 

Leurs  doaiestiques  participaient  à  ces  privilèges,  de  telle  sorte 
que  beaucoup  n'3  demandaient  pas  d'autres  gages. 

Pour  en  finir  de  cette  longue  nomenclature,  nous  dirons  que 
Piebuffe  {De  scholasticorum privilegiis)  a  consigné  jusqu'à  180  pri- 
vilèges des  écoliers  ! 

VII.  —  Quartier  de  l'Université;  Moeurs  et  Coutumes. 

C'est  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  sur  l'emplacement  du  quar- 
tier talin  d'aujourd'hui,  que  l'Université  est  née,  a  vécu  et  grandi. 
D'abord  groupée  dans  les  alentours  de  Notre-Daaie  et  de  Sainte- 
Geneviève,  elle  ne  tai'da  pas  à  s'espacer  sur  le  vaste  périmètre  com- 
pris entre  la  Seuie  et  l'enceinte  de  Philippe-Auguste.  Cette  enceinte 
commençait  à  l'est  au  pont  de  la  Tournelle,  longeait  les  rues  des 
Fosjiés-Saint-Bernard  et  des  Fossés-Saint-Victor,  contournait  l'ab- 
baye Sainte-Geneviève,  le  cloître  des  Jacobins,  descendait  de  la 
porte  Saint-Michel  à  la  porte  de  Buci,  et  se  terminait  à  la  porte  de 
Nesles. 

Ce  grand  espace  était  loin  d'être  complètement  bâti  ;  on  y  remar- 
quait des  terrains  incultes,  des  prairies,  de  nombreux  clos  de  vignes, 
notamment  celui  du  clos-Bruneau.  Au  quartier  de  l'Université,  il 
faut  rattacher,  bien  que  situés  en  dehors  de  l'enceinte  de  Philippe- 
Auguste,  les  fameux  Prés-aux-CIercs,  intimement  liés  à  l'histoire  de 
PUniversité  et  qui  furent  pour  l'abbaye  de  Saint-Germain-des-Prés 


U.NE   UNIVERSITÉ   AU   .MOYE?^   AGE  423 

d'un  si  dangereux  voisinage  :  Quod  pratum  miseris  monachis 
sancti  Gcnnani  pratensis  hydra  fuit^  dit  le  bon  P.  du  Breul. 

Il  y  avait  le  grand  Pré-aux-Clercs,  et  le  petit. 

Ce  dernier,  d'une  superficie  d'environ  trois  arpents,  occupait 
l'emplacement  compris  actuellement  entre  les  rues  de  Seine,  Jacob 
et  Bonaparte.  Il  était  limité  au  nord  par  la  rue  des  Marais;  à 
l'ouest  par  le  canal  de  la  Noue  ou  Petite-Seine  (aujourd'hui  rue 
Bonaparte);  au  midi,  par  un  chemin  longeant  les  fossés  et  la  rue  du 
Colombier:  à  l'est,  il  présentait  un  angle  rentrant  dont  les  limites 
sont  peu  connues.  Entouré  de  fossés  d'un  entretien  onéreux,  objet 
d'usurpations  continuelles,  réceptacle  d'immondices  de  toutes 
sortes,  il  fut  aliéné  en  1540  par  l'Université;  cette  vente  fut  cassée 
en  1552;  et  à  partir  de  cette  époque,  le  petit  Pré-aux-Clercs, 
morcelé,  commença  à.  se  couvrir  d'édifices  et  de  jardins. 

Le  grand  Pré  aux-Clercs  avait  une  étendue  de  30  arpents  deux 
tiers  soit  10  hectares  50  ares.  Il  avait  pour  base  le  chemin  qui  lon- 
geait le  fossé  occidental  de  l'abbaye,  et  s'étendait  parallèlement  à  la 
Seine,  sous  forme  d'une  langue  de  terre  allongée  et  rétrécie  à  son 
extrémité.  Il  était  traversé,  dans  le  sens  de  sa  longueur,  par  un 
chemin  qui  n'est  autre  que  la  rue  de  l'Université  actuelle,  et  son 
angle  extrême  vers  le  couchant  s'arrêtait  à  un  point  qui  serait  main- 
tenant au-delà  de  la  rue  de  Courty,  à  quelques  pas  du  Palais-Bour- 
bon. 

L'Université  qui  se  glorifiait  d'une  origine  bien  antérieure  à  celle 
que  nous  avons  dû  lui  assigner,  prétendait  que  sa  possession  des 
Prés-aux-Clercs  remontait  au  temps  de  Charlemagne.  Quoi  qu'il  en 
soit,  elle  en  était  authentiquement  propriétaire  sous  Louis-le- Jeune. 
Et  jamais  propriétaire  ne  fut  plus  jaloux  de  ses  droits. 

Il  faudrait  des  volumes  pour  raconter  l'histoire  des  contestations 
incessantes  dont  ces  prairies  furent  l'occasion  entre  les  écoliers 
d'une  part,  et  les  moines  de  Saint-Germain  de  l'autre.  Quand  cette 
fougueuse  jeunesse  voulait  se  délasser  de  ses  arides  études,  c'est  au 
grand  Pré-aux-Clercs  qu'elle  accourait  en  bandes,  par  la  porte  de 
Buci.  Et  quelle  façon  avait-elle  de  se  distraire  !  A  la  date  du  11  jan- 
vier 1269,  l'évêque  de  Paris  jette  un  curieux  jour  sur  leurs  amuse- 
ments :  Quod  de  die  et  nocte  multos  vulnerant  atrocitei\  interfi- 
ciunt,  mulieres  rapiunt.,  opprimimt  virgmes,  hospitia  frangunt^ 
necnon  latrocinir  et  multa  alla  enormia,  Des  odibilia^  sœpe  et 
sœpius  co7nmiitimt. 


Ii2ll  REVUE   DU   MONDE  CATHOLIQUE 


* 


Le  10  mai  1278,  eut  lieu  une  véritable  bataille  rangée.  L'abbé  de 
Saint-Germain  avait  élevé  à  l'entrée  du  Pré-aux-Clerc  de  petites 
constructions  qui  en  rétrécissaient  le  chemin.  Les  écoliers  les 
abattirent.  Aussitôt  fondirent  sur  eux  les  gens  de  l'abbaye,  au  cri 
de  :  à  la  mort,  à  la  mort  des  Clercs  !  tandis  que  d'autres  hommes 
aux  gages  de  Saint-Germain  se  postaient  aux  portes  de  Buci  et  de 
jNesles  pour  couper  la  retraite  aux  écoliers.  Mais  ceux-ci  n'avaient 
nulle  envie  de  fuir,  ils  acceptèrent  le  combat  qui  fut  sanglant.  Un 
bachelier  es  arts,  Gérard  de  Dole,  et  Jourdan,  fils  de  Pierre  le 
scelleur,  tombèrent,  mortellement  frappés.  Un  autre,  Adam  de  Pon- 
toise,  perdit  un  œil  dans  la  bagarre. 

L'Université  poursuivit  une  réparation  éclatante  du  sang  versé. 
Elle  s'adressa  au  cardinal  Simon,  légat  du  Pape,  menaçant  «  de 
fermer,  si,  sous  quinze  jours,  les  meurtriers  n'étaient  pas  juste- 
ment punis  ».  Le  roi  donna  large  satisfaction  aux  plaignants;  en 
outre  de  la  mort  des  coupables,  il  obligea  l'abbaye  de  Saint-Ger- 
main-des-Prés  à  faire  amende  honorable  à  l'Université,  en  l'église 
Saint-Julien-le-Pauvre,  et  à  lui  servir  une  rente  assez  considérable 
en  guise  d'amende. 

Les  rapports  entre  les  moines  et  les  écoliers  étaient  encore  aigris 
par  cette  circonstance  que  l'abbaye  avait  droit  de  justice  sur  les 
Prés-aux-Clercs;  en  131/i,  Louis-Ie-Hutin  l'avait  même  confirmée 
dans  cette  prérogative.  Mais,  à  la  suite  d'une  rixe  nouvelle,  le  roi, 
finissant  par  où  il  aurait  dû  commencer,  se  saisit  de  la  justice  du 
Pré  (22  mai  1318)  et  la  conserva  jusqu'en  13/15,  époque  à  laquelle 
intervint  entre  l'Université  et  Saint-Germain  une  transaction  réglant 
leurs  rapports  et  leurs  droits  respectifs. 

Cette  dernière  rixe  avait  eu  pour  cause  un  plaisir  bien  innocent  : 
la  pêche  à  la  ligne!  Les  écoliers  s'obstinaient  à  vouloir  pêcher, 
malgré  les  défenses  des  moines,  dans  les  fossés  très  poissonneux 
qui  longeaient  le  Pré-aux-Clercs.  0  paisibles  taquineurs  de  goujons 
du  Paris  moderne,  vous  ne  vous  reconnaissez  pas  dans  vos  ancêtres, 
ces  jeunes  savants  à  têtes  chaudes,  ayant  un  œil  sur  le  fil  de  l'eau 
et  l'autre  sur  la  porte  de  la  redoutable  abbaye,  jetant  la  ligne  d'une 
main  et  serrant  de  l'autre  le  pommeau  de  leur  colichemarde! 

Chaque  année,  le  jour  de  Pâques,  l'Université  en  grand  appareil, 


UNE   UNIVERSITÉ    AU    MOYEN    AGE  /i25 

recteur  en  tête,  se  rendait  processionnellement  au  Pré-aux-Clercs  ; 
cette  démonstration  avait  pour  but  d'affirmer  son  droit  de  propriété 
sur  le  Pré.  Elle  était  l'occasion  de  désordres  si  répétés  que,  dans 
l'assemblée  tenue  au  couvent  des  Mathurins,  le  23  mars  1525, 
l'Université  y  renonça.  La  procession  fut  désormais  remplacée  par 
une  simple  visite  du  greffier  et  de  l'un  des  procureurs,  qui  avait 
lieu  le  surlendemain  de  Pâques. 

En  1548,  les  religieux  ouvrirent  dans  leur  infirmerie  des  jours 
donnant  sur  le  Pré-aux-Clercs.  Nouveau  débat.  Pierre  Ramus, 
principal  du  collège  de  Nesles,  ne  craignit  pas  d'exciter  les  écoliers 
contre  les  moines,  de  telle  sorte  que,  le  h  juillet  1548,  à  deux 
heures  de  l'après-midi,  on  les  vit  se  ruer  en  troupes  compactes  et 
armées  sur  l'abbaye,  ouvrir  des  brèches  dans  les  murailles,  brûler 
les  arbres  fruitiers  et  les  vignes,  orgueil  du  couvent,  bref,  se  livrer 
à  un  pillage  épouvantable.  Plainte  fut  portée  au  Parlement,  et  un 
procès  interminable  s'entama,  à  la  suite  duquel  le  Pré-aux-Clercs 
fut  circonscrit  par  des  bornes  posées  contradictoirement  entre 
l'Université  et  une  Commission  de  notables  bourgeois. 

En  1577,  nouveaux  excès,  nouveaux  incendies.  Cette  fois,  nous 
voyons  un  écolier,  Baptiste  Croquoison,  payer  pour  tous  :  il  est, 
par  ordre  du  roi,  étranglé  et  brûlé,  le  20  mai,  au  milieu  du  grand 
Pré-aux-Clercs.  A  cette  époque,  cet  antique  patrimoine  de  l'Uni- 
versité fut,  pendant  quelque  temps,  confisqué.  Le  roi  consentit  à 
le  lui  rendre,  à  la  prière  de  Pierre  Ramus. 

Vers  1558,  le  Pré-aux-Clercs  était  devenu  le  rendez-vous  à  la 
mode  des  Huguenots,  qui  venaient  y  chanter,  au  milieu  des  éco- 
liers, les  psaumes  de  Marot.  Le  roi  Henri  11  et  les  seigneurs  de 
sa  cour  se  mêlaient  souvent  à  ces  pieux  exercices. 

Peu  à  peu,  les  vieilles  rancunes  de  Saint-Germain-des-Prés  et 
de  l'Université  s'éteignirent  au  milieu  d'autres  préoccupations.  La 
Ligue  fut  un  exutoire  suffisant  à  l'humeur  guerrière  des  écoliers, 
à  en  juger  par  ce  passage  d'un  mémoire  dû  à  la  plume  du  président 
de  Thou  :  «.  Les  désordres  de  la  Ligue  avaient  porté  au  corps  uni- 
versitaire un  coup  dont  il  ne  s'était  pas  relevé.  On  avait  vu  les 
collèges  devenir  l'asile  des  brigands,  des  assassins,  des  femmes  de 
mauvaise  vie,  les  classes  transformées  en  étables  à  veaux,  à  vaches, 
à  chevaux,  ou  tout  au  moins  en  corps  de  garde;  les  régents  et 
officiers  de  l'Université  contraints  de  monter  la  garde  et  de  faire 
le  guet,  ou,  s'ils  occupaient  encore  leurs  chaires,  y  donnant  sur 


i26  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

des  cahiers  qui  se  transmettaient  d'âge  en  âge,  et  sans  jamais 
remonter  aux  sources,  des  leçons  dignes  de  celles  qu'avait  voulu 
réformer  le  cardinal  d'Estouteville,  sous  Charles  Vil;  les  écoliers- 
enfin,  ayant  perdu  le  goût  et  l'habitude  du  travail,  redevenus  fau- 
teurs de  désordres,  et  avant  d'avoir  la  force  de  porter  une  arme 
condamnés  ou  disposés  â  s'en  servir.  » 

Vers  1606,  l'Université  commença  à  aliéner  le  grand  Pré-aux- 
Clercs.  Sur  ses  terrains  furent  pris  les  magnifiques  jardins  que  la 
reine  Marguerite  de  Valois,  première  femme  de  Henri  IV,  créa 
comme  dépendances  à  son  superbe  hôtel  du  quai  Malaquais.  Pour 
donner  une  idée  de  ce  qu'était  ce  bel  édifice,  la  reine  Marguerite 
changeante  dans  ses  goûts,  le  vendit  le  11  mai  1622,  pour  la  somme 
de  1,315,000  livres  tournois. 

Les  écoliers  finirent  par  délaisser  le  Pré-aux-Clercs  qui,  peu  à 
peu,  se  couvrait  de  constructions.  Mais  les  traditions  batailleuses 
de  ce  lieu  fameux  s'en  continuèrent  après  eux;  tant  qu'il  y  resta  un 
pouce  de  terrain  vague,  il  demeura  le  rendez-vous  favori  de  tous 
les  friands  de  la  lame,  aux  beaux  jours  de  la  Fronde  et  de  la  Régence. 


*  * 


Nous  avons  poussé  jusqu'au  bout  l'historique  desPrés-aux-Clercs. 
Il  nous  faut  maintenant  revenir  en  arrière  pour  étudier  quelques 
autres  aspects  du  quartier  de  l'Université  aux  douzième  et  treizième 
siècles. 

Après  la  rue  du  Fouarre,  dont  nous  avons  esquissé  plus  haut  la 
physionomie,  les  rues  les  plus  fréquentées  des  écoliers  étaient  la 
«  grant  rue  Saint-Jacques  »,  la  rue  de  la  Bûcherîe,  la  rue  Galande, 
la  rue  Coupe-Gueule,  plus  tard  baptisée  Coupe-Gorge,  —  ce  qui 
était  tout  aussi  peu  engageant.  D'ailleurs,  les  noms  des  rues  d'alors 
peignent  bien  les  mœurs  :  'il  y  avait  les  rues  Tide-Gousset,  Puti- 
gneuse,  Trousse-Vache,  Tire-Boudin,  toutes  bien  nommées! 

Un  endroit  célèbre  était  le  Petit-Pont,  qui  débouchait  juste  en 
face  de  la  rue  Saint-Jacques,  —  célèbre,  parce  que  devant  le  Petit- 
Pont  se  dressait  le  Petit-Châtelet,  la  prison  affectée  aux  écoliers. 
Entre  les  piliers  du  Petit-Châtelet  se  trouvaient  quelques  cellules 
où,  sous  Charles  V,  le  prévôt  Hugues-Aubtiot  enfermait  les  tapa- 
geurs. Plaisamment,  il  avait  baptisé  ces  cellules  «  Fouarre,  Clos- 


UNE  UNIVERSITÉ   AU   :^IOYEN    AGE  /j27 

Eruneau»,  du  nom  de  ces  centres  de  réunion  mouvementés.  C'est 
ce  que  rappelle  le  quatrain  suivant  : 

A  Petil-Pont  as  ordené 

Faire  un  Chastelet  fort  et  rude, 

Et  aux  Chartres  as  donné 

Les  noms  des  l'ues  de  l'Estude. 

Au  Petit-Pont  se  rattache  l'origine  de  l'expression  :  payer  en 
momiaie  de  singe.  Quand  un  jongleur,  un  égi/ptioi,  ainsi  qu'on 
désignait  en  bloc  tous  les  bateleurs,  se  présentait  à  la  tète  du  pont 
avec  un  singe,  il  était  exempté  du  péage,  à  la  condition  de  faire 
exécuter  quelques  tours  de  passp-passe  à  son  animal,  en  présence 
du  receveur  des  droits. 

L'église  Saint-Julien-le-Pauvre,  située  dans  la  rue"  de  ce  nom, 
entre  les  rues  de  la  Bùcherie  et  Galande,  était  en  grand  renom 
dans  rUnivereité,  dont  elle  était  comme  la  paroisse  attitrée.  Là,  se 
tenaient  presque  toutes  les  assemblées  des  écoliers  et  des  maîtres. 
Le  prévôt,  comme  nous  l'avons  dit,  y  venait  chaque  année  prêter 
le  sennent  de  respecter  les  privilèges  universitaires.  Tous  les  tiois 
mois,  on  y  procédait  à  l'élection  des  intrants  qui  élisaient  à  leur 
tour  le  recteur. 

Enfin,  une  fois  par  an,  elle  subissait,  ainsi  que  l'église  Notre- 
Dame,  la  profanation  de  la  Fête  des  Fous.  Cette  sacrilège  masca- 
rade, vestige  des  antiques  Saturnales,  avait  lieu  la  veille  de  la  Saint- 
Nicolas.  Travestis  en  femmes,  en  animaux,  les  écoliers  élisaient 
l'évêque  des  Fous,  et,  affublé  de  chape,  mître  et  crosse,  le  menaient 
chez  le  recteur,  et  de  là,  à  l'église,  pour  accomplir  une  parodie  de 
la  sainte  messe. 

Dans  certaines  villes,  à  Sens  par  exemple,  on  conduisait  solen- 
nellement à  la  cathédrale  un  âne,  couvert  d'une  chape,  en  l'accom- 
pagnant de  ce  refrain  :  He'  !  sire  âne.,  hé.,  hé.,  hé! 

Dès  le  douzième  siècle,  les  évêques  et  les  conciles  provinciaux 
condamnèrent  ces  cérémonies  impies.  En  1210,  nous  trouvons  une 
prohibition  formelle  du  pape  Innocent  lïl,  et  à  la  date  du  9  juin  1^35, 
le  canon  suivant  du  concile  de  Bâle  : 

«  Turpem  etiam  illum  abusum  in  quibusdam  frequentatum  ec- 
clesiis,  quo  certis  anni  celebritatibus  nonnulli  cum  mitrâ,  baculo  ac 
vestibus  pontificalibus  more  episcoporum  benedicunt,  alii  ut  reges 
ac  duces  induti,  quod  festum  fatuorum  vel  innocentum  sea  puero- 


il28  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

rum  in  quibusdam  regionibus  nuncupatur,  alii  larvates  ac  théâtrales 
iocos,  alii  choreas  et  tripudia  marium  ac  mulierura  facientes, 
homines  ad  spectacula  et  cachinationes  movent,  alii  comessationes 
et  convivia  ibidem  prœparant  :  hœc  sancta  synodus  detestans  statuit 
et  jubet...  » 

Malgré  ces  condamnations,  ces  défenses  réitérées,  la  Fête  des 
Fous  ne  disparut  que  vers  la  fm  du  seizième  siècle. 


*    4 


Bien  qu'un  grand  esprit  de  corps  animât  les  écoliers,  quand  il 
s'agissait  de  soutenir  l'honneur  ou  les  intérêts  de  l'Université,  de 
faire  tête  à  l'ennemi  commun  :  le  bourgeois,  ou  à  son  représentant, 
le  prévôt,  leurs  différences  de  races  et  par  conséquent  de  caractères, 
d'habitudes,  se  traduisaient  par  des  antagonismes  de  nation  à 
nation,  de  province  à  province,  dégénérant  fréquemment  en  ba- 
tailles. Tandis  que,  dans  les  circonstances  officielles,  ils  se  prodi- 
guaient entre  eux  les  termes  honorifiques  :  Honoranda  Gallorum 
natio,  —  Fidelissima  ricardorum^  —  veneranda  Normannorum^ 
—  constantissima  Germanorum^  ils  se  traitaient,  dans  l'intimité, 
des  sobriquets  les  plus  injurieux  :  Anglicos  potatores^  Francigenas 
super b os ^  —  Teutonicos  fiiribundos,  —  Bretons  inconstajits , 
meurtriers  d'Arthur,  —  Flamands  gourmands,  mous  comme 
beurre^  —  Pictavos  proditores,  Romanos  seditiosos,  —  Flûteurs 
de  Poitiers,  —  brayards  d'Angers^  —  danseurs  d'0rléa7îs,  — 
crottés  de  Paris,  etc.,  etc. 

Pour  se  figurer  la  place  que  tenaient  les  écoliers  dans  Paris  au 
douzième  siècle,  il  faut  songer  qu'ils  y  étaient  déjà  de  15  à  20,000 
à  cette  époque.  Sous  le  règne  de  Charles  VI,  leur  nombre  s'élevait  à 
plus  de  30,000. 

Ils  mènent  pour  la  plupart  une  existence  misérable  :  il  n'est  pas 
rare  d'en  voir  mendier.  En  général,  logeant  dans  des  bouges, 
déguenillés,  ils  font  maigre  chère;  la  viande  de  mouton,  à  cause  de 
son  prix  minime  est  leur  nourriture  ordinaire.  Quelques  uns  d'entre 
eux  ont,  comme  de  nos  jours,  des  correspondants  qui  portent  le  nom 
de  grands  messagers;  ce  sont  de  notables  bourgeois  à  qui  les  familles 
des  écoliers  recommandent  leurs  enfants  dans  la  ville  universitaire. 

Il  y  a  aussi  les  petits  messagers  qui  ont  pour  mission  de  con- 
duire les  écoliers  de  leur  ville  natale  au  lieu  de  leurs  études,  et 


UNE   UNIVERSITÉ   AU   MOYEN   AGE  Zi29 

réciproquement  de  leur  apporter  les  lettres,  l'argent,  les  provisions 
que  leurs  parents  leur  adressent. 

Les  grands  messagers,  sortes  de  Mécènes,  sont  en  grande  véné- 
ration dans  l'Université;  ils  assistent  à  ses  fêtes,  à  ses  assemblées. 
Les  petits  messagers  sont  organisés  en  confrérie  ;  ils  se  réunissent 
dans  la  chapelle  des  Mathurins. 

Les  moins  à  plaindre  des  écoliers  sont  les  boursiers  des  collèges 
qui  ont  du  moins  le  vivre  et  le  couvert  assurés.  Aux  onzième  et 
douzième  siècles,  les  collèges  portent  le  nom  à' hospitium  et  sont 
de  simples  hôtelleries  ou  refuges  fondés  par  des  gens  riches,  de 
grands  seigneurs,  pour  héberger  gratuitement  les  écoliers  pauvres. 
Primitivement,  aucun  enseignement  n'est  donné  dans  ces  établis- 
sements; ils  ne  reçoivent  aucun  externe  ni  aucun  pensionnaire 
payants.  Les  boursiers  vont  suivre  au  dehors  les  cours  de  la  rue 
du  Fouarre,  du  clos  Bruneau  ou  autres.  Mais  si,  dans  ces  collèges, 
l'existence  matérielle  est  assurée,  elle  n'est  pas  confortable  et  la 
discipline  y  est  sévère!  Un  auteur  du  temps  résume  ainsi  la  vie  des 
boursiers  ;  peu  de  sommeil,  peu  de  récréations,  i-^eu  de  repas. 
Chaque  écolier  a  droit  à  un  sol  de  nourriture  par  jour.  Une  livre 
de  beurre  sert  pour  trente.  «  Aussitôt  que  la  centaine  d'œufs  excède 
le  prix  de  6  sols,  on  ne  leur  donne  plus  que  des  harengs.  » 

Le  caustique  Rabelais  s'exprime  en  ces  termes  sur  le  compte  du 
colliège  de  pouillerye  Montagu  :  «  Trop  mieulx  sont  traictez  les 
forcez  entre  les  Maures  et  Tartares,  les  meurtriers  en  la  prison 
criminelle,  voire  certes  les  chiens  en  votre  maison  que  ne  sont  ces 
malauctrus  on  dit  colliège.  Et  si  j'estois  roy  de  Paris,  le  dyable 
m'emporte  si  je  ne  mettois  le  feu  dedans  !  » 

Que  messire  Rabelais  ait  un  peu  exagéré,  cela  est  fort  possible; 
cependant  on  appelait  les  écoliers  de  cet  établissement  :  les  pauvres 
capettes  de  Montagu,  —  ce  qui  semble  indiquer  que  leur  sort  était 
peu  digne  d'envie. 

Ce  n'est  qu'au  quatorzième  siècle  que  les  collèges,  —  et  celui 
de  Navarre  le  premier,  —  commencèrent  à  s'ouvrir  à  des  pension- 
naires et  à  des  externes,  moyennant  des  rétributions  minimes.  Les 
externes  portaient  le  surnom  de  martinets,  parce  que  «  n'apparte- 
nant nécessairement  à  aucun  collège,  ils  volent  comme  les  hiron- 
delles de  l'un  à  l'autre.  » 

Les  plus  anciens  collèges  connus  sont  :  celui  de  Saint-Thomas  de 
Canterbury,  qui  prit  plus  tard  le  nom  de  Saint-Thomas-du-Louvre, 


IlSO  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

fondé  aa  douzième  siècle  par  Robert  de  Dreux  ;  —  celui  des  Anglais 
et  celui  des  Daces  (Danois),  qui  existaient  déjà  en  l'an  1200  ;  —  le 
collège  de  Constantinople,  près  de  la  place  Maubert  (1205);  —  le 
collège  des  Bons-Enfants  situé  dans  le  quartier  Saint-Honoré  et 
fondé  pour  treize  écoliers  par  Etienne  Belot,  bourgeois  de  Paris,  et 
sa  femme  Ada;  —  le  collège  d'Harcourt,  fondé  en  1280  par  Raoul 
d'Harcourt;  —  celui  du  Cardinal-Lemoine,  rue  Saint-Victor;  — 
celui  de  Glugny,  fondé  par  l'abbé  Yves  de  Vergy  ;  —  celui  de 
Baveux  (1309);  —  le  collège  des  Lombards,  au  numéro  23  de  la  rue 
des  Lombards,  fondé  en  1333,  et  qui  eut  pour  principal,  sous 
Louis  XII,  le  célèbre  helléniste  Jérôme  Alexandre;  —  rue  Saint- 
Jean-de-Beauvais  fclos  Bruneau),  il  y  avait  les  collèges  de  Dormans- 
Beauvais  et  de  Presles,  qui  furent  réunis  en  un  seul,  sous  le  nom 
de  Presles,  en  1597,  et  où  enseignèrent  Orner  Talon,  saint  François- 
Xavier,  îe  cardinal  d'Ossat  et  enfin  Piamus,  cet  infortuné  Ramus, 
assassiné  dans  sa  cellule  le  surlendemain  de  la  Saint-Barthélémy, 
et  dont  le  cadavre  fut  promené  par  les  rues  sur  une  claie  et  jeté  à 
la  Seine. 

Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  faire  î'énumération  ni  fhisto- 
rique  des  nombreux  collèges  qui  grandirent  côte  à  côte  avec  l'Uni- 
versité et  partagèrent  sa  renommée.  Sous  Henri  IV,  ils  avaient 
atteint  le  nombre  de  cinquante-huit.  Toutefois,  nous  dirons  quelques 
mots  de  celui  qui  fut  îe  plus  fameux  d'entre  eux,  du  collège  de 
Navarre,  qui  s'appela  d'abord  indifféremment  collège  de  Cham- 
pagne ou  de  Navarre,  du  nom  de  sa  fondatrice,  la  princesse  Jeanne, 
femme  de  Philippe-le-Bel,  reine  de  France  et  de  Navarre,  comtesse 
de  Champagne.  Elle  le  créa  l'année  de  la  victoire  de  Mons-en-Puelle 
(18  août  130i),  en  action  de  grâces  de  cet  heureux  événement. 


Le  collège  de  Navarre  était  situé  près  de  la  porte  Saint-Germain. 
Il  recevait  soixante-dix  écoliers,  dont  vingt  pour  les  études  de 
grammaire,  trente  pour  la  logique  et  la  philosophie  et  trente  pour 
la  théologie. 

Les  premiers  avaient  par  semaine  h  sols  parisis,  les  seconds 
6  sols,  les  derniers  8  sols.  Mais  si  les  étudiants  grammairiens 
venaient  à  posséder  personnellement  un  revenu  de  30  sols,  les  phi- 
losophes un  revenu  de  40  sols,  les  théologiens  un  revenu  de  60  sols, 


UNE   UNIVERSITÉ   AU   :M0YEN  AGE  431 

ils  cessaient  d'être  boursiers,  et  l'allocation  hebdomadaire  leur  était 
supprimée. 

Par  son  testament,  la  reine  Jeanne  légua  au  collège  la  maison  oîi 
il  était  établi,  plus  une  rente  annuelle  de  2000  livres  tournois. 
Ses  exécuteurs  testamentaires,  Simon  Festu,  évêque  de  Meaux, 
et  Gilles,  abbé  de  Saint-Denis,  aliénèrent  la  maison  de  la  porte 
Saint-Germain,  et  achetèrent  le  long  de  la  montagne  Sainte-Gene- 
viève un  terrain  où  ils  construisirent  un  nouveau  local,  plus  vaste  et 
plus  beau  qne  l'ancien.  Chaque  catégorie  d'écoliers  y  avait  son  dor- 
toir, son  réfectoire,  ses  maîtres  et  son  principal.  C'était  le  principal 
de  la  section  de  théologie  qui  avait  la  haute  direction  de  l'établisse- 
ment. 

La  faveur  royale  ne  cessa  d'entourer  le  collège  de  Mavarre.  «  Les 
verges,  nous  dit  le  jurisconsulte  Coquille,  étaient  achetées  sur  la 
bourse  du  roi...  »  Touchante  sollicitude  dont  les  collégiens  de 
Navarre  se  seraient  bien  passés  !  Parmi  ses  professeurs  illustres, 
mentionnons  :  Nicolas  Oresme,  précepteur  du  roi  Charles  V: 
le  chancelier  Gerson,  Jean  de  Courtecmsse,  évêque  de  Paris,  Jehan 
Raulin,  qui  obtint  de  Charles  VIll  2^00  livres  pour  la  reconstroc- 
tion  et  l'accroissement  de  la  bibliothèque  du  collège,  puis  plus  tard 
Richelieu  et  Bossuet! 

Au  seizième  siècle,  étudièrent  également  sur  ses  bancs  :  le  duc 
d'Anjou,  qui  allait  devenir  Henri  III,  roi  de  France,  et  le  prince  de 
Béarn,  qui  sera  Henri  IV.  Nil  J20vi  sub  sole  :  les  lycées  du  Paris 
moderne  qui,  tout  en  recevant  le  jeune  prince  qui  fut  le  roi 
Alphonse  XII  d'Espagne,  et  les  fils  des  princes  d'Orléans,  enseignent 
à  leurs  élèves  le  mépris  de  la  vieille  monarchie,  se  doutent-ils  qu'il 
se  trouva,  au  seizième  siècle,  des  princes  du  sang  pour  donner  ce  bel 
exemple  de  simplicité  et  d'égalité,  en  s'asseyant  sur  les  bancs 
de  Navarre  aux  côtés  des  enfants  des  bourgeois  de  la  cité? 

Aujourd'hui,  les  ruines  de  ce  collège  fameux  sont  comprises  dans 
la  vaste  enceinte  de  l'École  polytechnique. 


Nous  terminerons  cette  étude  par  un  rapide  coup  d'œil  jeté  sur  les 
divers  corps  de  métier  qui  dépendaient  de  l'Université,  et  dont  les 
membres  portaient,  pour  cette  raison,  le  nom  de  Suppôts  de  r  Uni- 
versité. 


/l32  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

En  tête  sont  d'abord  ceux  qui  se  livrent  au  commerce  des  ma- 
nuscrits, stationnarii  ;  ce  commerce  était  très  important,  très  en 
honneur,  à  cette  époque  où  les  livres  étaient  rares. 

Puis,  les  marchands  de  parchemin, /?er^«me/2anV,  établis  d'abord 
rue  des  Blancs-Manteaux,  ensuite  rue  des  Parcheminiers,  entre 
la  rue  Saint-Jacques  et  la  rue  Boûtebrie.  Ils  ne  peuvent  vendre  leur 
marchandise  qu'après  que  le  recteur  a  fait  choix  du  meilleur 
parchemin  qui  lui  est  réservé.  Le  surplus  est  marqué  au  sceau 
du  recteur  et  frappé  d'un  droit  de  16  deniers  parisis  par  paquet.  Ce 
n'est  qu'en  1300  qu'on  voit  apparaître  le  papier  de  «  chiffe  »  dans 
certains  actes  du  procès  des  Templiers. 

Les  scribes  publics,  scriptores^  sont  installés  dans  la  rue  des 
Écrivains,  qui  va  de  la  rue  Boûtebrie  à  la  rue  de  la  Harpe. 

Les  enlumineurs  {illuminatores^  bahinuatores),  ces  véritables 
artistes  qui  semaient  les  manuscrits  de  leurs  caprices  fleuris  et 
dentelés,  occupaient  la  rue  Boûtebrie;  les  relieurs,  la  rue  Saint- 
Jacques  et  la  rue  Saint-Benoît. 

Il  y  a  une  fabrique  d'encre  unique,  tenue  par  Asseline  de  Roie, 
dans  la  rue  Saint-Victor. 

Les  principaux  libraires  sont  :  Agmen,  rue  Neuve-Notre-Dame; 
—  Pierre-le-Normand,  rue  de  la  Lanterne;  —  Poncet,  rue  Notre- 
Dame;  —  Lefroi,  rue  Fromentel;  —  Guérin  l'Anglois,  ruelle  aux 
Coulons;  —  Aignen,  rue  de  la  Boucherie;  —  dame  Marguerite  de 
Sens,  rue  Saint-Benoît.  Le  prix  moyen  d'un  in-foUo  est  de  4  à 
500  francs  de  notre  monnaie.  Voici,  un  peu  plus  tard,  quelques 
aperçus  du  prix  des  livres  à  l'usage  des  écoHers  :  Rudiment  de  Des- 
pautère,  6  deniers  ;  —  dictionnaire,  petit  in-folio,  25  sols  ;  —  Cicero 
de  amicitiâ,  1  sol;  —  Oratio  pro  milone^  6  deniers;  Virgile, 
3  sois;  —  les  Catégories  d'Aristote,  6  deniers  ;  les  Analytiques,  1  sol. 

Enfin,  les  «  frepiers  »  viennent  crier  «  la  cote  et  la  chape  »  de 
vêpres  à  la  chute  du  jour,  sur  la  petite  place  qui  avoisine  l'égUse 
Saint-Séverin. 

VIL  —  Conclusions. 

Telle  était,  dans  son  ensemble,  la  physionomie  de  l'Université 
de  Paris,  et,  dans  un  cadre  plus  restreint,  celle  de  toutes  les  Univer- 
sités au  moyen  âge.  Par  cet  exposé  succinct,  on  a  pu  se  faire  une 
idée  de  l'autonomie  puissante  et  féconde  que  ces  institutions  possé- 
dèrent à  leur  berceau  et  conservèrent  pendant  de  longs  siècles,  ser- 


UNE   UNIVERSITÉ  AU   MOYEN    AGE  433 

vant  de  contrepoids  tour  à  tour  au  pouvoir  civil  et  au  pouvoir  reli- 
gieux. Elles  portèrent  haut  le  sentiment  de  leur  indépendance  et  de 
la  supériorité  que  leur  donnait,  sur  un  milieu  encore  ignorant  et 
superstitieux,  le  prestige  du  savoir.  Les  liens,  les  relations  cons- 
tantes qui  existaient  non  seulement  entre  universités  d'un  même 
pays,  mais  entre  toutes  celles  d'Europe,  en  créant  une  sorte  d'Inter- 
nationale scientifique,  furent  une  source  d'émulation  ellicace  pour 
les  intelligences,  et  un  merveilleux  instrument  de  progrès  rapide  et 
continu  pour  toutes  les  branches  des  connaissances  humaines. 

Il  est  permis  de  supposer  que  les  universités  provinciales,  que 
M.  le  Ministre  de  l'Instruction  publique  rêve  aujourd'hui  de  ressus- 
citer de  leurs  cendres,  seront  bien  petites-filles  au  regard  de  leurs 
glorieuses  devancières.  Ces  tronçons  de  la  grande  Université  seront 
de  simples  services  détachés  du  ministère  de  l'Instruction  publique. 
L'initiative  qui  leur  sera  laissée  ne  portera  que  sur  des  points  de 
détail,  comme  la  collation  des  grades,  la  faculté  de  posséder,  etc. 
Mais  le  choix  des  professeurs,  la  direction  de  l'enseignement,  tous 
ces  attributs  primordiaux,  qui  permirent  aux  anciennes  universités 
d'affirmer  leur  personnalité,  manqueront  aux  nouvelles. 

Une  chose  importante  leur  manquera  aussi  :  les  étudiants.  Chaque 
jour,  le  mouvement  de  centralisation,  qui  entraîne  la  province  vers 
la  capitale,  prend  davantage  d'extension.  Et  ce  mouvement,  qui 
s'applique  à  tous  les  commerces,  à  toutes  les  industries,  porte  à  un 
plus  haut  degré,  s'il  est  possible,  sur  les  manifestations  du  labeur 
purement  intellectuel.  Littérature  et  sciences  convergent  invincible- 
ment vers  Paris,  véritable  cerveau  du  pays.  Est-il  possible  d'enrayer 
cet  élan?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Les  Facultés  de  province,  qui 
existent  actuellement,  sont  pour  la  plupart  peu  suivies.  Nous  ne 
pouvons  prévoir  un  meilleur  sort  pour  les  universités  provinciales 
et  nous  ne  doutons  pas  que  les  réformes  projetées  se  réduisent, 
comme  les  neuf  dixièmes  des  réformes  actuelles,  à  une  pure  modifi- 
cation de  rouages  administratifs,  à  un  simple  changement  d'éti- 
quette. L'Université,  —  V  Aima  par  eus,  —  comme  la  montagne  de 
la  fable,  accouchera,  non  plus  d'une,  mais  de  plusieurs  souris, 
mort-nées,  malgré  le  savoir-faire  des  médecins  et  des  sages-femmes. 

Albert  Mazeron. 


LES  CRITÈRES  THÉOLOGIQUES 

00 

LA   RAISON    CONDUISANT  A   LA  FOI  (1) 


«  Les  Critères  théologiques!  »  —  /  Critcri  thcologicil  —  Titre  et 
sujet  essentiellement  savants  et  bien  faits  pour  effrayer  notre  incom- 
pétence, si  les  flatteuses  démarches,  auprès  de  nous,  de  l'auteur, 
il  cajionico  doctore  Salvatore  di  Bartolo,  et  les  bienveillants 
encouragements  du  traducteur,  ne  nous  enhardissaient  à  parler  d'un 
livre  où  l'apologétique  est  traitée  presque  exclusivement  au  point 
de  vue  de  la  théologie  pure. 

Qu'est-ce,  d'une  manière  générale,  qu'un  critérium  (2)?  C'est, 
nous  apprend  la  septième  et  dernière  édition  du  Dictioniiaire  de 
l'Académie,  «  ce  qui  sert  à  juger  qu'une  chose  est  vraie  ou  fausse  », 
—  «  la  marque  à  laquelle  on  reconnaît  la  vérité  ». 

(1)  Les  Critères  théologiques. 

La  Voleur  de  la  nnson  dans  le  catholicisme. 

L  L'Ef/lise  enseignante.  —  II.  Les  Conciles  généraux.  —  III.  Le  Pontife  romain 
'parlnnt  ex  cathedra.  —  IV.  La  Croyance  universelle.  —  V.  L'Enseignement 
en  forihe  positive.  —  VI.  VEnsdgnement  tn  forme  négative.  —  VIL  Les  P>c- 
ceptes  doctrinaux.  —  VIIL  La  Tradition.  —  IX.  La  Sainte  Ecriture.  — 
X.  V Eglise,  lu  Tradition,  r Ecriture. 

L'Eglise  législatrice.  —  Avenir.  —  Projets. 

Par  le  chanoine  Salvatoke  di  Baf.tolo,  docteur  romain  en  théologio  et 
en  droit  canonique,  membre  de  l'Académie  de  religion  catholique  de  Rome, 
de  l'Académie  royale  des  lettres,  sciences  et  arts  de  Palerme,  et  de  la  Société 
scientifique  de  Bruxelles.  Ouvrage  traduit  de  l'italien  par  un  prêtre  de  l'Ora- 
toire de  Renne?,  sur  la  seconde  édition,  revue  et  améliorée  par  l'auteur. 
1889.  Paris,  Berche  et  Tralin. 

(2)  L'Académie  n'a  pas  encore  admis  la  l'orme  française  critère,  du  mot 
niât,  critérium. 


LES   CRITÈRES   THÉOLOGIQUES  ZÎ35 

Les  critériums  ou  critères  théologiques  qui  nous  occupent  ici  sont 
des  propositions  établissant,  pour  les  grands  enseignements  de 
l'Eglise,  les  motifs  que  la  raison  humaine  a  d'y  accéder  en  vertu  de 
■sa  nature  même,  les  motifs  de  crédibilité  autrement  dit.  Chaque 
proposition  est  suivie  de  démonstrations  à  l'appui,  dans  les- 
quelles Fauteur  s'attache  à  faire  bien  discerner  ce  qui  constitue 
l'enseignement  exprès  et  précis  de  l'autorité  ecclésiastique,  souve- 
raine de  ce  qui  rentre  dans  le  domaine  de  l'interprétation  et  de  la 
discussion  libres. 

Pour  pouvoir  apprécier  la  valeur  et  la  portée  de  ces  hautes  dis- 
sertations, il  est  nécessaire  de  connaître  la  valeur  que  la  doctrine 
catholique  accorde  à  la  raison  humaine.  Cette  valeur  est  de  premier 
ordre,  car  l'usage  de  la  raison  précède  la  foi,  rationis  usiis  fidan 
preecedit^  et  c'est  par  le  canal  de  la  raison  que  l'esprit  dégagé  de 
préjugés  arrive  à  la  foi.  Aussi  «  la  valeur  de  la  raison  dans  le  catho- 
liciscie  »  forme-t-elle  le  sujet  d'une  importa.nte  et  lumineuse  intro- 
duction où,  dans  vingt  propositions  spéciales,  le  savant  chanoine 
de  Païenne  établit  les  droits  de  la  raison;  ses  attributs  par  rapport 
aux  objets  de  la  vraie  croyance  ;  ses  devoirs  aussi  envers  la  raison 
divine  qui  a  sur  la  nôtre  tuute  la  supériorité  de  l'infini  sur  le  fini; 
l'harmonie  qu'elle  établit  facilement  entre  les  vérités  qui  procèdent 
de  cette  raison  divine,  —  c'est-à-dire  les  vérités  révélées,  —  et  les 
vérités  naturelles,  que  celles-ci  soient  de  l'ordre  philosophique, 
scientifique  proprement  dit,  historique,  etc.;  les  développements 
que  la  raison  humaine,  fortifiée  et  complétée  par  la  foi,  acquiert  à 
travers  les  siècles,  et  l'expansion  progressive  qu'elle  donne  au?-: 
vérités  révélées,  tant  dans  l'ordre  spéculatif  que  dans  l'ordre  pra- 
tique; enfin  la  transformation  de  la  raison  perfectionnée  dans  la  vie 
future,  où  elle  sera  «  rendue  capable  de  connaître  la  vérité  souve- 
raine dans  son  inépuisal:)le  richesse  ». 

Les  ((  critères  )>  proprement  dits  sont  au  nombre  de  dix;  leurs 
intitulés  particuliers  se  lisent  en  sous-titre  sur  le  titre  général  de 
l'ouvrage  (voir  ci-dessus  ad  notam).  Chacun  d'eux  est  l'objet  d'un 
certain  nombre  de  propositions,  les  unes  positives,  les  autres  néga- 
tives, formulées  en  aphorismes  accompagnés  chacun  de  sa  démons- 
tration. Autrement  dit,  ces  suites  de  propositions  se  partagent 
ordinairement,  pour  chaque  «  critère  »,  en  deux  groupes,  suivant 
qu  elles  établissent  le  domaine  de  l'autorité  ou  en  posent  les  limites. 
Par  exemple,   dans  le  «  critère  »  sur  YÉglise  enseignante,  la 


436  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

première  proposition  positive  est  celle-ci  :  «  Le  magistère  infaillible 
de  l'Église  a  pour  unique  domaine  la  révélation.  »  Suivent  sept 
autres  propositions  également  positives  ayant  pour  objet  les 
matières,  le  mode  d'enseignement  et  le  caractère  de  ce  qui  est 
révélé  et  de  l'infaillibilité  de  l'Eglise.  Onze  propositions  négatives 
font  connaître  ensuite  sur  quoi  ne  s'étend  pas  cette  infaillibilité. 

La  compétence,  les  attributions  des  Conciles  généraux  sont,  au 
deuxième  «  critère  »,  traités  suivant  la  même  méthode  :  1°  ce  qui 
rentre  dans  cette  compétence,  leurs  prérogatives,  leur  privilège 
d'infaillibilité;  2°  ce  à  quoi  ne  s'étendent  point  ce  privilège,  ces 
prérogatives,  cette  compétence. 

De  même  pour  le  Pontife  romain  parlant  ex  cathedra.  Dans 
quelles  conditions  l'enseignement  du  Pontife  romain  est  infaillible, 
et  comment  il  est  communiqué  aux  fidèles,  voilà  l'objet  des  propo- 
sitions positives,  lesquelles  sont  au  nombre  de  cinq.  Plus  nom- 
breuses sont  les  propositions  négatives,  car  elles  concernent  toutes 
les  conditions,  toutes  les  circonstances  dans  lesquelles  les  paroles, 
les  écrits  ou  les  actes  du  Souverain  Pontife  ne  rentrent  pas  dans  son 
magistère  infaillible;  elles  mentionnent  aussi  les  faits  historiques 
où  l'autorité  des  Papes  s'est  exercée  sans  être  accompagnée  du  pri- 
vilège de  l'infaillibilité. 

Ces  exemples  suffisent  pour  faire  saisir  la  méthode  suivie,  le  pro- 
cédé employé  par  l'auteur.  Ajoutons  cependant  que  les  dix  «  cri- 
tères »  sont  suivis  d'un  appendice  fort  important,  sinon  pour  le 
nombre  des  pages,  du  moins  par  la  nature  des  sujets  qui  y  sont 
traités.  Il  a  pour  titre  :  V Eglise  législatrice.  —  Avenir.  —  Projets. 
Cinq  propositions  positives  et  trois  négatives  développent  le  premier 
de  ces  sujets,  montrant  la  nature,  l'étendue,  la  sphère  d'action,  du 
pouvoir  législatif  de  l'Église.  Le  paragraphe  concernant  Yaveriir  est 
l'objet  d'une  proposition  unique,  d'après  laquelle  «  vu  la  mutabilité  et 
la  perfectibilité  des  lois  et  des  sujets  »,  les  lois  ecclésiastiques  peu- 
vent subir  des  modifications,  les  principes  restant  d'ailleurs  toujours 
en  vigueur.  Sur  cette  base  est  fondé  le  paragraphe  des  projets^ 
lesquels  se  rapportent  à  la  revision  du  droit  canonique  général,  à  la 
restauration  du  droit  canonique  particulier,  à  la  diminution  ou  limi- 
tation de  la  juridiction  volontaire  des  évêques,  des  cas  réservés,  des 
censures,  des  fêtes  et  des  œuvres  de  pénitence;  enfin  à  la  plus 
grande  fréquence  des  conciles  généraux  et  particuliers  avec  partici- 
pation des  laïques. 


LES   CRITÈRES   THÉOLOGIQUES  437 

On  ne  saurait  être  surpris  qu'un  ouvrage  aussi  savant  et  traitant 
de  matières  aussi  délicates  ait  rencontré,  au  moins  sur  certains 
points  de  détail,  quelques  réserves,  voire  quelques  contradictions. 
Nous  en  parlerons  plus  loin.  Auparavant  signalons  les  hautes  et 
nombreuses  approbations  reçues  par  l'auteur.  Mgr  van  X^'eddingen, 
docteur  en  philosophie  et  en  théologie,  professeur  de  philosophie 
(désigné  par  Léon  XIII)  à  l'université  catholique  de  Louvain; 
les  cardinaux  Schiaffino,  ancien  préfet  de  la  congrégation  de 
l'Index;  La  Valette,  doyen  du  Sacré-Collège  et  secrétaire  de  la 
congrégation  du  Saint-Ofiice,  Aloïsï,  et  Gibbons,  archevêque  de 
Baltimore,  ont  écrit  à  l'auteur  des  lettres  dont  nous  avons  le 
texte  sous  les  yeux  et  dont  plusieurs  ont  été  du  reste  publiées 
par  la  Sicilia  cattolica^  de  Palerme.  Toutes  décernent  les  plus 
grands  éloges  à  l'œuvre  de  M.  le  chanoine  di  Bartolo,  l'en  remercient 
comme  d'une  œuvre  essentiellement  utile  à  l'affermissement  de  la  foi, 
en  éclairant  les  esprits  sincères  sur  la  vraie  doctrine,  et  contribuant 
à  dissiper  les  préjugés  dus  à  l'ignorance.  Ajoutons  les  lettres  de  plu- 
sieurs évêques  et  théologiens  qui  figurent  en  tête  de  la  traduction 
française  :  Mgr  Manning,  cardinal  archevêque  de  Westminster; 
Mgr  Héfélé,  de  Rottenburg  ;  Mgr  Graselli,  archevêque  de  Colosses  ; 
MM.  Schmid,  professeur  de  théologie  dogmatique  à  l'université  de 
Munich;  Schwane,  professeur  à  l'Académie  royale  de  Munster; 
Giuseppe  AUievo,  professeur  à  l'université  de  Turin  ;  Severino  Frati, 
prévôt  de  la  cathédrale  de  Parme  ;  chanoine  Isidore  Carini,  du 
Vatican;  chanoine  Augusto  Berta,  professeur  d'Ecriture  sainte; 
chanoine  Agostino  Berteu,  de  Turin,  reviseur  archiépiscopal;  cha- 
noine Antonio  Paschetta,  professeur  au  séminaire  de  Turin;  docteur 
Himpel,  de  la  Faculté  de  théologie  catholique  de  Tubingue;  docteur 
Bernard  Schaeffer^  professeur  extraordinaire  de  théologie  à  TAca- 
démie  royale  de  Munster.  Enfin  la  Sicilia  cattolica,  du  9  mars 
dernier,  a  publié  une  lettre  à  l'auteur,  de  Mgr  Boccali,  auditeur  du 
Saint-Père,  dans  laquelle  ce  prélat  lui  exprime  les  remerciements 
empressés  de  Léon  XIII. 

D'aussi  nombreuses  approbatious,  toutes  venues  d'autorités  en  la 
matière,  sont  plus  que  suffisantes  pour  dédommager  le  savant  écri- 
vain des  appréciations  peu  bienveillantes  d'une  certaine  revue  fran- 
çaise, plus  portée  généralement  à  exagérer  la  restriction  qu'à  élargir 
le  champ  de  l'interprétation  légitime.  Ce  n'est  point  à  dire  qu'il  ne 
soit  pas  permis   de  diverger  parfois  d'opinion   avec   l'honorable 

!«'•   DÉCEMBRE    (rV    90).    4«   SÉRIE.   T.    XXIV.  29 


438  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

auteur.  Ainsi  la  Revue  bibliographique  universelle,  d'août,  1889, 
lui  a  consacré,  sous  la  signature  «  Lamoureux  »  (1),  un  article 
sérieux  et  rédigé  dans  un  sincère  esprit  d'impartialité.  Dans  cet 
article  on  combat  le  dixième  «  critère  »,  où  M.  le  chanoine  D'  di 
Bartolo  adopte  le  système  du  communionisme,  étendrait  trop, 
suivaut  le  critique,  la  portée  du  minimisme,  et  ne  représenterait 
pa-s  la  pictas  fidei  d'une  manière  suffisamment  exacte.  Le  mèrae 
critique  reproche  aussi  à  notre  auteur,  comme  une  contradiction, 
d'avoir  exclu  du  domaine  du  magistère  infaillible  les  faits  dogma- 
tiques; de  ne  pas  donner,  comme  de  foi,  l'infaillibilité  du  jugement 
de  l'Eglise  quant  à  la  canonisation  des  saints  (pp.  61-62);  d'ad- 
mettre un  troisième  degré  d'inspiration  qui  rendrait  illusoire  le  rôle 
de  l'auteur  sacré;  enfin  de  proposer,  d'une  part,  la  restriction  au 
minimum  des  affirmations  doctrinales  et  des  lois  ecclésiastiques, 
tout  en  réclamant,  d'autre  part,  la  tenue  fréquente  de  conciles 
généraux  :  le  critique  voit  là  une  «  incohérence  >■>.  Sauf  ce  dernier 
point  où  l'incohérence  signalée  ne  ressort  pas  pour  nous  avec  la 
clarté  de  l'évidence,  nous  nous  bornons  à  citer  ces  divergences 
sans  nous  permettre  de  les  apprécier. 

Le  traducteur,  prêtre  de  l'Oratoire  de  Rennes,  se  sépare  aussi, 
sur  quelques  points,  d'une  manière  plus  ou  moins  complète,  de 
M.  le  chanoine  di  Bartolo.  Mais  il  le  fait  avec  une  impartialité 
courtoise  qui  ne  respire  en  rien  l'aigreur  et  le  défaut  de  bien- 
veillance auquel  il  était  fait  allusion  plus  haut. 

Par  exemple,  sur  la  question  du  transformisme  (l'""  critère, 
Z"  proposition  négative)^  l'auteur  des  «  Critères  »  admet  la  pleine 
liberté  des  opinions  dans  les  limites  du  concept  spiritualiste.  Le 
traducteur  estime  que,  sur  cette  question,  la  seule  attitude  jusqu'ici 
justifiée  par  les  faits  est  «  un  scepticisme  provisoire  ».  L'estimable 
traducteur  ne  ferait-il  pas  ici  une  petite  confusion?  Ce  scepticisme 
provisoire  dont  il  parle,  nous  croyons,  comme  lui,  qu'il  représente 
«  la  seule  attitude  justifiée  jusqu'ici  par  les  faits  »,  mais  au  point 
de  vue  scientifique,  et  en  se  plaçant  sur  le  terrain  scientifique. 
S' ensuit-il  qu'il  soit  interdit  à  un  savant  catholique,  comme  le 
R,  P.  Leroy,  par  exemple,  ou  comme  M.  Saint-Gecrge-Mivart, 
d'admettre  la  théorie  de  l'évolution  dans  la  création  et  le  dévelop}}e- 
ment  des  règnes  végétal  et  animal?  Autre  chose  est  l'incertitude, 

(I)  Très  probablement  M.  l'abLé  Larrioareux,  professeur  au  grand  sémi- 
naire de  Verdun. 


LES    CRITÈRES   THÉOLOGIQUES  439 

l'improbabilité  si  l'on  veut,  d'une  théorie  scientifique;  autre  chose, 
son  incompatibilité  avec  les  croyances  du  chrétien.  Ainsi  la  théorie 
ueptunienne  de  la  formation  primitive  du  globe  terrestre,  après 
avoir  eu  ses  jours  de  vitalité,  est  depuis  longtemps  complètement 
abandonnée  :  cependant  à  supposer  qu'il  se  rencontrât  quelque 
géologue  arriéré  pour  l'admettre  encore,  cesserait-il  pour  cela  d'être 
orthodoxe  en  matière  de  foi? 

Un  peu  plus  loin,  l'honorable  traducteur  conteste  que  la  théorie 
atomique  moderne,  quelque  belle,  plausible  et  probable  qu'elle  soit, 
puisse  contribuer  à  rendre  le  mystère  de  l'Eucharistie  moins  inac- 
cessible à  l'intelligence  humaine,  parce  que,  dit-il,  la  question  n'est 
pas  de  l'ordre  scientifique,  mais  appartient  à  la  métaphysique. 
Peut-être  pourrait- on  batailler  encore  sur  ce  point  :  car  enfin  si 
la  science  arrive,  ce  qui  n'a  rien  d'impossible,  à  rendre  un  jour 
certaine  la  théorie  de  i'atomisme  qui  n'est  pas  encore  entièrement 
sortie  actuellement  du  domaine  de  l'hypothèse,  ne  touchera-t-elle 
pas  de  bien  près  à  Vessejice  môme  de  la  matière,  c'est-à-dire  au 
côté  absolument  philosophique  et  métaphysique  de  la  question?  La 
théorie  atomique  moderne  est  située  à  ces  conlins  de  la  science  et 
de  la  philosophie,  si  magistralement  rais  en  lumière  naguère  par 
le  défunt  et  regretté  P.  Carbonnelle.  Puis  donc  que  le  mystère  de 
l'Eucharistie  appartient  à  la  métaphysique,  pourquoi  la  science, 
bien  qu'ayant  pour  objet  les  phénomènes  et  leurs  lois,  ne  prêterait- 
elle  pas  son  concours  à  la  crédibilité  due  au  mystère,  lorsque  ses 
progrès  l'auront  amenée  à  rencontrer,  au  terme  de  ses  recherches, 
ces  «  questions  d'essence,  de  nature,  de  substance  »  qui  constituent 
une  part  importante  du  domaine  de  la  métaphysique? 

Sur  la  grave  et  délicate  question  de  Vinspiration  de  l'Ecriture 
sainte,  le  savant  chanoine  de  Palerme  admet,  sauf  quelques  modifi- 
cations théoriques  sans  importance  dans  l'application,  les  idées  du 
cardinal  Newman.  Car  s'il  étend  l'inspiration  jusqu'aux  détails 
d'ordre  accessoire  que  l'illustre  prélat  anglais  croit  pouvoir  y  être 
soustraits,  il  ajoute  cependant  que,  dans  ce  cas,  l'inspiration  ne 
garantit  plus  l'infailUbiliié  de  la  coopération  humaine.  Pratique- 
ment, cela  semble  être  absolument  la  même  chose.  Sans  prendre 
parti,  le  traducteur  expose  en  détail  la  théorie,  à  cet  égard,  du 
prince  de  l'Eglise,  puis  développe  les  objections  qui  lui  sont  oppo- 
sées par  les  partisans  de  l'interprétation  ancienne;  après  quoi  il 
propose,  d'après  «  un  érninent  exégète  enlevé  trop  tôt  à  la  science  », 


iiZlO  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

mais  qu'il  ne  nomme  pas  (serait-ce  îe  regretté  abbé  Motais?)  une 
opinion  intermédiaire.  (Voir  les  Notes  du  traducteur^  p.  335  à  3^1.) 
Ailleurs  le  prêtre  oratorien  élève  les  «  réserves  les  plus  for- 
melles »  sur  la  thèse  du  chanoine  sicilien,  relative  aux  cas  de 
conflit  entre  la  loi  c>'clésiastique  et  la  loi  civile,  et  développe,  en 
deux  pages  d\ine  dialectique  serrée  empruntée  à  Mgr  Sauvé,  ses 
objections  aux  idées  de  son  contradicteur.  D'autre  part,  ce  dernier 
les  expose  avec  une  logique  qui  semble  non  moins  rigoureuse.  On 
comprend  que  nous  ne  prenions  point  parti  dans  une  question  aussi 
épineuse,  et  qui  divise  d'aussi  éminents  esprits. 

Les  points  de  divergence,  dont  nous  avons  signalé  quelques-uns, 
sont  en  somme  peu  nombreux  entre  les  savants,  auteur  et  traduc- 
teur. Les  Notes  de  ce  dernier  sont  au  nombre  de  douze,  alors  que 
les  propositions  formulées  et  développées  par  l'auteur  ne  sont  pas 
éloignées  de  deux  cents.  Encore  s'en  faut-il  de  beaucoup  que  ces 
douze  notes  accusent  toutes  des  divergences;  plusieurs  se  bornent 
à  un  simple  commentaire,  comme  celle-ci  par  exemple  : 

«  IX.  P.  290.  —  Le  Minimisme.  —  Le  principe  est  incontestable, 
mais  la  difficulté  est  de  l'appliquer  correctement.  » 

Evidemment  un  tel  commentaire,  n'affirme  pas  une  divergence  de 
vues;  tout  au  plus  implique-t-il  un  desideratum  sur  un  côté  de  la 
question  que,  au  gré  du  traducteur,  l'auteur  aurait  dû  développer 
davantage. 

ÎI 

Après  avoir  exposé  l'objet  de  l'ouvrage  qui  nous  occupe,  la  mé- 
thode adoptée  par  l'auteur  et  quelques-unes  des  questions  sur  les- 
quelles la  discussion  peut  s'élever,  il  ne  sera  pas  sans  intérêt, 
croyons-nous,  d'indiquer  à  quel  besoin  de  l'heure  actuelle  répond 
un  livre  de  ce  genre,  et  dans  quelle  sphère  d'activité  il  est  appelé  à 
exercer  une  influence  heureuse. 

A  toutes  les  époques,  les  attaques  contre  la  vérité  religieuse  ont  eu 
pour  base  la  prétendue  incompatibilité  entre  la  raison,  d'une  part, 
et,  de  l'autre,  soit  tel  objet  particulier  de  la  foi,  soit  d'une  manière 
plus  générale,  la  foi  elle-même  prise  dans  son  ensemble.  Tant  que 
ces  attaques  ne  sont  pas  sorties  du  domaine  philosophique,  il  arrivait 
souvent  que  leurs  auteurs  connaissaient,  les  ayant  étudiées  à  fond, 
les  doctrines  qu'ils  s'efforçaient  de  combattre.  Mais  depuis  que,  du 


LES   CRITÈRES   THÉOLOGIQUES  Zi^ll 

terrain  de  la  philosophie  nos  adversaires  ont  passé  à  celui  des 
sciences  proprement  dites,  et  plus  particulièrement  des  sciences 
naturelles,  il  est  arrivé  qu'ils  ont  négligé  de  s'enquérir  de  l'ensei- 
gnement qu'ils  prétendent  réfuter  :  en  sorte  que,  sans  cesse,  ce  à 
qui  ils  s'attaquent,  ce  n'est  nullement  l'objet  véritable  de  nos  croyan- 
ces, mais  bien  on  ne  sait  trop  quelles  doctrines  issues  de  leurs  pré- 
jugés et  de  leur  imagination,  et  rappelant  certains  moulins  à  vent 
contre  les  ailes  desquels  s'escrimait  jadis  la  lance  d'un  célèbre  preux 
transpyrénéen.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  jeter  les  yeux  sur 
les  innombrables  journaux,  revues  et  livres  non  catholiques  qui  font 
ou  veulent  faire  de  la  vulgarisation  en  matière  scientifique. 

De  nos  jours  ce  mode  d'attaque  est  au  moins  aussi  répandu  que 
le  premier.  El  ce  qui  est  plus  triste,  c'est  que  ce  ne  sont  pas  seule- 
ment des  sectaires  dominés  par  la  passion  et  le  parti  pris,  ou  bien 
des  intelligences  rétrécies  par  l'étude  exclusive  d'une  spécialité 
restreinte  de  la  science  sans  le  contrepoids  nécessaire  de  vues  plus 
générales  ou  d'une  préparation  littéraire  et  philosophique  suffisante, 
qui  donnent  dans  ce  travers. 

11  est  parfois  des  esprits  supérieurs,  des  intelligences  de  premier 
ordre  qui  ne  sont  pas  indemnes  de  toute  négligence  et  de  toute 
légèreté  à  cet  égard.  Comment  expliquer  autrement  qu'un  philosophe 
de  l'envergure  de  M.  Paul  Janet,  par  exemple,  un  esprit  d'une  por- 
tée et  d'une  pénétration  aussi  grandes,  ait  pu,  dans  ses  Problèmes 
du  XIX^  siècle,  traiter  comme  il  l'a  fait  la  question  du  péché  ori- 
ginel? Que  l'on  ouvre  ce  livre  aux  pages  li7i  à  kSl,  où  l'auteur 
produit  ses  objections;  on  aura  bientôt  la  preuve  qu'il  part  le  plus 
souvent  de  suppositions  fausses  et  qu'il  ne  s'en  prend  qu'à  des  fan- 
tômes qu'il  s'est  créés  lui-même.  C'est  ainsi  qu'il  semble  croire  que 
d'après  la  doctrine  chrétienne,  le  péché  originel  est  absolument 
nécessaire  pour  expliquer  le  mal,  et  que  Dieu  n'aurait  pu  créer 
l'homme  dans  la  condition  où  il  se  trouve  actuellement.  Pour  auto- 
riser l'hypothèse  du  péché  originel,  nous  emprunterions,  d'après  lui, 
soit  à  l'ordre  physique,  soit  à  l'ordre  moral  des  analogies  auxquelles, 
en  réalité,  nous  ne  recourons  point,  si  ce  n'est  peut-être  à  titre  de 
lointaine  comparaison,  mais  non  pas  déraison.  Il  est  bien  certain, 
pour  tout  catholique  Instruit,  que  la  transmission  du  péché  originel 
n'est  point  du  tout  du  même  ordre  que  la  transmission  du  mal  phy- 
sique ou  la  transmission  de  l'infamie.  Dieu  avait  donné  gratuitement 
au  premier  couple  humain,  en  plus  de  l'état  naturel,  un  état  surna- 


Zli2  REVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

turel  et  de  grâce  sanctifiante  qu'il  a  perdu  du  fait  de  sa  première 
faute  et  que,  par  suite,  il  n'a  pu  transmettre  à  ses  descendants.  Pa- 
le baptême,  l'état  de  grâce  est  rendu  à  l'enfant  nouveau-né,  mais 
non  les  prérogatives  ou  immunités  préternatnrelles  qui  y  étaient 
attachées  à  l'origine.  Voilà  ce  que  M.  Paul  Janet  ne  paraît  pas  soup- 
çonner. Il  conîonàle  Tpéché  personnel  d'Adam  avec  le  péché  originel 
de  ses  descendants.  Il  ignore  que,  à  la  différence  du  premier, 
le  second  n'est  pas  une  faute  proprement  dite,  puisqu'il  consiste 
seulement  dans  \ absence  de  ces  liens  surnaturels  que  Dieu,  d'après 
le  plan  primitif,  avait  voulu  donner  à  l'homme.  M.  Janet  croit  que 
d'après  la  doctrine  catholique,  l'enfant  avant  son  baptême  est  coii- 
2)able,  et  que  la  privation  de  la  justice  originelle  est  nue. punition 
personnelle,  alors  qu'elle  n'est  en  réalité  qu'un  état  particulier;  état 
qui,  sans  doute,  n'est  point  normal  et  résulte  d'un  dépouillement 
su'oi  par  la  souche  primitive  du  genre  humain,  mais  qui  n'est  pas 
davantage  une  punition  à  des  êtres  irresponsables  de  la  faute  de  leur 
commun  auteur  (1). 

Il  n'est  pas  étonnant  qu'un  homme  de  bon  sens  se  refuse  éner- 
giquement  à  accepter  la  doctrine  du  péché  originel  telle  que  la 
conçoit  et  la  présente  M.  Paul  Janet;  mais  cette  doctrine  n'est 
point  la  doctrine  catholique. 

Or,  si  l'un  des  plus  puissants  esprits  de  notre  temps,  un 
homme  à  qui  ses  nombreux  travaux  philosophiques  ont  assuré 
une  place  d'éUte  dans  l'histoire  intellectuelle  de  notre  siècle, 
l'éditeur  des  Œuvres  philosophiques  de  Leibnitz  et  l'auteur  de 
cet  admirable  livre  des  Causes  finales  qui  suffirait  seul  à  le 
mettre  au  premier  rang  parmi  les  philosophes  contemporains, 
a  pu  se  méprendre  à  ce  point  sur  une  des  données  fondamentales 
du  christianisme,  que  penser  des  autres?  Que  penser  surtout 
de  la  foule  des  esprits  médiocres  qui,  versés  plus  ou  moins  dans 
la  connaissance  des  faits  scientifiques  de  l'ordre  matériel,  ont 
oublié.  —  s'ils  les  ont  jamais  connus  —  les  prin  cipes  les  plus 
élémentaires  dn  l'usage  de  la  raison? 

Aussi,  plus  que  jamais  aujourd'hui,  —  comme  le  signalait  déjà, 
il  y  a  plus  de  vingt  ans,  le  grand  et  à  jamais  illustre  évèque 
d'Orléans,  —  l'ignorance  profonde,  même  dans  les  classes  les 
plus  éclairées,  de  la  religion  chrétienne  et  du  véritable  esprit  de 

(1)  Cf.  le  Dictionnaire  apologétique  de  la  foi  catholique,  col.  2366  à  2373.  — 
Paris,  18S9,  Delhomme  et  Briguée. 


LES   CRITÈRES   THÉOLOGIQUES  445 

l'Église,  est-elle  l'une  des  principales  causes  de  l'indifférence  (tes 
uns,  de  l'éloignement  oa  même  de  l'hostilité  des  autres. 

C'est  pourquoi  le  livre  de  M.  le  chanoine  di  Bartolo,  traduit 
en  un  français  élégant,  vient  fort  à  propos  pour  éclairer  noinbre 
d'esprits  sincères,  au  fond  plus  religieux  qu'ils  ne  le  croient  eux- 
mêmes.  Ils  sont  éloigîiés  de  l'Eglise  par  une  foule  de  préjugés  issus 
d'une  connaissance  insuffisante  de  ses  enseignements,  et  surtout 
entretenus  par  beaucoup  d'écrivains,  soit  de  l'ordre  des  sciences, 
soit  de  l'ordre  philosophique.  Faute  d'une  suffisante  étude  préa- 
lable, ces  écrivains  jugent  des  choses  de  la  rehgion  non  d'après  la 
réalité  de  ses  enseignements,  mais  d'après  des  concepts  arbitraires 
et  qui  ne  reposent  sur  rien  ou  s'appuient  tout  au  plus  sur  des 
opinions  particulières  qui,  à  aucun  égard,  ne  font  loi  dans  l'Eglise. 

RétabUr,  dans  son  expression  vraie,  l'affirmation  catholique, 
mal  comprise  ou  mal  interprétée  (sincèrement  chez  plusieurs,  non 
toujours  avec  une  entière  bonne  foi  chez  certains  autres),  est 
donc  une  œuvre  essentiellement  utile,  opportune  et,  ajouterons- 
nous,  nécessaire.  Elle  est  nécessaire  pour  parer  au  danger  que 
crée  cette  erreur  religieuse,  volontaire  ou  non,  ainsi  propagée,  et 
à  laquelle  l'apologiste  ne  saurait  demeurer  indifférent. 

Le  simple  exposé  de  ce  qui  est  le  véritable  enseignement  de  la 
foi  catholique  serait  déjà,  à  lai  seul,  une  véritable  apologie,  répon- 
dant bien  à  la  situation  que  nous  signalons.  Si  cet  exposé  n'est 
pas,  à  proprement  parler,  contenu  dans  les  Critères  théologiques, 
du  moins  ce  hvre  donne-t-il  les  moyens  de  l'établir,  par  cela  d'abord 
qu'il  répond  à  cette  question  :  «  De  quelles  ressources  disposons- 
nous  pour  vérifier  les  titres  d'une  doctrine  qui  se  présente  à  nous 
comme  la  vérité  révélée,  ou  comme  appartenant  dans  une  certaine 
mesure  à  la  révélation?  »  Par  cela  encore  que,  dans  son  ensemble 
et  ses  détails,  il  s'efforce  de  mettre  en  évidence  «  la  logique  sévère 
qui  préside  au  développement  de  la  foi  )>;  par  cela  enfin  qu'il  rend 
é\'idente  cette  vérité  que  la  doctrine  catholique,  bien  loin  d'an- 
nihiler ou  d'opprimer  la  raison,  comme  certaines  écoles  affectent 
tant  de  le  proclamer,  est  essentiellement  au  contraire  le  système 
rationnel.  Elle  est  en  effet  le  système  qui,  nonobstant  les  préten- 
tions des  soi-disant  Ubres  penseurs,  laisse  à  l'intelligence,  à  la 
pensée  humaine,  la  part  la  plus  grande  de  vraie  liberté;  et 
l'ouvrage  du  docteur  Salvatore  di  Bartolo  en  fournit  la  preuve 
d'un  bout  à  l'autre. 


k 


Ilhll  REVUE    DE    MONDE    CATHOLIQUE 

Que  si  l'on  objectait  cette  proposition  si  souvent  émise  par 
les  esprits  paresseux  ou  superficiels  qui  s'arrêtent  aux  difficultés 
extérieures  sans  chercher  à  les  approfondir  :  «  Pourquoi  tant  de 
recherches  et  tant  d'étude?  Si  la  doctrine  catholique  est  vraie, 
pourquoi  toutes  ces  objections,  toutes  ces  difficultés  à  surmonter  ?  w 
La  réponse  serait  facile.  Les  obscurités,  les  objections  viennent 
bien  moins  de  la  doctrine  elle-même,  que  de  la  manière  dont  elle 
est  faussée,  dénaturée,  travestie  par  ceux  qui,  sincèrement  ou  non, 
lui  font  une  guerre  incessante.  Ces  travestissements,  ces  fausses 
expositions  des  objets  de  la  foi,  varient  sans  cesse  et  sans  cesse 
revêtent  une  forme  nouvelle.  Il  faut  donc  que  la  défense  varie  ses 
réponses  et  ses  moyens  d'action  à  proportion  des  variations  de 
l'attaque.  D'ailleurs  si  la  foi,  enseignement  donné  par  Dieu  lui- 
même,  est,  par  le  fait  immuable  dans  ses  principes,  il  ne  résulte 
pas  de  là  que  la  science  spéciale  qui  a  mission  de  mettre  en  œuvre 
ces  principes  et  d'en  faire  l'application,  ne  soit  pas  elle-même 
sujette,  comme  toute  science  humaine  —  et  elle  est  humaine  par 
ce  côté,  tout  en  étant  divine  par  son  principe  —  au  perfectionne- 
ment et  au  progrès.  Sans  pouvoir  s'accroître  e7i  elle-même,  la 
vérité  révélée  peut  trouver  des  moyens  de  pénétrer  plus  profondé- 
ment et  plus  complètement  dans  les  intelligences;  elle  peut  rencon- 
trer une  expression  plus  parfaite  et  plus  en  harmonie  avec  le  déve- 
loppement intellectuel  de  l'humanité.  Ajoutons  enfin  que  le  minimum 
des  vérités  strictement  nécessaires  à  connaître  pour  le  salut  en 
l'autre  monde,  —  s'il  est  suffisant  à  ces  âmes  simples,  mais  de 
moins  en  moins  nombreuses,  qui  ont  encore  ce  qu'on  appelle  la  foi 
du  charbonnier ,  —  ne  satisfait  pas  les  exigences  intellectuelles  d'un 
grand  nombre.  Beaucoup  de  croyants  sincères,  très  fermes  même, 
veulent  se  rendre  compte  des  motifs  de  leur  croyance  ;  ils  repoussent 
la  foi  aveugle,  il  leur  faut  la  crédibilité.  C'est  leur  droit  :  rationa- 
bile  sit  obsequium  vestriim,  a  dit  saint  Paul  dans  son  épître  aux 
Romains  (1).  On  peut  même  dire  que  c'est  un  devoir,  au  moins 
pour  ceux  à  qui  le  don  d'une  intelligence  plus  ouverte,  plus 
étendue  ou  plus  déliée,  permet  de  recevoir  une  plus  grande  somme 
de  vérité  et  de  lumière. 

C'est  à  ces  divers  besoins,  à  ces  diverses  situations  que  répond 
l'ouvrage  du  savant  chanoine  palermitain.  Il  s'adresse  à  tous  les 

(1)  Cap.  XII,  V.  1. 


I.ES    CRITÈRES    THÉOLOGIOUF.S  hho 

esprits  de  bonne  foi  soucieux  de  la  vérité,  qu'ils  partagent  ou  non 
nos  croyances,  qu'ils  soient  même  dissidents  de  la  véritable  Église. 
Maintenant,  que  ce  livre  contienne  des  points  sur  lesquels  il  puisse  y 
avoir  divergence  d'opinion  parmi  même  les  théologiens  catholiques,  il 
ne  faut  pas  s'en  étonner  :  ajoutons  que,  en  des  matières  aussi  délicates, 
il  est  à  peu  près  impossible  qu'il  en  soit  autrement.  Immuable  dans 
le  dogme  et  les  principes  de  la  morale,  comme  on  l'a  dit  plus  haut, 
la  théologie  est  humaine,  dans  une  certaine  mesure,  quant  au  déve- 
loppement scientifique  et  à  l'exposition  des  vérités  dont  elle  a  le 
dépôt  :  elle  est  donc,  à  cet  égard,  sujette  au  progrès  et  par  conséquent 
à  la  discussion  qui  en  est  un  élément.  Or  l'Église,  quoi  qu'en  dirent 
ses  ennemis,  a  toujours  professé  le  plus  grand  respect  pour  le  droit 
de  discussion  dans  le  champ  très  vaste  des  matières  libres. 

Nous  ne  saurions  mieux  faire,  au  surplus,  pour  nous  abriter  contre 
le  reproche  d'incompétence  que  d'austères  censeurs  pourraient  nous 
adresser,  que  de  citer  les  paroles  qu'adressait  naguère  à  l'auteur  an 
théologien  français  bien  connu  : 

«  Je  ne  puis  assez  vous  féliciter  de  l'ordre  et  de  la  méthode  que 
vous  avez  apportés  dans  ces  matières  délicates.  Grâce  à  vos  divisions, 
et  aux  propositions  tantôt  positives,  tantôt  négatives,  la  lumière  se 
fait  partout,  les  moindres  secousses  sont  exprimées  clairement.  C'est 
là  un  excellent  travail  de  théologien,  très  commode  en  même  temps 
pour  la  rapidité  des  recherches.  On  a  dû  vous  en  louer  de  toutes 
parts...  C'est  un  excellent  arsenal  sur  cette  question  toujours  si 
grave,  toujours  si  actuelle,  des  loci  theologici ;  c'est  un  pas  en 
avant,  très  heureux  et  très  opportun  sur  bien  des  points;  c'est  dans 
tous  les  cas,  un  effort  très  utile  vers  la  lumière  et  la  vérité.  » 

Un  tel  témoignage  nous  paraît  de  nature  à  rassurer  pleinement 
ceux  de  nos  lecteurs  qu'auraient  pu  rendre  hésitants  les  points  de 
divergence  avec  d'autres  théologiens,  que,  sans  nous  permettre  de 
les  apprécier,  nous  avons  cru  devoir  néanmoins  signaler  dans  le 
cours  de  cette  rapide  étude. 

Jean  d'Estienne. 


\ 


LE  PORT  DE  CHERBOURG 

SON  PASSÉ,  SON  PRÉSENT,  SON  AVENIR 


Quand  Napoléon  eut  pris  dans  ses  mains  les  rênes  du  gouverne- 
ment, il  donna  d'abord  tous  ses  soins  à  assurer  la  paix  intérieure  et 
à  panser  les  plaies  les  plus  douloureuses  de  la  France;  mais  son 
attention  ne  tarda  pas  h  être  éveillée  du  côté  du  port  de  Cherbourg 
que  la  guerre  avec  l'Angleterre  devait  rendre  plus  précieux  que 
jamais,  et  il  donna  des  ordres  ]X)ur  que  l'on  poussât  vigoureusement 
les  travaux.  Une  armée  de  carriers  minait  les  flancs  de  grès  du 
Roulze  et  il  semblait  qu'on  allait  précipiter  cette  montagne  dans  la 
mer.  Les  grands  événements  qui  surgirent  bientôt  ralentirent  un 
peu  cette  activité  dévorante.  Néanmoins,  en  1812,  le  nombre  des 
ouvriers  employés  était  de  1058.  Ce  chiffre  se  décomposait  ainsi  : 

l  ingénieur,  1  conducteur  principal,  conducteurs  ordinaires.     ...  '20 

Equipages  de  chaloupes  pour  mener  les  ouvriers  à  la  digue 31 

Charpentiers,  forgerons,  poulieurs 11 

Ouvriers  militaires 3iO 

Travailleurs  espagnols   (prisonniers) 300 

Carriers  et  voituriers  pour  transporter  les  matériaux S7 

Divers 10 

Equipages  de  chaloupes  pour  transporter  les  blocs  de  pierre.     .     .     .  204 

Equipages  de  chaloupes  au  service  des  entrepreneurs 18 

Total  égal.     .     .    .    ~  1058 

On  voit  par  ce  tableau  comment  se  distribuait  le  travail  sur  un 
aussi  vaste  chantier. 

Les  efforts  étaient  d'autant  plus  méritoires  que  de  terribles  acci- 
dents avaient  porté  auparavant  le  découragement  dans  bien  des 
cœurs.  Plusieurs  fois  les  flots  semblèrent  se  jouer  des  calculs  des 
savants.  M.  Cochin,  le  nouvel  ingénieur,  n'avait  rien  trouvé  de 
mieux  à  faire  que  de  plonger  dans  la  mer  des  blocs  de  pierre  sèche 
de  dimensions  colossales,  mesurant  20  pieds   cubes  et  pesant  de 

(!)  Voir  la  Revue  du  l^""  octobre  1890. 


LE    PORT    DE    CHERBOURG  Zf/jT 

9  à  SOCO  livres.  Il  les  abandonnait  ainsi  aux  hasards  des  courants 
et  aux  mouvements  impétueux  des  flots.  H  croyait,  comme  il  Ta 
écrit  dans  un  méoioire  que  nous  avons  sous  les  yeux  et  qui  fut 
approuvé  par  trois  hommes  (1) ,  qui  font  autorité  en  cette  matière,  que 
si  l'homme  est  assez  fort  pour  entasser  des  rochers  au  milieu  de  la 
mer,  l'action  des  flots  peut  seule  les  disposer  de  la  manière  la  plus 
propre  à  en  assurer  la  stabilité.  Malheureusement  plusieurs  tempêtes 
vinrent  démontrer  brutalement  que  la  science  de  l'homme  est  tou- 
jours courte  et  que  ses  observations  sont  souvent  incomplètes.  L'élé- 
vation de  la  digue  avait  déjcà  permis  d'y  faire  des  travaux  assez 
importants  de  forlificalion.  Du  rivage  on  voyait  poindre  au  large, 
sur  un  ilôt  factice,  une  batterie  formée  de  Zi  pièces  de  36  et  de 
2  obusiers.  La  digue  qui  supportait  cet  armement  avait  atteint 
195  mètres  de  longueur.  Le  12  décembre  1803  commença  à  souffler 
une  tempête  qui  dura  six  jours.  Sous  l'effort  des  vents  et  des  flots 
les  épaulements  du  fort  furent  démolis.  C'était  un  avertissement. 

Les  dégâts  furent  bien  vite  réparés  et  l'on  poursuivit  avec  ardeur 
les  travaux  hydcauliques  et  militaires.  En  1808,  la  partie  centrale  de 
la  digue  était  couronnée  par  un  fort  où  cent  cinquante  hommes 
trouvaient  un  abri  réputé  inviolable  dans  deux  pavillons  qui  avaient 
la  forme  d'une  tente.  La  plate-forme  contenait,  en  outre,  une 
maison  pour  les  gardiens,  un  corps  de  garde,  une  poudrière  et  un 
magasin  de  vivres. 

Le  12  février  1808,  un  ouragan,  sans  exemple  pour  les  plus  vieux 
marins,  éclata  vers  quatre  heures  du  matin,  il  venait  du  nord-ouest. 
Ses  effets  furent  désastreux  :  la  mer  en  passant  par-dessus  la  plate- 
forte  balaya  tout  sur  son  passage.  Sa  force  était  telle  qu'elle  entraîna 
par-dessus  le  parapet  des  blocs  arrachés  aux  profondeurs  du  large. 
Caserne,  magasin  d'artillerie,  terre-plein  de  maçonnerie,  tout  dis- 
parut en  même  temps  que  les  deux  cent  quarante-six  personnes, 
militaires,  ouvriers,  femmes  et  enfants  que  l'on  croyait  en  sûreté. 
Un  réduit  que  l'on  appelait  a  les  grottes  »  et  qui  avait  été  cons- 
truit dans  un  massif  du  bassin,  au-dessous  du  sol,  renfermant  le 
cachot,  une  citerne  et  des  latrines,  résista  seul.  Une  trentaine 
d'hommes  qui  y  avaient  cherché  un  refuge,  furent  retirés  sains  et 
saufs  après  la  tourmente. 

De  nouvelles  tempêtes  eurent  encore  lieu  :  elles  détruisaient  au 

(1)  MM.  de  Prony,  Charles  Dupin  et  Giraud. 


llhS  REATE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

fur  et  à  mesure  les  travaux  exécutés  en  dehors  de  l'eau  et  disper- 
saient ces  matériaux  amassés  avec  tant  de  peine  et  qu'on  avait  vus 
ne  former  qu'un  seul  corps.  On  ouvrit  enfin  les  yeux.  Nous  lisons 
dans  un  mémoire  que  «  le  bon  sens  public  se  prononçait  énergique- 
ment  contre  les  erreurs  trop  manifestes  de  la  science  ». 

C'est  vers  cette  époque  que  Napoléon  vint  visiter  les  travaux; 
mais  son  génie,  quelque  grand  qu'il  fût,  ne  pouvait  triompher  de  la 
nature.  11  devait  bientôt  en  faire  une  nouvelle  et  plus  cruelle 
expérience  dans  les  steppes  glacés  de  la  Russie. 

L'expérience  avait  amplemeni  démontré  que  si  les  gros  blocs 
déposés  sous  le  sol  sous-marin  finissaient  par  prendre  une  assiette 
à  peu  près  définitive  en  se  tassant  les  uns  auprès  des  autres,  de 
manière  à  former  une  grande  masse,  il  n'en  était  pas  de  même  de 
ceux  que  l'on  plaçait  au-dessus  de  ces  premières  fondations  et  qui, 
se  trouvant  au  niveau  de  la  mer,  étaient  exposés  aux  agitations  des 
flots.  Le  lecteur  peut  se  rappeler  ici  ce  qui  a  été  précédemment 
exposé  du  calme  de  la  mer  à  une  certaine  profondeur  et  de  son 
mouvement,  plus  ou  moins  vif,  mais  perpétuel,  à  la  surface  où 
l'élément  liquide  devient  le  jouet  des  vents.  Ce  ne  fut  toutefois 
qu'en  1823  que  le  système  Cachin  se  trouva  définitivement  con- 
damné. 11  convient  d'observer  que  les  deux  invasions,  l'occupation 
du  territoire  par  les  armées  étrangères  et  la  situation  obérée  de  nos 
finances,  en  contraignant  le  gouvernement  de  la  Restauration  à  de 
strictes  économies,  avaient  fait  subir  aux  travaux  de  la  rade  de 
Cherbourg  un  grand  ralentissement.  L'administration  réparatrice 
de  M.  de  Villèle,  le  véritable  créateur  de  notre  crédit  et  le  succès 
de  l'expédition  d'Espagne,  mirent  le  gouvernement  des  Bourbons 
hors  de  page  et  lui  donnèrent  la  pensée  en  même  temps  qu'ils  lui 
fournirent  les  moyens  de  consacrer  des  sommes  considérables  aux 
travaux  de  la  défense  nationale. 

En  1828,  le  ministre  de  la  marine,  M.  Hyde  de  Neuville  donna 
une  nouvelle  impulsion  aux  efforts  faits  depuis  si  longtemps.  L'in- 
génieur M.  Fouques-Duparc  calcula  que  la  force  de  la  lame  poussée 
par  la  marée  et  le  vent  équivaut  à  la  pression  de  3000  kilogrammes 
par  mètre  carré.  Pour  la  vaincre,  il  renonça  aux  blocs  non  liés  entre 
eux,  et  il  proposa  de  construire  des  blocs  en  maçonnerie  fondés  au 
niveau  des  plus  basses  mers  ;  là  où  l'action  des  flots  commence  à 
se  faire  sentir.  Pour  consolider  l'équilibre  de  la  masse  plongée  sous 
les  eaux  et  qui  servît  de  base  aux  constructions  nouvelles,  on  eut 


LE   PORT  DE   CHERBOURG  l\ll9 

soin  de  multiplier  les  pierres  perdues  aux  abords  de  la  digue,  du 
côté  du  large,  et  de  les  disposer  de  façon  à  lui  servir  de  rempart. 
Ce  plan  qui  reçut  l'approbation  du  conseil  des  ponts  et  chaussées 
(Ml  1832,  réussit  parfaitement  et  produisit  les  résultats  que  l'on 
admire  aujourd'hui. 

La  digue  dont  les  derniers  travaux  n'ont  été  terminés  qu'en  1858, 
sous  la  direction  de  M.  Reibell,  est  d'une  solidité  à  toute  épreuve. 
L'enrochement  comprimé  par  un  poids  estimé  à  20,000  kilo- 
grammes par  mètre  carré,  n'a  subi  qu'un  tassement  local  peu  sen- 
sible :  la  partie  supéiieure  (en  maçonnerie  liée,  comme  il  vient 
d'être  dit)  est  demeurée  intacte.  Ce  résultat  ne  surprendra  pas, 
quand  on  saura  que  !e  mètre  couvrant  de  ce  couronnement  pèse  plus 
de  200  tonnes  et  qu'il  a  10  mètres  d'épaisseur.  Un  fait  a  donné  la 
mesure  de  ce  que  la  digue  peut  supporter.  L'ouragan  du  16  fé- 
vrier 1866  qui  a  jeté  à  la  côte  vingt-deux  navires  ancrés  en  rade, 
n'a  pu  entamer  la  partie  supérieure,  tandis  que  les  énormes  blocs 
du  large,  lancés  par-dessus  le  sommet,  retombaient  dans  l'intérieur 
de  la  rade  en  même  temps  que  les  lourdes  pièces  d'artillerie 
arrachées  de  leurs  embrasures. 

Le  terre-plein  de  la  digue  s'élève  de  trois  mètres  au-dessus  du 
niveau  des  plus  hautes  marées. 

Les  hommes  du  métier  s'accordent  pour  déclarer  que  la  digue  de 
Cherbourg  peut  défier  les  siècles,  et  que  les  derniers  jours  du 
monde  la  verront  encore  subsister,  à  moins,  bien  entendu,  de 
quelque  cataclysme.  C'est  comme  un  immense  rocher  artificiel  que 
le  génie  de  l'homme  a  créé  pour  suppléer  au  défaut  de  la  nature. 

Parallèlement  aux  travaux  de  la  digue  avaient  marché  ceux  qui 
avaient  pour  objet  l'établissement  d'un  arsenal  maritim.e.  On  ne 
s'était  pas,  en  effet,  uniquement  proposé  pour  but  d'avoir  une  rade 
])rête  à  recevoir  une  flotte  naviguant  dans  ces  parages,  mais  de 
creuser  un  port  où  les  vaisseaux  pourraient  être  construits  à  l'abri 
des  attaques  de  l'ennemi  et  d'où  il  leur  serait  loisible  de  sortir  en 
toute  sécurité.  Nous  avons  fait  connaître  précédemment  la  situation 
de  l'arsenal,  à  l'ouest  de  la  ville,  en  remontant  un  peu  vers  le  nord. 
La  prévoyance  de  Vauban  avait  acquis  longtemps  à  l'avance  ce  ter- 
rain qui  prit  alors  le  nom  de  Pré-du-Roi,  et  qui  se  trouve  non  loin 
de  l'embouchure  de  la  Divette  et  du  petit  ruisseau  de  Troitebec.  Le 
fort  du  Hommet  en  défend  les  approches. 

L'arsenal  n'est  guère  moins  merveilleux  que  la  digue,  creusé  qu'il 


^50  r.EVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

est  dans  le  roc  vif  à  une  profondeur  de  19  mètres,  sur  une  super- 
llcie  de  97  hectares.  On  calcule  que  la  quantité  de  matériaux  solides 
qui  en  a  été  extraite  est  représentée  par  le  chiffre  de  3,621,222  mè- 
tres cubes.  C'est  l'équivalent  de  la  masse  d'une  des  grandes  pyra- 
mides d'Egypte  ;  aussi  l'on  a  pu  dire  que  celui  qui  le  regarde  a  sous 
les  yeux  une  pyiamide  en  creux.  La  forme  est  celle  d'une  équerre 
dont  l'hypothénuse  serait  remplacée  par  un  quart  d'aval.  Il  se  com- 
pose d'un  avant-port  et  de  deux  bassins  avec  cales  de  construc- 
tion, où  flottent  de  nombreux  bâtiments  de  guerre  de  toutes  dimen- 
sions, et  sur  les  quais  desquels  s'élèvent  de  nombreux  magasins 
qu'il  est  inutile  d'énumérer.  Notons  seulement  l'établissement  des 
subsistances  qui  a  un  aspect  tout  à  fait  monumental  et  la  salle 
d'armes  qui  renferme  quarante  mille  armes  à  feu  et  vingt-cinq  mille 
armes  blanches.  On  connaît  le  goût  dont  font  preuve  nos  militaires 
et  nos  marins  pour  disposer  ces  objets  étincelants,  de  façon  à 
charmer  les  yeux  et  à  changer  des  trophées  en  roses,  en  fleurs  de 
tout  genre,  en  arbustes,  comme  pour  déguiser  sous  des  apparences 
aimables  ce  qui  pourrait  éveiller  des  idées  funèbres.  N'oublions  pas 
la  bibliothèque  bien  munie  de  caries,  de  plans  et  de  livres  spéciaux, 
dont  le  conservateur  joint  à  une  érudition  consommée  les  plus 
parfaites  manières  de  l'homme  du  monde,  et  à  l'extrême  obligeance 
duquel  nous  devons  l'indicaîion  des  sources  où  nous  avons  puisé 
pour  composer  cette  étude.  Nous  nous  reprocherions  de  ne  pas 
mentionner  la  chapelle,  charmant  édifice  gothique,  qui  a  été  con- 
sacrée le  30  août  1863  et  qui  est  ouverte  au  public. 

Nul  n'ignore  que  les  marins  sont  très  religieux;  ils  rendent  volon- 
tiers hommage  à  ce  Dieu,  dans  les  mains  puissantes  duquel  ils 
sentent  que  leur  vie  est  suspendue  au  milieu  des  tempêtes  de  l'Océan. 
On  nous  citait  un  officier  supérieur  qui  quittait  chaque  matin,  à 
cinq  heures,  le  vaisseau  qu'il  commandait  en  rade,  et  se  faisait  con- 
duire à  l'église  de  la  Trinité,  où  il  entendait  la  messe  et  communiait 
assez  à  temps  pour  être  de  retour  à  son  bord  à  l'heure  où  le  service 
exigeait  sa  présence.  Aussi  la  religion  a-t-elle  présidé  à  l'inaugura- 
tion des  deux  bassins  qui  portent  le  nom  des  souverains  sous  le 
règne  desquels  ils  ont  été  respectivement  terminés,  Charles  X  et 
Napoléon.  Le  25  août  1829,  et  le  7  août  1858,  le  duc  d'Angoulême 
d'une  part,  et  de  l'autre  Napoléon  III  et  l'impératrice  présidaient  à 
ces  cérémonies  grandioses  qui  témoignaient  des  efforts  et  des  luttes 
du  génie  humain  aux  prises  avec  la  nature  qu'il  avait  réussi  à 


I 


LE    PORT    DE    CHERROURG  ^51 

s'asservir,  et  dans  ces  deux  circonstances  l'évèque  de  Coutances  éle- 
vait la  voix  pour  bénir  les  flots  et  les  hommes. 

Bien  que  Cherbourg  ne  soit  pas  principalement  et  par  destination 
première  et  spéciale  un  port  d'armement,  son  arsenal  occupe  néan- 
moins, à  ce  point  de  vue,  un  rang  honorable.  On  compte  de  179/i  à 
1866,  138  bâtiments  de  tous  ordres  construits  sur  ses  chantiers, 
plusieurs  ont  été  armés  sur  les  lieux  mêmes.  Le  premier  vaisseau 
de  haut  bord  qui  ait  été  lancé  des  cales  Chantereyne  l'a  été  le 
12  octobre  181  "2.  Nous  avons  admiré  récemment  V Alger ^  superbe 
croiseur  d'un  type  excellent,  auquel  on  travaillait  avec  activité  et 
qui  sera  terminé  prochainement.  Le  nombre  des  ouvriers  occupés 
à  l'arsenal  s'élève  en  moyenne  à  5U00. 

Un  tableau  que  nous  avons  pu  consulter  à  la  bibhothèque  de  l'ar- 
senal établit  la  part  contributive  de  chaque  gouvernement,  dans  les 
dépenses  causées  par  l'exécution  de  ces  immenses  travaux.  Cet  état 
n'embrasse  pas  seulement  les  constructions  hydrauliques,  mais 
aussi  les  fortifications  et  les  bâtiments  élevés  par  le  génie.  Nous 
croyons  que  la  comparaison  de  ces  chiffres  n'est  pas  sans  offrir 
quelque  intérêt. 

Ancienne  monarchie 41     millions. 

Première  république néant        — 

Consulat  et  empire 38  — 

Restauration 12  — 

Règne  de  Louis-Philippe 50  — 

Deuxième  république 19  — 

Règne  de  Napoléon  III 72  — 

Total.    ...       232         — 

Quoique  l'ensemble  des  travaux  n'ait  pas  été  sensiblement  modifié 
depuis  l'achèvement  du  second  bassin,  de  nouvelles  dépenses 
ont  été  faites.  Il  est  permis  de  dire  que  l'on  travaille  cons- 
tamment à  pei'fectionner  l'arsenal  et  à  le  mettre  à  la  hauteur  des 
progrès  continuels  de  l'architecture  navale.  A  l'heure  actuelle  on 
élargit,  à  grands  frais,  l'ouverture  de  l'avant-port,  devenue  trop 
étroite  pour  le  passage  des  immenses  cuirassés  qui  sortent  aujour- 
d'hui de  nos  chantiers.  Aussi  le  chiffre  total  donné  plus  haut  ne 
peut  être  considéré  comme  définitif. 

Avant  de  quitter  Cherbourg,  il  sera  curieux  de  comparer  briève- 
ment ses  étabhssements  maritimes  et  militaires  avec  ceux  des 
autres  ports  appartenant  à  l'État  sur  le  littoral  français  et  même 


^52  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

avec  ceux  ceux  d'un  port  anglais  qui  fait  face  à  la  cité  normande 
de  l'autre  côté  de  la  Manche.  On  connaît  l'admirable  disposition  de 
la  rade  et  du  port  de  Brest.  La  nature  a  tout  fait  pour  cette  pai- 
sible et  immense  rade  qu'un  étroit  goulet  d'une  défense  facile  met 
en  communication  avec  l'Océan,  et  pour  ce  port  situé  en  eau  pro- 
fonde et  enfoncé  dans  la  terre,  le  long  d'une  rivière  sinueuse,  de 
façon  à  être  protégé  contre  toute  attaque  du  dehors.  Lorient  trouve 
dans  les  mille  récifs  et  les  îlots  nombreux  du  ÎUorbihan,  ainsi  que 
dans  les  berges  très  élevées  du  petit  fleuve  à  l'embouchure  duquel 
s'ouvre  le  port,  une  protection  presque  aussi  grande.  Rochefort  a 
lîle  d'Aix  couverte  de  fortihcations  et  qui  tient  à  distance  une 
flotte  ennemie,  les  22  kilomètres  qu'il  faut  franchir  pour  aborder 
à  l'arsenal,  et  le  lit  profond  de  la  Charente  qui  alimente  son  port. 
Toulon  enfin  abrite  ses  vaisseaux  et  ses  magasins  au  fond  de  deux 
rades,  derrière  des  promontoires  nombreux,  sous  le  feu  des  ouvrages 
défensifs  nombreux  qui  couronnent  les  hauteurs  environnantes, 
notamment  le  mont  Furet.  Il  faut  avouer  que  la  situation  de  Cher- 
bourg en  avant,  à  l'extrémité  d'une  pointe,  est  loin  d'offrir  ces 
avantages;  mais  les  inconvénients  qui  résultent  de  sa  topographie 
périlleuse  sont,  en  partie,  compensés  par  l'appréhension,  pour  ne 
pas  dire  l'eflroi,  inspirée  à  l'Angleterre  par  le  front  menaçant  de  ce 
bastion.  Cherbourg  est  une  sentinelle  sur  les  bords  de  la  Manche, 
pour  empêcher  cette  mer  d'être  uniquement  un  canal  anglais, 
comme  nos  voisins  l'appellent  avec  une  rare  impertinence  [the 
British  channeî).  A  moins  d'abdiquer  honteusement,  de  fuir  et  de 
nous  cacher  devant  nos  orgueilleux  rivaux,  nous  ne  pouvions  nous 
dispenser  d'avoir  un  port  militaire  sur  la  Manche.  Or,  il  se  trouve 
malheureusement  que  le  rivage  méiidional,  celui  qui  nous  appar- 
tient, n'offre  nulle  part  ces  anses  abritées  dans  les  terres  alimentées 
par  les  cours  de  rivières  profondes,  comme  il  s'en  trouve  tant  sur 
le  littoral  britannique. 

Considérons,  par  exemple,  Plymouth.  Si  nous  examinons  la  con- 
figuration des  lieux,  nous  verrons  que  le  havre  est  formé  par  une 
forte  échancrure  du  rivage  dans  le  voisinage  d'un  fleuve  au  lit 
profond,  le  Plym,  près  duquel  la  Divette  française  n'est  qu'un 
ruisseau  insignifiant.  Le  havre,  sur  les  bords  duquel  s'élèvent  les 
établissements  maritimes,  communique  avec  la  haute  mer,  d'abord 
par  un  passage  étroit,  puis  par  un  canal  plus  large.  Au  milieu  de 
ce  canal  s'élève,  en  face  de  la  passe  précitée,  l'île  Saint-Nicolas^ 


LE    PORT   DE   CHERBOURG  hÔS 

hérissée  de  canons.  Jugeant  insuffisante  cette  défense  naturelle, 
les  Anglais  ont  établi,  à  l'entrée  du  canal,  mais  à  l'intérieur,  de 
façon  à  être  protégé  par  ses  bords,  un  break  loater  ou  brise-lames 
qui  rappelle,  sur  de  moindres  proportions,  la  digue  de  Cherbourg, 
et  qui  est  destiné  au  même  but.  Il  résulte  d'un  mémoire  de  l'ingénieur 
Cochin,  précédemment  nommé,  que  ce  brise-lames  n'a  qu'une  lon- 
gueur de  lo6/i  mètres,  tandis  que  la  digue  en  mesure  3768.  La 
dépense  fut  évaluée  à  1  million  de  livres  sterUng  (25  millions  de 
francs) ,  ce  qui  porte  le  prix  du  mètre  courant  à  8717  francs  pour  le 
premier,  et  seulement  à  16Zil  pour  la  seconde.  La  construction  da 
break  water  ne  s'opéra  pas  sans  difficultés  :  plus  d'une  fois  la 
tempête  en  écréta  le  sommet.  L'étroitesse  relative  du  bassin  qu'il 
s'agissait  de  protéger  et  l'éloignement  du  port  et  des  chantiers, 
n'imposaient  pas  un  aussi  grand  développement  de  la  ligue  défensive. 

Répétons-le  :  la  nature,  si  prodigue  pour  nos  voisins,  a  été 
ingrate  pour  nous,  quant  à  la  configuration  de  la  côte.  Nous  nb 
pouvions  la  changer,  il  ne  nous  restait  qu'à  en  tirer  le  meilleur  parti 
possible,  et  c'est  ce  qui  semble  avoir  été  fait. 

Nous  disons  :  c'est  ce  qui  semble  avoir  été  fait.  D'autres  projets, 
en  effet,  avaient  été  formés,  que  nous  allons  exposer  tout  à  l'heure, 
on  y  renonça  pour  différents  motifs  qui  étaient  alors  valables. 
Aujourd'hui,  la  transformation  des  modes  de  navigation,  et  plus 
encore  peut-être  les  progrès  inouïs  accomplis  dans  l'artillerie  font 
naître  chez  quelques  personnes  le  regret  qu'on  n'ait  pas  suivi  le 
plan  en  question,  avec  le  désir  secret  de  le  voir  se  réaliser  plus  tard, 
mais  sur  des  proportions  énormes  et  véritablement  colossales. 

Il  avait  été  question  d'établir  le  port  militaire  à  la  place  qu'oc- 
cupe aujourd'hui,  et  qu'a  occupée  de  tout  temps,  le  port  de  com- 
merce. Notre  arsenal  eût  été  ainsi  retiré  tout  au  fond  de  la  rade, 
et,  par  conséquent,  plus  éloigné  des  bouches  à  feu  à  l'aide  desquelles 
l'ennemi  pourrait  tenter  un  bombardement.  Naguère  la  distance  à 
laquelle  s'élève  la  digue  était  suffisante  pour  conjurer  ce  danger;  à 
l'heure  actuelle,  grâce  à  la  portée  considérable  des  nouveaux  engins, 
il  n'en  est  plus  ainsi.  Supposons  une  ligne  de  vaisseaux  ennemis 
embossés  en  haute  mer,  par  un  temps  calme,  même  à  une  grande 
distance  de  la  digue,  par  exemple,  à  une  heue,  rien  n'empêcherait 
théoriquement  les  artilleurs  de  cette  flotte  de  diriger  un  feu  redou- 
table sur  l'arsenal.  Très  certainement  les  boulets  pourraient  y 
arriver  et  faire  œuvre  de  destruction. 

l^'   DÉCEMBRE   (n"   90j.    4«   SÉRIE.  T.   XXIV.  30 


Jl^ll  REVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

Nous  disons  théoiiquonent,  parce  que  les  choses  ne  se  passent 
jamais  dans  la  pratique  comme  sur  le  papier.  Quoi  qu'on  pense  et 
quoi  qu'on  dise,  en  dépit  de  la  puissance  de  la  vapeur  et  des  progrès 
douteux  de  la  tactique,  on  ne  déplace  pas  des  vaisseaux  et  des 
bataillons  comme  des  pions  sur  un  échiquier.  Une  poitrine  d'homme 
est  quelquefois  un  meilleur  rempart  qu'une  muraille  de  pierres,  et 
surtout  un  cœur  d'homme  peut  plus  peser  dans  la  balance  où  se 
décide  le  sort  des  combats  que  les  plus  savants  calculs  et  les  plus 
ingénieuses  combinaisons.  On  peut  croire  que  si  l'ennemi  poussait 
l'audace  jusqu'à  se  ranger  en  bataille  en  face  de  la  digue  (et  il  ne 
pourrait  occuper  une  autre  position),  les  quatre  ou  cinq  batteries  et 
les  '(ïjUatre  forts  casemates  qui  couronnent  le  fort  formidable  ne 
seraient  pas  embarrassés  pour  lui  répondre.  Tous  les  forts  qui 
entourent  Cherbourg  et  que  nous  avons  énumérés  précédemment, 
celui  du  Roule,  surtout  qui  ne  fait  qu'un,  pour  ainsi  dire,  avec  le 
roc  sur  lequel  il  est  as-^is,  feraient  converger  leurs  feux  sur  le  même 
objectif.  Dans  l'hypothèse  même  où  l'escadre  ennemie  échappant  à 
l'action  de  ces  salves  meurtrières,  parviendrait  à  franchir  la  p:\sse 
voisi^ne  do  l'arsenal,  elle  se  verrait  arrêtée  par  les  projeciles  lancés 
par  les  vingt-quatre  pièces  de  la  batterie  Sainte-Anne  située  sur  le 
littoral  et  qui  sont  du  plus  fort  calibre,  sans  parler  de  celle  du 
fort  Hommét  à  la  pointe  de  l'arsenal  même. 

Ce  n'est  pas  tout  :  les  abords  de  la  rade  sont  défendus  et  rendus 
presque  infranchissables,  par  un  système  savamment  étudié  de  tor- 
pilles qui  sont  toutes  prêtes  k  être  immergées  (quelques-unes  le  sont 
peut-être  dès  maintenant)  à  des  endroits  mathématiquement  déter- 
minés. Ces  torpilles  seraient  rehées  à  la  côte  par  des  fils  communi- 
quant à  des  abris  casemates  où  des  hommes  spéciaux  exercés  à  ce 
service  produiraient  des  explosions  à  un  moment  déterminé.  Indé- 
pendamment de  ces  torpilles  éclatant  sous  l'eau  automatiquement, 
il  y  aurait  des  torpilles  agissant  spontanément  et  qui,  grâce  à  l'ha- 
bileté et  au  dévouement  de  nos  officiers,  au  courage  de  nos  matelots, 
porteraient  le  désordre  et  la  mort  dans  les  rangs  ennemis.  Nous 
sommes  donc  loin  de  nous  trouver  désarmés,  et  l'on  peut,  en  outre, 
affirmer  une  chose,  c'est  que  nous  ne  serions  pas  pris  à  l'improviste. 

On  sait  que  l'attention  publique  a  été  attirée  sur  la  situation 

relativenrent  défavorable  faite  au  port  de  Cherbourg  et  que  des 

fonds  considérables  ont  été  votés  par  le  parlement  pour  y  remédier. 

4Jne  partie  a  été  consacrée  à  l'établissement  de  nouvelles  batteries 


LE    POF.T   DE    CHEHCOURG  455 

dont  nous  avons  indiqué  quelques-unes,  sans  qu'il  soit  utile  de 
nous  expliquer  plus  clairement.  On  a  également  dépensé  de  grosses 
sommes  pour  la  réfection  de  l'armement.  Ce  dernier  but  est-il  com- 
plètement atteint?  a-t-on  substitué  partout  où  il  était  nécessaire 
des  pièces  du  plus  fort  calibre  à  celles  qui  suffisaient  autrefois, 
mais  qui  aujourd'hui  n'exposerainî  qu'une  faible  résistance!  C'est 
ce  que  nous  ignorons,  ou  du  moins  ce  que  nous  devons  et  ce 
que  nous  voulons  ignorer.  Il  Si^'ait  bon  que  les  pouvoirs  publics 
eussent  l'œil  ouvert  sur  l'exécution  de  cette  partie  dn  plan  de 
défense  qui  est  capitale. 

Beaucoup  d'autres  projets  sont,  à  l'étude,  et  il  ne  paraît  pas 
qu'aucune  décision  ferme  soit  encore  intervenue.  Ainsi,  il  serait 
question  de  fermer  la  passe  du  nord-est  par  un  prolongement  de 
la  digue,  qui  serait  reliée  par  l'île  Pelée  au  continent.  Toutes  les 
ressources,  tous  les  eilbrts  pourraient,  dans  ce  cas,  être  concentrés- 
du  côté  de  la  passe  occidentale.  On  a  aussi  parlé  d'établir  en  pleine 
mer.  au-delà  de  la  digue,  par  des  m.oyens  dont  on  a  reconnu  i'efli- 
cacité  pour  la  consiruciion  de  cette  dernière,  des  espèces  de 
rochers  artificiels  sur  lesquels  on  élèverait  des  ouvrages  fortifiés 
qui  rempliraient  le  mêm.e  rôle  que  les  forts  détachés  au  dehors 
d'une  enceinte  continue.  On  hésite  naturellement  devant  la  diill- 
culté  d'asseoir  des  fondations  solides  à  une  si  grande  profondeur. 
Cependant,  les  sondages  opérés  permettent  de  considérer  l'opéra- 
tion comme  susceptible  d'exécution  sur  un  certain  nombre  de 
poinis.  On  compiend  que  la  création  des  ces  ouvrages  avancés 
aurait  pour  résultat  de  reculer  d^autant  la  ligne  d'attaque  et  de 
bombardement  de  l'ennemi. 

Il  y  a  enfin  des  ingénieurs  et  des  stratégistes  qui  soutiennent  que 
la  meilleure  défense  consisterait  dans  la  diversion  faite  par  une 
escadre  de  combat,  dont  la  mission  serait  d'inquiéter  l'ennemi  et 
de  le  gêner  dans  ses  opérations.  Sans  cette  mesure  offensive,  toutes 
les  précautions  de  nature  purement  défensive  risqueraient  de  de- 
venir inutiles.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  observer  que  cette 
tactique  convient  éminemment  à  notre  tempérament  national. 

En  définitive,  le  grand  objectif  que  Ton  doit  se  proposer  c'est 
d'éloigner  le  plus  posr^ible  l'arsenal  de  l'ennemi.  Cette  préoccupa- 
tion a  an^icné  certains  faiseurs  de  projets  à  reprendre  l'idée  que 
nous  rappelions  plus  haut,  mais  en  l'agrandissant  considérablemem. 
Ce  n'est  pas  seulement  à  l'embouchure  de  la  Divette  qu'on  voudrait 


^56  r.EVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

reporter  l'arsenal,  mais  plus  loin  dans  l'intérieur  des  terres,  dans 
la  vallée  au  fond  de  laquelle  coule  cette  rivière  minuscule.  On  sait 
que  la  vallée  de  la  Divette  est  une  des  plus  belles  de  France;  et  les 
amateurs  de  pittoresque  pourraient  être  tentés,  par  cette  seule  con- 
sidération, de  la  visiter.  Elle  est  assez  étroite  pour  que  l'œil  en  em- 
brasse aisément  les  contours  et  les  accidents;  assez  large  pour  que 
les  lignes  courbes  qui  la  dominent  aient  une  ampleur  suffisante.  Eh 
bien!  c'est  \k  qu'on  a  depuis  longtemps  pensé  à  creuser  un  bassin 
auquel  on  aurait  pu  donner  toutes  les  dimensions  voulues  et  que 
l'on  eût,  à  volonté,  établi  à  une  distance  telle  qu'on  eût  pu  braver 
les  bombes  et  les  obus.  Comme  le  terrain  est  meuble,  il  eût  offert 
bien  moins  de  résistance  à  la  pioche  et  au  pic  que  le  roc  vif  qu'il  a 
fallu  entamer  avec  tant  d'efforts  sur  l'emplacement  actuel  de  l'ar- 
senal. Ce  projet  eût  été  parfaitement  exécutable  il  y  a  un  siècle. 
Mais  qui  pouvait  alors  prévoir  la  portée  vraiment  effrayante  de 
l'artillerie  contemporaine?  Aujourd'hui  que  nous  possédons  un  éta- 
blissement considérable  et  florissant  à  la  pointe  du  Hommet,  ne 
serait-ce  pas  une  folie  que  de  le  sacrifier  pour  en  établir  pénible- 
ment un  autre,  au  prix  d'un  demi-milliard,  peut-être  davantage? 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  conclure.  Nous  avons  voulu  seule- 
ment mettre  toutes  les  pièces  du  procès  sous  les  yeux  de  nos  lec- 
teurs. Bornons-nous,  en  terminant,  à  deux  réflexions  :  la  première 
c'est  que,  depuis  seulement  la  fin  de  la  Commune,  nous  avons 
englouti  plus  d'argent  dans  des  entreprises,  les  unes  inutiles,  les 
autres  funestes  et  criminelles;  en  second  lieu,  soyons  bien  pénétrés 
de  cette  pensée  :  c'est  que  si  un  jour  les  Prussiens,  soit  seuls,  soit 
secondés  par  des  alliés  qu'il  est  inutile  de  nommer,  venaient  à  s'em- 
parer du  port  et  de  l'arsenal  de  Cherbourg,  on  ne  les  en  délogerait 
jamais.  A  ceux  qui  seraient  tentés  de  nous  trouver  pessimiste,  nous 
nous  contenterions  d'opposer  la  possession  plusieurs  fois  séculaire 
de  Calais  par  les  Anglais.  Nous  nous  abstenons  d'aucun  aperçu  sur 
les  conséquences.  Nous  nous  résumons.  La  France  possède  à 
Cherbourg  une  position  maritime  et  militaire,  dont  il  ne  faut  pas 
déprécier  les  avantages.  Mais,  après  dire,  notre  principale  force 
défensive  consisterait  dans  les  connaissances  et  le  courage  de  nos 
officiers  dont  plusieurs  nous  ont  révélé  des  qualités  hors  ligne 
comme  caractère  et  comme  patriotisme. 

Léonce  de  la  Rallaye. 


PORTRAITS  ALLEMANDS 


J'ai  donc  été  à  Geroldsau,  sous  l'ombre  des  grandes  sapinières, 
le  long  des  précipices,  le  long  des  ruisseaux  courants.  Au  moulin, 
on  trouve  un  jardin  où  l'on  peut  se  rafraîchir  à  bon  marché;  les 
prix  sont  affichés  sur  les  murs  et  les  arbres.  On  s'engage  ensuite 
dans  la  vallée,  qui  sent  bon  parce  qu'on  a  coupé  les  foins  tout 
récemment;  on  arrive  au  village  très  pittoresque,  au  milieu  de  prai- 
ries fleuries;  on  s'engage  de  nouveau  dans  la  forêt  et,  un  peu 
plus  loin,  on  est  à  la  cascade  :  une  miniature  de  cascade,  mais  très 
réussie,  surtout  à  cause  du  cadre,  des  plantes  grimpantes,  des  lianes 
pendantes,  des  jours  bien  ménagés  et  des  ombres  bien  placées. 

Vous  revenez  par  le  chemin  des  voitures,  si  vous  voulez;  alors 
vous  êtes  plus  vite  rendu,  mais  couvert  de  poussière  par  les  nom- 
breux équipages  qui  vous  croisent.  Les  paysans  entassent  les  four- 
rages sur  leurs  chariots  traînés  par  des  bœufs,  les  scieries  grincent 
des  dents  le  long  de  la  route;  ça  sent  bon  le  sapin  coupé...  Les 
Jjonnes  gens  vous  disent  tous  :  Giiten  Tag,  mcin  herrl  et  quand  on 
passe  devant  les  chalets  de  Lichtenthal,  ô  poésie!  vous  trouvez  des 
enseignes  telles  que  celle-ci  :  «  Irmengard  N...,  blumenmacherin. 
Irmengarde,  fleuriste  ».  Plus  loin,  une  croix  de  pierre  qui  date  de 
1775  :  on  voit  que  les  iconoclastes  français  n'ont  pas  passé  ici  ;  plus 
loin,  un  joli  tableau  :  c^est  une  petite  fille  très  mignonne,  les  che- 
veux blonds  coiffés  d'un  chapeau  de  paille  noire,  le  sac  au  dos, 
comme  un  soldat  absolument;  elle  revient  de  l'école  et  s'arrête 
au  bas  d'une  fenêtre  qui  encadre  une  autre  tête  blonde  :  un  petit 
garçon.  On  voudrait  voir  le  petit  garçon  au  pied  de  la  fenêtre  et  la 

(Ij  Voir  la  Revue  du  1"  novembre  1890. 


^58  REVL'E   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

petite  fille  en  haut.  Je  dis  ce  que  j'ai  vu,  malheureusement  je  ne 
sais  pas  assez  d'allemand  pour  avoir  pu  écouter  la  conversation  qui 
avait  l'air  très  fournie. 

Samedi  6  juin.  —  Rien  qu'un  ciel  pur,  une  nature  verdoyante  et 
tranquille...  le  repos,  le  délicieux  repos.  Vu  une  Allemande,  une 
jeune  fille  ou  une  jeune  femme  :  à  1  heure,  elle  arrive  dans  le 
jardin  de  l'hôtel,  s'installe  à  une  table,  demande  à  manger;  à 
3  heur>?s,  elle  mangeait  encore;  à  h  heures,  elle  buvait  encore. 
Après  avoir  absorbé  teutoniquement  deux  grandes  bouteilles  de 
bière  de  Carlsruhe,  elle  s'est  levée  et  est  partie  à  ses  affaires. 

Vers  6  heures,  comme  j'étais  en  train  de  prendre  mon  soupei\ 
une  de  nos  longues  Anglaises  vient  délibérément  à  moi,  engage  la 
conversation:  elle  avait  vingt  ans.  Je  suppose  qu'elle  a  voulu  tout 
simplement  faire  un  exercice  de  français;  elle  avait  connu  la  fille 
d'Emile  Souvestre,  là-bas  à  Brighton,  je  crois;  c'est  à  peu  près 
tout  ce  que  j'en  ai  pu  tirer. 

Dimanche  7.  —  Messe  entendue  à  l'abbaye,  à  7  heures.  Ce  sont 
les  religieuses  de  l'ordre  de  Gîteaux  qui,  cachées  derrière  leurs 
grilles,  chantent  l'office  sur  un  ton  plaintif  et  mélancolique.  L'église 
regorgeait  encore  de  fidèles;  j'ai  dû  me  tenir  debout  pendant  près 
d'une  heure;  pas  même  de  place,  devant  moi,  pour  m'agenouiUer 
à  l'élévation,  tellement  on  était  pressé  les  uns  contre  les  autres. 

Promenade  dans  les  rues  qui  sont  au-dessus  de  l'allée  de  Lich- 
tenthal,  vers  Baden;  d'abord  à  la  Léopoldshoe,  un  point  de  vue, 
trouvé  peut-être  bien  par  le  grand-duc  Léopold,  qui  a  commencé 
le  Bade  moderne,  lequel  lui  a  élevé  une  statue  au  bas  de  la 
Sophiensh^asse.  Les  rues  que  je  parcours,  et  qui  appartiennent 
moitié  à  la  ville,  moitié  à  la  campagne,  ont  nom  Friedrichstrasse, 
Kaisenvilhemstrasse,  Werderstrasse  :  les  noms  des  deux  souverains 
et  du- célèbre  général  badois  que  nous  connûmes  trop  en  1870.  Ce 
ne  sont  que  villas  et  palais  dans  les  jardins  et  les  fleurs.  Certaine- 
ment, grâce  aux  montagnes  et  aux  perspectives,  c'est  plus  beau 
que  Passy  et  Auteuil,  à  Paris.  Ce  que  je  n'aime  pas,  ce  sont  les 
écriteaux  multiples  portant  la  mention  :  Ferbotener  Eingang, 
Ferbotener  Durchgaag,  «  passage  ou  entrée  défendus  ».  C'est  sans 
doute  pour  se  mettre  en  garde  contre  les  indiscrétions  des  étran- 
gers; eh  bien!  qu'on  mette  une  grille,  qu'on  la  ferme!  quelques 
frais  de  plus;  la  belle  affaire!  Messieurs  les  favorisés  du  sort!  Près 
de  l'abbaye,  une  autre  inscription  est  plus  réjouissante  ;  Hauss  und 


PORTRAITS   ALLEMANDS  459 

Garien  imd  Wald  zii  ferkaufen;  «  chalet,  jardin  et  forêt  à  vendre.  » 
Ah!  comme  il  ferait  bon  là  six  mois  de  faunéa!... 

...Pris  un  bain  au  second  étage  du  FriedrichsbacU  les  bains  de 
Frédéric,  les  plus  beaux  du  monde;  toutes  les  baignoires  étaient 
prises  jusqu'à  midi,  force  m'a  donc  été  d'aller  dans  les  bains  de 
société,  les  bains  communs;  je  ne  devais  pas  m'en  repentir.  J'ai 
vu  là  une  restauration  réussie  et  complète  des  bains  antiques,  des 
thermes  romains;  architecture  et  décoration  pompéiennes  presque 
partout,  salies  grandioses,  vastes  piscines  ;  on  a  fait  grand. 

En  arrivant,  on  vous  donne  une  cabhie  où  vous  vous  déshabillez. 
Il  ;^-  a  à  votre  disposition  un  tiroir  fermant  à  clef  où  vous  pouvez 
déposer  vos  bijoux  et  votre  argent  :  la  clef  se  suspend  à  un  cordon 
attaché  au  caleçon.  Puis  on  vous  introduit  dans  les  salles  à  piscines, 
il  y  a  des  piscines  d'eau  froide  et  d'eau  chaude  :  une  de  celles-ci  est 
à  fond  de  sable.  Rien  de  curieux  comme  de  descendre  là-dedans  et 
de  s'y  coucher  tout  de  son  long.  Vous  avez  à  vos  côtés  dix  ou 
quinze  compagnons,  gi'os  ou  maigres,  qui  ont  des  figures  plaisantes  : 
l'un  en  face  de  moi,  —  nous  étions  couchés  dans  l'eau,  en  rond,  — 
ressemblait  à  un  de  ces  gros  Vitellius  que  nous  connaissons  par  les 
médailles  romaines. 

Après  les  piscines,  bains  de  vapeur  et  douches.  Tout  est  installé 
princièrement  :  douches  en  pluie,  en  spirale,  en  jets  forts,  et  quand 
vous  en  avez  pris  tout  votre  saoul,  vous  passez  dans  une  autre 
salle,  entre  les  mains  de  garçons  qui  vous  tendent  d'abord  un 
peignoir  chaud,  puis  vous  habillent  ensuite  avec  une  robe  longue, 
un  casque  à  mèche,  des  chaussettes  de  toile  et  des  sandales. 
Ainsi  déguisé,  vous  vous  dirigez  vers  la  salle  de  repos,  meublée  de 
divans  en  velours  rouge,  de  lits  de  camp  et  de  rocking-chairs 
américains;  les  garçons  vous  roulent  littéralement  dans  des  couver- 
tures de  laine  et  vous  abandonnent  pour  la  sieste.  Encore  une  fois, 
j'ai  rêvé  de  Piome  et  de  Potnpéï.  Une  cloche  d'église  mise  en  branle 
vint  me  rappeler  à  la  réalité;  sans  cette  cloche  l'illusion  pouvait 
durer  jusqu'au  moment  où  je  repris  mon  costume  ordinaire  dans 
ma  cabine. 

Eu  revenant  je  passe  par  la  rue  Marie-Victoire  et  j'entre  à 
l'église  russe.  Vingt  personnes  au  plus  devant  les  saintes  images 
de  iiconostase  fermé  en  ce  moment  :  quelques  messieurs,  des 
dames  et  leurs  suivantes  qui  se  prosternent  et  se  signent  à  la  russe, 
dix  fois  par  minute.  Bientôt  pourtant  le  prêtre  officiant  ouvre  la. 


hQO  REVUE   DU    MOIN  DE    CATHOLIQUE 

barrière  qui  le  sépare  des  fidèles  et  paraît  à  leurs  regards  :  il  est 
vêtu  d'une  longue  chape  violette,  bordée  de  galons  d'or;  il  porte  au 
cou  une  large  étole  de  même  nuance.  L'autel  est  petit  et  très 
chargé  :  d'abord  un  grand  chandelier  à  sept  branches,  puis  le  livre 
de  l'Evangile,  puis  la  Croix.  Quand  le  prêtre  se  tourne  vers  les 
assistants,  les  bénit  avec  le  ciboire  recouvert  d'une  étoffe  violette, 
et  qu'il  a  derrière  lui  comme  décor,  le  grand  candélabre  au  mysté- 
rieux symbole,  l'effet  est  saisissant.  A  la  fin  de  la  messe,  a  lieu 
le  baisement  de  croix;  le  prêtre  donne  en  même  temps  à  chaque 
assistant  un  petit  morceau  de  pain  bénit.  Le  bedeau  vint  faire  la 
quête  un  peu  avant,  il  passa  devant  moi  et  je  remarquai  dans  son 
plateau  plusieurs  pièces  d'or...  Ce  n'étaient  pas  tout  à  fait  les 
premiers  venus  que  j'avais  à  mes  côtés... 

Il  est  8  heures  du  soir;  je  me  promène  solitairement  dans  l'allée 
et  je  vois  nos  Anglaises,  pieuses  anglicanes,  se  rendant,  le  livre  à 
la  main,  au  temple,  pour  faire  leurs  dévotions.  On  n'oublie  pas  tout 
à  fait  Dieu  au  milieu  des  plaisirs  de  Bade... 

III 

Adieu  à  la  forêt.  —  Carlsruhe,  ville  morte  et  Heidelberg,  ville  vivante.  —  Les 
étudiants  balafrés;  pourquoi?  —  Le  grand  tonneau  et  le  Chemin  des  philoso- 
phes. Darmstadt  et  toujours  des  soldats  !  —  Francfort-sur-le-Mein  et  ses  jar- 
dins. —  Cologne  et  ses  églises. 

Lundi  8.  —  De  nouveau  promenade  le  matin  à  la  cascade  de 
Géroldsau;  c'est  petit,  frais,  gracieux,  mignon;  mais  ce  n'est  ni 
Triberg,  ni  AUerheifigen,  ni  le  Giessbach,  ni  le  Staubach,  ni....  le 
Niagara.  La  route  est  belle  pour  y  aller,  voilà  le  charme  de  l'excur- 
sion, c'est  toujours  par  le  Cecilienberg  qui  est  décidément  une  mon- 
tagne merveilleuse,  on  trouvera  là,  oui!  monts  et  merveilles.  Cette 
fois,  arrivé  au  sentier  qui  conduit  au  moulin,  quand  vous  verrez 
l'écriteau  qui  vous  indique  cet  endroit,  ne  descendez  pas;  continuez 
tout  droit,  puis  sur  la  lisière  de  la  forêt,  quittez-là,  coupez  à  travers 
les  prairies  pour  rejoindre  le  poétique  village.  Enfoncez-vous  de 
nouveau  dans  la  forêt  sur  le  coteau  d'en  face,  quand  vous  verrez  un 
autre  poteau  indicateur  :  nach  Wasserfall,  et  dans  vingt  minutes 
vous  découvrirez  la  naïade  de  ces  bois.  —  Je  me  répète;  mais 
l'endroit  est  si  joli  !  —  En  revenant  un  verre  de  Kirschewasser  au 
moulin  pour  redonner  des  forces  jusqu'à  Lichtenthal,  coûte  15  pfen- 
nigen  et  à  la  brasserie  en  face  de  mon  hôtel  Ludvvigsbad,  la  chope 


PORTRAITS   ALLEMANDS  /|61 

de  bière  coûte  12  pfennigen.  Non!  la  vie  n'est  pas  trop  chère  en 
Allemagne  et  ony  a  encore  quelque  agrément 

Le  soir  venu,  vers  6  heures,  je  m'arrachai  péniblement  aux  délices 
de  Lichtenthal  pour  rejoindre  la  gare  de  Baden,  avec  mon  petit 
bagage  à  la  main,  jetant  en  longeant  l'allée  un  regard  d'envie  sur 
les  fortunés  mortels  qui  pouvaient  rester  encore  des  jours  et  des 
jours  dans  ce  paradis  de  délices.  Comme  je  passais  devant  la  villa 
Menschikoff,  une  voiture  armoriée  débouchait  d'une  allée  latérale; 
c'était  derechef  l'impératrice  d'Allemagne  accompagnée  de  sa  fille 
la  grande-duchesse  de  Bade. 

Je  vais  coucher  à  Carlsruhe;  il  faut  changer  de  train  à  Oos  et 
prendre  celui  qui  vient  de  Strasbourg.  Pour  être  plus  sûr  de  mon 
affaire,  je  m'adresse  avec  la  plus  exquise  politesse  à  un  vieux  chef  de 
train  qui  avait  contrôlé  mon  billet  à  Baden.  Oh!  la  laide  figure  de 
vieux  qu'il  avait!  c'était  même  une  figure  de  vieille  grand-mère, 
alsacienne  ou  allemande,  acariâtre  et  grincheuse.  —  «  C'est  bien  là 
mon  train,  n'est-ce  pas?  —  la!  Karlsruhe!  Karlsruhe!  »  Impossible 
de  rendre  l'expression  et  fintonation...  C'est  la  haine  de  l'étranger, 
du  Français,  du  touriste  qui  fait  un  voyage  d'agrément.  Peut-être, 
vieux  schaffnei\  as-tu  perdu  un  fils  dans  la  guerre  sur  le  sol  fran- 
çais et  que  tu  te  le  rappelles  trop  en  voyant  l'ennemi?...  Et  nous!... 

Carlsruhe  est  une  ville  qui  suinte  l'ennui  par  tous  les  pores. 
Quelques  jolis  hôtels  aux  approches  de  la  gare;  une  assez  belle  rue 
qui  conduit  au  château  en  passant  par  deux  places  assez  vastes.  Le 
château  est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  :  il  a  l'air  grandiose  et  est  grandio- 
sement  situé;  il  est  entouré  d'une  série  de  maisons  à  arcades  régu- 
lières et  de  frais  jardins.  On  doit  tout  de  même  s'ennuyer  beaucoup 
là-dedans  ! 

...  Quelques  heures  après,  j'étais  à  Heidelberg!  Parlez-moi  de  çà! 
voilà  un  endroit  quia  du  cachet;  c'est  encore  un  peu  Baden-Baden, 
Dans  la  ville  même,  rien  à  voir  :  les  laids  bâtiments  de  l'Université, 
des  figures  d'étudiants  plus  laides  encore.  J'en  ai  vu  un  qui  passait 
à  côté  de  moi  avec  le  visage  littéralement  boursouflé  par  des  cica- 
trices qui  s'enchevêtraient  les  unes  dans  les  autres.  Mais,  quelle 
sottise  !  quelle  stupidité  !  mais,  pourquoi  ces  ornements  d'un  goût  plus 
que  douteux?  Comment  sortir  avec  une  trogne  pareille?  Et  dire  que 
cela  durera  toute  la  vie!  Et  dire  que  la  rage  des  duels  ne  s'éteint  pas 
et  que  l'Allemagne  aura  dans  dix  ans  une  légion  de  médecins  et 
d'avocats  qui  seront  des  monstres  repoussants;  ils  ne  comprennent 


462  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

pouitant  pas  cela!  Ma  parole I  les  oiïiciers  de  l'année  sont  micnx; 
ce  qui  prouve  qu'à  l'école  quand  ils  étaient  cadets  ou  étadiaiUs,  ils 
avaient  plus  de  raison  et  se  battaient  moins  fréquemment  et  moins 
bêtement. 

On  n'ose  point  passer  à  côlé  de  ces  messieurs  à  pelite  casquette  et 
à  écharpe  de  couleur;  ils  tiennent  tout  le  trottoir,  ont  des  épaules 
excessivement  larges,  et  peuvent  vous  heurter  et  vous  jeter  par  terre. 
Si  ma,intenant  c'est  vous  qui  les  heurtez,  attention  !  ils  vous  provo- 
quent et  vous  tailladent  la  figure...  ou  peut-être,  non,  ma  foi!  ils 
voudront  tout  simplement  se  faire  taillader  par  vous  pour  montrer 
une  nouvelle  cicattice.  Quels  drôles  de  corps! 

Le  cachet  à  Heidelberg  est  dans  le  vieux  Schioss,  dans  ces  ruines 
ensevelies  dans  le  feuillage,  dans  un  fouilhs  inextricable  de  verdure 
et  de  fleurs  qui  sentent  délicieusement  bon,  dans  ce  vieux  tonneau 
si  renommé  où  l'on  a  construit  sur  le  dessus  une  salle  de  bal  et  où 
l'on  peut  danser,  dans  cette  vieille  tour  fendue  dont  un  pan  énorme 
est  tombé  tout  d''un  bloc  dans  le  fossé  herbeux,  sans  que  les  pierres 
fussent  désunies,  tellement  elles  étaient  cimentées  solidement,  et  le 
mur  à  deux  mètres  d'épaisseur!  Le  cachet  est  dans  le  point  de  vue 
dont  on  jouit  à  la  Molkoicur,  dans  les  bancs  rustiques  si  commodes 
qu'on  trouve  dans  des  coins  ravissants  et  où  l'on  peut  s'étendre  si  bien 
à  l'aise,  dans  l'air,  dans  la  lumière,  dans  les  parfums. 

Aussi,  j'admirai  tout  ceci  gratuitement  et  je  déjeunai  au  restau- 
rant du  Château  au  lieu  de  déjeuner  à  la  Molkencur;  j'y  allai  pour- 
tant! Un  larbin  indiscret  vint  me  décrire  le  point  de  vue  et  après 
me  proposer  de  prendre  quelque  chose;  il  eût  dix  p fcnnig en  tii'QR 
fus  débarrassé! 

En  descendant  du  Schloss,  je  m'arrête  devant  l'étalage  d'un  pho- 
tographe :  une  photographie  représente  un  duel  d'étudiants  au  sabre 
de  cavalerie.  Ils  sont  en  train  de  s'éborgner  mutuellement  devant  de 
nombreux  collègues  et  les  juges  ordinaires  du  camp  ;  décidément 
c'est  pour  la  pose,  allons  ! 

Une  autre  vue  les  montre  dans  une  brasserie  :  il  fait  tout  noir,  ils  y 
boivent  des  chopes,  ils  s'y  montrent  en  grand  débraillé  et  ils  ont  écrit 
sur  les  murs  :  Vivat,  noxl...  Vivat  nox!  Ah  !  que  je  la  voudrais  donc, 
mes  bons  amis!  descendez  donc  dans  la  nuit  pendant  que  nous  mon- 
terons peut-être  dans  la  lumière.  Gœthe  cependant  disait,  lui  et  pour 
vous  :  Mehr  Licht.  mehr  lichtii.  «  Plus  de  lumière,  plus  de  lumière  !  » 

Je  conseille,  pour  achever  de  connaître,  Heidelberg  de  passer  sur 


PORTRAITS    ALLEM/.^"DS  A 33 

les  deux  ponts  du  Neckar,  le  soir  venu,  et  d'aller  sur  le  versant  opposé 
se  promener  dans  îe  chemin  des  philosophes,  Philosophen  Weg^  au 
milieu  des  vignes.  Il  y  a  un  beau  point  de  vue  sur  le  château  et  sur 
la  vieille  cité  et  puis  une  brasserie  célèbre,  Zum  Philosophen  hôhe; 
on  y  boit  de  la  bière  passable  et  on  y  étudie  sur  place  la  moralité 
de  la  jeunesse  studieuse  d'Allemagne...  Avant  de  m'y  rendre,  visité 
une  église  catholique,  du  côté  du  Burgweg,  qui  m'a  paru  intéres- 
sante, comme  architecture  et  disposition. 

Mercredi  10.  —  Je  quitte  Heidelberg  sans  avoir  dormi.  Quels 
ronfleurs  que  ces  Allemands,  et  quel  malheur  quand  on  les  a  pour 
voisins  la  nuit!...  Impossible  de  fermer  l'œil....  Je  suis  en  troi- 
sième, pour  voir  les  naturels  du  pays;  mais  j'éprouve  encore  un 
autre  désagrément  :  mes  compagnons  de  route  sont  des  dragons, 
des  musiciens  qui  sont  venus  donner  à  Heidelberg  un  concert  et  s'en 
retournent  dans  leur  casernement.  Il  faut  s'en  accommoder  bon  gré, 
mal  gré;  ils  sont  assez  propres;  mais  cane  fait  rien,  mauvaise  com- 
pagnie! Ils  fument,  passe  encore,  puis  ils  prisent,  et  se  passent  la 
tabatière  où  ils  puisent  avec  délices.  Des  soldats!  des  cavaliers!  des 
dragons  !  a-t-on  jamais  vu  cela?  ils  prisent  de  plus  belle  et  l'un  d'eux 
qui  a  décroché  son  hautbois,  fait  chanter  les  autres  ;  mais,  par  extra- 
ordinaire, ces  Allemands  chantent  mal,  disent  des  bêtises,  se  font  des 
tours  de  corps  de  garde;  ces  soudards  sont  en  goguette,  on  le  voit... 
J'attends  Darmstadt  avec  impatience... 

Darmstadt  suinte  l'ennui  comme  Carlsruhe,  —  le  repos  de  Charles  ! 
—  C'est  trop  tranquille,  trop  reposant  ces  villes  là!  A  côté  de  la  gare 
une  immense  esplanade  pour  les  exercices  militaires...  Où  qu'on  aille 
on  ne  voit  que  des  soldats,  des  casques  à  pointes,  des  régiments  qui 
passent,  des  exercices;  oh!  l'Allemagne  est  bien  une  grande  caserne 
toujours;  sachons-le!  attention! 

Rien  à  voir  à  Darmstadt.  J'y  rencontre  une  église  catholique  qu'on 
a  construite  sur  le  modèle  du  Panthéon  d' Agrippa  à  Rome.  Comme 
au  Panthéon,  elle  est  éclairée  par  le  haut  ;  mais  quand  il  pleut,  commue 
à  Rome,  on  n'y  entend  pas  la  messe  sous  son  parapluie  car  l'orifice 
du  haut  est  bouché  par  un  vitrage.  Sur  le  frontispice,  la  dédicace 
laconique  «  Deo!  Dieu!  »  Dans  l'intérieur,  le  tombeau  d'une  grande 
duchesse  d'origine  bavaroise. . .  A  côté  de  l'église,  le  palais  d'une  autre 
grands  duchesse;  puis,  je  vais  voir  le  palais  du  grand  duc  régnant  : 
il  n'est  point  beau;  les  jardins  du  château  me  paraissent  mieux.  La 
Hesse  ne  m"a  point  séduit  jusqu'ici  :  nous  verrons  plus  tard! 


Zl65  REVUE    DU    MOr<DE    CATHOLIQUE 

Eh  bien!  j'ai  vu!  j'ai  vu  Francfort- sur-le-Mein  ;  c'est  une  belle 
\'ille  sans  contredit,  une  ville  moderne.  On  est  émerveillé  en  arrivant, 
par  la  gare  d'abord;  à  droite  et  à  gauche  les  Anlage,  les  Promenades 
supei'bes,  très  développées,  très  fraîches,  très  bien  arrangées;  puis 
les  rues  neuves  de  l'empereur  Guillaume,  Frieden,  etc. 

Voici  le  Franc furter  Bof,  l'hôtel  de  Francfort,  de  magnifique  bras- 
series, des  trottoirs  larges,  des  voies  bien  propres,  bien  blanches, 
et  bien  larges.  Un  très  grand  air  de  ville  riche,  de  ville  d'affaires 
et  de  cité  à  l'aise;  mais  aussi  des  souvenirs  de  ville  historique,  de 
ville  qui  a  joué  dans  tous  les  temps  un  rôle  considérable,  jusqu'au 
traité  fameux  qui  porte  son  nom  et  que  les  Français  se  rappellent, 
je  pense  !  Mais  je  n'y  crois  pas  top  ;  on  oublie  si  vite  chez  nous  les 
misères  comme  les  bonheurs,  les  hontes  comme  les  gloires,  et  de 
celles-ci,  certes!  nous  en  avons  eu! 

J'allai  donc  me  promener  le  nez  au  vent,  l'œil  en  arrêt,  avec  un 
plaisir  indicible  sans  trop  m'occuper  de  mes  pauvres  jambes  qui  ont 
déjà  tant  fait  pour  mériter  le  repos.  J'errais  çà  et  là,  passant  tour  à 
tour  dans  le  Hirschgraben^  devant  la  maison  de  Goethe  que  je  re- 
gardai, Dieu  me  pardonne!  avec  respect  et  vénération,  —  le  génie 
fait  courber  la  tête,  —  passant  devant  le  Dom  sur  la  place  du  Rœmer, 
sur  la  Zeil^  devant  la  Judcngasse  où  les  vieilles  boutiques  juives  ont 
disparu,  —  ce  qui  est  grand  dommage,  ma  foi!  —  mais  m'extasiant 
en  revanche,  dans  le  quartier  des  bouchers  devant  les  vieilles 
échoppes,  et  les  boutiques,  et  les  billots  tout  sanglants...  Où  ai-je 
vu  quelque  chose  de  semblable?  Certainement  en  Italie,  et  puis  en 
Chine,  et  peut-être  en  Espagne...  Allez  à  Francfort  dans  ce  dédale 
de  ruelles  qui  est  autour  de  la  cathédrale,  vous  trouverez  encore  des 
coins  intéressants  et  des  scènes  pittoresques  pour  l'artiste. 

Comme  les  tramways  sont  commode  à  Francfort!..,  Au  sortir  de 
la  gare  vous  en  prenez  un  qui  vous  amène  place  Schiller  à  l'extrémité 
de  la  Zeil,  —  un  peu  trop  vantée  peut-être  cette  Zeil,  et  qui  ne  vaut 
pas  les  grands  boulevards,  ceux  de  Paris,  ni  ceux  du  Ring  à  Vienne. 
—  Là,  Schillerplatz^  vous  avez  deux  promenades  à  entreprendre  : 
ou  vous  vous  dirigez,  —  toujours  avec  le  tramway,  —  vers  le  jardin 
zoologique  {Zoologischer  Garien),  ou  vous  allez  du  côté  du  Pabnen- 
Garten,  un  autre  jardin  fort  beau.  Si  vous  allez  au  Zoologischer 
Garten^  en  suivant  la  Zeil  vous  êtes  sur  de  rencontrer  une  installation 
modèle.  J'y  ai  admiré  les  plus  beaux  tigres  de  la  création;  j'y  ai  eu 
presque  peur  :  une  tigresse  s'étant  approchée  un  moment  de  son 


PORTRAITS    ALLEMANDS  /l65 

royal  époux  et  lui  ayant  donné  un  vrai  baiser,  l'autre  lui  rendit  cette 
formidable  caresse  en  l'accompagnant  d'un  rugissement  qni  fit 
trembler  tous  les  échos  d'alentour. 

Si  maintenant  vous  allez  du  côté  du  Palmen,  vous  traversez  le 
quartier  de  Bockenheim,  vous  passez  devant  la  Bourse  et  l'Opéra 
nouveau  et  très  élégant  et  vous  êtes  dans  le  quartier  aristocratique. 
C'est  Pas>y,  Auteuil,  Cbaillot,  l'avenue  du  Bois  de  Boulogne, 
l'avenue  de  Villiers  ;  les  mêmes  hôtels  entourés  de  jardins,  de  parcs, 
encadrés  dans  la  verdure  et  les  fleurs.  Toute  la  juiverie  est  là,  je 
suppose,  avec  ses  millions  :  ils  sont  à  Francfort  trois  ou  quatre 
cents  millionnaires  enrichis  à  la  Bourse  et  dans  les  afliiires. 

Le  panorama  de  la  bataille  de  \Mssemburg,  qui  se  trouve  de  ce 
côté,  est  curieux  à  voir  ;  mais,  l'artiste  allemand  y  a  trop  prodigué  les 
turcos,  et  tellement  qu'on  croirait  que  nous  avons  été  les  vain- 
queurs. L'entrée  qui  coûte  2  marcs  est  trop  chère. 

Jeudi  11.  —  Je  veux  être  à  Cologne  aujourd'hui  avant  midi  :  je  ne 
m'arrêterai  donc  pas  à  Mayence,  si  ce  n'est  au  retour  et  je  prendrai 
le  chemin  de  fer  qui  traverse  cette  ville  d'abord,  puis  longe  le  Rhin 
et  passe  à  Coblentz  et  à  Bonn. 

J'arrivai  à  Cologne,  charmé  par  le  spectacle  qu'on  a  depuis  la  por- 
tière du  wagon;  j'y  reviendrai.  L'aspect  de  la  cathédrale  me  trans- 
porta. Il  faut  la  voir  le  soir  au  clair  de  la  lune,  ou  du  pont  du 
bateau,  ou  encore  de  la  campagne,  en  dehors  de  la  ville!  Cette 
masse  architecturale  et  les  deux  tours  s'élèvent  si  haut,  si  haut, 
qu'on  est  confondu.  Les  maisons  qui  les  entourent  font  l'effet  de 
jouets  d'enfants;  elles  paraissent  comme  rien  du  tout  et  on  ne  voit 
que  l'édifice,  l'immense  édifice  qui  semble  avoir  la  hauteur  de 
vingt  ou  trente  maisons  à  dix  étages  entassées  les  unes  sur  les 
autres.  C'est  Babel,  mais  une  Babel  idéale,  mystique,  religieuse.  Le 
sentiment  qui  a  porté  les  hommes  à  bâtir  celle-ci  ne  ressemble 
peut-être  pas,  ne  doit  pas  ressembler  au  sentiment  d'orgueil  qui 
amena  les  hommes  primitifs  à  construire  leur  tour  insensée.  Ce 
n'est  pas  sans  mélancolie  que  j'agitais  ces  réflexions. 

Voilà  bien,  en  efi'et,  une  église  catholique,  un  temple  vraiment 
digne  enfin  de  l'hôte  divin  qui  l'habite;  on  sent  que  Dieu  peut  poser 
son  pied  là  sur  notre  pauvre  terre.  Mais,  ce  roi,  cet  empereur  Guil- 
laume a-t-il  eu  en  finissant  cette  église  toute  la  pureté  d'intention 
qu'on  lui  supposerait?  Ce  conquérant  et  ce  victorieux,  quoique  pié- 
tiste,  dans  un  élan  de  faux  patriotisme,  de  patriotisme  mal  placé  en 


;^66  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

construisant  ce  temple,  n'aurait-il  point  conçu  l'idée  humaine  et 
orgueilleuse  de  perpétuer  sa  propre  mémoire?  Ah!  les  hommes! 
ah!  les  rois!  les  rois  grisés  par  la  gloire!  les  rois  qui  se  substituent 
au  lieu  et  à  la  place  de  Dieu  !  Cela  est  si  peu  rare  !... 

Encore  uns  réflexion  relative  à  la  cathédrale  :  cela  coûte  trop 
cher  pour  visiter  le  trésor,  le  tombeau  des  Mages  et  le  reste. 

J'eus  presque  autant  de  plaisir  à  visiter  les  autres  églises  de  la 
Tille.  Cologne  la  Sainte  est  riche  en  monuments  religieux;  il  faut 
voir  Saint-Martin,  avec  ses  riches  peintures  polychromes;  Sainte- 
Marie  du  Capitole,  avec  sa  forme  basilicale  et  son  ornementation  à 
l'avenant,  les  tentures  anciennes  des  autels  et  ses  vieilles  fresques  ; 
Saint-Colomba  et  son  ostensoir  antique,  etc. 

Beaucoup  de  dévotion  et  de  piété  dans  les  églises  de  Cologne  :  ce 
jour  là  était  l'octave  de  la  Fête-Dieu;  à  quatre  heures  les  églises 
étaient  remplies.  Je  n'ai  jamais  entendu  chanter  des  hommes  avec 
plus  d'âme  et  de  piété  qu'à  Saint-Colomba,  et  c'était  la  foule 
obscure,  au  bas  de  l'église,  sans  livre,  par  cœur  et  de  mémoire. 

Cette  ville  est  encore  la  cité  aux  cent  tours  :  on  se  heurte  à 
chaque  pas  contre  un  édifice  à  tourelles  ou  un  pont  commandé  par 
un  haut  donjon  à  mâchicoulis  ou  le  clocher  élancé  d'un  temple.  Ce 
genre  de  construction  donne  à  Cologne  un  aspect  tout  martial  et 
militaire.  Militaire,  Cologne  l'est  comme  toutes  les  villes  alle- 
mandes. C'est  à  Deutz,  de  l'autre  côté  du  pont  de  bateaux  qu€  j'ai 
découvert  la  caserne  des  superbes  cuirassiers  blancs.  Et  elle  est 
allemande,  elle  est  patriote,  oh!  oui;  ici,  c'est  une  adoration  pour 
Bismarck,  pour  Moltke,  pour  Frédéric-Charles;  on  voit  leurs  sta- 
tues sur  les  places  pubhques,  on  vend  leur  bustes  en  petit  au  Amhof 
et  dans  tous  les  bazars.  Comment  une  ville  si  religieuse  peut-elle 
aimer  des  hommes  qui  ont  persécuté  avec  une  telle  rage  son  véné- 
rable archevêque  condamné  à  l'exil  amer?  On  n'y  comprend  rien. 
En  Italie  on  voit  des  Italiens  qui  sont  pourtant  bons  catholiques  et 
qui  tout  ensemble  sont  fiers  de  voir  le  gouvernement  piémontais 
installé  à  Rome...  C'est  peut-être  le  même  sentiment  qui  se  ren- 
contrerait dans  le  cceur  de  ces  Allemands  et  dans  celui  de  ces  Ita- 
liens. Chi  lo  sa? 

Copié  au  Amhof  sur  la  porte  d'une  brasserie  :  «  Action  hier.  Pour 
les  aitciio?is  entrée  ici  ».  En  voilà  un  français!  Je  pense  qu'ils  ne 
connaissent  pas  le  mot  abonnement... 


PORTRAITS    ALLEMANDS  ^67 


IV 


A  bord  i]a  Kni^tr  uni  Ko2iwj  Wdkdm.  —  Une  page  de  Ivl.  V.  Cberbuliez.  — 
Voir  et  mtavire  le  Rhin.  —  Les  passagers  du  bateau.  —  Gorûme  (juoi 
M.  V.  Tissot  en  veut  aux  Allemands  et  aux  Allemandes.  —  A  Bingenon 
ne  boit  plus  de  bière.  —  Je  découvre  une  tombe  de  soldats  Irançais  et  je 
lass  l'ascension  du  Niederwald  avec  un  compagnon  dont  je  me  sciais  bien 
passé. 

Vendredi  12.  —  Je  Ruis  sur  le  bateau  à  vapeur  ;  il  a  nom  Kaiser  iind 
Kœnig  Wilhelm;  il  est  beau  et  grand,  peut-être  le  plus  beau  et  le 
plus  grand  de  tous  les  bateaux  du  Rhin.  Il  m'emporte,  en  remontant 
le  lleuve,  jusqu'à  Bingen,  un  peu  avant  Mayence,  c'est-à-dire,  la 
plus  jolie  partie  du  parcours.  Remonter  le  Rhin  vaut  mieux  que  le 
descendre;  on  est,  il  est  vrai,  plus  longtemps  en  chemin,  mais  on 
jouit  davantage. 

De  Cologne  à  Bonn,  un  pays  plat.  Un  peu  après  Bonn,  où  je 
regrette  de  ne  point  m'ètre  arrêté,  les  montagnes  commencent  à 
encadrer  le  Rhin.  Il  est  bien  difficile  de  parler  du  Rhin;  on  l'a  tant 
et  si  bien  fait.  Qui  n'a  lu  le  volume  de  Victor  Hugo  et  mille  autres? 
Là  où  j'ai  conçu  le  désir  de  voir  ce  beau  fleuve  et  où  je  l'ai  coiinii 
comme  il  est,  le  croira-t-on?  C'est  dans  un  roman,  un  roman  de 
M.  Cherbuliez.  A  la  vérité,  je  choisis  bien  mes  auteurs. 

Gilbert  Savile,  de  Nancy,  —  mon  compatriote,  s'il  vous  plaît,  — 
avait  sous  les  yeux  un  paysage  ravissant  et  il  habitait  un  vieux 
sc/iloss,  sur  le  Rhin,  —  l'heureux  homme!  —  dans  une  tourelle 
d'angle  ayant  vue  sur  le  nord,  où  l'on  accédait  par  un  escalier  tour- 
nant et  une  porte  cintrée,  où  la  fenêtre  donnait  sur  un  rocher  à  pic, 
formant  un  précipice  de  300  pieds.  Il  voyait  la  muraille  de  rochers 
coupée  par  des  broussailles  et  des  buissons  et  il  entendait  le  mur- 
mure solennel,  la  grande  voix  du  Rhin,  auxquels  se  mariaient  les 
croassements  pleins  d'harmonie  des  corbeaux  et  les  cris  stridents 
des  martinets  qui  rasaient  de  leurs  ailes  les  mâchicoulis  de  la 
tourelle. 

Et  vous  croyez,  lecteurs,  que  cela  n'est  point  tentant?  des  tou- 
relles, des  mâchicoulis,  des  escaliers  tournants,  des  portes  cintrées! 
—  on  n'en  fait  plus  qu'au  béguinage  de  Bruges  et  encore!  —  des 
corbeaux!...  Il  avait  des  corbeaux  pour  compagnons  habituels;  peut- 
être  aussi  des  chauves-souris?  Oh  !  certainement,  il  se  ^trouvait  là- 
liaut  quelque  chauve-souris..... 


/jÔS  F.EVLE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Et  le  précipice  lui  appartenait,  c'était  son  précipice  à  lui!  un 
grand  creux,  comme  il  dit;  un  creux  qui  était  comme  le  caméléon, 
qui  prenait  toutes  les  couleurs  de  l'arc-eu-ciel  :  violet,  indigo,  bleu, 
vert,  jaune,  orangé,  rouge.  Il  l'a  vu  un  jour  couleur  de  capucine! 
Cela  ne  m'étonne  nullement.  Bien  plus!  le  précipice  a  une  odeur, 
une  bonne  odeur  de  foin  grillé.  • 

On  conçoit  ce  qu'un  pareil  précipice  peut  avoir  d'attrayant.  Le 
paysage  ambiant  n'a  pas  moins  d'attraits.  C'est  une  chaîne  de  mon- 
ticules bizarrement  découpés  qui  longe  le  fleuve;  ce  sont  des  gorges 
étroites  qui  laissent  arriver  jusqu'au  château  les  derniers  feux  du 
soleil,  avec  des  lueurs  de  fournaises  ;  en  haut,  des  sentiers  escarpés, 
de  grands  bois  sombres,  des  ruisseaux  et  des  cascades  ;  en  bas,  le 
chemin  de  halage,  le  Rhin;  une  plaine  immense  de  l'autre  côté;  au 
fond,  une  chaîne  de  montagnes  dentelées. 

Et  sur  les  bords  du  grand  fleuve  :  un  village  aux  maisons  blan- 
ches, à  l'extrémité  d'une  petite  baie;  une  église,  —  sa  flèche 
pointue  qui  scintille  au  soleil,  —  des  moulins  dont  les  roues  tour- 
nent constamment... 

Un  gros  remorqueur  à  vapeur  traîne  une  flottille  de  barquettes, 
un  train  de  bois  de  la  Forêt  Noire  vient  après,  monté  par  cinquante 
bateliers  qui  jouent  de  l'aviron... 

Notre  rêveur,  armé  d'une  excellente  lorgnette  assurément,  voit 
tout;  les  moindres  détails  sur  la  terre  et  sur  l'eau.  En  effet,  voici 
encore,  non  loin  du  village,  un  ruisselet  qui  cherche  aventure  dans 
une  prairie  entre  deux  rideaux  de  saules  et  de  peupliers;  voici  les 
ombres  des  arbres  allongées  par  le  soir  et  qui  dorment  paisiblement 
au  sein  des  guérets;  voici  un  pré,  où  broutent  trois  moutons  gardés 
par  une  pastourelle,  et  une  vache  qui  se  dresse  contre  un  talus,  pour 
mordiller  les  branches  d'une  haie;  un  meunier  perché  sur  un  grand 
cheval  qui  chemine  dans  un  chemin  creux;  une  chaumière  dont  le 
toit  laisse  échapper  un  filet  de  fumée  ;  un  vautour  qui  plane  dans  les 
airs. . . 

Notez  que  la  lorgnette  est  bonne,  excellente  même,  car  Gilbert  a 
pu  parcourir  la  gamme  des  couleurs  ;  c'est  comme  pour  son  «  grand 
creux  ))  :  le  pré  est  vert,  les  moutons  sont  roux,  la  vache  est  noire 
mouchetée  de  blanc,  le  cheval  gris,  la  fumée  bleue... 

Et  dans  ce  radieux  paysage  le  fleuve  gronde,  le  remorqueur  halète, 
une  cloche  frémit,  une  villageoise  qui  lave  son  linge  à  la  fontaine 
chante,  les  moutons  bêlent,  les  moulins  font  tic  tac,  les  sonnettes 


PORTRAITS    ALLEMANDS  Zi69 

des  mulets  qui  tirent  les  barques  tintent  joyeusement,  les  bateliers 
crient  en  arrimant  leurs  futailles  de  vin  du  Rhin,  tout  cela  s'harmo- 
nise, forme  un  vague  concert  qui  semble  descendre  du  ciel... 

Quel  divin  conteur!  quel  charmeur  que  ce  M.  Cherbuliez  et 
comme  il  a  bien  vu  et  entendu  le  Rhin  !  Il  ne  faisait  pas  la  sieste 
pendant  la  journée,  il  ne  dormait  pas  pendant  la  nuit,  puisque  aussi 
il  prêtait  l'oreille  au  holement  de  la  chouette  qui  n'est  pas  un  cri, 
nous  dit-il,  mais  une  plainte  douce  et  étouffée,  un  chagrin  mono- 
tome et  résigné  qui  se  raconte  à  la  lune  et  aux  étoiles.  L'oiseau  de 
nuit  fait  un  duo  avec  le  vent,  le  fleuve  fait  la  basse  et  l'accompa- 
gnement; parfois  le  Rhin  chante  un  solo  en  venant  se  heurter  contre 
les  flancs  d'une  barquette  ou  le  long  d'une  rame  plongeant  dans  le 
courant.  Mais  si  vous  aimez  la  grande  musique,  alors  c'est  par  les 
nuits  de  tempête  qu'il  faut  venir  ici,  quand  les  ondes  sont  déchaî- 
nées comme  les  flots  d'un  océan,  et  quand,  dans  l'intérieur  des  vieux 
châteaux  les  girouettes  grincent,  quand  les  tuiles  se  frottent  les  unes 
contre  les  autres,  quand  les  boiseries  craquent,  quand  les  poutres 
tremblent  et  que  les  murs  tressaillent... 

C'est  le  Rhin  de  l'habile  romancier  que  j'aimais  et  que  je  cher- 
chais, que  j'eusse  voulu  goûter  des  heures,  des  jours  et  des  mois  et 
c'est  pour  cela  que  je  contemplais  avec  admiration  les  ruines  de 
Kœnigswinter,  de  Petersberg,  de  Niederberg,  de  Wolkemburg,  du 
Drachenfels  et  du  rocher  de  Roland,  avec  des  envies  d'aller  m'ins- 
taller  là-dedans  et  des  regrets  de  n'avoir  pas  vécu  au  temps  des 
braves  chevaliers  et  des  nobles  damoiselles. 

Niederbreisiz,  le  Hammerstein,  Andernach  immortalisé  par  Victor 
Hugo...  Neuvvied  la  Charmante,  avec  les  souvenirs  de  l'armée  de 
Sambre-et-Meuse  et  du  fameux  Hoche,  puis  Coblentz  à  droite,  et  à 
gauche  la  citadelle  d'Ehrenbreitstein. 

Mais,  je  n'ai  point  parlé  du  bateau  ni  de  ses  hôtes  :  quelle  mission! 

Les  hôtes  n'avaient  point  échappé  à  mon  œil  clairvoyant,  pas 
plus  que  l'ameublement  des  salons,  les  tapis,  les  glaces  et  les 
dorures.  Du  capitaine,  rien  à  dire;  le  second,  espèce  de  contrôleur 
et  de  receveur  en  même  temps,  avait  la  plus  belle  figure  allemande 
qu'on  puisse  rêver  :  allons  donc!  mettez-moi  ce  gros  homme-là 
maître  de  brasserie,  le  tablier  au  ventre  et  la  serviette  sous  le  bras, 
mais  pas  maître  d'équipage,  et  ne  le  fouirez  pas  dans  un  uniforme 
de  marine!  Aussi,  soyez  tranquilles!  l'uniforme,  il  ne  le  boutonnait 
pns;  oh!  le  boutonner,  quel  supplice!  S'il  eût  fallu  le  faire,  il  eût 

1'^''   DÉCEMBRE    IN"   90).    k"    SÉHIE.    T.    XXiV.  31 


/l70  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

abandonné  la  marine  à  tout  jamais.  Rendons  justice  à  tout  le  monde  : 
le  gros  bonhomme  était  fort  poli  et  très  accommodant. 

Une  armée  de  Kellner^  ober  liellncr  et  iinter  Kellnei\  premiers 
et  seconds  garçons,  a  envahi  le  pont,  se  promenant  à  travers  les 
groupes  de  passagers.  Les  pauvres!  comme  ils  sont  laids  avec  leur 
habit  de  pacotille  et  leur  casquette  de  soie,  et  comme  ils  ont  l'air 
ennuyé!  C'est  que  personne,  personne  absolument,  ne  requiert 
leurs  services  :  l'Allemand  est  économe,  et  ce  sont  bien  des  Alle- 
mands et  des  Allemandes  qui  sont  ici  en  majorité. 

Mon  regard  s'abaissa  un  instant,  —  ein  aiigenblick,  par  un 
chgnement  d'œil,  comme  dit  cette  délicieuse  langue  tudesque,  — 
sur  deux  Anglais  qui  ne  cessèrent  de  boire  et  de  fumer  tout  le  temps 
jusqu'à  Bingen,  et  sur  un  autre  fils  d'Albion,  qui  étendait  sans 
vergogne  ses  jambes  sur  les  genoux  de  sa  femme,  pour  être  plus  à 
l'aise;  et  je  ne  m'occupais  plus  guère  de  mes  compagnons  que  pour 
répondre  un  oui  ou  un  non  à  un  vieux  ciergytnan  qui  manifestait 
son  enthousiasme  toutes  les  cinq  minutes.  J'en  pouffe  encore  de 
rire,  il  allait,  il  venait,  il  frappait  le  plancher  de  son  bâton,  il  ne 
pouvait  pas  se  contenir.  Le  clergyman  était  un  Allemand,  prêtre 
catholique  ou  pasteur  potestant,  je  ne  sais  trop;  mais  quelle  ardeur! 
quel  délirant  patriotisme!  Rien  au  monde  comme  son  Bhein,  son 
Faterland;  sur  tous  les  châteaux  de  la  rive,  sur  toutes  les  ruines, 
sur  chaque  rocher  et  sur  chaque  coin  de  paysage,  il  braquait  sa 
lorgnette  et  déclamait  de  la  prose  ou  des  vers,  à  la  grande  joie  de 
ses  voisins.  Quand  tout  le  monde  descendit  au  salon  pour  déjeuner 
à  1  heure,  lui  et  moi  nous  restâmes  à  peu  près  seuls  sur  le  pont; 
lui  tira  d'un  vieux  havresac  un  saucisson  et  une  bouteille  de  bière, 
et  il  mangea  et  but;  moi  j'avais  déjà  déjeuné,  heureusement. 

Heureusement,  oui  certes  !  J'avais  lu  dans  Victor  Tissot  les  pages 
qu'il  consacre  au  repas  pris  entre  Andernach  et  Neuwied,  dans  les 
mêmes  circonstances,  à  bord  de  la  Germania;  cela  m'avaité  normé- 
ment  amusé,  puis  un  peu  dégoûté,  —  pas  de  M.  Tissot,  mais  des 
Allemands.  —  Pensez  donc!  je  ne  pouvais  pas  tenir  à  avoir  pour 
voisin  de  droite  «  un  gros  Teuton  réjoui  et  pansu  comme  un  tonneau 
de  bière  de  Munich,  qui  aiguise  lentement  ses  mâchoh'es  et  met  sous 
sa  serviette  son  ventre  à  l'aise  »;  ni  pour  voisin  de  gauche  «  un 
docte  Germain,  sec  et  maigre  comme  un  point  d'exclamation,  figure 
de  casse-noisettes,  cheveux  coupés  en  brosse,  nez  de  fourmilier, 
menton  à  piler  du  sucre,  yeux  ronds  parés  de  lunettes  bleues,  odeur 


PORTRAITS   ALLEMANDS  ii71 

de  bouquins  poudreux  dénonçant  à  quinze  pas  le  doctor  illustris- 
simus  »;  ni  pour  voisin  de  lace  «  une  gretchen^  dans  son  quaran- 
tième printemps,  en  robe  veit  pomme,  avec  une  taille  en  dentelles 
blanches,  et  un  médaillon  renfermant  la  photographie  du  divin 
Klopstock,  souriant  d'un  air  mélancolique  et  tendre,  sous  la  blonde 
filasse  qui  lui  sert  de  chevelure  ei,  retombe,  sur  ses  épaules  angu- 
leuses, comme  les  branches  éplorées  d'un  saule  î  » 

Fi!  monsieur  Tissot,  vous  êtes  peu  galant!  mais  enfin,  si  c'est 
vrai  ce  que  vous  nous  contez  là,  merci  de  nous  avoir  prévenus. 
Merci  deLechèf  pour  ce  que  vous  nous  dites  de  la  manière  de 
manger  de  la  dame,  «  qui  suçait  les  carcasses  d'écrevisses  un  peu 
moins  délicatement  qu'une  abeille  suce  une  fleur  »  ;  merci  encore 
de  nous  avoir  mis  à  l'abri  de  certaine  conversation  de  l'herbivore 
qui,  au  milieu  de  ses  théories,  «  restait  grave  comme  un  serpent  à 
lunettes  dans  un  bocal  d'esprit  de  vin  »;  merci  enfin  pour  nous 
avoir  narré  la  mirifique  histoire  de  la  petite  cuiller  à  café,  que  je 
ne  répéterai  pas.  Il  y  a  là  de  quoi  dérider  un  menhir  ou  une  porte 
de  prison,  ou  l'austère  M.  Brisson,  ou  le  farouche  Jules  Roche 
pendant  une  discussion  sur  le  budget  des  cultes. 

Quelques  ruines  encore  :  le  Slolzenfels,  le  Lœhneckburg,  Max- 
burg,  le  Rheinfels,  Sternberg,  Liebenstein,  Saint-Goar,  Obervvesel  et 
son  écho  moqueur  qui  vous  dit  :  «  Vous  êtes  un  âne  !  »  Caub,  le  Pfalz 
Bacharach,  la  Tour  des  Souris,  une  jolie  restauration  de  château 
fort  avec  une  corbeille  de  fer  suspendue  à  ses  créneaux,  et  Bingen; 
le  Niedervvald,  surmonté  de  la  Germania^  à  gauche;  la  petite  ville, 
à  dioite.  Je  vais  m'arrêter  ici;  le  paysage  me  plaît,  moins  la  statue 
du  Niedervvald,  bien  entendu! 

Je  suis  à  l'hôtel  Distel,  qui  est  recommandé  en  ces  termes  par  le 
Bedecker  :  «  Bon  vin,  pas  cher.  »  Il  faut  dire  à  mon  ami  le  lecteur 
que  Bingen  est  en  plein  pays  vignoble  :  des  deux  côtés  du  Rhin, 
rien  que  des  vignes  et  souvent  des  vins  célèbres.  Ainsi,  au  pied  du 
Niedervvald,  nous  avons  d'un  côté  Assman?ishaiise?\  et  de  l'autre, 
Rûdesheim.  A  Bingen,  on  ne  boit  que  du  vin  et  on  vient  chez 
Distel  pour  en  boire  :  le  verre,  qui  contient  un  demi-litre,  coûte 
50  ou  70  pfennig,  et  tout  le  monde  a  un  de  ces  verres  devant  soi. 
Un  bellâtre,  coq  de  village  des  environs,  qui  faisait  beaucoup  d'em- 
barras et  n'était  que  ridicule,  vint  s'installer  non  loin  de  l'endroit 
où  j'étais;  il  avait  avec  lui  un  compagnon,  et  ils  buvaient  tour  à 
tour  au  même  verre,  en  fumant  un  infect  cigare.  Pouah!  Ahl 


L 


/j72  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

Monsieur  Tissot,  j'ai  pensé  à  vous!...  Les  gens  comme  il  faut  pous- 
saient jusqu'à  une  demi-bouteille  à' Assmannshauser  (vin  rouge)  ou 
de  Rûdesheimer  (vin  blanc);  ce  qui  donne  une  idée  vraie  des  vins 
du  Rhin. 

Samedi  13.  —  Mon  petit  hôtel  est  très  bien  situé.  Devant  la 
porte  et  sur  toute  la  largeur  de  la  façade,  on  a  dressé  à  demeure 
une  tente,  où  l'on  peut  s'installer  commodément  pour  prendre  ses 
repas  et  regarder  la  vue.  Tout  à  côté  de  la  tente  et  séparé  seulement 
par  un  petit  sentier,  passe  la  ligne  de  chemin  de  fer,  la  grande 
ligne  de  Mayence  à  Cologne,  rive  gauche;  au  delà,  c'est  le  quai,  très 
large,  planté  d'arbres,  et  le  grand  fleuve,  sillonné  de  bateaux  à 
vapeur.  Sur  l'autre  rive,  le  Niederwald,  qui  monte  vers  la  colossale 
statue  de  la  Germania. 

Je  vais  à  la  poste  en  suivant  la  hgne  ferrée.  Ces  Allemands  sont 
pratiques  vraiment  :  je  veux  faire  diriger  mes  lettres  ailleurs  poste 
restante;  l'employé  très  poliment  me  remet  une  feuille  de  papier 
avec  les  indications  imprimées.  Au  bureau  de  tabac  Eich  Salz- 
sfrassc,  on  enveloppe  ce  que  j'achète  dans  un  petit  paquet  sur 
lequel  se  trouve  l'indicateur  des  trains  :  Uebersicht  der  in  Bingen 
abgehcnden  bahnzuge,  pour  Mayence,  Alzey,  Coblentz,  Kreuznacht. 

Il  y  a  aussi  les  départs  du  bateau  à  vapeur  pour  Riidesheim  et 
vice  versa.  C'est  on  ne  plus  commode  et  je  m'en  servirai  tout  à 
l'heure. 

A  midi  j'étais  au  cimetière,  assis  sur  un  banc  en  face  de  la  Ger- 
mania,  le  dos  appuyé  contre  une  pyramide  en  pierre,  surmontée 
d'un  glaive  et  d'un  casque  :  c'est  le  tombeau  de  plusieurs  soldats 
français  morts  ici  ou  non  loin  d'ici  dans  les  premières  années  du 
siècle,  des  soldats  de  Napoléon  I".  Leurs  noms  sont  inscrits  sur  la 
façade  en  commençant  par  celui  de  Delingen  grenadier  au  1"  régi- 
ment de  la  garde  à  cheval,  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  né  le 
52  octobre  1778,  mort  le  15  mai  1808.  Suivent  une  vingtaine  d'au- 
tres noms;  c'est  un  voltigeur  du  h"  régiment  de  la  garde  qui  clôt 
la  série. 

Dans  l'après-midi,  vers  quatre  heures,  je  traverse  le  Rhin  sur  le 
bateau  de  Riidesheim  pour  monter  au  Niederwald  afin  de  voir  le 
monument  le  DenkmaL  On  comprendra  bien  que  j'allais  là  pour 
me  rendre  compte;  il  faut  tout  voir  en  voyage,  le  cœur  dùt-il 
en  saigner  un  peu  ;  mais  cela  aiguise  le  patriotisme,  allez  !  J'en  avais 
tant  vu  du  reste  des  monuments  de  victoire,  à  Baden,  à  Heidelberg, 


PORTRAITS   ALLEMANDS  ^73 

à  Carlsruhe,  à  Darmstadt,  à  Cologne un  de  plus,  allons!  mon 

pauvre  cœur,  courage  ! 

Mais  ce  soir  là,  je  n'eus  pas  de  chance.  L'excursion  demande  trois 
quarts  d'heure  environ;  à  mi-côte,  je  rencontrai  un  gros  garçon 
joufflu,  pansu,  imberbe,  en  lunettes,  avec  des  cheveux  couleur  de 
chanvre  et  très  gras.  Il  m'accapara,  bonté  divine!  je  fis  tout  pour 
me  débarrasser  de  lui,  vains  eflbrts!  il  me  tenait  le  monstre!  il  me 
tenait  dans  l'étroit  sentier,  courant  au  milieu  des  vignes  et  je  ne  pou- 
vais lui  échapper;  il  me  conta  qu'il  était  Bavarois,  de  Munich  ;  il  me 
conta  qu'il  était  étudiant,  qu'il  mangeait  une  fois  par  jour  seulement, 
vers  le  soir,  il  me  conta  ses  amours,  il  déclama  des  vers  patriotique?, 
avec  de  grands  gestes  circulaires  en  montrant  le  vaste  panorama  qui 
s'étendait  à  nos  pieds  et  se  tournant  vers  moi,  il  s'écria  :  «  Ça,  c'est 
du  Schiller!  »  —  Ah!  dis-je.  —  alors  il  chanta  : 

«  Gsiucleamus  igitur 
Dum  juvenes  sumus  !  » 

Puis,  il  me  montra  son  billet  circulaire  de  Munich  à  Munich  par  le 
Rhin.  J'étais  exaspéré.  Et  comme  nous  arrivions  en  haut  près 
du  monument  national  qui  se  détachait  vigoureusement  sur  le 
fond  rouge  du  soleil  couchant  :  «  Vous  avez  une  blessure  dans  le 
cœur  hein?  »  me  dit-il,  en  désignant  la  statue.  —  «  Tout  juste  », 
répondis-je,  en  grinçant  des  dents.  Je  venais  d'apercevoir  le  grand 
bas-relief  qui  surmonte  le  socle  de  la  Germania  et  qui  représente 
tous  les  soudards  de  l'Allemagne,  grands  et  petits;  l'empereur,  à 
cheval  au  miheu  d'eux  ;  tous  le  casque  en  tête,  —  ce  qui  est  peu 
artistique,  accouplé  avec  la  tunique  et  le  pantalon  modernes.  — 
J'avais  vu  aussi  de  chaque  côté  du  socle  l'inscription  : 

«  1870-1871.  Paris.  Metz.  Sedan.  » 

Vingt  ans!  il  y  a  vingt  ans!  Ils  ont  déjà  des  soldats  qui  étriient 
à  peine  nés  en  ce  temps  là  et  qui  considèrent  cette  funèbre  époque 

comme  appartenant  à  l'histoire  ancienne Et  nous,  il  nous  semble 

que  c'est  d'hier Oh  !  nous  n'avons  pas  oublié!  nous  n'oubherons 

jamais  ! . . . 

«  Herr!  herrl...  »  Je  me  retourne;  c'était  mon  Bavarois.  «  Nous 
allons  prendre  une  chope  ensemble  »,  me  crie-t-il.  J'ai  cru  que  j'al- 
lais le  tuer  avec  mes  yeux  ;  je  m'enfuis. 

Dimanche  1/i.  —  Gomme  je  déjeune,  un  monsieur  et  une  dame 


hlll  REVUE   DU   MONDE  CATHOLIQUE 

viennent  à  moi  pour  me  demander  un  renseignement  ;  ils  parlent 
français  et  m'interrogent  pour  savoir  s'ils  doivent  monter  au  Nie- 
derwald.  —  «  Non!  n*y  allez  pas!  à  moins  que  vous  ne  soyiez  alle- 
mands ;  en  ce  cas  je  n'ai  rien  à  vous  conseiller.  —  Nous  sommes 
Hollandais;  vous  voyez  notre  pavillon  et  nos  couleurs  sur  les 
bateaux  du  Rhin.  M.  de  Bismarck  voudrait  les  voir  disparaître,  lui! 
Nous  ne  l'aimons  guère,  pour  cela  et  pour  autre  chose  encore  ;  parce 

que nous  sommes  catholiques.  » 

A  midi,  j'étais  à  Mayence  dans  la  cathédrale,  où  l'éveque  donnait 
la  confirmation  ;  le  soir  à  Francfort  oii  Blondin,  le  héros  du  Niagara 
donnait  une  séance  au  Zoologischer  garten.  Il  passa  en  courant  sur 
la  corde  raide,  puis  il  s'y  assit  devant  une  table  et  mangea  des 
cerises  arrosées  d'une  bouteille  de  bière,  puis  il  monta  sur  sa  chaise, 

et  enfin  traversa  son  périlleux  chemin  en vélocipède.  De  plus 

fort  en  plus  fort,  comme  chez  Nicolet.  Ce  fut  une  distraction;  j'en 
avais  besoin,  après  mon  aventure  au  Niederwald. 


Lucien  Vigneron. 


ROLE    HISTORIQUE    DES    FEMMES    AU    MOYEN    AGE 
DEPUIS  L'ÉPOQUE  FÉODALE  (1) 


La  fête  de  l'Ascension  fut  célébrée  le  jour  qui  suivit  la  prise  de 
Saint-Loup.  Jeanne  reçut  dans  la  sainte  communion  le  Dieu  dont 
elle  était  la  messagère.  Un  combat  se  préparant  pour  le  lendemain, 
la  Pucelle  ordonna  que  nul  ne  pourrait  y  prendre  part  sans  s'être 
confessé.  Déjà,  pendant  le  trajet  de  Blois  à  Orléans,  une  foule  de 
soldats,  livrés  à  la  licence  des  camps,  avaient  été  vaincus  par  la 
sainteté  de  la  jeune  guerrière  :  ils  s'étaient  mis  en  état  de  grâce. 
C'est  ainsi  que  nos  pères  savaient  se  rendre  dignes  de  devenir  les 
soldats  de  Dieu. 

Le  lendemain,  6  mai,  Jeanne,  sauvant  de  nouveau  les  Français 
repoussés,  les  conduisit  à  l'assaut  du  fort  des  Augustins,  qui  tomba 
en  leur  pouvoir. 

Jeanne,  chef  de  guerre,  a  résolu  que,  le  jour  suivant,  le  fort  des 
Tournelles  serait  attaqué;  mais  cette  fois  encore  elle  doit  lutter 
contre  les  capitaines,  qui  ne  peuvent  se  résoudre  à  lui  laisser  l'hon- 
neur de  la  victoire.  Ils  refusent  de  marcher,  et  lui  notifient  la  déci- 
sion qu'ils  ont  prise  en  conseil.  «  Vous  avez  été  en  votre  conseil,  et 
j'ai  été  au  mien,  »  répond  l'envoyée  de  Dieu;  le  conseil  de  Messire 
s'accomplira  et  triomphera  de  cet  autre  conseil.  Nous  combattrons 
demain.  »  Se  tournant  vers  son  aumônier,  elle  l'avertit  que,  le 
lendemain,  il  devra  se  tenir  toujours  auprès  d'elle  :  «  Demain  le 
sang  coulera  de  mon  corps  au-dessus  du  sein  (2).  » 

Le  lendemain  donc,  aux  premières  lueurs  du  jour,  Jeanne  monte 

(1)  Voir  la  Revue  du  l^'  septembre  1890. 

(2)  Déposition  de  Jean  Pasquerel.  Procès.  T.  III. 


[l7Q  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

à  cheval  et  déclare  à  ses  hôtes  que,  le  soir,  elle  reviendra  victo- 
rieuse à  Orléans  par  les  Tournelles  et  le  pont  de  la  Loire.  Mais  les 
portes  de  la  ville  sont  fermées;  et  Gaucourt,  le  bailli  d'Orléans, 
garde  lui-même  la  porte  de  Bourgogne.  Jeanne  ordonne  que  cette 
porte  soit  ouverte;  le  fidèle  et  vaillant  peuple  Orléanais  répond  à  cet 
appel.  Bourgeois  et  soldats  traînant  des  canons  et  des  couleuvrines, 
se  précipitent  hors  de  la  ville  et  suivent  l'étendard  de  Jeanne.  Les 
chefs  opposés  à  la  Pucelle  la  rejoignent  eux-mêmes. 

Ne  suivons  pas  les  combattants;  ne  redisons  pas  ces  scènes  si 
souvent  décrites,  mais  restons  dans  la  ville  ;  partageons  —  nous  en 
avons  l'expérience  —  les  angoisses,  les  espérances,  les  prières  de 
ceux  qui  sont  restés  :  les  prêtres,  les  vieillards,  les  femmes,  les 
enfants,  les  infirmes... 

Voici  le  soir.  Sans  doute  on  connaît  déjà  dans  la  ville  les  pre- 
mières péripéties  du  combat?  sans  doute  on  sait  que  l'armée 
française  a  été  en  danger,  que  Jeanne  a  été  grièvement  blessée, 
mais  que,  fortifiée  par  ses  voix,  elle  est  remontée  à  cheval  et 
s'est  précipitée  au  combat?  Sait-on  aussi  qu'à  cette  apparition  de 
la  grande  blessée,  l'enthousiasme  des  Français  n'a  eu  d'égal  que 
l'effroi  des  Anglais?  sait-on  que  ceux-ci  ont  vu  dans  les  airs  de  fan- 
tastiques apparitions?  sait-on  que  les  Français  ont  vu  combattre 
dans  leurs  rangs  les  deux  patrons  de  la  ville,  saint  Euverte  et 
saint  Aignan?  sait-on  que  l'archange  saint  Michel  est  apparu  sur 
le  pont  d'Orléans,  et  que  l' Esprit-Saint  lui-même,  sous  la  forme 
d'une  colombe,  a  semblé  planer  sur  l'étendard  de  Jeanne,  comme 
pour  donner  aux  lis  de  France  cette  bénédiction  que  leur  annonçait 
la  sainte  bannière? 

Tandis  que  les  ombres  de  la  nuit  envahissent  le  parvis  de  Sainte- 
Croix,  pénétrons  dans  cette  cathédrale  qui,  le  3  mai,  jour  de  sa  fête 
patronale,  a  vu  la  Pucelle  et  les  capitaines  se  mêler  à  la  procession 
solennelle,  et  montrer  ainsi  à  tous  que  la  Croix  est  la  plus  ferme 
espérance  du  soldat.  Mais,  au  moment  où  nous  nous  transportons 
dans  la  cathédrale,  ce  n'est  plus  là  que  se  trouve  l'appareil  guer- 
rier. L'évêque  et  ses  prêtres  prient  dans  la  vaste  église.  Invoquant 
dans  la  sainte  Vierge  la  Libératrice  des  suprêmes  périls,  V Etoile  de 
la  mer,  ils  envoient  vers  la  Mère  du  Sauveur  ces  accents  de  suppli- 
cation et  d'espoir  que,  quelques  siècles  plus  tard,  d'autres  assiégés 
feront  aussi  vibrer  :  Ave,  maris  Stella.  «  Je  vous  salue,  étoile  de  l:i 
mer... ^ Établissez-nous  dans  la  paix...  Brisez  les  fers  des  coupa- 


NOS  aïeules  hll 

blés...;  chassez  loin  de  nous  tous  les  maux,  demandez  pour  nous 
tous  les  biens.  Montrez  que  vous  êtes  notre  mère,  et  qu'il  reçoive 
par  vous  nos  prières  Celui  qui  a  voulu  être  votre  fils...  Préparez- 
nous  un  chemin  sûr...  » 

Pendant  que  ces  strophes  montent  vers  le  ciel,  un  grand  bruit  se 
fait  entendre  au  dehors.  La  lueur  des  torches  éclaire  le  parvis; 
les  fanfares  triomphales,  les  cris  d'une  joie  délirante  se  rappro- 
chent de  plus  en  plus  :  c'est  Jeanne,  c'est  son  armée,  qui  viennent 
rendre  giàces  de  leur  victoire  au  Dipu  des  batailles;  les  Anglais  sont 
chassés  du  fort  des  Tournelles.  L'évoque  quitte  l'église  :  il  va  saluer 
la  bannière  de  Jeanne;  et,  après  avoir  reçu  le  glorieux  étendard,  il 
le  porte  en  triomphe  dans  la  cathédrale,  tandis  que  retentit  X Allé- 
luia d'une  résurrection  qui  est  aussi  celle  de  la  France  :  Resurrexi. 
Dans  l'église  et  sur  le  parvis  dix  mille  voix  entonnent  ce  soir-là  le 
Te  Deiim  de  la  délivrance  (1). 

Jhesus  Maria,  disait  la  bannière  de  Jeanne.  Dieu  avait  commencé 
à  bénir  la  mission  de  son  envoyée;  et  l'Étoile  de  la  mer  avait  lui 
pour  les  naufragés  qui  venaient  de  l'invoquer...  Ave,  maris  Stella... 

Après  cette  nuit  mémorable,  quand  le  jour  se  leva,  les  Anglais 
quittèrent  ce  qui  leur  restait  de  leurs  bastides  et  parurent  présenter 
la  bataille  aux  Français.  Ceux-ci  se  mirent  à  leur  tour  sous  les 
armes,  mais  Jeanne  leur  défendit  d'attaquer  les  premiers.  C'était  un 
dimanche.  En  présence  des  deux  armées,  Jeanne  fit  élever  un  autel, 
où  deux  messes  consécutives  furent  dites.  La  seconde  messe  était 
achevée,  et  Jeanne  demeurait  toujours  prosternée.  La  Pucelle 
demanda  si  les  Anglais  avaient  le  visage  ou  le  dos  tourné  vers  les 
Français.  —  «  Ils  ont  le  dos  tourné  :  ils  s'en  vont.  »  —  «  En 
nom  Dieu,  laissez-les  partir  et  allons  rendre  grâces  à  Dieu  (2).  » 

Orléans  était  délivré.  Pieportant  vers  le  Seigneur  l'hommage  de 
leur  ardente  gratitude,  les  habitants,  guidés  par  Jeanne  d'Arc,  par- 
coururent processionnellement  la  ville  et  les  remparts,  visitant  les 
éghses  et  faisant  éclater  dans  leurs  pieux  cantiques  leur  joie  et  leur 
gratitude. 

Aujourd'hui  encore,  /i61  années  après,  le  souvenir  de  ces  deux 
grandes  journées  s'est  conservé  à  Orléans  dans  les  fêtes  commémo- 
ratives  du  7  et  du  8  mai.  Il  nous  fut  donné  d'y  assister  en  1875. 
Rien  ne  saurait  rendre  l'imposante  majesté  de  la  fête  nocturne  du 

(1)  Wallon,  Jeanne  d'Aix;  Marius  Sepet,  Id. 

(2)  Déposition  de  Jean  de  Charapeaux.  Procès.  T.  IIL 


478  KEVUE   DU   MO:\DE  CATHOUQUE 

7  mai.  Vers  huit  heures  du  soir,  une  foule  immense  se  presse  sur  la 
place  Sainte-Croix.  L'évêque  d'Orléans,  Vécêque  de  Jeayine  d'Arc^ 
est  sur  le  parvis  de  la  cathédrale,  entouré  de  ses  prêtres.  De  même 
que  dans  la  soirée  du  7  mai  1/129,  des  chœurs  chantent  VAve,  maris 
Stella.  Il  est  huit  heures.  Soudain  le  beffroi  de  l'hôtel  de  ville,  ce 
même  beffroi  qui  a  sonné  les  victoires  de  Jeanne,  jette  ses  notes 
graves  et  solennelles,  auxquelles  se  mêle  le  bourdon  de  la  cathé- 
drale ;  les  cloches  de  toutes  les  paroisses  d'Orléans  s'ébranlent  à  la 
fois,  le  canon  tonne,  les  tambours  battent  aux  champs,  les  fanfares 
guerrières  les  accompagnent,  et  cavaliers  et  fantassins  débouchent 
par  la  rue  Jeanne-d'Arc,  sur  la  place  obscure;  tous  portent  des 
torches,  comme  autrefois  les  soldats  de  Jeanne.  Le  serpent  de  feu  se 
dirige  vers  la  cathédrale.  Une  lueur  verte,  émergeant  de  l'Hôtel  de 
ville,  illumine  l'horizon  :  le  maire,  suivi  de  son  conseil  municipal,  tra- 
verse la  place  pour  aller  remettre  à  l'évêque  la  bannière  de  Jeanne 
d'Arc.  Soudain  la  cathédrale,  embrasée  de  feux  rouges,  dessine  sur 
ce  fond  éblouissant  les  détails  de  son  architecture  mauresque.  Le 
maire  dépose  la  bannière  entre  les  mains  de  l'évêque;  et  tous  deux 
s'embrassent,  pour  symboliser  l'alliance  de  la  religion  et  de  la  cité 
devant  l'étendard  de  cette  vierge  héroïque  et  sainte  qui  fut  la 
sublime  incarnation  de  la  foi  et  de  la  patrie.  L'évêque  bénit  la  ville  : 
c'est  grand,  c'est  beau!  Dans  cette  commémoration,  c'est  la  vieille 
France,  avec  ses  impérissables  souvenirs  et  ses  immortelles  espé- 
rances, qui  vient  consoler  et  relever  la  France  de  1871,  la  France 
meurtrie  et  chancelante. 

Le  lendemain,  8  mai,  jour  anniversaire  de  la  levée  du  siège,  une 
grand'messe  est  célébrée  dans  la  cathédrale.  Près  de  l'autel,  voici 
l'étendard  de  Jeanne,  entouré  des  bannières  de  Dunois,  de  laHire, 
de  Xaintrailles,  de  Pdeux.  En  face  de  la  chaire,  des  places  sont  réser- 
vées aux  autorités  civiles  et  militaires.  Après  la  grand'messe,  le 
panégyrique  de  Jeanne  d'Arc  est  prononcé;  et  l'on  sait  quelles  voix 
éloquentes  ont,  dans  notre  siècle,  rendu  hommage  à  la  Pucelle  d'Or- 
léans; l'on  sait  en  particulier  quels  accents  immortels  Jeanne  a  ins- 
pirés à  l'évêque  que  sa  foi  généreuse,  agissante,  apostolique  enfin, 
son  courageux  patriotisme  et  tous  les  dons  du  génie  désignaient 
providentiellement  pour  appeler  l'heure  où  il  conviendrait  à  l'Église 
de  placer  Jeanne  d'Arc  sur  nos  autels. 

Après  le  panégyrique,  la  procession  se  forme  dans  l'église.  C'est 
un  souvenir  de  la  grande  procession  patriotique  que  firent  spon-| 


NOS  aïeules  /i79 

tanément,  en  1/Î29,  les  Orléanais  délivrés.  Nous  voyons  défiler 
les  vieux  de  la  vieille  avec  leur  drapeau,  les  compagnons  du 
travail,  les  sauveteurs,  toutes  les  corporations  civiles,  enfin,  avec 
leurs  bannières;  puis  les  prêtres  des  douze  paroisses  d'Orléans, 
suivant  leurs  bannières  et  les  chasses  d'or  de  leurs  saints  ;  les  enfants 
de  chœur  en  robes  rouges  et  en  calottes  rouges.  L'étendarrl  de  la 
Pucelle  précède  l'évêque,  qui  marche  sous  un  dais.  Le  préfet,  les 
généraux,  les  magistrats,  toutes  les  autorités  du  département,  suivent 
Sa  Grandeur.  Les  brillants  uniformes  de  notre  armée,  le  costume 
élégant  et  sévère  des  fonctionnaires  civils,  les  robes  rouges  de 
la  cour  et  l'hermine  du  président,  les  robes  noires  du  tribunal,  tout 
cela  forme  un  bel  et  noble  ensemble.  Le  cortège  sort  de  la  cathédrale, 
et,  marchant  entre  deux  haies  de  soldats,  se  dirige  vers  l'emplace- 
ment du  fort  des  Tournelîes,  tandis  que  les  tambours  battent  aux 
champs,  que  les  trompettes  sonnent  aussi  aux  champs  et  que  le 
canon  môle  son  tonnerre  aux  voix  de  toutes  les  cloches. 

L'artillerie  à  pied  et  l'artillerie  à  cheval  ferment  le  défilé. 

Quel  magnifique  cortège  Orléans  donne  ce  jour-là  à  l'humble 
bergère!  l'État,  le  clergé,  l'armée,  la  magistrature,  le  peuple, 
escortent  la  Libératrice  de  la  France.  Les  saints  du  diocèse  eux- 
mêmes,  représentés  par  leurs  châsses,  ornent  le  triomphe  de  la 
vierge  héroïque  qui,  espérons-le,  les  rejoindra  bientôt  sur  les  autels. 

IV 

REIMS.    —   PARIS 

Mais  au  moment  où  Jeanne  a  délivré  Orléans,  sa  mission  n'est 
pas  terminée.  Après  avoir,  en  une  campagne  de  quatre  jours,  pris 
Jargeau,  Beaugency,  Meung,  gagné  la  bataille  de  Patay,  Jeanne 
va  conduire  le  roi  à  Reims,  voyage  triomphal  pendant  lequel  Troyes, 
Chàlons-sur-Marne  se  rendent  à  Charles  VII. 

La  ville  du  sacre  suit  cet  exemple.  Et  le  17  juillet  1/129,  dans 
l'antique  basilique  de  Reims,  tandis  que  Charles  reçoit,  avec  l'onc- 
tion sainte,  la  couronne  royale,  et  que  sous  les  voûtes,  qui  semblent 
s'écrouler  au  fracas  des  trompettes,  on  entend  retentir  l'immense 
acclamation  qui  est  le  cri  de  la  délivrance  d'un  peuple,  Jeanne  est 
debout  auprès  du  roi  qui  lui  doit  sa  couronne,  et  tenant  à  la  main 
le  glorieux  étendard  avec  lequel  elle  a  conduit  les  Français  à  la 
victoire. 


1 


il80  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

Le  roi  est  sacré.  Jeanne  tombe  à  ses  pieds,  lui  embrasse  les 
genoux,  et,  au  milieu  des  pleurs  qu'elle  répand  et  qu'elle  fait 
répandre  aux  seigneurs  qui  l'entourent,  elle  dit  à  Charles  VII  : 
«  Gentil  roi,  ores  est  exécuté  le  plaisir  de  Dieu,  qui  vouloit  que  vous 
Tinssiez  à  Reims,  recevoir  votre  digne  sacre,  en  montrant  que  vous 
êtes  vrai  roi  et  celui  auquel  le  royaume  doit  appartenir.  » 

Laon,  Soissons,  Château-Thierry,  Coulommiers,  Crécy,  Provins, 
se  rendent  au  roi,  que  ne  cesse  de  bénir  la  présence  de  l'envoyée  de 
Dieu.  Sur  le  parcours  du  cortège  royal,  accourait  un  peuple  ivre  de 
joie  et  versant  des  pleurs  d'enthousiasme. 

«  Voilà  un  bon  peuple  o,  disait  Jeanne,  reportant  avec  modestie 
tous  ces  hommages  à  Charles  VU,  «  et  je  n'ai  vu  nulle  part  un 
peuple  se  réjouissant  si  fort  de  l'arrivée  d'un  si  noble  roi.  Plût  à 
Dieu  que  je  fusse  assez  heureuse,  quand  je  devrai  finir  mes  jours, 
pour  être  inhumée  dans  cette  terre  !  » 

Jeanne  avait  ainsi  parlé  à  l'archevêque  de  Reims  et  à  Dunois,  tous 
deux  chevauchant  à  ses  côtés. 

«  Jeanne  y>,  lui  demanda  l'archevêque,  «  en  quel  lieu  pensez-vous 
finir  vos  jours? 

«  —  Où  il  plaira  à  Dieu,  car  je  ne  suis  sûre  ni  du  temps  ni  du 
lieu.  Je  ne  sais  pas  cela  plus  que  vous;  et  plût  à  Dieu,  mon  Créateur, 
que  je  pusse  maintenant  retourner,  abandonnant  les  armées,  et 
aller  retrouver  mon  père  et  ma  mère,  pour  garder  leurs  brebis, 
avec  mes  sœurs  et  mes  frères,  qui  seraient  bien  joyeux  de  me 
voir!  » 

Et  celle  qui  parlait  ainsi,  marchait  à  l'égal  des  rois!  Admirée 
comme  une  héroïne,  vénérée  comme  une  sainte,  soulevant  sur  son 
passage  les  explosions  de  l'amour  d'un  peuple  en  délire,  elle  aspirait 
au  retour  dans  le  pays  natal,  dans  son  humble  chaumière,  dans  ces 
prairies  où  elle  redeviendrait  la  bergère  d'autrefois! 

Mais  déjà  les  perspectives  d'un  prochain  avenir  semblaient 
s'éclairer  à  ses  yeux  d'une  lueur  étrange  et  terrible  :  était-ce  le 
rougeàtre  reflet  du  bûcher  de  Rouen? 

Désormais  la  mission  de  Jeanne  devient  plus  difficile.  Les  contra- 
dictions, qui  n'avaient  jamais  manqué  à  cette  mission,  la  paralysent. 
C'est  en  vain  que  la  jeune  guerrière  a  voulu  marcher  sur  Paris, 
sachant  bien  que  les  négociations  par  lesquelles  le  roi  espérait 
gagner  sa  capitale  n'aboutiraient  pas,  et  que  la  cité  rebelle  ne  serait 
conquise  «  qu'au  bout  de  la  lance  ».  Lorsque  Jeanne  est  enfin 


IN" os  aïeules  /jSÎ 

parvenue  à  entraîner  le  prince  jasqu'cà  Saint-Denis,  il  est  trop 
tard  :  la  ville  a  eu  le  temps  de  préparer  sa  défense. 

Jeanne  est  allée  à  l'assaut  de  Paris.  Devant  la  porte  Saint- 
Honoré,  l'étendard  à  la  main,  elle  a  franchi  le  premier  fossé,  et,  sur 
le  rebord  du  second,  elle  ne  cesse  d'exciter  le  courage  des  assail- 
lants. Blessée,  elle  reste  h  son  posie,  appelant  à  grands  cris  le  roi  : 
«  Le  roi!  le  roi!  que  le  roi  se  montre!  >^ 

Mais  le  roi  ne  se  montrait  pas,  et  la  vierge  héroïque  luttait 
depuis  dix  ou  onze  heures,  quand  elle  fat,  malgré  elle,  portée  sur 
son  cheval.  Pour  la  première  fois  elle  connaissait  l'humiliation  de  la 
retraite,  et  c'était  aux  siens  qu'elle  le  devait...  Elle  alla  suspendre 
son  armure  sous  les  voûtes  de  S^int-Denis  :  «  C'est  la  coutume 
parmi  les  gens  d'armes  quand  ils  sont  blessés  »,  disait-elle  un  jour  à 
ses  juges.  «  J'avois  été  blessée  devant  Paris  ;  j'offris  mes  armes  à  saint 
Denys,  parce  que  c'est  le  cri  de  France  (1)  »  Montjoie-Saint-Dcnis  1 

Le  cri  de  France...  la  France!  toujours  la  France! 


ROUEN.    —   LE   PROCES 

La  trahison  a  accompli  son  œuvre.  Après  avoir  remporté  une 
dernière  victoire  dans  cette  petite  ville  de  Lagny  où  la  sainte  ressus- 
cita un  enfant,  l'héroïne  est  faite  prisonnière  au  siège  de  Compiègne. 
Prise  par  les  Bourguignons,  livrée  par  ceux-ci  à  l'Angleterre  contre 
une  rançon  royale,  transportée  à  Piouen,  elle  y  est  jetée  dans  une 
cage  de  fer  :  on  savait  que,  par  deux  fois,  elle  avait  tenté  de 
s'échapper  pour  voler  au  secours  des  Français.  A  cette  cage  devait 
succéder  une  prison  plus  vaste,  mais  plus  horrible  :  ce  cachot  où, 
liée  à  un  poteau,  elle  était  gardée  nuit  et  jour  par  une  grossière 
soldatesque;  supplice  qui  la  torturait  dans  ce  qu'elle  avait  de  plus 
cher  au  monde,  sa  pudeur. 

Jeanne  va  être  jugée  par  ce  tribunal  qui  n'a  d'ecclésiastique  que 
le  nom,  et  qui  n'est,  en  réalité,  qu'une  commission  stipendiée  par 
l'Angleterre.  Et  il  ne  s:jfrit  pas  aux  Anglais  que  Jeanne  meure  :  il 
faut  qu'elle  meure  déshonorée,  convaincue  de  sorcellerie,  d'hérésie. 

11  s'était  rencontré  un  évêque  français  pour  présider  ce  tribunal 

(l)  Interrogatoire  du  17  mars.  In  carare. 


/j82  REVUE   DU   .MO^'DE    CATHOLIQUE 

d'iniquité  :  l'infâme  Gauchon,  que  l'Eglise  a  flétri.  Déjà  c'était  par 
son  intermédiaire  que  Jeanne  avait  été  livrée  à  l'Anglais. 

Pendant  cinq  mois,  l'Enfer  semble  épuiser  toutes  ses  machina- 
tions pour  arracher  à  Jeanne  le  désaveu  de  sa  mission  divine.  Mais 
le  Seigneur  la  soutient  dans  cette  lutte.  Gomme  l'archange  qui  lui 
a  fait  connaître  naguère  la  volonté  du  Giel,  Jeanne  se  tient  debout, 
dans  la  lumière  divine,  rejetant  dans  les  ténèbres  l'esprit  du  mal, 
non  pas  avec  des  armes,  mais  avec  le  glaive  de  la  parole  inspirée 
que  le  Saint-Esprit  met  sur  ses  lèvres. 

«  —  Je  viens  de  la  part  de  Dieu,  et  je  n'ai  rien  à  faire  ici.  Ren- 
voyez-moi à  Dieu,  d'où  je  suis  venue... 

a  —  Geux  de  votre  parti  croient-ils  fermement  que  vous  soyez 
envoyée  de  Dieu? 

«  —  Je  ne  sais  s'ils  le  croient,  je  m'en  rapporte  à  leur  cœur 

S'ils  le  croient,  ils  ne  sont  point  abusés. 

«  —  Depuis  quand  avez- vous  entendu  vos  voix? 

«  —  Je  les  ai  entendues  hier  et  aujourd'hui. 

«  —  Que  vous  ont- elles  dit? 

«  —  Elles  m'ont  dit  de  répondre  hardiment,  et  que  Dieu  m'ai- 
derait... Vous  dites  que  vous  êtes  mon  juge.  Prenez  garde  à  ce  que 
vous  faites!  car,  en  vérité,  je  suis  envoyée  de  Dieu,  et  vous  vous 
mettez  en  grand  danger.  » 

On  l'interroge  sur  les  lettres  qu'elle  a  écrites  aux  Anglais  en 
commençant  sa  mission.  Les  juges  lui  en  reprochent  l'orgueil  et  la 
témérité  :  «  Je  ne  les  ai  point  faites  par  orgueil  ou  présomption, 
répond-elle,  mais  par  le  commandement  de  Notre-Seigneur...  Si 
les  Anglais  eussent  cru  mes  lettres,  ils  n'eussent  fait  que  sages... 
Avant  qu'il  soit  sept  ans,  les  Anglais  perdront  un  plus  grand  gage 
qu'ils  n'ont  fait  devant  Orléans,  et  perdront  tout  en  France,  et  ce 
sera  par  une  plus  grande  victoire  que  Dieu  enverra  aux  Français. 

«  —  Par  qui  savez-vous  ces  choses  à  venir? 

M  —  Je  les  sais  par  sainte  Gatherine  et  sainte  Marguerite. 

((  —  Qui  aidait  le  plus,  de  vous  à  l'étendard,  ou  de  l'étendard  à 

vous? 

«  —  De  la  victoire  de  l'étendard  ou  de  Jehanne,  c'était  tout  à 
Notre-Seigneur. 

«  —  L'espérance  de  la  victoire  était-elle  fondée  en  cet  étendard 
ou  en  vous? 

«  —  Elle  était  fondée  en  Notre-Seigneur,  et  non  ailleurs. 


NOS  aïeules  /|S3 

«  —  Pourquoi  cet  étendard  fut-il  plutôt  porté  que  les  étendards 
des  autres  capitaines  en  l'église  de  Reims,  au  sacre  de  votre  roi? 

«  —  Il  avait  été  à  la  peine  :  c'était  bien   raison  qu'il  fût  à 

onneur.   » 

En  vain  cherche-t-on  à  la  convaincre  d'orgueil  :  «  J'ai  demandé 
à  mes  voix  trois  choses  :  l'une,  mon  expédition;  l'autre,  que  Dieu 
aide  les  Français  et  garde  toutes  les  villes  de  leur  obéissance;  et 
l'autre,  le  salut  de  mon  came. 

«  —  Étes-vous  en  état  de  grâce? 

«  —  Si  je  n'y  suis,  Dieu  m'y  mette!  et  si  j'y  suis.  Dieu  m'y 
maintienne!  Je  serais  la  plus  dolente  du  monde  si  je  ne  me  savais 
pas  en  la  grâce  de  Dieu...  Si  j'étais  en  péché,  je  crois  que  les  voix 
ne  viendraient  pas  à  moi. 

«  —  Depuis  que  vos  voix  vous  ont  prédit  que  vous  irez  à  la  fin 
en  Paradis,  vous  tenez-vous  pour  assurée  d'être  sauvée,  et  de  n'être 
point  damnée  en  enfer? 

((  —  Je  crois  fermement;  comme  mes  voix  me  l'ont  dit,  que  je 
serai  sauvée,  si  je  tiens  le  serment  que  j'ai  fait  à  Noire-Seigneur, 
c'est  assavoir  que  je  garde  ma  virginité  de  corps  et  d'âme;  je  le 
crois  aussi  fermement  que  si  je  l'étais  déjà. 

(c  —  Quel  besoin  avez-vous  de  vous  confesser,  puisque  vous 
croyez  à  la  relation  de  vos  voix  que  vous  serez  sauvée? 

«  —  On  ne  sait  trop  nettoyer  la  conscience. 

«  —  Vous  rapportez-vous  de  vos  dits  et  faits  à  la  détermination 
de  l'Eglise? 

<i  —  Je  m'en  rapporte  à  Notre-Seigneur  qui  m'a  envoyée,  à 
Notre-Dame  et  à  tous  les  benoits  saints  et  saintes  du  Paradis.  Et 
m'est  avis  que  c'est  tout  un,  de  Notre-Seigneur  et  deTÉglise.  Pourquoi 
faites-vous  difficulté  que  ce  soit  tout  un? 

«  —  Vous  semble-t-il  que  vous  soyez  tenue  de  répondre  pleinement 
la  vérité  au  Pape,  vicaire  de  Dieu,  sur  tout  ce  qu'il  vous 
demanderait  touchant  la  foi  et  le  fait  de  votre  conscience? 

«  —  Je  requiers  que  je  sois  menée  devant  lui  :  et  je  répondrai 
devant  lui,  tout  ce  que  je  devrai  répondre  (1).  » 

L'appel  au  Pape!  ce  n'était  pas  là  ce  que  voulait  l'évêque  préva- 
ricateur :  il  savait  bien  que,  près  du  Vicaire  de  Jésus-Christ,  Jeanne 
triompherait.  Ce  qu'il  voulait,  c'est  qu'elle  acceptât,  comme  jari- 

(1)  Procès,  interrogatoire. 


hSh  REVUE    DU    MONDE    CATIIOLIOUE 

diction  ecclésiastique,  le  tribunal  qui  la  jugeait  :  en  acceptait-elle 
l'arrêt,  —  cette  condamnation  décidée  à  l'avance?  —  elle  reniait  sa 
mission;  le  récusait-elle?  elle  se  déclarait  hérétique. 

Mais,  dans  ce  tribunal,  il  y  avait  quelques  juges  à  qui  la  vérité 
s'imposait.  L'un  d'eux,  Jean  de  Saint- Avit,  évêque  d'Avranches, 
demanda  l'appel  au  Pape.  Des  outrages,  et  plus  tard  la  prison,  lui 
firent  expier  sa  noble  attitude.  Depuis  le  9  mai,  l'offîcial  et  le 
promoteur  du  diocèse  de  Rouen  étaient  emprisonnés  pour  s'être 
opposés  au  procès  de  Jeanne. 

Le  procès  est  clos.  Jeanne  a  déclaré  qu'elle  affirmerait  jusqu'à  la 
mort  la  vérité  de  sa  mission.  La  sentence  va  être  prononcée. 

VI 

LA   SENTENCE 

C'est  le  Ik  mai  1^31.  Rien  n'a  été  épargné  pour  que  l'horreur  du 
spectacle  lit  défaillir  le  courage  de  la  jeune  fille.  Dans  un  cimetière, 
voici  deux  échafauds  :  sur  l'un  siège  le  tribunal;  sur  l'autre  se 
trouve  Jeanne,  avec  le  prédicateur  qui  va  tenter  un  suprême  elTort 
pour  la  faire  abjurer. 

Le  bourreau  de  Rouen,  assis  sur  sa  charrette,  est  au  pied  de  ce 
dernier  échafaud. 

Le  prédicateur  a  commencé  son  sermon.  Jeanne  se  tait  devant 
les  insultes  qu'il  lui  prodigue.  Mais  lorsque  l'outrage  atteint  son  roi, 
ce  roi  qui  l'a  abandonnée:  lorsque  l'orateur,  se  tournant  vers  elle, 
l'apostrophe  ainsi  :  «  C'est  à  toi,  Jeanne,  que  je  parle,  je  te  dis  que 
ton  roi  est  hérétique  et  schismatique  »  ;  alors  le  sang  de  la  Française 
se  révolte  et  lui  arrache  cette  simple  et  fière  protestation  :  «  Ne 
parle  point  de  mon  roi,  il  est  bon  chrétien  (l)!  » 

Le  sermon  est  terminé.  «  Je  vous  répondrai,  »  dit  Jeanne  :  «  Pour 
ce  qui  est  de  la  soumission  à  l'Eglise,  je  leur  ai  dit  en  ce  point  que 
de  toutes  les  œuvres  que  j'ai  faites,  et  les  dits,  soient  envoyés  à 
Rome  devers  Notre  Saint-Père  le  Pape,  auquel  et  à  Dieu  premier 
je  me  rapporte.  Et  quant  aux  dits  et  faits  que  j'ai  faits,  je  les  ai 
faits  de  par  Dieu.  De  mes  faits  et  dits,  je  ne  charge  quelque 
personne,  ni  mon  roi,  ni  autre;  et  s'il  y  a  quelque  faute,  c'est  à  moi 
et  non  à  autre.  » 

(1)  Réhabilitation.  Déposiliou  de  Martin  l'Advenu. 


NOS  aïeules  485 

«  —  Vos  actions,  vos  paroles  sont  réprouvées  par  les  clercs  : 
voulez-vous  les  révoquer? 

«  —  Je  m'en  rapporte  à  Dieu  et  à  Notre  Saint-Père  le  Pape. 

«  —  On  ne  peut  pas  aller  chercher  Notre  Saint-Père  si  loin,  dit 
l'astucieux  Cauchon.  Les  évoques  sont  juges,  chacun  en  son  dio- 
cèse (1) )) 

Jeanne  se  tait.  Par  trois  fois  on  l'exhorte  à  la  soumission  :  elle  se 
tait  toujours. 

La  sentence  de  condamnation  est  lue,  lue  lentement;  et  pendant 
ce  temps  Jeanne  n'entend  autour  d'elle  que  de  pressants  appels 
à  la  soumission.  L'abjuration,  c'est  la  liberté;  la  révolte,  c'est  le 
bûcher  : 

«  —Jeanne,  signez!  Jeanne,  ayez  pitié  de  vous!  Jeanne,  ne 
vous  faites  point  mourir! 

«  —  Vous  vous  donnez  bien  du  mal  pour  me  séduire...  » 

Mais  déjà  la  force  manque  à  la  pauvre  fille.  Ces  cris,  ces  cla- 
meurs, ces  tombes  qui  l'entourent,  ce  supplice  qui  est  proche,  ce 
bourreau  qui  attend,  ah  !  comment  ce  lugubre  et  tragique  appareil 
ne  glacerait-il  pas  le  plus  ferme  courage?  Ce  mot  d'abjuration, 
elle  ne  sait  ce  qu'il  veut  dire.  On  le  lui  explique,  et,  sans  com- 
prendre encore,  troublée,  éperdue,  elle  signe  d'une  croix... 

«  —  Elle  a  abjuré!  »  dit  l'évêque  de  Beauvais  au  cardinal  de 
Winchester.  »  Que  faut-il  faire? 

«  —  L'admettre  à  la  pénitence.  » 

Alors  est  lue  une  autre  sentence.  Ce  n'est  pas  la  délivrance  pro- 
mise, hélas  !  c'est  la  condamnation  à  la  prison  perpétuelle,  «  au  pain 
de  douleur  et  à  l'eau  d'angoisse  ».  Mais,  à  défaut  de  la  liberté,  c'est, 
pour  Jeanne,  la  prison  d'Eglise,  c'est  l'asile  qui  l'arrachera  au  pou- 
voir de  l'étranger  : 

«  —  Or  çà,  gens  d'Eglise,  menez-moi  en  vos  prisons,  et  que  je 
ne  sois  plus  en  la  main  de  ces  Anglais.  » 

((  —  Menez-la  où  vous  l'avez  prise  »,  dit  l'évêque  de  Beauvais  (2). 

Et  les  Anglais  l'entendaient  bien  ainsi.  Ils  avaient  déjà  bien  assez 
peur  de  la  voir  soustraire  au  bûcher. 

«  —  Cela  va  mal  pour  le  roi  :  cette  fille  nous  échappe,  dit  le  comte 
de  Warv^ick  à  un  assesseur. 

(1)  Procès.  24  mai.  Prœdicatio  publica. 

(2J  Réhabilitation.  Déposition  de  G.  Manchon.  Voir  aussi  déposition  de 
J.  Massieu. 

!«'■  DÉCEMBRE    (n°    90).    4«    SÉRIE.    T.    XXIY.  32 


hSQ  r.EYUE    DU    MO^'DE    CATHOLIQUE 

«  —  Sire,  n'ayez  cure  :  nous  la  reprendrons  bien  (1).  yt 

Et  en  effet,  ils  vont  la  reprendre.  Comme  signe  de  son  abjura- 
tion, elle  a  consenti  à  quitter  ces  habits  d'homme  que  l'accusation 
lui  avait  imputés  à  crime,  et  qu'elle  avait  gardés  dans  son  cachot, 
pour  se  préserver  des  infâmes  outrages  que  tentaient  de  lui  faire 
subir  ceux  qui  croyaient  que  de  sa  pureté  virginale  dépendait  la 
victoire  de  la  France.  Mais,  le  dimanche  qui  suivit  la  scène  du  cime- 
tière, au  moment  où  elle  allait  se  lever,  un  Anglais  enleva  ses  vête- 
ments de  femme,  et,  lui  jetant  son  habit  d'homme  :  «  Lève-toi  »! 
dit-il.  11  lui  fallait  choisir  entre  sa  pudeur  et  la  défense  du  tribunal. 
Elle  reprit  son  vêtement  d'homme  :  elle  était  relapse.  Un  second 
procès  commençait,  un  procès  pendant  lequel  Jeanne,  se  relevant  de 
sa  défaillance,  s'en  accusait  comme  d'une  trahison,  et  de  nouveau 
affirmait  hautement  sa  mission  divine. 

«  Dieu  m'a  mandé  par  sainte  Catherine  et  sainte  Marguerite  la 
grand' pitié  de  la  trahison  que  j'ai  consentie  en  faisant  l'abjuration 
et  révocation  pour  sauver  ma  vie,  et  que  je  me  damnois  pour  sauver 
ma  vie.  Mes  voix  m'avoient  dit,  en  l'échafaud,  que  je  répondisse 
hardiment  à  ce  faux  prêcheur!...  Si  je  disois  que  Dieu  ne  m'a  pas 
envoyée,  je  me  daranerois.  Vrai  est  que  Dieu  m'a  envoyée!...  De 
peur  du  feu,  j'ai  dit  ce  que  j'ai  dit...  Je  ne  fis  oncques  chose  contre 
Dieu  ou  la  foi,  quelque  chose  qu'on  m'ait  fait  révoquer;  ce  qui  était 
en  la  cédule  de  Tabjuration,  je  ne  l'entendois  point...  Je  n'entendais 
point  révoquer  quelque  chose,  si  ce  n'était  pourvu  qu'il  plût  à  notre 
Sire  (2) .  » 

L'abjuration  qui  figurait  au  procès-verbal,  n'était  pas  celle 
qu'avait  signée  Jeanne.  Il  faut  dire,  à  l'honneur  de  la  majorité 
du  tribunal,  qu'elle  aurait  voulu  qu'on  relût  à  Jeanne  cette  formule; 
i'évêque  de  Beauvais  s'y  opposa. 

Vîî 

LE    BUCHER 

Nous  sommes  au  30  mai.  Jeanne  apprend  qu'elle  va  être  con- 
duite à  la  mort,  et,  devant  l'approche  du  supplice,  la  pauvre  enfant 
éclate  en  déchirants  sanglots  :  «  Hélas!  me  traite- t-on  aussi  hor- 

(1)  11.  Déposition  de  J.  Fave. 

(2)  SecLindum  judicium.  Causa  relapsiis.  Réhabilitation.  Déposition  de 
J-  Massieu. 


KOS    AÏEULES  ii87 

riblement  et  cruellement,  qu'il  faille  que  mon  corps  net  en  entier, 
qui  ne  fat  jamais  corrompu,  soit  aujourd'hui  consumé  et  réduit  en 
cendres?  Ha!  ha!  j'aimerois  mieux  être  décapitée  sept  fois  que 
d'être  ainsi  brûlée...  Oh!  j'en  appelle  devant  Dieu,  le  grand  juge, 
des  grands  torts  et  ingranvances  qu'on  me  fait.  » 

Et  pendant  qu'elle  parlait  ainsi  au  doux  confesseur  qui  la  conso- 
lait, le  frère  i'tlartin  l'Advenu,  elle  vit  apparaître  dans  sa  prison  son 
J)ourreau  : 

((  Évêque,  je  meurs  par  vous!  » 

«  —  Ha!  Jehanne,  prenez  en  patience.  Vous  mourez  pour  ce  que 
vous  n'avez  tenu  ce  que  vous  nous  avez  proœis. 

«  —  Hélas!  si  vous  m'eussiez  irise  aux  prisons  de  cour  d'Église, 
et  rendue  entre  les  mains  des  concierges  ecclésiastiques  compétents 
et  convenables,  ceci  ne  fût  pas  advenu  :  c'est  pourquoi  j'en  appelle 
de  vous  devant  Dieu  (1)  !  » 

Eut-elle  alors,  sinon  une  seconde  défaillance,  du  moins  un  doute 
sur  l'origine  des  voix  qui  l'abandonnaient  à  l'heure  où  elle  allait 
mourir?  Or  l'histoire  n'ose  se  prononcer,  passons. 

«  Maître  Pierre,  où  serai-je  ce  soir?  »  demande-t-elle  à  un  docteur. 

«  —  I\'avez-vous  pas  foi  en  Dieu,  ma  fille? 

<(  —  Oh  !  oui,  j'ai  confiance  :  je  serai  ce  soir  en  paradis,  n 

Jeanne  a  reçu  dans  l'Eucharistie  le  Sauveur  qui  l'a  envoyée. 
Revêtue  d'une  chemise  longue,  la  tête  ceinte  d'une  mitre  portant 
ces  mots  :  hérétique^  relapse,  apostate,  idolâtre,  la  martyre  est 
dans  la  charrette  où  le  bourreau  la  mène  au  supplice.  Les  hommes 
d'armes  f  escortent.  Un  homme  se  jette  sur  la  charrette  :  c'est  Loi- 
seleur,  l'inique  instrument  de  Cauchon;  saisi  de  remords,  il  veut 
implorer  le  pardon  de  sa  victime.  Les  soldats  le  repoussent,  le  mal- 
traitent, sont  près  de  le  tuer. 

La  charrette  continue  son  chemin.  Jeanne  priait  et  pleurait. 

<(  Rouen,  Rouen,  mourrai-je  ici?  » 

Plus  de  dix  mille  spectateurs  encombrent  le  lieu  du  supplice,  la 
place  du  Vieux-Marché.  Le  tribunal  qui  a  jugé  la  martyre,  les 
représentants  de  la  puissance  séculière,  sont  sur  deux  estrades.  Une 
troisième  estrade  est  destinée  à  Jeanne,  et,  en  face,  le  bûcher  se 
dresse  avec  cette  inscription  :  «  Jeanne,  qui  s'est  fait  nommer  la 
Pucelle,  menteresse,  pernicieuse,  abuseresse  du  peuple,  devineresse 

{I)  Réhabilitation.  Déposition  de  Jean  Toutraouillé. 


libS  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

superstitieuse,  blasphémeresse  de  Dieu,  présomptueuse,  mécréante 
en  la  foi,  vanteresse,  idolâtre,  cruelle,  dissolue,  invocatrice  de 
dirdjies,  apostate,  schisraatique  et  hérétique.  » 

L'évêquc  de  Beauvais  lit  la  sentence.  Jeanne  est  livrée  au  bras 
séculier. 

La  martyre  se  jette  à  genoux.  «  Sainte  Trinité,  ayez  pitié  de  moi  : 
je  crois  en  vous.  Jésus,  ayez  pitié  de  moi  :  je  crois  en  vous.  Jésus, 
avez  pitié  de  moi.  Priez  pour  moi,  ô  Marie!  Siint  Michel,  saint 
Gabriel,  sainte  Catherine,  sainte  Marguerite,  soyez-moi  en  aide. 
Vous  tous  qui  êtes  ici,  pardonnez-moi,  comme  je  vous  pardonne. 
Vous,  prêtres,  dites  chacun  une  messe  pour  le  repos  de  mon  âme  ! 
Qu'on  n'accuse  point  mon  roi  :  il  n'a  point  trempé  dans  ce  que  j'ai 
fait;  et  si  j'ai  fait  mal,  il  est  innocent.  0  Jésus!  Marie!  benoists 
saints  du  paradis!  protégez-moi,  secourez-moi!  Rouen,  Rouen, 
seras-tu  mon  tombeau?  Est-ce  ici  que  je  dois  mourir  (l)?  » 

A  ces  accents  déchirants,  les  cœurs  les  plus  endurcis  s'émeu- 
vent. Des  gémissements,  des  sanglots  s'élèvent  de  toutes  parts. 
L'émotion  a  envahi  jusqu'au  tribunal  d'iniquité.  Winchester,  Cau- 
chon  lui-même,  ont  pleuré.  Beaucoup  de  spectateurs  s'enfuient. 

Seuls,  quelques  Anglais  riaient. 

Pour  se  soutenir  dans  sa  dernière  épreuve,  Jeanne  a  demandé 
une  croix.  Un  Anglais  lui  en  fait  une  avec  un  bâton.  Elle  la  prend, 
la  baise,  la  met  dans  son  sein.  Mais  c'est  la  croix  de  l'église  qu'elle 
désire;  le  crucihx  des  processions  lui  est  apporté  de  l'église 
Saint-Sauveur.  Elle  prie  l'un  des  deux  religieux  qui  l'assistent  de 
tenir  la  croix  «  élevée  tout  droit  devant  ses  yeux  jusques  au  pas  de 
la  mort  ».  Et  elle  l'embrassait  «  moult  étroitement  et  dévotement  ». 

Les  soldats  anglais  perdent  patience,  s'exaltent  jusqu'à  la  fureur. 
«  Fais  ton  devoir  »,  dit  au  bourreau  le  juge  séculier,  qui,  devant 
l'exaspération  des  Anglais,  n'ose  même  prendre  le  temps  de  pro- 
noncer la  sentence. 

Entraînée  par  les  hommes  d'armes,  la  douce  victime  monte  sur 
le  bûcher.  Frère  Martin  l'Advenu  est  auprès  d'elle,  l'exhortant  avec 
une  paternelle  bonté. 

Liée  au  poteau,  elle  regarde  la  foule. 

«  Ah!  Rouen!  Rouen!  j'ai  bien  peur  que  tu  n'aies  à  souffrir  de 
ma  mort.  » 

(1)  Marius  Sepet.  Jeanne  d'Arc. 


]\0S   AÏEULES  489 

Elle  jette  un  cri  :  «  Maître  Martin,  prenez  garde!  descendez!...  le 
feu  !  )) 

De  sa  torche  le  bourreau  venait  d'allumer  le  bûcher.  Le  domini- 
cain descend;  mais,  au  pied  de  ce  bûcher  embrasé,  il  continue,  ainsi 
que  frère  Isambard,  de  tenir  haut  la  croix  devant  Jeanne,  qui,  à 
travers  les  flammes,  peut  ainsi,  comme  elle  l'avait  demandé,  con- 
templer (i  jusqu'au  pas  de  la  mort  »  le  divin  étendard  des  martyrs. 

La  flamme  monte,  monte  toujours.  Le  bûcher  est  très  haut  :  il  faut 
que  le  supplice  dure  plus  longtemps. 

«  Père,  Père,  pourquoi  m'avez-vous  abandonné?  n  Ce  cri  suprême 
de  l'Homme-Dieu  allait-il  être  le  dernier  cri  de  Jeanne?  Les  voix  qui 
lui  avaient  promis  la  délivrance,  Tavaient-elles  déçue?  Non,  elle  com- 
prend tout  maintenant  :  sa  délivrance,  c'était  son  martyre  même,  ce 
martyre  qui  lui  ouvrait  le  ciel!  Le  groupe  angélique  qui  la  suivait 
depuis  la  vallée  de  Domremy,  se  découvre  à  elle  à  travers  les 
flammes  du  bûcher.  «  Saint  Michel!  saint  Michel!  Non,  mes  voix  ne 
m'ont  pas  trompée,  ma  mission  était  de  Dieu.  Jésus!  Jésus!  » 

Encore  un  cri  de  la  nature  humaine  :  «  De  l'eau,  de  l'eau  bé- 
nite! »...  Et  puis,  plus  rien  que  ce  cri  plein  d'énergie  et  d'espé- 
rance :  «  Jésus!  Jésus!  Jésus!  » 

Jeanne  était  morte.  Et  à  ce  moment  un  Anglais  qui  s'était 
approché  du  bûcher  pour  y  jeter  un  fagot,  toiubait  évanoui.  Revenu 
à  lui  longtemps  après,  il  disait  :  «  Comme  elle  expirait,  j'ai  vu 
une  blanche  colombe  qui  s'envolait  du  côté  de  la  France.  )> 

C'est  du  côté  de  la  terre  française  déhvré  par  elle,  que  l'âme  de 
Jeanne  d'Arc  avait  voulu  prendre  son  vol  vers  l'éternité. 

Des  Anglais  s'enfuyaient.  Le  bourreau,  éperdu,  venait  se  jeter 
aux  pieds  des  religieux  qui  avaient  assisté  la  martyre.  Il  n'avait  pu 
réussir  à  brûler  le  cœur  de  Jeanne,  et,  par  ce  miracle,  la  sainteté 
de  sa  victime  s'était  révélée  à  lui. 

«  Nous  sommes  tous  perdus!  une  sainte  a  été  brûlée!  Ceux  qui 
ont  adhéré  à  sa  condamnation  sont  damnés  !  »  disait  un  secrétaire 
du  roi  d'Angleterre. 

«  Une  sainte!  »  c'était  le  cri  de  tous.  Oui,  une  sainte  dans  laquelle 
le  peuple  de  Rouen  saluait  la  martyre  de  la  patrie  en  maudissant  ses 
bourreaux.  Mais  Dieu  devait  se  charger  de  frapper  les  juges  préva- 


(I)  Rchabililntion.  Dépositions  d'Isambard  de  la  Piei-re,  de  Martin  l'Advenu  ; 
—  Wallon,  Jeanne  (VArc;  Marius  Sepet,  Id. 


/l90  REVUE    LU    MONDE    CATHOLIQUE 

ricateurs  :  l'évêque  de  Beauvais  meurt  foudroyé  ;  tel  autre  expire 
dans  la  fange  d'un  bourbier;  tous  sont  maudits. 

Le  jour  est  proche  où  l'étranger  est  chassé  de  France.  Les  des- 
seins de  Dieu  sur  notre  pays  avaient  continué  de  s'accomplir  pen- 
dant la  captivité  de  Jeanne,  et  c'est  en  vain  que  les  Anglais  avaient 
cru,  en  la  faisant  périr,  anéantir  en  même  temps  la  fortune  de  la 
France. 

Charles  VII,  se  réveillant  de  sa  torpeur,  est  devenu  Charles  le  Vic- 
torieux. Sept  ans  après  le  martyre  de  Jeanne  et  suivant  la  prédiction 
qu'elle  avait  faite,  les  Anglais  perdaient  un  grand  gage  :  Paris. 

Charles  se  souvint  de  la  libératrice  qu'il  avait  naguère  abandonnée. 
Ce  fut  lui  qui  fit  entreprendre  le  procès  que  le  pape  Calixte  III 
couronna  par  la  réhabiUtation  de  Jeanne. 

Et  maintenant  la  France  attend  le  résultat  d'un  autre  procès  : 
celui  de  la  canonisation  de  Jeanne.  La  France  de  1871,  la  France 
amoindrie,  humiliée,  a  plus  besoin  que  jamais  de  s'incarner  dans  la 
vierge  héroïque  qui  personnifia  ses  angoisses,  sa  rédemption,  son 
triomphe.  Puissions-nous  bientôt  vénérer  sur  nos  autels  la  sainte  qui, 
depuis  nos  malheurs,  est  devenue  pour  nous  le  glorieux  et  consolant 
symbole  de  l'espérancepatriotiue  et  de  la     résurrection  nationale! 


VIII 


UN  TRAIT  DE  JEANNE  D  ARC  ET  LA   MISSION   DES   FEMMES    DE    FRANCE.  

CONCLUSION 

Un  contemporain  de  Jeanne,  habitant  de  Piome  au  moment  du 
siège  d'Orléans,  racontait,  dans  un  manuscrit  récemment  découvert, 
que  Jeanne  d'Arc  avait  un  jour  demandé  au  roi  de  lui  faire  un  don. 
Charles  y  consentait,  et  Jeanne  exposait  l'objet  de  sa  demande  : 
le  royaume  de  France?  Surpris,  le  roi  demeura  quelques  instants 
sans  répondre,  puis  il  octroya  le  don.  Jeanne  fit  prendre  acte  de 
cette  donation  par  les  quatres  notaires  du  roi.  Lecture  solennelle 
fut  faite  de  cette  charte.  Et  Jeanne  disait,  montrant  le  roi  aux 
assistants  :  «  Voilà  le  plus  pauvre  chevalier  de  son  royaume  (1).  » 

Mais  l'humble  fille  des  champs  n'avait  sollicité  et  accepté  ce  don 

(1)  Nouveau  Tétnoignage  relatif  à  la  mission  de  Jeanne  d'Arc.  Gommuaicatioa 
faite  à  rAcadémie   des  inscriptions  et  belles-lettres,  le  23  octobre   1885 
par  M.  L.  Delisle. 


NOS   AÏEULES  491 

que  pour  le  transmettre  au  Roi  des  rois  :  ce  fut  au  Dieu  Tout-Puis- 
sant qu'elle  donna  le  royaume  de  France,  et  ce  fut  au  nom  du  Sei- 
gneur qu'elle  investit  de  ce  royaume  le  roi  Charles.  Ce  don  de  la 
France  à  Dieu  fit  l'objet  d'un  acte  solennel. 

Ce  jour-là,  une  femme  consacrait  à  Dieu  notre  cher  pays  de 
France,  il  devait  en  être  ainsi.  Depuis  sainte  Clotilde  jusqu'à  sainte 
Bathilde,  depuis  Blanche  de  Castille  jusqu'à  Jeanne  d'Arc,  la 
France  avait  été  donnée  à  Dieu  par  la  femme.  Et  ce  n'était  pas 
seulement  dans  les  grands  événements  de  l'histoire,  c'était  dans  la 
vie  intime.  Les  épouses,  les  mères  du  moyen  âge  avaient,  dans 
toutes  les  sphères,  et  depuis  la  cabane  jusqu'au  donjon  féodal,  fait 
régner  le  Christ  sur  la  terre  de  France. 

Ne  l'oublions  pas,  surtout  dans  les  temps  où  nous  vivons,  et  plus 
que  jamais,  femmes  françaises,  donnons  notre  pays  à  Dieu  en  le 
faisant  régner  dans  la  famille  par  la  foi  et  par  les  devoirs  qu'elle 
nous  enseigne  envers  lui,  envers  les  hommes,  envers  nous-mêmes, 
envers  ce  coin  de  terre  qui  se  nomme  la  patrie,  et  qui,  pour  nous, 
est  la  France,  la  France  de  Jeanne  d'Arc. 

Ce  qui  rend  une  nation  forte  et  prospère,  c'est  la  constitution 
patriarcale  de  la  famille  ;  mais  cette  constitution  ne  peut  exister  là 
où  le  premier  précepte  du  Décalogue  est  oublié.  Pour  que  la  famille 
subsiste,  il  faut  que  l'autorité  de  son  chef  soit  réellement  une  délé- 
gation de  l'autorité  divine.  Gomme  Jeanne  d'Arc,  donnons  à  Dieu 
un  royaume  ;  mais  que,  par  nous,  ce  royaume  soit  le  foyer.  Et 
Dieu,  à  son  tour,  lui  assurera  ce  qui  seul  peut  le  faire  vivre  :  l'auto- 
rité paternelle,  cette  autorité  où,  dans  un  mutuel  sentiûient  d'amour 
et  de  respect,  le  conseil  de  l'épouse  aide  à  la  direction  imprimée  par 
l'époux.  C'était  la  constitution  de  la  famille  dans  l'humanité  nais- 
sante. Faisons-la  revivre  parmi  nous.  Que  l'enfant  respire  au  foyer 
cet  esprit  de  discipline  sans  lequel  les  plus  généreux  sentiments 
deviennent  un  écueil,  un  péril;  et  la  France,  formée  à  l'école  da 
respect,  reprendra  sa  place  à  la  tête  des  nations. 

Clarisse  Bader. 


LjES  luttes  intimes 


LE  RENÉGAT 


(1) 


II 

LA   MESSE 

Les  Bonchamps  habitaient,  à  Rochefoit-snr-Loire,  une  vieille 
maison  à  tourelles  et  à  grand  toit  pointu.  Dans  le  grenier,  haut  de 
h  mètres,  éclairé  par  une  large  baie,  Gustave  installa  son  bureau, 
ses  livres,  un  canapé,  étendit  sur  le  plancher  des  tapis  persans  et 
suspendit  aux  poutres  saillantes  des  tentures  arabes. 

Il  se  sentait  à  l'aise  pour  penser  et  écrire  dans  cette  vaste  pièce 
où  ne  parvenaient  pas  les  bruits  de  la  maison  et  dont  le  recueille- 
ment n'était  traversé  que  par  l'écho  affaibli  des  fanfares  aiguës  des 
coqs  se  répondant  de  basses-cours  en  basses -cours,  et  le  bruisse- 
ment des  feuilles  des  peupliers  bercés  par  le  vent. 

Il  subissait  depuis  de  longues  années  l'influence  de  Geneviève. 
Avec  cet  art  exquis  que  possèdent  les  femmes,  elle  ramenait  insen- 
siblement les  pensées  de  son  mari  vers  Dieu.  Bien  des  fois,  au 
moment  où  elle  l'avait  cru  tout  près  de  mettre  en  pratique  les  senti- 
ments chrétiens  dont  témoignaient  ses  paroles,  elle  avait  été  tout 
étonnée  de  lui  voir  accomplir  un  brusque  recul  dont  la  cause  lui 
demeurait  forcément  incompréhensible. 

Depuis  leur  arrivée  à  la  campagne,  elle  constatait  en  l'esprit  de 
Gustave  un  apaisement.  Il  laissait  échapper  moins  de  mots  scepti- 
ques; il  montrait  moins  de  cette  amertume  qui,  auparavant,  perçait 

(1)  Voir  la  Revue  du  l"  novembre  1890. 


LE   RENÉGAT  /l93 

à  chaque  instant  dans  ses  conversations.  Ses  aveux  au  P.  Domi- 
nique avaient  amené  en  lui  une  détente.  Il  se  sentait  soulagé  de 
savoir  son  secret  porté  par  quelqu'un  qui  était  plus  qu'un  homme, 
qui  ne  le  révélerait  pas,  et  qui,  par  devoir,  ne  pouvait  lui  en  parler 
que  pour  lui  en  alléger  le  fardeau. 

Parfois  Gustave  s'enfermait  dans  son  cabinet  de  travail,  et,  loin 
des  yeux  de  tout  le  monde,  sous  le  ciel  qui  lui  semblait  le  regarder 
par  la  large  fenêtre  en  pente,  il  ouvrait  un  coffret  dont  il  portait 
toujours  la  clef  sur  lui,  et  où  il  enfermait  ses  notes  et  ses  manus- 
crits. Il  en  tirait  les  souvenirs  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse,  son 
bréviaire  jauni  et  tout  usé,  les  brouillons  de  ses  lettres  de  mission- 
naire à  sa  mère,  à  ses  amis,  à  ses  supérieurs.  Il  les  parcourait  len- 
tement, se  rappelant  détail  par  détail  les  circonstances  dans  les- 
quelles il  les  avait  écrites. 

Des  regrets  lui  montaient  en  bouffées  au  cœur,  au  cerveau, 
l'attendrissaient  jusqu'à  lui  faire  verser  des  larmes.  Ah!  s'il  avait 
été  un  prêtre  plus  fervent,  il  ne  serait  pas  le  défroqué  qu'il  était 
maintenant,  il  aurait  fini  de  souffrir  depuis  longtemps,  il  serait  un 
martyr,  et  la  gloire  humaine  même,  pour  laquelle  il  travaillait  à 
l'heure  actuelle,  lui  serait  acquise. 

Parfois  la  vivacité  de  son  imagination  le  reportait  en  plein  à 
trente  ans  de  distance,  lui  faisait  croire  que  rien  n'était  changé 
dans  son  existence,  qu'il  était  toujours  missionnaire.  Il  se  promenait 
alors  en  lisant  son  bréviaire  et  une  grande  paix  lui  empUssait  le 
cœur. 

Un  bruit  de  pas  dans  l'escalier,  un  coup  frappé  à  la  porte  le  tirait 
de  son  rêve.  Précipitamment  il  renfermait  le  livre  et  les  lettres  dans 
le  coffret  et  revenait  à  la  vie  réelle.  Alors  il  se  sentait  gêné,  croyant 
qu'on  allait  reconnaître  en  lui  l'esprit  et  les  gestes  du  prêtre. 

Parfois  son  orgueil  se  révoltait  en  constatant  que  depuis  son 
enfance  il  avait  toujours  obéi,  et  que,  dès  qu'il  avait  voulu  marcher 
seul  et  agir  de  sa  propre  initiative,  il  avait  commis  des  sottises. 
Maintenant  encore  il  obéissait  à  l'influence  de  Geneviève,  de  Céles- 
tine,  de  Simon  Deventer,  il  était  tout  prêt  à  subir  l'autorité  du 
P.  Dominique.  Jusqu'à  Isaac  Gorcum,  dont  le  pédantisme  et  l'insuf- 
fisance artistique  répugnaient  à  son  savoir  et  à  son  bon  sens,  qui 
prenait  de  l'ascendant  sur  lui,  lui  imposait  ses  préférences!  Il  était 
donc  un  pauvre  être  sans  énergie,  le  jouet  de  la  volonté  du  premier 
venu  ! 


49ii  REYUE    DU    ?,IONDE    CATHOLIQUE 

Cette  faiblesse  lui  apparaissait  évidente  dans  les  longues 
réflexions  que  lui  inspiraient  le  calme  et  la  solitude.  Cela  devait 
finir.  Il  aurait  de  l'énergie  lui  aussi,  il  prouverait  sa  volonté,  il 
l'exercerait,  il  la  rendrait  prédominante  sur  les  volontés  d'autrui. 
Mais  comment?  Par  cii  commencer?  Et  incessamment  il  recommen- 
çait de  nouveaux  plans,  échafaudait  de  belles  théories. 

Il  s'attachait  opiniâtrement  à  des  détails  insignifiants,  à  ce  qu'une 
fenêtre  fût  ouverte  ou  fermée,  à  ce  qu'un  rideau  fût  drapé  de  telle 
ou  telle  façon.  Il  s'entêtait  avec  passion  à  ces  futilités  et  ne  trouvait 
d'énergie  que  pour  travailler.  Il  avait  toujours  été  un  bûcheur  et 
s'en  était  trouvé  récompensé  en  rencontrant  dans  le  travail  la  meil- 
leure consolation  à  ses  ennuis.  C'est  le  travail  qui  le  distrayait  de 
l'examen  sévère  de  ses  actions,  dont  il  avait  pris  l'habitude  dans  la 
vie  sacerdotale. 

Pour  s'échapper  à  lui-même,  il  en  vint  jour  par  jour  à  reprendre 
les  habitudes  de  sa  vie  laborieuse  de  Paris.  Bien  qu'il  eût  promis  à 
Geneviève  de  se  reposer  à  la  campagne,  il  s'acharnait  à  la  besogne 
jusqu'à  des  deux  heures  du  matin.  Quand  enfin  la  fatigue  le  contrai- 
gnait à  se  coucher,  il  se  retrouvait  avec  sa  pensée  fixe,  dormait 
mal,  avait  des  cauchemars.  Célestine  le  décida  à  prendre  quelque 
exercice.  Il  promit  d'obéir. 

Un  matin  qu'il  était  allé  se  promener  jusqu'au  château  de  Dieuzie, 
dont  les  débris  de  tours,  juchés  comme  des  nids  au  sommet  d'un 
rocher  surplombant,  regardent  plus  bas  que  leurs  pieds  le  sommet 
des  grands  arbres,  il  aperçut  un  vieillard  infirme  qui,  appuyé  sur 
deux  béquilles,  se  traînait  péniblement  jusqu'au  bord  de  Teau.  Ce 
malheureux  avait  une  jambe  coupée  au-dessus  du  pied.  Il  s'assit  sur 
la  rive,  détacha  ses  bandages  et  lava  l'extrémité  arrondie  et  rosâtre 
de  sa  jambe.  Bonchamps  éprouvait  une  répulsion  physique  pour  les 
plaies,  les  infirmités.  Son  premier  mouvement  fut  de  se  lever  et  de 
retourner  à  Rochefort.  Mais  il  réfléchit  que  c'était  là  une  excellente 
occasion  qui  lui  était  offerte  d'exercer  sa  volonté,  et  il  se  força  à 
regarder  cette  jambe  déformée.  Quand  il  l'eut  bien  vue,  il  se  leva 
et  donna  une  pièce  blanche  à  l'infirme. 

En  se  retournant,  il  réfléchit  que  depuis  longtemps  il  vivait  en 
égoïste,  affichant  pour  les  pauvres  une  charité  trop  platonique.  Il 
s'enquit  des  malheureux  du  pays,  et,  pendant  quinze  jours,  courut  les 
routes,  soulageant  les  infortunes,  répandant  partout  d'abondantes 
aumônes.  Il  était  pris  d'une  belle  ardeur  de  charité  dont  s'étonnait 


LE  RENÉGAT  ^95 

Geneviève,  qui,  très  positive,  toujours  semblable  à  elle-même,  ne 
comprenait  pas  ces  brusques  changements. 

Il  semblait  à  Gustave  que  plus  il  visitait  les  pauvres,  plus  distinc- 
tement il  entendait  la  voix  de  Dieu  le  rappelant  à  lui. 

Un  après-midi  qu'il  passait  au  bord  de  la  Loire,  il  aperçut  dans 
l'eau  un  enfant  qui  appelait  au  secours,  bien  que  ne  paraissant  pas 
en  danger.  Gustave  lui  demanda  pourquoi  il  criait  puisqu'il  avait 
pied  et  que  ses  épaules  étaient  tout  entières  hors  de  l'eau.  Le  petit 
baigneur  répondit  d'une  voix  claquante  de  terreur  qu'il  était  sur  un 
banc  de  sable,  qu'il  s'y  enfonçait  de  plus  en  plus,  qu'il  y  entrait  déjà 
jusqu'aux  mollets,  et  que  ses  efforts  pour  se  dégager  et  se  mettre  à 
la  nage  avaient  été  inutiles. 

Bonchamps  pensa  que  c'était  une  occasion  que  le  Ciel  lui  offrait, 
de  se  dévouer  pour  autrui,  et  peut-être  dépérir  pardonné.  Il  jeta  bas 
ses  habits  et  s'élança  dans  le  fleuve.  Tantôt  obligé  de  faire  la  planche 
aux  endroits  où  il  y  avait  iron  peu  d'eau,  tantôt  luttant  contre  un  cou- 
rant violent,  il  arriva  près  de  l'enfant.  Ses  genoux  raclèrent  soudain 
le  fond,  il  se  mit  sur  ses  pieds  et  dominait  Teau  de  toute  la  poitrine, 
quand,  le  sable  s'effondrant  tout  à  coup,  il  glissa  en  arrière  dans  un 
trou  creusé  par  un  tourbillon. 

Il  tomba  jusqu'au  fond  et  pensa  qu'il  était  perdu.  La  violence  du 
tourbillon  le  ramena  à  la  surface,  au  moment  où  l'enfant,  entraîné  à 
son  tour,  se  renversait  dans  l'eau.  Gustave  le  saisit  dans  ses  bras,  le 
maintint  d'une  main,  et,  après  mille  difficultés,  parvint  à  le  déposer 
sur  la  rive.  Il  fit  revenir  l'enfant  à  lui,  et  le  rapporta  au  village. 
Le  sauveteur  y  fut  l'objet  d'une  ovation,  mais  se  mit  au  lit  avec  une 
fièvre  violente.  Trois  jours  après,  s'étant  remis  au  travail  malgré  une 
petite  fièvre  qui  ne  s'était  pas  encore  calmée,  il  fut  obligé  de  se 
coucher  de  bonne  heure. 

Au  coup  de  minuit,  Geneviève,  qui  avait  veillé  son  mari  jusqu'à 
onze  heures,  et  que  l'inquiétude  empêchait  de  dormir,  entendit  s'ou- 
vrir et  se  refermer  la  porte  de  la  chambre  de  Gustave.  Elle  se  leva  et 
vit  Bonchamps  en  état  somnarabulique,  comme  déjà  une  fois  elle 
l'avait  aperçu,  seulement  il  ne  frottait  pas  ses  mains.  Ses  paupières 
étaient  à  demi  fermées,  son  visage  était,  par  contre,  de  la  même 
pâleur  livide.  Il  monta  l'escalier  d'un  pas  régulier  de  mécanique, 
jusqu'à  la  porte  de  son  cabinet  de  travail  qu'il  ouvrit  et  referma  dou- 
cement. Geneviève  entra  sans  bruit  derrière  lui. 

Debout  devant  une  table,  il  faisait  le  geste  de  nouer  autour  de 


496  REVUE   DU    MONDE  CATHOLIQUE 

son  cou  comme  un  châle  dont  il  croisait  les  extrémités  sur  sa  poi- 
trine, puis  il  enfila  un  long  vêtement  qu'il  serra  d'une  ceinture  imagi- 
naire, dont  il  rangea  les  plis  autour  de  ses  jambes  et  tira  les  manches 
autour  de  ses  bras.  Ensuite  il  glissa  ses  mains  le  long  de  son  cou, 
se  courba  comme  pour  enfiler  un  autre  vêtement  et,  entourant  son 
corps  de  ses  mains,  il  fit  le  geste  d'attacher  un  cordon. 

Enfin  il  salua  devant  la  table,  et,  prenant  de  la  main  droite  un 
objet  imaginaire  sur  lequel  il  posa  à  plat  la  main  gauche,  il  s'avança 
d'un  pas  grave,  les  yeux  baissés,  vers  son  bureau  qu'il  salua,  et  sur 
lequel  il  déposa  l'objet  qu'il  semblait  porter.  Il  chercha  dans  un 
livre,  le  feuilleta  et  l'étendit  tout  ouvert  à  l'angle  droit  du  bureau. 
Tous  ces  mouvements  s'accomplissaient  lentement,  avec  solennité. 
Il  se  tourna  vers  Geneviève.  La  lumière  de  la  lune  tombait  en  une 
large  plaque  de  la  fenêtre  en  pente  sur  Gustave,  éclairait  son  visage 
sans  barbe,  ses  longs  cheveux,  ses  traits  livides,  ses  yeux  baissés, 
ses  mains  jointes,  sa  posture  humble  dans  son  vêtement  de  nuit, 
tout  ce  spectre  blanc  qui  resplendissait  sur  le  fond  sombre  de  la 
pièce,  au  milieu  des  tentures  arabes  aux  larges  raies  rouges  et 
bleues,  sur  le  tapis  persan  aux  couleurs  effacées. 

Geneviève  sentait  qu'elle  commençait  à  comprendre,  et  elle  n'osait 
pas  se  fier  à  son  pressentiment.  Elle  rapprochait  cette  scène  de  celle 
à  laquelle  elle  avait  assisté  précédemment.  Elle  avait  envie  de  s'en- 
fuir et  elle  restait  clouée  là,  la  poitrine  oppressée,  les  yeux  agrandis 
par  l'épouvante.  Le  somnambule  s'était  placé  devant  le  bureau,  à 
quelque  distance.  11  s'inclina,  levant  le  bras  droit,  fit  le  signe  de 
la  croix  et  commença  : 

—  Introïbo  ad  altare  Dei... 

—  Mon  Dieu!  Mon  Dieu!  cria  Geneviève.  Il  dit  la  messe.  Il  est 
prêtre  ! 

Et  poussant  un  grand  cri,  elle  tomba  à  la  renverse. 

Ce  cri,  le  bruit  de  la  chute,  réveillèrent  Bonchamps.  Il  se  sentit 
très  malade,  ne  comprit  pas  où  il  se  trouvait.  Rêvait-il  et  n'était-il 
pas  dans  son  lit?  Et  s'il  se  trouvait  réellement  dans  son  cabinet  de 
travail,  comment  et  pourquoi  y  était-il  venu? 

Il  se  tâta,  toucha  les  objets,  puis  se  rappela  le  grand  cri  qu'il 
avait  entendu  et  c|ui  l'avait  réveillé.  Faisait-il  partie  de  son  rêve  aussi  ? 

Il  marcha  vers  la  porte  et  butta  contre  un  corps.  Il  se  baissa  et 
reconnut  Geneviève.  Comment  était-elle  là,  évanouie? 

Telle  était  sa  stupeur,  que  ce  ne  fut  qu'au  bout  d'un  instant 


LE   RENÉGAT  Zl97 

qu'il  comprit  qu'elle  avait  besoin  de  secours.  Lui-même  se  sentit 
tout  détraqué.  Il  ouvrit  la  porte,  appela  dans  l'escalier.  La  voix 
blanche  qui  sortit  tout  d'abord  de  sa  gorge,  l'étonna.  Sa  voix  ee 
raffermit.  Ses  appels  furent  entendus.  La  femme  de  chambre  arriva 
et  donna  des  soins  à  sa  maîtresse. 

La  grande  préoccupation  de  Bonchamps,  les  jours  suivants,  fut 
de  deviner  les  circonstances  qui  les  avaient  amenés,  lui  et  sa  femme, 
dans  son  cabinet  de  travail,  et  quels  incidents  s'y  étaient  passés. 

Une  fièvre  cérébrale  se  déclara  chez  Geneviève.  Elle  délira.  Son 
mari,  qui  ne  quitta  pas  son  chevet,  ccmpiit  seulement  qu'il  lui  était 
arrivé  un  grand  malheur,  mais  lequel?  Il  ne  put  l'apprendre. 

Dès  qu'elle  put  réfléchir,  Geneviè^'?  pensa  à  la  révélation  terrible 
qui  lui  avait  été  faite.  Ce  fut  la  chrétienne  qui  soulfrit  tout  d'abord 
en  elle.  Ce  ne  fut  qu'ensuite  qu'elle  envisagea  l'horreur  de  sa 
position  et  de  celle  de  sa  fille. 

Des  raisonnements  sérieux  détruisaient  pourtant  les  conjectures 
fondées  sur  les  deux  scènes  de  somnambulisme.  Comment  Bon- 
champs  aurait-il  pu  contracter  mariage,  s'il  avait  été  prêtre?  La 
loi  française  ne  le  lui  permettait  pas. 

Sa  méthode  de  travail,  qui  consistait  à  ajuster  l'une  à  l'autre  les 
différentes  pièces  d'un  type,  et  às'halluciner  volontairement  pour  le 
voir  et  le  décrire  d'après  vision,  méthode  qu'il  employait,  non  seu- 
lement pour  peindre  des  personnages,  mais  aussi  pour  reproduire 
des  paysages,  des  monuments,  jusqu'aux  plus  petits  objets;  cette 
méthode,  grâce  à  laquelle  il  obtenait  des  effets  de  rendu,  qui  faisaient 
dire  de  son  style  que  tout  tableau  lui  serait  inférieur  en  coloris,  cet 
abus  de  l'imagination  avait  bien  pu  amener  seul  le  somnambulisme. 

Gustave  avait  été  très  pieux  dans  son  enfance,  il  n'en  faisait  pas 
mystère.  Des  désirs,  des  souvenirs  anciens  se  réveillaient  peut-être 
clans  la  vie  secondaire  du  somnambulisme,  et,  y  prenant  corps, 
occasionnaient  ces  scènes  effrayantes. 

Elle  lui  demanda  à  quel  ouvrage  il  travaillait  en  ce  moment.  Il 
préparait  l'Académie  pour  un  rapport  comparé  sur  l'influence  des 
castes  sacerdotales  et  des  ordres  religieux  sur  les  civilisations  euro- 
péennes et  asiatiques.  Ce  sujet  aussi  le  portait  à  penser  au  sacer- 
doce. 

D'un  autre  côté,  la  pensée  de  la  prêtrise  de  son  mari  était  entrée 
comme  un  coup  de  foudre  dans  l'esprit  de  Geneviève  et  y  laissait 
des  traces  profondes.  Elle  l'observait  et  lui  trouvait  des  gestes  de 


ii9S  REVUE    DU    JIONDE   CATHOLIQUE 

mains,  une  démarche,  une  foçon  de  porter  la  tête  et  de  parler,  qui 
sentaient  l'ecclésiastique. 

Il  s'aperçut  qu'il  était  observé,  et,  sachant  qu'il  avait  eu  une 
attaque  de  somnambulisme,  il  compara  le  ton  embarrassé  des 
réponses  de  Geneviève  sur  ce  sujet,  avec  sa  franchise  ordinaire,  il 
réfléchit  à  l'émotion  qu'elle  avait  ressentie,  il  examina  les  pensées 
qui  l'avaient  agité  lui-raêms  les  jours  précédents,  et  conclut  que, 
suivant  neuf  probabilités  sur  dix,  il  avait  révélé  quelque  chose 
d'important  sur  son  passé  de  missionnaire. 

Mais  quoi?  jusqu'où  était  allée  cette  confidence?  îl  ne  savait.  Il 
aurait  voulu  s'observer  ;  mais  comment  faire,  puisque  la  nuit  il  n'était 
plus  conscient  de  lui-même?  11  s'efforça  de  se  distraire  pendant  le 
jour,  mais  ses  efforts  pour  s'écarter  de  ses  pensées  ordinaires  l'y 
ramenaient  au  contraire  avec  plus  de  force. 

Geneviève  eût  désiré  consulter  un  médecin  sur  l'état  de  son 
mari,  mais  comment  le  faire  sans  lui  raconter  les  détails?  Pouvait- 
elle  admettre  un  tiers  dans  cette  confidence?  Il  n'y  avait  qu'à  son 
frère  qu'elle  pouvait  en  parler. 

Ainsi  une  existence  horrible  se  préparait  dans  ce  ménage  où 
chacun  gardait  un  secret  contre  l'autre,  et  tout  le  poids  de  ces 
douleurs  devait  retomber  sur  le  cœur  de  l'apôtre! 

III 

ESQUISSE 

Geneviève  n'eut  pas  de  longues  journées  à  passer  dans  l'incerti- 
tude de  son  malheur.  Elle  s'était  guérie  lentement  et  non  pas  com- 
plètement. 

Un  mois  après  la  terrible  nuit  où  elle  était  tombée  évanouie,  elle 
entendit  dans  l'escalier  le  frôlement  bien  connu  produit  par  le  pas 
de  son  mari.  Elle  se  leva,  le  suivit,  et  vit  se  dérouler  la  même  scène. 

Bonchamps  fit  les  gestes  de  revêtir  les  ornements  sacerdotaux  et 
s'avança  vers  son  bureau  que,  dans  son  somnambulisme,  il  prenait 
pour  un  autel.  Il  commença  humblement  prosterné  : 

—  Introïbo  ad  altare  Dei... 

Sa  voix  s'étrangla.  Il  recommença  : 

—  Introïbo  ad  altare  Dei... 
Et  ne  put  encore  continuer. 


LE    RENÉGAT  Zl99' 

Il  répéta  cet  effort  infructueux  jusqu'à  sept  foi?. 

Alors,  il  tomba  à  genoux,  et,  les  bras  tendus  vers  le  ciel,  pleurant 
et  sanglotant,  il  s'écria  : 

—  Pardon  !  Pardon  !  Il  me  semble  que,  si  je  pouvais  dire  cette 
messe,  je  serais  pardonné. 

Mon  Dieu,  ayez  pilié  de  moi,  le  défroqué!  ayez  pitié  de  ma 
femme!  ayez  pitié  de  ma  fille!  Frappez-moi,  punissez-moi,  mais 
épargnez-les,  elles  qui  sont  innocentes  de  mon  crime! 

Et  c'était  épouvantable  et  navrant,  que  ce  visage  de  somnambule 
livide  et  marbré  de  taches  verdâtres,  que  la  révélation  de  la  lutte 
horrible  qui,  sous  le  masque  paisible  du  savant  admiré  et  respecté 
de  tous,  torturait  le  cœur  de  ce  prôire  apostat! 

Geneviève  le  comprit  bien  et,  si  elle  frémit  en  entendant  la  con- 
firmation de  ses  doutes,  elle  fut  remplie  d'une  immense  pitié  pour 
ce  criminel  qui  pleurait  sa  faute  avec  de  telles  larmes. 

Peu  à  peu  le  bon  air  de  l'Anjou  et  les  soins  dont  l'entouraient  son 
mari  et  sa  fille,  redonnèrent  quelques  forces  u  Geneviève.  On  put  la 
conduire  au  bord  de  la  Loire  durant  les  heures  les  plus  chaudes  de 
l'après-midi.  On  l'asseyait  dans  un  fauteuil  de  jonc,  et  elle  se  dis- 
trayait à  voir  nager  de  petits  canards  familiers  qui  venaient  manger 
à  ses  pie'ls,  à  suivre  les  courbes  des  hirondelles  de. rivage  égrati- 
gnant  du  bout  de  l'aile  la  face  de  l'eau,  ou  à  voir  disparaître  à  l'ho- 
rizon les  vols  lourds  des  mouettes  blanches. 

Un  jour,  qu'elle  était  abritée  derrière  un  buisson,  elle  entendit, 
éans  le  champ  à  côté,  des  paysans  parler  des  aumônes  du  Monsieur 
le  savant  de  Paris,  et  aussi  de  ses  promenades,  la  nuit,  à  travers  sa 
maison.  Gomment  les  connaissaient-ils?  Si  Célestine,  à  qui  elle  avait 
réussi  à  tout  cacher,  apprenait  l'affreux  secret  !  Il  fallait  quitter  le 
pays.  Geneviève  prétexta  une  envie  de  m,a!ade,  et,  le  jour  même, 
fit  décider  le  départ.  Bonchamps  crut  à  un  caprice  et  hâta  les  pré- 
paratifs du  voyage. 

Gomme  ils  traversaient  la  petite  île  de  Béhuart,  pour  venir 
prendre  le  train  à  la  Possonnière,  ils  durent  s'arrêter  pour  laisser 
passer  une  procession  qui  formait  le  plus  pittoresque  tableau. 

Béhuart  est  un  minuscule  village  de  cent  trente  habitants,  pos- 
sédant une  toute  petite  éghse  qui  est  bien  l'une  des  plus  curieuses 
qui  existent.  Bâtie,  dit-on,  par  Louis  XI,  à  l'endroit  même  où  il 
faillit  périr  dans  un  accident  de  chasse,  elle  est  creusée  dans  le 


500  REVUE    DU    MO^^DE    CATHOLIQUE 

sommet  d'un  rocher  et  tout  enveloppée  de  lierre,  d'arbres  et  de 
plantes  grimpantes.  On  ne  saurait  dire  où  finit  le  rocher,  où  com- 
mence le  mur  construit  de  main  d'homme. 

Un  seul  chemin,  d'une  cinquantaine  de  mètres  de  longueur, 
existe  dans  l'île.  Tout  Je  trajet  des  processions,  qui  y  sont  fré- 
quentes, consiste  à  aller  jusqu'au  bout  de  l'allée  et  à  en  revenir,  en 
retournant  sur  ses  pas.  Ce  jour-là,  on  avait  sorti  de  vieilles  chapes 
bleues  et  rouges,  toutes  parsemées  de  grandes  fleurs  d'un  or  éteint, 
et  rien  n'était  plus  joli,  sous  les  noyers  bas  et  épais,  que  les  taches 
de  lumière  vibrante,  dardée  à  travers  les  feuilles,  se  posant  aux 
bras  de  la  croix,  aux  ornements  des  chandeliers,  sur  les  peintures  à 
demi  effacées  des  antiques  bannières,  sur  les  broderies  des  chapes, 
jouant  dans  les  rubans  bleus  et  blancs  des  petites  filles,  dans  les 
surplis  des  chantres.  Tout  au  bout,  derrière  les  arbres,  s'étendaient 
très  loin  des  champs  de  chanvre  d'un  vert  pâle,  très  vague,  où  la 
lumière  da  grand  soleil  se  nuançait  de  teintes  déhcates. 

—  Quel  joli  tableau  pour  un  impressionniste!  dit  Gustave. 

La  procession  rentra  dans  l'église  :  les  voyageurs  continuèrent 
leur  chemin,  accompagnés  par  le  son  joyeux  de  la  cloche  au  timbre 
argentin,  qui  babillait,  babillait!... 

C'était  pour  eux  comme  l'adieu  de  la  Loire,  un  adieu  rempli  de 
joyeux  espoirs. 

A  peine  les  Bonchamps  furent-ils  rentrés  à  Paris,  qu'ils  furent 
assaillis  de  visites  par  Simon  Deventer.  Il  avait  appris,  par  un 
journal  d'Angers,  le  sauvetage  opéré  par  l'écrivain  et  il  battait  la 
grosse  caisse.  Il  fit  insérer  une  première  note  dans  cinq  journaux. 
Le  lendemain,  quinze  donnaient  les  détails  complets  de  l'affaire  et, 
le  surlendemain,  soixante  ajoutaient  de  nouveaux  détails.  On  dit 
Gustave  souffrant.  Des  reporters  vinrent  prendre  des  nouvelles  de 
l'illustre  savant  et  démentirent  la  première  information. 

On  profita  de  l'occasion  pour  parler  des  travaux  littéraires  de 
Bonchamps,  pour  annoncer  son  prochain  rapport  à  l'Académie, 
pour  s'étonner  qu'il  ne  fît  pas  déjà  partie  de  ce  corps  savant,  et  l'on 
en  prit  prétexte  pour  attaquer  la  réputation  de  quelques  acadé- 
miciens. 

Gustave  s'était  d'abord  amusé  à  parcourir  ces  articles  de  jour- 
naux, que  Simon  lui  envoyait  régulièrement  par  Isaac,  puis  il  avait 
trouvé  que  cela  tournait  à  la  réclame  et  devenait  une  façon  gros- 
sière de  vanter  son  talent.  Il  avait  trop  de  science  et  de  tact  pour 


r,E   RENÉGAT  501 

aimer  autre  chose  qu'une  louange  discrète,  et  celle-ci  ressemblait  aux 
coups  de  tam-tam  des  batteleurs  de  foire. 

Il  commençait  à  se  fâcher,  quand  Simon  vint  lui  annoncer  sa 
nomination  comme  chevalier  de  la  Légion  d'honneur. 

Ce  jour-là  même,  le  P.  Dominique  refusait  les  honneurs  de  l'épis- 
copat,  que  le  Pape  voulait  lui  conférer,  pour  le  récompenser  de 
ses  longs  travaux  apostoliques. 

Bonchamps  sut  bientôt,  de  façon  à  n'en  pouvoir  douter,  qu'il  était 
somnambule  :  car,  dès  leur  arrivée  à  Paris,  Geneviève,  malgré 
l'état  de  faiblesse  dans  laquelle  l'avait  laissée  sa  fièvre  cérébrale, 
n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  faire  condamner  la  porte  de  la 
chambre  de  sa  fille  qui  donnait  sur  le  couloir  desservant  toutes  les 
pièces.  Elle  ne  laissa  de  hbre  que  la  porte  communiquant  de  chez 
Célestine  chez  elle.  Gustave  comprit  bien  que  ces  précautions  étaient 
prises  contre  ses  promenades  nocturnes. 

Il  ne  savait  pas  jusqu'à  quel  point  s'étaient  étendues  ses  révé- 
lations, si  toutefois  il  avait  fait  des  révélations,  ce  dont  il  ne  pou- 
vait obtenir  une  preuve  matérielle,  sa  femme  se  renfermant  toujours 
dans  un  grand  silence  au  sujet  de  la  scène  de  Piochefort.  Il  crai- 
gnait aussi  de  voir  ses  accès  de  somnambulisme  se  répéter  si 
souvent,  qu'on  serait  obligé  de  le  soigner  dans  un  hôpital;  peut- 
être  tomberait-il  sous  la  domination  d'un  magnétiseur,  ou  lui 
arriverait-il  quelque  hallucination  semblable  à  celle  que  Plutarque 
rapporte  de  Bessus  : 

«  Au  milieu  d'un  festin,  le  satrape,  entouré  de  convives,  cesse 
de  prêter  l'oreille  aux  propos  flatteurs.  Il  écoute  attentivement  un 
discours  que  personne  n'entend,  puis,  transporté  de  fureur,  il 
s'élance  de  son  lit,  saisit  son  épée,  court  à  un  nid  d'hirondelles, 
frappe  ces  oiseaux  et  les  tue. 

«  —  Concevez-vous,  »  s'écrie-t-il,  «  Tinsolence  de  ces  oiseaux 
qui  osent  me  reprocher  le  meurtre  de  mon  père?  » 

«  Quelque  temps  après,  on  apprend  que  Bessus  est  réellement 
coupable  et  que  son  action  n'est  que  le  résultat  du  trouble  de  sa 
conscience.  » 

A  tout  prix,  il  fallait  éviter  un  accident  semblable,  et,  pour 
supprimer  les  attaques  de  somnambulisme,  engourdir  la  pensée. 
II  se  piqua  à  la  morphine.  Il  n'en  prit  d'abord  qu'un  centigramme 
par  jour  et  en  éprouva  un  grand  bien-être.  Ses  facultés  excitées 
lui  permettaient  d'accomplir  en  quelques  heures  le  travail  d'une 

l"   DÉCEMBRE    (.N»   90).    4«   SÉRIE.    T.   XXIV.  33 


502  REVUE   DU  MONDE   CATHOLIQUE 

journée.  Son  intelligence  s'avivait,  son  goût  artistique  s'aiguisait, 
les  mots  venaient  d'eux-mêmes  et  couraient  se  placer. 

Au  bout  de  quelques  lieui-es,  un  engourdissement  profond  s'empa- 
rait de  tout  son  être  et  le  plongeait  dans  un  long  sommeil.  Durant 
les  premiers  temps,  ce  sommeil  lui  parut  agréable;  mais  bientôt  il 
se  prolongea  tellement,  qu'il  fut  obligé  de  s'exciter  par  une  dose 
plus  forte  de  morphine. 

Il  se  cachait  soigneusement  de  tout  le  monde  pour  se  piquer.  Sa 
femme  eût  consulté  un  médecin  et  déclaré  à  la  morphine  ujae  guerre 
implacable. 

Boncliamps  savait  bien  qu'il  s'empoisonnait  lentement,  mais  il 
■éprouvait  un  tel  bien-être  à  se  séparer  violemment  de  sa  pensée, 
qu'il  admettait  l'issue  fatale  du  remède,  pour  le  bien-être  passager 
qu'il  lui  procurait. 

IV 

LA  VICTIME 

Après  mille  hésitations,  Geneviève  se  décida  à  aller  voir  le  P.  Do- 
minique et  à  lui  faire  part  de  ses  découvertes.  Elle  lui  raconta  en 
détail  les  scènes  de  somnambulisme  auxquelles  elle  avait  assisté. 
Elle  conclut  en  demandant  : 

—  Quelle  doit  être  ma  conduite? 

Le  missionnaire  réfléchissait  à  cela  depuis  les  aveux  de  Bon- 
champs. 

—  Tu  as  examiné  les  papiers  de  ton  mai'i,  dit-il  à  sa  sœur.  Sont- 
ils  en  règle? 

—  Ils  sont  parfaitement  en  règle.  Piien  de  certain  ne  m'autorise 
à  penser  qu'il  est  prêtre  ;  je  n'ai  pour  me  l'afiirmer  que  ses 
paroles  prononcées  pendant  son  somnambulisme  et  ses  attitudes 
ecclésiastiques. 

—  L'étude  peut  en  produire  de  semblables.  Mets  ta  confiance  en 
Dieu.  Fais  prendre  à  Gustave  l'habitude  des  œuvres  de  charité 
accomplies  en  silence,  encourage-le  par  ton  exemple  et  celui  de 
Célestine.  C'est  par  la  charité  que  ton  mari  réapprendra  la  religion. 

—  Venez  le  voir  souvent. 

—  J'irai,  promit  le  prêtre 

Boiichamps,  depuis  sa  rentrée  à  Paris,  se  défiait  du  missionnaire. 
Il  prétextait  un  travail  excessif  pour  pouvoir  s'enfermer  chez  lui 


LE  RENÉGAT  503 

€t  refuser  sa  porte  à  tout  le  monde.  Il  ne  voyait  le  P.  Dominique 
que  devant  témoins,  afin  de  l'empêcher  d'aborder  le  sujet  qui  les 
préoccupait.  Un  jour  pourtant  ils  se  trouvèrent  un  moment  seuls. 

—  Vous  m'avez  quitté  trop  brusquement,  après  vos  aveux,  dit  le 
prêtre.  11  faut  nous  en  entretenir  de  nouveau. 

—  Pourquoi?  Pour  renouveler  mon  supplice? 

—  Non,  mais  pour  vous  repentir.  Il  faut  revenir  à  la  religion  et 
expier  votre  crime.  Il  faut  aller  à  Piome,  vous  jeter  aux  pieds  du 
Pape,  lui  demander  la  conduite  à  tenir,  et,  quoi  qu'il  ordonne,  l'exé- 
cuter sans  regarder  en  arrière. 

—  M'assurez-vous  du  pardon  de  Dieu? 

—  Oui,  si  vous  êtes  sincère. 
L'écrivain  se  croisa  les  bras. 

—  Croyez-vous  donc  que  je  puisse  être  sincère  avec  moi-même? 
A  cette  parole,  qui  révélait  l'état  épouvantable  de  son  esprit,  le 

missionnaire  frémit. 

—  La  sincérité  ne  vous  manquerait  pas,  si  le  courage  ne  vous 
faisait  défaut. 

—  C'est  donc  le  courage  qui  me  manque? 

Et  Bonchamps  tourna  les  talons  et  se  dirigea  vers  la  porte. 

Le  missionnaire  pensa  qu'une  occasion  semblable  ne  se  présen- 
terait peut-être  plus  de  longtemps.  Il  se  décida  à  frapper  un  grand 
coup. 

—  Votre  femme  se  doute  de  ce  que  vous  êtes! 

Gustave  bondit  sur  le  P.  Dominique,  et,  le  saisissant  par  les  épaules  : 

—  Vous  le  lui  avez  dit? 

—  Moi!  Le  pouvais-je?  C'est  au  prêtre  que  vous  avez  raconté 
votre  vie,  non  à  l'homme.  C'est  vous-même  qui,  en  état  de  somnam- 
bulisme, lui  avez  révélé  que  vous  étiez  prêtre. 

—  Je  m'en  doutais!  Je  suis  perdu! 

—  Non,  si  vous  vous  repentez!  Demandez  pardon  à  Dieu,  faites 
ce  que  je  vous  ai 'dit,  vos  accès  de  somnambulisme  cesseront. 

—  Aller  à  Rome!  Demander  pardon!...  Moi,  à  genoux!  Jamais! 

—  Vous  serez  cause  que  votre  femme  mourra  de  chagrin.  Votre 
situation  n'a  pas  d'autre  issue  que  le  repentir. 

—  Je  possède  un  remède. 

—  Lequel? 

—  La  morphine 

—  Vous  allez  vous  tuer? 


504  REVUE  DU   MO?iDE    CATHOLIQUE 

L'écrivain  sourit 

—  Me  tuer!  Lentement!...  répondit-il,  et  il  sortit. 

—  Mon  Dieu,  pensa  le  P.  Dominique,  vous  seul  pouvez  nous  tirer 
de  là. 

Bonchamps  s'arrangea  de  façon  h  ne  plus  jamais  se  trouver  en 
tête  à  tête  avec  le  missionnaire  et  il  s'enferma  à  clef  pour  la  nuit 
de  sorte  que,  si  quelque  accès  le  reprenait,  tout  se  passât  dans  sa 
chambre  bien  close  et  que  personne  ne  s'en  aperçût. 

Les  souvenirs  qui  hantaient  l'imagination  de  Geneviève,  ne  lui 
permettaient  de  goûter  aucun  repos.  Elle  ne  prenait  plus  de  plaisir 
à  entendre  sa  fille  jouer  du  piano,  sa  grande  distraction  autrefois. 
Elle  était  agitée  d'une  fièvre  permanente,  perdait  l'appétit,  ne  dor- 
mait plus,  maigrissait,  se  trouvait  fatiguée  du  moindre  eftbrt,  de  la 
plus  petite  course. 

Au  milieu  d'octobre,  elle  s'alita,  pour  ne  plus  se  relever  que  de 
loin  en  loin.  Célestine  effrayée  chercha  maintes  fois  à  connaître  le 
motif  du  dépérissement  de  sa  mère,  sans  y  parvenir.  Le  médecin 
ordonnait  des  fortifiants,  mais  les  aliments  qu'elle  ne  pouvait  di- 
g(''rer  qu'en  très  petite  quantité,  ne  lui  profitaient  pas.  Elle  s'aban- 
donnait, perdait  la  volonté  de  vivre.  Son  corps,  comme  un  vêtement 
rejeté,  glissait  à  la  mort. 

Elle  passait  de  longues  heures  dans  un  état  de  torpeur,  d'où  les 
embrassements  de  Célestine  ne  parvenaient  pas  à  la  tirer.  L'œil  fixe, 
elle  suivait  une  même  im.age,  celle  de  Gustave  prenant  trois  aspects 
différents  :  ou  se  frottant  les  mains  et  répétant  :  «  Toujours!  Tou- 
jours! ))  ou  faisant  le  geste  de  se  revêtir  des  vêtements  sacer- 
dotaux, ou  commençant,  incliné,  le  premier  verset  de  la  messe, 
sans  pouvoir  l'achever. 

Au  commencement  de  novembre,  Geneviève  s'affaiblit  considé- 
rablement en  l'espace  de  quelques  jours.  Un  soir,  se  sentant  plus 
mal,  elle  appela  son  mari  : 

—  Mon  ami,  je  vais  mourir.  Les  liens  qui  nous  attachaient  l'un  à 
l'autre,  vont  se  rompre  dans  quelques  heures.  Tu  peux  donc  être 
franc.  Oui  ou  non,  es-tu  prêtre? 

Gustave  baissa  la  tête  sans  répondre. 

—  Je  ne  me  trompais  donc  pas!  continua  Geneviève.  C'est  de 
cette  pensée-là  que  je  meurs.  Tu  m'as  soignée  avec  un  dévouement 
de  toutes  les  minutes.  Voici  la  neuvième  nuit  que  tu  me  veilles. 
Je  te  remercie  des  soins  que  tu  as  prodigués  à  mon  corps.  Tu  n'as 


LE   REiNÉGAT  505 

oublié  qu'un  remède,  celui  que  tu  pouvais  apporter  à  mon  esprit, 
en  te  repentant.  S'il  faut  à  Dieu  une  victime  pour  expier  ton  crime, 
je  m'offre  à  lui  pour  être  cette  victime.  Qu'en  échange  de  ma  vie  il 
te  donne  le  repentir.  Pour  moi,  je  te  pardonne  de  m'avoir  trompée 
et  de  me... 

Elle  hésita,  s'arrêta,  ne  voulant  pas  prononcer  le  mot  :  tuer. 

—  Prends  tes  précautions  pour  que  jamais  Gélestine  ne  puisse 
soupçonner  ce  que  tu  es,  et  confie-toi  au  P.  Dominique.  11  t'aplanira 
le  chemin  du  repentir.  Envoie-moi  Gélestine! 

—  Ma  chère  petite,  lui  dit-elle,  quand  elles  furent  seules,  j'at- 
tendais mon  dernier  moment  pour  te  révéler  un  grand  chagrin  de 
ma  vie,  ou  plutôt  de  notre  vie.  Ton  père  se  fatigue  tellement  à  tra- 
vailler, qu'il  lui  arrive  parfois,  la  nuit,  de  tomber  en  état  de  som- 
nambulisme. Je  te  le  cachais  pour  ne  pas  t'en  inquiéter  inutilement. 
Maintenant  que  tu  vas  me  remplacer  auprès  de  Gustave,  tu  dois 
connaître  cette  maladie  que  lui  occasionne  une  trop  grande  fatigue 
cérébrale.  En  ces  moments-là,  son  imagination  devient  folle  et  lui 
fait  croire  qu'il  n'est  plus  lui,  qu'il  change  de  personnaUté.  Il  n'y 
faut  pas  faire  attention.  Garde-toi  de  rien  perdre  du  respect  que  tu 
lui  dois.  S'il  ne  travaillait  pas  autant  pour  te  rendre  heureuse,  il  ne 
souffrirait  pas  de  ces  accès.  Aime  l'en  davantage  et  efforce-toi  de  le 
distraire,  quand  tu  le  verras  triste  et  préoccupé.  Ne  te  marie  pas 
sans  l'assentiment  du  P.  Dominique.  Mon  frère  t'aime  beaucoup,  et 
c'est  un  homme  de  bon  conseil.  Embrasse-moi,  mon  enfant  bien- 
aimée.  Je  te  bénis.  J'aurais  désiré  te  voir  mariée  et  heureuse!  Dieu 
ne  le  veut  pas.  Qu'il  reporte  sur  toi  le  bonheur  que  je  pouvais  encore 
attendre  de  la  vie.  Allons,  mon  enfant,  ne  pleure  pas,  et  laisse- 
moi  avec  le  P.  Dominique,  dont  j'entends  les  pas  dans  l'antichambre. 

Geneviève  s'entretint  un  quart  d'heure  avec  le  missionnaire,  puis, 
elle  appela  son  mari  : 

—  Mon  ami,  lui  dit-elle  d'une  voix  affaiblie,  un  pressentiment  me 
traverse  l'esprit  :  défie-toi  de  Simon  Deventer  et  d'Isaac  Gorcum  : 

Elle  se  tut,  et  elle  restait  les  yeux  fixés  sur  le  visage  de  Gustave. 
Celui-ci  lui  prit  la  main  et  la  serra  doucement. 

—  Tu  pourrais  rendre  ma  fin  bien  douce,  murmura-t-elle  d'une 
voix  qui  n'était  plus  qu'un  souffle. 

—  Promets-moi... 

Et  elle  tourna  son  regard  vers  le  crucifix  suspendu  au-dessus  de 
son  Ut. 


506  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

Boncliamps  comprit  et,  tombant  à  genoux,  répondit  : 

—  Je  te  le  promets  ! 

—  Merci!  fit  Geneviève. 

Un  sourire  illumina  ses  traits,  et  elle  expira. 

—  Vous  lui  avez  donné  la  meilleure  consolation  en  vous  repen- 
tant, dit  le  P.  Dominique. 

Boncliamps  répondit  : 

—  Je  l'ai  trompée,  pour  qu'elle  mourût  heureuse  ! 

A  l'enterrement,  le  P.  Dominique  prononça  une  oraison  funèbre 
très  courte,  qu'il  termina  par  ces  mots  : 

«  Demandez  à  la  morte  couchée  dans  ce  cercueil  ce  qu'elle  pense 
de  nos  ambitions,  de  notre  amour  du  bien-être,  de  notre  vanité,  de 
notre  peur  du  qiieîi  dira-t-on?  Maintenant  qu'elle  a  tout  quitté, 
tout,  même  son  corps,  combien  pensez-vous  qu'elle  estime  l'argent, 
les  honneurs,  pour  lesquels  nous  sacrifions  notre  devoir?  » 

Il  regarda  Bonchamps. 

«  Vous  prendrez  tous  un  jour  le  chemin  que  va  suivre  ce 
cadavre.  Comment  alors  voudrez-vous  avoir  vécu?  Préférerez-vous 
avoir  menti  ou  avoir  dit  la  vérité,  avoir  tenu  vos  promesses  ou  les 
avoir  négligées,  avoir  vécu  en  chrétien  ou  en  indifférent? 

«  Posez  ces  questions  à  la  morte.  Elle  vous  répondra  !  » 

Au  cimetière,  Isaac  afficha  ouvertement  de  grandes  prévenances 
peur  Célestine,  détachant  son  voile  accroché  à  l'angle  d'une  tombe, 
lui  offrant  son  bras  pour  l'aider  à  marcher,  mais  la  jeune  fille, 
contrariée  de  ces  démonstrations  intempestives,  le  remercia 
sèchement. 

Deventer,  en  serrant  la  main  de  Bonchamps,  ne  trouva  que  ces 
mots  de  consolation  : 

—  C'était  une  bien  honnête  femme  ! 

Et,  pratique,  pensant  à  l'avenir,  il  ajouta  : 

—  Heureusement  que,  avant  de  s'en  aller,  elle  a  vu  l'affection  de 
mon  neveu  ponr  M''"  Célestine.  Elle  est  partie  avec  l'assurance  que 
sa  fille  serait  heureuse. 

L'écrivain,  étonné  de  cet  à-propos,  ne  trouva  rien  à  répondre. 
Le  banquier  et  son  neveu  quittèrent  en  hâte  le  cimetière. 

Paul  Verdun 

(A  suivre.) 


REVUE  LITTÉRAIRE 


VOYAGES  ET  VARIÉTÉS 


I.  Axi  Canûda  et  chez  les  Peaux-Rowjes,  par  M.  Georges  Démanche  (Hachette). 
—  II.  La  MUsion  de  Birmanie,  par  Mgr  Bigandet  (Téqui).  —  III.  La 
Légion  étrangère,  par  M.  le  capitaine  Blanc.  —  IV.  Souvenirs  d'un  chasseur 
à  pitd,  1870-1871,  par  M.  Léon  Maigret  (Vanier).  —  V.  Origines  du  canal  de 
Suez,  par  M,  Ferdinand  de  Lesseps  (Marpon).  —  "VI.  Le  Tombeau  des  mil- 
liards, Panatnn,  par  P.  Ponsolle  (Savine).  —  VII.  Drame  de  la  Pamon 
à  Oberammergau,  par  M™*  de  B&lloc  (Caire).  —  VIII.  Tout  autour  de  Paris, 
par  Alexis  Martin  (Hennuyer).  —  IX.  Boileau,  par  Mgr  Ricard  (Vitte).  — 
X.  Poèmes  et  Poètes,  par  M.  Emile  Hinzelin  (Perrin).  —  XL  Une  page 
d'Histoire  de  France,  par  le  P.  Delaporte  (Retaux-Bray).  —  XII.  Un  Écho 
de  In  dernière  bataille,  par  A.  Chevalier  (Téqui).  —  XIIL  Tué  par  les  Juifs 
par  M.  Henri  Desportes  (Savine).  —  XIV.  Le  Prince  impérial,  par  M.  le 
comte  d'Hérisson  (Ollendorfï).  —  XV.  Le  Prince  impérial  {Journal  de  Fidus) 
(Savine).  —  XVI.  Notice  sur  M.  Julien,  par  M.  de  Villemereuil.  — 
XVU.  Atlas  de  géographie  moderne,  par  Schrader  (Hachette).  —  XVIII.  Les 
Grands  écrivains  de  France,  par  Théophile  Gautier  (Hachette). 

I 

(«  Quelle  est  la  situation  politique,  économique  et  sociale  faite 
par  l'Angleteire  aux  descendants  des  soixante-cinq  mille  colons 
français  laissés  sur  les  bords  du  Saint-Laurent  en  1763,  lors  de 
la  cession  du  Canada?  —  Quelle  est  leur  force  de  résistance  à 
l'absorption  anglo-saxonne?  Quel  rôle  jouent-ils,  et  de  quelle 
influence  disposent-ils  dans  la  confédération  canadienne?  —  Quel 
avenir  est  réservé  à  la  race  française  dans  l'Amérique  du  Nord?  n 
Telles  sont  toutes  les  questions  auxquelles  M.  Georges  Démanche 
répond  avec  clarté  et  compétence,  dans  son  nouvel  et  très  curieux 
ouvrage  :  Ait  Canada  et  chez  les  Peaux-Rouges  (Hachette) .  Le 
côté  historique  du  sujet  est  très  savamment  traité,  sans  abus  d'éru- 


508  REVUE   DU    MONDE   CATHOLIQUE 

dition,  mais  avec  une  certaine  habileté  dans  rexposition  des  faits  :  il 
faut  lire,  en  particulier,  l'intéressant  chapitre  sur  Louis  Riel  et 
l'insurrection  des  métis  ;  il  approfondit  quelques  points  spéciaux 
plus  attachants  pour  les  lecteurs  français;  il  étudie  avec  soin  la 
colonisation  française  au  Canada,  et  pousse  à  l'émigration.  S'il 
a  parcouru  les  villes,  s'il  a  visité  en  tous  sens  les  trois  capitales  : 
Québec,  Montréal,  Ottawa,  il  ne  connaît  pas  moins  l'intérieur  des 
terres;  il  continue  ses  excursions  jusqu'aux  montagnes  Rocheuses, 
dont  les  beaux  sites  l'enchantèrent;  il  vécut,  même  au  milieu  des 
Peaux- Rouges,  et  redit  les  mœurs  et  la  vie  de  ces  tribus  :  on 
retrouve  encore  dans  son  récit  de  nombreux  détails  sur  les  établisse- 
ments d'élevages,  sur  les  ranchos^  si  bien  dépeints  déjà  par  le 
baron  de  Mandat- Grancey.  Dans  son  livre  écrit  avec  sobriété, 
M.  Georges  Démanche  brosse  à  grands  traits  un  tableau  du  Canada, 
autrefois  et  aujourd'hui;  il  s'arrête  parfois  à  esquisser  la  physio- 
nomie de  quelques  personnalités  marquantes.  Tous  ceux  qui  appro- 
chèrent Mgr  Labelle,  lors  de  son  passage  à  Paris,  reconnaîtront 
vite  dans  ces  lignes  le  pasteur  de  la  paroisse  de  Saint-Jérôme. 
«  D'une  haute  stature  et  d'une  carrure  tout  en  proportion,  d'une 
physionomie  franche  et  sympathique,  renfermant  en  lui  tout  ce 
qu'il  faut  pour  faire  un  tribun,  il  possède  encore,  bien  que  déjà 
chargé  d'une  cinquantaine  d'années,  l'entrain  et  l'ardeur  d'un 
jeune  homme,  auxquels  il  sait  joindre  la  sûreté  de  conception  et  la 
sagesse  d'exécution  d'un  homme  d'expérience.  Ses  traits,  vus  de 
profil,  lui  donnent  une  grande  ressemblance  avec  Napoléon  I", 
et  particulièrement  avec  le  prince  Jérôme.  Il  est  du  nombre  de  ceux 
qui  pensent  qu'une  honnête  gaieté  n'est  pas  bannie  des  choses  de 
ce  monde,  et  souvent,  sur  sa  bonne  et  large  face,  s'épanouit  un 
de  ces  gros  rires  malicieux  qui,  joint  à  un  de  ces  traits  d'esprit  qui 
lui  sont  familiers,  charme,  s'il  ne  désarme  pas  toujours  ses  contra- 
dicteurs. En  un  mot,  c'est  un  homme  tout  rond,  au  moral  comme 
au  physique.  Le  curé  Labelle  s'est  fait  l'apôtre  de  la  colonisation 
française  au  nord  du  Saint-Laurent.  Grâce  à  son  influence  et  à  ses 
efforts,  des  routes  ont  été  percées,  des  chemins  de  fer  créés,  des 
villages  fondés  dans  mainte  région  couverte  de  forêts...  Rien  ne  lui 
résiste  et  tout  lui  réussit;  aussi,  dans  le  pays,  l'a-t-on  surnommé 
le  Roi  du  Nord...  » 


VOYAGES    ET    VABIÉTÉS  509 

II 

De  nos  jours,  les  intérêts  de  la  France  en  extrême  Orient  pren- 
nent une  importance  chaque  année  plus  grande.  Aussi,  les  lecteurs 
catholiques  liront-ils,  avec  un  véritable  intérêt,  l'histoire  de  la 
Mission  de  Birmanie  (Téqui),  écrite  en  anglais,  par  Mgr  Bigandet, 
€t  couramment  traduite  par  M.  A.  Launay.  L'auteur  s'eftbrce,  avant 
tout,  de  «  déterminer  exactement  l'origine  des  premiers  chrétiens 
découverts  en  Haute-Birmanie.  H  donne  ensuite  quelques  détails  sur 
l'établissement  et  la  marche  de  la  mission  pendant  l'apostolat  des 
PP.  barnabites,  sur  les  travaux  do  leurs  continuateurs,  les  mis- 
sionnaires de  la  propagande,  et  sur  la  courte  administration  des 
oblats  de  Marie.  Enfin,  après  avoir  raconté  la  transaction  qui  a  fait 
passer  la  Birmanie  aux  mains  de  la  Société  des  Missions  étran- 
gères, il  esquisse  l'état  des  chrétientés  jusqu'en  1870.  Ce  travail 
n'est  que  le  résumé  des  événements  religieux  les  plus  importants  de 
cette  contrée.  » 

«  En  Birmanie,  le  meilleur  moyen  d'évangéliser  nous  paraît 
être  la  fondation  de  nombreuses  écoles.  Le  Birman  aime  la  vie 
libre;  sous  les  formes  extérieures  du  respect,  il  cache  l'amour 
de  l'indépendance,  et  dès  qu'il  ne  sent  plus  peser  sur  lui  la  main 
de  fer  d'un  gouvernement  absolu,  il  compte  la  loi  pour  rien.  » 
D'intéressants  détails  sur  la  Birmanie,  le  pays,  les  habitants,  le 
souverain,  les  villes,  animent  ces  pages,  égayées  par  de  nombreuses 
gravures. 

m  —  IV 

Le  capitaine  Blanc,  qui  avait  dépeint  déjà  dans  plusieurs  ouvrages 
très  appréciés  les  corps  spéciaux  d'Afrique,  complète  ses  travaux 
en  racontant  aujourd'hui  ce  que  fut  la  Légion  étrangère  (Téqui). 
Il  montre  en  résumé  <(  un  corps  de  troupes,  brave,  bien  dans  la 
main  de  ses  chefs,  dur  à  la  fatigue,  aux  privations,  très  utile  à  la 
France,  quoique  étranger  à  notre  pays  et  d'éléments  disparates, 
hétérogènes,  inassimilables,  réfractaires  même  les  uns  aux  autres  ». 
La  première  partie  du  livre  comprend  un  historique  sommaire  des 
deux  légions  que  le  capitaine  Blanc  a  particulièrement  connues, 
ainsi  que  les  portraits  de  quelques  célébrités  sorties  de  leurs  rangs. 
La  deuxième  partie  expose  les  silhouettes  de  quelques  légionnaires 
pris  dans  la  masse  si  riche  en  excentricités. 


510  REVUE  DU   MONDE   CATHOLIQUE 

La  légion  étrangère  fit  merveille  en  Algérie,  pendant  la  cam- 
pagne d'occupation,  en  1835;  elle  quitta  le  service  de  la  France 
et  soutint  la  reine  d'Espagne,  Marie- Christine,  pendant  la  guerre 
carliste;  le  gouvernement  français  forma  une  nouvelle  légion,  qui 
recommença  en  Algérie.  les  exploits  d'an  tan.  Il  ne  faut  pas  oublier 
non  plus  que  la  légion  étrangère  commandée  à  tour  de  rôle  par  des 
hommes  tels  que  le  colonel  Stoffel,  le  colonel  Combe,  Canrobert, 
Saint-Arnauld,  se  distingua  en  Crimée,  au  Mexique,  et  qu'aujour- 
d'hui encore,  en  extrême  Orient,  elle  montre  la  même  constance 
dans  les  épreuves  et  la  même  bravoure  dans  les  combats. 

La  légion  étrangère  n'est  pas  sans  avoir  de  graves  défauts,  mais 
comment  lutter  contre  le  mauvais  choix  du  recrutement,  les  déser- 
tions, l'ivrognerie  de  cette  troupe  disparate?  Malgré  tout,  elle 
répond  parfaitement  aux  vues  dans  lesquelles  elle  fut  formée  en  1832  : 
«  Décharger  le  sol  de  la  France  du  poids  de  plusieurs  milliers 
d'épaves  cosmopolites  en  les  faisant  servir  à  nos  guerres  d'outre- 
mer. »  Au  cours  de  son  récit,  le  capitaine  Blanc  étudie  certaines 
questions  militaires,  il  met  en  évidence  quelques  personnalités;  il 
a  des  sévérités  bien  justes  pour  Armand  Carrel,  le  transfuge,  un 
héros  pour  les  hommes  du  jour,  trop  digne  d'eux,  en  vérité,  pour 
qu'il  faille  songer  à  le  leur  contester.  Il  écrit  avec  un  souffle  et  un 
entrain  tout  militaires. 

Nous  préférons  le  ton  et  l'allure  de  son  style  au  ton  adopté  par 
M.  Léon  Maigret  dans  ses  Souvenirs  d'im  chasseur  à  pied^  1870-71 
(Vanier).  Il  vise  beaucoup  à  l'esprit,  et  à  quel  esprit!  celui  de  la 
chambrée.  Il  a  fait  la  guerre  en  simple  soldat  :  il  relate  des  impres- 
sions personnelles  et  se  borne  au  récit  anecdotique  des  faits  dont 
il  a  été  témoin;  il  assista  à  l'affaire  de  Châtillon,  aux  combats  de 
la  Malmaison  et  de  la  Ville-Évrard.  Mais  il  est  sobre  de  détails  sur 
ces  grands  événements;  il  s'étend  davantage  sur  le  rôle  du  soldat, 
sur  ses  aventures  et  ses  misères.  Il  met  beaucoup  de  gaieté,  de 
jovialité  même  dans  un  récit  qui,  en  réalité,  n'en  comporte  guère; 
ces  souvenirs-là  sont  si  tristes! 

V  —  VI 

M.  de  Lesseps  livre  au  public  les  Origines  du  canal  de  Suez 
(Marpon).  Il  a  cru  le  temps  venu  pour  mettre  au  jour  tout  ce  qui 
constitue  le  dossier  diplomatique  et  administratif  de  cette  colossale 


VOYAGES    ET   VARIÉTÉS  511 

et  magnifique  entreprise.  Dans  les  premières  pages,  qui  ne  sont 
vraiment  qu'un  chapitre  de  mémoires,  il  fait  allusion  à  sa  carrière 
d'ambassadeur  en  Espagne  et  en  Italie;  un  de  ses  élèves,  Méhémet- 
Ali,  ayant  obtenu  la  vice-royauté  d'Egypte,  il  alla  le  voir  et  obtint 
de  lui  une  concession  pour  mener  à  bien  le  percement  de  l'isthme 
de  Suez,  auquel  on  songeait  depuis  le  commencement  des  temps 
historiques.  «  Nous  étions  seul  avec  le  vice-roi;  l'ouverture  de  la 
lente  nous  laissait  voir  le  beau  coucher  de  ce  soleil  dont  le  lever 
m'avait  si  fort  ému  le  matin.  Je  me  sentais  fort  de  mon  calme  et 
de  ma  tranquillité,  dans  un  moment  où  j'allais  aborder  une  question 
bien  décisive  pour  mon  avenir.  Mes  études  et  mes  réflexions  sur  le 
canal  des  deux  mers  se  présentaient  clairement  à  mon  esprit  et 
l'exécution  me  semblait  si  réalisable  que  je  ne  doutais  pas  de  faire 
passer  ma  conviction  dans  l'esprit  du  prince.  J'exposai  mon  projet, 
sans  entrer  dans  les  détails,  en  m'appuyant  sur  les  principaux  faits 
et  arguments  développés  dans  mon  mémoire,  que  j'aurais  pu  réciter 
d'un  bout  à  l'autre.  Mahommed-Saïd  écouta  avec  intérêt  mes 
explications.  Je  le  priai,  s^'il  avait  des  doutes,  de  vouloir  bien  me 
les  communiquer.  Il  me  fit  avec  beaucoup  d'intelligence  quelques 
objections  auxquelles  je  répondis  de  manière  à  le  satisfaire,  puisqu'il 
me  dit  enfin  :  Je  suis  convaincu ,  [accepte  votre  plan  ;  nous  notis 
occuperons  dans  le  reste  du  voyage  des  moijens  d' exécution  :  cest 
une  affaire  entendue,  vous  pouvez  compter  sur  moi.  »  M.  de 
Lesseps  met  les  lecteurs  au  courant  de  toutes  les  démarches  qu'il  y 
eut  à  faire;  il  transcrit  les  pourparlers  avec  les  différents  consuls, 
les  observations  des  ingénieurs,  les  rapports  confidentiels  au  vice- 
roi,  les  circulaires  aux  fondateurs,  les  notes  pour  l'empereur,  la 
correspondance  échangée  afin  d'obtenir  son  appui  officiel;  il 
joint  à  ces  documents  authentiques  le  souvenir  de  ses  impressions 
personnelles,  et  son  journal,  rempli  de  mille  détails,  tout  plein  de 
couleur  locale,  est  d'un  puissant  intérêt.  «  Je  ne  puis  guère  être 
tenté,  »  écrivait-il,  «  de  livrer  mon  affaire  aux  vautours  et  aux  loups 
cerviers  de  la  finance.  Ce  n'est  pas  pour  grossir  leur  caisse  que  je 
travaille.  Je  veux  faire  une  grande  chose,  sans  arrière-pensée,  sans 
intérêt  personnel  Chargent.  C'est  ce  qui  fait  que  Dieu  m'a  permis 
jusqu'à  présent  de  voir  clair  et  d'éviter  les  écueils;  je  serai  iné- 
branlable dans  cette  voie.  » 

Pourquoi  n'avoir  pas  agi  de  la  sorte  à  Panama?  Dans  le  livre  qu'il 
intitule  d'un  nom  tragique,  le  Tombeau  des  milliards  (Savine), 


512  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

M.  Paul  Ponsolle  redit  les  phases  de  cette  catastrophe  financière  la 
plus  terrible  de  notre  temps.  «  Comment  et  pourquoi  s'est-elle  pro- 
duite? Pour  la  résoudre,  l'auteur  de  ce  livre  n'a  pas  hésité  à  se  rendre 
dans  l'Isthme;  il  a  parcouru  les  chantiers,  visité  les  travaux,  com- 
pulsé des  dossiers,  acquis  des  documents;  il  a  reçu  les  confidences 
des  témoins  et  des  acteurs  du  sombre  drame  et  pris  note,  au  jour  le 
jour,  des  incidents  et  des  faits  les  plus  graves.  Puissent  ces  notes 
éclaircir  les  mystères  de  Panama  et  surtout,  démontrer  au  public  de 
France,  que  l'avide  entreprise  à  la  continuation  de  laquelle  on  veut 
le  convier  n'est  autre  chose  qu'un  gouffre  immense,  un  abîme  gigan- 
tesque, un  tombeau  de  milliards.  » 

«  Pendant  huit  ans,  convaincus  de  l'honnêteté  de  leur  mandants, 
les  petits  capitalistes  dénouent  leur  bas  de  laine,  à  chaque  appel 
du  comte  Ferdinand  de  Lesseps.  On  ne  marchande  à  cet  homme  ni 
l'argent,  ni  la  confiance.  Le  public  se  contente  des  promesses  du 
grand  Français  et  des  phrases  sonores  des  journaux  amis.  Cet  excès 
de  confiance  coûtera  cher,  car  il  serait  puéril  de  le  cacher,  l'affaire 
de  Panama  est  irrémissiblement  perdue.  La  malhonnêteté  des  uns, 
l'incapacité  des  autres,  la  compUcité  naïve  du  gouvernement  ont 
définitivement  ruiné  cette  entreprise,  et  porté  le  coup  définitif  au 
prestige  du  nom  français  en  Amérique.  Aujourd'hui  la  compagnie 
de  Panama  doit  plus  de  deux  milliards,  le  quart  des  travaux  est  à 
peine  exécuté,  et  huit  cent  mille  porteurs  de  titres  sont  près  de  la 
ruine.  » 

Dans  cette  entreprise  fatale,  presque  véreuse,  on  a  entassé  fautes 
sur  fiiutes;  les  mensonges  faits  au  public  n'ont  pas  empêché  la 
vérité  d'être  connue  :  on  sait  maintenant  la  difficulté  de  trouver  des 
ouvriers,  l'incurie  fatale  des  organisateurs,  on  sait  l'insuccès  des 
émissions,  le  manque  d'argent,  les  gaspillages,  dont  le  total  connu 
s'élève  à  156.800.000  fr.  :  on  a  été  au  courant  de  ces  contrats  ruineux 
conclus  avec  une  imprudence  et  une  légèreté  sans  borne.  L'étude 
de  M.  Ponsolle  est  d'autant  plus  sérieuse  qu'elle  n'est  point  pas- 
sionnée, elle  laisse  de  côté  les  on-dit,  et  ne  s'appuie  que  sur  des 
certitudes,  des  fautes,  des  pièces  incontestables. 

VII  —  YIII 

M'^"  de  Belloc,  que  des  ouvrages  remarqués  ont  déjà  fait  con- 
naître, pubUe  aujourd'hui,  d'après  des  documents  authentiques,  le 


YOYAGES   ET   VARIÉTÉS  513 

texte  inédit  du  Brame  de  la  Passion  à  Oberammergau  (Carré). 
La  traduction  du  drame  est  précédée  d'une  curieuse  étude  sur  la 
représentation  des  mystères  au  moyen  âge,  sur  la  description  du 
théâtre  d' Oberammergau,  sur  le  jeu  des  acteurs,  les  décors,  sur  les 
habitudes  môme  de  la  petite  cité  devenue  fameuse. 

«  C'est  par  suite  d'un  vœu  qui  préserva  le  village  de  la  peste  que 
la  Passion  doit  être  représentée  tous  les  dix  ans.  Les  pieux  habitants 
de  la  vallée  de  l'Ammer  espéraient  que  Dieu,  par  ce  moyen,  aug- 
menterait sa  gloire  et  faciliterait  le  salut  des  hommes,  qu'il  les 
délivrerait  de  leur  épidémie  et  les  préserverait  du  plus  grand  de 
tous  les  maux  :  d'une  mort  subite.  La  foi  et  la  confiance  de  ces 
chrétiens  ne  furent  point  trompées  :  pas  une  seule  personne,  après 
ce  vœu,  ne  mourut  de  cette  maladie,  bien  qu'un  grand  nombre  en 
fût  atteint.  L'année  suivante  (l65Zi),  on  accomplit  le  vœu  et  on 
représenta  pour  la  première  fois  ce  drame  de  la  Passion  de  Jésus- 
Christ.  Les  montagnards  d'Oberammergau,  fidèles  au  vœu  de  leurs 
ancêtres,  firent  de  même  tous  les  dix  ans,  sans  se  laisser  arrêter  par 
les  difficultés  et  les  obstacles.  » 

M.  Alexis  Martin  nous  dira  qu'il  est  inutile  de  parcourir  les 
lointaines  contrées  pour  voir  un  pays  plein  d'attraits  et  de  curio- 
sités. Le  récit  de  ses  promenades  et  excursions  dans  le  département 
de  la  Seine  démontre  bien  que  Tout  autour  de  Paris  (Hennuyer), 
il  y  a  beaucoup  à  voir  et  à  apprendre. 

«  Ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  peu  dédaigneusement  par- 
fois la  banlieue  de  Paris  forme  un  département  peuplé  de  plus  de 
600,000  habitants  et  comprenant,  en  ses  huit  cantons,  soixante- 
quatorze  communes.  Ces  communes,  le  Parisien  ne  songe  point  à 
les  visiter,  uniquement  parce  qu'elles  sont  trop  voisines  de  la 
capitale.  Quant  aux  touristes,  ils  les  dédaignent  en  raison  du  peu 
de  cas  que  les  citadins  paraissent  en  faire. 

Et  pourtant,  petite  ou  grande,  bien  connue  par  son  nom  ou  à 
peu  près  ignorée,  il  n'est  pas  une  de  ces  cités  qui  ne  mérite  d'être 
vue,  pas  une  dont  le  parcours  n'offre  un  intérêt,  pas  une  dont  on 
ne  puisse  conserver  un  souvenir.  » 

IX.  —  X.  XI 

Mgr  Ricard  continue  la  série  de  ses  études  sur  le  Grand  Siècle^ 
en  offrant  au  public  un  nouveau  volume  consacré  à  Boileau  (Vitte, 


ùih  REVUE    DU    MOKDE    CATHOLIQUE 

à  Lyon).  Il  cherche  pourquoi  Boileau  est  tout  à  la  fois  le  pics 
contesté  et  le  plus  populaire  de  nos  poètes  du  dix-septième  siècle  ; 
il  cherche  à  remettre  sous  son  vrai  jour  le  portrait  du  poète  du 
bon  sens,  défiguré  par  les  uns  et  obscurci,  à  plaisir,  par  les  autres. 
Quand  chacun  sacrifiait  au  mauvais  goût  de  l'Espagne  et  de  l'Italie, 
Boileau  parut  alors,  «  réclamant  au  nom  du  vrai,  du  bien  et  du 
beau,  la  première  place  pour  sa  chère  langue  française.  Là  fut  son 
titre  à  la  reconnaissance  du  pays,  sa  gloire  devant  les  lettres  natio- 
nales, son  courage  et  sa  fière  indépendance;  là  fut  aussi  son  génie... 
Ce  qui  n'a  pas  manqué  à  Boileau,  en  aucun  endroit  de  ses  écrits, 
c'est  la  faculté  souveraine  en  toutes  les  choses  de  la  vie,  comme  en 
tous  les  ouvrages  de  l'esprit,  sans  laquelle  l'inspiration  n'est  qu'ilne 
ivresse,  la  sensibilité  qu'un  désordre  du  tempérament  :  c'est  la 
raison.  Aucun  poète  de  son  temps  n'en  avait  reçAi  le  don  plus 
pleinement.  C'était  à  d'autres  à  donner  les  grands  exemples  de 
l'inspiration  créatrice  et  de  la  sensibilité  qui  révèle  au  poète  tous 
les  secrets  des  passions.  Boileau  avait  à  fixer  des  esprits  incertains, 
à  réparer  la  poésie  et  à  relever  la  condition  du  poète.  « 

L'auteur  adopte  un  plan  assez  habile,  qui  lui  permet  d'embrasser 
la  vie  entière  du  satirique  et  de  bien  montrer  la  place  littéraire  et 
sociale  qu'il  tint  à  son  époque  :  il  repi'end  toutes  ces  anecdotes  déjà 
connues,  mais  toujours  curieuses  à  relire,  qui  mettent  bien  en  relief 
les  rapports  de  Boileau  avec  sa  famille,  avec  le  roi,  avec  la  cour 
ou  qui  expliquent  la  genèse  des  œuvres,  il  dislingue  le  Boileau  des 
satires  et  celui  des  épures.  Malgré  son  admiration  toutefois  pour 
l'auteur  de  l'Art  poétique  et  le  chantre  du  Lutrin,  il  n'en  reconnaît 
pas  moins  les  qualités  qui  manquent  à  ce  grand  esprit  pour  être 
parfait  :  l'émotion  tendre,  le  sentiment  vrai  et  naïf  de  la  campagne. 

Ceux  qui  font  métier  d'écrire  en  vers  de  nos  jours  n'en  devraient 
pas  moins  lire,  relire  et  méditer  certains  préceptes  que  Boileau 
excellait  à  formuler.  Ainsi  les  vers  anciens  et  nouveaux  que  M.  Emile 
Hinzelin  livre  à  la  publicité,  Poèmes  et  Poètes  (Perrin),  eussent  été 
meilleurs,  si  leur  auteur  s'était  mieux  souvenu  de  quelqu'une  des 
banales  et  indispensables  maximes  de  l'Ai^t  poétique  :  Vingt  fois 
sur  le  métier...  Ce  n'est  pas  que  M.  Hinzelin  n'ait  quelquefois 
la  rime  heureuse,  gracieuse  même;  à  l'occasion,  il  a  du  souffle  ou 
de  la  mélancolie  :  ainsi  la  Vie,  Mort  de  Joie,  En  Chemin,  Une 
fausse  Note,  Larmes  d'athée,  sont  des  poèmes  où  le  talent  se 
devine.  Malheureusement,  en  plus  d'une  occasion,  l'auteur  veut 


VOYAGES    ET   VARIÉTÉS  515 

redire  quelqu'une  de  ces  scènes  d'amour  si  banales,  qui  demandent, 
pour  être  bien  traitées,  une  délicatesse  de  touche  vraiment  rare  : 
il  entre  inutilement  dans  certains  détails  vulgaires,  presque  gros- 
siers, et  le  lecteur  se  trouve  plus  d'une  fois  en  demeure  de  recon- 
naître la  justesse  de  ce  mot  :  «  Où  il  n'y  a  pas  de  délicatesse,  il 
n'y  a  pas  de  littérature.  » 

De  la  linesse,  de  l'esprit,  et  du  meilleur  encore,  nous  en  ren- 
controns dans  les  quelque  poèmes  que  le  P.  Delaporle  vient  de 
publier,  en  attendant  un  nouveau  volume  des  Récits  et  Légeiides. 

Une  Page  dliistoire  de  France  est  un  épisode  historique  émou- 
vant de  la  conquête  d'Algérie.  Choses  d'Espagne  est  une  fine 
-satire,  dont  l'exergue  Gran  Plaza  de  Toros  fait  deviner  de  suite  le 
but.  Les  Nouveaux  Saints  de  Paris  sont  une  mordante  et  spirituelle 
ironie  contre  les  Diderot,  Voltaire,  Rousseau  et  autres  Saints  du 
Jour  qui  encombrent  nos  places  publiques.  Il  est  devenu  banal  de 
répéter  que  le  P.  Delaporte  écrit  en  vers  comme  un  poète  de  race; 
chacune  de  ses  œuvres  fait  mieux  apprécier  la  finesse  rare  de  son 
sens  littéraire. 

XII  —  XIII 

M.  Aristide  Chevalier  veut  nous  apporter  Un  Écho  de  la  Dernière 
Bataille^  de  M.  Ed.  Drumont  (Téqui).  Les  choses  traitées  ne  sont 
pas  absolument  identiques.  «  Il  n'y  a  pas  ici  comme  là  ces  questions 
financières  d'un  grand  vol;  ces  minutieuses  dissections  du  cadavre 
social;  cet  intérêt  palpitant  que  sait  donner  un  maître  sur  de  lui  à 
des.  histoires  actuelles,  historiques  et  poignantes...,  mais  il  y  a  la 
même  foi;  une  foule  d'idées  communes;  la  même  fièvre,  la  même 
horreur  de  l'injustice,  la  peinture  d'un  coin  du  même  paysage  et 
d'incidents  se  rattachant  par  un  tissu  infrangible  à  la  même  horrible 
guerre  :  la  guerre  faite  à  la  foi,  et  à  la  vie  même  du  chrétien  par  la 
franc-maçonnerie  juive.  » 

Le  plaidoyer  de  l'auteur  est  divisé  en  trois  parties  ;  la  lutte  pour 
la  foi,  la  lutte  pour  la  pratique,  la  lutte  pour  la  défense,  la  lutte,  en 
un  mot,  contre  la  persécution  de  la  liberté,  de  la  famille,  de  l'enfance 
et  du  clergé.  Il  s'élève  contre  ce  qui  fait  la  faiblesse  du  monde 
cathohque  :  «  les  compromissions  fâcheuses,  l'absence  complète  de 
solidarité,  un  égoïsme  croissant  ».  M.  A.  Chevalier  a  tout  à  fait 
adopté  la  manière  de  son  modèle  :  il  mêle  à  son  récit  des  souvenirs 
personnels  et  des  anecdotes.  Son  style,  enthousiaste,  ardent,  jeune 


51G  BEVUE   DU  MONDE   CATHOLIQUE 

est  beau  en  lui-même,  éloquent,  mais  ce  style  devient  trop  démodé 
de  nos  jours  :  il  plaît  encore  quand  il  est  signé  de  Lamennais,  mais 
il  n'attire  guère  autrement,  il  éloigne  et  fatigue  plutôt.  De  plus 
M.  Chevalier  n'a  pas  su  éviter  un  piège  qu'il  s'était  tendu  lui-même 
et  trop  souvent  il  tombe  dans  la  déclamation,  dans  le  sermon. 

M.  Henri  Desportes  est  aussi  l'un  des  fidèles  adeptes  de  M.  Dru- 
mont  qui,  sans  y  prétendre  peut-être,  est  devenu  chef  d'école, 
M.  Henri  Desportes  raconte  dans  une  petite,  mais  très  curieuse 
brochure  :  Tué  par  les  Juifs^  «un/ 'J 890  (Savine),  l'histoire  d'un 
meurtre  rituel  :  ceux  qui  s'intéressent  à  toutes  ces  questions  juives 
voudront  connaître  ce  récit  dramatique  du  meurtre  d'un  enfant 
enlevé  à  sa  mère  et  massacré  par  fanatisme  religieux  aux  portes  de 
l'Europe,  à  Damas,  en  1890. 


XIV  —  XV 

Deux  livres  d'allure  et  de  but  bien  divers  ont  paru  récemment 
sur  le  Prince  impérial. 

L'un,  dû  à  la  plume  acerbe  de  M.  le  comte  d'Hérisson,  manque 
forcément  d'autorité.  L'auteur  n'a  jamais  connu  le  prince  impérial; 
de  plus,  ses  précédents  ouvrages  l'ont  prouvé,  il  paraît  avoir  voué  à 
l'impératrice  une  rancune  si  peu  chevaleresque  et  si  peu  généreuse, 
que  les  lecteurs  indifférents  même  se  méfient  de  cet  ancien  familier 
qui  dit  tant  de  mal  de  ceux  qu'il  a  servis  jadis.  Dans  le  cas  présent, 
M.  d'Hérisson  semble  à  bout  de  révélations  personnelles,  car  son 
livre  est  fait  d'emprunts  pris  un  peu  partout,  il  dit  bien  que,  lors  des 
funérailles  inoubliées,  il  avait  appris  des  détails  et  des  faits,  qu'il 
avait  cru  devoir  taire  alors,  pour  ne  pas  soulever  de  polémiques 
irritantes  autour  d'un  pareil  deuil.  Mais  l'on  cherche  vainement  ces 
détails  et  ces  faits  ignorés  :  car  les  anecdotes  nombreuses  et  signi- 
ficatives rappelées  ici  sur  l'enfance,  l'éducation  et  la  jeunesse  ^du 
prince,  ne  pouvaient  donner  lieu  à  des  discussions  passionnées. 
M.  d'Hérisson,  si  insinuant  contre  l'impératrice,  n'hésite  pas  à  recon- 
naîire  les  qualités  du  fils  de  Napoléon  111  :  «  C'était  à  la  fois,  à  vingt- 
deux  ans,  un  adolescent  et  un  homme  fait,  mélange  singulier 
d'épanouissement  et  de  maturité,  de  spontanéité  et  de  réflexion,  de 
vif  enjouement  et  de  gravité  précoce.  Esprit  chercheur  et  avide  de 
s'instruire,  il  abordait  hardiment  tous  les  sujets  avec  ceux  dont  il 


VOYAGES   ET  VARIÉTÉS  517 

espérait  tirer  quelque  lumière,  et  il  étonnait  toujours  ses  interlocu- 
teurs par  la  variété  de  ses  connaissances  et  l'originalité  de  ses 
inapressions.  11  avait  certainement  beaucoup  lu,  beaucoup  retenu  et 
beaucoup  pensé.  Il  était  d'un  courage,  d'une  audace  poussés  jusqu'à 
la  témérité,  et  comme  hanté  du  besoin  de  les  affirmer.  Ses  senti- 
ments religieux  étaient  solides  et  profonds.  La  courtoisie,  la  grâce, 
l'aimable  humeur,  étaient  le  fond  même  de  son  caractère,  n  II  réserve 
toutes  ses  sévérités  pour  la  mère  si  cruellement  éprouvée  mais  l'autre 
ouvrage,  suite  du  Journal  de  Fidus,  arrive  à  propos  pour  relever 
les  erreurs  de  M.  d'Hérisson  et  faire  connaître  la  vérité. 

Fidus  proteste  contre  ceux  qui  présentent  l'impératrice  comme 
assez  ambitieuse  pour  avoir  dans  toutes  les  occasions  et  de  tous 
temps  cherché  à  être  régente  :  il  se  demande  comment,  sur  quelles 
bases  on  peut  s'appuyer,  pour  la  soupçonner  d'avoir  fait  disparaître 
un  testament  de  l'empereur,  afin  de  demeurer  maîtresse  de  toute  sa 
fortune.  Comment  vraiment  accorder  une  foi  complète  aux  récits, 
conversations  et  accusations  du  prince  Napoléon,  dont  l'hostilité 
ouverte  contre  la  souveraine  était  connue  de  chacun. 

Fidus,  mieux  placé  que  n'importe  qui  pour  parler  du  jeune  prince 
dont  il  fut  le  conseiller  et  l'ami,  s'élève  contre  ceux  qui  soutiennent 
que,  lors  de  son  voyage  à  Rome,  le  prince  s'arrangea  pour  com- 
plaire à  la  fois  au  Quirinal  et  au  Vatican  ;  il  n'eût  pas  de  pareilles 
convenances  à  observer,  car  il  attendit,  pour  aller  à  Rome,  que 
Victor-Emmanuel  en  fût  absent.  Fidus  fut  appelé  à  élaborer,  en 
compagnie  du  prince  et  du  cardinal  de  Bonnechose,  un  projet  de 
constitution. 

«  Le  sentiment  qui  y  domine  est  un  sentiment  énergique  de 
Vaiitorité  et  de  la  hiérarchie,  conditions  indispensables  de  la  sta- 
bilité des  Etats.  Le  prince  pose  quatre  principes  généraux  :  néga- 
tion du  droit  du  nombre  (destruction  du  suffrage  universel);  — 
négation  de  Y  égalité;  —  négation  du  droit  du  mal;  —  nécessité  de 
reconstituer  les  catégories  et  les  groupes  sociaux  (une  aristocratie). 
Les  moyens  indiqués  sont  :  1°  L'importance  attribuée  aux  colonnes 
vertébrales  de  la  société  :  le  clergé,  la  magistrature,  l'armée,  la  pro- 
priété; —  2"  les  conditions  imposées  pour  l'élection  ;  —  3"  la  presse 
muselée;  —  h°  la  liberté  de  tester.  » 

«  Quant  aux  dispositions  constitutionnelles,  les  principales  sont  : 
1°  division  de  la  France  en  provinces  administrées  par  des  gouver- 
neurs généraux;  —  2°  chambres  provinciales;  —  3°  droit  de  vote 

i^r  DÉCEMBRE   (n"   90).    4«   SÉRIE.    T.   XilY.  3i 


518  KEVUE    DU   MONDE    CATHOLIQUE 

soumis  à  des  conditions  d'âge  et  de  domicile;  —  li°  budget  voté 
pour  toute  la  session;  —  5"  participation  de  la  Chambre  des  pairs 
aux  lois;  —  6°  augmentation  des  pairs  de  droit;  —  7°  membres  de 
droit  des  chambres  provinciales;  —  8°  Session  hors  de  Paris. 

Le  prince  a  l'intention  de  demeurer  au  Louvre,  et  le  reste  de 
l'année,  le  plus  souvent  possible,  à  Trianon.  » 

Ceux  qui  suivent  le  Journal  de  Fidiis  depuis  son  apparition, 
retrouveront  dans  ce  nouveau  volume  les  mêmes  qualités  d'entrain, 
d'ardeur,  de  vie,  d'observation,  qui  animaient  déjà  les  volumes- 
précédents. 

XVI 

Les  lecteurs  de  la  Revue  du  Monde  catholique  se  rappellent  san!> 
doute  les  pages  intéressantes  et  curieuses,  publiées  sur  lamiral 
Courbet  d'après  ses  lettres  (1).  Cet  ouvrage,  on  le  sait,  était  du  à 
la  plume  savante  de  M.  Félix  Julien,  ancien  officier  de  marine,  mort 
récemment  à  Toulon.  M.  Julien  qui  mettait  tant  de  tact  et  de 
science  à  raconter  la  vie  des  grands  marins  qu'il  aimait  et  admirait, 
méritait  lui  aussi  de  trouver  l'ami,  l'admirateur  qui  racontât  son 
existence.  M.  le  comte  de  Villemereuil,  ancien  capitaine  de  vais- 
seau, fut  cet  ami  d'outre-tombe;  son  souvenir  fidèle  et  sa  louange 
délicate  trouvèrent  une  occasion  de  s'exprimer  dans  un  récent 
article  :  il  ressort  de  cette  étude  que  M.  Félix  Julien  joignait  à  ses 
qualités  de  marin  très  capable  et  très  instruit  une  âme  ardente  et 
chrétienne. 

Aspirant  de  première  classe,  en  18/i5,  il  fait  ses  premières  armes 
dans  l'escadre  de  la  Méditerranée  :  il  part  ensuite  pour  la  mer  des 
Indes,  sur  la  Belle-Poule.  Enseigne  de  vaisseau  en  1847,  Julien 
sillonne  de  nouveau  la  Méditerranée  :  en  1850,  à  bord  de  VEgérie, 
il  participe  au  transport  d'un  corps  de  troupe  destiné  à  protéger 
Montevideo,  qu'assiégeait  alors  Oribe,  le  lieutenant  de  Rosas.  A  son 
retour  en  France,  en  1852,  après  le  coup  d'État,  Julien  fit  partie 
de  la  magnifique  escadre  d'évolutions  commandée  par  le  Suse  pour  se 
rendre  en  Orient.  «  C'est  alors,  »  écrit  M.  de  Villemereuil,  «  qu'après 
un  hiver  rigoureux  passé  dans  le  Bosphore,  après  avoir  visité,  la 
rage  au  cœur,  les  ruines  fumantes  de  Sinope,  les  escadres  combi- 
nées se  rendirent,  en  mars  185/i,  à  Varna  et  à  Baltchik,  où  leur 

(1)  Ces  articles  oïit  ét-é  réunis  depuis  en  un  volume  in-18.  {V.  Palmé.) 


VOYAGES   ET  VARIÉTÉS  519 

parvint  enfin  la  nouvelle  de  la  déclaration  de  guerre  si  longtemgs 
attendue.  Alors  eut  lieu  le  bombardement  d'Odessa,  puis  la  croisière 
devant  Sébastopol,  où  pendant  plusieurs  jours,  et  souvent  en  pleine 
brume,  vingt-deux  vaisseaux  manœuvraient  sans  accident,  au  grand 
honneur  des  amiraux  Dundas  et  Hamelin.  L'expédition  de  Kertch, 
une  navigation  active  et  laborieuse  dans  la  mer  Noire  remplirent 
l'année  1855,  non  sans  que  Julien  vînt  parfois  visiter  ses  amis 
dans  les  tranchées  de  Sébastopol  sous  les  bombes  et  les  boulets. 
Il  n'y  avait  Là  aucune  vaine  bravade  :  ce  sentiment  était  tout  à  fait 
étranger  à  son  caractère  dont  la  simplicité  se  fût  mal  accommodée 
de  toute  mise  en  scène.  En  février  1856,  Julien  désarma  la  Pomone 
à  Brest  et  revint  à  Toulon,  son  pays  natal,  après  trois  années 
d'absence.  Depuis  1858,  Julien  était  à  bord  de  F  Impétueuse;  il 
prit  part  avec  cette  frégate  au  blocus  de  Venise,  sous  les  ordres  de 
l'amiral  Jurien  de  la  Gravière,  dont  le  pavillon  flottait  sur  lAlgé- 
siras.  »  Chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  en  1860,  Julien,  que 
des  travaux  scientifiques  avaient  mis  en  vue,  fut  choisi  pour  com- 
mander le  Castor  et  installa  les  sémaphores  sur  la  côte  du  golfe 
de  Gascogne  et  du  golfe  de  Lion,  d'octobre  1861  à  1863;  l'amiral 
Bouet,  préfet  maritime  de  Toulon,  l'appelait  ensuite  comme  aide  de 
camp.  A  la  suite  d'une  brochure,  Tunis  et  Carthagc^  qui  signalait 
les  erreurs  commises  par  notre  diplomatie  en  Tunisie,  Julien  fut 
rayé  du  tableau  d'avancement;  il  se  fit  de  lui-même  placer  en  non 
activité,  pour  raisons  de  santé,  et  prit  sa  retraite  en  1868, 

C'est  alors  qu'il  se  consacra  plus  que  jamais  aux  études  scien- 
tifiques et  littéraires  qui  furent  la  consolation  de  sa  fin  d'existence. 
Jeune  officier  déjà,  écrit  M.  de  Villemereuil,  il  avait  voulu  «  profiter 
de  son  séjour  prolongé  dans  les  mers  du  Levant  pour  compléter 
son  instruction  classique.  En  Grèce,  relisant  Pausanias,  il  avait 
visité,  dans  leurs  merveilleux  détails,  Athènes  et  ses  environs  : 
Eleusis,  Mégare,  Corinthe,  Égine,  le  cap  Sunium.  En  Asie  Mineure, 
il  étudia,  TUiade  à  la  main,  les  vestiges  de  l'ancienne  Troie,  Ilum, 
Alexandrie,  Troa.  Il  avait  pour  guide  son  ami  de  Lagrée,  qui,  passé 
maître  en  archéologie,  l'initiait  aux  beautés  de  l'art  antique.  Le 
goût  d'écrire  vint  alors  cà  Jnlien  et  il  s'essaya  en  fixant  ses  impres- 
sions dans  Athènes  et  Corinthe.  Puis  il  amassa  des  matériaux  sur 
le  côté  épisodique  des  événements  qui  vont  suivre,  et,  au  retour, 
il  écrivit  :  Pendant  la  Guerre,  Souvenirs  d'Orient.  »  La  liste  des 
ouvrages  dus  à  M.  Julien  est  longue;  de  ses  livres,  tous  curieux,  tous 


5*20  REVUE    DU    MONDE   CATHOLIQUE 

intéressants  à  des  titres  divers,  quelques-uns  ont  spécialement  attiré 
l'attention  du  public  lettré  et  savant  :  nous  citerons  en  particulier 
Papes  et  Sultans;  il  met  en  relief  les  immenses  services  rendus 
par  la  Papauté  à  l'Europe  politique  tout  entière,  dans  sa  lutte  vic- 
torieuse contre  les  conquêtes  musulmanes;  mais  Julien  abordait 
avec  autant  d'aisance  les  sujets  de  science  que  les  sujets  d'histoire. 
Son  livre  sur  les  Harmonies  de  la  mer,  les  Courants,  les  Révolu- 
tions fit  sensation  en  1861. 

Si  Julien  fut  un  marin  distingué  et  un  heureux  écrivain,  il  éiait 
avant  tout  l'homme  de  devoir,  de  caractère,  de  foi,  que  la  mort  ne 
devait  pas  surprendre.  Il  mourut,  en  effet,  avec  le  calme  d'un 
chrétien  et  le  courage  d'un  soldat,  plein  de  foi  dans  les  décrets  de 
la  Providence  et  plein  d'espoir  dans  les  promesses  de  Dieu. 

Georges  Maze. 


Atlas  de  géographie  moderne,  par  MM.  Schrader,  Prudent,  chef 
de  bataillon  du  génie  au  service  géographique  de  l'armée,  et 
Anthoine,  ingénieur-chef  du  service  de  la  carte  de  France  au 
ministère  de  l'Intérieur.  (Hachette.) 

Ce  grand  ouvrage  est  d'abord,  un  atlas  aussi  complet  que  l'exigent 
les  nouvelles  découvertes  qui,  depuis  un  tiers  de  siècle,  ont  fait 
connaître  une  grande  partie  du  globe,  en  Asie,  en  Afrique,  en 
Amérique,  en  Australie;  tous  les  pays  qui,  il  y  a  peu  do  temps 
encore,  étaient  indiqués  par  des  hgnes  indécises,  sont,  en  grande 
partie  aujourd'hui,  connus,  décrits,  déterminés  dans  des  cartes 
excellentes.  Outre  ces  grandes  cartes,  une  quantité  de  petites  sont 
consacrées  à  des  parties  de  détail,  capitales,  grandes  villes,  canaux, 
détroits,  montagnes,  etc.  L'atlas  ne  laisse  rien  à  désirer  sous  ce 
rapport.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  une  réunion  de  cartes.  Elles 
sont  accompagnées  de  textes  et  de  notes  étendues  sur  la  population, 
les  productions,  le  commerce  des  dilférents  pays,  les  climats,  la 
conformation  géologique,  etc.,  de  telle  sorte  que  c'est  un  traité  de 
"•éographie  à  côté  d'un  atlas.  C'est  plus  encore,  et  l'on  en  peut 
juger  par  l'introduction  savante  et  élevée  de  M.  Schrader,  on  trouve 
dans  ces  notices  substantielles  les  explications  du  mouvement  des 
nations,  des  émigrations  des  races,  un  résumé  de  la  marche  des 


VOYAGES   ET   VARIÉTÉS  521 

peuples,  des  raisons  physiques,  de  leur  grandeur  et  de  leur  déca- 
dence, etc.  On  peut  dire  que  cet  atlas  donne  tous  les  renseigne- 
ments que  l'on  y  va  chercher  et  même  plus  qu'on  en  attendait. 

La  collection  des  vies  des  Grands  écrivains  de  France,  que  publie 
la  maison  Hachette,  vient  de  s'augmenter  d'un  nouveau  volume, 
Théophile  Gautier^  par  M.  Maxime  du  Camp.  La  part  est  peut- 
être  faite  un  peu  large  à  Théophile  Gautier,  qui  fut,  après  tout,  un 
poète  de  second  ordre,  mais  M.  Maxime  du  Camp  a  très  bien  analysé 
le  caractère  de  son  talent,  ce  qu'il  a  d'original,  et  a  insisté  très  jus- 
tement sur  son  plus  grand  mérite,  le  respect  qu'il  avait  de  la  langue, 
le  soin  avec  lequel  il  s'appliquait  à  l'écrire  avec  pureté,  le  don  sur- 
tout qu'il  possédait  d'employer  le  mot  propre  et  de  peindre  avec  la 
plume  les  paysages  et  les  tableaux  qu'il  décrivait,  de  telle  sorte 
qu'on  croyait  les  voir,  talent  qui  faisait  dire  à  Balzac  :  «  Théophile 
Gautier  a  une  palette  dans  son  écritoire,  n 

E.  L. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE 


La  tuberculose  est  la  maladie  la  plus  meurtrière;  ses  causes,  moyens  légaux 
d'en  combattre  quelques-unes,  preuves  par  la  variole  et  la  rage.  —  La 
découverte  du  docteur  Koch  sur  la  guérison  de  la  tuberculose.  —  Rensei- 
gnements connus.  Composition  du  produit,  son  action  sur  l'homme  sain 
et  sur  l'homme  atteint  de  tuberculose  —  JVIoyen  de  diagnostic;  effets  du 
remède  sur  le  lapin  et  sur  les  tuberculoses  externes;  action  moins  efficace 
sur  la  tuberculose  pulmonaire,  réserves,  utilité  des  divers  traitements  ea 
usage.  —  Mode  d'action  du  traitement  de  Koch.  —  Nécessité  d'adjoindre 
des  laboratoires  aux  services  hospitaliers.  —  M.  Huchard  et  la  réforme  de 
l'enseignement  médical  ;  principales  réformes  proposées.  —  Critique  de 
l'enseignement  médical  olBciel,  proposition  de  M.  Paul  Strauss  sur  la 
liberté  d'enseignement;  l'État  ne  doit  pas  enseigner;  les  consultations 
externes  des  hôpitaux;  réformes  à  introduire.  —  Les  misères  nerveuses,  par 
le  docteur  Monin.  —  Vanatomie  artistique,  par  M.  Paul  Richer.  —  Douze 
leçons  d'hygiène,  par  M.  Proust. 

Nos  lecteurs  savent  que  la  tuberculose,  sous  des  formes  variées, 
mais  surtout  sous  la  forme  de  phtisie  pulmonaire  est  la  plus  terrible 
des  maladies,  on  assure  que  c'est  elle  qui  fait  le  plus  grand  nombre 
de  victimes.  La  statistique  démontre  irréfragablement  ce  fait.  V An- 
nuaire statistique  de  la  ville  de  Paris  pour  F  année  1887,  le  dernier 
publié  est  très  démonstratif  à  cet  égard.  Sur  les  5Zi,8Zi7  décès  de 
cette  année,  on  en  compte  : 

10,488  par  tuberculose  des  poumons, 
670  —  des  méninges, 

138  —  du  péritoine, 

116  —  d'autres  organes, 

406  —  généralisée. 

Total  :  11,818  —  décès  par  tuberculose. 

Ce  qui  représente  plus  d'un  cinquième  des  décès.  Nous  dirons 
plus  exactement  que  sur  neuf  il  y  en  a  deux  qui  reconnaissent  pour 
cause] la  tuberculose.  Paris  n'est  pas  une  exception,  il  en  est  à 


CHRONIQUE   SCIENTIFIQUE  523 

peu  près  de  même  partout  ailleurs,  un  peu  moins  ou  un  peu  plus, 
car  il  est  malheureusement  trop  vrai  que  la  phtisie  pulmonaire  est 
dans  tous  les  pays  la  cause  de  mort  la  plus  active. 

Parmi  les  causes  de  cette  maladie,  nous  signalerons  principale- 
ment l'hérédité,  la  faiblesse  congénitale  ou  acquise  et  les  excès  de 
toute  sorte  qui  la  produisent,  la  mauvaise  hygiène  de  l'habitation 
et  de  l'ahmentation,  enfin  la  contagion.  Dans  une  communication 
au  Congrès  de  la  tuberculose  j'ai  indiqué  les  effets  désastreux  de 
ce  que  j'ai  appelé  le  troglodytisme.  Si  c'était  le  lieu,  j'insisterais  au 
moins  autant  aujourd'hui  sur  l'influence  de  la  mauvaise  alimentation 
dans  laquelle  je  comprends  l'usage  copieux  et  immodéré  des  boissons 
alcooliques  qui  amène  peu  à  peu  l'alcoolisme  chronique,  lequel  con- 
duit rapidement  à  la  tuberculose  pulmonaire.  Plus  j'observe  les 
habitudes  antérieures  des  malades  qui  viennent,  en  si  grand  nombre, 
réclamer  mes  soins  à  l'hôpital  Saint-Joseph,  plus  je  reconnais  la 
présence  de  cette  cause  de  la  tuberculose.  On  voit  entre  trente  et 
quarante  ans  des  hommes  solidement  bâtis,  bien  constitués,  et 
n'ayant  aucune  tare  héréditaire  devenir  rapidement  phtisiques  parce 
qu'ils  ont  cru  comme  tant  d'autres,  que  le  vin  et  l'eau  de  vie  don- 
nent des  forces  au  travailleur.  Comment  dissiper  cette  erreur  si 
accréditée,  comment  surtout  faire  comprendre  que  l'alcool  est  un 
poison  dont  on  doit  user  avec  la  même  parcimonie  que  des  autres 
poisons? 

Je  dis  rapidement  ceci  pour  indiquer  qu'on  pourrait  diminuer  de 
beaucoup  le  nombre  des  tuberculeux,  d'abord  en  s' opposant  admi- 
nistrativement  à  la  construction  d'habitations  qui  ne  présenteraient 
pas  sous  le  rapport  du  cube  d'air  et  de  l'éclairage  direct  par  le  soleil, 
les  conditions  reconnues  indispensables  par  l'hygiène,  ensuite  en 
s'opposant  au  progrès  de  l'alcoolisme  chronique,  celui  qui  se  pro- 
duit insensiblement,  en  surveillant  davantage  la  composition  des 
boissons  alcooliques  et  en  réprimant  la  fraude  non  seulement  chez 
le  débitant,  mais  surtout  chez  le  négociant  qui  fabrique  en  grand 
ces  boissons  artificielles  qu'il  fait  consommer  ensuite  comme  si 
elles  étaient  naturelles. 

Je  crois  donc  que  par  une  hygiène  bien  entendue  et  par  la  promul- 
gation d'un  petit  nombre  de  lois  ayant  pour  but  la  construction  d'ha- 
bitations saines  et  la  surveillance  de  l'alimentation,  l'on  s'oppose- 
rait préventivement  au  développement  de  la  tuberculose  chez  un 
grand  nombre  d'individus.  J'insiste  davantage  sur  ces  moyens,  car 


524  REVUE   DU   MONDE  CATHOLIQUE 

la  guérison  de  la  tuberculose  est  un  fait  excessivement  rare  et  que 
pour  cette  maladie  comme  pour  beaucoup  d'autres,  tous  les  efforts  de 
la  médecine  doivent  être  dirigés  contre  son  éclosion.  C'est  dans  ce 
sens  qu'il  faut  instituer  la  lutte  contre  la  tuberculose  ainsi  que  je  l'ai 
plusieurs  fois  répété  dans  ces  Chroniques  scientifiques. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'on  ne  puisse  tenter  des  recherches  dans 
une  autre  direction,  comme  l'a  fait  le  docteur  Koch  en  Allemagne. 
Avant  de  parler  de  sa  découverte  qui  fait  un  bruit  immense  en  ce 
moment,  il  n'était  p:iS  inutile  d'i  réclamer  les  lois  nécessaires  à 
empêcher  le  développement  de  la  maladie,  comme  on  ne  saurait  trop 
faire  remarquer  qu'une  bonne  loi  sur  la  police  sanitaire  des  chiens, 
diminuerait  le  nombre  des  cas  de  rage  dans  une  proportion  consi- 
dérable, et  sauverait  un  grand  nombre  d'existences  qui  succombent 
chez  nous  aux  morsures  des  animaux  enragés.  Car  malgré  le  trai- 
tement Pasteur  dont  nous  ne  voulons  nullement  nier  l'efficacité,  la 
rage  fait  chez  nous  à  peu  près  autant  de  victimes  qu'autrefois, 
tandis  qu'en  Allemagne,  grcàce  à  d'excellentes  mesures  de  police, 
cette  cause  de  mort  est  presque  inconnue. 

Dans  le  même  ordre  d'idées,  citons  encore  la  variole,  qui  devient 
une  maladie  légendaire  dans  les  pays  oii  la  loi  exige  non  seulement 
la  vaccination,  mais  encore  la  revaccination  de  tous  les  enfants  ;  tandis 
que  chez  nous  où  cette  loi  n'existe  pas,  la  variole  a  fait  rien  qu'à  Paris 
/|30  victimes  pendant  l'année  1887.  Après  avoir  vu  ce  que  peuvent 
de  bonnes  lois  pour  empêcher  le  développement  de  certaines  mala- 
dies, disons  quelques  mots  de  ce  qu'on  sait  sur  le  nouveau  trai- 
tement imaginé  par  le  docteur  Koch  pour  guérir  la  tuberculose. 

C'est  qu'en  effet  on  sait  fort  peu  de  choses  à  ce  sujet,  le  remède 
est  tenu  secret,  et  les  effets  produits  donnent  lieu  à  des  interpréta- 
tions variées. 

«  Je  ne  puis  pas  encore  »,  dit  le  docteur  Koch,  «  donner  d'indica- 
tions sur  l'origine  de  la  préparation  du  remède,  puisque  mes 
recherches  ne  sont  pas  terminées;  je  donnerai  ces  indications  dans 
une  communication  ultérieure.  C'est  une  liqueur  claire,  brune, 
qu'on  peut  conserver  sans  précautions  spéciales.  .) 

Cette  liqueur  est  sans  doute  un  produit  de  culture  bacillaire, 
une  toxine  ou  une  leucomaïne;  dans  ce  cas,  la  découverte  de  Koch 
serait  une  conséquence  des  travaux  de  Pasteur  et  d'Armand  Gautier, 
à  moins  que  ce  ne  soit  un  vaccin  chimique. 

On  l'emploie  à  des  doses  très  minimes;  on  commence  par  une 


CIIRO>JIQUE    SCIENTIFIQUE  525 

dose  mmi?na  d'un  millième  de  centimètre  cube;  la  dose  ma.rima 
étant  d'un  centième.  Introduit  dans  l'estomac  ce  remède  n'a  aucune 
action;  il  faut  l'injecter,  à  l'aide  d'une  seringue,  sous  la  peau  située 
entre  les  deux  épaules  ou  entre  les  reins.  Son  action  varie  suivant 
que  l'injection  est  faite  à  un  homme  sain  ou  à  un  homme  malade, 
elle  agit  également  d'une  façon  difTérente  sur  l'homme  ou  sur 
l'animal. 

Pour  se  rendre  compte  des  effets  sur  l'homme  sain,  Koch  n'a 
pas  hésité  à  s'injecter  la  dose  énorme  de  25  centièmes  de  centimètre 
cube  dans  la  partie  supérieure  du  bras.  Trois  à  quatre  heures  après, 
il  éprouvait  les  symptômes  suivants  :  tiraillements  dans  les  mem- 
bres, faiblesse,  disposition  à  tousser,  difficulté  de  respirer;  rapide- 
ment ces  symptômes  s'aggravaient,  et,  à  la  cinquième  heure,  survin- 
rent des  frissons  d'une  intensité  extraordinaire,  et  qui  durèrent 
presque  une  heure  avec  accompagnement  de  vomissements  et 
élévation  de  la  température,  qui  atteignit  39°, 6.  Après  douze 
heures  environ,  tous  ces  troubles  se  sont  atténués,  la  température 
a  baissé,  et  le  jour  suivant  elle  était  redevenue  normale.  La  lour- 
deur dans  les  jambes  et  la  faiblesse  ont  duré  encore  quelques  jours, 
et  pendant  ce  temps  le  point  oîi  l'injection  avait  été  foite  est  resté 
un  peu  douloureux  et  rouge. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  ces  injections,  c'est  l'effet 
spécifique  produit  sur  les  lésions  tuberculeuses  de  quelque  nature 
qu  elles  soient.  Ainsi,  quand  l'injection  est  faite  chez  un  tuberculeux, 
il  se  produit  une  forte  réaction  générale  et  une  forte  réaction  locale. 

Comme  réaction  générale,  on  note,  quatre  à  cinq  heures  après, 
l'accès  de  la  fièvre  qui  commence  par  un  frisson  et  par  une  éléva- 
tion de  température  qui  monte  à  39  degrés,  à  /iO  degrés  et  même 
41  degrés.  En  même  temps,  on  ressent  des  douleurs  dans  les  mem- 
bres, on  tousse,  et  l'on  éprouve  des  nausées  et  des  vomissements. 

Il  arrive  même  quelquefois  que  la  peau  prend  une  légère  teinte 
subictérique,  ou  qu'elle  se  recouvre  au  cou  et  sur  la  poitrine  d'une 
éruption  rouge  analogue  à  celle  de  la  rougeole.  Cet  état  peut  durer 
de  douze  à  quinze  heures. 

La  réaction  locale  est  des  plus  nettes,  c'est  même  ce  qu'il  y  a  de 
plus  remarquable  et  de  plus  intéressant  dans  les  recherches  du 
savant  Allemand.  Mais  elle  ne  s'observe  bien  que  chez  les  malades 
dont  la  lésion  tuberculeuse  est  externe,  c'est-à-dire  visible,  comme 
c'est  le  cas  dans  le  lupus.  On  donne  ce  nom  à  une  affection  de  la 


526  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

peau  de  nature  tuberculeuse  qui  siège  fréquemment  au  visage  et 
qui  consiste  généralement  en  une  portion  rouge,  enflammée,  ter- 
minée à  la  périphérie  par  des  parties  saillantes  analogues  à  des 
boutons  ulcérés  ou  couverts  de  croûtes.  Cette  éruption  a  parfois 
des  poussées  inflammatoires  qui  lui  ont  fait  donner  le  nom  de  dartre 
vive.  Cette  maladie  ne  met  pas  ordinairement  l'existence  en  danger, 
mais  elle  est  tenace,  elle  résiste  à  beaucoup  de  traitements,  et  sa 
situation  ordinaire  sur  la  figure  la  rend  très  incommode. 

Or,  quand  on  fait  à  un  malade  atteint  de  lupus  de  la  face,  une 
injection  du  liquide  de  Koch,  dans  la  région  interscapulaire,  quel- 
ques heures  après,  les  parties  malades  commencent  à  gonfler  et  à 
rougir,  même  avant  le  début  du  frisson.  Quand  celui-ci  survient,. le 
gonflement  et  la  rougeur  s'accroissent  au  point  que  le  tissu  lupeux 
devient  par  endroits  d'un  rouge  brun  et  même  se  nécrose.  «  Quand 
le  foyer  du  lupus  est  bien  délimité,  »  dit  Koch,  «  on  observe  souvent 
que  le  point  rouge,  brun  et  gonflé,  est  entouré  d'un  liseré  blanchâtre, 
large  de  presque  un  centimètre,  qui  lui-même  est  entouré  d'un  halo 
large  et  rouge  vif.  Après  la  chute  de  la  fièvre,  le  gonflement 
diminue  graduellement,  de  sorte  qu'il  disparaît  en  deux  à  trois 
jours.  Les  foyers  lupeux  se  couvrent  de  croûtes  qui  se  dessèchent, 
puis  tombent  au  bout  de  deux  ou  trois  semaines,  et  laissent  parfois, 
après  une  seule  injection,  une  cicatrice  unie  et  rouge.  Il  faut  habi- 
tuellement plusieurs  injections  pour  faire  disparaître  entièrement  le 
lupus.  Il  est  très  important  de  faire  remarquer  que  ces  modifica- 
tions se  limitent  aux  parties  de  la  peau  atteintes  de  lupus.  Les 
granulations  les  plus  petites  et  les  moins  visibles,  celles  qui  sont 
cachées  dans  le  tissu  inodulaire,  sont  elles-mêmes  soumises  au 
processus,  et  deviennent  visibles  par  le  gonflement  et  la  douleur, 
tandis  que  le  véritable  tissu  inodulaire,  dans  lequel  le  tissu  lupeux 
a  complètement  disparu,  n'est  pas  altéré.  » 

C'est  cette  réaction  si  nette,  si  caractéristique  qui  est  le  fait  le 
plus  étonnant  de  la  nouvelle  médication  de  Koch  et  d'autant  plus 
étonnant  qu'elle  se  produit  dans  tous  les  cas  de  tuberculose  externe, 
dont  les  parties  malades  deviennent  le  siège,  quelques  heures  après 
l'injection,  de  rougeur  et  de  gonflement,  qu'il  s'agisse  de  tubercu- 
lose de  la  peau,  comme  dans  le  lupus,  de  ganglions  tuberculeux  ou 
d'aflections  osseuses  de  nature  tuberculeuse,  comme  dans  les  os- 
téoarthrites  de  la  tumeur  blanche,  de  la  coxalgie,  etc. 

De  sorte  que  ce  médicament  devient  ainsi  un  précieux  élément 


CHRONIQUE   SCIENTIFIQUE  527 

de  diagnostic.  Hésite-t-on  sur  la  nature  d'une  lésion  externe?  On  a 
qu'à  faire  une  injection  de  la  fameuse  liqueur.  Si  les  parties  malades 
rougissent  et  gonflent,  c'est  qu'on  a  affaire  à  une  lésion  tubercu- 
leuse. Dans  le  cas  contraire,  il  faut  chercher  d'un  autre  côté.  Cette 
précision  du  diagnostic  est  supérieure  aux  moyens  actuels  dont 
les  deux  principaux,  outre  ceux  fournis  par  la  symptomatologie 
générale  et  locale,  sont  la  recherche  du  bacille  de  Koch  et  l'étude 
histologique. 

Au  commencement  de  cet  article  nous  avons  donné  la  liste  des 
décès  touchant  le  siège  et  la  nature  de  la  tuberculose.  On  y  voit 
dans  quelle  proportion  effrayante  la  tuberculose  pulmonaire  l'emporte 
sur  les  autres  tuberculoses  et  surtout  sur  les  tuberculoses  externes  : 
10488  contre  116.  Il  était  donc  important  de  savoir  l'effet  des 
inoculations  de  Koch  sur  l'affection  tuberculeuse  des  poumons 
puisque  c'est  elle  dont  la  guérison  intéresse  toute  l'humanité. 
Cette  affection  est  tellement  grave,  conduisant  presque  toujours  à 
la  mort,  elle  désorganise  tellement  l'individu,  elle  est  si  fréquente, 
que  c'est  sur  elle  que  doit  se  concentrer  tout  l'effort  des  chercheurs. 
Il  est  bien  évident  aujourd'hui,  que  les  traitements  les  plus  ration- 
nels, les  plus  préconisés,  les  plus  en  vogue  ne  donnent  que  des 
résultats  décourageants.  Elle  a  épuisé  la  patience  et  la  bonne 
volonté  de  tant  de  médecins  dévoués,  instruits,  chercheurs,  qu'on 
comprend  très  bien  l'étonnement  général  qu'ont  suscité  les  décou- 
vertes de  Koch.  Il  était  donc  important,  dis-je,  de  connaître  les 
résultats  des  inoculations  sur  la  tuberculose  pulmonaire,  car  le 
scepticisme  thérapeutique,  en  ces  matières,  est  tellement  profond 
qu'il  faudra  des  effets  positifs  certains,  pour  vaincre  celui  des  pra- 
ticiens. C'est  là  qu'est  la  pierre  de  touche  de  traitement,  c'est  là 
que  peut  se  trouver  aussi  la  pierre  d'achoppement. 

Or,  on  a  déjà  injecté  beaucoup  de  phtisiques,  et  on  a  immédia- 
tement remarqué  que  ces  malades  étaient  très  sensibles  à  l'action 
du  médicament.  Pour  eux,  il  a  fallu  abaisser  la  dose  à  un  milhème 
de  centimètre  cube,  mais  la  répéter  assez  souvent  en  l'augmentant 
tant  qu'il  ne  se  produit  plus  de  réaction. 

Voici  ce  qui  arrive,  d'après  Koch. 

«  Les  quintes  de  toux  et  l'expectoration,  après  avoir  d'habitude 
augmenté  quelque  peu  à  la  suite  des  premières  injections,  allaient 
ensuite  en  diminuant  à  l'ordinaire;  puis  ces  symptômes  décrois- 
saient de  plus  en  plus,  pour  disparaître  enfin  complètement,  au 


528  REVUE   DU    MOXDE   CATHOLIQIjE 

moins  dans  le  cas  où  la  marche  fat  la  plus  heureuse;  en  mémo 
temps  les  crachats  jusqu'ici  purulents  devenaient  muqueux.  Le 
nombre  des  bacilles  ne  commençait  généralement  à  baisser  que 
quand  l'expectoration  avait  pris  cet  aspect  muqueux.  Je  noterai  que 
l'on  n'a  choisi  pour  ces  expériences  que  des  malades  présentant  des 
bacilles  dans  leurs  crachats.  Les  bacilles  disparaissent  d'abord  pour 
un  temps,  mais  se  retrouvent  de  temps  à  autre  jusqu'à  ce  que 
l'expectoration  cesse  entièrement.  En  même  temps,  les  sueurs  noc- 
turnes se  supprimaient,  l'aspect  général  s'améliorait,  et  le  poids  des 
malades  augmentait.  Les  malades  traités  dans  le  stade  initial  de  la 
phtisie,  furent  délivrés,  en  moyenne,  en  quatre  à  six  semaines  de 
la  totalité  des  symptômes,  de  sorte  qu'on  peut  les  considérer  comme 
guéris.  Même  des  malades  porteurs  de  cavernes  dont  les  dimensions 
n'étaient  pas  trop  grandes,  ont  été  aussi  considérablement  amé- 
liorés et  à  peu  près  guéris.  C'est  seulement  chez  les  phtisiques  dont 
les  poumons  contenaient  des  cavernes  nombreuses  et  vastes,  qui,  en 
dépit  d'une  diminution  encore  manifeste  des  crachats,  accompagnée 
d'un  amendement  des  phénomènes  fonctionnels,  qu'aucune  améliora- 
tion locale  ne  fut  constatée.  A  la  suite  de  ces  expériences,  je  suis 
disposé  à  admettre  qu'une  phtisie  commençante  peut  être  guérie 
d'une  manière  certaine  à  l'aide  de  ce  remède.  » 

Les  malades  dont  la  phtisie  est  plus  avancée  ne  retirent  qu'un 
bénéfice  incertain  de  ce  traitement.  C'est  ce  que  comprendront  très 
bien  tous  ceux  qui  ont  vu  les  lésions  que  le  bacille  de  Koch  creuse 
dans  les  poumons. 

Aussi  le  médecin  de  Berlin  est-il  loin  de  vouloir  faire  de  ce  remède 
un  procédé  contre  tous  les  accidents  de  la  tuberculose.  Pour  le 
moment,  il  ne  veut  pas  qu'on  l'emploie  indifféremment  dans  tous  les 
cas.  Il  voudrait  le  réserver  pour  la  phtisie  commençante  et  pour  les 
affections  chirurgicales  légères,  parce  qu'il  y  a  là  une  indication  très 
simple.  Il  recommande  même  aux  médecins  de  ne  pas  négliger 
toutes  les  autres  indications  que  fournit  l'état  des  malades,  ainsi 
que  les  moyens  thérapeutiques  appropriés.  Toutefois,  s'il  devient 
possible  de  guérir  la  phtisie  au  début,  il  n'y  aura  plus  que  les  négli- 
gents pour  augmenter  le  contingent  de  ceux  qui  succomberont  à 
cette  maladie,  après  en  avoir  traversé  toutes  les  phases,  comme 
aujourd'hui,  ceux-là  seuls  succombent  à  la  variole,  qui  ont  omis  de 
se  fa.!re  vacciner  et  revacciner. 

Telle  est  dans  leur  plus  grande  généralité,  l'exposition  des  faits 


CIUIOMQUE    SCIENTIFIQUE  529 

connus  sur  le  nouveau  remède  contre  la  phtisie.  Il  est  évident  que 
j'ai  négligé  à  dessein  d'entrer  dans  les  détails  et  de  raconter  les 
accidents  même  mortels  survenus,  paraît-il,  à  des  phtisiques  dont 
les  lésions  étaient  trop  avancées  pour  en  espérer  un  résultat 
favorable. 

Maintenant,  il  ne  serait  pas  inuiile  d'examiner  la  théorie  imaginée 
par  Koch  pour  les  expliquer.  Nous  dirons  d'abord  qu'il  est  très 
difficile,  actuellement,  de  vérifier  cette  théorie,  parce  que  nous 
n'avons  aucune  notion  sur  la  nature  et  la  composition  du  remJde. 
Celui-ci  agit  à  la  façon  d'un  poison  très  violent,  et,  jusqu'à  présent, 
on  ne  connaît  rien  d'analogue  dans  la  science,  sinon  les  recherches 
que  M.  Pioussy  a  faites  sur  les  produits  pyritogènes  fabriqués  par 
levure  de  bière,  dont  nous  avons  déjà  parlé  dans  la  Revue  du  monde 
catholique. 

Le  remède  de  Koch  n'a  aucune  action  sur  les  bacilles,  il  ne  les 
tue  pas.  Il  n'agit  que  sur  le  tissu  qui  les  contient.  Dans  la  tubercu- 
lose externe,  ce  tissu  peuc  se  nécroser,  c'est-à-dire  se  mortifier,  et 
être  éliminé  à  l'état  d'eschare.  Le  chirurgien  pourra  encore  l'enlever 
à  la  façon  d'un  séquestre.  Mais,  dans  les  poumons,  il  ne  peut  en  être 
de  même.  Les  bacilles,  restant  vivants  dans  ces  tissus  nécrosés, 
pourront  pénétrer  dans  les  tissus  sains  voisins  et  infecter  de  nou- 
veau l'organisme.  Par  conséquent,  la  récidive  est  à  craindre. 

Tel  est,  dans  ses  grandes  lignes,  le  nouveau  procédé  de  Koch 
pour  guérir  la  tuberculose.  Quelle  en  est  la  valeur,  la  portée?  C'est 
ce  qu'il  est  encore  impossible  de  dire,  après  des  expériences  encore 
trop  peu  nombreuses  et  qui  remontent  à  une  époque  trop  rappro- 
chée. Il  y  a  là  des  faits  nouveaux  qui  mettront  sur  la  voie  d'autres 
faits  plus  intéressants  peut-être.  Koch  n'a  pas  seulement  trouvé  un 
remède,  mais  il  a  dû  inventer  un  procédé,  une  méthode  pour  le 
préparer;  il  est  parti  de  certaines  idées  théoriques.  C'est  la  critique 
raisonnée  de  tous  ces  faits  qu'il  faudrait  pouvoir  faire.  Mais  ils 
ouvrent  encore  de  nouveaux  horizons  dans  ce  vaste  champ  de  la 
microbiologie,  que  nous  devons  en  grande  partie  au  génie  de 
M.  Pasteur.  Ils  permettent  d'espérer  qu'on  trouvera  quelque  jour  le 
moyen  de  combattre  d'autres  maladies  également  redoutables,  telles 
que  la  diphtérie,  le  cancer,  etc. 

Cette  façon  de  comprendre  la  médecine  et  de  la  pratiquer  montre, 
d'une  manière  excellente,  qu'il  est  impossible  d'y  travailler  sérieuse- 
ment, et  surtout  d'y  réussir,  sans  être  muni  de  tout  l'outillage  indis- 


530  REVUE   DU    MO:\DE    CATHOLIQUE 

pensable  pour  faire  tous  les  essais  que  réclament  la  recherche  des 
microbes,  leur  culture,  l'inoculation  de  leurs  produits  aux  animaux 
et  même  à  l'homme,  dans  certaines  circonstances.  Ce  qui  ne  dis- 
pense pas  de  posséder  dans  le  laboratoire  destiné  à  ces  recherches 
tout  ce  qu'il  faut  pour  l'analyse  chimique  des  excrétions  physiolo- 
giques et  pour  l'étude  histologique  des  tissus  et  de  leurs  altérations. 
C'est  à  ces  conditions  qu'on  peut  dire,  avec  le  professeur  Bouchard, 
que  «  nous  vivons  dans  un  temps  où  il  est  bon  de  vivre  quand  on 
s'intéresse  aux  choses  de  la  médecine  ».  Ce  qui  veut  dire  que,  pour 
suivre  les  progrès  en  tous  sens  et  travailler  sérieusement  à  la  gué- 
rison  de  ses  semblables,  il  faut  posséder  un  laboratoire  avec  un 
outillage  suffisant  et  les  aides  nécessaires.  Hors  de  là,  la  pratique, 
l'étude,  et  surtout  l'enseignement  de  la  médecine,  ne  peuvent  que 
suivre  la  routine. 

M.  Charcot,  dans  ses  conférences  sur  l'hystérie,  a  montré  comment 
on  doit  organiser  un  laboratoire,  lui  qui  possède  à  la  Salpêtrière 
un  personnel  dévoué  et  instruit,  dans  lequel  il  recrute  des  hommes 
spéciaux,  pour  les  recherches  anatomopathologiques,  pour  la  pho- 
tographie, pour  la  mise  en  scène  avec  les  appareils  des  projections, 
pour  le  dessin,  etc.  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  de  l'immense  répu- 
tation qu'elles  ont  values  à  son  auteur. 

Au  reste  il  n'y  a  qu'une  voix  dans  le  corps  médical  pour  réclamer 
Finstitution  et  la  multiplication  de  ces  laboratoires  dont  le  rôle 
dans  le  mouvement  scientifique  actuel  est  immense.  Sans  partager 
le  fanatisme  de  ceux  qui  veulent  leur  subordonner  tout  le  reste  de 
la  médecine,  on  peut  proclamer  bien  haut  avec  M.  le  professeur 
Le  Dentu  que  «  la  clinique  sans  le  laboratoire  est  une  science  boi- 
teuse, incapable  d'avancer,  incapable  de  progresser,  condamnée  à 
se  mouvoir  dans  le  cercle  étroit  de  la  routine  ».  Penser  autrement 
c'est  non  seulement  ne  rien  connaître  aux  choses  de  la  médecine, 
mais  encore  faire  preuve  d'insuffisance  intellectuelle. 

Si  la  précision  scientifique  présidait  toujours  à  l'établissement  du 
diagnostic,  les  erreurs  seraient  moins  fréquentes,  ce  qui  aurait  de 
grands  avantages,  surtout  en  chirurgie.  On  ne  verrait  plus  aussi 
souvent  des  opérations  graves  faites  uniquement  dans  un  but  d'ex- 
ploration, et  on  éviterait,  du  moins  les  gens  prudents  qui  ne  font 
pas  consister  tout  leur  talent  dans  leur  audace,  on  éviterait,  dis-je, 
ces  erreurs  trop  fréquentes,  qui  conduisent  à  des  malheurs  irrépa- 
rables. 


CIIROXIQUE   SCIENTIFIQUE  531 

Ces  réflexions  nous  amènent  à  parler  de  la  brochure  de  M.  le 
docteur  Huchard  sur  «  la  réforme  de  r enseignement  médical  et 
des  concours  de  médecine  »  (in-S",  O.  Berthier,  éditeur.)  L'auteur 
part  de  cette  donnée  que  l'enseignement  médical  français  est  en 
décadence,  non  à  cause  du  personnel,  mais  à  cause  de  sa  mauvaise 
organisation. 

Dans  les  hôpitaux,  M.  Huchard  propose  :  1°  Supprimer  le  concours 
de  Texteinat  qui,  en  réalité,  n'a  pas  une  grande  utilité  puisque 
généralement  le  nombre  des  places  à  donner  dépasse  celui  des 
candidats.  2°  Réserver  aux  chefs  de  service  le  choix  des  chefs  ou 
aides  de  clinique.  3°  Création  de  chefs  de  laboratoire  chargés  de 
démontrer  et  d'enseigner  dans  les  hôpitaux  l'anatomie  pathologique, 
la  bactériologie,  la  popédeutique  de  la  chnique,  la  thérapeutique 
expérimentale  et  clinique,  h"  Recrutement  des  médecins,  chirur- 
giens et  accoucheurs  des  hôpitaux  par  des  concours  différents  de 
ceux  qui  existent  et  grâce  auxquels  un  candidat  excellent  se  voit 
préférer  aujourd'hui  des  concurrents  moins  capables  qui  ont  «  leur 
jury  >j .  5°  Les  chels  de  service  n'ayant  pas  seulement  des  devoirs  à 
remplir  envers  les  malades,  mais  encore  envers  les  élèves,  devraient 
se  consacrer  à  l'enseignement  et  utiliser  les  énormes  ressources 
cliniques  mises  à  leur  disposition,  d'où  la  nécessité  d'une  école 
pratique  des  hôpitaux. 

Dans  les  facultés  de  médecine,  M.  Huchard  propose  de  modifier 
le  traitement  des  professeurs.  Celui-ci  comprendrait  une  indemnité 
fixe  et  une  éventuelle  qui  serait  payée  par  les  élèves.  De  la  sorte,  les 
professeurs  ne  seraient  plus  de  simples  fonctionnaires  et  conquer- 
raient une  indépendance  d'autant  plus  grande  que  la  concurrence 
et  la  qualité  de  leur  enseignement  leur  attireraient  un  plus  grand 
nombre  d'élèves.  Ces  derniers  auraient,  de  la  sorte,  la  liberté  de 
choisir  leurs  maîtres  et  d'aller  auprès  de  ceux  qui  leur  feraient  le 
meilleur  enseignement.  M.  Huchard  voudrait,  en  outre,  une  sépara- 
tion absolue  entre  le  corps  enseignant  et  le  corps  examinant.  Car, 
en  ce  moment,  il  est  permis  «  à  un  examinateur  de  faire  sentir  aux 
candidats  qu'il  serait  heureux  pour  eux  d'avoir  suivi  son  cours, 
ou  encore  à  ce  professeur  d'une  grande  Faculté,  de  les  engager  à 
chercher,  en  devenant  souscripteur  au  journal  qu'il  «  rédige  »,  la 
réponse  aux  questions  qu'il  formule.  » 

IN'ous  ne  pouvons  suivre  l'auteur  dans  tous  les  développements 
qu'il  donne  comme  considérants  à  toutes  les  réformes  qu'il  réclame. 


532  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

mais  sa  brochure  est  fort  intéressante,  elle  contient  beaucoup  de 
faits  cuiieux  et  d'excellentes  raisons.  Les  anecdotes  y  pleuvent  et 
l'esprit  en  est  mordant.  C'est  pour  toutes  ces  raisons  que  le  succès 
(]u"il  espère  sera  lent  à  venir  et  que  sa  brochare  ira  vainement 
irapper  à  la  porte  cie  l'administration  aussi  puissante  pour  tolérer 
les  abus  qu'impuissante  pour  suivre  le  progrès.  Jamais  une  adminis- 
tration ne  se  réforme,  parce  qu'elle  est  composée  de  gens  qui 
tiennent  à  leurs  places  et  qui  demandent,  en  grâce,  qu'on  ne  leur 
fasse  pas  d'affaires. 

Cependant,  nous  applaudissons  de  tout  cœur  aux  efforts  de 
M.  Huchard  pour  faire  de  chaque  hôpital  un  centre  d'enseignement 
muni  de  laboratoires  bien  outillés  et  d'un  personnel  suflisant.  Il 
supprime  le  concours  de  l'externat  qui  est  dérisoire,  il  n'entend  pas 
qu'on  supprime  la  fonction.  Chaque  maître  aurait  ses  élèves  auxquels 
.il  donnerait  des  notes  ayant  une  valeur  réelle  pour  les  examens 
et  les  concours.  On  ne  laisserait  plus  la  porte  des  facultés  et  des 
académies  obstinément  fermée  à  des  chercheurs  qui  arrivent  à  de 
grands  résultats  sans  avoir  suivi  les  chemins  officiels.  N'est-elle  pas 
émouvante  cette  histoire  de  Duchenne  de  Boulogne,  «  ce  savant 
laborieux  qui  étudiait  avec  une  si  discrète  modestie,  dans  le  fond 
d'une  salle  d'hôpital,  des  malades  abandonnés  et  des  maladies 
inconnues.  Pendant  que  passait  superbement  près  de  lui  le  cortège 
de  la  science  officielle,  ce  grand  homme  faisait,  en  silence,  ses  innom- 
J^rables  découvertes.  N'étant  rien  à  l'hôpital,  rien  à  l'Académie,  rien 
à  la  Faculté,  cet  infatigable  travailleur  sut  prouver  une  fois  de 
plus,  que  ni  les  positions  officielles,  ni  les  titres  honorifiques  ne 
font  les  grands  médecins  et  créer  au  milieu  du  chaos  des  affections 
médullaires,  décrites  par  OUivier  (d'Angers)  des  maladies  nouvelles 
et  des  types  morbides,  comme  l'ataxie  locomotrice  progressive, 
l'atrophie  musculaire,  la  paralysie  atrophique  de  l'enfance,  les 
paralysies  générales  spinales,  la  paralysie  pseudo-hypertrophique 
ou  myo-sclérosique,  la  paralysie  labio-glosso-pharyngée.  Hé  bien! 
on  ne  peut  songer  sans  tristesse  aux  autres  travaux  qu'il  eût  encore 
accumulés,  si  ce  grand  chercheur,  qui  n'avait  ni  «  la  bosse  des 
concours  »,  ni  l'étoffe  d'un  concurrent,  eût  été  chargé  d'un  service 
d'hôpital  spécialement  affecté  à  l'étude  des  maladies  nerveuses,  n 

De  [)areils  reproches  ne  pourraient  exister  si,  à  côté  des  pro- 
fesseurs ordinaires,  il  y  avait  place  pour  des  professeurs  extraordi- 
naires, si,  en  un  mot,  l'enseignement  supérieur  était  réellement  libre. 


CHRONIQUE  SCIENTIFIQUE  533 

Ce  qui  est  plus  curieux  que  la  brochure  de  M.  Hucliard,  c'est 
l'appréciation  que  fait  M.  Lereboullet,  dans  la  Gazette  hebdoma- 
daire, des  réformes  que  conseille  M.  Huchard  et  de  celles  que 
M.  Paul  Strauss  va  proposer  au  conseil  municipal.  Ce  dernier  vou- 
drait faire  de  chaque  hôpital  une  faculté  municipale  avec  un  ensei- 
gnement médical  complet,  ce  qui  est  peut-être  bien  aussi  l'idée  de 
M.  Huchard.  A  la  pensée  d^élever  ainsi  école  contre  école,  M,  Lere- 
boullet voit  une  grande  difficulté,  celle  de  retenir  des  élèves  qui 
devraient  ensuite  passer  leurs  examens  devant  une  faculté  de 
l'Etat.  «  Prétend-on  au  contraire,  »  ajoute-t-il,  «  accorder  à  cette  école 
libre  le  droit  de  conférer  des  diplômes,  et  s'exposer  à  voir  la  valeur 
de  ceux-ci  diminuer  en  raison  directe  du  nombre  des  établissements 
où  l'on  pourra  les  obtenir?  Et  si  l'on  accorde  la  collation  des  grades 
à  la  Faculté  municipale,  pourra- t-on  la  refuser  à  une  faculté  catho- 
lique qui  se  fondera  certainement  aussi  le  jour  où  le  conseil  muni- 
cipal aura  la  sienne?  « 

Ainsi  vous  voilà  prévenu,  Monsieur  Paul  Strauss,  si  vous  réclamez 
une  faculté  municipale  avec  liberté  de  la  collation  des  grades,  prenez 
garde,  les  catholiques  en  réclameront  autant.  Dans  ces  conditions, 
vous  préférerez  mettre  votre  réclamation. sous  le  boisseau,  à  moins 
que  vous  ne  trouviez  plus  radical  et  plus  amusant  de  réclamer  la 
liberté  pour  vous  seul  et  de  la  refuser  aux  autres.  J'aime  mieux 
M.  Huchard  demandant  qu'à  l'Etat,  qui  conserve  le  monopole  de  la 
science  ofiicielle,  on  impose  la  liberté  réelle  de  l'enseignement 
supérieur.  «  N'est-il  pas  monstrueux,  «  dit-il  en  effet,  ))  de  créer  une 
science  officielle  en  réunissant  dans  la  même  main  le  corps  ensei- 
gnant et  le  corps  examinant?  Par  là,  cette  liberté  de  l'enseignement 
est  violée  dans  son  principe  même.  Elle  n'existe  plus,  puisque  après 
l'avoir  inscrite  dans  vos  lois,  vous  en  entravez  l'application  et  le 
développement;  elle  n'existe  pas  puisque  vous  la  prenez  pour  vous 
seuls  et  que  vous  la  refusez  aux  autres.  Nous  sommes  libres,  dites- 
vous,  de  fonder  un  enseignement  quelconque,  mais  il  est  juste  que 
vous  nous  en  donniez  les  moyens,  et  que  vous  soyez  libéraux  dans 
l'usage  que  vous  faites  de  cette  liberté.  » 

Ce  qui  veut  dire  que  l'Etat  a  tort  de  s'occuper  d'enseignement.  Il 
devrait  supprimer  le  budget  de  l'instruction  publique  et  laisser  les 
municipalités  ou  les  associations  l'organiser  suivant  leurs  besoins  et 
leurs  ressources.  Il  se  contenterait  alors  de  jurys  d'examen  chargés 
de  voir  si  les  candidats  aux  fonctions  officielles  possèdent  le  savoir 

l"  DÉCEMBRE    (N^   90).    4»    SÉRIE.   T.    XXIV.  35 


5o/i  REVUE   DU   MONDE   CATHOLIQUE 

requis.  Quant  à  ceux  qui,  ne  réclamant  rien  de  l'Etat,  voudraient 
simplement  se  consacrer  au  service  de  leurs  concitoyens,  ils  n'au- 
i-aient  qu'à  se  munir  d'un  diplôme  délivré  par  l'école  où  ils  auraient 
fait  leurs  éludes.  Le  public  ne  tarderait  pas  à  s'adresser  à  ceux  qui 
sortiraient  des  établissements  où  l'enseignement  serait  sérieusement 
donné. 

M.  Huchard  et  M.  Paul  Strauss  ont  encore  abordé  un  autre  point  : 
celui  des  consultations  externes  dans  les  hôpitaux.  On  peut  dire  que 
ce  service  considérable  est  souvent  négligé  et  laissé  aux  soins  des 
internes  et  des  autres  étudiants  qui  suivent  le  service,  de  sorte  qu'un 
malade  qui  se  rend  à  la  consultation  d'un  médecin  renommé  pour 
avoir  son  avis  sur  un  cas  sérieux,  ne  remporte  trop  souvent  que 
l'opinion  d'un  trop  jeune  étudiant.  Seuls,  les  chefs  de  services  qui 
font  ces  consultations  eux-mêmes  savent  le  temps  énorme  qu'il  faut 
leur  consacrer.  Je  regrette  que  ces  messieurs  n'aient  pas  proposé 
des  mesures  sérieuses  pour  s'opposer  à  l'envahissement  de  ces 
consultations  gratuites  par  une  foule  de  personnes  qui  ne  sont  rien 
moins  qu'indigentes.  C'est  le  cas  de  rappeler  que  ces  consultations 
charitables  ont  été  instituées  par  Théophaste  Renaudot  et  c'est  un 
abus  que  d'y  admettre  indifféremment  tous  ceux  qui  se  présentent. 
Si  les  pauvres  seuls  avaient  le  droit  d'en  profiter,  les  médecins 
auraient  plus  de  temps  à  leur  consacrer. 

L'n  curieux  livre  est  assurément  celui  du  docteur  Monin,  Misères 
nerveuses  (un  volume  grand  in-18,  Paul  OUendorlT,  éditeur),  dans 
lequel  l'auteur  expose,  sous  une  ferme  attrayante,  littéraire  et  anec- 
dotique,  les  principaux  symptômes  et  le  traitement  des  maladies 
nerveuses  et  mentales.  La  lecture  en  est  fort  instructive  et  fort 
intéressante,  mais  nous  devons  prévenir  que  ce  n'est  pas  un  ouvrage  à 
mettre  entre  les  mains  de  tout  le  monde.  C'est,  au  fond,  un  livre  de 
médecine  écrit  par  un  médecin  instruit  mais  qui,  tout  en  s'adressant 
au  public,  parle  en  médecin  et  non  en  moraliste.  On  ne  lira  pas  sans 
fruit  les  excellents  conseils  qui  foiinent,  la  plupart  du  temps,  la 
base  du, traitement  dans  les  maladies  de  l'esprit  et  les  défaillances 
du  System':'  nerveux.  Les  matières  abordées  dans  ce  volume  sont 
des  plus  nombreuses,  elles  forment  une  mosaïque  vaiùée  que  le 
moraliste  et  le  sociologue  contempleront  avec  fruit.  Tout  en  recon- 
naissant les  qualités  de  ce  travail  nous  ne  voulons  pas  nous  porter 
garants  de  toutes  les  appréciations  qui  y  sont  contenues  et  dont 


CHRONIQUE  SGIE?;TiriQUE  535 

quelques-unes  pourraient  paraître  hasardées  aux  yeux  des  mora- 
listes et  des  historiens. 

L'A7iatomic  artistique  est  un  magnifique  ouvrage  in-folio  que  la 
librairie  Pion  vient  d'éditer  avec  beaucoup  de  luxe.  Nous  le  devon? 
au  docteur  Paul  Richer  qui  après  son  étude  capitale  sur  l'hystérie 
et  sa  collaboration  à  diverses  publications  de  M.  Charcot  :  les  Démo 
Iliaques  dans  l'art  et  les  Difformes  dans  V art,  nous  donne  aujour- 
d'hui une  excellente  description  des  formes  extérieures  du  corps 
humain  au  repos  et  dans  ses  principaiix  mouvements.  Nous  ne 
discuterons  pas  à  ce  propos  la  question  de  savoir  si  les  meilleurs 
artistes,  ceux  qui  ont  le  mieux  représenté  la  forme  humaine  sont 
aussi  ceux  qui  ont  le  mieux  connu  l'anatomie.  L'antiquité  nous 
offrirait  une  réponse  peu  favorable,  car,  dans  ces  temps,  les  artistes 
pas  plus  que  les  médecins  ne  connaissaient  l'anatomie  humaine.  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'un  artiste  ne  peut  aujourd'hui  se  rendre 
compte  des  lignes,  des  saillies  et  des  creux  qui  se  voient  à  la  sur- 
face du  corps  s'il  n'a  pas  une  somme  suffisante  de  connaissances 
anatomiques  en  ce  qui  concerne  le  squelette,  les  articulations  et  les 
muscles.  C'est  précisément  cette  partie  de  la  question  que  M.  Paul 
Richer  a  traitée,  n'oubliant  pas,  qu'étant  artiste  lui-même  et  lauréat 
du  salon  de  sculpture,  il  travaillait  essentiellement  pour  des  artistes 
qui  n'ont  pas  précisément  besoin  de  connaitre  le  cadavre  tel  qu'il  est 
éiendu  sur  la  dalle  de  l'amphithéâtre  avec  tous  les  signes  qui  annon- 
cent sa  prochaine  décomposition  mais  l'homme  vivant  avec  son 
activité  et  la  mobilité  constante  de  ses  allures. 

Son  ouvrage  comprend  deux  parties  :  l'anatomie  et  la  morpho- 
logie. Dans  la  première,  il  s'attache  à  décrire,  dans  les  organes,  non 
les  détails  minutieux  que  le  médecin  a  besoin  de  connaître,  mais 
les  particularités  que  l'artiste  a  plus  particulièrement  besoin  de 
savoir  pour  saisir  la  raison  des  formes  qu'il  est  appelé  à  reproduire. 
C'est  ainsi  qu'il  nous  fait  parcourir  successivement  les  os  avec  leurs 
articulations  et  les  muscles  avec  leurs  rapports.  Dans  la  seconde,  il 
nous  initie  à  toutes  les  particularités  de  la  forme  extérieure,  non 
seulement  au  repos  mais  dans  les  diverses  attitudes,  car,  ce  dont 
l'artiste  a  le  plus  besoin  c'est  de  l'homme  vivant,  de  l'homme  agis- 
sant. Ce  qui  rend  facile  la  lecture  de  ce  livre  c'est  le  bel  atlas  de 
planches  qui  l'accompagne,  planches  où  les  renseignements  sont 
placés  en  regard  des  organes,  de  sort,e  que  la  lecture  en  devien 


536  REVLE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

aussi  facile  que  celle  d'un  texte  ordinaire.  M.  Paul  Richer  a  con- 
sacré un  chapitre  fort  intéressant  à  l'étude  du  canon  artistique, 
c'esi-à-dire  à  l'examen  des  communes  mesures  qui  ont  été  proposées 
pour  fixer  les  proportions  des  différentes  parties  du  corps  humain. 
Il  a  même  essayé  de  mettre  le  canon  artistique  en  rapport  avec  le 
canon  scientifique,  tel  que  M.  Topinard  en  a  établi  les  bases  dans 
son  traité  d'anthropologie. 

Ce  livre,  qui  a  été  édité  avec  beaucoup  de  soin,  convient  non  seule- 
ment aux  artistes,  mais  encore  aux  médecins  qui  négligent  un  peu 
l'étude  du  nu  vivant  et  s'adonnent  exclusivement  à  Tétude  de 
l'organisation  intérieure.  C'est  un  préjugé  contre  lequel  M.  Charcot 
s'élève  en  faisant  voir  Timportance  que  présente  l'étude  des  formes 
extérieures  dans  la  neuropathologie. 

En  terminant,  nous  recommanderons  à  nos  lecteurs  et  surtout  à 
nos  lectrices  les  douze  conférences  cV hygiène  que  M.  Proust,  pro- 
fesseur à  la  faculté  de  médecine  vient  de  publier  à  la  librairie 
G.  Masson.  Ce  charmant  petit  volume  qui  a  pour  but  de  répondre 
au  plan  d'études  du  12  août  1890,  contient  l'étude  des  divers  pro- 
blèmes qui  concernent  la  préservation  et  la  conservation  de  la  santé 
tant  pour  les  particuliers  que  pour  la  société.  Ces  notions  sont  donc 
utiles  dans  toutes  les  situations  et  dans  toutes  les  conditions  sociales. 
C'est  que  le  nombre  des  maladies  évitables  s'accroît  avec  les  pro- 
grès de  la  science  et  de  la  civilisation  et  les  moyens  de  préservation 
ne  cessent  d'augmenter  en  nombre  et  en  puissance.  L'éducation 
sanitaire  n'est  pas  moins  nécessaire  que  l'éducation  morale.  On 
trouvera  dans  ce  livre  tout  ce  qui  concerne  l'eau,  l'air,  les  aliments, 
les  boissons, |les  maladies  contagieuses  ainsi  que  les  conditions  de 
salubrité  de  la  maison.  C'est  un  livre  à  faire  connaître  dans  l'intérêt 

de  la  santé  publique. 

Docteur  Tison, 

Médecin  en  chef  de  l'hôpital  Sain'-Joseph. 


Ma  ciiréld'eau,  par  un  prêtre  bavarois.  1   vol.   in-12.  Librairie 
Pietaux-Bray,  rue  Bonaparte,  82,  Paris,  au  prix  de  3  fr.  50. 

Après  s'être  occupé  pendant  quarante  ans  d'hydrothérapie  et 
avoir  guéri  des  milliers  de  malades  par  l'eau,  un  vénérable  prêtre 
condense  en|un  volume  plein  d'intérêt  ses  principales  observations, 


CHROKIQUE   SCIENTIFIQUE  537 

les  moyens  aussi  faciles  que  peu  coûteux  qu'il  a  employés  pour 
faire  disparaître  certaines  maladies  déclarées  incurables  jusque-là; 
il  indique  des  exercices  à  la  portée  de  tous  pour  fortifier  le  corps, 
l'aguerrir,  le  prémunir  contre  la  maladie  et  une  foule  d'infirmités 
qui,  sans  obfiger  à  garder  le  lit,  n'en  sont  pas  moins  désagréables. 
Tous  ses  remèdes  sont  d'une  parfaite  innocuité,  et,  s'ils  ne  font  pas 
de  bienj  on  est  sur  qu'ils  ne  feront  pas  de  mal,  pas  plus  à  la  bourse 
qu'au  corps.  Il  s'agit,  en  eifet,  d'applications  d'eau  fraîche,  qui  ont 
le  don  d'agacer  les  nerfs  quand  on  n'en  a  pas  goûté,  et  qui  devien- 
nent un  plaisir  une  fois  qu'on  les  connaît.  Il  s'agit  d'infusions  de 
plantes,  non  pas  les  plantes  vénéneuses  que  l'on  prône  tant  de  nos 
jours,  mais  de  plantes  inoffensives,  qui  croissent  partout  et  que 
chacun  peut  se  procurer  soi-même.  C'est  de  la  médecine  du  père 
Adam,  si  vous  voulez;  mais  qu'importe,  si  elle  vous  rend  fort  et 
alerte,  vous  préserve  de  la  maladie  ou  vous  ramène  à  la  santé. 

En  lisant  ce  qui  a  trait  aux  douleurs  hépathiqaes  ou  néphréti- 
ques, aux  rhumatismes  de  toutes  sortes,  choses  si  fréquentes  chez 
les  prêtres,  à  cause  de  la  vie  sédentaire,  et  qui  peuvent  être  guéris 
facilement  à  la  maison  sans  aucune  dépense,  affirme  l'auteur,  nous 
songions  involontairement  à  ces  malheureux  qui  vont  chaque  année 
aux  prix  d'innombrables  sacrifices,  demander,  aux  stations  de  bains, 
un  soulagement  qu'ils  ne  trouvent  pas  toujours. 

{Ajyii  du  Clergé). 


Erratum.  —  Dans  notre  précédente  livraison,  nous  avons  indiqué  à  3  francs 
le  Nouveau  Cours  d'Eiitoire  et  de  Géographie,  classe  de  sixième,  de  M.  l'abbé 
Prioux,  publié  cliez  MM.  Belia  frères.  —  C'est  3  fr.  50  qu'il  faut  lire. 


CHRONIQUE    GENERALE 


h. 


29  novembre. 

Si  le  régime  parlementaire  n'était  pas  une  vaine  fiction,  nous 
serions  au  moment  le  plus  intéressant  de  l'année,  puisqu'il  s'agit 
de  la  question  pratique  la  plus  importante  pour  le  pays  ;  le  voie 
de  l'impôt. 

Depuis  le  commencement  du  mois,  la  Chambre  des  députés  s'est 
remise  à  la  discussion  du  budget.  On  essaye  de  compenser  le  retard 
par  l'activité.  On  se  presse  pour  rattraper  le  temps  perdu;  les  jours 
de  congé  ont  été  supprimés  et  il  était  question  de  doubler  les  séances. 
La  besogne  marche  vite,  sinon  bien.  L'essentiel  est  de  finir  à  temps. 

Il  faudra  admirer  une  fois  de  plus  avec  quelle  patience  ou  quelle 
indifférence  le  peuple  français  qui  a  déjà  fait  tant  de  révolutions 
pour  fonder  ce  gouvernement  du  pays  par  le  pays,  dont  le  vote  de 
l'impôt  est  l'expression  sensible,  assiste  à  ces  débats  annuels  où 
l'on  traite  si  légèrement  de  ses  intérêts.  Depuis  combien  d'années, 
en  effet,  le  budget  n'est-il  plus  l'objet  d'un  examen  sérieux!  On 
vote  tout  à  la  hâte,  on  n'a  pas  le  temps  de  s'arrêter  aux  économies, 
on  ajourne  les  réformes.  Les  budgets  des  différents  ministères  sont 
enlevés  l'un  après  fautre  avec  une  étonnante  rapidité.  A  l'occasion 
du  budget  du  commerce,  qui  a  eu  l'honneur,  comme  étant  le 
plus  petit,  d'ouvrir  le  défilé,  un  honorable  membre  de  la  droite, 
M.  Thellier  de  Poncheville,  a  voulu  reprendre  la  thèse  des  écono- 
mies, si  pertinemment  exposée  par  Mgr  Freppel  dans  la  discussion 
générale  du  budget.  S'il  en  est  une  facile  et  nécessaire  à  faire, 
c'est  bien  sur  le  chapitre  des  traitements  des  fonctionnaires,  qui 
n'a  cessé  de  grossir  depuis  la  république,  avec  la  multiplication 
des  places  et  l'augmentation  des  appointements.  Que  d'emplois 
inutiles  de  chefs  et  de  sous-chefs  de  bureau  dans  toutes  les  admi- 
nistrations! Mais  la  Chambre  n'a  pas  voulu  accorder  à  M.  de  Pon- 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  5â9 

cheville,  pour  le  ministère  du  commerce,  les  modestes  réductions 
qu'il  réclamait,  de  peur  d'être  obligée  de  continuer  pour  les  autres. 
Et  ce  n'est  pas  un  sentiment  de  justice  et  d'humanité  envers  des 
droits  acquis  et  des  intérêts  respectables  qui  l'a  arrêté,  c'est  la 
crainte  de  toucher  à  ses  créatures,  de  restreindre  ses  moyens 
de  faveur,  de  décourager  le  zèle  des  serviteurs  du  parti.  Le  favori- 
tisme qui  a  produit  cette  énorme  recrudescence  de  fonctionnaires 
de  tout  rang,  la  maintient  aussi.  Dès  que  la  Chambre  indiquait 
qu'elle  n'entendait  point  faire  d'économies  sur  ce  chapitre,  il  n'y 
en  avait  guère  d'autres  à  proposer. 

Décidément,  un  budget  d'économies  n'est  point  le  fait  d'un  gou- 
vernement républicain.  Gependani  la  Chambre  sentait  bien  la  néces- 
sité de  ne  pas  augmenter  les  dépenses,  surtout  à  la  veille  de  l'em- 
prunt qui  doit  suivre  les  nouveaux  impôts.  La  commission  du 
budget  avait  commencé  par  rejeter  le  projet  du  gouvernemejût 
relatif  à  un  emprunt  de  60  millions  pour  l'Annam  et  le  Tonkin.  La 
Chambre  craint  l'impopularité  des  expéditions  lointaines,  elle  craint 
les  entraînements  du  ministère.  Il  est  certain  que  la  situation  au 
Tonkin  exige  une  nouvelle  action  de  la  France.  La  pacification, 
dont  parlent  de  temps  à  autre  les  dépêches  officieuses  est  loin  d'être 
faite.  De  nouvelles  ressources  mises  à  la  disposition  du  gouverne- 
ment lui  fourniraient  le  moyen  de  compléter  l'établissement  du 
protectorat  français.  Mais  à  quel  prix?  Avec  de  l'argent,  ne  s'enga- 
gerait-on pas  dans  de  nouvelles  opérations,  ne  rouvrirait-on  pas 
subrepticement  la  guerre,  ne  recommencerait-on  pas  ce  qui  s'est  fait 
sous  le  ministère  Ferry  ? 

M.  Etienne,  sous- secrétaire  d'État  aux  colonies,  a  failli  être  vic- 
time de  ces  craintes,  qui  servent  surtout  de  thèmes  aux  récrimina- 
tions des  radicaux  d'opposition.  Il  a  pu  néanmoins  sauver  à  peu 
près  son  emprunt  tonkinois,  sauver  son  budget  des  colonies,  se 
sauver  lui-même  et  même  prendre  sa  revanche  des  attaques  de 
M.  Clemenceau  contre  la  mauvaise  administration,  les  gaspillages 
du  Tonkin,  et  cela,  moyennant  des  promesses  assez  vagues  de 
soumettre  désormais  au  Parlement  le  budget  de  ITndo-Ghine,  de  ne 
plus  entreprendre  de  chemins  de  fer  sans  son  assentiment,  et  de 
réaliser  des  économies. 

Moins  heureux  a  été  le  budget  général  du  ministre  des  finances, 
avec  son  projet  d'emprunt.  L'emprunt,  c'est  la  base  du  budget  de 
1891.  L'équilibre,  plus  ou  moins  fictif  de  l'oeuvre  financière  de 


540  REVUE    DU   MONDE   CATHOLIQUE 

M.  Rouvier  en  dépend.  Avec  l'emprunt  et  quelques  impôts  nou- 
veaux, on  allait  enfin  réaliser  l'unification  du  budget  parla  suppres- 
sion du  budget  extraordinaire,  consacré  spécialement  aux  dépenses 
de  la  guerre.  C'était  la  réforme  promise  depuis  longtemps.  Mais 
quelle  étrange  réforme  que  celle-là  qui  ne  peut  se  faire  qu'en  gre- 
vant le  budget  des  charges  nouvelles  de  l'emprunt  et  le  pays  de 
nouveaux  impôts!  Le  ministre  déclarait  bien  qu'on  empruntait, 
cette  fois  encore,  pour  ne  plus  emprunter  jamais;  il  avait  même 
réussi  à  persuader  à  la  majorité  qu'il  ftillait  emprunter  pour  liquider, 
quand  la  Chambre,  ramenée  inopinément  aux  idées  d'économie  par 
MM.  Pelletan  et  Douville-Maillefeu,  au  lieu  de  discuter  l'emprunt, 
a  voté  l'ajournement  pour  un  supplément  d'examen  de  la  question. 

C'était  un  grave  échec  pour  M.  Rouvier.  Mais  il  connaît  sa 
Chambre;  il  ne  s'est  pas  empressé  de  donner  sa  démission.  Si  le 
ministre  des  finances  reste,  il  faudra  bien  que  la  Chambre  cède.  Et 
nous  aurons  l'emprunt  avec  les  impôts,  juste  le  contraire  de  ce  que 
le  gouvernement  républicaui  avait  promis. 

Les  cabinets  en  prennent  vraiment  trop  à  leur  aise  avec  le  Parle- 
ment. Mais,  en  matière  de  politique  extérieure  comme  en  matière  de 
budget,  le  parlementarisme  n'est  qu'une  belle  fiction  constitution- 
nelle. N'avaient-ils  pas  raison,  au  cours  de  la  discussion  du  budget 
du  ministère  des  affaires  étrangères,  les  deux  députés  de  la  droite, 
MM.  de  la  Ferronnays  et  de  Lamarzelle,  qui  ont  pris  à  partie  le  chef 
de  ce  département,  de  se  plaindre  que  la  convention  conclue  l'an 
dernier  entre  la  France  et  l'Angleterre,  pour  la  délimitation  de  nos 
possessions  occidentales  en  Afrique,  n'ait  pas  été  soumise  aux  Cham- 
bres? Peut  être  les  concessions  faites  aux  Anglais  dans  le  bassin  de 
la  Gambie  et  l'abandon  de  la  Scarie,  laquelle  nous  est  nécessaire 
pour  maintenir  la  pacification  du  Sénégal,  n'auraient-elles  pas  été 
consenties  après  les  éclaircissements  donnés  aux  Chambres  sur  la 
situation.  N'avaient-ils  pas  encore  raison,  les  orateurs  de  la  droite, 
de  blâmer  le  gouvernement  d'avoir  abandonné  de  sa  pleine  autorité 
nos  droits  sur  Zanzibar,  de  n'avoir  pas  plus  consulté  le  parlement 
sur  le  compromis  passé  avec  l'Angleterre  qu'il  n'avait  été  lui-même 
informé  par  ses  ambassadeurs  des  négociations  engagées  entre 
Londres  et  Rerlin  pour  le  partage  de  l'Afrique  orientale?  Et  qu'a 
répondu  le  ministre  des  affaires  étrangères  à  ces  justes  doléances? 
Il  a  prétendu,  au  sujet  de  la  convention  de  1889,  que  cet  acte 
n'impliquant  pas,  dans  le  sens  strict  du  mot,  un  échange  de  terri- 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  5 /il 

toires,  ne  devait  pas  être  nécessairement  soumis  aux  Chambres.  Et 
quant  au  Zanzibar,  dont  nous  avons  été  si  lestement  évincés  pour 
laisser  libre  champ  à  l'Angleterre  et  à  l'Allemagne  dans  les  plus 
riches  régions  de  l'est  de  l'Afrique,  M.  Ribot  a  fait  valoir  l'avantage 
que  nous  avions  obtenu  en  dédommagement  du  traité  violé,  en  fai- 
sant reconnaître  par  l'Angleterre,  qui  n'avait  jamais  été  fondée  à  le 
contester,  notre  protectorat  sur  Madagascar.  Et  voilà  le  régime 
parlementaire  ! 

Par  contre,  il  confère  de  singuliers  droits  à  Messieurs  les  députés. 
Si  le  gouvernement  tient  peu  de  compte  de  leurs  prérogatives,  il 
leur  laisse  prendre  parfois  d'excessives  libertés.  A  propos  de  ce 
même  budget  du  département  des  affaires  étrangères,  qui  n'a  pas 
manqué  de  fournir  aux  radicaux  leur  prétexte  annuel  pour  réclamer 
la  suppression  de  l'ambassade  de  France  au  Vatican,  un  d'eux  a 
pu  venir  insulter  le  Souverain  Pontife  à  la  tribune.  Cet  énergumène, 
qui  fut  un  moment  célèbre  pour  avoir  inventé  un  procédé  ingé- 
nieux de  faire  voyager  sa  famille  gratuitement,  à  l'aide  de  permis 
de  circulation  spécialement  préparés  pour  cet  effet,  a  cru  donner 
une  autre  preuve  d'esprit  en  appelant  le  Chef  de  l'Église  «  Monsieur 
le  Pape  »,  et  en  se  moquant  des  «  ragots  et  des  potins  »  du  Vatican; 
il  s'est  même  permis  de  reprocher  au  Pape  d'avoir  béatifié  des  gens 
qui  ne  se  lavaient  pas  assez  souvent,  sans  doute  pour  rappeler  qu'en 
sa  qualité  de  droguiste,  il  vend  des  eaux  de  toilette.  Le  plus  déplo- 
rable, c'est  que  le  président  de  la  Chambre  et  h  Chambre  elle-même 
l'aient  laissé  parler.  Mais  on  appelle  cela  la  liberté  de  la  tribune. 

Au  fond,  ce  langage  injurieux  convenait  à  la  gauche.  Il  est  bien 
l'expression  de  ses  sentiments  à  l'égard  de  tout  ce  qui  se  rapporte 
à  la  religion.  L'opportunisme  lui  a  fait  voter  encore  une  fois  le 
budget  des  cultes,  réduit  d'ailleurs  d'un  cinquième,  mais  non  sans 
souscrire  aux  attaques  dont  il  a  été  de  nouveau  l'objet  de  la  part 
des  orateurs  radicaux. 

Comme  elle  s'est  bien  montrée  elle-même,  cette  majorité  qui 
n'est  jamais  aussi  unie,  aussi  résolue,  que  lorsqu'il  s'agit  de  faire 
acte  d'hostilité  contre  le  catholicisme!  Comme  elle  a  applaudi  l'an- 
cien ministre  des  cultes,  M.  Thévenet,  lorsqu'il  a  reparu  à  la  tribune, 
à  propos  du  budget  des  cultes,  pour  se  glorifier  d'avoir  été  le  pre- 
mier à  supprimer  les  traitements  du  clergé!  Comme  elle  a  encou- 
ragé le  nouveau  ministre,  M.  Fallières,  à  venir  déclarer  à  son  tour 
que  le  gouvernement  entendait  toujours  user  de  ce  procédé  arbi- 


5ii2  REVUE    DU    MONDE    CATHOLIQUE 

traire!  Et  avec  quelle  mesquine  malveillance  elle  s'est  donns^-  le 
plaisir  d'obliger  le  gouvernement  à  intervenir  auprès  des  Compa- 
gnies de  chemins  de  fer  pour  exiger  l'abolition  des  billets  à  tarif 
réduit,  accordés  jusqu'ici  aux  membres  des  communautés  religieuses 
de  femmes! 

C'est  le  même  esprit  de  secte  et  d'exclusion  qui  reparaît  à  chaque 
instant,  parce  qu'il  est  le  fond  même  de  la  politique  du  parli  répu- 
blicain. C'est  le  fanatisme  antireligieux  présidant  aux  affaires  et 
inspirant  les  actes  du  gouvernement. 

Avec  cela,  la  situation  reste  toujours  la  même;  rien  ne  change, 
rien  n'avance,  rien  ne  tourne  au  mieux.  L'antagonisme  des  classes 
s'accentue;  le  gouvernement  républicain  ne  cesse  pas  d'être  un 
régime  de  combat  contre  une  moitié  de  la  population;  les  partis 
restent  en  lutte;  les  consciences,  les  familles,  continuent  d'être 
divisées;  les  relations  de  l'Église  et  de  l'Etat  sont  toujours  aussi 
tendues.  C'est,  pour  la  France,,  une  déplorable  condition.  Les  vrais 
rapports  sociaux  se  faussent  de  plus  en  plus;  les  sentiments  d'union 
et  de  patriotisQie  s'affaiblissent  chaque  jour  davantage;  les  forces 
du  pays  s'usent  par  la  lutte;  les  ardeurs,  les  énergies  des  meilleurs 
citoyens  se  consument  dans  l'opposition;  l'œuvre  des  méchants 
s'aggrave  par  l'impuissance  des  bons.  La  patrie  souffre  des  luttes 
civiles  et  religieuses  qui  épuisent  en  elle  la  vie,  qui  paralysent  son 
essor,  qui  empêchent  tout  développement  heureux. 

Est-ce  sous  l'impression  du  malaise  que  fait  éprouver  à  tous  les 
bons  citoyens  le  prolongement  de  cette  sitation,  qu'un  homme  émi- 
nent  par  l'esprit  et  par  les  œuvres,  un  des  chefs  du  clergé,  un 
prince  de  l'Église,  Son  Em.  le  cardinal  Lavigerie,  a  voulu  indiquer 
un  moyen  radical,  héroïque  d'en  sortir?  Jusqu'ici,  la  plupart  des 
honnêtes  gens  cherchaient  une  issue  dans  la  monarchie.  Tout 
l'effort  du  parti  conservateur  depuis  douze  ans  a  été  de  repousser  la 
répubhque,  de  former  contre  elle  une  opposition  capable,  non 
seulement  de  la  contenir,  mais  de  la  renverser  et  de  chercher  à  subs- 
tituer au  régime  actuel  un  gouvernement  monarchique  stable, 
régulier,  libéral.  Royaliste  ou  impérialiste,  ou  simplement  conser- 
vatrice, l'opposition,  formée  du  concours  de  tous  les  hommes 
d'ordre,  de  tous  les  amis  de  la  paix,  n'a  cessé  de  voir  dans  la  domi- 
nation du  parti  répubhcain  l'obstacle  au  bien  public,  à  la  concorde, 
à  la  prospérité,  et  de  considérer  la  république  elle-même  comme 
incompatible  avec  les  conditions  nécessaires  d'autorité  et  de  liberté. 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  5^3 

Et  voilà  que  tout  à  coup,  dans  une  circonstance  officielle,  eu  rece- 
vant à  Alger  le  corps  des  officiers  de  l'escadre  de  la  Méditerranée, 
dans  un  toast  qui  avait  le  caractère  d'un  véritable  manifeste,  le 
cardinal  Lavigerie  fait  acte  formel  d'adhésion  à  la  République  et 
engage  tous  les  Français  à  s'y  rallier  définitivement  ! 

L'éminent  prélat  a  voulu  qu'on  le  comprit  bien.  Ce  n'est  pas  en 
politique,  c'est  en  patriote,  c'est  en  catholique  qu'il  a  voulu  parler  : 
«  L'union,  a-t-il  dit,  en  faisant  allusion  aux  malheurs  passés  et  aux 
craintes  extérieures  et  intérieures  de  l'avenir,  l'union  est,  en  ce 
moment,  notre  besoin  suprême.  L'union  est  aussi  le  premier  vœu 
de  l'Église... 

«  Sans  doute,  elle  ne  nous  demande  de  renoncer  ni  au  souvenir 
des  gloires  du  passé,  ni  aux  sentiments  de  fidélité  et  de  reconnais- 
sance qui  honorent  tous  les  hommes.  Mais,  quand  la  volonté  d'un 
peuple  s'est  nettement  affirmée,  que  la  forme  d^un  gouvernement 
n'a  rien  en  soi  de  contraire,  comme  le  proclamait  dernièrement 
Léon  XIII,  aux  principes  qui,  seuls,  peuvent  faire  vivre  les  nations 
chrétiennes  et  civilisées;  lorsqu'il  faut,  pour  arracher  son  pays  aux 
abîmes  qui  le  menacent,  l'adhésion  sans  arrière-pensée  à  cette 
forme  de  gouvernement;  le  moment  vient  de  déclarer  enfin  l'épreuve 
faite,  et  pour  mettre  un  terme  à  nos  divisions,  de  sacrifier  tout  ce 
que  la  conscience  et  l'honneur  permettent,  ordonnent  à  chacun  de 
nous  de  sacrifier  pour  le  salut  de  la  patrie.  » 

Toute  la  pensée  de  l'éminent  prélat  apparaît  dans  cette  conclu- 
sion de  son  discours  :  «  En  dehors  de  cette  résignation,  de  cette 
acceptation  patriotique,  rien  n'est  possible,  en  effet,  ni  pour  con- 
server l'ordre  et  la  paix,  ni  pour  sauver  le  monde  du  péril  social, 
ni  pour  sauver  le  culte  môme  dont  nous  sommes  les  ministres.  » 

C'est  la  question  de  la  république  ou  de  la  monarchie  qui  est 
j)Osée  par  l'Archevêque  d'Alger.  Il  y  a  longtemps  qu'elle  s'agite 
dans  les  esprits.  Il  y  a  longtemps  qu'on  se  demande,  devant  l'inu- 
tilité des  tentatives  de  restauration  monarchique,  devant  le  cou- 
rant d'esprit  qui  entraîne,  de  plus  en  plus,  la  nation  à  la  République 
si  la  raison,  l'intérêt  ne  seraient  pas  de  renoncer  à  une  opposition 
stérile,  d'adhérer  à  la  forme  de  gouvernement  étabUe,  d'entrer  dans 
la  maison  pour  s'y  faire  une  place  et  y  représenter  les  intérêts 
inutilement  défendus  au  dehors.  Quelques  initiatives  auxquelles  des 
personnages  plus  ou  moins  notables  avaient,  à  diiïérentes  reprises, 
attaché  leur  nom,  des  essais  de  formation  d'une  sorte  de  tiers  parti. 


5 M  KEVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

comme  celui  que  M.  Raoul  Duval  avait  voulu  constituer  au  Parle- 
ment, des  adhésions  même  à  la  forme  républicaine,  émanées  de  mem- 
hres  élevés  du  clergé,  comme  l'ancien  évêque  de  Gap,  Mgr  Guilbert, 
n'avaient  paru  jusqu'ici  que  des  excentricités  individuelles.  On  a 
tout  de  suite  attaché  une  grande  importance  aux  déclarations  de 
Mgr  Lavigerie.  Est-ce  en  considération  de  sa  haute  personnalité  ou, 
parce  que  le  moment  a  paru  plus  opportun  ? 

11  ne  pouvait  pas  être  ici  question  de  principes.  S'il  ne  s'était  agi 
dans  le  toast  du  cardinal  Lavigerie  que  d'une  déclaration  théorique, 
elle  n'eût  pas  été  l'occasion  d'un  aussi  vif  émoi.  Si  l'Église,  en 
maintes  circonstances,  par  la  voix  de  ses  papes  et  de  ses  docteurs, 
a  proclamé  l'excellence  de  la  monarchie  entre  toutes  les  formes  de 
gouvernement,  elle  a  toujours  déclaré  aussi  reconnaître  les  autres,  et 
en  pratique,  elle  s'est  toujours  accommodée  aux  différents  régimes. 

La  république  ne  lui  répugne  pas  absolument.  A  l'heure  actuelle, 
le  seul  gouvernement  existant  aujourd'hui  dans  le  monde  qui  ait, 
comme  le  constate  Mgr  Lavigerie,  un  caractère  vraiment  et  com- 
plètement catholique,  est  en  effet,  une  république  :  la  république 
de  l'Equateur;  le  seul  où  la  liberté  de  l'Église  ne  reçoive  aucune 
atteinte  est  encore  une  république  :  la  république  des  Etats-Unis. 
Mais  le  cardinal  Lavigerie  ne  s'est  pas  borné  à  constater  la  doctrine 
de  l'Eglise,  ni  même  à  donner  son  acquiescement  à  la  forme  répu- 
blicaine, il  a  fait  une  adhésion  absolue  et  sans  réserve  à  la  Répu- 
blique française,  invitant  le  clergé  et  les  catholiques  à  suivre  son 
exemple  et  consacrant  ses  déclarations  par  l'exécution  de  l'hyme 
révolutionnaire  dont  la  république  a  fait  son  chant  national. 

La  forme  insolite,  éclatante  de  cette  manifestation  voulue  et 
réfléchie,  n'était  pas  pour  en  diminuer  l'importance.  Tous  les  jour- 
naux en  ont  retenti,  l'opinion  publique  s'est  vivement  émue.  Les 
protestations  n'ont  pas  plus  manqué  que  les  adhésions.  C'est 
aujourd'hui  le  grand  sujet  de  débat  que  de  savoir  quelle  attitude 
le  clergé  et  les  catholiques  doivent  décidément  prendre  en  face  de 
la  République.  Est-ce  vraiment  pour  eux  un  devoir  de  patriotisme 
et  de  religion  de  suivre  les  conseils  qui  leur  sont  donnés?  Les  inté- 
rêts de  la  religion  et  du  pays  leur  permettent-ils  de  répondre  à  cet 
appel? 

Quelques  voix  ont  fait  écho,  dans  les  rangs  de  l'épiscopat  même, 
à  l'émlnent  Archevêque  d'Alger .  En  dehors  des  compétitions 
de  partis  sur  la  forme  du  gouvernement,  au-dessus  des  querelles 


CHRONIQUE    GÉ.XÉRAl.E  ôllô 

sur  la  légitimité  et  les  avantages  de  l'une  ou  de  l'autre,  il  y  a  des 
esprits  pratiques  qui  veulent  que  l'on  prenne  conseil  avant  tout  de 
la  situation.  Les  royalistes  disent  que  la  monarchie  est  de  beaucoup 
le  meilleur  des  gouvernements,  et  qu'il  faut,  avant  toutes  choses, 
s'efforcer  de  la  rétablir  en  France.  Les  républicains  prétendent  que 
la  république  est  le  seul  mode  de  gouvernement  qui  puisse  donner 
la  liberté  au  citoyen,  la  prospérité  au  pays,  et  que  rien  n'est  plus 
nécessaire  que  de  la  maintenir.  Entre  les  uns  et  les  autres  se  placent 
les  prudents,  qu'on  pourrait  appeler  les  opportunistes  catholiques, 
qui  disent  :  Avant  ou  après  toute  cette  comparaison,  il  y  a  une 
question  à  se  poser  et  à  résoudre  :  la  monarchie  est-elle  encore 
possible? 

C'est  à  ce  point  de  vue  que  se  place  Mgr  l'Évêque  d'Annecy  : 
«  Si  l'esprit  monarchique,  »  dit  le  grave  prélat,  «  subsiste  parmi 
nous,  la  monarchie  est  possible,  et  l'on  peut  travailler  à  son  réta- 
blissement. Si  l'esprit  monarchique  a  disparu,  et  complètement,  la 
monarchie  est  impossible,  et  c'est  se  condamner  à  une  entreprise 
sans  issue  que  de  s'efTorcer  de  la  faire  revivre. 

«  Qu'est-ce  donc  que  l'esprit  monarchique? 

«  C'est  le  sentiment  qu'il  y  a  et  qu'il  doit  y  avoir  dans  le  pays 
une  souveraineté;  —  je  ne  dis  pas  un  gouvernem.ent,  mais  une 
souveraineté;  —  c'est  le  sentiment  que  cette  souveraineté  appar- 
tient à  une  famille  comnae  une  maison  appartient  à  une  famille,  et 
que  les  conditions  de  propriété  et  de  transmission  de  cette  souverai- 
neté sont  exactement  les  mêmes  que  pour  la  propriété  et  la  trans- 
mission de  tous  les  autres  biens. 

«  Tel  est  l'esprit  monarchique.  Il  a  existé  en  France  autant  et 
plus  peut-être  qu'en  toute  autre  contrée  de  l'Europe.  Sub-iste-t-il 
encore?  »  Mgr  l'Évêque  d'Annecy  n'hésite  pas  à  répondre  :  Non,  et 
peut-être  les  faits  ne  lui  donnent-ils  que  trop  raison. 

Où  étaient-ils  au  sein  de  l'Assemblée  nationale  de  1871,  en  appa- 
rence toute  monarchique,  les  vrais  royalistes  fidèles  au  roi,  fidèles 
au  principe  de  la  légitimité?  Combien  s'en  trouvait-il  parmi  eux 
d'assez  respectueux  du  droit  héréditaire  pour  avoir  su  lui  sacrifier 
leurs  préjugés  doctrinaux,  leurs  intérêts  personnels?  Combien  y 
avait-il  de  royalistes  avec  le  roi?  Jamais  depuis  la  Révolution, 
occasion  ne  fut  plus  favorable  à  la  restauration  de  la  monarchie,  et 
tel  était  cependant  le  peu  d'esprit  monarchique  véritable  de  cette 
assemblée;'  qu'elle  n'a  réussi  qu'à  constituer  la  république.  Au  sein 


0i6  P.EYUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

de  la  nation  cet  esprit  était  plus  faible  encore  que  dans  cette  élite 
de  ses  représentants.  On  peut  douter,  tant  la  révolution  depuis  un 
siècle  a  changé  les  idées,  qu'il  en  soit  resté  quelque  chose  en  dehors 
du  sentiment  instinctif  qui  porte  le  pays  à  vouloir  un  gouvernement 
d'ordre  et  d'autorité.  Mais  alors,  conclut  Mgr  l'Évêque  d'Annecy  : 
<(  S'il  nV  a  plus  en  France  ni  esprit  monarchique  ni  même  trace  de 
cet  esprit,  comment  une  monarchie  pourrait-elle  être  rétablie?  Si  les 
titres  de  roi  et  de  royauté  se  trouvaient  un  jour  rétablis  au  sommet 
d'une  constitution,  comment  une  durée  quelconque  serait-elle 
a?surée  à  ce  régime?  Or,  ce  qui  fait  la  monarchie,  c'est  précisément 
qu'elle  est  incontestée  dans  sa  durée,  que  sa  perpétuité  paraît  la 
chose  du  monde  la  plus  naturelle. 

«  Que  si  la  monarchie  est  impossible  en  France,  à  quoi  bon  dis- 
serter sur  les  avantages  intrinsèques,  absolus  de  cette  forme  de 
gouvernement?  Et  pourquoi  proposer  à  ses  efforts  un  but  qui- 
s'éloigne,  s'elface  et  ne  saurait  être  atteint?  )> 

11  semblerait  donc  qu'il  n'y  a  plus  qu'à  entrer  dans  la  voie  nou- 
velle ouverte  par  le  discours  d'Alger;  que  le  moment  est  venu, 
après  les  manifestations  réitérées  du  suffrage  universel,  devant  les 
raisons  de  nécessité  et  d'intérêt  public,  d'accepter  le  gouvernement 
établi  par  la  volonté  du  plus  grand  nombre,  au  lieu  de  poursuivre 
l'œuvre  inutile,  impossible,  d'un  changement  de  régime.  Pour  les 
catholiques  en  particulier,  dit  le  cardinal  Lavigerie,  dans  une  lettre 
circulaire  à  son  clergé,  par  laquelle  il  lui  communique  son  discours, 
il  est  de  leur  devoir  et  de  leur  honneur  de  ne  pas  laisser  se  pro- 
longer la  situation  actuelle  de  l'Église  en  France,  et  pour  cela,  ils 
n'ont  qu'un  moyen  pratique  :  prendre  part  résolument  aux  affliires 
publiques,  non  comme  adversaires  de  la  forme  du  gouvernement 
établi,  mais  en  réclamant,  au  contraire,  leur  droit  de  cité  dans  la 
république  qui  nous  gouverne. 

A  ces  déclarations  publiques  d'évèques,  des  réponses,  que  l'on  peut 
croire  inspirées  d'autres  évêques  aussi,  ont  paru  dans  des  journaux 
et  revues  diocésaines.  «  L'épreuve  est  faite,  disait  le  cardinal  Lavi- 
gerie, et  le  moment  est  venu  de  le  déclarer.  »  —  «  Oui,  l'épreuve 
est  faite,»  réplique  le  journal  r  Anjou,  en  qui  l'on  entend  sans  doute 
la  voix  de  l'éloquent  évêque  d'Angers,  «  l'épreuve  est  faite,  cela  est 
vrai;  mais  quelle  épreuve,  grand  Dieu!  La  religion  chrétienne 
bannie  de  toutes  les  écoles  primaires  ;  les  manifestations  extérieures 
du  culte  interdîtes  dans  la  plupart  des  grandes  villes;  les  religieux 


CHROMOUE    GÉNÉRALE  5  ^{7 

expulsés  de  leurs  couvents  et  leurs  chapelles  fermées;  les  sœurs  de 
charité  chassées  des  hôpitaux  de  Paris;  le  clergé  mis  à  la  porte  des 
bureaux  de  bienfaisance  et  de  toutes  les  commissions  hospitalières  ; 
nos  prêtres  menacés  de  perdre  leur  modique  traitement  sur  la  déla- 
tion du  premier  venu  et  an  moindre  caprice  ministériel;  les  catho- 
liques pratiquants  exclus  de  toutes  les  fonctions  civiles,  judiciaires 
et  administratives;  l'athéisme  social  devenu,  en  droit  comme  en 
fait,  le  mot  d'ordre  du  régime,  à  tel  point  que,  depuis  le  premier 
jusqu'au  dernier  magistrat  de  la  république,  aucun  n'ose  même  plus 
prononcer  en  public  le  nom  de  Dieu;  et  tout  cela,  sans  qu'il  appa- 
raisse le  moindre  signe  d'un  changem.ent  quelconque  dans  les  dispo- 
sitions du  parti  dominant!  » 

Certes,  si  l'on  ne  consulte  que  les  actes  passés  du  gouvernement, 
les  intentions  hostiles  de  ceux  qui  ont  le  pouvoir  et  rinfluence,  les 
projets  avoués  qui  constioent  le  programme  du  parti,  le  moment 
doit  sembler  peu  opportun  de  se  déclarer  ouvertement  pour  la 
république;  car  il  est  difficile  d'adhérer  au  régime  actuel  sans 
paraître  approuver  les  hommes  qui  le  dirigent  et  même  ratifier  les 
actes  par  lesquels  ils  ont  marqué  leur  domination. 

N'y  a-t-ii  pas  quelque  équivoque  dans  le  conseil  donné  en  parti- 
culier aux  catholiques  d'accepter  franchement  la  république,  comme 
étant  la  forme  de  gouvernement  voulue  par  la  majorité,  et  la  seule, 
désormais,  possible?  U Anjou  n'hésite  pas  à  répondre  que  c'est  une 
illusion  «  de  croire  que  la  république,  en  France,  est  une  simple 
forme  de  gouvernement,  comme  ailleurs,  en  Suisse  et  aux  États- 
Unis,  par  exemple,  et  non  pas  une  doctrine,  une  doctrine  foncière- 
ment et  radicalement  contraire  à  la  doctrine  chrétienne.  Sans 
doute,  alors  même  qu'elle  ne  serait  qu'une  simple  forme  de  gouver- 
nement, il  serait  encore  permis  de  se  demander  si  elle  a  pour  elle 
le  droit;  si  elle  est  le  droit  historique  et  national;  si  une  possession 
de  fait  de  quinze  ou  vingt  années  peut  prescrire  légitimement  contre 
une  tradition  de  quatorze  siècles;  s'il  est  raisonnable  de  voir  «  la 
«  volonté  du  peuple  nettement  affirmée  »  dans  une  séiie  de  trois  ou 
quatre  élections  équivoques,  portant  sur  des  personnes  déterminées 
plutôt  que  sur  le  régime  lui-même,  élections  d'ailleurs  trop  souvent 
frelatées,  et  dont  le  résultat  est  dû,  pour  une  bonne  part,  à  l'inqua- 
lifiable pression  de  manœuvriers  sans  scrupule,  absolument  dépour- 
vus de  sens  moral,  et  sachant  mettre  à  profit  les  moyens  d'action  que 
leur  fournît  l'excessive  centralisation  de  l'État  français.  » 


5ZlS  REVUE   DU    MONDE    CATHOLIQUE 

«  Sans  contredit,  il  serait  exagéré  de  prétendre  que  cette  manipu- 
lation du  suffrage  universel  et  cet  escamotage  de  votes,  trois  ou 
quatre  fois  renouvelés  avec  l'appui  de  toute  une  armée  de  fonc- 
tionnaires, équivalent  à  «  une  volonté  du  peuple  nettement  affir- 
mée ». 

Et  cependant,  si  le  sufîrage  universel,  en  qui  réside  aujourd'hui 
le  principe  du  gouvernement,  avait  réellement  voulu  la  monarchie, 
n'a-t-il  pas  eu  l'occasion  de  le  manifester  assez  librement?  Jus- 
qu'en 1875,  il  n'y  avait  point  de  constitution  républicaine;  sous  le 
régime  de  l'Assemblée  nationale,  il  ne  tenait  vraiment  qu'aux  élec- 
teurs que  les  élections  fussent  monarchiques.  Jusqu'en  1878  même, 
à  la  faveur  du  gouvernement  du  maréchal  Mac-Mahon,  il  y  avait 
encore  assez  de  liberté  pour  que  le  sentiment  de  la  nation  pût  se 
manifester  sans  entraves.  On  doit  le  reconnaître,  si  les  élections  des 
trois  dernières  législatures  ne  préjugent  rien  en  faveur  du  régime 
républicain,  il  n'y  a  non  plus  aucun  signe  public  certain,  duquel  on 
puisse  inférer  que  la  masse  du  pays  désire  aujourd'hui  la  monarchie, 
ou  môme  serait  capable  de  la  vouloir. 

Toute  question  de  princi[)e  mise  à  part,  le  grand,  le  légitime, 
l'irrésistible  grief  contre  la  république,  et  ce  qui  doit  continuer  à  en 
écarter  les  catholiques,  c'est  qu'en  France,  elle  n'est  pas  une  simple 
forme  de  gouvernement,  acceptable  en  soi,  mais  une  doctrine  et  une 
doctrine  antichrétienne,  dont  l'idée  mère,  dit  justement  /'-4?^/o^^ 
est  la  laïcisation  et  la  sécularisation  de  toutes  les  lois  et  de  toutes 
les  institutions,  sous  la  forme  de  l'athéisme  social.  La  république, 
en  France,  ne  vaut  et  n'existe  que  par  cette  doctrine.  Son  esprit,  sa 
politique,  son  œuvre,  c'est  de  consommer  la  Révolution  en  achevant 
d'émanciper  la  société  civile  du  christianisme.  Elle  est  donc  essen- 
tiellement antichrétienne,  comme  elle  le  montre,  non  seulement 
par  ses  théories,  mais  par  ses  actes  et  par  ses  hommes.  Si  elle 
n'était  pas  ainsi,  elle  ne  serait  plus  ce  gouvernement  que  toutes  les 
forces  du  mal  soutiennent,  qui  a  la  complicité  de  toutes  les  m.au- 
vaises  passions;  elle  ne  serait  plus  le  régime  de  la  franc-maçonnerie, 
de  la  libre  pensée,  de  l'indépendance,  de  la  haine  sociale  ;  elle 
n'aurait  plus  l'appui  du  suffrage  universel,  qui  la  veut  et  l'approuve 
ainsi.  On  ne  pourrait  plus  arguer  en  sa  faveur  de  cette  possession 
d'état,  déjà  ancienne  de  douze  à  quinze  ans,  parce  qu'elle  n'aurait 
pas  vécu,  si  elle  n'avait  été  l'expression  de  tout  ce  qu'il  y  a  aujour- 
d'hui d'erreurs  dans  les  esprits  et  de  mauvaises  passions  dans  les 

) 
V. 


CHRO^•IQUE   GÉNÉRALE  549 

cœurs.  Voilà   ce  qui  empêche  réellement  les  catholiques  d'aller 
aujourd'hui  à  la  république. 

Dira-t-on  qu'en  adhérant  sincèrement  au  régime  établi,  qu'en 
cessant  d'en  être  les  adversaires,  pour  en  devenir  les  coopérateurs, 
les  catholiques  arriveront  plus  vite  à  modifier  en  bien  la  république 
et  même  à  y  dominer,  qu'ils  ne  parviendront,  en  l'attaquant,  à  rétablir 
la  monarchie?  Mais  les  républicains  entendent  bien  que  la  répu- 
blique soit  à  eux  et  ils  ne  permettent  pas  d'y  entrer.  Pour  quelques 
journaux  modérés  qui  ont  accueilli  favorablement  les  déclarations 
du  cardinal  Lavigerie,  la  plupart  des  organes  de  la  gauche  ont 
repoussé  brutalement  ses  avances.  On  lui  a  signifié  que  le  parti 
dominant  n'était  nullement  disposé  à  admettre  dans  son  sein  les 
vaincus,  que  les  catholiques  n'avaient  pas  à  réclamer  droit  de  cité 
dans  la  constitution  républicaine  et  que  toujours  le  cléricalisme 
serait  l'ennemi.  Non,  les  républicains  au  pouvoir  ne  veulent  pas 
plus  d'une  réconciliation  des  catholiques  avec  la  république,  qu'ils 
ne  veulent  d'une  restauration  monarchique.  Cet  antagonisme  des 
partis  dans  le  pays,  ces  divisions  intestines,  cette  oppression  des  uns 
par  les  autres,  cette  guerre  religieuse,  c'est  leur  politique,  leur 
raison  d'être,  leur  fortune.  On  ne  nous  laisserait  pas  de  plein  gré 
entrer  dans  la  république.  Cette  place  que  des  autorités  considéra- 
bles nous  invitent  à  prendre  dans  la  constitution,  dans  les  affaires 
publiques,  dans  l'État,  il  nous  faudrait  la  conquérir  de  vive  force, 
et  si  nous  étions  capables  de  prendre  d'assaut  la  république,  nous 
serions  aussi  bien  en  mesure  de  rétablir  la  monarchie. 

Mais  pourquoi  la  monarchie  plutôt  que  la  république?  Pourquoi, 
la  royauté  ou  l'empire  de  préférence  au  régime  républicain?  La 
lépubiique,  comme  le  dit  très  bien  Mgr  l'Évêqne  d'Angers,  est  une 
doctrine  qui  représente  l'ensemble  des  idées  et  des  institutions 
révolutionnaires.  La  république  en  France,  c'est  la  Révolution  et 
eile  ne  sera  jamais  autre  chose  dans  l'esprit  de  ses  partisans.  La 
monarchie,  au  contraire,  représente  les  idées  d'ordre  et  d'autorité; 
elle  est  essentiellement  un  gouvernement  conservateur.  Les  fautes 
o'j  les  erreurs  des  rois  ont  pu  vicier  l'esprit  de  l'institution,  mais 
elles  n'en  ont  pas  changé  le  caractère.  De  la  répubUque  il  ne  peut 
sortir  qu'une  recrudescence  du  socialisme;  de  la  monarchie,  on  peut 
attendre  les  réformes  dont  la  société  a  besoin. 

M.  le  comte  de  Paris  lui-même,  qui  n'est  pas,  au  même  degré  que 
M.  le  comte  de  Chambord,  le  représentant  du  principe  et  de  l'idée 

!«'•   DÉCEMBRE  (.N°   9Û).    4^    SÉRIE.    T.    XXIV.  36 


550  REVUE    DU    MONDE  CATHOLIQUE 

monarchique,  personnifie  en  lui  des  idées  d'orcb'e,  de  sage  liberté 
et  de  vraie  réforme  sociale,  que  non  seulement  on  ne  trouverait  chez 
aucun  des  chefs  du  parti  républicain,  mais  qui  sont  même  incom- 
patibles avec  la  doctrine  républicaine.  Dernièrement  encore, 
voyageant  à  l'étranger,  le  prince  retrouvait  au  Canada  une  autre 
France,  mais  bien  différente  aujourd'hui  de  la  nôtre.  Là,  en  effet, 
les  fondateurs  du  Canada  français  ont  su  reconstituer,  non  seule- 
ment par  la  langue,  mais  par  les  mœurs  et  par  la  religion,  une 
seconde  patrie  française,  qui  est  restée  pour  nous  à  la  fois  comme 
un  souvenir  de  l'ancienne  monarchie  et  un  exemple  d'un  état  social 
heureux.  M.  le  comte  de  Paris  a  bien  compris  les  différences  qui 
existent  aujourd'hui  entre  les  lois  et  les  mœurs  du  Canada  et  celles 
de  la  France.  Il  les  a  nettement  signalées  dans  un  discours  pro- 
noncé, par  lui,  au  banquet  qui  était  donné  en  son  honneur  à  Mon- 
tréal. «  Vous  le  savez  comme  moi,  a  dit  le  prince  aux  assistants, 
les  impérieuses  nécessités  de  la  défense  nationale  ne  retiennent  pas 
chez  vous  sous  les  drapeaux  la  partie  la  plus  jeune  de  la  nation. 
Votre  lé^slation  testamentaire  laisse  au  père  de  famille  une  juste 
liberté.  Vos  enfants  reçoivent  une  éducation  religieuse  qui,  avant  de 
leur  parler  de  leurs  droits,  leur  enseigne  leurs  devoirs  envers  Dieu, 
envers  l'État,  envers  la  famille.  » 

Dans  ce  peu  de  mots,  et  à  travers  les  réticences  commandées  à 
l'étranger  par  le  patriotisme,  que  de  vues  sages  sur  la  situation  en 
France,  quel  programme  de  vraies  et  utiles  réformes  !  Le  militarisme, 
le  Code  civil,  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme,  les  lois  scolaires 
et  II  laïcisation,  ce  sont  bien  là  les  grands  maux  de  la  France.  Le 
remède  s'en  trouvera-t-il  jamais  dans  la  république?  Non,  puisque 
ces  maux  résultent  des  principes  mômes  qu'elle  professe  et  qu'elle 
applique.  C'est  elle  qui  veut  la  nation  armée,  qui  exige  le  service 
militaire  univereel  ;  c'est  elle  qui  veut  l'égalité  dans  la  famille 
comme  dans  la  société,  l'indépendance  pécuniaire  des  enfants  vis-à- 
vis  des  parents,  l'abaissement  de  l'autorité  paternelle,  le  partage 
forcé  des  héritages,  la  liquidation  perpétuelle  de  la  propriété,  d'où 
résulte  une  des  principales  causes  de  la  dépopulation  en  France; 
c'est  elle  qui  met  les  droits  au-dessus  des  devoirs,  l'homme  au-dessus 
de  Dieu;  c'est  elle  qui  proscrit  l'enseignement  religieux,  les  maîtres 
chrétiens,  le  clergé;  c'est  elle  qui  veut  l'instruction  la'ique  et  obli- 
gatoire; c'est  elle  qui  a  érigé  la  laïcisation  en  doctrine  d'État.  On 
voit  à  la  différence  du  langage  de  M.  le  comte  de  Paris  et  des  actes 


CHRONIQUE    GÉNÉRALE  551 

du  régime  républicain,  la  différence  qu'il  y  a  entre  la  monarchie  et 
la  république. 

Vraiment,  les  catholiquas  n'auraient  pas  à  hésiter  entre  l'une  et 
l'autre,  et  s'ils  arrivaient  jamais  à  prendre  dans  l'Etat  cette  place 
qu'on  leur  assigne  comme  objet  de  leurs  efforts,  et  en  vue  de  laquelle 
on  réclame  leur  adhésion  et  leur  concours  à  la  république,  ce  n'est 
pas  la  république  qu'ils  auraient  à  maintenir,  c'est  la  monarchie 
qu'ils  devraient  rétablir,  à  moins  qu'ils  ne  changent  la  république 
au  point  de  la  faire  ressembler  à  la  monarchie. 

Il  y  a,  il  est  vrai,  des  monarchies  qui  ne  valent  pas  mieux  que 
notre  république.  L'Italie  est  de  celles-là.  Mais  qu'est-ce  que  l'Italie, 
sinon  un  État  révolutionnaire  sous  la  forme  monarchique?  L'Italie 
n'est  pas  une  monarchie,  c'est  une  révolution  avec  un  roi.  Son 
origine  pèse  sur  elle,  et  elle  est  condamnée  à  voir  chez  elle  tous  les 
maux  des  pires  républiques.  L'Italie  se  perd  de  plus  en  plus.  La 
politique  qu'elle  suit  la  ruine.  Ce  n'est  pas  seulement  parce  qu'elle 
exige  du  pays  des  sacrifices  supérieurs  à  ses  ressources,  c'est  surtout 
parce  qu'elle  entretient  une  violente  division  dans  la  nation  et 
s'épuise  dans  le  funeste  conflit  engagé  entre  TÉtat  et  l'Église.  Si 
l'Italie  s'est  jetée  dans  les  bras  de  l'Allemagne,  si  elle  est  entrée 
dans  la  triple  alliance,  c'est  avant  tout  pour  se  garantir  contre  les 
revendications  du  monde  cathohque.  A  cette  politique,  elle  sacrifie 
chaque  année  la  plus  grande  partie  de  ses  ressources  matérielles, 
elle  a  sacrifié  ses  relations  commerciales  avec  la  France,  qui  étaient 
pour  elle  une  source  de  richesse.  La  crise  financière  et  économique 
dont  souffre  aujourd'hui  l'Italie,  les  divisions  profondes  qui  existent 
dans  son  sein,  le  régime  d'oppression  qui  pèse  sur  elle,  tout  cela 
provient  de  son  origine  révolutionnaire. 

Le  mal  ne  fera  que  s'aggraver  par  le  succès  que  vient  de  rem- 
porter M.  Crispi  aux  élections  générales.  Ce  succès  c'est  la  consé- 
cration, dans  le  Parlement,  de  la  politique  de  la  triple  alliance.  Mais 
la  victoire  que  le  ministre  italien  vient  de  remporter,  il  ne  la  doit 
qu'au  suffrage  restreint  des  750,000  électeurs  qui  constituent  à  eux 
seuls  l'Italie  légale  ;  il  ne  la  doit  et  surtout  qu'à  l'abstention  en 
masse  des  catholiques  qui,  cette  fois  encore,  ont  suivi  les  instructions 
du  Vatican.  C'était  là  une  victoire  trop  facile.  Dans  les  conditions  où 
était  engagée  la  lutte,  ou  plutôt  le  semblant  de  lutte  électorale, 
M.  Crispi  a  pu  triompher  aisément  du  parti  d'opposition,  peu  nom- 
breux, qui  lui  reprochait  d'avoir  aggravé,  sinon  créé,  le  malaise  de 


552  REVUE    DU    MONDE  CATHOLIQUE 

l'Italie  par  des  armements  exagérés,  et,  par  sa  politique  écono- 
mique, d'avoir  brouillé  la  France  et  l'Italie;  d'avoir  engagé  son 
pays  dans  une  entreprise  coloniale  coûteuse,  dont  le  résultat  est 
aussi  douteux  que  lointain;  d'avoir  humilié  l'Italie  devant  l'Au- 
triche, d'avoir  rompu  avec  son  passé,  avec  ses  idées;  enfin,  d'exercer 
une  véritable  dictature  ministérielle.  Et  encore,  pour  triompher 
contre  cette  petite  opposition  parlementaire,  auprès  d'un  corps  res- 
treint d'électeurs,  a-t  il  dû  tromper  le  pays,  dans  son  fameux  dis- 
cours de  Florence,  sur  la  véritable  situation,  sur  sa  politique,  et  se 
faire  aussi  humble  qu'hypocrite,  et  annonçant,  à  la  veille  même  des 
élections  qu'il  renonçait  à  augmenter  les  dépenses  pour  la  guerre. 
En  réalité,  son  succès  électoral  n'est  que  le  triomphe  de  la  triple 
alliance,  et  un  triomphe  qui  hâte  le  jour  de  la  réaction  démagogique 
qui  remplacera  la  monarchie  de  Humbert  et  de  Crispi  par  la  répu- 
blique, ou  de  la  réaction  politique  et  religieuse  qui  rétablira  l'ordre 
dans  l'Italie,  en  commençant  par  la  restauration  temporelle  de  la 
})apauté. 

Grâce  aux  mesures  constitutionnelles  prises  dès  IS8Z1,  en  prévi- 
sion de  la  mort  du  roi  de  Hollande,  cet  événement,  auquel  on  s'at- 
tendait depuis  longtemps,  n'apportera  aucun  trouble  dans  le  pays. 
La  couronne  passe  régulièrement  à  la  jeune  princesse  Wilhelmine, 
iiv.^e  du  second  mariage  du  roi  Guillaume  lll,  tandis  que  la  succes- 
sion du  grand-duché  du  Luxembourg,  qui  devient  indépendant, 
passe  au  duc  de  Nassau,  en  vertu  de  la  loi  salique.  Pendant  la  mino- 
rité de  la  petite  princesse,  qui  n'est  âgée  que  de  dix  ans,  la  reine- 
mère  gouvernera,  avec  le  cabinet,  sous  le  titre  de  régente  C'est  le 
présent  sauvegardé,  mais  qu'en  sera-t-il  de  l'avenir?  Le  Luxem- 
bourg ne  deviendra-t-il  pas,  plus  encore  qu'autrefois,  une  proie 
facile  oflerte  à  l'ambition  d'un  puissant  voisin? 

Cne  grande  catastrophe  financière  vient,  de  nouveau,  d'avertir  le 
monde  de  la  fragilité  de  cette  base  de  fortune  qu'on  appelle  le 
ci'édit  et  que  l'on  considère  comme  un  des  instruments  de  la  civili- 
sation moderne.  L'Angleterre,  elle-même,  dont  l'édifice  financier  et 
économique  semblait  à  l'abri  de  tout  accident  a  éprouvé  une  vio- 
lente secousse.  Le  marché  de  Londres  s'est  trouvé  ébranlé  par  une 
crise  imprévue.  La  déconfiture  de  l'antique  maison  des  Baring  a 
failli  amener  un  désastre  général.  La  Banque  d'Angleterre  a  dû 
faiie  appel  à  la  Banque  de  France  qui  lui  a  avancé  75  millions  en 
or.  Pour  cette  fois,  grâce  aux  mesures  de  solidarité  prises  à  Londres, 


CHRONIQUE   GÉNÉRALE  553 

et  à  la  puissante  intervention  de  notre  grand  établissement  finan- 
cier, la  ruine  a  pu  être  évitée. 

Le  contre-coup  en  eut  gravement  atteint  le  marché  français, 
("était  défendre  notre  situation  que  de  venir  en  aide  au  marché 
anglais.  Mais  pour  peu  que  des  catastrophes  de  ce  genre  se  renou- 
vellent encore,  que  deviendra  la  fortune  pubhque  et  privée  en 
Europe,  avec  la  solidarité  actuelle  des  marchés  financiers?  C'est  la 
quatrième  en  dix  ans  et  chaque  fois  la  situation  s'aggrave. 

Tour  à  tour,  Vienne,  Paris  et  Londres,  c'est-à-dire  les  trois 
métropoles  de  la  richesses,  ont  été  frappées.  Paris  est  encore  sous  le 
coup  de  la  catastrophe  du  Comptoir  d'escompte  et  de  la  Société  des 
métaux,  qui  a  suivi,  en  moins  de  sept  ans,  celle  de  l'Lnion  générale. 
En  1882,  la  puissante  intervention  de  la  Banque  de  France  eût  pu 
être  utilisée  aussi  elficacement  au  sujet  des  capitaux  français 
qu'elle  vient  de  l'être  en  faveur  des  intérêts  anglais;  mais  à  cette 
époque,  le  gouvernement,  et  surtout  son  ministre  des  finances, 
?.'.  Léon  Say,  solidaire  de  la  banque  juive,  qui  avait  préparé  la 
ruine,  ne  sut  ou  ne  voulut  rien  faire  pour  l'empêcher.  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  leçon  de  l'Angleterre  doit  être  mise  à  profit.  Elle  est  un 
avertissement  sérieux  à  notre  société  moderne,  livrée  à  la  spécula- 
tion, d'avoir  à  retourner  à  la  vraie  source  de  la  richesse,  la  terre. 

Plus  humifiantes  encore  que  de  pareilles  déconfitures  sont,  pour 
l'Angleterre,  les  révélations  qui  viennent  d'être  faites  sur  le  compte 
de  Stanley  et  de  ses  compagnons.  C'est  une  tache  ineffaçable  pour 
l'honneur  britannique  que  dans  cette  expédition  chargée  d'ouvrir  les 
voies  à  la  civilisation  en  Afrique,  il  se  soit  trouvé  des  Jameson  et 
des  Barttelot  pour  surpasser  en  sauvagerie  et  en  cruauté  les  peu- 
plades les  plus  barbares  du  continent  noir.  La  croisade  humanitaire 
contre  l'esclavage,  entreprise  sous  les  auspices  des  puissances  colo- 
nisatrices de  l'Afrique  se  retournerait  contre  l'Europe,  si  elle  était 
accompagnée  de  pareils  procédés.  La  conduite  abominable  des 
explorateurs  anglais  prouve,  du  moins,  que  l'œuvre  réelle  de  civili- 
sation est  une  œuvre  essentiellement  chrétienne  et  que  les  gouver- 
nements qui  s'y  intéressent  n'ont  rien  de  mieux  à  faire  que  d'encou- 
rager et  de  soutenir  l'action  des  missionnaires  catholiques. 

Ln  autre  incident  agite  l'Angleterre.  A  la  veille  des  élections, 
un  des  hommes  les  plus  engagés  dans  les  luttes  politiques,  M.  Par- 
nell  qui,  quoique  protestant,  était  le  chef  du  parti  national  irlan- 
dais, s'est  trouvé  gravement  compromis  dans  un  procès  scandaleux. 


554  REVUE   DU   MONDE  CATHOLIQUE 

Son  rôle  en  est  d'autant  diminué.  Beaucoup  de  ses  amis  l'ont 
engagé  à  se  retirer;  M.  Gladstone,  le  chef  du  parti  libéral,  ne 
veut  plus  faire  compagnie  avec  lui  !  Cependant  M.  Parnell  résiste, 
il  entend  garder  sa  position  à  la  tête  du  parti  qu'il  a  dirigé  vail- 
lamment depuis  tant  d'années  déjà,  mais  que  sa  déconsidération 
atteint.  11  s'est  adressé  au  peuple  irlandais,  le  prenant  pour  juge 
dans  sa  cause.  On  attend  la  réponse  du  clergé  et  des  catholiques 
d'Irlande,  qui  comptera  plus  sur  les  décisions  du  malheureux  mais 
sympatique  déchu  que  la  réponse  de  M.  Gladstone  à  son  manifeste. 

Arthur  Loth. 


Le  Dirtr.teur- Gérant  :  Victop  PALMÉ. 


TABLE  ALPHABÉTIQUE  DES  MATIERES 


(1) 


Aïeuîes  (nos),  rôle  historique  des 
femmes  au  moyen  âge,  depuis 
l'époque  féodale  [fin),  par  Clarisse 
Bader,  475. 

Anciennes  (les)  Paroisses  domesti- 
ques, par  dom  Benoît,  ■189. 

B 

Bader  (Clarisse).  Nos  Aïeules,  rôle 
historique  des  femmes  au  moyen 
âge.  depuis  l'époque  féodale,  475. 

Benoît  (dom),  Les  Anciennes  Pa- 
roisses monastiques,  189. 


Cardinal  (/t)  Frr'déric  Borromce,  par 
Alexandre  Piedagnel,  350. 

Chronique  générale,  par  Arthur 
Loth,  173,  356  et  538. 

Chronique  scientifique,  par  le  D""  Ti- 
son, 157  et  5'i2. 

Courbet  (Pierre).  Les  Débuts  de  la 
vie  poliiique  coloniale.  —  La 
France  et  les  Protestants  fiançais 
à  TaïM  ifin),  70. 

Cournau  (Attale  du).  Le  Pont  sur 
la  Manche,  388. 

Couturier  (le  R.  P.),  372. 

Critères  (les)  théologiques,  ou  la 
raison  conduisant  à  la  foi,  par  Jean 
d'Estienne,  434. 


Débuta  (les)  de  la  politique  coloniale. 
—   La  France   et  les  Protestants 


français  a  Taïti   (fin),  par  Pierre 
Courbet,  70. 


Estienne  (Jean  d').  Les  Critères 
ihéologiques,  ou  la  raison  condui- 
sant à  la  foi,  434. 

Enseignement  (1')  catholique  en  Ir- 
lande, par  J.-A.  Gco-Colchoug, 
373. 

Evolution  (P)  sociale,  par  Urbain 
Guérin,  5. 

Extases  (les),  la  Médecine  et  l'Église. 
—  Les  Visions,  par  B.  Gassiat, 
269. 


France  (la)  et  le  Protectorat  français 
à  Taïli  (fin),  par  Pierre  Courbet, 
70. 


Gassiat  (B.),  Les  Extases,  la  Mé- 
decine et  l'Église.  —  Les  Visions, 
269. 

Geo-Colchoug  (J.-M,).  L'Enseigne- 
ment catholique  en  Irlande,  373. 

Guérin(Urbain).  L'Evolution  sociale, 
5. 


Insoiration  (de  1')  de  Jeanne  d'Arc, 
par  R.  Ravailhe,  206. 


Jcim-Chrùt,  d'après  le  P.  Didon,  par 
Eugène  Loudun,  317. 


(1)  Les  noms  des  rédacteurs  dont  les  travaux  ont  paru  dans  ce  volume  de  la  Revue 
du  Monde  catholique^  sont  écrits  en  égyptiennes  ;  les  autres  noms  sont  eu  caractères 
ordinaires,  ainsi  que  les  titres  des  articles;  les  titres  des  ouvrages  cités  ou  exa- 
minés sont  en  caractères  italiques \  les  chilTres  indiqoeat  les  pai;e&. 


372037 


556 


REVUE    DU    MO^DE   CATHOLIQUE 


Laurière  (Pâul  de).  La  Question 
sociale  et  l'Emi^ratiou  coloniale, 
254. 

Livre  sur  la  vie  et  la  mort  de  ^<nat  Do- 
minique, article  d'A.  de  Plélan, 
353. 

Livres  Iles)  récents  d'histoire,  par 
Léonce  de  la  Rallaye,  336. 

Loth  (Arthur).  Chronique  générale, 
173,  365  81538. 

Loudun  (Eugène).  Jé^^us- Christ,  d'a- 
près le  P.  Didon,  317. 

M 

Marlet  (Léon).  Les  Questions  his- 
toriques controversées,  97. 

Maze  iGeorges).  Revue  littéraire.  — 
Voyages  et  Variétés,  143  et  507. 

Mazeron  (AlbertK  Une  Université 
au  moyen  âge,  2"24  et  420. 

O 

Origines  (les)  et  les  Vicissitudes  du 
calendrier  du  Bréviaire  romain 
[fin),  par  dom  François  Plaine, 
26. 


Paroisses  monastiques  (les  ancien- 
nes), par  dom  Benoît,  189. 

Plaine  (dom  François).  Les  Ori- 
gines et  les  Vicissitudes  du  calen- 
drier du  Bréviaire  romain  [fin).  26. 

Pont  (le)  sur  la  Manche,  par  Attale 
du  Cournau,  388 

Port  (le)  de  Cheriiourg,  son  passé, 
son  présent,  son  avenir,  par  Léonce 
de  là  Rallaye,  84  et  446. 

Portraits  allemands  (^uite),  par  Lu- 
cien Vigneron,    110,  283  et  457. 

Q 

Question  (la)  socia!c  et  l'Émigration 


coloniale,  par  Paul  de  Laurière, 
253. 

Questions  (les)  historiques  contro- 
versées, par  Léon  Marlet,  97. 

R 

Rallaye  (Léonce  de  la).  Les  Livres 
récents  d'histoire,  336.  —  Le  Port 
de  Cherbourg,  son  passé,  son  pré- 
sent, son  a\euir,  84  et  446. 

Ravailhe  (R.).  De  l'Inspiration  de 
Jeaune  d'Arc,  206. 

Renégat  (le),  par  Paul  "Verdun,  125, 
302  et  492. 

Revue  littéraire.  —  Voyages  et  Va- 
riétés, par  Georges  Maze,  143  et 
507. 

Roehay  (J.  de).  Les  Romans  nou- 
veau.K,  242  et  321.  —  Shakespeare 
et  Shakespere,  56. 

Roman  (le)  intérieur,  par  Antonin 
Rondelet,  321. 

Romans  (les)  nouveaux,  par  J.  de 
Roehay.  242  et  321. 

Rondelet  (Antonin).  Le  Roman  in- 
térieur, 321. 


Shakespeare  et  Shakespere,  par  J.  de 
Roehay,  56. 


Tison  (Dm.  Chronique  scientifique. 


157  et  522. 


U 


Université  (une)  au  moyen  â^re,  par 
Albert  Mazeron,  224  et  420. 


Verdun  (Paul).  Les  luttes  intimes. 
—  Le  Renégat  (mite),  125,  302  et 
492. 

Vigneron  (Lucien).  Portraits  alle- 
mands (un^O.  110,  283  et  457. 


FABIS.  —  E.   DE  SOTE   ET  FILS,   IJirK.,   IS.   K.   DES  FOSSÉS  S. -JACQUES. 


!.. 


REVUE  du  Monde  Catholique.      1Ô90 
Oct.-Dec.  v.lO/t,