REVUE
DU
MONDE CATHOLIQUE
PARIS. — E. DE SOTE ET FILS, IMPRIMEOBS, IS, ECE DES rOSSBS-SAINI-JACQUEï-
REVUK
DU
MONDE
CATHOLIQUE
RECUEIL
SGIEiNTIFIQUE, HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE
TRENTIEME ANNEE
TOME CENT QUATRIÈME
TOME XXIV DE LA QUATRIEME SERIE
PARIS
VICTOR PALMÉ, LIBRAIRE-ÉDITEUR
(Société Générale de Librairie catholique)
76, rue des Saints-Pères, 76
BRUXELLES
SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE
8, rue Treurenberg, 8
GENÈVE
H. TREMBLEY, libraire-éditedr
U, rue Corraterie, U
1890
L'ÉVOLUTION SOCIALE
LE SOL DE FRANCE, HIER, AUJOURD'HUI ET DEMAIN (1)
La concurrence de l'Inde et des nouveaux continents. — Les ennemis de la
terre. — Le fisc. — L'homme de loi. — L'égorgement des petits pro-
priétaires. — L'excès de l'impôt. — La tyrannie des majorités. — La
transformation de la propriété et les droits d'usage. — Le régime de
transmission des biens. — Le service obligatoire. — La diminution de la
population rurale. — La grande et la petite propriété. — Les résultats
sociaux du fermage. — Les préjugés contre l'agriculture. — Fermage et
métayage. — Les syndicats agricoles. — Le régime de l'individualisme
est attaqué.
Depuis que les hommes ont été créés, ils demandent leur nour-
riture à la terre. La marche du monde n'a rien changé à cela. Toute
société repose donc sur la terre, à tel point que le mode de
l'exploiter et de la posséder constitue un des traits caractéristiques
d'une constitution. Statisticiens, économistes, scribes agricoles se
sont extasiés sur les progrès de l'agriculture ; le plus humble sous-
préfet qui discoure devant un comice agricole partage la même
admiration, en ne manquant pas de l'attribuer à la paternelle bien-
veillance du gouvernement ou aux bienfaits de la grande Révolution.
Malheureusement, tout ce bruyant étalage de chiffres, tout ce vain
bavardage ne peuvent dissimuler ce fait : la terre se montre plus
ingrate envers ceux qui la cultivent, elle est entourée d'ennemis qui
la guettent de toutes parts, et, à la fin, elle finit par être vaincue.
Le paysan qui, après avoir sué toute l'année sur son sillon,
voit se réduire le gain qu'il attendait, ne se doute peut-être
pas qu'il rencontre au-delà des mers, dans un maigre Indien ou
(1) Cet article forme la substance d'un livre en ce moment sous presse,
dans lequel M. Urbain Guérin étudie le mouvement social et passe en
revue le travail, l'agitation ouvrière, la situation politique, l'état de la
religion, l'évolution des idées, les attaques contre les vérités morales, la
physionomie de la société française. On comprend tout l'intérêt d'un tel
sujet. ° (N. de la R.)
6 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
dans un robuste fermier du Far- West, un dangereux adversaire
et que la petite journée de ces lointains agriculteurs triomphe de son
labeur poursuivi sans trêve ni relâche. Les terres vierges écrasent
en effet les vieux pays, surchargés de nombreux fardeaux, dévorés
par le fisc, la procédure et victimes de leur gouvernement. Prenons
quelques exemples. D'après M. Risler, le blé de Chicago revient
à 18 francs au Havre par 100 kilogs, soit 16 fr. 80 l'hectolitre.
Dans le Kansas, le prix s'abaisse jusqu'à 7 fr. 21, et l'hectolitre
de blé revient, au Havre, à 13 fr. 02.
Toutes les conditions se réunissent dans l'Inde pour rendre sa con-
currence particulièrement redoutable au point de vue de la culture du
blé : le climat d'abord. Dans le Pendjabe, dans les bassins du Gange
et de la Djemma, où se concentre principalement la culture du fro-
ment, une chaleur excessive règne, mais la mousson d'été verse des
torrents d'eau sur le sol auquel elle apporte une fécondité extraordi-
naire. Avec leur intelligence prati lue, les Anglais ont multiplié les
travaux de canalisation et ajouté ainsi un territoire cultivable grand
comme le cinquième de la France (1). Le plus puissant instrument de
travail, une population pressée, dure à la besogne, sobre, docile,
l'Inde le possède. Elle défie, sous ce rapport, la vieille Europe, cent
millions d'habitants dans le seul bassin du Gange vivant de l'agri-
culture. Que peut faire en face de tels concurrents un paysan
français, sur lequel pèse un budget de plusieurs milliards? La
moyenne du salaire du journalier agricole ne dépasse pas 60 cen-
times; souvent même l'Indou, qui, pour toute pitance, se contente
d'ime poignée de riz et d'eau, ne touche pas plus de dix centimes.
Afin de rendre plus facile l'exportation des blés, les Anglais mul-
tiplient les moyens de transport, percent des routes, creusent des
canaux, mettent chaque ann^^e en activité de nouvelles lignes de
chemins de fer. Le canal de Suez ouvre à l'Inde et à ses produits,
au choléra comme au blé, la porte de la Méditerranée ; elle nous
les dispense avec une inépuisable libéralité, et Marseille voit fré-
quemment atterrir dans son port les navires de la puissante Penin-
siUar and Oriental Company. Le canal de Suez a fait la fortune
(1) Voici quplques chiffres fort éloquents : de 1868 à 1878, les Anglais ont
dépensé 561,450. 000 francs en travaux de canalisaiion et ils ont ajouté, par
ce moyen, 17,690.000 hectares cultivables. Il faut encore observer que,
dans l'Inde, contrairement à ce qui se passe en Europe, le nombre des
ouvriers d'industrie diminue au profit de l'agriculture.
l'ÉVOLUTIO:X SOCIALE 7
de l'Angleterre. Avec tout autant de raison, M. de Lesseps pourrait
être appelé le grand Anglais.
Sur le sol français, le paysan, l'agriculteur, le propriétaire fon-
cier, ne comptent pas des ennemis moins à craindre. Ils en rencon-
trent un de vieille date, qui leur veut toujours mort et misère : c'est
l'agent du fisc. Pénétré sans doute à son insu, des doctrines qui
voient dans l'appropriation du sol une iniquité, dans les proprié-
taires des malfaiteurs auxquels il faut faire rendre gorge, l'agent du
fisc malmène ceux-ci sans pitié. Beaucoup d'écrivains ont versé des
flots d'encre attendris sur les exigences intolérables du fisc à
l'égard des paysans sous l'ancien régime. Les exigences du fisc
moderne auraient bien dû exdter leur verve indignée, car il
frappe sans pitié tous les propriétaires, et ses coups s'abattent avec
une violence encore plus grande sur les petits, comme s'ils exer-
çaient une industrie suspecte dont la malhonnêteté ne saurait se
racheter qu'à prix d'or. Les guettant comme le chat guette la souris,
il tombe sur eux chaquî fois qu'ils remuent.
Le propriétaire hérite-t-il de son père, aussitôt il le prend à la
gorge et lui réclame un droit de 1 pour 100; avec le double décime
insidieusement ajouté à tous les droits, comme les centimes aux
francs par les commerçants sur leurs marchandises, le droit de
succession en ligne directe s'élève à 1,25 pour 100. Ailleurs, dans
d'autres pays où l'État n'est pas sans cesse contraint d'inventer des
expédients afin de suffire à ses prodigalités, notamment dans la
plupart des États allemands, ce droit n'existe pas; la dévolution
de père à fils semble un droit si naturel que la loi n'a pas à y inter-
venir. Qu'un héritier ne recueille rien de la succession, que les
dettes s' élevant à 100,000 francs par exemple égalent l'actif, il
ne doit pas moins payer, absolument comme s'il recueillait une
fortune dont l'Etat lui garantirait la jouissance.
Voudrions-nous continuer le récit des méfaits fiscaux? notre
énumération serait longue. Partout nous trouverions l'enregistre-
ment sans pitié pour la terre. Il exige d'elle, en cas d'héritage, des
droits trop élevés; mais la quotité de ces droits est encore plus élevée
qu'elle ne semble à cause du mode défectueux de capitalisation des
propriétés rurales. On ne déduit, en efi'et, rien pour l'impôt, rien
pour les dépenses normales d'entretien, rien pour l'assurance, et
c'est sur un revenu brut que le fisc asseoit ses prétentions. Apre au
gain, il n'accorde pas à ses débiteurs la faculté de s'acquitter par
8 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
annuités. Le payement à bref délai, c'est pour le ménage la gêne,
l'obligation de contracter un emprunt, quelquefois la ruine. Si une
succession se divise en usufruit et en nue propriété, le fisc voit là
deux personnes; il s'adresse à chacune d'elles. A l'une, l'usufruitier,
il réclame un demi-droit; à l'autre, le nu propriétaire, le droit entier.
Il n'y a qu'une terre, mais deux droits. Il invente, dans d'autres
cas, une fortune pour exiger l'impôt. Il fait payer les contribuables
sur une valeur double de celle qu'ils recueillent réellement (1).
Les arrangements de famille les plus nécessaires ne désarment
pas sa voracité. In père dont les bras fatigués lui refusent
le travail, veut partager ses biens entre ses enfants. Il les
confie, par ce moyen, à des travailleurs plus capables d'en tirer
(1) L'Economiste français a cité des exemples très topiques dans son nu-
méro du 29 septembre 1888, p. 385.
« Prenons un immeuble d'un revenu brut de mille francs laissé par un
père à son fils. L'usufruit de la moitié de cet immeuble a été légué confor-
mément aux dispositions de la loi à la veuve.
« Le revenu de 1,000 capitalisé par 25 donne un capital de 25,000 fr. Le
fils paiera à 1,20 0/0 sur 25,000.
« La veuve acquittera pour son legs : moitié en usufruit, soit un quart en
propriété, à 3,75 sur 6250 fr. ou plutôt sur 6260 fr., puisque les sommes
s'arrondissent de 2 0/0 en 2 0/0 pour le calcul des droits d'enregistrement;
elle paiera donc 234,67. Le fisc aura ainsi encaissé tant du fils que de la
mère 547 fr. 17.
« L'anomalie réside dans ce fait que les droits de succession sont payés
sur une valeur supérieure à l'actif réel béréditaire.
« Les droits sont en effet payés : 1° sur 25,000 fr., 2" sur 6,250 fr., soit
en tout 31,250 fr. Et cependant le défunt n'a laissé que 1,000 fr. de rente,
je veux dire de revenu brut, soit un capital de convention de 25,000 fr. »
Yoici deux autres cas non moins curieux :
« Si par exemple la réunion de l'usufruit à la nue propriété s'effectue par
une renonciation de la part de l'usufruitier ou par une donation, un droit
nouveau (toujours des droits) va s'uavrir, à savoir : 1° un droit fixe de 5 i'r. 63,
décimes compris; 2" un droit proportionnel, dit de transmission, montant
à 1 fr. 88 0/0. Ainsi l'extinction de l'usufruit lui-même donne très souvent
matière à de nouveaux droits. »
D'autres faits non moins extraordinaires peuvent encore être cités.
« Un homme vient à décéder; il laisse une propriété de 100,000 fr. ; sa
femme s'est constitué par mariage 80,000 fr. Cette dot, conservée par l'hy-
pothèque légale, a été touchée et dévorée par le mari. Qu'arrive-t-il? Au
décès du mari, les droits sont acquittés sur 100,000 fr. comme si sa propriété
se trouvait être entièrement liquide : et pour comble de malheur ficcal, si
sa femme meurt sans avoir touché sa dot qui repose sur les biens du mari,
les enfants communs du mariage paieront encore les droits de mutation sur
cette dot; les enfants ont, dans la réalité des faits, recueilli une valeur
de 100,000 fr. ; or, ils paient les droits sur 180,000 fr. »
l'évolution sociale 9
parti et sa présence empêchera peut-être de se produire les contes-
tations que le partage de cette fortune exciterait après sa mort.
Mais le fisc s'attache à rendre ces opérations nécessaires quasi
impossibles; il les frappe d'un droit de 2,5 pour 100, décimes
compris, droit écrasant pour de petits propriétaires. Lorsque l'acte
ne semble pas appeler naturellement des droits, alors son imagi-
nation a recours à quelque fiction subtile au moyen de laquelle il
déguise ses déprédations. Les soultes en argent, c'est-à-dire les
sommes qu'un co-partageant doit à ses co-partageants, sont con-
sidérées comme des rentes et achats et par conséquent soumises
au droit de li pour 100.
Le paysan ne doit pas lutter seulement contre l'agent du fisc;
celui-ci trouve dans l'homme de loi, le noircisseur de papier timbré,
un complice non moins madré, non moins pillard que lui. L'homme
d'affaires pousse à la chicane; il fournit ainsi à son compère le
moyen de vendre du papier timbré; plus les familles sont désunies,
plus l'un et l'autre y trouvent leur profit. Ils s'entendent surtout
pour égorger les propriétaires au moment où ils recueillent une
succession dans laquelle des mineurs sont intéressés. Le légiste,
pleurant sur ces pauvres mineurs comme le loup sur l'agneau,
accourt prendre leur défense; mais ce sentiment chevaleresque ne
recouvre que le désir de s'engraisser à leur détriment. De là
une série de formalités qui ont toutes pour but de protéger cet
innocent contre la convoitise de ses proches. Acceptation seulement
permise sous bénéfice d'inventaire, inventaire notarié, réunion du
conseil de famille ordonnant la licitation des immeubles, annonce de
la vente par voie d'affiches et par annonces dans les journaux, vente
à la barre du tribunal, et puis, s'il y a des dettes, répartition par
voie judiciaire, nouvelle intervention du tribunal, en cas de contes-
tation. L'homme d'affaires ne prête pas sa protection à la veuve et
à l'orphelin sans puiser dans leur porte-monnaie, et il se rencontre
avec l'agent du fisc qui l'aide dans cette œuvre de brigandage.
Malgré leur humeur cupide, ils sont obligés de se contenir quand il
s'agit de gens fortunés : ceux-ci ne se laisseraient peut-être pas
écorcher de bonne grâce; mais en face de petites gens, ils s'en
donnent à cœur joie. Comment ces derniers lutteraient-ils contre
tout l'attirail de la justice? L'homme d'affaires qui les ruine leur
inspire à la fois de l'aversion et une crainte révérencielle.
Cette spoliation systématique des mineurs s'accomplit-elle dans
10 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
l'ombre? nul ne soupçonne-t-il les iniquités légales dont sont vic-
times les petits propriétaires? En aucune manière. Tous les gardes
des sceaux, dans les rapports annuels au bas desquels ils apportent
leur signature, constatent que les frais de justice, en cas de licilation
prématurée des biens de mineurs, absorbent une partie importante
de l'actif, et même le dévorent tout entier quand il s'agit de succes-
sions modestes. On a justement appelé un tel système l'impôt pro-
gressif à rebours. Nos Chambres ont eu, il est vrai, un jour une
velléité de réforme; mais la pauvre loi de 1884 ne vise que les suc-
cessions d'une valeur inférieure à 2,000 francs; elle laisse de côté
le petit propriétaire. Le propriétaire indigent a seul droit à sa pro-
tection, et quelle protection! L'ex-ministre Thévenet était obligé,
peu de temps avant son départ du ministère, à la suite d'une inter-
pellation à la Chambre, de demander une enquête sur les résultats
de cette loi. Avant comme après, la petite propriété a été déva-
lisée. Et on soupçonne fort les hommes d'affaires d'avoir annihilé la
réforme. Leurs complices du fisc n'ont rien lâché, seulement ils
ont eu soin de réduire les frais dus aux procéduriers, et ceux-ci
se seraient vengés de ce mauvais tour, en multipliant les incidents.
Montesquieu disait que Rome avait plongé les rois vaincus dans le
silence. De tels faits prouvent que notre régime social a plongé les
Français dans la stupidité. Un gouvernant, qu'il soit au haut ou au
bas de l'échelle, ministre ou sous-préfet, n'ouvrira pas la bouche
sans vanter la touchante sollicitude du pouvoir pour les robustes
travailleurs de la terre. Ils donnent même de cette sollicitude une
preuve concluante : la création du ministère de l'agriculture! La
construction coûteuse du grand bâtiment de la rue de Varennes,
l'installation d'un ministre avec tout le cortège de chefs, sous-chefs,
chefs de bureau, rédacteurs, commis, expé'iitionnaires, attachés,
huissiers, qu'il tiaîne, rendent, paraît-il, plus favorable la condition
des agriculteurs. Emportés par une bouillante et subite ardeur pour
les réformes sociales, les députés donnent pleine carrière à leur
imagination législative; ils déposent projets de loi sur projets de
loi, mais ils n'accordent qu'une attention distraite aux spoliations
légales dont de pauvres mineurs sont victimes.
Pourtant le premier service à rendre à la terre, ce serait de
l'alléger des charges qui pèsent sur elle, de débarrasser la petite
propriété du fardeau que le fisc et la procédure lui imposent. La
plus légère réduction de ces charges vaudrait mieux pour elle que la
l'évolution sociale II
création de nouveaux rouages bureaucratiques. Quelle réforme méri-
terait mieux le nom de démocratique? Elle sauvegarderait l'héritage
de milliers de pauvres gens.
Et cela d'autant plus que le fisc n'est pas le seul ennemi qui s'at-
taque à la bourse de la propriété rurale. L'Etat a imaginé d'imposer
aux communes des dépenses scolaires tout à fait inutiles, comme
par exemple la construction de maisons d'écoles publiques, alors
qu'une école libre satisfait dans une large mesure aux besoins de
l'instruction. Puis la défectueuse organisation municipale ajoute
encore ses effets aux prodigalités de l'Etat, la terre en supporte le
poids. Dans les conseils municipaux, comme du reste dans le Parle-
ment, la majorité plus un des électeurs fait la loi à la minorité. Si
forte qu'elle soit, celle-ci est à la merci du vainqueur; les intérêts
importants qu'elle repiésente, la générosité de ce dernier peut seule
les sauver. Ainsi voit-on des conseils municipaux composés de gens
qui ne paient pas un centime d'impôt; dans de telles occurrences,
le fameux principe du consentement de l'impôt par ceux qui le
doivent devient une mystification. Se modelant sur l'image de la
Chambre, ces conseils imaginent sans cesse de nouvelles dépenses.
Comme ils ne paient rien, ils n'en supportent pas les consé-
quences et y gagnent seulement de la popularité. Aussi les statis-
tiques nous apprennent-elles que les centimes additionnels qui
étaient en {1878 de 757,/il7,783 francs s'élèvent maintenant à
l,2/i2,585,9/|7 francs, soit une augmentation de ^S pour 100. Près
de 4,000 communes paient plus de 100 centimes additionnels; dans
quelques-unes, le chiffre s'élève jusqu'à 300, ZiOO et 500 même. Ce
sont les communes comme les départements dans lesquels les répu-
blicains ont la majorité, qui équilibrent avec le plus de peine leurs
budgets, réclament des contribuables les notes les plus élevées.
Remarquons-le encore, le chiffre tout sec des centimes addition-
nels ne rend pas d'une manière absolument exacte la véritable phy-
sionomie des communes au point de vue des charges de leurs habi-
tants. Le taux de l'impôt foncier est, en effet, inégalement réparti
entre les départements. Tel d'entre eux paie une somme fort inférieure
à celle dont il devrait s'acquitter à l'égard du fisc; tel autre, au
contraire, est surchargé, et avec les centimes additionnels l'impôt
prend plus du tiers, quelquefois même presque la moitié du revenu,
42 pour 100.
Qui paie les frais de cette politique imprévoyante? La terre. Sur
12 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
quelle catégorie pèse-t-elle le plus durement? Sur les petits
propriétaires.
Si encore il n'y avait que l'argent. Plaie d'argent n'est pas mortelle,
dit un vieux dicton, quoiqu'une telle plaie soit bien cuisante pour ceux
qui arrachent péniblement ses fruits à la terre. Mais ces assemblées
locales qui écrasent le contribuable, le tyrannisent en même temps.
L'État leur a donné des leçons qu'ils ont pieusement retenues. Des
vainqueurs et des vaincus, telle pour lui comme pour eux se divise
la France. Aux premiers toutes les faveurs, aux seconds toutes les
charges, sans aucun droit. Aux premiers pleine liberté, aux seconds
les vexations de toute sorte, dénonciations, procès- verbaux, inter-
dictions de processions, tandis que les autres ne se gênent pas pour
célébrer tous les saints laïques de leur calendrier, et pour les com-
munes qui ont su se soustraire à cette domination, refus systé-
matique de toutes les faveurs. Ministres, députés ou préfets ne se
gênent nullement de l'avouer : seuls, les amis du pouvoir ont droit
aux avantages qui se paient avec l'argent de tous les contribuables.
A la tyrannie du nombre, à la dévalisation systématique opérée
par l'Etat, se joint encore la transformation de la propriété. Jadis,
des biens communaux existaient dans la plupart des paroisses; les
pâturages procuraient aux plus pauvres habitants le moyen d'entre-
tenir un animal domestique, en même temps que les forêts leur don-
naient le bois de chauffage. En un mot, les petites gens étaient con-
sidérés comme ayant une sorte d'hypothèque légale sur la terre dont
les détenteurs jouaient le rôle d'intendants à leur égard. Mais les
légistes des assemblées révolutionnaires, grands défenseurs en pa-
roles des intérêts populaires, changèrent tout cela. S'appropriant la
maxime qui reconnaissait au propriétaire la faculté d'user et
d'abuser, ils proclamèrent la liberté absolue de la propriété, c'est-
à-dire le droit pour le possesseur du sol de restreindre les droits
d'usage qu'une longue coutume assurait aux petits. Les acqué-
reurs de biens nationaux : bourgeois enrichis, marchands avides
de gain, fournisseurs s'étant arrondis en spéculant sur la vie des
soldats, adoptèrent d'instinct cette nouvelle conception du droit
de propriété. Ils ne se croyaient pas plus tenus à faire participer les
pauvres aux produits de leur terre qu'aux intérêts de l'argent qu'ils
avaient volé. Les biens communaux semblaient également suspects
d'aristocratie. « Il ne doit pas y avoir, disait Cambon, de propriété
intermédiaire entre l'individu et l'État. » La Convention aliéna donc
l'évolution sociale 13
une partie de ces biens, l'Empire aussi aux jours sombres de l'inva-
sion, et aujourd'hui ils ne sont pas seulement diminués comme
nombre, mais leur mode d'administration ne garantit plus les
intérêts qu'ils avaient en vue de servir. Dans beaucoup de com-
munes, ils sont affermés, le produit du fermage entre dans la caisse
municipale et les habitants n'ont plus la propriété sur laquelle ils
avaient le droit de compter. Ailleurs les conseils municipaux, com-
posés de marchands de biens ou de parvenus d'une autre espèce,
dépouillent les petites gens pour lesquels ils affichent un insolent
mépris de la jouissance des biens communaux. Tel ménage trouvait
un utile supplément à son maigre salaire de journaher agricole dans
l'entretien d'un troupeau d'oies, grâce au droit de parcours ou de
vaine pâture et à la tolérance des propriétaires. Mais les conseils
municipaux, dans le règlement du droit de parcours, se soucient peu
des pauvres, en même temps que les propriétaires, âpres à la défense
de leurs droits, entourent leurs terres de clôtures, et privent ceux-ci
de droits qu'ils considéraient comme acquis. Les droits d'usage
dans les forêts se restreignent également. Les familles peu fortunées
voient donc le cercle se rétrécir autour d'elles, de là une irritation
qui explique l'envie avec laquelle elles jettent un regard sur les
propriétés voisines (1).
Les anciens propriétaires s'attachaient à respecter les vieilles
coutumes ; ils laissaient les choses aller telles qu'elles étaient. A leur
place s'installent des étrangers, pleins de dédain pour ces coutumes
dont ils ignorent la raison d'être. Ils gèrent une propriété, au nom
du droit strict, comme une fortune mobilière; les anciens droits
nés d'un long usage, n'existent plus à leurs yeux, et c'est ainsi
que la mobilisation de la propriété rend plus aigus les rapports
entre les diverses classes. Aucune aristocratie n'a jamais été plus
dure que le sont ces nouveaux propriétaires, acceptant de la pro-
priété les avantages et non les charges. Ils méconnaissent cette
vérité sociale dont l'histoire tout entière proclame l'importance fon-
damentale : les propriétaires sont les dispensateurs des biens que la
Providence a créés, et aux époques de paix sociale la propriété n'a
jamais eu le caractère absolu qu'elle a revêtu depuis un siècle.
Le journalier agricole tend à n'avoir plus d'autres ressources
que son salaire ; ce salaire fait-il défaut, il n'a plus à compter,
(1) Voir sur ce sujet plusieurs monographies de Le Play, notamment le
Tisierand de Mamers, t. VI : les Ouvriers européens.
ill BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
comme jadis, sur une assistance certaine. La misère, il est vrai, ne
se manifeste jamais à la campagne sous une forme aussi hideuse
qu'à la ville; le pauvre n'est pas relégué dans des taudis empestés,
situés sous les combles de hautes maisons où les malheureux gèlent
en hiver et étouffent en été, ou dans des rez-de-chaussée, véritables
tanières que le soleil ne réchauffe jamais de ses rayons. 11 n'est pas
perdu au milieu d'une multitude d'inconnus. Le premier de tous les
biens, l'air, il en jouit sans bourse délier, tout aussi bien que le plus
opulent des châtelains. Ses voisins ont quelques rapports avec lui;
par ci, par là, il peut encore glaner les menues productions du sol.
Les maladies variées qui frappent le tempérament épuisé des citadins
l'épargnent. Néanmoins il peut se trouver seul, sans famille. Où
sont les ressources d'assistance locale? Jadis la piété chrétienne les
avait multipliées, déjà à la fin du siècle dernier beaucoup de fonda-
tions avaient périclité. L'État moderne, ensuite, a prétendu faire le
bonheur de tous les Français, mais il prétend le faire seul, et, sous sa
domination jalouse, les fondations privées disparaissent. La cam-
pagne en est maintenant dépourvue.
Sans doute il existe des bureaux de bienfaisance. Mais ils ne
disposent que de maigres ressources. La charité officielle a toujours
pâli à côté de la charité chrétienne; celle-ci ne s'exerce plus que
sous le bon plaisir de l'État qui s'attache avant tout à multiplier les
entraves contre elle. Les faveurs des bureaux de bienfaisance de plus
ne vont pas à tout le monde. Depuis que la France est traitée comme
une nation conquise, malheur aux malheureux qui se permettent
quelque indépendance. Le droit d'avoir une libre opinion ne leur
appartient plus, ils ne recevront de secours que s'ils manifestent des
sentiments agréables au gouvernement, et la tribune a souvent
entendu les plaintes formulées par des députés de la minorité,
contre les obstacles apportés au fonctionnement des bureaux qui
ne s'inspiraient pas de préoccupations aussi égoïstes.
Plus dure aux journaliers, plus dénuée de secours pour les
pauvres, la terre ne saurait s'applaudir non plus de la législation
civile. Dans l'ancienne France, les coutumes étaient diverses,
comme les lieux sur lesquels vivaient les familles dont elles réglaient
le mode d'existence. Tout a été unifié, comme si le sol, partout
uniforme, devait être soumis à un même mode d'exploitation, et ce
sont les pays du Nord qui ont imposé leurs coutumes aux pays du
Midi qui n'ont pas accepté, sans résistance, la suppression de leurs
l'évolution sociale 15
anciennes coutumes. Aujourd'hui encore, après un siècle de Gode
civil, les familles de paysans luttent contre lui, car ce sont elles
qui sont le plus atteintes. A peine la Convention, obéissant à des
considérations exclusivement politiques, venait-elle de voter la loi
du 7 mars 1793, que déjà les plus farouches conventionnels cons-
tataient ses fâcheuses conséquences pour les petits propriétaires.
« Les petits propriétaires ont été atteints », disait Cambacérès
dans une séance de la Convention, quelques mois après le vote
de la loi.
De l'intérêt de la petite propriété, du souci de la stabilité des
familles, la loi n'a cure. E le n'a en vue que le fisc et les hommes
d'alTaires, dont les formalités prescrites multiplient la coûteuse
intervention. Nous l'avons déjà dit plus haut, à l'occasion des
partages de mineurs, ces formalités absorbent le patrimoine des
familles de modeste condition ; les règles imposées pour les autres
successions ne rendent pas du reste moins difficile le maintien du
patrimoine. Les petits propriétaires s'épuisent en efforts stériles :
bien peu parviennent à assurer sur des bases solide-^ l'avenir de leurs
enfants, et l'obligation notamment de composer les lots d'une ma-
nière identique, la restriction de la quotité disponible à mesure que
s'accroît le nombre des enfants, les menaces de procès toujours
suspendues sur la tête de ceux qui procèdent aux partages d'ascen-
dants, imposent à ceux-ci des difficultés dont ils ne parviennent pas
à triompher. Tout en les détachant trop souvent de la terre, la loi
pèse moins durement sur les grands propriétaires qui trouvent dans
la possession de valeurs mobilières le moyen d'échapper à l'aliéna-
tion du domaine, dont la conservation leur tient à cœur. Mais il
n'en est pas de même des propriétaires moins fortunés. A leur mort,
l'immeuble est licite, et avec lui s'en vont et les traditions qui s'y
incarnaient, et l'union de la famille. Chacun se sépare de son côté,
il ne reste plus de centre familial.
Maltraité de tous côtés, le propriétaire est encore sans défense
contre le crédit. Les bons économistes vantent le crédit agricole
comme un des procédés les plus sûrs pour relever la situation de
l'agriculture. Ainsi le sabre de M. Prudhomme servait en même temps
à défendre et à combattre les institutions. Le crédit en effet féconde
la terre, mais tout propriétaire qui y fait appel court à la ruine. La
première année, il paie avec peine les intérêts; la seconde, il com-
mence à trouver le boulet plus pesant. Puis les intérêts s'accumu-
16 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
lent; afin d'y faire face, il emprunte. C'est désormais un homme à la
mer. Il ne conserve plus que l'apparence de la propriété sur laquelle
il s'épuise en efforts stériles, jusqu'à ce que le prêteur juge le moment
favorable pour l'exproprier. Mettre le domaine rural, c'est-à-dire la
famille du paysan à l'abri de l'usure, telle a été une des premières
préoccupations des races qui ont voulu asseoir leur constitution
sociale sur une forte base. L'Amérique républicaine s'inspire aujour-
d'hui des leçons de la vieille Europe; elle protège le foyer rural
contre les abus du crédit par la création d'homestads, c'est-à-dire
d'une portion de terre insaisissable, portion sur laquelle une famille
peut vivre largement. Cette idée est lancée en France; en dépit des
préjugés sur l'efficacité du crédit agricole, sur la mobilisation de la
propriété, elle finira par percer.
Le chiffre croissant des saisies immobilières qu'une pétition
clairvoyante, due à M. Fourtinier et appuyée par le vœu de plu-
sieurs sociétés d'agriculture a signalé à l'attention des pouvoirs
publics, atteste la nécessité de sa prompte application (1). La terre
avait pu supporter, non déjà sans grandes difficultés, les charges
hypothécaires qu'elle avait assumées, avant que la crise eût éclaté;
mais depuis son revenu ayant baissé, sans que les intérêts aient
subi aucune diminution, elle est incapable de s'acquitter. De là la
multiplication des saisies et aussi des ventes, qu'explique encore
l'action du Code, détachant la famille du domaine auquel elle ne
saurait plus s'attacher par des liens solides.
En 1880, le nombre des ventes de terres a été de 1,087,109, et
la surface des terrains vendus a atteint 1,876,837 hectares. Pour
1887, la statistique officielle relève l,12/i,232 ventes, lesquelles
ont compris 2,170,675 hectares. Dans l'espace de huit années,
8,658,5/16 ventes ont eu lieu pour un nombre d'hectares ayant
dépassé 15,716,000, soit plus du tiers de la superficie cultivable de
la France.
A tous ces adversaires qui sont venus fondre sur la terre, est
venu s'en ajouter un de forte taille, il appartient tout entier à notre
époque. Les naïfs et les badauds de toute espèce, aussi bien l'igno-
rant qui jure par son journal, que l'écrivain comblé d'honneurs et
auteur de lourds volumes, célèbrent avec lyrisme les progrès de
la civilisation. Que de dithyrambes l'Exposition de 1889 a-t-elle
(1) Voir la Réforme sociale, 2^ série. T. II, p. 548.
l'évolution soqale 17
inspirés sur le rapprochement de tous les peuples, sur la supé-
riorité de notre époque, et, au moment où ces fadaises se débi-
tent, les peuples, pris de vertige, élèvent forteresses sur forteresses.
Chaque jour les ministres de la guerre viennent demander des
crédits pour la formation de nouveaux régiments ou l'accroissement
des effectifs; les inventeurs se creusent la tête afin de découvrir des
engins de destruction plus perfectionnés, mais comme chaque nation
arrivant aux mêmes découvertes, grève à peu près son budget dans
d'aussi fortes proportions, à la fin nulle ne peut se flatter d'arriver
la première dans cette course insensée, leurs chances finissent par
s'égaliser, non moins que si elles devaient maintenir leur armée
sur l'ancien pied. Toutes arrivent seulement à la ruine, toutes
épuisent leurs forces productives dans ces efforts sans cesse re-
nouvelés.
Invention de la société moderne, puisque jadis les armées se
recrutaient par l'engagement volontaire, le service obligatoire
accable la terre. 11 en déracine les habitants pendant trois ans et
les lance dans un milieu qui leur était jusqu'à ce jour étranger; il
les habitue à vivre dans une ville, leur en fait goûter les plaisirs,
et les plus bas sont ceux qui obtiennent le plus de succès. Le séjour
de la caserne ne leur inculque pas en revanche l'esprit mihtaire.
Nous trouvant, il y a quelque temps à la campagne, un homme fort
au courant des dispositions du pays les traduisait ainsi : « On ne
veut pas de la guerre, plus on appelle de soldats à la caserne,
moins ils veulent y rester, n Tout en n'acquérant pas la vocation
militaire, ils perdent trop souvent la vocation agricole. Beaucoup
d'entre eux ne veuU^nt plus retourner dans leur village qu'ils trou-
vent trop triste, ils convoitent quelque occupation qui les trans-
formera en citadins.
Et nous ne parlons pas des bras perdus pour la terre, du célibat
forcé auquel ils sont condamnés. Or les mariages contractés de
bonne heure sont les plus féconds, chacun peut le comprendre
même sans les enseignements de la statistique. Ajoutons aussi que
certaines maladies rapportées de la vie militaire ne contribuent pas
à fortifier la race.
Le service obligatoire rencontre un puissant complice dans
l'in'^truction telle qu'elle est donnée aujourd'hui. L'instituteur
fait peu de cas des tt^avaux des champs; ses plus brillants élèves, il
les destine à des emplois u: bains, fort supérieurs à ses yeux. Un
l*"" OCTOBRE (.N" SS). 4« SÉRIH. T. XXIV. 2
18 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
agriculteur, c'est un homme de peu! Fi donc! Mais un bui'eaucrate
ou un boutiquier, c'est un monsieur. Surexcitant l'ambition des
enfants et aussi des parents, l'instruction mal organisée détourne
donc du travail agricole; dans notre vojage des Landes, nous avons
recueilli de vives plaintes des paysans sur ce point : depuis que
leurs filles se livrent à des travaux de couture perfectionnés ou
ont contracté l'habitude de lire, elles manifestent de la répus^aiance
pour les travaux des chatnps auxquels elles se livraient autrefois
sans murmurer.
La campagne s'appauvrit encore par la diminution des familles
nombreuses; elles diminuent surtout à mesure que l'on s'approche
de la propriété (l), et là comme ailleurs, nous le verrons plus loin
lorsque nous traiterons de la population, le faible accroissement est
dû exclusivement aux familles imprévoyantes.
Les chiffres sur ce point abondent, je pourrais en couvrir plu-
sieurs pages. Mais voulant autant que possible en épargner l'ennui
au lecteur, j'en rapporte seulement qutlques-uns relatifs au dépar-
tement de Seine-et-Oise. Ils montrent l'affaiblissement de la popu-
lation agricole. D'une manière presque générale, les communes
exclusivement rurales et dont la population e.^t inférieure à 600 habi-
tants voient leur population diminuer. Le canton de Marines par
exemple qui ne comprend aucune ville, renfermait, il y a cinquante
ans, 1Z|,312 habitants; de nos jours, il n'y en a plus que 12,81/i,
La majorité des communes, 25 sur /iO, a participé à cette diminu-
tion, quelques-unes dans une proportion désastreuse, par exemple
les communes de Noisy-sur-Oise, il'Haravilliers, de Sagy, de Serain-
court ont perdu dans le même espace de temps 122, 100, 175 et
(l) Voici quelques chiffres extraits de ma monographie du maraîcher de
Deuil. Ou trouve pareil les cultivareurs trois familles ayant quatre enfants;
deux en ayant cinq et trois en ayant six. Les ouvriers se répartis-i-ent en
moyenne, par ménage, de la manière suivante : cultivateurs, [.i6; journa-
liers, 1.76; ouvriers de divers corps de métier. 1.52.
Nous pouvons encore citer ces chiffres extraits de la monographie d'un
paysiïi d'un village à bauiieue morcelée du Laonnais publiée dans le
IV' volume des Ouvriers des Dcux-Mundcs.
Propriét.iiros.
Culiivaieurs urupriftiiirrs .
Ouvriers propriétaires. . . .
Ouvriers domestiques. . . .
Ouvriers chefs de métiers . .
Ouvriers propriétaues ind^gcnis
1.25
1.4'.)
1.72
2.25
2 50
4.14
l'évclltiox socîali: ;9
96 habitants. Les mêmes faits sont observés dans d'autres parties
du département ; Vandherland dans le canton de Gonesse est tombé
de 121 à 57 habitants. Deux autres cantons, ceux de Limay et de
Bonnières sur !e territoire desquels n'est située aucune aggloméra-
tion urbaine ont perdu ensemble li.àOl habitants.
Que le mouvement continue, et d'après les causes qui persistent
à agir, les mêmes effets se produiront dans cinquante ans, les
hameaux ou petites communes ne renfermeront plus que quelques
âmes, si même elles ne cessent d'être habitées. Qui cultivera la
terre! Déjà aujourd'hui la population de ces communes est insuffi-
sante pour faire face à tous les besoins des exph citations rurales.
PJusieurs fermes emploient presque exclusivement des ouvriers
bretons, aux prétentions peu élevées et d'un maniement facile. A
Deuil, les familles de cultivateurs maraîchers appellent à leur aide
des ouvriers émigrants, pjesque tous originaiies du département
de l'Yonne. Dans beaucoup d'endroits, si les propriétaires ne trou-
vaient pas au moment de la récolte des travailleurs belges, la
récolte pourrirait sur pied. Les habitants de ces campagnes en
viennent à considérer le travail des champs comme une tâche infé-
rieure; ils rêvent des enfants employés ou institutrices.
Le premier instrument de la richesse, c'est l'homme, et peu à peu
la teri e en est privée. Un tel fait n'a pas pour cause la transforma-
tion du mode de culture, comme en Angleterre où !a substitution
des pâturages aux céréales a diminué le nombre des bras néces-
saires; il résulte de l'évolution sociale qui s'est accomplie au cours
de notre siècle.
Cette évolution n'a pas seuleaient tarifié la main-d'œuvre, stérilisé
les familles de paysans, posé sur la terre le dur poids de lois mal
conçues, elle lui a aussi enlevé le propriétaire. Nous n'écrivons pas
un traité sur la propriété; peut-être un jour réunirons-nous nos
leçons sur ce sujet faiies à la Sociéîé d'économie sociale, aujour-
d'hui nous nous contenterons de rappeler, d'après l'obrorvation,
que l'heureux mé'anire des fortnes de propriété est la base d'une
saine économie naiionale. La [>eiite propriété compte cependant des
partisans exclusifs; elle seule, à leur avis, aurait la vertu de tirer
un utile parti de la terre. [laiiiés par le spectre du laiifunriium,
ils voient dans la concentration de la terre la bête à mille pattes.
D'autres au contraire ^e représentent la petite propriété sous les
traits d'un paysan routinier, rebelle aux améliorations, ils ne con-
20 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
çoivent l'expioiîation de la terre qu'à coups de machines, et la
grande propriété constitue pour eux le moyen le plus sûr d'amé-
liorer la culture. Or, les uns et les autres se trompent. Dans une
constitution sociale, aucun élément ne saurait prédominer d'une
manière absolue, sur quelque terrain que nous nous placions. La
science sociale le proclame avec une évidence irréfutable : de même
que le sol ne présente pas un aspect uniforme, de riK'me le mode
de le posséder et de l'exploiter ne saurait être partout le même.
Là, la petite propriété, comme pour la culture maraîchère, obtiendra
seule par son labeur patient le maximum de rendement; ici au con-
traire, dans la culture forestière notamment, la grande propriété
supportera mieux un présent peu rémunérateur au profit de l'avenir;
elle aura le loisir de se montrer plus prévoyante, moins soucieuse
de récolter sur-le-champ le fruit de ses peines.
Bref, le grand propriétaire joue un double rôle : il introduit les
améliorations agricoles dont les propriétaires moins fortunés redou-
tent, non sans raison, les résultats incertains. Dans les temp^
difficiles, il sert de soutien aux populations qui l'entourent contre
les empiétements de la bureaucratie et les oppressions du pouvoir
central. Mais ce rôle, les grands propriétaires ne le rempliront
que lorsqu'ils ne se seront pas séparés de la terre. Or, un mode
d'exploitation en vigueur en donne la facilité aussi bien aux posses-
seurs de vastes domaines, que de petits et de moyens. C'est le
fermage.
Au point de vue agricole, le fermage pré-ente un inconvénient
que saisirait du premier coup un homme qui ne saurait même pas,
comme nos ministies de l'agriculture, distinguer le blé du maïs.
Le fermier se montre peu disposé à améliorer une terre sur laquelle
il ne fétu que passer, et, de son côté, le propriétaire ne manifestera
pas un grand empressement à dépenser pour des améliorations
un capital dont l'emploi sera confié à une autre personne. Un
auteur, M. Thaer, définit d'une manière incisive la situation diffé-
rente du propriétaire et du fermier. « Le premier, a-t-il écrit, tiaite
la terre comme une épouse légitime, le second comme une maî-
tresse. » Envisagé sous le rapport social qui nous occupe plus spé-
cialement, le fermage n'entraîne pas de moindres inconvénients; il
sépare le propriétaire de son sol, il le transforme peu à peu en ren-
tier. Ces résultats sont atténués lorsque le propriétaire, résidant
d'une manière continue sur son domaine, cultive personnellement une
L EVOLUTION SOCIALE "Il
réserve et conserve d'étroites relations avec les populations rurales.
Mais le fermage donne des tentations auxquelles bien des proprié-
taires ont succombé. « Il est doux de ne rien faire », faisait chanter
dans Galathée, à son ténor, l'aimable auteur des Noces de Jean-
nette. Il est doux de vivre sans s'imposer aucun labeur, ont pensé
beaucoup de propriétaires qui se trouvaient fort heureux de rece-
voir, à heure fixe, les redevances de leur fermier, tout comme s'ils
détachaient un coupon et se présentaient à un guichet. Au moment
où les chemins de fer furent construits, la facilité ^'onnée à l'expor-
tation des produits donna une p'-ospérité subite à certaines con-
trées. Les propriétaires en profitèrent naturellement pour hausser
le prix des feruiages; ils eurent amsi le moyen de faire plus luxueuse
figure à la ville, la terre leur parut une précieuse vache à lait, et ils
s'habituèrent à lui demander beaucoup sans rien lui donner. iVIais
peu à peu ces heureux jours s'évanouirent, les chemins de fer, cons-
truits en plus grand nombre, égalisèrent leurs effets. Puis vinrent
les traités de commerce: la guerre, les charges écrasantes qui la
suivirent, l'avènement d'une majorité incapable et gaspilleuse; la
poule cessa de pondre des œufs d'or.
Afin de colorer une telle conduite, de sots prétextes avaient été
inventés par les citadins, trouvant plus commode de gagner sans
travail le produit de la terre que de mettre eux-mêmes la m:iin à
la pâte. Un agriculteur se présentait à eux sous la figure d'un
homme en sabots, remuant le fumier, ne sachant ni A ni B et
ignorant tout procédé de culture, de même qu'aux yeux de certaines
personnes, le soudard jurant, buvant et sacrant, con.stitue le véritable
type du soldat. Les paysans se montraient seuls capables de cul-
tiver; ce n'était pas affaire de « bourgeois )). A eux de flâner dans
les villes, de passer la journée au cercle, de devenir fonctionnaires,
avocats ou de toucher les rentes. S'ils se mêlaient d'agriculture,
ils ne pourraient y faire que piètre figure. Et alors se répandait en
même temps cette autre sottise : que les gens impropres à tout
étalent bons pour devenir agriculteurs. Oui, on le dirait, il faut être
doué d'une haute capacité pour noircir une feuille de papier, faire
rentrer l'argent dans les caisses de l'État, attendre un avancement
qui dépend maintes fois plus de la bonne grâce d'un chef ou du
hasard que de sa propre énergie. Mais qu est-il besoin d'intelligence
pour faire pousser du blé ou engraisser des vaches?
En revanche, bonnes gens, nul ne joue cependant dans la société
2*2 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
un rôle aussi élevé que le grand propriétaire. Aujourd'hui, avec les
progrès de la chimie agricole, l'agriculture réclame une véritable
instruction. Le propriétaire doit, de plus, être animé d'une haute
prévoyance, éviter de jouir du présent aux dépens de l'avenir. Véri-
table patron dans le beau sens du mot, il gouverne des hommes.
Par son action bonne ou mauvaise, par ses exemples, il exercera
sur eux une influence décisive : il devra les soutenir dans les
heures de crise, il les mettra en garde contre les paroles insidieuses
des meneurs qui cherchent à les égarer. Une telle mission, si elle
est remplie, demande la première de toutes les qualités, celle qui
fait l'homme, le caractère. Qu'est-ce à côté qu'un employé, encadré
dans une hiérarchie, et qui n'a jamais des hommes à patronner?
Prétendre que l'agriculture est œuvre exclusive de paysans
éqaivaudrail à dire que les usines ne peuvent prospérer qu'aux
mains d'ouvriers; ceux-ci auront, sans doute, des connaissances
pratiques plus complètes peut-être que celles des directeurs, mais
non la haute instruction scientifique nécessaire aujourd'hui avec les
progrès de la mécanique. Du reste les faits se chaigent de réfuter
un tel préjugé. L'agriculture anglaise a été citée toujours comme
une des plus parfaites; elle est dirigée par des hommes appartenant
aux classes lettrées, et de même l'agriculteur américain n'a pas
réalisé le type de l'agriculteur en sabots cher à nos Français.
Le fermage reste donc chargé de certains méfaits sociaux. Aussi
des attaques ont-elles été dirigées contre la légitimité de la rente
foncière acquise sans travail et, entre autres, un écrivain italien,
Loria, dans son livre, la Rendita foncieria^ publié en 1880, en a
fait le bouc émissaire de la société; il le dénonce comme le mauvais
génie de l'économie nationale. Les propriétaires se détachent de la
terre dans laquelle ils n'ont plus d'intérêt à faire de placements,
ils s'agglomèrent dans les villes; une seule préoccupation dicte
alors leur conduite : accroître la rente.
Si la valeur des institutions se mesure à la solidité qu'elles
montrent dans les temps de crise, le fermage n'en aurait pas une
très haute. C'est sur lui que la crise a le plus durement frappé.
Les fermiers n'ont pu soutenir le choc; beaucoup d'entre eux ont
abandonné leur bail sans payer le propriétaire; ils ne se sont pas
saignés aux quatre veines pour une terre sur laquelle ils n'étaient
pas sûrs de rester et, par suite de la concurrence des terres
vierges, concurrenee que l'ouverture de l'Afrique rendra plus
l'évolution sociale 23
redoutable, la terre n'est plus assez riche pour supporter un double
bénéfice : celui du fermier, celui du propriétaire.
Alors le propriétaire a été maintes fois contraint de revenir à ses
champs qu'il avait désertés; il a repris le domaine abandonné par
le fermier, ou la diminution de ses revenus l'a conduit à abréger
son séjour à la ville. Eclairés par l'expérience, beaucoup d'entre
eux ont repris une ancienne coutume pour laquelle les économistes
n'avaient pas eu assez de dédain : c'est le métayage, institution
arriérée, disait-on, bonne tout au plus pour quelques pays pauvres,
et qui, au milieu du perfectionnement des méthodes de travail,
faisait l'effet de l'arquebuse à mèches en face du fusil Lebel. Ceux
qui ont repris le métayage ne s'en sont pas mal trouvés; d'après
l'enquête de la Société des agriculteurs de France, enquête con-
firmée par les travaux de M. de Garidel (l), le métayage n'est pas
inférieur au fermage, sous le rapport du revenu. Il a, en outre, un
avantage fort appréciable : lorsque le fermier ne paie pas, le pro-
priétaire ne touche rien; il voit les fruits de la terre lui échapper,
tandis qu'au moins, avec le métayage, il est toujours sur de per-
cevoir une part du produit, le plus souvent la moitié, et, de même,
le métayer est assuré d'avoir un toit pour s'abriter; dans les plus
mauvais jours, il a encore pour lui la moitié des fruits de la propriété.
Combien d'ouvriers industriels, dépourvus de toute sécurité, envie-
raient une telle situation. Mais surtout, sous le régime du métayage,
le propriétaire ne se transforme pas en rentier; attaché à la terre, il
demeure attaché en même temps aux populations rurales, avec les-
quelles il demeure en étroite communauté d'intérêts. On vit bien
quand on vit ensemble, a dit M. Taine, et cet ancien mode d'exploi-
tation, à laquelle notre époque, en dépit de son dédain et de son igno-
rance du passé, est obligée de revenir, garantit ainsi la paix sociale.
Il s'est, en outre, montré souple et résistant; car il s'adapte
aux situations les plus diverses. Il défriche les terrains stériles,
aussi bien que dans des pays riches, comme le Maine-et-Loire
et la Mayenne, il s'est prêté à l'heureux perfectionnement des
races domestiques. Si le métayage a perdu du terrain, ce n'est donc
pas devant les progrès de l'agriculture, mais devant la désertion
des campagnes par les propriétaires. Et toujours, depuis qu'il existe,
il a mieux supporté les crises que le fermage. Déjà Pline le Jeune
(1) Voir la Réforme sociale et le Centenaire de la Révolution. Le Métayage
dans l'Allier de 1883 à 1889, p. 5i5.
*2.h REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
écrivait, il y a treize siècles, qu'il ne voulait plus cultiver avec des
fermiers, à cause de la crise agricole, parce que ceux-ci ne par-
venaient pas à s'acquitter de leurs redevances, mais avec des
métayers. Vico n'avait-il pas raison de soutenir que l'humanité
tourne toujours dans le même cercle?
En même temps qu'une lente évolution se dessine dans le mode
d'exploitation de la terre, une autre évolution s'accomplit par la
fondation des syndicats. Sans doute, beaucoup de ceux qui les ont
fondés ne manifesteraient peut-être pas un moins grand étonne-
ment que M. Jourdain, faisant de la prose sans le savoir, s'ils
apprenaient que ces simples fondations constituent une date dans
notre histoire sociale. Le hasard eu a permis l'éclosion : un sénateur
ignoré, M. Oudet, qui provoqua un jour l'hilarité du sénat par une
phrase grotesque, stipula, dans la discussion de la loi de 1S8/Î,
qu'elle devait s'appliquer aux associations agricoles. Nul n'y ])rit
garde, et, à peine la loi était-elle votée, que les agriculteurs, rom-
pant tout d'un coup avec les habitudes d'individualisme dans
lesquelles ils semblaient ancrés depuis un siècle, se réunirent en
syndicats, sous l'impulsion de quelques hommes dévoués. Ils ne
cherchaient, pour la plupart, qu'un intérêt matériel, mais l'impor-
tance du fait n'en est pas diminuée. C'était la concentration
des agriculteurs en face des marchands d'engrais et de machines.
Les premiers, isolés jusque-là, s'unissent afin de tenir tête aux
seconds qui, plus puissants que chacun d'eux, parvenaient facile-
ment à les dominer.
Les syndicats ont eu encore un autre résultat. Ils ont rapproché
le petit et le grand propriétaire qui jusque là n'avaient que trop
souvent aucun point de contact. Ainsi nous connaissons une région
dans laquelle se trouvait une population de vignerons, tous proprié-
taires. C'était comme un corps fermé à toute influence; ils vivaient
côte à côte avec d'autres propriétaires plus fortunés, sans jamais se
rencontrer avec eux. Un syndicat a été formé, pour unir des efforts
communs contre les nombreux ennemis dont la vigne est assaillie, et
les farouches vignerons commencent à apprécier les services que
rend un propriétaire viticulteur fort expert. Les hommes dévoués au
bien public retrouveront sur leur voisinage une influence spontanée
qu'ils auraient difficilement acquise sans cela, à cause de préjugés
enracinés. Constituant un embryon de vie corporative, et par
là même représentants spontanés des intérêts agricoles, les syndicats
l'évolution SOCLiLE 25
ont plus d'une fois élevé la voix, et non sans succès pour défendre
ces intérêts. Un agriculteur réduit à ses propres forces aurait été
impuissant à le faire; l'association a décuplé ses forces. S'ils ont
libéré la terre du tribut trop fort que prélevait sur elle le marchand,
quelques syndicats essaient de la soustraire à la rapacité du prêteur
par l'organisation du crédit mutuel. Aussi devant ces essais d'associa-
tion, comprend-on la parole de M. de Mun dans un de ses derniers
discours. « Le siècle de l'individualisme est fmi, celui de l'organisa-
tion commence. »
L'évolution sociale a donc chargé la terre de maux nombreux :
impôts excessifs, législation oppressive, oubli trop nombreux par la
propriété de ses devoirs, service militaire, et tout le mouvement dont
nous ne voyons pas encore la fin se résume dans la diminution pro-
gressive de la population rurale. La nécessité ramène sans doute
quelques propriétaires à la terre. A quel mode d'exploitation se
sont-ils adressés pour réparer les maux dont ils souffraient? A un
contrat du passé. Cette même nécessité a provoqué l'éclo.sion spon-
tanée de nombreuses associations agricoles, instrument fécond de
paix sociale et aussi de défense, premier retour peut-être d'une vie
corporative, mais ce n'est encore qu'une lueur, les maux persistent.
Ames rêveuses, qui aimez à jouer des airs de ftùte sur les charmes
du vingtième siècle, attendez pour moduler vos morceaux sur un
mode plus triomphant que la terre ait recouvré tous ceux qu'elle a
perdus et perd chaque jour.
Urbain Guérin.
LES ORIGINES ET LES VICISSITUDES
CÂLENDRiEIl DU BRÉVIAIRE ROMAIN
(1)
m
LE CALENDRIER ROMAIN DE SAINT GRÉGOIRE LE GRAND A SAINT PIE V
(60i-1568)
Après avoir retracé, avec autant d'exactitude que la chose a été
possible, vu la rareté des documents, quelles eut été les origines du
calendrier romain, et quelles sont ses étapes successives jusqu'à la
lin du sixième siècle, je vais maintenant poursuivre ce travail et
rechercher semblablement quel a été le sort de ce calendrier pen-
dant le moyen âge, et quelles vicissitudes il a dû subir avant de
recevoir de saint Pie V ce qu'on peut, semble-t-il, appeler assez
exactement sa forme définitive. Mais avant d'aller plus loin, une
question s'offre à mon examen, et demande à être résolue. Elle
jettera par avance un certain jour sm' tout l'ensemble du sujet.
Cette question, c'est celle de savoir s'il y avait un calendrier obli-
gatoire pour toute l'Église avant saint Pie V, ou si les évêques
dans leurs diocèses, les abbés dans leurs monastères et les autres
supérieurs de communautés religieuses jouissaient du droit d'insti-
tuer ou de supprimer à leur gré des fêtes et des solennités annuelles.
§ 1. — Le calendrier romain était-il obligatoire avant saint Pie V?
On serait tenté de s'imaginer à première vue que saint Grégoire
le Grand, dont le rôle liturgique a été si considérable, a dû user de
son autorité souveraine pour imposer au monde chrétien son sacra-
mentaire et son antiphonaire, son responsorial et le calendrier de
l'Église romaine. Or il n'en est rien du tout. A cette date des
(1) Voir la /îei-«e du 1" septembre 1890.
LE CALENDRIER DU ERÉMAIRE ROMAIN 27
sixièûie et septième siècles, l'autorité pontificale ne descendait
jamais dans de tels "détails vis-à-vis de ses subordonnés. Nous en
avons pour garant irrécusable, entre autres témoignages fort expli-
cites, celui du saint lui-même, dans sa lettre si connue à son disciple
Augustin de Cantorbéry, car il y laisse à l'apôtre des Anglo-Saxons
toute liberté de suivre à son gré les usages de l'Église romaine ou
ceux des Églises des Gaules, même pour la célébration de la messe (1).
Agnellus, qui écrivit au neuvième siècle Y Histoire des évèques
de Ravenne, nous dit de son côLé que de son temps tous les livres
qui servaient au chœur et à l'ofiice d'vin, avaient été copiés et enri-
chis d'ornements de prix par les soins de l'évèque saint Maximin,
soit un demi-siècle avant que saint Grégoire le Grand montât
sur la chaire de saint Pierre (2). La chose ne devient pas moins
évidente si on vient à remarquer qu'à la date du pontificat de saint
Grégoire le Grand, la fixation des évangiles dominicaux ou festifs
n'avait, paraît-il, rien d'absolu, rien qui prévînt toute variété. Je
n'en veux d'autre garant que le saint docteur lui-même. Il nous a
laissé en effet une double homélie pour le second diaimche après
la Pentecôte. Or si la première a pour objet la parabole du grand
festin qui sert encore aujourd'hui de lecture évangélique pour le
même dimanche, la seconde a trait à l'histoire aujourd'hui hors
d'usage du mauvais riche et de Lazare, ce mendiant couvert d'ul-
cères. De même saint Grégoire a prononcé deux homélies, le jour
de sainte Agnès, sur l'évangile de cette solennité ; mais si la pre-
mière a pour objet la parabole des dix vierges, la seconde a trait
(1) Regist. Epist., xi, lsiv. — L'authenticité de ce document ju?que-là
admise sans conteste vient d'être révoquée en doute par l'auteur des Oigines
du cuUe chrétien (p. 93 et suiv.). sous le futile prétexte que les clercs préposés
aux archives de l'Eglise romaioe vers 730 ne purent pas ou ne voulurent
pas en fournir une copie à saint Boniface d'Allemagne. (Voir la lettre xv« de
saint Bouiface à Nothelme, archevêque de Cantorbéry.) Comme si un fait
de ce genre ne pouvait pas être imputé à la négligence ou même à la mau-
vaise volonté des clercs en question! Gomme si nous étions plus à même
de porter une sentence équitable à cet égard que le vénérable Bède, qui a
inséré la lettre en question comme pleinement authentique dans le premier
livre (chap. xxvn) de son Histoire dvs Egiùes d'Angltterre, Joignez à cela que
s'il fallait en croire l'auteur dont jai le regret de me séparer ici, la lettre en
question aurait été fabriquée à Cantorbory par l'évèque Théodore (670-680),
sans que le vénérable Bède, qui était presque contemporain, en eût eu
vent, puisque pour lui il la lit venir directement de Rome. (Voir la préface
de son Bistuire ecc'ési'M tique.) Par conséquent, elle s'y trouvait bien réellement.
(2) Liber ponn/i'Mlis Ravenaakmis, Pair, lut,, t. CVi, p. 610.
28 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
au trésor caché et au filet jeté à la mer (1), d'où je conclus avec
toute vraisemblance qu'à Rome, du vivant de saint Grégoire le
Grand, les Églises pouvaient choisir à leur gré, pour ladite fête de
sainte Agnès, comme pour le dimanche désigné, l'un ou l'autre des
évangiles dont il vient d'être parlé.
L'autorité pontificale fut-elle plus exigeante en ce qui concerne le
calendrier, soit dans les jours de saint Etienne III, et de saint Paul II,
quand les Gaules abandonnèrent leur liturgie particulière pour
adopter celle de l'Église romaine, soit trois siècles plus tard, quand
saint Grégoire VÎI réussit à amener l'Espagne à en agir de même?
Rien ne le prouve, ou plutôt l'étude des documents liturgiques
antérieurs à saint Pie V, et la grande variété d'usages et de textes
que l'on y rencontre nous amèneraient presque à penser qu'em-
brasser alors la liturgie romaine consistait uniquement à accepter
d'un côté, pour la célébration du sacrifice de nos autels, VOrdo et
Canon Missœ Romanx, et de l'antre pour ce qui concerne l'Office
divin, le Psalterium disposititm per Jicbdomadam. 11 est certain
que sur ces deux points l'Eglise romaine a toujours été inflexible.
Mais prétendre néanmoins que tout le reste était laissé à l'arbitraire,
ce serait exagérer les choses. Il n'est pas douteux, par exemple, et
ceci nous intéresse directement, il n'est pas douteux que la Gaule
n'ait été obligée, en 760, à adopter la date du 15 août pour la
solennité de l'Assomption, comme l'Espagne dut considérer en 1080
comme non avenu le canon de Tolède qui prohibait la célébration
en carême de la fête de l'Annonciation. Ce qu'il y a donc de vrai
ici, c'est qu'en dehors des points essentiels ou d'une importance
majeure, il y avait à ces dates, un peu partout, en liturgie, variété
de textes et variété d'usages. Parfois même une concession for-
melle de l'autorité compétente rendait parfaitement légitime cette
absence d'uniformité. En voici un premier exemple, aussi curieux
que peu connu. Un ordo romain du dixième siècle renferme le
texte suivant, sous la rubrique : de festis sa.nctorum : « Ceux qui
veulent donner neuf leçons à une solennité, doivent aussi chanter
neuf psaum.es; quant à ceux qui n'en veulent que sept ou cinq, ils
se contenteront de six psaumes (2). » On ne peut être plus conci-
liant : ici la chose paraît laissée à l'arbitraire. Second exemple,
(1) Humil. in EvangeHu-n, 37« et 40« q.; 2« et 12''.
(î) Ordo Roiwj.nm deciini iœculi. — Voy. Tomassi, 0pp., édit. Vezzosi,
t. IV, p. 321.
LE CALE:\Dr>ii:i; du r.uÉviAiRE romain 29
celui-ci relatif à la Gaule. Dans les huitième et neuvième siècles, la
liturgie romaine ne comportait pas d'hymnes; le fait est incontesté,
taiidis que ces compositions poétiques dues au génie humain fai-
saient partie intégrante de la liturgie gallicane. Or nos ancêtres, en
abandonnant leur liturgie pour embrasser celle de Rome, ne renon-
cèrent nullement à leurs hymnes, ils en conservèrent l'usage plein
et entier. La chose est mise hors de contestaiion par un opuscule
d'Hincmar de Reims, relatif à sa lutte contre Gothescalc, et dans le-
quel on voit les deux adversaires citer à l'envi en leur faveur un
texte d'une de ces compositions comme ayant droit de faire autoritéfl).
L'étude des écrits d'Amalaire de Metz et celle des manuscrits
lituigiques du neuvième siècle et des siècles qui ont suivi, établis-
sent également la certitude de l'opinion dont je m'occupe. Il en
ressort, en efïet, qu'à ces dates, en maintes occasions, il y avait
réunion et groupement d'antiennes, de répons et de versets, le choix
étant laissé à l'arbitraire (2). Parfois même on rencontrait dans les
manuscrits en question deux ofiices totalement di/Térents, accolés
l'un à l'autre et relatifs à la même soicnnité (3) : ce qui prouve, si
je ne me trompe, qu'on pouvait à son gré prendre l'un ou l'autre.
Enfin, au douzième siècle il y avait si peu d'uniformité dans
roflice divin, que les liturgistes, qui n'étaient pas assez avisés pour
remarquer l'importraice capitale de la division du psautier, en
venaient cà prétendre faussement que l'ofiice des chanoines réguliers,
par exemple, différait de celui de Rome, et que chaque diocèse
avait son oflice à part(/i), comme si l'identité de la division du
psautier entre Rome et les autres diocèses du m.onde chrétien ainsi
qu'avec l'ordre des augustins ne sufiisait pas pour constituer
substantielicment l'unité liturgique de l'office divin. Le liturgiste
(T. Hiccraar. Yoy. opusc. de una non irii.a Dcitatr., Pairul. lal.^ t. CXXV,
p. 476 el seq.
(2) Amalar., de, Ordine AjitijJi'Aiœ. c. lxyi et pnssim. — Voir aussi Patrol.
hit., t. LXXVIII, p. 72Ô et suiv., svit le Rtsponsorial romain du neuvième
siècle.
(3) Patrol. Int., t. LXXVIII, p. 810 et 811. Double office de la Toussaint
composé l'un en l'honneur de la sainte Vierge, reine des martyrs ;3 mai);
l'auire analogue à notre office aciiiol.
(4) Forma orandi (alla) domeslica est..., alla monastica..., alla car.onica,
seu eorum, qui antonomnsticà cancnici r(^gu!ares vocantur..., alia eccle-
siastica quœ lorma generalis est Eccu-siœ, quaj et ipsa eecundum diversas
diœceses plerumque solet variari. Guntherius Cislerciensis. {Patrol, lut.,
t. GGXII, p. 205.J
30 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
dont il s'agit n'aurait pas dû oublier que les psaumes ne sont pas
seulenient la moelle et la substance de l'oflice divin, ils en sont
encore le principe, le point de départ, le germe et le noyau pri-
mitif. Mais j'en ai dit assez sur la variété qui régnait dans l'office
divin avant saint Pie V, s;ins altérer pour cela son unité substan-
tielle; il est temps d'aborder la question particulière du calendrier
et d'établir que ni les Anglo-Saxons au douzième siècle, ni les
Francs au huitième, ni les Espagnols au onzième, ne se crurent
obligés d'accepter, dans son intégralité, le calendrier de Rome, en
embrassant la liturgie romaine.
Et d'abord, en ce qui touche les Anglo-Saxons, la chose ne
saurait être un moment douteuse. Un canon du second concile
national de Cloveshow, tenu en 7/i5, plus d'un siècle après la
mort de l'npôtre du pays, ordonna en effet, qu' « à F avenir on
célébrerait les fêtes des saints aux mêmes jours que Piome » : d'où il
ressort qu'avant ce concile les Anglo-Saxons n'étaient astreints à
rien, au moins d'une manière uniforme, en ce qui concerne les
fêtes des saints (1). Il va sans dire aussi que les Pères de Cloveshow,
en s'obligfant d'une manière générale à observer les mêmes fêtes
que Rome, se réservaient le droit d'ajouter, de leur propre autorité,
certaines autres fêtes particulièrement chères à leur nation : témoin
celles de saint Augustin et des Rogations (2); comme aussi, sans nul
doute, le droit de retrancher, à leur gré, celles dui, n'intéressant
que Rome, ne leur paraîtraient pas de nature à devoir être implan-
tées sur le sol de l'antique île de Bretagne.
Les choses ne se passèrent pas autrement dans les Gaules quand
la Hturgie romaine vint supplanter la liturgie nationale. II j)a!-aît
certain, en effet, que les évêques des diverses Églises n'adoptèrent
le calendrier romain qu'à leur gré et dans une mesure restreinte.
Pour s'en convaincre, il suffit de comparer celui-ci avec ceux de
Chartres, de Fleury, de Stavelo, d'Auxerre, etc., qui nous ont été
conservés, ou plutôt avec tous ceux des bréviaires romano-galli-
cans antérieurs à saint Pie V, ariivés jusqu'à nous (3).
(1) Goncil. Clûveshovpnsi, x, can. xiii : « Definitur. .. ut per gyruin totiu?;
anm natalilia sauclorum uno eodemque die juxta Martyrologium llomaoa;
Eccles^iœ, cum sua sibi convenienti psalmodia sea cantile ana venorantar. »
(2) Voir les canous xvi et xvii du même concile, qui instituent les Roga-
tions et la fêie de saint Augu>tin de Cantorbéry.
(3) Les documents auxquels j'en rétère sont épars dans les bibliothèques.
La t'air. lut. (i. CXXXVill, p. 1189 et seq.) en ofire un certain nombre.
LE CALENDRIER DU BREVLMRE ROMAIN 31
En Espagne, « i'introduclion de la liturgie romaine n'amena non
plus presque aucun changement dans l'ancien état de choses; à part
le canon et l'ordre de la messe, tout resta ce qu'il était précédem-
ment » (1). Ainsi parle explicitement un érudit espagnol qui avait
fait une étude spéciale des anciens missels et bréviaires de son
pays. Vilanueva aurait dû, sans doute, pour être exact et complet,
placer à côté du canon romain la division romaine du psautier :
car elle fit désormais loi dans toute la péninsule ibérique. Mais, en
dehors de ces deux points, il y eut, de fait, peu de changement. Le
calendrier en particulier ne dut pas être sensiblement modifié. Nous
avons eu, à cet égard, occasion de comparer deux calendriers
mozarabes, l'un du dixième siècle, l'autre du onzième, antérieurs
l'un ei l'autre au changement liturgique dont il s'agit, avec d'autres
calendriers hispano-romains du douzième siècle et du suivant. Or, si
le premier de ces calendriers n'offrait qu'un très petit nombre de
saints et presque exclusivement des saints espagnols, le second en
renfermait, en retour, un grand nombre. Il renfermait, en parti-
culier, presque tous ceux, quelle que fût leur nalionahté, qui ont
mérité, par l'éclat de leur vie et de leurs miracles, de trouver place
dans le calendrier romain actuel (2).
Il différait donc assez peu, sous ce rapport, des calendriers
Lispano-romains postérieurs à saint Grégoire VII et antérieurs à
saint Pie V, qui nous ont été conservés. Mais aussi ce serait se
tromper étrangement de s'imaginer que ces derniers n'étaient
que la reproduction pure et simple du calendrier romain avec addi-
tion des saints espagnols. En Espagne, comme dans les Gaules et
en Angh-tene, on se croyait pleinement en droit de faire un choix,
et de ne proposer à la vénération publique que les saints et les fêtes
qui paraissaient de nature à promouvoir la piété et la dévotion de
telle population prise en particulier (3).
En tenant ce langage, il n'entre nullement dans ma pensée, la
chose est évidente, de prétendre que les papes de ce temps ne se
reconnaissaient pas le droit d'imposer un calendrier unique au monde
(1) Vilanueva. Viage littrario à las lijlesi'i^ de Eamn'i. t. 1, p. 96.
("2) Le premier calendrier dont je parle, se trouve dans la Liudml de Bios,
t. V, p. 105, 192, et le second, à Paris, manuscrits latins de la Bibliothèque
nationale, nouvelle acquisit. lat., n» 2171, foi. 28.
(3) Voir Es//iin'i sai/ruda, pa>sim, dans tous les volumes ; Hem Vilanueva,
ouvrage cité, etc. J'ai sous les yeux, dans un manuscrit de iSilos des années
1260-1300, un calendrier de ce genre, qui confirme toutes mes assertions.
32 r.EVUE DU MONDE CATHOLIQUE
chrétien, ou d'insinuer que ce droit leur était contesté; soutenir de
pareilles opinions, ce serait aller contre l'enseignement de la théo-
logie et de l'histoire. Tout ce que j'ai voulu affirmer, c'est qu'à cette
énoque, et jusques vers la fin du quinzième siècle, aucun abus par
trop criant, aucune exagération par trop dangereuse, dans un sens
ou dans un autre, n'ayunt rendu nécessaire l'interveniion de l'auto-
ritô pontificale pour une réforme de la liturgie, et en particulier
pour la réforme du calendrier, les dépordtaires de cette autorité ne
voyaient eux-mêmes aucun avantage pour les âmes à s'immiscer
dans ces sortes de questions, parfois même ils évitaient de presser
avec trop de rigueur l'exécution de leurs ordonnances pour l'insti-
tution de nouvelles fêtes. Mais en voilà assez sur ce sujet. Je
crois avoir rais suffisamment en lumière la question de la non-
uniformité de calendrier pendant tout le moyen âge : je puis donc
reprendre le tableau historique qui m'occupe dans ces pages.
§ II. — Institution de la solennité de la Toussaint.
(Septiènie-neuviL-me siècles.)
Les premières années du septième siècle furent témoins d'un fait
qui suffit à lui seul pour prouver combien le culte et l'invocation des
saints étaient alors en honneur. Nous voulons parler de la transfor-
mation à Rome (v. 607) de l'ancien Panthéon d'Agrippa, dédié à
toutes les fausses divinités du paganisme, en temple chrétien, con-
sacré au vrai Dieu sous le vocable de la sainte Vierge et de tous les
martyrs. Si l'on ajoute que cet événement ne tarda pas à devenir le
point de départ de l'institution de notre solennité annuelle du
1" novembre, l'une des principales de l'année, on comprendra
encore mieux quelle est l'importance du fait dont il s'agit. Il est vrai
que tout se borna d'abord à une fête locale, qui se célébrait le
13 mai à Rome seulement et uniquement en l'honneur de la sainte
Vierge et des martyrs; mais plus d'un indice et plus d'un témoi-
gnage de haute valeur nous autorisent néanmoins à affirmer que dès
la première moitié du huitième siècle la fête en question avait été
transférée au 1" novembre, sous le nom nouveau qui lui a été
maintenu par la piété publique, et qu'elle s'étendait déjà à plusieurs
provinces de la chrétienté ; le vénérable Bède, mort en 735, nous est
à cet égard un garant des plus dignes de foi (1). Il était contempo-
(1) Bède, Elit. Ecdes., lib. Il, c. iv. — Cbroaicon mundi, anno G 16.
LE CALENDRIER DU BRÉVTAIRE ROMAIN 33
rain, et parlait sans doute de choses qu'il connaissait pertinemment,
lorsque en racontant l'institution de la fête romaine du 13 mai, il ne
craignait pas de dire que de son temps, un siècle à peine après ladite
institution, la solennité en question avait déjà pour objet non plus
seulement la sainte Vierge et les martyrs, mais bien tous les saints
de la cour céleste (1). Ailleurs, dans son Martyrologe, il mentionne
formellement comme déjà accompli le transfert de ladite solennité
au 1" novembre (2). Seulement, ici ses paroles ont été considérées
comme sans force ni valeur, parce qu'un interpolateur, venu un
siècle après lui, a ajouté à son texte la mention de ce que fit (v. 8A0)
le pape Grégoire IV pour obtenir l'introduction de la même solen-
nité dans l'empire carlovingien, qui jusque-là s'était tenu en dehors
du pieux mouvement dont nous parlons. iMais, en y réfléchissant
mieux, en pesant avec soin les termes employés par l'interpolateur,
et en tenant compte de quelques autres témoignages postérieurs au
vénérable Bède, mais antérieurs au pontificat de Grégoire IV, on est
amené à affirmer en toute assurance que le transfert de la fête de
tous les Saints au 1'"" novembre et son extension à Fempire carlo-
vingien sont deux faits entièrement distincts et de date diverse.
L'interpolateur en question dit en effet, en toutes lettres, que le pape
Grégoire IV exhorta vivement Louis le Débonnaire à introduire dans
ses États la fête de tous les Saints, qui se célébrait le 1" novembre.
Par conséquent, la fête existait antérieurement sous ce même nom et
elle se célébrait déjà le l'"" novembre : elle n'avait donc rien de com-
mun avec la fête locale du 13 mai. Or, si nous remontons d'un siècle
dans les annales de l'Église romaine, nous trouverons de fait qu'un
autre pontife du nom de Grégoire, le troisième de ce nom, avait
fondé dans la basilique de Saint-Pierre du Vatican une chapelle
dédiée à la sainte Vierge, aux saints apôtres, aux martyrs, aux
confesseurs et à tous les justes.
En présence d'une assertion de ce genre, on se trouve disposé à
(l)ld., Martyrol., 1 nov. a Festivitas omnium Sanctoram. Petente camque
Papa Bonifacio jussit Phocas imperator ia veieri fano, quod Panthéon,
vocabatur, ablatis idololatriae sordibus, ecclesiam beatœ semper Virginis
Marias et omnium fitri mariyrum, ut ibi deinceps omnium fitret memoria
Sanctorum : quae festivitas ab illo tenipore in Kalendis novembris in urbe
Roma generalis et celebris agitur. » (Ce qui suit est une addition.)
Sed m Galliis monenta Gregoris, saoctœ recordalionis Pontificis, Ludo-
vicus imperator, omnibus regai sui et imperii episcopis consentientibus,
statuit uti solemniter perpetuo ageretur.
(2) Liber pontifie., édiiion Duchesne, t. I, p. 417 et 422.
1" OCTOBRE (n» 88). 4« SÉRIE. T. XXIV. 3
s II REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
admettre, avec Mabillon, que c'est à ce Grégoire îll que revient
l'honneur d'avoir donné à la fûte du JS mai le nom nouveau sous
lequel elle sera à jamais connue, et de l'avoir transportée du 1 3 mai
au 1" novembre (l). Sans cloute, il faut bien l'avouer, le décret
pontifical porté à cet égard ne reçut pasi immédiatement force de loi
dans toute l'Église; mais la même chose est arrivée en maintes
autres circonstances, et ne saurait rendre douteux le fait lui-même,
surtout si l'on considère que le Pénitentiel, dit de saint Théodore de
Cantorbéry, qui appartient, au plus tard, à la fin du huitième siècle,
et les statuts de Corbie, rédigés en 822, nous sont de sûrs garants
que la fête de la Toussaint portait déjà son nom actuel et se célé-
brait le 1" novembre, longtemps avant que Louis le Débonnaire eut
publié à cet égard son fameux capitulaire (2).
§ III. — Progrès du culte des samts du septième au treizième
siècle.
Le septième siècle ne devait pas s'achever sans que deux autres
fêtes vinssent prendre rang au nombre des principales solennités du
cycle : ce sont celles de la Nativité de la sainte Vierge (8 septembre)
et de l'Exaltation de la sainte Croix (là du même mois). On a par-
fois attribué l'institution de l'une et de l'autre au pape saint Serge I"
(687-700). Mais la vérité est que ce pontife ne fit que donner plus de
pompe et d'éclat à des fêtes qui existaient avant lui (3).
Le pape saint Adrien promulgua à son tour, dans les dernières
années du huitième siècle, un décret qui n'a pas peu contribué au
progrès de la piété envers les saints. Cette mesure eut pour but
de revenir sur une prohibition de saint Gélase, ou plutôt de donner
à cette prohibition une interprétation plus bénigne. Le pape Gélase,
en effet, considérant que, de son temps, les hérétiques s'appli-
quaient à forger de faux acte^ de martyrs, de fausses vies de saints,
et ne réussissaient que trop à faire passer pour authentiques ces
récits fabuleux et dangereux, ne vit d'autre remède à un si grand
mal, que d'en venir à défendre, d'une manière générale, la lecture
des vies de saints et des actes des martyrs [h] pendant les offices
(1) Annal. 0. S. B., lib. XXXIII, n» 1, seu t. II, p. 646.
(2) V. Pœ.ittentiel Theoio'i. — Pair, lit., t. LXXXIX, p. 36. — Statuta
S. A'iulnrdi. —Ibid., t. GV, p. 538 et 546.
^3) L'ber Pont^f., t. I, p. 270-275.
(4) Le décret de saint Gélase [Concilli, édit. Mansi, t. V, p. 388, ou Thiel:
Epistol. Roman. Pontif., t. I, p. 418) est assez ambigu en tant qu'il a trait
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN 35
divins. C'était priver le clergé et les fidèles d'une source abondante
de renseignements instructifs et édifiants; et comme le danger
n'était plus le même au huitième siècle qu'au cinquième, le pape
Adrien n'hésita pas à annuler une prohibition de ce genre (1).
Sa décision fut accueillie avec une faveur marquée; c'est à elle, sans
nul do'ito, que nous devons la conservation d'un nombre consi-
dérable d'actes de martyrs et de vies de saints, dont les annales
du monde et de l'Église ont plus tard largement bénéficié. Pendant
que le pape saint Adrien donnait ainsi un nouvel éclat à l'office divin
et au culte des saints, son ami dévoué, l'empereur Gharlemagne,
travaillait efficacement à la même œuvre, en ordonnant de faire un
recueil d'homélies et de sermons peur toutes les fêtes de l'année, et
en chargeant de ce travail des savants aussi distingués que Paul
Diacre, Alcuin et Alain de Farfa (2).
Au neuvième siècle, le zèle sans égal qu'apporta le pape saint
Paschal 1" à rechercher et à recueillir les corps des martyrs de
Piome, saurait d'autant moins être passé sous silence, que le pontife
compta bientôt beaucoup d'imitateurs, non seulement parmi ses
successeurs, mais aussi parmi les évêques et les abbés du monde
chrétien, ce qui ne contribua pas peu à rendre général et universel
le culte d'un grand nombre de martyrs romains et autres, comme
Marceliin et Pierre, Vit et Modeste, etc., culte qui n'avait guère
dépassé précédemment l'enceinte de Piome ou d'une autre cité
isolée. Pai'mi ces ardents propagateurs de la piété envers les saints,
on doit signaler nommément Angilbert, abbé de Saint-Riquier.
Il fit venir de Piome, de Constantinople, de Jérusalem et d'autres
lieux encore, des corps saints ou des parties de corps saints et cent
autres objets précieux également dignes de vénération, comme vète-
aux lectures de l'ofBca divin, et a parfois été interprété dans un sens diamé-
tralement opposé; mais je ne vois aucune raison pour ne pas accppter l'inter-
prétation romaine qui suit (page suiv., note 1). A mes yeux, elle fait auLorité.
(1) Passiones sanctorum martyrum vel gesta eorum usque Adriaai tem-
pora non tegebantur nisi ubi ecclesia ipsius sancti vel titulus erat. Ipse
Yero removere jussit et in eccle-ia S. Pétri legendas es^e constituit. (Ordo
Rnnanus decimi sœctiH, apud Tommasi, t. IV, p. 325. — Voir aussi la lettre
du Pape à Gtiarlemague. (Pat'oL Ut., t. XGVIII, p. 1284.)
(2) La lettre de Gharlemagne [Pafrol Int., t. XGV, an. 1159), n'est
adressée qu'à Paul Diacre, mais on croit généralement qu'Alcuin et Alain,
abbé de Farfa, s'occupèrent du mêoie travail, sous la protection du grand
empereur. (V. HUt. littér. de li France, t. IV, p. 337; t. V, p. x.) Le travail
d'Alain de Farfa, qu'on croyait perdu, vient d'être retrouvé à la bibliothèque
royale de Munich (manuscrits latins, n" 4564).
36 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
ments, chaussures, etc., de Notre- Seigneur et de la sainte Vierge,
pour en enrichir les divers lieux de prière dont il avait la garde.
Le dixième siècle contribua aussi, d'une manière très efficace, à la
diffusion du culte des saints et à l'établissement de nouvelles fêtes
en leur honneur : ce fut par le transfert en divers lieux de leurs
corps vénérés ou de partie de ces corps. On sait, en effet, comment
le torrent des invasions normande, sarrasine ou hongroise, débor-
dant alors de toutes parts, maintes populations se trouvèrent dans la
nécessité de chercher leur salutdans la fuite, en emportant avec elles
ce qu'elles regardaient avec raison comme leur trésor le plus précieux,
nous voulons dire les corps saints dont elles avaient la garde. De là,
des pérégrinations parfois lointaines, avec arrêts sur la route plus ou
moins nombreux, avec opération de miracles et de prodiges surnatu-
turels, avec distribution de reliques plus ou moins considérables;
de là, par voie de conséquence, l'extension à de nouveaux pays du
culte de saints et de thaumaturges qui jusque-là n'étaient connus
que dans un cercle parfois très restreint; de là, l'institution de nou-
velles fêtes en leur honneur sous le nom de Translation, Relation,
Invention, etc.
Le onzième siècle nous apparaît de son côté comme ayant con-
tribué dans une large mesure à enrichir le calendrier romain :
c'est alors, en effet, que le nom glorieux de sainte Madeleine doit y
avoir été inscrit; c'est alors aussi que saint Grégoire VII, qui
domine toute cette époque de la hauteur de son génie et de sa
fermeté indomptable de caractère, y ordonna à tout le monde chré-
tien de célébrer désormais annuellement la fête particulière de
chacun des successeurs de Pierre qui avaient versé leur sang pour
la foi, après avoir gouverné l'Eglise de Jésus-Christ pendant un
temps plus ou moins considérable. C'est à ce décret, si je ne me
fiiis illusion, que les saints papes Télesphore, Hygin, Anicet, Sotère,
Glet, Marcellin, Eleuthère, Jean, Félix l", Sylvère, Anaclet, Evariste
et M'^lchiade, doivent l'honneur de figurer aujourd'hui au calendrier
de l'Eglise universelle.
Le douzième siècle, ère de renouvellement et de résurrection,
entoura la sainteté des hommages les plus empressés, et produisit
lui-même de grands saints; mais il ne fournit cependant aucun fait
nouveau à l'histoire proprement dite du calendrier romain, en
dehors de l'insertion des trois glorieux noms du martyr Thomas
de Cantorbérv, du docteur de l'Eglise Bernard de Chiirvaux, et
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN 37
d'Ubald de Gubbio, si secourable contre les obsessions diaboliques.
Le treizième siècle, qui ne le cède peut-être à aucune autre
époque des annales du monde sous le rapport d'un éclat extraor-
dinaire de sainteté et d'illustrations en tout genre, eut la gloire
d'enrichir le cycle ecclésiastique d'un de ses joyaux les plus pré-
cieux : la fête du saint Sacrement, et procura aussi au calendrier
romain les noms nouveaux de François et Claire d'Assise, Domi-
nique de Guzman, Pierre de Vérone, qui ont conquis une immense
popularité. Mais il réalisa en outre une sorte de rénovation de ce
même calendrier, sur laquelle je dois entrer dans quelques éclair-
cissements, tant pour en montrer l'importance et en déterminer la
date, que pour la venger des assertions fausses et calomnieuses que
certains liturgistes ont témérairement émises à son occasion.
§ IV. — Classement des fêtes en doubles et serai-doubles. — Date
et conséquences de ce fait. — Erreurs étranges auxquelles il
a donné lieu.
Au treizième siècle, les blasphèmes et les impiétés que les vau-
dois et les albigeois ne cessaient de vomir contre le culte de la
sainte Vierge et des saints, comme aussi l'état de la controverse
théologiqiie, demandaient impérieusement que le culte et l'invoca-
tion des saints reçussent de nouveaux et plus importants développe-
ments. Les touches secrètes de l'Esprit-Saint poussaient également
l'Epouse de Jésus-Christ à entrer dans la même voie, afin de pro-
curer par là à ses enfants de nouveaux modèles et de nouveaux
protecteurs, à la veille de la lutte formidable contre les grandes
hérésies du quinzième et du seizième siècle. Or l'Église romaine
réalisa, ;\ cette date même, cette œuvre de salut; mais elle le lit,
selon son habitude, sans rien brusquer ni bouleverser, en sorte [que
les contemporains y prirent à peine garde. Elle le fit, en effet, au
moyen d'un simple classement nouveau des fêtes de son calendrier,
lequel classement parut d'abord sans conséquence; seulement, au
bout d'un siècle, ce même classement, par suite de l'abus qu'on en
avait fait, — l'homme abuse de tout, — avait produit de tels résultats,
qu'un liturgiste de grand renom, et ordinairement mieux inspiré,
s'en effraya, et ne craignit pas de crier au scandale, comme s'il se
fût agi de conjurer un danger public (1). Somme toute, il n'y avait
(1) Raoul de Rive, de Concordia canonum, passim, et surtont proposit. 2î *.
38 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
peut-être, de la part de Raoul de Rive, qu'un malentendu et une
confusion d'idées assez étranges; mais, avant de l'établir briève-
ment, il est de mon devoir de rechercher d'abord quelle est la
véritable origine et quel est le vrai sens des locutions : jèle double
et fèie semi-double, qui jouent ici un grand rôle. Il sera indispen-
sable pour cela de reprendre les choses d'un peu plus haut.
On se rappelle, sans doute, ce que j'ai déjà dit (1), à savoir que,
dès le sixième siècle, les fêtes des saints éclataient en grand nombre
sur le calendrier romain; mais, comme elles étaient toutes répar-
ties en deux classes (les festa majora et les [esta minora), comme
en outre ces dernières, qui étaient de beaucoup les plus nom-
breuses, n'avaient d'autres psaumes que ceux de la férié, excepté à
laudes, la suppression de l'office dominical était chose très rare,
et la récitation intégrale du psautier hebdomadaire n'était elle-même
que fort peu entravée. Or les choses n'avaient pas notablement
changé du sixième au treizième siècle, bien que les noms et les
appellations eussent subi quelque variation : on avait, par exemple,
établi en diverses églises une distinction parfaitement légitime entre
les fcslivitates ou sotemnitates (les fcsla majora de l'âge précédent)
et les autres fêtes de moindre importance, qu'on appelait simple-
ment fesia novem vel irium lectionum, au rite romain ; festa trium,
octo vel duodecim lectionum, au rite monastique (2) . Par suite de
l'augmentation du nombre de ces fêtes secondaires, surtout de
celles qui avaient 9 ou 12 leçons, l'office férial avait dû. subir plus
d'une atteinte depuis les jours de saint Grégoire; mais l'office
dominical avait gardé sa prééminence, et le psautier hebdomadaire
n'était nullement tombé en oubli.
L'expression de festa simplicia fît elle aussi son apparition vers
la fin du onzième siècle (3)? Comme actuellement elle fait en
quelque sorte corps avec les expressions festa dupUcia et seyni-
duplicia, on serait tenté de croire que celles-ci ont la même anti-
quité. Mais ce serait se tromper soi-même, et s'engager dans une
(1) Voir plus haut, art. II, § v, à la fin.
(2) Jean d'Avranches, mon archpvèque de Rouen en 1079, est le premier
liturgiste de notre connaissance qui mentionne l'usai^e romain des solemnit'Ues
comme disiinctes des f' s/a novamseu irium hctionum(P<itroL Int , t, GXLVII,
p. 60 39); mais, dès la fin du huitième siècle, S. Siurme, abbé de Fulde,
nous apprend que les moines avaient déjà établi une distinction entre les
fèies de 12, 9 et 3 leçons. [Patrol. lut., t. LXXXIX, p. 1261.)
(3) Microlog., cap. xliii.
LE CALENDRIER DU BRÉHAIRE ROMAIN 39
fausse voie. Ce qui établit clairement à mes yeux que ces dernières
expressions étaient totalement inconnues avant la seconde moitié
du treizième siècle; c'est qu'on les chercherait vainement, non
seulement dans Rupert de Deutz, Jean Beleth, et les autres litur-
gistes du dou£ième siècle ou d'une époque antérieure, mais même
dans Sicard de Crémone, mort vers 1215, auquel on doit un
ouvrage célèbre, le Mitrale (1), sorte de somme liturgique dont
profita grandement, quelques cinquante années plus tard, Durand
de Mende, pour composer un ouvrage analogue, le Rationale divi-
norum officiorum. Il y a plus : le terme de festum simplex est
encore absent de l'immortelle bulle, Transiturus de hoc mundo^
donnée en '126/i par Urbain IV, pour instituer la fête solennelle du
saint Sacrement, à laquelle le pontife attribuait cependant une
octave (2). De- cet état de choses je crois pouvoir conclure qu'à la
date de 126A l'expression en question n'existait pas encore, ou du
moins n'était pas encore consacrée. Or, il en était tout autrement
quinze ou vingt années plus tard, témoin un ordo romain qui fut
rédigé par ordre du bienheureux Grégoire X (1271~'J276), et dans
lequel l'expression de festa duplicia revient plus d'une fois, et est
employée sans hésitation comme terme reçu et de plein usage;
témoin aussi le même Durand de Mende, qui en use semblablement,
et affirme en toutes lettres que la double locution festum duplex ou
semi-duplex, signifiait qu'on doublait, ou qu'on ne doublait pas,
les antiennes, c'est-à-dire que lesdites antiennes se chantaient
avant et après les psaumes et cantiques, ou seulement après, au
moins pour le double office de laudes et de vêpres (3). De ces
rapprochements curieux il ressort manifestement que les expres-
sions liturgiques festum seu officium duplex et sem.iduplex n'ont
pas fait leur apparhion avant la seconde moitié du treizième siècle;
il ressort, en second lieu, qu'elles ont une origine romaine; il res-
sort, en troisième lieu, qu'on leur a donné dès l'origine le même
sens qu'aujourd'hui [h]-
(1) Voy. Mitrale, xr, liv. — Les andeunes occupent l'auteur dans ce cha-
pitre, mais il ne supposa jamais qu'on les double pour un motif quelconque.
(1) BuUar Romunum, edit, Oqueline, t. 111, p. 404.
(3) Ordo Romanus, xni, n" 28. — Ration, divin, offidor., Vil, cap. i,
n»s 31 34.
(4) On doublait aussi les répons dans certaines circonstances et il y avait
encore quelques autres usagps analogues de moindre importance sur les-
quels il serait inutile de m'arrêter. De même, dans les sixième et neuvième
/|0 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
La véritable origine et le vrai sens des expressions fêtes doubles
et fêles semi-doubles ainsi expliqués, je vais rechercher maintenant
comment ce nouveau classement est devenu insensiblement le prin-
cipe et le point de départ d'une sorte de révolution liturgique à la
fois pacifique et salutaire, quoi qu'en ait dit Raoul de Rive.
En premier lieu, on comprendra sans peine pourquoi ledit classe-
ment contenait en germe et devait amener inévitablement, dans un
avenir prochain, une diminution notable de l'office dominical au
profit de celui des saints, si Ton vient à réfléchir que ledit office
dominical, qui précédemment ne cédait qu'aux festa majora, se
vit réduit au rang de semi-double dans le nouveau classement et par
suite se trouva distancé par une double série de fêtes de saints;
celles dont l'office était appelé totiim duplex, et celles dont l'office
était dit simpliciter duplex (i).
Si on me demandait à cet égard pourquoi on en avait agi de la
sorte, pourquoi l'office dominical avait été placé ainsi dans un état
d'infériorité, je serais obligé de répondre que les anciens liturgistes
ne nous ont rien appris à cet égard. Voici cependant une solution
qui ne me paraît pas dénuée de fondement. Rome, on le sait assez,
Rome chrétienne surtout, a toujours été, par excellence, le pays de
la temporisation et des sages tempéraments, ne rien brusquer, ne
rien bouleverser, laisser agir le temps, sont des maximes pleines
de sagesse, dont on ne se départ jamais dans les conseils des sou-
verains pontifes. Or, précisément dans la circonstance, ne donner à
l'office dominical que le rang de semi-double, c'était réellement
poser un principe nouveau et gros de conséquences, mais c'était
aussi agir sans rien brusquer, sans rien bouleverser, en laissant
les choses à peu près dans le statu qun. Avec ce système, en effet,
il n'y avait rien de changé dans l'office férial et dominical, le texte
en restait exactement le même, tandis qu'un office dominical du rite
double eût modifié notablement le Psautie?' et le Propre du temps.
Avec ce système aussi, les changements introduits dans les offices
des festa majora et des festa simpliciter duplicia ne durent pas
siècles, les fêtes principales de l'année avaient parfois double office de nuit,
du/ji'X vKjilia. Amalaire, et les anciens ordos romains en ont parlé. Mais
ce qui me paraît contraire à la vérité, c'est de prétendre avec Fronbeau
(Cahndar. romanum, p. 61, et Grancolas. Commentaire sur le Bréviaire, lib. 1,
cap. xLiv) que l'expression fesium duf)lex signitiait primitivement qu'il y
avait en ce jour absolument double office et double messe.
(l) Ration, divin, officior. loco cilato.
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN 41
être considérables, au moins dès le début : car les fêtes de cette
catégorie étaient alors peu nombreuses.
Après tout, quoi qu'il en soit de ma conjecture et de mon explica-
tion, ce qu'il importe de remarquer, pour se rendre compte des
conséquences que devait entraîner comme fatalement et qu'entraîna
de fait le classement dont je m'occupe, c'est que le principe de
l'infériorité de l'oOiice dominical vis-à-vis d'un office festif, même
de second ou troisième degré, y était érigé en règle ordinaire de
conduite : car il était impossible, étant donnée la tendance native
de l'homme à chercher ses aises, à se débarrasser des fardeaux
dont ses épaules sont chargées ; il était impossible, dis-je, qu'on ne
cherchât pas, dans un avenir plus ou moins éloigné, à profiter de
ce principe, sous des prétextes plus ou moins plausibles, pour sup-
planter l'office férial ou dominical et le remplacer par un office
festif beaucoup moins long et moins fatigant au rite romain.
Dès le onzième siècle, en effet, les réclamations contre la longueur
de l'office dominical trouvèrent parfois tant d'écho, qu'on en vint
dans certains diocèses à permettre de scinder en deux ledit office,
en sorte que les dix-huit psaumes dont se composent les vigiles de
nuit, fussent répartis neuf par neuf entre deux dimanches consécu-
tifs. C'est Jean d'Avranches, un des meilleurs liturgistes de son
époque, qui nous a révélé cette particularité (1).
Une telle pratique était abusive et aurait pu avoir des consé-
quences funestes ; aussi Rome ne l'a jamais sanctionnée par son
exemple. Elle aima mieux, si je ne me fais pas illusion, couper court
à ce danger, en autorisant la substitution plus ou moins fréquente
d'un otïice {"estifau lieu et place de l'office férial ou dominical. La
chose devenait facile, on le comprend, après l'inauguration du clas-
sement des fêtes, dont je parle dans ces pages.
Il n'est pas impossible non plus que saint Grégoire Vil et le
grand Innocent III n'aient préludé à cette innovation, longtemps
avant l'introduction des fêtes doubles et semi-doubles, en autorisant
les clercs de leur chapelle privée à remplacer semblablement de
temps à autre l'office férial par un office festif (2) . Ce qui est encore
moins douteux, c'est qu'après l'établissement desdites fêtes doubles
(1) Jonnnes ahrinvinsù. De Eccl. officiis, Patr. ht., toma cxlvii, p. 55.
(2) Radulphus de Rivo. (Propont. 22"). — Cet auieur ne parle explicite-
ment que d'Innocent 111, mais on a dit quelque part la même chose de
saint Grégoire Vil.
Il2 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
OU semi-doubles, on recourut avec tant d'empressement à ce moyen
nouveau de faire brèche à l'ofTice dominical, qu'au bout d'un siècle,
celui-ci avait été en quelque sorte pratiquement supprimé dans un
grand nombre de diocèses (1). De là, Vira et les plaintes amères
de Raoul de Rive, le liturgiste que je me vois obligé de prendre ici
à partie. Mais, je me plais àl'aflirmer aussi, personne ne songerait à
blâmer le doyen de Tongres, s"il avait su contenir son indignation
dans de justes bornes, s'attaquer aux vrais auteurs de l'abus, dis-
tinguer entre une chose bonne en soi et l'abus lui-même qui en est
fait, enfin s'il s'était gardé de donner à l'abus lui-même des propor-
tions démesurées, que les faits contredisent positivement.
A entendre, en effet, l'auteur de la Concordia canonum, ce n'est
pas simplement la suppression parfois arbitraire de l'office férial et
dominical qu'il fallait réprimer de son temps, il lui arrive encore de
comprendre dans les mêmes anathèmes les développements légi-
times donnés au culte et à l'invocation des saints (2).
En second lieu, ce n'est pas aux souverains pontifes Grégoire VII
et Innocent III qu'il ose s'attaquer, et il eut raison : car ces immortels
pontifes avaient usé de leur autorité souveraine pour sanctionner
une dispense pleine de sagesse. Mais, en retour, le doyen de Tongres
s'attaqua avec violence aux enfants de Saint-François. Or ceux-ci,
en définitive, lui-même en convient par moments, n'étaient que les
humbles satellites des Pontifes rouiains et leurs serviteurs dévoués (3).
Enfin, le même liturgiste ose prétendre, et c'est ici que l'audace
de ses assertions dépasse toute mesure, il ose prétendre que
l'abus dont il s'occupe avec tmt d'acrimonie, eut pour résultat
d'altérer gravement le texte de l'office divin, en sorte que celui-ci
y perdit tout le parfum [h) d'antiquité qu'il tenait des siècles.
De Romain, il devint Franciscain, nous dit-il en toutes lettres.
(1) Rive, propont. 22*.
(2) 7/., proposit. 17' et 18*.
(3) Id.. proposit. 22% inino.
(4) >< Sciendum (esl) quod Nicolaus papa III fecit in ecclesiis Urbis amo-
veri antiphonaria, gradualia, missalia et alios Ubros ofûcii aatiquos quin-
quagiûia, et man iavit ut de caettro ecclesiae urbis utereniur libris et bre-
yianis fratrum minorutn... Uade h'idie in Roraa omne^ libri sunt nnvi et
franciscani. » {Propo^t. 22% in fine). Je ne suis pas le premier à ra'élever
contre de pareilles asseriiuns; je ne fais que marchera la suite de Pngi
{Br viiT'um roman, puntificanri], de Nicolas lil, u" 24) et de Benoit XIV
[De B-atif., lib. IV, part. II, cap. xin, n* 2), en les déclarant tellement
exagérées, qu'elles en deviennent l'antipode de la vérité. En outre, les
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN Zl3
Comme si la réforme en question avait eu pour objet le texte
même de l'office romain, et non uniquement un nouveau classement
des fêtes du calendrier. Mais je ne puis entrer ici à cet égard dans
une discussion qui serait nécessairement longue, sans m'écarter du
but direct que j'ai en vue. Il doit me suffire pour aujourd'hui
chroniqupurs contemporains, qui n'étaient nullement indiSprents aux choses
de la limriïie, témoin le soin avec lequel ils ont meniionné le décret de
Boniface VIII dont il va être question dans le paragraphe suivant (voy.
Rinaldi, ann. 1295, n°^ 55 et 56), ayant gardé le silence sur le pré-
tendu décret de Nicolas III et sur la prétendue ch'ise (\vl'i\ aurait faite aux
anciens livres liturgiques, le doyen de Tongres, seul et unique témoin, n'a
pas droit d'être cru sur parole dans la circonstance. Ce qui prouve encore
qu'il n'est pas digne de créance lor-^qu'il atTirrae que, de son temps, à
Rome, tous les livres d'office étaient franciscains, bs autres ayant été
anéantis par Nicolas III, c'est que le bienheureux Tomma-i et bien d'autres
après lui en ont rencontré bon nombre plus anciens que saint François et
le treizième siècle. Ne sait-on pas également par A malaire et les autres
liturgiïtes, ainsi que par les nombreux manuscrits liturgiques des neuvième
et treizième siècles qui sont conservés dans les principales bibliottièques
de l'Europe, quelle était la formp et quel était le texte de l'office romain
avant l'âge de saint François? On peut donc comparer avec les textes qui
sont postérieurs à la même époque. Or, de cette comparaison, il re-sortira
manifestement que les livres en question sont restés substaniit llement
romains et i/réy ariens. On a pu abré^^er les lectures, retrancher çà et là des
versets à quelques répons ou à quelque antienne, mais c'est tout. Il est
possible encore que l'influence des enfants de Saint-François ait fait intro-
duire dans lesdits livres les offices propres de saint François d'Assise, de
saint Antoine de Padoue, de saint Dominique, de suinte Claire; mais alors
qu'on nous parle d'additions, et non d'une altération. Une dernière remarque,
car ce n'est pas ici le lieu lie consacrer de longues pages à ce sujet, quel
que soit son intérêt. Je crois avoir trouvé le vrai motif qui a porté les
liturgistes à donner créance aux assertions de Raoul de Rive : c'est qu'ils
ont admis, sur la foi de Wadding (<4«/t'(/. il/tV/or, anno 1244, n° 45 et 12'i9,
n° 10), que le quatrième général des frères Mineurs, Haymon, avait opère une
correction du Brévinirn roman par ordre de Grégoire IX. Or l'unique texte
sur lequel repose une assertion aussi grave n'est autre chose qu'une lettre
de Jean de Parme, le successeur dudit Haymon dans le genéralat de son
ordre, lettre qui n'est ni claire, ni précise, ou plutôt qui, à mon avis, devrait
passer pour une impprtinence, si elle avait le sens que lui attribue Wadding.
Non content, en effet, d'affirmer que ledit Haymon corrigea le Bréviaire et
le Missel, non content d'ajouter que cette correction fut sanctionnée par
Grégoire IX, cet auteur prétend en outre que la correction susdite fut
aussi approuvée par le Chapitre général de son Ordre. La ciiose se com-
prend si la correction ue s'étendait qu'aux bréviaires et missels en usage
dans l'ordre, comme je le suppose; mais, s'il se fût agi, comme le veut
Wad iing. d'une correction du Bréviaire et du Mis'iel lonuiins, le chapitre
général de Tordre franciscain n'avait manifestement aucun droit de sou-
mettre à son visa une correction ordonnée et approuvée par le Pontife
romain en personne.
44 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
d'avoir établi quelle est la vraie date de ce classement et quelles
ont été ses conséquences, pendant que je vengeais en même temps
l'Église romaine et l'ordre de Saint- François des accusations
calomnieuses qu'un fâcheux malentendu faisait peser sur l'une et
sur l'autre à cette occasion.
g V, — Boni face VIII et son décret Gloriosus. — Sage réserve de
ses successeurs. — Multiplication exagérée des fêt es des saints
et des offices propres pendant les quatorzième et seizième siècles.
Après avoir établi brièvement quelle est la date et quelles sont les
conséquences du classement des fêtes du calendrier en doubles et
semi-doubles, et vengé à ce sujet l'honneur de l'Eglise romaine et
celui de l'ordre des frères Mineurs des accusations exagérées et
calomnieuses qui pesaient sur eux à cette occasion, je dois recher-
cher maintenant comment le classement en question, parfaitement
légitime et louable en soi, n'en devint pas moins la source d'un abus
des plus déplorables. On devine par ce qui a été dit dans le para-
graphe précédent que l'abus dont il s'agit n'est autre que la sup-
pression arbitraire de l'office férial ou dominical. Ici encore on
pourrait affirmer, avec une certaine apparence de raison et cepen-
dant à tort, que l'exemple vint de haut, qu'il fut donné par l'un des
plus grands pontifes du moyen âge, Boniface VllI. Le fait est que
ce pape, par son décret Gloriosus, qui remonte à l'année 1 295, et en
vertu duquel les fêtes des douze apôtres, des quatre évangélistes
et des quatre grands docteurs de l'Eglise latine se trouvèrent du
même coup élevés au rang de double, avec préséance sur les diman-
ches ordinaires ou per annum (1), donnait un exemple et créait un
antécédent dont les autres évêques de la chrétienté pouvaient se
prévaloir en plus d'une circonstance, à une époque où leur droit
personnel d'instituer de nouvelles fêtes dans les limites de leur
juridiction n'avait été, jusque-là, à ma connaissance, l'objet d'au-
cune contestation; seulement, en y réfléchissant mieux, on arrive
à se convaincre facilement qu'autant la mesure décrétée par le sou-
verain Pontife était légitime en soi, voulue et bénie de Dieu, en
raison des circonstances et de l'état de la controverse théologique,
autant les innovations de beaucoup d'évêques, eu ce qui touche la
multiplication excessive des fêtes des saints, furent maintes fois pure-
(l) Ce décret est inséré dans le Sexte, lib. III, tit. xxii, cap. i.
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN ^(5
ment arbitraires et sans excuse valable au tribunal de la saine
raison et de la conscience.
On le sait assez, en eflet, la seconde moitié du treizième siècle vit
commencer, contre la double autorité doctrinale et gouvernemen-
tale dont l'Église et ses chefs sont en possession, une série d'atta-
ques non plus passagères, comme cela avait eu lieu de temps à
autre par Je passé, mais incesssantes, et en quelque sorte ininter-
rompues, en attendant que Jean Huss et Wiclef, Luther et Calvin en
vinssent plus audacieusement encore à refuser au corps même de
l'Église des privilèges aussi inalién ibles que ceux de l'infaillibilité
et de l'indéfectibiliié, de la sainteté et de l'apostolicité, Boniface VIII
eut à gémir personnellement sur les attaques dont je parle, car il y
en eut qui furent dirigées spécialement contre l'exercice qu'il fai-
sait de son autorité. Eut-il aussi le pressentiment intime des luttes
encore plus formidables que l'avenir réservait au monde? C'est le
secret de Dieu. Mais ce qui ne me paraît pas douteux, c'est que ce
pontife, dans sa haute intelligence, ne vit rien de mieux à faire pour
affermir le principe de l'autorité doctrinale et gouvernementale qui
réside dans l'Église, que de recourir à la liturgie et de lui donner en
quelque sorte mission de parler au cœur des multitudes pour les
mettre en garde contre les enseignements des docteurs de men-
songe. De là l'éclat inaccoutumé dont il voulut entourer simultané-
ment les fêtes des apôtres, qui ont fondé l'Église au prix de leur
sang, celles des évangélistes, qui sont comme les canaux au moyen
desquels les enseignements de Celui qui s'est appelé lui-même la
lumière du monde^ sont arrivés jusqu'à nous; enfin, celles des quatre
grands docteurs qu'on a droit de regarder comme les continuateurs
des évangélistes, comme des lampes ardentes et lumineuses qui
ont eu pour mission d'illuminer le monde de nouvelles clartés et
d'empêcher les ténèbres de s'y implanter pour y faire la nuit (1).
La mesure décrétée par Boniface VIII se trouve de la sorte expli-
(I) Aima mater Ecclesia... Christi Redemptoris apostolos, numéro duo-
deno contentos, qui viventes îq carne praîdictam Ecclesiam suo prptioso
sanguine plantaveruut... quatuor evangt-listas Domini, per quorum diligea»
tissima et tidelissima studia eidem Eccle?iao sacra Evangelia illuseruat.. .
egregios quoque ipsius Ecclesiœ... dociores... Gregorium, Augustiuum,
Ambrosium et Hieronymum... summis attoilere vocibus, et specialibus de-
nique lionoribus venerari... Horum quippe doctorum perlucida et salutaria
(fuerunt) documenta... per ipsos quasi luminosas ardeotesque lucernas
super candelabrum in domo Domiui positas, errorum teuebris profugatis,
totius corpus Ecclesite irradiœt. » [Ttxte du même décret de Boniface VIII.)
^Q REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
quée et pleinement justifiée. C'était quelque chose comnoe un
déiiienti public et solennel opposé à l'audace toujours croissante des
négations de l'hérésie et de l'impiété. Toutefois, on doit l'avouer,
il V avait là un apport considérable ajouté d'un seul coup au calen-
drier, et si plusieurs des successeurs de l'immortel pontife eussent
tenu à ne pas être en arrière de lui à cet égard, le calendrier
romain eût bientôt été surchargé et n'eût pu suffire à contenir
tant de fêtes. Mais l'Esprit-Saint était avec son Église et inspira au
bienheureux Benoît XI et aux autres successeurs de Boniface VIII
des pensées et des desseins plus en conformité avec les besoins et
les nécessités de leur époque. En conséquence, ces pontifes mon-
trèrent la plus grande réserve en ce qui louche l'institution de
nouvelles fêtes. Il y eut çà et là des diocèses où le rang de
double et la préséance sur le dimanche donnés à quelques-unes de
fêtes en que.-^tion parurent chose exorbitante, en sorte que lesdites
fêtes ne furent insérées dans leurs calendriers qu'avec le rang de
semi-double (1). Mais par ailleurs le décret Gloriosus fit vraiment
loi dans toute fÉglise et fut même ratifié dans plusieurs conciles
provinciaux (2). Le bienheureux Urbain V, Grégoire XI et peut-être
d'autres Papes se plurent de leur côté à le ratifier indirectement,
en ajoutant le chant du symbole de la foi aux autres marques de
distinction dont Boniface VIII avait entouré les fêtes des apôtres,
des évangélistes et des docteurs de l'Église (3).
Ce point ainsi éclairci, je vais rechercher maintenant ce qu'ont
fait en ce genre les successeurs de Boniface VIII, quelles fêtes nou-
velles ils ont à leur tour instituées. On verra, comme je l'ai déjà
affirmé, que, loin de s'abandonner à cet égard à un zèle indiscret, ils
y ont mis au contraire une réserve et une prudence dignes des plus
grands éloges. Près de trois siècles, en effet, séparent saint Pie V de
Boniface VIII. Or, })endant tout ce laps de temps, le nombre des
fêtes nouvelles qui furent ajoutées au calendrier, ne paraît pas
s'élever à plus de dix ou quinze tout au plus.
En voici le relevé chronologique. Sans oser prétendre qu'aucune
omission ne s'y soit glissée, je crois cependant pouvoir assurer que
(1) Merati cite, après Graacolas, le Bréviaire des dominicains de Paris et
celui du roi Jean le Bon, l'un et l'autre du quatorzième siècle, parmi ceux
qui maintenaient les apôtres, les évangAlJstes et les docteurs au rang de
semi-double. (Commentar in Rubric. Bicvaiii ronvini, seclio II*, cap. i, n. 4.)
(2) Ainsi le can. 41 du coocila de Marsiat (Province d'Auch), tenu en 1326.
(3) Ordo romanus, xv, n" 121.
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN Kl
je n'ai rien négligé pour le rendre aussi exact et complet que cela
m'a été possible avec la rareté des sources d'information que j'avais
à ma disposition.
Et d'abord, le second successeur de Boniface VIII, Clément V,
canonisa saint Pierre Célestin en 1313, et en fixa formellement la
fête au 19 mai de chaque année; mais il oublia de déterminer quel
ofllce et quelle messe on célébrerait en son honneur. Aussi l'ordre
relatif à la célébration de la fête du fondateur de l'ordre des céles-
tins fut-il pour cela considéré comme non avenu, ce qui est arrivé
en maintes autres circonstances (1) et l'insertion de ce saint pape
au calendrier de l'Église universelle n'est due qu'au décret du
2 juillet 1668, émanant de Clément IX (2),
Jean XXII fit mieux pour saint Thomas d'Aquin, non seulement
il le canonisa, mais il orna encore son front du laurier des Docteurs
de l'Eglise et décréta que sa fête se célébrerait partout le 7 mars
de chaque année. Ce même pontife revint aussi sur une décision
d'un de ses prédécesseurs, Alexandre II (1061-1073). Celui-ci, ins-
tamment prié d'établir une fête annuelle ou plutôt de sanctionner
l'institution déjà réalisée d'une fête annuelle en l'honneur de la
sainte Trinité, n'avait pas jugé à propos de le faire, en raison de
ce que la sainte Trinité était l'objet journalier de nos chants de
triomphe et de nos supp'ications. Mais comme la piété publique
n'en avait pas moins continué, même à Rome, de célébrer ladite
fête, Jean XXII crut avec raison qu'il y aurait plus d'inconvénients
que d'avantages à imiter son prédécesseur du onzième siècle. C'est
pourquoi il ordonna qu'à l'avenir on célébrât une fête annuelle en
l'honneur de la sainte Trinité et la fixa au dimanche, jour octaval
de la Pentecôte.
Clément VI (1342-1352) avait cultivé la liturgie. On lui attribue
la rubrique qui prohibe toute mémoire dans les fêtes solennelles;
item la rédaction et l'insertion au Mis:^el romain de la messe votive
Recordare^ Domine^ testamenti tui, qui se dit/?ro vitanda morta-
litale seu pestilentia (3). On croit aussi que ce fut lui qui éleva
(1) Benoît XIV {de Beaiificitione, lib. I, c. xxxviii) est le premier à recon-
naître que les évoques et les fidèles sont dans leur droit en ne tenant aucun
compte des ordres pontificaux en quesiion, quand le rite de l'office à célébrer
le jour ne sont, pas déterminés avec précision.
(2) Acta SS, t. IV, Mail, p. 419 et 880.
(3) Orlo Homanas, n. xv, n" 101. — Pagi. Brev. hislor. rom. Poniif., de
Glementina VI', n. 39.
k
8 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
saint Basile du rite simple au rite semi-double avec office à neuf
leçons (1). Mais il n'ajouta aucun nom nouveau au calendrier de
l'Église universelle.
11 n'en fut pas autrement du pieux Innocent VI, qui se contenta
d'accorder à l'Allemagne et à la Bohême une fête spéciale en l'hon-
neur de la sainte Lance et des SS. Clous, dont le corps du Rédemp-
teur a été transpercé sur la croix (2). Cette fête est devenue le point
de départ de l'institution de fêtes analogues en l'honneur des autres
instruments de la Passion et de cette Passion elle-même, qui se célè-
brent en beaucoup de lieux, depuis deux siècles, dans le temps de la
Septuagésime et du Carême et qui sont si chères à la piété sacerdo-
tale (3). On regrette seulement que les offices qui ont été composés à
cette occasion, n'aient pas été rédigés d'une manière plus conforme
à l'antiquité et aux modèles laissés par saint Grégoire le Grand.
Grégoire XI, non content d'importer d'Orient en Occident la
douce fête de la Présentation de la sainte Vierge (ù), qui compte
aujourd'hui parmi les principales des séminaires diocésains et de
plusieurs communautés religieuses, décréta en outre qu'à l'avenir
celle de la Nativité (8 septembre) serait précédée d'une vigile avec
messe propre et jeune, pendant que la double fête de la Croix (3 mai
et 14 sept.) aurait office plein et entier, et non plus partagé avec les
saints martyrs Alexandre et ses compagnons d'un côté, Corneille et
Cyprien de l'autre, comme c'était alors l'usage (5). Mais, si ce
second décret a été mis à exécution, le premier ne reçut guère
qu'en Espagne un commencement d'exécution. Aujourd'hui, dans ce
pays comme ailleurs, il est entièrement tombé en désuétude.
Urbain VI, qui eut la douleur de voir commencer le grand
schisme d'Occident, recourut à la protection de la sainte Vierge
pour ramener la paix au milieu de son troupeau divisé et institua à
cet effet (1389) la fête de la Visitation, en la fixant au 2 juillet et lui
donnant un office entièrement propre, que saint Pie V supprima
plus tard (6). L'intention du pontife était même de donner à cette
fête vigile et octave. Mais il mourut avant d'avoir mis ses desseins
à exécution; et bien que son successeur, Boniface IX, se soit fait
(1) Merati, Commentar. in rub. Brev. rom., sectio VII", 14<' junii.
(2) B riedictus XIV, de Bealificat, lib. IV, p. II, c. xxv, n. 55.
(3) Id., ibid., lib. IV, p. II, c. xxxr, n. 22L
(4) Id., de Ftsiu B. M. V., xiv, n. 8.
(5) Pagi, Op. citât., de Grei^orio XI, n. 32.
(6} Id., ibid., de Urbano VI, n. 66.
LE CALENDRIER DU CRÉVIATRE ROMAIN Ûî>
un pieux devoir de publier dans sa teneur littérale la bulle du pape
décédé, de fait, cependant, ladite fête de la Visitation n'a jamais eu
dans toute l'Eglise ni vigile ni octave (Ij.
Boniface IX canonisa en outre sainte Brigitte et ordonna formel-
lement d'en faire la fête dans tout le monde chrétien. Seulement,
comme la légitimité de son élection était douteuse aux yeux d'une
partie du peuple chrétien, la canonisation elle-même fut mise en
suspicion, de sorte que Jean XXIII d'abord, Martin V ensuite,
crurent devoir la renouveler (2). En définitive, Brigitte n'a été
introduite dans le calendrier romain que par Grégoire XV, en 1623.
Les troubles et les désordres de tout genre qui désolèrent
l'Eglise pendant la première moitié du quinzième siècle, ne laissèrent
guère non plus de loisir aux pontifes romains qui gouvernèrent
alors la barque de Pierre, pour songer à instituer de nouvelles fêtes.
Les papes de ce temps devaient y être d^autant moins portés, que
c'était l'époque où Jean Gerson, Pierre d'Ailly, Nicolas de Glé-
raangis et d'autres personnages remarquables par leur piété, leur
science et leur éloquence, ne craignaient pas de compter au nombre
des abus qui régnaient de leur temps la multiplication des fêtes
de saints. Martin V eut bien l'honneur de transférer d'Ostle à Rome
le corps de sainte Monique, et dut à cette occasion, selon toute appa-
rence, procurer une place dans le calendrier romain à cette sainte
veuve; mais il ne lui accorda qu'une mémoire ou tout au plus une
fête simple : par conséquent, l'ofiice dominical n'en subissait aucune
atteinte (3). Ce même pontife eut aussi la gloire de préparer de
loin les voies à l'établissement de la fêle du saint Nom de Jésus, si
chère à tous les pieux chrétiens, car ce fut sous son pontificat que
saint Bernardin de Sienne commença à se faire l'apôtre de cette
dévotion. Or la voix et les enseignements du prédicateur eussent
été étouffés sans doute pour longtemps par ses ennemis et ses
envieux, si Martin V n'eût pris sa défense et ne se fût déclaré ouver-
tement son protecteur (/i).
(1) Pagi, ihil.
(2) Benedictus XIV, de Btalif., lib. I, c. ix, n. 10.
(3) Ni les chroniquours du temps, ni les liturgistes n'ont attribué formel-
lement à Martin V l'insertion du nom de sainte Monique au calendrier
romain; mais, comme ce nom n'apparaît cependant au'iit calendrier que
depuis le quinzième siècle, on est porté à croire que Martin V, l'auteur de la
translation de la sainte veuve, n'a pas éié étranger non plus à ladite insertion.
(4) Bened. XIV.de Bcaiif., lib. III, c. xxx, n. 16.
i" OCTOBRE (n"» 8Sj. 4« SÉRIE. T. XXIV. 4
50 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
EuD-ène IV canonisa saint Nicolas de Tolentino, et ordonna d'en
faire la fête dans toute l'Église: mais ses ordres à cet égard demeu-
rèrent lettre morte.
Ceux de Nicolas V à l'égard de saint Bernardin de Sienne, qu'il
avait également canonisé, n'eurent pas un meilleur sort. La même
chose arriva à Callixte III lors de la canonisation de saint Vincent
Ferrier; mais la voix du même pontife fut docilement écoutée lors-
qu'il institua la fête de la Transfiguration, en reconnaissance de la
grande victoire que Jean Huniade avait remportée, en 1/157, sous les
murs de Belgrade (1).
A vrai dire, la fête de la Transfiguration n'était pas nouvelle :
elle avait été longtemps célébrée en Orient, en Occident et à Rome
même. Mais comme elle était tombée en désuétude presque partout
(au moins en Occident), Calixte III fut bien inspiré lorsqu'il songea
à la rétablir et à lui rendre son éclat pour toute la durée des siècles
à venir (2).
Pie 11 canonisa sainte Catherine de Sienne et ordonna d'en faire
la fête dans toute l'Église, sans réussir, lui non plus, pour le
moment, à voir ses ordres mis à exécution.
Paul II ne fut pas plus heureux quand il voulut honorer d'une
vigile îa fCte de la Présentation de la sainte Vierge (3).
Sixte IV vint ensuite, et occupe une place qui n'est pas sans hon-
neur parmi ceux des successeurs de Pierre qui ont le plus contribué
à enrichir le calendrier romain. Non content, en effet, d'y avoir
introduit saint Bonaventure avec fête semi-double et titre de con-
fesseur pontife, non de docteur (û), — c'est Sixte V qui devait
entourer le front de Bonaventure de cette nouvelle auréole. —
Sixte IV ajouta semblablement audit calendrier trois autres fêtes qui
devaient acquérir bientôt une immense popularité et procurer aux
âmes de grands fruits de salut : j'ai nommé la fête de saint Joseph,
Tépoux de la vierge Marie; celle de sainte Anne, la propre mère de
îa même Vierge, enfin et surtout la fête de l'immaculée Conception.
Au premier il n'accorda qu'une fêle simple (5), sans doute pour ne
pas être accusé de donner un démenti au docteur Jean Gerson, qui,
(1) Bemà. XIY, de ftslU D. N. Jesu Chrùti, xv, n. 20.
(2) Id , ihi'L, n. 23 et seq.
(3) U., deFesùs B. M. Vir^inis, xiv, n. 8.
(4) Jd., deBealificat , lib. IV, p. II, c. xx. n. 19.
(5) Id., ihid., n. 20.
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN 51
tout en déployant récemment le plus grand zèle pour faire honorer
saint Joseph, ne voulait pas cependant que sa fête fût élevée au-
dessus du rite simple (1). Quant à la fête de la Conception de la
sainte Vierge, elle avait été inaugurée en Orient dès le huitième ou
neuvième siècle; l'Occident l'avait acceptée à son tour au dou-
zième siècle; mais c'est à Sixte IV que revint l'honneur de l'avoir
introduite légalement dans le calendrier romain (2).
Quant à sainte Anne, l'aïeule du Sauveur, elle jouissait aussi déjà
d'un culte, mais local et peu étendu. Sixte IV lui accorda dès le
début une fête à neuf leçons (3).
Innocent VIII éleva la fête de saint Joseph au rite double, sans
doute par égard pour les désirs du clergé et des pieux fidèles {li).
Jules II, dont les qualités guerrières et politiques sont plus
appréciées que les vertus religieuses, eut cependant l'heureuse idée
de ne pas laisser dans l'oubli le nom et les mérites du père de la
très sainte Vierge dans des jours où l'époux et la mère de la même
Vierge devenaient partout l'objet des hommages les plus empressés
de la vénération publique : c'est pourquoi il institua un jour de fête
en l'honneur de saint Joachim, et la fixe au 20 mars de chaque
année (5). Depuis elle a été transférée au dimanche dans l'octave
de l'Assomption par Clément XII, en 1738.
De Jules II à saint Pie V, les pontifes romains paraissent avoir
été plus occupés du soin de corriger le Bréviaire romain que de
celui d'enrichir son calendrier de nouvelles fêtes. C'est qu'en effet,
dans tout cet intervalle de temps, il n'y eut, si je ne me trompe, que
deux nouveaux noms ajoutés au calendrier de l'Église universelle :
celui de saint François de Paule, que ses miracles prodigieux
avaient rendu si populaire, et celui de saint Antonin, archevêque
de Florence. Encore les ordres formels d'Adrien VI, qui canonisa
ce dernier, ne' reçurent-ils qu'un commencement d'exécution. Ce
fut le décret de 1623, porté par Urbain VIII, qui assura définiti-
vement une place à saint Antonin de Florence, non plus comjne
docteur, titre dont Adrien VI et Clément VII auraient voulu le
gratifier, mais simplement en qualité de confesseur pontife (6),
(1) Gerson, Epist.'H6et 117.
(2) Extravng., lib. XI, n. 1.
(3) Benedictus XIV, de Beatificat., lib. IV, p. II, c. xx, n" 20.
(4) 11., ibid., n. 19.
(5) Id., ihii., c. XVI, n. 47 el 55.
(Gj Actn SS. Maïï, t. I, p. 354, seu de S. Anton, Proleg., n. iS et 25.
52 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Paul IV, de son côté, introduisit ou renouvela (?) la fête de la Chaire
de saint Pierre à Rome en la fixant au 18 janvier de chaque année (1).
C'était une manière éloquente et digne d'un pontife plein de foi et
de piété de prolester en face du monde chrétien contre les erreurs
et les blasphèmes que Luther, Calvin et leurs sectateurs ne ces-
saient de vomir à l'endroit de l'autorité pontificale, en prétendant
faussement, pour tromper les simples, que saint Pierre n'était
jamais venu à Rome, et que tout ce qu'on disait de ses prédications
et de son martyre dans la ville des Césars était purement fabuleux.
Le même pontife, par décret solennel, transféra du 5 au Zt août
la fête de saint Don:>inique, fondateur de l'ordre des frères prê-
cheurs, afin de ne pas entraver la célébration de la fête de Notre-
Dame des Neiges, qui tombe le cinquième jour du même mois
d'août (2). 11 ressort de là qu'à l'époque où Grégoire IX mit saint
Dominique au nombre des saints, la fête de Notre-Dame des Neiges
ne se célébrait guère en dehors de Rome : c'est la piété des évêques
et des pasteurs des peuples qui lui avait donné insensiblement de
l'extension, en sorte qu'il devenait indispensable au seizième siècle
de lui laisser son jour ù\e et invariable, en déplaçant celui du fon-
dateur de l'ordre des frères prêcheurs.
Me voici arrivé à la fin du relevé chronologique des fêtes
qui ont été instituées par les Pontifes romains, de Boniface VIII
à saint Pie V. On le voit, le nombre en est très restreint :
dix ou quinze environ; qu'est-ce que cela pour un intervalle
de près de trois siècles? Rien assurément; et si les pasteurs
des Eglises particulières avaient imité cette sage réserve des
chefs de l'Église, la réforme de la liturgie romaine et de son
calendrier en particulier ne se fût pas imposée comme une des
nécessités de l'époque. Mais il en était arrivé autrement. Les
évêques dans leurs églises, les abbés dans leurs monastères, et les
autres supérieurs ecclésiastiques firent preuve, à la même date,
d'une condescendance extrême pour les désirs de leurs inférieurs,
quand ils ne se laissèrent pas éprendre eux-mêmes du goût de la
nouveauté et de la passion des innovations. Par suite, en beaucoup
de lieux et de diocèses du monde chrétien, les fêtes des saints, et
particulièrement les fêtes doubles, se multiplièrent d'une manière
exagérée et parfois uniquement dans l'intention de faire brèche à
(1) Merati. Comnœntar. ia rubncas Brev. romani sectio septima, IS janvier.
(2) Baronius, Nott. in Martyr, romani die 4* Augusti.
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN 53
l'office férial ou dominical, ainsi qu'à la récitation hebdomadaire du
Psautier : tant l'esprit de foi et de piété des anciens âges s'était
amoindri ! tant la charité première s'était refroidie dans les cœurs!
Pour me faire, à cet égard, une idée exacte de l'état des choses,
je me suis appliqué à confronter, dans la mesure de ce qui m'a été
possible, les calendriers des neuvième et treizième siècles avec ceux
des quinzième et seizième (1). Or j'ai acquis par là la conviction
que les calendriers des douzième et treizième siècles ne diflerent
pas sensiblement de ceux des neuvième et douzième siècles. Jusqu'à
la date extrême du treizième siècle, nulle part, à ma connaissance,
le nombre des fêtes des saints ne s'était encore accru dans une propor-
tion exagérée; jusque-là, l'office dominical n'était pas sérieusement
entamé, l'ollice férial et la récitation hebdomadaire du psautier con-
tinuaient également à être en honneur. Mais, à partir du quator-
zième siècle et de l'introduction des fêtes doubles et semi-doubles,
tout change d'aspect dans un nombre considérable de diocèses : les
fêtes des saints envahissent peu à peu toute l'année, le Carême et
l'xVvent comme les autres temps, et ne laissent presque plus de
place pour d'autres oiïlces. J'ai compris alors pourquoi, à la fin
du quatorzième siècle et dans le cours du quinzième, Raoul de
Rivo d'abord, Jean Gerson ensuite, avec Pierre d'Ailly et Nicolas
de Clémangis, élevèrent la voix avec tant de force pour protester
contre un pareil désordre, et demander qu'on portât prompt remède
à un mal qui préjudiciait si gravement à la vraie piété. Mais le
remè le ne vint point, peut-être parce qu'au heu de s'adresser aux
successeurs de Pierre, qui avaient mission et grâce pour cela, on
porta le débat devant l'assemblée conciliaire de Bâle, alors en
révolte ouverte contre le vicaire de Jésus-Christ.
(1) Pour ne pas allonger cette note outre mesure, je me contenterai de
citer, comme m'étant mieux connus :
1° Le maiiu?crit 339 de Sain-Gall qui nous offre un calendrier du huitième
siècle, avec addiiionsdes neuvième et onzième. (V. Paléographie musicale des
bénédictins de Solesmes, t. I, p. 74 à 96)
2° Les manuscrits de Chartres 193 (calendrier du dixième siècle), 229 (ca-
lendrier du Onzième sièce), 473 (calendrier du quinzième siècle).
3° Les manuscrits de Santo-Domingo de Silos (Es;)agne), savoir : 1° un
calendrier du onzième siècle, conserve aujourd'hui à Paris. — Bibliothèque
nationale, nouvelles acquisitions latines, n" 2171; 2» un bréviaire romauo
monastique (texte et chant) de la fin du treizième t^iècle, encore aujourd'hai
à Silos; 3° un coUectaire de la fla du quinzième siècle, aujourd'hui pro-
priété de M. Rosenthall, de Munich, qui l'a communiqué fort obligeamment.
5ii REVUE DU MOXDE CATHOLIQUE
Quoi qu'il en soit à cet égard, ce qui n'est que trop certain, c'est
que le concile de Bâle ne remédia à rien. Le mal continua après
comme auparavant à. augmenter et à gagner du terrain. Le clergé
romain en vint à s'engager lui-même dans cette voie, en adoptant
un nombre considérable de nouvelles fêtes de saints (1). Il sembla
aussi admettre en principe que toute fête qui avait neuf leçons et
neuf répons propres, devait l'emporter sur le dimanche (2). C'est la
conclusion que je tire de la teneur littérale du dernier des Ordos
romains publiés par MabiUon. On y lit textuellement ce que je
viens de dire de l'état d'infériorité auquel était réduit l'office domi-
nical. Quant aux fêtes des saints qu'on avait alors à célébrer annuel-
lement, elles étaient si nombreuses que le calendrier était parfois
occupé le même jour par trois ou quatre; et, dans ce cas, l'ordo
romain que j'ai déjà cité, donne pour règle à suivre que chaque fête
doit être célébrée ^er se (3), c'est-à-dire isolément, par conséquent
on ne célébrait jamais le même jour qu'une fête; les autres étaient
renvoyées au premier jour libre, ce qui devait accroître l'embarras
et multiplier les suppressions d'offices fériaux et dominicaux. On le
voit donc, il était urgent de remédier à un si déplorable état de
choses et de prévenir le retour de semblables abus, en rédigeant un
calendrier si sagement composé, qu'il pût s'étendre à toute l'Eglise,
et en mettant des limites, à cet égard, à l'autorité épiscopale. La
Proviience pourvut à cette nécessité, comme aux autres de l'époque,
au moyen du saint concile de Trente. Celui-ci évoqua à son tri-
bunal la question de la réforme du Missel et du Bréviaire romains
comme celle de la correction du calendrier lui-même. Les Pères de
cette sainte assemblée durent, il est vrai, se séparer sans avoir eu le
loisir de mener à fin le travail d'enquête commencé pour ladite
réforme du Bréviaire romain ; mais néanmoins, avant de quitter
Trente, ils eurent soin de confier au Pape en personne la charge
de continuer et de conclure les travaux commencés à cet égard. Ce
fut à saint Pie V qu'échut cette mission aussi délicate qu'épineuse
et semée de mille difficultés. Elle ne pouvait être remise à de meil-
leures mains. Le respect de ce grand Pontife pour l'antiquité ecclé-
(1) VOrdo romain xiv (Pntrol lat., t. LXXVIII, pages 1122-1274), rédigé
vers 1360, nous donne (p 1226-12:^2) une longue liste des jours de fête qui
empêchaient la tenue du consistoire papal.
(2) Ordo romain, xv, n. 101, etc., t. LXXVIII, p. 1340.
(3) lOid., n. 122, 123. Ibid., p. 1344.
LE CALENDRIER DU BRÉVIAIRE ROMAIN 55
sia'4ique, sa vénération pour la mémoire de saint Grégoire le Grand,
son grand esprit de foi et de piété, pour ne rien dire de son érudi-
tion et de ses autres qualités éminentes, le mirent à même de
réaliser une œuvre qui excita partout l'admiration. Le calendrier
que saint Pie V plaça à la tète de son Bréviaire, en 1668, ne laissait,
en particulier, presque rien à désirer, grâce au soin qu'on avait
apporté pour laisser large place aux offices dominicaux et fériaux,
sans négliger cependant non plus d'y insérer la plupart des saints
qui avaient des droits spéciaux à cet honneur, en raison des titres
dont ils étaient en possession, des services qu'ils avaient rendus à
la cause catholique, ou encore en raison de l'éclat particulier de
gloire qui rayonnait autour de leurs noms.
En terminant cette partie de mon Essai sur les origines et
les vicissitudes du calendrier romain, je sens le besoin de prier
le lecteur d'excuser ma faiblesse, s'il m'est arrivé plus d'une
fois de trébucher ou même de faire quelques faux pas. La car-
rière que j'avais à parcourir était aussi longue que mal frayée et
semée çà et là d'écueils et de précipices. Le terrain n'en était
presque nulle p:irt aplani, les ronces et les broussailles y foison-
naient; mais néanmoins, d'autre part, le sujet me tentait, en raison
de son importance et de son actualité de tous les jours. Puis il
m'offrait une occasion des plus favorables de promouvoir, d'une
manière appropriée à mes forces, le culte et Tinvocation des saints.
Voilà pourquoi j'ai dirigé mes recherches du côté du calendrier
romain et composé ce modeste travail, que j'espère continuer pro-
chainement.
Dom François Plaine. 0. S. B.
SHAKESPEARE ET SHÂRSPERE
Née d'hier, la critique historique a fait déjà une besogne de
géant, ce qui ne l'empêche pas d'être encore un enfant terrible.
Elle va remuant tout, bouleversant tout, compulsant, argumentant,
« solUcitant » les textes, démolissant impitoyablement renommées
et traditions. Parfois, elle met son audace au service de la vérité; le
plus souvent, elle soutient un parti pris ou travaille pour l'amour
de l'art et pour faire pièce à l'histoire. iN'a-t-elle pas tenté d'enlever
à Homère sa lyre, à David sa harpe inspirée? naguère ne souiïlait-elle
pas sur la Béatrix de Dante qu'elle veut réduire à n'être plus
qu'une ombre, un symbole...
Les temps presque modernes n'échappent point à ses entreprises,
elle a prétendu dérober la gloire de Skakespeare au profit d'un autre,
et, depuis trente ans, l'Angleterre, l'Amérique, l'Allemagne, reten-
tissent du bruit qu'elle soulève à ce sujet. La France, sans mettre
autant de passions dans la querelle, ne s'en est point désintéressée,
on pourrait citer de nombreux articles publiés à cette occasion dans
les revues ou dans les journaux. Nous ne croyons pas, cependant,
que la Revue du Monde catholique en ait jamais entretenu ses lec-
teurs, et nous pensons que ceux-ci accueilleront volontiers un court
résumé de l'état actuel de la question. Nous n'avons à prendre, cela
va sans dire, aucun parti dans un tel débat; nous serons seulement
l'écho des articles déjà parus, nous appuyant en particulier, sur un
travail publié, il y a peu de temps, en allemand, par le docteur Paul
Friedrich, lequel, contrairement à la plupart des critiques d'outre-
Pihin, soutient avec chaleur le nouveau système...
Les adversaires de Skakespeare s'offenseraient, certainement, de
cette expression ; ils démontrent, pièces en main, que des doutes,
au sujet du véritable auteur des drames de Skakespeare, se sont ma-
nifestés dès l'origine. Un poète contemporain comparait déjà l'ac-
SHAKESPEARE ET SHAKSPERE 57
leur Skakspere à o une corneille parée de plumes d'emprunt ». Ben
Jonson s'abstenait de mettre le nom de Skakespeare sur la liste des
grands écrivains de l'époque. Au dix-huitième siècle, la question fut
vaguement agitée; quelques-uns ne lui trouvèrent d'autre solution
que celle adoptée par nos modernes critiques; M. de Rémusat s'éton-
nait, en 1838, dans son livre sur Shakespeare, que de pareils doutes
et de semblables incertitudes aient pu non seulement se produire,
mais persister si longtemps. Mais ce ne fut qu'en 1856 que la ques-
tion se précisa et finit par attirer l'attention générale. Une Améri-
caine, mistress Lélia Bacon (I), soutint, contre la personnalité de
Skakespeare, une polémique très vive qui mit en rumeur les érudits
des deux mondes.
Plus récemment encore, un critique américain aussi, M. Ignatius
Donnelly, membre du congrès et sénateur du Minnesota, raviva la
discussion. Il appuyait sa thèse par des recherches et des travaux
considérables. Avant d'exposer le système de cet intrépide investi-
gateur, rappelons, en quelques mots, ce que la tradition transmet
sur la vie de Skakespeare.
On sait combien elle est peu sûre et peu complète, cette tradi-
tion ; les anecdotes qu'elle fournit ressemblent à des légendes. Pour
excuser des lacunes aussi regrettables et des souvenirs aussi vagues,
les Anglais rappellent que deux grands incendies détruisinnt de
nombreux papiers et mémoires concernant leur illustre poète.
Quelques versions veulent que Skakespeare ait été fils d'un bou-
cher; boucher lui même, il exerçait, dit-on cette profession violente
d'une manière peu commune, car il prononçait un discours chaque
fois qu'il tuait un veau : « Sa jeune imagination étant incapable de
s'assujettir à de vils emplois, sans y joindre quelque idée, quelque
sentiment qui les ennoblît », remarque gravement M. Guizot. D'au-
tres biographes assurent que le célèbre poète fut clerc d'avoué,
ou garçon apothicaire; ils expliquent ainsi certains passages des
drames skakspeariens, où l'auteur fait preuve de connaissances si
spéciales, si techniques, en droit et en chimie...
On ne s'accorde même pas sur l'orthographe du nom de Shakes-
peare. Les registres paroissiaux, le testament de l'illustre auteui-, un
exemplaire des Essais de Montaigne qui lui a appartenu et qu'il a
signé de sa main (2), démontrent que l'orthographe dont l'usage a
(1) Elle n'appartient point à la famille da grand chancelier.
(•2) Exemplaire conservé au Briiish Muséum.
58 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
prévalu n'était pas celle dont se servait Shakespeare. 11 écrivait et
signait Shakspere : ainsi présenté, ce nom est d'origine normande, il
se compose des deux prénoms : Jacques et Pierre, tandis que Shakes-
peare serait formé du verbe anglais to shak : « secouer », et du subs-
tantif ^/jear : « lance ». Nous verrons plus loin, comment tout le sys-
tème de M. I. Donnelly se base sur celte différence de noms.
William Shakspere, pour l'appeler comme il s'appelait lui-même,
naquit en 15(5 j à Strafford-sur-Avon; il eut pour père un petit
bourgeois de cette ville, ruiné peut-être par les vexations du gou-
vernement, car il était bon catholique. La gêne dura dans le ménage
pendant toute la jeunesse de WiUiam, qui dut quitter l'école, vers
l'âge de quinze ans, et se livrer à des travaux manuels; il n'apprit
jamais ni le grec ni le latin, son instruction fut des plus élémen-
taires. Shakspere n'avait que dix-huit ans lorsqu'il épousa une femme
qui en comptait vingt-six et qui probablement était une intrigante
commère. Il l'abandonna bientôt, lui laissant trois enfants, pour
s'enfuir à Londres sous le coup de poursuites judiciaires.
Dans la capitale, la difficulté de trouver un emploi lui fit accepter
les plus infimes métiers. On raconte qu'il garda d'abord les chevaux
des spectateurs aux environs des salles de théâtre, puis s'engagea
parmi les comédiens, jouant les rôles les moins relevés : ceux de
l'ombre du roi Hamiet, de Falstaff, le grossier favori de la populace
anglaise etc. ; sa grande taille le faisait choisir pour ce genre de
personnages. Plus tard, William Shakspere obtint la direction du
théâtre le Globe, avec un privilège royal, octroyé par Jacques 1". Il
se retira d'assez bonne heure à Strafford, non sans avoir amassé une
certaine fortune. Il mourut en 1616 dans sa cinquante-deuxième
année. Son fils, Hamiet, était mort à douze ans; sa fille aînée,
Suzanne, avait épousé uu médecin, le D'' John Hall; la cadette
prit pour mari, à trente ans bien sonnés, un boucher de la jîetite
ville, Thomas Qiyney; elle ne savait point écrire et signait d'une
croix.
Ainsi, l'auteur ù'Hamlet aurait été un simple cabotin, presque
sans lettres, un ancien boucher, un garçon d'écurie et, même devenu
Yimpresario d'une troupe de Londres, il ne serait guère sorti du
milieu le plus méprisé.
Pour peu que l'on connaisse l'histoire du théâtre au seizième siècle,
on est suffisamment édifié sur les acteurs de cette époque ; mis au
ban de la société, leurs mœurs dissolues et l'immoralité grossière
SHAKESPEARE ET SHAKSPERE 59
de leur répertoire justifiaient le peu d'estime qu'en faisaient leurs
contemporains.
Or, l'œuvre shakespearienne suppose un auteur qui ait été, non
seulement un des génies dramatiques les plus étonnants, mais un
des plus profonds penseurs de l'humanité. Elle demande un homme
rompu à la pratique des cours, un politique habile, un légiste ferré
sur le droit, un physicien, un chimiste émériie, un savant capable
de devancer son siècle, car il est question, dans les drames de
Shakespeare, de la circulation du sang avant les découvertes de
Harvey, de la loi de la gravitation avant Newion; un moraliste tra-
vaillant à épurer la scène; un patricien quelquefois dédaigneux de
la plèbe; un homme d'Etat connaissmt toutes les vicissitudes du
pouvoir, toute l'inconstance de la faveur royale ou populaire; un
orateur sachant mettre dans la bouche des rois des discours dignes
de la majesté du trône, majesté alors si rude, mais si imposante et
si sacrée.
Le génie seul, si grand qu'il soit, peut-il répondre à tant d'exi-
gences de situation, d'expérience personnelle et de savoir acquis?
On le soutient, les adversaires de Shakespeare ne l'admettent pas.
Ils prétendent qu'un histrion de bas étage eut été incapable de
concevoir et d'écrire de pareils chefs-d'œuvre. Ils refusent à l'ac-
teur, dont la statue se dresse dans la cathé Irale de Westminster, au
milieu des rois et des héros, la paternité des drames shakespeariens.
Cherchant en Angleterre, sous le règne d'EUsabeth, un homme
d'une naissance assez aristocratique, d'une position assez haute,
d'un génie assez sublime, d'un savoir assez universel, pour expliquer
cette œuvre admirable, ils n'en trouvent qu'un : Bacon!
Philosophe, homme d'Etat, poète, illustre écrivain, investigateur
infatigable dans le champ de la science, souvent aux prises avec des
fortunes diverses, Francis Bacon, grand chancelier d'Angleterre,
ne réunit-il pas tous les titres voulus pour justifier encore celui
d'auteur des drames shakspeariens?
« De tous les érudits, les songeurs et les chercheurs, qui, sous le
règne d'Elisabeth, contribuèrent à la renaissance païenne, Francis
Bacon, écrit M. Taine, fut le plus compréhensif, le plus sensé, le
plus novateur... Ample et éclatant esprit, il se trouva, par nature,
comme ses devanciers, enclin à recouvi-ir ses idées de la plus magni-
fique parure. Une pensée ne semblait achevée, en cet âge, que lors-
qu'elle avait pris un corps et une couleur. Mais ce qui distingue
60 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
celui-ci des autres, c'est que, chez lui, l'image ne fait que concen-
trer la méditation. Il a réfléchi longuement, il a imprimé en lui-
même toutes les proportions, toutes les liaisons du sujet; il le
possède et, à ce moment, au lieu d'étaler cette conception si pleine
en une file de raisonnements gradués, il l'enferme sous une compa-
raison si expressive, si transparente, qu'à travers la figure, on aper-
çoit l'idée comme une liqueur dans un beau vase de cristal. Il pense
par des symboles, non par des analyses; au lieu d'expliquer son
idée, il la traduit entière et jusque dans ses moindres parcelles, en
enfermant le tout dans la majesté d'une période grandiose ou dans
la brièveté d'une sentence frappante; de là, un style d'une gravité,
d'une force admirables : tantôt solennel et symétrique, tantôt serré
et perçant, toujours étudié et coloré. Il n'y a rien dans la prose
anglaise, de supérieur à sa diction. »
Voilà un magnifique éloge de l'écrivain, passons à l'exposé suc-
cinct de la vie de Bacon ; quel contraste avec celle de Shakespeare!
L'illustre auteur du Noviim Organwn était fils du grand chance-
lier de la reine Elisabeth, il naquit en 1561. Tout enfant, il montra
un esprit si vif et, en même temps, un sérieux si précoce que la
reine l'appelait en riant : « mon petit lord chancelier ». A fâge de
treize ans, on l'envoya étudier à l'université de Cambridge. En 1577,
il fit un séjour à Paris, où il était attaché d'ambassade et put se
former aux manières élégantes de la cour des Valois, si corrompue,
mais si renommée alors, dans toute l'Europe, pour sa politesse et le
culte des muses qu'on y professait.
La mort de son père rappela Francis Bacon dans sa patrie; n'étant
pas l'aîné, il ne recueillit qu'un assez mince héritage et dut se créer
lui-même une existence honorable. Membre de la Chambre des
communes en 1584, il s'y fit remarquer, malgré sa jeunesse, par
une singulière éloquence; il poursuivait brillamment sa carrière
dans la magistrature, sans interrompre ses travaux scientifiques et
philosophiques.
Bacon ne se montrait pas moins passionné pour les divertisse-
ments que pour l'étude, il aimùt beaucoup le théâtre et joua
quelquefois devant la reine, en vertu d'une coutume autorisant les
jeunes magistrats de Grey-Inn à prendre part dans les représenta-
tions scéniquss données durant les fêtes de Noël. Il composa même
plusieurs pièces pour amuser Elisabeth.
Cependant, le jeune orateur de la Chambre basse, s'étant mis à
SHAKESPEARE ET SHAKSPERE 61
la tête du parti qui soutenait les droits du parlement contre les pré-
tentions de la couronne, tomba dans une disgrâce dont il sut profiter
en terminant plusieurs ouvrages commencés depuis longtemps. Ses
Essais de morale et de politique parurent en 1597 et obtinrent un
grand succès. Mais la philosophie n'armait pas plus Bacon qu'elle
n'avait armé Montaigne, du courage pratique nécessaire dans les
épreuves de la vie, petites et grandes. Lorsque le comte d'Essex, le
protecteur, l'ami de Francis Bacon, fut accusé de haute trahison,
après l'expédition d'Irlande, le philosophe n'eut pas honte de figurer
comme accusateur, au procès de l'ancien favori d'Elisabeth.
Dès que la cruelle tille de Henri Vlil eut disparu dans le tombeau,
les partisans d'Essex revinrent au pouvoir avec Jacques I". Bacon
essaya, alors, de justifier son injustifiable conduite; on se confenta
sans doute de ses allégations, car l'ambitieux courtisan atteignit
bientôt le faîte des honneurs. Il entra à la Chambre haute, devint
grand chancelier, comme l'avait été son père, reçut les titres de
baron de Verulam, vicomte de Saint-Alban, etc.
Toujours occupé de travaux scientifiques, il publia en 1605 le
traité de Dignitate et Augmentis scientiarum^ oii il se montra l'égal
des plus grands savants de son temps. M. Taine dit que, chez lui,
l'esprit scientifique allait jusqu'à une sorte de « devination ». N'a-
t-il pas décrit en propres termes, dans sa Nouvelle Atlantide, les
aérostats, les bateaux sous-marins?
En 1613, quoique grand chancelier du royaume, Bacon dirigea
les fêtes prodiguées à l'occasion du mariage de la princesse Elisa-
beth, fille de Jacques P% avec l'électeur Frédéric, et joua lui-même
un rôle dans la tragédie ^Othello.
Cependant les puritains s'agitaient, des intrigues sans nombre se
nouaient autour du trône; Bacon fut accusé de trafiquer des places
et de la justice. On assure que ces accusations étaient très exagérées,
les ennemis du grand chancelier le poursuivaient surtout en haine
de Buckingham, dont il passait pour être la créature. Bacon n'eut pas
moins la faiblesse de tout avouer à deux reprises et par écrit. Le roi
le laissa enfermer à la tour de Londres, mais pour l'en faire sortir
deux jours après, et lui remettre les amendes auxquelles il avait
été condamné. Depuis ce moment, néanmoins. Bacon renonça à
siéger dans la Chambre haute et resta volontairement éloigné des
affaires, il mourut le 9 avril 1628, des suites d'un refroidissement
contracté pendant une expérience de physique. Il cherchait le moyen
62 RETUE DU MONDE CATHOOQUE
de conserver les viandes de boucherie par l'action de la glace.
L'illustre savant laissait de nombreux traités scientifiques et phi-
losophiques, des mémoires sur la jurisprudence, la politique, etc. ; le
tout compris dans un recueil intitulé : Imtauralio magna; il s'était
efforcé, avant tout, à faire prévaloir la méthode expérimentale sur
l'empirisme professé de son temps. Quelques- uns de ses travaux
d'histoire naturelle, ainsi que son Histoire de Henri VII, ne furent
imprimés qu'après sa mort. Il a écrit aussi beaucoup de lettres, les-
quelles sont d'un précieux secours pour ses biographes.
M. Taine s'est plu à placer Bacon parmi les hommes célèbres du
règne d'Elisabeth qui, suivant lui, furent tous athées ou panthéistes.
Joseph de Maistre, se refusant à admettre la valeur scientifique du
chancelier, lui reproche sévèrement son matéi ialisme, et la conduite
même du philosophe anglais semble prouver qu'il ne fut guère
chrétien ; cependant le vénérable abbé Emery a pris la défense de
Bacon, essayant de montrer que, dans sa doctrine du moins, le
grand chancelier ne s'écarta jamais des points fondamentaux du
christianisme. L'auteur allemand que nous traduisons en partie,
a réuni plusieurs citations qui témoignent des sentiments religieux
du célèbre écrivain : « La religion, disait Bacon, est l'arôme néces-
saire à la conservation de la science, sans cet arôme, celte dernière
se corromperait promptement », etc., etc. Malgré la faiblesse si juste-
ment reprochée à l'homme politique. Bacon osa présenter, un jour,
à la terrible fille de Henri VIII, un mémorandum pour blâmer
les atroces persécutions dirigées contre les catholiques; il eut le
courage de faire l'éloge des jésuites, dont la méthode pédagogique
lui semblait parfaite. Son plus intime ami fut Tobias Mathew, lequel,
fils d'un évêque^ courtisan, se convertit généreusement et retourna
à la religion des aïeux. C'était à Mathew que le grand chancelier
envoyait les manuscrits de ses œuvres littéraires, le priant de les
corriger. « Lisez-les avec soin, écrivait Bac^n, marquez-moi les pas-
sages où vous apercevrez que je me suis endormi, ou que j'ai donné
trop libre carrière à mon imagination, ou encore, que j'ai employé
des mots trop pauvres. Tout cela, notez-le : super totam materiam ;
ainsi que toutes les phrases, tous les endroits qui pourraient vous
déplaire; vous savez combien j'estime votre jugement! »
Notre critique veut qu'il soit question ici des drames shakspea-
riens, car Bacon soumettait, ordinairement, ses œuvres philoso-
phiques à l'examen de l'évoque Andrew; d'ailleurs, le célèbre écri-
SHAKESPEARE ET SIIAKSPERE 63
vain recommande à son confident de ne parler de son manuscrit
à personne; il lui écrit : « J'ai la tête remplie à' inventions poéti-
ques », etc., etc. La collaboration de Mathewet l'amitié que lui avait,
vouée Bacon expliqueraient peut-être bien des choses dans l'œuvre
de Shakespeare. H est certain que l'on ne peut nier au moins « la
tendresse d'imagination de l'auteur pour le catholicisme )>, suivant
l'expression de M. de Moniagut; Bacon n'avait pas en lui l'étoffe
d'un martyr; hélas! les âmes trempées comme celles de Thomas
Morus, furent rares en Angleterre au seizième siècle! Lorsqu'on
voyait, comme dit M. Guizot, « le défenseur catholique de la pré-
sence réelle marcher au supplice pour avoir soutenu la suprématie
du Pape, et le Réformé monter au bûcher parce qu'il refusait de
reconnaître la présence réelle, l'obéissance politique était le seul
dogme auquel pussent se railler avec quelque zèle les consciences
dociles. » Celle du grand chanceher ne le fut que trop souvent à la
voix de son ambition ou de son intérêt, elle a néanmoins protesté
quelquefois, et témoigné des sentiments intimes de Francis Bacon.
On devine, sans peine, la conclusion tirée du rapprochement de
ces deux vies, de ces deux caractères, de ces deux hommes :
William Shakspere et Francis Bacon, l'acteur de Londres et le
grand chancelier d'Angleterre.
Rien, sinon un prodige de génie, ne prépare Shakspere à la com-
position de ses drames fameux, l'éducation de Bacon, les épreuves
de sa carrière, son grand savoir, ses tendances philosophiques, tout
se reflète dans l'œuvre shakspearienne « Donc plus de doute,
s'écrie M. P. Friedrich, Bacon est Shakespeare, et Shakespeare est
Bacon!... »
On répondra par une foule d'objections; on demandera, entre
autres choses, pourquoi les pièces de Shakespeare qui indiquent
une si vaste culture intellectuelle, trahis-ent aussi tant d'ignorances
étranges; d'où viennent ces anachronism^^s risibles, ces locutions
provinciales, ces énormités géographiques? Les Baconiens ne se
laissent point déconcerter; ils soutiennent que Fauteur s'est con-
formé aux habitudes de l'époque, aux traditions populaires, au
canevas dont il se servait pour ses drames, ne voulant pas heurter
trop vivement les idées de son public...
Les défenseurs de Shakespeare sont, sans doute, les plus nom-
breux et peut-être les mieux armés, mais les tenants de Bacon ne
lâchent jamais pied. Il s'est formé une association {Baconian So-
ijll REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
cieiij) dont l'ardeur ne se lasse point. Les travaux de M. I. Don-
nelly ne l'ont pas peu encouragée et soutenue. « Avec une patience
d^abeille ^ , M. Donnelly rassemble les documents, les commente et
les compare. Persuadé que Bacon avait dû, dès sa jeunesse, se
servir d'une sorte d'écriture secrète ou de mots conventionnels; le
critique en a cherché longtemps la clef dans les œuvres du phi-
losophe anglais. Au cours de ses investigations, il s'est trouvé
amené à compulser d'autres auteurs, et la première édition des
Œuvres complètes de Shakespeare, parue en J623, lui est tombée
sous les yeux. Cn examen attentif lui a fait découvrir, dans
l'in-folio si rare qu'il avait entre les mains, beaucoup de particula-
rités singulières. Par exemple, le nom de l'auteur imprimé sur le
titre avec l'orthographe généralement adoptée ; William Shakes-
'peare\ mais, au bas d'un portrait gravé et joint au texte, ce nom
orthographié ainsi : Shakspere; puis, dans des vers accompagnant
ce portrait, on retrouvait la première orthographe, celle du titre :
Shakespeare. D'où venait ce nom de Shakespeare que le chantre
de l'Avon n'avait jamais signé? se demanda M. I. Donnelly; sur
quel registre de paroisse avait-il figuré? qui donc signait ainsi au
seizième siècle, en Angleterre? S'il n'était dû qu'à une erreur typo-
graphique, pourquoi cette erreur était-elle répétée et pourquoi le
portrait seul, était-il accompagné de la véritable orthographe? Cette
circonstance bizarre ne cachait-elle pas un mystère? La lumière se
fit dans l'esprit du patient chercheur; il se dit que Shakespeare ne
pouvait être qu'un pseudonyme, et ce pseudonyme il ne manqua
pas de l'attribuer à Bacon. L'acteur Shakspere devint à ses yeux
un simple prête nom: plus il creusa la question, plus son système
lui parut bien fondé; collationnant minutieusement les œuvres du
grand chancelier et les drames shakespeariens, il y découvrit une
parfaite similitude d'idées, d'expressions, de citations; similitude
qui, du reste, avait frappé depuis longtemps les critiques.
Comment deux hommes aussi rapprochés par le génie que
l'avaient été Shakespeare et Bacon, vivant dans le même temps,
dans la même patrie, n'avaient-ils laissé aucune trace de leurs rela-
tions ou du moins d'une estime réciproque dans leurs lettres et
leurs écrits? on pouvait s'en étonner. Comprendrait-on que Schiller
eût ignoré Gœthe, ou que Corneille fût resté étranger à Racine?
M. Donnelly faisait cesser cette anomalie; il identifiait Shakespeare
et Bacon; il rapprochait, du même coup, l'acteur Shakspere du
SHAKESPEARE ET SHAKSPERE 65
grand chancelier, dont Shakspere aurait endossé les œuvres. 11 prou-
vait l'unité de personne de Bacon et de Shakespeare, par les témoi-
gnages cent fois répétés de Bacon ou de ses confidents. Bacon
n'écrivalt-il pas à un attorney général, pour solliciter sa protection
« en faveur des poètes anonymes »? Tobias Mathew, l'un des amis
les plus chers du grand chancelier, remerciant celui-ci de Tenvoi de
ses Essais, n'ajoutait-il pas : « L'esprit le plus prodigieux que j'aie
trouvé dans ma nation et de ce côté de la mer, porte bien le nom
de W. S., quoiqu'il soit connu sous un autre nom, » etc.
On se souvient que Bacon avait pris sa retraite en 1621 et s'était
voué entièrement à l'étude; ne peut-on supposer que ce fut alors
qu'il revit et corrigea ses œuvres diamatiques, dont la première édi-
tion complète date, nous l'avons dit, de 1623? Dans les drames de
Shakspeare, on relève une foule de situations, de rôles, d'allusions
qui se rapportent à la vie intime ou politique du grand chancelier...
Les Baconiens veulent que le personnage du roi Lear, entre
autres, ait été créé par l'auteur sotis l'influence des impressions
que lui causa l'étrange maladie dont sa mère fut atteinte à un âge
déjà avancé. L'édition de 1623 a été augmentée de scènes qui
s'appliquent à la vie publique de Bacon. L'une des scènes ajoutées
au drame àe Henri F/n'est autre qu'une plaidoirie d'une application
si facile qu'elle frappe les moins attentifs. Le grand chancelier v
défend son intégrité professionnelle soupçonnée. « J'ai toujours rendu
une justice indulgente, s'écrie-t-il par la bouche d'un des person-
nages, les prières ont pu me toucher, mais non les présents. »
Celte édition de 1623 a paru sous les noms d'Hermings et de
Candell, deux acteurs, anciens camarades de Shakspeare, lesquels
ne passèrent jamais pour des écrivains remarquables et ne furent
jamais, non plus, des gens « bien posés »; cependant, la préface porte
« l'empreinte de l'ongle du lion », et le livre est dédié à deux lords
occupant de grandes situations : au chancelier Penbrock et à son
frère, Philippe-Charles de Montgomery. L'auteur de la préface leur
parle avec une familiarité surprenante et sur un ton de badinage qui
serait foit déplacé de la part d'inférieurs. « On ne comprendrait guère,
dit M. Friedrich, que deux mimes, dressés à courber l'échiné
devant les grands, osassent adresser, aux lords frères, une pareille
dédicace. » Ce qui est non moins singulier, c'est que ces deux édi-
teurs traitent les drames de Shakspeare, déjà si renommés, de
« puérilités ». Comment des acteurs de profession se seraient-ils
1er OCTOBRE (N° 88]. 4« SÉRIE. T. XXIY. 5
66 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
exprimés ainsi, sur les plus belles pièces de leur répertoire, sur
celles que le public d'alors, admirait davantage? Et en l'admettant,
comment se risquaient- ils à les offrir aux deux lords? L'auteur seul,
des drames de Shakespeare, avait le droit de parler et d'agir de la
sorte. Les amis de Bacon devaient être dans le secret caché au public ;
les lords de Penbrock et de Montgomery savaient certainement
d'où leur venait cette dédicace...
Mais, demande-t-on, pourquoi tant de détours? et pourquoi, après
le succès de ses pièces, Francis Bacon ne déposa-t-il pas le masque?
Les Baconiens allèguent, en premier lieu, la note infamante : « levis
notore macula », qui, à cette époque, marquait le comédien. Sa
profession était considérée comme vile et dégradante, entre toutes;
cette honte rejaillissait nécessairement sur l'inventeur des pièces
grossières, des farces grivoises, des bouffonneries souvent ignobles
dont se composait le répertoire théâtral. On connaît la vie de Mar-
low, « ce gredin de génie », comme l'appelle un critique français; on
sait jusqu'où allait la licence des pièces qui précèdent celles de
Shakspeare et souvent leur servirent de fond. Au dix-septième siècle,
Frédéiic II traitait encore les comédiens de sa cour de « dangereuses
canailles » ; les protestants, en général, se montraient, à l'égard du
théâtre et de son personnel, bien plus sévères que ne le furent jamais
les caiholiques.
Les partisans de Bacon se refusant à croire qu'un génie tel que
Shakespeare ait pu surgir d'un pareil raiheu, soutiennent, en même
temps, que Bacon, magistrat, philosophe, membre du parlement,
grand chancelier dAngleterre, ne pouvait s'avouer, devant la foule,
pour un auteur dramatique.
Ils rappellent que, si le grand chancelier ne dédaigna pas de rem-
plir quelques rôles dans les pièces jouées i la cour, il n'y parut que
masqué, suivant la coutume, et ne fut nullement confondu pour cela,
avec la tourbe des acteurs de profession.
Jamais, disent-ils encore, la secte puritaine n'eût pardonné, à un
homme de ce rang, d'écrire pour les théâtres populaires; Bacon,
reconnu comme auteur des drames shakspeariens, eût été en butte
aux calomnies les plus haineuses; on aurait excité contre lui sa
propre mère, puritaine zélée, (lui, [)eut-être, eût maudit son fils, si
elle avait soupçonné la participaiion de celui-ci à l'œuvre de Satan.
D'autres dangers menaçaient, d'rilleurs, le diamaturge courtisan.
On traversait une époque sanglante où la torture et la hache avaient
SHAKESPEARE ET SHAKSPEF.E 67
raison de ceux qui ne pensaient pas comme la reine, en fait de
religion et de politique; où une phrase, un mot, pouvait briser
l'avenir d'un ambitieux, quand il ne faisait point tomber sa tête.
Comment, avec sa circonspection accoutumée et sa crainte de
déplaire au gouvernement. Bacon se serait-il exposé aux poursuites
que les allusions politiques, nombreuses dans ses drames, n'auraient
pas manqué de lui attirer?
Un jour, Elisabeth visitait la tour de Londres, après la révolte du
comte d'Essex; elle parcourait les registres d'écrou, lorsque, s'arrê-
tant soudain, elle dit au greffier Lambarde : « Je suis Richard II,
savez-vous? »
Lambarde voyant où elle voulait en venir rép^^ndit :
« Cette très perverse imagination n'est le fait que d'un gentilhomme
bien ingrat, la créature que Votre Majesté a le plus comblée.
« — Celui qui oublie Dieu, reprit sentencieusement la reine,
oubliera aussi ses bienfaiteurs. Cette tragédie a été jouée quarante
fois dans les théâtres et en pleine rue... »
Pour qui connaissait la vindicative souveraine, il y avait dans
cette remarque de quoi trembler. La fille de Henri VIII ne faisait-
elle pas condamner à la prison et n'avait-elle pas menacé de la torture
sir John Hayward, l'historien de Henri IV. pour de simples allusions?
Les Baconiens sont persuadés qu'elle soupçonnait le secret de
Bacon, s'il avait signé ses œuvres dramatiques aurait-il échappé à
sa colère? La reine pouvait dédaigner un auteur obscur, elle
aurait sévi contre l'homme politique. De même, les courtisans d'Eli-
sabeth, qui applaudissaient quand le fouet d'un satirique sans
importance, cinglait un de leurs rivaux, n'auraient fait taire ni leur
fureur ni leurs inquiétudes s'ils avaient su que cet auteur vivait
parmi eux et n'ignorait aucune de leurs intrigues.
On ajoute que, sous le voile de la composition dramatique et à
travers le? grossiers lazzi dont le goût du temps le forçait d'épicer
ses pièces, Bacon cherchait à instruire, à moraliser ses contempo-
rains. Placé comme il l'était, subissant des disgrâces ou profitant
de la faveur royale, commettant des fautes commentées par le public,
il n'aurait pu atteindre son but, s'il avait trahi le secret de son
véritable nom.
Par toutes ces raisons, par d'autres encore nn'51 serait trop long
de déve'opper, Bacon dut cachtr sa personnalité lorsqu'il écrivit ses
drames. Garder l'anonyme eût été tout aussi dangereux ; un pseu-
68 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
donyme ordinaire ne parut pas même siifiisant à l'auteur, il chercha
et trouva un homme capable de le mettre complètement à couvert,
de dérouter la piste et de faire illusion au public. Cette précieuse
doublure fut l'acteur Shakspere, auteur et poète lui-même, dont
les capacités rendaient assez vraisemblable le rôle qui lui était offert
et qu'il joua consciencieusement.
William Shakspere se trouvait dans une condition trop humble
pour que Bacon craignît d'aventurer la tête d'un sosie, en lui attri-
buant môme ses pièces pohtiques; du reste, le pseudonyme, choisi
avec une si légère différence d'orthographe, était une habileté de
plus; il permettait de confondre ou de séparer à volonté le prête-
nom et le véritable auteur.
Un écrivain du Correspondant (1), auquel nous avons fait plus
d'un emprunt pour compléter l'étude de M. Friedrich, voudrait qu'on
ne regardât pas l'acteur Shakspere comme un simple endosseur, mais
comme le collaborateur intelligent de Bacon. Il demande qu'on lui
laisse la gloire d'avoir créé les scènes et les personnages comiques
dans l'œuvre shakespearienne; on lui accorderait ainsi, encore une
belle place parmi les littérateurs anglais.
Cette solution du problème paraît fort acceptable; elle ne satisfera
pourtant ni les Shakespeariens, ni les Baconiens... Le débat reste
ouvert, peut-être ne décidera- t-on jamais, en dernier ressort, entre
les deux concurrents.
En somme, la dispute ne porte aucune atteinte à l'œuvre de
Shakespeare, qui reste tout entière. Résultat d'un merveilleux génie
capable de tout deviner, ou vécue, en quelque sorte, par son auteur
même, elle appartient désormais au trésor commun de la pensée hu-
maine; elle est, suivant l'expression d'un écrivain allemand, « sem-
blable à l'inépuisable Océan qui, toujours grondant ou chantant,
ravit les yeux et les oreilles de l'homme par ses aspects et ses bruits
divers, remplissant l'âme d'émotions étranges, parce qu'elle lui
ouvre des horizons infinis » .
Si les Anglais ont exalté Shakespeare par amour-propre national,
si le culte que lui rendent les Allemands est venu surtout, de leur
désir de^trouver un modèle, en dehors des grands auteurs français,
nous sommes les seuls entièrement désintéressés dans notre admi-
ration, car Shakespeare a plus d'une fois blessé, dans ses drames,
(1) M. Raynal, 25 août 1838.
SHAKESPEARE ET SHAKSPERE 69
notre fibre patriotique. Cependant, les hommages ne lui ont pas
manqué chez nous, depuis que la réaction s'est faite contre les juge-
ments si légers de Voltaire.
Dans ce siècle de doute et de malaise moral, de poignantes tris-
tesses et de névroses latentes, qui n'a relu cent fois le rôle d'Hamlet?
qui ne s'est senti soulagé en trouvant sa propre souffrance exprimée
par de tels accents?
Quelques critiques ont soutenu que Shakespeare, en écrivant ce
rôle incomparable, n'avait pas eu la conscience de son étonnante
composition ; ceux qui attribuent la paternité d'Hamlet à Bacon ont
découvert un auteur capable de concevoir ce personnage immortel,
un philosophe qui a dû ressentir tout ce qu'il met au cœur de son
héros, un penseur qui a lutté contre le doute, qui, dans ses médita-
tions, s'est posé souvent la terrible question : Être ou n'être pas?...
mourir, dormir ou rêver? un ambitieux dont la conscience embar-
rassée, étouffée parfois, a dû se réveiller avec des cris sublimes...
un homme qui, n'ayant pas eu toujours le courage d'écouter cette
voix, a été profondément troublé, tantôt par le remords, tantôt par
de trop vastes pensers.
Mais ne poursuivons pas ces rapprochements, peut-être nous
laisserions-nous entraîner à conclure avec les Baconiens, pour
lesquels le véritable âutenr d'Hamlet et de toute l'œuvre shakespea-
rienne ne saurait être que l'illustre philosophe dont la devise,
empruntée au Psalmiste, résume si bien les luttes et les souffrances
d'une grande âme :
Multum incola fuit anima meal
J. DE ROGHAY.
LES UÉBUTS DE LA POLITIQUE COLO.MALE
LA FMNCE ET LE PROTECTORAT FRANÇAIS
A TAÏTI^')
L'amiral Dupetit-Thouars quitta Papéiti au commencement de
novembre 18Z|3, après avoir installé le gouverneur et le conseil de
gouvernement. La tran']uillilé n'avait cessé de régner depuis le jour
de l'occupation. La reine habitait chez Pritchard, on ne la voyait
plus; les officiers anglais entretenaient avec les nôtres des relations
assez cordiales. Cependant les missionnaires protestants avaient
conservé un empire absolu sur l'esprit de Pomaré et continuaient à
pousser les indigènes à la révolte. Pritchard se distinguait comme
toujours par son hostilité ; a c'est lui », écrivait M. Bruat au ministre,
« qui tient ici le fil de toutes les intrigues ».
Ses menées restèrent sans effet sur les grands chefs. Ceux-ci, plus
instruits et plus intelligents que le reste de leurs compatriotes, com-
prenaient que leur pays avait tout à gagner à rester sous le régime
français; ils n'étaient pas non plus fâchés de voir l'abaissement de
cette famille Pomaré qui s'était élevée sur les ruines de leur ancienne
puissance, et de ces missionnaires dont le joug leur était devenu
insupportable. Mais les petits chefs et le peuple des districts éloignés
(1) Voir la Revue du l^r septembre 1890.
LA. FRANGE ET LE PROTECTORAT FRANÇAIS A TAITI 71
qui ne nous connaissaient que par les calomnies et les mensonges
des missionnaires se laissèrent entraîner dans le parti anglais.
L'insurrection commença à Taïarabou, dans le sud de Taïti.
Quelques chefs dévoués à Pomaré refusèrent de venir à Papéiti saluer
le gouverneur. Le vieux chef Tati, très dévoué à la France, avait
contre eux des griefs personnels; il leur fit dire que s'ils ne venaient
pas, on les mettrait aux fers comme quelques Kanaques qu'on
avait arrêtés les jours précédents. Cette imprudente menace blessa
leur fierté. Ils répondirent qu'ils ne reconnaissaient pas l'autorité
de la France, et qu'ils n'avaient d'ordre à recevoir que de Pomaré.
Le gouverneur voulut couper court à ces tentatives de révolte.
Il déclara les chefs rebelles, mit leurs biens sous séquestre et menaça
de frapper d'une contribution de guerre les districts qui leur donne-
raient asile (20 février 18Ii!i).
Pour contenir l'insurrection qui se préparait, M. Bruat n'avait
à lui que 600 hommes de troupes; la ville de Papéiti était presque
sans défense. Il commença par la mettre à l'abri d'un coup de main
en faisant construire deux blockhaus sur des mamelons qui domi-
naient le pays. Puis il partit lui-même pour Taïarabou, sur l'aviso le
Phaéton, avec 300 hommes, pour essayer d'intimider les rebelles et
les faire rentrer dans leurs districts. Ceux-ci restèrent muets à toutes
les propositions, et répondirent très fièrement qu'ils sauraient bien
se défendre eux et leurs propriétés. Le gouverneur débarqua immé-
diatement ses troupes, et fit construire un fortin sur l'isthme de
Taravao qui relie la presqu'île de Taïarabou à la grande terre.
Les insurgés étaient au nombre d'environ deux mille; ils étaient
bien armés, avec quatre canons, et étaient dirigés par des aventuriers
anglais et américains qui ne cherchaient qu'à brouiller la situation et
poussaient de toutes leurs forces à la guerre. Ils n'usèrent cependant
pas résister à ce premier déploiement de forces et évacuèrent
Taravao sans tirer un coup de fusil.
Pendant que M. Bruat essayait ainsi de comprimer les premières
tentatives de révolte dans le sud, des événements très graves se
passaient dans le nord, dans la capitale même de l'île, à Papéiti. Le
gouverneur y avait laissé comme commandant particulier, M. d'Au-
bigny, capitaine de corvette; cet officier, très actif, très intelligent,
était muni des pouvoirs les plus étendus; sa situation était très
délicate; comme nous l'avons dit, Papéiti était à peu près sans
défense; un grand nombre de rebelles rôdaient aux alentours de la
72 ' REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
capitale, et l'on craignait que, enhardis par le départ des troupes,
ils ne voulussent tenter un coup de main et mettre le feu à la ville.
A la suite des rapports qui lui dénonçaient l'effervescence des
indigènes, M. d'Aubigny prononça l'état de siège (2 mars ISMi), et
prit les mesures les plus sévères pour se mettre à l'abri de toute
surprise.
Le lendemain, dans la nuit du 2 au 3 mars, un matelot de la
frégate FUranie, en faction sur le môle, fut brusquement assailli
par un indigène, qui le renversa d'un coup de poing sur la tête et
chercha à lui ai-racher son fusil. Aux cris du matelot les hommes
d'un poste voisin accoururent et purent arrêter l'agresseur.
Cet acte audacieux inquiéta, avec raison, M. d'Aubigny: il pou-
vait craindre à tout moment des surprises de ce genre, et une attaque
plus sérieuse lui paraissait imminente. Le lendemain, on lui apporta
une lettre trouvée dans un sentier aux environs de la capitale;
l'indigène qui devait la remettre à sa destination l'avait sans doute
laissée tomber par mégarde. Elle était adressée à un chef de Hua-
hine, une des îles voisines de Taïti, et le prévenait que Papéiti étant
sans défense, il fallait que les indigènes des îles Sous-le-Vent en
profitassent le plus tôt possible pour nous attaquer. La lettre n'était
pas signée, mais on reconnut l'écriture de Pritchard.
Par une maladresse incroyable, Pritchard, en amenant son pa-
villon, s'était dépouillé lui-même de son caractère d'inviolabilité
consulaire. Il n'était plus qu'un simple résident soumis à la loi
commune. M. d'Aubigny appela M. Prat, chef de la police locale, et
lui donna l'ordre d'arrêter immédiatement Pritchard, pour le con-
duire au blokhaus. M. Prat sortit aussitôt avec l'airle de camp de
M. d'Aubigny, et tous les deux, pour ne pas donner l'éveil, se diri-
gèrent vers l'habitation de Pritchard par des sentiers détournés.
L'ex-consul anglais habitait à une petite distance de la ville. Soit
qu'il eût appris que sa lettre avait été interceptée, soit qu'il eût été
prévenu par quelque espion qu'on allait l'arrêter, Pritchard venait
de demander au capitaine de la corvette anglaise le Basilisk^
M. Collie, de le prendre pour une huitaine de jours à bord. Au
moment où l'enseigne de vaisseau et M. Prat arrivaient à la maison,
Pritchard venait d'en sortir, en compagnie du capitaine anglais, et
se dirigeait sous une pluie battante vers une cale de débarquement
peu éloignée de sa demeure, où l'attendait un canot.
M. Prat se mit à courir pour le rejoindre. Les deux Anglais,
LA FRANCE ET LE PROTECTORAT FRANÇAIS A TAITI 73
entendant qu'on les poursuivait, pressèrent le pas sans oser se
retourner, et Pritchard prit le bras du capitaine comme pour se
mettre sous sa protection. Il arrivait au canot, quand M. Prat par-
vint à le rejoindre et lui dit, sans autre préambule : « Monsieur Prit-
chard, le commandant particulier vous prie de venir lui parler im-
médiatement, il a une communication très importante à vous faire. »
Pritchard et son compagnon comprirent de quoi il s'agissait.
Très émus, très intimidés ils n'eurent même pas l'idée de résister;
Pritchard n'avait qu'un pas à faire pour descendre dans le canot; il
y avait là une dizaine de matelots anglais qui, sur un signe de leur
commandant, pouvaient se porter à son secours. Mais celui-ci resta
comme hébété, ne sachant que faiie. Pritchard, qui paraissait, lui
aussi, stupéfait, lâcha le bras de M. Collie; M. Prat prit aussitôt le
sien, et l'entraîna, moitié par force, moitié par persuasion, en lui
répétant que M. d'Aubigny avait une communication urgente à lui
faire et qu'il le priait de ne pas perdre un instant. Quand ils furent
assez loin du canot, M. Prat lui dit simplement qu'il avait ordre de
le conduire au blokhaus(l).
Le même jour, le commandant particulier fit aflicher sur toutes
les places de Papéiti la proclamation suivante :
« Une sentinelle française a été attaqui^e dans la nuit du 2 au
3 mars 18A/i.
a En représailles, j'ai fait saisir le nommé Pritchard, seul moteur
et instigateur journalier de l'effervescence des naturels. Ses pro-
priétés répondront de tout dommage occasionné à nos nationaux
par les insurgés, et si le sang français venait à couler, chaque
goutte en rejaillirait sur sa tête. »
Le commandant Bruat arriva quelques jours après. M. d'Aubigny
étant malade ne put aller le voir à son arrivée il envoya son aide
de camp lui rendre compte, en son nom, des événements qui ve-
naient de se passer. M. Bruat comprit immédiatement la gravité de
cette affaire; il en parut fort contrarié; cependant il fit répondre à
M. d'Aubigny qu'il n'eût pas à s'en inquiéter et qu'il prendrait tout
sous sa responsabilité. Puis, il fit transférer Pritchard à bord de la
corvette la Meurthe, où il donna au commandant Guilvin, l'ordre
de le recevoir à sa table. « M. Pritchard », écrivait-il au ministre,
« se loue des soins qu'on a pour lui. »
(1) Nous tenons ces détails d'un témoin oculaire qui passa plusieurs années
à Taïti et fut intimement mêlé à tous les événements que nous racontons.
7/l REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Puis, voyant que la présence de deux bâtiments anglais ne servait
qu'à entretenir l'effervescence des naturels, il somma le capitaine
du Cormoran, qui n'avait aucune mission pour Taïti de prendre
immédiatement le large, mesure énergique qu'on hésiterait certaine-
ment de nos jours à prendre vis-à-vis des étrangers, mais qui, à cette
époque où la France étant forte et respectée, ne souleva pas la moindre
objection. M. Bruat permit au capitaine du Cormoran de prendre
Pritchard à son bord, à la condition expresse qu'il ne le débarque-
rait sur aucun point des îles de la Société. « Je ne pense pas », écri-
vait-il au ministre, « qu'un gouvernement arrivé à des circonstances
telles que l'état de siège puisse tolérer les intrigues d'un simple
résident qui cherche à couvrir ses menées sous le titre de consul
d'un pays ofi il n'a pas même cherché à se rendre, quoiqu'il en eût
le temps et les moyens. » Si le capitaine du Corm.oran n'avait pas
consenti à le prendre, le gouverneur était bien décidé à le faire con-
duire de force à bord d'une goélette de la station locale pour le
transporter aux îles des Amis.
Le Cormoran débarqua Pritchard à Valparaiso; par une coïnci-
dence bizarre, ce fut le môme navire qui l'avait porté à Taïti, au
commencement de 18/i3, qui le ramena banni et humilié dans son
pays. Il trouva en effet à Valparaiso son ami Toup Nicholas dont la
campagne touchait à sa fin, et ce fut sur la Vindictive qu'il revint en
Angleterre. Il arriva àPortsmouth le 2ô juillet et se rendit immédia-
tement à Londres pour rendre compte à lord Aberdeen, chef du
Foreign Office, des événements que nous venons de raconter (1).
(1) Voici le récit que Pritchard fit de sa déteatiou à lord Aberdeen à son
retour à Londres :
« Le 3 mars, vers quatre heures, comme j'étais sur le quai près de mettre
le pied sur le bateau pour me rendre à bord du Banlùk, le principal agent
de la police courut sur moi et me saisit par le bras; il fut aussitôt rejoint
par quelques soldats, on me conduisit k travers la ville jusqu'au haut d'une
colline sur laquelle avait été construit un blockaus; nous montâmes par une
petite échelle à l'étage supérieur qui formait, le corps de garde; au milieu de
la piè:e était une trappe; je fus descendu par cette trappe dans le cachot
situé au-dessous, et j'y fus tenu sans une goutte d'eau pour étancher ma
soif et ajaiser ma fièvre jusqu'au lendemain matin vers huit heures ou neuf
heures. On me dit alors qu'on m'apporterait des aliments de chf>z moi deux
fois par jour; l'humidité du cachot était telle que le troisième jour, je fus
pris d'un violent accès de dysenterie; je demandai qu'un médecin put venir
me voir; cette faveur me fut accordée à certaines conditions; on mit dans le
cacùot une échelle sur laquelle je montai assez haut pour que le docteur pût
me tàter le pouls, m'examiner et me faire des questions sur ma santé; il
LA. FRANGE ET LE PROTECTORAT FRANÇAIS A TAITI 75
Le récit de l'arrestation Pritchard produisit un effet immense en
Angleterre. On sait comment le premier ministre l'annonça à la
tribune du parlement : « Un outrage grossier, accompagné d'une
f< injure grossière {a gj'oss outrage accompanied hy a gross indi-
« gnity), a été commis contre l'Angleterre dans la personne de son
« agent, w Ces paroles si singulières dans la bouche d'un premier
ministre, surtout d'un homme froid et réservé comme sir Robert
Peel, constituaient elles-mêmes un sanglant outrage à l'adresse du
gouvernement français. L'opinion publique prit feu aussitôt dans
les deux pays avec une violence qui pouvait pronostiquer les plus
graves événements. Au miheu de ce débordement de passions et
d'injures, M. Guizot conserva seul un tact, une réserve qui contras-
taient avec l'attitude que le cabinet anglais avait prise dès le début
de l'affaire, et il réussit bientôt à amener la question sur le terrain
diplomatique. Nous n'entrerons pas dans le détail des longues et
délicates négociations qui suivirent, et qui furent plus d'une fois
sur le point d'être rompues. Disons toutefois que si M. Guizot
reconnut dès l'abord la nécessité et la justice d'une réparation à
écrivit au gouverneur que si je n'étais pas tiré de cet humide cachot je
serais bientôt mort; d'après cette lettre je fus mené de nuit sur un vaisseau
de guerre français à l'ancre dans le port; j'y fus tenu encore dans la soli-
tude, mais tout était sec et clair et j'y étais beaucoup mieux que dans le
cachot. Le vaisseau de Sa Majesté, le Cormoran, ayant reçu du gouverneur
Bruat Tordre de quitter le port, il fut convenu que je serais mis à bord de
ce vaisseau quand il serait hors du port a condition que je ne serais débarque
dans aucune des îles de la Société, et que je serais emmené dans quelques-
unes des îles de ma juridiction. Le Cormoran se rendant à Valparaiso, j'ai
cru de mon devoir de venir ici et de mettre mon affaire sous les yeux de
Votre Seigneurie, pour que b gouvernement de Sa Majesté la prenne eu
considération. »
Il est inutile de faire ressortir et l'exagération de ce récit. Nous savons
par un témoin oculaire que Pritchard fut traité avec toute la bienveil-
lance que comportait la situation. M. d'Aubigny lui donna même son
propre matelas.
Voici du reste l'ordre de service relatif au prisonnier.
« Le chef de poste le traitera avec bienveillance et politesse; les soldats
feront le service qui lui sera nécessaire, balayeront sa chambre, feront son
lit, tiendront tout propre, en un mot, on n'oubliera rien de ce que l'on doit à un
prisonnier de distinction. Le prisonnier aura de la lumière de cinq heures du
matin à huit heures du soir; on éteindra la lumière au coup de canon du
soir; à huit heures du matin, on lui enverra un panier contenant de la
viande, des habits, des objets de toilette, des livres, etc.; à quatre heures de
l'après-midi, on pourra lui envoyer un second panier.
« Signé : d'Aubigny. »
76 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
accorder au gouvernement anglais, il se refusa énergiquement à
désavouer nos officiers de marine qui, en somme, n'avaient fait que
leur devoir, et encore moins à laisser rentier Pritchard à Taïti,
comme le demandait le gouvernement anglais. Le cabinet britan-
nique ne parlait de rien moins que de ramener l'ex-consul sur le
navire de guerre le Collingwood. M. Guizot fut intraitable, et
l'Angleterre dut céder. Tout ce qu'elle put obtenir ce fut l'expres-
sion d'un regret sur la manière dont l'arrestation avait eu lieu et la
promesse d'une indemnité pécuniaire que les deux amiraux fran-
çais et anglais commandant dans les murs du Sud devaient débattre
sur les lieux.
Nous ne pouvons terminer le récit de cette affaire sans dire un
mot de ce que devint le triste personnage qui par ses intrigues
avait failli brouiller à mort deux puissantes nations. Pritchard
avait été déjà nommé consul d'Angleterre aux îles des Naviga-
teurs, quand il fut chassé de Taïti. Le gouvernement anglais
confirma sa nomination, et en novembre 18/i5, il partit pour
rejoindre son poste. Ses malheurs n'avaient pas calmé ses haines
religieuses; à peine arrivé, il convoqua une assemblée de chefs pour
les engager à interdire leur territoire aux missionnaires catholi-
ques; mais il n'avait plus alïalre à des hommes fanatisés par cin-
quante ans de domination méthodiste; les chefs refusèrent et lui
témoignèrent énergiquement leur mécontentement. Le fougueux
missionnaire ne put retrouver aux îles des Navigateurs l'influence
dont il avait joui sur la reine Pomaté ; ses rêves de fortune et
d'ambition s'étaient évanouis, et il finit sa vie dans une position
précaire. On nous a raconté qu'avant de mourir, il s'était fait
catholique; mais nous n'avons pu vérifier cette assertion.
VI
Pendant que la France et l'Angleterre étaient près d'en venir aux
mains, l'insurrection qu'avait excitée Pritchard suivait son cours, et
le sang coulait à Taïii.
Nous n'avons pas l'intention de raconter ici les longues péripéties
de cette lutte sanglante, dans laquelle ce petit peuple de Taïti
déploya des qualités guerrières qu'on ne lui soupçonnait pas. Disons
seulement que le courage de nos soldats et la haute valeur de leurs
chefs furent toujours à la hauteur des circonstances les plus graves.
LA FRANGE ET LE PROTECTORAT FRANÇAIS A TAITI 77
M. Bruat, en particulier, fut admirable de fermeté et d'énergie, et fit
preuve, pendant toute la durée de la guerre, d'une habil.^ti% d'un
sang-froid, d'une ténacité, tjui lui permirent de sortir toujours à son
honneur des situations les plus critiques. Sans doute, la France serait
certainement venue à bout des quelques milliers de sauvages, qui,
trompés par les calomnies des missionnaires anglais, ne craignaient
pas d'entrer eu lutte avec nous. Mais rappelons-nous que les res-
sources militaires du comm.uidant Bruat étaient des plus restreintes,
et qu'avant l'arrivée des renforts qu'il avait demandés, il avait dix
fois le temps d'être jeté à la mer par les bandes redoutables qui
l'entouraient.
Le premier engagement eut lieu peu de temps après l'arrestation
de Pritchard, au sud de Taïti, à Taravao; les Indiens nous y tinrent
toute une journée en échec, et notre succès final fut chèrement
acheté. Il fallut, quelques jours plus tard, une véritable expédition et
une bataille en lègle pour emporter les retranchements que les
rebelles avaient élevés à Mahahéna; le canon seul put en venir
à bout; presque tous se firent tuer dans leurs tranchées plutôt
que d'abandonner leurs positions.
Quelque temps apiès, l'insurrection contenue jusqu'alors dans
les districts éloignés de la capitale, parut aux portes mêmes de
Papéiti. Pendant que nos soldats, guidés par le commandant Bruat,
remportaient une seconde victoire sur les insurgés de l'est, à Hapapé,
ceux des districts de l'ouest, après un demi-succès remporté sur le
commandant Bonard, poussaient une pointe hardie jusqu'aux portes
mêmes de la capitale qu'ils faillirent enlever par surprise. Le retour
précipité de la colonne victorieuse et les mesures énergiques prises
par le commandant d'Aubigny réussirent seuls à empêcher un
désastre.
Le 17 juillet 18Zi/i, une frégate anglaise, le Carrysford, arriva
de Yalparaiso et apporta à la colonie des lettres de France ; ce
fut alors qu'on apprit le désaveu de l'amiral Dupetit-Thouars et
le rétablissement du protectorat. Sans attendre la confirmation de
cette nouvelle par des dépèches officielles, 1\I. Bruat envoya son chef
d'état-major à bord du BasUisk, où se trouvait toujours Pomaré,
pour lui annoncer que la France l'avait rétablie dans sa souverai-
neté et l'engager à revenir à terre. L'empressement que témoigna le
commandant Bruat en cette circonstance était une preuve de son
vif désir de ramener la paix. Pomaré montra une ténacité dont on ne
78 BEVUE DU MO^'DE CATHOLIQUE
l'aurait pas crue capable ; elle refusa de revenir à Taïti et répondit
qu'elle préférait se rendre à Borabora pour attendre le règlenaent
définitif de la question.
C'est ici qu^' l'on voit clairement les conséquences du désaveu
si prompt de l'amiral Dupetit-Tliouars; on persuada aisément à
Pomaré que l'Angleterre, qui avait forcé la France à la rétablir
dans sa souveraineté intérieure, saurait bien lui faire rendre tôt ou
tard sa souveraineté complète; elle attendait toujours l'arrivée de
l'amiral anglais et du vaisseau de quatre-vingts canons qui, disait-
elle, lui était annoncée. Elle se contenta d'adresser une proclama-
tion à son peuple pour fengager à ne pas faire de mal aux
Français; et le lendemain, elle partit sur le Carrysford^ qui la
débarqua à Piaïaiéa, la plus importante des îles Sous-le-Vent.
Son départ amena une sorte de trêve qui dura plus d'un an. Une
paix profonde succéda alors aux agitations et aux luttes sanglantes
qui avaient si longtemps désolé ce pays enchanteur; la confiance
sembla renaître de toutes parts; la plupart des insurgés mirent bas
les armes et retournèrent dans leurs districts s'y livrer à leurs tra-
vaux habituels de la pêche et de la culture des champs; presque
tous les chefs se rallièrent ouvertement à notre cause; les rares
insurgés qui ne voulurent pas reconnaître le protectorat français,
s'abstinrent de toute démonstration hostile; nos officiers pénétraient
librement dans leur camp, et eux-mêmes venaient, sans être in-
quiétés, jusque dans les rues de Papéiti.
M. Bruat profita de cette période de tranquillité pour pousser
activement les travaux de défense qui devaient mettre désormais la
capitale à l'abri de toute surprise. Il entreprit en même temps de
réorganiser l'administration civile et polique de Taïti. En f absence
de la reine, il avait choisi parmi les chefs dévoués à la France un
des plus influents et des plus capables, le vieux Paraïta, auquel il
avait donné le titre de régent, et qu'il entoura d'un conseil de gou-
vernement composé des hommes les plus notables de l'île. De concert
avec eux et avec les députés de la plupart des districts, il réforma
le code de lois que les missionnaires anglais avaient imposé à ces
intéress 'ntes populations, dans des vues étroites et mesquines, sans
nul souci de leurs, goûts et de leurs besoins véritables.
Il ne maintint que les prescriptions morales et religieuses, en les
dépouillant seulement du caractère tyrannique et pharisaïque qui
en rendaient le joug insupportable au peuple. C'est ainsi que les
LA FRANCE ET LE PROTECTORAT FRANÇAIS A TAITI 79
chefs ayant voté la suppression de la loi qui prescrivait !e lepos du
dimanche, le gouvernement pensa, avec raison, qu'il fallait réagir
contre cette tendance funeste à l'indifférence religieuse, et il
maintint la loi; il décréta seulement qu'il serait permis de se
baigner, de faire sa cuisine, de se promener, de ramer dans les
pirogues, les dimanches comme les autres jours.
L'assemblée des chefs avait aboli également la loi qui prohibait la
fabrication et la vente des liqueurs fermentées, M. Bruat, qui connais-
sait le penchant funeste des indigènes pour les boissons alcooliques,
opposa son veto, et il fut défendu, comme par le passé, de vendre
des liqueurs sans la permission du directeur des affaires indigènes,
ou d'en acheter à bord des navires en rade.
Le 12 août 18/i5, l'amiral anglais, sir Georges Seymour, arriva à
Taïti avec le vaisseau le Collingivood et la corvette la Modeste^ de
dix-huit canons, 11 laissa son vaisseau au large, mit son pavillon
à bord de la Modeste et entra sur la corvette en rade de Papéiti.
Comme tous ses compatriotes, l'amiral anglais voyait avec dépit la
France maîtresse de ce pays où sa patrie avait dominé jusqu'alors,
et, bien qu'on lui eût fait l'expresse recommandation de ne pas sou-
lever de conflit, il laissa percer tout d'abord des dispositions fort
malveillantes. Comme toujours, ce fut la question du salut régle-
mentaire qui amena les premières difficultés. Il est d'usage, comme
nous l'avons déjà dit, de saluer la terre, dès qu'on arrive dans une
rade, d'une salve de vingt et un coups de canon; négliger cette for-
malité, c'est faire insulte au pays. L'amiral Seymour avait reçu
l'ordre formel de saluer le pavillon du protectorat; cependant, il
tergiversa pendant deux jours, et ne céda que devant les remon-
trances énergiques du gouverneur.
L'amiral Hamelin, qui avait remplacé l'amiral Dupetit-Thouars,
était aussi eu ce moment sur rade de Papéiti; selon les instructions
qu'ds avaient reçues, les deux amiraux se réunirent pour déterminer
le montant de l'indemnité qu'on avait accordée à Pritchard. Le bruit
qui s'était fait en Europe autour de cette question n'avait eu que peu
d'écho à Taïti, et le règlement de l'indemnité ne donna lieu à
aucune difficulté sérieuse; on tomba facilement d'accord sur le
chiffre de la réparation demandée, qui fut fixée à 25,000 francs, et,
le 25 août, l'amiral Seymour quittait Taïti avec sa division navale.
La présence dans les îles de la Société de ces forces navales impo-
santes, dont les missionnaires annonçaient depuis si longtemps
80 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
l'arrivée, et que la reine attendait avec tant d'impatience, l'hésitation
qu'avait montrée l'amiral Seymuur à reconnaître le protectorat et
à saluer notre pavillon, la supériorité de ce vaisseau anglais, le
premier qui eût paru à Taïti sur la frégate et les corvettes fran-
çaises, produisirent le plus déplorable effet. Les partisans de la reine
reprirent courage; comptant sur l'approbation tacite et la protection
de l'amiral Seymour, ils renouèrent leurs intrigues, et l'insurreciion
presque abattue releva la tète.
Les missionnaires anglais qui restaient à Taïd ou qui habitaient
dans les îles Sous-le-Vent, poussaient de toutes leurs forces à une
nouvelle prise d'armes, et, comme d'habitude, ne ménageaient ni
le mensonge ni la calomnie. Ce qui était plus grave, ils fournissaient
secrètement aux indigènes de la poudre et des munitions de guerre.
On saisit plusieurs boîtes de cartouches qu'ils envoyaient aux camps
de Papenoo et de Punavia, et les fusils que l'on trouvait aux mains
des insurgés portaient la marque des manufactures anglaises.
Quelques-uns des chefs qui avaient fait leur soumission retour-
nèrent parmi les insurgés, ceux qui restaient parmi nous étaient
hésitants et timides, car on répandait partout le bruit que Pomaré
allait revenir avec l'escadre anglaise et qu'après nous avoir chassés,
elle ferait mettre à mort tous ceux qui s'étaient déclarés pour nous.
Les îles Sous-le-Vent étaient le centre de cette propagande
hostile. Habitées par une population très guerrière, où les mission-
naires anglais avaient conservé toute leur influence, elles formaient
un foyer dangereux où couvait l'insurrection et d'où elle pouvait se
répandre dans tout le reste de l'archipel. Le commandant Bruat
était décidé, au premier signe d'hostilité, à y frapper un coup
vigoureux.
En décembre 18/i5, les habitants de l'une de ces îles de
Huahiné massacrèrent deux Français de passage dans leur pays.
M. Bruat organisa aussitôt une expédition qui devait tirer ven-
geance de cet attentat et châtier sévèrement les menées des rebelles.
L'expédition commandée par le commandant Bonard échoua
complètement; malgré des efforts désespérés, nos soldats et nos
marins ne purent réussir à enlever les retranchements que défen-
dait un ennemi courageux et bien supérieur en nombre; ils durent
se retirer en laissant sur le terrain soixante et un hommes hors de
combat, dix-huit morts, dont un officier, M. Clappier, et quarante-
trois blessés (18 janvier I8/16).
LA FRANCE ET LE PROTECTORAT FRANÇAIS A TAITI 81
dant deux mois l'ennemi nous tint, en quelque sorte, enfermés,
bloqués dans la capitale, nous harcelant par des escarmouches con-
tinuelles, mais évitant avec soin les batailles rangées qui lui avaient
été piesque toujours funestes.
Ce n'est qu'au mois de mai 18/i6 que le gouverneur ayant reçu
quelques renforts de France, réuGsit à forcer le blocus ; il profita du
séjour sur rade de la frégate la Virginie, portant le pavillon de
l'amiral Hamelin, qui défendait la place, pour sortir à la tête de
toutes ses troupes et tâcher de se donner un peu d'air.
Il enleva, sans trop de peine, le camp de Papenoo, qui était
depuis deux ans, le centre de ralliement de tous les insurgés du
district de l'est, mais il échoua devant les formidables retranche-
chements élevés par l'ennemi dans la vallée de Punavia. On dut se
contenter d'en faire le blocus, et d'élever quelques blokhaus au
débouché de la vallée pour empêcher les insurgés d'en sortir.
On espérait que la lassitude, la faim surtout, viendraient à bout
de leur résistance; mais ils communiquaient par les montagnes du
centre avec les districts du sud les plus éloignés de la capitale, sur
lesquels nous ne pouvions exercer qu'une surveillance peu efficace,
et ils recevaient par là les vivres et les munitions dont ils avaient
besoin.
On essaya encore une fois de négocier. Aux propositions qui leur
furent faites, les insurgés répondirent qu'ils mettraient bas les
armes dès que leur reine les y inviterait, mais qu'ils n'écouteraient
jamais des étrangers qui n'étaient pas autorisés à leur parler en son
nom. De plus ils exigeaient, avant de se soumettre, que Pomaré
rentrât en pleine possession de ses droits légitimes et que les Fran-
çais démolissent tous les forts qu'ils avaient élevés sur la côte. De
telles conditions étaient inadmissibles : on se décida à employer
la force.
Les rebelles s'étaient principalement fortifiés sur un rocher à pic,
haut de 600 mètres, qui dominait les abords de Papéiti, le rocher à
tout jamais célèbre de Fautahua. C'était une position réellement
formidable, véritable nid d'aigle, auquel on ne pouvait accéder que
par des gorges et des crêtes où un homme seul suffisait pour arrêter
une armée. Le commandant Bonard qui en faisait le siège avait
voulu plusieurs fois lancer ses hommes à l'assaut de cette redoute
naturelle; ils avaient du reculer chaque fois devant une avalanche
de pierres que les Indiens faisaient pleuvoir sur leurs têtes.
i" OCTOBRE (?;« 88). 4^ SÉPIE. T. XXIV. 6
82 REVUE DU MOxNDE CATHOLIQUE
Ce grave échec, colporté rapidement dans tout l'archipel, ranima
le courage de nos ei)nemis et fut le signal d'une prise d'armes
générale. Papéiii faillit être enlevée une seconde fois de vive force
et ne fut sauvée que par l'indomptable énergie de M. Bruat. Pen-
Ln incident inespéré nous permit de sortir à notre honneur d'une
situation qui ne laissait pas que de devenir embarrassante.
Un ancien oiseleur de la reine Pomaré, nommé Taïrii, vint dire
au gouverneur qu'il connaissait un sentier par lequel on pouvait
tourner le fort, et par où il se proposait de guider nos soldats.
L'ascension qu'il proposait était si elft ayante qu'on se moqua
d'abord de lui et qu'on refusa de l'écouter. Cependant c'était la
seule chance qu'il y eût de s'emparer du dernier rempart de l'insur-
rection, on décida de la tenter.
Nous ne raconterons pas ici, en détail, les péripéties de cette
expédition fantastique pendant laquelle nos hommes montrèrent un
courage, une énergie à toute épreuve. Après s'être hissés à la force
du poignet, le long des rochers, sur une hauteur de 150 mètres,
après être passés, en s'y tenant à cheval, sur des crêtes de rocher
en saillie sur des précipices de plus de 300 mètres de profondeur,
nos héroïques soldats se précipitèrent soudain dans le camp des
Indiens qui s'enfuirent eifrayés en criant : « Ce sont des diables 1
ce sont des diables! » Nos braves ne cherchèrent pas à abuser de
la victoire. Avec une modération bien rare chez de simples soldats
qui ont couru de si grands dangers, ils se contentèrent de coucher
en joue les Indiens, eu leur criant que, s'ils se rendaient, .ils
auraient la vie sauve. La plupart, en effet, jetèrent bas les armes et
se rendirent à discrétion. Détail plus touchant encore : nos soldats,
exténués de fatigue, partagèrent avec leurs prisonniers la modeste
ration qu'ils avaient emportée dans leurs musettes (18Zi6).
La paix de Fantahua termina la guerre. Terrorisés par ce hardi
coup de main, tous les insurgés vinrent successivement mettre bas
les armes. La reine Pomaré fut la dernière à se soumettre, elle ne
consentit à rentrer dans sa capitale que lorsqu'elle se fut bien con-
vaincue que l'Angleterre ne songeait plus à elle et qu'il ne lui
restait plus un seul de ses partisans.
Peu après le remplacement des missionnaires méthodistes anglais
par des calvinistes français, acheva la pacification de l'île. Les
intrigues et les calomnies de ces singuliers ministres de paix avaient
été la seule cause de la guerre. Eux partis, ni la reine, ni ses sujets
LA FRANCE ET LE PROTECTORAT FRANÇAIS A TAITI 83
ne manifestèrent plus la moindre velléité de révolte, et ce fut sans
la moindre secousse que, peu de temps après la mort de la reine
Pomaré, l'annexion de l'île à la France acheva l'œuvre ébauchée
par nos missionnaires et continuée par nos vaillants marins.
La religion catholique s'est fortement implantée à Taïti. Mais les
conversions en masse que l'on pouvait espérer en 1838 ne se sont
pas produites; les indigènes étaient disposés jadis k se faire tous
catholiques, pour échapper à la domination tracassière des métho-
distes anglais. Maintenant qu'ils sont libres et heureux sous la
domination de la France, ils ne sentent plus autant le besoin de
changer de religion. Les différences dogmatiques qu'ils ont pu
constater entre leurs premiers pasteurs et ceux qui les ont remplacés
n'ont pas peu contribué sans doute à affaiblir leurs croyances reli-
gieuses. L'indifférence est le caractère principal des Taïtiens de
notre époque, et il faudra sans doute de longs efforts de la part de
nos saints et dévoués missionnaires pour en venir à bout.
Pierre Courbet.
LE PORT DE CHERBOURG
SON PASSÉ, SON PRÉSENT, SON AVENIR
Mémoire sur les forlifications et le port de Cherbourg, par Vauban, 1686 (ma-
nuscrit). — Mémoire relatif à la vérification des sondes de la rade de Cherbourg,
par M. de la Bretonnière. — Cours de construction des ouvrages hydrauliques
des ports de mer, par M. Ménaad, inspecteur divisionnaire des ponts et
chaussées (Dalmont) avec atlas 1846. — Mélanges U. Mémoire sur la digie,
la rade et la position de Cherbourg. — Mélanges n" 49 : les ports militaires de
1% France : Cherbourg, résumé historique. — Travaux d'achèvement de la digue
de Ch'irhourg, 1830-1853, par M. Borin, ingénieur de première classe
(Dalmont) avec atlas 1846. — Mémoire sur la digue de Cherbourg , comparée
au break loater ou brise-lames de Plymouth, par Gachin, ingénieur général des
ponts et chaussées. (Firmin Dldot, 1820). — Revue maritime et coloniale.
Vauban paraît être le premier qui ait attiré sérieusement l'atten-
tion du gouvernement français sur la situation exceptionnelle de
Cherbourg et sur la nécessité d'y établir des ouvrages défensifs.
<( Cherbourg, lit-on dans un mémoire écrit par lui dès 1686, c'est-
à-dire bien avant ce qu'on est convenu d'appeler le désastre de la
Hogue, Cherbourg est assis sur les bords de la mer, à 70 lieues de
Calais et 80 d'Ouessant, qui font les deux extrémités de la Manche,
à 21 lieues de l'île de Wight; à 28 de Porstmouth, l'un des plus
considérables ports d'Angleterre. Le Havre-de-Grâce est distant de
33 lieues, Saint-Malo de 31, Caen de 25, Bayeux de 18, Carentan
à l'entrée de la presqu'île, de 16; Valognes de h. Les îles anglaises
de Jersey, de Guernesey et Aurigny sont situées respectivement à
13, 15 et 10 lieues. »
Il ajoutait : « Cherbourg occupe à peu près le milieu de la pres-
qu'île (le Cotentin), qui forme comme une avancée dans la Manche. »
31 remarquait que la côte, à partir de Carenlan jusqu'à Créances.
LE PORT DE CHERBOURG 85
ûlTie cinq endroits où une descente est possible, facile môme, sans
parler de la rade de la Hogue, qui est une des meilleures de France.
La rade est ce qu'on appelle foraine, ce qui signifie qu'aucun cap,
aucune courbe ne la protège contre les vents du dehors, mais elle
est d'une bonne tenue, et elle n'a jamais [été attristée par un nau-
frage.
Cherbourg, faisait encore observer Vauban, « a une position auda-
cieuse ». En effet, par sa position à l'extrémité de la pointe septen-
trionale de cette partie de la côte française, Cherbourg semble
menacer l'Angleterre, en même temps que sa situation au milieu du
canal qui sépare les deux nations rivales l'a justement fait nommer
« l'auberge de la Manche « .
Avant d'aller plus loin, d'exposer les vues de Vauban, de montrer
dans quelle faible mesure les plans que son génie avait conçus
furent exécutés, et quelles furent les conséquences lamentables de
cette incurie, il n'est pas sans intérêt de parcourir rapidement les
annales du vieux Cherbourg, afin de se rendre compte des progrès
successifs de l'idée de son importance et du rôle que cette ville était
appelée à jouer.
Il est certain que Cherbourg a été occupé par les Romains, et
qu'ils y avaient élevé une forteresse. Les médailles de Jules César,
trouvée dans les ruines du château, sans parler des médailles grec-
ques d'une date antérieure, en font foi. Titurius Sabinus, lieutenant
de César, avait-il fondé Cherbourg? Il est permis d'en douter. Tout
inciine, au contraire, à faire croire, qu'il existait auparavant dans ce
lieu si avantageusement situé, à l'embouchure de la Divette un oppi-
dum gaulois du nom de Coriallum. Quoi qu'il en soit, cette station
est mentionnée dans Y Itinéraire d Antonin, et sur la carte de Peu-
tin ger.
Les destinées de Cherbourg se dessinèrent peu à peu. Clovis s'en
empara en Zi97, quand les peuplades arboriques dont parle Procope
(les Armoricains), reconnurent.son autorité. RoUon en devint maître
en 912, par suite du traité de Saint-Clair-sur-Epte. En 996, le duc
Richard II y fonda une église collégiale, ce qui prouve son impor-
tance à cette date reculée. Dans le siècle suivant, Cherbourg fut loin
de déchoir, ainsi qu'il résulte d'un passage curieux de la « Chro-
nique rimée des ducs de Normandie, due à la plume de Robert Wace,
chanoine de Bayeux et bien placé pour être exactement renseigné.
Nous allons donner ce fragment.
86 P.ETUE DU MONDE CATHOLIQUE
Guillaume le Bâtard (dit plus tard le Conquérant), avait épousé
sans dispense sa cousine Mathilde de Flandre. Pour cette infraction
à la discipline de l'Église, ce prince fut excommunié par le pape
Léon IX, au concile de Reims. Pour racheter sa faute et obtenir la
réhabilitation de cette union, Guillaume dut faire une satisfaction
que le chroniqueur expose en ces termes :
Le duc pour satisfaction
Et que Dieu leur fasse pardon
Et que l'Apostole (1) consente
Que tenir puisse sa parente,
Fit cent proveudes établir.
A cent pauvres paître et revêtir
A Méhaignez et nos véants (2)
A langoureux et nos pouanz (3)
A Chierebourg et à Roën
A Bayeuz et à Caen.
Encore y sont, encore y durent,
Si com établis y furent.
Il est permis de conclure de cette fondation charitable que Cher-
bourg était une des quatre principales villes du duché de Nor-
mandie.
Cherbourg était devenu le siège d'un comté, car Gerbert, comte
de Cherbourg assistait à la bataille de Hastings (1066).
Peu de temps après, les côtes de Cherbourg faillirent être témoins
d'un événement tragique. La reine Mathilde, partie d'Angleterre,
voguait vers les côtes de Normandie, lorsqu'une tempête affreuse se
déclara. Le pilote désespéré se sentait impuissant à conjurer
l'affreuse rage des vents et des flots courroucés. Dans cette extré-
mité, Mathilde fit un vœu. Sa foi fut récompensée : le ciel se ras-
sénéra et la frêle nef put aborder au rivage. Au moment où
Mathilde mettait le pied sur la terre ferme, le pilote ravi, s'écria :
(( Chante, reyne, et témoigne ta joie de te voir ainsi merveilleuse-
ment sauvée, » Le nom de Chantereyne est demeuré, depuis cette
exclamation, attaché à cette partie du httoral, qui se trouve
située entre la ville et l'arsenal. Mathilde reconnaissante fonda à
Cherbourg même une abbaye et une église sous le nom de Notre-
(1) Le Pape.
(2) Non voyants, aveugles.
(3j Impotents.
LE PORT DE CHERBOURG 87
Dame du Vœu. Le monument, ou du moins celui qui l'a remplacé,
subsiste encore avec le même vocable, et ses deux flèches élégantes
dominent la cité renouvelée qui s'étend à ses pieds.
En 1203, le château de Cherbourg renferme un prisonnier de
marque, le jeune prince Arthur, qu'attend une cruelle destinée.
Peu de temps après, les Plantagenets perdent la Normandie,
mais, en 1293, les Anglais y pénètrent et saccagent Cherbourg.
Cet événement décide les Fiançais à réédifier les fortifications qui
étaient tombées en ruine. Grâce à cette précaution, Edouard III
échoue devant ses murs, mais il prendra bientôt sa revancheà Crécy.
Charles le Mauvais, qui a Cherbourg dans son apanage, l'entoure
de nouvelles et solides murailles qui durèrent jusqu'à Louis XIV.
Ce feudataire infidèle livre la ville aux Anglais, et Duguescliîi
essaye en vain de s'en emparer. Richard I"", époux d'une fille de
Charles V, l'abandonne à son b'au-père; mais peu de temps après
la trahison la livre de nouveau aux insulaires qui en demeurent
maîtres jusqu'en l'année IhbO, date où le duc de Richemont, con-
nétable de France, s'en empirera et la réunira pour toujours au
royaume. A cette époque, Cherbourg est considéré, au rapport du
célèbre historien Alain Chartier, comme la plus forte place de
Normandie.
Pendant les guerres de religion, Cherbourg demeure catholique
et tient pour le parti catholique. Les protestants de la basse Nor-
mandie font de vaines tentatives pour mettre la main dessus et la
livrer aux Anglais, comme ceux de la haute Normandie l'ont fait
pour le Havre. Montgomery échoua piteusement dans son entre-
prise antipatriotique.
On connaît les efforts de Richelieu pour restaurer notre marine.
Le grand cardinal avait, en 1640. institué une commission pour
visiter le littoral et étudier les points qui seraient susceptibles de
recevoir et d'abriter les vaisseaux qu'il s'agissait de créer. Cette
commission fonctionna, mais elle passa inattentive devant la situa-
tion de Cherbourg dont elle ne sut pas prévoir l'avenir. Ce fut
en 16/i7 seulement, que l'on émit vaguement le projet de l'établis-
sement d'un port de refuge dans la presqu'île du Cotentin, mais on
jeta les yeux sur l'échancrure de Portbail.
Vauban seul, quarante ans plus tard, comme nous l'avons déjà
dit, eut l'intuition des hautes destinées de Cherbourg; il sut, en
outre, étayer ses pronostics sur des calculs sérieux.
88 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
En ce moment Cherbourg était déchu de son ancienne splendeur :
le donjon, le chàtpau, les remparts étaient dans le plus mauvais
état; le port formé par l'embouchure de la Divette offrait un
aspect lamentable : dépourvu de jetées, de fascinages, d'écluses,
encombré par le lest que les bâtiments déchargaient pour le rem-
placer par des denrées du pays, n'étant bordé que par un méchant
quai de pierres sèches aussi peu solide qu'insuffisant, il n'offrait
qu'on abri douteux. Il était ce que l'on nomme un '< port de
marée », c'est-à-dire un port oîi la mer montante pousse les navires
que la mer descendante abandonne, et qui se couchent alors sur le
flanc, attendant le retour du flux.
Vauban, bien qu'il ne fût pas marin, affirma sur-le-champ la
nécessité de remédier à cet état de choses. II aurait voulu qu'on
créât un bassin à flot capable de contenir de 25 à 30 frégates.
Ponant spécialement son attention sur la question militaire, il
comprit et démontra parfaitement, dans le mémoire précédemment
signalé, l'importance de Cherbourg pour les opérations de courses
que le droit des gens autorisait alors, fit voir que cette place était
facile à occuper (^ar l'ennemi à cause des nombreux points de débar-
quement situés dans le voisinage, d'où la nécessité de la fortifier
pour prévenir l'invasion possible de la Normandie. Il donna des
instructions détailléesdans un devis montant à la somme fort ronde
pour le temps, de 2,102,/i06 livres 6 sols et k deniers. La gar-
nison de Cherbourg devait, dans sa pensée, être portée à trois
mille hommes de pied et être fournie de trois cents chevaux. Cette
force ne lui paraissait pas exagérée pour la siireté d'une place qui
« surveillerait le détroit ».
Les plans de Vauban reçurent un commencement d'exécution
dans les années 1687-1688. Malheureusement des conseils pufrilla-
nimes prévalurent à la cour. On craignit, en^faisant de (^Iherbourg
une place de premier ordre qu'on ne se sentait pas la volonté de
défendre sérieusement, — toutes les préoccupations, tous les efforts,
en ce moment, étaient tournés du côté du Rhin, — de fournir à
l'ennemi une citadelle d'où il eût été difficile de le déloger. Bref, on
résolut, et oiî exécuta — chose lamentable à dire! — la démoàiion
des ouvrages commencés. Les travaux maritimes furent également
abandonnés.
Alors eut lieu la journée légendaire de la Hogue.
Pendant douze heures, Tourville, qui commandait la flotte fran-
LE PORT DE CHERBOURG 89
çaise, lutta avantageusement avec lik vaisseaux contre les 88 que
comptait l'escadre anglo-liollandaise. Il ne perdit aucun vaisseau,
les coalisés en perdirent plusieurs. Il s'en fallait de peu qu'on
n'eût remporté une victoire glorieuse. Malheureusement, les éléments
firent ce que n'avait pu la fureur des hommes. La marée changea
et porta le corps de l'armée navale ainsi que l'arrière -garde dans
le terrible raz de Blanchard, qui emmena les vaisseaux à la dérive.
Le Soleil-Royal, l'Admirable, le Triomphant échouèrent à Cher-
bourg. En même temps, le vent favorisait l'ennemi qui faisait voile
pour nous écraser. Tourville se trouvant dans l'impossibilité
d'évoluer et ne voulant pas livrer de gages à ses adversaires, brûla
quinze de ses vaisseaux. Le reste de 'a ilotte se dispersa. Quelques
vaisseaux allèrent à la côte; d'autres parvinrent à gagner les ports
de Saint-Malo, de la rivière de Morlaix et de Brest. La plupart firent
le tour des Iles-Britanniques en les contournant par le nord, preuve
tangible qu'ils n'étaient pas désemparés de tout. La perte maté-
rielle ne fut donc pas très sensible, mais l'assurance et la fierté de
notre marine reçurent un redoutable atout.
Cet échec n'eût pas pris de telles proportions, si nous avions
possédé dans le voisinage un port de refuge. On se prit alors à
regretter de n'avoir pas écouté Vauban.
Louis XIV supporta, du reste, cette défaite avec son habituelle
magnanimité. Pour consoler l'illustre vaincu, il lui écrivait ces
mots qui résument bien l'événement : « Comte de Tourville, j'ai eu
plus de joie d'apprendre qu'avec quarante de mes vaisseaux vous en
avez battu cent de ceux de mes ennemis pendant un jour entier, que
je n'ai eu de chagrin de la perte que j'ai faite. »
La fin du règne arriva, après les alternatives de revers et de
succès que l'on sait. En 1739, on se décida enfin à exécuter une
partie du plan de Vauban, le port fut creusé, deux jetées le proté-
gèrent, un quai fut construit, des écluses, un pont tournant, une
chaussée établis.
En 1758, pendant la guerre de Sept Ans, une inqualifiable défail-
lance attrista nos annales militaires. Cherbourg fut livré, sans coup
férir, au général Bligh, qui ne commandait que des troupes peu
nombreuses. Les Anglais se signalèrent par leurs dévastations. Peu
après, les vainqueurs embarrassés de leur conquête, se rembar-
quèrent précipitamment.
On sentait de plus en plus la nécessité d'avoir dans la Manche
90 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
un port de ravitailleaient fortement défendu; c'était la seule partie
de notre littoral qui en fût privée. Le gouvernement de Louis XVI se
préoccupait de cette question. En 1776, une commission fut nom-
mée pour l'élucider. Le roi fit, lui-même, le voyage de Cherbourg,
On hésitait entre Ambîeteuse, Boulogne, Cherbourg et diverses autres
anses situées le long du littoral. Cherbourg obtint enfin la préférence.
On ne s'était pas décidé à la légère, l'examen des nombreux
documents publiés à cette époque le démontre aisément. Ainsi,
la rivière de Portrieux, en Bretagne, avait attiré les regards de
quelques ingénieurs; mais elle est d'un accès difficile, le chenal
manqi;e de largeur, le fond de corail offre des inconvénients et
le voisinage du raz de la Horraine recèle des périls.
A Cherbourg, au contraire, on mouille sur du sable fin, et
l'ampleur des lieux est telle qu'une flotte considérable peut sortir
toute à la fois, condition très avantageuse, quand on veut prendre
l'offensive en face de l'ennemi.
Mais pourquoi avoir dédaigné la Hogue, située dans le voisinage,
et partageant, par conséquent, avec Cherbourg les avantages d'une
position centrale dans la Manche? En voici la raison :
A Cherbourg, les navires n'ont pas à redouter les courants, les
communications avec la terre sont faciles, la montagne du Roule
domine la rade, la vigie qui j est installée surveille l'ennemi et
dévoile ses projets, tandis que les forces navales françaises se dissi-
mulent aisément. Enfin, de nombreuses carrières ont fourni les
matériaux nécessaires pour les travaux à accomplir.
A la Hogue, il faut aller chercher un bon mouillage à plus d'une
lieue en mer, le flux et le refliix sont très dangereux, nul promon-
toire voisin ne garantit les vaisseaux qui sont toujours en vue, les
vents de l'est et du sud-est y gênent la navigation. Enfin, les
pierres manquaient dans le territoire et il fallait aller en chercher
jusqu'à Réville et à Montferville.
On doit au vicomte de la Bretonnière, commandant de la marine,
à Cherbourg, un mémoire (1777) où, reprenant et agrandissant le
plan de Vauban, il indiquait les idées qui ont prévalu depuis. C'est
lui qui eut le premier la conception de la digue. Cette construction
devenait indispensable, puisque la rade de Cherbourg est ouverte,
si l'on voulait avoir un espace considérable pour abriter une flotte
même victorieuse.
Deux questions se présentaient à résoudre immédiatement : quelle
le" PORT DE CHERBOURG 91
direction donner à cette digue? quels moyens employer pour édifier
cette œuvre gigantesque?
Pour comprendre la réponse à la première question, il est néces-
saire de se faire une idée de la configuration des lieux. En l'absence
d'une carte ou d'un plan, nous prions le lecteur de faire un léger
efiort d'imagination pour lequel nous allons l'aider. Qu'il se repré-
sente en esprit le littoral sons la forme d'un arc de cercle dont la
concavité regarde le nord. Les deux extrémités nord-ouest et sud-est
de cette vaste courbe, sont occupés par les forts de Querqueville et
des Flamands, qui se relient, un peu en arrière du rivage, par une
chaîne que forment la redoute, aujourd'hui abandonnée, des Four-
ches, le fort d'Octeville et celui du Roule Au milieu et au fond de la
baie se trouve la ville de Cherbourg, avec son port de commerce à
droite et l'arsenal à gauche. Il convieni de dire que la courbe se
prolonge au nord-est par l'île Pelée, sé|)arée aujourd'hui du fort
des Flamands par un petit bras de mer qui n'existait pas encore
dans la seconde moitié du seizième siècle. Eh bien ! la corde qui
sous-tend cet arc et qui va, par conséquent, de la pointe de Quer-
queville à l'île Pelée, indique, précisément, la direction de la digue.
Cette construction hardie qui a près d'une lieue de long (exactement
3712 mètres à la base et 3550 au couronnement), ferme donc au nord
la rade, laissant deux passages au nord-ouest, ménagés entre l'extré-
mité de la digue et la pointe de Querqueville, par l'édification du
fort de Chavagne, qui s'élève au milieu des flots, et deux passages
au nord-est, entre l'autre extrémité de la digue et le fort des Fla-
mands. Disons tout de suite que les deux premiers passages sont
presque seuls en usage ; on les préfère à cause de la plus grande
profondeur des eaux et de la sûreté de la navigation. Cependant les
deux autres pourraient être utilisés.
La digue dont la plus grande distance de terre est d'environ
3 kilomètres, protège donc contre les vents et la marée un vaste
espace qui a été calculé de façon à pouvoir contenir de cinquante à
soixante vaisseaux à 200 mètres de distance les uns des autres. La
plus belle flotte du monde entier pourrait donc y trouver un sûr
abri. Ajoutons que quatre mille six cents sondes exécutées sous la
direction de M. Meusnier, de l'Académie des sciences et lieutenant-
colonel de génie, en font connaître exactement la profondeur dans
toutes ses parties. L'emplacement de la digue avait été heureuse-
ment choisi. Si on l'eût reportée seulement 300 mètres au nord, en
92 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
dehors de la pointe de Querqueville et du fort actuel des Flamands,
la force des courants eût considérablement gêné la navigation, que
la violence des vents eût rendue souvent impossible. En outre, les
batteries établies sur ces deux points ne protégeant que l'intérieur
de la rade, eu-sent été sans efficacité contre l'agresseur.
Restait à exécuter cette œuvre gigantesque.
Pour eu comprendre les difficultés, il faut savoir que les travaux
hydrauliques, ceux surtout qui s'accomplissent sur le littoral, se
font dans des circonstances particulières de nature à dérouter la
science de l'ingénieur le plus attentif et le plus prévoyant. Sans
déprécier le mérite des hommes distingués qui ont construit ces
viaducs aussi solides qu'élégants qu'empruntent souvent nos voies
ferrées, on doit reconnaître que ceux qui s'attaquent à la mer ont
à résoudre des problèmes autre;nent compliqués. Il est nécessaire
de tenir compte de l'action plus ou moins régulière de la marée et
des diverses sortes de courants, aussi bien que de la force essen-
tiellement variable des vagueset des vents. Un rapide coup d'œil sur
les aspects multiples de la lutte courageusement entreprise contre
les éléments, c'est-à-dire contre la nature elle-même, est nécessaire
pour que l'on puisse se rendre un compte à peu près exact des
phases diverses qui ont été traversées.
On peut se représenter l'intumescence de la marée sur le grand
Océan, comme suivant le mouvement de la lune, et arrivant quelque
temps après elle au méridien. L'ondulation se communique avec
une vitesse qui va jusqu'à 300 mètres dans l'Atlantique, mais qui
diminue beaucoup en approchant des côles et en pénétrant dans les
golfes ou détroits. La haute mer qui arrive trente-six heures après
le passage de la lune au méridien de Brest ou à la pointe méridionale
de l'Irlande, arrive à Londres vingt-quatre heures plus tard. Cet
écart représente précisément le temps que cette marée emploie à
passer à l'ouest de l'Angleterre, à doubler la pointe nord de l'Ecosse,
à traverser les Orcades et à revenir par la mer d'Allemagne pour
entrer dans la Tamise. La même ondulation, quand elle se présente
au sud-ouest de l'Angleterre pénètre dans la Manche et n'avance
vers le nord-est qu'avec une vitesse de 20 mètres, de sorte que
ces deux marées partielles marchant en sens contraire vers le
détroit du pas de Calais, se rejoignent près de Douvres.
Tel est le mouvement normal de la marée sur les côtes nor-
mandes; mais l'action des vents le modifie parfois considérablement,
LE PORT DE CHERBOURG 93
soit qu'elle le favorise, soit qu'elle le contrarie. Le A janvier 1807,
quatre jours avant la nouvelle lune, par conséquent en morte eau,
c'est-à-dire à une époque où l'action du flux et du reflux est le moins
sensible, il y eut à Flessingue, pendant une tempête de nuit, une
marée qui manqua noyer la moitié des habitants : le flot s'éleva à
70 centimètres au-dessus des plus hautes mers connues.
A Plymouth, le 23 novembre 182/ï, un ouragan survenu pendant
la syzigie souleva la mer à une hauteur de 7"", 90, au lieu de 5°',/i7,
qui était le niveau normal.
Les vagues produites par le vent ont une vitesse de transmission
qui va jusqu'à 20 mètres par seconde : leur hauteur dans l'Océan
atteint 5 et 6 mètres. Cette agitation n'existe au surplus qu'à la
surface; dans les tempêtes les plus violentes, le calme règne à une
profondeur que l'on peut évaluer à 8 ou 10 mètres au-dessous du
creux des vagues. Du moins, c^est ce qui a lieu au large : le long des
côtes, on constate de grandes modifications.
Indépendamment du mouvement normal des vagues, il se produit
des courants, des contre-courants, des remous, des ressacs dont
l'expérience seule enseigne la direction et la violence et que l'état
de la marée change à chaque instant. Ces courants difl"èrent suivant
la profondeur et vont parfois dans des directions opposées. On
s'explique ainsi que dans le goulet de Brest, un canot entre aisé-
ment en rade, tandis qu'un vaisseau de haut bord subit une impul-
sion en sens contraire.
Le courant du raz de Blanchard est d'une violence extrême : c'est à
son action irrésistible qu'il faut attribuer, comme nous le disions plus
haut, l'éloignement de la ligne de bataille des vaisseaux de l'amiral
Tourville, déviation funeste qui changea une victoire en revers.
L'action de la mer et des courants finit, à la longue, par changer
la configuration des côtes. Ainsi, les falaises de la haute Normandie
reculent chaque année de 30 centimètres, quantité appréciable au
bout d'un certain temps. En d'autres points, les alluvions sablon-
neuses agissent en sens contraire.
Près de la Teste, sur la rive droite du fleuve, la mer s'est avancée
de 200 mètres en trente-six ans. En revanche, dans les Landes, la
formation incessante des dunes accroît le continent.
Faut-il encore citer le cap d'Agde, dans la Méditerranée, où une
jetée s'est ensablée et où, dans le court espace de dix-sept ans, la
côte s'est avancée de 700 mètres?
9iî F.EYUE DU MONDE CATHOLIQUE
La puissance des vagues, quand elles sont soulevées par les vents
au point où elles se brisent, dépasse toute imagination. On a vu à
A!o"er des blocs de pierre mesurant S'^.hO de longueur sur 2 mètres
de largeur et 1",50 de profondeur, et c.uï pesaient plus de
22,000 kilogrammes, déplacés à plusieurs mètres de dislance. A la
digue de Cherbourg, des blocs de béton, dont le poids dépassait
13,000 kilogrammes, glissaient le long des enrochements dont nous
parlerons bientôt.
Le calcul démontre que l'action de la mer sur des blocs de forme
semblable croît comme le carré de leurs dimensions, mais que la
stabilité de ces blocs augmente comme leur cube.
A côté de l'action mécanique, il convient de mentionner l'action
chimique et physiologique. Les pierres plongées dans l'eau ne tar-
dent pas à se couvrir de végétations qui finissent par les désagréger,
les mortiers sont décomposés. Le bois n'a pas meilleur sort, car il
est rongé par les tarets, insectes autrefois inconnus dans nos mers,
mais que les navires hollandais ont importés des Indes orientales.
Un vaisseau échoué à l'île d'Aix, victime de ces minuscules destruc-
teurs, devint impropre à la navigation : en six mois, il avait perdu
la moitié de ses matériaux. Le fer s'oxyde avec une désolante
rapidité.
Ce qui précède montre assez les difficultés de l'entreprise, surtout
quand on réfléchit qu'il s'agissait avant tout de jeter à une profon-
deur moyenne de 20 mètres au-dessous du niveau des plus hautes
eaux et de 13 mètres au-dessous du niveau des plus basses, la fon-
dation d'un massif d'une telle longueur capable de résister à tous
les efforts des flots, des courants et des vents réunis.
Comme on ne pouvait atteindre directement le sol sous-marin,
l'ingénieur M. de Cessart eut une idée'qui séduisit d'abord les esprits
par sa grandeur et sa simplicité. Il proposa d'immerger une suite
de cônes tronqués qui seraient construits en bois et remplis de
lourdes pierres. Ces cônes devaient avoir des dimensions colossales :
lA'^.ôO de diamètre à la base, 19", 50 au sommet, 17"", 50 de hau-
teur. Immergés sur l'alignement de la digue au nombre de 90, ces
rochers artificiels, dont toutes les bases devaient se toucher au fond
de l'eau, tandis que les crêtes en excéderaient la .surface de plu-
sieurs mètres, axaient pour but de rompre les coups de mer et
d'assurer la tranquillité de la rade. 80,000 pieds cubes de bois
entraient dans la construction de chaque cône qui pouvait contenir
LE PORT DE CHERBOURG 95
2,700 toises cubes de pierre et peser, après avoir été remplis,
100 millions de livres.
La première caisse descendit au fond des mers le 6 juin 17Sà.
Une foule immense, pleine d'anxiété, assistait à ce spectacle nou-
veau. L'opération réussit parfaitement bien, ou, du moins, parut
bien réussir : des cris d'enthousiasme saluèrent l'i^xécution. On
voyait déjà l'Océan dompté, un solide rempart contre ses fureurs
élevé, une rade tranquille, une flotte bravant impunément les tem-
pêtes du dehors et prête à s'élancer à l'attaque de l'ennemi, si TAn-
gleterre, avec laquelle on venait de conclure une paix glorieuse,
commettait la folie de la rompre.
La seconde immersion eut lieu le 7 juillet.
Voici comment on s'y prenait. Les appareils étaient construits à
terre; une fois mis à l'eau, on les remplissait en partie seulement
des matériaux qu'ils devaient contenir, de façon qu'ils eussent assez
de lest pour naviguer, sans peser un poids trop considérable. On
les soutenait d'ailleurs à la surface au moyen d'une double ceinture
de barriques vides.
Des barques montées par de vigoureux rameurs les amenaient
ensuite au lieu indiqué. Alors on rompait brusquement les amarres
et l'énorme caisse s'enfonçait perpendiculairement dans la mer,
pendant que les barriques sautaient en l'air, des chalands chargés
de pierres et conduits sur l'emplacement de la digue versaient alors
leur contenu dans les cônes entr'ou verts et achevaient de les fixer,
en augmentant leur force de résistance.
Le ^8 août, une tempête détruisit partiellement les résultats
obtenus. Quand elle fut terminée on s'aperçut que le sommet de ce
commencement de la digue avait été rasé. Le chargement des deux
cônes, au lieu de se tasser, comme on l'avait espéré et d'opposer
à la furie des vagues une masse inébranlable, avait été secoué
« comme le grain dans un van ». Ce sont les propres expressions
qu'on lit dans un mémoire écrit à ce sujet.
On s'attacha à réparer cette perte en précipitant dans les eaux des
pierres perdues. Mais la cause destructrice existait et agissait tou-
jours. Tant que la mer était calme, les ruatériaux agglomérés se
tenaient tant bien que mal; mais si la brise soufflait un peu fort
du large, les vagues irritées recommençaient à faire leur office, et
tout ce qui dépassait le niveau de la mer était impitoyablement
balayé. M. de Cessart s'obstinait dans son système. Au bout de cinq
06 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
ans, il avait immergé vingt cônes, sans pouvoir construire un édifice
solide assez élevé pour arrêter le mouvement des flots et pour assurer
la tranquillité de la rade.
Ce fut un moment très critique pour l'œuvre en cours d'exécu-
tion. 31 millions avaient été déjà dépensés sans résultat appréciable.
La légèreté nationale commençait à se dégoûier d'une entreprise qui
avait d'abord excité un engouement généial. Heureusement que le
maréchal de Castries, qui avait alors le département de la marine,
ne désespéra pas du succès. C'est à sa persévérance et à son dévoue-
ment que l'on doit la reprise et la continuation des travaux. On
renonça à ces fam.eux cônes tronqués qui ne servaient à rien,
puisque leur charpente laissait s'échapper de tous côtés les maté-
riaux solides et résistants. On se contenta de transporter sur les
lieux et de précipiter dans la mer suivant la direction arrêtée, des
pierres perdues, dans le but de former des enrochements qui ser-
viraient de base pour y asseoir plus tard le massif tant souhaité.
Les travaux furent donc repris avec ardeur. Une commission
nommée par la Législative les avait amenés au point que le niveau
des hautes mers était dépassé de trois mètres, lorsque survint la
Convention qui, s'acharnant sur les monuments anciens, n'avait
guère de souci d'en élever de nouveaux. Les assemblées qui suivirent
se montrèrent également insouciantes ou impuissantes. L'interrup-
tion dura dix ans.
Léonce de la Rallaye.
(A suivre.)
LES QUESTIONS HISTORIQUES
CONTROVERSÉES
Dans ma dernière causerie, je me suis volontairement limité
l'ana'yse des articles, que contenaient les principales revues spé-
cialement vouées au culte de l'histoire. Il est temps de porter mes
regards sur une autre catégorie de périodiques, où les travaux de
ce genre se trouvent imprimés côte à côte avec des chroniques
littéraires et des romans, des poésies et des études de critique
artistique, sur les revues en un mot qui s'adressent au grand public,
non plus à une classe restreinte de lecteurs. Le hasard veut préci-
sément que, depuis tantôt six mois, j'aie totalement négligé l'une de
celles-ci, et non la moins en renom, — la Revue des Deux Mondes.
J'y reviens avec d'autant plus d'empressement que nombre de pages
historiques du plus haut intérêt y ont vu le jour durant cet inter-
valle.
I
Marquer nettement en quoi la conception de l'histoire dans l'anti-
quité différait de la façon moderne de comprendre cette science,
tel est l'objet que s'est proposé M. Alfred Croiset (1). Ses savantes
et sagaces investigations l'ont conduit aux conclusions suivantes ;
« Les meilleurs historiens de l'antiquité étudient surtout les
grandes forces historiques (individus, cités et armées) dans leur jeu
extérieur et dans leur action. En fait d'explications, ils ne vont guère
au delà des motifs moraux, des considérations politiques, au sens le
plus étroit du mot. Quant aux causes lointaines, qui ont formé ces
âmes, ces cités, ces armées (religion, mœurs, institutions), ou qui
(1) Livraison du 1" mai 1890.
1er OCTOBRE (N" 88). 4« SÉRIE. T. XXIV. 7
98 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
rendent possible leur action (finances, économie politique, organi-
sation), ils y touchent rarement et en peu de mots. L'histoire qu'ils
écrivent n'est ni profonde ni complexe comme celle qu'écrivent les
modernes.
« ... L'esprit antique, quand il écrit fhistoire, isole et détache
deux ou trois ordres de faits (politiques, militaires, moraux), qu'il
étudie à part dans leur suite logique et leur développement recti-
ligne : c'est une belle géométrie historique. L'esprit moderne, au
contraire, a un sentiment profond et toujours croissant de la conti-
nuité des choses, de l'entrelacement indéfini des actions et des réac-
tions, il s'aperçoit que tout est dans tout, que la chaîne des effets et
des causes est illimitée, qu'elle a des replis et des détours surpre-
nants, que la raison la plus directe et la plus apparente des choses,
n'en est jamais la raison dernière et que, dans cette prodigieuse
complexité de l'univers, c'est donner de la réalité une image impar-
faite que de trop la réduire aux formes simples, où notre intelli-
gence se complaît d'abord. »
Pour appuyer la thèse, dont la logique des choses lui avait
démontré l'indiscutable évidence, M. Croiset a particuhèrement
porté son attention sur Hérodote, celui qu'on a appelé le Père de
rhistoire. C'est moins pourtant ce glorieux surnom qui l'a séduit
qu'une circonstance particulière à laquelle l'écrivain d'Halycarnasse
dut son originaUté et sur laquelle on me permettra de m'étendre
après lui.
Conteur inimitable, inépuisable anecdotier, réunissant dans une
immense et attrayante encyclopédie les fastes de milliers d'années
et de maintes civilisations éteintes tour k tour, Hérodote est le
chaînon intermédiaire entre les secs et froids logographes (chroni-
queurs) des époques antérieures et les Thucydide ou les Polybe;
aussi artiste que ces derniers, sans doute, mais ne bornant pas son
regard, ainsi qu'ils firent, à une courte phase de l'existence natio-
nale, regagnant en intérêt ce qu'il perd en exactitude.
J'ai dit exactitude, non sincérité. Hérodote est, en effet, toujours
sincère, et, s'il se trompe, c'est qu'il a été trompé par ceux dont il a
recueilli le témoignage. Interrogeons plutôt AL Croiset sur ses pro-
cédés d'inforuia inii.
« L'histoire de l'Egypte, celle de l'Assyrie et de la Perse étaient
conservées en grande partie, soit dans les inscriptions que la science
moderne déchiffre, soit dans des livres aujourd'hui perdus. Hérodote
LES QUESTIONS HISTORIQUES CONTROVERSÉES 99
n'a pu se servir d'aucune de ces sources de renseignements. Il
n'avait nul accès aux livres officiels des rois de Perse. 11 ne pouvait
lire ni comprendre les inscriptions, pas plus celles de l'Egypte que
celles de l'Asie. 11 n'avait qu'une ressource : interroger les gens du
pays, de préférence les plus savants ou ceux qui pa>:saient pour tels,
en particulier les prêtres, gardiens des vieilles traditions et des
vieux souvenirs », etc..
Et un peu plus loin :
« Sur l'histoire ancienne de l'Orient, qui, d'ailleurs, n'était
qu'une partie accessoire de son sujet, on peut caractériser d'un mot
le travail d'Hérodote : il en a écrit l'histoire légendaire et populaire.
L'histoire réelle de l'Egypte^ dit M. Maspéro, Hérodote ne put la
lire sur les murs, où elle s'étalait tncore intacte. Les monuments
furent pour lui comme un livre, do)it il s'amusa à regarder les
images, sans savoir du texte que ce qu on voulut bien lui en dire...
On lui conta le roman de la construction des Pyratnides, on lui
conta le roman de Sésostris, on lui conta le roman de Rhainpsi-
nitos... Nous ne devons pas trop regretter qu'il en ait été ainsi.
Les monuments nous disent, — ou nous diront un jour, — ce que
firent les Chéops, les Ramsès, les Thoutmôs du monde réel :
Hérodote nous apprend ce qu'on disait d'eux dans les rues de
Memphis. )j
On saura gré à M. Croiset d'avoir cité ce jugement fin et réservé
d'un homme auquel ses travaux ont acquis une si haute place parmi
les érudiis. Aussi bien ne nous surprend-il pas de sa part. C'est le
propre des esprits supérieurs de dédaigner pour leur compte les
analhèmes des pédants, qui s'imaginent avoir découvert le nouveau
monde quand, dans une œuvre considérable, ils ont dénoncé une
erreur infime. Heureux, du reste, quand leur piétendue découverte
n'est pas une illusion de vanité, comme il arriva à un quidam, qui
ne pardonnera pas à M. Croiset d'avoir craint, en le nommant,
d'effaroucher sa modestie, à propos de certain bas-relief d'un défilé
d'Ionie. Hérodote en avait signalé le groupe essentiel : deux guer-
riers sculptés dans le roc, de grandeur naturelle, tenant un arc de
la main gauche et une lance de la droite. Par quel hasard ces anti-
ques images ont-elles survécu à tant de révolutions, je ne le saurais
dire. Toujours est-il que, un beau jour, le monsieur en question
les revoit et constate avec stupeur, — non, avec fureur :
4" Que les deux gardiens de pierre des gorges de Rarabel avaient
100 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
leur arc dans la main droite et leur lance dans la main gauche, au
contraire de ce qu'avait avancé « le Père de l'histoire »;
2° Qu'ils étaient deux fois plus hauts qu'il ne l'avait prétendu.
Émoi général. On discute, on consulte, on examine. Tout compte
fait, si Hérodote avait lort sur le premier point, sur le second c'était
son contradicteur qui errait!
En somme, la censure la plus grave que M. Alfred Croiset adresse
à la mémoire d'Hérodote, c'est d'avoir jugé ces Égyptiens, ces
Assyriens, ces Perses, qu'il a mis en scène d'une façon si vivante,
comme s'ils eussent été des Hellènes. Aux sauvages guerriers de
Ramsès, de Sinn-akhi-rib, de Cyrus il a prêté l'apparence exté-
rieure, policée, correcte de ses contemporains, des contemporains
de Périclès. Les modifications de la civilisation, suivant la double
influence des latitudes et des siècles, sont pour lui demeurées lettre
morte. H n'a pas, en un mot, le respect de la couleur locale. Mais
soyons justes : de son temps, qui s'en souciait de la couleur locale?
H y a cinquante ans, Augustin Thierry ne faisait-il pas le même
reproche à la peinture des mœurs mérowingiennes par Vély? et
sommes-nous bien sûrs que, parmi nos contemporains eux-mêmes, il
n'en est pas qui sacrifient au même fétiche décevant, le rapproche-
ment entre des sociétés aussi dissemblables que l'étaient alors les
monarchies orientales et les républiques grecques, entre les Romains
par exemple et les conquérants modernes de l'Algérie?
II
Telle est cependant l'étrange habitude d'un historien militaire
estimé, l'amiral Jurien de La Gravière. Je l'avais déjà- souventes
fois remarquée dans ses précédents ouvrages. Les Campagnes
d Alexandre, André Doria etc. Mais je ne crois pas qu'elle soit
nulle part aussi choquante que dans l'article qu'il vient de consacrer
à l'empereur romain Julien l'Apostat (1). Cette tendance est d'au-
tant plus regrettable qu'elle contraste étrangement avec les hautes
quaUtés de style et de composition de l'auteur, avec sa rare habileté
à disséquer les à mes antiques, à en montrer les vices rongeurs à côté
des sublimes vertus. Je ne puis résister au plaisir de citer un spé-
cimen de la manière du savant marin.
(l) Livraison du 1" avril.
LES QUESTIONS HISTORIQUES CONTROVERSÉES 101
C'est le résumé de la carrière de Julien :
« Elevé en séminariste, captivé plus lard par les philosophes, il
s'improvise soldat, sauve les Gaules et se pr(^'pare à sauver l'Empire.
Il est du métal dont se font les grands hommes et, par une faveur
spéciale de la Providence, il mourra à la tète de ses troupes;
ses derniers regards verront fuir l'ennemi. Il n'aura même pas soup-
çonné que ses adversaires politiques réservaient à sa généreuse
mémoire le hideux surnom d'Apostat.
f< Apostat, cependant, il l'était; apostat de son temps, apostat de
la religion dans laquelle il avait été nourri. Que lui manquait-il? La
fibre populaire. Il ne sentait pas, qv2 la grandeur de Rome, c'était
surtout l'écrasement des humbles au profit de l'insolence patri-
cienne. Jamais âme ne comprit moins l'esprit du christianisme que
l'àme de cet illuminé. Aussi ce fut comme un caillou que la Provi-
dence l'écarta du chemin. Seulement dans ce caillou, si nous vou-
lons rester justes, reconnaissons le diamant caché. Une heure
viendra, la dernière, où la pierre précieuse étincellera de tous SiS
feux. Il n'est donné qu'à de rares privilégiés de bien mourir. »
Est-il portrait plus achevé? Pourquoi faut-il que IVl. de La Gravière
croie devoir le complérer ainsi : « Julien nous rend l'héroïque Béar-
nais? » Lancé sur celte piste, il ne saura plus s'arrêter, hélas!
Dans les prédécesseurs immédiats de son héros. Constance et Cons-
tantin, il retrouvera avec joie les traits de Philippe II et de Charles-
Quint. Ailleurs prennent place dans son récit les parallèles malen-
contreux dont je touchais un mot tout-à-l'heure : Mithridate devient
un Abd-el-Kader avant la lettre; Lucullus, un maréchal Bugeaud;
Pompée, un duc d'Aumale.
Les souvenirs des guerres napoléoniennes lui tiennent en parti-
culier au cœur. Il les évoque à tout propos, — hors de propos.
Crassus, battu et affamé par les Parthes, lui remémore le désastre
de Baylen. Julien organise-t-il sur TEuphrate une flottille de ravi-
taillement pour seconder ses opérations contre les Perses pendant
la campagne de 363, aussitôt l'empereur Napoléon de reparaître :
« Fort attentif à chercher des leçons dans l'histoire, quand il eut
renoncé à envahir l'Inde par la mer Rouge ou par le Khoraçan, ce
fut au golfe Persique et à la vallée de l'Euphrate qu'il songea. »
Cela tourne décidément à la manie. Que Napoléon I" ait été un
grand conquérant, nul n'y contredit. Mais il ne fut pas le seul grand
conquérant, et, puisque le hasard de ses voyages historiques con-
102 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
duisait l'amiral de La Gravière en Kboraçan, comment ne lui est-il
pas venu à l'esprit de changer, pour une fois au moins, de terme
de comparaison d'appeler à son aide, au lieu de l'ombre du vain-
queur d'Eylau et de la Moskovva, les ombres de ceuxd ont le Kbo-
raçan fut le champ de bataille, les ombres de Djenghis-Khan et
de Timour-Lengh, ces autres apôtres du carnage sans cause, de
la destruction sans trêve, de la conquête sans limite?
III
Lorsqu'il s'agit de fixer la physionomie d"ua être ou d'un siècle,
les an Jogies sont d'un puissant secours. Elles boitent toujours, la
chose est incontestable. Mais, pour faire deviner l'inconnu, comme
l'a dit l'émineut académicien qui a naturalisé chez nous les pro-
duits de la pensée russe, pour faire deviner l'inconnu, le comparer
avec le connu est encore le procédé le plus rapide et le plus sur. Il
évite des explications longues et obscures : un nom de connais-
sance en tient lieu, c'est l'image qui éclaire le texte et permet de
classer d'un regard les nouveaux venus par ordre de familles et de
préséances. On fait ensuite les réserves nécessaires, on marque les
différences entre ceux qu'on a momentanément rapprochés.
Toutefois, pour que le procédé reste légitime, il faut avoir soin
de ne chercher ces relations qu'entre individus placés à peu près
dans les mêmes conditions de vie intellectuelle et morale, et c'est à
quoi n'a eu garde de manquer celui à qui je fais allusion. Quelques
rares que fussent les points de contact de Stendhal, de Balzac ou
de Flaubert avec Nicolas Gogol, Tourguénef ou le comte Léon
Tolstoï, du moins subissaient-ils une influence commune, l'influence
du courant d'idées qui entraîne notre époque vers on ne sait quelle
rive mystérieuse. Ce n'est point parce qu'ils ont tous deux écrit des
romans que Al. de Vogué s'est cru autorisé à étudier parallèlement
l'auteur de Bouvard et Pécuchet et l'auteur du Manteau, mais
parce que ces ouvrages, à côté de ressemblances frappantes, —
même aspiration à rendre les faits dans leur réalité, même condition
misérable des personnages, — présentent de frappantes diffé-
rences d'interprétation, qui aident à mieux définir le genre de
Flaubert et le genre de Gogol; ressemblances et différences égale-
ment fécondes d'ailleurs, au double point de vue de la psychologie
intime des deux romanciers et de l'éternelle morale.
LES QUESTIONS HISTORIQUES CONTROVERSÉES 103
A l'inverse, le seul fait pour LucuUus et Bugeaud d'avoir eu l'un
et l'autre à combattre victorieusement un ennemi, dont il était
réservé à leurs successeurs respectifs d'achever la défaite, ne suffit
pas pour qu'il soit permis de transformer LucuUus en Bugeaud ou
Bugeaud en LucuUus. Sans aller jusqu'à sonder les abîmes séparant
l'àme romaine, fermée à toute notion de grandeur, voire de justice,
uniquement soucieuse d'intérêts matériels, et l'àme française, avant
tout éprise d'idéal, on peut se demander ce que M. de la Gravière
a contre l'intègre mémoire du colonisateur de l'Algérie pour l'affu-
bler de la défroque d'un homme qui, parmi les pillards, les débau-
chés, les voluptueux d'un temps où ils pullulaient, a su s'acquérir
une réputation particulière de débauché et de piUard.
Ainsi pour les événements.
Autant il serait puéril de tenter des rapprochements plus ou
moins ingénieux entre les journées de Zama et de Marignan, autant
le droit, le devoir môme du narrateur des guerres de Vendée ou
des troubles intérieurs de l'Angleterre au dix-septième siècle est de
comparer, de comparer sans cesse ces deux grandes convulsions
sociales, si semblables et si dissemblables à la fois quant aux
causes, aux péripéties et aux conséquences. Dans le premier cas, en
effet, sauf le choc des armées ennemies, nul trait d'union, ni le but
poursuivi, ni le résultat atteint, ni les moyens à la disposition des
belligérants : l'armement, la tactique, etc. La lutte des Cavaliers
et des Têtes rondes, en 16/i8, la lutte des blancs et des bleus^
en 1793, sont, au contraire, l'une et l'autre, le conflit sanglant de
l'idée démocratique et de l'idée aristocratique, féodale ici, unitaire
là. En outre la façon dont furent engagées et menées les hostilités
permet de saisir sur le vif les différences de caractère de l'Anglais
et du Français, jetés dans une situation presque identique.
Et voilà comment, après avoir blâmé l'amiral de La Gravière
d'avoir trop comparé dans son travail sur Julien l'Apostat, je suis
amené à blâmer à son tour M. Emile Montégut de n'avoir pas com-
paré assez dans sa biographie du duc et de la duchesse de New-
castle (1), acteurs importants des démêlés de Charles I" avec ses
sujets rebelles.
Toujours d'une suprême élégance dans sa mise, passionné pour
les divers exercices corporels, bel esprit intrépide, papillon de
(l) Livraisons du 15 avril et du 15 juiUet.
^0!l REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
valons aussi bien que pilier de salles d'armes et de manèges, ayant
pour la satisfaction de ses fantaisies les trésors d'une grande imagi-
nation réfrénée par un goût exquis et les ressources d'une fortune
qui dépassiiit un demi million de revenu de notre monnaie, New-
castle est le type par excellence de la noblesse dans ce qu'elle a de
plus fascinant. Il passa dans la vie tel qu'un prédestiné, comblé de
tous les dons que les fées d'ordinaire partagent parcimonieusement
entre plusieurs de leurs favoris. Son existence ne connut qu'une
mauvaise chance : il fut désigné pour commencer la guerre civile
d'Angleterre.
« S'il y eut jamais âme qui fût en disproportion avec les pénibles
devoirs qu'impose cette plus déplaisante des tâches, ce fut la
sienne. Il y faut une âme ferme jusqu'à la dureté, froide jusqu'à la
cruauté, maîtresse d'elle-même en apparence, mais avec une colère
latente et permanente, pareille à un tonnerre sans éclairs ni gron-
dements; et la sienne n'était que dilettantisme, aimable culture,
élégante adresse et généreuse belle humeur.
« Ce qu'il avait ne lui nuisait pas moins que ce qui lui manquait.
Il avait de la clairvoyance, de l'ouverture d'esprit, de la liberté
dans les opinions et une absence presque complète de préjugés;
mais cette clairvoyance ne servait qu'à attiédir son zèle, son ouver-
ture d'esprit à enseigner le scepticisme et cette absence de préjugés
à pratiquer l'indifférence. Eh! que n'avait-il plutôt l'aveugle ardeur,
l'absurde opiniâtreté, les espérances erronées et les préjugés indé-
racinables du plus obtus des squires qui le suivaient! ou pourquoi
sa culture d'esprit ne lui avait-elle pas présenté cette pensée pro-
fonde de son antagoniste Cromwell : « Un homme ne va jamais aussi
loin que quand il ne sait pas où il va. » Il aurait compris que, en
guerre civile, la véritable prudence, c'est d'aller toujours de l'avant,
de ne jamais douter de la puissance de sa cause et de ne jamais
admettre qu'une défaite soit irréparable.
« Avant que les troubles civils eussent commencé, il avait tou-
jours eu mauvaise opinion de la tournure que ])renaient les événe-
ments, et il avait averti Charles I" du danger qu'il courait... La
prédiction se réalisa peu après par la révolte des Écossais, et alors,
Newcastle, avec plus de loyauté que de conliance, offrit son con-
cours à Charles I"', sous la double forme de la bourse et de l'épée :
il prêta 10,000 livres à ce malheureux prince, que les querelles
avec son parlement laissaient fort à court d'argent, et se montra
LES QUESTIONS HISTORIQUES CONTROVERSÉES 105
disposé à accepter tous les commandements qu'on voudrait lui
confier, mais sans y mettre aucun empressement marqué.
a ... Il fit la guerre civile avec entrain, avec verve, avec brio,
mais en même temps avec une intermittence, dans l'action, qui
semble accuser son énergie, et une indolence, qu'on a pu croire
quelquefois calculée. Jamais il ne sut concentrer ses forces pour un
grand dessein ou combiner un coup décisif. Il n'eut jamais de
grandes batailles, mais seulement des combats plus ou moins
brillants et plus ou moins heureux. Ce qui apparaît clairement c'est
que son labeur militaire eut grande ressemblance avec la fameuse
toile de Pénélope et qu'il lui fallnit chaque matin recommencer le
travail de la veille. Pendant trois longues années, malgré la sur-
prise où les succès de ses premiers combats laissèrent les popula-
tions, il ne put faire un pas hors de ces comtés du nord, où il avait
son commandement. Les forces qu'il dispersait se reformaient
quelques lieues plus loin, les villes qu'il emportait sans trop de
peine redevenaient rebelles dès qu'il s'en éloignait et le forçaient à
revenir sur ses pas. La seule condition de succès pour le parti
royaliste était cependant dans la jonction des forces du nord avec
celles du centre et du sud, que commandaient le prince Piupert et
Charles en personne. Enfin, un jour, il se vit enfermé dans Yorck
par les rebelles et serré de si près qu'il fallut que Rupert, faisant ce
qu'il n'avait pas pu faire, montât du sud pour le dégager.
« ... Il ne manqua jamais à la loyauté. Mais il y eut un jour où il
fut trop clair qu'il céda au dépit et au ressentiment. Lorsqu'il eût
été délivré par Rupert des troupes de Cromwell et de Fairfax, qui
l'avaient tenu bloqué dans Yorck, les rebelles s'éloignaient peu à
peu, décontenancés, sans faire mine de vouloir combattre. C'était
un double succès pour les armées royales, puisqu'elles avaient forcé
l'ennemi à lever le siège et qu'il se retirait sans essayer de reprendre
l'avantage : mais Rupert voulut le contraindre au combat qu'il
semblait éviter et ordonna de le poursuivre. Newcastle, plus pru-
dent, s'y opposa, alléguant l'insuffisance des troupes dont il
disposait, et demanda qu'on attendît au moins l'arrivée de certains
renforts qui étaient en marche. Alors Rupert montra l'ordre du
Roi qui enjoignait de combattre et lui remettait le commandement
en chef des deux armées. Newcastle s'inclina et s'en alla dormir
dans sa voiture, où il fut réveillé par une fusillade qui lui annonçait
que la bataille était commencée. Cette bataille fut la bataille de
106 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Marston-Moor. Le soir, Nevvcastle quittait l'Angleterre prétendant
qu'il ne pouvait plus rien pour la cause royale; en réalité, il s'éloi-
gnait pour ne pas subir l'affront d'être commandé, là où il aval
exercé un commandement sans contrôle et si étendu qu'il compre-
nait la plupart des attributions royales.
« Ce dépit était-il légitime? La question est délicate. Toutefois il
est juste de convenir que Newcastle trouvait une excuse dans la
manière dont son armée avait été formée. Par une coïncidence qui,
à l'origine, facilita singulièrement sa tâche, les régions où il avait
son commandement étaient précisément celles où se trouvaient ses
immenses domaines. Lorsque la guerre civile commença, Newcastle
trouva les éléments de son armée parmi ses tenanciers, vassaux,
clients de toute sorte. Ces hommes étaient doublement siens, et
parce qu'ils relevaient déjà de son autorité et parce qu'il les payait
de sa propre bourse, le trésor royal étant à sec. Il considérait donc
son armée comme lui appartenant. C'était une force qu'il prêiait au
Roi, comme il venait de lui prêter au même moment 10,000 livres
sterling.
« ... Il y eut encore probablement une autre cause à cet exil pré-
cipité : c'est que la guerre civile allait prendre une autre forme,
tout à l'opposé de celle que Newcastle avait su lui conserver. Préci-
sément parce qu'il avait levé ses troupes parmi ses tenanciers et qu'il
possédtiit ses domaines là où il commandait, il avait épargné à ces
régions du nord les horreurs qui accompagnent d'ordinaire les
guerres civiles. Sa douceur, son humanité naturelles avaient été
doublées par ces circonstances et par là s'expliquent ses intermit-
tences d'action et sa modération envers ses ennemis. Pas d'exactions,
pas de maraude, pas de vols impunis, pas d'incendies ni de dévas-
tations et le moins de conseils de guerre possible contre les délin-
quants et les rebelles. Mais maintenant tout allait changer de face
avec Rupert, dont la qualité de prince étranger ne gênait pas la
violence naturelle, qui, en combattant les rebelles, n'avait pas à se
souvenir qu'ils étaient ses compatriotes, et dont la marche était
invariablement accompagnée par l'incendie et le pillage. »
Je serai plus sévèie que M. Montégut dans ses conclusions. Tous
les Anglais, avant d'être vassaux de tel ou tel lord, étant sujets du
roi d'Angleterre, je trouve simplement extravagante la prétention du
duc de Newcastle de considérer comme siennes les troupes de
Charles I" réunies sous son commandement, sous prétexte qu'elles
LES QUESTIONS HISTORIQUES CONTROVERSÉES 107
avaient été levées sur ses tei'res. D'autre part, quitter son poste
au beau milieu des hostilités, pour quelque motif que ce fût, a tou-
jours et partout passé pour une honteuse défection. Quant à la
u douceur naturelle » , dout il le loue et dans laquelle il cherche
encore une excuse à sa criminelle conduite, que M. Montégut me
permette de lui dire hautement :
— Vous avez été dupe d'un trompe-l'œil. Vous n'avez pas su
démêler sous le vernis du gentilhomme accompli la tare qui aurait
suffi à ternir des qualités cent lois plus brillantes. Vous vous étiez
pourtant tracé la voie à vous-même, quand, dans un passage que
je n'ai pas cru devoir reproduire afm de ne point allonger démesu-
rément mes citations, vous montriez les craintes contradictoires qui,
durant la première partie de la guerre civile, paralysèrent l'efiort de
la noblesse anglaise contre les révoltés. Dans le Ptoi, leur chef né, à
eux, ceux-ci, il est vrai, attaquaient la caste entière. Mais, en les
écrasant, ne risquaient-i's pas de faire la royauté trop puissante, de
lui inspirer des rêves d'autorité absolue, au préjudice de l'aristo-
cratie comme au préjudice du peuple, de se donner un Piiche-
lieu? Tels furent, en effet, les mobiles de la conduite des soi-disant
défenseurs du malheureux prince, à si juste titre surnommé le Roi-
martyr, Mais pourquoi en excepter Newcastle? pourquoi ne pas
chercher dans son double jeu, bien plutôt que dans un froissement
d'amour-propre ou dans le désarroi d'une conscience alarmée à la
vision des maux qu'il n'est plus le maître de prévenir, la cause
véritable d'une retraite ignominieuse? Et n'explique-t-il pas, mieux
que l'incapacité ou l'indolence dont on a pu l'accuser, l'apparente
incertitude de ses opérations militaires, antérieurement au siège
d'Yorck?
Ces erreurs d'appréciations, M. Montégut se les serait épargnées
si la pensée lui était venue de mettre en regard du drame qui
se déroula, en IQliS, de l'autre côté de la Manche, celui qui eut la
Vendée pour théâtre, en 1793. Qu'ils fussent impitoyables comme le
prince Rupert, ou bénins comme le duc de Newcastle, les Charette,
les la Rochejaquelein, les Lescure, les Bunchamps, les Talmont,
les Stofflet, les Cathelineau, les Gadoudal ne se demandaient pas si
ceux pour qui ils bravaient la mon se souviendraient d'eux au jour
du triomphe. Bien plus, l'ingratitude dont les royalistes, à bien des
années de là, eurent à souffrir sous la Restauration, ils la pré-
voyaient eux-mêmes, ils en souriaient en allant au feu. Et cepen-
108 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
dant, ce fut pnrmi les tristes oubliés de h giie?re de géants (1) ou
parmi leurs enfants, nourris de ces vieux souvenirs au sein de
la pauvreté, que se recrutèrent encore, en 1832, les combattants du
Chêne et de la Pénissière. Ah ! c'est qu'ils luttaient et mouraient
ceux-là, pour une idée, non par intérêt personnel. C'est qu'ils
ignoraient l'égoïsme, ver rongeur qu'un livre récent (2) découvrait
au fond de l'âme de tous les artisans de nos malheurs, de l'âme de
ces maréchaux de l'empire, tournés contre le régime qui les a gorgés
d'or et de dignités, afin d'en jouir en paix; de l'âme de ces bourgeois
aux oripeaux militaires, renversant, en ISIxS, par jactance, le trône
qu'ils ont élevé de leurs mains par jactance, en 1830, sans autre
but, dans les deux cas, que de donner la mesure de leur puissance.
Et voilà pourquoi, à quelque parti qu'on appartienne, on respecte,
si on ne la vénère, la mémoire des Vendéens, pourquoi, au con-
traire, l'œil de l'historien se détourne avec dégoût, malgré son
incontestable valeur, — que dis-je? à cause d'elle peut-être, parce
que de grands talents, dons de Dieu, ont été mal employés, — de la
figure d'un Berthier ou d'un Newcastle.
Revenons à ce dernier.
Il s'était retiré en France. Là, sans plus se soucier du sort de son
souverain ni de ses compagnons d'armes, il se livra à ses instincts
de fastueux dilettante, un instant comprimés par les préoccupations
politiques auxquelles il venait de dire un éternel adieu. Nonobstant
la loi morale qui veut que la faute commise reçoive d'elle-même son
châtiment, à fouler aux pieds des devoirs sacrés, il ne gagna pas
seulement la libre satisfaction de ses goûts : il lui dut le bonheur de
sa vie.
A Paris, il trouva des compatriotes, la reine d'Angleterre et
sa suite, fugitives aussi, mais fugitives involontaires du sol britan-
nique, que le désastre de Marston-Moor avait laissé trop brûlant
pour des pieds de femmes. Parmi les filles d'honneur de la reine, il
en était une dont le dévouement méritait une distinction particulière.
Marguerite Lucas, — c'était son nom, — appartenait à la gentry^ la
dernière classe de l'aristocratie anglaise. Son père et ses trois frères
servaient sous les drapeaux de Charles I". Quant à elle, « elle avait
(1) L'expre.-sioa même rie Napoléon I*^"" pour caractériser rinsurrectioa
de l'Ouest contre la R,évolution.
(2) L'i vf'.rta monde tt sociale du Christimisme, par le comte Guy de Brémond
d'Ars. Paris, Perrin, 1890, in-18.
LES QUESTIONS HISTORIQUES COÎSTROVERSÉES 109
fait acte de royalisme kso. manière. » D'une timidité quasi maladive,
qui lui faisait considérer l'existence des cours comme le pire des
supplices, à peine avait-elle appris que la Reine, alors à Oxford,
où l'avait poussée la tempête, ne comptait plus autour d'elle le
nombre habituel de ses dames d'honneur, qu'elle s'était aussitôt
proposée pour prendre rang dans son humble cortège. Puis, quand
il s'était agi de quitter sa patrie, elle n'avait pas plus hésité devant
ce sacrifice que devant celui de sa chère solitude.
L'exil rapprocha ceux que leur passé aurait dû à tout jamais sépa-
rer. Newcastle et Marguerite Lucas se connurent, s'aimèrent. Bientôt
sonna l'heure où la vaillante compagne des jours d'épreuves de la
reine Henriette eut la joie de s'unir au chef renégat des Cavaliers.
Ce que fut la communauté intellectuelle et morale de ces deux
êtres, M. Montégut l'a dit en de trop excellentes pages pour que je
sois tenté de les résumer en quelques phrases sèches. Je préfère
m'arrêter à la fin de la carrière de ses héros, à l'épilogue de son récit.
Newcastle persévéra dans l'attitude qu'il avait adoptée au len-
demain de la journée de Marston-Moore. Il ne prit part ni à l'expé-
dition de Charles II, ni à celle du marquis de Montrose. A la Res-
tauration, il s'empressa de regagner ses domaines pour n'en plus
sortir. Heureux en ménage entre sa femme, ses livres et ses chiens,
il avait de bons prétextes pour ne pas abjurer sa rancune; aussi bien
n'était-il pas à en chercher. Ce qui peut nous surprendre, c'est
de voir la duchesse le féliciter, dans ses écrits, de n'avoir pas voulu
être dupé une seconde fois, l'ayant été une première.
« Il était resté chez elle beaucoup de sa mère, calculatrice et pru-
dente », dit à ce propos son biographe, en manière d'excuse. Je
croirais plutôt y discerner un regrettable effet de l'admiration sans
bornes qu'elle avait vouée à son mari et qui lui aurait ainsi fait
admirer jusqu'à ses erreurs. Ce qui le donne à penser, c'est sa propre
abnégation, avant son mariage, contrastant avec celle du duc,
abnégation qui, d'ailleurs, était chez elle et les siens une vertu de
famille. Tandis qu'elle descendait au niveau du transfuge adoré
de Marston-Moor, songeait-elle à la mémoire généreuse de son plus
jeune frère, sir Charles Lucas, tombé, martyr de sa foi, sous les
murs de Colchester, sur la fosse de qui, selon la légende, le gazon
ne poussait plus?
Léon Marlet.
PORTRAITS ALLEMANDS
II
EN HAUTE BAVIÈRE
I
GompagnoQS de voyage. — Lindau la jolie. — lllmirirter Internationder
Frtmdenfûhrer Eisenbahn Journal. — Choses désopilantes. — Une proces-
sion à Munich. — E"gliic''.er Garfm. — Ce que c'est qu'une bonne bière.
— La route de Munich à Burghausen. — Une petite ville de la haute
Bavière.
Quand tout le monde vient s'engouffrer dans la fournaise pari-
sienne pour y cuire sous un feu ardent; quand, au Champ de Mars
et à l'esplanade des Invalides, on court voir la Tour de 300 mètres,
le Dôme central et la galerie des Machines, ou s'extasier devant les
tirailleuis annamites et sénégalais, les uns d'un si vilain jaune et
les autres d'un si beau noir; j'ai trouvé curieux, moi, — bien
entendu, après avoir contemplé ces merveilles, — de m'en aller bien
loin admirer la grande exposition de la nature : les montagnes, les
torrents et les prairies. Un beau soir, j'étais dans l'express de Bâle
avec deux compagnons d'occasion, deux bons Suisses.
Un monsieur et une dame ; ils m'ont d'abord regardé du coin de
l'œil pour me jauger : oh ! je ne suis pas bien terrible ! la preuve,
c'est qu'au bout de deux minutes, ils se livraient à un innocent
badinage consistant en coups de poings sonores et amicales bour-
rades : ça faisait : plof, plof, plof!... un peu après j'entendis : glou,
glou, glou! les deux bons enfants de Guillaume Tell donnaient de
nombreuses accolades à la dive bouteille : ils en burent six à eux
(1) Yoir la Revue du l'^'' septembre ISO*"'
PORTRAITS ALLEMANDS 111
deux. Comme c'est drôle! mais le moyen de faire autrement! ils
étaient de Saint-Gall, à ce qu'ils m,e contèrent, un pays où l'on ne
connaît pas la vigne; ils avaient vu l'Exposition; on était gai et
content, et allez donc!...
Vers Chaumont ou Langres, on ronflait... Nous arrivâmes à Bâle
vers six heures du matin sans encombre : là on change de train.
Chacun sait que si l'on va en Allemagne, pour éviter la désa-
gréable formalité du passeport, on s'arrange pour passer par la
Suisse et Lindau. En wagon suisse jusqu'à Zurich et Romanshorn;
les voitures ont un couloir central, des lavabos et W. C... Mon
Dieu! quand donc en France daign'?ra-t-on nous donner ce que les
étrangers ont depuis longtemps? Je sais bien que des ingénieurs
m'ont promis il y a deux ans que ce serait pour bientôt; je sais
bien que dans la galerie des Machines, à l'exposition des chemins
de fer, on voit de beaux types de voitures avec des couloirs laté-
raux, etc.; tout cela c'est pour les voyageurs des premières et les
heureux du monde. A-t-on pensé aux petits bourgeois et aux pau-
vres gens?
A Romanshorn, on s'embarque sur un petit bateau d'aspect
piteux, qui, en deux heures, vous amène à Lindau, en traînant à la
remorque un train de marchandises sur un lourd chaland; tout à
fait les ferry-boats de New- York.
Oh! vraiment, Lindau est une jolie petite ville, comme le lac de
Constance est une des curiosités de l'Allemagne. Celui-ci a 30 lieues
de circonférence, \lx heues de long; ses eaux sont d'un beau vert;
des montagnes boisées s'élèvent dans le sud sur ses bords, et l'on
aperçoit à l'horizon les sommets neigeux des Alpes ; vers le nord, on
voit longtemps, en suivant la route de Lindau, deux hautes tours
qui produisent un effet grandiose et indiquent clairement la position
de Constance.
L'entrée à Lindau est pittoresque : on entre dans le petit port,
en passant aux pieds du lion de granit construit à l'extrémité de la
jetée : le Lion de Bavière! il a fort bon air. Nous sommes donc en
Bavière! Les douaniers vous reçoivent avec des airs de bons en-
fants : ils ne sont pas terribles et vous laissent aller aussitôt. On
peut passer une agréable journée à Lindau, qui a une population de
5000 habitants environ et possède des coins assez curieux. Une
vieille ville du moyen âge, c'est tout dire, et aussi une antique
forteresse; des tours bien conservées, des remparts, des auberges
1J2 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
avec des enseignes qui grincent et se balancent au-dessus des portes,
des voûtes sombres, des rues en arcades, des places où l'herbe croît
entre les pavés, quelques églises intéressantes, sinon par leur archi-
tecture, au moins par leur mobilier; le tout est bâti sur une île reliée
à la terre ferme par un pont en bois et celui du chemin de fer. El là,
à Lindau, la bière n'est pas trop mauvaise : on sent déjà Munich.
Sur la route de Lindau à Munich, il y a 220 kilomètres; on ne
rencontre rien d'intéressant, si ce n'est peut-être Kempten, qui a
13,000 habitants et fut autrefois la résidence de puissants princes
abbés, dont on voit encore le château. On va par Buchloe; c'est
l'embranchement pour la ligne d'Augsbourg : petites collines boi-
sées, grasses prairies, et puis les marais de Munich.
Un peu avant d'arriver dans la capitale, à Buchloe, précisément
pendant l'arrêt, un homme vient déposer dans les compartiments,
sur les banquettes, un journal à l'usage des étrangers qui s'appelle :
Xllliish'irter Inlernationaler Fremdenfuhrer Eisenbahn Journal.
Inutile de traduire, n'est-ce-pas? c'est un journal d'annonces, avec
des illustrations, s'il vous plaît, et une foule de renseignements
précieux donnés en trois langues : allemand, anglais, français.
Je sais bien que nous autres Français, nous n'avons pas trop le
droit de critiquer les étrangers qui parlent mal notre langue, puis-
que nous, nous n'en parlons aucune, si ce n'est la notre, ou à peu
près. Mais vraiment, quand on imprime, ou bien il faut parler cor-
rectement, ou bien ne pas parler du tout. Comment voulez-vous
qu'un Parisien ne tombe pas dans une attaque de folle gaieté,
quand il lit des choses comme celles-ci, par exemple, et avec cette
aimable et naïve orthographe germano-gauloise :
« Guide de H étranger à Munich et dans ces principales curiosités
Antiquarium : collection des bronzes et terra cottes antiques...
Bavaria et Salle de gloire, le plus grand monument en Allemagne.
Collection de tableaux du comte Shack; s'adresser au domestique
de Gallérie. Café Aichinger. Curiosité de premier rang pour son
style arabe-turc. (Mais c'est vous le Turc, ô bon rédacteur!)
Jardin de la Cour avec les arcades; sur les mures de l'intérieur,
des fresques de l'histoire bavaroise, des tableaux de la guerre
à' indépendance grec et des groupes collossales en bois représen-
tativ des faits d'Hercules. (Cette phrase pénible a dû nécessiter un
travail d' Hercules ! . . . )
Jardin anglais renommé comme une des plus célèbre et plus
PORTRAITS ALLEMANDS 115
grande plantation du monde avec les lieus de séjours. Tour chi-
nois^ etc..
Monument et statues : Statue colonnaire de la Sainte-Marie^ à
Marienplatz. Statue colossale du roi Maximilian 11 dans la ron-
delle de la Maxilianstrasse. Statue de Fraunhofer opticin...
Musée nationale.
Musée de Schwanthaler : on donne un purboir au domestique.
Pinacothèque ancienne : cabinet de vases...
Pinacotlièque nouvelle : mardi, etc.. Peinture sur porcelaine le
même temps.
Portes monumentales : les Propylaes...
Théâtre royal et national de le Cour, opéras et dramas. Théâtre
populaire : comédies en langage nationale bavaroise... etc., etc.
Le lecteur est édifié pleinement; — qu'il me pardonne cette
longue nomenclature : il est bon de se dérider quelquefois. — Pour-
tant Munich est une belle ville : la vieille ville et les quartiers nou-
veaux, tout me plaît, et il y a là-dedans des trésors incomparables,
des richesses artistiques renommées, de beaux monuments, de
larges rues, des places bien conçues, de vastes jardins.
Ah! il faut voir comme je l'ai vu une fois dans un précédent
voyage, la procession de la Fête-Dieu se dérouler dans les grandes
artères et sur les vastes places, et la ville tout entière qui y assiste,
et le grand soleil qui brille sur ces magnificences : l'archevêque
portant l'ostensoir, et le roi et le prince régent avec toute la cour et
des milliers d'ofiiciers de tout rang, marchant des heures entières^
derrière le dais, et le Dieu des armées traînant après lui des régi-
ments, les escadrons et les batteries attelées : infanterie, cavalerie
et artillerie, pendant que les fanfares militaires éclatent, que les
cloches de la ville sonnent à toute volée, et que la voix puissante du
canon proclame la gloire et la magnificence du Très-Haut. Non!
rien n'est beau comme ce spectacle, qui étonne et enthousiasme les
étrangers. Il n'y a qu'à Munich et à Vienne qu'on puisse le voir; et,
en le voyant, le Français, s'il est chrétien, se prend à rêver triste-
ment, car il est amené bien vite à faire des comparaisons désas-
treuses pour lui et pour les siens.
Ce qui me plaît à Munich, c'est cet admirable Jardin anglais. Un
jardin anglais! qu'on ne se figure pas une pelouse large comme la
main, avec de petits chemins tournants et deux ou trois géraniums-
entourant un rocher artificiel surmonté d'un kiosque lilliputien^
l»"" OCTOBRE (N» 88;. 4« SÉRIE. T. XXIV. 8
114 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Pas du tout : un parc immense, un Bois de Boulogne dont on ne voit
pas la fin, avec des prairies qui s'étendent à perte de vue, de larges
allées, des rivières et des pièces d'eau, quelque chose de bien
agreste, de bien champêtre, où l'on vous promène en voiture
pendant deux bonnes heures, en offiant à vos reg irds ravis toujours
un côté nouveau. J'aime cela : c'est le parc anglais^ le parc amé-
ricam, où le pauvre citadin peut vraiment jouir du repos, de l'air et
de l'agrément de la campagne.
Après VEngliscJier Garten et les musées, il n'y a plus que les
brasseries que je veuille mentionner. Bons amis de France, cessez
votre campagne contre la bière allemande : si vous lui préférez celle
de Tourte! ou de Maxéville, c'est que jamais vous n'êtes venus en
Allemagne d'abord, où toute bière est bonne, et, surtout à Munich,
où elle est délicieuse. Laissez cette supériorité aux Allemands, anx
Bavarois : ils la méritent absolument! pas de faux patriotisme!
Voyez-vous! quand on a été en Orient, on ne devrait plus boire de
café, rentré dans son home : quand on a été en Chine, les meilleurs
thés du monde vous semblent bien fades; quand je reviens d'Alle-
magne, je ne veux plus boire de bière, même la bière allemande
venue à Paris dans ces beaux wagons blancs qu'ils nous envoient de
là-bas. Ce qu'il faut boire, c'est la bière fraîche, saine, non falsifiée,
abondante, la bière au sortir du tonneau, de dix heures du matin à
dix heures du soir; hormis cela, rien! Vous n'avez que l'embarras
du choix à Munich. D'abord, à tout seigneur tout honneur : le
Hofbrauhaus, la brasserie royale; c'est une infecte petite maison,
située dans la vieille ville, derrière la Marienplatz : on entre dans
une cour, pas jolie, et dans une salle moins belle encore, précédée
d'un vestibule horrible, où f on débite la bière au tonneau. Là, sur
une table, sont rangées des quantités de pots en grès, de la conte-
nance d'un litre : vous en saisissez un, vous le portez dans la cour,
vous le rincez vous-même à la fontaine, et vous l'apportez au distri-
buteur, qui, grave, solennel, silencieux, remplit votre récipient
jusqu'aux bords et au delà, — car la bière coule par terre, — et
reçoit les douze plennigs que vous avez préalablement préparés. La
bière coule par terre, ai-je dit : comment voulez-vous qu'on prenne
des précautions pour éviter cela? on serait débordé : c'est un flot de
buveurs qui arrive et ce sont des torrents de liquide écumeux qui
sont répandus, dans les gosiers d'abord, sur les tables massive.s et
sur le parquet visqueux ensuite. Oh ! cela n'est ni propre ni ragoù-
PORTRAITS ALLEMANDS 115
tant, certainement; mais qu'y faire? Autour de vous on s'accommode
de cet état de choses, le professeur et le général qui sont là, fumant
et buvant d'un air béat, comme le commis et le paysan, moins diffi-
ciles : j'ai vu cela à la brasserie de la Cour, puis au Lowoi, au
Hacken, au Spaten^ au Hirsch, au Psc/w)\ au Fraîiciscane»\ à
ÏAugnstinet\ et dans cent endroits divers; — à la brasserie de
l'Évèque, par exemple, le Bischof hof de Ratisbonne, où l'on boit
une des meilleures bières du monde entier.
Je prends le train pour Markt : c'est une petite station sur la
ligne de Simbach, à trois heures de la capitale bavaroise, presqu'à
la frontière autrichienne. De Markt, je sais que j'aurais deux heures
de voiture jusqu'à Burghausen, la petite ville où je me rends.
Une grande plaine peu accidentée; pourtant, déjà un peu avant
d'arriver, on voit le paysage se modifier, des collines apparaître, et
rinn, au cours rapide et aux eaux glacées, qui se montre près de la
voie. On passe à Muhldorf, ville industrielle de 2000 habitants, puis
à Neu-OEiting; la forêt s'étend au loin profonde et noire. On voit
pointer entre les arbres deux hautes flèches : c'est le fameux pèleri-
nage de Alt-OEtting, où l'on vient vénérer une Vierge noire renom-
mée. J'aperçois dans la gare, sur les quais, un grand nombre de
pèlerins, hommes et femmes : celles-ci portent sur la tête une jolie
coiffure composée d'un long voile de soie noire coquettement noué,
— la coiffure alsacienne, si Ton veut, mais non pas arrangée en
papillon, car les bouts du voile noué retombent jusqu'au milieu du
dos; l'elïet est certainement gracieux.
A la station toute rustique, je trouve mon ami F..., un Parisien
de Paris, mais qui est né en Bavière et parle l'allemand depuis
sa naissance. Il m'apostrophe en français du plus loin qu'il m'aper-
çoit, au grand ébahissement des naturels du pays... D'abord, un
arrêt dans une auberge, sous les tilleuls, au milieu d'une foule
de paysans placides à l'air un peu abruti. Un ecclésiastique, à
longue redingote et en chapeau melon^ se promène au milieu d'eux
en fumant un énorme cigare : il est évident que c'est un curé de
village en chemin pour Alt-OEtting avec des paroissiens. Nous
buvons un verre de bière, qu'on ne refuse jamais dans ce pays,
même quand on n'a pas soif, elle post-omnibus de Burghausen nous
attend là pacifiquement.
En route, nous nous hissons sur le siège de devant, à côté du con-
ducteur, personnage un peu primitif, d'une grande naïveté, et qui
416 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
ne peut en revenir d'entendre autre chose que fes accents tudes-
ques. F... m'interroge longuement sur Paris et l'Exposition; son
babil me ragaillardit : je riposte, je lui conte les nouvelles, et le
bon Bavarois qui est là ne se lasse pas de me dévisager, puis, de
temps en temps, il rit silencieusement. Quel drôle de corps! Nous
traversons la forêt, nous courons à travers les sapinières ; une odeur
exquise se dégage des arbres et du sol...
Une clairière, un vaste champ d'exercices, marzfeld^ — car il y a
des soldats àBurghausen, un bataillon d'infanterie avec musique; ce
qui nous donnera le sujet de moult observations intéressantes; —
puis nous commençons à entrevoir une vallée profonde et encaissée,
sur laquelle on débouche tout à coup, pendant qu'en entend mugir
dans le fond la Salzach. Un chemin creux, dominé, d'un côté, par
de hauts rochers surmontés de restes de fortifications anciennes,
s'enfonce dans la vallée; en quelques minuteS;, le posl-omnibiis
nous amène par une pente rapide aux premières maisons du bourg.
Dans le moindre endroit, ici, on trouvera quelque chose d'in-
téressant. A Burghausen, par exemple, cette succession de tou-
relles en poivrières, reliées par un semblant de rempart, ombragées
de beaux arbres, escaladant la colline : c'est le vieux château des
électeurs de Bavière; à gauche, sur la rivière, l'ancien collège des
Jésuites transformé en lycée ou gymnase et en caserne, avec une
jolie chapelle; puis une longue place rectangulaire plantée d'arbres
un peu maigres, mais ornée de belles maisons, avec un grand
couvent d'Auguslines, appelées aussi Dames anglaises, qui tiennent
un pensionnat déjeunes filles; le rathhaus et l'église tout au bout,
placée de travers, agrémentée d'un clocher original en forme de
coupole, qui sent déjà l'Orient, la Russie; plus loin, le couvent des
Capucins, la chapelle de Napoléon, un souvenir du passage des
troupes françaises pendant la grande guerre du premier empire.
Tout ceci, vu d'en bas, en arrivant ; mais d'en haut, du sommet
du château, on me promet une vue splendide : vingt clochers,
de nombreuses fermes, des forêts immenses, et, à l'horizon, les
montagnes de Salzbourg, les glaciers alpestres, et jusqu'aux chaînes
de Styrie, vers Gratz.
Le père de F..., l'excellent M. C..., est là, sur la place, qui
se promène en m'attendant. Quelle accolade! quels cris de joie!
et en bon français, avec l'accent lorrain, qu'il n'a jamais perdu,
quoiqu'il parle toutes les langues depuis quarante ans qu'il est exilé.
PORTRAITS ALLEMANDS 117
Le postillon aurait bien envie de s'associer à cette exubérance en
prenant son cor pour jouer son grand air, mais pendant six semaines
cela est défendu. Pourquoi donc? La reine mère vient de mourir ;
la Bavière est en deuil ; de longs voiles noirs pendent aux fenêtres
des édifices publics... J'avais déjà vu cela à Munich, et les officiers
portent tous un crêpe au bras, sur les épaulettes et à la dragonne
de l'épée. Plus de musique non plus, si ce n'est dans le service.
M"'' G... et sa fille descendent sur la place pour me recevoir. Ils
habitent là un grand premier étage, qu'ils ont loué 700 francs. C'est
donc beau! Des chambres et des chambres... La mienne donne sur
le derrière; elle est délicieusement située au soleil levant, sur la
Salzach, nourrie de la neige des montagnes, et qui y entretient une
perpétuelle fraîcheur. Au-delà de la rivière, des collines presque à
pic; mais là ce n'est plus la Bavière, c'est l'Autriche. Un pont est là
tout près ; je le touche du doigt. Jusque sur le miheu, on voit aller
et venir les douaniers allemands ; à partir de là, ce sont les douaniers
autrichiens au grand shako noir. Le pensionnat des Dames anglaises
part en voyage pour l'Autriche ; aller et retour, durée une demi-
heure. Je m'explique leur calme et leur tranquillité; elles font cela
tous les jours sans aucune émotion...
II
Le vieux château de Burghausen. — Concerts nocturnes. — Nos amis les
Capucins. — Vilain tableau et joli catafalque. — La bière du couvent de
Alt-Œtting. — Coup d'œil sur l'histoire de Burghausen. — Souvenirs
français. — Ce que font les moines.
Mon Dieu! quel délicieux pays! Je ne parle pas des gens, des
C..., la famille dont je suis l'hôte, ni des paysans, et encore! Les
braves gens! Quel dommage qu'ils soient Allemands! Je parle de la
terre, des montagnes, des vallées, des forêts, de l'eau, de l'air...
Je suis monté au vieux château, par un chemin derrière l'église,
après avoir assisté au service de la reine mère, où toute la garnison
s'était rendue. L'église était tendue de noir avec beaucoup de goût;
un catafalque s'élevait au milieu du chœur, surmonté de l'écusson
de Bavière. Les soldats se tenaient au milieu de la grande nef, les
officiers dans le chœur; un vieux colonel retraité était venu se
118 EEVIIR DU MONDE CATHOLIQUE
joindre à eux. Tout ce monde-là se tenait parfaitement, et, ce qu'il y
a mieux, priait; beaucoup avaient des livres où ils suivaient pieu-
sement la messe : quelle dilîérence encore avec ce que nous voyons
ou plutôt ne voyons pas en France. Bref! je suis donc parti après pour
le château, oîi l'on monte par un chemin et des escaliers qui ressem-
blent à ceux qui conduii^ent au schlossn de Heidelberg: on passe sous
des voûtes et par des portes au pied de murailles tout à fait sembla-
bles... En haut, le panorama est presque aussi beau sur les monta-
gnes et les forêts. Je recommande aux touristes qui viendront ici le
aussicht piinct ou point de vue derrière le château : on se trouve
au-dessus d'une pente abrupte, dominant un lac aux eaux claires et
bleues; ce lac, autrefois, était renfermé dans l'enceinte, avec deux ou
trois fontaines qui servaient à l'alimentation; on avait tout sous
la main, et l'on pouvait désaltérer gens et bêtes avec beaucoup de
facilité. Il ne faut pas croire que nous sommes ici au milieu de
ruines croulantes ; non pas! Les Allemands ont bien trop le sentiment
de la poésie pour ne pas avoir profité de cet admirable site. Sur les
vieux donjons, au-dessus des oubliettes et au milieu des murs de
l'ancienne forteresse, on a élevé de jolies maisons entourées de
jardins. Les portes et les fenêtres sont ogivales ; telle chambre à cou-
cher se trouve juchée comme un nid d'aigle dans un coin de tour,
avec une ouverture grillée par laquelle on a une vue idéale. Il fait
bon habiter là-haut, je vous en réponds, et, en effet, je ne sais quel
historien allemand est venu s'installer ici, et certes il avait le plus
joli cabinet de travail qu'on ait pu rêver entre le ciel et la terre ; il
y est mort, je crois, et il n'a fait que changer de paradis; heureux
homme de lettres! J'en connais qui travaillent tout le long du jour
dans une mansarde ou sur une cour humide et malsaine, sans pou-
voir reposer leurs pauvres yeux, sans une autre verdure qu'un vul-
gaire pot de réséda; et notez que les logements ici sont à bon
marché : je suis sûr que, pour 500 francs, on aurait un palais.
Par exemple, ce que je n'aimerais pas, c'est ce bruit strident
qui part le soir de certaine pièce d'eau près de la chapelle : on dirait
que les grenouilles veulent se venger de la tyrannie des hommes,
qui, autrefois, selon eux, les ont empêchées, par des moyens violents,
de se Uvrer à leur goût effréné pour la musique. On sait que, dans
les beaux temps du m.oyen âge, disent les libres penseurs, les
seigneurs prenaient les corvéables à merci et les obligeaient à battre
les étangs pour pouvoir dormir tranquilles : à en juger par ce que
PORTRAITS ALLEMANDS 119
j'ai entendu certain soir ici, je crois que volontiers j'eusse été de
l'avis du seigneur. Mais il n'y a plus de moyen âge ; le château a
changé de maître, la pièce d'eau existe pourtant toujours et les
grenouilles, filles et petites-filles des grenouilles martyres, s'en
donnent désormais à cœur-joie; un immense concert nocturne rem-
plit les airs et trouble le calme des belles soirées; de temps en temps
les croassements cessent, et alors on entend comme un autre con-
cert lointain et du même genre; ce sont les grenouilles du lac inTé-
rieur qui alternent avec le premier chœur. Il ferait bon vivre ici,
mais Dieu ne nous a point donné de bonheur parfait.
La chapelle voisine a été bâtie par le duc de Bavière George le
Riche, et sa femme, la duchesse Hedwige de Pologne, en IZiSO ; elle a
été restaurée ces dernières années par le roi Maximilien II, dont la
femme, la reine Marie, vient de mourir, et qui met tout le royaume
en deuil. Les cloches sonnent, sonnent, sonnent pendant des heures
entières, conviant le peuple à prier pour la royale défunte; et voilà
qu'il est midi quand je descenrîs en ville, et tous les clochers des
alentours — il y en a au moins vingt — se mettent à chanter
V Ange lus d.a,us le ciel bleu...
— M. G. a de bons a'nis à Burghau>en à fjui il veut me présenter, ce
sont les Capucins du couvent qui est tout au bout de la ville. Nous la
traversons donc d'outre en outre, en longeant une grande et unique
rue bordée d'assez jolies boutiques, où les paysans des alentours
viennent s'approvisionner les jours de marché et nous entrons en
passant à Téglise de l'hôpital, ornée à l'intérieur comme une église
espagnole, c'est-à-dire, d'une façon aussi criarde que possible, avec
un mauvais goût évident, et des tableaux à faire frémir : — c'est
encore l'Espagne. On a choisi des sujets consolants pour les malades
qui viennent prier dans le saint lieu. Je ne me rappelle plus du
tout quel est le saint qui a enduré ce supplice affreux : on lui aurait
ouvert le ventre; puis, après l'avoir placé sur un dévidoir, on aurait
enroulé ses entrailles autour d'un treuil en tournant la manivelle:
c'est atroce, n'est-ce pas? Eh bien! à Burghausen, on voit un
tablt-au qui représente cela : aussi nous ne restons pas longtemps
ici, et, comme nous possédons des cœurs forts et une humeur
joyeuse, sans être autrement impressionnés, nous voici arrivés
devant le couvent des Gapucins.
Un bon petit couvent bien simple et bien modeste, comme il con-
■vient; des murs pas trop haut, un toit moussu; quelques marches
120 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
donnant accès, ici au couvent proprement dit, là à côté à l'église où
nous passons d'abord. Comme ici encore cela sent bon le moyen
âge! Dans le milieu de la nef, des Frères vont et viennent, prépa-
rant pour le lendemain un catafalque pour le service de la reine
mère; rien de lugubre dans cette représentation de la mort : il est
orné de fleurs de haut en bas, tous les gradins sont couverts de
pots de roses et de géraniums apportés du jardin; de la voûte
tombent des guirlandes de mousse et de feuillage; l'écusson royal
même est dessiné en fleurs et en verdure. On ressent comme une
bonne impression de fraîcheur, l'odorat est agréablement chatouillé
par ces parfums divers; excellent début que celui-ci.
Nous allons sonner à la porte de la clôture à l'intérieur; il y a un
gros cordon formé de fils de fer entrelacés, terminé au bout par une
croix. De petits enfants pauvres viennent chercher un morceau de
pain : on m'en montre un qui étudie au collège et loge au séminaire,
c'est-à-dire, dans la maison qui sert de pension aux élèves, qui sont
tous externes. 0 moyen âge! ô vieille Allemagne!
Un bon Frère à l'œil doux, à la barbe blonde, vient nous ouvrir;
un large sourire s'épanouit sur son visage quand il reconnaît M. C,
il nous introduit immédiatement et court appeler le Frère gardien,
qui arrive presque aussitôt. Le P. Erhard, gardien des Capucins de
Burghausen, est un bel homme, grand, solide, à la longue barbe
brune grisonnante, qui nous reçoit d'une façon très aiïable et parle un
peu français. Il nous conduit au jardin, un vrai jardin de couvent;
petites plates-bandes, potager sillonné d'allées bordées de buis et de
touffes de pensées, jeu de quilles, charmilles et berceaux un peu
partout; enfin, un bon endroit qui invite à la prière, au recueille-
ment et parfois au repos et au délassement. Ici, les bruits du monde
expirent; on se croirait dans une Thébaïde : d'un côté, le couvent,
vieille construction irrégulière avec un petit clocher rustique; de
l'autre, la rivière, la Salzach, avec sa rive escarpée, la rive autri-
chienne opposée à la nôtre; au loin les chaînes bleues des Alpes. Un
grand silence, un ciel pur, un beau soleil, quel endroit pour
oublier les misères de la vie!
La bière des Capucins est célèbre; ce ne sont pas ceux de Bur-
ghausen qui la brassent, mais bien leurs frères du couvent d'Alt-
OEtting, qui leur en envoient de temps en temps une provision
suffisante pour leur usage quotidien. De rares amis, comme le pro-
fesseur C, sont admis à goûter ce nectar, et tout aussitôt que le
PORTRAITS ALLEMANDS 121
Père nous a installés au fond du jardin, dans un petit ermitage qui
domine la rivière, nous voyons apparaître un bon religieux, qu'on
appelle le F. Protasius; il vient compter combien nous sommes et
réapparaît bientôt avec du pain bis, des radis noirs et quatre cliopes
d'un demi-litre {half liter). Elles sont recouvertes d'un couvercle
d'étain, que l'on doit toujours abaisser quand on a bu, et on les a
enjolivées avec des inscriptions bien senties; sur celle du gardien,
par exemple, on lit : Ein frisches Brunk gibt starke zum neuem
iagewerke. « Une bonne boisson fraîche donne des forces pour un
nouveau travail journalier. » Et l'on boit, l'on boit, l'on boit!... mais
en Bavière où et quand ne boit-on pas?
Il ne faudrait pas croire cependant que l'on boit toujours et
exclusivement. Je suis retourné plusieurs fois chez les Capucins et j'y
ai travaillé — à côté de ma chope, bien entendu ! — j'ai traduit, avec
l'aide de F. C, les principaux passages de la Chronique de Burg-
hausen, un volume introuvable qu'un professeur avait promis de me
donner, qu'il a oublié de me remettre, mais que les Pères pos-
sèdent. « Impossible d'emporter le livre hors du monastère, sous
peine d'excommunication », dit le P. Erhard; puisque je vous dis
que nous vivons ici en plein moyen âge.
L'auteur du précieux ouvrage est un prêtre de Lassau. C'est
grand dommage vraiment que je n'aie pu voir, au musée de Munich,
un tableau qui donne l'idée exacte de ce qu'était Burghausen au
quatorzième siècle. Mais nous trouvons dans notre volume des ren-
seignements assez nombreux sur toute l'histoire de cette intéressante
localité.
Il paraîtrait qu'à l'époque dite païenne, on trouvait sur les bords
de la Salzach des peuplades celtes ou germaniques; la localité qui
nous occupe, aurait porté le nom à'Isoiita ou Ivaron, ce qui veut
dire « les Eaux hautes ». Cet endroit fait partie, ensuite, de la pro-
vince de Norique ou cercle danubien, sous la domination des
Romains, qui y avaient construit un castellum ou château fort. Le
christianisme aurait pénétré dans ce pays vers l'an 788; mais jus-
qu'ici nous sommes dans le domaine de l'hypothèse.
En 1025, on voit figurer pour la première fois dans l'histoire le
nom de Burghausen, à propos d'un échange de territoire entre
l'archevêque de Salzburg et l'impératrice Cunégonde la Sainte. Puis
on cite une longue liste des comtes de Burghausen de 1072 à 1180.
C'est sous le gouvernement de ces comtes que furent fondés aux
122 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
alentours tous les couvents dont on retrouve encore les vestiges.
En 1255, la ville prend corps : du temps des Romains, en effet,
il n'y avait guère, autour du castellinn, que quelques chaumières de
paysans.
Les comtes disparaissent ; ici les documents sont presque nuls, et
le château tombe, on ne sait trop comment, entre les mains des ducs
de Bavière. A cette époque régnait Henri XII dit le Lion. Ce fut
l'époque grande et prospère de Burghausen, qui était vraiment une
belle et vaste forteresse. Il y avait de grandes richesses dans l'inté-
rieur du château : on y trouvait une chambre d'or, un trésor; et
quand plus tard le château fut démantelé, la chronique dit qu'on
chargea douze chariots avec les monnaies et les objets de métal
précieux qui y avaient été accumulés par les seigneurs du pays.
Mais là où l'intérêt grandit, surtout pour nous Français, c'est
quand nous arrivons aux premières années de ce siècle. En 1800,
après la bataille de Hohenlinden, gagnée par Moreau le 3 décembre,
les troupes autrichiennes débandées se hâtent d'abandonner les
quartiers de l'Inn pour traverser la Salzach, vers Salzbui'g. Arrive,
le 7 décembre, la division du général Ney, qui établit un camp
à Habsbach, à deux heures et demie de Burghausen.
Le 15 décembre, Burghausen fut livré aux Français. L'avant-
garde des chasseurs parut vers neuf heures du matin aux portes
de la ville, et les églises furent fermées jusqu'au 11 janvier suivant.
Le général Ney y établit son quartier général. Il avait été stipulé
avec la municipalité que chaque soldat aurait droit, par jour, à un
litre de bière; chaque officier devait avoir une bouteille de vin,
chaque commandant trois plats, chaque colonel six plats; les géné-
raux touchaient 66 florins.
Le 11 avril 1809, les Autrichiens passent par Burghausen, qu'ils
mettent au pillage ; le 25 avril, ils sont obligés de fuir devant l'armée
française, commandée par Napoléon I" en personne, qui, à la tête
de cent mille hommes et de la vieille garde, arrive, entouré de ses
maréchaux et de ses généraux, à dix heures du matin, par un mau-
vais temps d'hiver; il trouve déjà installé le maréchal Berthier, qui
occupait le couvent des Dames anglaises et réparait le pont de la
Salzach.
Une dame allemande, la comtesse de Berchen, se précipite aux
genoux de l'empereur et demande l'élargis^^ement de son mari,^qui
est aux mains des Français; elle l'obtient. L'arrière-garde autri-
PORTRAITS ALLEMANDS 123
chienne se retire, après quelques coups de fusil, du côté de la Salzach.
Les bourgeois de Burghausen montaient la garde autour de la
chambre de l'empereur, qui fit cadeau à la ville de deux canons
pris sur les Autrichiens.
En deux jours, les ponts furent jetés. C'était Napoléon lui-même
qui donnait les ordres du haut de la petite éminence qui domine
la rivièie à l'endroit où il y a un passeur, et qui est indiqué main-
tenant par une chapelle qui a déjà été mentionnée.
Le 30 avril, la garde défila devant l'empereur et passa les ponts;
le passage dura jusqu'au 2 mai; ce jour-là, à six heures du matin,
eut lieu le départ de Napoléon.
Un journal de la localité, fort enthousiaste assurément, — mais
le moyen de ne pas l'être pour la Bavière alliée! — dit alors :
« Aujourd'hui Burghausen est le centre de l'Europe, puisque Napo-
léon est le centre de l'Europe... » Il faut dire que le malin journal
ajouta : « C'est aussi le centre de grandes calamités. »
Est-ce le journal ou est-ce l'auteur du volume qui a ajouté ce
petit membre de phrase complémentaire? Toujours est-il que le
grand empereur passa sept jours entiers dans ce petit Burghausen :
il n'en fallait certes pas autant pour l'illustrer...
Je n'oublie pas qu'il y a eu une autre guerre qui nous a mis
aux prises avec l'Allemagne, et j'interroge le père gardien pour lui
demander si Burghausen n'y a joué aucun rôle. D'abord il y a ici,
comme dans toute ville allemande qui se respecte, un monument,
un obélisque commémoratif à la gloire des enfants du pays tombés
à l'ennemi; ensuite on envoya ici en 1870 cinq cents prisonniers
français. C/était à la frontière! Deux soldats tentèrent de gagner la
rive autrichienne en plongeant dans la froide et impétueuse Salzach :
l'un se noya, l'autre réussit à fuir; mais il arriva chez nos amis les
Autrichiens dans un costume si sommaire, que tout le monde se
sauvait devant lui en se signant : on croyait que c'était le diable...
Enfin le malheureux put se faire reconnaître, et on lui apporta des
habits.
Quelques autres de nos compatriotes sont morts à Burghausen;
ils sont enterrés dans le cimetière de la ville...
M. C... invite le P. Erhard à venir chez lui le lendemain prendre
une tasse de café; le P. accepte; il emmènera avec lui un de ses reli-
gieux... Après le dîner, vers une heure, à l'heure dite, le lendemain,
les deux Capucins arrivent. Le compagnon du gardien est un homme
12h REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
magnifique; il a trente ans à peine et une barbe comme je n'en ai
jamais vu : elle descend à flots pressés jusqu'à la ceinture ; cette figure
mâle est éclairée par deux yeux d'une douceur infinie et par un sourire
et une gaieté sans pareils. Le P. Andréas est une belle âme. J'ad-
mire ces hommes et j'envie leur bonheur, car ils sont heureux abso-
lument : aucune charge, aucun souci; ils aident le clergé paroissial
dans le ministère, disent la messe dans les églises de la ville et des
villages voisins, président les processions nombreuses dans le pays,
prêchent, administrent les sacrements. En retour, on leur donne le
vivre et le couvert, s'il y a lieu; mais, généralement, ils reviennent
au couvent après avoir acquitté leur tâche. Au couvent, il y a
toujours un morceau de pain bis et une cruche de bière... Les
Frères vont quêter à domicile, et on leur donne toujours généreuse-
ment; le gouvernement même ne leur fait pas payer les droits de
douane... Enfin, si par hasard le couvent se trouvait à court, on
sonnerait la cloche d'alarme, nous dit le gardien, et certainement
le peuple de Burghausen ne laisserait pas les moines mourir de faim.
Lucien Vigneron.
(A suivre.)
LES LUTTES INTIMES
LE RENÉGAT
0)
CHAPITRE IV
l'amour et l argent
Isaac, ayant endossé une robe de chambre de soie jaune brodée
de grandes arabesques chinoises, remit quelques pincées d'une
poudre odorante dans un brùie-parfum de vieux bronze japonais,
alluma un londrès, puis, ayant pris dans une pile de volumes non
coupés un roman nouveau, s'étendit sur un canapé et tourna les
feuillets, parcourant rapidement un passage, lisant des bribes de
conversation.
Simon entra et brusquement interrogea :
— Eh bien?
Isaac laissa tomber son livre sur le tapis, secoua du petit doigt
la cendre de son cigare et répondit lentement :
— Je conserve ce soir mes intentions d^hier, d'avant-hier, de
deux mois : je trouve Célestine charmante, je l'aime et je l'épouserai.
— Je l'épouserai ! reprit Deven ter.
— Tu parais oublier que pour épouser M"° Bonchamps, il te faut
mon approbation, celle de son père, de sa mère, et son consente-
ment.
— Votre approbation ! s'exclama le jeune homme, se redressant
et s'asseyant. Depuis quand un neveu a-t-il besoin de l'approbation
de son oncle pour se marier?
(1) Voir la Revue du l" septembre 1890.
126 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
— Depuis que l'oncle fait vivre le neveu. T'imagines-tu que je te
soigne depuis vingt ans comme mon fils pour te laiser commettre la
sottise d'épouser Célestine qui aura tout juste 100,000 francs de
dot, tan lis que je peux te marier avec Racliel Stavoren qui possède
1 million? Tu devrais pourtant respecter mes avis. Tu sais où je
t'ai ramassé...
— Oh, je le sais! répliqua Isaac. Vous me répétez assez souvent
cette histoire pour que je ne l'oubUe pas. Vous aviez perdu votre
femme et quatre enfants dans une catastrophe dont vous me parlez
sans cesse, mais que vous ne m'avez jamais racontée. — H y a
bien des recoins mystérieux dans votre existence. — Vous trou-
vant seul, sans affection, vous vous êtes souvenu du fils de votre
sœur. Vous avez pensé que l'enfani — moi! — avait alors sept ans,
qu'il était asîsez âgé pour s'attacher à un bienfaiteur. Vous m'avez
cherché, vous m'avez trouvé, pauvre petit orphelin déguenillé
allant de café en café, raclant sur un mauvais violon quelque ritour-
nelle populaire, après laquelle j'allais de table en table, tendant la
main aux consommateurs, récoltant des sous, des paroles dures,
quelquefois des taloches. Vous avez eu pitié de moi. Je couchais
dans d'infects garnis à cinq sous la nuit, vous m'avez donné un bon
lit dans une chambre bien close, sous votre protection. Vous m'avez
envoyé à l'école, vous m'avez fait suivre les leçons d'un maître de
violon. Vous vous êtes privé pour moi. Le jour, vous vendiez des
habits, le soir des programmes aux portes des théâtres, puis vous
avez été courtier en vins, marchand de fonds de commerce, vous
avez tenu un bureau de placement, maintenant enfin vous êtes un
des principaux banquiers de Paris.
— Je n'aurais pas été réduit à essayer de tant de métiers, si mon
associé de la Haye ne m'avait pas indignement volé 75,000 fiancs
qu'il devait me remettre à mon arrivée à Paris.
— 75,000 francs! Vous m'aviez dit que vous étiez très pauvre,
lorsque vous habitiez la Haye. Comment donc possédiez-vous cette
somme?
— C'était ma part de bénéfices dans une opération... une opéra-
tion... de banque, opération audacieuse, mais très habile.
— Vous aviez donc emprunté des capitaux pour cette opéra-
tion?
— Tu m'en demandes bien long ! fit Simon avec humeur. Pieve-
nons à tes projets de mariiige. Tu viens de rappeler avec une émo-
LE RENÉGAT 127
tion qui me touche, ce que tu me dois. Tu comprends donc que la
reconnaissance t'oblige à écouter mes avis.
— Mais non pas à épouser Rachel Stavoren qui est laide et qui
me déplaît, tandis que Célestine
— Possède toutes les perfections ! termina Simon d'un ton railleur.
— Toutes... je ne sais pas, mais, en tout cas, je lui en connais
un grand nombre : une taille fine, des yeux câlins, rieurs...
— Moqueurs plutôt! Un petit nez retroussé...
— Toutes les femmes ne peuvent pas avoir un nez aussi recourbé
que celui de Rachel. Puisque vous avez regardé son nez, vous avez
dû remarquer les fossettes de ses joues.
— Oui, et j'ai vu aussi sa grande bouche qu'elle ouvre à chaque
instant, pour montrer ses dents pointues dont je t'engage à te défier.
— Trouvez-vous mauvais qu'elle aime à rire?
— Oui, si c'est de toi, Isaac!
— Elle est trop femme pour se fâcher de mes hommages res-
pectueux.
— A moins qu'elle ne te préfère ce petit gringalet de Marcel
Beau fort.
— Il est pauvre comme Job.
— Qu'importe! Tu préfères bien, toi, Célestine, avec ses 100, 000 fr,
à Rachel, avec son million.
— C'est vrai! Enfin, pourquoi tenez-vous tant à me voir épouser
le million?
— Pourquoi ?Tout simplement parce que nous n'avons plus le sou.
— Des dettes! Avec la vie simple que nous menons!
— Tu as dépensé cette année plus de /iO,000 francs.
— J'ai dépensé! Toujours ici, c'est moi qui dépense l'argent et
vous qui le gagnez!
— Prouve le contraire.
Deventer se tut quelques minutes, puis reprit du ton de tendresse
d'une mère :
— Je ne te reproche pas, Isaac, ta vie indolente. Il est juste que,
dans notre association, tu sois l'artiste, l'enfant gâié, et que je sois,
moi, le commerçant, le gagne-pain. Je suis trop âgé, trop laid, trop
dépourvu d'instruction, pour pouvoir jamais briller dans le monde.
C'est à toi que ce rôle appartient. Si tu es heureux, je ne te deman-
derai même pas de me témoigner de la reconnaissance. Si je te parle
aujourd'hui de l'argent que tu dépenses, c'est que je me vois à bout
128 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
de ressources. Réfléchis à la distance qui sépare le marchand de
contre-marques que j'étais, quand je te recueillis, du banquier que
je suis maintenant. Celte distance est faite de dettes ajoutées les
unes aux autres. Je compris que le meilleur moyen d'avoir des
rentes c'est de faire des dettes. J'appliquai ce principe. Mais tout a
une fin. Je dois 300,000 francs et mes créanciers crient. Je n'ai
qu'un moyen de les apaiser, puisque je ne peux pas les payer, c'est
de leur apprendre ton mariage avec Rachel. Ils n'oseront poursuivre
l'oncle d'un neveu qui épousera une millionnaire. Cette dot ne
mettra pas un sou dans les coffres de ma banque, mais les créanciers
le croiront et me laisseront traurjuille jusqu'au jour où je trouverai
une aflaire financière quelconque à lancer pour me remettre à flot.
Du même coup, ton bonheur sera assuré, puisque tu auras pour
vivre les /iO,000 francs de rente de la dot de Rachel. 11 en sera tout
autrement si tu épouses iW" Bonchamps. Mes créanciers, en appre-
nant ce modeste mariage, me tomberont sur le dos drus comme
grêle. Et toi, comment feras-tu pour vivre avec les 4,000 francs de
rente de ta femme, habitué que tu es à en dépenser dix fois plus?
Donc, ton avenir est d'épouser M^^* Stavoren, et tu l'épouseras.
Isaac se leva lentement, sans dire un mot, ôta sa robe de
chambre, enfila un veston, prit sa boîte à violon, posa son chapeau
sur sa tête et se dirigea vers la porte.
— Où vas-tu? demanda Simon étonné.
— Reprendre ma vie d'autrefois, racler du violon dans les cafés.
— Racler du violon dans les cafés !
— Oui, pour vous rendre un peu de l'argent que vous avez
dépensé pour moi. Je préfère vous payer en travaillant, qu'en épou-
sant une femme que je n'aime pas.
Instinctivement, Simon s'était placé devant la porte. Il connaissait
assez Isaac pour savoir qu'il n'était pas homme à exécuter ce qu'il
disait, mais il trouvait la leçon dure à recevoir.
— Va te rasseoir! dit-il à son neveu.
Isaac obéit.
— Tu n'es pas un homme pratique, tu es un homme de senti-
ment. Je suis, moi, de la vieille souche des financiers, ne considé-
rant que les affaires, désirant l'or parce qu'il donne la puissance;
toi, tu es un homme moderne, tu veux jouir de la vie et te payer tes
fantaisies d'artiste. Allons! Soit! Voilà vingt ans que je travaille pour
toi ; si c'est ton caprice d'épouser Gélestine, je peux bien faire à ton
LE RENÉGAT 129
bonheur le dernier sacrifice de OQon repos, de ma position. Tu as
mon assentiment à ce mariage.
— li ne me faut plus que celui de M. Bonchamps.
— Tu l'auras, affirma Deventer.
— Vous êtes sûr de son consentement?
— Il ferait beau pour lui me le refuser! Je le tiens. Il est forcé
de m'obéir.
— Encore un secret?
— Oui, encore un secret.
— Pouvez-vous aussi m'assurer la bienveillance de M""* Bon-
champs?
— C'est à toi de lui plaire, ainsi qu'à M"' Célestine et à son oncle.
— Quel oncle?
— Ce missionnaire arrivé du Tonkin, le P. Dominique. Si tu
m'en crois, c'est à le persuader que portera ton principal effort. Il
semble posséder une grande autorité sur sa sœur qui lui dit vous
avec un profond respect. A ta place, Isaac, je me soucierais peu
d'avoir comme adversaire cet homme aux traits énergiques, qui me
paraît un profond diplomate. As-tu remarqué ses yeux quand il
interrogeait Bonchamps sur son séjour au Tonkin? on aurait dit
deux diamants noirs.
— Pourquoi ce prêtre serait-il mon adversaire?
— Pour... rien. C'est une idée en l'air, un pressentiment.
— Voudriez-vous vous charger de sonder les intentions de
M. Bonchamps?
— Je parlerai demain à Gustave.
Le lendemain, le premier mot de Simon à Bonchamps fut un
compliment.
— Mon cher ami, je viens de lire, dans la Grande Revue de ce
matin, votre article sur l'art annamite. C'est un pur chef-d'œuvre.
C'est une digne suite à votre tableau d'un enterrement au Tonkin.
Isaac l'a-t-il assez bien dit hier soir! Franchement, moi, qui ne pos-
sède pas une imagination aussi active que la vôtre qui est tout à
fait remarquable, je croyais assister à cette scène, tellement les
traits en sont nettement et fortement dessinés. Et quelle diction !
Quels gestes expressifs! Isaac est artiste jusqu'au bout des ongles;
ce qui ne l'empêche pas d'être le jeune homme le plus sérieux que
je connaisse. Je ne dis pas cela parce qu'il est mon neveu, quoique
je sois lier de l'éducation que je lui ai donnée, et de la façon dont il
1" OCTOBRE (n' 88). 4^ SÉRIE. T. XXIV« 9
■130 REVUE DU MO^DE CATHOLIQUE
en a profité ; mais je parle de ses qualités comme tout le monde en
parle, et parce que tous ceux qui l'approchent soot enthousiasmés de
son talent et de sa distinction. Savez-vous qu'avec M'"' Célestine ils
feraient d'excellents duos. Malheureusement, M"^ Bouchamps est
souvent fatiguée. Elle ne devrait pas faire tant de courses pour les
pauvres. Qu'est-ce que Cela lui rapporte de courir les rues, de
grimper des cinq étages pour voir des paresseux qui pleurnichent
leur misère? Est-ce que ce sont là des tableaux riants à mettre sous
les yeux d'une jeune fille? Elle éprouverait bien plus de plaisir à
passer la soirée au bal et au théâtre qu'à se lever à des heures aussi
matinales pour séreinter à voir des pauvres. Si, au moins, ça lui
rapportait quelque chose, si ça la faisait connaître!
— Mais... voulut interrompre Bonchamps.
— Oui, oui, mon cher ami, continua Deventer lui fermant la
bouche, vous me direz : la charité!... et vous trouverez d'excel-
lentes raisons que vous développerez avec votre éloquence habi-
tuelle, assnré d'avance de me persuader à votre gré; aussi je ne
veux pas vous écouter, et je vous dis que la charité ne peut pas
ordonner à une jeune fille aussi charmante que .\P'* Célestine de se
fatiguer au point de ne pouvoir accom[)ngner au piano un petit air
de violon. Ce sont ces courses de charité qui vous privent de la
musique que vous aimez tant, et vous avez raison de l'aimer, car
rien n'est plus charmant que de voir jouer tous deux votre fille et
mon neveu. Excusez-moi d'unir ainsi ces deux noms! Ils forment
tous deux un groupe si gentil. Quand je les ai vus jouer ensemble,
ma parole d'honneur! j'en jêve la nuit et je pleure d'émotion. Ils
sont si beaux, si gracieux, si aimables! Ils semblent faits l'un pour
l'autre. Mais je ne déviais pas parler ainsi des qualités d'Isaac, je
craindrais que cela lui portât malheur.
îl se recueillit quelques instants, p;iis reprit :
— Je viens de prononcer, dans la chaleur de la conversation, des
mots que je retenais depuis longtemps sur mes lèvres : « Ils semblent
faits l'un pour l'autre. » Mais puisqu'ils sont dits, puisque je me suis
trahi, laissez-moi vous confier Tafiection irrésistible qui porte Isaac
vers votre fi'le. Qu'il serait heureux s'il pouvait espérer qu'un jour
SI"'' Célestine accueillera favorablement ses lionimages!
— Vous croyez que votre neveu fait attention à ma fille?
— S'il fait attention à...! Isaac me rép^était encore hier soir, en
sortant d'ici, qu'il ne voyait de bonheur pour lui que dans son union
LE RENÉGAT 131
avec M''° Célestine. Si vous saviez en quels termes il la dépeint!
S'il fait attention à elle!... Mais il en est fou. Elle est si belle, si
bonne, si intelligente, si artiste!
L'écrivain sourit.
— Je conviens que M. Gorcum est un jeune homme charmant.
11 me plaît beaucoup, mais... il y a un mais. Vous vous êtes peut-
être aperçu que ma femme ne regarde pas d'un œil défavorable les
attentions que Marcel Beaufort a pour Célestine.
— Votre secrétaire! s'exclama Deventer d'un ton très étonné. Il
ne possède rien!
— Il est savant, il est travailleur...
— Comme Isaac.
— Que votre neveu cherche à plaire à ma fille et à ma femme.
Je les laisserai libres. Célestine choisira.
V
LES POURQUOI?
A partir de ce jour, Isaac poursuivit son but par deux moyens :
d'abord en se montiant plein d'attention pour W"" Bonchamps,
ensuite en essayant de détruire Beaufort.
Geneviève, très intelligente, très ferme dans ses affections, se
tenait instinctivement en garde contre le banquier et son neveu.
Comme, de plus, elle était d'un caractère un peu hautain, très
aristocratique, qu'elle n'aimait que les choses et Ifes gens d'un goût
délicat, et qu'elle s'était trouvée développée dans ses tendances
nativemeut artistiques par la fréquentation de son mari, elle eut
vite fait de démêler le but des menées d'isaac, de sonder l'inanité
de son talent de violoniste improvisateur, composé d'imitations et
de réminiscences, de reconnaître combien était mince le vernis
artistique dont il se recouvrait, et d'apercevoir le peu d'élévation
de son caractère et de ses aspirations.
Deventer, s'étant moqué de nos revers en 1870, et ayant tourné
en ridicule le métier militaire, fut remis vertement à sa place par
Marcel qui lui demanda pour quelle patrie il avait jamais combattu.
Simon répondit en frappant la terre du pied :
— Là où je suis, voilà ma patrie'.
— C'est dire, répliqua le jeune homme, que vous sacrifiez patrie
et concitoyens à votre intérêt. Donc, nous autres Français, nou&
'132 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
devons vous appliquer la loi du talion et vous rejeter comme des
ennemis.
Tandis que Deventer et son neveu luttaient contre M""' Bon-
champs et Beaufort, et concevaient contre celui-ci qui se montrait
leur adversaire déclaré, une haine violente, le P. Dominique consa-
crait tout son temps à des œuvres de charité. Il répétait souvent
cette belle parole : « Le monde appartiendra à qui l'aimera davan-
tage » ; et il s'oubliait lui-même pour ne penser quaux malheureux.
Il se faisait gronder par Geneviève.
— Gomment, lui dit-elle un jour, vous avez le courage de sortir
avec une soutane aussi usée?
— Elle est propre, elle n'a pas de trous, elle m'abrite du chaud
e du froid : que faut-il de plus?
— Beau raisonnement! Je ne veux plus vous voir dans cet état.
Il faut vous acheter un autre vêtement.
— Je n'ai plus d'argent : j'ai tout donné aux pauvres.
— Voilà 100 flancs et demain je compte bien vous voir avec une
soutane neuve.
Le lendemain le P. Dominique portait toujours sa vieille soutane.
Geneviève se fâcha.
— Eh bien ! Et cette soutane neuve? Qu'est-ce que vous avez fait
de mes 100 francs?
— Hier, en J sortant d'ici, j'ai rencontré deux petits garçons
déguenillés qui m'ont demandé l'aumône. L'un était orphelin,
l'autre avait sa mère en prison.
— Charmants, vos protégés! fit Geneviève.
— Assurément, ce ne sont pas les enfants de bonne famille qui
ont besoin de protection. Jésus-Christ a dit : « Je suis venu pour
sauver ce qui était perdu. » Nous devons faire de même. Les enfants
du prêtre ce sont les plus pauvres et les plus déshérités. Ils n'avaient
jias mangé depuis la veille et ils ne savaient où coucher. Je leur ai
fait servir à déjeuner chez un marchand de vin et je leur ai dit de
venir me 'retrouver le soir aux Missions Etrangères. Je leur avais
promis de leur trouver un gîie pour la nuit et je me demandais
comment je tiendrais ma parole. Je me sentais tes 100 francs dans
la poche : avec cela je réussirais toujours bi .n à les tirer d'embarras.
J'allai aux Missions où j'appris le nom et l'adresse d'une vieille fille
charitable qui avait déjà recueilli chez elle plusieurs orphelins.
J'y allai et je trouvai une femme très âgée, logée avec quatre petits
LE RENÉGAT J3S
garçons, à un cinquième étage, dans deux étroites mansardes. Il lui
était de toute impossibilité de se charger de deux nouveaux pension-
naires. Elle n'avait ni place, ni lit, ni nourriture à leur donner, et,
de plus, elle allait être mise à la porte faute de pouvoir payer son
terme. Je lui promis de m'occuper d'elle et me voilà parti, tout
désolé, par les rues, récitant mon bréviaire et priant Dieu de m'en-
voyer une bonne inspiration. Dans la rue jNotre-Dame des Champs,
j'aperçois un écriteau : Atelier a touer, polir toute industrie. Je
demande à visiter. Un hangar fermé, de dix mètres de long sur cinq
de large, avec une petite pièce vitrée ayant servi de bureau. Le tout
donnant sur une cour, au fond d'un passage. C'était parfait! Je
vois le propriétaire, je débats le prix, j'obtiens une forte réduction,
je loue pour quinze jours et je reviens tout triomphant trouver la
vieille demoiselle. Celle-ci va trouver le gérant de sa maison,
l'apitoie sur sa situation, obtient la permission de déménager sans
payer et, immédiatement, transporte ses orphelins et ses pauvres
hardes dans le hangar de la rue Notre-Dame des Champs. Je lui
donne de l'argent avec lequel elle se procure des paillasses, des
couvertures, du pain et de la charcuterie, et il me reste encore assez
pour habiller mes deux protégés avec un pantalon et une blouse de
toile bleue... Tu vois Geneviève que tes 100 francs ont été bien
employés.
— Et votre soutane ?
— J'aime mieux savoir mes petits malheureux k l'abri de la pluie
et de la faim.
— Savez-vous, mon oncle, dit Célestine, qu'il ne fait pas bon vous
confier de l'argent? vous ne tardez guère à en trouver l'emploi.
— J'en conviens, mais c'est si bon de faire du bien !
— Oui, mais vous voilà toujours avec votre vêtement râpé!
réfléchit M"" Bonchamps, Je ne puis pourtant pas en essayer un
pour vous! Puisiju'on ne peut pas vous confier d'argent, nous allons
nous arranger autrement. Achetez une soutane et faites-la envoyer
ici, je payerai la facture.
— Ce sera une grosse dépense, et, dans quinze jours, il faudra
trouver de l'argent pour la location da hangar.
— Mon oncle, si vous allez essayer demain une soutane, je vous
donnerai 20 francs pour vos Enfants Bleus.
— Mes Enfants Bleus! C'est vous, ma nièce, qui les avez bap-
tisés. Vous voilà leur marraine. Ce titre vous oblige à les protéger.
13i FxEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
— Je les protégerai donc! répondit la jeune fille d'un petit air
vaillant.
C'est avec raison que l'on a loué la pauvreté comme la généra-
trice des grandes œuvres. C'est la mère de la puissance pour les
hommes comme pour les peuples. L'Irlande et la Russie ont devant
elles un large avenir, et l'on a répété avec juste raison que c'est l'or
du nouveau monde qui ruina l'Espagne.
Le P. Dominique se multipliait en quêtes, en sermons, en démar-
ches, pour soutenir l'œuvre des Enfants Bleus. Tel était pourtant
son besoin d'activité, qu'il ne se contentait pas de cette besogne qui
en eût accablé d'autres. Il pensait aussi à ses Annamites. Il faisait
dans les Cercles Catholiques des conférences sur le Tonkin et en
envoyait le produit à ses confrères restés là-bas.
Il communiquait l'élan à une quantité d'œuvres de charité et
encourageait Célestine qui consacrait tout son temps aux pauvres.
Elle avait imaginé une association entre les petites filles d'une
école, qui versaient chacune un sou par semaine dans un tronc,
avec le produit duquel on achetait un pot-au-feu et un pain de
quatre livres qu'on portait un malin de dimanche dans une famille
pauvre, jamais la même.
Elle recueillait les joujoux cassés abandonnés par les enfants
riches, elle les rafistolait tant bien que mal, et, aux environs du
jour de l'an et de Pâques, elle conduisait des petites filles qui
prenaient un air grave, en faire cadeau à des enfants pauvres.
Il existe ainsi à Paris et dans les grandes villes comme un réseau
de charité aux mailles infinies. Les enfants apprennent à faire et à
aimer le bien. C'est dans le spectacle de la misère qu'ils puisent
les pensées qui, plus tard, les rendront généreux et dévoués aux
grandes causes.
Depuis qu'elle s'occupait des Enfants Bleus, Célestine mettait en
coupe réglée la bourse de Gorcum et de Deventer. Simon essayait
de se dérober en promettant de la réclame dans les journaux où il
avait des accointances, mais elle le serrait de près et le forçait à
vider son porte-monnaie.
Mille circonstances permettaient au P. Dominique d'approfondir
le caractère des deux Hollandais. Ils étaient d'une mauvaise santé
et rongés par une tristesse inquiète dont ils ne parvenaient à sortir
que par la blague grossière. Ils aimaient à tourner en plaisanterie
les expressions les plus pures, les plus élevées de l'art. Ils se
LE RENÉGAT 135
pâmaient aux parodies des plus belles œuvres. Ils avaient en hor-
reur le travail manuel, méprisaient l'ouvrier, le soldat et le prêtre.
Ils ne comprenaient pas les grands sentiments, l'honneur, le dévoue-
ment, l'amour passionné, le désintéressement. L'instinct commercial
les poussait toujours et toujours à chercher en toute chose l'intérêt
qu'on en pouvait tirer. C'était un souci constant de ne perdre ni
un sou, ni une parcelle de temps, ni la renommée d'une qualité, ni
le plus petit moyen de se pousser en avant.
Chez Simon, ces traits caractéristiques étaient très apparents;
chez son neveu, ils étaient cachés. Un sourire sceptique, une ama-
bilité de commande, voilaient la tristesse du j^une homme. C'était
moins dans l'expression, que dans la pensée, qu'il s'éloignait de la
noblesse du caractère français.
Quand il composait quelque morceau de musique, il travaillait
péniblement, avec acharnement. Il se cachait, de crainte qu'on ne
soupçonnât combien sa production était laborieuse. Il prétendait au
contraire à une grande facilité.
— Je possède si bien mon art, disait-il avec fatuité, que je com-
pose naturellement, sans effort, au courant de la plume.
Quand il lui arrivait d'improviser, M"'^ Bonchamps, musicienne
savante, reconnaissait ks morceaux de maîtres dont il se souvenait,
peut-être à son insu.
Une chose étonnait, intriguait, inquiétait même le P. Dominique,
c'était la raison de l'intimité de Bonchamps avec Deventer. Com-
ment un lieu d'amitié avait-il pu se nouer, et surtout pouvait-il se
conserver entre deux hommes si disparates? Pourquoi l'écrivain,
en qui le missionnaire découvrait un orgueil énorme, se montrait-ii
parfois si petit garçon devant Simon, un ignorant?
Quel sentiment aussi poussait Bonchamps à se proclamer le plus
heureux de tous les hommes? avait-il par hasard besoin de se le
persuader à lui-même?
Quelle importance devait-on attacher à ces paroles qu'il avait pro-
noncées an jour d'expansion, devait-oa les lui appliquer à lui-même?
« Sait-on jamais qui est maître ou qui est esclave? Ce riche ban-
quier, fort de ses millions, se prétend libre. Examinez sa conduite.
Il n'agit que d'après l'opinion de son sous-caissier qui lui pai'le
d'un air moqueur. Il se sent dominé et le cache le plus qu'il peut,
en contredisant sans motif les paroles de son employé. Lequel est le
plus libre? celui qui gagne de modestes appointements ou celui qui
136 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
emprunte ses pensées? celui qui n'a pas de quoi remplir son ventre
ou celui qui n'a pas de quoi remplir sa tête ? »
Enfin, pourquoi Bonchamps, menant une vie régulière, avouant
des sentiments chrétiens, ne pratiquait-il pas, quand il n'avait
pour cela presque rien à ajouter à sa conduite ordinaire?
Des suppositions étranges naquirent en l'esprit du P. Dominique.
Il les repoussa, mais elles prirent malgré lui une telle consistance,
elles l'obsédèrent à un tel point qu'il se dit : « J'en aurai le cœur
net», et qu'il trouva le moyen de faiie promettre à Bonchamps de
l'accompagner à la cérémonie de l'Ordination qui allait bientôt avoir
lieu à l'église Saint-Sulpice.
Là peut-être éclaterait la lumière.
VI
l'ordination
Le matin du samedi des Quatre-Temps de la Pentecôte, le P. Do-
minique vint prendre Bonchamps chez lui, et tous deux s'achemi-
nèrent vers l'église Saint-Sulpice. Il était près de neuf heures quand
ils s'assirent à des places réservées.
Des séminaristes s'avançaient par le milieu de la nef vers l'autel,
marchant deux par deux, revêtus de l'aube, le cou entouré d'un
linge blanc appelé amict, et portant, pliée sur le bras gauche, une
tunique d'une étoffe raide.
Ils se rangèrent en demi-cercle devant l'évêque assis dans un fau-
teuil, la mitre en tête, et lisant à haute voix dans un grand livre à
couverture rouge, qu'un séminariste en surplis tenait ouvert devant
lui.
— L'évêque commence l'ordination des sous-diacres, dit le
P. Dominique en se penchant à l'oreille de Bonchamps.
— Oui, je sais, répondit Gustave qui ouvrit le petit manuel des
ordinatioîis^ qu'il avait acheté à une pauvresse à la porte de l'église.
L'évêque achevait de lire. A un appel lancé du pied de l'autel
par un des officiants, les séminaristes qui devaient être ordonnés
sous-diacres, diacres et prêtres, se levèrent et vinrent se ranger
dansla nef de l'église.
A un signal, d'un même mouvement automatique, tous tombèrent
d'abord à genoux, puis s'étendirent complètement, la face contre
terre, le front sur les bras croisés, les talons réunis.
LE RENÉGAT 137
En ce moment, le ciel s'éclaircit. De grandes plaques de lumière
tombèrent des hautes fenêtres du chœur, inondèrent d'éclats le
tabernacle et ses colonnes d'or, les granis chandeliers, les broderies
de la mitre de l'évêque, firent briller les marbres de la grande balus-
trade en demi-cercle de la table de communion, les cristaux des
lustres, jetèrent des reflets sur les colonnes, et s'étendirent sur les
ordinands, les faisant paraître plus éclatants sous leurs aubes
blanches.
Le pontife se mit à genoux devant son fauteuil, et, au-dessus des
dix rangées de corps prosternés huit par huit, des chants éclatè-
rent : d'abord comme des cris d'angoisse et d'appel vers le ciel :
Kyrie, eieïsoîi! C/iriste, eleison! Kyrie, eleison! puis des invoca-
tions en plain-chant, rapides, cadencées : Christe aitdi nos! Christe
exaiuli nos! puis des supplications à la Vierge, aux anges, aux
patriarches, aux prophètes, aux apôtres, aux évangélistes, aux dis-
ciples, aux martyrs, aux pontifes, aux confesseurs, aux docteurs,
aux prêtres, aux moines, aux solitaires, à tous les prédécesseurs
de ces hommes qui, couchés dans leurs blancs vêtements sacerdo-
taux comme dans des linceuls, mouraient au monde pour se relever
soldats du Christ.
Ce sentimeut de mort à la vie commune et de résurrection à la
vie sacerdotale éclatait si évidemment dans les chants d'un rythme
monotone, sans accompagnement d'orgue, dans les postures des
corps immobiles comme des cadavres, que tous les assistants se sen-
taient émus, et que les sceptiques, venus à cette cérémonie pour
faire plaisir à un parent, à un ami, se demandaient étonnés, inquiets :
« Que se passe-t-il donc ici? »
Le P. Dominique se reportait à vingt-cinq ans en arrière, quand
il était venu, à quatre reprises différentes, s'agenouiller dans cette
même église, la première fois, pour y recevoir les ordres mineurs de
portier, de lecteur, d'exorciste et d'acolyte, les autres fois, pour y
être ordonné sous-diacre, diacre et prêtre.
Il n'avait pas pris le chemin le plus direct pour arriver au sacer-
doce, et, celui qui, à vingt ans, lui aurait; annoncé qu'à vingt-six il
entrerait au séminaire des Missions étrangères, l'aurait fort étonné.
Libre très jeune par la mort de son père et de sa mère, Domi-
nique Lorrain avait mené une vie fiévreuse. Avide d'essayer de tous
les plaisirs, parfois ivre de passion, parfois lassé de tout, dégoûté de
la vie, avancé au bord du suicide, extrême dans le bien comme dans
138 REVEE DU MONDE CATHOLIQUE
le mal, incapable seulement de forfaire à l'honneur et de se montrer
dur aux malheureux, il s'était jeté à corps perdu dans la poUtique,
voulant, suivant son expression ambitieuse : « Devenir quelque
chose, per fas et nefas! » en employant, suivant le besoin, le crime
ou la vertu.
A vingt-six ans, un événement, insignifiant en lui-même, changea
brusquement la direction de sa vie. Un matin d'hiver, après une
nuit de débauche, il rentrait chez lui accompagné de trois amis.
Mal dégrisés par le froid piquant, ils marchaient en se donnant le
bras, se soutenant à grand'peine les uns les autres. Ils fredonnaient
d'une voix pâteuse une rengaine de café-concert, quand, au détour
d'une rue, ils buttèrent dans un tas noir sur un tas blanc. Ils regar-
dèrent : le tas noir était une chiffonnière sale, haillonneuse, tombée
sur un tas d'ordures couvert de neige.
Les jeunes gens crurent qu'elle était ivre et voulurent s'en amuser.
Ils lui secouèrent la main.
— Eh! La vieille! Dansez donc un quadrille avec nous pour vous
réchauffer.
La femme ne répondit pas. Sa main, lâchée, retomba inerte sur
la neige.
— Du sang ! fit tout à coup Dominique en indiquant des taches
sur la neige près de la tête.
— Un crime! dit un des jeunes gens. Je n'aime pas à être mêlé
à ces affaires-là. Je m'en vais.
— Nous ne pouvons pas abandonner cette femme, répliqua Domi-
nique que la vue du sang avait dégrisé.
— Il est tard. Nous avons sommeil, allons nous reposer, lui
répondit-on.
— Portons-la auparavant dans une pharmacie.
— Fais ce que tu veux. Pour nous, nous allons dormir.
Et ils s'éloignèrent.
— Égoïstes! s'exclama Dominique.
Il examina la tête de la blessée. Il y avait eu accident et non pas
crime. Entraînée sans doute par le poids de sa hotte pleine, elle
avait glissé en arrière si malheureusement qu'elle était tombée sur
son crochet dont l'extrémité avait crevé l'enveloppe du crâne et s'y
était brisée.
Le jeune homme essaya de la ranimer en la frictionnant avec de
la neige, mais sans y réussir. Alors, sans hésiter, il enleva son par-
LE RENÉGAT 139
dessus, y roula la vieille, puis la souleva dans ses bras, lui app;;ya
la tête sur son épaule et l'emporta. Des ouvriers se rendant à leur
travail, des maraîchers allant aux Halles le rencontrèrent et se
retournèrent stupéfaits à la vue de ce beau jeune homme élégant, en
habit et cravate blanche, portant avec précaution, blottie sur sa poi-
trine, une chifïonnière à cheveux blancs, aux haillons couverts de boue.
Dominique se fit ouvrir la porte d'une pharmacie. On pansa alors
la plaie, on ranima la pauvre femme. Le jeune homme, ayant trouvé
un fiacre, la transporta à )'Hôtel-Dieu. Grâce à un interne qu'il con-
naissait, il la fit admettre immédiatement, et laissa quelque argent
pour elle.
Quel revirement cet incident produisit-il dans l'esprit de Domi-
nique? 11 n'en confia iien à personne, mais, le soir du même jour, il
monta dans l'express de Lyon, et se rendit à la Grande-Chartreuse.
Il y demeura quinze jours, vivant de la vie des moines, réfléchissant
et conversant avec le supérieur.
Au bout de ce temps, il revint à Paris, employa sa fortune en
bonnes œuvres, fonda des lits chez les Petites Sœurs des Pauvres,
dans les hôpitaux, et entra au séminaire des Missions Étrangères.
Le seul aperçu qu'il donna sur la révolution qui s'était opérée en
lui, ce furent ces paroles d'une lettre à sa sœur Geneviève qui était
élevée chez une de ses tantes : « Je n'ai fait que changer le but de
mon ambition. Je trouve un bonheur étonnant à courber mon orgueil
sous l'humilité du prêtre et à me faire librement l'esclave de Dieu, n
Maintenant qu'il se retrouvait, après vingt-cinq années de mis-
sion, dans cette égUse où il avait été fait prêtre, les détails de son
ordination lui revenaient très nets à la mémoire. Il était étendu là-
bas, au bout du premier rang, à la place de ce grand blond, le vi-
sage au-dessus d'une fleur rouge du tapis. Comme lui aussi, il portait
une aube toute simple, sans dentelle, par humilité, par charité aussi,
car il avait voulu que l'argent que Geneviève comptait dépenser
pour ce vêtement, fût versé dans les mains des pauvres.
A l'invocation : « De la foudre et de la tempête, délivrez-nous, Sei-
gneur ! » il avait tout particulièrement prié le Sauveur qui marcha
sur les vagues et apaisa la tempête, de lui accorder d'heureux
voyages. Au moment où il avait cette pensée, il entendait sa sœur
Geneviève, placée au premier rang des places réservées, étouffer ses
sanglots dans son mouchoir. Plus tard, elle lui raconta qu'à cette
invocation, elle s'était senti le cœur serré comme par une tenaille, à
140 IIEVLE DU MOXDE CATHOLIQUE
la prévision des dangers qui le menaçaient dans les pays de'mission.
L'évêque, debout, la crosse en main, allongeait d'un beau geste
son bras couvert d'une manche rouge, et envoyait sur les ordinands
une triple bénédiction, en traçant en l'air six grands signes de croix,
et les appels du commencement des litanies retentissaient de nou-
veau, clamés plutôt que chantés : Kyrie, eieïsoii! Chrisie, eleïsoji!
Kyrie eleison! Puis l'ordination des sous-diacres continuait. Ils
écoutaient à genoux les enseignemenis que l'évêque lisait d'une voix
claire, posée, marquant fortement l'accent latin, observant la quan-
tité des syllabes brèves ou longues.
Deux à deux les ordinands montaient s'agenouiller devant le pon-
tife, touchaient le calice, les burettes pleines d'eau et de vin, le
bassin, le manuterge, puis revenaient se placer à la file, et s'avan-
çaient encore pour recevoir l'amict, le manipule, la tunique, et tou-
cher le livre des Épîtres.
Deux maîtres des cérémonies guidaient les allées et venues des
ordinands dont les mouvements s'accomplissaient avec un ensemble,
un recueillement, une simplicité, une dignité extraordinaires.
De la vue de ce spectacle se dégageait une forte impression de foi
et de respect.
Après l'épître, ceux qui devaient être ordonnés diacres, s'av.'incè-
rent vers l'autel, revêtus de l'amict, de faube, du cordon, du mani-
pule, de l'étole tombant prés du coule gauche, et portant sur le bras
gauche la dalmatique. L'évêque les avertit de leurs devoirs.
Une phrase plus distinctement prononcée vint frapper les oreilles
du P. Dominique : « Bienheureux les pieds des missionnaires de la
paix, des missionnaires des vrais biens ! »
Il pensa que ces paroles s'appliquaient à lui, et cet apôtre qui avait
travaillé un quart de siècle dans un pays malsain où il avait perdu
sa santé, qui, à travers les abattements de l'esprit, les soulTrances
du cœur, les incertitudes et les terreurs des persécutions, avait con-
verti, civilisé plus de dix mille hommes, se trouva stupéfait de ce
que Dieu eût daigné se servir de lui pour faire sa besogne.
Il se souvint de la conviction qui, au cours de son apostolat,
s'était fixée dans son esprit, que le christianisme est la source de
tous les biens, même des biens physiques. Que de fois il avait com-
paré les Annamites idolâtres, sales, galeux, paresseux, misérables,
aux Annamites chrétiens, chez qui la religion rétablissait la pro-
preté, la santé, le travail et l'aisance ! Ils apprenaient le respect de
LE RENÉGAT l/jl
soi-même, la charité, l'amour de la vérité, l'esprit de justice, ces
vertus qui forment la distinction profonde entre les nations élevées
par le Christianisme et les autres peuples.
Les prières continuaient, et ces mots adressés par l'évêque à Dieu :
« Tu connais les secrets, tu scrutes les cœurs », rappelèrent au mis-
sionnaire la présence de son voisin. Gustave, très pâle, tenait la
brochure des ordinations ouverte devant ses yeux, mais son esprit
était évidemment ailleurs. Une pensée pénible l'oppressait, faisait
passer des nuages sur son front, lui plis-ait les sourcils, lui creusait
les joues. Que s'agitait-il en cet homme? Se sentant regardé, il
agita les épaules d'une légère et brusque secousse, et suivit des
yeux les mouvements de l'évêque.
De la seule main droite, étendue sur la tête, il consacrait les
diacres, un par un, en prononçant quelques paroles; puis il pria
sur tous, plaça à chacun, sur l'épaule gauche, l'étole qui tombait
auparavant jusqu'au coude, les revêtit de la dalmatique, leur fit
toucher le livre des Evangiles, et les bénit une dernière fois.
La cérémonie arriva au iLonient le plus solennel : à l'ordination
des prêtres. Les ordinands, revêtus des ornements des diacres,
moins la dalmatique, s'agenouillèrent en cercle devant l'évêque.
Celui-ci, après avoir demandé aux assistants s'ils ne connaissaient
aucun empêchement à la consécration de ceux qui se présentaient
pour être prêtres, après avoir prononcé une allocution descendit
les marches de l'autel, et vint, imposer les mains aux ordinands.
Gravement, lentement, au miheu d'un silence solennel que ne
rompait ni un mot, ni un chant, ni un accord de l'orgue, il appuyait
ses deux mains ensemble sur les tètes humblement inclinées.
Après l'évêque, tous les prêtres qui se trouvaient dans l'église,
vinrent, en surplis, faire la même imposition ; puis le pontife,
debout devant l'autel, et les prêtres rangés autour de lui, étendi-
rent la main droite en avant, et l'évêque, d'une voix haute et claire,
pria Dieu, au nom de tous, pour les nouveaux prêtres.
A ce moment, Bonchamps, les jambes cassées par l'émotion,
tomba à genoux, et pleura, la tête dans ses mains.
Le pontife avait croisé hur la poitrine des ordinands l'étole, que,
jusque-là, ils portaient en écharpe, il les avait revêtus de la cha-
suble, que Gustave se cachait toujours le visage. Il ne releva la tête
qu'au chant du Ve7ii Creator, pendant lequel les ordinands rece-
vaient, avec l'huile des Catéchumènes, une double onction dans
i!l2 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
l'intérieur des mains, par une première ligne tracée de l'extrémité
du pouce de la main droite jusqu'à l'extrémité de l'index de la main
gEiuche, puis, par une seconde de l'extrémité du pouce de la main
sauche à l'extrémité de l'index de la main droite.
Le P. Dominique vit alors Bonchamps se lever brusquement, et,
d'un coup d'œil égaré, regarder la paume de ses mains. Ce fat
instinctif, très rapide.
— Allons-nous-en ! dit-il au missionnaire.
— Êtes-vous souffrant?
Il hésita un instant. Oui, répondit-il.
Prenant le prêtre par le bras, il l'entraîna dehors à grands pas.
Ils traversèrent la place Saint-Sulpice, montèrent la rue Bonaparte,
entrèrent au Luxembourg. Ils firent un grand tour en silence,
marchant très vite. Bonchamps, tantôt pâlissait, tantôt rougissait
violemment. Tout à coup, il tourna sur ses talons, revint sur ses
pas, entraînant après lui le missionnaire. Ils revinrent place Saint-
Sulpice, entrèrent dans l'église.
La cérémonie était achevée. L'évêque partait précédé des ordi-
nands marchant en procession et chantant le Te Deiim. Ces paroles
retentissaient : « Te martyrnm candidatus laudat exercitus! »
— Entendez-vous? dit Bonchamps : « L'éclatante armée des
martyrs chante vos louanges! » C'est pour moi ces mots-là! Vous
souvenez-vous des martyrs du Tonkin?
— Je m'en souviens, répondit le P. Dominique que l'émotion
gagnait. Vous en avez connu?
— Si je les ai connus! s'écria Bonchamps. Je...
Il approcha vivement les mains de sa bouche pour retenir les
mots qu'il allait prononcer. J'allais vous révéler des secrets que je
dois garder. Je ne comprends pas ce que je ressens aujourd'hui.
Cette cérémonie m'émeut. Je suis poussé par une force inconnue
à vous raconter ma vie, mes fautes, mon crime.
— Votre crime!
— Allez- vous-en ! quittez-moi, ou je vais parler!
Puis, se reprenant : Non ! Accompagnez-moi plutôt chez moi.
Paul Verdun
(A suivre.)
REVUE L^ITTERAiRE
\
/■«■WLaa-M-n^x B^B làj LA T." I g
1. Slariley, ses aventures, ses voyoyes, par M. Adolphe Burdo. (Kolb.) —
II. U Algérie f elle qu'elle esf, par M. Raoul Bergot. (Savine.) — III. Sadi, par
M. Guy-Valvor. (Savine.) — IV. Le Vaynije au pays du D'^ficit, par M. Ed-
mond Neukomm. (Kolb.) — V. Les Fcdera/ions en Franche-Comté et la Fête
de la Fédérnti'in du 14 juillet 1790, par M. Maurice Lambert. (Perrin ) —
VI. Conférence sur la Bretagne, par M™' V. d'Ambrûyse.(Caillière, Rennes.)
— VII. Fleurs dViiver, Frutts d'hiver, Histoire de ma maison, par M. Legouvé
(de l'Académie française). (Ollfndorft ) — VIII. Evolution des genres dans
rhi-toire de la littérature, par M. F Brunetière. (Hachette.) — IX. Poésies
Eucharistiques, par M. Jean Casier. (Baltenweck.) — X. Garcm iiorewo, par
M. Augustin Paul. (Gautier.) — XI. La Lenyuaoïtôica 6 sea proyecte de un
idioma internacional sin construccioa gramuiaùcal, par M. Alberto Liptay.
(Roger et Ghernoviz.)
I
Personne mieux que M. Adolphe Burclo, explorateur de l'Afrique
centrale, ne pouvait raconter la vie de Stanley, ses aventures, ses
voyages (Kolb). John Rowland naquit en Angleterre, mais tout jeune
encore, il ne put se faire à la douce motonie du home et il partit :
on peut dire même qu'il s'enfuit. Mou.sse sur un bateau en partance
pour la Nouvelle-Orléans, employé de commerce, adopté alors par le
négociant Stanley dont il prend le nom, officier dans la marine fédé-
rale, journaliste, reporter du New- York Herald, il est envoyé par
Gordon Bernett en 1869 à la recherche de Livingstone. Parti de
Zanzibar, il s'enfonce dans les terres; guerroie contre le fameux
empereur nègre Mirambo, et après des obstacles sans nombre,
après deux cent trente-sept jours de marche au travers de forêts, de
montagnes, de jungles, de marais pestilentiels, sur les bords du lac
féerique de Tangan'ka, il rencontre enfin Livingstone!
l/Jâ REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
En 187A, Stanley recommence une expédition à travers le conti-
nent mystérieux. Il arrive au lac Nyanza, et continue ses recherches
dans l'intention de découvrir les sources du Nil. C'est alors qu'il
entra dans la Mitamba, « forêt sinistre dont, avec raison, les indigènes
avaient fait à Stanley un véritable épouvantail, et où il fallut dire
adieu au soleil et subir une foule de misères... Le terrible sous-bois
qu'eut à traverser Stanley était un miracle de végétation. Il se com-
posait de fougères, d'herbes tranchantes, de roseaux, d'orchidées,
mêlés à des lianes, des acacias, des tamariniers, des vignes folles,
des palmiers de toutes races : élaïs, dattiers, borassus, rotangs et cent
autres; inextricable fourré dont toutes les plantes se disputaient
chaque pouce du terrain, d'où elles s'élançaient avec une luxuriance
que peut seule donner une serre chaude.
« La marche y était des plus pénibles; à un certain moment, elle
devint impraticable pour les porteurs du bateau, et Stanley dut
organiser un corps de pionniers pour ouviir une passée à coups de
hache... »
Le récit de M. Burdo a tout l'intérêt d'un roman, et d'un
roman vécu, se déroulant dans un milieu bien fait pour attirer et
fasciner l'imagination. Voici la conclusion de cette histoire : elle est
peu flatteuse pour l'ancien petit mousse, que les souverains d'aujour-
d'hui traitent d'égal à égal : « En rencontrant Wissmann, Stanley
n'a pas craint de s'écrier : « Le manteau de Livingstone m'est tombé
sur les épaules » ; comme s'il existait un seul point de comparaison
entre le grand apôtre africain et lui, le conquistador el » La patience
de Liwingstone sut conquérir et pacifier les peuplades les plus hos-
tiles. Grâce à cet homme de bien et aux explorateurs qui, depuis dix ou
quinze ans, ont pénétré dans la région qui va de Zanzibar aux Grands
Lacs, on pouvait considérer comme acquis à la civiUsation ces vastes
territoires. Aujourd'hui ces travaux semblent anéantis; la rudesse, le
mépris, le sang versé, ont allumé chez les naturels la crainte, la
défiance et la haine de l'étranger ; tout est à refaire là-bas et le pourra-
t-on jamais? «
II. — III
Toute œuvre de civilisation est et, surtout, devrait être une œuvre
de patience. M. Raoul Bergot le prouve avec toute évidence, en étu-
diant la grave question du colonat algérien : l'Algérie telle quelle
VOYAGES ET VARIÉTÉS 145
est (Savine). Il s'applique à peindre le colon, tel qu'il le connaît,
avec ses jalousies, ses bons côtés, ses dires.
(( Non seulement l'Algérie offre des sites merveilleux pour les
curieux, les artistes, mais cet ancien grenier de Rome, avec ses
plaines encore désertes, doit être une espérance pour le penseur que
le paupérisme grandissant et menaçant effraye en France; car avec
une sage organisation politique, ces terres pourraient redevenir aussi
peuplées qu'autrefois et assurer le repos de la patrie en augmentant
sa puissance. » On ne connaît pas les colons, on ne leur donne pas
assez d'initiative ni d'autorité : ils sont trop dépendants vis-à-vis des
Arabes; la loi les traite un peu en interdits, et les protège ma! en
les protégeant trop. Ces faits sont malheureusement exacts, il y au-
rait des remèdes à appliquer pour changer cet état de choses, mais
on se demande si le meilleur remèJe est celui qu'indique M. Bergot :
les colons seront méconnus, dit-il, jusqu'au jour où M. Emile Zola
aura écrit un roman sur le colonat algérien. Traversant la province
de Constantine descendant jusqu'à Biskra, il ne pouvait rester insen-
sible à l'aspect des merveilleux paysages qu'il lui était donné d'ad-
mirer. Il décrit avec charme Constantine, la ville aérienne que l'on
prendrait pour un nid d'aigle sur un rocher inaccessible, et retrouve
à El-Kantarah un peu de cet enthousiasme qui ravit Fromentin
devant la merveilleuse oasis; El-Biskra, qu'il aperçoit d'abord des
hauteurs du col de Sfa, le ravit, « Du sommet des montagnes où se
trouve le col de Sfa se découvre le désert. De cette hauteur, pen-
dant le jour, apparaît dans toute son immensité cette terre boule-
versée, stérile, abîmée par une formidable brûlure. Les premiers
soldats qui arrivèrent au sommet en 18/i4 furent stupéfaits et res-
tèrent muets d'émotion. Les troupiers ignorants, trompés par l'illusion
devant cette immensité houleuse qui s'étendait au-dessous d'eux et
s'enfonçait à perte de vue encore enveloppée dans les brumes des
nuits sahariennes, s'écriaient : La mer! la mer! Et après cette
surprise du premier regard, chaque homme s'asseyant à terre restait
les yeux fixés et perdus sur ce Sahara qui fascine et absorbe. C'est
l'infini, l'étrange dans tout le merveilleux de sa puissance. » Et, de
fait ceux qui contemplèrent le désert, du penchant du col de Sfa, se
souviennent longtemps de l'inoubliable jouissance éprouvée devant
cette vision de l'Orient.
Malheureusement quelques détails excessifs sur les mœurs d ms
les bas quartiers des villes algériennes, certains dialogues inutiles et
\" OCTOBRE IN" 88). 4^ SÉRlh. T. XXIV. 10
illQ REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
lourds jettent de temps à autre sur cet ouvrage une teinte de vul-
garité qui lui nuit.
Nous n'adresserons pas le même reproche à M. Guy-Vaivor, et
ses récits de mœurs algériennes : Sadi (Savinej, sont empreints d'un
grand charme. Il a réuni en trois récits différents ce qu'il avait à
dire sur l'Algérie, les réflexions que lui inspiiait cette terre splen-
dide et mystérieuse. Sadi, c'est l'histoire de l'Arabe des villes,
l'histoire de sa vie au milieu de la civilisation européenne, de ses
désirs, de ses pensées. Les Sœurs de la maiso?i rot((/e racontent
l'existence du colon algérien, ses difficultés, ses luttes, Zaklia nous
transporte au cœur du désert, sous la tente des nomades, au pays
des razzias et des caravanes. M. Guy-Valvor a renfermé dans ces
trois cadres le détail multiple de ses observations : les mœurs reli-
gieuses, les confréries musulmanes, les cafés maures, les conteurs,
les écoles, l'out intéressé ou surpris tour à tour. Il écrit avec simpli-
cité, avec un peu de cette grâce mélancolique et monotone qui
distingue Loti : ses descriptions sont heureuses et frappent l'ima-
gination. Ceux qui ont vu les Aïssaoua les reconnaîtront bien vite
dans ces quelques lignes : « Mais eux, enlacés bras à bras le long
des murailles, les yeux levés au plafond dans une fureur extatique,
le visage inondé de sueur, ils continuent à se balancer uniformément
d'arrière en avant, au rUhme monotone des flûtes et des tarboukas
en rugissant, d'un seul cri, tous vers le ciel, leur profession de foi
furibonde : Hou! hou! hou! Dieu esti »
Et l'école musulmane? « C'est un nid de petits Arabes qui
gazouille, juché ordinairement dans les dépendances de quelque
zaouïa ou d'une koubba. L'école s'ouvre à hauteur d'appui parmi
les autres boutiques, dont la plupart du temps rien ne la distingue.
Là-dedans, entassés coude à coude sur plusieurs rangs, posent
accroupis une vingtaine de petits bonshommes, tètes alertes et vives,
sous la rouge chachia, ligures d'un blanc de cire et joliettes, pleines
de douceur et d'intelligence. Ils sont sagement assis sur les nattes,
les jambes repliées, vêtus du large seronal et de la veste, ou du
burnous; et tout cela se balance à la fois, de droite à gauche, d'ar-
rière en avant, rythmant, de ce balancement monotone, le verset
du Korao que vient de leur dicter le maître, ou que porte écrit
devant eux le petit tableau noir à la muraille, et que répètent en
cadence leurs petites voix nasillardes, h
VOYAGES ET VARIÉTÉS 1^7
IV
Le Voyage au pays du Déficit (Kolb) est un tableau de la nou-
velle Italie. M. Eiimond NeukoiBin oppose aux afTirmations de
Crispi « l'énumération fidèle des misères dont l'Italie pâtit, des
compromissions dont elle souffre, des dangers qui la menacent et
surtout des malentendus dont elle commence à s'inquiéter et qu'il
esj grand temps de faire disparaître ».
L'énoncé des chapitres explique assez l'esprit de cet ouvrage
anecdotique et curieux : P Alliance fatale^ llnvasioii (il s'agit ici
de l'acclimatation germanique à laquelle on essaye de soumettre les
Italiens), la Micrania^ « migraine, est une expression populaire qui,
dans le dialecte romain, correspond à ce qu'on appelle vulgaire-
ment en français la dcche », Quirinal et Vatican, la France
et ritalie. Les souvenirs historiques abondent sous la plume de
M. E, Neukomai, et la lecture de son livre est d'un abord plus
facile, plus alerte que n'est la lecture du volumineux dossier de
M. Xavier Merlino, sur l'Italie telle quelle est. C'est d'ailleurs plus
encore un mémoire pour servir à l'histoire que fhistoire même.
L'Italie est aujourd'hui au nombre des grandes puissances, mais
à quel prix a-t-elle acheté cette satisfaction d'orgueil! Ses folies
coloniales l'ont entraînée dans des aventures et des dépenses qui
r épuisent : la terre ne produit plus suffisamment, et malgré les
émigrations, les suicides, la misère devient effrayante et prend, au-
delà des Alpes, les proportions d'un vrai danger national. « Nous
payons, en liberté intérieure et en bien- être matériel, l'honneur de
faire partie de la ligue des potentats européens, comme nous payons
en bonne monnaie, l'honneur des visites impériales données et
rendues. »
u L'histoire détaillée et documentée de l'enrichissement de la
bourgeoisie, de l'accaparement du sol, de la création du capital,
des artifices et moyens du gouvernement, enfin de la division à
nouveau de l'Italie, unifiée politiquement en deux classes, en deux
nations oppo^^ées et ennemies, la bourgeoisie et le prolétariat, voilà
le sujet des chapitres traités
« 11 passe en revue les procédés de capitalisation adoptés par la
bourgeoisie italienne; il la voit puiser sans scrupule dans les caisses
de VEtat, s'aider des malheurs publics pour accroître sa fortune et
se lancer sans fonds dans de vastes entreprises...
1^8 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
« Aujourd'hui, en Italie, les moyens de gouvernement en hon-
neur sont ceux mêmes qui, employés jadis par les ministères de la
droite, soulevaient les protestations hypocrites de l'opposition libé-
rale : même usage inconsidéré de la force contre de paisibles
citoyens, mêmes violations systématiques des libertés statutaires
que le peuple italien est censé avoir conquises au prix de son
sang...
« Puis après l'unification, qu'y eut-il? Uniformité passive en tout;
l'Italie fut étendue dans un lit de Procuste... L'unification accomplie,
est venu le besoin de systématiser, de discipliner la nation italienne.
Partant militarisation du pays, politique d'aventure et d'expansion,
à l'extérieur; à fintérieur, loi qui oblige au serment les députés; loi
communale, qui fait du maire un subordonné du ministre et sur-
tout un ofiicier gouvernemental; nouvelle loi de police, consacrant
l'infâme institution de V amtJionizione et da domicilio coatto ;
code pénal unique, qui consacre l'horrible peine de l'ergastolo et
sévit contre les crimes politiques.
« Il est impossible d'imaginer un traitement plus odieux que
celui que la bourgeoisie fait supporter aux paysans. Les rapports
entre elle et la classe qu'elle a expropriée de la terre, se résument
dans un mot : le paysan n'est rien, n'a pas d'existence civile, n'a
pas de droits...
« D'où la conclusion navrante que la féodalité a été abolie, mais
que le féodalisme et les féodaux restent; que le changement du
titre de possession, les révolutions économiques et politiques n'ont
pas suffi à arracher la mauvaise racine du sol italien. »
Voilà donc ce qu'il en est aujourd'hui au point de vue politique
C;t social de ce pays enchanté, que tous les poètes ont aimé, et qu'ils
aimeront encore, car il y a de par le monde des lieux et des choses
d'une éternelle beauté et qui restent aussi pour nous l'objet d'une
éternelle admiration.
Le livre de M. Xavier iMerlino, livre touffu, bourré de faits puisés
à la source même avec indications à l'appui, esquisse un bien
sombre tableau : peut-être y a-t-il quelque exagération. Quoi qu'il
en soit, il est aujourd'hui de notoriété européenne que l'Italie est
épuisée, ses charges ont augmenté et ses ressources ne sont plus
les mêmes; elle a voulu édifier sur des devis dépassant de beaucoup
ses forces : d'illustres et dangereuses amitiés n'ont servi qu'à sa
ruine, et l'omnipotent et vaniteux ministre qui la domine mainte-
\
VOYAGES ET VARIÉTÉS ili9
nant, ressemble fort à ce geai de la fable qui s'était insolemment
paré des plumes du paon :
Un paon muait : un geai prit son plumage,
Puis après se l'accommoda;
Puis parmi d'autres paons tout fier se panada,
Croyant être un beau personnage.
Quelqu'un le reconnut : il se vit bafoué,
Berné, sifflé, moqué, joué,
Et par messieurs les paon« plumé d'étrange sorte;
Même vers ses pareils s'étant réfugié,
Il fut par eux mis à la porte.
Les allures à la Bismarck ne vont guère à un Grispi : l'Allemagne
et la Prusse cachent en elles assez de puissance pour ne rien craindre,
pour agir môme avec brutalité et cynisme. Comment qualifier en
effet l'odieux Régime des passeports en Alsace- Lorraine (Lahure)?
En traitant à nouveau celte question, qui reste pour tout Français
l'objet d'une tristesse patriotique et constante, M. Heimweh, expose
la dureté des autorités allemandes, leur arbitraire dans la façon
d'accorder le passeport : la perspective d'une autorisation ou d'un
refus devient un moyen d'intimidation : qu'importe à ces spoliateurs,
après tout, que le traité de Francfort soit violé à ce sujet?
a Mais Dieu merci! l'Alsace-Lorraine n'est pas près de céder. En
dépit de quelques défaillances elle résiste énergiquement. Mais, dùt-
elle un jour plier sous le joug, il n'en adviendrait pour les Alle-
mands que ce qui est advenu pour tant de preneurs de provinces,
des conquêtes qu'ils n'ont su maintenir que par des moyens tyran-
niques. Si bas que tombent les opprimés, ils gardent comme un
dernier vestige de leur dignité d'hommes, la nostalgie de l'indépen-
dance et la haine de ceux qui les ont asservis... Que l'Alsace-Lor-
raine soit appelée à se prononcer demain ou dans un demi-siècle,
ses habitants en masse se déclareront Français. »
V. — VI
Les Fédérations en Franche- Comté et la Fête de la Fédération
du \h juillet 1790, par M. Maurice Lambert (Perrin). — Après la
prise de la Bastille, des milices armées s'organisent à Paris et dans
toute la France; mais en province, elles forment des groupes dont
les membres s'engagent à se porter mutuellement secours.
150 REVUE DU MO^DE CATHOLIQUE
Près de Vesoul et de Besançon, on commençait à saccager les châ-
teaux et les monastères sur des ordres faux signés Louis, adressés
aux paysans.
Les milices reçurent d'abord des fusils et des sabres provenant
des arsenaux; ces ressources étant insuffisantes, les maréchaux
fabriquèrent des piques qui furent les armes du plus grand nombre :
L'uniforme n'était pas obligatoire, mais chacun portait la cocarde
tricolore.
C'est à Vesoul, dans une délibération datée du 18 septembre
1789, qu'il est parlé pour la première fois d'une confédération.
Sur l'invitation du marquis de Laugerou, qui commandait à Be-
sançon, les quatorze villes bailliagères de Franche-Comté (Arbois,
Besançon, DôIe, Gray, Lons-le-Saunier, Orgelet, Ornans, Poligny,
Pontarlier, Quingey, Saint-Claude, Salins et Vesoul) envoyèrent
chacune trois députés pour établir une alliance entre elles. Ils se
réunirent le 2 novembre 1792 et adoptèrent un traité fédératif qui
visait particulièrement les accapareurs et les cf ennemis de la régé-
nération de l'Etat » c'est-à-dire les aristocrates.
(c Dans les premiers mois de 1790, les fêtes fédératives se multi-
plient dans toute la France. Elles off"renc parfois des réunions de
quinze, vingt, trente, cinquante mille hommes. Les gardes natio-
nales ne sont plus seules à y participer ; l'armée de ligne y vient
aussi. Comme on n'y parlait que des bienfaits de la Révolution et
de la Liberté, il est à présumer que la discipline militaire n'en était
guère fortifiée. Néanmoins le roi, ne pouvant s'opposer à ces réu-
nions, prit le parti de les autoriser, n
L'auteur, après avoir décrit les fédérations provinciales, nous
conduit à la grande fédération nationale qui réunit au Champ de
Mars, le 1/i juillet 1790, les représentants de toutes les gardes natio-
nales de France. Il signale en particulier la présence des délégués
francs-comtois à Paris, et leur retour dans leurs foyers, au milieu
des acclamations enthousiastes de leurs concitoyens.
La fête de la Fédération fut célébrée le même jour dans toutes les
villes et même dans tous les villages de France. Partout elle s'ac-
complit avec la même pompe religieuse et civique et toujours aux
cris de Vive la Nation! vive le Roi! vive le Roi! souvent même
vive notre bon Roi!
« En achevant ce récit des fédérations franc- comtoises, il con-
vient de constater qu'elles n'avaient pas été tout à fait une vaine
yOYAGES ET VARIÉTÉS 151
parade. Elles avaient eu d'abord un but réellement utile : celui de
remédier à l'anarchie et de prévenir la disette. »
Cette bonne et consciencieuse étude, écrite d'un style clair et
précis, est illustrée de vignettes qui ajoutenc encore à l'intérêt du
livre.
Il existe aujourd'hui tout un groupe d'écrivains dont le but
principal est de mieux taire connaître nos provinces, leur histoire,
leurs singularités, leurs beautés; l'utilité de pareilles publications
est incontestable; leur agrément est extrême, quand des plumes
aussi délicates que celle de M™'' V. Vattier d'Ambroyse, l'auteur
couronné du Littoral de la France, concourent à des œuvres de
ce genre. Dans son charmant langage, M""* d'Ambroyse redit les
grâces attrayantes de la Bretagne {Conférence à la mairie de
Rennes, \^^ juillet 1890, Cailière, Rennes). Assurément, « en la
comparant aux autres terres, on se sent mieux pénétré de sa poésie
profonde, de son impérissable beauté, de son charme inoubliable
mystérieux ». mais la Bretagne, si chère aux Bretons et à tous les
Français, n'est pas tout en France, c'est ce que les Bretons, avec
leur enthousiasme exclusif, n'ont jamais eu l'air de comprendre.
VII
De quoi se compose le joli bouquet de Fleurs d'hiver, de Fruits
et hiver, que M. Legouvé adresse à ses amis connus et inconnus?
qu'y a-t-il dans toutes ces pages remplies de bonhomie, et nuancées
d'un peu de cette coquetterie qui sied si bien aux vieillards quand
elle s'allie à l'indulgence et à la distinction? Quelques souvenirs
personnels intimes très simplement racontés, i^ Histoire de ma
maison), quelques portraits d'amis, disparus mais restés présents
au cœur et au souvenir de l'auteur, des réflexions pleines de finesse,
profondes, malgré leur apparence naïve, de délicates pensées sur
les amitiés nouvelles, des développements éloquents sur la beauté
du culte catholique, sur la place qu'il tient dans le monde, dans
les arts, dans les lettres depuis dix-huit siècles ; voilà ce que le lec-
teur, séduit, recueille dans ce livre.
« Les Fleurs d'hiver sont comme les regains d'imagination et de
pensée que j'ai taché de recueillir, çà et là, sur le chemin de la
vieillesse. Ma petite récolte faite, il m'a semblé en regardant autour
de moi que l'âge nous laisse encore d'autres joies plus profondes et
'152 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
plus vives, que j'appellerai volontiers Fruits ci hiver-, ce sont les
joies d'affection, les joies d'action. »
Les jolies pensées peuvent se glaner au hasard.
a Les pessimi^^tes ont fort contribué à me rendre optimiste.
Leur trait caractéristique, c'est que leur mécontentement de tout se
traduit par un immense contentement d'eux-mêmes. Quel sentiment
de leur supériorité!... Mon Dieu! que je déteste tous ces petits ou
grands Schopenhauer qui ne voient dans le fruit que la tache, dans
la fleur que le poison, dans le ciel que le nuage, dans le cœur
humain que le vice, dans l'homme que la bête et dans la lutte pour
la vie que le crime...
« On a bien raison d'envoyer les paysans à l'école, mais on
devrait bien nous envoyer à l'école des paysans... »
Les plus ravissants souvenirs du hvre entier sont consacrés à
Labiche, nous pourrions presque dire à tous les Labiche, car il y
avait plusieurs hommes, et tous curieux à connaître, chez ce grand
rieur, qui s'était appliqué à vivre le sourire aux lèvres; le sourire
est parfois si commode pour déguiser les larmes!
« On a cité sa réponse à une maîtresse de maison, quelque peu
précieuse, qui lui demandait à table ce qu'il pensait de Shakspeare.. .
« Est-ce pour un mariage? »
On a réi)été son admirable mot à je ne sais quel matérialiste
« Oh! pardon, Monsieur, moi, le bon Dieu c'est mon homme! »
En voici un qui nous montre un Labiche tout nouveau. C'était chez
Véfour à un dîner d auteurs dramatiques. « Pensez-vous nous faire
accroire, lui dit quelqu'un, qu'au milieu de toutes les tentations de
coulisses, vous n'avez pas fait d'infidélité à votre femme? — Moi
répond Labiche, avec calme, comment aurais-je pu en aimer une
autre? j'aimais celle-là... » Ce mot, admirable de simplicité, de
candeur fit tomber tous les rires et laissa en nous tous pour Labiche
un sentiment de respect.
« Nouvelle figure : Labiche répubhcain! Oui, Labiche a été répu-
blicain... Pas longtemps! En 18/i8, dans une assemblée électoral.^ on
l'interroge; il répond avec cette netteté courageuse qu'il portail en
en tout : « Sur la table! •» s'écrie un spectateur, « qu'il monte sur
la table pour que tout le monde l'entende! » Il y monte... mais quel
coup de théâtre! La table était très haute, Labiche était très grand,
le p'afond était très bas, de façon qu'en levant la tête il va heurter
le plafond et... il se fend le crâne? Du tout! il crève le plafond qui
VOYAGES ET VAKIÉTÉS 153
était en papier, et sa figure disparaît clans le vide, et l'on ne voit
plus que ses deux bras qui gesticulent. Ne dirait-on pas une scène
d'une de ses pièces? »
Il faudrait tout citer de ces pages exquises, où s'étale un bon sens
si calme, si robu-te, que les quatre-vingts ans de l'auteur semblent
avoir rendu plus robuste encore; et puis, c'est un plaisir bien rare
de voir tant de raison et tant d'expérience unies à une si complète
et si douce indulgence !
VIII
L'indulgence! certes ce mot ne fait guère songer à M. Brunetière :
il veille aujourd'hui au bon renom de îa littérature avec un soin si
jaloux et si sévère, que l'on se demande s'il n'a pas un souci
quelque peu exagéré des responsabilités qui pèsent sur lui. Chargé
du cours de littérature à l'École normale, il traita de Y Evolution des
genres dans l'histoire de la littérature^ et ce sont les leçons professées
à r École qu'il livre au public dans ce livre premier. Ce n'est à vrai
dire qu'une introduction, dans laquelle il étudie l'évolution de la
critique, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours. La doctrine dar-
winiste a été généralisée, et s'applique maintenant à toutes les
sciences, si bien que M. Brunetière a cru, à bon droit, faire œuvre
de critique originale et nouvelle, en cherchant quelle pouvait être
l'application de ces doctrines, dangereuses d'ailleurs, à la littéra-
ture. 11 appuie sa thèse sur de nombreux exemples, il recherche ainsi
« la façon dont un genre naît, grandit, atteint sa perfection, décline
et enfin meurt! » Son premier exemple lui est fourni par V histoire
de la tragédie française-, genre illustré s'il en fut, genre fameux,
aujourd'hui mort et bien mort.
Dans un second exemple, il étudiera comment un genre se trans-
forme en lin autre, et pour cela il montrera sous l'action de quelles
influences du dedans et du dehors l'éloquence de la chaire est
devenue, de nos jours, la poésie lyrique de Lamartine...
Enfin, pour dernier exemple, il prendra Vhistoire du roinan fran-
çais et verra là comment, quand le temps est venu, un genro. se
forme du débris de plusieurs autres. Mais il lui a semblé, avant
tout, que l'introduction naturelle et même nécessaire d'une re-
cherche pareille était une histoire sommaire de l'évolution de la
critique en France, depuis ses origines jusqu'à nos jours.
« En effet, comment la critique, de la simple expression d'un
15/i KEVLE DU MONDE CATHOLIQUE
jugement ou d'une opinion qu'elle a été longtemps, qu'elle est
encore pour beaucoup de gens, comment la critique est -elle
devenue, non pas une dépendance ou une province, mais vérita-
blement une science analogue à l'histoire naturelle?...
« De confuse et de vague en devenant systématique, de systéma-
tique en devenant naturelle^ et de naturelle en devenant généalo-
gique^ la classification toute seule, par son progrès même, a boule-
versé les sciences de la nature et de la vie. Il en sera quelque jour
ainsi, il en est ainsi dès aujourd'hui de la critique. )>
Des dix leçons pubUées aujourd'hui, toutes sont curieuses à lire;
mais les développements consacrés, par exemple, à préciser la part
de M"° de Staël, de Chateaubriand, de Sainte-Beuve et de Taine
dans le renouvellement de la critique, ont un intérêt particulièremnt
moderne ou actuel. Le travail de M. Brunelière est un livre scien-
tifique et d'une érudition profonde : il montre chez l'auteur les
connaissances vastes et approfondies qu'on lui supposait d'ailleurs;
mais l'abus des mots spéciaux, qui demanderaient eux-mêmes une
explication, le tour voulu, mais trop exclusivement scientifique du
style, fatiguent le lecteur.
• IX. — X
M. Jean Casier, un poète belge déjà connu, vient de faire paraître
un volume de Poésies eucharistiques (Baltenvveck). En général,
pour aborder ce genre, il faut ou beaucoup d'audace ou beaucoup
de naïveté, la poésie religieuse étant la plus haute et la plus sublime
expression de la poésie; il faut en effet se tenir constamment à des
hauteurs qui effrayent ou éblouissent la pensée humaine, et cepen-
dant ce genre aussi admirable qu'inaccessible est un de ceux qui
trouvent le plus d'adeptes. En poésie cependant, les bonnes intentions
et les bonnes pensées ne suffisent pas : il faut en outre ce quelque
chose d'aérien, d'éthéré et de profond, que possèdent seules cer-
taines âmes méditatives. M. Jean Casier est un téméraire, à qui sa
témérité n'a pas nui : il a traduit dans de bons vers, où le souci de
la rime forte était constant, quelques-unes des pensées qu'inspire à
tout chrétien le mystère de l'Eucharistie; il a puisé le sujet de ses
poèmes dans l'Évangile, dans sa foi ardente et mystique surtout.
D'autres ont dit l'amour du cœur qui s'émancipe,
Mystérieux levain,
VOYAGES ET VARIÉTÉS 155
L'amour pur quelquefois même que le temps dissipe
El dont le terme est vain;
Moi, je dirai l'amour dans son plus haut principe,
Dans sa plus haute fln,
L'amour d'un Dieu voulant que l'homme participe
A son être divin!
Oh! si vous connaissiez celle oasis bénie,
Vous pour qui le matin pèse lourd comme un soir,
Voyageurs dévorés d'une angoisse infinie,
Qui ne rencontrez plus d'ombrage à vous asseoir;
Si vous vous souveniez de la halte première,
Que votre mère, enfants, vous fit faire au saint lieu,
Et des torrents de paix, de joie et de lumière
Que dans vos cœurs un jour a versés voire Dieu :
Comme vous viendriez, malgré tous les obstacles?...
Voilà le ton général des pièces renfermées dans ce pieux recueil :
beaucoup d'élan dans la prière, beaucoup de foi dans l'adoration,
un certain bonheur et quelquefois du talent dans l'expression : les
séminaires voudront sans doute se procurer cet excellent livre ; de
même que les collèges et les maisons d'éducation à la recherche
d'une pièce à faire jouer, trouveront un modèle satisfaisant dans le
Garcia Moreno de M. Augustin Paul (drame en trois actes, en prose,
musique de M. Léon Delgay) (Gautier). M. Paul a traité son sujet
sous la forme des pièces de collège, puisque tout rôle de femme est
écarté; il a su mettre cependant de l'intérêt dans son drame : il
s'est conformé en grande partie aux données historiques : sa pièce
est écrite en bonne prose, sans excès mélodramatique; la note est
juste. Ce magnifique sujet toutefois avait déjà tenté un poète d'un
grand talent, le P. Tricarts, et il devient imprudent de le reprendre
après lui.
XI
M. le docteur Alberto Liptay, chirurgien de la marine du Chili,
vient de faire publier à Paris un livre en langue espagnole, sous le
titre suivant : la Langue universelle^ ou 'projet cTun idiome inter-
national sans construction grammaticale (Roger et Chernoviz). Il
n'y a pas là une rêverie plus ou moins sérieuse et prêtant au ridi-
cule, comme dans le volipuk : le volapuk aura servi surtout aux
vaudevillistes en quête de mots plaisants un peu nouveaux; il y a
dans le livre de M. Alberto Liptay un travail de linguistique très
sérieux, très approfondi, irréalisable peut-être, mais qui n'en dénote
^56 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
pas moins chez l'auteur beaucoup d'érudition et d'ingéniosité.
«En premier lieu, l'auteur présente un projet d'une langue neuve,
€t en réalité de la seule langue possible pour l'usage international.
Dans son système linguistique, il substitue à la fiction poétique la
réalité historique, et il laisse de côté toute imagination de l'inven-
tion pour se placer sur le terrain du sens commun.
« En second lieu, il prétend poser les jalons d'une science nou-
velle, la philologie appliquée.
« Il réunit dans une troisième partie tout un groupe de choses
intéressantes et capables de plaire au lecteur qui apprécierait cette
création d'un idiome universel. »
Il n'a pas visé à la fantaisie; la devise qu'il a placée en tête de
son étude dit assez qu'il n'a pas cherché l'esprit et les jeux de
mots. « La seule originalité de mon projet est l'exclusion absolue
de toute originalité. » Il y a des mots aujourd'hui universellement
employés, et dans le curieux chapitre : el Vocabulario interna-
cional, les exemples fournis sont très nombreux; les mots se ter-
minant en «/, en or^ sor, toi\ o)i, ien, amen, an, ent, ibk, uto,
■oire, ancia, iido, er, mots à peu près identiques dans toutes les
langues dont le radical est partout le même, forment un chiffre
imposant. Certaines considérations sur la langue employée par les
grands écrivains de tous pays, sur la langue de Dante, Cervantes,
•Camoëns, Mohère. Shakespeare, Gœthe, donnent aa livre de
M. Liptay une tournure littéraire et laissent deviner chez l'auteur
une étendue de connaissances et une largeur de vues peu communes.
Il est à souhaiter, aujourd'hui surtout que les questions de ce genre
semblent à l'ordre du jour, que l'ouvrage de M. Alberto Liptay
trouve en France un traducteur fidèle. Quoi qu'il en soit, on ne
peut que souhaiter bonne chance à M. Liptay, dont la tentative,
fùt-elle une utopie, ne cache en résumé qu'un but philanthropique :
les rapports internationaux seraient plus aisés et plus fréquents
encore, si l'accord s'établissait en effet sur le langage, et si jamais
l'union linguistique devenait possible.
Georges Maze.
P. S. — Nous apprenons à l'instant, l'apparition du troisième
volume de ÏEémysphère Sud, du grand voyage catholique,
M. Ernest Michel. Voilà un beau livre que nous étudierons dans
notre prochain article.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
Statistique municipale delà Ville de Paris; rapport constant entre le nombre
des décès par fièvre typhoïde et ratimeatation en eau de rivière. Vérifica-
tion nouvelle pour plusieurs arrondissements. Utilité de faire connaître
ces faits aux administrations publiques. Infection de l'Orge et de la Seine
par rétablissement d'aliénés de Vaucluse, à l'imitation des populations
suburbaines et de la Ville de Paris elle-même. Nécessité de confier la direc-
tion des établissements hospitaliers civils à des médecins ou à des admi-
nistrateurs connaissant l'hygiène; exemple favorable tiré de l'armée depuis
que les médecins ne sont plus sous la surveillance de l'intendance ; citation
empruntée au professeur Dieulatby. La typhotoxine sera-t-elle un vaccin
chimique? expériences de MM. Ciiaatemesse et Widal. Gomment se fait
l'infection? Théorie du professeur Bouchard au congrès de médecine de
Berlin; le phagocytisme, l'état bactéricide, théorie de la vaccination. Com-
paraison entre le transformisme et le protestantisme; opinion de M. de
Quatrefages. Une nouvelle Hutoire des variations? — M. Gaudry et les En-
ch'j.inemmts du monde animal dans les temps géologqucs secondoires.
Consultons le Bulletin hebdomadaire de la stalisque municipale
de la Ville de Paris et voyons les renseignements qu'il fournit pour
éclairer la question du rapport qu'il y a entre la production de la
fièvre typhoïde et l'alimentation de la Ville en eaux de rivière, qu'on
substitue pendant l'été à l'eau de source, dans certains arrondis-
sements.
C'est le lundi 23 juin que l'eau de rivière a été substituée, pour
une durée de vingt jours au plus, à l'eau de source d'une grande
partie des IX* et X* arrondissements. k\x commencement de l'année,
ees régions avaient présenté quelques décès par fièvre typhoïde,
mais depuis la semaine finissant le 17 mai, on n'en avait constaté
aucun.
Comme la statistique ne peut faire connaître exactement tous les
158 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
cas de fièvre typhuïde, on ne peut se baser que sur le seul élément
à peu près certain, le nombre de décès par cette maladie, je dis
« élément à peu près certain )>, parce que la statistique municipale
base ses indications sur les constatations des médecins de l'état
civil contrôlées autant que possible par les indications du médecin
traitant.
Donc le 23 juin, la plupart des habitants des IX" et X" arrondis-
sements n'ont plus que l'eau de rivière pour leur alimentation.
Depuis quarante-six jours, cette population n'avait plus eu de décès
par fièvre typhoïde. Un cas se produit dans le quartier Saint-
Georges, IX^ arrondissement, pendant la semaine du 22 au 28 juin,
et on ne peut pas encore en accuser feau de rivière. Un nouveau
cas se produit dans le quartier de la Purte-Saint-Denis, X'' arrondis-
sement, pendant la semaine du 13 au 19 juillet. La semaine sui-
vante, le même quartier en présente un nouveau cas, ainsi que son
voisin, celui de la Porte-Saint-Martin. La même chose a lieu pendant
la semaine du 27 juillet au 2 août. L'incubation a donc commencé
et pendant la semaine du 10 au 16 août, cinq décès ont lieu dans
les deux arrondissements infectés par l'eau qui contient le bacille
de la fièvre typhoïde. Trois nouveaux décès surviennent, pendant
chacune des deux semaines suivantes, deux pendant celle du 31 août
au 6 septembre, et deux également pendant celle du 7 au 13 sep-
tembre. Quand s'arrêtera cette infection?
Dès le 28 juin, l'eau de rivière était substituée à l'eau de source,
pour une durée de vingt jours, au plus, dans les I" et IP arrondis-
sements entiers, moins la Cité, ainsi que dans la partie est du X^
Depuis longtemps, cette partie de Paris présentait de rares décès
par fièvre typhoïde, un, deux, rarement trois par mois. Deux décès
avaient été observés en mai, quatre en juin. Or, deux décès survien-
nent pendant la semaine du 20 au 26 juillet, trois, pendant celle
du 27 juillet au 2 août; un, pendant celle du 17 au 23 août; quatre,
pendant la suivante; trois, pendant celle du 31 août au 6 septembre,
et deux pendant la suivante. Quand s'arrêtera cette plus grande fré-
quence de la maladie?
Le 2 août, on substituait de la même façon l'eau de rivière à l'eau
de source dans le IIP arrondissement entier, dans la plus grande
partie du IV" et du XP et dans tout le XIP. Bientôt la fièvre
typhoïde devient plus commune dans cette région de Paris, quatre
décès, pendant la semaine du 3 au 9 août ; trois, pendant la sui-
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 159
vante; deux, pendant celle du 17 au 23 août; un, pendant la sui-
vante; quatre, pendant celle du 31 août au 6 septembre; huit,
pendant la suivante. Voilà la fréquence qui s'accentue.
Quoique peu nombreux et plus ou moins discutables, ces quel-
ques faits ne prouvent pas moins que la relation que M. Chante-
messe a établie, entre l'alimentation par les eaux de rivière et
la plus grande fréquence de la fièvre typhoïde à la suite, est
exacte et que les administrations publiqiies doivent faire grand cas
de ces notions hygiéniques. Une administration intelligente, sou-
cieuse de la santé des administrés, peut désormais, en appliquant,
dans la mesure de ses moyens, les notions que nous connaissons
sur la prophylaxie de la maladie, les en préserver presque complè-
tement.
11 est donc indispensable que la Ville de Paris cesse de faire
couler l'eau de rivière dans les tuyaux destinés à l'alimentation et
qu'elle promène ainsi dans les divers quartiers successifs l'infec-
tion typhique, c'est-à-dire son agent infectieux, le bacille d'Eberth.
L'eau de rivière ne coule que pendant vingt jours, mais l'infection
dure encore pendant tout le temps que l'eau de source met à laver
complètement la canalisation contaminée. Enfin quoique peu conta-
gieuse, la fièvre typhoïde l'est, et chaque nouveau malade devient
un foyer de contagion. Que de fois n'ai-fe pas vu cette maladie
frapper successivement plusieurs membres de la même famille!
Comment la Seine et la Marne ne seraient-elles pas souillées par
le bacille d'Eberth, quand nous voyons ce qui se passe aux environs
de Paris, dans une institution départementale dépendant de la pré-
fecture de la Seine. Allez ou plutôt n'allez pas au Perray-Vaucluse,
contempler ou visiter ce magnifique établissement consacré aux
ahénés, car votre odorat serait fort désagréablement incommodé.
On n'a rien trouvé de mieux que de répandre à la surface des
champs cultivés par cette population hospitalière, les vidanges de
l'établissement. Or, il est de notoriété publiqtie que la fièvre
typhoïde règne depuis le commencement de l'année dans une
partie de l'établissement appelé la Colonie, celle qui est consacrée
aux enfants arriérés, aux idiots, aux crétins, etc.
Or, qu'arrive-t-il? C'est que les matières contenant certainement
les bacilles de la fièvre typhoïde et répandues sur le sol pendant les
chaleurs de la première quinzaine de septembre ont évaporé leur
eau et sont devenues pulvérulentes. Le vent en a entraîné une cer-
160 REVUE DU MOXOE CATHOLIQUE
taine quantité en même temps qu'il en emportait aux environs les
effluves désagréables.
Les pluies survenant, ces matières plus ou moins desséchées
et imprégnées dans le sol se diluent et sont entraînées par les eaux
dans l'Orge, qui traverse l'établissement bàli à quelque distance
de ses deux rives.
Les eaux ainsi polluées, — car elles contiennent le bacille d'Eberth,
— se jettent un peu plus loin dans la Seine, avant la traversée de
Paris. Voilà comment, du fait de l'administration préfectorale, la
Seine va être polluée plus qu'elle ne l'était déjà. Car, par une négli-
gence coupable, on a laissé toutes les agglomérations populeuses
des environs de Paris, déverser leur égouts dans la Seine et dans la
Marne, de sorte que constamment les eaux de notre beau fleuve
sont contaminées. Comment empêcher ces populations d'agir comme
le fait la Ville de Paris, qui, à partir d'Asnières, en déversant ses
égouts dans la Seine, transforme le fleuve en un cours d'eau infect,
puant et semant la maladie sur son parcours.
Au moins, la Ville de Paris a tâché d'atténuer, dans une certaine
mesure, ces inconvénients en amenant dans ses murs de l'eau de
source, en quantité encore insuffisante, il est vrai, mais les malheu-
reux habitants de toutes ces régions n'ont d'autre eau potable que
l'eau de Seine, souillée par leurs propres déjections.
Il serait donc intéressant que les médecins des environs de Paris
engageassent leurs municipalités respectives à dresser une statis-
tique exacte des causes de décès, pour savoir jusqu'à quel point la
fièvre typhoïde sévit sur ces populations, dont la plupart fuient Paris
pour aller respirer, croient-ils, un air plus pur et s'abreuver à des
ondt^s moins infectieuses.
On sait que les municipalités ont grand intérêt à étudier ces
questions d'hygiène et à faire disparaître ces causes d'insalubrité;
car, lorsque ces faits arriveront aux oreilles du grand public, qui
finira par les connaître, on le verra déserter les environs de Paris
pour aller plus loin chercher un air pur et des eaux réellement
hygiéniques.
On ne s'explique vraiment pas comment un établissement dépar-
temental comme celui de Vaucluse infecte de gaieté de cœur une
partie de cette belle vallée de TOrge, où tant de Parisiens vont, en
villégiature, passer la belle saison? Qui rendre responsable de pareils
faits? C'est ce qu'il faudrait savoir, mais ce qu'on ne nous dira pas.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 161
Nous aimons à croire que les médecins placés à la tête de cet impor-
tant établissement ne sont pour rien dans ces faits regrettables. On
ne les aura sans doute pas consultés, ou, du moins, on n'aura pas
tenu compte de leurs observations. Il en est ainsi dans un grand
nombre d'établissements hospitaliers, où des gens non seulement
ignorant la médecine, mais encore, trop souvent, d'une intelligence
peu développée, permettent tout au plus aux médecins de soigner
leurs malades, sans qu'ils puissent savoir l'origine et la préparation
des médicaments qu'on leur administre, ni connaître la nature des
aliments et des boissons qui servent à leur nourriture, comme si
l'bygiène et le régime ne jouaient pas le premier rôle dans le trai-
tement des maladies!
Nos malheurs et nos désastres militaires en 1870-71, ont instruit
notre armée sur les inconvénients d'attribuer à des gens qui n'ont
pas fait d'études spéciales tout ce qui concerne la direction des
hôpitaux. On a enlevé à l'intendance les pouvoirs exorbitants qu'elle
possédait sur les médecins. Ceux-ci se sont noblement vengés de
l'infériorité dans laquelle on avait trop longtemps laissé leur initia-
tive, en améliorant non seulement les hôpitaux, mais encore les
casernes; c'est-à-dire qu'ils ont pu réaliser des progrès dans le trai-
tement des maladies, et surtout qu'ils ont prévenu l'éclosion de ces
maladies, en dotant les casernes et les hôpitaux d'eau potable, en
améliorant le régime et en veillant à la bonne préparation des
aliments. Le résultat a été une diminution considérable de la fièvre
typhoïde dans l'armée et l'absence presque complète de la variole,
par la revaccination incessante de tous les nouveaux arrivants.
Ce n'est pas de nos jours qu'on verrait un maréchal de France,
ministre de la guerre, écrire de sa propre main, sur le dossier d'un
médecin proposé pour la croix : « Jamais je ne reconnaîtrai une
action d'éclat chez un médecin, n Cependant, c'est grâce à ce
médecin que nos soldats ont pu vivre dans cette Algérie qu'ils
avaient conquise, et que nous avons pu coloniser ce pays. H y a
encore aujourd'hui non seulement des vieilles fdles, mais des
hommes qu'on pourrait croire intelhgents, qui pensent comme cet
ancien ministre de la guerre.
11 est donc utile d'ajouter que les notions que nous rappelons
plus haut sont aujourd'hui classiques, et que l'ignorance ne peut
plus être une excuse. Voici, en effet, ce que M. le professeur Dieu-
lafoy, dans son Manuel de pathologie interne (t. H, p. 583,
l^'' OCTOBUE (n*' 88). 4'^ SÉRIE. T. XXIY. M
462 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
6" édition, 1890, G. Masson, éditeur), dit xlu bacille d'Eberth :
« L'eau lui offre un milieu de culture naturelle excellent. C'est
grâce à cette propriété qu'on tend à expliquer, aujourd'hui, la
plupart des épidémies de fièvre typhoïde. Les infiltrations des fosses
d'aisance et des fumiers, sur lesquels on déverse parfois, dans les
campagnes, les déjections des typhiques, suffisent pour souiller l'eau
des puits, des citernes, des cours d'eau, etc. 11 en résulie, suivant
les cas, des épidéaiies locales, des épidémies de maisons, ou bien,
au contraire, l'épidémie apparaît dans une ville éloignée du foyer
primitif de contagion, mais située sur la même rivière. Les épidémies
récentes de Zurich, d'Auxerre, de Plymouth, de Pierrefond^:, de
Clermont-Ferrand, du Havre, en sont la preuve. C'est ce qui explique
aussi comment, dans une ville, les habitants qui boivent l'eau d'une
source peuvent être atteints, tandis que ceux des quartiers limi-
trophes, dont les réservoirs sont alimentés par une eau différente de
la première, peuvent échapper à la contagion. A Paris, le fait a été
maintes fois constaté. L'eau de la Seine, en amont et en aval de
Paris, contient, d'une façon presque constante, des bacilles typhi-
ques, tandis que l'eau de la Vanne et celle de l'Ourcq (1) n'en con-
tiennent habituellement pas. A certaines époques de l'année, lorsque
l'eau de ces dernières rivières vient à manquer, on livre à la con-
sommation de certains quartiers de l'eau de Seine : presque aus-
sitôt la fièvre typhoïde apparaît, sous forme épidémique, dans ces
mêmes quartiers, et, presque toujours, on a pu s'assurer que l'eau
livrée à la consommation contenait des bacilles pathogènes. 11 est
donc nécessaire de faire bouillir l'eau de Seine destinée à être bue.
« L'air peut aussi servir de véhicule à l'agent contagieux. Les
matières fécales des malades atteints de fièvre thyphoïde, mélangées
au sol, finissent par se transformer en poussière, les bacilles qui y
sont contenus, par suite de leur grande vitalité, conservent, à l'état
latent, leurs propriétées pathogènes pendant un espace de temps
plus ou moins long, puis, mélangés à l'atmosphère, ils finissent
par pénétrer dans les bronches et la contagion se produit ainsi
quoique beaucoup moins fréquemment que par l'ingestion d'une eau
souillée.
« C'est par un procédé analogue que les linges imprégnés des
(l) L'auteur a ceriainement voulu dire la Dhuys, car l'eau de l'Ourcq passe
pour une des plus l'eriiles eu microbes, eb elle est tout au plus bonne pour
iaver les rues et les couis.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 163
matières fécales des typhiqnes arrivent à être, dans certaines
familles, nn élément de contagion important. »
Le bacille d'Éberth est facile à cultiver sur des plaques de géla-
tine. Il secrète un poison spécial, une leucomaïne appelée typho-
toxine qui, injectée au cobaye, provoque, d'après M. le professeur
Dieiilafoy, une forte sécrétion des glandes intestinales et salivaires,
et anéantit chez l'animal la motibilité volontaire. MM. Chanteraesse
et Widal ont essayé de faire avec ce produit une matière vaccinante,
une sorte de vaccin chimique. Ils ont constaté, en effet, que des
souris blanches, inoculées avec des bouillons, ensemencés avec le
bacille d'Eberth et stérilisés trois jours après, résistaient souvent à
l'inoculation d'un nouveau bouillon non stérilisé, tandis que celles
qui n'avaient point été soumises à cette inoculation préventive
périssaient toutes. Nous ne savons pas si ces études fort intéres-
santes ont été poursuivies.
On n'a pas encore expliqué d'une façon satisfaisante comment
une maladie infectieuse arrive à pénétrer dans l'organisme. Il faut
certainement deux choses : le microbe pathogène et un état parti-
culier de l'organisme qu'on appelle aujourd'hui réceptivité et qui
autrefois était la prédisposition.
M. le professeur Bouchard a essayé cette explication au congrès
de Berlin, dans une communication fort remarquée. Voici comment
il procède dans son Essai d'une théorie de Pinfection :
I! analyse d'abord les moyens par lesquels l'organisme agit sur
les microbes, ensuite les procédés par lesquels les microbes peuvent
influencer l'organisme.
1° Moyens par lesquels l organisme agit sur les microbes.
Certaines espèces animales sont complètement réfractaires au
développement de certains microbes. On dit qu'elles possèdent
Y immMnité absolue. D'autres, au contraire, sont tout à fait favo-
rables à l'évolution microbienne, c'est la réceptivité absolue. Entre
les deux, il y a tous les degrés de réceptivité.
D'où vient l'immunité? Elle peut provenir de la nature des
tissus et des humeurs de l'animal, puisque l'animal mort résiste à
l'invasion de ces microbes au'si bien que l'animal vivant. Mais
généralement cette immunité n'existe que pendant la vie et M. Bou-
chard l'explique par la phagocyiisme et l'état bactéricide.
Le sang et la lympho contiennent des globules blancs générale-
ment appelés leucocytes., qui sont plus gros que les globules rouges
nVl REVUE DU MONDE CATIIOLinUE
OU hématies dont ils se distinguent, outre leur couleur, par leur
foraie sphérique et leur propriété de présenter des noyaux quand
on les traite par l'acide acétique. Or ces globules blancs ont toutes
les propriétés des amibes, c'est-à-dire de ces êtres microscopiques
qui n'ont, pour ainsi dire, point de forme, tellement elle est chan-
geante {àuo'.Sr'i = changement). Ces globules, comme les amibes,
ont la propriété d'émettre des prolongements qui facilitent leur
progression et leur permettent denvelcpper les particules propres
à leur alimentation. Or. quand les microbes envahissent un orga-
nisme, ils sont rapidement enveloppés et digérés par le^ globules
blancs, qu'on ap|)elle encore cellules lymphaihiques. C'est dire que
le microbe disparaît. On a donné à cette fonction des globules
blancs le nom de phagoci/tisme.
Mais cette fonction ne s'exécute qu'à l'état normal. Si, par une
cause perturbatrice, elle est entravée, le phagocytisme disparaît et
la destruction des microies n'a plus lieu. C'est ainsi qu'agirait le
froid en produisant les maladies dites a frigoie, dont la pneumonie
peut êire consideiée comme le type. Sous l'influence du froid, les
globules blancs n'absoibent plus les microbes, qui peuvent pénétrer
librement dans l'organisme etl'inlecter s'ils sont pathogènes.
La Gazette <les hôpitaux^ à qui j'emprunte le résumé de la
communication de M. le professeur Bouchard au congrès de Berlin,
ajoute que, d'après M. Pasteur, le sang d'un animal bien portant ne
renferme jamais de bactéries. Ce fait est en dé^accord avec les expé-
riences de MM. Richet et Olivier, qui ont constaté des microbes à
l'état normal chez les poissons et autres animaux.
Or, en refroidissant lentement et progressivement un animal, son
sang mis en culture donne des colonies bactériennes, tandis qu'il
n'en donnait pas avant cette opération.
C'est d'une façon analogue que doivent agir toutes les causes
perturbatrices de l'organisme, aUmentation mauvaise, intoxication
par les alcools et autres boissons funestes, habitation insalubre,
immobilisation prolongée, surmenage, épuisement nerveux, peines,
chagrins, etc.
C'est ainsi que par le phagocytisme, on explique Tintruduction
possible des microbes dans l'organisme et le degré d'infection qui en
dérive. Malheureusement, le phagocytisme n'est pas encore une
vérité en dehors de toute contestation, ce n'est qu'une théorie qui,
d'après M. Koch, peid chaque jour de son irupoitance.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 16à
M. le professeur Bouchard appelle état bactéricide, cet état des
humeurs de l'organisme dans lequel les microbes qui y pénètrent
sont tcés, dissous ou ralentis dans leur nutrition ou leur multi-
plication.
Cette propriété tient évidemment à la composition chimique de
ces humeur,--, et quand on sait quelle faible dose de substance suffit
à arrêter ou activer la multiplication des microbes, il n'y a rien
d'étonnant à cela. Raulin a lait à cet égard des expériences on ne
peut plus démonstratives sur VAspergilhis glaucus, qui ne peut
végéter là où il y a la moindre quantité d'argent et dont les cultures
s'arrêtent dans des vases en argent. C'est par la composition chi-
mique des humeurs et des bouiLons de culture qu'on peut s'ex-
pliquer la modification si grande que les microbes pathogènes éprou-
vent dans leur virulence qui s'accroît, diminue ou disparaît suivant
les conditions variées de l'opération.
Seulement nous ne savons pas encore assez nettement ce qui cons-
titue l'état bactéricide pour pouvoir le reproduire à volonté, mais on
pense qu'il est amené par la vaccination. L'existence d'un microbe
dans l'organisme peut déterminer l'état bactéricide pour une autre
variété de microbes. C'est là un fait scientifiquement et expérimen-
talement établi pour cinq microbes.
2° Moyens par lesquels les microbes agissent sur l' organisme.
D'après M. Bouchard, les microbes n'agissent pas directement
sur l'organisme, mais indirectement par les produits qu'ils sécrètent.
Ces produits deviennent rapidement abondants, grâce à l'elTrayante
multiplication de ces êtres. Un seul vibrion peut en moins de dix
heures en produire un million.
Ces sécrétions bactériennes sont nombreuses et douées de pro-
priétés dilTérentes. Les unes attaquent les tissus de l'organisme en
les hydratant, les dédoublant et amenant leur dissolution; les
autres sont seulement irritantes, amenant à leur suite des troubles
qui se traduisent par du gonllement, de la karyokinèse (division du.
noyau des cellules) et des dégénérescences cellulaires. En même
temps, du côté des vaisseaux se produit de l'exsudation et de la dia-
pédèse. On donne ce dernier nom à la propriété que possèdent
les globules blancs de traverser la membrane des vaisseaux et de
s'épancher au dehors.
Cette diapédèse jouerait un grand rôle, elle serait active, due à
un réflexe, et en quelque sorte chargée de veiller à la préservatioa
166 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
de l'indiviclu. Sous l'influence des matières irritantes sécrétées par
les microbes, les vaisseaux se dilateraient activement, les globules
blancs accourraient en grand nombre et traverseraient ses parois
pour se livrer à un actif phagocytisme.
Ce qui amène M. Boucbard a adopter cette manière de voir, c'est
que quand l'infection se généralise d'emblée, les microbes sécrètent,
en dehors des matières iiritantes, une substance qui empêche la
diapédèse de s'effectuer. On obtient le même résultat, en ajoutant
un produit microbien qui empêche la diapédèse et s'oppose ainsi hu
phagocytisme.
Un microbe existant déjà dans l'économie abolit le phagocytisme
vis-à-vis d'un autre microbe. Ainsi le lapin, naturellement réfrac-
taire à l'inoculation du charbon symptomatique, perd son immu-
nité si, comme l'a démontré M. Roger, on lui injecte préalablement
le Bacillus pj^odigiosiis
En outre, les microbes peuvent sécréter des matières vaccinantes^
ce qui constitue les vaccins chimiques dont le nombre augmente,
pour ainsi dire chaque jour. Ces matières vaccinantes ne sont ni
toxiques, ni pyritogènes, ce qui les distingue des di istases et des
alcaloïdes (ptomaïnes et leucomaïnes) que ces mêmes microbes sé-
crètent également.
Ces données étant admises, M. Bouchard explique ainsi le méca-
nisme de l'infection.
« 11 faut, pour qu'il y ait infection, que le microbe traverse le
revêtement épiihélial, évite l'action des cellules lymphatiques, et,
une fois transporté dans la lymphe, trouve un état non bactéricide
favorable à son développement. S'il se développe, l'intensité de la
maladie est proportionnelle à la pullulation des microbes et à la
virulence des produits sécrétés. La résistance de l'organisme sera
le résultat combiné du phagocytisme et de l'action bactéricide de
ces humeurs. »
Enfin, pour M. Bouchard, les matières vaccinantes n'agissent
qu'en développant le pouvoir bactéricide des cellules de l'organisme.
L'hypothèse qui essaie d'expliquer l'origine et la différenciation
des êtres vivants par la transmutation ou, comme on dit aujour-
d'hui, par le transformisme, ressemble fort au protestantisme, qui
a fini par se diviser en une multitude de sectes dont quelques-unes
n'ont pour ainsi dire plus rien de religieux. C'est que, comme le dit
M. de Quatrefages, « le mot de transformisme ne désigne pas une
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 167
doctrine définie, mais seulement une idée vague qui s'est tradaite
par les conceptions les plus différentes, parfois les plus opposées. »
Il faudrait citer, en elTet, tout le passage dans lequel le savant
professeur du Muséum oppose les uns aux autres les diftérents
coryphées du transformisme. Lamarck, Darwin, Romanes, Haeckel,
regardent la transformation comme s'accomplissant avec une len-
teur qui demande des siècles. Geoffroy, Ovven, Mivart, reconnais-
sent uniquement des transformations subites et complètes.
Lamarck attribue la transformation aux habitudes causées par les
besoins et les désirs de l'animal l'.i-mème; Darwin et ses disciples,
à la sélection naturelle, conséquence de la lutte pour l'existence;
Omalius, élève en cela de Buflfon et de Geoffroy, à l'action directe
du milieu; Owen et Mivart, à une tendance ainsi réglée par la
volonté suprême.
Lamarck croit à la mobilité constante des types, Bory de Saint-
Vincent et M, Naudin admettent la stabilisation progressive, Darwin
regarde une foule d'animaux inférieurs comme définitivement arrêtés
dans leur marche évolutive. C'est aussi l'avis de M. Gaudry.
Darwin, Hasckel, etc., invoquent la sélection naturelle, tandis
que Romanes en fait un simple agent d'adaptation et lui substitue
la sélection physiologique.
Darwin, Lamarck, Haeckel, etc., croient à une filiation progres-
sive des espèces, ce qui correspond aux enchaînements de M. Gau-
dry, d'Owen et de Mivart, tandis que Geoffroy, Kœlliker et
M. Naudin admettent des sauts brusques.
Lamarck, Darwin, Geoffroy, etc., n'admettent que le mode de
reproduction ordinaire, Kœlliker et M. Naudin rattachent la trans-
formation des espèces à la métamorphose des insectes, à la généa-
génèse des méduses. M. Thury recourt à des corps reproducteurs
spéciaux d'où sort un végétal qui engendre un animal.
Darwin et Hœckel sont généralement monophylétistes, Vogt et
Gaudry sont franchement polyphylétistes.
Darwin fait reposer ses théories sur les deux grandes lois de
divergence et de caractérisation permanente, Vogt signale le rôle
joué par la convergence et l'effacement progressif des types.
Darwin et presque tous ses disciples avancent que les animaux
progressent constamment et s'élèvent à mesure qu'ils se transfor-
ment, Huxley démontre la permanence des types, Vogt signale la
dégradation de plusieurs.
168 F.EVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Voilà pour les animaux.
En ce qui concerne l'homme, les divergences ne sont guère
moindres.
Darwin, Ha^ckel et leurs disciples donnent à l'homme, pour ancêtre
animal immiédiat, un singe bien caractérisé, un catarhinien avec ou
sans queue. Vogt, Filippi et Huxley rattachent l'homme et les singes
à un ancêtre commun qui n'était encore ni l'un ni l'autre, mais qui
tenait de tons les deux. Hnsc^^el a même donné de l'homme une
généalogie détaillée que Vogt a spirituellement raillée.
D'après Darwin et ses adhérents, la sélection a eu le pouvoir non
seulement de façonner le corps de l'homme, mais encore de donner
naissance à toutes ses facultés intellectuelles et morales, tandis que
Wallace tire le corps de l'homme de celui d'un animal et attribue
ses facultés à une sélection divine, et Mivart veut que son âme soit
le résultat d'une création spéciale et directe.
Que serait-ce si l'on descendait dans les détails et si nous racon-
tions les véritables tempêtes qu'a soulevées en Allemagne l'origine
du premier vertébré, les uns, soutenant la cause des Vers, les
autres, celle des Mollusques.
On voit que dans ce brillant résumé, M. de Quatrefages ne dit
pas un mot de M. de Mortillet, l'inventeur de l'anthropopithèque.
Pour M. de Quatrefages, la doctrine du transformisme est fon-
damentalement inacceptable et aujourd'hui, en effet, ce mot a une
signification bien vague. On ne peut mieux le comparer sous ce
rapport qu'à celui de protestantisme, et un Bossuet scientifique
pourrait écrire une nouvelle Histoire des variatio?is.
Au reste, quels sont les arguments invoqués en faveur du trans-
formisme. Quand on descend au fond des choses, on ne trouve, nous
dit encore M. de Quatrefages, que la conviction personnelle, la
possibilité, l'accident, l'inconnu. « Eh bien ! ajoute-t-il, en physique,
en chimie, en physiologie, admettrait-on ces appels comme preuves?
Vous savez bien que non. Un anthropologiste a donc le droit de ne
pas les accepter, voilà pourquoi je les récuse. » (Revue scientifique^
23 août 1890, p. 232.)
Nous appelons sur ces réflexions l'attention des futurs membres
du prochain congrès scientifique international des catholiques.
« Il est un autre mode d'argumentation que je repousse égale-
ment, ajoute M. de Quatrefages. Parmi les hommes éminents que
j'ai eu le bonheur de combattre, il en est qui invoquent à l'appui
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 109
lie leurs théories, les uns, leurs convictions religieuses, les autres,
ce qu'on appelle la libre pensée. Par là ils portent la question sur le
terrain de la lutte entre le dogme et certaines philosophies ; ils
sortent du champ de la science qui doit rester neutre et être res-
pectée. Le rôle du savant n'est pas de se mêler aux controverses.
8a tâche est de mettre aux mains des adversaires la vérité sclen-
tique. A eux de la concilier avec leurs croyances religieuses ou
philosophiques.
« L'homme de science a un autre devoir à remplir. Quand il ne
peut expliquer un phénomène, il doit l'avouer franchement. Voilà
pourquoi, au sujet de l'origine des espèces, j'ai dû dire souvent :
Je ne sais pas. Mais ji:^ ne répéterai pas pour cela le mot désespéré de
Dubois Reymond. L'éminent physiologiste termine un de ses discours
en disant : Ignorabimus! Nous ignorerons à jamais ! Je u)e borne à
dire : Ignoramusl Nous ignorons pour le moment. Qui donc, en
présence des merveilleux progrès accomplis dans ce siècle, peut
s'arroger le droit d'assigner des limites au savoir de l'avenir?
« Toutçfois bien qu'étant hors d'état d'expliquer un fait, le savant
peut souvent reconnaître la fausseté des explications données par des
confrères plus hardis. Mais il doit combattre l'erreur avec d'autant
plus de persévérance qu'elle est plus séduisante et qu'elle a entraîné
un plus grand nombre d'esprits. Voilà pourquoi j'ai combattu et
combattrai encore les théories transformistes. » {Op. cit.)
S'il combat les doctrines. M, de Quatrefages n'en rend pas moins
justice aux savants qui, par leurs travaux en dirigeant la science
sur une voie qu'il croit fausse, donneront ou ont donné une impul-
sion puissante à l'histoire naturelle, suscité et provoqué les recher-
ches de toutes parts. 11 cite en particulier M. Garl Vogt et M. Gaudry,
qui, sans cesser d'être transformistes, ont également senti la néces-
sité de substituer la réalité aux a priori et aux rêves.
C'est ce passage qui nous amène à parler plus longuement du
beau livre de -Al. Gaudry, que nous avons signalé dans notre dernière
chronique : les Enchaînements du monde animal dans les temps
géologiques., Fossiles secondaires (in-8% F. Savy, éditeur).
M. Gaudry, professeur de paléontologie au Muséum d'histoire
naturelle, écrit comme il enseigne, c'est-à-dire avec une clarté
intéressante, poétisant la nature et en tirant des sentiments qui
élèvent son âme et son intelligence vers Dieu, qui a fait la nature
charmante, nous dit-il. Il est transformiste, c'est-à-dire qu'il admet
170 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
que les groupes dérivent les uns des autres, mais il n'y met pas
d'acrimonie ni d'insistance. Quand il n'a plus de fil conducteur, il
le dit franchement et il passe à un autre groupe. Voilà pourquoi la
lecture de ses ouvrages très scientifiques est si intéressante, non
seulement pour le vrai savant, mais encore pour celui qui désire
voir clair dans toutes ces hypothèses transformistes. Nul plus que lui
n'a contribué à la recherche des affinités entre les animaux fossiles
et vivants. Il applique dans ce nouvel ouvrage la marche qu'il avait
déjà suivie dans les deux volumes précédents consacrés aux fossiles
primaires et aux Mammifères tertiaires.
Après les différentes divisions adoptées par les auteurs pour les
études des formations secondaires qui comprennent le trias, le juras-
sique et le crétacé, il aborde la série animale en commençant par
les forammifères dont les différenciations suivant l'âge et le milieu
prêtent beaucoup aux considérations transformistes, puisqu'on a cru
y voir non seulement des passages entre les genres et entre les
ordres, mais même entre les classes et les embranchements. Malheu-
reusement, la supposition et la possibilité jouent toujours le rôle
d'arguments principaux dans ces considérations qui sont très inté-
ressantes, quand on cherche à trouver les ressemblances entre les
êtres, mais qui n'expriment plus la réalité quand on veut faire des-
cendre ces êires les uns des autres. Qu'on en juge par la citation sui-
vante où nous avons souligné quelques mots : « Cela nous explique
pourquoi les naturalistes ont, au début de l'étude des forammifères,
considéré ces animaux comme des mollusques microscopiques. On a
reproché à d'Orbigny d'avoir partagé cette croyance dans son pre-
mier ouvrage sur les forammifères, alors que Dujardin n'avait pas
encore publié ses remarquables observations. Je me demande si
l'erreur a été aussi grande qu'on le suppose généralement. Les êtres,
même les plus élevés, ont commencé par êtie dans un état analogue
à celui des forammifères, puisqu'il y a eu un moment où ils n'étaient
encore qu'une sarcode. Ne pourraù-on suppose?^ que, parmi les
animaux inférieurs, quelques-uns ont eu leur sarcode frappée d'un
arrêt de développement et sont restés forammifères, tandis que
d'autras se sont successivement développés au point de devenir des
mollusques. La substance minérale, qui est d'un caractère moins
élevé que la substance organique, n'aurait pas été également frappée
d'un arrêt de développement chez les forammifères et ainsi ces
animaux auraient eu des coquilles analogues à celles des mollusques.
CHRONIQUE SGIEîSTIFIQUE 171
'< Ce qui ■axentraîne vers cette hypothèse, c'est (\\i entrevoyant
dans la nature l'idée d'unité et ne trounant guère de passages entre
les classes d'un même embianchenaent, je les cherche entre les
classes d'embranchements différents. Quoique les gastropodes et les
céphalopodes soient également des mollusques, il m'en coiiterait
moins au point de vue embryogénique de supposer un gastropode
ayant pour lointain ancêtre un forammifère, que de le supposer
devenant céphalopode. »
Puis, au bas de la page, une note pour démontrer l'invraisemblance
de l'hypothèse.
Passons sur les cœlentérés pour arriver aux échinodermes qui,
sous la forme d'Oursins, ont été très nombreux dans les temps
secondaires, si nombreux même que leur distribution en genres
et en espèces esi. très difficile et que les auteurs ne sont pas toujours
d'accord sur la classification. D'où l'auteur cherche naturellement à
conclure que les espèces ne sont pas bien distinctes des variétés.
C'est là un vieil argument valable contre la fixité absolue des espèces,
mais il n'a plus de valeur quand on observe la nature et qu'on voit
les espèces varier dans certaines hmites. Qu'y a-t-il d'étonnant que
pour des es{)èces fossiles il y ait quelquefois doute pour savoir si tel
échantillon est réellement une espèce ou une variété, quand, pour
résoudre une semblable question avec un être vivant, on est obligé
de multiplier les observations dans différents lieux et à différentes
époques et même, quand on le peut, de recourir à l'expérimentation.
Nous recommanderons tout particulièrement le chapitre des Mol-
lusques, car les nombreuses figures qui leur sont consacrées permet-
tent de se rendre compte des formes si multiples qu'ont revêtues
les Ammonitidés et les Bélemnitidés, alors à l'apogée de leur déve-
loppement et aujourd'hui disparus.
Arrivons aux reptiles secondaires, dont l'étude est si importante,
qu'un naturaliste qui ne connaîtrait que les reptil s vivants n'aurait
qu'une idée incomplète de cette classe, tellement les formes paléon-
tologiques ont été nombreuses, étranges et gigantesques. Il faut lire
ce qui concerne les Labyrinithodontes si nombreux au musée de
Stuttgard, les Thériodontes, les Ichthyosauriens, les Simosauriens,
les iMosasauriens, les gigantesques Dinosauriens, dont le squelette
a tant de rapports avec celui des oiseaux, les Ptérosauriens ou
reptiles volants, les Téléosauriens, etc., etc.
Plusieurs de ces animaux avaient des dimensions gigantesques, et
17*2 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
l'étude des formes si variables de leur squelette est des plus
intéressantes.
On n'a pas encore rencontré un cjrand nombre de débris d'oi-
seaux, de sorte que leur étude est loin d'être complète, mais nous
nous reprocherions de ne pas mentionner VArchœopferix lithocjra-
■phica trouvé à Solenhofen, à cause des arguments qu'il a fournis
aux transformistes. Cet animal avait le corps couvert de plumes
comme un oiseau, mais sa mâchoire portait des dents. Les métacar-
piens des membres antérieurs failes) n'étaient pas soudés; le méta-
carpien interne soutenait deux phalanges, celai du milieu, trois, et
l'externe, quatre. La dernière phalange de chaque doigt était
mobile et en forme de griffe, de sorte que les mains servaient à
saisir comme chez les reptiles, en même temps qu'elles servaient
au vol, comme chez les oiseaux actuels. Les trois os : ilion, pubis
et ischion, soudés aujourd'hui chez les oiseaux adultes pour former
l'os coxal, sont distincts chez \ Archœopteryx. Le corps de cet
oiseau étrange se terminait par une longue queue garnie d'une
rangée de plumes de chaque côté. Les vertèbres étaient biconcaves,
les côtes étaient dépourvues d'apophyses récurrentes et le péroné
était placé au-devant du tibia à son extrémité inférieure ou, comme
on dit maintenant, à sa partie distale. Il s'ensuit que X Archseop-
teryx présente des affinités avec les retitiles, surtout avec les Dino-
.sauriens et que son squelette affecte des caractères embryonnaires,
c'.est-à-dire des caractèi'es semblables à ceux qu'on observe dans les
oiseaux actuels, à un âge peu avancé de leur évolution. Il a aussi
plusieurs rapports avec les autruches actuelles.
Les mammifères secondaires sont peu nombreux, ceux dont on a
trouvé les restes fossiles appartiennent à l'ordre des marsupiaux.
Nous ne suivrons pas .Vî. Gaudry dans son magnifique résumé. Il
faut lire ce livre qui sue le transformisme par tous ses pores, mais
qui ne présente au lecteur attentif qu'une savante et consciencieuse
recherche des aflinités des animaux fossiles avec ceux qui peuplent
aujourd'hui la terre.
D^ Tison,
Mélecin en chef de r/iôpi'.al Saint-Joseph.
mOKIQUE GEREllALE
30 septembre.
C'est le mal de notre société politique d'être régie par le suffrage
universel. Tout ce qui touche à l'exercice du pouvoir, au gouver-
nement, aux lois, y devient nécessairement affaire de manœuvres
et d'intrigues, lesquelles ont pour objet de s'assurer la majorité.
Les principes ne sont rien, les droits ne comptent pas, puisque tout
dépend du plus grand nombre. Il n'y a plus qu'une chose : avoir la
majorité pour s'en servir selon ses intérêts. En matière d'élections,
les conservateurs sont donc obligés d'avoir recours aux mêmes
moyens que les répubhcains; ils doivent, comme eux, se servir du
suffrage universel, en vue du succès, afin de n'être pas livrés à la
merci de leurs adversaires politiques et de pouvoir sauvegarder les
intérêts essentiels de la société. C'est la raison de toutes ces com-
promissions et tactiques électorales qui se reproduisent plus ou
moins chaque fois qu'il s'agit de voter.
A les juger en elles-mêmes, elles seraient fâcheuses, indignes
des principes que les conservateurs représentent, compromettantes
pour la dignité de leurs auteurs et la cause qu'ils servent. Mais,
en fait, avec un régime fondé sur la souveraineté du peuple, avec
l'obligation de se servir du suffrage universel comme d'un instru-
ment nécessaire, sans lequel on serait réduit à n'exercer aucun
droit, à n'avoir aucune part aux affaires, il faut bien s'y prendre de
manière à s'assurer l'avantage au jeu politique. Est-ce là une
honteuse forfaiture, une étrange contradiction ou une inconséquence
injustifiable? Non, c'est simplement de la tactique.
Il ne s'agit pas d'honneur et de principe avec le suffrage universel.
17/i P.ETUE DU BIOMDE CATHOLIQUE
il s'agit de succès. Le tout est de l'emporter aux élections, en vue
du bien, fut-ce au prix d'alliances, de marchés que désavouerait
une conscience politique établie sur des principes absolus. Des
compromis, des accords de ce genre, il y en a toujours eu.
Pour les condamner, il faudrait condamner le suffrage universel
lui-même et non seulement en droit, ce que doivent faire les
royalistes fidèles au principe de la légitimité et les catholiques
soumis à la doctrine de l'Église, mais aussi en fait, comme moyen
obligatoire de participer à la chose publique. Il faudrait réprouver
même tous les procédés de propagande et d'action mis nécessaire-
ment en œuvre pour gagner les suffrages populaires.
Au fond on ne voit pas autre chose qu'un compromis électoral
dans les affaires du « boulangisme » si bruyamment jetées en pâture
à la curiosité publique en ces derniers temps. Toutes ces prétendues
révélations, qui n'ont rien appris de nouveau que des détails, plus
ou moins authentiques, montrent simplement qu'il y a eu, à un cer-
tain moment, des pourparlers, des transactions, une certaine entente
entre quelques-uns des représentants de la cause royaliste ou des
chefs parlementaires du parti conservateur et les agents du géné-
ral Boulanger. Qu'aux négociations se soient mêlées des intrigues,
que des ambitions personnelles, des convoitises privées aient trouvé
l'occasion de se faire jour à travers les intérêts généraux, qu'il y ait
eu des démarches obliques, des entrevues quelque peu suspectes,
des équivoques plus habiles que loyaux, des marchés d'argent plus
ou moins avouables : ce sont là les conséquences, en quelque sorte
inévitables, de ces sortes d'accords où il y a des concours à obtenir,
des concessions à se faire de part et d'autre, des intérêts 0|)posés à
concilier.
Est-il vrai que certains aient joué un rôle incompatible avec la
dignité de caractère que l'on voudrait toujours trouver chez les
représentants de la bonne cause? Est-il vrai que les conservateurs
ne sortent pas intacts de l'aventure boulangiste? Ce n'est pas des
individus ni de leurs procédés, ni de leurs calculs personnels qu'il
faut s'occuper, mais du but qu'on poursuivait. Assurément, le but
était légitime. Royalistes et catholiques n'ont cherché dans l'entente
avec le général Boulanger qu'un moyen de l'emporter aux élections
contre les républicains, contre les hommes qui détiennent le pouvoir
depuis quinze ans et qui sont encore plus les ennemis de la France
qu'ils ne sont les adversaires du parti conservateur. Oui, il y a eu
CHRONIQUE GENERALE 1 / 'ù
collaboration entre le comité républicain national, qui représentait
l'action boulangiste, et le comité des droites; oui, les conservateurs
et les républicains révisionnistes ont conclu un certain accord pour
arriver à la révision de la constitution, qui était alors le but pour-
suivi en commun. Cela, en vérité, n'était pas un secret. La publi-
cation ues Coulisses du houlangisme n'a rien appris de nouveau à
cet égard.
Évidemmeni, à droite comme à gauche, on a cherché à bénéficier
de la popularité du général Boulanger; on a voulu profiter du cou-
rant qui le portait au pouvoir pour susciter un mouvement électoral
contre la république opportuniste et parlementaire; on a compté se
servir de lui pour se débarrasser d'un régime devenu à charge à la
meilleure partie du pays. Il est, dès lors, assez naturel que cet
accord plus ou moins explicite entre entre les deux comités électo-
raux ait eu pour résultat la mise en commun des ressources morales
et matérielles qu'on emploie communément dans les élections.
Argent dépensé, propagande par la parole et par la plume, action
des comités locaux et des journaux : tout cela, c'est de l'ordinaire;
il n'y a eu là ni plus de manœuvres, ni plus de corruption que
d'habitude.
Ce qui ressort le plus clairement de l'aventure boulangiste, c'est
la misère de notre situation. Il faut que la France soit bien désor-
ganisée, bien abandonnée au hasard pour qu'un personnage comme
le général Boulanger ait surgi tout à coup avec une telle popularité,
et qu'il ait paru cà la fois aux républicains révisionnistes et aux
conservateurs royalistes et catholiques, comme le seul homme
capable de faire sortir le pays de la crise politique où il se débat
depuis si longtemps déjà, et de le conduire à une solution. Des deux
côtés, on a cru qu'il était capable, une fois rendu maître des événe-
ments parla consécration populaire, soit de provoquer une restau-
ration royaliste ou bonapartiste, en faveur des princes prétendants,
soit d'établir une autre sorte de république, dont il eût été le prési-
dent. Ce qui donne un air d'intrigue à l'alliance électorale des
conseivateurs et des boulangistes, ce sont les démarches parallèles
faites, de part et d'autre, auprès du général Boulanger pour se le
rendre favorable; ce sont les compétitions simultanées qui mettaient
Monsieur le comte de Paris en présence du prince Napoléon; ce sont
les combinaisons inconciliables proposées à la fois, les promesses
contradictoires faites ou obtenues de chaque côté, les intempérances
176 r.EVUE DU MONDE CATHOLIQUE
des officieux et des intrigants, qui auraient été jusqu'à compromettre
la personne même du chef de l'Église dans l'aventure boulangiste.
Toutes ces divulgations bruyantes, plus ou moins vraies, n'ont
pris, il faut bien le dire, de l'importance et n'ont ému l'opinion,
que par suite de l'échec de l'entreprise et, surtout, du discrédit dans
lef|uel est tombé le condamné de l;i Haute-Cour de justice. Le succès
n'eùt-il pas fait paraître habile tout ce que l'on considère aujourd'hui
comme une maladresse et comme une compromission dont il semble
que les honnêtes gens n'aient plus qu'à avoir honte? C'est la faute
de notre état si troublé de réduire les hommes de bonne volonté à
des démarches, à des lôles parfois indignes de grands caractères.
Aujourd'hui, on reconnaît qu'on a eu tort de croire à Boulanger et,
surtout, de contracter avec lui des compromis où la sincérité faisait
quehjue peu défaut. Mais, vraiment, les élections pouvaient-elles se
faire contre la république, sans le concours de toutes les oppositions,
de toutes les résistances, que le général Boulanger résumait en sa
personne, parce qu'il paraissait le seul instrument possible de des-
truction? On ne peut mèiue pas dire que les ciiefs des groupes de
la droite, qui ont négocié les conditions d'une action en commun,
ont eu le tort de manquer de discernement en se trompant sur le
compte du général Boulanger. Il n'y avait pas alors à juger la valeur
réelle du personnage; pour les élections, il valait ce que les circons-
tances, ce que l'opinion l'avaient fait. Or, personne plus que lui,
alors, n'était capable de décider du succès, parce que, avec sa
situation morale, consacrée par une série de succès électoraux, il
représentait la délivrance aux yeux de tous ceux qui attendaient la
fin du régime actuel. Autour de lui devaient se grouper, naturelle-
ment, tous les mécontents, tous les opposants, et l'on pouvait croire
que la majorité se trouverait de ce côté. 11 s'en est fallu de peu, du
reste, que l'événement ne répondît k l'attente. Et qui sait si le résul-
tat n'eût pas été tout autre, sans les corruptions et les fraudes
auxquelles le gouvernement et ses candidats ont eu recours avant et
après le scrutin?
C'est la perspective de ce résultat qui avait décidé le parti roya-
liste, ou, du moins, une fraction notable de ce parti, sur les
conseils de Monsieur le comte de Paris, à s'unir aux amis du général
Boulanger pour mener d'accord la campagne contre le gouverne-
ment républicain. Le prince s'en est expliqué franchement dans la
lettre qu'il vient d'adresser à M. Bocher. Loin de nier la part prise
CHRONIQUE GÉNÉRALE 177
par lui dans l'action électorale commune, il déclare avoir voulu, en
cela, servir la cause monarchique. Il ne regrette pas de s'èire servi
des armes que la république elle-même lui fournissait pour la com-
battre et pour diviser les républicains. Et, comme le dit le prince,
le trouble de ceux-ci avant les élections, leurs violences après, mon-
trent qu'elles eussent été les conséquences du succès.
Oui, le succès remporté en commun eût ébranlé le régime actuel
et porté un coup profond au parti républicain, aujourd'hui au pou-
voir. Mais n'y avait-il pas, du côté des royalistes, (|uelque illusion
sur les suites de cet avantage? Monsieur le comte de Paris reven-
dique hautement, dans la lettre à M. Bocher, le devoir de ne négliger
aucune occasion de préparer le triomphe de la monarchie. C'est
parler en vrai chef de parti. Mais le résultat eùt-il répondu aux
espérances ?
Le défaut de l'alliance des conservateurs et des boulangistes,
défaut irrémédiable, c'est qu'elle ne pouvait aller au-delà d'une
victoire électorale et du vote de la révision, qui en eût été la consé-
quence. Elle ne pouvait amener un changement, à l'amiable, de
gouvernement. On s'engageait donc sur l'inconnu avec Boulanger.
Car qu'eût-il fait au lendemain de la victoire? Chacun des paitis,
après avoir compté sur lui, n'aurait-il pas été dupe de ses illusions?
Et, finalement, le général Boulanger n'aurait-il pas gardé pour lui
le pouvoir que le suffrage universel aurait mis aveuglément dans ses
mains?
Ce pouvoir suprême, il est bien tentant. Si on ne l'eût pas déjà
su, on l'aurait appris par la seconde partie des révélations boulan-
gistes, qui concerne les républicains. Elle est bien curieuse celle-là.
Oh! les purs, les désintéressés, les incorruptibles! Ceux qui accu-
sent le général Boulanger et ses amis et ses alliés de conspiration
ont été les premiers à conspirer. Ce que l'on a appelé bien pompeu-
sement « la nuit historique » est l'épisode marquant des manœu-
vres et des intrigues auxquelles se sont livrés les chefs du parti à
l'époque où les scandales de l'Elysée obligèrent M. Grévy à se
retirer. Il y eut un véritable complot pour empêcher M. Jules Ferry
de lui succéder. On le connaissait; mais le plus plaisant, c'est le rôle
de M. de Freycinet et de M. Floquet qui, se croyant sûrs l'un et
l'autre d'être élus à la présidence de la république, ne voulurent
pas d'abord se prêter aux combinaisons des radicaux et faillirent,
en maintenant leur candidature, empêcher le plan de réussir. Ils
I**" O.TOUR" (.N° 88). 4« SÉRIE. T. XXIY. 12
178 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
voubiient modestement, tous deux, être chef de l'État et chacun
attendait, du patiiotisme de l'autre, qu'il se désistât.
Après tout le bruit fait au sujet de ces révélations, la rentrée des
Chambres, qui pamît décidément fixée au 20 octobre, s'annonce
comme devant être assez orageuse. Les plus ardents ne parlaient
de rien moins que de recommencer le procès de la Haute-Cour
de justice en y impliquant les chefs du parti monarchique et
conservateur, et peut-être Monsieur le comte de Paris lui-même.
Les habiles ne sont pas sans reconnaître l'inconvénient qu'il y
aurait à ro'ivrlr des débats aussi passionnés qui, cette fois,
seraient contradictoires et amèneneraient d'étranges contre-révéla-
tions. -Ni les opportunistes, ni les radicaux ne sont assez innocents
pour affronter la lumière d'un procès où figureraient d'aussi hono-
rables personnages que les membres du Comité de la droite.
MM. de Freycinet, Floquet, Clemenceau et les autres ne gagne-
raient rien à s'exposer à voir leur conduite mise au jour. Mais
empêchera-t-on les interpellations de partir d'un côté ou de l'autre?
M. Constans sera-t-il assez habile et assez fort pour retenir des
intransigeants avides de scandales et de bruit?
On parle de bien d'autres interpellations qui, selon les uns,
mettraient l'existence du ministère en péril et selon les autres, au
contraire, la consolideraient.
L'existence du ministère est, comme tout ce qui lient à notre
situation, précaire et incertaine. Un mois, huit jours d'avance on
ne saurait dire si le cabinet durera ou s'il succombera aux embarras
de sa position. Il y a la question des nouveaux impôts sur les con-
grégations religieuses, question qui passionne les journaux radicaux,
et au sujet de laquelle M. Brisson somme le ministre des finances
d'agir au plus vite, alors que M. Rouvier connaît, mieux que per-
sonne, les difficultés de droit et de fait qui s'opposent à l'exécution
des nouvelles lois de 1880 et ISSli dont M. Brisson a été l'instiga-
teur. Il y a la question du budget, demeurée en suspens et dont la
so'ution reste aussi difficile qu'avant les vacances; car il y a tou-
jours les 13 minions du dégrèvement de la propriété non bâtie à
trouver et l'équiUbre à réaliser. La plus grosse affaire paraît être
celle de la réfoime électorale du Sénat. A l'approche du renouvel-
lement triennal, les radicaux ont entrepris de réclamer pour la
Haute-Chambre l'élection par le suffrage universel. Une agitation
est commencée dans les journaux et les réunions publiques. Pourra-
CHRONIQUE GÉNÉRALE 179
t-on persister à méconnaître les droits du suffrage universel, le
principe de l'égalité d'origine des deux Chambres? Voilà bien des
sujets de débat et des causes de crise qui attendent le cabinet de
Freycinet.
Mais toutes les questions politiques du moment ne sont rien
auprès de la question sociale qui domine tout aujourd'hui. On s'en
occupe partout. Que sortira-t-il de ce vaste mouvement qui agite la
fin d'un siècle que M. Gladstone aura justement appelé le siècle des
ouvriers? Le problème de la condition du travail est mis partout
à l'étude. De grosses difficultés de principe et de fait surgissent
dans la confusion d'un débat qui est, à vrai dire, beaucoup moins
d'ordre théorique que piatique. La question sociale devrait être
résolue par les faits et d'elle-même. Il est aussi absurde de vouloir
créer une organisation sociale que de fabriquer une constitution
politique. Pour qu'on en soit arrivé à discuter sur les conditions
dans lesquelles doit s'effectuer le travail, il faut que tout soit bien
désorganisé dans la société. Et c'est là, en effet, la gravité de la
situation. On n'agite aujourd'hui le problème social, on ne discute
des théories de réforme que parce que l'ordre normal est partout
troublé, et qu'il y a au fond de tout une anarchie universelle.
La question sociale ne devrait pas en être une; elle n'en est pas
moins posée et il faut chercher à la résoudre de quelque manière.
Mais que l'on ne s'y trompe pas, la question sociale est, avant tout,
dans les conditions où elle se présente, une question religieuse.
C'est à juste titre que l'Eglise se propose comme ayant seule la
vraie solution. C'est d'elle que viendront principalement les lumières
et les secours. Elle laisse les discussions se produire, elle encourage
tous les efforts, toutes les bonnes volontés; elle offre son concours
aux gouvernements, son appui aux classes ouvrières; mais, c'est à
elle que le dernier mot appartient. Quand on aura discuté, cherché,
légiféré, essayé, fait et défait, il faudra bien en venir à reconnaître
que la question était plus simple qu'on ne croyait et qu'elle consiste
uniquement dans la pratique réciproque des devoirs de justice et de
charité, telle que l'entend et la définit souverainement l'Eglise.
En attendant, le clergé et les catholiques prennent part acti-
vement dans tous les pays à l'étude des réformes proposées pour
améliorer la condition de la classe ouvrière. Le congrès interna-
tional catholique tenu à Liège en septembre a traité cet important
sujet. Les lettres d'encouragement du Souverain Pontife, les lettres
180 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
d'adhésion des prélats les plus marquants par leur rôle social, tels
que les cardinaux Manning, Gibbons, Mermillod, la présence
d'évAques les plus qualifiés des différentes nations et, à leur tête,
Mgr Korum, évêque de Trêves, représentant spécial du Saint-
Siège, le concours de catholiques notables de Belgique, de France,
d'Allemagne, d'Angleterre, d'Italie, d'Autriche, de Pologne, don-
naient une importance particulière à cette assemblée.
Une question aussi complexe que la question ouvrière ne pouvait
pas être agitée dans une réunion même catholique sans mettre en
présence, et quelquefois aux prises, les deux tendances, les deux
systèmes contraires qui se disputent l'avantage de la résoudre au
mieux des intérêts et des droits réciproques du patron et des
ouvriers. Il y a, en effet, la théorie de ceux qui veulent recourir à
l'État pour imposer légalement les réformes jugées utiles ou néces-
saires dans le régime industriel, et la théorie de ceux qui ne deman-
dent à l'État que la liberté et s'adressent uniquement à l'initiative
privée.
Tandis que les premiers réclament l'intervention du gouver-
nement et de la loi dans la réglementation du travail, les seconds
limitent le rôle de l'État aux mesures d'ordre général et de protec-
tion strictement nécessaires. D'après les uns, il appartiendrait à
l'État de régler les heures et de déterminer certaines conditions
limitatives du travail; d'après lesauires, il devrait se borner seule-
ment à faire disparaître les abus criants, manifestes, des mœurs
industrielles, tels que le travail de trop jeunes enfants et le travail
de nuit dans la plupart des cas. Ceux-ci objectent qu'il n'y a aucune
raison, si l'État détermine le maximum de travail, huit heures par
jour comme on le voudrait généralement dans le monde ouvrier,
pour qu'il ne détermine pas aussi le minimum de salaire, vu que
la question de la journée du travail et celle du salaire n'en font
qu'une et qu'elles sont toutes deux essentiellement solidaires. Or,
l'intervention de l'État dans la fixation des salaires, c'est une ingé-
rence en matière de propriété. Et si l'intérêt commun justifie,
dit-on, une pareille immixtion, comment refusera-t-on à l'État le
droit de s'ingérer dans les questions de mariage et d'éducation qui
intéressent aussi le bien général? On en arrive donc ainsi à la pra-
tique du socialisme et au despotisme d'État le plus absolu. Car, le
principe admis, il n'y a plus de droit personnel et particulier qui
tienne devant l'Etat et la raison d'intérêt général. C'est la confusion
CHRONIQUE GÉNÉRALE 181
sociale la plus complète. Les droits de l'individu et de la famille
préexistent à la constitution de la société civile, et le premier devoir
du pouvoir civil ou de l'Etat est de s'y conformer, de les respecter
et de les garantir. Accorder à l'Etat un autre pouvoir que celui de
protecteur et de gardien des droits préexistants, c'est lui permettre
de se substituer à l'individu, à la famille, à l'Eglise.
Les adversaires de l'intervention de l'Etat dans les questions
d'ordre intérieur de l'industrie ne méconnaissent pas pour cela les
souffrances de la classe ouvrière et les abus dont se plaint légiti-
mement le monde du travail; mais ils demandent le remède à
l'initiative privée, moyennant la liberté qui permette à l'influence
de l'Eglise de s'exercer auprès des patrons et des ouvriers, à
l'action individuelle d'opérer et de réaliser par l'association, par
l'entente, par la propriété corporative, les réformes désirables dans
le monde du travail. La seule chose, en effet, que l'Etat à qui on
demande de tout faire n'ait pas encore faite et qu'il ne fera vraisem-
blablement pas, c'est d'accorder les libertés nécessaires, les libertés
pratiques de droit et d'action, à la faveur desquelles on arriverait
plus vite qu'avec les lois à une meilleure organisation et à un meil-
leur régime pour la classe ouvrière.
Du reste, il ne pouvait y avoir de dissentiment entre les catho-
du Congrès de Liège sur le rôle légitime de l'État, dans la mesure
indiquée plusieurs fois par Léon XIII. Tout le monde reconnaît sa
compétence lorsqu^il s'agit de la santé, de la dignité, de la mora-
lité, de la vie domestique de l'ouvrier. Et ceux qui se refusent le
plus radicalement, au nom des principes, à admettre une législation
d'Etat en matière d'industrie, reconnaissent les premiers à l'État
des attributions de haute justice et de haute police pour la sauve-
garde et la protection des droits de l'ouvrier.
Le Congrès de Liège a-t-il été au-delà de ila juste limite dans les
vœux qu'il a adoptés? Cette limite est bien difficile à préciser, car
les droits que l'on peut reconnaître à l'État sont eux-mêmes assez
mal définis. Partant de ce principe, admis de tous, que s'il n'appar-
tient pas à l'État de régler directement les conditions de la libre
activité de l'homme, il lui appartient de réprimer les abus qui
portent atteinte tant à la santé publique qu'à la vie de famille, le
Congrès a déclaré que l'établissement, par convention interna-
tionale, d'une limite de la journée normale de travail à l'usine,
suivant les pays et les industries, est désirable. Le Congrès a étendu
182 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
ses vœux à une fixation de la limite d'âge pour l'admission des
enfants dans les établissements industriels, à l'interdiction du tra-
vail de nuit pour les femmes et les enfants jusqu'à dix-huit ans, à
l'inadmission des femmes dans les usines pendant un laps de six
semaines après leurs couches. Il resterait après cela à traiter du
salaire et des moyens d'existence pour les ouvriers, qu'une prohi-
bition plus ou moins étendue prive d'une partie nécess lire de leur
travail et c'est là qu'on saisit la difficulté et le danger d'une régle-
mentation légale, qui devrait avoir pour conséquence un système de
secours et de subventions de l'État aux familles ouvrières.
Du reste, ces réformes, plus ou moins opportunes et efficaces,
dans le régime industriel, sont donc loin de contenir la solution du
problème social qui s'est posé en ce siècle. Il ne s'agit pas seu-
lement de quelques améliorations dans les conditions du travail.
Les vœux, les revendications de la classe ouvrière vont bien au-delà
des mesures inspirées par la philanthropie. C'est donc une organi-
sation sociale nouvelle qui se prépare. Dans l'évolution révolution-
naire inaugurée en 1789, on en est à l'avènement du quatrième
état. La démocratie monte et grandit; elle a fait irruption dans le
domaine de la politique et de là elle tend à une transformation de la
société. Un avenir inconnu s'annonce. Comme l'Église le proclame
par la voix de son chef et de ses évêques les plus autorisés, le
teirible problème des luttes sociales de l'avenir ne peut avoir sa
solution que dans l'esprit catholique renouvelant les mœurs de toutes
les classes et vivifiant toutes les institutions. L'Église seule est
capable d'établir et de faire régner dans toutes les conditions
sociales la justice, la paix et l'ordre.
« L'Église, écrivait au Congrès de Liège, l'illustre cardinal Mer-
millud, l'Église marche entre deux erreurs : la violence du socialisme
révolutionnaire et le communisme légal; elle ne doit accepter ni la
révolte, ni la statolâtrie. Ce qu'elle demande, c'est d'avoir sa
liberté, afin d'aller avec toutes ses forces, avec ses doctrines et ses
dévouements à cette dé.nocratie du travail, bouillonnante de jeu-
nesse et de vigueur, peu instruite en religion, saturée de préven-
tions, mais qui a de secrètes a3[)irations vers les lumières évangé-
liques et des admirations pour l'héroïsme des vertus qu'elle croit
sincères Les origines du péril social sont évidemment dans la
négation de la loi naturelle, qui enseigne et consacre les droits et
es devoirs de tous et de chacun. Il y a des fautes à réparer, un
CHRONIQUE GÉNÉRALE 483
immense danger à éviter et la réconciliation sociale à obtenir. Pour
atteindre ce but, ce n'est pas trop de toutes les forces vives de la
société. L'Église n'abdiquera pas ce devoir maternel. Délivrée de
ses entraves, elle ira au peuple travailleur, comme elle est allée
aux esclaves antiques, non pas pour s'en servir, mais pour le servir,
pour l'élever à toutes les noblesses d'ici-bas et à toutes les espé-
rances du ciel, h
Là, en effet, est la solution de l'avenir. Mais, comme le proclame
aussi l'éminent prélat, « la liberté de l'Eglise, l'indépendance de
son Chef, le Vicaire de Jésus-Christ, sont les conditions essentielles
pour que la pacification se fasse. »
Un vœu tendant à l'adoption de l'arbitrage pontifical, en matière
de conflits économiques, a été acclamé au Congrès de Liège. Aucune
autre autorité n'est plus capable que celle du Saint-Siège de main-
tenir la paix sociale, au milieu des vives compétitions qui éclateront
de toutes parts, en maintenant les conditions de la justice et en
prescrivant à chacun son devoir : aux patrons « de considérer
l'ouvrier comme un frère, d'adoucir son sort, dans les limites du
possible, par des règlements équitables, et surtout de ne se départir
jamais à son égard des règles de la justice en visant à des profits
et à des gains rapides et disproportionnés » ; — aux ouvriers « de
se soumettre avec résignation au travail et à ses conséquences
pénibles, de se montrer toujours paisibles et respectueux envers les
patrons et de s'abstenir de tout acte capable de troubler l'ordre et la
tranquillité » ; — aux pouvoirs publics « d'intervenir à propos,
lorsque, dans les conditions qui règlent le travail et l'exercice de
l'industrie, il se trouve quelque chose qui offense la moralité, la
justice, la dignité humaine, la vie domestique de l'ouvrier )).
Qui sait si ce n'est pas le besoin qu'aura un jour le monde de la
Papauté qui la fera rétablir, en dépit de l'Italie, dans l'indépendance
qui lui est nécessaire pour l'exercice de sa haute mission spirituelle?
On peut dire que la restauration du pouvoir temporel des papes
est intimement liée à la question sociale. Les vœux du Congrès de
Liège ont naturellement abouti à farbitrage international du Pape
et, par cela même, au rétablissement de sa souveiaineté. En Alle-
magne, au Congrès de Coblentz, qui était la trente-septième assem-
blée annuelle des catholiques, les deux questions n'ont pas été sé-
parées non plus. Là aussi, après de nombreuses résolutions pour
l'amélioration du sort de la classe ouvrière, pour la reconstitution
18i REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
du foyer domestique, pour l'apaisement social, une motion spéciale
a été votée, sur l'initiative de l'illustre chef du parti catholique
allemand, M. Windthorst, pour la restauration du pouvoir temporel
de la Papauté et l'institution, au Vatican, d'un haut tribunal arbi-
tral des conflits industriels.
C'est dans le mondt du travail qu'il est le plus nécessaire d'établir
la paix; car là seront les grandes luttes de l'avenir, si l'on n'arrive
pas à les prévenir par une meilleure organisation sociale. En poli-
tique, nous voyons les souverains faire de réels efforts pour main-
tenir la paix. L'empereur d'Allemagne s'y emploie avec un zèle que
l'on fmita par croire sincère, tant il est actif. Il a pris, vis-à-vis des
puissances, le rôle de courtier de la paix. Démarches, voyages,
entrevues, il n'épargne rien. En réalité, le jeune empereur ne tra-
vaille que dans son intérêt. Il n'est pas le prince belliqueux que
l'on supposait; il ne veut pas la guerre pour la guerre, il ne rêve
pas de gloire militaire : son ambition se borne à conserver l'empire
qu'il a reçu et à maintenir la suprématie allemande en Europe. C'est
une tâche suffisante, et pour laquelle la paix lui semble justement
préférable à la guerre. L'Allemagne ne cesse pas d'avoir les yeux
sur la France, et elle ne suit pas sans inquiétude, d'un côté, les
progrès constants de notre puissance militaire, que les grandes
manœuvres des 1^' et "1" corps d'armée viennent encore d'attester,
de l'autre, les tendances de plus en plus marquées qui rapprochent
la Russie de la France. 11 y a là, pour elle, un sujet constant de
souci, uu obstacle à la réalisation de ce plan d'hégémonie allemande,
qui semble être l'objectif actuel de sa politique.
Peut-être fenirevue de iNarva, brusquement écourtée, n'a-t-elle
pas entièrement satisfait le jeune empereur d'Allemagne. En quittant
l'empereur de Russie, Guillaume IT est allé au camp prussien de
Liegnitz recevoir la visite de l'empereur d'Autriche, visite qu'il lui
rendra prochainement à Vienne. Autrefois, les entrevues de souve-
rains étaient des événements; aujourd'hui, elles sont de politique
courante. Oîi veut en venir Guillaume 11 avec cette diplomatie
ambulante? Est-il vrai qu'il s'agisse de réunir un congrès européen,
où toutes les questions pendantes seraient résolues pacifiquement?
On a bien dit, après l'entrevue de Narva, comme on ne manque pas
de le répéter, depuis quelque temps, à toute occasion, que la paix
est plus assurée que jamais. Est-ce en raison de l'espoir que l'on a
de voir les difficultés actuelles terminées à l'amiable?
CHRONIQUE GÉNÉRALE 185
Jusqu'à présent, le résultat de la triple alliance, qu'il est d'usage
de représenter comme la garantie la plus efficace de la paix, n'a eu
d'autre effet que de partager l'Europe en deux, en opposant à
l'alliance effective de l'Allemagne, de l'Autriche et de l'Italie l'union
virtuelle de la France et de la Russie. Une telle politique concourt
aussi bien h l'extension de la guerre qu'au maintien de la paix. Elle
n'est rien moins que fiivorable à la tranquillité de l'Europe.
Du reste, la triple alliance qui expire en 1892 et n'a pas encore
éié renouvelée, est soumise à des épreuves qui menacent de ne pas
lui donner une très longue vie. Si l'Autriche a eu bien des con-
cessions à faire à l'Allemagne, l'Italie est obligée d'en faire davantage
encore à l'une et à l'autre. En sonr.me, cette alliance violente son
caractère, ses aspirations nationales, la politique d'où est sortie
l'unité italienne. L'Italie ne s'est faite qu'aux dépens de l'Autriche.
Entre elles il y a toujours cette question de « l'irrédentisme », ou
des revendications italiennes sur Trente et Trieste; c'est li conti-
nuation de la politique de nationalité des Cavour, des Garibaldi,
des Victor -Emmanuel. Mais l'Autriche n'est point prête à sacrifier
ses droits et elle n'entend pas se prêter à de nouveaux démembre-
ments, à la faveur de la triple alliance. Elle a signifié au gouverne-
ment italien qu'il eût à dissoudre les associations irrédentistes du
royaume, et M. Crispi, un de ses anciens membres les plus ardents.
a dû s'exécuter, au risque de perdre la popularité d'en bas où est
toute sa force.
Ce n'est pas la seule déconvenue imposée à l'Italie par la poli-
tique de la triple alliance. Il s'est produit un incident qui trahit,
d'une manière assez piteuse, les difficultés de cette situation.
L'Italie, qui aime à faire parade de ses forces navales, comptait se
donner en spectacle à l'Europe le jour du lancement de son nouveau
navire cuirassé, la Sardegiia, le plus grand des monstres marins
de ce genre. Le roi d'Italie devait assister à la fête. De lui-même,
ou sur une invitation officieuse, le gouvernement français crut qull
ne pouvait manquer l'occasion de rendre au roi Humbert la poli-
tesse que celui-ci lui avait faite en envoyant, dernièrement, ses
vaisseaux saluer M. Carnot, à Toulon. La flotte française de la Médi-
terranée allait donc se rendre à la Spezzia. Une escadre anglaise
devait rendre aussi le même honneur au roi italien. Tout à coup,
on apprend que le roi Humbert ne vient pas à la Spezzia, que la fête
maritime est contremandée. Notre flotte reste donc à Toulon et
186 REVUE DU .AIO:\DE CATHOLIQUE
l'escadre anglaise s'y arrête, comme si le but de son voyage n'avait
été que de permettre à ses officiers de fraterniser avec les nôtres.
Que s'était-il passé? on le devine. A Berlin, ou peut-être même à
Rome, on a craint que la visite de la flotte française à la Pezzia ne
fût l'occasion de démonstrations inopportunes. Ce n'est pas
M. Crispi qui, de lui-même, a privé l'Italie et son roi de l'éclat des
fêtes de la Spezzia. Il a du déférer à des avis impératifs ou céder à
des calculs de prudence. Voilà donc une alliance qui devient aussi
gênante qu'onéreuse pour Tltalie, et la pauvre nation doit com-
mencer à se demander quand elle en verra les avantages.
Non, ce n'est point une base bien solide de paix pour l'Europe,
que cette alliance de trois puissances, si peu unies au fond, qui en
ont devant elli-s deux autres assez fortes pour leur faire équilibre.
On conçoit que l'empereur d'Allemagne et ses conseillers soient
préoccupés de l'étendre et de la fortifier, qu'il voyage incessamment
à travers l'Europe, qu'il s'abouche avec tous les souverains, qu'il
fasse des avances, tantôi à l'Angleterre, tantôt à la Belgique, tantôt
même à l'Espagne.
Un congrès de toutes les puissances ferait-il mieux pour la stabi-
bilité de l'Europe que ce système d'alliances en partie double? Serait-
il seulement possible?
En attendant, la paix se maintient d'elle-même, par la force des
choses, en quelque sorte. La guerre aurait de trop graves consé-
quences et chaque État cherche à l'éviter. Même les conseils de
sagesse ont prévalu en Bulgarie. Pour le moment, la petite princi-
pauté est en repos; la Serbie reste tranquille aussi. Peut-être la
diplomatie travaille-t-elle à réaliser l'idée que l'Angletene aurait
mise en avant de constituer en fédération indépendante les petits
États du Balkan.
Il n'y a eu de troubles qu'en Suisse. Depuis 18Zi8, on était accou-
tumé au calme dans ce petit pays. Les luttes de partis s'arrêtaient
à la violence; les querelles religieuses n'avaient pas été jusqu'à la
guerre civile. Une révolution inopinée s'est produite, le 11 sep-
tembre, dans le Tessin. L'émeute suscitée par les radicaux a réussi
à renverser le gouvernement catholique du canton. Depuis long-
temps, les radicaux s'y préparaient, comptant sur l'appui dn pou-
voir fédéral. Les passions sont vivement surexcitées au Tessin.
Radicaux et conservateurs s'y disputent le pouvoir. Aux dernières
élections, les catholiques l'avaient emporté. La lutte n'en est devenue
CHRONIQUE GÉNÉRALE 187
que plus vive. Depuis, les radicaux n'ont ce'^sé d'attaquer le gou-
vernement et de lui créer toute sorte de difficultés. Dans les petits
pays, les moindres incidents ont l'importance des plus grandes
affaires. La malversation d'un caissier d'Etat, ancien radical, qui
avait réussi à capter la confiance du gouvernement cantonal et de
son chef, M. Pedrazzini, vint fournir le prétexte des plus violentes
attaques contre le parti catholique. Les partis devenaient plus
ardents que jamais. Au mois d'avril, le conseil d'Etat, formant le
gouvernement, avait donné sa démission ; mais le grand conseil, où
la députation conservatrice restait toujours en majorité, avait recons-
titué un pouvoir catholique, sous la présidence de M. Respini, chef
de la droite. 11 ne restait plus aux radicaux qu'à porter la lutte sur
un autre terrain. C'est ce qu'ils firent en organisant une pétition
qui, à l'aide de moyens frauduleux, réunit dix mille signatures pour
demander la révision de la constitution cantonale. Les radicaux,
forts de ce succès apparent, voulaient que l'on votât tout de suite;
le gouvernement était d'avis, pour que le vote fût sincère, de
l'ajourner à la fin du mois d'octobre, afin de permettre aux élec-
teurs des campagnes d'y prendre part.
Ce fut le prétexte de l'émeute clandestinement organisée par les
radicaux. Le 11 septembre, à Bellinzona, deux mille individus,
parmi lesquels beaucoup de bandits italiens, enrôlés pour la circons-
tance, envahissaient, à main armé, le palais gouvernemental; un
des conseillers d"Etat présents, Rossi, tombait héroïquement sous
les coups des insurgés, et deux autres étaient faits prisonniers. A la
même heure, à Lugano, où se trouvait le président avec un autre
conseiller d'Etat, un mouvement insurrectionnel semblable éclatait;
M. Respini était fait prisonnier. Bientôt un gouvernement provi-
soire, composé des chefs de l'émeute, s'installait dans la capitale, et
convoquait le peuple à des élections pour le l^ septembre.
Il y avait eu surprise. Ce n'était point là un mouvement popu-
aire, mais un guet-apens organisé par quelques meneurs. A la
nouvelle de l'insurrection, les conservateurs s'étaient armés sur tous
les points du Tessin, prêts à rétablir le gouvernement légitime. Ils
y auraient promptement réussi, sans l'intervention équivoque du
conseil fédéral Suisse qui, après avoir désarmé l'émeute en envoyant
des troupes à Bellinzona et à Lugano, a empêché le gouvernement
catholique de reprendre le pouvoir. Tout serait rentré dans l'ordre
au Tessin, si l'autorité fédérale avait permis aux conservateurs de
188 KEVUE DU MO.\DE CATHOLIQUE
se faire justice eux-mêmes. La connivence du gouvernement de
Berne avec les révolutionnaires tessinois aggrave la situation. Son
calcul semblait être de gagner du temps jusqu'au jour du vote sur
la révision de la constitution, fixé au 5 octobre, afin de permettre
aux radicaux d'agiter le pays avec cette question et d'essayer de se
rendre régulièrement maîtres du pouvoir, à la faveur du suflVage
universel. A Berne, où les influences libérales et antireligieuses
dominent, on eut vu volontiers au Tessin le gouvernement passer
des catholiques aux radicaux. Mais l'altitude énergique des catho-
liques a obligé du moins le conseil fédéral à déclarer qu'il ne recon-
naissait pour légitime que le gouvernement renversé par l'émeute.
C'est aux électeurs maintenant à prononcer. Plus l'intervention
fédérale a été suspecte, plus aussi les conservateurs veilleront à ce
que le vote du 5 ne soit pas une nouvelle surprise.
Arthur Loth.
Le Directeur- Garant : Victop PALMÉ.
FABIS. — E. DE SOTE ET FILS, IHFB., 13, B. DES FOSSÉS-S.-JACQUES.
LES mimu PAROISSES 10l\STI(ÎUES
Au moyen âge, presque toutes les paroisses se trouvaient unies à
des chapitres, des collégiales, des monastères. Marmoutier, Ligugé,
Ainay, l'île Barbe, Saint-Claude, etc., possédaient des centaines de
paroisses. De même les chapitres de Paris, de Lyon, de Besançon, etc
Qu'on parcoure, en effet, les anciennes chartes des rois et des empe'
reurs, les diplômes des évêques, les bulles des papes ; qu'on examine
les anciens pouillés des églises, on constate que dans toute la
France, dans toute l'Europe, les paroisses étaient dépendantes des
communautés ecclésiasiiques ou monastiques.
« La multitude des prieurés à charge d'âmes, administrés par des
moines et annexés aux grandes abbayes, dit Darras en parlant du
neuvième siècle, absorbait la plus grande partie des paroisses
rurales. » Ainsi parlent tous les autres historiens.
Quelles senties causes d'un fait aussi universel?
Nous pouvons indiquer trois raisons principales.
En premier lieu, les évêques se proposaient d'assurer aux paroisses
de dignes pasteurs.
Jusqu'au douzième siècle, le monastère envoyait le plus souvent
des religieux dans les paroisses qui lui étaient confiées par les
évêques. Les religieux eux-mêmes devenaient pasteurs et exerçaient
les fonctions sacrées; le presbytère devenait un prieuré; la vie reli-
gieuse descendait du monastère dans la paroisse et se trouvait en
contact immédiat avec le peuple.
Plus tard, le monastère n'envoya plus des religieux h la tête de
la paroisse; mais il avait, dans son école, le moyen de préparer de
dignes ministres. Comme ce fut longtemps encore l'usage de prendre
l*' NOVEMBRE (no 89). 4« SÉRIE. T. XXIV. 104« DE LA COLLECT. 13
190 FxETUE DU MONDE CATHOLIQUE
dans le lieu même ceux qui devaient y remplir les fonctions saintes,
le monastère choisissait les enfants les plus intelligents et les plus
vertueux, spécialement des orphelins, les préparait longuement à
l'exercice de la charge pastorale, les présentait à l'évêque pour
qu'ils reçussent de ses mains, s'ils en étaient dignes, l'initiation aux
saints ordres. Puis ces prêtres, administrant la paroisse d'un monas-
tère, formés par les moines, demeuraient soumis à l'évêque sous la
direction et la responsabilité des religieux, qui eux-mêmes compo-
saient l'élite des sujets de l'évêque, et soutenaient son autorité par
l'ascendant de leurs vertus. Ces prêtres étaient en relation perpé-
tuelle avec les moines, se faisaient volontiers les hôtes du monastère,
recevaient en mille manières les influences de la vie religieuse.
Ainsi en fut-il, tant que l'observance régulière se maintint dans les
monastères et que le relâchement n'eut point fait déchoir les moines
des hauteurs de la perfection convenable à leur état.
La paroisse, desservie par les moines ou par des séculLers formés
par eux, était comme baignée dans une atmosphère toute monas-
tique. Elle se trouvait étroitement unie à une maison religieuse,
associée à sa vie, participant en conséquence plus pleinement à la
vie chrétienne. Elle était en quelque sorte le membre du monastère,
et, par cette union à cette source de perfection, était plus fortement
dominée par Topération sanctifiante de Jésus-Christ. Les paroisses
monastiques étaient des rameaux dans lesquels la sève circulait
largement, parce qu'ils étaient rattachés à des troncs puissants.
C'étaient des canaux où l'eau coulait à pleins bords, parce qu'ils
prenaient leur origine à des sources profondes et immenses.
En second lieu, les pontifes des Églises aimaient à rattacher les
paroisses aux monastères, afin de rendre les fidèles participants des
mérhes des religieux en les faisant coopérer k leur entretien.
C'est en eflet, une antique doctrine établie par toute la tradition
que les fidèles participent aux mérites spirituels des serviteurs de
Dieu en contribuant à leur subsistance temporelle : le Nouveau
Testament comme l'Ancien est remph de prescriptions et de faits
qui attestent cette divine économie.
Sur ce fondement, les évêques voulaient que la paroisse contri-
buât à l'entretien des moines, pour qu'elle fût associée à leurs
prières et à leurs pénitences. Ils donnaient aux monastères, les
dîmes et les autres revenus ecclésiastiques, afin que les fidèles, en
subvenant aux nécessités des monastères, pussent acquérir un droit
LES ANCIENNES PAROISSES MONASTIQUES 191
sur leurs bonnes œuvres, et les présenter à Dieu comme étant à ce
titre leurs propres mérites.
A notre époque, où les notions de la foi sont affaiblies, on croira
que cette union de la dîme et des revenus paroissiaux était unique-
ment au profit des monastères. Autrefois on y voyait surtout un
bienfait pour la paroisse : appréciant les biens temporels et les biens
spirituels à leur juste valeur, comme dans ce mutuel échange de
services, l'avantage temporel était pour le monastère et le spirituel
pour la paroisse, on regardait cette association comme plus favo-
rable à la paroisse qu'au monastère.
Aussi quelque faibles que fussent les dons de la paroisse au
monastère, alors même, comme o.i le voyait souvent, que le monas-
tère, même dans l'ordre temporel, donnait plus à la paroisse qu'il
n'en recevait, néanmoins parce qu'elle contribuait en quelque
manière à l'entretien des religieux, elle pouvait offrir à Dieu, à
toutes les heures du jour et de la nuit, les adorations faites dans le
chœur du monastère, le silence du cloître, les pénitences des cel-
lules. Toutes les bonnes œuvres des moines lui appartenaient par
communication. Les bénédictions promises aux monastères se trou-
vaient étendues aux paroisses, et les paroisses étaient élevées, aux
yeux de la foi chrétienne, jusqu'à faire en quelque sorte partie du
monastère.
Du sixième au onzième siècle, une multitude de fidèles établissent
eux-mêmes sur leurs héritages des cens envers les monastères ; ils
vont jusqu'à renoncer à leur liberté pour se constituer les serfs ou
les mainmortables de Dieu et de ses serviteurs. « Tout le monde
sait » dit saint Grégoire de Tours « que ceux qui recouvrent la santé
au tombeau de saint Martin, s'obhgent à payer des cens à son
église et viennent fidèlement au jour anniversaire de leur guéri>on
acquitter leur tribut (1). » De toutes parts, remarque Perréciot,
u l'homme libre engage aux saints sa liberté et les traitant comme
le serf en usait à l'égard de son maître, leur payait le cens de tête. »
« Saint Martin », pour ne citer qu'un exemple, « acquit par cette
voie un nombre prodigieux de serfs. L'on sait que la ville d'Altrech,
avec son territoire se donna toute entière à lui, en sorte qu^' les
bourgeois ne prenaient point de ^titre plus honorable que celui
(i) « Testisque est ipse populus hodieque qui cum sanitatem recipiuQt,,
statim se tributarios loco illi faciunt ac récurrente circulo anni pro redditse
sanitatis gratiâ tributa dissolvunt. » {De Gloria confes., c, cv.)
192 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
d'esclaves de saint Martin, » — « La dévotion convertit ainsi une mul-
titude d'alleux en terres létiques » ou mainmortables ; « on peut
l'inférer avec certitude de la multitude d'exemples qu'on en trouve
dans les livres et dans les chartes. » Certains historiens modernes
se sont montrés scandahsés de cette dévotion des pieux fidèles de ces
anciens âges. Certes, avouons-le plutôt humblement, nos pères avaient
des vues plus hautes que nous : ils comprenaient qu'en payant, à l'imi-
tation d'Abraham, la dîme de leurs biens au pontife qui n'a ni père
ni mère, ils recevaient, par l'effet de sa bénédiction, l'héritage de la
paix et de la justice en ce monde et en l'autre ; ils savaient que
servir Dieu et ses saints c'est régner, c'est entrer dans le royaume
des cieux, dans ce royaume qui a les promesses de la vie éternelle et
même de la vie temporelle.
Enfin rien n'a été fréquent à toutes les époques, même dans les
meilleurs siècles du moyen âge, comme les usurpations des biens
ecclésiastiques. Les puissants de ce monde se trouvent souvent
pressés par l'indigence, parce que le luxe et l'ambition les poussent
à des dépenses supérieures à leurs revenus. Dans ces nécessités,
ils se laissent aller aisément à convoiter les biens de la veuve et de
l'orphelin, c'est-à-dire le patrimoine de l'Eglise et des pauvres. Le
moyen âge fut témoin de mille usurpations sacrilèges; une multi-
tude de décrets conciliaires, de chartes pontificales ou royales attes-
tent le mal en cherchant à le réparer ou à le prévenir.
Or la paroisse se trouvait bien faible contre un seigneur cupide
et ambitieux; il fallait lui donner l'appui d'une institution plus
forte. On le faisait, en unissant la paroisse à. un monastère. Le
monastère, possédant souvent le droit de haute et de^basse justice,
maître fjuelquefois d'une vaste principauté ^^territoriale, ordinaire-
ment protégé par des bulles apostoliques et des chartes impériales
ou royales, opposait plus de résistance aux entreprises de la cupi-
dité. La paroisse unie au monastère était sous la sauvegarde de
toute sa puissance.
Telles sont les raisons principales de cette union, autrefois à
peu près universelle, des paroisses aux monastères.
Les trois raisons que nous venons d'exposer n'ont pas toujours
contribué également à cette union; l'une ou l'autre a dominé selon
les temps et les lieux.
Du sixième au douzième siècle, les évêques confièrent surtout
leurs paroisses aux moines pour que ceux-ci y remplissent les fonc-
LES ANCIENNES PAROISSES MONASTIQUES 193
lions des pasteurs; en d'autres termes, le don de la paroisse au
monastère eut pour objet le service spirituel de la paroisse par les
moines. Aussi, durant ces siècles, dans la multitude des églises
dépendantes des monastères, c'étaient les religieux eux-mêmes qui
baptisaient, prêchaient et remplissaient tous les devoirs de la charge
pastorale.
Et en effet, selon les règles canoniques anciennes, « le don d'une
église ou d'une chapelle renferme celui du bien même de l'église ou
de la chapelle à charge de la desservir ou de la faire desservir. » Or,
à l'origine, était-il convenable, était-il possible même que les moines
reçussent les revenus de la paroisse et la fissent desservir par
d'autres? La dîme est essentiellement le service temporel du par
celui qui reçoit le service spirituel; les religieux auraient-ils pu
usurper le salaire des ouvriers évangéliques, s'ils n'avaient point
pris eux-mêmes le labeur de l'Évangile? A notre époque, verrait-on
jamais trois ou quatre trappistes s'établir dans une paroisse pour
en percevoir les revenus tout en demeurant étrangers au ministère
des âmes? Qui procurerait, qui approuverait des établissements
dont le but serait d'épuiser les ressources de la paroisse, sans y
apporter aucun secours? Mais ce qui est impossible maintenant
était impossible autrefois, car l'ordre naturel exige que les profits
appartiennent à ceux qui rendent les services.
Au contraire, rien n'est plus facile d'admettre que les religieux
aient consenti à donner les secours spirituels aux malheureux peu-
ples désolés par les invasions. On voit, de nos jours encore, les
moines les plus étrangers par leurs habitudes au ministère évangé-
lique, annoncer la parole de Dieu et administrer les sacrements.
Quoi d'étonnant qu'à une époque où ils étaient volontiers des apô-
tres, ils se soient laissés aller, sur les instances des évêques et à
raison des nécessités des peuples, à se charger d'une multitude de
paroisses?
Ajoutez qu'au huitième et au neuvième siècle, plus de dix conciles
prescrivent à tous les prêtres de mener la vie commune (1) . Com-
(1) Decrevimus ut canonici et clerici... simul manducent et dormiant... et in
suo claustro maneant. (Conc. Mogunt, can. ix; Apud Labbe, t. VII, col. 1244.)
Canonici et clerici civitatum... ut in claustris habitantes simul omnes inuno
dormitorio dormiant, simulque in une reficiantur refectorio, quo facilius
possint ad horas canonicas celebrandas occurrere, « (Conc. Turin, III,
c. xxiii; Labbe, t. VII, col. 1264, etc., etc.)
194 REVUE DU MOKDE CATHOLIQUE
ment fournir chaque paroisse de quatre ou cinq ministres sacrés
vivant ensemble? Les évêques confient les paroisses aux commu-
nautés des clercs ou à celles des moines : ce sont elles qui établiront
la vie commune dans les presbytères. Le séminaire de la vie com-
mune ne peut être qu'une communauté, semblent dire les évêques;
puisque l'Église veut que la vie commune fleurisse dans toutes les
paroisses, unissons les paroisses aux monastères : les monastères
organiseront le presbytère paroissial sur leur modèle.
Aussi les évêques, en donnant les paroisses aux monastères,
n'avaient pas précisément pour but, en général du moins, d'aug-
menter les revenus du monastère, mais bien de procurer aux pa-
roisses des pasteurs établis dans l'état de perfection chrétienne et
vivant en communauté. Ou si parfois ils étaient heureux de procurer
de nouvelles ressources à une abbaye qu'ils fondaient ou qu'ils
voulaient rendre florissante, ils ne laissaient pas d'avoir en vue
l'intérêt de la paroisse, se proposant d'y créer un petit établissement
monastique qui mît toutes les puissances de la vie religieuse au
service des âmes.
II
Est- il besoin de prouver longuement que cette union des paroisses
aux monastères s'accorde avec les principes constitutifs de l'Église
et qu'elle est conforme à son esprit?
Dans les beaux siècles de l'Église, l'évêque et les prêtres ont
vécu en communauté, comme Jésus-Christ et ses apôtres. Assemblés
au chœur pendant la nuit et aux différentes heures du jour pour
présenter à Dieu la louange liturgique, ils demeuraient unis hors
du chœur par la communauté d'habitation et de table. Mais la vie
commune est précaire et sujette à de soudaines et terribles révolu-
tions, quand le mien et le tien persévèrent; c'est pourquoi dans les
églises les plus florissantes, tous les clercs embrassaient le renonce-
ment universel et perpétuel. Tel a été le clergé de Verceil sous
saint Eusèbe, celui d'Hippone sous saint Augustin, celui d'Arles
sous saint Césaire. Tel fut généralement au huitième et au neuvième
siècle, avec quelques tempéraments cependant dans la pratique de
la pauvreté et le régime de la propriété, le clergé de France,
d'Allemagne et d'Italie.
Cette communauté, composée de l'évêque et de ses prêtres, ou,
LES ANCIENNES PAROISSES MONASTIQUES 195
pour employer l'ancienne expression, ce monastère de Nvêqiie est
à la fois un presbytère et un séminaire. Il est un presbytère parce
que les clercs qui en font partie sont au service quotidien d'une
église, l'église épiscopale elle-même; mais il est aussi un séminaire,
car les nécessités mêmes du service liturgique, les conditions nor-
males de la vie de ce pre^bytère demandent qu'on y reçoive sans
cesse des membres nouveaux qui montent lentement les degrés de
la hiérarchie sacrée et se préparent, en servant l'Église dans les
ministères inférieurs, à la servir un jour dans les degrés supérieurs.
Mais autour de la cité épiscopale sont ordinairement des églises
trop peu considérables pour avoir un évêque en propre. Elles se
rattachent à la cité épiscopale, pour que l'évêque étende jusqu'à
elles le manteau de sa fécondité, pour qu'il vienne, de temps en
temps, dresser sa chaire au miheu d'elles, qu'il les pourvoie de
prêtres et de ministres, et même quand il est absent de corps, qu'il
soit présent en elles par les mystérieuses communications d'un
sacerdoce supérieur dont elles dépendent.
Ces églises moindres, rattachées et soumises à l'église épiscopale,
et ayant pour chef le pasteur éloigné de celle-ci, sont les paroisses
et forment, avec l'église principale à laquelle elles sont attachées,
le diocèse.
Si la paroisse est grande, si surtout la foi y est vive, elle pourra
posséder un clergé nombreux, vivant lui aussi de la vie commune,
comme le chapitre épiscopal, presbytère et séminaire tout ensemble.
L'évêque paraît de loin en loin au milieu de ce presbytère fervent,
élève les jeunes clercs aux ordres supérieurs, maintient par son
autorité les institutions établies et anime tous les cœurs aux désirs
de la perfection de leur état. Mais, sous cette haute dépendance de
l'évêque, la collégiale a sa vie propre, elle suffit à se recruter, elle
garde toutes les observances cléricales et religieuses et exerce toutes
les fonctions du ministère sacré.
Si au contraire la paroisse est petite, si surtout la vie chrétienne
y est languissante, il lui est difficile d'avoir constamment à sa tête
un nombreux collège de clercs, elle devra se contenter peut-être
d'un prêtre et de quelques ministres. Puis la formation des clercs,
et quelquefois leur recrutement lui-même, seront difficiles dans la
paroisse. Où l'évêque prendra-t-il des prêtres et des ministres pour
cette église dépendante et infirme? Dans son propre presbytère; là,
en effet, est l'abondance de la vie ecclésiastique et, par conséquent,
1Q6 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
la facilité du recrutement et la vigueur de la formation pour les
jeunes clercs. Le presbytère de la cité épiscopale, le monastère de
l'évêque seront ainsi le séminaire des paroisses du diocèse.
iVlais quand une multitude d'églises sont rattachées à la chaire
épiscopale, quand les institutions de la vie commune se sont un peu
relâchées dans le presbytère de la cité, il devient difficile à l'évêque
de trouver dans son monastère assez de prêtres et de ministres pour
les paroisses. Car d'une part, le presbytère épiscopal est avant tout
le corps des clercs de la cathédrale, ce n'est point une réunion d'étu-
diants sans attache à aucune église particulière et destinés à être
envoyés dans la suite à un poste indéterminé. D'autre part, les clercs
du monastère épiscopal tiennent souvent à demeurer auprès de
l'évêque, dans la cité épiscopale elle-même, au lieu de leur éducation,
au milieu des splendeurs des offices pontificaux et d'une vie litur-
gique plus pleine, chargés d'exercer leur ministère auprès d'une
population connue et sympathique (1).
Qu'est-il résulté de ces circonstances naturelles? Le diocèse com-
prenait, à côté des églises formées du peuple fidèle et de laïques
engagés dans le mariage et les affaires séculières, d'autres églises
plus parfaites dont tous les membres avaient embrassé la pratique
des conseils évangéhqaes, et où les laïques eux-mêmes menaient la
vie parfaite, telle qu'en faisaient profession les clercs du monastère
de l'évêque. Ces églises étaient les monastères des moines ; car bien
que la plupart des moines dans les premiers temps ne fussent pas
revêtus des ordres, ils gardaient souvent avec une humilité, une
pauvreté, une obéissance plus étroite encore que les clercs, la vie
commune tant recommandée à ces derniers.
Les évêques allèrent demander à ces églises parfaites des secours
pour le commun du peuple chrétien, des secours que ne suffisait
point à leur donner leur propre presbytère; ils unirent les paroisses
aux monastères des moines. Par là ceux-ci furent appelés à suppléer
au monastère de Tévêque et à concourir avec lui dans le service des
églises unies à la chaire épiscopale.
On s'est demandé comment, dans ces siècles lointains, au milieu
des invasions des barbares, parmi tant de calamités, les évêques ont
pu tout à la fois gagner à l'Église les envahisseurs et achever la con-
version des anciens habitants, dont un si grand nombre étaient
(1) V, D. Gréa, VÉgîise et sa divine constitution.
LES ANCIENNES PAROISSES MONASTIQUES 197
encore païens et qui pour la plupart gardaient, dans les habitudes de
leur vie quotidienne, des restes profonds des superstitions idolà-
triques. On s'est demandé comment ils avaient pu accomplir cette
œuvre immense alors qu'ils n'avaient point à leur disposition pour
recruter et former des apôtres et des pasteurs, les institutions
modernes, les séminaires créés dans ces derniers temps par le con-
cile de Trente, tandis que, sous nos yeux, aidés de toutes les res-
sources que donnent ces nouveaux établissements, ils ne réussissent
qu'avec peine à préserver de la décadence des paroisses autrefois
toutes chrétiennes.
Non, sans doute les évêques n'avaient point au septième, au hui-
tième et au neuvième siècles, des séminaires semblables à ceux qui
ont été établis dans ces trois derniers siècles ; mais ils avaient d'au-
tres séminaires qui leur donnaient des secours au moins aussi
abondants et aussi efiicaces.
Tous les monastères en effet, le monastère des clercs de l'évêque
d'abord, les autres monastères de clercs ensuite, les monastères de
moines enfin : tels étaient les anciens séminaires où les évêques pui-
saient sans cesse des coopérateurs. Du sixième au douzième siècle,
les monastères donnent tous des pasteurs aux paroisses. Dans les
campagnes désertes, ils y établissent des granges qui y attirent des
colons et donnent le plus souvent naissance à des villages ou a
des hameaux. Dans les villages déjà formés, ils établissent de petits
prieurés chargés du ministère pastoral. Chaque monastère a créé
et tient sous sa dépendance un grand nombre de petites commu-
nautés, semblables à la communauté mère, vivant de la même vie,
entretenues par elle, portant les secours de la religion avec l'ascen-
dant de leur vie plus austère partout où il y a un groupe d'habi-
tations séculières.
Au lieu d'un séminaire unique donnant aux paroisses des prêtres
séculiers remplis des vertus et de l'esprit de leur état, mais qui ne
gardent envers la maison qui les a formés d'autre lien que celui de
la reconnaissance; chaque diocèse possédait alors autant de sémi-
naires que de monastères, et ces monastères ne cessaient de retenir
dans le devoir et les règles de la vie enseignés à son foyer, les
prieurés et les petites communautés placés dans les paroisses, com-
munautés dont les membres lui demeuraient attachés par les liens
de la profession religieuse. « Partout à l'origine des choses, ainsi
que le confesse un de nos antiquaires, les couvents ont organisé le
198 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
culte dans les campagnes; tout dépendait d'eux ou de leur insti-
tution. Ils desservaient de grands cantons où il n'y avait encore
aucun clerc » séculier.
III
Répondrons-nous à une objection souvent répétée, depuis deux
cents ans? « Les moines, a-t-on dit, en prenant la direction des
paroisses, sortaient de leur vocation; car les moines ont pour fin, la
contemplation et non le service des églises. »
Cette objection procède d'un concept incomplet de l'état religieux.
Guillaume de Saint-Amour et plus tard les jansénistes, se sont re-
présenté le religieux comme étant essentiellement Vhabitant du
désert. Aussi demandaient- ils que les moines fussent chassés des
villes et relégués dans les solitudes (1). Avant tout, disaient-ils, il
faut leur interdire le ministère sacré, car « l'état religieux ou des
moines est de sa nature incompatible avec la charge des âmes et
avec les fonctions du ministère pastoral, et l'on ne peut leur ouvrir
l'entrée de la hiérarchie ecclésiastique, sans contredire de front les
principes de la vie monastique » (2). Pie VI dut condamner ces
erreurs : car, aux yeux de l'Église, l'état religieux ne consiste pas
essentiellement dans la retraite corporelle au désert, mais dans le
renoncement spirituel à tout ce qui retient l'âme dans les préoc-
cupations inférieures, c'est-à-dire aux richesses, aux plaisirs et à la
volonté propre : il est essentiellement, comme l'enseigne saint-
Thomas d'Aquin dans ses traités sur l'état religieux, « la perfection
du sacrifice conduisant à la perfection de la charité ». On l'appelle
Xétat de perfection; car le renoncement aux embarras du siècle,
est le moyen d'arriver plus sûrement, plus aisément et plus vite, à
la perfection de la vie chrétienne.
En conséquence, il est manifeste que tout en s' alliant facilement
avec une vie purement contemplative, l'état religieux n'exclut pas
nécessairement la vie active ou le service du prochain. Il est mani-
feste que s'il peut être embrassé par les laïques, il convient mieux
(1) « Unum tantum in unaquaque civitate admittendum monasterium,
idque intra mœnia civitatis, in locis abditioribus et remotioribus coUo-
caDdiim. » (Bulla Auctorem fidti, prop LXXXIV.)
(2) Statum regularem aut monasticum naiura sua componi non posse cum
animarum cura, cumque vitae pastoralis muneribus, nec adeo in partem
venire posse ecclesiasticœ hiérarchise, quin ex adverso pugnet cum ipsius-
met vitae monasticee principiis. » [Ibid.^ prop, LXXX.)
LES ANCIENNES PAROISSES MONASTIQUES 199
encore à l'état ecclésiastique. On doit en effet affirmer, avec les
anciens Pères de l'Eglise, que l'état ecclésiastique appelle à lui, par
de hautes convenances, l'état religieux, car il est désirable que les
pasteurs des ànaes tendent à la perfection la plus haute, et l'on ne
saurait méconnaître que -l'état religieux, sans être la perfection elle-
même, est la voie instituée dans l'Eglise pour y conduire ceux qui
l'embrassent. Rien donc d'anormal à voir les religieux, exercer,
dans l'antiquité et le moyen âge, les fonctions cléricales, à les voir
revêtus de l'épiscopat, du sacerdoce et des autres ministères sacrés.
Aussi saint Sirice, dans sa lettre décrétale à Himer, archevêque
de Tarragone, condamne ceux qui veulent interdire aux moines l'en-
trée de la cléricature et l'exercicp des fonctions hiérarchiques (1).
« La vie de ceux, qui ont renoncé au siècle, définit plus tard de son
côté le bienheureux Urbain II, au concile de Nîmes, (1096), est
conforme à l'institution apostolique; ils retracent en acte l'exemple
de la primitive Eglise, alors que tous les fidèles, n'ayant qu'un cœur
et qu'une âme, mettaient en commun tout ce qu'ils possédaient.
Sous ce rapport, elle est plus rapprochée de la perfection que celle
des prêtres séculiers. 11 nous semble donc que les moines, qui ont
tout abandonné pour Dieu, sont dès lors plus dignes que les autres,
quand ils sont promus au sacerdoce, d'administrer le baptême, de
donner la communion, d'imposer la pénitence, d'absoudre les
péchés. Piappelons-nous quel mérite aux yeux de Dieu acquièrent
des hommes qui pratiquent le précepte du Seigneur : Quitte tout
ce que tu as, viens et suis moi. Et ainsi comprenons que, vivant de
la vie des Apôtres, ils ont le pouvoir de prêcher, de baptiser, de
donner la communion, de recevoir les pénitents, de délier les
péchés (2). »
De saint Sirice, au bienheureux Urbain II, plus de dix papes répé-
tèrent le même enseignement. Et le Saint-Siège n'a cessé de con-
damner tous ceux qui ont prétendu trouver une incompatibilité entre
l'état religieux et les fonctions sacrées. Pie VI, à la suite de tous ses
prédécesseurs, condamne ce système comme faux, pernicieux, inju-
rieux envers les Pères et les saints évêques qui ont uni les insti-
(1) Monachos quoque, quos tameti morum gravitas et vitse ac fidei insti-
tutio sancta commendat, clericoruin ofBcii aggregari et optamus et volu-
mus. [Epist. ad Him, épis. Tarrac, cap. xiii. Migne, Patr. lat., t. XIU,
col. 1144.)
(2) Ap. Labbe, t. X, coi. 607.
200 REYOE DU MO>'DE CATHOLIQUE
tutions de la vie régulière, avec les fonctions de l'ordre clérical,
contraire à la pratique pieuse, ancienne et éprouvée de l'Eglise et
aux sanctions des souverains pontifes (Ij; car, conclut le grand
Pontife, les moines que recommandent la gravité des mœurs, la
pureté de la foi et la sainteté de la vie, peuvent être employés aux
fonctions cléricales, non seulement sans violation d'aucun précepte
et sans détriment pour la religion, mais avec beaucoup de profit
pour l'Eglise, sed et cimi multa iitilitate Ecclesise (2).
Au huitième et au neuvième siècles, alors que tant de con-
ciles prescrivirent à tous les clercs de mener la vie canonique,
canonice vivere, c'est-à-dire de vivre en communauté, les monas-
tères des clercs, monasleria clericontm, monasteria canonicorum^
ne sont pas moins nombreux que les monastères de moines, monas-
teria monachorum .
Or, prétendra-t-on interdire aux monastères de clercs le service
des paroisses? En quoi des clercs vivant en communauté, appliqués
aux exercices spirituels, au silence et aux pratiques de la mortifica-
tion par une règle qui leur prescrit à tout instant les œuvres les plus
saintes, seraient-ils moins propres au ministère des âmes que des
clercs isolés, que des clercs sécularisés? On ne pourrait sans folie
accuser les monastères de clercs d'oublier la fin de leur vocation
quand ils se chargent du soin des paroisses et y envoient leurs mem-
bres comme pasteurs.
Ce reproche serait-il mieux fondé à l'égard des monastères de
moines?
Autrefois, tout monastère établi dans une région se croyait chargé
de répandre la vie surnaturelle comme les bienfaits temporels sur
toute la contrée : il convertissait les païens qui s'y rencontraient
encore, il donnait aux chrétiens tous les secours spirituels dont ils
(1) Régula prima qutc statuit et universe ac indiscriminatim statum
xegularem aut monasticum naiura sua componi non posse cum animarum
cura, cumque vitee pasioralis muneribus, nec adeo in partem venire posse
ecclesiasticœ hierarcbiœ, quin ex adverso pugoet cum ipsiusmet vitœ mo-
nasticœ principiis, falsa, perniciosa, in sanctissimos Ecclesiie Patres et
prsesules, qui regularis vitœ instiiuta cum clericalis ordinis muneribus con-
sociarunt, injuriosa, pio, vetusto, probato Ecclesia3 mori, Summorumque
Ponlilicum sanctionibus contraria, quasi monacbi, quos morum gravitas
et vitœ ac fidei institutio sancta commendat, non rite nec modo, sine reli-
gionis ofFensione, sed et cum multa utilitate Ecclesiaî clericorum offlciis
aggregentur. (BuUa Auctorem Fidei, prop. LXXX.)
(2) luid.
LES ANCIEiNJNES PAROISSES MONASTIQUES 201
manquaient. L'état des peuples l'appelait à leur rendre ce service,
les évêques applaudissaient à son zèle. De nos jours, une admirable
congrégation d'enfants de Saint Henoît applique ses membres aux
missions : qui songe à accuser ces moines de transgresser la règle
de leur père? Les anciens moines ont tous été, plus ou moins, ce
que sont aujourd'hui les membres de cette nouvelle famille monas-
tique : appliqués avant tout à leur sanctification par la pratique de
la vie religieuse, ils ne refusaient point de travailler à la sanctifica-
tion du prochain partout où ils trouvaient le prochain dans la néces
site spirituelle : cet exercice de la charité pourrait-il être blâmé
IV
Une autre objection a été faite, quoique plus rarement, contre
cette ancienne union des paroisses aux monastères. « Les moines,
a-t-on dit, prenaient le gouvernement des paroisses, mais l'évêque
le perdait, l'autorité épisccpale se trouvait affaiblie de tout ce que
gagnait l'influence des réguliers. »
Quel évêque hésiterait, de nos jours, à sacrifier quelque chose de
son autorité sur les paroisses, quand à ce prix il devrait arrêter cette
lamentable décadence de la religion que nous devons tous déplorer?
La loi du pontificat à toutes les époques a été de procurer le plus
grand bien des âmes : si par des coopérateurs et des aides qu'il se
donnera l'évêque peut exercer une action plus salutaire, il n'hésitera
pas à appeler dans le champ du père de famille ces ouvriers pour
travailler â le féconder.
Mais il y a plus, l'autorité épiscopale n'est point diminuée sur les
paroisses parce qu'elles ont des moines à leur tête. L'évêque a le
premier la charge de la paroisse, le religieux appelé à la desservir
est essentiellement son aide; il gardera d'autant mieux dans le
ministère pastoral la dépendance qui lui convient vis-à-vis de
l'évêque qu'il s'est plus exercé à l'humilité; il mettra d'autant plus
de soin à observer toutes les ordonnances épiscopales qu'il est plus
habitué à une observance plus parfaite dans son monastère.
Autrefois, moins encore qu'aujourd'hui, l'évêque ne pouvait
craindre de porter préjudice à son autorité par l'introduction des
moines dans les paroisses. Car, du sixième au douzième siècle, les
moDastères des moines comme ceux des clercs étaient généralement
soumis à la juridiction épiscopale. Les évêques avaient le droit d'y
202 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
présider l'élection des abbés, de la casser même si elle n'était pas
faite régulièrement ; ils faisaient des règlements pour la réforme ou
le maintien de la discipline et la sauvegarde de tout leur état intérieur.
En un mot, les monastères dépendaient alors des évêques, comme
en dépendaient toutes les paroisses de leur diocèse, comme en
dépendent aujourd'hui les séminaires et tant de communautés reli-
gieuses si utiles et si florissantes.
Il n'y avait donc point, il ne pouvait y avoir de rivalité entre
l'évêque et le monastère, pas plus qu'aujourd'hui entre l'évêque et
son séminaire. Le monastère était comme la famille même de
l'évêque, celui-ci s'en remettait volontiers à l'abbé de pourvoir de
pasteurs les paroisses.
Ajoutez encore une considération. Dans la discipline de ces
anciens temps, celui qui fonde une église a le droit de patronage^
c'est-à-dire le droit de la pourvoir d'un service convenable sous la
juridiction de l'évêque. Le patron, duc, comte, baron, homme libre,
présente à l'évêque les clercs qui rempliront les fonctions sacrées
dans l'église qu'il a bâtie et dotée, L'évêque, après avoir accepté
ses services pour la construction et la dotation de l'église, lui recon-
naît le droit de l'aider dans la tâche d'y placer de dignes ministres.
Or, bien plus que les particuliers, les monastères sont appelés à
prêter un concours actif à l'évêque pour bâtir des églises et les
pourvoir de saints ministres. C'est pourquoi l'évêque, si empressé
partout d'accueillir l'aide des particuliers, est bien plus avide encore
de recevoir celle des monastères.
Et grâce aux monastères, en effet, de nouvelles églises s'élèvent
de toutes parts, des paroisses sont fondées dans tous les lieux. Les
paroisses reçoivent des pasteurs longuement formés à la vie spiri-
tuelle et au dévouement par la sainte discipline de l'état religieux,
pleins du plus pur esprit de l'Évangile; elles ne reçoivent pas seule-
ment un ministre isolé, mais une petite communauté d'hommes
apostoliques, qui, sous l'autorité des évêques et avec leur partici-
pation, font fleurir la religion dans le peuple chrétien.
Plus tard, au douzième et au treizième siècle, les religieux aban-
donnèrent peu à peu aux clercs séculiers le service des paroisses.
Rappelons en quelques mots les cau-es de ce changement.
LES ANCIENNES PAROISSES MONASTIQUES 203
Les monastères de clercs, après avoir été si florissants au hui-
tième et au neuvième siècle, tombèrent dans un effrayant relâche-
ment au dixième et au onzième. Saint Grégoire VIT en entreprit
la restauration et, dans trois conciles romains, il prescrivit à tous
les clercs d'Occident le retour à la perfection de la vie canonique.
Mais, sur ce point, le génie du grand pape rencontra des obstacles
que nous n'avons pas à raconter ici; la restauration de la vie cano-
nique ne fut que partielle : la plupart des clercs d'Occident, con-
tents de pratiquer la chasteté, abandonnèrent la vie commune et la
pauvreté religieuse; depuis cette époque, le plus grand nombre des
clercs furent séculiers.
D'autre part, les grandes abbayer, de moines perdirent la sévérité
de l'antique observance. En se relâchant dans la pratique de la mor-
tification, elles se privèrent de la fécondité spirituelle, inséparable-
ment attachée à la croix de Jésus-Christ. Alors, les grands monas-
tères, qui avaient compté autrefois six cents, cinq cents, trois cents
moines, n'en eurent plus que cinquante, trente et moins encore.
Comment, dans ces conditions, pouvaient-ils continuer de donner
des moines aux nombreuses paroisses qui leur étaient unies? D'ail-
leurs, ces moines relâchés se soucient peu d'exercer les fonctions
pastorales qu'ils trouvent trop pénibles. Il en résulte que les monas-
tères abandonnent le service spirituel des peuples à des prêtres
séculiers. Ils partagent avec ceux-ci les revenus de l'église, se
réservant ordinairement la plus grosse part et réduisant autant que
possible celle du clerc desservant. Ils nomment ce clerc en vertu du
droit de collation qu'ils conservent, débris d'une paternité plus
haute. Le plus souvent, ils cessent d'habiter le prieuré ou la maison
paroissiale; parfois, ils continuent à y résider pour y mener une vie
oisive et plus libre qu'elle ne serait au monastère.
Dans ces paroisses, les moines perdent partout leur ancienne
popularité, parce qu'ils n'y sont plus connus que par le droit de
percevoir les revenus. La dîme, autrefois payée avec tant d'amour
au pasteur désintéressé et dévoué qui la dépensait au service de
l'Eglise et des pauvres, commence à devenir odieuse, parce qu'elle
n'est plus la rémunération d'un service social et apparent.
Il est vrai qu'auprès des anciennes abbayes en décadence, de
nouvelles s'élèvent pleines de ferveur : telles sont les innombrables
abbayes de l'ordre de Cîteaux et de l'ordre de Prémontré. Mais les
nouvelles abbayes, à la différence des anciennes, n'aiment pas à
20Zl KEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
multiplier les petits prieurés, les celles, les granges. L'expérience
a montré que le relâchement s'introduit facilement dans les petits
prieurés et que de là viennent les abus qui pénètrent dans les
grandes maisons.
A raison de ce danger, les abbayes cisterciennes et prémontrées
montrent une grande répugnance, en général du moins, pour les
petites fondations. Il en résulte que la vie religieuse ne descend
plus comme autrefois dans les pai-oisses, elle ne se trouve plus en
contact immédiat et journalier avec le peuple. Les religieux se ren-
ferment dans les abbayes et laissent le clergé séculier s'étendre et
occuper la plupart des paroisses. Les églises cessent presque uni-
versellement d'être monastiques pour être séculières.
D'autre part, les évêques, auparavant si favorables à l'union des
paroisses aux monastères, la voient désormais avec une certaine
défaveur. A l'origine, cette union avait eu pour effet d'engager les
monastères à pourvoir les églises paroissiales de ministres sacrés ;
maintenant au contraire les religieux ont abandonné aux séculiers
les fonctions pastorales, et l'union des paroisses aux abbayes n'a
d'autre effet que de .soustraire aux évêques le droit de nommer les
pasteurs, et aux paroisses elles-mêmes la meilleure partie de leurs
revenus. Le droit de patronage ou le titre de curé, gardés souvent
par les communautés curés primitifs, n'est plus le droit des reli-
gieux à se dévouer eux-mêmes comme pasteurs à la sanctification
des âmes, c'est le droit de désigner des pasteurs en substituant
cette désignation à celle que la constitution primordiale de la
hiérarchie assure à l'évêque diocésain, et sans justifier cette déro-
gation à la juridiction épiscopale par aucun avantage spirituel des
populations.
De même les prêtres séculiers qui remplissent désormais le
ministère sacré se disent que la dîme est proprement et originaire-
ment due par les paroissiens à ceux qui leur donnent la nourriture
spirituelle. Ils subissent à regret l'état des paroisses unies au.
monastère, puisque cette union les prive d'une partie considérable
de leurs revenus naturels. Les pasieurs eux-mêmes sentent ainsi
peu à peu de l'éloignement pour les moines, patrons et collateurs,
et arrivent ensuite à concevoir de regrettables préjugés contre l'état
monastique lui-même. Quant aux populations, encore que les
monastères ne cessent de se montrer bienfaisants, toujours sensi-
bles au côté fiscal des institutions, elles oublient peu à peu les ser-
LES ANCIENNES PAEOISSES MONASTIQUES 205
vices anciens qui ont donné lieu à la perception des revenus ecclé-
siastiques par les monastères, services qui ne leur sont plus rendus
par les moines, et elles portent avec peine ce qui leur paraîtra une
charge sans compensation.
L'union des paroisses aux monastères, aux collégiales, aux cha-
pitres subsiste cependant encore quelques siècles, tant que l'en-
semble des institutions religieuses ne subissent pas de crise. Mais
quand éclate la Révolution, elle disparaît sans laisser de traces.
Devons-nous la regretter? Nous ne regrettons que la vie commune
au sein du clergé paroissial. Le Saint Esprit agite de toutes parts le
monde et remue les cœurs pour ramener cette grande restauration.
Puissent un jour nos paroisses revoir à leur tête comme dans les
beaux siècles, des clercs vivant dans l'état de perfection évangé-
liqueî
DoM Benoît.
1er NOVEMBRE (n» 89). 4^ SÉRIE. T. XXIV,
DE
L'INSPiRATION DE JEANNE D'ARC <"
APPEL A LA FRANCE ET A L'ÉGLISE
Voici un débat qui dure depuis plus de quatre siècles; un débat
où la gloire d'une des plus pures, des plus rayonnantes figures de
notre histoire nationale, et la gloire de la France elle-même, sont
intéressées, engagées. Jeanne d'Arc fut-elle inspirée de Dieu, ou ne
fut-elle qu'une hallucinée de la superstition? fut-elle une jeune fille
ignorante et.simple, séduite par sou imagination, à laquelle l'esprit du
temps prêta des ressources pour une séduction universelle et pour
des prodiges de vaillance et de patriotisme ? Ou fut-elle un ange envoyé
du ciel pour faire éclater la protection visible de Dieu sur la France,
et ramener, par un ascendant surnaturel, dont ses hauts faits d'armes
n'étaient que comme des éclairs, les esprits à l'ordre, les cœurs à
l'union, les caractères à l'obéissance; la France enfin à elle-même
et à ses rois?
L'histoire, depuis trois siècles, tourne autour de cette apparition
du salut, sans oser prononcer le jugement qu'elle porte en sa mémoire,
en son cœur et sur ses lèvres. Elle est éblouie par l'évidence des évé-
nements; l'admiration et la reconnaissance l'entraînent; mais son
peu de foi paralyse sa raison et lui enlève le bonheur de rendre hom-
mage à une vérité qu'elle aime. La crainte de paraître crédule la
(1) Je fais ici les protestations prescrites par N. S. P. le pape Urbain VIII
dans ses décrets des 13 mars et 5 juillet 1634. Mon intention n'est pas de
donner les faits que je raconte et qui passent la nature, comme ap^irouvés par
la sainte Église romaine, mais seulement comme certifiés par des témoignages
privés, etc.
DE l'inspiration DE JEANNE d'arG 207
rend ingrate et inconséquente. Plutôt que de reconnaître la main de
Dieu sur nous et sur nos destinées nationales, elle se résigne à bal-
butier des contradictions entre ce qu'elle voit et ce qu'elle croit, et
à laisser flotter son burin sans conscience en des hésitations doulou-
reuses, qui accusent presque également sa sincérité et son courage.
Toutefois, si elle n'est pas décidée comme il faudrait, l'histoire au
moins laisse entrevoir assez clairement, à travers le réseau des incer-
titudes de sa parole, de quel côté penche son cœur. Parmi cette foule
d'ouvrages inspirés par la mémoire de Jeanne d'Arc, et dont, selon
G. Gœrres, le nombre dépasse celui des années qui se sont écoulées
depuis le martyre de cette héroïne, à peine s'en trouve-t-il où sa
mission surnaturelle ne soit assez nettement accusée pour tous les
yeux qui savent et veulent voir. Shakespeare lui-même, tout Anglais
qu'il est, subit l'empire des faits; et, pour échapper cà !a flétrissure
dont la mort de la Pucelle a marqué sa nation pour tous les siècles,
et cependant n'admettre point des phénomènes sans cause, il aime
mieux la dire inspirée, armée, conduite par les puissances de l'enfer.
L'n seul homme s'était levé, après trois siècles d'hommages plus ou
moins explicites, mais universels, pour profaner effrontément ce
grand nom et traîner cette sainte renommée dans des pages d'un
cynisme sacrilège qui étonne le vice. Mais cette grande insulte à la
patrie, cette débauche du talent, ce crime du génie, comme l'ap-
pelle Chateaubriand, n'était/; 02/;* cet insolent ôlasphémateur quî une
de ses mille manières de braver Dieu et de se déclarer l ennemi
personnel du Sauveur des hommes (1). Il fallait peut-être à Jeanne
d'Arc, après son bûcher allumé par la haine du nom français, cette
suprême gloire d'être attachée à la colonne à'infamie avec la religion,
avec Jésus- Christ, et par la môme main infâme.
La conscience publique s'est détournée avec horreur et dégoût de
cette prostitution de l'esprit et de la langue. La France a flétri le
sacrilège et revendiqué sa propre gloire. La poésie s'est empressée
de réparer les outrages dont le dernier des hommes l'avait rendue
coupable. Il suffit d'indiquer, entre autres, les chants inspirés par
Jeanne d'Arc, à Schiller, à C. Deiavigne, à A. Soumet. De grands
peintres sont venus pieusement transfigurer dans la lumière de leur
pinceau celte victime de la religion et de la patrie, qu'avait salie
une plume criminelle. D'illusti'es princesses ont mis la gloire de leur
(1) J. de Alai^ire.
208 REVUE DL" MONDE CATHOLIQUE
génie et de leur foi à venger par leur ciseau, dans un marbre immor-
tel, la pureté, la piété, le courage, l'humilité, l'inspiration de la
simple et radieuse fille des champs. Par crainte d'être jugée complice
d'un attentat sans nom, l'histoire est devenue, en cet endroit, plus
explicite et plus chrétienne, et le roman lui-même n'a osé toucher
depuis à cet épisode de faits de notre honneur national qu'avec un
respect patriotique et religieux. « Aujourd'hui, dit Chateaubriand,
Voltaire lui-même serait forcé d'être Français par ses sentiments
comme par sa gloire. »
Nous en étions là, et nous pouvions espérer que c'en était fait
désormais de toute entreprise coupable sur la vierge d'Orléans. Les
moins crédules, les moins chrétiens disaient avec Chateaubriand :
(( Quelque chose de miraculeux dans le malheur comme dans la
prospérité se mêle à l'histoire de ces temps. Une vision extraordinaire
avait ôtéla raison à Charles VI, des révélations mystérieuses arment
le bras de la Pucelle; le royaume de France est enlevé à la race de
saint Louis par une cause surnaturelle; il lui est rendu par un iwo-
dige. — On trouve dans le caractère de Jeanne d'Arc la naïveté de
la paysanne, la faiblesse de la femme, l' inspiration de la sainte^ le
courage de l'héroïne. » Mais voici qu'un poète français, de la famille
des Chateaubriand, un homme que nous avions tous aimé, que nous
voudrions pouvoir toujours honorer, s'en vient hier, dans un recueil
destiné à devenir populaire, sous de beaux prétextes de civilisation,
avecl'apparent dessein de glorifier la patrie, ravir ouvertement, el
par un jugement délibéré, à notre sainte héroïne l'auréole de son
inspiration, à sa mission le caractère surnaturel, à ses actions le
caractère miraculeux. Après avoir dit que l'historien ne doit pas
discuter, mais raconter des événements de l'ordre de ceux qui rem-
plissent la courte vie de Jeanne d'Arc; après avoir reconnu que
cette histoire est plus semblable à un récit de la Bible qu à une
page du monde nouveau; après avoir reconnu que lorsqu'on veut
analyser la flamme, on s'y éblouit et on s'y brûle, M. de Lamartine,
dans le deuxième numéro de son Civilisateur, pose et soutient toute
une thèse philosophique contre les révélations mystérieuses qui
arment le bras de la libératrice de la France. Il s'arme lui-même de
dédains très hautains contre ce qu'il appelle les crédulités populaires,
les puérilités de l'imagination populaire, et tombe ainsi, sans le
vouloir, j'aime à le croire, dans ce qu'il avait réprouvé, le sarcasme,
cette impiété contre l admiration, dont un grand homme, ajoute-
DE l'inspiration DE JEANNE d'aRG 209
t-il, a -profané son génie en cherchant à profaner cette pauvre
martyre de la patrie.
Il faut l'entendre dans sa langue sonore et trop peu articulée.
« Jeanne d'Arc iwipour son temps non seulement l'inspirée du patrio-
tisme, mais l'inspirée de Dieu. — Ces inspirations, dont les crédulités
populaires font des merveilles, sont-elles, en effet, des miracles
surnaturels ; des évocations matériellement divines, appelant par
leurs noms des jeunes filles dans la foule, pour leur donner la mission
de sauver leur nation? Ou sont-elles simplement des miracles natu-
rels, des sommations muettes de l'inspiration intérieure, des contre-
coups épars et répercutés de l'impression d'un peuple entier résu-
mant ses souffrances dans un seul cœur, son cri dans un seul cri, et
opérant ainsi par une seule main le prodige du salut de tous?
L'historien sérieux ne se pose seulement pas ces questions et ces
doutes; il n'introduit pas dans l'histoire les puérilités de l'imagina-
tion populaire. » Lors même que la plupart de ces syllabes se
tiendraient debout sur un sens quelconque, qu'il y aurait quelque
antithèse raisonnable entre des sommations muettes de f inspiration
intérieur et des évocations matériellement divines, M. de Lamartine,
quoique grand poète et historien sérieux, sans doute, pourrait bien
se poser des questions qui ont occupé Chateaubriand, Schiller et
Shakspeare, G. Gœrres, de Barante, Lebrun des Charmettes et tous
les autres princes de l'histoire et de la poésie. Que parlez-vous de
crédulités populaires devant ces grands noms? que parlez-vous des
temps de Jeanne d'Arc devant l'autorité des plus grandes illustra-
tions de votre propre siècle? que parlez- vous de puérilités de
l imagination devant une instruction qui se poursuit depuis plus de
quatre cents ans en présence du monde entier ? Un historien sérieux
sait parfaitement que : (( cette histoire merveilleuse a paru à la
postérité plus digne que toute autre d'une attention spéciale et d'un
examen approfondi. Tous les états et toutes les classes ont trouvé,
dans son infinie variété, une matière inépuisable. Jeanne d'Arc a
été célébrée dans les domaines les plus divers de la science humaine,
par des historiens, des romanciers, des théologiens, des philosophes,
des jurisconsultes, des tacticiens et des politiques, des généalogistes
et des écrivains héraldiques, des prédicateurs et des orateurs, des
poètes épiques, tragiques et lyriques, des magnétiseurs, des démo-
nologues et amateurs de sorcellerie, des rapsodes, des encyclopé-
distes, des journalistes, des critiques... Et toujours, le souvenir de
210 REVUE DU MO>,DE CATHOLIQUE
la Puceile brille au ciel des temps passés, comme une étoile rayon-
nante, signe admirable de la miséricorde divine (1). »
Avant d'être ainsi soumise au van de la postérité, l'inspiration de
Jeanne d'Arc avait subi la contradiction passionnée et l'incrédulité
universelle de ceux-là mêmes que Dieu voulait sauver par elle. Elle
ne fut acceptée ni de sa famille, ni du roi, ni des hommes d'armes,
ni des hommes d'Église, qu'après mille efforts et sur les preuves
multipliées de sa mission divine. Son père parlait de la jeter à l'eau,
le sire de Beaudricourt voulait la souffleter, le curé de Vaucouleurs
venait pour l'exorciser; la petite escorte qui était chargée de la con-
duire près du roi, à Chinon, eut le dessein, la prenant pour une folle
et redoutant les dangers auxquels elle l'exposait, de la mettre en
lieu sûr, après l'avoir outragée. Le roi refusa d'abord de la voir, et
la remit aux mains des conseillers ecclésiastiques, juges autorisés
pour le discernement des esprits. Ce ne fut qu'après de longues
discussions, et lorsqu' après avoir souvent vu et entendu la merveil-
leuse jeune fille, les principaux seigneurs et prélats commencèrent
à croire qu'elle était inspirée de Dieu, comme elle-même le disait,
qu'on décida enfin que Jeanne serait présentée au roi. Charles VII,
à ce moment encore, voulut la renvoyer dans son pays sans l'en-
tendre. Sa prudence ne se croyait pas suffisamment abritée contre la
surprise et le ridicule. Sur les instances de la cour, dont l'incrédu-
lité était déjà vaincue, le roi consentit néanmoins à soumettre la
prétendue inspirée, qui lui promettait la victoire à Orléans et le
sacre à Reims, à une double épreuve de son choix, où devait éclater
l'esprit auquel elle obéissait. L'épreuve fut en effet décisive en
faveur de la Puceile. L'incrédulité du roi fut vaincue, comme l'avait
été celle de la cour. Cependant la mission de Jeanne n'est pas
encore assez reconnue pour que le secours de son bras soit accepté.
« Elle est de nouveau interrogée sur ses desseins par une res-
pectable assemblée à laquelle assistaient, entre autres, quatre évê-
ques et le duc d'Alençon. Elle répondit, comme la première fois,
qu'elle venait de la part de Dieu... Mais tous ces hommes réunis
n'osèrent pas prononcer dans une affaire aussi importante. Ils crai-
gnaient les railleries de l'ennemi... C'est pourquoi l'on résolut de
l'envoyer à Poitiers. Là se trouvaient un parlement et une Univer-
sité, où l'on comptait un grand nombre de savants et de maîtres,
(1) Gœrres.
DE l'inspiration DE JEA^NE d'ARG 211
qui durent interroger Jeanne derechef... Le roi s'y rendit pareil-
lement. Ainsi fut convoquée dans cette ville, par ordre du Conseil
royal, sous la présidence de l'archevêque de Reims, chancelier du
royaume, lequel ne voulait pas croire aux promesses de la Pucelle,
une grande et solennelle assemblée de docteurs, de professeurs et
de jjacheliers, versés dans les saintes Ecritures et dans le droit civil
et ecclésiastique, à l'effet d'examiner la doctrine et la foi de cette
jeune fille qui se disait envoyée de Dieu pour rétablir le roi dans sa
puissance. Ils devaient déclarer au roi, leur maître, si elle disait
vrai, et s'il pouvait en bon chrétien, accepter son secours...
« Les professeurs, les docteurs et les bacheliers commencèrent
l'un après l'autre à lui démontrer, par toutes sortes de preuves
savantes, qu'on ne pouvait ajouter foi à sa mission divine. Jeanne
ne se laissa point embarrasser. Elle opposa à toutes leurs raisons, à
toutes leurs questions, à toutes leurs subtilités, de si solides et si
belles réponses, que les professeurs et les docteurs secouèrent la tête,
en disant qu'un savant ne parlerait pas mieux. Puis quand elle leur
raconta comment les anges et les saints lui étaient apparus, et lui
avaient parlé de la graiide pitié qui était au royaume de France;
comment là-dessus elle avait pleuré, et comment les saints lui avaient
ordonné d'aller trouver le capitaine de Vaucouleurs et lui avaient
promis de la conduire heureusement dans son dangereux voyage
vers le roi; quand elle exposa tout cela, ce fut avec tant d'élévation
et de dignité, que les savants furent étonnés d'entendre une simple
et ignorante bergère dire des choses si merveilleuses et répondre
d'une manière si habile et si sage à toutes les questions et à tous les
doutes. »
Ils ne se rendirent pas pour cela. Les difficultés de la science
s'amoncelaient; les interrogatoires se multipliaient; les informations
et les questions ne finissaient pas. Ainsi se réaUsait ce qu'elle avait
annoncé, chemin faisant : « En mon Dieu, je sçay bien que j'auray
beaucoup à faire à Poictiers où on me meine; mais Messire m'ay-
dera. » Dieu, en effet, l'assista d'une manière visible dans cette lutte
acharnée qu'elle eut à soutenir pendant plusieurs jours, en pubhc et
dans le secret, contre l'incrédulité raisonnée, savante des docteurs.
Il lui fut probablement plus facile de délivrer Orléans des Anglais
que de débarrasser de leurs doutes les professeurs et les bacheliers.
Elle en vint cependant à bout. Le parlement et l'université avaient
beau prétendre que ce qu'elle disait leur semblait impossible à faire,
212 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
disans que ce n' estait que resveries et fantaisies ; Un y eust cellinj,
quant il en retournait et F avait auye, qui ne dist après que c es-
tait une créature de Dieu.
Christophe d'Harcourt, évêque de Castres, déclare enfin qu'il la
croyait envoyée de Dieu, et les savants examinateurs formulèrent
leur avis, en disant qu'elle était bonne chrétienne et vraie catholique;
que, vu ses bonnes mœurs, sa simplicité, sa réputation sans tache,
la sainteté de sa vie et la sagesse de ses paroles, ils estimaient qu'on
devait tenir ses réponses pour des inspirations de Dieu ; et que le roi
pouvait accepter ses services et l'envoyer à Orléans.
La réserve et la prudence avaient, ce semble, pris des précautions
en rapport avec l'importance de l'affaire; l'historien le plus grave
s'en fût montré satisfait; le tribunal le plus sévère n'eût pas poussé
les minuties de la procédure aussi loin que le firent le parlement et
l'université de Poitiers. Le roi Charles VII ne s'en contenta pas; il
voulut encore consulter les prélats et les personnages les plus consi-
dérés du royaume, et ce ne fut que sur leur réponse favorable qu'il
se décida à donner à Jeanne d'Arc la permission de paraître devant
l'ennemi à la tête de la chevalerie française, pour accomplir la volonté
de Dieu.
On le voit avec évidence : alors, comme aujourd'hui, les affaires
graves étaient soumises à un sérieux examen ; alors, comme aujour-
d'hui, on savait que c'eût été une légèreté condamnable de confier,
sm' de simples paroles, les destinées du royaume aux mains d'une
jeune fille inconnue. Les hommes de cette époque n'étaient pas aussi
superstitieux qu'il nous plaît de le dire. « Ils savaient y regarder de
près lorsqu'il le fallait ; mais ils ne fermaient pas dédaigneusement
les yeux à toutes les choses miraculeuses et divines, sans même dai-
gner approfondir les faits où il plaît à l'éternelle Sagesse d'agir
autrement que ne le conçoit l'entendement humain dans sa vanité
et son indigence (1) . »
A ces faits, M. de Lamartine se contente d'opposer l'autorité de
ces paroles tombées hier de sa plume : « La jeunesse, la beauté, l'in-
nocence et la sainte candeur de la jeune fille furent sans doute le
charme surnaturel qui fléchit les cœurs... Les femmes de la cour,
faciles à croire, portées à séduire et à être séduites, sentaient que les
moyens humains de relever la cause du roi était épuisés, et qu'un
(l) G. Goerres.
DE l'i]N'SPIEATIO.\ DE JEA>.\E d'aRG 213
ressort surnaturel^ vrai ou supposé^ pouvait seul rendre l'enthou-
siasme avec l'espérance aux soldats et aux peuples. Politique ou
crédulité^ tout était bon pour une cause vaincue et désespérée ! »
■ Lorsqu'on fait ainsi l'histoire, on n'est plus un historien assez sérieux
pour avoir le droit de parler des crédulités populaires et des puéri-
lités de r imaginât 1071.
Nous savons maintenant quelles barrières Jeanne d'Arc eut à ren-
verser pour arriver jusqu'au roi de Bourges, quelles luttes elle eut
à soutenir pour faire accepter son inspiration et ses services. A ce
point de son histoire, la critique doit se recueillir et se demander,
chercher avec sévérité, mais avec impartialité, le mot de cette diffi-
cile victoire. Par quels moyens la bergère dédaignée, moquée, mépri-
sée, repoussée, parvint-elle à triompher de tant et de si invincibles
obstacles? La Hire avait beau s'écrier :
Il n'est dans le malheur.
De prodiges pour moi que ceux de la valeur.
. . . Préférons, sous les murs d'Orléans,
Aux luttes d'une femme, un combat de géants!
La Hire subit, comme le roi, comme Dunois, comme la cour,
comme le parlement, comme l'université, comme les évêques,
comme le peuple, l'ascendant d'une enfant dont il devint, comme
tous les héros ses compagnons d'armes et les émules de sa vaillance,
le docile et fidèle chevalier, l'écoutant au conseil et la suivant au
combat, lui obéissant partout. Quel fut le secret de ces étranges évé-
nements? Ce ne fut pas la surprise : jamais envoyé de Dieu, ou
ministre des puissances de la terre, ne fut arrêté si longtemps au
seuil de sa mission ; jamais prétention ne traversa plus d'épreuves.
Ce ne fut point la cabale; Jeanne d'Arc fut toujours seule et contre
tous, à Domremy, à Vaucouleurs, à Chinon, à Poitiers, partout; elle
n'eut de complices que ses vertus et les esprits qui, disait-elle, lui
parlaient. Ce ne fut pas la science : elle ne savait ni a ni 6, elle ne
signait pas son nom, et la science la persécutait. Ce ne fut point une
longue préparation mystérieuse et des moyens de séduction élaborés
dans l'ombre : sa vie avait été et resta toujours exposée à tous les
regards; elle était surveillée, épiée par la curiosité et par l'autorité.
Que pouvait d'ailleurs une jeune fille de dix-huit ans, dépaysée de
lieux et d'habitudes, au milieu d'un camp hostile, en face d'une
21A REVUE DU MO:\DE CATHOLIQUE
cour molle, qui trouvait dans le plaisir une suffisante compensation
à la perte d'un royaume ; en présence de guerriers dont l'impéné-
trable armure et la lance aussi fière que le cœur n'avaient pu sauver
la patrie de sa ruine? La houlette de Jeanne d'Arc relever, rétablir
tout ce que n'avait pu défendre et préserver Dunois, La Hire et
Xaintrailles, avec leurs invincibles épées et leurs vaillants hommes
d'armes ! Ce seul énoncé accuse une folie ou présage un miracle. Il
n'y a que Dieu qui puisse confondre la force par la faiblesse, et ren-
verser ce qui est par ce qui n'est pas. Dieu se plaît à ces jeux de sa
puissance, pour pousser à bout nos présomptions, et nous démontrer
qu'il ne se dessaisir jamais du gouvernement des choses d'ici-bas,
Jeanne d'Arc affirma, soutint et prouva son inspiration devant ses
juges de toute robe et de tout esprit ; voilà tout son secret, le secret
qui ressort des faits les plus avérés, et qui seul explique sa première
comme ses dernières victoires. Sa parole, ainsi qu'il arrive toujours
chez les inspirés que Dieu fait parler, portait avec elle son
autorité, sa lumière et son efficacité, son propre témoignage; un
témoignage qui subjugue les plus rebelles, et leur fait dire : Vrai-
ment, le sceau de Dieu est ici! Elle se présentait au nom du Ciel,
sans rien perdre de sa simplicité ; elle promettait les événements les
plus incroyables pour l'avenir le plus prochain, avec cette assurance
sereine qui parle parce qu'elle sait, et sans enthousiasme. Eile sanc-
tifiait la plus belle des causes, et authentiquait ses affirmations par
une vie irréprochable devant la science, devant la foi, devant la
vertu. D'elle aussi il fut proclamé quelle était une femme de sain-
teté, et il ne se trouvait perso}i7ie qui dît contre elle une parole
de mal. (1)
Cependant son inspiration avait besoin encore d'autres témoins.
Il faut révoquer en doute toute son histoire, ou bien il faut recon-
naître que Jeanne d'Arc fut ce qu'elle devait être pour obtenir
créance; elle avait reçu, eii sa main et sur ses lèvres^ la parole des
sigjies (2); elle fut thaumaturge et prophète. Elle faisait des miracles
et rendait des oracles. Il le fallait bien, puisque le miracle et la pro-
phétie sont les moyens adoptés de Dieu pour autoriser les siens
auprès des peuples, et puisque les peuples ne reconnaissent avec
sûreté les ambassadeurs de la majesté divine qu'à ce double carac-
(1) Judith, Mil, 8.
(2) Psaume civ, 27.
DE l'inspiration DE JEANNE d'aEG 215
tère extérieur et sensible (1). Jeanne d'Arc sait et annonce, sept ans
à l'avance, les deux grands événements dont elle est appelée à être
l'instrument; et, dès cette époque jusqu'à l'heure où la bannière du
salut de la France lui fut confiée par ordre du roi, elle se frayait la
voie à la réalisation de sa mission par un public et continuel col-
loque avec l'avenir, auquel l'avenir ne manqua jamais de répondre.
A ceux qu'elle devait convaincre, elle donnait rendez-vous devant
telles ou telles manifestations libres de la volonté divine, et la
volonté du Ciel se manifestait toujours au jour et à l'heure fixés
d'avance, en la manière qui avait été prédite. C'est ainsi qu'elle
annonça, et que se réalisèrent, sa réussite auprès du sire de Bau-
dricourt, son heureux voyage à Chivion, son audience à la cour, la
mort si prochaine du cavalier qui l'outrageait de son regard et de
sa parole, à son entrée au château ; son triomphe à Poitiers, et
finalement toutes les péripéties de ses longues et douloureuses
épreuves. C'est ainsi que son œil découviit, sous l'autel du sanc-
tuaire de Fierbois, cette épée merveilleuse et inconnue qui, dans sa
main, devait toujours vaincre sans jamais blesser; c'est ainsi qu'elle
sut aller droit au roi malgré son déguisement, et lui découvrir le
secret et l'inquiétude de ses propres pensées, quoique Dieu seul en
eût été le confident. Chacune de ses paroles avait un écho certain
dans les faits qu'elle annonçait. Voilà pourquoi l'on ne la crut plus
folle lorsqu'elle disait : « Je suis envoyée de Dieu ici pour vous
porter secours à vous, gentil sire, et à votre royaume; et le Roi du
ciel vous commande par ma voix de vous faire sacrer et couronner
dans la ville de Reims, et vous deviendrez le vicaire du Roi du ciel,
couime tout vrai roi de France doit l'être. » On remit en ses virgi-
ginales mains les destins de la patrie, naufragée entre la démence
d'un roi, les déportements d'une reine dépravée et dénaturée, et
l'isolement découragé d'un dauphin trahi par sa mère, exilé par sa
capitale, découronné avant d'être monté au trône, réduit à un
trésor de quatre écus, et au dévouement désespéré de la ville d'Or-
léans qui, déjà, avait ouvert des négociations avec ses ennemis.
(I) Et voici commpnt l'enteodaient les examinateurs de Jeanne. C'est
F. Séguin qui lui adresse la parole : « Dieu ne veut point qu'on croie à vos
paroles, à moins que vous ne fassiez voir un signe par lequel il demeure
évident qu'il vous faut croire. Nous ne conseillerons donc point au roi, sur
votre simple assertion, de vous confier des gens d'armes pour que vous les
mettiez en péril, si vous ne nous dites pas autre chose. » A la bonne heure I
2îi6 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Nous touchions à ces jours où, dans leur sang plongées,
Les grandes nations de forfaits surchargées
Périssent... si bientôt, rétablissant leurs droits,
Dieu même ne s'assied au conseil de leurs rois,
S'il ne vient sous les murs des villes alarmées
Marcher à découvert en avant des armées!
C'était l'heure du miracle : le miracle se fit; et la suite démontra
surabondamment, de Tours à Blois, de Blois à Orléans, d'Orléans à
Reims, de Reims à Paris, à Compiègne et à Rouen, que l'esprit de
Dieu était sur cette vierge de salut. Elle savait, elle annonçait tout
ce qui devait arriver; la fin des tempêtes et les suspensions d'armes;
ses victoires et ses blessures ; les attaques et les capitulations ; la
mort prochaine, inévitable de cet insolent Anglais, l'arrivée inatten-
tendue de ce héros fidèle, de ce convoi si nécessaire. Ses voix la
venaient exactement informer des conseils du Très-Haut, et elle
û'ignora rien ni des malheurs qui l'attendaient, sa mission accom-
plie, ni de l'issue de son procès, ni même l'heure de sa mort. Elle
fut assistée et inspirée jusqu'à la fin. Le procès de Rouen ajoute
autant à sa gloire d'Orléans et de Reims, à sa gloire d'envoyée de
Dieu, que ses hauts faits d'armes avaient ajouté d'évidence et de
certitude à ses promesses et à ses afiirmations de Chinon et de
Poitiers.
Demandez maintenant à M. de Lamartine d'où venaient à la
Pucelle toutes ces lumières sur les choses qui n'étaient pas encore,
il vous répondra que son cœur î illuminait ^ que le génie est une
inspiration du cœur. Evidemment cette explication est aussi simple
que celle donnée par l'illustre poète de l'ascendant de Jeanne d'Arc
sur la cour et l'armée de Charles VIL Mais ne serait-elle pas trop
naïve pour un grand historien? 0 poète, ô historien, ayez moins
peur de trouver Dieu ! Vos devanciers écrivaient : Gesta Dei per
Frayicos, pourquoi n'auriez-vouspas écrit : Gesta Dei per puellam?
Est-ce que l'héroïsme de Jeanne d'Arc serait amoindri par son com-
merce avec les anges et les saints ? Est-ce que l'inspiration ôterait
quelque chose à génie et à son patriotisme ? Ne dites pas :
La France dans le ciel tient-elle tant d'espace?
Vous ne seriez plus assez Français pour chanter nos gloires
nationales. Chrétien éperdu dans le vague de vos pensées, vous avez
encore commis cette phrase qui offense du même trait de plume la
DE L INSPIRATIOx\ DE JEANINE D AFxC 217
France et la foi : « Quand tout est désespéré dans une cause natio-
nale, il ne faut pas désespérer encore s'il reste un foyer de résis-
tance dans un cœur de femme; qu'elle s'appelle Judith, Clélie,
Jeanne d'Arc, la Gava, V. Colonna, Charlotte Corday. A Dieu ne
plaise que je compare celles que je cite. Judith et Charlotte Corday
se dévouèrent, mais se dévouèrent jusqu'au crime... Leur dévoue-
ment fut célèbre, mais il fut flétri. C'est juste ! » Charlotte Corday
flétrie! et par qui, je vous prie? Vous-même ne l'aviez pas osé dans
vos Girondins. Mais Judith criminelle et flétrie! Ceci peut bien
faire comprendre pourquoi vous ne croyez pas à l'inspiration de
Jeanne d'Arc; mais qui peut respecter désormais vos jugements?
Si les licences de votre verve ne s'arrêtent pas sur les limites du
blasphème, on flétrira deux fois votre plume comme coupable de
forfaiture contre le bon sens et contre la religion; et ce sera juste!
Il est remarquable, pour le dire ici en passant, que M. de Lamar-
tine, on ne sait par quel faux point de vue et dans quel intérêt, n'a
de sévérités que pour les types vertueux de l'histoire, tandis qu'il
n'a que des caresses pour les criminels de tout étage, pourvu qu'ils
soient fameux. Il semble obéir à un égal besoin d'entamer les vertus
de Louis XVI, par exemple, et de sa fille Marie-Thérèse, et de célé-
brer les vertus domestiques et publiques de leurs bourreaux. Le
plus ferme jugement qu'il se permette de porter sur les mémoires
les plus sinistres, est celui-ci, avec ses variantes :
Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
N'est pas une de vos vertus !
Mais, enfin, il est des figures dans l'histoire auxquelles le pinceau
de M. de Lamartine n'a plus le droit de toucher ; des vertus qu'il
ne lui est plus permis de peser dans sa balance faussée. Celles de
Judith sont de ce nombre, la gloire de la main de Dieu la protège.
Je voudrais, et il me semble que tout Français et tout chrétien doit
vouloir qu'il en fût ainsi de celles de Jeanne d'Arc. Et c'est pour
cela que je me permets d'adresser cet appel à la France ôt à l'Eglise :
à la France, pour qu'elle prenne en main la revendication de toute
la gloire de celle qui fut le salut de ses rois, la libératrice de son sol.
la protectrice de sa foi; à l'Eglise, pour qu'elle mette en lumière, à
la face de l'univers, et consacre, s'il y a Heu, par son jugement
solennel et irréfragable, la vérité de son inspiration, l'héroïsme de
ses vertus, la sainteté de sa vie. Le temps est peut-être venu de
218 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
cette suprême réparation. La France nouvelle doit, pour se faire par-
donner, acquitter noblement toutes les dettes de notre passé, et elle
semble le vouloir faira. Or, quelle dette plus sacrée que celle de la
reconnaissance? et quelle reconnaissance la nation française ne doit-
elle pas à Jeanne d'Arc! Nous n'avons qu'un moyen de l'élever jus-
qu'à la hauteur des services rendus, c'est de provoquer, par un élan
national, le procès de canonisation de celle qui, de par Dieu, au prix
de ses humiliations, de ses héroïques travaux et de la mort la plus
cruelle, nous conserva notre nom, notre nationalité et notre reli-
gion (1). L'exécrable procès de l'héroïne fut revisé pour l'honneur de
la patrie et la honte de l'Angleterre. Le procès de la sainte devrait
enfin être jugé par le seul juge compétent, par l'Eglise, à l'instance
de la France, seule partie digne de poursuivre une pareille ven-
geance contre les faiblesses de l'histoire, et d'arrêter ainsi à tout
jamais l'audace des écrivains les moins Français et les moins chré-
tiens. Quelque blasphémateur obscur pourrait bien encore attenter à
l'auréole de la sainte, mais le jugement de la postérité serait irrévo-
cablement fixé. Chacun, depuis l'enfant qui apprend les éléments
de nos fastes, jusqu'à l'annaliste qui enregistre les événements de
notre gloire, serait débarrassé de ce chaos d'incertitudes et de con-
tradictions qui font que celui-ci n'ose risquer son jugement, et que
celui-là n'entrevoit, dans le plus merveilleux instant de notre vie
nationale, qu'une espèce de conte arabe et n'ajoute presque pas foi
à sa réalité.
Il en serait à l'avenir de Jeanne de Domremy comme de sainte Gene-
viève de Nanterre. Leurs personnes et leurs vies seraient également
sacrées pour tous les honnêtes gens, de même que leur mission
fut également providentielle, également salutaire à la France. Il a
plu à Dieu que la nation la plus fière, la plus guerrière, la plus
hardie de la terre, deux fois, en dix siècles, ait dû sa défense et sa
délivrance à deux simples jeunes lilles appelées à leurs miraculeuses
destinées parmi la paix des champs et la sainteté de la vie pastorale.
Oui, une bergère, quoi qu'en disent les Débats d'hier, nous fut
donnée, à notre premier âge, pour nous préserver des ravages
d'Attila, le fléau de Dieu; une bergère nous fut donnée, à notre
(l) Tout le monde sait qu'un siècle après Jeanne d'Arc la royauté et l'épis-
copat d'Angleterre se séparèrent de l'unité ca holi (Ue et entraînèrent vio-
lemment la nation dans leur apostasie. Que fût devenue notre fo', si nous
n'avions pas été délivrés du joug étranger?
DE l'inspiration DE JEAÎNNE d'aRG 219
âge moyen, juste mille années après, pour nous délivrer des étreintes
du léopard anglais, l'ennemi le plus puissant et le plus terrible
qu'ait connu la France. L'une et l'autre furent remplies de l'esprit
du Seigneur, dès leur plus bas âge; l'une et l'autre eurent quelque
chose à souffrir de leurs familles, et furent calomniées par l'incré-
dulité; l'une et l'autre virent leur inspiration reconnue par les gar-
diens de la foi et les juges des esprits; l'une et l'autre commandèrent
des convois guerriers; l'une et l'autre possédèrent l'amitié des rois
de France, leurs contemporains; elles eurent la même dévotion à
leurs saints de prédilection, le même zèle de la foi, le même amour
de la France, la même pratique des plus belles vertus; mais l'une
mourut chargée de jours et de grâces, au milieu de la vénération
publique; et l'autre, chef-d'œuvre accompli en quelques jours,
météore de salut pour les siens, de terreur pour l'ennemi, s'éteignit
à la première fleur de sa jeunesse, dans les ilamraes de son martyre,
laissant après elle, dans l'histoire de sa passion et de sa mort, l" éclat
éblouissant de la sainteté la plus héroïque. Et celle-ci, c'est Jeanne
d'Arc.
A l'heure où s'écrivent ces lignes, la patrie reconnaissante et
repentante rouvre et purifie, par son pieux concours et par ses
prières, le temple longtemps profané de la vierge de i\anterre,
patronne de Paris (1). Ces hautes et magnifiques voûtes, ce dôme
splendide ont enfin retrouvé leurs écbos : la France s'en applaudit,
la religion en est consolée. Vienne maintenant la réparation que j'ose
proposer en faveur de la vierge de DoLuremy, et le parallèle entre
ces deux pures créations de l'amour de Dieu sur uous sera complet!
Jeanne d'Arc n'a pas de temple parini nous; elle n'en pouvait avoir
jusqu'à ce que l'Eghse eût inscrit son nom sur ses diptyques sacrés.
Mais c'était à la France à provoquer, suivant l'ordre des temps
modernes, le jugemeut de l'Église, ainsi que, suivant l'ancien usage
des fidèles, elle s'était empressée d'élever un oratoire sur le tombeau
de Geneviève. Lors même que l'Eglise aurait cru devoir différer,
refuser, si l'on veut, sa sentence, la démonstration de la France
n'en eut pas moins couronné la mémoire de la Pucelle d'une nou-
(1) En t853, le grind et magnifique temple élevé par le roi Louis XV et
bàli par SouÊQot, à ia gloire de sainte Geneviève, était purifié des souillures
d'une double révolution et rendu au culte de la sainte patronne de Paris.
Depuis, il a été profané de nouyeau par une troisième sanglante et sacrilège
révolution. (Note de 1890.)
220 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
velle auréole de respect et de piété pour toutes les générations.
Eh bien! c'est cette tardive mais si juste démonstration de la
France qu'il faudrait provoquer. Qui sait de quels Anglais et de quels
barbares nous pouvons être menacés (1)? Nos ancêtres marchaient
à la victoire en invoquant saint Denys; l'invocation de Jeanne d'Arc,
cette humble et douce terreur de nos ennemis, ne serait-elle pas un
cri de guerre merveilleusement adapté à une époque où il faut
réveiller le patriotisme sans provoquer à l'effusion du sang? D'ail-
leurs, la vie de Jeanne d'Arc, consacrée par la religion, deviendrait
plus populaire qu'elle n'a été jusqu'ici, et porterait l'heureuse con-
tagion de ses exemples, la sainte chaleur de ses paroles dans toutes
les âmes.
Quatre cents ans écoulés depuis sa mort ne sont pas un obstacle
à sa canonisation : les témoins de ses vertus, les hérauts de son
innocence, les juges de son inspiration, les preuves de sa constance
dans les voies de Dieu, les traces du triple martyre de sa prison, de
son jugement et de son bûcher, sont là devant l'univers entier qui
remplissentl'histoire et réclament hautement contre notre ingratitude.
Je n'ignore aucune des conditions que suppose une poursuite en
canonisation. Je sais que « l'héroïsme qui caractérise les saints,
plus facile à sentir qu'à décrire, est comme l'empreinte générale
que doivent porter les vertus de ceux que l'on canonise. C'est lui
qui donne à leurs mérites le poids qu'on ne saurait assez apprécier.
Des obstacles puissants à surmonter, des ennemis redoutables à
vaincre, des violences continuelles à se faire à soi-même, voilà
l'objet du courage des saints; des entreprises vastes, des desseins
importants, des travaux rudes et constants, voilà celui de leur zèle;
des sacrifices amers à la nature, des épreuves rigoureuses, de longs
supplices, voilà la matière de leur pénitence; un goût sensible pour
la prière, des effusions fréquentes d'un cœur embrasé d'amour, des
transports d'une âme affamée de justice, des efforts soutenus
pour atteindre au comble de la perfection chrétienne, voilà l'exercice
continuel de leur piété (2). » Je sais que, pour l'Église, « ce n'est
pas assez qu'on lui montre quelques œuvres éclatantes, ou certaines
vertus portées même à la plus haute perfection. La sainteté doit
être entière, et, pour imposer silence à la cause, il ne faudrait qu'un
seul vice capable d'en ternir l'intégrité. L'esprit de la religion doit
(1) Des Béatificat. et des Canonisât., p. 158.
(2) Id., ibid.
DE l'inspiration DE JEANNE DARG 221
percer partout dans les saints, et bannir jusqu'à l'ombre de l'imper-
fection, autant que le peut la fragilité de la nature. Le mérite du
héros du christianisme doit être pur et sans tache; il doit être inal-
térable et persévérer, avec des progrès sensibles, jusqu'au dernier
soupir (1). )) Je sais tout cela, et ma confiance en l'heureuse issue
d'un procès fait par f Église à la mémoire de Jeanne d'Arc n'est pas
ébranlée. Pour encourager, s'il était besoin, les catholiques de
France à porter aux pieds du souverain pontife Pie IX l'humble
supplique dont j'émets l'idée, il suffirait de ces paroles glorieuses
pour notre héroïne, écrites de la plume du pape Pie II, son contem-
porain : f< Le dauphin, craignant d'être trompé, fit examiner Jeanne
par son confesseur, l'évêque de Castres, théologien d'une science
éminente, et la confia à la surveillance de nobles dames. Quand elle
fut interrogée sur sa foi, elle ne donna que des réponses conformes
à la religion chrétienne; et, quand on scruta ses mœurs, on ne
trouva en elle qu'une pureté virginale et l'honnêteté la plus sévère.
L'examen dura plusieurs jours et l'on ne découvrit en elle rien de
feint, aucune ruse, ni aucun mensonge, » Toute l'histoire, dont les
documents sont infinis, est conforme à ces solennelles paroles. Con-
temporaine de Cbarlernagne et de Clovis, la Pucelle eût partagé les
honneurs de sainte Geneviève et de sainte Clotilde, et reçu de la
piété plus d'hommages que n'en reçut le grand empereur auquel
elle eut elle-même une si constante dévotion.
Il serait digne, on me pardonnera l'expression de ce vœu, il serait
digne de S. Em. Mgr le Cardinal-Archevêque de Reims (2), déjà si
illustre pour tant d'autres réparations plus difficiles peut-être; de
Mgr l'Archevêque de Rouen (3), dont la ville épiscopale fut souillée
par le procès de la Pucelle; de Mgr l'Evêque de Beauvais (4), à qui
son prédécesseur P. Cauchon légua comme un remords, dont il doit
alléger son cœur et son église, la lâcheté de la double trahison du
devoir et de la patrie ; de Mgr l'Evêque d'Orléans (5), si sensible à nos
traditions de gloire et si intéressé par son siège même à notre recon-
naissance envers Jeanne d'Arc; de Mgr l'Evêque de Poitiers (6), qui
(1) Des Béatifient, et des Canonisât., p. 158.
(2) S. E. Ip cardinal Gousset.
(3' Mgr lie Bonnecbose.
(4) M^r G^-orges.
(5) Mgr Dup.i,nloup,
(6,1 Mgr Pie.
l*"" NOVEMBRE (n" 89). 4« SÉRIE. T. XXIY. 15
222 REYUE DU MONDE CATHOLIQUE
consacia les premiers élans de son grand esprit à célébrer, dans la
cathédrale d'Orléans, noire héroïne, qui peut-être trouvera dans
son palais épiscopal les procès-verbaux de ces scéances du Parlement
et de l'Université où éclatèrent si victorieusement la vertu, le génie,
la sainteté, l'inspiration de Jeanne d'Arc; il serait digne enfin de
tous nos illustres évêques dont les prédécesseurs ou les sièges eurent
un rôle dans la courte vie de notre libératrice, d'élever ensemble la
voix pour convier notre foi et notre reconnaissance à un effort una-
nime pour obtenir, si c'est la volonté de Dieu, s:i béatification et sa
canonisation. Nos rois anoblirent sa famille; notre piété doit faire
plus, elle devrait lui dresser des autels à elle-même.
Sur le tympan du portail d'une des églises de Paris (1), un artiste
de renom a peint, autour du Sauveur en croix, les plus saints per-
sonnages de l'histoire de France. Of, entre saint Louis et sainte
Geneviève, un peu en avant de saint Denys, se voit une figure sans
nimbe, la tète et le corps humblement inclinés, le front jeune et
pur, mais voilé d'une calme tristesse; les yeux baissés dans une
modestie angélique; appuyant sa main droite sur une hache d'armes
renversée et portant, noire de feu et presque cachée dans les plis
de son vêtement, la palme du martyre. Cette jeune fille si humble,
qui n'ose lever les yeux sur son maître crucifié, est présentée à
Jésus-Christ par le saint roi et par la patronne de Paris : ils ont
l'un et l'autre cette confiance assurée que donnent les lumières et
la possession de la féUcité éternelle. Ils savent les mérites de leur
protégée et la place qu'elle occupe dans l'amour du Fils de Dieu ;
ils semblent se reconnaître inférieurs à cette victime de la religion
et de la patrie, dont le visage et les vêtements paraissent encore,
à l'entrée du ciel, éclairés par un reflet des flammes qui consu-
mèrent son corps.
Et cette ombre si pure et si belle, c'était
La vierge d'Orléans qui vers son Dieu montait.
Je bénis l'artiste de l'avoir placée dans cette page pleine de foi,
en la compagnie des saints, non couronnée encore, mais suppliante,
et attendant, sous le patronage de saint Louis et de sainte Gene-
viève, dans cette place où ne sont admis que les amis de Dieu, le
(i) Saiot-Germain-l'Auxerrois.
DE l'inspiration DE JEANNE d'aRC 223
moment où l'Église l'admettra dans sa gloire de la terre, comme le
Seigneur l'a reçue dans sa gloire des deux (1) .
L'abbé R. Ravailhe,
Curé de Saint-Thomas (VAquin.
(1) Malheureusement, cette page de peinture religieuse et patriotique a
beaucoup souffert des injures de notre climat humide et trop froid pour des
œuvres de ce genre exposées au grand air.
Les lecteurs voudront bien remarquer que presque tous les prélats, aux-
quels l'auteur avait fait appel, ont commencé la réparation à laquelle il
s'était permis de les inviter. Toute l'Eglise de France connaît le zèle ardent
déployé, à la gloire de Jeanne d'Arc, par Mgr Pie, depuis cardinal, et
Mgr Dupauloup. Le successeur du cardinal Gousset, à Reims, S. E. le
cardinal Langénieux, a fait avancer l'œuvre de cette association, de manière
à ne laisser presque plus de doutes sur le résultat final et prochain. Il en est
de même de Mgr Thomas, archevêque actuel de Rouen.
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN ÂGE "'
Un vent de réforme sor.fïle sur l'Université. M, le ministre de
l'Instruction publique a déposé sur le bureau des Chambres un pro-
jet de loi tendant à substituer à l'Université unique, telle qu'elle
fonctionne depuis Napoléon I", un certain nombre d'Universités
provinciales, qui seront personnes civiles, s'administreront elles-
mêmes, conféreront les grades et porteront les noms des villes où
elles seront établies. Mais tous les professeurs et hauts dignitaires
resteront, comme devant, fonctionnaires salariés de l'État; le gou-
vernement continuera d'exercer son action, sa pression sans limites
sur l'enseignement, c'est-à-dire sur la pensée de la France. C'est le
cas de rappeler l'axiome juridique : donner et retenir ne vaut, ■ —
qui contient nos conclusions sur la portée du projet ministériel. La
transformation qui se prépare, importante et sérieuse en apparence,
sera en réalité superficielle et vaine, et tout changement qui ne tourne
pas à un mieux, aboutit presque toujours à un pire. L'on sait ce que
coûtent les essais de cultures nouvelles qui ne réussissent pas : ils
ruinent le propriétaire d'abord, la terre ensuite. Ici, la terre qui est
enjeu, c'est notre plus précieux patrimoine, c'est l'esprit, c'est l'âme
de la jeunesse française. Les universités provinciales que l'on va
(1) Voir : Grevier, Bisloire de V Université de Paris; Duboulay, id.; Monteil,
Si^tiÂre des Français des dinns états; P. Henri Déni fie, Documents relatifs à la
fondation et aux premiers temps de rU'Uversité de Paris; Rance, Réforme de
l' Université de Paris sous Henri IV; Berty et Tisserand, Histoire générale de
Paris; P. Dubreul, Antiquités de Paris; Ht)ffbauer, Paris à travers les âges;
Histoire littéraire de la France, par les P. P. Bénédictins de Saint-Maur; Gh.
Yriarte, Histoire de Paria; E. de Ménorval, Paris depuis ses origines; Gh. Jour-
dain, Histoire de l'Université de Paris aux dix-septième et dix-huitième siècles;
BviUothèque de l'Université de Paris en 1475; Dom Félibicn et Lobineau, His-
toire de Paris; Léon Legrand, Université de Douai; Raphaël Blanchard, l'js
Univenités allemandes; Jules Simon. Réforme de l'enseignement secondaire.
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 225
créer ne reront que les pâles, les débiles fantômes de celles d'autre-
fois.
Au moment où ces graves questions sont à l'ordre du jour, il nous
a paru intéressant de fouiller le passé, d'exhumer les glorieux sque-
lettes des vieilles universités gothiques, pour faire ressortir les diffé-
rences capitales qui les distingueront de leurs contrefaçons d'aujour-
d'hui. Nous tâcherons de les montrer telles qu'elles ont été, sans
dissimulation, sans atténuation d'aucune sorte. Les esprits judicieux
et impartiaux sauront faire la part des temps où elles naquirent, des
époques si souvent troublées pendant lesquelles elles se dévelop-
pèrent, et, sous la grossièreté des mœurs, sous les erreurs momen-
tanées, à travers les périodes d'obscurcissement, reconnaîtront
l'énorme effort qu'elles eurent à fournir pour conduire l'esprit
humain de la barbarie et de l'ignorance à la civilisation et à la
lumière.
I. — Origines de l'Université.
La monarchie a fait la France politique; le clergé fit la France
intellectuelle. C'est aux moines renfermés dans les monastères que
l'Occident doit la conservation des littératures grecque et latine, dont
ils furent pendant plusieurs siècles les uniques dépositaires. C'est la
Papauté que nous verrons présider à la naissance et aux destinées
premières de cette institution colossale qu'on nomma l'Université.
L'opinion d'après laquelle Charlemagne serait son véritable fon-
dateur, bien que s' appuyant sur des auteurs fort anciens comme
Gaguin et Gilles de Beauvais, ne compte plus guère aujourd'hui de
partisans. Les écrivains contemporains, qui furent les collaborateurs
même du grand empereur, Eginhard, son gendre, Alcmon, Réginon,
Sigebert, et surtout Alcuin, moine d'origine saxonne, réputé l'homme
le plus instruit de son temps, ne prononcent pas une fois ce nom
d'Université dans leurs ouvrages.
Les nombreuses fondations de Charlemagne, VEcole Palatine, les
Capitulaires, les Missi Dominici, etc. lui constituent des titres assez
beaux pour ne pas essayer de lui attribuer faussement une institu-
tion évidemment postérieure à son règne.
Aidés du clergé et des moines, ses successeurs, Louis-le-Débon-
naire et Charles-le- Chauve continuèrent ses traditions studieuses.
Louis-le-Débonnaire passait pour un grand astronome de son temps.
De nombreuses écoles se créèrent : Hincraar et Foulques, archevêques
526 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
de Reims, en entretenaient une, fort brillante, à côté de leur palais.
Nous y voyons deux diacres d'Auxerre, Heiric et Rémi, professer
avec éclat; ils quittent un peu plus tard Reims pour Paris, où ils
vont relever les écoles de Gharlemagne qui, sous la tyrannie des
Maires du palais, sont fort déchues de leur splendeur première.
A la faveur des intrigues de cour, des déchirements et des
morcellements dont la France était victime dans cette période de
gestation laborieuse qui préludait à son développement définitif, la
barbarie peu à peu avait repris son domaine. Au dixième siècle,
surnommé le siècle de fer, on ne savait plus ni lire ni écrire; les
livres étaient si rares que Grécie, comtesse d'Anjou, donna, sous
Philippe I" (1060-1108), pour l'acquisition d'un recueil d'homélies,
deux cents brebis, trois muids de grain et plusieurs peaux de martre.
Avec les Capétiens, l'autorité royale reprit son prestige, et les
écoles purent refleurir. Citons, parmi les plus brillantes, les écoles
de Sainte-Geneviève et de Saint- Victor. C'est là que les écoliers, les
clers {clerict), comme on les appelait alors, commencent à aflluer,
venant de tous les points de la France et se groupant, dans la
grande ville, par nations, par provinces.
Nous arrivons au règne de Louis-le-Jeune (1137-1180). C'est à
cette époque qu'il faut placer la naissance véritable de l'Université,
bien que l'ensemble des écoles porte plutôt le nom de « studiiim
générale » que celui d' « universitas » . Ce dernier mot n'est pas
employé une seule fois dans l'ordonnance de Philippe-Auguste
(1200), dont nous allons reparler bientôt; mais on le voit figurer en
1209 dans les débats du procès intenté à l'hérésiarque Amaury de
Chartres et à ses disciples. Quoi qu'il en soit, l'existence de la charge
de recteur est établie vers 1191 et permet de considérer l'Université
comme née; antérieurement, elle était sous la direction des chan-
celiers de Notre-Dame et de Sainte-Geneviève.
II. — Universités provinciales et étrangères
L'université de Paris est la plus ancienne de celles de France par
rang de date; elle est aussi la première par l'importance de sa
personnalité, par le rôle considérable qu'elle joua jusqu'à la Révolu-
tion vis-à-vis de la Papauté et de la Royauté ; les universités provin-
'«iales, au point de vue de leur constitution, de leur enseignement.
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 227
des mœurs et des privilèges de leurs écoliers, étaient en petit ce
que celle de Paris était en grand.
Néanmoins, avant de passer à l'université de Paris, nous allons
donner la liste de ses cadettes, en y joignant la date de leur création
et le nom du roi ou du pape qui les établirent :
Toulouse, 1228, pape Grégoi»-e IX. — Montpellier, 1289, pape
Urbain V, confirmée en 1537 par François I". — Avignon, 1303. —
Orléans, 1312, pape Clément V. — Cahors, 1332. — Perpignan,
1339. — Orange, 1:^55, Raymond V. — Angers, 1398, le roi
Charles V. — Aix, 1Z|09. — Dol, l/i26, Philippe-le-Bon, (transférée
à Besançon sous Louis XIV). — Poitiers, l/i31, pape Eugène IV. —
Caen, 1452, domination anglaise. — Valence, 1452, dauphin Hum-
bert II, (avait pris naissance en 1339 à Grenoble). — Nantes, 1460,
pape Pie II. — Bourges, l/i64. — Bordeaux, 1^73, le roi Louis XI.
— Strasbourg, 1538. — Reims, 1558. — Douai, 1563, domination
espagnole. — Besançon, 1564. — Pont- à-Mousson, 1573. — Dijon
1700. —Pau, 1700.
Comme on le voit, les Papes fondèrent directement et sans l'inter-
vention royale plusieurs universités, notamment les trois qui furent,
après celle de Paris les plus célèbres de la France au moyen âge :
celle d'Orléans, surnommée « la mère et la noutrice du droit civil »,
— celle de Montpellier, dont l'éclat de l'enseignement médical s'est
perpétué jusqu'à nos jours, — et celle de Toulouse qui se procla-
mait « la rivale de Paris. »
Grande était déjà l'émulation, voire la jalousie entre Paris et la
province. Ecoutons cette apologie, amusante en son emphase méri-
dionale, faite par un contemporain, de l'Université de Cahors :
'< ... Il n'y a pas à la réception des gradués ces dispendieux et
longs festins de l'Université de Paris que les ordonnances royales
ou l'autorité pontificale ne peuvent rendre ni plus réglés ni plus
courts. Il n'y a pas non plus ces chants, ces chœurs de musiciens,
ces danses de votre Université de Toulouse que les statuts de réfor-
mation ont été obligés de tolérer. A Cahors, tout se fait à propos,
tout se fait avec mesure, tout se fait bien... et cependant l'Univer-
sité de Cahors demeure dans l'obscurité, tandis que l'Université de
Paris, où on ne lit comme ailleurs en théologie que le maître des
Sentences, en décret que les Décrétales, en médecine qu'Avicène,
en philosophie qu'Aristote, attire par son éclat la plus illustre
jeunesse de l'Europe.
228 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
« L'Université de Cahors est fille de notre siècle. Aucune bonne
institution de nos âges n'y manque; aucune bonne institution des
âges précédents n'y a été admise sans avoir été revue et corrigée par
l'expérience... »
Voilà j'espère une bonne et vigoureuse réclame que ne désa-
vouerait pas notre siècie de prospectus et d'hommes-sandwichs !
La Papauté ne limita pas à la France seulement son action civi-
lisatrice. De Rome, naturellement, son influence rayonna d'abord
sur l'Italie dont le renouveau intellectuel précéda même le nôtre.
A l'époque où le reste du monde était encore plongé en pleine
barbarie, Rome eut la première des écoles remarquables. On con-
çoit sans peine que la moindre semence jetée sur ce sol, riche de
toutes les traditions des antiquités grecque et latine, ait produit
plus rapidement qu'ailleurs des moissons abondantes. Cependant
l'Université romaine n'apparaît guère avec une existence person-
nelle que sous le pontificat d'Urbain IV qui y appela saint Thomas
d'Aquin.
Plus ancienne est celle de Bologne, nous voyons le savant Wer-
nerius y enseigner dès 11 /lO les Pandecles de Justinien, retrouvés
à Amalfi en 1135. Notons en passant que les Pandectes furent tra-
duits sous Louis VII en langue vulgaire. Mais longtemps les Papes,
craignant que leur étude ne mît en discrédit celle du droit canon,
en détournèrent les universités et renchérissant encore, le concile
de Tours, eu 1180, interdit formellement la lecture des Pandectes
aux clercs.
L'université de Salamanque existait en llOZi; le pape Clément V
ordonnait, à cette date, qu'on y enseignât l'hébreu, l'arabe et le
chaldéen. C'est là que saint Ignace de Loyola fit ses premières
études.
A Valence (Espagne), au quinzième siècle, saint Dominique pro-
fesse la philosophie et plus tard, saint Vincent, la théologie.
Dans les Pays-Bas, brillent l'université de Louvain, approuvée
par le pape Martin V en 1^26, enrichie par les bienfaits de Charles-
Quint et de Phihppe II, et celle de Liège, où, au quatorzième
siècle, écrit un auteur anglais, « se trouvaient en même temps les
fils de neuf rois, de vingt-quatre ducs, de vingt-neuf comtes sans
parler des barons et petits gentilshommes. »
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 229
L'université d'Oxford est fondée au douzième siècle; au trei-
zième, elle compte trois mille étudiants. Celle de Cambridge possède
au seizième siècle quinze collèges.
Cologne (1388, pape Urbain VI); Heidelberg (13/i6); Bâle
(lZi59, pape Pie II); Erfurth (pape Boniface IX); Leipsick (pape
Alexandre V), furent des centres universitaires très considérables.
Aeneas Sylvius rapporte sur cette dernière une anecdote qui nous
initie aux mœurs des étudiants allemands. Un gentilhomme, du
nom de Léonard, allant visiter l'un de ses jeunes parents qui étu-
diait à Leipsick, et s'enquérant de lui auprès de quelques uns de ses
camarades, en reçut cette édifiante réponse : « Certes, il va admi-
rablement, car, sur quinze cents bons goinfres que nous sommes
à l'Université, il a mérité le titre de premier franc-buveur!... »
L'Université de Wittemberg, qui devait être le berceau des héré-
sies de Luther ne fut pas fondée par les papes; elle fut créée
en 1502 par l'électeur Ernest.
Cette courte excursion faite à travers les universités provinciales
et étrangères, abordons maintenant l'historique de celle de Paris.
III. — Constitution de l'Université de Paris.
Nous avons dit que dès le règne de Louis-le-Jeune les écoliers se
groupèrent par nations et par provinces.
Il y avait :
La nation de Gaule ou de France qui comprenait tous les peu-
ples qu'avait soumis Charlemagne, de l'Espagne à la Grèce ;
La nation di! Angleterre, renfermant les peuples de sang germain,
y compris les Polonais, les Norwégiens et les moscovites, et qui prit
au quinzième siècle le nom de nation d^ Allemagne ;
La nation de Normandie^
Et la nation de Picardie, qui étaient, comme leur nom même
l'indique, moins étendues que les deux autres.
La nation de Gaule se divisait en cinq tribus ou provinces :
Paris, Sens, Reims, Tours et Bourges. Ces provinces se subdivi-
saient elles-mêmes : ainsi, Bourges comprenait les écoliers d'Italie,
d'Espagne, d'Egypte et de Perse.
La nation de Picardie se divisait pareillement en cinq tribus :
Beauvais, Amiens, Noyon, Laon et Térouanne. Et ainsi de suite des
autres.
230 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Les quatre nations furent, à l'origine, distinctes des Facultés ,
qui ne paraissent qu'un peu plus tard, sur la fin du règne de Louis-
le-Jeune (1180).
Chacune des quatre nations avait son école dans la rue du
Fouarre, dont nous aurons occasion de reparler.
Les Facultés furent la division des sciences enseignées alors à
l'Université.
Il n'y en eut d'abord que deux : la Faculté des Arts et la Faculté
de Théologie.
Les Facultés de droit canon et de médecine ne s'établirent en
France que dans les premières années du treizième siècle.
La Faculté des arts enseignait le trivium et le quadrimum. Le
trivium se composait de la grammaire, de la logique et de la rhéto-
rique : c'étaient les lettres. Le quadrimum comprenait l'arithmé-
tique, la géométrie, la musique et l'astronomie : c'étaient les sciences.
Posséder à la fois les sept arts, comme Abeilard, constituait le
savoir suprême : la clergie.
La Faculté des arts englobait les quatre nations, qui avaient cha-
cune un procureur chargé de l'administrer et de soutenir ses intérêts;
Les autres facultés, celle de théologie, et, un peu plus tard, celles
de décret et de médecine, eurent chacune un doyen.
La réunion des quatre procureurs des Arts et des trois doyens
formait la représentation, le conseil supérieur de l'Université.
Au-dessus d'eux, chef jouissant d'une autorité quasi sans limites
et d'immunités importantes, se trouvait le recteur.
La Faculté des arts venait hiérarchiquement la première, elle
possédait de grosses prérogatives; ainsi, ses plus bas gradés avaient
le pas sur les plus hauts gradés des autres Facultés. Le recteur ne
pouvait être choisi que dans son sein. Il était élu exclusivement par
des députés des quatre nations qui prenaient le nom arbitrants.
L'élection du recteur se faisait à la durée d'une chandelle allumée.
Si, pendant le temps qu'elle mettait à brûler, une majorité ne par-
venait à se former, l'élection était remise, et de nouveaux députés
étaient nommés pour y procéder. L'intronisation du recteur donnait
lieu à une procession solennelle de toute l'université, les maîtres en
chapes écarlates, bannières déployées. Elle était aussi l'occasion de
ces pantagruéliques repas qu'a raillés l'apologiste de Cahors.
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 231
La durée de la charge rectorale fut d'abord de six semaines. En
1265, le cardinal Simon de Brie, légat du Pape, la porta à trois
mois. Plus tard, elle s'étendit à deux années.
Au moyen âge, moins encore qu'aujourd'hui, la science n'avait
de frontières; il n'y avait ni Pyrénées, ni Alpes, ni Pihin pour le
savoir. En octobre 1352, c'est un Anglais, Wisknin, qui est élu
recteur de Paris; en mars 1365, c'est le danois Machaire; en
juin 1366, le hollandais Wulneh; en juin 1377, l'allemand Ulrich
de Constance.
En 1203, le Saint-Siège créa une fonction nouvelle, celle de
syndic^ dont la mission était de veiller au maintien de l'orthodoxie
de la doctrine. Peu à peu, l'action du syndic s'élargit; il soutint les
intérêts généraux de l'Université, surveilla la discipline et les thèses,
dressa les réquisitoires dans les contestations des écoliers, soit entre
eux, soit avec les bourgeois, soit avec le pouvoir civil. Grâce à ce
minutieux contrôle, l'Université échappa à la contagion de la réforme
et fut même le boulevard de l'Eglise dans la guerre qu'elle fit aux
hérésies de Luther et de Calvin.
IV. — Enseignement et règlements.
Avant d'examiner ce que fut l'enseignement universitaire, nous
allons jeter un coup d'oeil rapide sur les nombreuses écoles où les
enfants et les adultes s'initiaient aux éléments des sciences, avant
d'aborder les cours plus savants du clos Bruneau et de la rue du
Fouarre.
D'un ouvrage anonyme. De recuperatione Terrx sanct3S (Gesta
Dei per Francos, t. Il), Alonteil, dans son Histoire des Français
des divers Etats, a extrait tout un plan d'éducation qu'il est inté-
ressant de reproduire :
« Au quatorzième siècle, l'éducation commençait vers neuf ou
dix ans par le Doctrinale pueroritm (sorte de grammaire), de Ville-
dieu. On les exerce, la nuit de préférence, sans lampe, à la récita-
tion des déclinaisons et des conjugaisons. Dès qu'ils sont un peu
avancés, ils ne parlent qu'en latin avec leur précepteur. Qu'il leur
enseigne en même temps la musique par la lecture et le chant du
Psautier; qu'ils chantent, à leurs récréations, les psaumes et les
hymnes de l'Église. Plus tard, les petits auteurs latins, le Graduel,
le Bréviaire, la Légende des Saints, ensuite les historiens, enfin les
232 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
poètes; et le grec, ensemble ou séparément. Un peu d'arabe (utile
à cause des relations que les croisades du quatorzième siècle créè-
rent avec la Terre-Sainte).
(( Vos enfants sont un peu familiarisés avec les langues anciennes,
c'est le moment de les envoyer aux grandes écoles de la ville. Appa-
remment, vous voudrez que le jeune clerc qui les élève n'en con-
tinue pas moins leur éducation. Dans ce cas, voici pour lui quelques
avis qui ne lui seront pas inutiles. Je suppose que vos fils ont
terminé leur cours d'humanités, ils commencent leur rhétorique :
point de Lulle, son art oratoire est au moins frivole; point de poésie
erotique ni satirique, surtout pohit de poésie italienne; j'aimerais
mieux trouver sous la main de vos enfants une vipère que Dante ou
Pétrarque.
« Quand ils seront entrés en logique, que le jeune clerc les tienne
aux catégories, aux analytiques, aux topiques, aux sophistiques;
qu'il les y tienne longtemps, qu'il y exerce, qu'il y aiguise leur raison.
« A la philosophie succéderont la physique et l'histoire naturelle.
Le jeune clerc doit être muni d'un bon Pline qu'il commentera
d'après les Arabes.
« L'esprit de nos jeunes gens est maintenant assez formé pour
recevoir les connaissances de Dieu et de l'âme. En leur parlant de
l'ontologie et de la psychologie, que leur précepteur prenne garde à
lui et à eux : dans ces matières, la vérité et l'erreur sont voisines,
« Vos fils ont passé ensuite aux éthiques, aux sciences morales;
enfin, ils sont hors de classes.
« Voulez-vous que vos enfants donnent dans les mathématiques?
Je ne vous en détournerai pas, si vous y tenez ; mais il faut que
l'enseignement en soit fait avec précaution et prudence, c'est-à-dire
dans un appartement intérieur, sans se permettre de tracer sur les
planchers, sur les murs, des figures de géométrie, des caractères ou
grimoires d'algèbre. Il ne faut scandaliser personne, et surtout se
garder de donner une réputation de sorcellerie à la maison d'un
magistrat.
« Les mathématiques les mèneront à l'astronomie nécessairement,
mêmes et peut-être plus grandes précautions.
M Je ne serais pas fâché qu'ils joignissent à ces études celle du
droit public. Sur cette matière, ils ne sauraient trouver un meilleur
ouvrage que le livre du Gouvernement des Pri?ices^ par Gilles de
Rome, Augustin.
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 233
« En général, ne leur permettez pas d'étudier dans des traduc-
tions, dans des abrégés; car, de nos jours, comme si le Pape allait
jeter un interdit sur les langues anciennes, ou comme si la trom-
pette du jugement dernier allait interrompre le cours universel des
choses, on abrège tout. Aussi nous n'avons que des demi-savants,
et encore est-ce beaucoup dire!...
M Le moment de prendre un état est enfin venu, guidez vos fils,
ne les contraignez d'aucune sorte. Bien qu'ils appartiennent à une
famille de gens de loi, ne les forcez pas à aller à l'Université étudier
le droit; qu'ils soient entièrement libres. »
Que de bons et sages préceptes dans ce lointain programme
d'études ! Et quel cercle étendu de connaissances on faisait em-
brasser aux jeunes esprits : le surmenage n'était pas né.
*
Le chantre de Notre-Dame était, avant la fondation de l'Univer-
sité, le chef des écoles, établies principalement sur la rive droite de
la Seine. C'est lui qui délivrait aux maîtres les licences d'enseigner,
renouvelées chaque année moyennant une taxe minime. Les maî-
tres ne devaient enseigner qup les garçons, les maîtresses que les
filles. Sous peine de la corde, maîtres et maîtresses devaient mener
leurs élèves chaque dimanche à la messe de leurs paroisses. La fête
des petites écoles se célébrait le jour de la saint Nicolas, tandis
que celle de l'Université avait lieu en grande pompe le jour de la
saint Cbarlemagne.
Pour se soustraire à la taxe du chantre, beaucoup de maîtres
ouvraient, sans licence, des écoles clandestines : c'est là l'origine
de l'expression faire ï école bidssonnière, que nous avons, on le
voit, beaucoup détournée de son sens primitif.
Quand l'Université exista, que le recteur fut à sa tête, le Chantre,
qui portait alors le titre plus relevé de chancelier de Notre-Dame
ne conserva de sa prérogative de délivrer les licences d'enseigne-
ment que le côté honorifique, car il ne pouvait plus refuser la
licence aux clercs qui avaient passé par l'approbation rectorale.
Gomme aujourd'hui, le premier grade à conquérir était celui de
bachelier, mot que les uns font dériver de bas chevalier, et les
234 JREVUE DU MONDE CATHOLIQUE
autres de : baux, repas qui suivait Fobtention du grade, et de lau-
rier^ à cause de la couronne dont on ceignait le front du gradué.
Après le bachelier, venaient le lice?icié, puis le maître ou docteur.
Les dispenses des grades universitaires furent d'abord gratuites.
Ensuite, Pierre-le-Mangeur, chancelier de Notre-Dame (1179), qui
tirait son sobriquet de ce qu'au dire de Trithême, « il dévorait les
livres, v obtint du Pape la permission de percevoir une redevance
modique sur les dispenses. En 1275, les bacheliers paient un droit
de « deux bourses de 6 sols chacune. »
En 1215, le légat du Pape, Robert de Courson, édicta le règle-
ment suivant : « Nul n'enseignera les arts, s'il n'est âgé de vingt-
et-un ans, et s'il ne les a étudiés six ans ; la philosophie, s'il n'a six
ans d'études et vingt-cinq ans d'âge; la théologie, s'il n'a huit ans
d'études et trente-cinq ans d'âge; on expliquera la dialectique
d'Aristote et les deux Prisciens, ou au moins l'un d'eux; — les
jours fériés, seulement la philosophie, la rhétorique, les mathéma-
tiques et la grammaire ; — on ne lira ni la métaphysique, ni la
physique d'Aristote, ni rien de David de Dinant, de l'hérétique
Amaury ou de Maurice l' Espagnol ; point de festins aux assemblées
des Maîtres; — assistance aux funérailles; — taxe des logements
réservés aux écoliers ; — forme des habits et de la chaussure ; — les
leçons ne seront pas dictées, mais prononcées par cœur, les écoliers
en écriront ce qu'ils pourront. »
L'étendue des études préliminaires amenait plus tard que de nos
jours les écoliers aux cours de l'Université. On en comptait peu au-
dessous de vingt-cinq ans, et il n'était pas rare d'en voir de qua-
rante et cinquante ans. Ignace de Loyola, à trente-deux ans, était
encore sur les bancs du collège Sainte-Barbe (fondé en l/i60 par
Geoffroy Lenormant), et l'on rapporte qu'à cet âge, pour une pecca-
dille, il eut à s'y soumettre une fois à la peine de la fustigation.
Le clerc faisait un stage de six mois avant de recevoir le privilège
de scolarité, d'être « écolier juré. » Une interruption de six mois
dans ses études lui enlevait ce titre auquel étaient attachées tant
d'immunités. En entrant dans l'Université, il quittait ses habits de
couleur pour revêtir la « robe de classe », sorte de soutane noire à
rangée de boutons serrés, et chausser les souliers noirs et couverts.
La Faculté des Ans avait ses écoles dans la fameuse rue du
Fouarre ou du Feutre, ainsi nommée à cause de la botte de paille
qui était l'unique siège de l'écolier, et qu'il traînait chaque matia
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 235
au cours ; le pape Urbain V, de qui émanait cet usage, avait voulu par
là « écarter d'eux toute tentation d'orgueil. »
Le maître seul, dans sa chaire élevée, bonnet carré en tête, jouit
du privilège de s'asseoir sur un escabeau.
A cinq heures du matin, hiver comme été, la cloche de Saint-
Julien-le-Pauvre, l'église préférée des écoliers, les appelle à la
messe, puis annonce l'ouverture des cours, à la chandelle. Les
horloges ne sont pas encore répandues. Ce sont les sonneries des
cloches qui leur indiquent les divisions de la journée \ prime ^ tierce^
noue et vêpres, qui correspondaient à six, neuf, midi et trois
heures.
La Faculté de théologie, après avoir débuté rue du Fouarre,
ne tarda pas àémigrer dans trois bâtiments dont lui fit don, en 1252,
le roi saint Louis. Ils étaient situés rue Coupe-gueule, vis-à-vis le
palais des Thermes, local peu confortable, d'ailleurs, puisqu'il
s'appela d'abord la Pauvre Maison, avant d'être baptisé le collège
de Sorbonne, du nom de Robert de Sorbon, qui avait aidé Louis IX
dans son œuvre. En même temps que de ces bâtiments, le roi fit don
à la Faculté d'une rente de 2 sols par semaine, pour aider les éco-
liers. On y enseignait exclusivement la théologie. Parmi les plus
brillants maîtres de ces premiers temps, citons Odon de Douay,
Guillaume de Saint-Amour et Gérard d'Abbeville.
La Faculté de Décret ou droit canon avait élu domicile au clos-
Bruneau, faisant face aux dépendances de la commanderie de
Saint-Jean-de-Latran, Ses professeurs, d'abord au nombre de six,
portaient le nom particulier d' « antécesseurs. » On n'y enseignait
que le droit ecclésiastique, d'après le recueil de canons rédigé en
1152 par le pape Eugène III, et connu sous le nom de Décrets.
Cette jurisprudence s'efforçait de réformer les mœurs grossières et
barbares de ces temps, prônait la trêve de Dieu, s'élevait avec
vigueur contre les duels et les épreuves judiciaires. Un siècle plus
tard, on substitua au recueil d'Eugène III les vraies Décrétales,
compilation où le pape Grégoire IX avait rassemblé toutes les déci-
sions authentiques de ses prédécesseurs.
De droit civil, de droit romain, point. Le pape Honorius III en
avait interdit absolument l'étude à l'Université. Le roi Charles IX
(1560-157Zi), dans son ordonnance de Blois, réserva l'enseignement
du droit civil et du droit romain aux facultés d'Orléans et de
Poitiers. Ce fut Louis XIV qui, le premier, ordonna que l'enseigne-
236 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
ment du droit civil et du droit romain fût répandu dans toutes
les universités du royaume.
La Faculté de médecine eut des débuts difficiles. Pendant long-
temps, elle n'a aucun local spécial. On la voit errer tantôt dans les
écoles de la rue du Fouarre, tantôt dans l'église de Sainte-Geneviève-
des-Ardents, tantôt autour des grands « bénoictiers » qui sont sous
les tours de Notre-Dame. Ce n'est qu'en lZi83 qu'on trouve trace de
son établissement fixe au coin de la rue de la Bucherie et de la rue
des Rats.
A Paris, au seizième siàcle, les droits à payer pour l'ensemble des
grades de médecine s'élève à 2000 livres, somme très considérable
pour le temps. A la même époque, ils ne montaient qu'à environ
liOO livres à la Faculté de Montpellier.
*
* *
Voici quels furent, du douzième au quinzième siècle, les prin-
cipaux écrivains dont les ouvrages servaient à l'enseignement uni-
versitaire :
Théologiens : Gerson (1363-1429) qui fut chancelier de l'Univer-
sité de Paris, et qui combattit la méthode scholastique et l'astrologie
judiciaire, auteur probable de VIrnitation de Jésus-Christ. — Tho-
mas A-Rempis (1380-l/i71), à qui l'on a également attribué \ Imita-
tion. — Jehan Raulin. — Biel. — Raymond Sebonde. — Clavassius.
Philosophes : Marsile Ficin. — Hermolaus Barbarus, de Venise.
— Pic de la Mirandole.
Nationalistes : Cuba, auteur du Ja?'di7i de santé.
Mathématiciens et astronomes : Regiomontanus (1436-1/176), le
premier qui observa le cours des comètes d'une manière astro-
nomique. — Le grand Faber. — Léonard de Pise. — Lucas de
Borgo.
Poètes grecs : Merula. — Strozza. — Les deux Philelphes.
Poètes latins : Mapheus Vegius, qui ajouta à V Enéide un treizième
chant aussi beau, au dire des contemporains, que ceux de Virgile. —
Ugolinus, chantre de l'épopée de Charlemagne. — Andrelinus.
— Ravisius Textor. — Collatius, qui raconta les malheurs de Jéru-
salem.
Poètes français : Martin Franc, surnommé le champion des
Dames. — Villon. — Martial d'Auvergne. — Jean l'Orfèvre.
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 237
Orateurs : Cordelier Maillard. — Cordelier Menot.
Historiens [en latin) : le chanoine Paul-Émile. — Gaguin.
[En français) : Les deux Chartier, Jehan et Alain. — Mons-
trelet. — Juvénal des Ursins. — Froissart. — Nicole Gilles. —
Jehan de Troyes, Chronique de Louis XI.
Grammairiens : Annius. — Ange Politien. — Béroalde. — Brant.
— Alexandre. — Niger.
* *
Au-dessus de tous ces écrivains, c'est Arisl*)te qui eut le plus
d'influence, — et une influence aussi pernicieuse que considérable,
— sur l'enseignement du moyen-àge.
Ses écrits, traduits des versions arabes, commencent à pénétrer
en France vers le neuvième siècle. En peu de temps, l'engouement
général se porte sur ces ouvrages, et non sur les meilleurs d'entre
eux, tels que la Rhétorique, la Poétique, les Météores, la Politique,
l'Histoire naturelle, mais sur sa Dialectique, sur ses livres de Méta-
physique et de Physique générale, profondément obscurs, soit par
eux-mêmes, soit par suite des altérations commises par les traduc-
teurs. Aristote ne tarde pas à faire autorité dans toutes les ques-
tions, non seulement philosophiques, mais même théologiques. Sous
cette influence naquit la méthode scholastique^ qui s'appliqua indif-
féremment à la théologie, à la jurisprudence, à la philosophie
et à la médecine, malgré les origines et les natures si diverses de
ces sciences. Les livres d'Aristote répandirent dans les écoles le
goût des généralités et des abstractions, genre qui ne demande ni
lectures, ni expériences, ni calculs. Au seuil de chaque branche des
sciences, on entassait des divisions vaines, les catégories, les propo-
sitions, les syllogismes auxquels on tenta de tout ramener.
L'ère des stériles disputes est ouverte : au onzième siècle, naît la
querelle des réalistes et des nominaux. Les écoles de l'Université,
pour la plupart, se jetèrent dans le camp des Piéalistes, qui, fai-
sant de la philosophie l'étude d'un monde essentiel et intelligible,
antérieur et supérieur à celui qui frappe nos sens, donnaient ainsi le
pas à la philosophie sur la théologie, à la raison humaine sur la
révélation divine.
Vainement, en 1209, les professeurs de Paris condamnèrent les
doctrines philosophiques d'Aristote; vainement, en 1215, nous
l'avons dit plus haut, le légat Robert de Gourson exclut de l'ensei-
ler NOVEMBRE (n" 89). 4« SÉKIE. T. XXIV. 16
238 KEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
gnement ses livres sur la Métaphysique et la Physique ; rien ne peut
détourner de lui les esprits, même les plus éclairés de ce temps, et,
à partir du treizième siècle, soutenu par saint Thomas d'Aquin,
Aristote reparaît dans les écoles plus universellement étudié et prôné
que jamais.
Voici quelques-unes des graves questions autour desquelles les
intelligences les plus sérieuses d'alors se débattaient :
— Si Dieu n'eût rien créé, qu'aurait été sa prescience?
— A-t-il pu faire autre chose que ce qu'il a fait?
— Ses œuvres auraient-elles pu être meilleures?
— En quel sens peut-on dire qu'il a voulu sauver tous les hommes?
— Quelle est la structure intérieure du paradis?
— Les vêtements avec lesquels se montra Jésus ressuscité
étaient-ils véritables ou apparents?
— Monta-t-il au ciel avec ces vêtements?
— Que sont-ils devenus?
— Le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ est-il nu ou habillé
dans l'Eucharistie?
— L'eau se change-t-elle en vin avant de subir, avec le vin, la
transubstantiation eucharistique?
Il est aisé de s'imaginer le nombre d'hérésies éphémères qui
naissaient de ces absurdes controverses, — hérésies d'ailleurs
aussitôt nées, aussitôt étouffées, grâce aux répressions énergiques
dont usait le Saint-Siège à l'égard des esprits trop aventureux. Un
évèque de Paris, Etienne Tempier, condamna à lui seul deux cent
vingt-deux propositions sur Dieu et sur l'âme; par malheur, dans
le nombre, il s'en trouva de saint Thomas d'Aquin, lesquelles
étaient absolument orthodoxes, et le trop zélé pasteur fut obligé de
retirer sa censure, sur les points du moins où elle avait frappé
l'éminent théologien.
Peu à peu, l'Eglise arriva à détruire presque complètement le
prestige d' Aristote; mais pendant la période oii l'inlluence de ce
philosophe avait rayonné sur l'Université, elle avait arrêté sensi-
blement le mouvement intellectuel et scientifique, en favorisant la
logique, la physique et la métaphysique, au détriment de l'étude
des Sept-Arts, qui reprirent ensuite leur essor.
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 239
V. — Privilèges, luttes, rôle politique de l'Université.
Fondées sous l'inspiration directe ou indirecte des Papes, les
Écoles qui précédèrent l'Université furent entourées d'immunités
importantes, qui durent se reverser sur l'Université elle-même, dès
sa naissance. Toutefois, ce n'est qu'en l'an 1200, sous Philippe-
Auguste, que nous apparaît la première concession connue de
privilèges considérables.
Au milieu d'une rixe sérieuse entre écoliers et bourgeois de la
cité, comme il en éclatait si souvent, et dans laquelle le prévôt était
intervenu, cinq écoliers furent tués. L'Université porta plainte près
du roi, qui lui '^onna gain de cause. Le pré\ôt et ceux de ses gens
qui avaient pris part à l'échauffourée furent condamnés à la prison
perpétuelle, avec interdiction des droits civils, leurs maisons rasées,
leurs arbres et leurs vignes arrachés.
Philippe-Auguste ne s'en tint pas là. Pour éviter le retour de
pareils drames sanglants, il publia une ordonnance (1200) qui
soustrayait les écoliers à la justice criminelle et les rendait justi-
ciables seulement du tribunal du recteur. — Le roi déclare leurs
demeures inviolables. — Il enjoint aux bourgeois de dénoncer et
arrêter ceux qui frapperaient les écoliers. — Ces dispositions sont
applicables à leurs serviteurs. — Les personnes accusées par un
écolier ne peuvent se défendre par l'épreuve de l'eau ou par le
combat judiciaire. — Enfin, le prévôt, à son entrée en charge,
devra prêter serment, devant l'Université assemblée, de respecter
ses privilèges.
C'est en l'église Saint-Julien-le-Pauvre qu'avait lieu cette céré-
monie solennelle.
Par Feffet de cette ordonnance, les écoliers se trouvaient placés
dans cette singulière, mais avantageuse, situation : l'autorité qui
avait le pouvoir de les arrêter n'avait pas le pouvoir de les juger; et
celle qui avait le pouvoir de les juger n'avait pas le pouvoir de les
arrêter. Il en résultait que, le plus souvent, ils n'étaient pas arrêtés
ni jugés du tout.
Saint Louis confirma à l'Universiié les privilèges que lui avait
concédés Philippe- Auguste, et lui en accorda de nouveaux. Les
Papes, de leur côté, notamment Urbain IV et Clément IV, ne lui
méni'g'innt pas les avantages et les prérogatives.
240 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Le recteur avait droit d'appeler à son tribunal et de juger les
magistrats de la Cité.
Il ne pouvait être excommunié.
Mais il pouvait excommunier les fermiers des aides et les officiers
de finances qui empiétaient sur les privilèges de l'Université.
L'écolier en procès avec un bourgeois assignait son adversaire
devant le tribunal spécial du recteur, pourvu que cet adversaire ne
demeurât à plus de quatre journées de distance de la ville univer-
sitaire.
L'Université avait le droit de censure sur les hauts dignitaires et
sur le gouvernement même; nous trouvons dans Froissart plusieurs
cas où elle adressa des remontrances au roi.
Parfois elle sanctionne les traités de paix, concurremment avec
les grands corps de l'État; témoin le traité conclu entre Louis XI
et Maximilien d'Autriche.
Enfin, les réceptions des gradués se font au milieu de la plus
grande pompe, souvent en présence des souverains étrangers qui
se trouvent être les hôtes du roi de France, tous les dignitaires de
l'Université en chappes rouges, entourés des trente appariteurs ou
bedeaux (du saxon : bidèle^ proclamation) à masses d'argent.
En 1218, les écoliers sont devenus si turbulents et si batailleurs
que l'oflicial leur interdit le port d'armes. Mais cette interdiction ne
tarda pas à être levée.
Les désordres recommencèrent bientôt, le roi saint Louis se vit
obligé de sévir contre l'Université. Le sang avait coulé à flots et les
maîtres avaient pris fait et cause pour leurs disciples. Le pape
Grégoire IX intervint auprès de la reine Blanche de Castille pour
tempérer la sévérité royale. En effet, tout se borna à une verte
semonce adressée aux Docteurs. Ceux-ci, au lieu de reconnaître
leurs torts se mutinèrent (1227), encouragèrent les écoliers à la
résistance et quittèrent Paris en masse. Pendant quelque temps
(1227-1231), l'existence de l'Université fut suspendue. C'est de
cette période troublée que les Dominicains et les Franciscains pro-
fitèrent pour ouvrir à Paris des écoles de théologie. L'Université
leur céda même, pour cet usage, une maison rue Saint-Jacques,
près de l'égUse Saint-Etienne-des-Grès.
Les religieux gagnèrent rapidement du terrain : en 1252, sur
douze chaires de théologie qui existent à Paris, il y en a sept
d'occupées par les réguliers, frères prêcheurs, cisterciens ou pré-
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 241
montrés, trois par des chanoines de Notre-Dame et deux seulement
par des professeurs séculiers. L'Université se récria contre cet état
de choses, se plaignit au roi, au pape, et finit par expulser les Domi-
nicains de son sein. En cette circonstance, unique peut-être, le roi
et le pape se liguèrent contre l'Université. En 1255, Alexandre IV,
par sa bulle Quasi lignum vitœ, confirma et maintint les moines
dans la possession de leurs chaires. Les Ordres mendiants sem-
blèrent prendre à tâche de payer largement, à force de gloire, leur
droit d'entrée dans l'Université de Paris, en s'y faisant représenter
par des maîtres tels que saint Dominique, saint Thomas d'Aquin et
saint Bonaventure. Avec Alexandre de Halès, Guillaume de Saint-
Amour et Albert-le-Grand, qui professait sur la place Maubert, à
laquelle il a, dit-on, donné son nom, quelle superbe pléiade de
hautes intelligences plane sur ce treizième siècle !
PhiUppe le Bel (1268-131Zi), dans ses difficultés avec le Saint-
Siège comprit le besoin de s'appuyer sur l'Université. Pour se la
concilier, il lui accorda un privilège important : il exempta ses
membres du droit de péage dans toute l'étendue du royaume, et
même sur les terres de ses vassaux. Dans deux rescrits adressés au
bailly d'Amiens, ce roi invoque les égards « que l'on doit, dit-il,
aux travaux, aux sueurs, à la disette de toutes choses, aux peines
et aux périls que subissent les clercs pour acquérir la perle pré-
cieuse de la science. »
Vers cette époque, les étudiants étrangers sont exemptés du droit
d'aubaine.
En dépit de la tolérance dont le Saint-Siège faisait preuve envers
les membres de l'Université, fréquemment les écohers encouraient
les peines de l'excommunication. Ils entreprenaient alors le voyage
de Rome pour s'en faire relever. Qu'arrivait-il? C'est que ce pieux
pèlerinage à la Ville Éternelle devenait pour ces incorrigibles l'occa-
sion de nouveaux désordres, de nouvelles débauches. Le remède
était pire que le mal. Pour obvier à cet inconvénient, le pape Inno-
cent III délégua à l'abbé de saint Victor le pouvoir d'absoudre sur
place les écoliers excommuniés. Il se délivra ainsi d'hôtes aussi
fâcheux.
Albert Mazeron.
(A îVLivre.)
LE IlOMAIN INTÉRIEUR
(1)
Jusqu'à présent, le roman, dans toutes les littératures et à toutes
les époques, pourrait se définir : une histoire intéressante dont les
aventures et les héros n'ont jamais existé. L'art du romancier con-
siste précisément à présenter et à décrire ce monde imaginaire avec
toute l'exactitude de la réalité, de façon à nous le rendre présent
et à nous y faire vivre nous-mêmes.
Il ne faut pas, comme le vulgaire n'est que trop porté à le faire,
s'imaginer que ceux-là seuls sont clignes d'intérêt dans le monde
qui se trouvent doués de facultés supérieures ou jetés dans des cir-
constances exceptionnelles. Ce piédestal, que les auteurs se hâtent
de construire au-dessus de nos têtes pour y élever leurs personnages
et les mettre plus en vue, nous fait illusion la plupart du temps,
et nous nous persuadons aisément que ceux-là seuls méritent nos
regards qui s'arrangent pour les provoquer. La vérité est au con-
traire que ces existences exceptionnelles sont faites plutôt pour
piquer notre curiosité que pour servir à notre instruction. Il y a
entre eux et nous trop de distance pour que nous puissions tirer de
leur vie des exemples qui nous soient directement applicables.
Au contraire, prenez dans cette foule si nombreuse et en appa-
rence si insignifiante, tel homme, non pas qu'il vous plaira de
choisir mais qu'il vous arrivera de rencontrer. Cet homme, qui
vous paraît commun, insignifiant, vulgaire, porte en lui, si vous
savez y lire, toute l'explication de la nature humaine. Toutes les
âmes sont faites sur ce modèle. On peut discerner en lui toutes les
opérations de notre pensée et tous les mouvements de notre cœur,
de la même façon qu'en histoire naturelle le plus infime individu
suffit à éclairer l'idée du genre.
(1) Cet article, où notre très distingué collaborateur, M. Rondelet, expose
une théorie nouvelle du roman, servira d'introduction à un livre : Une
Femme bien mnlhenreuse, qu'il doit publier prochainement, et qui confirmera
sa théorie. — Note de la rédaction.
LE ROMAN INTÉRIEUR 243
Cet homme dont nous parlions tout à l'heure, et que nous nous
représentions à plaisir vulgaire et banal, n'en est pas moins, comme
tous les hommes, sujet à passer par des états divers qui tantôt
se précipitent et tantôt se ralentissent, qui se succèdent et se rem-
placent, aujourd'hui avec la soudaineté d'un changement à vue
et demain avec la lenteur majestueuse de la nature. De ces deux
sortes de changements, l'un rapide comme la répercussion d'un
écho et l'autre insensible comme la croissance des fleurs, ce sont
les premiers auxquels se complaît la littérature extérieure, la litté-
rature actuelle. Lorsqu'un père voit son fils égorgé sous ses yeux,
son âme entre soudainement dans un état nouveau dont il n'est pas
besoin, ni d'analyser l'origine ni d'expliquer la violence. Ce sont là
les grands courants par lesquels toute âme se trouve entraînée.
L'auteur ici borne sa tâche à trouver des expressions suffisantes
pour en rendre les effets, et son vrai triomphe consiste à en faire
partager les émotions. L'analyse en pareil cas ne joue donc qu'un
rôle secondaire : les impressions du lecteur peuvent bien se multi-
plier, ses connaissances intellectuelles ne se trouvent point agran-
dies, ni sa pénétration augmentée.
11 n'en va pas de même lorsqu'il s'agit de ces transformations
lentes, de ces métamorphoses insensibles qui s'accomplissent en
quelque sorte dans les profondeurs invisibles de la nature humaine.
Cette évolution psychologique n'est point, comme on est porté
à se l'imaginer, un phénomène étrange et peu fréquent : tout au
contraire, c'est le fond permanent de notre vie, et pour ainsi dire, le
tissu dont elle se compose. Il vous arrive chaque jour et à chaque
instant de vous trouver en contact ou en relation avec des per-
sonnes dont les idées et les sentiments paraissent arrêtés, la pensée
tournée obstinément et pour jamais d'un certain côté. Le temps
passe, la vie se continue; il n'est arrivé aucun événement d'impor-
portance ni même aucun changement de détail dans ces existences
paisibles et immobiles : aucun incident ne les a surprises, aucune
catastrophe ne les a atteintes, aucun conseil ne les a éclairées, et
cependant, sans motif apparent, sans raison imaginable, elles ont
dévié de leur état moral et intellectuel, elles sont devenus les adver-
saires des idées qu'elles soutenaient auparavant, elles ont passé aa
pôle opposé de leur propre pensée. Vous vous trouvez ainsi en pré-
sence d'un homme nouveau sur lequel vous ne comptiez pas et qui
déconcerte toutes vos idées.
244 REYDE DU MONDE CATHOLIQUE
II
Le philosophe Leibnitz a signalé en passant ce phénomène étrange
des motifs obscurs, des affirmations inconscientes, des mouvements
inaperçus qui se passent dans l'âme ; et, depuis Leibnitz, on a sin-
gulièrement abusé de cette première théorie de V Inco?iscienL La
vérité est que .^i ces faits s'accomplissent en nous sans être aperçus,
ce n'est en aucune façon parce qu'ils sont insaisissables, mais
parce que la conscience ne se donne pas la peine et ne prend pas le
temps de les discerner. Ce qui le prouve, c'est qu'au moment même
où cet homme, tout entier à la spontanéité, n'a qu'une vue confuse
et indistincte de ce qui se passe au dedans de lui-même, le philo-
sophe avec lequel il s'entretient n'éprouve aucun embarras ni
aucune difficulté à pénétrer cette pensée ouverte et sans défense. Il
distingue parfaitement ce qui se passe dans Tâme de cet interlocu-
teur naïf et, grâce à ses habitudes d'analyse, il lui serait facile de
dévoiler à lui-même ce cœur qui s'ignore et qui se méprend peut-
être sur ses propres intentions. Il y a donc là, comme on le voit,
un champ immense et tout à fait nouveau ouvert aux expériences
et aux descriptions de la psychologie. Un homme du monde, du
goût le plus fin et le plus délicat, que je consultais sur cette nouvelle
variété du roman, eut un mot charmant pour la dépeindre : « Ce
sera, me dit-il, une romance sans paroles. » Il est impossible de
mieux comprendre et de mieux caractériser cette littérature inté-
rieure dont il est ici question.
III
S'il est du plus haut intérêt de sonder ces profondeurs de l'âme
humaine et de faire ressortir comme avec le scalpel et le microscope
ces métamorphoses intérieures qui changent la face d'une destinée,
il ne faut pas croire que ce soit là un travail facile pour Técrivain.
II va sans dire qu'avec les habitudes prises et les traditions établies
ce qu'on cherche avant tout dans cette sorte de livres, ce sont les
aventures romanesques. C'est que, impuissants à représenter ce
fond mystérieux de la nature humaine, les romanciers trouvent plus
commode de se rejeter sur le dehors et de chercher l'intérêt non pas
au dedans de l'homme, mais à l'extérieur. De là les innombrables
espèces de romans par lesquels on s'est efforcé de saisir les imagi-
LE ROMAN INTÉRIEUR 245
nations, d'occuper les esprits, d'émouvoir les cœurs de la foule. Ils
ont tous ce caractère commun de chercher à éclairer le dedans par
le dehors et démultiplier les inventions pour dissiper l'attention au
lieu de la recueillir.
Le roman d'intrigue et d'aventures a précisément pour but de
déplacer la réflexion, de la suspendre, de la disperser.
Il se fait dès les premières lignes comme un accord tacite de
l'auteur avec le lecteur. Il est entendu, sans qu'on ait pris la peine
de le demander d'une part et d'y consentir de l'autre, qu'on ne se
montrera pas trop sévère sur la vraisemblance des événements, la
probabilité des rencontres, l'heureuse fortune des dénouements.
Cette convention met tout le mond.j à l'aise; l'imagination peut se
donner carrière. Ce n'est même pas sans un certain plaisir que le
lecteur se sent transporté dans le monde de l'impossible. Par une
sorte de mirage, ce monde impossible lui fait l'effet d'un monde
idéal. A tout le moins, il l'éloigné de la réalité et lui procure ainsi
une sorte de soulagement qui se changera plus tard en dégoût. Le
roman historique, dont on a fait grand cas et qui a eu sa vogue et
son règne, enchérit pour ainsi dire sur les œuvres de pure imagina-
tion. Non seulement il invente les situations et les intrigues, mais il
aborde sans reculer le difficile problème de les représenter telles
qu'elles ont pu ou dû se passer dans un milieu qui n'est pas le nôtre
et dont les témoignages de l'histoire ou les découvertes de l'érudi-
tion peuvent seules nous faire entrevoir la réalité. En dépit de
toutes les recherches et de tous les efforts possibles pour être exact,
l'écrivain compte bien sur le crédit que lui fera le public. Celui-ci,
en efi'et, ne demande pas à l'auteur les mérites de l'archéologue ou
de l'archiviste; ce qu'il réclame avant tout, c'est un récit intéressant,
et il se félicite d'un anachronisme qui favorise son émotion.
IV
Le roman historique, malgré ses licences et ses inexactitudes,
demande pour être apprécié une certaine connaissance et un certain
goût de l'histoire. N'est-il pas plus facile, sans sortir des temps pré-
sents, d'imaginer une action qui se déroule dans quelqu'un de ces
milieux moins connus auprès desquels il nous arrive souvent de
passer sans nous en douter. Ce genre de roman est fort à la mode à
l'heure présente et il se subdivise en un nombre infini de variétés.
2/l6 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Je ne sais pas trop comment on l'appelle. On dit volontiers qu'une
œuvre est documentaire lorsqu'elle nous initie aux mœurs, aux cou-
tumes, aux pratiques d'une classe de citoyens dont il ne nous était
point venu à la pensée de nous inquiéter jusqu'alors. Rien de plus
simple et de plus facile que de prendre l'une après l'autre chacune
des professions qui peuvent occuper l'activité humaine. Il est très
certain que chaque profession, avec ses habitudes traditionnelles et
ses procédés techniques, transforme pour ainsi dire l'individu qui
s'y voue tout entier : elle le transforme, elle le refait à son image,
elle lui donne un caractère et une physionomie propres. Le lecteur
se trouve ainsi en présence d'une variété de l'espèce humaine qu'il
n'avait pas même soupçonnée et qui était demeurée pour lui aussi
inconnue que le sauvage des pays à découvrir. Ce type qu'on lui
offre, ce milieu qu'on lui décrit ont pour lui tout l'attrait de la nou-
veauté. Ces déformations de la nature humaine par le métier et par
la routine piquent sa curiosité. De la même façon que le roman his-
torique paraît aux ignorants une leçon et un enseignement de l'his-
toire, il ne manque pas de lecteurs qui, pour justifier leur curiosité,
prétendent trouver dans ces descriptions fantaisistes de véritables
documents d'économie pohtique.
On voit du reste que cette sorte de littérature n'est pas faite pour
agrandir en nous l'idée de l'homme moral et l'estime que noua
pouvons avoir de sa dignité. Le vrai fond de toutes ces études est
un fatalisme latent plus dangereux sous cette forme du réalisme
pratique que sous la forme avouée d'une doctrine. Le dernier mot
de l'auteur dans tout roman documentaire n'est-il pas de considérer
l'homme comme un effet du milieu auquel il est soumis et un ré-
sultat des causes qui le modifient? Il ne faut plus parler ici d'origi-
nalité, de personnaUté, d'indépendance, il est bien entendu que
chacun des échantillons offerts comme type, n'est qu'un produit de
plus du même moule où sont façonnés ses pareils. Dès lors, ce qui
est intéressant, ce n'est pas cette unité banale semblable à toutes
les autres unités, c'est le moule lui-même, c'est-à-dire le milieu
choisi par l'auteur qui doit seul attirer nos regards. C'est ainsi
qu'on peut dire qu'il y a dans le roman ainsi entendu quelque ana-
logie avec les études d'économie sociale.
Si les romans conçus dans cet esprit et exécutés d'après cette
méthode n'avaient pour soutenir la curiosité du lecteur que ce mé-
rite de l'information, l'intérêt serait bien vite épuisé malgré les 11-
LE ROMAN INTÉRIEUR 247
cences qu'en pareil cas Fauteur ne manque point de se donner. Il a
beau pousser à l'extrême les couleurs, grossir les moindres détails,
exagérer ses remarques et ses exemples, les esprits frivoles éprou-
vent une vraie contrariété et comme une répulsion dès qu'ils s'aper-
çoivent du dessein qu'on peut avoir de les instruire. Par contre, les
esprits sérieux se disent avec juste raison qu'on n'a que faire de
cette fantasmagorie romanesque et que le plus simple serait encore
de laisser son vrai caractère à cette étude. Il est donc bien probable
que le roman documentaire n'aurait trouvé aucun crédit et n'aurait
offert aucun cbarme sans la ressource dont il s'est avisé, ressource
qui constitue l'appât et assure si vite le succès de ce genre d'écrit.
Dès qu'on exploite la curiosité humaine, il n'est pas bien difficile
de s'apercevoir que cette curiosité n'est pas toujours disposée à
rester dans les limites du vrai et de l'honnête. C'est ici qu'intervient
celte malice humaine qu'il faut avoir le courage de discerner et de
reconnaître en nous, perversité déplorable qui dès qu'on lui laisse
prendre le dessus devient la maîtresse absolue de notre volonté et
suffit pour nous précipiter dans les dernières corruptions. Combattue
avec toute l'énergie et toute la persévérance que nous pouvons y
mettre, elle ne laisse pas de se soulever contre nous et de nous
solliciter par les tentations les plus diverses et les plus imprévues.
Ne voilà-t-il pas une source d'intérêt toute trouvée? il suffira pour
que la curiosité du lecteur une fois excitée ne se ralentisse plus,
que l'auteur fasse appel à ce besoin d'apprendre ce qu'il vaudrait
mieux ne pas savoir. En présence de cette immense scène qui se
développe devant nous, les regards adroitement dirigés se sentent
fixés et retenus sur un point relativement imperceptible du tableau,
où une main indiscrète autant qu'habile a perfidement laissé entre-
voir quelque perspective voluptueuse, quelque épisode troublant. Le
romancier s'en empare avec avidité; il prend pour tâche, non seu-
lement d'éveiller, mais de satisfaire vos mauvaises pensées. Il se
demande avec sollicitude quels sont les endroits où vous avez évité
avec le plus de soin de mettre le pied. Il compte sur une compo-
sition de votre conscience, si votre moralité et votre pudeur se sont
à bon droit révoltées d'entrer en contact avec de telles gens ou de
franchir le seuil de ces lieux suspects. L'écrivain, spéculant sur votre
faiblesse, se dit que vous ne serez peut-être pas fâché de connaître
par son livre tant de choses que vous rougiriez assurément d'avoir
vues. Il attend que vous fassiez le sacrifice de vos répugnances et de
2A8 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
VOS délicatesses et il est tout prêt à vous faire un mérite de votre
défaillance.
Une fois que le lecteur est entré dans cette voie, il se sent bien
vite entraîné au delà de tout ce qu'il aurait pu prévoir ou consentir.
Au début, il s'est donné à lui-même pour excuse l'intérêt de la
science pour ne point détourner les yeux de cette étude, et à mesure
qu'il pénètre plus avant dans ce monde repoussant et pervers, il se
dit, pour justifier cette avidité malsaine, qu'après tout, ce monde-là
avec ses mœurs inavouables et ses raffinements de corruption, n'a
rien de commun avec lui, que, malgré ses impressions et peut-être
ses vices, il est encore bien loin d'une telle perversité, plus loin
encore d'une grossièreté semblable, et il lui semble que ces excès,
dont il devient le témoin, tournent à l'apothéose de son propre
caractère.
Cette remarque s'applique peut-être d'une façon toute spéciale
à une variété du roman documentaire à laquelle on s'accorde aujour-
d'hui à donner le nom de roman psychologique.
Le roman psychologique tel qu'il a été pratiqué, non sans succès,
dans les dernières années, semble avoir entrepris de dire le dernier
mot dans la peinture du mal, il ne cherche ])lus seulement à satis-
faire les inquiétudes d'une curiosité malsaine par le spectacle
détaillé de nos infirmités, il va plus loin : il prétend nous introduire
dans le secret et dans le débat de nos passions. Pour y mieux
réussir, il prend son point de départ dans une hypothèse qu'il n'a
pas eu l'audace d'avouer, mais dont il ne craint pas de suivre impi-
toyablement la logique.
On ne s'était point avisé jusqu'ici de supposer les hommes sans
aucune conscience, sans aucun sentiment du devoir, de telle sorte
qu'il ne leur vienne pas à l'esprit de délibérer avant de commettre
le mal ni de le regretter après l'avoir fait. De toutes les chimères
que les romanciers ont imaginées, celle-là est assurément la plus
neuve et la plus imprévue. Un assassin fameux, qui a écrit ses
mémoires dans la cellule du condamné à mort, n'a pas craint de
dire : « Le plus grand des bonheurs est de tuer sans remords. »
Aveu naïf et moral qui prouve combien le meurtrier était loin
de son idéal. Le roman psychologique nous montre des natures
plus énergiques et plus libres. Il n'est jamais question à aucun
chapitre et dans aucun passage, du moindre souvenir de la loi
morale. Elle n'est plus là pour provoquer de fâcheux remords et
LE ROMAN INTÉRIEUR 2^9
pour troubler l'âme par une intervention inopportune. Dès lors, les
passions peuvent se donner toute carrière, rien ne gêne leur essor,
ni n'entrave leur développement. Elles ne peuvent plus trouver
d'obstacles qu'en elles-mêmes dans les combats qu'elles se livrent et
les violences qu'elles exercent les unes envers les autres.
Pour que le roman se livre à ces audaces et dépeigne les mœurs
telles qu'elles pourraient être si le sens moral n'avait jamais existé,
il faut que la société soit bien corrompue et le lecteur bien complai-
sant. Ces excès, loin de l'elTaroucher ou de le révolter, ont quelque
chose qui leur plaît et qui représente pour eux une sorte d'idéal du
crime. Mais tout le monde n'en est pas là et il y a encore des
natures honnêtes qui refusent de se prêter au scandale de ces pein-
tures. Le romancier ne l'ignore pas. Autre chose, en effet, est de
passer par-dessus certaines délicatesses, autre chose de heurter les
scrupules et de provoquer les répugnances. Le remords lui-même,
le combat, la défaite, après une lutte impuissante, sont autant d'élé-
Dients d'intérêt que ce genre de littérature n'aurait garde de
négliger.
De là découle la loi essentielle du roman tel qu'à bien peu
d'exceptions près, il a été compris et pratiqué jusqu'à ce jour. Il
s'agit toujours de représenter la nature humaine luttant contre le
mal et traversant, parmi les différentes phases de la vie, les orages
des tentations. Seulement, ce qu'il faut remarquer et ce qui ne
souffre aucun démenti, c'est qu'on représente avant tout sous nos
yeux l'amoindrissement graduel des caractères, l'afïaiblissement du
tempérament moral, en un mot la défaite qui se dénoue le plus
souvent par la violence et par les dernières extrémités.
Ce n'est donc point sortir de la vérité que de regarder le roman
comme un incessant plaidoyer en faveur du mal. S'il n'ose pas
essayer une justification complète ou même un panégyrique du cou-
pable, il s'arrange autant qu'il le peut, pour en faire un innocent.
Tous les épisodes qu'il imagine, toutes les circonstances qu'il accu-
mule, tous les mouvements de l'âme qu'il décrit, sont autant de
circonstances atténuantes destinées à prévenir des jugements trop
sévères.
Si l'auteur respecte en nous la conscience et le sens moral, il les
retourne en quelque sorte contre nous. Il se fait dans notre âme
un travail de rapprochement secret. Nous comparons, sans nous
l'avouer peut-être à nous mêmes, ces natures inférieures, ces carac-
250 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
tères débilités et avilis, avec nos propres mœurs et notre propre
conduite. Il nous semble, non sans raison, que nous valons bien ces
tristes personnages. A voir ces faiblesses, ces vilenies, nous nous
sentons devenir des héros; le mépris et le dégoût que nous éprou-
vons pour eux nous relèvent à nos propres yeux et c'est ici que
s'applique, dans toute sa force, le mot si souvent cité : « Je me
trouve peu quand je m^estime, et beaucoup quand je me com-
pare. ))
Cette méprise de notre orgueil est encore moins funeste à notre
caractère que ne peut l'être cette analyse perpétuelle du mal et
cette contemplation incessante des défaites de l'humanité. On sait
bien qu'une des grandes ressources de l'homme coupable, lorsqu'il
ne se fait pas un orgueil de sa faiblesse, est de répéter avec autant
de conviction que s'il le croyait effectivement : « Ce n'est pas ma
faute; les circonstances ont fait tout le mal. » Ce sont bien là ces
circonstances atténuantes dont nous parlions tout à l'heure : le
romancier met tout son art à les faire valoir et le lecteur tout son
empressement à les accepter.
Le dernier résultat auquel conduit la lecture des romans est donc
une sorte d'anémie morale. Ceux qui s'y complaisent et s'y adonnent
perdent le sentiment de la réalité et le goût même du possible,
leurs jugements les plus vifs s'émoussent, leur délicatesse s'huma-
nise avec ce qui leur paraissait douteux et condamnable, tout ce
qu'on leur a raconté n'est après tout que l'histoire d'une déchéance,
et la route de l'humanité n'est ainsi éclairée que du côté du mal.
Il faut remarquer que, dans l'âme humaine, le mouvement de
bas en haut, s'il est permis de s'exprimer ainsi, vient de nous-
mêmes, et c'est en nous qu'il prend son point d'appui : le mouve-
ment de haut en bas, au contraire, celui par lequel l'âme descend et
déchoit, a son point de départ hors de nous : c'e^-t un entraînement
auquel nous cédons et que nos propres passions accélèrent. Le
roman extérieur, pour les comprendre tous sous une même déno-
mination, se borne donc, au fond, à représenter ce recul de la
nature humaine, et le point d'arrivée du livre est toujours au-
dessous du point de départ.
Il appartient au contraire au roman intérieur d'assister à ce
spectacle fortifiant d'une âme s'établissant dans la possession d'elle-
même, prenant en main la conduite de ses facultés et les dirigeant
dans leur elfort intime vers le bien. Les circonstances les plus heu-
LE ROMAN INTÉRIEUR 251
reuses, les conseils les mieux inspirés ne sauraient en aucune façon
suppléer à ce travail intérieur de l'âme sur elle-même.
C'est cet ensemble de phénomènes dont nul ne se trahit au
dehors qu'il s'agit de saisir et de rendre par une analyse directe.
Lorsque la chenille s'enveloppe dans l'enceinte fermée du cocon
qu'elle a tissé et qu'elle s'en dégage sous la forme brillante d'un
papillon, il n'est pas douteux qu'il s'est accompli à l'abri de ce voile
impénétrable, une transformation mystérieuse dont les regards vul-
gaires ne sont point informés. La science pourtant ne laisse pas de
se rendre compte des différentes phases de cette métamorphose.
C'est Icà pi'écisément l'œuvre du roman intérieur et le résultat qu'il
ne doit point perdre de vue.
C'est bien là, je crois, la raison pour laquelle le philosophe
Jouffroy s'est épris de cette forme de roman qui représentait à ses
yeux la vraie psychologie : l'exécniion n'en est possible qu'au
moyen de l'observation la plus pénétrante et la plus scrupuleuse.
11 s'agit tout h la fois de ne rien inventer et de tout découvrir. Il
s'agit de saisir et de rendre, non pas seulement ceux des mouve-
ments de la pensée et du cœnr qui se trahissent pour ainsi dire
d'eux-mêmes, mais de saisir tout au fond de l'âme ces légères
fluctuations, sorte de courants sous-marins par lesquels les âmes se
trouvent emportées.
Si ce spectacle est difficile à saisir, plus diflicile encore à rendre,
il est assurément bien utile et bien beau à contempler. Nous n'assis-
tons point dans la vie ordinaire au spectacle de cette marche ascen-
dante de l'âme vers le bien, c'est un secret entre elle et Dieu, et le
jour où ces grands caractères se révèlent, où cette perfection éclate,
le sentiment que nous éprouvons a toujours quelque chose de l'éton-
nement et de la surprise, tant nous nous rendons peu compte des
différents degrés que cette âme a eu à parcourir, alors que nous
prenions son silence pour de l'immobilité.
Il n'est pas même besoin de supposer quelqu'un de ces grands
progrès par lesquels l'âme, prenant tout son essor, arrive à l'hé-
roïsme ou à la sainteté, le courant le plus ordinaire de la vie amène
chaque jour sous nos yeux des transformations semblables, et,
quoique nous n'y songions guère, il serait du plus haut intérêt de
saisir le secret de ces transformations.
Voici par exemple un jeune homme qui tient tête à ses parents :
il est là, debout, devant eux, dans l'attitude de la révolte, le front
^52 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
menaçant, le regard sombre, sa parole est brève, son accent irrité.
D'où vient qu'une heure après on le voit reparaître calme, soumis,
respectueux? Peut-être même cette conversion a-t-elle été plus
rapide; peut-être, au lieu de prendre la fuite, vous le verrez se
jeter en pleurant dans les bras de sa mère : alors il ne pense plus
rien de ce qu'il pensait, il ne défend plus rien de ce qu'il soutenait ;
on dirait qu'il lui est venu une autre âme, tant cette nouvelle inspi-
ration l'a transfiguré.
Ce même phénomène se renouvelle dans toutes les occasions de
la vie. Cet homme qui menaçait de mort et de vengeance et qui
cherchait son ennemi pour le tuer, rentre en lui-même, et à la lueur
de la réflexion il découvre les motifs qui excusent son adversaire et
désarment son propre courroux. Que de différends entre mari et
femme terminés par un heureux retour de la tendresse, et au point
de vue moral quelle infinie variété de nuances entre cette séparation
et ce retour!
Le bon Rollin a laissé échapper un jour cette parole : « Ennuyeux
comme la vertu. » Ce mot, qui paraît désolant, est pourtant d'une
saisissante vérité en même temps que d'une singulière profondeur.
H n'est pas donné à tout le monde, eu effet, de goûter les charmes
de la vertu. 11 faut être vertueux soi-même pour s'en faire une juste
idée. L'aveugle-né ne saurait se représenter la lumière du soleil. Il
n'est donc pas douteux que, pour le plus grand nombre, le spec-
tacle de la vertu a quelque chose de languissant et de monotone; il
ne présente à l'imagination rien de piquant ni d'imprévu. La
remarque se trouve confirmée par ce fait que les voies du mal sont
infinies dans leurs variétés; les combinaisons de la malice humaine
sont inépuisables et le spectacle en est toujours nouveau.
Au contraire, la voie du sacrifice et du devoir est toujours étroite
et toujours la même. Il ne faut pas penser, comme les utopistes de
la morale moderne, à rien découvrir de nouveau : les lois du bien
sont inflexibles et uniformes. Il n'y a pas deux manières de se
retenir, de s'examiner, de se conduire. Quelle que soit la complica-
tion des circonstances extérieures, la grandeur ou l'humiUté des
situations, la variété des événements, c'est toujours au dedans de
notre cœur et non point ailleurs que se livre le combat. Ces luttes et
ces déchirements sont familiers à tous les hommes, et il faudrait
n'avoir jamais voulu le bien pour ne pas les connaître.
C'est là précisément ce qui donne au roman intérieur son prix et
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 253
son efficacité. Une fois qu'on s'est résolument placé à ce point de
vue, tout ce qu'on peut nous dire s'applique directement à nous;
toutes les particularités s'anéantissent et disparaissent, il ne reste
plus que l'àme dans ce qu'elle a d'essentiel.
Il en résulte que toute étude accomplie par le romancier moraliste
devient un enseignement direct. Ce qu'on nous demande, en effet,
ce n'est point d'admirer les inventions d'un auteur et de lui accorder
ainsi une approbation littéraire touJ,e platonique, mais on entend
bien nous associer au courageux effort que poursuit sous nos yeux
cette âme vaillante. Le roman intérieur n'est donc point du tout une
étude qu'on nous propose, mais une action qu'on nous demande.
Nul ne peut devenir meilleur que dans la mesure où il le veut
bien. L'écrivain doit donc attendre ici du lecteur quelque chose de
plus qu'un consentement à se divertir, il lui faut trouver chez lui la
bonne volonté de s'instruire et le ferme propos de s'y intéresser.
Si de telles études nous étaient jamais données par les maîtres de
la pensée, nous apprendrions à mieux connaître les chemins étroits
qui conduisent à la vertu, et cette analyse des âmes jetterait de
singulières clartés sur notre propre cœur. Le premier défaut de
l'humanité est de s'ignorer elle-même. Nous ne connaissons pas
toutes les ressources que nous portons en nous. Notre âme, pour la
plupart d'entre nous, est comme une immense bibliothèque dont les
livres n'auraient jamais été ni rangés ni ouverts. C'est à peine si,
à nos heures de lassitude ou de découragement, nous nous laissons
aller à une vue confuse de ce qui peut se passer en nous : rien ne
se distingue à notre regard et nous ne daignons pas même chercher
dans notre conscience les motifs secrets qui nous emportent et qui
nous perdent.
Le roman intérieur est donc au plus haut degré une œuvre morale.
Par sa méthode il est destiné à provoquer et à augmenter en nous la
force de îa réflexion : son but est de relever notre courage par les
exemples qu'il nous propose, et de nous associer aux efforts de ceux
qui veulent le bien.
Antonin Rondelet.
1" NOVEMBRE (n» 89). 4« SÉRIE. T. XXIV. 17
LA QUESTION SOCIALE
ET L'ÉMIGRATION COLONIALE
Un fait important vient de se passer dont l'insouciance générale
n'a pas tenu compte sérieux. Cependant, il semble être un symptôme
très significatif d'aspirations nouvelles chez celles de nos popula-
tions rurales les plus opposées, jusqu'ici, à tout changement
d'habitudes.
Neuf familles de cultivateurs du Périgord ont répondu aux offres
de la Société d'Emigration et se trouvent, actuellement, en route
pour la Nouvelle-Calédonie. Les avantages concédés ont paru, à ces
familles, mériter un véritable empressement et balancer même le
sacrifice des inévitables retours en pensée vers la Mère-Patrie.
Jusqu'ici, nous le répétons, peu d'entre nos populations rurales
ont songé à la vie coloniale, les Basques exceptés.
Mais, chez les Basques, une autre pensée avait déterminé le
mouvement qui a peuplé de leurs compatriotes une grande partie de
l'Uruguay et de la Piépublique Argentine principalement : c'était
la répugnance pour la conscription et les ennuis d'une longue servi-
tude militaire.
Non, certes, que le peuple basque soit pusillanime, maintes fois il
a prouvé une indomptable vaillance et donné au Livre d'Or de nos
gloires nationales des noms illustres.
Seulement, il se souvient encore de ses anciennes « libertés et
franchises ». Il est prêt à verser son sang pour le pays, si le pays en
a besoin; mais, essentiellement laborieux, grand voyageur par sur-
croît, il trouve énervante la vie de caserne et, imitant les ancêtres,
véritables rois de la mer, il s'est élancé vers les pays où la liberté,
au moins de nom, lui semblait assurée.
LA QUESTION SOCIALE ET l'ÉMIGRATION COLONIALE 255
A ces motifs, se sont ajoutées des considérations tenant aux liens
de famille très étroits chez le Basque. Aussi, est-il vrai de dire qu'une
sorte de prise de possession d'une partie de l'Amérique méridionale
se fait pacifiquement, mais sûrement, par nos compatriotes béarnais.
A leur tour, les Savoisiens ont imité cet exemple sur une assez
large échelle. Peut-être, encore, trouverions-nous à leur côté des
Limousins et des Auvergnats. Toutefois, nul n'ignore que le cultiva-
teur français est plus qu'aucun autre attaché à la terre natale. Il
veut vivre, travailler et mourir au foyer familial. Avec une véritable
surprise, sinon même avec terreur, il entend dire que de longues
théories d'émigrants allemands, anglais, italiens vont se fixer dans les
pays les plus lointains de leur propre pays, et la pensée de les imiter
ne lui vient pas, si durement que puisse lui peser la tâche quoti-
dienne!
Il faut donc tenir un compte sérieux du fait que nous avons
signalé. Le Péiigord n'est, certes, pas une province marâtre au
travail de ses habitants. Par suite, on comprendrait moins la réso-
lution des familles qui l'ont abandonné, s'il ne convenait d'étudier
les causes de découragement pesant sur nos cultivateurs.
C'est, avant tout, le régime économique dont on se plaint avec
force. En effet, telle mesure excellente pour le Nord de la France,
devient désastreuse pour l'Ouest ou pour le Midi, et vice versa.
Ajoutez-y des impôts bien lourds, des exigences mutuelles entre
propriétaires, voulant tirer un gros revenu de leurs terres, et fer-
miers, qui sentent combien le travail rural augmente chaque jour
en difficultés et réclame de sacrifices pour lutter contre la concur-
rence étrangère.
D'autre part, si nos campagnes ne semblent plus guère offiir une
rémunération suffisante au laboureur, des voix autorisées apprennent
à ce même laboureur que la France possède d'immenses espaces où
les bras manquent pour faire jaillir du sol de merveilleuses mois-
sons.
Oui, peut-être, s'il ne fallait pas risquer de grosses avances; s'il
ne fallait pas, d'abord, consacrer une ou plusieurs années à des
travaux de défrichements; s'il ne fallait pas, enfin, redouter les
dangers de l'acclimatation; oui, peut-être, le cultivateur, fatigué
ici, se prendrait à espérer que, par-delà les mers, il rencontrerait
une oasis de paix où ses efforts ne resteraient pas inutiles pour l'amé-
lioration du sort de sa famille.
^56 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Toutes les difficultés énumérées existent ou du moins existeraient
si les sociétés d'émigration sérieuses ne prenaient soin de les anni-
hiler dans la mesure du possible.
Les avances, elles les font, en achetant des terres et en les défri-
chant sommairement, puisque les cultures de l'avenir restent à la
décision du futur concessionnaire, mais assez, cependant, pour
éviter à l'arrivant la plus pénible et la plus dangereuse cause de non
acclimatation.
Nous voulons dire le bouleversement primitif du sol vierge qui
dégage, alors, les émanations telluriques, meurtrières pour l'étranger.
En général, ces défrichements sont exécutés par des indigènes
ou par des travailleurs habitués à la région. Il convient, enfin, de
dire que, dans le plus grand nombre de cas, l'acclimatation est
affaire d'hygiène. Ce n'est pas le labeur qui tue, mais bien les excès
dont on n'a pas toujours le courage de s'abstenir.
Sur ce point, les témoignages sont unanimes, et j'en trouve un
plus que piquant dans la préface d'un ouvrage considérable :
A travers l' Hémisphère Sud, second voyage autour du monde,
entrepris par M. Ernest Micbel, dans un but que, tout à l'heure,
nous apprécierons.
« Plusieurs, écrit M. Michel, croient impossible d'aborder les
grands voyages à moins d'une constitution robuste. Je peux aflirmer
le contraire. J'ai partout rencontré les Anglais et les Américains,
de santé délicate, voyageant pour la fortifier; je les ai vus s'en
allant aux antipodes avec femme et enfants. J'en ai rencontré un
bon nombre voyageant autour du monde €7i voyage de noces!
« En voyage de noces! « répéterons-nous. Voilà bien un trait
particulier à la race anglo-saxonne. D'humeur essentiellement pra-
tique, elle veut tout voir, tout peser, afin de mieux choisir. Et si,
une fois, elle s'est trompée dans ce choix, sans hésitation, elle
abandonnera l'entreprise commencée pour recommencer ailleurs
avec un courage nouveau.
Là est le secret de l'expansion prodigieuse de l'influence anglaise,
comme de l'influence américaine, appelées un jour, si nous n'y
prenons garde, à faire échec à notre propre diffusion.
Un dernier rival, l'Allemand, entre en lice. On le trouve partout
et, avant très peu, il établirait promptement sa suprématie sur nos
colons, si les lois de la métropole ne viennent calmer sa fièvre
LA QUESTION SOCIALE ET l' ÉMIGRATION COLONIALE "257
envahissante et ne rendent plus sérieusement efficace la protection
due à nos compatriotes.
Mais où, parfois, échouerait l'initiative d'un seul, l'entreprise de
plusieurs, réunis en société, brisera les obstacles et obtiendra tous
les secours, tous les genres de succès.
Les Sociétés anglaises et américaines d'émigration l'ont compris
à merveille. Les Sociétés commerciales, industrielles et de banque
des mêmes nations l'ont compris, à leur tour.
Des villes florissantes, des débouchés nouveaux, des ressources
immenses sont maintenant l'apanage de pays regardés encore chez
nous, à l'heure actuelle, comme croupissant dans la sauvagerie! !
Mais le réveil est proche. Toutefois, si nous devons une mention
spéciale à des Sociétés françaises organisées comme celle dont l'ac-
tion vient de décider les neuf familles périgourdines à émigrer vers
nos antipodes, il faut reconnaître la constance avec laquelle des
écrivains français luttent pour la prospérité de nos colonies, en
généra], trop oubliées.
II
Parmi les écrivains dont nous venons de parler, M. Ernest Michel
tient un rang flatteur. Il n'a pas consulté, chez lui, l'extraordinaire
masse de renseignements que renferment ses ouvrages. Hardiment,
il est parti, à plusieurs reprises, pour des voyages autour du monde,
accomplis avec une aisance merveilleuse et dont, aujourd'hui, l'uti-
lité est grande pour tous ceux que préoccupent les questions mena-
çantes de socialisme ou de colonisation.
Ecoutons M. Michel qui, dans la préface du premier volume de :
A travers F Hémisphère Sud, nous donne l'origine de sa résolution
d'affronter une seconde fois le tour du monde.
(( Sur la route de Londres à Brighton, un jeune Anglais monte
dans mon wagon et s'assied en face de moi. Il a l'air pressé et
fatigué, et accepte volontiers les petites provisions que je lui offre.
— Qu'est-ce qui vous rend si essoufllé? lui dis-je. — Je viens du
Mont Blanc et j'ai passé plusieurs nuits en route pour ne pas man-
quer le navire qui part demain pour la Nouvelle-Zélande où je vais
m'établir. — Vous allez donc chercher fortune? — Non, j'ai mes
capitaux, mais, ici, ils me rapportent 3 pour 100, et en Nouvelle-
Zélande, 10 pour 100. Dans mon village, je ne suis rien, là-bas, ua
258 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
des premiers. Je viens de parcourir le globe dans un voyage d'inves-
tigation qui a duré deux ans; j'ai visité tous les pays, je les ai
comparés, j'ai pesé, pour chacun, le pour et le contre et j'ai arrêté
mon choix sur la Nouvelle-Zélande.
a Par son climat tempéré, ses terres fertiles, c'est celui qui pré-
sente en ce moment les plus grandes ressources et le séjour le plus
agréable. Tous les objets de première nécessité y sont à bon marché
et les capitaux y trouvent un emploi lucratif. Je viens donc cher-
cher ma famille et nous partons demain ; je ne voulais pas quitter
l'Europe sans avoir vu le Mont Blanc, pour le comparer au Mont
Cook des Alpes Nevv-Zélandaises. »
Le même Anglais, voyant qu'il parlait à un Français, ajouta :
« Pour quelle raison, je l'ignore, mais j'ai constaté que vos com-
patriotes réussissent peu dans les divers pays. Là où ils sont venus
avec nous, comme en Chine et au Japon, ils disparaissent peu à
peu, laissant la place aux Anglais et aux Allemands. »
Cette dernière observation fut très sensible à M. Ernest Michel,
qui résolut aussitôt d'en vérifier l'exactitude.
Pour cela il entreprit, nous le savons, deux voyages autour du
monde. Nous venons de lui faire un premier emprunt, continuons
cette moisson fructueuse.
« L'essentiel, dit M. Michel, exigerait que notre jeunesse voya-
geât, non en touriste, pour s'amuser, en gaspillant le temps et
l'argent, mais en observateur, pour rajjporter des connaissances
étendues, des faits nombreux bien étudiés. Nous pourrions alors,
par la comparaison de ce qui se passe chez les peuples divers,
adopter ce qui leur réussit et préparer notre réforme, non sur des
théories, mais sur l'expérience.
« Après un arrêt en Portugal et au Sénégal, que nous aurions
déjà dû relier à l'Algérie, nous aborderons au Brésil, où nous ver-
rons comment des vues courtes et une étroitesse d'esprit font que les
ressources précieuses de cet immense pays demeurent inexploitées
et perdues, aussi bien pour les habitants que pour le reste de
l'humanité. (Ceci était écrit en 188/i.)
« Dans les républiques de race espagnole, nous verrons le triste
état où les guerres civiles périodiques réduisent des populations
qui devraient pourtant prospérer et se multiplier sur d'immenses
tferres fertiles.
LA QUESTION SOCIALE ET L ÉMIGRATION COLONIALE 259
« Au Chili, une race plus virile se rencontre, mais elle abuse, elle
aussi, des Indiens qu'elle tient dans un état bien misérable.
« Au Pérou, il faut déplorer la corruption générale, fruit de la
richesse, suivie du désastre d'une guerre sanglante et malheureuse.
« En revanche, à la Jamaïque, on est frappé des infinis résultats
obtenus par le génie colonisateur des races anglo-saxonnes qui ont
centuplé le chiffre de la population, tandis que Cuba et les Antilles
espagnoles, trop souvent déchirées par la guerre civile et affaiblies
par l'incurie du gouvernement, restent stationnaires au point de vue
du nombre et de l'industrie.
« Aux États-Unis, partout le travail est en honneur, et l'énergie
fait mettre en valeur, par le concours des immigrants de tontes les
nations, les richesses minières, agricoles et pastorales de cette
immense contrée.
« Dans les îles Sandwich, nous constaterons que les populations
indigènes de race polynésienne savent se gouverner elles-mêmes et
ne dédaignent pas les conseils de la femme capable^ parfois élevée
à la dignité de sénateur.
« Dans la Nouvelle-Zélande, en Tasmanie, en Australie, il faut
admirer le courage de ces jeunes colonies qui, en cinquante ans, ont
couvert le pays de routes et de chemins de fer, de maisons et de
troupeaux. Il faut louer leur sens pratique et leur attachement à la loi
morale. Non seulement certains abus de nos grandes villes ne sont
pas tolérés, mais eiicore le travail du dimanche, le blasphème , les
mauvais propos sont sévèrement punis. Le bonheur de la famille et
de la communauté étant en raison de sa moralité, tout individu qui
PORTE ATTEINTE A CETTE MORALITÉ EST CONSIDÉRÉ COMME UN ENNEMI PUBLIC.
« Et, cependant, la prise de possession du monde par nos rivaux
nous laisse beaucoup à faire, si nous voulons que notre race, qui
occupe aujourd'hui une large place dans la petite Europe, ne soit
pas effacée à côté des Anglais, des Russes, des Chinois, des Alle-
mands dans la possession et le gouvernement des autres parties du
globe. Pour cela, on verra bien vite que les hommes étant la matière
des peuples, il importe d'arrêter, au plus tôt, notre stérilité systé-
matique par de justes réformes dans les lois successorales, dans
l'instruction et dans l'éducation, faisant effort pour nous affranchir
de la routine sur bien des points et nous débarrasser de nombreux
préjugés. »
260 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
C'est ici, croyons-uous, que se résume d'une façon magistrale le
bien à tirer des observations de M. Michel. La préface qui ouvre le
troisième et dernier volume de : A travei^s 1^ Hémisphère Sud, est une
fort belle page d'étude sociale en même temps qu'un précis net,
lumineux, basé sur des faits irréfutables, de gouvernement colonial.
Ce que nos rivaux accomplissent, pourquoi ne l'accomplirions-
nous pas, nous dont, l'ancienne expansion coloniale fut si merveil-
leuse et si forte que l'empreinte laissée dans les pays jadis possédés
n'est pas, ne sera peut-être jamais effacée!
Les idées de M. Michel se fondent sur un patriotisme élevé qui lui
fait ne rien négliger d'utile pour la réalisation de réformes, si dési-
rables que notre puissance intérieure et extérieure y est absolument
attachée.
Nous ne pouvons résister au plaisir de détacher de cette page les
arguments les plus significatifs et de les proposer aux méditations
de tous ceux que préoccupent justement des questions aussi vitales
pour le Pays.
III
« Pour combattre les abus du siècle dernier, nous sommes allés
aux abus contraires. Nous nous sommes laissés gagner par la manie
de l'égalité, que nous poursuivons sans cesse, sans l'atteindre
jamais, parce qu'elle est contraire à la nature. Nous avons détruit
l'autorité paternelle, en faisant du père un usufruitier, et du fils le
propriétaire; nous avons rabaissé la mère en ne lui accordant
aucune part sur l héritage du mari ; nous avons donné libre cours
à la débauche, en décrétant ïimpunité du séducteur. Le résultat
d'une telle législation a été que la population qui, en Angleterre,
s'accroît chaque année de 15 pour 1000 et, en Prusse, de 13 pour
1000, ne s'accroît, en France, que de 2 pour 1000, grâce encore à
l'immigration des peuples voisins; en sorte que les étrangers sont
déjà montés, chez nous, au 3 pour lUOO de la population.
« Et, pourtant, pour prendre notre part au mouvement d'expan-
sion qui pousse les autres peuples sur tous les points du globe, il
importe de coloniser; mais comment coloniser, lorsqu'il y a à peine
assez de monde pour la Mère-Patrie ! Sur ce point, les chiffres ont
leur éloquence. En cinquante ans, nous n'avons réussi à mettre
qu'un peu plus de 200,000 Erançais en Algérie, qui est à notre
porte; et, dans le même espace de temps, l'Angleterre peuplait l'Aus-
LA. QUESTION SOCIALE ET l'ÉMIGRATION COLONIALE !Î61
tralie de 3 millions de colons, la Nouvelle-Zélande de 600,000;
elle en envoyait de nombreux millions au Canada, aux États-Unis,
dans les autres colonies, et la Mère-Patrie s'augmentait encore de
10 millions! Or, pour les peuples, les hommes sont la matière pre-
mière. Est-ce à dire que notre race soit moins prolifique? Le
Canada est là pour le démentir. Les 59,000 Français que nous y
laissions en 1763, en un peu plus d'un siècle, sont, maintenant,
1,100,000 au Canada, et 400,000 aux États-Unis.
« Tout observateur impartial conviendra donc que la stérilité
actuelle des familles françaises est le résultat d'autres causes com-
plexes et multiples, dont nous allons indiquer quelques-unes en
signalant le remède. Nous commeiiçons par nos lois de succession,
qui imposent le partage forcé, laissant à peine le quart disponible.
Elles produisent les conséquences ci-après : dans la classe aisée, le
désir de conserver le foyer après soi,|et de laisser les enfants dans la
même aisance à laquelle on les a habitués, fait redouter une nom-
breuse famille, et, à l'heure actuelle, la France est la seule nation à
commettre ce crime contre nature, qui consiste à arrêter la vie
par calcul. D'autre part, les enfants, propriétaires de par la loi,
comptent sur le bien paternel et maternel, et ne se soucient pas
d'aller chercher fortune au loin. Dans la classe populaire, le droit
au partage produit d'autres conséquences encore plus fâcheuses.
Non seulement, dans la plupart des cas, la liquidation forcée et la
vente aux enchères ruinent les familles au profit des gens de loi,
mais, dans plusieurs départements, on ne trouve presque plus-
d'enfants qui veuillent rester avec les vieux parents, parce que, à la
mort de ceux-ci, les frères et les sœurs, déjà établis, viennent, de
par la loi, réclamer leur part des hardes, des instruments du
travail et même de la récolte pendante. Ceci explique comment les
hospices des Petites-Sœurs des Pauvres n'ont jamais assez de place
pour toutes les demandes...
« Dans les conditions de notre manière de comprendre l'éduca-
tion, il faut presque des natures exceptionnelles pour échapper au
naufrage. Mais on se console en disant : « Il faut que jeunesse se
« passe ; les bons principes conservent leur germe, et on y revient
« tôt ou tard. » Oui, un bon nombre reviennent vers trente ans,
lorsqu'ils ont compris que la vie est une lutte et qu'ils doivent s'y
faire leur place par le travail et la vertu. Mais, en attendant, ils ont
perdu les dix plus belles années de la vie! A trente ans, l'Anglais
262 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
revient d'Australie, d'Amérique et d'ailleurs, où il est allé avec un
petit capital. Son capital est décuplé; il se marie et élève une nom-
breuse famille...
a Par la restauration de la famille sur ses véritables bases et par le
retour au christianisme, on reviendra aux familles nombreuses, on
pourra peupler les colonies et envoyer des nationaux à l'étranger.
Il ne suffit pas d'avoir des colonies et de les peupler, il faut encore
les diriger pratiquement. Si nous voiiloiis qu elles prospèrent ,
il faut renoncer à les gouverner de Paris. Il faut les laisser se gou-
verner elles-mêmes, comme les colonies anglaises, et établir à Paris
un ministère des colonies dont le but sera, avant tout, de déve-
lopper l'initiative privée, de faciliter la formation de compagnies, etc.,
en utilisant tous les renseignements utiles, toutes les bonnes volontés.
« La Société de géographie commerciale de Paris a formé un comité
gratuit de renseignements. Le Ministère des colonies pourrait l'uti-
liser en échangeant avec lui des informations. En Angleterre, les
voyageurs qui arrivent des divers points du globe se font un devoir
de renseigner, non seulement les comités de ce genre, mais le
ministre lui-même, sur ce qui intéresse les colonies, sur ce qui peut
les menacer, sur les agissements des autres nations. Le ministre les
accueille avec empressement, contrôle leurs dires avec celui de ses
agents, et souvent, s'il y a contradiction, il envoie sur place un
homme de confiance pour vérifier les faits. Les décisions sont alors
prises en parfaite connaissance de cause...
«Le militarisme, tel qu'il sévit aujourd'hui sur l'Europe, la met en
état d'infériorité, non seulement vis-à-vis de l'Amérique, mais même
d'une partie de l'Asie. Il faut dénoncer ce retour à la barbarie
et préparer les esprits au désarmement par la substitution de l'arbi-
trage aux guerres sanglantes dans le règlement des différends entre
nations. Pourquoi des milliers d'hommes se tiennent-ils l'arme au
bras, prêts à s'entre-égorger pour s'arracher un lambeau de terre de
quelques centaines de kilomètres carrés, lorsqu'ils peuvent en ac-
quérir des milliers qui ne demandent qu'à être occupés sans le
sacrifice d'un sou ni d'un homme, et sur lesquels on pourrait faire
vivre des millions d'Européens I
« H faut combattre les préjugés par la presse et par la parole, et,
avant tout, faire disparaître chez nous, comme chez les autres
nations latines, cette opinion absurde qui veut que le commerce,
LA QUESTION SOCIALE ET l'ÉMIGRATION GOLONL\LE 263
l'industrie, l'agriculture, soient moins lionorables que les carrières
libérales ou administratives.
« Il est d'usage de dire et de croire que le Français n'émigre pas
parce qu'il est trop bien en France. C'est une erreur! Le jeune
homme qui, après douze ans d'études et vinrjt mille francs de
dépenses, arrive à gagner cent cinquante ou deux cents francs par
mois, dans un bureau du gouvernement^ en abdiquant son indépen-
dance, ne trouve pas qu'il soit si bien en France, mais il ignore
qu'avec moitié moins d'études et de dépenses, il aurait pu se faire
une meilleure place ailleurs.
« Les fausses idées des mères, eu ce qui concerne les pays étran-
gers, sont aussi un obstacle à l'émigration. Elles croient ces pays
habités par des sauvages et ne consentent jamais à y marier leurs
filles. J'ai vu à Shangaï deux jeunes Français employés à la douane
chinoise. Dès la première année, ils gagnaient de 10 à 12,000 francs,
avec la perspective d'arriver jusqu'à soixante-quinze mille francs
par an. Malgré cela, ils n ont pu trouver une épouse française.
« Enfin, faisant appel, sinon au patriotisme, du moins à l'intérêt,
bien entendu, des capitalistes, il faudrait les décider à abandonner
les jeux de bourse par la connaissance que leur donneraient nos
agents des grands travaux publics entrepris dans les deux hémis-
phères. Si on entrait dans cette voie, le chemin de fer transaharien
serait bien vite entrepris et ouvrirait F Afrique à notre profit; le
chemin de fer de la vallée de FEuphrate^ qui est la porte de l'Asie^
deviendrait une ligyie française.
« Que tous ceux qui aiment le pays se mettent à l'œuvre. Qu'ils
ne craignent pas de regarder et de sonder nos plaies. Mal connu est
à moitié guéri! Sans nous préoccuper des défauts des autres peu-
ples, étudions ce qui leur réussit, imitons-les et nous verrons bientôt
notre iWère-Patrie se relever et reconquérir la place qu'elle n'aurait
jamais du perdre. »
On ne pouvait mieux dire, mais il y a encore quelque chose à
ajouter à ces conseils, quelque chose d'essentiel et de grave que
nous allons exposer en aussi peu de mots que possible.
264 REVUE DE MONDE CATHOLIQUE
IV
Notre insouciance générale est devenue extrême, et trois causes,
croyons-nous, bases de cette insouciance, doivent être combattues
avec la dernière énergie, si nous voulons réagir utilement contre le
mal qui nous mine au plus grand profit de nos ennemis :
1° Il faudrait que l'Administration intérieure française stimulât
l'indolence des communes et se stimulât en elle-même pour ce qui
concerne les ventes et échanges de biens communaux ou domaniaux.
2° 11 faudrait que de nouvelles et très précises instructions fussent
données à ceux de nos agents répandus sur le globe entier.
3° Il faudrait faire appel à la bonne volonté de la Presse, pour que
les questions intéressant la vitalité nationale pussent enfin obtenir
la place prépondérante dans les discussions et polémiques de chaque
jour.
Nous allons développer sommairement ces assertions.
Qui donc n'a été frappé, au cours des voyages en France (car
nous souhaitons parler seulement de notre pays), de l'aspect général
de la petite propriété rurale? Bien entendu, nous ne voulons pas
dire que tout y soit pour le mieux, que la routine n'entre pas encore,
pour une large part, dans l'exploitation; mais, ce sur quoi il faut
appuyer, ce qu'il faut mettre en évidence, c'est l'effort, le travail,
accomplis.
Aimant passionnément le petit coin de terre dont il est maître, le
cultivateur ne regarde pas à la peine. Une seule chose étant coû-
teuse pour lui : l'argent, il tâchera, dans nombre de cas, de le rem-
placer par un peu plus de fatigue. Et, vraiment, le succès vient; et
le fabuliste n'avait fait que traduire une chose bien connue, lorsqu'il
écrivit l'admirable apologue intitulé : le Laboureur et ses Enfants.
Un trésor est toujours caché, même dans les terres les plus
ingrates, pourvu que le travail s'entête à le découvrir.
Autre face de la question, la petite propriété, s'il est permis de
s'exprimer ainsi, favorise l'extension de la famille, car, plus il y a
d'enfants au foyer d'un cultivateur, et plus la dépense sera réduite :
le produit du travail augmentant en raison du nombre de bras qui
s'y acharnent.
LA QUESTION SOCIALE ET l' ÉMIGRATION COLONIALE 265
Eh bien ! dès lors, comment est-il possible que tant de terrains
vagues, propriétés de communes ou de l'État restent encore en
friche ?
Pourquoi ne les pas lotir aussi impartialement que la chose est
faisable et ne les pas donner, nous disons bien : donner à des
familles, qui s'estimeraient heureuses de mettre en valeur ces ter-
rains, sous la seule condition d'un impôt proportionnel percevable
après que le travailleur aurait commencé à recueillir le fruit de sa
constance?
Plusieurs heureux exemples seraient à citer de terrains, dits très
mauvais, vendus, presque pour rien, par des communes avisées et
qui, maintenant, leur produisent de bons revenus.
Au lieu de cela, mille formahtés entravent souvent, pour ne pas
dire toujours, ces opérations, qui transformeraient rapidement la
physionomie rurale de la France, accroîtraient la population et,
par suite, fourniraient une source certaine de revenus nouveaux.
A quand cette réforme?
En ce qui concerne nos agents d'ambassade ou de consulats, un
reproche unanime leur est fait par ceux qui tentent une installation
hors France.
Le plus grand nombre d'entre eux, se regardant comme exilés et
prenant peu en patience un semblable mal, reçoivent avec défiance
ceux qui ne voyagent pas uniquement pour leur plaisir.
Quoi! abandonner la France! Mais c'est folie, à moins que ce ne
soit chose nécessaire pour cacher un passé mauvais !
Alors, un véritable déluge d'ennuis écrase les prétendants à la
vie coloniale, sans compter que souvent, disons-le tout bas, nos
agents, même très en vue, sont fort mal renseignés sur le pays où
ils représentent la Mère-Patrie!
Faut-il ajouter que nos rivaux bénéficient d'une bienveillance
très mesurés à nos compatriotes? Cela est absolument vrai, parce
que nos rivaux sont appuyés par tous les moyens possibles, et que
l'on craint de mécontenter le gouvernement de leur pays!
Mais nos nationaux peuvent se plaindre, qui les écoutera? Qui
les protégera et leur fera rendre justice?
Inutile de citer des noms, de raconter de lamentables odyssées.
Mieux vaut demander avec instance qu'une enquête très sérieuse
élimine de notre corps consulaire les agents au-dessous de la mis-
266 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
sion ultra-honorable qui leur est confiée. Nous ne devons placer à
de pareils postes que des Français instruits, actifs, patriotes.
En ce faisant, nous aurons accompli un grand pas vers notre
régénération coloniale.
Maintenant, un dernier vœu : celui de la transformation de la
Presse.
Depuis longtemps, la presse est devenue l'instrument par excel-
lence qui agit sur la masse de la population avec une puissance
incontestable.
Mais, par une déviation bien fâcheuse pour le pays, la presse, ou
s'attarde en de vaines, de stériles polémiques concernant des ambi-
tions, des avidités; ou elle se plonge dans une frivolité qui la mène
aux plus tristes conséquences morales et sociales.
Nous ne voulons pas même salir notre plume en parlant de ces
feuilles, la honte de la presse française, qui semblent avoir pour
mission de faire tomber la conscience publique aux plus horribles
monstruosités de mœurs.
Nous désignons simplement des publications dites « boulevar-
dières » en possession d'une riche clientèle ou des feuilles popu-
laires avec un tirage prodigieux.
Sont-ils, ces journaux, dans une voie vraiment patriotique?
Non, à coup sûr. Voyons-les à l'œuvre.
Les journaux « élégants » font une large place aux scandales
mondains, aux échos de salon. Ils exaltent la vie à outrance, et le
plus clair de ce qu'ils appellent leur esprit consiste à établir la
suprématie de Paris, non seulement sur le reste de la France, mais
sur l'univers entier.
« Comment vivre loin de Paris! » répète-t-on sur tous les modes
plus ou moins lyriques.
« Mais, pourrait-on répondre, comment vivrait Paris, si des mil-
lions de créatures humaines ne consentaient à travailler pour lui
donner des moyens d'exister? »
Faut-il ajouter que, sans le fort contingent apporté à Paris par
la province, la vie intellectuelle y serait moins active : C'est chose
trop connue.
Cependant, au milieu de ces frivolités, surnagera- t-il, parfois,
une étude heureuse de grands projets de la vie industrielle ou
commerciale?
LA QUESTION SOCIALE ET l'ÉMIGRATION COLONIALE 267
Oui, si une puissante Compagnie a intérêt à voir paraître cette
étude, pour favoriser une émission de titres.
D'autre part, de quoi se nourrissent les lecteurs des feuilles
populaires? De romans ineptes, quand ils ne sont pas immoraux.
Aussi, l'ensemble de la presse française est loin d'occuper le rang
auquel elle prétend. L'étranger la regarde avec une sorte de dédain
et affirme qu'elle ne prend pas le meilleur moyen de faire aimer et
respecter son Pays.
L'étranger a raison souvent. C'est à nous à profiter de cet
avertissement si grave. Que, désormais, les questions dont peuvent
dépendre la prospérité nationale aient le pas sur toutes les autres.
Que, loin d'encourager la frivolité et la paresse mondaines, on
parle de travail énergique, de réformes sociales sérieuses.
Que les soucis de la « haute vie » disparaissent pour d'autres
plus dignes d'occuper des cœ;;rs et des esprits dévoués au Pays.
Ils ne manquent pas, ces soucis.
La France se débat au milieu d'une crise économique redoutable.
Nous sommes menacés de tous côtés, et lorsque le fameux bill Mac-
Kinley sera devenu l'unique loi des États-Unis, il y a fort à craindre
que notre commerce et notre industrie reçoivent un coup mortel,
si nous n'avons préparé de nouveaux débouchés.
Attendre ce moment serait agir en aveugles, en inconsidérés.
C'est le cas ou jamais d'établir, dans nos possessions coloniales,
des marchés accessibles avant tout aux produits français; c'est le
cas de livrer généreusement les ressources de ces mêmes colonies
au travail de jeunes hommes français qui, trouvant un champ
d'action bien préparé, n'hésiteront plus à fonder un foyer sur ces
terres lointaines.
Beaucoup d'entre eux ne possèdent que leur volonté. Eh bien!
favorisez une énergie aussi heureuse par une protection efficace,
par tous les moyens de stimulation en notre pouvoir.
Plusieurs Sociétés sérieuses se sont fondées, qui ont pour objectif
ce but éminemment national. Soutenez-les et, au besoin, fondez-en
de nouvelles.
Attirez les capituiix français sur ces terres qui, bien aménagées,
seront prompte ment rémunératrices.
Et puis, desserrez les mille liens de la tracasserie administrative,
de la routine paperassière.
Allez, ensuite, notre puissance d'expansion n'est pas épuisée, elle
268 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
n'est que contrainte. Vite, elle s'épanouira comme, jadis, elle s'est
épanouie aux Indes et en Amérique,
Seulement, oh! seulement, une fois que, de nouveau, elle aura
repris sa marche ascensionnelle et civilisatrice, ne l'abandonnez
pas, comme elle l'a presque toujours été!
La presse, nous nous l'imaginons, aurait une part bien large dans
cette rénovation, le jour où elle consentirait à s'occuper surtout et
avant tout des intérêts français.
Elle aurait à son actif une noble page, si, mettant à profit les
conseils de M. Ernest Michel, elle combattait avec résolution, avec
foi, les préjugés qui entravent le rayonnement de la France dans
les pays soumis à son drapeau.
Paul DE Laurières.
LES EITASES, LA UMM ET L'ÉGLISE
LES VISIONS
(1)
XVI
OPINION DE LA MÉDECINE CONTEMPORAINE SUR LES VISIONS
En somme, les stigmates dont nous avons parlé clans de pré-
cédents articles, sont un phénomène encore assez rare dans les
personnes les plus avancées dans la sainteté et la vie contem-
plative. Il n'en est pas de même des visions qu'on signale très
fréquemment dans la vie des saints et dans l'histoire ecclésias-
tique. Or, il n'y a pas actuellement un livre de médecine qui,
parlant de ce phénomène, ne pose en principe incontestable
qu'il n'est pas autre chose qu'un cas d'hallucination. Ainsi rai-
sonnent spécialement tous les écrivains rationalistes que nous
avons eu l'occasion de noaimer, tels que Charcot, Richer, War-
lomont, Charbonnier, Mantegazza et les autres. Il serait aussi
ennuyeux que superflu d'en citer les paroles, puisque, d'après
leur système, nous savons que tel doit en être le sentiment.
Le Nouveau Dictionnaire de médecine et de chirurgie,, très
justement estimé et consulté à cause de la renommée des auteurs
qui ont concouru à sa compilation, se croit obligé de parler des
visions sous le mot hallucination,, et il ne doute pas même de
l'identité des deux phénomènes. On y lit, en effet, les paroles
suivantes : a Dans les temps anciens et jusqu'à la moitié du dix-
huitième siècle.., selon les doctrines dominantes et les tendances
générales, on attribuait les hallucinations aux influences surna-
turelles les plus opposées entre elles. Regardées tantôt comme
l'œuvre de Dieu, tantôt comme l'œuvre du diable, elles ont con-
duit ceux qui les éprouvaient aux fins les plus contraires; car,
tantôt elles allumèrent les bûchers du moyen âge, tantôt elles
engendrèrent les plus étranges exagérations d'un culte poussé
(1) Voir la Revue du 1" août 1889.
1" NOVEMBRE (n° 89). 4« SÉRIE. T. XXIV. IS
270 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
jusqu'à l'idolâtrie. II serait trop long d'énumérer la variété des
jugements que, depuis Socrate jus lu'à nos jours, l'homnae a portés
sur ce phénomène, que la pathologie revendique désormais comme
lui appartenant d'une manière définitive. Il n'a fallu pour cela
que des procédés scientifiques plus sérieux, une observation cli-
nique plus subtile et l'abandon de certaines doctrines philoso-
phiques qui embarrassaient la science et lui interdisaient tout
progrès; » etc. (Tom. XVII, p. 160, art. Hallucination.)
Il paraît incroyable qu'un ouvrage destiné à donner la quin-
tessence de la science moderne sur chaque branche de la méde-
cine offre des pages écrites avec tant de frivolité. Ce serait chose
aisée de ramener au vrai cet amas de phrases sonores et sans
fondement. Mais n'ayant pas de temps à perdre, il nous vaudra
mieux de chercher dans ce même article l'exposé de ces fameux
'procédés scientifiques plus sérieux, de ces observations plus subtiles,
puis l'indication et la réfutation des vieilles théories philosophiques ;
en un mot, la nouvelle et convaincante démonstration que le do-
maine pathologique s'est accru non seulement des hallucinations
qui lui ont toujours appartenu, mais, encore du même coup, de
toutes les visions dont il est ici question. Mais vainement cher-
cherions-nous cette démonstration dans ledit article; non seule-
ment, il ne la donne pas, il n'essaye même pas de la donner, et
l'on peut en dire autant de tous les écrits modernes qui traitent
de cette matière et qui sont passés par nos mains.
En voici un bien récent, puisqu'il porte le millésime de 1890;
il a pour titre : Traité pratique des maladies mentales, par
Cullerre, directeur de l'asile des aliénés de la Roche-sur- Yon. On
lit à la page 6A : « Parmi les hallucinés sains d'esprit, quelques-
uns reconnaissent leurs hallucinations... d'autres, bien qu'ils se
conforment aux règles de la raison, croient néanmoins à la réa-
lité de leurs sensations, soit par ignorance, soit par superstition
(hallucinations religieuses collectives, hallucinations des extatiques
et des illuminés). Il y a quelques hallucinés célèbres parmi les
grands hommes doués d'une constitution névropathique. On cite,
entre autres, Socrate, Mahomet, Luther, Jeanne d'Arc, Pascal et
quelques grands saints et fondateurs d'ordres religieux. »
Il est bien entendu que le bon Cullerre n'apporte pas plus de
preuves que les autres dans ses assertions. Pour tous la démons-
tration consiste simplement à affamer et à confondre pêle-mêle
LES EXTASES, LA MÉDECINE ET l'ÉGLISE 271
les exemples de visions avec ceux d'hallucinations, comme s'ils
n'étaient et ne pouvaient être qu'une seule et même chose.
Si ces doctes médecins se contentaient de mettre en relief l'af-
finité qui existe souvent entre ces deux phénomènes, la grande
difficulté qu'il y a quelquefois, non toujours, à discerner les hallu-
cinations des vraies visions, et, par conséquent, l'extrême cir-
conspection nécessaire pour ne point confondre avec un don sur-
naturel ce qui ne sera qu'un effet naturel ou le résultat d'une
imagination exaltée; s'ils s'en tenaient là, ils resteraient dans le
vrai; mais ils ne nous apprendraient rien qui ne fût connu de la
médecine et de la philosophie antiques, qui ne soit dit et enseigné
avec une singulière insistance par >es théologiens anciens et mo-
dernes, ainsi que nous le démontrerons plus loin.
Mais lorsque, par un vice de méthode devenu trop fréquent de
nos jours, de quelque ressemblance entre deux phénomènes, ils con-
cluent à leur identité, et qu'ils tiennent pour bonne toute explication
qui supprime le surnaturel, ce qu'ils ont montré dans les précédentes
questions discutées jusqu'ici nous avertit de ne pas nous fier à de
pareilles diagnoses sommaires, à de telles conclusions systématiques
où la science est la première à être foulée aux pieds. Si les théories
du matérialiste et de l'incrédule ont réellement la raison pour base,
ils ne devraient pas avoir peur d'examiner les faits et de les discuter
tranquillement, surtout quand cela n'a jamais été fait, comme on le
voit clairement dans la question présente. En telle occurrence, le
mépris qu'ils affectent chaque fois qu'on mentionne des effets surna-
turels, pourrait bien n'être qu'une voile destiné à couvrir la peur
qu'ils ont de devoir reconnaître un ordre de phénomènes contraire au
système philosophique par eux adopté. Ainsi en est-il. Aussi l'incré-
dulité avec ses dogmes négatifs empêche-t-elle le libre examen
beaucoup plus que ne le fait la foi. Il est certain que la foi ne nous
défend nullement d'établir une comparaison entre ces deux ordres
de phénomènes; de mettre, d'un côté, les visions, selon que les
exemples nous sont affirmés et décrits par des témoins indubitables,
et, de l'autre, d'accueillir avec estime les intéressantes connaissances
que la médecine moderne a su ajouter aux anciennes, relativement
au phénomène souvent merveilleux des hallucinations. Exposons
clairement les faits; il nous sera facile ensuite de décider s'ils appar-
tiennent ou n'appartiennent pas au même ordre. C'est ainsi et non
autrement qu'on crée la science positive.
272 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
XVII
LES VISIONS EN DEHORS DE LA MYSTIQUE : l' APPARITION DE LA SAINTE
VIERGE A LA SALETTE ET A LOURDES; APPARITIONS RELATÉES DANS
l'ancien et LE NOUVEAU TESTAMENT.
Nous ferons d'abord observer que le phénomène de la vision, telle
qu'un grand nombre de faits pleinement certifiés nous l'ont fait con-
naître, ne présuppose pas un sujet adonné à la vie contemplative ou
prédisposé à l'exaltation de l'imagination par un vif sentiment de foi
et de piété. Non, tout au contraire; dans les cas très nombreux
que l'on rapporte, le sujet, loin d'être porté au mysticisme, en était
incapable, et très souvent il était ou indifférent ou étranger à la piété.
Examinons quelques exemples survenus en notre siècle et même de
notre temps, par conséquent, plus propres à un examen scientifique
puisque nous en connaissons en détail toutes les circonstances.
C'était au mois de septembre I8/16; on approchait de la fin de la
saison pendant laquelle on mène paître les troupeaux sur les mon-
tagnes des Alpes couvertes de neiges durant la plus grande partie de
l'année. Précisément dans les Alpes du Dauphiné, à 10^0 mètres au-
dessus du niveau de la mer, non loin du hameau des Ablandins, dans
la commune de la Salette, un garçonnet de dix ans et une fillette de qua-
torze gardaient quelques vaches à eux confiées par leurs patrons (1).
Le jeune garçon s'appelait \laximin Giraud, et la jeune fille, Mélanie
Mathieu. Maximin était une bonne nature, étourdi et sans malice,
bien qu'il lui échappât de temps en temps quelque mot incorrect
lorsqu'il cherchait à réunir à coups de pierres les vaches dispersées,
ainsi qu'il en fit plus tard et très simplement l'aveu. Il n'avait aucuen
aptitude pour apprendre. Son père a déclaré qu'il avait mis trois ou
quatre ans à lui faire entrer dans la tête le Patei- et Y Ave Maria ; le
curé perdit son temps et sa peine à vouloir le préparer à la première
communion et il dut y renoncer. Sous ce rapport, Mélanie ne valait
pas mieux. Occupée dès le plus bas âge à garder les bêtes, elle n'al-
lait que rarement à l'église. Privée de mémoire, elle ne parvenait
(1) Pour tous les détails rapportés ici, voir la Vérité sur l'événement de
Salette... ou Rnpporl à Mgr i'évêque de Grenoble sur rapparition de la sainte Vierge
à deux petite bergers sur la munlagne de la Salette... par l'abbé Roussslot, etc. —
avec approbation de Myr I'évêque de Grenoble, 1848. — On y expose les conclu-
sions du procès- verbal dressé sur les lieux par la commission déléguée pour
examiner le fait.
LES EXTASES, LA MÉDECINE ET L ÉGLISE 273
pas à retenir deux réponses du catéchisme; et c'est pourquoi, elle
aussi avait été exclue de la première communion. Timide de carac-
tère, nonchalante ou plutôt paresseuse, elle était parfois désobéissante
et têtue au point que, certains jours, on ne pouvait obtenir d'elle un
mot de réponse. Depuis la vision qui nous occupe, elle devint plus
active et plus soumise.
Les deux petits bergers ne se connaissaient que depuis cinq
jours. Mélanie était depuis neuf mois au service de Baptiste Pra,
propriétaire cultivateur près du bourg de la Salette. Avant d'aller
chez lui, elle avait servi deux ans à Quet et deux ans à Sainte-Luce.
Maximin demeurait à Corps et n'était venu que par hasard aux
Ablandins, parce que le paysan Pierre Selme, ayant son garçon
malade et ne sachant comment le remplacer, pria le père Giraud
de lui céder son fils pendant huit jours pour mener les vaches au
pâturage. Le brave homme se fit prier un peu, il finit par consentir;
et, le lundi suivant, Maximin se rendit aux Ablandins. La connais-
sance de Maximin et de Mélanie ne datait donc que de cinq jours
au plus, quand la vision eut lieu le samedi 'j9 septembre. Il ne
faut pas dire non plus qu'il y eût entre les jeunes gens la moindre
intimité ou sympathie. Même depuis la vision, ils furent indifférents
l'un pour l'autre; séparés dès le lendemain, ils ne cherchèrent pas
à se voir; et, dans la suite, lorsque les interrogatoires des supé-
rieurs ecclésiastiques, des personnes dévotes et des curieux com-
mencèrent, ils ne manifestèrent jamais le désir de se communiquer
les demandes qu'on leur avait faites ni les réponses qu'ils avaient
données.
En outre, ni leurs parents ni eux-mêmes ne songèrent à tirer
profit de la piété de ceux qui croyaient à la vision ni des offres de
ceux qui se montraient incrédules et voulaient acheter leur silence.
Toutes ces circonstances furent relevées et prouvées jusqu'à
l'évidence par les procès-verbaux ; notre devoir était de les rap-
porter succinctement pour éloigner tout soupçon de fraude ou de
supercherie.
Il résulte également de l'instruction de cette affaire, l'impossi-
bilité de supposer que la dame qu'ils disaient avoir vue et entendue
fût une personne vivante de ce monde. Elle ne pouvait pas être du
pays, parce que dans ces déserts alpins il n'y avait pas de dame,
et cependant elle ne paraissait pas étrangère puisqu'elle parlait le
dialecte de la localité. Avec le costume étrange qu'elle portait, elle
274 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
n'aurait pu se dérober aux regards des pasteurs, au nombre d'au
moins quarante, qui gardaient les troupeaux sur des montagnes
absolument privées d'arbres; et enfin elle s'éloigna et disparut
dans les airs aux yeux des deux enfants qui étaient à trois pas
d'elle et la contemplaient. Il est donc hors de doute qu'il y avait
là une vision; toute la question est de savoir si cette vision était
une simple hallucination.
Voici comment se passèrent les choses. Le jour susindiqué,
Maximin et Mélanie, conduisant leurs vaches, arrivèrent ensemble
sur le plateau appelé Sous-les-Baisses. Le ciel était serein et sans
nuages; le soleil resplendissait. Vers midi, les deux petits bergers
prirent leurs provisions et s'en allèrent pour manger près d'une
petite fontaine; puis, contrairement à leur habitude, ils se sentirent
pris de sommeil, et s'étant mis à l'aise, l'un d'un côté, l'autre, de
l'autre, ils s'endormirent.
Laissons raconter le reste à Mélanie : « Deux heures après en-
viron, je me réveillai et je ne vis pas mes vaches. Je réveillai
Maximin. « Maximin, lui dis-je, dépêche-toi, et allons voir où sont
nos vaches. » Nous franchîmes le fossé, nous montâmes sur un tertre
qui était en face de nous, et nous vîmes de l'autre côté nos vaches
couchées non loin de nous. Alors je redescendis la première, et
lorsque je fus à cinq ou six pas du fossé, je vis une clarté comme
celle du soleil et plus brillante encore, mais pas de la même cou-
leur, et je dis à Maximin : « Viens vite voir une clarté ici en bas. »
Maximin descendit en disant : Où est-elle? Je la lui indiquai près
de la petite fontaine, et, quand il l'aperçut, il s'arrêta. Alors nous
vîmes une dame au milieu de la clarté; elle était assise tenant la
tête entre ses mains. Nous eûmes peur et je laissai tomber mon
bâton. Maximin me dit : Ne laisse pas ton bâton, s'il nous fait
quelque chose, je le frapperai. Alors, la dame se leva debout,
croisa ses bras et nous dit : « Avancez, mes enfants, n'ayez pas
« peur; je suis ici pour vous raconter une grande nouvelle. »
Et alors, parlant toujours en français, elle reprocha au peuple ses
péchés, spécialement la non-observation des fêtes et abstinences de
l'Église et les blasphèmes ; elle annonça de grands fléaux qui vien-
draient, si l'on continuait à mal faire, entre autres, les maladies du
blé et des pommes de terre.
En France comme en Italie, chaque province a son dialecte, et
les gens du peuple ne comprennent qu'imparfaitement ceux qui
LES EXTASES, LA MEDECINE ET l'ÉGLISE 275
parlent une langue cultivée. Ainsi en fut-il de Mélanie lorsque la
Dame appela en français pommes de terre ce qui se nomme en
dialecte de la Salette truffas. — « C'est pourquoi, dit-elle en
continuant son récit, ne comprenant pas bien ce que signifiait le mot
de pommes de terre^ j'allais le demander à Vlaximin, lorsque la
Dame reprit : « Ah! mes enfants, vous ne comprenez pas; je vais
« vous le dire d'une autre manière ", et elle reprit son discours en
langue vulgaire. »
La Dame ne manqua pas de faire une petite exhortation aux deux
jeunes bergers. « Faites-vous votie prière, mes enfants? — Pas
guère, » répondirent-ils ensemble. Et la Dame reprit : « Il faut
bien la faire, mes enfants; matin et soir, vous direz au moins un
Pater et un Ave Maria^ si vous ne pouvez davantage; et quand
vous pourrez en dire plus, n'y manquez pas. »
Enfin, après avoir confié à chacun d'eux un secret qu'on n'a
janiais pu leur arracher, et leur avoir recommandé de nouveau la
nécessité de faire pénitence, « la Dame, — continue Mélanie, —
nous dit en français : « Eh bien! mes enfants, vous ferez savoir
t( tout ceci à mon peuple. » Puis, elle traversa le fossé et répéta les
mêmes paroles; puis, elle monta jusqu'à l'endroit où nous avions
été pour regarder les vaches. Elle ne touchait pas l'herbe, elle glis-
sait au-dessus. Nous la suivions; je passai devant la Dame et
Maximin un peu de côté à deux ou trois pas. Ensuite, cette belle
Dame s'est élevée un peu plus haut (en disant cela, Mélanie indi-
quait de la main une hauteur d'un peu plus d'un mètre), elle
regarda le ciel, puis la terre; nous ne vîmes plus la tête d'abord,
les bras disparurent ensuite, et enfin les pieds, nous n'aperçûmes
plus qu'une clarté en l'air, et la clarté disparut à son tour.
« Je dis à Maximin : C'est peut-être une grande sainte. — Il
répondit : « Si nous avions su que c'était une grande sainte, nous
« lui aurions dit de nous emmener avec elle. » J'ajoutai : Ah ! si
elle était encore là! »
Lorsqu'on demanda à Mélanie comment la Dame était vêtue, elle
sut indiquer toutes les particularités du costume : souliers blancs
garnis de rose.>, bas jaunes, tablier jaune, robe blanche couverte
de perles, etc., etc.
Tel était le récit de Mélanie, et celui de Maximin lui était abso-
lument conforme. On a coutume de dire que la torture morale des
interrogations et des objections insidieuses, accumulées et répétées
276 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
à divers intervalles, comme on la pratique aujourd'hui dans les
procès, est infiniment plus efficace pour découvrir le vrai que n'im-
porte quelle autre torture matérielle. Si l'individu interrogé ne s'en
tient pas strictement à la vérité qui ne peut jamais être en opposition
avec elle-même, il est impossible qu'il ne tombe pas bientôt dans
quelque contradiction, surtout avec son complice, s'il en a un.
C'est à cette torture que furent soumis ces deux enfants bornés, par
des milliers d'inquisiteurs; d'abord par leurs compatriotes, par des
commissaires ecclésiastiques, par des prélats, par des hommes de
loi, par des croyants et par des incrédules, les uns furieux des
manifestations de foi provoquées par l'apparition (en un seul jour,
on a vu jusqu'à 60,000 pèlerins à la Salette), les autres se flattant
de convaincre les fidèles de vaine superstition. Or, jamais, si
incultes qu'ils fussent, ces enfants ne se sont embiouillés, ni contre-
dits dans leurs dépositions. Certainement, ils avaient eu tous les
deux la même apparition ; non seulement tous les deux avaient vu
la même Dame, ses mêmes mouvements, et lui avaient entendu pro-
noncer les mêmes paroles, — puisque parfois ils répondaient simul-
tanément à la même question, — changer son langage, passer du
français à leur patois et puis revenir de nouveau du patois au français.
Finalement, après l'avoir aperçue de la même manière se retirant,
puisque tous les deux la suivirent dans la même direction et du
même pas, observant ensemble qu'elle ne touchait pas la terre, ils
la virent également tous les deux s'évanouir au même endroit et de
la même manière, en commençant par la tête et finissant par les
pieds.
Ces diverses circonstances ne confirment pas seulement le fait de
la vision, elles en démontrent jusqu'à l'évidence, l'objectivité.
Il est possible que l'imagination exaltée d'un individu lui repré-
sente comme réelle une scène qui n'est qu'imaginaire ; il se peut
encore que deux ou plusieurs personnes à l'imagination exaltée, se
trouvant ensemble, aient successivement les mêmes hallucinations
quand l'une d'elles suggère à l'autre ce qu'elle se figure voir et à
mesure qu'elle le voit; mais retranchez cette espèce de direction
mentale; si la scène distinguée par un individu est vue simulta-
nément par un autre, clairement, dans toutes ses circonstances et
son développement, l'uniformité des deux représentations ne peut
être produite que par un objet externe qui, dans ses divers actes et
mouvements, agit à la fois sur les sens des deux regardants! Ceci
LES EXTASES, LA MÉDECINE ET l'ÉGLISE 277
est un axiome de sens commun ; et les hommes n'iront certainement
pas en demander la confirmation à la médecine, absolument incom-
pétente sur ces points. Gela regarderait plutôt la psychologie, qui
affirme, contrairement aux sceptiques insensés, que nos perceptions
sensitives peuvent nous donner une véritable certitude sur la réalité
de l'objet. Dans l'hallucination morbide également, si la raison n'est
pas troublée, l'halluciné peut très bien s'assurer qu'il voit de tra-
vers; dans l'hésitation, il n'aurait qu'à demander à son entourage
s'il voit ou entend comme lui; et, quand il en est ainsi, personne
ne doute qu'il ne s'agit d'une réalite et non d'une illusion.
Mais notre intention ici n'est pas de trancher la question relative
à la nature des visions nous voulons uniquement faire connaître le
phénomène de la Salette : phénomène qui a été observé et certifié
par plus de témoins, d'observateurs et de preuves, qu'aucun des
milliers de cas de la clinique n'en produira jamais.
Continuons donc en passant à un autre fait, encore plus fameux;
l'apparition de la bienheureuse Vierge à Lourdes. Comme le récit
en a été fait dans de nombreux ouvrages très répandus dans le
peuple chrétien, nous nous bornerons à mettre en relief les circons-
tances qui ont plus spécialement rapport à l'étude que nous avons
entreprise (1).
Cette fois, les visions n'ont eu pour témoin qu'une seule personne,
la célèbre Bernadette Soubirous, jeune fille de quatorze ans, née à
Lourdes (Hautes-Pyrénées) le 7 juin 18/i/i. Bernadette était d'une
constitution grêle, si bien qu'à quatorze ans, elle ressemblait à une
fillette de dix à douze. De plus, elle était affligée d'un asthme qui
ne l'a jamais quittée du berceau à la tombe. Il faut ajouter qu'elle
était mal nourrie, qu'elle appartenait à une famille pauvre dont le
père et la mère parvenaient à peine, à force de travail, à nourrir
leurs deux enfants. Bernadette avait grandi dans la piété ; elle avait
grand plaisir à réciter le saint-rosaire, d'autant plus que, ne sachant
pas lire, il lui était impossible d'apprendre d'autres prières.
Or, le 11 février 1858, comme il ne restait pas une bribe de
combustible à la maison pour faire cuire la soupe, Bernadette voulut
sortir avec sa jeune sœur et une autre enfant pour aller dans la
campagne ramasser quelques broussailles ou débris de bois mort.
La mère s'y opposait à cause de l'asthme; elle finit pourtant par
({) Apparition à la grotte de Lourdes. Notice rédigée par M. l'abbé Fourcade,
approuvée par Mgr l'évêque de Tarbes. 1862.
278 REVLE DU MO^fDE CATHOLIQUE
consentir. Arrivées devant une espèce de ruisseau, les deux plus
petites filles, étant pieds nus, se mirent dans l'eau et passèrent.
Bernadette qui, en raison de son infirmité, portait des bas, s'arrêta
pour les ôter, lorsque, par deux fois, elle entendit un bruissement
qui lui fit lever la tête; elle regarda et vit dans un enfoncement, au-
dessus d'une grotte qu'elle avait en face, une clarté et, au milieu
de cette clarté, la figure d'une Dame, dans l'attitude et le vêtement
tels qu'on les aperçoit maintenant dans les images de Notre-Dame
de Lourdes. L'enfant pâlit, tombe à genoux, et instinctivement
prend en main son chapelet; elle voulut faire le signe de la croix,
mais elle s'arrêta à moitié. Alors, la Dame, qui, elle aussi, tenait
un chapelet à la main, se signa la première; Bernadette, encou-
ragée, en fit autant, commença la récitation du chapelet, et, quand
elle l'eut achevée, l'apparition s'évanouit. Cette fois, tout se borna là.
On comprend que la jeune fille retourna volontiers les jours sui-
vants en ces lieux, même sans que la Dame le lui demandât, comme
elle fit le troisième jour. Les apparitions se succédèrent pendant
dix-huit jours et toujours au même endroit. Pendant la vision,
Bernadette paraissait transfigurée et parfois ravie comme hors d'elle-
même; mais, d'autres fois, elle restait dans son état naturel; elle
recevait de ses compagnes les questions à faire à la Dame qu'elle
voyait; elle leur transmettait les réponses et leur disait ou leur
insinuait ce qu'elles avaient à faire.
Le jour de la neuvième apparition, qui fut le 25 février, la Dame
dit à Bernadette : « Va boire à la fontaine, lave-toi et mange de
l'herbe qui pousse à côté. » Bernadette, ne voyant aucune fontaine
et n'en connaissant aucune aux environs, se retourna pour des-
cendre vers le Gave qui coule non loin de là, mais la Dame l'arrêta
en lui disatit : « Je ne t'ai pas dit de boire dans le Gave, mais bien
à la fontaine, elle est par ici » ; et du doigt elle montra le fond de
la grotte. Bernadette s'y rendit. Aucune source ne paraissait; mais,
par pure obéissance, elle se mit à gratter avec les doigts l'endroit
qui semblait plus humide. Elle avait à peine commencé que le petit
trou qu'elle venait de creuser se rempUt d'une eau trouble et bour-
beuse. La jeune fille en but avec quelque répugnance, elle se lava
et mangea une pincée de l'herbe qui était tout autour. En même
temps, l'eau déborda du petit creux et commença à former un filet
de ruisseau, qui remplit bientôt le fond de la grotte, et, grossissant
de jour en jour et d'heure en heui-e, devint, en moins d'un mois.
LES EXTASES, LA MÉDECINE ET l'ÉGLISE 279
ce qu'on la voit aujourd'hui, c'est-à-dire une source qui fournit
100,000 litres par vingt-quatre heures. Les anciens et les familiers
du pays ne se souvenaient point d'avoir jamais vu dans la grotte
une source quelconque; tout au plus apercevait-on quelquefois un
tout petit marécage, un suintement d'eau, à peine de quoi entre-
tenir le terrain humide; et il ne serait venu à l'idée de personne
d'appeler cela une fontaine, à moins de savoir ce qui devait arriver
plus tard. Le fameux hydrogéologue abbé Richard, ayant examiné
le sol quelques années après, concluait que l'eau devait se trouver
naturellement dans ces parages; mais il se déclarait incapable
d'expliquer comment la source qui, existant là, devait avoir sous
terre une autre direction, a pu quitter son cours pour venir sourdre
entre les doigts de Bernadette et prendre la direction qu'elle a
maintenant. Un autre fait qu'il ne savait expliquer naturellement,
c'était que la jeune fille fut allée chercher là une source ignorée de
tous et d'elle principalement.
Quoi qu'il en soit, le bruit que firent les apparitions et le jaillis-
sement de la nouvelle fontaine s' étant promptement répandu, les
populations y virent quelque chose de miraculeux. De nombreux
malades ayant bu de cette eau ou s'en étant servis pour lotionner
leurs membres attt^ints d'infirmité, on a constaté et l'on constate
encore de fréquentes guérisons. Il faut que ces guérisons aient été
bien évidentes dès le principe, puisque les incrédules s'empressèrent
de les attribuer aux qualités médicinales de la nouvelle source. Ils
ne tardèrent pas à trouver un chimiste complaisant pour déclarer
que l'eau de Lourdes, en raison des minéraux qui s'y trouvent en
solution, doit être rangée parmi les eaux les plus thérapeutiques
des Pyrénées.
Évidemment, ce respectable chimiste n'était pas médecin : s'il
l'avait été, il aurait déclaré sans aucune réserve que l'eau de
Lourdes était la plus merveilleusement thérapeutique, non seule-
ment des Pyrénées, mais encore du monde entier. Oui, qu'on nous
nomme une autre source qui, ayant lotionné un œil crevé depuis
vingt ans par une explosion de mine, l'a guéri instantanément.
L'individu qui en fit l'épreuve se nomme Bouriette. Rencontrant
M. Dozous, son médecin, le lendemain de la guérison : « Docteur,
lui dit-il, la bonne Vierge m^a exaucé; mon œil est guéri! » Sans
s'amuser à disserter, le docteur tire de sa poche un portefeuille, et
il y écrit au crayon : Bouriette a une amaurose incurable; il ne
280 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
guérira jamais. Puis, fermant de la main gauche l'œil non crevé du
mineur : « Voyons, lui dil-il, lis ceci! » Et Bouriette de lire cou-
ramment la phrase susdite. Le docteur stupéfait s'écrie : « C'est
un miracle, oui, un vrai miracle! »
Ce fut une des premières guérisons opérées par l'eau de Lourdes;
il s'en est opéré et s'en opère continuellement d'autres très nom-
breuses et très variées. Cette eau est donc, sans aucun doute,
thérapeutique au suprême degré, et tout médecin devrait être
curieux de connaître la nature et la dose des minéraux qui lui com-
muniquent une vertu si prodigieuse. Leur étonnement a dû être
d'autant plus intense qu'un autre chimiste, non plus anonyme
comme le premier, mais très bien connu, M. Filhol, professeur de
chimie à l'université de Toulouse, a déclaré publiquement, le
7 août 1858, qu'ayant analysé l'eau de Lourdes, il n'avait trouvé
qu'une eau naturelle, potable, pareille à celle du Gave, en somme
Vaqua fontis qui entre dans presque toutes les ordonnances, mais
qui n'y paraît jamais seule, tandis qu'ici elle constitue par elle-même
et toute seule une ordonnance universelle. L'analyse faite par
M. Filhol n'a été contredite par personne; et qui voudra la contrôler
le peut facilement, car il y a partout de l'eau de Lourdes.
Après les dix-huit apparitions de la Vierge, Bernadette rentra
dans son obscurité et ne parla jamais plus de visions. En vain fut-
elle soumise, elle aussi, à d'innombrables interrogatoires et à des vexa-
tions de tout genre par l'inquisition incrédule. Croyants et incroyants
durent reconnaître avant tout qu'elle était au-dessus de tout soupçon
d'imposture et de mensonge. Deux médecins, délégués par l'autorité
civile pour l'examiner, la déclarèrent « absolument saine d'esprit,
ayant toutes ses facultés dans un état parfaitement régulier ». Mais,
concluaient -ils, « comme elle persiste dans ses affirmations (belle
diagnose vraiment!) il peut se faire qu'elle soit hallucinée. » Et sur
ce bel indice il peut se faire, on avait déjà délibéré d'envoyer la
jeune fille à l'asile d'aliénés de Tarbes!
Nous n'avons pas à retracer l'histoire de ce drame magistralement
décrit par M. Lasserre ; si nous sommes entré dans quelques dé-
tails étrangers au phénomène même des visions, c'est uniquement
parce que la bonne méthode diagnostique l'exige. Cette méthode ne
se restreint pas à la symptomatologie, elle demande la lumière à
toutes les circonstances, quelles qu'elles soient, capables d'éclairer
la nature et l'étiologie du cas.
LES EXTASES, LA MÉDECINE ET l'ÉGLISE 281
Dans les deux faits que nous avons relatés jusqu'ici, nous voyons
intervenir la vision sans qu'elle ait été préparée ou par l'extase ou
par l'exaltation de l'imagination, ou par n'importe quelle disposition
morale inclinant l'imagination ou le cœur vers l'objet de la vision.
Mélanie et Maximin n'étaient pas pieux; pas plus que Bernadette,
ils ne reconnaissent la Vierge dans la figure qui leur apparaît; les
deux bergers l'apprirent de l'interprétation du peuple, et dans les
premiers jours, Bernadette était indécise sur l'identité de la Dame
qu'elle voyait.
Une grande partie des visions mentionnées dans l'histoire ecclé-
siastique appartient à cette classe, et c'est une circonstance qu'il
faut noter chaque fois qu'elles se présentent, non pas qu'elle suffise
à faire trancher la question de la nature des visions, mais parce qu'elle
éloigne immédiatement une explication qui paraîtrait la plus obvie.
Même observation pour les très nombreuses visions dont il est parlé
dans l'Écriture sainte, soit dans le Nouveau, soit dans l'Ancien
Testament. Telles furent les apparitions du Seigneur, sous forme
visible, à nos premiers parents, à Caïn, à Noé, à Abraham et autres,
tels aussi les discours de ce même Seigneur en langage sensible,
soit pendant les visions, soit en dehors d'elles. Sans parler de tant
de visions décrites aux livres des prophètes, rappelons uniquement
celle qui troubla si fort le festin de Balthasar, ces trois doigts mys-
térieux qui, du côté opposé au candélabre, juste pour que la vue
en fût plus facile, et sur le mur en face du roi, pour qu'il ne perdît
rien de la majesté du spectacle, écrivirent ces trois mots : Mané,
Thécel^ Phares^ qui signifient : Il a compté! Il a pesé! Il a partagé!
Balthasar les comprit si peu qu'il dut en demander l'explication à
ses savants. C'est Daniel qui la lui donna, en lui prédisant qu'il
allait bientôt perdre et la couronne et la vie : ce qui arriva cette
nuit même. (Daniel, v)
Un autre personnage qui était loin de s'attendre à la vision qu'il
eut, ce fut Héliodore, commissaire royal, chargé de s'emparer des
trésors du temple, sous le pontificat d'Onias, grand prêtre. S'étant
rendu au temple avec une grande escorte de curseurs et de satellites,
— nous dirions aujourd'hui gendarmes et policiers, — il s'apprêtait
à exécuter les ordres qu'il avait reçus, lorsque, à la vue de tout le
monde, apparaît, s'avançant vers lui, un cavalier dont le cheval le
heurte du poitrail et le renverse par terre, pendant que deux jeunes
gens, sortis, eux aussi, on ne sait d'où, se mettent à le fouetter,
282 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
l'un d'un côté, l'autre de l'autre, en présence de toute cette force
armée, frissonnante de terreur, ex utraque parte flagellabant^ sine
intermissione midtis plagis verberantes, c'est-à-dire Je frappant
de toute part, pendant longtemps, sans perdre haleine, jusqu'à ce
qu'ils le laissèrent pour mort.
Le plus intimement convaincu de l'objectivité de cette vision fut,
sans doute, le pauvre Héliodore lui-même, qui, abandonné enfin par
les flagellants, fut ramassé, tout pantelant, par les siens et porté
dehors, dans une litière, plus mort que vif. Guéri ensuite par une
parole de ces mêmes jeunes gens, qui grâce aux prières d'Onias, lui
apparurent de nouveau, il offrit un sacrifice d'action de grâces pour
la faveur dont il avait été l'objet, et, recepto exercitu^ ayant réuni
toute sa troupe de policiers et de gendarmes, pour qu'il ne manquât
pas un seul témoin du fait, il revint vers son roi par le même
chemin qu'il était venu, repedabat ad regem. (II Macch., ch. m,
V- 7 et suiv.)
Le Nouveau Testament aussi débute par des apparitions de la
même classe, c'est-à-dire sans extase et sans préparation : celles de
l'ange à Zacharie, de l'archange Gabriel à la bienheureuse Vierge,
des anges aux bergers de Bethléem, et tant d'autres. Une peut-être,
plus remarquable encore à cause de l'indisposition du sujet, fut la
vision de saint Paul sur le chemin de Damas, quand Jésus-Christ lui
apparut, et que, de persécuteur qu'il était, il en fit un apôtre.
Que le lecteur se représente tous ces faits, fût-ce d'une manière
confuse; qu'il note dans l'individu l'absence de toute préparation, la
pleine possession de ses facultés mentales dans l'acte de la vision,
et enfin la correspondance des circonstances extrinsèques avec
l'objet même de la vision, il conclura immédiatement à l'impossibi-
lité de réduire tous ces faits à de pures phénomènes subjectifs, tels
que les hallucinations. Mais ne nous hâtons pas de conclure : exa-
minons auparavant la seconde classe de visions, qui peuvent offrir
moins de certitude, comme, par exemple, lorsque l'individu y a ou
paraît y avoir des dispositions subjectives.
B. Gassiat.
'A suivre.)
PORTRAITS ALLEMANDS
III
Dans le bureau du brigadier de la douane. — Gomment on comprend la
religion en Bavière. — En Autriche. — Nous visitons une ferme. — Idylle.
— La chapelle mortuaire de Hochburg et l'épitaphe du grenadier Johann
Wagner. — Ce que c'est que le Par<<de Marche. — A Braunau, première
ville autrichienne. — Les Allemands. — Français, garde à vous!
Ma chambre est gentillement située; quatre grandes fenêtres à
rideaux violets à fleurs, dont deux donnent sur la Salzach; le pont
de la rivière est là, les douaniers s'y promènent. De l'autre côté,
l'Autriche; cette rive étrangère m'attire : allons nous promener de
ce côté-là aujourd'hui.
Nous sommes en très bons termes avec les douaniers. L'un d'eux,
le chef, qui est décoré d'un ordre bavarois, et porte, pour tout
uniforme, je ne sais pourquoi, une simple casquette, nous invite à
entrer au bureau de la douane. Nous lui offrons un cigare, et il nous
montre les tarifs. Sur le pont de Burghausen, venant d'Autriche, il
ne passe guère que des bestiaux, des cuirs travaillés et du bois de
construction. Les chevaux payent 20 marcs (le marc vaut 1 fr. 25)
par pièce; les bœufs, 30 marcs; les cuirs travaillés, 36 marcs par
100 kilogrammes; les cuirs bruts, 18 marcs. On passe aussi un
peu de vin, à raison de iS marcs par 100 h.; mais, le croirait-
on? il s'en présente sur le pont, dans le courant d'une année, à
peine 18 hectolitres, qui forment à peu près la provision envoyée
au couvent des Capucins. Ceux-ci, nous l'avons dit, sont exempts
de droits : ce vin est considéré comme une aumône en nature, et le
déficit est porté au compte de l'État bavarois, qui verse le montant,
des droits à l'union douanière {Zollverein).
(1) Voir \di Revue du l^"" octobre 1890.
28/i REVUE DU MO>'DE CATHOLIQUE
Le rendement annuel pour Burghausen monte à environ
82,000 marcs, et il passe à la frontière, sur ce point, près de
2,000 têtes de bétail dans les douze mois. A Simbach, qui est, nous
dit-on, une des stations douanières les plus importantes, les droits
payés arrivent à un million par mois.
Nous continuons notre promenade. En passant au milieu du pont,
voici le poteau de délimitation des frontières : il est surmonté de
i'écusson de Bavière et bariolé de blanc et de bleu. Tout à côté, un
grand crucifix ; plus loin, un tableau représentant la Vierge iMarie et
l'Enfant Jésus; une lampe brûle devant jour et nuit. Oh! c'est que
ce pays est profondément religieux : je n'en veux pour preuve que
les groupes de pèlerins qui passent sans cesse à côté de nous, tète
nue, le chapelet à la main, en récitant d'une voix grave : Fater
unsej\ der du bist in dem Rimmel... Gcgrusezeist Maria..., Ils
vont tous à Alt-OEtting; plusieurs, en arrivant, feront le tour du sanc-
tuaire à genoux. 11 y a par an 322,000 pèlerins qui viennent visiter
la célèbre Vierge noire. Nulle part le sentiment religieux n'est aussi
développé : personne ici ne manque à la messe; le prêtre et le
moine, comme dans le Tyrol, sont en grande vénération; une foule
de chapelles et d'images pieuses s'élèvent dans la campagne ù tous
les carrefours; sur toutes les éminences, le nom de Jésus-Christ et
celui de la Vierge sont gravés partout, ils sont sur toutes les bou-
ches; on s'aborde en disant : Kniss Gott! « que Dieu soit loué.' »
ou : Gelobt sei Jésus! « que Jésus soit honoré! »
Quand Y Angélus sonne, toutes les têtes se découvrent et tous les
fronts s'inclinent; pareillement aussi lorsqu'on entend tinter la
cloche qui annonce l'élévation pendant la messe. On me raconte
qu'un jour un baladin exécutait ses plus beaux tours sur la place
de la petite ville, devant un grand nombre de badauds qui le con-
templaient avec admiration ; tout à coup le signal de la bénédiction
du saint Sacrement retentit, et aussitôt les spectateurs tombent à
genoux, l'artiste dut s'arrêter en plein succès; il eût continué. . . qu'on,
eût démoli son matériel et qu'on lui eût fait un mauvais parti. Je
passais un jour devant une auberge, au moment du dîner, vers sept
heures; en regardant par une fenêtre qui donnait sur la route, je vis
sept ou huit grands gaillards à genoux autour d'une table, où l'on
avait servi la soupe, flanquée de plats tout chauds et qui fumaient :
les braves gens disaient leur Benedicite avec dévotion.
Si le Pape devait malheureusement un jour quitter Rome et le
PORTRAITS ALLEMANDS 285
Vatican, ce n'est pas en Espagne qu'il devrait aller ; c'est en Bavière :
il arriverait triomphalement ici, en marchant, comme autrefois Jésus,
sur les vêtements que le peuple jetterait sous ses pas, et toute une
nation monterait la garde à la porte du plus beau palais mis à sa
disposition.
Nous voici maintenant devant les douaniers autrichiens, bons
hommes à la figure placide, qui font bon ménage avec leurs con-
frères bavarois, sans leur dénoncer jamais les petites peccadilles
commises journellement au détriment de ceux-ci. La Bavière, c'est
le royaume de la bière : on boit le jaune liquide jusqu'à extinction.
« Combien un gosier bavarois peut-il absorber de litres de bière? »
demandai-je un jour à un gros cocher, « pour aller jusqu'à la limite
de l'ivresse? » — c De 7 à 20 litres », me fut-il répondu : « cela dépend
des gens. » Quand les habitants de Burgliausen sont fatigués de la
bière, ils passent de l'autre côté de la rivière et viennent dans le
petit village d'Ach; on y trouve une excellente auberge, où l'on
sert de très bon vin d'Autriche ou de Hongrie : je recommande celui
qu'on appelle « Perle du Danube », Lonau-Perle, de la marque Franz
Leibenfrost, de Vienne. Et quand on est fatigué du tabac allemand,
on recourt à la régie autrichienne : il y a à Ach deux ou trois sortes
de bons cigares, entre autres les virgi?iia, ces cigares longs avec
paille, qui sont les préférés de l'empereur Franz- Joseph.
On monte un chemin escarpé, qui longe un précipice. Passant,
faites bien attention ! et pas d'imprudence ! Sur les poteaux plantés
çà et là, on a cloué des tableaux, sur lesquels on voit de grossières
peintures qui rappellent plusieurs accidents arrivés à cet endroit.
Oyez : « Simon Paffauer, maître tonnelier, voulant passer par le
nouveau chemin de la montagne, fut appelé par Dieu, sans s'y
attendre, dans l'éternité, à 72 ans ! ! ! »
Quand on est en haut, on remarque avec surprise que le plateau
est presque dénudé, eu égard aux immenses espaces boisés que l'on
rencontre dans ce pays : c'est l'Autriche que nous avons devant
nous. On n'est plus en pays ennemi, au moins, et l'on respire. Pour
signaler notre satisfaction et notre joie, nous ne voyons rien de
mieux à faire que d'entrer dans la brasserie Sinzinger, qui se trouve
là tout à point. Hélas! l'Autriche n'est pas le pays de la bière! celle
qu'on nous apporte nous fait regretter l'Allemagne, et nous partons
bientôt.
J'ai grande envie de visiter cette ferme qui est là, un peu plus
i^" NOVEKBRE (n° 89). 4« SÉRIE. T. XXIV. 19
286 REVUE DU MOI^DE CATHOOQUE
loin. On entre dans les fermes autrichiennes comme dans un moulin
français : personne pour nous en empêcher, pas même un chien.
Nous voilà au milieu d'une cour pleine de fumier entre le bâtiment
d'habitation et les écuries, où il y a, ma foi ! de très belles vaches ;
c'est ça qui donne envie de boire un verre de lait, pour faire passer
la bière. Nous appelons : une jeune fille sort de l'écurie et vient
gracieusement nous demander ce qu'il nous faut. Blonde comme les
blés, les yeux bleus comme des bluets, la taille fine, élancée comme
les épis des champs voisins, un joli sourire sur les lèvres, une voix
douce : voilà les vachères d'Autriche. La bonne fille se rend à notre
désir, elle prévient immédiatement son maître, et nous apporte deux
tasses de lait tout chaud, qu'elle vient de traire devant nous; et
quand nous voulons la récompenser par une pièce de monnaie,
elle refuse absolument.
Bien mieux encore! le fermier nous invite à voir sa maison.
En bas, une vaste salle, avec des tables et des bancs le long des
murs; un grand poêle en faïence, dans un des coins; une antique
horloge, qui sonne mélancoliquement les heures, toujours pareilles.
Le poêle n'est pas la seule chose qui rappelle que nous approchons
delà Russie et de ses hivers; dans un endroit bien apparent, on a
suspendu les saintes images : le Sauveur Jésus d'un côté, la Vierge
Marie de l'autre.
En haut, où l'on accède par un bel escalier à rampe de bois, une
longue chambre, qui sert de dortoir, avec cinq ou six lits, rangés
l'un à côté de l'autre ; deux vieux bahuts en marqueterie, assez
curieux; un cor de chasse, un vieux képi mihtaire, souvenir du
régiment; sur une tablette, la « Collection des lois de l'Empire », ou
Code autrichien.
Le fermier nous montre sa maison avec une bonne grâce et une
aisance parfaites. Ce n'est pourtant qu'un simple paysan. Comme
tous les paysans, du reste, il se plaint : les impôts sont assez lourds,
et il est difficile d'écouler son bétail sur les marchés; les droits de
douanes notamment, sont trop chers pour l'entrée en Allemagne :
on souffre ici du voisinage de la frontière, qui est une véritable bar-
rière et un obstacle pour le commerce.
Quand nous revenons dans la salle du bas, un jeune homme de
bonne mine est installé à une table et il joue de la cithare ; il se lève
pour nous recevoir, mais nous le prions de continuer. C'est un
paysan de la contrée, qui vient d'accomplir son service militaire à
PORTRAITS ALLEMANDS 287
Linz; il a l'air fort intelligent; il joue avec sentiment, et pourtant
il n'a jamais appris une note de musique. Cet instrument a des sons
d'une exquise douceur, et notre artiste rustique en tire un admirable
parti : tantôt c'est un air vif et joyeux, tantôt des accents mélanco-
liques, qui sortent de cette petite cithare, qui est comme un dimi-
nutif de la harpe ou un piano en miniature.
Soudain la porte s'ouvre : entre dans la salle une jeune et jolie
paysanne, qui vient, sans façons et sans embarras, s'asseoir à côté
du musicien. « Est-ce votre sœur? » lui demande F. Signe de tête
négatif. « Votre femme? — Nein! — Votre liancée? » Regard
intraduisible jeté sur nous et un autre échangé entre les deux jeunes
gens, avec une expression indicible...
Si l'on fait quatre kilomètres de chemin du côté de Simbach, on
rencontre Hochburg, le premier village autrichien, dont l'église
ofiie une particularité intéressante. Qu'on se figure une chapelle
mortuaire accolée à l'édifice principal, où la piété des habitants a
rassemblé, sur les gradins, tout autour de l'autel, toute une collection
de crânes et de têtes de morts : ces têtes, on sait à qui ellei appar-
tenaient, et les noms sont inscrits dessous, en gros caractères, avec
la date de la mort. Il en est qui remontent jusqu'à deux cents ans
et plus. Parfois on a eu la bizarrerie de peindre en bleu cette
pauvre dépouille, et le nom est inscrit en lettres d'une autre couleur.
Les chandeliers, la croix de l'autel sont plantés dans des têtes de
mort; le bénitier est un crâne humain. Pour peu que vous ayez
l'imagination vive et exaltée, je ne vous engagerais pas à venir passer
la nuit dans ce funèbre caveau. Voyez-vous un rayon de lune se
jouer sur ces têtes luisantes, aux yeux caves, à la figure grimaçante?
à certain moment, il vous semblera peut-être qu'elles se remuent,
s'agitent, s'unissent entre elles pour je ne sais quelle danse macabre
et quelle horrible fête!
Allons-nous-en bien vite; mais n'allons pas bien loin, seulement
sous le vestibule de l'égfise. Nous trouverons encore là des emblèmes
de la mort, mais peut-être avec un élément de gaieté. Qu'on nous
le pardonne, pour une pauvre petite fois!
Les enfants de Hochburg qui sont morts au service du pays, n'ont
point, naturellement, de place dans le cimetière ; mais, pour éter-
niser leur mémoire, on a fait peindre leurs traits énergiques et leur
figure martiale, et l'on a suspendu ces tableaux militaires aux murs
du vestibule, avec des épitaphes plus ou moins senties, mais qui
288 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
peuvent devenir divertissantes et attendrissantes tout ensemble.
Écoutez-en une, entre autres; elle est écrite en vers :
Adieu ! mes chers parents et amis !
Adieu! mes frères et sœurs!
Je suis là, enterré dans le sable,
Au milieu d'un pays étranger.
Je ne peux plus aller en congé ;
Vous ne pouvez plus me voir,
Parce que, dans le lazaret,
J'ai trouvé mon lit de mort.
Vous ne pouvez pas aller à mon enterrement,
Et vous ne verrez pas mon tombeau ;
Vous pouvez cependant prier pour moi.
Afin que Dieu me prenne en pilié.
SOUVENIR
DE l'honorable jeune HOMME
JOHANN WAGNER
DÉFUNT FILS DE PAYSAN
DANS LE BIEN (tERRE) DE STANDERER
A STANDERER
QUI, AfRÈS AVOIR REÇU LES TRÈS SAINTS SACREMENTS
DE MORT, EST MORT A l'hÔPITAL DE VIENNE
DE LA FIÈVRE NERVEUSE
LE 29 SEPTEMBRE 1842
A TROIS HEURES DU MATIN
DANS LA VINGT-SEPTIÈME ANNÉE DE SON AGE
/.PPARTENANT A LA l""^ COMPAGNIE DE GRENADIERS
DU GRAND-DUC DE BADE
Adie! lipbe Eltera und Freunde!
Adie! liebe Gesctiwisterte heunte!
Icli liège verEcharrt im Sande
In einem fremden Lande.
Ich kana nicht mehr auf Urlaubgehn,
Ihr werdet mich nicht, melir sehn,
AYeil ich in dem Lazareih
Gefunden hab mein todten Beth.
Ihr kônnt mit der Leich nicht gehn
Und werdet auch mein grab nicht sehn,
Doch beten kannt ihr fur mich
Pass mein Gott erbarmet sich.
Dans le même vestibule, on voit une statue que l'on rencontre
partout en Bavière et en Autriche, et qui représente le Christ au
PORTRAITS ALLEMANDS 289
jardin des Olives, à genoux devant le calice d'amertume, pendant
que les anges accourent pour le consoler : le Sauveur tient tou-
jours entre les mains un beau mouchoir brodé, qu'on i-enouvelle de
temps en temps avec soin. Inutile d'expliquer que la foi naïve de
ces populations de l'Allemagne méridionale a voulu témoigner sa
piété et sa compassion au sujet de la sueur de sang et de l'agonie
de l'Homme-Dieu.
J'ai voulu pousser un peu plus loin en Autriche, et certain
dimanche j'ai pris, à six heures du matin, en compagnie de mon
ami F., la diligence qui va à Braunau, la ville la plus rapprochée
de la frontière. Ce n'était pas sans regrets que je m'éloignais,
même pour un jour, de Burghausen, et surtout ce jour-là, un
dimanche! On me comprendra mieux quand j'aurai dit que tous
les dimanches il y a messe militaire à l'église paroissiale, à dix
heures du matin.
Le bataillon qui tient garnison ici, est réparti en deux casernes :
l'une, située à l'extrémité du château; l'autre, dans l'ancien collège
des Jésuites, à l'entrée de la ville. C'est dans cette dernière que le
bataillon se réunit tous les dimanches pour se rendre de là à
l'église; la musique joue, les soldats passent, toute la ville les
regarde, ses 3333 habitants sont là. C'est bien! mais à la sortie
c'est encore plus beau. Pourquoi? Parce qu'il y a Parade Marche^
la parade !
Celui qui n'a pas vu une fois, dans sa vie d'homme et de Fran-
çais, la parade militaire allemande, n'a rien vu, et il doit gémir sur
sa malchance et son triste sort; mais je déclare que celui qui en a
été témoin a emmagasiné de douces joyeusetés dans sa mémoire pour
le reste de ses jours : au milieu des circonstances les plus solen-
nelles, quand il aura toutes les raisons d'être triste et malheureux,
sur son lit de souffrances, de mort même, le sourire viendra sur ses
lèvres s'il pense au Parade Marche...
Voici donc ce que c'est que le Parade Marche : Quand le bataillon
des habits bleus bavarois sort de l'église, musique en tête, et que
le tambour-major fait des grâces, brandissant sa canne de la main
droite et le poing gauche appuyé sur la hanche; que les soldats
marchent raides, compassés, le cou droit, les jambes lancées en
avant, l'une emboîtant l'autre, avec le sublime mouvement des
petits soldats de bois qui ont fait le bonheur de nos jeunes années,
de façon que tout le bataillon s'aplatirait par terre, sur le dos, au
290 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
cas OÙ l'une de ces jambes dévierait d'une demi-ligne; quand les
jeunes lieutenants, rouges comme des coqs, fiers de porter le
casque pointu au lieu du casque à chenille d'antan, sanglés dans
leur redingote ouatée et leur écharpe de service, ont l'air d'affirmer
leur supériorité sur toutes les milices passées, présentes et futures,
y compris les légions romaines, l'infanterie d'Espagne et les grena-
diers de Napoléon; à un moment donné, la musique se range d'un
côté de la place, le major ou l'officier le plus élevé en grade lui fait
face, tenant la main à la hauteur du casque, et les compagnies défi-
lent. -Mais chaque soldat, arrivé à deux mètres du chef, avant de passer
devant, prend un air féroce, on ne sait pourquoi, tourne la tête de
son côté d'un mouvement sec et le fixe avec des yeux flamboyants,
comme s'il voulait l'avaler par le travers. Cela s'appelle le Parade
Marche m...
Que j'aime mieux les bons soldats de François-Joseph! Au sortir
d'une luxuriante forêt, un peu plus loin que l'endroit où l'on
découvre de la route un admirable panorama, presque au confluent
de rinn et de la Salzach, nous rencontrâmes, ce dimanche-lcà, deux
sous-officiers que je m'empres-ai de saluer et qui me rendirent mon
salut très cordialement. Plus rien de guindé; de l'aisance dans les
manières, de l'élégance même : on aurait dit des Français pour le
costume et l'allure.
Braunau n'a rien d'intéressant : c'est une ville de 3300 habitants,
ayant une vaste place rectangulaire et un mauvais petit square, où
l'on remarque la statue de bronze de Palm, par Knoll. Palm, libraire
de Nuremberg, fut fusillé dans cette ville, en 1806, par ordre de
Napoléon, pour avoir répandu un pamphlet intitulé : l' Allemagne
dans son plus profond abaissement. C'était vrai alors; depuis,
l'Allemagne s'est relevée. Cela durera ce que Dieu voudra.
Nous allâmes assister à la messe dans une église du quinzième siècle
qui possède une jolie tour. Une voix de femme fit entendre à l'orgue
\Ave Maria de Gounod; il y avait à côté de nous un jeune et char-
mant sergent-major {feld loebel) qui lisait ses prières dans un parois-
sien et montrait beaucoup de piété : je voudrais voir comment nos
sous-officiers se tiendraient en pareille circonstance...
Relevé cette inscription sur une des tombes qui abondent dans
les chapelles de cette église, et où l'artiste a évidemment jonglé avec
Jes mots :
PORTRAITS ALLEMANDS 291
Lege viator ac luge
Qui hic conditus
Illustrissimus Lotharius
L. B. deWeickel
DocTOR simul et Ductor
MtCABAT dam dimicabat
Trio'mphalem canitiem
Victoriis laureavit
Hostium sanguine purpuravit
Pietate christiana candidavit. (1732.)
Après avoir jeté un coup d'œil sur l'Inn, qui affecte des façons de
grand fleuve devant la ville, nous donnons rendez -vous au conduc-
teur de la diligence qui doit nous prendre dans une brasserie des
faubourgs, et nous partons. Pourquoi faut-il qu'après avoir admiré
les beaux officiers autrichiens, qui portent le skako, une coiffure
militaire bien française, nous en ayons vu quelques-uns fraterniser
avec des officiers allemands, de rudes reitres à la moustache
hérissée, au sabre traînant sur le pavé? Nous eûmes une consolation :
rencontrant, quelques instants après, de braves soldats, nous leur
offrîmes des cigares en avouant notre qualité de Français. Le cigare
fit un tel effet, que l'on se sépara au cri de : «Vive l'Autriche! vive la
France ! » J'avais besoin de cela après mon petit séjour à Burghausen.
Je voudrais dire que nous trouvâmes une autre consolation dans
notre demi-litre de bière : non ! la bière allemande, décidément, rend
difficile à jamais. Ce qu'il y a de joli, par exemple, ce sont les pein-
tures que l'on découvre sur les chopes qu'on vous sert : un homme
à genoux devant une délicieuse créature, et qui avoue qu'il la trou-
vera bien plus à son goût, si elle consent à payer ses dettes :
Du bist wie eine Blume
So hott, so schôn und rein !
Bezahl mein schulden
Du wirst noch schôner sein !
Comme ces vers sont poétiques ! et comme c'est bien allemand !
Toujours le même enchantement, soit que vous vous égariez dans
les sapinières du côté de Marktl, soit que vous remontiez la vallée de
la Salzach : c'est une succession de collines, de bois, de fermes
joliment entourées de prairies; de clochers de chapelles, qui luisent
entre les bouquets de noisetiers et de chèvrefeuilles; et toujours la
forêt de charmes et de hêtres, où bondissent les chevreuils, les
592 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
lièvres et les écureuils, où chantent les coucous et les fauvettes à
tête noire. Telle est la route de Mariahilf et de Reitenhaslach. On
est tout étonné de rencontrer au milieu de ces campagnes une
église comme celle de Mariahilf (Notre-Dame de Bon-Secours),
enrichie au siècle dernier par un peintre de Munich de fresques qui
ont une grande valeur, et tenue avec une excessive propreté. Quand
on arrive là, on trouve un brave menuisier qui vous remet les clefs
de l'église, des tribunes et du clocher, et qui s'en va sans vouloir de
pourboire. Je aie rappelle notre ascension dans une des tours, où
nous voulûmes monter pour avoir la vue du pays, et un grand
balancier d'horloge monumentale s'en allant de ci, de là, avec un
tic-tac solennel et lugubre comme le bras tendu de la mort indi-
quant l'éternité : « Toujours! jamais! » Il ne fallait rien moins que
l'admirable vue que l'on a de là-haut pour nous remettre de notre
émotion.
Quant à Reitenhaslach, c'est un château et une brasserie. Autre-
fois, sur cet emplacement, on voyait une riche abbaye de cisterciens;
les armes de l'abbé sont encore gravées sur la porte d'entrée de la
brasserie, avec la date de 1815. Si l'on descend vers la rivière, on
trouve une petite auberge où l'on vous sert du cidre et où la jeu-
nesse du village danse au son de la cithare.
Reverrai-je encore ces beaux sites et ces fraîches campagnes par-
courues par la froide Salzach, nourrie elle-même par les neiges des
glaciers et des montagnes? pourrai-je encore cheminer de compa-
gnie avec l'excellent M. C..., qui me contait sans cesse ni répit ses
histoires à la mode de Thuringe^ c'est-à-dire, des histoires qui
commencent ab ovo pour ne jamais finir, parce qu'il y a toujours un
détail nouveau à donner, détail arrivé il y a quarante ans, mais
retenu avec une sûreté de mémoire étonnante? C'est dans le cours
de ces conversations à bâtons rompus que j'ai appris mille choses
étonnantes, comme cette bizarre coutume des paysans du nord-est de
la Bavière, qui bordent leurs chemins dans la campagne avec des
planches et des madriers sur lesquels on a inscrit le nom de tous les
défunts de la localité, rappelant ainsi sans cesse aux vivants le sou-
venir des morts; c'est là qu'on me narrait tout au long les mystères
fameux de la Passion d'Oberammergau, que représentent tous les
dix ans des artistes rustiques et habiles, en m'inspirant l'idée de
revenir pour les voir; c'est là qu'on faisait de si bonnes causeries
avec les passants, bons paysans en veste jaune clair et pantalons en
PORTRAITS ALLEMANDS 293
peau de cerf, tout en saluant de la main le postillon de la dili-
gence de Tittmoning, qui en notre honneur prenait son cor et jouait
admirablement le Waldendacht de Abt...
Tous les paysans, encore une fois, sont simples, naïfs, hospitaliers ;
dans les villes, hélas ! c'est autre chose : je ne m'y fierais pas ! On ne
nous aime guère, et pourtant nous sommes les vaincus ; nous avons
perdu deux belles provinces, payé cinq milliards, sans compter les
rançons épouvantables qui ont été exigées dans chaque cité, chaque
village, sans parler des sacoches bien remplies de tous les officiers
et autres revenant de France. J'ai su qu'il y a deux ans, un major,
le baron von... X. avait osé dire : « Que les Français ne se figurent pas
que, lors de la prochaine guerre, nous agirons comme autrefois et
que nous ferons autant de prisonniers! » Le misérable voulait donc
faire entendre qu'on égorgerait les pauvres blessés! Il ne valait,
celui-là, ni plus ni moins que les autres; il disait ce qu'on répète
souvent en Allemagne... Les excellents Français qui voyagent ici,
par hasard, peuvent se laisser tromper quelquefois par des dehors
polis et séduisants : on affecte les formes courtoises, on prodigue les
saluts et les compliments. Est-ce politesse? Non ! ils s'admirent, ils
étalent leur élégance, leur grâce : ils posent; rien de plus. Un ancien
diplomate, M. de Menneval, en disant à peu près la même chose,
les a bien jugés. Et je veux finir cette petite relation en criant à
mes compatriotes : Oui, allez en Allemagne, étudiez les Allemands;
mais n'oubliez pas, et... prenez garde!
AUX ALENTOURS DU RHIN
I
La frontière alsacienne. — Les soldats allemands. — A Lichtenthal, près
Baden. — Pourquoi l'empereur Guillaume !-■■ logeait en garni. — L'hon-
neur et le bon goût allemands. — Paix du soir. — La Fête-Dieu dans la
montagne. — Table d'hôle anglaise.
Juin 188... Après deux étapes successives — à L...et à M..., me
voici à la frontière, puis à Strasbourg. Une excursion toujours jolie
ici est celle du Rhin. On prend le tramway à la gare [central
Bahnhof), et l'on va jusqu'à la place Kléber; là on prend la corres-
pondance pour la voiture qui conduit à la Metzgerthor, et enfin une
^294 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
troisième voiture qui est un tramway à vapeur et qui vous amène
jusqu'au BheÀnhrûcke ou pont de bateaux sur le Rhin.
C'est vraiment un beau et splenclide spectacle que celui du grand
fleuve qui coule là à pleins bords : Kehl est de l'autre côté, se
profilant au-dessus de l'eau avec des manières de forteresse en
miniature et des brasseries au milieu des bosquets. 11 y a deux
ponts sur le Rhin : le pont métallique qui est une merveille architec-
turale et où passe le chemin de fer, le pont de bateaux pour les
voitures et les piétons. Sur l'ancienne rive française, du côté de
Strasbourg, on a construit depuis deux ans seulement un restaurant
très confortable appelé Lu8t Rhein, « les plaisirs du Rhin » ; c'est
en face du bureau des tramways, situé lui-même tout près d'un
petit bois touffu. Il fait bon déjeûner là, devant le Père Rhin, Fater
Rhein; mais pourquoi faut-il que la vue soit attristée par tous ces
pelotons de fantassins à casques à pointes qui passent continuelle-
ment sur le pont. Mon Dieu! que de soldats! que de soldats! que
de fer! que de fer! Gomme le roi des Lombards, dans la vieille
chronique du temps de Charles le Grand, je suis terrifié. C'est trop
vraiment, Strasbourg en est remplie, les environs en regorgent...
et ils ne sont pas beaux, là! ni beaux, ni aimables.
On connaît le type : figure rougeaude à cheveux blonds, favoris
épais ou pas du tout de barbe. Cette tête est coiffée du casque ou
plus souvent d'une affreuse toque sans visière pour les soldats,
avec une visière minuscule pour les officiers et sous-officiers. La
toque est haute et large comme une boîte à fromage de Gerardmer ;
une petite cocarde noire et blanche, comme un point microsco-
pique sur l'étoffe bleue du couvre-chef si déplaisant. Tunique
courte, bleue de prusse, à boutons plats et jaunes, économiques,
sans indications d'aucune sorte; pattes de couleur sur les épaules,
avec le numéro du régiment, collet rouge très haut, pantalon noir,
bottes montantes!
Non ! ils ne sont point beaux ! et ceux que j'aime le moins ce sont
les sous-officiers, qui, le cou monté sur leur collet, agrémenté d'un
galon d'or et d'un bouton insigne de leur grade, ont l'air de porter
un carcan et vous regardent en roulant des yeux terribles et en
tourmentant fiévreusement la poignée de leur sabre court où s'en-
roule une dragonne argentée. Certains officiers ne sont pas plus
jolis; j'aime assez pourtant les larges parements de leur tunique
plus tombante et leur casquette a quelquefois meilleure tournure j
PORTRAITS ALLEMANDS 295
mais nos lieutenants d'infanterie et nos capitaines de cavalerie sont
des Adonis et des Apollons du Belvédère à côté de tous ces Teutons
qui ont beau faire ; ils auront toujours du Hun et du Goth dans leur
allure...
. .. Arrivé à Baden-Baden un mercredi, veille de la Fête-Dieu, qu'on
célèbre ici le jour où elle tombe, (^ette fois je n'ai pas été me loger
en ville, comme à un premier voyage ; la campagne for ever ! Quit-
tant la gare, je me dirige par l'admirable allée de Lichtenthal, tout
droit vers le village qui porte ce nom et qu'on trouve tout au bout.
Ah! mes amis, faites cela quand vous viendrez ici. Il y a à l'entrée
du village, en face de la vieille abbaye grand-ducale, deux hôtels ;
l'un est l'autel de l'Ours {Boeren), de vieille réputation. Une dame
de Strasbourg, exilée depuis la guerre, que j'avais rencontrée dans
le train et qui pleurait aux approches de la chère ville me disait :
« Quand nous allions à Baden, dans le bon temps, nous descendions
toujours à l'Ours, prenez mon ours ». Ma foi! je ne l'ai pas pris, j'ai
pris l'autre à côté, l'hôtel Liidwigsbad, un très bon endroit, où la
chambre coûte 1 marc 50 pfennigs, la pension 5 marcs par jour
seulement. On ne peut désirer mieux; c'est excessivement propre.
L'entrée s'ouvre sous une galerie à jour; les chambres donnent sur
un jardin qui longe l'extrémité de la magnifique allée... Mais qu'est-ce
qui donne donc l'idée de cette allée en France? Ah! c'est cela! la
promenade de Blanche-Fontaine, à Langres...
J'étais à peine installé pour dîner sous la galerie, quand le
garçon, voyant passer une voiture, s'écrie : die Kaiserinî « l'impé-
ratrice w ! Oui, l'impératrice d'Allemagne, la reine Augusta en per-
sonne, faisant sa promenade quotidienne de Lichtenthal, en compa-
gnie de sa fille la grande-duchesse de Bade. Maintenant, je comprends
pourquoi tout le monde saluait un monsieur en voiture, que j'ai
rencontré près de la Conversation, se dirigeant vers la maison
Mesmer, Mesmer cheshauss ; c'était le Grand-Duc!
Qu'est-ce que cette maison Mesmer, dont je viens de parler? Tout
simplement un hôtel garni situé dans Werderstrasse, la rue Werder,
en face de la Conversation. C'est là que l'empereur logeait quand il
■venait à Bade. Mais pourquoi ne logeait-il pas au Nouveau château
grand-ducal? Mystère! Les uns disent que l'empereur aimant à se
promener à pied dans l'allée de Lichtenthal, en était tout près en
logeant là. Les autres affirment que Guillaume était avant tout un
soldat, et qu'en cette qualité il aimait ce qui rappelle les camps, les
296 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
campemenis, les lits de camps, les tentes... J'avale difficilement
cette explication.
Le plus beau c'est ceci : Mesmer Hauss est bien et dûment un
hôtel garni; quand l'empereur y venait, on congédiait les hôtes qui
l'habitaient. Mais quand l'hôte impérial était parti, vite on raccro-
chait aux balcons de la maison et aux grilles du jardin la pancarte :
Zimmer zu fermietenl « Chambres à louer! » On m'a assuré qu'on
avait pourtant la pudeur de ne pas louer la chambre à coucher du
souverain. Mais ce n'est pas certain; ce sont des Juifs de Francfort
ou de Berlin, des négociants très riches qui se précipitaient pour
arriver au plus tôt, et à prix d'or pouvoir s'installer là. Great attrac-
tion! Un Français, naturellement, ne louerait pas, ni un Espagnol;
Herr Messmer n'est pas de cet avis; il estimait qu'il y avait deux
empereurs en Allemagne! l'un s'appelait Wilhem; l'autre... l'ar-
gent. Der kaiser Geld!
Après mon dîner, promenade dans le village. Un village! qu'on
ne s'y trompe pas! un village propre, coquet, bien stylé!... Les
étrangers y passent à toute heure. On n'est pas cinq minutes sans
entendre le roulement d'une voiture qui va à la Fischkulture, éta-
blissement de pisciculture situé à Geroidsau, la charmante vallée
voisine. Mais enfin ! c'est un village comparé à Baden-Baden. Je me
dirige instinctivement vers l'église; les rues sont pavoisées de dra-
peaux et d'oriflammes bordées de chaque côté, par une rangée de
branches d'arbres verts et de feuillage coupés dans la forêt pro-
chaine; un ou deux reposoirs attirent mon attention, ils sont simples
mais font preuve de goût. Vraiment il n'y a donc que dans mon
pays que le goût, au moins dans les classes inférieures, ferait défaut?
Il est certain qu'en Italie on a du goût, qu'en Espagne on a du goût,
ici on en a, j'en ai donné la preuve. Nous en avons à Paris beaucoup,
beaucoup quand il s'agit d'ornementation publique ou privée; aussi
dans certaines villes de France ; mais, voyez nos cimetières po-
pulaires, nos quartiers ouvriers, les logements à bon marché, les
faubourgs des grandes villes, les guinguettes des barrières et des
banlieues; il a fallu un François Coppée pour poétiser cela; mais
cest un F. Coppée : un autre y eût perdu son latin et ses vers.
Tout en pérégrinant, me voici à l'extrémité du village au pied
d'une colUne couronnée d'une jolie église en pierre rose tendre. On
y accède par de nombreux escaliers ; mais c'est haut et ce doit être
rude en hiver. En été passe! et le coup d'œil sur l'allée de Lichtea-
PORTRAITS ALLEMANDS 297
thaï, le village, l'abbaye et Baden tout au fond, vaut la peine qu'on
se donne en montant. J'ajoute qu'il est huit heures, la journée a
été superbe, le ciel est du plus pur azur, les oiseaux lancent dans
les airs leurs dernières chansons, les cloches elles aussi se mettent
à chanter, de tous les côtés retentit dans la montagne le joyeux
Angélus du soir. Ces moments-là sont toujours bons dans la vie.
Paix, calme, sérénité, repos de l'âme, oubli des misères de la vie,
voilà ce que cela veut dire.
Le lendemain, jeudi h juin, je suis réveillé par le bruit des bom-
bardes qui annoncent la fête à grand fracas; à huit heures, messe
dans l'église paroissiale. Dès huit heures moins le quart, elle est
envahie par la foule; j'ai donc bien fait de venir ici à temps pour
avoir un coin et m'asseoir en attendant la messe. Je dis m'asseoir;
on ne s'assied point aujourd'hui, pendant l'office du moins. D'un
côté, à droite, les hommes en masse, ils sont bien un millier; des
paysans, laboureurs ou artisans, maçons, scieurs de long, à la
figure rasée ou à la longue barbe jaunâtre, aux cheveux allemands,
c'est-à-dire blonds, un peu longs, mal taillés, ils ont tous un livre
et ils prient avec recueillement, les jeunes gens comme les hommes
d'âge mùr et les vieillards. Non seulement ils prient ; mais le saint
Sacrem-ent est exposé et ils restent à genoux tout le temps de la
messe sans s'asseoir un moment.
L^autel est paré très convenablement, les tentures sont rouges
partout, c'est plus ou moins liturgique ; n'importe ! il se dégage de
cette enceinte un profond sentiment de religion et de piété. Voici
que le suisse qui porte une redingote noire, un large ruban rouge
et une canne à pommeau d'or vient d'ouvrir la grande porte à deux
battants : c'est la confrérie du Saint-Sacrement qui entre, précédée
de son drapeau tenu militairement par un beau gars, vrai type de
grenadier prussien ; les confrères ont tous à la boutonnière un
ruban rouge comme insigne, ils__vont se ranger dans les premiers
bancs près du chœur.
Les femmes, blanchisseuses pour la plupart, en cheveux (encore
une dérogation aux règles ecclésiastiques données par l'Apôtre) sont
rangées dans les bancs à gauche.
L'officiant arrive et expose le saint Sacrement ; le canon tonne,
le porte étendard vient devant l'autel et abaisse son drapeau avec
une majesté que je ne saurais redire, la sonnette retentit, les clo-
ches sonnent ; c'est vraiment très beau et comme je ne suis pas un
298 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
huguenot, je pleure presque d'émotion et d'attendrissement en
songeant aussi à la France.
L'orgue joue assez bien : les voix de femmes sont mêlées à celles
des chantres et cela ne nuit pas à l'harmonie au contraire, il y a
même là un mariage heureux de voix. A la prose du Laiida Sioii^
ce chant triomphal, le célébrant prend l'ostensoir et reste tourné
vers le peuple après avoir chanté par deux fois : Ecce panis ange-
lorum. In figuris praBsignatur ; le peuple continue le verset, le dra-
peau s'incline toujours. Oui cela est fort beau! De même au Tantiim
ergo final, le prêtre prend encore enire ses mains le saint Sacre-
ment et reste tourné vers les fidèles, puis il les bénit au verset
suivant. Pourquoi n'avons-nous pas cette coutume chez nous? L'effet
en est très grand !
Et maintenant la procession se déroule dans les rues du village
et dans la forme ordinaire; les hommes sont tous là sur deux lon-
gues files, les étrangers qui passent mettent le chapeau à la main ;
combien parmi eux ne sont pas catholiques; mais qu'est-ce que
cela fait? Eh bien! oui, je regrette qu'en France on ne comprenne
pas que les Juifs et les protestants ne réclameraient jamais contre
nos processions catholiques et nos processions dans la rue ; il y a là
une guerre non pas seulement odieuse contre nous, mais ridicule.
C'est bien français, mais ce qui serait français davantage ce seraient
nos pompes et nos rites catholiques transportés au dehors. Qui
redira l'effet d'une procession marchant sur les grands boulevards,
du Château-d'Eau à la Madeleine, avec deux ou trois musiques
militaires et la troupe faisant cortège et les ornements sacrés des
vingt paroisses riveraines, déployés au grand jour et nos gouver-
nants marchant derrière le dais où le Cardinal-Archevêque porte-
rait lui-même l'ostensoir d'or! Hélas! que nous sommes loin de ce
rêve et qu'il faudrait peu pour nous en donner la réalité et que nos
Parisiens en seraient charmés et surpris à la fois!...
Table d'hôte aune heure, à l'hôtel Ludwigsbad.La salle à manger
très ombreuse, suffisamment luxueuse et décorée, présente le coup
d'œil ordinaire; le service est bien fait. Je m'occupe du reste
surtout des convives; trente personnes à table! Au haut bout, un
monsieur d'une trentaine d'années, figure rasée, dos voûté, air
distingué, c'est un Russe; il vient ici depuis vingt ans, tous les
ans. Deux dames. Russes, elles aussi; une dizaine d'Allemands,
une collection d'Anglaises, — deux ou trois familles, — une, com-
PORTRAITS ALLEMANDS 299
posée de la mère et de cinq ou six misses, le tout originaire de
Nottingham, mais n'y habitant jamais et voyageant sans trêve ni
repos. Oh! elles ne sont point belles! Non! taille mince et élancée,
grands pieds, tête chiffonnée, toilette multicolore, sans trop de
goût; mais elles sont gentilles, discrètes, très unies entre elles, et
trouvent toujours quelque sujet de conversation calme et intéressant.
n
Un Belge enthousiaste. — La route de Lichtenthal à Baden. — Le maître de
chapelle du 3« régiment d'infanterie. — Les temps passés. — Un bon
point au graud-duc. — Cascade et forêts. — Une distraction romaine à
Baden. — Une messe orthodoxe
Le journal de Baden Badehlatt annonce cet après-midi une foule
de concerts à la maison de conversation; concert le matin, de
7 heures à 8 heures ; concert à 3 heures ; concert double à 8 heures
du soir; l'un est donné par la musique de la ville, l'autre par le
3^ régiment d'infanterie, en garnison à Garlsruhe. Les deux orches-
tres installés chacun dans un kiosque, à la façon viennoise, joueront
alternativement leurs morceaux, huit ou neuf morceaux l'un, autant
l'autre. La musique mihtaire est dirigée par le maître de chapelle
N..., lisez chef de musique; tous les chefs de musique sont maîtres
de chapelle en Allemagne, même quand ils portent l'épée et l'uni-
forme. Je me rends à Baden pour 8 heures du soir. Quelle admirable
et toujours plus admirable promenade que l'allée de Lichtenthal, et
comme je comprends les lignes suivantes, écrites par celui qui a
chanté la Forêt Noire sur tous les tons, M. Fernand Gueymard, un
Belge enthousiaste et à bon droit : « En arrivant, j'admirai d'abord
l'élégante cité,, la colhne sur les flancs de laquelle elle étage ses
vieilles maisons coiffées de toits écarlates, ses grasses prairies, où
dorment des villas et des chalets sans nombre, ses hautes montagnes
emmitouflées dans un épais et sombre manteau de sapins; puis je
me demandai quel était le peuple assez heureux pour vivre dans
une pareille contrée...
A Bade, la nature est si belle et si riante, les forêts sont si mys-
térieuses et si poétiques, les vallons si fleuris et si coquets, qu'ils
exercent sur ceux qui ont le bonheur de les connaître un irrésistible
attrait. On voudrait y passer sa vie toute entière. Le boudoir le
mieux capitonné y devient une vilaine et noire prison, dès que le
300 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
soleil éclaire de ses premiers rayons les appas enchanteurs de la
vallée de l'Oos. On s'y sent mal à l'aise et comme l'oiseau qui aspire
à la liberté, quelque douce et dorée que soit sa cage, on brûle du
désir de prendre la clef des champs. Parmi tant de charmantes
promenades, on n'a que l'embarras du choix; mais encore ce choix
n'est-il point facile, car ces allées, ces routes, ces sentiers, sont si
pittoresques, si séduisants, qu'on ne sait auxquels donner la préfé-
rence... » [Au pays du Kirschwasser.)
Exact, absolument exact! Et moi aussi, je me suis trouvé embar-
rassé pour choisir; que de jolies promenades autour de Lichtenthal
et de Baden qui, malgré tout, ne valent pas peut-être r Allée! Je la
partage en trois parties : en marchant d'un pas ordinaire, il faut
un quart d'heure pour chacune. En quittant Bade, la promenade
commence immédiatement à la Conversation, devant le Théâtre. A
droite des deux grandes rangées de chênes séculaires, un jardin
anglais; à gauche, des pelouses vertes et des bouquets d'arbustes
exotiques, des corbeilles de rhododendrons incomparables, puis la
petite rivière de l'Oos, large de quelques mètres, profonde de
20 centimètres, et courant gaiement sur les cailloux. Au-delà une
parfie de la ville neuve, les riches hôtels Victoria, de Hollande, etc.,
la rue de Lichtenthal, la Maria Victoria Strasse, l'église luthérienne,
la petite église anglicane de la rue Berthold, la coquette église
gréco -russe, des villas de tout genre.
Deuxième partie : l'allée se continue, bordée à droite de splen-
dides parcs et de quelques monumentales habitations : celles de
Thurr, de Menschikoff, etc., bordée à gauche d'un immense vert
tapis, qui est la propriété de \ International Lawtennis Club^ et où
les raquettes et les maillets font des prouesses.
Troisième partie de l'allée : à droite, une grande et grasse
prairie qui s'étend jusqu'à la brasserie Heck, près l'abbaye de
Lichthenthal, aux pieds du Cecilienberg, mont de Cécile, et à
gauche, de l'autre côté de l'Oos, toujours des habitations modestes
et charmantes s'élevant au milieu de massifs fleuris et embaumés;
chaque maison semble un paradis, où l'on arrive par une passerelle
légère et gracieuse, jetée sur le pétulant ruisseau.
On conçoit que j'allais à Baden autant pour jouir de ce spectacle
que pour entendre la musique; à 8 heures moins un quart pour-
tant, j'étais assis sur un banc, près de l'orchestre militaire. Ohî le
chef! le maître de chapelle de ces musiciens soldats, quel type!
PORTRAITS ALLEMANDS 301
Figurez-vous un homme gros, ventripotent, qui fait crever sa
tunique; il a des épaulières comme tous les musiciens militaires et
des franges d'or qui pendillent à l'extrémité; toute une ferblanterie
décorative couvre sa poitrine. Ce sont des croix, des médailles; on
voit qu'il a été à Sadowa, à Sedan, à Paris. Il a un geste fréquent,
il tourmente ses longs favoris, qui lui donnent un faux air de res-
semblance avec son souverain, l'empereur Guillaume; il gourmande
ses hommes, il les fait aller sur un 'geste de la main, il se tourne et
se retourne sur sa chaise pour voir s'il a produit son petit effet sur
les masses, sur le pauvre vulgaire, comme moi, qui le regarde de
tous mes yeux, l'étudié, et au fond, me moque de lui très sincè-
rement.
Pendant que ses cuivres font rage et nous servent toute sorte
de choses, du Wagner, Lohenrjrin ou Tannhause7\ des valses de
Strauss, etc., les élégants et les élégantes se promènent ou sont
assis sur un triple rang de chaises devant la Conversation. Où est
le temps, le beau temps, où quinze mille Français venaient tous les
soirs dans la Spiehimmer , le salon des jeux, apporter leur or,
leur bon or de France, et dépenser joyeusement leur gain en noces
et festins, en parties et en promenades, dont on se souviendra long-
temps dans les hôtels de Bade et des environs? Maintenant, depuis
le 31 octobre 1872, plus de tapis vert et plus de Français depuis la
guerre. C'est la guerre qui a tué le jeu. Il y a bien toujours quelque
quarante mille touristes qui viennent ici respirer et chercher la
santé. On y vient surtout en famille. « Les étrangers donnent
moins, me disait mon hôte, mais donnent plus régulièrement. »
Je reviens le soir à dix heures par l'allée de Lichtenthal sans faire
aucune mauvaise rencontre, sans rencontrer même personne. C'est
une chose digne de remarque que les voleurs sont à peu près
inconnus dans ce fortuné pays, bien que les étrangers ne manquent
pas, au contraire, et que la plupart d'entre eux ne sortent guère
dans la campagne à pieds, sans avoir sur eux d'assez fortes sommes
souvent. On n'entend jamais dire qu'ils aient été rançonnés par les
gens du pays. Ceux-ci, du reste, braves gens, dont les étrangers
font un peu la fortune et avec lesquels ils sont habitués à vivre,
n'ont point de désirs illicites; ils gagnent beaucoup, paraît-il,
dépensent en proportion et travaillent de nouveau pour gagner et
dépenser. Tout le monde, naturellement, s'en trouve bien ; et voilà
un pays à peu près heureux, si le bonheur peut se trouver sur terre,
l*"" NOVEMBRE (NO 8y). 4« SÉRIE. T. XXIV. 20
302 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Vendredi 5. — Promenades sur le Cécilienberg, la montagne qui
domine les deux vallées de Lichtenthal et de Geroldsau. Le grand
duc est décidément un homme intelligent. J'ai vu son portrait et
celui de la famille grand-ducale dans la salle à manger de l'hôtel;
d'abord, il est beau et ses enfants sont beaux; ensuite, il a eu le
talent de nous vaincre, ce qui n'est pas peu; — nous lui revaudrons
cela quelque jour, je pense ; mais passons ; — ensuite, il a eu le talent
de se marier à la fille de l'empereur, rien que cela! puis il a marié
ses enfants : l'une avec le prince héréditaire de Suède, l'autre est
entrée dans la famille de Nassau, la plus riche famille princière
d'Allemagne après les La Tour et Taxis de Ratisbonne. Mais là où
j'admire l'intelligence du grand duc de Bade, c'est en pleine cam-
pagne, dans les bois; partout où il se trouve un point de vue, il se
trouve un banc très commode pour s'asseoir, s'appuyer et contem-
pler à l'aise; partout où il y a une bifurcation de routes, il y a un
écriteau et un poteau indicateur pour vous renseigner sur le chemin
à prendre. Certes, je lui décerne un bon point à lui et à ses gardes
forestiers. C'est ainsi que, perdu dans les allées du bois de Céci-
lienberg, je n'ai pas été longtemps sans trouver l'indication : « Zur
miiehte Geroldsau, 35 minutes — pour aller au moulin de Geroldsau,
35 minutes » ; et un peu plus loin, même renseignement avec
5 minutes en moins; on n'est pas plus exact... L'exactitude est la
poUiesse des rois; quel malheur que ces rois parfois brûlent et
prennent Strasbourg !!!...
Lucien Vigneron.
{A suivre.)
LES LUTTJES INTIMES
LE REiNEGAl
^(1)
VII
HISTOIRE d'UN£ CHUTE
Bonchamps et le P. Dominique marchèrent rapidement jusqu'à
la rue Notre-Dame des Champs. L'écrivain introduisit le prêtre
dans son cahinet de travail.
— Je ne sais quelle fatalité me force à me confier à vous. Votre
présence m'arrache les paroles de la bouche. Pourquoi faut-il que
ce soit à vous, plutôt qu'à un autre, que mes aveux doivent arriver?
— Parlez! Parlez! C'est la voix de Dieu qui vous y pousse.
Écoutez-la. Je pensais bien que le souvenir de quelque faute vous
tourmentait au dedans. Vous affectiez trop d'être heureux.
— Heureux! Moi! Avec le secret que je porte! J'en mourrai!
— Eh bien! Confiez-le moi ce secret pesant. Avouez-le. Dieu vous
donnera ensuite le repentir. D'ailleurs, vous éprouvez déjà la honte
et le regret de vos fautes, puisque vous êtes poussé à les raconter à
un prêtre. Il n'y a pas de faute impardonnable.
— Oh! La mienne !...
— La vôtre pas plus que celle d'un autre homme. La bonté de
Dieu est infinie. Si grande que soit votre faute, infiniment plus
grande est sa clémence. Votre secret sera moins lourd à porter
quand nous serons deux sous ce fardeau. Vous savez qu'un prêtre ne
révèle jamais un aveu. Il le voudrait qu'il ne !e pourrait pas.
(1) Voir la Revue du 1" octobre 1890.
304 REVUE DU MO?JDE CATHOLIQUE
Maintenant il nij a plus en ?noi un homme, il ny a plus que le
ministre de Dieu, prêt à vous absoudre si vous vous repentez.
— Mon crime ne peut pas s'avouer.
— A un missionnaire! Et à un missionnaire d'Annamites! Que
pouvez-vous avoir dans votre existence que je n'aie déjà entendu?
Et puis, qu'importe ma personnalité! C'est à Dieu que vous parlez
par mon oreille, et Dieu connaît vos fautes mieux que vous.
— Je ne parlerai pas. A vous moins qu'cà lout autre je puis faire
cet aveu.
— Ne vous arrêtez pas en chemin. J'ai connu les abattements du
missionnaire isolé, les heures de doute et d'incrédulité, le désespoir
se glissant irrésistiblement dans toutes mes pensées. Homo sum et
nihil hiimani a me alienumputo. « Je suis homme et rien de ce qui
est humain ne m'est étranger. » Dieu avait ses desseins en permet-
tant que nous fussions mis en présence, en m'inspirant la pensée de
vous emmener malgré vos résistances à cette Ordination, car vous
ne vouliez pas tout d'abord, et Dieu s'est servi de votre femme pour
triompher de vos hésitations. Vous voyez bien que Dieu veut cet
entretien. Allons! du courage!
— Si j'avais tué un homme?
— Seriez-vous le premier qui aurait commis pareil crime et en
aurait reçu le pardon?
— Si j'avais volé?
— Jésus- Christ pardonna au larron. Je sens que votre faute ne
doit pas être de cette nature. Vous obéissez peut-être à quelque
haine héréditaire, à quelque promesse de vengeance? Mais non, ce
n'est pas cela. Vous n'êtes pas d'un tempérament assez énergique
pour éprouver ce sentiment violent.
— Il est vrai, ma faute est d'une autre nature. Si j'avais, par
exemple, trahi ma patrie, méconnu une obéissance jurée solennel-
lement, abusé d'un dépôt confié, d'une mission, causé un scandale
énorme ?
— Le Sauveur pardonna à saint Pierre.
— Si, tout en paraissant mener une existence régulière, je vivais
dans une situation fausse et criminelle?
— L'Église compte au nombre de ses saints sainte Madeleine et
saint Augustin.
— Si ma faute, ou plutôt mes fautes avaient entraîné des consé-
quences irréparables?
LE RENÉGAT 305
— Il est dit : « Paix aux hommes de bonne volonté! »
— La miséricorde de Dieu a donc réponse à toutes les fautes?
— A toutes, sans exception.
— Et si Dieu me pardonne, l'homme de Dieu doit-il aussi me
pardonner?
— II le doit.
— Quelle que soit sa douleur?
— Quelle que soit, sa douleur.
— Eh bien! Pardonnez-moi, Père Dominique, car je vous ai gra-
vement offensé.
— Moi! Que voulez-vous dire?
— Que l'homme qui est devant vous, Gustave Bonchamps, ou
plutôt Gustave... Mais qu'importe un nom pour un autre à qui a
trahi sa patrie : l'Eglise, trahi ses serments, abusé d'un dépôt confié,
méconnu sa mission, causé un scandale énorme et vit dans une
position fausse, et qui vous offense si grièvement, que, si vous ne
portiez pas la soutane du prêtre, vous auriez, de par les lois du
monde, le droit de le tuer, non pas d'un coup d'épée dans un duel,
mais d'un coup de revolver, comme un malfaiteur nocturne ! Car je
suis un... Ce mot! Ce mot! Je ne peux pas le dire. Il me brûle les
lèvres. Ecoutez mon histoire. Mieux vaut que ma confidence soit
entière.
Je naquis à Lacroix-sur-Meuse, en Lorraine. Fils d'un père et
d'une mère déjà âgés, j'étais d'une complexion délicate et trop tran-
quille pour mon âge. Doux, rêveur, craignant les batailles où
j'aurais subi tous les coups sans pouvoir les rendre, je reçus de mes
camarades le surnom de la Demoiselle. Dès mon enfance, je sentis
se développer en moi un goût artistique qui me portait à la recher-
che constante et inquiète du mieux. Je rêvais surtout un idéal vague
de dévouement, et je pleurais quand un vieux prêtre qui s'était retiré
à Lacroix, son pays natal, pour y finir ses jours, me parlait de la
misère morale des pauvres de Paris. A cette époque, je croyais que
Paris était un réceptacle de coquins. Je sais maintenant que c'est,
par excellence, la ville des contrastes, la ville de la charité, des
opinions extrêmes, et que, si l'on y trouve beaucoup de corruption,
elle y est du moins plus intelligente qu'ailleurs et atténuée par de
grandes qualités. C'est de cet amour à distance, amour idéal et non
pratique, pour les pauvres de Paris, que naquit ma vocation ecclé-
siastique.
306 BEVUE DU MOKDE CATHOLIQUE
J'appris un peu de latin à Lacroix, et, après ma première commu-
nion, j'entrai dans un collège de Verdun. J'y fus un bûcheur.
Exalté, sentimental, je m'enthousiasmais facilement pour les carac-
tères d'un idc^alisme absolu, martyrs, héros, utopistes, amis de
l'impossible. Je me rends compte maintenant que, dès ce moment,
ma volonté était insuffisante, que je n'avais pas assez d'initiative,
que mon obéissance provenait plus de l'impossibilité oii je me trou-
vais de résister à la volonté de mes professeurs, que de mon libre
consentement. Si, à ce moment, j'avais eu le bonheur qu'un mal-
heur précoce, en me jetant aux prises avec les difficultés de l'exis-
tence, m'eût obligé à exercer ma volonté, je n'aurais pas souffert
toute ma vie du manque d'équilibre entre mon esprit exalté et mon
caractère trop faible, et je n'aurais pas à vous confier aujourd'hui
l'aveu de la plus grande faute qui se puisse commettre. Je me
souviens d'une circonstance dans laquelle se manifestait cette
faiblesse de volonté. Pendant les vacances annuelles du collège, je
me trouvais, à Lacroix, en relations avec un certain oncle Casimir,
vieux voltairien, dont moi, prêtre en herbe, j'approuvais les railleries
contre la religion. Dès cette époque, mon attention, en causant
avec quelqu'un, s'appliquait à deviner ses pensées et à les lui
servir anticipées. Malgré ce défaut, comme j'étais bien dirigé, je fus
un sage écolier et un pieux séminariste. Je résistai avec succès aux
assauts des passions de la vingtième année, mais je devins orgueil-
leux. Je n'y pris pas garde et je me dis qu'une fois arrivé en mission,
je serais si occupé que je n'aurais guère le temps de me complaire
dans l'admiration de moi-même.
— Un homme qui connaissait le cœur humain, dit le P. Domi-
nique, a écrit : « Si la vanité ne renverse pas entièrement les vertus,
du moins elle les ébranle toutes. »
— Cette observation se vérifia pour moi, répondit Bonchamps. Je
fus ordonné prêtre dans l'église Saint-Sulpice. En m'y retrouvant ce
matin, à tant d'années de distance, et si différent de ce que j'y étais
entré autrefois, aux matins de mes ordinations, je fus brisé par
l'émotion. Quand Tévêque fit l'onction sur les mains des nouveaux
prêtres, je sentis que mes mains me brûlaient.
Quelque instruction qu'au séminaire j'eusse reçue des mœurs
des Annamites, quelque exacts qu'eussent été les renseignements
fournis par les vieux missionnaires, je me trouvai tout étonné à mon
arrivée. Je m'étais imaginé qu'on m'exagérait à plaisir les diffi-
LE RENÉGAT 307
cultes afin que mon esprit prévenu ne se trouvât pas découragé dès
les premiers temps de mon séjour. Je m'aperçus bien vite que tout
ce qu'on m'avait dit était vrai. Au milieu des Annamites paresseux,
sales, stupides, efféminés, indifférents à leur religion, au gouverne-
ment qui les exploite, prêts à subir le joug du premier venu, plats,
perfides, dénués de toute idée élevée, incapables de comprendre un
sentiment délicat, bornant leurs désirs à remplir leur ventre de riz,
adonnés au bétel et à l'opium, je regrettai la patrie qui seule donne à
l'àme et au corps toute leur nourriture, et je sentis que je ne possé-
dais pas l'énergie nécessaire pour êire un missionnaire. J'aurais dû.
écrire immédiatement à mes supérieurs, leur exposer ma faiblesse,
les prier de me rappeler en France, où j'aurais pu encore être utile.
La vanité m'empêcha d'accomplir cette démarche. Je vivais à l'écart
de mes confrères, cachant mes pensées. Si j'avais eu l'humilité de
les avouer, je serais peut-être encore un excellent prêtre. Votre
humilité, c'est la vertu qui vous rend différent de moi, et qui fait de
vous un saint prêtre.
— Savons-nous jamais, dit le P. Dominique, si nous sommes
dignes d'amour ou de haine? L'humihté est un don de Dieu, et nous
devons bien prendre garde à ne pas tirer vanité d'une façon d'être
qui nous vient plus de la bonté divine que de notre propre vertu.
— Peu à peu, reprit Bonchamps, dans l'isolement où je me pla-
çais, mes pensées se modifièrent, glissèrent par une pente insensible
à l'indifférence et au scepticisme. Je me liai d'amitié, plus qu'il ne
convenait pour un missionnaire, avec un lettré païen dont toutes les
conversations aboutissaient à ce raisonnement : « Vous êtes venu
ici, me disait-il, pour propager votre religion et aussi les idées fon-
damentales de votre civilisation, qui découlent naturellement de vos
croyances. Je reconnais que beaucoup de vos idées seraient bonnes
à appliquer au peuple annamite et à l'attacher à ses gouvernants. »
J'ai toujours soupçonné ce lettré qui était préfet d'une pro-
vince, de rêver de se créer un petit royaume indépendant.
« Seulement, continuait-il, il est impossible, ou du moins extrême-
ment difficile, de faire adopter toutes vos idées aux Annamites dans
l'état actuel de leurs mœurs. Faites des concessions à nos coutumes.
Quittez la pratique publique de votre religion, tout en conservant
ses principes au fond de votre cœur. Devenez mon conseiller et aidez-
moi dans le gouvernement de ma province. Ainsi, vous ferez du bien
avec beaucoup plus de facilité qu'en restant ouvertement chrétien. «
508 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
— Quels misérables raisonnements! fit le P. Dominique. C'est
toujours la fable du traité intervenu entre les brebis et les loups de
notre bon La Fontaine.
— Oui, mais il n'y avait personne là pour m'en faire souvenir. Et
j'étais découragé, et j'étais malade. Ah! Le martyre en pleine Rome,
devant cent mille spectateurs qui vous maudissaient, mais qui
appréciaient votre courage, qui malgré eux frémissaient d'admira-
tion; le martyre, sous le chaud soleil, se présentant comme la lutte
glorieuse d'un seul homme contre tout un peuple; le martyre rapide
et violent sous la griffe d'un lion ou la hache d'un licteur, quel beau
rêve! C^était, drapé d'un pourpre sanglante, le portique ouvert sur
les cieux entrevus, où déjà se tressaient les palmes de la gloire. On
expirait, les yeux au firmament, l'âme remplie de la vision bienheu-
reuse.
— Poète! fit le P. Dominique.
— Oui, poète! trop poète! car, lorsque je comparai mon rêve
désiré avec la réalité présente, quand je fus emprisonné, j'eus peur,
je faiblis. Après la lente obsession de ce rusé lettré me représentant
à moi-même comme un conducteur de peuple, chargé d'amener des
milliers d'hommes au Christianisme par des voies lentes et détour-
nées, je trouvai la persécution vile, bête et sale : la vermine, l'infec-
tion, la dysenterie dans des paillottes humides, la faim, la pluie, le
temps triste, et, autour de vous, l'indifférence de brutes habituées à
voir mourir et qui meurent, comme des animaux, sans lutte, sans
dignité, presque sans regrets, car ils n'aiment personne. C'est dans
les longues heures d'oisiveté, de position douloureuse, que le patient
a besoin d'énergie. D'ailleurs, vous le savez, puisque vous êtes resté
dix-sept jours courbé dans un cachot trop bas.
— Dieu le voulait, répondit simplement le P. Dominique.
— J'avais perdu ma foi, ou plutôt l'énergie de ma foi, et j'avais
cessé depuis longtemps d'être chrétien au dedans, tout en restant
prêtre au dehors. Si j'avais eu à lutter contre de violents suppUces,
j'eusse sans doute mérité le martyre. Il n'en fut pas ainsi. Je n'eus
pas l'énergie d'apostasier ouvertement. Je ne marchai pas sur la
croix. Je promis de ne pas me montrer chrétien extérieurement. Le
préfet de la justice, grâce à l'influence de mon ami, le préfet poli-
tique, se contenta de cette déclaration qui était une lâcheté dans
une lâcheté. C'est bien ainsi que les autres missionnaires appréciè-
rent la conduite_de l'apostat Leloup.
LE RENÉGAT 309
— C'est VOUS le P. Gustave Leloup!
— C'est moi! Vous en avez entendu parler, n'est-ce pas?
— Oui.
— Mon malheur, c'est de me juger sévèrement et de ne pas avoir
le courage d'obéir à ma conviction. Ma pensée, une fois le premier
effarement de mon crime passé, se reporta vers ma mère. Pour moi,
prêtre, auquel toute autre affection humaine était défendue, l'amour
de ma mère avait accaparé toutes les forces de mon cœur. 0
maman! Qu'allait-elle penser de moi? Je n'ai jamais osé lui écrire
la vérité. Je l'ai laissée volontairement dans l'ignorance de ma con-
duite. Maintenant encore qu'elle reçoit de mon notaire une pension
que je lui fais servir, et qu'elle croit prise sur les bénéfices de la
publication en volume de mes lettres de missionnaire, elle s'imagine
que je dis encore la messe là-bas, à l'autre bout de la terre, parmi
mes Annamites. Chaque année, je me rends en Lorraine, je fais un
grand détour pour arriver à Lacroix par l'ancienne route de Seuzey,
je me cache derrière une haie et j'attends que ma mère passe. Je la
vois et je reviens à Paris.
Après mon apostasie, je n'avais plus d'amis, les chrétiens se
détournaient de mon passage, et les païens m'admettaient difficile-
ment dans leur société. Je n'avais plus de passé, je me trouvais en
face d'un avenir inconnu, devant des besoins matériels à satisfaire.
Je devins quelque chose comme le secrétaire de mon ami, le préfet
pohtique de la province. Bientôt, je fus dégoûté des injustices, des
exactions que je voyais. Je sentais autour de moi du mépris et de la
défiance. Je reconnus l'impossibilité de vivre au milieu d'hommes si
dissemblables de moi par leurs idées, leurs goûts, leur passé, leur
avenir, et je désirai rentrer en France. Le faire sous mon nom, c'était
m'exposer à tous les mépris. Une circonstance favorable s'offrit alors
à moi de changer de personnaUté. Un explorateur français, Gustave
Bonchamps, après avoir traversé la province chinoise du Yunnam,
était entré au Tonkin par la route de Langson, où il se trouvait en ce
moment malade. Il y mourut de la fièvre. Je parvins à me procurer
ses papiers. Il était du même âge que moi, ne possédait plus aucun
parent en France qu'il avait quittée depuis une dizaine d'années.
J'entrai dans son personnage, j'achevai son voyage et revins à Paris.
Geneviève vous a raconté comment elle m'avait épousé. Comprenez-
vous maintenant d'où vient mon désespoir? Je suis un défroqué. Ma
femme que j'aime, croit être la femme légitime de Gustave Bon-
310 REVUE DU MOKDE CATHOLIQUE
champs. Je l'ai trompée, puisque je ne m'appelle pas Bonchamps, et
puisque je suis prêtre, prêtre pour l'éternité, et que j'ai fait serment
d'être chaste, et que mon mariage est nul, et que ma femme n'a pas
le droit de porter mon nom, ni ma fille non plus. Ah ! Dites-moi,
est-ce que les Pierre, les Madeleine, les Augustin, que vous me citiez
tout à l'heure, avaient commis un crime comparable au mien, et
peut-il y avoir un pardon pour moi, l'apostat?
— La bonté de Dieu est infinie.
— Peut-être? Mais celle de l'homme?... Pourrez-vous me par-
donner?
— Pourquoi me demandez-vous cela?
— Si vous ne me pardonnez pas, Dieu me pardonnera-t-il?
— Ah ! Je vous ai dit que le prêtre vous écoutait, mais non pas
l'homme. Parlez au ministre du Dieu de miséricorde, mais ne
réveillez pas en mon cœur les sentiments humains.
— Quelle réparation croyez-vous que je vous doive, et que je
doive à Geneviève, et que je doive à Célestine? Comment voulez-
vous que je m'en acquitte?
— Prions Dieu et ne me tentez pas.
— Vous ne me répondez pas? Vous voyez bien que ma faute est
sans issue, et mon crime sans pardon. Défroqué, réprouvé! Et je
crois à Dieu, je crois à sa vengeance, je crois à l'enfer. Mais com-
ment Dieu me pardonnerait-il, puisque son ministre me repousse?
— Non, non, je ne vous repousse pas. Seulement, l'homme qui
est en moi, souffre. Je vous... je veux vous pardonner... oui, vous
pardonner. Mais repentez-vous... repentez-vous!
— Que dois-je faire pour cela? Dois-je quitter ma femme? Je lui
ai juré aide et protection, et elle ne sait pas qui je suis. Puis-je
répondre à son dévouement par la révélation de mon affreux secret?
Et ma fille? Est-elle responsable de ma faute?
— Prions Dieu, car seul il peut dénouer cette situation. Je con-
sulterai les autorités ecclésiastiques sur votre cas particulier et je
vous indiquerai la ligne de conduite à tenir.
— Non, non! Gardez ce secret pour vous seul, pour vous tout
seul. Si on allait deviner que c'est de moi qu'il s'agit! Vous m'avez
dit qu'en m'écoutant, c'était le prêtre seul qui m'entendait, et non
l'homme. C'est un secret de confession. Il vous faut mon autorisation
pour en parler. Je vous défends de dire un seul mot de mes aveux -
— Vous ne voulez donc pas être pardonné?
LE RENÉGAT 311
Boncliamps resta quelques minutes silencieux, puis, brusque-
ment :
— Non! Non! Je ne veux pas! Je ne peux pas !
Et il s'enfuit.
Le P. Dominique tomba sur une chaise, la tête dans ses mains.
— Oh ! Ma pauvre Geneviève !
DEUXIEME PARTIE
MARTYRE
I
MAMAN !
Le soir de cette conversation avec le P. Dominique, Bonchamps,
bouleversé par ses aveux et brisé par l'émotion, ayant peu mangé
et sans appétit, se coucha à neuf heures.
A minuit, Geneviève dont la chambre séparait celle de son mari
de celle de sa fille, se réveilla en sursaut, croyant entendre marcher
dans le couloir qui desservait les trois pièces. Elle écouta inquiète
et perçut un très léger frottement qui s'arrêtait, puis reprenait à de
courts intervalles. Elle sauta à bas de son lit, ouvrit la porte de la
chambre de son mari et appela : « Gustave ! »
Rien ne lui répondit. Elle appela de nouveau : « Gustave! » Et
ne recevant pas plus de réponse que la première fois, elle alluma
une bougie et s'approcha du lit. Il était vide. Les draps et les cou-
vertures étaient rejetés en désordre vers les pieds, l'oreiller était
froissé.
Pleine d'anxiété, elle parcourut la chambre du regard, et s'aperçut
que la porte donnant sur le couloir était ouverte. Elle y alla et
resta stupéfaite du spectacle qu'elle vit.
Gustave, en chemise, le visage pâle, les yeux grands ouverts,
fixes, les prunelles sans vie, regardait ses mains. Il les frotta l'une
contre l'autre, d'abord lentement, puis plus rapidement, fit le geste
de les essuyer et les examina. Il laissa échapper sourdement le mot
« Encore! » et recommença à faire semblant de les laver.
Il y mit plus de soin que la fois précédente, les frotta plus
longuement et plus fort, les essuya de nouveau, doigt par le doigt,
312 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
le pouce et l'index plus que les autres. Ensuite il les regarda et
s'exclama d'un ton où perçaient la terreur et la colère : a Encore f
Encore! »
Alors il frotta ses mains très vite, avec des mouvements brus-
ques, nerveux, convulsifs. Ses bras se raidissaient, sa peau faisait
un bruit sec et continu de feuilles sèches.
De temps en temps il s'arrêlait, portait ses mains près de son
visage, en examinait l'intérieur, et toujours le pouce et l'index avec
plus d'attention.
Son visage, de pâle, devenait blafard, se couvrait de plaques ver-
dàtres. 11 parlait avec des intonations rauques, la langue embarrassée.
Geneviève s'approcha et distingua ces mots :
(( Oh ! cette huile, elle ne veut pas s'effacer. J'ai beau frotter.
Toujours elle marquera mes mains... Toujours!... »
Il répéta plusieurs fois : «Toujours!... »/ puis il s'apaisa. Ses mou-
vements devinrent moins rapides, s'alanguirent, puis cessèrent tout à
fait. Il parla de moins en moins distinctement, plus rarement, puis
se tut; son teint quittant les teintes cadavéreuses redevint d'un
blanc uniforme.
Il s'avança d'un pas mécanique, passa auprès de Geneviève sans
la voir, rentra dans sa chambre dont il ferma la porte et se recoucha.
Geneviève ne dormit pas de la nuit, se demandant ce que pouvait
révéler cette scène de somnambulisme, quel secret tourmentait son
mari, quelle huile marquait ses mains ineflaçablement? Il lui vint à
l'esprit les explications les plus étranges. Elle s'arrêta à celle-ci qui
lui parut le plus plausible.
Gustave, tourmenté par son imagination, venait de lui donner
involontairement la représentation d'une scène qu'il lui offrirait plus
tard à lire dans un de ses ouvrages.
Le lendemain elle ne parla pas à son mari des événements de la
nuit dont lui-même ne s'était pas aperçu, mais elle en garda une
vague inquiétude et l'attente de quelque malheur.
Les Bonchamps devaient aller passer l'été en Anjou. Gustave,
embarrassé de se retrouver en présence du missionnaire, prétexta le
besoin de surveiller lui-même les apprêts à faire dans la maison
qu'ils allaient habiter au bord de la Loire, et partit un soir en annon-
çant qu'il allait prendre le train pour Angers. La voiture avait
à peine tourné l'angle de la rue, qu'il appela le cocher.
LE RENÉGAT 313
— Ce n'est pas à la gare Saint-Lazare que vous allez me conduire,
mais à la gare de l'Est. Dépêchez-vous!
Le cocher grommela pour prouver qu'il avait entendu et pensa ;
— C'est sans doute un banqueroutier qui file en Allemagne.
— Hue cocotte ! Ces gens-là n'aiment pas les tortues.
A la gare de l'Est, Bonchamps prit un billet pour Bannoncourt,
dans la Meuse, d'où il devait gagner Lacroix. Il allait voir sa mère.
C'avait toujours été là son refuge, sa consolation dans ses grandes
afflictions, et, chaque fois, il était revenu de Lorraine plus fort pour
lutter contre le désespoir.
Tout le long du trajet, l'attente de la vue du vieux visage aimé,
qui lui rappelait les joies pures de son enfance et de sa jeunesse, le
remplit d'allégresse. Tout en sommeillant, il se rappelait vingt
anecdotes du passé, et quand, au petit jour, le train traversa la
percée des Argonnes, au-delà desquelles commence la vallée de la
Meuse, le cœur lui battit délicieusement. Il aimait ces grands bois
pleins de sources, et ces collines maigres et ces vallées herbues,
parce qu'il y avait été heureux. Ce sont les souvenirs que nous
y retrouvons, qui nous rendent les sites agréables, bien plus que
leur beauté elle-même. Comme les Grecs et les Romains peuplaient
leurs bois et leurs sources de dryades et de nymphes, ainsi nous,
nous les peuplons de nos pensées et des parcelles de nos fragiles
bonheurs.
A Bannoncourt, Bonchamps descendit du train et, d'un pas vif,
suivit la route qui, au milieu de grandes prairies, traverse la Meuse
et rejoint Lacroix au bas de sa colline. Il respirait à pleins poumons
le vent âpre qui soufflait du nord.
Au lieu d'entrer dans Lacroix, il en fit le tour assez loin des habi-
tations et gravit la colline qui monte vers Seuzey.
Au sommet, il s'arrêta et se retourna. Devant lui, le village déva-
lait vers la prairie, où un ruisseau glissait en une traînée bleuâtre
jusqu'aux larges nappes étincelantes de la Meuse.
Devant l'église dont il distinguait le grand cadran blanc, s'éten-
dait une place triangulaire où jouaient quelques gamins dont les
cris montaient en notes claires jusqu'à ses oreilles. Lui aussi y avait
joué souvent, il y avait des années et des années, avant un long
temps écoulé, qui ne pouvait plus revenir, hélas!
A sa gauche, au bout du village, dans les champs, il apercevait
le cimetière où dormaient les os du vieux brave homme de père
314 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Leloup dont la main s'était montrée rude à l'ouvrage et dont le
sourire silencieux était bon.
A droite et sur les plus lointaines collines en face, des forêts très
sombres bornaient l'horizon. Sur les sommets plus proches, des
terres remuées de forrset de batteries s'étendaient en chapelet, com-
mandant le cours de la Meuse et les vallées adjacentes.
Ramenant ses regards plus près, il vit la maison de sa mère, qui,
la dernière au bout de la rue la plus haute, dominait de son faîte
d'ardoise tous les autres toits du village, il avisa à une vingtaine de
mètres de la porte une haie de derrière laquelle il pourrait surveiller
les allées et venues et apercevoir sa mère, puisqu'il ne pouvait pas
lui parler.
Il se dirigeait vers cette cachette, quand il entendit un pas der-
rière lui. Il se retourna. C'était la mère Leloup. Courbée, ratatinée,
vêtue d'une jupe et d'un caraco noirs, elle portait un pain rond
sous le bras gauche et marchait d'un pas encore assez vif, la main
droite sur un bâton noueux.
A la rencontre de cet étranger, d'un monsieur^ elle s'arrêta et,
redressant son visage tout raviné par une foule de petites rides
sèches, où le menton saillait et où les lèvres rentraient faute de
dents, elle le regarda en clignant deux ou trois fois des paupières,
qui étaient toutes tirées et qui ne laissaient qu'entrevoir les pru-
nelles. Sans lâcher son bâton, elle étendit sa main droite comme un
petit auvent au-dessus de ses yeux et examina l'inconnu.
Il restait là, saisi. Il oublia sa prudente réserve et se jetant les
bras ouverts au cou de la vieille :
— Maman!
Elle lâcha son bâton et son pain, tremblante. Soudain, elle le
reconnut :
— Mon fieul
Elle écarta la tête pour le voir à la portée de sa vue. Elle l'exami-
nait, le tenant à deux mains. De petites larmes brillaient à l'angle
de ses yeux ridés.
— Il y a bien des années que vous ne m'avez écrit, mon fils. Je
vous croyais mort.
Il comprit la sottise qu'il avait commise en se faisant reconnaître,
et la difficulté de répondre aux questions de sa mère. Il lui fallait
mentir.
Quand, là-bas, au Tonkin, son courage manqua à sa raison, il
LE REISÉGAT 315
ne se douta pas que le mensonge dont il se rendait coupable vis-à-
vis de lui-même, en soutenant avec mauvaise foi des objections
contre le Catholicisme, que ce premier mensonge l'obligerait à toute
une vie de tromperie.
— J'ai dû me cacher. J'ai été emprisonné, j'ai failli souffrir le
martyre. Les hommes qui portaient mes lettres ont été arrêtés,
quelques-uns ont été massacrés.
Elle fut prise d'un doute.
— Vous êtes habillé comme un monsieur et non comme un prêtre.
Vous ne me trompez pas au moins? Vous êtes bien mon fils, Gustave
Leloup ?
— Je suis bien votre fils, Gustave Leloup.
— Vous n'êtes donc plus prêtre?
— Si, je suis prêtre. Vous savez bien, ma mère, qu'une fois
prêtre, on l'est pour toujours.
— Pourquoi donc ne portez- vous pas de soutane?
— Parce que l'habit civil est plus commode pour voyager.
— Alors, vous allez venir avec moi chez le curé, et demain vous
direz la messe pour mon défunt mari.
— Je suis obligé de reprendre le train pour Paris dans une heure.
Je n'ai obtenu de mes supérieurs que vingt-quatre heures pour
venir vous embrasser.
— Et que ferez-vous, revenu à Paris?
— Je repartirai aussitôt pour le Tonkin, en mission.
— Oh ! Mon fils, ne soyez pas aussi longtemps qu'autrefois sans
m'envoyer de vos nouvelles. Moi qui n'ai que vous comme enfant, si
vous saviez combien j'ai pleuré de fois en me demandant ce que
vous deveniez. Songez donc que j'ai plus de quatre-vingts ans, et
que je nai comme compagnie que la tombe de mon pauvre Leloup.
Comme je voudrais vous voir en habits de prêtre!
Et elle ajouta timidement :
— Si vous vouliez. Monsieur l'abbé, nous irions jusque chez le
curé. Il vous prêterait sa soutane, vous la mettriez, et je vous ver-
rais en prêtre comme quand vous dites la messe.
Gustave était au supplice. Il prit un air digne :
— Ma mère, on ne joue pas avec les vêtements sacerdotaux.
La vieille femme devint tout humble.
— C'est vrai, mon fils, vous savez mieux que moi ce qui convient.
Une mère, voyez-vous, a parfois de drôles d'idées.
316 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Alors, VOUS êtes toujours bien prêtre?
Cette insistance martyrisait Gustave.
— Comment pouvez-vous supposer?...
Si je n'étais plus prêtre j'aurais tout le temps que je voudrais
pour rester auprès de vous, tandis qu'il faut déjà que je m'en aille.
— Pardonnez-moi cette idée, mon fils. C'est qu'on dit que, dans
les pays d'où vous revenez, on tue les prêtres, et qu'il y a, paraît- il,
des lâches qui jettent leur soutane aux orties, parce qu'ils ont peur
de souffrir. Je remercie le bon Dieu que vous soyez resté un bon
prêtre, et mon pauvre mari le remercie aussi dans sa tombe.
— Adieu, ma mère.
— Vous vous en allez déjà!
— Oui. Pensez à votre pauvre Gustave qui a déjà bien souffert
et qui va retourner souffrir encore.
— Quand c'est pour Dieu!... Je ne vous reverrai peut-être plus,
mon fils. Je me fais bien vieille, et je ne tarderai sans doute pas à
rejoindre mon pauvre homme. Bénissez-moi donc comme vous me
béniriez, si j'étais au moment de trépasser.
Et la vieille lentement, péniblement, accrochée des deux mains à
son bâton, s'agenouilla dans la poussière du chemin.
Gustave devint affreusement pâle, de grosses gouttes de sueur
froide perlèrent à la racine de ses cheveux et coulèrent sur son
front. Des larmes brûlantes comme des gouttes de plomb fondu jail-
lirent de ses yeux, et son cœur fut serré comme entre les mâchoires
aiguës d'un étau.
Tremblant de tout son corps, il étendit les mains au-dessus de la
coiffe noire de la vieille Lorraine et commença :
— Benedicat te, mater, Deiis omnipotens
Il ne put achever. Il enleva sa mère dans ses bras, l'embrassa, lui
mouillant le visage de ses pleurs, l'embrassa encore et encore en
sanglotant et s'enfuit en courant.
Paul Verdun
(A suivre.)
JÉSUS-CHRIST
Par le R. P. DIDON (1)
On ne prétend pas écrire ici un examen détaillé d'un ouvrage
aussi considérable ; on tient seulement à en mentionner l'apparition
annoncée avec retentissement, et, après une première lecture, à
exposer quelques-unes des réflexions qu'il suggère.
C'est, il faut le dire immédiatement, une œuvre faite avec gra-
vité, avec étude, avec piété, et où l'auteur a apporté tous ses soins
et appliqué toutes les forces de son esprit. 11 n'est pas nécessaire
de l'avoir lu en entier pour reconnaître qu'il est digne d'estime et
de la plus sérieuse attention.
L'auteur est véritablement savant : il a étudié et cherché tout
ce qui pouvait l'éclairer; il a visité la Terre sainte, il a lu les
exégètes Français et étrangers; on juge des grands travaux aux-
quels il s'est assujetti par les cartes et plans qu'il a tracés, les
tableaux chronologiques des faits relatifs à la vie de Jésus et à la
généalogie du Sauveur, qu'il a dressés, avec autant de conscience que
de peine, et que l'on consulte dans les appendices très utilement.
Il est plein de foi et profondément convaincu, on a à peine besoin
de le dire; les objections, il les connaît, il ne s'arrête pas long-
temps à réfuter les incrédules : il expose en quelques lignes leurs
systèmes; ces systèmes, les uns sont contradictoires, plusieurs déjà
disparus et oubliés, il les dédaigne; les autres sont absurdes ou
inacceptables, sans preuves d'ailleurs et sans témoignages, rêves,
imaginations germaniques; d'un mot il les réfute et passe : la gran-
deur, la majesté du sujet, ne lui permet pas de s'attarder davantage.
11 va en avant, les yeux fixés sur le Christ, avec une ardeur qui
(1) 2 vol. in-S", Pion et Nourrit.
1er NOVEMBRE IN" 89). 4« SÉRIE. T. XXIV. 21
318 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
ne se lasse pas; il y a en lui un enthousiasme intérieur, qu'on sent
plutôt qu'il ne s'exprime, ce qui donne plus de confiance et ce
qu'il faut admirer plus que les exclamations dramatiques et ou-
trées. Aussi, cette profondeur d'impression lui fournit-elle des traits
excellents, desargumenis dont chacun comprend la justesse, comme
lorsqu'il dit, à propos de nouveaux historiens de Jésus que tout le
monde nomme : « Ne voir dans le Christianisme primitif que l'anta-
gonisme des Judéo-Chrétiens représentés par Pierre, Jacques et
Jean, et du Christianisme universaliste représenté par Paul, c'est
borner à plaisir Ihoiizon, donner à un détail la valeur de l'en-
semble, prendre un trait qiion force outre mesure 'pour en com-
poser toute une physionomie. » Et il ajoute avec non moins de
vérité : « L'homme prévenu est indigne d'écrire l'histoire, il ne
sera jamais qu'un faussaire. »
On ne saui'ait laisser échapper, en effet, un caractère de ce livre,
les allusions à notre état présent, non des allusions nettement mar-
quées et sur lesquelles appuie rhistorien, mais discrètes et comme
voilées, et cependant très sensibles pour le lecteur attentif. Je ne
lui en fais pas un reproche : le P. Didon est trop de son temps pour
ne pas y penser souvent, et ces allusions sont si délicatement indi-
quées, qu'on lui sait gré des réflexions qu'elles font naître.
Quoiqu'il semble peu se préoccuper de la composition littéraire,
il en connaît les secrets et les emploie avec habileté : Voyez, par
exemple, les citations des prophètes sur le Christ dans Y Introduc-
tion-, elles sont en grand nombre et remplissent plusieurs pages; il
n'a pas hésité, néanmoins, à les donner toutes; leur répétition,
leur redoublement, produisent sur le lecteur un effet comparable
aux véhémentes répétitions des grands orateurs; ce sont des coups
de marteau qui enfoncent de plus en plus la conviction et finissent
par la river.
Quant aux commentaires des Evangiles, qui sont le fond même
du livre, il développe et analyse les récits évangéliques avec autant
de force que de sagacité : il cherche tout ce que renferment ces
récits, il expose et montre toutes les vérités qu'ils révèlent à
l'homme, qui peuvent le faire réfléchir, l'ébranler et le changer.
Ce sont là les principales qualités du livre : ce n'est pas qu'il soit
exempt de défauts, surtout dans la forme. Il est composé de deux
volumes, et, à certains moments, on peut le trouver un peu long.
JÉSUS-CHRIST 319
Cela tient à deux causes : le caractère particulier de l'auteur, et la
manière dont il a compris son sujet. L'auteur est un orateur, il écrit
en orateur, comme les hommes qui parlent, avec abondance, trop
d'abondance, avec redondance. Mais, dit-on, Bossuet était un ora-
teur, et voyez avec quelle précision il écrit! — Non, Bossuet. avant
d'être orateur, était écrivain, historien, théologien; il écrivait, c'est-
à-dire, il pensait avant de parler, témoin ses Sermons et quelques-
unes de ses Oraisons funèbres; avant tout il enseignait, c'était un
docteur; voilà pourquoi il est un des quatres grands écrivains de
la langue Française.
L'auteur du livre de Jésus- Christ^ qui est un orateur, va vite,
comme les orateurs : il ne choisit pas toujours ses mots; il emploie
des termes philosophiques que tout le monde ne comprend pns (la
science est fondée sur le Déterminisme), des néologismes que se
permettent des écrivains sans autorité {Historicité). Il dit saint
Clément d'Alexndrie, qui n'est pas saint; c'est plutôt tait, mais
cela ne satisfait pas complètement les esprits délicats et difficiles,
et ce sont ceux-là qui, en dernier ressort, prononcent le jugement
sans appel.
En ce qui concerne la composition du livre, l'auteur n'a pas eu
seulement en vue d'écrire une vie et un portrait de Jésus, d'après les
Evangiles ; il a voulu aussi présenter une histoire de son temps, et
le tableau du pays où a vécu Jésus. De là plusieurs chapitres étendus,
des dissertations, telles que l'état de la société juive, la description
de paysages, de déserts, etc., qui sont de véritables hors-d'œuvre.
Ce n'est pas tout à fait une nouveauté, plusieurs historiens de Jésus
ont usé de ce procédé; celles-ci sont souvent intéressantes et ins-
tructives, mais on ne leur avait jamais donné cette étendue.
L'attention est parfois détournée du fait, du grand sujet, qui
devrait tout absorber. Si l'on retranchait tous ces incidents et ces
épisodes, l'ouvrage pourrait être réduit à un volume.
Ce sont là des défauts de détail qui peuvent facilement être cor-
rigés, diminués et disparaître.
Si, maintenant, on demande quelle impression donne le Jésus-
Christ, du R. P. Didon, on croit pouvoir dire que l'auteur est par-
tout d'une orthodoxie parfaite. Ceux qui se rappelaient quelques
audaces du prédicateur, il y a une dizaine d'années, et qui en
redoutaient de nouvelles, ne les trouveront pas. Le P. Didon n'a
320 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
publié son livre qu'après qu'il a été examiné à Rome ; il a obtenu
Vimprhnatur, accompagné des éloges motivés des examinateurs:
il fait, en outre, une déclaration expresse de soumission complète :
(( Je remets ce livre, dit-iî, au jugement absolu de l'Église. » On ne
peut rien exiger de plus.
La lecture en sera, on le doit espérer, salutaire et saine pour les
lecteurs de bonne foi. Il est difficile qu'elle ne fasse pas réfléchir les
ennemis de la Religion. L'homme qui a consacré plusieurs années à
ce travail, est aussi instruit qu'eux, et a approfondi son sujet au
moins autant que le plus savant des exégètes Allemands. On ne peut
penser que tous se rendront, mais n'y en eùt-il que quelques-uns,
un seul même, le P. Didon devrait se féliciter, il aurait atteint une
partie de son but. Quant aux vrais fidèles, cette lecture produira
des effets qu'on ne saurait trop apprécier : elle fera mieux péné-
trer dans le mystère de la vie du Sauveur, elle appellera la médita-
tion, elle inspirera la piété, et, l'on ose ajouter, augmentera l'admi-
ration et l'amour pour l'Homme-Dieu ; elle donnera, enfin, des appuis
et des forces à leur croyance; elle contribuera à les rendre plus
chrétiens. N'est-ce pas la meilleure récompense que puisse désirer
l'auteur?
Eugène Loudun.
LES ROMANS NOUVEAUX
I. Ni Dieu, ni Maître (pièce en quatre actes), par Georges Duruy (Ollendori),
— IL Toutes les deux, par Albert Delpit {id ). — III. Francette, par Paul
Gall (Pion). — IV. Pour la France, par M. Geoffroy. — V. Vidocq le roi
des amoureux, par Marc Mario et Louis Launay (Savine). — VI. Le Roman
d'wi propriétaire, par Charles d Héricault (Perrin). — "VIL Mariée à quinze
ans, par Georges du Vallon (Bibliothèque des Mères de famille, Didot).
— VIII. Mer bleue, par Pierre Maël (Didot). — IX. Trop petite, par Ga-
brielle Béai (Gautier Bléricc.) — X. Madinhe de Staal Delaunay (Mpn:oires
avec une biographie de Tauteur), par M'^^ Carette, née Bouvet (Collection
pour les jeunes filles (OUendorff). — XL Les Romanciers allemands contem-
porains, par Edouard de Morsier (Perrin).
I
Ni Dieu Jii Maître. La réponse donnée par M. Georges Duruy à
cette audacieuse formule révolutionnaire, vient de réjouir les lec-
teurs catholiques, et, certes, nous partageons leur satisfaction ;
quant aux inévitables critiques, elles sont prévues d'avance et
l'auteur leur répond aussi, dans une préface dialoguée, très spiri-
tuelle, très piquante et très courageuse. Se sentant, dit-il, « une
sorte d'horreur pour la blague, les mots, l'esprit parisien », il
cherche à réagir contre « une frivolité « criminelle, surtout au
temps où nous sommes. 11 suppose donc qu'il présente à un membre
de la société des auteurs dramatiques le manuscrit de sa pièce
Ni Dieu ni Maître, avertissant l'e.xaminateur que cette pièce ne
sera « ni fin de siècle, ni amusante, ni gaie; qu'on y traitera de
choses graves : de l'éducation avec ou sans Dieu, de la douleur, de
la mort, de l'au-delà de la mort. » — « Pure folie! » s'écrie le
critique. « Pourquoi? demande l'auteur, n'est-ce pas la vie, en
somme? » La vie vraie, non pas celle qu'on étudie sur le boulevard.
322 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
mais celle qui se déroule tous les jours, dans l'intérieur des familles.
« Q\i'\- a-t-il de plus humain que la souffrance et que la mort? »
Laissons, du reste, M. Georges Duruy expliquer lui-même le
sujet choisi. Rien de plus simple; point d'événements, point de
décors, pas le moindre piment, aucune épice à l'usage des gens
blasés. Ecoutez plutôt : « Un homme, un médecin, n'a pas fait bap-
tiser le fils et la fille qu'il a d'un premier mariage. Il dédaigne sa
seconde femme, parce qu'elle est chrétienne fervente, tandis qu'il
est acquis lui-même aux doctrines matérialistes. Bien portant, riche,
heureux, cet homme est soudain frappé par une maladie terrible
qui lui enlève, en même temps, la fortune et la santé. Sa femme se
résigne à la médiocrité de cette condition nouvelle et le soigne avec
un dévouement admirable; son fils et sa fille, au contraire, s'irri-
tent, s'aigrissent, se détachent de lui. La maladie et la ruine
deviennent, pour ce malheureux, le point de départ d'une lente et
profonde évolution, dont l'auteur dramatique devra se résigner à
ne pas noter les phases et le progrès avec tout le soin qu'il y aurait
mis, s'il avait tiré de son sujet un roman au lieu d'une pièce. A la
fin de son petit drame intime, on verra cet homme plein de gra-
titude, de tendresse, de respect pour l'épouse dont il n'avait pas
discerné d'abord les hautes vertus, et on le verra, en même temps,
incliné, par les mêmes causes, à proclamer la valeur qu'il mécon-
naissait de l'idée religieuse. » S'il était pédant, l'auteur nous dirait
qu'il a voulu montrer a les ré/lexes de la maladie et de la souffrance
sur l'ordre de nos sentiments et de nos' idées n.
Ainsi, le docteur Nogaret trouve un maître dont on ne brave pas
la puissance, et la pièce finit par une conversion complète, car le
malade demande lui-même un prêtre. Voilà de quoi horripiler le
clan entier des libres penseurs... On connaît ces fanatiques toujours
tremblants pour eux-mêmes, qui, chaque fois qu'on les rencontre,
déclarent à brùle-pourpoint, toute conversion impossible. Inutile de
leur rappeler tant d'illustres exemples; ils répliquent par des gros
mots ou d'odieuses insinuations. Le critique de M. G. Duruy se
montre plus mo éré : il se borne à quelques observations polies:
seulement il demande, avec un peu d'impertinence, à l'auteur :
« Ah ça, vous êtes donc un clérical? » Notre écrivain s'en défend
assez mollement. Il a « parlé avec respect, avec sympathie même,
de croyances qui, peut-être, ne sont pas les siennes ». Il a renoncé
«au voltairianisme, depuis qu'il a vu fusiller les prêtres, tandis que
LES ROMANS NOUVEAUX 323
l'ennemi faisait le gué autour de Paris en flammes. Il croit qu'on
peut être spiritualiste sans être un imbécile, dévote sans être une
pie-grièche; il comprend que la science, malgré ses admirables
découvertes, ne rassasie pas les âmes affamées et il veut qu'on
laisse la religion leur offrir le pain dont elles ont besoin. C'est là
tout son cléricalisme. Il va de soi, d'ailleurs, que le critique trouve
la pièce inacceptable, il le démontre aisément; aucun directeur de
théâtre ne pourrait la faire jouer; aussi conseille- t-il à l'auteur de
la porter au Théâtre-Libre, où elle fournirait un curieux contraste.
M. G. Duruy repousse ce moyen, il respecte trop « les idées qui
ont inspiré sa pièce pour les produire sur des planches où règne
en maîtresse une littérature qu'il abomine». Voilà pourquoi, s'il
faut en croire la préface, Ni Dieu ni Maître paraît sous forme de
volume; nous ne nous en plaignons point, car autrement nous
n'aurions pas eu le plaisir de recommander l'œuvre excellente d'un
romancier dont nous avons dû parfois blâmer les tendances, tout
en reconnaissant son talent.
Une telle publication expose sans doute M. Duruy aux colères
d'une critique toujours si complaisante quand il s'agit de la littéra-
ture sensualiste, et si dédaigneuse pour les œuvres saines et morales;
mais, outre, que l'écrivain n'a pas l'air d'en prendre grand souci, il
recueillera, comme dédommagement, avec le suffrage des lecteurs
honnêtes, la gratitude de beaucoup de nobles âmes dont sa Thérèse
restera la touchante personnification. L'émotion profonde qu'on
éprouve en Usant ce plaidoyer prouve qu'il est bon, qu'il est écrit
« de main d'ouvrier », guidée par le cœur d'un homme droit et
sincère que révoltent enfin les turpitudes de la presse, du théâtre et
du roman contemporains. M. Ohnet amène d'une façon plus drama-
tique la conversion du docteur Rameau; celle du docteur Nogaret
nous impressionne pourtant davantage, car on nous la présente
sous une forme qui ne choque jamais le sentiment chrétien, et sans
mélange du moindre alliage impur. Le dessin des caractères est
sobre et exact, il y a des nuances très fines dans celui de l'institu-
trice libre penseuse fanatique, contrastant avec le jeune docteur
ti fin de siècle », que n'émeut aucune idée de l'ordre moral et dont
toute la philosophie se borne à l'intérêt personnel. On le remar-
quera, aujourd'hui comme autrefois, le personnage du médecin est
souvent appelé sur la scène ; il y a une sensible différence entre le
rôle ridicule des médecins de Mohère et les rôles graves de nos
32/i REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
docteurs actuels, et pourtant, aujourd'hui encore, les auteurs et le
public se vengent volontiers des guérisseurs qui guérissent si peu;
on aime à les voir chargés d'avouer la vanité des promesses de
la science. Cette superbe trompeuse qui ne peut nous préserver des
accidents de la vie, ni nous délivrer des infirmités, ni encore bien
moins nous sauver de la mort; cette cruelle qui nous propose,
comme unique fin, les évolutions éternelles de la matière, a-t-elle le
droit d'empêcher la « religion de nous aider à vivre et surtout
à mourir? » demande M. G. Duruy. — « On se croirait à Notre-
Dame! )) murmure le critique. Mais l'auteur soutient que « si, au
théâtre, il est bon de faire rire, il n'est pas mauvais de faire quelque
fois penser. » Pour ce que penser est, beaucoup plus encore que
rire, le propre de l'homme, n'en déplaise à Rabelais »... Souhaitons
d'apprendre bientôt que les directeurs de théâtre, convaincus par
M. G. Duruy, ouvrent enfin leurs portes à un art rappelé au sérieux,
à la dignité, qu'il n'eut jamais dû perdre, et capable de relever
l'esprit public si déplorablement abaissé.
II — V
Cet abaissement moral, cette dépravation du goût, cet oubli des
principes les plus élémentaires, on en trouverait au besoin, la
preuve dans le nouveau roman de M. Albert Delpit : Toutes les
Deux. Toutes l^s librairies de Paris, de la province, de l'étranger,
ont étalé ce volume, et nos voisins ont eu, une fois de plus, le double
plaisir de contenter leurs instincts sensuels en acquérant le droit de
se récrier sur l'immoralité française. Mais comment, chez nous,
ceux qui se respectent excuseraient-ils la lecture de cette nouvelle
production? Le style y est plus vulgaire encore que dans les autres
romans du même auteur, l'intrigue se traîne au milieu des lieux
communs du roman de l'adultère, l'inévitable crime de la fin
réveille à peine, l'intérêt engourdi. M. Albert Delpit aime à mêler
le prêtre parmi le monde très boulevardier de ses romans; dans
Toutes les Deux, il fait un personnage sympathique de son abbé
Mingral ; c'est l'exagération de V Abbé Constantin, poussée jusqu'au
bout. « Comme prêtre », l'abbé Mingral ne peut bénir l'union d'une
femme divorcée; il déclare que cette union le réjouit « comme
homme » et voici l'exhortation qu'il adresse à son étrange « parois-
sienne » la veille du mariage : « Faites-vous belle; soyez jolie, bien
LKS ROMANS NOUVEAUX 325
jolie, n'oubliez pas que vous avez bien mérité les joies qui vous sont
promises, » etc., etc. Elle est si pieuse cette jeune femme, qu'elle
s'enferme dans un couvent pour se préparer au mariage civil;
femme aiiiiante et dévouée elle sait « sacrifier ses scrupules reli-
gieux )) à sa passion pour un homme dont elle n'ignore pas les cou-
pables relations avec sa sœur jumelle. Ainsi Maurice, que l'embarras
du choix inquiétait d'abord, car les deux sœurs l'attiraient égale-
ment, les aura toutes les deux! El quels épisodes enjolivent cette
honteuse donnée! Tous les héros de M. Albert Delpit sont des jouis-
seurs; les hommes du monde et les dévots se valent sur ce point,
avec cette différence que les uns y vont ouvertement et que les
autres, sur le conseil d'un confesseur, cachent leur dévergondage,
ceux-là seuls, sont blâmables, ou du moins, entendent mal la vie; la
morale du « moineau » étant maintenant la morale courante des
romanciers comme M. Albert Delpit ou des poètes comme M. Riche-
pin.
L'auteur de Francette ne va pas aussi loin, quoique sa morale ne
soit pas très sévère non plus. Il se plaît dans les scènes d'atelier et
nos lecteurs se souviennent peut-être, qu'il a publié déjà un roman
du même genre en collaboration avec un de ses confrères. Il y a dans
Francette quelques jolies pages et des situations assez dramatiques,
mais aussi, des scènes d'une crudité révoltante, le tout s'appuyant
sur une sorte d'honnêteté naturelle, mais vague et de bonté d'àme
qu'on voudrait plus éclairée.
Le héros de M. Gall repousse une tentation indigne d'un homme
de cœur, en songeant à sa mère; l'héroïne éprouve quelques scru-
pules d'une faute qu'elle trouve délicieuse à commettre, parce que
cette faute constituerait une soi'te d'ingratitude envers son bienfai-
teur... Voilà tout. Le romancier s'écrie quelque part : « Que de
déboires on s'épargnerait et combien ne serait-on pas plus heureux,
si l'on consultait, avant tout, sa conscience! » Mais il ne s'agit que
d'une conscience laïcisée et d'une singulière largeur. L'intention et
une certaine ignorance, excusent, sans doute, bien des choses; de
tels hvres n'en sont pas moins fâcheux et même dangereux. Ils mar-
quent l'acheminement progressif des habitudes, des idées, des mœurs,
vers un état social dépourvu des principes rehgieux qui seuls, peu-
vent soutenir les principes moraux et il n'y a là, rien de rassurant
pour l'avenir !
326 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Pour la France. — M. Geoffroy écrit des romans populaires, dictés
par un ardent patriotisme; malheureusement, à notre avis, ce
patriotisme manque d'appui religieux. Les héros antiques combat-
taient ;;?'o «m et focis; la patrie de M. Geoffroy n'a plus d'autels...
On chercherait en vain, d'un bout à l'autre de son livre, le mot
Dieu; l'auteur a mis un tel art à l'éviter que nous n'avons pu le
découvrir qu'une seule fois, et encore nécessité par une citation!
De là une sorte de boursouflure dans l'expression d'un sentiment
si sérieux. On ne peut s'empêcher de penser à ces ouvrages scolaires
et officiels, où l'exagération des termes produit l'effet d'un réfrigé-
rant. Le romancier est partisan aussi, de la morale indépendante;
il introduit, dans un livre destiné à l'éducation du peuple, son type
préféré : celui de la femme esclave de l'homme qu'elle aime, et
chez laquelle l'amour excuse ou légitime toutes les passions, toutes
les défaillances. M. Geoffroy poétise ainsi certaines situations que
la masse accepte avec trop de complaisance, mais qu'elle désigne,
encore avec des mots assez crus pour rappeler l'ancienne sévérité
de la morale chrétienne. Tous les personnages de cette histoire
sont, d'ailleurs, étrangement idéalisés : cette famille de vieille
noblesse vivant en Cincinnatus, cette grande patriote, Geneviève
du Fouchard, préférant le fils d'un meunier à un prince slave, son
parent; ces domestiques russes mourant pour la France, en décla-
mant des tirades patriotiques, ce traître lui-même, expiant son
crime en héros; tous ces gens sont par trop « sublimes »! L'intré-
pide M"" du Fouchard fait sauter son château afin d'ensevelir avec
elle cinquante officiers allemands; nous sommes encore bien près
de la guerre de 1870 pour la raconter sous une forme légendaire.
Elle est bien forcée aussi, cette combinaison du romancier qui croit
devoir faire de la coquetterie patriotique avec le czar, et associe
aux souvenirs de la guerre Franco-allemande, le nom des Russes et
de la Russie, la seule chose qu'il nomme sai?ite!
Vidocq, roi des amoureux fait suite à Vidocq, 7m des voleurs.» le
roman se continue sous le Directoire ; aux scènes de bagne, succèdent
d'horribles scènes où les Chauffeurs et les conjurés royalistes jouent
des rôles tantôt atroces, tantôt ignobles; le style ni les milieux ne
changent guère. Vidocq, qui a quitté sa femme légitime, mais qui
voue une fidélité inviolable à l'adroite et rusée Francine, lutte
contre les séductions d'une jolie et entreprenante saltimbanque; ce
LES ROMANS NOUVEAUX 327
qui lui vaut, probablement, le titre de roi des Amoureux. Bref, il
résume, en sa personne, le parfait modèle des « escarpes » de tous
les temps. Comme nous ne sommes point chargé d'indiquer, à ces
messieurs des lectures édifiantes, nous ne voyons pas trop, à qui
nous pourrions recommander le roman de Vidocq.
VI à IX
Le Roman d'un propriétaire. Toutes les fois que nous sortons
des boues noires de certains romans modernes, nous songeons,
involontairement, au plongeur de la ballade, et nous éprouvons une
véritable reconnaissance pour qu.i nous fait respirer une atmos-
phère plus saine; iM. Charles d'Héricault est un de ceux-là; non
qu'il ignore les turpides de ce monde; mais, parce qu'en peignant
les mauvais qui servent d'exercice aux bons, il respecte ses lecteurs
et se respecte lui-même. La première partie de ce nouveau roman
nous semble excellente et d'une très spirituelle originalité; le dé-
nouement paraîtra peut-être un peu forcé, mais, en somme, on lit
avec grand plaisir cette œuvre parfaitement honnête. Elle ne con-
vient pas, sans doute, aux pensionnaires, et M. Charles d'Héricault
n'y est point tombé dans les fadeurs du genre édifiant. Son héros a
des passions qu'on ne nous cache nullement; il les domine par la
pratique chrétienne. Ce n'est ni un mystique, ni un ascète, mais un
homme de l'époque, lancé au milieu du courant de la vie ordinaire.
Phihppe s'est battu à Patay pour son pays; le général d'Aurelle l'a
décoré de sa main, en pleine ambulance ; personne n'oserait mettre
en doute sa bravoure; seulement il manque d'une certaine habileté
de conduite, il s'engage imprudemment parmi d'inextricables diffi-
cultés. Des radicaux de village, vrais petits bandits, organisés par
la franc-maçonnerie, profitent de ses maladresses ou de sa trop
grande bonté, pour le compromettre, puis pour le perdre de réputa-
tion, comme ils savent si bien le faire, quand il s'agit d'un clérical.
Philippe souffre d'autant qu'il vit fort isolé. 11 aimait Claire; Claire
s'est mariée, il la croit parjure, ne pouvant guère soupçonner que
ce mariage n'a été qu'un subterfuge imaginé par la jeune fille, afin
de lui garder sa foi. Fatigué de regrets qui lui paraissent stériles,
dégoûté de son existence de garçon, si féconde en mésaventures,
notre propriétaire se décide à solhciter la main d'une jeune et
xharmante voisine de campagne; celle-ci accueille sa demande avec
328 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
des transports un peu vifs; puis comme le mariage est ajourné, les
sentiments de Blanche finissent par changer, elle croit aux calom-
nies lépandues sur le compte de Philippe et, de nouveau, tous les
projets du pauvre garçon échouent tristement. Une jeune paysanne,
Jacqueline, s'est prise de passion pour le riche propriétaire de la
ferme où vivent ses parents, et, dans son dépit, elle s'est faite
l'instrument volontaire des bruits semés contre Phihppe, puis elle
se meurt de chagrin et de repentir, et notre infortuné héros se débat
au milieu du plus triste imbroglio entre les trois femmes qui
l'aiment. On conçoit que fauteur se sente lui-même saisi de pitié
et se hâte enfin de rendre tout le monde heureux. Après tant
d'épreuves supportées chrétiennement, Philippe mérite bien une
large compensation.
M. Charles d'Héricault, on le sait, ne cesse de travailler sous
toutes les formes à répandre les idées saines et morales que tant
d'autres s'efforcent de détruire; puisque foccasion s'en présente,
nous rappellerons qu'il continue à publier son excellent petit Alma-
nach de la Révolution (Gaume), et nous recommandons spéciale-
ment cet opuscule, destiné à éclairer le peuple sur la valeur des
légendes poUtiques qu'on lui débite tous les jours.
Maiiée à quinze ans s'adresse aux jeunes lectrices; malgré son
pseudonyme mascuhn, l'auteur doit être une femme. Il aborde
avec beaucoup de tact quelques situations délicates, et met dans son
récit toute la prudence d'une mère qui voudrait instruire sa fille des
dangers de la vie et la prémunir contre les séductions du monde.
Mer bleue pourrait presque figurer aussi dans la bibliothèque
des jeunes filles: les éditeurs ont jugé sans doute ce roman un peu
trop romanesque, car ils le placent dans une catégoiie à part. Nous
y trouvons un généreux combat entre deux cousines, éprises du
même idéal masculin, et toujours sur le point de se sacrifier mutuel-
lement leur amour, jusqu'à ce qu'enfin la plus jeune, l'Indienne,
déli ate et maladive, prenne vers les cieux son vol « d'ange »,
léguant à sa parente sa fortune et son fiancé. Tout cela est touchant,
attendrissant et poétique, mais on se fatigue un peu d'une lecture
de plus de /lOO pages, dans lesquelles il n'y en a pas deux sans
pâmoisons ni sans exagération sentimentale.
Trop petite contient deux nouvelles d'une grande fraîcheur
d'idées et de style ; Trop petite surtout, simple histoire d'une âme.
LES ROMANS NOUVEAUX 329
racontée avec beaucoup de sensibilité. On plaint et l'on admire cette
petite Lia; l'exiguïté de sa taille eût dû lui faire comprendre que le
bon Dieu ne la destinait point au mariage; mais, comme le cœur
humain désire d'autant plus passionnément l'impossible, Lia souffre
d'une façon cruelle, quand elle voit celui qu'elle aime épouser sa
sœur. Elle ne s'aigrit pas, néanmoins, et se dévoue plus tard, avec
une abnégation sans bornes, au bonheur de ses neveux, devenus
orphelins. Inutile d'insister en indiquant ce petit roman; les familles
chrétiennes savent quelles garanties leur présente la collection au-
quel il appartient.
Madame de Staal de Laimay. L'idée d'offrir aux jeunes lectrices
« un choix de mémoires et d'écrits des femmes françaises des dix-
septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles », en y joignant les
biographies est, certes, une idée excellente, mais le choix sera mal
aisé, sous plus d'un rapport. M™^ de Staal de Launay elle-même, par
laquelle on commence, peut-elle bien être proposée aux jeunes filles
comme un modèle, à moins que ce ne soit un modèle de style? Ce
style merveilleux fait, il est vrai, passer bien des choses, et la spi-
rituelle confidente de la duchesse du Maine sait tout dire, sans
jamais dire trop.
Ses mémoires renferment un grand intérêt historique, dont les
jeunes filles ne se préoccuperont, peut-être, pas assez. Ils'peignent,
avec des couleurs d'une extrême vivacité, un passé curieux; nous
ne parlons ni des détails donnés sur ces couvents de femmes du
dix-septième siècle, devenus de simples asiles mondains, ni des ren-
seignements sur la petite cour de la duchesse du Maine, si souvent
cités, mais de ce que M^'^ de Launay raconte de la Bastille où elle
« passa le plus beau temps de sa vie. » Elle eût voulu ne jamais
quitter cette abominable forteresse de la tyrannie dont on nous
contraint, chaque année, de célébrer la destruction et dont on met,
sous toutes les formes, la mensongère histoire à la portée des
badauds. Jamais la pauvre fille ne jouit d'une existence plus
agréable, entre un geôlier dont elle avait fait la conquête et un
galant compagnon de captivité qui échangeait, avec elle, force
madrigaux et billtts doux, dînant tous les deux jours chez le gou-
verneur en noble compignie, adulée, enfin, comme une grande dame,
330 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
et oubliant la terrible misère de sa vie, son titre odieux de « femme
de chambre » d'une princesse.
iVl"* de Launay était, hélas! ce que nous appellerions une
déclassée, une fille sans dot, mais non sans prétentions ; son esprit,
son caractère, l'éducation qu'elle tenait de protectrices impré-
voyantes, tout la mettait au-dessus de la condition servile où elle se
voyait réduite; elle se consuma en efforts pour y échapper. Com-
promise au service de la duchesse du Maine, dans la conspiration
de Cellamare, elle eut l'adresse de ne trahir, à la Bastille, aucun des
secrets qui lui avaient été confiés. Sa maîtresse récompensa fort mal
un tel dévouement. Ce fut la mauvaise volonté de la duchesse qui
empêcha le mariage de M^'"' de Launay avec le savant Dacier, veuf
alors; M"® de Launay, pour complaire à cette impérieuse maîtresse
dût épouser le baron de Staal, officier de la garde suisse, d'un
esprit aussi médiocre que sa fortune. M™" de Staal de Launay
raconte, sans se plaindre et sur un ton de piquante naïveté, ses
liaisons ébauchées, ses espoirs déçus, ses regrets d'avoir manqué
l'occasion de perdre un mari au bout de quinze jours, en gagnant
un douaire; bref, tous les déboires d'une course au mari, ou plutôt
aux écus, déboires dont le plus amer fut encore cette triste conclu-
sion d'un mariage peu assorti, M""" de Staal de Launay, mal con-
seillée par une ambition, excusable pourtant, manque parfois de
dignité et le laisse voir sans vergogne; elle manque surtout de
l'esprit chrétien. Cependant, son biographe exagère lorsqu'il la
place parmi les femmes « philosophes ». 11 insinue aussi, sans beau-
coup de fondements, que le père de M'^" de Launay aurait été calvi-
niste et se serait vu obligé de quitter la France à la veille de la
révocation de l'édit de Nantes. Ce qu'il y a de certain, c'est que sa
mère était « très dévote )), et que M"" de Launay, élevée dans les
couvents, conserva toujours un fond d'idées et d'habitudes catholi-
ques, comme le témoignent plusieurs endroits de ses mémoires;
elle songea même, un instant, à entrer au Garmel. Quoi qu'en dise le
biographe, les ressources de l'esprit, si brillant qu'il soit, ne suffi-
sent guère pour soutenir « une vie d'épreuves et de renoncement. »
M^^" de Launay aurait eu besoin d'un appui plus solide, elle y
recourut trop rarement et ne sut pas se défendre assez contre le
scepticisme de son siècle. Ce scepticisme fut sans doute, une des
causes de la sécheresse de cœur qu'on lui reproche ; nous ne
sommes pas de l'avis de M""" Carette, son biographe, nous lui
LES ROMANS NOUVEACX 331
reprocherions volontiers aussi, son pédantisme ; certaines pages de
ses mémoires font songer aux modernes lycéennes. Un ami très
sensé, écrivait à M"'' de Launay fort jeune alors : « Servez-vous, je
vous prie, des expressions les plus simples, et surtout, ne faites
aucun usage de celles qui sont propres aux sciences. » Elle transcrit
le conseil, s'y conforme même, mais en ayant soin de nous faire
savoir qu'elle étudiait la géométrie et qu'elle est, peut-être, la femme
de son temps la plus familiarisée avec l'anatomie du corps humain.
Elle constate, à chaque page, avec de nombreuses formules d'humi-
lité, le pouvoir extraordinaire de son esprit; elle prétend même
qu'on rendait à cet esprit : « une espèce de culte » . La meilleure
excuse de sa vanité c'est que ce pecit bagage scientifique, joint au
channe de sa conversation, constituait sa seule fortune et l'unique
moyen qu'elle eût de ne pas rester confondue avec la valetaille. En
épousant le baron de Staal, la pauvre fille espérait parvenir du
moins, à la situation qu'elle ambitionnait depuis si longtemps ; elle
s'aperçut, hélas, que le sacrement de mariage n'efface pas, comme
celui de baptême, la tache originelle... »
Ses mémoires s'arrêtent à peu près là ; ils ne nous peignent ni une
existence heureuse, ni une âme très indépendante, au miUeu des
petites misères de ce bas monde. M™^ Staal de Launay ne sut pas
vaincre le sort par de hautes vertus ; mais, en se bornant au point
de vue littéraire, son biographe a raison de le dire : « Elle fut une
femme remarquable, une charmeuse, digne entre toutes, par mille
dons délicats, d'être placée au premier rang de nos écrivains » fémi-
nins. Les jeunes filles pourront apprendre, en lisant ses mémoires,
à bien écrire, à « exprimer leur pensée avec un tour ingénieux et fin »,
mais il eut fallu les mettre en garde contre certains dangers de ce
style éblouissant et leur rappeler qu'on doit envisager la vie d'une
façon plus élevée que ne l'a fait M*"® de Staal de Launay.
XI
Les romœnciers allemands contemporains. — M. de Morsier eut
mieux intitulé son hvre : Quatre romanciers allemands con-
temporains., car il comprend toute la littérature romanesque d'outre-
Rhin sous quatre noms, un peu arbitrairement choisis. A ses yeux,
F. Spielhagen personnifie le roman philosophique et social; Paul
Herse, le roman d'amour; Freytag, le roman populaire et le romaa
332 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
historique; Raab, le roman humoristique. Une longue introduction
précède l'entrée en matière; le critique y repnnd, avec d'ingé-
nieuses variations, le parallèle, si souvent essayé, entre la race
latine et la race germanique, le caractère français et le caractère
allemand, le sel gaulois et la rêverie de nos voisins. Maintenant la
balance d'une main impartiale, M. de Morsier la laisse parfois pen-
cher d'elle-même, du côté des Allemands; il ne cache point ses
sympathies pour « ce peuple de penseurs », dont chaque individu
sait si bien garder son originalité; pour ces fils de Luther toujours
en révolte contre le pouvoir spirituel, quitte à courber l'échiné devant
César, parce que César, au moins, n'a rien à prétendre sur leur for
intérieur... Il propose à notre envie cette nation chez laquelle,
d'après lui, la liberté d'exprimer sa pensée reste absolue; nous
répétant, d'ailleurs, les phrases stéréotypées sur l'innocuité des
spéculations philosophiques outre-Rhin, tant que les Français ne
s'en mêlent point. « Avant que M. Renan ait publié son doux
poème », dit l'écrivain, on s'inquiétait peu, en Allemagne, d'en-
tendre Strauss « ti aller le Fils de Dieu d'halluciné ». M. de Morsier
calomnie les gens dont il entreprend l'éloge; lorsque Strauss attaqua
la divinité du Sauveur, les théologiens protestants n'avaient point
encore émigré en masse dans le camp des rationalistes et nous
apprenons des Allemands eux-mêmes, que la Vie de Jésus causa,
dans leur pays, une « émotion immense ». En Allemagne, pas plus
qu'ailleurs, les esprits sages ne peuvent ignorer, comme le soutient
notre critique, « ce que c'est qu'une idée subversive, une théorie
malsaine, une doctrine néfaste ». Les Allemands savent très bien
que, si tout cela pénètre lentement chez eux, au sein des masses
Teffet n'en devient pas moins désastreux à la longue. Ils savent
que, si leurs hommes d'action commencent par essayer en France
les systèmes des « penseurs », l'expérience sera continuée un jour,
sur le sol même où nafjuirent ces systèmes périlleux, et ils tremblent
pour l'avenir. Aussi la gaieté de M. de Morsier semble-t-elle passa-
blement macabre, lorsqu'elle s'exerce en sarcasmes contre les cléri-
caux qui s'effraient de phrases comme celles-ci : « Le vice et la vertu
sont des produits aussi bien que le vitriol »... Vice et vertu, vieux
mots assez lourds, disent les maîtres de M. de Morsier ; mais, en
somme, difficiles à remplacer. Noire critique s'inquiète assez peu de
la difficulté. « Qu'importe», demande-t-il en parlant des jeunes
Allemandes qui, pour mieux expérimenter la vie et l'amour, exposent
LES ROMANS NOUVEAUX 333
leur blanche robe à plus d'un accroc, oui, qu'imiDorte la morale?
« On n'est jamais bien coupable quand on est vraiment sincère. »
La sincérité, voilà encore une qualité que M. de Morsier fait toute
allemande. Laissons-le discourir sur la naïve franchise de nos voi-
sins, pour arriver au vœu qui termine sa préface, vœu généreux
auquel on pourrait s'associer, car l'écrivain souhaite de voir
s'établir une union solide entre deux races faites pour « se compléter
parfaitement l'une l'autre; car, si le génie de la France est amour,
celui de l'Allemagne est science », et de leur rapprochement jailli-
rait une lumière nouvelle dont profiterait « le monde entier! »
M. de Morsier déteste Joseph de Maistre, cela se conçoit; il
reproche au grand penseur catho'ique de n'être pas français; nous
n'offenserions point, cependant, croyons-nous, le jeune critique, en
lui souhaitant de l'être autant, du moins par le style, ce qui ne
nous empêche, en aucune façon, de reconnaître les qualités de son
étude; mais il nous faut maintenant rendre compte, très sommaire-
ment, de la manière dont il traite les quatre romanciers qui font
l'objet de son livre : F. Spielhagen lui fournit, surtout, l'occasion
de développer des idées fort libérales. Quant à Paul Heyse, il
l'analyse con amore, et d'une façon si séduisante, que nous nous
y arrêterons un peu, afin de mettre en garde le lecteur catholique :
« Paul Heyse, nous écrivait naguère un publiciste allemand, très
bon juge et très apprécié par nos coreUgionnaires d'outre-Rhin (1).
Paul Heyse est, chez nous, le favori des salons, l'enfant gâté de la
critique libérale. H prêche l'évangile de la nature, et, styliste mer-
veilleux, il n'a pas de peine à se faire écouter; la morale, dans ses
romans, joue toujours le rôle d'une gêneuse qui trouble la féhciié
des amoureux. Heyse professe, dans ses deux œuvres principales :
Les Enfants du siècle oX En Paradis, une haine profonde, non seu-
lement contre le catholicisme, mais contre toute religion positive. »
De son côté, un critique protestant s'exprime ainsi : « Le mépris
effronté de Heyse pour la morale, son frivole dédain pour la reli-
gion, n'ont été égalés par aucun romancier français (2). )> C^est
beaucoup dire, on le sent, de la part d'un Allemand. M. de Morsier
ne se préoccupe point de réserves de cette nature, et dans son
éloge de Freytag, celui que les Allemands regardent comme le plu^i
(1) M. F Bmdpr, directeur de l'excellente revue intitulée : Eisturi^ch-
Polutsci'e Bl'iUer (Munich).
(2) Otto Kraus [Heyse Novelle und Romane. Francfort, 1888.)
1" NOVEMBRE IN" 89). 4^ SERIK. T. XXIV. 22
334 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
grand de leurs romanciers, il n'indique pas non plus la moindre
restriction; l'auteur de Doit et Avoir s'est toujours montré fort
hostile aux catholiques, nous devons le rappeler. Raab tient une
place assez secondaire parmi les romanciers d'outre-Rhin ; le critique
eût tout aussi bien pu associer aux trois premiers : Paul Lindau,
le feuilletoniste de la presse libérale; M"^ de Hiller, dont le talent
a été, dernièrement, bien mal employé à profaner le drame sacré
d'Oberammergau, ou, surtout, G. Ebers, dont les romans histo-
riques ont tant de vogue; mais M. de Morsier voulait disserter sur
Yhiimour, et Raab lui en fournissait le prétexte. UImmour, notre
critique la définit longuement et la réduit à de minutieuses classifi-
cations; un grand catholique, qui fut également un grand écrivain
allemand, Hettinger (1), l'a définie, lui aussi, et d'une manière
charmante, mais le critique ne cite jamais les catholiques... De
Yhumom\ M. de Morsier arrive au panthéisme germanique, dont
la poésie le ravit. Il répète, après son auteur favori, Roerne,
l'ami, puis le rival de Hein, que les Allemands « ne prisent rien
et ne méprisent rien non plus; que rien ne leur est sacré, parce
que tout leur est sacré » ; et, là-dessus, il va se perdre au milieu
d'idées nébuleuses, à l'allemande, et de considérations sur les
« états d'âme » des peuples germaniques sur le a sentiment de la
nature » chez l'Allemand. « Ce sentiment, inconnu des anciens,
nous dit M. de Morsier, est d'origine sémitique; il a paru avec la
croyance, à une dernière incarnation de Javé; efïacé pendant le
moyen âge, il s'est réveillé avec la Renaissance, se mêlant alors aux
éléments de progrès retrouvés dans l'antiquité païenne ; il a ouvert
à l'àme moderne des horizons immenses, depuis que les entraves
des religions ont été brisées, depuis qu'il est permis au penseur de
rêver son rêve sur le divin et de chercher l'infini où son vol l'entraîne,
sans être obligé de se le figurer sous l'image d'un Dieu. » Telle est,
en effet, la religion que nous enseignent les orgueilleux apôtres et de
d'un Rouddhisme savant, religion capable d'en imposer au vulgaire
séduire les esprits blasés qui cherchent le vieux neuf, mais impuis-
sante à consoler, à moraliser, à fortifier une seule âme. Tantôt disci-
ple de la philosophie épicurienne de M. Renan ou de la philosophie
pessimiste de Schopenhauer, M. de Morsier termine en se plongeant,
<LQuim&'^ Obermann de Sénancourt, au sein de « l'illusion infinie... »
(1) Welt und Kirche.
LES ROMANS NOUVEAUX 335
Quand donc trouverons- nous, à côté de tant d'études sur l'Alle-
magne qui, toutes, se ressentent de l'influence juive, protestante ou
libre-penseuse, une étude sur la lutte si vaillament soutenue, au pays
de Luther, depuis le commencement du siècle, par les catholiques
enfin réveillés de leur torpeur? Quand donc auprès des hommes célèbres
de l'Allemagne incroyante, verrons-nous, peintes d'une manière digne
d'elles, les grandes figures des hommes de foi : politiques, orateurs,
écrivains, publicistes, romanciers même, qui combattent là-bas, sous
le drapeau de la croix? On juge à présent l'Allemagne avec plus de
calme et comme on doit juger les adversaires eux-mêmes; les catho-
liques de ce pays ont droit, de notre part, à une justice au moins
égale; ils ne se sont guère montrés plus sympathiques, pour la
France, que ne l^ont été leurs compatriotes protestants, mais ils
luttent, comme nous et avec nous, pour l'Eglise, et leur héroïque
ténacité jiourrait, quelquefois, nous servir d'exemple. Une de leurs
armes, sachons-le, c'est le roman populaire, arme puissante quand il
s'agit du mal, très efficace aussi pour le bien, si l'on s'entend à la
manier. 11 y a, chez nos voisins, toute une littérature romanesque,
dont la critique ne parlejamais et dans laquelle, pourtant, se montrent
des talents qui seraient appréciés, s'ils se produisaient ailleurs. Si
ce que nous venons de dire du livre de M. de Morsier inspirait la
curiosité de connaître la littérature allemande par son côté inexploré
de nos critiques, nous conseillerons la lecture d'un ouvrage intitulé :
les Conteurs catholiques du temps actuel (1). L'auteur affecte de
n'y faire figurer aucun romancier français, il loue avec un peu
d'exagération ses compatriotes, mais il donne une foule de rensei-
gnements très utiles pour ceux qui veulent lire, ou faire lire à la
jeunesse, des romans allemands non malsains.
J. de RocHAY.
(1) K'itholtsche Eizuhkr dtr NeuesUn Zat, par H. Keiter. (Paderborn, 1889.)
LES LIVRES RÉCENTS D'HISTOIRE
Les dtndères années du. roi Charles- Albert, par le marquis Costa de Beaure-
gard, (f*lon ) — II. Soui'ernrs da baron de Barante (Calmann Lévy.) —
III. Amélin de VuroUei. (Perriii.) — IV. Saint Grcyone VU et In Réforme
de VEijh^e au onzième siècle, par l'abbé Delarc. (Retaux.) — "V. Un. divorce
royd par M^'e Blaze de Bury. (Perrin.) — VI. Le Travail, par Tolstoï et
Bûundarefï. (Marpon.) — VIL Le comte de Buolz-Manichal, musicien, par
Prost. (Savine.) — VIII. Réponse nu pmn/jhlet de « Eqaal riyhtes », par
l'honoré Mercier. (A Québec.) — IX. Un an lûexil, par Lamouroux. (Sb-
vine.) — X. L'Europe à la veille de la yucrre, par Notovitcb. (Savine ) —
XI. Le Berciau deCliristoph-- Colomb, par Tabbé Gasaliianca. (Welter.) —
XII. Saints de Rome au dix neuvième siècle: V. P'illotti, par M'"« de Belloc.
(Tequi.) — XIII. Edmonl Schértr, par Gréard. (Hachette.)
I
Les Premières atme'es du roi Charles-Albert, dont nous avons
rendu compte ici même, appelaient une suite et un complément.
Cette suite etjce complément, nous les trouvons dans « Les Dernières
années du roi Chailes-Albert » (Pion). L'intérêt déjà puissamment
éveillé dans le premier ouvrage s'accroît encore et devient vraiment
poignant dans le second. Au poème héroï-comique si primesauiier,
si éiincelant succède le drame tragique avec toutes ses péripéties et,
si nous osons dire, totites ses horreurs. Quelles que fussent les
brillantes qualités déployées dans ses premières années par celui
qui devait être l'illustre vaincu de Novare, quelque héroïsme qu'eût
montré l'intrépide volontaire du Trocadéro, on ne pouvait parfois
se dispenser de sourire, non sans quelque amertume, hélas! en
voyant le prince étrangement compromis dans le soulèvement révo-
lutionnaire de 1821, pailir gaillardement en guerre contre les libé-
raux espagnols, accepter un dur exil comme une salutaire pénitence
pour ses équipées politiques, et enfin consentir, pour rentrer en
grâce auprès du vieux et soupçonneux monarque et conjurer le
LES LIVRES RÉCENTS d'hISTOIRE 337
courroux tenace du trop clairvoyant Metternich, à l'humiliant enga-
gement de ne rien changer, une fois qu'il serait monté sur le trône,
aux principes de gouvernement adoptés et pratiqués jnsque-là par la
maison de Savoie. Cet acte d'allégeance envers l'Autriche, doublé
d'une sorte d'inféodation au despotisme, trahissait une souplesse
de caractère, imposée, il est vrai, par les circonstances, mais qui lais-
lait planer quelques ombres sur la figure de ce personnage à demi
moderne et à demi féodal.
Les pages que nous avons sous le-^ yeux, et qui complètent le
tableau de cette vie demeurée longtemps énigmatique, contribuent
largement à réhabiliter cette mémoire. Elles nous montrent Charles-
Albert esclave du devoir, honnête, loyal jusqu'au scrupule, partagé
entre Tobligation créée par un serment peut-être imprudemment
prêté, et la charge que lui imposent les destinées du peuple qu'il a
été appelé à gouverner et jusqu'à un certain point les traditions
séculaires de ses ancêtres et de ses prédécesseurs. Charles-Albert
n'est pas seulement fidèle aux règles de la probité humaine, dans
ce qu'elle a de plus rigide, de plus inflexible, il est religieux, il
est pieux, il est mystique. Adonné aux macérations corporelles,
comme s'il voulait faire expier à sa chair les erreurs ou les fautes
d'un esprit hanté par des rêves ambitieux, il est debout, hiver
comme été, à quatre heures du matin et il entend une messe, quel-
quefois deux avant de se livrer au travail. Il écoute son confesseur, il
consulte l'évêque de Verceil qui est un saint, pour savoir s'il peut
en cou'^cience, malgré l'engagement de sa jeunesse, donner une
constitution à ses peuples qui paraissent la réclamer, et le jour où,
après avoir pris les avis d'un conseil extraordinaire, où toute liberté
de parole et de vote est donnée aux délibérants, il se décidera à ce
dernier parti, il aura communié le matin. En présence de ces luttes
intérieures, de cette délicatesse, de ces précautions en quelque sorte
excessives, de cette modestie, disons mieux, de cette humilité chré-
tienne, comment ne pas se sentir désarmé devant des contradictions
apparentes, comment ne pas absoudre Thomme qui en signant tout
à l'heure un chiObn de papier et bientôt en brandissant l'épée, va
donner le signal de la Révolution et provoquer ce déchirement
furieux de passions multiples, dont il tombera la première victime,
que d'autres exploitent après lui, et qui finiront par amener cette
suite d'usurpations et de destructions sacrilèges qui ont fait de la
Péninsule un objet de dégoût, de douleur et d'eftVoi?
338 RtVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Le grand attrait de ce volume, c'est la peinture de ce caractère
unique entre tous, par les éléments dont il était composé, et qui
s'est manifesté au milieu d'une singulière complexité de circons-
tances. A côté du récit si varié, si patriotique, si mouvementé
des événements auxquels l'Italie et l'Autriche, d'abord, bientôt
toutes les puissances européennes, ont pris une part plus ou moins
directe, de ces batailles, de ces conspirations, de ces menées diplo-
matiques, dont l'écheveau fut plus embrouillé que jamais; à côté de
l'exposé lumineux de ces intérêts, de ces passions, qui s'attaquaient
non seulement à l'ordre politique, à l'ordre social, mais à l'Eglise
elle-même, l'auteur nous présente, dans les plus menus détails,
une étude psychologique des plus attachantes. En même temps
que la curiosité de l'amateur des grandes scènes historiques est
amplement satisfaite, celui qui se plaît à scruter les mystères du
cœur humain suit avec une anxiété qui n'est pas dénuée d'un charme
poignant cette succession d'impressions diverses, par où passèrent
cet esprit ondoyant et ce grand cœur. Les relations étroites de famille
qui ont existé entre M. le marquis Costa de Beauregard et deux
des plus dévoués confidents de l'infortuné prince lui ont permis
d'entrer dans des détails intimes, qui nous montrent à nu cette
âme si belle et si héroïque. Nul, non plus, n'était mieux placé pour
nous initier aux sentiments secrets et aux démarches les plus ca-
chées des divers personnages de l'entourage du roi. L'auteur a
connu admirablement la cour et les courtisans.
Les exaltées sont rarement logiques : Charles-Albert n'a pas
démenti la règle. 11 est impossible de concilier entre eux les actes
de ce règne étrange, tant ils paraissent inspirés par des sentiments
contraires! Le langage même du prince se ressentait de ces contra-
dictions, au point de le rendre suspect de mauvaise foi. Ce reproche
est, croyons-nous, immérité. Il serait plus vrai de dire que le per-
sonnage a, suivant les impressions du moment, passé par divers
états d'une sincérité successive. Comment expliquer et, surtout,
comment justifier autrement que par un manque d'équilibre des
facultés intellectuelles, la conduite du souverain, qui affirme à
l'empereur d'Autriche l'intention de respecter les traités, peu de
temps avant de lui déclarer une guerre dès longtemps préparée ? II
est vrai que, dans le manifeste qui précéda l'ouverture des hosti-
lités, Charles- Albert fit un grief à son adversaire d'avoir violé,
sinon la lettre, du moins l'esprit des traités de 1815, en occupant
LES LIVRES RÉGENTS D'fflSTOIRE 339
militairement les duchés de Parme et de Modène. Mais ce grief
ne datait pas d'hier, et l'occupation n'avait eu heu que du consen-
tement des princes légitimes, qui se sentaient menacés à la fois par la
révolution et par l'ambition piémontaise. Au fond, le roi de Sar-
daigne avait plutôt trouvé un prétexte qu'il n'avait cherché une
raison. Le véritable motif de cette levée de boucliers, c'était la hahie
de l'étranger, le souci de l'indépendance. Pour tous les patriotes de
la Péninsule, l'Allemand, c'était l'ennemi héréditaire, celui qui avait
fait, sans droit, acte d'usurpation, et contre lequel les représailles
étaient toujours permises : Adversus hostem œterna auctoritas.
Peut-être aussi considérait-il les sanglantes journées de Milan et
l'impitoyable répression dont le maréchal Fiadetzki se fit l'instru-
ment, comme une provocation suffisante. Mais à qui imputer les
premiers torts? Qui avait tiré le premier coup de fusil? Était-on
fondé à croire que le vieil homme de guerre avait fomenté exprès
la révolte, pour en triompher à coup sûr, afin d'acheter trente ans
de paix par une saignée de trois jours? Chi lo sa?
Mais si Charles-Albert interprétait le droit des gens à sa façon,
qui était, il faut bien l'avouer, la façon révolutionnaire, tous les
vrais amis de l'Italie ne se croyaient pas obligés de le suivre dans
cette voie. Pie IX, à qui l'on a reproché injustement l'initiative du
mouvement de l'indépendance nationale et qui n'avait fait, en réalité,
que suivre, un peu imprudemment peut-être, un courant préexis-
tant. Pie IX ne voulut jamais se donner le tort de fouler aux pieds
le droit international. Il déplorait publiquement l'organisation poli-
tique de la Péninsule, il alla même jusqu'à suppher l'Autriche,
dans un acte officiel, de renoncer à la domination d'un peuple
étranger qui réclamait le respect de sa nationalité, mais il refusa,
au moment décisif, de l'y contraindre par les armes. Nul ne saurait
lui en faire un crime, et nous ne pouvons nous dispenser de trouver
M. Costa de Beauregard bien sévère à l'égard du consciencieux
pontife, lorsqu'il lui reproche d'avoir, par ses tergiversations
d'abord, puis par le rappel de ses troupes, fait avorter le mouve-
ment itaUen dont Charles-Albert avait pris la direction et assumé
la responsabilité. Le portrait qu'il trace de Pie IX est aussi irres-
pectueux qu'infidèle, il approche de la caricature. Les rumeurs
dont il se fait l'écho sont-elles toutes bien fondées? Qu'importe,
d'ailleurs, que le Pape ait demandé à certain prélat un mémoire
sur les motifs qui pouvaient légitimer son intervention dans la
3â0 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
guerre? Cette anecdote, si elle n'est pas controuvée, prouverait
seulement que Pie IX hésita jusqu'au dernier moment. Cette atti-
tude fait honneur à la délicatesse de sa conscience, car le cas était
grave et embarrassant. Il ne sert de rien d'alléguer l'exemple
opposé d'autres pontifes. Qui oserait soutenir que Pie IX n'a pas
été mieux inspiré en refusant de tirer l'épée, que Jules II en endos-
sant la cuirasse? Qui oserait même nier que les deux Papes n'ont
pas, l'un et l'autre, agi sagement bien que diversement, suivant
les convenances et les nécessités des temps? Il est faux, du reste, que
l'abstention commanilée au général pontifical Duiando ait causé
l'échec de la campagne de I8Z18. Il résulte des faits racontés dans le
volume même que nous avons sous les yeux, que le mal vint avant
tout de l'inconsistance de l'insurrection. Les Vénitiens, après s'être
soulevés, ne surent pas protéger leur territoire contre le retour
offensif des Autrichiens, et, quand Milan fut défendu par la petite
mais vaillante armée piémontaise contre les forces de Radetzki, ses
habitants refusèrent de courir aux remparts. Quant à Durando, il
fit bravement son devoir en luttant contre l'agression allemande, car
Pie IX lui avait, sur ce terrain, généreusement laissé carte blanche.
Une autre cause de la défaite des Italiens, ce fut la profonde
incapacité militaire dont fît preuve le roi de Sardaigne. Son pané-
gyriste est contraint de le reconnaître, il va même plus loin, car il
l'accuse formellement d'avoir, dans son plan de campagne, déféré
aveuglément aux avis que lui transmettait de son couvent une reli-
gieuse à moitié fourbe et à moitié visionnaire. C'était plus que du
mysticisme, c'était une véritable aberration.
En dépit de ces erreurs et de ces fautes, la mémoire de Charles-
Albert est demeurée en honneur, parce qu'il se montra grand dans
l'infortune, et subit avec une résignation touchante une expiation
méritée. En butte aux critiques et aux calomnies, il montra une
sérénité d'âme admirable, et ne garda aucune rancune dans son
cœur. Sa mort fut celle d'un saint. Son biographe s'attarde, sans
qu'on ait le cœur de le lui reprocher, dans les détails, parfois
minutieux, de cette longue agonie morale qui précéda son dernier
soupir. Il nous est impossible de nous défendre d'une douloureuse
et sympathique émotion. Toutefois, le sentiment que nous inspire
la fin du règne du premier promoteur armé de l'indépendance
italienne est plus voisin de la pitié que de l'admiration.
LES LIVRES RÉCENTS d'hISTOIRE S/jI
II. — m
Les Souvenirs du baron de Barante^ qui a vécu de 1782 à 1866
(Calmann Lévy), nous reportent, après tant d'autres publications
analogues, à la Révolution et aux régimes qui ont suivi; mais ils
ont un caractère spécial qui leur assigne un rang à part. Le plus
grand nombre des auteurs de mémoires ont pris parti, avec des
nuances diverses, pour ou contre la Révolution; de là un jugement
porté sur les hommes et sur les choses, qui se ressent des préventions
favorables ou défavorables : tantôt une approbation sans réserve,
allant jusqu'à l'enthousiasme; tantôt des rancunes et du dénigrement.
Le personnage que nous entendons aujourd'hui se tient à égale dis-
tance des uns et des autres. Par son origine et son éducation, il
appartenait à ce monde qui s'était laissé imprégner des idées philo-
sophiques du temps, sans tomber toutefois dans l'irréligion dont
certaines tendances jansénistes que nous voyons, avec regret, percer
dans une page de ces Souvenirs, contribuaient à le préserver. Son
père, homme très sérieux et très grave, bien que dévoué de cœur
aux réformes politiques, ne se laissa jamais griser par les déclama-
tions de la Constituante, et les premiers excès révolutionnaires lui
inspirèrent une juste horreur. Ces sentiments le rendirent naturelle-
ment suspect aux hommes qui détinrent successivement le pouvoir,
il fut incarcéré et sa vie courut les plus grands dangers. Le 18 Bru-
maire fut pour lui le point de départ d'une ère de délivrance pour la
France, mais il déplorait la perte de la liberté, ce qui ne l'empêcha
pas d'accepter du Premier consul une préfecture. On peut dire de
l'auteur des Souvenirs qu'il partagea les idées et suivit les traces de son
père. Tout en aspirant à un régime libéral, il entra au conseil d'État
où il eut l'avantage, très apprécié de lui, d'entendre souvent Napo-
léon III dont il admirait l'éloquence primesautière et la profonde sa-
gesse, quand un immense orgueil ne l'aveuglait pas. Son poste lui
permettait de voir les choses de très près, sans que l'exercice de
fonctions plus importantes lui faussât le jugement en lui donnant la
tentation de s'attribuer un rôle. C'était un observateur sagace et un
témoin bien informé, appartenant à l'opinion hbérale. Ces mots
suffisent pour le classer et pour signaler tout l'intérêt qui s'attache
à ses révélations.
Une note sur le parti jacobin nous paraît bonne à reproduire.
3Û2 . REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Jamais, croyons-nous, cette faction, aussi odieuse que méprisable,
n'a été plus fidèlement dépeinte, plus sévèrement appréciée. Il
s'agit de son attitude en face du consulat. « Le parti jacobin pro-
prement dit, tel qu'il existait au 18 brumaire, ne se divisa point,
et ne fut, dans aucune de ses fractions, adopté par le Premier
consul, qui ne faisait point de cas de sa soi-disant énergie. II
mit au conseil d'État, il employa dans de hautes fonctions des
hommes chargés des souvenirs révolutionnaires les plus prononcés,
mais ce fut pour leurs capacités spéciales, certain qu'il ne lui serait
pas nécessaire de ménager leurs anciennes opinions. Leur irritabilité
n'était vive que sur tout ce qui touchait aux intérêts créés par la
Révolution et sur la jouissance pleine et assurée de la situation
qu'ils avaient acquise, sur tout ce qui pourrait ramener quelque
chose de l'état social et de'l'aristocratie de l'ancien régime. Sur ces
points, il fallait être en garde avec eux Quant aux jacobins d'un
étage inférieur, il aimait peu à les employer dans l administration;
ils furent, en général, de mauvais préfets. Leur manière d'être les
rendait impropres à ce genre de fonctions; peu à peu il fallut les
déplacer. Ce fut dans les tribunaux qu'on absorba les jacobins de
province. Cambacérès en enrôla un grand nombre, soit parce qu'il
leur était facile d'arriver jusqu'à lui et de se ranger sous son patro-
nage, soit parce que le Premier consul pensa qu'ils n'auraient pas les
mêmes inconvénients dans l'autorité judiciaire et qu'on trouvait
ainsi un moyen d'attacher au gouvernement des gens qui seraient
restés mécontents. // ii ignorait pas que la plupart des révolution-
naires veulent avant tout des places et des appointements. Où
disait alors qu'on avait fait, des places de juges, les canonicats du
jacobinisme. »
A lire également les lignes suivantes qui retracent la vive oppo-
sition que rencontra Napoléon pour faire adopter le Concordat.
« Napoléon donnait, par la conclusion du Concordat, la plus
grande preuve, peut-être, de sa haute raison et de son étonnante
sagacité. Assurément la paix religieuse, le libre exercice du culte
catholique, le respect du gouvernement pour la croyance de la
majorité des consciences, étaient des conditions essentielles de bon
ordre, un pas indispensable à faire pour sortir de l'état révolution-
naire. Mais reconnaître cette nécessité n'était pas alors une pensée
répandue ni facile à concevoir. La convertir en acte, lui donner
force de loi, exigeaient un sens ferme et beaucoup de courage d'exé-
LES LIVRES RÉGENTS d'hISTOIRE 343
cution. Rien dans les circonstances où avait vécu le Premier consul,
personne parmi ceux qui l'entouraient maintenant, ne pouvait le
mettre sur la voie. Le conseil d'État, le Sénat, l'Institut, se compo-
saient, en presque totalité, d'hommes au moins étrangers à la reli-
gion. La philosophie des sensations régnait en souveraine et sans
nulle contradiction. Les sciences et les lettres étaient pénétrées de
l'esprit irréligieux. Dix années de persécution et d'oppression
avaient interrompu les habitudes de piété; pour suivre les pratiques
religieuses, il fallait du zèle et souvent du courage. Les plus
vulgaires esprits forts s'enorgueillissaient du triomphe de leur
cause et le succès venait s'ajouter à leurs arguments; les indiffé-
rents vivaient sans que rien les rappelât à leurs devoirs.
« Malgré de telles apparences, le Premier consul savait voir que,
au fond et dans la réalité, la religion chrétienne n'avait pas cessé
d'être le lien des familles, la consécration réelle et nécessaire de la
morale, la seule règle de la vie. »
Amélie de Vitrolles (Perrin) était une de ces âmes d'élite que le
Ciel montre à la terre pour lui enseigner le culte parfait de l'idéal
et l'amour désintéressé du bien. Ce qui fait l'originalité de cette
admirable figure, c'est qu'on ne peut la classer, ni parmi les
héroïnes du cloître, ni parmi les prédestinées du monde. Amélie a
vécu dans sa famille et y a pratiqué les plus hautes vertus : elle
s'est définie elle-même, lorsque ayant obtenu de ses parents qu'ils
ne l'inquiéteraient plus sur son avenir humain, à ceux qui lui
demandaient ce qu'elle voulait être, elle répondit : Religieuse dans
la maison de mon père. Quelle fille dévouée! Quelle sœur aimante!
Avec cela dévorée de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des
âmes. Dépensant son activité en faveur des malades, des pauvres,
des enfants, et en même temps vouée à la contemplation, au point
de demeurer cinq heures de suite prosternée dans une sorte
d'extase devant le Saint Sacrement. Nous connaissons surtout ses
sentiments intimes par sa correspondance qui fut considérable. Une
main pieuse a recueilli ses lettres et les a enchâssées dans une
biographie sans phrases. Détail piquant et douloureux en même
temps : c'est le malheureux Félicité de la Mennais, lié avec la
famille de Vitrolles, qui devait écrire la vie de cette humble chré-
tienne qu'il admirait profondément. Après son apostasie, qui suivit
de près la mort d'Améhe, cette œuvre lui devint impossible. Nous y
344 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
avons perdu un narrateur brillant, mais nous y avons gagné une
sorte d'autobiographie inimitable. Il y a, d'ailleurs, peu d'événe-
ments, on aurait tort d'y chercher à cause du nom, des révéla-
tions politiques : c'est une vie intérieure qui se déroule dans sa
simplicité. Il ne faut pas d'ailleurs se faire illusion : toujours
souffrante, portée, ce nous semble, à une certaine mélancolie, tra-
vaillée, d'ailleurs, par une grâce divine que nous oserons dire impla-
cable, jusqu'à lui reprocher les plus légères souillures, Amélie de
Vitrolles ne peut séduire que les caractères qui visent en haut et
disent : Excelsior. Les natures lâches et molles ne s'attarderont pas
à la lecture d'un livre qui offre pour nourriture un pain, amer sou-
vent, mais toujours substantiel.
IV
Le troisième et dernier tome de Saint Grégoire VII et la
Réforme de l'Eglii^e au onzième siècle (Retaux-Bray) répond de
tous points aux deux premiers. L'auteur, fidèle à sa méthode, réunit
le plus qu'il peut de documents et les publie, pour la plupart, in
extenso : c'est assurément de l'histoire documentaire au plus haut
degré. Nous eussions préféré des analyses bien faites à ces citations
démesurées. Le lecteur, en général, s'attache à la substance et
s'inquiète peu ou, pour mieux dire, il se rebute de cette phraséo-
logie et de ce vague d'expression où se complaisait le moyen âge.
Nous faisons, bien entendu, exception pour certaines pièces déci-
sives où le texte doit être serré de près Un autre inconvénient naît
de cette prolixité, c'est que l'espace et le loisir manquent pour
l'examen détaillé de certains points, jugés apparemment secondaires
mais pourtant intéressants. Ainsi, dès le premier chapitre, nous
nous trouvons arrêtés devant une lettre où Grégoire VII affirme que
l'Espagne appartient à saint Pierre et en réclame la suzeraineté.
M. l'abbé Delarc se demande sur quels documents se fondait le
Pontife et il nous renvoie lestement à deux érudits Gfrorer et
Héfélé dont il se contente d'indiquer le sentiment, sans exposer les
motifs sur lesquels ils s'appuient. Il nous semble que leurs thèses
eussent valu la peine d'être discutées au moins dans des notes ou
dans un appendice. Ce débat eût pu jeter du jour sur une question
qui se rattache, à notre sens, à l'ensemble des idées que le Pape
s'était faites sur la situation politique du Saint-Siège par rapport à
une granle partie de l'Europe.
LES LIVRES RÉCENTS D HISTOIRE 3 45
Cette part faite à la critique, nous devons leconnaître que l'au-
teur tire un excellent parti des nombreux éléments qu'il a mis en
œuvre pour le récit continu, clair et impartial d'événements si
variés. Ce n'est pas une petite affaire que de suivre le chef de
l'Église sur tous les points du monde chrétien où le porte sa vigi-
lante activité. Il y a aussi un mérite incontestable à rapprocher des
assertions souvent contradictoires des chroniqueurs, à peser les
témoignages, à les discuter, à les concilier s'il est possible. L'histo-
rien se meut à l'aise au milieu de cet imbroglio, et sa critique est
généralement judicieuse. Il met dans tout son jour la véritable
physionomie de saint Grégoire VII, qui était d'une fermeté et d'une
vigueur incomparables lorsqu'il s'agissait de défendre la justice et
les droits de l'Eglise, mais qui ne frappait qu'après avoir menacé,
€t ne menaçait qu'après avoir épuisé tous les moyens de douceur.
Cet esprit de sagesse et de modération éclate surtout dans une
lettre écrite par le Pape au roi musulman de la Mauritanie, En-
Nacer, qui l'avait prié de consacrer un évêque pour une petite
coihmunauté chrétienne subsistant encore dans ses Etats. Après
s'être empressé de souscrire à cette juste requête, Giégoire VII
remercie En-Nacer d'avoir racheté des chrétiens et il ajoute :
<( Cet acte de bonté t'a été certainement suggéré par Dieu, créateur
de toutes choses. Celui qui illumine tout homme venant en ce
monde a fait naître dans ton esprit cette lumineuse pensée. Le Dieu
tout-puissant qui veut que tous les hommes soient sauvés, n'ap-
prouve rien davantage chez nous que l'amour de nos semblables,
après l'amour que nous lui devons. » Les paroles qui suivent sont
des plus remarquables : « Nous devons plus spécialement que les
autres peuples pratiquer cette vertu de la charité, vous et nous
qui, sous des formes diverses, adorons le même Dieu unique, qui,
tous les jours, louons ei vénérons en lui le créateur des siècles et le
maître de ce monde. » Et il termine ainsi : « Nous le prions du
fond du cœur de te recevoir, après une longue vie, dans le sein de
la béatitude du très saint patriarche Abraham. » On admirera l'art
exquis et touchant avec lequel le charitable Pontife, sans sacrifier le
dogme, insiste sur ce qu'il y a de commun entre le sectateur du
Christ et le disciple de Mahomet. « Jamais peut-être, dit avec raison
M. de Mas-Latrie, cité par M. Delarc, pontife romain n'a plus affec-
tueusement marqué sa sympathie à un prince musulman. » Le lec-
teur ne s'attendait peut-être pas à trouver l'expression d'une si noble
3A6 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
tolérance, dans le bon sens du mot, chez un Pape considéré par
l'opinion vulgaire comme intraitable.
L'histoire d'un Divorce royal (Perrin) est une histoire assez
malpropre. La nature du sujet le voulait ainsi ; mais il semble que
l'auteur se soit plu à le rendre encore plus déplaisant pour les
oreilles pudibondes. Non pas qu'il y ait aucun détail précisément
obscène ; mais les sous-entendus abondent et surabondent. Pour-
quoi, d'ailleurs, attacher tant d'importance à la loi de l'hérédité et
à ce que l'auteur appelle l'atavisme, bien qu'il ne s'agisse le plus
souvent que de l'influence paternelle ou maternelle? Certes, nous
sommes loin de nier tout ce que peut receler de germes morbides,
avec répercussion sur le moral, un sang impur imprudemment
transmis ; mais même dans les circonstances les plus défavorables
la liberté persiste et peut dominer les penchants les plus impétueux.
Il est trop question de tempéraments dans ce livre, et pas assez de
l'énergie morale. M"® Blaze de Burg n'ignore pas cependant les
autres causes perturbatrices, elle insiste, par exemple, avec saga-
cité, sur le milieu assez malsain où Anne de Boleyn développa son
caractère, sur son séjour à la cour des Valois et ses accointances
avec la fameuse reine de Navarre. C'est là, en effet, que l'odieuse
rivale de Catherine d'Aragon puisa, en même temps que le poison
de la Réforme, cette coquetterie fascinatrice qui exerça un si fatal
empire sur ce butor couronné que l'histoire connaît sous le nom de
Henri VIIL L'auteur stigmatise avec une indignation méritée ces
manèges aussi honteux que cruels, en même temps qu'il met en
relief l'admirable sérénité de Catherine. Cependant, tout en rendant
hommage à cette princesse, il incline à chercher plutôt les mobiles
de sa noble attitude dans un attachement purement charnel que
dans le sentiment du devoir. C'est toujours la même tendance. Il
nous sera encore permis de regretter que les actes de la Papauté
dans cette grave affaire soient pesés plutôt dans la balance de la
politique que dans celle de la morale. Quant au point délicat de la
nature de l'union de Catheiine avec Arthur, pourquoi ne pas s'en
rapporter simplement à la déclaration de cette femme si loyale?
Pourquoi laisser percer un doute injurieux à sa mémoire?
LES LITRES RÉCENTS d'hISTOIRE 3Z|7
VI. — XIII
Ce ne sont pas seulement des représentants des hautes classes,
ou des classes lettrées et savantes, qui attaquent l'ordre de choses
établi en Russie; il existe dans les masses profondes de sourds
mécontentements, qui éclatent parfois en revendications hautaines
et en menaces, de sorte qu'à côté du nihilisme se dresse, comme
un allié plus ou moins inconscient, le socialisme. Un simple moujik,
du nom de Boundareff, cherchant dans la Bible un remède aux maux
dont les paysans souffrent et dont ils souffraient surtout avant l'abo-
lition du servage, fut frappé du verset de la Genèse qui condamne
l'homme, après sa chute, à manger son pain à la sueur de son front.
Ce fut pour ce vieillard de soixante- cinq ans la révélation de la loi
primordiale de l'humanité déchue. Il apprit à écrire et composa un
opuscule où il essayait de démontrer que le travail de la terre est le
travail par excellence, et que quiconque ne s'y livre pas, fùt-il occupé
à toute autre chose, au négoce, à l'industrie, à la milice, à la judica-
ture, est un paresseux et un voleur qui se nourrit injustement du
pain qu'un autre a produit. Nous n'avons pas besoin de signaler
l'étroitesse de cette conception qui méconnaît la variété nécessaire
des rouages du mécanisme social. Il est bon de savoir que ce Boun-
dareff, bien qu'imbu d'idées ultra-mystiques à sa façon, se vante de
n'avoir pas été baptisé, et que faisant allusion au mystère de l'Eu-
charistie, il déclare que, si Dieu est surtout présent dans le pain
et dans le laboureur, il semble qu'on aurait raison de révérer le
pain comme le vrai Dieu [sic], et d'honorer le laboureur comme la
plus précieuse des créatures du ciel et de la terre. Cette étrange
assertion dénote autant d'orgueil que de bizarrerie. Boundareff fit
le voyage de Saint-Pétersbourg pour convertir le souverain à ses
idées. Naturellement le czar refusa de le recevoir et défendit de
publier son œuvre. Plus tard le moujik réformateur fut présenté au
comte Tolstoï, autre esprit assez mal équiUbré, qui adopta son
système en le modifiant un peu. De là sortit le livre du Travail
(Marpon), composé d'une première partie où Tolstoï expose ses
critiques de l'état social en style académique, et d'une seconde uni-
quement remplie d'élucubrations aussi grossières de forme que fas-
tidieuses, de Boundareff. Ce n'est pas qu'on ne surprenne, çà et là,
des accents d'une éloquente indignation. Après avoir affirmé que
^/j8 REVUE DU MONDE »:ATH0L1QUE
parmi les pauvres gens, parmi les laboureurs, non seulement les
forts souffrent pour récolter le pain, mais que les femmes prêtes
à accoucher soient, elles aussi, condamnées à travailler, Bondareff
s'écrie : « C'est ainsi que l'enfant qui est encore dans le ventre de
sa mère souffre déjà pour le pain qu'il n'a pas encore goûté. »
Cette publication no manque pas d'intérêt, parce qu'elle fait
connaître un état d'àme assez commun en Russie; mais l'opuscule
du paysan est farcie de répétitions, et les cent soixante-dix pages
■dont il se compose eussent été avantageusement réduites à une
dizaine, à une vingtaine tout au plus, A notre avis, les traducteurs,
MM. Tseytline et Pages, dont nous ne voulons pas diminuer le
mérite, eussent bien fait de se contenter d'une analyse éclaircie par
quelques citations. Une remarque en terminant : le cultivateur russe
s'apitoie uniquement sur les souffrances des compagnons de ses
travaux dont il connaît la misère; les ouvriers socialistes de l'Occi-
dent n'émettent de plaintes que sur le sort de ceux qui peuplent nos
manufactures. Chacun songe à soi et aux siens. L'idée fondamentale
de Tolstoï et de Boundareff, sur l'excellence des travaux agricoles,
bien qu'exagérés, a une grande part de vérité. Nos ordres religieux,
surtout à leur début, les Bénédictins entre autres, ont montré par
d'illustres exemples le haut prix qu'ils attachaient avec raison au
travail des mains. La parole biblique ne doit [)as être rigoureusement
interprétée à la lettre, mais il faut reconnaître qu'elle est malheu-
reusement méconnue par la civilisation de nos jours.
Tout le monde se sert ou s'est servi quelquefois dans sa vie de la
composition métallique appelée ruolz. Combien de personnes savent
que l'inventeur qui lui a donné son nom, non seulement possédait
de grandes connaissances en chimie et avait le don de les appliquer,
mais était encore un homme du meilleur monde, orné des plus
rares qualités moralts et des talents les plus divers, qu'il était, entre
autres, excellent musicien. Un de ses amis a voulu dissiper l'igno-
rance qui s'attache à cette célébrité méconnue, et il a entrepris pieu-
sement de présenter une image complète de cet homme qui eut tant
de succès en son temps. Aujourd'hui nous avons sous les yeux
M. le comte Ruolz-Montchat, musicien {^di\'\ne). M. A. Prost analyse
finement les opéras qui valurent à leur auteur une grande réputation,
M. de Ruolz demeura fidèle à l'école française, tout en conservant
une originalité bien marquée. Il y a dans cet opuscule, qui est toute
LES LIVRES RÉCENTS d'hISTOIRE 3ij9
une révélation, un chapitre bien curieux sur l'invasion de la musique
allemande.
On sait qu'au Canada, il existe une lutte très ouverte entre les
Français catholiques et les Anglais protestants. Nous en trouvons
un écho dans la très intéressante brochure publiée à Québec, ou
l'honoré M. Mercier, premier ministre de la province de Québec,
répond au pamphlet de l'Association des Equal Riyhter. L'éminent
homme d'Etat n'a pas de peine à réfuter les injurieuses objections
d'un ministre protestant qui a le tort d'imputer à l'Eglise catholique
une doctrine qu'elle ne professe pas concernant l'autorité civile.
M. Mercier se retranche avec beaucoup d'à-propos derrière les
paroles prononcées, il y a cent ans, par un évêque protestant dis-
tingué, le docteur Horsley, membre de la Chambre des lords. Le
voici : « Les catholiques sont portés par les véritables principes de
leur religion à une conduite inoffensive, à une soumission respec-
tueuse, à une cordiale loyauté. Les catholiques comprennent mier.x
que ne semblent le comprendre ceux qui s'appellent nos frères
protestants que le commandement de la soumission sans réserve
au gouvernement sous lequel un individu vit, est écrit en caractères
ineffaçables dans la divine loi de l'Évangile. » Substituez au mot.
protestants l'appellation de libres penseurs, et vous aurez une affir-
mation applicable à la France, et dont ses gouvernants feraient bien
de se pénétrer.
Un An (ïexiU par J. Lamouroux, ancien secrétaire du comte
Dillon (Savine), peut faire suite aux Coulisses du boidangisme et
leur servir de correctif, au besoin. Il ne faut pas s'attendre à une
impartiahté absolue de la part de l'auteur, mais il nous conte un^^
foule de détails qui ont leur prix pour ceux que cette aventure inté-
resse encore.
L Europe à la veille de la guerre^ par N. Nitovitch, brochuie
parue chez le même éditeur, est un résumé de l'histoire des diffé-
rents pays d'Europe depuis une dizaine d'années : on reraarqut;
surtout les données concernant la péninsule des Balkans. L'auteur
est, ajuste titre, partisan de l'aUiance franco-russe; nous regret-
tons que ses préjugés d^ orthodoxe russe lui aient dicté un langage;
aussi injurieux qu'mjuste touchant la Papauté .
Où est né Christophe Colomb? En Corse ou à Gênes? C'est la
1" NOVEMBRE (n° 89). 4« SÉRIE. T. XXIY. 23
350 BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
question sur laquelle M. l'abbé Casablanca, clans l'opuscule intitulé :
le Berceau de Christophe Colotnb devant ï éruditoin et devant
F Institut (Welter), apporte des témoignages nombreux dont la réu-
nion doit faire autorité. L'auteur a\'ait précédemment traité le pro-
blème à fond dans des pages irréfutables que les lecteurs de la
Revue du Monde catholique n'ont pas oubliées. Il combattait par
des arguments indiscutables l'opinion de M. l'abbé Casanova qui
faisait naître le révélateur dn Nouveau-Monde à Calvi, en Corse. Il
est regrettable que le gouvernement de M. Grévy ait donné dans le
panneau.
Parmi les nombreux Saints de Rome au dix-neuvième siècle
(Téqui), nul ne fut plus populaire que Vincent Pallotti. Remercions
jVt"" Belloc de nous avoir retracé, d'une manière si touchante, la
vie de ce grand serviteur de Dieu €t des hommes, qui participa à
tant d'œuvres et dont le zèle s^'exerça surtout à, l'égard des soldats,
des prisonniers, des condamnés à mort et des malades dans les
hôpitaux. On se plait à espérer quand on a sous les yeuTt de tels
exemples.
Était-il bien nécessaire de rappeler le souvenii- et de tracer le
portrait de M. Edmond Schérer (Hachette), ancien ministre protes-
tant, rationaliste et sceptique? iVl. Gréard, de l'Académie française,
l'a pensé, et il a utilisé, avec le tarent d'exposition que l'on connaît,
les papiers que la famille lui a confiés.
Léonce de la Rallaye.
Le Cardinal iFrédéric Borromée, ouvrage posthume de Charles Quesnel, publié
piir les soins de M. Alexandre Piedaguei. — Un volume grand in-8«» de
200 pages, orné du portrait du cardinal; le texte est imprimé sur beau
papier vélin teinté, avec encadrements ruuges à chaque page. — Lille.
Desclée, de Brouwer et C>«. {Soaéié Saint -Augustin), lb90. — Prix : 2 fr.
1
En tête du Cardinal Frédéric Borromée^ j'ai écrit les lignes
suivantes, d'une absolue sincérité :
« Charles Quesnel, un vrai lettré, composa ce livre, afin de
rendre respectueusement hommage à l'une des gloires religieuses
de l'Italie.
« La mort l'a empêché de publier son œuvre. 1Hais, connaissant
LES LIVRES RÉGENTS d'hISTOIRE 351
le vif désir de mon savant ami, je n'ai rien négligé ponr le réaliser
dans les conditions les plus favorables à la réputation posthume du
fervent biographe, qui entoura son travail de tant de soins, multi-
pliant, avec une louable ténacité, ses minutieuses recherches à Paris
et à Milan.
« Une telle étude, sur un illustre et vénéré prélat, encore presque
inconnu en France, était digne du plus sérieux intérêt. Cette vie
du grand archevêque, parent de saint Charles Botromée et fonda-
teur de la célèbre bibliothèque Ambrosienne, est bien à sa place
dans la collection historique, déjà si riche, <ie la Société de Saint-
Augustin; quoique formant un ouvrage très complet, elle fait suite,
en quelque sorte, à la Vie de saint Charles, due à M. l'abbé Sylvain.
« Me voi'à certain, désormais^ que ce livre si attachant et si
consciencieux sur le cardinal Frédéric sera lu par des esprits excel-
lents, par des juges éclairés; et je me plais à espérer qu'il obtiendra
un succès prompt et durable auprès des érudits de bon aloi. »
Ma vive espérance, basée sur les solides et fort attrayantes
qualités de l'œuvre, est vite devenue une heureuse certitude. L'utile
volume de M. Charles Quesnel a reçu, dès son apparition, le plus
chaleureux accueil.
Ainsi que ce judicieux écrivain l'a remarqué, « la vie du cardinal
Frédéric n'est pas bien connue de ce côté-ci des Alpes^ et il y a à
cela plusieurs causes : d'abord il fallait aller la chercher dans les
in-foUo des bibliothèques, sous l'enveloppe de deux langues qui
ne sont familières qu'à un certain nombre de lettrés, personne en
France n'ayant pris soin de la traduire; em second lieu, la renommée
de saint Charles qui eût dû, ce semble, par le rapprochement du
nom et de la dignité, servir celle du cardinal Frériéric, lui a plutôt
nui; son éclat a été si grand qu'il a fait disparaître tout ce qui se
trouvait dans son rayonnement, )j
II
Archevêque ;de Milan, de 1595 à 1631, le cardinal Frédéric se
montra toujours admirable au triple point de vue des vertus apos-
toliques, de l'habileté administraliive et de l'érudition vaste et
féconde. Il aimait le beau et le 'bien avec pjvssiun ; on remarqua
très souvent son énergie que rien lïe put abattre, sa charité infati-
352 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
gable, son ardente foi, ses austérités, son abnégation constante et
son enviable don de persuader, de ramener les âmes. Ses produc-
tions nombreuses abondent en p'-écieux enseignements. Son amour
des Leiires et des Arts eiii sulTi pour le rendre céièbre : il les pro-
tégea en toute occasion.
La famine de 1629 et la peste de 1630, aussi terrible que celle
de 1576, virent ce prélat vénéré à la hauteur de sa mission si com-
plexe, si difficile et si dangereuse pour son existence, — car il ne
se ménageait pas, consolant^ au contraire, et secourant sans relâche,
avec un zèle infini, les victimes innombrables du lltau!
Laissons parler l'auteur du beau livre que nous signalons aujour-
d'hui :
« Le cardinal Frédéric eût sans doute brillé pour la postérité
d'une plus vive lumière, s'il avait été placé dans un milieu moins
radieux. On avait peu travaillé, dans sa patrie même, à le popula-
riser. Il n'y a pas très longtemps qu'on lui a élevé une statue, et si
cet hommage tardif lui a été rendu, il le doit à un poète.
« Manzoni, dans son ouvrage / Promessi Sposi, introduisit cette
figure effacée par le temps et la fit revivre aux yeux de tous. Bien
des gens voulurent n'y voir qu'un personnage de fantaisie amené à
jouer un rôle dans des événements romanesques. Il n'en était rien.
Le portrait, exécuté d'une main sûre, était une reproduction scru-
puleuse de celui que l'histoire elle-même avait transmis; l'éloge
complet de Frédéric est compris dans ces lignes écrites au début
d'un chapitre qui en est le développement, ((^es paroles ont été
gravées sur le piédestal de la statue érigée à Milan, en 1865) :
« Frédéric Borromée fut un de ces hommes rares en tout temps,
« qui ont employé un beau génie, toutes les ressources d'une grande
« fortune, tous les avantages d'une condition privilégiée, une appli-
« cation continuelle, à la recherche et à la pratique du bien. »
« Il fut, en effet, après saint Charles dont il suivit les traces (vcs-
tigia impressa vestigii'-), un pasteur admirable de charité et de
dévouement à son troupeau. Il lui prodigua ses biens et sa vie avec
la même largesse. Cette poursuite incessante du bien s'unissait
chez lui à une aspiration constante vers le beau. 11 s'abandonna
dans cette recheiche à la générosité de sa nature patricienne, et
éleva ainsi à sa mémoire un monument plus durable que le marbre
et l'airain. L'Ambrosienne est restée l'impérissable témoin de ses
pensées fécondes et de ses goûts élevés. Construxit memoriam.
LES LIVRES RÉGENTS d'hISTOIRE 353
'< Cette double existence d'archevêque et de Mécène, de prélat et
d'érudit, offre un intérêt particulier. Il y a eu en Italie plus d'un
exemple de ce genre. On a vu |)lus d'un prince de l'Église, surtout
au seizième siècle, estimer que l'amour des lettres et des arts faisait
comme partie intégrante de son rang. On était alors entraîné dans
ce sens par le courant irrésistible d'.'s esprits. Mais le cardinal
Frédéric, au lieu d'avoir à se mêler à cette effervescence générale
qui caractérise l'époque de la Renaissance, survint à l'heure triste
où toute lueur s'éteignait. Il voulut rallumer la flamme à tous les
foyers. Il y consuma sa vie. »
Je n'ajouterai rien de plus.
L'œuvre, forte et sincère, que M. Charles Quesnel laisse après lui,
fera durer son nom.
Alexandre Piedagnel.
Livre sur la Vie et la Mort de saint Dominique, par le Frère
Thierry d'Apolda. Traduit et annoté p:ir M. i'abbé Curé, ancien
aumônier de Mgr. le comte de Chambord.
On connaît la pittoresque épithète appliquée, par les Italiens, à la
majorité des travaux des traducteurs. Selon eux, il est bien rare que
l'entreprise de faire passer dans une autre langue une œuvre origi-
nale n'aboutisse à une trahison en\ej"s fauteur!
Si exagérée que soit la condamnation, il faut bien, parfois, recon-
naître qu'elle est trop fondée. Et cela se comprend sans peine.
Chaque idiome a sa saveur particulière, ses tournures propres, ses
allures inimitables. Comment rendre ces impressions complexes dans
un langage qui, souvent, les exprimerait fort mal si, même, il ne
nécessitait des périphrases, ou ennuyeuses ou languissantes.
Il faut donc trouver, dans le traducteur, le double mérite de pos-
séder non seulement la plénitude de l'idiome qu'il veut rendre, mais
toutes les ressources de son propre langage, afin que nul obstacle ne
lui soit insurmontable.
Et, une fois cette plénitude acquise, encore faut-il que le goût et
le naturel, aidés par la simplicité des moyens, cachent les difficultés
de tout genre rencontrées au cours du travail.
Ce n'est donc pas chose à entreprendre à la légère qu'une traduc-
tion, si le but légitime de l'écrivain tend à obtenir, pour son œuvre,
une place distinguée dnns l'es'ime cl^ ses pairs.
354 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Toutes ces réflexions et beaucoup d'autres encore, s^'appliquent,
en géuéir.l, à une traduction romanesque ou poétique, mais combien
plus sévères deviennent-elles quand on veut juger de l'utilité d'un
travail destim'i à faire passer sous leS' yeux des familles chrétiennes
quelques unes des œuvres glorifiant les Saints placés par l'Eglise sur
ses autels.
La vigilance, ici, doit être infatigable et, si elle n'est soutenue
par une science profonde, par une piété éclairée, rien n'y fera : la
traduction rebutera le lecteur et, loin de l'édifier, pourra, dans
nombre de cas, produire un bien triste, un bien fâcheux effet.
Nous avons voulu faire d'autant mieux ressortir la grandeur et les
complications de la tâche d'un traducteur chrétien, que nous venons
d'éprouver le vif plaisir de voir menée et accomplie, par une plume
magistrale, cette tâche péiilleuse.
Séduit par la grâce naïve et le charme du sentiment filial répandus
dans chacune des pages de la Vie de saint Dominique^ par le
F. Thierry d'Apolda, M. l'abbé Curé a voulu que, désormais, ce
livre fut accessible à tous et devint l'édification de tous.
Certes, l'entreprise était, au plus haut point difficile, car les qua-
lités maîtresses du style du F. Thierry sont justement de celles que
des à>peu près ne sauraient remplacer.
Cependant, M. l'abbé Curé poursuivit l'exécution de sa pensée et,
réellement, elle lui a porté bonheur.
Toute l'onction si douce, débordant des pages écrites par le
F. Tiiie.ry, toute la grâce aimable, qui en rend la lecture éminem-
ment attachante, M. l'abbé Curé en conserve l'impression inou-
bliable, la leçon salutaire.
Nul effort n'est visible. Le F. Thierry aurait écrit ainsi, en
admettant qu'il eut su manier le français comme le fait son très
érudit et très respectueux traducteur.
Mais il ne s'agissait pas seulement d'avoir traduit avec ce rare
bonheur d'expressions. Au cours de l'ouvrage, le simple lecteur
resterait souvent embarrassé par un nom, un fait que le F. Thierry,
écrivant pour son Ordre, ne songe, naturellement, pas à expliquer.
Ces éclaircissements indispensables, M. l'abbé Curé les donne
dans des notes, dont plusieurs deviennent d'excellents modèles de
résumés historiques, tant par la neiteté, que par la concision sans
sécheresse.
Cependant, notre éloge ne serait pas complet si nous ne déta-
LES UVRES RÉGENTS d' HISTOIRE 355
chions de la préface de M. l'abbé Curé, quelques lignes destinées
à montrer, à côté du but cherché, la manière si pieusement simple
dont il a été atteint.
« A mesure qu'on avancadans la lecture de cette Vie du bienheureux
patriarche Dominique, on se demande comment l'ignorance, les
préjugés, la mauvaise foi, ont pu travestir à ce point un caractère
si noble, si pur, si élevé; une âme si droite, si humble, si douce et,
en même teaips, si intrépide et si ardente pour le salut des âmes et
pour la gloire de Dieu. Et l'on cent le besoin, comme le P. Lacor-
daire et le P. Danzas, de rendre justice à cette mémoire calomniée
et de la faire enfin connaître, telle que nous la dépeignent ceux qui
l'ont le minix co)imie.
« Pour cela, il importe de s'effacer, de laisser parler ceux qui ont
vécu du temps du grand héros chrétien, de leur laisser raconter ce
qu'ils ont vu, ce qu'ils ont entendu, comme ils l'ont vu et entendu,
avec cet accent inimitable de sincérité et de franchise qui commande
la foi et l'inspire.
« Nous dédions ce modeste travail à la gloire de saint Dominique
et de sa Céleste Alère, la Vierge du Rosaire, INotre-Dame de Prouiiie.
« Puisse-t-il inspirer à tous une plus tendre dévotion envers ce
grand saint et envers la Protectrice de son Ordre! Puisse-t-il aussi
nous faire recourir plus assidûment au grand moyen de salut que la
Très Sainte Vierge a placé entre les mains de son bien-aimé fils
Saint Dominique, et que nous recommande encore aujourd'hui le
Pontife du Rosaire, comme l'avait déjà fait le Pontife de l'Imma-
culée-Conception. »
On le voit, avant tout, M. l'abbé Curé a voulu « s'effacer » pour
obtenir une œuvre plus parfaite. Cette modestie a porté bonheur à
son travail, qui restera, désormais, au premier rang des livres
classés, dans une bibliothèque chrétienne, pour le double but de se
nourrir d'une lecture aussi édifiante que pleine d'un grand, d'un
vif intérêt.
A. DE Plélan.
Le quatrième volume du Journal de Fidus vient de paraître ; il a
pour titre spécial : le Prince Impérial. Nous y reviendrons.
CHRONIQUE GÉNÉRALE
La session parlementaire s'est rouverte sans grand bruit, sans
incident notable. Ni déclaration ministérielle, ni programme de ca-
binet, ni discours, ni débat extraordinaire, ni interpellation suivie
de crise : rien de ce qu'on peut toujours attendre à une rentrée des
Chambres. Un peu de tumulte parlementaire, et c'est tout. En une
séance, on a vidé toutes les grosses interpellations qui, de loin, pen-
dant les vacances, paraissaient devoir être quelque chose. Le Da-
homey; le mode d'élection du Sénat; les coulisses du boulangisme :
tout y a passé rapidement.
Ne.st-ce pas de bon augure pour le repos du pays qui n'aimerait
pas à être troublé, en cette fin d'année, par des orages parlemen-
taires toujours préjudiciables au mouvement des affaires? N'est-ce
pas surtout d'un heureux présage pour l'existence du ministère dont
les jours, disait-on naguère encore, étaient comptés? Les esprits
semblent être à l'apaisement, du moins pour l'instant.
Que n'avait-on pas dit, dans certains journaux radicaux, à propos
de cette expédition du Dahomey, plus vite terminée qu'on ne s'y
attendait par une paix opportune. M. Pierre Alype a voulu en faire
un crime au ministre de la marine ou, du moins, à son sous-secré-
taire d'Etat, M. Etienne, qui préside à l'administration des colo-
nies. Bravement, il l'a accusé d'avoir violé la Constitution. Mais la
Chambre n'était pas d'humeur à mettre en accusation un ministre, ni
même un sous-secrétaire d'Etat, et l'interpellation du malencontreux
député de la Martinique n'a pas eu d'autre résultat que le vote de
l'ordre du jour pur et simple.
Il se peut que la conduite de l'affaire n'ait pas été absolument
correcte; il est plus certain encore que l'expédition a été mal conçue
et menée dans de mauvaises conditions. En apprenant la conclusion
de la paix avec le Dahomey, les docteurs en parlementarisme ont pu
se dire : « mais si la paix est conclue, c'est donc que nous étions en
guerre, c'est donc qu'il ne s'agissait pas là-bas de simples mesures
de police, c'est donc que le gouvernement a usurpé un droit qui, aux
CHRONIQUE GÉNÉRALE 357
termes de la Constitution, n'appartient qu'aux r4hambres ». Toutes
ces critiques ne manquent pas de raison. Oui, le gouvernement a
méprisé la Constitution et les prérogatives du Parlement. Il a fait
comme en Tunisie, comme au Tonkin; il n'a prévenu les Chambres
et le pays de la guerre, que lorsqu'elle était engagée. Quand les
choses e[i ont été là, il les a encore aggravées par son manque de
résolution et de franchise; il n'a su ni frapper au moment favorable
un coup décisif, ni limiter résolument son champ d'action, de façon
à réduire au strict nécessaire les dépenses en hommes et en argent.
Mais à quoi bon toutes ces récriminations lorsque la paix est
conclue? Il s'agit de savoir si le gouvernement pouvait faire autre-
ment. C'est dans de p treilles circonstances que l'on voit bien que le
parlementarisme n'est qu'une fiction, et une fiction souvent gênante.
Une guerre annoncée avant les opérations militaires, une guerre
discutée et votée par une Assemblée, une guerre réglée d'avance,
après délibération et sur un programme invariablement arrêté : c'est
une chimère. On n'en a jamais vu de ce genre.
Ce que l'on est en droic de demander au gouvernement, qui a
pris l'initiative de fentreprise sans consulter les Chambies, c'est si
l'expédition du Dahomey était juste et nécessaire. Or, qui en a
mieux détini l'objet que l'amiral de Cuverville, chargé de défendre
les intérêts de la France au Dahomey? En prenant possession de son
commandement, il disait aux troupes de mer et de terre placées
sous ses ordres : « Le Dahomey a été pendant plus d'un siècle
l'ami de la France; pour supprimer le trafic des esclaves, nous y
avons introduit cette exploitation des produits du sol qui font
aujourd'hui sa richesse. Bien des vies de missionnaires ont été
volontairement sacrifiées pour procurer à ce pays les bienfaits de la
civilisation chrétienne et pour l'amener à renoncer à ses sanglantes
coutumes. Nous sommes en droit de compter sur sa reconnaissance
et non sur fingratitude qui ressort de la violation de rengagement
librement consenti. Vos succès rappelleront ce peuple à la réalité
des faits. »
Des traités violés et l'intérêt de la civilisation : tel était le double
motif de la guerre; il justifie l'expédition. Le tort du gouvernement
a été de ne pas agir résolument, d'engager la guerre sans vouloir
paraître la faire, de tergiverser entre les hostiUtés et les négocia-
tions, de lancer et de retenir le commandant en chef de l'expédition.
Cependant, plus on tardait à agir, plus les difficultés augmentaient.
A la fin, l'amiral de Cuverville a pris le seul parti qui lui restait à
prendre avec un gouvernement indécis et désireux d'en finir, avant
la rentrée des Chambres, de la manière la moins désavantageuse.
Ce qu'on ne permettait pas au vaillant amiral de conquérir par les
3,58 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
armes, il a cherché à l'obtenir par négociations. Un seul homme
pouvait aller porter au terrible roi du Dahomey, non les proposi-
tions de paix de la France, mais les conditions d'un arrangement à
l'amiable : c'était un missionnaire, l'héroïque P. Dorgère, qui
connais-ait le r<»i pour avoir été loiigtemps son prisonnier, et qui
avait assez de dévouement pour retourner auprès du tyran, au péril
de ses jours. Grâce à lui, la paix a été conclue. Gomme conditions,
la France a obtenu la remise en Uberté immédiate du commandant
Fournier et de vingt-sept agents indigènes des factoreries, retenus
prisonniers depuis le 15 février, et, avec cela, la réoccupation de
Wydah, le maintien de not^e domaine colonial. A moins de marcher
sur Abomey, pour s'emparer de la capitale et du roi, il n'y avait pas
d'autre moyen de terminer l'affaire. Le gouvernement, en poussant
à fond la guerre, eût craint l'opposition des Chambres; il fallait
donc se contenter d'un arrangement satisfaisant pour l'honneur et
l'intérêt national.
Devant ce résultat, qui termine tout, l'interprétation de M. Pierre
Alype tombait d'elle-même. 11 était impossible, en effet, d'accuser
sérieusement MM. de Freycinet, Ribot et Consians d'avoir une
politique coloniale, et de faire de la petite expédition du Dahomey
une nouvelle guerre de Tuni&ie ou du Tonkin.
Avec sa demande d'urgence pour un piojet de réforme électorale
du Sénat, M. Hubbard n'a pas. été plus heureux. li était vraiment
bien opportun de proposer en ce moment, à la veille du renouvelle-
ment triennal du Sénat, une modification radicale dans le mode de
nomination d'une Assemblée qui, telle qu'elle est, a rendu à la répu-
blique et aux divers ministres,, plus de services peut-être que ne lui
en eût rendu une Assemblée élue par le suffrage universel et qui, au
lieu d'une majorité compacte et quasi-homogène de gauche, n'offri-
rait qu'un assemblage de fractions dissidentes et de groupes rivaux,
à l'instar de la Chambre des députés!
Tout le bruit fait, pendant les vacances parlementaires,, autour
des «coulisses du boulangisme », n'aura servi n rien non plus. Au
milieu du tapage des révélations, on ne parlait de rien moinsv que
de recommencer le procès de la Haute-Cour de ju'='iice, en impli-
quant, cette fois, dans les poursuites, non seulement les plus
ardents amis du général Boulanger, mais les chefs de la droi:e
eux-mêmes. Quel beau scandale c'eût été! mais à quelles autres
révélations inattendues ne s'exposait-on pas aussi? Les Freycinet,
les Floquet. les Clemenceau, les Lockroy, les Granet et bien d'autres
intègres républicains, seraient-ils sortis indemnes d'un procès où
tant de choses, peu connues ou ignorées encore, pouvaient se mani-
fester? La prudence voulait qu'on s'en tînt à ce qui avait été fait.
CHRONIQUE GÉNÉBALE 359
Personne ne s'est trouvé, à gauche, pour appuyer la demande de
M. Goussot, qui venait, dès la première séance, réclamer ironique-
ment des poursuites, pour caus3 de conplot, contre lui-même et ses
amis, les boulane^istes. L'ironie était dure pour tous ces austères et
ces intraitables de la gauche. M Constans a déclaré qu'il ne lui con-
venait pas, pour le moment, de donner à M. Goussot la satisfaction
qu'il désirait, et la Chambre, après avoir assisté à une vive alterca-
tion entre M. Déroulède et le député juif, Reinach, a approuvé le
ministre. En vérité, le parti républicain aurait-il peur encore cà ce
point du boulangisme, qu'il n'ose même plus le traduire devant un
tribunal d'exception aussi sur que le Sénat? Se sent-il si peu tran-
quille qu'il craigne d'affronter de nouvelles lévélations? Pour des
vainqueurs, les républicains manquent quelque peu de courage et
de fierté. Il restera vrai que le gouvernement et la gauche n'ont pas
osé répondre aux provocatirms d'un boulangiste en reprenant plus à
fond le procès du parti. Est-ce amour de la paix, désir de concilia-
tion? Non, c'est crainte des suites d'un nouveau débat.
Et pourtant, le pauvre général Boulanger, abandonné, accusé
même par la plupart de ses anciens auiis, et les plus importants,
n'est plus bien redoutable; il ne réussirait pas, s'il comparaissait en
personne devant les juges, s'il venait lui-même plaider sa cause, à
reconquérir une popularité qu'il a compromise par l'indécision de sa
conduite et la vulgarité de ses sentiments. Et les chefs de la droite
que l'on traduirait avec lui, pour complicité dans l'action électorale,
on leur donnerait difficilement l'air de conspirateurs dangereux
pour la république! Ce que craignent vraiment les hommes les plus
en vue du gouvernement et de la gauche, c'est que le procès,
recommencé contradictoirement devant la Haute-Cour de justice,
ne retombe sur eux.
Le parti républicain en a bien assez, pour le moment, avec le
budget; il faut avant tout qu'il se tire de là. Ce n'est pas une petite
besogne. Pauvre budget de 1891, il a déjà subi bien des vicissitudes!
M. Rouvier l'avait présenté avec confiance aux Chambres, tout fier
de son œuvre. Le projet du ministre des finances n'a pas tenu
devant les critiques de la commission du budget. Remanié à fond
par la commission, il s'es-t trouvé démoli par le vote de la Chambre
sur la réforme de l'impôt foncier, qui y a creusé un trou, de 18 rail-
lions bien comptés. Puis il a fallu boucher le trou, et M. Rouvier,
d'accord avec la commission, est revenu devant la Chambre avec un
projet de taxe sur les produits ;)harmaceutiques.
C'est dans ces conditions que s'est ouverte la discussion générale.
Du projet primitif de M. Rouvier, il ne restie qu'un élément intact :
l'incorporation des dépenses extraordinaires du ministère de la
360 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
guerre dans le budget ordinaire. C'était là la grande invention, la
grande réforme de M. Rouvier : il reste au Parlement à l'approuver.
Le principe de l'incorporation entraîne comme conséquence l'emprunt
de consolidation afférent aux dépenses militaires déjà faites ou
engagées. L'emprunt est toujours en suspens, et les mauvaises
langues ont même accusé M. Rouvier d'avoir spéculé à la Bourse,
sur la hausse du cours de la rente, à laquelle il n'a cessé de pousser
à cet effet. Cet emprunt de 700 millions apparaît comme la ressource
nécessaire pour liquider une situation très obérée. Le votera-t-on?
Mais le budget de la guerre n'est pas le seul gouffre où s'englou-
tissent les deniers publics. On calcule que la rentrée des dépenses
extraordinaires de la guerre dans le budget ordinaire exigera des
dépenses nouvelles s'élevant à 83 millions. D'un autre côté, la laïci-
sation scolaire, l'application de la nouvelle loi militaire sur le service
de trois ans, l'achèvement du plan des grands travaux publics,
imposent au budget de très lourdes augro.entations de charges. De
ces différents chefs, le projet de budget du gouvernement portait
l'excédent des dépenses de 1891 sur 1890 à 70 millions de francs
environ, qui se sont élevées à llx par suite de la récente loi sur la
protection des enfants moralement abandonnés. A cela s'ajoute le
déficit de 18 millions, causé par le dégrèvement de l'impôt sur la
proprité non bâtie, voté pour remplir les promesses de décharges
faites aux électeurs ruraijx, lors des dernières élections.
Au total, c'était un excédent de dépenses de 175 millions auquel
il fallait pourvoir. Par diverses économies, plus ou moins réelles, ins-
crites au budget, puis à l'aide de divers expédients, notamment par la
supression du petit crédit con^-acré à l'amortissement de la rente,
qui n'était plus qu'un hommage au principe, on est arrivé à réduire
l'excédent à 100 millions environ.
C'est donc 100 millions de recettes à trouver. La commission du
budget les attend en partie des mesures de protection douanières
votées pour le maïs, le pétrole, les raisins secs, les mélasses et les riz,
puis une surtaxe sur l'alcool et, en dernier lien, de la taxe nouvelle
sur les produits pharmaceutiques, inventée par M. Rouvier.
Ainsi donc, empnints et impôts nouveaux : c'est le dernier mot
du budget de 1891 qui, en cela, ressemble, malgré les promesses
de chaque année, aux budgets des exercices précédents depuis
douze ans.
Il y aurait un autre budget, celui des économies; c'est le budget
que les conservateurs préconisent à rencontre du budget républi-
cain, pour lequel ils indiquent 300 raillions certains de réduction de
dépenses et dont Mgr Freppel, avec une universelle compétence que
ses adversaires eux-mêmes reconnaissent, a développé magistra-
CHRONIQUE GÉNÉRALE 301
lement le plan. Il n'apporte aucun tiouble clans notre système finan-
cier, il ne lèse aucun intérêt, comme le budget des radicaux qui
voudraient une transformation de la société par des lois fiscales
révolutionnaires. Toutefois l'un ne plaît pas plus que l'autre aux
doctrinaires du centre, aux économistes à systèmes, et l'on a entendu
M. Léon Say faire la critique des divers modes de budgets qui ne
sont pa-; les siens : le budget à l'américaine, qui repose sur des droits
et douanes; le budget des conservateurs, qui ne veut ni impôts
nouveaux, ni emprunts, et qui n'admet que des économies; le
budget des radicaux, qui réclame comme base l'impôt sur le
revenu et l'impôt proportionnel. L'ancien ministre des finances
repousse la formule célèbre qui fut un moment celle du parti répu-
blicain lui-même : ni impôts ni emprunts; il estime qu'elle ne
répond pas aux nécessités de la situation, Les économies lui
semblent excellentes à condition qu'on en puisse faire. Aujourd'hui,
il ne les croit pas possibles. Selon lui donc, il ne faut pas hésiter à
recourir aux impôts, en choisissant les moins onéreux. Sa conclu-
sion est que le relèvement de la taxe sur l'alcool suffirait à équilibrer
le budget.
Et en voilà pour deux mois de discussion devant les Chambres
sur ces différents thèmes, jusqu'à ce qu'on arrive à la formule de
l'éliquilibre.
La question sociale remue de plus en plus l'Europe. On remarque
partout les symptômes d'une grande agitation ouvrière. Il semlDle
que la guerre est sur le point d'éclater en France et ailleurs entre
les ouvriers et les patrons. Les grèves deviennent plus fréquentes
et augmentent de gravité. Celles qui viennent de sévir à Calais
dans l'industrie du tulle et de la dentelle, qui occupait dix mille
personnes; à Carvin, près Arras, à Forminy, près Saint-Étienne,
dans l'industrie houillère, témoignent d'une entente toujours plus
grande entre ouvriers et de réclamations de plus en plus vives. Les
congrès socialistes se multiplient. Il vient de s'en tenir à Paris, à
Châiellerault, à Calais, à Lille. Si ces réunions, toujours bruyantes,
toujours désordonnées, laissent voir les divisions du parti socialiste,
elles montrent aussi, à travers les compétitions personnelles, un
même fonds de doctrines violentes et subversives, un même désir
de révolution. Et là aussi s'élaborent des projets d'organisation
pour de grandes manifestations ouvrières internationales, qui seront
une répétition, en plus grand, de la fameuse journée du 1" mai 1890.
C'est la grande lutte sociale qui se prépare.
De tous ces congrès ouvriers, le plus important a été celui de
Halle, en Allemagne. C'est le premier qui se tenait sur le sol alle-
mand depuis celui de Gotha, en 1875, qui avait été comme l'Assem-
362 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
blée constituante du parti socialiste, dont les deux grandes fractions,
l'association universelle des travailleurs allemands, fondée par Las-
salle, et le parti social ouvrier, créé par MM, Leibknecht et Bebel,
comme branche de l'Internationale et sous l'inspiration directe des
doctrines de Karl Marx, s'étaient fondues en un seul et même
parti. 11 était intéressant de voir quelle attitude adopterait le con-
grès. Le régime d'exception organisé, en Allemagne, contre les
socialistes par la loi de 1878 a pris fin, en effet, le 1" octobre. La
loi de répression votée h la suite des attentats de Hœdel et de Nobi-
ling et prorogée trois fois de suite, sur les instances de M. de Bis-
marck, expirait à cette date. C'est en voulant obtenir la permanence
de cette loi que l'impérieux chancelier s'était brisé à une résistance
ouverte du Parlement et aussi à l'intention du nouvel empereur
allemand d'essayer contre le socialisme d'un autre système que
celui de la force. La politique de M. de Bismarck avait peu réussi;
celle de Guillaume II devait-elle être plus efficace?
il n'y avait plus à se dissimuler, depuis les dernières élections,
les progrès du socialisme, dont trente-cinq candidats entraient au
R; ichstag. L'initiative des réformes sociales prise alors par le jeune
empereur ouvrait la voie à des solutions pacifiques, mais aussi à
des éventualités que M. de Bismarck jugeait redoutables. Les
lois successivement promulguées sur l'assurance des ouvriers contre
la maladie, contre les accidents, contre l'invalidité et la vieil-
lesse, lois qui, dans le programms de 'M. de Bismarck, devaient
suffire, avec la force, pour contenir le socialisme, n'avaient pas
obtenu les effets qu'on en attendait : l'intervention de l'État pour
la réglementation de la journée de travail et le taux du salaire,
doit-elle avoir de meilleurs résultats? C'est une expérience nouvelle
qui se tente et qui intéresse, non seulement l'Allemagne, mais les
autres pays où l'on s'est presque engagé, par la conférenre de
Berlin, à la suivre. En attendant le résultat, ce n'est pas sans
inijuiélude que l'on a vu, en Allemagne, les socialistes fêter leur
délivrance par des banquets et des discours où s'est affirmée la
victoire du parti.
L'attitude prise au congrès de Halle, à fégard du gouvernement,
atteste, en effet, que le parti socialiste se sent maintenant assez fort
pour se placer sur le terrain politique et attendre des moyens
légaux ce qu'on ne pensait autrefois à demancier qu'à la violence.
C'est, en effet, la doctrine opportuniste des Bébel et des Liebknecht
qui l'a emporté au congrès de Ha'le. Pour le moment, on a écarté
les intransigeants et les anarchistes, dont le rôle ne semble pas en
situ :tlon. Ce n'est pas que les socialistes, même de la nuance mo-
dérée, aient cessé d'être révolutionnaires; mais la révolution est
CHRONIQUE GÉNÉRALE 363
pour eux une question d'opportunité. Au congrès de Halle, M. Lieb-
knecht a déclaré, en effet, que le pocialisme veut la révolution,
mais, selon lui, cette révolution ne doit pas être violente. Ce socia-
lisme mitigé n'en est pas moins dangereux. La modération des doctri-
naires, comme tout le monde le reconnaît, n'est qu'une affaire de
tactique. Le socialisme allemand n'a pas désarmé devant l'initiative
de l'empereur; ses prétentions Ub s'arrêtent pas aux projets de
réforme indiqués dans les décrets. L'évolution accomplie à Halle lui
permet de :8e transformer en parti politique. Ses membres présents
au Reichstag continueront à affirmer théoriquement le programme
socialiste dans son intégrité; mais, en même temps, ils tâcheront,
aux termes de résolutions adoptées au congrès, « d'obtenir, sur le
terrain actuel, des réfonnes répondant aux intérêts ouvriers, sans
cependant se faire illusion sur la portée politique et économique
de pareilles demi-mesures ».
Le socialisme se fait opportuniste en Allemagne, pour pouvoir
mieux manœuvrer contre le gouvernement et entrer dans les combi-
naisons parlementaires qui lui permettront d'exercer plus d'infliience
au Reichstag. Sous cette fo.rae, il n'en sera que plus dangereux.
C'est toujours la révoluiioii sociah^ qui marchera avec lui, mais con-
tenue, cli-sciplinée, organisée pour la latte politique et la propagande
électorale. Il sera d'autant plus lemuant et plus exigeant que le
gouvernement est maintenant désarmé contre lui et que les pre-
mières concessions que MIVL Bebel et Liebknecht, ses chefs, se
vantent d'avoir arrachées à la bourgeoisie lui seront un argumeut
pourien obtenir d'autres. C'est bien là le grand danger de la situa-
tion en Allemagne et partout. Le socialisme, qui n'a pas cessé de
représenter ia forme la plus radicale de la révolution, est passé
à l'état de parti politique. Jadis, on le combattait; maintenant, on
compte avec 'lui. L'empereur d'Allemagne, le premier, est allé
au-devant de sa revendication. A sonexemple, les États sont entrés
dans une voie de législation qui peut les entraîner bien loin.
Il ne faudrait pas que les besoins, les souffrances même de la
classe ouvrière, qui constitue l'armée du socialisme, fissent illusion
sur les dangers des remèdes qu'on prétend appliquer aux maux du
prolétariat. Le sujet est délicat. C'est un grand bien que le cierge
et les catholiques se mettent, partout, à l'œuvre pour l'étudier. Tout
le monde reconnaît qu'il y a, aujourd'hui, dans le monde, une
question sociale; tout le monde convient qu'un état de société où
une grande partie de la population n'a plus de moyens convenables
et assurés d'existence est un état mauvais; qu'un pays où règne
l'antagonisme des classes est un pays profondément malade. Mais
quelle doit-être la part de l'iÉtat dans la réforme sociale?
oGk REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Certes, les congrès (^e Coblentz et de Liège ont été un grand
témoignage de la sollicitude catholique pour la classe ouvrière. Ça
été, pour les politiciens et les libres penseurs, qui affectent de ne
plus compter pour rien l'influence; de l'Eglise, une grande leçon que
de voir des hommes politiques, des orateurs distingués du parti
catholique, des évêques surtout aborder avec une ardeur qu'ils ne
connaissaient pas, une hardiesse et une hauteur de vues qui les a
surpris, ces questions sociales pour lesquelles ils ne voulaient
reconnaître à l'Église aucune compétence. Dans ces réunions, on a
admis le princii)e de l'intervention de l'État, que le Souverain
Pontife lui-même reconnaît, dans la mesure de ses devoirs sociaux
de justice et de protection. Le difficile était de ne pas excéder en
définissant la fonction de l'Etat. Les mêmes questions dont s'est
occupé, sous le j apport pratique, le congrès de l'Cnion des œuvres
ouvrières, tenu à Sainte-Anne d'Auray, ont été traitées également,
au point de vue juridique, au congrès des jurisconsultes catholiques
d'Angers. Là, ce qui avait paru, dans les résolutions du congrès de
Liège, outrepasser les justes attributions de l'Etat, a été ramené à
une plus exacte mesure. N'était-ce pas déjà trop que de concéder
aux gouvernements le droit de réglementer, surtout par voie inter-
nationale, la durée du travail? Comme l'a dit, dans un discours
magistral, l'éloquent évêque d'Angers : « Avec la réglementation
législative ou administrative du travail des adultes, viendra néces-
sairement, et par une conséquence toute logique, la fixation, par
rÉtat, du minimum des salaires, de la proportion entre les salaires
et les bénéfices commerciaux et industriels, du taux des produits,
du cours des valeurs, du prix des loyers, etc.; car tout cela inté-
resse également le bien commun. Ce sera la main mise de l'État sur
toutes les conditions de l'activité humaine. » 11 y aurait incontesta-
blement un grand péril pour la liberté et pour la propriété dans
l'application des doctrines révolutionnaires du césarisme. Plus que
personne, les catholiques qui ont à lutter, à peu près dans tous les
pays, contre les envahissements des pouvoirs publics, sur le terrain
des libertés civiles et religieuses, doivent se garder de favoriser par
des concessions l'erreur moderne de l'omnipotence de l'État. Au
point de vue juridique comme au point de vue politique, d'ailleurs,
on ne saurait reconnaître à l'État, ainsi que l'ajustement démontré
M. l'avocat Théry, de Lille, le droit d'intervenir dans les questions
de travail, de salaire et d'assurance, pour réglementer ce qui doit
rester du domaine de la liberté individuelle, sauf les cas d'abus et
de violence, où l'action de l'autorité publique s'impose. A Angers,
on a proclamé avec raison que la solution de la question sociale est
dans le retour à Dieu et aux enseignements de l'Église, à la pratique
CHRONIQUE GÉNÉRALE 365
des devoirs chrétiens. Rien ne serait plus dangereux que de substi-
tuer, dans la question du travail, l'État à l'Eglise, et rien ne favorise-
rait davantage cette substitution que le» théories trop césariennes qui
attribuent à l'État l'œuvre de la r liglon et, de la justice. La France
catholique, en particulier, ne saurait marcher à la remorque des
pays protestants, où la contrainte légale, par voie de pénalités, a pu
paraître indispensable pour suppléer à l'insuiïisance du dévoue-
ment et de la charité. « C'est d'outre-Rhin, comme l'écrivait à
Mgr l'Évèque d'Angers l'éminent président du congrès des juris-
consultes catholiques, M. Lucien Brun, que nous viennent toutes les
invasions, invasions d'armées et invasions de doctrines. Le succès
définitif de celle qui nous menace aujourd'hui tt qui, par la plus
dangereuse confusion, lait de toute fonction sociale une fonction
d'État, mettrait fin à l'action sociale de l'Église. » Pour permettre
à l'Église de remplir sa mission, il fnut d';ibord ramener l'État dans
ses justes hmites. Liberté de l'Église, liberté individuelle, Hberté
d'association avec toutes ses conséquences légitimes ; intervention
de l'État limitée à la protection des droits et à la répression des
abus : telle est la formule de la solution de la question ouvrière
adoptée au congrès d'Angers.
S'il existe entre catholiques quelques dissentiments de doctrines,
tous du moins s'accordent à attendre de l'Église le remède à une
situation qui met la société en péril. Au grand congrès de Sara-
gosse, que le nombre des évêques présents faisait ressembler à une
sorte de concile de l'Espagne, la question religieuse n'a pas été
séparée de la question sociale. La condition du chef de l'Église y a
été considérée à juste titre comme la clef de voûte de l'édifice
social, comme le lien nécessaire de l'ordre et de la paix parmi les
peuples. On y a affirmé la nécessité du rétablissement du pouvoir
temporel de la Papauté pour la restauration de la société, l'affermis-
sement de l'ordre et l'accomplissement des réformes désirables.
C'est la réponse au congrès socialiste de Halle. A travers les réso-
lutions de l'opportunisme, la vraie pensée des chefs du parti socia-
liste a percé, en effet, dans les déclarations du plus célèbre d'entre
eux, M. Bebel. Tout en acceptant les nécessités de la tactique par-
lementaiie, il a eu soin de déclarer que ce n'est pas au sein du
Parlement que les socialistes livreront la dernière et décisive
bataille. Ils la livreront sur la place publique, dans un assaut
formidable. « Bourgeoisie et aristocratie, avec la Papauté à leur
tête, s'est écrié le chef du socialisme allemand, ne forment qu'une
seule masse réactionnaire; c'est cette masse-là qu'il faut ren-
verser! M Là est le mot d'ordre de la lutte. Le socialisme vise à la
Papauté pour atteindre la bourgeoisie et l'aristocratie, c'est-à-dire
i^r NOVEMBRE (N» 89). 4« SÉIUE. T. XXIV. 24
366 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
la propriété et l'autorité. Et il ne se trompe pas. Dans la vieille
Europe chrétienne et dans le monde entier, la Papauté est le fonde-
ment de l'ordre social. Quand elle est forte et respectée, tout tient
en place; si on l'attaque, la société aussi est ébranlée, et tout
s'écroulerait bientôt si le Pape venait à tomber.
A cette déclaration du socialisme, les gouvernements devraient
reconnaître que, puisque la Papauté est le plus sûr rempart de la
société, il n'y a point d'œuvre politique plus urgente que de lui
restituer son indépendance et son autorité temporelle, pour la
remettre dans les conditions de force et de liberté nécessaires à
l'exercice de son action spirituelle. Le premier complice, le véri-
table allié du socialisme, c'est ce gouvernement révolutionnaire
installé à Piome, qui détient le Pape captif. Il faudra que tôt ou tard
l'Europe le reconnaisse.
En attendant, l'Italie, par la voix de son premier ministre,
M. Crispi, continue à se glorifier de sa puissance et à braver le
sentiment catholique. On a eu de lui encore un discours retentis-
sant prononcé à Florence, dans un banquet auquel assistaient un
grand nombre d'hommes politiques de la Péninsule. Le sujet d'or-
gueil de l'Italie officielle, c'est toujours la triple alliance qui l'unit
aux deux empires d'Allemagne et d'Autriche. Une fois de plus,
M. Crispi a fait bruyamment l'éloge du traité conclu entre les trois
puissances, où il voit un gage de paix pour l'Europe, de force pour
son Italie et, surtout, un obstacle à l'entente de l'Autriche avec le
Saint-Siège. Pour se rendre favorable le gouvernement de François-
Joseph, M. Crispi n'a pas hésité, lui, le fougeux irrédentiste d'au-
trefois, à répudier de nouveau le programme du patriotisme révo-
lutionnaire italien, à désavouer les aspirations nationales, à renoncer
au Tyrol, au Trentin, à Trieste (mais peut-être pas à Nice et à la
Savoie), et cela, pendant que le peuple de Piome manifeste ses
sentiments à l'égard de la triple allience, en affichant partout le
symbole de l'irrédentisme : l'aigle impériale à double tête percée
du glaive italien.
Mais, grâce à ces concessions de circonstance, à la susceptibilité
autrichienne, qui ont été jusqu'à accuser le Vatican d'être l'allié des
révolutionnaires-patriotes, grâce aux flatteries que M. Crispi n'a pas
craint de prodiguer à la France, dans ce même discours, où l'Italien
gallophobe n'a pas été plus sincère que l'irrédentiste, l'habile homme
compte mériter l'amitié du gouvernement austro-hongrois, faire
oublier à la France les injures et les menées traîtresses dont il s'est
rendu coupable envers elle, séparer à jamais la Papauté des pays
catholiques et assurer la fortune et l'avenir de l'Italie.
Rien n'est moins sûr que le succès de ces calculs astucieux. Au
CHRONIQUE GÉNÉRALE 367
discours de Florence, une réponse est venue de Florence même. Là,
les irrédentistes, dans un autre banquet, ont dénoncé en M. Crispi
un traître; à son tableau menteur de la propriété italienne, ils ont
opposé la misérable réalité, les souffrances du pays, les embarras
financiers, l'au gmentation des impôts, le déficit croissant du budget
qui, en trois ans, a atteint un milliard, la gêne commerciale et indus-
trielle, qui a fait monter les faillites de sept cents à deux mille quatre
cents, par an, la folie, enfin, de la pofitique de la triple alliance,
qui coûte annuellement, à l'Italie, 600 millions pour la guerre.
Du reste, les crispinades de Florence avaient à peine cessé que
des désordres graves éclataient dans la province au sujet de la per-
ception des taxes. Les populations protestent partout contre les
nouvelles charges qui leur sont imposées. A Capuavetere, il a fallu
employer la force pour calmer l'insurrection. L'opinion publique
commence à être de l'avis de M. Glastone; elle trouve aussi que
l'entrée de l'Italie dans la triple alliance est l'effet d'une pcuuque
de fous. L'Italie n'était pas assez riche pour se payer la gloire de
jouer aux grandes puissances. « Consultez le pays, s'est écrié
M. Cavallotti, le principal orateur du banquet de Florence, en
s'adressant au ministre Crispi, consultez le pays sur la triple
aUiauce que vous n'auriez pas dû faire sans consulter le Parlement.
Nous voulons une Italie libre avec des amitiés libres et fécondes. La
triple alliance nous isole des grands courants industriels modernes. »
Par là même, elle est une source d'appauvrissement, une cause de
stagnation dans les affaires. C'est en vain que M. Crispi a voulu
représenter les finances publiques comme prospères et la condition
du pays comme heureuse. Le pays ne s'y trompe pas. Le peuple,
aigri par la misère, impuissant à solder les taxes toujours croissantes,
se révolte contre une politique qui lui coûte si cher pour lui rapporter
si peu. Bientôt il regrettera l'ancienne Italie qui lui coûtait moins;
il finira par comprendre qu'un Etat fondé sur l'iniquité ne peut ni
prospérer, ni même subsister.
Car, le chef de l'Église, que le peuple itafien était habitué jadis à
écouter, ne cesse de lui rappeler que ses maux lui viennent de la
révolution dont il est la première victime. Dans une lettre encyclique
aux évêques, au clergé et au peuple d'Italie sur la situation
actuelle, lettre qui est comme une réponse au discours de M. Crispi,
à Florence, Léon XIII dénonce tout un ensemble de faits qui,
depuis le renversement de la royauté temporelle des Papes, jus-
qu'aux déclarations des hommes du gouvernement italien sur la
souveraineté absolue de la raison, à l'exclusion do la foi, depuis
l'invasion de Rome, jusqu'à la glorification de l'apostat Giordano
Bruno, révèle le plan de la secte devenue maîtresse du pouvoir. Le
368 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Pape y montre que la politique actuelle, inspirée du programme de la
franc-maçonnerie, a pour but la déchristianisation du peuple italien,
et il énumère ia série d'actes commis contre la Papauté et la religion :
abolition de toute instruction religieuse dans les écoles; application
rigoureuse de toutes les lois en vigueur qui ont pour but d'assurer
l'indépendance absolue de la société civile vis-à-vis des influences
cléricales; exécutions violentes des lois qui suppriment les corpora-
tions religieuses, remaniement de tout le patrimoine ecclésiastique,
en partant du principe que la propriété appartient d'elle-même à
l'État et l'administration des biens aux pouvoirs civils; exclusion de
tout élément catholique dans toutes les administrations publiques,
les œuvres pies, les hôpitaux, les écoles, les conseils publics, les
académies, les cercles, les associations, les comités, les familles;
exclusion en tout, partout, toujours. Par contre, le Pape signale
l'action croissante de la franc-maçonnerie dont on proclame partout
les principes, dont on réalise le programme, en sorte que son
influence destructive est en train de se faire sentir dans toutes les
circonstances de la vie sociale et de devenir maîtresse et arbitre de
tout. C'est ainsi qu'on aplanira la voie à l'abolition de la Papauté;
et Rome, qui fut dans le passé le centre de ia théocratie universelle,
sera à l'avenir le centre de la sécularisation universelle, où doit être
proclamée à la face du monde entier la grande charte de la liberté
humaine !
Mais, dit Léon XIII, cette politique inspirée par la haine de
l'Église, et qui vise à la destruction de la Papauté, n'est pas moins
préjudiciable à l'Italie qu'elle ruine religieusement, moralement et
politiquement. Et le Pape n'a eu qu'à en montrer les conséquences
pour faire voir qu'elle aboutit cà ralfaiblissement et à la déconsidéra-
tion de l'Italie. A l'intérieur, l'hostilité du gouvernement contre la
Papauté et la religion, la sépare du clergé et des catholiques, dont
le concours lui manque partout et, à l'extérieur, elle lui aliène les
catholiques de tous les pays et devient ainsi pour lui une cause de
difficulté et d'inquiétude perpétuelles. Combien Léon XIII a raison
de rappeler que la voie où l'Italie se trouve engagée est funeste,
tandis qu'une réconciliation avec le Saint-Siège, à laquelle le Sou-
verain Pontife l'a tant de fois conviée, deviendrait pour elle la con-
dition d'une sécurité et d'une prosj;érité qu'elle ne trouvera jamais
en dehors de la Papauté!
Aux justes doléances du Pape, qui dénonce à l'Italie et au monde
catholique les tristes conséquences de la politique du gouvernement
de Rome, s'ajoutent pour M. Crispi les déboires de sa diplomatie.
L'hypocrite ministre, aux paroles doucereuses, ne rêvait rien moins,
en ces derniers temps, qu'une descente de la flotte itahenne à
CHRONIQUE GÉNÉRALE 369
Tripoli. Il considérait comme un coup de maître de répondre à
l'occupation française de la Tunisie en s'emparant subrepticement,
à la faveur de la triple alliance, de la vaste étendue de côtes qui
sépare la Tunisie de l'Egypte. L'Italie a de si beaux bateaux ! Piien
ne semblait plus aisé que cet audacieux coup de main. C'était une
belle préface aux élections générales qui approchent. Comment,
après un pareil avantage le peuple italien n'eût pas approuvé la
grande politique coloniale de M. Crispi et celle de la triple alliance?
Il y a longtemps que l'Italie convoiie la Tripolitaine : on le savait
trop pour le succès des projets de son grand ministre. L'éveil a pu
être donné à temps. Tripoli fait partie intégrante de l'empire
ottoman : c'est une province soumise à l'autorité immédiate et
directe du sultan qui y entretient une garnison permanente. Sans
cela, la France aurait pu, avant l'Italie, annexer la régence de Tri-
poli à son protectorat tunisien. Aujourd'hui, prendre Tripoli, comme
prendre Constantinople, ce serait soulever la question d'Orient tout
entière. M. Crispi avait trop présumé de la triple alliance en comp-
tant qu'elle lui permettrait d'enlever la Tripolitaine au mépris des
droits de suzeraineté de la Turquie. Ses démarches à Paris et ailleurs
ont fait ébruiter ses projets par la presse. Adieu donc Tripolitaine et
politique coloniale!
Après avoir échoué dans l'audacieuse tentative qu'il préparait
contre Tripoli, grâce à l'altitude résolue de la Sublime Porte, sou-
tenue par le cabinet français, M. Crispi n'a pas été plus heureux
dans ses négociations avec l'Angleterre pour l'Abyssinie. Il n'a pu
obtenir à la conférence de Naples d'(;ccuper Kassala, ville située au
nord de l'Abyssinie et qui en facilite l'accès. Et pourtant ici la
Turquie se désintéressait de la question. Depuis l'arrivée des
Itahens en Afrique, elle n'a cessé de protester, mais il lui en coûte-
rait plus de faire valoir ses droits qu'il ne lui en coûte de les aban-
donner. Déjà le cabinet de Londres lui avait demandé, il y a
quelques années, de maintenir sa suzeraineté en occupant Kassala
et d'auties villes du Soudan qui dépendaient de l'Egypte. La
Porte a répondu à cette époque que tout avait été accompli sans
son consentement et contre ses intérêts; que, d'ailleurs, pour
réoccuper ces places, il fallait envoyer des gouverneurs, des fonc-
tionnaires et des soldats, ce qui eût beaucoup trop coûté, car cette
partie du Soudan ne rapporte absolument rien, La Porte persiste
dans son attitude et déclare que c'est à l'Egypte qu'il incombe de
reprendre tous ses territoiies soudanais, y compris iVIassaouah que
l'Italie détient illégalement. Jamais le sultan ne reconnaîtra l'occu-
pation itahenne, mais il estime plus habile de laisser ici l'Italie aux
prises avec l'Angleterre et il attend plus de l'antagonisme de ces
370 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
deux puissances que de l'intervention de ses armes pour la sauve-
garde de ce qui lui reste d'autorité nominale dans cette partie de
l'Afrique. Et, en effet, l' Angleterre, sans vouloir occuper elle-même
Kassala, ne permet pas à l'Italie de la soustraire à la haute Egypte
de qui elle relève.
Cette politique de conquêtes coloniales, dans laquelle se sont
jetées avec une nouvelle ardeur presque toutes les nations euro-
péennes, soulève partout des difficultés. Le conflit anglo-portugais
pour l'Afrique subsiste toujours. L'ancien cabinet portugais y a
succombé; un nouveau ministère s'est enfin constitué sous la prési-
dence du vieux génêial Abreu de Souza. La crise avait été longue.
L'opinion publique, très surexcitée par les actes de violence de
l'Angleterre dans l'Afrique portugaise, ne saurait être apaisée que
par des concessions importantes de la puissance offeusante. Ces
concessions, le précédent ministère avait essayé vainement de les
obtenir et il avait dû s'en tenir à un arrangement peu satisfaisant.
Pour répondre au sentiment public, le nouveau cabinet s'est pré-
senté avec une déclaration qui contente l'amour-propre national,
mais qui ouvre une série nouvelle de difficultés. Le ministère Ai)reu
de Souza a signifié patriotiquement qu'il ne pouvait recommander à
la sanction des Certes la convention signée avec l'Angleterre, le
20 août dernier, et il a exprimé fespoir que l'on pourrait obtenir du
cabinet de Londres quelques modifications à cet acte. Ce n'est qu'un
espoir à la faveur duquel la session du Parlement a été déclarée
close. Qu'en résultera-t-il?
L'Angleterre n'ignore pas qu'elle est en lutte avec le sentiment
national, que tout ministère qui n'obtiendra pas d'elle, sinon des
réparations, du moins des concessions, sera fatalement victime de
la colère populaire. Elle travaillerait pour la république en persis-
tant dans son attitude. Il se peut donc qu'à la vue du danger auquel
son intransigeance expose le trône portugais, et par contre coup le
principe monarchique au Portugal et chez l'Espagne, sa voisine,
elle se ravise et vienne au secours du roi Don Carlos et de ses
ministres, soit en acceptant de soumettre le règlement de la ques-
tion africaine à un tribunal arbitral, soit en consentant à modifier
le traité négocié par le cabinet Serpa-Pimeutal dans un sens plus
satisfaisant pour la dignité et l'amour-propre du peuple portugais.
A la différence des nations européennes, les États-Unis d'Amé-
rique se trouvent assez grands pour ne point faire de politique
coloniale. Loin de là, conformément à leur célèbre doctrine de
Monroë, ils se renferment de plus en plus chez eux. L'Europe devait
s'attendre à ce que, tôt ou tard, l'Amérique voulîit se passer de
son concours. Après avoir reçu presque tout d'elle depuis un siècle,
CHBOISIQUE GÉNÉRALE 371
le peuple américain en est arrivé à se suffire à lui-même et il peut
maintenant fermer à volonté les portes de son territoire aux produits
de l'ancien monde. Les Américains du Nord récoltent le blé en
abondance et ils commencent à cultiver la vigne; ils élèvent du
bétail à fournir l'Europe avec l'Amérique ; ils fabriquent plus de
métaux que l'Angleterre; ils sont sur le point d'égaler toutes les
fabriques européennes dans les industries de la filature et du tissage.
Ils n'ont plus besoin des autres et ils viennent de le signifier assez
orgueilleusement au monde en adoptant le bill Mac-Kinley, qui
investit le président de la république américaine du droit d'inter-
dire, par un simple décret, l'entrée de tout article européen qu'il
lui plaira de frapper, s'il provient d'un pays où les marchandises
américaines rencontrent les moindres difficultés à pénétrer. L'Amé-
rique a pris des précautions contre tous les traités de commerce et
tous les tarifs de douane du vieux monde. Tous les États, tous les
marchés européens sont atteints par le bill Mac-Kinley, qui sup-
prime à peu près toute exportation. Et les représailles ne sont pas
possibles, L'Amérique peut aujourd'hui se passer de l'Europe, maïs
la France, f Angleterre, l'AUemagne, l'Italie ont besoin de ses
cotons, de son pétrole et de ses viandes salées. Ce serait une aggra-
"vation des mesures prohibitives prises en Amérique contre les pro-
duits européens que de fermer aux siens les portes du nouveau
monde. Pour l'Europe, il ne lui reste qu'à apprendre à se passer
à son tour de l'Amérique, en cherchant de nouvelles issues à sa
production : le reste du monde est encore assez grand pour cela.
€n moyen terme a été pris au Tessin à la suite du vote de la
révision de la Constitution, rendu à 7 h voix de majorité. Les
radicaux tessinois, enflés par ce petit succès, prétendaient que le
résultat du vote populaire ne permettait plus la restauration de
l'ancien gouvernement conservateur renversé par un coup de
main. D'avance, le conseil fédéral suisse, tout favorable qu'il
parût aux radicaux, avait du repou?ser cette conséquence. Ne pas
rétablir l'ancien gouvernement, c'eût été approuver l'insurrection
en sanctionnant son œuvre et donner ainsi un gage à toutes les
révolutions futures.
Le gouvernement conservateur a donc été réinstallé dans le can-
ton du Tessin, mais dans des conditions qui ne donnaient entière
satisfaction ni aux membres de ce gouvernement, ni aux catholiques.
Aux termes des instructions du conseil fédéral, le commissaire
envoyé par lui n'a remis, en effet, au gouvernement que la direction
des affaires cantonales, se réservant d'appliquer toutes les décisions
que le conseil fédéral jugerait nécessaires au maintien de l'ordre
et de présider aux élections fédérales fixées au 26 octobre.
372 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Dans ces élections, le sentiment catholique du canton s'est fait
jour. Les conservateurs ont eu la majorité; la montagne l'a em-
porté sur les villes. Il va falloir maintenant piocéder à la révision
constitutionnelle. Des sentiments de conciliation semblent devoir
rapprocher les deux partis. Déjà, le président du gouvernement
conservateur, dépossédé par la récente révolution, s'est démis de
ses fonctions pour donner aux adversaires un gage de paix. Des
pourparlers ont précédé la révision delà Constitution, qui s'annonce
comme devant être le résultat d'une commune entente.
Arthur Loth.
LE R. P. COUTURIER
Nous lisons dans l Univers du 31 octobre les lignes émues sui-
vantes auxquelles nous nous associons de cœur. La Revue consacrera
une étude spéciale à la mémoire de cet éminent Bénédictin, qui a
vu son ordre se développer et prospérer en pleine persécution. Il ne
lui a pas été donné de rentrer dans son cher monastère.
« Une douloureuse nouvelle, à laquelle nous étions préparés
depuis quelque temps, nous arrive aujourd'hui.
« Le Rme P. Abbé général de Solesmes, dom Couturier, a cessé
de vivre. Atteint de plusieurs maladies mortelles arrivées à leur
dernière période, il avait reçu, au commencement du mois, en
pleine connaissance, les derniers sacrements, et il avait répondu
lui-même aux prières de la recommandation de l'âme.
« Depuis lors, étendu sur sa couche, entre la vie et la mort, il
n'a pas cessé de gouverner sa communauté avec une étonnante
force d'esprit et une parfaite sérénité de conscience, continuant à
réciter l'office, s' occupant des affaires de l'abbaye, recevant ses
frères, lisant ses lettres et donnant ses ordres. Il était admirable
dans cette sécurité du saint qui continue à rempUr son devoir jus-
qu'au dernier instant de sa vie et qui voit venir doucement la mort
comme la fin d'une journée de labeur.
« Il y avait quinze ans, depuis la mort de l'illustre dom Gué-
ranger, que le Rme P. Abbé dom Couturier gouvernait l'abbaye de
Solesmes. Il était le type parfait du moine. Par son extérieur grave,
par Sun visage lecueilli et pur et tout illuminé des relïets de la vie
intérieure, il faisait penser à ces belles images de religieux des
peintures de fra Angelico. Par ses vertus austères et aimables à la
fois, il rappelait les grands moines du moyen âge. »
Le Directeur- Gérant : Victor PALMÉ.
PAEIS. — E. DE SOÏE ET FILS, IMI'H., IS. K. DES rOSStis S. -JACQUES.
CATiOLim M IRLAIE
Dublin, octobre 1890.
L'ouvrage important que vient de publier Mgr l'Archevêque de
Dublin sur les griefs des catholiques irlandais en matière d'éduca-
tion (1) ne sera peut-être pas sans intérêt pour ceux qui suivent
avec anxiété la lutte entre l'Église et l'État, dont l'école est aujour-
d'hui le théâtre chez presque tous les peuples. L'Irlande n'a pas
échappé à cette lutte : pays catholique aux griffes d'un Empire
protestant, elle a passé des jours terribles et on la suit, sur le
chemin des siècles, aux traces de son sang. Sa foi est sortie victo-
rieuse de toutes les persécutions, mais là où le fer et le feu ont
échoué, le persécuteur d'hier emploie maintenant des armes civi-
lisées qu'il ne faut certes pas moins craindre.
Les tracasseries et les sourdes persécutions dont les écoles catho-
liques ont été et sont encore victimes de la part du gouvernement;
les efforts, d'autant plus à redouter qu'ils sont déguisés, de l'Etat
pour soumettre un peuple profondément religieux, l'école sans
Dieu; l'injustice criante, sciemment et malicieusement faite à tout
ce qui est cathoUque et même simplement religieux, à tous les
degrés de l'enseignement depuis l'école primaire jusqu'à l'Univer-
sité, ne sont peut-être pas connus à l'étranger, comme il serait à
propos qu'ils le fussent. L'Irlande, dans sa lutte suprême, a sans
doute la sympathie de tous les cœurs droits qui connaissent sa
position; mais combien y en a-t-il qui croient que, depuis l'acte
d'émancipation, toute la question irlandaise n'est que purement
(1) Statement of the chief Grievances of imh catholics in the matler of éduca-
tion, — primary, intermediate and university, — by the archbishop of Dublin.
{Dublin, Gill and sen.)
ler DÉCEMBRE (N» 90]. 4« SÉRIE. T. XXIV, 104« DE LA COLLEGT. 25
olh REVUE DU MO^DE CATHOLIQUE
politique et agraire? C'est là une erreur, car la liberté religieuse
et l'égalité pratique des sectateurs des diverses religions qui se
partagent la population de notre sol est aussi en jeu. Je dis
égalité pratique et à dessein. Théoriquement, aux yeux de la loi,
nous sommes égaux, rriais il ne faut jamais oublier qu'en Angle-
terre, si l'on veut connaître la piatique, on doit bien se garder
d'aller demander sa science à la théorie. Cette question de l'ensei-
gnement nous en fournit un nouvel exemple. Par son moyen, l'on
peut voir comme au microscope notre vraie position; on peut voir
que, nous catholiques, qui formons les quatre cinquièmes de la popu-
lation de l'Irlande, non seulement nous ne sommes pas placés sur le
pied de l'égalité avec l'autre cinquième, mais qu'on a eu l'audace,
tout en prétendant nous déclarer égaux, de nous maintenir dans
une infériorité marquée et d'autant plus injurieuse, qu'on ne veut
pas la reconnaître pour une infériorité. On formera, par exemple,
le conseil chargé de diriger l'enseignement secondaire, de sept
membres, dont quatre protestants et trois catholiques, et le gouver-
nement considérera cela comme tout à fait juste et raisonnable.
J'aimerais à connaître quel Don Quichotte oserait former un conseil
où les catholiques seraient aux protestants dans la proportion de
quatre à trois, pour présider à l'enseignement de la protestante
Angleterre! Cependant, nos voisins, — toujours adorateurs aveu-
gles de la logique! — se font un devoir de regarder ici comme
l'idéal de la sagesse politique ce qu'ils considéreraient chez eux
comme le comble de la folie.
Je n'ai pas dessein de faire ici une étude de la partie religieuse,
si je puis m'exprimer ainsi, du home ride, je me contenterai de
demander au lecteur de ne pas perdre de vue, en parcourant ces
pages, les inégaUtés qui oppriment la population catholique, parce
qu'elle ne veut pas ou ne peut pas, en conscience, adopter les
manières de voir de la minorité qui nous gouverne; inégalités que
l'on ne peut mieux découvrir qu'en regardant à travers la fenêtre
de l'école; inégalités qui ne pourront réellement disparaître que
lorsque le joug de l'étranger ne pèsera plus sur nous.
L'enseignement, en Irîande, comme presque partout ailleurs, est
divisé en trois grandes classes : primaire, secondaire, universitaire.
La pauvreté du pays et les déboursements énormes nécessités de
nos jours pour la construction, l'ameublement et l'entretien des
divers établissements indispensables à l'instruction et à l'éducation
L'EXSEIGNEMEKT CATHOLIQUE E.\ IRLANDE 375
de la jeunesse; le salaire des profesèeurs coDvenables; la nécesslié
de se maintenir autant que possii3!e au niveau des écoles protes-
tantes richement dotées ; l'impossibilité absolue d'obtenir de sources
privées les sommes immenses requises pour le maintien d'un sys-
tème eiTicace d'enseignement, bien d'autres causes encore qu'il
serait trop long d'énumérer, ont forcé les écoles catholiques à
accepter les subventions du gouvernement; subventions couvertes
d'ailleurs, il ne faut pas l'oublier, par les impôts que paye une
population dont les quatre cinquièmes sont catholiques. Il n'y a pas
de ministre de l'Instruction publique; deux conseils, — boards, —
absolument indépendants l'un de l'autre et dont les membres sont
nommés par le vice-roi d'Irlande, gouvernent les deux premières
classes. En théorie, ces messieurs sont responsables au gouverne-
ment; mais çn pratique, ils jouissent de la plus complète liberté,
comme on aura occasion de le voir, par la manière dont ils se per-
mettent quelquefois d'agir. L'enseignement universitaire est à la
: /erci du parlement, qui fait et défait les universités et se garde
j;ien de laisser prendre racine à celles qui veulent croître contre sa
volonté, comme on l'a vu dans le cas de l'Cniversité catholique, qui
aujourd'hui n'est plus qu'un nom, car le Parlement n'a pas voulu la
reconnaître : nous n avons pas d'université catholique en Irlande.
Avant d'entrer en matière, je dois mettre le lecteur en garde
contre l'inclination, bien naturelle d'ailleurs, de confondre le sys-
tème irlandais avec le système anglais. Leur ressemblance n'est
qu'extérieure ; ils diffèrent, non seulement par l'esprit qui les anime,
mais aussi sur plusieurs points fondamentaux, et l'athéisme offi-
ciel qui trône dans les écoles d'Irlande est tout à fait inconnu de
l'autre côté du canal.
E]S"SEIGXEMEXÏ Pr.I.MAIRE
Le système d'enseignement aujourd'hui en force vit le jour
en 1831, et fut le premier qui permettait aux catholiques, dans
l'esprit de ses promoteurs, de s'instruire sans danger pour leur foi.
La population catholique d'Irlande, à peine échappée du joug des
lois pénales^ à peine émancipée depuis deux ans, ne pouvait
s'attendre à recevoir justice entière; ce fut avec joie et reconnais-
sance qu'elle accepta le projet du secrétaire en chef, IvL Stanley
(plus tard Earl of Derby), projet qui avait pour but : « l"* de
376 UEYUE DU MONDE CATHOLIQUE
répandre l'instruction parmi les classes pauvres ; 2° d'empêcher les
elïorts du prosélytisme religieux dans les écoles subventionnées par
l'État; 3° d'établir un système d'éducation mixte qui permettrait
aux enfants de toutes les religions de s'asseoir sur les mêmes bancs
et de recevoir la même éducation. » Ce n'était pas la liberté sans
doute, mais c'était du moins un effort vers l'établissement d'une
égalité inconnue jusqu'alors.
L'Episcopat irlandais, cependant, à part trois ou quatre excep-
tions, s'éleva contre la troisième clause, et fit voir le danger qu'elle
cachait. Mais le gouvernement avait résolu de n'accorder aucune
subvention à un système séparé, et le besoin était pressant; on
accepta le projet de M. Stanley à titre d'essai. Le résultat fut donc
d'exclm'e la religion de l'école; car, là où les enfants de diverses
sectes reçoivent ensemble la même éducation littéraire et scienti-
fique, il est impossible de maintenir, à travers le travail de la
journée, ce courant salutaire d'influence religieuse si nécessaire à la
jeunesse et qui produit de si bons résultats dans les écoles qui n'ont
pas encore chassé Dieu de leur sein. Cependant le but des promo-
teurs de ce système ne manquait pas de noblesse; et lorsque l'on
considère l'état de l'Irlande à cette époque, on n'éprouve aucune
surprise de voir des évêques et des archevêques catholiques favo-
riser un projet qui, malgré ses défauts, paraissait tendre à l'extinc-
tion des animosités causées par l'esprit de parti, et à la formation
de sentiments généreux, et d'une tolérance bien nécessaire — et
alors bien inconnue en Irlande — en établissant des rapports intimes
entre ces enfants qui formeraient la génération future, en leur
permettant de se connaître et de s'apprécier. Hélas! ce n'était qu'un
rêve que les ans n'ont pas tardé à reléguer dans le pays où vont les
rêves. Mais il ne faut pas juger trop sévèrement ceux qui s'y laissè-
rent prendre; ils poursuivaient un but noble et généreux, et s'ils
furent trompés, ils n'avaient pas l'expérience que les cinquante
dernières années nous ont donnée (1). Il serait injuste de rejeter sur
(1) L'histoire des endroits où le système mixte est pratiquement en
vigueur, réduit à sa juste valeur, pour l'Irlande au moins, la théorie favorite :
que ce système a pour effet de diminuer les animosités religieuses, et de
prom.ouvoir l'harmonie sociale. Belfast et les comtés du Nord tont la forte-
resse de l'éducation mixte; cependant, y a-t-il dans tout l'Empire britannique
un seul endroit où les haines mortelles, causées par l'esprit de parti et les
différences religieuses, éclatent aussi souvent en sanglantes émeutes? Par
tout l'univers, le nom de Belfast est synonyme du bigotism;; le plus détes-
table et le plus dangereux.
l'eKSEIGNEMENT catholique en IRLANDE 377
eux les fautes de leurs successeurs, et de les rendre responsables de
l'usage que l'on fit plus tard d'un système qu'ils avaient élevé pour
ce qu'ils croyaient être le plus grand bien du peuple.
Le projet de M. Stanley, adopté par le Parlement en 1831, se
développa bientôt, et divisa l'enseignement primaire en trois bran-
ches bien distinctes : l'école primaire qui vit le jour immédiatement;
l'école modèle en 1833, et le collège pour la formation des institu-
teurs [Training Collège), en 1838. Le système reçut le nom de
« Système d'Education nationale », et fut dirigé par un « Conseil
d'Education nationale pour l'Irlande », composé d'abord de sept
membres, dont — suivant les principes de la justice anglaise et
protestante, — cinq étaient protestants et deux catholiques (1). En
1853 leur nombre fut fixé à dix-sept dont onze protestants et six
catholiques, et finalement, en 1860, on consentit à établir l'égalité
numérique, en composant le Conseil de vingt membres : dix protes-
tants et dix catholiques.
Suivant cette division, les catholiques d'Irlande ont trois griefs
principaux, — il ne faut pas croire que ce soient les seuls, —
contre le système d'enseignement primaire qui leur est imposé :
1° les restrictions de la liberté religieuse et les effets funestes du
système mixte qui se font sentir sur toute la ligne, mais particuliè-
rement dans l'école primaire où ces restrictions se sont développées
en indignes taquineries et en persécutions couvertes contre tout ce
qui est catholique et même simplement rehgieux. 2" Les défauts qui
rendent inefficaces les écoles modèles et le maintien à grands frais
de ces écoles dans le même état après leur condamnation par une
commission royale : la commission Powiss de 1868-70. 3° Les
inégalités qui affectent les collèges pour la formation des institu-
teurs, et qui rendent très difficile, pour ne pas dire presque impos-
sible toute action vraiment efiîcace de la part des collèges non
mixtes au profit du collège sans religion soutenu par l'Etat.
Comme nous l'avons vu plus haut, le but des promoteurs du
système actuel d'enseignement était d'obtenir, dans les écoles
(1) Le Conseil d'éducation secondaire est encore aujourd'hui composé
d'après le principe d'une majorité protestante dirigeant l'éducation d'une
majorité catholique.
o78 BEVUE DU MO^'DE CATHOLIQUE
secourues par l'État, un auditoire mixte. A cet effet, il fallait
absolument exclure toute instruction religieuse quelconque et faire
disparaître la croix des murs cle l'école : ce fut la règle première
et fondamentale posée par les commissaires d'éducation nationale,
la condition sine qiia non à tout octroi parlementaire. Mais, comme
la religion est profondément enracinée dans le cœur du peuple
irlandais, il fallait bien faire quelques concessions au seniiment
populaire; on accorda donc une demi-heure par jour pour l'ins-
truction religieuse, demi-heure pendant laquelle les élèves catho-
liques et protestants devaient être séparés. En dehors de cela,
le nom même de la religion était proscrit.
L'expérience prouva bientôt, suivant les prévisions d'un libéral
anglais, que ce système « avait toutes les vertus, excepté celle
d'être praticable ». Il ne contenta ni les catholiques, ni les pro-
testants; là où on en avait le moyen, on établissait des écoles indé-
pendantes, dans lesquelles l'enseignement de la rehgion occupait la
place qui lui est due, et où il n'était pas nécessaire de mettre la Bible
sous clef ou d'enfermer dans une ai-moire ou dans une boîte la
croix du Sauveur et les images de la sainte Vierge et des saints.
Les Frères des écoles chrétiennes qui, malgré leurs pressants
besoins, ont toujours refusé l'aide du gouvernement aux conditions
oh cette aide était offerte, furent généralement chargés de ces écoles
chez les catholiques; la société dite Church Education Society
fit, pour les protestants, ce que les Frères des écoles chrétiennes
faisaient pour les catholiques. Mais le mouvement ne s'arrêta pas
là; dans les écoles nationales elles-mêrxies, la division se fit rapide
et complète. En 1867, trente-six ans après l'inauguration du sys-
tème, 2,562 écoles nationales, soit /iO.2 pour cent, étaient fréquen-
tées exclusivement par des élèves d'une même religion. En 1883,
leur nombre était de /i,198, soit 51.6 pour cent et le total des
élèves avait augmenté de 380,879, en i 867, à 570,783, en 1888 (i);
901 écoles nationales étaient exclusivement protestantes avec un
auditoire de 05,00i enfants; 3,297 étaient exclusivement catholiques
et le total de leurs élèves était de 475,779. La Commission royale
(I) Lorsque ces lignes ont été écrites, le rapport pour ^888 était le dernier
publié; celui pour 1889, qui vient de paraître, permet d'établir une compa-
raison intéressante entre ces deux années. Dans l'espace de douze mois,
les écoles nationales non mixtes ont augmenté de 4,198 à 4,303 et le nombre
des enfants les fréquentant de 570,783 à 574,660.
L ENSEIG^'EME^•T CATHOLIQUE EN ir.L.VM)E 370
de 1868-70 apprit aussi aa public que, parmi les écoles nationales
mixtes, il y en avait à cette époque l,28û, où l'assiduité moyenne
des enfants, dont la religion différait de celle de la majorité, ne
dépassait pas 1 ; el 2, '224 où elle n'atteignait pas 3; mais il fallait
une Commission royale pour faire cette découverte, car le Conseil
se garde bien de faire connaître ces chiffres dans son rapport
annuel. A Dublin, l'auditoire mixte est depuis longtemps une chose
inconnue; des 25,000 enfants qui fréquentent les écoles nationales
pour cette raison dites catholiques de cette ville, pas un seul n'est
protestant. Ces chiffres, ce mouvement incessant de séparation qui
se fait sentir de plus en plus avec les années, prouvent la con-
damnation explicite du système par le verdict populaire.
Les efforts des partisans de l'éducation mixte ont été rendus
vains, par le sens commun et par le seniiment religieux. D'ailleurs,
il n'y a pas à se quereller sur ce qui est et sûr ce qui devrait être;
il faut prendre les faits tels qu'ils sont et les événements tels qu'ils
arrivent. Tout homme sensé reconnaîtra que, dans les â,19S écoles
nationales non mixtes dont j'ai parlé plus haut, il n'existe aucune
raison pour le maintien des restrictions imposées à, l'instruction
religieuse et à la pratique de la religion. Si la clause restrictive de
l'acte de 1831 avait pour but, comme on le disait, non d'empêcher
l'enseignement du catholicisme, mais de sauvegarder les droits des
enfants des autres sectes, il s'ensuit que, là où ces droits n'existent
pas, il n'y a pas lieu d'appliquer cette clause. Cependant c'est tout
le contraii'e qui arrive, et ce qui avait d'abord été formé pour servir
de protection, ne tarda pas à devenir un instrument de vexation,
un levier officiel pour introduire l'indifférentisrae au sein de la
jeunesse. L'État s'en alla frapper à la porte de l'école où l'enfant
en haillons apprend à déchiffrer l'alphabet; il dit au maître : « Voici
de l'or : décroche ce crucifix, cette image de la Vierge ; mets sous
clef ce catéchisme et ce livre de prières; ne parle plus de Dieu à
cet enfant déshérité de la fortune, qui ne connaîtra peut-être de
la vie que la misère et le dégoût. J'augmenterai ton salaire, je te
donnerai mie maison plus confortable que cette grange, des moyens
qui rendront plus efficace l'enseignement que tu donnes. » Il fallait,
à tout prix, maintenir les écoles primaires pour les enfants pauvres,
et le manque de ressources allait en obliger plusieurs à fermer leurs
portes; les Frères des écoles chrétiennes ne pouvaient suffire, natu-
rellement, et leurs moyens limitaient sérieusement leur sphère
380 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
d'action. On résolut d'accepter l'aide offerte et de s'adresser ailleurs
pour l'instruction religieuse, et, de près de Zi,200 écoles non
mixtes, l'Etat a aujourd'hui chassé Dieu autant que cela lui a été
possible; et son but, après avoir échoué dans son effort pour
implanter ici l'éducatioa mixte, semble être de vouloir obliger la
catholique Irlande à accepter l'école sans Dieu. On ne veut pas le
reconnaître, sans doute, oh ! non. La sainte assemblée qui siège à
Westminster et qui commence toutes ses séances par la prière d'un
chapelain, vouloir déraciner la religion! Vouloir chasser Dieu de
l'école! Considérons un peu comment les choses se passent.
En 1865, M. Isaac Butt M. P., un presbytérien, le chef du parti
irlandais d'alors, écrivait dans un ouvrage sur la liberté d'enseigne-
ment : « En descendant King's Inn Street, le passant peut voir,
séparées par une ruelle étroite, deux bâtisses portant chacune l'ins-
cription : ((. École nationale » ; d'un côté c'est l'École catholique
conduite par les dames d'un couvent; de l'autre c'est l'École de
l'église presbytérienne. Pas un protestant ne fréquente la première,
pas un cathoHque la seconde; cependant, sous le rapport de l'ins-
truction religieuse, pas une n'est libre; elles sont toutes deux enchaî-
nées et dirigées. Si l'instituteur presbytérien se conforme au règle-
ment, il ne dira pas un mot de la religion, il ne permettra pas à
l'élève d'ouvrir la Bible, pendant le temps consacré à l'instruction
séculière. Si le son de la cloche du couvent engage une malheureuse
élève des religieuses à faire le signe de la croix ou à répéter ces
invocations que ses parents lui ont appris à regarder comme sacrées,
aussitôt, tout le mécanisme d'inspecteurs, de sous-inspecteurs et
d'enquêtes officielles sera mis en mouvement pour découvrir et
punir la terrible infraction aux règles de l'éducation mixte (1). »
En 1866, l'épiscopat irlandais adressa une lettre au secrétaire de
l'Intérieur, demandant justice. Le ministre envoya cette lettre au
Conseil d'Éducation nationale, en le priant de la considérer et de
faire un rapport au vice-roi d'Irlande. Après plus de deux mois, le
Conseil retourna la lettre au ministre, donnant pour réponse que sa
« fonction était d'agir, non de raisonner » et refusant de prendre en
considération la requête des évêques. Le ministère au lieu de prendre
(1) Il serait peut-être à propos de faire remarquer que tout homme d'appa-
rence respectable a le droit d'entrer à l'école, pendant les classes et d'écrire
ses remarques dans le livre des visiteurs s'il trouve quelque chose à reprendre :
une croix ou une image qui l'oCusque, par exemple.
l'e]SSEIGNEMENT catholique en IRLANDE 381
la question en mains, laissa traîner les choses aussi longtemps qu'il
put; mais, forcé enfin d'agir, il eut, en 1868, recours à un expédient
dont les hommes d'État anglais se servent souvent pour se tirer
d'affaire, lorsqu'il leur est impossible de feindre davantage l'igno-
rance des griefs irlandais : ils nommèrent une Commission d'enquête
la Commission Powiss, que j'ai déjà mentionnée. Cette Commission
était composée de quatorze membres, sept protestants, parmi lesquels
un évêque et un ministre anglicans, et sept catholiques. Le rapport
parut en 1870, après une enquête de deux ans, et était signé par
onze des quatorze membres. « Nous trouvons, disaient-ils, le système
national plus théorique que pratique ; la majorité des écoles est déjà
non mixte, et là les restrictions imposées par le Conseil sont absolu-
ment inutiles et simplement vexatoires. » Le rapport se terminait
par une recommandation de modifier la constitution du Conseil, et
« d'accorder l'aide de l'État aux écoles, sans exiger d'autre règle-
ment que le suivant : Tout élève inscrit sur les registres comme pro-
testant devra s'absenter, lorsque l'instruction religieuse sera donnée
par un catholique et vice versa (1). » Cela donnait satisfaction aux
catholiques, en rendant la liberté à leurs écoles. Il y a vingt ans que
ce rapport a paru. Qu'a-t-on fait? Rien. Nous ne sommes pas plus
avancés aujourd'hui que nous ne l'étions alors et, quant à leurs effets
tangibles, les travaux de la Commission sont autant de peine
perdue.
Pendant ces vingt ans, on a fait la sourde oreille aux réclamations
incessantes de l'épiscopat; on a affecté de ne pas voir le décroisse-
ment rapide du nombre des écoles mixtes et l'augmentation plus que
proportionnelle des écoles non mixtes ; on a même été plus loin : on
a donné un effet rétroactif à l'acte de 1831, et l'on a imposé les
restrictions du Conseil à des écoles non mixtes recevant un subside
qui leur avait été octroyé par l'État avant cette date. Voici ce cas
qui, comme le dit Mgr ^Yalsh, est la reductio ad absurdum du
système actuel.
A Swords, un village situé au nord du diocèse de Dublin, une
fondation publique, de la valeur de 2/i,000 livres sterling, avait été
établie au commencement de ce siècle, pour l'avantage de tous les
habitants de l'endroit, sans distinction de religion. La minorité pro-
testante s'empara immédiatement de cet argent et le garda, malgré
(1) Royal Commission of Inquiry Primary Education (1868-70). Rapport
vol I, p. 359-371.
382 REVUE Dt MO.NDE CATHOLIQUE
toutes nos réclamations, jusqu'en 1S88, En invoquant l'autorité
cruue commission spéciale, nous avons pu enfin obtenir notre part ;
la commission le divisa entre les deux écoles, catholique et protes-
tante, en proportion de la population catholique et protestante du
district. Pour la direction et la surveillance générale de ces écoles,
deux conseils — goveniing bodies — furent nommés par cette
coîijmission, l'un pour l'école catholique, l'autre pour l'école protes-
tante. Le premier est purement catholique : l'archevêque catho-
lique de Dublin en est, ex officio le président, et le curé de la
paroisse, ex offîcio, l'un des membres. L'autre est purement protes-
tant : l'archevêque protestant en est, ex officio le président, et le
pasteur du lieu, ex officia^ l'un des membres. Ainsi ces deux écoles
sont formellement reconnues par la commission comme écoles catho-
lique et protestante respectivement, et en ce qui concerne l'admi-
nistration, elles sont étabhes sur une base séparée. ?Jai3 il a aussi
été résolu que l'insiraction y serait soumise aux règles du conseil
d'Éducation nationale, et conséquemment toutes les restrictions
arbitraires de ce conseil leur sont imposées, tout comme si, au lieu
d'être absolument non mixtes, elles étaient fréquentées l'une et
l'autre par un assemblage confus d'enfants catholiques et protes-
tants.
Eu 1887, une autre commission connue sous le nom {\Educa-
tional Endowments (Ireland) Commission, répéta les recomman-
dations de la commission de 1870 et pressa, dans son rapport, le
gouvernement de rendre justice, dans l'intérêt de l'éducation, aux
catholiques d'Irlande. Efforts inutiles. En face de cet état de choses,
il n'y a qu'une seule conclusion logique à laquelle nous puissions
arriver. Le conseil d'Education nationale, aidé et soutenu par le
gouvernement, veut, autant que cela est en son pouvoir et avec le
moins de bruit possible, obliger les classes pauvres d'Irlande, à
suivre l'école sans Dieu. La perfide Albion s'enveloppe de sophismes et
fait de mielleuses promesses, mais n'en poursuit pas moins sou but.
Autrement, que signifie cette opiniâtreté à maintenir un système
condamné par le clergé et le peuple de toutes les dénominations
religieuses? Que signifient ces restrictions purement vexatoires
imposées sans nécessité et avec une joie maligne à l'enseignement
de toute religion? Que signifient cette inertie et ce mauvais vouloii*
parlementaires? Que signifient ces promesses ministérielles rompues
aussitôt que faites? Notre demande est donc bien irraisonnable?
l'enseignement catholique en IRLANDE 383
Nous demandons simplement d'être mis sur le même pied que les
catholiques anglais ; car, au sein de la protestante Angleterre, on n'a
pas osé imposer les resirictions et les règlements que l'on ménageait
si peu à l'Irlande catholique. Là, il n'est pas nécessaire de décro-
cher le crucifix ou de mettre la Blbîe sous clef, pour obtenir les
subventions de l'État. Nuus demandons que les recommandations
de la commission royale de i868-70 et de la commission d'Éduca-
tion de ÎS87 soient mises en pratique; que la liberté de l'enseigne-
ment religieux soit reconnue dans les écoles nationales non mixtes;
qu'à l'avenir l'indifférentisme ne soit plus la loi de l'école qui prend
sa part des impôts payés par une population catholique, et que
l'aide de i'Eiat soit accordée aux écoles d'une dénomination reli-
gieuse quelconque comme telles.
Là où les écoles sont mixtes et où il est impossible, vu les cir-
constances locales — pauvreté du pays, petit nombre de la mino-
rité, etc. — d'entretenir des écoles séparées, personne ne s'oppose
à ce que le sj-stème actuel continue à exister. .Nous respectons les
droits des minorités et nous exigeons seulement que les droits des
majorités soient reconnus et respectés aussi.
Cependant le Parlement continus à faire la sourde oreille; les
personnages et organes qua,si odiciels crient à la dégradation de
l'enseignement et proclament avec la plus sainte indignation que
i'É:at n'est pas fait pour entreprendre de payer de sa bourse la
propagation des doctrines des diverses sectes, et l'argent des tax-
payers anglais pour acheter des crucifix ou des statuettes de Ja
Vierge. Il y a plus que de la mauvaise foi dans cette réponse, car les
catholiques d'Irlande n'ont jamais demandé Taide de l'Etat pour
cela, et ce qu'ils veulent aujourd'hui, c'est justice et liberté. Comment
fait-on d'ailleurs en Angleterre? Et convient-il que le Parlement
qui paye chaque année des subventions considérables aux chaires
de théologie puritaine dans les universités d'Ecosse, refuse notre
demande sur ces misérables prétextes? Mais ceux qui font cet appel
deshonnête aux préjugés connaissent très bien à quelle espèce de
gens ils s'adressent. Réussiront-ils dans leurs efforts? S'il faut en
juger par le passé, il est bien probable que, tant que nos affaires
seront contrôlées de Westminster, nous n'obtiendrons rien.
384 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
II
Le second grief des catholiques se rattache aux écoles modèles.
A ce sujet le gouvernement et le conseil d'Éducation nationale sont
accusés ni plus ni moins de malversation dans l'administration des
deniers publics qui leur est confiée. Ces écoles ont été fondées comme
on le voit en tête de leurs règlements, « afin 1° de promouvoir l'édu-
cation mixte ; 2° de servir de modèles aux écoles voisines en employant
les meilleures méthodes d'enseignement littéraire et scientifique;
3° d'instruire et de préparer les jeunes gens et les jeunes filles qui
désireraient se vouer à l'enseignement. » Le but premier et principal
était de « promouvoir l'éducation mixte » , et les commissaires cru-
rent avoir enfin trouvé un moyen aussi fertile qu'ingénieux pour
attirera leurs écoles des enfants de toutes les religions. Il ne pouvait
y en avoir qu'une par district, de telle sorte qu'il fallait absolument
que l'auditoire fut mixte. De plus, les offres les plus brillantes étaient
faites aux enfants, et les plus grands avantages étaient offerts aux
parents pour les engager à envoyer leurs enfants à ces écoles. Il y
en a vingt-neuf en Irlande; elles ont coûté primitivement à l'État
160,000 liv. st. et chaque année depuis leur fondation, une somme
de 35,000 liv. st. de l'argent public leur est affectée. On croyait
qu'il serait ainsi facile de gagner l'esprit du peuple et de déraciner
à prix d'or sa foi. Espérance vaine ; catholiques et protestants
condamnèrent ces écoles et s'opposèrent de toutes leurs forces à
leur extension. Les presbytériens seuls les regardèrent avec faveur
et conséquemment elles furent établies pour la plus grande partie
dans la province de l'Ulster. II y a aujourd'hui quatre de ces vingt-
neuf institutions maintenues aux frais de l'État, où il est impossible
de trouver un seul catholique, et dix où moins de neuf catholiques
ont été inscrits sur les registres pendant l'année entière (1889) (1).
La commission Powiss trouva qu'en 1868 les élèves catholiques
des écoles modèles formaient une moyenne de trente-et-un par dix
mille habitants de cette rehgion. La même commission remarquait
(l) Il faut bien remarquer que neuf n'est pas le chiffre de l'assiduité
moyenne, mais le nombre d'élèves catholiques inscrits pendant toute une
année; peut-être y en a-t-il, comme cela se voit souvent, qui n'ont été pré-
sents qu'une seule fois. Les Rapports du Conseil sont faits de telle sorte qu'il
est impossible de connaître l'assiduité moyenne des élèves d'une dénomi-
nation religieuse particulière.
L ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE EN IRLANDE 385
aussi qu'on se sert de tous les moyens pour exhausser la moyenne
d'assiduité ».
« A une certaine école, écrivent les commissaires, nous trou-
vâmes que la pratique employée pour trouver la moyenne de l'assi-
duité quotidienne consistait à diviser le total de l'assiduité des six
jours par cinq au lieu de six, afin, sans doute, de rendre plus appa-
rente la popularité de l'école. On nous assura que cela était fait par
ordre de l'inspecteur. Gomme nous exprimions aux instituteurs
notre surprise de cet indigne subterfuge, on nous répondit naïve-
ment qu'en divisant par six, cela abaisserait trop la moyenne (1). »
Le conseil d'Éducation nationale s'efforçait ainsi de donner à ces
institutions une popularité factice; et quoique le peuple les eût
condamnées et eût refusé de leur confier ses enfants, les rapports
officiels, falsifiés sciemment et à dessein, présentaient au Parlement
et au peuple anglais ce qu'on appelait « les résultats brillants des
écoles modèles » et leur « popularité croissante », indice du triomphe
définitif du système mixce.
D'après la charte royale qui les constitue, ces écoles sont essen-
tiellement consacrées (; à répandre et à relever l'éducation chez
les classes pauvres ». Quelle ne fut donc pas la surprise des com-
missaires de 1868-70 de voir qu'elles étaient, « pour la plus grande
partie, fréquentées par les enfants des classes riches » ; de voir (c des
coupés et autres voitures aristocratiques venir attendre des élèves
à la porte de l'école et des laquais en livrée en reconduire d'autres
par le chemin de fer, dans des compartiments de première ou de
seconde classe, jusqu'à une distance de 10 à 30 milles par jour! (2) »
Voilà l'usage que fait le conseil d'Education nationale de l'argent
public; et sa conduite est d'autant plus condamnable qu'il ne peut
même se rejeter pour sa défense sur le caractère de l'éducation qu'il
soutient. Si, au moins, cette éducation donnait satisfaction, on ne
regarderait peut-être pas de si près aux dépenses excessives qu'elle
a occasionnées et qu'elle occasionne encore chaque année. La com-
mission de 1870 a fait pénétrer le jour dans les coins noirs, et
comme il est peut-être instructif de connaître le caractère de ces
écoles que l'on a maintenues jusqu'ici, malgré toutes les protestations,
je vais me permettre de citer encore quelques passages de son
rapport : « Presque partout il n'y a aucune capacité digne de
(i) Voir le rapport déjà cité, vol. I, p. 745.
(•2] Ibid., p. 434-436 et 761.
.jSô revue du ^:onde catholique
remarque..., les écoles modèles sont médiocres et extrêmement élé-
mentaires..., réclucaûon est très étendue, m^iiis n'a aucune prétention
à la profondeur; elle est hâtive et superficielle... Nous sommes très
mécontents de la discipline de ces écoles; les instituteurs ne
semblent pas avoir assez d'autorité pour empêcher les enfants de
parler et de copier aux examens; les enfants paraissent n'avoir
jamais été examinés d'une manière convenable; l'incapacité des
instituteurs est déplorable. Si nous avions été chargés de donner
l'aide de l'État aux écoles d'après la capacité des élèves, nous
aurions dû, presque partout, renvoyer les élèves et déclarer l'école
indigne d'être supportée par le public (1). )> Inuiile de dire que le
conseil a dédaigné de faire la plus petite tentative d'amélioration.
Un autre objet des écoles modèles est aussi la formation des ins-
tituteurs, et en cela elles sont tout à fait condamnables, car elles
prennent le caractère de pensions où des élèves de diverses sectes
vivent ensemble et sont ainsi exposés a tous les dangers que l'indif-
férence et le mauvais exemple peuvent susciter à leur foi. Trop
souvent, hélas! comme le disait un évoque catholique, « la règle de
foi la plus courte devient le dénominateur commun h . L'épiscopat
irlandais s'est élevé avec force contre cette tentative de démora-
lisation et ce patronage non équivoque ostensiblement accordé par
l'État à l'indifférentisme rehgieux ; la commission Powiss a déclaré
que « ce n'est pas le propre des pouvoirs publics de se charger
de la direction de pensions ou d'hôtels; » que « ce système est
imprudent, coûteux, sans être efticace, incapable de produire une
classe solide d'instituteurs, et mérite la condamnation de toutes les
personnes véritablement intéressées au bien de la jeunesse (2). »
Rien n'a été changé, rien n'a été amélioré. 11 est évident que l'esprit
qui dictait les lois pénales au siècle dernier n'est pas encore mort,
et la politique myope qui fait tout pour obliger les catholiques
d'Irlande à adopter un système que l'on n'a jamais osé établir
en Angleterre et qui n'y serait pas toléré un seul jour, prend bien
soin de nous le rappeler. Il y a vingt ans qu'une commission royale
terminait ainsi son rapport sur les écoles modèles : « Nous croyons
que les commissaires d'éducation nationale ne peuvent aucune-
ment justifier le maintien pour ces écoles, des fonds votés par le
Parlement pour l'enseignement primaire dans les écoles pauvres
(1) Rapport, vol. 1, p. 65, 72 el p. 135, 457.
(2] lOiL, p. 457, 45i.
l'exseigxeme.nt catholique en iulande 387
d'Irlande; nous somiries d'avis que ces fonds doivent êLi'e suppri-
més (1). » Le dernier rapport officiel nous apprend qu'ils r/ont
pas encore été supprimés pour une seule et que ces écoles onticnuent
à maintenir leur caractère supérieur! Et 35,000 livres sterling par
année sont encore gaspillées, — c'est le mot, — pour ces vingt-neuf
institutions où la bourgeoisie et même l'aristocratie protestante font
instruire leurs enfants aux frais du public; 35,000 livres dont nous
payons notre part, nous catholiques, et dont nous ne pouvons jouir
sans étouffer la voix de notre conscience et sans mettre notre foi
en danger; 35,000 livres de l'argent voté pour l'éducation des
pauvres ! C'est une imposture qui n'en est pas moins coupable,
parce que le Parlement affecta de. ne pas la voir. Mais, j'oubliais;
il faut à tout prix répandre l'école sans Dieu et l'incubation de
l'indifférentisme coûte cher dans un pays comme l'Irlande! Le
climat n'est pas propice, paraît-i!.
Comme les écoles modèles sent, pratiquement, des institutions
d'enseignement secondaire, fréqu -ntées par les enfants des classes
aisées, sans parier du système des pensions mixtes, — nous deman-
dons qu'elles cessent d'être maintenues sur les fonds affectés à
l'enseignement primaire des classes pauvres, et qu'elles soient
reconnues comme établissements d'éducation secondaire et placées
sous le contrôle du « Conseil d'enseignement secondaire »; ou qu'elles
soient changées en collèges non mixtes, exclusivement pour la
formation des instituteurs et institutrices.
J.-A. Geo Colclough.
(A iukre.)
(1) Rapport, vol. I, p. 778.
UNE VOIE DE COMMUNICATION DIRECTE
ENTRE LE CONTINENT ET l'aNGLETERRE
La question da pont sur la Manche est déjà très actuelle, car
depuis l'Exposition universelle dernière on en parle beaucoup dans
la presse; elle va devenir actuelle, maintenant, tous les jours davan-
tage, car on s'en occupera sans tarder dans les Chambres françaises.
Ce n'est pas seulement parce qu'elle est actuelle que je viens de
poser cette question, c'est surtout parce qu'elle mérite toute l'atten-
tion des hommes pratiques, en même temps qu'elle provoque le
plus vif intérêt chez ceux que saisissent vivement les grandes choses.
Ai-je besoin de dire ce qu'il y a là de grand par soi-même? Pour
qu'on le comprenne, il me semble que je n'ai rien à faire, le mot
seul : pont sur la Manche, suffit à éveiller l'idée du grandiose.
Tout le monde doit sentir et tout le monde sent, à coup sûr, que
si l'œuvre peut arriver à terme, ce sera le plus magnifique travail
sorti jusqu'à ce jour de la main des hommes ; un travail laissant bien
loin derrière lui, non seulement les sept merveilles du monde ancien,
qui, en comparaison, paraîtraient fort petites, mais même tous les
travaux autres ou similaires accomplis en cette époque de si grands
progrès matériels; bien loin, par exemple, le fameux pont suspendu
de Brooklyn, celui du Niagara, enfin ce pont du Forth, inauguré
avec tant de solennité le h mars dernier, en Angleterre, et jusqu'à
nouvel ordre la merveille du genre.
Je n'insisterai donc pas sur cette chose jugée et comprise, la
grandeur intrinsèque de l'œuvre en projet. Pour cette grandeur
seule, il est permis d'en souhaiter l'exécution. Toutefois, ce gigan-
tesque travail sera évidemment coûteux à proportion, sans parler
même des difiicultés spéciales qu'il présente ; on ne saurait demander
LE PO>'T SUR LA MANCHE 389
ni attendre qu'il soit exécuté par pur amour de l'art et pour la
gloire. Heureusement que s'il doit être grand en soi, il sera aussi
très grandement utile, et par là répondra pleinement au prix qu'on
y devra mettre.
Ceci n'éclate pas aux yeux comme le reste, ceci a vraiment besoin
de démonstration. C'est cette démonstration que j'entreprends,
La construction du pont est désirable, pour qui? Pour l'Angle-
terre d'abord, pour le commerce anglais en première ligne, je le dis
tout de suite et sans ambages. Ce grand intérêt de l'Angleterre
dans la question nous toucherait peut-être médiocrement, nous
Français, à cette heure surtout où la chère Albion montre à notre
détriment, une fois de plus, les instincts accapareurs et le mépris
des traités qui la distinguent. Mais, pour bénéficier du pont, il y
aura aussi, grâce à Dieu, tous les pays qui commercent avec elle,
la France comprise, la France au-dessous d'elle peut-être, mais au-
dessus de tous les autres pays.
En déclarant que la construction de ce pont est infiniment souhai-
table, je ne songe pas à nier qu'elle est aussi infiniment difficile.
J'exposerai, sans en rien omettre, ces difficultés ardues et multi-
ples; mais j'aurai le plaisir de faire voir qu'elles ne sont, les unes et
les autres, nullement insurmontables.
Parmi ces difficultés, je mentionnerai ici tout d'abord celle qui
consistera à réunir le très gros capital nécessaire pour mener à fin
une œuvre aussi colossale; car nul ne peut songer et nul ne songe à
demander le capital en question aux budgets des deux États le plus
directement intéressés, de la France et de l'Angleterre. L'œuvre
superbe se double donc, naturellement et forcément, d'une entre-
prise industrielle. De cette entreprise industrielle je parlerai peu;
j'en dirai tout juste ce qu'il faut pour montrer qu'on peut l'espérer
fructueuse, que le capital indispensable, si gros qu'il doive être,
a donc toute chance de se trouver, et qu'ainsi cette difficulté der-
nière pourra être surmontée comme les autres.
I
HISTORIQUE DE LA QUESTION
Voici longtemps que l'on songe à relier l'Angleterre au Continent
par une voie de communication directe. Cette voie ne peut s'établir
!«'■ DÉCEMBEE {s^ 90). 4^ SÉRIE. T. XSIV. ÎG
390 REVUE DU MO^DE CATHOLIQUE
que par un pont ou par un tunnel. L'idée d'un tunnel crensé sous
la Manche et l'idée d'un pont jeté par-dessus sont nées à peu près
ensemble et se sont parallèlement développées. Laquelle a germé la
première? peut-être l'idée du tunnel, à cause de celui qui, depuis
cinquante ans bientôt, passe sous la Tamise, à Londres mais aucun
projet formel ne se produisit, à ce premier moment, lui faisant
prendre date. Il y a, d'autre part, plus de quarante ans que l'idée
du pont fut émise par un Français, Thomé de Gamond, qui, publiant
ses plans, lui donna en droit la priorité sur l'autre. Malheureuse-
ïïîefit pour l'éminent ingénieur, l'art des constructions métalliques
n'avait pas réalisé alors les m.erveilleux progrès qu'il rêvait sans
doute, qui se sont accomplis en effet dans le dernier quart de siècle,
et qui ont frappé tous les yeux surtout à l'Exposition univeiseiie
de 1889. Considérée comme chimérique, avant qu'on eût obtenu da
fer ou de l'acier tant de prodiges, la conception de Thomé de
Gamond se vit écartée avec des sourires.
Bientôt après, l'idée du tunnel sous-marin prit corps, l'arrivée à
terme du tunnel de la Tamise montrant qu'elle pouvait n'être pas
irréalisable. Lue Société se forma pour en poursuivre la réalisation.
Cette Société existe toujours, elle est très puissante, comprenant les
plus forts actionnaires de la South Eastern Railway Company, et
ceux aussi de notre Compagnie des chemins de fer du Nord, c'est-
à-dire les principaux personnages des deux Compagnies de voies
ferrées qui seraient appelées, en deçà et au dehà de la Manche, à
recueillir l'un des bénéfices de la voie de communication établie. Ne
craignant pas de semer les millions, parce que la plupart de ses
membres ont les moyens d'attendre la récolte, cette Société en a
déjà dépensé un joli nombre en études préparatoires, non du rest-.'
sans avoir poussé le forage du tunnel, des deux côtés, à une bonne
distance sous la mer.
Mais voici des années qu'elle a suspendu ses travaux. Ce n'est
pas que, chemin faisant, l'œuvre ait été reconnue impraticable : quoi
que le problème relatif à l'aération de ce tunnel, qui devrait avoir
plus de 60 kilomètres, ne soit pas résolue, et que, l'ouvrage supposé
terminé, les infiltrations possibles demeurent un danger fort redou-
table, les promoteurs de l'idée paraissaient très résolus à aller de
l'avant, sans que les hommes compétents les aient taxés d'impru-
dence. L'arrêt des travaux, en tout cas, n'a pour cause aucune des
difficultés inhérentes à l'entreprise; il tient à un obstacle tout exté-
LE PONT SUR LA MANCHE 39î
rieur, au veto des pouvoirs publics d'Angleterre, veto persévérant,
qui s'est produit pour la quatrième fois le 5 juin de la présente
année.
L'œuvre du tunnel se trouvant ainsi tout au moins enrayée, il
était naturel qu'on revînt à l'idée du pont; et l'on y est revenu.
Depuis longtemps, des ingénieurs français avaient repris et travaillé
à leur tour le projet Thomé de Gamond. En 1870, Vérard de Sainte-
Anne publiait des plans, et faisait inscrire à Londres une première
Société d'études, essayant en même temps, par des conférences
publiques, d'attirer l'attention sur l'idée, sans y réussir suiïisara-
meut. Il mourut à la peine, et, lui mort, la Société qu'il avait créée
dut se liquider. Mais presque aussitôt, en 188^^, une autre se forma,
anglo-française aussi, sous ce'ac dénomination anglaise : The
Channel Bridge and liaihccnj Company, ce qui veut dire Compa-
gnie du pont et du chemin de fer du canal. Recueillant l'idée de
Thomé de Gamond, les plans et toutes les études de M. de Sainte-
Anne, cette deuxième Société se proposait, avec la construction du
pont, d'exécuter le tronçon de voie ferrée destiné à souder ensemble
ies chemins de fer anglais et les chemins de fer français.
Composée au début d'hommes sans notoriété ni influence, qui
nnisirent même quelque peu à l'entreprise, la Société du Channel
Bridge s'est reconstituée naguère avec des personnalités marquantes,
mettant à la présidence de son conseil d'administration, d'abord
l'amiral Cloué, puis M. le comte de Chaudordy, ancien ambassa-
deur de France, à la vice-présidence; l'honorable Philipp Stanhope,
membre de la Chambre des Communes, frère du ministre actuel de
la guerre en Angleterre, et parmi les autres membres du Conseil,
trois Français encore; M. l'amiral Lagé, remplaçant l'amiral Cloué,
M. de Gay du Palland, ancien préfet, remplissant les fonctions de
Directeur de la Compagnie; M. Euverte, ingénieur métallurgiste.
C'était le moment à peu près où lYSl. Henri Schneider, directeur
de la grande usine métallurgique du Creusot, et Hersent, ingénieur,
connu par ses grands travaux de l'Isthme de Suez, des ports d'Anvers
et de Lisbonne, apportaient à la Société, pour le pont, des plans
nouveaux, ceux de Vérard de Sainte-Anne ayant dû être aban-
donnés. Les plans de i\îM. Hersent et Schneider ont été revus par
ftlM. Baker et Fowler, deux ingénieurs anglais de grand renom,
constructeurs de ce pont du Forth, dont j'ai parlé tout à l'heure.
Placés ensuite sous les yeux du public à l'Exposition Universelle, et,
392 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
grâce aux merveilles métalliques qui s'épanouissaient là, considérés
avec une curiosité sympathique qui excluait la vieille incrédulité,
ils ont mis définitivement à l'ordre du jour la question du pont sur
la Manche, faisant entrer l'entreprise dans le domaine au moins des
choses qu'on discute.
II
UTILITÉ d'un MOYEN DE COAniUNICATION DIRECTE
LES GRANDES ROUTES COMMERCIALES
Par la voie de communication directe que l'on cherche à établir
entre l'Angleterre et le Continent, il ne s'agit pas seulement d'af-
franchir du mal de mer, ou des périls parl'ois réels de la traversée,
les très nombreux voyageurs qui vont et viennent dans l'année d'un
bord à l'autre de la Manche ou de la mer du Nord; il s'agit encore,
et surtout, d'épargner au commerce, non pour la totalité, mais
pour une bonne partie de ses marchandises, les frais considérables
de double transbordement, les risques de casse ou de détérioration,
et aussi les grosses pertes de temps que chaque transit par bateau
lui impose. 11 peut n'y avoir qu'un transbordement nécessaire, il
n'y en a qu'un en effet pour certaines marchandises qui arrivent
de Londres déjà par bateau, en descendant la Tamise ; mais ces
marchandises sont de celles, en général, qui pour traverser le
détroit ne prendront jamais le pont; en sorte qu'à tout ou à presque
tout ce qui prendra le pont, le double transbordement sera vrai-
ment évité.
Ces doubles frais de transbordement, pour les marchandises dont
il s'agit qui transitent ou pourront transiter dans Tannée, de l'An-
gleterre sur le continent ou du continent en Angleterre, et dont
une bonne partie va plus loin ou vient de plus loin, ces frais se
chiffrent, à n'en pas douter, par des centaines de millions, sans
compter les risques de casse ou d'avaries que la double opération
fait courir aux objets fragiles et précieux; or la perte de temps qui
en résulte ainsi, représente une perte d'argent peut-être plus con-
sidérable encore.
Gagner du temps, en matière commerciale, c'est gagner de
l'argent, nul ne l'ignore. Gagner du temps, en premier lieu, c'est
presque toujours économiser des frais de route; c'est, ensuite,
avoir chance d'arriver premier sur un marché pour y débiter une
marchandise, chose également très importante : Tarde veincntibus
LE PONT SUR LA MANCHE 393
ossa, « aux derniers venus les os, » comme dit le proverbe qui prit
en latin sa formule concise. Réduire ses frais dans la plus grande
mesure possible, puis atteindre vite le marché visé, voilà les deux
préoccupations constantes de qui sait commercer: et un négociant
habile, souveni, n'hésite pas à payer plus cher le transport, à
augmenter ses frais généraux, pour arriver plus vite et ainsi être
dans le cas de vendre davantage. En fait de voies, pour aller vite,
il y a lieu de préférer désormais, et l'on préfère d'une manière
générale, les voies de terre aux voies de mer, parce que les voies de
terre sont désormais des voies ferrées, et que le cheval-vapeur a une
marche sensiblement plus rapide sur terre que sur mer, où l'eau
lui donne à vaincre une résistance propre et distincte du poids ; et
l'on combine les voies de terre avec les voies de mer, même au prix
de transbordements longs et coûteux, si, tout bien considéré, il doit
en résulter quelque importante accélération de marche, rachetant au
besoin l'excédent de dépense. Gagner du temps! gagner ses rivaux
de vitesse ! c'est plus que jamais une des conditions de la réussite
dans le commerce. Et la lutte, sous ce rapport, n'existe pas seule-
ment entre les individus ; entre les peuples également on se livre à
cette sorte de steeple-chase.
C'est le besoin de gagner du temps, de raccourcir les trajets, qui
fait aujourd'hui, à grands frais, percer de tunnels les plus grosses
montagnes, construire des viaducs et des ponts, ouvrir des canaux,
là où jadis on n'eût point songé à le faire.
Comme exemple frappant entre tous, à ce point de vue; je men-
tionnerai tout d'abord le pont de Forth. Il s'agissait uniquement,
pour les Compagnies anglaises de chemins de fer dont les lignes
aboutissent à Edimbourg, de gagner quelques heures en évitant de
contourner, pour atteindre cette ville, un bras de mer qui pénètre
fort avant dans les terres et s'y développe en vaste bassin, mais ne
mesure, dans sa partie la plus étroite, non loin de l'antique capitale
écossaise, qu'environ 2 kilomètres; et les Compagnies en question
ont consenti à dépenser 75 millions de francs pour se donner cette
traverse, ce pont de 2 kilomètres, coûteux surtout parce qu'il
devait laisser le passage libre aux gros navires de commerce.
C'est en raison aussi de ce besoin de gagner du temps que se
déplacent de loin en loin les grandes routes commerciales ; et c'est
d'ailleurs plus particulièrement à créer ou à raccourcir toujours un
peu plus ces routes internationales que tendent les grands et dis-
394 REVUE DU MOXDE CATHOLIQUE
pen dieux travaux, canaux, tunnels, viaducs ou ponts, dont je viens
de parler.
De nos jours, le creusement du canal de Suez a ouvert au com-
merce européen, vers l'extrême orient asiatique, vers l'Océanie et
l'Australie, vers l'Afrique orientale, une route infiniment plus
courte que celle du cap de Bonne-Espérance, suivie depuis l'époque
des grandes découvertes maritimes; et le creusement du canal
de Panama, s'il est repris et achevé, créera une voie moins longue
encore que celle de Suez vers l'Australie peut-être, à coup sûr vers
les îles du nord de l'Océanie, vers le Japon et les rives orientales de
l'Asie, ainsi qu'une voie plus courte et moins dangereuse que celle
du cap Horn vers les rivages sud-américains du Pacifique. Les deux
traverses. Panama et Suez, sont destinées sans doute à se compléter
l'une l'autre, en permettant aux navigateurs de faire décidément
le tour du globe sans avoir à décrire des zigzags énormes, à travers
des zones inhumaines, et en rapprochant de l'Europe autant que
possible, par les deux bouts à la fois, tous ces pays, toutes ces îles
du grand Océan qui recèlent tant de richesses.
Je laisse de côté la traversée de Panama, qui n'a rien à voir avec
le Pont sur la Manche, mais je veux m'arrêter un peu à cette tra-
versée de Suez, pour montrer comment, en supplantant l'antique
route du cap de Bonne-Espérance, elle a rendu fort nécessaire l'éta-
blissement d'un moyen de communication directe entre l'Angleterre
et l'Europe continentale.
Les Indes, l'Indo-Ghine, la Chine, le Japon, les grandes îles du
nord de l'Océanie, terres extraordinairement fertiles et riches,
l'Australie encore et l'Afrique orientale, offrent de précieux débou-
chés pour les produits européens ; mais surtout l'Europe y va cher-
cher depuis des siècles, et de plus en plus depuis que ses industries
se sont prodigieusement développées, quantité de denrées et objets
de grands prix qui lui manquent. H y a donc, entre elle et ces loin-
tains pays, un double et immense mouvement d'échanges. La plus
grosse part de ce double trafic, on le sait, revient à l'Angleterre,
depuis le jour où elle a conquis, sur nous et sur les Portugais, ce
pays des Indes riche entre tous, c'est-à-dire depuis le milieu du
dernier siècle; la prise de possession de l'Australie n'ayant pu
qu'augmenter ce trafic; et la protectorat de Zanzibar, qu'elle vient
de s'adjuger, dans cet étonnant partage de l'Afrique orientale avec
l'Allemagne, ne pouvant que l'accroître encore.
LE POINT SUR LA. MANCHE 3D5
Ici J!3 relèverai en passant et j'expliquerai une singularité. C'était
l'Angleterre, comme je viens de le dire, qui devait bénéficier le plus
de la voie nouvelle ouverte au commerce européen ; c'est elle qui
aurait dû, ce semble, accueillir avec le plus de satisfaction et de
chaleur le projet relatif au canal de Suez. H en fut autrement, oa
peut se le rappeler. On peut se rappeler qu'elle montra tout d'abord,
à ce propos, beaucoup de mauvaise humeur, et ne s'employa qu'à
jeter des bâtons dans les roues. C'est que deux craintes, sans doute,
étaient venues à notre voisine d'outre- Manche. Elle craignait évi-
demment, en premier lieu, pour son empire des Indes, pour cette
domination effective qui ne lui parmet pas seulement d'exploiter
presque seule une des plus riches comme des plus vastes contrées
du monde, qui constitue en outre la base de sa suprématie commer-
ciale dans toutes les autres contrées de l'extrême orient asiatique :
il n'était pas impossible qu'un jour ou l'autre quelqu'une des puis-
sances méditerranéennes, la France, par exemple, trouvant la route
de Suez ouverte, et ayant sur elle forcément une grande avance, fût
en mesure d'envoyer contre ses possessions indiennes un corps d'in-
vasion considérable, et de l'y faire arriver avant qu'elle eût pu barrer
le chemin à l'expédition ou organiser la défense du pays. Elle crai-
gnait ensuite, l'Angleterre mercantile, qu'ayant par Suez, au point
de vue commercial, la même avance sur elle qu'au point de vue
militaire, les nations méditerranéennes, sans rien tenter contre sa
domination politique, ne finissent, pour cela seul que leurs négociants
pouvaient y devancer les siens, par se substituer à elle, commercia-
lement, dans ces riches pays orientaux. La nécessité, pour les nations
dont il s'agit, l'Espagne exceptée, qui ne pouvait lui donner beaucoup
d'ombrage, la nécessité de faire un long détour, en allant prendre
l'Océan Atlantique, et de passer même sous son canon de Gibraltar,
pour gagner par le Cap, comme elle, l'Océan Pacifique et les terres
qu'il baigne sous divers noms, maintenait au point de vue du chemin
à parcourir, l'égalité entre elle et ses rivales possibles ; sans compter
qu'avec son canon de Gibraltar elle était, en somme, militairement,
à peu près maîtresse de la route. On comprend donc qu'elle ait vu
d'abord de mauvais œil le projet d'ouverture du canal, et qu'elle ait
même caressé l'idée d'y faire obstacle.
Assez vite cependant elle se ravisa et changea d'allures. Elle
venait par un co;jp d'audace, un de ces coups dont elle est coutu-
mière, de mettre la main sur le rocher de Périm, au beau milieu du.
396 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
détroit de Bab-el-Mandeb, lequel constitue l'entrée fort étroite de la
mer Rouge : quelqu'un de ses hommes d'Etat avait eu un éclair de
prévoyance, égal à celui qui, dans la guerre de la succession d'Es-
pagne, tout au commencement du dix-huitième siècle, la portait à
s'installer sur le rocher de Gibraltar. Par Gibraltar elle s'était pro-
curé la clef de ce grand golfe appelé la Méditerranée; avec Périm,
elle s'assurait à tout événement la clef de la mer Piouge, et dès lors,
à l'avance, la clef du canal projeté, par conséquent le moyen de
fermer à l'occasion cette nouvelle route du Pacifique, cette nouvelle
route des Indes, de la Chine et de l'Australie, qu'elle ne pouvait pas
décemment empêcher d'ouvrir, n'ayant pour le faire aucun motif
avouable. Une fois maîtresse de Périm, elle laissa le Canal se creuser,
et d'autant plus aisément qu'elle méditait mieux encore, la prise de
possession de l'Egypte, qui la ferait maîtresse du Canal lui-même à
ses deux embouchures, maîtresse ainsi bien plus absolue de la route
en question ; et ce rêve, nous avons vu qu'elle l'a réalisé, profitant
de l'impuissance où nous a mis la République, incapable de faire la
guerre faute d'alliances. Maintenant qu'elle s'y est glissée, soi-disant
à titre provisoire, à la faveur, non d'un incident fortuit, comme on le
croit, mais d'une comédie longuement préparée, elle reste en Egypte,
et elle y restera, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, tolérant le pas-
sage à travers le canal môme de navires de guerre autres que les
siens, mais prête à leur barrer le chemin dès qu'elle le jugerait né-
cessaire; admettant au transit, à côté de ses navires de commerce,
ceux des autres nations, tant que les siens passeront là, comme
aujourd'hui, par rapport à ceux des autres pays, dans la proportion
de trois ou quatre contre un, tant qu'elle constatera de la sorte que
la concurrence commerciale ne lui devient pas redoutable, et décidée
à couper la route, même au commerce, s'il arrivait que les nations
méditerranéennes s'étant outillées, la proportion du transit commer-
cial se modifiât par trop à son désavantage ; ce qui est au surplus,
une hypothèse sans grande vraisemblance.
La route de Suez ouverte avec sa permission, l'Angleterre s'in-
génia pour en tirer le meilleur parti et pour racheter autant que
possible, en raccourcissant le plus possible le trajet qu'elle a à
faire jusqu'à l'embouchure du canal, l'avantage que pourraient
tirer les pays méditerranéens du fait que leurs côtes sont à proxi-
mité beaucoup plus grande de ce commun passage. Ainsi, pour
éviter le très long détour de Gibraltar, elle s'est immédiatement
LE PONT SUR LA MANCHE 397
décidée à emprunter, au prix de deux ou trois transbordements,
les voies ferrées continentales. Elle trouva d'abord sa voie la plus
rapide sur le territoire français, et emprunta nos lignes ferrées, de
Calais à Marseille, Marseille devenant alors son port d'embarque-
ment, sa tête de ligne maritime. Mais lorsque l'Allemagne et l'Italie
se furent entendues ensemble, puis entendues avec la Suisse, pour
construire le tunnel du Saint-Gothard, le trafic anglais trouva par
Anvers, l'Allemagne, le Saint-Gotliard et le territoire italien jusqu'à
Brindisi, une voie qui, abrégeant d'une façon sensible le trajet de
mer jusqu'à l'entrée du canal de Suez, allongeant d'autre part le
trajet par voie ferrée, était notablement plus rapide et plus avanta-
geuse que la voie française ; il la prit ; Brindisi remplaça Marseille
comme tête de ligne maritime de l'Angleterre sur la route des Indes
et de l'Australie, et le transit de cette partie importante du trafic
anglais fut perdu pour nos lignes de chemins de fer.
Il est question maintenant, pour le même trafic, pour ce qu'on
appelle couramment la malle des Indes, quoique l'Australie et
l'Afrique orientale aient là leur part, il est question d'un chemin
qui abrégera encore d'une façon sensible le trajet de mer jusqu'à.
Pord-Saïd, tout en allongeant aussi le trajet par voie ferrée : ce
chemin, allant passer parvienne, Pesth, Belgrade et les voies ferrées
ottomanes, aboutirait à Salonique, nouveau port d'embarquement
destiné à remplacer Brindisi, comme Brindisi a remplacé Marseille.
Il y a enfin des gens qui rêvent, pour la part de ce trafic concer-
nant les régions des mers de l'Inde et de la Chine, et méritant tout
à fait le nom de malle des Indes, une voie beaucoup plus rapide
encore que la voie Salonique-Suez. Cette voie, inclinant toujours
plus à l'est, après avoir gagné Constantinople et franchi le Bosphore
d'une façon quelconque, sans doute par un pont aussi, prendrait
une ligne ferrée qui, allant chercher la vallée de l'Euphrate, des-
cendrait avec ce fleuve jusqu'au golfe Persique, où se trouverait le
port définitif d'embarquement.
Ce serait pour le coup la route la moins longue possible, et infini-
ment la plus rapide, entre l'Europe centrale et occidentale, l'An-
gleterre comprise, et l'Extrême Orient asiatique, car elle ferait
éviter, au moyen d'une diagonale relativement courte parcourue en
wagon, le coude très aigu à décrire en paquebot, fût-ce depuis
Salonique, pour arriver aux mêmes bouches de l'Euphrate par Suez
et la pointe sud-ouest de l'Arabie. InfaiUiblement tout le va-et-vient
398 BEVUE DU MOIS DE CATHOLIQUE
de voyageurs et de marchandises, existant ou pouvant exister
entre l'Europe centrale et occidentale, y compris l'Angleterre, et les
Indes, rindo-Chine, la Chine, le Japon, les îles hollandaises et
espagnoles de l'Océanie, s'établirait par là, Suez ne conservant que
le va-et-vient entre les mêmes régions européennes et l'Australie ou
l'Afrique orientale. Et qui doit particulièrement souhaiter l'établis-
sement de cette rouie commerciale nouvelle? C'est l'Angleterre: car
elle y gagnerait d'abord, pour le grand trafic que l'on sait, la voie
la plus rapide possible; et, en dehors des marchandises transitées
avec gain de plusieurs jours, ce serait, pour les très nombreux
Anglais, militaires, commerçants, touristes ou autres, qui vont aux.
Indes, une vive satisfaction de pouvoir quelque jour prendre le
train à Londres et n'en descendre qu'en face de l'île d'Ormuz, par
exemple; mais l'Angleterre y gagnerait encore de n'avoir plus-
manifestement rien à redouter, pour son commerce oriental, d'au-
cune nation méditerranéenne, qui n'aurait plus sur elle, à cet
égard, aucune avance. Elle ne lâcherait point pour cela l'Egypte,
et continuerait certainement à monter la garde sur le canal de Suez
et à Périm; seulement elle ne le ferait plus qu'en vue d'empêcher
quelque coup de main militaire contre son empire indien, ce qui
mettrait sa conscience un peu à l'aise.
Mais il n'est pas encore fait, ni près de se faire, le chemin de fer
qui, des bords du Bosphore, irait à travers la montueuse Asie-
Mineure et les vastes massifs de l'Arménie, rejoindre l'Euphrate,
pour accompagner ensuite le grand fleuve biblique dans tout son
parcours. Ce n'est pas le trafic, si grand qu'il soit, de l'Angleterre
et du reste de l'Europe avec les pays d'Extrême Orient, qui en
payerait l'énorme coût et l'entretien; or les pays à traverser ne
paraissent pas devoir être de si tôt en état de contribuer pour leur
part à la double dépense.
Voici d'ailleurs que la Russie, qui ne peut guère bénéficier de la
route de Suez, ayant, pour l'aller prendre, un trop grand détour à
faire, cherche à ouvrir à son commerce un autre chemin vers ces
pays et ces marchés d'Extrême Orient que tous les peuples euro-
péens visent et se disputent plus ou moins ouvertement depuis trois
siècles; maîtresse désormais de vastes territoires au sud de la
Caspienne, dont elle a fait presque un lac russe, elle a commencé et
pousse à grandes enjambées une ligne de fer qu'elle voudrait con-
duire, par étapes diplomatiques ou militaires, jusqu'au même
LE PONT SUR LA. IIAA'CHE 399
golfe Persique. Si elle parvenait à son bat, la ligne rêvée de Scutari
d'Asie aux bouches de l'Euphrate, comme suite aux lignes euro-
péennes aboutissant à Constantinople, deviendrait vite sans objet;
car le grand trafic européen et anglais même, renonçant au mirage
de cette voie tout à fait directe, s'empresserait évidemment de se
créer un chemin sen^ibie;i]ent plus court que celui de Suez, en
prenant, pour atteindre la grande ligne russe en question, par la
Russie méridionale d'Europe, le Transcaucase et la Perse, une tra-
verse quelconque déjà existante ou facile à compléter. Oa peut
douter également que la Russie mène son entreprise à terme ; mais
par ce motif seul qu'elle y est engagée et que le succès n'est pas
impossible, il n'y a pas d'apparence que la ligne de l'Euphrate soit
seulement commencée.
Ce ne sont pas d'ailleurs les difficultés matérielles qui arrêteront
la Russie; mais, à défaut d'obstacles matériels, la Russie rencon-
trera des obstacles politiques, peut-être insurmontables : devant
elle, pour lui barrer le chemin, poussant à la résistance et soute-
nant les peuples dont il faut traverser les territoires et dont la
bonne volonté est indispensable, elle doit trouver et elle trouvera
l'Angleterre; l'Angleterre, en effet, est intéressée à ce que cette
voie ne s'achève point, elle y a un intérêt analogue à celui qu'elle
avait de prime abord à empêcher le percement de l'isthme de
Suez; si cette voie s'achevait, la Russie aurait barre sur l'Angle-
terre et la menacerait, pour le commerce avec l'Extrême Orient,
comme la menaceraient les nations méditerranéennes, ayant barre
sur elle, grâce au canal de Suez, si elle n'avait mis le pied sur
Périm et sur l'Egypte. L'Angleterre veille avec une perspicacité^
avec une clairvoyance qu'il faut bien admirer, à tout ce qui menace
comme à tout ce qui peut accroître ses sources de richesse, sa
richesse étant d'ailleurs la source de sa puissance; elle veille là
comme elle a veillé à propos de Suez, comme elle fait toujours et
partout ; et certainement elle mettra la dernière énergie à empêcher
la Russie d'arriver de ce côté à ses fins.
Donc, c'est par Salonique et par Suez, par Salonique détrônant
Brindisi comme Brindisi détrôna Marseille, que passera prochaine-
ment, et pour longtemps, peut-être pour toujours, tout le trafic,
tout le va-et-vient de l'Angleterre et du reste de l'Europe avec
l'Extrême Orient asiatique, comme celui qui regarde l'Australie et
rAfrique orientale.
^00 P.EVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Me voici, semble-t-il, bien loin du pont de la Manche; j'en suis
très près au contraire.
Quelque direction, quelque diagonale que prenne, pour rac-
courcir le chenain, en sortant d'Europe ou avant d'y entrer, la part
anglaise du trafic en question, il lui faudra toujours commencer ou
finir par traverser, soit la mer du Nord, soit la Manche. Or incon-
testablement, le pont construit, la meilleure portion de ce trafic et
de ce va-et-vient anglais prendra la voie nouvelle, qui lui fera
économiser les frais de transbordement double ou simple, éviter de
graves risques de casse ou d'avaries et gagner au moins vingt-quatre
ou quarante-huit heures. Le pont sur la Manche achèvera ainsi, au
point de vue de l'économie de temps comme de l'économie d'argent,
ce qu'auront réalisé ou réaliseront les traverses successivement prises
pour gagner le Pacifique; il sera le complément nécessaire de Suez,
si Suez demeure, comme c'est probable, la voie suivie; il serait le
complément non moins indispensable du chemin de fer de Constan-
tinople au golfe Persique par l'Euphrate, ou du chemin russe com-
mencé, si l'une ou l'autre de ces voies arrivait à supplanter le canal
de Suez comme route d'Europe aux mers de l'Inde et de la Chine.
En outre, pour bénéficier, avec le pont construit, de la double
économie d'argent et de temps comme de la suppression de risques
dont je parle, il n'y aura pas seulement le va-et-vient et le trafic
établis ou possibles entre l'Angleterre et les lointains pays ci-dessus
indiqués, il y aura également le trafic et le va-et-vient anglais à
destination même du continent européen.
Ici, il importe de se bien faire entendre et par conséquent de parler
avec précision. Va-et-vient, trafic, cela signifie un mouvement à la
fois de voyageurs et de marchandises. En fait de voyageurs allant
et venant, il n'en est pas, sauf peut-être quelques excentriques,
qui ne doivent préférer, ayant à choisir, la traversée par le pont et
sa voie de fer à la traversée par bateau, et l'on peut même affirmer,
sans crainte de se voir démenti par le fait, que, le pont construit,
le double transit de voyageurs augmentera considérablement, l'ou-
verture de cette voie directe de communication étant faite, à n'en
pas douter, pour donner l'idée et le goût d'un voyage dont les
désagréments ou les périls de la traversée par eau détournaient,
dans les deux sens, nombre de personnes. En ce qui concerne les
marchandises, il n'en est pas certainement de même : tous les
objets de grand poids, de gros volume, de peu de valeur intrin-
LE PO.NT SUR LA MANCHE AOl
sèque et peu fragiles, qu'il n'est pas indispensable de faire arriver
vite et qui ne craignent pas les avaries, continueront sans doute,
malgré les transbordements nécessaires et grâce aux prix de trans-
port extrêmement bas que pourra leur offrir la marine marchande,
à prendre la voie d'eau pour franchir la Manche ou la mer du Nord ;
mais, tout cela écarté, ce qui restera pour prendre le pont, avec
les voyageurs, sera encore énorme, en raison de sa valeur surtout.
Tous les pays européens, depuis le Portugal jusqu'à la Russie,
en y comprenant la Belgique même et la Hollande, quoique rive-
raines de la mer du Nord, puis, hors d'Europe, tous les pays
d'Extrême Orient mentionnés plus haut, ont donc, dans des mesures
diverses, intérêt à voir établir avec le pont le moyen de communi-
nication directe souhaité et cherché depuis si longtemps; mais
l'Angleterre, c'est manifeste, y a intérêt autant ou plus que tous
les autres pays ensemble, sauf peut-être la France.
La France y est aussi tout particulièrement intéressée. Pour elle,
il ne s'agit pas seulement de son commerce avec la Grande-Bre-
tagne, il s'agit d'autre chose encore. Le pont, premièrement, s'il
est construit, ramènera sur notre territoire, au profit de Fun au
moins de nos réseaux de chemins de fer, sinon de deux, le très
considérable transit de marchandises anglaises, et même de voya-
geurs anglais, que la construction du tunnel du Saint-Gothard lui a
enlevé; car quelque route définitive que prenne ce qu'on appelle
actuellement la malle des Indes; que tout cela continue à prendre
la voie de Suez ou se partage comme je l'ai dit plus haut ; tout, je
le répète, aura inévitablement à passer par le pont, et ainsi par les
lignes au moins de notre réseau du Nord. Le pont, en second lieu,
amènera sur le territoire français, au profit du même réseau, puis un
peu de nos cinq autres, cette notable part du va-et-vient et du trafic
de l'Angleterre avec les divers pays du continent qui réclame avec
insistance une voie de communication rapide. Or ce double transit,
récupéré ou conquis pour la première fois, représente de très grosses
sommes, où l'Etat aura son compte par l'im.pôt, tandis que beaucoup
de nos compatriotes en prendront leur part sous forme, les uns de
travail rémunéré, les autres de dividende. Et je ne parle pas ici
encore des avantages, des produits, des bénéfices que doit procurer
par surcroît à nos nationaux le pont lui-même, en tant que travail
à exécuter d'abord, en tant qu'entreprise industrielle ensuite, avec
son péage.
h02 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
îil
DIFFICULTÉS d'eXÉCUTION. — RÉSISTAjNGES. — OBJECTIONS DIVERSES.
Voilà, sans que j'aie besoin d'énoncer ici des cliiffres, amplement
démontrées, il me semble, l'utilité du pont et sa grande importance
commerciale. Venons maintenant aux difficultés que peut présenter
ou rencontrer l'exécution de l'œuvre.
Difficultés matérielles d'abord. Sans conclure aussi hardiment
qu'on le fit jadis, lorsque Thomé de Gamond émit son idée, aujour-
d'hui, même après ce qu'on a vu à l'Exposition universelle der-
nière, même après les merveilleux progrès accomplis, beaucoup de
gens, je dis de ceux qui ne sont point sans quelque compétence,
doutent toujours que ce travail colossal puisse être exécuté; mais
il V en a d'autres, heureusement, d'une compétence tout à fait
reconnue, qui le déclarent parfaitement exécutable ; et l'on peut, sans
avoir des connaissances techniques, à la lumière des simples notions
que tout le monde possède, et de certains faits qui les corroborent,
décider que les derniers ont raison.
Le pont peut certainement être construit. Qu'il le soit sur les
plans de MM. Hersent et Schneider tels qu'on les a vus à l'Exposition
de 1889, sur ces plans modifiés, ou sur d'autres, peu importe; et
voilà surtout, dans la question, ce qui regarde les hommes compé-
tents. Je vais dire sur quoi peuvent se fonder les incompétents de
mon espèce pour croire à la possibilité d'exécution de cette œuvre
sans pareille. Et puisque le projet de MM. Schneider et Hersent
tient en ce moment la corde, je vais d'abord le faire connaître, dans
ses grandes lignes
Ces Messieurs font partir leur pont, sur la côte française, des
environs du cap Gris-Nez, près d'Ambleteuse, et le font aboutir, sur
la côte anglaise, près de Folkestone. Ils voulaient d'abord utiliser,
pour y asseoir deux des piles [)rincipales, les rochers du Colbart et
du Varne, à peine recouverts d'eau à basse mer, et qui forment dans
le détroit deux écueils fort redoutés des marins. R s'agissait d'ail-
leurs ainsi de suivre une ligne de fonds très bas, circonstance
avantageuse pour rétablissement des autres piles; mais il en iésuî-
tait un tracé non rectiligne, faisant même un angle assez marqué,
et long de 38 kilomètres et demi, lorsque le détroit, dans sa moin-
LE PO?;r SUR LA :\!ANCHE ^03
dre largeur, n'a que 33 kilomètres; de nouveaux sondages, dirigés
ces temps derniers pour le compte de la Société du pont par un
érainent ingénieur-hydrographe de la marine, M. Renault, autorisé à
cet effet par le Ministre des travaux pul)lics, pcr-mettent de croire
qu'en négligeant le Colbart et en n'utilisant que le Varne, on pourra
établir le tracé en ligne absolument droite, ce qui fera gagner k ou
iS kilomètres, réduction fort appréciable au point de vue du coût
général de la construction.
Le tablier du pont doit être placé à 60 mètres au-dessus des plus
hautes eaux, à 67 mètres au-dessus des plus basses. Les piles sm'
lesquelles il s'appuiera sei-ont en piene par la base, et, jusqu'à une
liauteur de 20 à 27 mètres, hors de l'eau ; elles seront en fer pour les
ZiO mètres de surplus; la partie en pierre formera une masse ayant
à sa partie supérieure une surface de 650 mètres carrés; c'est sur
cette plate-forme que se trouvera assise la partie métaîliqi]e de la
pile: ces 650 mètres de surface, multipliés par la profondeur, qui
variera, selon les fonds, de A5 à 75 m^ètres, feront en somme, pour
ces piliers de base, des volumes de 30,000 à ii9,000 mètres cubes,
sans compter le volume de la pile en fer s'élevant de àO mètres au-
dessus.
Les piles en question, pierre et fer, devaient être, d'après le pro-
jet, espacées de 100, 200, 250, 300, 350 ou 500 mètres, les petites
travées se trouvant naturellement vers les bords, les plus grandes
au milieu; il devait ainsi y avoir en pleine eau 120 piles; mais c'est
là encore une disposition qui paraît devoir être modifiée, à la suite
d'études nouvelles et de nouveaux calculs ; on parle de ne faire que
des travées de 500 mètres et de 300; si l'on cherche encore sur ce
point, c'est avant tout parce qu'il y a là une question de plus ou de
moins de dépense.
Or, tout cela est-il matériellement possible? Il y a, pour le réa-
liser, à coup sûr, de grandes difficultés à vaincre : difficultés rela-
tives à l'établissement des piles ; difiicullés relatives au moyen de
soutenir le tablier sur ces larges vides; sans compter qu'il est
permis de se demander si le pont, si le tablier spécialement, n'offrira
pas aux vents furieux de la Manche une prise susceptible de mettre
l'ouvrage achevé en constant péril de destruction ou de très graves
avaries.
Pour ce qui concerne les piles, la difficulté n'est évidemment pas
insurmontable. C'est, en somme, une question de m.asse. Les piles
llOli REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
que l'on construit pour les ponts traversant des rivières doivent
avoir un volume et un poids proportionnés à la plus grande force
connue ou probable des courants auxquels elles auront à résister ; le
volume et le poids que MM. Hersent et Schneider donnent aux leurs
sont, il faut le croire, et peuvent être dans tous les cas, en propor-
tion de la plus grande pjissance que le flot soit susceptible d'attein-
dre dans le détroit, même aux jours de tempête déchaînée. Ce n'est
point parce qu'il en faudra peut-être une centaine que la difilculté
augmente; on en édifiera cent aussi bien qu'une. Tout au plus le
nombre, dans l'espèce, peut-il constituer une difficulté en raison des
profondeurs énormes où il faudra aller asseoir bon nombre de ces
immenses piliers, l'eau, sur le parcours à suivre, atteignant des
hauteurs de 55 mètres, et, avec les scaphandres ou autres machines
en usage, des ouvriers ne pouvant descendre aussi bas sous l'eau
pour maçonner; m^ais on peut, en submergeant au préalable des
blocs de rocher, former pour chaque pile, jusqu'à la hauteur voulue,
une base informe sur laquelle se maçonnera très sohdement le reste.
Donc, de ce côté, rien d'impossible. La difficulté est certainement
plus grande pour jeter et soutenir soUdement sur le vide une lon-
gueur de tablier de 500 mètres ; mais cela encore, les hommes com-
pétents le déclarent faisable.
Et sur ce dernier point comme sur l'autre, on n'a plus seulement
le témoignage des inductions rationnelles ou des calculs géomé-
triques, on a aussi et surtout, désormais, l'autorité d'un fait, d'un
exemple; je veux parler de ce pont du Forth, inauguré, comme
je l'ai dit, le li mars dernier, et qui est précisément l'œuvre de
MM. Fowler et Baker, les deux collaborateurs de MM. Schneider et
Hersent dans la confection des plans du pont de la Manche. Or
non seulement le tablier du pont du Forth est placé à 360 pieds, à
plus de 100 mètres au-dessus du niveau des eaux, c'est-à-dire plus
haut que ue le sera, s'il s'exécute, le tablier de notre pont; mais,
en outre, ses arches ont un écartement de 1710 pieds, ce qui fait
également plus des 500 mètres adoptés par MM. Hersent et
Schneider pour le maximum d'écartement de leurs piles. Long seu-
lement de 2 kilomètres et demi, le pont du Forth n'a, il est vrai,
que deux arches de cette envergure ; mais qu'importe? Si, au point
de vue des piles, on ne peut avancer, avec une entière certitude,
que ce qui s'est fait au Forth sera faisable sur la Manche, parce que
les profondeurs d'eau, ici et là, sont différentes, on peut conclure.
LE PONT SUR LA. MANCHE Zl05
au moins, parce que cette difficulté spéciale doit se retrouver
partout la même, qu'ayant réussi au Forth à jeter un tablier de
pont sur des vides de 525 mètres, on réussira, à plus forte raison,
à en jeter un sur des vides de 500 mètres au plus, que doivent laisser
entre elles les piles du pont de la Manche. En sorte qu'à l'égard
du tablier comme à l'égard des piles la difficulté peut être consi-
dérée comme résolue.
J'ai dit que beaucoup de gens peuvent se demander, et je crois
qu'en effet beaucoup de gens se demandent avec inquiétude si ce
pont, une fois construit, résistera à certains vents furieux qui
viennent, par moment, à souffler dans la Manche; j'ajoute que
d'autres affirment qu'il n'y résistera point, et qu'il sera emporté
une fois ou une autre. A ces affirmations osées comme à ces craintes
il est facile de répondre.
D'abord le tablier du pont, ses parapets, ses piles et toutes
les parties de sa charpente métallique seront à jour, comme la
Tour Eiffel, d'où il suit que les vents perdront contre l'obstacle la
moitié de leur force. En fait, d'ailleurs, les ponts de notre vallée
du Rhône, dont quelques-uns élevés et de construction massive,
ont à essuyer, mais supportent depuis longtemps sans broncher, de
la part du mistral, ce terrible vent méditerranéen, des assauts cer-
tainement aussi violents que ceux qui attendent le pont sur la
Manche. Puis enfin, le pont du Forth est là, comme un second
argument de fait; car, avec sa charpente moins ajourée et plus
massive que celle qu'annoncent les plans de MM. Hersent et
Schneider, il paraît ne pas devoir broncher non plus sous des
vents de force à peu près égale à celle du vent en question. Tout
cela étant, on peut, je crois, déclarer mal fondées les appréhensions
et prédictions dont je parle.
Le pont est donc, de soi, parfaitement exécutable; il n'a,
ensuite, rien à craindre des vents furieux de la mer. Mais dans
cette entreprise les difficultés matérielles, techniques, inhérentes au
travail lui-même, ne sont pas évidemment les seules qu'on puisse
rencontrer; on rencontrera sans doute aussi des obstacles exté-
rieurs, des oppositions, des résistances, et il ne manque pas de gens
pour affirmer que certaines de ces résistances demeureront invin-
cibles.
Premièrement, dit-on, le pont en projet, s'il venait à être cons-
truit, serait susceptible de gêner beaucoup la navigation dans le
l^"" DÉCEMBRE (^o 90). 4« SÉRIE. T. XXIY. 27
i06 r.EVUE DU MONDE CATHOLIQUE
détroit; or, la mer appartenant à tous, même en ce bras resserré
entre la France et l'Angleterre, en dehors de l'Angleterre et de la
France, qui peut-être n'empêcheront pas que la voie de communi-
cation dont il s'agit soit établie, ayant trop de bénéfices à en tirer,
toutes les nations maritimes seront autorisées à réclamer, et frap-
peront l'entreprise d'un veto qu'on ne mépriserait pas sans péril de
graves complications internationales. Il y a plus, ajoute-t-oa : en
supposant qu'aucune autre nation ne réclame, les promoteurs de
l'œuvre auront besoin, avant d'y mettre la main, puisque le pont
doit déboucher dans les deux pays, d'obtenir l'agrément formel des
pouvoirs publics de France et d'Angleterre; or, si du côté des
pouvoirs publics français aucune opposition irréductible n'est à
prévoir, il faut compter, au contraire, que les pouvoirs publics
anglais, malgré les immenses avantages commerciaux qu'il procu-
rerait à la Grande-Bretagne, se montreront intraitables à l'égard du
pont, comme ils l'ont été à l'égard du tunnel.
Je vais examiner et détruire, il me semble, ces denx objections
nouvelles.
En ce qui concerne la première, MM. Hersent et Schneider l'ont
manifestement prévue et ont pris soin de la rendre vaine : il est
facile de voir, d'apiès les plans, que leur pont ne fera obstacle à
la navigation ni avec son tablier ni avec ses piles.
Le tablier, d'abord, sera placé, comme je l'ai dit, à 60 mètres
au-dessus des eaux les plus hautes. En outre, pour le soutenir sur
les lîj'ges vides, même de 500 mètres, il n'y aura pas d'arches-
proprement dites, il n'y aura pas ces arcs inférieurs traditionnels
que MM. Fowler et Baker ont encore appliqués au pont du Forth :
ce tablier, d'après le plan, va droit d'une pile à l'autre sans aucun
support intermédiaire par dessous, et c'est par dessus, s'appuyant
€n leur centre sur les piles surélevées, que régnent d'immenses
arcatures destinées à le soutenir, un peu comme font les câbles
dans les ponts suspendus. Ce système est susceptible de procurer
la solidité comme l'ancien, il faut le croire, puisqu'il n'a provoqué
aucune observation dans les réunions d'ingénieurs auxquelles le
projet a été soumis. En tout cas, établi à une pareille hauteur,
sans aie, ni bras, ni rien qui obstrue le dessous, ce tablier ne sau-
rait vraiment contrarier la navigation en quoi que ce soit : où sont
les cheminées et même les mâts de navire qui aient une semblable
Il auteur?
LE PO^T sur» LA MANCHE 407
Quant aux piles, certaines gens affirment, je le sais, qu'elles
formeront dans la mer autant d'écueils; mais cette allégation
manque absolument de sérieux. Espacées, en effet, de 300 ou de
500 mètres, aux endroits utiles, sinon dans toute la largeur du
détroit, elles laisseront des ouvertures plus grandes que n'est
l'entrée de la plupart des pons du monde; elles seront armées en
outre, la nuit et aux jours d'épais brouillards, de puissants fanaux
électriques qui permettront aux navires de manœuvrer au besoin
peur les éviter et pour éviter en même temps les rochers que quel-
ques-unes doivent recouvrir; eniin, brisant ou divisant les eaux,
elles donneront naissance à des remous d'autant plus forts que la
mer sera plus furieuse; et tout seuls ces remous écarteront d'elles
les navires, les poussant au large dans chacune des passes. Il saute
donc aux yeux que les piles deviendront pour la navigation, à tous
les points de vue, une facilité et un secours au lieu de constituer
un péril de surcroît.
Au surplus, sous ce rapport encore, on peut appeler en témoi-
gnage le pont du Forth, sous lequel passent désormais, sans acci-
dent, tous les navires qui remontent vers le grand poit de Sainte-
Marguerite Hope, où l'on en voit à l'ancre, à certains jours, plus-
de mille à la fois, de tous tonnages; et le fait est décisif, comme
preuve que les piles du pont en projet ne sauraient entraver la
navigation, non plus que son tablier.
Il n'y a donc pas de motif acceptable pour que les nations mari-
times et commerçantes, en dehors de la France et de l'Angleterre,
cherchent à empêcher l'exécution du grand travail dont il s'agit;,
si d'aventure, et alors par pure fantaisie jalouse, quelqu'une d'entre
elles, le moment venu, s'avisait de réclamer et même de menacer,
elle ne trouverait certainement d'écho nulle part. L'Angleterre et la
France vont donc pouvoir discuter la question en plein calme, sans
s'inquiéter d'autre chose que de l'intérêt général du commerce et
de leur propre intérêt : il est bien démontré que ces gouvernements
ne risqueront de soulever aucune difficulté internationale, s'il leur
plaît d'accorder la double licence dont la Société du Pont ne peut
se passer pour se mettre à l'œuvre.
En ce qui concerne notre gouvernement, la question est déjà
posée devant lui sous la forme habituelle d'une demande en con-
cession, que la Société a fait remettre à notre ministre des travaux
publics. Personnellement très sympathique au projet, il l'a déclaré
/[08 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
et prouvé naguère, le Ministre a transaiis cette demande à la
Chambre, ce qui est suivre la filière; mais en même temps il a
nommé, pour étudier le projet au point de vue technique, une Com-
mission exclusivement composée d'ingénieurs, la plupart inspec-
teurs généraux des ponts et chaussées, et d'une compétence indis-
cutable. Comme il était naturel qu'elle le fit, cette Commission a
commencé par charger une délégation d'aller visiter le pont du
Forth, que l'on inaugurait sur ces entrefaites; après avoir examiné
dans tous ses détails le magnifique travail de MM. Fowler et Baker,
cette délégation est revenue, charmée, paraît-il, de ce qu'elle a vu,
de ce qu'elle a constaté. La Commission à son tour, éclairée encore
par les derniers sondages que vient de faire M. Renault, ingénieur
hvdrographe de la marine, déposera sous peu son rapport, et il
n'est guère douteux que ce rapport conclura, selon son objet, ;\ la
possibiUîé matérielle d'exécuter le pont.
Nos Chambres auront ensuite à se prononcer ; et si la Commission
technique a déclaré dans son rapport que le pont peut être cons-
truit, elles n'auront vraiment qu'à accorder la concession sollicitée,
c'est-à-dire fautorisation nécessaire; pour croire qu'elles statueront
autrement, il faudrait les supposer insoucieuses de l'honneur et des
intérêts de la France.
Intéressée à ce que le pont se construise, d'abord à cause de son
commerce particulier avec l'Angleterre, puis pour ramener ou
amener sur son territoire une bonne part du gros trafic que font
nos voisins d'outre-Manche avec l'Europe et avec beaucoup de
contrées hors d'Europe, la France trouvera, comme l'Angleterre,
d'ailleurs, dans l'exécution du prodigieux travail, deux autres profits
non méprisables : sa part du produit de l'exploitation, puisque la
Société est et restera mi-partie française et anglaise, et sa part
encore du bénéfice industriel que doit produire la construction elle-
même, car il est convenu que, pour les matériaux à employer, ainsi
que pour la main-d'œuvre, l'ouvrage se partagera également entre
les deux pays; environ 500,000 tonnes d'acier avec 2 millions de
mètres cubes de pierre, ciment ou béton, à préparer et à mettre en
place, c'est, pendant dix ans, car il faudra ce temps pour mener
l'œuvre à terme, de l'activiié pour nos carrières, nos mines de fer,
nos usines métallurgiques et autres; c'est de l'occupation, pendant
la même période, pour des milliers de nos travailleurs de plusieurs
catégories. La France, enfin, est intéressée d'honneur à ce que ce
LE PO^'T SUR LA MANCHE 409
pont, travail d'une grandeur sans pareille, et qui fut une conception
française, demeure dans l'exécution, pour moitié au moins, une
œuvre française.
On tâchera de persuader à nos sénateurs et à nos députés que
notre cabotage et toute notre marine marchande recevraient, par
suite de la construction du pont, un coup sensible, peut-être un
coup mortel, qui atteindrait aussi indirectement notre marine de
guerre. Or il faut, premièrement, considérer en tout quel est pour
le pays le plus avantageux, et, quand un intérêt supérieur com-
mande, savoir lui sacrifier au besoin des intérêts particuliers, même
considérables; quand il s'est agi, par exemple, d'établir les chemins
de fer, on ne s'est arrêté, en France ni nulle part, devant les
doléances de mille entreprises de transport, de terre ou d'eau, que
l'adoption du nouveau mode de locomotion allait ruiner de fond en
comble et faire disparaître, leurs bénéficiaires ayant eu, au surplus,
la ressource d'entrer avec leurs capitaux, s'ils l'ont voulu, dans les
sociétés formées pour la construction et l'exploitation des voies
ferrées; en outre, et au vrai, ni le cabotage, ni même la marine
marchande, chez nous pas plus qu'ailleurs, n'auront sérieusement à
souffrir de l'établissement du pont sur la Manche, ce pont ne devant
prendre, comme on le verra plus loin par des chiffres précis, qu'une
partie de ce qui transite ou peut transiter à travers le détroit.
Peut-être dira-t-on encore à nos législateurs et à nos gouvernants
que l'acquiescement des pouvoirs publics anglais, aussi indispen-
sai^le que le leur, reste douteux, incertain tout au moins; que dès
lors il est inutile, et pourrait devenir imprudent, de résoudre ici la
question d'une façon quelconque, avant d'avoir bien su qu'on la
résoudra chez nos voisins de la même manière. Je sais réellement
des gens qui là-dessus pensent et parlent de cette façon peu fière.
J'ose espérer que, s'ils se font entendre dans nos enceintes législa-
tives, lors de la discussion de la demande en concession, ces con-
seils d'excessive réserve ne seront pas écoutés. En quoi, pour se
prononcer sur un objet qui l'intéresse, l'Angleterre y fùt-elle éga-
lement intéressée, en quoi la France officielle a-t-elle besoin d'aller
prendre langue de l'autre côté du détroit? Dans l'espèce, elle aura
à consulter, avec le bien général du commerce, ses propres conve-
nances, comme l'Angleterre consultera les convenances britanni-
ques, fort au-dessus même du bien général du commerce. Les pre-
miers saisis, nos pouvoirs publics devront statuer les premiers et à
A'IO REVUE DU !HONDE CATHOLIQUE
leur heure, sans s'inquiéter de ce que croira devoir faire après
eux le gouvernement d'outre-Manche, quand même leur décision
devrait demeurer lettre-morte, par suite d'une décision contraire
rendue sur les bords de la Tamise. La dignité, pour un peuple,
consiste avant tout à se résoudre en pleine liberté et indépendance.
On peut être sûr que les Anglais, pour émettre un avis sur ce point,
ne s'inquiéteront pas du nôtre le moins du monde.
Il n'est donc aucunement supposable, je ne veux pas au moins
supposer que notre gouvernement et nos Chambres se montreront
contraires au projet de pont qui leur est soumis et refuseront la
concession sollicitée.
Voyons maintenant ce qu'il est, sur le même point, rationnel d'at-
tendre de la Grande-Bretagne, et si vraiment, comme quelques-uns
l'assurent, il y a lieu de craindre qu'on n'y veuille pas plus du pont
qu'on n'y a voulu du tunnel.
En ce qui concerne le tunnel, l'aversion et l'opposition jusqu'ici
inflexibles des Anglais s'expliquent, en somme, dans une certaine
mesure; par cette voie de communication souterraine, à tort ou à
raison, les Anglais craindraient de voir déboucher quelque jour une
armée d'invasion. Cette terreur, dont nos voisins sont hantés, on l'a
bien vu encore le 5 juin dernier à la Chambre des communes; cette
terreur, s'il est permis de la déclarer non fondée, je ne pense pas
qu'on puisse la traiter de puérile, et pour mon compte je la pro-
clame très respectable. Les autorités miUtaires anglaises estiment,
en tout cas, que, pour parer à tout péril, si le tunnel venait à être
percé, il y aurait lieu d'élever autour de son ouverture un vaste
système de fortifications, exigeant une garnison de 8,000 à
10,000 hommes, le tout ne dispensant même pas d'augmenter dans
une mesure considérable l'effectif de l'armée anglaise de terre, et
obligeant du même coup à substituer, comme mode de recrutement
de cette armée, la conscription, c'est-à-dire le service obligatoire,
aux engagements volontaires, qui jusqu'à ce jour ont suffi à en rem-
plir les cadres. Voilà pourquoi le gouvernement et le parlement
britanniques se sont montrés, avec les chefs militaires, persévéram-
ment hostiles au tunnel. Et l'on ne doit pas être surpris que les
hommes d'État, tories ou wighs, avant tout patriotes, qui ont pré-
sidé successivement aux destinées de l'Angleterre depuis que la
question est posée, aient refusé de procurer à leur pays les très
grands avantages commerciaux indiqués ci-dessus, au prix de
LE POJiT SUR LA. MANCHE liil
dépenses qui grèveraient tout de suite et considérablement le budget
national, au prix encore d'un changement d'organisation militaire
qui, en bouleversant les habitudes anglaises, finirait aussi par
imposer à la nation de très lourdes charges.
Mais l'idée d'un pont n'a pas rencontré, de l'autre côté du détroit,
autant de répulsions instinctives ni autant d'hostilités réfléchies que
l'idJe du tunnel : une voie de communication à ciel ouvert ne pou-
vait éveiller les mêmes craintes qu'une voie de communication
souterraine. Le pont, en outre, d'après les plans de MM. Hersent et
Schneider, aura des travées de bout tournantes, qui joueront le rôle
des ponts-levis d'une forteresse, et permettront d'interrompre sur
chaque bord, sans rien détruire, aussi souvent et pour tout le temps
qu'on voudra, par un vide large au besoin de 200 ou 300 mètres, la
communication établie; en sorte que malgré son rattachement au
continent, la Grande-Bretagne se sentira absolument à fabri d'un
coup de main, à l'abri de cette invasion redoutée, quoique peu
vraisemblable.
C'est ce que le bon sens anglais a compris à merveille, et tout de
suite. Aussi, depuis que MM. Schneider et Hersent ont repris le
vieux projet, depuis qu'avec l'autorité qui s'attache à leurs noms ils
en ont placé les plans prestigieux sous les yeux du public, à l'Expo-
sition dernière, il s'est fait chez nos voisins d'outre-Manche, encore
plus que chez nous, un mouvement d'opinion très décidé en faveur
de l'idée d'une communication directe. On a vu lord ^Volseley, ia
général en ce moment le plus écouté de l'Angleterre, et l'adversaire
le plus résolu du tunnel, déclarer dans une lettre devenue publique
qu' « il y a infiniment moins d'objections à faire à la construction
d'un pont sur la Manche qu'à la construction d'un tunnel sous cette
mer ». Et après cette déclaration décisive, comme pour en préciser
la portée, pour la corroborer en quelque sorte et pour y associer la
marine avec farmée, un amiral et un général anglais sont entrés
ensemble dans le conseil d'administration de la Ghannel Bridge
Company : l'amiral sir George Willes, naguère commandant en chef
de la flotte britannique dans la Manche, et le général sir Andrew^
Glarke, inspecteur général des fortifications au Ministère de la
guerre. On ne peut nier que l'adhésion et la collaboration de ces
deux personnages officiels de l'Angleterre ne soit, pour l'entreprise
du pont, d'une signification considérable.
il y a mieux encore. Dans la séance de la Chambre des communes
Jil2 BEVUE DU MONDE CATFIOLIQUE
du 5 juin, où la demande relative au tunnel a été repoussée pour la
quatrième fois, et, peut-on croire, d'une façon définitive, on a
voulu savoir si le gouvernement et le Parlement sont opposés à tout
moyen de communication directe entre l'Angleterre et le continent,
c'est-à-dire, puisqu'il ne peut y avoir que deux moyens, au pont
comme au tunnel. Et voici ce que le président du Board of Trade,
sir Micliaël Hiks Beak, a répondu au nom du Cabinet ainsi invité
à s'expliquer :
(^ On cherche à m'arracher, au nom du gouvernement, la décla-
ration que nous sommes déterminés à refuser notre autorisation à
tous moyens de communication entre la France et l'Angleterre,
autres que le service par mer. Tout ce que je puis dire, c'est que
j'espère ne jamais me rendre coupable de faire une déclaration aussi
absurde et ridicule. »
Ainsi, même ce ministre tory, devant un parlement tory, mot qui,
dans l'espèce signifie surtout patriote, ou chauvin renforcé, même
ce ministre, devant [un semblable parlement, déclare ridicule et
absurde la velléité^qu'on prête à lui et à son parti de repousser tout
moyen de communication autre que le service par mer, la velléité,
au vrai, de repousser le pont, unique mode de communication qui
reste, le tunnel étant écarté encore une fois. S'il doit y avoir absur-
dité et ridicule à repousser a j)riori ce second moyen de communi-
cation directe, c'est que l'idée du pont est acceptée en principe. Le
ministre l'a d'ailleurs laissé entendre plus clairement encore. « Il
peut, » a-t-il ajouté, « être présenté pour la traversée du canal des
méthodes actuellement inconnues, et qui nous paraissent pour le
moment impraticables ; mais la construction du pont du Forth,
observe-t-il, aurait, à coup sur, paru impraticable à nos ancêtres... »
Et il dit en terminant : « Lorsque ces propositions se produiront,
elles devront être examinées et jugées sur leurs mérites. »
Ce qui doit se traduire de la sorte : « Si vous nous présentez un
projet de pont qui supprime visiblement tous les périls que nous
trouvons au tunnel, et qui ne nous laisse aucune crainte, nous vous
accorderons licence de le construire. »
Oui, la cause est gagnée en principe, même en Angleterre. Le
jour où la question sera directement posée devant le Parlement avec
une demande en concession pareille à celle qui suit son cours
auprès de nos Chambres, le chauvinisme anglais invoquera certai-
nement contre le pont les raisons qui ont fait repousser le tunnel ;
LE PONT SUR LA MANCHE AÏS
mais tout porte à croire que le chauvinisme verra cette fois ses
effor.ts échouer. Pour combattre l'idée de cette voie de communica-
tion directe, on mettra en avant aussi, chez nos voisins comme chez
nous, l'intérêt du cabotage et de la marine marchande; mais il est
démontrable, et il sera aisément démontré qu'en Angleterre, l'exis-
tence de la marine marchande et du cabotage est, moins que chez
nous encore, menacée par l'établissement de la communication
directe. Il y a donc lieu d'espérer que de l'autre côté aussi bien qu'en
deçà du détroit, l'autorisation nécessaire polir la construction Qu
pont sera accordée. Cette autorisation doit paraître d'autant plus
certaine, que le parti dit libéral, par la bouche de son grand chef,
M. Gladstone, s'est engagé sur ce point, dans la fameuse séance du
5 juin, bien plus énergiquement et bien plus formellement encore
que ne l'a fait le parti tory par la bouche d'un de ses ministres. Or,
le parti dit hbéral peut revenir au pouvoir d'un moment à l'autre,
et ne tardera peut-être pas beaucoup à y remonter. A n'en pas
douter, l'agrément nécessaire du gouvernement anglais, s'il n'avait
pas été obtenu avec le parlement et le ministère actuels, le serait
dès le jour où un parlement nouveau ramènerait au pouvoir
M. Gladstone et son parti politique.
IV
LA QUESTION ÉCONOMIQUE — l'eNTREPRISE INDUSTRIELLE
J'arrive à la dernière partie de cette étude, et non à la moins
importante; j'aborde, car il le faut bien, le côté économique de la
question. J'ai dit que la grande œuvre du pont sur la Manche se
double forcément d'une entreprise industrielle, car, quelques avan-
tages qu'en doivent retirer l'Angleterre et la France, sans compter
beaucoup d'autres pays, on ne saurait demander, même à ces deux
Etats, intéressés ici entre tous, d'assumer ensemble ou séparément
la totalité ni une part quelconque de la dépense de construction,
en sorte que le gros capital nécessaire pour mener le travail à terme
devra être entièrement fourni par la fortune privée. J'ai avancé
aussi que ce capital, si gros qu'il le faille, ne constituerait pas un
obstacle plus que le reste; il ne constituera pas un obstacle, je
l'affirme de nouveau, parce que le pont, avec son péage, donnera
certainement un produit proportionné à son coût, un produit sus-
[lin REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
ceplible de rendre l'entreprise largement productive, et par consé-
quent susceptible d'attirer les capitaux, giands et petits, en quête
de placements fructueux. Mais ceci a besoin de démonstration, et
je vais le démontrer, ce qui ne sera ni long ni difficile.
Et d'aJjord, que peut coûter la construction du pont?
Dans leur projet, qui donne à l'ouvrage, à cause des deux coudes
qu'il comporte, une longueur d'environ 38 kilomètres, MM. Hersent
et Schneider évaluent la dépense à 850 ou 900 millions, et les
hommes les plus compétents estiment que leui's calculs sont très
sérieusement établis.
11 s'est fait récemment dans le détroit de nouveaux sondages,
tendant à changer, pour le raccourcir, s'il est possible, le tracé
choisi d'abord comme ayant des fonds résistants et relativement
peu bas, et comme permettant d'utiliser, en les prenant pour solides
assises de deux piles, les deux rochers de Colbart et de Varne, que
les basses mers laissent presque à fleur d'eau. Il paraît résulter de
ces derniers sondages qu'en négligeant le Colbart, et en n'utilisant
que le Varne, on aurait, sans aucun coude à faire, sur une ligne
absolument droite, tout aussi bien que sur le tracé primitif, des
fonds convenables pour recevoir et supporter les piles; quant au
trajet, il se trouverait ainsi abrégé de /i à 5 kilomètres, ce qui
diminuerait la dépense de 100 millions au moins.
Quoi qu'il en soit sur ce point, comme il est rare que les prévisions
du devis le mieux fait ne soient pas dépassées, il est préférable,
même avec le raccourcissement possible du tracé, afin de n'être pas
exposé aux mécomptes, il est prudent, dis-je, de tabler sur un coût
de 900 millions, et même de le majorer encore de 100 millions,
c'est-à-dire jusqu'au milliard, pour y faire entrer les intérêts qui
devront être servis au capital pendant la période de construction.
Un milliard, à 5 0/0, donnerait 50 millions d'intérêt. Or, quoique
les placemeni^s à 5 0/0, entourés de quelque sécurité, se fassent
très rares, il est toujours admis que les capitaux placés dans l'in-
dustrie, sans autre garantie que les entreprises mêmes dans les-
quelles ils s'engagent, doivent rapporter fort au-delà de 5 0/0.
Pour que l'entreprise du pont sur la Manche puisse tenter et attirer
la petite épargne, comme les gros capitalistes, il faut donc qu'elle
soit capable de donner un produit net très supérieur à 50 millions.
Eh bien ! d'après des calculs basés sur des faits et des chiffres cer-
tains, il y a lieu de compter au moins sur le double.
LE PO?JT SUR LA MANCHE /il5
On peut déterminer très approximativement, et je vais dire tout
à l'heure, quelles quantités de voyageurs et de marchandises pren-
dront le pont dès qu'il sera construit, pour traverser le détroit dans
les deux sens. MM. Hersent et Schneider ont dû se préoccuper, non
pas seulement de ce qui serait tout de suite, mais de ce que pourrait
exiger l'avenir; c'est pourquoi ils ont cherché à donner à leur pont
la plus grande capacité de transit possible; dans ce but, ils avaient
d'abord songé à le faire assez large pour recevoir deux doubles voies
ferrées; mais ils ont prompteraent abandonné cette idée, dont la
réalisation aurait entraîné un trop gros surcroît de dépense, et ils
s'en sont tenus à la largeur qu'exige Ja double voie ordinaire, avec
d'autant plus de raison que, tous calculs faits, cette double voie
paraît devoir, dans l'avenir comme aujourd'hui, suffire aux besoins
du transit.
Rien n'empêche, par exemple, de faire partir des trains de chaque
bout du pont toutes les 15 minâtes; cela donne, dans chaque sens,
U trains par heure, ou 96 trains par jour, et en tout, par jour, dans
les deux sens, 192 ; il sera même aisé, si cela devient nécessaire, de
pousser la circulation jusqu'à 100 trains par jour dans chaque sens,
jusqu'à 200 trains en tout dans la journée. En comptant là-dessus
30 trains de voyageurs, à AOO personnes par train, on arriverait à
transporter par jour 12,000 personnes; il resterait 170 trains par
jour pour les marchandises, ce qui, à 500 tonnes par train, ferait
journellement 85,000 tonnes. Puis, en ne supposant même que
300 jours de fonctionnement par année (en Angleterre tout chôme
les dimanches et jours de fête), on aurait en définitive pour un an les
deux chiffres que voici :
Voyageurs, 12,000 X 300 = 3,600,000
Marchandises, 85,000 tonnes X 300 = 25,500,000 tonnes.
Telle sera donc la capacité de transit du pont conçu par
MM. Hersent et Schneider, avec la seule double voie qui existe sur
les grandes lignes de chemins de fer.
Avec la même double voie le tunnel parallèlement projeté donne-
rait passage à infiniment moins de marchandises et de voyageurs;
en raison des deux pentes opposées et très raides qu'il comporterait,
puisqu'il aurait à descendre à 65 ou 70 mètres au moins sous le sol,
on ne penserait pouvoir y faire circuler par jour que AO trains, en
tout, portant chacun une charge maxima de 100 tonnes. On voit
J!|16 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
l'énorme différence : en supposant 5 trains seulement de voyageurs,
qui à la rigueur peuvent être supposés transportant aussi chacun
ûOO personnes, cela ferait par jour 2,000 voyageurs, et par an
600,000, chiffre égal, ni plus ni moins, au minimum d'aujourd'hui;
quant aux marchandises, 35 trains à 100 tonnes donneraient par
jour 3,500, et par an 1,750,000 tonnes. C'est ici surtout que la
différence apparaît, qu'éclate au point de vue de la capacité du
transit la supériorité du pont, et, disons-le hardiment, la complète
insuffisance du tunnel. Les yVnglais en général repoussent le tunnel
comme dangereux pour leur sécurité nationale ; le commerce, on le
voit, doit le repousser comme restant de beaucoup au-dessous de
ses besoins même actuels, sans parler de ses besoins à venir.
Pour le pont, on n'a point à souhaiter plus qu'il n'assure, car cela
répond, on va le voir, à beaucoup plus que les besoins actuels, et
laisse aux progressions de l'avenir une marge sûrement suffisante.
Actuellement, en effet, le mouvement annuel des voyageurs, dans
les deux sens, entre le continent et la Grande-Bretagne, n'atteint
pas un million. Evidemment il s'accroîtra, et fera sans doute plus
que doubler, par le fait de l'établissement de cette voie rapide, évi-
tant les transbordements et le mal de mer; mais il pourrait, sans que
le pont devînt insuffisant, quintupler et sextupler même; on ne peut
guère supposer qu'il s'accroisse dans une proportion plus forte.
En ce qui concerne les marchandises, je rappellerai que le corn -
merce total de l'Angleterre, que son commerce avec le monde
entier, se chiffre annuellement par environ lili millions de tonnes,
ayant une valeur estimative de 16 milliards, savoir :
Importation, 12 millions de tonnes, valant 7 milliards.
Exportation, 31 — — 9 —
Ces lih millions de tonnes se divisent encore, chose bonne à dire,
en 30 millions de tonnes de marchandises lourdes, volumineuses,
encombrantes, mais valant peu, puisqu'elles ne sont comptées sur
le tout que pour 850 ou 900 millions de francs, le reste, Ih millions
de tonnes, comprenant les marchandises de peu de volume et de
peu de poids, mais de grande valeur, et se comptant pour plus de
15 milliards dans la valeur totale.
Au point de vue du pont, il n'y a évidemment à s'occuper, sur
les lih millions de marchandises ci-dessus, que de celles qui viennent
d'Angleterre sur le continent européen, pour s'y arrêter ou seule-
LE PONT SUR LA MANCHE M7
ment pour le traverser, et de celles qui, du continent ou à travers
le continent, vont en Angleterre. Ce va et vient, d'après les chiffres
officiels fournis par le Board of Trade^ s'élève k ilx millions de
tonnes de marchandises diverses, qui, au point de vue de leur valeur
intrinsèque, sont divisées et classées de la manière suivante :
!'•'= classe (1,500 t'r. la T, oa au-dessus) 3,700,000 tonnes
2« — (500à{,o00fr. la T, 1,000 fr. en moyenne). 2,400,000 —
3« — (400 à 500 fr. la T,) ". . . . 400,0C0 —
4« — (au-dessous de 400 fr. la T,) 7,500,000 —
On peut estimer que la presque totalité des marchandises de la
première et de la deuxième catégorie, et quelques-unes encore de
la troisième, profiteront de la voie économique ainsi qu'accélérée du
pont, qui par surcroît fait disparaître à peu près tout péril de bris et
de détérioration pour les objets fragiles. Il y aurait ainsi, dans l'état
actuel du trafic, pour payer au pont un droit de transit, 6 millions
de tonnes au minimum. Le surplus, soit 8 millions de tonnes, res-
terait pour se partager entre les diverses entreprises de transports
maritimes qui existent ou peuvent naître, constituant ce que l'on
appelle la marine marchande; par conséquent, rien qu'avec leur
part sur cette portion du trafic total de l'Angleterre, sans compter
les 30 autres millions de tonnes du commerce anglais qui n'ont
point à franchir la Manche ou la mer du Nord, et que le pont ne
saurait leur disputer dans aucune mesure, les entreprises en ques-
tion auraient encore de l'ouvrage; il est donc visible par là que la
marine marchande, anglaise ou française, n'est point, tant s'en faut,
comme le prétendent certains, menacée par l'établissement du pont
d'une ruine complète.
La Société du <".hannel-Bridge, pour être plus sûre de ne pas se
tromper, ne base même point les calculs tendant à évaluer approxi-
mativement ses recettes, sur les 6 millions de tonnes qui semblent,
avec presque certitude, devoir lui revenir tout de suite, et en atten-
dant mieux ; elle ne veut compter que sur 5 milhons de tonnes,
ainsi décomposées :
!■•« classe 3,000,000 tormes.
2« classe 1,800,000 —
3« classe 200,000 —
Le Pont devant déuelppper, à coup sûr, entre le continent et la
Grande-Bretagne, le transit des marchandises de ces trois catégo-
I\i8 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
ries, presque autant que la circulation des voyageurs, les 5 millions
de tonnes sur lesquelles la Société compte, et base le calcul de ses
recettes probables, constitue, c'est visible, un minimum qui sera
infailliblement et notablement dépassé.
Quant aux tarifs à appliquer, la Société s'arrête, provisoirement
au moins, aux chifï'res suivants : pour voyageurs, 12 francs par
personne, soit qu'il n'y ait qu'une classe, et par conséquent un
prix unique, soit que la moyenne du prix, s'il y a plusieurs classes,
puisse être évaluée à ce chiffre; pour les marchandises, 25 francs
par tonne sur celles de la l""' classe, 20 francs par tonne sur celles
de la 2^ classe, 12 francs par tonne sur celles de la 3® classe.
Ces tarifs étant appliqués, voici, pour les voyageurs et les mar-
chandises, quelles seraient les recettes annuelles :
Voyageurs, . 1,000,000 à 12 francs par P.
Marchandises. 3,000,000 T à 25 francs la T.
» 1,800,000 T à 20 francs la T.
» 200,000 ï à 12 trancs la T.
Total. . . .
12,000,000 fr-
75,000,000 »
36,000,000 »
2,400,000 »
125,000,000 s>
Sans compter le temps gagné, et la sécurité, comme les autres
avantages dont il a été question ci-dessus, que procure ce mode de
transit, on peut dire qu'avec ces tarifs il ne se payerait pas plus
pour les voyageurs, et que pour les marchandises il se payerait,
en moyenne, moitié moins qu'il n'est payé aujourd'hui. C'est une
économie se chiffrant, je le répèle, par des centaines de millions,
dont le commerce bénéficiera d'abord, et dont il fera certainement
bénéficier eu partie les consommateurs.
La Société aura des frais généraux, des dépenses d'administration,
d'exploitation et d'entretien. Mais si l'on considère qu'il s'agit ici
d'une simple voie ferrée, longue de hô à 50 kilomètres au plus, y
compris les deux rampes d'accès, sans matériel roulant, puisque le
matériel roulant appartiendra aux Compagnies de chemins de fer
qui transporteront voyageurs et marchandises, et sans nombreux
personnel, car un persunnel nombreux serait inutile, on comprendra
que ces frais et dépenses ne pourront s'élever à un bien gros chiilre;^
en les évaluant à 25 millions par an, on les compte certainement
assez haut. Ces 25 millions défalqués du produit brut, il restera
100 millions pour rémunérer le capital employé-
Dix pour cent! 10 0/0 dès le début, avec les accroissements
LE PO:»T SUR LA MANCHE ^^19
rationnels en perspective ! On ne peut guère attendre mieux de
l'entreprise industrielle la plus productive. Où sont même, aujour-
d'hui, les affaires qui rapportent un pareil intérêt?
Conclusion : le capital nécessaire pour mener à terme ce travail
gigantesque, mais souverainement utile, sera on ne peut plus aisé
à trouver. Parmi les difficultés que présente la magnifique entre-
prise, aucune, donc, n'est insurmontable. Tous ceux, par consé-
quent, qui ont encore devant eux dix à douze années de vie, peu-
vent se promettre de voir le pont sur la Manche achevé et mis eu
service.
Attale du Colrnau.
UNE UNiVERSITÉ AU MOYEN AGE
'I)
Après les ordres mendiants, l'Université rencontra au seizième
siècle, d'autres adversaires dans la Compagnie de Jésus, qui, pen-
dant vingt ans, essaya vainement de prendre pied en France malgré
la protection de la Cour et du cardinal de Lorraine. Dès l'origine,
les Jésuites eurent contre eux le Parlement, la Sorbonne, l'Arche-
vêque de Paris, du Bellay, le clergé séculier et les autres ordres
monastiques.
Ce n'est qu'en 1561, après le colloque de Poissy, que cet ordre
fameux s'installa réellem.ent en France. L'Université de Paris lui fit
une opposition ouverte qui fut réciproque. La Compagnie de Jésus
était forte de la protection des Papes; elle recueillait les bénéfices
de son habileté qui lui avait fait inscrire dans ses statuts, à côté des
trois vœux de chasteté, de pauvreté et d'obéissance qui sont com-
muns à tous les ordres rehgieux, un quatrième vœu qui lui est
spécial : le vœu de dévouement absolu au Saint-Siège.
Au surplus, l'ordre des Jésuites se défendait de lui-même, tant
par le grand nombre d'hommes éminents qu'il sut attirer dans son
sein que par l'excellence de son enseignement. Déjà, au seizième
siècle, on reconnaissait la supériorité de la méthode des Jésuites,
préconisant le débat oral, sur celle de l'Université, où le régent
conserve presque toujours la parole et où les compositions sont le
plus souvent écrites. En outre, tandis que de grandes divergences
de méthodes et de doctrines régnaient dans les dix-sept Universités
qui existaient au seizième siècle, les Jésuites bénéficiaient de l'unité
parfaite de l'enseignement qu'ils professaient dans les vingt col-
lèges français, dans les deux cent-cinquante collèges disséminés
(I) Voir la Revue du l" novembre 1890.
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 421
dans le monde entier, qu'ils possédaient cinquante ans environ
après la fondation de leur ordre.
Enfin les Jésuites, ne se contentant pas d'instruire donnaient à
l'éducation, à la science des belles manières des soins minutieux
que dédaignait l'Université et qui plaisaient aux grandes familles du
temps. D'un manuel de civilité en usage dans leurs collèges au sei-
zième siècle, nous tirons les préceptes suivants : « En parlant h des
dignitaires, fléchir de temps à autre la genou. — Eviter de se
gratter la tête. — Ne pas tenir les pieds écartés. — A table,
poculum a dextris, ad lœvam panis. — Baisser les yeux en
buvant : hihere intortis oculis '..Uiberale est. — Couper la viande
en petits morceaux, carnem minutim in quadra dissere, etc.
La querelle de l'Université et des jésuites se poursuivit avec des
alternatives diverses. Pour montrer à quel degré d'acuité elle était
arrivée, nous nous bornerons à mentionner une harangue du recteur
à la reine, sous la dat3 du 12 mars 16Zi/i, dans laquelle il osait
traiter la compagnie de Jésus de « parricide des roys » et de « mère
et nourrice de monstres. »
*
* *
Au seizième siècle, l'Université de Paris a rang de prince. —
Tous les écoliers sont nobles; ils portent l'épée; on leur dit mon-
sieur et à la rigueur messire, à leurs femmes mademoiselle ou
madame.
Quand les écoliers voyagent, les fermiers sont tenus de leur louer,
aux prix ordinaires, tous les chevaux dont ils ont besoin.
Ils arrivent dans une ville où toutes les hôtelleries sont pleines :
les bourgeois sont obligés de leur procurer un logement.
Le propriétaire de la maison ne peut déloger un écolier du loge-
ment qu'il y occupe.
Les artisans qui Tincommodent soit par du bruit, soit par de mau-
vaises odeurs, sont contraints de changer de demeure.
L'écolier qui tue et mange les volailles de son voisin, quand elles
s'approchent du lieu de ses études, n'a qu'à s'en confesser et à rem-
bourser la valeur, pour n'avoir plus rien à craindre de la justice
civile.
Les écoliers jouissent de tous les privilèges inhérents aux villes
dans lesquelles ils étudient. Ils n'y supportent aucune charge, ni
octroi, ni aides, ni subsides.
!«•■ DÉCEMBRE (no 90). 4« SÉRIE. T. XXIV. 28
^22 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Ils ne sont pas tenus de dettes antérieures à leur solidarité. Pour
celles contractées depuis, leurs créanciers doivent les assigner jus-
qu'à trois fois.
Lorsqu'ils sont eux-mêmes créanciers, leurs créances passent
avant toutes les autres.
Dans aucun cas, on ne peut saisir leurs livres.
Le père d'un écolier ne peut être cité en justice durant le temps
pendant lequel il va visiter son fils dans sa ville universitaire.
Le juge ne peut faire arrêter un écolier dans l'enceinte de son
collège.
« Qui se prend à un écolier, se prend à tous. »
Si un écolier a battu un ecclésiastique, il peut être relevé de
l'excommunication par ses supérieurs.
Un écolier distingué qui commet un meurtre, obtient facilement
grâce.
Leurs doaiestiques participaient à ces privilèges, de telle sorte
que beaucoup n'3 demandaient pas d'autres gages.
Pour en finir de cette longue nomenclature, nous dirons que
Piebuffe {De scholasticorum privilegiis) a consigné jusqu'à 180 pri-
vilèges des écoliers !
VII. — Quartier de l'Université; Moeurs et Coutumes.
C'est sur la rive gauche de la Seine, sur l'emplacement du quar-
tier talin d'aujourd'hui, que l'Université est née, a vécu et grandi.
D'abord groupée dans les alentours de Notre-Daaie et de Sainte-
Geneviève, elle ne tai'da pas à s'espacer sur le vaste périmètre com-
pris entre la Seuie et l'enceinte de Philippe-Auguste. Cette enceinte
commençait à l'est au pont de la Tournelle, longeait les rues des
Fosjiés-Saint-Bernard et des Fossés-Saint-Victor, contournait l'ab-
baye Sainte-Geneviève, le cloître des Jacobins, descendait de la
porte Saint-Michel à la porte de Buci, et se terminait à la porte de
Nesles.
Ce grand espace était loin d'être complètement bâti ; on y remar-
quait des terrains incultes, des prairies, de nombreux clos de vignes,
notamment celui du clos-Bruneau. Au quartier de l'Université, il
faut rattacher, bien que situés en dehors de l'enceinte de Philippe-
Auguste, les fameux Prés-aux-CIercs, intimement liés à l'histoire de
PUniversité et qui furent pour l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés
U.NE UNIVERSITÉ AU .MOYE?^ AGE 423
d'un si dangereux voisinage : Quod pratum miseris monachis
sancti Gcnnani pratensis hydra fuit^ dit le bon P. du Breul.
Il y avait le grand Pré-aux-Clercs, et le petit.
Ce dernier, d'une superficie d'environ trois arpents, occupait
l'emplacement compris actuellement entre les rues de Seine, Jacob
et Bonaparte. Il était limité au nord par la rue des Marais; à
l'ouest par le canal de la Noue ou Petite-Seine (aujourd'hui rue
Bonaparte); au midi, par un chemin longeant les fossés et la rue du
Colombier: à l'est, il présentait un angle rentrant dont les limites
sont peu connues. Entouré de fossés d'un entretien onéreux, objet
d'usurpations continuelles, réceptacle d'immondices de toutes
sortes, il fut aliéné en 1540 par l'Université; cette vente fut cassée
en 1552; et à partir de cette époque, le petit Pré-aux-Clercs,
morcelé, commença à. se couvrir d'édifices et de jardins.
Le grand Pré aux-Clercs avait une étendue de 30 arpents deux
tiers soit 10 hectares 50 ares. Il avait pour base le chemin qui lon-
geait le fossé occidental de l'abbaye, et s'étendait parallèlement à la
Seine, sous forme d'une langue de terre allongée et rétrécie à son
extrémité. Il était traversé, dans le sens de sa longueur, par un
chemin qui n'est autre que la rue de l'Université actuelle, et son
angle extrême vers le couchant s'arrêtait à un point qui serait main-
tenant au-delà de la rue de Courty, à quelques pas du Palais-Bour-
bon.
L'Université qui se glorifiait d'une origine bien antérieure à celle
que nous avons dû lui assigner, prétendait que sa possession des
Prés-aux-Clercs remontait au temps de Charlemagne. Quoi qu'il en
soit, elle en était authentiquement propriétaire sous Louis-le- Jeune.
Et jamais propriétaire ne fut plus jaloux de ses droits.
Il faudrait des volumes pour raconter l'histoire des contestations
incessantes dont ces prairies furent l'occasion entre les écoliers
d'une part, et les moines de Saint-Germain de l'autre. Quand cette
fougueuse jeunesse voulait se délasser de ses arides études, c'est au
grand Pré-aux-Clercs qu'elle accourait en bandes, par la porte de
Buci. Et quelle façon avait-elle de se distraire ! A la date du 11 jan-
vier 1269, l'évêque de Paris jette un curieux jour sur leurs amuse-
ments : Quod de die et nocte multos vulnerant atrocitei\ interfi-
ciunt, mulieres rapiunt., opprimimt virgmes, hospitia frangunt^
necnon latrocinir et multa alla enormia, Des odibilia^ sœpe et
sœpius co7nmiitimt.
Ii2ll REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
*
Le 10 mai 1278, eut lieu une véritable bataille rangée. L'abbé de
Saint-Germain avait élevé à l'entrée du Pré-aux-Clerc de petites
constructions qui en rétrécissaient le chemin. Les écoliers les
abattirent. Aussitôt fondirent sur eux les gens de l'abbaye, au cri
de : à la mort, à la mort des Clercs ! tandis que d'autres hommes
aux gages de Saint-Germain se postaient aux portes de Buci et de
jNesles pour couper la retraite aux écoliers. Mais ceux-ci n'avaient
nulle envie de fuir, ils acceptèrent le combat qui fut sanglant. Un
bachelier es arts, Gérard de Dole, et Jourdan, fils de Pierre le
scelleur, tombèrent, mortellement frappés. Un autre, Adam de Pon-
toise, perdit un œil dans la bagarre.
L'Université poursuivit une réparation éclatante du sang versé.
Elle s'adressa au cardinal Simon, légat du Pape, menaçant « de
fermer, si, sous quinze jours, les meurtriers n'étaient pas juste-
ment punis ». Le roi donna large satisfaction aux plaignants; en
outre de la mort des coupables, il obligea l'abbaye de Saint-Ger-
main-des-Prés à faire amende honorable à l'Université, en l'église
Saint-Julien-le-Pauvre, et à lui servir une rente assez considérable
en guise d'amende.
Les rapports entre les moines et les écoliers étaient encore aigris
par cette circonstance que l'abbaye avait droit de justice sur les
Prés-aux-Clercs; en 131/i, Louis-Ie-Hutin l'avait même confirmée
dans cette prérogative. Mais, à la suite d'une rixe nouvelle, le roi,
finissant par où il aurait dû commencer, se saisit de la justice du
Pré (22 mai 1318) et la conserva jusqu'en 13/15, époque à laquelle
intervint entre l'Université et Saint-Germain une transaction réglant
leurs rapports et leurs droits respectifs.
Cette dernière rixe avait eu pour cause un plaisir bien innocent :
la pêche à la ligne! Les écoliers s'obstinaient à vouloir pêcher,
malgré les défenses des moines, dans les fossés très poissonneux
qui longeaient le Pré-aux-Clercs. 0 paisibles taquineurs de goujons
du Paris moderne, vous ne vous reconnaissez pas dans vos ancêtres,
ces jeunes savants à têtes chaudes, ayant un œil sur le fil de l'eau
et l'autre sur la porte de la redoutable abbaye, jetant la ligne d'une
main et serrant de l'autre le pommeau de leur colichemarde!
Chaque année, le jour de Pâques, l'Université en grand appareil,
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE /i25
recteur en tête, se rendait processionnellement au Pré-aux-Clercs ;
cette démonstration avait pour but d'affirmer son droit de propriété
sur le Pré. Elle était l'occasion de désordres si répétés que, dans
l'assemblée tenue au couvent des Mathurins, le 23 mars 1525,
l'Université y renonça. La procession fut désormais remplacée par
une simple visite du greffier et de l'un des procureurs, qui avait
lieu le surlendemain de Pâques.
En 1548, les religieux ouvrirent dans leur infirmerie des jours
donnant sur le Pré-aux-Clercs. Nouveau débat. Pierre Ramus,
principal du collège de Nesles, ne craignit pas d'exciter les écoliers
contre les moines, de telle sorte que, le h juillet 1548, à deux
heures de l'après-midi, on les vit se ruer en troupes compactes et
armées sur l'abbaye, ouvrir des brèches dans les murailles, brûler
les arbres fruitiers et les vignes, orgueil du couvent, bref, se livrer
à un pillage épouvantable. Plainte fut portée au Parlement, et un
procès interminable s'entama, à la suite duquel le Pré-aux-Clercs
fut circonscrit par des bornes posées contradictoirement entre
l'Université et une Commission de notables bourgeois.
En 1577, nouveaux excès, nouveaux incendies. Cette fois, nous
voyons un écolier, Baptiste Croquoison, payer pour tous : il est,
par ordre du roi, étranglé et brûlé, le 20 mai, au milieu du grand
Pré-aux-Clercs. A cette époque, cet antique patrimoine de l'Uni-
versité fut, pendant quelque temps, confisqué. Le roi consentit à
le lui rendre, à la prière de Pierre Ramus.
Vers 1558, le Pré-aux-Clercs était devenu le rendez-vous à la
mode des Huguenots, qui venaient y chanter, au milieu des éco-
liers, les psaumes de Marot. Le roi Henri 11 et les seigneurs de
sa cour se mêlaient souvent à ces pieux exercices.
Peu à peu, les vieilles rancunes de Saint-Germain-des-Prés et
de l'Université s'éteignirent au milieu d'autres préoccupations. La
Ligue fut un exutoire suffisant à l'humeur guerrière des écoliers,
à en juger par ce passage d'un mémoire dû à la plume du président
de Thou : «. Les désordres de la Ligue avaient porté au corps uni-
versitaire un coup dont il ne s'était pas relevé. On avait vu les
collèges devenir l'asile des brigands, des assassins, des femmes de
mauvaise vie, les classes transformées en étables à veaux, à vaches,
à chevaux, ou tout au moins en corps de garde; les régents et
officiers de l'Université contraints de monter la garde et de faire
le guet, ou, s'ils occupaient encore leurs chaires, y donnant sur
i26 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
des cahiers qui se transmettaient d'âge en âge, et sans jamais
remonter aux sources, des leçons dignes de celles qu'avait voulu
réformer le cardinal d'Estouteville, sous Charles Vil; les écoliers-
enfin, ayant perdu le goût et l'habitude du travail, redevenus fau-
teurs de désordres, et avant d'avoir la force de porter une arme
condamnés ou disposés â s'en servir. »
Vers 1606, l'Université commença à aliéner le grand Pré-aux-
Clercs. Sur ses terrains furent pris les magnifiques jardins que la
reine Marguerite de Valois, première femme de Henri IV, créa
comme dépendances à son superbe hôtel du quai Malaquais. Pour
donner une idée de ce qu'était ce bel édifice, la reine Marguerite
changeante dans ses goûts, le vendit le 11 mai 1622, pour la somme
de 1,315,000 livres tournois.
Les écoliers finirent par délaisser le Pré-aux-Clercs qui, peu à
peu, se couvrait de constructions. Mais les traditions batailleuses
de ce lieu fameux s'en continuèrent après eux; tant qu'il y resta un
pouce de terrain vague, il demeura le rendez-vous favori de tous
les friands de la lame, aux beaux jours de la Fronde et de la Régence.
* *
Nous avons poussé jusqu'au bout l'historique desPrés-aux-Clercs.
Il nous faut maintenant revenir en arrière pour étudier quelques
autres aspects du quartier de l'Université aux douzième et treizième
siècles.
Après la rue du Fouarre, dont nous avons esquissé plus haut la
physionomie, les rues les plus fréquentées des écoliers étaient la
« grant rue Saint-Jacques », la rue de la Bûcherîe, la rue Galande,
la rue Coupe-Gueule, plus tard baptisée Coupe-Gorge, — ce qui
était tout aussi peu engageant. D'ailleurs, les noms des rues d'alors
peignent bien les mœurs : 'il y avait les rues Tide-Gousset, Puti-
gneuse, Trousse-Vache, Tire-Boudin, toutes bien nommées!
Un endroit célèbre était le Petit-Pont, qui débouchait juste en
face de la rue Saint-Jacques, — célèbre, parce que devant le Petit-
Pont se dressait le Petit-Châtelet, la prison affectée aux écoliers.
Entre les piliers du Petit-Châtelet se trouvaient quelques cellules
où, sous Charles V, le prévôt Hugues-Aubtiot enfermait les tapa-
geurs. Plaisamment, il avait baptisé ces cellules « Fouarre, Clos-
UNE UNIVERSITÉ AU :^IOYEN AGE /j27
Eruneau», du nom de ces centres de réunion mouvementés. C'est
ce que rappelle le quatrain suivant :
A Petil-Pont as ordené
Faire un Chastelet fort et rude,
Et aux Chartres as donné
Les noms des l'ues de l'Estude.
Au Petit-Pont se rattache l'origine de l'expression : payer en
momiaie de singe. Quand un jongleur, un égi/ptioi, ainsi qu'on
désignait en bloc tous les bateleurs, se présentait à la tète du pont
avec un singe, il était exempté du péage, à la condition de faire
exécuter quelques tours de passp-passe à son animal, en présence
du receveur des droits.
L'église Saint-Julien-le-Pauvre, située dans la rue" de ce nom,
entre les rues de la Bùcherie et Galande, était en grand renom
dans rUnivereité, dont elle était comme la paroisse attitrée. Là, se
tenaient presque toutes les assemblées des écoliers et des maîtres.
Le prévôt, comme nous l'avons dit, y venait chaque année prêter
le sennent de respecter les privilèges universitaires. Tous les tiois
mois, on y procédait à l'élection des intrants qui élisaient à leur
tour le recteur.
Enfin, une fois par an, elle subissait, ainsi que l'église Notre-
Dame, la profanation de la Fête des Fous. Cette sacrilège masca-
rade, vestige des antiques Saturnales, avait lieu la veille de la Saint-
Nicolas. Travestis en femmes, en animaux, les écoliers élisaient
l'évêque des Fous, et, affublé de chape, mître et crosse, le menaient
chez le recteur, et de là, à l'église, pour accomplir une parodie de
la sainte messe.
Dans certaines villes, à Sens par exemple, on conduisait solen-
nellement à la cathédrale un âne, couvert d'une chape, en l'accom-
pagnant de ce refrain : He' ! sire âne., hé., hé., hé!
Dès le douzième siècle, les évêques et les conciles provinciaux
condamnèrent ces cérémonies impies. En 1210, nous trouvons une
prohibition formelle du pape Innocent lïl, et à la date du 9 juin 1^35,
le canon suivant du concile de Bâle :
« Turpem etiam illum abusum in quibusdam frequentatum ec-
clesiis, quo certis anni celebritatibus nonnulli cum mitrâ, baculo ac
vestibus pontificalibus more episcoporum benedicunt, alii ut reges
ac duces induti, quod festum fatuorum vel innocentum sea puero-
il28 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
rum in quibusdam regionibus nuncupatur, alii larvates ac théâtrales
iocos, alii choreas et tripudia marium ac mulierura facientes,
homines ad spectacula et cachinationes movent, alii comessationes
et convivia ibidem prœparant : hœc sancta synodus detestans statuit
et jubet... »
Malgré ces condamnations, ces défenses réitérées, la Fête des
Fous ne disparut que vers la fm du seizième siècle.
* 4
Bien qu'un grand esprit de corps animât les écoliers, quand il
s'agissait de soutenir l'honneur ou les intérêts de l'Université, de
faire tête à l'ennemi commun : le bourgeois, ou à son représentant,
le prévôt, leurs différences de races et par conséquent de caractères,
d'habitudes, se traduisaient par des antagonismes de nation à
nation, de province à province, dégénérant fréquemment en ba-
tailles. Tandis que, dans les circonstances officielles, ils se prodi-
guaient entre eux les termes honorifiques : Honoranda Gallorum
natio, — Fidelissima ricardorum^ — veneranda Normannorum^
— constantissima Germanorum^ ils se traitaient, dans l'intimité,
des sobriquets les plus injurieux : Anglicos potatores^ Francigenas
super b os ^ — Teutonicos fiiribundos, — Bretons inconstajits ,
meurtriers d'Arthur, — Flamands gourmands, mous comme
beurre^ — Pictavos proditores, Romanos seditiosos, — Flûteurs
de Poitiers, — brayards d'Angers^ — danseurs d'0rléa7îs, —
crottés de Paris, etc., etc.
Pour se figurer la place que tenaient les écoliers dans Paris au
douzième siècle, il faut songer qu'ils y étaient déjà de 15 à 20,000
à cette époque. Sous le règne de Charles VI, leur nombre s'élevait à
plus de 30,000.
Ils mènent pour la plupart une existence misérable : il n'est pas
rare d'en voir mendier. En général, logeant dans des bouges,
déguenillés, ils font maigre chère; la viande de mouton, à cause de
son prix minime est leur nourriture ordinaire. Quelques uns d'entre
eux ont, comme de nos jours, des correspondants qui portent le nom
de grands messagers; ce sont de notables bourgeois à qui les familles
des écoliers recommandent leurs enfants dans la ville universitaire.
Il y a aussi les petits messagers qui ont pour mission de con-
duire les écoliers de leur ville natale au lieu de leurs études, et
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE Zi29
réciproquement de leur apporter les lettres, l'argent, les provisions
que leurs parents leur adressent.
Les grands messagers, sortes de Mécènes, sont en grande véné-
ration dans l'Université; ils assistent à ses fêtes, à ses assemblées.
Les petits messagers sont organisés en confrérie ; ils se réunissent
dans la chapelle des Mathurins.
Les moins à plaindre des écoliers sont les boursiers des collèges
qui ont du moins le vivre et le couvert assurés. Aux onzième et
douzième siècles, les collèges portent le nom à' hospitium et sont
de simples hôtelleries ou refuges fondés par des gens riches, de
grands seigneurs, pour héberger gratuitement les écoliers pauvres.
Primitivement, aucun enseignement n'est donné dans ces établis-
sements; ils ne reçoivent aucun externe ni aucun pensionnaire
payants. Les boursiers vont suivre au dehors les cours de la rue
du Fouarre, du clos Bruneau ou autres. Mais si, dans ces collèges,
l'existence matérielle est assurée, elle n'est pas confortable et la
discipline y est sévère! Un auteur du temps résume ainsi la vie des
boursiers ; peu de sommeil, peu de récréations, i-^eu de repas.
Chaque écolier a droit à un sol de nourriture par jour. Une livre
de beurre sert pour trente. « Aussitôt que la centaine d'œufs excède
le prix de 6 sols, on ne leur donne plus que des harengs. »
Le caustique Rabelais s'exprime en ces termes sur le compte du
colliège de pouillerye Montagu : « Trop mieulx sont traictez les
forcez entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la prison
criminelle, voire certes les chiens en votre maison que ne sont ces
malauctrus on dit colliège. Et si j'estois roy de Paris, le dyable
m'emporte si je ne mettois le feu dedans ! »
Que messire Rabelais ait un peu exagéré, cela est fort possible;
cependant on appelait les écoliers de cet établissement : les pauvres
capettes de Montagu, — ce qui semble indiquer que leur sort était
peu digne d'envie.
Ce n'est qu'au quatorzième siècle que les collèges, — et celui
de Navarre le premier, — commencèrent à s'ouvrir à des pension-
naires et à des externes, moyennant des rétributions minimes. Les
externes portaient le surnom de martinets, parce que « n'apparte-
nant nécessairement à aucun collège, ils volent comme les hiron-
delles de l'un à l'autre. »
Les plus anciens collèges connus sont : celui de Saint-Thomas de
Canterbury, qui prit plus tard le nom de Saint-Thomas-du-Louvre,
IlSO REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
fondé aa douzième siècle par Robert de Dreux ; — celui des Anglais
et celui des Daces (Danois), qui existaient déjà en l'an 1200 ; — le
collège de Constantinople, près de la place Maubert (1205); — le
collège des Bons-Enfants situé dans le quartier Saint-Honoré et
fondé pour treize écoliers par Etienne Belot, bourgeois de Paris, et
sa femme Ada; — le collège d'Harcourt, fondé en 1280 par Raoul
d'Harcourt; — celui du Cardinal-Lemoine, rue Saint-Victor; —
celui de Glugny, fondé par l'abbé Yves de Vergy ; — celui de
Baveux (1309); — le collège des Lombards, au numéro 23 de la rue
des Lombards, fondé en 1333, et qui eut pour principal, sous
Louis XII, le célèbre helléniste Jérôme Alexandre; — rue Saint-
Jean-de-Beauvais fclos Bruneau), il y avait les collèges de Dormans-
Beauvais et de Presles, qui furent réunis en un seul, sous le nom
de Presles, en 1597, et où enseignèrent Orner Talon, saint François-
Xavier, îe cardinal d'Ossat et enfin Piamus, cet infortuné Ramus,
assassiné dans sa cellule le surlendemain de la Saint-Barthélémy,
et dont le cadavre fut promené par les rues sur une claie et jeté à
la Seine.
Nous n'avons pas la prétention de faire î'énumération ni fhisto-
rique des nombreux collèges qui grandirent côte à côte avec l'Uni-
versité et partagèrent sa renommée. Sous Henri IV, ils avaient
atteint le nombre de cinquante-huit. Toutefois, nous dirons quelques
mots de celui qui fut îe plus fameux d'entre eux, du collège de
Navarre, qui s'appela d'abord indifféremment collège de Cham-
pagne ou de Navarre, du nom de sa fondatrice, la princesse Jeanne,
femme de Philippe-le-Bel, reine de France et de Navarre, comtesse
de Champagne. Elle le créa l'année de la victoire de Mons-en-Puelle
(18 août 130i), en action de grâces de cet heureux événement.
Le collège de Navarre était situé près de la porte Saint-Germain.
Il recevait soixante-dix écoliers, dont vingt pour les études de
grammaire, trente pour la logique et la philosophie et trente pour
la théologie.
Les premiers avaient par semaine h sols parisis, les seconds
6 sols, les derniers 8 sols. Mais si les étudiants grammairiens
venaient à posséder personnellement un revenu de 30 sols, les phi-
losophes un revenu de 40 sols, les théologiens un revenu de 60 sols,
UNE UNIVERSITÉ AU :M0YEN AGE 431
ils cessaient d'être boursiers, et l'allocation hebdomadaire leur était
supprimée.
Par son testament, la reine Jeanne légua au collège la maison oîi
il était établi, plus une rente annuelle de 2000 livres tournois.
Ses exécuteurs testamentaires, Simon Festu, évêque de Meaux,
et Gilles, abbé de Saint-Denis, aliénèrent la maison de la porte
Saint-Germain, et achetèrent le long de la montagne Sainte-Gene-
viève un terrain où ils construisirent un nouveau local, plus vaste et
plus beau qne l'ancien. Chaque catégorie d'écoliers y avait son dor-
toir, son réfectoire, ses maîtres et son principal. C'était le principal
de la section de théologie qui avait la haute direction de l'établisse-
ment.
La faveur royale ne cessa d'entourer le collège de Mavarre. « Les
verges, nous dit le jurisconsulte Coquille, étaient achetées sur la
bourse du roi... » Touchante sollicitude dont les collégiens de
Navarre se seraient bien passés ! Parmi ses professeurs illustres,
mentionnons : Nicolas Oresme, précepteur du roi Charles V:
le chancelier Gerson, Jean de Courtecmsse, évêque de Paris, Jehan
Raulin, qui obtint de Charles VIll 2^00 livres pour la reconstroc-
tion et l'accroissement de la bibliothèque du collège, puis plus tard
Richelieu et Bossuet!
Au seizième siècle, étudièrent également sur ses bancs : le duc
d'Anjou, qui allait devenir Henri III, roi de France, et le prince de
Béarn, qui sera Henri IV. Nil J20vi sub sole : les lycées du Paris
moderne qui, tout en recevant le jeune prince qui fut le roi
Alphonse XII d'Espagne, et les fils des princes d'Orléans, enseignent
à leurs élèves le mépris de la vieille monarchie, se doutent-ils qu'il
se trouva, au seizième siècle, des princes du sang pour donner ce bel
exemple de simplicité et d'égalité, en s'asseyant sur les bancs
de Navarre aux côtés des enfants des bourgeois de la cité?
Aujourd'hui, les ruines de ce collège fameux sont comprises dans
la vaste enceinte de l'École polytechnique.
Nous terminerons cette étude par un rapide coup d'œil jeté sur les
divers corps de métier qui dépendaient de l'Université, et dont les
membres portaient, pour cette raison, le nom de Suppôts de r Uni-
versité.
/l32 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
En tête sont d'abord ceux qui se livrent au commerce des ma-
nuscrits, stationnarii ; ce commerce était très important, très en
honneur, à cette époque où les livres étaient rares.
Puis, les marchands de parchemin, /?er^«me/2anV, établis d'abord
rue des Blancs-Manteaux, ensuite rue des Parcheminiers, entre
la rue Saint-Jacques et la rue Boûtebrie. Ils ne peuvent vendre leur
marchandise qu'après que le recteur a fait choix du meilleur
parchemin qui lui est réservé. Le surplus est marqué au sceau
du recteur et frappé d'un droit de 16 deniers parisis par paquet. Ce
n'est qu'en 1300 qu'on voit apparaître le papier de « chiffe » dans
certains actes du procès des Templiers.
Les scribes publics, scriptores^ sont installés dans la rue des
Écrivains, qui va de la rue Boûtebrie à la rue de la Harpe.
Les enlumineurs {illuminatores^ bahinuatores), ces véritables
artistes qui semaient les manuscrits de leurs caprices fleuris et
dentelés, occupaient la rue Boûtebrie; les relieurs, la rue Saint-
Jacques et la rue Saint-Benoît.
Il y a une fabrique d'encre unique, tenue par Asseline de Roie,
dans la rue Saint-Victor.
Les principaux libraires sont : Agmen, rue Neuve-Notre-Dame;
— Pierre-le-Normand, rue de la Lanterne; — Poncet, rue Notre-
Dame; — Lefroi, rue Fromentel; — Guérin l'Anglois, ruelle aux
Coulons; — Aignen, rue de la Boucherie; — dame Marguerite de
Sens, rue Saint-Benoît. Le prix moyen d'un in-foUo est de 4 à
500 francs de notre monnaie. Voici, un peu plus tard, quelques
aperçus du prix des livres à l'usage des écoHers : Rudiment de Des-
pautère, 6 deniers ; — dictionnaire, petit in-folio, 25 sols ; — Cicero
de amicitiâ, 1 sol; — Oratio pro milone^ 6 deniers; Virgile,
3 sois; — les Catégories d'Aristote, 6 deniers ; les Analytiques, 1 sol.
Enfin, les « frepiers » viennent crier « la cote et la chape » de
vêpres à la chute du jour, sur la petite place qui avoisine l'égUse
Saint-Séverin.
VIL — Conclusions.
Telle était, dans son ensemble, la physionomie de l'Université
de Paris, et, dans un cadre plus restreint, celle de toutes les Univer-
sités au moyen âge. Par cet exposé succinct, on a pu se faire une
idée de l'autonomie puissante et féconde que ces institutions possé-
dèrent à leur berceau et conservèrent pendant de longs siècles, ser-
UNE UNIVERSITÉ AU MOYEN AGE 433
vant de contrepoids tour à tour au pouvoir civil et au pouvoir reli-
gieux. Elles portèrent haut le sentiment de leur indépendance et de
la supériorité que leur donnait, sur un milieu encore ignorant et
superstitieux, le prestige du savoir. Les liens, les relations cons-
tantes qui existaient non seulement entre universités d'un même
pays, mais entre toutes celles d'Europe, en créant une sorte d'Inter-
nationale scientifique, furent une source d'émulation ellicace pour
les intelligences, et un merveilleux instrument de progrès rapide et
continu pour toutes les branches des connaissances humaines.
Il est permis de supposer que les universités provinciales, que
M. le Ministre de l'Instruction publique rêve aujourd'hui de ressus-
citer de leurs cendres, seront bien petites-filles au regard de leurs
glorieuses devancières. Ces tronçons de la grande Université seront
de simples services détachés du ministère de l'Instruction publique.
L'initiative qui leur sera laissée ne portera que sur des points de
détail, comme la collation des grades, la faculté de posséder, etc.
Mais le choix des professeurs, la direction de l'enseignement, tous
ces attributs primordiaux, qui permirent aux anciennes universités
d'affirmer leur personnalité, manqueront aux nouvelles.
Une chose importante leur manquera aussi : les étudiants. Chaque
jour, le mouvement de centralisation, qui entraîne la province vers
la capitale, prend davantage d'extension. Et ce mouvement, qui
s'applique à tous les commerces, à toutes les industries, porte à un
plus haut degré, s'il est possible, sur les manifestations du labeur
purement intellectuel. Littérature et sciences convergent invincible-
ment vers Paris, véritable cerveau du pays. Est-il possible d'enrayer
cet élan? Nous ne le pensons pas. Les Facultés de province, qui
existent actuellement, sont pour la plupart peu suivies. Nous ne
pouvons prévoir un meilleur sort pour les universités provinciales
et nous ne doutons pas que les réformes projetées se réduisent,
comme les neuf dixièmes des réformes actuelles, à une pure modifi-
cation de rouages administratifs, à un simple changement d'éti-
quette. L'Université, — V Aima par eus, — comme la montagne de
la fable, accouchera, non plus d'une, mais de plusieurs souris,
mort-nées, malgré le savoir-faire des médecins et des sages-femmes.
Albert Mazeron.
LES CRITÈRES THÉOLOGIQUES
00
LA RAISON CONDUISANT A LA FOI (1)
« Les Critères théologiques! » — / Critcri thcologicil — Titre et
sujet essentiellement savants et bien faits pour effrayer notre incom-
pétence, si les flatteuses démarches, auprès de nous, de l'auteur,
il cajionico doctore Salvatore di Bartolo, et les bienveillants
encouragements du traducteur, ne nous enhardissaient à parler d'un
livre où l'apologétique est traitée presque exclusivement au point
de vue de la théologie pure.
Qu'est-ce, d'une manière générale, qu'un critérium (2)? C'est,
nous apprend la septième et dernière édition du Dictioniiaire de
l'Académie, « ce qui sert à juger qu'une chose est vraie ou fausse »,
— « la marque à laquelle on reconnaît la vérité ».
(1) Les Critères théologiques.
La Voleur de la nnson dans le catholicisme.
L L'Ef/lise enseignante. — II. Les Conciles généraux. — III. Le Pontife romain
'parlnnt ex cathedra. — IV. La Croyance universelle. — V. L'Enseignement
en forihe positive. — VI. VEnsdgnement tn forme négative. — VIL Les P>c-
ceptes doctrinaux. — VIIL La Tradition. — IX. La Sainte Ecriture. —
X. V Eglise, lu Tradition, r Ecriture.
L'Eglise législatrice. — Avenir. — Projets.
Par le chanoine Salvatoke di Baf.tolo, docteur romain en théologio et
en droit canonique, membre de l'Académie de religion catholique de Rome,
de l'Académie royale des lettres, sciences et arts de Palerme, et de la Société
scientifique de Bruxelles. Ouvrage traduit de l'italien par un prêtre de l'Ora-
toire de Renne?, sur la seconde édition, revue et améliorée par l'auteur.
1889. Paris, Berche et Tralin.
(2) L'Académie n'a pas encore admis la l'orme française critère, du mot
niât, critérium.
LES CRITÈRES THÉOLOGIQUES ZÎ35
Les critériums ou critères théologiques qui nous occupent ici sont
des propositions établissant, pour les grands enseignements de
l'Eglise, les motifs que la raison humaine a d'y accéder en vertu de
■sa nature même, les motifs de crédibilité autrement dit. Chaque
proposition est suivie de démonstrations à l'appui, dans les-
quelles Fauteur s'attache à faire bien discerner ce qui constitue
l'enseignement exprès et précis de l'autorité ecclésiastique, souve-
raine de ce qui rentre dans le domaine de l'interprétation et de la
discussion libres.
Pour pouvoir apprécier la valeur et la portée de ces hautes dis-
sertations, il est nécessaire de connaître la valeur que la doctrine
catholique accorde à la raison humaine. Cette valeur est de premier
ordre, car l'usage de la raison précède la foi, rationis usiis fidan
preecedit^ et c'est par le canal de la raison que l'esprit dégagé de
préjugés arrive à la foi. Aussi « la valeur de la raison dans le catho-
liciscie » forme-t-elle le sujet d'une importa.nte et lumineuse intro-
duction où, dans vingt propositions spéciales, le savant chanoine
de Païenne établit les droits de la raison; ses attributs par rapport
aux objets de la vraie croyance ; ses devoirs aussi envers la raison
divine qui a sur la nôtre tuute la supériorité de l'infini sur le fini;
l'harmonie qu'elle établit facilement entre les vérités qui procèdent
de cette raison divine, — c'est-à-dire les vérités révélées, — et les
vérités naturelles, que celles-ci soient de l'ordre philosophique,
scientifique proprement dit, historique, etc.; les développements
que la raison humaine, fortifiée et complétée par la foi, acquiert à
travers les siècles, et l'expansion progressive qu'elle donne au?-:
vérités révélées, tant dans l'ordre spéculatif que dans l'ordre pra-
tique; enfin la transformation de la raison perfectionnée dans la vie
future, où elle sera « rendue capable de connaître la vérité souve-
raine dans son inépuisal:)le richesse ».
Les (( critères )> proprement dits sont au nombre de dix; leurs
intitulés particuliers se lisent en sous-titre sur le titre général de
l'ouvrage (voir ci-dessus ad notam). Chacun d'eux est l'objet d'un
certain nombre de propositions, les unes positives, les autres néga-
tives, formulées en aphorismes accompagnés chacun de sa démons-
tration. Autrement dit, ces suites de propositions se partagent
ordinairement, pour chaque « critère », en deux groupes, suivant
qu elles établissent le domaine de l'autorité ou en posent les limites.
Par exemple, dans le « critère » sur YÉglise enseignante, la
436 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
première proposition positive est celle-ci : « Le magistère infaillible
de l'Église a pour unique domaine la révélation. » Suivent sept
autres propositions également positives ayant pour objet les
matières, le mode d'enseignement et le caractère de ce qui est
révélé et de l'infaillibilité de l'Eglise. Onze propositions négatives
font connaître ensuite sur quoi ne s'étend pas cette infaillibilité.
La compétence, les attributions des Conciles généraux sont, au
deuxième « critère », traités suivant la même méthode : 1° ce qui
rentre dans cette compétence, leurs prérogatives, leur privilège
d'infaillibilité; 2° ce à quoi ne s'étendent point ce privilège, ces
prérogatives, cette compétence.
De même pour le Pontife romain parlant ex cathedra. Dans
quelles conditions l'enseignement du Pontife romain est infaillible,
et comment il est communiqué aux fidèles, voilà l'objet des propo-
sitions positives, lesquelles sont au nombre de cinq. Plus nom-
breuses sont les propositions négatives, car elles concernent toutes
les conditions, toutes les circonstances dans lesquelles les paroles,
les écrits ou les actes du Souverain Pontife ne rentrent pas dans son
magistère infaillible; elles mentionnent aussi les faits historiques
où l'autorité des Papes s'est exercée sans être accompagnée du pri-
vilège de l'infaillibilité.
Ces exemples suffisent pour faire saisir la méthode suivie, le pro-
cédé employé par l'auteur. Ajoutons cependant que les dix « cri-
tères » sont suivis d'un appendice fort important, sinon pour le
nombre des pages, du moins par la nature des sujets qui y sont
traités. Il a pour titre : V Eglise législatrice. — Avenir. — Projets.
Cinq propositions positives et trois négatives développent le premier
de ces sujets, montrant la nature, l'étendue, la sphère d'action, du
pouvoir législatif de l'Église. Le paragraphe concernant Yaveriir est
l'objet d'une proposition unique, d'après laquelle « vu la mutabilité et
la perfectibilité des lois et des sujets », les lois ecclésiastiques peu-
vent subir des modifications, les principes restant d'ailleurs toujours
en vigueur. Sur cette base est fondé le paragraphe des projets^
lesquels se rapportent à la revision du droit canonique général, à la
restauration du droit canonique particulier, à la diminution ou limi-
tation de la juridiction volontaire des évêques, des cas réservés, des
censures, des fêtes et des œuvres de pénitence; enfin à la plus
grande fréquence des conciles généraux et particuliers avec partici-
pation des laïques.
LES CRITÈRES THÉOLOGIQUES 437
On ne saurait être surpris qu'un ouvrage aussi savant et traitant
de matières aussi délicates ait rencontré, au moins sur certains
points de détail, quelques réserves, voire quelques contradictions.
Nous en parlerons plus loin. Auparavant signalons les hautes et
nombreuses approbations reçues par l'auteur. Mgr van X^'eddingen,
docteur en philosophie et en théologie, professeur de philosophie
(désigné par Léon XIII) à l'université catholique de Louvain;
les cardinaux Schiaffino, ancien préfet de la congrégation de
l'Index; La Valette, doyen du Sacré-Collège et secrétaire de la
congrégation du Saint-Ofiice, Aloïsï, et Gibbons, archevêque de
Baltimore, ont écrit à l'auteur des lettres dont nous avons le
texte sous les yeux et dont plusieurs ont été du reste publiées
par la Sicilia cattolica^ de Palerme. Toutes décernent les plus
grands éloges à l'œuvre de M. le chanoine di Bartolo, l'en remercient
comme d'une œuvre essentiellement utile à l'affermissement de la foi,
en éclairant les esprits sincères sur la vraie doctrine, et contribuant
à dissiper les préjugés dus à l'ignorance. Ajoutons les lettres de plu-
sieurs évêques et théologiens qui figurent en tête de la traduction
française : Mgr Manning, cardinal archevêque de Westminster;
Mgr Héfélé, de Rottenburg ; Mgr Graselli, archevêque de Colosses ;
MM. Schmid, professeur de théologie dogmatique à l'université de
Munich; Schwane, professeur à l'Académie royale de Munster;
Giuseppe AUievo, professeur à l'université de Turin ; Severino Frati,
prévôt de la cathédrale de Parme ; chanoine Isidore Carini, du
Vatican; chanoine Augusto Berta, professeur d'Ecriture sainte;
chanoine Agostino Berteu, de Turin, reviseur archiépiscopal; cha-
noine Antonio Paschetta, professeur au séminaire de Turin; docteur
Himpel, de la Faculté de théologie catholique de Tubingue; docteur
Bernard Schaeffer^ professeur extraordinaire de théologie à TAca-
démie royale de Munster. Enfin la Sicilia cattolica, du 9 mars
dernier, a publié une lettre à l'auteur, de Mgr Boccali, auditeur du
Saint-Père, dans laquelle ce prélat lui exprime les remerciements
empressés de Léon XIII.
D'aussi nombreuses approbatious, toutes venues d'autorités en la
matière, sont plus que suffisantes pour dédommager le savant écri-
vain des appréciations peu bienveillantes d'une certaine revue fran-
çaise, plus portée généralement à exagérer la restriction qu'à élargir
le champ de l'interprétation légitime. Ce n'est point à dire qu'il ne
soit pas permis de diverger parfois d'opinion avec l'honorable
!«'• DÉCEMBRE (rV 90). 4« SÉRIE. T. XXIV. 29
438 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
auteur. Ainsi la Revue bibliographique universelle, d'août, 1889,
lui a consacré, sous la signature « Lamoureux » (1), un article
sérieux et rédigé dans un sincère esprit d'impartialité. Dans cet
article on combat le dixième « critère », où M. le chanoine D' di
Bartolo adopte le système du communionisme, étendrait trop,
suivaut le critique, la portée du minimisme, et ne représenterait
pa-s la pictas fidei d'une manière suffisamment exacte. Le mèrae
critique reproche aussi à notre auteur, comme une contradiction,
d'avoir exclu du domaine du magistère infaillible les faits dogma-
tiques; de ne pas donner, comme de foi, l'infaillibilité du jugement
de l'Eglise quant à la canonisation des saints (pp. 61-62); d'ad-
mettre un troisième degré d'inspiration qui rendrait illusoire le rôle
de l'auteur sacré; enfin de proposer, d'une part, la restriction au
minimum des affirmations doctrinales et des lois ecclésiastiques,
tout en réclamant, d'autre part, la tenue fréquente de conciles
généraux : le critique voit là une « incohérence >■>. Sauf ce dernier
point où l'incohérence signalée ne ressort pas pour nous avec la
clarté de l'évidence, nous nous bornons à citer ces divergences
sans nous permettre de les apprécier.
Le traducteur, prêtre de l'Oratoire de Rennes, se sépare aussi,
sur quelques points, d'une manière plus ou moins complète, de
M. le chanoine di Bartolo. Mais il le fait avec une impartialité
courtoise qui ne respire en rien l'aigreur et le défaut de bien-
veillance auquel il était fait allusion plus haut.
Par exemple, sur la question du transformisme (l'"" critère,
Z" proposition négative)^ l'auteur des « Critères » admet la pleine
liberté des opinions dans les limites du concept spiritualiste. Le
traducteur estime que, sur cette question, la seule attitude jusqu'ici
justifiée par les faits est « un scepticisme provisoire ». L'estimable
traducteur ne ferait-il pas ici une petite confusion? Ce scepticisme
provisoire dont il parle, nous croyons, comme lui, qu'il représente
« la seule attitude justifiée jusqu'ici par les faits », mais au point
de vue scientifique, et en se plaçant sur le terrain scientifique.
S' ensuit-il qu'il soit interdit à un savant catholique, comme le
R, P. Leroy, par exemple, ou comme M. Saint-Gecrge-Mivart,
d'admettre la théorie de l'évolution dans la création et le dévelop}}e-
ment des règnes végétal et animal? Autre chose est l'incertitude,
(I) Très probablement M. l'abLé Larrioareux, professeur au grand sémi-
naire de Verdun.
LES CRITÈRES THÉOLOGIQUES 439
l'improbabilité si l'on veut, d'une théorie scientifique; autre chose,
son incompatibilité avec les croyances du chrétien. Ainsi la théorie
ueptunienne de la formation primitive du globe terrestre, après
avoir eu ses jours de vitalité, est depuis longtemps complètement
abandonnée : cependant à supposer qu'il se rencontrât quelque
géologue arriéré pour l'admettre encore, cesserait-il pour cela d'être
orthodoxe en matière de foi?
Un peu plus loin, l'honorable traducteur conteste que la théorie
atomique moderne, quelque belle, plausible et probable qu'elle soit,
puisse contribuer à rendre le mystère de l'Eucharistie moins inac-
cessible à l'intelligence humaine, parce que, dit-il, la question n'est
pas de l'ordre scientifique, mais appartient à la métaphysique.
Peut-être pourrait- on batailler encore sur ce point : car enfin si
la science arrive, ce qui n'a rien d'impossible, à rendre un jour
certaine la théorie de i'atomisme qui n'est pas encore entièrement
sortie actuellement du domaine de l'hypothèse, ne touchera-t-elle
pas de bien près à Vessejice môme de la matière, c'est-à-dire au
côté absolument philosophique et métaphysique de la question? La
théorie atomique moderne est située à ces conlins de la science et
de la philosophie, si magistralement rais en lumière naguère par
le défunt et regretté P. Carbonnelle. Puis donc que le mystère de
l'Eucharistie appartient à la métaphysique, pourquoi la science,
bien qu'ayant pour objet les phénomènes et leurs lois, ne prêterait-
elle pas son concours à la crédibilité due au mystère, lorsque ses
progrès l'auront amenée à rencontrer, au terme de ses recherches,
ces « questions d'essence, de nature, de substance » qui constituent
une part importante du domaine de la métaphysique?
Sur la grave et délicate question de Vinspiration de l'Ecriture
sainte, le savant chanoine de Palerme admet, sauf quelques modifi-
cations théoriques sans importance dans l'application, les idées du
cardinal Newman. Car s'il étend l'inspiration jusqu'aux détails
d'ordre accessoire que l'illustre prélat anglais croit pouvoir y être
soustraits, il ajoute cependant que, dans ce cas, l'inspiration ne
garantit plus l'infailUbiliié de la coopération humaine. Pratique-
ment, cela semble être absolument la même chose. Sans prendre
parti, le traducteur expose en détail la théorie, à cet égard, du
prince de l'Eglise, puis développe les objections qui lui sont oppo-
sées par les partisans de l'interprétation ancienne; après quoi il
propose, d'après « un érninent exégète enlevé trop tôt à la science »,
iiZlO REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
mais qu'il ne nomme pas (serait-ce îe regretté abbé Motais?) une
opinion intermédiaire. (Voir les Notes du traducteur^ p. 335 à 3^1.)
Ailleurs le prêtre oratorien élève les « réserves les plus for-
melles » sur la thèse du chanoine sicilien, relative aux cas de
conflit entre la loi c>'clésiastique et la loi civile, et développe, en
deux pages d\ine dialectique serrée empruntée à Mgr Sauvé, ses
objections aux idées de son contradicteur. D'autre part, ce dernier
les expose avec une logique qui semble non moins rigoureuse. On
comprend que nous ne prenions point parti dans une question aussi
épineuse, et qui divise d'aussi éminents esprits.
Les points de divergence, dont nous avons signalé quelques-uns,
sont en somme peu nombreux entre les savants, auteur et traduc-
teur. Les Notes de ce dernier sont au nombre de douze, alors que
les propositions formulées et développées par l'auteur ne sont pas
éloignées de deux cents. Encore s'en faut-il de beaucoup que ces
douze notes accusent toutes des divergences; plusieurs se bornent
à un simple commentaire, comme celle-ci par exemple :
« IX. P. 290. — Le Minimisme. — Le principe est incontestable,
mais la difficulté est de l'appliquer correctement. »
Evidemment un tel commentaire, n'affirme pas une divergence de
vues; tout au plus implique-t-il un desideratum sur un côté de la
question que, au gré du traducteur, l'auteur aurait dû développer
davantage.
ÎI
Après avoir exposé l'objet de l'ouvrage qui nous occupe, la mé-
thode adoptée par l'auteur et quelques-unes des questions sur les-
quelles la discussion peut s'élever, il ne sera pas sans intérêt,
croyons-nous, d'indiquer à quel besoin de l'heure actuelle répond
un livre de ce genre, et dans quelle sphère d'activité il est appelé à
exercer une influence heureuse.
A toutes les époques, les attaques contre la vérité religieuse ont eu
pour base la prétendue incompatibilité entre la raison, d'une part,
et, de l'autre, soit tel objet particulier de la foi, soit d'une manière
plus générale, la foi elle-même prise dans son ensemble. Tant que
ces attaques ne sont pas sorties du domaine philosophique, il arrivait
souvent que leurs auteurs connaissaient, les ayant étudiées à fond,
les doctrines qu'ils s'efforçaient de combattre. Mais depuis que, du
LES CRITÈRES THÉOLOGIQUES Zi^ll
terrain de la philosophie nos adversaires ont passé à celui des
sciences proprement dites, et plus particulièrement des sciences
naturelles, il est arrivé qu'ils ont négligé de s'enquérir de l'ensei-
gnement qu'ils prétendent réfuter : en sorte que, sans cesse, ce à
qui ils s'attaquent, ce n'est nullement l'objet véritable de nos croyan-
ces, mais bien on ne sait trop quelles doctrines issues de leurs pré-
jugés et de leur imagination, et rappelant certains moulins à vent
contre les ailes desquels s'escrimait jadis la lance d'un célèbre preux
transpyrénéen. Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur
les innombrables journaux, revues et livres non catholiques qui font
ou veulent faire de la vulgarisation en matière scientifique.
De nos jours ce mode d'attaque est au moins aussi répandu que
le premier. El ce qui est plus triste, c'est que ce ne sont pas seule-
ment des sectaires dominés par la passion et le parti pris, ou bien
des intelligences rétrécies par l'étude exclusive d'une spécialité
restreinte de la science sans le contrepoids nécessaire de vues plus
générales ou d'une préparation littéraire et philosophique suffisante,
qui donnent dans ce travers.
11 est parfois des esprits supérieurs, des intelligences de premier
ordre qui ne sont pas indemnes de toute négligence et de toute
légèreté à cet égard. Comment expliquer autrement qu'un philosophe
de l'envergure de M. Paul Janet, par exemple, un esprit d'une por-
tée et d'une pénétration aussi grandes, ait pu, dans ses Problèmes
du XIX^ siècle, traiter comme il l'a fait la question du péché ori-
ginel? Que l'on ouvre ce livre aux pages li7i à kSl, où l'auteur
produit ses objections; on aura bientôt la preuve qu'il part le plus
souvent de suppositions fausses et qu'il ne s'en prend qu'à des fan-
tômes qu'il s'est créés lui-même. C'est ainsi qu'il semble croire que
d'après la doctrine chrétienne, le péché originel est absolument
nécessaire pour expliquer le mal, et que Dieu n'aurait pu créer
l'homme dans la condition où il se trouve actuellement. Pour auto-
riser l'hypothèse du péché originel, nous emprunterions, d'après lui,
soit à l'ordre physique, soit à l'ordre moral des analogies auxquelles,
en réalité, nous ne recourons point, si ce n'est peut-être à titre de
lointaine comparaison, mais non pas déraison. Il est bien certain,
pour tout catholique Instruit, que la transmission du péché originel
n'est point du tout du même ordre que la transmission du mal phy-
sique ou la transmission de l'infamie. Dieu avait donné gratuitement
au premier couple humain, en plus de l'état naturel, un état surna-
Zli2 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
turel et de grâce sanctifiante qu'il a perdu du fait de sa première
faute et que, par suite, il n'a pu transmettre à ses descendants. Pa-
le baptême, l'état de grâce est rendu à l'enfant nouveau-né, mais
non les prérogatives ou immunités préternatnrelles qui y étaient
attachées à l'origine. Voilà ce que M. Paul Janet ne paraît pas soup-
çonner. Il conîonàle Tpéché personnel d'Adam avec le péché originel
de ses descendants. Il ignore que, à la différence du premier,
le second n'est pas une faute proprement dite, puisqu'il consiste
seulement dans \ absence de ces liens surnaturels que Dieu, d'après
le plan primitif, avait voulu donner à l'homme. M. Janet croit que
d'après la doctrine catholique, l'enfant avant son baptême est coii-
2)able, et que la privation de la justice originelle est nue. punition
personnelle, alors qu'elle n'est en réalité qu'un état particulier; état
qui, sans doute, n'est point normal et résulte d'un dépouillement
su'oi par la souche primitive du genre humain, mais qui n'est pas
davantage une punition à des êtres irresponsables de la faute de leur
commun auteur (1).
Il n'est pas étonnant qu'un homme de bon sens se refuse éner-
giquement à accepter la doctrine du péché originel telle que la
conçoit et la présente M. Paul Janet; mais cette doctrine n'est
point la doctrine catholique.
Or, si l'un des plus puissants esprits de notre temps, un
homme à qui ses nombreux travaux philosophiques ont assuré
une place d'éUte dans l'histoire intellectuelle de notre siècle,
l'éditeur des Œuvres philosophiques de Leibnitz et l'auteur de
cet admirable livre des Causes finales qui suffirait seul à le
mettre au premier rang parmi les philosophes contemporains,
a pu se méprendre à ce point sur une des données fondamentales
du christianisme, que penser des autres? Que penser surtout
de la foule des esprits médiocres qui, versés plus ou moins dans
la connaissance des faits scientifiques de l'ordre matériel, ont
oublié. — s'ils les ont jamais connus — les prin cipes les plus
élémentaires dn l'usage de la raison?
Aussi, plus que jamais aujourd'hui, — comme le signalait déjà,
il y a plus de vingt ans, le grand et à jamais illustre évèque
d'Orléans, — l'ignorance profonde, même dans les classes les
plus éclairées, de la religion chrétienne et du véritable esprit de
(1) Cf. le Dictionnaire apologétique de la foi catholique, col. 2366 à 2373. —
Paris, 18S9, Delhomme et Briguée.
LES CRITÈRES THÉOLOGIQUES 445
l'Église, est-elle l'une des principales causes de l'indifférence (tes
uns, de l'éloignement oa même de l'hostilité des autres.
C'est pourquoi le livre de M. le chanoine di Bartolo, traduit
en un français élégant, vient fort à propos pour éclairer noinbre
d'esprits sincères, au fond plus religieux qu'ils ne le croient eux-
mêmes. Ils sont éloigîiés de l'Eglise par une foule de préjugés issus
d'une connaissance insuffisante de ses enseignements, et surtout
entretenus par beaucoup d'écrivains, soit de l'ordre des sciences,
soit de l'ordre philosophique. Faute d'une suffisante étude préa-
lable, ces écrivains jugent des choses de la rehgion non d'après la
réalité de ses enseignements, mais d'après des concepts arbitraires
et qui ne reposent sur rien ou s'appuient tout au plus sur des
opinions particulières qui, à aucun égard, ne font loi dans l'Eglise.
RétabUr, dans son expression vraie, l'affirmation catholique,
mal comprise ou mal interprétée (sincèrement chez plusieurs, non
toujours avec une entière bonne foi chez certains autres), est
donc une œuvre essentiellement utile, opportune et, ajouterons-
nous, nécessaire. Elle est nécessaire pour parer au danger que
crée cette erreur religieuse, volontaire ou non, ainsi propagée, et
à laquelle l'apologiste ne saurait demeurer indifférent.
Le simple exposé de ce qui est le véritable enseignement de la
foi catholique serait déjà, à lai seul, une véritable apologie, répon-
dant bien à la situation que nous signalons. Si cet exposé n'est
pas, à proprement parler, contenu dans les Critères théologiques,
du moins ce hvre donne-t-il les moyens de l'établir, par cela d'abord
qu'il répond à cette question : « De quelles ressources disposons-
nous pour vérifier les titres d'une doctrine qui se présente à nous
comme la vérité révélée, ou comme appartenant dans une certaine
mesure à la révélation? » Par cela encore que, dans son ensemble
et ses détails, il s'efforce de mettre en évidence « la logique sévère
qui préside au développement de la foi )>; par cela enfin qu'il rend
é\'idente cette vérité que la doctrine catholique, bien loin d'an-
nihiler ou d'opprimer la raison, comme certaines écoles affectent
tant de le proclamer, est essentiellement au contraire le système
rationnel. Elle est en effet le système qui, nonobstant les préten-
tions des soi-disant Ubres penseurs, laisse à l'intelligence, à la
pensée humaine, la part la plus grande de vraie liberté; et
l'ouvrage du docteur Salvatore di Bartolo en fournit la preuve
d'un bout à l'autre.
k
Ilhll REVUE DE MONDE CATHOLIQUE
Que si l'on objectait cette proposition si souvent émise par
les esprits paresseux ou superficiels qui s'arrêtent aux difficultés
extérieures sans chercher à les approfondir : « Pourquoi tant de
recherches et tant d'étude? Si la doctrine catholique est vraie,
pourquoi toutes ces objections, toutes ces difficultés à surmonter ? w
La réponse serait facile. Les obscurités, les objections viennent
bien moins de la doctrine elle-même, que de la manière dont elle
est faussée, dénaturée, travestie par ceux qui, sincèrement ou non,
lui font une guerre incessante. Ces travestissements, ces fausses
expositions des objets de la foi, varient sans cesse et sans cesse
revêtent une forme nouvelle. Il faut donc que la défense varie ses
réponses et ses moyens d'action à proportion des variations de
l'attaque. D'ailleurs si la foi, enseignement donné par Dieu lui-
même, est, par le fait immuable dans ses principes, il ne résulte
pas de là que la science spéciale qui a mission de mettre en œuvre
ces principes et d'en faire l'application, ne soit pas elle-même
sujette, comme toute science humaine — et elle est humaine par
ce côté, tout en étant divine par son principe — au perfectionne-
ment et au progrès. Sans pouvoir s'accroître e7i elle-même, la
vérité révélée peut trouver des moyens de pénétrer plus profondé-
ment et plus complètement dans les intelligences; elle peut rencon-
trer une expression plus parfaite et plus en harmonie avec le déve-
loppement intellectuel de l'humanité. Ajoutons enfin que le minimum
des vérités strictement nécessaires à connaître pour le salut en
l'autre monde, — s'il est suffisant à ces âmes simples, mais de
moins en moins nombreuses, qui ont encore ce qu'on appelle la foi
du charbonnier , — ne satisfait pas les exigences intellectuelles d'un
grand nombre. Beaucoup de croyants sincères, très fermes même,
veulent se rendre compte des motifs de leur croyance ; ils repoussent
la foi aveugle, il leur faut la crédibilité. C'est leur droit : rationa-
bile sit obsequium vestriim, a dit saint Paul dans son épître aux
Romains (1). On peut même dire que c'est un devoir, au moins
pour ceux à qui le don d'une intelligence plus ouverte, plus
étendue ou plus déliée, permet de recevoir une plus grande somme
de vérité et de lumière.
C'est à ces divers besoins, à ces diverses situations que répond
l'ouvrage du savant chanoine palermitain. Il s'adresse à tous les
(1) Cap. XII, V. 1.
I.ES CRITÈRES THÉOLOGIOUF.S hho
esprits de bonne foi soucieux de la vérité, qu'ils partagent ou non
nos croyances, qu'ils soient même dissidents de la véritable Église.
Maintenant, que ce livre contienne des points sur lesquels il puisse y
avoir divergence d'opinion parmi même les théologiens catholiques, il
ne faut pas s'en étonner : ajoutons que, en des matières aussi délicates,
il est à peu près impossible qu'il en soit autrement. Immuable dans
le dogme et les principes de la morale, comme on l'a dit plus haut,
la théologie est humaine, dans une certaine mesure, quant au déve-
loppement scientifique et à l'exposition des vérités dont elle a le
dépôt : elle est donc, à cet égard, sujette au progrès et par conséquent
à la discussion qui en est un élément. Or l'Église, quoi qu'en dirent
ses ennemis, a toujours professé le plus grand respect pour le droit
de discussion dans le champ très vaste des matières libres.
Nous ne saurions mieux faire, au surplus, pour nous abriter contre
le reproche d'incompétence que d'austères censeurs pourraient nous
adresser, que de citer les paroles qu'adressait naguère à l'auteur an
théologien français bien connu :
« Je ne puis assez vous féliciter de l'ordre et de la méthode que
vous avez apportés dans ces matières délicates. Grâce à vos divisions,
et aux propositions tantôt positives, tantôt négatives, la lumière se
fait partout, les moindres secousses sont exprimées clairement. C'est
là un excellent travail de théologien, très commode en même temps
pour la rapidité des recherches. On a dû vous en louer de toutes
parts... C'est un excellent arsenal sur cette question toujours si
grave, toujours si actuelle, des loci theologici ; c'est un pas en
avant, très heureux et très opportun sur bien des points; c'est dans
tous les cas, un effort très utile vers la lumière et la vérité. »
Un tel témoignage nous paraît de nature à rassurer pleinement
ceux de nos lecteurs qu'auraient pu rendre hésitants les points de
divergence avec d'autres théologiens, que, sans nous permettre de
les apprécier, nous avons cru devoir néanmoins signaler dans le
cours de cette rapide étude.
Jean d'Estienne.
\
LE PORT DE CHERBOURG
SON PASSÉ, SON PRÉSENT, SON AVENIR
Quand Napoléon eut pris dans ses mains les rênes du gouverne-
ment, il donna d'abord tous ses soins à assurer la paix intérieure et
à panser les plaies les plus douloureuses de la France; mais son
attention ne tarda pas h être éveillée du côté du port de Cherbourg
que la guerre avec l'Angleterre devait rendre plus précieux que
jamais, et il donna des ordres ]X)ur que l'on poussât vigoureusement
les travaux. Une armée de carriers minait les flancs de grès du
Roulze et il semblait qu'on allait précipiter cette montagne dans la
mer. Les grands événements qui surgirent bientôt ralentirent un
peu cette activité dévorante. Néanmoins, en 1812, le nombre des
ouvriers employés était de 1058. Ce chiffre se décomposait ainsi :
l ingénieur, 1 conducteur principal, conducteurs ordinaires. ... '20
Equipages de chaloupes pour mener les ouvriers à la digue 31
Charpentiers, forgerons, poulieurs 11
Ouvriers militaires 3iO
Travailleurs espagnols (prisonniers) 300
Carriers et voituriers pour transporter les matériaux S7
Divers 10
Equipages de chaloupes pour transporter les blocs de pierre. . . . 204
Equipages de chaloupes au service des entrepreneurs 18
Total égal. . . . ~ 1058
On voit par ce tableau comment se distribuait le travail sur un
aussi vaste chantier.
Les efforts étaient d'autant plus méritoires que de terribles acci-
dents avaient porté auparavant le découragement dans bien des
cœurs. Plusieurs fois les flots semblèrent se jouer des calculs des
savants. M. Cochin, le nouvel ingénieur, n'avait rien trouvé de
mieux à faire que de plonger dans la mer des blocs de pierre sèche
de dimensions colossales, mesurant 20 pieds cubes et pesant de
(!) Voir la Revue du l^"" octobre 1890.
LE PORT DE CHERBOURG Zf/jT
9 à SOCO livres. Il les abandonnait ainsi aux hasards des courants
et aux mouvements impétueux des flots. H croyait, comme il Ta
écrit dans un méoioire que nous avons sous les yeux et qui fut
approuvé par trois hommes (1) , qui font autorité en cette matière, que
si l'homme est assez fort pour entasser des rochers au milieu de la
mer, l'action des flots peut seule les disposer de la manière la plus
propre à en assurer la stabilité. Malheureusement plusieurs tempêtes
vinrent démontrer brutalement que la science de l'homme est tou-
jours courte et que ses observations sont souvent incomplètes. L'élé-
vation de la digue avait déjcà permis d'y faire des travaux assez
importants de forlificalion. Du rivage on voyait poindre au large,
sur un ilôt factice, une batterie formée de Zi pièces de 36 et de
2 obusiers. La digue qui supportait cet armement avait atteint
195 mètres de longueur. Le 12 décembre 1803 commença à souffler
une tempête qui dura six jours. Sous l'effort des vents et des flots
les épaulements du fort furent démolis. C'était un avertissement.
Les dégâts furent bien vite réparés et l'on poursuivit avec ardeur
les travaux hydcauliques et militaires. En 1808, la partie centrale de
la digue était couronnée par un fort où cent cinquante hommes
trouvaient un abri réputé inviolable dans deux pavillons qui avaient
la forme d'une tente. La plate-forme contenait, en outre, une
maison pour les gardiens, un corps de garde, une poudrière et un
magasin de vivres.
Le 12 février 1808, un ouragan, sans exemple pour les plus vieux
marins, éclata vers quatre heures du matin, il venait du nord-ouest.
Ses effets furent désastreux : la mer en passant par-dessus la plate-
forte balaya tout sur son passage. Sa force était telle qu'elle entraîna
par-dessus le parapet des blocs arrachés aux profondeurs du large.
Caserne, magasin d'artillerie, terre-plein de maçonnerie, tout dis-
parut en même temps que les deux cent quarante-six personnes,
militaires, ouvriers, femmes et enfants que l'on croyait en sûreté.
Un réduit que l'on appelait a les grottes » et qui avait été cons-
truit dans un massif du bassin, au-dessous du sol, renfermant le
cachot, une citerne et des latrines, résista seul. Une trentaine
d'hommes qui y avaient cherché un refuge, furent retirés sains et
saufs après la tourmente.
De nouvelles tempêtes eurent encore lieu : elles détruisaient au
(1) MM. de Prony, Charles Dupin et Giraud.
llhS REATE DU MONDE CATHOLIQUE
fur et à mesure les travaux exécutés en dehors de l'eau et disper-
saient ces matériaux amassés avec tant de peine et qu'on avait vus
ne former qu'un seul corps. On ouvrit enfin les yeux. Nous lisons
dans un mémoire que « le bon sens public se prononçait énergique-
ment contre les erreurs trop manifestes de la science ».
C'est vers cette époque que Napoléon vint visiter les travaux;
mais son génie, quelque grand qu'il fût, ne pouvait triompher de la
nature. 11 devait bientôt en faire une nouvelle et plus cruelle
expérience dans les steppes glacés de la Russie.
L'expérience avait amplemeni démontré que si les gros blocs
déposés sous le sol sous-marin finissaient par prendre une assiette
à peu près définitive en se tassant les uns auprès des autres, de
manière à former une grande masse, il n'en était pas de même de
ceux que l'on plaçait au-dessus de ces premières fondations et qui,
se trouvant au niveau de la mer, étaient exposés aux agitations des
flots. Le lecteur peut se rappeler ici ce qui a été précédemment
exposé du calme de la mer à une certaine profondeur et de son
mouvement, plus ou moins vif, mais perpétuel, à la surface où
l'élément liquide devient le jouet des vents. Ce ne fut toutefois
qu'en 1823 que le système Cachin se trouva définitivement con-
damné. 11 convient d'observer que les deux invasions, l'occupation
du territoire par les armées étrangères et la situation obérée de nos
finances, en contraignant le gouvernement de la Restauration à de
strictes économies, avaient fait subir aux travaux de la rade de
Cherbourg un grand ralentissement. L'administration réparatrice
de M. de Villèle, le véritable créateur de notre crédit et le succès
de l'expédition d'Espagne, mirent le gouvernement des Bourbons
hors de page et lui donnèrent la pensée en même temps qu'ils lui
fournirent les moyens de consacrer des sommes considérables aux
travaux de la défense nationale.
En 1828, le ministre de la marine, M. Hyde de Neuville donna
une nouvelle impulsion aux efforts faits depuis si longtemps. L'in-
génieur M. Fouques-Duparc calcula que la force de la lame poussée
par la marée et le vent équivaut à la pression de 3000 kilogrammes
par mètre carré. Pour la vaincre, il renonça aux blocs non liés entre
eux, et il proposa de construire des blocs en maçonnerie fondés au
niveau des plus basses mers ; là où l'action des flots commence à
se faire sentir. Pour consolider l'équilibre de la masse plongée sous
les eaux et qui servît de base aux constructions nouvelles, on eut
LE PORT DE CHERBOURG l\ll9
soin de multiplier les pierres perdues aux abords de la digue, du
côté du large, et de les disposer de façon à lui servir de rempart.
Ce plan qui reçut l'approbation du conseil des ponts et chaussées
(Ml 1832, réussit parfaitement et produisit les résultats que l'on
admire aujourd'hui.
La digue dont les derniers travaux n'ont été terminés qu'en 1858,
sous la direction de M. Reibell, est d'une solidité à toute épreuve.
L'enrochement comprimé par un poids estimé à 20,000 kilo-
grammes par mètre carré, n'a subi qu'un tassement local peu sen-
sible : la partie supéiieure (en maçonnerie liée, comme il vient
d'être dit) est demeurée intacte. Ce résultat ne surprendra pas,
quand on saura que !e mètre couvrant de ce couronnement pèse plus
de 200 tonnes et qu'il a 10 mètres d'épaisseur. Un fait a donné la
mesure de ce que la digue peut supporter. L'ouragan du 16 fé-
vrier 1866 qui a jeté à la côte vingt-deux navires ancrés en rade,
n'a pu entamer la partie supérieure, tandis que les énormes blocs
du large, lancés par-dessus le sommet, retombaient dans l'intérieur
de la rade en même temps que les lourdes pièces d'artillerie
arrachées de leurs embrasures.
Le terre-plein de la digue s'élève de trois mètres au-dessus du
niveau des plus hautes marées.
Les hommes du métier s'accordent pour déclarer que la digue de
Cherbourg peut défier les siècles, et que les derniers jours du
monde la verront encore subsister, à moins, bien entendu, de
quelque cataclysme. C'est comme un immense rocher artificiel que
le génie de l'homme a créé pour suppléer au défaut de la nature.
Parallèlement aux travaux de la digue avaient marché ceux qui
avaient pour objet l'établissement d'un arsenal maritim.e. On ne
s'était pas, en effet, uniquement proposé pour but d'avoir une rade
])rête à recevoir une flotte naviguant dans ces parages, mais de
creuser un port où les vaisseaux pourraient être construits à l'abri
des attaques de l'ennemi et d'où il leur serait loisible de sortir en
toute sécurité. Nous avons fait connaître précédemment la situation
de l'arsenal, à l'ouest de la ville, en remontant un peu vers le nord.
La prévoyance de Vauban avait acquis longtemps à l'avance ce ter-
rain qui prit alors le nom de Pré-du-Roi, et qui se trouve non loin
de l'embouchure de la Divette et du petit ruisseau de Troitebec. Le
fort du Hommet en défend les approches.
L'arsenal n'est guère moins merveilleux que la digue, creusé qu'il
^50 r.EVUE DU MONDE CATHOLIQUE
est dans le roc vif à une profondeur de 19 mètres, sur une super-
llcie de 97 hectares. On calcule que la quantité de matériaux solides
qui en a été extraite est représentée par le chiffre de 3,621,222 mè-
tres cubes. C'est l'équivalent de la masse d'une des grandes pyra-
mides d'Egypte ; aussi l'on a pu dire que celui qui le regarde a sous
les yeux une pyiamide en creux. La forme est celle d'une équerre
dont l'hypothénuse serait remplacée par un quart d'aval. Il se com-
pose d'un avant-port et de deux bassins avec cales de construc-
tion, où flottent de nombreux bâtiments de guerre de toutes dimen-
sions, et sur les quais desquels s'élèvent de nombreux magasins
qu'il est inutile d'énumérer. Notons seulement l'établissement des
subsistances qui a un aspect tout à fait monumental et la salle
d'armes qui renferme quarante mille armes à feu et vingt-cinq mille
armes blanches. On connaît le goût dont font preuve nos militaires
et nos marins pour disposer ces objets étincelants, de façon à
charmer les yeux et à changer des trophées en roses, en fleurs de
tout genre, en arbustes, comme pour déguiser sous des apparences
aimables ce qui pourrait éveiller des idées funèbres. N'oublions pas
la bibliothèque bien munie de caries, de plans et de livres spéciaux,
dont le conservateur joint à une érudition consommée les plus
parfaites manières de l'homme du monde, et à l'extrême obligeance
duquel nous devons l'indicaîion des sources où nous avons puisé
pour composer cette étude. Nous nous reprocherions de ne pas
mentionner la chapelle, charmant édifice gothique, qui a été con-
sacrée le 30 août 1863 et qui est ouverte au public.
Nul n'ignore que les marins sont très religieux; ils rendent volon-
tiers hommage à ce Dieu, dans les mains puissantes duquel ils
sentent que leur vie est suspendue au milieu des tempêtes de l'Océan.
On nous citait un officier supérieur qui quittait chaque matin, à
cinq heures, le vaisseau qu'il commandait en rade, et se faisait con-
duire à l'église de la Trinité, où il entendait la messe et communiait
assez à temps pour être de retour à son bord à l'heure où le service
exigeait sa présence. Aussi la religion a-t-elle présidé à l'inaugura-
tion des deux bassins qui portent le nom des souverains sous le
règne desquels ils ont été respectivement terminés, Charles X et
Napoléon. Le 25 août 1829, et le 7 août 1858, le duc d'Angoulême
d'une part, et de l'autre Napoléon III et l'impératrice présidaient à
ces cérémonies grandioses qui témoignaient des efforts et des luttes
du génie humain aux prises avec la nature qu'il avait réussi à
I
LE PORT DE CHERROURG ^51
s'asservir, et dans ces deux circonstances l'évèque de Coutances éle-
vait la voix pour bénir les flots et les hommes.
Bien que Cherbourg ne soit pas principalement et par destination
première et spéciale un port d'armement, son arsenal occupe néan-
moins, à ce point de vue, un rang honorable. On compte de 179/i à
1866, 138 bâtiments de tous ordres construits sur ses chantiers,
plusieurs ont été armés sur les lieux mêmes. Le premier vaisseau
de haut bord qui ait été lancé des cales Chantereyne l'a été le
12 octobre 181 "2. Nous avons admiré récemment V Alger ^ superbe
croiseur d'un type excellent, auquel on travaillait avec activité et
qui sera terminé prochainement. Le nombre des ouvriers occupés
à l'arsenal s'élève en moyenne à 5U00.
Un tableau que nous avons pu consulter à la bibhothèque de l'ar-
senal établit la part contributive de chaque gouvernement, dans les
dépenses causées par l'exécution de ces immenses travaux. Cet état
n'embrasse pas seulement les constructions hydrauliques, mais
aussi les fortifications et les bâtiments élevés par le génie. Nous
croyons que la comparaison de ces chiffres n'est pas sans offrir
quelque intérêt.
Ancienne monarchie 41 millions.
Première république néant —
Consulat et empire 38 —
Restauration 12 —
Règne de Louis-Philippe 50 —
Deuxième république 19 —
Règne de Napoléon III 72 —
Total. ... 232 —
Quoique l'ensemble des travaux n'ait pas été sensiblement modifié
depuis l'achèvement du second bassin, de nouvelles dépenses
ont été faites. Il est permis de dire que l'on travaille cons-
tamment à pei'fectionner l'arsenal et à le mettre à la hauteur des
progrès continuels de l'architecture navale. A l'heure actuelle on
élargit, à grands frais, l'ouverture de l'avant-port, devenue trop
étroite pour le passage des immenses cuirassés qui sortent aujour-
d'hui de nos chantiers. Aussi le chiffre total donné plus haut ne
peut être considéré comme définitif.
Avant de quitter Cherbourg, il sera curieux de comparer briève-
ment ses étabhssements maritimes et militaires avec ceux des
autres ports appartenant à l'État sur le littoral français et même
^52 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
avec ceux ceux d'un port anglais qui fait face à la cité normande
de l'autre côté de la Manche. On connaît l'admirable disposition de
la rade et du port de Brest. La nature a tout fait pour cette pai-
sible et immense rade qu'un étroit goulet d'une défense facile met
en communication avec l'Océan, et pour ce port situé en eau pro-
fonde et enfoncé dans la terre, le long d'une rivière sinueuse, de
façon à être protégé contre toute attaque du dehors. Lorient trouve
dans les mille récifs et les îlots nombreux du ÎUorbihan, ainsi que
dans les berges très élevées du petit fleuve à l'embouchure duquel
s'ouvre le port, une protection presque aussi grande. Rochefort a
lîle d'Aix couverte de fortihcations et qui tient à distance une
flotte ennemie, les 22 kilomètres qu'il faut franchir pour aborder
à l'arsenal, et le lit profond de la Charente qui alimente son port.
Toulon enfin abrite ses vaisseaux et ses magasins au fond de deux
rades, derrière des promontoires nombreux, sous le feu des ouvrages
défensifs nombreux qui couronnent les hauteurs environnantes,
notamment le mont Furet. Il faut avouer que la situation de Cher-
bourg en avant, à l'extrémité d'une pointe, est loin d'offrir ces
avantages; mais les inconvénients qui résultent de sa topographie
périlleuse sont, en partie, compensés par l'appréhension, pour ne
pas dire l'eflroi, inspirée à l'Angleterre par le front menaçant de ce
bastion. Cherbourg est une sentinelle sur les bords de la Manche,
pour empêcher cette mer d'être uniquement un canal anglais,
comme nos voisins l'appellent avec une rare impertinence [the
British channeî). A moins d'abdiquer honteusement, de fuir et de
nous cacher devant nos orgueilleux rivaux, nous ne pouvions nous
dispenser d'avoir un port militaire sur la Manche. Or, il se trouve
malheureusement que le rivage méiidional, celui qui nous appar-
tient, n'offre nulle part ces anses abritées dans les terres alimentées
par les cours de rivières profondes, comme il s'en trouve tant sur
le littoral britannique.
Considérons, par exemple, Plymouth. Si nous examinons la con-
figuration des lieux, nous verrons que le havre est formé par une
forte échancrure du rivage dans le voisinage d'un fleuve au lit
profond, le Plym, près duquel la Divette française n'est qu'un
ruisseau insignifiant. Le havre, sur les bords duquel s'élèvent les
établissements maritimes, communique avec la haute mer, d'abord
par un passage étroit, puis par un canal plus large. Au milieu de
ce canal s'élève, en face de la passe précitée, l'île Saint-Nicolas^
LE PORT DE CHERBOURG hÔS
hérissée de canons. Jugeant insuffisante cette défense naturelle,
les Anglais ont établi, à l'entrée du canal, mais à l'intérieur, de
façon à être protégé par ses bords, un break loater ou brise-lames
qui rappelle, sur de moindres proportions, la digue de Cherbourg,
et qui est destiné au même but. Il résulte d'un mémoire de l'ingénieur
Cochin, précédemment nommé, que ce brise-lames n'a qu'une lon-
gueur de lo6/i mètres, tandis que la digue en mesure 3768. La
dépense fut évaluée à 1 million de livres sterUng (25 millions de
francs) , ce qui porte le prix du mètre courant à 8717 francs pour le
premier, et seulement à 16Zil pour la seconde. La construction da
break water ne s'opéra pas sans difficultés : plus d'une fois la
tempête en écréta le sommet. L'étroitesse relative du bassin qu'il
s'agissait de protéger et l'éloignement du port et des chantiers,
n'imposaient pas un aussi grand développement de la ligue défensive.
Répétons-le : la nature, si prodigue pour nos voisins, a été
ingrate pour nous, quant à la configuration de la côte. Nous nb
pouvions la changer, il ne nous restait qu'à en tirer le meilleur parti
possible, et c'est ce qui semble avoir été fait.
Nous disons : c'est ce qui semble avoir été fait. D'autres projets,
en effet, avaient été formés, que nous allons exposer tout à l'heure,
on y renonça pour différents motifs qui étaient alors valables.
Aujourd'hui, la transformation des modes de navigation, et plus
encore peut-être les progrès inouïs accomplis dans l'artillerie font
naître chez quelques personnes le regret qu'on n'ait pas suivi le
plan en question, avec le désir secret de le voir se réaliser plus tard,
mais sur des proportions énormes et véritablement colossales.
Il avait été question d'établir le port militaire à la place qu'oc-
cupe aujourd'hui, et qu'a occupée de tout temps, le port de com-
merce. Notre arsenal eût été ainsi retiré tout au fond de la rade,
et, par conséquent, plus éloigné des bouches à feu à l'aide desquelles
l'ennemi pourrait tenter un bombardement. Naguère la distance à
laquelle s'élève la digue était suffisante pour conjurer ce danger; à
l'heure actuelle, grâce à la portée considérable des nouveaux engins,
il n'en est plus ainsi. Supposons une ligne de vaisseaux ennemis
embossés en haute mer, par un temps calme, même à une grande
distance de la digue, par exemple, à une heue, rien n'empêcherait
théoriquement les artilleurs de cette flotte de diriger un feu redou-
table sur l'arsenal. Très certainement les boulets pourraient y
arriver et faire œuvre de destruction.
l^' DÉCEMBRE (n" 90j. 4« SÉRIE. T. XXIV. 30
Jl^ll REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Nous disons théoiiquonent, parce que les choses ne se passent
jamais dans la pratique comme sur le papier. Quoi qu'on pense et
quoi qu'on dise, en dépit de la puissance de la vapeur et des progrès
douteux de la tactique, on ne déplace pas des vaisseaux et des
bataillons comme des pions sur un échiquier. Une poitrine d'homme
est quelquefois un meilleur rempart qu'une muraille de pierres, et
surtout un cœur d'homme peut plus peser dans la balance où se
décide le sort des combats que les plus savants calculs et les plus
ingénieuses combinaisons. On peut croire que si l'ennemi poussait
l'audace jusqu'à se ranger en bataille en face de la digue (et il ne
pourrait occuper une autre position), les quatre ou cinq batteries et
les '(ïjUatre forts casemates qui couronnent le fort formidable ne
seraient pas embarrassés pour lui répondre. Tous les forts qui
entourent Cherbourg et que nous avons énumérés précédemment,
celui du Roule, surtout qui ne fait qu'un, pour ainsi dire, avec le
roc sur lequel il est as-^is, feraient converger leurs feux sur le même
objectif. Dans l'hypothèse même où l'escadre ennemie échappant à
l'action de ces salves meurtrières, parviendrait à franchir la p:\sse
voisi^ne do l'arsenal, elle se verrait arrêtée par les projeciles lancés
par les vingt-quatre pièces de la batterie Sainte-Anne située sur le
littoral et qui sont du plus fort calibre, sans parler de celle du
fort Hommét à la pointe de l'arsenal même.
Ce n'est pas tout : les abords de la rade sont défendus et rendus
presque infranchissables, par un système savamment étudié de tor-
pilles qui sont toutes prêtes k être immergées (quelques-unes le sont
peut-être dès maintenant) à des endroits mathématiquement déter-
minés. Ces torpilles seraient rehées à la côte par des fils communi-
quant à des abris casemates où des hommes spéciaux exercés à ce
service produiraient des explosions à un moment déterminé. Indé-
pendamment de ces torpilles éclatant sous l'eau automatiquement,
il y aurait des torpilles agissant spontanément et qui, grâce à l'ha-
bileté et au dévouement de nos officiers, au courage de nos matelots,
porteraient le désordre et la mort dans les rangs ennemis. Nous
sommes donc loin de nous trouver désarmés, et l'on peut, en outre,
affirmer une chose, c'est que nous ne serions pas pris à l'improviste.
On sait que l'attention publique a été attirée sur la situation
relativenrent défavorable faite au port de Cherbourg et que des
fonds considérables ont été votés par le parlement pour y remédier.
4Jne partie a été consacrée à l'établissement de nouvelles batteries
LE POF.T DE CHEHCOURG 455
dont nous avons indiqué quelques-unes, sans qu'il soit utile de
nous expliquer plus clairement. On a également dépensé de grosses
sommes pour la réfection de l'armement. Ce dernier but est-il com-
plètement atteint? a-t-on substitué partout où il était nécessaire
des pièces du plus fort calibre à celles qui suffisaient autrefois,
mais qui aujourd'hui n'exposerainî qu'une faible résistance! C'est
ce que nous ignorons, ou du moins ce que nous devons et ce
que nous voulons ignorer. Il Si^'ait bon que les pouvoirs publics
eussent l'œil ouvert sur l'exécution de cette partie dn plan de
défense qui est capitale.
Beaucoup d'autres projets sont, à l'étude, et il ne paraît pas
qu'aucune décision ferme soit encore intervenue. Ainsi, il serait
question de fermer la passe du nord-est par un prolongement de
la digue, qui serait reliée par l'île Pelée au continent. Toutes les
ressources, tous les eilbrts pourraient, dans ce cas, être concentrés-
du côté de la passe occidentale. On a aussi parlé d'établir en pleine
mer. au-delà de la digue, par des m.oyens dont on a reconnu i'efli-
cacité pour la consiruciion de cette dernière, des espèces de
rochers artificiels sur lesquels on élèverait des ouvrages fortifiés
qui rempliraient le mêm.e rôle que les forts détachés au dehors
d'une enceinte continue. On hésite naturellement devant la diill-
culté d'asseoir des fondations solides à une si grande profondeur.
Cependant, les sondages opérés permettent de considérer l'opéra-
tion comme susceptible d'exécution sur un certain nombre de
poinis. On compiend que la création des ces ouvrages avancés
aurait pour résultat de reculer d^autant la ligne d'attaque et de
bombardement de l'ennemi.
Il y a enfin des ingénieurs et des stratégistes qui soutiennent que
la meilleure défense consisterait dans la diversion faite par une
escadre de combat, dont la mission serait d'inquiéter l'ennemi et
de le gêner dans ses opérations. Sans cette mesure offensive, toutes
les précautions de nature purement défensive risqueraient de de-
venir inutiles. Nous n'avons pas besoin de faire observer que cette
tactique convient éminemment à notre tempérament national.
En définitive, le grand objectif que Ton doit se proposer c'est
d'éloigner le plus posr^ible l'arsenal de l'ennemi. Cette préoccupa-
tion a an^icné certains faiseurs de projets à reprendre l'idée que
nous rappelions plus haut, mais en l'agrandissant considérablemem.
Ce n'est pas seulement à l'embouchure de la Divette qu'on voudrait
^56 r.EVUE DU MONDE CATHOLIQUE
reporter l'arsenal, mais plus loin dans l'intérieur des terres, dans
la vallée au fond de laquelle coule cette rivière minuscule. On sait
que la vallée de la Divette est une des plus belles de France; et les
amateurs de pittoresque pourraient être tentés, par cette seule con-
sidération, de la visiter. Elle est assez étroite pour que l'œil en em-
brasse aisément les contours et les accidents; assez large pour que
les lignes courbes qui la dominent aient une ampleur suffisante. Eh
bien! c'est \k qu'on a depuis longtemps pensé à creuser un bassin
auquel on aurait pu donner toutes les dimensions voulues et que
l'on eût, à volonté, établi à une distance telle qu'on eût pu braver
les bombes et les obus. Comme le terrain est meuble, il eût offert
bien moins de résistance à la pioche et au pic que le roc vif qu'il a
fallu entamer avec tant d'efforts sur l'emplacement actuel de l'ar-
senal. Ce projet eût été parfaitement exécutable il y a un siècle.
Mais qui pouvait alors prévoir la portée vraiment effrayante de
l'artillerie contemporaine? Aujourd'hui que nous possédons un éta-
blissement considérable et florissant à la pointe du Hommet, ne
serait-ce pas une folie que de le sacrifier pour en établir pénible-
ment un autre, au prix d'un demi-milliard, peut-être davantage?
Il ne nous appartient pas de conclure. Nous avons voulu seule-
ment mettre toutes les pièces du procès sous les yeux de nos lec-
teurs. Bornons-nous, en terminant, à deux réflexions : la première
c'est que, depuis seulement la fin de la Commune, nous avons
englouti plus d'argent dans des entreprises, les unes inutiles, les
autres funestes et criminelles; en second lieu, soyons bien pénétrés
de cette pensée : c'est que si un jour les Prussiens, soit seuls, soit
secondés par des alliés qu'il est inutile de nommer, venaient à s'em-
parer du port et de l'arsenal de Cherbourg, on ne les en délogerait
jamais. A ceux qui seraient tentés de nous trouver pessimiste, nous
nous contenterions d'opposer la possession plusieurs fois séculaire
de Calais par les Anglais. Nous nous abstenons d'aucun aperçu sur
les conséquences. Nous nous résumons. La France possède à
Cherbourg une position maritime et militaire, dont il ne faut pas
déprécier les avantages. Mais, après dire, notre principale force
défensive consisterait dans les connaissances et le courage de nos
officiers dont plusieurs nous ont révélé des qualités hors ligne
comme caractère et comme patriotisme.
Léonce de la Rallaye.
PORTRAITS ALLEMANDS
J'ai donc été à Geroldsau, sous l'ombre des grandes sapinières,
le long des précipices, le long des ruisseaux courants. Au moulin,
on trouve un jardin où l'on peut se rafraîchir à bon marché; les
prix sont affichés sur les murs et les arbres. On s'engage ensuite
dans la vallée, qui sent bon parce qu'on a coupé les foins tout
récemment; on arrive au village très pittoresque, au milieu de prai-
ries fleuries; on s'engage de nouveau dans la forêt et, un peu
plus loin, on est à la cascade : une miniature de cascade, mais très
réussie, surtout à cause du cadre, des plantes grimpantes, des lianes
pendantes, des jours bien ménagés et des ombres bien placées.
Vous revenez par le chemin des voitures, si vous voulez; alors
vous êtes plus vite rendu, mais couvert de poussière par les nom-
breux équipages qui vous croisent. Les paysans entassent les four-
rages sur leurs chariots traînés par des bœufs, les scieries grincent
des dents le long de la route; ça sent bon le sapin coupé... Les
Jjonnes gens vous disent tous : Giiten Tag, mcin herrl et quand on
passe devant les chalets de Lichtenthal, ô poésie! vous trouvez des
enseignes telles que celle-ci : « Irmengard N..., blumenmacherin.
Irmengarde, fleuriste ». Plus loin, une croix de pierre qui date de
1775 : on voit que les iconoclastes français n'ont pas passé ici ; plus
loin, un joli tableau : c^est une petite fille très mignonne, les che-
veux blonds coiffés d'un chapeau de paille noire, le sac au dos,
comme un soldat absolument; elle revient de l'école et s'arrête
au bas d'une fenêtre qui encadre une autre tête blonde : un petit
garçon. On voudrait voir le petit garçon au pied de la fenêtre et la
(Ij Voir la Revue du 1" novembre 1890.
^58 REVL'E DU MONDE CATHOLIQUE
petite fille en haut. Je dis ce que j'ai vu, malheureusement je ne
sais pas assez d'allemand pour avoir pu écouter la conversation qui
avait l'air très fournie.
Samedi 6 juin. — Rien qu'un ciel pur, une nature verdoyante et
tranquille... le repos, le délicieux repos. Vu une Allemande, une
jeune fille ou une jeune femme : à 1 heure, elle arrive dans le
jardin de l'hôtel, s'installe à une table, demande à manger; à
3 heur>?s, elle mangeait encore; à h heures, elle buvait encore.
Après avoir absorbé teutoniquement deux grandes bouteilles de
bière de Carlsruhe, elle s'est levée et est partie à ses affaires.
Vers 6 heures, comme j'étais en train de prendre mon soupei\
une de nos longues Anglaises vient délibérément à moi, engage la
conversation: elle avait vingt ans. Je suppose qu'elle a voulu tout
simplement faire un exercice de français; elle avait connu la fille
d'Emile Souvestre, là-bas à Brighton, je crois; c'est à peu près
tout ce que j'en ai pu tirer.
Dimanche 7. — Messe entendue à l'abbaye, à 7 heures. Ce sont
les religieuses de l'ordre de Gîteaux qui, cachées derrière leurs
grilles, chantent l'office sur un ton plaintif et mélancolique. L'église
regorgeait encore de fidèles; j'ai dû me tenir debout pendant près
d'une heure; pas même de place, devant moi, pour m'agenouiUer
à l'élévation, tellement on était pressé les uns contre les autres.
Promenade dans les rues qui sont au-dessus de l'allée de Lich-
tenthal, vers Baden; d'abord à la Léopoldshoe, un point de vue,
trouvé peut-être bien par le grand-duc Léopold, qui a commencé
le Bade moderne, lequel lui a élevé une statue au bas de la
Sophiensh^asse. Les rues que je parcours, et qui appartiennent
moitié à la ville, moitié à la campagne, ont nom Friedrichstrasse,
Kaisenvilhemstrasse, Werderstrasse : les noms des deux souverains
et du- célèbre général badois que nous connûmes trop en 1870. Ce
ne sont que villas et palais dans les jardins et les fleurs. Certaine-
ment, grâce aux montagnes et aux perspectives, c'est plus beau
que Passy et Auteuil, à Paris. Ce que je n'aime pas, ce sont les
écriteaux multiples portant la mention : Ferbotener Eingang,
Ferbotener Durchgaag, « passage ou entrée défendus ». C'est sans
doute pour se mettre en garde contre les indiscrétions des étran-
gers; eh bien! qu'on mette une grille, qu'on la ferme! quelques
frais de plus; la belle affaire! Messieurs les favorisés du sort! Près
de l'abbaye, une autre inscription est plus réjouissante ; Hauss und
PORTRAITS ALLEMANDS 459
Garien imd Wald zii ferkaufen; « chalet, jardin et forêt à vendre. »
Ah! comme il ferait bon là six mois de faunéa!...
...Pris un bain au second étage du FriedrichsbacU les bains de
Frédéric, les plus beaux du monde; toutes les baignoires étaient
prises jusqu'à midi, force m'a donc été d'aller dans les bains de
société, les bains communs; je ne devais pas m'en repentir. J'ai
vu là une restauration réussie et complète des bains antiques, des
thermes romains; architecture et décoration pompéiennes presque
partout, salies grandioses, vastes piscines ; on a fait grand.
En arrivant, on vous donne une cabhie où vous vous déshabillez.
Il ;^- a à votre disposition un tiroir fermant à clef où vous pouvez
déposer vos bijoux et votre argent : la clef se suspend à un cordon
attaché au caleçon. Puis on vous introduit dans les salles à piscines,
il y a des piscines d'eau froide et d'eau chaude : une de celles-ci est
à fond de sable. Rien de curieux comme de descendre là-dedans et
de s'y coucher tout de son long. Vous avez à vos côtés dix ou
quinze compagnons, gi'os ou maigres, qui ont des figures plaisantes :
l'un en face de moi, — nous étions couchés dans l'eau, en rond, —
ressemblait à un de ces gros Vitellius que nous connaissons par les
médailles romaines.
Après les piscines, bains de vapeur et douches. Tout est installé
princièrement : douches en pluie, en spirale, en jets forts, et quand
vous en avez pris tout votre saoul, vous passez dans une autre
salle, entre les mains de garçons qui vous tendent d'abord un
peignoir chaud, puis vous habillent ensuite avec une robe longue,
un casque à mèche, des chaussettes de toile et des sandales.
Ainsi déguisé, vous vous dirigez vers la salle de repos, meublée de
divans en velours rouge, de lits de camp et de rocking-chairs
américains; les garçons vous roulent littéralement dans des couver-
tures de laine et vous abandonnent pour la sieste. Encore une fois,
j'ai rêvé de Piome et de Potnpéï. Une cloche d'église mise en branle
vint me rappeler à la réalité; sans cette cloche l'illusion pouvait
durer jusqu'au moment où je repris mon costume ordinaire dans
ma cabine.
Eu revenant je passe par la rue Marie-Victoire et j'entre à
l'église russe. Vingt personnes au plus devant les saintes images
de iiconostase fermé en ce moment : quelques messieurs, des
dames et leurs suivantes qui se prosternent et se signent à la russe,
dix fois par minute. Bientôt pourtant le prêtre officiant ouvre la.
hQO REVUE DU MOIN DE CATHOLIQUE
barrière qui le sépare des fidèles et paraît à leurs regards : il est
vêtu d'une longue chape violette, bordée de galons d'or; il porte au
cou une large étole de même nuance. L'autel est petit et très
chargé : d'abord un grand chandelier à sept branches, puis le livre
de l'Evangile, puis la Croix. Quand le prêtre se tourne vers les
assistants, les bénit avec le ciboire recouvert d'une étoffe violette,
et qu'il a derrière lui comme décor, le grand candélabre au mysté-
rieux symbole, l'effet est saisissant. A la fin de la messe, a lieu
le baisement de croix; le prêtre donne en même temps à chaque
assistant un petit morceau de pain bénit. Le bedeau vint faire la
quête un peu avant, il passa devant moi et je remarquai dans son
plateau plusieurs pièces d'or... Ce n'étaient pas tout à fait les
premiers venus que j'avais à mes côtés...
Il est 8 heures du soir; je me promène solitairement dans l'allée
et je vois nos Anglaises, pieuses anglicanes, se rendant, le livre à
la main, au temple, pour faire leurs dévotions. On n'oublie pas tout
à fait Dieu au milieu des plaisirs de Bade...
III
Adieu à la forêt. — Carlsruhe, ville morte et Heidelberg, ville vivante. — Les
étudiants balafrés; pourquoi? — Le grand tonneau et le Chemin des philoso-
phes. Darmstadt et toujours des soldats ! — Francfort-sur-le-Mein et ses jar-
dins. — Cologne et ses églises.
Lundi 8. — De nouveau promenade le matin à la cascade de
Géroldsau; c'est petit, frais, gracieux, mignon; mais ce n'est ni
Triberg, ni AUerheifigen, ni le Giessbach, ni le Staubach, ni.... le
Niagara. La route est belle pour y aller, voilà le charme de l'excur-
sion, c'est toujours par le Cecilienberg qui est décidément une mon-
tagne merveilleuse, on trouvera là, oui! monts et merveilles. Cette
fois, arrivé au sentier qui conduit au moulin, quand vous verrez
l'écriteau qui vous indique cet endroit, ne descendez pas; continuez
tout droit, puis sur la lisière de la forêt, quittez-là, coupez à travers
les prairies pour rejoindre le poétique village. Enfoncez-vous de
nouveau dans la forêt sur le coteau d'en face, quand vous verrez un
autre poteau indicateur : nach Wasserfall, et dans vingt minutes
vous découvrirez la naïade de ces bois. — Je me répète; mais
l'endroit est si joli ! — En revenant un verre de Kirschewasser au
moulin pour redonner des forces jusqu'à Lichtenthal, coûte 15 pfen-
nigen et à la brasserie en face de mon hôtel Ludvvigsbad, la chope
PORTRAITS ALLEMANDS /|61
de bière coûte 12 pfennigen. Non! la vie n'est pas trop chère en
Allemagne et ony a encore quelque agrément
Le soir venu, vers 6 heures, je m'arrachai péniblement aux délices
de Lichtenthal pour rejoindre la gare de Baden, avec mon petit
bagage à la main, jetant en longeant l'allée un regard d'envie sur
les fortunés mortels qui pouvaient rester encore des jours et des
jours dans ce paradis de délices. Comme je passais devant la villa
Menschikoff, une voiture armoriée débouchait d'une allée latérale;
c'était derechef l'impératrice d'Allemagne accompagnée de sa fille
la grande-duchesse de Bade.
Je vais coucher à Carlsruhe; il faut changer de train à Oos et
prendre celui qui vient de Strasbourg. Pour être plus sûr de mon
affaire, je m'adresse avec la plus exquise politesse à un vieux chef de
train qui avait contrôlé mon billet à Baden. Oh! la laide figure de
vieux qu'il avait! c'était même une figure de vieille grand-mère,
alsacienne ou allemande, acariâtre et grincheuse. — « C'est bien là
mon train, n'est-ce pas? — la! Karlsruhe! Karlsruhe! » Impossible
de rendre l'expression et fintonation... C'est la haine de l'étranger,
du Français, du touriste qui fait un voyage d'agrément. Peut-être,
vieux schaffnei\ as-tu perdu un fils dans la guerre sur le sol fran-
çais et que tu te le rappelles trop en voyant l'ennemi?... Et nous!...
Carlsruhe est une ville qui suinte l'ennui par tous les pores.
Quelques jolis hôtels aux approches de la gare; une assez belle rue
qui conduit au château en passant par deux places assez vastes. Le
château est ce qu'il y a de mieux : il a l'air grandiose et est grandio-
sement situé; il est entouré d'une série de maisons à arcades régu-
lières et de frais jardins. On doit tout de même s'ennuyer beaucoup
là-dedans !
... Quelques heures après, j'étais à Heidelberg! Parlez-moi de çà!
voilà un endroit quia du cachet; c'est encore un peu Baden-Baden,
Dans la ville même, rien à voir : les laids bâtiments de l'Université,
des figures d'étudiants plus laides encore. J'en ai vu un qui passait
à côté de moi avec le visage littéralement boursouflé par des cica-
trices qui s'enchevêtraient les unes dans les autres. Mais, quelle
sottise ! quelle stupidité ! mais, pourquoi ces ornements d'un goût plus
que douteux? Comment sortir avec une trogne pareille? Et dire que
cela durera toute la vie! Et dire que la rage des duels ne s'éteint pas
et que l'Allemagne aura dans dix ans une légion de médecins et
d'avocats qui seront des monstres repoussants; ils ne comprennent
462 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
pouitant pas cela! Ma parole I les oiïiciers de l'année sont micnx;
ce qui prouve qu'à l'école quand ils étaient cadets ou étadiaiUs, ils
avaient plus de raison et se battaient moins fréquemment et moins
bêtement.
On n'ose point passer à côlé de ces messieurs à pelite casquette et
à écharpe de couleur; ils tiennent tout le trottoir, ont des épaules
excessivement larges, et peuvent vous heurter et vous jeter par terre.
Si ma,intenant c'est vous qui les heurtez, attention ! ils vous provo-
quent et vous tailladent la figure... ou peut-être, non, ma foi! ils
voudront tout simplement se faire taillader par vous pour montrer
une nouvelle cicattice. Quels drôles de corps!
Le cachet à Heidelberg est dans le vieux Schioss, dans ces ruines
ensevelies dans le feuillage, dans un fouilhs inextricable de verdure
et de fleurs qui sentent délicieusement bon, dans ce vieux tonneau
si renommé où l'on a construit sur le dessus une salle de bal et où
l'on peut danser, dans cette vieille tour fendue dont un pan énorme
est tombé tout d''un bloc dans le fossé herbeux, sans que les pierres
fussent désunies, tellement elles étaient cimentées solidement, et le
mur à deux mètres d'épaisseur! Le cachet est dans le point de vue
dont on jouit à la Molkoicur, dans les bancs rustiques si commodes
qu'on trouve dans des coins ravissants et où l'on peut s'étendre si bien
à l'aise, dans l'air, dans la lumière, dans les parfums.
Aussi, j'admirai tout ceci gratuitement et je déjeunai au restau-
rant du Château au lieu de déjeuner à la Molkencur; j'y allai pour-
tant! Un larbin indiscret vint me décrire le point de vue et après
me proposer de prendre quelque chose; il eût dix p fcnnig en tii'QR
fus débarrassé!
En descendant du Schloss, je m'arrête devant l'étalage d'un pho-
tographe : une photographie représente un duel d'étudiants au sabre
de cavalerie. Ils sont en train de s'éborgner mutuellement devant de
nombreux collègues et les juges ordinaires du camp ; décidément
c'est pour la pose, allons !
Une autre vue les montre dans une brasserie : il fait tout noir, ils y
boivent des chopes, ils s'y montrent en grand débraillé et ils ont écrit
sur les murs : Vivat, noxl... Vivat nox! Ah ! que je la voudrais donc,
mes bons amis! descendez donc dans la nuit pendant que nous mon-
terons peut-être dans la lumière. Gœthe cependant disait, lui et pour
vous : Mehr Licht. mehr lichtii. « Plus de lumière, plus de lumière ! »
Je conseille, pour achever de connaître, Heidelberg de passer sur
PORTRAITS ALLEM/.^"DS A 33
les deux ponts du Neckar, le soir venu, et d'aller sur le versant opposé
se promener dans îe chemin des philosophes, Philosophen Weg^ au
milieu des vignes. Il y a un beau point de vue sur le château et sur
la vieille cité et puis une brasserie célèbre, Zum Philosophen hôhe;
on y boit de la bière passable et on y étudie sur place la moralité
de la jeunesse studieuse d'Allemagne... Avant de m'y rendre, visité
une église catholique, du côté du Burgweg, qui m'a paru intéres-
sante, comme architecture et disposition.
Mercredi 10. — Je quitte Heidelberg sans avoir dormi. Quels
ronfleurs que ces Allemands, et quel malheur quand on les a pour
voisins la nuit!... Impossible de fermer l'œil.... Je suis en troi-
sième, pour voir les naturels du pays; mais j'éprouve encore un
autre désagrément : mes compagnons de route sont des dragons,
des musiciens qui sont venus donner à Heidelberg un concert et s'en
retournent dans leur casernement. Il faut s'en accommoder bon gré,
mal gré; ils sont assez propres; mais cane fait rien, mauvaise com-
pagnie! Ils fument, passe encore, puis ils prisent, et se passent la
tabatière où ils puisent avec délices. Des soldats! des cavaliers! des
dragons ! a-t-on jamais vu cela? ils prisent de plus belle et l'un d'eux
qui a décroché son hautbois, fait chanter les autres ; mais, par extra-
ordinaire, ces Allemands chantent mal, disent des bêtises, se font des
tours de corps de garde; ces soudards sont en goguette, on le voit...
J'attends Darmstadt avec impatience...
Darmstadt suinte l'ennui comme Carlsruhe, — le repos de Charles !
— C'est trop tranquille, trop reposant ces villes là! A côté de la gare
une immense esplanade pour les exercices militaires... Où qu'on aille
on ne voit que des soldats, des casques à pointes, des régiments qui
passent, des exercices; oh! l'Allemagne est bien une grande caserne
toujours; sachons-le! attention!
Rien à voir à Darmstadt. J'y rencontre une église catholique qu'on
a construite sur le modèle du Panthéon d' Agrippa à Rome. Comme
au Panthéon, elle est éclairée par le haut ; mais quand il pleut, commue
à Rome, on n'y entend pas la messe sous son parapluie car l'orifice
du haut est bouché par un vitrage. Sur le frontispice, la dédicace
laconique « Deo! Dieu! » Dans l'intérieur, le tombeau d'une grande
duchesse d'origine bavaroise. . . A côté de l'église, le palais d'une autre
grands duchesse; puis, je vais voir le palais du grand duc régnant :
il n'est point beau; les jardins du château me paraissent mieux. La
Hesse ne m"a point séduit jusqu'ici : nous verrons plus tard!
Zl65 REVUE DU MOr<DE CATHOLIQUE
Eh bien! j'ai vu! j'ai vu Francfort- sur-le-Mein ; c'est une belle
\'ille sans contredit, une ville moderne. On est émerveillé en arrivant,
par la gare d'abord; à droite et à gauche les Anlage, les Promenades
supei'bes, très développées, très fraîches, très bien arrangées; puis
les rues neuves de l'empereur Guillaume, Frieden, etc.
Voici le Franc furter Bof, l'hôtel de Francfort, de magnifique bras-
series, des trottoirs larges, des voies bien propres, bien blanches,
et bien larges. Un très grand air de ville riche, de ville d'affaires
et de cité à l'aise; mais aussi des souvenirs de ville historique, de
ville qui a joué dans tous les temps un rôle considérable, jusqu'au
traité fameux qui porte son nom et que les Français se rappellent,
je pense ! Mais je n'y crois pas top ; on oublie si vite chez nous les
misères comme les bonheurs, les hontes comme les gloires, et de
celles-ci, certes! nous en avons eu!
J'allai donc me promener le nez au vent, l'œil en arrêt, avec un
plaisir indicible sans trop m'occuper de mes pauvres jambes qui ont
déjà tant fait pour mériter le repos. J'errais çà et là, passant tour à
tour dans le Hirschgraben^ devant la maison de Goethe que je re-
gardai, Dieu me pardonne! avec respect et vénération, — le génie
fait courber la tête, — passant devant le Dom sur la place du Rœmer,
sur la Zeil^ devant la Judcngasse où les vieilles boutiques juives ont
disparu, — ce qui est grand dommage, ma foi! — mais m'extasiant
en revanche, dans le quartier des bouchers devant les vieilles
échoppes, et les boutiques, et les billots tout sanglants... Où ai-je
vu quelque chose de semblable? Certainement en Italie, et puis en
Chine, et peut-être en Espagne... Allez à Francfort dans ce dédale
de ruelles qui est autour de la cathédrale, vous trouverez encore des
coins intéressants et des scènes pittoresques pour l'artiste.
Comme les tramways sont commode à Francfort!.., Au sortir de
la gare vous en prenez un qui vous amène place Schiller à l'extrémité
de la Zeil, — un peu trop vantée peut-être cette Zeil, et qui ne vaut
pas les grands boulevards, ceux de Paris, ni ceux du Ring à Vienne.
— Là, Schillerplatz^ vous avez deux promenades à entreprendre :
ou vous vous dirigez, — toujours avec le tramway, — vers le jardin
zoologique {Zoologischer Garien), ou vous allez du côté du Pabnen-
Garten, un autre jardin fort beau. Si vous allez au Zoologischer
Garten^ en suivant la Zeil vous êtes sur de rencontrer une installation
modèle. J'y ai admiré les plus beaux tigres de la création; j'y ai eu
presque peur : une tigresse s'étant approchée un moment de son
PORTRAITS ALLEMANDS /l65
royal époux et lui ayant donné un vrai baiser, l'autre lui rendit cette
formidable caresse en l'accompagnant d'un rugissement qni fit
trembler tous les échos d'alentour.
Si maintenant vous allez du côté du Palmen, vous traversez le
quartier de Bockenheim, vous passez devant la Bourse et l'Opéra
nouveau et très élégant et vous êtes dans le quartier aristocratique.
C'est Pas>y, Auteuil, Cbaillot, l'avenue du Bois de Boulogne,
l'avenue de Villiers ; les mêmes hôtels entourés de jardins, de parcs,
encadrés dans la verdure et les fleurs. Toute la juiverie est là, je
suppose, avec ses millions : ils sont à Francfort trois ou quatre
cents millionnaires enrichis à la Bourse et dans les afliiires.
Le panorama de la bataille de \Mssemburg, qui se trouve de ce
côté, est curieux à voir ; mais, l'artiste allemand y a trop prodigué les
turcos, et tellement qu'on croirait que nous avons été les vain-
queurs. L'entrée qui coûte 2 marcs est trop chère.
Jeudi 11. — Je veux être à Cologne aujourd'hui avant midi : je ne
m'arrêterai donc pas à Mayence, si ce n'est au retour et je prendrai
le chemin de fer qui traverse cette ville d'abord, puis longe le Rhin
et passe à Coblentz et à Bonn.
J'arrivai à Cologne, charmé par le spectacle qu'on a depuis la por-
tière du wagon; j'y reviendrai. L'aspect de la cathédrale me trans-
porta. Il faut la voir le soir au clair de la lune, ou du pont du
bateau, ou encore de la campagne, en dehors de la ville! Cette
masse architecturale et les deux tours s'élèvent si haut, si haut,
qu'on est confondu. Les maisons qui les entourent font l'effet de
jouets d'enfants; elles paraissent comme rien du tout et on ne voit
que l'édifice, l'immense édifice qui semble avoir la hauteur de
vingt ou trente maisons à dix étages entassées les unes sur les
autres. C'est Babel, mais une Babel idéale, mystique, religieuse. Le
sentiment qui a porté les hommes à bâtir celle-ci ne ressemble
peut-être pas, ne doit pas ressembler au sentiment d'orgueil qui
amena les hommes primitifs à construire leur tour insensée. Ce
n'est pas sans mélancolie que j'agitais ces réflexions.
Voilà bien, en efi'et, une église catholique, un temple vraiment
digne enfin de l'hôte divin qui l'habite; on sent que Dieu peut poser
son pied là sur notre pauvre terre. Mais, ce roi, cet empereur Guil-
laume a-t-il eu en finissant cette église toute la pureté d'intention
qu'on lui supposerait? Ce conquérant et ce victorieux, quoique pié-
tiste, dans un élan de faux patriotisme, de patriotisme mal placé en
;^66 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
construisant ce temple, n'aurait-il point conçu l'idée humaine et
orgueilleuse de perpétuer sa propre mémoire? Ah! les hommes!
ah! les rois! les rois grisés par la gloire! les rois qui se substituent
au lieu et à la place de Dieu ! Cela est si peu rare !...
Encore uns réflexion relative à la cathédrale : cela coûte trop
cher pour visiter le trésor, le tombeau des Mages et le reste.
J'eus presque autant de plaisir à visiter les autres églises de la
Tille. Cologne la Sainte est riche en monuments religieux; il faut
voir Saint-Martin, avec ses riches peintures polychromes; Sainte-
Marie du Capitole, avec sa forme basilicale et son ornementation à
l'avenant, les tentures anciennes des autels et ses vieilles fresques ;
Saint-Colomba et son ostensoir antique, etc.
Beaucoup de dévotion et de piété dans les églises de Cologne : ce
jour là était l'octave de la Fête-Dieu; à quatre heures les églises
étaient remplies. Je n'ai jamais entendu chanter des hommes avec
plus d'âme et de piété qu'à Saint-Colomba, et c'était la foule
obscure, au bas de l'église, sans livre, par cœur et de mémoire.
Cette ville est encore la cité aux cent tours : on se heurte à
chaque pas contre un édifice à tourelles ou un pont commandé par
un haut donjon à mâchicoulis ou le clocher élancé d'un temple. Ce
genre de construction donne à Cologne un aspect tout martial et
militaire. Militaire, Cologne l'est comme toutes les villes alle-
mandes. C'est à Deutz, de l'autre côté du pont de bateaux qu€ j'ai
découvert la caserne des superbes cuirassiers blancs. Et elle est
allemande, elle est patriote, oh! oui; ici, c'est une adoration pour
Bismarck, pour Moltke, pour Frédéric-Charles; on voit leurs sta-
tues sur les places pubhques, on vend leur bustes en petit au Amhof
et dans tous les bazars. Comment une ville si religieuse peut-elle
aimer des hommes qui ont persécuté avec une telle rage son véné-
rable archevêque condamné à l'exil amer? On n'y comprend rien.
En Italie on voit des Italiens qui sont pourtant bons catholiques et
qui tout ensemble sont fiers de voir le gouvernement piémontais
installé à Rome... C'est peut-être le même sentiment qui se ren-
contrerait dans le cceur de ces Allemands et dans celui de ces Ita-
liens. Chi lo sa?
Copié au Amhof sur la porte d'une brasserie : « Action hier. Pour
les aitciio?is entrée ici ». En voilà un français! Je pense qu'ils ne
connaissent pas le mot abonnement...
PORTRAITS ALLEMANDS ^67
IV
A bord i]a Kni^tr uni Ko2iwj Wdkdm. — Une page de Ivl. V. Cberbuliez. —
Voir et mtavire le Rhin. — Les passagers du bateau. — Gorûme (juoi
M. V. Tissot en veut aux Allemands et aux Allemandes. — A Bingenon
ne boit plus de bière. — Je découvre une tombe de soldats Irançais et je
lass l'ascension du Niederwald avec un compagnon dont je me sciais bien
passé.
Vendredi 12. — Je Ruis sur le bateau à vapeur ; il a nom Kaiser iind
Kœnig Wilhelm; il est beau et grand, peut-être le plus beau et le
plus grand de tous les bateaux du Rhin. Il m'emporte, en remontant
le lleuve, jusqu'à Bingen, un peu avant Mayence, c'est-à-dire, la
plus jolie partie du parcours. Remonter le Rhin vaut mieux que le
descendre; on est, il est vrai, plus longtemps en chemin, mais on
jouit davantage.
De Cologne à Bonn, un pays plat. Un peu après Bonn, où je
regrette de ne point m'ètre arrêté, les montagnes commencent à
encadrer le Rhin. Il est bien difficile de parler du Rhin; on l'a tant
et si bien fait. Qui n'a lu le volume de Victor Hugo et mille autres?
Là où j'ai conçu le désir de voir ce beau fleuve et où je l'ai coiinii
comme il est, le croira-t-on? C'est dans un roman, un roman de
M. Cherbuliez. A la vérité, je choisis bien mes auteurs.
Gilbert Savile, de Nancy, — mon compatriote, s'il vous plaît, —
avait sous les yeux un paysage ravissant et il habitait un vieux
sc/iloss, sur le Rhin, — l'heureux homme! — dans une tourelle
d'angle ayant vue sur le nord, où l'on accédait par un escalier tour-
nant et une porte cintrée, où la fenêtre donnait sur un rocher à pic,
formant un précipice de 300 pieds. Il voyait la muraille de rochers
coupée par des broussailles et des buissons et il entendait le mur-
mure solennel, la grande voix du Rhin, auxquels se mariaient les
croassements pleins d'harmonie des corbeaux et les cris stridents
des martinets qui rasaient de leurs ailes les mâchicoulis de la
tourelle.
Et vous croyez, lecteurs, que cela n'est point tentant? des tou-
relles, des mâchicoulis, des escaliers tournants, des portes cintrées!
— on n'en fait plus qu'au béguinage de Bruges et encore! — des
corbeaux!... Il avait des corbeaux pour compagnons habituels; peut-
être aussi des chauves-souris? Oh ! certainement, il se ^trouvait là-
liaut quelque chauve-souris.....
/jÔS F.EVLE DU MONDE CATHOLIQUE
Et le précipice lui appartenait, c'était son précipice à lui! un
grand creux, comme il dit; un creux qui était comme le caméléon,
qui prenait toutes les couleurs de l'arc-eu-ciel : violet, indigo, bleu,
vert, jaune, orangé, rouge. Il l'a vu un jour couleur de capucine!
Cela ne m'étonne nullement. Bien plus! le précipice a une odeur,
une bonne odeur de foin grillé. •
On conçoit ce qu'un pareil précipice peut avoir d'attrayant. Le
paysage ambiant n'a pas moins d'attraits. C'est une chaîne de mon-
ticules bizarrement découpés qui longe le fleuve; ce sont des gorges
étroites qui laissent arriver jusqu'au château les derniers feux du
soleil, avec des lueurs de fournaises ; en haut, des sentiers escarpés,
de grands bois sombres, des ruisseaux et des cascades ; en bas, le
chemin de halage, le Rhin; une plaine immense de l'autre côté; au
fond, une chaîne de montagnes dentelées.
Et sur les bords du grand fleuve : un village aux maisons blan-
ches, à l'extrémité d'une petite baie; une église, — sa flèche
pointue qui scintille au soleil, — des moulins dont les roues tour-
nent constamment...
Un gros remorqueur à vapeur traîne une flottille de barquettes,
un train de bois de la Forêt Noire vient après, monté par cinquante
bateliers qui jouent de l'aviron...
Notre rêveur, armé d'une excellente lorgnette assurément, voit
tout; les moindres détails sur la terre et sur l'eau. En effet, voici
encore, non loin du village, un ruisselet qui cherche aventure dans
une prairie entre deux rideaux de saules et de peupliers; voici les
ombres des arbres allongées par le soir et qui dorment paisiblement
au sein des guérets; voici un pré, où broutent trois moutons gardés
par une pastourelle, et une vache qui se dresse contre un talus, pour
mordiller les branches d'une haie; un meunier perché sur un grand
cheval qui chemine dans un chemin creux; une chaumière dont le
toit laisse échapper un filet de fumée ; un vautour qui plane dans les
airs. . .
Notez que la lorgnette est bonne, excellente même, car Gilbert a
pu parcourir la gamme des couleurs ; c'est comme pour son « grand
creux )) : le pré est vert, les moutons sont roux, la vache est noire
mouchetée de blanc, le cheval gris, la fumée bleue...
Et dans ce radieux paysage le fleuve gronde, le remorqueur halète,
une cloche frémit, une villageoise qui lave son linge à la fontaine
chante, les moutons bêlent, les moulins font tic tac, les sonnettes
PORTRAITS ALLEMANDS Zi69
des mulets qui tirent les barques tintent joyeusement, les bateliers
crient en arrimant leurs futailles de vin du Rhin, tout cela s'harmo-
nise, forme un vague concert qui semble descendre du ciel...
Quel divin conteur! quel charmeur que ce M. Cherbuliez et
comme il a bien vu et entendu le Rhin ! Il ne faisait pas la sieste
pendant la journée, il ne dormait pas pendant la nuit, puisque aussi
il prêtait l'oreille au holement de la chouette qui n'est pas un cri,
nous dit-il, mais une plainte douce et étouffée, un chagrin mono-
tome et résigné qui se raconte à la lune et aux étoiles. L'oiseau de
nuit fait un duo avec le vent, le fleuve fait la basse et l'accompa-
gnement; parfois le Rhin chante un solo en venant se heurter contre
les flancs d'une barquette ou le long d'une rame plongeant dans le
courant. Mais si vous aimez la grande musique, alors c'est par les
nuits de tempête qu'il faut venir ici, quand les ondes sont déchaî-
nées comme les flots d'un océan, et quand, dans l'intérieur des vieux
châteaux les girouettes grincent, quand les tuiles se frottent les unes
contre les autres, quand les boiseries craquent, quand les poutres
tremblent et que les murs tressaillent...
C'est le Rhin de l'habile romancier que j'aimais et que je cher-
chais, que j'eusse voulu goûter des heures, des jours et des mois et
c'est pour cela que je contemplais avec admiration les ruines de
Kœnigswinter, de Petersberg, de Niederberg, de Wolkemburg, du
Drachenfels et du rocher de Roland, avec des envies d'aller m'ins-
taller là-dedans et des regrets de n'avoir pas vécu au temps des
braves chevaliers et des nobles damoiselles.
Niederbreisiz, le Hammerstein, Andernach immortalisé par Victor
Hugo... Neuvvied la Charmante, avec les souvenirs de l'armée de
Sambre-et-Meuse et du fameux Hoche, puis Coblentz à droite, et à
gauche la citadelle d'Ehrenbreitstein.
Mais, je n'ai point parlé du bateau ni de ses hôtes : quelle mission!
Les hôtes n'avaient point échappé à mon œil clairvoyant, pas
plus que l'ameublement des salons, les tapis, les glaces et les
dorures. Du capitaine, rien à dire; le second, espèce de contrôleur
et de receveur en même temps, avait la plus belle figure allemande
qu'on puisse rêver : allons donc! mettez-moi ce gros homme-là
maître de brasserie, le tablier au ventre et la serviette sous le bras,
mais pas maître d'équipage, et ne le fouirez pas dans un uniforme
de marine! Aussi, soyez tranquilles! l'uniforme, il ne le boutonnait
pns; oh! le boutonner, quel supplice! S'il eût fallu le faire, il eût
1'^'' DÉCEMBRE IN" 90). k" SÉHIE. T. XXiV. 31
/l70 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
abandonné la marine à tout jamais. Rendons justice à tout le monde :
le gros bonhomme était fort poli et très accommodant.
Une armée de Kellner^ ober liellncr et iinter Kellnei\ premiers
et seconds garçons, a envahi le pont, se promenant à travers les
groupes de passagers. Les pauvres! comme ils sont laids avec leur
habit de pacotille et leur casquette de soie, et comme ils ont l'air
ennuyé! C'est que personne, personne absolument, ne requiert
leurs services : l'Allemand est économe, et ce sont bien des Alle-
mands et des Allemandes qui sont ici en majorité.
Mon regard s'abaissa un instant, — ein aiigenblick, par un
chgnement d'œil, comme dit cette délicieuse langue tudesque, —
sur deux Anglais qui ne cessèrent de boire et de fumer tout le temps
jusqu'à Bingen, et sur un autre fils d'Albion, qui étendait sans
vergogne ses jambes sur les genoux de sa femme, pour être plus à
l'aise; et je ne m'occupais plus guère de mes compagnons que pour
répondre un oui ou un non à un vieux ciergytnan qui manifestait
son enthousiasme toutes les cinq minutes. J'en pouffe encore de
rire, il allait, il venait, il frappait le plancher de son bâton, il ne
pouvait pas se contenir. Le clergyman était un Allemand, prêtre
catholique ou pasteur potestant, je ne sais trop; mais quelle ardeur!
quel délirant patriotisme! Rien au monde comme son Bhein, son
Faterland; sur tous les châteaux de la rive, sur toutes les ruines,
sur chaque rocher et sur chaque coin de paysage, il braquait sa
lorgnette et déclamait de la prose ou des vers, à la grande joie de
ses voisins. Quand tout le monde descendit au salon pour déjeuner
à 1 heure, lui et moi nous restâmes à peu près seuls sur le pont;
lui tira d'un vieux havresac un saucisson et une bouteille de bière,
et il mangea et but; moi j'avais déjà déjeuné, heureusement.
Heureusement, oui certes ! J'avais lu dans Victor Tissot les pages
qu'il consacre au repas pris entre Andernach et Neuwied, dans les
mêmes circonstances, à bord de la Germania; cela m'avaité normé-
ment amusé, puis un peu dégoûté, — pas de M. Tissot, mais des
Allemands. — Pensez donc! je ne pouvais pas tenir à avoir pour
voisin de droite « un gros Teuton réjoui et pansu comme un tonneau
de bière de Munich, qui aiguise lentement ses mâchoh'es et met sous
sa serviette son ventre à l'aise »; ni pour voisin de gauche « un
docte Germain, sec et maigre comme un point d'exclamation, figure
de casse-noisettes, cheveux coupés en brosse, nez de fourmilier,
menton à piler du sucre, yeux ronds parés de lunettes bleues, odeur
PORTRAITS ALLEMANDS ii71
de bouquins poudreux dénonçant à quinze pas le doctor illustris-
simus »; ni pour voisin de lace « une gretchen^ dans son quaran-
tième printemps, en robe veit pomme, avec une taille en dentelles
blanches, et un médaillon renfermant la photographie du divin
Klopstock, souriant d'un air mélancolique et tendre, sous la blonde
filasse qui lui sert de chevelure ei, retombe, sur ses épaules angu-
leuses, comme les branches éplorées d'un saule î »
Fi! monsieur Tissot, vous êtes peu galant! mais enfin, si c'est
vrai ce que vous nous contez là, merci de nous avoir prévenus.
Merci deLechèf pour ce que vous nous dites de la manière de
manger de la dame, « qui suçait les carcasses d'écrevisses un peu
moins délicatement qu'une abeille suce une fleur » ; merci encore
de nous avoir mis à l'abri de certaine conversation de l'herbivore
qui, au milieu de ses théories, « restait grave comme un serpent à
lunettes dans un bocal d'esprit de vin »; merci enfin pour nous
avoir narré la mirifique histoire de la petite cuiller à café, que je
ne répéterai pas. Il y a là de quoi dérider un menhir ou une porte
de prison, ou l'austère M. Brisson, ou le farouche Jules Roche
pendant une discussion sur le budget des cultes.
Quelques ruines encore : le Slolzenfels, le Lœhneckburg, Max-
burg, le Rheinfels, Sternberg, Liebenstein, Saint-Goar, Obervvesel et
son écho moqueur qui vous dit : « Vous êtes un âne ! » Caub, le Pfalz
Bacharach, la Tour des Souris, une jolie restauration de château
fort avec une corbeille de fer suspendue à ses créneaux, et Bingen;
le Niedervvald, surmonté de la Germania^ à gauche; la petite ville,
à dioite. Je vais m'arrêter ici; le paysage me plaît, moins la statue
du Niedervvald, bien entendu!
Je suis à l'hôtel Distel, qui est recommandé en ces termes par le
Bedecker : « Bon vin, pas cher. » Il faut dire à mon ami le lecteur
que Bingen est en plein pays vignoble : des deux côtés du Rhin,
rien que des vignes et souvent des vins célèbres. Ainsi, au pied du
Niedervvald, nous avons d'un côté Assman?ishaiise?\ et de l'autre,
Rûdesheim. A Bingen, on ne boit que du vin et on vient chez
Distel pour en boire : le verre, qui contient un demi-litre, coûte
50 ou 70 pfennig, et tout le monde a un de ces verres devant soi.
Un bellâtre, coq de village des environs, qui faisait beaucoup d'em-
barras et n'était que ridicule, vint s'installer non loin de l'endroit
où j'étais; il avait avec lui un compagnon, et ils buvaient tour à
tour au même verre, en fumant un infect cigare. Pouah! Ahl
L
/j72 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Monsieur Tissot, j'ai pensé à vous!... Les gens comme il faut pous-
saient jusqu'à une demi-bouteille à' Assmannshauser (vin rouge) ou
de Rûdesheimer (vin blanc); ce qui donne une idée vraie des vins
du Rhin.
Samedi 13. — Mon petit hôtel est très bien situé. Devant la
porte et sur toute la largeur de la façade, on a dressé à demeure
une tente, où l'on peut s'installer commodément pour prendre ses
repas et regarder la vue. Tout à côté de la tente et séparé seulement
par un petit sentier, passe la ligne de chemin de fer, la grande
ligne de Mayence à Cologne, rive gauche; au delà, c'est le quai, très
large, planté d'arbres, et le grand fleuve, sillonné de bateaux à
vapeur. Sur l'autre rive, le Niederwald, qui monte vers la colossale
statue de la Germania.
Je vais à la poste en suivant la hgne ferrée. Ces Allemands sont
pratiques vraiment : je veux faire diriger mes lettres ailleurs poste
restante; l'employé très poliment me remet une feuille de papier
avec les indications imprimées. Au bureau de tabac Eich Salz-
sfrassc, on enveloppe ce que j'achète dans un petit paquet sur
lequel se trouve l'indicateur des trains : Uebersicht der in Bingen
abgehcnden bahnzuge, pour Mayence, Alzey, Coblentz, Kreuznacht.
Il y a aussi les départs du bateau à vapeur pour Riidesheim et
vice versa. C'est on ne plus commode et je m'en servirai tout à
l'heure.
A midi j'étais au cimetière, assis sur un banc en face de la Ger-
mania, le dos appuyé contre une pyramide en pierre, surmontée
d'un glaive et d'un casque : c'est le tombeau de plusieurs soldats
français morts ici ou non loin d'ici dans les premières années du
siècle, des soldats de Napoléon I". Leurs noms sont inscrits sur la
façade en commençant par celui de Delingen grenadier au 1" régi-
ment de la garde à cheval, chevalier de la Légion d'honneur, né le
52 octobre 1778, mort le 15 mai 1808. Suivent une vingtaine d'au-
tres noms; c'est un voltigeur du h" régiment de la garde qui clôt
la série.
Dans l'après-midi, vers quatre heures, je traverse le Rhin sur le
bateau de Riidesheim pour monter au Niederwald afin de voir le
monument le DenkmaL On comprendra bien que j'allais là pour
me rendre compte; il faut tout voir en voyage, le cœur dùt-il
en saigner un peu ; mais cela aiguise le patriotisme, allez ! J'en avais
tant vu du reste des monuments de victoire, à Baden, à Heidelberg,
PORTRAITS ALLEMANDS ^73
à Carlsruhe, à Darmstadt, à Cologne un de plus, allons! mon
pauvre cœur, courage !
Mais ce soir là, je n'eus pas de chance. L'excursion demande trois
quarts d'heure environ; à mi-côte, je rencontrai un gros garçon
joufflu, pansu, imberbe, en lunettes, avec des cheveux couleur de
chanvre et très gras. Il m'accapara, bonté divine! je fis tout pour
me débarrasser de lui, vains eflbrts! il me tenait le monstre! il me
tenait dans l'étroit sentier, courant au milieu des vignes et je ne pou-
vais lui échapper; il me conta qu'il était Bavarois, de Munich ; il me
conta qu'il était étudiant, qu'il mangeait une fois par jour seulement,
vers le soir, il me conta ses amours, il déclama des vers patriotique?,
avec de grands gestes circulaires en montrant le vaste panorama qui
s'étendait à nos pieds et se tournant vers moi, il s'écria : « Ça, c'est
du Schiller! » — Ah! dis-je. — alors il chanta :
« Gsiucleamus igitur
Dum juvenes sumus ! »
Puis, il me montra son billet circulaire de Munich à Munich par le
Rhin. J'étais exaspéré. Et comme nous arrivions en haut près
du monument national qui se détachait vigoureusement sur le
fond rouge du soleil couchant : « Vous avez une blessure dans le
cœur hein? » me dit-il, en désignant la statue. — « Tout juste »,
répondis-je, en grinçant des dents. Je venais d'apercevoir le grand
bas-relief qui surmonte le socle de la Germania et qui représente
tous les soudards de l'Allemagne, grands et petits; l'empereur, à
cheval au miheu d'eux ; tous le casque en tête, — ce qui est peu
artistique, accouplé avec la tunique et le pantalon modernes. —
J'avais vu aussi de chaque côté du socle l'inscription :
« 1870-1871. Paris. Metz. Sedan. »
Vingt ans! il y a vingt ans! Ils ont déjà des soldats qui étriient
à peine nés en ce temps là et qui considèrent cette funèbre époque
comme appartenant à l'histoire ancienne Et nous, il nous semble
que c'est d'hier Oh ! nous n'avons pas oublié! nous n'oubherons
jamais ! . . .
« Herr! herrl... » Je me retourne; c'était mon Bavarois. « Nous
allons prendre une chope ensemble », me crie-t-il. J'ai cru que j'al-
lais le tuer avec mes yeux ; je m'enfuis.
Dimanche 1/i. — Gomme je déjeune, un monsieur et une dame
hlll REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
viennent à moi pour me demander un renseignement ; ils parlent
français et m'interrogent pour savoir s'ils doivent monter au Nie-
derwald. — « Non! n*y allez pas! à moins que vous ne soyiez alle-
mands ; en ce cas je n'ai rien à vous conseiller. — Nous sommes
Hollandais; vous voyez notre pavillon et nos couleurs sur les
bateaux du Rhin. M. de Bismarck voudrait les voir disparaître, lui!
Nous ne l'aimons guère, pour cela et pour autre chose encore ; parce
que nous sommes catholiques. »
A midi, j'étais à Mayence dans la cathédrale, où l'éveque donnait
la confirmation ; le soir à Francfort oii Blondin, le héros du Niagara
donnait une séance au Zoologischer garten. Il passa en courant sur
la corde raide, puis il s'y assit devant une table et mangea des
cerises arrosées d'une bouteille de bière, puis il monta sur sa chaise,
et enfin traversa son périlleux chemin en vélocipède. De plus
fort en plus fort, comme chez Nicolet. Ce fut une distraction; j'en
avais besoin, après mon aventure au Niederwald.
Lucien Vigneron.
ROLE HISTORIQUE DES FEMMES AU MOYEN AGE
DEPUIS L'ÉPOQUE FÉODALE (1)
La fête de l'Ascension fut célébrée le jour qui suivit la prise de
Saint-Loup. Jeanne reçut dans la sainte communion le Dieu dont
elle était la messagère. Un combat se préparant pour le lendemain,
la Pucelle ordonna que nul ne pourrait y prendre part sans s'être
confessé. Déjà, pendant le trajet de Blois à Orléans, une foule de
soldats, livrés à la licence des camps, avaient été vaincus par la
sainteté de la jeune guerrière : ils s'étaient mis en état de grâce.
C'est ainsi que nos pères savaient se rendre dignes de devenir les
soldats de Dieu.
Le lendemain, 6 mai, Jeanne, sauvant de nouveau les Français
repoussés, les conduisit à l'assaut du fort des Augustins, qui tomba
en leur pouvoir.
Jeanne, chef de guerre, a résolu que, le jour suivant, le fort des
Tournelles serait attaqué; mais cette fois encore elle doit lutter
contre les capitaines, qui ne peuvent se résoudre à lui laisser l'hon-
neur de la victoire. Ils refusent de marcher, et lui notifient la déci-
sion qu'ils ont prise en conseil. « Vous avez été en votre conseil, et
j'ai été au mien, » répond l'envoyée de Dieu; le conseil de Messire
s'accomplira et triomphera de cet autre conseil. Nous combattrons
demain. » Se tournant vers son aumônier, elle l'avertit que, le
lendemain, il devra se tenir toujours auprès d'elle : « Demain le
sang coulera de mon corps au-dessus du sein (2). »
Le lendemain donc, aux premières lueurs du jour, Jeanne monte
(1) Voir la Revue du l^' septembre 1890.
(2) Déposition de Jean Pasquerel. Procès. T. III.
[l7Q REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
à cheval et déclare à ses hôtes que, le soir, elle reviendra victo-
rieuse à Orléans par les Tournelles et le pont de la Loire. Mais les
portes de la ville sont fermées; et Gaucourt, le bailli d'Orléans,
garde lui-même la porte de Bourgogne. Jeanne ordonne que cette
porte soit ouverte; le fidèle et vaillant peuple Orléanais répond à cet
appel. Bourgeois et soldats traînant des canons et des couleuvrines,
se précipitent hors de la ville et suivent l'étendard de Jeanne. Les
chefs opposés à la Pucelle la rejoignent eux-mêmes.
Ne suivons pas les combattants; ne redisons pas ces scènes si
souvent décrites, mais restons dans la ville ; partageons — nous en
avons l'expérience — les angoisses, les espérances, les prières de
ceux qui sont restés : les prêtres, les vieillards, les femmes, les
enfants, les infirmes...
Voici le soir. Sans doute on connaît déjà dans la ville les pre-
mières péripéties du combat? sans doute on sait que l'armée
française a été en danger, que Jeanne a été grièvement blessée,
mais que, fortifiée par ses voix, elle est remontée à cheval et
s'est précipitée au combat? Sait-on aussi qu'à cette apparition de
la grande blessée, l'enthousiasme des Français n'a eu d'égal que
l'effroi des Anglais? sait-on que ceux-ci ont vu dans les airs de fan-
tastiques apparitions? sait-on que les Français ont vu combattre
dans leurs rangs les deux patrons de la ville, saint Euverte et
saint Aignan? sait-on que l'archange saint Michel est apparu sur
le pont d'Orléans, et que l' Esprit-Saint lui-même, sous la forme
d'une colombe, a semblé planer sur l'étendard de Jeanne, comme
pour donner aux lis de France cette bénédiction que leur annonçait
la sainte bannière?
Tandis que les ombres de la nuit envahissent le parvis de Sainte-
Croix, pénétrons dans cette cathédrale qui, le 3 mai, jour de sa fête
patronale, a vu la Pucelle et les capitaines se mêler à la procession
solennelle, et montrer ainsi à tous que la Croix est la plus ferme
espérance du soldat. Mais, au moment où nous nous transportons
dans la cathédrale, ce n'est plus là que se trouve l'appareil guer-
rier. L'évêque et ses prêtres prient dans la vaste église. Invoquant
dans la sainte Vierge la Libératrice des suprêmes périls, V Etoile de
la mer, ils envoient vers la Mère du Sauveur ces accents de suppli-
cation et d'espoir que, quelques siècles plus tard, d'autres assiégés
feront aussi vibrer : Ave, maris Stella. « Je vous salue, étoile de l:i
mer... ^ Établissez-nous dans la paix... Brisez les fers des coupa-
NOS aïeules hll
blés...; chassez loin de nous tous les maux, demandez pour nous
tous les biens. Montrez que vous êtes notre mère, et qu'il reçoive
par vous nos prières Celui qui a voulu être votre fils... Préparez-
nous un chemin sûr... »
Pendant que ces strophes montent vers le ciel, un grand bruit se
fait entendre au dehors. La lueur des torches éclaire le parvis;
les fanfares triomphales, les cris d'une joie délirante se rappro-
chent de plus en plus : c'est Jeanne, c'est son armée, qui viennent
rendre giàces de leur victoire au Dipu des batailles; les Anglais sont
chassés du fort des Tournelles. L'évoque quitte l'église : il va saluer
la bannière de Jeanne; et, après avoir reçu le glorieux étendard, il
le porte en triomphe dans la cathédrale, tandis que retentit X Allé-
luia d'une résurrection qui est aussi celle de la France : Resurrexi.
Dans l'église et sur le parvis dix mille voix entonnent ce soir-là le
Te Deiim de la délivrance (1).
Jhesus Maria, disait la bannière de Jeanne. Dieu avait commencé
à bénir la mission de son envoyée; et l'Étoile de la mer avait lui
pour les naufragés qui venaient de l'invoquer... Ave, maris Stella...
Après cette nuit mémorable, quand le jour se leva, les Anglais
quittèrent ce qui leur restait de leurs bastides et parurent présenter
la bataille aux Français. Ceux-ci se mirent à leur tour sous les
armes, mais Jeanne leur défendit d'attaquer les premiers. C'était un
dimanche. En présence des deux armées, Jeanne fit élever un autel,
où deux messes consécutives furent dites. La seconde messe était
achevée, et Jeanne demeurait toujours prosternée. La Pucelle
demanda si les Anglais avaient le visage ou le dos tourné vers les
Français. — « Ils ont le dos tourné : ils s'en vont. » — « En
nom Dieu, laissez-les partir et allons rendre grâces à Dieu (2). »
Orléans était délivré. Pieportant vers le Seigneur l'hommage de
leur ardente gratitude, les habitants, guidés par Jeanne d'Arc, par-
coururent processionnellement la ville et les remparts, visitant les
éghses et faisant éclater dans leurs pieux cantiques leur joie et leur
gratitude.
Aujourd'hui encore, /i61 années après, le souvenir de ces deux
grandes journées s'est conservé à Orléans dans les fêtes commémo-
ratives du 7 et du 8 mai. Il nous fut donné d'y assister en 1875.
Rien ne saurait rendre l'imposante majesté de la fête nocturne du
(1) Wallon, Jeanne d'Aix; Marius Sepet, Id.
(2) Déposition de Jean de Charapeaux. Procès. T. IIL
478 KEVUE DU MO:\DE CATHOUQUE
7 mai. Vers huit heures du soir, une foule immense se presse sur la
place Sainte-Croix. L'évêque d'Orléans, Vécêque de Jeayine d'Arc^
est sur le parvis de la cathédrale, entouré de ses prêtres. De même
que dans la soirée du 7 mai 1/129, des chœurs chantent VAve, maris
Stella. Il est huit heures. Soudain le beffroi de l'hôtel de ville, ce
même beffroi qui a sonné les victoires de Jeanne, jette ses notes
graves et solennelles, auxquelles se mêle le bourdon de la cathé-
drale ; les cloches de toutes les paroisses d'Orléans s'ébranlent à la
fois, le canon tonne, les tambours battent aux champs, les fanfares
guerrières les accompagnent, et cavaliers et fantassins débouchent
par la rue Jeanne-d'Arc, sur la place obscure; tous portent des
torches, comme autrefois les soldats de Jeanne. Le serpent de feu se
dirige vers la cathédrale. Une lueur verte, émergeant de l'Hôtel de
ville, illumine l'horizon : le maire, suivi de son conseil municipal, tra-
verse la place pour aller remettre à l'évêque la bannière de Jeanne
d'Arc. Soudain la cathédrale, embrasée de feux rouges, dessine sur
ce fond éblouissant les détails de son architecture mauresque. Le
maire dépose la bannière entre les mains de l'évêque; et tous deux
s'embrassent, pour symboliser l'alliance de la religion et de la cité
devant l'étendard de cette vierge héroïque et sainte qui fut la
sublime incarnation de la foi et de la patrie. L'évêque bénit la ville :
c'est grand, c'est beau! Dans cette commémoration, c'est la vieille
France, avec ses impérissables souvenirs et ses immortelles espé-
rances, qui vient consoler et relever la France de 1871, la France
meurtrie et chancelante.
Le lendemain, 8 mai, jour anniversaire de la levée du siège, une
grand'messe est célébrée dans la cathédrale. Près de l'autel, voici
l'étendard de Jeanne, entouré des bannières de Dunois, de laHire,
de Xaintrailles, de Pdeux. En face de la chaire, des places sont réser-
vées aux autorités civiles et militaires. Après la grand'messe, le
panégyrique de Jeanne d'Arc est prononcé; et l'on sait quelles voix
éloquentes ont, dans notre siècle, rendu hommage à la Pucelle d'Or-
léans; l'on sait en particulier quels accents immortels Jeanne a ins-
pirés à l'évêque que sa foi généreuse, agissante, apostolique enfin,
son courageux patriotisme et tous les dons du génie désignaient
providentiellement pour appeler l'heure où il conviendrait à l'Église
de placer Jeanne d'Arc sur nos autels.
Après le panégyrique, la procession se forme dans l'église. C'est
un souvenir de la grande procession patriotique que firent spon-|
NOS aïeules /i79
tanément, en 1/Î29, les Orléanais délivrés. Nous voyons défiler
les vieux de la vieille avec leur drapeau, les compagnons du
travail, les sauveteurs, toutes les corporations civiles, enfin, avec
leurs bannières; puis les prêtres des douze paroisses d'Orléans,
suivant leurs bannières et les chasses d'or de leurs saints ; les enfants
de chœur en robes rouges et en calottes rouges. L'étendarrl de la
Pucelle précède l'évêque, qui marche sous un dais. Le préfet, les
généraux, les magistrats, toutes les autorités du département, suivent
Sa Grandeur. Les brillants uniformes de notre armée, le costume
élégant et sévère des fonctionnaires civils, les robes rouges de
la cour et l'hermine du président, les robes noires du tribunal, tout
cela forme un bel et noble ensemble. Le cortège sort de la cathédrale,
et, marchant entre deux haies de soldats, se dirige vers l'emplace-
ment du fort des Tournelîes, tandis que les tambours battent aux
champs, que les trompettes sonnent aussi aux champs et que le
canon môle son tonnerre aux voix de toutes les cloches.
L'artillerie à pied et l'artillerie à cheval ferment le défilé.
Quel magnifique cortège Orléans donne ce jour-là à l'humble
bergère! l'État, le clergé, l'armée, la magistrature, le peuple,
escortent la Libératrice de la France. Les saints du diocèse eux-
mêmes, représentés par leurs châsses, ornent le triomphe de la
vierge héroïque qui, espérons-le, les rejoindra bientôt sur les autels.
IV
REIMS. — PARIS
Mais au moment où Jeanne a délivré Orléans, sa mission n'est
pas terminée. Après avoir, en une campagne de quatre jours, pris
Jargeau, Beaugency, Meung, gagné la bataille de Patay, Jeanne
va conduire le roi à Reims, voyage triomphal pendant lequel Troyes,
Chàlons-sur-Marne se rendent à Charles VII.
La ville du sacre suit cet exemple. Et le 17 juillet 1/129, dans
l'antique basilique de Reims, tandis que Charles reçoit, avec l'onc-
tion sainte, la couronne royale, et que sous les voûtes, qui semblent
s'écrouler au fracas des trompettes, on entend retentir l'immense
acclamation qui est le cri de la délivrance d'un peuple, Jeanne est
debout auprès du roi qui lui doit sa couronne, et tenant à la main
le glorieux étendard avec lequel elle a conduit les Français à la
victoire.
1
il80 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Le roi est sacré. Jeanne tombe à ses pieds, lui embrasse les
genoux, et, au milieu des pleurs qu'elle répand et qu'elle fait
répandre aux seigneurs qui l'entourent, elle dit à Charles VII :
« Gentil roi, ores est exécuté le plaisir de Dieu, qui vouloit que vous
Tinssiez à Reims, recevoir votre digne sacre, en montrant que vous
êtes vrai roi et celui auquel le royaume doit appartenir. »
Laon, Soissons, Château-Thierry, Coulommiers, Crécy, Provins,
se rendent au roi, que ne cesse de bénir la présence de l'envoyée de
Dieu. Sur le parcours du cortège royal, accourait un peuple ivre de
joie et versant des pleurs d'enthousiasme.
« Voilà un bon peuple o, disait Jeanne, reportant avec modestie
tous ces hommages à Charles VU, « et je n'ai vu nulle part un
peuple se réjouissant si fort de l'arrivée d'un si noble roi. Plût à
Dieu que je fusse assez heureuse, quand je devrai finir mes jours,
pour être inhumée dans cette terre ! »
Jeanne avait ainsi parlé à l'archevêque de Reims et à Dunois, tous
deux chevauchant à ses côtés.
« Jeanne y>, lui demanda l'archevêque, « en quel lieu pensez-vous
finir vos jours?
« — Où il plaira à Dieu, car je ne suis sûre ni du temps ni du
lieu. Je ne sais pas cela plus que vous; et plût à Dieu, mon Créateur,
que je pusse maintenant retourner, abandonnant les armées, et
aller retrouver mon père et ma mère, pour garder leurs brebis,
avec mes sœurs et mes frères, qui seraient bien joyeux de me
voir! »
Et celle qui parlait ainsi, marchait à l'égal des rois! Admirée
comme une héroïne, vénérée comme une sainte, soulevant sur son
passage les explosions de l'amour d'un peuple en délire, elle aspirait
au retour dans le pays natal, dans son humble chaumière, dans ces
prairies où elle redeviendrait la bergère d'autrefois!
Mais déjà les perspectives d'un prochain avenir semblaient
s'éclairer à ses yeux d'une lueur étrange et terrible : était-ce le
rougeàtre reflet du bûcher de Rouen?
Désormais la mission de Jeanne devient plus difficile. Les contra-
dictions, qui n'avaient jamais manqué à cette mission, la paralysent.
C'est en vain que la jeune guerrière a voulu marcher sur Paris,
sachant bien que les négociations par lesquelles le roi espérait
gagner sa capitale n'aboutiraient pas, et que la cité rebelle ne serait
conquise « qu'au bout de la lance ». Lorsque Jeanne est enfin
IN" os aïeules /jSÎ
parvenue à entraîner le prince jasqu'cà Saint-Denis, il est trop
tard : la ville a eu le temps de préparer sa défense.
Jeanne est allée à l'assaut de Paris. Devant la porte Saint-
Honoré, l'étendard à la main, elle a franchi le premier fossé, et, sur
le rebord du second, elle ne cesse d'exciter le courage des assail-
lants. Blessée, elle reste h son posie, appelant à grands cris le roi :
« Le roi! le roi! que le roi se montre! >^
Mais le roi ne se montrait pas, et la vierge héroïque luttait
depuis dix ou onze heures, quand elle fat, malgré elle, portée sur
son cheval. Pour la première fois elle connaissait l'humiliation de la
retraite, et c'était aux siens qu'elle le devait... Elle alla suspendre
son armure sous les voûtes de S^int-Denis : « C'est la coutume
parmi les gens d'armes quand ils sont blessés », disait-elle un jour à
ses juges. « J'avois été blessée devant Paris ; j'offris mes armes à saint
Denys, parce que c'est le cri de France (1) » Montjoie-Saint-Dcnis 1
Le cri de France... la France! toujours la France!
ROUEN. — LE PROCES
La trahison a accompli son œuvre. Après avoir remporté une
dernière victoire dans cette petite ville de Lagny où la sainte ressus-
cita un enfant, l'héroïne est faite prisonnière au siège de Compiègne.
Prise par les Bourguignons, livrée par ceux-ci à l'Angleterre contre
une rançon royale, transportée à Piouen, elle y est jetée dans une
cage de fer : on savait que, par deux fois, elle avait tenté de
s'échapper pour voler au secours des Français. A cette cage devait
succéder une prison plus vaste, mais plus horrible : ce cachot où,
liée à un poteau, elle était gardée nuit et jour par une grossière
soldatesque; supplice qui la torturait dans ce qu'elle avait de plus
cher au monde, sa pudeur.
Jeanne va être jugée par ce tribunal qui n'a d'ecclésiastique que
le nom, et qui n'est, en réalité, qu'une commission stipendiée par
l'Angleterre. Et il ne s:jfrit pas aux Anglais que Jeanne meure : il
faut qu'elle meure déshonorée, convaincue de sorcellerie, d'hérésie.
11 s'était rencontré un évêque français pour présider ce tribunal
(l) Interrogatoire du 17 mars. In carare.
/j82 REVUE DU .MO^'DE CATHOLIQUE
d'iniquité : l'infâme Gauchon, que l'Eglise a flétri. Déjà c'était par
son intermédiaire que Jeanne avait été livrée à l'Anglais.
Pendant cinq mois, l'Enfer semble épuiser toutes ses machina-
tions pour arracher à Jeanne le désaveu de sa mission divine. Mais
le Seigneur la soutient dans cette lutte. Gomme l'archange qui lui
a fait connaître naguère la volonté du Giel, Jeanne se tient debout,
dans la lumière divine, rejetant dans les ténèbres l'esprit du mal,
non pas avec des armes, mais avec le glaive de la parole inspirée
que le Saint-Esprit met sur ses lèvres.
« — Je viens de la part de Dieu, et je n'ai rien à faire ici. Ren-
voyez-moi à Dieu, d'où je suis venue...
a — Geux de votre parti croient-ils fermement que vous soyez
envoyée de Dieu?
« — Je ne sais s'ils le croient, je m'en rapporte à leur cœur
S'ils le croient, ils ne sont point abusés.
« — Depuis quand avez- vous entendu vos voix?
« — Je les ai entendues hier et aujourd'hui.
« — Que vous ont- elles dit?
« — Elles m'ont dit de répondre hardiment, et que Dieu m'ai-
derait... Vous dites que vous êtes mon juge. Prenez garde à ce que
vous faites! car, en vérité, je suis envoyée de Dieu, et vous vous
mettez en grand danger. »
On l'interroge sur les lettres qu'elle a écrites aux Anglais en
commençant sa mission. Les juges lui en reprochent l'orgueil et la
témérité : « Je ne les ai point faites par orgueil ou présomption,
répond-elle, mais par le commandement de Notre-Seigneur... Si
les Anglais eussent cru mes lettres, ils n'eussent fait que sages...
Avant qu'il soit sept ans, les Anglais perdront un plus grand gage
qu'ils n'ont fait devant Orléans, et perdront tout en France, et ce
sera par une plus grande victoire que Dieu enverra aux Français.
« — Par qui savez-vous ces choses à venir?
M — Je les sais par sainte Gatherine et sainte Marguerite.
(( — Qui aidait le plus, de vous à l'étendard, ou de l'étendard à
vous?
« — De la victoire de l'étendard ou de Jehanne, c'était tout à
Notre-Seigneur.
« — L'espérance de la victoire était-elle fondée en cet étendard
ou en vous?
« — Elle était fondée en Notre-Seigneur, et non ailleurs.
NOS aïeules /|S3
« — Pourquoi cet étendard fut-il plutôt porté que les étendards
des autres capitaines en l'église de Reims, au sacre de votre roi?
« — Il avait été à la peine : c'était bien raison qu'il fût à
onneur. »
En vain cherche-t-on à la convaincre d'orgueil : « J'ai demandé
à mes voix trois choses : l'une, mon expédition; l'autre, que Dieu
aide les Français et garde toutes les villes de leur obéissance; et
l'autre, le salut de mon came.
« — Étes-vous en état de grâce?
« — Si je n'y suis, Dieu m'y mette! et si j'y suis. Dieu m'y
maintienne! Je serais la plus dolente du monde si je ne me savais
pas en la grâce de Dieu... Si j'étais en péché, je crois que les voix
ne viendraient pas à moi.
« — Depuis que vos voix vous ont prédit que vous irez à la fin
en Paradis, vous tenez-vous pour assurée d'être sauvée, et de n'être
point damnée en enfer?
(( — Je crois fermement; comme mes voix me l'ont dit, que je
serai sauvée, si je tiens le serment que j'ai fait à Noire-Seigneur,
c'est assavoir que je garde ma virginité de corps et d'âme; je le
crois aussi fermement que si je l'étais déjà.
(c — Quel besoin avez-vous de vous confesser, puisque vous
croyez à la relation de vos voix que vous serez sauvée?
« — On ne sait trop nettoyer la conscience.
« — Vous rapportez-vous de vos dits et faits à la détermination
de l'Eglise?
<i — Je m'en rapporte à Notre-Seigneur qui m'a envoyée, à
Notre-Dame et à tous les benoits saints et saintes du Paradis. Et
m'est avis que c'est tout un, de Notre-Seigneur et deTÉglise. Pourquoi
faites-vous difficulté que ce soit tout un?
« — Vous semble-t-il que vous soyez tenue de répondre pleinement
la vérité au Pape, vicaire de Dieu, sur tout ce qu'il vous
demanderait touchant la foi et le fait de votre conscience?
« — Je requiers que je sois menée devant lui : et je répondrai
devant lui, tout ce que je devrai répondre (1). »
L'appel au Pape! ce n'était pas là ce que voulait l'évêque préva-
ricateur : il savait bien que, près du Vicaire de Jésus-Christ, Jeanne
triompherait. Ce qu'il voulait, c'est qu'elle acceptât, comme jari-
(1) Procès, interrogatoire.
hSh REVUE DU MONDE CATIIOLIOUE
diction ecclésiastique, le tribunal qui la jugeait : en acceptait-elle
l'arrêt, — cette condamnation décidée à l'avance? — elle reniait sa
mission; le récusait-elle? elle se déclarait hérétique.
Mais, dans ce tribunal, il y avait quelques juges à qui la vérité
s'imposait. L'un d'eux, Jean de Saint- Avit, évêque d'Avranches,
demanda l'appel au Pape. Des outrages, et plus tard la prison, lui
firent expier sa noble attitude. Depuis le 9 mai, l'offîcial et le
promoteur du diocèse de Rouen étaient emprisonnés pour s'être
opposés au procès de Jeanne.
Le procès est clos. Jeanne a déclaré qu'elle affirmerait jusqu'à la
mort la vérité de sa mission. La sentence va être prononcée.
VI
LA SENTENCE
C'est le Ik mai 1^31. Rien n'a été épargné pour que l'horreur du
spectacle lit défaillir le courage de la jeune fille. Dans un cimetière,
voici deux échafauds : sur l'un siège le tribunal; sur l'autre se
trouve Jeanne, avec le prédicateur qui va tenter un suprême elTort
pour la faire abjurer.
Le bourreau de Rouen, assis sur sa charrette, est au pied de ce
dernier échafaud.
Le prédicateur a commencé son sermon. Jeanne se tait devant
les insultes qu'il lui prodigue. Mais lorsque l'outrage atteint son roi,
ce roi qui l'a abandonnée: lorsque l'orateur, se tournant vers elle,
l'apostrophe ainsi : « C'est à toi, Jeanne, que je parle, je te dis que
ton roi est hérétique et schismatique » ; alors le sang de la Française
se révolte et lui arrache cette simple et fière protestation : « Ne
parle point de mon roi, il est bon chrétien (l)! »
Le sermon est terminé. « Je vous répondrai, » dit Jeanne : « Pour
ce qui est de la soumission à l'Eglise, je leur ai dit en ce point que
de toutes les œuvres que j'ai faites, et les dits, soient envoyés à
Rome devers Notre Saint-Père le Pape, auquel et à Dieu premier
je me rapporte. Et quant aux dits et faits que j'ai faits, je les ai
faits de par Dieu. De mes faits et dits, je ne charge quelque
personne, ni mon roi, ni autre; et s'il y a quelque faute, c'est à moi
et non à autre. »
(1) Réhabilitation. Déposiliou de Martin l'Advenu.
NOS aïeules 485
« — Vos actions, vos paroles sont réprouvées par les clercs :
voulez-vous les révoquer?
« — Je m'en rapporte à Dieu et à Notre Saint-Père le Pape.
« — On ne peut pas aller chercher Notre Saint-Père si loin, dit
l'astucieux Cauchon. Les évoques sont juges, chacun en son dio-
cèse (1) ))
Jeanne se tait. Par trois fois on l'exhorte à la soumission : elle se
tait toujours.
La sentence de condamnation est lue, lue lentement; et pendant
ce temps Jeanne n'entend autour d'elle que de pressants appels
à la soumission. L'abjuration, c'est la liberté; la révolte, c'est le
bûcher :
« —Jeanne, signez! Jeanne, ayez pitié de vous! Jeanne, ne
vous faites point mourir!
« — Vous vous donnez bien du mal pour me séduire... »
Mais déjà la force manque à la pauvre fille. Ces cris, ces cla-
meurs, ces tombes qui l'entourent, ce supplice qui est proche, ce
bourreau qui attend, ah ! comment ce lugubre et tragique appareil
ne glacerait-il pas le plus ferme courage? Ce mot d'abjuration,
elle ne sait ce qu'il veut dire. On le lui explique, et, sans com-
prendre encore, troublée, éperdue, elle signe d'une croix...
« — Elle a abjuré! » dit l'évêque de Beauvais au cardinal de
Winchester. » Que faut-il faire?
« — L'admettre à la pénitence. »
Alors est lue une autre sentence. Ce n'est pas la délivrance pro-
mise, hélas ! c'est la condamnation à la prison perpétuelle, « au pain
de douleur et à l'eau d'angoisse ». Mais, à défaut de la liberté, c'est,
pour Jeanne, la prison d'Eglise, c'est l'asile qui l'arrachera au pou-
voir de l'étranger :
« — Or çà, gens d'Eglise, menez-moi en vos prisons, et que je
ne sois plus en la main de ces Anglais. »
(( — Menez-la où vous l'avez prise », dit l'évêque de Beauvais (2).
Et les Anglais l'entendaient bien ainsi. Ils avaient déjà bien assez
peur de la voir soustraire au bûcher.
« — Cela va mal pour le roi : cette fille nous échappe, dit le comte
de Warv^ick à un assesseur.
(1) Procès. 24 mai. Prœdicatio publica.
(2J Réhabilitation. Déposition de G. Manchon. Voir aussi déposition de
J. Massieu.
!«'■ DÉCEMBRE (n° 90). 4« SÉRIE. T. XXIY. 32
hSQ r.EYUE DU MO^'DE CATHOLIQUE
« — Sire, n'ayez cure : nous la reprendrons bien (1). yt
Et en effet, ils vont la reprendre. Comme signe de son abjura-
tion, elle a consenti à quitter ces habits d'homme que l'accusation
lui avait imputés à crime, et qu'elle avait gardés dans son cachot,
pour se préserver des infâmes outrages que tentaient de lui faire
subir ceux qui croyaient que de sa pureté virginale dépendait la
victoire de la France. Mais, le dimanche qui suivit la scène du cime-
tière, au moment où elle allait se lever, un Anglais enleva ses vête-
ments de femme, et, lui jetant son habit d'homme : « Lève-toi »!
dit-il. 11 lui fallait choisir entre sa pudeur et la défense du tribunal.
Elle reprit son vêtement d'homme : elle était relapse. Un second
procès commençait, un procès pendant lequel Jeanne, se relevant de
sa défaillance, s'en accusait comme d'une trahison, et de nouveau
affirmait hautement sa mission divine.
« Dieu m'a mandé par sainte Catherine et sainte Marguerite la
grand' pitié de la trahison que j'ai consentie en faisant l'abjuration
et révocation pour sauver ma vie, et que je me damnois pour sauver
ma vie. Mes voix m'avoient dit, en l'échafaud, que je répondisse
hardiment à ce faux prêcheur!... Si je disois que Dieu ne m'a pas
envoyée, je me daranerois. Vrai est que Dieu m'a envoyée!... De
peur du feu, j'ai dit ce que j'ai dit... Je ne fis oncques chose contre
Dieu ou la foi, quelque chose qu'on m'ait fait révoquer; ce qui était
en la cédule de Tabjuration, je ne l'entendois point... Je n'entendais
point révoquer quelque chose, si ce n'était pourvu qu'il plût à notre
Sire (2) . »
L'abjuration qui figurait au procès-verbal, n'était pas celle
qu'avait signée Jeanne. Il faut dire, à l'honneur de la majorité
du tribunal, qu'elle aurait voulu qu'on relût à Jeanne cette formule;
i'évêque de Beauvais s'y opposa.
Vîî
LE BUCHER
Nous sommes au 30 mai. Jeanne apprend qu'elle va être con-
duite à la mort, et, devant l'approche du supplice, la pauvre enfant
éclate en déchirants sanglots : « Hélas! me traite- t-on aussi hor-
(1) 11. Déposition de J. Fave.
(2) SecLindum judicium. Causa relapsiis. Réhabilitation. Déposition de
J- Massieu.
KOS AÏEULES ii87
riblement et cruellement, qu'il faille que mon corps net en entier,
qui ne fat jamais corrompu, soit aujourd'hui consumé et réduit en
cendres? Ha! ha! j'aimerois mieux être décapitée sept fois que
d'être ainsi brûlée... Oh! j'en appelle devant Dieu, le grand juge,
des grands torts et ingranvances qu'on me fait. »
Et pendant qu'elle parlait ainsi au doux confesseur qui la conso-
lait, le frère i'tlartin l'Advenu, elle vit apparaître dans sa prison son
J)ourreau :
(( Évêque, je meurs par vous! »
« — Ha! Jehanne, prenez en patience. Vous mourez pour ce que
vous n'avez tenu ce que vous nous avez proœis.
« — Hélas! si vous m'eussiez irise aux prisons de cour d'Église,
et rendue entre les mains des concierges ecclésiastiques compétents
et convenables, ceci ne fût pas advenu : c'est pourquoi j'en appelle
de vous devant Dieu (1) ! »
Eut-elle alors, sinon une seconde défaillance, du moins un doute
sur l'origine des voix qui l'abandonnaient à l'heure où elle allait
mourir? Or l'histoire n'ose se prononcer, passons.
« Maître Pierre, où serai-je ce soir? » demande-t-elle à un docteur.
« — I\'avez-vous pas foi en Dieu, ma fille?
<( — Oh ! oui, j'ai confiance : je serai ce soir en paradis, n
Jeanne a reçu dans l'Eucharistie le Sauveur qui l'a envoyée.
Revêtue d'une chemise longue, la tête ceinte d'une mitre portant
ces mots : hérétique^ relapse, apostate, idolâtre, la martyre est
dans la charrette où le bourreau la mène au supplice. Les hommes
d'armes f escortent. Un homme se jette sur la charrette : c'est Loi-
seleur, l'inique instrument de Cauchon; saisi de remords, il veut
implorer le pardon de sa victime. Les soldats le repoussent, le mal-
traitent, sont près de le tuer.
La charrette continue son chemin. Jeanne priait et pleurait.
<( Rouen, Rouen, mourrai-je ici? »
Plus de dix mille spectateurs encombrent le lieu du supplice, la
place du Vieux-Marché. Le tribunal qui a jugé la martyre, les
représentants de la puissance séculière, sont sur deux estrades. Une
troisième estrade est destinée à Jeanne, et, en face, le bûcher se
dresse avec cette inscription : « Jeanne, qui s'est fait nommer la
Pucelle, menteresse, pernicieuse, abuseresse du peuple, devineresse
{I) Réhabilitation. Déposition de Jean Toutraouillé.
libS REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
superstitieuse, blasphémeresse de Dieu, présomptueuse, mécréante
en la foi, vanteresse, idolâtre, cruelle, dissolue, invocatrice de
dirdjies, apostate, schisraatique et hérétique. »
L'évêquc de Beauvais lit la sentence. Jeanne est livrée au bras
séculier.
La martyre se jette à genoux. « Sainte Trinité, ayez pitié de moi :
je crois en vous. Jésus, ayez pitié de moi : je crois en vous. Jésus,
avez pitié de moi. Priez pour moi, ô Marie! Siint Michel, saint
Gabriel, sainte Catherine, sainte Marguerite, soyez-moi en aide.
Vous tous qui êtes ici, pardonnez-moi, comme je vous pardonne.
Vous, prêtres, dites chacun une messe pour le repos de mon âme !
Qu'on n'accuse point mon roi : il n'a point trempé dans ce que j'ai
fait; et si j'ai fait mal, il est innocent. 0 Jésus! Marie! benoists
saints du paradis! protégez-moi, secourez-moi! Rouen, Rouen,
seras-tu mon tombeau? Est-ce ici que je dois mourir (l)? »
A ces accents déchirants, les cœurs les plus endurcis s'émeu-
vent. Des gémissements, des sanglots s'élèvent de toutes parts.
L'émotion a envahi jusqu'au tribunal d'iniquité. Winchester, Cau-
chon lui-même, ont pleuré. Beaucoup de spectateurs s'enfuient.
Seuls, quelques Anglais riaient.
Pour se soutenir dans sa dernière épreuve, Jeanne a demandé
une croix. Un Anglais lui en fait une avec un bâton. Elle la prend,
la baise, la met dans son sein. Mais c'est la croix de l'église qu'elle
désire; le crucihx des processions lui est apporté de l'église
Saint-Sauveur. Elle prie l'un des deux religieux qui l'assistent de
tenir la croix « élevée tout droit devant ses yeux jusques au pas de
la mort ». Et elle l'embrassait « moult étroitement et dévotement ».
Les soldats anglais perdent patience, s'exaltent jusqu'à la fureur.
« Fais ton devoir », dit au bourreau le juge séculier, qui, devant
l'exaspération des Anglais, n'ose même prendre le temps de pro-
noncer la sentence.
Entraînée par les hommes d'armes, la douce victime monte sur
le bûcher. Frère Martin l'Advenu est auprès d'elle, l'exhortant avec
une paternelle bonté.
Liée au poteau, elle regarde la foule.
« Ah! Rouen! Rouen! j'ai bien peur que tu n'aies à souffrir de
ma mort. »
(1) Marius Sepet. Jeanne d'Arc.
]\0S AÏEULES 489
Elle jette un cri : « Maître Martin, prenez garde! descendez!... le
feu ! ))
De sa torche le bourreau venait d'allumer le bûcher. Le domini-
cain descend; mais, au pied de ce bûcher embrasé, il continue, ainsi
que frère Isambard, de tenir haut la croix devant Jeanne, qui, à
travers les flammes, peut ainsi, comme elle l'avait demandé, con-
templer (i jusqu'au pas de la mort » le divin étendard des martyrs.
La flamme monte, monte toujours. Le bûcher est très haut : il faut
que le supplice dure plus longtemps.
« Père, Père, pourquoi m'avez-vous abandonné? n Ce cri suprême
de l'Homme-Dieu allait-il être le dernier cri de Jeanne? Les voix qui
lui avaient promis la délivrance, Tavaient-elles déçue? Non, elle com-
prend tout maintenant : sa délivrance, c'était son martyre même, ce
martyre qui lui ouvrait le ciel! Le groupe angélique qui la suivait
depuis la vallée de Domremy, se découvre à elle à travers les
flammes du bûcher. « Saint Michel! saint Michel! Non, mes voix ne
m'ont pas trompée, ma mission était de Dieu. Jésus! Jésus! »
Encore un cri de la nature humaine : « De l'eau, de l'eau bé-
nite! »... Et puis, plus rien que ce cri plein d'énergie et d'espé-
rance : « Jésus! Jésus! Jésus! »
Jeanne était morte. Et à ce moment un Anglais qui s'était
approché du bûcher pour y jeter un fagot, toiubait évanoui. Revenu
à lui longtemps après, il disait : « Comme elle expirait, j'ai vu
une blanche colombe qui s'envolait du côté de la France. )>
C'est du côté de la terre française déhvré par elle, que l'âme de
Jeanne d'Arc avait voulu prendre son vol vers l'éternité.
Des Anglais s'enfuyaient. Le bourreau, éperdu, venait se jeter
aux pieds des religieux qui avaient assisté la martyre. Il n'avait pu
réussir à brûler le cœur de Jeanne, et, par ce miracle, la sainteté
de sa victime s'était révélée à lui.
« Nous sommes tous perdus! une sainte a été brûlée! Ceux qui
ont adhéré à sa condamnation sont damnés ! » disait un secrétaire
du roi d'Angleterre.
« Une sainte! » c'était le cri de tous. Oui, une sainte dans laquelle
le peuple de Rouen saluait la martyre de la patrie en maudissant ses
bourreaux. Mais Dieu devait se charger de frapper les juges préva-
(I) Rchabililntion. Dépositions d'Isambard de la Piei-re, de Martin l'Advenu ;
— Wallon, Jeanne (VArc; Marius Sepet, Id.
/l90 REVUE LU MONDE CATHOLIQUE
ricateurs : l'évêque de Beauvais meurt foudroyé ; tel autre expire
dans la fange d'un bourbier; tous sont maudits.
Le jour est proche où l'étranger est chassé de France. Les des-
seins de Dieu sur notre pays avaient continué de s'accomplir pen-
dant la captivité de Jeanne, et c'est en vain que les Anglais avaient
cru, en la faisant périr, anéantir en même temps la fortune de la
France.
Charles VII, se réveillant de sa torpeur, est devenu Charles le Vic-
torieux. Sept ans après le martyre de Jeanne et suivant la prédiction
qu'elle avait faite, les Anglais perdaient un grand gage : Paris.
Charles se souvint de la libératrice qu'il avait naguère abandonnée.
Ce fut lui qui fit entreprendre le procès que le pape Calixte III
couronna par la réhabiUtation de Jeanne.
Et maintenant la France attend le résultat d'un autre procès :
celui de la canonisation de Jeanne. La France de 1871, la France
amoindrie, humiliée, a plus besoin que jamais de s'incarner dans la
vierge héroïque qui personnifia ses angoisses, sa rédemption, son
triomphe. Puissions-nous bientôt vénérer sur nos autels la sainte qui,
depuis nos malheurs, est devenue pour nous le glorieux et consolant
symbole de l'espérancepatriotiue et de la résurrection nationale!
VIII
UN TRAIT DE JEANNE D ARC ET LA MISSION DES FEMMES DE FRANCE.
CONCLUSION
Un contemporain de Jeanne, habitant de Piome au moment du
siège d'Orléans, racontait, dans un manuscrit récemment découvert,
que Jeanne d'Arc avait un jour demandé au roi de lui faire un don.
Charles y consentait, et Jeanne exposait l'objet de sa demande :
le royaume de France? Surpris, le roi demeura quelques instants
sans répondre, puis il octroya le don. Jeanne fit prendre acte de
cette donation par les quatres notaires du roi. Lecture solennelle
fut faite de cette charte. Et Jeanne disait, montrant le roi aux
assistants : « Voilà le plus pauvre chevalier de son royaume (1). »
Mais l'humble fille des champs n'avait sollicité et accepté ce don
(1) Nouveau Tétnoignage relatif à la mission de Jeanne d'Arc. Gommuaicatioa
faite à rAcadémie des inscriptions et belles-lettres, le 23 octobre 1885
par M. L. Delisle.
NOS AÏEULES 491
que pour le transmettre au Roi des rois : ce fut au Dieu Tout-Puis-
sant qu'elle donna le royaume de France, et ce fut au nom du Sei-
gneur qu'elle investit de ce royaume le roi Charles. Ce don de la
France à Dieu fit l'objet d'un acte solennel.
Ce jour-là, une femme consacrait à Dieu notre cher pays de
France, il devait en être ainsi. Depuis sainte Clotilde jusqu'à sainte
Bathilde, depuis Blanche de Castille jusqu'à Jeanne d'Arc, la
France avait été donnée à Dieu par la femme. Et ce n'était pas
seulement dans les grands événements de l'histoire, c'était dans la
vie intime. Les épouses, les mères du moyen âge avaient, dans
toutes les sphères, et depuis la cabane jusqu'au donjon féodal, fait
régner le Christ sur la terre de France.
Ne l'oublions pas, surtout dans les temps où nous vivons, et plus
que jamais, femmes françaises, donnons notre pays à Dieu en le
faisant régner dans la famille par la foi et par les devoirs qu'elle
nous enseigne envers lui, envers les hommes, envers nous-mêmes,
envers ce coin de terre qui se nomme la patrie, et qui, pour nous,
est la France, la France de Jeanne d'Arc.
Ce qui rend une nation forte et prospère, c'est la constitution
patriarcale de la famille ; mais cette constitution ne peut exister là
où le premier précepte du Décalogue est oublié. Pour que la famille
subsiste, il faut que l'autorité de son chef soit réellement une délé-
gation de l'autorité divine. Gomme Jeanne d'Arc, donnons à Dieu
un royaume ; mais que, par nous, ce royaume soit le foyer. Et
Dieu, à son tour, lui assurera ce qui seul peut le faire vivre : l'auto-
rité paternelle, cette autorité où, dans un mutuel sentiûient d'amour
et de respect, le conseil de l'épouse aide à la direction imprimée par
l'époux. C'était la constitution de la famille dans l'humanité nais-
sante. Faisons-la revivre parmi nous. Que l'enfant respire au foyer
cet esprit de discipline sans lequel les plus généreux sentiments
deviennent un écueil, un péril; et la France, formée à l'école da
respect, reprendra sa place à la tête des nations.
Clarisse Bader.
LjES luttes intimes
LE RENÉGAT
(1)
II
LA MESSE
Les Bonchamps habitaient, à Rochefoit-snr-Loire, une vieille
maison à tourelles et à grand toit pointu. Dans le grenier, haut de
h mètres, éclairé par une large baie, Gustave installa son bureau,
ses livres, un canapé, étendit sur le plancher des tapis persans et
suspendit aux poutres saillantes des tentures arabes.
Il se sentait à l'aise pour penser et écrire dans cette vaste pièce
où ne parvenaient pas les bruits de la maison et dont le recueille-
ment n'était traversé que par l'écho affaibli des fanfares aiguës des
coqs se répondant de basses-cours en basses -cours, et le bruisse-
ment des feuilles des peupliers bercés par le vent.
Il subissait depuis de longues années l'influence de Geneviève.
Avec cet art exquis que possèdent les femmes, elle ramenait insen-
siblement les pensées de son mari vers Dieu. Bien des fois, au
moment où elle l'avait cru tout près de mettre en pratique les senti-
ments chrétiens dont témoignaient ses paroles, elle avait été tout
étonnée de lui voir accomplir un brusque recul dont la cause lui
demeurait forcément incompréhensible.
Depuis leur arrivée à la campagne, elle constatait en l'esprit de
Gustave un apaisement. Il laissait échapper moins de mots scepti-
ques; il montrait moins de cette amertume qui, auparavant, perçait
(1) Voir la Revue du l" novembre 1890.
LE RENÉGAT /l93
à chaque instant dans ses conversations. Ses aveux au P. Domi-
nique avaient amené en lui une détente. Il se sentait soulagé de
savoir son secret porté par quelqu'un qui était plus qu'un homme,
qui ne le révélerait pas, et qui, par devoir, ne pouvait lui en parler
que pour lui en alléger le fardeau.
Parfois Gustave s'enfermait dans son cabinet de travail, et, loin
des yeux de tout le monde, sous le ciel qui lui semblait le regarder
par la large fenêtre en pente, il ouvrait un coffret dont il portait
toujours la clef sur lui, et où il enfermait ses notes et ses manus-
crits. Il en tirait les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, son
bréviaire jauni et tout usé, les brouillons de ses lettres de mission-
naire à sa mère, à ses amis, à ses supérieurs. Il les parcourait len-
tement, se rappelant détail par détail les circonstances dans les-
quelles il les avait écrites.
Des regrets lui montaient en bouffées au cœur, au cerveau,
l'attendrissaient jusqu'à lui faire verser des larmes. Ah! s'il avait
été un prêtre plus fervent, il ne serait pas le défroqué qu'il était
maintenant, il aurait fini de souffrir depuis longtemps, il serait un
martyr, et la gloire humaine même, pour laquelle il travaillait à
l'heure actuelle, lui serait acquise.
Parfois la vivacité de son imagination le reportait en plein à
trente ans de distance, lui faisait croire que rien n'était changé
dans son existence, qu'il était toujours missionnaire. Il se promenait
alors en lisant son bréviaire et une grande paix lui empUssait le
cœur.
Un bruit de pas dans l'escalier, un coup frappé à la porte le tirait
de son rêve. Précipitamment il renfermait le livre et les lettres dans
le coffret et revenait à la vie réelle. Alors il se sentait gêné, croyant
qu'on allait reconnaître en lui l'esprit et les gestes du prêtre.
Parfois son orgueil se révoltait en constatant que depuis son
enfance il avait toujours obéi, et que, dès qu'il avait voulu marcher
seul et agir de sa propre initiative, il avait commis des sottises.
Maintenant encore il obéissait à l'influence de Geneviève, de Céles-
tine, de Simon Deventer, il était tout prêt à subir l'autorité du
P. Dominique. Jusqu'à Isaac Gorcum, dont le pédantisme et l'insuf-
fisance artistique répugnaient à son savoir et à son bon sens, qui
prenait de l'ascendant sur lui, lui imposait ses préférences! Il était
donc un pauvre être sans énergie, le jouet de la volonté du premier
venu !
49ii REYUE DU ?,IONDE CATHOLIQUE
Cette faiblesse lui apparaissait évidente dans les longues
réflexions que lui inspiraient le calme et la solitude. Cela devait
finir. Il aurait de l'énergie lui aussi, il prouverait sa volonté, il
l'exercerait, il la rendrait prédominante sur les volontés d'autrui.
Mais comment? Par cii commencer? Et incessamment il recommen-
çait de nouveaux plans, échafaudait de belles théories.
Il s'attachait opiniâtrement à des détails insignifiants, à ce qu'une
fenêtre fût ouverte ou fermée, à ce qu'un rideau fût drapé de telle
ou telle façon. Il s'entêtait avec passion à ces futilités et ne trouvait
d'énergie que pour travailler. Il avait toujours été un bûcheur et
s'en était trouvé récompensé en rencontrant dans le travail la meil-
leure consolation à ses ennuis. C'est le travail qui le distrayait de
l'examen sévère de ses actions, dont il avait pris l'habitude dans la
vie sacerdotale.
Pour s'échapper à lui-même, il en vint jour par jour à reprendre
les habitudes de sa vie laborieuse de Paris. Bien qu'il eût promis à
Geneviève de se reposer à la campagne, il s'acharnait à la besogne
jusqu'à des deux heures du matin. Quand enfin la fatigue le contrai-
gnait à se coucher, il se retrouvait avec sa pensée fixe, dormait
mal, avait des cauchemars. Célestine le décida à prendre quelque
exercice. Il promit d'obéir.
Un matin qu'il était allé se promener jusqu'au château de Dieuzie,
dont les débris de tours, juchés comme des nids au sommet d'un
rocher surplombant, regardent plus bas que leurs pieds le sommet
des grands arbres, il aperçut un vieillard infirme qui, appuyé sur
deux béquilles, se traînait péniblement jusqu'au bord de Teau. Ce
malheureux avait une jambe coupée au-dessus du pied. Il s'assit sur
la rive, détacha ses bandages et lava l'extrémité arrondie et rosâtre
de sa jambe. Bonchamps éprouvait une répulsion physique pour les
plaies, les infirmités. Son premier mouvement fut de se lever et de
retourner à Rochefort. Mais il réfléchit que c'était là une excellente
occasion qui lui était offerte d'exercer sa volonté, et il se força à
regarder cette jambe déformée. Quand il l'eut bien vue, il se leva
et donna une pièce blanche à l'infirme.
En se retournant, il réfléchit que depuis longtemps il vivait en
égoïste, affichant pour les pauvres une charité trop platonique. Il
s'enquit des malheureux du pays, et, pendant quinze jours, courut les
routes, soulageant les infortunes, répandant partout d'abondantes
aumônes. Il était pris d'une belle ardeur de charité dont s'étonnait
LE RENÉGAT ^95
Geneviève, qui, très positive, toujours semblable à elle-même, ne
comprenait pas ces brusques changements.
Il semblait à Gustave que plus il visitait les pauvres, plus distinc-
tement il entendait la voix de Dieu le rappelant à lui.
Un après-midi qu'il passait au bord de la Loire, il aperçut dans
l'eau un enfant qui appelait au secours, bien que ne paraissant pas
en danger. Gustave lui demanda pourquoi il criait puisqu'il avait
pied et que ses épaules étaient tout entières hors de l'eau. Le petit
baigneur répondit d'une voix claquante de terreur qu'il était sur un
banc de sable, qu'il s'y enfonçait de plus en plus, qu'il y entrait déjà
jusqu'aux mollets, et que ses efforts pour se dégager et se mettre à
la nage avaient été inutiles.
Bonchamps pensa que c'était une occasion que le Ciel lui offrait,
de se dévouer pour autrui, et peut-être dépérir pardonné. Il jeta bas
ses habits et s'élança dans le fleuve. Tantôt obligé de faire la planche
aux endroits où il y avait iron peu d'eau, tantôt luttant contre un cou-
rant violent, il arriva près de l'enfant. Ses genoux raclèrent soudain
le fond, il se mit sur ses pieds et dominait Teau de toute la poitrine,
quand, le sable s'effondrant tout à coup, il glissa en arrière dans un
trou creusé par un tourbillon.
Il tomba jusqu'au fond et pensa qu'il était perdu. La violence du
tourbillon le ramena à la surface, au moment où l'enfant, entraîné à
son tour, se renversait dans l'eau. Gustave le saisit dans ses bras, le
maintint d'une main, et, après mille difficultés, parvint à le déposer
sur la rive. Il fit revenir l'enfant à lui, et le rapporta au village.
Le sauveteur y fut l'objet d'une ovation, mais se mit au lit avec une
fièvre violente. Trois jours après, s'étant remis au travail malgré une
petite fièvre qui ne s'était pas encore calmée, il fut obligé de se
coucher de bonne heure.
Au coup de minuit, Geneviève, qui avait veillé son mari jusqu'à
onze heures, et que l'inquiétude empêchait de dormir, entendit s'ou-
vrir et se refermer la porte de la chambre de Gustave. Elle se leva et
vit Bonchamps en état somnarabulique, comme déjà une fois elle
l'avait aperçu, seulement il ne frottait pas ses mains. Ses paupières
étaient à demi fermées, son visage était, par contre, de la même
pâleur livide. Il monta l'escalier d'un pas régulier de mécanique,
jusqu'à la porte de son cabinet de travail qu'il ouvrit et referma dou-
cement. Geneviève entra sans bruit derrière lui.
Debout devant une table, il faisait le geste de nouer autour de
496 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
son cou comme un châle dont il croisait les extrémités sur sa poi-
trine, puis il enfila un long vêtement qu'il serra d'une ceinture imagi-
naire, dont il rangea les plis autour de ses jambes et tira les manches
autour de ses bras. Ensuite il glissa ses mains le long de son cou,
se courba comme pour enfiler un autre vêtement et, entourant son
corps de ses mains, il fit le geste d'attacher un cordon.
Enfin il salua devant la table, et, prenant de la main droite un
objet imaginaire sur lequel il posa à plat la main gauche, il s'avança
d'un pas grave, les yeux baissés, vers son bureau qu'il salua, et sur
lequel il déposa l'objet qu'il semblait porter. Il chercha dans un
livre, le feuilleta et l'étendit tout ouvert à l'angle droit du bureau.
Tous ces mouvements s'accomplissaient lentement, avec solennité.
Il se tourna vers Geneviève. La lumière de la lune tombait en une
large plaque de la fenêtre en pente sur Gustave, éclairait son visage
sans barbe, ses longs cheveux, ses traits livides, ses yeux baissés,
ses mains jointes, sa posture humble dans son vêtement de nuit,
tout ce spectre blanc qui resplendissait sur le fond sombre de la
pièce, au milieu des tentures arabes aux larges raies rouges et
bleues, sur le tapis persan aux couleurs effacées.
Geneviève sentait qu'elle commençait à comprendre, et elle n'osait
pas se fier à son pressentiment. Elle rapprochait cette scène de celle
à laquelle elle avait assisté précédemment. Elle avait envie de s'en-
fuir et elle restait clouée là, la poitrine oppressée, les yeux agrandis
par l'épouvante. Le somnambule s'était placé devant le bureau, à
quelque distance. 11 s'inclina, levant le bras droit, fit le signe de
la croix et commença :
— Introïbo ad altare Dei...
— Mon Dieu! Mon Dieu! cria Geneviève. Il dit la messe. Il est
prêtre !
Et poussant un grand cri, elle tomba à la renverse.
Ce cri, le bruit de la chute, réveillèrent Bonchamps. Il se sentit
très malade, ne comprit pas où il se trouvait. Rêvait-il et n'était-il
pas dans son lit? Et s'il se trouvait réellement dans son cabinet de
travail, comment et pourquoi y était-il venu?
Il se tâta, toucha les objets, puis se rappela le grand cri qu'il
avait entendu et c|ui l'avait réveillé. Faisait-il partie de son rêve aussi ?
Il marcha vers la porte et butta contre un corps. Il se baissa et
reconnut Geneviève. Comment était-elle là, évanouie?
Telle était sa stupeur, que ce ne fut qu'au bout d'un instant
LE RENÉGAT Zl97
qu'il comprit qu'elle avait besoin de secours. Lui-même se sentit
tout détraqué. Il ouvrit la porte, appela dans l'escalier. La voix
blanche qui sortit tout d'abord de sa gorge, l'étonna. Sa voix ee
raffermit. Ses appels furent entendus. La femme de chambre arriva
et donna des soins à sa maîtresse.
La grande préoccupation de Bonchamps, les jours suivants, fut
de deviner les circonstances qui les avaient amenés, lui et sa femme,
dans son cabinet de travail, et quels incidents s'y étaient passés.
Une fièvre cérébrale se déclara chez Geneviève. Elle délira. Son
mari, qui ne quitta pas son chevet, ccmpiit seulement qu'il lui était
arrivé un grand malheur, mais lequel? Il ne put l'apprendre.
Dès qu'elle put réfléchir, Geneviè^'? pensa à la révélation terrible
qui lui avait été faite. Ce fut la chrétienne qui soulfrit tout d'abord
en elle. Ce ne fut qu'ensuite qu'elle envisagea l'horreur de sa
position et de celle de sa fille.
Des raisonnements sérieux détruisaient pourtant les conjectures
fondées sur les deux scènes de somnambulisme. Comment Bon-
champs aurait-il pu contracter mariage, s'il avait été prêtre? La
loi française ne le lui permettait pas.
Sa méthode de travail, qui consistait à ajuster l'une à l'autre les
différentes pièces d'un type, et às'halluciner volontairement pour le
voir et le décrire d'après vision, méthode qu'il employait, non seu-
lement pour peindre des personnages, mais aussi pour reproduire
des paysages, des monuments, jusqu'aux plus petits objets; cette
méthode, grâce à laquelle il obtenait des effets de rendu, qui faisaient
dire de son style que tout tableau lui serait inférieur en coloris, cet
abus de l'imagination avait bien pu amener seul le somnambulisme.
Gustave avait été très pieux dans son enfance, il n'en faisait pas
mystère. Des désirs, des souvenirs anciens se réveillaient peut-être
clans la vie secondaire du somnambulisme, et, y prenant corps,
occasionnaient ces scènes effrayantes.
Elle lui demanda à quel ouvrage il travaillait en ce moment. Il
préparait l'Académie pour un rapport comparé sur l'influence des
castes sacerdotales et des ordres religieux sur les civilisations euro-
péennes et asiatiques. Ce sujet aussi le portait à penser au sacer-
doce.
D'un autre côté, la pensée de la prêtrise de son mari était entrée
comme un coup de foudre dans l'esprit de Geneviève et y laissait
des traces profondes. Elle l'observait et lui trouvait des gestes de
ii9S REVUE DU JIONDE CATHOLIQUE
mains, une démarche, une foçon de porter la tête et de parler, qui
sentaient l'ecclésiastique.
Il s'aperçut qu'il était observé, et, sachant qu'il avait eu une
attaque de somnambulisme, il compara le ton embarrassé des
réponses de Geneviève sur ce sujet, avec sa franchise ordinaire, il
réfléchit à l'émotion qu'elle avait ressentie, il examina les pensées
qui l'avaient agité lui-raêms les jours précédents, et conclut que,
suivant neuf probabilités sur dix, il avait révélé quelque chose
d'important sur son passé de missionnaire.
Mais quoi? jusqu'où était allée cette confidence? îl ne savait. Il
aurait voulu s'observer ; mais comment faire, puisque la nuit il n'était
plus conscient de lui-même? 11 s'efforça de se distraire pendant le
jour, mais ses efforts pour s'écarter de ses pensées ordinaires l'y
ramenaient au contraire avec plus de force.
Geneviève eût désiré consulter un médecin sur l'état de son
mari, mais comment le faire sans lui raconter les détails? Pouvait-
elle admettre un tiers dans cette confidence? Il n'y avait qu'à son
frère qu'elle pouvait en parler.
Ainsi une existence horrible se préparait dans ce ménage où
chacun gardait un secret contre l'autre, et tout le poids de ces
douleurs devait retomber sur le cœur de l'apôtre!
III
ESQUISSE
Geneviève n'eut pas de longues journées à passer dans l'incerti-
tude de son malheur. Elle s'était guérie lentement et non pas com-
plètement.
Un mois après la terrible nuit où elle était tombée évanouie, elle
entendit dans l'escalier le frôlement bien connu produit par le pas
de son mari. Elle se leva, le suivit, et vit se dérouler la même scène.
Bonchamps fit les gestes de revêtir les ornements sacerdotaux et
s'avança vers son bureau que, dans son somnambulisme, il prenait
pour un autel. Il commença humblement prosterné :
— Introïbo ad altare Dei...
Sa voix s'étrangla. Il recommença :
— Introïbo ad altare Dei...
Et ne put encore continuer.
LE RENÉGAT Zl99'
Il répéta cet effort infructueux jusqu'à sept foi?.
Alors, il tomba à genoux, et, les bras tendus vers le ciel, pleurant
et sanglotant, il s'écria :
— Pardon ! Pardon ! Il me semble que, si je pouvais dire cette
messe, je serais pardonné.
Mon Dieu, ayez pilié de moi, le défroqué! ayez pitié de ma
femme! ayez pitié de ma fille! Frappez-moi, punissez-moi, mais
épargnez-les, elles qui sont innocentes de mon crime!
Et c'était épouvantable et navrant, que ce visage de somnambule
livide et marbré de taches verdâtres, que la révélation de la lutte
horrible qui, sous le masque paisible du savant admiré et respecté
de tous, torturait le cœur de ce prôire apostat!
Geneviève le comprit bien et, si elle frémit en entendant la con-
firmation de ses doutes, elle fut remplie d'une immense pitié pour
ce criminel qui pleurait sa faute avec de telles larmes.
Peu à peu le bon air de l'Anjou et les soins dont l'entouraient son
mari et sa fille, redonnèrent quelques forces u Geneviève. On put la
conduire au bord de la Loire durant les heures les plus chaudes de
l'après-midi. On l'asseyait dans un fauteuil de jonc, et elle se dis-
trayait à voir nager de petits canards familiers qui venaient manger
à ses pie'ls, à suivre les courbes des hirondelles de. rivage égrati-
gnant du bout de l'aile la face de l'eau, ou à voir disparaître à l'ho-
rizon les vols lourds des mouettes blanches.
Un jour, qu'elle était abritée derrière un buisson, elle entendit,
éans le champ à côté, des paysans parler des aumônes du Monsieur
le savant de Paris, et aussi de ses promenades, la nuit, à travers sa
maison. Gomment les connaissaient-ils? Si Célestine, à qui elle avait
réussi à tout cacher, apprenait l'affreux secret ! Il fallait quitter le
pays. Geneviève prétexta une envie de m,a!ade, et, le jour même,
fit décider le départ. Bonchamps crut à un caprice et hâta les pré-
paratifs du voyage.
Gomme ils traversaient la petite île de Béhuart, pour venir
prendre le train à la Possonnière, ils durent s'arrêter pour laisser
passer une procession qui formait le plus pittoresque tableau.
Béhuart est un minuscule village de cent trente habitants, pos-
sédant une toute petite éghse qui est bien l'une des plus curieuses
qui existent. Bâtie, dit-on, par Louis XI, à l'endroit même où il
faillit périr dans un accident de chasse, elle est creusée dans le
500 REVUE DU MO^^DE CATHOLIQUE
sommet d'un rocher et tout enveloppée de lierre, d'arbres et de
plantes grimpantes. On ne saurait dire où finit le rocher, où com-
mence le mur construit de main d'homme.
Un seul chemin, d'une cinquantaine de mètres de longueur,
existe dans l'île. Tout Je trajet des processions, qui y sont fré-
quentes, consiste à aller jusqu'au bout de l'allée et à en revenir, en
retournant sur ses pas. Ce jour-là, on avait sorti de vieilles chapes
bleues et rouges, toutes parsemées de grandes fleurs d'un or éteint,
et rien n'était plus joli, sous les noyers bas et épais, que les taches
de lumière vibrante, dardée à travers les feuilles, se posant aux
bras de la croix, aux ornements des chandeliers, sur les peintures à
demi effacées des antiques bannières, sur les broderies des chapes,
jouant dans les rubans bleus et blancs des petites filles, dans les
surplis des chantres. Tout au bout, derrière les arbres, s'étendaient
très loin des champs de chanvre d'un vert pâle, très vague, où la
lumière da grand soleil se nuançait de teintes déhcates.
— Quel joli tableau pour un impressionniste! dit Gustave.
La procession rentra dans l'église : les voyageurs continuèrent
leur chemin, accompagnés par le son joyeux de la cloche au timbre
argentin, qui babillait, babillait!...
C'était pour eux comme l'adieu de la Loire, un adieu rempli de
joyeux espoirs.
A peine les Bonchamps furent-ils rentrés à Paris, qu'ils furent
assaillis de visites par Simon Deventer. Il avait appris, par un
journal d'Angers, le sauvetage opéré par l'écrivain et il battait la
grosse caisse. Il fit insérer une première note dans cinq journaux.
Le lendemain, quinze donnaient les détails complets de l'affaire et,
le surlendemain, soixante ajoutaient de nouveaux détails. On dit
Gustave souffrant. Des reporters vinrent prendre des nouvelles de
l'illustre savant et démentirent la première information.
On profita de l'occasion pour parler des travaux littéraires de
Bonchamps, pour annoncer son prochain rapport à l'Académie,
pour s'étonner qu'il ne fît pas déjà partie de ce corps savant, et l'on
en prit prétexte pour attaquer la réputation de quelques acadé-
miciens.
Gustave s'était d'abord amusé à parcourir ces articles de jour-
naux, que Simon lui envoyait régulièrement par Isaac, puis il avait
trouvé que cela tournait à la réclame et devenait une façon gros-
sière de vanter son talent. Il avait trop de science et de tact pour
r,E RENÉGAT 501
aimer autre chose qu'une louange discrète, et celle-ci ressemblait aux
coups de tam-tam des batteleurs de foire.
Il commençait à se fâcher, quand Simon vint lui annoncer sa
nomination comme chevalier de la Légion d'honneur.
Ce jour-là même, le P. Dominique refusait les honneurs de l'épis-
copat, que le Pape voulait lui conférer, pour le récompenser de
ses longs travaux apostoliques.
Bonchamps sut bientôt, de façon à n'en pouvoir douter, qu'il était
somnambule : car, dès leur arrivée à Paris, Geneviève, malgré
l'état de faiblesse dans laquelle l'avait laissée sa fièvre cérébrale,
n'eut rien de plus pressé que de faire condamner la porte de la
chambre de sa fille qui donnait sur le couloir desservant toutes les
pièces. Elle ne laissa de hbre que la porte communiquant de chez
Célestine chez elle. Gustave comprit bien que ces précautions étaient
prises contre ses promenades nocturnes.
Il ne savait pas jusqu'à quel point s'étaient étendues ses révé-
lations, si toutefois il avait fait des révélations, ce dont il ne pou-
vait obtenir une preuve matérielle, sa femme se renfermant toujours
dans un grand silence au sujet de la scène de Piochefort. Il crai-
gnait aussi de voir ses accès de somnambulisme se répéter si
souvent, qu'on serait obligé de le soigner dans un hôpital; peut-
être tomberait-il sous la domination d'un magnétiseur, ou lui
arriverait-il quelque hallucination semblable à celle que Plutarque
rapporte de Bessus :
« Au milieu d'un festin, le satrape, entouré de convives, cesse
de prêter l'oreille aux propos flatteurs. Il écoute attentivement un
discours que personne n'entend, puis, transporté de fureur, il
s'élance de son lit, saisit son épée, court à un nid d'hirondelles,
frappe ces oiseaux et les tue.
« — Concevez-vous, » s'écrie-t-il, « Tinsolence de ces oiseaux
qui osent me reprocher le meurtre de mon père? »
« Quelque temps après, on apprend que Bessus est réellement
coupable et que son action n'est que le résultat du trouble de sa
conscience. »
A tout prix, il fallait éviter un accident semblable, et, pour
supprimer les attaques de somnambulisme, engourdir la pensée.
II se piqua à la morphine. Il n'en prit d'abord qu'un centigramme
par jour et en éprouva un grand bien-être. Ses facultés excitées
lui permettaient d'accomplir en quelques heures le travail d'une
l" DÉCEMBRE (.N» 90). 4« SÉRIE. T. XXIV. 33
502 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
journée. Son intelligence s'avivait, son goût artistique s'aiguisait,
les mots venaient d'eux-mêmes et couraient se placer.
Au bout de quelques lieui-es, un engourdissement profond s'empa-
rait de tout son être et le plongeait dans un long sommeil. Durant
les premiers temps, ce sommeil lui parut agréable; mais bientôt il
se prolongea tellement, qu'il fut obligé de s'exciter par une dose
plus forte de morphine.
Il se cachait soigneusement de tout le monde pour se piquer. Sa
femme eût consulté un médecin et déclaré à la morphine ujae guerre
implacable.
Boncliamps savait bien qu'il s'empoisonnait lentement, mais il
■éprouvait un tel bien-être à se séparer violemment de sa pensée,
qu'il admettait l'issue fatale du remède, pour le bien-être passager
qu'il lui procurait.
IV
LA VICTIME
Après mille hésitations, Geneviève se décida à aller voir le P. Do-
minique et à lui faire part de ses découvertes. Elle lui raconta en
détail les scènes de somnambulisme auxquelles elle avait assisté.
Elle conclut en demandant :
— Quelle doit être ma conduite?
Le missionnaire réfléchissait à cela depuis les aveux de Bon-
champs.
— Tu as examiné les papiers de ton mai'i, dit-il à sa sœur. Sont-
ils en règle?
— Ils sont parfaitement en règle. Piien de certain ne m'autorise
à penser qu'il est prêtre ; je n'ai pour me l'afiirmer que ses
paroles prononcées pendant son somnambulisme et ses attitudes
ecclésiastiques.
— L'étude peut en produire de semblables. Mets ta confiance en
Dieu. Fais prendre à Gustave l'habitude des œuvres de charité
accomplies en silence, encourage-le par ton exemple et celui de
Célestine. C'est par la charité que ton mari réapprendra la religion.
— Venez le voir souvent.
— J'irai, promit le prêtre
Boiichamps, depuis sa rentrée à Paris, se défiait du missionnaire.
Il prétextait un travail excessif pour pouvoir s'enfermer chez lui
LE RENÉGAT 503
€t refuser sa porte à tout le monde. Il ne voyait le P. Dominique
que devant témoins, afin de l'empêcher d'aborder le sujet qui les
préoccupait. Un jour pourtant ils se trouvèrent un moment seuls.
— Vous m'avez quitté trop brusquement, après vos aveux, dit le
prêtre. 11 faut nous en entretenir de nouveau.
— Pourquoi? Pour renouveler mon supplice?
— Non, mais pour vous repentir. Il faut revenir à la religion et
expier votre crime. Il faut aller à Piome, vous jeter aux pieds du
Pape, lui demander la conduite à tenir, et, quoi qu'il ordonne, l'exé-
cuter sans regarder en arrière.
— M'assurez-vous du pardon de Dieu?
— Oui, si vous êtes sincère.
L'écrivain se croisa les bras.
— Croyez-vous donc que je puisse être sincère avec moi-même?
A cette parole, qui révélait l'état épouvantable de son esprit, le
missionnaire frémit.
— La sincérité ne vous manquerait pas, si le courage ne vous
faisait défaut.
— C'est donc le courage qui me manque?
Et Bonchamps tourna les talons et se dirigea vers la porte.
Le missionnaire pensa qu'une occasion semblable ne se présen-
terait peut-être plus de longtemps. Il se décida à frapper un grand
coup.
— Votre femme se doute de ce que vous êtes!
Gustave bondit sur le P. Dominique, et, le saisissant par les épaules :
— Vous le lui avez dit?
— Moi! Le pouvais-je? C'est au prêtre que vous avez raconté
votre vie, non à l'homme. C'est vous-même qui, en état de somnam-
bulisme, lui avez révélé que vous étiez prêtre.
— Je m'en doutais! Je suis perdu!
— Non, si vous vous repentez! Demandez pardon à Dieu, faites
ce que je vous ai 'dit, vos accès de somnambulisme cesseront.
— Aller à Rome! Demander pardon!... Moi, à genoux! Jamais!
— Vous serez cause que votre femme mourra de chagrin. Votre
situation n'a pas d'autre issue que le repentir.
— Je possède un remède.
— Lequel?
— La morphine
— Vous allez vous tuer?
504 REVUE DU MO?iDE CATHOLIQUE
L'écrivain sourit
— Me tuer! Lentement!... répondit-il, et il sortit.
— Mon Dieu, pensa le P. Dominique, vous seul pouvez nous tirer
de là.
Bonchamps s'arrangea de façon h ne plus jamais se trouver en
tête à tête avec le missionnaire et il s'enferma à clef pour la nuit
de sorte que, si quelque accès le reprenait, tout se passât dans sa
chambre bien close et que personne ne s'en aperçût.
Les souvenirs qui hantaient l'imagination de Geneviève, ne lui
permettaient de goûter aucun repos. Elle ne prenait plus de plaisir
à entendre sa fille jouer du piano, sa grande distraction autrefois.
Elle était agitée d'une fièvre permanente, perdait l'appétit, ne dor-
mait plus, maigrissait, se trouvait fatiguée du moindre eftbrt, de la
plus petite course.
Au milieu d'octobre, elle s'alita, pour ne plus se relever que de
loin en loin. Célestine effrayée chercha maintes fois à connaître le
motif du dépérissement de sa mère, sans y parvenir. Le médecin
ordonnait des fortifiants, mais les aliments qu'elle ne pouvait di-
g(''rer qu'en très petite quantité, ne lui profitaient pas. Elle s'aban-
donnait, perdait la volonté de vivre. Son corps, comme un vêtement
rejeté, glissait à la mort.
Elle passait de longues heures dans un état de torpeur, d'où les
embrassements de Célestine ne parvenaient pas à la tirer. L'œil fixe,
elle suivait une même im.age, celle de Gustave prenant trois aspects
différents : ou se frottant les mains et répétant : « Toujours! Tou-
jours! )) ou faisant le geste de se revêtir des vêtements sacer-
dotaux, ou commençant, incliné, le premier verset de la messe,
sans pouvoir l'achever.
Au commencement de novembre, Geneviève s'affaiblit considé-
rablement en l'espace de quelques jours. Un soir, se sentant plus
mal, elle appela son mari :
— Mon ami, je vais mourir. Les liens qui nous attachaient l'un à
l'autre, vont se rompre dans quelques heures. Tu peux donc être
franc. Oui ou non, es-tu prêtre?
Gustave baissa la tête sans répondre.
— Je ne me trompais donc pas! continua Geneviève. C'est de
cette pensée-là que je meurs. Tu m'as soignée avec un dévouement
de toutes les minutes. Voici la neuvième nuit que tu me veilles.
Je te remercie des soins que tu as prodigués à mon corps. Tu n'as
LE REiNÉGAT 505
oublié qu'un remède, celui que tu pouvais apporter à mon esprit,
en te repentant. S'il faut à Dieu une victime pour expier ton crime,
je m'offre à lui pour être cette victime. Qu'en échange de ma vie il
te donne le repentir. Pour moi, je te pardonne de m'avoir trompée
et de me...
Elle hésita, s'arrêta, ne voulant pas prononcer le mot : tuer.
— Prends tes précautions pour que jamais Gélestine ne puisse
soupçonner ce que tu es, et confie-toi au P. Dominique. 11 t'aplanira
le chemin du repentir. Envoie-moi Gélestine!
— Ma chère petite, lui dit-elle, quand elles furent seules, j'at-
tendais mon dernier moment pour te révéler un grand chagrin de
ma vie, ou plutôt de notre vie. Ton père se fatigue tellement à tra-
vailler, qu'il lui arrive parfois, la nuit, de tomber en état de som-
nambulisme. Je te le cachais pour ne pas t'en inquiéter inutilement.
Maintenant que tu vas me remplacer auprès de Gustave, tu dois
connaître cette maladie que lui occasionne une trop grande fatigue
cérébrale. En ces moments-là, son imagination devient folle et lui
fait croire qu'il n'est plus lui, qu'il change de personnaUté. Il n'y
faut pas faire attention. Garde-toi de rien perdre du respect que tu
lui dois. S'il ne travaillait pas autant pour te rendre heureuse, il ne
souffrirait pas de ces accès. Aime l'en davantage et efforce-toi de le
distraire, quand tu le verras triste et préoccupé. Ne te marie pas
sans l'assentiment du P. Dominique. Mon frère t'aime beaucoup, et
c'est un homme de bon conseil. Embrasse-moi, mon enfant bien-
aimée. Je te bénis. J'aurais désiré te voir mariée et heureuse! Dieu
ne le veut pas. Qu'il reporte sur toi le bonheur que je pouvais encore
attendre de la vie. Allons, mon enfant, ne pleure pas, et laisse-
moi avec le P. Dominique, dont j'entends les pas dans l'antichambre.
Geneviève s'entretint un quart d'heure avec le missionnaire, puis,
elle appela son mari :
— Mon ami, lui dit-elle d'une voix affaiblie, un pressentiment me
traverse l'esprit : défie-toi de Simon Deventer et d'Isaac Gorcum :
Elle se tut, et elle restait les yeux fixés sur le visage de Gustave.
Celui-ci lui prit la main et la serra doucement.
— Tu pourrais rendre ma fin bien douce, murmura-t-elle d'une
voix qui n'était plus qu'un souffle.
— Promets-moi...
Et elle tourna son regard vers le crucifix suspendu au-dessus de
son Ut.
506 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Boncliamps comprit et, tombant à genoux, répondit :
— Je te le promets !
— Merci! fit Geneviève.
Un sourire illumina ses traits, et elle expira.
— Vous lui avez donné la meilleure consolation en vous repen-
tant, dit le P. Dominique.
Boncliamps répondit :
— Je l'ai trompée, pour qu'elle mourût heureuse !
A l'enterrement, le P. Dominique prononça une oraison funèbre
très courte, qu'il termina par ces mots :
« Demandez à la morte couchée dans ce cercueil ce qu'elle pense
de nos ambitions, de notre amour du bien-être, de notre vanité, de
notre peur du qiieîi dira-t-on? Maintenant qu'elle a tout quitté,
tout, même son corps, combien pensez-vous qu'elle estime l'argent,
les honneurs, pour lesquels nous sacrifions notre devoir? »
Il regarda Bonchamps.
« Vous prendrez tous un jour le chemin que va suivre ce
cadavre. Comment alors voudrez-vous avoir vécu? Préférerez-vous
avoir menti ou avoir dit la vérité, avoir tenu vos promesses ou les
avoir négligées, avoir vécu en chrétien ou en indifférent?
« Posez ces questions à la morte. Elle vous répondra ! »
Au cimetière, Isaac afficha ouvertement de grandes prévenances
peur Célestine, détachant son voile accroché à l'angle d'une tombe,
lui offrant son bras pour l'aider à marcher, mais la jeune fille,
contrariée de ces démonstrations intempestives, le remercia
sèchement.
Deventer, en serrant la main de Bonchamps, ne trouva que ces
mots de consolation :
— C'était une bien honnête femme !
Et, pratique, pensant à l'avenir, il ajouta :
— Heureusement que, avant de s'en aller, elle a vu l'affection de
mon neveu ponr M''" Célestine. Elle est partie avec l'assurance que
sa fille serait heureuse.
L'écrivain, étonné de cet à-propos, ne trouva rien à répondre.
Le banquier et son neveu quittèrent en hâte le cimetière.
Paul Verdun
(A suivre.)
REVUE LITTÉRAIRE
VOYAGES ET VARIÉTÉS
I. Axi Canûda et chez les Peaux-Rowjes, par M. Georges Démanche (Hachette).
— II. La MUsion de Birmanie, par Mgr Bigandet (Téqui). — III. La
Légion étrangère, par M. le capitaine Blanc. — IV. Souvenirs d'un chasseur
à pitd, 1870-1871, par M. Léon Maigret (Vanier). — V. Origines du canal de
Suez, par M, Ferdinand de Lesseps (Marpon). — "VI. Le Tombeau des mil-
liards, Panatnn, par P. Ponsolle (Savine). — VII. Drame de la Pamon
à Oberammergau, par M™* de B&lloc (Caire). — VIII. Tout autour de Paris,
par Alexis Martin (Hennuyer). — IX. Boileau, par Mgr Ricard (Vitte). —
X. Poèmes et Poètes, par M. Emile Hinzelin (Perrin). — XL Une page
d'Histoire de France, par le P. Delaporte (Retaux-Bray). — XII. Un Écho
de In dernière bataille, par A. Chevalier (Téqui). — XIIL Tué par les Juifs
par M. Henri Desportes (Savine). — XIV. Le Prince impérial, par M. le
comte d'Hérisson (Ollendorfï). — XV. Le Prince impérial {Journal de Fidus)
(Savine). — XVI. Notice sur M. Julien, par M. de Villemereuil. —
XVU. Atlas de géographie moderne, par Schrader (Hachette). — XVIII. Les
Grands écrivains de France, par Théophile Gautier (Hachette).
I
(« Quelle est la situation politique, économique et sociale faite
par l'Angleteire aux descendants des soixante-cinq mille colons
français laissés sur les bords du Saint-Laurent en 1763, lors de
la cession du Canada? — Quelle est leur force de résistance à
l'absorption anglo-saxonne? Quel rôle jouent-ils, et de quelle
influence disposent-ils dans la confédération canadienne? — Quel
avenir est réservé à la race française dans l'Amérique du Nord? n
Telles sont toutes les questions auxquelles M. Georges Démanche
répond avec clarté et compétence, dans son nouvel et très curieux
ouvrage : Ait Canada et chez les Peaux-Rouges (Hachette) . Le
côté historique du sujet est très savamment traité, sans abus d'éru-
508 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
dition, mais avec une certaine habileté dans rexposition des faits : il
faut lire, en particulier, l'intéressant chapitre sur Louis Riel et
l'insurrection des métis ; il approfondit quelques points spéciaux
plus attachants pour les lecteurs français; il étudie avec soin la
colonisation française au Canada, et pousse à l'émigration. S'il
a parcouru les villes, s'il a visité en tous sens les trois capitales :
Québec, Montréal, Ottawa, il ne connaît pas moins l'intérieur des
terres; il continue ses excursions jusqu'aux montagnes Rocheuses,
dont les beaux sites l'enchantèrent; il vécut, même au milieu des
Peaux- Rouges, et redit les mœurs et la vie de ces tribus : on
retrouve encore dans son récit de nombreux détails sur les établisse-
ments d'élevages, sur les ranchos^ si bien dépeints déjà par le
baron de Mandat- Grancey. Dans son livre écrit avec sobriété,
M. Georges Démanche brosse à grands traits un tableau du Canada,
autrefois et aujourd'hui; il s'arrête parfois à esquisser la physio-
nomie de quelques personnalités marquantes. Tous ceux qui appro-
chèrent Mgr Labelle, lors de son passage à Paris, reconnaîtront
vite dans ces lignes le pasteur de la paroisse de Saint-Jérôme.
« D'une haute stature et d'une carrure tout en proportion, d'une
physionomie franche et sympathique, renfermant en lui tout ce
qu'il faut pour faire un tribun, il possède encore, bien que déjà
chargé d'une cinquantaine d'années, l'entrain et l'ardeur d'un
jeune homme, auxquels il sait joindre la sûreté de conception et la
sagesse d'exécution d'un homme d'expérience. Ses traits, vus de
profil, lui donnent une grande ressemblance avec Napoléon I",
et particulièrement avec le prince Jérôme. Il est du nombre de ceux
qui pensent qu'une honnête gaieté n'est pas bannie des choses de
ce monde, et souvent, sur sa bonne et large face, s'épanouit un
de ces gros rires malicieux qui, joint à un de ces traits d'esprit qui
lui sont familiers, charme, s'il ne désarme pas toujours ses contra-
dicteurs. En un mot, c'est un homme tout rond, au moral comme
au physique. Le curé Labelle s'est fait l'apôtre de la colonisation
française au nord du Saint-Laurent. Grâce à son influence et à ses
efforts, des routes ont été percées, des chemins de fer créés, des
villages fondés dans mainte région couverte de forêts... Rien ne lui
résiste et tout lui réussit; aussi, dans le pays, l'a-t-on surnommé
le Roi du Nord... »
VOYAGES ET VABIÉTÉS 509
II
De nos jours, les intérêts de la France en extrême Orient pren-
nent une importance chaque année plus grande. Aussi, les lecteurs
catholiques liront-ils, avec un véritable intérêt, l'histoire de la
Mission de Birmanie (Téqui), écrite en anglais, par Mgr Bigandet,
€t couramment traduite par M. A. Launay. L'auteur s'eftbrce, avant
tout, de « déterminer exactement l'origine des premiers chrétiens
découverts en Haute-Birmanie. H donne ensuite quelques détails sur
l'établissement et la marche de la mission pendant l'apostolat des
PP. barnabites, sur les travaux do leurs continuateurs, les mis-
sionnaires de la propagande, et sur la courte administration des
oblats de Marie. Enfin, après avoir raconté la transaction qui a fait
passer la Birmanie aux mains de la Société des Missions étran-
gères, il esquisse l'état des chrétientés jusqu'en 1870. Ce travail
n'est que le résumé des événements religieux les plus importants de
cette contrée. »
« En Birmanie, le meilleur moyen d'évangéliser nous paraît
être la fondation de nombreuses écoles. Le Birman aime la vie
libre; sous les formes extérieures du respect, il cache l'amour
de l'indépendance, et dès qu'il ne sent plus peser sur lui la main
de fer d'un gouvernement absolu, il compte la loi pour rien. »
D'intéressants détails sur la Birmanie, le pays, les habitants, le
souverain, les villes, animent ces pages, égayées par de nombreuses
gravures.
m — IV
Le capitaine Blanc, qui avait dépeint déjà dans plusieurs ouvrages
très appréciés les corps spéciaux d'Afrique, complète ses travaux
en racontant aujourd'hui ce que fut la Légion étrangère (Téqui).
Il montre en résumé <( un corps de troupes, brave, bien dans la
main de ses chefs, dur à la fatigue, aux privations, très utile à la
France, quoique étranger à notre pays et d'éléments disparates,
hétérogènes, inassimilables, réfractaires même les uns aux autres ».
La première partie du livre comprend un historique sommaire des
deux légions que le capitaine Blanc a particulièrement connues,
ainsi que les portraits de quelques célébrités sorties de leurs rangs.
La deuxième partie expose les silhouettes de quelques légionnaires
pris dans la masse si riche en excentricités.
510 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
La légion étrangère fit merveille en Algérie, pendant la cam-
pagne d'occupation, en 1835; elle quitta le service de la France
et soutint la reine d'Espagne, Marie- Christine, pendant la guerre
carliste; le gouvernement français forma une nouvelle légion, qui
recommença en Algérie. les exploits d'an tan. Il ne faut pas oublier
non plus que la légion étrangère commandée à tour de rôle par des
hommes tels que le colonel Stoffel, le colonel Combe, Canrobert,
Saint-Arnauld, se distingua en Crimée, au Mexique, et qu'aujour-
d'hui encore, en extrême Orient, elle montre la même constance
dans les épreuves et la même bravoure dans les combats.
La légion étrangère n'est pas sans avoir de graves défauts, mais
comment lutter contre le mauvais choix du recrutement, les déser-
tions, l'ivrognerie de cette troupe disparate? Malgré tout, elle
répond parfaitement aux vues dans lesquelles elle fut formée en 1832 :
« Décharger le sol de la France du poids de plusieurs milliers
d'épaves cosmopolites en les faisant servir à nos guerres d'outre-
mer. » Au cours de son récit, le capitaine Blanc étudie certaines
questions militaires, il met en évidence quelques personnalités; il
a des sévérités bien justes pour Armand Carrel, le transfuge, un
héros pour les hommes du jour, trop digne d'eux, en vérité, pour
qu'il faille songer à le leur contester. Il écrit avec un souffle et un
entrain tout militaires.
Nous préférons le ton et l'allure de son style au ton adopté par
M. Léon Maigret dans ses Souvenirs d'im chasseur à pied^ 1870-71
(Vanier). Il vise beaucoup à l'esprit, et à quel esprit! celui de la
chambrée. Il a fait la guerre en simple soldat : il relate des impres-
sions personnelles et se borne au récit anecdotique des faits dont
il a été témoin; il assista à l'affaire de Châtillon, aux combats de
la Malmaison et de la Ville-Évrard. Mais il est sobre de détails sur
ces grands événements; il s'étend davantage sur le rôle du soldat,
sur ses aventures et ses misères. Il met beaucoup de gaieté, de
jovialité même dans un récit qui, en réalité, n'en comporte guère;
ces souvenirs-là sont si tristes!
V — VI
M. de Lesseps livre au public les Origines du canal de Suez
(Marpon). Il a cru le temps venu pour mettre au jour tout ce qui
constitue le dossier diplomatique et administratif de cette colossale
VOYAGES ET VARIÉTÉS 511
et magnifique entreprise. Dans les premières pages, qui ne sont
vraiment qu'un chapitre de mémoires, il fait allusion à sa carrière
d'ambassadeur en Espagne et en Italie; un de ses élèves, Méhémet-
Ali, ayant obtenu la vice-royauté d'Egypte, il alla le voir et obtint
de lui une concession pour mener à bien le percement de l'isthme
de Suez, auquel on songeait depuis le commencement des temps
historiques. « Nous étions seul avec le vice-roi; l'ouverture de la
lente nous laissait voir le beau coucher de ce soleil dont le lever
m'avait si fort ému le matin. Je me sentais fort de mon calme et
de ma tranquillité, dans un moment où j'allais aborder une question
bien décisive pour mon avenir. Mes études et mes réflexions sur le
canal des deux mers se présentaient clairement à mon esprit et
l'exécution me semblait si réalisable que je ne doutais pas de faire
passer ma conviction dans l'esprit du prince. J'exposai mon projet,
sans entrer dans les détails, en m'appuyant sur les principaux faits
et arguments développés dans mon mémoire, que j'aurais pu réciter
d'un bout à l'autre. Mahommed-Saïd écouta avec intérêt mes
explications. Je le priai, s^'il avait des doutes, de vouloir bien me
les communiquer. Il me fit avec beaucoup d'intelligence quelques
objections auxquelles je répondis de manière à le satisfaire, puisqu'il
me dit enfin : Je suis convaincu , [accepte votre plan ; nous notis
occuperons dans le reste du voyage des moijens d' exécution : cest
une affaire entendue, vous pouvez compter sur moi. » M. de
Lesseps met les lecteurs au courant de toutes les démarches qu'il y
eut à faire; il transcrit les pourparlers avec les différents consuls,
les observations des ingénieurs, les rapports confidentiels au vice-
roi, les circulaires aux fondateurs, les notes pour l'empereur, la
correspondance échangée afin d'obtenir son appui officiel; il
joint à ces documents authentiques le souvenir de ses impressions
personnelles, et son journal, rempli de mille détails, tout plein de
couleur locale, est d'un puissant intérêt. « Je ne puis guère être
tenté, » écrivait-il, « de livrer mon affaire aux vautours et aux loups
cerviers de la finance. Ce n'est pas pour grossir leur caisse que je
travaille. Je veux faire une grande chose, sans arrière-pensée, sans
intérêt personnel Chargent. C'est ce qui fait que Dieu m'a permis
jusqu'à présent de voir clair et d'éviter les écueils; je serai iné-
branlable dans cette voie. »
Pourquoi n'avoir pas agi de la sorte à Panama? Dans le livre qu'il
intitule d'un nom tragique, le Tombeau des milliards (Savine),
512 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
M. Paul Ponsolle redit les phases de cette catastrophe financière la
plus terrible de notre temps. « Comment et pourquoi s'est-elle pro-
duite? Pour la résoudre, l'auteur de ce livre n'a pas hésité à se rendre
dans l'Isthme; il a parcouru les chantiers, visité les travaux, com-
pulsé des dossiers, acquis des documents; il a reçu les confidences
des témoins et des acteurs du sombre drame et pris note, au jour le
jour, des incidents et des faits les plus graves. Puissent ces notes
éclaircir les mystères de Panama et surtout, démontrer au public de
France, que l'avide entreprise à la continuation de laquelle on veut
le convier n'est autre chose qu'un gouffre immense, un abîme gigan-
tesque, un tombeau de milliards. »
« Pendant huit ans, convaincus de l'honnêteté de leur mandants,
les petits capitalistes dénouent leur bas de laine, à chaque appel
du comte Ferdinand de Lesseps. On ne marchande à cet homme ni
l'argent, ni la confiance. Le public se contente des promesses du
grand Français et des phrases sonores des journaux amis. Cet excès
de confiance coûtera cher, car il serait puéril de le cacher, l'affaire
de Panama est irrémissiblement perdue. La malhonnêteté des uns,
l'incapacité des autres, la compUcité naïve du gouvernement ont
définitivement ruiné cette entreprise, et porté le coup définitif au
prestige du nom français en Amérique. Aujourd'hui la compagnie
de Panama doit plus de deux milliards, le quart des travaux est à
peine exécuté, et huit cent mille porteurs de titres sont près de la
ruine. »
Dans cette entreprise fatale, presque véreuse, on a entassé fautes
sur fiiutes; les mensonges faits au public n'ont pas empêché la
vérité d'être connue : on sait maintenant la difficulté de trouver des
ouvriers, l'incurie fatale des organisateurs, on sait l'insuccès des
émissions, le manque d'argent, les gaspillages, dont le total connu
s'élève à 156.800.000 fr. : on a été au courant de ces contrats ruineux
conclus avec une imprudence et une légèreté sans borne. L'étude
de M. Ponsolle est d'autant plus sérieuse qu'elle n'est point pas-
sionnée, elle laisse de côté les on-dit, et ne s'appuie que sur des
certitudes, des fautes, des pièces incontestables.
VII — YIII
M'^" de Belloc, que des ouvrages remarqués ont déjà fait con-
naître, pubUe aujourd'hui, d'après des documents authentiques, le
YOYAGES ET VARIÉTÉS 513
texte inédit du Brame de la Passion à Oberammergau (Carré).
La traduction du drame est précédée d'une curieuse étude sur la
représentation des mystères au moyen âge, sur la description du
théâtre d' Oberammergau, sur le jeu des acteurs, les décors, sur les
habitudes môme de la petite cité devenue fameuse.
« C'est par suite d'un vœu qui préserva le village de la peste que
la Passion doit être représentée tous les dix ans. Les pieux habitants
de la vallée de l'Ammer espéraient que Dieu, par ce moyen, aug-
menterait sa gloire et faciliterait le salut des hommes, qu'il les
délivrerait de leur épidémie et les préserverait du plus grand de
tous les maux : d'une mort subite. La foi et la confiance de ces
chrétiens ne furent point trompées : pas une seule personne, après
ce vœu, ne mourut de cette maladie, bien qu'un grand nombre en
fût atteint. L'année suivante (l65Zi), on accomplit le vœu et on
représenta pour la première fois ce drame de la Passion de Jésus-
Christ. Les montagnards d'Oberammergau, fidèles au vœu de leurs
ancêtres, firent de même tous les dix ans, sans se laisser arrêter par
les difficultés et les obstacles. »
M. Alexis Martin nous dira qu'il est inutile de parcourir les
lointaines contrées pour voir un pays plein d'attraits et de curio-
sités. Le récit de ses promenades et excursions dans le département
de la Seine démontre bien que Tout autour de Paris (Hennuyer),
il y a beaucoup à voir et à apprendre.
« Ce qu'on est convenu d'appeler un peu dédaigneusement par-
fois la banlieue de Paris forme un département peuplé de plus de
600,000 habitants et comprenant, en ses huit cantons, soixante-
quatorze communes. Ces communes, le Parisien ne songe point à
les visiter, uniquement parce qu'elles sont trop voisines de la
capitale. Quant aux touristes, ils les dédaignent en raison du peu
de cas que les citadins paraissent en faire.
Et pourtant, petite ou grande, bien connue par son nom ou à
peu près ignorée, il n'est pas une de ces cités qui ne mérite d'être
vue, pas une dont le parcours n'offre un intérêt, pas une dont on
ne puisse conserver un souvenir. »
IX. — X. XI
Mgr Ricard continue la série de ses études sur le Grand Siècle^
en offrant au public un nouveau volume consacré à Boileau (Vitte,
ùih REVUE DU MOKDE CATHOLIQUE
à Lyon). Il cherche pourquoi Boileau est tout à la fois le pics
contesté et le plus populaire de nos poètes du dix-septième siècle ;
il cherche à remettre sous son vrai jour le portrait du poète du
bon sens, défiguré par les uns et obscurci, à plaisir, par les autres.
Quand chacun sacrifiait au mauvais goût de l'Espagne et de l'Italie,
Boileau parut alors, « réclamant au nom du vrai, du bien et du
beau, la première place pour sa chère langue française. Là fut son
titre à la reconnaissance du pays, sa gloire devant les lettres natio-
nales, son courage et sa fière indépendance; là fut aussi son génie...
Ce qui n'a pas manqué à Boileau, en aucun endroit de ses écrits,
c'est la faculté souveraine en toutes les choses de la vie, comme en
tous les ouvrages de l'esprit, sans laquelle l'inspiration n'est qu'ilne
ivresse, la sensibilité qu'un désordre du tempérament : c'est la
raison. Aucun poète de son temps n'en avait reçAi le don plus
pleinement. C'était à d'autres à donner les grands exemples de
l'inspiration créatrice et de la sensibilité qui révèle au poète tous
les secrets des passions. Boileau avait à fixer des esprits incertains,
à réparer la poésie et à relever la condition du poète. «
L'auteur adopte un plan assez habile, qui lui permet d'embrasser
la vie entière du satirique et de bien montrer la place littéraire et
sociale qu'il tint à son époque : il repi'end toutes ces anecdotes déjà
connues, mais toujours curieuses à relire, qui mettent bien en relief
les rapports de Boileau avec sa famille, avec le roi, avec la cour
ou qui expliquent la genèse des œuvres, il dislingue le Boileau des
satires et celui des épures. Malgré son admiration toutefois pour
l'auteur de l'Art poétique et le chantre du Lutrin, il n'en reconnaît
pas moins les qualités qui manquent à ce grand esprit pour être
parfait : l'émotion tendre, le sentiment vrai et naïf de la campagne.
Ceux qui font métier d'écrire en vers de nos jours n'en devraient
pas moins lire, relire et méditer certains préceptes que Boileau
excellait à formuler. Ainsi les vers anciens et nouveaux que M. Emile
Hinzelin livre à la publicité, Poèmes et Poètes (Perrin), eussent été
meilleurs, si leur auteur s'était mieux souvenu de quelqu'une des
banales et indispensables maximes de l'Ai^t poétique : Vingt fois
sur le métier... Ce n'est pas que M. Hinzelin n'ait quelquefois
la rime heureuse, gracieuse même; à l'occasion, il a du souffle ou
de la mélancolie : ainsi la Vie, Mort de Joie, En Chemin, Une
fausse Note, Larmes d'athée, sont des poèmes où le talent se
devine. Malheureusement, en plus d'une occasion, l'auteur veut
VOYAGES ET VARIÉTÉS 515
redire quelqu'une de ces scènes d'amour si banales, qui demandent,
pour être bien traitées, une délicatesse de touche vraiment rare :
il entre inutilement dans certains détails vulgaires, presque gros-
siers, et le lecteur se trouve plus d'une fois en demeure de recon-
naître la justesse de ce mot : « Où il n'y a pas de délicatesse, il
n'y a pas de littérature. »
De la linesse, de l'esprit, et du meilleur encore, nous en ren-
controns dans les quelque poèmes que le P. Delaporle vient de
publier, en attendant un nouveau volume des Récits et Légeiides.
Une Page dliistoire de France est un épisode historique émou-
vant de la conquête d'Algérie. Choses d'Espagne est une fine
-satire, dont l'exergue Gran Plaza de Toros fait deviner de suite le
but. Les Nouveaux Saints de Paris sont une mordante et spirituelle
ironie contre les Diderot, Voltaire, Rousseau et autres Saints du
Jour qui encombrent nos places publiques. Il est devenu banal de
répéter que le P. Delaporte écrit en vers comme un poète de race;
chacune de ses œuvres fait mieux apprécier la finesse rare de son
sens littéraire.
XII — XIII
M. Aristide Chevalier veut nous apporter Un Écho de la Dernière
Bataille^ de M. Ed. Drumont (Téqui). Les choses traitées ne sont
pas absolument identiques. « Il n'y a pas ici comme là ces questions
financières d'un grand vol; ces minutieuses dissections du cadavre
social; cet intérêt palpitant que sait donner un maître sur de lui à
des. histoires actuelles, historiques et poignantes..., mais il y a la
même foi; une foule d'idées communes; la même fièvre, la même
horreur de l'injustice, la peinture d'un coin du même paysage et
d'incidents se rattachant par un tissu infrangible à la même horrible
guerre : la guerre faite à la foi, et à la vie même du chrétien par la
franc-maçonnerie juive. »
Le plaidoyer de l'auteur est divisé en trois parties ; la lutte pour
la foi, la lutte pour la pratique, la lutte pour la défense, la lutte, en
un mot, contre la persécution de la liberté, de la famille, de l'enfance
et du clergé. Il s'élève contre ce qui fait la faiblesse du monde
cathohque : « les compromissions fâcheuses, l'absence complète de
solidarité, un égoïsme croissant ». M. A. Chevalier a tout à fait
adopté la manière de son modèle : il mêle à son récit des souvenirs
personnels et des anecdotes. Son style, enthousiaste, ardent, jeune
51G BEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
est beau en lui-même, éloquent, mais ce style devient trop démodé
de nos jours : il plaît encore quand il est signé de Lamennais, mais
il n'attire guère autrement, il éloigne et fatigue plutôt. De plus
M. Chevalier n'a pas su éviter un piège qu'il s'était tendu lui-même
et trop souvent il tombe dans la déclamation, dans le sermon.
M. Henri Desportes est aussi l'un des fidèles adeptes de M. Dru-
mont qui, sans y prétendre peut-être, est devenu chef d'école,
M. Henri Desportes raconte dans une petite, mais très curieuse
brochure : Tué par les Juifs^ «un/ 'J 890 (Savine), l'histoire d'un
meurtre rituel : ceux qui s'intéressent à toutes ces questions juives
voudront connaître ce récit dramatique du meurtre d'un enfant
enlevé à sa mère et massacré par fanatisme religieux aux portes de
l'Europe, à Damas, en 1890.
XIV — XV
Deux livres d'allure et de but bien divers ont paru récemment
sur le Prince impérial.
L'un, dû à la plume acerbe de M. le comte d'Hérisson, manque
forcément d'autorité. L'auteur n'a jamais connu le prince impérial;
de plus, ses précédents ouvrages l'ont prouvé, il paraît avoir voué à
l'impératrice une rancune si peu chevaleresque et si peu généreuse,
que les lecteurs indifférents même se méfient de cet ancien familier
qui dit tant de mal de ceux qu'il a servis jadis. Dans le cas présent,
M. d'Hérisson semble à bout de révélations personnelles, car son
livre est fait d'emprunts pris un peu partout, il dit bien que, lors des
funérailles inoubliées, il avait appris des détails et des faits, qu'il
avait cru devoir taire alors, pour ne pas soulever de polémiques
irritantes autour d'un pareil deuil. Mais l'on cherche vainement ces
détails et ces faits ignorés : car les anecdotes nombreuses et signi-
ficatives rappelées ici sur l'enfance, l'éducation et la jeunesse ^du
prince, ne pouvaient donner lieu à des discussions passionnées.
M. d'Hérisson, si insinuant contre l'impératrice, n'hésite pas à recon-
naîire les qualités du fils de Napoléon 111 : « C'était à la fois, à vingt-
deux ans, un adolescent et un homme fait, mélange singulier
d'épanouissement et de maturité, de spontanéité et de réflexion, de
vif enjouement et de gravité précoce. Esprit chercheur et avide de
s'instruire, il abordait hardiment tous les sujets avec ceux dont il
VOYAGES ET VARIÉTÉS 517
espérait tirer quelque lumière, et il étonnait toujours ses interlocu-
teurs par la variété de ses connaissances et l'originalité de ses
inapressions. 11 avait certainement beaucoup lu, beaucoup retenu et
beaucoup pensé. Il était d'un courage, d'une audace poussés jusqu'à
la témérité, et comme hanté du besoin de les affirmer. Ses senti-
ments religieux étaient solides et profonds. La courtoisie, la grâce,
l'aimable humeur, étaient le fond même de son caractère, n II réserve
toutes ses sévérités pour la mère si cruellement éprouvée mais l'autre
ouvrage, suite du Journal de Fidus, arrive à propos pour relever
les erreurs de M. d'Hérisson et faire connaître la vérité.
Fidus proteste contre ceux qui présentent l'impératrice comme
assez ambitieuse pour avoir dans toutes les occasions et de tous
temps cherché à être régente : il se demande comment, sur quelles
bases on peut s'appuyer, pour la soupçonner d'avoir fait disparaître
un testament de l'empereur, afin de demeurer maîtresse de toute sa
fortune. Comment vraiment accorder une foi complète aux récits,
conversations et accusations du prince Napoléon, dont l'hostilité
ouverte contre la souveraine était connue de chacun.
Fidus, mieux placé que n'importe qui pour parler du jeune prince
dont il fut le conseiller et l'ami, s'élève contre ceux qui soutiennent
que, lors de son voyage à Rome, le prince s'arrangea pour com-
plaire à la fois au Quirinal et au Vatican ; il n'eût pas de pareilles
convenances à observer, car il attendit, pour aller à Rome, que
Victor-Emmanuel en fût absent. Fidus fut appelé à élaborer, en
compagnie du prince et du cardinal de Bonnechose, un projet de
constitution.
« Le sentiment qui y domine est un sentiment énergique de
Vaiitorité et de la hiérarchie, conditions indispensables de la sta-
bilité des Etats. Le prince pose quatre principes généraux : néga-
tion du droit du nombre (destruction du suffrage universel); —
négation de Y égalité; — négation du droit du mal; — nécessité de
reconstituer les catégories et les groupes sociaux (une aristocratie).
Les moyens indiqués sont : 1° L'importance attribuée aux colonnes
vertébrales de la société : le clergé, la magistrature, l'armée, la pro-
priété; — 2" les conditions imposées pour l'élection ; — 3" la presse
muselée; — h° la liberté de tester. »
« Quant aux dispositions constitutionnelles, les principales sont :
1° division de la France en provinces administrées par des gouver-
neurs généraux; — 2° chambres provinciales; — 3° droit de vote
i^r DÉCEMBRE (n" 90). 4« SÉRIE. T. XilY. 3i
518 KEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
soumis à des conditions d'âge et de domicile; — li° budget voté
pour toute la session; — 5" participation de la Chambre des pairs
aux lois; — 6° augmentation des pairs de droit; — 7° membres de
droit des chambres provinciales; — 8° Session hors de Paris.
Le prince a l'intention de demeurer au Louvre, et le reste de
l'année, le plus souvent possible, à Trianon. »
Ceux qui suivent le Journal de Fidiis depuis son apparition,
retrouveront dans ce nouveau volume les mêmes qualités d'entrain,
d'ardeur, de vie, d'observation, qui animaient déjà les volumes-
précédents.
XVI
Les lecteurs de la Revue du Monde catholique se rappellent san!>
doute les pages intéressantes et curieuses, publiées sur lamiral
Courbet d'après ses lettres (1). Cet ouvrage, on le sait, était du à
la plume savante de M. Félix Julien, ancien officier de marine, mort
récemment à Toulon. M. Julien qui mettait tant de tact et de
science à raconter la vie des grands marins qu'il aimait et admirait,
méritait lui aussi de trouver l'ami, l'admirateur qui racontât son
existence. M. le comte de Villemereuil, ancien capitaine de vais-
seau, fut cet ami d'outre-tombe; son souvenir fidèle et sa louange
délicate trouvèrent une occasion de s'exprimer dans un récent
article : il ressort de cette étude que M. Félix Julien joignait à ses
qualités de marin très capable et très instruit une âme ardente et
chrétienne.
Aspirant de première classe, en 18/i5, il fait ses premières armes
dans l'escadre de la Méditerranée : il part ensuite pour la mer des
Indes, sur la Belle-Poule. Enseigne de vaisseau en 1847, Julien
sillonne de nouveau la Méditerranée : en 1850, à bord de VEgérie,
il participe au transport d'un corps de troupe destiné à protéger
Montevideo, qu'assiégeait alors Oribe, le lieutenant de Rosas. A son
retour en France, en 1852, après le coup d'État, Julien fit partie
de la magnifique escadre d'évolutions commandée par le Suse pour se
rendre en Orient. « C'est alors, » écrit M. de Villemereuil, « qu'après
un hiver rigoureux passé dans le Bosphore, après avoir visité, la
rage au cœur, les ruines fumantes de Sinope, les escadres combi-
nées se rendirent, en mars 185/i, à Varna et à Baltchik, où leur
(1) Ces articles oïit ét-é réunis depuis en un volume in-18. {V. Palmé.)
VOYAGES ET VARIÉTÉS 519
parvint enfin la nouvelle de la déclaration de guerre si longtemgs
attendue. Alors eut lieu le bombardement d'Odessa, puis la croisière
devant Sébastopol, où pendant plusieurs jours, et souvent en pleine
brume, vingt-deux vaisseaux manœuvraient sans accident, au grand
honneur des amiraux Dundas et Hamelin. L'expédition de Kertch,
une navigation active et laborieuse dans la mer Noire remplirent
l'année 1855, non sans que Julien vînt parfois visiter ses amis
dans les tranchées de Sébastopol sous les bombes et les boulets.
Il n'y avait Là aucune vaine bravade : ce sentiment était tout à fait
étranger à son caractère dont la simplicité se fût mal accommodée
de toute mise en scène. En février 1856, Julien désarma la Pomone
à Brest et revint à Toulon, son pays natal, après trois années
d'absence. Depuis 1858, Julien était à bord de F Impétueuse; il
prit part avec cette frégate au blocus de Venise, sous les ordres de
l'amiral Jurien de la Gravière, dont le pavillon flottait sur lAlgé-
siras. » Chevalier de la Légion d'honneur, en 1860, Julien, que
des travaux scientifiques avaient mis en vue, fut choisi pour com-
mander le Castor et installa les sémaphores sur la côte du golfe
de Gascogne et du golfe de Lion, d'octobre 1861 à 1863; l'amiral
Bouet, préfet maritime de Toulon, l'appelait ensuite comme aide de
camp. A la suite d'une brochure, Tunis et Carthagc^ qui signalait
les erreurs commises par notre diplomatie en Tunisie, Julien fut
rayé du tableau d'avancement; il se fit de lui-même placer en non
activité, pour raisons de santé, et prit sa retraite en 1868,
C'est alors qu'il se consacra plus que jamais aux études scien-
tifiques et littéraires qui furent la consolation de sa fin d'existence.
Jeune officier déjà, écrit M. de Villemereuil, il avait voulu « profiter
de son séjour prolongé dans les mers du Levant pour compléter
son instruction classique. En Grèce, relisant Pausanias, il avait
visité, dans leurs merveilleux détails, Athènes et ses environs :
Eleusis, Mégare, Corinthe, Égine, le cap Sunium. En Asie Mineure,
il étudia, TUiade à la main, les vestiges de l'ancienne Troie, Ilum,
Alexandrie, Troa. Il avait pour guide son ami de Lagrée, qui, passé
maître en archéologie, l'initiait aux beautés de l'art antique. Le
goût d'écrire vint alors cà Jnlien et il s'essaya en fixant ses impres-
sions dans Athènes et Corinthe. Puis il amassa des matériaux sur
le côté épisodique des événements qui vont suivre, et, au retour,
il écrivit : Pendant la Guerre, Souvenirs d'Orient. » La liste des
ouvrages dus à M. Julien est longue; de ses livres, tous curieux, tous
5*20 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
intéressants à des titres divers, quelques-uns ont spécialement attiré
l'attention du public lettré et savant : nous citerons en particulier
Papes et Sultans; il met en relief les immenses services rendus
par la Papauté à l'Europe politique tout entière, dans sa lutte vic-
torieuse contre les conquêtes musulmanes; mais Julien abordait
avec autant d'aisance les sujets de science que les sujets d'histoire.
Son livre sur les Harmonies de la mer, les Courants, les Révolu-
tions fit sensation en 1861.
Si Julien fut un marin distingué et un heureux écrivain, il éiait
avant tout l'homme de devoir, de caractère, de foi, que la mort ne
devait pas surprendre. Il mourut, en effet, avec le calme d'un
chrétien et le courage d'un soldat, plein de foi dans les décrets de
la Providence et plein d'espoir dans les promesses de Dieu.
Georges Maze.
Atlas de géographie moderne, par MM. Schrader, Prudent, chef
de bataillon du génie au service géographique de l'armée, et
Anthoine, ingénieur-chef du service de la carte de France au
ministère de l'Intérieur. (Hachette.)
Ce grand ouvrage est d'abord, un atlas aussi complet que l'exigent
les nouvelles découvertes qui, depuis un tiers de siècle, ont fait
connaître une grande partie du globe, en Asie, en Afrique, en
Amérique, en Australie; tous les pays qui, il y a peu do temps
encore, étaient indiqués par des hgnes indécises, sont, en grande
partie aujourd'hui, connus, décrits, déterminés dans des cartes
excellentes. Outre ces grandes cartes, une quantité de petites sont
consacrées à des parties de détail, capitales, grandes villes, canaux,
détroits, montagnes, etc. L'atlas ne laisse rien à désirer sous ce
rapport. Mais ce n'est pas seulement une réunion de cartes. Elles
sont accompagnées de textes et de notes étendues sur la population,
les productions, le commerce des dilférents pays, les climats, la
conformation géologique, etc., de telle sorte que c'est un traité de
"•éographie à côté d'un atlas. C'est plus encore, et l'on en peut
juger par l'introduction savante et élevée de M. Schrader, on trouve
dans ces notices substantielles les explications du mouvement des
nations, des émigrations des races, un résumé de la marche des
VOYAGES ET VARIÉTÉS 521
peuples, des raisons physiques, de leur grandeur et de leur déca-
dence, etc. On peut dire que cet atlas donne tous les renseigne-
ments que l'on y va chercher et même plus qu'on en attendait.
La collection des vies des Grands écrivains de France, que publie
la maison Hachette, vient de s'augmenter d'un nouveau volume,
Théophile Gautier^ par M. Maxime du Camp. La part est peut-
être faite un peu large à Théophile Gautier, qui fut, après tout, un
poète de second ordre, mais M. Maxime du Camp a très bien analysé
le caractère de son talent, ce qu'il a d'original, et a insisté très jus-
tement sur son plus grand mérite, le respect qu'il avait de la langue,
le soin avec lequel il s'appliquait à l'écrire avec pureté, le don sur-
tout qu'il possédait d'employer le mot propre et de peindre avec la
plume les paysages et les tableaux qu'il décrivait, de telle sorte
qu'on croyait les voir, talent qui faisait dire à Balzac : « Théophile
Gautier a une palette dans son écritoire, n
E. L.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE
La tuberculose est la maladie la plus meurtrière; ses causes, moyens légaux
d'en combattre quelques-unes, preuves par la variole et la rage. — La
découverte du docteur Koch sur la guérison de la tuberculose. — Rensei-
gnements connus. Composition du produit, son action sur l'homme sain
et sur l'homme atteint de tuberculose — JVIoyen de diagnostic; effets du
remède sur le lapin et sur les tuberculoses externes; action moins efficace
sur la tuberculose pulmonaire, réserves, utilité des divers traitements ea
usage. — Mode d'action du traitement de Koch. — Nécessité d'adjoindre
des laboratoires aux services hospitaliers. — M. Huchard et la réforme de
l'enseignement médical ; principales réformes proposées. — Critique de
l'enseignement médical olBciel, proposition de M. Paul Strauss sur la
liberté d'enseignement; l'État ne doit pas enseigner; les consultations
externes des hôpitaux; réformes à introduire. — Les misères nerveuses, par
le docteur Monin. — Vanatomie artistique, par M. Paul Richer. — Douze
leçons d'hygiène, par M. Proust.
Nos lecteurs savent que la tuberculose, sous des formes variées,
mais surtout sous la forme de phtisie pulmonaire est la plus terrible
des maladies, on assure que c'est elle qui fait le plus grand nombre
de victimes. La statistique démontre irréfragablement ce fait. V An-
nuaire statistique de la ville de Paris pour F année 1887, le dernier
publié est très démonstratif à cet égard. Sur les 5Zi,8Zi7 décès de
cette année, on en compte :
10,488 par tuberculose des poumons,
670 — des méninges,
138 — du péritoine,
116 — d'autres organes,
406 — généralisée.
Total : 11,818 — décès par tuberculose.
Ce qui représente plus d'un cinquième des décès. Nous dirons
plus exactement que sur neuf il y en a deux qui reconnaissent pour
cause] la tuberculose. Paris n'est pas une exception, il en est à
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 523
peu près de même partout ailleurs, un peu moins ou un peu plus,
car il est malheureusement trop vrai que la phtisie pulmonaire est
dans tous les pays la cause de mort la plus active.
Parmi les causes de cette maladie, nous signalerons principale-
ment l'hérédité, la faiblesse congénitale ou acquise et les excès de
toute sorte qui la produisent, la mauvaise hygiène de l'habitation
et de l'ahmentation, enfin la contagion. Dans une communication
au Congrès de la tuberculose j'ai indiqué les effets désastreux de
ce que j'ai appelé le troglodytisme. Si c'était le lieu, j'insisterais au
moins autant aujourd'hui sur l'influence de la mauvaise alimentation
dans laquelle je comprends l'usage copieux et immodéré des boissons
alcooliques qui amène peu à peu l'alcoolisme chronique, lequel con-
duit rapidement à la tuberculose pulmonaire. Plus j'observe les
habitudes antérieures des malades qui viennent, en si grand nombre,
réclamer mes soins à l'hôpital Saint-Joseph, plus je reconnais la
présence de cette cause de la tuberculose. On voit entre trente et
quarante ans des hommes solidement bâtis, bien constitués, et
n'ayant aucune tare héréditaire devenir rapidement phtisiques parce
qu'ils ont cru comme tant d'autres, que le vin et l'eau de vie don-
nent des forces au travailleur. Comment dissiper cette erreur si
accréditée, comment surtout faire comprendre que l'alcool est un
poison dont on doit user avec la même parcimonie que des autres
poisons?
Je dis rapidement ceci pour indiquer qu'on pourrait diminuer de
beaucoup le nombre des tuberculeux, d'abord en s' opposant admi-
nistrativement à la construction d'habitations qui ne présenteraient
pas sous le rapport du cube d'air et de l'éclairage direct par le soleil,
les conditions reconnues indispensables par l'hygiène, ensuite en
s'opposant au progrès de l'alcoolisme chronique, celui qui se pro-
duit insensiblement, en surveillant davantage la composition des
boissons alcooliques et en réprimant la fraude non seulement chez
le débitant, mais surtout chez le négociant qui fabrique en grand
ces boissons artificielles qu'il fait consommer ensuite comme si
elles étaient naturelles.
Je crois donc que par une hygiène bien entendue et par la promul-
gation d'un petit nombre de lois ayant pour but la construction d'ha-
bitations saines et la surveillance de l'alimentation, l'on s'oppose-
rait préventivement au développement de la tuberculose chez un
grand nombre d'individus. J'insiste davantage sur ces moyens, car
524 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
la guérison de la tuberculose est un fait excessivement rare et que
pour cette maladie comme pour beaucoup d'autres, tous les efforts de
la médecine doivent être dirigés contre son éclosion. C'est dans ce
sens qu'il faut instituer la lutte contre la tuberculose ainsi que je l'ai
plusieurs fois répété dans ces Chroniques scientifiques.
Ce n'est pas à dire qu'on ne puisse tenter des recherches dans
une autre direction, comme l'a fait le docteur Koch en Allemagne.
Avant de parler de sa découverte qui fait un bruit immense en ce
moment, il n'était p:iS inutile d'i réclamer les lois nécessaires à
empêcher le développement de la maladie, comme on ne saurait trop
faire remarquer qu'une bonne loi sur la police sanitaire des chiens,
diminuerait le nombre des cas de rage dans une proportion consi-
dérable, et sauverait un grand nombre d'existences qui succombent
chez nous aux morsures des animaux enragés. Car malgré le trai-
tement Pasteur dont nous ne voulons nullement nier l'efficacité, la
rage fait chez nous à peu près autant de victimes qu'autrefois,
tandis qu'en Allemagne, grcàce à d'excellentes mesures de police,
cette cause de mort est presque inconnue.
Dans le même ordre d'idées, citons encore la variole, qui devient
une maladie légendaire dans les pays oii la loi exige non seulement
la vaccination, mais encore la revaccination de tous les enfants ; tandis
que chez nous où cette loi n'existe pas, la variole a fait rien qu'à Paris
/|30 victimes pendant l'année 1887. Après avoir vu ce que peuvent
de bonnes lois pour empêcher le développement de certaines mala-
dies, disons quelques mots de ce qu'on sait sur le nouveau trai-
tement imaginé par le docteur Koch pour guérir la tuberculose.
C'est qu'en effet on sait fort peu de choses à ce sujet, le remède
est tenu secret, et les effets produits donnent lieu à des interpréta-
tions variées.
« Je ne puis pas encore », dit le docteur Koch, « donner d'indica-
tions sur l'origine de la préparation du remède, puisque mes
recherches ne sont pas terminées; je donnerai ces indications dans
une communication ultérieure. C'est une liqueur claire, brune,
qu'on peut conserver sans précautions spéciales. .)
Cette liqueur est sans doute un produit de culture bacillaire,
une toxine ou une leucomaïne; dans ce cas, la découverte de Koch
serait une conséquence des travaux de Pasteur et d'Armand Gautier,
à moins que ce ne soit un vaccin chimique.
On l'emploie à des doses très minimes; on commence par une
CIIRO>JIQUE SCIENTIFIQUE 525
dose mmi?na d'un millième de centimètre cube; la dose ma.rima
étant d'un centième. Introduit dans l'estomac ce remède n'a aucune
action; il faut l'injecter, à l'aide d'une seringue, sous la peau située
entre les deux épaules ou entre les reins. Son action varie suivant
que l'injection est faite à un homme sain ou à un homme malade,
elle agit également d'une façon difTérente sur l'homme ou sur
l'animal.
Pour se rendre compte des effets sur l'homme sain, Koch n'a
pas hésité à s'injecter la dose énorme de 25 centièmes de centimètre
cube dans la partie supérieure du bras. Trois à quatre heures après,
il éprouvait les symptômes suivants : tiraillements dans les mem-
bres, faiblesse, disposition à tousser, difficulté de respirer; rapide-
ment ces symptômes s'aggravaient, et, à la cinquième heure, survin-
rent des frissons d'une intensité extraordinaire, et qui durèrent
presque une heure avec accompagnement de vomissements et
élévation de la température, qui atteignit 39°, 6. Après douze
heures environ, tous ces troubles se sont atténués, la température
a baissé, et le jour suivant elle était redevenue normale. La lour-
deur dans les jambes et la faiblesse ont duré encore quelques jours,
et pendant ce temps le point oîi l'injection avait été foite est resté
un peu douloureux et rouge.
Ce qu'il y a de plus remarquable dans ces injections, c'est l'effet
spécifique produit sur les lésions tuberculeuses de quelque nature
qu elles soient. Ainsi, quand l'injection est faite chez un tuberculeux,
il se produit une forte réaction générale et une forte réaction locale.
Comme réaction générale, on note, quatre à cinq heures après,
l'accès de la fièvre qui commence par un frisson et par une éléva-
tion de température qui monte à 39 degrés, à /iO degrés et même
41 degrés. En même temps, on ressent des douleurs dans les mem-
bres, on tousse, et l'on éprouve des nausées et des vomissements.
Il arrive même quelquefois que la peau prend une légère teinte
subictérique, ou qu'elle se recouvre au cou et sur la poitrine d'une
éruption rouge analogue à celle de la rougeole. Cet état peut durer
de douze à quinze heures.
La réaction locale est des plus nettes, c'est même ce qu'il y a de
plus remarquable et de plus intéressant dans les recherches du
savant Allemand. Mais elle ne s'observe bien que chez les malades
dont la lésion tuberculeuse est externe, c'est-à-dire visible, comme
c'est le cas dans le lupus. On donne ce nom à une affection de la
526 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
peau de nature tuberculeuse qui siège fréquemment au visage et
qui consiste généralement en une portion rouge, enflammée, ter-
minée à la périphérie par des parties saillantes analogues à des
boutons ulcérés ou couverts de croûtes. Cette éruption a parfois
des poussées inflammatoires qui lui ont fait donner le nom de dartre
vive. Cette maladie ne met pas ordinairement l'existence en danger,
mais elle est tenace, elle résiste à beaucoup de traitements, et sa
situation ordinaire sur la figure la rend très incommode.
Or, quand on fait à un malade atteint de lupus de la face, une
injection du liquide de Koch, dans la région interscapulaire, quel-
ques heures après, les parties malades commencent à gonfler et à
rougir, même avant le début du frisson. Quand celui-ci survient,. le
gonflement et la rougeur s'accroissent au point que le tissu lupeux
devient par endroits d'un rouge brun et même se nécrose. « Quand
le foyer du lupus est bien délimité, » dit Koch, « on observe souvent
que le point rouge, brun et gonflé, est entouré d'un liseré blanchâtre,
large de presque un centimètre, qui lui-même est entouré d'un halo
large et rouge vif. Après la chute de la fièvre, le gonflement
diminue graduellement, de sorte qu'il disparaît en deux à trois
jours. Les foyers lupeux se couvrent de croûtes qui se dessèchent,
puis tombent au bout de deux ou trois semaines, et laissent parfois,
après une seule injection, une cicatrice unie et rouge. Il faut habi-
tuellement plusieurs injections pour faire disparaître entièrement le
lupus. Il est très important de faire remarquer que ces modifica-
tions se limitent aux parties de la peau atteintes de lupus. Les
granulations les plus petites et les moins visibles, celles qui sont
cachées dans le tissu inodulaire, sont elles-mêmes soumises au
processus, et deviennent visibles par le gonflement et la douleur,
tandis que le véritable tissu inodulaire, dans lequel le tissu lupeux
a complètement disparu, n'est pas altéré. »
C'est cette réaction si nette, si caractéristique qui est le fait le
plus étonnant de la nouvelle médication de Koch et d'autant plus
étonnant qu'elle se produit dans tous les cas de tuberculose externe,
dont les parties malades deviennent le siège, quelques heures après
l'injection, de rougeur et de gonflement, qu'il s'agisse de tubercu-
lose de la peau, comme dans le lupus, de ganglions tuberculeux ou
d'aflections osseuses de nature tuberculeuse, comme dans les os-
téoarthrites de la tumeur blanche, de la coxalgie, etc.
De sorte que ce médicament devient ainsi un précieux élément
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 527
de diagnostic. Hésite-t-on sur la nature d'une lésion externe? On a
qu'à faire une injection de la fameuse liqueur. Si les parties malades
rougissent et gonflent, c'est qu'on a affaire à une lésion tubercu-
leuse. Dans le cas contraire, il faut chercher d'un autre côté. Cette
précision du diagnostic est supérieure aux moyens actuels dont
les deux principaux, outre ceux fournis par la symptomatologie
générale et locale, sont la recherche du bacille de Koch et l'étude
histologique.
Au commencement de cet article nous avons donné la liste des
décès touchant le siège et la nature de la tuberculose. On y voit
dans quelle proportion effrayante la tuberculose pulmonaire l'emporte
sur les autres tuberculoses et surtout sur les tuberculoses externes :
10488 contre 116. Il était donc important de savoir l'effet des
inoculations de Koch sur l'affection tuberculeuse des poumons
puisque c'est elle dont la guérison intéresse toute l'humanité.
Cette affection est tellement grave, conduisant presque toujours à
la mort, elle désorganise tellement l'individu, elle est si fréquente,
que c'est sur elle que doit se concentrer tout l'effort des chercheurs.
Il est bien évident aujourd'hui, que les traitements les plus ration-
nels, les plus préconisés, les plus en vogue ne donnent que des
résultats décourageants. Elle a épuisé la patience et la bonne
volonté de tant de médecins dévoués, instruits, chercheurs, qu'on
comprend très bien l'étonnement général qu'ont suscité les décou-
vertes de Koch. Il était donc important, dis-je, de connaître les
résultats des inoculations sur la tuberculose pulmonaire, car le
scepticisme thérapeutique, en ces matières, est tellement profond
qu'il faudra des effets positifs certains, pour vaincre celui des pra-
ticiens. C'est là qu'est la pierre de touche de traitement, c'est là
que peut se trouver aussi la pierre d'achoppement.
Or, on a déjà injecté beaucoup de phtisiques, et on a immédia-
tement remarqué que ces malades étaient très sensibles à l'action
du médicament. Pour eux, il a fallu abaisser la dose à un milhème
de centimètre cube, mais la répéter assez souvent en l'augmentant
tant qu'il ne se produit plus de réaction.
Voici ce qui arrive, d'après Koch.
« Les quintes de toux et l'expectoration, après avoir d'habitude
augmenté quelque peu à la suite des premières injections, allaient
ensuite en diminuant à l'ordinaire; puis ces symptômes décrois-
saient de plus en plus, pour disparaître enfin complètement, au
528 REVUE DU MOXDE CATHOLIQIjE
moins dans le cas où la marche fat la plus heureuse; en mémo
temps les crachats jusqu'ici purulents devenaient muqueux. Le
nombre des bacilles ne commençait généralement à baisser que
quand l'expectoration avait pris cet aspect muqueux. Je noterai que
l'on n'a choisi pour ces expériences que des malades présentant des
bacilles dans leurs crachats. Les bacilles disparaissent d'abord pour
un temps, mais se retrouvent de temps à autre jusqu'à ce que
l'expectoration cesse entièrement. En même temps, les sueurs noc-
turnes se supprimaient, l'aspect général s'améliorait, et le poids des
malades augmentait. Les malades traités dans le stade initial de la
phtisie, furent délivrés, en moyenne, en quatre à six semaines de
la totalité des symptômes, de sorte qu'on peut les considérer comme
guéris. Même des malades porteurs de cavernes dont les dimensions
n'étaient pas trop grandes, ont été aussi considérablement amé-
liorés et à peu près guéris. C'est seulement chez les phtisiques dont
les poumons contenaient des cavernes nombreuses et vastes, qui, en
dépit d'une diminution encore manifeste des crachats, accompagnée
d'un amendement des phénomènes fonctionnels, qu'aucune améliora-
tion locale ne fut constatée. A la suite de ces expériences, je suis
disposé à admettre qu'une phtisie commençante peut être guérie
d'une manière certaine à l'aide de ce remède. »
Les malades dont la phtisie est plus avancée ne retirent qu'un
bénéfice incertain de ce traitement. C'est ce que comprendront très
bien tous ceux qui ont vu les lésions que le bacille de Koch creuse
dans les poumons.
Aussi le médecin de Berlin est-il loin de vouloir faire de ce remède
un procédé contre tous les accidents de la tuberculose. Pour le
moment, il ne veut pas qu'on l'emploie indifféremment dans tous les
cas. Il voudrait le réserver pour la phtisie commençante et pour les
affections chirurgicales légères, parce qu'il y a là une indication très
simple. Il recommande même aux médecins de ne pas négliger
toutes les autres indications que fournit l'état des malades, ainsi
que les moyens thérapeutiques appropriés. Toutefois, s'il devient
possible de guérir la phtisie au début, il n'y aura plus que les négli-
gents pour augmenter le contingent de ceux qui succomberont à
cette maladie, après en avoir traversé toutes les phases, comme
aujourd'hui, ceux-là seuls succombent à la variole, qui ont omis de
se fa.!re vacciner et revacciner.
Telle est dans leur plus grande généralité, l'exposition des faits
CIUIOMQUE SCIENTIFIQUE 529
connus sur le nouveau remède contre la phtisie. Il est évident que
j'ai négligé à dessein d'entrer dans les détails et de raconter les
accidents même mortels survenus, paraît-il, à des phtisiques dont
les lésions étaient trop avancées pour en espérer un résultat
favorable.
Maintenant, il ne serait pas inuiile d'examiner la théorie imaginée
par Koch pour les expliquer. Nous dirons d'abord qu'il est très
difficile, actuellement, de vérifier cette théorie, parce que nous
n'avons aucune notion sur la nature et la composition du remJde.
Celui-ci agit à la façon d'un poison très violent, et, jusqu'à présent,
on ne connaît rien d'analogue dans la science, sinon les recherches
que M. Pioussy a faites sur les produits pyritogènes fabriqués par
levure de bière, dont nous avons déjà parlé dans la Revue du monde
catholique.
Le remède de Koch n'a aucune action sur les bacilles, il ne les
tue pas. Il n'agit que sur le tissu qui les contient. Dans la tubercu-
lose externe, ce tissu peuc se nécroser, c'est-à-dire se mortifier, et
être éliminé à l'état d'eschare. Le chirurgien pourra encore l'enlever
à la façon d'un séquestre. Mais, dans les poumons, il ne peut en être
de même. Les bacilles, restant vivants dans ces tissus nécrosés,
pourront pénétrer dans les tissus sains voisins et infecter de nou-
veau l'organisme. Par conséquent, la récidive est à craindre.
Tel est, dans ses grandes lignes, le nouveau procédé de Koch
pour guérir la tuberculose. Quelle en est la valeur, la portée? C'est
ce qu'il est encore impossible de dire, après des expériences encore
trop peu nombreuses et qui remontent à une époque trop rappro-
chée. Il y a là des faits nouveaux qui mettront sur la voie d'autres
faits plus intéressants peut-être. Koch n'a pas seulement trouvé un
remède, mais il a dû inventer un procédé, une méthode pour le
préparer; il est parti de certaines idées théoriques. C'est la critique
raisonnée de tous ces faits qu'il faudrait pouvoir faire. Mais ils
ouvrent encore de nouveaux horizons dans ce vaste champ de la
microbiologie, que nous devons en grande partie au génie de
M. Pasteur. Ils permettent d'espérer qu'on trouvera quelque jour le
moyen de combattre d'autres maladies également redoutables, telles
que la diphtérie, le cancer, etc.
Cette façon de comprendre la médecine et de la pratiquer montre,
d'une manière excellente, qu'il est impossible d'y travailler sérieuse-
ment, et surtout d'y réussir, sans être muni de tout l'outillage indis-
530 REVUE DU MO:\DE CATHOLIQUE
pensable pour faire tous les essais que réclament la recherche des
microbes, leur culture, l'inoculation de leurs produits aux animaux
et même à l'homme, dans certaines circonstances. Ce qui ne dis-
pense pas de posséder dans le laboratoire destiné à ces recherches
tout ce qu'il faut pour l'analyse chimique des excrétions physiolo-
giques et pour l'étude histologique des tissus et de leurs altérations.
C'est à ces conditions qu'on peut dire, avec le professeur Bouchard,
que « nous vivons dans un temps où il est bon de vivre quand on
s'intéresse aux choses de la médecine ». Ce qui veut dire que, pour
suivre les progrès en tous sens et travailler sérieusement à la gué-
rison de ses semblables, il faut posséder un laboratoire avec un
outillage suffisant et les aides nécessaires. Hors de là, la pratique,
l'étude, et surtout l'enseignement de la médecine, ne peuvent que
suivre la routine.
M. Charcot, dans ses conférences sur l'hystérie, a montré comment
on doit organiser un laboratoire, lui qui possède à la Salpêtrière
un personnel dévoué et instruit, dans lequel il recrute des hommes
spéciaux, pour les recherches anatomopathologiques, pour la pho-
tographie, pour la mise en scène avec les appareils des projections,
pour le dessin, etc. Aussi ne faut-il pas s'étonner de l'immense répu-
tation qu'elles ont values à son auteur.
Au reste il n'y a qu'une voix dans le corps médical pour réclamer
Finstitution et la multiplication de ces laboratoires dont le rôle
dans le mouvement scientifique actuel est immense. Sans partager
le fanatisme de ceux qui veulent leur subordonner tout le reste de
la médecine, on peut proclamer bien haut avec M. le professeur
Le Dentu que « la clinique sans le laboratoire est une science boi-
teuse, incapable d'avancer, incapable de progresser, condamnée à
se mouvoir dans le cercle étroit de la routine ». Penser autrement
c'est non seulement ne rien connaître aux choses de la médecine,
mais encore faire preuve d'insuffisance intellectuelle.
Si la précision scientifique présidait toujours à l'établissement du
diagnostic, les erreurs seraient moins fréquentes, ce qui aurait de
grands avantages, surtout en chirurgie. On ne verrait plus aussi
souvent des opérations graves faites uniquement dans un but d'ex-
ploration, et on éviterait, du moins les gens prudents qui ne font
pas consister tout leur talent dans leur audace, on éviterait, dis-je,
ces erreurs trop fréquentes, qui conduisent à des malheurs irrépa-
rables.
CIIROXIQUE SCIENTIFIQUE 531
Ces réflexions nous amènent à parler de la brochure de M. le
docteur Huchard sur « la réforme de r enseignement médical et
des concours de médecine » (in-S", O. Berthier, éditeur.) L'auteur
part de cette donnée que l'enseignement médical français est en
décadence, non à cause du personnel, mais à cause de sa mauvaise
organisation.
Dans les hôpitaux, M. Huchard propose : 1° Supprimer le concours
de Texteinat qui, en réalité, n'a pas une grande utilité puisque
généralement le nombre des places à donner dépasse celui des
candidats. 2° Réserver aux chefs de service le choix des chefs ou
aides de clinique. 3° Création de chefs de laboratoire chargés de
démontrer et d'enseigner dans les hôpitaux l'anatomie pathologique,
la bactériologie, la popédeutique de la chnique, la thérapeutique
expérimentale et clinique, h" Recrutement des médecins, chirur-
giens et accoucheurs des hôpitaux par des concours différents de
ceux qui existent et grâce auxquels un candidat excellent se voit
préférer aujourd'hui des concurrents moins capables qui ont « leur
jury >j . 5° Les chels de service n'ayant pas seulement des devoirs à
remplir envers les malades, mais encore envers les élèves, devraient
se consacrer à l'enseignement et utiliser les énormes ressources
cliniques mises à leur disposition, d'où la nécessité d'une école
pratique des hôpitaux.
Dans les facultés de médecine, M. Huchard propose de modifier
le traitement des professeurs. Celui-ci comprendrait une indemnité
fixe et une éventuelle qui serait payée par les élèves. De la sorte, les
professeurs ne seraient plus de simples fonctionnaires et conquer-
raient une indépendance d'autant plus grande que la concurrence
et la qualité de leur enseignement leur attireraient un plus grand
nombre d'élèves. Ces derniers auraient, de la sorte, la liberté de
choisir leurs maîtres et d'aller auprès de ceux qui leur feraient le
meilleur enseignement. M. Huchard voudrait, en outre, une sépara-
tion absolue entre le corps enseignant et le corps examinant. Car,
en ce moment, il est permis « à un examinateur de faire sentir aux
candidats qu'il serait heureux pour eux d'avoir suivi son cours,
ou encore à ce professeur d'une grande Faculté, de les engager à
chercher, en devenant souscripteur au journal qu'il « rédige », la
réponse aux questions qu'il formule. »
IN'ous ne pouvons suivre l'auteur dans tous les développements
qu'il donne comme considérants à toutes les réformes qu'il réclame.
532 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
mais sa brochure est fort intéressante, elle contient beaucoup de
faits cuiieux et d'excellentes raisons. Les anecdotes y pleuvent et
l'esprit en est mordant. C'est pour toutes ces raisons que le succès
(]u"il espère sera lent à venir et que sa brochare ira vainement
irapper à la porte cie l'administration aussi puissante pour tolérer
les abus qu'impuissante pour suivre le progrès. Jamais une adminis-
tration ne se réforme, parce qu'elle est composée de gens qui
tiennent à leurs places et qui demandent, en grâce, qu'on ne leur
fasse pas d'affaires.
Cependant, nous applaudissons de tout cœur aux efforts de
M. Huchard pour faire de chaque hôpital un centre d'enseignement
muni de laboratoires bien outillés et d'un personnel suflisant. Il
supprime le concours de l'externat qui est dérisoire, il n'entend pas
qu'on supprime la fonction. Chaque maître aurait ses élèves auxquels
.il donnerait des notes ayant une valeur réelle pour les examens
et les concours. On ne laisserait plus la porte des facultés et des
académies obstinément fermée à des chercheurs qui arrivent à de
grands résultats sans avoir suivi les chemins officiels. N'est-elle pas
émouvante cette histoire de Duchenne de Boulogne, « ce savant
laborieux qui étudiait avec une si discrète modestie, dans le fond
d'une salle d'hôpital, des malades abandonnés et des maladies
inconnues. Pendant que passait superbement près de lui le cortège
de la science officielle, ce grand homme faisait, en silence, ses innom-
J^rables découvertes. N'étant rien à l'hôpital, rien à l'Académie, rien
à la Faculté, cet infatigable travailleur sut prouver une fois de
plus, que ni les positions officielles, ni les titres honorifiques ne
font les grands médecins et créer au milieu du chaos des affections
médullaires, décrites par OUivier (d'Angers) des maladies nouvelles
et des types morbides, comme l'ataxie locomotrice progressive,
l'atrophie musculaire, la paralysie atrophique de l'enfance, les
paralysies générales spinales, la paralysie pseudo-hypertrophique
ou myo-sclérosique, la paralysie labio-glosso-pharyngée. Hé bien!
on ne peut songer sans tristesse aux autres travaux qu'il eût encore
accumulés, si ce grand chercheur, qui n'avait ni « la bosse des
concours », ni l'étoffe d'un concurrent, eût été chargé d'un service
d'hôpital spécialement affecté à l'étude des maladies nerveuses, n
De [)areils reproches ne pourraient exister si, à côté des pro-
fesseurs ordinaires, il y avait place pour des professeurs extraordi-
naires, si, en un mot, l'enseignement supérieur était réellement libre.
CHRONIQUE SCIENTIFIQUE 533
Ce qui est plus curieux que la brochure de M. Hucliard, c'est
l'appréciation que fait M. Lereboullet, dans la Gazette hebdoma-
daire, des réformes que conseille M. Huchard et de celles que
M. Paul Strauss va proposer au conseil municipal. Ce dernier vou-
drait faire de chaque hôpital une faculté municipale avec un ensei-
gnement médical complet, ce qui est peut-être bien aussi l'idée de
M. Huchard. A la pensée d^élever ainsi école contre école, M, Lere-
boullet voit une grande difficulté, celle de retenir des élèves qui
devraient ensuite passer leurs examens devant une faculté de
l'Etat. « Prétend-on au contraire, » ajoute-t-il, « accorder à cette école
libre le droit de conférer des diplômes, et s'exposer à voir la valeur
de ceux-ci diminuer en raison directe du nombre des établissements
où l'on pourra les obtenir? Et si l'on accorde la collation des grades
à la Faculté municipale, pourra- t-on la refuser à une faculté catho-
lique qui se fondera certainement aussi le jour où le conseil muni-
cipal aura la sienne? «
Ainsi vous voilà prévenu, Monsieur Paul Strauss, si vous réclamez
une faculté municipale avec liberté de la collation des grades, prenez
garde, les catholiques en réclameront autant. Dans ces conditions,
vous préférerez mettre votre réclamation. sous le boisseau, à moins
que vous ne trouviez plus radical et plus amusant de réclamer la
liberté pour vous seul et de la refuser aux autres. J'aime mieux
M. Huchard demandant qu'à l'Etat, qui conserve le monopole de la
science ofiicielle, on impose la liberté réelle de l'enseignement
supérieur. « N'est-il pas monstrueux, « dit-il en effet, )) de créer une
science officielle en réunissant dans la même main le corps ensei-
gnant et le corps examinant? Par là, cette liberté de l'enseignement
est violée dans son principe même. Elle n'existe plus, puisque après
l'avoir inscrite dans vos lois, vous en entravez l'application et le
développement; elle n'existe pas puisque vous la prenez pour vous
seuls et que vous la refusez aux autres. Nous sommes libres, dites-
vous, de fonder un enseignement quelconque, mais il est juste que
vous nous en donniez les moyens, et que vous soyez libéraux dans
l'usage que vous faites de cette liberté. »
Ce qui veut dire que l'Etat a tort de s'occuper d'enseignement. Il
devrait supprimer le budget de l'instruction publique et laisser les
municipalités ou les associations l'organiser suivant leurs besoins et
leurs ressources. Il se contenterait alors de jurys d'examen chargés
de voir si les candidats aux fonctions officielles possèdent le savoir
l" DÉCEMBRE (N^ 90). 4» SÉRIE. T. XXIV. 35
5o/i REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
requis. Quant à ceux qui, ne réclamant rien de l'Etat, voudraient
simplement se consacrer au service de leurs concitoyens, ils n'au-
i-aient qu'à se munir d'un diplôme délivré par l'école où ils auraient
fait leurs éludes. Le public ne tarderait pas à s'adresser à ceux qui
sortiraient des établissements où l'enseignement serait sérieusement
donné.
M. Huchard et M. Paul Strauss ont encore abordé un autre point :
celui des consultations externes dans les hôpitaux. On peut dire que
ce service considérable est souvent négligé et laissé aux soins des
internes et des autres étudiants qui suivent le service, de sorte qu'un
malade qui se rend à la consultation d'un médecin renommé pour
avoir son avis sur un cas sérieux, ne remporte trop souvent que
l'opinion d'un trop jeune étudiant. Seuls, les chefs de services qui
font ces consultations eux-mêmes savent le temps énorme qu'il faut
leur consacrer. Je regrette que ces messieurs n'aient pas proposé
des mesures sérieuses pour s'opposer à l'envahissement de ces
consultations gratuites par une foule de personnes qui ne sont rien
moins qu'indigentes. C'est le cas de rappeler que ces consultations
charitables ont été instituées par Théophaste Renaudot et c'est un
abus que d'y admettre indifféremment tous ceux qui se présentent.
Si les pauvres seuls avaient le droit d'en profiter, les médecins
auraient plus de temps à leur consacrer.
L'n curieux livre est assurément celui du docteur Monin, Misères
nerveuses (un volume grand in-18, Paul OUendorlT, éditeur), dans
lequel l'auteur expose, sous une ferme attrayante, littéraire et anec-
dotique, les principaux symptômes et le traitement des maladies
nerveuses et mentales. La lecture en est fort instructive et fort
intéressante, mais nous devons prévenir que ce n'est pas un ouvrage à
mettre entre les mains de tout le monde. C'est, au fond, un livre de
médecine écrit par un médecin instruit mais qui, tout en s'adressant
au public, parle en médecin et non en moraliste. On ne lira pas sans
fruit les excellents conseils qui foiinent, la plupart du temps, la
base du, traitement dans les maladies de l'esprit et les défaillances
du System':' nerveux. Les matières abordées dans ce volume sont
des plus nombreuses, elles forment une mosaïque vaiùée que le
moraliste et le sociologue contempleront avec fruit. Tout en recon-
naissant les qualités de ce travail nous ne voulons pas nous porter
garants de toutes les appréciations qui y sont contenues et dont
CHRONIQUE SGIE?;TiriQUE 535
quelques-unes pourraient paraître hasardées aux yeux des mora-
listes et des historiens.
L'A7iatomic artistique est un magnifique ouvrage in-folio que la
librairie Pion vient d'éditer avec beaucoup de luxe. Nous le devon?
au docteur Paul Richer qui après son étude capitale sur l'hystérie
et sa collaboration à diverses publications de M. Charcot : les Démo
Iliaques dans l'art et les Difformes dans V art, nous donne aujour-
d'hui une excellente description des formes extérieures du corps
humain au repos et dans ses principaiix mouvements. Nous ne
discuterons pas à ce propos la question de savoir si les meilleurs
artistes, ceux qui ont le mieux représenté la forme humaine sont
aussi ceux qui ont le mieux connu l'anatomie. L'antiquité nous
offrirait une réponse peu favorable, car, dans ces temps, les artistes
pas plus que les médecins ne connaissaient l'anatomie humaine. Il
n'en est pas moins vrai qu'un artiste ne peut aujourd'hui se rendre
compte des lignes, des saillies et des creux qui se voient à la sur-
face du corps s'il n'a pas une somme suffisante de connaissances
anatomiques en ce qui concerne le squelette, les articulations et les
muscles. C'est précisément cette partie de la question que M. Paul
Richer a traitée, n'oubliant pas, qu'étant artiste lui-même et lauréat
du salon de sculpture, il travaillait essentiellement pour des artistes
qui n'ont pas précisément besoin de connaitre le cadavre tel qu'il est
éiendu sur la dalle de l'amphithéâtre avec tous les signes qui annon-
cent sa prochaine décomposition mais l'homme vivant avec son
activité et la mobilité constante de ses allures.
Son ouvrage comprend deux parties : l'anatomie et la morpho-
logie. Dans la première, il s'attache à décrire, dans les organes, non
les détails minutieux que le médecin a besoin de connaître, mais
les particularités que l'artiste a plus particulièrement besoin de
savoir pour saisir la raison des formes qu'il est appelé à reproduire.
C'est ainsi qu'il nous fait parcourir successivement les os avec leurs
articulations et les muscles avec leurs rapports. Dans la seconde, il
nous initie à toutes les particularités de la forme extérieure, non
seulement au repos mais dans les diverses attitudes, car, ce dont
l'artiste a le plus besoin c'est de l'homme vivant, de l'homme agis-
sant. Ce qui rend facile la lecture de ce livre c'est le bel atlas de
planches qui l'accompagne, planches où les renseignements sont
placés en regard des organes, de sort,e que la lecture en devien
536 REVLE DU MONDE CATHOLIQUE
aussi facile que celle d'un texte ordinaire. M. Paul Richer a con-
sacré un chapitre fort intéressant à l'étude du canon artistique,
c'esi-à-dire à l'examen des communes mesures qui ont été proposées
pour fixer les proportions des différentes parties du corps humain.
Il a même essayé de mettre le canon artistique en rapport avec le
canon scientifique, tel que M. Topinard en a établi les bases dans
son traité d'anthropologie.
Ce livre, qui a été édité avec beaucoup de soin, convient non seule-
ment aux artistes, mais encore aux médecins qui négligent un peu
l'étude du nu vivant et s'adonnent exclusivement à Tétude de
l'organisation intérieure. C'est un préjugé contre lequel M. Charcot
s'élève en faisant voir Timportance que présente l'étude des formes
extérieures dans la neuropathologie.
En terminant, nous recommanderons à nos lecteurs et surtout à
nos lectrices les douze conférences cV hygiène que M. Proust, pro-
fesseur à la faculté de médecine vient de publier à la librairie
G. Masson. Ce charmant petit volume qui a pour but de répondre
au plan d'études du 12 août 1890, contient l'étude des divers pro-
blèmes qui concernent la préservation et la conservation de la santé
tant pour les particuliers que pour la société. Ces notions sont donc
utiles dans toutes les situations et dans toutes les conditions sociales.
C'est que le nombre des maladies évitables s'accroît avec les pro-
grès de la science et de la civilisation et les moyens de préservation
ne cessent d'augmenter en nombre et en puissance. L'éducation
sanitaire n'est pas moins nécessaire que l'éducation morale. On
trouvera dans ce livre tout ce qui concerne l'eau, l'air, les aliments,
les boissons, |les maladies contagieuses ainsi que les conditions de
salubrité de la maison. C'est un livre à faire connaître dans l'intérêt
de la santé publique.
Docteur Tison,
Médecin en chef de l'hôpital Sain'-Joseph.
Ma ciiréld'eau, par un prêtre bavarois. 1 vol. in-12. Librairie
Pietaux-Bray, rue Bonaparte, 82, Paris, au prix de 3 fr. 50.
Après s'être occupé pendant quarante ans d'hydrothérapie et
avoir guéri des milliers de malades par l'eau, un vénérable prêtre
condense en|un volume plein d'intérêt ses principales observations,
CHROKIQUE SCIENTIFIQUE 537
les moyens aussi faciles que peu coûteux qu'il a employés pour
faire disparaître certaines maladies déclarées incurables jusque-là;
il indique des exercices à la portée de tous pour fortifier le corps,
l'aguerrir, le prémunir contre la maladie et une foule d'infirmités
qui, sans obfiger à garder le lit, n'en sont pas moins désagréables.
Tous ses remèdes sont d'une parfaite innocuité, et, s'ils ne font pas
de bienj on est sur qu'ils ne feront pas de mal, pas plus à la bourse
qu'au corps. Il s'agit, en eifet, d'applications d'eau fraîche, qui ont
le don d'agacer les nerfs quand on n'en a pas goûté, et qui devien-
nent un plaisir une fois qu'on les connaît. Il s'agit d'infusions de
plantes, non pas les plantes vénéneuses que l'on prône tant de nos
jours, mais de plantes inoffensives, qui croissent partout et que
chacun peut se procurer soi-même. C'est de la médecine du père
Adam, si vous voulez; mais qu'importe, si elle vous rend fort et
alerte, vous préserve de la maladie ou vous ramène à la santé.
En lisant ce qui a trait aux douleurs hépathiqaes ou néphréti-
ques, aux rhumatismes de toutes sortes, choses si fréquentes chez
les prêtres, à cause de la vie sédentaire, et qui peuvent être guéris
facilement à la maison sans aucune dépense, affirme l'auteur, nous
songions involontairement à ces malheureux qui vont chaque année
aux prix d'innombrables sacrifices, demander, aux stations de bains,
un soulagement qu'ils ne trouvent pas toujours.
{Ajyii du Clergé).
Erratum. — Dans notre précédente livraison, nous avons indiqué à 3 francs
le Nouveau Cours d'Eiitoire et de Géographie, classe de sixième, de M. l'abbé
Prioux, publié cliez MM. Belia frères. — C'est 3 fr. 50 qu'il faut lire.
CHRONIQUE GENERALE
h.
29 novembre.
Si le régime parlementaire n'était pas une vaine fiction, nous
serions au moment le plus intéressant de l'année, puisqu'il s'agit
de la question pratique la plus importante pour le pays ; le voie
de l'impôt.
Depuis le commencement du mois, la Chambre des députés s'est
remise à la discussion du budget. On essaye de compenser le retard
par l'activité. On se presse pour rattraper le temps perdu; les jours
de congé ont été supprimés et il était question de doubler les séances.
La besogne marche vite, sinon bien. L'essentiel est de finir à temps.
Il faudra admirer une fois de plus avec quelle patience ou quelle
indifférence le peuple français qui a déjà fait tant de révolutions
pour fonder ce gouvernement du pays par le pays, dont le vote de
l'impôt est l'expression sensible, assiste à ces débats annuels où
l'on traite si légèrement de ses intérêts. Depuis combien d'années,
en effet, le budget n'est-il plus l'objet d'un examen sérieux! On
vote tout à la hâte, on n'a pas le temps de s'arrêter aux économies,
on ajourne les réformes. Les budgets des différents ministères sont
enlevés l'un après fautre avec une étonnante rapidité. A l'occasion
du budget du commerce, qui a eu l'honneur, comme étant le
plus petit, d'ouvrir le défilé, un honorable membre de la droite,
M. Thellier de Poncheville, a voulu reprendre la thèse des écono-
mies, si pertinemment exposée par Mgr Freppel dans la discussion
générale du budget. S'il en est une facile et nécessaire à faire,
c'est bien sur le chapitre des traitements des fonctionnaires, qui
n'a cessé de grossir depuis la république, avec la multiplication
des places et l'augmentation des appointements. Que d'emplois
inutiles de chefs et de sous-chefs de bureau dans toutes les admi-
nistrations! Mais la Chambre n'a pas voulu accorder à M. de Pon-
CHRONIQUE GÉNÉRALE 5â9
cheville, pour le ministère du commerce, les modestes réductions
qu'il réclamait, de peur d'être obligée de continuer pour les autres.
Et ce n'est pas un sentiment de justice et d'humanité envers des
droits acquis et des intérêts respectables qui l'a arrêté, c'est la
crainte de toucher à ses créatures, de restreindre ses moyens
de faveur, de décourager le zèle des serviteurs du parti. Le favori-
tisme qui a produit cette énorme recrudescence de fonctionnaires
de tout rang, la maintient aussi. Dès que la Chambre indiquait
qu'elle n'entendait point faire d'économies sur ce chapitre, il n'y
en avait guère d'autres à proposer.
Décidément, un budget d'économies n'est point le fait d'un gou-
vernement républicain. Gependani la Chambre sentait bien la néces-
sité de ne pas augmenter les dépenses, surtout à la veille de l'em-
prunt qui doit suivre les nouveaux impôts. La commission du
budget avait commencé par rejeter le projet du gouvernemejût
relatif à un emprunt de 60 millions pour l'Annam et le Tonkin. La
Chambre craint l'impopularité des expéditions lointaines, elle craint
les entraînements du ministère. Il est certain que la situation au
Tonkin exige une nouvelle action de la France. La pacification,
dont parlent de temps à autre les dépêches officieuses est loin d'être
faite. De nouvelles ressources mises à la disposition du gouverne-
ment lui fourniraient le moyen de compléter l'établissement du
protectorat français. Mais à quel prix? Avec de l'argent, ne s'enga-
gerait-on pas dans de nouvelles opérations, ne rouvrirait-on pas
subrepticement la guerre, ne recommencerait-on pas ce qui s'est fait
sous le ministère Ferry ?
M. Etienne, sous- secrétaire d'État aux colonies, a failli être vic-
time de ces craintes, qui servent surtout de thèmes aux récrimina-
tions des radicaux d'opposition. Il a pu néanmoins sauver à peu
près son emprunt tonkinois, sauver son budget des colonies, se
sauver lui-même et même prendre sa revanche des attaques de
M. Clemenceau contre la mauvaise administration, les gaspillages
du Tonkin, et cela, moyennant des promesses assez vagues de
soumettre désormais au Parlement le budget de ITndo-Ghine, de ne
plus entreprendre de chemins de fer sans son assentiment, et de
réaliser des économies.
Moins heureux a été le budget général du ministre des finances,
avec son projet d'emprunt. L'emprunt, c'est la base du budget de
1891. L'équilibre, plus ou moins fictif de l'oeuvre financière de
540 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
M. Rouvier en dépend. Avec l'emprunt et quelques impôts nou-
veaux, on allait enfin réaliser l'unification du budget parla suppres-
sion du budget extraordinaire, consacré spécialement aux dépenses
de la guerre. C'était la réforme promise depuis longtemps. Mais
quelle étrange réforme que celle-là qui ne peut se faire qu'en gre-
vant le budget des charges nouvelles de l'emprunt et le pays de
nouveaux impôts! Le ministre déclarait bien qu'on empruntait,
cette fois encore, pour ne plus emprunter jamais; il avait même
réussi à persuader à la majorité qu'il ftillait emprunter pour liquider,
quand la Chambre, ramenée inopinément aux idées d'économie par
MM. Pelletan et Douville-Maillefeu, au lieu de discuter l'emprunt,
a voté l'ajournement pour un supplément d'examen de la question.
C'était un grave échec pour M. Rouvier. Mais il connaît sa
Chambre; il ne s'est pas empressé de donner sa démission. Si le
ministre des finances reste, il faudra bien que la Chambre cède. Et
nous aurons l'emprunt avec les impôts, juste le contraire de ce que
le gouvernement républicaui avait promis.
Les cabinets en prennent vraiment trop à leur aise avec le Parle-
ment. Mais, en matière de politique extérieure comme en matière de
budget, le parlementarisme n'est qu'une belle fiction constitution-
nelle. N'avaient-ils pas raison, au cours de la discussion du budget
du ministère des affaires étrangères, les deux députés de la droite,
MM. de la Ferronnays et de Lamarzelle, qui ont pris à partie le chef
de ce département, de se plaindre que la convention conclue l'an
dernier entre la France et l'Angleterre, pour la délimitation de nos
possessions occidentales en Afrique, n'ait pas été soumise aux Cham-
bres? Peut être les concessions faites aux Anglais dans le bassin de
la Gambie et l'abandon de la Scarie, laquelle nous est nécessaire
pour maintenir la pacification du Sénégal, n'auraient-elles pas été
consenties après les éclaircissements donnés aux Chambres sur la
situation. N'avaient-ils pas encore raison, les orateurs de la droite,
de blâmer le gouvernement d'avoir abandonné de sa pleine autorité
nos droits sur Zanzibar, de n'avoir pas plus consulté le parlement
sur le compromis passé avec l'Angleterre qu'il n'avait été lui-même
informé par ses ambassadeurs des négociations engagées entre
Londres et Rerlin pour le partage de l'Afrique orientale? Et qu'a
répondu le ministre des affaires étrangères à ces justes doléances?
Il a prétendu, au sujet de la convention de 1889, que cet acte
n'impliquant pas, dans le sens strict du mot, un échange de terri-
CHRONIQUE GÉNÉRALE 5 /il
toires, ne devait pas être nécessairement soumis aux Chambres. Et
quant au Zanzibar, dont nous avons été si lestement évincés pour
laisser libre champ à l'Angleterre et à l'Allemagne dans les plus
riches régions de l'est de l'Afrique, M. Ribot a fait valoir l'avantage
que nous avions obtenu en dédommagement du traité violé, en fai-
sant reconnaître par l'Angleterre, qui n'avait jamais été fondée à le
contester, notre protectorat sur Madagascar. Et voilà le régime
parlementaire !
Par contre, il confère de singuliers droits à Messieurs les députés.
Si le gouvernement tient peu de compte de leurs prérogatives, il
leur laisse prendre parfois d'excessives libertés. A propos de ce
même budget du département des affaires étrangères, qui n'a pas
manqué de fournir aux radicaux leur prétexte annuel pour réclamer
la suppression de l'ambassade de France au Vatican, un d'eux a
pu venir insulter le Souverain Pontife à la tribune. Cet énergumène,
qui fut un moment célèbre pour avoir inventé un procédé ingé-
nieux de faire voyager sa famille gratuitement, à l'aide de permis
de circulation spécialement préparés pour cet effet, a cru donner
une autre preuve d'esprit en appelant le Chef de l'Église « Monsieur
le Pape », et en se moquant des « ragots et des potins » du Vatican;
il s'est même permis de reprocher au Pape d'avoir béatifié des gens
qui ne se lavaient pas assez souvent, sans doute pour rappeler qu'en
sa qualité de droguiste, il vend des eaux de toilette. Le plus déplo-
rable, c'est que le président de la Chambre et h Chambre elle-même
l'aient laissé parler. Mais on appelle cela la liberté de la tribune.
Au fond, ce langage injurieux convenait à la gauche. Il est bien
l'expression de ses sentiments à l'égard de tout ce qui se rapporte
à la religion. L'opportunisme lui a fait voter encore une fois le
budget des cultes, réduit d'ailleurs d'un cinquième, mais non sans
souscrire aux attaques dont il a été de nouveau l'objet de la part
des orateurs radicaux.
Comme elle s'est bien montrée elle-même, cette majorité qui
n'est jamais aussi unie, aussi résolue, que lorsqu'il s'agit de faire
acte d'hostilité contre le catholicisme! Comme elle a applaudi l'an-
cien ministre des cultes, M. Thévenet, lorsqu'il a reparu à la tribune,
à propos du budget des cultes, pour se glorifier d'avoir été le pre-
mier à supprimer les traitements du clergé! Comme elle a encou-
ragé le nouveau ministre, M. Fallières, à venir déclarer à son tour
que le gouvernement entendait toujours user de ce procédé arbi-
5ii2 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
traire! Et avec quelle mesquine malveillance elle s'est donns^- le
plaisir d'obliger le gouvernement à intervenir auprès des Compa-
gnies de chemins de fer pour exiger l'abolition des billets à tarif
réduit, accordés jusqu'ici aux membres des communautés religieuses
de femmes!
C'est le même esprit de secte et d'exclusion qui reparaît à chaque
instant, parce qu'il est le fond même de la politique du parli répu-
blicain. C'est le fanatisme antireligieux présidant aux affaires et
inspirant les actes du gouvernement.
Avec cela, la situation reste toujours la même; rien ne change,
rien n'avance, rien ne tourne au mieux. L'antagonisme des classes
s'accentue; le gouvernement républicain ne cesse pas d'être un
régime de combat contre une moitié de la population; les partis
restent en lutte; les consciences, les familles, continuent d'être
divisées; les relations de l'Église et de l'Etat sont toujours aussi
tendues. C'est, pour la France,, une déplorable condition. Les vrais
rapports sociaux se faussent de plus en plus; les sentiments d'union
et de patriotisQie s'affaiblissent chaque jour davantage; les forces
du pays s'usent par la lutte; les ardeurs, les énergies des meilleurs
citoyens se consument dans l'opposition; l'œuvre des méchants
s'aggrave par l'impuissance des bons. La patrie souffre des luttes
civiles et religieuses qui épuisent en elle la vie, qui paralysent son
essor, qui empêchent tout développement heureux.
Est-ce sous l'impression du malaise que fait éprouver à tous les
bons citoyens le prolongement de cette sitation, qu'un homme émi-
nent par l'esprit et par les œuvres, un des chefs du clergé, un
prince de l'Église, Son Em. le cardinal Lavigerie, a voulu indiquer
un moyen radical, héroïque d'en sortir? Jusqu'ici, la plupart des
honnêtes gens cherchaient une issue dans la monarchie. Tout
l'effort du parti conservateur depuis douze ans a été de repousser la
répubhque, de former contre elle une opposition capable, non
seulement de la contenir, mais de la renverser et de chercher à subs-
tituer au régime actuel un gouvernement monarchique stable,
régulier, libéral. Royaliste ou impérialiste, ou simplement conser-
vatrice, l'opposition, formée du concours de tous les hommes
d'ordre, de tous les amis de la paix, n'a cessé de voir dans la domi-
nation du parti répubhcain l'obstacle au bien public, à la concorde,
à la prospérité, et de considérer la république elle-même comme
incompatible avec les conditions nécessaires d'autorité et de liberté.
CHRONIQUE GÉNÉRALE 5^3
Et voilà que tout à coup, dans une circonstance officielle, eu rece-
vant à Alger le corps des officiers de l'escadre de la Méditerranée,
dans un toast qui avait le caractère d'un véritable manifeste, le
cardinal Lavigerie fait acte formel d'adhésion à la République et
engage tous les Français à s'y rallier définitivement !
L'éminent prélat a voulu qu'on le comprit bien. Ce n'est pas en
politique, c'est en patriote, c'est en catholique qu'il a voulu parler :
« L'union, a-t-il dit, en faisant allusion aux malheurs passés et aux
craintes extérieures et intérieures de l'avenir, l'union est, en ce
moment, notre besoin suprême. L'union est aussi le premier vœu
de l'Église...
« Sans doute, elle ne nous demande de renoncer ni au souvenir
des gloires du passé, ni aux sentiments de fidélité et de reconnais-
sance qui honorent tous les hommes. Mais, quand la volonté d'un
peuple s'est nettement affirmée, que la forme d^un gouvernement
n'a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement
Léon XIII, aux principes qui, seuls, peuvent faire vivre les nations
chrétiennes et civilisées; lorsqu'il faut, pour arracher son pays aux
abîmes qui le menacent, l'adhésion sans arrière-pensée à cette
forme de gouvernement; le moment vient de déclarer enfin l'épreuve
faite, et pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce
que la conscience et l'honneur permettent, ordonnent à chacun de
nous de sacrifier pour le salut de la patrie. »
Toute la pensée de l'éminent prélat apparaît dans cette conclu-
sion de son discours : « En dehors de cette résignation, de cette
acceptation patriotique, rien n'est possible, en effet, ni pour con-
server l'ordre et la paix, ni pour sauver le monde du péril social,
ni pour sauver le culte môme dont nous sommes les ministres. »
C'est la question de la république ou de la monarchie qui est
j)Osée par l'Archevêque d'Alger. Il y a longtemps qu'elle s'agite
dans les esprits. Il y a longtemps qu'on se demande, devant l'inu-
tilité des tentatives de restauration monarchique, devant le cou-
rant d'esprit qui entraîne, de plus en plus, la nation à la République
si la raison, l'intérêt ne seraient pas de renoncer à une opposition
stérile, d'adhérer à la forme de gouvernement étabUe, d'entrer dans
la maison pour s'y faire une place et y représenter les intérêts
inutilement défendus au dehors. Quelques initiatives auxquelles des
personnages plus ou moins notables avaient, à diiïérentes reprises,
attaché leur nom, des essais de formation d'une sorte de tiers parti.
5 M KEVUE DU MONDE CATHOLIQUE
comme celui que M. Raoul Duval avait voulu constituer au Parle-
ment, des adhésions même à la forme républicaine, émanées de mem-
hres élevés du clergé, comme l'ancien évêque de Gap, Mgr Guilbert,
n'avaient paru jusqu'ici que des excentricités individuelles. On a
tout de suite attaché une grande importance aux déclarations de
Mgr Lavigerie. Est-ce en considération de sa haute personnalité ou,
parce que le moment a paru plus opportun ?
11 ne pouvait pas être ici question de principes. S'il ne s'était agi
dans le toast du cardinal Lavigerie que d'une déclaration théorique,
elle n'eût pas été l'occasion d'un aussi vif émoi. Si l'Église, en
maintes circonstances, par la voix de ses papes et de ses docteurs,
a proclamé l'excellence de la monarchie entre toutes les formes de
gouvernement, elle a toujours déclaré aussi reconnaître les autres, et
en pratique, elle s'est toujours accommodée aux différents régimes.
La république ne lui répugne pas absolument. A l'heure actuelle,
le seul gouvernement existant aujourd'hui dans le monde qui ait,
comme le constate Mgr Lavigerie, un caractère vraiment et com-
plètement catholique, est en effet, une république : la république
de l'Equateur; le seul où la liberté de l'Église ne reçoive aucune
atteinte est encore une république : la république des Etats-Unis.
Mais le cardinal Lavigerie ne s'est pas borné à constater la doctrine
de l'Eglise, ni même à donner son acquiescement à la forme répu-
blicaine, il a fait une adhésion absolue et sans réserve à la Répu-
blique française, invitant le clergé et les catholiques à suivre son
exemple et consacrant ses déclarations par l'exécution de l'hyme
révolutionnaire dont la république a fait son chant national.
La forme insolite, éclatante de cette manifestation voulue et
réfléchie, n'était pas pour en diminuer l'importance. Tous les jour-
naux en ont retenti, l'opinion publique s'est vivement émue. Les
protestations n'ont pas plus manqué que les adhésions. C'est
aujourd'hui le grand sujet de débat que de savoir quelle attitude
le clergé et les catholiques doivent décidément prendre en face de
la République. Est-ce vraiment pour eux un devoir de patriotisme
et de religion de suivre les conseils qui leur sont donnés? Les inté-
rêts de la religion et du pays leur permettent-ils de répondre à cet
appel?
Quelques voix ont fait écho, dans les rangs de l'épiscopat même,
à l'émlnent Archevêque d'Alger . En dehors des compétitions
de partis sur la forme du gouvernement, au-dessus des querelles
CHRONIQUE GÉ.XÉRAl.E ôllô
sur la légitimité et les avantages de l'une ou de l'autre, il y a des
esprits pratiques qui veulent que l'on prenne conseil avant tout de
la situation. Les royalistes disent que la monarchie est de beaucoup
le meilleur des gouvernements, et qu'il faut, avant toutes choses,
s'efforcer de la rétablir en France. Les républicains prétendent que
la république est le seul mode de gouvernement qui puisse donner
la liberté au citoyen, la prospérité au pays, et que rien n'est plus
nécessaire que de la maintenir. Entre les uns et les autres se placent
les prudents, qu'on pourrait appeler les opportunistes catholiques,
qui disent : Avant ou après toute cette comparaison, il y a une
question à se poser et à résoudre : la monarchie est-elle encore
possible?
C'est à ce point de vue que se place Mgr l'Évêque d'Annecy :
« Si l'esprit monarchique, » dit le grave prélat, « subsiste parmi
nous, la monarchie est possible, et l'on peut travailler à son réta-
blissement. Si l'esprit monarchique a disparu, et complètement, la
monarchie est impossible, et c'est se condamner à une entreprise
sans issue que de s'efTorcer de la faire revivre.
« Qu'est-ce donc que l'esprit monarchique?
« C'est le sentiment qu'il y a et qu'il doit y avoir dans le pays
une souveraineté; — je ne dis pas un gouvernem.ent, mais une
souveraineté; — c'est le sentiment que cette souveraineté appar-
tient à une famille comnae une maison appartient à une famille, et
que les conditions de propriété et de transmission de cette souverai-
neté sont exactement les mêmes que pour la propriété et la trans-
mission de tous les autres biens.
« Tel est l'esprit monarchique. Il a existé en France autant et
plus peut-être qu'en toute autre contrée de l'Europe. Sub-iste-t-il
encore? » Mgr l'Évêque d'Annecy n'hésite pas à répondre : Non, et
peut-être les faits ne lui donnent-ils que trop raison.
Où étaient-ils au sein de l'Assemblée nationale de 1871, en appa-
rence toute monarchique, les vrais royalistes fidèles au roi, fidèles
au principe de la légitimité? Combien s'en trouvait-il parmi eux
d'assez respectueux du droit héréditaire pour avoir su lui sacrifier
leurs préjugés doctrinaux, leurs intérêts personnels? Combien y
avait-il de royalistes avec le roi? Jamais depuis la Révolution,
occasion ne fut plus favorable à la restauration de la monarchie, et
tel était cependant le peu d'esprit monarchique véritable de cette
assemblée;' qu'elle n'a réussi qu'à constituer la république. Au sein
0i6 P.EYUE DU MONDE CATHOLIQUE
de la nation cet esprit était plus faible encore que dans cette élite
de ses représentants. On peut douter, tant la révolution depuis un
siècle a changé les idées, qu'il en soit resté quelque chose en dehors
du sentiment instinctif qui porte le pays à vouloir un gouvernement
d'ordre et d'autorité. Mais alors, conclut Mgr l'Évêque d'Annecy :
<( S'il nV a plus en France ni esprit monarchique ni même trace de
cet esprit, comment une monarchie pourrait-elle être rétablie? Si les
titres de roi et de royauté se trouvaient un jour rétablis au sommet
d'une constitution, comment une durée quelconque serait-elle
a?surée à ce régime? Or, ce qui fait la monarchie, c'est précisément
qu'elle est incontestée dans sa durée, que sa perpétuité paraît la
chose du monde la plus naturelle.
« Que si la monarchie est impossible en France, à quoi bon dis-
serter sur les avantages intrinsèques, absolus de cette forme de
gouvernement? Et pourquoi proposer à ses efforts un but qui-
s'éloigne, s'elface et ne saurait être atteint? )>
11 semblerait donc qu'il n'y a plus qu'à entrer dans la voie nou-
velle ouverte par le discours d'Alger; que le moment est venu,
après les manifestations réitérées du suffrage universel, devant les
raisons de nécessité et d'intérêt public, d'accepter le gouvernement
établi par la volonté du plus grand nombre, au lieu de poursuivre
l'œuvre inutile, impossible, d'un changement de régime. Pour les
catholiques en particulier, dit le cardinal Lavigerie, dans une lettre
circulaire à son clergé, par laquelle il lui communique son discours,
il est de leur devoir et de leur honneur de ne pas laisser se pro-
longer la situation actuelle de l'Église en France, et pour cela, ils
n'ont qu'un moyen pratique : prendre part résolument aux affliires
publiques, non comme adversaires de la forme du gouvernement
établi, mais en réclamant, au contraire, leur droit de cité dans la
république qui nous gouverne.
A ces déclarations publiques d'évèques, des réponses, que l'on peut
croire inspirées d'autres évêques aussi, ont paru dans des journaux
et revues diocésaines. « L'épreuve est faite, disait le cardinal Lavi-
gerie, et le moment est venu de le déclarer. » — « Oui, l'épreuve
est faite,» réplique le journal r Anjou, en qui l'on entend sans doute
la voix de l'éloquent évêque d'Angers, « l'épreuve est faite, cela est
vrai; mais quelle épreuve, grand Dieu! La religion chrétienne
bannie de toutes les écoles primaires ; les manifestations extérieures
du culte interdîtes dans la plupart des grandes villes; les religieux
CHROMOUE GÉNÉRALE 5 ^{7
expulsés de leurs couvents et leurs chapelles fermées; les sœurs de
charité chassées des hôpitaux de Paris; le clergé mis à la porte des
bureaux de bienfaisance et de toutes les commissions hospitalières ;
nos prêtres menacés de perdre leur modique traitement sur la déla-
tion du premier venu et an moindre caprice ministériel; les catho-
liques pratiquants exclus de toutes les fonctions civiles, judiciaires
et administratives; l'athéisme social devenu, en droit comme en
fait, le mot d'ordre du régime, à tel point que, depuis le premier
jusqu'au dernier magistrat de la république, aucun n'ose même plus
prononcer en public le nom de Dieu; et tout cela, sans qu'il appa-
raisse le moindre signe d'un changem.ent quelconque dans les dispo-
sitions du parti dominant! »
Certes, si l'on ne consulte que les actes passés du gouvernement,
les intentions hostiles de ceux qui ont le pouvoir et rinfluence, les
projets avoués qui constioent le programme du parti, le moment
doit sembler peu opportun de se déclarer ouvertement pour la
république; car il est difficile d'adhérer au régime actuel sans
paraître approuver les hommes qui le dirigent et même ratifier les
actes par lesquels ils ont marqué leur domination.
N'y a-t-ii pas quelque équivoque dans le conseil donné en parti-
culier aux catholiques d'accepter franchement la république, comme
étant la forme de gouvernement voulue par la majorité, et la seule,
désormais, possible? U Anjou n'hésite pas à répondre que c'est une
illusion « de croire que la république, en France, est une simple
forme de gouvernement, comme ailleurs, en Suisse et aux États-
Unis, par exemple, et non pas une doctrine, une doctrine foncière-
ment et radicalement contraire à la doctrine chrétienne. Sans
doute, alors même qu'elle ne serait qu'une simple forme de gouver-
nement, il serait encore permis de se demander si elle a pour elle
le droit; si elle est le droit historique et national; si une possession
de fait de quinze ou vingt années peut prescrire légitimement contre
une tradition de quatorze siècles; s'il est raisonnable de voir « la
« volonté du peuple nettement affirmée » dans une séiie de trois ou
quatre élections équivoques, portant sur des personnes déterminées
plutôt que sur le régime lui-même, élections d'ailleurs trop souvent
frelatées, et dont le résultat est dû, pour une bonne part, à l'inqua-
lifiable pression de manœuvriers sans scrupule, absolument dépour-
vus de sens moral, et sachant mettre à profit les moyens d'action que
leur fournît l'excessive centralisation de l'État français. »
5ZlS REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
« Sans contredit, il serait exagéré de prétendre que cette manipu-
lation du suffrage universel et cet escamotage de votes, trois ou
quatre fois renouvelés avec l'appui de toute une armée de fonc-
tionnaires, équivalent à « une volonté du peuple nettement affir-
mée ».
Et cependant, si le sufîrage universel, en qui réside aujourd'hui
le principe du gouvernement, avait réellement voulu la monarchie,
n'a-t-il pas eu l'occasion de le manifester assez librement? Jus-
qu'en 1875, il n'y avait point de constitution républicaine; sous le
régime de l'Assemblée nationale, il ne tenait vraiment qu'aux élec-
teurs que les élections fussent monarchiques. Jusqu'en 1878 même,
à la faveur du gouvernement du maréchal Mac-Mahon, il y avait
encore assez de liberté pour que le sentiment de la nation pût se
manifester sans entraves. On doit le reconnaître, si les élections des
trois dernières législatures ne préjugent rien en faveur du régime
républicain, il n'y a non plus aucun signe public certain, duquel on
puisse inférer que la masse du pays désire aujourd'hui la monarchie,
ou môme serait capable de la vouloir.
Toute question de princi[)e mise à part, le grand, le légitime,
l'irrésistible grief contre la république, et ce qui doit continuer à en
écarter les catholiques, c'est qu'en France, elle n'est pas une simple
forme de gouvernement, acceptable en soi, mais une doctrine et une
doctrine antichrétienne, dont l'idée mère, dit justement /'-4?^/o^^
est la laïcisation et la sécularisation de toutes les lois et de toutes
les institutions, sous la forme de l'athéisme social. La république,
en France, ne vaut et n'existe que par cette doctrine. Son esprit, sa
politique, son œuvre, c'est de consommer la Révolution en achevant
d'émanciper la société civile du christianisme. Elle est donc essen-
tiellement antichrétienne, comme elle le montre, non seulement
par ses théories, mais par ses actes et par ses hommes. Si elle
n'était pas ainsi, elle ne serait plus ce gouvernement que toutes les
forces du mal soutiennent, qui a la complicité de toutes les m.au-
vaises passions; elle ne serait plus le régime de la franc-maçonnerie,
de la libre pensée, de l'indépendance, de la haine sociale ; elle
n'aurait plus l'appui du suffrage universel, qui la veut et l'approuve
ainsi. On ne pourrait plus arguer en sa faveur de cette possession
d'état, déjà ancienne de douze à quinze ans, parce qu'elle n'aurait
pas vécu, si elle n'avait été l'expression de tout ce qu'il y a aujour-
d'hui d'erreurs dans les esprits et de mauvaises passions dans les
)
V.
CHRO^•IQUE GÉNÉRALE 549
cœurs. Voilà ce qui empêche réellement les catholiques d'aller
aujourd'hui à la république.
Dira-t-on qu'en adhérant sincèrement au régime établi, qu'en
cessant d'en être les adversaires, pour en devenir les coopérateurs,
les catholiques arriveront plus vite à modifier en bien la république
et même à y dominer, qu'ils ne parviendront, en l'attaquant, à rétablir
la monarchie? Mais les républicains entendent bien que la répu-
blique soit à eux et ils ne permettent pas d'y entrer. Pour quelques
journaux modérés qui ont accueilli favorablement les déclarations
du cardinal Lavigerie, la plupart des organes de la gauche ont
repoussé brutalement ses avances. On lui a signifié que le parti
dominant n'était nullement disposé à admettre dans son sein les
vaincus, que les catholiques n'avaient pas à réclamer droit de cité
dans la constitution républicaine et que toujours le cléricalisme
serait l'ennemi. Non, les républicains au pouvoir ne veulent pas
plus d'une réconciliation des catholiques avec la république, qu'ils
ne veulent d'une restauration monarchique. Cet antagonisme des
partis dans le pays, ces divisions intestines, cette oppression des uns
par les autres, cette guerre religieuse, c'est leur politique, leur
raison d'être, leur fortune. On ne nous laisserait pas de plein gré
entrer dans la république. Cette place que des autorités considéra-
bles nous invitent à prendre dans la constitution, dans les affaires
publiques, dans l'État, il nous faudrait la conquérir de vive force,
et si nous étions capables de prendre d'assaut la république, nous
serions aussi bien en mesure de rétablir la monarchie.
Mais pourquoi la monarchie plutôt que la république? Pourquoi,
la royauté ou l'empire de préférence au régime républicain? La
lépubiique, comme le dit très bien Mgr l'Évêqne d'Angers, est une
doctrine qui représente l'ensemble des idées et des institutions
révolutionnaires. La république en France, c'est la Révolution et
eile ne sera jamais autre chose dans l'esprit de ses partisans. La
monarchie, au contraire, représente les idées d'ordre et d'autorité;
elle est essentiellement un gouvernement conservateur. Les fautes
o'j les erreurs des rois ont pu vicier l'esprit de l'institution, mais
elles n'en ont pas changé le caractère. De la répubUque il ne peut
sortir qu'une recrudescence du socialisme; de la monarchie, on peut
attendre les réformes dont la société a besoin.
M. le comte de Paris lui-même, qui n'est pas, au même degré que
M. le comte de Chambord, le représentant du principe et de l'idée
!«'• DÉCEMBRE (.N° 9Û). 4^ SÉRIE. T. XXIV. 36
550 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
monarchique, personnifie en lui des idées d'orcb'e, de sage liberté
et de vraie réforme sociale, que non seulement on ne trouverait chez
aucun des chefs du parti républicain, mais qui sont même incom-
patibles avec la doctrine républicaine. Dernièrement encore,
voyageant à l'étranger, le prince retrouvait au Canada une autre
France, mais bien différente aujourd'hui de la nôtre. Là, en effet,
les fondateurs du Canada français ont su reconstituer, non seule-
ment par la langue, mais par les mœurs et par la religion, une
seconde patrie française, qui est restée pour nous à la fois comme
un souvenir de l'ancienne monarchie et un exemple d'un état social
heureux. M. le comte de Paris a bien compris les différences qui
existent aujourd'hui entre les lois et les mœurs du Canada et celles
de la France. Il les a nettement signalées dans un discours pro-
noncé, par lui, au banquet qui était donné en son honneur à Mon-
tréal. « Vous le savez comme moi, a dit le prince aux assistants,
les impérieuses nécessités de la défense nationale ne retiennent pas
chez vous sous les drapeaux la partie la plus jeune de la nation.
Votre lé^slation testamentaire laisse au père de famille une juste
liberté. Vos enfants reçoivent une éducation religieuse qui, avant de
leur parler de leurs droits, leur enseigne leurs devoirs envers Dieu,
envers l'État, envers la famille. »
Dans ce peu de mots, et à travers les réticences commandées à
l'étranger par le patriotisme, que de vues sages sur la situation en
France, quel programme de vraies et utiles réformes ! Le militarisme,
le Code civil, la Déclaration des droits de l'homme, les lois scolaires
et II laïcisation, ce sont bien là les grands maux de la France. Le
remède s'en trouvera-t-il jamais dans la république? Non, puisque
ces maux résultent des principes mômes qu'elle professe et qu'elle
applique. C'est elle qui veut la nation armée, qui exige le service
militaire univereel ; c'est elle qui veut l'égalité dans la famille
comme dans la société, l'indépendance pécuniaire des enfants vis-à-
vis des parents, l'abaissement de l'autorité paternelle, le partage
forcé des héritages, la liquidation perpétuelle de la propriété, d'où
résulte une des principales causes de la dépopulation en France;
c'est elle qui met les droits au-dessus des devoirs, l'homme au-dessus
de Dieu; c'est elle qui proscrit l'enseignement religieux, les maîtres
chrétiens, le clergé; c'est elle qui veut l'instruction la'ique et obli-
gatoire; c'est elle qui a érigé la laïcisation en doctrine d'État. On
voit à la différence du langage de M. le comte de Paris et des actes
CHRONIQUE GÉNÉRALE 551
du régime républicain, la différence qu'il y a entre la monarchie et
la république.
Vraiment, les catholiquas n'auraient pas à hésiter entre l'une et
l'autre, et s'ils arrivaient jamais à prendre dans l'Etat cette place
qu'on leur assigne comme objet de leurs efforts, et en vue de laquelle
on réclame leur adhésion et leur concours à la république, ce n'est
pas la république qu'ils auraient à maintenir, c'est la monarchie
qu'ils devraient rétablir, à moins qu'ils ne changent la république
au point de la faire ressembler à la monarchie.
Il y a, il est vrai, des monarchies qui ne valent pas mieux que
notre république. L'Italie est de celles-là. Mais qu'est-ce que l'Italie,
sinon un État révolutionnaire sous la forme monarchique? L'Italie
n'est pas une monarchie, c'est une révolution avec un roi. Son
origine pèse sur elle, et elle est condamnée à voir chez elle tous les
maux des pires républiques. L'Italie se perd de plus en plus. La
politique qu'elle suit la ruine. Ce n'est pas seulement parce qu'elle
exige du pays des sacrifices supérieurs à ses ressources, c'est surtout
parce qu'elle entretient une violente division dans la nation et
s'épuise dans le funeste conflit engagé entre TÉtat et l'Église. Si
l'Italie s'est jetée dans les bras de l'Allemagne, si elle est entrée
dans la triple alliance, c'est avant tout pour se garantir contre les
revendications du monde cathohque. A cette politique, elle sacrifie
chaque année la plus grande partie de ses ressources matérielles,
elle a sacrifié ses relations commerciales avec la France, qui étaient
pour elle une source de richesse. La crise financière et économique
dont souffre aujourd'hui l'Italie, les divisions profondes qui existent
dans son sein, le régime d'oppression qui pèse sur elle, tout cela
provient de son origine révolutionnaire.
Le mal ne fera que s'aggraver par le succès que vient de rem-
porter M. Crispi aux élections générales. Ce succès c'est la consé-
cration, dans le Parlement, de la politique de la triple alliance. Mais
la victoire que le ministre italien vient de remporter, il ne la doit
qu'au suffrage restreint des 750,000 électeurs qui constituent à eux
seuls l'Italie légale ; il ne la doit et surtout qu'à l'abstention en
masse des catholiques qui, cette fois encore, ont suivi les instructions
du Vatican. C'était là une victoire trop facile. Dans les conditions où
était engagée la lutte, ou plutôt le semblant de lutte électorale,
M. Crispi a pu triompher aisément du parti d'opposition, peu nom-
breux, qui lui reprochait d'avoir aggravé, sinon créé, le malaise de
552 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
l'Italie par des armements exagérés, et, par sa politique écono-
mique, d'avoir brouillé la France et l'Italie; d'avoir engagé son
pays dans une entreprise coloniale coûteuse, dont le résultat est
aussi douteux que lointain; d'avoir humilié l'Italie devant l'Au-
triche, d'avoir rompu avec son passé, avec ses idées; enfin, d'exercer
une véritable dictature ministérielle. Et encore, pour triompher
contre cette petite opposition parlementaire, auprès d'un corps res-
treint d'électeurs, a-t il dû tromper le pays, dans son fameux dis-
cours de Florence, sur la véritable situation, sur sa politique, et se
faire aussi humble qu'hypocrite, et annonçant, à la veille même des
élections qu'il renonçait à augmenter les dépenses pour la guerre.
En réalité, son succès électoral n'est que le triomphe de la triple
alliance, et un triomphe qui hâte le jour de la réaction démagogique
qui remplacera la monarchie de Humbert et de Crispi par la répu-
blique, ou de la réaction politique et religieuse qui rétablira l'ordre
dans l'Italie, en commençant par la restauration temporelle de la
})apauté.
Grâce aux mesures constitutionnelles prises dès IS8Z1, en prévi-
sion de la mort du roi de Hollande, cet événement, auquel on s'at-
tendait depuis longtemps, n'apportera aucun trouble dans le pays.
La couronne passe régulièrement à la jeune princesse Wilhelmine,
iiv.^e du second mariage du roi Guillaume lll, tandis que la succes-
sion du grand-duché du Luxembourg, qui devient indépendant,
passe au duc de Nassau, en vertu de la loi salique. Pendant la mino-
rité de la petite princesse, qui n'est âgée que de dix ans, la reine-
mère gouvernera, avec le cabinet, sous le titre de régente C'est le
présent sauvegardé, mais qu'en sera-t-il de l'avenir? Le Luxem-
bourg ne deviendra-t-il pas, plus encore qu'autrefois, une proie
facile oflerte à l'ambition d'un puissant voisin?
Cne grande catastrophe financière vient, de nouveau, d'avertir le
monde de la fragilité de cette base de fortune qu'on appelle le
ci'édit et que l'on considère comme un des instruments de la civili-
sation moderne. L'Angleterre, elle-même, dont l'édifice financier et
économique semblait à l'abri de tout accident a éprouvé une vio-
lente secousse. Le marché de Londres s'est trouvé ébranlé par une
crise imprévue. La déconfiture de l'antique maison des Baring a
failli amener un désastre général. La Banque d'Angleterre a dû
faiie appel à la Banque de France qui lui a avancé 75 millions en
or. Pour cette fois, grâce aux mesures de solidarité prises à Londres,
CHRONIQUE GÉNÉRALE 553
et à la puissante intervention de notre grand établissement finan-
cier, la ruine a pu être évitée.
Le contre-coup en eut gravement atteint le marché français,
("était défendre notre situation que de venir en aide au marché
anglais. Mais pour peu que des catastrophes de ce genre se renou-
vellent encore, que deviendra la fortune pubhque et privée en
Europe, avec la solidarité actuelle des marchés financiers? C'est la
quatrième en dix ans et chaque fois la situation s'aggrave.
Tour à tour, Vienne, Paris et Londres, c'est-à-dire les trois
métropoles de la richesses, ont été frappées. Paris est encore sous le
coup de la catastrophe du Comptoir d'escompte et de la Société des
métaux, qui a suivi, en moins de sept ans, celle de l'Lnion générale.
En 1882, la puissante intervention de la Banque de France eût pu
être utilisée aussi elficacement au sujet des capitaux français
qu'elle vient de l'être en faveur des intérêts anglais; mais à cette
époque, le gouvernement, et surtout son ministre des finances,
?.'. Léon Say, solidaire de la banque juive, qui avait préparé la
ruine, ne sut ou ne voulut rien faire pour l'empêcher. Quoi qu'il en
soit, la leçon de l'Angleterre doit être mise à profit. Elle est un
avertissement sérieux à notre société moderne, livrée à la spécula-
tion, d'avoir à retourner à la vraie source de la richesse, la terre.
Plus humifiantes encore que de pareilles déconfitures sont, pour
l'Angleterre, les révélations qui viennent d'être faites sur le compte
de Stanley et de ses compagnons. C'est une tache ineffaçable pour
l'honneur britannique que dans cette expédition chargée d'ouvrir les
voies à la civilisation en Afrique, il se soit trouvé des Jameson et
des Barttelot pour surpasser en sauvagerie et en cruauté les peu-
plades les plus barbares du continent noir. La croisade humanitaire
contre l'esclavage, entreprise sous les auspices des puissances colo-
nisatrices de l'Afrique se retournerait contre l'Europe, si elle était
accompagnée de pareils procédés. La conduite abominable des
explorateurs anglais prouve, du moins, que l'œuvre réelle de civili-
sation est une œuvre essentiellement chrétienne et que les gouver-
nements qui s'y intéressent n'ont rien de mieux à faire que d'encou-
rager et de soutenir l'action des missionnaires catholiques.
Ln autre incident agite l'Angleterre. A la veille des élections,
un des hommes les plus engagés dans les luttes politiques, M. Par-
nell qui, quoique protestant, était le chef du parti national irlan-
dais, s'est trouvé gravement compromis dans un procès scandaleux.
554 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE
Son rôle en est d'autant diminué. Beaucoup de ses amis l'ont
engagé à se retirer; M. Gladstone, le chef du parti libéral, ne
veut plus faire compagnie avec lui ! Cependant M. Parnell résiste,
il entend garder sa position à la tête du parti qu'il a dirigé vail-
lamment depuis tant d'années déjà, mais que sa déconsidération
atteint. 11 s'est adressé au peuple irlandais, le prenant pour juge
dans sa cause. On attend la réponse du clergé et des catholiques
d'Irlande, qui comptera plus sur les décisions du malheureux mais
sympatique déchu que la réponse de M. Gladstone à son manifeste.
Arthur Loth.
Le Dirtr.teur- Gérant : Victop PALMÉ.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES MATIERES
(1)
Aïeuîes (nos), rôle historique des
femmes au moyen âge, depuis
l'époque féodale [fin), par Clarisse
Bader, 475.
Anciennes (les) Paroisses domesti-
ques, par dom Benoît, ■189.
B
Bader (Clarisse). Nos Aïeules, rôle
historique des femmes au moyen
âge. depuis l'époque féodale, 475.
Benoît (dom), Les Anciennes Pa-
roisses monastiques, 189.
Cardinal (/t) Frr'déric Borromce, par
Alexandre Piedagnel, 350.
Chronique générale, par Arthur
Loth, 173, 356 et 538.
Chronique scientifique, par le D"" Ti-
son, 157 et 5'i2.
Courbet (Pierre). Les Débuts de la
vie poliiique coloniale. — La
France et les Protestants fiançais
à TaïM ifin), 70.
Cournau (Attale du). Le Pont sur
la Manche, 388.
Couturier (le R. P.), 372.
Critères (les) théologiques, ou la
raison conduisant à la foi, par Jean
d'Estienne, 434.
Débuta (les) de la politique coloniale.
— La France et les Protestants
français a Taïti (fin), par Pierre
Courbet, 70.
Estienne (Jean d'). Les Critères
ihéologiques, ou la raison condui-
sant à la foi, 434.
Enseignement (1') catholique en Ir-
lande, par J.-A. Gco-Colchoug,
373.
Evolution (P) sociale, par Urbain
Guérin, 5.
Extases (les), la Médecine et l'Église.
— Les Visions, par B. Gassiat,
269.
France (la) et le Protectorat français
à Taïli (fin), par Pierre Courbet,
70.
Gassiat (B.), Les Extases, la Mé-
decine et l'Église. — Les Visions,
269.
Geo-Colchoug (J.-M,). L'Enseigne-
ment catholique en Irlande, 373.
Guérin(Urbain). L'Evolution sociale,
5.
Insoiration (de 1') de Jeanne d'Arc,
par R. Ravailhe, 206.
Jcim-Chrùt, d'après le P. Didon, par
Eugène Loudun, 317.
(1) Les noms des rédacteurs dont les travaux ont paru dans ce volume de la Revue
du Monde catholique^ sont écrits en égyptiennes ; les autres noms sont eu caractères
ordinaires, ainsi que les titres des articles; les titres des ouvrages cités ou exa-
minés sont en caractères italiques \ les chilTres indiqoeat les pai;e&.
372037
556
REVUE DU MO^DE CATHOLIQUE
Laurière (Pâul de). La Question
sociale et l'Emi^ratiou coloniale,
254.
Livre sur la vie et la mort de ^<nat Do-
minique, article d'A. de Plélan,
353.
Livres Iles) récents d'histoire, par
Léonce de la Rallaye, 336.
Loth (Arthur). Chronique générale,
173, 365 81538.
Loudun (Eugène). Jé^^us- Christ, d'a-
près le P. Didon, 317.
M
Marlet (Léon). Les Questions his-
toriques controversées, 97.
Maze iGeorges). Revue littéraire. —
Voyages et Variétés, 143 et 507.
Mazeron (AlbertK Une Université
au moyen âge, 2"24 et 420.
O
Origines (les) et les Vicissitudes du
calendrier du Bréviaire romain
[fin), par dom François Plaine,
26.
Paroisses monastiques (les ancien-
nes), par dom Benoît, 189.
Plaine (dom François). Les Ori-
gines et les Vicissitudes du calen-
drier du Bréviaire romain [fin). 26.
Pont (le) sur la Manche, par Attale
du Cournau, 388
Port (le) de Cheriiourg, son passé,
son présent, son avenir, par Léonce
de là Rallaye, 84 et 446.
Portraits allemands (^uite), par Lu-
cien Vigneron, 110, 283 et 457.
Q
Question (la) socia!c et l'Émigration
coloniale, par Paul de Laurière,
253.
Questions (les) historiques contro-
versées, par Léon Marlet, 97.
R
Rallaye (Léonce de la). Les Livres
récents d'histoire, 336. — Le Port
de Cherbourg, son passé, son pré-
sent, son a\euir, 84 et 446.
Ravailhe (R.). De l'Inspiration de
Jeaune d'Arc, 206.
Renégat (le), par Paul "Verdun, 125,
302 et 492.
Revue littéraire. — Voyages et Va-
riétés, par Georges Maze, 143 et
507.
Roehay (J. de). Les Romans nou-
veau.K, 242 et 321. — Shakespeare
et Shakespere, 56.
Roman (le) intérieur, par Antonin
Rondelet, 321.
Romans (les) nouveaux, par J. de
Roehay. 242 et 321.
Rondelet (Antonin). Le Roman in-
térieur, 321.
Shakespeare et Shakespere, par J. de
Roehay, 56.
Tison (Dm. Chronique scientifique.
157 et 522.
U
Université (une) au moyen â^re, par
Albert Mazeron, 224 et 420.
Verdun (Paul). Les luttes intimes.
— Le Renégat (mite), 125, 302 et
492.
Vigneron (Lucien). Portraits alle-
mands (un^O. 110, 283 et 457.
FABIS. — E. DE SOTE ET FILS, IJirK., IS. K. DES FOSSÉS S. -JACQUES.
!..
REVUE du Monde Catholique. 1Ô90
Oct.-Dec. v.lO/t,